Chroniques Des Phregias La Guerre de Silbbus Livre3

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Chroniques des Phrégïas

LA GUERRE DE SILBBUS

1
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Du même auteur

Chroniques des Phrégïas


Le Royaume de Glace

Chroniques des Phrégïas


Vactarh

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Lionel J.Meerson

Chroniques des Phrégïas

LAGUERRE DE SILBBUS

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Longtemps les rois espérèrent le retour des vaisseaux de


l’éther afin de recouvrer leur grandeur passée, mais
l’exhumation des reliques organiques ou d’objet aïmiens
puissants contrèrent cette espérance, et le Tanarsïlh fut l’objet
le plus convoité de tous jusqu’à l’émergence du bras et de
l’épée du Vactarh Arkotth. Une grande ombre issue du
Royaume de Glace se profila sur le monde habité, les créatures
magiques eurent peur, et les antiques lieux tremblèrent. »

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L’inhumanité n’est pas l’apanage de la guerre. Elle est puisée tout au


contraire au plus profond de l’âme humaine.
Stance Asguenarienne XIIIe siècle.

Assujettissement

Le château de Trecy en Caldénée se situait dans la province


verdoyante d’Adlassie de l’Est. On était au milieu de l’hiver et
des nappes de brouillard s’effilochaient sur la cime des tours,
gelaient les soldats en faction, et aveuglaient la vision des
guetteurs. Dans le donjon principal cependant un feu de
cheminée rugissait telle la gueule d’un dragon familier, et dans la
salle des hôtes la duchesse Annegarelle, et la comtesse Lyedia,
regardaient, émues, l’homme qui leur tournait le dos, un
personnage corpulent et richement habillé, coiffé d’un chapeau à
panache et de chausses en cuir doré.
Le comte Adémarch LongueVictoire, seigneur des steppes de
l’Est et des monts Brisés jusqu’aux gorges de l'Aîsné. Il venait de
déclarer à sa femme et à la duchesse son intention de rejoindre le
duc Siân en route pour les Phrégïas, afin de retrouver son fils
Annrick.
Lyedia tremblait à cette annonce, c’était une grande femme
brune entre deux âges à la beauté commune, mais possédant un
charme indéniable, elle portait la grande robe évasée de sa
maison et quelques colliers resplendissants que n’aurait pu
s’offrir la duchesse elle-même.
— Enfin ! S’exclame-t-elle d’une voix chavirée, es-tu
devenu fou Adémarch ?
Il grogne sans oser répondre à sa femme. Le regard de la
duchesse va de l’un à l’autre.
— Ce serait pure folie comte et vous le savez, quel que soit
votre courage et votre expérience des campagnes, vous ne
connaissez rien des Phrégïas et de leurs dangers.
— Je me suis renseigné, argue le gros homme subitement
redressé comme un coq prêt au combat, me croyez-vous insensé
à ce point, irais-je joyeusement au suicide ? Eh bien je ne

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choisirais pas cette façon de mourir. Aussi ne serais-je pas seul et


ne m’y rendrais-je qu’entraîné et rompu.
Lyedia s’évente, prise de bouffées de chaleur, elle respire à
nouveau, ce n’est pas pour tout de suite, le comte a besoin d’un
long entraînement, sa corpulence et sa respiration poussive le
confirme.
Comme s’il devinait les pensées des dames, il déclare piqué
au vif :
— Je m’entraîne depuis trois mois. Aux armes, aux combats
et à la lutte, aux grimpées intrépides et à la course, je te l’ai
caché, mais il ne me reste qu’une semaine avant le départ. De
plus, un thaumaturge m’enseigne quelques rudiments en art
phirien et…
Cette fois Lyedia tourne de l’œil et tombe dans les bras
d’Annegarelle, la duchesse demande les sels à ses demoiselles.
Le comte la regarde l’air navré, mais n’esquisse pas un
mouvement pour l’aider.
— Ma troupe est prête te dis-je ! Elle est la meilleure pour ce
genre d’action, des combattants hors pairs, des hommes des
montagnes résistants au froid et connaissant les Phrégïas, deux
magiciens et des ulmains du Nord, forts, rusés, et habiles. J’ai
enfin requis l’aide d’un tilsjjad, un homme lion de la tribu des
servains, Sulbfor, nous avions fait alliance par le passé pour la
domination d’un territoire, tu te rends compte de l’efficacité d’un
tel allié ?.
— Réfléchissez, argumente Annegarelle sur un ton rauque, le
duc est très loin maintenant, vous ne le retrouverez qu’aux
Phrégïas. Et rien ne dit qu’il sera facile de revoir Annrick, les
Înkhs ne vous protégeront pas. Que valent vos magiciens ?
— Il ne les supportait pas il y a encore quelques semaines…
et depuis la disparition de notre fils… il ne jure que par eux,
sanglote Lyedia revenue à elle.
— Les thaumaturges que j’ai réquisitionnés sont
expérimentés. Ils connaissent les glaces, et sont de bons guides,
réplique le comte.
— J’aurais aimé les voir comte, insista Annegarelle, je n’ai
pas les moyens de me payer des thaumaturges, mais je sais
reconnaître ceux qui valent quelque chose !

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Le comte soutient le regard d'Annegarelle vaillamment, en


soit c’est déjà un exploit, il hoche la tête :
— Bien duchesse. Je ferais venir ma troupe jusqu’ici. Et
pour rassurer la comtesse vous ferez vos observations, je les
recevrais avec attention.
La duchesse prend un air sombre.
— Si vous voulez partir, il vous faut les meilleurs
mercenaires, des Asguenariens, des Assaluriens, des Suldiniens.
Les équiper à prix d’or de vêtements résistant aux grands froids
et les armer des meilleures lames. Le duc vous aurait conseillé…
— Oui, je crois qu’il l’aurait fait. C’est un spécialiste des
campagnes… un combattant hors pair qui échoue assez souvent
et égare ses hommes dans les grandes manœuvres.
— Adémarch ! Crie Lyedia, alors qu’Annegarelle pâlit. La
comtesse se tourne vers sa compagne, l’entraîne plus loin et lui
chuchote à la hâte :
— Oubliez ce qu’il dit ma dame, mon mari s’égare, c’est
l’âge, il se croit encore fort comme un de ses jeunes chevaliers,
ces derniers jours sa vigueur lors de démonstrations amoureuses,
m’a conduite à me demander s’il… ne prenait pas quelque
ingrédient pour affermir sa virilité et accroître sa force… pour
mon malheur j’y ai répondu avec la même fougue, quelque chose
ne va plus chez lui et son manque de bon sens fini par me
gagner !
Le comte qui n’avait perçu que quelques mots épars
s’exclame :
— Enfin ma femme, arrête ses messes basses. Dites-le-moi
franchement, vous me prenez pour un jeune fou sans cervelle.
J’attendais confiance et soutien de votre part dames.
Lyedia s’avance vers lui, tendue et lâche :
— Vous voulez rejoindre votre fils dites-vous ? A quoi bon
quand vous serez mort ? Car c’est ce qui va arriver. Vous ne
reverrez pas votre fils si vous partez. Et peut-être ne me reverrez-
vous point non plus.
Le comte sursaute piqué au vif
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette comédie ?
Elle s’approche encore et fait sur un ton doux-amer :
— Vous autres hommes ne pensez qu’à votre plaisir, votre

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gloriole, les apparences. Pendant que nous les femmes ont


triment derrière vous… Pourtant je veux revoir Annrick autant
que toi, le duc nous le ramènera si nous savons attendre.
— Le duc ! Le duc ! S’écrie-t-il, fera-t-il tout à ma place, et
pourquoi pas un enfant aussi ? Je crois que je peux encore
rejoindre mon fils et le protéger ! En voyant l’expression
d’Annegarelle, il soupire et dit : « pardon ma dame je me suis
laissé emporter. Mais ma femme ne comprend pas.
— Si elle comprend, elle a raison, Annrick ne veut pas d’un
père mort, mais vivant. En allant là bas vous serez un fardeau et
mettrez en péril ceux qui iront avec vous et votre fils également.
Il secoue la tête, luttant intérieurement, puis au bout d’un
moment il soupire bruyamment, comme s’il lâchait prise :
— Dois-je vous amener ma troupe ?
— Oui, et le plus vite sera le mieux, j’espère néanmoins que
vous aller la renvoyer avec ses gages et que vous oublierez ce
projet, cependant cela vous rassurera d’avoir mon opinion, et je
déplore que la baronne Sabine BlansangAigle ne soit ici, elle
aurait eu un jugement infaillible.
— Où est-elle ? Demande Lyedia, je l’avais presque
oubliée…
— Oh, répond la duchesse embarrassée, elle est en mission,
j’attends de ses nouvelles.
Le comte marmonne quelque chose d’inaudible, puis lance
en quittant la pièce :
— Bien ! Nous sommes d’accord ? Je vais envoyer un
émissaire à ma compagnie. Lyedia tu viens ?
— Non ! Par tous les saints des Fosses ! Je ne te rejoindrais
pas. Je reste avec la duchesse jusqu’à ce que ton esprit
s’éclaircisse, revient avec ta troupe, je me chargerais de la
décourager.
— Comment ? Fait la duchesse, vous avez laissé votre
château entre les mains de gens… de guerre ?
Adémarch s’arrête sur le seuil.
— Des gens dans lesquels j’ai confiance duchesse, des
camarades d’enfance et de campagne, nous avons fais nos armes
ensemble et croyez moi ils veillent à mes intérêts comme moi-
même. Oh ! Je connais votre méfiance, allons, voyez pour une

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fois les choses positivement. Toi Lyedia, tu ne feras rien sans


mon consentement. Et je te conseille de te taire.
Sur ces mots il part rejoindre son écuyer.
La duchesse jette un regard ennuyé à la comtesse raidie et
furieuse, « et dire que ces gens-là se sont réconciliés et
chaudement paraît-il, songe-telle, décidément les mauvaises
habitudes ont la vie dure. »

A l’heure où la fête bat son plein, Éponime fait mander les


principaux barons et comtes de Tyranée, ils sont une vingtaine,
elle les reçoit à l’écart des mondanités et déclare :
— Chers seigneurs, je profite de ce que tout le monde est
réuni à cette fête pour vous entretenir à l’écart, j’espère que vous
n’y verrez aucune intention trouble de ma part.
Les barons prennent place autour d’une grande table
spécialement aménagée pour l’occasion, des fauteuils
confortables ont été apportés ainsi que du papier et des plumes
pour écrire. Le baron Hébert d’Armesson se lève et répond :
— Princesse nous ne voyons rien d’obscur à cette réunion si
vous nous expliquez, bien sûr, quel en est le but.
— Je profite de notre accord renouvelé et de nos liens
affermis pour vous faire une demande ; Aujourd’hui allions-nous
à la Caldénée.
Un remous agite l’assemblée des seigneurs.
« Je sais, poursuit-elle, ce que vous vous dites, que c’est là
une manœuvre politique extrême, inadaptée, mais je vous en
conjure, examinons ensemble les avantages d’une telle alliance,
nos deux royaumes ont besoin d’être unis pour se protéger des
peuples alentours, les richesses des Phrégïas attirent les princes
provinciaux et leurs armées, les barbares en profitent pour nous
spolier, les mercenaires de tous poils s’achètent pour une
bouchée de pain par les chefs de clans.
« Certes la Caldénée à de gros problèmes budgétaires, mais
elle possède de sages conseillers, de bons guerriers et
d’excellentes ressources. Pourquoi raser et incendier ce qu’il
serait beaucoup plus profitable de faire fructifier ? Allons-nous

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nous affaiblir tandis que des forces nouvelles s’éveillent dans


l’Est ? Que des fléaux étranges s’abattent sur nos campagnes ?
Unissons-nous contre un ennemi commun, celui qui viendra des
Phrégïas ou des royaumes secondaires. Je viens de recevoir un
courrier qui expose une situation nouvelle, le prince Adurlatîl à
été fait roi par le conseil de la Guilde, et cela a été approuvé par
les seigneurs présents. En effet, le roi mon père vient de
disparaître, inexplicablement, et Adurlatîl à été proposé comme
chef suprême des troupes.
Les barons se lèvent dans un émoi bien compréhensible,
certains tirent leur épée ; « Sus à l’ennemi allons délivrer notre
roi ! » « Est-il l’heure de s’allier à la Caldénée lorsque notre
souverain à besoin de nous ?
« Établissons un chef d’armée et allons punir cet Adurlatîl !
« Appelons le ban et l’arrière ban ! »
La princesse fait un ample signe d’apaisement.
— Mes seigneurs ! Je vous prie de m’écouter, le roi Adurlatîl
est à sa place actuellement, car il n’y a personne d’autres pour
gouverner, et son armée sera utile à la troupe royale. Par ailleurs,
réfléchissez, si nous nous allions à la Caldénée elle nous aidera à
vaincre un autre ennemi plus puissant. Adurlatîl n’est pas notre
ennemi. En l’occurrence nous pouvons tirer parti de son règne,
j’ai besoin de votre assentiment pour réaliser cette alliance
capitale.
« Vous souhaitez un prince, je vous en donnerais un, mais
consolidons le royaume avant de le placer sur le trône, on ne peut
devenir fort et sage que dans la paix. Décidez aujourd’hui ce que
vous voulez faire ; vous quereller et soutenir mon père absent ou
vous unir pour soutenir votre princesse dans un royaume plus
fort. Prenez votre temps et écrivez vos doléances ou vos projets,
en peu de mots. Nous passerons un accord avec ceux qui veulent
valider cette alliance ensuite. Ceux qui ne peuvent écrire ont des
secrétaires mis à leur disposition, ils transmettront leur volonté.
Il y a un nouveau brouhaha qui se calme très vite, chacun se
concerte, les seigneurs prennent des notes sur de grands carnets
de vélin munis d’encrier et de fortes plumes. Plusieurs renâclent
à la tache détestant ses séances d’écritures fastidieuses si chères à
la fille du roi, certains ne touchent pas l’écritoire et laissent les

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jeunes serviteurs noircir les feuilles, ils sont peu nombreux, les
seigneurs fosséens sont cultivés et parlent plusieurs langues, c’est
habile, ces parchemins auraient valeur de contrat. Un valet les
recueille et les apporte à Hébert d’Armesson qui, à son tour, les
tend à Éponime. Cette dernière les remercie.
— Vous pouvez regagner vos places au festin seigneurs, je
vais lire vos rapports et doléances et vous manderais dès que cela
sera fait. Elle s’adresse directement à d’Armesson, restez à ma
disposition cher baron que je puisse conserver votre précieux
conseil à mes côtés, je m’y consacrerais après ce banquet, pour
l’instant livrons-nous à la joie ! Le baron s’incline.
Dans la vaste salle des réjouissances portant un pourpoint
rouge sur lequel est passé un peliçon, des braies blanches enfilées
dans des chausses de cuir fourré, et se tenant auprès d’une dame
dont la figure voilée garde tout son mystère, Hémer Symalion un
étrange petit seigneur, cherche la princesse du regard. Il offre le
visage d’un bourgeois replet, mais ses yeux mobiles et
incroyablement scrutateurs révèlent une âme d’inquisiteur,
À un moment un autre personnage étrange le frôle et lui
glisse quelques mots, c’est un homme maigre aux traits émaciés,
revêtu de noir, qui tient par la main deux petites filles à l’air
hagard. Il s’agit du marionnettiste qui n’attend que la présence de
la princesse pour commencer son numéro.
— Monseigneur, la princesse se fait attendre, elle est partie
en compagnie de plusieurs barons dans une salle à part, que
faisons-nous ?
— Nous attendons évidemment, que veux-tu que nous
fassions Kajel ? Elle est notre principal centre d’intérêt, la séance
d’assujettissement doit quasiment commencer par elle si l’on
veut posséder la voix des barons, et si ce n’est pas possible de
l'assujettir, puisqu’elle a toujours victorieusement résisté à son,
père, nous ferons donc pression sur les seigneurs, l’obligerons à
capituler, la ferons emprisonner, et la mettront à raison, il eut un
affreux rictus, après ce qu’elle m’a fait subir auprès de Traudy,
j’aimerais qu’elle passe à son tour un «séjour » instructif avec
notre monstrueux geôlier. Ces deux petites sont-elles fin prêtes ?
Le marionnettiste affiche un sourire rusé en répondant :
— Tout à fait, elles sont droguées à souhait et totalement

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réceptives à notre assujettissement, à chaque fois qu’elles


approcheront un seigneur elles l'assujettiront, ce ne sera pas
visible, mais un mot codé de ma part les feront nos esclaves. Les
cierges qu’elles portent avec elles sont de puissants
hallucinogènes qui ont coûté une fortune. Je vais d’abord mettre
en confiance tout ce public par quelques tours d’illusionniste en
utilisant ma marionnette kadushette, la magie opérera et ensuite
les fillettes iront recevoir un baiser des seigneurs qui ne
résisteront pas à ces minois adorables.
Le petit seigneur hoche la tête, il a vu le matériel du mage
marionnettiste, il possède un Pierrot, un Arlequin, et nombres de
pantins à l’effigie des dames et seigneurs de la cour, certaines
étant habillées rigoureusement à l’image de la mode ; d’une
houppelande à manches longues et échancrées, d’un tassel
d’étoffe noire et coiffée d’un hennin à voile échafaudé. S’y
reconnaissent le roi, sa fille et le bouffon, ainsi que Bryan,
caricaturés à merveille, mais son pantin thaumaturge est un objet
d’art d’une souplesse remarquable munit d’un bâton tel un vrai
magicien, ses yeux sont impressionnants, plus vrais que nature,
ils scrutent et fixent sans faille, dégageant une force magnétique
incroyable. Les légendes racontaient que par le passé certains
grands thaumaturges avaient enfermé l’esprit de leurs ennemis
dans des poupées articulées avec lesquelles ils jouaient ou
auxquelles ils faisaient subir toute sorte de sévices, elles
disparurent lors d’une chasse aux sorcières durant le règne du
grand-père de Tallârk, Eulyze Tagany Lan Qôr.
On ignore si le fameux thaumaturge de Kajel est l’un de leur
descendant ayant survécu, mais le marionnettiste a déjà assujetti
nombre de personnes par ce procédé pour des seigneurs sans
scrupules et désirant se constituer des esclaves ou des harems.
La femme se penche vers le baron :
Bryan n'ignore pas qu'Éponime résistera sans peine à la
suggestion et verra peut-être le danger... mais sans doute trop
tard! « De toute façon une fois les barons à notre botte… pense-t-
il à haute voix sans finir sa phrase. Marguite, la femme en noir,
lui adresse un regard inquisiteur et interrogatif.
Il ricane en glissant sa main vers la croupe de la dame même
si l’ample robe empêche un contact sensible.

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— Tu as toujours aimé dominer n’est-ce pas Marguite ? Lui


susurre-t-il, tu vas pouvoir te dépenser bientôt ! Regarde-moi ça,
fait le fou en désignant la fête.

L’orchestre invite les seigneurs et les dames à patienter entre


les services, les plats se succèdent, quelques barons dorment
déjà, ivres et repus affalés sur les tables. Les troubadours jouent
et chantent tandis que les acrobates forment des pyramides
humaines impressionnantes. Les cracheurs de feu et charmeurs
de serpents s’allient dans des numéros fascinants. De
magnifiques danseuses assaluriennes bondissent dans les airs et
se recoivent sur les tables sans déranger le moindre plat. Des
jongleurs de combostites éclairent la salle de mille teintes
splendides, et des chevaliers en armures offrent des bouquets aux
dames à l’instar des pages aux traits angéliques accompagnant
leur mère plus subjuguées encore que leur enfant.
Un cheval monté par un chevalier en armure tout en sucre et
en pâte d’amande est amené pour ceux qui préfèrent passer au
dessert, puis un château entier et son pont-levis, un éclairage
mystérieux émane des salles et chambres minuscules, œuvre
d’art constituée de caramel, meringue, et biscuit. Les barons sont
émerveillés des folies d’Éponime qui préfère se répandre en
banquets et en cérémonies dispendieuses plutôt qu’en armes et en
mercenaires. Elle prévoit un banquet bien plus grand lorsque la
Caldénée rejoindrait la Tyranée dans une alliance durable, et,
pour elle, il s’agit ni plus ni moins de l’exercice utile d’une
grande maîtresse de maison.
La princesse réapparaît et une ovation l’accueille à nouveau,
elle décrète l’heure des danses venue, et l’on dégage le centre de
la salle pour dévoiler un parterre de dalles fraîchement huilées.
Des figures se forment aux menuets exquis joués par l’orchestre.
Hémer Symalion ronge son frein, marche nerveusement d’une
table à l’autre grignotant des petits-fours, achevant des coupes de
champagne négligées sur les tables et sautillant d’un bord à
l’autre à l’écoute des conversations tel un enfant caractériel.
Marguite lui demande à voix basse et en soulevant son
voile :
— Bryan, viens danser avec moi, cela nous fera du bien.

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— Du bien à qui ? Pas à moi, j’ai horreur de la danse, quand


c’est les autres qui la mènent évidemment, j’ai terriblement envie
de me moquer de tous ces gens saturés et blasés de ces luxes.
— Alors tant pis, fait la dame en s’éloignant d’un pas rapide.
— Où vas-tu ? Grince le fou qui décidément ne peut se
passer d’elle, ne fais pas de bêtises.
Elle hausse les épaules et disparaît avalée par la foule. Enfin
on annonce maître Kajel D’Oscelle, marionnettiste royal qui
s’apprête à occuper un petit théâtre habilement monté dans un
coin de la salle. Justement, dans un des angles, s’ouvre une pièce
attenante fermée par des rideaux, ceux-ci s’écartent sur des
jeunes gens curieux du spectacle ; deux adolescents enjoués, un
noir et un grand blond bâti en hercule.
Dans le fond de la pièce on peut distinguer un lit pour deux
personnes, occupé par un jeune homme vêtu d’une robe de
chambre ouvragée, Swan en convalescence. Il sort
miraculeusement d’une blessure mortelle, et ses deux amis Arn et
Pitch l’aident à profiter de la fête, ce que confirment le plateau
posé sur l’édredon comprenant les reliefs d'un repas. Des poils à
combostites sont disséminés dans la vaste salle apportant leur
chaleur réconfortante.
— Swan, on aurait dû installer des roulettes à ce lit. Tu
aurais pu ainsi te balader dans la salle.
— Tu es fou, il y a assez de monde comme ça, tu me vois
fendre la presse sur cet engin ? Au risque d’écraser des pieds des
convives et de mettre à mal les relations amicales
qu'entretiennent la princesse et les barons.
Ils éclatent de rire.
— Eh ! Un ou deux orteils écrasés remettraient peut-être pas
mal de choses en place dans ce royaume !
— Oh ! Voici quelques demoiselles intriguées par ton état et
qui viennent te voir. Ne rougit pas comme ça, elles pourraient
croire que c’est ta couleur naturelle.
Trois jeunes filles charmantes se sont approchées du lit de
Swan plutôt embarrassé de se montrer sous ce jour.
— Bonjour, dit l’une d’elle, êtes-vous le héros blessé dont on
ne cesse de parler depuis le début de la journée ?
Swan passe du rouge au pourpre incapable de trouver une

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réponse, mais Pitch vient à son secours.


— Oui demoiselle, c’est bien lui. Mais il ne peut parler,
regardez-le il est encore trop faible. La demoiselle s’approche
d’un air septique et fait une moue qui la rend singulièrement
mignonne. Une autre, moins jolie, mais à l’expression
intéressante, l’accompagne, la troisième semble indifférente et
s’ennuit visiblement.
— C’est un orateur né, un discoureur hors pair d’habitude,
ironise Arn d’un air moqueur, mais aujourd’hui il semble avoir
perdu sa langue.
— Quel curieux appareil pour venir dans une salle de
banquet, lance la deuxième demoiselle.
— C’est que la princesse n’a pas voulu qu’il sorte du lit et a
préféré qu’il sorte « avec » son lit. Nouveaux éclats de rire.
Mais tandis que les jeunes gens plaisantent aux dépends du
pauvre Swan, quelqu’un les observe avec une sombre intensité.

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L'Eternelle Phrège renferme ce que les hommes ont perdus, ils la


fouillent pour retrouver une part de leur âme, et découvrent la fin de
leur histoire.
Éphémériad de l'ermite (note préfacée).

Oraison pour un magicien

La disparition de Thibaud plongeait Sabine dans une


affliction qu’elle n’avait jamais éprouvée, au point que les forces
lui manquaient. Elle ne fut même pas tentée d’aller rejoindre ses
hommes pour les aider à charger les dernières pépites d’or
agglutinées au bâton du jeune magicien. Malheureusement il
restait du métal précieux, sous l’eau, une vaste surface formant
une calotte épaisse et jaune transparaissant au travers de la glace.
Elle s’était réfugiée dans sa tente pour pleurer, lorsqu’une odeur
affreuse lui parvint, des cris d’hommes l’électrisèrent, elle bondit
l’épée à la main et fut au chariot d’or en quelques enjambées.
Des effluves de plus en plus pestilentielles envahissaient l’air et
un brouillard saturait l’atmosphère ne permettant pas de voir à
trois pas, Sabine devint livide.
—Partons immédiatement Dart. Le chasseur de prime tente
d’apaiser Ubiq singulièrement agité, rapatriez tout le monde.
—Ce sont les sqwaurs. Ils viennent par ici !
Dart Tûn pousse un juron et hurle des ordres, les soldats
accourent ramenant le matériel de campement. Mais des
hurlements indiquent qu’il est déjà trop tard. Des créatures
mystérieuses emportent leurs victimes avec eux, qu’en font-ils ?
Personne dans le camp ne veut le savoir, une franche panique
s’empare de la troupe.
On achève d’atteler quatre chariots pleins d’or, et le
cinquième destiné au matériel courant, et on s’ébranle sans
discuter. L’odeur s’accentue, Sabine presse les attelages,
heureusement la terre est encore gelée sinon les roues se seraient
complètement enfoncées dans la boue. Xithos, grâce à sa force
inouïe, peut dégager rapidement les lourds chargements en les

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poussant dans les côtes, Dart Tûn attelle son boulba à l’un des
chariots en dépit de la réticence du fauve, un atout non
négligeable.
Ils atteignent enfin la partie stable du terrain et le chemin
relatif du retour. Les brumes se font moins épaisses. Dès qu’ils se
trouvent en sécurité, Sabine rejoint la voiture où repose le jeune
magicien. Quelque chose se révolte en elle à l’idée de le perdre,
un désir puissant et inassouvi, un espoir déçu, bref une frustration
pénible qui ne dure qu’une minute.
Puis tout se relâche et elle ne voit qu’une statue au beau
visage endormi, dont une partie du corps est aurifiée, l’autre se
décongelant progressivement, encore que fort lentement puisque
la température ne grimpe pas. Ils pourraient sans doute ramener
le corps avant qu’il n’entre en décomposition. Elle frissonne de
tout son être, gagnée par le sentiment qu’un brasier même ne
l’aurait pas réchauffé en cet instant.

Le chemin du retour lui paraît un calvaire, elle craignait de


rencontrer des brigands, ou des soldats, et de devoir abandonner
une partie de l’or, mais elle préférait mille fois cela à la perte du
magicien, la perte totale de l’or l’indifférait si cela avait pu le
faire revenir. La réaction d’Annegarelle ne laissait pas de
l’inquiéter, que lui dirait-elle pour l’apaiser ? quatre chariots
contenant presque un demi-curb d’or chacun calmeraient-ils sa
peine et sa fureur ? Elle en doutait. Il aurait fallu ramener au
moins le double d’or, mais ce qu’ils ont tiré du fleuve est déjà en
soit en exploit, une fortune pour la Caldénée.
A un moment Dart Tûn s’approche d’elle, son boulba, dételé,
trotte avec satisfaction auprès de son maître.
— Sale coup baronne, je ne sais quoi vous dire, c’était un
brave garçon…
Elle hoche la tête en se mordillant la lèvre inférieure.
— Oui, un brave garçon, qui ne méritait certainement pas ça.
J’ai une sensation d’échec immense !
Il fait un signe de tête à son tour et dit :
— J’aurais réagi de la même manière, vous vous sentiez
responsable de lui… et voilà qu’il vous échappe et… en quelques
minutes tout est fini, il y a de quoi perdre le bon sens ! Vous

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ressentiez quelque chose pour lui… n’est-ce pas ?


Elle bougea la tête de façon indiscernable dissimulant ses
yeux embués de larmes sans répondre.
— Bien, je vais voir si tout va bien à l’arrière. Oh ! Baronne,
je ne vous l’ai pas dit, parce que vous étiez sous le choc, mais…
nous avons perdu trois hommes !
Sabine relève la tête, une expression de colère l’éveille :
— Alors qu’ils ne soient pas morts pour rien ! Nous avons
arraché deux curbs d’or à ce fleuve et aux sqwaurs, et il y en
avait dix fois plus. Que soient maudits ces sqwaurs. Nous
reviendrons prendre le reste si nous le pouvons !
La rage soudaine de Sabine attire un sourire sur la rude face
de Dart Tûn, il aimait finalement mieux la voir ainsi, agressive et
prête à se battre.
— Sauf votre respect baronne, dit-il sur un ton anodin,
encore faudra-t-il trouver le thaumaturge capable d’attirer l’or
comme lui le faisait…
Elle ne répond pas, c’est vrai, encore faudrait-il trouver un
magicien capable de réaliser les exploits de Thibaud, terriblement
embrouillé et touche à tout, mais incroyablement talentueux.
— Dites à Xithos de venir me voir s’il vous plaît.
Il s’étonne de la formule de politesse de la baronne
d’ordinaire impérieuse, et il reconnaît qu’il n’est pas lui-même
féru de formules choisies. Elle préfère les interpellations ou
accolades au protocole pesant des seigneurs, parfois il la
surprend en train de taper familièrement sur l’épaule d’un soldat,
c’est aussi par de tels gestes que les liens se consolident avec les
hommes. Elle et le duc semble posséder un trait de caractère
identique, peut-être dans un lointain passé le sang des
MonDragon et des BlancSang Aigle s’était-il mêlé ? Il s’éloigne
et adresse un signe au grand Xithos qui surveille les chariots d’or
donnant une petite poussée à ceux-ci dans les buttes. Le browq,
sur sa monture, s’approche de la baronne silencieusement.
— Xithos, je tiens à te remercier, tu as fait de l’excellent
travail.
Le colosse velu grimace.
— Hum, je ne crois pas baronne, j’aurais dû pouvoir sauver
ce jeune écervelé de thaumaturge. C’est de ma faute.

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— Comment cela ?
— Je l’ai vu partir, mais je n’ai même pas voulu savoir où il
allait, ce qu’il faisait, alors que j’aurai dû le suivre, et l’empêcher
de se mettre en danger ou du moins le sortir tout de suite de
l’eau.
La baronne remue la tête, troublée.
— Je ne crois pas que tu aurais pu y faire quelque chose
Xithos, lorsqu’il a prononcé sa formule il était déjà trop tard, tu
as vu son corps ?
— Oui demoiselle, on aurait dit que l’or lui a grimpé dessus.
— Pas que dessus, renchérit-elle d’une voix affectée, mais il
à été rempli d’or de l’intérieur. La mort a dû être immédiate… sa
voix s’étrangle.
Xithos jette un regard un peu effrayé à la baronne.
— L’or qu’il a… sur lui, vous pensez qu’on va le…
récupérer ?
Elle se dresse sauvagement sur son cheval les yeux ardents.
— Pas question. Pas cet or là. Il sera décemment traité !
— Oui demoiselle, répond Xithos le regard baissé, je
comprends, nous autres browqs ne procédons pas de la même
façon.
— Comment cela ?
— Lorsque l’un de nous meurt, la coutume veut qu’il laisse
tout ce qu’il a aux autres, même sa fourrure, ses os et ses griffes,
cela sert à la communauté ou à des étrangers venant nous rendre
visite, le fils accepte que chacun de ses amis reçoivent un don de
son père et la mère de sa fille, et l’ami de son ami, ainsi nous
possédons tous une part des autres avec nous, ta fourrure est ma
fourrure, tes griffes mes griffes, et tes os fortifient les miens…
— C’est une belle coutume digne d’un grand peuple, dit
Sabine l’air rêveur.
— Merci, rien n’empêche d’autres peuples d’en faire autant.
— C’est exact, mais les humains peuplant les Fosses
pratiquent autrement, ils croient nécessaire d’agir comme les
dieux, enterrer les leurs, évidemment ce n’est pas la même chose,
les dieux utilisaient la Phrégïa pour figer les objets et les êtres
vivants, les hommes enterrent par souci sanitaire et respect pour
la famille, nous incinérons aussi.

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— Tous les peuples l’ont fait, mais certains croient que


l’incinération les empêchera d’accéder auprès des dieux alors que
d’autres disent le contraire, la théologie de notre monde est
difficile à comprendre.
— Comme toute théologie Xithos, mon père m’a tellement
obligé à lire les grimoires liturgiques que j’en ai la répulsion
choisissant finalement la voie militaire. Je me suis passionnée
pour les arts de combats, la vie des soldats, les campagnes et les
guerres. Je suis peut-être un garçon manqué, non, je plaisante
bien sûr, ma mère était amazone…
Un sourire erre sur la face de Xithos qui dévoile un râtelier
impressionnant.
— Mon père aussi m’a obligé à devenir un chasseur, assez
médiocre, je ne voulais qu’être parckis, et peindre des bois et des
tissus, de la roche et des objets en métal… mais tout le monde
affirmait que ce n’était que pour les femelles, que ce n’était pas
là travail d’hommes, parce que chez nous les ushniks, les
cashbacs les oustros sont tous des faibles, ce que vous appelez
des artistes, musiciens, peintres, sculpteurs, etc. C’est
contradictoire parce que les browqs adorent l’art et leurs artistes,
tout en rejetant l’idée de le devenir ou d’avoir un jour un enfant
artiste. Au fait, moi je suis ushnick-parckis, peintre conteur car
mon art parle au travers des couleurs, d’autres chantent au travers
des formes…
Elle lui adresse un sourire, quelque chose s’éclaire en elle,
elle ne le voit plus comme une grosse créature possédant
l’intelligence, insensible et lointaine.
— Mais je n’ai jamais vu quelque chose provenant de vous,
déclare-t-elle circonspect.
Il fouille dans ses fontes et en sort un genre de petit totem de
cinq à six pouces peint délicatement, il lui tend, elle hésite et le
prend, puis le regarde attentivement. Il représente des collines
boisées, un ciel jaune et des nuages orangés, des silhouettes
dansent autour d’un grand feu, suivant une spirale descendante le
ciel devient d’un bleu profond chargé d’étoiles et à nouveau les
browqs dansent les bras levés vers le ciel, des montagnes et des
falaises blanches s’élèvent, des formes de fleurs, d’armes et
d’ossements sont étalés sur le sol, tout cela de façon très stylisée.

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— C’est magnifique ! S’exclame-t-elle. Cela représente-t-il


les tribus browqs autour de la lumière et du feu, dansant et
chantant et ensuite autour du même feu la nuit, vénérant les
reliques des Phrégïas ?
Xithos sourit à nouveau, son œil s’allume.
— C’est presque ça. Bravo ! C’est un Ushnika, un objet de
souvenir, Mais on ne vénérait pas les reliques dans le temps, on
vivait avec, on s’en servait, et elles nous ont transmis certains
dons. Elle le lui rend. Et Xithos le regarde à nouveau puis il va
vers le chariot où reposait l’or et le corps de Thibaud, tout en
trottant doucement il place le totem près du corps du jeune
homme en disant sur un ton aux basses vibrantes :
— Il l’accompagnera, c’est un totem de voyage, il peut
ramener ceux qui s’égarent…
Elle veut lui demander pourquoi et comment… mais sa
gorge ne laisse passer aucun son et elle pose simplement la main
sur le bras de Xithos lorsqu’il revient vers elle. Il hoche la tête et
retourne à la surveillance des chariots. Sabine l’observe
bouleversée et se dit que rien au monde n’aurait pu la rassurer
tant que le totem Ushnick veillant la dépouille du jeune homme
aurifié.

La troupe ducale arrivait en vue des falaises glacées, le fort


se dessinait au travers du rideau de neige déformant ses lignes
dures en une silhouette dansante se dérobant aux regards des
hommes, elle montait jusqu’au genoux des chevaux qui peinaient
maintenant pour avancer. Pour comble de malchance le blizzard
de l’Est vint à souffler, issu des Phrégïas et des contres-courants
complexes qui se jouaient dans les fjords. Ils espéraient trouver
un peu de chaleur à fort Lingh en souhaitant que l’ensemble des
bâtisses ne soit pas impropre à l’habitation, frappé du fléau des
glaces ou simplement rasé par l’ennemi.
Paulmarc, engoncé dans ses fourrures s’approche de Siân :
— Monseigneur, j’ai la crainte que le fort ne soit inhabitable,
cela fait trop longtemps que nous n’avons eu des nouvelles de
Lingh, il aura été incendié ou rasé.

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— Dans ce cas on habitera dans ce qui restera des ruines, et


on le reconstruira en partie. Non, ce qui m’inquiète ce sont les
phrégitions spontanées, si on en trouve là bas il sera difficile de
demander aux hommes d’y rester, même une nuit.
Le capitaine hoche la tête en grognant. Moins accablé par le
froid que par ces coups du sort s’accumulant sur le groupe.
— Le thaumaturge est parti, cela ne va pas nous faciliter les
choses, reviendra-t-il ?
— Avec lui on ne sait jamais, il a promis, mais… sera-t-il là
quand il le faudra ?
— Enfin, n’a-t-il pas stipulé lui-même que la Guilde l’avait
envoyé à notre aide ? et le voici qu'il nous quitte aussi vite.
— N’exagérons rien, Silbbus nous a amplement encouragés
et aidé Paulmarc, il a ramené mon fils et mon neveu ici, et ça
c’est la meilleure chose qui puisse arriver, un immense fardeau
m’a été enlevé. Et une immense joie y a été rajoutée. Tu te rends
comptes qu’en une seule heure j’ai gagné un fils et retrouvé un
neveu ? Et puis il est resté près de nous un certain temps, et s’il
n’a pu guérir Blick et le vieux Hyacinthe on ne peut critiquer ses
interventions, elles sont toujours d’une grande utilité. Où sont
Simon et Elvôn ?
— Ils conversent à l’arrière, Elvôn a déjà fait le tour de la
troupe auprès de son jeune ami Chliss, et il s’est beaucoup amusé
en compagnie de Picjoz et Orthox, son goût des autres races est
bien semblable au vôtre. Sulkor les a rejoins tout à l’heure et je
crois que notre maître en art martiaux désire aussi mieux
connaître votre fils.
— Les tilsjjads ?
— Les orkjjads, hommes tigres, restent silencieux comme
leur frères les tilsjjads, au contraire des ulmains plutôt diserts. Ils
sont heureux du retour d’Elvôn, plus d’ailleurs que de l’arrivée
de Simon qu’ils ne connaissent pas. Vous le savez ces races
naines sont longues à s’attacher, mais elles dissimulent des
qualités surprenantes qu’il faut savoir découvrir.
— Ce vent nous gèlera si nous n’arrivons pas plus vite à
Lingh monseigneur ! Râle Paulmarc qui resserre frileusement sa
fourrure autour du cou.
Siân presse le pas, mais la neige ralentit tous mouvements, il

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tire son bâton d’Autorité et formule quelques racines basiques,


aussitôt le manteau blanc qui cache la piste s’amollit et se
liquéfie. La terre pompe cette eau excédentaire et devient une
boue fluide dans laquelle les pattes des chevaux s’embourbent.
Le duc jure en dressant son bâton.
— Maldipeste ! Je manie cet instrument aussi mal qu’une
casserole de marmiton. La fonte de toute cette neige sur plusieurs
ares va nous engluer jusqu’aux jarrets. Sans compter que deux
cents pas plus loin je devrais recommencer.
— Vous vous en sortez très bien monseigneur, cela soulagera
un peu les montures. L’air est tiède… Des soldats sont restés en
arrières et Orthox est allé les chercher.
Siân réédite son exploit trois fois de suite, mais il s’avère
que l’effet est moins puissant à chaque tentative. Il se fatigue
vite, si la pratique de la magie doit être quotidienne pour un
thaumaturge, Siân ne s’y adonne que sporadiquement et encore
de façon superficielle.
Il prononce une racine, et lâche son bâton en laissant
échapper des jurons sonores.
Sa main le brûle. Les arts phiriens mordent eux aussi.
Un coup d’éthérite (court-circuit) il aurait pu simplement
cramer chair et os. Il abandonne. Ses arts sont trop capricieux
pour lui et crie :
— Halte ! Nous continuons à pieds. Sortez vos raquettes !
Chacun descend de son cheval et fouille ses fontes, puis
décroche de la selle deux planches assortis de chausses en
fourrures. Les pattes des chevaux, déjà bandées, sont doublées ou
triplées d’épaisseurs d’ouates et de cuir, notamment pour les
Zëlons fragiles des extrémités. Une fois enfilées ils ressemblent à
des Boldaast, des chevaux à pattes d’ours. Si ce n’est une marche
rapide les raquettes permettent, du moins une progression plus
facile. Cette fois la neige monte à mi-cuisses et ils se félicitent de
les avoir emporté avec eux.

Le fort, enfin en vue, offrit son architecture de constructions


faites de bois et d’argile, une muraille de brique et de pieux
entourait une vaste cour et deux tours massives et laides
s’élevaient offrant un guet mal abrité. Un bâtiment large et assez

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bas servait de caserne, nuls soldats ne les reçurent comme ils s’y
étaient attendus. Un silence de mort régnait, mais à part des
vêtements et des objets personnels oubliés ils ne trouvèrent rien
de significatif
Les hommes avaient soit désertés soit été déportés. Siân
ordonna que l’on allume les braseros et les cheminées avec ce
que l’on trouverait comme bois, les débris ne manquaient pas
ainsi que des quantités de branchages engrangés sous une remise.
Les soldats avalèrent la nourriture dont ils disposaient et burent
des quantités d’eau pour s’hydrater correctement, de grands
foyers furent allumés auprès desquels bêtes et hommes se
réchauffèrent.
Après s’être informé sur l’état de Blick et de Hyacinthe, Siân
demanda à Simon de le suivre puis il réunit les responsables dans
la salle principale de la tour, le bâtiment possédait un étage
servant d’office et de dortoir, des pièces froides, humides et mal
calfeutrées, les toitures souffraient et des infiltrations d’eau
détérioraient les murs. Ils furent néanmoins tous heureux d’avoir
cet abri et un peu de chaleur pour la nuit.

Le duc embrasse du regard la petite assemblée d’une


quinzaine de personnes qui se tiennent attentives devant lui et
Simon.
— Dès demain j’irais avec quelques hommes chercher les
Yusqs au village Kolcheek d’Abnnos. Nous sommes aux portes
des Phrégïas, nous avons déjà fait beaucoup de sacrifices pour y
arriver, je n’ose pas imaginer ce qui se passera quand nous
entrerons dans le Royaume de Glace. Ceux d’entre vous qui
veulent rester ici le peuvent. Je ne leur en tiendrais pas rigueur,
ils seront dans l’obligation de réparer le fort avec les moyens du
bord et d’attendre l’été pour achever les travaux les plus
importants.
« Je n’oblige personne à me suivre dans les Phrégïas, et vous
ne serez ni sanctionnés ni punis, ce n’est pas mon habitude, vous
le savez. Mais si un trésor, des objets de gloire et des reliques
récompensent nos recherches, vous n’en bénéficierez
aucunement, vous ne les verrez pas, et en serez écartés, je ne
reprendrais plus les hommes qui m’ont lâché aujourd’hui dans

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mes campagnes. Choisissez !


Les soldats se jettent des regards scrutateurs, neuf se retirent
du groupe, c’est leur libre choix. Le duc demande à chacun de
quitter la salle et d’aller à son poste, puis il s’adresse ensuite aux
chefs des différentes sections, Hort Annebi, capitaine des
seeminawles est absent, les flèches spectrales* l’affectent
gravement, il s’étiole à vue d’œil, un autre soldat le remplace,
Kirk Tell. Tigger, Picjoz et Sulkor demeurent auprès du mimain
au chevet de Blick et Hyacinthe qu’on a soigneusement installé
dans une chambre chauffée sur un lit confortable. Sorket le
«main rouge » a préféré rejoindre les soldats pour aider comme il
le peut.
— Mes amis, je vous demande de ne pas juger ni condamner
ceux qui aujourd’hui nous quitterons pour rester au fort, ce ne
sont pas des traîtres, mais ils pourront avoir leur utilité en nous
préparant sans doute une retraite plus adéquate. Je vaux
certainement moins que ces hommes qui ont choisi la sécurité et
la raison car j’ai entraîné beaucoup d’entre vous à la mort, et je
les emmène maintenant à la folie. Les Phrégïas ne sont pas pour
les humains, vous le savez, j’accepterais encore votre démission
sans vous juger, et vous reviendrez même servir au château.
« Mais ceux qui s’engage sur l’honneur maintenant ne
doivent pas regarder en arrière. Ni songer au passé. Est-ce bien
clair ? Il sortit son onacre et poursuivit sur un ton solennel,
mettez votre sang sur cette lame, se sera votre serment.
Chaque homme s’entaille le bras et vient déposer son sang
sur la lame de Siân, mais trois autres décident de s’en aller. Au
bout d’un quart d’heure la grande majorité a participé au rituel,
désormais le duc est responsable du sang de ses hommes en
donnant sa vie pour eux si l’occasion s’en présente. Ce serment
est courant dans les pays fosséens et revêt une importance
indéniable pour les armées ainsi indéfectiblement associées à leur
chef
Tous hochent la tête. Siân esquisse un sourire.
« Je sais votre fidélité et votre courage, ayez foi, mais que la
foi ne vous aveugle pas… ne cédez à aucune vision, idyllique ou
*
Voir Vactarh, livre 2

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non, et gardez la main sur le pommeau de votre épée en tous


temps, vous êtes les seuls maîtres de votre destin. Bien ! Assez
palabré. De combien de temps disposons-nous avant la nouvelle
lune ? Evrard ?
Le magicien déplie une carte et annonce :
— Deux jours et une nuit. Ensuite les objets remonteront
monseigneur, nous devrons être alors à la périphérie du Pic du
Poignard, nous mettrons une journée pour aller chercher les
Yusqs, une journée pour atteindre le Pic, il restera la nuit pour
explorer les glaces, nous ne devrons pas nous endormir.
— Le roi nous y attendra-t-il ?
— Rien ne le laisse supposer, il est partit quinze jours après
vous monseigneur. S’il est sur place, il le fera savoir…d’autres
groupes seront probablement arrivés, à moins qu’ils ne se soient
rassemblés depuis. Mes pierres de visions ne montrent rien en ce
sens, je sais qu’une armée importante se déplace de notre côté,
difficile de savoir s’il s’agit du roi.
— Silbbus m’a expliqué qu’Annrick nous attendrait vers
l’Immacul, nous aurons ainsi un guide sur place. Nous
reformerons des groupes pour chercher les meilleurs endroits à
explorer. Sachons que le froid va nous tuer petit à petit, et qu’il
faudra se relayer, manger beaucoup et se réchauffer, mettez de
l’onguent d’Ixuz qui protège des crevasses, et usez de la soie de
bigzor.
« Nous ne pourrons pas maintenir un bouclier autour de
chacun, Evrard en est incapable, ne lui donnons pas du fil à
retordre, il nous est précieux, et l’attaque des spectres l’a
beaucoup affaibli. Elvôn tu resteras avec ton groupe Picjoz et
Sulkor t’accompagnerons, Simon tu garderas Chliss, Costovack
et ses hommes, j’irais au devant ainsi qu’Evrard, Orthox, et
Paulmarc, les autres formerons un camp d’accueil pour les
blessés, Tigger en sera responsable, Evérieush veillera aux
ulmains et Sorket aux mercenaires… Tigger chapeautera le tout,
chacun doit avoir son poste et une occupation ! Comment va
Hort ?
— Assez mal monseigneur, Tigger essai de lui faire boire des
breuvages reconstituant et d’user de son pouvoir de guérison,
mais il s’étiole. Avec Hyacinthe et Blick à ses côtés je crains

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qu’il ne lui faille beaucoup de courage et de détermination pour


s’occuper de cet hôpital improvisé.
Le duc se tourne vers Evrard, il est livide et commencet lui
aussi à perdre du sang.
— Je ne sais pas si je m’en sortirais monseigneur, ainsi que
Hort, nous n’avons pas les remèdes pour cette magie et elle nous
ronge.
— Nous chercherons un thaumaturge à Abnnos, nous ne
vous laisserons pas mourir, jure le duc une fois de plus poussé à
la limite de ses forces, deux autres amis cela fait trop, Silbbus,
par les dieux ! Ne nous abandonne pas. Et chacun sent le
désespoir s’insinuer en ce courageux combattant que rien jusqu’à
présent ne semblait devoir abattre.
Le silence s’installe, la lumière des flammes de la cheminée
lance des teintes d’un rouge sauvage sur la troupe des êtres
étranges qui aujourd’hui unissent leurs forces pour triompher de
leurs ennemis et surtout de leur peur.
— Nous n’aurons pas le temps de retaper le fort avant notre
départ n’est-ce pas ?
— Si l’on veut être à la nouvelle lune au Pic du Poignard,
non monseigneur, il faut partir demain à l’aube, nous ne pouvons
nous attarder !
Siân soupire :
— C’est entendu… Nous n’avons que peu de temps, que les
hommes dorment ou se reposent, qu’ils mangent à satiété et
boivent de l’eau et peu d’alcool, et qu’ils gardent leurs ardeurs
combatives pour la marche forcée que nous aurons demain.
Le groupe salut le duc et regagne ses pénates, Galtän
s’adresse à son frère.
— Voici une troupe d’une trempe exemplaire Siân, ils ont
tous traversé des épreuves pour venir à toi.
— Et j’espère qu’ils en seront récompensés.
— Allons, Siân, tu le sais comme moi, ils vont trouver la
mort ou pire… des forces se réveillent dans les glaces, et même
les magiciens ne peuvent les vaincre, ton thaumaturge, Evrard, se
meurt et tu n’auras pas le temps de le sauver, mais tu le savais, et
ton chef seeminawle, Hort, agonise, le prix sera dur à payer
regarde Hyacinthe, le plus puissant d’après ce que j’ai eu ouï

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dire… et Silbbus qui va et vient sans parvenir à arrêter celui qui


détient le Tanarsïlh.
— Tukyur ! Lâche le duc d’un air grave, je sais, mais je ne
pouvais reculer, j’étais engagé, j’avais fais le serment de venir au
moins jusqu’au Pic du Poignard et d’y retrouver Tallârk, cela
valait mieux que la guerre, en attendant, j’espère qu’elle n’a pas
été déclarée et que la princesse à tenu bon.
Galtän pose une main sur l’épaule de Siân :
— J’ai quitté le monastère des trois lacs pour accompagner
notre neveu jusqu’ici, je souhaiterais y rester maintenant avec
ceux qui t’attendront, je suis fatigué. Siân saisit à son tour le bras
de son frère :
— Tu as mérité le repos Galtän, bien sûr reste ici et conseille
ses jeunes soldats si tu le veux, Tigger aura besoin de ton aide, je
ne les aurais pas emmenés avec moi de toute façon, c’est curieux
n’est-ce pas ? Je suis prêt à entraîner mon fils là-bas et j’exige
que mes amis puldrims et mimains demeurent dans le fort…
notre cœur est un gouffre d’incertitude.
— Ils sont la part sacré de toi-même Siân, ils devaient
t’accompagner, mais pas dans les combats et la mort.
— Mes pensées vont vers Annegarelle maintenant Galtän, je
ne la reverrais sans doute pas, j’essaierai cependant d’avoir une
dernière image d’elle.
— Le dardal ? Les pierres Abolies sont étrangement fixent
Siân.
— Je pense qu’une magie profonde les perturbe ici, comme
un aimant géant attire les particules de fer, les sources magiques
courent et se jettent dans les Phrégïas.
— Il est tard je dois dormir un peu Galtän, que tous les
miens soit auprès de moi cette nuit, Elvôn, Simon, toi, ainsi que
Tigger, et Paulmarc, qui sait si cela ne sera pas notre dernière
nuit ensemble ?

Elvôn avait fait un rapide tour d’horizon parmi ses nouveaux


amis, tout jeune il avait déjà eu l’occasion de côtoyer des tisljjads
et il ne quitta Orthox qu’à grands regrets. Il parla aussi avec
Picjoz qui le fit éclater de rire avec son accent haut en couleur,
enfin Sulkor lui rappela les moments inoubliables ou il lui

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apprenait la science du combat, lui parlant de son homonyme


Kata Dji, leur adversité n’était pas né d’hier et leur rencontre
serait certainement explosive si elle avait lieu.
Les hommes tigres l’impressionnèrent par la beauté de leur
corps félins, leur gestuelle gracieuse et leur force prodigieuse,
mais ils ne cherchaient pas la compagnie et fuyaient les questions
ou les contacts, Elvôn respecta leur silence et s’éloigna. Les
Kolcheeks voulurent le faire boire, méfiant il n’avala qu’une
demi-coupe d’un alcool proche du Chtarax par la vigueur et de
l’absinthe par le goût, il grimaça franchement à la première
gorgée.
Hort Annebi, en dépit de son aspect cadavérique, lui offrit
l’hospitalité dans la pièce qu’il partageait avec ses hommes, ils
parlèrent des souvenirs qu’ils avaient en commun, comment
notamment le capitaine avait un jour trouvé Elvôn coincé dans un
puits du château alors qu’il relevait un défi que lui avait lancé ses
compagnons. Ils rirent de bon cœur. Elvôn sentait son cœur se
serrer à l’idée qu’un mal insidieux rongeait ce seeminawle d’une
trempe exceptionnelle.
Enfin il retrouva Simon qui mentionna quelque peu ses
aventures au château, le jeune homme reconnaissait qu’il avait eu
un cran incroyable en s’attaquant directement à Tallârk, c’était
une action suicidaire et qui ne manquait pas de panache. Elvôn
rêva de la princesse qu’il avait connue de son jeune temps mais
qu’il n’avait jamais revu depuis l’âge de ses douze ans. Simon,
vibrant, en parla d’une manière qui ne trompait pas, il en était
amoureux.
La nuit passa ainsi dans une douce torpeur, bienvenue après
l’âpre campagne que requerrait le pèlerinage, et ils leur
semblaient que ces heures privilégiées ne se reproduiraient,
hélas, plus.

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Ceux qui acceptent de perdre leur mémoire d'orgueil,


retrouveront leur âme d'enfant.
Stance Arsguenarienne du XIIIe siècle.

Le retour du Tanarsïlh

Atzéus galopait éperdument dans les contrées


Moltassiennes, en quête du second temple de Tukyur, un petit
bâtiment entretenu par les frères d’Agnoée. Des subsides avaient
été accordés aux moines, il se rappelait les avoirs apportés en
personne à l’époque. Aujourd’hui on ne lui refuserait pas l’accès
aux pièces de prières, le dragon de pierre l’accompagnait et un
cierge contenant une goutte de son sang pour cibler Tukyur et
l’obliger à répondre et limiter son action, l’esprit servant ne
parviendrait pas cette fois à lui arracher un membre.
Il passa la nuit en incantation, et évoqua le bouffon le
poussant dans ses ultimes retranchements.
Avec une sorte de rage contenue la voix de l’Astarï résonne :
« Que cherches-tu mortel ?
— Tu le sais ô vénérable Grand Bouffon, le pied !
Vibration sourde, puis sonore et insupportable.
Déchirement de la chair, de l’être, l’Astarï veut frapper
inutilement, l’air se comprime, explose, meurt en vaguelettes
brûlantes.
Un nouveau grondement terrifiant ébranle la pièce, une
poussière malsaine tombe du plafond.
« Que dis-tu résidu de vermine ! ?
— Je dis que je tiens le cercle par le dragon de pierre qui a
reçu mon sang et que si tu ne me rends pas le pied je ferme le
cercle en brisant le dragon et en coupant la flamme vive. Il savait
que s’il faisait cela, il perdrait son privilège sacerdotal et serait
exilé et rejeté de ses frères, mais le dieu serait condamné à
retourner au silence.
Un gémissement inhumain retentit, une forme se dessina
dans l’ombre et sautilla affreusement en implorant :
« Tu ne peux me renvoyer. Tu ne le peux. Il ne le faut pas

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petit adorateur. Reste auprès de moi, et je te ferais connaître des


plaisirs nouveaux, si intenses que tu seras le plus heureux des
prêtres et…
— Cesse tes mensonges Tukyur, si tu le pouvais tu me
tuerais en m’arrachant les membres et en me les recollant à des
endroits impossibles. Tu es vicieux, sadique et mégalomane,
alors je te préviens c’est un dernier avertissement, après quoi je
ferme le cercle, et adieu. Celui qui te rappellera n’est pas encore
né. Donne-moi le pied, je saurais le rendre à ton maître comme il
se doit, et l’invoquer.
« Comment ? Il te faut le grand Dragon d’or et d’argent et
tu ne le possèdes pas. À moins que tu ne possèdes le Transfact ce
qui m’étonnerait fort.
— Non, je n’ai pas le Transfact, c’est inutile. J’utiliserais ton
dragon de pierre pour appeler ton maître et des cierges avec mon
sang et tes symboles tandis que tu t’effaceras… à jamais.
Un cri de rage retentit, accompagné des malformations
spatio-temporelles auxquelles Tukyur adore recourir,
heureusement elles ne traversent pas le monde éthérique.
La forme veut jaillir de l’ombre et briser ce simple mortel
arrogant qui la toise. Tout ceci l’inquiète, le prêtre dit vrai, après
tout il l’a bien sortit de son sommeil, il pourrait éveiller le grand
seigneur noir.
« Ou alors donne-moi le lieu du Dragon d’or et d’argent ou
du Transfact.
Le dieu hésite, une odeur pestilentielle emplit l’air, sa colère
a l’odeur de la pourriture, et Atzéus en conçoit un dégoût
indescriptible, et dire qu’il a honoré cet Astarï dégénéré.
« Je ne peux te donner le lieu du Dragon d’or et d’argent, il
est perdu dans un gouffre vourgïen inaccessible aux humains et
aux Astarïs, mais le Transfact médaillé est avec le duc, il ne
connaît pas son pouvoir.
— Le connais-tu toi-même ?
« Assez peu, il amplifie certaines magies à proximité ou dans
les Phrégïas, et permet d’entrer en rapport avec les objets et les
reliques… il peut changer la Glace divine en Cristal
d’Indilgence.
— Quoi ? Balbutie stupéfait le prêtre, est-ce possible ?

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« Le Transfact est trop dangereux, le duc devra le rendre ou


le perdre à nouveau, sa découverte ne lui apportera rien, c’est un
objet qui doit retourner dans les basses nivées. Pour l’instant je
peux tenter de ramener le Tanarsilh, en prenant Silbbus par
surprise !
— Bien ! Si je n’ai pas le Tanarsïlh rapidement je te renvoie
dans les limbes phrégiques à jamais…
« Non ! Non ! Écoute, je vais te chercher le Pied et le
Transfact si je le peux, ça me coûtera beaucoup d’énergie, il
faudra que tu me libère de plusieurs sceaux phiriens, de
commandements anciens.
— Pour que tu me mettes en pièces dès que tu seras sorti ?
Non ! Vas-y comme tu es actuellement, même si c’est difficile.
N’as-tu jamais réalisé combien c’était dur d’être un humain qui
se bat chaque jour pour survivre ? Eh bien, esprit servant, roi des
bouffons, va te battre pour une fois. Je t’attends ici, dans une
chambre à côté, tache de revenir et de ne pas oublier. Je veille sur
la cire, le sang et la flamme native.
Un nouveau cri de rage résonne ébranlant la pièce, des
lézardes parcourent les murs, malgré sa peur Atzéus tient bon, il
ramène le dragon de pierre symbole d’ouverture de Tukyur, et un
cierge énorme sur lequel une goutte de son sang a été déposée et
incluse dans la cire, signature du prêtre élu pour sortir le dieu lié.

La silhouette bossue de Tukyur disparaît. Étrange destinée


pour un serviteur humain d’avoir un Astarï pour émissaire.
Atzéus tâte le moignon de son bras avec un sanglot, il va faire
payer à Tukyur cette mutilation, l’horrible séance magique
consistant à replacer son bras lui revient malgré lui, il plonge la
tête entre ses jambes et essaie d’arrêter le hurlement qui lui
monte à la gorge.

Le magicien se déplace à grande vitesse par un «chemin de


traverse », le procédé est risqué, il peut en effet tomber dans un
vestibule et mettre beaucoup de temps pour en sortir, ces failles
de l’espace-temps se transforment en cauchemar pour ceux qui

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s’y égarent. Tout en avançant il perçoit beaucoup mieux ce qui se


passe sur un vaste périmètre, il a deux priorités ; retrouver le
Tanarsïlh avant que Tukyur n’en use, et découvrir ce que fait
Tanaoz. Il va aborder un virage très particulier, un vortex
éthérique, quant une explosion le projette violemment en l’air lui
causant une douleur terrible. Il se relève en secouant la tête, et
voit devant lui une silhouette gesticulante et menaçante.
L’être qui fait face au thaumaturge est habillé d’un vêtement
ample rouge et noir, il porte un bonnet à clochettes et donne
l’impression de sortir de la cour d’un roi, son visage est
littéralement blanchi, passé à la craie, et ses yeux brûlent d’une
flamme terrifiante, il tient sous le bras un coffre que reconnaît
immédiatement Silbbus :
— Le Tanarsïlh !
— Oui l’ami ! Le Tanarsïlh ! Je constate que tu sais utiliser
ses voies «transversales » aussi bien que moi. Oh ! Tu voulais
peut-être cette merveille ?
Silbbus, tout à fait remis du choc, sent la colère l’envahir, la
colère et la peur, Tukyur, l’Astarï, bouffon des dieux est rusé et
plus dangereux qu’un magicien fou.
— Tukyur. Maudit bouffon. Rends-moi le Tanarsïlh. Tu le
sais, il ne suffira pas à ramener ton seigneur !
En réponse l’Astarï fait quelques gestes et une sphère de feu
naît entre ses mains, il l’a projette avec violence sur le magicien,
Silbbus l’évite d’un bond et use de flammes à son tour, l’énergie
noie Tukyur mais ne le blesse pas. À nouveau le bouffon envoie
une sphère, plus rageuse encore, une explosion a lieu et propulse
Silbbus très loin. Abasourdi par la puissance de l’Astarï toujours
enchaîné, donc affaibli, il se relève songeant à celle de son maître
Arkotth en tremblant. Il se redresse et esquive une nouvelle
déferlante de feu, puis il rassemble toute sa force et la projette
sur Tukyur, c’est un volcan dont l’éruption sous pression peut
tout détruire sur son passage… sauf Tukyur qui ricane.
« Voilà toute la puissance dont tu es capable thaumaturge ?
Et l’on te dit le plus grand ? Il s’étire comme un chat et crée
furtivement un cône de feu, Silbbus ne peut que fuir, mais il sent
la chaleur lui lécher le dos en dépit de son bouclier, ce Tukyur est
décidément bien trop dangereux.

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Flash ! Erreur monumentale. Le magicien se rend compte


alors qu’il utilise les mauvaises racines. Des flammes qui ne
fonctionnent que dans le monde matériel. Il lui faut un feu
phirien, mais perverti, d’un niveau plus élevé que les énergies
émanatiques qu’il utilise, il s’aperçoit que le lieu où il se trouve
entre deux mondes favorise le pouvoir de l’Astarï. Mais le feu
supérieur demande une bonne préparation, et il n’a plus le temps
d’y penser, il file si vite que Tukyur ne le recherche pas, l’Astarï
tient le Tanarsïlh, et il s’apprête à le ramener à Atzéus sans que
personne ne puisse lui faire obstacle. Ce que Tukyur ne voit pas
c’est Silbbus revenant sous un écran d’invisibilité et qui le suit
prudemment.
Le bouffon utilise les chemins de traverses, il court mais sa
vitesse est démultipliée dans cet espace-temps, Silbbus le suit
sans peine, il s’arrête et renifle quelque chose, puis il traverse la
faille et revient dans le monde matériel sous une forme vague et
presque douloureuse, ainsi dans l’univers physique le fou est-il
faible et dépendant des prêtres, soumis aux cercles durdéens, aux
limites éthériques infranchissables des dragons sculptés. Ce
dernier entre dans le temple où l’attend Atzéus.
Silbbus réapparaît aussi à quelques distances et suit l’être
bossu. Il pénètre dans le temple, une bâtisse de taille moyenne
rectangulaire possédant des donjons massifs et peu élevés, le
bossu passe le seuil d’une pièce, mais il n’est pas matérialisé, sa
silhouette, imprécise et vacillante, dépose le coffre qui lui
échappe comme s’il lui causait une douleur insupportable.
En effet l’objet rend un son mat en touchant le sol, Tukyur a
concentré toute son énergie à le maintenir avec ses bras
immatériels et cela a vraisemblablement provoqué fatigue et
douleur chez lui, par ailleurs le combat avec le thaumaturge a
sans doute terriblement affaibli l’Astarï.
Silbbus voit un homme entrer, il porte une dalmatique gris
perle ceinturée d’un ruban ocre, et tient un récipient en pierre
dont la forme rappelle celle d’un dragon, son visage est glabre,
creusé de fatigue, ses orbites cernés de violet, ses yeux lancent
des flammes. Quand il voit Tukyur presque dématérialisé et
chancelant auprès du coffre, il s’exclame :
— Magnifique ! Tu as réussi à me ramener le Tanarsïlh ! Tu

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as tenu parole !
« Oui, fit Tukyur en parlant avec difficulté, et j’ai dû me
battre pour le conserver, j’ai beaucoup perdu de force vitale, il
faut que je consomme la shindrä des hommes, libère-moi !
Atzéus hoche la tête d’un air rusé.
— J’accepte Tukyur mais donne-moi plus de pouvoirs sur les
hommes !
Un silence s’établit. Silbbus voit le jeu du prêtre qui traite
avec l’esprit servant.
Il tient le dragon de pierre, le réceptacle qui peut libérer le
bouffon ou le tenir définitivement lié à sa condition, et le cierge
portant la goutte de sang d’Atzéus qui déchaînerait par sa flamme
le souffle de l’Astarï. Mais maintenant Atzéus joue le tout pour le
tout, il en veut plus. Tukyur hésite en se dandinant bizarrement
sur ses jambes mal formées ou plutôt déformées par sa condition
spectrale. La Glace autour de son corps à des milliers de lieux de
là ne demande qu’à fondre pour le libérer réellement et lui
conférer à nouveau tous ses pouvoirs, où peut-être le piéger dans
un cristal d’Indilgence.
« Bien, que veux-tu ?
— Assujettir tous les hommes autour de moi et devenir
immortel et riche !
« C’est tout ? Demande l’Astarï sur un ton sardonique,
pourquoi ne pas demander d’être un dieu dans ce cas ? Allons, je
ne peux te doter que d’un pouvoir à la fois, les autres te tueraient
instantanément. Et sache que je ne puis te rendre immortel c’est
hors de mes capacités, mais te conférer une invulnérabilité
relative dans ce monde est dans mes cordes !
Atzéus réfléchit, il fait quelque pas le dragon sous le bras et
le cierge dans une main. Il se tourne brusquement vers Tukyur :
— Rends-moi invulnérable dans ce cas, car je vais reprendre
aux hommes ce qu’ils m’ont volé, la richesse et le pouvoir. Et
quand je verrai le seigneur Arkotth je n’aurais rien à craindre !
Tukyur pivote en émettant un rire fêlé :
« Ce que veux tout homme… Le pourvoir, la richesse, mais
quant à Arkotth… Ah !Ah ! Accompli le rite de libération.
Le prêtre s’assoit par terre et pose le dragon, puis il allume la
bougie. A cet instant Silbbus apparaît et souffle sur la flamme qui

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s’éteint aussitôt, Atzéus crie en se levant d’un bond :


— Qui es-tu ?
— Silbbus !
Atzéus ouvre de grands yeux :
— Silbbus ! Le grand Silbbus ?
— Tue-le ! Hurle Tukyur, d’une voix tonnante, mais trop
lointaine maintenant pour être effrayante.
« C’est un traître, il veut le Tanarsïlh. Il ne te laissera pas en
vie !
Silbbus se tient les bras croisés et regarde sans fureur ni
haine le prêtre, mais il scrute le moindre de ses mouvements.
Lequel chercherait à frapper en premier ? Le prêtre est aux
abois, et le dieu trop affaibli dans l’univers physique pour être
dangereux. La voix de Tukyur résonne aigre et déformée par la
haine :
« Revient dans mon univers thaumaturge et je fais de toi une
effigie de honte et d’horreur, la mort sera douce par rapport à ce
que je te ferais si tu franchis ce seuil !
— Ne t’en fais pas Tukyur, je ne vais pas le franchir ! Mais
toi non plus. Sur ces mots Silbbus donne un coup de pied dans le
dragon de pierre qui va valser dans la pièce renversant la cire
chaude et la bougie.
« Tu ne l’as pas brisé ! Crie Tukyur, regarde, il est en un seul
morceau ! Atzéus fixe désespérément le dragon, s’il le casse, il
peut mourir ou accroître considérablement son pouvoir, mais
personne n’a jamais survécu à cette expérience car le dragon
porte la signature vitale des deux êtres, l’adorateur tenant le lien
et rappelant le dieu, et le dieu en personne acceptant son
officiant.

Silbbus saisit le dragon de pierre à une vitesse trop grande


pour qu’Atzéus puisse réagir, le prêtre a désormais la force de
cinquante hommes, mais en face du grand thaumaturge et de
l’Astarï il n’est encore qu’un enfant. Silbbus glisse le réceptacle
sous sa cape. Il transperce du regard le prêtre :
— Je garderais le dragon de pierre et ce sera le gage que
Tukyur restera à sa place. Si j’apprends que tu voles la shindrä
des hommes je brise le dragon, et si Tukyur se venge sur les

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pèlerins qui se rendent actuellement vers les Phrégïas je le


briserais sans hésitation et viendrait te réduire en une matière
assez immonde pour faire vomir le bouffon lui-même. Le prêtre,
à quatre pattes, cherche avidement quelque chose, Silbbus tend le
cierge contenant le sang d’Atzéus.
— Tu cherches le cierge porteur de ton empreinte ? Le voici,
regarde !
Il lui montre ce qu’il adviendrait de lui s’il s’entêtait à
résister. Atzéus hurle en voyant son propre corps pourrir sur pied
et ses organes se liquéfier entre ses doigts. Ce n’est heureusement
qu’une hallucination.
Tukyur essaie de se maintenir encore et de parler, affichant
une rage désespérée, mais sa voix est inaudible et son corps
éthérique s’efface. Il ne reste qu’Atzéus et le thaumaturge.
— Ta puissance est dangereuse Atzéus, je dois la réduire. Il
avance la main tout en tenant son bâton de l’autre, une lumière
inonde le corps du prêtre qui s’effondre dans un râle. Silbbus
reprend le coffre lentement et se relève, Atzéus lui adresse un
regard suppliant.
— Non, ne me reprend pas le Tanarsïlh. Pas le…
— Qu’en ferais-tu ? Tu pensais rendre le pied au Vactarh et
recevoir des remerciements ? Une récompense ? Je peux te faire
ressentir un instant ce qu’il t’aurait fait petit prêtre, Silbbus fait
un léger mouvement de son bâton et se concentre.
Atzéus ouvre des yeux immenses et devient livide, balbutie
des propos incohérents pousse des cris déchirants, écume, se
roule sur le sol, arrache ses vêtements et supplie, en sudation,
Silbbus arrête la suggestion, et dit :
— Voilà ce qui t’attend auprès du Vactarh, et encore je n’ai
fais qu’effleurer les tortures qui t’attendent, Arkotth ne se nourrit
que de souffrance et de peur.
Le prêtre reste prostré dans un coin de la pièce, son corps
frémit et il ne relève pas la tête. Silbbus n’ignore pas qu’Atzéus a
tué pour en arriver là, et il ne peut permettre au prêtre de
poursuivre son œuvre vengeresse, il lui a ôté les trois quarts de
son pouvoir, et le don abominable de prendre la shindrä,
blasphème éthérique suprême ! Mais Atzéus peut encore incanter,
et il ne doute pas de celui sur qui se porterait désormais ses

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prières.
Il ouvre la porte du temple, des prêtres attendent à l’extérieur
saisis de stupeur devant le magicien qu’ils n’ont pas vu arriver.
Le thaumaturge regarde autour de lui, il aurait bien détruit ce
temple si cela avait servi à quelque chose, les adorateurs
d’Astarïs sont trop nombreux, bientôt d’autres se réveilleraient
pour apporter le désordre dans le monde. Par contre il peut tenter
de réduire ces mouvements et surtout d'en détruire l'origine.
Il décide de repartir avec le Tanarsïlh, et cette fois dans sa
forteresse, les prêtres crient et lui jettent des racines ou des clés
inefficaces. Il a eu de la chance, le feu de l’Astarï ne l’a pas tué
lorsqu'il était un schasmme, là ou Tukyur possède le plus
d'emprise. Il s’élève de quelques centimètres au-dessus du sol et
quitte la région un coffre sous le bras et un dragon de pierre
pourvu d’un cierge sous sa cape. Les objets symboliques
s’accumulent, pourquoi les hommes en cherchent-ils de
nouveaux, pourquoi cette soif de puissance et d’éternité ?
Il a peur de recevoir une réponse à ces questions. Le paysage
défile sous ses yeux, la forteresse de Messeris se situe au sud de
la Norssalie à proximité des falaises glacées, il y séjourne peu de
temps au cours de l’année, souvent pour mettre au point des
méthodes artisanales phiriennes, analyser des objets ou des
fossiles ou simplement se reposer.
Messeris renferme plusieurs trésors d'importance que le
magicien trouve bon de ne pas exposer à la vue des hommes.
Même ses amis parmi les thaumaturges ignorent ce que recèle ses
caves et chambres fortes. Il possède entre autre une imitation de
l’armure presque complète du dieu Arkotth fort heureusement
vidée de sa magie, des bijoux et des armes aïmiens, mais il sait
que Tanaoz détient d’autres éléments du dieu dont il n’a jamais
parlé évidemment, des objets personnels, tunique, sac, et autre
colifichets hideusement dangereux s’ils retombaient entre les
mains de son propriétaire.
Toutefois le bras et l’épée offrent la vision dantesque d'un
pouvoir à peine imaginable et il les a probablement dissimulés
dans sa forteresse du Tannfül en un lieu sûr, du moins l’espérait-
il, car si la relique se trouve entre les mains de criminels et de
fous comme Atzéus ou Tukyur, on peut craindre le pire.

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Reste à retrouver Tanaoz et à récupérer la terrible relique


organique. Pourquoi le vieux l’a-t-il abandonné ? Que
manigance-t-il ? Maintenant qu’il tient le Tanarsïlh et se protège
de son froid terrifiant grâce à son bouclier thermique, que va
faire Tanaoz s’il le retrouve ? c’est avec toutes ces questions à
l’esprit qu’il se dirige du côté est, vers les Phrégïas certes, mais
surtout et avant tout vers sa forteresse de Messeris.

Tallârk, confiné dans les limbes de son propre esprit très loin
de toute action psychique possible, mais pas totalement dénué de
conscience, avait, en fait, une notion précise de ce qui lui arrivait,
et un immense désespoir se transforma en haine vis à vis de son
envahisseur. Mais il ne put s’opposer au sorcier quand il
s’octroya les dons naturels de son hôte et sa force d’esprit
particulière, il était devenu Meltôr, le roi, mêlant plusieurs
personnalités pour créer un être composite effrayant ; Ambius-
Kramior-Tallârk.
Il ne pouvait toujours pas bouger physiquement. Il étudia les
racines et les seaux et s’aperçut qu’ils n’étaient pas inviolables,
les sorciers demeuraient de piètres magiciens. D'ailleurs ils ne
semblaient user que d'artifices très habiles, Kramior devait rire de
leurs enfantillages.
Il avait besoin d’énergie, et il savait maintenant comment
faire pour s’en procurer ; l’œuf du dragon ! C’était l’objet aïmien
qu’utilisaient les sorciers pour créer des illusions. Seulement,
Kramior, libéré, venait de s’apercevoir que l’œuf lui-même
s’adressait à lui. Il contenait un être, une créature qui le liait à
son passé. Iddrarg ! À nouveau il lutta contre l’esprit de Kramior
Bâl et parvint à s’imposer. Pour lui Iddrarg ne signifiait rien,
absolument rien. Il lui fallait maintenir sa position par la seule
force de sa volonté.
Il possédait le corps d’Ambius, et ce corps détenait une force
incroyable. Défoncer les portes ne serait qu’une formalité,
fussent-elles en acier. Et soudain…
Une cinglante lanière d’énergie.
Un fouet de douleur.

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Les nerfs paralysés.


Une griffe de dragon le tenait.

Iddrarg ! Le fœtus n’acceptait pas sa présence chez Meltôr.


Dans ce corps deux personnalités étaient de trop. Iddrarg devait
choisir laquelle aider et laquelle éloigner. Kramior repris
naturellement ses droits. Tallârk dû momentanément abandonner
se rétractant dans la fureur latente d’un esprit spolié.
À nouveau Kramior se mit en action. L’œuf l’aidait à sortir
de la nasse des sorciers. Il versait en lui une énergie abondante.
Un instant il échappa au corps d’Ambius, un risque terrible, car
s’il s’y prenait mal, il ne pourrait y retourner.
Il constata rapidement qu’il pouvait se voir de l’extérieur,
sans difficultés, et aida Ambius-Tallârk à marcher correctement.
Subitement la dépouille du roi lui revint à l’esprit, enlevé par
les sornautes, le corps du Kanj inconscient ne pouvait être
abandonné. Il l’enveloppa d’un bouclier et procéda à une
lévitation lente, il puisait dans l’incroyable énergie d’Iddrarg.
Il devait faire sortir celui-ci des cavernes d’Abigaïl, le roi
sorcier. Auparavant il entoura de cordes puissantes l’œuf, se
garantissant ainsi totalement le jour où il voudrait le rappeler à
lui. Tallârk le suivait docilement porté par la lévitation, toujours
inanimé.
Veillant à ne pas laisser les lieux vides, il créa des clones,
des surgeons osnariens, un double de lui, et Iddrarg allait l’aider
à en composer deux. Un à l’effigie du roi, et l’autre à son effigie.
Seulement leur esprit serait fatalement amoindri, réduit à
l’instinct de survie. Toute intelligence aurait fuit ses corps. Peu
importe que les prêtres maudits des sornautes ne découvrent que
des animaux ou des zombies. Cela les retarderait certainement
dans leurs projets, et lui permettrait, à lui, Meltôr de renforcer ses
plans.
Quelques minutes passèrent en incantations, sceaux et
commandements de chair. Les deux silhouettes surgirent de la
matrice invisible et fragile suscitée par Meltôr et consolidée par
le jeune dragon. Enfin, le tour était joué. Le roi, nu, paraissait
dérisoire, endormi comme un enfant. Ses attributs pendaient
minuscules, vulnérables. Tout le pouvoir réduit à cela !

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Et Ambius sur sa couche, regardait les yeux agrandis un


monde inconnu, bavant tel un nouveau-né, le cerveau vide. Son
propre corps amputé ! Meltôr sentit son cœur battre violemment.
Il se mit à désirer ce corps ardemment, les liens existaient encore
entre eux… il les rompit comme on cisaille sa propre chair, en
retenant un cri de souffrance horrifiée.
La fuite !
Les portes énormes furent traversées sans peine, un seau
d’immatérialité lui permis de se retrouver dehors, dans un décor
de roches torturées et de grottes innombrables, le paysage des
sornautes, bien sûr. Les pièges magiques, les écrans de force qui
entouraient les lieux, devenaient ridicules, il déjouait sans peine
ceux-ci, remparts de sable, jouets d’enfants et défenses
insignifiantes. Il savait maintenant qu’il était libre. La puissance
d’Iddrarg ajoutée à la sienne réalisait des miracles !
Il réintégra le corps, lutta contre l’esprit du roi un instant,
et… à son grand dam perdit le combat. Une nouvelle fois Tallârk
prenait le contrôle du corps d’Ambius. Et ce dernier, au fond des
strates mystérieuses de la conscience commune, luttait, luttait
comme il avait toujours lutté. Avec désespoir et âpreté, captif une
ultime fois de ceux qui l’avaient toujours enchaîné.
Le roi chercha le meilleur moyen de fuir ce lieu, il ne quittait
cependant pas des yeux son corps, habité par un seul désir ; le
réintégrer, il approuvait ce qu’avait fait Kramior, ramener sa
dépouille, c’était un geste prudent, et salvateur, mais il se méfiait
naturellement du conseiller, son ennemi naturel désormais.
Iddrarg ne comprenait rien aux combats internes qui
bouleversaient Kramior son ancien maître et père, et les deux
autres « étrangers », il hésitait maintenant à offrir son aide
comme un chien contraint d’obéir à plusieurs voix.
Le roi sentait néanmoins affluer la puissance en lui, celle que
lui concédait Kramior conscient que la fuite était vitale, et celle
d’Ambius qui enrageait captif de son propre corps et réduit à
l’état d’un embryon à la volonté indestructible. Il ne remarqua
pas son pied totalement inversé, oublia qu’Ambius était manchot,
éprouvant pour la première fois la joie de sclisser, de glisser
littéralement sur un coussin énergétique.

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La Lyconthe trace l'immortelle Glace d'un sillon rouge qui porte


les songes des Phrégïas, la voie des divins, et les illusions humaines
blessées...
Grimoire des Insolites, auteur inconnu.

Coup d’état

Le banquet donné par Éponime se déroulait sous les


meilleurs hospices, l’heure était venue d’assister au spectacle, et
notamment au numéro de Kajel le marionnettiste. La princesse,
amoureuse de théâtre et de poésie avait exigé le calme le plus
complet pour cette séance, ce qui était évidemment une aubaine
incroyable pour l’homme en noir invité ainsi à donner toute la
mesure de son talent.
Non loin de là des jeunes gens observaient gaiement la suite
des événements, l’un était alité les autres chahutaient
prudemment avec lui. Adossé à un pilier quelqu’un embrassait
toute la scène, un petit seigneur nerveux au teint pâle
accompagné d’une dame au visage voilé, l’étrange invité
abandonna son poste au bout d’un moment pour disparaître vers
le théâtre en jetant un regard par-dessus son épaule.
Les barons abandonnèrent à regret leurs agapes bruyantes et
leurs rires tonitruants pour se tourner vers le spectacle. Maître
Kajel tenait deux marionnettes à fils représentant le duc et le roi
en discussion, quelqu’un imitait à merveille les voix des
courtisans à l’arrière du théâtre sous un voile noir.
Première marionnette à l'effigie de Tallârk :
« Messire duc, vous voilà décidé à partir en pèlerinage
blanc !
Seconde marionnette à l'effigie du duc :
« Il faut bien que quelqu’un le fasse Sire, ne m’avez-vous
pas défié ? Allons ! Que chacun fasse comme il le peut et qu’il
gagne ce qu’il mérite !
Tallârk :
Le roi tend sa main gantée ; « Voici ce que j’ai gagné, une

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main raidie par le froid cruel des Phrégïas. Une magie


désagréable. Devrais-je vous déclarer la guerre rien que pour
cela ?
Le duc, laissant tomber son épée :
« Inutile vous me l’avez déjà déclaré pour me reprendre le
Tanarsïlh, attendez que celle-ci soit achevée ! »
Un rire indique que le marionnettiste ne se trompe pas sur les
propos qui amusent la cour, il poursuit son histoire et la conclue
par un faux banquet entre le duc et le roi qui s’achève par le
sommeil des deux personnages ayant trop bus, une fin triviale et
sans faux semblants qui reçoit des applaudissements chaleureux,
puis deux petites filles montent sur l’estrade, et le marionnettiste
abandonnant ses compagnes articulées réclame l’attention du
public :
— Après cette distraction cher public laissez moi vous
présenter mes deux autres marionnettes sans fils cette fois, je vais
faire quelque tours de passe-passe et elles me diront tout ce que
je veux savoir sur les spectateurs que je désignerais.
Éponime est très attentive à ce qui se passe, Gerf est venu
s’installer sur ses genoux, et elle le caresse machinalement. Les
deux petites filles paraissent entrer en transe et se tournent, un
peu raides, vers le public. Le marionnettiste désigne un gros
baron qui raille depuis un bon moment les représentations en
lançant des « exits » tonitruants. D’autres lui intiment de faire
silence.
— Ce seigneur là. Allez mes petites et dites-moi comment il
s’appelle ?
— Le baron Alibert MainD’argent de la maison du comté
d’Estrelac en Adlassie du Sud, déclarent-elles avec une
synchronisation parfaite.
— Merci ! Et quels sont les goûts de notre cher seigneur ?
— Il aime les plats riches, les dames, et même les gentils
pages… un cri étouffé monte de la foule ainsi que des rires, le
baron devient écarlate et cherche à quitter la table, horriblement
embarrassé, devant cette révélation inattendue, mais deux
compagnons d’armes lui tiennent les bras fermement, le conviant
à entendre la suite… son épouse pâle comme une morte
écarquille les yeux, épouvantée.

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« Il aime battre ses chiens, continuent-elles, et ses


concubines, il rêve d’or et de titres honorifiques et il à volé les
terres de bien des gens…
— Ça suffit ! Ordonne le marionnettiste qui estime en avoir
assez dévoilé, cher seigneur mes petites pythonisses ont-elles dit
la vérité ?
Le baron, toujours écarlate, tourne la tête de gauche à droite,
n'osant un regard vers sa femme, et finit par marmonner d’un air
contraint et humilié :
— Je ne suis pas un voleur ! C’est faux !
— Mais pour le reste ?
Le gros homme fulmine et n’ose répondre, safemme se lève
d’un bond et le gifle violemment, puis s’en va outrée.
— Mes deux petites peuvent encore faire mieux… lance le
marionnettiste Elles se dirigent vers le public cette fois en tenant
deux cierges allumés qui dispensaient une fumée blanchâtre et
odorante.
Gerf s’agite sur les genoux d’Éponime, ses yeux brillent tout
à coup :
« Chérie ! Je n’aime pas ce marionnettiste et ces deux
petites… ils ne sont pas…clairs ! Leur esprit cache quelque
chose, l’homme à un pouvoir d'assujettissement comme le roi,
moins élevé que le roi, mais assez dangereux... il y a des drogues!
Éponime répond en utilisant sa pensée :
« Un pouvoir d’Assujettissement ? Mais pourquoi donc ?
Serait-il… ?
« Regardez ! Il désigne encore une personne, envoie la
première petite fille, puis la seconde, oh ! Elles embrassent le
seigneur ravit, elle lui parle tout en le regardant droit dans les
yeux, il se fige, et il murmure quelque chose, oui princesse tout
ceci est anormal…
« Je ne peux pas intervenir maintenant et susciter le doute et
la colère chez mes invités, attendons encore un peu…
Les deux petites filles vont vers leur deuxième seigneur, un
homme maigre et osseux qui leur sourit béatement, le même
rituel se déroule, le vieil homme révèle quelques habitudes
débilitantes sans plus, personne ne voit le coté spectaculaire et
chacun attend que quelque chose se passe. Puis vient le troisième

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seigneur.
Swan s’impatiente, il s’agite mal à l’aise.
— Eh ! Les gars, il se passe quelque chose de bizarre ! Ce
marionnettiste ne me dit rien qui vaille, et ces fillettes sont plutôt
étranges, regardez la tête des seigneurs, on dirait qu’ils sont…
hébétés !
— Hébétés ? Répète, Pitch plongeant soudain dans un abîme
de réflexions, oui, c’est le mot, hagard presque… drogués !
— Drogués ? Drogués… répète à son tour Arn, et pourquoi
pas assujettis ?
Ils se regardent épouvantés comme si la même idée les avait
traversés ; le marionnettiste assujettit les seigneurs ! Pitch pose
une main fébrile sur l’épaule de Swan :
— ‘ Fait pas de bêtises. Je vais y voir de plus près avec
Arn…
Les deux garçons se sont approchés, sans se faire trop
remarquer des seigneurs concernés, après s’être faufilés entre les
dames, leurs enfants, et des serviteurs en livrées. Les seigneurs
ont un regard fixe, le signe de l’assujettissement. Pitch et Arn
connaissent bien ce phénomène, n’ont-ils pas connus cette
situation ? Ils doivent avertir la princesse, mais alors qu’ils s’y
résolvent, quatre hommes les entourent, ils portent des dagues et
les pointent habilement dans leur direction, l’un d’eux les vise
avec une petite arbalète, il s’approche d’eux et leur glisse à
l’oreille :
— Un mot, un seul geste et vous goûterez à nos lames
empoisonnées, suivez-nous si vous ne voulez pas que quelqu’un
d’autre soit blessé.
Arn réprime une furieuse envie de foncer dans le tas, le
regard que lui lance Pitch est éloquent ; ne pas mettre les
personnes présentes en danger. Ils suivent sans broncher les
hommes dont les dagues leur piquent les côtes, et sortent de la
salle de banquet. Dans le couloir un petit seigneur à la figure
crayeuse les attend. Deux hommes l’accompagnent, un colosse
noir et Haudert qui leur arrache un cri de surprise.
— Alors, comment vont mes petits gars ? Ironise le seigneur
en se raidissant sur ses jambes comme s’il ne voulait pas perdre
un centimètre de hauteur.

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— Je ne vous connais pas messire. Que signifie cette


manière de nous obliger à…
— Taisez-vous ! Il fait un geste impérieux de la main, et ses
hommes les entraînent dans une pièce isolée qu’ils referment
derrière eux. Là le petit homme leur fait face, Haudert les regarde
avec intensité et embarras, une lueur haineuse au fond des
prunelles.
Arn et Pitch scrute le masque du seigneur, leurs yeux
scrutent chaque détail, et percent le mystère de Symalion, la
vérité les heurte avec la force d’un coup de poing ; Bryan ! Le
fou est si habilement grimé qu’il est quasiment impossible de le
reconnaître, des onguents ont déformé habilement sa face, son
nez et ses mâchoires. Pitch et Arn ont déjà vu ce que font ces
onguents faciaux, on peut transformer totalement le visage de
quelqu’un, heureusement au bout d’un certain temps les traits
reprennent place.
Arn se précipite furieusement sur le bouffon, mais une main
énorme le saisit et un poing lui heurte la mâchoire avec la force
d'un marteau pilon, le colosse noir le tient, Arn a la lèvre fendue
et une dent brisée, un deuxième coup de poing le plie en deux et
il roule sur le sol presque inconscient. C’est étonnant car Arn
paraît pouvoir encaisser davantage d’habitude. Pitch profère des
injures impuissant, l’un des faux barons lui tient une dague sous
la gorge.
— Du calme mon jeune ami ou je serais obligé de laisser
Acras se défouler sur vous !
— Que voulez-vous ?
— Simplement m’assurez que vous n’interviendrez pas. À
l’heure qu’il est plusieurs seigneurs ont rallié notre cause, contre
leur gré, mais ça ne changera rien.
— Quelle cause ? Qu’allez-vous faire ?
— Moi rien, directement s’entend, mais les barons ont reçu
l’ordre de lever l’armée contre la princesse traîtresse au roi, et de
lui faire payer les humiliations qu’elle nous a fait subir.
— Quoi ? s’écrie Arn en crachant du sang, vous voulez
déclencher une guerre ?
Bryan sourit de façon machiavélique.
— Une guerre ! Oui, c’est bien le mot. Pouvoir enfin jeter la

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princesse aux oubliettes. Il est possible que je m’en occupe


d’abord… Vous voyez, il se trouve que si je sauve le royaume, le
roi me le devra à son retour, et j’obtiendrais un poste en vue.
Cette fois Pitch bondit sur le fou, mais Bryan est entraîné, il
renverse le jeune noir et le frappe dans le dos, Pitch grimace, il
veut se retourner, Bryan le saisit à la gorge avec une force
étonnante pour un corps si frêle.
— Et tu vas aller la rejoindre maître Pitch et goûter aux joies
de l’intimité avec nos geôliers et quelques bagnards
particulièrement sadiques que j’inviterais à la fête. Ensuite, il fait
un geste non équivoque consistant à se passer le pouce sous la
gorge, j’achèverais son calvaire, et le tien !
Pitch roule des yeux hagards. Ils sont perdus. Comment
avertir la princesse à temps ? Il songe soudain à quelque chose ;
Gerf ! Il lui faut tenter de «lancer »avec le teetch. Il ferme les
yeux, tandis qu’on les entraîne vers quelque lieu retiré. Bryan
ordonne au colosse noir :
— Acras, tu t’occupes d’eux, jette-les dans une cellule
intermédiaire en attendant de les livrer à Traudy !
Le colosse a un sourire atroce qui dévoile une rangée de
dents pointues comme des poignards.
— Oui maître, peut-on les torturer un peu avant ?
Bryan fait une moue comme s’il cherchait la réponse.
— Non ! Après que Traudy se sera occupé d’eux, tu pourras,
mais très loin d’ici alors, dans les basses-fosses, tu me ramèneras
leur peau, je la tannerai moi-même… mes soyeux…
Haudert frémis à ce détail macabre, il haït la cruauté du fou
mais il est désormais engagé sur la même voie et ne peut plus
faire machine arrière.
Dans la salle des banquets les fillettes viennent d’embrasser
leur sixième seigneur. Gerf sursaute et enfonce les griffes dans
les cuisses de sa maîtresse, elle tressaute à son tour et gronde :
— Gerf ! Les griffes. Je t’ai déjà dit que c’est très
douloureux, et ça laisse des marques. Que se passe-t-il ?
« Chut ma chérie… Un garçon vient d’appeler au secours.
C’est Pitch !
— Pitch, répète-t-elle affolée, elle jette un coup d’œil au
fond de la salle, Swan est toujours dans son lit, il discute avec

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deux demoiselles, très à son aise à présent, pourtant Pitch et Arn


brillent par leur absence. Elle se précipite vers Hébert
d’Armesson, mais alors qu’elle s’apprête à lui parler, son chemin
est barré par deux fillettes qui lui lancent un regard perçant et
haineux avant de filer en douce.
— Hébert ? Demande-t-elle
Elle est aussitôt interrompue par des éclats de voix, des cris
de rage incompréhensibles et un brouhaha furieux. Les seigneurs
tirent leur poignard et leurs hommes attaquent la garde. Une
révolte !
Un instant Éponime reste paralysée. Le baron se retourne,
son regard s’égare une seconde puis s’éveille tout à coup en
voyant la princesse, il tente de lui dire quelque chose puis d’un
geste rapide la saisit au poignet :
— Princesse ! À moi ma garde ! La princesse est là. Je la
tiens !
— Arrêtez messire. Vous êtes devenu fou !
Des gardes s’ébranlent, mais aussitôt les soldats d’Éponime
accourent. Swan, alerté par le bruit, interrompt la conversation
sibylline qu’il entretient avec les deux jeunes filles et se dresse
sur son séant, voyant les soldats et les gardes se précipiter, il
repousse ses interlocutrices, ôte les draps de son lit et se met
debout, il saisit une épée dans un fourreau posée au pied de son
lit, un vertige l’empêche d’aller plus loin, le malaise est passager
et il se rue vers la mêlée ignorant les appels insistants des deux
demoiselles chargées de le tenir au calme.

Les gardes du baron d’Armesson se battent avec les soldats


du roi, le vieux conseiller la tire à lui tandis qu’elle cherche à
s’agripper à quelque chose. Les seigneurs se battent entre eux,
Scotie hurle pour essayer d’arrêter toute cette folie, mais les
coups pleuvent et il prend le risque d’être atteint par une lame à
chaque instant alors qu’il a laissé sa hache aux offices.
A ce moment Éponime crie à l’ulmain :
— Scotie ! La pierre. La géode des thaumaturges !
L’ulmain le regarde d’un air égaré une seconde puis il
s’éclaire et se frappe le front de la paume de la main.
— Butor que je suis ! Bien sûr… Mais… où est-elle ?

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La princesse se débat comme une tigresse contre


d’Armesson qui tente de la calmer, elle crie :
— Sur ma commode… dans ma chambre. Ah ! Gémit elle,
puis elle est emportée par deux gardes.
— Princesse ! Hurle Scotie éperdument, princesse ! Il
tourne, bondit, clabaude et frappe l’air inutilement, suite à quoi il
se reprend et se dirige de toute la vitesse de ses courtes jambes
vers la chambre d’Éponime.

Si Yortraël et Arcibak quittèrent l’office hospitalier après


avoir prodigué les soins nécessaires à Swan se fut pour se rendre
dans une chambre de l’aile Sud qui n’était jamais habitée, une
fois entrée dans la pièce fort poussiéreuse et humide, ils
verrouillèrent derrière eux, et s’installèrent le plus
confortablement possible, c’est-à-dire sur une couverture à même
le sol, là ils sortirent leur double éthérique et se dirigèrent en tant
que schasmmes, et sans l’ombre d’une hésitation, vers le Pic du
Poignard.
Ils foncèrent à une vitesse folle pour avoir les dernières
nouvelles. Il est utile de savoir qu’un schasmme n’apparaît
jamais instantanément d’un point à un autre, il voyage, seulement
la vitesse des corps éthériques n’était nullement comparable à
celle des corps physiques. Ils parvinrent aux Phrégïas après
quelques minutes d’un déplacement vertigineux, exténués et
dangereusement instables.
Ils admirèrent une fois de plus la grandeur acérée du Pic
culminant à mille deux cents pieds, puis la vaste plaine glacée
s’étendant autour comme un plateau lisse, les entrées des grottes
sur les flancs minéraux gelés autour du périmètre, et au-delà les
chaînes montagneuses et les crevasses. Ils durent réguler le froid
intense qui entamait leur schasmme, et cherchèrent s’il y avait
âme humaine. Comme ce n’était pas le cas ils se mirent en quête
d’un refuge, apparemment aucun magicien ne l’occupait pour
l’instant.
Ils avaient dû revenir trop vite et ne pas laisser assez de
temps aux autres pour remplir leur mission. Mais alors qu’ils se

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dirigeaient vers une grotte pour discuter tranquillement, la glace


se fendit et une forme rouge remonta à la surface, une
monstrueuse salamandre, son gardien, la Lyconthe.

L’ancien gardien des Phrégïas avait plusieurs particularités,


il sentait à des milles toute présence humaine, jaugeait les
visiteurs, les observait un temps avant de leur barrer le passage.
Il ne dévorait pas les hommes comme le disait la légende, il
aspirait plutôt une partie de leur shindrä ou fluide vital. Cela
créait les conditions précises pour les affaiblir, et les manipuler à
son gré. La créature cherchait, avant tout, ceux qui permettrait à
la Glace d’être délivrée des spéculateurs. Les magiciens en
première ligne. Et souvent elle frappait pour décourager ou
expulsait les pélerins n’apportant pas les réponses satisfaisantes
avant même qu’ils sachent si elle possédait bien ces réponses. La
procédure demeurait aussi complexe que mystérieuse. Depuis
quelques années cependant, la Lyconthe outrepassait ses droits, et
tuait avec trop de facilité.
Parler et caresser la Phrège équivalait à un billet d’entrée
pour le pèlerin. Tout objet arraché à la Glace, vestige, relique ou
artefact était ôté par cette douanière impitoyable. S’il présentait
des signes de vitalité phirienne évidemment. Les pierres Abolies
ne comportaient aucune activité décelable, et beaucoup de
magiciens comptaient là-dessus pour en ramener un nombre
considérable ou en faire un commerce illicite.
Les mauvais magiciens.
Les affairistes véreux.
Ceux qui revenaient frappés de la lèpre phrégique qui était
une fièvre de cupidité incurable.
Et il y avait la Lyconthe.
Yortrël se souvint de l’attaque foudroyante de la Lyconthe
sur Arcibak et comment celui-ci avait subi la phrégition, puis
comment Silbbus avait déphrigé le magicien et établi une clé de
permanence. Arcibâk était un miraculé, et revoir la Lyconthe à
cet instant fut pour lui un choc effrayant. Il eut le réflexe de se
protéger en tendant son bâton, c’était un geste inutile car tous les
deux pouvaient partir très rapidement de cet endroit, mais
inexplicablement la présence du gardien les fascinait. Ce fut

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quand le bâton d’autorité d’Arcibâk toucha la bête qu’il ressentit


sa signature intime.
« La Lyconthe n’est qu’un schasmme ! Cria-t-il au comble
de la stupéfaction.
« Quoi ? Répondit Yortraël, un schasmme ? c’est… c’est
contraire à tout ce qu’on nous a enseigné sur…
« Oui ! Cria Arcibâk, mais on ne sait pas grand chose de
cette créature, elle nous étonne à chaque fois par ses singularités.
Ce n’est pas tellement étonnant qu’un être possédant la magie
des anciens puisse sortir un schasmme !
« Si c’est un être pensant et supérieur oui, mais… un
monstre semi-minéral et reptilien ? Et de toute façon ce n’est pas
dans la charte des anomalies phiriennes…
Avec une vélocité cauchemardesque la Lyconthe chargea en
se contorsionnant, les magiciens l’évitèrent cependant en
bondissant.
« Pourrions-nous lui envoyer quelques racines mortelles ?
demanda Arcibâk.
« Ça ne servirait à rien, elle s’adapte à toutes les magies, et
l’on ne doit jamais répéter deux fois le même coup si l’on ne veut
pas qu’elle le réutilise contre nous, les matrices sont le seul
recours, mais à la moindre erreur… je ne préfère pas y penser !
« Charmant ! On ne peut rien faire alors ?
« Si partir… mais bizarrement je n’arrive pas à sortir d’un
périmètre précis, pourquoi ?
« Je n’en sais rien mon cher Arcibâk, on dirait que…
quelque chose ou quelqu’un nous empêche de fuir…
« C’est ridicule ! Personne n’a ce pouvoir !
Arcibâk poussa un cri, la Lyconthe, convertie en une sorte de
serpent dans l’instant venait de lui mordre la main de ses crocs
acérés avant de fuir hideusement sous la Glace, le thaumaturge
retint un hurlement, se tenant le poignet. Il s’affolait, sa main se
rigidifiait, un givre commença à la recouvrir, puis une glace
épaisse, Yortraël cria à son tour :
« La phrégition ! C’est impossible. Pas sur un schasmme ! Il
prononça plusieurs formules et tenta de faire refluer la glace,
vainement, Arcibâk lâchait d’inutiles imprécations, la Phrégïa
investissait son corps éthérique, et lui grimpait jusqu’au visage, il

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roulait des yeux terrifiés en direction de Yortraël qui hurlait :


« Joins ta force à la mienne ! Par tous les dieux. Après tout
ce qu’on sait faire, on ne peut pas finir aussi bêtement !
Mais tout effort s’avéra inutile, Arcibâk jeta un dernier et
pathétique regard à son ami et se figea dans une gangue
transparente, Yortraël se tourna furieusement vers la Lyconthe
qui tournoyait dans la phrigée semi-liquide sous ses pieds et
envoya ses cordes les plus puissantes, la Lyconthe émit, au
travers de la Glace, une sorte de gémissement d'enfant et se tordit
de douleur, le magicien assenait sans relâche de nouvelles clés
afin de ne pas donner la possibilité à la créature de s’y adapter.
Elle fouettait affreusement la phrège de sa queue et envoyait
en l’air des quantités de glace pilée semblable à une neige, son
schasmme souffrait, Yortraël cependant s’affaiblissait. S’il avait
été présent en chair et en os il aurait pu maintenir un rythme
d’enfer beaucoup plus longtemps, mais il était loin de son corps,
et avait déjà utilisé énormément d’énergie.
Ses coups faiblissaient et ses formules se raréfiaient, il avait
fait le tour des magies offensives, même le vieux cyclone
temporel n’était plus efficace, il s’arrêta et voulut reprendre son
souffle, à cet instant, le schasmme de la Lyconthe bondit et lui
enfonça ses crocs dans l’épaule droite. Comment la Lyconthe
avait-il pu reprendre de la vitalité aussi vite, après la colossale
quantité d’énergie utilisée pour la blesser ? Il ne put répondre à
cette question car la Phrège lui envahit le bras, le cou puis le
visage, il vit quelque chose avant de mourir, et ouvrit de grands
yeux effarés, une silhouette gesticulante et pirouettante, la
silhouette d’un fou ricanant qui flattait le dos du monstre
écarlate.
« Bonjour mon ami thaumaturge ! Je vois que tu n’as pas su
rompre la glace avec mon compagnon préféré. Ne me regarde
pas ainsi tu me transperce le cœur. Bravo pour être revenu à
temps au lieu de rendez-vous. J’attends aussi les autres, votre
erreur est d’utiliser le monde éthérique mon enfant, c’est là que
je suis le meilleur… dommage que tes compagnons ne le sachent
pas… adieu ! Je gage que vos corps physiques vont beaucoup
souffrir…
Yortraël voulut émettre une ultime pensée, vainement,

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l’obscurité totale l’avala.


Arcibâk et Yortraël étaient tous deux dans une pièce
verrouillée quand ce drame arriva, leur schasmme fut emprisonné
dans la Phrégïa, une partie d’eux-mêmes était morte désormais
ou irrécupérable. Lorsqu’un tel accident se produisait, cela
arrivant aux magiciens trop sûrs d’eux, les possibilités s’offrant
aux victimes étaient celles-ci ; soit elles revenaient à elles parfois
handicapées ou mortellement affaiblies, soit elles ne se
réveillaient jamais jusqu’à ce que leur corps physique meure
parfois des années après la destruction de leur schasmme.
Évidemment, on ignorait tout de leur sort au château
d’Orlân, pour l’heure les événements s’emballaient et la
princesse avait autre chose à penser.

Le retour de la baronne Sabine Blancsang Aigle s’était


accompli sans incident majeur si ce n’était l’amertume et le
sentiment d’impuissance qui l’habitait et croissaient en elle
depuis le décès du jeune magicien. Elle se relevait la nuit pour
contempler la dépouille du jeune homme et caresser le totem que
lui avait laissé Xithos en guise de couronne mortuaire, retenait
ses larmes, serrait les dents et essayait de reconstruire un avenir
auprès d’un autre jeune compagnon aussi doué dans les arts
phiriens, mais cela ne la convainquait pas réellement, une autre
magie, indéfinissable, avait agi sur elle, loin des arts phiriens qui
la laissait indifférente.
Il ne s’était pourtant rien passé entre eux, que cette nuit de
fièvre ou le garçon avait failli mourir de froid et où elle l’avait
réchauffé, son corps nu contre le sien, et aujourd’hui, c’était elle,
oui elle qui avait froid et qui ne parvenait plus à se réchauffer,
une partie de son âme demeurait glacée.
Ils arrivaient maintenant en vue de la Fondrière caldénéenne
c’est-à-dire au château de Trecy, là les montagnes s’élevaient
telle une muraille naturelle infranchissable, et les vents hurleurs
et tourbillons aux effets miroir circulaient sur des pistes
indiscernables, prêts à emporter tout sur leur passage.
Plus haut, au nord-est, on distinguait la forêt des pins rouges

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océan mauve dans l’azur, la Fondrière n’était pas très active, les
fort-gouffres n’opéraient jamais à cet endroit, ou rarement. Elle
connaissait les passages couverts, les chemins de traverse pour
accéder à la cité sans dommage, espérant qu’un vent furieux
l’emporte à jamais dans un monde ou nulle douleur n’existait,
nulle injustice, un monde où le désir s’abolissait lui-même pour
ne laisser qu’un néant de sensations et de pensées.

Une heure plus tard elle se retrouve auprès de la duchesse, la


fatigue creuse ses traits, Annegarelle lui tend les bras et
l’embrasse, puis voyant son air accablé, son épuisement évident,
elle fronce les sourcils :
— Dieux, baronne qu’elle mine défaite ! Qu’est-il arrivé ?
Où est notre jeune magicien ?
La baronne baisse la tête les yeux emplis de larmes, la
duchesse se pétrifie, le fond de teint, sensé cacher les traits
ravagés, fait à peine écran à sa soudaine pâleur. Sabine verse des
larmes, c’est le pire, la catastrophe. Un drame terrible. Elle
chancelle, deux serviteurs lui avancent un siège.
— Non ! Non Sabine… ne me dites pas que…
— J’ai fais ce que j’ai pu ! Il est parti sans m’avertir… il
avait trouvé… une méthode pour drainer le… fleuve de son or…
pardonnez-moi !
Elle tourne les talons et se précipite vers la sortie incapable
d’en dire plus. Annegarelle, le regard dans le vide, la lèvre
inférieure tremblante, les mains crispées sur les accoudoirs de
son fauteuil ne peut formuler un mot.
Quoleo vient d’entrer, un serviteur lui glisse quelques mots à
l’oreille, il s’immobilise et respecte le silence d'Annegarelle.
Pourquoi cette sensation de deuil ? après tout ce n’était qu’un
jeune… écervelé de thaumaturge, et elle le connaissait à peine…
elle se met à sangloter et le besoin irrépressible de jurer la saisit,
de maudire les hommes et leurs guerres, leur avidité, leur
imbécile soif de pouvoir et de gloire !
Elle veut se relever, mais un fardeau l’écrase sur son siège, et
elle retombe dans un gémissement de bête blessée. Qu’était-il ?
Un jeune garçon… éclatant de fraîcheur, trop irréfléchi, plein
d’une candeur merveilleuse, si maladroit… vif et

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intelligent…comme un fils, le dernier lui restant… le dernier fils


qu’elle avait envoyé à la mort… elle se dresse et part d’un pas
mal assuré vers sa chambre, anéantie subitement, fauchée à la
base impitoyablement. Chaque pas lui coûte une fortune, deux
valets la soutiennent. Quoleo regarde la dame le cœur serré et des
larmes lui viennent à son tour, un fleuve derrière une écluse
verrouillée, sa pâleur est effrayante, quand s’arrêteront ces vents
mauvais secouant le duché, ces vents apportant des nouvelles
contraires qui déchiraient de joie où ensevelissaient de chagrin ?

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La Phrège est l’amie des flammes, des pierres, et des reliques qu’elle
fait resurgir dans l’éblouissement des révélations. Pourtant là où elle
brille de toute sa splendeur c’est dans le regard des hommes…
Grimoire des Vifs (note marginale).

Espoir

Le lendemain la duchesse se leva tôt comme à son habitude,


Lyedia, auprès d’elle, consternée par la mort du jeune homme,
demanda à voir la baronne. Sabine la salua, pâle, les yeux cernés
d’un bleu si intense qu’elle pousse une exclamation en la voyant.
Annegarelle s’avança vers elle et la saisit puis la serra sur sa
poitrine. Elles s’approchèrent du corps du jeune Thibaud, au
visage si paisible, aurifié, enveloppé d’un lange doré
énigmatique. Il reposait sur une litière de Nerphalis, fleurs
blanches préservatrices, et ressemblait à une idole momifiée, une
déité antique, un éphèbe sculpté par un génie.
— Il était si… sensible…
— Oui, vous l’aimiez… n’est-ce pas ?
Sabine secoue la tête, la question d'Annegarelle a tellement
de sens possibles. La cérémonie d’enterrement doit avoir lieu
l’après-midi même, le corps sera inhumé dans un petit cimetière
dépendant de Trecy, auprès des amis de la famille des
MonDragon.
— C’est… curieux, fait Annegarelle en soulevant une
guimpe blanche, les thaumaturges sont tellement difficile à…
tuer d’habitude, j’ai l’impression que lui est mort… comme ça
avec une facilité déconcertante, comme une fleur au printemps,
je m’en veux… elle place un mouchoir sur son nez et renifle, il
était fragile… tellement fragile et je ne l’ai pas vu, comprit,
même nous les femmes agissons comme des brutes depuis ses
folies de batailles et d’excursions.
Elle se tourne vers Sabine et lui dit doucement :
« Je ne parle pas pour vous Sabine, je sais que vous êtes une

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guerrière dans l’âme, mais… nos royaumes ont besoin d’êtres


doués et sensibles. Est-il possible que le cœur le plus pur du
duché fut celui de ce jeune Thibaud ?
Sabine ne peut lui répondre, la voix lui reste bloquée au fond
de la gorge, et elle se contente d’un râle de bête malade qui
ravale silencieusement sa souffrance.

La cérémonie d’enterrement achevée, le petit cortège revient


vers le château sous un vent coupant. La duchesse fait amener
des braseros et attiser toutes les cheminées, on apporte du vin
chaud, Sabine en vide plusieurs verres cul sec les yeux dans le
vague.
— Ainsi, vous avez trouvé de l’or ?
— Oui ma dame, deux curbs, répond la guerrière d’une voix
pâteuse.
— Deux curbs ! Voilà qui va nous arranger de mille façons.
— J’imagine…
La duchesse ravale son chagrin avec un haut-le-cœur, puis
elle regarde d’un air désolé la baronne.
— Quoi que vous en pensiez cet or pourra nous aider
considérablement, le comte Adémarch, encore présent hier matin,
nous a proposé son aide financière, elle s’adressa cette fois à
Lyedia, n’est-ce pas comtesse ?
— Oui, mon mari, et moi-même, avons été au comble du
bonheur d’apprendre que notre fils Annrick était en vie…
Sabine relève la tête une lueur brille dans ses yeux, quelque
chaleur lui revient, cette nouvelle lui procure un plaisir
incroyable :
— Comment… ?
Lyedia jette un regard en rougissant à Annegarelle, et
explique de quelle manière c’était arrivé. Sabine s’éclaire d’un
sourire, ce qui réjouit grandement la duchesse qui ne sait plus
comment redonner un peu de joie à ce beau visage labouré par la
peine.
— Magnifique ! L’amour serait un vecteur idéal pour les
teetchs ou du moins certains. Et Annrick vous attend sans nul
doute, je comprends votre joie. Si je puis contribuer d’une façon
ou d’une autre à vous permettre de le rejoindre ou mieux

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encore... de le ramener…
Lyedia pose une main affectueuse sur l’épaule de la jeune
baronne.
— Merci. Cette proposition me touche énormément, surtout
après la perte que vous avez subie… mais je pense que la
duchesse à besoin de vous.
Sabine hoche la tête. Annegarelle glisse quelques mots à l’un
de ses serviteurs, ce dernier s’empresse d’obéir.
— J’avais dit à votre mari, chère Lyedia que j’aurais des
subsides, eh bien, vous allez pouvoir constater par vous-même.
Le serviteur revient avec un plateau, il porte une énorme pépite
d’or arrachée aux concrétions emplissant les chariots.
— Ciel ! S’extasie la comtesse, c’est… splendide ! Autant
d’or ?
— Les rives du fleuve Aisné, au delta plus exactement, il y a
un territoire encore mal connu, les boues sont dangereuses et des
créatures malfaisantes la hantent, mais… pour ceux qui ont le
courage d’affronter ces dangers… il y a l’or. Il est vrai que sans
magicien c’est peine perdue, dans notre cas l’or s’est amalgamé
autour du bâton d’Autorité du jeune Thibaud. Elle regarde avec
inquiétude Sabine qui ne cille pas et pose une main amicale et
protectrice sur son bras, il a mis au point une formule pour
extraire les particules d’or que recèle la vase du fleuve.
Lyedia touche la pépite méditative et fascinée.
— Je vais essayer de vous trouver un thaumaturge de talent
pour travailler sur ce procédé, dit-elle enthousiasmée.
— C’est vraiment aimable de votre part chère Lyedia, mais
j’ai déjà fais mander tous les thaumaturges capables de la région,
hélas, ils ne me conviennent pas, trop impudents, maladroits, et
superficiels, je ne vois pas là de graine de grand maître dans la
décade à venir…
La comtesse fait un signe de tête.
— C’est exact, on surévalue beaucoup trop les écoles et
institutions sur les arts phiriens, toutefois nous trouverons, l’or
nous y aidera.
— C’était ma première intention, acheter les services
d’autres magiciens pour suivre le périple de mon mari et l’aider
comme je peux. Vais-je devoir me rendre moi-même dans les

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Phrégïas ?
La comtesse a un mouvement instinctif pour retenir la
duchesse :
— Garelle, que dites-vous là ? Ce serait folie ! Vous reverrez
Siân.
La baronne prend la main d’Annegarelle :
— Lyedia à raison, ne vous mettez pas de telles idées dans la
tête, je n'y enverrais même pas mon pire ennemi.
Annegarelle sourit d’un air contrit.
— De toute manière la régence m’empêche de partir, les
barons comptent sur moi et je ne peux abandonner le château.
Mes responsabilités ici sont trop importantes, en fait, sans
magiciens je me sens vulnérable, mais je crois que j’aurais
encore plus besoin d’un ministre supplémentaire.
Un garde entre dans la salle et annonce :
— Deux thaumaturges souhaitent rencontrer la duchesse !
— Deux thaumaturges ? S’exclame Annegarelle, dieux !
Quand on parle du loup… !
— Silbbus… ? Lance la baronne.
La duchesse hausse les épaules :
— Peu importe, qu’on les fasse entrer, vite.
Les visiteurs apparaissent sur le seuil de la Grand-Salle, l’un
est de haute taille et osseux, ses bras démesurés sont posés sur un
bâton d’Autorité, comme un jardinier au repos, il possède un
visage creux et émacié, une mâchoire en galoche et des yeux
globuleux, le deuxième, plus jeune, de taille moyenne, secoue
une tignasse bouclée et une courte barbe, sa peau est tannée par
la réverbération des soleils, il change son bâton de main sans
arrêt pris d’une activité maladive.
— Groswen et Narboth, thaumaturges ! Clame un serviteur.
La duchesse s’avance avec un sourire de satisfaction non
équivoque.
— Entrez messires. Soyez les bienvenus !
Les thaumaturges s’inclinent.
— Ma dame, dit Narboth, nous voici pour un peu de temps à
votre service, c’est pour nous un honneur.
— Êtes-vous de la Guilde ? Que devient Silbbus ?
— Nous sommes de la Guilde en effet, nous avons décidé de

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nous occuper des royaumes fosséens en grand danger, quant à


Silbbus, il va et vient, lutte pour le bien, contre des forces qui se
lèvent et qu’il faut arrêter dès à présent…
— Seigneurs ! Des forces ? Ainsi nous avons bel et bien
bouleversé le monde avec nos prétentions à atteindre les
mystères impénétrables… !
— Les lumières inexprimables…
— Les Flammes indicibles…
— Si l’on veut, ne jouons pas sur les mots, mais ce n’est pas
si simple duchesse, les pèlerinages ne sont pas une erreur en soit,
ce sont les motivations qui se révèlent souvent mauvaises. Les
glaces sont en colère, nous avons trouvé des gens phrégifiés dans
leur village, des soldats dans leur fort, et cela au nez et à la barbe
des thaumaturges, mais avant d’aller plus loin et de poursuivre,
nous avons vu la banderole de deuil sur la porte d’entrée,
permettez-nous de vous demander qui nous a quitté ma dame ?
La duchesse lutte un instant contre la peine qui lui serre la
gorge et débite d’un voix hachée :
— Un jeune homme, un thaumaturge pour qui j’avais
beaucoup d’affection, Thibaud Ewerloock. Il était très
désordonné, courait d’une expérience à l’autre, bourré d’intuition
et de talent, attachant et pétillant d’idées neuves. Il est mort en
mission, il devait me ramener de l’or… c’est une immense perte.
Groswen sursaute.
— De l’or ? Il savait que depuis des dizaines d’années la
recherche d’or comme son extraction avait été prohibée par les
deux royaumes en raison des nombreuses vies perdues au cours
de ces missions. Quelques peuples s’y adonnaient encore avec
plus ou moins de bonheur, mais dans l’ensemble on le laissait là
où il se trouvait au profit de la transmutation des métaux, autre
méthode discutable et dangereuse, mais plus en vogue dans les
royaumes fosséens. Quelle idée saugrenue l’a attiré là bas ?
— Dites plutôt quelle idée saugrenue m’a pris de l’envoyer
là bas !
— Avez-vous trouvé de l’or ? S’enquiert Narboth, soucieux
tout à coup.
— Oui, le jeune thaumaturge à mis au point une méthode
pour attirer le métal précieux avec son bâton d’Autorité, mais

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hélas, il a dû commettre une erreur quelque part, on l’a retrouvé


presque complètement aurifié. La baronne chargée de
l’accompagner l’a ramené hier au matin avec deux curbs du
métal précieux.
— Pourrions-nous voir le jeune homme ? Demande Groswen
en jetant un regard à son compagnon Narboth.
— Sa tombe est dans le cimetière attenant à la chapelle.
— Vous n’avez pas compris ma dame, Groswen vous
demande de voir son corps, sa dépouille.
— Quoi ?
Sabine qui s’est éloigné revient l’air outré.
— Savez-vous ce que vous demandez ? Comment osez-
vous ? Le jeune homme est incarcéré dans l’or, cela devrait vous
suffire !
Groswen lève une main apaisante :
— Pardonnez-nous baronne, nous ne voulions pas vous
blesser, mais on peut sans doute le désincarcérer… vous
récupéreriez ainsi l’or qui le recouvre sans abîmer sa dépouille et
peut-être bien plus…
— Non ! Pas question. Cet or est son linceul, le seul qu’il
mérite, pour son exceptionnelle qualité d’esprit et de cœur, et je
considérerais cela comme un sacrilège que d’y toucher !
Narboth fronce les sourcils, il commence à s’échauffer un
peu et fait sur un ton assez dur :
— Écoutez baronne, je respecte vos sentiments, mais nous
sommes des maîtres de la Guilde, et nous offrons notre aide
quand nous jugeons que cela peut-être utile, par ailleurs nous
avons d’autres affaires qui nous attendent. Il tourne les talons et
se ravise tout à coup.
— Votre garçon incarcéré est peut-être encore en vie !
La baronne pâlie soudainement, et vacille, Annegarelle fait
de même et si un valet ne veillait au grain elles seraient tombées
l’une sur l’autre.
— Seigneurs ! Par le ciel et tous ses saints ! S’écrie
Annegarelle que chantez-vous là thaumaturge ?
— La vérité. Il y a de cela une dizaine d’années un de mes
amis était partit quérir un métal précieux, il lui est arrivé la même
chose, on l’a retrouvé étroitement imbriqué dans le métal, et tout

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laissait croire que mon pauvre compagnon était mort. Mais après
un sérieux examen je me suis aperçu que ce bon garçon avait
conservé un bouclier autour de lui, assez léger pour ne pas
l’encombrer et le fatiguer et assez fort pour le préserver des
menaces extérieures. Il respirait encore ! Dois-je vous dire la joie
de le revoir après l’avoir sorti de cette nasse métallique ?
— Miséricorde ! Non ! Sabine eut un haut le corps, sa pâleur
faisait peine à voir, non ! messires, si vous me trompez…
— Allons baronne. Je ne pas dit que le jeune homme sera
sauvé. Rien n’est sûr en ce domaine. A-t-il conservé son bouclier
au moment de tomber dans le lac et d’être… aurifié par cette
maudite formule qu’il n’a pas su maîtriser ?
— Je ne savais même pas que les magiciens portaient
constamment des boucliers.
— Ce n’est effectivement pas le cas de tous, toutefois c’est
la première chose que l’on apprend chez un thaumaturge de
l’école supérieure de magie appliquée. Et c’est la première chose
que l’on oublie à la manière de certaines parades aux jeux
d’échecs qui dès le départ évite bien des problèmes…
— Du diable si je comprends les échecs, messire, mais le
jeune homme était non seulement couvert d’or… mais envahit
par le métal précieux. Et… elle se dresse et jette un regard
désespéré à Annegarelle, ma dame, je vous en supplie, il faut que
j’en aie le cœur net !
— Oui ! Moi aussi, et bien que cela me fasse grand mal de
l’exhumer, je pense que nous allons nous y résoudre !
Elle donne des ordres, enfile un manteau de fourrure, envoie
des serviteurs avertir les fossoyeurs et lance aux magiciens :
— Messires il est temps de faire renaître nos âmes. Allons !
À cette seconde un gros chat apparaît, Frost a entendu la
singulière agitation des occupants de la salle ducale, sa maîtresse
s’y trouve, il se jette dans ses jambes, Lyedia pousse un cri :
— Seigneur ! Que fais-tu vilain teetch ? Veux-tu me faire
tomber ?
— Attendez !
Sabine fixe le teetch avec une fascination étrange, elle
s’approche et le caresse, puis elle dit à voix basse :
« Pourrais-tu me dire si mon ami Thibaud le magicien est

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encore en vie ? L’animal la regarde d’un air affectueux, ronronne


et donne des coups de têtes amicaux. Une voix lui parvient :
« Oui, je peux essayer, mais c’est plus facile pour moi quand
je peux puiser mon énergie dans un coït…
— Hélas, teetch je ne peux t’offrir cela, ni personne ici
d’ailleurs, peux-tu le tenter quand même ?
— Je peux, à la condition que vous imaginiez au moins très
intensément une… enfin un accouplement avec le mâle de votre
choix… !
Sabine ferme les yeux, évidemment ce ne sera guère
difficile. Thibaud est là, présent, et frais dans son souvenir, par
contre elle n’a guère l’habitude de fantasmer et les minutes
passent tandis qu’elle fournit un effort visible d’imagination.
Le teetch paraît fermer les yeux et son ronronnement cesse.
Lyedia et Annegarelle regardent la baronne penchée sur le chat,
son intention semblait évidente, elles attendent l’air soucieux, les
magiciens se tiennent immobiles et observent l’animal et la jeune
fille. Ils communiquent indéniablement.
Sabine se relève tout à coup et un sourire illumine son
visage :
— Frost à essayé de communiquer avec Thibaud. Il est
encore en vie. Il pense !
Narboth approuve de la tête :
— Attendez baronne. Il faut que je vous dise, le teetch a sans
doute raison, il y a une activité cérébrale chez notre jeune ami,
donc il est encore en vie, mais… rien ne dit qu’il sera possible de
le tirer de là, ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir
tué, et par ailleurs j’ai vu beaucoup de teetchs prétendre recueillir
des pensées sur des morts, le cerveau peu fonctionner longtemps
après la mort physique d’un thaumaturge… des résidus
émanatiques.
La joie de Sabine chute aussitôt, mais elle préfère la
franchise du thaumaturge à un vain espoir.
Ils partent, Sabine grelotte de froid, mais aussi d’espoir, un
page dépose sur ses épaules une épaisse aumusse, elle le regarde
reconnaissante et son cœur s’arrête, la beauté du visage, sa
douceur, sa fraîcheur la frappe au cœur. Elle revoit Thibaud.

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Au travers de la faiblesse des hommes, les arts phiriens révèlent


leur invincible puissance et leur inexorable nécessité.
Grimoire des Vifs (note marginale)

Réapparition

La nuit à fort Lingh fut très courte, le lendemain les hommes


se levèrent dans un funeste silence, un soldat annonça la mort du
capitaine Hort Annebi, ce fut un choc qui retarda le départ de la
troupe.
Evrard, quant à lui, se sentait mieux, la magie mortelle
régressait, néanmoins une faiblesse terrible l’accablait le rendant
incapable de la moindre action efficace.
Le duc eut l’impression d’un nouveau coup de poignard, il
maudit la destinée et fit enterrer son ami dans la cour du fort
laissant une épitaphe écrite de sa propre main ; « Mort, fidèle à
ton duc qui a entraîné dans un voyage sans espoir, trop de
valeureux amis, les Dames puissent-elles t’accueillirent en leur
sein. »

Ils partirent le cœur lourd cette fois, Tigger pleurait dans le


chariot près de Blick endormit et qui ne s’éveillait que pour
pousser des cris déchirants. Ils arrivèrent à Abnnos en cours de
matinée. C’était un village constitué d’igloos de pierre appelés
Simaaks, des ulmains s’affairaient à leur ouvrage, artisanat varié
et grossier dont la qualité essentielle demeurait la solidité. Ils
furent accueillis par le prévôt responsable, un ulmain de forte
corpulence et revêtu de peaux colorées et d’un bonnet orné de
pierreries assez banales.
Il fit entrer Siân, Paulmarc et Simon dans un grand Simaak
très confortable comportant un mobilier assez luxueux. Ils
s’installèrent dans de larges coussins de cuir et le chef leur passa
une pipe, geste d’hospitalité et de partage fréquent dans ses
contrées.
Ils expliquèrent qu’ils étaient venus acheter ou louer des

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Yusqs. Le chef leur répondit que leurs derniers chiens avaient été
vendus à des marchands ambulants désireux de fouiner dans les
Phrégïas. Le duc pesta, il ne restait que les draqqats ses élans
balourds qui s’enfonçaient dans les crevasses trop facilement,
mais il n’avait pas le choix, il paya quatre puissants mâles,
infatigables à la marche, mais peu rapides, et fit l’acquisition de
plusieurs traîneaux d’occasion dont plusieurs réclamaient force
réparation. Ils achetèrent des provisions également, Silbbus avait
laissé au duc une bourse de souverains afin de l’aider dans ses
dépenses. Comment s’était-il procuré cet or ? Était-il le produit
d’une alchimie ou d’un vol ?
Il abandonna la deuxième idée connaissant la loyauté du
vieux magicien. La première lui fit froid dans le dos, on racontait
que l’or provenant de l’alchimie pouvait altérer les chairs et
transmettre une lèpre hideuse, une avidité qui rendait fou furieux.
Siân n'écoutait pas ce genre de fables et bien décidé à faire fi des
racontars poursuivait sa route. Superstitions absurdes si l’on
songeait qu’un magicien de la trempe de Silbbus devait être
richissime et qu’il n’avait rien d’un fou furieux. Depuis quelque
temps cette méfiance quant à ses amis les plus proches le
perturbait. Un pourrissement évident les gagnait et il lui fallait
combattre cette tendance avec vigueur s’il ne voulait pas que cela
devienne une psychose.
Paulmarc avait l’air furieux, il prétendait que les Kolcheeks
auraient pu faire un effort et lui vendre des chiens de traîneaux,
Siân était le duc après tout et cela méritait quelque considération.
La mentalité des Kolcheeks laissait à désirer, mais Siân ne
voulait pas forcer les habitants d’Abnnos à dire ou faire des
choses qu’ils ne souhaitaient pas, il aurait sans doute besoin
d’eux. Les hommes profitèrent de boire et manger dans une
auberge, s'octroyèrent une nuit de repos, du moins ceux qui
n'allèrent pas s’engoufrer dans des maisons de tolérance. Le fait
qu’il s’agisse de femmes ulmaines ne semblait aucunement les
déranger.
Picjoz, Sulkor et Orthox préférèrent aller dormir, il est vrai
que pour les deux géants, de race aussi différente, il n’y avait
guère de partenaire correspondante, les Kolcheeks des plaines
par contre y trouvèrent leur compte. Les hommes tigres firent

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comme Orthox, ils s’isolèrent des ulmains trop curieux qui les
questionnaient et s’enfermèrent dans un Simaak pour récupérer
les heures de sommeil qui leur manquait.
Mais le duc rassembla dès le lendemain sa troupe, il n’était
plus question de perdre de temps, la nouvelle lune commençait le
lendemain soir, et ils devaient alors se trouver impérativement au
Pic du poignard où ils auraient la nuit pour découvrir de
nouveaux artefacts quitte à dormir le jour suivant. Il ne se posa
pas la question à savoir ; rencontrerait-il d’autres pèlerins sur
place ? c’était possible, curieusement il ne songea pas à Tallârk,
il aurait probablement du retard, l’occasion rêvée pour lui de
trouver des reliques avant le roi. Mais il savait aussi que le
souverain ne le raterait pas à son arrivée et qu’il devrait ouvrir
l’œil, les plaines glacées du Pic offraient un endroit idéal pour
une tuerie.
Siân alla voir Blick et Hyacinthe, toujours alités, on les avait
placé dans une chambre d’auberge sur l’ordre du duc. Le lutin
était très agité, le vieux thaumaturge par contre restait dans une
totale immobilité, la respiration ténue, et Siân craignait de le
perdre à la moindre difficulté, allait-il mourir ? Que lui était-il
arrivé ?

À midi Tigger et Irteush reviennent de l’approvisionnement


en plantes et substances nécessaires à la fabrication de topiques
et cataplasmes.
— Toujours rien Tigger ? Demande Siân.
— Non, pas de progrès notables, Blick se réveille en
s’affolant, nous lui administrons des tranquillisants, il ne retrouve
pas la mémoire.
— Il faut parfois beaucoup de temps pour que tout rentre
dans l’ordre, dit Irteush sans conviction.
Le mimain prend un teint cadavérique, ses yeux creux et
cernés de violet font peine à voir.
— Repose-toi petit, tu n’as pas bonne mine, ne va pas
tomber malade maintenant.
Tigger soupire comme harassé.
— Depuis la mort de Hort et l’affaiblissement d’Evrard ça ne
va plus…

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— Ça ne va plus depuis bien avant cela pour moi, grince


Siân, mais je fais avec.
— Ces Kolcheeks sont assez peu hospitaliers dans
l’ensemble, ils nous vendent leur plus mauvais matériel et
gardent jalousement leur bon bétail.
— Ce n’est pas étonnant, les pèlerins viennent fouiller dans
les glaces, ils s’arrêtent ici et prennent toute la marchandise, les
bagarres et le désordre sont mal vus par les Kolcheeks. J’ai
entendu dire que certains barons en avaient engagé pour un
salaire de misère, et beaucoup étaient morts dans les Phrégïas,
souvent pour rien.
— De l’esclavagisme ?
— C’est cela, et j’ai bien l'intention d’interdire de telles
pratiques.
— Mais il y a toujours des gens pour détourner les lois
monseigneur, je me demande si, à l’heure qu’il est, des pèlerins
se tiennent au Pic du Poignard.
— Ils ne sont pas obligés de passer par la voie principale
comme nous l’avons fait Irteush, certains viendront du Nord ou
du Sud ou d’au-delà du grand lac. Il est possible que nous ne
voyions personne, sur un si vaste espace… il faudra aussi nous
prémunir contre les vents araseurs qui hantent la plaine du Pic, ils
se lèvent en général à chaque nouvelle lune.
Paulmarc arrive à cet instant interrompant le duc.
— Pardon monseigneur, mais Orthox à réussit à obtenir des
Kolcheeks qu’ils nous cèdent des chiens !
Le duc hoche la tête et suit l’homme ours, il est en train de
discuter affaires avec un des nains qui tient en bride un attelage
de chiens magnifiques au pelage gris et brillant et aux yeux d’un
vert ambré lumineux. Ils gémissent à l’arrivée de Siân.
Orthox explique :
— Ce Kolcheek nous propose une trentaine de chiens, des
Yusqs, et quatre traîneaux si ont l’emmènent avec nous. Nous lui
accordons notre protection et il s’occupe des chiens.
— Sans être payé ?
— Non, sans salaire, il doit aller dans les Phrégïas pour une
raison personnelle.
— Il fait ce qu’il veut, c’est d’accord, je le paierais quand

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même une fois arrivé sur place, pourquoi ne parle-t-il pas la


langue commune ?
— Il est d’un village des falaises qui n’utilise que le dialecte
local, mais il comprend une grande partie de notre langue. Il
s’appelle Galpush Gal.
— Combien avons-nous de traîneaux ?
— Une quinzaine, ça devrait être suffisant pour emmener
une quarantaine d’hommes.
— Comment vont faire les troupes du roi ? Va-t-il acheter
tous les chiens de la région ?
— Je ne crois pas, ils sont trop nombreux, ils vont se rabattre
sur les draqqats. Nous en avons une vingtaine, plus les chiens ça
devrait être largement suffisant sachant que l’on attelle deux
draqqats par traîneaux et six chiens pour un traîneau, nous en
aurons plus qu’il n’en faut, mais plusieurs emporteront nos
bagages, provisions et futures reliques. Les chevaux seront
laissés ici dans un enclos prévu à cet effet, les Kolcheeks
demande trois pièces d’or pour les nourrir et les soigner à la
semaine.
Siân accepte, la bourse pleine d’or de Silbbus, même
sévèrement entamée permet encore ce luxe. Bien sûr en tant que
duc et régent il peut exiger l’aide gratuite des tribus, mais il
n’aime pas l’idée d’imposer des fardeaux aux peuples
besogneux, et il n’est jamais aussi heureux que quand il parvient
à payer en bon or ce qu’il achète.

Ils repartirent en fin d’après-midi. Il leur faudrait trois heures


pour arriver au Pic du Poignard dont on voyait à présent la cime
brumeuse et acérée. Au loin l’Immacul et le mont d’Elvihuë
dominaient perçant les nappes de brouillard.
Un vent glacial se leva et des rafales de neige les fouettèrent
impitoyablement, et si les chiens et les draqqats étaient dans leur
élément, les hommes, doublèrent leurs fourrures et se
frictionnèrent de liniments protecteurs.
Siân ressentait une émotion incroyable, son cœur palpitait, il
atteignait enfin les Phrégïas ! Certes ce n’était pas la première
fois, mais l’émotion restait intacte, les lumières déjà différaient et
le ciel lui-même reflétait quelque chose des temps passés, une

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lueur unique et improbable, des promesses de gloires et de


terreurs surhumaines marquant de leurs stigmates le cœur des
humains.

Tanéac n’était qu’un champ de ruines, les sorciers noirs des


terres oubliées avaient levé une armée et ravagé le fort et les
alentours. Adurlatîl s’était imposé comme le commandant
suprême de l’armée de Tallârk, repoussant l’ennemi grâce au
courage de ses hommes, à l’action des magiciens, mais surtout à
l’intervention de Meltôr dont la magie avait prévalu sur celle des
autres thaumaturges, et à l’heure qu’il était, il tentait de récupérer
le roi enlevé par les sorciers.
Parchlas, qui jusqu’à présent s’était senti responsable de la
troupe, ne cessait de scruter l’horizon, le prince avait décidé
d’établir un camp non loin des ruines de Tanéac afin de faire le
point, de se reposer, et d’examiner en dernier lieu ce qui restait
du fort et quels indices s’y cachaient.
Les hommes appréciaient la réflexion de leur nouveau chef,
il écoutait tout le monde, et distribuait les ordres de missions
avec discernement paraissant soupeser le pour et le contre avant
toute action, et demandant l’avis des soldats, et officiers.
Conscient de l’enjeu, il ne pouvait se permettre d’imposer ses
vues, devant tout au contraire composer avec la diversité des
forces en présence, la survie de l’armée et sa propre survie en
dépendait.

Les tentes sont montées, il fait venir quelques chefs ainsi que
Parchlas, Guntrie et Tâk Farr. Serth, Florss et Urms s’adjoignent
rapidement au groupe, ils viennent de perdre leur frère Actulh
l’homme éléphant, honorable tilsjjad, et leur cœur est lourd. Ils
soutiennent toujours les leurs avec émotion. Des soldats sont
morts, représentés par Altor Siâl, Valmarïens, Asguenariens et
Assaluriens, des ulmains en grand nombre. Goéric représente les
soldats de la garde et Kata Dji les Kanjaguriens (Kanjs),
Adurlatîl examine chaque rapport, ne bouscule personne et parle
à voix égale :

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— Nous avons tous soufferts pendant cette bataille ! Faisons


le recensement des blessés et des morts et voyons s’il reste
quelque chose de Tanéac à récupérer.
— Cela m’étonnerait Majesté, les ennemis ont pillé le fort
auparavant, une razzia totale.
— C’est possible capitaine Goéric, mais vous seriez étonné
de savoir le nombre d’objets utiles demeurant sur un champ de
bataille...
— Ces sorciers sont des maudits. Ils voulaient le roi j’en suis
convaincu ! Lance Kata Dji, mais beaucoup ont payé cher leur
crime.
Les Kanjaguriens hochent la tête, on sait le courage du
maître en art martiaux, et le nombre de guerriers qu’il a pu
abattre est proprement phénoménal, il n’a néanmoins rien pu
faire pour son roi.
Ayant écouté tout ce qu’on a pu lui rapporter le prince décide
que l’armée doit se restaurer et se reposer, il passe en revu ses
propres hommes et officiers, puis leur apporte des paroles de
réconfort.
Florss rejoint Parchlas et Kata Dji, Altor Siâl l’imite, un
conciliabule se forme.
— Le prince va-t-il nous conduire aux Phrégïas ? Demande
Serth d’un air fermé.
— C’est plutôt nous qui le conduisons là-bas, précise Altor,
Adurlatîl ne connaît pas les Phrégïas, ça ne s’étudie pas dans les
livres, nous devrons le protéger une fois arrivés. Avec Tallârk le
problème ne se serait pas posé.
— Oui, répondit Parchlas, mais réfléchissons, Tallârk usait
de magie, Adurlatîl raisonne comme un humain à part entière et
d’une façon limitée dans son action, néanmoins il parle au cœur
des hommes comme vous l’avez vu et fais preuve de courage et
de détermination, et par-dessus tout de compassion, et ceci n’est
pas négligeable. Il fait un chef tout désigné, reste à savoir
comment le conseiller.
— Manipuler serait le mot exact, fait Florss, on ne peut
laisser ce jeune écervelé mener un pèlerinage blanc ou du moins
faudra-t-il le surveiller de près.
— Nous parlons du prince, rétorque Parchlas, il mérite notre

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respect, si Tallârk ne revenait pas…


— Comment ? Serait-ce possible… ? Avec Meltôr je suis sûr
que nous reverrons Tallârk. C’est sans doute pourquoi nous
n’avons pas envoyé de troupes à son secours.
— Les troupes sont vulnérables, pas Meltôr, avec ces
magiciens autant utiliser leurs méthodes.
— Les magiciens auraient pu proposer leur aide ! Jette
Goéric avec mépris.
— Non ! Il nous faut des magiciens ici également. L’ennemi
peut réitérer son attaque, argumente Guntrie, je suis persuadé que
Meltôr sera parvenu à s'en tirer, dans le cas contraire, nous
devrions pouvoir venir à bout de ses sorciers s’ils reviennent…
Leur magie semble très élaborée, mais artificieuse voire instable.
Florss se retire en disant :
— Parfait, j’espère que vous avez raison, je vais aller voir les
hommes hyènes, plusieurs ont été blessés et personne n’osent
s’approcher d’eux, il faut les soigner.
L’attroupement se délite et chacun retourne à ses activités ou
à son poste. Les heures passent, la nuit pèse sur les hommes en
dépit des feux allumés, et de chaudes fourrures distribuées la
veille.

L’aube voile d’un rose mauve le ciel appelant toutes les


froidures, fige les regards dans l’éclat lunaire phrégique. Des
soldats de quart agitent les braises et rallument les feux dans
l’intention de faire griller le pain et bouillir l’eau pour la sotqua.
L’armée s’éveille, encore transie et choquée par les combats. Un
guetteur accourt et parle précipitamment au capitaine Goéric qui
se dresse comme ranimé par un faisceau d’énergie. Il pose une
cape en cuir sur son surcot et saisit son épée, puis il s’avance,
traversant le camp des hommes d’Adurlatîl, on le regarde avec
étonnement et dans des grognements ensommeillés.

Le regard des soldats fixe un point à l’horizon, entre les


roches élevées des falaises un nuage de poussière s’élève, bientôt
il est possible de distinguer nettement un homme, puis un second,
le capitaine pousse un cri de stupéfaction, son âme vibre, une
fierté insoutenable le galvanise, Meltôr et le roi… ! Ils reviennent

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en «sclissant » sur les roches à une vitesse vertigineuse. Le


capitaine tire un cor de sa ceinture, le porte à ses lèvres et souffle
puissamment, les soldats se lèvent, les tisljjads, les Kolcheeks et
les officiers se pressent, ils font une haie d’honneur à l’homme
qui marche devant eux et qui les regarde comme s’il les voyait
pour la première fois de ses yeux impitoyables, un sourire
grimaçant plaqué au visage.
Le souverain le suit, telle une ombre, un fantôme, Tallârk
endormi. Les soldats ne s’y trompent pas, le roi est de retour,
mais quelque chose ne va pas.
Il est revêtu de la même façon que lors de son enlèvement,
d’une robe mauve ceinturée de rouge et d’or, et porte d’épaisses
fourrures, son épée lui bat la cuisse, plus exactement un fourreau
vide, et sa main gauche est enfoncée dans la poche d’une tunique
de cuir, son expression demeure austère dans son sommeil
cataleptique étrange. Quant à Meltôr son allure est proche de la
démence, il porte une longue pèlerine de peau, des chausses à
lanières exhibant sa prothèse en bois. L’épée du roi est glissée
dans son ceinturon, une sourde menace émane de lui, une
puissance destructrice qui plonge dans l’effroi les hommes. Son
sourire démoniaque derrière son masque en parti fondu lui
confère une expression insoutenable.
Goéric s’agenouille et baisse la tête en signe de profonde
déférence devant le Kanj :
— Sire !
Mais le roi reste silencieux.
Parchlas arrive suivi des thaumaturges :
— Meltôr ! Nous vous croyions perdu. Vous avez réussi !
Il affiche un rictus :
— Oh ! Oui, plus que vous ne pensez !
— Qu’est-il arrivé à notre sire ?
— Il est encore sous un charme puissant, le Taröm Joll l’a
appelé dans de profondes ténèbres dont il doit sortir seul…
Parchlas fait un signe de tête livide. Tallârk inconscient et
victime du Taröm Joll, le rite d’initiation mêlant plusieurs
essences… qu’est-ce que cela signifie ? où sont esprit est-il
actuellement ? Meltôr semble égaré, il cherche quelque chose,
mais Parchlas ne lit pas dans les esprits, il accompagne son

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souverain, Adurlatîl apparaît, il dévisage d’un air surpris le


conseiller :
— Je pensais que…
— … Que vous ne me reverriez pas ? Non, Meltôr n’a pas
l’intention d’abandonner son roi, et Tallârk son armée et son
royaume. Mais maintenant il s’agit de votre armée «roi »
Adurlatîl. Vous continuerez à la commander, car j’aurais
plusieurs choses à vérifier durant le reste du parcours jusqu’à
Ercuss, je parle au nom du roi désormais. Tâk Farr où en
sommes-nous dans les lunaisons concernant les Phrégïas ?
Chacun se regarde stupéfaits, le ton de Meltôr est celui du
roi, il commande, se renseigne et connaît ses serviteurs.
— Nous disposons de cinq jours de marche, la nouvelle lune
aura lieu demain, nous n’arriverons pas pour la montée des
nivées, mais… restera à rejoindre le duc.
— Et à lui prendre ce qu’il aura trouvé, ce qui sera facile, le
conseiller ricana, Parchlas l’observait, il ne le reconnaissait pas,
quelque chose sonnait faux en lui, un regard différent, une
manière de marcher plus nerveuse en dépit d’un boitillement
accentué.
« Néanmoins nous pourrons attendre la prochaine lunaison à
Ercuss…
— Oui conseiller, au deuxième cycle lunaire se sera possible,
en souhaitant qu’Ercuss puisse nous accueillir.
— Tu crains que le fort ne soit détruit ? J’avais de bonnes
nouvelles jusqu’à présent, ne me porte pas malheur !
— Non, pour l’instant tout semble bien se passer là bas, mais
tellement de phénomènes restent inexpliqués…
— Laisse-m’en l’appréciation.
— Nous devions faire l’acquisition de keetchs, le village de
Juggle offrirait des possibilités, je sais qu’on y élève des teetchs
et des keetchs, on les laisse vivre dans des réserves où ils se
développent et certains se regroupent en tribus et élaborent des
systèmes sociaux complexes.
Les yeux de Meltôr brillent sauvagement.
— Des keetchs et des teetchs ? Comment les hommes de cet
endroit parviennent-ils à les contrôler ? Ces bêtes pourraient
assujettir leur maître facilement !

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— Oui conseiller, en effet, c’est pourquoi leurs soigneurs ont


une partie du cerveau brûlée, et que des champs protecteurs
entourent les parcs d’élevages. Par ailleurs ils portent une bague
contenant du poison, si l’animal se concentre pour assujettir ou
envoyer des rêves et hallucinations dangereuses le poison se
libère et tue celui-ci.
« Je parle des keetchs, parce que les teetchs sont plus
amicaux, paisibles, étant souvent victimes de la cruauté de leurs
homologues, ils seraient supérieurs au teetchs, sans certitude de
cela. L’idéal est d’avoir un rapport de un pour trois pour établir
l’équilibre, huit keetchs pour vingt quatre teetchs par exemple, la
férocité des premiers compense la puissance mentale des
seconds. Il est préférable de ne pas en prendre un trop grand
nombre, je préfère avoir plus de teetchs que de keetchs de toute
façons.
— Sont-ils dangereux ?
— Il n’est pas nécessaire de les surveiller tant que le rapport
de force est équivalent, mais il est bien de s’adresser à eux
régulièrement, cela maintient le contact et la confiance, il ne faut
pas les brusquer, et avec quelques nourritures et caresses on peut
obtenir des prodiges de leur part.
— Assujettir des humains ?
— Oui conseiller, mais…
— Envoyer des rêves qui rendent fous ?
— C’est possible Sire en effet… cependant…
— Et avoir des visions et des messages de très loin ?
— Il est évident qu’ils sont entraînés à cela, répondit
Parchlas atterré par les réactions de Meltôr, qui ne l’écoute pas et
semble suivre une idée obsédante, écoutez Sire, je vais de ce pas
former un groupe pour aller à Juggle.
— Parchlas, fait la voix tonnante de Meltôr, je sais comment
cette race à été créée.
Le thaumaturge écarquille les yeux :
— Comment conseiller ?
— J’ai été à l’origine de la création des keetchs, on leur
opérait le cerveau pour leur greffer des surgeons phiriens qui
transformaient leur capacité, nous avions les meilleurs
chirurgiens. Tout cela à disparu aujourd’hui Parchlas.

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Le thaumaturge sursaute.
— Meltôr, je ne comprends pas, si vous êtes à l’origine de la
création de cette race pourquoi m’avoir posé des questions
comme si vous ignoriez ces pouvoirs ?
— Je voulais savoir si tu connaissais bien ce sujet
thaumaturge.
Parchlas frissonne, le conseiller a dit cela d’une voix lugubre
qui distille la menace, il le salue et repart d’un pas pressé. Des
bribes de phrases inquiétantes lui reviennent à l’esprit ; « Nous
avions les meilleurs chirurgiens… on leur opérait le cerveau… ».
Il se demande maintenant si de telles expériences se déroulent
non pas sur des teetchs, mais sur des humains… En son fort
intérieur il sait que c’est le cas, on pratique ces manipulations
monstrueuses, et souvent, trop souvent mortelles.
« Les thaumaturges se livrant à ces actes eugéniques sont des
sorciers qui lorsqu’on les surprend dans leur rites sont brûlés vifs
ou jetés aux bêtes féroces, et il est trop difficile de surprendre les
sorciers protégés par toutes sortes de pièges magiques, sauf
quand on est soi-même un thaumaturge de grand talent. Mais
pourtant Meltôr s’y était adonné en toute impunité. Alors
pourquoi cette impression que quelqu’un d’autres se cache sous
les propos du conseiller ?
Meltôr ordonne maintenant que le corps du souverain soit
placé sous sa protection dans une chambre restaurée. Il déclare
qu’il va tenter de réveiller le roi et s’entoure des prêtres et des
encens utiles. Adurlatîl ne dit rien, il ne veut pas intervenir contre
la décision de Meltôr. Il sait instinctivement qu’il doit laisser le
conseiller agir. Ce dernier est de toute façon trop puissant. La
ruse s’impose.

Une terreur insidieuse s’empare alors de l’entourage du


prince, et un avenir épouvantable se dessine lentement dans
l’esprit de chacun, tous les thaumaturges et les prêtres doivent se
rassembler et déterminer l’action à mener. Le vent se lève, mais
anormalement tiède comme la caresse malsaine d’une haleine
ennemie, d’une entité imprononçable, alors que le ciel étale une
palette séraphique devant les hommes subjugués.

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Tudurtican disait que tout les possibles existent en ce monde et


que l’impossible n’est qu’une limite théorique… seulement nous
n’avons accès qu’à très peu de ces possibles.
Grimoire de l'aubier nubile ; école des kaddushs.

Réflexions

Le lourd vol du griffon lion de Silbbus occasionna du


désordre dans la bande de corbeaux affamés qui tournoyaient au-
dessus des donjons de Messeris. Silbbus portait le coffre du
Tanarsïlh avec la méfiance d’un homme traqué, il réactiva les
boucliers de sa forteresse et retrouva un peu de sérénité. Partant
de l’idée que Tukyur allait se venger, il se devait de mettre la
relique hors de portée de l'Astarï, c’est-à-dire dans une chambre
forte, et ensuite d’établir un plan de recherche pour le bras.
Il songea qu’il était somme toute préférable que Tanaoz
disposât du bras, au cas ou le bouffon des dieux réussisse à lui
voler le Tanarsïlh ou la relique de Tanaoz, il y en aurait toujours
une de sauvé sur les deux. Les reliques ne devaient pas être
réunies en présence du Vactarh ou… il retrouverait sa puissance,
cas de figure auquel ne préférait pas songer Silbbus.
Il descendit dans les caves suivit par des centaines de darnus,
des humanoïdes plantes qui s’éveillaient toujours à l’arrivée de
leur maître, et referma derrière lui une lourde trappe. Il se
trouvait dans une pièce sans issue, un socle de pierre occupait le
tiers d’un mur côté droit, et une multitude d’objets utilitaires ou
de simples souvenirs, dont le plus important, l'œuf bleu, une
pierre de la taille d'un œuf d'autruche qui charriait les méandres
de toutes les nuances de bleus connus, occupait les lieux sur un
piédestal face au socle.
Plusieurs coffres remplis de cendres et de sable de différents
terroirs s'encastraient dans des niches à même les murs. Des
créatures curieuses flottaient dans de vastes bocaux, les patères
fleurissaient garnies de capes et vêtements divers, mais le
plafond voûté et bas ne permettait pas d’y exposer de tableaux ou
d’y monter de hautes étagères. Il tira le socle en pierre installé
sur rails et le plaça au centre puis posa le coffre dessus. Les

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parties métalliques du Tanarsïlh étaient faites d’acier et


d’Endémiel, métal phirien, ses particularités lui évitait d’être gelé
et de devenir cassant.
Il se rappelait comment il avait lui-même apporté l’acier
spécial tiré des coffres de la Guilde recelant des trésors en objets
magiques. Ses coffres installés dans des caves, semblables à celle
où Silbbus se trouvait, étaient rarement visitées puisque sans
l’ouverture des sceaux magiques il était impossible d’y accéder.
Il entreprit le même cérémonial pour le Tanarsïlh, chose qu’il ne
se serait pas proposé de faire en présence du duc, gardien qu’il
estimait honorable et fiable.
Mais à présent il y avait urgence, Tanaoz et Siân absents, le
coffre était menacé. En tant que thaumaturge il devait donc s’en
occuper. Il plaça des sceaux protecteurs partout, des pièges
magiques et un bouclier de force de quatrième degré, le lia par
des cordes phiriennes pour pouvoir le ramener quand il le voulait
là où il se trouvait. Le coffre fut plongé dans un cercle durdéen et
Silbbus estima que le Tanarsïlh était désormais hors des griffes
de Tukyur.
Les cordes avaient pour énorme avantage de ramener l’objet
instantanément là où le souhaitait son propriétaire, mais si le
thaumaturge qui les avait installés était tué par malheur, les liens
s’affaiblissaient et finissaient par disparaître. Plus le thaumaturge
était puissant plus ils tenaient longtemps, dans le cas d’un
magicien qui abandonnait sa forteresse ce schéma restait le
même. Toutefois si un vieux maître n’avait pas eu le loisir de
consolider les formulations raciniennes pour les faire perdurer
des siècles, le risque demeurait de perdre ses trésors personnels
et de voir les pièges magiques s’annihiler, voire sa forteresse
tomber en ruines rapidement. Et plus le magicien mort était de
haut niveau, plus la forteresse se dégradait vite, c’était la
contrepartie des énergies phiriennes de cohésion.
Il pensa qu’il n’allait pas en arriver là du jour au lendemain
et qu’il pouvait lier le coffre raisonnablement sans forcer les
commandements déjà très gourmands en énergie. Il remonta et
constata que des travaux de restauration s’effectuaient dans les
pièces, on ceinturait des piliers fissurés, étançonnait des voûtes
fragilisées, rebouchait des trous dans le plâtre et changeait les

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huisseries vermoulues. Ce travail était réalisé par deux à trois


mille darnus et allait prendre un temps considérable, mais peu
importe, il décida de consulter l'œuf bleu. Il disposa tout autour
des Abolies, des pierres de vision très affaiblies, et fit quelques
passes se concentrant sur l’œuf, des éclairs fusèrent entre le
minéral ovoïde et les pierres, l’air se chargea d’un fluide
d’énergie. Des images apparurent, des chaînes montagneuses, des
pics et des forêts glissaient devant lui, le ciel se chargeait de
nuages, des éclairs zébrèrent l’azur. Une ombre apparut, elle prit
la forme d’un vieux bonhomme en robe et en capuche qui tenait
un bâton noueux.
« Tanaoz ! » Lâcha Silbbus dans un souffle, Le thaumaturge
se déplaçait à une vitesse prodigieuse, l’image se déformait puis
redevenait nette tout à tour.
Enfin, il put s’extraire de son corps et rejoindre la silhouette,
son schasmme rejoignit celui de Tanaoz.
— Cher vieil ami ! Pourquoi m’avez-vous abandonné ? je
me fais du mauvais sang pour vous.
Tanaoz eut d’abord la réaction de fuir d’un air mécontent,
mais ayant reconnu Silbbus, s’éclaira d’un sourire, et il était
étrange que ce sourire paraisse aussi limpide en cette
circonstance plutôt obscure, comme si Tanaoz, derrière des
remparts de mauvaise humeur et d’inaccessibilité, révélait
finalement une âme enfantine.
— Par tous les seigneurs tu m’as retrouvé Silbbus ?
— Je devais savoir si le bras était en lieu sûr, Tukyur, ce
maudit, le cherche ainsi que son prêtre Atzéus.
— Malheur ! Ces reliques de Vactarh vont nous conduire à la
catastrophe. Ne t’en faits pas, j’ai mis le bras à couvert au
Tannfül. Je l’ai repris à la Guilde je n’ai pas confiance en ses…
scatos mûl d’académiciens de la magie. Ils ont trahi une fois !
— Tu leur a donné une leçon, et moi j’ai récupéré le Pied à
Atzéus ce chien d’adorateur de Tukyur.
— Bravo Blancar ! Tu ne fais plus d’esbroufe petit.
Écoute… Je viens de rencontrer un Edelphe Aloïm, un fils des
dieux des basses nivées, ils sont tous figés dans la Phrégïa et
veulent nous aider à arrêter la remontée du Vactarh, ce sont des
fœtus, des enfants inachevés que les Phrégïas ont bercé, et leur

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pouvoirs est… inimaginable, ils se sont nourris des forces


magiques saisies dans la Phrégïas pendant des millénaires.
— Les Adormeurs ? fait dans un souffle Silbbus émerveillé
et transi à la fois, ceux que l'on avait enlevé aux corps de leur
mère pour les jeter dans les Phrégïas ?
— En effet, je suis encore dans les couches profondes et je
dois attendre d’être libéré physiquement !
— Un schasmme ? vous êtes un schasmme mon vieil ami ?
s’exclame Silbbus navré, à la prochaine pleine lune alors ? je
vous attends. Ne me faites pas défaut !
— Je n’en ai pas l’intention !…seulement, en tant que
schasmme je doute de parvenir à défendre les troupes du duc
efficacement, ce Tukyur peut nous mettre à mal, mais une fois
libéré… il fait un geste et un médaillon apparaît.
— Le Transfact ! S’exclame Silbbus stupéfait, que… fait-il
ici, je le croyais entre les mains du duc ?
— C’est un leurre, une hallucination, c’est bien le duc qui est
en sa possession, les Edelphes l’ont lié, ils le récupéreront quand
ils le voudront. Entre temps le Mogoown est à la disposition de
ceux qui l’utiliseront pour guérir les Phrégïas et vaincre le mal. Il
ne doit jamais tomber entre les mains d’Arkotth. Je vais donc
veiller sur le Transfact, le bras, et en partie sur nos amis de la
troupe ducale, mais je n’interviendrais qu’en extrême recours.
— J’imagine ! C’est déjà magnifique que vous vous
occupiez du bras et du Mogoown Tanaoz, mais n’est-ce pas trop
pour un seul thaumaturge ? je pourrais aussi…
Tanaoz leva son bâton d’un air furieux, ce n’était cependant
qu’une comédie pour décourager Silbbus :
— Il n’en est pas question. Branci de Blancar d’esbroufe !
Qui crois-tu être ? Tu veux devenir un héros ? Ils sont tous
morts… soit utile en défendant les plus faibles, je crois
qu’Annegarelle serait heureuse d’avoir un magicien. Et il me
semble que la princesse Éponime mérite de l’aide, des choses
pénibles se passent à Orlân en ce moment. De jeunes hommes se
font tuer ou emprisonner de part et d’autre tandis que nous
roulons notre bosse dans les Phrégïas, quitte à geler sur place,
comme cela va nous arriver d’ailleurs… Une puissance
mystérieuse a récemment phrégifiée des hommes et même des

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magiciens, mes pierres me l’ont dit.


Silbbus accompagne Tanaoz vers les montagnes glacées,
toujours en un mouvement oppressant propre à son vieil ami où
se rendait-il exactement ? Il releva néanmoins la dernière
remarque du magicien.
— Phrégifiée ? Oui je sais ce qui se passe, mais je ne peux
combattre ce mal. Tukyur ne semble pas en être à l’origine.
— Exact ! Toutefois il va revenir, il est à l’aise dans
l’entredeux, le monde éthérique, il va nous chercher, et tu le sais,
il est plus puissant dans cette dimension.
— Restons un peu ensemble Tanaoz.
— Non, écoute Silbbus, je te rejoindrais et on bavardera sur
ce qu’il y a à faire, mais dans l’instant va t’occuper des
«rampants », ces pauvres humains ont besoin de toi. Que
deviennent ceux de la Guilde ?
— Starfysh ! Nous l’avons revu, il accompagnait un groupe
celui d’Elvôn.
— Starfysh ! Je l’ai manqué ! Qu’est-ce qui l’a fait revenir,
n’avait-il pas abandonné son œuvre ? Ainsi le jeune Elvôn est
revenu ? Voilà qui a de quoi te réjouir, et je sais qu’Annrick est
en vie également, les Edelphes Aloïms me l’ont signalé.
Silbbus sclisse auprès de son ami, il se penche
instinctivement vers lui :
— Qu’est-ce que vous savez d’autre cher confrère ?
— Cesse de m’appeler confrère, c’est ridicule je t’ai
enseigné alors que tu n’étais qu’un morveux, tutoyons-nous et
gardons le protocole pour les rois et les dieux… je sais d’autres
choses Silbbus, par exemple que Tallârk à eut des problèmes et
que son armée s’est battue contre des thaumaturges des pays
lointains, des sornautes !
— Des sornautes ? Que font-ils chez nous ?
— Ils ont eu vent de nos difficultés avec la Phrégïa et je gage
qu’ils veulent en savoir plus, ils ont peur pour leur sécurité !
— Ont-ils pour dessein d’envahir les Fosses ?
— Il leur faudrait beaucoup plus d’armes et de soldats, leur
armée n’est pas assez forte, ces magiciens jettent de la poudre
aux yeux, mais ils progressent, et en définitive ce ne sera peut-
être pas les armées du roi Tallârk qui envahiront la Caldénée. Où

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se trouve ton corps ?


— A Messeris. Tanaoz approuve, en fin de compte il
s’inquiétait plus qu’il ne voulait le montrer pour Silbbus, il
pensait aussi aux troupes d’humains vulnérables se rendant aux
Phrégïas.
— Tu sais Silbbus, chaque matin quand je me lève, je me
demande ce qui conduit les hommes là-bas, il n’y a rien d’autre
que la mort pour eux.
— J’ai vu des jeunes hommes en armure se jeter d’un pont
ou du haut d’une falaise rien que pour avoir de nouvelles
sensations Tanaoz, j’ai vu des hommes boire à en mourir et se
tailler les veines pour contempler la couleur de leur sang, j’ai vu
des soldats incendier des forêts et d’autres en replanter, des
hommes violer des demoiselles et racheter leur honneur en
donnant leur vie, et des fils trahirent leurs parents et devenir des
saints, l’homme est malade de son passé et avide du présent, il
hypothèque trop souvent son avenir.
Ils se regardent alors paisiblement tout en avançant dans un
décor défilant à une folle vitesse, ils leur semble que les glaces
de la journée vont être plus douces grâce aux quelques minutes
qu’ils leurs restent à bavarder.

La princesse, entraînée de force par le baron Hébert


d’Armesson, sentait la panique l’envahir, une dizaine d’hommes
en armes les attendaient ainsi qu’un fort cheval baie de la race
des robes grises. Elle avait beau se débattre l’homme la tenait
fermement l’obligeant à grimper sur la monture. Ils franchirent le
cordon de soldats leur barrant le passage, taillant de l’épée
sauvagement dans la garde. D’Armesson était un fier guerrier
malgré son âge et dégagea le chemin, puis ils se lancèrent dans la
cour et vers le portail, des soldats manœuvraient l’immense
porte, des gisant indiquaient que d’autres s’étaient interposés.
Éponime se lamentait, l’impuissance lui causait une douleur plus
vive que les brutalités du baron. Ils galopèrent dans la campagne
pendant vingt bonnes minutes, mais Éponime, qui n’avait pas eu
le temps d’enfiler un manteau, mourrait de froid.

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Le baron lui décoche des regards soucieux et fini par


s’arrêter, puis il s’approche de la monture de la jeune femme,
dégage un peliçon qu’il pose sur ses épaules en disant :
— Ne prenez pas froid votre Altesse, et dites-moi quand
vous serez fatiguée.
Elle le regarde stupéfaite de ce brusque élan d’attention. Ils
bifurquent par la forêt et le froid et l’humidité paraît
insoutenable, Éponime grelotte, le baron désigne une masure
abandonnée et dit :
— Arrêtons-nous ici pour nous réchauffer ! Il aide la
princesse à descendre et ils pénètrent dans la maisonnette sombre
et déserte. Les hommes trouvent des fagots et des bûches et
finissent par allumer un feu réticent dans la cheminée encombrée
de cendres et de gravats. D’Armesson nettoie une place et y
dépose une couverture pour que la jeune femme puisse s’asseoir,
puis il verse dans un gobelet d’étain un liquide mordoré et le lui
tend :
— Buvez un peu de ce vin votre Altesse cela vous
réchauffera, et laissez-moi vous expliquer…
— Quoi ? S’écrie la princesse, qu’auriez-vous à
m’expliquer ? Vous m’avez trahi, et enlevée !
— Écoutez-moi, fit le vieil homme sur un ton qui
n’admettait pas de réplique, je suis votre allié, et votre serviteur.
J’ai dû vous éloigner de toute cette folie, et donner le change à
l'ennemi, un complot à été fomenté contre vous, et je pense
savoir qui en est l’auteur, mais dans l’instant sachez que je vais
vous héberger chez moi, vous cacher aux yeux des infâmes qui
en veulent à votre vie.
« Pardonnez-moi ma brusquerie votre Altesse, je ne suis pas
un homme de courtoisie, mais un soldat avant tout, néanmoins
vous serez chez moi comme chez vous et commanderez à mes
hommes. J’ai une fille de votre âge et serais heureux qu’elle vous
serve, elle a perdu sa mère il y a quelques années. Dès que les
choses seront rentrées dans l’ordre je vous ramènerais au
château.
Éponime se frotte le front comme si elle luttait
intérieurement contre des pensées antagonistes.
— Bien ! Dans ce cas je vous remercie baron, je suppose que

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je vous dois la vie, je ne peux cependant abandonner mes


serviteurs, mes soldats et mes amis entre les mains de nos
adversaires.
— Je le sais, c’est pourquoi une fois que vous serez à
couvert je retournerais au château voir ce que je peux faire, tout
le monde n’aura pas trahit votre cause, il est clair que le complot
n’a rassemblé qu’une partie des courtisans ! Ils avaient l’air
étrange comme s’ils n’étaient pas eux-mêmes, j'ai joué le jeu
sans savoir ce que je risquais.
Soudain Éponime sursaute.
— Que se passe-t-il votre Altesse ?
— Vous venez de m’interpeller en disant qu’ils n’étaient pas
eux-mêmes, je connais cet état, il s’agit d’assujettissement,
quelqu’un manipulait ses petites filles, ensuite… elles ont
assujetti à leur tour les seigneurs et leur on transmit des ordres.
Le marionnettiste ! Je suis sûr qu’il utilise un pouvoir similaire à
celui de mon père. Il est nécessaire d’avoir une très forte volonté
pour résister à ces suggestions. Mais si l’on est pris par surprise
ou sous l'emprise d'une drogue, alors…
— … On n'a aucune chance de vaincre l’assujettissement,
achève le baron, c’est très grave, les hommes vont se battre
contre leurs alliés jusqu’à la mort, entre-temps l’assujettissement
royal fera d’autres victimes.
— Je suis insensible à cette magie ! Crie Éponime ramenez-
moi au château !
— Je ne le puis ! Il n’est pas question de risquer de vous
perdre, mais en ce qui me concerne je résiste très bien aux
suggestions, comme vous l’avez vu, j’ai joué cette petite comédie
de la rébellion pour convaincre les révoltés. Je vais y aller avec
quelques hommes et je regrouperais nos alliés et amis, en
attendant, je vous demande de me promettre de suivre mes
hommes qui vont vous conduire en ma demeure.
Éponime plonge dans le regard le regard du vieux pour y
scruter la moindre faille, et finit par dire :
— C’est d’accord, mais si vous ne réapparaissez pas au
matin, j’accours.
Il sourit :
— Voilà une princesse très courageuse sur laquelle bien des

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princes devraient prendre exemple.


Il s’adresse à un soldat, gradé, un sergent, et lui donne des
instructions précises.
— Elmut est un excellent officier, il vous mènera saine et
sauve jusqu’à Rildias, le bourg que domine mon château, là
attendez-moi, ne commettez pas d’imprudence !
— Et vous non plus messire, lui lance Éponime sur un ton
haché.
Il fait un signe affirmatif et réunit quelques hommes puis
grimpe sur son cheval. Éponime éprouve à nouveau ce sentiment
d’impuissance qu’elle haït, et elle prie intérieurement les Dames
de l’aider.

Au château d’Orlân les choses se gâtent pour nos jeunes


chevaliers servants, Arn, et Pitch. Acras, le colosse assalurien
conduit les deux garçons dans les cachots où Traudy se chargera
d’eux. Leurs jambes flageoles, et Arn paraît en mauvais état, la
brute ne l’a pas ménagé. Il tient un garçon de chaque côté par les
poignets, ses mains sont des étaux. Arn se reprend et lance un
regard à Pitch, ceci n’est qu’une comédie pour donner le change,
les coups d’Acras ne l’ont pas mis à mal, et il en faut plus pour le
démonter. D’un regard il fait comprendre ce qu’il va tenter de
faire, entraver les jambes du gorille.
Tenter le tout pour le tout ! Pitch à saisit, ils s’abaissent tous
deux brusquement en se donnant la main puis tirent violemment
en arrière, le colosse perd l’équilibre et s’affale sur la face dans
un grognement rageur, Arn lui bondit dessus sauvagement, lui
prend la tête, et la cogne contre le sol avec rage, le noir ne bouge
plus, il va s’acharner, mais Pitch l’arrache à sa proie pantelante.
Ils lui ôtent son poignard et son sabre et se ruent dans les
couloirs. Il leur faut maintenant regagner la salle des banquets et
trouver la princesse, et, s’ils se heurtent à nouveau à Bryan, lui
faire rentrer son rire dans la gorge !
De fait, le bouffon a disparu. Les soldats se battent toujours.
Tous les seigneurs n’ont pas été assujettis fort heureusement,
pourtant les combats se poursuivent. Les victimes de
l'assujettissement ne sortent pas de leur état. On leur avait dit de
tuer les alliés de la princesse, et ils obéissent aveuglément.

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« La jeune femme demeure introuvable, et ils doivent se


frayer un chemin en frappant tous azimuts repoussant les soldats
qui se mettent en travers de leur route. C’est alors qu’ils voient le
marionnettiste fuir avec les deux petites. Une impulsion rageuse
les propulse vers le fuyard.
Ils s’aperçoivent avec un plaisir et une excitation propre à la
jeunesse qu’ils parviennent à le rattraper sans difficultés. Les
enfants le ralentissent. Ils sont bientôt sur les talons de l’homme
et les jumelles se mettent à crier. Arn lui plonge dans les jambes,
l’homme roule sur le sol en poussant un juron effrayé. Pitch saisit
les deux fillettes par les poignets l’une d’entre elle sort un
poignard, il la désarme d’un geste foudroyant conscient que les
lames sont probablement empoisonnées. Kajel n’en mène pas
large, Arn le tient par le col l’écrasant de tout son poids au sol. Il
le retourne et le soulève comme une plume.
— Qui es-tu, et pour qui travailles-tu ?
Le marionnettiste reste muet regardant droit dans les yeux
Arn, puis il ouvre la bouche et lâche un nuage au visage du jeune
colosse. Le garçon le fixe bizarrement, Kajel entre dans son
esprit, il lui glisse à voix basse ; «Tue-le !» La volonté de Kajel
s’impose à lui, Arn se lève et libère l’homme, Pitch s’écrie :
— Arn !
Il n’achève pas, Arn tire sa dague et fonce sur Pitch qui
pousse un cri, évitant de justesse la lame. Le marionnettiste
s’enfuit suivit des gamines pendant que Pitch cherche à échapper
à la dague de son ami.
— Tu es devenu fou Arn ? Ça suffit, arrête ! C’est moi
Pitch !
Arn, le regard fixe, bondit sur le jeune noir qui parvient à le
bloquer, il lève son arme, Pitch le regarde épouvanté, il hurle,
mais le son est étranglé par la main puissante du colosse. À la
même seconde, un bruit mat, Arn ouvre de grands yeux hébétés
et s’effondre. Pitch se dégage du corps inanimé au poids
impressionnant et écarquille les yeux, Scotie se tient devant lui
pâle comme la mort, il serre un objet bizarre.
— Vous l’avez échappé belle ! Un peu plus et…
— Mais avec quoi l’avez-vous frappé ?
Scotie fait un saut et ramasse un caillou de la grosseur d’une

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orange, il est coupé en deux et offre sur l’une de ses faces des
strates magnifiques et colorées.
— Une géode ?
— Oui, celle que les deux thaumaturges ont donnée à la
princesse. J’ai appelé à l’aide mais cela n’a pas marché. Ils ont
pourtant garanti qu’ils répondraient si elle faisait usage de la
pierre.
— Il n’y a peut-être qu’elle qui pouvait l’utiliser. Il peste en
se relevant tandis qu’Arn s’éveille douloureusement en se
frottant l’occiput… maintenant nous avons perdu Bryan et son
acolyte ce Kajel et ses filles.
— Qu’est-ce qui arrive ? Que m’as-tu fais ?
— Tu étais assujetti par ce maudit marionnettiste, il procède
à une vitesse incroyable, et il t’a ordonné de me tuer. Il t’a
probablement soufflé une drogue abolissant la volonté, la sebrana
est un fameux excipient à l’assujettissement, il en avait une dose
dans la bouche, probablement dissimulée dans une fausse dent.
— Quoi ? Une fausse dent ?
— Ça va, il est revenu à lui, cela n’a pas duré longtemps.
— Oui, j’ai entendu dire que moins la préparation était
longue, moins l’assujettissement durait, mais cela aurait pu être
plus que suffisant.
— Ils ont fui ces maudits !
— On peut encore les rattraper ! S’écrie Arn
— Non ! Fait Scotie en tirant la tunique d’Arn, ce serait trop
dangereux, ils nous attendent peut-être, ce sont des serpents,
demandons l’aide des soldats de la princesse.
— S’il en reste, grince Arn, ça tue ferme dans le coin.
— Supprimons l’assujettissement, propose Scotie.
— Comment ?
— En leur parlant à tour de rôle, j’ai vu comment procèdent
les thaumaturges qui assujettissent, tout est dans l’intonation et la
gestuelle.
— Je ne sais pas, leur regard possède un magnétisme que
nous n’avons pas, on ne peut réveiller tous ses seigneurs, la
princesse aurait pu briser la suggestion sans doute, mais… on
doit essayer au moins.
— Alors, assez de temps perdu ! S’écrie Scotie qui s’élance

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vers la salle.
Des soldats accourent, c’est une indescriptible débandade.
Les seigneurs promettent de lever leur armée et repartent en
fureur, ils sont victimes d’une cabale et prêts à prendre leur
revanche. Scotie, Arn, et Pitch, voient alors une chose à laquelle
ils ne s’attendaient pas.
Swan a réuni quelques seigneurs, son œil brille d’une fièvre
extraordinaire, il clame d’une voix impérieuse :
— Que ceux qui veulent me suivre et sauver la princesse
lèvent leur épée. Rejetons la division. Regroupons-nous au
contraire autour d’une seule bannière celle des Fosses libres.
Ceux qui aujourd’hui partent sont des traîtres. Vive les Fosses, et
vive la paix !
Des barons font demi-tour complètement ébahis, l’emprise
hypnotique disparaît. Arn et Pitch sourient. Swan électrise les
hommes, quelque chose brûle en lui comme s’il n’était plus le
garçon immature et timide d’hier, mais bel et bien un leader. Sans
chercher à comprendre ce miracle ils se mettent chacun d’un côté
de leur ami et brandissent leur épée en hurlant :
— À la princesse, tous avec la future reine ! Le traître est
dans nos murs, Bryan le fou, retrouvons-le !
Un baron s’approche en fronçant les sourcils, il tient son
épée d'un air menaçant :
— Quoi ! Bryan le fou… Le bouffon du roi… Un traître ?
— Il a cherché à empoisonner la princesse, dame Courtejoie
est morte à sa place ! Le fou est déguisé sous l’aspect d’un
seigneur, en pourpoint rouge sous un escoffle* fourré, il est petit
et porte un chapeau de velours noir, la dame qui l’accompagne
est l’empoisonneuse la plus célèbre du royaume, Marguite
Airguillère, revêtue d’un bliaut* et d’une guimpe noire, se sont
les âmes damnées du roi !
*
escoffle ; Vêtement de peau qu'on endossait pour aller en chasse et dont la coupe
ressemblait à celle de l'esclavine.
*
Bliaut ; n. m. (blialt, blial)
Robe de dessus, longue, tenant à un justaucorps ou corset, commun aux hommes et
aux femme et en usage du 11e au 13e siècle

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— J’envoie mes hommes rechercher ses lâches !


— Bonne idée, mais d’autres barons pourraient-ils s’occuper
de retrouver la princesse ?
Un seigneur grand et barbu se présente, il clame :
— Je m’en porte garant, je vais la faire rechercher, j’ai un
excellent pisteur.
— Bien ! Pitch se tourne vers Sawn, il passe le bras autour
des épaules de son ami, tu es un commandant superbe Swan.
Le garçon rougit et s’en défend bien :
— Cesse un peu Pitch, on n’a pas le temps. Qui a emmené la
princesse ?
— Je crois qu’il s’agit du baron d’Armesson, du moins il
m’a semblé le reconnaître.
Swan pâlit et vacille tout à coup, Arn le soutient fermement.
— Seigneur ! Tu ne te sens pas bien Swan ?
— Idiot ! Crie Pitch, te battre dans cet état, tu dois être fou,
tu vas rouvrir ta plaie !
Swan a un faible sourire et se laisse porter par Arn.
— Quand j’ai vu la princesse en danger je n’ai pas hésité et
vous auriez fait de même.
Pitch secoue la tête en grognant, son ami a raison, ils le
portent jusqu’à son lit, la salle de banquet est vide, des serviteurs
zélés enlèvent les corps, Arn va aussitôt aux nouvelles. Il
questionne un garde.
— Que se passe-t-il ? Les barons en révolte sont-ils partis ?
— Certains oui, d’autres ont été arrêtés par les seigneurs
restés fidèles messire, et d’autres encore se sont amendés pour ce
brusque revers. Est-ce une sorcellerie ?
— Je le crains en effet, mais on va y parer, nettoyez ces lieux
et gardez l’œil ouvert, le traître est Bryan le fou qui cherche à se
débarrasser de notre princesse, il a pris le nom de Symalion ne
cessez de le chercher, réunissez tous les soldats pour se faire. Et
merci pour votre travail soldat.
— Bien messire ! Répond fièrement le garde raidit en un
salut tout militaire, puis il s’en retourne aussitôt à sa mission.
Depuis que l’on a bombardé ces jeunes recrues « conseillers » les
choses tournent mal, toutefois l’autorité des nouveaux protégés
de la princesse ne semble pas contestée, ce qui est une bonne

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chose si l’on songe que le capitaine Goéric n’est plus là pour


commander.
Scotie les rejoint munit de la géode, il explique :
— Comme je vous l’ai dis, je ne peux pas utiliser cette pierre
ou elle ne répond pas, les magiciens nous avaient pourtant
promis que la princesse pourrait les rappeler en cas de danger.
— Une minute, l’interrompt Swan, je crois que les magiciens
ont dit qu’elle brillerait s’ils sont proches, or elle ne brille
aucunement, sauf de son éclat naturel, et le signe des magiciens
est bien gravé dessus, un œil ouvert et fixe. Voilà qu’ils utilisent
des géodes comme pierres Abolies maintenant ?
— On m’a enseigné que les thaumaturges pouvaient utiliser
n’importe quel minéral, il suffisait de le charger de leur
magnétisme personnel et de leur symbole. Ainsi la plupart des
pierres Abolies trouvées dans les Phrégïas ne sont ni plus ni
moins que des galets, je n’irais pas jusqu’à dire « vulgaires »
mais… communs.
— Bravo pour le petit cours sur le chapitre des minéraux
messire Pitch, ironise Arn.
— Non, cela est très utile Arn. Ce que dit Pitch prouve qu’il
sera arrivé quelque chose aux magiciens. C’est grave. On ne peut
plus compter sur eux.
Arn s’esclaffe.
— Tu plaisantes ? On a «jamais » pu compter sur eux.
Rappelle-toi qu’ils ne voulaient pas nous aider dès le départ.
— Oui, mais les choses ont changé, et leur secours est
devenu indispensable, il se passe des choses dans ce royaume,
des choses tellement importantes que nous ne les voyons pas. Les
thaumaturges seuls savent de quoi il s’agit, et je jurerais qu’il n’y
a pas que la princesse qui soit en danger.
— Avec Bryan dehors nous risquons tous quelque chose à
mon avis. Ce fou est la pire menace du royaume.
— Je souhaiterais que tu aie raison Arn, fait Swan, je crains,
hélas, qu’il y ait bien pire que Bryan. Allons ! Il nous faut
reprendre des forces et organiser les troupes. La plupart des
barons sont restés avec nous. En disant cela il titube et se retient
de justesse à Arn.
— Toi tu te reposes ! Clame Pitch, pas question que tu te

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battes. Regarde ce pansement. Il est imbibé de sang !


Swan regarde, livide, puis s’effondre dans les bras d’Arn qui
s’écrie :
— Ah ! Enfer et catin ! Futentrailles ! Non, pas ça, il…
— Ça va ! Arrête de jurer ! On va le soigner, répond
nerveusement Pitch.
Ils appellent les médecins, et en réquisitionnent deux. On
bande à nouveau Swan lui ordonnant de ne plus bouger.
Arn et Pitch le laissent avec réticence, du travail les attend.
Au moment où ils se rendent dans la salle d’armes pour y
retrouver les officiers, un seigneur s’y engouffre en criant, des
soldats se battent pour l’empêcher de passer. Pitch reconnaît le
baron d’Armesson tête de file des seigneurs de Tyranée, il
tempère l’humeur belliqueuse des soldats et s’exclame :
— Attendez ! Messire d’Armesson que signifie ceci ? Où est
la princesse ? Il porte la main à la garde de son épée.
— Rassurez-vous ! Elle est en lieu sûr, j’ai demandé à mes
hommes de la raccompagner en ma demeure, ici elle était en
danger !
— Voyez-vous ça, grogne Arn, vous enlevez notre princesse
et vous nous racontez une belle histoire qu’est-ce qui nous dit
que vous n’êtes pas parti lié avec l’ennemi ?
— Rien en effet, mais pourquoi serais-je revenu dans ce
cas ? Il suffisait d’envoyer un émissaire et de monnayer la
libération de la princesse. Ou de revenir prendre le trône. Allons !
Assurez-moi de la paix dans le château et je ramène sa
souveraine ou suivez-moi.
Ils se regardent, est-ce un piège ? L’homme semble sincère,
ils rengainent leur épée et hochent la tête. Pitch répond d’une
voix impérieuse qui détone sur celle du timide élève qu’il a été :
— Ramenez-là ! Sa place est ici, le royaume à besoin d’elle,
de nouveaux ministres doivent êtres nommés, car nous ne
tiendrons pas ce rôle.
— Vous le tenez pourtant à merveille, réplique d’Armesson
en tournant les talons, je la ramène donc. Il glisse quelques mots
à l’un de ses soldats, et se retourne en précisant :
— Messires. Je vais envoyer un épernaute qui atteindra ma
troupe plus vite que le vent.

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— Seigneur baron ! Crie Swan vacillant, mais électrisé, nous


avons besoin de votre conseil, ne partez pas !
— Je n’en avais pas l’intention ! Jette le baron l’air
déterminé et rude, je vais organiser mes hommes et remettre de
l’ordre dans ce château.
Arn a un sourire qui lui fend la tête, Pitch le regarde d’un air
stupide et Swan retient un rire douloureux.
— Ça fait plaisir de voir quelqu’un prendre les choses en
mains non ?
— Oui, être conseiller commence sérieusement à me lasser,
tant que ce Bryan sera en liberté on risque le pire. En même
temps on ne peut pas négliger la cour et abandonner le château.
Le baron les regarde en esquissant un fier sourire, trois
jeunes hommes encore inexpérimentés viennent peut-être de
sauver le royaume de la plus terrible cabale que l’on puisse
imaginer.

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Sonore est le son du cor, bruyante la voix des fêtes humaines,


musicale la symphonie des Flammes au cœur des Phrégïas.
Poésie Fosséenne ; auteur inconnu.

l’Oborilnew

Les glaces parlaient, dans une brise lénifiante elles


racontaient l’histoire des peuples enfouis, des vaisseaux de
l’éther et des dieux endormis. A l’origine les dieux étaient
plongés dans un sommeil cyclique, les Pères Fondateurs, les
Phaleem ou Petits-Dieux s’éveillant sur les rives du Fleuve
Eternité engendrèrent les AÏms et les PhirÏms. Ces derniers
ouvrirent les yeux sur le monde incandescent dont ils étaient
chargés d’adoucir les lueurs. Les Phrégïas s’endormaient par
cycles, elles aussi, et venaient à la conscience pour restituer
l’œuvre des créateurs, les reliques anciennes, les gloires du passé,
les formes impérissables figées dans le sommeil glacé et palpable
des divins.
Le jeune homme regardait la beauté indescriptible des
couchants sur la chaîne de l’Immacul, une succession de levers et
couchers de soleil saisis dans le temps, apothéose de cycles
lunaires et de firmaments pris dans les glaces, mais ce qui le
fascinait davantage était les Flammes divines qui dansaient, le
spectre de leur reflet multimillénaire qui emportait l’âme des
spectateurs vers l’extase des premiers jours du monde.
Son ami Arbörn devait régulièrement le tirer des rêves
paralysants et insidieux insufflés par les beautés antiques puisque
son corps d’humain était particulièrement sujet au froid.
L’ixushia certes donnait une résistance extraordinaire, et les
magies phiriennes lui permettaient de créer un bouclier
thermique acceptable, cependant par soir de grand vent, sa
protection faiblissait et son corps appelait le sommeil éternel, ses
compagnons le discernèrent dans ses yeux et la langueur
inhabituelle qui le saisissait.
Dans leurs palais de glace, ils jouissaient du confort

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nécessaire, les Înkhs avaient récupéré dans les nivées le mobilier


utile, les ustensiles divers et parfois les œuvres d’arts occupant
l’espace de leurs temples blancs. Avec Arbörn, Annrick Longue
Victoire, fils du comte Adémarch, revint dans L’odoroën, la
maison de cristal des pères et mères elfes qui l’accueillaient.
Les Înkhs ne possédaient pas de familles dans le sens absolu,
ils donnaient naissance à deux ou trois enfants tous les vingt ans
du calendrier phrégique, les femmes portaient leur bébé environ
vingt quatre mois et accouchaient sans douleur, la fécondité des
elfes était à la proportion de leur temps de vie incroyablement
long, toutefois certains se laissaient mourir dans les glaces, par
manque de précautions, assujettissement des flammes divines et
volonté personnelle d’en finir.
Les guerres avec les Alluks raccourcissaient aussi leur vie,
mais ils croyaient au paradis des dieux, l’Aurwillnë, et ne
craignaient pas la mort, ils pouvaient aussi insensibiliser leur
corps et mourir en s’endormant paisiblement ou parfois dans
l’extase, ainsi ils n’étaient jamais trop nombreux. Les enfants
étaient ensuite adoptés par chaque famille et développaient leur
lien avec la communauté. Le savoir de chacun se transmettait
ainsi de bouche à oreille et de cœur à cœur.
Furoloé, le père de la maison, assit dans un grand fauteuil de
bois d’Escalp, arborait sa tenue sacrée, faite de lin gris et
ceinturée d’une soie blanche et dorée, celle des menades
Phrégiques ; Les marches longues et méditatives des vieux elfes.
Pas une ride ne marquaient son visage, sa beauté était intacte, son
odeur corporelle seule indiquaient son âge millénaire et la force
qui lui restait, embaumant tel un encens. Il parlait aux vents, aux
bêtes, aux ruisseaux, dégelait les reliques de ses seules mains et
guérissait les arbres et les créatures vivantes. Il lisait les
intentions du cœur et avait la faculté de s’abandonner à
l’émerveillement infantile en dansant ou jouant dans les lumières
captives. La nuit offrait un bain revigorant par son murmure
lunaire, ses formes incertaines, ses fantômes du passé et par la
vitalité d’une eau éthérique propre aux lunaisons primordiales.
— Annrick ! Petit d’homme, dit-il, nous sommes heureux de
t’avoir accueilli auprès de nous, toutefois tu devras veiller à
commencer au plus tôt ton initiation de chasseur, car en tant

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qu’humain tu auras à combattre auprès des tiens les esprits


servants. L’Oborilnew t’est familier, l’arc blanc qui tue le gibier
sans douleur, mais le grand arc noir est différent, Edénörn ? Il fit
un signe à un des elfes présents, à la stature puissante, et au
visage d’une stupéfiante perfection, tu formeras le jeune humain
au rite imparable.
— Oui père, mais le supportera-t-il ?
— Les Ephémérides ont annoncé que viendrait un temps ou
un humain saisirait l’arc noir et viserait le Perturbateur. Cette
prophétie s’accomplira mon fils, ce n’est pas aux elfes de blesser
les Astarï, ni aux Alluks de s’élever contre les dieux servants,
non, aujourd’hui les hommes ont pris en main leur destin, la
Glace leur offre la possibilité de changer leur futur. Il a bu notre
alcool, nos sécrétions sont en lui et l’ont rendu plus clairvoyant,
plus fort, plus juste. Va…

Annrick, accompagné d’Arbörn suivit le grand Edénörn, il


glissait sur la glace tant sa marche était fluide, l’elfe se dirigea
vers un tumulus et ouvrit une porte invisible. Dans une pièce de
dimensions modestes reposaient plusieurs arcs, ils étaient élancés
et si majestueux que l'on vibrait à l'évocation des rois elfes. L’un
était plus grand que les autres, fait d’un bois noir et gravé de
signes phiriens, des animaux lovés dans des spirales ou des
étoiles. A côté se dressait un carquois garni de longues flèches
noires à l’empennage des plus extraordinaires, constitué de deux
ailes vivantes et vibrantes.
L’elfe lui remis l’arc en disant :
« Caresse-le, parle-lui et pince sa corde, puis tend-là, avec
les dents, il aime cela, chaque arc a son touché, l’arc noir aime
sentir les dents de son propriétaire, le goût de la salive des
guerriers elfes excite les arcs, et d’autres demandent d’être contre
leur corps nu pour avaler leur odeur et leur chaleur. L’arc n’est
jamais innocent, si sa corde casse, tu entendras un cri en toi, et la
flèche mourra, mais à la septième lunaison tu pourras remplacer
la corde d’un crin de serpent-cerval, dont les vertus seules
répondent aux désirs du tireur. Tu apprendras à tendre de toutes
tes forces le boyau et à envoyer la flèche au delà de la vue et
avec une force stupéfiante, tu pourras traverser un arbre ou une

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roche, et là où la flèche noire se plantera les ennemis tomberont.


Le Taröm Joll t’a appris à te dépasser, et l’arc t’apprendra à
user de ton adresse. Les flèches qui ont atteint leur cible brûlent
et disparaissent, les flèches perdues retournent à l’arbre des dieux
le phixis. Ta cible sera, pour commencer, un uindre, nous avions
besoin de viande, es-tu prêt ?
Annrick regarda ses vêtements, une peau de chagba adhérait
à son torse et une tunique de fourrure en conservait la chaleur, les
cuisses étaient nues, mais des chausses fourrées lui montaient
jusqu’aux genoux. Arbörn, vêtu pratiquement de la même
manière, était d’un bronze doré poli aux lumières incidentes, il
souriait à Annrick et, au bout d’une minute, lui prit son carquois.
— Arbörn veut tenir ton carquois, c’est un signe d’amitié
important, il peut nous suivre.
Edenörn se mit à adopter un trot léger, il suivait les pistes
fleuries des champs de l’uindre, gelés après les moussons, mais
ressuscités par la Phrégïa divine arrachant les paysages et les
climats d’antan à leur gangue, ça et là s’élevaient des arbres
blancs aux fruits dorés, des fleurs bleues teintant la glace d’une
onde d’azur, ça et là naissait un cours d’eau bruissant. La forêt
apparut gigantesque et touffue. C’était le schasmme des grandes
sylves dégagées des nivées, le gibier y était cependant bien réel
car il tirait son principe des corps gelés et s’en nourrir participait
au rite de réconciliation.
Un mâle surgit, et leva ses bois pesant, magnifique de
majesté, l’uindre au museau blanc, et au regard d’argent, resta
interdit, Edenörn prononça en forme de prière :
« Ami des forêts ! Veux-tu nous donner ta chair bénie ? Et ta
peau bénie ? Veux-tu nous offrir tes os et ta graisse ? Veux-tu
revivre en nous ? Annrick tend la corde !
« Sens l’arc, sa vibration, et tend ton âme pour envoyer la
flèche. La corde est ton âme vibrante, la flèche ton esprit
ardent…
Le jeune homme obéit et tendit la corde après avoir encoché
l’une des flèches. Celle-ci partit malgré lui, elle lui échappa, elle
fendit l’air en chantant, mais elle ne se planta qu’à quelques pas
de l’uindre qui détala d’un saut admirable.
« Je l’ai raté… Souffla Annrick d’un air déçu et heureux à la

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fois de ne pas avoir tué l’animal.


« Je le savais, c’est pourquoi je t’ai amené jusqu’ici pour
abattre cet uindre, fit Edenörn, Arbörn qu’as-tu compris de la
leçon ?
« Annrick ne voulait pas tuer l’uindre, l’Oborilnew l’a senti
et n’a pas atteint l’animal, nous pouvions nous passer de cette
viande, ça va, mais si Annrick avait eu faim, l’arc aurait sans
doute tué le gibier !
« Enfin ! S’écria Annrick, je croyais que ce gibier n’était
qu’un schasmme. Peut-on le blesser ?
— Oui, fit Arbörn, fier de répondre à la place d’Edénörn, les
flèches ont ce pouvoir… !
« Mange-t-on la viande de schasmmes ? S’étonna Annrick.
« Tu en as déjà mangé à ton insu, répondit en souriant
Edénörn, le schasmme de ces gibiers est aussi dense qu’un corps
parfait véritable, il souffre et saigne, et nous apporte l’énergie
dont nous avons besoin pour vivre, dans les nivées les vrais
animaux meurent évidemment, car ils ne contrôlent pas, à la
façon des êtres intelligents, leurs émanations. Les fruits et baies
de la forêt sont de même sources, et cela nous fournie de la
nourriture de façon illimitée, car la nourriture de vos terres et de
votre bétail nous empoisonnerait. Elle n’est pas consacrée.
« Tout ce qui vient de la Phrégïa est… sacré ?
« En quelque sorte oui, mais les glaces ne sont pas pour
autant obligées de nous offrir leur nourriture, d’ailleurs elles ne le
font pas avec les hommes ou les magiciens, elles ne leur donnent
que ses objets, et il est vrai qu’ils sont plus précieux à leurs yeux
qu’un gibier.
« Les nivées renferment des peuples, des îles, des cités, des
vaisseaux de l’éther et des dieux endormis, mais même nous, les
Înkhs, n’osons franchir certaines limites.
« Les thaumaturges le peuvent-ils ? je pensais surtout à
Silbbus et Tanaoz…
« Ce sont de grands thaumaturges, certes, et ils pourraient y
parvenir, mais ils savent cela extrêmement risqué, comme
déclencher un feu que l’on ne peut plus éteindre, et déjà quelque
chose se passe qui dénote de la justesse de ce que je dis… vient
avec l’arc noir, il entraîna Annrick vers une plaine herbeuse qui

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s’extirpait des glaces au fur et à mesure qu’il marchait, à deux


cent pas se dressèrent des silhouettes faites de paille, d’herbes et
de bambous.
«Voici nos cibles, nous entraînons nos jeunes à cet endroit !
« Mais, ces cibles sont fabriquées par vous ? Comment
restent-elles ici ? Sont-elles phrigifiées elles aussi ?
« Oui, elles disparaissent dans la glace quand nous nous
éloignons et réapparaissent quand nous revenons, comme les sols
herbeux que tu vois, les arbres, les plantes et les collines, tout
s’enfonce à nouveau dans les strates inférieures… tends ton arc.
A nouveau Annrick tira une flèche, la vibration le pénétra,
l’arc lui parlait, la voix musicale de l’Oborilnew le berçait, la
flèche vola grâce à son empennage ailé et se ficha dans l’une des
cibles. Aussitôt cependant la glace grimpa et entoura le
mannequin. Edénörn poussa un cri de stupeur. Il examina la
cible, la caressa, la Glace disparut, toucha ensuite le mannequin,
cette fois la Glace saisit sa propre main, hébété, il lui parla, et
parvint à la faire refluer comme un animal qui recule. Pour la
première fois Annrick lut la peur sur les traits de l’elfe.
« Que se passe-t-il ? S’enquit le jeune homme. Arbörn
frissonna lui aussi, il grimaça au retour de son compagnon, celui-
ci lança d’une voix forte :
« Retournons à l’Odoroën. Je vais parler à mon père, il se
passe des choses incompréhensibles ici !
« Tu as failli te faire… phrégifier ? Demanda Annrick
interloqué.
Edénörn lui jeta un regard furieux :
« Ne parle plus de ça !
Furoloé attendait devant la porte de la maison, son fils
s’approcha et lui parla à voix basse, Furoloé sursauta et le fit
entrer puis il dit à Annrick et Arbörn :
« Mon fils à reçu un message de la part de la Glace, il sent
l’odeur de la pétrification, cela signifie qu’il faut être très
prudent, ne pas la bousculer, elle est déstabilisée par d’autres
forces, les hommes vont au devant d’un grand danger, Annrick tu
devras les prévenir, la Phrégïa ne supporte plus les
commandements, et si les Înkhs mêmes ne peuvent plus la
contrôler que ferons-nous ? Notre subsistance dépend de la

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mansuétude des glaces divines. Annrick, il te faut toucher la


Phrégïa sans protection cette fois, si elle te phrégifie nous te
libérerons, mais tu n’iras pas te battre car la Phrégïa te rejettera,
si tu surmontes l’épreuve tu seras qualifié et tu feras parler l’arc
noir. La présence d’un humain la perturbe, les humains l’ont trop
fait souffrir sans doute…
« Mon père, fit Edénörn, j’ai senti autre chose dans la Glace
comme une volonté de nuire. Peut-elle se venger ?
« Elle n’est que l’expression des dieux. Aujourd’hui, comme
d’habitude, t’a-t-elle ouvert ses collines et ses forêts ?
« Oui père.
« T’a-t-elle donné son eau, sa fraîcheur et sa chaleur en
même temps ?
« Oui père.
« Alors elle n’est pas ton ennemie, sinon tu serais déjà
pétrifié, d'un autre côté l'ambivalence de la Phrégïa est bien
réelle, ce qu'elle phrégifie n'est pas forcément mauvais. Elle
cherche à nous dire quelque chose… un ennemi approche, très
puissant, un Seigneur antique qui la commande.
« Un Vactarh ?
« Oui, les thaumaturges et les hommes ont réveillé le
Vactarh, le seul qui ait perdu son pied et son bras, les autres sont
trop profondément endormis dans les nivées inférieures, la
mutilation et la dispersion était une solution pour éviter au
Vactarh de revenir et de se venger. Mais si les magiciens
retrouvent par inadvertance les membres d’un dieu que peut-il
arriver ? Le dieu doit le sentir, et il cherche à sortir de son état et
à reprendre ce qui lui appartient !
« Ce serait notre fin, lâcha Edénörn livide.
« Sans doute, il nous utiliserait pour être ses esclaves. Il est
temps de retrouver ses membres, de les disperser et de les
inhumer dans les nivées profondes, c’est un travail de magicien.
« Doit-on détruire le pied et le bras ?
« Nous n’avons pas essayé encore Edénörn, et quand je dis
«nous » je veux parler des thaumaturges, c’est étrange de leur
part, ils déphrégient les objets, mais ils n’ont jamais cherché à les
détruire. Je reste convaincu qu’il ne faut pas même essayer de les
toucher…

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« La Glace protège les reliques, elle se reforme trop vite


père.
« C’est possible, mais je crois que les thaumaturges ont tous
un sentiment instinctif qui les tient loin de cette solution, détruire
le corps d’un dieu n’est pas un acte anodin, cela peut entraîner
des perturbations énormes.
« Ces perturbations existent déjà père. La Phrégïa dégénère
et pétrifie les hommes dans les Fosses, des cyclones apparaissent
et disparaissent, des marées colossales entraînent tout sur leur
passage, n’est-ce pas un signe ?
« Le signe d’une aube nouvelle, mais de beaucoup de
détresse auparavant si nous ne touchons pas les bonnes cibles !
« Tukyur ? Arkotth ?
Furoloé pâlit à ces évocations.
« Oui fils, Tukyur on l’attend, mais «l’autre »… on ne sait
rien de lui et de ses intentions.
« Sans son écuyer le Vactarh ne reviendra pas…
« Comment être sûr ? Et si… simple supposition… il
changeait d’écuyer ?
Edénörn se mit à trembler ses jambes se plièrent d’elles-
mêmes et il se retrouva assit par terre dans une sorte de
méditation intense. Annrick et Arbôrn suivaient la discussion,
mais le jeune homme qui ne comprenait qu’à demi ses
mystérieux propos vit son ami, plus blanc que neige, laisser
paraître un désarroi palpable. Le changement d’Écuyer signifiait
peut-être le changement de l’ordre divin et de la Phrégïa telle que
l’avait toujours connu les Înkhs.

Le petit cimetière attenant au château d’Orlân présentait des


tombes colorées et pourvues de tableaux, de mosaïques et de
fleurs séchées, la coutume dans les Fosses était d’orner les
tombes mais sans ostentation. On plaçait souvent l’arme et les
vêtements du défunt auprès de sa dépouille afin que les dieux le
voient et que le sommeil des hommes les amène à rejoindre les
déesses PhirÏm dans le pays des origines. Pour l’heure un vent
glacial soufflait sur un petit groupe composé de la duchesse, de la

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baronne, de la comtesse et de deux magiciens. Des ouvriers


venaient de déterrer et d’exhumer le corps du jeune Thibaud. Les
thaumaturges méditaient, penchés sur une tombe ouverte portant
une plaque de bronze où était inscrit ce texte ; « A celui dont
l’âme était plus limpide qu’un ciel de printemps, thaumaturge
émérite, Thibaud Ewerloock ».
Ils s’adonnaient à une analyse étrange accomplissant des
gestes mystérieux et des rituels incompréhensibles, le cercueil
dont le couvercle avait été rabattu abritait un jeune homme à la
chevelure bouclée et aux traits angéliques et criblés de taches de
rousseur, il paraissait engoncé dans une gaine d’or pur des pieds
au torse, seule la partie supérieure échappait au phénomène.
Au bout d’un long moment, au cours duquel les deux
vieillards examinent et palpent le corps, ils relèvent la tête l’air
grave et contrit.
— Nous sommes désolés, hélas, le cas est différent ici mes
dames, pardonnez-nous cette démarche douloureuse, mais il
fallait la faire, le jeune magicien est entièrement aurifié et cela en
dépit d’un bouclier dont les traces sont encore perceptibles, mais
qui s’est avéré malheureusement insuffisant.
Sabine baisse le regard, crispée et pâle, Annegarelle secoue
la tête et lance de la voix la plus ferme dont elle est capable :
— N’en faisons pas davantage. Venez tous et allons prendre
quelque chose de chaud ou ce froid va nous conduire auprès de
notre jeune ami.
Ces paroles ont le don de faire pleurer Sabine qui parvient à
articuler :
— Je l’avais réchauffé… son… son corps contre le mien…
une première fois… et la deuxième…
— Allons, fait la duchesse en prenant Sabine par les épaules,
Je vous en supplie, ne restez pas là. D’un signe elle ordonne aux
ouvriers fossoyeurs de tout remettre en état.
Ils rentrent dans l’une des salles où Annegarelle fait apporter
aussitôt des braseros, une table est dressée et des boissons sont
servies, sotqua, alcools et thé valmarïen. Le soir arrive, quand un
serviteur annonce :
— Ma dame, le sénéchal, Than Thècle, demande à vous voir,
il dit être envoyé par le comte LongueVictoire !

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Annegarelle se lève vivement et répond :


— Faites-le entrer et occupez-vous de ses gens.
Un homme de taille moyenne se présente, il porte des
vêtements amples, aube des plus chaude sur un pourpoint vert
entravé d’une ceinture de cuir, une onacre bat sa cuisse gauche,
son visage, racé, est celui d’un Kanj aux traits olivâtres, au
regard noir, un collier ourlé de givre encadre sa figure par
ailleurs assez noble, ses yeux s’allument à la vue de la duchesse.
— Messire Thècle ! S’exclame-t-elle, voilà une belle et
prompte visite !
Le sénéchal s’incline devant les deux femmes :
— Le comte m’a expliqué vos besoins ma dame, je n’ai donc
pas hésité.
— J’en suis heureuse, mais… que devient-il ?
Lyedia se tend vers la réponse, elle attend son mari
également.
— Il me suit de quelques heures, il sera là avec sa troupe
afin d’obtenir votre appui et votre avis, en fin de soirée. Il ne fait
pas bon voyager cet hiver. Le vent à quelque chose de menaçant,
d’incisif, il fouaille la chair comme le scalpel d’un chirurgien
enragé.
— Venez vous réchauffer et me conter votre voyage et les
nouvelles depuis votre départ. Le sénéchal s’installa près d’un
brasero et on lui porta un bouillon gras fumant et du vin chaud.
— Les choses suivent leur cours en Adlassie duchesse, nous
attendons tous impatiemment les nouvelles venant de l’Ouest,
nous savons que le duc est sur le point d’atteindre les Phrégïas, et
mes émissaires et thaumaturges m’ont quelque peu fait suivre ses
péripéties, c’est à couper le souffle ! Il a déjà perdu beaucoup
d’hommes et traversé nombre de dangers. J’ai grand crainte que
mon seigneur le comte ne soit mal avisé de relever un tel défi.
— Moi aussi, fait Lyedia sur un ton angoissée.
— Mais nous pourrons encore le dissuader… renchérit le
sénéchal, il faut simplement lui démontrer que l’on a besoin de
lui dans le royaume. Peut-être ici même au château de Trecy !
— Au château ? Relève d’un air contrarié Lyedia.
— Oui ma dame, si besoin est… sachez le garder auprès de
vous…

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Elle le regarde comme s’il déraisonnait ou se mêlait de ce


qui ne le regardait pas.
Frost néanmoins apprécie la réflexion car il apparaît et vient
se frotter aux jambes du sénéchal.
— C’est une façon de dire qu’il est d’accord ! S’exclame
Annegarelle, c’est donc qu’il y a bien du danger là-bas !
— Ma dame, il y en a toujours eu, appuie Than Thècle, n’en
doutez point, mais cette fois les Phrégïas recèlent des terreurs qui
pourrait bien nous déborder, et… j’ai peur que nous ne soyons
également, tôt ou tard, touché par ces phénomènes.
— Justement ! retentit une voix empreinte de chaleur mais
teintée d’autorité, le comte n’est pas si déraisonnable que cela,
car si le danger doit venir jusqu’ici autant l’affronter au plus loin
et essayer de l’arrêter à la source, mais soyez tranquille
j’abonderais dans votre sens, je crois en effet qu’il est plus sage
de demeurer au château actuellement.
— Quoleo, dit Annegarelle, heureuse de voir son ministre et
intendant se mêler à la conversation, venez vous asseoir j’aurais
besoin aussi de vos lumières.
— Ma dame, l’or que nous a ramené la baronne nous sera
d’une grande utilité, et j’espère le gérer le plus judicieusement,
j’ai déjà fait mander des thaumaturges et des hommes de troupes
du sud et par-dessus tout des artisans. Des travaux seront à
effectuer dans le château et j’y allouerais une partie de mon
budget, il existe aujourd’hui de grandes pierres de combostites
qui émettent suffisamment de chaleur pour rendre une forteresse
glaciale semblable à un nid douillet, elles coûtent cher à l’achat,
chauffent et éclairent pour deux ou trois hivers nos bâtisses en
conférant à la pierre la propriété de conserver et de restituer la
moindre chaleur.
« Et je serais heureux de vous en montrer un exemplaire
quant vous disposerez d’un peu de temps, on les divise et les
enferme dans des poêles, cette invention ne rend pas nos
cheminées désuètes, mais sont un complément idéal à nos
besoins de chauffage. Enfin, ce qui concerne l’armement, et
d’après nos capitaines, l’acquisition de catapultes et trébuchets
ainsi que de tours d’assaut serait une bonne chose, par ailleurs
des chimistes ont mis au point des acides et poudres détonantes

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très efficaces, si vous craignez une guerre voilà de quoi assurer la


défense.
— Ces paroles sont sages en effet messire Quoleo, fit le
sénéchal, et je sais le bon travail et la peine que vous vous
donnez pour les affaires du royaume, mais croyez-moi, plutôt que
de défense, il est question d’offensive, celui qui attaque à
l’avantage. Je n’ignore pas que ces propos vous horrifient
duchesse, je m’explique donc ; si le roi doit nous attaquer, il ne
fera pas de quartier et nous nous devons d’être fort. S’il
manifeste des intentions belliqueuses ou traîtresses n’attendons
pas, frappons les premiers.
— Voilà les termes d’un soldat, d’un politicien de comté qui
ne réalise pas ce qu’est d’entraîner un royaume à la guerre,
rétorque la duchesse sur un ton plus sévère, et si je ne cherche
pas le tacticien militaire, j’écouterais l’ami et le conseiller
volontiers, soyez donc franc.
Thècle s’incline à nouveau conscient d’avoir été un peu trop
direct.
— Ma dame se sera un grand plaisir et un honneur pour moi.
Messire Quoleo me paraît à l’évidence l’homme de la situation.
— Il a trop de travail, je souhaiterais qu’une partie de ses
responsabilités vous échoit, je ne veux pas dire par-là que votre
rôle sera minoré ou réduit, tout au contraire, je vous veux prêt de
moi et capable de me conseiller en tous temps et de prendre, le
cas échéant, les rênes du royaume. Le défendre est certes vital,
mais bien l’administrer me paraît plus vital encore.
Ils discutent ainsi pendant une demi-heure des charges de
leurs fonctions, quand le tour de la question semble être fait,
Annegarelle invite Thècle à la suivre, cet homme la fascine, et
éveille en elle des souvenirs de bonheur mais aussi de
souffrances. Elle le regarde droit dans les yeux :
— Je ne saurais vous dire le soulagement que me procure
votre présence mon cher Than, certes notre passé se dresse entre
nous, et pourtant je suis sûr qu’il ne reviendra pas troubler notre
collaboration… elle est finalement peu sûre de cette assertion,
sans en laisser rien voir.
— Ma dame je sais que le comte ne serait sans doute pas
heureux de me savoir ici, toutefois les circonstances obligent, et

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croyez qu’en dépit de notre… passé, je ne reste qu’un homme, à


votre service...
Annegarelle hoche la tête, cela veut-il dire que Than est
toujours amoureux d’elle ? Elle le regarde, elle pensait voir un
vieux ministre fatigué, elle découvre un homme d’âge mûr qui
n’a pas un cheveu blanc et qui garde le port fier et droit, son œil
pétille encore de la vivacité des esprits curieux et ingénieux. Son
sourire enjôleur est celui d’un jeune homme aux dents
immaculées, si différent du râtelier remis à neuf par les
bourgeons osnariens du duc.
Pouvait-elle en dire autant d’elle ? Elle avait empâté, tenait
encore les rondeurs de son âge pour un atout, mais fragile,
quelques cheveux gris indiquaient le passage des années, son
visage passé aux onguents faciaux restait impeccable, oui
qu’espérait-elle ? Elle aimait Siân de toute façon et se demandait
si elle n’avait pas fait une erreur en demandant l’aide d’un ancien
amant.

Sabine, retournée à l’entraînement des soldats et à la


réorganisation des troupes de Trecy, se livrait avec l’énergie du
désespoir aux exercices les plus durs, et épuisait les hommes,
quant elle rentrait le soir elle marchait comme une somnambule,
prenait juste le temps d’avaler une rasade d’alcool après quoi elle
se jetait sur son lit.
D’entre les capitaines, Basile Drew s’entendait
particulièrement bien avec elle, c’était un homme blond fort
physiquement ne manquant pas d’un sens de l’humour rare et
d’une bonne intelligence de la stratégie, venait ensuite le sergent
Toine Durcin, un soldat sympathique et vif qui n’hésitait pas à la
seconder, offrant l’apparence d’un petit homme bedonnant aux
longues moustaches, jovial et toujours en mouvements, doué en
combat. Le capitaine et le sergent se rendaient avec une troupe
d’hommes dans les tripots de la cité, ils proposèrent à Sabine de
se joindre à eux pour se changer les idées, mais la jeune guerrière
déclina l’offre.
Elle l’accepta pourtant la nuit suivante estimant qu’elle ne
devait pas rester à se lamenter. Le tripot était surtout rempli
d’aventuriers, de mercenaires ou de rudes voyageurs, les femmes

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n’étaient là que pour servir et monter avec les clients. Sabine


était la seule femme portant l’épée et ayant cet air farouche des
aventurières en campagne, elle buvait comme ses soldats, tenait
mieux l’alcool qu’eux, et supportait les plaisanteries graveleuses
ou carrément obscènes des clients.

Pourtant trois solides gaillards ne cessent de l’observer


depuis le début de la soirée tandis qu’elle converse avec ses
officiers. Ces derniers la laissent au bout de quelques minutes
pour aller retrouver des compagnes de nuit abandonnant deux de
leur compagnons à leur chope. Sabine s’apprête à rentrer chez
elle quand un des hommes lui barre le passage. Il la regarde d’un
air avide et lance :
— Voilà une gentille mignonne avec laquelle je finirais bien
la soirée ! Les autres éclatent d’un rire gras et lascif.
— Moi pas du tout, laisse-moi passer… !
L’homme ne bouge pas et raille :
— Elle est sauvage les amis, c’est mieux comme ça je les
déteste soumises et consentantes.
Il saisit le poignet de Sabine de sa grosse patte, la baronne
inverse habilement la manœuvre et tord à son tour le poignet de
l’homme, les os craquent, puis son pied se détend avec force,
l’homme va valser dans les décors. Les autres se regardent
stupéfait et indécis sur le comportement à adopter, le brigand se
relève en rugissant, la mâchoire probablement fracassée. Il
crache du sang. Une lame longue comme une faux lui jaillit du
poing :
— Fale 'etite vermine ! Ve vais te… mais il n’achève pas, le
pied de la baronne part et s’enfonce dans ses côtes, Sabine met
toujours des semelles de fer dans ses bottes, les cottes de maille
n’y résistent pas, l’homme pousse un râle et s’affale pour le
compte. Deux mercenaires font mine de tirer leur épée, mais
Sabine d’un geste foudroyant les devance :
— Allons messires les pourceaux, venez un peu !
Elle dessine des zigzagues inquiétants de son onacre, puis
des moulinets si puissants que l’air vibre, voyant qu’aucun
mercenaire ne se décide, elle range sa lame et hausse les épaules
puis achève son verre et tourne les talons pour sortir, à ce

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moment un des hommes tire un poignard, mais il n’achève pas


son geste, un hoquet le secoue et il regarde la baronne avec une
stupeur intense, elle vient de se retourner projetant un ast
meurtrier, l’homme essaie de retirer la spirale d’acier enfoncée
dans son thorax, avec des geste dérisoires, puis s’effondre
bruyamment en emportant tables et cruchons.
Sabine ne jette même pas un regard aux autres, elle part sans
un mot. Le capitaine Basile Drew fait un clin d’œil à Toine :
— Je crois qu’on n'aurait pas dû la sortir !
— Bien sur que si, ce rustre n’a eu que ce qu’il méritait !
Toine Durcin vide son verre cul sec, puis s’essuyant la bouche
d’un revers de manche, il emboîte le pas à la baronne. Pourtant, il
sait, il sait qu’elle à réagit trop violemment, ces hommes
n’étaient pas si dangereux. Il fallait qu’elle tue, c’était son métier,
sa vocation… désormais sa seule raison de vivre.
Sabine, après avoir salué ses soldats, marche pendant une
heure comme un automate, elle parvient au petit cimetière de la
cité, attenant aux murailles du château, entre dans les allées d’un
pas timide, et se rend directement vers la tombe du magicien, la
nuit est éclairée du premier quartier lunaire, elle voit en ce
croissant d’argent les fantaisies de sa jeunesse, et les étoiles
comme autant de sucreries célestes qui aujourd’hui tombent en
une salve crépitante et cinglante de plomb fondu sur sa chair
pénétrant jusqu’à l’os, grésillant en elle d’une délectable horreur.
Elle se laisse choir devant la tombe, les fleurs de Nerphalis
sèchent, étrangement lumineuses dans l’ombre, et les vases
d’étain sombrent dans l’oubli noir de la pierre, alors que les
couronnes de camélias blancs paraissent tourner dans le vide
cosmique. Au-delà de toute raison elle prie un dieu mystérieux
pour un garçon dont le visage angélique la hante, fièvre
inexpliquée d’un ravissement à la limite de la folie.
Elle sursaute tout à coup, quelques chose brille, un coin de
pierre jaune que reflète la lumière lunaire, lui donnant des
tonalités invraisemblables. Elle se penche, c’est une pierre
touchant la tombe, la moitié est en métal précieux, Sabine ressent
un grand frisson et se relève, elle place le caillou dans sa poche et
jette un regard de droite à gauche par prudence, puis se rend d’un
pas rapide cette fois vers le château porteuse d’un fragment

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d’amour qui la blesse d’une langueur impossible et d’une ivresse


confinant à la torture.
Quand elle pénètre dans la salle principale elle s’attend à
trouver les lieux déserts, mais la duchesse est là, en train de lire
un grimoire tout en somnolant, près de la cheminée murale dont
le foyer empli de braise dégage une bonne chaleur. Elle
s’approche doucement et s’assoie dans un grand fauteuil face à la
duchesse dont la tête dodeline. Celle-ci se redresse vivement en
s’exclamant :
— Ciel ! Sabine vous étiez là ?
— Oui Garelle, je marchais un peu…
Annegarelle sourit tristement.
— Vous êtes allé le voir ?
— Oui…
Sabine baisse le regard, elle plonge la main dans sa poche et
tend le caillou à Annegarelle qui le regarde interloqué.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un simple caillou qui jouxtait sa tombe ou peut-être un
fragment de sa dépouille que les fossoyeurs ont dû bousculer.
Regardez bien…
La duchesse pousse un cri étouffé :
— Seigneurs ! De… l’or ? ! Mais… qu’est-ce que cela
signifie ? qui a déposé ce… cette pépite… dieux ! Quelle sinistre
plaisanterie !
Elle se met à marcher nerveusement.
— Le corps est entièrement enveloppé d’un tissu avant
d’être inhumé, ce caillou ne vient pas de… notre jeune magicien.
— Je ne sais pas encore… je sais que j’allais parler, prier, je
ne sais quoi… quand j’ai vu ce caillou briller. Croyez-vous qu’on
l’a déposé sciemment ?
La femme de Siân regarde d’un air abasourdi la jeune
femme :
— Sabine, vous croyez que… ? Elle se raidit sur son
fauteuil, demain… demain nous irons voir s’il y a d’autres
« objets » de ce genre !
Sabine acquiesce, elle examine l’improbable petite pépite,
des idées invraisemblables lui traversent l’esprit.
La nuit va être longue.

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Petit Kaddush use du regard qui ne fixe rien et voit tout. De l'ouïe
qui n'entend que le chant des Phrégïas dans le vacarme du monde.
De la voix questionnant sans réponse et qui enseigne cependant...
Grimoire des Insolites, auteur inconnu.

Phrégïas

Effervescence dans la grotte des sorciers-prêtres d’Arkotth.


Abigaïl tend son sceptre noir sculpté d'Ygriphes, des créatures
étranges entourent les humains présents, il ne s’agit que de
formidables artifices poussés à un degré extrême de
sophistication les rendant grotesques et improbables,
parfaitement inefficaces, et tenant le rôle d’épouvantails :
— Amis, frères et compagnons, aujourd’hui je viens de lire
le rouleau des Éphémérides du Grand Feerms, les symboles
prophétiques montrent que nous devons entrer en guerre contre la
Tyranée et la Caldénée ! Préparez vos armées, vos machines à
tuer et vos cités roulantes, utilisez mon or, il est à vous ! Trente
millions de midranes et des tonnes de bijoux vous serviront à
renforcer vos rangs, à chercher des magiciens puissants et à
acheter montures et armes. Construisez des forts qui se déplacent
et des tours gigantesques, je les ferais voler. Créer des feux je
leur donnerais le pouvoir d’incendier. Prononcez des
malédictions je les avaliserais !

Une immense ovation retentit et les êtres agitent des bras,


des géants polymorphes, des gnomes sauvages et des
mercenaires de tous poils parmi les plus corrompus. Des Skrulhs
et des lézards fauves accompagnent leur maître avide de sang.
Des étendards maudits couverts de taches rouges et représentant
les dragons femelles inversés, signe des Vactarh, claquent dans le
vent impétueux et rageur, les gonfalons frémissent dans l’haleine
des sombres magies. Des épées se lèvent, échancrées, ciselées et
serties de joyaux énormes, des lames fantastiques qui
accomplissent des moulinets aveugles et meurtriers décapitant les
plus petits ou les sectionnant involontairement.

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Des gardes noirs et des monstres ailés veillent à ce que la


réunion ne dégénère pas. Les hommes et les barbares boivent
ensemble, ils ont entraînés des filles, mortes de peur, jusqu’ici,
splendides haquenées des pays limitrophes. Nul n’a osé songer à
transgresser, jusqu’à aujourd’hui, les Fondrières de la Tyranée, et
un feu embrase les chefs et les princes.
Un prêtre s’approche d’Abigaïl et lui susurre :
— La fuite du roi ne va pas faciliter la foi des troupes maître,
montrons-leur le corps de Meltôr et de Tallârk !
Le Sorcier demande le silence et fait venir une structure
roulante sur laquelle est attaché un homme par un seul bras et un
seul pied, un homme au pied sectionné et au bras amputé. Celui-
là même venu dans la fureur et qui maintenant s’éveille à la
conscience regarde la foule dégénérée en hurlant, son regard fou
roule dans ses orbites, et il prononce toutes les malédictions les
plus horribles qu’un humain puisse clamer, mais les princes
barbares et les tilsjjads rient et lui lancent des quolibets. Ambius
vient de s’éveiller, conscient de son abominable état et ne
comprend sans doute rien à ce qui va se passer. Tallârk,
n’intéresse personne, il leur paraît mort, dans son immobilité,
zombie royal pitoyable.
Abigaïl fait venir le manchot près de lui et le désigne en
criant :
— Voyez ce qu’est devenu Meltôr entre nos mains !
Regardez sa déchéance ! Regardez son corps émacié et mortel, il
frappe de son sceptre le torse d’Ambius qui pousse un hurlement
inhumain, la peau se déchire et le sang gicle, pis, les chairs
s’ouvrent et des côtes blanches décharnées apparaissent devant la
foule médusée, mais la magie d’Abigaïl, soutenue par mille
esclaves, apprentis en art phirien, referme aussitôt les plaies
béantes et Ambius retrouve son intégrité, comme si l’effort
fournit était trop grand pour être maintenu, à savoir même s’il ne
s’agissait que de simple suggestion. Abigaïl libère, d’un
mouvement de son bâton, le captif qui roule sur le sol, puis il
gronde :
— Allons viens me lécher les pieds chien puant !
Ambius se traîne sur l’estrade rocheuse d’où le sorcier
harangue l’assemblée et vient lécher ses chausses. La foule hurle

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des injures et des incantations terribles, on a perdu le roi, et brisé


Meltôr. Tout est possible à présent !
Le prêtre qui a parlé à Abigaïl marmonne à nouveau :
— Maître, le roi est toujours là, endormi, au seuil de la mort,
indifférent au sort de son conseiller le plus puissant, n’y a-t-il pas
contradiction ? Meltôr aurait aidé son seigneur à s’éveiller s’il
avait été si puissant. Et, aujourd’hui, il ne possède plus aucun
pouvoir. Nous n’avons jamais eu la magie pour mettre ce Meltôr
et le roi dans cet état… qui l’a fait ?
— C’est le Taröm Joll ! Lance un autre mage, le rituel est
très dangereux, il a plongé le roi dans les limbes éthériques, et
ôté la force de ce Meltôr. J’ai entendu dire qu’ils s’étaient livré
au rituel interdit.
— La force ? mais pas la rage, regarde-le s’agiter, on dit que
Kramior Bâl à trouvé ce corps dans les geôles du roi. Un homme
qui ne voulait pas mourir, ni être vaincu.
Abigaïl se retourne rageusement.
— Trop de questions Grânsqa. On y réfléchira après ! Pour
l’instant nous avons une guerre à mener !
L’autre s’incline sans paraître satisfait pour autant, il flaire
un piège mais ne voit pas lequel. Le roi sorcier a tout misé sur
l’effet qu’aurait le corps de Meltôr déchu, et il a réussi, les
troupes sauvages ont rallié sa cause à présent, son pouvoir
d’assujettissement s’est exprimé par le corps du captif, tellement
vaincu et servile qu’il a l’intention de le garder près de lui, telle
une mascotte maudite, la preuve de son éclatante victoire aux
yeux des armées et des foules.
« Gloire à Abigaïl… mort aux tyrans!
Meltôr vaincu, Tallârk déchu!
Sang et vengeance! »
Les mots retentissent enflammés de haine.
Il ignore que Meltôr et le roi avaient fui tous les deux et que
ceux qu’il humiliait n’étaient que des clones. Il sait néanmoins
que l’illusion des chairs blessées et ouvertes d’Ambius a
fonctionné, le pouvoir d’assujettissement pour ce vieux renard
est une galerie d’illusions perfides et… sans envergure, pourtant
terriblement efficace sur les esprits grossiers.
Abigaïl se retire, et se rend dans une pièce secrète, deux

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prêtres l’y attendent, nus sous leur robe de soie grise, ils
psalmodient des cantiques phiriens d’une voix sourde très basse
qui emplit l’air tel le monstrueux vrombissement d’un essaim.
Un chevalet, installé au centre expose le rouleau des
Éphémérides, il s’y plonge, ses yeux glissent sur les symboles,
puis les textes accrochent son esprit, il commence à les sonder, là
est le pouvoir, la révélation de forces mystérieuses qui
l’aideraient à réaliser ses plans, là demeure, sans nul doute
possible, la clé pour réveiller le Vactarh et d’autres entités et
acquérir enfin le savoir et la puissance des jours anciens. Il ne
songe pas que les plus grands reculent devant la révélation, et lui,
médiocre sorcier mégalomane, peut-il déclencher le pire ?

L’approche des hommes du Pic du Poignard était comparable


à l’attirance de phalères pour la lumière et la troupe ducale filait
sous l’impulsion irrésistible des Yusqs et des draqqats, plus
pesant. Les traîneaux emportaient chaque groupe dont au moins
quatre serviraient à ramener des reliques, bagages et provisions.
Les quinze soldats se répartissaient sur l’ensemble. Les géants
s’étaient dispersés en raison de leur poids, les ulmains n’avaient
pas de problème, très à l’aise avec ce moyen de transport,
puisque natifs de la région. Les Kanjaguriens qu’avaient pu
recruter Sulkor étaient munis de skis, de vastes planches
recourbées d’une superbe efficacité.
Siân n’avait plus un seul magicien à ses cotés, il ignorait
comment poursuivre ses fouilles, se préserver des glaces et
encore moins comment éloigner les dangers d’origines
maléfiques. En bref, il se sentait vulnérable et priait pour la
venue des thaumaturges.
Simon et Elvôn le rejoignirent, ils étaient pâles, la fatigue
des glaces se faisait sentir, ils n’avaient guère d’expérience de ce
froid pénétrant qui mordait, abandonnait sa proie et revenait pour
mieux la ronger ou lui parler des jours anciens, le fluide des
dieux était dans la Phrégïa, éthérée, dilué certes, mais
omniprésent, et parfois une flamme remontait et baignait un des
hommes le soumettant à des sensations indescriptibles.

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Certains gémissaient, d’autres pleuraient, d’autres encore


partaient de rires sonores, ils redevenaient des enfants,
l’éblouissement était à chaque découverte, le ciel multicolore, la
chanson des vents, la reptation de l’eau qui tel un serpent glissait
sous la calotte épaisse, le cri d’un volatil perdu criant dans l’azur
près de la rupture.
Enfin des tourbillons de neige se formèrent devant eux, Siân
disposa les traîneaux en un cercle parfait afin de se protéger de la
bise impitoyable. Les chiens se resserrèrent, les draqqats
tournèrent simplement le dos, Orthox se mit à construire des
igloos secondé par Picjoz et les ulmains incomparables aux
travaux manuels. Feldan alla les rejoindre, le besoin d'activité
criait en lui, Odrius et Sulkor leur prêtèrent main forte. Galtän
rejoignit son frère, il rapportait les nouvelles concernant Tigger,
Blick et Hyacinthe, protégés sous la bâche d’un traîneau converti
en infirmerie.
Chliss venait lui aussi de temps à autre s’enquérir de la santé
du thaumaturge et du lutin. Le vent s’intensifia, Siân fit distribuer
l’ixushia pour tous les hommes et les onguents protecteurs pour
éviter à la peau d’éclater. Des toiles de stilbrum furent tendues
sur les traîneaux transportant de la marchandise et des tentes
furent montées en quelques secondes. Déjà des hommes
s’effondraient victimes du froid et ramenés vers les tentes ou des
braseros furent allumés. Cependant la chaleur des flammes
paraissait se figer elle-même, Siân essayait de faire le tour du
camp tenant son bâton d’Autorité sans conviction, car la Phrégïa
ne lui obéissait pas.
Qu’allait-il faire maintenant ? Il était sur le vaste plateau du
Pic du Poignard, visible à la manière d’un menhir de Glace
gigantesque et déchirant les nuages, sa connaissance en magie
réduite à rien, et les arts phiriens demeurant un vague souvenir.

Les hommes tigres s’étaient calfeutrés dans leur tente de


peau, les tilsjjads, avec leur épaisse fourrure naturelle et leur
résistance extraordinaire, donnaient les premiers signes de
faiblesse discernables par d’infimes frémissements. Les soldats
tremblaient, des mini-tornades défilaient en série, railleuses, ne
les effleurant même pas, en manière d’avertissement, leur

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intimant d’avancer encore, à aller plus loin au-delà du Pic où se


trouvaient les Grandes Phrégïas.
La petite Fany se cantonnait au traîneau bâché de Tigger qui
s’occupait d’elle comme d’une «petite sœur » selon son
expression. Elle soignait Blick qu’elle trouvait adorable comme
toutes les filles qui aime jouer à la poupée, mais le lutin n’était
pas une poupée et il s’éveillait de temps à autre et jetait sur elle
des regards déments, alors, pour se donner du courage, elle
massait les bras et les jambes squelettiques de Hyacinthe qui ne
s’éveillait pas.
Elle devinait les intentions, les pensées secrètes, mais elle ne
lisait rien dans le magicien, aussi revenait-elle déçue et
poursuivait-elle ses décoctions d’herbes auprès de Tigger et
d’Everieush pour soigner les hommes malades et préparer des
quantités de nourriture. La troupe dévora une partie des
provisions, le besoin calorique était énorme et ne ferait que
s’accentuer.
Enfin la nuit tomba, et lentement la lune se dégagea d’un
voile nuageux carnavalesque et sublime à la fois. La nouvelle
lune ! Siân allait pousser maintenant au-delà du Pic, deux heures
de marche pour repèrer et exhumer les objets divins, les flammes
qui réchauffaient l’esprit et le corps, les pierres Abolies et les
armes grippées par le temps et vidées de leur pouvoir. Peut-être
verrait-il aussi des reliques organiques, des morceaux de saints
ou de seigneurs éparpillés, sections nettes d’ossements divins que
tous recherchaient pour leurs étranges vertus. Un morceau de
cotte de maille, un ongle, une dent, une mèche de cheveux
constituaient déjà un trésor. Les ossements, plus rares,
disparaissait généralement au plus profond des nivées. On
appelait ce phénomène l’appel des os, il répondait à un fluide
mystérieux provenant des tombes anciennes des seigneurs et on
racontait sur cet évènement des récits suprêmement beaux et
monstrueux.
Toutefois il ne fallait pas trop rêver, ces occasions étaient
rares.
Le moment était venu de former des groupes pour une
meilleure répartition des fouilles sachant que la petite Fany,
Tigger, Everieush, Chliss et Orthox ainsi que plusieurs ulmains

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assureraient la protection du camp.


Celui-ci serait au centre des fouilles pour que chacun puisse
s’y rallier en cas de danger. Les autres rayonneraient autour.
Simon, Elvôn, Picjoz, Fîrttus, et ses hommes tigres,
partiraient vers l’est, en reconnaissance sans dépasser un mille,
ils n’avaient pas besoin de bâton d’Autorité puisqu’ils iraient
surtout en éclaireurs. Ils reviendraient en cas de découvertes
intéressantes, le plus souvent les courants ascendants ne
ramenaient que des broutilles sans valeur. Elvôn et Simon
s’interdirent d’abandonner Siân, mais le duc demeura
intransigeant, on aurait besoin de leur force en cas d’attaque, ils
seraient les plus proches du campement. Ils l’acceptèrent comme
une mission, en dépit de leur déception de ne pas voir les
premiers objets sortir du sol.
Comme on l’a vu Chliss reçu l’ordre de rester auprès de
Tigger et Fany. Elvôn sentaient qu’ils étaient interdépendants, la
lumière rouge se lovait en eux, forte de leur association, nouvelle
alliée insaisissable, et les obligeant à une introspection mutuelle
indéniable et délicate, cette séparation momentanée serait-elle
favorable ou non ?
Le deuxième groupe se composerait de Galtän, Paulmarc,
Sulkor, Feldan, Odrius, et Siân.
La nuit tombée offrait un spectacle fantastique, des lumières
parcouraient le Pic du Poignard, venant du cœur des glaces, elles
allaient et venaient dans une insoutenable clarté parfois dans une
douce lueur d’aube ou de crépuscule, parfois encore elles
teintaient le campement de rose natif ou d’un ton fleur de pêcher,
plongeant dans l’émoi les plus insensibles. Il arrivait que des
odeurs indescriptibles surgissent, et les soldats poussaient des
exclamations, certains tombaient à genoux croyant reconnaître
l’odeur du lait de leur mère, se retrouvaient nourrissons
accrochés à la mamelle d’une nourrice, retournaient à l’état fœtal
avant de mourir.
Paulmarc saisit tout à coup d’une aveugle hargne, harangue
ceux-ci :
— Redressez-vous ! Bandes de femmelettes ! Ne laissez pas
les glaces vous séduire, elles veulent vous perdre. On vous a
pourtant entraîné à cela, au froid, aux morsures douloureuses et

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aux tromperies magiques. On vous a battu, privés et endurcis que


diable ! Montrez-vous à la hauteur, n’aurais-je qu’une colonie
d’enfants à surveiller tandis que le duc monte au créneau ?
Un sergent se reprend, blessé par les insultes du capitaine et
braille :
— Bien ! Il ne sera pas dit que Grundace sera un lâche. Allez
debout fainéants. Et au travail. Ravivez les braseros. Graissez vos
armes et vos trognes gelées tant que vous y êtes. Et aidez le
propriétaire des chiens à les soigner et les nourrir !
Les officiers restants répartissent des tâches entre les
hommes afin de les occuper au maximum, on ne doit pas céder à
l’envoûtement des glaces.
Sulkor et ses Kanjaguriens veillent à ce que chacun soit
suffisamment habillé et graissé d’onguent, ils distribuent
l’ixushia ou la soie de bigzor sous forme de breuvage non
alcoolisé, encouragent les soldats et les seeminawles devenus
taciturnes depuis la mort de leur chef, d’un taciturne frisant
parfois dangereusement l’apathie mélancolique mortelle des
Phrégïas.
A quelques milles de là, Siân avance sur la neige auprès de
ses compagnons, les lumières sont si nombreuses que l’on voit
comme en plein jour, ils arrivent près d’une vaste échancrure
rocheuse couverte de glace étant parvenus finalement de l’autre
côté de l’esplanade du Pic, là commence les fouilles, son cœur
bat d’ivresse et d’amour, la passion de Glace le saisit.
Il lève la tête, une lune énorme brille dans le ciel, et des
nuages aux formes étranges circulent, ils contemplent alors un
spectacle que nul d’entre eux n’oubliera jamais, des blocs de
glace remontent, parfois clair comme du cristal, parfois envahis
de brume ou de fumée, le sol tremble sourdement. À l’intérieur
des formes compactes sont visibles, des objets. Aussitôt se
mettent à pousser des racines de cristal qui se développent en
émettant des sons déchirants, Orthox, particulièrement sensible à
une fréquence, se bouche les oreilles en grimaçant. Elles
envahissent une surface non négligeable d’exposition empêchant
apparemment les hommes d’approcher.
Siân peste, s’il avait eu suffisamment de connaissances
magiques il aurait pu dégager ces tentacules cristallins, il frappe

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de son bâton le sol et incante. Rien de précis ne se passe. Les


racines continuent à pousser, la glace est loin de fondre ici, cela
n’a rien de comparable aux blocs de Phrégïas faisant l’objet
d’étude, ces fragments de glace ont perdu de leur cohésion
magique, et ne réagissent que très peu, elle fond facilement sous
la houlette des thaumaturges, par contre celle-ci… paraît douée
de vie propre, insaisissable, obsédante. Siân essaie de passer au
travers des pousses de cristal, mal lui en prend, elles lacèrent ses
fourrures comme autant de lames de rasoirs, il recule et préfère
s’abstenir. Il s’aperçoit alors qu’il est finement tailladé en
plusieurs endroits, un sang généreux souille ses vêtements.
Aussitôt les estafilades se referment sous l’action de la soie de
bigzor et de l’ixushia dont il se frictionne sans ménagement.
Orthox, vient de tenter la même expérience, sa fourrure le
protège, mais il recule en maugréant, ces anefirs sont décidément
pire que les plantes carnivores de son pays.
— N’arriverons-nous pas à nous approcher des blocs ? Jeta
rageusement Feldan tout aussi passionné que le duc.
— Difficile ! J’ai oublié ce qu’était ces anefirs, des racines
d’Erelbaur gelés, elles sortent souvent à la nouvelle lune et sont
bien moins actives à la pleine lune.
— Se brisent-elles ?
— Oui, mais elles repoussent aussi vite et les fragments sont
plus tranchants que des rasoirs, ils sont une forme intermédiaire
de cristal d’Indilgence.
— Le cristal d’Indilgence ! S’exclame Galtän, on dit qu’il
s’agit de Phrégïa elle-même figée à jamais.
— Dans l’absolu c’est exact, mais si la Phrégïa conserve les
objets, les êtres vivants et les créations impalpables, le cristal
semble avoir les mêmes vertus tout en étant beaucoup plus rare,
non seulement il ne fond pas, mais est indestructible.
— Dommage pour notre première nuit de pleine lune !
Lance Siân, Odrius que pourriez-vous faire ?
Le gros homme, encore plus monumental avec ses doubles
fourrures s’avance, il tient son bâton d’Autorité.
— Hélas, je crois ne pas pouvoir faire mieux en la matière,
la magie n’est pas mon fort, je me débrouille bien pour guérir des
rhumes et des maladies de peau, mais…

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— C’est tout… ? Lance Paulmarc, toujours peu amène avec


les magiciens, c’est un peu léger.
Le gros homme grogne quelque chose d’incompréhensible,
mais des lueurs extraordinaires les interrompent, ils restent
subjugués par la beauté du spectacle, aurores boréales amplifiées
à l’épanouissement vertigineux, les blocs achèvent leur lente
ascension, l’effet lunaire se stabilise, il est temps d’aller voir les
objets de près et de les sortir de leur gangue de glace.
Le duc jure et secoue la tête comme vaincu :
— Inutile de risquer notre vie cette nuit ! nous attendrons la
pleine lune…
— Quinze jours ! S’exclame Paulmarc, nous ne tiendrons
pas ici plus d’une semaine sans thaumaturges !
— Je le sais Paulmarc, mais…
— Allons ! Abandonneriez-vous déjà duc Siân, après tout ce
que l’on dit de vous ? jette une voix railleuse.
Ils se retournent, médusés, un petit personnage se tient
derrière eux. Son visage est extraordinairement ridé sans en
arriver au niveau de Hyacinthe cependant, et ses mains griffues
serrent un long bâton qui fume encore, son œil perçant et
scrutateur examine la troupe, sa large pelisse empêche de
distinguer ses jambes et sa capuche dissimule le reste de sa tête.
— Tanaoz ! S’écrie le duc ! Vous ? Mais… comment ?
— Allons voyons, je ne suis qu’un schasmme et j’espérais
que vous alliez me sortir des nivées où je suis enfermé, mes amis
présents ne paraissent décidément pas très pressés de me libérer.
Ils regardent le magicien, médusés, avec un soulagement
indescriptible, comme des enfants que l’on vient libérer d’un
endroit horrible, alors qu’il s’agit du contraire en l’occurrence.
— Maître Tanaoz, dites-nous quoi faire !
Le magicien brandit son bâton et clame d’une voix forte :
— Vous voyez que ce bâton peut encore me conduire loin,
mais je me trouve sous des milliers de curbs de Phrégïa et je ne
peux la creuser tout seul jusqu’à la surface, aidez-moi en utilisant
les vôtres, le peu de magie que vous connaissez suffira, nous
établirons un pont d’énergie qui traversera les couches
profondes !
— Je ne suis qu’un piètre magicien maître Tanaoz ! Mais

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puis-je donner ma force vive ? demande Odrius.


— Ta shindrä petit gars ? Non ! Fait le vieil homme en
souriant affreusement, tu es généreux, elle pourrait me servir,
cependant je ne vais pas commencer par vous taxer de l’énergie
vitale, il vous faut creuser maître Odrius !
— Prenez la mienne ! Cria Paulmarc, je ne vais pas rester
regarder !
— Non ! Répondit fortement Tanaoz en fronçant les sourcils,
vous êtes fort Paulmarc, mais trop âgé pour ce jeu. Je ne pourrais
pas vous sauver si votre shindrä part trop vite, et à votre âge elle
est moins malléable.
— Au diable vous autres thaumaturges ! Peste Paulmarc, que
dois-je faire ?
— Surveillez et protégez le groupe contre une attaque, nous
ne sommes pas seuls ici. Mais si Simon peut me prêter main forte
ce n’en sera que mieux.
Paulmarc accepte à contrecœur. Tanaoz tend son bâton et
ordonne à Siân et Odrius d’en faire autant, un cercle lumineux se
forme, ils sentent une immense énergie leur échapper en creusant
le sol. Celui-ci vomit brusquement des jets de vapeurs. La voix
de Tanaoz s’élève : « voici un cercle durdéen de quatrième
grandeur ! » Il éclate d’un rire tonitruant, je n’en avais jamais
produit un aussi grand ! Ajoute-t-il comme s’il s’amusait.
Un tunnel se constitue dans la glace, le groupe sent ses
forces l’abandonner, une peur insidieuse s’insinue en chacun, et
si Tanaoz ne maîtrisait plus le phénomène ? N’est-il pas le
thaumaturge le plus impulsif et le plus imprévisible que l’on
connaisse ? La tension devient insupportable, les bâtons
d’Autorité rapetissent sous la déferlante de fluide phirien, leurs
mains et leur bras sous l’insoutenable tension, brûlent, sensations
qu’ils ont oubliées ici dans les glaces ! Simon tombe à genoux,
Siân est cabré et gémit, Odrius au contraire est replié sur lui-
même incapable de bouger. Bientôt un vieillard apparaît dans le
tunnel ainsi créé. Le thaumaturge s’époussette d’une poussière de
glace, il se met à rire :
— Libre ! Enfin libre ! Vous avez bonne mine les enfants,
mais attention ! Ce n’est pas un lieu de tous repos. Ah ! En bas
quelles merveilles !

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— Quelles sont-elles ? Demande Siân complètement


abasourdi par l’arrivée tonitruante du vieux.
— Chut ! Pas encore… Vous n’êtes pas prêts à recevoir ces
informations, mais sachez que vous avez été d’une imprudence
impardonnable.
— Comment ? S’écrie Siân, au comble de la stupéfaction.
Le magicien fait des moulinets avec son bâton.
— J’aurais pu être un ennemi ayant pris l’apparence d’un
thaumaturge. En ce moment Tukyur rôde dans l’entredeux. Il est
en colère et cherche à se venger.
— Tukyur ? Répètent les membres de la troupe.
— Comment est-ce possible ? Demande Simon en tremblant.
— Ce vieux fou débridé est encore lié par des cercles et des
cordes dans sa glace, mais une partie de lui-même a été libéré par
Atzéus un prêtre des temples de l’Ouest où tellement de cultes
secondaires fleurissent. Je ne peux, pour l’instant, que l’éloigner,
mais j’attends un pouvoir plus grand pour le détruire, seulement
je ne sais pas où se trouve le Transfact.
— Le Transfact ? fait en écho Siân effrayé, mais… je l’ai en
ma possession Tanaoz, en avez-vous besoin ? Il se rappelle alors
ce que lui avait dit Silbbus ; « ne donnez jamais le Transfact,
même si c’était moi qui vous le demandais. »
Le regard de Tanaoz brûle soudain d’une lueur de folie.
— Oui ! Donnez-le-moi ! J’en ai besoin pour contrer
Tukyur ! Répond le magicien soudainement agité.
— Je le ferais bien maître Tanaoz, dit Siân, mais je suis ici
pour une seule raison… dégeler les nouveaux objets qui montent
cette nuit de nouvelle lune. Or je n’ai pas de magicien pour
m’aider à dégager les reliques. Faites ce travail et je vous
laisserais le Transfact.
— Pas question ! Qu’est-ce que vous me racontez ? Vous
possédez l’objet le plus puissant que nous ayons trouvé à ce jour,
et vous vous acharnez sur les misérables débris qui vont
apparaître cette nuit ? Vociféra le vieux.
Siân croise les bras et fixe le magicien.
— C’est cela ou rien !
Tanaoz semble se tasser sur lui-même.
— Vous avez tort ! Il lève son bâton au moment où son

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apparence change, le groupe pousse un cri de stupeur et d’effroi,


le thaumaturge se transforme en un être difforme, un bouffon au
sourire diabolique, affublé de braies et d’une tunique noires à
longues franges complètement décalés en cet endroit, il tient un
sceptre ciselé d’hippogriffes et sautille follement en hurlant :
— Vous allez le regretter humains ! Vous allez amèrement le
regretter ! Son sceptre décrit des elipses menaçantes, mais une
forme apparaît et s’interpose entre lui et le groupe atterré et
impuissant, c’est le vieux Tanaoz, une deuxième apparition qui
cette fois brandit son bâton en direction du fou :
— Pertuis vourgïen ! Macabrée d’éther ! Vieux bouffon !
Cesse tes pitreries !
Une déferlante de racines enveloppe le bouffon, Tanaoz crée
un cyclone destructeur, mais l’Astarï tient bon. Tukyur va
répondre, le vieux Tanaoz s’est fourvoyé une fois de plus, il
n’attaque qu’un leurre, un double éthérique, le vrai schasmme se
trouve sous invisibilité à deux pas de lui préparant une comète
phrégique. La fin du thaumaturge.
Alors subitement une lueur rougeâtre entoure Tukyur
Nimunus et teinte le sol sur des centaines d’ares, efface la comète
phrégique comme une buée, paralyse les clés et racines… le
schasmme du dieu pousse un râle inhumain, crache une lumière
rouge sanglante, souffre et se tort sous le supplice, puis s’enfonce
dans le sol sans laisser de traces. Tanaoz se redresse, atterré.
Qui ? Qui les a sauvé ? cette puissance, cette lumière… La
Chimèle blessée… l’ancienne Ygriphe… La Lyconthe !
Impossible !
Le groupe est écrasé par la puissance de l’invocation, seul
Orthox paraît supporter assez bien l’énorme pouvoir de la
flamme qui vient de fustiger Tukyur et agit encore. Les autres se
mettent à vomir atteint d’une extrême faiblesse, le malaise passe
à l’issu de quelques éprouvantes minutes. Insensible à ses
manifestations Elvôn est debout, grandit, dans une aura rouge
puissante, les yeux incandescents, exhalant une autorité absolue.
La lumière rouge. la force lyconthienne a parlé.
Simon et les hommes restent prostrés plusieurs minutes,
mais le malaise se dissipe, ils peuvent se redresser bien
qu’affaiblis, il n’y a aucun doute, c’est bien là l’empreinte de

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Tanaoz, sa violence, son impétuosité rageuse. Ils ignorent encore


qu’il n’a rien à voir avec ce phénomène.
— Par le ciel ! Était-ce… ? Bredouille Siân saisit de vertige.
— Tukyur lui-même. Oui ! Du moins son schasmme. Sa
puissance est considérablement diminuée, mais suffisante pour
circonvenir les hommes. S’il avait eu le Transfact tout était
perdu. Son but est de faire revenir son seigneur Arkotth, et le
Transfact aurait pu l’aider en cela, même s’il n’est pas un objet
corrompu !
— On m’a laissé entendre maître Tanaoz que le Transfact ne
pouvait être manipulé par les ennemis, argumente Siân, mais
maintenant cela suffit, pourquoi Elvôn est-il devenu rouge ?
comment possède-t-il cette puissance ? Car, cette lumière de sang
c’est lui n’est-ce pas ?
Il se tourne vers son neveu qui le regarde inexpressif
retrouve son apparence de garçon hébété, épuisé. Elvôn ne sait
pas ce qu’il a accompli, que fait-il ici ?
— C’est la force lyconthienne ! Crie Tanaoz, j’aurais du le
prévoir, mais cela c’est trop vite passée. Paratématon submobile !
Elvôn est un chevalier de l’Incarlate , et Chliss aussi…
— Qu’est-ce donc ? demande Simon.
— Ceux qui supplanteront la Lyconthe. Le futur
spermaphore, la semence à venir ou la milice des glaces… ils
pourront s’opposer aux Astarï et bien plus que cela. Tukyur va
revenir…
Siân n’en croit pas ses oreilles, la future milice, les
chevaliers de l’Incarlate, encore un langage de magicien.
« Oui, continue Tanaoz comme pour lui-même, mais les
Astarï peuvent détourner certains principes de leur fonction
d’origine, ce Tukyur est rusé et malveillant, il fera tout pour son
seigneur. Méfions-nous donc. Regardez ! Ce petit gars rouge est
un de nos seigneurs, il nous dépasse tous désormais, et il n’en
sait encore rien, ce n’est qu’un schasmme, où se trouve-t-il
donc ?
—Deux milles à l’est, fait Siân.
— Tout cela est très complexe maître Tanaoz, il faudra nous
expliquer plus avant cette branche de la magie. Mais par pitié ne
nous abandonnez pas, supplie presque Paulmarc.

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— La magie ? s’agit-il de magie ? c’est de la liturgie


phirienne, shidrïg gâm, de la haute sphère… pas du vulgaire jus
de thaumaturge diplômé ! Silbbus n’est donc pas resté avec
vous ? Maugrée le vieux.
— Non ! Il est repartit, et je crois qu’il m’a dit qu’il allait à
votre recherche !
Tanaoz frappe du pied sur le sol d’un geste coléreux.
— Pastafaille et Saberlyte ! J’en ai assez de croiser
continuellement mes collègues sans parvenir à une stratégie
définie, le Seigneur noir va revenir sans que l’on puisse l’arrêter !
Je n’ai que trop perdu de temps !
— Non ! Crie Elvôn, ne repartez pas ! Nous ne pouvons
nous passer d’un thaumaturge ! Voulez-vous notre mort ?
Siân jette un regard surpris à son neveu, le garçon semble
avoir compris la situation et partage sa peur, alors que quelques
instant auparavant il surmontait les pires situations avec une
déconcertante facilité. Le vieux se met à réfléchir, il grogne au
bout d’une minute :
— Si quelqu’un peut lui résister c’est bien toi et ton ami
Chliss, mais vous ne maîtrisez rien, rien du tout. Je reste avec
vous le temps de faire un tour d’horizon du groupe et de vous
renforcer un peu, ensuite… je vous quitterai, que diable sont
devenus les autres ? Yortraël et Arcibâk, je n’ai aucune
nouvelle ? Groswen et Narboth sont avec la princesse, encore
qu’ils l'aient laissé plus souvent livré à son sort. Diable ! Qu’ont
ces magiciens à circuler comme des possédés ? Cette bougeotte
infernale nous sera fatale !
Il ose dire cela, lui le plus enragé de tous.
— Les objets ont remonté maître, lâche Elvôn, regardez !
C’est magnifique. Mais ces racines de cristal nous empêchent d’y
accéder !
— Ces anefirs ? Ah ! Oui ! Mais si je les éparpille cela vous
servira-t-il ? Il n’y a aucun objet digne de ce nom dans les blocs
cristallins !
— Pourtant il m’a semblé voir des formes d’une taille
étonnante, réplique Siân dont les yeux brillent de la fièvre des
reliques.
— Le Tanarsïlh vous a empoisonné le sang et l’esprit duc !

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Crie Tanaoz, mais tant pis. Il incante ; « Erelbaurs sistra baur


Erel dras ! » Son bâton fait un large cercle et les racines, sous une
brise violente, sont balayées tel un nuage de poussière, le groupe
se protège des retombées tandis qu’une fine pluie de verre joue le
rôle d’abrasif et les blesse.
Tanaoz sourit en désignant les blocs de Phrégïa.
— Voici vos vitrines mes agneaux. Allez-y faire vos
emplettes si vous le souhaitez, mais dites-vous que le temps est
très précieux, et il ne vous en reste pas beaucoup avant de mourir
de froid.
— Ne pouvez-vous pas créer des boucliers thermiques
maître Tanaoz ? Demande Paulmarc.
— Vous voulez peut-être que je protège et chauffe toute la
population des pèlerins qui viennent ici ? Mon énergie à des
limites tout de même. Vous avez voulu venir, prenez vos
responsabilités, vous aider ne signifie pas vous mâcher le travail,
quel que soit le respect que je porte au duc.
Le capitaine hausse les épaules et va rejoindre Siân qui
cherche à dégeler le premier bloc, mais si celui-ci donne des
signes de fonte, il se reconstitue trop vite pour dégager un
artefact quelconque. Tanaoz s’amuse à les voir s’extasier devant
ces glaçons quasiment vides ou contenant des fragments de bois
inutiles ou de piteux restes d’armées humaines. Il se décide, au
bout d’un laps de temps inappréciable, agacé par l’incompétence
des hommes, puis brandit son bâton en prononçant d’étranges
paroles, aussitôt l’un des blocs fond totalement et une selle de
cheval apparaît. La glace bouillonne sous la férule ardente du
vieux, les hommes s’éloignent des jets incandescents de neige
qui pétrifient leurs fourrures devenues cassantes comme du verre.
C’est un volcan, les objets surgissent d’une boue grise dénaturée.
Tout respire la dilapidation énergétique.
— Dois-je verrouiller le processus de phrégition pour cette
selle ? dit-il d’un air goguenard.
— Non. Répond sur un ton désabusé Siân, c’est inutile
évidemment. Mais… cet autre vitrine là-bas… Tanaoz
recommence, la Phrège révèle un bout de menuiserie de navire,
un autre un rocher sculpté, et un autre encore un chandelier en
cuivre, aucun objet n’est de source phirienne. Siân secoue la tête.

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— Je ne comprends pas, j’ai cru en ma chance, pourquoi des


objets importants sont-ils venus à moi alors que mes fouilles
restent stériles ?
— Allons duc Siân, vous connaissez la réponse, les objets
venus à vous sont d’une source différente, ils proviennent de
nivées très profondes inaccessibles aux humains. Ils vous ont été
envoyés par les dieux eux-mêmes. Mais si, cette nuit de nouvelle
lune, vous vous dites que votre travail est vain… alors vous avez
tort. Vous avez tenu la promesse faite au roi Tallârk votre ennemi
d’être ici en train de fouiller les glaces, vous y avez emmené vos
hommes et vos amis de races si diverses. C’est déjà en soit un
exploit. Mais où est le roi ? Lui n’a pas encore tenu sa promesse.
Siân hoche la tête.
— Vous avez raison, cette nuit ne m’apportera peut-être rien,
mais… j’ai respecté ma parole.
— Le Tanarsïlh ne vous a rien rapporté non plus
monseigneur. Ajouta le thaumaturge, la première fois que vous
l’avez vu vous étiez hors de vous de joie et de fièvre. Et
pourtant… il n’a jamais évité la guerre ou les malheurs dans
votre royaume. Vous pensiez sincèrement réitérer cet exploit.
Cependant force à vous de reconnaître qu’un miracle ne se
reproduit pas deux fois de suite. J’estime toutefois que le
Transfact est le deuxième miracle. N’en cherchez pas un
troisième.
— Mon père me disait ; deux réussites en entraînent une
troisième, rétorque Siân, la foi compte-t-elle pour quelque
chose ?
— Oui, mais encore faut-il savoir de quel genre de foi dont
vous parlez monseigneur, répond Tanaoz sur un ton persifleur.

Ils cherchèrent ainsi sur une vaste surface, et dégelèrent


cinquante vitrines, mais aucun objet intéressant n’apparut, les
pierres Abolies elles-mêmes semblaient avoir fui les lieux. Le
froid rendait malade les hommes, Paulmarc commençait à se
recroqueviller et Feldan paraissait épuisé et frigorifié, le tribut à
payer était lourd pour si peu de résultats. Siân battit le rappel, et
ordonna de réintégrer le camp. Tanaoz ferma la marche afin
d’aider les membres du groupe les plus affaiblis, les raquettes

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faisaient merveille sur la poudreuse étincelante, mais leurs


jambes devenaient de plomb, seuls Orthox, Sulkor et Odrius
maîtrisaient leur thermie, Elvôn venait de repartir vers quelque
mystérieuse destination.
Deux heures et demie plus tard ils atteignirent le campement,
Galtän et Sulkor vinrent les aider à achever les derniers mètres
jusqu’à leur tente, les deux garçons étaient présent, Elvôn, revenu
de sa courte escapade, leur souriait, et Chliss semblait très en
forme, on prépara un repas sur le pouce tandis que Tigger
accourait avec ses baumes et son ixushia.

— Enfin ! Quelle folie que de telles randonnées ! Crie le


mimain très mécontent, le duc veut mourir ici. J’aurais dû le
savoir dès le début, seigneur. Je ne reverrais pas ma Pantaponie
adorée.
— Mais si ! Répond Everieush d’un air moqueur, tu la
reverras, si tu te dépêches de soigner nos amis.
Ils dévorent une quantité affolante de nourriture, mais
Tanaoz, mange trois fois plus qu’eux tous.
— Tanaoz ! S’exclame Tigger, c’est incroyable, je ne pensais
jamais vous revoir !
— Oui, sourit le thaumaturge en arrachant avec les dents un
lambeau de boeuf séché, cela fait si longtemps hein ?
— Pas si longtemps, avec Silbbus, il y a quelques jours !
— Je ne parle pas, mon ami, de ce jour là, nous nous
sommes à peine entrevus, mais plutôt de ce mois de printemps il
y a huit années lunaire où nous avons joué ensemble avec une
combostite !
Tigger s’esclaffe et tombe en arrière, il manque de rouler
dans la neige et d’y disparaître tant elle est épaisse, les mimains
rient et pleurent tour à tour.
— La… la combostite ! C’est… trop ! Elle a éclaté à votre
nez Tanaoz, et vous étiez…. Il ne parvenait plus à articuler,
Picjoz commence à rire, vous étiez… tout noir, plein de… suie !
Le thaumaturge fronce les sourcils d’un air bougon, il a en
horreur que l’on rappelle les incidents dont il avait été victime,
ils partagent ainsi des souvenirs en commun. Finalement la
fatigue et le froid eu raison de tous, et les tentes se ferment, seul

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Tanaoz poursuit compulsivement son ingestion de nourriture, son


corps dépasse le seuil critique de température, sans se rendre
compte qu’une telle consommation peut l’amener à développer
un foyer subastral, une sorte d’explosion d’énergie mortelle qui
désintégrerait des hectares de glace et le campement séjournant
en ces lieux.
Le pire est qu’il peut survivre à cette déflagration terrifiante.
Avaler de la Phrégïa pour abolir la novae n’est pas forcément une
solution si un autre thaumaturge ne contrôle pas les fluides. Il se
retrouve seul et risque de devenir un danger pour la troupe
ducale. Il sait tout cela, mais, insidieusement une autre forme de
pensée, décisive, s’incruste en lui.
Il songe à Silbbus, que devient-il ? Il a alors le réflexe de
fouiller dans ses vastes poches pour y extirper une pierre Abolie,
puis il se ravise, l’utilisation de la magie pouvait activer
l’élévation de la température. Il s’abstient. Le processus
thermique peut régresser s’il parvient à l’endiguer dès
maintenant, toutefois la lutte contre Tukyur ne l’aide pas dans
cette entreprise, la présence de l’Astarï provoque des
perturbations graves.
Il fait quelques pas, la nuit ondule sur les montagnes, les
vitrines naturelles se découpent sur les plaines de glaces
apportant non seulement des témoignages matériels, mais
également des lueurs par milliers, des odeurs et des sons,
atténués cependant par la distance ou le flux lunaire incertain. Au
cœur des Phrégïas le cristal d’Indilgence renferme des choses
inimaginables et qui n’apparaîtront jamais. Tanaoz ne parvient
pas à libérer sa pensée du pays sous-jacent, des nivées inférieures
qui possèdent leur propre ciel et qu’il avait visité auprès de
Silbbus, y retournerait-il maintenant ? Pourquoi avoir fuit ce
monde et ne pas avoir choisi d’y mourir comme les enfants des
dieux ?
La pitié des hommes l’habite-t-elle encore ? Quel
thaumaturge serait assez fou pour refuser de voir l’inaccessible ?
Les dieux sont repartis et n’ont pourtant laissé que les traces de
leur passage, des traces si vastes qu’elles peuvent remplir le
monde de lumière et de beauté. Il est toutefois inutile d’épiloguer
plus longuement sur la situation, rester avec le duc s’avère

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inutile. Un autre thaumaturge s’occupera des hommes, et lui,


Tanaoz, cherchera la guérison auprès d’un ami ou… se laissera
mourir dans les nivées profondes.
Qui va répondre à son appel ? Contacter un confrère est
risqué en la circonstance, il n’a pas maîtrisé complètement
l’emballement métabolique de son organisme, il le maintient tout
au plus à niveau. Il a eu le tort de dévorer sans retenu des kilos de
nourriture, en surabondance celle-ci déséquilibrait le processus
de base, appelait des opérations biotermiques complexes et…
totalement imprévisibles ! Mais s’arrêter de manger se révèle
pour lui un calvaire quand il a ses crises de boulimies.
Il regarde le campement, demain les hommes iront encore
chercher les objets, il faudra qu’il leur explique pourquoi il ne
peut pas rester avec eux en dépit de sa répugnance pour les
explications, les manifestations d’amitiés ou autres. Il déteste
jouer au conseiller, au mentor ou au guide spirituel, tout cela est
pure sottise pour lui. Il pense alors qu’il doit partir dès
maintenant, mais l’idée lui vient qu’il pourrait laisser un
témoignage vivant, une effigie de souvenir, une image en trois
dimensions de lui-même en mesure d’expliquer pourquoi il avait
dû prendre cette décision. Comme le film testamentaire d’un
défunt. D’un niveau nettement supérieur. L’effigie parle,
raisonne, répond… bref, vit.
Il pose la pierre Abolie et crée un champ visuel dans lequel il
projette son reflet, un Tanaoz de six pouces de hauteur qui bouge
indépendamment de lui, puis il prend de la Phrégïa et configure
une structure cristalline de forme elliptique dans laquelle
demeurera l’effigie. Et il transfère une partie de sa shindrä dans
le cristal, un surgeon émanatique naît, véritable clonage d’un
Tanaoz fort acceptable, agité et râleur peut-être, mais acceptable.
Ensuite il la plante devant la tente de Siân. Le duc pourrait
poser des questions à l’effigie, elle lui répondrait, lui parlerait et
échangerait des réflexions, elle pourrait même accomplir quelque
opération magique de base, mais s’il l’a sollicite incessamment
elle finirait par se volatiliser comme un bâton en se réduisant au
fur et à mesure du temps, ainsi Tanaoz serait-il présent sans
mettre en danger la troupe.

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Il jette un dernier regard vers les tentes et les soldats de


garde endormis près des feux, peut-être déjà morts, il soupire et
sclisse, si sa température ne baisse pas il peut se désintégrer très
loin du campement. Une supernovae. Il pense qu’il peut atteindre
Tukyur, le détruire, c'est théoriquement possible, on peut anéantir
un Astarï dans toute sa puissance en implosant dans un foyer
subastral. Alors pourquoi doute-t-il de réussir? Pour la première
fois il ressent de l’amertume, de la tristesse et de l’impuissance.
Heureusement un sourire d’Edelphe l’accompagne.

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Les divas étaient l'âme féminine des vaisseaux, leurs chants


envoûtaient le cœur de pierre des grandes nefs, et transformaient le
cœur des hommes à jamais...
Chroniques des vaisseaux de l'éther Livre II

Fort Ercuss

La base militaire d’Ercuss se dressait devant l’armée du


prince Adurlatîl, Meltôr chevauchait depuis huit heures dans une
attitude catatonique. Les falaises de glaces s’élevaient autour
d’eux percées de cavernes innombrables, une pluie incessante
tombait depuis le début de la journée et verglaçait aussitôt tout ce
qu’elle touchait handicapant hommes et bêtes, le ciel roulait des
nuages monstrueux sur un fond de lumière jaune comme des
troupeaux d’éléphants dans une brousse de paille, des éclairs
sillonnaient le ciel silencieusement, des forces s’affrontaient à la
périphérie des Phrégïas, le froid du monde contre celui des glaces
divines.
Dans l’azur vibrant d’incertitude des drames se préparaient.
Parfois un pic de glace, issu des Phrégïas, et emporté par les
cyclones intérieurs, retombait sur la plaine creusant un trou dans
la terre rocailleuse et stérile, parfois aussi une de ses aiguilles
tombait sur les hommes, et tuait cavalier et monture. L’une d’elle
se planta dans une des voitures bâchée à quelques pieds de la
couche de Tallârk, arrachant des exclamations horrifiées aux
soldats.
Parchlas, Guntrie, Tâk Farr, Kata Dji et Florss entouraient le
roi attendant ils ne savaient quel ordre, ils n'ignoraient pas que
les boucliers étaient très souvent inefficaces contre ses chutes de
stalactites aussi le concentrait-il principalement au-dessus du roi
inconscient. Meltôr cependant veillait, étant le plus sûr garant de
la sécurité du Kanj. Il le veillait avec l’attention d’une mère.
Qu’est-ce qui les liait ? le Taröm Joll ! Un rituel qui mélangeait

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les essences et les pouvoirs, peut-être les maux insidieux,


dangereux, perfides et… incurables. Incurables ? peut-être…
Meltôr reniflait dans l’air la férocité d’une possible solution.

Ercuss ouvrit ses portes dans un ralenti lugubre, deux


battants formidables constitués de pieux entrecroisés et de
briques. Sur des remparts de terre et de chaux des soldats
guettaient la manœuvre, ainsi le fort était-il habité et entretenu.
Ils pénétrèrent dans la cour, des bâtiments massifs et carrés
s’élevaient, puis deux tours anguleuses, des hommes en armes
allaient et venaient. Un capitaine reçut l’armée portant les
couleurs de la Tyranée, cependant le conseiller préféra éviter tout
protocole, on fêterait l’arrivée du roi plus tard.
Les hommes allèrent immédiatement aux offices, casernes et
dortoirs, afin de manger et de dormir un peu, leur grand nombre
posait des problèmes d’intendance, ceux qui ne purent être logés
montèrent leur tente sur les deux hectares qui servaient de cour et
de potager. Meltôr demanda à ses capitaines et thaumaturges
d’être tous présents au repas. Il expliqua enfin, mensonge brillant
d’un génie aux abois, que son esprit s’était momentanément mêlé
à celui de Tallârk par le truchement du Tarom. En fait, le roi lui
dictait ses volontés. On s’épouvanta d’un corps de condamné
habité par trois esprits, on s’épouvanta surtout que ce corps était
sans doute le seul moyen de gouverner le royaume. Alors il fallait
écouter une voix, la seule et unique voix… celle de la
conscience.

Les cheminées furent allumées et alimentées par de grands


tronçons d’arbres et forcées par des soufflets, on apporta la
viande rôtie et les légumes amoncelés qu’on offrit à Meltôr, les
pâtés et les gâteaux, le vin coula à flots et on servi ses officiers,
Florss le kilbor, Artor Sîal le capitaine seeminawle, Plomnac le
chef barbare, Occeush le nain qui restait toujours près du roi se
réjouissant apparemment de savoir son maître en vie, mais
tremblant devant le conseiller qui portait la royauté. Goéric était
aussi présent ainsi que Kata Dji et les prêtres magiciens attachés
au trône, tous cherchaient à discerner le vrai du faux, à deviner le
roi dans les gestes, la voix, les regards du terrifiant conseiller. Par

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le fait, l’assujettissement les saisit un par un, implacable,


démultiplié par le pouvoir de Meltôr, et… du jeune dragon dont
les liens secrets assuraient leur maître. Ainsi, et très vite, toute
l’assemblée ne voyait plus aux travers de Meltôr, que le roi lui-
même. Les thaumaturges furent circonvenus.
Des ménestrels jouaient du luthibar un grand luth dont on
pinçait les cordes avec un instrument crochu, et d’autres
musiciens interprétaient des airs populaires à la Jarveline ou à la
vielle d’Alkan. Adurlatîl, fut placé avec ses officiers à une table
contiguë, il était le second souverain et comptait n’abandonner
ses prérogatives à nul autre, entouré de serviteurs et pages il
déployait un luxe que se refusait le conseiller.

Meltôr exposa les événements récents ; son évasion des


grottes avec le roi, il prétendait avoir acquis de nouveaux
pouvoirs, assujetti les sorciers, des mystificateurs sans
compétences. Kramior habitait le corps d’Ambius, et le roi
logeait, lui aussi, dans le même lieu. Pourtant il sentait que le
Kanj exerçait une pression sur lui, l’influençait. Il lui fallait
impérativement renvoyer Tallârk, et sa shindrä, dans le corps
originel.
Le Taröm Joll avait été une monumentale erreur. Il proposa
de réitérer le rituel en déphasage temporel, revenir en arrière,
Tallârk accepta, il préférait mourir que continuer à être prisonnier
du même corps que celui de Kramior. Le cérémonial eu lieu la
nuit, hors du camp. On chercha Meltôr devenu l’icône absolue de
l’armée, vainement. Caché par ses magies, le conseiller se livra
aux incantations mortelles ou… salvatrices.

Le lendemain le roi apparaît près de son conseiller.


Une clameur accueille ses paroles identiques à un soupir de
soulagement par tous. Meltôr terrifie la cour, haït par les kilbors
et l’armée, son absence est ressentit comme une bénédiction.
— Sire, quel bonheur de vous retrouver ! Meltôr à réussi…
mais où se trouve-t-il ? s’enquiert Parchlas.
—Meltôr gît à son tour au pied de la première colline. Il m’a
laissé la place pour un temps. Les magies du Taröm sont
pernicieuses, nos essences se mêlent, et si l’un de nous surgit

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c’est au détriment de l’autre.


Un silence s’installe.
Parchlas s’incline, il attendait beaucoup plus d’explications,
mais il s’en contenterait.
— Sire, nous voici arrivés aux frontières des Phrégïas, le duc
doit déjà s’y trouver ! Est-il sage d’y pénétrer sans une
préparation spéciale ?
— Quelle préparation Parchlas ? Nous sommes dix fois plus
nombreux que lui, et nous disposons de pouvoirs qu’il ne
possède pas, ses magiciens ont été tués à ce que disent mes
messagers. Le Griffon scatulaire n’a-t-il pas rapporté les avatars
qu’il a subit ?
Parchlas baisse le front, pourquoi le roi semble-t-il animé
d'une fureur aussi grande ?
— Oui sire, certes, dans ce cas le duc ne peut retirer les
objets de leur gangue de glace et ces efforts vont se révéler
inutile.
Tallârk a un sourire cruel.
— Tant mieux ! Il sera épuisé et j’irais le voir alors qu’il
manquera de courage, peut-être pourrais-je lui dire que mon
armée s’apprête à envahir son pays, et que je placerais moi-
même un héritier sur le trône de Caldénée et crucifierais son
épouse, dame Garelle, devant lui après l’avoir livrée aux soldats.
Et puis qui sait, Siân possède probablement assez de magie pour
dégeler quelque relique de valeur ? Nous verrons…

Tous se regardent, on retrouve bien le Tallârk rusé et


machiavélique que chacun connaît, mais sa cruauté dépasse
encore ce qu’elle avait été. Florss se réjouit qu’un humain puisse
exhaler autant de haine, toutefois les chefs de l’armée jugent cela
inutile. Le roi donne des ordres divers concernant le fort, les
travaux à y mener, les armes, la confection de machines
meurtrières, nul n’a conçu à quel point le savoir du roi est
terrifiant dans ce domaine.
Le corps de Meltôr est ramené dans une voiture et allongé,
en attendant son éveil. Ce jeu étrange du pouvoir et de la
conscience passant de l’un à l’autre plonge les hommes dans une
stupeur inquiète.

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Tallârk imagine des machines roulant toutes seules et


décochant des flèches dotées d’un explosif à leur extrémité. Il
conçoit des poisons tuants des cités entières. Ercuss offre, ce soir
là, nous seulement la nourriture et le confort aux hommes
habitués au sol gelés et aux privations, mais la certitude qu’ils
damnent leur âme.
Tallârk félicite ses vieux amis, Kata Dji, Tâk Farr et
Occeush, ses fidèles, puis il prend à part Parchlas et Guntrie pour
converser.
— Je suis heureux de savoir Siân dans les Phrégïas, qu’il se
crève au travaille, nous viendrons prendre le fruit de son labeur,
tandis que ses hommes gèlent, moi je me réchaufferais ici en
mangeant, et je pourrais ainsi visiter mon château…
— Orlân ! Répète Guntrie l’air soucieux.
— Orlân, où ma fille m’attend, où l’armée espère son roi ! Et
où il est temps que je remette de l’ordre, mais… les pierres m’en
diront plus, amenez-moi les Abolies… Guntrie !
Le thaumaturge sursaute et regarde son compagnon Parchlas,
c’est la première fois que son seigneur lui demande les pierres de
visions, sait-il tout à coup les utiliser alors qu'il ne s'y entendait
guère auparavant ?
Le thaumaturge va les chercher d’un pas pesant, celui d’un
homme écrasé par la fatalité.
Le roi pose trois Abolies devant lui, il les caresse, et leur
parle, les pierres s’illuminent. Le château d’Orlân apparaît,
Parchlas et Guntrie sont stupéfaits, le roi sait faire parler les
pierres ! Il possède donc un pouvoir égal au sien. Enfin des
images d’une extrême brièveté montre la jeune femme nue dans
un bain… mais elles défilent trop vite. Tallârk jure et se redresse
furieusement, il ne voit plus rien de sa fille Éponime, une brume
spectrale la lui cache et une silhouette apparaît grossissant, un
visage qu’il connaissait et qui le défiait :
— Silbbus !
Il balaie d’un revers les pierres qui culbutent sur le sol,
Parchlas bondit, Guntrie reste coi et livide, jamais le roi n’aurait
fait cela auparavant. Les pierres requièrent du doigté et des soins
et non cette brutalité odieuse. Un seul était capable de ce geste et
son nom lui perfora l’esprit douloureusement ; Meltôr !

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L’apparente inconscience du conseiller n’est sans doute


qu’un leurre, il a peut-être migré dans l’enveloppe de Tallârk.
Comment faire pour retrouver le roi dans ce cas ? L’ambivalence
roi-Meltôr est insoluble. Ils ne sauront jamais à qui ils ont à faire.
La gouvernance va devenir affreusement compliquée.
Harassé, Parchlas demande au roi la permission de se retirer.

Le lendemain Tallârk et Adurlatîl se concertent, une troupe irait


chercher des chiens de traîneaux au prochain village Kolcheek,
et une autre irait louer les services de keetchs. Deux groupes
partent, l’un commandé par Altor Sîal le capitaine seeminawle
qui se rend à Juggle, et l’autre par un des capitaines kolcheeks
qui connaît bien la région et les coutumes des vendeurs de chiens
et qui va à Incorridge.
Adurlatîl place ses propres hommes dans chaque mission.
Les thaumaturges ou transpasseurs qui œuvrent pour le prince
sont très limités dans leur savoir, incapables, sans doute, de créer
des boucliers ou de faire fondre durablement la Phrégïa. Ils se
livrent plutôt à des tours passables et peu utile en général. Tallârk
ne cherche jamais à se confronter à eux, les ignorant purement et
simplement, il tient en plus haute estime ses propres magiciens
tout en montrant une singulière condescendance vis à vis d’eux.

Le roi sort sur le coup de midi, et monte sur les créneaux, de


là, il contemple l’horizon, les Phrégïas, ligne bleu, chaîne
continentale noyée d’un brouillard dense, ne laissant rien passer
de son mystère. Les falaises plus hautes que les Fondrières
laissent tout juste deviner le paysage tourmenté, le Kanj s’excite,
une force étrange le gonfle, et Parchlas, pourtant à bonne
distance, sent une odeur particulière, propre seulement aux
thaumaturges les plus puissants, celle de la magie rageuse et
enfiévrée d’un grand maître qui freine péniblement son
impatience et son avidité.

Gerf, effrayé, avait fuit les combats pour rejoindre sa


maîtresse, cependant la confusion des pensées et sa propre peur

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l’empêchaient de la repérer. Il chercha des personnes isolées pour


déterminer si elles étaient ou non assujetties, en trouva une sur
trois dont l’esprit avait été manipulé reconnaissant les traces de
l’assujettissement et sachant ses effets sur l’esprit humain. Les
gens croyaient en général agir par eux-mêmes et suivaient une
idée précise de façon obsessionnelle. Mais alors qu’il se dirigeait
vers une partie déserte du château, il ressentit des présences
inattendues, une odeur qui ne trompait pas, celle de racines
dégénérées imprégnées de sentiments tronqués et éclectiques
parfois dangereux.
Les darnus ! Les homuncules préféraient largement éviter les
émanations des teetchs d’habitude, curieusement ce n’était pas le
cas présentement. Gerf jugea que plus il s’éloignait, plus l’odeur
des darnus et leur nombre augmentait, ce qui, somme toute,
pouvait paraître logique, il leur laissait le terrain libre. Cependant
les récents événements prouvaient à l’évidence que la logique ne
faisait pas bon ménage avec certaines pratiques phiriennes dont
la réalité des hommes était envahie quotidiennement.
Il décida néanmoins de se libérer l'esprit du souci des
humains et plutôt de chercher la princesse, la zone Nord du
château lui parut la moins fréquentée. Il grimpa des marches et se
retrouva dans des étages peu usités. De vieilles pièces sombres et
pourries d’humidité occupaient un sixième du château, ce fut
aussi en ces lieux qu’il entendit du bruit, les intonations d’une
voix et qu’il vit de la lumière, elle filtrait sous une porte de chêne
épaisse, chargé d’énorme clous de bronze, à laquelle était
accroché un oiseau empaillé. Il sentit une odeur singulière qui
l’effraya d’abord, puis il perçut des pensées éparses qui lui
révélèrent où il se trouvait et qui habitait ces lieux.
« Ah ! Mon petit Rézus, mon petit Oxynore, je vous aime,
vous voici prêts à informer le roi de ce qui se passe ici, Ah ! Oui,
mes darnus adorés, vous regardez vos amis ailés avec convoitise,
vous aimeriez vous aussi prendre l’azur et filer comme des
comètes… mais vous m’êtes plus utiles ici. »
Gerf se terra dans un coin derrière la porte, il reconnut la
voix du vieil empailleur Poldron, il ne quittait jamais sa pièce de
travail et considérait sa mission comme sacrée et... non achevée,
il était l’ancien fauconnier et taxidermiste du roi Eulyze Tagany

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Lan Qôr père de Tallârk, et soignait tous les épernautes et les


griffons dont on avait besoin pour le transport des messages
rapides, mais les pierres de visions c’étaient généralisées privant
le vieil homme de son travail du même coup, et, bien qu’on
utilisât encore l’épernaute et le griffon, la fonction se raréfiait et
le vieux Poldron était à la retraite.
Aujourd’hui le roi lui demandait encore quelque service,
mais l’empailleur ne sortait plus de l’aile nord du château. On le
disait un peu fou et préférant la compagnie des fantômes à celle
des hommes. Gerf éprouvait une répugnance indescriptible à
l’idée que l’homme fut empailleur, l’expérience vécue avec
Bryan ne l’encourageait guère à se faufiler dans la pièce du
vieux, et de toute façon la porte était close. A quoi servirait-il de
satisfaire sa curiosité ? Pouvait-il influer sur les messages
envoyés au roi, puisque Poldron avait bel et bien l’intention
d’écrire ce qu’il croyait voir, des complots partout contre le trône
et une éternelle reconnaissance pour son oeuvre. Où était-ce une
lubie, une sorte de folie frappant le vieux ? Il lui fallait vraiment
en avoir le cœur net.

Il attendit donc dans le couloir glacial enroulé en boule dans


une encoignure. Enfin l’heure du repas arriva, un serviteur
habitué à venir dans ce coin oublié du château apportait un
plateau de nourriture, malgré la pagaille les cuisiniers n’avaient
pas oublié le vieil homme, Scotie était très attentif à ce genre de
chose, et s’il devenait ministre il n’aurait sans doute plus le
temps d’y apporter ses talents d’organisateur. Le valet, un frais
garçonnet qui tremblait de froid et de peur, frappa au massif
panneau.
Gerf ressentit de l’empathie pour lui et lui transmis de la
chaleur et un peu d’assurance par quelques touchés émotionnels
précis et légers. Aussitôt le garçon se détendit et se mit à sourire,
le vieil homme ouvrit brusquement la porte, il avait les cheveux
hirsutes et portait un manteau raide de crasse et une barbe
graisseuse. Sa bouche édentée exhalait une haleine épouvantable
que perçut Gerf de l’endroit où il était, le jeune garçon pâlit et
retint une grimace.
« Eh bien, petit imbécile, donne-moi ce plateau ! Je n’ai pas

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que ça à faire. Le roi attend. Allez zou ! Déguerpi !


Le petit valet eut un hoquet effrayé et se mit à courir dans le
couloir, Gerf lui envoya des ondes lénifiantes et des pensées
parfumées, le garçon s’arrêta de courir et s’apaisa, il cherchait
maintenant quelque chose ou quelqu’un instinctivement, mais le
teech ne se dévoila pas.
Au contraire, il fila rapidement dans la pièce profitant de ce
que la porte était encore entrouverte, car le vieux s’était mis à
passer le seuil et à renifler l’air comme s’il sentait d’autres
odeurs que celle de la nourriture, des odeurs qui l'inquiétaient.
Après un examen attentif, il cessa de humer sauvagement en
grognant et rentra dans son antre, puis referma soigneusement la
porte.
Gerf huma à son tour la bonne nourriture, il saliva
abondamment et fut incapable de saisir les pensées du vieux sur
le moment, puis il parvint à stabiliser son niveau émotif et ces
besoins en fonction des circonstances. Poldron dévorait
impitoyablement son dîner, et cela déçut le teech qui avait bien
cru avoir à faire à un vieillard sans appétit laissant les trois quarts
de son plat.
Alors il se décida, il mobilisa toute sa force de concentration
et envoya à l’homme des images nauséeuses d’aliments et de
corps en décomposition, ou plutôt ce n’était pas des images
directement, mais des suggestions par analogies, un teetch ne
savait pas créer, il raccordait image et sensations les unes aux
autres. Le résultat fut éloquent, Poldron ouvrit de grands yeux et
eut un affreux haut le corps, à la suite de quoi il se précipitât vers
un vase d’aisance et rendit le début de son repas. Il revint en
maudissant les cuisiniers et sa propre personne pour avoir songé
à de telles horreurs.
Il se rinça la bouche, Gerf avait cependant profité de
l’occasion pour dévorer une partie du repas, le vieux revint de
l’autre pièce attenante en grommelant, le gros matou se cacha
derrière une tenture et ne bougea plus, son estomac lui était
reconnaissant, mais il avait mangé trop vite, il allait non
seulement éructer mais aussi émettre des gaz… bruyants.
D'habitude cela le faisait toujours rire, il adorait les vesces, mais
aujourd’hui c'était mal venu.

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Néanmoins il se sentait à l’aise pour « lancer » puissamment,


le vieux leva la tête vers une créature qui aurait dû terrifier
littéralement Gerf, espèce de gargouille ailée énorme pourvue de
fourrure, elle bavait et fixait son maître avec une intensité
horrible, probablement un griffon, l’autre était un épervier bleu
de grande taille au port noble, l’épernaute, il tournait la tête de
gauche à droite et oscillait sur son perchoir comme s’il captait
des ondes autour de lui, les darnus avaient fuis tout à coup en
présence du teetch dont ils avaient capté l’odeur, fort
heureusement les deux créatures étaient enchaînées et quelques
pensées précises du chat les avaient incité au silence.
—Qui de vous deux à mangé mon repas ? cria le vieux. Il
dut s’apercevoir du ridicule de son accusation en songeant à la
courte chaîne qui emprisonnait les pattes des volatils.
Gerf imprima une idée dans l’esprit de Poldron « il serait
sage d’écrire au roi que tout va bien, Éponime a abandonné la
lutte et remise les armées aux officiers du royaume, oui, il fallait
rassurer le roi qui devait être fatigué et en difficulté là-bas, et en
profiter pour demander un peu d'avancement, une prime et une
médaille… » Cette idée aurait, quelque secondes plus tôt, parut
saugrenue à l’empailleur, mais suscitée par Gerf elle devenait un
prolongement logique de sa pensée.
Il se mit à écrire nerveusement sur un parchemin un message
pour le roi où il décrivait la situation, non pas à sa manière, mais
à celle de Gerf, le but était de gagner du temps, si le roi revenait
trop vite au château il risquait de déstabiliser définitivement le
gouvernement et de reprendre les rênes du pouvoir, encore
fallait-il que la missive arrivât à temps, car Tallârk pouvait
apparaître à n’importe quel moment en tant que schasmme. Le
vieux prépara l’épernaute et lui donna des recommandations tout
en fixant à sa bague le message. Gerf devait attendre maintenant
l'opportunité pour fuir, mais il ne savait pas quand la porte serait
ouverte par le vieil empailleur.

À quelques distances du château Éponime attend et s’endort


dans la masure où l’a déposé d’Armesson.
Le lendemain matin, après un rapide petit-déjeuner, et trop
inquiète de la situation elle se décide à rejoindre le château, c’est

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à ce moment qu’un galop de cheval lui parvient, d’Armesson


arrive. Elle pousse un ouf ! De soulagement et va à sa rencontre,
il ramène le givre de l’aube et elle frissonne.
— Votre Altesse ! Les choses sont rentrées dans l’ordre, je
pense que la prise de pouvoir par les barons a avorté. Nous
pourrons partir quand vous le souhaiterez, cependant je vous en
conjure écoutez-moi… !
— Parlez mon brave d’Armesson.
— Je crois qu’il serait imprudent de retourner tout de suite à
Orlân, les ennemis sont encore trop nombreux, donnez-moi vos
ordres, je m’occuperais de la régence et nommerais des
conseillers et ministres si vous le voulez, vous dirigerez depuis
ma demeure de Rildias. Ainsi nous pourrons agir contre l’ennemi
sans vous mettre en danger, j’ai promis à vos jeune gens de ne
pas quitter le château.
« Je suis déjà un parjure, mais vous expliquer cela par
message écrit me paraissait trop cavalier, la situation est grave et
je dois retourner au château, Bryan le fou peu s’y trouver. Je sais
qu’il a rassemblé une troupe, et les anciens ministres du royaume
sont derrière lui !
— Je dois le mettre hors d’état de nuire une fois pour toute !
S’exclame furieusement la princesse, c’est un serpent, il a fait
tuer dame Courtejoie ma seule amie et met en péril la cour et le
royaume.
— Nous le retrouverons votre Altesse ! Affirme hardiment
d’Armesson, j’y mets un point d'honneur si ce n'est tout mon
honneur. Mais restez ici et soyez prudente, ne répondez pas aux
sollicitations et ne recevez personne durant mon absence, je
reviendrais dans deux jours, Rildias n’est qu’à quelques milles
d’Orlân, autre chose, personne ne devra voir votre visage au
bourg…
— Laissez-moi vous écrire un message pour rassurer mes
jeunes protecteurs Swan, Pitch et Arn que tout va bien. Cela vous
évitera d’avoir à les convaincre. Elle rentre dans la masure et
d’Armesson lui fait donner de l’encre, une plume et un
parchemin.
— Merci votre Altesse d’avoir pensé à ce détail important, il
est en effet capital que l’on vous sache en bonne santé et libre de

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vos actes.
Elle approuve d’un signe de tête, c’est beaucoup de
précautions pour elle qui a l’habitude d’aller et venir librement,
mais elle reconnaît le bien fondé des conseils du baron, en fin
d’après-midi elle partirait avec ses hommes au château de
Rildias. D’Armesson la salue et repart vers Orlân.

Le soir même il arrive au château du roi et se rend à la salle


du trône où l’attendent les barons et les jeunes conseillers.
Swan le reçoit fraîchement :
— Je croyais messire que vous deviez rester avec nous et
que vos hommes allaient ramener la princesse !
D’Armesson explique son plan et tend la missive écrite par
Éponime, les trois garçons la lisent attentivement.
« Mes chers amis et conseillers, me voici à Rildias au
château du baron d’Armesson qui m’a offert l’hospitalité et sa
protection, non pas que vous ne soyez capable de m’assurer
celle-ci, mais de là-bas je me promets de superviser tout ce qui se
déroulera à Orlân. Bryan me cherche, je vous en conjure
trouvez-le ! Ici le baron me laissera des troupes que j’utiliserais
si le besoin s’en faisait sentir, retrouvez Gerf mon teetch qui a dû
être effrayé par cette révolte, j’espère qu’il ne lui est rien arrivé !
Je ne vous abandonnerais pas longtemps, à très bientôt. Aidez
d’Armesson à constituer un corps de ministres dignes de ce nom,
Votre princesse, Éponime. »
Swan relève la tête et fixe le baron non pour le jauger, mais
avec une lueur de reconnaissance dans le regard.
— Allons! Nous sommes à vos ordres, dois-je vous rappeler
que le seul danger n’est pas Bryan et ses sbires, mais le retour de
Tallârk, il contrôle son schasmme et peu revenir n’importe
quand, même s’il est très absorbé par ses affaires.
— Souhaitons qu’il soit en effet très occupé. Que cela nous
laisse le temps de stabiliser le gouvernement en souffrance.
— J’ai déjà envoyé des hommes à la recherche de Bryan.
— Et moi je vais m’occuper du conseil, vous devrez venir
m’y rejoindre messire. Vu l’état de votre blessure, le mieux serait
de laisser vos amis s’occuper de la chasse à l’homme…
Swan fait un signe de tête affirmatif, le baron a raison, il n’a

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pas encore la force de courir après Bryan, il suit le vieil homme


après avoir jeté un dernier regard sur Arn et Pitch qui
l’encouragent à prendre cette sage décision. Si Chliss était au
moins resté avec eux plutôt que de partir Dieu savait où ! Feldan
leur manque, sa force et son autorité leur font cruellement défaut,
mais ils sont entraînés, connaissent désormais le château et les
affaires du royaume, leur devoir est d’aider la princesse à
retrouver sa place dans les meilleures conditions. d’Armesson
leur inspire confiance, c’est l’homme fort du régime pour
l’instant.
Pitch et Arn se regardent d’un air entendu.
— Bon ! Tu t’occupes du teetch et je vais voir où en sont les
recherches pour Bryan, propose Arn.
— Eh ! Répond Pitch en fronçant les sourcils, pourquoi ne
serait-ce pas le contraire ?
Arn esquisse un sourire.
— Regarde-toi petit, tu n’as pas la carrure pour ça, Pitch lui
donne une bourrade.
— Je plaisantais Pitch, fais comme tu veux, mais la
princesse nous a demandé de chercher son teetch.
Pitch soupire.
— Ça va ! J’y vais, mais… ne fais pas de bêtises, garde la
tête froide !
Arn sourit béatement.
— Promis, messire conseiller !
Pitch hausse les épaules et s’éloigne, ils sont encore jeunes
pour être ainsi chargés de missions aussi délicates. Un rire
nerveux le secoue, « mission délicate » ; trouver un teetch
dissimulé on ne savait où, pour une mission délicate s'en est une!
Chercher et trouver l'invisible. Il songe qu’il doit se faire aider
par ceux qui le connaissent. Une autre idée le traverse, se
concentrer et tenter de « lancer » vers le teetch, mais il n’a jamais
vraiment essayé et cette idée le laisse perplexe.

Éponime arriva le soir même à Rildias, les collines boisées


l’accueillirent chargées de neige. Les pattes des chevaux
peinaient dans un voyage qui n’aurait dû somme toute être

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qu’une simple promenade. La forteresse du baron faisait plutôt


penser à une modeste bastide aux tours carrées. Mais quand elle
y pénétra elle ressentit immédiatement la chaleur des lieux, et
l’amabilité des serviteurs prêts à se plier en quatre pour elle. Par
ailleurs l’intérieur cossu, voire somptueux, recelait des œuvres
d’arts qui curieusement détonaient avec l’austérité de l’homme.

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Les vaisseaux sont le produit de la terre individuelle des


seigneurs, du nécessaire des Dames… et parachevés par le superflu
des hommes...
Chroniques des vaisseaux de l'éther Livre II

Clémence et Séverin

La princesse fut débarrassée de ses bagages et embrassa le


décor d’un regard, à cet instant des voix résonnèrent, ce n’étaient
pas celles d’un intendant et de ses serviteurs, mais d’un jeune
homme et d’une jeune femme. Ils entrèrent dans la pièce tous
deux vêtus modestement, lui d’un pantalon de toile ajustée
proche du collant, d’une chemise rouge et d’une aube, et elle
d’une esclavine aux tons pastels et d’un escoffion allégé qui
ravivait ses couleurs un peu pâle et mettait en valeur ses cheveux
blonds.

Éponime a déjà vu, forts jeunes, les enfants du baron fruits


d’un remariage tardif, Séverin et Clémence d’Armesson, leur
différence d’âge est à peine marquée. Leur charme et leur sourire
lui font un instant oublier les récents événements.
— Princesse ! S’exclame le garçon.
— Éponime ! Fait la jeune fille irradiée d’un sourire. La
princesse s’avance et serre Clémence dans ses bras. Enfants elles
s’appelaient toutes les deux par leur prénom, et Éponime est
enchantée de voir que rien n’a changé.
— C’est merveille de vous voir ici, dit Séverin en donnant
des ordres pour que les braseros soient activés, notre père ne
nous avait rien dit !
— Il ne savait rien, des événements récents à Orlân m’ont
obligé à partir, mais j’y retournerais dès que possible.
— Nous savions que certains cherchaient à s’assurer le
pouvoir, le roi absent les conseillers dansent n’est-ce pas ?
— C’est ce qui est arrivé, le pouvoir tourne la tête à certains,
et bien souvent nos souverains en sont un bon exemple.

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Ils la regardent d’un air embarrassé.


— Inutile de vous en faire, nous connaissons le roi, il est
venu ici durant toute une semaine pour parler des provinces avec
mon père, c’est un homme effrayant, qui veut tout dominer et il
hésite entre la séduction et la force. Peut-il revenir rapidement
ici ?
— Je le pense, sous forme schasmmatique, et il pourrait
réapparaître tout en restant physiquement dans les Phrégïas, qui
sait ?
— Nous connaissons un peu les principes de la magie,
mais… Allons ! Venez à table princesse, dit Clémence, vous
devez être épuisée et affamée, et voilà que nous vous accablons
de questions.
Ils dînèrent d’un canard aux châtaignes et d’un consommé
épicé arrosé d’un vin capiteux, puis avalèrent une délicieuse
pâtisserie confectionnée par les cuisiniers du château.
— Le roi aurait atteint les Phrégïas ? demande la jeune fille.
— Je le crois, et je pense qu’il y aura rencontré le duc, ou
que cela va se faire, je n’ai pas de nouvelles, les magiciens
manquent à la cour en ce moment et je ne sais pas faire parler
une pierre Abolie, mais on peut dire que les choses se passent de
cette manière, le duc aurait lui aussi atteint un objectif, le Pic du
Poignard.
— Magnifique ! S’écrie Séverin, on dit tellement de choses
des Phrégïas. Le duc est un vrai héros !
— Oui Séverin, on peut le penser en effet, cependant les
choses ne sont pas aussi simples, il y a bien des sacrifices à faire
dans ce genre d’entreprise. Vous m’avez l’air bien renseigné ?
— J’essaie princesse, mais nous ne sommes pas féru de
mythes et encore moins de politique, les objets sacrés trouvés
dans les Phrégïas ne représentent pas grand-chose pour nous, et
contradictoirement ils sont, aujourd’hui, mon souci premier…
Clémence toussote, elle jette un regard alarmé à son frère, il en a
peut-être trop dit et elle change de conversation.
Mais le modeste « nous » de Séverin montre qu’il ne se
donne guère d’importance ou plus d’importance qu’il n’en a. Et
c’est un bon point.
— Je vais vous faire visiter votre chambre princesse, vous

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allez voir comme vous y serez bien. Je l’ai préparé moi-même,


ensuite je vous montrerai notre serre.
Éponime fait un signe de tête entendu, Séverin lui baise le
bout des doigts et dit :
— Quant à moi je m’éclipse princesse, j’ai fort à faire dans
mes ateliers… à plus tard.
Éponime regarde le jeune homme, surprise, puis suit la jeune
femme.
— Il semble bien occupé pour un jeune fils de baron.
— Oui, en fait, il n’aime pas qu’on en parle, il se livre à
l’étude des arts phiriens.
— Seigneur ! Est-ce possible ?
— Séverin à fait venir des livres et du matériel de loin, il est
très doué, mais ne veut pas que notre père le sache, il s’élève
contre ces pratiques qu’il estime dangereuses et souvent inutiles.
— Inutiles ? Répète Éponime stupéfaite, je pense que sans la
magie et les thaumaturges nous n’existerions probablement plus,
ou du moins ne serions-nous pas là à en discuter. L’art phirien est
difficile et contraignant, mais très utile… Oh ! Permettez-moi de
voir votre frère dès demain.
— Vous le permettre ? Mais vous avez tous les droits
princesse. Vous êtes ici chez vous.
Éponime avance la main et la pose doucement sur le bras de
Clémence.
— Non ! Je ne veux pas d’un tel pouvoir Clémence, écoutez,
je ne ferais que ce qu’on me permettra de faire ici tant que la
sécurité du royaume n’en découle pas, je respecterais chacune de
vos habitudes et m’y soumettrais, et je vous supplie de m'appeler
par mon prénom, cela me procure un tel plaisir, restez mon
amie… d’enfance.
Clémence accomplit une gracieuse révérence et répondit :
— Avec joie Éponime, venez maintenant voir votre chambre.
L’éclat de l’amitié rayonne un instant dans les prunelles
d’Éponime et ses joues se teintent d’un rose sensuel.
Le lendemain matin Clémence vient elle-même réveiller la
princesse, elles vont ensemble prendre un petit déjeuner composé
de sotqua mousseuse et de pain aux céréales grillé. Éponime
embrasse la jeune femme lui faisant promettre d’abandonner tout

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protocole à son égard, puis se rend avec elle dans l’aile du


château où œuvre Séverin, elles le trouvent revêtu d’une
dalmatique souillée, échevelé, le regard creux et la figure blême.
— Par les dieux ! Jure-t-il en feignant la colère, qu’est-ce qui
t’amènes ? Il s’incline brièvement devant Éponime.
— La princesse veut te parler Séverin je te laisse avec elle…
Il va rappeler sa sœur, mais elle file comme une anguille
dans les couloirs. Il reste immobile devant la jeune femme en se
demandant quoi dire.
— Voilà, dit-elle posément et sur un ton des plus amical, je
souhaiterais vous voir œuvrer en tant que thaumaturge ou futur
thaumaturge, serait-ce possible ?
Il hésite longuement et soupire :
— Oui, bien sûr, mais je ne voulais pas ébruiter cela,
Clémence a trop bavardé, écoutez, vous savez que devenir
thaumaturge est une gageure, il faut avoir lu tous les grimoires de
base, et avoir essayé au moins chaque formule une fois, noter
tout son travail et faire un rapport à la fondation des
thaumaturges du royaume qui vous invite à un concours. Vous
faites ensuite vos preuves en passant différents tests. Je n’en suis
pas encore là, et je ne pratique qu’un art superficiel…
— Votre sœur m’a dit que vous étiez doué.
— Elle n’y connaît rien, les dieux l’en garde. Mais je sais
faire surgir une flamme, dévier certains fluides ou dégeler un peu
de Phrégïa, ce n’est pas une référence.
— Allons, vous êtes trop modeste, avoir appris cela en
autodidacte est déjà très prometteur… je cherche des
thaumaturges de bonne volonté, pas des surhommes.
— Dans ce cas adressez-vous plutôt à des apprentis de
l’école de la ligue des arts Incidents princesse, ils veulent tous
travailler…
— Mais, ils ne sont pas tous motivés ni doués, sans compter
que je ne les connais pas.
— Vous ne me connaissez pas non plus princesse, mais
venez voir…
Il lui fait visiter ses ateliers, il y a trois pièces attenantes
emplies de registres, parchemins, cornues et objets divers, des
produits traînent partout sur les tables.

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Il montre une pierre lisse et grise striée de veines blanches


que reconnaît immédiatement Éponime.
— Une pierre Abolie !
— Oui, j’essaie de la faire parler, mais je n’obtiens en règle
générale que des images floues et instables, un voyageur l’a
offerte à mon père et l’a oublié, il me semble volontairement.
— Il serait utile de progresser mon jeune ami, la lecture
d’une pierre est une chose très demandée par les rois.
Il prend un bout de tissu et place sa main derrière, il le fixe et
graduellement la main disparaît ainsi que le tissu.
— Cela fonctionne sur le principe de la cape livezienne !
— Bravo ! S’exclame Éponime. Des métaux transmutés en
d’autres minéraux sont le résultat de travaux subsidiaires, et un
bâton d’Autorité mal maîtrisé, gravés de signes phiriens
inachevés, est posé sur un établi. Une tortue dotée d’ailes, fait
frémir Éponime, mais elle s’y accoutume vite, la créature ne
semble pas en souffrir et s’avère des plus amicale.
— Évidemment ce que vous voyez là est le travail de
plusieurs années, n’en parlez pas à mon père.
— J’allais vous demander de travailler pour moi Séverin. Je
sais que vous pouvez devenir rapidement un thaumaturge de
grande valeur. Tout ce qui est ici est le fruit d’un long labeur,
d’une passion, je respecte cela, imaginez ce dont vous seriez
capable bien formé.
— En fait, avoue-t-il, j’étais en relation avec un jeune
thaumaturge de mes amis habitant la Caldénée… il était très
doué, mais j’ai appris sa mort récemment…
Éponime a l’air désolé :
— Je ne savais pas… comment s’appelait-il ?
— Thibaud Ewerloock !
Elle paraît réfléchir intensément, puis son visage s’éclaire :
— Oh ! Oui, ce fameux jouvenceau dont m’avait parlé
Annegarelle il y a fort longtemps, seigneurs ! Comme c’est
dommage…
— Oui, nous arrivions à communiquer à distance, les pierres
forment un réseau comme vous le savez sans doute, et il
m’apprenait beaucoup de choses…
— Savez-vous ce qui lui est arrivé ?

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— Il a eu un accident, il cherchait de l’or…


— De l’or ?
— Oui, vous savez le royaume de Caldénée est en déficit, la
duchesse aurait trouvé un filon, mais je n’en sais pas plus. La
pierre m’a transmise quelques informations.
Éponime s’éclaire à nouveau comme si une idée splendide
l’avait traversée.
— Mais oui ! L’or ! J’aurais dû y penser ! La Caldénée à
toujours des dettes envers la Tyranée, j’ai là un avantage pour
demander la paix bien que la duchesse ne demande qu’à
l’obtenir.
— La paix avec la Caldénée ? Mais le duc n’a jamais eu
l’intention de faire la guerre, c’est une idée du roi, je pense qu’il
n’y aura rien de plus facile que de proposer la paix à la duchesse,
elle en sera ravie j’imagine, et je vous avoue que cela me séduit
moi aussi… mais pourquoi l’or vient-il sur le tapis ?
— Parce que si j’offre de l’or à la Caldénée non seulement
cela favorisera grandement la paix mais cela me permettra d’en
faire des alliés au cas où le roi parvienne à me déposséder du
royaume.
— L’idée est généreuse, et très… politicienne, mais je suis
convaincu que la duchesse et le duc auraient accepté de faire
alliance avec vous princesse, vous êtes… pardonnez-moi, l’être
le plus… exquis que je connaisse… il devient pourpre
soudainement ce qui lui confère une saine couleur
contrebalançant son air hâve.
— Merci messire ! Et réfléchissez à ce que je vous demande,
ce que vous faites est vraiment… remarquable.
Il la salue absorbé par ses travaux, elle est déjà loin,
marchant d'un pas rapide et suivant une idée précise. Une voix
lui parvient alors dans les couloirs du château, elle reconnaît les
intonations du baron.
— Oh ! Votre Altesse vous étiez ici. Il s’incline, Je reviens
d’Orlân directement, et je puis vous affirmer que nous avons
consolidé le conseil et la sécurité. Il jette des regards un peu
scrutateurs vers l’atelier de son fils, Éponime ne lui laisse pas le
temps d’entamer un sujet litigieux.
— Baron ? Je suis heureuse de vous revoir, eh bien, je vous

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félicite, qu’en est-il pour Bryan et ses complices Marguite,


Haudert et Fitgal ?
— Nous ne les avons pas encore retrouvé, mais je ne
désespère pas d’y arriver, ces démons se cachent bien et doivent
par-dessus le marché nous espionner, hier soir encore deux
hommes ont été assassinés dans nos murs.
Éponime semble affectée par cette nouvelle.
— Je vous oblige à faire un aller-retour épuisant et stérile
cher baron, alors que vous perdez vos hommes… Avant que vous
ne repartiez j’aimerais vous demander encore une chose, votre
fils est un garçon intéressant, saviez-vous qu’il étudie pour
devenir thaumaturge ?
D’Armesson sursaute il va partir d’une tirade furieuse quand
il se ravise, puis s’apaise.
— Écoutez, je lui avais interdit de perdre son temps et son
argent à ses fariboles et…
— Vous ne comprenez pas Baron, l’interrompt la princesse,
j’ai besoin, « le royaume à besoin » de gens comme lui, les bons
thaumaturges sont rares, et la ligue en fourni assez peu, je crois
votre fils très doué, me refuseriez-vous cette aide ?
Le baron est embarrassé et bafouille :
— Non ! Non, bien sûr, je… je le laisserais décider de ce
qu’il doit faire.
— Bien, fait la princesse, écoutez, je dois me rendre en
Caldénée le plus vite possible, un plan m’est venu en parlant
avec votre fils, d’ailleurs il pourrait venir lui aussi, cela le
formerait pour assumer ses prochaines fonctions… j’ai
l’intention d’établir la paix avec la duchesse, et de fortifier
considérablement cette option.
Le baron parut réfléchir, il se redresse fièrement et répond :
— Votre Altesse, si mon fils peut servir le royaume il le fera,
et ce sera un honneur pour moi. Allons préparer nos bagages,
mais le château d’Orlân ?
— Prenez la régence et assurez le maintient de l’ordre baron,
votre gouvernement en est-il capable ?
— Plus que l’ancien votre Altesse, répond le vieil homme
comme piqué au vif, mes conseillers sont tous très compétents,
mon sénéchal est efficace, et mes trésoriers et capitaines sont

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tous rodés aux difficultés. Des barons me soutiendront, les


seigneurs de Talassenie et de Norssalie sont mes alliés, j’ai eu
nombre de provinces à redresser en ce royaume, votre père faisait
appel à moi lorsqu’il y avait des problèmes. Même si je n’étais
pas toujours d’accord avec sa politique.
— Dans ce cas mon ami… allons !
Éponime se rend dans l’une des salles d’armes et s'équipe
d’une cotte de maille, d’une armure légère, d’une épée et d'un
court poignard, elle n’est pas à proprement parler une guerrière,
mais toutes les filles du royaume de Tyranée apprennent dès leur
plus tendre enfance à se battre, elle demande un drapeau aux
couleurs de la Tyranée et une bannière de paix blanche et rose.
Ils marchent tous deux d’un pas rapide, le baron se dresse
auprès de sa princesse fièrement tenant les hampes presque
solennellement, il sait qu’il œuvrait pour une cause juste. Seule la
pensée de son fils se livrant aux arts phiriens le plonge dans une
profonde consternation.

Silbbus réintégra son corps physique, le contact avec son


ami Tanaoz était riche de renseignements, les nivées phrégiques
recelaient plus de prodiges qu’il ne l’avait imaginé. Les Edelphes
Aloïms attendaient dans leur gangue de glace, mais
qu’attendaient-ils ? Une libération hypothétique ? Quelle entité
bienveillante s’occuperait d’eux à présent ? Pourtant ils étaient
encore capables d'induire la migration des objets aïmiens vers les
nivées supérieures. Il se releva, la pierre bleue ne brillait plus, les
Abolies phosphoraient encore un peu comme tous les minéraux
mal affinés peinant à conserver les lumières phiriennes,
inexprimables et indicibles éclats des Dames.

Un pas résonne, le sien, le parquet craque comme dans tous


les bons châteaux, le bois parle. Le magicien a faim, et entend
maintenant l’activité fébrile des darnus dans les pièces
avoisinantes, aux offices, plusieurs lutins s’affairent, il sourit en
reconnaissant Galdiger son cuisinier.
— Galdi ! Quelle joie de te revoir qu’étais-tu devenu ?

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Le lutin, sans se déconcentrer, verse de l’huile dans une


poêle et hache une gousse d’ail d’un geste bourdonnant.
— J’ai dû repartir, les miens me rappelaient, toujours des
soucis d’intendance. Enfin, c’est réglé… je savais que vous
auriez besoin de moi ici, ça va mal un peu partout en ce moment.
— Mais de quoi parles-tu ? fait le magicien en s’asseyant sur
un large tabouret tandis que les effluves de cuisine montaient à
ses narines. Il sait de quoi parle le lutin, mais il n’aime guère que
celui-ci joue aux curieux.
— Enfin, maître ce n’est pas à moi qu’il faut en conter. Les
forêts mouvantes reviennent, la proracination réapparaît. Cela
veut dire que les anciennes forces se lèvent, les glaces ont saisi
plusieurs villages humains, mais aussi des ulmains, mimains et
luldrims. Toutes les races sont touchées, les Phrégïas se déplacent
et la guerre menace, les sorciers reviennent alors que la Caldénée
et la Tyranée essaient de maintenir une paix fragile. Allez voir du
coté d’Orlân, la princesse aurait besoin d’un bon conseil…
— Comment sais-tu tout cela petit ? demande d’un air effaré
le thaumaturge.
— Les lutins ont leur source. Bon, qu’est-ce que je vous
sert ? Une épaule de veau farcie ou un brochet sur un lit de
pommes vapeur et nappé de sauce Moltassienne ?
La décision est vite prise.
Le magicien dîne d’un solide appétit en compagnie de
Galdiger, sa présence lui procure un plaisir qu'il ne dissimule pas.
— Enfin ! Que fabriquent ces maudits darnus ? Ils
reconstruisent la forteresse ?
— Non maître, ils vous obéissent, la dernière fois n’aviez-
vous pas demandé de restaurer la bâtisse ?
— Tu n’étais pas là.
— Mais les pierres de visions si, elles récupèrent tout, et
quand on sait les faire parler…
— Ne m’en dis pas plus, petit espion.
— Croyez-vous qu’il soit prudent de garder le Tanarsïlh ici ?
— Quoi ? Bondit le magicien, mais… ?
— Toujours les pierres, vous les laissez traîner partout ! Ne
vous en faites pas, je ne sais pas où est le Tanarsïlh, de toute
façon avec les protections que vous avez placé, il est

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inaccessible. Non ! Je pensais que sa place était finalement peut-


être auprès du duc ou… dans les glaces.
— Que dis-tu ? les glaces, encore… je suis épuisé, qu’irais-
je enterrer cet objet qui repartira bien tout seul, sans moi, non !
Suffit maintenant ! Puisses-tu ne t’occuper que de ma cuisine !
— Et ça… je le fais très bien.
— Non ! Pas si bien. Il manquait poivre et épices dans ton
épaule de veau, lance Silbbus avec un demi-sourire en suçant un
cure-dent.
Le lutin fronce les sourcils.
— Ah ! Non, quelle tête suis-je… j’ai oublié les
condiments… pourquoi le Tanarsïlh ne serait-il pas mieux dans
les glaces ? Le dieu éparpillé le recherche, il finira par le trouver,
même à Messeris. Reste qu’il lui faudra briser les liens qui
enchaînent son pied.
— Cela ne sera pas, répond Silbbus sur un ton semi-amusé
semi-furieux, enfin, une fois Tukyur réduit au silence il ne pourra
agir.
— Sauf si certains objets agissent comme médiateurs, des
objets puissants.
— Quoi ? Tressaute Silbbus redevenu sérieux, tu penses à…
au Transfact ? Ne me dis pas que tu crois que…. Non ! il
utiliserait le Transfact ?
— Si vous ne vous dépêchez pas d’en faire usage avant lui.
— Mais… comment ? Je n’ose pas réveiller le Mogoown, ce
n’est pas un jouet.
— Parlez-lui, caressez-le, doucement, le réveil doit être lent,
comme certaines cuissons dans mes recettes… tout est une
question de patience…
— Et alors ? demande la bouche grande ouverte le
thaumaturge qui écarquillait les yeux devant ce petit personnage
aussi à l’aise dans les mystères phrégiques que dans sa cuisine.
— Et alors ? C’est pourtant simple… le Mogoown activé va
vous reconnaître et quand Celui dont je ne veut pas prononcer le
nom viendra… il ne pourra en prendre le contrôle !
Silbbus se met à réfléchir, il ébauche un sourire crispé.
— Oui ! Oui, sale petit manipulateur, tu joues les espions
mieux que tu ne pratiques la cuisine encore, et ce n’est pas peu

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dire. Eh bien ! Il me faut aller rejoindre le duc et m’occuper du


Transfact.
— D’abord la princesse, le Mogoown peut attendre… heu, il
semble que deux de vos magiciens ont disparus !
— Quoi ? Grimace le thaumaturge, décidément tu as décidé
de me bombarder de nouvelles déstabilisantes, comment ?
— Je n’en sais rien, les pierres ne disent pas tout et mon
intuition est limitée, mais… s’ils ont été dans l’entredeux, le
monde éthérique… je crains que…
— Tukyur ! Tonne Silbbus… il a dû les surprendre. Yortraël
et Arcibâk ne donnent effectivement plus de nouvelles.
— Maître ! Un conseil, vous êtes sur les nerfs, allez vous
promener dans votre jardin secret l’Idilnië, cela fait longtemps.
Silbbus répond, abattu tout à coup :
— L’Idilnië ? Que dis-tu ? Mon jardin secret… oui, un peu
de repos, mais je refuse d’y aller…
— Pourquoi ?
— Je crains de n’avoir plus la force de revenir.
Le lutin le prend par la main et dit :
— Allons ! Ça suffit ! Je suis là aujourd’hui et je vous
tirerais des griffes du plaisir, une petite heure vous fera du bien.
On peut jouer avec le temps, une heure peut devenir plusieurs
journées, voire plusieurs semaines en inversant les fluctuances
chronothériques !
Silbbus écarquille les yeux :
— Quoi ? Tu veux dire… tu me demandes de…
— D’user d’un temps parallèle !
— Mais, petit inconscient ! S’exclame Silbbus, tu ne sais pas
ce que tu dis, on ne joue pas avec le temps comme avec un
ballon ! Si je dérape ne serait-ce qu’un tant soit peu…
— Ce sera la catastrophe. Je connais la chanson, quand vous
êtes seul d’accord. Mais avec moi pour vous aider, vous
ramener… tout ira bien.
Après un instant d’hésitation, Silbbus se rend dans une salle
au troisième étage de sa tour, au cœur de la bâtisse repose une
étrange rocaille faite d’un arbre desséché et de mousse rapportée,
un objet de forme géométrique asymétrique étincelle en son
centre, Silbbus le fixe presque effrayé.

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— Le cristal d’Indilgence !
Le magicien s’approche, aussitôt le cristal s’illumine,
Silbbus s’allonge sur la mousse, Galdiger lui sourit avec son
visage d’enfant plus vieux que le plus vieux des magiciens. Il
tient son bâton, des cordes magiques le relient à l’extérieur,
Galdiger peut le rappeler facilement à n’importe quel moment, en
cela il suit la recette du magicien lui-même, et répète ses
formules mot à mot.
— Une heure pas plus, répète Silbbus, on a besoin de moi
dans le royaume !

Le lutin laissa Silbbus entrer en transe et graduellement son


schasmme sortit pour être absorbé par le cristal. Une heure pas
plus, lui avait dit le magicien, en fait les racines du temps lui
offriraient des jours de détente pour une heure du monde réel.
Silbbus se retrouva sur une pelouse verte et tendre, des
bosquets de fleurs embaumaient l’air, des Hydrenas rouges, des
Fhishias jaunes, des Ifiges blanches, une merveille ! Plusieurs
fontaines ornées d’amphitryons, serviteurs de la reine des eaux,
portaient sur leur épaule des poissons qui vomissaient une onde
cristalline. Des arbres immenses et verdoyant étendaient leur
parurent dans un ciel d’azur, l’hiver avait fuit cet endroit.
Des nymphes jaillirent des halliers fleuris, il reconnut parmi
elle Naniëlle, elle faisait parti des êtres-souvenirs que gardait le
cristal et avec lequel il s’était lié d’amitié. Il entrait dans ce
jardin, l’Idilnië, un bout du paradis des PhirÏms, et déjà la
lumière le pénétrait, le caressait de l’intérieur et Naniëlle venait
l’embrasser, le temps n’exista plus.
Les jours passèrent, mais dans le jardin secret le temps
passait infiniment vite, les beautés indescriptibles, les parfums et
la nourriture plongeaient le thaumaturge dans une torpeur
extatique dangereuse, des pensées le tourmentaient pourtant, tels
des insectes voraces gâchant une partie de son bonheur ;
comment Galdiger était-il au courant de tout cela ? Pourquoi
cette soudaine réapparition ? Et cette façon de suggérer le repos,
de diriger les pensées du thaumaturge, il n’avait rien senti de
particulier, sauf que Galdiger n’oubliait jamais de mettre du
poivre et des condiments dans sa sauce. Alors une pensée le

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heurta violemment et l’éveilla, Galdiger n’était pas Galdiger !


Et il voulait revenir maintenant dans le monde extérieur,
mais Naniëlle vint contre lui et… une nouvelle bouffée d’extase
le terrassa, chaque geste qu’il accomplissait dans un ralenti
insoutenable lui demandait des efforts inouïs pour s'arracher au
plaisir. Les cordes le liaient ! Mais elles n’étaient pas destinées à
le ramener. Cette pensée le traversa comme une flèche d’horreur
pure. S’il ne réagissait pas vite il était perdu, les semaines et les
mois passeraient loin des turpitudes du monde et son corps
mourrait, et il finirait par se consumer de plaisir dans ce bout de
cristal. Quelle erreur ! Il se mit à rassembler ses forces au
moment ou Naniëlle arrivait pour lui octroyer une nouvelle
vague de plaisir gigantesque qui risquait de l’anéantir.
Tukyur venait de réussir un tour de force, prendre l’aspect de
Galdiger pour envoyer Silbbus dans le cristal d’Indilgence, où le
magicien croyait passer quelques minutes de tranquillité, quelle
idée éblouissante ! Le cristal le fascinait mais il n’osait y toucher,
il ne savait pas le maîtriser comme Silbbus, par contre il avait su
falsifier les liens et les détourner de leur but initial, liant le grand
magicien au jardin pour des semaines ou des mois littéraux s’il
ne parvenait pas à en sortir, et Tukyur pensait sincèrement que le
thaumaturge allait perdre tout son précieux temps à chercher un
moyen de s’arracher à son extase pernicieuse.
Il avait les mains libres pour s’occuper des autres, n’avait-il
pas déjà réglé le problème de Yortraël et Arcibâk ? Les deux
thaumaturges pourrissaient actuellement dans l’entredeux, du
moins leur schasmme, et quant à leur corps ils se trouvaient
plongés dans un coma létal. Il se mit à rire, les blagues du dieu
des bouffons étaient incomparables !
Il se dit qu’il était peut-être temps d’aller s’occuper de la
jolie Éponime et ensuite il irait faire de même avec Annegarelle,
décidément les femmes avaient besoin de vrais mâles pour
s’occuper de leur royaume et… d’elles-mêmes !

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Les vaisseaux n'exprimaient que la faim des grands espaces, et


la soif de savoir, car au cours de leur voyages ils s'imprégnaient des
mystères de la création tant convoités par les fils des hommes...
Chroniques des vaisseaux de l'éther Livre II

La Passion selon Sabine

Le sénéchal Tan Thècle approfondissait tous les dossiers que


n’avait pas pu étudier Quoleo, et si plusieurs choses laissaient à
désirer jusqu’à présent c’est que les subsides manquaient au
royaume. Les impôts n’avaient pas été augmentés depuis plus de
vingt ans, le duc était un piètre gestionnaire, la Caldénée devait
rembourser des crédits à plusieurs provinces et même à certains
grossistes de Tyranée, les exportations en souffraient.
De fait, l’or qu’Annegarelle avait fait rentrer allait soulager le
royaume. Restait que l’or en lui-même était insuffisant, il fallait
des ministres capables. Il quitta sa table de travail, enfila un
manteau, et fit quelques pas dans le couloir avant d’atteindre un
balcon, l’air glacial le fouetta, son dos lui faisait mal, il n’avait
pas marché depuis des heures.
La fin d’après-midi s’annonçait déjà, la journée avait été
ensoleillée et très froide, il baissa les yeux et aperçut quelque
chose qui l’intrigua. Du côté du petit cimetière un objet
étincelait, il n’y prêta pas attention tout de suite, puis la curiosité
fut la plus forte, il descendit de sa pièce de travail empruntant
pour cela l’escalier du donjon, contourna la cour intérieure ou
s’effectuait le passage des écuyers et soldats et se retrouva au fin
fond de la muraille Est où il évita la Grand-Cour et la cité, une
petite porte arrière donnait sur le cimetière voisin.
Il alla à pieds jusqu’aux sentiers menant aux tombes. Une
cinquantaine de concessions existaient en ce lieu côtoyant
d’anciens caveaux abandonnés, il atteignit un tertre fraîchement
remué, de jolies pierres blanches en marquaient les limites et des
fleurs encore épanouies l’ornaient. La tombe du jeune magicien
Thibaud Ewerloock image de la simplicité navrante du dernier

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repos d’un génie. Il repensa à l’émotion qu’avait suscitée le


décès du jeune homme et au respect que les deux femmes
portaient à sa tombe.
Il se baissa et ramassa l’objet qui étincelait. C’était une
pierre grosse comme une noix et qui luisait d’un jaune qu’il
connaissait entre tous, celui de l’or !
Son cœur se mit à battre, que se passait-il ? Pourquoi cette
pépite se trouvait-elle ici ? Il songea alors à la mort du jeune
homme, la baronne l’avait raconté, il s’était étouffé dans l’or du
fleuve, en l’extrayant. Étouffé ? Ce n’était sûrement pas le bon
terme, plutôt encastré ou… mêler à l’or, étroitement, si
étroitement qu’il avait aurifié ses propres organes ! Mourir de
cette façon était… inimaginable ! Les thaumaturges
demeureraient toujours un mystère pour lui. Et si un malveillant
venait à avoir l’idée de… un malade qui saurait que le jeune
homme en or était là-dessous ? Il imagina sans peine la scène et
les conséquences. Mais qui le saurait ? il y avait simplement une
chose, fatale, un indice qui mettrait les gens sur la voie… les
cailloux étaient lentement en train de devenir de l’or.
Il s’approcha de la pierre tombale. Oui, ses craintes étaient
fondées… le marbre blanc était lui aussi «marqué », oh ! Très
peu, ce n’était que des parcelles infimes, microscopiques d’or, la
possible étape avant de devenir des paillettes, mais elles
n’existaient certainement pas à l’origine.
Il se relève enfin, pour se retrouver nez à nez avec la baronne
Sabine Blansang Aigle. Elle le regarde d’une manière non
équivoque, serrant les poings jusqu’à ce que ses phalanges en
deviennent blanches, figure livide, un nez pincé par l’angoisse et
la colère. Il recule. Elle lâche d’une voix presque gutturale qui
détone étrangement avec sa beauté.
— Ne vous avisez jamais de touchez à nouveau à cette
tombe…
— J’imagine ce que vous ressentez… ce jeune homme
devait représenter beaucoup pour vous. Mais… regardez sa
tombe, regardez… les pierres, les graviers se transmutent… c’est
incompréhensible.
Elle s’apprête à répondre, mais elle se ravise et s’agenouille,
caresse la pierre tombale, son visage exprime une stupeur

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douloureuse, elle saisit une poignée de gravier ayant servi au


remblai de la fosse, puis a un haut le corps et se relève vivement.
— Ce n’est pas une transmutation… plutôt une extraction
continue, l’or est attiré ici, au travers même des objets… Elle
serre les dents et la poignée de gravier avec une fureur
disproportionnée, un instant on pourrait croire qu’elle va frapper
l’intendant. Il recule instinctivement. Elle jette le gravillon doré
et repart tout à coup sous l’effet d’une pulsion sauvage. Tan
Thècle la regarde, c’est un homme courageux et qui sait se battre,
mais cette femme… il aurait juré qu’elle pouvait l’écraser
comme un insecte, d’où lui vient cette force et cette
détermination ?
Une trempe supérieure, une amazone née, et un chef de
guerre hors pair. Il ne comprend pas ce qui la lie au jeune
homme, l’amour ? Alors pas un amour ordinaire, une sorte de
vénération émane d’elle, une passion destructrice. Il retourne
lentement, méditant sur ces événements, vers le château, la
brume descend et pénètre désagréablement les vêtements les plus
chauds.
Annegarelle lui barre le passage, c’est une situation
inattendue, il ne sait quoi dire, le regard de la duchesse est
ardent, il cherche à y lire une fièvre familière et qui remue en lui
des émotions redoutables, mais… étrangement il ne reconnaît pas
en cette tension le désir contrôlé d’une ancienne amante, mais
une sorte de rage inexplicable. Elle regarde presque par-dessus
son épaule, vers… oui vers le cimetière, comme si elle aussi
subissait l’étrange fascination qu’exerçait la tombe du jeune
magicien. Il y a quelque chose de divin ou de damné dans cette
mort, c’est ce que disent leurs yeux, leur visage fermé et livide,
leur tension insoutenable. Un élan le porte vers la prière muette
qui émane de tout leur être. Il frissonne, et s’avoue vaincu.
Il lui faut abandonner ce terrain, laisser ces femmes et se
cantonner dans sa pièce d’études. Il baisse la tête, mais c’est pour
rencontrer quelqu’un d’autre, un homme grand et pâle aux
cheveux hirsutes et noirs et au regard scrutateur mais
chaleureux :
— Messire Quoleo ? balbutie-t-il
— Messire Thècle, je regardais ces deux femmes, ne sont-

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elles pas étonnantes, toutes en force et en communauté d’esprit,


elles adoraient ce jeune thaumaturge, il représentait une sorte
d’espoir insensé, sa candeur était incomparable et les dieux
savent combien nous avons besoin de candeur en ce monde. Il
nous a quitté cependant de la plus mystérieuse manière qui soit,
et je sens qu’il va encore nous réserver des surprises post-
mortem. Venez dans mes appartements prendre un verre, ce froid
nous fend la peau sans pitié. Thècle, désarçonné, hoche la tête, et
suit l’intendant avec reconnaissance, ils s’installent près d’un
grand feu de cheminée, qui plutôt que de réchauffer
agréablement assaille de sa brûlante haleine le sénéchal. Quoleo
verse dans deux petits verres une liqueur ambrée.
— Cerise et Fêlne, vous m’en direz des nouvelles. Alors ?
Cette tombe ? Vous a-t-elle révélé un secret ?
Thècle fixe Quoleo, l’intendant mérite de connaître la vérité,
il tire la main gauche de sa poche et verse une poignée de gravier
et de sable sur la table, parmi les grains, plusieurs étincellent de
cette lueur jaune frappante presque accusatrice.
Quoleo sourit, une sourde exaltation le gagne.
— Oui ! Je le pensais… de l’or !
— Comment ? Vous le saviez déjà ? C’est incroyable ! Si ce
que nous voyons est vrai cela veut dire que…
— Que ce jeune homme est le plus grand thaumaturge de
tous les temps… car, il est devenu lui-même une pierre
philosophale, tout ce qui est à proximité de sa tombe se
converti… en or ! Et dire que nous avions tellement besoin de
métal précieux pour nous en sortir, nous voici devant la solution
à tous nos problèmes !
— Un instant messire, fait Thècle retenant une excitation
grandissante et qu’il jugeait malsaine en l’occurrence, vous
n’imaginez pas que… vous allez pouvoir utiliser la tombe de ce
jeune homme pour… faire ou fabriquer de l’or ? Inévitablement
il va y avoir des retombées !
Quoleo plisse les yeux et tend le cou vers l’intendant :
— Mais de quoi parlez-vous messire Thècle ?
— Allons, ne jouez pas les naïfs, vous savez que l’art phirien
recèle toujours sa part de ténèbres. Cet or n’est-il pas maudit ?
Quoleo éclate d’un grand rire sonore, il est très rare de

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l’entendre rire, et cela pourrait paraître déplacé en compagnie


d’un homme de la trempe de Thècle.
— Excusez-moi messire Thécle, vraiment désolé, mais vous
parlez de ma naïveté, alors que vous mentionnez vous-mêmes
d’obscures malédictions, je crois en effet aux arts phiriens, à
certains pouvoirs et influences en ce monde, mais cette façon de
présenter les choses est simpliste, il n’existe ni malédiction ni
bénédiction messire, je crois aux affects, aux espoirs humains, et
à une certaine ligne de conduite qui mène soit à la réussite soit à
l’échec.
Thècle remue sur son siège mal à l’aise.
— C’est étrange venant d’un homme qui a vu tant
d’événements liés à l’activité des thaumaturges, mais… j’admets
qu’une bonne dose de pragmatisme ne fait pas de mal en cette
affaire, néanmoins nous avons ici même une source d’or
inépuisable qui émerge.
— Alors exploitons-là ! Et cessons de croire au sacrilège, ce
jeune homme s’est sacrifié pour le royaume, il nous offre une
occasion de nous relever, de devenir un grand royaume, parlons-
en à la duchesse, allons-y de ce pas si vous êtes prêt.
Thècle soupire et indique d’un signe que c’est le cas,
—Si elle est prête elle-même… hélas, j’en doute… !
—Allons, je la connais, certains mots changent parfois toute
une perspective
Ils se rendent à la salle principale où se trouve Annegarelle
donnant ses recommandations aux valets et aux demoiselles et
recevant les paysans en difficultés. Elle congédie son monde, et
ils lui transmettent leurs observations.
La foudre tombe à ses pieds.
— Une tombe Alchimique ? Que me racontez-vous là
messires ?
Tan Thècle pose la poignée de graviers et d’or dans une
coupelle d’airain et la tend à la duchesse, celle-ci se penche au
dessus de l’objet et ouvre de grands yeux.
— Par tous les saints ! C’est donc cela ? bredouille-t-elle,
atterrée, il a réussi et s’est sacrifié au-delà de tout ce que nous
imaginons…
— Duchesse, si nous nous placions d’un autre point de vue,

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je dirais qu’il a provoqué cette réaction « accidentellement » fait


Quoleo.
— Quoi ? Sursaute la duchesse outrée, comment pouvez-
vous… ? Elle va invectiver l’intendant, puis elle se ravise et le
fixe surprise.
« Seigneurs ! Je crois que cette histoire nous fait perdre la
tête. Qu’est-ce qui m’arrive, pourquoi ce jeune homme a-t-il tant
d’importance et m’arrache des pleurs et des envies de lui dresser
une chapelle ?
— Ma dame, fait Thècle, cela n’a rien d’extraordinaire, c’est
une réaction à une vaste espérance déçue, je connais un seigneur
qui avait ainsi perdu un jeune valet qui lui était très proche et
qu’il traitait comme un fils, il ne s’en remit jamais et fit
construire un tombeau démesuré pour ce jouvenceau… l’émotion
humaine ne répond à aucune raison, et l’amour est un grand
mystère.
— Enfin ! je n’aimais pas ce jeune homme comme… la
baronne pouvait l’aimer… et…
— Vous avez perdu un fils ma dame !
Elle regarde Thècle tout coup avec une sorte d’égarement et
de stupeur rageuse.
— Un fils ? Ciel ! Oui… Je l’ai perdu !
— Le souvenir de ce fils perdu ma dame se sera mêlé à
l’image de ce jeune homme que vous protégiez, sacraliser sa
mort n’éteindra pas la flamme qui brûle encore en vous…
— Mon fils… Abel ! Sanglote-t-elle, elle se rend à
l’évidence en dépit du désir qui la taraude d’insulter le sénéchal,
car Thècle n’existait pas encore dans sa vie à cette époque et il
n’a nul droit de s’y immiscer maintenant.
— Laissez-moi mon ami, s’il vous plaît, je dois y voir clair.
Thècle s’incline et sort prestement tandis que Quoleo arrive.
— Ma dame j’aimerais que nous reparlions de quelque
chose… quelque chose que nous avait révélé Thibaud concernant
les armées de Tallârk.
— Faites Quoleo !
— Les armées du roi, comme vous le savez ont été reprise en
main par la princesse Éponime, qu’elle soit bénie, et la guerre
étouffée dans l’œuf si j’ose dire, mais Tallârk peut revenir

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n’importe quand ma dame, il sait se dédoubler et faire sortir un


schasmme !
— Seigneurs ! J’aurais dû m’en douter, est-il revenu ?
— On peut le penser, mais il n’a rien changé à la situation
sans doute grâce à l’intervention d’autres thaumaturges !
— Où sont Groswen et Narboth ? Nous ne pouvons nous
passer de leur aide à présent !
— Je l’ignore ma dame, ils sont repartis après l’exhumation
du jeune Thibaud, voulez-vous que je les fasse rechercher ?
— Quelle manie ont ces thaumaturges à aller et venir dans le
royaume, ne peuvent-ils rester en place et répondre quand on a
besoin d’eux… elle fait un geste d’impuissance.
— Ma dame, je crois qu’ils ont un travail considérable et que
nous ne sommes pas les seuls centres d’intérêts qu’ils peuvent
avoir !
Annegarelle souffle son mépris. Puis elle s’apaise.
— Faites ce qui est nécessaire Quoleo, je me repose sur vous
et sur quelques hommes comme Gérônte, Enselmne et
Chimberlain, au fait que devient-il ? Cela fait plus d’une semaine
que nous ne l’avons pas vu.
— Le brave homme est malade ma dame, la fièvre ne le
quitte pas et il n’est plus que l’ombre de lui-même.
Annegarelle gémit.
— Mes conseillers me sont trop utiles en ce moment, faites
venir tous les médecins que vous pourrez, j’y vais de ce pas !
— Oui ma dame, mais je pense que ce qu’il a n’est pas du
ressort de la médecine, l’homme est usé…
La duchesse ne répond pas et se rend sur-le-champ chez son
vieux ministre.
Chimberlain attend assit sur son fauteuil devant une fenêtre
largement ouverte, une grande couverture l’enveloppe. Il fixe
l’horizon, son teint jaunâtre n’augure rien de bon. Il esquisse un
sourire douloureux en voyant la duchesse.
— Mon cher Edouard ! C’est folie de laisser ainsi la fenêtre
ouverte vous aller attraper la mort par ce temps glacial !
— Ma dame, quel plaisir de vous voir. Mais ne craignez rien
pour ma santé, je suis déjà sur le chemin du grand fleuve
Eternité, et ce froid peut venir me tuer maintenant, je l’appel de

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toutes mes forces, ne finirons-nous pas tous dans une tombe


glaciale sans en éprouver cependant les inconvénients ? Ah ! Je
vois déjà les Phrèges divines qui viennent à moi, haleine des
AÏms et baiser des PhirÏms, les dieux furent des amoureux des
flammes, et la plus parfaite fut la Glace éternelle.
Annegarelle caresse la main du vieux ministre épuisé.
« Reviendra-t-il ? Murmure le vieillard.
— Qui ça, Siân ?
— Mon duc…
— Je l’espère ardemment, il a essuyé de nombreuses
tempêtes…
— La dernière sera la plus terrible, dit Chimberlain dans un
souffle… ah ! Votre chair frémit d’inquiétude et d’impatience !
Alors qu’à votre âge les femmes se convertissent en nonne vous
restez une amante, c’est rare ma dame. Oh... je vais partir très
bientôt, je voudrais vous demander quelque chose…
— Dites mon ami ! Je vous l’accorderais !
— Enterrez-moi près de ce jeune thaumaturge qui s’est
sacrifié pour le royaume !
— Thibaud ? Mais comment savez-vous… ?
— Allons ! Tout le monde parle ici, les jeunes valets
jacassent comme des pies. Avoir un compagnon en or n’est-ce
pas merveilleux ma dame ? non pas pour le métal en lui-même
mais surtout parce que son âme devait avoir touché la divinité…
Annegarelle réprime un sanglot, elle ne peut répondre, et se
contente de hocher la tête, puis elle quitte le ministre replongé
dans la morne contemplation de l’horizon brumeux et maussade
des plaines de Trecy.

Elle revient avec cette nonchalance des femmes qui


s’abandonnent soudainement au poids des souvenirs, à la même
seconde la baronne Sabine BlancSang Aigle apparaît, elle la fixe
l’air hagard, titubante. La duchesse se précipite vers elle
alarmée :
— Dieux ! Sabine ! Qu’est- ce qui vous arrive ?
— Thibaud… marmonne péniblement la jeune femme
hébétée, Thibaud est revenu !
La duchesse crie :

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— Quoi ? Elle secoue la baronne, allons ma pauvre fille, que


racontez-vous ? Ce n’est pas possible !
— C’est lui pourtant ! Je vous assure… je n’y croyais pas
jusqu’à ce qu’il me touche. Il est en vie… !
Annegarelle secoue la tête en fronçant les sourcils, que se
passe-t-il ? Sabine perd la raison ! La baronne se redresse et
retourne sur ses pas, suivit de la duchesse dont le cœur s’affole.

L’assemblée des prêtres noirs et celle des sorciers emplissait


la grotte principale constituée de temples empilés les uns sur les
autres et d’une multitudes d’escaliers, les races étaient toutes
représentées par leur chefs ou leur prince, les Sulsdiniens aux
visages fermés, tueurs d’enfants, les Carolingois, géants
sanguinaires de l’est des terres inconnues, Pragnaléens, guerriers
à la peau verdâtre lanceur d’asts empoisonnés, Solcéniens tireurs
à l’arc émérites et dresseurs d’Iguanes foudroyants, Erégiens
cracheurs de feu qui incendiaient villes et villages sans pitié, et
tous les thaumaturges des provinces oubliées, corrupteurs de
forêts et d’eaux, dompteurs de dragons fossiles et de fauves
spectres, envoûteurs et bâtisseurs de démence, cantateurs et
kilbors, une puissance formidable qui telle une marée ne songeait
déjà plus qu’à envahir les royaumes fosséens qui avaient commis
l’erreur de se satisfaire de leurs difficultés internes et de leur
course aux honneurs.
Des milliers de soldats viendraient s’ajouter au fil des
heures, des camps furent dressés, les messagers humains ou
magiques des sornautes, transpasseurs, agitateurs, hypnotiseurs
de tous poils revenaient épuisés tandis que d’autres partaient à
grands battements d’ailes, griffons ou épernautes, aigles ou
Sgrulls. Les pierres vibraient et lançaient leur message,
réunissant du fin fond du monde des seigneurs que l’on disait
formidables et monstrueux prêts à détruire les royaumes humains
et qui n’étaient en réalité que l’effigie pathétique des
déprédations magiques d’une génération d’agioteurs.
Des machines tirées par des éléphants titanesques roulaient
dans un vacarme infernal, elles projetaient des boules de feu et

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des vasques emplies d’acide ou encore des paniers remplis de


serpents foudroyants. Des chauves-souris colossales étaient
libérées de leurs cages pour prendre l’air et relever les vibrations
lointaines des peuples, leur odeur de peur ou de fureur. Personne
ne se préparait à la guerre comme l’armée des terres oubliées.
Les thaumaturges avaient tiré de leurs trésors tout l’or nécessaire
pour loger et nourrir cette vaste multitude, l’armer aussi.
Des seigneurs du nord avaient ramené leurs fauves
personnels des boulbas à six pattes féroces et entraînés, d’autres
venaient accompagner de dalpagös, reptiles chéloniens possédant
une carapace quasiment indestructible et qui crachait des
aiguilles empoisonnées. D’autres encore chevauchaient des
lézarquidés et des aigles lions, issu des laboratoires des
thaumaturges fous mis en esclavage par les seigneurs du sud, les
montures les moins excentriques étaient des Boldaasts, race de
chevaux à pattes d’ours. La fin des royaumes fosséens était
arrêtée, depuis des années les sorciers se préparaient pour le
retour de leur dieu Arkotth !
Afin que les différentes factions ne s’entre-tuent, Abigaïl
avait fait distribuer des drogues tyranéennes puissantes, elles
alanguissaient les guerriers jusqu’à l'heure décrétée par les chefs.
Certaines possédaient des vertus aphrodisiaques et provoquaient
des accouplements monstrueux dans l’armée, mais les cas étaient
vite réprimés par les sorciers qui intervenaient revêtus d’armures
noires et chevauchant des hybrides de griffons ravageurs. Les
sorciers donnaient les pervertis en pâture à leurs fauves.
Les chefs du nord voulurent la garantie qu’ils iraient dans les
Phrégïas pour prendre les reliques sacrées, ils ne savaient pas ce
qu’ils demandaient, mais Abigaïl leur fit croire que c’était
possible. D’autres encore désiraient la princesse ou la duchesse
dans leur harem personnel. Ils pensaient qu’écraser les deux
royaumes étaient faciles, et que la victoire s’offrait à eux. Les
oracles prônaient les heures de gloire prophétisées.
Enfin, l’armée s’ébranla le lendemain après une nuit d’enfer,
deux cent mille hommes aguerris, vingt mille créatures assoiffées
de sang, dix mille géants, des centaines de machines et
catapultes, des palais roulants et des chars colossaux. Des
esclaves approvisionnaient les êtres en marche leur apportant en

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gémissant des provendes corrompues, des nourritures abjectes ou


des festins de rois, le vin coulait à flot dans les rangs transporté
dans des barriques posées sur des traîneaux et tirés par des serfs.
Les villes se vidaient de leurs habitants, les fugitifs
inondaient les routes, chemins et sentiers. L’armée grondait. Les
cités se fermaient, des paysans abandonnaient leur ferme, et
même la faune désertait forêt et vallées, car l’armée incendiait
tout, coupait les arbres et rasait les habitations, réduisant les
malheureux retardataires en esclavage. D’autres factions armées
venaient, ça et là, grossirent les rangs, festons sanglants d’un
avenir déchu.

La nuit passa vite dans les Phrégïas, vite comme les rêves de
gloire, vite comme les vents perdus. Les tentes remuèrent au pied
du Pic du Poignard, les pèlerins s’éveillaient péniblement, tant le
froid les dévorait en dépit des braseros et des couvertures, des
breuvages stimulants et des drogues. Certains furent retrouvés
morts sous leurs couvertures. Siân creusa des trous comme il put
dans la glace et les enterra avec les honneurs. Ils n’avaient
quasiment rien trouvé dans les blocs ascendants, si ce n’est une
succession hétéroclite d’objets usuels, armes, vêtements, et du
matériel de cuisine qui avait arraché des rires désespérés à
Tigger. Siân rêvait des nivées inférieures, mais pourrait-il les
atteindre ? Il fallait patienter jusqu’à la prochaine nuit sans
compter que les vitrines ne se révéleraient peut-être pas au duc.
Pourquoi avait-il entraîné ses hommes dans ce calvaire de
Glace ? Il parvenait à redéfinir une température tout juste viable
pour son propre corps grâce à l’énergie phirienne, mais les
hommes gelaient. Ils dévorèrent encore des quantités de
nourriture et de graisse, le vin circula dès le matin. Mauvaise
augure. Où était Tanaoz ? Siân marcha dans la neige vers le Pic
de Glace, il vit alors un objet elliptique brillant et poussa un cri.

Une vasque transparente plongée dans la neige.


La dégager ne lui prend qu'une seconde…
En celle-ci s’agite une effigie…

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Un personnage reconnaissable entre tous… Tanaoz !

Siân sait ce que sont les effigies projetées des thaumaturges,


on peut les comparer à de petits schasmmes indépendants qui
vivent une vie parallèle à celle de leur propriétaire, ainsi ce
minuscule Tanaoz peut réagir comme l’original, parler et
raisonner sans problème, même son caractère n’a sans doute
guère changé.
— Tanaoz ! Appelle le duc, que se passe-t-il ?
« Heureusement que vous m’avez vu à temps ou la neige
m’aurait entièrement recouvert. Écoutez duc, je suis parti hier
soir, il y a un problème, ma thermie est déréglée et si je ne
maîtrise pas la situation rapidement je vais… imploser !
Siân écarquille les yeux :
— Quoi ? Imploser ?
« Oui ! On appel cela un foyer subastral, si ma chaleur se
dérègle mon fluide phirien anaphrégique peut s’amplifier en
chaleur rétroactive qui à son tour finira par atteindre un seuil
critique et… une implosion. Je désintégrerais tout sur plusieurs
milles. Je dois donc m’éloigner, désolé !
— Mais… balbutie Siân, si cela arrive que deviendrez-
vous ?
« Qui ? Moi en tant qu’effigie ou en tant que mon maître
original ?
— Heu… les deux !
« Ah ! Ah ! Les deux. Pestifaille ! Eh bien, je pourrais
survivre en tant que maître original, très abîmé quand même, le
bouclier protecteur interne fonctionnerait, mais je risquerais
d’être un peu plus cinglé que je ne le suis déjà. Sinon, au mieux,
la mort… mais en tant qu’effigie je survivrai plusieurs mois
avant de m’effacer… heu, je consomme peu de nourriture…
non ! Je plaisante, je ne peux pas me nourrir, c’est l’original qui
me transmet son énergie évidemment.
Siân fixe éberlué le petit Tanaoz qui bouge, grimace et…
plaisante, comme l’original.
— Enfin ! Je veux dire… pouvez-vous avoir recours à la…
magie ?
L’effigie éternue ou paraît éternuer, fait tourner son bâton et

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se met à sourire.
« Ah ! Ce froid ! Terrible hein ? Surtout pendant une
nouvelle lune… voilà, je vais me réchauffer… ma thermie est
excellente ici, pas de risque d’implosion. Vous me demandiez
duc si je pouvais accomplir des activités magiques dans cet état
quelque peu… réduit ? disons… que... oui, je suis une personne
divisible donc je divise mon pouvoir et deviens sa propre source
en théorie…
— En théorie ?
« Je n’ai pas essayé encore d’user de magie sous cet aspect,
mais je suis sûr que cela marcherait, bien sûr si cela reste à ma
dimension.
— Comment cela ?
« Je peux garder ma lumière, vous réchauffer les mains, et
vous dire quoi faire pour déphriger les «vitrines », mais pour les
grandes opérations… tout est réduit considérablement,
remarquez je peux produire des sons, donc faire appel à des
forces cachées, des fluides de base et des énergies incidentes,
mais rien de spectaculaire, « nitch ko », comme on dit chez nous,
fini les grandes manœuvres !
— Bon, je ne veux pas de prouesses de toute façon, mais
juste vos conseils Tanaoz, je puis vous appeler ainsi ?
« Oui, dit l’effigie en hochant la tête, c’est le nom que je
porte. Dites-moi quels sont vos problèmes actuels ?
— Mes hommes gèlent, ils meurent.
« Normal, vous avez oublié quelque chose d’essentiel duc,
les flammes phrégifiées…
— Les flammes… ? Voyons, je n’en ai pas encore vu, et je
ne sais pas les déphriger. Ce sont bien des feux capables de
chauffer ?
« De réchauffer parfaitement je le confirme, mieux que les
feux ordinaires qui doivent être alimentés en bois et qui restent
irréguliers. Une fois déphrigées ces flammes sont très efficaces,
de surcroît elles ne brûlent pas les êtres vivants mais peuvent
cuire votre viande. Les fils des dieux en avaient toujours avec
eux, ainsi que les Vactarh, donc attention, certaines sont plus
pernicieuses que d’autres, un type de flamme par exemple qui
absorbe la vie et accélère le processus des Phrégïas. C’est comme

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les champignons, il y en a de vénéneuses, mais je sais faire la


différence…
— Tant mieux ! Dois-je vous porter ?
« À moins que vous ne vouliez me laisser pourrir sous la
neige, ce serait plus sage.
Siân prend la vasque sous le bras et regagne sa tente. Il
donne des ordres à ses soldats, quelques compagnons le suivent.
— Parfait, dit Siân, j’espère que la nuit à été bonne, nous
allons retourner par delà les limites du plateau, hier n’a pas été
notre journée, aujourd’hui peut-être aurons-nous plus de
chance… il tire de sa poche un objet brillant, un médaillon relié à
une chaînette, je porte aujourd’hui le Mogoown, je veux savoir
pourquoi il a été mis sur ma route. Il tend la vasque devant les
chefs. Une sorte de grésil tombe givrant jusqu’aux poils des
fourrures.
« Voici une effigie de notre magicien Tanaoz !
Il tousse, embarrassé par ses explications.
« C’est un double, obéissez à tous ses conseils, l’original
n’est plus là, il doit solutionner un problème. Une chose encore,
utilisez la gomme de bigzor elle vous protégera contre le froid
insupportable, j’en ai fait une décoction dont une partie a
imprégné mes vêtements et l’autre partie m’a servi de boisson,
qui en manque ? Sur ces mots le duc passe le médaillon autour de
son cou et glisse l’écharpe de Midralh dans l’une de ses poches,
il n'arrive rien de spécial, à part un cri étouffé de Tanaoz qui
s’agite dans sa vasque.
« Siân ! Crie l’effigie de Tanaoz, pourquoi porter sur vous le
Transfact ? Nous ne savons pas encore quel est son pouvoir. Vous
êtes trop imprudent !
— Allons ! Fait Siân sur un ton péremptoire, ça suffit ! Nous
sommes venus jusqu’ici. Et cet objet nous a suivis. Qu’il nous
dise ce qu’il a à nous dire… Et si je dois mourir, eh bien, se sera
la volonté des dieux… Allez compagnons. Préparez-vous, nous
partons après le déjeuner !
Ederseush le Natzus qui possède des stocks de soie de bigzor
arrive en clopinant :
— Eh ! Les gars, il faut sortir votre gomme, je vous ai
montré comment l’utiliser, si vous la laisser dans vos poches

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autant me la rendre.
Le Natzus redistribue un peu de la soie spéciale à ceux qui
en demandent, et il fait une nouvelle démonstration, l’étirant en
un fin tissu ou expliquant comment la faire fondre et la boire,
l’énergie produite par cette matière peut sauver les soldats de la
congélation pure et simple.
Les chefs fouillent leurs poches, ils se souviennent qu’ils ont
reçu l’étrange soie protectrice, certains sont morts pour ne pas
l’avoir utilisé d’autres l’ont perdu. Siân demande à tous de rester
grouper, le périmètre maximale ne doit pas excéder deux cents
pas. À un mille le Pic du Poignard reste le point de ralliement. Il
s’agit de garder toujours un œil ouvert l’un sur l’autre.
Il conviennent que dès qu’un groupe découvre un objet il
prévient les autres, les « vitrines » s’étalent sur des milles carrés,
des hectares, et parfois s’empilent en des paliers de glaces
cristallines semblables à de hauts donjons. D’ici neuf jours elles
retourneraient dans les nivées inférieures, en attendant d’autres
blocs montent formant des pyramides cristallines incroyables,
Tanaoz explique à Siân ce qu’il doit faire ; éviter de déphriger
n’importe quel bloc et procéder d’abord à un examen sérieux des
couches.
Mais alors qu’il vient de repérer un objet différent des autres
un cri retentit dans les glaces, répercuté par les falaises, Siân se
redresse et se précipite immédiatement dans sa direction. Il tient
son bâton d’une main et l’effigie de l’autre, il avance aussi vite
que les raquettes le lui permettent. Il voit bientôt un
attroupement, quelques soldats accompagnant Orthox et Feldan
scrutent les blocs de glace à la recherche de celui qui l’avait
poussé.
— Que se passe-t-il ? Demande Siân.
— Je n’en sais rien ! Répond Feldan, quelqu’un à eu un
problème ici, il y a un des traces de lutte.
Le duc examine les lieux, la neige avait été remuée, une
empreinte approfondie demeurait perceptible dans la phrégïa, il
retire un gant et touche la glace, il frissonne, un des soldats
pousse une exclamation étouffée en le voyant faire.
— Il n’y a pas de danger à toucher le sol, ce n’est que de la
phrégïa mêlée à une forte proportion d’eau ordinaire, mais je

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crains autre chose de bien pire…


— Quoi donc ? Demande Feldan, aux abois, car il sait que le
duc ne plaisante jamais avec le danger.
— La Lyconthe ! Je n’avais pas songé qu’il puisse venir
jusqu’ici et s’intéresser à nous. J’ai trop misé sur le fait qu’il m’a
toujours laissé tranquille auparavant, regardez bien, ces traces
rosâtres, c’est typique de son passage.
« Exact, fait l’effigie de Tanaoz, c’est bien lui, je sens son
énergie très particulière. S’il vient vers vous, vous allez avoir des
problèmes, le combattre est très difficile. Son travail est de
garder la Glace, il doit y pourchasser et détruire d’éventuels
ennemis, aujourd’hui il a perdu son autorité, ses prérogatives, et
il recherche la stabilité.
— Où est Elvôn ? Je préfère qu’il me rejoigne !
— Je vais le chercher, dit Feldan, et Simon ?
— Faites de même pour Simon, regroupons-nous en cas
d’attaque.
— Est-ce le seul danger ?
— Je l’espère !

Les soldats ne cherchaient plus à scruter les blocs, ils


regardaient avec inquiétude autour d’eux, les tilsjjads,
d’ordinaires assez indifférents, paraissaient absorbés dans leurs
pensées. Chliss, Simon et Elvôn vinrent rejoindre le duc. Siân
regretta un instant d’avoir laissé Picjoz et Odrius au camp, leur
force aurait pu leur être indispensable ici, mais le camp devait
aussi être protégé, la petite Fany ainsi que Tigger s’occupaient
activement de Blick et de Hyacinthe toujours dans le coma.
Dans l’ardeur des fouilles Feldan, Simon et Chliss s’étaient
proposés pour utiliser les bâtons d’Autorité du thaumaturge, Siân
leur avait interdit, ils étaient connectés sur les ondes du vieux et
créeraient des problèmes si l’on voulait s’en servir.
Elvôn, par contre sentait ici une force qu’il reconnaissait
entre toute, un halo rouge l’entourait par intermittence, le garçon
portait l’empreinte comme une réalité qu’il n’abordait jamais.
Mais la chose était là toujours prête à s’imposer. Chliss éprouvait
des sentiments similaires. Au fil du temps il se rapprochait
d’Elvôn, comme si tous deux ne formait plus qu’une seule et

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même entité.
Le groupe se souda comme il put.
Ils repartirent le duc en tête, conscients soudain qu’ils
allaient peut-être à une mort atroce, et ils en arrivaient même à
souhaiter celle-ci promptement pour en finir avec l’attente, la
souffrance, le froid, et une vision tronquée de leur avenir.

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La déphrégition et prégition successive d’un objet est une


déviation phirienne acceptable lorsqu’une finalité s’impose à ce
phénomène des plus troublant.
Grimoire des Vifs, anotias VIII

L'effigie de Tanaoz

Si Parchlas observait attentivement les réactions du roi


depuis le moment où il était revenu, le prince Adurlatîl n’était pas
en reste de ce côté, il analysait le comportement du souverain
avec habileté, se faisait rapporter par ses valets chaque réaction
de Tallârk sans doute indifférent au regain d’intérêt qu’il suscitait
dans ses troupes. Tâk Farr, le plus fidèle conseiller du roi, doutait
de la raison de son souverain.
Le facteur déclenchant fut certainement le moment où le roi,
tombé sur une rixe entre deux soldats, fondée sur la quantité
d’alcool que l’un avait ingurgité, s’était mis dans une fureur
aveugle tuant de ses propres mains les deux hommes en les
brisant littéralement et sans le moindre effort apparent. Les
soldats ayant assistés au spectacle en étaient resté choqués et
conservaient depuis lors un mutisme obstiné. Guntrie fut
rapidement mis au courant par son ami et il manifesta son
inquiétude. Le Taröm Joll pouvait être à l’origine de ces réactions
violentes.

Adurlatîl s’est, lui aussi, mis à étudier la situation, le soir


suivant Parchlas entre dans sa tente.
— Messire thaumaturge, j’ai pu apprécier la valeur de vos
conseils et de votre pratique durant ce voyage, et je vous ai
demandé de venir dans ma tente pour que nous discutions de ce
qui arrive au roi…
— Au roi ? Hum… il a changé en effet…
— Il est devenu plus dangereux qu’auparavant, il nous
ignore ou nous terrorise, avez-vous une idée là-dessus ?
— Je le crains Majesté, le roi n’est plus totalement lui-
même.

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— Comment cela ? Fait Adurlatîl en plissant son front de


rides soucieuses.
— Durant son absence il a été victime, je ne sais comment,
de Meltôr, je crois qu’il… à investi son corps, mais pas
totalement son esprit.
Le prince sulsdinien écarquille les yeux, ces notions
d’investitures magiques d’un corps à un autre le dépassent.
— Quoi ? Que voulez-vous dire ?
— Que ce Meltôr n’est en fait qu’un sorcier qui est parvenu
à sauver un schasmme sans sauver son corps détruit par le feu.
Ce schasmme se trouvait bloqué dans le corps d’un prisonnier,
Ambius, au bras et au pied amputés jadis par le roi. Mais
aujourd’hui ce sorcier, Kramior Bâl, qui se fait appeler Meltôr,
vient de posséder le corps de notre roi et de lui transmettre ainsi
sa force et son pouvoir. Il est à noter que Kramior Bâl n’a pas
encore toute sa puissance, mais ses appétits sont immenses et nos
vies menacées.
— Ce que vous dites est… insensé, Parchlas, que proposez-
vous ?
— Cette nuit je pourrais tenter d’user de magie pendant son
sommeil et de faire émerger l’esprit du roi, il pourrait ainsi
vaincre l’influence de Kramior !
— Mais pas le chasser ?
— Pas encore, cela sera très difficile, et demandera
beaucoup d’efforts et de souffrances, à moins que le sorcier ne le
quitte volontairement.
— Pouvez-vous auprès de Tâk Farr vous occuper de cela ?
Prenez mes thaumaturges, ils ne sont pas à votre niveau, mais
vous pourrez les former le cas échéant !
Parchlas sourit en fronçant les sourcils.
— Oui, belle alliance qui s’annonce Majesté, vos magiciens
pourraient nous être utiles, mais le temps va nous manquer, il
faut être précis, rapide et peu nombreux. En fait si tout va bien et
que nous retrouvons notre roi peut-être pourrons-nous faire des
projets. Je vous demande la permission de me retirer, vous restez
pour moi le roi en titre tant que Tallârk n’a pas retrouvé sa
personnalité.
— J’apprécie votre dévouement et compte sur vous, disposez

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de mon aide quand vous le souhaiterez et… bonne chance.

Altor Sîal flanqué d’une dizaine d’hommes parmi les


meilleurs, Asguenariens et Kanjaguriens, arriva après une dizaine
d’heures de galop aux abord d’un gros bourg, Juggle. Ils
n’étaient pas mécontents de se reposer et de prendre un repas à
l’instar des chevaux épuisés. Juggle était une petite cité
d’auberges et de boutiques, de fabriques en tous genres et
d’écoles tous azimuts, parfois totalement illégales.
C’était là qu’on élevait les keetchs. Le capitaine Altor, dans
un premier temps, se renseigna auprès des patrons d’auberges
pour connaître d’éventuels vendeurs de keetchs, mais au départ
les aubergistes se méfièrent et ne lui révélèrent rien. Des
midranes d’argent délièrent les langues, heureusement le
capitaine avait prévu ce genre de situations et s’était muni de
plusieurs bourses garnies. Les tenanciers remarquèrent vite ce
détail et le message passa. Le deuxième soir, alors qu’Altor Siâl
revenait à l’hôtel avec les renseignements voulus, une bande de
voleurs l’encercla.
Il semblait seul, il venait de commettre une erreur évidente,
les brigands étaient au moins une quinzaine, et tous bien armés,
mais le capitaine ne se démonta pas, les deux premiers assaillants
furent décapités à une vitesse fantastique par un radz, les autres
reculèrent devant cette meurtrière efficacité qui portait la marque
des seeminauwles.
Trois brigands sortirent des arbalètes, ils ne purent en faire
usage, des hommes surgis de l’ombre les poignardèrent vifs
comme l’éclair tandis que des asts tuaient sept autres
mercenaires, le reste s’enfuit sans demander son reste, le
capitaine alla vers un homme blessé et lui intima sur un ton
glacial :
« L’ami, si tu veux vivre, dis-nous où sont les box de
dressages, nous sommes acheteurs de keetchs, et je commence à
perdre patience, je pense que quelques auberges vont brûler d’ici
peu et beaucoup de magasins, et vous serez en tête de liste
évidemment…

L’homme craqua, et donna les lieux précis où s’organisait la

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vente des gros matous télépathes. Altor Siâl se rendit dans la


direction indiquée suivit de quelques guerriers, aucune police
n’intervenait ici, les cadavres seraient ôtés et jetés dans le fleuve
sans faire l’objet d’une enquête. Enfin, sous un pont, une entrée
délabrée les mena dans des caves secrètes où bruit et lumière les
percutèrent sauvagement. Ils marchèrent dans un long tunnel et
parvinrent dans une salle souterraine fortement éclairée, plusieurs
colosses les fouillèrent, on leur retira leurs armes avant de les
laisser entrer dans la lice.
Des dizaines de bourgeois réunis exposaient des matous
énormes, muselés, aux griffes taillées. On les achetait en fonction
de leur pelage, de leur poids et de leur vivacité, mais surtout
chaque acheteur essayait d’entrer en communication avec la
créature. Parfois un client entrait en transe envahit de peur ou de
plaisir, les images «lancées » par les keetchs étaient puissantes, il
arrivait qu’un client cherchât à en tuer un autre simplement
stimulé par un gros chat.
Si cela arrivait, le maître piquait son animal avec un
aiguillon punitif enduit d’une drogue, le cerveau des dresseurs
était insensible aux suggestions des keetchs qui ne s’avisaient pas
à recommencer deux fois la même erreur. Un keetch pouvait être
abattu au bout du troisième incident Ils étaient spécialement
entraînés à se mettre au diapason avec leur maître, c’est pourquoi
tous ceux qui se trouvaient en cet endroit prenaient le temps de
choisir leur animal. Face à face, des cages renfermaient des
teetchs, semblables en tous points à leur congénère, mais
émettant des « lancés » sous forme de langage.

Altor Siâl n’ignore pas que ces lieux sont interdits, il doit
prudemment jouer le jeu et se procurer cette marchandise
particulière. Il remarque trois beaux matous qui attendent dans un
coin et lance à l’un des dresseurs, un homme massif et aveugle
revêtu d’une épaisse mantille.
— Je veux ces bêtes là !
L’homme secoue la tête négativement :
— Elles sont retenues, cherchez-en d’autres… !
Cela a le mérite d’être clair, Altor se tourne vers les cages, il
va dans le fond de la salle bousculant et louvoyant pour éviter de

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heurter des acheteurs nerveux et des braseros disposés un peu


partout, et découvre d’autres exemplaires de keetchs, plus hâves,
mais dont les yeux brillent d’une fièvre étrange. Un autre
dresseur s’occupe de ceux-là, un homme qui ressemble
bizarrement à ses chats, maigre, et ridé, au visage couvert de
cicatrices, revêtu d’une aumusse* en cuir accentuant l'effet de
maigreur et de nervosité chez lui. Altor s’accroupit pour essayer
de distinguer les spécimens du bas, il s’agit de deux keetchs au
pelage gris, sans éclat, mais dont les yeux charrient un ambre
mystérieux et fascinant. L’homme s’approche et dit :
— Ces deux-là attendent un maître, c’est le meilleur choix,
vous pouvez y aller en toute confiance… Ils ne vous forceront
pas à «lancer » si vous ne voulez pas. oh ! ce sont des croisés, ils
émettent des images et des mots, vous n’avez ainsi pas besoin de
teetchs. Il s’approche et glisse ses derniers mots à l’oreille du
capitaine… en principe c’est interdit.
— Ils ne sont pas bien gros.
— La taille n’a rien à voir, ceux que vous voyez là-bas sont
gavés pour présenter un poil impeccable et une apparence de
bonne santé, mais ils ne sont guère résistants, de plus ils
maîtrisent mal leur «lancé », des clients en font les frais, mais les
gens sont assez bêtes pour ne vouloir que ces keetchs là. Ils sont
trop gâtés, très mauvais pour un matou lanceur... À croire qu’ils
veulent en mettre plein à la vue de leurs amis. Je ne travaille pas
de cette manière, mes keetchs sont entraînés, mangent peu et sont
obéissants. Leurs rêves sont puissants et l’on peu s’en faire des
alliés fidèles très efficaces qui parlent intelligiblement. Les
seigneurs qui ont peur de se faire empoisonner ou assassiner en
achètent toutes les semaines ici.
— Ont-ils des noms ?
— Ils ont des noms, ils portent des colliers, ils répondent à
une image précise sur leur identité.
— Vendez-vous des teetchs aussi ? demande Altor désireux
*
Aumusse n.f. (aumuce, almuche)
Mantelet descendant jusqu'au bas des reins muni d'un capuchon,
originellement destinée à préserver les religieux du froid pendant les offices
de nuit.

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de savoir jusqu’où allait le commerce illicite des marchands.


— C’est un produit classique, le teetch est réputé certes,
mais c’est une autre ligue qui s’en occupe, la clientèle est
différente, il s’agit de gens qui veulent des animaux de
compagnie intelligents afin de communiquer, ils sont moins
puissants dans leurs suggestions, mais de toute façon on est
obligé de vous vendre une paire de chaque pour l’équilibre. Seuls
les teetchs se vendent seuls sans problèmes.
— Vous voulez dire que la différence entre eux est
simplement la férocité ?
— Pas tout à fait, le keetch est formé pour «lancer » des
images, des sensations fortes, il ne possède aucun langage, le
teetch par contre dispose d’un langage télépathique, mais est par
nature moins féroce, on le dit même placide. Vous vous rendez
compte ? Placide ! C’est une insulte pour notre corporation, nous
ne vendons que des fauves ici. Ah! Ah! Du grand cru, et parmi
les dresseurs c’est moi qui suis le meilleur. Bien sûr je plaisante,
ces matous sont doux comme des agneaux.
Altor sourit, tous les marchands prétendent être meilleurs ou
avoir la meilleure marchandise. Il se décide pour les deux qu’il
observe depuis tout à l’heure, puis en achète encore deux autres
aux pelages noirs, le dresseur leur demande de «lancer » en
regardant les créatures dans les yeux afin d’apposer une sorte de
marque de reconnaissance, celle de leur nouveau propriétaire.
— Je ne serais pas leur véritable maître.
— Ça ne fait rien, le maître suivant usera de la même
méthode.
Altor fixe un keetch, il reçoit une série de sensations très
fortes, bien contrôlées. Il voyait de la nourriture, un panier
confortable, des promenades dans de beaux jardins, et des
chasses aux lièvres endiablées. Il sourit, les images sont si
réalistes qu’il a un instant cru être absorbé par le rêve du keetch.
Il sent alors ses pensées ou souvenirs propres être carrément
aspirés par le félin pour être examinés à leur tour. Le keetch voit
sans doute que le capitaine Altor est un guerrier, mais il n’a
jamais fait de mal à un animal, au contraire, ce point est en sa
faveur et le chat accepte sa présence.
Altor fait passer tous ses hommes devant les quatre keetchs,

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cela demande bien une demi-heure pour établir les signatures


psychiques. Quelques-uns uns éprouvent de la peur ou de la
douleur, cela arrive régulièrement, ces hommes maîtrisent mal
leurs sentiments et possèdent des souvenirs qui déplaisent aux
keetchs, mais dans l’ensemble tout se passe bien.
Altor revient avec les quatre créatures, si les magiciens
trouvent une utilisation efficace de ces animaux, peut-être le
royaume possédera-t-il une arme supplémentaire redoutable, il
serait possible d’en acheter d’autres au fur et à mesure des
besoins. Parchlas, Guntrie et Tâk Farr le reçoivent en fin d’après
midi, ils font aussitôt installer les cages dans leur pièce de travail.

L’armée s’installa à fort Ercuss pendant plus de dix jours,


elle repartirait la veille de la pleine lune afin d’effectuer des
fouilles et surtout dans l’espoir de repérer le duc et de
l’arraisonner. Il aurait sans doute déjà une quantité intéressante
d’artefacts à son actif, dix jours, cela laisserait le temps aux
hommes pour se reposer, puis de s’entraîner à nouveau sous la
houlette de Kata Dji et Goéric. Cela permettrait également au roi
Tallârk d’élaborer sa stratégie d’attaque contre le duc.
Meltôr poursuivait sa route inconsciente, silencieuse, et
indifférente aux hommes. Il demeurait dans une voiture sous une
bâche, enveloppé de fourrures et surveillé par deux ou trois
soldats peu attentifs. Tout le monde souhaitait que le conseiller
reste dans cet état définitivement. Seul Parchlas s’inquiétait du
sort de la créature. Si une part du roi était emprisonnée dans ce
corps alors… on ne pouvait l’abandonner.
Adurlatîl ne lui faisait guère part de ses projets, ils
réunissaient ses conseillers à chaque fois qu’il le pouvait, et
depuis leur arrivée, le temps ne lui manquait pas pour cogiter.
Tallârk voyait que la méfiance et le soupçon s’étaient installés
entre lui et ses conseillers, Parchlas réduisait au maximum ses
contacts avec lui et Tâk Farr le fuyait autant que possible. Le
caractère émergent du conseiller, créait le trouble chez les
hommes. Ils ignoraient que Meltôr reprenait périodiquement le
dessus et imposait sa volonté au roi dans un va-et-vient incessant
jusqu’à rupture de l’un d’entre eux, ou assimilation complète.
Cette constatation lui posait des problèmes, s’il voulait

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diriger d’une main de fer son armée il devrait faire un usage


croissant de l'assujettissement ce qui allait le mobiliser
énormément, pour l’instant il préférait attendre.
Pour ce qui était de Kramior, n’avait-il pas attendu pendant
des siècles sa libération ? Quelques jours supplémentaires ne
l’inquiétaient pas, mais le souvenir récent de son corps détruit
dans les Fosses l’obsédait, et la haine pour celui qui avait fait
cela prenait parfois le dessus.
Tanaoz ! Le maudit ! Celui qui avait osé réduire en poussière
sa dépouille. Dès qu’il le pourrait, il le rechercherait et lui ferait
payer. Mais dans l’instant il allait se concentrer dans la pièce
isolée où Tâk Farr avait allumé dix cierges et placé cinq pierres
Abolies. Il allait tenter d’avoir de nouvelles images d’Orlân et
d’envoyer son schasmme là-bas. Une partie de lui désirait
puissamment revoir Éponime, mais l’autre ressentait un
sentiment ambigu entre haine et désir vis à vis d’elle et du
royaume, Kramior n’allait pas laisser passer une si belle
occasion, le roi cherchait à reprendre le dessus avec une fureur
redoublée comme s’il devinait ses intentions. Auparavant Tallârk
devait dormir, son corps était épuisé et il devenait dangereux de
surseoir au repos vital.
Le prêtre établit un périmètre de protection afin de ne pas
être surpris pendant son sommeil par une main criminelle. La
frontière entre les deux personnalités devenait de plus en plus
ténu et la fatale fusion pouvait se faire n’importe quand.
Lorsque Parchlas su que le roi reposait enfin après quarante
huit heures de veille, il se rendit à la chambre du souverain. La
porte était fermée et gardée par quatre sentinelles, deux
seeminawles, et deux ulmains dont Occeush qui le regarda d’un
air mauvais. Il les salua et passa sans insister. Il n’était pas
question d’approcher le Kanj, il y avait des protections magiques
autour du lit, il les sentait comme des effluves de sang et de feu,
des pièges mortels pour un humain.
Il craignait que le roi n’ait encore la force de partir sous
forme de schasmme vers Orlân où d’accomplir une action
quelconque au détriment des thaumaturges ou de la sécurité du
royaume, Kramior était un dément qui pouvait mettre en péril
toute la Tyranée. Mais la fatigue du corps royal était considérable

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et il pensait qu’en ce moment même ce dernier dormait tout


simplement.
Il alla chercher Guntrie et se rendit dans sa propre chambre,
Tâk Farr l’y attendait auprès de cinq prêtres tenant un grimoire et
plusieurs effets portés habituellement par le roi. Trois
thaumaturges que ne connaissaient pas Parchlas étaient présents,
des hommes à Adurlatîl chargés d’apporter leur aide. Le rituel
consistait à atteindre le souverain en dépit des protections
magiques grâce à des objets lui appartenant, habits, bijoux ou
armes. Une fois la communication établit Parchlas devrait
stimuler Tallârk pour qu’il émerge et supplante son hôte. Des
pierres Abolies avaient été placées en un cercle complet autour
du thaumaturge, elles formaient un réflecteur phirien renvoyant
les énergies psychéthériques. Ils incantèrent pendant vingt
longues minutes sans résultat, le front des magiciens était moite,
Parchlas ouvrit les yeux.
— Inutile, les protections de Kramior sont trop hermétiques,
nous n’avons pas assez de puissance pour atteindre l’esprit du
roi.
— Utilisons un keetch ! Lance Tâk Farr, Altor Siâl vient de
ramener les bêtes !
— Aussi vite ? Nous ne les connaissons pas, ne leur faudrait-
il pas du temps pour s’acclimater ?
— Normalement, mais avec un peu d’efforts cela peut
marcher.
Ils vont chercher deux keetchs, Altor leur explique quoi
faire, Parchlas a une certaine expérience de cet animal. Les
keetchs acceptent de lancer en direction du Kanj après avoir
renifler ses vêtements. Tel un puissant faisceau d’énergie les
pensées de Parchlas sont portées jusqu’à son subconscient.
Tallârk est là, le sommeil demeure un handicap et affaiblit encore
sa présence, mais avec l’aide du thaumaturge il commence à
émerger.
Bientôt sa personnalité est totalement dégagée de l’emprise
de Kramior.
Parchlas revient à lui à l’issue de deux heures. Il regarde les
prêtres et son collègue, Guntrie. Bien que blême et tremblant il a
tenu bon, c’est un excellent praticien dans les arts Incidents.

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— C’est fait, le roi va revenir à nous, laissons-le se reposer


maintenant et faisons la même chose.
Il se lève et caresse les deux keetchs sanglés de lanières de
cuir en leur tendant un biscuit à base de poisson en guise de
récompense, ils ronronnent bruyamment.

Les thaumaturges filaient chacun vers ce qu’ils estimaient


être leur lieu de prédilection, après avoir quitté le roi, Gruelcia, le
chef de la Guilde, se rendit dans les Phrégïas et s’assura que le
bras et l’épée, reliques d’Arkotth, étaient en sûreté.
Il allait affronter, avec ses compagnons, d’autres forces
présentes et malfaisantes. L’erreur qu’il commit fut de se
retrouver à une nouvelle lune dans les glaces divines,
l’ascendance dépassa tout ce qu’il était possible de concevoir, et
le thaumaturge fut émerveillé par ce qu’il voyait, des palais
entiers remontèrent ainsi que des îles sur des mers figées. Le
ballet prodigieux des vaisseaux de l’éther. Un tel miracle valait
qu’on restât pour l’observer et l’étudier. Il comprit pleinement
alors ce qui était arrivé à Tanaoz et Silbbus lors de leur
découverte du bras.
Il n’y avait qu’une option possible, appeler ses amis où
qu’ils fussent pour leur montrer ses merveilles, et tenter de s’en
emparer.
Il lui fallait sortir de sa poche une pierre Abolie, créer un
signal, il fit le geste mais ne l’acheva pas, la glace se fissura sous
ses pieds lui arrachant un cri, la crevasse s’élargit rapidement et
le happa dans un gouffre de glace bleutée et mauve qui un instant
tarauda sa chair et son esprit, des lames mortelles le touchèrent
sans le blesser, maelström de folie plongeant la température à
moins treize unibars (-91°), la Phrégïa s’ouvrait. Gruelcia n’avait
pas prit la précaution d’user d’un schasmme pour ses
déplacements, cependant son bouclier était des plus résistant et il
ne craignait en principe aucun choc violent.
Sa chute fut terrible, les parois étaient coupantes et la
douleur vive, même au travers du bouclier. Sans l’endoarmure
son squelette eut été réduit à un tas de miettes. Son cerveau,

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enfermé dans une triple matrice, accusa le choc sans mal là où il


eut dû se réduire à une bouilli sanglante. Enfin l’atterrissage fut
contrôlé par la magie, son bâton se brisa dans le choc, chose
rarissime. Il se releva en grommelant des jurons et des semi-
incantations blasphématoires. Il se retrouvait dans une grotte si
lumineuse et vaste qu’elle ressemblait à un autre monde pourvu
d’un ciel et de plaines immenses, il pensa un instant être tombé
dans un fort-gouffre capable de le catapulter ailleurs, mais des
indices précis lui confirmèrent qu’il était toujours dans les
Phrégïas.
Devant lui, à quelques centaines de pas, s’élevaient les
murailles d’une cité dont l’architecture le laissa pantois, les plus
belles forteresses ne ressemblaient qu’a de mornes vestiges en
comparaison. Des donjons torsadés se dressaient jusqu’aux
nuages qui effleuraient un plafond translucide, des palais
superposés attendaient des visiteurs, les maisons arrondies et de
formes elliptiques, chargées de sculptures et de symboles, étaient
vides mais en parfait état. Il fut tenté d’aller vers cette cité
cyclopéenne, mais il abandonna cette idée ne devant prendre
aucun risque seul. Il chercha un endroit pour installer sa tente et
prendre quelque nourriture. Une fois cela accompli, il dormirait
un peu et, à son réveil, chercherait une issue, quitte à en créer
une. Et, là encore, s’il échouait, il ferait sortir un schasmme pour
avertir les autres.
Que devenaient-ils ? Silbbus avait-il réussi à protéger le
Tanarsïlh ? Tanaoz était-il revenu ? Yortaël et Arcibak
s’occupaient-ils d’Éponime, et Groswen et Narboth se
trouvaient-ils auprès d’Annegarelle ? Où était Hyacinthe ? Il lui
était certainement arrivé quelque chose il ne donnait plus aucun
signe de vie.
Il pensait à tout cela quand il eut une étrange impression en
sortant de sa tente, la lumière s’était assombrie considérablement,
un pas et un souffle ténu mais d’une incroyable profondeur lui
parvint, tout autre magicien aurait dit ; « quelqu’un arrive », mais
ce n’était pas cela non plus, il s’agissait d’une impression
phirienne ou aïmienne terrifiante, une odeur se répandit alors, des
plus affreuse.
Il sortit de sa tente et huma l’air ambiant, il frémit, puis,

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assurant son bouclier thermique et resserrant ses fourrures il


avança prudemment. Des blocs de Phrégïas grimpaient traversant
le sol de nivées encore plus profondes, c’était comme des
cristaux géants qui poussaient et fendaient le ciel pour atteindre
sans doute les Fosses des milliers de pas plus haut, le spectacle
cloua sur place Gruelcia par sa Majesté.
C’est alors qu’une forme apparut dans l’un des blocs
ascendants, une forme qui lui parut formidable, affreuse et belle
en même temps, il s’avança, et il eut le temps d’apercevoir, avant
que la silhouette ne disparaisse vers les hauteurs, un chevalier
dont la tête était recouverte d’un heaume forgé de griffons et de
bêtes cornues, dont le torse puissant était protégé par une armure
d’argent bleuté aux reflets moirés. Il vit alors avec une
insoutenable horreur qu’il lui manquait un bras, et un pied, les
détails de son armure étaient en mouvement, chaque scène vivait
et une vibration empêchait pleinement de saisir ce qu’était
exactement l’être qui l’habitait. Il n’eut pas la force de réagir, et
tomba sur le sol en murmurant, hébété :
— Lui ! Non, pas lui…
Les merveilles se révélant appelaient aussi les fléaux
anciens, et il baissa la tête en murmurant sur un ton désespéré :
— Arkotth… Arkotth...!
Il se releva enfin alors que le gel traversait son bouclier, et
regarda vers le plafond de la crypte, incertain de l’avoir vraiment
vu, ce pouvait être une hallucination, mais les vitrines phrégiques
étaient encore là, et transportaient, tels des ascenseurs, des débris
de bâtisses, des corps, et des flammes étranges, ces reliques
arriveraient-elles au dernier niveau ? Rien n’était moins sûr, car
les poussées ascendantes se suivaient parfois d’aspirations
fantastiques vers le bas, sans que l’on comprenne ce mécanisme
digne des grandes marées ou d’un mascaret de cauchemar. Si
« son » schasmme se promenait, alors… l’horreur était en
marche, à moins que… très affaiblit, il ne s’agît que d’un reflet
fugace.
Il aurait pu tenter de faire fondre la base des blocs, mais ils
étaient trop volumineux et sans doute que ce geste puéril n’aurait
servi à rien. Si le Vactarh remontait, quelque chose d'hideux allait
se produire là-haut, et il ne pouvait accepter cela. Il retourna à sa

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tente s’y enferma, se mit en état de transe, commença à se


dédoubler, regarda son corps recroquevillé, insensible, et attendit
le retour d’une partie de son spectre, puis se voyant en sûreté il
grimpa et traversa les milliers de coudées de matière le séparant
de l’extérieur.
Quand il arriva un ciel jaune safran l’accueillit, les glaces le
reflétaient en mille nuances de jaunes, des blocs levaient,
gigantesques, et l’on se demandait par quel mécanisme
inconcevable ils parviendraient à redescendre les nivées
inférieures, quasiment vide pour la plupart. Dans l’une d’entre
elle cependant dormait Celui dont personne ne voulait entendre
parler. Il préféra ne pas s’approcher, une peur irraisonnée
l’empêchait de faire un pas de plus. Il sursauta. À quelques
distances une troupe apparut, elle se dirigeait vers les blocs sans
nul doute, des hommes. Des mages. Ou des tilsjjad. Fallait-il être
fou pour affronter de telles conditions. Mais peut-être avaient-ils
un bouclier thermique, pourtant Gruelcia n’en distinguait pas. Il
ne pouvait pas faire grand-chose sans son bâton et en état
schasmmatique, si ce n’était essayer de prévenir la troupe de
pèlerins de s’éloigner. Nul ne devait approcher du Vactarh
Phrégifié.
S’agissait-il du duc ? il augmenta sa vision en projetant à ses
pieds un reflet par distorsion, et vit les hommes de près, oui !
C’était bien lui, qui d’autre en ces temps périlleux aurait eu le
courage d’affronter la mort glacée ? Siân, à la tête d’une poignée
d’hommes et d’un browq, tenait sous son bras un objet de forme
elliptique, on ne distinguait pas ce qu’il contenait. Il alla
directement voir le duc.

— Monseigneur ! Appelle-t-il, Siân sursaute surpris de voir


un thaumaturge surgir devant lui.
— Je suis Gruelcia chef de la Guilde des probateurs, venu en
tant que schasmme. Mon corps s’est retrouvé bloqué dans une
des nivées inférieures !
— Oh ! Fait Siân en plissant les yeux, décidément les
thaumaturges ont tendance à rester bloqué dans ses nivées
inaccessibles. Que puis-je faire ?
— Hélas, rien pour moi monseigneur, c’est pour vous que

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vous devrez agir. Fuyez cet endroit, il y a danger !


« Fuir ? Éclate une voix, pourquoi Blancar d’Esbroufe de la
Guilde !
— Tanaoz ! S’écrie Gruelcia écarquillant les yeux sur
l’image qui apparaît maintenant dans la vasque en forme d’œuf
que tient le duc.
« Oui, c’est moi. J’ai dû créer une effigie car je suis malade.
Mais toi qu’as-tu vu pour t’effrayer ainsi ?
— Je ne le dirais qu’au duc maudit thaumaturge Drush et
Biture de Korgnolle ! Tu le sais. Prononcer son nom l’éveillerait
un peu plus !
« Quoi ? Crie Tanaoz en s’agitant, tu délires ? Est-ce la
fièvre de la Glace ? Ton bouclier ne vaut rien vermicille
larmoyante !
Gruelcia chasse les injures de Tanaoz d’un geste :
— Il faut fuir !
— Fuir ? Répète le duc incrédule, pourquoi ? Le danger est
partout de toute façon, et je viens pour l’affronter.
— Vous ne comprenez pas monseigneur duc, je viens
d’assister à une remontée de « vitrines » telle que vous n'aurez
jamais l'occasion d'en voir. Elles étaient immenses, et j’ai
distingué quelque chose à l’intérieur de l’une d’elle… quelque
chose que nous ne sommes pas prêts à affronter… «il » est
revenu.
Siân a compris, vacille une demi seconde, il fixe d’un regard
empli de terreur Gruelcia, il a devant lui l’un des plus puissants
magiciens avec Silbbus et Tanaoz, et ces paroles ne laissent
aucun doute.
— Par le ciel des cieux ! « Lui » ? Mais est-il … ?
— Conscient ? Je ne crois pas… il est phrégifié, et je crois
que la glace qui l’entoure n’est pas comme la Phrégïas d’ici, elle
a durcit pour devenir…
— Du cristal d’Indilgence ! S’exclame Siân, tandis que
Simon, Elvôn, Feldan, Paulmarc, et Orthox, regardent les deux
hommes complètement abasourdis.
— Non ! Crie le thaumaturge, pas encore du cristal, sinon
nous n’aurions plus rien à craindre, le dieu serait définitivement
pétrifié, mais… une glace plus dure ne sera pas suffisante pour le

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retenir si quelqu’un d’imprudent essai de le déphrégifier ou


incante trop longtemps.
« Qu’en sais-tu ? Réplique Tanaoz en bondissant dans sa
prison de cristal, tu cherches à nous leurrer.
— Enfin ! Coupe Siân, c’est insensé. Qui ferait une chose
pareille ? Pas moi, je ne sais pas utiliser le Transfact !
— Non monseigneur, pas vous, et le Transfact n’est peut-être
pas à l’origine des problèmes que nous rencontrons, mais…
quelqu’un qui nous observe depuis pas mal de temps et cherche à
nous nuire, un serviteur zélé du Vactarh.
— Tukyur ! ? Lâche Siân en serrant les dents.
— Oui, et son aide, le prêtre Atzéus, il en a besoin pour
accomplir les rites qui réveilleront Arkotth. Ce maudit est très
doué.
« Il m’a frappé ! Jeta à nouveau Tanaoz, c’est un traître !
— Dites-moi la vérité maître, demande le duc en tremblant,
le Vactarh peut-il sortir «seul » de la Phrégïa ?
— Cela dépend de son niveau d’éveil. En principe c’est
extrêmement difficile et douloureux tout seul, il faut que
quelqu’un délite sa gangue.
Le duc s’adresse à l’effigie :
— Tanaoz ?
« Oui, confirme l’image excitée du vieux thaumaturge, c’est
vrai, mais rien ne doit attirer son attention !
— Dans ce cas protégeons ce lieu tant que la « vitrine » du
Vactarh est à l’extérieur, elle finira bien par redescendre.
Gruelcia hausse les épaules.
— On peut attendre en effet, mais je ne saurais vous aider
efficacement, mon pouvoir est limité en tant que schasmme
comme vous le savez, et je dois me nourrir à présent et dormir un
peu. Il se penche vers l’ellipse de cristal et fait :
— Maître Tanaoz calmez-vous. Il faudra me dire où vous
êtes que nous nous concertions, tout le monde vous recherche.
L’effigie grogne. Je m’éclipse maintenant.
— Faites, répond Siân, et revenez dès que vous le pourrez si
vous pensez que le danger n’est pas immédiat… ?
— Non ! Le bloc va rester en place plusieurs jours ou
plusieurs heures, ceci dit, il peut redescendre d’un coup, prions

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pour qu'il en soit ainsi. Il écarquille les yeux tout à coup en fixant
la poitrine de Siân sur laquelle repose le médaillon, Qu’est-ce
que vous portez là ? Mais… il s’agit du Transfact ! Seigneur !
Vous ne savez rien de cet objet !
— Je sais qu’il est venu à moi, et que je dois m’en occuper,
comme de tout objet magique maître Gruelcia.
« Tu n’en sais rien non plus ! Hurle Tanaoz à Gruelcia, de sa
vasque, en menaçant de son bâton le magicien, laisse ce
Transfact tranquille pour l’instant, il a un rôle à jouer !
Le thaumaturge ébauche un geste de recul terrifié, puis il se
ressaisit en voyant le calme de Siân et jette un regard indigné
vers celui qu’il considère comme son propre maître, adresse un
signe de tête à Siân, jette un dernier regard à Tanaoz , et
disparaît. L’abdication silencieuse d’un maître est toujours un cri
de mélancolie. Siân reste un long moment à regarder l’endroit où
se tenait le chef de la Guilde quelques instants plus tôt, puis il se
tourne vers ses compagnons.
— Je ne sais pas créer de cercles durdéens, il faudra laisser
deux tilsjjads et des kolcheeks en permanence ici, ce sont les plus
résistants. Tanaoz ?
« Non ! Je ne peux pas créer de cercle, je ne suis qu’une
effigie.
Orthox lève la main :
— Cela ne me dérange pas de rester monseigneur…
Siân approuve et dit à l’homme ours :
— Écoute Orthox je vais chercher Firttus et quatre
kolcheeks, pour l’instant cela devrait suffire, il n’y personne
d’autres que nous.
— Oui, renchérit Feldan, mais vous l’avez vu, tout à l’heure
nous étions seuls, et soudain le schasmme de Gruelcia est
apparut. Ne nous fions pas à une apparente tranquillité. Qu’a-t-il
voulut dire pour cette histoire de Transfact duc ?
— Je ne peux pas vous expliquer cela maintenant Feldan,
d’ailleurs je ne sais pas grand chose moi-même, mais avez-vous
tous entendus ce qu’il a dit sur… le Vactarh ?
Les compagnons du duc font un signe de tête l’air inquiet,
dans la vasque Tanaoz hausse les épaules.
— Vous pouvez rejoindre le camp si vous le souhaitez, je ne

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sais pas à quelle sorte de danger nous aurons à faire face, et je ne


considérerais pas comme une lâcheté de vous voir retourner sur
vos pas, je vais juste examiner encore quelques blocs, ensuite je
repartirais, ce serait de la folie de rester dans les parages avec la
relique du dieu.
— Vous avez vraiment envie de voir à quoi ressemble
Arkotth monseigneur ? Lance Paulmarc sur un ton acerbe.
— Oui je l’avoue Paulmarc, et je sais que ce n’est pas
sage… mais quelque chose m’y pousse obscurément.
« Imbécile ! Lâche Tanaoz les bras croisé et tournant le dos
au duc.
— Peut-être vous attire-t-il, monseigneur, pour mieux vous
circonvenir.
— Peut-être, mais dans la Phrégïa que pourrait-il me faire
Paulmarc ? Je ne vais pas l’éveiller, le provoquer ou faire fondre
la Glace, je sais maître Tanaoz que vous êtes contre cette
expérience, mais serais-je le duc si je ne la tentais pas ?
« Vous êtes le duc parce que justement vous ne tentez pas le
diable monseigneur. Vous avez su gagner la paix et la fidélité de
vos barons et de votre armée. Ne gâchez pas tout pour un stupide
instant de curiosité… moi aussi j’ai très envie de le voir.
— Pourtant rétorque le duc, je devrais vous laisser ici car
votre caractère trop explosif pourrait nous mettre dans le pétrin
maître Tanaoz.
L’effigie est prise de mouvements saccadés presque
convulsifs et d’horribles jurons déferlent, mais totalement
incompréhensibles pour les humains. Siân fait celui qui n’a rien
entendu.
Simon s’avance, ils sont revenus avec Elvôn, de leur fouilles
avec cette célérité propre aux amis attentifs. Sans résultats
probants, et ils préfèrent se joindre à l’action auprès du duc qui
décidément polarise incidents et tumultes.
— Inutile d’y aller sans moi Père !
Elvôn secoue la tête :
— Je viens aussi j’ai assez consacré de temps à vouloir voler
le Tanarsïlh, j’aimerais voir son légitime propriétaire !
Orthox secoue ses énormes épaules.
— Bon ! Alors je viens aussi… regardez ! Firttûs

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accompagné de ses guerriers… une aubaine !


Le duc esquisse un sourire,
— Merci mes amis, mais restons prudent quoiqu’il arrive,
allons vers ces blocs là-bas !
— Des Blocs ? S’exclame Elvôn, je ne vois que des
colonnes de glace immenses, et ces lueurs… incroyables !
L’effigie imite de façon disgracieuse les exclamations
puériles d’Elvôn qui jette un regard irrité vers elle.
Du coup une lueur rouge fuse du garçon, inattendue, et
frappe l’effigie qui bondit en hurlant. Tanaoz se tient immobile,
complètement ahurit. Et les autres regardent cette fois le garçon
avec une sorte de stupeur indescriptible qui en fait un parfait
étranger tout à coup. Mais le malaise passe rapidement et une
fois encore aucun d’entre eux ne commente l’événement
incroyable. Elvôn fustigeant le vieux Tanaoz ! Ou plus
exactement la force qui loge en lui… et ça les magiciens l’ont
compris.
— Bon ! Je me calme… ! Lance le vieux dans sa vasque, on
en reparlera petit. Dans l’immédiat faites ce que vous avez à faire
monseigneur… après tout peut-être avez-vous des alliés
imprévus et mystérieux qui pourront vous aider grandement… et
en disant cela il fixe d’un regard mi-furieux mi-curieux le jeune
homme. Chliss suit chaque mouvement avec passion, il a lui
aussi sentit la force rouge agir en lui et ne sait comment se faire
pardonner du vieux magicien. Il n’éprouve aucune crainte.
Le duc approuve sans répondre et marche du pas le plus
rapide que lui permettaient ses raquettes. Soudain, des blocs
montent roulent et se colmatent derrière eux fermant la marche
alors que d’autres se préparent à émerger faisant trembler le sol
sous leur pas. L’épaisse couche se crevasse, une brume compacte
monte des fissures et les aveugle, pourtant un instinct secret le
mène vers son objectif. Une réplique des fouille dévastatrices
gagne du terrain, nourrie des forces lunaires.
Le froid est affreux, et les hommes commencent à bleuir
malgré les onguents, l’ixushia et la soie de bigzor dont ils ont
recouvert leur visage et leurs mains, même Orthox paraît
trembler ou peut-être ne s’agit-il que d’une illusion due au
malaise général que chacun éprouve. Une fois de plus, seuls

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Chliss et Elvôn sont à l’aise, insensibles au froid, et tous constate


qu’un voile léger et rougeâtre les entoure comme un fin bouclier.
Les blocs s’élèvent autour d’eux, puis un phénomène
ascendant aspire deux imprudents, la succion manque d’emporter
le duc qui se raccroche a l’énorme patte que lui tend Orthox. Un
bruit se répercute alors dans cette forêt de cristal fantastique,
Siân lève les yeux et crie :
— Protégez-vous ! Les aiguilles !
D’immenses stalactites se brisent en mille morceaux
biseautés, pluie de poignards à une centaine de mètres au dessus
d’eux. Mais Siân sait qu’il est impossible de protéger toute la
troupe avec les moyens dont il dispose. Ils vont certainement
mourir, du moins une partie d’entre eux. Simon et Elvôn ! Il ne
veut pas les perdre. Il brandit son bâton et se concentre, il connaît
une formule pour créer un bouclier, et n’a jamais réussi par
ailleurs à l’utiliser efficacement.
Pourtant un halo bleuté d’une formidable intensité les
recouvre tous, et les aiguilles rebondissent éclatant en une pluie
cristalline. Siân n’en croit pas ses yeux, cela a marché. Bien au-
delà de ce qu’il espérait ! À ce moment il voit le Transfact
s’illuminer sur sa poitrine, une chaleur palpitante l’enveloppe,
différente de toutes les lumières, de toutes les flammes, de toutes
les sources d’énergies qu’il connaissait. Sidérés, les autres
regardent le médaillon vibrer envoyant à Siân des ondes presque
palpables. Siân les observe à son tour cherchant à comprendre ce
qui vient de se passer.
Puis après quelques instants d’hésitation il reprend la
marche, d’autres aiguilles se décrochent des immenses édifices
de glaces. Le bouclier ne faiblit pas une seconde. Elvôn et Chliss
ne semblent en rien gênés par cette double protection, ils restent
à l’extérieur du phénomène, ce qui est évidemment impossible.
Ils ne savent encore rien de la force rouge et du Transfact.
Enfin, ils atteignent le cœur des gigantesques «vitrines » il y
a des objets époustouflants, les piliers d’anciens palais recouverts
d’ornements fabuleux, des coffres de bois précieux aux
dimensions disproportionnées dotés de roues, des armes
entassées, rutilantes de propreté, des armures, et des montagnes
de pierreries étincelantes.

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Plus loin encore se dressent des châteaux d’une merveilleuse


conception, comment la Glace peut-elle receler tant de prodiges ?
Certains blocs donnent l’impression d’être vides, mais des
flammes subtiles y dansent, génèrent des visions sublimes et
arrachent des gémissements d’extase. Ils ont l’intime conviction
que le bouclier les protège des lumières phiriennes ou de
l’exhalaison des déesses. À dix unibars on croit voir nombre de
choses, le froid se concentre et capte l’oxygène, les gaz rares et
commencent à les métamorphoser en un fluide mortel.
Enfin ils arrivent dans une zone déserte, ou la Glace ne
recèle rien, qu’un vide éprouvant, font encore quelques pas, alors
que, déjà, plusieurs piliers de glace s’enfoncent dans un bruit
feutré et une singulière vibration ressemblant à un appel
mélancolique. L’obscurité règne éclairée de lueurs fugaces. Elles
rendent encore plus profonde ces ténèbres. Et le groupe se sent
écrasé par l’immensité de cette nuit du passé vomie par les
nivées inférieures.
Un pilier barre le passage… légèrement luminescent… une
forme l’habite… un être… forme humaine…
Dans une armure…. aux articulations complexes.
La tête dissimulée par un heaume paraît tournée dans leur
direction.
Siân s’immobilise. Tendant le visage vers l’être. Cherche à
en distinguer les… détails.
Observation impossible.
Car ceux-ci s’effacent de sa mémoire tout en demeurant en
perpétuel mouvement…
Sarabande psychotique majeure. Plus ils cherchent à définir
l’être, plus l’oublie et la folie les gagnent.
Et ils comprennent… le Vactarh est revenu. Nul trésor, nul
artefact, nul palais n’aurait l’indicible et noir éclat du dieu
Phrégifié.
Ils reculent. Conscients de leur insignifiance. Une telle chose
est-elle possible ? Les dieux n’ont-ils donc rien pu faire pour
éradiquer un tel… sacrilège ?

Siân veut repartir, Simon lui-même, pourtant touché par la


grâce, tremble, livide, mais continue à fixer sans ciller Celui

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qu’on ne voulait pas nommer.


Orthox est tourné et maintient les mains sur ses yeux telle
une grosse peluche dans un magasin d’enfants.
Paulmarc balbutie des mots incohérents à la manière d’un
très vieil homme qui laisse échapper son esprit.
Siân ordonne le retour… sur un ton impérieux, presque
suppliant. Le Transfact brille maintenant d’une insoutenable
lumière, il chauffe le corps du duc, le tire l’appelle, le dieu
endormi soulevait une vague de désir. Est-il l’ami du Vactarh,
son ennemi ? Une arme ? Une simple orfèvrerie pour lui ? Ou un
catalyseur de sensations, d’odeurs, de sons et de couleurs ?
En effet les effluves mêlés de sonorités surhumaines les
emportent, Simon tient son père et seul leur unité sacrée, la force
de leur foi, la force d’esprit du duc leur permettent de reprendre
le Transfact et de renforcer le bouclier, il serrent fébrilement
l’œuf de cristal au sein duquel Tanaoz s’est définitivement tu.
Elvôn brille d’une aveuglante lueur écarlate, plus forte qu’un
soleil rouge, il n’est pas seul, Chliss est présent… son
schasmme… ils ne font qu’un ! Résistent, interceptent les
effluves du Vactarh, l’oblige à temporiser… à reculer !
Alors, péniblement, haletants, suant sang et eau, urinant sur
eux, souillant leurs braies de leur sperme et de leurs déjections,
car tous leurs fluides avaient été saisis par les vibrations divines
tel un incendie innommable provocant douleur, plaisir, jouissance
et torture, ils parviennent, titubants à regagner une zone paisible.
puis finalement un lieu totalement neutre, Paulmarc tombe…
Simon tremble de façon incoercible, Orthox seul semble assez
sûr de lui, mais il ferme encore les yeux, les magies ne
l’atteignent pas comme les hommes. Le duc enfin s’affale sur le
sol gelé et prend son fils par les épaules.
— Duc Siân ! Dit Orthox d’une voix rauque et brisée, ne
restons pas ici !
Siân, les narines pincées, livide, bredouille :
— Qu’ai-je fait ?
« Vous avez vu le dieu dans sa matérialisation, l’œil humain
ne peut le distinguer dans sa totalité, il possède des dimensions
supplémentaires comme le monde de jadis. Le Transfact nous a
sauvés, et… une lumière que vous avez déjà vu… ces gamins.

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Quel infernale association d’énergies disparates duc ! Mais que


sera la suite ?
Siân secoue la tête comme pour échapper aux paroles de
l’incorrigible vieillard.
Il a peur de la suite maintenant. Alors que ses proches
compagnons, et son fils se relèvent, un grondement sourd vibre
sous leurs pieds, une forme laissant un sillage rouge apparaît, et
Siân comprend avec horreur que leur souffrance ne fait que
commencer.

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Le cristal d'Indilgence est de la Phrégïa sublimée, il contient son


propre principe rendu inaccessible. Il immortalise de façon absolu les
objets et les êtres, mais par là même les rend inaptes à toutes futures
fonctions, retour ou influence sur notre monde. Le cristal condamne à
l’inexistence éternelle par la pérennisation statique et la fixation
immuable des corps physiques, éthériques, et spirituels.
Grimoire des Vifs, anotias VIII

Som Daräch

Les trois personnages dissimulés sous leur large capuche qui


s’entretenaient à l’auberge du « Festin moltave » ne respiraient
que le complot et la cabale, une bougie les éclairait et une cruche
de vin occupait leur table. Personne n’aurait eu l’idée de les
déranger en ce lieu de rencontre pour affairistes louches et pirates
de tous acabits.
Le plus petit se pencha, tendu, le visage passé à la craie, le
nez aquilin, les lèvres teintées d’incarnat et le sourire carnassier.
— Haudert ! Que me racontez-vous là ? Nos amis ont
échoué ?
— Pas complètement messire Bryan, il y a eut des alliés de
la princesse tués ou blessés. Nos hommes ont dû battre en
retraite, le courage et surtout la chance de ses jeunes conseillers,
est outrancier. Par ailleurs j’ai d’autres nouvelles accablantes,
Éponime va se rendre chez la duchesse afin d’obtenir des
garanties de paix. Vous la connaissez, elle réussira. La duchesse
ne demande que cela malgré son air autoritaire et ses idées
politiques étriquées.
« Mais il y a pire… on parle d’une invasion des royaumes
oubliés, un vaste mouvement, une armée innombrable et
beaucoup de thaumaturges. Le moment est malvenu pour des
intrigues.
Bryan saisit le col de Haudert avec une force et une vivacité
surprenante.
— Messire Haudert ! Soyez heureux d’être libre, et… en vie.
Je déciderais de ce qui doit être fait ou non. La princesse se rend

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à Trecy ? Parfait ! Nous allons la suivre et voir si nous pouvons


la cueillir en chemin. Une armée ennemie avance sur nos terres ?
Voilà qui renverse toutes les prévisions. Il nous faudra aller voir
ces chefs et leur proposer une alliance et établir un plan de
retraite si cela échoue.
Fitgal s’agite.
— Une armée doit être combattue, ceux-là ne viennent que
pour détruire, tuer et piller ou pire… faire de nous des esclaves
pour leurs expériences maudites. Organisons la défense et peut-
être même l’attaque !
— Quoi ? Contre plus de cent mille hommes et des milliers
de créatures infernales ? Voyons, ils sont à combien de nous ?
— A trois cent lieues pour l’instant, les épernautes rapportent
des razzias de leurs provinces, ils perdent du temps, on en gagne.
Bryan hoche la tête d’un air machiavélique, il cherche une
solution pour utiliser cette force, mais l’image d’Éponime le
hante, il désire plus que tout retrouver la princesse, elle est la clé
de voûte de l’édifice dont il croit être l’auteur. Il tire une bourse
pleine de midranes d’or de sa poche en disant :
— Messire ! Louez les services des meilleurs hommes,
mercenaires, et coupe jarrets que vous trouverez et amenez-les
moi. Préférez les Kanjaguriens et les Asguenariens ainsi que les
barbares les plus rudes que vous verrez ! La princesse ne sera pas
seule, de courageux chevaliers la seconde.
Haudert fait un signe de tête à la décision de Bryan et file
prestement vers les bas fonds de la ville. Bryan se mord le poing
jusqu'au sang en marmonnant :
— N’est-ce point suffisant que Cusmo mon second, ait
disparu, il faut encore que mes complices m’abandonnent et se
fassent payer à prix d’or ? Oh !.. mais je ne vais pas laisser les
choses aller à la débandade…
Une idée parallèle gagne l’esprit malade, mais aiguisé, du
fou.

De fait Éponime s’apprête à partir du château du baron


d’Armesson, il lui a proposé ses meilleurs hommes, Séverin a
demandé à son père la permission d’accompagner la princesse, sa
connaissance des arts Incidents, bien qu’ encore assez sommaire,

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l’aidera certainement, Éponime appuie cette demande, et


d’Armesson cède :
— Voyons baron vous savez que je manque cruellement de
magiciens, et que ma mission diplomatique consiste à obtenir la
paix, et plus encore, l’amitié de la duchesse et du royaume.
— Dans ce cas, s’inclina d’Armesson en fixant son fils d’un
regard empli d'inquiétude, Séverin ira avec vous, mais… sa vie
est entre vos mains.
— Je le sais baron, elle sera aussi précieuse que celle de mes
jeunes gens que je considère comme mes enfants, et vous le
savez.
— Non ! S’insurge Séverin, je propose mon aide pour
protéger ma future reine et non pour être protégé par elle père.
C’est illogique. Quel esprit chevaleresque que voilà !
Éponime prend le bras du jeune homme :
— Allons Séverin, comprenez que votre père vous aime et ne
veux que votre bien, c’est normal. Veillons l’un sur l’autre, et
oubliez quelque peu l’esprit chevaleresque dont je respecte
l’idéal mais qui sied peu à cette heure mon ami, faites-moi
confiance...
D’Armesson soupire et se tourne vers sa fille, pâle et irrité :
— Tu viendras avec moi à Orlân, ma fille, je serais plus
tranquille de te savoir auprès de moi.
Clémence sursaute et réplique d’un air contrarié :
— Père ! Je peux aider Séverin. Je suis la meilleure guerrière
du comté.
D’Armesson roule des yeux furibonds :
— Suffit ma fille ! Obéis !
Clémence baisse la tête, Éponime la prend à part d’un air
consolant.
— Voyons, ne serait-ce pas plus raisonnable comme le dit
votre père de l’accompagner ? Vous savez le danger ?
— Oui, rétorque la jeune fille, je tiens à vous faire savoir,
votre Altesse, que je suis l’une des membres de la Guilde des
amazones.
Éponime s’exclame :
— Comment ? Sincèrement ébahi, mais, c’est une guilde qui
ne recrute que les meilleures guerrières. Vous cachez si bien

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votre jeu.
— Voilà pourquoi je ne veux pas qu’elle aille en Caldénée,
cette enfant est très douée dans les armes, certes, mais surtout
irréfléchie, elle va se battre pour un oui ou pour un non, un
volcan comme les Blancsang Aigle dont elle est cousine.
— Sabine ! Par les dieux, oui ! C’est une incroyable
guerrière. Et… vous possédez les mêmes dons ? N’y a-t-il que
des amazones dans votre famille ? Allons, j’aime à vous voir
ainsi décidée à me soutenir et cela me suffira, suivez votre père
jeune fille courageuse et… téméraire.
Clémence fronce les sourcils et soupire, mais le ton empreint
de gentillesse dont avait usé Éponime la convainc d’être
raisonnable, et le baron respire plus librement.
— N’aurais-je pu moi aussi protéger mon frère ? Déclara-t-
elle en donnant l’impression de n’abandonner que pour mieux
argumenter à nouveau.
D’Armesson soupire bruyamment et s’en va d’un pas
nerveux.
Séverin prend un air furieux en regardant Clémence :
— Tu es folle ou quoi ? Me prends-tu pour un incapable ?
Tu sais te battre et monter à cheval d’accord, mais tu n’es pas
responsable de moi !
— Arrête ! s’écrie Clémence, tu sais bien que tu n’es pas prêt
à affronter tous les dangers seul. Et à deux nous serons plus
forts !
— Mais c’est inutile de t’en faire, père a décidé que tu irais
avec lui.
Éponime, bien qu’embarrassée, ajoute :
— On ne peut pas lui arracher son garçon et sa fille le même
jour, restez avec votre père, très bientôt nous aurons aussi besoin
de vous Clémence.
La demoiselle va dire quelque chose et se ravise, puis elle
hoche la tête lentement, la princesse a tranché. Elle relève le
front fièrement et se dit que ce ne serait que partie remise. Une
heure plus tard Éponime part en compagnie d’une troupe armée
de vingt hommes et de son jeune protégé Séverin, il sait
comment user des fort-gouffres, un avantage extraordinaire
auquel elle ne s’attendait pas, Séverin cache si bien son jeu,

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derrière des apparences d’apprenti timide, il possède déjà une


maîtrise hors du commun. La princesse a envoyé un épernaute
porteur d’un message pour la duchesse. Il faut une journée pour
que l’oiseau atteigne Trecy et une autre pour son retour, et sept
jours de trot soutenu pour arriver à Trecy en passant par les
Fondrières, Éponime prie pour que durant son absence rien de
grave n’arrive à Orlân. Elle a chargé d’Armesson de prévenir
Pitch, Swan et Arn que le baron avait été élevé aux fonctions de
premier ministre et qu’ils seraient sous ses ordres directs et
bienveillants. Elle songe à eux avec tendresse, en effet ils lui ont
rendu l’espoir par leur dynamisme, leur vaillance, et leur fidélité.

Mais à quelques milles de là un autre groupe se met en


marche, des mercenaires, des pirates, et des tueurs menés par
trois autres hommes dont un petit cavalier teigneux au teint
crayeux et au sourire diabolique. Bryan va à la rencontre de la
princesse, et cette fois il compte bien ne pas manquer son coup.

Annrick en était à son trentième jour de Som Daräch, il


s’agissait du rituel de chasse le plus important pour les elfes,
armé d’un arc noir et de flèches phiriennes il lui fallait blesser la
Lyconthe d’un trait guidé par sa shindrä.
Le jeune chasseur accomplissait un acte de bravoure en
guettant la Lyconthe, mille fois blessée par le passé, elle
répondait par la défensive et l’initié devait trouver la racine
magique capable d’atteindre différemment la créature.
Si elle répondait et que le chasseur était capable de supporter
l’assaut et la souffrance, alors la Lyconthe pouvait s’avouer
vaincu et fuir, car elle risquait de perdre la vie, ou de retourner à
l’hibernation millénaire. Cela arrivait au cas où elle s’acharnait à
lutter contre une volonté équivalente à la sienne, mais les
victoires de ce genre étaient rares on entrait alors dans un
ésothérisme échevelé et délirant.
D’autres créatures des glaces observaient souvent le
spectacle avec attention, les Grulls, les lutins des Phrégïas, les
formes de vie tribales associées aux paradigmes du Royaume des

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Glaces, vassaux de la Dame blanche. L’étrange attitude des elfes


et des hommes suscitait parmi eux des réflexions, souvent
provoquait le rire ou la consternation, mais leur empathie pour
les autres races était extraordinaire, et quand un jeune chasseur
était mis à mal ils l’aidaient volontiers à défaut des elfes qui ne
pouvaient rompre le Som Daräch en secourant l’un des leurs. La
plupart de ces créatures périssaient au contact des humains,
victimes du péché originel d’une race qui avait failli sans cause.
Et, cependant, beaucoup étaient mystérieusement désireuses du
sacrifice.

Annrick marchait sur la glace revêtu d’une tunique de peau


et de chausses épaisses, le bouclier thermique tenait bon autour
de lui l’isolant du froid à soixante dix pour cent, mais il grelottait
de la fièvre de l’inconnu, et il sentait l’arc noir vibrer sur son
épaule, saurait-il tendre la corde et placer la flèche, envoyer
ensuite avec force sa shindrä pour qu’elle devienne un trait
douloureux pour la Lyconthe qui dévorait les hommes ou les
elfes ?
Chaque flèche causant tort à la Lyconthe l’obligeait à
relâcher la shindrä d’une victime ancienne ou récente, et elle
revenait au libérateur de plein droit, le chasseur se saisissait alors
de la forme lumineuse et la consacrait pour qu’elle demeurât
stable, et les elfes la phrégifiaient selon un rite secret afin qu’elle
demeure à toujours disponible pour le jour du retour des dieux ou
l'obtention d'un nouveau corps.
Ainsi le jeune initié n’envoyait jamais ses flèches
inutilement ou à mauvais escient. Il sentait maintenant une
vibration et l’odeur nette de magie ancienne sourdre du lac gelé
qui libéra une phosphorescence écarlate à la fois singulière et
connue, une forme rouge se déplaçait dans les glaces compactes,
comme s'il ne s'agissait que d’eau pure et simple.
Elle se glissa sous ses pieds, il sut qu’il n’avait pas le choix,
mais jeta un dernier coup d’œil à Arbörn. Son ami ne pouvait
intervenir sous aucun prétexte, même si Annrick perdait la vie,
alors Arbörn récupérerait sa flamme et la ferait phrégifier auprès
des autres. La glace se souleva brusquement et une créature
écarlate apparut, sa tête était difforme, mais changea d’aspect

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imitant les traits de son adversaire, Annrick se vit dans


l’immonde caricature suscitée par la Lyconthe, l’un des derniers
gardiens des Phrégïas.
« Petit d’homme, si tu es l’hôte des Înkhs tu devras me
parler de toi avant de m’affronter.
Annrick se campa sur ses deux jambes prêt à un assaut, l’arc
tendu.
— Et si je ne le veux pas ?
« Alors je repartirais, et tu ne m’affronteras pas, ce sont les
règles qui prévalent ici dans les Phrégïas, que croyais-tu ? Me
chasser comme un simple gibier ? N’oublie pas que c’est moi qui
chasse en principe, le Taröm Joll et ton arc phirien ne te donne
pas de privilèges spéciaux sur le gardien. Quel âge as-tu ?
— Que peux te faire mon âge, bats-toi Lyconthe ! Ta sagesse
ne t’a pas apprise à différencier les elfes des hommes avides et
cupides franchissant ces limites ?
« Ton âge m’importe car je ne peux tuer le garçon nubile ni
dévorer le vieillard sénile, la shindrä des êtres intermédiaires est
ma seule nourriture, mais les flèches des Înkhs me volent
l’essence de vie et les flammes shindrïques, et un jour j’en
mourrais, ils ont privé les leurs de la crainte salutaire du gardien
des Phrégïas estimant remplacer les êtres plus anciens par des
médiateurs discutables en arts phiriens et aïmiens, et de
nouvelles philosophies sont nées. Pourtant mes enfants
reprendront mon œuvre… un jour.
— J’ai dix huit ans depuis quelques jours ! Annrick tira une
flèche et l’encocha sur la corde de l’arc qui vibra de plaisir. Mais
un geyser le souleva et l’envoya loin sur la glace, il se releva
douloureusement, choqué par la violence du jet de glace liquide,
la Lyconthe n’avait utilisé que sa queue, sa griffe n’arriva qu’une
seconde plus tard et érafla Annrick. Il se retrouva à terre, se remis
sur pieds, mais un souffle insupportable provenant de la gueule
du monstre le força à battre en retraite.
« Tu ignores l’origine de mon vieux souffle, et ta force est
insignifiante, mais l’arc m’incite à la prudence, cependant ta
shindrä va devenir mienne, car ta connaissance des règles
phiriennes est trop faible, et si les thaumaturges eux-mêmes ont
échoués alors tu échoueras toi aussi.

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Au moment ou la Lyconthe ouvrait la gueule et qu’une force


irrésistible poussait Annrick à s’y jeter, la voix d’Arbörn résonna
en lui « Annrick il te met à l’épreuve, si tu cèdes tu es perdu, dis-
lui que l’Oracle aux deux voix à perdu sa direction entre deux
pleines lunes… »
Annrick répéta fidèlement les paroles de son ami, stupéfié
par le fait qu’Arbôrn l’aidait et transgressait les lois établies, La
Lyconthe recula brusquement des lueurs rouges l’enveloppant.
« Qui t’a soufflé ces mots antiques ? Ils sont dangereux, et
peuvent nous faire choir tous les deux dans… elle n’acheva pas,
la glace céda et l’entraîna dans les entrailles du sol.
Annrick se sentit aspiré, lui aussi, mais dans une sorte de
pulsion prémonitoire il avait fixé une corde de poils d'Alkhante
tressée à une flèche noire, il banda l’arc puissamment et tira,
tandis qu’il sombrait dans un gouffre à la suite du monstre
écarlate, la flèche fila avec une force démultipliée par l’arc
phirien et alla se ficher dans une paroi rocheuse verticale en s’y
enfonçant profondément, Annrick, arrimé à la corde, reçut une
violente secousse et fut stoppé dans sa chute, scié par ce qu’il prit
pour un câble d’acier. Le souffle coupé, il leva les yeux, évalua la
distance.
Il était à cinquante pieds sous le sol, autour de lui ce n’était
que glaces et cristaux tourbillonnant dans une chute sans fin
traversés par les lumières pulvérulentes d’une descente
vertigineuse, tout au fond, dans un abîme inimaginable, une lueur
écarlate filtrait dans une pulsation obsédante, il s’agrippa à la
corde et remonta avec agilité, le froid commençait à le pénétrer,
son bouclier thermique s’affaiblissait.
Arbörn ne pouvait l’aider à remonter, il lui lança :
« Écoute, tu vas perdre ta chaleur, la phrase que je t’aie
suggérée à pour inconvénient d’affaiblir les boucliers tout en
produisant des crevasses géantes, la Lyconthe aura au bout d’un
moment déjoué cette magie et va revenir, frappe-la avant qu’elle
ne te parle et ne lui répond pas… si tu as trop froid prend ma
chaleur…
« Prend ma chaleur » était le terme rituel entre les Înkhs, un
Înkh pouvait se sacrifier ou donner sa chaleur à un autre.
Annrick aurait bien voulu faire ce que lui conseillait son ami,

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mais le froid le pénétrait, sa peau bleuissait, il sentait des fourmis


envahir ses mains, ses bras, puis ses jambes. Il ne parvenait à
marcher qu’à grand-peine, la Lyconthe revenait, un sillage rouge
se déplaçait sous la glace et teintait celle-ci sur des centaines de
mètres carrés comme une mare de sang. Elle manifestait sa
colère. Annrick ne parvenait plus qu’à avancer centimètres par
centimètres. Il toucha l’arc noir qui répondit et se plaça de lui-
même entre ses doigts insensibles, mais au moment où il allait
tirer il sombra dans l’inconscience, alors une voix retentit dans sa
tête, une flamme lui apparut, pure et lumineuse, elle pénétra en
lui et le réchauffa, il eut alors la force de bander l’Oborilnew, la
flèche partie, ses bras appartenait à son sauveur, son ami, et un
peu de sa shindrä suivit la flamme amicale.
Une silhouette rouge, une femme d’une beauté obsédante
vint à lui. Elle le toucha du bout des doigts articulant suavement :
« Je suis encore celle que tu combats, pour un Som Daräch
dénué de sens puisque tu es un de mes fils désormais, mon sang
est le tient. Tu devras me remplacer, oui, devenir un enfant de
l’Incarlate ! »
Il ne comprit pas ces paroles, pas tout de suite, et pourtant il
sut qu’elles revêtaient un caractère singulier pour lui, d’une
importance sans commune mesure avec son acceptation parmi les
Elfes.
Une voix humaine résonnait maintenant, mâle et puissante,
une odeur humaine lui parvenait, il la reconnu entre toutes,
pimentée, corsée de force viriles et d’herbes odoriférantes, une
odeur de shindrä brute et pure, hypnotique, coupante comme du
silex, celle d’un chef, d’un cœur vaillant… le duc ! Mais au-delà
du duc, il reconnut celui qui avait disparu, son ami de toujours…
Elvôn ! Et il vit également la force rouge lyconthienne. Il sut
alors qu’il était son frère, son ami, et un compagnon lié par un
serment inaliénable, celui de l’Incarlate. Chliss lui apparu ensuite
et le lien s’agrandit. Ils étaient trois… trois fils de la lyconthe !
Annrick se releva alors réunissant toutes ses forces, Arbörn
l’accompagnait, il se retourna, les yeux emplis de larmes, comme
quelqu’un qui sait qu’il va trahir son ami. Mais Arbörn savait…
il savait qu’Annrick acceptait son destin. L’arc noir n’avait été
qu’un prétexte.

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« Tu ne peux pas venir au secours du jeune chasseur en son


Som Daräch, tu ne peux que l’aider par la pensée… par la
pensée… était-ce par la pensée que l’avait aidé Arbörn ? Il
croyait être devenu une flamme à son tour, un flamme qui flottait
au-dessus des glaces éternelles vers des lieux merveilleux et
inaccessibles que la mort refusait elle-même de visiter. Le duc
était en danger ! »
« Oh ! Arbörn si tu as transgressé les lois du Som Daräch,
que vas-tu devenir… qu’allons-nous devenir ? Se plaignit-il, sans
savoir qu’il était déjà au-dessus des transgressions imaginaires.

Annegarelle suivit la baronne saisit d’un trouble si profond


qu’elle haletait sans raison et pestait inconsciemment tandis que
sa jeune compagne avançait d’un pas d’automate, pâle comme le
marbre des tombes. Thibaud Ewerloock, selon elle, était
réapparu. La duchesse fixait la nuque de Sabine convaincue
qu’elle avait eu une hallucination, en arrivant dans la chambre de
la baronne, une pièce peu meublée et à peine décorée, elle vit un
jeune homme assit sur un tabouret les regardant de ses yeux
clairs et innocents dans lesquels brûlait une flamme étrange. La
duchesse défaillit, Sabine la soutînt, mais tout son sang reflua
d’un coup, elle s’assit à son tour et balbutia d’une voix
méconnaissable :
— Thibaud…
Il l’observe et esquisse un sourire, ses cheveux bouclés
paraissent net et propres et ses vêtements frais, sortait-il de la
tombe ? Avait-il eu le temps de faire sa toilette ?
— Ma dame ! Baronne ! Comme je suis heureux de vous
revoir… Bredouille-t-il.
Sabine s’agenouille elle le regarde avec une intensité
insupportable, et lui demande sur un ton rauque :
— Êtes-vous véritablement… Thibaud Ewerloock ?
Un éclair étrange passe dans le regard du jeune homme et il
répond maîtrisant une évidente crispation :
— Que serais-je d’autre… baronne ?

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— Vous savez l’effet que cela nous fait de vous revoir ? vous
étiez mort. Enveloppé d’un linceul d’or !
— Je sais.
La baronne veut lui prendre la main, mais le jeune homme
recule aussitôt comme effrayé par quelque chose.
— Si vous saviez ce que j’ai enduré, dit-elle, croyant… que
j’étais responsable de votre mort…
Il hoche la tête, reste silencieux, se contentant de regarder
autour de lui, quelque chose se passe, d’incompréhensible.
— Mes dames, duchesses, baronne, pardonnez-moi, mais…
je dois vous donner les dernières nouvelles avant de me laisser
aller… écoutez, une armée venant des terres oubliées vient ici,
elle est immense et composée de créatures monstrueuses
fabriquées par les sorciers depuis des siècles en vue de ce jour...
leur magie est superficielle, branlante, mais leur haine féroce.
Autre chose… Éponime, la princesse, vient vous rendre une
visite diplomatique, elle veut s’allier avec la Caldénée pour lutter
contre ces ennemis, et je crois que vous aurez de quoi vous
réjouir de cette visite. Le duc va bien… mais il affronte danger
après danger… il possède un objet aïmien, un Transfact, et
Arkotth s’est montré à l’ascendance des nivées. Les magiciens
sont en difficultés… je ne peux vous en dire plus… eh bien...
Adieu.
Annegarelle reste les yeux grands ouverts et chargés de
larmes, Sabine s’avance mut par l’émotion indescriptible qui la
saisit, elle prend Thibaud dans ses bras, mais il devient
inconsistant.
— Un schasmme ! Crie-t-elle comme déchirée
intérieurement.
— Oui… dit-il tristement, que croyiez-vous… ?
— Tu n’es qu’un schasmme Thibaud, mais avant de partir…
et de mourir complètement laisse-moi te dire…
Il la regarde cette fois avec des yeux brillant d’amour :
— Je sais… moi aussi… je t’aime, mais c’est trop tard…
Elle hoquette comme sous l’effet d’un coup de poignard en
plein cœur :
— Je ne pourrais supporter ta perte…
— Si… un autre viendra, digne d’être aimé… moi je ne suis

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qu’un schasmme en bout de course, j’ai épuisé mon énergie en


voyageant pour vous ramener des nouvelles… j’aurais pu la
garder pour t’embrasser et connaître le goût de tes lèvres… adieu
ma belle guerrière…
— Thibaud ! S’écrie Annegarelle, vous ne pouvez pas partir
sans parler de votre tombe. Il y a de l’or !
Il ébaucha un pâle sourire, sa voix devenait lointaine,
inaudible :
— J’ai vu… je ne peux pas expliquer le phénomène… j’ai
fais une erreur quelque part… Mais… je crois que vous n’allez
plus manquer d’or à présent… Une chose… cet or est extrait et
s’incorpore dans les objets… ce n’est pas une transmutation,
mais une… migration incidente, une racine pernicieuse. Vous
devrez me détruire si vous voulez que ce phénomène s’arrête…
Sabine se précipite vers lui, mais elle n’enlace qu’une
ombre, Thibaud lui accorde un dernier regard d’adieu et s’efface.
Sabine tâte l’air inutilement, elle gémit.
— Pourquoi ? mais Pourquoi ?
Annegarelle la saisit par les épaules et la serre dans ses bras.
— Vous qui êtes si dure d’habitude… je ne savais pas qu’une
telle sensibilité existait en vous… ce petit et vous me
bouleversez.
— Je l’aimais… je ne savais pas combien ça faisait mal…
— L’amour est une source de bonheur et de chagrin. Venez
ma fille, le jeune homme n’est plus, et ces ultimes pensées ont
été pour nous, pour sauver le royaume. Il faut préparer l’armée,
et la renforcer considérablement, le travail vous attend !
Sabine acquiesce, le meilleur moyen de supporter le chagrin
est en effet de travailler dur, elle va donc s’occuper de l’armée.
Annegarelle songe à l’arrivée imminente d’Éponime, mais son
cœur va à son mari en danger, Siân. Qu’est-il arrivé aux
magiciens ? Silbbus ? Yortaël ? Arcibâk ? pourquoi
n’apparaissent-ils pas, et pourquoi fallait-il que ce soit ce jeune
magicien enseveli qui ait dû les avertir des prochains
événements ? Au-delà de la mort ce jeune thaumaturge s’était
révélé une merveille de probité. Elle chasse de sombres
pressentiments et se dirige vers la salle ducale pour donner ses
ordres.

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Alors qu’elle passe devant les chambres attenantes éclairées


de lampes à huiles et de combostites noyant les objets et le
mobilier d’une lumière dorée, elle voit le sénéchal qui l’observe
sur le seuil de sa porte, elle hésite un instant taraudée par le désir
de se jeter dans ses bras, elle frémit à cette réaction, et se
détourne du regard qu’il lui lance, puis continue son chemin.
Thécle éveille en elle le désir déchirant des jours anciens, elle
perçoit le danger de la situation comme si Thibaud avait ouvert
en son âme quelque porte secrète.

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Les paroles incantatoires, les formulations captieuses, les


oraisons frénétiques, ne font guère vibrer l'âme phirienne, mais bien
plutôt brisent son harmonie...
Grimoire des Vifs (note en marge)

Silbbus trompé

L’Idilnië n’était que le reflet d’un monde trop ancien pour les
hommes, et Silbbus avait découvert le cristal contenant ce
fragment infime dans les Phrégïas. Les hommes se seraient
damnés pour posséder un tel joyau. Pour l’heure il essayait de
s’arracher de toutes ses forces à la déferlante de jouissance qui
coulait dans ses veines, il songea aux milliers d’humains qui
allaient souffrir s’il ne réagissait pas très vite, mais Niniëlle était
irrésistible, même pour un puissant magicien. La Phrégïa
renfermait du plaisir à l’état brut.
Il chercha alors dans les formules les plus dangereuses,
celles qui ébranlaient la matière, celles qu’il avait circonscrites à
jamais. Il se donna la force de réagir en se mordant la langue, les
lèvres, jusqu’au sang, jusqu’à ce que le goût salé et ferreux
l’envahisse et que la brûlure ne l’éveille tout à fait… il prononça
l’oraison funeste des fondements émanatiques, il n’ignorait pas
que son jardin pouvait être réduit en un champ de ruines tout en
brisant le cristal !
Mais c'était à ce prix qu'il parviendrait à se libérer. En fait, il
survolait la formulation des clés phiriennes, trouva la bonne, et
laissa échapper un gémissement.
Quand Niniëlle vint pour le caresser une nouvelle fois il
provoqua une douleur intense et roula sur lui-même. Stimulé par
cet effort fantastique, il parvint enfin à formuler l’équation
émanatique, le paysage vibra, et se fissura, Niniëlle paniqua et
supplia, puis disparut en jetant un regard d’incompréhension
totale au thaumaturge qui perçut cela comme le plus pur des
reproches. Un insupportable sentiment d’avoir trahi son amour le
gagna, et… la haine pour ceux qui l’obligeaient à agir ainsi, la

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nymphe était l’incarnation du jardin et possédait son essence


même, sa disparition signifiait la perte de ce qu’avait de plus cher
le magicien, car Niniëlle apportait toute l’affection dont pouvait
avoir besoin ou envie un homme isolé et surtout un grand
thaumaturge au corps insatiable. Galdiger ne l’avait pas rappelé !
Il eut une brusque nausée, la douleur fut terrible, il poussa un
cri étouffé, et se sentit très faible, il y avait été trop fort, il
constata alors avec amertume que le cristal était bel et bien
fissuré, la lumière avait disparu, l’Idilnië n’existait plus ! Il
poussa un rugissement effrayant, les murs tremblèrent, un vertige
le gagna, vacillant il se retint au vieil arbre, mais celui-ci
commença à tomber en poussière et un nuage envahit la pièce,
Silbbus la quitta aussi vite qu’il le put. Par malheur si la formule
avait été mal contrôlée, elle pouvait s’étendre. Il fit quelques pas
dans les couloirs, et constata de petites lézardes dans les murs, il
grogna des jurons et appela d’une voix de tonnerre le lutin, mais
ne reçut évidemment aucune réponse.
Galdiger avait fui. Qui que se fut, il le retrouverait et lui
ferait payer cher la destruction du jardin et le temps perdu, il alla
consulter son calendrier phirien gravé dans une stèle sartanienne,
un minéral sensible aux lunes. Il indiquait le dixième jour du
mois d’ebbri (janvier), trois jours ! À la place d’une heure ce
maudit l’avait piégé trois jours entiers pendant lesquels il avait
dû abuser de ses pouvoirs sous état schasmmatique. Car Galdiger
ne devait être, ne pouvait être que le bouffon des dieux…
Tukyur !
Il alla se préparer une mixture d’ixhusia s’apprêtant à
augmenter son rythme biologique de deux cents pour cent.
C’était dangereux, cela nécessitait un bouclier à toute épreuve, à
cette vitesse il pouvait se fracasser les os rien qu’en marchant. Il
sortit du château comme un courant d’air et sclissa dans les
plaines Norssaliennes. Il happait au passage les fluides utiles
pour alimenter son bâton d’Autorité, et malheureusement tuait
les créatures et consommait leur shindrä car il avait besoin de
toute la force disponible.
La douleur de l’arrachement trop rapide du jardin était
toujours présente bien que moins intense. Tukyur devait sans
doute être à Orlân ou à Trecy, oh ! Pas dans le but de voler le

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Tanarsïlh cette fois, car le pied était en sécurité, mais peut-être


était-il en train de manipuler de façon outrancière les dames
responsables des deux royaumes et de provoquer par voie de
conséquence la plus grande guerre que les Fosses n’aient jamais
vue.

Ercuss s’éveillait dans une aube d’un rose glacial, on était le


neuvième jour du mois d’ebbri. La nuit avait été celle d’une lutte
silencieuse et formidable entre les magiciens et le vieux Kramior
possédant le corps de Tallârk. Parchlas ressortit avec un léger
sourire, satisfait, bien qu’épuisé par les longues heures de
sondage intense. Tâk Farr titubait, les cinq autres prêtres,
harassés, dormaient dans une pièce attenante, et huit
thaumaturges du roi Adurlatîl les imitaient. Deux d’entre eux ne
se réveilleraient probablement jamais, leur shindrä étant trop
réduite, un coma mortel les frappait.
— Avons-nous obtenu un résultat effectif maître Parchlas ?
Demande Tâk Farr.
— Pour l’instant c’est positif, il faudra revenir à l’ouvrage,
Kramior résiste, il est vicieux, terriblement dangereux, mais nos
shindrä mêlées ont pu le faire reculer et le réduire, le roi va
revenir, nous ne devons pas laisser Kramior prendre le dessus.
Parchlas jette un regard explicite à Tâk Farr, le prêtre comprend
qu’abandonner maintenant serait du suicide, il faut vaincre.. ou
périr.
— Tout de même, des hommes vont y laisser la vie, de
piètres thaumaturges certes, mais des alliés, qui nous dit que le
roi ne se retournera pas contre nous et qu’en définitive il ne sera
pas aussi dangereux que Kramior ?
— Vous ne connaissez pas aussi bien que moi le sorcier, je
peux vous garantir qu’il est malfaisant, il avait l’intention d’aller
à Orlân pour se venger des hommes, du royaume… ce monstre
n’a qu’une idée ; avilir et détruire les humains, et nous aurons
assez des Astarï à combattre si Tukyur parvient à réveiller
d’autres entités avant son seigneur suprême. Non, croyez-moi, il
est temps de circonscrire Kramior Bâl, les ennemis sont

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nombreux et nous aurons besoin du roi.


Tâk Farr fait un signe entendu.
— Désolé, cette séance m’a épuisé, je vais aller dormir un
peu.
— Nous le sommes tous Tâk Farr, dormez bien, car demain
nous recommencerons.
La nuit, ou plutôt ce qui en reste, passe très vite pour le
magicien du roi, il se lève et s’oblige à des exercices
respiratoires, il canalise son énergie et va boire un peu d’herbes
amères de sébrana un stimulant puissant dont il ne faut pas
abuser. Il va donner des instructions à ces thaumaturges sachant
que le départ pour les Phrégïas est imminent. Lorsque le roi entre
dans sa chambre, Parchlas recule, le sang reflue de son visage,
grâce à un exceptionnel self contrôle il s’incline et dit :
— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de vous voir dans ma
tente sire ?
Tallârk fixe le thaumaturge intensément, l’examen a quelque
chose d’insoutenable, mais le magicien connaît ce genre de
regard, il signifie que le roi cherche à l’assujettir, par réflexe, par
instinct. Il sent toute la force que possède ce regard et ne peut y
résister que grâce à sa science consommée et en faisant appel à
une volonté lovée et farouche. Cela veut dire…
— Majesté, fait Parchlas en posant un genou au sol, vous
voici de retour !
Tallârk se penche vers le vieil homme et sourit en posant sa
main sur son épaule :
— Oui mon fidèle Parchlas, et cela grâce à toi et à tes
compagnons. Vous avez pris un terrible risque. Kramior a battu
en retraite en me causant des douleurs innombrables, mais j’ai pu
le fustiger. Ce que tu as fais… je ne l’oublierais jamais, il faut
cependant continuer et me libérer de ce maudit sorcier.
— Je ferais tout ce que je pourrais sire, mais c’est très
difficile, il est puissant et rusé. Il peut faire croire qu’il a
abandonné la lutte, et revenir alors que nous ne veillons pas.
Quant à le détruire cela peut endommager votre esprit.
— Tant pis ! Tente-le, tu as ma bénédiction. Libère-moi de
ce rebut. Il veut me ravir mon royaume, s’attaquer à ma fille, ce
que j’ai de plus cher au monde, en dépit… de sa désobéissance,

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je ne permettrais qu’aucun mal ne lui soit fait !


Parchlas baisse le front.
— Sire ! J’y ai pensé et c’est pourquoi j’ai entrepris cette
intervention dangereuse, je n’aurais pas supporté qu’il s’attaque à
la princesse. Meltôr dort dans une des voitures bâchée. Son corps
est à votre disposition.
Les yeux de Tallârk brillent.
—Son corps ? je dois le voir, même si je l’ai déjà beaucoup trop
subi. Et pour cela je te dois beaucoup. Je ne te refuserais rien
mon ami, tu as sauvé le trône et ma descendance.
Parchlas se relève fier du compliment du roi, mais il tremble :
— Cela sera dangereux sire… La lutte n’est pas encore finie.
Tallârk fait venir du vin et en verse lui-même à son
magicien.
— Écoute, je te fais confiance, ne me déçois pas, le Taröm
Joll a approfondi mes pouvoirs, et je pourrais t’aider de
l’intérieur maintenant que tu m’as sorti de mon état d’hébétude.
Tu as encore une nuit, ensuite nous partirons pour les Phrégïas, le
duc doit avoir beaucoup d’avance dans ses recherches, et il doit
s’impatienter.
— Le duc ? sans doute, mais il peut aussi bien être mort à
l’heure qu’il est, pourquoi s’en soucier ?
— Le duc mort ? Rugit le roi, ne dit jamais cela Parchlas ! Je
sais qu’il est en vie. C’est à moi de le tuer et à personne d’autre.
Parchlas regarde son roi, il cherche encore, chez lui, le signe
de la présence de Kramior, il peut revenir d’un instant à l’autre à
moins que Tallârk ne le maintienne volontairement dans cette
impuissance, il a acquis, hélas, certains réflexes du sorcier…
— Sire ! A chaque instant vous risquez… de voir
réapparaître votre hôte involontaire, cela serait dangereux pour
nous.
Le roi fronce les sourcils soudainement affecté par cette
idée :
— Dans ce cas, fais ce qu’il faut pour m’en empêcher. Lie-
moi avec des cordes phiriennes et des commandements
infrangibles si tu ne peux le détruire.
Parchlas demeure stupéfait de cette demande, il s’incline et
balbutie :

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— Comment ? Mais Majesté ! Je ne pourrais… vous êtes le


roi !
— Justement obéis-moi ! Puisque tu te dis mon ami et
serviteur !
— Merci pour votre confiance sire, je ferais donc ce que
vous me commandez, tant que nous ne sommes pas sûr que
Kramior est hors d’état de nuire nous vous lierons, vous serez
endormi…
— Auparavant, je te demande une chose Parchlas, donne
l’ordre dès demain de marcher sur les Phrégïas, auras-tu achevé
ton travail d’ici là ?
— Demain ? Je ne sais Sire, Kramior résistera, s’il mettait
plus de temps ?
— Alors tu commanderas l’armée avec Adurlatîl et tu
continueras à combattre le sorcier, il est mon allié à présent, mais
fais vite, je sens un changement en moi, Kramior lutte pour
revenir !
Parchlas fait appeler les prêtres magiciens et leur donne des
ordres. On transporte Meltôr inconscient. Ils se rendent ensuite
dans une pièce retirée gardée par deux sentinelles, là ils placent
Tallârk dans un cercle et le conseiller dans un second cercle et
tracent de nombreux symboles autour de lui, puis ils incantent et
Parchlas, de son bâton, attire des flammes cachées et endormies,
alors un cri déchire l’air, le corps de Meltôr se raidit violemment,
le visage du roi se tord, et de sa voix devenue méconnaissable il
crache :
— Sale vermicule, Branlée de caducée, Fitmores bavasseux !
Comment osez-vous ?
Le roi lutte contre Kramior durant quelques minutes, mais
bientôt ses traits retrouvent la sérénité. Il ne bouge plus, les liens
magiques tissés autour de lui sont inviolables et le roi doit
attendre d’être totalement libéré de Kramior pour retrouver la
confiance de ses fidèles serviteurs. Tâk Farr et les autres prêtres
se mettent aussitôt à l’œuvre et aident le thaumaturge à oblitérer
l’esprit du sorcier.
Néanmoins Parchlas doit s’arrêter en cours d’après-midi
pour s’alimenter et reprendre des forces, pour mettre également
au courant Adurlatîl des résultats de leur travail. Ce dernier

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acquiesce silencieusement une lueur intriguée dans le regard. Le


thaumaturge poursuit cette lutte harassante contre Kramior Bâl
qui graduellement perd du terrain. La nuit arrive et Parchlas
donne les ordres du roi Tallârk relayé par Adurlatîl qui pour
l’instant ne désire aucunement voler la vedette au roi.
Il se contente de commander à sa propre armée, mais les
officiers tyranéens lui demandent conseil, les Phrégïas inquiètent
les hommes, et pourtant s’il y a bien quelqu’un d’incompétent en
cette matière c’est le prince des royaumes secondaires.
Curieusement il répond avec la conviction d’un chef né, et
rassure les officiers. Parchlas nuance un peu son enthousiasme,
sans casser l’émulation que le prince a su donner aux troupes,
explicite qu’il doit retourner auprès de Tallârk pour achever le
travail commencé.
— Le roi revient-il ?
— Le processus débute si nous pouvions éradiquer
totalement ce Kramior Bâl ce ne serait que mieux, l’esprit du roi
peut se stabiliser et conserver la place qui lui revient, une fois
ceci obtenu, nous détruirons le corps du conseiller.
— Vous faites un travail extraordinaire pour le moins maître
Parchlas, mes thaumaturges vous sont-ils utiles ?
— Oui, mais deux d’entre eux risquent de rester dans le
coma.
— Des hommes m’ont déjà averti, si ce sacrifice est utile et
vous permet d’éviter le pire... D’autres thaumaturges sont à votre
disposition.
— Je vous remercie Majesté, mais je crois préférable de ne
pas abuser de ces jeunes gens, leur vie est précieuse, Guntrie et
les prêtres font un travail remarquable, et ils me suffiront
désormais, le roi peut réagir de l’intérieur et c’est un atout à ne
pas négliger.
— Maître Parchlas nous aurons tous besoin de votre
compétence pour atteindre les Phrégïas, voyons, parlons un peu à
cœur ouvert et ne me voyez pas comme un prince mais comme
un ami, quelle étaient les intentions du roi en venant ici ?
— Et quelles sont les vôtres Sire ? La gloire, l’or, la
puissance ? Une reconnaissance des populations ou générations à
venir ? ou est-ce simplement un vrai pèlerinage et un moyen de

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méditer et de vous réconcilier avec vous-mêmes ?


Le prince part d’un franc rire.
— Vous êtes un homme avisé décidément Parchlas, vos
questions déboutent les miennes. Il y a un peu de tout cela, je
crois aussi que les Phrégïas sont un but à atteindre pour tout
homme qui se remet en question, et les royaumes les plus
éloignés ont ce droit autant que nous.
— Ne dit-on pas qu’il existe des royaumes si lointains qu’ils
n’ont jamais vu les glaces divines ?
— Le Grand Pays est composé d’une multitude de continents
et de pays ainsi que de mers aussi nombreuses que tumultueuses,
mais je n’ai pas voyagé dans cette direction et trop de légendes y
résonnent encore, les thaumaturges s’y perdent et ne reviennent
quasiment jamais, ceux qui reviennent ne parlent plus et vivent
en ermites. Allons, je crois qu’il nous faut garder la tête sur les
épaules et faire face aux dangers qui nous guettent ici Majesté.
Le front d’Ardulatïl se plisse de rides soucieuses, il conclut
gravement :
— Préparons alors ce départ, et que les dieux nous
accompagnent.

Abigaïl avait établi un campement immense dans les plaines


avoisinant les frontières du royaume de Tyranée et des royaumes
oubliés. Les Fondrières menaçaient, mais les sorciers savaient en
faire usage et les tornades qui entraînaient les voyageurs dans
d’autres régions et parfois, plus rarement, à d’autres époques,
étaient pour eux des moyens presque sûrs de locomotion.
Toutefois transporter une armée par les Fondrières n’était que
pure spéculation, il leur faudrait contourner une chaîne de
montagnes et cela les retarderait considérablement. Plus le temps
passait, plus les royaumes fosséens se préparaient à la riposte,
l’effet de surprise pouvait être totalement éventé.
Les créatures avaient monté leur tente en forme de temple ou
de huttes, certaines ressemblaient à des demi-sphères rugueuses
d’autres à des palais miniatures composés d’une carapace et de
matériaux organiques répugnants, les soldats s’étaient éloignés

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de ces êtres qui les inquiétaient à juste titre. Il arrivait qu’une nuit
un soldat disparaisse, si on ne le retrouvait pas le lendemain les
officiers envoyaient leurs hommes se plaindre aux sorciers, on
accusait les tilsjjads. Dans l’extrême difficulté de démêler le faux
du vrai, les officiers s’arrangeaient pour qu’une des créatures soit
tuée à un moment ou un autre. Étant donné la difficulté pour
abattre ces êtres, ils usaient de poisons violents et d’une
multitude d’archers embusqués. Ce climat de haine ne favorisait
pas l’unité au sein des armées des royaumes oubliés, mais elle
préservait l’ardeur au combat, la férocité et l’efficacité.

Vers la troisième heure de l’après-midi du douze ebbri


(janvier) un voyageur demanda à voir Abigaïl le chef des
sorciers. Il le reçut dans sa vaste tente composée de la peau des
ennemis vaincus au cours de ses conquêtes et doublé de stilbrum,
à l’intérieur brûlaient des feux divers dans des crânes humains,
des fruits et des pâtisseries ornaient une table d’ivoire placée au
centre.

L’étranger s’avance, et salue le chef en s’inclinant :


— Bonjour Ô grand maître, mon nom est Atzéus Alonur
Uséaz prêtre de Tukyur Nimunus. L’homme est de taille
moyenne mais possède un regard ardent contenant une force
effrayante, son bras droit et son pied gauche sont tous les deux
des prothèses de qualité, ce fait retient l’attention du sorcier, car
le corps de Meltôr affiche aussi des traces semblables, elles sont
la marque du dieu amputé, le Vactarh Arkotth qu’ils vénèrent
tous.
L’homme à la faculté de voler l’essence vitale de ses
congénères, don offert par un dieu certainement parce qu’il
l’utilise avec une facilité déconcertante et dangereuse, il dit vrai,
il sert Tukyur. On le fait asseoir et on lui verse un alcool doux
renfermant un philtre apaisant qui oblitère toutes intentions
belliqueuses.
— Je suis venu vous voir parce que j’aimerais retrouver les
membres épars du Vactarh. Tukyur m’a circonvenu, mais je
saurais le retrouver et l’obliger à me rendre mon bras et mon
pied, il a la déplorable tendance à réitérer la mutilation de son

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maître sur ses victimes. J’ai perdu le dragon d’invocation,


Silbbus me l’a enlevé pour maintenir Tukyur dans son cercle,
j’aurais besoin d’un autre dragon, et je sais que je peux en
trouver ici, vos prêtres en possèdent certainement.
Abigaïl verse encore du vin dans l’hanap d’Atzéus.
— Nous en possédons c’est exact, ils sont exclusivement
réservés aux prêtres de notre ordre, et pourquoi t’en offririons-
nous un ? Qu’as-tu à nous proposer en retour ?
— Si mon pouvoir s’accroît suffisamment je pourrais vous
aider à retrouver Tukyur et son maître, je sais où est le Tanarsïlh
et le bras du dieu tenant la grande épée !
Une lueur brille dans le regard du chef sorcier, il hoche
lentement la tête.
— Je pourrais te tuer rien que pour être venu au devant de
mon armée, dit-il sur un ton indéfinissable.
— En effet, mais je pourrais aussi me défendre, Tukyur m’a
appris à développer mes sens et ma rapidité, il y aurait beaucoup
de pertes inutiles avant que tu ne parviennes à me détruire, sans
compter que chacun de tes guerriers m'apportera sa force, et que
ton art phirien est peu efficace, tu as besoin d’une foule d’aides,
de jeunes shindrä, pour te porter secours. veux-tu tenter ta
chance ?
Le regard d’Atzéus est d’une acuité insoutenable, d’une
assurance frisant la démence. L’homme est capable de tout.
Une haine palpable luit dans les yeux du chef sorcier. Ils se
jaugent un instant, Atzéus se comporte comme un être doué
d’une force supérieure, son assurance arrogante n’est pas feinte,
Abigaïl ne veut pas tenter l’affrontement. Le philtre agit-il
véritablement ? doit-il en avoir la preuve ?
— Je suis d’accord, prêtre, on a besoin de toutes les alliés
disponibles, reste avec nous et le dragon sera à toi.
Atzéus réfléchit, il ne pouvait guère décliner l’offre même
s’il avait eu l’intention initiale de rester seul. Abigaïl sourit en lui
versant un autre verre de vin. Atzéus aurait démontré sa force et
ses capacités au grand prêtre s’il n’avait bu ce philtre lénifiant le
plongeant dans une forme d'hébétude douceâtre qui n’atténuait
pas ses facultés intellectuelles et cependant annihilait totalement
son agressivité. Tout allait donc pour le mieux, le roi sorcier

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venait d’acquérir une nouvelle recrue de choix.

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Les précipités transmutent en surface,


les philtres assujettissent,
les énergies dynamisent ou réduisent,
L'art ne s'approfondit que de pures intentions...
Grimoire de l'aubier nubile (note rajoutée)

Matrice

La troupe qui avançait maintenant vers la Caldénée possédait


l’élégance d’une ambassade et la détermination d’une compagnie
guerrière. Éponime tournait la tête vers les soldats et les officiers
en leur adressant des signes de reconnaissance, la neige les
fouettait, le vent s’insinuait sous cuirasses et manteaux avec rage
et cherchait à broyer les chairs de son impitoyable morsure, et il
était admirable de voir cette fragile jeune femme encourager des
hommes aguerris en adoration devant elle.
La délégation se composait d’une vingtaine d’hommes et
ulmains dont un secrétaire habile, un capitaine, des cuisiniers, et
un apothicaire averti. Un chariot contenait le matériel et les
provisions nécessaires au voyage. Séverin ne quitta pas la
princesse, sauf la première nuit où il dormit dans une chambre
attenante à la sienne.

L’aube du lendemain fut identique aux autres, d’un froid


impitoyable, le capitaine se vit charger de veiller à ce que chaque
homme mange et s’hydrate suffisamment. Les chevaux furent
traités avec soin, et le matériel astiqué tant et plus par les
ulmains.
Ils atteignirent dans la matinée un contrefort indiquant la
proximité des Fondrières, ils devraient les longer sur plusieurs
milles afin d’éviter les fort-gouffres. Séverin affirmait ne pas
savoir les utiliser, le garçon était néanmoins assez curieux pour y
aller seul dans le but de parfaire son expérience, ce que lui
interdit formellement Éponime.
Ils abordaient un étroit tunnel rocheux sensé les conduire
vers la Caldénée.

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À ce moment Séverin s’approche de la jeune femme et


déclare :
— Cette nuit j’ai tenté de faire parler une pierre Abolie.
Elle lui adresse un sourire :
— Mais voilà qui est parfait Séverin, vous me disiez que
vous aviez peu de résultat avec cet art, qu’avez-vous vu ?
— C’est curieux princesse, depuis que je suis parti j’ai
l’impression que mon pouvoir s’est accru, j’ai vu des images…
un groupe de cavaliers se rapproche de nous, ils sont au moins
une trentaine, je n’en suis pas sûr, les vues sont très embrouillées,
ils se trouvaient encore assez loin, mais à l’allure qu’ils
maintenaient je crains qu’ils ne soient très proche maintenant.
Éponime appelle le capitaine :
— Capitaine Fox ! Des hommes nous suivent, je ne sais pas
ce qu’ils veulent, ne prenons aucun risque, que me suggérez-
vous ?
L’homme embrasse le décor et propose :
— Postons-nous dans les murailles rocheuses, elles sont
criblées de cavités, nos archers attendront, et si ça tourne mal, ils
tireront. Faites comme si vous étiez à la tête d’une troupe légère
de cinq ou six hommes.
La princesse approuve et le capitaine donne ses ordres.
Quelques minutes après Éponime se retrouve auprès de six
membres de sa compagnie, deux ulmains, le capitaine, un
sergent, un seeminawle, et Séverin qui malgré l’ordre de
rejoindre les autres embusqués dans les roches souhaite rester
près d’elle.
Tout à coup un fort galop résonne dans le cirque naturel et
bientôt une troupe de cavaliers apparaît, Éponime pousse un cri
de stupeur en reconnaissant ceux qui se trouvent à sa tête :
— Fitgal et Haudert !
Les deux officiers de la couronne restent interdit devant le
petit groupe, la princesse est là, les fixant, livrée pour ainsi dire
aux ennemis incapables de donner les ordres nécessaires. Elle les
attend parée de pied en cape et portant une cuirasse aux couleurs
de la Tyranée à laquelle est adjoint un écusson aux couleurs de la
famille des d’Armesson. Fière, noblement dressée devant eux,
éblouissante, pourquoi ressentent-ils cette incroyable envie de

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l’acclamer, de se mettre à genoux et de lui faire allégeance ? Il


voit en elle une reine, l’incomparable future souveraine de la
Tyranée. Pourtant ils sont engagés, et ne peuvent plus revenir en
arrière, Éponime devinant le dilemme qui les tourmente avance
de quelques pas tranquilles sur son cheval, belle, majestueuse et
d’une sensualité irrésistible, elle tend la main :
— Allons, messires, je puis encore vous pardonner, venez à
moi, et que vos cœurs parlent enfin, je suis avec le roi mon père,
même s’il est loin, même si des forces invisibles l’assaillent et
cherchent à le dévier de sa route je me chargerais de l’avenir de
notre nation !
Fitgal éperdu, descend de sa monture et se précipite vers la
jeune femme, puis il lui saisit la main et la baise religieusement.
Haudert reste un long moment coi, résistant à des mouvements si
profonds et puissants qu’il en est bouleversé, le souvenir de la
poitrine dénudée, du sein parfait et divin offert en sacrifice lors
de leur première tentative d’assassinat lui revient. Les hommes
ont tiré leurs épées et leur haches, des guerriers redoutables, ils
ne comprennent rien à ce qui se passe, leur chef grogne, et son
regard se pose sur les antagonistes questionnant du regard le
sénéchal Haudert, celui-ci descend à son tour et s’approche de la
princesse.
Il porte la main à la garde de son épée, une tension palpable
règne, ses yeux brûlent d’une fièvre rageuse, plaque la lame à
son front, alors que les arcs des soldats embusqués se bandent
inexorablement. Éponime fait un signe pour arrêter tous gestes
inconséquents de la part de ses hommes, c’est à ce moment que
les chefs comprennent qu’ils sont surveillés et visés, alors
qu’Haudert dépose son épée aux pieds de la princesse, les
mercenaires paniquent et se jettent furieusement sur le petit
groupe.
Mais une partie des hommes tombent, criblés de flèches,
avant d’avoir atteint les officiers faisant rempart autour
d’Éponime. Un des chefs bondit sur Haudert convaincu qu’il
s’agit d’une trahison et le frappe d’un revers de lame. Le
sénéchal reste hébété, fixant la princesse horrifiée, puis
s’effondre, le mercenaire, fou de rage et croyant avoir été trahi va
frapper la jeune femme, à cet instant un éclair lui brûle les yeux

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et le fait reculer. Deux ulmains bondissent sur lui et achèvent les


ardeurs meurtrières du chef avant qu’Éponime n’aie pu
intervenir.
Les autres hommes s’arrachent des griffes de ceux qui leur
avaient tendu un guet-apens, les archers arrêtent de tirer et les
soldats les laissent s’échapper dans l’étroit et mortel couloir. La
princesse descend prestement de son cheval et se précipite vers le
malheureux sénéchal, Haudert ouvre les yeux, un faible sourire
l’éclaire :
— Votre Altesse pardonnez-moi… j’ignorais à quel point je
vous aimais et vous admirais… écoutez, il l’attire plus près de lui
et bredouille agonisant, enterrez ma dépouille en Tyranée… et
que mes biens reviennent au royaume et en vos mains ma
princesse… pardonnez-moi…
Elle lui maintient la tête et, les larmes aux yeux, jure :
— Non seulement je vous pardonne, mais votre nom ne sera
pas souillé, et vos biens seront justement utilisés, je vous
ramènerais dans la terre de vos ancêtres sénéchal Haudert, votre
famille sera informée et honorée, les portes du château lui seront
toujours ouvertes. Il ferme les yeux, apaisé, et rend son dernier
souffle. La princesse se relève et dit :
— Portez-le jusqu’au chariot et faites une place à sa
dépouille, elle se tourne vers Séverin et lui adresse un regard
reconnaissant,
Fitgal jusqu’alors silencieux et accablé, dit :
— Laissez-moi le porter votre Altesse, il fut mon ami fidèle
durant de longues années. La princesse fait un signe de tête la
gorge trop serrée pour pouvoir répondre, puis elle se secoue et se
tourne vers le jeune homme.
— Est-ce vous qui êtes à l’origine de cet éclair qui m’a
sauvé ?
Séverin rougit et s’incline :
— Oui votre Altesse.
Elle sourit légèrement et lui caresse la joue, Séverin passe du
rouge au pourpre.
— Quand je disais que j’avais bien fais de vous emmener
avec moi ! Mais dites… vous ne saviez pas utiliser le bâton
d’Autorité ?

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Il tire une baguette de sous son manteau et réplique


timidement :
— Voici une branche de bois ancien trouvé dans les affaires
de mon oncle, du bois d’un arbre béni, j’ai réussi à y graver des
symboles et à en user déjà une fois, mais elle a perdu de sa
densité…
— Comme tous les bâtons d’Autorité cher thaumaturge,
voilà qui me rassure sur vos capacités, mais n’en possédez-vous
pas en réserve ?
— Si votre Altesse, il sort de ses bagages un fort long et
noueux bâton, Éponime pousse un cri de stupeur :
— Eh bien ! Vous l’aviez caché dans vos fontes ? Auriez-
vous par hasard le don d’un lutin ?
Le jeune homme sourit cette fois, les ulmains qui assistent à
la scène s’esclaffent.
Mais très vite le visage de la princesse s’assombrit.
— J’espère néanmoins que la mort de cet infortuné Haudert
ne sera pas un mauvais présage pour notre voyage fort mal
commencé.
— Allons fait Séverin, n’avons-nous pas envoyé deux
épernautes chargés de messages pour la duchesse ? Ils vont
atteindre leur but et elle vous attendra.
— Les dieux puissent vous entendre mon jeune ami…
Le capitaine les interrompt :
— Votre Altesse, je crois qu’il serait urgent de gagner les
terres de Caldénée dès maintenant, un orage se prépare, vous
savez comme les vents de l’entredeux sont dangereux ici, même
dans ce couloir relativement éloigné de l’épicentre des fort-
gouffres.
Éponime jette un regard vers le ciel voilé au-delà des hautes
murailles les entourant.
— Cette gorge m’effraie quelque peu fait le sergent, et les
hommes ne sont pas rassurés !
— Dites-leur que cela ne va pas durer, nous passerons sans
trop de mal… Séverin ?
Elle le questionnait déjà comme un de ses thaumaturges
attitrés, un magicien en faveur, il balbutie :
— Heu… je ne saurais le dire votre Altesse, c’est encore

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prématuré, je peux chercher une réponse dans les pierres, mais


vous le savez l’avenir est capricieux…
— Non, fit-elle d’un geste chassant toute idée préconçue sur
leur devenir, je ne souhaite guère avoir la réponse, nous
réussirons si nous en avons la volonté !
Ils la regardent tous, stupéfaits de cette remarque si
courageuse et digne d’elle. Ils avancent ensuite sans mot dire
durant deux heures, tandis que s’élèvent des vents pernicieux,
sifflant et gelant tel des prédateurs invisibles. Ils abordent alors
les plaines bordant l’Adlassie, les steppes ne s’étendent que sur
cent vingt mille puis la forêt des pins rouges apparaît, océan de
ramures tachée de rouille à l’automne, et enfin le domaine de
Trecy, la cité et le château.
Des caravanes de fermiers les croisent stupéfaits de voir une
troupe portant les couleurs de la Tyranée. Ils s’arrêtent dans un
bourg avant les steppes à proprement parler. On ne leur pose pas
de questions et on leur sert un repas copieux et brûlant. Éponime
a recommandé la plus extrême discrétion, personne ne doit
connaître leur identité. Ils passent une nuit correcte, épuisés par
leur voyage et les émotions de la veille, Fitgal prend un premier
quart, ainsi que le capitaine, mais un ulmain préfère rester auprès
du Maréchal prétextant qu’il est insomniaque, en réalité il
surveille étroitement l’officier repenti.

Le lendemain ils doivent attendre quelques heures avant leur


départ, une grêle rageuse tombe et hache tout sur son passage,
des bêtes sont retrouvées mortes en fin d’après-midi, ils partent
presque au soir, repus mais intrigués. Éponime finit par
s’enfermer dans ses pensées, cela arrive souvent lors des longs
voyages en hiver, mais Séverin cherche à plusieurs reprises à
dérider la princesse qui se contente de lui adresser un faible
sourire amical.
« Que se passerait-t-il, déclame-t-il, si la lumière de l’aube
elle-même venait à s’éteindre ? Ne perdrait-on pas tout bonheur
en ce monde, car le soir paraîtrait mort. Vous êtes la lumière de
l’aube et j’ai la charge de vous aider à briller… il sort une
combostite de sa poche et la fait luire d’une chaude lumière, puis
il la dépose sur la selle de la princesse entre ses jambes, elle

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paraît stupéfaite et s’écrie :


— Messire Séverin ! Que faites-vous ? Cette combostite
dégage une si douce chaleur. Elle me pénètre délicieusement !
— C’est un des arts phiriens utiles que j’ai découvert, les
combostites, bien utilisées, propagent leur chaleur dans le corps
humain, en fait peu de thaumaturges usent de ce principe, mais
en hiver vous en voyez les avantages. Attention, car elle va
s’épuiser très vite, mais j’en possède d’autres.
Cette fois Éponime éclate de rire et cela a un effet bénéfique
immédiat sur la troupe, on s’arrête pour faire un grand feu et se
réchauffer, car Séverin ne possède pas les connaissances de ses
confrères pour conserver un climat local supportable par
l’utilisation des boucliers.
— Les hivers sont de plus en plus terribles, dit le capitaine
Fox, jusqu’où cela ira ?
— Jusqu’à ce que tout le monde soit gelé capitaine, répond
Séverin sur un ton semi-ironique.
— Est-ce vrai ? S’exclame l’officier atterré.
Le jeune homme hausse les épaules :
— Voulez-vous une réponse longue ou courte ? Simple ou
technique ?
Le capitaine soupire :
— Vous autres thaumaturges faites toujours les malins,
donnez-moi une réponse simple… si vous le pouvez !
Séverin sourit, il adore agacer le capitaine.
— Nous ne mourrons pas de froid si nous comprenons ce qui
se passe dans les Phrégïas et trouvons un moyen de rétablir
l’équilibre, nous avons remué sans vergogne les glaces, et
aujourd’hui elles nous rappellent leur pouvoir. Maintenir la paix
est une première étape pour nos royaumes.
Il songe « d’un autre côté capitaine, n’est-ce pas le rêve de
tous pèlerin, mourir dans les bras de la grande Dame Blanche ?
de la Dame qui vous pétrifie dans un baiser ultime ? »
— Vous dites pour nos royaumes comme si vous étiez déjà
concerné par une grande alliance entre la Caldénée et la Tyranée,
dit le capitaine d’un air sceptique et un peu gouailleur.
— C’est vrai ! Je sers la princesse et donc je m’intéresse à
ses projets, de plus mon père nous avait, ma sœur et moi,

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inculqué le sens de la diplomatie, il disait que nous en aurions


besoin un jour.
— C’est un homme sage ! Lance Fox en réglant le mors de
son cheval, cet homme ne restait pas une minute tranquille,
auriez-vous encore de ces combostites si «délicieusement »
chaudes ?
Séverin sourit à son tour mais en fronçant les sourcils :
— Il n’y en a que pour deux personnes, la princesse et moi-
même, mais je garderais la mienne pour la princesse, désolé, je
ferais tout ce que je peux pour créer un bouclier à l’instar de mes
maîtres, pour l’instant je suis un novice. Quant à vous en placer
une entre les jambes… il s’esclaffe devant la mine gênée de
l’officier.
Le capitaine secoue la tête en grommelant à cette
plaisanterie, ses pensées sont déjà ailleurs. Un soldat les rejoint et
dit au jeune homme :
— La princesse vous attend messire.
Séverin suit aussitôt l’homme, heureux de cette invitation.
Éponime le reçoit amicalement, deux officiers sont déjà sous sa
tente :
— Vous faites partie de mes conseillers à présent que diriez-
vous de connaître mes plans et mes projets ? Il s'incline, flatté de
cette attention, et écoute attentivement, Éponime prépare son
contact avec la duchesse, tout doit être pensé et organisé au
mieux.

Sur deux épernautes, envoyés par la princesse, un seul arriva


à Trecy, l’autre rencontra un griffon, autre messager envoyé par
des maîtres animés de moins bonnes intentions. Annegarelle,
alors auprès de Thècle, poussa une exclamation de surprise
étouffée, la Princesse Éponime arrivait avec une délégation pour
parlementer, comme l’avait annoncé Thibaud. Elle savait
l’extraordinaire bonne volonté de la jeune femme et l’admirait
pour ses prises de positions courageuses à l’endroit de son père.
Elle donna aussitôt des ordres pour qu’une compagnie aille
rejoindre la troupe tyranéenne afin de l’accueillir. Thècle

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approuva grandement ce geste et se proposa pour être à la tête de


la délégation. Annegarelle hésita, elle ne voulait pas prendre de
risque, mais fini par accepter se rendant aux arguments du
sénéchal habitué aux ambassades et missions délicates.
Ils partirent sur l’heure à la rencontre d’Éponime Qôr fille du
roi de Tyranée, et Thècle sentait une profonde déférence
l’envahir, cette jeune femme… était sans doute l’espoir de toute
une nation, et bien plus.

Sabine observe encore et toujours la tombe, il n’y a plus


aucun doute, l’or fleure la terre, incruste le gravier, paillette le
marbre et… les pierres. Une lèpre d’or ronge le cimetière, et,
haletante, elle ne peut détacher son regard du phénomène y
percevant encore celui qui la hante. Thibaud se répand. Un bruit
de chevaux attire son attention, on ouvre les portes du château,
une forte troupe le quitte portant les couleurs de la Caldénée, que
se passe-t-il ? Pourquoi n’a-t-elle pas été averti ?
Elle grimpe à l’étage et y voit la duchesse, elle s’affrontent
du regard un instant, Annegarelle approuve de la tête à l’issu de
cet examen étrange.
— Ma dame, fait la jeune baronne pleine d'un feu soudain,
que se passe-t-il ? cette troupe… On dirait une délégation
fortifiée.
La duchesse ignore un instant la question, et répond :
— Sabine, vous avez été toute la journée sur cette tombe,
regardez-vous, votre beauté craquelle, ainsi que votre raison,
sous ce froid à pierre fendre, vous êtes bleue et frigorifiée, vous
tremblez ma belle. Venez près de moi vous réchauffer !
— L’or ma dame. L’or pousse comme l’herbe. Il envahit les
parterres, les tombes, tapissera les caveaux bientôt et cheminera
sur nos sentiers, les gens le verront ! Et alors…
— L’or ! Vous voici sous son charme noir baronne. Votre
amour vous aveugle, je m’en occuperais en temps voulu, si on le
ramassait maintenant on ne récupérerait qu’une infime poussière,
laissez-le croître. La magie opère. C’est… une matrice.
Sabine écarquille les yeux, elle lâche dans un souffle, blême
comme une morte :
— Une matrice. Que dites-vous ? Et les images lui

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revenaient, Thibaud partant vers le fleuve, sûr de lui, décidé à


utiliser une matrice. Une formulation extrêmement dangereuse !
il le savait…
Alors elle comprend ce qui se passe, Thibaud avait perdu la
vie pour lancer une réaction en chaîne. Une matrice qui opérerait
au-delà de sa disparition. Que rien n’arrêterait sauf une magie
plus forte ou un sacrifice plus grand. Des éclats de voix et des
bruits de sabots montent jusqu’à elles.
Se reprenant elle regarde droit dans les yeux la duchesse :
— Qui nous arrive ainsi ma dame que j’aille l’accueillir
dignement s’il s’agit d’un grand seigneur ?
— La princesse Éponime ! Répond Annegarelle les yeux
brillants d’une sorte de fierté inattendue, puis fronçant les
sourcils elle poursuit, mais l’aviez-vous oublié ? Thibaud l’avait
annoncé.
La baronne pâlit subitement, Thibaud ! Il avait effectivement
parlé de l’arrivée d’Éponime et cela lui avait échappé trop
déconcentrée et fascinée qu’elle était par le jeune homme.
La princesse Éponime, songe Sabine intriguée, la fille de
Tallârk. Celle dont la réputation résonnait étrangement à ses
oreilles, son cœur bat fort tout à coup, il s’agit de guerre ou de
paix, la jeune femme veut faire alliance s’est indubitable ! elle se
sent électrisée et s’exclame :
— Je dois y aller ma dame !
Annegarelle a un geste d’impuissance :
— Qui pourrait vous en empêcher ? autant retenir un
cyclone, allez ma fille, soyez diligente, je suis heureuse de cette
réaction, vous voici à nouveau active…
Sabine ne fait rien pour effacer le rictus qui déforme son
visage et elle bondit vers la sortie, la duchesse murmure presque
affectée : « puisses-tu trouver la paix que tu mérites, court, vole,
dépenses ta formidable énergie ma chérie. »

*
La masse écarlate parle en de multiples voix qui pénètrent
les hommes, elle s’élève, corps glorieux et terrifiant, dégénéré
par des milliers d’années de lutte et de magie. Le duc recule en
tirant son épée. Tanaoz s’agite dans son ellipse de cristal, il

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dresse son bâton : « Faites attention monseigneur ! Le gardien


des Phrégïas résiste aux vieilles magies, mais il ignore tout des
misérables tentatives des jeunes inconscients de thaumaturges !
Hélas, en dépit de l’avertissement, un choc épouvantable
soulève le duc et l’envoie à plusieurs dizaines de pas, Simon se
précipite vers la créature et la frappe d’un revers impitoyable de
son onacre, la Lyconthe pousse un rugissement et balaie le jeune
homme qui reste au sol. Quelque chose se passe alors, Elvôn
devenu d’un rouge de flamme se porte au secours du duc, ce
dernier est indemne, un bouclier le protège. Siân se redresse
l’onacre à la main. Elvôn et Chliss se regardent se passant un
message silencieux.
Les armes rebondissent sur le corps rouge. Le duc essaie de
saisir toutes les données d’une situation si complexe qu’elle lui
échappe plus que partiellement, un bouclier se forme autour de
lui, il se tourne vers l’effigie de Tanaoz et lance d’une voix
tranchante :
— Je te remercie !
« Quoi ? Grogne le thaumaturge, que dites-vous
monseigneur ? Je n’y suis pour rien !
Le duc stupéfait scrute les blocs de Phrégïa, les lumières
incidentes les inondent de couleurs et paraissent leur conférer
une réalité plus aiguë. La Lyconthe frappe cette fois Feldan qui
tentait de l’atteindre de son épée, le choc propulse le précepteur à
une cinquantaine de pas, un choc mortel si Chliss n’avait
immédiatement intercepté l’homme, le précepteur reste
inconscient. Aussitôt la Lyconthe change de forme, devenant
sphère rouge gluante, bulbes géants munis de bouches
écumantes, puis cette ébullition sordide, se métamorphose en une
silhouette familière, le précepteur regarde à présent Elvôn d'un
air moqueur: « Alors petit? Tu doutais de l'issue du combat? Tu
ne veux plus lutter avec moi? »
Elvôn est paralysé une seconde devant l'horrible imitation
qu'opérait la Lyconthe, il tourne la tête, Feldan gît toujours sur la
glace inanimé. La créature infernale tourne autour de lui. Il songe
alors :
« Feldant est-il…? non! Ce n'est pas possible! il concevait
pour le précepteur une admiration réelle et une solide amitié bien

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qu’il ait vécu auprès de lui ses heures les plus sévères.
L’effigie lui cria :
Ne te laisse pas circonvenir petit! Je sais… je sais que tu as
« l’empreinte » !
Elvôn et Chliss se donnent la main, ils dégagent un instant
une couleur de sang, et tout autour d’eux prend une consistance
mortelle… écarlate. Ils vont vers la Lyconthe et elle les attend
cette fois sous la forme d’une femme splendide, nue dont la
chevelure vole et pénètre la glace, caressante, attentive,
maternelle.
« Lyconthia, mère… ne peux-tu laisser ces hommes ? nous
sommes là… prêts à obéir aux lois de la Glace…
« Non… pas encore mes enfants… pour devenir les
chevaliers de l’Incarlate vous devez encore voir et écouter, sentir
et éprouver. Je ne veux pas la mort des hommes, mais sauver
l’honneur du Royaume de Glace… le Vactarh revient.
« Va-t-il s’attaquer aux vivants ? changer la Glace ?
« Oui… peut-être, il est encore trop faible, son heure vient
cependant… le rouge peut le retenir, le circonscrire, en
attendant… vous devrez aider les magiciens à lui faire échec…
une chose peut le détruire toutefois…
« Quoi mère ?
« Le Mogoown. Le talisman transfactique.
« Celui du duc ?
« Oui… dépêchez-vous de mûrir mes fils…
« Tu as frappé un ami, cet homme…
« Feldan… je suis désolée pour toi Elvôn Erytion fils de
l’Incarlate, mais je dois tenter de ralentir tes amis…
« Pourquoi ? pourquoi ne pas plutôt nous aider à vaincre
l’Ennemi ? supplie Chliss.
« Parce qu’en luttant contre vous je vous fortifie et vous
transmet mon savoir, la gnose par la violence, la J’Jaria… mes
maîtres anciens ne m’avaient enseigné que cette méthode…
« La douleur est plaisir et le plaisir douleur, le savoir
violence et la violence science… »
« J’aurais pourtant préféré… l’amour ! Crie Elvôn.
« Le principe charnel est source créatrice, il ne donne
cependant pas les réponses aux Phrégïas… certes elles aiment les

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caresses… et toutefois expurgent mille ans de violence. Sous


cette forme je te plaît… pourtant je ne suis pas une femme… et
pourtant plus qu’une femme, fils lyconthien, soit fier de ta
destinée… adieu…
Elvôn veut encore parler, mille questions lui viennent mais la
femme rouge explose en une gerbe insane de tentacules et
pénètre la Glace instantanément.
Le duc, Orthox et Simon restent immobiles. Totalement. En
fait la conversation s’est réalisée dans une racine temporelle
locale. Siân et ses compagnons n’ont vu qu’un tourbillon rouge
impénétrable pendant quelques secondes. Il croit Elvôn et Chliss
déchiquetés, car il ne sait pas... il ne sait pas ce qu’ils sont
devenus. Finalement les garçons émergent après la fuite de la
créature. Et Elvôn tombe à genoux et se penche au dessus du
précepteur
— Tenez bon Feldan ! Crie-t-il plongé dans une fureur qu'il
n'essaie même pas de juguler.
Mais alors qu’il tente d’envoyer des stimuli au précepteur,
aidé de Chliss, la forme rouge fait un retour foudroyant. La
Lyconthe n’a pas abandonnée l’œuvre de déstructuration qu’elle
poursuit, œuvre destructrice et salvatrice à la fois, car cette
intervention à plusieurs niveaux est une signature de la Phrégïa.
« Venez mes amours, je vous ferais connaître des plaisirs que
vous n’imaginez même pas et qui vous emporteront au paradis
des sens…
« Tu viens de me dire que tu ne peux pas satisfaire au
rapport de chair… songe Elvôn, rageur et dépité, pourquoi ce
retour intempestif ?
« Pour provoquer d’autres séismes utiles, mon fils…
Le duc lui-même se sent irrésistiblement attiré, Paulmarc
titube les yeux fixent, tous allaient au suicide, la Lyconthe
maudite usait de nombreux pièges, celui de la séduction était
particulièrement puissant, il lui était venu après la lutte contre
une Enliade des mers intérieures selon la liturgie phirienne.
Tanaoz crie et gesticule à son habitude, mais personne n’y prend
garde, l’effigie tombe des mains du duc et fait un plof ! Sonore
en pénétrant dans la neige, le thaumaturge pousse d’horribles
jurons.

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Elvôn et Chliss ne peuvent intervenir, ils ne connaissent pas


l’étendue de leurs pouvoirs, ni ses limites, la lumière leur
échappe, le gardien est trop puissant, et Feldan retient toute
l’attention du jeune homme. Il doit pourtant tenter de sauver le
duc et ses compagnons.
A cet instant un tourbillon de neige jaillit du sol, si puissant
qu’il entraîne des blocs de glace comme des plumes. Une voix
retentit, fracassante et incroyablement autoritaire :
« Lyconthe, Lyconthia Conthe Lythia, par l’Abomitrôn
distrôn soit fustigié !
Un étrange personnage surgit, à l’aspect des plus noble,
revêtu de la robe des thaumaturges, il tient deux bâtons et darde
des yeux extraordinairement jeunes sur le groupe, des yeux qui
lui dévorent un visage brun et régulier. Il tend ses deux bâtons
d’Autorité en même temps, geste hérétique s’il en était, les
magiciens ne peuvent utiliser qu’un bâton à la fois. Mais comme
si cette apparition ne suffisait pas à elle seule, un autre
personnage se détache du vortex tenant un arc immense, un jeune
homme à la blonde et longue chevelure, revêtu de fourrures et se
déplaçant avec fluidité et grâce.
Elvôn sent son cœur éclater, il reconnaît immédiatement
celui qu’il croyait perdu à jamais :
— Annrick !
La double émotion de la perte de Feldan et de l’apparition de
son ami lui ôte toute force, mais Annrick ne laisse pas parler ses
sentiments il ajuste une flèche noire et tire, elle file vers la
créature qui aguiche mortellement les hommes. Simon,
inexplicablement désemparé, est déjà à porté de sa main, elle va
aspirer sa shindrä et rien désormais ne semble pouvoir sauver le
courageux fils de Siân, quand un trait noir se plante dans sa
poitrine entre les seins, elle bondit de douleur et hurle, puis se
transforme en une créature reptilienne ailée.
Cette fois un feu sombre la brûle, c'est alors qu'elle
accomplit quelque chose d'incroyable, la créature bondit sur
Feldan évanouit et s'allonge sur le corps du précepteur, elle
enfonce quelque chose dans son corps, deux longues canines, il
est impossible d’intervenir, un tourbillon de neige rouge aveugle
les spectateurs, le gardien laisse sa marque dans le corps de

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l'homme plus rapidement que l’éclair.


Le thaumaturge pousse un cri rageur il manipule la magie
avec une précision mortelle, la flèche non seulement a blessé le
gardien mais consume sa vie. Un torrent d’énergie passe dans les
deux bâtons, le magicien soutient le choc, puis graduellement la
Lyconthe s’efface et la Glace forme des geysers d’écume, la voie
ancienne s’éteint, et une mélancolie foudroyante traverse les
hommes. C’est un spectacle terrible et déchirant car il s’agit de
l’avant dernier gardien des Phrégïas et sa mort peut avoir des
conséquences sur l’équilibre des glaces.
La masse rouge devient une peau grisâtre vidée de toute vie,
une centaine de flammes se dessinent, elle sont d’une teinte
étrange proche de la chair, et paraissent chercher une issue, le
thaumaturge accomplit alors un rituel particulier. Annrick se
recueille et aide le vieux magicien à phrégifier les flammes, c’est
un spectacle hallucinant. Les thaumaturges n’ont jusqu’alors
jamais réussi à phrégifier un objet, un être vivant et encore moins
une shindrä. Ces dernières sont figées à jamais, ainsi l’esprit et
l’essence des morts est-il préservés, l’émana suprême. Le
magicien se tourne vers le duc :
— Sauvé pour l’instant!
Siân afficha un sourire.
— Hyacinthe ! Oui, les deux bâtons je t’ai reconnu, mais
pourquoi cette nouvelle apparence ?
— Je ne suis qu’un schasmme, et je peux revêtir le corps qui
me convient, surtout maintenant… Je vais partir.
— Comment cela ? partir ?… tu ne veux pas dire… ?
— Mourir ? si… c’est mon heure, et je devais vous revoir
auparavant, écoutez duc, le Transfact vous donnera un pouvoir
inimaginable si vous savez l’utiliser, mais cela est terriblement
dangereux et compliqué, et vous saurez en faire usage
progressivement, il le faudra… car « il » est revenu !
— Arkotth… murmure Siân.
— Chut ! silence, ne prononcez pas son nom, cela l’aide…
— La Lyconthe est-elle ?
— Détruite ? oui, en principe, Elle n’a pas eu le temps de
reconvertir cette magie, mais je n’ai pas de garantie absolue, je
ne sens plus son odeur, cela ne veut rien dire, elle peut simuler,

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mais je ne le crois pas, la flèche de notre jeune ami l’a frappé


mortellement et je l’ai aidé en cela !
— Vous avez guidé sa flèche ?
— Plus encore, je l’ai chargé d’une racine si mortelle qu’elle
va me tuer aussi, mais peu importe c’était ma fin de toute
façon…
Le duc prit la main du vieillard :
— Puis-je faire quelque chose ?
— Le Transfact, as-tu compris duc ?
— Je le pense… il veut confirmer qu’il ferait tout ce que lui
avait dit le vieux quand celui-ci disparaît dans une fumée
grisâtre. Une voix lointaine et déformée résonne :
— Adieu duc, Oh ! encore une chose, j’ai invoqué
l’Abomitrôn pour me débarrasser de la Lyconthe, il va revenir,
ce… n’est pas un être de chair et de sang, mais… un char, une
machine des premiers temps… un être minéral. À la prochaine
lune… la prochaine… gardez votre esprit vainqueur... que le
meilleur de votre passé soit le pire de votre avenir… la voix de
Hyacinthe devient inaudible, il ne reste plus rien qu’une odeur
douceâtre que connaît Siân pour l’avoir humer autrefois, celle de
la fin d’un thaumaturge.
Il vient de les quitter selon la formule consacrée du Grand
Pays.
Annrick embrasse Elvôn, tous deux se regardent en riant.
Soudain le jeune homme s'arrache à son ami et se penche au-
dessus de Feldan toujours inanimé. Il l'examine longuement.
— Il est en catalepsie, le choc de la Lyconthe l'aura blessé de
l'intérieur...
— Une hémorragie? S'exclame avec angoisse le garçon.
— Je ne crois pas...je ne sais pas ce qu'à fait la bête, elle a
enfoncé une chose dans sa chair... un thaumaturge saurait peut-
être... mais il faut le ramener… C'est un homme courageux!
Tandis qu'Orthox et Paulmarc se charge de tendre une cape
en guise de civière pour y transporter le précepteur, les deux
jeunes gens échangent des souvenirs du passé et vont
entreprendre de raconter leur aventure lorsque la voix de Siân les
interrompt, il affiche un air sombre et affecté :
— Les enfants ! Ne restons pas là ! Allons jusqu’au camp…

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Simon, Paulmarc et Orthox approuvent, ils en ont assez vu pour


l’instant.
L’effigie est récupérée par Simon qui en dégage la neige
prestement. Ils retrouvent le bivouac, tentes et foyer qui leur
ferait momentanément oublier la précarité thermique des drogues
et onguents.

Quelques minutes plus tard, le vieux Tanaoz s’adresse au


groupe.
« Nous devons penser à ramener les flammes, d’abord celles
des hommes tués par la Lyconthe, et ensuite les feux qui nous
réchaufferont.
Tous approuvent, après tout que pouvait bien leur faire de
rester un peu plus longtemps en ces lieux, le climat est partout le
même, et le danger s’est vraisemblablement éloigné. Ils suivent
l’effigie de Tanaoz, tenue par Siân, et arrivent à proximité d’un
bloc de glace qui renferme plusieurs flammes figées très
comparables aux feux ordinaires.
L’effigie de Tanaoz explique à Siân comment faire glisser le
bloc sur la neige, et il va ensuite faire de même pour la shindrä
des hommes, souvenir perpétuel de leur sacrifice, leur flamme
phrégifiée sera abandonnée au milieu des Phrégïas selon le rite
des pèlerins, comme les marins immergeant les corps des défunts
en haute mer.
Cela leur prend un certain temps, après quoi ils reviennent
pesamment vers le campement.
Ce cérémonial leur rappel qu’ils ne sont que des hommes, et
nourrissent un espoir commun à tous les pèlerins égarés.

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Les Seigneurs de la souffrance, fils des dieux, luttèrent contre les


Vactarh et devinrent les seigneurs de la dispersion car ils éparpillèrent
les membres de leurs ennemis dans la Glace éternelle afin de les
rendre à jamais impuissants...
Journal d'un thaumaturge.

Implosion fatale

Tukyur avait désormais tout le loisir de s’occuper des dames


des deux châteaux, il passa un temps considérable, et contre toute
attente, à décider de celle qu’il honorerait la première, il usa pour
cela d’un ancien jeu pratiqué par les dieux, trois dès ne
comportaient pas de chiffre, mais des signes, une somme de ces
signes correspondait à une formulation phirienne et donnait une
réponse à la question du joueur.
La question était en l’occurrence ; par laquelle des dames
vais-je commencer ?
« J’aime mieux la jeune à priori mais l’autre a… un je ne
sais quoi d’excitant d’expérimenté qui m’aguiche bien… Et puis
où se trouve le Tanarsïlh ? » Soudainement, il s’aperçut qu’il
s’égarait et que seul comptait les reliques du Vactarh afin de le
rappeler, il jeta les trois petits cubes rabotés aux angles.
Les dès roulèrent, roulèrent sans s’arrêter. Le terrain sur
lequel s’était posé Tukyur était en pente, les dès continuèrent leur
route dévalant la pente sous une impulsion inexplicable. Il jura et
allait entreprendre de descendre cette pente qu’il n’avait pas bien
vue, trop agité par ses rêves.

Il se pencha pour les lire, deux dès montrait que la duchesse


était vaillamment conseillée, quant au pied du Vactarh il le
décréta comme étant inaccessible, muché dans la forteresse de
Messeris sous des sceaux magiques inviolables. Il maudit mille
fois Silbbus et songea au bras, mais là encore, les dès roulèrent
pour lui annoncer que le bras était dans une autre forteresse, celle
de Tanaoz, le Tannfül ! Inaccessible également ! Il hurla de
colère, mais songea aux dames, et Tukyur se releva d’un air si

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lascif que l’air vibra autour de lui. Il passa le dès sur sa langue en
bavant.
« Hum… à moi les charmes savants de deux grandes
dames…
Il prit alors un chemin de traverse vers Trecy, il devait
profiter du temps qui lui était imparti, car Atzéus ce maudit petit
humain, pouvait découvrir la supercherie du bouffon et
s’apercevoir que le don qu’il lui avait donné n’était qu’un leurre,
que sa force allait disparaître d’un instant à l’autre, le prêtre
pourrait, suite à cette constatation, se mettre en fureur et détruire
le dragon de pierre.
Il songea tout à coup à Silbbus, c’était le magicien qui le
possédait. Par malheur Atzéus pouvait consacrer un autre dragon
avec son sang et mettre en danger l’existence de Tukyur en
brisant ce nouveau réceptacle. Il frémit à cette idée et courut
aveuglément, il y serait en quelques minutes à cette vitesse, une
fois la duchesse assujetti, il ferait de même pour la princesse
Éponime et forcerait Silbbus à lui rendre le dragon et le bras. Des
prises d’otages. Les femmes seraient des prises d’otages idéales.

C’est alors qu’une gerbe monstrueuse illumine l’éther.


Un choc violent, si violent que Tukyur sent son corps se
déchiqueter.
Il vole dans l’espace plusieurs minutes, traversé par une
douleur inhumaine, la deuxième en peu de temps… une de trop.
Quant il se relève, annihilé, tremblant, il voit dans l’orbe de
sa vision blessée, une silhouette courbée, échevelée, gesticulante,
une silhouette qui aurait pu être le sienne, celle d’un vieux fou
enragé !
Elle ricane et brandit un bâton d’Autorité, les brumes se
dissipent et la figure plissée, crevassée de Tanaoz apparaît.
— Vieille carne D’abalick, fétron truz, déjection
insoutenable, te voici ! Tukyur ! Qu’espérais-tu ?
Le bouffon titube, le choc l’a sonné, commotionné, il se
demande d’où le vieux tient un tel pouvoir.
« Que vas-tu penser Tanaoz ?… j’allais aider ces pauvres
grandes dames à gérer leur royaume… elles sont bien
abandonnées…

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— Plus menteur on crucifie deux fois ! Rugit Tanaoz, tu


allais bien chez la duchesse réaliser l’un de tes vieux rêves de
malade, Pitnasse de déchéance ! Tu devras me passer sur le corps
pour cela, et ça va être dur ! Tu as donc perdu le Tanarsïlh ?
Tukyur tressaille à l’énoncé du Tanarsïlh qu’il ne supportait
plus, il hurle et bondit sur le thaumaturge, mais il échoue et se
retrouve à terre. Tanaoz l’évite facilement, il rayonne d’une
énergie anormale, gigantesque. Il envoie tout son feu espérant
retarder le thaumaturge en affaiblissant son bouclier, mais il est
aussitôt absorbé par Tanaoz qui paraît encore enfler davantage de
puissance. Même Hyacinthe ne lui a pas donné cette impression
fatale d'impuissance, les thaumaturges succombaient tous… mais
lui… lui possède un feu nouveau, une rage irrépressible.
Le vieux bondit et serre dans ses bras Tukyur qui le fixe d’un
air dément.
— Viens avec moi blancar d’esbroufe ! Vermicille insipide,
tu sais quoi ? j’ai trop mangé… et, mon organisme à trop
chaud…
Tukyur ouvre de grands yeux, il se refuse à comprendre ce
qu’essaie de lui dire le vieux, son haleine pue, mais il sait que la
sienne est infiniment plus nauséabonde, et pourtant Tanaoz le
regarde comme s’il allait l’embrasser.
— Quoi ? Quoi ? balbutie-til ? tu ne veux pas dire que… ?
non… Tu te trompes…
Il tente de se libérer de l’étreinte du vieux, mais autant
vouloir dénouer des racines anciennes l’une de l’autre, sa force
de dieu est inutile, dénuée d’autorité, et Tanaoz a amplifié
incroyablement sa puissance, la marque des Adormeurs est en
lui. Il hurle, Tanaoz éclate de rire en lui faisant un clin d’œil et
finalement en l’embrassant à pleine bouche, longuement,
goulûment.
— Tiens, prends ça mon ami le bouffon, quel baiser hein ? À
défaut de jouvencelle ! Nous allons bien nous éclater tous les
deux, je suis en train de me transformer en supernovae !
Tukyur le supplie d’arrêter, il tente désespérément
d’absorber sa shindrä, mais il se maudit lui-même de ne pas
savoir conserver l’énergie ainsi volée aux autres, les chemins de
traverse lui ôte son essence vitale comme un homme blessé perd

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son sang et sa force est ridicule contre le monstre qui l’enserre,


Tanaoz à su entrer en puissance dans le monde éthérique de
Tukyur. Il rayonne intensément maintenant, il le brûle, le bouffon
se tortille comme un ver sur une plaque chaude, puis un ultime
hurlement et le vieux implose en une gerbe monstrueuse qui
déforme un instant le temps et l’espace. La terre est avalée et une
énergie dangereuse se répand dans les landes d’Adlassie
heureusement désertiques tandis que des milliers de mètres cubes
de matière disparaissent dans un gouffre béant, trou noir plus
ravageur qu’un astre.
A distance des fermiers distinguent une sorte de grande lueur
en forme de lys, ils invoquent les dieux et vont se terrer chez eux.
Puis tout redevient normal. Mais dans l’entredeux, Tukyur a été
littéralement désintégré par l’implosion du thaumaturge,
désintégré sur plusieurs niveaux. Tanaoz n’est plus, et Tukyur ne
nuirait plus à personne.
Sacrifice affolant.
Prix dément.
Cadeau du vieux.

Silbbus filait vers la Caldénée cherchant les traces


résiduelles de Tukyur, la magie avait une empreinte, une odeur et
une couleur pour chaque utilisateur, Tukyur était arrêté quelque
part dans les landes. Il la repéra assez vite, le bouffon fermentait,
il imaginait des choses terribles qui brûlaient l’esprit du
thaumaturge, une autre odeur se mêla à celle de l’Astarï, et
Silbbus la reconnaissait entre toute, son cœur se mit à battre
follement, « lui » ici ! Ce fut le moment ou une lueur prodigieuse
enflamma l’horizon.
Silbbus bousculé par une onde de choc, se remit sur pied
instantanément, et se rua vers le lieu du drame. Des courants
contraires le ralentirent mystérieusement, il parvint enfin à se
dégager, puis une déflagration gigantesque le projeta en arrière
sur des milles. Il resta inconscient plusieurs minutes en dépit de
son bouclier et se releva pour constater les dégâts, il s’agissait
d’une implosion éthérique. Il s’approcha du lieu d’impact, et
reconnu, anéanti, les signatures magiques ; Tanaoz et Tukyur !
La vision des deux adversaires lui vint instinctivement. Il

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bredouilla les larmes aux yeux :


— Ariatid Osca Tanaoz Noz ! vous n’avez pas… vous
n’avez pas pu le faire cette fois… ? mon vieil ami…
Il revit en l’espace d’un instant tous ce qu’il avait vécu avec
le vieillard extraordinaire. Tanaoz était mort. Le foyer subastral
ne pardonnait pas, ou si rarement... et l’Astarï… lui aussi,
éradiqué. Il renifla et eut un haut le corps. Combien d’amis
perdrait-il encore ? Il songea au duc, à Annegarelle, Éponime et
son père qui maintenant devait avoir rejoint le duc. Une colère
longtemps contenue le déborda. Frustration, impuissance et
révolte, l’apanage des faibles. Il n’avait jamais ressenti cela, il
songea au Vactarh qui se réveillait un peu plus chaque jour et aux
turpitudes humaines qui retardaient le sauvetage des Fosses par
cupidité et frénésie de gloire absurde.
Il repensa alors au Tannfül, la forteresse se retrouverait sans
protection, car un thaumaturge mort de cette façon détruisait tous
les liens magiques antérieurs, le Tannfül était désormais
vulnérable ainsi que tous ses trésors. La première chose
s'imposant ; verrouiller les sceaux phiriens et aïmiens qui
maintenaient le bras et l’épée d’Arkotth, et ensuite il irait
rejoindre le duc, puis, dans un grand va-et-vient épuisant,
rendrait visite à Annegarelle, Éponime, et le roi Tallârk afin
d’éviter tout affrontements dangereux, hélas, il craignait ne pas
pouvoir être partout à la fois, le dédoublement de ses schasmmes
ne parviendrait qu’à l’épuisé trois ou quatre fois plus vite et à
être infiniment plus vulnérable.
L’enjeu, trop élevé, ne permettrait pas la moindre erreur. Un
fardeau terrible pesait sur ses épaules. Gruelcia ne lui avait pas
donné signe de vie, et deux magiciens restaient introuvables,
combien d’amis encore ? Narboth et Groswen allaient
certainement donner signe de vie, leur signature était vivace, oui,
mais arriveraient-ils à temps ?

Éponime fut reçut en grande pompe, la duchesse la fit


escorter par une quarantaine de soldats dont Xithos et quelques
nains hardis. Elle pénétra dans le château sur des tapis de

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fourrure, et elle supplia presque les hôtes de cesser un tel


protocole. Annegarelle lui souriait, elle était radieuse dans sa
robe de satin vert et portant le grand hennequin à freiseau. Sabine
se tenait près d’elle, revêtue de sa plus belle cotte et d’une toge
splendide, les cheveux ramassés en un chignon des plus
modernes qui détachait ses traits dynamiques. La beauté
d’Éponime la pétrifia un instant, la princesse sentit
immédiatement la force de la baronne, le poids de son regard
mâle sur elle, et elle frémit tout en lui adressant un salut emplit
d’autorité et d’une force de caractère égale à celle de la guerrière.
— Par les Bienfaiteurs des Fosses! Clame Annegarelle,
princesse que me vaut l’honneur de vous revoir ? Voici si
longtemps…
— Oui, je n’étais alors qu’une fillette joueuse accompagnant
son père, mais ne voyez en moi que cette enfant qui vient vous
parler aujourd’hui duchesse !
Annegarelle est saisit par l’humilité de la princesse, son
cœur fait un bond, elle porte la main à sa poitrine touchée
profondément comme toute les personnes qui rencontrait cet être
rare.
— Nous vous écoutons attentivement Votre Altesse.
Éponime explique la situation à Orlân, depuis le départ du
roi et comment elle rassemble les baronnies afin d’établir la paix.
— J'attends de vous un conseil, une aide, votre
compréhension, chère duchesse, mon père à assez guerroyé
contre la Caldénée, il est temps de reconstruire nos royaumes et
d’éradiquer la misère. Unissons nos forces et notre savoir.
Envoyons au duc un message d’espoir pour nos deux nations, et
j’affronterais personnellement mon père qui reviendra j’en suis
sûr pour me châtier.
La duchesse s’avance gravement, prend la main de la
princesse puis déclare sur un ton solennel, les yeux brillant d’un
éclat quasi insoutenable :
— Alors vous me trouverez à vos côtés princesse, et nul ne
vous touchera sans me toucher, après avoir risqué votre vie pour
venir en personne jusqu’ici que ne ferais-je pour vous ? restez
tant que vous le souhaiterez. Demandez et vous serez exaucée !
Éponime remercie dame Garelle qui réunit sur le champ tous

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ses conseillers afin d’établir un plan de paix et une grande


alliance avec la Tyranée, mais sans le duc il sera évidemment très
difficile de l’avaliser. Éponime le comprend et promet de le
signer en présence de Siân le jour venu, et, si Siân ne revenait
pas, elle se promettait de le valider au plus vite de son propre
sang si nécessaire.
Entre-temps un traité de paix garantirait le libre échange
entre les deux pays ainsi que nombre d’accords divers,
notamment commerciaux. Tous sont frappés par la grâce
d’Éponime, sa dignité et son intelligence, on proclame déjà la
venue d’une grande reine alors qu’elle ne se voit que comme une
simple ambassadrice, et elle refuse les honneurs. Les deux
femmes, Annegarelle et Sabine conversent longuement avec
Éponime comme si elles la connaissaient de longue date, très vite
une réelle sympathie s’installe entre les jeunes femmes toutes
deux de fort caractère.
Sabine finit par dévoiler les derniers événements ayant trait
au décès de Thibaud. Éponime comprend que la baronne aimait
le jeune disparu, elle se rend donc sur sa tombe, et est
particulièrement émue par ce qu’elle voit. Tout autour de la
pierre tombale des cailloux scintillent et le marbre lui-même se
paillette d’un métal dont l’origine ne trompait pas, il s’agit bien
d’or. Éponime n’ignore pas les implications d’un tel phénomène
et dit, visiblement troublée :
— J’ai grand peur baronne que vous ne soyez obligé de
cacher cette tombe !
— Et pourquoi ? pourquoi devrais-je la cacher ? parce que
les hommes vont vouloir la piller ?
— Oui, sans doute est-ce déjà une raison très suffisante, mais
elle va devenir un objet de vénération et un jour vous ne pourrez
plus la voir en secret, vous la perdrez alors pour toujours car des
prêtres en auront fait un objet de culte. Si vous voulez la garder
pour vous, je dis bien « pour vous », car je comprend votre
sentiment, cachez-la…
Sabine rougit, est-ce de colère, de gêne ? elle lâche
sauvagement :
— Vous avez probablement raison, mais j’ai l’intention de
défendre cet endroit à la pointe de mon épée s’il le faut !

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— Vous êtes une formidable guerrière, mais vous n’arrêterez


pas les foules, les illuminés, les trafiquants. Regardez pour les
reliques, tant de choses tournent autour, et tant de malheurs en
résultent. J’espère retrouver un jeune homme qui a risqué sa vie,
mais je ne pourrais sans doute jamais le revoir, elle pense à
Simon, je sais ce que représente un amour perdu et parfois à
peine entrevu…
Sabine se met à réfléchir, le grand regard clair d’Éponime
élague les doutes en elle.
— Je l’ai à peine connu en effet, mais… c’est comme si on
ne s’était jamais quitté, il était tout ce que je n’étais pas…plus
sensible, plus…
— Plus féminin ? Éponime sourit, quant à moi j’avais trouvé
un homme véritable, courageux déterminé, honnête, bon et
digne… avec une noblesse étrange qui ne cadrait pas avec sa
naissance. La vie nous réserve des surprises fabuleuses parfois,
nous avons perdu toutes deux les hommes qui auraient pu nous
rendre heureuse, et la duchesse à gardé le même mari pendant
trente ans et l’aime encore comme une amante.
— Il n’y a pas de règle, reconnu Sabine en souriant à son
tour. Éponime pose la main sur l’épaule de la jeune baronne, ce
contact est prémonitoire peut-être, osé, risqué, dangereux, mais
prometteur de possible amitié.
— À l’origine la moralité était de règle baronne, les dieux
l’exigeaient, la fidélité n’était pas un vain mot. Quant aux règles
on peut en établir quelques unes tout de même dans nos
royaumes !
Sabine Blancsang Aigle approuve de la tête, décidément
cette jeune femme l’intrigue, elle est son antithèse et cependant
possède les qualités d’une guerrière associées aux vertus d’une
sainte. Séverin se joint au groupe une heure plus tard après s’être
changé. Éponime le présente aux deux grandes dames, elles
apprécient sa simplicité. Sabine retrouve le caractère de Thibaud
et son regard s’emplit de larmes, elle se lève, s’excuse, et part.
Séverin pense avoir mal agit, il regarde Éponime qui lui fait
gentiment :
— Ne vous inquiétez pas mon ami, elle a perdu un jeune
thaumaturge qu’elle aime et qui vous ressemblait beaucoup.

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Annegarelle soupire en regardant Séverin.


— Mon pauvre ami, voilà une situation gênante, vais-je la
consoler ? achève-t-elle en regardant la princesse. Cette dernière
se retourne en répondant :
— Non, j’y vais madame… j’ai plaisir à ce genre de chose.
Elle reviennent une heure plus tard, Sabine a non seulement
séchée ses larmes, mais reprit des couleurs affichant un sourire
lumineux. Elle demande de lui pardonner ce moment de
faiblesse, Séverin s’incline, lui prend la main et embrasse ses
doigts.
— Ma dame, c’est moi qui vous demande pardon, par ma
présence j’ai réveillé une douleur en vous…
Sabine fronce les sourcils et répond :
—Jeune homme. Ne redite jamais ça. Vous n’avez pas à vous
excusez d’être ce que vous êtes !
Annegarelle et Éponime se lancent un regard surpris et
complice à la fois, mais l’arrivée inopinée de Tan Thècle met fin
à la charmante conversation. Il tient un parchemin humide et
déchiré.
— Ma dame. Un message d’un de nos postes d’observation
dans l’Est, une armée s’avance vers les Fondrières frontalières.
Le message est trop détérioré pour pouvoir en dire plus, notre
émissaire à dû être tué, il s’agit apparemment des royaumes
oubliés !
Sabine sursaute :
— Les armées sorcières ! Thibaud nous avait prévenu. Il faut
que je prépare les hommes.
Séverin se raidit, fier et grave :
— Ma dame, permettez-moi d’accompagner la baronne, je
peux interpréter les signes et lire dans les Abolies, et…
j’essaierais d’user de mon savoir… avec votre permission Votre
Altesse, ajoute-t-il en direction de la princesse.
La duchesse opine du chef. Éponime jette un regard étonné
sur le jeune homme et lui dit :
— Faites Séverin, votre action ainsi que votre formation
commence vraiment ici. Plus vite que je ne l’aurais souhaité,
mais c’est ainsi. Rappelez-vous, par pitié, que je dois prendre
soin de vous, donc pas d’imprudence.

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Sabine se retourne et adresse un regard trouble aux garçon et


à la jeune femme allant jusqu’à se demander lequel de ces deux
êtres l’émouvait le plus :
— Je… j’ai l’habitude princesse, je le protégerais… cette
fois…
Annegarelle et Éponime se consultent du regard, que signifie
ces mots… je le protégerais… cette fois ? Elle craint de
comprendre.
Soudain et avant que Sabine ne disparaisse auprès de son
nouveau protégé, la duchesse s’avance et lance de façon
compulsive:
— Par les saints fosséens baronne, ouvrez-lui la grande
bibliothèque, il a besoin de tous les grimoires utiles !
La jeune femme fait un signe de la main et s’engouffre dans
les couloirs entraînant Séverin dans son sillage et Dieu savait
vers quels nouveaux tourments.

La bibliothèque impressionne le jeune homme qui déjà y voit


une source de savoir inépuisable.
Tout en étudiant quelque grimoire sur les arts phiriens et
protecteurs, Séverin s’extasie :
— Enfin, c’est incroyable ! On m’a toujours dit que les
royaumes oubliés comme les royaumes secondaires étaient
dénués de grandes armées et de thaumaturges habiles.
— C’est l’erreur qu’à fait le roi Tallârk trop sûr de sa
supériorité sur les autres peuples, tant qu’il était là il maintenait
cette crainte, mais maintenant les vieilles haines resurgissent, les
seigneurs du nord se sont regroupés et créent cette très mauvaise
surprise. Il nous faudrait toute la magie des Fosses pour nous
protéger contre cent mille hommes et des milliers de créatures
non humaines et de magiciens noirs.
— Que pensez-vous ? que… nous sommes perdus ?
Elle tourne les yeux vers le jeune homme, une infinie
tristesse y passe durant seconde, puis elle retrouve une âpre
volonté :
— Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir dit-on, moi je dis
tant qu’il y a des gens que l’on aime il y a des raisons de se
battre.

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Il hoche la tête et se replonge dans sa lecture. Elle attend


près de lui, il relève la tête étonné de la voir encore près de lui
alors que l’organisation de l’armée l’attend :
— Oui ?
— Qu’attendez-vous de la magie ? vous êtes à peine frais
émoulu…
Elle le regarde l’expression certes interrogative mais surtout
avec cet air désolé de quelqu’un qui se demande à quoi rime tout
cela.
— Heu… balbutie-t-il, conscient qu’il faut plus que quelques
arguments oiseux pour convaincre la baronne, je crois que je
pourrais établir des boucliers très puissants au-dessus de nos
armées, ce sera un atout non négligeable. C’est mon point fort,
chaque magicien à le sien… je crée des boucliers presque
inconsciemment, moi qui estimait ne rien savoir des armures
éthériques il y a encore quelques jours, c’est venu comme ça, un
flash.
Elle a un hoquet de stupéfaction et le fixe presque
béatement, il prétend pouvoir structurer des boucliers autour des
armées de Caldénée avec une tranquille certitude. À peine vient-
il de sortir de chez son père que ce garçon se propose de réaliser
l’impossible. Sabine le trouve incroyablement naïf, elle ricane
malgré elle et se trouble affreusement, Thibaud resurgit en elle
avec la force d’un bélier :
— Un bouclier ? vous rendez-vous compte de la puissance
qu’il faut pour maîtriser un tel ensemble ?
Le jeune homme , les yeux perdu dans le vague, répond :
— Hum, oui… et non ! je suis simplement sûr de moi.
l’instinct ! Peut-être en usant de certaines racines matricielle
provenant des sources telluriques, c’est explicité ici… il montre
du doigt un passage du livre contenant des symboles
indéchiffrables et des signes en langue phirienne. Elle secoue la
tête, le jeune homme a-t-il le cerveau malade ?
— Regardez insiste-t-il, et elle se penche, elle sent alors son
odeur, le cuir chevelu et une indéfinissable pointe d’eau de
toilette aux épices. Elle se redresse soudainement, non, elle ne
doit pas se laisser aller… repenser à… Thibaud. Surtout pas…
pas maintenant.

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— Parfait, j’espère que vous savez ce que vous faites…


— Pas du tout… mais je sens que cela va marcher…
L’instinct ! il réagit comme Thibaud, il fonctionne à
l’instinct mû par un talent qui sort de l’ordinaire. Elle pâlit et
s’apprête à s’éloigner quand elle s’aperçoit qu’elle ne peut pas.
Non ! Elle veut plus que tout rester pour voir comment le jeune
thaumaturge va s’en sortir.
Il ébauche un sourire.
— Vous allez vous ennuyer, il va y en avoir pour des heures
et des heures, c’est alambiqué, compliqué à souhait, éreintant, de
la folie pure pour une guerrière comme vous. Vous allez bouillir
d’impatience. Et… vous avez des troupes d’hommes qui vous
attendent…
Elle éclate de rire.
— Mes hommes sont déjà préparés autant qu’il est possible
de l’être. Quand vous aurez fini je vous entraînerais un peu aux
armes blanches, répond-elle avec un air de défit, comme cela on
sera quitte. Un magicien devrait connaître le maniement des
armes.
Il soupire et se replonge dans la lecture de son livre, troublé
par une foule d’émotions diverses et contradictoires.

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Les elfes drainent les forces utiles des Phrégïas, lisent les voies
de la Lyconthe, aident les plantes et les créatures à se reproduire,
leur arc est enfin vecteur de vie... ils sont le deuxième sang des
glaces.
Annales phrégiques ; codicille XXII

L'attaque

Narboth et Groswen s’étaient tout bonnement éclipsés sans


prévenir Annegarelle, inconscients des déboires de la duchesse.
Ils allaient rejoindre leur chef Gruelcia, les pierres de vision
n’avaient pas été très prolixe. Il semblait bien que le vieux ait eu
des problèmes ou en ait encore. Ils sclissèrent d’abord et
questionnèrent les pierres, le Dardal leur révéla que le chef de la
Guilde des Probateurs était à présent à plus de deux mille pieds
sous les Phrégïas, autant dire totalement inaccessible !

Cette nouvelle les terrassa, ils s’arrêtèrent pour se concerter


et prendre une boisson revigorante. Le deuil les avait retournés,
la mort d’un si jeune thaumaturge était toujours une tragédie,
d’autant plus que le royaume restait sans magicien et qu’une
armée dirigée par des sornautes et autres transpasseurs
corrompus s’apprêtait à l’envahir, le temps urgeait, il fallait, à
nouveau, et très vite, réunir les thaumaturges les plus puissants,
les alliés.
Tanaoz et Silbbus ne pouvaient pas rater ce rendez-vous. Et
dire que le duc et le roi étaient actuellement dans les Phrégïas
s’affrontant probablement tandis que leur peuple respectif
attendait et espérait que leur prince revienne sain et sauf. Quelle
ironie. Tallârk se faisant spolier la Tyranée, son propre royaume,
tandis qu’il tentait de s’approprier la Caldénée en assassinant le
duc.
C’est alors que les pierres de vision projetèrent une série
d’images, les deux thaumaturges restèrent coi, les keetchs et les
teetchs entraient en guerre ! Le roi Tallârk durant un temps
n’était plus Tallârk, puis redevenait le roi luttant contre une

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présence indésirable et terrible, ses multi-personnalités posaient


problème dans l’interprétation déjà cruellement embrouillée des
pierres de visions.
Gruelcia envoya des appels au secours, quelque chose l’avait
effrayé, au delà de toute expression, ils virent à cet instant le
reflet déformé d’Arkotth. Ils eurent un brusque sursaut et se
jetèrent des regards atterrés, la force néfaste indescriptible, même
atténuée par les filtres éthériques, faisait surface. Puis, à nouveau
les images se succédèrent les entraînant dans une sarabande
effrénée. Tanaoz filait comme une comète, il heurtait une autre
comète et une explosion avait lieu. Tukyur !
Un gros plan indiquait que le bouffon des dieux était l’autre
comète. La suite fut épouvantable, une lueur aveuglante les
projeta en arrière, la pierre grésilla sous l’impact. Ils se
redressèrent et examinèrent le Dardal, pas de doute. Le vieux
Tanaoz venait d’imploser ! Leur cœur battait la chamade. Un
foyer subastral !
A ce moment Silbbus arrivait. Il n’y avait donc plus moyen
de faire taire ces pierres. Narboth fixait dans un affreux rictus la
suite pénible des événements, Groswen bavait et roulait des yeux
fous, il ne s’était jamais décidé à usé de morphomaîtrise, et
s’était regrettable. Mais heureusement la suite fut plus lénifiante,
Silbbus examinait les lieux et repartit apparemment bien décidé à
agir. Il ne les abandonnerait pas. Après tout il ne restait plus que
lui. Dernier chef de la Guilde à présent. S’il acceptait ce poste
évidemment bien qu'il fût difficile de le lui demander à une telle
distance.
Ils décidèrent de le rejoindre, sa piste était encore inscrite et
marquée par les traces de magie laissées dans l’éther, les pierres
les aideraient à le situer précisément. Ils filèrent dans sa direction
en proie à une émotion difficile à gérer.

En Adlassie du Nord, non loin du château de la duchesse, le


comte Adémarch s’apprête à partir. Fort heureusement Frost se
trouve à proximité de son maître qui a eu l’heureuse idée de le
ramener sachant que Lyedia son épouse avait émit le souhait de
rester à Trecy.

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L’homme lion, Sulbfor, son ami, lui a amicalement


déconseillé d’aller dans les glaces pour une multitude de raisons,
le comte se montre intraitable, on en déduit que la passion des
Phrégïas va faire une victime de plus. Heureusement un gros
matou arrive sur l’entrefaite et prend conscience de la situation,
Frost « lance » un puissant appel à la raison :
« Maître ! maître ! Ne faites pas cette folie ! On a besoin de
vous au château !
Il se frotte dans les jambes du comte qui s’énerve et cherche
à l’éviter.
— Que dis-tu ?
« Je vous certifie qu’un grave danger menace Trecy. Une
armée de sornautes s’approchent des frontières et vont se
retrouver très vite près des terres d’Adlassie. Ils ne peuvent que
très difficilement passer par les montagnes d’Hadlar la chaîne
de l’Est.
Alors que le comte va tempêter violemment, un flux
d’images foudroyant le terrasse. Il se prend la tête à pleines
mains et hurle. Des images et des sons horribles le saisissent, des
créatures monstrueuses brandissent des épées gigantesques, leurs
gueules bardées de crocs venimeux, des tilsjjads tricéphales, des
ulmains noirs et des géants de l’Ouest. Des machines
fantastiques, catapultes à multi-balanciers, tours d’assauts
monumentales, béliers colossaux, surgissent, une érection
abominable et menaçante pour les royaumes.
Les sorciers dirigent l’armée qui se grossit de milliers
d’esclaves, il n’y a pas cent mille hommes mais deux cent mille
guerriers avides de sang et adonnés à des drogues qui leur ôtent
toute douleur et toute raison. Des boucliers immenses protègent
cette population dévastatrice, totalement inefficaces pour les
thaumaturges, et cependant, n’empêchant nullement
l’impitoyable foule guerrière de raser villes et villages. Personne
ne pense à répliquer. On fui, on panique. L’armée se croit
invulnérable et rien ne paraît devoir l’arrêter. Le comte tombe à
genoux en gémissant, Frost pousse à son tour un râle douloureux,
titube, et s'affale. Puis la vision s’estompe, Adémarch se relève
étourdit, son chat est allongé frappé de convulsions. Il se

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précipite vers le teetch et le prend dans les bras espérant plus


d’explications, mais le matou reste sans réaction le regard dans le
vague, les pattes et le dos étrangement mous, la truffe et les yeux
coulant en abondance comme s’il avait attrapé un gros rhume. Il
le porte jusqu’à chez lui et fait appeler un médecin. Il ne faut que
quelques minutes pour établir un diagnostique.
— C’est la maladie de moose, annonce-t-il.
Adémarch pousse un gémissement, la maladie de moose, son
teetch est condamné ! Alors qu’il s’apprête à partir, indifférent à
ceux qu’il laissent derrière lui, et… cette armée s’approchant
contrariant tous ses projets, va-t-il fuir ? Il se raidit et cherche
Sulbfor.
— Sulbfor mon ami ! J’abandonne le pèlerinage blanc, nous
sommes en danger, une armée immense s’approche de la
Caldénée pour envahir les Fosses. Des sorciers et des créatures
infernales. Voici mon teetch malade… le sort s’acharne.
L’homme lion se met à réfléchir puis il propose d’une voix
de titan aux inflexions adoucies :
— Je vais chercher ma tribu et d’autres tilsjjads pour vous
aider. Les Trukms viendront certainement. Les amis ne vous
abandonnent pas.
Le comte reste silencieux, accablé par cette nouvelle et la
perte de Frost. Il ne lui reste plus qu’à retourner au château, une
courte journée de galop lui suffira, mais il doit tout d’abord
réunir ses chevaliers et l’arrière ban. Il prend douloureusement
conscience qu’il n’est pas un homme de guerre, cette pensée le
révolte, il palpe son ventre proéminent, si seulement il avait eut
le temps de s’entraîner un peu, mais trop de choses restent à
faire, il a menti à sa femme en prétendant s’être préparé. Il
envoie des messagers partout dans son comté et vers les autres
baronnies, puis n’attend pas les réponses, il bondit en direction
de Trecy où se trouve Lyedia et la duchesse.

Tigger œuvre comme aide-soignant dans le campement


auprès d’Evrard et de la dépouille de Hyacinthe, sur laquelle se
penche maintenant le magicien. Blick, éveillé, le fixe d’un regard

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vide. En dépit de sa peine Tigger accomplit ses tâches du mieux


qu’il peut, il s’apprête à faire la cuisine quand un cri le fait
sursauter, il bondit dans la direction du magicien et demande :
— Messire thaumaturge ! Vous ne vous êtes pas fait mal ?
Le thaumaturge jette un regard incroyablement surpris sur le
mimain, et il lui tend deux sphères légèrement luminescentes
qu’il tient dans la paume de la main, il baragouine :
— Tigger ! C’est… incroyable ! Hyacinthe… Il avait deux
yeux…
Le mimain regarde Evrard comme on regarde un dément.
— Deux yeux ? et… alors ? quoi d’anormal ?
Evrard tend le poing presque menaçant tellement la tension
est forte.
— Ce sont des pierres ! des Pierres ! On les appellent des
Euglixes. Hyacinthe avait perdu ses yeux. Une maladie ou un
accident sans doute. Il portait des prothèses, mais pas en verre, ce
sont des Abolies !
— Des pierres ? répéta Tigger, hébété, mais alors ? il… ne
voyait pas.
— Si ! les pierres lui permettaient de voir bien des choses, au
contraire, mais elles lui cachaient parfois ce qu’il y avait à
proximité.
Tigger s’agite, frotte ses mains et souffle dans celle-ci avec
rage pour les réchauffer. Il s’approche lentement du magicien et
plonge son regard dans le sien d’un air grave.
— Écoutez messire Evrard, j’ai froid, Blick est malade. Je
dois veiller ce cadavre de thaumaturge. Ne rajoutez pas à ma
douleur, si vous comptez me rendre fou vous allez effectivement
y parvenir.
Evrard le saisit par les épaules :
— Non ! Ce n’est pas une mauvaise nouvelle ! Rappelez-
vous il parlait lui-même de ses yeux « … Le Dardal ? bonne
question mon garçon, bonne question… Pour tout avouer, je ne
suis pas très doué pour faire parler les pierres Abolies. Et… je
crois que deux pierres qui me permettent de voir ne sauraient
tirer les visions d’une autre pierre !
— Deux pierres ne sauraient tirer la vision de deux autres
pierres ! C’est donc cela ? S’écrie Tigger, ses yeux étaient déjà

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des pierres de visions. Quelle folie !


— Oui, le vieux n’était que folie. Ils observent à présent,
bouleversés, les deux cavités noires qui attendent les pseudo-
globes oculaires du magicien.
— Voilà pourquoi son regard fascinait, ce regard d’enfant
multimillénaire !
— Exact Tigger. Les pierres imitaient à la perfection l’œil
humain, un orfèvre hors pair à dû les façonner.
— Mais qu’allez-vous en faire… ?
— Elles vont rester là où elles étaient, Hyacinthe n’a pas dit
de les lui ôter. Des cris les interrompent, ils se précipitent hors de
la tente, les hommes contemplent un spectacle des plus étrange.
Les bâtons de Hyacinthe se sont plantés en formant un cercle et il
commencent à brûler doucement. Evrard balbutie:
— C’est… c’est le moment de transporter notre ami… et
maître dans le cercle. Il a bien dit que lorsque ces bâtons seraient
complètement épuisés… alors… il partirait lui aussi !
Des soldats déposent le corps du vieux dans le cercle de feu
sur l’ordre d’Evrard, hélas le duc n’est pas présent pour assister à
la cérémonie.
— C’est une des manières pour les anciens de disparaître
définitivement, leur shindrä brûle une dernière fois auprès de leur
bâton d’Autorité, mais Hyacinthe en avait plusieurs… Ce vieux
fou admirable avait lié des bâtons d’Autorité entre eux, alors
qu’il s’agit d’une matrice terriblement complexe et dangereuse, il
adorait jouer avec le feu.
Tigger secoue la tête, puis il se penche au-dessus du corps du
thaumaturge qui brûle lentement, replace les pierres devenues
étrangement fixent, et lui adresse une dernière prière :
— Que les Dames soient clémentes en leur accueil, et que le
sein des dieux soient paisible, enfin que l’arbre qui te recevra,
grand maître, aime ta sève. Il use des paroles propres au peuple
mimain.
Les soldats et les ulmains regardent avec une émotion
profonde disparaître le plus grand des magiciens, sa flamme
s’étiole dans l’air en dégageant un parfum indéfinissable. Mais
les deux pierres restent sur le sol, fumantes. Atterrés, ils n’osent
avancer, Tigger, cependant se décide et ramasse les globes qu’il

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glisse dans sa poche cette fois.


Ils retournent pesamment sous leur tente, Evrard envoie un
signe amical à Picjoz et Adler qui viennent d’assister au
spectacle.
— LesGadduchs étrangesguandmourir, aimenttropflammes
et myztères grandans noscoeurs zafflichés !
— Oui, c’est vrai Picjoz, allons vient !
Lorsque Evrard et Tigger entrent dans le chariot bâché, Blick
les attend, souriant et le regard parfaitement lucide. Tigger
pousse un cri joyeux :
— Blick ! Mon cher Blick !
Ils s’embrassent comme du bon pain et Evrard secouant la
tête marmonne :
— Dieux ! Que se passe-t-il donc aujourd’hui ? Les prodiges
se suivent sans discontinuer. Il tâte les pierres, elles brûlent entre
ses doigts, d’une chaleur vivante. C’est donc cela, Hyacinthe a
fait son dernier don aux hommes. Le vieux mort, Blick recevait
la guérison, un peu de sa shindrä par l’intermédiaire des
Euglixes.
Tigger, fou de joie, raconte tout ce qui s’est passé durant
l’inconscience du lutin. Galtän entre dans le chariot à cet instant
accompagné de Fany, la petite appréhende la situation. Blick
l’embrasse à son tour et Evrard explique au moine ce qui arrive,
puis il lui montre les deux pierres de Hyacinthe. Galtän est
sidéré, il cherche à se souvenir de quelque chose qui ne lui
revient pas.
On prépare le déjeuner avec éclat cette fois, mais hélas la
joie est de courte durée car le son d’une trompe retentit au loin,
celle du duc. On attaque la troupe. En même temps les soldats
poussent des cris d’alerte, des assaillants s’en prennent au camp,
les trente hommes restant se voient encercler, des mercenaires de
l’est, des guerriers du nord, des ulmains sauvages. Ils portent
tous des couleurs que reconnaissent les défenseurs du camp ;
celles de la Tyranée. Tallârk attaque le duc ! Le grand jour est
arrivé ! Que se passe-t-il ?
Tigger boue d’impatience et se ronge d’inquiétude pour
Siân. Evrard ayant recouvré partiellement son pouvoir organise la
bataille et déploie un bouclier au-dessus d’eux, mais cela semble

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dérisoire par rapport au nombre des assaillants et à leur férocité.


Par malheur les hommes sont plongés dans une torpeur dut au
froid extrême et à l'excès des alcools et des drogues thermiques,
et ne réagissent pas assez vite, évidemment les thaumaturges du
roi ont pu offrir un climat localisé adapté à leurs troupes.

A un mille de là, Siân est tétanisé par la vivacité de l’attaque,


plusieurs hommes s’écroulent mortellement touchés, ainsi les
magiciens avaient-ils contre toute attente accéléré le temps pour
les troupes tyranéennes, celles-ci se déplaçaient cinq fois plus
vite, une méthode rarement utilisée, mais efficace. Il essaie tant
bien que mal de déployer un bouclier, il ne peut toutefois pas se
battre et se concentrer sur la magie en même temps.
Il choisit le corps à corps, des guerriers se jettent sur eux,
Siân les accueille d’un moulinet d’Onacre imparable, Simon
l’imite avec bonheur, et Orthox tue dix hommes d’un seul coup,
Paulmarc combat fougueusement et Chliss, devenu d’un rouge
profond échappe à ses adversaires et les poignarde si vivement
qu'ils ne le voient pas arriver. Leur erreur est d’agir justement
trop vite, les hommes ne sont pas préparés à l’accélération
imposée par la magie des thaumaturges, ils s’emmêlent, se
blessent, où se brisent les os. C’est l’inconvénient. Le revers de
la médaille.
Elvôn accomplit des prouesses, cette fois il se bat près de
son oncle, et toute sa science du combat lui revient, mais c’est
inutile, la lumière rouge qui l’enveloppe lui confère une
invulnérabilité totale, et les hommes tombent les uns après les
autres sous sa lame infatigable. La terreur s’installe chez
l’ennemi.
Bondissant dans l’espace avec une vélocité incroyable
Sulkor balaie le reste d’ennemis, il sait qu’il n’y aura pas de pitié,
cette première attaque n’est qu’un test. Odrius n’a rien à lui
envier, le gros homme se glisse partout tandis que les nains
kolcheeks se défendent comme des lions. Un son de cor résonne,
les troupe assaillantes refluent. Les adversaires se rangent et
s’écartent du duc. Un homme s’approche, il porte plusieurs
pelisses et une couronne qui ne trompe pas, sa démarche féline,
est celle d’un prédateur, et une seule de ses mains se tient sur la

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poignée de son épée, son regard magnétique cherchant celui de


Siân.
Enfin le duc rencontre son ennemi, le Kanj. Et les lumières
des Phrégïas se mettent soudainement à briller de mille feux,
mais sans aveugler les hommes, la flamme des dieux les
encercle, les observent comme une ultime réponse à des prières
incessamment formulées.

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L'éclat de la lune phrégifiée est une hérésie puisqu'il fige son


principe intime et oblige la Glace à se dénuder sans fin en un va-et-
vient constant. Les Phrégïas sont ainsi l'amante insatiable de la lune
éthérique...
Annales phrégiques ; codicille V

Tannfül

Une tempête soufflait en ce mois d’ebbri sur le Tannfül,


immense forteresse aux cinq tours qui se fissuraient et tombaient
en ruine à une vitesse vertigineuse, elle resterait désormais
déserte, jusqu’à ce que les corbeaux et les chauves souris
décident de la fuir. Des racines pernicieuses sortaient du sol et
attaquaient les murailles, une forme de proracination subtile et
dangereuse pour les bâtisses.
Les grilles rouillaient à vue d’œil et les terriers gagnaient les
cours jadis entretenues. Les salles s’empoussiéraient et les
escaliers se lézardaient, les meubles moisissaient, et des
champignons vivaces, si ce n’est voraces, s’amassaient dans les
recoins. Les bibliothèques splendides en vieux bois d’aliffante du
Nord se défonçaient, les livres versaient dans un désespoir
palpable, milliers de grimoires répandus, de parchemins déroulés
de feuillets éparpillés, de tablettes empilées. Les pierres de
visions se taisaient dans la pénombre et les objets étonnants
perdaient subitement leur charme.
La magie avait abandonné les lieux, le vieux Tanaoz était
mort. C’est état d’abandon caractéristique des demeures
thaumaturgiennes provenait du fait que les magiciens avaient la
propension à jouer avec le temps et la matière, souhaitant
conserver au-delà d’une vie normale les objets chéris en leur
conférant, aux plus vulnérables cela va de soit, une vie infiniment
plus longue. Mais qu’un accident arrive et… les sceaux phiriens
se délitaient et le temps reprenait ses droits et ce qui était vieux et
en bon état devenait, en quelques heures un résidu de la très
haute entropie.
La forteresse n’échappait pas à la perversion du temps, et, ce

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qui était beaucoup plus inquiétant, la chose qui demeurait dans


une profonde cave scellée de cordes et de racines si puissantes
que rien au monde n’aurait su les briser, subissait elle aussi cette
corruption dangereuse.
Un processus inexorable frappait ces protections
indispensables, les cordes phiriennes et aïmiennes se déliaient et
tombaient en désuétude, les racines se desséchaient
figurativement parlant, et les trésors redevenaient accessibles. Il
y avait des armures, des épées, des tapis aux reliefs vivants, des
squelettes entiers de créatures incroyables, des coffres verrouillés
emplit de bijoux et de gemmes, des machines incompréhensibles
provenant d’un autre monde, des fossiles de fleurs géantes et des
bâtons d’Autorité dépourvus de leur pouvoir, des serpents et
araignées monstrueux empaillés, des tortues ailées et des
hippogriffes pétrifiés dans l’eau de lune, des ailerons de sirène,
des œufs de dragons, des nains troglodytes et un phénix des
forêts oubliées. Il y avait des soldats gelés, des tilsjjads fossilisés,
des thaumaturges momifiés et une armée de darnus et d’êtres mi-
insectes mi-hommes plus ou moins vivants attendant quelqu’un
pour les rappeler avant qu’ils ne dépérissent.
Mais le plus grand trésor de ce temps dormait dans un coffre
en Endémiel, c’était un bloc de Phrégïa contenant un bras et une
épée, relique ô ! Combien précieuse et… dangereuse, destinée à
retourner à jamais dans le silence éternel des glaces ; le bras du
Vactarh Arkotth terreur des seigneurs et des hommes.

Le vieux Tanaoz avait ainsi hypothéqué l’avenir des Fosses


bien involontairement, en disparaissant prématurément. Silbbus
n’ignorait pas les dangers qui découlaient de la mort subite d’un
thaumaturge de l’importance de Tanaoz et il filait à vive allure
afin d’endiguer la délitescence qui frappait sa demeure. Il arriva
effectivement vers midi, le vent soufflait et soulevait de grands
pans de poussière, son bouclier lui évitait de geler sous ses
vêtements, une longue robe grise et deux manteaux de fourrures
superposés. D’habitude une chimère l’accueillait en fête,
carillonnant pour son maître, mais cette fois rien ne répondait. Il
traversa la cour et vit la grandeur désolée de la forteresse, les
créneaux aveugles, les fissures galopantes, et sentit l’odeur de la

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tristesse même, la magie débilitante des lieux, son cœur se serra


violemment et des larmes lui emplirent les yeux.
— Tanaoz ! Mon vieil ami… que ne vous ai-je revu une
fois… vous disiez que tous les thaumaturges trop sédentaires
n’apprendraient jamais rien en ce monde, vous voilà parti… il
revit avec netteté l’implosion du magicien dont la température
trop élevé avait provoqué un foyer subastral, la faiblesse de
Tanaoz ! Il débordait d’énergie, et ne savait jamais comment la
dépenser.
Il secoue sa peine et entre dans les salles silencieuses, des
racines jaillissent partout telles des griffes blanches et avides, il
tend son bâton d’Autorité et sur un ton d’injonction irrésistible :
— Racinelles racinules forcules, bulbes et tourions,
furoncles de terre, darnusines et fistules, retournez en terre ! Bien
qu’il ne soit pas chez lui, les formes et êtres de la terre, végétaux
anciens qui tissent un réseau de racines fantastique, stiriolles et
fricelles, nœuds d’alcôve et surgeons d’édène rentrent leur tête.
Les fissures se referment et le lent mouvement du temps stoppe
sa course, Silbbus en dépit de sa puissance sent le poids des
manipulations du vieux. Revenir en arrière est bel et bien
impossible, mais il se dirige résolument vers les caves où il sait
que sont gardés les plus grands trésors.
Les marches s’effritent sous son pas, il atteint deux étages
plus bas de vastes et sombres voûtes recelant des objets par
milliers, l’œuvre de toute une longue vie de fouille dans les
Phrégïas. Il passe trois pièces identiques et trouve un grand coffre
posé au centre d’un cercle tracé à la teinture blanche sur le
dallage imparfait, il s’agit certainement de ce qu’il cherche, les
seaux et le cercle durdéen ne tient presque plus, il les traverse
sans problème, puis s’approche, un froid pénétrant le saisit… de
la Phrégïa ! Il ouvre le coffre sans effort et voit dans un bloc de
belle taille la relique organique.
Elle lui fait toujours autant d’effet, une fascination
pernicieuse. La main à six doigts baguée tenait fermement une
longue épée noire à la garde ciselée de signes trop obscurs pour
pouvoir les déchiffrer à haute voix. Et, bien sûr pour couronner le
tout, il possède depuis peu le Tanarsïlh, le pied du même dieu
dans un coffre entreposé chez lui à Messeris. Le coffre du

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Tanarsïlh appartenant à la Caldénée et à son duc, Edera Siân. Il


n’en est que le dépositaire et gardien provisoire, jusqu’à ce que le
duc puisse reprendre son royaume. Il décide de tisser les liens
consumés autour du bras, de créer un cercle durdéen
d’intangibilité, et d’installer un bouclier. C’est long et fastidieux
comme de travailler sur d’anciens fondements, de bâtir sur
l’incertitude d’un terrain déminé.
Il se voit mis en demeure d’utiliser les forces profondes de la
terre et de l’air, les fluides éthériques, car la forteresse ne dispose
plus du pouvoir de Tanaoz comme soutient. A cet instant une
ombre passe au-dessus de lui et du coffre, il ressent une
puissance néfaste terrifiante, essaie de prononcer les formules
sécurisantes, mais une contrainte fantastique l’en empêche, «il »
est revenu, il sent son bras à présent, Silbbus ne peut pas recréer
les sceaux qui protègent le coffre de la relique tant qu’il n’aurait
pas éloigné l’être qui lui résiste.
Il fait alors tourner son bâton et des énergies immondes
s’affrontent, Arkotth est encore endormi et sa puissance frôle
celle de Silbbus, mais le vieux possède le dragon de pierre de
Tukyur, il le saisit et le jette en l’air puis le maintient avec son
bâton dans un halo de lumière, il tonne :
— Vieux Ténébreux Vorax d’ombrées ! Si tu insistes je brise
le lien de Tukyur ! Il peut te réduire encore… et ton bouffon à été
détruit, il ne te rappellera pas. Silbbus essaie de se convaincre de
la véracité de ses propos, car il sait que même si Tukyur a
disparu, il reste des sorciers et des prêtres qui invoquent le
Vactarh, en brisant le dragon de pierre il ne fait que retarder
l’échéance, mais la peur de perdre du terrain est la plus forte chez
Arkotth et une pensée traverse l’esprit du magicien, aux tonalités
si anciennes et inhumaines qu’il frémit :
« Maudit thaumaturge dush Acron ! Que les vers te rongent.
Je m’en vais. Mais je reviendrais !… Tes sceaux ne
m’empêcheront pas de reprendre le bras… Ensuite j’irais
chercher le pied dans ta propre demeure… pied et bras amputé
repousseront sur leurs bourgeons anciens… et tu sais alors ce
qui arrivera ! »
L’ombre repasse et Silbbus sent nettement le poids de la
colère, une contrainte force sur son bâton et le courbe

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légèrement, c’est stupéfiant et des plus effrayant. Silbbus se


dégage et lance une racine fougueuse qui atteint la forme
spectrale, une force inconnue l’investit, et lui « retourne
l'intérieur » d'atroce façon. Cependant Arkotth est durement
touché, le trait de Silbbus a la force d’un foudre divin, l’ombre
hurle et disparaît cette fois.
Arkotth est en train de reprendre conscience, au travers des
voiles du sommeil il distingue Silbbus, et son membre amputé le
tiraille affreusement, il souffre, le magicien le plus craint des
fosses l’a blessé, et il a voulu lui faire croire qu’il était quasiment
invulnérable. Hérésie ! Il est encore faible comme un enfant.
Loin du but ! Et cette racine qui vient de le frapper l’effraie par
sa violence incisive.
Le magicien rétablit le cercle durdéen, les sceaux de
protection, mais il sait que l’influence d’Arkotth a déjà affaibli
terriblement les protections magiques, il doit attaquer le mal à la
racine et réunir assez d’énergie pour vaincre le dieu tant qu’il est
endormi. Il va s’atteler à cette nouvelle mission lorsque deux
personnages apparaissent à la grille de la forteresse tambourinant
celle-ci avec fougue, il les reconnaît immédiatement ; Narboth et
Groswen !
— Mes amis ! Quel plaisir de vous revoir ! Étiez-vous
auprès de la duchesse ?
— Certes, nous l’avons quitté un peu tôt, elle, et la baronne
Sabine Blancsang Aigle, pleuraient le jeune thaumaturge décédé ;
Thibaud Ewerloock ! Nous avons cru bon de les laisser un peu, je
crois que le temps a trop vite passé, et vous cher maître, qu’êtes-
vous devenu ?
Silbbus raconte le piège de Tukyur à Messeris, le faux
Gadiger, et ensuite la course folle pour rattraper vainement le
temps perdu dans son jardin secret, ensuite il explique ce qu’il
avait vu de l’implosion de Tanaoz.
— Les choses vont très vite depuis quelque temps, dit
Groswen, et j’ai peur que nous n’arrivions toujours trop tard
malgré notre indiscutable célérité. Ou es Gruelcia ?
— Voici un point que j’aimerais éclaircir, je n’arrive pas à le
contacter, une aura m’empêche de retrouver sa piste.
— Nous allons continuer nos investigations ! Fait Groswen

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d’un air farouche.


— N’en faites rien mon ami ! S’exclame Silbbus, nous
perdrions un temps trop précieux. Allez vite réconforter
Éponime, et ensuite la duchesse. Une armée va attaquer la
Caldénée, il faut arrêter cela, et je crois que cette fois même la
princesse n’en a pas le pouvoir, je n’ai pas pu analyser cette
armée de près…
Narboth s’agite, il sait quelque chose et il secoue la tête
comme pour se préparer à commenter des informations :
— D’abord j’ai pu discerner que la princesse était en
Caldénée, elle va établir la paix avec la duchesse, ensuite l’armée
des sorciers est très impressionnante, et même terrifiante, mais je
crois que nous n’avons à faire qu’à un simulacre gigantesque.
Ces thaumaturges n’ont qu’une puissance très limitée, leur folie
par contre ne l’est pas.
Silbbus opine en soupirant :
— Que peuvent bien avoir tous ces gens dans la tête ? Sont-
ils assoiffés de pouvoir et aveugles au point d’aller au suicide ?
— Oui et non, renchérit Narboth, car ils réunissent tous les
peuples et finiront ainsi par devenir une puissance redoutable,
presque invincible. Et si par malheur ils réveillent le Vactarh…
Un effroi mortel les saisit.
— Une des priorités pour moi sera d’arrêter Abigaïl, tonne
Silbbus, par les cornes des dieux ! Si j’avais Tanaoz à mes côtés,
mais auparavant j’ai encore plus urgent à faire, aller voir le duc,
car il est en danger permanent tant qu’il porte le Mogoown. Et
Hyacinthe qui a également disparu… je crains hélas qu’il ne
revienne plus.
— Nous avons appris qu’il vient d’achever sa route, sa
magie n’existe plus, et les bâtons d’Autorité ont flambé hier.
— Quoi ? Sursaute Silbbus pâlissant tout à coup, que dites-
vous ? serait-il lui aussi…
— Mort ! je le crains…
— Alors faisons vite, nos alliés les plus puissants ne sont
plus. Agissons avec célérité, les royaumes sont en danger.
Donnons-nous rendez-vous à Trecy, là où le mal se dresse contre
nos dames !
Jetant un dernier regard au Tannfül il s’éloigne à grande

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vitesse en faisant un signe d’adieu à ses deux compagnons, que


se passe-t-il ? Perdra-t-il tous ses amis, ses alliés ? Alors qu’il
avait eu tellement de mal de les réunir ? Il repense au duc et au
roi, il ne voulait pas laisser la situation s’envenimer et il sclisse
jusqu’aux Phrégïas à une vitesse qui aurait fait honneur à feu son
ami et maître Tanaoz.

Bryan se rendait compte qu’il avait échoué sur toute la ligne,


d’abord la disparition de Cusmo avec qui il partageait des
moments privilégiés, puis l’échec de ses complices cette fois
effectif, il se renfrogna et attendit que ses hommes lui fasse un
rapport précis et circonstancié des derniers événements
concernant la princesse.
Il n’y avait pas de doute, il n’était pas de taille contre cette
femme exceptionnelle. Une solution restait ; se porter à la
rencontre des armées sorcières, ces troupes des royaumes oubliés
dirigées par le roi sorcier Abigaïl. Elles s’approchaient
dangereusement de la Caldénée à présent. Il demanda à Marguite
et Fitgal de l’attendre auprès des mercenaires dans une ville
frontalière.
Hissé sur une tour de guet l’on pouvait voir l’épaisse brume
dégagée par les boucliers et les magies incidentes des armées
ennemies, elles recouvraient les plaines telle une mer de sable
dont chaque grain eut été un guerrier armé jusqu’aux dents et
animé des pires intentions. Les villages et cités étaient
irrémédiablement rasés et éparpillés dans le lointain en une
fumée malsaine de mort et de destruction, des tours immenses et
des catapultes démentielles roulaient vers leur destination, des
chars à cent roues avançaient et broyaient tout sur leur passage,
arbres, maisons bêtes et hommes.
Par bonheur la princesse avait encore eu la présence d’esprit
de faire évacuer la population. Seul le matériel, une partie des
troupeaux et des maisons furent réduits en cendres.

Bryan dresse un grand étendard aux couleurs de la Tyranée.


Il est rapidement repéré par un groupe de soldats, leur capitaine

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s’arrête et lui barre le passage, c’est un homme puissant revêtu


d’une armure lourde et ciselée de scènes de guerre, son visage
balafré de rouge ne laisse passer qu’une féroce envie de tuer,
mais il s’apaise et fixe le fou et les deux cavaliers qui
l’encadrent.
— Qui es-tu ?
— Le bouffon du roi Tallârk. Je viens parler au roi Abigaïl.
L’autre le lorgne d’un air stupéfait, il éclate de rire, c’est
alors que tonne une voix derrière l’officier :
— Capitaine ! Amène-moi cet homme au plus vite si tu tiens
à ta misérable vie. Bryan use d'une forme de suggestion vocale
apprise de son seigneur le roi et proche de l'assujettissement.
Consterné et ne sachant que faire, le capitaine se retourne
vers ses hommes, puis il aboie :
— Vous avez entendu ? Laissez-passer l’émissaire du roi !
Bryan et ses sbires avancent, le stratagème a fonctionné,
comme le pensait le fou, les hommes craignent le sorcier
suffisamment pour croire qu’il a bel et bien parlé de façon
invisible à leurs yeux, ce qui n’est pas si surprenant après tout. Ils
arrivent en face d’un char colossal pourvu de tourelles et de
balcons, un pont-levis s’abaisse, des dizaines de soldats gardent
les lieux, et des milliers d'esclaves font avancer l’incroyable
palais roulant, fouettés par autant de gardes chiourmes féroces.
On les fait monter directement sur un palier, ils grimpent
ensuite des dizaines de marches pour atteindre un parvis d’ivoire
et de bois, une salle remplie d’hommes, de seigneurs et de
soldats les reçoit. A l’autre bout un trône surélevé sur des
serpents géants coulés dans du bronze est occupé par un vieillard
voûté dont les yeux dégagent une malignité incroyable. Revêtu
d’une houppelande noire et d’un bonnet rond il serre dans la
main droite un bâton d’Autorité grouillant de symboles.
A ses pieds vingt prêtres officient tenant des brûlots et des
vases à encens, les odeurs donnent le vertige, deux tigres lézards
dorment de chaque côté du trône, plusieurs grandes pierres lisses
et de forme ovoïde sont à la disposition du sorcier, posées sur des
socles en airain. Bryan demeure atterré par la grandeur et le luxe
de cet endroit qui de surcroît se déplace vers la Caldénée, mais il
note qu’il n’y a d’or nul part et se remémore que les royaumes

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oubliés ne possèdent pas ce métal précieux et que les seigneurs


auraient vendu leurs proches pour en avoir. On le remplace par
des mélanges d’étain et de bronze, des cuivres verts et des aciers
jaunes. Il s’agenouille et la voix d’Abigaïl résonne cette fois,
tranchante et lugubre :
— Qui es-tu petit étranger ? Comment es-tu arrivé
jusqu’ici ?
— Grand roi, je venais te proposer mon conseil, on dit que tu
acceptes toutes les alliances. Je viens du royaume de Tyranée ou
la princesse Éponime règne illégitimement.
Le sorcier s’avance et scrute le petit bonhomme en
réfléchissant intensément, il ne cherche pas à l’assujettir,
d’ailleurs il sait déjà que l’esprit du bouffon est réfractaire, et
bien que cette constatation l’ennuie il répond :
— Que peux-tu m’apporter qui vaille la peine que je te laisse
la vie ?
— La Caldénée et la Tyranée sur un plateau, je connais leurs
points faibles !
Abigaïl hausse les épaules tandis qu’un jeune valet lui verse
une liqueur rouge dans un hanap.
— Je peux conquérir ces deux royaumes sans ton
intervention, il fait un geste, et Bryan est projeté en arrière et
maintenu par une force énorme qui le broie, le vieux se lève, à
moins que tu ne saches des choses… intéressantes. Il relâche la
pression, des gémissements se font entendre derrière le trône,
Bryan respire à nouveau, les mercenaires qui l’accompagnent
viennent de s'effondrer, ils ne se relèvent pas, un frisson glacial le
secoue. Il subodore une supercherie.
— Grand roi, écoute… il y a des mystères que tu dois
connaître, le Tanarsïlh, le pied du dieu en as-tu entendu parler ?
— Plus que quiconque, je suis le grand prêtre d’Arkotth petit
humain ne l’oublie pas, et je vais le restituer à mon seigneur !
Que sais-tu à ce sujet ? Parle !
— Ce pied est entre les mains de Silbbus, mais ce n’est pas
tout, il y a aussi le bras et l’épée du Seigneur noir chez le
thaumaturge qui vient de mourir, Tanaoz ! Avez-vous vu un
grand éclair au septentrion, hier, vers midi ?
Les yeux d’Abigaïl s'illuminent d’un éclat avide.

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— C’est donc cela. Mes prêtres ne pouvaient pas


l’interpréter. Un magicien est mort. Et le vieux Tanaoz par-dessus
le marché, l’un des Probateurs. Quant au bras, que dis-tu ?
Tanaoz l’aurait trouvé ?
Bryan esquisse un sourire rusé, Abigaïl est ferré.
— Voyons Majesté, vous savez que Tanaoz fouillait les
Glaces mieux que quiconque, il a ramené avec l’aide de Silbbus
la relique, n’ont-ils pas un doigté merveilleux pour extraire les
objets et les conserver dans leur glace ? Mais je voulais surtout
vous signaler quelque chose grand roi, une fois un thaumaturge
volatilisé de cette façon les seaux protégeant sa demeure
disparaissent, vous connaissez comme moi les livres racontant
les histoires de refuges secrets vomissant leur mystère après la
mort de leur maître. Ainsi, la forteresse n’attend plus que vous
pour que vous récupériez le bras et l’épée !
Le sorcier jubile intérieurement tout en se méfiant, il se
redresse l’air sournois :
— Voyons, tout ceci m’intéresse en effet petit bouffon.
J’aimerais savoir ce qui a tué Tanaoz ! Le sais-tu ?
Bryan doit jouer serré, la peur s’infiltre en lui, il a des
ressources pour la contrer. Il se contrôle et répond :
— Non ! Je ne suis pas magicien votre Majesté. Mais l’on dit
que certaines magies tuent quand on en abuse, et je crois que ce
vieux Tanaoz abusait de tout, de nourriture, de juron, de feux
magiques, de critiques acerbes aussi…
« Allons, Blancar d’esbroufe, vermicilles bavasseuses,
quelques caresses de mon bâton vont vous remettre les idées en
place !(Il imite la voix de Tanaoz).
Abigaïl s’éclaire d’un affreux sourire édenté, le bouffon est
parvenu à l’amuser. Il hoche la tête.
— Bien ! Nous allons préparer notre visite à la forteresse du
vieux magicien, tu vas me guider.
Bryan dissimule un tremblement par une chansonnette aux
sonorités nasales comiques, il connaît la direction du Tannfül,
lieu auquel personne n’osaient même songer. C’est une chaîne
montagneuse emplie de brigands et de bêtes sauvages, de
malédictions et de légendes, et Tanaoz effrayait en tant que
légende. Il effrayait par sa puissance et son tempérament

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ombrageux à tel point qu’une armée aurait refusé de s’y engager.


La forteresse se muche derrière un bouclier de brume
impénétrable, et nul thaumaturge ni seigneur n’aurait osé y
pénétrer à l’instar de celle de Silbbus à Messeris. Les Guildes des
Probateurs et des Frondeurs avaient condamné ces excès de
démonstration de puissance et de solitude, toutefois les maîtres
n’avaient pas pu empêcher les deux plus grands magiciens de
construire leur demeure, trop de secrets devant être protégés. Par
ailleurs les caves et grottes des Probateurs n’étaient pas si sûres,
des espions s’y étaient déjà infiltrés.

Bryan étudie le palais roulant, les armées et les thaumaturges


en fonction, il n’est pas abasourdi au point d’être incapable de
mesurer ou analyser ce qui l’entoure de son œil expert, or son
analyse est juste. Apparence ! Apparence ! Leurre et poudre aux
yeux. Cette formidable puissance cache des faiblesses effarantes.
Abigaïl, seul, est véritablement dangereux, mais pas comme
sorcier ou magicien, le décorum et les armées ne révèlent aucune
magie fiable, seule la haine meut chaque chose, les sorciers
détiennent des poisons, des drogues, des formules faciles qui
peuvent réduire des paysans, mais pas des armées bien entraînées
et possédant un art de combat avancé ni de vrais thaumaturges au
fait de leur savoir.
Qu’est-ce qui donne cette impression de pouvoir ? Il ne le
sait pas encore mais un embryon d’idée naît en lui, une chose est
sûre, Abigaïl a une faculté d’assujettissement indiscutable,
cependant au fil des minutes Bryan observe mieux les hommes,
les créatures allant et venant, l’aura qui les enveloppe est surfaite.
Les soldats sont mal entraînés, et des pillards se font passer
outrageusement pour des mercenaires habiles et organisés, alors
qu’ils ne sont qu’avides de sang et d’or, cruels, et totalement
égocentriques. Les ulmains ne sont pas légions comme on aurait
pu le penser, la plupart sont des paysans peux motivés. Les
sorciers par eux-mêmes ne valent pas plus que de simples
kaddushs de première année, et leurs racines sont mal contrôlées.

Les seules créatures vraiment terrifiantes sont les fameux


gardes noirs et les chimères géantes les accompagnant, il y en a

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cinq ou six au maximum, elles sont la réalisation d’un travail


monumentale sur des dizaines d’années, qui probablement n’était
même pas dû au savoir faire des sorciers. Bryan a une excellente
connaissance de l’histoire des thaumaturges et il n’ignore pas ce
que demande de telles créations ; efforts illimités, fortune
personnelle, sacrifice énormes, sang et or. La magie n’est pas un
art généreux qui permet de réaliser ses rêves, c’est un art
dangereux qui exige l’absorption complète de l’âme et provoque
des douleurs et des peines quasi inhumaines. Ces créatures, sont
ratées, elles meurent ! Dans quelques jours, quelques semaines
tout au plus elles ne seraient que coquilles vides. Etrange qu’il
sache cela… instinctivement. Un instinct incroyablement affûté
et sûr.
Alors ? Pourquoi ce déballage inutile ? Peut-être justement
parce qu’il n'y a jamais trop de démonstrations inutiles lorsqu'il
s'agit de maintenir la peur, et assurer le pouvoir.
Abigaïl emploie des jeunes kaddushs pour leur donner un
semblant de puissance. Il peut coller un pauvre bouffon contre un
mur, et très vite les jeunes gens agonisent de la perte excessive de
leur shindrä aspirée par un mauvais magicien. On les appelait
« les chasseurs de mouches » dans les Fosses, les mouches étant
des innocents la plupart du temps.
Les machines sont bien vraies, ainsi que les catapultes
géantes, et autres monstruosités mécaniques, mais elles
requièrent beaucoup trop d’esclaves, épuisent et embarrasse
l’armée. Bryan prend conscience de l’immense comédie qui se
joue ici. Le roi sorcier, bien que redoutable, sera facilement mis à
jour. Les boucliers eux-mêmes sont superficiels et maintenus
grâce à l’effort incroyable de mille apprentis magiciens, tous trop
jeunes pour comprendre l’enjeu de cette immense tromperie.
En s’approchant habilement il réussit à discerner ce qui se
passe, les garçons enlevés aux autres royaumes, et forcés à
utiliser leur peu de connaissance en art phirien, s’épuisent
dangereusement, leurs traits hâves en témoignent. De jeunes
kaddushs sont morts vidés de leur essence vital par ce roi sorcier
malhabile et cruel, et, déjà, leur dépouille est emportée
furtivement. Tallârk a fait des émules. Non ! pire, Tallârk est
dépassé. À moins que… le roi n’est copié ce vieil Abigaïl.

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Impossible. Le Kanj est trop supérieur à ce clown !


Abigaïl ne respecte aucune règle de l’art majeur. Bryan a
appris à analyser ce genre de situation à jauger les hommes, et les
vrais héros, son roi est cent fois plus redoutable que ces sorciers
de pacotille, mais ils ont le nombre pour eux. Ne parlons même
pas du duc ! La seule chose à craindre est la bêtise et la
méchanceté pure, cette haine alimentée par des qu’en-dira-t-on,
des rumeurs qui conduisent les soldats à la boucherie sans motif.
Abigaïl est un charlatan, un charlatan de génie, surtout pas un
grand mage.
Et c’est un tel grand prêtre qui espère éveiller le dieu
Arkotth. Mais après tout, la chose ne semble pas tellement
impossible, la qualité du cantateur n’a rien à voir avec l’efficacité
des prières incantatoires.
Pourtant, ce même roi sorcier, a la balle dans son camp. Le
nombre des hommes, leur crainte de lui déplaire et son audace
inimaginable. Il repense à Meltôr, qu’est-il devenu ? est-il
toujours auprès de son roi ? et… ne pouvait-il raser ces
dégénérés de sorciers ? Peut-être avait-il retrouvé un peu de lui-
même dans ces parodies de faiseurs.
C’est à cet instant qu’il remarque un homme nu et enchaîné
aux pieds du roi sorcier, il vient d’émerger de l’ombre, le choc
est si violent qu’il vacille. Ambius ! L’ancien prisonnier des
geôles de Trecy, dont une partie du corps révélait des cicatrices
de brûlures atroces. Il s’agit indéniablement du prisonnier investi
par Kramior Bâl. Ce ne pouvait être Meltôr. Impossible ! Donc le
sorcier des Fosses a quitté le corps d’Ambius. Pour aller où ? Il
frémit… si Abigaïl avait trouvé un moyen de chasser Kramior
par quelque procédé ou ruse magique ? alors le vieux allait se
venger… par ailleurs Ambius est l’image même du triomphe
d’Abigaïl. Son bras et son pied amputés lui confèrent un aspect
lamentable.
Le roi sorcier a une chance insultante. Combien de temps
cela durera-t-il ? Son pouvoir d'assujettissement peut tromper
quelque temps, mais la supercherie serait vite éventée, lui, Bryan
l’a déjà mise à jour. La princesse Éponime elle-même lui semble
soudainement beaucoup plus dangereuse que cet Abigaïl, une
haine farouche commence à s’installer en lui, resterait-il

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l’esclave des grands alors qu’il peut dévoiler leur plans, lever
leurs secrets et discerner leur pensées ?
Le premier soir on lui désigne ses appartements, des gardes
contrôlent ses entrées et sorties, une fois isolé, il glisse la main
dans ses bagages et en tire un objet qu’il chérit entre tous et qu’il
a volé à Orlân, une cape livezienne. Jusqu’à cet instant il avait
différé son utilisation, il n’est guère entraîné, mais l’occasion est
trop belle, on lui a octroyé une chambre gardée, la porte ouverte
cependant l’invite à une petite expérience, et cela lui rappelle,
presque avec nostalgie, la tentative du jeune espion Cedris
espionnant le roi dans sa chambre. Un comble ! Il revêt l’artefact
dans un coin de la pièce et se glisse à l’extérieur, puis il se rend
vers la chambre du roi sorcier, les gardes ne remarquent rien
d’anormal, preuve, là encore, du peu d’expérience en magie des
membres de ce palais. Il pose son oreille sur le battant de celle-ci,
Abigaïl parle avec l’un de ses sous-prêtres.

« Maintenir cet apparat me coûte une fortune Sagrûs, nos


magies tiennent à peine le bouclier de protection, les soldats
s’éveillent et certains partent déjà, on a dû en exécuter pour
désertion des dizaines hier. Les créatures marchent bien moins
vite et ont l’air halluciné, nos bâtons sont impuissants, et
l’énergie phirienne nous manque. Ces maudits Caldénéens ont
une terre meilleure que la nôtre, même les sources éthériques
sont plus abondantes, ils sont supérieurs. Leur duc est un homme
redoutable, et Meltôr ne sera pas dupe très longtemps, nos pièges
ont fonctionné une fois, je ne crois pas que nous les réitérerons
avec autant de bonheur.
« Allons grand prêtre, restons confiants, les rois du passé ont
mené la guerre et ont triomphé grâce à la tromperie ou à la
stratégie. Celui qui frappe le premier est vainqueur, et puis qui
pourrait savoir que nous avons envoyé des émissaires porteurs de
peste partout dans les Fosses ? Une cinquantaine de nos espions
spécialement entraînés déclenchera un fléau mortel, pendant que
les thaumaturges chercheront à guérir cette plaie nous frapperons.
Bryan sursaute, sa gorge se serre, sa bouche s’assèche. La
peste. Abigaïl avait été assez fou pour envoyer des porteurs de
peste. Il sait comment les choses se passent, des bubons sont

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greffés par les sorciers sur les corps d’hommes choisis, ses
bubons ne les rendent pas malades, pas tant qu’ils ne sont pas
percés, si par malheur cela arrive, ils répandent la mort partout.
Des drogues plongent les porteurs en état second, et ils se
sacrifient sur une injonction. Quel est cette injonction ? Il tend
l’oreille.
« Grand prêtre, ils n’ont pas encore atteint leur cible, serez-
vous prêt à déclencher le fléau ?
Les sous-prêtres posent la question comme s’ils ignoraient
parfaitement qu’Abigaïl hésitait, tergiversait encore, ainsi le roi
sorcier est-il lâche et indécis, et ces conseillers paraissent le tenir
sous surveillance, oui, Abigaïl n’est pas le seul décideur, une
autre autorité exerce une contrainte sur lui. Bryan ne cherche pas
plus loin, les gardes se méfient, sont aux aguets, et reniflent l'air
avec ostentation comme s’ils sentaient maintenant sa présence.
Il recule et s’escamote. Il peut repartir facilement sans être
vu, prendre une monture et retourner voir ses complices, mais il a
tout le temps pour fuir, il lui reste nombre d’informations à
découvrir. Il se rassure en se disant que le roi sorcier ne l’a pas
repéré, ce qui aurait été le cas d’un grand mage, ses artifices
seront bientôt connus de tous, mais il doit être prudent avant
d'accuser ce chef rusé et calculateur.
Comment Abigaïl peut-il se tromper au point de croire qu’il
parviendra à utiliser les reliques sacrées ? Il ne doit même pas
savoir faire fondre de la Phrégïa, clé de base des magiciens.
Ce que pensait Bryan n’était pas loin de la réalité, car
quelques heures plus tard le palais roulant s’arrête, un brusque
grondement traverse les superstructures et le plancher se met à
pencher, le trône verse tout à coup, et le roi sorcier hurle des
ordres. Des centaines d’hommes s’activent dans une totale
débandade sous les décombres des tours venant de s'effondrer.
Une débâcle indescriptible, une aile du palais roulant vient de se
déliter emportant des centaines d’esclaves ! Il faut réparer sur
place, et cela demandera des jours. Abigaïl abandonne le palais et
réunit tous ses prêtres, ils continueront à cheval, le temps que les
menuisiers construisent une voiture confortable.
On ne s’arrêterait que deux jours, pas plus. Bryan fait celui
qui n’a rien remarqué, il se dit qu’une telle aventure augure des

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événements à venir passionnants, mais il ne doit pas rester dans


le coin s’il veut sauver sa peau. Il songe à la manière de tirer
partie de cette situation. La débâcle est si totale pendant des
heures que le roi sorcier n’obtient aucun résultat tangible dans la
réorganisation de ses armées, une partie se débande et va
rejoindre ses pénates, un tiers environ, un tel échec semble fatal à
l’autorité d’Abigaïl. Le soir venu il s’installe dans sa tente aussi
vaste qu’un manoir à l’image de tout l’apparat du thaumaturge, et
il prie avec ferveur son dieu Arkotth, cette action plaît infiniment
moins à Bryan qui songe avec terreur, qu'un charlatan a
certainement le pouvoir de faire revenir un dieu malfaisant pour
le malheur de tous !

Il argue qu’il souhaite participer aux prières avec les prêtres,


ces derniers ne peuvent en aucun cas lui refuser, car les profanes
ont aussi le devoir de prier dans les temples des dieux, ainsi il
n’est pas considéré comme un dangereux prisonnier. Il en profite
pour relever certains détails ; des dragons de pierres sculptés
dans la roche sartannienne servent de réceptacle comme dans
tous les temples des Astarï et des Vactarh. Est-il possible qu’en
subtilisant ou en détruisant ces dragons l’appel des dieux
devienne impossible ?
Des cierges contenant le sang des invocateurs sont allumés
sur place. C’est pendant cette observation qu’il voit un
personnage sortir d’une des pièces attenantes à celle du grand
prêtre, un homme chauve, aux yeux cernés de noirs comme les
prêtres de Tukyur, il boitille légèrement sous sa longue robe,
mais il peut distinguer sa main sous une large manche
immaculée, elle est fausse, mais merveilleusement articulée.
Il frémit malgré lui, ce genre de prothèse est rare et
n’appartient qu’aux riches dispensateurs de dons, les mécènes
des temples Astarï ou Vactarh. Elles fonctionnent selon des
principes phiriens. L’homme doit être puissant et dangereux, il le
sent même plus redoutable qu’Abigaïl sans savoir pourquoi, une
aura maléfique en émane. Il entend prononcer son nom ; Atzéus !
Et aussitôt il quitte l’endroit, car des soldats lui jettent des
regards féroces.

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Bryan a beaucoup de choses à faire, laissera-t-il les espions


répandre la peste dans les deux royaumes, et pourra-t-il avoir une
action décisive sur l’appel du Vactarh Arkotth ? L’idée le fait
trembler. Il peut tout bonnement fuir les royaumes des Fosses, et
mettre autant de distance possible entre ce nid à vipères et lui,
mais quelque chose d’inexplicable le retient encore.

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Les rameurs, saisis de Mélancolie, fournissaient l'énergie de


propulsion aux vaisseaux... leur hideuse présence provoquait des
hallucinations et des troubles effroyables... mais leur absence était
bien pire...
Chroniques des vaisseaux de l’éther ; livre premier (note
marginale) Ënkholia khole, méla lag féhâl ou neurasthénie des
seigneurs.

Un jeune successeur doué

Les émissaires envoyés vers les armées des royaumes


oubliés n’étaient pas revenus, Éponime préféra garder ses
hommes, elle ne mandata plus de messagers. La duchesse l’aida à
rassembler le maximum de soldats, d’ulmains et d’alliés. Xithos
ramena avec lui des hommes lions et des hommes rhinocéros,
une force redoutable. Les thaumaturges réunis, elle fit venir en
urgence de Tyranée les praticiens, officiers et représentants de
toutes les Guildes et écoles, les architectes et ingénieurs
concepteurs de machines et de balistes.
Personne ne pouvait se soustraire à l’effort de guerre. Seuls,
peut-être, les moines et les anachorètes retirés ne se sentaient
plus concernés par les actions militaires du royaume. L’or
d’Annegarelle avait fait des prodiges dont celui de lever des
bataillons en quelques jours.

Séverin s’est enfermé dans une salle à Trecy pour étudier les
manuscrits utiles à la défense du château, ce n’est pas sans
émotions que Sabine et la duchesse le regardent se cloîtrer à
l’instar du jeune Thibaud. La baronne retient des larmes.
— Revivrons-nous sans arrêt les mêmes tragédies ?
murmure-t-elle.
— Sans doute tant que les souverains des royaumes fosséens
n’auront pas compris où est leur intérêt, répond Annegarelle, des
plis soucieux barrant son front, par le passé le duc et moi avons
traversé bien des épreuves, et alors que le danger se présentait du
côté des Tyranéens, voici que ces maudits thaumaturges des

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royaumes oubliés se dressent contre nous !


— Oui duchesse, les royaumes oubliés vont nous faire payer
cher le fait de les avoir justement un peu trop oubliés. La
vengeance les anime.
— Quelle est leur puissance ? Elle semble énorme, colossale,
ils écrasent tout.
— Je ne sais pas, ils sont effrayants, mais je me demande si
ce sont de bons combattants, ils ont l’air assez éparpillés selon
les rapports, et leur magie est discutable, les boucliers peu
étendus ni résistants, des soldats aux frontières ont tué beaucoup
de guerriers écartés du gros de l’armée.
— Abigaïl utiliserait-il des leurres ?
— C’est possible ! Et ça marche très bien, les foules se
rassemblent autour de lui craignant d’être anéanties, une tactique
comme une autre. Mais ils ont certainement des armes secrètes.
— Et ces machines… ?
— Elles sont disproportionnées, et doivent leur coûter une
fortune en entretient et en esclaves… mais c’est une force avec
laquelle il faudra compter, cependant elles les ralentissent
considérablement, ils n’ont fait qu’une dizaine de milles depuis
deux jours, ils étaient beaucoup plus rapides au début, plus ça va
plus ils sont lents, c’est un point faible à exploiter.
— Je l’ai déjà exploité ! Eclate une voix derrière elles. C’est
Séverin, revêtu d’une robe de thaumaturge et tenant un grimoire
et un bâton d’Autorité, Annegarelle ne peut s’empêcher de
pousser une exclamation et porte la main à sa bouche. Sabine
devient livide, elle dévore des yeux le jeune homme, à nouveau,
et avec une force imparable, l’image de Thibaud revient,
s'impose à elle avec une force irrésistible.
— Expliquez-vous, haleta la duchesse en se laissant choir
sur un siège que lui tend l’un des valets présents.
— J’ai pu affecter de loin la base de leur palais, mais cela
n’a pas été facile, une vieille racine permet cela, leur bouclier
n’est pas très efficace, je l’ai testé.
Annegarelle est au comble de la stupéfaction.
— Comment ? Déjà ? Vous avez… fait tant de choses.
Seigneurs ! Cet enfant est doué pour les arts magiques. Lui…
aussi. Elle s’éloigne bouleversée. Éponime sourit au jeune

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homme interloqué, mais effrayé par l’espoir, le questionnement


et la passion que renferme ce sourire. La duchesse craque,
l’éloignement du duc, en grand danger, le retour d’Elvôn, la perte
du jeune Thibaud, et cette fois ce jeune homme si sincère et
désireux de travailler sa magie et de mettre en péril sa vie la
bouleversent. La princesse va la consoler auprès de la baronne,
elles mêlent leurs larmes, car la situation stressante met leurs
nerfs à rude épreuve, et Séverin s’éloigne sans trouver les paroles
de réconfort qui ne viennent jamais à cet âge, car il se sentait, lui
aussi, un picotement caractéristique dans les yeux.
— Que ne donnerais-je pour avoir des nouvelles de Siân, se
lamenta Annegarelle.
— Vous en aurez, fait Éponime, les thaumaturges ne nous on
pas abandonnés, ni les dieux des Phrégïas qui nous guideront.
— Qu’ils puissent vous entendre, car pour l’instant ces
maudits invocateurs d’Astarï font trop de mal !
Quoleo entra à cette seconde tenant un grand dossier sous le
bras. Annegarelle lui fait signe d'approcher:
— Pardonnez-moi ma dame d’interrompre vos émois, il me
faut vous faire part de quelque chose…
— Mon cher Quoleo, je vous aurais presque oublié dans
l’émotion, parlez librement.
— Ma dame, l’or qui était assigné aux dépenses militaires
est déjà fortement grevé, il nous en faudra d’autre pour réunir des
armées plus entraînées. Les matériaux pour la construction de
balistes coûtent cher.
— Ne vous ai-je pas dispensé la presque totalité de ce que la
baronne et le jeune magicien ont ramené ?
— Hélas ! Il y a eu des travaux de réfections des murailles
aussi indispensables que dispendieux, des armes à acheter,
chevaux et chariots, de surcroît la restauration intérieure
commençait à devenir urgente. Nous nous sommes mis en dettes
naguère et j’ai remboursé la plupart de nos créditeurs duchesse,
cela ne pouvait plus attendre ou nous nous serions aliénés les
baronnies !
Annegarelle pousse un râle. Évidemment, elle ne peut
blâmer Quoleo d’avoir réglé les nombreuses dettes du duché, et
du royaume par extension, elle aurait dû même s’en féliciter,

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mais l’urgence de la guerre et surtout de la défense de Trecy


semble primordiale.
— Ne dépensez plus un sou, plus une once d’or sans m’en
référer auparavant… dit-elle à voix étouffée.
L’intendant s’incline.
— Tout l’or doit-être affecté à notre défense messire ! Lance
plus durement la baronne appuyant encore le pénible sentiment
qui remue l’Intendant.
— Tout l’or ? Non !
Sabine se retourne surprise par cette voix mâle qui la
contrait, ce qui était assez rare.
Tan Thècle se tient sur le chambranle de la porte un dossier
volumineux sous le bras à la façon de Quoleo. Il le pose d’un
geste assez brusque sur la table dégagée et expose sur un ton
incisif :
— Nous avons affecté l’or au plus urgent baronne, croyez-le,
je sais la valeur qu’il représente… les sacrifices consentis pour le
ramener, mais… c’est à nous de le gérer !
Sabine serre les poings, cet homme a le don de l’agacer, il la
contre dès qu’il le peut, mais elle préfère se taire.
« Voici, fait le sénéchal, un registre de relevés de comptes et
d’analyses, ce que nous avons encore à payer ! Et qui nous
ramènera de l’or cette fois ?
La duchesse consulte le lourd dossier. Elle s’agite et balbutie
des paroles inintelligibles en voyant les chiffres, puis elle se
redresse et dit clairement :
— Enfin, c’est énorme ! Nos curbs d’or y sont presque
passés. En or non frappé, deux millions de midranes de métal
précieux quasiment sans scories. Et il en reste autant à débourser
pour multiples travaux, achat de matériel et hommes. Notre
royaume est-il donc un gouffre sans fond ?
— Non duchesse ! Il y a une autre possibilité. Thècle regarde
Sabine, la tombe du jeune thaumaturge.
« Thibaud Ewerloock !
La baronne devient blême comme si on venait de la
poignarder. la duchesse se tasse sur elle-même.
— Que dites-vous messire Thècle ? Rugit la jeune femme,
tandis qu’Éponime assiste impuissante à ces problèmes

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d’intendance.
— Je dis qu’il est vital, quelque soit votre sentiment à
l’égard de cette tombe et du jeune homme qui gît en ce lieu,
d’exploiter la fertilisation du sol en métal précieux, il nous a
laissé un cadeau miraculeux que nous devrions…
La baronne, d’un bond est sur Thécle, il sent cette poigne
incroyable le saisir au col, mais il est préparé à cette réaction, il
ne bronche pas.
— Espèce de… charogne ! Ne peut s’empêcher de rugir la
guerrière, encore un mot et je te…
— Ça suffit ! Ordonne une voix d’une incroyable autorité.
La duchesse livide, s’approche de Sabine et lui dit d’une voix
glaciale, implacable :
— Je ne veux plus vous entendre baronne ! J’en ai plus
qu’assez de vos démonstrations de force et d’autorité explosive
qui frise l’hystérie. Thècle est un ami personnel cessez de
l’insulter. Même s’il se trompe ou juge mal de la situation ce
n’est pas à vous de le reprendre. Thibaud est mort. Mort ! Et
enterré ! Nous n’allons plus revenir sur ce sujet. Contrôlez-vous
et montrez l’exemple Pengloth et Vendmûle Carne !
Sabine écarquille les yeux, c’est la première fois qu’elle se
faisait reprendre aussi vertement par Annegarelle, et ce juron de
thaumaturge la laisse ébahie. Elle recule et fait un léger signe de
tête.
Thècle défroisse son col en soupirant l’air maussade et agacé
puis il poursuit :
— Bon, voilà qui est chose dite. Maintenant revenons à nos
moutons, nous allons bientôt avoir la pire guerre que l’on puisse
imaginer, et vous savez quoi ?…
Devant le silence de la duchesse et le mutisme de Sabine le
sénéchal essaie de sourire, toutefois il ne parvient qu’à simuler
un rictus.
«… Ces gens là ne connaissent rien à l’ordre, à la stratégie,
bref à la vie militaire. Ils vont faire n’importe quoi n’importe
comment, cela va être un bain de sang inutile. Ils sont drogués à
mort et à moitié fous, même si leur magie est superficielle. Il y a
dans le lot des créatures très dangereuses, nous devons réagir vite
tandis qu’ils s'emmêlent encore dans leur matériel absurde.

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Il inspire bruyamment comme si chaque mot lui coûtait.


« Essayons de récupérer le plus d’or possible sur cette
tombe, je suis sûr que c’est ce qu’aurais voulu le jeune magicien,
Sabine se crispe, puis elle jette un regard à Annegarelle qui ne la
quitte pas des yeux, oui, continue le sénéchal, cet or nous est
aujourd’hui si indispensable que notre vie en dépend ainsi que la
survie du royaume. Les royaumes oubliés n’ont pas d’or… !
Annegarelle tressaute, elle darde un regard
d’incompréhension furieuse à l’intendant.
— Par le ciel Thècle ! Vous ne voulez pas dire que… ?
L’homme hoche la tête, Quoleo l’observe fasciné de voir de
quelle manière il s’en sortait devant ces deux terribles femmes.
— Si ma dame ! Nous devrons distribuer de l’or aux armées,
pour les amadouer, si jamais notre défense s’avère insuffisante.
Sabine va répondre au sénéchal, mais Quoleo qui révèle une
force de caractère étonnante lui intime de se taire d’un geste. La
duchesse lui adresse un regard éloquent qui la bloque
définitivement, cette jeune femme est un feu ardent qu’il faut
incessamment circonscrire.
— Expliquez-vous plus avant ! Demande impérieusement
Annegarelle en pointant un regard foudroyant sur le sénéchal.
Celui-ci, imperturbable, poursuit essayant d’ignorer ces
manifestations émotives tapageuses.
« Eh bien, pardonnez-moi, mais j’y ai réfléchi longuement
au point d’en avoir mal à la tête, Nous allons devoir exposer des
quantités de métal vulgaire, du fer, de l’acier et autres à son
rayonnement, je viens d’acquérir un grimoire sur les
permutations émanatiques, la règle est claire, l’or transmigre au
travers de n’importe quelle matière pour s’agglomérer autour
d’un subjectile à composition métallifère de préférence. Thibaud
attire l’or sur des kilomètres à la ronde mesdames, tel un
formidable aimant. Ainsi, en plaçant des métaux vulgaires près
de sa tombe, ou de sa… dépouille, on devrait obtenir une sorte
de… fabrique d’or en continue !
Un rugissement pitoyable retentit, tous se tournent vers la
baronne, son expression est celle d’une hystérique, elle rage,
pleure et serre les poings si fort que des gouttes de sang coulent
le long de ses paumes et tombent sur le dallage en minuscules

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flaques rondes écarlates.


Annegarelle va vers elle pour l’apaiser, un tel tourment
révèle de dangereuses fissures chez la jeune femme, son
tempérament volcanique l’entraîne dans la déraison, un amour
irrationnel et psychotique. La baronne échappe à l’étreinte
maternelle d’Annegarelle et s’enfuit.
— Seigneur, cette femme… murmura Quoleo, elle est faite
d’une lave incandescente qui brûle rien qu’à l’entendre et à la
voir…
— En effet, lui fait en écho Annegarelle, un volcan en
éruption… et elle adresse un signe de tête en direction de Thécle
pour qu’il poursuive et achève enfin son explication.
« Pardonnez le mal que je vous fais ma dame ainsi qu’à la
baronne, mais… il faut agir vite, j’ai déjà fais préparer des
matériaux à recycler, j’ai étudié la tombe lorsque la baronne
m’en a laissé l’opportunité. L’extraction est rapide, il y a déjà des
dizaines kilos de gravier et de marbre contenant de l’or et… je
crois que le phénomène est exponentiel.
Annegarelle fronce les sourcils, Quoleo écarquille les yeux
devant l’assertion du sénéchal :
— Quoi ? Exponentiel ?
— Oui, je veux dire par là que si nous nous y prenons bien
nous devrions produire plus d’or dans un avenir proche que n’en
a jamais fourni notre miraculeux jouvenceau dans le fleuve,
désolé si je vous choque ma dame, mais croyez que le sort du
royaume me préoccupe plus que tout.
Annegarelle secoue la tête d’un air dépité, puis elle se
ressaisit et répond avec un sourire crispé :
— Faites ce qu’il y a à faire sénéchal, en ces heures j’ai
besoin de têtes froides et calculatrices pour prendre des
décisions, et le duc me manque par trop. Je parlerais à la
baronne.
Tan Thécle s’incline et reprend son dossier, Quoleo le salue,
il admire le travail du sénéchal et sa bravoure, Annegarelle se
tourne vers lui, lasse :
— Quoleo, tout ceci m’éreinte, je me croyais forte, mais ce
n’est pas le cas, que serais-je au moment où cette armée va
franchir les murailles de notre cité ?

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— Allons ma dame, vous êtes admirable à votre habitude, et


je suis sûr que vous avez pris les meilleures décisions, les affects
de la baronne ne doivent pas nous aveugler, nous avons besoin
d’un miracle pour nous sortir d’affaire.
Éponime qui jusqu’à présent s’est retirée pour ne pas
intervenir dans les décisions et les échanges des deux femmes,
sort de son mutisme :
— Permettez-moi de vous conseiller ma dame !
C’est alors que la duchesse sursaute et fixe avec émoi la
jeune princesse saisit d’une confusion extraordinaire.
— Par tous les saints ! Pardonnez-moi princesse je me suis
laissé aller. Toutes ces discussions ont dû vous épuiser. Vous
devez être découragée par notre attitude et par ces sombres
histoires d’or concernant notre jeune thaumaturge.
— Non ! Vous avez tort Annegarelle, rétorque d’une voix
ferme mais chaleureuse la jeune femme dont les yeux brillaient
d’un éclat fantastique, au contraire, je sais combien vous souffrez
comme toutes les grandes âmes qui doivent prendre de terribles
décisions, et croyez-moi je connais cela.
Elle s’approche de la duchesse et se permet de la prendre
doucement dans ses bras.
— Soyez mon amie, vous êtes bonne et juste, même si
parfois la dureté de vos jugements dépasse vos intentions,
gouverner est difficile. Écoutez, j’ai amené avec moi des coffres
emplis de pierreries et d’or, il y a une fortune, la presque totalité
du trésor royale, mon père me tuerait s’il savait… que je vous
l’offre.
La duchesse saisit Éponime par les épaules et la regarde les
yeux emplis de larmes :
— Seigneurs et Dames ! Vous êtes un ange, digne des
Edelphes Aloïms de la légende. Une merveille. Soyez ma fille et
que retentissent les cors, les psalthérions, les clavecins. Je vais
organiser un festin !
— Non, ma dame, je sais votre générosité et votre
reconnaissance, mais l’heure est au combat. Laissez-moi vous
aider à acheter les armes, les hommes, les magiciens, je vais
mander mon armée, les soldats que j’ai fais disposer à la frontière
et d’autres encore. Enfin… peut être pourrais-je parler à la

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baronne moi aussi quand le feu qui l’habite se sera un peu


calmé ?
— Adorable princesse, sachez que son feu ne s’apaise
jamais… c’est une pure amazone, et j’ai peur qu’elle ne fasse
quelque bêtise !
— Alors, pendant que mes valets monte les coffres jusqu’ici,
je vais essayer de lui rendre une visite prudente…
Annegarelle l’embrasse cette fois et lui glisse d’une voix
empreinte de chaleur et de douceur :
— Ma douce Éponime, soleil des deux royaumes, je
n’ignorais pas votre beauté et votre sagesse, mais vous me
combler encore par votre délicatesse. Soyez bénie… Allez !
Éponime s’éloigne, Quoleo toussote.
— C’est bien ma dame… c’est bien que nous ayons la
princesse avec nous… elle est vraiment admirable ! Mais…
n’est-il pas déjà trop tard ? Les foules enragées qui sont là-bas…
rien ne peut les retenir.
Annegarelle plonge le visage dans ses mains, accablée :
— Hélas, je le sais… mon ami.

Le duc observait son rival, le froid raidissait les barbes, les


pelisses, et les peaux devenaient bleuâtres en dépit des boucliers,
mais Siân n’avait aucune science des boucliers et le froid
s’installait en lui, gelait son sang d’une ivresse mortelle. Tallârk,
campé sur ses deux jambes, se posait en conquérant, revêtu de
fourrure, et tenant la garde de son épée, une lueur de triomphe
dans le regard. Les créatures et les hommes qui le suivaient se
dressaient comme une infranchissable muraille, plus nombreuses,
plus fortes peut-être que celles du duc, protégées par les
thaumaturges sûrs de leur supériorité.
Siân n’avait aucune chance contre ces hommes aussi
aguerris que les siens et moins frigorifiés. Le roi le laissa
longuement réfléchir à sa situation prenant un malin plaisir à
savourer par avance sa défaite. Avoir perdu tant de soldats.
Fourni tant d’efforts et consenti à tant de sacrifices. Avoir lutté
contre l’invincible Lyconthe et reçu nombre de témoignages et

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d’objets magiques ,pour se retrouver, là, devant le roi, tout à coup


étrangement faible songeant à Simon son fils, à Elvôn son neveu,
sa famille menacée. L’image d’Annegarelle lui parvint comme un
suprême adieu lorsque les hommes du roi chargèrent.
Sifflement d’une lame,
Déchirement d’une cuirasse,
Crissement de neige sous les pieds
D’un revers de son onacre Siân effleure trois soldats, il n’a
pas voulu les tuer. Les guerriers du roi s'effacent tout à coup
devant les hommes du duc, évitant le contact jouant à on ne sait
quel jeu cruel. Le roi fuit volontairement l’affrontement direct,
peut-être a-t-il pour dessein de fatiguer son adversaire. Arrive le
moment où ils ne peut retarder le corps à corps meurtrier, Simon
et Costovack font tourner leur lame, elles ne pardonnent pas, les
boucliers ne sont plus activés, car s’ils empêchent les hommes
d’être blessés ils bloquent les lames également et rendent
inefficaces les coups comme toutes les armatures phiriennes de
premier niveau. Le roi provoque Simon, puis d’une passe
magistrale envoie son épée valser, la lame fend l’air et traverse la
tunique, entame la chair. Cette fois, malgré son courage Simon
hésite, il était venu tuer le roi à Orland, et aujourd’hui il n’ose s’y
attaquer… par amour, par amour d’Éponime, peut-être, mais est-
ce la seule raison ?. Il recule alors.
Elvôn et Chliss ne se battent pas, pas encore… ils sont
entourés d’un halo pourpre qui n’est pas un bouclier classique, ils
attendent quelque chose, les hommes ne leur adressent que des
regards haineux et surpris.
Orthox fait un ravage, mais des tilsjjads lui tombent dessus
et cette fois la lutte est plus âpre, voire incertaine pour le browq,
les trois hommes rhinocéros dont Urms fait parti sont terribles.
Les hommes éléphants, encore loin depuis la mort d’Actulh leur
chef, restent indécis, mais les hommes serpents ne pardonnent
pas, quant aux OeilCaptifs, les hommes tigres, ils ont déjà perdu
un de leur compagnon et se méfient ne frappant qu'à coup sûr.
Odrius comme Sulkor font un massacre de soldats échappant à
toutes les armes et tuant à chaque geste, mais dans l’autre camp
Kata Dji fait de même. Evrard essaie de protéger le duc et sa
famille, par malheur son bouclier n’est pas stable ni durable, la

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puissance lui manque, il se sent vieux et las, les magiciens du roi


sont plus âpres au combat.
Annrick reste en arrière, il ne veut pas participer à cette
bataille, son cœur d’elfe le lui interdit. Il attend, l’arc noir vibre
de désir sur son épaule.
Lorsque Kata Dji s’avance vers Sulkor, c’est comme une
révélation, les deux plus grands maîtres du moment vont
s’affronter, il y a là une sorte d’anomalie qui n’échappe guère au
duc, ces deux là auraient dû être chez eux à enseigner leur art et
non à s’affronter dans cette arène de glace profanant quelque
chose de leur art.
Enfin le roi s’approche du duc dont l’onacre ne s’arrête pas,
il a reniflé l’odeur de sueur et de fatigue chez son adversaire,
mais il n’a guère le loisir d’aller plus avant un boulet heurte le
sol et dans une gerbe de neige les sépare. Le boulet devient une
sphère de glace de vastes dimensions qui tourne à folle vitesse en
un périmètre protecteur autour de son maître. La force centrifuge
est si terrible qu’elle refoule l’armée, le duc et le roi sont
cependant ménagés, bien que rudement secoués, leur épée sont
arrachées. Un tel événement ne peut être que le fait d’une magie
puissante, ils lèvent le regard, une silhouette altière tenant un
grand bâton d’Autorité se tient là devant eux, en toge blanche
sous une épaisse aumusse grise, le visage ovale et brunit, brûlé
par la réverbération des soleils phrégiques, les yeux
incandescents, le sourire moqueur. Silbbus !
La vision du célèbre thaumaturge fait reculer les troupes
vaillantes, on sait sa puissance, et son feu a déjà roussi les poils
des plus rudes.
— Roi et duc ! Capitaines et barons. Soldats et guerriers.
Ecoutez. Cessez cette lutte fratricide, vos royaumes sont en
danger. Une armée se dirige vers la Caldénée, immense comme
une mer de L’Est, elle est composée de sorciers, de prêtres
maudits, et de toutes les races de guerriers dégénérées que vous
pouvez imaginer. Le roi sorcier a vidé les royaumes oubliés pour
composer cette armée et ces machines gigantesques, des
créatures qui ont sacrifiées leur sang et leur âme, et, si leur magie
est très insuffisante pour réduire les deux royaumes, leur nombre
et leur rage le sont !

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— Que dis-tu thaumaturge du diable ? Rugit Tallârk, une


armée qui va ravager la Caldénée, qu’en ai-je à faire ?
— Roi Tallârk ! Tu es concerné en trois choses ; la Tyranée
sera la nation suivante en dépit de son armée. Tout sera pillé et
rasé. Ensuite tu perdras ton royaume, ta crédibilité, et tu ne
pourras jamais retourner dans les Phrégïas, si toutefois tu survis.
Ta fille, enfin, ta chère Éponime fera les frais de ce pillage… Tu
l’aimes trop pour la laisser entre les mains de ces barbares !
Le roi se redresse le front barré de plis d’angoisse, son esprit
n’est déjà plus à la bataille. Le duc est attentif lui aussi et toute
hostilité a cessé.
— Que faire ? Bredouille Tallârk dont le ton impérieux se
converti en un râle de frustration.
— Unissez-vous ! Tonne le magicien qui use du vibrato
supérieur donné par la magie vocale, à la limite du seuil de
douleur des hommes. Partez en guerre contre les royaumes
oubliés. Et laissez les Phrégïas pour l’instant, elles vous dévorent
le cœur et l’esprit, volent votre honneur et votre raison, laissez la
Glace vous indiquer elle-même comment l’amadouer, il faudra
du temps, mais ici, vous n’avez plus ce temps !
— Intervient toi-même thaumaturge ! Hurle Florss, le chef
des tisljjads, en remuant son long bec couvert de bave.
— Erreur ! Ce n’est plus à moi de vous secourir, mais à vous
de vous allier les uns aux autres, mes amis sont morts pour
sauver ces royaumes, Tanaoz a éradiqué Tukyur, Hyacinthe a
ramené l’enfant du duc, et des thaumaturges sont tombés dans les
pièges des mains rouges, ainsi je n’ai plus de magiciens à diriger
aujourd’hui, si ce n’est deux amis qui me restent, Narboth et
Groswen qu’il ne tient qu’à moi d’éloigner de vos turpitudes.
« Ils pensaient que je serais celui qui mènerait les Guildes,
car Gruelcia est absent, mais je refuse cette option, s’ils veulent
vous aider je les laisserais faire, ne comptez pas sur moi pour
avaliser vos tueries, soutenir vos guerres vaines et sanglantes,
approuver vos pèlerinages intéressés et dénués de sainteté.
Aujourd’hui décidez de ce que vous voulez faire, vous massacrer
mutuellement et perdre vos royaumes ou voler à leur secours !
Le duc lève son onacre flambant de fierté et se tourne vers
les bataillons amis et ennemis :

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— Silbbus à bien parlé ! C’est la voie de la sagesse.


Rallions-nous et sus aux armées sorcières !
C’est un cri de ralliement primale, et en l’occurrence
incroyablement efficace pour l’occasion.
Un grand silence répond au seigneur des MonDragon, un
silence terriblement pesant, incertain, oppressant. Et soudain,
contre toute attente, un mouvement de foule se fait, une rumeur
monte de l’armée, un grondement et tous les bras se lèvent
brandissant épées, lances et étendards.
— Sus à l’ennemi, sus à l’ennemi !
Le duc se met à sourire, Simon lui répond et Elvôn
s’illumine, l’ovation est poursuivit par une profonde clameur qui
vibre dans les Phrégïas, le roi regarde d’un air égaré son armée,
une fois de plus le duc vient de réaliser un coup de maître en
électrisant les hommes.
Le duc lui fait face et crie :
— Roi Tallârk êtes-vous avec nous ? Pour la gloire des
royaumes ?
Tallârk ne répond pas tout de suite, déstabilisé un instant il
reprend assurance et jette des regards interloqués vers son armée
qui attend. Le duc électrisé demeure néanmoins immobile
comme un roc. Il hoche la tête et déclare :
— C’est bon ! Nos royaumes d’abord, mais ensuite ce sera
entre nous deux duc Siân. Et vous me rendrez compte de vos
insultes !
Siân s’incline. Les armées poussent une ovation incroyable,
les thaumaturges étendent leur bouclier au groupe de Siân. Le roi
s’adresse à Silbbus :
— Silbbus Nadus, tu m’empêches de faire sortir mon
schasmme par tes pouvoirs, libère-moi que j’aille voir ma fille et
mes armées. Il l’appelle directement par son nom et son prénom
phirien, privilège réservé à ses pairs.
— Non ! Tu en profiterais pour abuser encore de ton
autorité, déplaces-toi, en chair et en os, vers les tiens. Il y a en toi
une autre personnalité qui souhaite prendre le dessus et dominer
tes armées… Kramior Bâle ! Le corps de Meltôr, je le sais, attend
un retour à la conscience, cela ne doit pas être. Veille à ce que
cela n’arrive pas, empêche Meltôr d’agir, alors je t’aiderais…

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— Alors, si tu sais… fait le roi atterré, pourquoi ne m’aides-


tu pas à le chasser ?
— Je ne peux pas être partout roi Tallârk. C’est toi qui es
responsable de ton pèlerinage, tes magiciens t’aident ou non ?
Alors combats. Tu réussiras. Lutte contre toi-même cela te
donnera la force de vaincre tes ennemis. Je vais partir à nouveau
pour rendre visite à la duchesse et à ta fille, lorsque je reviendrais
veille à ce que je te trouve en train d’œuvrer auprès du duc car
cette fois je ne serais pas aussi généreux avec toi !
— Tu oses me menacer, moi, le roi ? Lâche Tallârk en se
dressant tout à coup raidit dans son orgueil déplacé, mais le
regard des officiers et des magiciens le scrutent, le regard des
tilsjjads et des kilbors se font soupçonneux, et il s’apaise.
« d’accord Silbbus, bien que mon autorité ait considérablement
augmenté je t’écouterais. Son regard magnétique cependant
fouille celui de Silbbus. Il recule subitement en se protégeant les
yeux, le vieux thaumaturge à son tour montre au roi la supériorité
de son art, les esprits servant lui ont conféré une énergie
titanesque, et il est tenté de l’utiliser pour faire taire les
présomptueux.
— Ne cherche pas à me circonvenir ! Gronde le
thaumaturge, ou je brûlerais ton esprit comme de la paille, tu es
certes devenu puissant roi Tallârk, mais tu as des responsabilités
désormais vis-à-vis des tiens et des autres royaumes. Fais preuve
de sapience.
Le roi hoche la tête, une fois de plus et en dépit de la force
parasite qui l’habite, celle de Kramior, Silbbus se révèle
supérieur.

Blick et Tigger se regardent interloqués, ils entendent des


bruits bizarres répercutés par les parois de glace à distance. Ils se
frictionnent, se passent de la soie de bigzor sur les mains et le
visage et font de même pour la petite Fany qui attend l’air hébété
son ami Odrius. En tant que binômes s’ils ne se voient pas
pendant un laps de temps trop long, l’un d’eux peut tomber
gravement malade.
— Allons, dit Blick, tout à fait remis de son terrible choc à

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présent, Fany, garde confiance, Odrius va bien…


Les soldats se tiennent en faction, certains sont tombés
d’épuisement malgré l’ixushia et la soie de bigzor. Galtän résiste,
le froid est certes effroyable, il n’a pourtant pas de prise durable
sur lui. Il psalmodie à voix basse un chant de Sulkénëis, fille
d’Agnoée la grande. Les capitaines l’écoutent et semblent
entendre des voix qui les encouragent aux plus profond d’eux-
mêmes. Les feux déphrigés continuent à chauffer, Evrard les a
laissés toute la nuit, et le lendemain, ils ne s’éteignent pas et
dispensent une certaine chaleur. Les soldats dévorent des galettes
beurrées et du lard frit, certains avalent de la graisse de draqqat
pour la vomir ensuite. La clarté rose surfaite de l’aube se dévoile
soudainement.
C’est alors qu’ils entendent le rire des hommes, le son des
cors et la voix de commandement de Siân, une lumière d’espoir
perce en eux, puis un soleil éblouissant quand Siân se dessine sur
les fonds blancs bleutés. On les accueille à bras ouverts.
Cependant le duc ne revient pas avec des reliques, des artefacts
ou objets quelconques, non, mais accompagné de Silbbus. Galtän
ressent une joie incroyable à cette vue. Ils voient le bouclier qui
les entoure et sur leurs arrières les magiciens suivant
solennellement leur maître. Silbbus leur explique l’alliance, la
menace des armées sorcières et leur décision de s’unir pour
combattre. Plus loin le roi Tallârk reste stoïque, fixant droit
devant lui un horizon inconnu. Beaucoup s’effraient à cette vue,
mais la présence du grand magicien les rassérène.
Le campement est rassemblé, et chacun reprend les
traîneaux. Les chiens patientent dans le froid sous la caresse de
Galpush Gal leur soigneur.
Les traîneaux de yusqs de l’armée de Tallârk se mettent en
route, sans attendre, le roi a demandé au duc de venir à ses côtés,
non pas dans le but de montrer à tous qu’il faisait alliance avec la
Caldénée, mais pour le provoquer. Siân a la réaction de refuser,
sa troupe l’attend et compte sur lui, hélas le roi insiste, peut-être
valait-il mieux l’écouter, découvrir ses intentions, tout en se
méfiant de son pouvoir d'assujettissement.
Il monte avec lui dans un traîneau beaucoup plus grand que
les autres disposant d’un confort royal, il s’agit d’une voiture

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fermée et luxueuse dotée de plusieurs sièges et d’un trône, une


fenêtre spacieuse permet d’admirer le paysage et de surveiller
l’armée, une vitre épaisse résiste aux chocs et aux flèches. Siân a
laissé les rênes à Paulmarc, le capitaine déteste cette solution, il
voit déjà Siân victime de quelque traîtrise.
Par bonheur Silbbus veille, le magicien converse avec
Parchlas, flatté de voir le grand maître s’adresser à lui comme à
un chef, il lui intime l’ordre de maintenir la discipline dans
l’armée quitte à user de son autorité, car s’il arrive quelque chose
au duc il en sera tenu pour responsable. Parchlas a promis, c’est
un Tyranéen, mais un homme d’honneur dans l’ensemble.
Il doit toutefois se contenter de la parole de Tallârk, et puis,
il ne sera pas parti bien longtemps, Groswen et Narboth peuvent
s’occuper des dames et les conseiller, bien évidemment tous
veulent avoir d'emblée un compte rendu de la situation. Il
s’approche du traîneau royal et demande le duc, ce dernier
apparaît, le front soucieux.
— Cher Silbbus, me voici dans une situation difficile, en
quittant les Phrégïas j’abandonne le pèlerinage blanc et les
reliques. La réponse à mes questions était peut-être là.
— Pas forcément, la Phrégïa à tendance à réagir partout où
on l’appelle, or, elle apparaît là où elle ne devrait pas être, vous
savez ce qui se passe, les glaces frappent des tribus, des hommes,
des soldats, aveuglément dirait-on, il semblerait quelles avancent
sur les terres, gagnent du terrain, le froid s’installe partout dans
les Fosses, sur des dizaines de milliers de milles… ?
« Croyez-moi duc combattez auprès de votre ennemi ainsi
vous pourrez mieux le surveiller, ensuite nous retournerons
ensemble dans les Phrégïas achever ce que nous avons
commencé.
— Prendre des reliques ?
— Vaincre le Vactarh !
— Est-ce possible ?
— Oui, mais cela dépendra de vous et de vos compagnons…
des magies contraires s’entremêlent, il y a grand risque.
— Nous avons perdu tellement de thaumaturges ces derniers
temps.
— C’est vrai, peut-être est-ce là la volonté des dieux, une

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sorte d’équilibre, trop de thaumaturges rassemblés en un même


lieu ne sert sans doute à rien, il est simplement nécessaire d’agir
au bon moment, au bon endroit, ne regrettons pas la mort des
nôtres, elle nous servira.
Le duc jette un regard surpris sur le grand magicien stoïque
et toujours en perpétuel mouvement, dont la motivation n’a
jamais été très claire.
— Tukyur ne reviendra plus ? Tanaoz l’a-t-il vraiment tué ?
L’effigie était posée près du duc dans un panier, une voix
criarde hurle :
« Oui ! Oui ! Oui ! Tanaoz mon maître… Mon seigneur
unique est mort et je vais le rejoindre. Voilà la vérité ! La vérité !
je ne suis que son "clonesque", son clone… un surgeon
éthérique.
— Combien de temps encore resterez-vous avec nous cher
Tanaoz ? S’inquiète le duc.
« Pas longtemps ! Pas longtemps ! Mon maître m’a donné
qu’une seule vie, dans quelques jours je serais parti, sans
douleur… ah ! Mes amis ! J’ai été heureux de vous connaître
clame la petite image d’un air affligé. Siân sent son cœur se
serrer et sa voix s’étrangler, mais Silbbus le devance sur un ton
doux et grave :
— Nous n’oublierons pas ce que vous avez fait maître
Tanaoz, et on chantera vos exploits longtemps dans les Fosses !
« Laisse… laisse les chants et les louanges… Tanaoz est
parti, et le bouffon aussi, l’Astarï Tukyur ! Maintenant veille au
Transfact, et au Vactarh… je m’affaiblis, je vais me taire
maintenant et quand tu m’entendra à nouveau se sera pour vous
dire adieu… »
L’effigie s’efface dans l’ellipse de cristal dans un ultime
geste d’agacement puéril.
— Le seigneur Tukyur peut-il mourir ? Demande Siân
interloqué.
— On peut le croire, en tous les cas s’il a survécu c’est en
tant que pur émana et si affaibli qu’il ne pourra plus être
dangereux. Restera le vieux Kramior Bâl à éradiquer, mais ce
sera plus difficile, il a investi le corps du roi... il faudra du temps.
Le duc grimace :

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— Il s’est produit tant de choses tandis que j’essayais de


fouiller les Phrégïas ! Pourquoi ne suis-je pas resté près des
miens, et n’ai-je pas été là quand on avait besoin de moi ?
— Allons, vous étiez, comme il arrive souvent pour nous
tous, pris entre deux feux Siân, Tallârk vous menaçait, et vous
deviez honorer votre parole, d’ailleurs cela n’a pas été inutile,
puisque dans le voyage vous avez trouvé le Transfact.
— Le médaillon ? Mais je ne peux rien en faire.
— Le moment viendra, je l’espère… vous ne serez pas seul.
— Tout cela va demander du temps. Revenir en nos
royaumes, et guerroyer, puis repartir exténués pour les glaces…
— Je ne vois pas les choses ainsi duc, soyez positif et cessez
de vous tourmentez inutilement. Vous n'êtes pas seul...
— Serez-vous là ?
— Il le faudra et… un cri interrompt le magicien, alors qu’ils
arrivent au Pic du poignard s’apprêtant à traverser les falaises
extérieures, le ciel s’assombrit soudainement, un grondement
roule dans l’azur, l’effroi gagne les hommes. Adurlatîl, dont le
campement est dressé sur l’aire immense du Pic venait à la
rencontre du roi. Parchlas l'informe de ce qui se passe,
mentionnant l’alliance et l’invasion des royaumes oubliés, mais
le prince est trop inquiet pour prêter attention au récit du
thaumaturge, une menace s’annonce, une ombre gigantesque
accompagne une marée de glace de plusieurs centaines de pieds
de hauteur et déferle sur eux.
Silbbus lève les yeux et fait un geste de son bâton, il a une
vision proche du cataclysme.
— Vieux renard d’esbroufe… tu joues au plus malin hein ?
Tu veux nous arrêter ?
— Que se passe-t-il Silbbus ? les hommes commencent à
paniquer.
— Et ils ont raison, car un mascaret glaciaire nous menace, il
va nous engloutir si nous ne trouvons pas une solution !
— C’est assez fréquent ici non ? Crie Siân.
— Pas comme celui-ci ! Il y a autre chose derrière. « Il » ne
veut pas que l’on parte !
— Qui ? s’écrie le roi, vous ne voulez pas dire…
— Arkotth ! Il voudrait nous garder ici, pourquoi je n’en sais

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rien, mais je n’aime guère cela.


— Pouvons-nous contrer cette vague ? s’enquiert le prince.
— Oui si tous les thaumaturges s’y mettent... et avec votre
aide duc.
Siân lui lance un regard stupéfait et embarrassé à la fois, il
n’était qu’un piètre magicien, il reconnaît toutefois que tous
devait tenter l’impossible.
Silbbus se place derrière les thaumaturges, Guntrie, Parchlas,
les prêtres d’Amillias et Tâk Farr, le roi en personne se propose,
il manie convenablement le bâton d’Autorité. La vague arrive,
immense, irréductible, elle emporte tout sur son passage et les
mille cinq cent hommes de l’armée vont périr certainement. À ce
moment un bouclier s’établit autour des soldats, des deux rois et
des magiciens, chacun contribue à le forger, le nourrir, Silbbus le
renforce considérablement. La déferlante monstrueuse s’abat sur
eux, le fracas, bien qu’étouffé par le bouclier, est celui d’une
montagne, rien ne résiste.
Le bouclier gémit et chacun éprouve le poids extraordinaire
de centaines de tonnes de neige dans ses membres. Il commence
à céder devant la pression naturelle colossale, la douleur devient
insupportable, Silbbus ne parvient plus à alimenter en énergie le
rempart invisible, les thaumaturges font de leur mieux mais le
grand magicien accomplit le plus gros de l’effort, celui qui
fissure les os, déchire muscle et mental.
À cette seconde le médaillon de Siân se met à émettre une
lueur ardente, un jet de lumière éblouissant qui s’étire sur le
bouclier, une lueur rouge que reconnaissent les hommes. Elvôn et
Chliss sont devenus des comètes écarlate. Le bouclier est
stabilisé par un pouvoir si puissant que la vague est refoulée en
arrière, renvoyée comme une balle. Elle s’éparpille en millions
de fragments neigeux multicolores dans un mouvement furieux,
un ressac monstrueux et rageur sous tendant l'effort surhumain
d'un être dément. Toutefois, elle s’empile aussitôt en une
concrétion montagneuse infranchissable bloquant le passage des
Phrégïas au continent. Les armées sont prises au piège.
— Vous nous avez sauvé Silbbus ! Crie Paulmarc.
— Je crains que cela ne soit pas aussi simple ! Le Transfact
nous a aidés. Ce sont les enfants. Les chevaliers de l’Incarlate. Ils

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ont la lumière de la Lyconthe. Et le Mogoown à usé de leur


nouvelle shindrä. L’auriez-vous excité ?
Siân regarde tour à tour le médaillon et les deux jeunes qui
reviennent à leur apparence normale. Sa poitrine le brûle mais la
chaleur reste supportable :
— Je ne sais pas Silbbus, j’ai senti une puissante vibration,
et le Transfact a rayonné ! Je n’y suis, hélas, pour rien… !
Silbbus hoche lentement la tête et dit au roi :
— C’est un mauvais coup d’Arkotth je sens la magie à plein
nez, celle-là est d’un niveau supérieur, nous voici emprisonnés
dans les Glaces.
— Ne pouvons-nous pas détruire cette muraille ? s’informe
le roi plus sombre que jamais et visiblement tourmenté par une
force intérieure néfaste.
— Non ! Nous sommes déjà éreintés par notre effort de tout
à l’heure, laissez les thaumaturges se reposer sire, je vais tenter
de rejoindre les dames en grimpant sur ses montagnes !
— Un schasmme Silbbus ?
— Non ! Je vais y aller en chair et en os. Cela donnera plus
de cohésion à ma magie, en attendant essayez de contourner
l’obstacle, trouver un passage, aussi étroit soit-il pour sortir d’ici,
dussiez-vous le percer à coups de barre à mines ou d’épées, je
reviendrais en chercher un avec vous dès que j’aurais pu
contacter la duchesse et la princesse, et si nous échouons j’en
forerais un dans la montagne s’il le faut !
— Mais si Narboth et Groswen sont près des dames, dit
Tigger, s’invitant tout à coup dans la conversation, pourquoi vous
inquiéter ainsi ?
— Ils ont besoin d’être conseillé aussi, et je veux être sûr
que tout va bien, espérons que Gruelcia va revenir, son aide nous
sera très précieuse, je ne pourrais tenir longtemps à ce rythme là.
Siân l’observe, le visage du magicien se creuse, ses yeux se
cernent de bleu, et la fatigue se lit sur ses traits, même un
thaumaturge de la puissance de Silbbus ne peut être partout à la
fois, et cette dépense constante d’énergie le ronge à la longue, il
semble plus tassé sur lui-même, Tigger éprouve une peine
incroyable à le voir ainsi éreinté.
— Silbbus ! Arrêtez ! Je vous en prie, vous en faites trop.

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Vous êtes amaigri et je sens en vous une lassitude terrible. Faites


appel à vos amis, n’y a-t-il aucun magicien prêt à vous seconder
un peu ?
Silbbus prend la main de Tigger.
— Merci de votre compassion maître Tigger, je sais pouvoir
compter sur vous, mais hélas, certaines responsabilités sont
impossibles à déléguer. Il se tourne vers le duc et le roi, sire,
monseigneur, je dois y aller, cherchez l’entente et unissez vos
forces, vous avez deux ennemis à combattre, celui qui demeure
ici est le plus grand et ne vous pardonnera rien. Priez les dieux, et
attendez-moi, je vais chercher du renfort si cela est encore
possible.
Siân lui adresse un signe et un sourire :
— Revenez vite Silbbus. Et transmettez ce que vous savez à
mon épouse.
Le thaumaturge grogne une réponse déjà trop lointaine pour
être intelligible, il sclisse à une vitesse fantastique sur la neige,
bientôt il surf sur les blocs de glaces gigantesques sans efforts
apparents.
— Celui-ci est un grand thaumaturge, observe Siân, priez
pour lui et espérez qu’il ne lui arrive rien de fâcheux !
— Que les dieux vous entendent, marmonne Blick qui vient
d’apparaître derrière Tigger en affichant une mine défaite. Nous
n’avons que trop perdu de magiciens ici.
— Et pas seulement des magiciens, dit Siân rauquement,
mais des amis, des hommes et serviteurs loyaux et fidèles. C’en
est assez ! Rassemblons nos forces et visitons les lieux, il y a
forcément un passage quelque part.
— Oui, fait Orthox, j’en connais un, entre les Cornes des
dieux.
— Quoi ? S’écrie Blick, tu es fou Orthox ! C’est une rivière
bouillonnante de glace liquide à quinze unibars, on ne la traverse
même pas en bateau !
— J’affirme que c’est possible ! Insiste Orthox, et cesse de
dire que je suis fou petit malin, tu n’étais pas mieux tout à
l’heure.
Tigger lui adresse un regard outragé pour ces propos un peu
légers. Siân fait un geste :

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— Cessez les chamailles, on a mieux à faire, essayons


l’impasse de l’Elfe, si ça ne marche pas on prendra les Cornes
des dieux !
— L’impasse de l’Elfe est aussi périlleuse, rétorque Parchlas,
pour un thaumaturge ça va, mais un soldat glissera le long des
parois.
— Sont-elles humides en ce moment ? Demande Tallârk qui
s’immisce dans la conversation avec une surprenante retenue.
— Non, je ne crois pas, je le sais, c’est l’après-lunaison, or,
toutes les fins de lunaisons, notamment les pleines lunes, les
parois sont sèches, mais gare à ceux qui pose la main nue sur
elles, leur peau y restera ! Il serait bien d’utiliser des pythons
pour grimper.
Annrick, revenu au sein du groupe après les échauffourées,
s’approche du duc, accompagné d’Elvôn, et dit :
— Monseigneur, je connais certains chemins plus faciles
mais plus longs, des chemins où nous serons sous l’œil
bienveillant des Înkhs, les auriez-vous oubliés ?
Le duc s’éclaire d’un sourire :
— Mais bien sûr Annrick ! Je ne suis qu’un idiot et un butor,
je ne pensais pas que les Înkhs nous aideraient, ils sont peu
enclins à offrir leur soutien aux pèlerins, heureusement tu es là.
— Ce ne sera pas sans danger, il faudra m’écouter à la lettre,
et suivre les pistes précises déjà tracées, des trous d’eau nous
attendent, des émanations pernicieuses, mais si un Grull vient à
proposer son aide, acceptez-là, ils connaissent tout des glaces.
Sur ces mots il prend les devants et indique une direction,
puis il trotte léger comme le vent, Elvôn peine à le suivre
émerveillé de découvrir l'endurance et le savoir qui transforment
à jamais son ami.

Siân se retourne vers l’ensemble de l’armée, il souffle


péniblement, sa poitrine est soudain douloureuse. Le cœur. Et le
froid intense. Mais surtout la vision de deux mille hommes
rassemblés, deux mille hommes à guider, nourrir, conseiller, et
commander. Le prince lui décoche un regard à la dérobade, il
paraît savoir ce que ressent Siân, mais est-ce de sa propre
intelligence ? Ou de celle de la petite Fany qui darde son regard

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de l’un à l’autre, et qui peut deviner les intentions cachées et


peut-être même les partager d’un esprit à l’autre avec cette
subtilité coutumière aux binômes ?

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La Glace nous parle, elle nous dit d'écouter, elle nous invite à la
suivre... elle prétend être notre mère, notre sœur, et tout notre corps
éthérique désire ardemment obéir, alors que notre chair tend à la fuir,
ce déchirement est le « Fulshaar », la révélation de soi... c'est le froid
phrégique qui nous enlace dans sa passion.
Annales phrégiques ; codicille IX

Les alliances de Bryan

Gruelcia n’avait pas manqué un seul des mouvements


admirables des soubassements phrégiques ou nivées, puis la peur
de rencontrer à nouveau Arkotth lui donna des ailes, il sclissa
jusqu’au plafond de glace et fit fondre celle-ci à grande vitesse,
sachant toutefois que cette action pouvait avoir des répercussions
locales ennuyeuses.
Les merveilles qui s’offraient à son regard le retenaient
dangereusement en un lieu terrifiant où le Vactarh était
susceptible de réapparaître à n’importe quel moment, sans doute
sous forme schasmmatique, très affaiblie, mais il ne voulait en
aucun cas tenter l’expérience. Il parvint enfin à percer le plafond
de plusieurs pieds, par bonheur l’eau phrégique glissait sur son
bouclier sans effet notable.
Il atteignit un niveau au-dessus, de sombres squelettes de
navires et des ossements géants lui barrèrent le passage puis
s’effondrèrent dans la fondrière artificielle que créait son bâton.
Il regagna niveau par niveau l’extérieur. Ce fut arrivé à la
troisième nivée qu’une vibration profonde et lancinante traversa
la glace et l’air pareille à la pulsation d’un cœur gigantesque saisi
dans la Phrégïa.
Le sol se souleva, des collines apparurent, il scruta les
couches successives, des images assaillirent son esprit lui
arrachant un cri tandis qu'il s'éloignait en chancelant. Ce qu’il
venait d’entrevoir le saisissait d’effroi, une machine ancestrale,
création des dieux remontait lentement à la surface, titanesque
telle une force naturelle qui répond à une loi infrangible. La
chose était entre le char et la forteresse possédant des sections

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organiques, des membres qui la mouvaient, des yeux et des


bouches synthétiques, amalgames monstrueux entre le minéral et
le biologique.
Les Seigneurs de la souffrance l’utilisaient comme moyen de
déplacement dans les Phrégïas; la Shéïa ! Le Char divin, il devint
l’Abomitrôn, corrompu par les trop nombreuses racines des
dieux noirs. Entité inconcevable disparue dans la nuit des temps.
Le magicien se demanda si quelque chose des ères anciennes
avait pu échapper à la Glace en ce monde... Il songea que si cette
chose bougeait, même très lentement c’est qu’Arkotth n’était pas
loin.
Pourtant quelqu’un l’avait invoqué, prenant le risque de le
libérer, un thaumaturge très puissant, Silbbus ? Ce n’était pas là
sa signature, l’un des Probateurs ? Ils les connaissaient trop, il
s’arrêta une seconde. Non ! C’était l’odeur phirienne mourante
d’un très ancien maître, Starfysh, surnommé Hyacinthe ! La mort
suivait l’invocation. L’Abomitrôn, quelle inconséquence. Mais
pourquoi le Char des dieux ? Quelle idée avait eu Hyacinthe à ce
moment là ? Il frémit, le vieux magicien avait-il fini par perdre la
tête?
Parvenu sur la couche épidermique de la Phrégïa, Gruelcia
embrassa le décor, les vitrines étaient toujours là, mais on était à
la fin de la seconde pleine lune du mois d’ebbri (janvier), elles
allaient redescendre, et s’il ne partait pas très vite, lui aussi
redescendrait en catastrophe. Bien que moulu, il sclissa de toute
la vitesse qu’il le put vers le Pic du Poignard où tout se jouait.

Elvôn s’était mis à suivre Annrick s’en supposer qu’il ne


tiendrait guère longtemps au rythme soutenu du jeune homme. Il
se rappelait comment tous deux galopaient sur les terres de
Caldénée près des Fondrières quand arriva l’accident qui devait
changer leur existence. Où les emmenaient-il ? l’armée marchait
loin à l’arrière, des centaines de traîneaux, de différentes tailles,
des draqqats, des tisljjads, des ulmains, toutes ses races à la fois
familières et étranges qui demandaient aux hommes de
s’abstraire et d'accepter.

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Le roi restait auprès du prince, Siân s’était détaché de leur


convoi pour revenir près des jeunes. Parchlas et les thaumaturges
observaient à distance le panorama et les mouvements des
troupes près à intervenir en cas de danger. Une fois de plus celui-
ci arriva du sol, les glaces se fissurèrent et plusieurs hommes
coulèrent avant même d’avoir eu le temps d’appeler au secours.
Annrick donnait des conseils pour éviter les plaques
mouvantes et fragiles et repérer celles qui étaient fiables, mais les
thaumaturges avaient déjà agis et consolidés le sol gelé sous les
pas de l’armée, c’était une option, combien de temps serait-il
possible de maintenir une cohésion des fluides ? Siân leur
conseilla d’arrêter cette opération trop coûteuse en énergie vitale
et de laisser les soldats déterminer la ligne de conduite à tenir.
Par bonheur les crevasses se firent plus rare et une plaque
solide offrit un point d’appui à la longue colonne frémissante.
Les lueurs des Phrégïas attirées par la dernière lunaison
disparurent totalement laissant les hommes dans une nuit presque
palpable, les bâtons des thaumaturges s’allumèrent et des pierres
de combostites furent utilisées conjointement aux lampes à
lucioles.
Les hommes, terrifiés, pénétraient dans une forêt d’anefirs
entrecroisés, certains ne firent pas attention et des hurlements
retentirent, brefs mais explicites, plusieurs soldats avaient été
décapités par les lames de glace plus tranchantes que des rasoirs
et dissimulées par des brumes épaisses ou parfois quasiment
invisibles, d’autres se virent mutilés mains ou pieds, là encore les
thaumaturges tentèrent d’établir des boucliers de protection.
Plusieurs firent demi-tour.
Les amputations par anefirs cicatrisaient aussitôt, les chairs
brûlées par le froid s’insensibilisaient instantanément.
Annrick rejoignit Elvôn, il lui sourit, essayant d'évacuer les
sombres pressentiments qui l'assaillaient. Il lui demanda de
raconter son histoire depuis leur séparation dans les Fondrières
caldénéennes. Le jeune homme expliqua comment le roi l’avait
récupéré et manipulé afin qu’il devienne un voleur dans le but de
s’emparer du Tanarsïlh, en vain, et de quelle manière il s’était
retrouvé à Trecy où il avait frôlé Annegarelle sans vraiment être
conscient du lien de parenté qui existait entre eux. Annrick fut

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très attentif, et conta à son tour comment les Înkhs l’avaient


récupéré et les merveilles qu’il avait vues.
Elvôn désigne son arc :
— C’est un arc Elfe ? Il est superbe. Il le touche du bout des
doigts le bois vibre et dégage de la chaleur.
Une flamme rouge passe dans le regard du garçon.
— Eh ! Il t’accepte, c’est très rare, tu dois posséder un don,
une sensibilité particulière.
Elvôn lui explique la visite de la femme rouge, de l’enfant et
du vieillard.
— Alors… l’arc aurait dû réagir plus fort puisqu’il a déjà
saisit de nombreuse fois la lumière du Gardien !
— Peut-être nous reconnaît-il comme de légitimes enfants de
la Lyconthe ?
— Peut-être… c’est une aventure totalement imprévue, vous
seriez la milice de l’Incarlate ?
— La milice ?
— Les elfes croient en une future chevalerie composée de
jeunes gens engendrés par la Lyconthe, possédant ses pouvoirs
renouvelés.
— Très inquiétant pour Chliss et moi, non ? Lâche Elvôn,
que va-t-on devenir ?
— Laisse faire, tu ne peux rien…en cherchant le Tanarsïlh tu
as trouvé la voie rouge.
Elvôn secoue la tête, ne comprenant rien au propos
d’Annrick. Il préfère bifurquer sur un autre sujet.
— Les armes des Elfes sont-elles vivantes ? Est-ce de la
magie ?
— L'Oborilnew, l'arc sacré des Înkhs, fabriqué à partir des
reliques trouvées dans les glaces, demande un art consommé. Les
flèches de L’Oborilnew sont susceptibles de blesser grièvement
la Lyconthe qui perd à chaque fois un peu de son pouvoir et
l'obligent à restituer les shindräs enlevées, celles-ci sont
phrégifiées dignement en attendant leur retour. Chaque être
vivant possède une essence vitale, la shindrä, une flamme
spécifique qui se conserve dans la Phrégïa. As-tu appris un peu
de magie de base ?
—Avec Parchlas le thaumaturge du roi, oui, mais faire

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fondre la Phrégïa me paralyse. J’ai l’impression de toucher à


quelque chose de saint.
— C’est le cas, la Glace est sensible aux intentions, elle
répond à l’âme secrète du fouilleur, cette sainteté n'est pas le
gage qu'elle réagit immédiatement aux manipulations des
thaumaturges ou des pèlerins.
— Quand je pense à tous ces gens qui se sont retrouvés et
qui on vécus des expériences aussi passionnantes que la nôtre, se
serait dommage de perdre leur savoir sans pouvoir le transmettre.
Mon oncle a fait un travail extraordinaire.
— C’est vrai. Mais il a souffert, pourquoi es-tu venu le
retrouver ici alors que ta tante t’attendait et que tu aurais pu être
utile là-bas ?
— J’ai senti que je devais le rejoindre c’est tout, cela me
semblait être une trahison que de ne pas l’accompagner dans les
dangers des Phrégïas, je reconnais que si j’avais su ce qui
m’attendait j’aurais hésité, c’est une vie terrifiante, belle et
terrifiante à la fois ! Ce froid… et… cette lumière rouge. C’est
elle qui m’a sans doute appelée. Avec Chliss nous avons quelque
chose à faire…
Annrick le fixe en souriant avec une sorte de stupeur grave.
— On dirait que le froid ne t’a pas véritablement affecté,
non ? Tu as… une sorte d’accoutumance étrange, proche de la
mienne depuis que j’ai pris l’ixushia phirienne et que leur magie
m’a imprégné, mais toi tu n’as pas reçu d’aide, ça se produit tout
seul. Hors, à ma connaissance personne ne peut résister au froid à
la longue, les hommes ne pensent qu’à dormir, les créatures les
plus rudes souffrent, et même les magiciens doivent lutter
âprement. Mais bien sûr… la lueur de Glaceplaie t’a touchée, tu
es un enfant des Phrégïas autant que moi !
Elvôn fronce les sourcils :
— Ne crois pas cela Annrick ! Regarde-moi, je gèle
littéralement, je tremble, les fourrures ne servent à rien, même la
soie de bigzor et les breuvages régulant la thermie. Peut-être ne
sont-elles finalement que des placebos, elles stimulent la volonté,
l’imagination.
Annrick lui jette un regard amusé, mais il accepte
l’observation de son ami comme s’il ne souhaitait pas le

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contredire espérant peut-être une prise de conscience du garçon.


Ils avancent maintenant sur un sol stable, vers des falaises de
glace grenelées de trous, de nouvelles lueurs s’installent glissant
dans les murailles en formes serpentines et fugaces qui absorbent
l’attention des hommes et caressent leur âme. La Phrégïa apparaît
comme une déesse qui une fois tranche les têtes et gèle les cœurs
impitoyablement, et une autre fois remplit d’une ivresse
surhumaine les pèlerins et appelle de tout son amour l’attention
des visiteurs.
— J’ai su qu’un très grand thaumaturge nous avait quitté,
Hyacinthe. L’immense Starfysh. La Phrégïa l’a reçu en son sein
que les dieux soient loués !
— Un autre également, Tanaoz. Personne ne pouvait lui être
comparé !
— Pourquoi perdons-nous les plus grands maîtres de la
magie ? Nous en avons tellement besoin.
— Il ne t’est jamais venu à l’esprit que la magie n’était pas
pour les humains et qu’un jour les dieux la reprendrait ?
— Heu… non, j’avoue n’y avoir jamais songé, mais
pourquoi la magie disparaîtrait-elle ? Ne serait-ce pas la fin du
monde ?
— Ou le début d’une nouvelle ère, je n’ai pas dit que la
magie allait disparaître, elle peut être différente de ce que nous
avons connu. Elle revêt plusieurs aspects. Pour les elfes elle est
l’art shindrïque ou l’usage des vitalités, pour les peuples
fosséens, elle est l’art phirien ou les arts Incidents. Pour les
hommes des terres Etendues, elle est magie. Il s’agit d’une
énergie que contient l’air, la terre, l’eau et… la Phrégïa. Peut-être
que la Glace transformera-t-elle notre définition des arts
Incidents.
Elvôn est carrément stupéfait cette fois.
— La magie… changer de définition ? C’est… tellement
inimaginable… d’où tiens-tu de telles idées ?
Il sent qu’Annrick disait vrai, sa sagesse provenait des elfes.
— Les énergies phiriennes s'adaptent aux époques et aux
hommes plus facilement que les forces aïmiennes... Les elfes
voient loin, ils m’ont enseigné beaucoup de choses apparemment
illogiques ou impossibles ou simplement belle et évidentes. Mais

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tu n’as rien à craindre, ces choses là ne se feront qu’avec le


temps et très progressivement à moins que…
— À moins que… ?
— À moins qu’un Vactarh ne vienne tout bouleverser !
— Arkotth, lâcha Elvôn avec effroi, même les thaumaturges
les plus puissants en on peur.
— Ils ont raison d’une certaine manière... cependant ils ont
tort d’avoir peur de ce qu’ils ne connaissent pas, les Vactarh son
mortels, mais à un autre niveau que les humains, et la Glace
justement permet de réunir ces deux niveaux, l’un peut atteindre
l’autre, le tout est de savoir qui agira le premier.
— Je ne comprends pas, si le Vactarh revient, il nous tuera
sans pitié, et nous ne l’atteindront pas avec les pouvoirs que nous
avons actuellement…
— Sauf si la Phrégïa nous aide, elle a une très forte
tendance… à rappeler tout ce qui lui a échappé, les objets
déphrigés, les artefacts, les reliques, et les créatures qui y
dorment. Elle était là pour figer les choses et les faire renaître,
leur permettre de sortir, une fois, deux peut-être, et ensuite elle
les fige à nouveau pour très longtemps. Les premières flammes
de l’univers étaient si brûlantes que les dieux eux-mêmes ne
purent les éteindre, ils usèrent d’une autre création, la Phrège. Ils
s’aperçurent que la Phrège conservait d’autres choses
impalpable, le temps, les rêves, l’amour, la mémoire des peuples,
le principe de vie. Regarde !
Subitement la lumière du jour, ou de ce qui correspondait au
jour, devint rouge, écarlate, les hommes s’immobilisèrent, muets
de stupeur, ce n’était pas le ciel lui-même qui avait changé
d’aspect, mais les glaces qui réverbéraient cette incroyable lueur
mouvante que ne connaissaient que trop bien Annrick et Elvôn.
— Lui ! S’écria sur un ton étouffé Elvôn, oh, non !
— Si ! J’ai cru l’avoir blessé… mais, j’ai une nouvelle
sensation, il ne s’agit pas du gardien que nous avons vu tout à
l’heure, c’est… le plus vieux, le premier. Il n’était pas mort. Le
plus puissant aussi… Seigneurs assistez-nous !

Elvôn n’aime pas le ton que prend son ami, il lui fait assez
confiance pour comprendre quel danger peut encore les

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surprendre. Il se retourne, une forme rouge monstrueuse


s’attaque à l’armée en arrière, cette fois des racines pourpre
jaillissent des glaces et tirent hommes et bêtes dans l’eau glacée
dans un sifflement monstrueux. Un corps est visible, celui d’un
être difforme qui se meut dans la glace, il laisse deviner les traits
estompés d’un enfant, d’une femme et d’un vieillard. Trois états
s’effaçant pour ne laisser que ce bulbe frétillant qui lance ses
membres tentaculaires. Annrick revient sur ses pas, se campe sur
ses jambes, tire son arc, encoche une flèche, vise.
Un son,
Une vibration,
Une note,
Profonde et grave,
Plainte supérieure.
La flèche vole et se charge d’une aura noire à une vitesse
bien supérieure à la force initiale qui l’a décochée.
C’est alors qu’un éclair rouge, d’un écarlate insoutenable
jaillit du sol, puis file plus rapide que la flèche vers la créature. Il
arrête dans son vol le trait elfique imparable et retombe sur le
monstre sans dommage. Elvôn. Il lui parle :
— Ostruka ! Objörgg Lyc, Obbjorgg Lyconth, Ostruka
Lyconthia ! Je suis là pour t’aider, t’accompagner, te remplacer…
« Cesse de te démener contre les hommes, repose-toi ! Je
peux m’occuper d’eux !
A ces mots un visage étonné se forme dans la masse pourpre.
« Toi ! Toi ! Petit chevalier ! Tu es l’Incarlate, le fils, toi et
l’autre garçon. Je vous ressens… Alors, oui…
Sur ces mots la Lyconthe se rétracte et dans une flaque rouge
s’estompe en quelques secondes. Les hommes n’en croient pas
leurs yeux, menacé d’une mort certaine une seconde plus tôt, ils
se retrouvent libre, sains et saufs sous le regard d’une autre
créature rouge, d’une beauté stupéfiante. Elvôn brillait,
majestueux, il tient la flèche et la ramène à Annrick éberlué.
— Elvôn ! tu as reçu le don de la Chimèle sacrée.
l’empreinte rouge du Lyconthia. Tu es chevalier de l’Incarlate.
Cette flèche t’a obéi. Ta lumière est plus sensible que la sienne.
Ils se contemplent un long moment. Si rien n’a échappé aux
hommes, nul n’ose un mot. Ici les arts phiriens sont maîtres, les

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arts aïmiens souverains. Ce sont des énergie invasives


irrésistibles. Ce sont les cordes qui lient l’univers et vibrent à
tous les niveaux, et chaque thaumaturge apprend à faire vibrer
quelque peu ces cordes. Enfin, le temps normal, le poids des
mots et des cœurs reprend son cours et sa place.

Tous n’ont pas assisté à la scène, et les autres l’oublient dans


l’extrême douleur. A l’arrière les armées suivent en maugréant
contre le froid, les lueurs captieuses qui trompent les plus faibles,
et invectivent les dieux et leur prince pour une telle marche
forcée à l’issue incertaine. Les thaumaturges font de leur mieux
pour établir des ponts thermiques capables de charrier des vents
tièdes, mais ils sont incomplets, instables, et ne réchauffent pas
les pieds la plupart du temps. Les hommes rêvent de vin et de
nourriture, de femmes et de soleil dans de lointaines contrées,
beaucoup souhaitent retrouver leur famille.
Ils ne se sont pas battus, et ne discernent déjà plus les
objectifs à atteindre. Un tiers accorde volontiers crédit au fait
qu’ils ne reverront probablement jamais leur foyer, mais les
officiers leur interdisent des propos défaitistes, un autre tiers
commence à critiquer le souverain, le dernier tiers reste sur ses
gardes.
Le roi réfléchit, maussade, aux côtés du prince plus attentif à
ce qui l’entoure, Adurlatîl n’ignore rien du combat que doit
mener Tallârk contre l’hôte involontaire qui l’habite. Il se dit que
les thaumaturges auront autre chose à faire que de s’occuper de
chasser Kramior du corps du roi, car sortir des Phrégïas devient à
chaque heure plus vital, aussi bien pour sauvegarder l'armée
présente que pour voler au secours de leur pays laissé en arrière
et dont l'image les taraudait.
Siân, et Paulmarc ne sont pas loin des deux garçons et
suivent en parti leur conversation, heureux d’entendre ce
déballage sympathique et émouvant d’aventures et de réflexions,
néanmoins, ils savent désormais que ces deux là ont à leur charge
une autorité nouvelle, terriblement dangereuse et contraignante,
mettant leur conscience à l’épreuve.
— J’ai l’impression de me revoir à leur âge, hormis que
notre jeune Annrick à bien changé, ses propos dénotent d’une

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maturité surprenante, j’aurais dit ; qu’Elvôn en prenne de la


graine, mais avec la force rouge tout est différent aujourd’hui, et
tous ses enfants sont devenus des êtres qui nous échappent…
— C’est vrai Siân, ces Elfes ont transformé ce fils
LongueVictoire… mais pour Elvôn et son camarade… je ne sais
plus, ça dépasse l’imagination, doit-on les plaindre ou… les
admirer ?
— Ni l’un ni l’autre certainement… Paulmarc. On doit se
contenter de les observer et d’agir en s’adaptant. Le tout est de
savoir s’ils y arriveront… une telle responsabilité, un tel
pouvoir… !
« Je m’inquiète cependant pour Feldan, le précepteur est un
homme de valeur… Silbbus pourra-t-il sauver l’homme ?
— Oh ! Il y arrivera monseigneur, une fois parti de ces
glaces, la magie des Elfes sera moins active, j’ai souvent observé
ce qui se passait pour les thaumaturges qui se chargeaient d’une
certaine énergie phirienne ici, quant ils partent, ils se retrouvent
affaiblis, perdus, désolés presque. J’ai entendu dire de leur
bouche même que la Glace était une matrice pour les arts et
qu’elle volait parfois ceux des magiciens pour les exploiter plus
tard de bien curieuse façon. Gageons que Feldan n’est pas perdu
Siân.
— C’est possible Paulmarc, mais nous voici en mauvaise
posture, Annrick sait-il ce qu’il fait ? Entraîner une armée
d’hommes peu motivés dans ces glaces sans fin voilà qui
n’augure rien de bon !
— Non monseigneur, il sait où nous allons, regardez sur la
droite, cette chaîne montagneuse est certes fort longue mais
échancrée par endroit, ouvertes de fjords, de cols, il y a des cours
d’eau phrégique à ces endroits et d'eau simple, donc des sorties
possibles.
À cette seconde une clarté pourpre trop familière les inonde
puis le Mogoown jette un feu ardent qui noie Siân dans une orbe
aveuglante. Le sol se dérobe, les hommes tombent, des cris
étouffés, des hurlements déformés, les sons eux-mêmes,
impuissants, ne se résument qu’à un frémissement à peine
audible.
Un rideau de ténèbres tombe

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Si épais que les hommes ne voient plus leurs pieds


Un couperet de terreur pure.
Les lampes s’allument, falotes.
Les thaumaturges demeurent sidérés, impuissants. On
commence à craindre pour la vie de Siân, Blick vient aussitôt le
rejoindre accompagné de Tigger affolé brandissant deux torches.
— Monseigneur ! Tu ne vas pas garder cette horreur. Elle a
faillit te tuer. Enlève-là !
Siân ne put s’empêcher de sourire, il tripote le médaillon
encore chaud d’où émane des vapeurs âcres répliquant au lutin :
— Tout va bien ! Je vais y réfléchir petit. En attendant,
allumez les combostites, les lanternes, et que les magiciens nous
éclairent, ces ténèbres vont nous rendre fous !
Siân rejoint le roi et le prince au centre des troupes, Adurlatîl
avec le sang froid d’un grand commandant évalue les dégâts, il
était trop tôt pour en avoir une idée exacte.
Quelques minutes passent.
Il n’y a aucun blessé, tout est en ordre, hélas les magiciens
sont impuissant à repousser l’obscurité. Et, alors que Siân
cherche d’un regard Elvôn et Chliss, la lumière se réinstalle
progressivement. Un aube grise, puis un lever de soleil incident,
l’un de ces lever que la Phrégïa renferme et qui inonde d’or la
troupe.
— Une bulle de ténèbres ! S’exclame Evrard d’une voix
haletante, la Phrégïa emprisonne des fragments de nuits
anciennes, l’un d’eux vient de se libérer.
— Où est-il maintenant ?
— Perdu à jamais, la Glace ne le rappellera pas
monseigneur.
La marche reprend, langoureuse dans la clarté orangée qui
caresse les hommes d’une infinie douceur, d’une mortelle
douceur…
Le roi n’a rien dit, ces sages se sont tus, ils se contentent
d’écouter et d’observer, sagesse qui ne leur est guère habituelle.
Le prince est lui-même silencieux, tous se tournent vers Siân et
Evrard, et aussi vers les deux garçons aux étranges pouvoirs.
Pour l’heure le duc demande d’installer les campement. Mais
les officiers ne veulent pas rester en un tel endroit une seconde de

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plus, ils désirent ardemment atteindre les falaises creuses pour


s’y reposer, la clarté orangée exquise se transforme en un jour
falot d’un gris désespérant. Siân se rallie à l’idée de se déplacer,
si elle rassure les hommes, le roi ne paraît pas convaincu mais
accepte. Le prince demande à ses troupes de lever le camp,
cependant les hommes qui souhaitaient fuir les lieux un instant
auparavant ne veulent plus bouger à présent, alléguant la raideur
impitoyable de leurs membres. Beaucoup préfèrent mourir de
froid, un sommeil insidieux les saisit, tandis que les tilsjjads
dédaignent leurs compagnons en les abandonnant derrière eux.
L’esprit de révolte et d’individualisme menace. Alors que
l’attaque de la Lyconthe et ses séductions magiques n’ont pas
réussi à briser l’armée, le désespoir va-t-il la terrasser ? Siân
soupire profondément, gagné lui aussi par la lassitude endémique
des Phrégïas. Il doit cependant agir vite et frapper fort, il passe en
revue quelques troupes dissidentes et châtie plusieurs officiers en
les dégradant et en les privant d’alcool et de leur jeux favoris,
momentanément, ce geste lui vaut l’hostilité des plus cupides, et
l'admiration des plus intègres ranimant une unité par trop
défaillante.

Exerr, le trichk de Tyranée, pris la place qu’on lui allouait,


nommé chef suprême pendant quatre pleines lunes consécutives,
il laisserait le poste à un autre trichk à la fin de son mandat. Les
teetchs s’informaient par «lançage » et parvenaient aisément à
passer les pouvoirs à un individu aussi capable qu’eux, mais
l’information d’ensemble provoquait un pernicieux sentiment de
sécurité qui avait tendance à endormir la vigilance du groupe.
D'ailleurs le mot groupe ne convenait plus, c’est de foule qu’il
aurait fallu parler, les teetchs voyageaient de loin pour se réunir
dans les ruines du fortin d’Altéar, un ancien prince déchu de
Tyranée qui avait fait construire des labyrinthes étranges en
formes spiralées inspirées par les nivées et occupés aujourd’hui
par les buses et les chauves souris.
Voir cette multitude de gros chats à cet endroit paraissait,
pour un observateur distant, quelque chose de surréaliste, ils se

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congratulaient, échangeaient des informations, des émotions et


tissaient le lien social qui permettrait un travail collectif et
éviterait surtout les rixes sanglantes marquant trop souvent la
société teetch quand des objectifs communs n’existaient plus.
En l’occurrence deux événements capitaux se profilaient
laissant peu de temps aux discussions stériles ; l’approche d’une
armée immense issue des terres d’au-delà les Fosses exigerait la
décision la plus importante que les teetchs n’auraient jamais prise
de leur histoire ; leur première guerre ouverte contre des
hommes. La deuxième chose était les keetchs ; seraient-ils avec
ou contre eux dans cette guerre ? Ou encore… seraient-ils
neutres ? établir un pont psychique pour lancer et demander aux
keetchs quelle était leur position devenait pertinent. La réunion
de tant de chats exigeait beaucoup de nourriture, déjà les plus
forts dévoraient les denrées destinées à la sustentation globale,
une police fut rapidement instaurée afin d’empêcher de tels abus.

Comme tous les animaux les teetchs avaient pour


préoccupation de se nourrir, se reproduire et chasser, mais les
trichks se proposaient de réguler ses fonctions en cours
d’assemblée. Ils savaient que par définition lorsqu’un teetch
«lançait » à un humain il sortait de l’état instinctif pour se
retrouver en état de conscience. Mais il n’y avait pas d’humains à
cette réunion secrète et les chefs de clans s’efforçaient d’éviter
tous comportements purement basiques au détriment du projet
collectif.
Les séances de copulation collectives, nutrition débridée ou
rixes entres mâles dominateurs n’avaient pas leur place et étaient
sévèrement réprimée.
Gerf arriva il fut applaudit à la manière teetch qui consistait
à remuer la queue et les vibrisses, on savait qu’il était le protégé
de la princesse de Tyranée. On salua également le teetch Frost,
puis comme collaborateur secret le fameux Creedy, le keetch qui
avait soutenu Gerf durant des semaines à Orlân en amplifiant ses
« lançages ».
Les trois amis n’étaient pas présents physiquement, il aurait
fallu pour cela qu’ils parcourent des dizaines de milles, mais une
partie d’entre eux, en chair et en os, coordonnaient l’assemblée

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virtuelle. Les visions de Gerf et Frost étaient maintenues stables


dans l’ensemble du pont psychique entretenu par chacun, ils
allaient ainsi recevoir le trichk des keetchs, Orioz, et parlementer
avec lui.
Après que Gerf ait parlé pendant une bonne demi-heure de la
situation des deux royaumes, et que Frost ait appuyé par des
commentaires historiés et utiles, on demanda de se mettre en
liaison avec le trichk des keetchs un treelk (métis). Ce dernier, un
matou assez maigre aux longues vibrisses, aux yeux toujours à
demi-fermés et au poil rêche, lançait des messages clairs et non
seulement des images, ce qui en faisait un chef particulièrement
apprécié pour la diplomatie.
Exerr commence :
— Je suis heureux de recevoir aujourd’hui dans cette
assemblée, le trichk des keetchs, Orioz, il connaît la situation
désormais et peu nous donner son avis, nous l’écouterons avec
attention et plaisir.
Orioz, un magnifique animal au poil luisant, toise les teetchs,
se lèche une patte, et dit :
— Les royaumes oubliés viennent envahir les Fosses, et les
deux royaumes, la Caldénée et la Tyranée. Les baronnies n’ont
plus de roi et de duc ! Nous voici dans une position désagréable
où nous devrons certainement nous allier pour combattre cet
ennemi. Si nous établissons un pont assez fort et solide on pourra
refouler cette armée, mais ce ne sera pas facile.
« Nous devrions d’ores et déjà étouffer nos luttes intestines,
apprendre à travailler ensemble, je ne vous cacherais pas que se
sera compliqué, notre vieil instinct exige que nous défendions
notre territoire, notre clan et nos familles. Évitons les
dissensions, ensuite nous pourrons agir. Il serait souhaitable
d’éliminer ce roi magicien, ses sbires, ainsi que ces gouvernants
de Tyranée et Caldénée afin d’établir nos propres chefs.
Une ovation incroyable retentit à cette proposition, Gerf
s’ébouriffe et prend la parole :
— Désolé de vous contredire trichk Orioz, mais nous devons
reconnaître coûte que coûte nos ennemis et nos alliés, le duc est
un allié, le prince se déclarera en temps voulu, le roi est notre
adversaire, mais je ne suis pas d’accord pour remplacer les

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humains, et surtout ma princesse. Ce n’est pas la destinée des


teetchs !
Orioz avance la tête et ronronne sur un ton menaçant :
— Non, mais c’est sans doute celle des keetchs, si vous ne
voulez pas du pouvoir, laissez-le-nous…
Frost se dresse sur ses pattes de devant, il s’éclaircit la voix
avant de dire :
— Nous ne sommes pas ici pour confronter nos désaccords
ou mener une politique d’influence, mais pour combattre les
armées ennemies, nous avons pour cela une arme…
L’intervention de Frost a le mérite de dévier sur le sujet plus
brûlant de l’urgence défensive, la foule s’apaise et se montre
finalement attentive.
—Une arme ?… évidemment, nos esprits, reprend un teetch
conseiller de forte corpulence, nous pouvons imprimer des idées
et des pensées aux soldats et fausser leurs réactions.
Un chef de clan s’agite et grogne :
— Fausser leurs réactions ? voilà des termes
outrancièrement édulcorés, nous avons le pouvoir de produire
des images mortelles pour les humains, provoquer de la terreur et
des hallucinations. Amplifié par mille nous serons plus forts que
ses guerriers barbares !
— Attention, lance Frost, ne nous trompons pas. Ils seront
protégés par leur thaumaturges, en parti du moins, et leur esprit
sera quelque fois réfractaire, ainsi nos armes ne seront-elles pas
toujours efficaces, il serait préférable de les retourner les uns
contre les autres, de créer la pagaille.
— Ils s'entre-tueraient. Voilà une idée intéressante. Une sorte
de diversion sanglante…
— Cela reste une option, sans doute la meilleure, il faut
travailler ensemble, argumente Frost. Gerf approuve des vibrisses
et de la queue, pour cela la répartition de nos effectifs est
Capitale.
La réunion au sommet des chats télépathes poursuit sur des
questions de stratégie puis le trichk Exerr déclare la fin de la
session, c’est l’heure de dîner.

Gerf applaudit étant imité par deux cents teetchs, les keetchs

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s’abstiennent. Il s’adresse à son ami Frost en fermant son esprit


aux autres, beaucoup maintenant procèdent à une rupture de
communication globale pour préserver leur intimité.
— Hum, je me demande si Orioz va jouer franc jeu ?
S’inquiète Frost.
— C’est possible, je crois qu’il a compris où était son intérêt,
il ne va quand même pas mener une guerre de dissension pendant
que les armées sorcières envahissent nos pays ! Il sait ce que
ferons les barbares des nôtres, pas question d’y songer, on doit
attaquer les premiers, et ne leur laisser aucune chance. Tu as bien
mené le débat !
— Trois cent mille hommes ? Ça paraît impossible !
— Si, nous sommes deux mille teetchs et il y a mille cinq
cents keetchs, tous ensembles on peut les arrêter, ou du moins
semer un tel désordre que le roi et le duc n’auront plus qu’à
achever le travail, argumente Gerf.
— Le roi et le duc. Ils sont au Royaume de Glace, prions
pour qu’ils ne se soient pas déjà entre-tués… Soupire Frost.
— Je ne le crois pas, une intuition forte me le dit, ils sont
encore en vie et ils vont revenir… et ma petite chérie est avec la
duchesse, ça se passe très bien je crois, son esprit est disponible
et plein d’émotions contradictoires. Mais comme d’habitude elle
est formidable, elle arrange tout le monde !
Frost secoue la tête :
— Admirable oui ! Mais un beau jour elle ne pourra plus
satisfaire tout le monde Gerf, et alors… Les humains ont une
expression pour cela ; ménager la chèvre et le chou… ça ne
durera pas. Les humains sont ainsi faits.
— Oui, mal faits dirait-on ou incomplets, il leur manque à
chaque fois un élément utile voire indispensable, mais les dieux
les ont choisis, peut-être que cette perfectibilité est en elle-même
un gage de réussite.
Une pensée l’obsède, pourquoi ce damné trichk Orioz avait-
il parlé de supprimer tous les chefs humains ? A-t-il l’intention
de faire la guerre aux royaumes des Fosses et de remplacer les
hommes en place par des keetchs ? C’est une idée tellement folle
et… contre nature, qu’il en frémit. Il lui faut maintenant garder
un œil ouvert sur ses keetchs et leurs manœuvres, avec eux on

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pouvait s’attendre au pire. Frost perçoit ses craintes et il ressent


ses affects comme la main d’un ami qui se pose sur son
épaule ; Gerf ! Je sais ce que tu éprouves pour ses keetchs,
attention ! Ne te laisse pas gagner par des émotions néfastes, soit
positif, on peut… que dis-je, on « doit » apprendre à travailler
ensemble.

Les armées d’Abigaïl se trouvaient empêtrées dans leur


propre matériel révélant une incroyable incompétence pour le
remettre en état. Le palais roulant, en panne, penchait toujours.
Les roues brisées ne permettaient plus de déplacement, et avec
les secousses, les énormes moyeux avaient cédés fissurant les
fondations de la bâtisse. L’armée allait devoir continuer sans le
palais roulant. Le roi sorcier, après avoir invectivé le ciel et ses
officiers, décréta la levée du campement. Il était de leur devoir de
poursuivre la marche, les soldats s’impatientaient, les
mercenaires et les barbares se battaient, les kilbors tuaient des
hommes, les magiciens rétribués en mercenaires parlaient de
repartir dans leur contrée.

Bryan observait Atzéus depuis vingt quatre heures. La cape


d’invisibilité lui permettait de franchir aisément les limites de sa
prison, une chambre où il restait à la disposition du roi sorcier.
Curieusement Abigaïl ne s’était pas révélé aussi méfiant qu’il
l’avait tout d’abord pensé, il repéra des allers et venues du prêtre
Atzéus, qui rassemblait des renseignements sur le temps, les
Phrégïas et des registres concernant les anciens ordres templiers,
que cherchait-il ?
Il sentait que l’homme était redoutable, il l’avait vu tuer un
sous-prêtre qui lui résistait d’un seul geste, le malheureux s’était
desséché en un instant. Il lui rappelait Meltôr. Par ailleurs il avait
entr’aperçu à plusieurs reprises Ambius toujours enchaîné mais
bien traité, abondamment nourri et passé aux onguents, comme si
Abigaïl avait voulu que le condamné fut en excellent état afin de
le garder dans quelque obscur dessein. Vers Midi il suivit Atzéus
qui s’approcha du prisonnier, Abigaïl s’était absenté.

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Atzéus essayait visiblement de discuter avec l’ancien


bagnard, de lui soutirer des informations. Après un long moment
il parut satisfait et repartit d’un pas assuré en dépit de son
boitillement. Mais aussitôt des officiers l’appelèrent, le conseil le
demandait. Atzéus s’était apparemment lui aussi invité dans le
camp ennemi, pourquoi ? Il apprit que l’ancien prêtre recherchait
son dieu Tukyur et que devant l’absence de celui-ci il tentait
d’invoquer le Vactarh Arkotth, Bryan frissonna, ce nom le
remplissait d’horreur.
Le fou parvient néanmoins à se glisser dans la cour fantoche
du roi sorcier et à observer la scène.
Abigaïl reçoit Atzéus, vingt lances et dix arbalètes le
tiennent en respect, Bryan doit faire attention de ne pas se faire
repérer, il n’a pas été invité et se dissimule sous une capuche
comme un simple moine. À proximité, une claie à laquelle
s’accroche des Yrias géantes, fleurs mauves embaumant l’air. Il
préfère ne pas penser au traitement qu’on lui infligerait s’il était
découvert et se fond dans les fleurs odoriférantes. Atzéus salue
Abigaïl.
— Atzéus, adorateur de Tukyur, connais-tu la nouvelle ?
— Laquelle Majesté ?
— Tukyur serait mort… Tanaoz se serait mesuré à lui et
l’aurait réduit à rien, malheureusement ton travail s’achève ici
petit prêtre, et si tu le désires un autre travail t’attend, invoquer
Arkotth !
Atzéus recule sous le choc, Tukyur mort ! Il aurait dû sans
douter, il ne sent plus le «lien » secret qui reliait l’adorateur à son
dieu tutélaire. Mais l’offre d’invoquer le grand Arkotth est
inespérée, Abigaïl croit être un adorateur du Vactarh, en fait il
invoque sans efficacité le dieu. Par chance il connaît, grâce à
Tukyur, les subtilités de l’invocation par les dragons de pierres et
le sang. Il est clair que les sorciers s’y prennent mal, qu’ils sont
attirés par d’autres projets, désorganisés et inefficaces, et sans
doute d’autant plus dangereux qu’ils peuvent déclencher quelque
catastrophe par maladresse.
Ambius ne peut pas, pour l’instant, lui être utile, il a
cependant trouvé chez lui une source de shindrä inattendue,
presque illimitée ce qui est un anachronisme, une monstruosité.

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S’il parvient à le libérer, il s’en servira pour son compte


personnel, dans l’immédiat, il voulait savoir jusqu’où allait
l’influence des invocateurs, ensuite il se débarrasserait d’eux.
Leurs boucliers s’avèrent ridiculement inefficaces. Il est temps
d’établir ses propres plans.
— Majesté, se serait un immense honneur d’invoquer le
Vactarh. Mais je n’étais qu’un petit prêtre officiant aux temples
des Astarï, ordonnez-moi !
Abigaïl le regarde avec étonnement et presque amusement et
fierté, oui, il va l’ordonner, cet Atzéus est encore mystérieux pour
lui, il ne perçoit pas toutes ces capacités, mais en l’utilisant il
gardera un œil sur lui, et puis… il ferait un invocateur très
capable et peut-être le meilleur de tous. Il se penche vers le prêtre
en se caressant la barbiche :
— N’est-ce pas toi qui as réveillé Tukyur ? On dit qu’il t’a
gratifié de dons exceptionnels… quels sont-ils ?
— J’aurais eu plaisir à vous communiquer cette information
majesté, mais hélas, elle fait parti du secret des adorateurs, sacrée
et inaccessible.
— Oui, évidement, sacrée et inaccessible… je te verrais à
l’œuvre contre les armées de la Tyranée et celle de la Caldénée,
je vais préparer la consécration et t’appellerais le moment venu
pour l'Acceptation … va !
Atzéus s’incline et sort de la salle du trône qui penche de
façon saugrenue et oblige ses habitants à compenser un équilibre
précaire par une posture ridicule. Bryan réintègre sa chambre
rapidement, il fait bien car aussitôt un garde y pénètre et lui
lance :
— Le roi Abigaïl veut te parler bouffon !
Les termes méprisants du garde lui donnent à réfléchir,
apparemment le roi sorcier ne lui accorde aucune espèce de
valeur ou de considération. Il passe son manteau de fourrure et se
rend dans le palais, des centaines d’esclaves cherchent à le
redresser depuis plus de vingt quatre heures, c’est désespérant et
absurde. Abigaïl trône tranquillement versant du coté gauche
bizarrement. Bryan s’avance vers le trône résolument, la peur au
ventre. Le vieux se penche en contrebalançant l’effet de
déséquilibre qu’implique l’effondrement d’un pan du palais.

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Bryan se prosterne.
— Bouffon ! Je t’ai laissé aller et venir librement pour que tu
vois ma puissance, veux-tu me servir ?
— Bien sûr Majesté se serait un honneur !
— Alors quitte ton roi qui, lui, t’a déjà abandonné, et
raconte-moi tout ce que tu sais du château, de ces secrets et des
faiblesses que je pourrais exploiter. Tu me guideras ensuite vers
le Tannfül, le temps que mes bataillons retrouvent une cohésion.
Ensuite tu seras libre.
La ruse est grossière, mais Bryan s’y attendait, il va devoir
mettre à nu tout ce qu’il sait du royaume afin qu’Abigaïl puisse
en tirer profit. Bien sûr il peut lui mentir, il résiste à
l’assujettissement et aux racines magiques consistant à séparer la
vérité du mensonge. Il raconte donc tout ce qu’il sait sur le
château, se débrouillant pour garder l’essentiel et ne révéler que
des faiblesses mineures, il parle des gouvernants et du roi, de sa
fille et des manœuvres de celle-ci pour prendre le pouvoir. Il
garde le plus important pour lui. Il trouvera bien un moyen de
piéger ce roi sorcier mégalomane et maladroit. Abigaïl écoute
attentivement. Quand Bryan achève il hoche la tête. Un secrétaire
note toutes les informations sur une écritoire, l’air égaré propre
aux hommes employés au service du sorcier. Les drogues doivent
être abondamment utilisées dans le palais roulant. Il songe alors
qu’il peut être victime de celles-ci, il se méfie donc de la
nourriture et de l’eau, et entame ses provisions personnelles,
mais elles s’épuisent rapidement et il lui faut prendre une
décision.
Peut-être doit-il fuir cet endroit et regagner Trecy, Marguite
lui manque. Il a bien remarqué des femmes au palais, une sorte
de harem, quelques unes sont superbes, mais il n’est pas assez
téméraire pour s’y risquer. Il s’enferme donc dans sa chambre et
griffonne un plan. Il organise sa fuite le plus habilement possible.
Le soir même de l’entrevue avec le roi il demande audience, elle
lui est accordée. Il se prosterne à nouveau devant le sorcier
luttant contre sa répulsion :
— Majesté, vous m’avez investi de la mission de vous
préparer le chemin de la conquête, laissez-moi aller en éclaireur,
je vais faire ouvrir les portes de la cité, vous la conquerrez sans

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perdre un homme, j’ai auprès de moi une fameuse dame


empoisonneuse qui facilitera par ses philtres la prise du château.
Abigaïl secoue la tête presque férocement :
— Non bouffon ! Tu dois me conduire d’abord au Tannfül.
Ensuite tu iras en éclaireur à Trecy, mais si le pied et le bras sont
à moi, je gage que la conquête des cités ne sera qu’un jeu
d’enfant !
Bryan frémit, son plan est à l’eau, ce maudit Tannfül revient
sur le tapis. Il reste prisonnier d’Abigaïl, sauf s’il s’enfuit revêtu
de la cape livezienne, mais dans ce cas il ne pourra revenir, ni
agir contre le sorcier de l’intérieur, le dilemme est cruel, rester et
découvrir des secrets passionnants, manœuvrer le roi sorcier et en
tirer les bénéfices, ou fuir pour échapper à cet Atzéus qui
l’inquiète beaucoup plus. D’un autre coté, même s’il sait que le
bras et le pied sont hors de portée du vieux fou, il ne sait pas
comment réagira celui-ci en cas d’échec, il peut le faire mettre à
mort, les risques sont omniprésents. Le sorcier se penche encore
vers lui de façon déplaisante, et lui demande :
— Raconte-moi ce que tu sais sur le Tanarsïlh, et le bras…
n’omets rien, j’aime les détails stimulants… si ce n’est
croustillants.
Bryan sent son moral chuter, les histoires, il n’en connaît pas
tant que ça, mais il peut broder largement les propos des
thaumaturges, inventer si besoin est, il sait pouvoir bercer
d’illusions le roi sorcier, puis, doucement l’idée lui vient qu’il
pourrait même assujettir Abigaïl, en lui faisant écouter des voix,
des voix lénifiantes, sans danger, lointaines, des voix qui feraient
resurgir des événements vécus, des émotions enfouies. Ensuite il
parviendrait graduellement à faire ce qu’il avait déjà fait une fois
avec le roi… à retourner l'assujettissement contre son
utilisateur. S’il réussissait, il deviendrait le conseiller et le
confident du sorcier, et posséderait les clés du pouvoir,
momentanément du moins.

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Un jour la lune perdit ses larmes dans la glace, des larmes


d'argent, elle ne les retrouva pas... et les Phrégïas ne lui rendirent
jamais. De celles-ci naquirent les Tildunes, fleurs des glaces qui
étincellent la nuit ; les yeux de fées. On dit que les mourants dans
leur marche nocturne, et dans leurs derniers rêves d'enfants, les
voient sourire.
Poésie du pèlerin inconnu.

Les d’Armesson

Le chaos et le pillage fut épargné au château d’Orlân, grâce à


l’efficacité de d’Armesson. Les courtisans et soldats fidèles à la
princesse se battaient encore avec les dissidents des baronnies
insoumises. Le vieux baron parvint, à l’aide de sa troupe, à
ramener un peu d’ordre, à sa vue les soldats furent galvanisés,
Clémence, malgré l’interdiction de son père, constitua une
courageuse bande de jeunes gens et seconda Swan, Pitch et Arn
dans leur effort de réorganisation.
Elle leur apparut comme une jeune amazone, et excita leur
esprit déjà bouillonnant des combats menés. Au bout d’une
journée de batailles plus ou moins rangées, et d’actions
policières, ils réussirent à rétablir la paix. D’Armesson promit de
ne pas punir les coupables, mais de les conseiller et de leur
demander allégeance. Il connaissait la plupart des barons et
chevaliers en révolte, et ne voulait que se les accommoder. Ils
reconnurent sa largesse d’esprit, son à-propos, et se rallièrent
définitivement à sa cause. On chercha vainement le bouffon
auteur du drame, mais personne ne l’avait vu.

D’Armesson rassembla les seigneurs et les officiers, les


conseillers et les ministres et donna des nouvelles de la princesse,
puis montra à tous le blanc-seing qui le bombardait premier
ministre. Difficile d’imaginer qu’à Orlân, naguère si stable avec
son tyran de roi, on allait tomber dans cette vilenie de la rébellion
et d’un royaume affaibli, alors même que des armées menaçaient
la Caldénée et par voie de conséquence la Tyranée. Des troupes

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furent rassemblées de partout, l’armée se reconstitua cette fois


sous l’égide du baron, il fallut deux jours pour être efficient, les
officiers retournés dans leurs pénates lors de l’intervention
d’Éponime revinrent humblement. Ils furent briefés sur la
situation. L'ennemi était les armées des royaumes oubliés, pas les
Caldénéens. Les vassaux et leurs capitaines n’hésitèrent pas
quand ils surent qu’ils s’alliaient à la Caldénée pour sauver les
Fosses.
Clémence s’entendit très bien avec les jeunes conseillers
d’Éponime. Dès le lendemain, ils préparèrent le banquet
réunissant les seigneurs, devenus subitement sobres. L’argent
devait être injecté à la guerre ou du moins à la défense des
royaumes et non à des agapes démesurées et dispendieuses. Mais
d’Armesson s’aperçut avec un certain effroi qu’Éponime avait
tout simplement vidé les caisses du trésor pour emmener l’or et
les devises avec elle.
Une telle inconséquence le laissa sans voix. Elle était l’âme
forte qui avait rassemblé les seigneurs dans la paix, que se
passerait-il si les affaires d’état se portaient mal tout à coup et si
les seigneurs se retrouvaient dans l’impossibilité de renforcer
leur armée ?
Il songe alors qu’il est inutile d’attendre à Orlân les résultats
des combats à Trecy, mais plutôt faut-il dès maintenant rejoindre
la princesse et se battre sur les frontières. Il regroupe tous ses
hommes et vavasseurs disponibles, tant pis pour ceux qui ne sont
pas encore arrivés, et leur expose son plan.
— Mes amis, nous voici sans or, plus une once… il nous faut
à présent prendre une décision, rallier la Caldénée et nous battre
là-bas, nous ne pouvons plus attendre ici et réorganiser les
troupes, c’est terminé. Ceux qui souhaitent me rejoindre seront
sur la plaine devant la cité et les murailles ouest dans une demi-
heure, les autres resteront pour défendre leur famille en cas
d’attaque, mais la guerre ne commencera pas ici. Plus nous
serons nombreux sur les frontières plus nous aurons de chance de
repousser l’ennemi. On parle de trois cent mille soldats, guerriers
et kilbors confondus.
Les bras se lèvent dans une exclamation générale, peu de
barons prennent la décision de rester, les retardataires seront

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briefés par des officiers de permanence au château.


Swan dit à Clémence :
— Allez-vous repartir avec votre père demoiselle ?
Elle lui adresse un sourire amical, le garçon lui plaît, mais
l’heure n’est certes pas à la bagatelle.
— Oui, bien sûr, je pense à mon frère, et je cherche un
moyen de me rendre utile moi aussi, il travaille pour la princesse
en tant que thaumaturge, et dire qu’il n’a jamais fait d’école.
— La princesse a le don de reconnaître les talents ne vous
inquiétez pas demoiselle.
Pitch pouffe :
— Tu pensais à toi peut-être ?
Clémence éclate de rire :
— Appelez-moi Clémence tout court, se sera mieux !
— Bien Clémence tout court, fait Arn en s’inclinant ce qui
déclenche des rires supplémentaires.
— Je ne veux pas casser l’ambiance les gars, mais nous
devons rejoindre le baron, tout est-il prêt ? lance Swan, chevaux,
bagages, armes ?
Chacun fait un signe de tête affirmatif. D’Armesson revient
vers sa fille paré de pied en cape, l’air grave, le ton paternalisme
et militaire à la fois :
— Clémence, je ne souhaite pas que tu te battes sur le front,
d’ailleurs je te l’interdis tout bonnement. Je sais que tu n’es pas
d’accord et que tu vas ruer dans les brancards, alors pique ta
colère si tu le veux, insulte-moi, et maudit le sort si ça te fait
plaisir. Gardes !
Deux hommes accourent, le baron désigne sa fille raidit, l’air
hagard regardant son père comme s’il était devenu fou.
— Mettez cette jeune fille sous haute protection ! Elle ne
sortira sous aucun prétexte de sa chambre désormais et jusqu’à
mon retour !
Les hommes se saisissent de la jeune femme, contre toute
attente elle envoie les deux solides gaillards au tapis en hurlant :
— Père ! Non ! Ce n’est pas possible. Vous ne pouvez pas
me faire ça. Je dois me battre auprès de vous et de mon frère !
Vous ne pouvez pas…
Quatre gardes tentent de lui barrer la route, mais Clémence

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bondit sur une monture avec la souplesse d’une panthère et d’un


coup de talon lui fait faire un saut prodigieux au-dessus des
hommes, elle est une cavalière émérite, d’Armesson jure, il lui
avait enseigné l’art équestre comme personne. Clémence galope
follement vers la forêt. D’Armesson est saisit de panique, ce
n’est pas la direction idéale, la forêt d’Esdril est dangereuse.
— Suivez-là bande d’idiots. Elle va se perdre ! Aboie-t-il à
ses hommes.
Swan lance :
— J’y vais messire. Laissez-moi faire !
Pitch et Arn lui adressent un signe de tête entendu.
D’Armesson accepte et les laisse se lancer à la poursuite de sa
fille, après tout ses jeunes gens semblent les plus capables de la
ramener, ils l’ont amplement prouvé. Les trois garçons qui
décidément ne se quittent jamais filent comme des foudres vers
la cavalière déjà fort éloignée. Ils suivent sur trois milles la jeune
femme, puis contournent par l’Est, un sentier rejoint le chemin
principal. Il parviennent à la doubler, puis lui coupent le chemin,
la perdent de vue pendant une minute, la distingue à nouveau
pour la reperdre aussitôt. Ils poussent des cris de dépit, la jeune
femme est une véritable anguille. Swan peste.
— Où est-elle ? Elle n’a pas pu disparaître comme ça !
— Je fouille les bosquets, elle se cache là-dedans ! Jette Arn
en désignant les halliers.
— Je suis de l’avis d’Arn, appuie Pitch, elle ne peut pas être
loin. Elle se dissimule dans quelques recoins. Son cheval va la
trahir !
— Attention, dit Swan à voix basse, elle ne nous veut sans
doute aucun mal, ne la provoquons pas, c'est une
tigresse, proposons-lui de ne pas la ramener à son père...
— Quoi ? Tu es fou… souffle Pitch, il va nous étriller si on
ne lui ramène pas sa fille…
— Il la reverra, proposons-lui un marché… Emmenons-là
avec nous sans que son père le sache… on trouvera.
— Eh ! Rétorque Arn, qu’est-ce qui te prend ? tu vas nous
fourrer dans un beau guêpier !
Swan n’écoute pas son ami et bondit dans les fourrés
appelant la demoiselle. Sa voix s’éloigne, Pitch et Arn

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s’adressent un regard éloquent, leur compagnon va les entraîner


dans une aventure qui risque de leur coûter cher, sans compter
qu’il est à peine remis de sa blessure, mais ils le suivent. Au bout
de deux minutes, alors qu’un silence pesant s’installe, un cri leur
parvient et un bruit de lutte vite étouffée, puis le silence. Pitch
crie aux abois :
— Swan ! Swan où es-tu ? Répond !
Ils se ruent vers les bruits présumés, lorsqu’ils s’arrêtent
subitement, un spectacle incroyable les cloue sur place.
Clémence est assise sur la poitrine de Swan elle tient la pointe
d’un poignard sur sa gorge, le garçon semble mal en point. Elle
tourne la tête et quand elle voit ses deux compagnons, appuie sur
la lame, une goutte de sang perle.
— Non ! Arrêtez ! Crie Arn, nous ne vous voulons aucun
mal.
— Je le sais, halète-t-elle, mais je n’irais pas avec vous !
— D’accord ! Admet Pitch, vous n’irez pas avec nous au
château et dans une chambre surveillée, c’est promis. Nous avons
une autre solution pour vous.
Elle les regarde d’un air stupéfait.
— Quoi ?
— Votre père ne doit rien savoir. Et… relâchez Swan, il est à
peine remis d’une grave blessure !
Elle se relève d’un bond, pâlissant tout à coup, Swan gémit
et reste au sol.
— Seigneur ! Je… je ne savais pas… ! Elle tourne de droite
et de gauche vivement la tête comme si elle cherchait à fuir, mais
elle se penche à nouveau vers Swan et lui dit d’un air totalement
accablé :
— Pardonnez-moi, Swan ! Pardonnez-moi ! Elle le voit se
crisper en se tenant la poitrine. Pitch crie :
— Qu’avez-vous fait ? Il était grièvement blessé ! Bryan lui
a planté un scalpel à deux doigts du cœur. Il nous a fallu un
miracle pour le sauver. Et vous… vous le frappez. Malheureuse !
S’il lui arrive quoique ce soit… !
En effet une large tache de sang, sans doute déjà séché,
macule son pourpoint.
Bien que très courageuse, elle possède ce cœur généreux qui

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ne supporte pas les injustices, et voyant le pauvre garçon dans cet


état, elle s'effondre prenant Swan par les épaules et pose sa joue
sur sa tête comme on le fait pour consoler un enfant.
— Non ! Non ! Jamais je n’ai voulu… ! Elle fixe de l’air
terrifié d’une petite fille égarée les deux amis de Swan
décomposés, pourquoi ? Bredouille-t-elle, pourquoi cette
imprudence? C’est une folie… Il ne peut pas se battre… Elle le
serre encore plus fortement dans ses bras et le secoue saisit de
panique.
A ce moment un rire l’interrompt, elle jette un regard hébété
sur Swan, il rit aux éclats, il se sent tout à fait bien surtout après
cette petite comédie, le fait que la jeune femme lui ait sauté
dessus n’avait en rien rouvert sa plaie, quant à son délicieux
repentir il n'ose l'évoquer.
Elle pousse un rugissement et secoue sa chevelure devenue
une crinière.
— On dirait une tigresse furieuse ! Clame Arn en souriant.
— Eh ! Ton idée a marché, seulement elle est idiote !
S'exclame Pitch qui se retient de s’esclaffer, cette fois Clémence
va te tuer !
La jeune femme trépigne et sort à nouveau son poignard, elle
fulmine et devient pourpre.
— Espèces de…. Chiens ! Vous avez osez ?
Swan est sur ses pieds en un bond, il dit sur un ton maîtrisé
et teinté de dégoût :
— On voulait vous aider Clémence. Vous pouvez rester ici si
vous le voulez. Vous ne tenez qu’à vous battre hein ? Il y a de
drôles de filles dans le coin si vous voulez mon avis, les
demoiselles ne se battaient pas quand j’étais gamin, elles ont
perdu de leur noblesse… bref, j’en ai assez !
Il arrache son pourpoint et lui balance avec mépris.
« Ah ! tenez, voici la trace de ma blessure par Bryan, j’avais
gardé ce pourpoint juste pour la mise en scène… je le regrette, ça
n’en valait pas la peine… !
Il chasse la terre et l'herbe adhérant à ses vêtements, et
rejoint nonchalamment Pitch et Arn, puis ils s’éloignent
indifférents. Visiblement ils abandonnent la jeune fille à son sort.
Elle demeure coite un instant, déchirée entre plusieurs attitudes

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possibles.
— Eh ! Non ! Attendez-moi. Ne me laissez pas seule !
S'écrie-t-elle.
Swan esquisse un sourire et lâche :
— D’accord ! Mais votre cheval s’est enfui gente
demoiselle. Vous serez obligez de prendre le mien !
Elle marmonne des jurons et darde un regard furieux sur le
jeune homme qui éclate de rire tandis qu’elle grimpe en croupe
lestement. Swan lui explique :
— J’ai un plan, je vous ramène au château et je reviens avec
un groupe de compagnons vêtus de longs manteaux et de grandes
capuches… vous voyez ce que je veux dire ?
Elle commence à l’insulter, et lui labourer le dos de coups de
ses poings, mais avec une certaine retenue tout de même car elle
craignait de rouvrir sa blessure, puis finissant par se calmer elle
réagit subitement :
— Quoi ? Vous avez dit quoi ? De longs manteaux et une
capuche ? Mais alors…
— Alors il ne faut pas que votre père sache que vous êtes
avec nous, nous vous cacherons.
— Sous l’apparence d’un soldat ! S’exclame-t-elle
subitement radieuse.
— Oui, répondit Swan en jetant un regard qui mêle
complicité et inquiétude à ses amis, mais vous devrez faire tout
ce qu’on vous dit.
Elle approuve fortement et envoie une bourrade à Swan, ce
qui a pour conséquence d’arracher un rire à Arn, l'heure n'est
cependant pas au chahut et ils filent retrouver le baron.

D’Armesson, soulagé au-delà de toute expression, félicite les


trois jeunes gens d’avoir ramené Clémence et accepte que ceux-
ci l’escortent au château, ces garçons l’avait quasiment sauvé en
retrouvant sa fille, il leur faisait désormais une confiance
aveugle. Ils reviennent une demi-heure plus tard accompagnés de
trois personnages revêtus de longues pèlerines et dissimulant
leurs traits sous leur large capuche. Intrigué d’Armesson
demande :
— Qui sont ces inconnus qui vous accompagnent ?

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— Messire, ce sont des officiers de la couronne, des espions,


qui ont décidé de rejoindre l’armée, ils ne veulent pas que leurs
collègues les reconnaissent, ils passeront incognito dans l’armée
caldénéenne. Ils resteront auprès de moi en attendant, je me porte
garant d'eux.
D’Armesson se contente de cette explication et s’éloigne.
Swan jette un regard entendu vers les recrues mystérieuses, et
tous se rendent ensuite dans un endroit tranquille ou chacun
soulèvent sa capuche, deux soldats qui ont joué le rôle, le
troisième est bien sûr Clémence qui pousse un ouf ! De
soulagement. Rendue méconnaissable par un habile grimage, les
cheveux coupés courts, une fine moustache lui donnant l’aspect
d’un jeune homme, et la peau passée au fond de teint ocre, laisse
penser à un aventurier basané aux traits quelque peu efféminés,
au pire, si le baron avait eu un doute et demandé à voir les
visages, celui de Clémence pouvait être méconnaissable.
Swan se tourne vers les deux soldats et ordonne à voix basse:
— C’est bon, reprenez vos postes, et vous Clémence pas
d’exclamations inutiles, personne ne doit savoir qui vous êtes.
— Sous ce déguisement qui le saurait ? Vous êtes des experts
du camouflage.
— Hum… disons qu’on a une petite…expérience du sujet,
c’est l’apanage des espions d’Orlân... Bon, vous êtes désormais
le chevalier Alban Delamarche, un ami de passage au château qui
souhaite défendre son pays, mais… évitez les contacts directs
avec votre père et ceux que vous connaissez, et… ne vous
dévêtez pas dans votre tente à la lueur d’une lampe. Votre
silhouette vous trahirait.
Les autres retiennent un rire déplacé et se lancent des regards
amusés.
Elle ravale sa morgue, et hoche vivement la tête.
— Merci pour tout ce que vous faites.
— En espérant que votre Père ne découvre pas le pot aux
roses.
— Il ne vous jettera pas dans un cachot vous êtes les favoris
de la princesse.
— Hum... peut-être pas, mais il peut trouver autre chose…
— Vous ne connaissez pas mon père, il n’a pas un esprit

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retors, et ce contentera d’être très en colère.


— Ah ! Oui ? Seulement… très en colère ? Grimace Arn, et
ça ce n’est pas inquiétant ?
Les autres grimacent à leur tour, elle se met à rire.
— Ça va ! Je ferais très attention. vous me
guiderez pas à pas…
Swan glisse à l’oreille de Pitch :
— Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à la croire quand elle
dit ça ?
— Parce que tu as vu ce dont elle est capable vieux. Ouvre
l’œil !

Un officier vint leur faire un rapport, un homme rude habitué


aux longues campagnes et appartenant au baron, il leur explique
que l’on devrait couvrir deux cent milles par jours, quitte à crever
les chevaux et qu’il y avait sept cent milles du château d’Orlân
au château de Trecy. On contournerait les Fondrières par un
chemin creux que connaissait le sergent, plus rapide que les voies
habituelles, mais il faudrait trois jours pour rallier Trecy et d’ici
là l’armée ennemie aurait avancé d’autant, bien que ralentie
comme l’avait constaté Bryan.
Le baron arriverait avant les troupes ennemies en principe.
Ils comprirent le sérieux de la situation, il s'agissait de jeunes à
peine sortis de l’adolescence et le sergent avait sa chemise de
nuit qui pendait largement hors de sa ceinture visible lorsqu’il
tourna le dos, ils observèrent, l’air railleur, ce détail insignifiant
plutôt que de se concentrer sur ce qu’il venait de dire.
Ils se seraient esclaffés si la voix bourrue d’Armesson
n’avait retentit. L’annonce du départ. Prit d’un élan soudain, un
vif regret, il tourna les regards vers le château où il croyait laisser
sa fille et marmotta quelque prière. Pitch, Swan et Arn eurent
l'affreuse impression d’être des traîtres pendant quelques
secondes.

Adémarch était à peu de distance de Trecy, il voyait


maintenant les donjons du château plongés dans une écume

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glacée, et les rubans de fumée des milliers de toits de la cité


s’élevant au-delà des murailles et se mêlant aux brumes en un
manteau grisâtre et obsédant. Le froid n’avait pas lâché pied et
les hommes du comte grelottaient. Sulbfor était à la tête d’une
dizaine d’hommes lions, ils cachaient leur visage et leur
silhouette sous de longues pèlerines, des épées à lames courbes
battaient leurs cuisses protégées de lanières de cuir, peut-être des
armes d’apparat quant on songeait à la puissance de leurs griffes.
Le comte avait fait l’appel de tous les hommes qu’il possédait,
beaucoup ne viendraient que dans quelques jours en raison de
l’éloignement.

Annegarelle le reçoit chaleureusement et Lyedia a l’air


soulagé de retrouver son mari sain et sauf, la tension l’a rendu
plus que nerveuse, et c’est presque livide qu’elle le serre dans ses
bras et ébauche un baiser. Il présente les hommes lions qui font
forte impression sur la duchesse pourtant habituée à ce genre de
créatures :
— Voici Sulbfor, mon ami, il a rassemblé quelques-uns uns
de ses concitoyens pour renforcer nos lignes, j’ai su que l’armée
des sorciers arrivait de l’Est ?
Quoleo étale une carte sur une table, il désigne un point au
bord des frontières.
— Des royaumes oubliés, plus de trois cent mille hommes et
elle grossit d’heure en heure de nouveaux soldats, paysans,
ouvriers et baronnets en souffrance, elle avance lentement et dans
un mouvement chaotique, mais d’énormes machineries ont été
déployées, qui par bonheur ralentissent cette foule
considérablement, à ce rythme ils seront aux frontières dans deux
jours, en espérant que les prêtres ne savent pas utiliser les fort-
gouffres…
— Il serait souhaitable d’avoir une vision de l’ennemi ? Les
thaumaturges ?
— Hélas, nous en manquons toujours, mais le jeune Séverin
fait des merveilles, le voici occupé à mettre au point ses boucliers
et ses pièges phiriens, quand je pense que ce garçon balbutiait
encore en magie il y a quelques jours, la princesse à senti qu’il
était exceptionnellement doué.

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— Un thaumaturge ? Et très jeune de surcroît ? Ça ne suffira


pas.
Il appelle l’un de ses hommes, immédiatement un soldat
introduit un inconnu en robe grise fendue à l'avant et laissant voir
des jambes musculeuses et recouvertes entièrement de bandes de
cuir souple, il porte un chapeau mou à large bord qui lui donne
l’aspect d’un berger de Moltassie, et tient un grand bâton gravé
de signes, il s’incline devant la duchesse, son visage taillé à coup
de serpe, encadré d’un collier grisonnant, et ses yeux
étonnamment clairs, presque décolorés, lui donne l’air d’un
chasseur de tête plutôt que d’un praticien des arts.
— Voici Talbarq un thaumaturge qui m’a rendu service
naguère, nous nous sommes liés d’amitié, il est prêt à vous aider.
Sa spécialité est de faire parler les ruines anciennes, de faire
réapparaître les forêts disparues, du moins leur spectre, de
retrouver les traces, signes et souvenirs des gens, sinon il connaît
les boucliers, les herbes et la fonte de la Glace comme tous bons
thaumaturges qui se respectent.
— Soyez le bienvenu Talbarq… heu… Quoleo mettez notre
ami à l’aise et expliquez-lui les besoins du royaume et les
derniers événements.
— Merci, ô ma dame, dit Talbarq d’une voix aux intonations
traînantes.
Lyedia regarde son mari d’un air des plus interrogateur.
— Talbarq ? mais je croyais que…
— Allons Lyedia, tu ne vas pas commencer, Talbarq et moi
on a eu quelques altercations par le passé, mais on s’est bien
arrangé et…
— Des altercations ? Tu lui devais de l’argent, et il avait
triché au jeu !
Le comte grogne cherchant un moyen d’échapper à cette
discussion, Annegarelle voyant sa gêne lève la main :
— Bon ! Suffit vous deux. On ne va pas se disputer
maintenant. On a besoin de tout le monde. Comte Adémarch
voyez ce que peut faire votre troupe, et rejoignez la garnison, les
capitaines vous expliqueront notre stratégie.
— Puis-je avoir une idée ?
Annegarelle soupire alors que Lyedia fronce les sourcils

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devant l’insistance de son mari. C’est bien là le caractère du


comte.
— Quelle sera la stratégie et les positions de chacun ma
dame ?
— Bonne question, avec la baronne Sabine nous avons
déterminé cette stratégie ; la baronne percera les flancs de
l’armée, et reviendra aussitôt vers le château pour protéger la
place, les poursuivants croiront remporter cette première victoire,
et les pièges se refermeront, le baron d’Armesson tiendra la forêt
des pins rouges si l’armée sorcière vient jusque là, avec les
meilleurs archers et les catapultes. Éponime et moi seront en
arrière plan et nos troupes attendront l’ennemi, de nombreux
pièges seront disposés et nos hommes seront prêts, enfin, comte,
vous partirez en éclaireur vers l’Ouest pour repérer un signe de
Siân tout en restant disponible quand il s’agira de venir à notre
secours à la moindre alerte.
— Bien pensé duchesse, mais j’aurais préféré être aux
premières loges pour défendre le royaume !
— Ah ça suffit ! Tu veux toujours être le premier partout et
n’en faire qu’à ta tête ! S’exclame Lyedia sur un ton
passablement outré.
— Tais-toi ! S’écrie Adémarch, j’en ai assez de tes
remontrances devant les seigneurs et notre duchesse, je ferais ce
que dira Annegarelle, mais n’interviens pas dans la
conversation !
— Conversation ? où vois-tu une conversion ? on ne cesse
de s’égosiller depuis dix minutes, de hurler, puisque tu ne veux
rien écouter !
Annegarelle ne peut s’empêcher de soupirer, ces deux là se
débrouillent toujours pour afficher leur désaccord au plus
mauvais moment. Une foule de choses l’appelle et de
nombreuses questions sont soulevées, propices pourtant à une
réflexion prolongée. Que devient le duc ? Découvre-t-il quelque
chose d’utile ? Tallârk l’a-t-il rejoint et dans ce cas sa vie n’est-
elle pas menacée ? Elle a eu ouï dire que Meltôr était partit vers
les royaumes oubliés, elle n’a qu’une vague idée de ce que peut
faire le conseiller, terriblement dangereux selon les dires.
Elle inspire profondément, beaucoup de choses lui

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échappent, beaucoup trop de choses. Les thaumaturges


deviennent indispensables pour mener cette guerre contre les
armées qui approchent et elle en a assez d’être impuissante et
mal informée, les épernautes ne reviennent plus, les messagers
disparaissent, et les éclaireurs refusent d’aller au devant des
armées, que ce soit vers les Phrégïas ou les royaumes oubliés, la
peur domine.
Éponime revient à ce moment là accompagnée du jeune
thaumaturge qui adresse un salut aimable et bref à Talbarq. Elle
salut Annegarelle :
— La baronne est apaisée et reparaîtra sous peu, elle
peaufine sa tactique de combat. Séverin à quelque chose à vous
dire, les pierres ont parlé.
— Les pierres ? s’étonne la duchesse, voyez-vous ça ! Au
fait, nous avons un nouvel allié, Talbarq, il sait faire revivre les
événements du passé et faire parler les… fantômes, enfin quelque
chose d’approchant !
Séverin sourit.
— Oui, c’est un résurrecteur, on dit ça des thaumaturges qui
rappellent les souvenirs, qu'ils surgissent de pierres, de ruines, de
forêts anciennes, même les ombres lui parlent, aucun de nos
miroirs ne gardera ses secrets pour lui. Justement je venais vous
faire part de ce que j’ai vu dans les Abolies, si vous le désirez ma
dame !
Annegarelle s’approche près du magicien comme une femme
curieuse et excédée par l’attente.
— Si je le désire ? C’est là mon seul souhait. Savoir ce qui
se passe. Allons mon ami ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu avec
les Abolies ? J’aurais pu ainsi voir de mes yeux les images !
Séverin secoue la tête.
— Hélas, non ma dame, ça ne fonctionne pas comme ça. Il
faut que je sois seul avec les pierres, elles sont sensibles aux
présences féminines et se referment…
— Comment cela ? demande Éponime surprise.
— Ces pierres Abolies n’aiment pas les femmes… ils
semblent que leurs anciennes maîtresses les maltraitaient,
notamment en usant de formules inadaptées et en dégageant une
aura négative. Voilà pourquoi sans doute les Abolies utilisées

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jusqu’à présent étaient si capricieuses, c’est un problème


« caractériel » dont ne tiennent pas suffisamment compte les
thaumaturges.
— Quelle histoire jeune homme ! Enfin allez-vous consentir
à nous décrire ce que vous avez vu ou dois-je vous secouer pour
y parvenir ?
— Heu… non ma dame, voici ; « Le duc est en vie. » À ces
mots Annegarelle lâche un gémissement et s’affale sur un siège
comme vidée de toute énergie, « et… il s’est allié au roi… »
poursuit le jeune magicien inquiet, « ils ont vu les armées
ennemies et regagnent la terre fosséenne pour venir au secours du
royaume… ils ont affronté la bête rouge… le Gardien… certains
sont morts… et, des magiciens ont disparu, deux grands
thaumaturges, Tanaoz et Hyacinthe, Elvôn, votre neveu, va bien.
Oh ! il y a plusieurs jeunes hommes autour du duc, de sa
famille… Un certain Simon maindefer…
— Simon maindefer ? s’exclame Éponime devenu pâle tout
à coup, c’est l’homme que j’ai aidé à fuir, il a tenté de tuer le roi,
et mon père voulait lui réserver un châtiment affreux !
Chacun lui adresse un regard stupéfait ou gêné, Séverin
rompt le malaise et poursuit sur un ton apaisant :
— Ce n’est pas tout, ce Simon est un proche du duc, un…
fils dirait-on, il possède un médaillon qu’on lui a remis à sa
naissance… la duchesse ouvre de grands yeux, affolée. Elle
marmonne péniblement des mots sans suite révélant une fissure
ancienne qui soudainement s'ouvre, béante, un nom lui vient:
— A…Abel, non, ce n’est pas possible… non, je ne peux le
croire… !
Éponime s’avance et lui prend la main.
— Un fils ? répète-t-elle d’une voix altérée, se serait votre…
La duchesse se lève et se tient la bouche pour ne pas crier
puis elle se redresse et se précipite dans les couloirs, Éponime
fait un geste pour empêcher quiconque d'intervenir.
— Quelles nouvelles ! Dit la princesse en regardant d’un air
bouleversé le jeune magicien, est-ce tout ?
Le jeune homme carrément rouge de confusion balbutie :
— Hélas non, Votre Altesse… il y a d’autres signes, des
forces obscures…

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— Tukyur ? demande Éponime.


— Non, pire… le signe du Vactarh, Arkotth… en aviez-vous
entendu parler ?
— Silbbus m’en avait touché un mot… répondit Éponime
d’un air affecté, c’est… terrible. Il serait revenu ?
— Pas encore… il y autant de forces opposées que de forces
favorables à son retour, mais… la Phrégïa répond à certaines
sollicitations. Et puis, il y a autre chose, qui remue sous la glace,
qui monte lentement, une masse énorme, quelque chose qui a été
sollicité… les thaumaturges on fait grand œuvre là-bas dirait-on,
œuvre de terreur et de mort aussi…
Éponime fronce les sourcils, Sabine vient d’arriver, elle a
entendu une partie des informations lâchées par Séverin.
— Ainsi, la guerre a commencé, et pas seulement avec les
armées sorcières, mais aussi avec le Seigneur noir ?
— Oui, vous êtes au courant ?
— Thibaud m’en avait informé quelque peu… vous savez
comme les magiciens sont avares d’informations qu’ils estiment
obtenir aux prix de grandes souffrances.
Une voix aux sonorités languissantes les interrompt :
— Je crois que nous devrions tout faire pour savoir où en est
le Vactarh… les pierres me parlent couramment, travaillons
ensemble et vite jeune homme, notre sécurité en dépend…
Talbarq, que l'on a aisément oublié, jette maintenant sur tous
un regard scrutateur, ses prunelles contiennent un feu qui brûle
d’une lueur inquiétante.
Séverin acquiesce. Ils repartent ensemble en devisant.
Annegarelle fait les cents pas, Sabine la prend par le bras.
— Voici nos deux thaumaturges ma dame, ils vont faire du
bon travail je crois… ses yeux brillent d'espérance. Annegarelle
lui sourit.
— Prions pour qu’ils réussissent en ce sens. Ah ! Ce jeune
Séverin quel bolide. En voici un qui va nous faire courir et perdre
notre souffle.
— Tant que nous ne perdons pas l’esprit ma dame.
La voix est celle de Tan Thècle tiré de sa pièce de travail par
le bruit des voix et des exclamations.
— Oh ! Tan ! Votre maître est ici.

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— Comment ne l’aurais-je su ? Il est venu me bousculer et


donner de la voix dans mes appartements prétextant que je
n’étais pas très réactif quant à la reconnaissance, et il m’a serré à
m’en briser les côtes. Mais j’ai pu attraper la conversation en
cours. Le duc va bien, et la famille s’agrandit.
Annegarelle pousse un nouveau râle et se laisse choir dans
un fauteuil à l’allusion au fils du duc.
— Oui sénéchal, mais ne remuez pas le couteau dans la
plaie… son fils est là-bas avec le duc, et elle ne l’a pas revu
depuis sa plus tendre enfance.
— Oh ! Ce doit être un solide gaillard, s’il tient de son père
comme je l’imagine. Allons, est-ce une plaie de retrouver un
fils ? Voici plutôt une occasion de fête, s’il n’y avait cette guerre
aux portes… !
A cet instant le seuil d’entrée de la salle est franchi par une
forme svelte et souple, un gros matou va se nicher dans un des
fauteuils restant. Éponime s’exclame sous une pulsion
incontrôlable :
— Oh ! Regardez. Ce doit-être le teetch du comte !
Elle s’approche et le caresse, il ronronne.
« Oui, princesse, je viens vous dire quelque chose, avez-vous
le temps de m’écouter ?
Éponime se concentre et répond sous forme de lancé :
« Évidemment mon ami, allons dans une pièce, ma chambre
serait le mieux pour parler ! » Frost bat les paupières montrant
qu’il est d’accord, on l’observe avec étonnement, les personnes
en présence savent que la princesse communique avec le matou,
ils sont habitués à ce genre d’attitude très particulière, le visage
tendu, les yeux perdus dans le vague, les lèvres qui remuent
imperceptiblement indiquant une conversation sous vocale.
Ils ne sont donc pas surpris de la voir partir avec le teetch, la
duchesse soupire et va vers l’une des baies vitrées, elle domine la
cité et plus loin les plaines d’Adlassie, et encore sur la gauche les
steppes de Moltassie. Le temps est étrange, le ciel jaune, les
nuages d’un gris perlé émaillé de nacre, un givre recouvre le
pays, mais des scintillements d’or inexplicables leur parviennent,
cette observation l’électrise, et elle se retourne en demandant à
Thècle, le plus proche d’elle :

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— Que devient la… transmutation ?


— Eh bien… j’ai fait amener près… de la tombe des objets
en étain et en fer, des ustensiles en plomb, cela fera une demi-
journée ma dame, c’est encore trop court pour dire s’il y a un
changement, les chimistes y travaillent et Séverin pourra y jeter
un coup d’œil… Il ne s’agit pas de transmutation dame, mais
comme vous le savez, d’une matrice qui attire l’or sur des
centaines de milles et qui le fixe sur des support métalliques, une
symbiose plutôt, le principe éthérique de l’or… une fantastique
anomalie relevant d’un prodige phirien, le sol « transpire » de
l’or, une migration de plusieurs centaines de milles, il provient
des montagnes, des lacs et des rivières. Il faudra néanmoins
attendre quelque peu pour réunir une quantité utile. Je dois à
Talbarq cette compréhension du processus…
— C’est en effet miraculeux !
— Nous avons besoin de l’avis de tous les magiciens ma
dame, dit Quoleo, et pas seulement de ce…Talbarq qui semble
avoir des opinions très tranchées sur certaines questions.
La duchesse hoche la tête et observe du coin de l’œil la
baronne. Elle les scrute d’un air glacial qui ne la rassure pas, un
sang de feu et de glace coule dans les veines de la jeune femme
en perpétuelle agitation, et le fait de savoir que l’on touchait la
tombe du jeune magicien la met hors d’elle-même. Pour elle cela
équivaut à violer la dépouille de Thibaud. Sabine s'arrache au
regard interrogateur de la duchesse et quitte la salle.
— Fassent les dieux que ce sacrilège serve à sauver le
royaume…
— S’il ne le perd pas… !
Cette nouvelle voix pétrifie tout le monde de stupeur.

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Blanche est la Glace, bleu est sa Flamme, rouge sont les


couchants égarés aux pieds des priants gris...
Cahier d'enfance d'un magicien.

Résurrection

— Silbbus ! S’exclame Annegarelle, abasourdie. Il est là


dans ses grands vêtements effilochés et ses fourrures passées, son
visage ovale n’a guère changé ni ses yeux magnétiques d’une
incroyable puissance, si ce n’est un air de lassitude peu usuel. Il
tient son bâton terriblement diminué à l'instar d'une canne dans
sa main nerveuse, pour des observateurs aguerris cela signifie des
choses mystérieuses et terribles, et elle ne sait si elle va lui dire
son bonheur de le revoir ou simplement lui déclarer sa fureur
pour avoir abandonné ses amis dans des moments aussi difficiles,
mais c’est Sabine qui, curieusement, va vers lui et déclare sur un
ton imprégné d’un infini soulagement :
— Maître Silbbus, quel plaisir ! Vous voilà de retour, nous
étions au désespoir…
Le vieillard ébauche un sourire :
— Pas à ce point là, mais je sais que vous aviez besoin de
quelques conseils, eh bien, la situation n’est pas brillante bien
que non désespérée… les armées se rapprochent, des commandos
seront envoyés et chargés d’éliminer un maximum de soldats, des
guerriers suicidaires et couverts de poisons mortels, il y a pire…
— Par tous les saints des Fosses, haleta Annegarelle, voulez-
vous briser les femmes qui sont malmenées ici par trop de
mystères. Que peut-il y avoir de pire ?
— Je ne veux nuire ni aux femmes ni aux hommes, croyez-
moi, voilà la situation ; le roi sorcier Abigaïl à envoyé des
hommes dans toute la région, des porteurs de peste, ils doivent la
déclencher à son signal…
— Des porteurs de pestes ? s’écrie la duchesse, alors nous
sommes perdus !
Silbbus secoue lentement la tête d’un air navré mais en
gardant un semblant de sourire conquérant :

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— Perdus ? Non, certes, ma dame, mais en grand danger oui.


Je peux dans une certaine mesure arrêter ces hommes et éviter le
pire, mais je cours comme un fou depuis une semaine et mon
épuisement est sans limite. Je ne m’octroie que quelques heures
de sommeil par-ci par-là. Faites travailler vos magiciens plus que
jamais, sans faiblesse ma dame, et ne fatiguez pas le corps du
jeune Thibaud, frappé par la grâce il est d’un usage que sauront
seuls reconnaître les saints, mais l’or… me paraît une
abomination, même si ce fut sa suprême volonté !
— Enfin grand maître, vous savez que sans cet or nous ne
pourrions défendre le royaume, il nous est… indispensable !
— Oui, et c’est la le grand défaut de l’or, il sait se rendre vite
indispensable et leurrer les plus grands, mais qu’il y a-t-il de plus
essentiel que votre dévotion à la justice, à la bonté, et à la paix ?
travaillez en ce sens ma dame, je serais près de vous, Narboth et
Groswen, deux thaumaturges de la Guilde, sont en route, ils
sillonneront pour vous le pays sans répit, car hélas, je ne pourrais
encore cette fois rester en votre compagnie mes dames en dépit
de l’indiscutable séduction qu’exerce vos personnes. Je tenais à
vous féliciter pour vos sages décisions, votre générosité, mais
l’or… faites attention, que le corps du jeune homme ne détruise
vos rêves, parce qu’il a usé d’une matrice interdite, et que la paix
même lui sera refusée !
Sabine pousse un râle et se précipite vers le magicien, les
yeux agrandis dans une expression de questionnement et de
désespoir intense frôlant la menace.
— Que voulez-vous dire magicien ? Soyez clair par les
dieux !
Silbbus fronce les sourcils et la transperce de son regard, elle
recule sous l’action d’une force irrésistible, tandis qu’il avance
vers elle pas à pas, très lentement.
— Votre amour est si féroce qu’il en est devenu contre
nature baronne. Et je ne peux vous en vouloir, ce jeune risque-
tout a déclenché des forces dont il ignore la portée. Il vous faudra
arrêter l’extraction, et la migration qui pervertit les métaux vils.
Cet or se plaque sur les surfaces ferreuses, une comédie de
transmutation, et je suis le seul à pouvoir arrêter cela, au prix…
du sang de quelqu’un… Et s’il revient à lui, sous la forme

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charmante d’un jeune garçon il aura perdu alors tous ses


pouvoirs, et si ce n’était le cas alors il serait condamné à
nouveau, mais votre amour irraisonné vous pousserait à le briser
de vos étreintes, c’est pourquoi je vous le demande… emmenez
sa dépouille loin d’ici, dans les landes sauvages et paisibles au
sein des Sommeillants, là où repose les thaumaturges de renom
en terre consacrée au Lingree.
— Pourquoi ? demande Sabine qui tout en reculant toise
encore le grand vieillard.
— Parce que s’il me vient à l’idée de le faire revenir, il ne
sera plus le même il aura oublié ce que vous êtes, ce qu’il a été,
ce ne sera qu’un enfant perdu, son âme… sera amputée comme
celles des revenants qui font l’objet d’une résurrection. Ou sera
votre passion ? Croyez-moi, elle vous dévore maintenant, mais
elle vous tuera si je le ressuscite !
Sabine tombe à genoux, tremblante elle croise les doigts et
supplie devant tous les gens affolés de voir la jeune et fière
guerrière s’humilier ainsi.
— Faites-le ! Faites-le ! Peu importe les conséquences.
J’accepte tout. Il est mon âme, la partie humaine qui me
manquait. Serait-il fou et débile que cela m’importerait peu !
Silbbus se penche avec un air si terrifiant qu’Annegarelle,
Quoleo et Thècle reculent épouvantés, le magnétisme du vieux
écrase tout ce qui se trouve dans la pièce, étouffe les sons,
absorbe le vol des pensées, Sabine, décomposée seule affronte le
regard qui la broie, du sang s’écoule subitement de son nez de
ses yeux, elle pleure des larmes écarlates ! Éponime ne plie pas,
tendue jusqu’à la rupture, cette fois assujettie à la scène.
— Mieux eut valu que vous périssiez au combat en gloire
que la souffrance qui vous attend ma fille.
Il lève la main gauche, saisit son bâton, puis il gronde
« venez !
Immédiatement la pression insupportable disparaît et les
femmes respirent à nouveau. Le soulagement est inexprimable.
Ils vont alors d’un pas solennel vers la pièce où repose le
jeune homme. Il est allongé sur un linge de soie de lempur plus
doux que les pétales de fleurs, on a déposé auprès de lui des
objets en fer, en bronze, en airain, et le totem Parckis, et ceux-ci

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sont déjà partiellement contaminés par un métal jaune dont la


nature ne trompe pas, mais, par contre, le visage du mort rayonne
d’une clarté de mélancolie insoutenable et Sabine pousse un cri.
Annegarelle regarde la scène livide, tremblante, et Quoleo,
habituellement impavide face aux scènes les plus dures, paraît
troublé à l’extrême, Éponime enfin s’approche, pâle, elle darde
un regard admiratif, mais souverain, sur le magicien comme si
elle savait ce qu’il tentait de faire.
Silbbus désigne la duchesse, le sénéchal, Quoleo et enfin
avec circonspection la princesse.
— Chacun de vous devra me donner un peu de sa shindrä,
j’enfreins toutes les règles…
Ils se regardent éberlués, transis, en effet, Silbbus transgresse
un principe important en touchant la shindrä des vivants, il leur
prend de l’énergie vitale pour vaincre la matrice qui avait plongé
Thibaud dans cette damnation. Ils hochent la tête, comment
refuser ?
— Vous n’avez rien à craindre, votre énergie vitale vous
reviendra très peu de temps après l’opération ! Vous comprenez
que je ne peux sacrifier ma propre vitalité aussi grande soit-elle !
Ils le comprennent bien, Silbbus doit sauver le royaume et
non pas se sacrifier à l’amour de deux jeunes êtres. Il lève son
bâton et disperse d’un coup magistral les objets destinés à
recevoir l’or, ils valsent en tintant lugubrement sur le dallage, les
surfaces contaminées s’amenuisent, chassées par un pouvoir
supérieur. La lumière baisse soudainement dans la chambre
funéraire, et les cierges allumés s’éteignent sous l’assaut d’un
souffle, d’une haleine formidable. Le magicien exhale un halo
verdâtre qui lui confère un teint glauque inquiétant, puis il tire
une lame et s’entaille la paume droite, il asperge de son sang le
corps du jeune homme. Des interjections et syllabes profondes et
vibrantes émanent de sa gorge, il incante :
— Forces macabrées, asthètes velviennes, rejettures
éthériques, oblations forcées, opérez le secret ferment
alchimique… ! Viens ! Viens Crie-t-il, ô Flamme de vie, lueur du
retour, anaphtegme dilapidaire ! Emana propitiatoire ! Et du
bâton jaillit une lumière admirable, la lumière d’une flamme si
ancienne et si sacrée que tous ferment les yeux et prient. La

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shindrä des dames et des hommes aide le vieux, et ils sentent


leurs forces défaillir, mais la princesse seule reste droite, blême
et frissonnante comme dressée vers l'espoir, fontaine inépuisable
et merveilleuse, figure de cire au-delà de la mort. Silbbus tourne
avec son bâton qui s’amenuise lentement autour du lit mortuaire,
et la flamme miraculeuse enveloppe, lèche le corps du jeune
Thibaud, et doucement, presque imperceptiblement, le visage
reprend des couleurs et l’or reflue du corps, le libère. Bientôt il
ne reste aucune trace du métal précieux pour témoigner du
prodige, les objets eux-mêmes retrouvent leur qualité initiale.
Ce qu’a réalisé Silbbus est si magistral, si fort, si élevé dans
l’échelle de la magie que la duchesse tombe à genoux et prie,
Thècle baisse la tête et Quoleo se retient au mur pour ne pas
tomber, Sabine est prosternée, saisit de spasmes convulsifs,
Éponime garde sa position droite et majestueuse, une immense
clarté l’habite à son tour. La lumière se fond à nouveau dans l’air
ambiant et les cierges se rallument, Silbbus abaisse les bras, plus
épuisé qu’à son arrivée, puis il va vers le jeune homme et tapote
sa joue affectueusement :
— Petit enfant des arts incidents, nubile implant de l’amour,
garçon aimé que ta fraîcheur revienne, réveille-toi ! Aujourd’hui
la lumière du jour t’est redonnée par la résurrection…
Et Thibaud ouvre les paupières, ses joues sont roses, ses
chevaux bouclés tombent sur ses épaules nues et blanches, il se
relève et Sabine pousse un râle déchirant qui atteint la duchesse
et terrasse ceux qui ont assisté à la scène. Elle se jette
littéralement sur le garçon qu’elle serre, il hoquette de surprise.
— Doucement ma fille. Ce garçon est fragile. Il lui faudra le
temps de revenir à lui, je vous ai prévenu !
Elle recule hébétée, frappée et humiliée de cette vérité qui
distille son propre poison. Silbbus écarte les bras pour protéger le
jeune homme, faire de l’air, et il déclare :
— Laissez-le se reposer et reprendre ses esprits, je ne sais
pas s’il vous reconnaîtra, ce dont il se rappellera ni encore moins
ce qu’il fera. Mais maintenant, parlons de la guerre qui approche
par les dieux, et cessons les atermoiements.
Annegarelle sent la poigne de Silbbus la saisir et l’aider à se
redresser, elle tire au plus profond d’elle-même la force de se

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remettre debout, un sourire l’éclaire, de ses sourires vainqueurs


qui ne trompent pas.
— Silbbus ! Merci… Merci ! La grandeur a toujours été avec
toi !
Les autres suivent d’un pas hésitant le magicien tenant la
duchesse par les épaules comme un ancien ami retrouvé. Il a volé
la vie de ces gens, et leur devait un peu d’égards à présent.
Sabine, reste en adoration devant le garçon qui la regarde, la
regarde encore, et cherche, oui, cherche qui est cette jeune et
jolie femme qui l’observe avec tant… d’intérêt.

Gruelcia parvint au Pic du poignard tandis que l’armée avait


entrepris depuis des heures son périlleux voyage le long de la
chaîne des elfes cherchant une issue. Il arriva à grande vitesse et
passa devant chaque faction en libérant un tourbillon de neige
brumeuse et de vapeur sur son sillage. Il avait ainsi le loisir
d'assister au combat du duc et à la fuite de la troisième Lyconthe,
le gardien géant du sud, le premier et l'ancien, désormais
corrompu, qui avait échoué dans sa tentative.
Il entrevit la lumière rouge, et l’éclat du Transfact. Le duc
sauvé ainsi que son groupe ! C’était un miracle, la Lyconthe du
Sud avait déjà englouti des armées entières, sa suggestion était
irrésistible pour tout autre que les magiciens aguerris, et
cependant l’on pouvait considérer qu’il s’agissait d’un demi-
échec eut égard à la terreur qu’il avait inspiré aux hommes et aux
traces qu’elle laisserait dans les esprits.
En fait la lueur rouge provenait d’une autre source, et il
songea alors que la venue des nouveaux gardiens se réalisait. Les
chevaliers de l’Incarlate ! La Lyconthe elle-même fuirait à
l’avenir les chevaliers. Ses propres enfants. Car son pouvoir
s’était perverti sous l’action des Esprits servants, et la mort des
gardiens suivrait inéluctablement le transfert de leurs fonctions.
Bien sûr, un dernier sursaut pouvait mettre en péril les
hommes…
Il jugea cependant le danger momentanément éloigné,
observant, sous un rideau d’invisibilité, l’effigie de Tanaoz. Elle

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se mourrait, son maître original n’était plus, et elle pâlissait dans


son écrin de verre, comme la lyconthe se mourrait dans son
linceul de glace.
Blick, le luldrim la tenait dévotement, ce lutin s’occupait
auprès de Tigger des malades, des thaumaturges comme des
autres blessés, il gardait la trace d’un traumatisme très grave.
Silbbus les salua rapidement et silencieusement en partant à
la vitesse de l’éclair vers les frontières de la Caldénée, là où les
armées ennemies avançaient, il obtiendrait tous les
renseignements voulus sur ces sorciers des terres inconnues.
Gruelcia regrettait de ne pouvoir s’arrêter, s’entretenir avec
le duc et l'exhorter, mais il reviendrait le voir dès qu’il aurait un
rapport précis de l’armée sorcière et de ses capacités. Silbbus
était-il dans le coin ? tout en sclissant sur les terres gelées ou
débutaient l’herbe grasse des steppes, il tira une pierre de sa
poche, un galet de forme ovoïde approximative et le caressa. Des
lueurs le traversèrent. Il devait maintenir son bouclier, sa vitesse,
et faire parler la pierre de vision, il se rappelait qu’à l’école de
magie on interdisait aux apprentis de questionner les Abolies
tandis qu’ils sclissaient, faire deux choses ou même trois en
même temps était irresponsable. Pour Gruelcia il s’agissait d’un
défi mainte fois répété, et brillamment maîtrisé.
La pierre émettait des éclats imprécis, des images, des sériels
de gris et de rythmes, des chapelets de paysages saupoudrés de
saisons se succédant à trop grande vitesse, il songea à Silbbus et
se concentra comme tous thaumaturges apprenaient à le faire dès
leur première année d’apprentissage. Il vit alors une silhouette
encore incertaine se dessiner dans un brouillard épais traversé
d’éclairs, souvent dus à l’énergie temporelle dégagée par celui
qui usait de magie.
Oui, Silbbus revenait à son tour des Phrégïas, il avait de
l’avance sur lui, cela voulait-il dire qu’il avait parlé au duc ? Où
se trouvaient Narboth et Groswen, Yortraël et Arcibak ? Il ne
sentait plus les traces phiriennes et subtiles des deux derniers,
que leur était-il arrivé ? la pierre lui révéla deux silhouettes
s’affrontant, Tukyur et Tanaoz, et une explosion fantastique qui
l’aveugla pendant une seconde, il faillit lâcher la pierre. Enfin,
les images défilèrent en arrière tel un film se rembobinant et

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s’emballant et revinrent à l’instant ou Yortraël et Arcibâk


s’isolaient pour sortir un schasmme. Mais… une silhouette
ricanante et dégageant un pouvoir corrompu frappa les deux
corps en transe des magiciens, transgressant tous principes
établis. Une exécution de thaumaturges. Le meurtre de ses amis !
Il hoqueta et faillit heurter un rocher saillant.
Ainsi, ils n’étaient plus que quatre à essayer de sortir les
royaumes de Caldénée et de Tyranée de l’impasse, ou plutôt
quatre à faire partie encore de la grande Guilde des Probateurs,
bien que Silbbus ne s’en soit jamais réclamé ! Et le Vactarh se
réveillait alors que la guerre menaçait plus que jamais. Il sclissa
jusqu’à la fin du jour à une vitesse totalement hallucinante faisant
la pige à Tanaoz. Trecy pointa ses toitures mauves et ses cimiers
majestueux, le thaumaturge décida de s’y arrêter. Rencontrer la
duchesse lui parut évident.

Il préféra, comme tous les magiciens dans le même cas, se


mettre sous invisibilité et s’infiltrer sans perdre de temps, en
dépit du peu d’égards que cela supposait pour les habitants du
lieu. Des bruits de voix résonnaient dans la salle principale, et la
musique douce des joueurs de Mandole et de luthrin. Quand il
passa la porte il vit, dans la vaste pièce éclairée de bougeoirs à
cinq branches, et chauffée par nombre de braseros, la duchesse
en émoi, Thècle, Quoleo, et la princesse l'assistaient. Ainsi la fille
du roi avait demandé audience à Annegarelle.
Ils parlaient du jeune magicien, ce Thibaud… Thibaud
Ewerloock. Il s’était passé quelque chose de terrible ou
d’incroyable, les visages décomposés l’indiquaient. Et une forte
odeur de magie résidait encore en ces lieux, pas n’importe quelle
magie, le cœur de Gruelcia se mit à battre follement, les flammes
anciennes, et notamment la flamme de vie ! Ici ! C’était
inimaginable ! Qui pouvait… ?
Silbbus ! Il aurait dû s’en douter, il était bel et bien passé et
avait laissé son empreinte au château ressuscitant le jeune
thaumaturge mort et incarcéré dans l’or… ce qui voulait dire
que… il avait inversé la matrice ! Défaire une telle pratique
supposait une autorité si alambiquée, si élevée qu’il en eut le
frisson. L’incantateur risquait la mort, et aussi ceux qui

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participait au rituel. Quelle folie s’était déroulée ici ?


Il alla silencieusement inspecter les pièces d’à côté, et vit la
baronne assise devant un jeune homme revêtu d’une ample robe
de chambre, et qui la fixait à son tour béatement, comme s’il
cherchait à se rappeler quelque chose. C’était évident, Silbbus
avait joué les résurrecteurs, lui qui s’était promis de ne jamais
tenir ce rôle des plus délicat ! Il revint dans la salle ducale et
allait réapparaître non loin du groupe, à ce moment un
thaumaturge entra portant un large chapeau à bord effiloché et
une cape usée, il retint un cri d’exclamation ; Talbarq !
Que faisait-il ici ? Il l’avait connu dans le passé, un jeune
thaumaturge très doué mais toujours à l’écart des autres et qui
supportait mal les heures de cours. Par la suite Talbarq avait
travaillé pour le roi Tallârk, s’était vendu à des chefs mercenaires
aux objectifs douteux, puis mis au service d’un comte de
Caldénée, LongueVictoire, pour ensuite partir dans les Phrégïas
où il n’avait guère donné de nouvelles durant quelques années.

Ils parlent de la guerre, et de la défense du pays. Talbarq se


tourne alors vers lui, Gruelcia est invisible… pour un néophyte,
mais le thaumaturge le fixe comme s‘il le voyait nettement, et il
ébauche un sourire narquois, évidemment les résurrecteurs voient
beaucoup mieux l’invisible que les autres thaumaturges.
Gruelcia ne le laisse pas prendre les devants il apparaît aux
yeux de tous, des cris d’exclamations retentissent :
— Ma dame ! C’est moi, Gruelcia, je vois que vous êtes en
bonne compagnie.
La duchesse se remet de sa surprise, désormais habituée à ce
genre d’exploit et répond :
— Gruelcia ? Mais… où étiez-vous ? Silbbus vient juste de
repartir, vous autres magiciens avez décidé de me faire tourner en
bourrique !
Talbarq étouffe un petit rire aigre. Gruelcia lui décoche un
regard meurtrier et rétorque :
— Vous avez raison ma dame, et je m’en excuse, mais… je
n’ai pas pu faire autrement, me direz-vous ce qui se passe ?
La duchesse s'éclaircit la voix et reprend son calme avec
cette maîtrise qui la singularise, puis elle raconte au thaumaturge

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les dernières nouvelles, il écoute attentivement avant de dire :


— Cela fait beaucoup de problèmes à gérer, mais Silbbus en
à déjà pris à son compte une grande partie, et il n’a pas fini…
cependant, je ne resterais pas les mains liées, excusez-moi de
demander cela mais … auriez-vous de la nourriture ? Mon
organisme est épuisé.
La duchesse ordonne qu’on apporte un repas plus que
copieux au vieillard tandis que Talbarq poursuit son examen
moqueur. Il émet un rire désagréable proche du grincement.
— Je conçois que de me voir ici doit vous paraître déroutant
maître Gruelcia, mais depuis l’école et la formation de la Guilde,
j’ai bourlingué.
— Oui, en solitaire, et vous vous êtes vendu au plus
offrant…
— On peut dire cela. Je constate que vous n’appréciez pas
cette rencontre, c’est normal j’ai servi des maîtres moins
généreux autrefois.
— C’est le moins qu’on puisse dire. Mais je ne suis pas là
pour vous juger Talbarq, on aura besoin de toutes les mains et
surtout de thaumaturges. Quel est le plan de défense du
royaume ?
Quoleo approche et étend à nouveau sa carte puis explique
qu’ils feront une sortie en coin pour pénétrer dans la masse des
assaillants, ensuite des troupes viendraient attaquer de revers
l’armée, puis les magiciens frapperaient à leur tour… il y aurait
des trappes partout avec des égorgeurs à la façon des mains
rouges. Gruelcia remue négativement la tête.
— Ils sont trop nombreux pour que cela marche, vous serez
écrasé. Les magiciens ne seront pas légion, croyez-moi. Quant
aux trappes, c’est une excellente idée, mais qui dans ce cas se
révélera vaine, aussi profondes et nombreuses soient-elles, elles
ne juguleront pas l’invasion barbare.
Annegarelle se redresse sur son fauteuil et jette d’une voix
presque plaintive :
— Enfin ! Voici de sombres propos maître Gruelcia, êtes-
vous venu briser notre moral au contraire de Silbbus ?
— Pas du tout ma dame, mais je peux vous conseiller
fermement de partir d’ici. Vers les grottes de Moltassie.

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Sabine et Annegarelle poussent un cri de stupeur horrifiée,


les conseillers chancellent, seule Éponime reste maîtresse d’elle-
même, elle cherche à comprendre ce que veut dire le thaumaturge
derrière ses propositions abruptes.
— Pouvez-vous vous expliquer maître Gruelcia ? demande-
t-elle d’une voix douce et contenue.
— Princesse, si nous fuyons en rase campagne nous allons
retarder l’échéance fatale, et devenir des cibles moins faciles
pour les armées, sinon nous nous ferons acculer dans le château
et broyer par ces créatures, cela nous donnera du temps.
— Du temps pour quoi faire ? Lance Sabine électrisée par
avance à l’idée des combats.
— Du temps pour permettre aux thaumaturges de trouver un
moyen de les arrêter. Et… Gruelcia fixe chaque personne
présente, elles tremblent toutes.
— Poursuivez thaumaturge ! Halète la duchesse les yeux
agrandis.
— … Pour laisser le duc et le roi revenir jusqu’ici.
De nouveaux des cris fusent, la princesse lève la main pour
apaiser les interlocuteurs décidément très remontés.
— Laissez parler Maître Gruelcia… ainsi, le duc et le roi
reviennent ici ? dit-elle en luttant pour garder son calme.
— C’est cela même princesse. Ils cherchent la sortie des
Phrégïas, et quand ils l’auront trouvé… ils reviendront. En alliés.
— Quoi ? Ils ne se sont pas battus ? s’écrie Thècle.
— Ils feraient alliance ?
— Si peu d’hommes ? Murmure Talbarq, aussi courageux et
puissants soient-ils, je ne vois là aucun avantage !
— C’est en apparence ce qu’on pourrait penser, grommelle
le chef des Probateurs, mais gare… Il ne faut pas se fier aux
apparences. Le duc possède des pouvoirs dont il ignore la portée
pour l’instant.
— N’est-ce pas trop aléatoire ? rétorque Talbarq, quitter le
château et nous cacher dans des grottes ?
— De la folie pure, répond en écho Adémarch, je ne sais pas
pourquoi nous vous ferions confiance à vous autres de la Guilde.
Gruelcia commence à perdre patience, un vent mauvais
soulève la poussière du sol, et menace d’éteindre les bougeoirs,

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Éponime fait un geste d’apaisement :


— Nous agirons pour le mieux voilà tout ! Je suis sûr que
maître Gruelcia nous conseille sagement, de plus nous ne
pouvons pas le retenir, d’autres tâches l’appellent sans nul doute,
des gens sont à rassembler, à aider, nous ne sommes pas les seuls,
le royaume d’Orlân aussi à besoin de soutien… et pourtant je
suis venu ici et j’y resterais jusqu’à ce que ma présence ne soit
plus utile.
Gruelcia toussote et dit d’une voix plus sereine :
— Le roi et le duc ont été victimes d’un éboulement dans
l’étroit passage qui reconduisait aux terres. Mais un brave jeune
homme les conduit !
— Elvôn ! Gémit Annegarelle en croisant les doigts.
— Non, Annrick !
— Quoi ? s’écrie le comte, mon fils ! Que vient-il faire là-
dedans je vous prie ?
— Il est là dedans, comme vous dites, depuis le début. Et il a
eu la chance de rencontrer les Înkhs qui l’ont formé. Il est ainsi
capable de diriger nos troupes vers la sortie, en dépit des
multiples dangers.
Le visage du comte se ferme, la duchesse vient vers le
vieillard et pose une main sur son épaule en lui disant plus
chaleureusement :
— Gruelcia, Silbbus nous a dit la même chose. Mais il est
encore parti nous laissant sur notre faim, comme à l’habitude.
Nous voulions voir si vos conseils se rejoignaient.
Le thaumaturge recule livide tout à coup :
— Quoi ? Balbutie-t-il, une mise à… l’épreuve ?
A cet instant précis deux jeunes valets entrent portant deux
plateaux chargés en viandes, pain, céréales, et boissons fortes.
— Mangez, maître Gruelcia ! S’exclame la duchesse, vous
défaillez. En effet, le thaumaturge ne se sent pas très bien, son
organisme est épuisé. Il se demande maintenant s’il ne doit pas
cette défaillance plus aux paroles d’Annegarelle qu’à l’inanition.
Il dévore à belles dents les mets rassemblés, et reprend au bout
de plusieurs minutes un peu de couleurs. Sa rage boulimique
effraie les jeunes pages qui s’éloignent prudemment, d’autres
ramènent des fruits et des pâtisseries en quantité. Le thaumaturge

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achève ses plateaux, corbelles, coupelles et panières sans laisser


la moindre miette, lorsque deux autres pages lui présentent des
monticules de confiseries, il repousse cet extra non sans avoir
exercé un réel contrôle sur lui.
On l’observe avec dégoût, crainte ou amusement, et parfois
envie, les conseillers sont atterrés de voir ce vieillard avaler ce
qu’ils mangeaient eux-mêmes en une semaine où ils banquetaient
la moitié du temps.
— Merci ma dame. Je sens les forces me revenir !
— On le sentirait à moins mon ami… constate la duchesse
éberluée.
— Il vaut mieux que j’arrête là mes agapes, je connais un
thaumaturge qui n’a pas su s’arrêter à temps et qui a brûlé
comme un astre.
— Tanaoz ! Lâche Talbarq avec une pointe d’effroi dans la
voix, j’ai appris sa mort. Quelle fin lumineuse ! J’ai vu cela dans
les pierres…
Gruelcia lève les yeux sans bouger la tête et grogne :
— Encore plus lumineuse que vous ne l’imaginez cher
confrère… il a entraîné avec lui l’Astarï Tukyur Nimunus, le
maudit !
— Lui ? fait en écho le thaumaturge au large chapeau d’un
air catastrophé, mais alors… beaucoup vont le pleurer, le prier. Et
dans la foulée appeler son maître !
Les yeux roulent de fureur, les bouches se crispent, personne
n’ose prononcer un mot, Gruelcia accomplit une gestuelle
lénifiante et tout se détend soudainement, les corps presque
meurtris de raideur, les esprits surchauffés, les cœurs emplis de
haine et de peur recouvrent la paix sous l’action d’une racine
phirienne.
— Pamxiaë, iniaxiarg, insufliham mentrikulée singùlaritë !
Calmez vos âmes. Un ennemi terrible est mort grâce à l’héroïsme
d’un des nôtres, mais le pire est à venir.
La chaleur commence alors à augmenter dans la salle ducale,
Annegarelle s’éponge le front, Adémarch se dégrafe le col,
Thècle souffle, Quoleo renifle l’air comme s’il cherchait une
explication par l’odeur. Éponime ne semble pas trop
incommodée mais de minuscules perles de sueur se forment sur

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ses tempes comme autant de diamants.


Gruelcia renifle l’air à son tour, et tourne sur lui-même, il
tâte son bâton et se palpe la poitrine, effectivement, la
température augmente, il jette un regard surpris et peiné vers le
groupe :
— Me voici devenu comme Tanaoz. J’ai mangé trop et trop
vite. Carne de Skabor ! Merlu ventru et Biture de Kornille
molle ! Me voici en train de couver un foyer subastral.
— Seigneurs ! Lance Talbarq devenu livide, maître… Maître
vous ne voulez pas dire que… ?
— Si ! Larve baveuse, vermicille de trudule ! Allez-vous
vous lamenter sur mon sort ou m’aider ?
Talbarq s’approche précipitamment avec son bâton, la
duchesse, Sabine et Éponime les observent avec une sorte de
terreur latente dans le regard, qu’est-ce qui se passe ?
Talbarq coupe court aux cris et discussions.
— Princesse. Duchesse. Monseigneur ! Gruelcia est atteint
du même mal que Tanaoz, il n’a pas maîtrisé suffisamment sa
température, et… il risque de devenir une…novae. Mais rien
n’est perdu. J’ai ici une racine très puissante qui évite ce genre de
problème.
— Pour qui me prenez-vous espèce de blancar d’esbroufe ?
Cria le vieillard, vous croyez que je ne connais pas tous les
remèdes à ce que j’ai ? Je n’ai que faire de vos magies de
commerçant !
Talbarq recule livide et balbutie :
— Pardonnez-moi maître, je voulais seulement…
— Rien du tout ! Tonne à nouveau Gruelcia, je vais quitter
cet endroit. Partez à vos affaires pendant qu’il en est encore
temps, et attendez l’aide qu’on pourra vous accorder… !
— Et vous ? s’exclame la duchesse.
— Je sais ce qu’il faut faire pour ne pas brûler ! Je ne suis
pas arrivé au niveau de chaleur de Tanaoz encore, heureusement,
la température finira par régresser, mais il vaut mieux que je
m’éloigne… il lève son bâton et darde ses yeux de flammes sur
eux criant, un « à bientôt ! » Qui ressemble à un adieu.
Ils le voient filer à une folle vitesse dans les couloirs puis
atteindre les cours et enfin les portes de la cité, les gens

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s’écartent effrayés sur son passage car cette fois il n’a pas
d’écran d’invisibilité mais un bouclier enflammé. La terreur
s’empare des montures, des cavaliers, des chevaux s’arrachent de
leur attelage puis galopent dans les étroites rues renversant
hommes et femmes dans leur foulée. La duchesse secoue la tête.
— Par les saintes Dames. Regardez cela ! Les thaumaturges
sèment le désordre dans notre pauvre cité depuis quelques
temps… !
— Oui ma dame, dit Talbarq, mais nous le ramènerons
bientôt je vous l’assure.
Les autres le regardent d’un air méfiant, que peut-il, lui, un
simple thaumaturge quand un chef de la Guilde lui-même s'enfuit
désemparé? Il se tourne vers son auditoire attentif à ce qu’il va
dire encore et affiche un sourire qui sur son visage donne
l’impression d’être une grimace de tristesse, ne vous inquiétez
pas, Gruelcia va réussir. Il reviendra, en attendant faisons ce qu’il
a préconisé, préparons-nous à partir.
— L’exil ? Marmonne d’une voix altérée Quoleo.
— Non, juste une retraite momentanée, corrige Talbarq en
fronçant les sourcils, cessez d’être aussi négatif.
— Vous en avez de bonnes, grince la baronne, fuir n’a rien
d’une manœuvre sans danger, les populations vont se sentir
abandonnée, même si la cité se déplace. C’est trop risqué. Je ne
laisserais pas tous ces gens. Partez si vous le voulez duchesse.
Vous êtes la régente du royaume et son seul espoir, et permettez
que je me batte auprès de mes hommes.
Un long silence accompagne la proposition enflammée de la
baronne, puis Annegarelle va vers elle, et fait en posant une main
sur son épaule :
— Oui, ma fille. J’accepte, car je sais que vous ne vivrez
plus si vous ne pouvez vous jeter à corps perdu dans la bataille,
fer et sang ! Mais le jeune Thibaud ?
Sabine eut un hoquet, ses yeux se chargent de larmes, ainsi
la duchesse abandonne son fief, elle cherche du regard un point
d’appui et bredouille :
— Em…emmenez-le avec vous, je ne veux pas qu’il soit
blessé…
La duchesse fait un signe de tête la gorge trop serrée pour

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parler. Éponime dit :


— Je le prendrais avec moi et Séverin s’en occupera, qui sait
si sous son influence il ne retrouvera pas un peu de sa mémoire
passée et… de ses souvenirs ?
Sabine s’approche de la princesse et lui prend la main
dévotement :
— Princesse ! Je ne sais comment vous remercier…
Éponime esquisse un sourire et prend un air grondeur :
— Allons ! N’atermoyons pas. Un gros travail nous attend !
— Viendrez-vous avec nous princesse ? demande Quoleo.
— Serais-je venu jusqu’ici pour vous abandonner ? Je
retournerais chez moi lorsque vous serez en sûreté, des troupes
de mon armée doivent venir renforcer nos rangs. Gardons
espoir !

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Les cercles durdéens, isolent du monde, et ouvrent les portes


d’autres mondes, ils préservent du temps ou le précipitent... en
abuser conduit à perdre le sens de la réalité ou à découvrir une
réalité non souhaitée.
Grimoire de l'aubier nubile ; école des kaddushs.

La révolte d'Atzéus

La masse grouillante de soldats, guerriers et paysans,


avançait péniblement auprès d’une armée de créatures débridées
dont chacun se tenait à distance. Déjà des contingents entiers
s’étaient enfuis abandonnant cette marée de folie et de
destruction qui voyait ses bataillons broyés par les machines
colossales qu’ils tiraient ou poussaient, ensevelis sous les
tourelles gigantesques construites à la hâte.
On avait rassemblé les parties hautes du palais pour en faire
un trône démesuré où siégeait le roi sorcier plongé dans une
ténébreuse méditation. Abigaïl ne possédait ni la grandeur d’un
empereur ni la puissance d’un dieu, ni même la prestance d’un
seigneur. Sa machination fantastique le conduisait au désastre,
mais il aurait le temps de raser le pays et les maudits gouvernants
de Trecy et d’Orlân auparavant, on distribuait l’or raflé à la volée
pour maintenir les troupes et l’on inventait des promesses
d’avenir radieux qui subjuguait les plus naïfs, les jeunes
kaddushs chez qui la shindrä, trop tôt déflorée, déclenchait une
mort prématurée.

Bryan, de son côté, observait les agissements d’Atzéus qui


ne cessait de contrôler les temples installés directement dans des
chariots monumentaux. Il était chargé directement de déclencher
les pestes en donnant le signal des porteurs du fléau. Pour cela il
maintenait le contact par l’intermédiaire des pierres de visions et
de cinq dragons en minéral rouge emplis d’un encens phirien
puissant qui imprégnait l’air d’une insoutenable odeur d’épices.
Bryan, invisible grâce à la cape, savait qu’il lui incombait de
détruire ses dragons et de disperser les pierres de visions au

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nombre de dix afin d’arrêter ou du moins de reculer l’échéance


fatale. Il ne faisait pas cela par altruisme ni par loyauté, mais
pour sauver sa vie et celle de Marguite. Posséder un royaume
certes. Régner sur un pays de cadavres, non ! Abigaïl était un
dément. Comment le roi sorcier allait-il sauver ses armées de la
peste une fois celle-ci déclenchée ?
Il entend alors prononcer son nom, on le cherche, car, bien
sûr on attend de lui qu’il guide le roi vers le Tannfül et le bras
d’Arkotth. Il songe entraîner les armées loin de la piste des
grandes reliques, et éviter à Trecy d’être pillé dans son sillage.
Du moins va-t-il essayer… Il réapparaît dans un coin d’ombre et
se rend tranquillement au trône surélevé d’Abigaïl, le roi sorcier
l’observe avec malignité.
— Cela fait huit heures que nous marchons maintenant,
sommes-nous dans la bonne direction ?
— Oui Majesté, vers l’Est, plus au Nord cependant, donc
vers le Nord Est, bien sûr, il y a peu de villes à piller, mais c’est
le meilleur chemin pour le Tannfül, il reste une possibilité d’y
être très vite Majesté…
Abigaïl le transperce du regard, Bryan frémit, il s’avance et
l’inonde de son haleine fétide :
— Laquelle ? Dépêche-toi avant que je ne change d’avis à
ton sujet, bouffon !
— Les Fondrières Majesté ! Il suffira de les traverser et
d’user des fort-gouffres pour voyager plus vite !
Abigaïl se raidit, les fort-gouffres. Evidemment pourquoi n’y
a-t-il pas songé ? mais aucun des magiciens n’est capable de
maîtriser ses failles. Il rage.
— C’est là tout ce que tu trouves à dire Bryan le fou ? Tu me
déçois. Nous ne pouvons prendre un tel risque !
— Alors je crains que nous ne soyons en Caldénée dans deux
mois à ce rythme et d’ici là les royaumes seront prêts, ou alors…
est-ce que vos magiciens ne peuvent pas traverser les Fondrières,
sont-ils impuissants à ce point ?
Abigaïl s’avance d’un air terrible vers le bouffon, mais
Bryan ne cille pas. Ce petit homme est très fort. Ces mots le
tourmentent « Sont-ils impuissants à ce point ? » Il a deviné les
faiblesse du sorcier.

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— Ce ne serait pas bon que j’aille expliquer aux chefs de


l’armée que nos magiciens peuvent user des fort-gouffres et pas
les vôtres, oh ! bien sûr vous aller me menacer, mais… tuez-moi
et je ne pourrais vous amener au Tannfül ni vous révéler d’autres
faiblesses des royaumes fosséens…
— Tu es rusé bouffon ! Tu crois me faire chanter, mais je
pourrais te manouvrer à volonté !
Bryan s’approche sans peur d’Abigaïl :
— Je suis réfractaire à l’assujettissement et au «lançage ».
C’est pourquoi le roi s’est attaché à moi, il voulait un espion que
l’on ne puisse manipuler. Et puis laisser le libre arbitre à ses
alliés est toujours mieux…
— Allié ? voyons, tu essaies de me tromper petit bouffon,
mais je préfère ça d’un côté, tu es un ennemi que je peux
contrôler par la peur « physique » et dont je peux tirer parti. De
l’autre je prends un risque si tu es réfractaire, tu as peut-être
hypothéqué tes chances de survie l’ami. Emmène-moi au Tannfül
et ensuite à Messeris si tu veux prolonger ta vie.
— Messeris ? S’exclame Bryan, autant me suicider tout de
suite. Silbbus en est le maître c’est le plus puissant magicien du
royaume !
— Justement ! Il n’est sans doute plus chez lui à l’heure
qu’il est, je sais de source sûre qu’il n’y réside qu’incidemment.
Et je vais en profiter pour reprendre le Tanarsïlh, si c’est bien lui
qui l’a en sa possession.
— Je ne saurais en être certain. Mais s’il y a quelqu’un qui a
pu récupérer le Tanarsïlh c’est bien lui.
— Si tu m’as menti… tu me supplieras de te tuer…
Bryan devrait trembler, il mime une peur intense, mais au
fond de lui-même il a compris le jeu du sorcier, et il se sent
capable de le déjouer. Il va le conduire au Tannfül puis à
Messeris, et là Abigaïl se rendrait compte de la puissance réelle
des thaumaturges, ce sorcier s’est monté la tête avec ses prêtres,
il est évidemment dangereux, mais quand Silbbus s’occuperait de
lui… il s’incline et recule de quelques pas puis s’éloigne avant
qu’Abigaïl ne le rappelle.
Il retourne à sa place dans les factions de l’armée, près d’un
groupe de clercs, fonctionnaires formés sur le tas, ils l’ignorent,

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une rumeur attire son attention, des soldats et guerriers de tous


acabits retournent sur leur pas vers les chariots roulant au pas, les
tentes dressées dissimulent les officiers, il suit les curieux. Arrivé
au centre du fief des chefs d’armée, il voit Atzéus monté sur une
estrade provoquant des guerriers, des lutteurs extraordinaires
venant des pays du Sud, des Carolingois mesurant six coudées de
haut, ils s’entraînent.
Atzéus les insulte et les traite de femmelettes. Les tilsjjads
qui s'entraînent font un massacre dès qu’on les provoque, et les
rixes entre nains et hommes ne manquent pas. Des cadavres sont
jetés dans des fosses tous les jours. Atzéus cherche
l’affrontement, mais pourquoi ?
Les deux géants auxquels il s’est adressé le regardent et
éclatent de rire, ils tournent le dos au prêtre qui a revêtu une robe
noire flottante. Son bras paraît étrange, comme artificiel et il
boitille légèrement laissant supposer qu’il est handicapé. Mais
dès qu’il bondit sur les géants tout est différent, il frappe si
puissamment que les Carolingois s’effondrent avant même
d’avoir pousser un cri. Il a frappé avec son bras en ivoire. Les
guerriers se relèvent et tirent leur sabre, puis dans un rugissement
ils se jettent sur l’homme désarmé.
Mais leur lame ne rencontrent que le vide, Atzéus les évite à
une vitesse supérieure, les frappe à nouveau, et ses coups sont si
puissants que les géants restent au sol, brisés et sanglants. Les
spectateurs hurlent ; «à mort les cangois ! A mort ! » Ils appellent
cangois les géants du Sud. Mais Atzéus n’a pas l’intention de les
achever, il parle un moment avec les soldats, des sous-officiers
attentifs et impressionnés.
Bryan n’avait vu une telle force et une telle rapidité que chez
Meltôr, il frissonne, et si le conseiller était... ? Il rejette cette
pensée, non ! certains prêtres et magiciens fricotent trop avec les
forces noires, et Atzéus en est un exemple. Il écoute
attentivement les propos du prêtre ; « officiers, soldats !
Guerriers et races des pays lointains, vous avez besoin d’un chef
d’armée. Abigaïl est le roi certes, mais peut-il vous conduire à la
victoire ? J’invoquerais pour vous le Seigneur noir… et il viendra
nous aider, et nous récompenser, mais il faudra auparavant
désigner un général. Car cette armée souffre par trop du

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désordre !
Les capitaines applaudissent, ils portent Atzéus en triomphe,
et un groupe important d’officiers se dirige vers le trône, le froid
pénètre à nouveau les vêtements, fissure la peau malgré les
onguents, et les boucliers thermiques des prêtres s’étiolent. Des
serviteurs annoncent au roi sorcier l’arrivée tempétueuse
d’Atzéus. Il le reçoit tandis que plusieurs créatures rappelant
vaguement des kilbors entourent le trône.
Abigaïl sourit férocement, il est sûr qu’avec de tels gardes du
corps il ne risque rien, et il tend son bâton :
— Que me veux-tu Atzéus ? Parle vite et convaincs-moi ou
je te fais empaler et crucifier sur un chariot à l’avant-garde.
— Roi Abigaïl ! L’armée a besoin d’un général. Elle court à
sa perte. Les hommes se battent, le désordre règne et le manque
de discipline est criant. Ils finiront par se retourner contre leur
seigneur. Désigne un général compétent !
Le sorcier s’avance goguenard :
— Et tu serais bien évidemment ce général n’est-ce pas ?
— Mes ressources sont vôtres sire !
Abigaïl crache aux pieds du prêtre et clabaude :
— Tes ressources ? Tu rêves de me prendre ce trône ! Tu es
issu des Fosses, menteur, et dangereux comme tous les tiens !
Il fait un geste à ces gardiens, deux Assaluriens, de superbes
et gigantesques noirs, armés de haches, s’avancent vers le prêtre.
— Pourquoi se battre roi Abigaïl ? dit Atzéus d’une voix de
stentor et sans la moindre peur, nous pouvons unir nos forces !
L’un des Assaluriens lève sa hache, Atzéus fait un
mouvement si rapide qu'il est impossible à déceler, la terre est
labourée à l’endroit où il se trouvait quelques secondes plus tôt.
Le gardien est trop lent, à plusieurs reprises ses coups se perdent
soulevant des geysers de poussière. Alors quelque chose
d’incroyable se passe, Atzéus tend les bras puis se concentre si
fort que les veines de son front jaillissent, que l’émail de ses
dents saute, que ses ongles lui rentrent dans les paumes.
Une lueur fantastique émane des gardiens et lèche le corps
du prêtre, les Assaluriens veulent crier, cherchent une sorte
d’issue pendant un bref instant, une souffrance indescriptible se
lit sur leur visage, puis ils s’effondrent telles des marionnettes

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brisées. Les spectateurs poussent des cris de stupéfaction, Abigaïl


roule des yeux furieux et haineux mais empreints de terreur. À ce
moment sur un ordre d’Abigaïl au comble de la stupéfaction
horrifiée, des créatures difformes se jettent sur le prêtre, hommes
fauves dégénérés par les magies incontrôlées des sornautes.
Atzéus entre dans la mêlée cette fois, de façon suicidaire. Mais là
encore un phénomène incroyable se produit. Les créatures sont
démembrées une à une par un cyclone. Un éclaboussement
rougeâtre arrose Abigaïl écœuré. Des hommes en armures
l’entourent, les lances sont littéralement hachées, les gardes fuis
maintenant devant l’être qui vibre étrangement et déchire l’acier
de ces mains. L’acier et la chair.
Les spectateurs poussent un cri effaré, la peur s’installe en
eux, le roi sorcier est défié. L’inimaginable arrive.
Atzéus se tourne vers lui le regard incandescent les lèvres
retroussées. Plus rien ne peut l’arrêter désormais, des archers
tirent de nombreuses flèches, elles rebondissent sur le bouclier
qui protège le prêtre en fureur.
Des guerriers se jettent sur lui épée à la main, mais d’un
revers il les projette en l’air, la foule et les soldats reculent. Il
arrache le bâton d’Autorité des mains du roi sorcier, le lève puis
incante. Une pression énorme s’abat sur les soldats et les tilsjjads
cherchant à intervenir. Les hommes sont écrasés au sol comme
des insectes, les tilsjjads sont affligés de paralysie, si la magie
d’Atzéus ne peut pas les détruire elle les maintient figés et
impuissants.
Tandis que ces événements effrayants se déroulent, Bryan
file vers les chariots-temples pour accomplir ce qu’il croit être sa
mission sacrée ; détruire les dragons de pierres des émissaires
porteurs de peste. Il entre dans l’une des tentes sous invisibilité,
deux prêtres prient, ils se lèvent à son intrusion cherchant la
chose qui se déplace comme un courant d’air. Il ne leur laisse pas
le temps d’alerter la garde, son poignard fait un va-et-vient
efficace, tel un tueur aguerri. Bryan s’empare alors des dragons
qu’il place dans un linge, puis il court vers une zone déserte.
Il sait qu’après cela il ne doit pas revenir sur ses pas, fuir les
lieux rapidement et sous invisibilité est la seule solution, car la
vengeance d’Atzéus et du vieux sorcier sera terrible. En fait, et

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d’une manière éclatante, il se prouve à lui-même qu’il est


capable de courage voire d’héroïsme.
Mais après cette action que fera-t-il ? Marguite l’attend, il ne
leur reste que l’exil. Les porteurs de pestes ne seront plus un
danger, car les dragons inutilisés ou détruits, les bubons se
desséchaient et les germes mortels se détruisaient. Cependant on
pourrait encore le faire rechercher par vengeance, et ça il ne
préfère même pas l’envisager. Cet Atzéus trouverait toujours un
moyen de l'atteindre.
Il est actuellement en train de se battre contre les gardes du
roi sorcier, et il sait déjà qui remportera le combat, il ne se
trompait jamais sur la qualité des hommes. Atzéus est un
deuxième Meltôr, l’un de ses intrigants puissants, impitoyables et
rusés parvenus au sommet de leur art maudit.

Il grimpe sur un cheval, sa cape le rend invisible, et les


guerriers qui viennent de voir sa furtive échappée ne
comprennent pas comment une monture parvient à s'enfuir toute
seule au grand galop. Mais la rage des combats attire trop
l’attention, des lueurs furieuses éclairent le lieu du trône sur des
milles carrés, comme si une guerre magique commençait, et il a
beau aiguillonner son cheval, il sent une force l’aspirer, ce n’est
toutefois qu’une impression dut au stress et à l’angoisse.
Une fois de plus Bryan a été bien avisé d’agir. Il galope
comme un possédé sur des milles, à en perdre haleine, puis,
épuisé à l’instar de sa monture il s’arrête et se laisse choir sur le
sol gelé. Il ne doit pas s’endormir, s’oblige à bouger tirant le
cheval dans un bosquet d’arbres desséchés et de troncs qui les
cacheront à la vue d’éventuels passants.
Il se pelotonne contre un tronc creux après avoir attaché son
cheval à une branche et se met à réfléchir. Marguite l’attend, elle
lui manque, et les autres… les autres seront sans nul doute partis,
ce sont tous des lâches qui retournent leur veste à la moindre
occasion. Il repasse mentalement tous les événements qui l’ont
emmené ici, ses trahisons, ses crimes, et il est soudainement
atterré, puis horrifié. Il mérite la pendaison, la roue, et bien pire.
Alors que la princesse a toujours été bonne avec lui. Il ne
parvient pas pour autant à laisser grandir un sentiment de

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gratitude pour cette jeune femme remarquable, et il ne sait plus


comment désormais il pourrait lui tendre un piège.
Le véritable danger est ce roi sorcier incapable de maîtriser
ses troupes, il prie pour qu’il disparaisse, mais l’idée qu’Atzéus
puisse le remplacer, le terrifie beaucoup plus, il en arrive à
souhaiter que le prêtre soit tué par un moyen ou un autre. Il ne
connaît pas l’issue de la bataille dont il peut voir encore au loin
des lueurs étranges et inquiétantes. De grands bruits ponctués de
hurlements lointains et lugubres qui échouent dans la plaine par
pans entiers comme l’histoire d’une civilisation qui s’achève, une
sorte d’écho parasite épouvantable de la déchéance. Une bruine
de sang retombe, du moins le jurerait-il. Et il frémit.
Il se lève, cherche dans une besace accrochée à la selle du
cheval un peu d’eau et de nourriture, s’aperçoit avec horreur que
la besace ne contient que des flacons d’alcool et une sorte de
topique contre le froid. Bryan frissonne, il ouvre le pot et renifle,
cela pue la graisse de draqqats. Elle protège assez bien du froid
mais confère une odeur affreuse de rance. C’est bien là sa
chance, de l’alcool et de la graisse ! Il se met à rire
nerveusement, puis à sangloter, sans nourriture et surtout sans
eau il n’ira pas loin. Il décide de reprendre la marche, cette fois
au trot, le cheval broute avidement ce qu'il trouve, dans huit
heures il sera à bout de forces. Il reprend la direction de l’Ouest,
à l’opposé du royaume maudit, et chevauche sans s’arrêter
pendant des heures, la tête dodelinant de fatigue.
Un choc l’éveille, il est brusquement projeté en avant et
roule sur le sol couvert d’un gravillon coupant qui le blesse, puis
se relève haletant, cherchant à savoir ce qui se passe, sa monture
s’est effondrée ! Des spasmes d’agonie la secouent, il la regarde,
tremblant et balbutie désespérément :
— Pas maintenant… pas maintenant… Il respire
profondément et recouvre ses esprits, s’efforçant de raisonner
froidement.
Enfin il arrache la selle et la jette quelques pas plus loin,
garde les couvertures, et le petit matériel de survie, puis se cale
contre le cheval pour profiter du peu de chaleur de la bête
agonisante, un bon chasseur aurait ouvert le ventre et se serait
enduit le visage de la graisse et du sang recouvrant les tripes de

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l’animal, embrocation miracle s'il en était. Mais il n’en a pas le


courage et cette simple idée lui soulève le cœur. Pourtant il
n’ignore pas que la viande de cheval est excellente dans ces
circonstances, et s’il avait la force de se tailler un ou deux
biftecks, directement dans la chair crue et sanguinolente, il aurait
sans doute pu recouvrer pas mal d’énergie. Au bout d’un moment
il tire son poignard et avance près du cheval, le fixe chancelant,
un haut le corps le secoue, et il rengaine sa lame, blême et
nauséeux. Il reprend la route cette fois à pieds, et se dirige vers
ce qu’il croit être l’Ouest. Il sait que de toute façon s’il ne trouve
pas un village d’ici dix milles il est perdu.
La journée est ensoleillée. D’un soleil écrasant à l’heure de
midi et d’un froid épouvantable le soir venu. L’onguent graisseux
lui sert de protection solaire également car depuis les
manipulations des thaumaturges concernant le temps et les
Phrégïas, l’astre du jour brûle tandis que la nuit gèle intensément.
Il va jusqu’à avaler un peu de la crème de draqqat qu’il vomit
quelques heures plus tard dans de douloureux spasmes.
Il s’endort d’un sommeil traumatique dans une petite tente
individuelle en peau de chagba, insuffisante pour isoler
totalement du froid. Au réveil, il grimace, ses lèvres gercent, et se
crevassent douloureusement, ses doigts également et il se
confectionne des gants de peau en découpant une couverture. La
journée suivante est terrible, il avance pas à pas, lentement, de
plus en plus incertain de la route, écrasé par les apparitions
torrides du soleil, dévoré le matin par l’astre flamboyant et la nuit
par le froid impitoyable, généré par les grandes glaces. Elles se
déplacent maintenant, il en est sûr, elles viennent à sa rencontre,
elles lui parlent.
« Bryan, fou du roi… viens à nous dans la félicité éternelle,
viens au repas des dieux et amuse-nous de tes talentueuses
folies…
Mais ces voix ne sont que sa propre imagination qui s’affole
et élabore des plans de sauvetages impossibles, son esprit qui le
trahit, des échos musicaux sonnent à ses oreilles, et ses pieds
avancent sans qu’il en soit désormais conscient, des pieds en
sang, qui se posent sur la terre gelée et lui arrachent des cris de
souffrance. Il voit alors un orbe splendide dans l’espace, et

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comprend qu’il a enfin trouvé quelque chose d'essentiel, il tend


les mains et supplie qu’on lui vienne en aide. Un trou béant
l’aspire.

Pour tout dire le retard des deux thaumaturges Narboth et


Groswen ne provenait pas d’un manque de ponctualité ou d’une
négligence impardonnable. Quand ils filèrent pour rejoindre la
Caldénée deux options s’offraient à eux ; passer vite fait dans les
Phrégïas et se rendre compte par eux-mêmes de la situation au
risque d’y laisser des plumes, car les magiciens avaient le don de
se mettre dans les difficultés, ou d’aller au château de Trecy.
Ils s'y rendraient en personne, c’est-à-dire en chair et en os,
pas question de prendre le risque d’abandonner leur corps en
transe dans un coin quelconque de campagne ou même dans la
chambre d’une auberge, trop de rôdeurs et de gens mal
intentionnés se promenaient dans le coin. Yortraël et Arcibâk
avaient malheureusement été sans doute victimes de mains
criminelles alors qu’ils étaient en état schasmmatique et donc
dans l’impossibilité de se défendre. Cette pensée les chagrinait
considérablement et suscitait une rage incontrôlable et…
dangereuse.
Leur souvenir amical les hantait, et ils n’attendaient que le
moment de pouvoir rechercher les corps et de les rapatrier, mais
l’heure était trop grave pour procéder au rituel. Ils avaient bien
évidemment questionné les pierres de visions sur les événements
survenus à leurs amis, l’attaque de la Lyconthe ne leur avait pas
échappé. Ni, et c’était le pire, les affreuses manœuvres du
bouffon gesticulant duquel émanait une force obscure, Tukyur.
Le bouffon les avait piégés dans « l’entredeux », le monde
éthérique, là où son talent s’exprimait le mieux. Ces images,
remémorées alors qu’ils fonçaient vers les Phrégïas, leurs
arrachaient des larmes, ils se jetaient des regards
d’encouragement et se disaient « tiens bon frère ! Nous y
sommes. Nous allons mettre de l’ordre dans tout ceci ! »
Les deux thaumaturges filaient maintenant à la vitesse
prohibitive d’une comète, l’air prenait feu autour d’eux et leur

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bouclier antichocs devaient être singulièrement solides. La


température baissa impitoyablement et des fissures se révélèrent
dans leur deuxième écran. Ils consolidèrent ce dernier, car la
moindre lézarde à cette vitesse pouvait créer une accumulation
de givre et le faire éclater, ce qui aurait entraîné une perte
d’énergie colossale.
Les falaises bleues apparurent et d’étroits chenaux de glace
fluide qui leur permettrait d’arriver au Pic du Poignard, ils virent
enfin la cime tranchante racler les nuages de brume et
s’arrêtèrent dans l’arène de glace titanesque. Rien… pas de Siân,
pas de roi, pas de troupes, où étaient-ils donc tous passés ?
Narboth tire une pierre de ses fontes, un gros galet luisant
qu’il tend devant lui rageusement :
— Ah ! pierragrôn, pierraféa, pierrissée ! Abolia Abolium,
Abolitrôm! Cracheras-tu ton venin de savoir ? Quand tous nos
amis disparaissent et souffrent ?
Groswen affiche un pâle sourire, Narboth use de cette
technique roborative consistant à électriser la pierre par ses
prénoms phiriens divers, il arrivait que l’Abolie réagisse plus
rapidement. Il caresse ensuite le minéral et incante sourdement
en y dardant son regard hypnotique. Des lueurs vivaces, presque
aveuglantes, jaillissent et enveloppent les thaumaturges, cette fois
les pierres fonctionnent à merveille, elles transportent la vision
près des routes accidentées des falaises, sur l’extrême frontière
des Phrégïas, et là… une troupe nombreuse marche, il reconnaît à
son allure le roi, puis le duc.
Ils sont loin vers le nord, cherchant un passage les menant
aux terres tout en évitant les forts gouffres, mais quelque chose
se passe, l’air est lourd et menaçant, les hommes souffrent, ils
viennent d’être attaqués, l’odeur est nette, les Abolies font des
prodiges. Il s’agit de la Lyconthe, le détestable tueur de leurs
amis Yortraël et Arcibâk. Détestable ? et désirable à la fois. Car il
inaugure quelque nouvelle réalité prophétique d’un poids
considérable.
Mais la créature est repartit, ainsi ils arrivent trop tard une
fois de plus et jurent, les pierres ne fournissent que des
événements passés et présents, jamais futurs ou… en de très rares
occasions et par bribes infimes.

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Les magiciens ont perdu le pouvoir de faire parler l’avenir.


Narboth essaie de voir de plus près les hommes, leur expression,
de définir ce qui leur arrive. Déjà les images s’estompent.
Groswen jure, aussitôt une lueur hideuse jaillit de la pierre, et un
visage se tourne vers eux, un visage si terrifiant qu’ils poussent
un cri et se protègent les yeux, puis plus rien, un appel d'air
accompagné de l’aspiration de leur énergie et de leur courage, ils
restent tremblants, ébahis, penauds. Ils ont reconnu ce visage
imprécis qui bouge sans arrêt, parasité par les dimensions qu’il
occupe, dont les traits inhumains imitent les leurs, figure
adolescente puis adulte, et enfin dévorée par l’âge comme si le
Vactarh se gaussait de leur douloureuse temporalité.
Arkotth !
Voilà ce qui attendait les hommes dans les Phrégïas. La mort.
Toujours la mort. Pas définitive, sacrée et infinie, non, la mort
répétée sans cesse, reflétée par son propre miroir éternellement
réfléchi, l'autoréflexion de la mort. Répétition blasphématoire de
résurrections et de décès successifs et foudroyant ou la folie
s’installe.
Heureusement un phénomène les détourne de leur sinistre
réflexion.
Leur estomac émet des gargouillements sonores, une alerte
bien connue quand les ressources énergétiques manquent. Ils se
regardent d’un air entendu. Alors ils sortent des victuailles de
leur besace et commencent à dévorer la nourriture destinée à
recharger leurs batteries, l’émotion n’a pas coupé l’appétit des
magiciens.
Tout comme les lutins puldrims et luldrims les thaumaturges
utilisent des poches éthériques, presque sans fond, ainsi la
quantité de matériel et provision qu’ils peuvent emmener avec
eux est sans mesure… et heureusement pour eux car ils mangent
sans mesure, leur métabolisme brûle une énergie folle. Toutefois
un signal les arrête, un picotement familier et terrible les alerte,
la métabolisation fulgurante des mangeurs ! S’ils ne veulent pas
finir comme Tanaoz ils doivent rapidement cesser leur nutrition
démente, un calvaire pour un magicien car sa faim demeure
jusqu’au bout inextinguible pendant de très longues minutes. Ils
leur est quasiment impossible de savoir quand leur organisme

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s’avère parfaitement restauré, la sensation d’être rassasié


s’abolissait, c’est là une des maladies provoquées par la Phrège.
— Le vin Narboth ! S’exclame avidement Groswen rouge de
l’effort de la mastication et du plaisir fourni par cet effort.
— Comment cher ami ? Mais… ce ne serait guère sage.
Nous sommes au niveau de température qui…
— Ça suffit ! Toujours des jérémiades concernant la
nourriture. J’ai envie de vin, nous en avons assez. Le vin ne
procure que peu de feu nutritif !
— Non ! Erreur cher ami. Le vin est un aliment. Oui un
aliment. Et il vous nourrit aussi bien que la viande et les légumes
ou ces petits gâteaux qui vous font saliver alors que vous en avez
déjà mangé plus que de raison !
Groswen fait un geste rageur pour chasser les observations
de son ami.
— Bârk ! Et bârk fréoul de kornille de biture ! Ce vin aurait-
il assez de goût pour dévaluer notre amitié ?
Narboth soupire et hausse les épaules puis tend une gourde à
Groswen qui s’en empare sans coup férir et avale deux grandes
rasades suite à quoi il s’essuie les lèvres d’une manche comme
tout bon thaumaturge qui se respecte.
— Méhéroul Fanzdieu starboz ! folys et folys que vos
turpitudes alimentaires confrère, vous suez vos calories !
— Pouah ! Les animaux inférieurs transpirent aussi, et les
supérieurs émettent rayonnements divers et auras de bonne
compagnie. Le vin est doux.
Ils se lèvent et Groswen, visiblement éméché, indique une
direction :
— Je pense que nous avons perdu assez de temps confrère.
Le duc nous attend !
— Oui, mais rappelez-vous, c’était la duchesse que nous
devions visiter. Le danger me semble cependant plus grand ici, et
nous devons leur indiquer le bon chemin pour gagner les terres.
— Vous avez bien parlé vieux routier, je dirais donc, clama-
t-il en levant son outre, à la santé des Probateurs ! Et il reprend
une rasade de vin, après quoi il chancelle, écarquille les yeux, et
s’affale sur le sol en ronflant bruyamment. Narboth abasourdi
crie :

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— Fol ami ! Nigaud de première main. Idiot, diotisme et


idiotisme. Vos entéléchies, paradys captieux, ne seraient-elles
que pures saouleries d’ivrogne ? Nous voilà bien ! Dois-je vous
laisser ici ! Enfin ! Le vin vous a trahi. Qu’allons-nous devenir ?
Nectar Capiteux, ennemi chéri, alcoolomaniaque ambroisie !…
Et tandis que les deux magiciens passent leur temps à cuver
leur vin, digérer, discutailler et s’endormir finalement, terrassés
par leur soûlerie, la troupe ducale avance vers l’étroit passage qui
cette fois va enfin lui ouvrir la route des terres. Le ciel charrie
des ondées de neiges à demi-fondues aux pastels acides, révélant
le biseau scintillant de joyaux célestes. La Phrégïa tente de
retenir ses hôtes et de les séduire à nouveau, car leur souffrance
comme leur bonheur la nourrissent.

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L'or perd son essence dans les Phrégïas, il redevient vil métal.
Enrobé cependant de Glace divine, il brille d'un feu renouvelé qui fait
oublier jusqu'à la fièvre qu'il suscitait.
Registre des Permutations émanatiques ch 55

Glaceplaie

La troupe avançait dans un couloir resserré, et les hommes


gémissaient craignant la chute de stalactites, car les parois
dominaient largement, au point d’effacer le ciel pâle entaché de
mauve. Les tilsjjads se regroupaient pour former un nœud contre
la magie, une façon de se protéger qui ne profitait pas aux
hommes. Annrick n’hésitait pas il progressait rapidement suivit
d’Elvôn, du duc et de Simon, Paulmarc fermait la marche veillant
sur eux tel un parent attentif. Cette fois Simon avait prit sa place
à la droite de son seigneur et ami, il l’acceptait comme une
évidence et se tenait coi en attendant qu’on l’appelle.
— Tu as eu un courage hors du commun en t’attaquant à la
Lyconthe Simon, et il est extraordinaire qu’elle n’ait pu te blesser
ou pire… d’habitude une simple épée ne l’atteint pas, tu possèdes
quelque don cela ne fait aucun doute… Tu détiens aussi quelque
secret qui fissure ton âme, je le sens.
— Merci père, je déplore toutefois qu’ayant tant de choses à
nous dire nous soyons pressés par le temps et les événements, pas
une seule seconde je n’ai cessez de penser à mes parents
assassinés par le roi en Edlassie au village de Sioll où j’ai été
élevé.
— Un raid ? Lance d’un air désolé Siân.
— Oui, et j’étais alors un adolescent rageur, j’ai décidé de
les venger ainsi que tous ceux qui avaient péris ce jour là, j’ai
donc préparé un plan pour entrer dans le château d’Orlân et
m’introduire parmi les invités du Solstice. J’ai bien failli tuer le
roi, mais cela a échoué.
— Quelle folie ! Eh bien, je suis heureux que tu sois en vie,
et j’en remercie tes parents de façon posthume, certes, mais

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fervente. Que n’as-tu été directement réconforter ta mère ? Elle


aurait été folle de joie.
— Oui, j’y ai songé, comme Elvôn à dû probablement
songer à retourner au château et à retrouver sa tante, mais nos
cœurs et nos bras étaient ici avec toi. Comment aurions-nous pu
aider le pays en restant terré à Trecy ? Quant à repartir aussitôt
c'eût été blesser ma mère la duchesse qui retrouvait un fils pour
le perdre aussitôt.
Le duc hoche la tête :
— Tu as bien agi. En effet, si on te perdait maintenant sa
peine sera moins forte pour ne pas t’avoir revu. Mais donnons-
nous espoir et vaillance et battons-nous comme de dignes
MonDragon !
— Ce dieu… Arkotth, ne va pas nous laisser partir ?
— Hum… les thaumaturges te répondraient mieux que moi
petit, je pense qu’il ne va pas nous empêcher de sortir d’ici,
lorsqu'il nous aura éprouvés, mais il pourra nous retrouver plus
loin, Tukyur ne s’est pas privé de nous suivre, de nous berner
jusqu’à Trecy et Orlân. Ils voyageaient dans l’entredeux, son
univers, tant qu’il n’avait pas accès au monde physique, et il a
ainsi assassiné plusieurs de nos meilleurs maîtres, Tanaoz l’a
emporté avec lui dans la mort… hélas quelle perte !
— D’autant plus grande que le Vactarh va revenir et alors
nous aurons besoin de grands magiciens.
Le duc acquiesce, de sombres pressentiments l’agitent :
— C’est exact, bien que je ne crois pas les thaumaturges
capables de l’arrêter. Il y a d’autres sources dans les Phrégïas qui
le permettraient sans doute…
— Pourquoi ne pas les chercher tant que nous y sommes
dans ce cas et museler le dieu avant qu’il ne sorte des Phrégïas ?
— D’abord nous devons aller au secours des deux royaumes
mon fils ! L’armée des sorciers avance, et… le dieu ne sortira
jamais des Phrégïas seul, mais s’il est suffisamment réveillé pour
envoyer un schasmme… alors ce sera terrible !
— Utilisons toute notre sensibilité et nos différents pouvoirs
pour prévenir cette catastrophe père ! J’ai vu que la petite Fany
devinait les intentions des gens, peut-elle sentir la proximité d’un
Vactarh ?

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— Pourquoi n’irais-tu pas le lui demander Simon, tu as mon


pouvoir à présent, utilise-le…
Simon lui sourit fièrement, quel est donc ce pouvoir en fait ?
La capacité de guérir l’âme ? d’affronter les événements sans la
moindre crainte ? D’être soi-même, plus sûrement que n’importe
quel autre homme ? Pas de comprendre la Glace ? non, pas cela !
Tout ceci est dérision sans doute… et pourtant il répond :
— Puis-je en user avec toute la tempérance et la bonté qui
sont les vôtres père. Il se retire et va à l’arrière pour trouver le
chariot de Tigger et Blick.
Chacun, dans cette marche échange des propos, des
souvenirs, les petites personnes, Blick et Tigger poursuivent
assidûment leur tache de soigneurs et psychologues, afin de
remonter le moral des hommes, les géants Picjoz et Orthox
bavardent comme s’ils se rendaient à quelque fête au grand
désarroi des soldats épuisés et grelottants auxquels ils distribuent
leurs conseils de vieux baroudeurs.
Les hommes tigres restent, quant à eux, regroupés dans leur
clan à part, Firttûs vient de temps à autre aux nouvelles et
s’informe auprès d’Orthox. Les ulmains ne se plaignent pas et
encouragent les chiens pour eux plus précieux que les hommes,
Galpush Gal leur a demandé de ne pas leur distribuer hors des
repas des gâteries inutiles qui risquent de les alourdir et de leur
donner de mauvaises habitudes, mais la plupart du temps les
kolcheeks n’écoutent pas et Galpush est obligé de dissimuler la
nourriture ou de menacer les fauteurs de trouble.
Le roi Tallârk s’est enfoncé dans un profond mutisme,
Adurlatîl, découragé de parler seul, l’abandonne pour rejoindre
les factions plus avant prenant soin de ne pas frôler exagérément
les parois de glace semi-rocheuses.
Les magiciens regardent silencieusement le ruban de ciel qui
leur est alloué, et Parchlas paraît réfléchir à quelque ténébreux
dessein en prévision des événements à venir.
Les deux armées marchent faussement dociles et prêtes à
bondir à la moindre alerte. Depuis leur engagement dans l’étroit
chenal de glace semi-fluide, durcit au fur et à mesure par les
magiciens, les hommes sont devenus irascibles. Parchlas observe
du coin de l’œil Tallârk vraisemblablement soumis à une obscure

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lutte intérieure. Kramior Bâl cherche toujours à resurgir et le


magicien se tient prêt en cas de crise.
Les premiers cris à l’arrière garde mobilisent l’attention des
capitaines, ils fusent d’un groupe de fantassins affolés qui
désignent les parois en prononçant des paroles incohérentes.
Tigger trotte jusqu'à eux, il questionne Orthox :
— Que se passe-t-il ?
L’homme ours fixe à son tour les parois lisses, gigantesques
et obsédantes, et répond :
— Des soldats… se sont fait emmurer dans la glace des
falaises !
Blick s’avance et lorgne le miroir qui les encercle de reflets,
leur propres reflets, puis pousse un cri effrayé et se reçoit dans
les bras d’Irteush l’ulmain préparateur de drogues et de filtres
toujours auprès de ses amis. Au travers de la glace on peut voir la
silhouette d’un soldat épouvanté et figé, plus loin un autre se
baisse, surpris dans la position d’un homme qui s’apprête à lasser
ses chausses. Plus loin encore deux hommes regardent en l’air et
viennent de se faire pétrifier. Cela rappelle par trop ce qui est
arrivé à fort Gannlôn.
Des dizaines de soldats ont ainsi été «absorbés » par la
Phrégïa. Un capitaine sonne du cor, trois coups brefs et un coup
prolongé, un appel d’urgence au duc. Tigger saute dans les bras
d’Orthox qui file à toute vitesse vers l’avant garde, l’homme ours
est plus rapide qu’un cheval, mais déjà Firttûs est sur ses talons,
les hommes tigres n’ont pas leur pareille pour la course.
— Quelque chose de grave ?
— Oui, les soldats se font phrégifier sur le chemin. C’est
assez grave pour qu’on en réfère immédiatement au duc.
Ils arrivent au niveau de Siân, ce dernier se retourne sentant
que quelque chose d’anormal se passe. Mis au courant en deux
mots il commence à suivre ces deux amis en faisant attention à
ne pas renverser sur son passage les soldats se pressant dans
l’étroit chenal. Précaution inutile, car d’autres hommes se
mettent à crier à proximité, et Siân voit alors un spectacle
incroyable et épouvantable, des hommes se font littéralement
aspirer par la glace et phrégifier en quelques secondes. Il sait que
ces phrégitions ne sont pas un acte salvateur, mais au contraire

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un acte d’éradication pure et simple. La Glace tue par aveugle


nécessité comme elle préserve par besoin impérieux. Dans un cas
elle préserve la shindrä, dans l’autre elle l’abandonne…
Il saute de son cheval en jurant et s’approche pour observer
le phénomène, Elvôn arrive auprès d’Annrick tous deux les traits
décomposés. Le plus atroce est le mouvement que poursuivent
les soldats dans la Glace même ! Comme s’ils étaient derrière
une vitre plutôt que saisis dans une matière transparente et dure.
Une déformation phrégique des plus perturbantes. Par un
sortilège pire que tout, la Glace, démente, entretient une vie
impossible en son sein. Une sorte de voie lyconthienne. Cela ne
dure que quelques secondes cependant.
— Que se passe-t-il ici ? Rugit Siân, redevenu le chef
d’armé bourru et intransigeant qu’exige la situation.
— Je crains que la Phrégïa ne réagisse à nouveau à notre
présence, répond Annrick d’un air étrangement accablé.
— Pourquoi cet air abattu Annrick ? Demande le duc, et toi
Elvôn ?
— Je crois que nous ne trouverons pas la sortie mon oncle,
fait Elvôn, j’ai vu moi aussi une grande ombre envelopper les
falaises, c’était… si effrayant. Encore très différent de La
Lyconthe. Et… la lumière rouge ne parle plus en moi…
Siân va répondre, mais une voix autoritaire retentit et produit
un étrange écho dans le chenal :
— Allons ! Combien d’hommes avons-nous perdu ?
C’est le Kanj, attentif tout à coup, il darde un regard
magnétique inquiétant sur le groupe caldénéen.
— Trop d’hommes roi Tallârk ! Jette d’une voix rude Siân, et
je n’aime pas cela. J’ai vu de telles phrégitions par la passé, elles
sont irréversibles.
— Pourquoi ici ? Alors que c’était si facile au Pic du
Poignard ou pendant que la Lyconthe nous attaquait ?
— Il y a là une volonté inconsciente et qui ne peut pas agir
que par intermittence, renchérit une autre voix aux contraltos
surprenants, c’est Parchlas qui étudie à son tour la paroi
miroitante.
— Enfin Parchlas, les thaumaturges ne peuvent-ils rien
contre ce pouvoir ? Les boucliers ?

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— Je ne peux les maintenir sur un nombre d’hommes aussi


important Sire, et vous le savez, de surcroît je ne suis pas sûr que
les boucliers, seraient-ils dans toute leur puissance, résisteraient à
une telle magie. Il faut savoir que nous emportons notre art avec
nous, une sorte de capital limité et fongible, mais la Phrégïa
dispose de quantités illimitées de ressources bien supérieures aux
nôtres et dont nous ignorons tout et, heureusement qu’elle ne les
utilise que si parcimonieusement.
— Parcimonieusement ! Tu as de bons mots magicien, raille
le roi, mais je pense que c’est déjà beaucoup plus qu’il n’en faut.
Arrête ces phénomènes coûte que coûte. Nous devons sortir. Et
que veulent dire ces deux garçons chargés de nous faire partir de
cet endroit quand ils prétendent que nous ne pouvons pas trouver
d’issue ?
— La vérité ! Crie Annrick au roi, et si elle ne vous plaît pas
c’est dommage !
Le cheval du roi se cabre, Tallârk tourne autour du jeune
homme menaçant :
— Comment oses-tu ? fils de…
— Je ne vous conseille pas de poursuivre roi Tallârk !
Résonne une voix plus forte que celle de Parchlas,
L’homme qui venait de couper la parole au roi est un
vieillard portant une fourrure extravagante, trop large pour lui,
des chausses énormes couvertes de givre, une coiffure hérissée,
blanche et virevoltante, un visage émacié mais aux yeux
incandescents. Il tient un bâton noueux dans sa main gauche.
— Gruelcia ! S’exclame Siân. Et tous se regardent et sentent
une chaleur anormale les atteindre, la glace même fond pour se
reconstituer ailleurs, telle une bête liquide effrayée.
Le roi, animé par la rage, tire son épée et avance vers le
vieux :
— Qui crois-tu être ? Maudit thaumaturgeon dush ! Dushon
kad ! Ta guilde est défaite, les magiciens meurent facilement ici !
— Cesse tes rodomontades roi Tallârk. Tu es toi-même un
magicien, alors gare ! Je suis sorti des basses nivées où j’ai vu ce
que des yeux humains ne devraient pas voir. Des grandeurs que
tu n’imagines même pas. Des êtres anciens magnifiques et des
enfants divins, des palais et des cités entières, et… le Vactarh qui

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remonte !
Le roi pâlit brusquement, son draqqat se cabre :
— As-tu vu… les vaisseaux ?
Les yeux de Gruelcia lancent des éclairs :
— Les vaisseaux de l’éther ? C’est donc cela qui t’intéresse
roi Tallârk ? Tu veux dominer les Fosses, et les royaumes
secondaires ?
« Eh bien oui ! Je les ai entrevus, ils sont tellement
majestueux et si profondément enfouis que tu ne les posséderas
jamais. Mais il y a autre chose qui remonte.
— L’Abomitrôn ! Lance une autre voix, celle d’Elvôn, qui
devenu d’un rouge éclatant, darde un regard impitoyable sur le
roi.
« Hyacinthe l’a rappelé par son invocation un peu trop forte,
celle qui à tuée la Lyconthe et qui aujourd’hui met en péril toute
l’armée, mais il y a un moyen d’échapper à l’Abomitrôn et même
d’en tirer parti.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Crie Parchlas, es-tu en plein
délire petit ? L’Abomitrôn est une monstruosité qui ne peut
qu’amener les pires catastrophes ! Et que connais-tu de ces
mystères phrégiques ? serais-tu thaumaturge par hasard ? et cette
lueur… !
— Cette lueur aurait déjà dû vous interpeller depuis pas mal
de jours, chef de la Guilde ! Je suis un fils de l’Incarlate !
— L’incarlate… Balbutie Gruelcia complètement
décontenancé.
— Ecoutez, poursuit Elvôn indifférent aux troubles du vieux,
la remontée de l’Abomitrôn n’est pas un malheur si nous
trouvons le Conducteur. Il peut s’agir de l’un d’entre nous. La
Shéïa était une merveille lors de sa création, mais elle est
devenue une arme entre les mains des Vactarh, cependant, si la
magie qui l’utilise est bénéfique le Char servira au bien, les
textes anciens le précisent, celui qui anime la Shéïa doit mêler sa
shindrä à celle du Char et le guider au péril de sa vie. Une chose
est certaine ; il ne doit jamais tomber entre les mains du Vactarh !
Soudain Elvôn retrouve son aspect normal, il cligne des
yeux, Siân s’approche et pose une main chaleureuse sur son
épaule.

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— Tout va bien, la crise est finie mon garçon !


Le roi montre le poing d’un geste rageur :
— Tout ceci est légende ! Nous avons deux royaumes à
préserver de la folie des armées sorcières, cessons ses bavardages
et démonstrations de magies ! Il n’ose insulter Elvôn dont il a
peur subitement, la force rouge semble même faire taire la voix
de Kramior Bâl au fond de lui
— Alors allons-y ! Crie Gruelcia, je sais où sortir, mais la
Glace fondue se reforme trop vite, la déphrégition est inutile et
dangereuse de surcroît, elle provoque des changements de climat
brusque. Le meilleur moyen serait d’attendre l’arrivée de
l’Abomitrôn, je vais vous placer sous protection, mais le Char ne
vas pas faire tomber les murailles qui vous entourent, il ne
cherche pas les chenaux ni les sentiers trop étroits. Il va
apparaître dans la vallée de Glaceplaie. Au Champ des Pourpres,
là où la Lyconthe danse toutes les pleines lunes !.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Je suis le chef de la Guilde et je viens de voir les basses
nivées, que crois-tu Tallârk ? Tu n’as pas ce savoir, ton domaine
est la manipulation des hommes, tu n’entends rien à la magie des
anciens, mais je suis dans la globalité, et celle-ci me dépasse
encore de beaucoup. Il y a ici l’homme qui peut répondre à bien
des questions, allez le quérir car le temps nous manque, bien que
certaines flammes nous permettent de remonter dans le passé !
duc ? Qu’en pensez-vous ?
— Vous voulez mon avis Gruelcia ? Je ne sais pas si je suis
celui qui conduira le char… je ne le crois pas, le Transfact peut
me donner ce don, mais il peut aussi appartenir à un autre, je ne
suis qu’un intermédiaire, le véritable porteur est-il parmi nous ?
— Est-il prêt surtout ? voilà la vraie question !
— Personne ne peut le dire, fait Gruelcia, et voilà pourquoi
vous devez mobiliser vos esprits, vos forces et être déterminés à
découvrir celui qui dirigera cet… objet. En attendant tournez vers
l’est, au cœur des Phrégïas, Glaceplaie vous attend.
— Cela signifie abandonner nos royaumes qui vont être
attaqués ! S’écrie Adurlatîl.
— Non, c’est au contraire aller au devant du destin, répond
Gruelcia, et enrayer la catastrophe qui se prépare… !

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— Pour arriver à Glaceplaie nous devrons traverser des


forêts d’anefirs et des marais de glace, les Înkhs ne seront peut-
être pas d’accords pour nous accueillir…
— Traitez avec eux, ils ne sont pas vos ennemis tant que
vous respectez les us et coutumes de chacun.
— La Lyconthe reviendra.
— Pas tout de suite, le dernier combat l’a blessé. Il ne reste
qu’un gardien, ne tentez pas de le détruire, il participe à
l’équilibre des Phrégïas, et il ne viendra plus. Beaucoup de
flammes individuelles ont été arrachées à la Lyconthe et placées
dans la glace, il ne faut pas que des thaumaturges mal
intentionnés s’en servent.
— Silbbus nous a aidés à en consacrer une partie. Fait
Tigger, on dit que ses flammes peuvent être récupérées et servir à
faire revivre leur propriétaire sous l'action d'une magie phirienne
trop puissante pour nous, hélas.
— Qu'est devenu Feldan ?
— Il a été blessé par la Lyconthe, nous ne savons pas s'il s'en
tirera, il est arrivé une chose incompréhensible... mais les
thaumaturges l'examinent sans doute déjà. Il est fort... prions
pour lui.
—Et pour le jeune Elvôn ? demanda l’un des prêtres du roi,
ne sera-t-il pas contre nous en fin de compte ? la force rouge
semble incontrôlable.
— Je ne crois pas, répondit Gruelcia, jusqu’ici elle nous a
toujours été favorable. Allons, du travail nous attend, cherchons
le conducteur, l’élu, et voyons où en sont nos amis de Trecy et
Orlân…
— Oui, et j’aurais aimé que Feldan soit avec nous, il avait
toujours d’excellents avis, dit Elvôn songeur.

Le roi frissonne, il regarde autour de lui, en fin de compte il


craignait Feldan, un homme exceptionnel qu’il n’arrivait pas à
croire agonisant, il avait toujours envié cet homme dur, loyal,
emplit d'une volonté de fer et sur lequel l'assujettissement
n'agissait que très modiquement. Peut-être valait-il mieux le
savoir mort.

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Le duc se remit en marche auprès de Gruelcia, un vent de


neige fouettait soldats et bêtes. Des hommes tombèrent
d’épuisement il fallut toute l’habileté de Tigger pour manœuvrer
et les récupérer avant qu’ils ne fussent écrasés par les traîneaux.
On ne signala pas d’autre disparition. Le mouvement de retour se
révéla des plus pénible, en dépit des précautions prises, des
hommes furent piétinés, du matériel endommagé et un chien
s’égara.
Mais il n’y eut finalement que des blessures superficielles, et
de brèves rixes dans les troupes, Orthox et Siân y mirent bon
ordre. Elvôn, Simon et Chliss furent exemplaires, même si
parfois le garçon grimaçait et souhaitait « tout laisser tomber »
comme il disait. Elvôn l’encourageait et Simon le soutenait. Ils
avaient tous eus leur part de combats et de souffrances, et les
influences glaciales et surhumaines ne devaient pas abattre une
fois de plus la candeur et la vaillance des plus jeunes. D’ailleurs
les soldats les moins âgés suivirent l’exemple et restèrent
groupés.
Gruelcia maintenait un bouclier thermique autour d’eux, aidé
en cela par Parchlas, Guntrie et les prêtres du roi. Le duc parvint
à user de son bâton d’Autorité, le Transfact lui conférait une
habileté beaucoup plus grande et comblait ses déficiences en
magie. Depuis l’apparition du Probateur les choses allaient
mieux, mais une tension sous-jacente demeurait, la crainte de
l’inconnu, la fatigue dut au froid, et pour les hommes d’Ardulatîl
un monde hostile auquel ils n’étaient pas préparés et qui avait
déjà occasionné beaucoup de querelles intestines, et décès par
épuisement.
Ils avaient désormais trois cent milles à parcourir ou
l’équivalent de deux étapes en mesures anciennes, une étape
correspondant à cent cinquante milles. Gruelcia se rendait
compte que la distance était énorme pour cette armée d’hommes
à la limite du point de rupture. D’une manière plus inquiétante
les chiens présentaient des symptômes de lassitude et
d’énervements inhabituels. Il décida avec tous les thaumaturges
réunis de créer un pont mouvant qui mènerait plus rapidement la
troupe des mille cinq cents guerriers toutes races confondues. La
difficulté était réelle, car faire avancer une telle troupe exigeait

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énormément d’énergie, il fallait économiser celle-ci en


établissant une sorte de plancher invisible et bas permettant de
sclisser quitte à prendre une quantité, très réduite, de leur propre
shindrä, car les thaumaturges ne pouvaient supporter tout seul cet
effort.
Siân fut le premier concerné, puis le roi, et enfin Adurlatîl,
tous d’accord sur le principe, sinon il serait impossible de rallier
Glaceplaie à temps. Les magiciens incantèrent, un invisible pont
souleva de quelques centimètres les pieds des hommes, mais
avec une telle précision qu’ils ne perdirent pas l’équilibre,
Gruelcia déployait là un cours magistral sur les points de
sustension éthérique, et bientôt l’armée se déplaça, chiens et
traîneaux compris, à une vitesse stupéfiante. Le chef de la Guilde
ne pouvait conserver un bouclier thermique lourd et encore
moins une protection contre les chocs, les magiciens donnaient
tout ce qu’ils pouvaient et tiraient déjà dans les forces vives des
jeunes hommes pour garder le cap.
Bien sûr la rencontre fortuite d’un obstacle aurait pu générer
un désordre indescriptible, mais le vieux thaumaturge ne voulut
pas dépasser une certaine vitesse équivalent à quatre vingt milles
à l’heure. La journée passa ainsi sans que le temps n’arrêtât la
course extraordinaire de la petite armée. Contre toute attente un
beau soleil se mit à briller, c’était un événement rare, rare et
dangereux. Car si la chaleur rendait le climat plus clément, l’éclat
lumineux augmentait cent fois plus et aveuglait littéralement les
voyageurs, brûlants leurs rétines.
Par malheur, des lumières incidentes plus douces et filtrantes
ne se manifestèrent pas, habituellement lors des grands soleils,
les glaces s’entouraient d’une brume épaisse dans laquelle elle
remodelait son éclat.
Des hommes tombèrent à genoux se prenant le visage à
pleines mains, d’autres, aveuglés criaient et tournaient en rond,
les thaumaturges comprirent alors qu’ils n’avaient que deux
options, obliger les soldats à protéger leurs yeux par un bandeau,
ou établir une sorte de parasol filtrant, toutefois la demande en
énergie était trop gourmande, ils passèrent donc l’ordre de se
bander les yeux. Quant à eux-mêmes ils possédaient déjà des
bandeaux spéciaux au travers desquels ils pouvaient voir sans

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être aveuglé, cette matière était de la peau de bigzor, transparente


et qui avait la vertu de se teinter dès qu’une lumière intense la
frappait. Enfin, les plus habiles comprirent que la soie de bigzor
réalisait des prodiges et l’utilisèrent comme masque protecteur,
les capitaines les aidèrent, mais on ne pouvait pas forcer les
hommes à être inventif et à chercher de nouveaux modes de
protection par eux-mêmes s’ils ne possédaient pas la qualité
intrinsèque d’être créatif ou du moins bien décidés à survivre.
Malgré moult précautions les thaumaturges ne réussirent pas
totalement, et des hommes se perdirent, certains se noyèrent dans
des sols semi-fluides en dépit des rappels incessants, d’autres
s’arrêtèrent et se figèrent incapables d’avancer, quelques-uns uns
restèrent aveugles. Très peu dans l’ensemble. Le roi estima que
les thaumaturges avaient failli à leur devoir et leur réserva on ne
sait quel châtiment, son humeur pessimiste induisait l’acrimonie
chez ses interlocuteurs, il souffrait visiblement, rongé par un mal
que l’on n’osait prononcer.
Siân contrebalança vigoureusement les vitupérations du Kanj
en félicitant chaleureusement les thaumaturges pour leur
incroyable exploit, réconfortant les blessés et remerciant les
magiciens et prêtres. Sa personnalité devint en quelques heures
véritablement charismatique parmi les plus opposés à la
Caldénée, et on alla jusqu’à lever l’étendard ducale à la place de
l’emblème des rois Qôr, ce qui eut pour effet d’augmenter la
morosité du Kanj et sa haine à l'égard de Siân, il n’y eut, comme
on sans doute, aucune sentence exécutée.
Enfin, l’armée arrive en direction de la vallée rouge, la Glace
ici a conservé les reflets de la Lyconthe et les a concentrés en un
lac pourpre étrange et fluctuant.
— Par tous les seigneurs… Maugrée Paulmarc, regardez
monseigneur ! La créature ne va-t-elle pas revenir ?
— Je ne le pense pas, des pèlerins on déjà foulés sans
encombre ces glaces… Parchlas ? Siân préfère s’adresser à son
thaumaturge attitré plutôt qu’à Gruelcia en pleine méditation,
Annrick, Elvôn, et Chliss, sont revenus auprès de lui.
— Oui, c’est exact monseigneur, Glaceplaie fut appelé ainsi
par nos ancêtres en raison de la teinte sanglante des lieux, La
Lyconthe est une créature issue des dragons femelles, à la

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flamme insoumise, curieusement il évoque la chaleur alors que la


Phrégïa exhale le froid, mais là encore l’énergie phirienne donne
parfois aux Phrégïas la capacité surnaturelle d’accumuler la
chaleur des étés, et elle les restitue parfois après les lunaisons.
Ainsi des pèlerins sont-ils morts de soif dans certains déserts de
Glaceplaie. On raconte qu’un dragon femelle s'était attaqué à un
Ermite blanc, ancien dieu en quête de ses mémoires, celui-ci la
transforma en un reptile hideux dont le sang serait remplacé par
de la Norphéa, par contre tout ce qu'elle toucherait prendrait la
teinte du sang qui la rendrait immédiatement repérable par les
pèlerins. Elle serait dans l'obligation de les arrêter dans leurs
recherches quoiqu'il arrive. Une vraie malédiction.
Siân secoue la tête, oui, ils vont poursuivre leur route, et
peut-être mourir si quelque providence ne vient les secourir, la
chaleur augmente encore, et cette fois les soldats n’y résistent
plus, ils retirent leur fourrure, puis leurs chausses, Parchlas passe
le message suivant ; « que tous gardent leurs vêtements et leur
soie de bigzor, car le froid peut revenir soudainement, ces
chaleurs ne sont que des fragments d’été phrégifiés. »
Vainement, les hommes n’écoutent pas, ils s’effondrent et
s’allongent à même le sol, en sudation, jettent leurs vêtements,
certains se roulent nus dans la neige en éclatant de rire, teintant
leur corps d’un rouge luminescent inquiétant.
Siân ordonne qu’ils se rhabillent immédiatement, en dépit de
l’extrême chaleur qui lui donne l’impression de cuire dans son
propre jus, il ne défait pas un seul lacet de son harnachement. Les
nains résistant mieux que les hommes regardent d’un air navré la
scène, et les tilsjjad les observent avec dégoût, sauf Orthox,
Picjoz et Sulkor qui se sont donnés le mot pour aider les soldats à
obéir et à se revêtir de toute urgence, quitte à les aider
littéralement à se rhabiller tels des enfants.
Ils n’emploient jamais la violence, rien qu’à les voir on obéit
au doigt et à l’œil, mais les deux amis ne peuvent couvrir toute
l’armée en un court espace de temps aussi se font-ils relayer par
Tigger et Blick qui, cette fois, en raison de leur adorable minois
et de leur petite taille, n’incitent les soldats qu’à des remarques
d’une grivoiserie plus que déplacée, notamment ceux qui sont
nus.

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Déçus et dégoûtés les deux amis rentrent dans leurs pénates,


les troupes allongées et saisis de torpeur ne réagissent plus
certains se livrent à l'onanisme, isolément ou en groupe, Siân
s’apprête à punir ceux qui vont trop loin lorsque brusquement
l’atmosphère change, le soleil disparaît derrière de gros nuages
semblables à des blocs de marbre veiné d’un violet étrange. Le
froid descend comme un couperet, les hommes allongés et
totalement déshabillés sont saisis, leur peau vire au bleue et
certains achèvent leur geste en se brisant comme de la
porcelaine, les magiciens ont abandonné les boucliers livrant les
plus vulnérables aux glaces.
Deux cents hommes périssent de cette façon, la plus banale
pourrait-on dire dans les Phrégïas ; victimes d’un écart de
température. Les corps sont abandonnés sur la vallée de
Glaceplaie. Siân repart, hélas, cette fois aussi sombre que le roi
lui-même, Tigger et Blick se sentent dans l’obligation de le
réconforter.
— C’est nous les responsables monseigneur ! Nous aurions
dû insister. Ils se moquaient de nous !
— Inutile de vous culpabiliser mes petits amis, je sais que
vous n’y êtes pour rien. Vous avez fait plus que les meilleurs
d’entre nous, je devine les propos qu’ils ont tenu… et croyez-
moi, ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient, les militaires doivent
apprendre la discipline et le respect.
Le mimain et le luldrim reviennent, peu rassérénés par les
paroles de Siân, sous leur traîneau bâché, hôpital miniature
capable de recevoir cinq ou six blessés et qui en l’occurrence est
déjà plein.
— Il faudrait d’autres infirmiers ici ! Râle Blick contaminé
par la mauvaise humeur générale.
— Désolé petit, mais le roi à ses propres guérisseurs et
soigneurs, il ne nous en prêtera pas, il reste taciturne et renfermé
depuis le début, je ne l’aime vraiment pas.
— Personne ne l’aime, sauf les assujettis, par bonheur ici il
est impuissant. Alors…
— Oui, mais c’est Siân. Il est devenu aussi acrimonieux que
le roi, il a mal supporté la perte de ses hommes, et les insultes
qu’ils nous ont adressées, il doit penser qu’il ne tirera rien de bon

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d’eux et ses jugements sont faussés.


— Ce sont des hommes, il aurait tort, Siân nous a toujours
vénérés, il est profondément blessé quand quelqu’un nous
insulte, mais cela est arrivé souvent et arrivera encore. Le duc
connaît la nature humaine, il leur pardonnera.
— Oui, mais j’ai peur du Transfact et du pouvoir qu’il
renferme.
— Moi aussi. J’ai la sensation, obscure qu’une terrible
catastrophe va survenir.
Ils se regardent, et soulèvent la toile à l’entrée du traîneau,
les chiens avancent sans se fatiguer, le pont des magiciens
fonctionne toujours. La chaleur incroyable du fragment d’été
s’est enfuie ne laissant qu’un souvenir cuisant et humiliant.
— Tu as vu ce que font les thaumaturges,
— Oui, c’est un prodige. Ils nous font sclisser sur la glace !
Je croyais que seul les grands praticiens pouvaient sclisser en
personne, ce Gruelcia est vraiment un thaumaturge exceptionnel.
— Le chef de la Guilde ! Amplifie Tigger en souriant.
— L’ami de Silbbus ! Surenchérit Blick en s’efforçant de
rire.
Mais alors que Tigger va être entraîné à son tour dans cette
joute teintée de bonne humeur, un sourd grondement ébranle le
sol dont les vibrations se répercutent jusque dans leurs entrailles.

Annegarelle va de la Tour de guet Est à la tour de guet


Ouest, les deux directions qui la préoccupaient le plus, l’une
verra venir les masses grouillantes et noires des ennemis, l’autre
l’arrivée des alliés et des amis, l’une est éclairée d’un horizon de
sang et d’or d’une beauté prenante, l’autre d’un violet sombre
veiné de pourpre, celui des orages.
— Siân, gémit-elle, un instant défaite, elle repense à la
destinée du pays qui dépendait d’elle, puis elle se relève droite et
fière.
Éponime et Sabine la rejoignent en échangeant quelques
propos aimables.
— Thibaud va-t-il mieux ? Demande la princesse d’un air

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sincèrement affecté.
Sabine soupire, engoncée dans une double fourrure blanche
qui la rend plus féminine et vulnérable :
— Il n’a pas recouvré la mémoire, je vais essayer de
l’emmener chez ce jeune thaumaturge, Séverin, cela l’aidera sans
doute.
Éponime ne veut pas aborder de question délicate tant que la
baronne n’est pas prête à en parler d’elle-même.
— Séverin ? Oui, c’est un garçon admirable, courageux et
généreux, doué pour les arts phiriens, peut-être l’aidera-t-il à
recouvrer des souvenirs.
— Et s’il avait perdu définitivement ses dons ? Lâche la
duchesse.
— C’est à envisager d’après Silbbus.
Annegarelle s’apprête à dire quelque chose quand un garde
annonce d’une voix mal maîtrisée :
— Ma dame ! Les mains rouges arrivent. Leur chef demande
un entretient.
— Les mains rouges ? Tressaille Annegarelle, quelle est
cette nouvelle folie ? Que peuvent bien vouloir ses brigands ?
Éponime lance un regard significatif à la baronne qui déjà
tire un long stylet de sous ses fourrures, elle prend un air grave et
fait :
— Essayons de voir ce qu’ils veulent ma dame, par pitié
baronne pas de geste irréfléchi…
On fait entrer un des capitaines, un homme revêtu d’une
épaisse cotte grise sous laquelle on devine une solide cuirasse et
deux courts poignards, il s’incline profondément devant
Annegarelle, son visage énergique exprime la force et la dureté,
ses yeux sont voilés comme brûlés par les horreurs qui les ont
frappés.
— Je suis Edric Small ma dame, second du général Work
Tarbi, je sais que cette visite vous surprend, mais nous sommes
venus en paix et pour nous allier à vos armées !
— Ciel ! Et pourquoi donc ?
— Bien que nous ayons rançonné le royaume par le passé,
nous voici devant un danger imminent, les armées des royaumes
oubliés, l’Eritnée, la basse Narguiyée, l’Indrie, la Mésanie

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orientale, les Bossfuges et nombre de provinces afférentes se sont


rassemblées pour envahir les fosses, des pays inconnus vont les
suivre bientôt si l’on n’agit pas vite dame. Nous venons offrir nos
hommes et nos armes.
La duchesse se leva d’un seul mouvement, raide, elle
tremblait et dardait un regard terrible sur le capitaine.
— Dans ce cas prenez vos postes capitaine Small, et que le
général veuille avoir l’obligeance de se déplacer en personne
cette fois s’il veut que notre collaboration soit fructueuse !
L’homme claque des talons et s’incline à nouveau très bas
puis il repart d’un pas militaire.
— Qu’est-ce que ça signifie ? Les mains rouges ont une
allure militaire ? Je croyais qu’il ne s’agissait que de bandes de
brutes dévoyées, grince Tan Thècle interloqué.
— Vous ne connaissez pas l’histoire des mains rouges, dit la
baronne, en fait ces hommes étaient d’anciens soldats attachés à
l’armée du roi de Caldénée, d’excellents soldats, ils furent
corrompus par le roi de Tyranée, Eulyze Tolb Qôr, père de
Tallârk, prétendant au trône, qui leur fit croire que le vieux roi
Zuldiâr Sangvainqueur les avait abandonné et trompé, c’était
avant que Eulyze 1er frère de Tolb ne passe à la Caldénée. Ils
quittèrent le service du roi et devinrent des brigands ; les mains
rouges, spécialistes des chausse-trapes, de la dissimulation, et
adonnés aux herbes et drogues les plus variées.
« Le duc les a cependant combattus sans cruauté, et, en
certaines circonstances, a libérés certains des leurs. Je sais qu’ils
ont durement frappé la troupe de Siân et tués presque tous les
magiciens, suite à quoi il a exercé des représailles, mais Work
Tarbi en avait assez de ces tueries apparemment… qu’il vienne !
Sabine jette sa fourrure et sort sa lame plus vive que l'éclair,
elle écume d'une rage contenue, le cuir de sa shalnandre
émancipière confère à sa sueur une odeur d’encens excitante :
— Ne laissez pas ces dégénérés s’approcher de notre armée
Annegarelle, et laissez-moi éliminer ce... cet animal !
— Sabine ! Gronde la duchesse, je vous ai déjà dit que ces
manifestations guerrières étaient déplacées. Je n'accepterais plus
aucune de vos interventions discriminatoires. J’ai confiance en
votre ardeur au combat mais aujourd’hui vous avez aussi une

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responsabilité nouvelle.
Sabine, livide, rentre sa lame prestement.
— Quelle responsabilité ma dame ?
— Votre jeune ami Thibaud, achève Éponime en regardant
avec chaleur et compréhension la jeune femme, qui paraît
chanceler.
Sabine répond le regard voilé, touchée tout à coup au plus
sensible de son âme :
— C’est vrai… je vais essayer de le ramener vers nous…
— Vers vous, surtout… fait la princesse, vous avez besoin de
lui, et lui de vous.
La baronne acquiesce d’un léger signe de tête et tourne les
talons.
Thibaud va certainement absorber une bonne partie de son
attention et l’arrivée providentielle des mains rouges s’avère
finalement une bonne chose.

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Dans les Phrégïas les pierres précieuses se transmutent en une


poudre glacée sans valeur, ceux qui la consomment, et qui y
survivent, ont, paraît-il, dans le regard des reflets de joyaux si
magnifiques que nuls, femmes ou hommes, ne résistent à leur
séduction.
Registre des Permutations émanatiques ch 55.

Rencontres au sommet

Le voyage jusqu’à l’armée sorcière n’aurait pu être qu’une


formalité, pourtant Silbbus s’y rendit en prenant un luxe de
précautions qui dévoilait l’importance qu’il accordait à ce
phénomène. Il sclissa à grande vitesse et sous invisibilité
jusqu’aux frontières des royaumes oubliés constatant qu’une
bonne partie de l’armée avait réussi à passer en dépit des fort-
gouffres. Ils avaient exigé leurs lots de soldats sacrifiés. A la tête
il vit les chariots gigantesques tirés par des centaines d’esclaves
et transportant du matériel, des provisions, et des armes.

Il repéra le trône ambulant d’Abigaïl, vide, puis le cortège de


prêtres, remarqua la présence d’Atzéus. Il n’était pas là par
hasard, Silbbus s’immisça le plus possible dans les
conversations, côtoya les officiers, et appris la nouvelle, Abigaïl
n'était plus. Défait par Atzéus il y avait à peine quelques heures.
Il constata la piètre qualité de leur magie, les sornautes étaient
maladroits et lents, l’armée indisciplinée. Il tira une pierre Abolie
de sa besace, la frotta fiévreusement, des images du passé
revinrent, il assista à la fin du roi sorcier, broyé entre les mains
du prêtre de Tukyur Nimunus, la prise de pouvoir totale d'Atzéus
défiant les foules armées, les commandant et les obligeant à se
plier à sa volonté. Il assista aussi à la colère d’Atzéus contre
Bryan qui venait de s’enfuir avec les dragons voués aux porteurs
de peste, son cœur bondit, le fou possédait les signaux
nécessaires au déclenchement du fléau !
La pierre parla à Silbbus sur un mode impersonnel tel un
narrateur. Il vit la fin d’Abigaïl et la prise de pouvoir par Atzéus.

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Il n’aima pas le ton de la pierre, la fustigea et l’obligea à délivrer


une information plus précise, intime et… odorante. Il en conclua
qu’Atzéus était la nouvelle menace à éradiquer.
Silbbus lâcha la pierre, profondément méditatif.
Qu’allait-il en faire ? Atzéus s'était promis de le retrouver au
plus vite. Il possédait un bras et un pied artificiel, et sa puissance
s’était encore accru depuis qu’il l’avait malmené. Décidément ce
prêtre de Tukyur reprenait trop vite du poil de la bête, il ne lui
rappelait que trop Meltôr. Le corps de ce dernier restait inerte
dans une voiture bâchée, le roi le conservait dans l’espoir que
Kramior le réinvestisse à nouveau espérant ainsi en être
débarrassé.
Il observa les gardes noirs et les chimères lionnes autour du
trône, cinq assemblages hétéroclites de biologie humaine,
végétale et minérale, issues de décennies de magie pervertie, une
débauche d’énergie mal employée. Des expériences menées sur
des dizaines d’êtres humains et créatures diverses, œuvres des
thaumaturges, aboutissaient à ces monstres inadaptés ou
handicapés, mais ceux qui survivaient devenaient des bêtes
redoutables possédant une cruauté sans limite. Ils finissaient
invariablement par s’autodétruire.
Abigaïl s’était donné beaucoup de mal. Le roi sorcier se
croyait détenteur de toutes sortes d’armes et d’inventions, il ne
collectait que des résultats négatifs ou d’une banalité navrante ;
des bacs de verre épais contenaient des serpents silfyges, des
tarenculaires et d’autres vermines mortelles, des poisons
entreposés dans les chars convertis en laboratoires, des
couveuses ignobles. Abigaïl n’avait jamais été un grand sorcier,
et encore moins un thaumaturge digne de ce nom, mais un
simulateur de génie et un être tortueux et tourmenté.
Atzéus aurait pu conquérir les royaumes oubliés en totalité,
pourtant quelque force obscure le poussait à l’assaut des
royaumes fosséens, comme s’il répondait ou obéissait à
d’invisibles injonctions, Silbbus le sentait comme un chien sent
une truffe, la magie était présente, impalpable certes mais
diffuse, plus dangereuse qu'avec l'ancien roi. Ces pouvoirs, bien
réels, provenaient de Tukyur Nimunus l’Astarï volatilisé, le
prêtre absorbait la shindrä des humains, une inqualifiable

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perversion, pour augmenter sa vigueur et ses facultés, en un seul


mot il était autonome, et cela inquiétait le magicien.
Silbbus en était réduit à détruire Atzéus, cela ne faisait plus
de doute, alors que Kramior ne représentait plus une menace. Il
lui fallait remettre l’ouvrage sur le métier comme le lui avait
enseigné les vieux maîtres et sa longue expérience. fréquemment
La destruction d’une idée aidait à sa propagation, il en était de
même pour Tukyur le maudit.
Il aurait pu semer la division, la maladie ou brûler une partie
de l’armée, mais il avait en horreur les destructions gratuites de
vies humaines, la vie était sacrée, fut-elle celle d’ennemis. Il
savait que ce n’était pas à lui de procéder à ce châtiment, et puis
il ne parviendrait pas à détruire la totalité de cette immense
marée d’hommes, et à maintenir un bouclier en permanence, il
deviendrait vulnérable finalement. Il repéra des cuisines, une
suite de chariots bien bâtis qui contenaient des quantités de
nourriture, il avait faim, son énergie sans ressentait fortement,
aussi resta-t-il invisible quand il commença à dévorer tout ce
qu'il trouvait, rôties froids, pain rassit, galettes de céréales
recouvertes de fromages variés ou de pâtés exquis, il noyait les
bouchées prises à la hâte par de grandes rasades d'un vin blanc
sec d’un bon crû. Il ne s'arrêta qu'à contre cœur craignant une
surchauffe et s’apprêta à quitter l’endroit quand il sentit ses
forces l’abandonner, ses jambes s’alourdirent, ses bras devenir du
plomb, une ombre se dessina et une voix sarcastique résonna :
— Silbbus ! Toi, ici ! Je ne pensais pas que tu aurais l’audace
de revenir.
Il se retourne, regard de haine d’Atzéus, une clarté l’auréole,
poignard-lumière, la vérité est fulgurante ! Il absorbe la shindrä
du magicien ! Pas le temps de métaboliser la nourriture. Silbbus
veut établir son bouclier, malheureusement trop tard, il a juste le
réflexe salvateur de sortir son schasmme et de contourner son
agresseur, tandis que son corps s’affaisse et se vide de son fluide
vital, Atzéus a un pouvoir d’absorption phénoménal et il l’aura
quasiment vampirisé dans quelques minutes.
Silbbus va tenter quelque chose de terriblement difficile,
mais qui requiert peu d’énergie, il entre dans le corps d’Atzéus et
pénètre son esprit, le prêtre hurle et se roule sur le sol, puis, le

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grand magicien fait une chose qu’il ne pensait ne jamais avoir à


faire, il aspire à son tour l’énergie vitale d’Atzéus ce qu'on
appelle une stase jhtar dans le langage phirien.
Surpris, le prêtre ne sait pas comment agir, l’immense
énergie passe d’un corps à l’autre, Silbbus sent les shindrä des
créatures tuées par Atzéus,
Peste et résidus !
Que peut-il extraire de ces agrégats ?
De l’énergie inlvéolée autour d’une ossature éthérique
relative ?
Et malgré son dégoût, il les absorbe, les stocke vaillamment
en quelque lieu secret de sa personne… elles ne sont hélas déjà
plus que des résidus énergétiques infimes, l’homme se cabre, et
fait des bonds spasmodiques qui brisent ses os, puis il retombe
lourdement, le regard fixe.
Silbbus achève son acte vampirique, la traîtrise du prêtre se
retourne contre lui et sera la dernière. Toutefois une mauvaise
surprise attend le magicien, quand il veut réintégrer son corps de
chair il se heurte à un mur invisible qui lui cause une douleur
lancinante, il jure et réitère l’opération, cependant plus il
s’acharne moins il parvient à réintégrer son corps, il invoque les
dieux, saisi d’une épouvante sans nom, son corps agonise
lentement à présent et il assiste impuissant à sa fin hideuse. Que
se passe-t-il ? Atzéus a-t-il établi un sceau inviolable qui
l’empêche d’avoir accès à son propre corps ? Il ne lui faut surtout
pas céder à la panique. Il ne pense pas que le prêtre ait eu le
temps de réaliser une telle magie. Empêcher un thaumaturge de
la qualité de Silbbus de regagner son corps paraissait du domaine
de l’impossible. La complexité des formules confinait à la
démence pure et simple.
Il demeurera sous forme schasmmatique désormais. Sa
shindrä a été récupéré en totalité dans son corps éthérique, il
continuera à vivre, presque normalement sans corps de chair,
mais avec toutes les facultés d’un corps physique, et il faudrait
beaucoup de temps pour qu’il finisse par disparaître victime de la
haute entropie. Cette monstruosité phirienne est l’erreur qu’il
vient de commettre en échappant à la fin que lui réservait Atzéus.
Il regarde ses mains, se tâte, porte toujours les mêmes habits,

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mais n’éprouvera plus le froid intense ni la chaleur, car il peut


passer au travers des corps solides, utiliser les failles, et voyager
dans le monde éthérique sans efforts, cependant une faim de
nourriture le tenaille toujours, sorte de déviation naturelle que
tous les schasmmes éprouvent. Il peut évidemment manger,
autant qu’il veut… une partie des calories se perdrait en énergie
pure, une autre irait nourrir son corps inconscient qui continuerait
ainsi à uriner et déféquer. Par ailleurs son schasmme est un état
avantageux…
Cela veut dire qu’il est à la fois moins vulnérable et
beaucoup plus rapide qu’auparavant, mais plus instable devant
les grandes dépenses d’énergie et sans doute moins efficace en
magie de haut niveau. Le tout est de continuer sa mission ;
sauver le royaume, sa puissance diminuerait assez vite et il lui
faudrait rechercher des sources d’énergies nouvelles qui
maintiendraient son corps éthérique à son maximum d’efficience.
Théoriquement il peut lutter contre n’importe quel ennemi
physiquement présent, et de toute façon il n’a plus le choix, il
soupire profondément, se rassérène, et soulève son corps de chair
afin de l'examiner de près, procède à un examen très intime,
renifle ses parties, son haleine, examine ses yeux, goûte ses
propres fluides avec circonspection. Il est en bonne santé, bien
que sous le choc de la perte vitale soudaine, en catalepsie très
profonde. Il n’ignore pas que plus il passera de temps à
l’extérieur, plus il lui sera difficile de le réintégrer, six nouvelles
lunes sans revenir à lui, et il n’y arriverait plus. Six lunes, c’est le
temps pour mourir ou pour reprendre une enveloppe charnelle,
car son schasmme ne tiendra pas indéfiniment.
Il est impératif de protéger sa dépouille, il la transporte dans
les plaines, sa vitesse est incroyable cette fois, plus besoin de
sclisser, mais cette action requiert une très forte dépense
d’énergie d'autant plus qu'il protège son propre corps d'un
bouclier de troisième grandeur. Il trouve un lieu encaissé,
quasiment vierge des allées et venues, on l’appelle le désert des
haches, car à cet endroit des guerres ulmaines s’étaient déroulées,
et afin de faire cesser les hostilités les rois avaient tous fait
enterrer leurs fameuses haches dans le sol, depuis personne n’y
passait, on disait cette terre hantée. Terre de grottes profondes, de

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falaises de roches. Une cavité suffisamment vaste aérer et pas


trop humide lui paraît idéale.
Il y dépose son corps plongé dans le coma, des tertres
surgissent de l’ombre sous la lueur de son bâton. Les tombes des
nains. Exhumant des tumulus les centaines de haches en parfait
état de conservation, il décide d’en rassembler quelques-unes
pour les déposer autour de la dépouille, si un inconnu viole les
lieux, les haches le frapperaient sans pitié, mais l’apparence de
cet endroit donne le frisson et qui aurait osé violer une tombe ?
puis il la rebouche et dispose quelques rochers fort savamment
devant l’entrée, ensuite il vitrifie les pierres et y grave son nom,
Silbbus Nadus, thaumaturge. Rien d’autre.
Finalement il établit un seau protecteur afin que l’on ne
puisse la souiller ou la profaner. Elle ressemble à une sculpture
étrange, de roche hérissée de haches, ce n’est, hélas, pas le
caveau d’un magicien de la paix, mais d’un mage guerrier
redoutable, image que n’aurait pas voulu se donner Silbbus si les
circonstances n’avaient été aussi dramatiques. Il incante, et crée
un cercle durdéen qui permettrait de conserver la dépouille
intacte jusqu’à ce qu’il ait trouvé le moyen de retourner dans
celle-ci.
Il cherche un souvenir de thaumaturge ayant vécu un
malheur similaire, et en trouve un ; Agarrûs Réus ancien de la
Guilde des Probateurs qui n’avait pu réintégrer son corps
physique. Le thaumaturge avait vécu ainsi de très nombreux
jours, mais il devait s’alimenter et rechercher toutes les énergies
incidentes pour subsister, car le schasmme sans corps s’épuise
rapidement. Il se rappelle qu’Agarrûs avait fini par trouver
l’armure d’un Seigneur de la souffrance qui rendait invulnérable,
et l’avait revêtu, et cette armure lui avait permis de vivre sans
avoir besoin de rechercher incessamment sa nourriture pendant
des années. Agarrûs avait pris la direction des Phrégïas et n’avait
pas reparu. Porter un artefact de la puissance d’une armure d’un
seigneur de la souffrance équivalait à mourir dans les glaces tôt
ou tard ou à découvrir des secrets inconcevables. Silbbus pense
qu’Agarrûs vit encore quelque part sous son armure, dans
quelque lieu retiré, ayant peut-être perdu l'esprit.
Cette histoire démontre que l’on peut survivre hors de son

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corps pendant très longtemps, qu’il y a de l’espoir même s’il est


ténu. Malheureusement, la magie devient à la longue une
maîtresse impitoyable qui dévore l’espoir.

Il lui faut maintenant retarder l’armée il incante une plaie


non mortelle, mais qui rendra malade les hommes plusieurs
jours, les ventres se délieront, et les estomacs se videront. Il doit
sacrifier encore de l’énergie pour cela, en effet il y a les boucliers
des sorciers, faibles isolément, mais qui, les uns sur les autres,
constituent une muraille difficile à percer. Pourtant la racine de
Silbbus est la plus forte, et les premiers hommes se plient en
deux douloureusement.
Il lui restait à rejoindre le duc pour l’aider à sortir des
Phrégïas, il possède encore pas mal d’heures d’autonomie avant
de devoir trouver une énergie quelconque et de la nourriture en
abondance, il fera ainsi la pige à Tanaoz, dont l’image lui revient
et l'émeut, « mon vieil ami, je crois que je me rapproche de vous,
attendez-moi, j’ai encore deux ou trois choses à régler en ce
monde. »

Là où Silbbus, ayant trop hâte de dissimuler sa dépouille, se


trompait c’est que le prêtre Atzéus n’était pas mort, dans son
corps ridé et affaibli demeurait une étincelle de vie. Les hommes
le trouvèrent gisant non loin du temple amovible, et il le
ramenèrent alors que les bataillons repartaient à l’aube vers la
Caldénée. Un prêtre, Agar Drush, se dressa devant les foules, il
prit le commandement, car nul n'ignorait qu'à la disparition d'un
grand chef la mutinerie menaçait. Il voulut le voir et l’honorer
considérant Atzéus comme son maître et son ami, poussa un cri
de rage et chercha autour de lui, balayant d'un regard magnétique
les foules.
— Tout le monde trahit la cause ! Et d’invisibles ennemis
viennent frapper sous notre nez !
— Il n'est peut-être pas mort grand prêtre, et on peut essayer
de le maintenir en vie.
— Qu'ai-je à faire ? Rugit Agar, Nous avons plus urgent.
Réparez les machines, et disciplinez cette armée, faites des
exemples, pendez et empalez les plus arrogants et querelleurs.

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Dressez des bûchers et qu’ils éclairent la nuit, nous marcherons


sans repos. C'est cela qu'aurait voulu Atzéus.
Un sous-prêtre entre affolé et tombe aux pieds du grand
prêtre :
— Maître ! C’est terrible, les hommes n’avancent plus, ils
bavent et défèquent, une maladie s’est abattue sur l’armée !
— Vérole de brancar d’esbroufe ! Un thaumaturge me défie.
Mordigueux qu’il crève. Vérifiez si la majorité des hommes sont
touchés ! Hurle Agar, rassemblez les recrues saines et distribuez
des argiles apaisantes pour les entrailles comme je vous l’ai
appris !
Tremblants les prêtres s’inclinent.

Quant il s’éveilla il ne se souvint pas de ce qui lui était


arrivé, un mal de tête lancinant le taraudait. Il se redressa
brusquement sur son séant, un lit à baldaquin, la pièce était
pauvre, et les murs nus. Où pouvait-il bien être ?
Il s’aperçut qu’il était nu, ses vêtements étaient posés sur une
petite chaise en bois à porté de main, ainsi que sa besace et ses
armes. Il se souvenait maintenant être tombé dans les steppes
otlassiennes qu’il avait eut juste le temps d’atteindre, la pensée
de l’armée sorcière lui revint, il transpira tout à coup. Abigaïl
allait le faire rechercher. Puis l’image des dragons de pierre
s’imposa à lui avec la violence d'un coup de poignard, où étaient-
ils ? Il ne voyait rien qui y ressemble dans ses affaires. Il se leva
et eut un vertige, puis il fouilla dans son sac, les cinq statuettes
ne s’y trouvaient plus. Il se rhabilla avec cette célérité propre aux
personnages de comédie, mais au même instant une jeune fille
entra, vêtue en paysanne, sa beauté était époustouflante, elle
portait un plateau garni de pain et d’un bouillon odorant, le
gratifia d’un sourire en disant :
— Bonjour messire. Oh ! Vous ne devriez pas vous lever
vous êtes encore très faible.
Il va répondre mais aussitôt un nouveau vertige le saisit et il
s’affale sur sa couche, elle pose son plateau et va tapoter son
oreiller, un gros coussin bourré d’un duvet étrange ressemblant à

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de la mousse.
— Qui êtes-vous ?… Où suis-je ?
— Vous êtes dans un ancien monastère abandonné, en
Otlassie, et je suis la dernière servante d’Iphiméris, les autres ont
été emmenés par les rois de l’Ouest.
— Les royaumes oubliés ? Ils auraient… commis ce
sacrilège ?
— Ils ne respectent pas nos dieux, ils ont les leurs, les
Vactarh…
Bryan écarquille les yeux devant la jeune femme qui se
penche vers lui.
— Vous veniez sûrement de ce pays car quand on vous a
retrouvé, vos empreintes indiquaient la direction des frontières,
on a pensé que vous aviez fuit les terribles seigneurs sorciers.
— On ? Mais qui est avec vous ? Bredouille Bryan soudain
méfiant.
— Mon frère Preetsy, je m’appelle Daisil, nous vivons tous
les deux ici.
— Comment cela se fait-il que les soldats ne vous ont pas
capturé aussi ?
— Je me suis caché, et Preetsy était là, il a tué tous les
soldats qui venaient ici, et les autres ont eu peur…
Bryan fait une moue dubitative. Il ressent quelque chose
d’étrange, elle le fascine mais la crainte et la méfiance sont très
forte.
— Pourquoi m’avoir ramené ici, j’aurais pu être un ennemi ?
Elle sourit et secoue la tête :
— Non ! Vous étiez mourant de froid, les ennemis ne se
promènent pas seuls et à pieds.
— Hum, c’est vrai. Bryan avale le bouillon, il grimace, une
bonne poularde aurait été préférable, je vais devoir repartir, mais,
oh ! Quand tout danger sera écarté.
Elle affiche une moue gênée et répond :
— Mon frère regarde si personne ne vous a suivi… ah ! Le
voici.
Un homme entre dans la pièce, il est si large de carrure qu’il
paraît devoir défoncer l’entrée pour passer, ses bras sont aussi
larges que des arbres noueux, son visage est carré, ses yeux petits

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et presque inexpressifs, ses traits grossiers, et ses cheveux longs


tombent en nattes de chaques côtés de ses épaules, mais il se
dégage de lui une sorte d’humanité qui rassure Bryan, car il doit
posséder une force monstrueuse, il fait d’une voix presque
enfantine :
— Daisil ! Le chemin est libre. Il est seul.
La jeune femme s’éclaire d’un nouveau sourire.
— Je le savais.
Le colosse désigne les bagages néanmoins.
— Mais ces objets appartiennent à la noblesse ! Ce poignard,
et cette nourriture, ses vêtements, et… son odeur aussi, je
reconnais les encens et les eaux de toilettes de ses maudits
damoiseaux de morts.
Il avance menaçant vers Bryan qui émet un petit bruit
plaintif, les mains monstrueuses se resserrent prêtent à l’écraser.
Aussitôt Daisil s’interpose et gronde :
— Ne le touche pas ! Ce n’est pas un ennemi, et même s’il
appartient à la noblesse nous lui devons l’hospitalité et les soins.
Preetsy crache puis il hausse les épaules, ce qui chez lui est
spectaculaire, des trapèzes incroyables se croisent comme des
bêtes indépendantes et prêtes à jaillirent, ses deltoïdes roulent,
ses pectoraux s’agitent, une avalanche de muscles sur une
montagne humaine.
— Je vais chasser l’Uindre-renne, et le chagba !
Bryan le regarde sortir l’air effaré. Daisil lui dit :
— Ne lui en voulez pas, il déteste les seigneurs qui ont
tellement fait souffrir les gens ici.
Bryan secoue la tête et songe ; « évidemment, je connais
mon roi, c’est un tyran… »
— Hum, oui, je vois… votre frère est très impressionnant.
— Et encore vous ne l’avez pas vu en colère. Même un
bataillon ne lui tient pas tête.
Bryan affiche un sourire crispé :
— Quelle chance. En effet. Heu… je ne l’ai pas remercié
pour m’avoir sauvé… je veux dire transporté jusqu’ici.
— Ne vous en faites pas, mon ami, vous vous rattraperez
plus tard, Preetsy adore chasser.
Bryan se met à réfléchir et à élaborer des plans, son esprit ne

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cesse de calculer et il remarque chaque détail utile.


— Eh bien, je le comprends ma chère… Daisil. Moi aussi
j’aime chasser.
— Oh ! Fait-elle en desservant le plateau de soupe, c’est
bien. Il serait content de le savoir.
Bryan se lève doucement cette fois, il tremble un peu mais il
tient sur ses jambes. Daisil l’aide, et il sent alors son parfum fait
de lys et de violette qui embaume, il ferme un instant les yeux et
songe à Marguite, dont l’odeur est si différente, car chaque
femme a son parfum propre, et celui-ci révèle aux âmes subtiles
et aux nez aguerris des secrets délicieux. Daisil est sans doute
vierge, mais le désir est en elle comme une huile parfumée, ce
n’est certes pas comme Marguite qui dégage un safran enveloppé
d’épices douces, et qui est une femme faite et mûre, exquise,
mais recelant toujours au fond d’elle-même quelque poison
mystérieux aux relents acides.
— Marchez lentement, voyez, ça revient.
Il sourit et cette fois sincèrement, cette petite le touche. Elle
s’éloigne et lui dit :
— Preetsy viendra ce soir, parlez-lui de vous, cela le mettra
en confiance.
— Mais… une seconde Daisil ! Comment pouvez-vous
continuer à vivre ici ? N’avez-vous pas la crainte que des soldats
vous découvrent, les barbares des royaumes oubliés ne viennent
donc jamais dans les parages ?
— Si c’est la volonté d’Iphiméris ils viendront.
— Enfin ! Iphiméris était certes une grande Phirandim. Une
déesse blanche, mais vous le savez elle est partie avec les
autres…
Les yeux de la jeune fille, d’un bleu turquoise transparent se
voilent.
— Oui, les déesses préféraient mourir et se creusaient des
tombes appelées « Pantajulaires », et les humains qu’elles
choisissaient venaient mourir dans leur bras. Mais faute de savoir
si la liturgie dit vraie et ne se mêle pas immodérément aux
mythes, je continuerais de faire confiance à la déesse. Leur mort
n’est qu’un état intermédiaire avant un nouveau cycle comme
leurs pères les Petit-Dieux. Nous sommes protégés.

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— Enfin ! Vous êtes une vraie prêtresse. Quel savoir


liturgique ! Quelle connaissance de la théologie ! Et l’on dirait
une simple paysanne à vous voir.
— C’est ce que je suis, argue-t-elle avec une moue exquise,
et l’humilité est préférable à cet étalage inutile destiné à séduire
ou à oppresser les pauvres.
Bryan reste coi devant une telle hardiesse, elle l’émeut de
plus en plus, et il s’en veut de se sentir aussi vulnérable… et
coupable. Elle s’apprête à repartir quant une voix appelle dans le
corridor de la bâtisse.
— Daisil ! Me voici de retour. Avec un Uindre. Une bête
énorme. Viens ici !
Elle se précipite vers la porte, mais il n’y a personne. Elle
tourne vivement la tête complètement stupéfaite, Bryan parle en
utilisant la voix de son frère et la projette dans le couloir, c’est de
la magie ! Le bouffon a toujours eu un don extraordinaire pour
contrefaire les voix, et la ventriloquie n’a plus de secret pour lui.
Elle met les mains sur sa bouche prise d’un rire sporadique,
puissant, imparable. Bryan éclate de rire à son tour.
— Mais ? Fait-il les yeux arrondis, vous êtes prise d’un fou
rire ! Heu… remarquez c’est normal, je suis bouffon, et mon rire
ne peut être que fou !
La jeune femme a de la peine à s’arrêter, elle pleure
maintenant.
— Toutes les petites culottes se mouillent quand Bryan se
déchaîne !
Elle le regarde d’un air affolé et balbutie :
— Que m’avez-vous fait ? Ce rire… jamais je n’avais rit
ainsi… Comment pouvez-vous… avoir la voix de mon frère ?
Vous… êtes magicien et vous me l’avez caché !
— Magicien ? Répète abasourdi Bryan. Il s’avance vers elle
et d’un air aimable cette fois lui dit en lui tendant la main.
— Je suis Bryan le fou du roi vous dis-je. C’est la réalité !
Mais… pourquoi pas ?… magicien n’est pas thaumaturge… je
suis en effet un magicien, un magicien du mensonge, de la
dérision, je change de voix, de maître et de cœur si facilement
que c’en est un comble. Je suis un monstre… du moins je
l’espère, il n’y a que dans la monstruosité que l’homme peut

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s’exprimer.
Elle recule soudain effrayée.
— On dit que le fou du roi est dangereux cruel et… pervers !
Il se redresse et la fixe dans les yeux :
— C’est vrai… je suis tout cela, et… je peux néanmoins être
humain et faire rire. C’est curieux que le rire qui est le propre de
l’homme soit le quotidien des fous.
Elle le regarde, qui est ce petit homme au visage de craie, qui
imite les voix, si sûr de lui et à la fois si… fragile ? Elle a un
frisson et s’en va. Il reste là, la main tendue et se baisse pour
baiser des doigts imaginaires.
— Demoiselle, vous êtes superbe, votre âme resplendit. Et il
va s’allonger à nouveau les yeux perdus dans le vague et
soudainement remplit comme jamais il ne l’avait été d’une
pensée douce et ravissante, qui oblitère un instant ces sombres
plans.
Et tout aussi soudainement il se redresse, et se donne une
grande claque sur le front ; les dragons de pierres ! Que sont-ils
devenus ? il se mord les lèvres et rugit intérieurement, non !
jamais il ne connaîtrait décidément cette paix si désirable
qu’espérait tous les hommes au moins une fois dans leur vie…

Preetsy arrive le soir dans un état d’excitation qui chez lui


n’est qu’une manifestation de l’épuisement, il porte un Uindre
entier, avec ces bois magnifiques. Il sent la sueur, l’humus et le
sang, une odeur de fer caractéristique. A ce moment un ouragan
de plumes entre, c’est un aigle, il abandonne quelques duvets et
va se percher sur une grosse branche fixée au mur, car on vient
de faire entrer Bryan dans une salle assez extraordinaire.
Elle comporte d’étroites meurtrières pour toutes fenêtres,
mais à l’intérieur brûlent des dizaines de chandeliers qui éclairent
les lieux d’une lumière d’or, une cheminée rugit, des braseros
crépitent, d'innombrables lutins s’affairent à organiser le repas,
une table monumentale est dressée, et l’Uindre est apprêté et
rendu méconnaissable tant la décoration le pare et déborde ses
formes. Le pain est immense, et des fruits et gâteaux sont
déposés en piles sur des plateaux de bois et dans des corbeilles
d’osier en forme d'animaux.

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— Quelle abondance ! S’exclame Bryan en se penchant


légèrement vers la jeune femme qui s’est assise à ses côtés, ce
qui l’honorait infiniment plus qu’il ne veut l’admettre.
— Oui, Preetsy veut se venger des nobles en faisant aussi
bien qu’eux à moindre prix. Son appétit est immense, il n’y a
jamais de gâchis avec lui, il dit que c’est un péché
impardonnable.
— Mais, ces lutins ! Ils sont extraordinaires ! On n'en voit
jamais par ici… je veux dire… ne font-ils pas parti des
légendes ?
— Les Suldrimis ? Les Luldrimis et les Puldréims ? Non !
Ils sont bien réels mais ils savent se dissimuler, la forêt profonde
est leur habitat. Elle lui tend une tranche de pain et une assiette
emplie de viande juteuse et de baies sauvages parfumées.
— J’ai aidé l’un d’eux jadis, et leur reconnaissance est sans
faille, vous savez, ce qui est la perte de nos royaumes est peut-
être le manque de reconnaissance, l’ingratitude !
Bryan n’ignore rien des réactions des peuples phiriens, ces
êtres n’ont pas les mêmes valeurs que les humains.
Il mange avec appétit, émerveillé par celui de Preesty, le
colosse dévore d’énormes quantités de nourriture sans sourciller.
Les pains défilent, les légumes, les fromages et les fruits,
finalement il ne reste que le squelette bien nettoyé de L’Uindre.
Preesty boit directement à un tonnelet une boisson écumeuse,
apparemment de la cervoise.
Daisil le regarde patiemment jusqu’à la fin. Bryan est à
chaque instant plus étonné de l’étrange comportement de la jeune
femme.
— Mais… vous mangez ainsi tous les jours ?
— Presque… des fois Preesty ne revient pas.
— Vous devez vous inquiéter de rester seul…
— Non, je vous l’ai dit ; la déesse veille sur moi.
— Cet aigle… comment est-il arrivé jusqu’ici ? Ils ne vivent
habituellement que dans les montagnes ?
— Mon frère était allé dans les monts du Jarn Gorr, où le
gibier est abondant, il y vit un aigle blessé et le soigna, comme
vous l’imaginez, ils devinrent inséparables, c’est une loi assez
générale dans les Fosses.

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— Universelle voulez-vous dire, la main qui vous sauve


devient l’amie privilégiée.
— Mais, fait Bryan, les armées se rapprochent, elles vont
venir ici, comment comptez-vous vous protéger ? Ne vaudrait-il
pas mieux partir vite ?
— Non ! Vous faites erreur, les gens ne viennent jamais ici,
le monastère est invisible ! Un thaumaturge est passé…
— Comment ? Sursaute Bryan, depuis que les femmes de ce
monastère ont été capturées, il est sous protection ? C’est une
plaisanterie. C’était avant qu’il fallait le rendre invisible, quand
vos sœurs l’habitaient, achève Bryan sur un ton ironique.
— Vous savez que nous ne maîtrisons pas notre devenir. Les
dieux en ont jugé ainsi… mes sœurs peuvent sans doute
accomplir quelque action utile là-bas ? Et ce thaumaturge est
arrivé bien après, quand il a appris ce qui s’était passé il a pleuré
et a promis de nous protéger, il a placé cette bâtisse dans un
cercle durdéen.
— Un cercle durdéen ? Dieu ! S’exclame Bryan, vous voici
hors de danger, ou presque, si personne n’entre dans le cercle !
— Non, pour y entrer, il nous faut inviter la personne ou
l’emmener ce qui a été votre cas. Mais vous n’êtes pas
prisonnier, vous pouvez partir. Le magicien nous a expliqué que
vivre dans un cercle durdéen n’était pas anodin, pas anodin du
tout même… le temps peut changer pour les individus,
l’immatérialité est dangereuse, elle amène des maux étranges,
perte de mémoire et d’identité, il y a un prix à payer à toute
production phirienne.
Bryan sourit d’un air renfrogné. Partir. Elle en a de bonne la
petite. Et se livrer pieds et poings liés aux sauvages qui
l’attendent dehors… il frissonne. Toutefois il lui paraît
impossible de rester ici, il doit retrouver Marguite et les dragons
de pierre, cette pensée l’électrise et il jette un coup d’œil sur
Preesty qui s’endort dans son fauteuil.
— Écoutez Daisil ! J’avais cinq statuettes en pierres, des
dragons, où sont-elles ? Ses yeux lancent des éclats inquiétants.
Elle soutient son regard et s’avance vers lui :
— Je les ai cachés quelque part, je ne voulais pas vous voir
repartir trop vite, et si vous me promettez de rester je vous les

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remets.
Il la regarde ébahi.
— Du chantage ? Vous me faites chanter ? Il se lève en
colère et colle presque son visage au sien, ce qui lui procure un
rare plaisir en l’occurrence, ces objets sont très importants. Et
dangereux. Ils sont liés à des vies, et peuvent déclencher une
catastrophe.
Un des lutins se détache du groupe constamment affairé, un
petit bout d’homme parfaitement proportionné et d’une grande
perfection de traits, il dit posément :
— Nous connaissons les tritons, ils servent à invoquer les
dieux Vactarh et Astarï, et détiennent le sang et l’encens secret,
ceux dont vous parlez sont liés à des gens qui se promènent dans
les fosses et portent avec eux des plaies, ce n’est pas nouveau. En
détruisant ces statuettes on détruit le fléau sans nuire aux
porteurs.
Bryan devient livide, ce lutin sait tout.
— Enfin ! S’écrie-t-il, comprenez-vous le danger ? Où sont
ces statuettes, il faut les détruire !
— Hélas c’est pour l’instant impossible ! Répond le lutin.
Bryan fait un geste de rage impuissante.
— Pourquoi ? Mais pourquoi donc ?
— Ces dragons de pierres sont imprégnés d’une essence
phirienne rare qui nous permettent de communiquer avec nos
frères dans les Phrégïas, les peuples disparus il y a des
millénaires. Et ils appartiennent aux Phrégïas car ils ne sont pas
l’œuvre des artisans humains, nous en sommes les gardiens
légitimes.
— Mais… c’est insensé ! Pour communiquer avec vos frères
du passé, des fantômes, vous aller laisser des espions porteurs de
peste répandre la mort ? Daisil ! S’écrie Bryan en regardant la
jeune femme d’un air désemparé.
— Je ne peux influer sur leur décision, fait-elle, ils ont
souffert eux aussi et ont des droits.
Bryan fait un bond et s’écrie :
— Je veux voir votre chef immédiatement. Celui qui dirige
votre communauté !
— Le Saïkch ? Il est très occupé et ne sort jamais à la

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surface, il habite en son royaume souterrain au cœur de la forêt


d’Esdril.
— Oui, et je suppose avec beaucoup d’objets volés aux
hommes, notamment des artefacts…
Le puldréim regarde d’un air étonné le fou :
— C’est exact. Vous avez deviné. Nous sommes passionnés
d’objets antiques et notre pouvoir phirien revit à leur contact.
— Ben Tiens ! Ironise Bryan contenant une fureur qu’il ne
voulait pas laisser paraître devant Daisil, c’est évident, les
artefacts vous ouvrent tous leurs secrets. Vous êtes des êtres
phiriens, donc bénis. Alors dites-moi… pourquoi n’iriez-vous pas
aider un peu les hommes qui se font massacrer pour sauver le
pays ? Après tout c’est le vôtre aussi messire puldréim.
Le lutin soupire et croise les bras comme si cette question
était des plus délicates.
— Simple choix de notre part, les hommes nous ont par le
passé abandonné, voire reniés, pourquoi irions-nous les aider
aujourd’hui ? Ils ont des thaumaturges qui bousculent les
principes éthériques des Grandes Phrégïas, et nous en souffrons,
alors… il hausse les épaules.
— Oh, oui ! Je vois, raille Bryan d’une voix hachée, vous
préférez aider ce gros… il désigna Preesty qui dormait…
balourd. Et cette adorable jeune femme sans cœur. C’est plus
utile pour sauver les Fosses.
Daisil a soudain un air triste qui le cloue sur place.
— Vous ne comprenez pas, fait le lutin, nous sommes les
éléments émanatiques de la terre et des végétaux, des êtres
phiriens qui perdent leur raison d’être au fur et à mesure que
l’homme conquiert des territoires et malmène la terre et les
Glaces, pour survivre nous faisons ce que vous faites vous-même
nous nous emparons du matériel utile. Il y a dans les Phrégïas des
principes régénérateurs qui permettraient de recouvrer la gloire
ancienne, la Phrégïa…
— Mais je ne veux pas y faire obstacle messire puldréim. Je
sais simplement qu’à quelques milles de là des armées vont venir
raser la région, des barbares, et qu’un dieu destructeur se réveille
dans les Glaces. Dois-je rester insensible et attendre ?
— Certes non, si vous savez quoi faire, faites-le… mais

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sortez d’ici, et vous n’y reviendrez jamais. Ceci dit, dépêchez-


vous car quand les armées seront là vous ne pourrez plus rien
faire.
— Excellent discours Relnew, mais il ne faut pas affoler
notre hôte il vient de sortir d’une épreuve et est encore sous le
choc.
Bryan fait un geste de remerciement à Daisil, mais en même
temps il lui enjoint de le laisser parler.
— Écoutez ! Je ne vais pas me battre avec vous. Détruisez
ces dragons cela vaudra mieux. Et… par tous les démons de
l’enfer, n’existe-t-il pas un cercle durdéen qui abolirait le temps
ou permettrait de retourner dans le passé ?
Relnew, puisque tel est le nom que lui a donné Daisil,
regarde d’un air effaré le fou, et éclate de rire. Il se roule sur le
sol et communique le fou rire à tous les autres lutins, un
brouhaha indescriptible règne une courte minute qui vibre dans
les membres de Bryan comme une fourmilière. Une fois calmé
Relnew reprend son sérieux et explique :
— Vous êtes vraiment un bouffon. Pas de doute ! Le temps
s’écoule normalement dans un cercle durdéen, oh ! Certains
thaumaturges s’amusent à en changer le cours, mais cela présente
des risques importants, des magiciens se sont retrouvés vieillis ou
rajeunis subitement, car le temps de l’individu ne suit pas
forcément le temps extérieur… mais cette remarque est vraiment
drôle venant de la part d’un fou, car elle est finalement signe
d’une très vive intelligence et d’un bon sens à toute épreuve.
Bon ! Alors vous restez ?
Bryan n’en croit pas ses oreilles, il n’avait jamais entendu un
lutin disserter sur le temps et les cercles durdéens, mais il lui
semble qu’aujourd’hui tout devient possible. Pour lui les lutins
avaient toujours été comme les teetchs, des animaux intelligents,
et d’ailleurs il avait souvent rêvé de les mettre en cage et de… A
un moment il s’oublie et en observant la créature il lâche dans un
spasme :
—Mon soyeux… mon adorable soyeux… C’est son
expression chérie pour décrire cet appétit immonde qu’il
entretient pour la peau des teetchs et des pauvres bêtes tombant
entre ses mains. Puis il reste bouche bée et tempête

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intérieurement contre sa maladresse incroyable.


Relnew le fixe comme s’il lisait ses pensées, son visage se
ferme et ses yeux brillent étrangement, puis il tourne le dos et
s'éloigne en secouant la tête. Daisil prend le bras du fou :
— Inutile de discuter à l’infini de nos options et de notre
avenir, nous verrons en temps voulu. Venez vous reposer, nous
allons faire un jeu en attendant, ou lire une histoire ensemble,
qu’en pensez-vous ?
Bryan la regarde en grimaçant, que se passe-t-il ? Que fait-il
ici à discuter avec une belle fille et des lutins ? Et ce gros porc
qui sommeille, brute inefficace qui ne pense qu’à manger ?
Marguite l’attend, s’inquiète pour lui sans doute, et ses hommes
s’impatientent probablement. Daisil lui a menti sur ses intentions
réelles, bien que sans méchanceté, et ces lutins rusés et
manipulateurs la soutiennent, il ne retrouvera pas les dragons,
mais Atzéus finira par le retrouver, lui… à moins que… qu’il ne
reste ici, mais c’est évidemment impossible… il regarde Daisil
elle lui prépare un plateau avec une théière bouillante et deux
grandes tasses. Preesty se réveille tout à coup, et se dresse,
bousculant la table, il marmonne :
— Je vais me coucher Daisil… et il tend les bras en
regardant sa sœur, qu’attend-il ? La jeune femme fait quelques
pas et le prend dans ses bras, elle est si menue auprès de lui
qu’on pourrait croire qu’il va la broyer, mais il la serre
doucement et murmure :
— Un câlin pour dormir…
Elle lui caresse les cheveux, puis il l’embrasse sur le front et
repart. Les lutins applaudissent comme s’il s’agissait d’un
spectacle des plus ravissant.
— Pourquoi applaudissent-ils ? Maugrée le fou.
— Les Puldréims croient que les caresses et les baisers, en
fait tout ce qui est signe d’affection ou d’amour, réactive les
vieilles magies, et les artefacts. Donc ils ne veulent rien perdre de
ces moments.
— Charmants pour l’intimité, grince Bryan, mais au fond de
lui-même il est impressionné par l’idée que les affects puissent
agir si puissamment sur la magie, et il demeure totalement
circonspect sur la façon d’agir. Il vient d’être recueilli dans un

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îlot de protection et de paix, aurait-il le courage d’en sortir ?


Lorsque la main de Daisil se pose sur la sienne et qu’elle lui
adresse un sourire, il a peur d’avoir déjà la réponse.

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J’ai vu le cœur d’un pèlerin arraché à la glace palpiter à nouveau.


Une Flamme, libérée par inadvertance, le saisit et lui procura en
l’espace de quelques battements une éternité de bonheur. C’est ainsi
que l’on découvrit les Flammes incidentes.
Prose talassénienne.

La stratégie de Sabine

A Trecy, Sabine retrouve Dart Tûn et Xithos. Le chasseur de


tête ébouriffe le pelage de son boulba sulsdinien, muselé, et qui
pour l’heure attend tranquillement son repas. Xithos est assit sur
une pile de coussins, et sa masse monumentale oblitère le cadre
de la cheminée. La jeune baronne, quant à elle, se réchauffe
auprès d’un poêle à combostite récemment acquit par la
duchesse.
— Que pensez-vous du retour de Thibaud demande-t-elle
dans l’intention évidente de partager ses émotions encore neuves
avec des personnes qui ne sont pas trop proches d’elle et qui la
connaissent tout à la fois.
— C’est un prodige ! Silbbus est vraiment immense. Mais le
garçon ne sera plus comme avant, fait remarquer Dart Tûn.
Sabine se raidit un peu, une ombre passe dans son regard :
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça Dart ? Elle l’appelle par
son prénom depuis l’épisode de l’extraction d’or.
— Regardez-le bien, il ne voit pas les choses de la même
façon, il peut retrouver la mémoire, mais, ce sera long… j’avais
entendu parler de ses résurrections, ce n’est pas toujours une
bonne chose, oh ! mais attention je ne dis pas que dans votre
cas…
Sabine lève la main.
— Laissez Dart, ça ne fait rien, j’aime mieux votre franchise
que des histoires à dormir debout, je sais que ce ne sera pas
facile…
— Pour moi, dit Xithos d’un air embarrassé, Silbbus ne vous
a pas rendu service, cependant j’aurais été à sa place j’aurais
peut-être tenté la même chose… vous étiez si… désemparée.
Ainsi mon totem aura trouvé un écho…

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— Comment cela ?
— Rappelez-vous, vous l’aviez déposée dans son cercueil,
c’était un geste qui me rendait hommage, une preuve de votre
confiance, ces totems Parckis sont censés ouvrir la porte d’une
autre vie… hors, c’est bien ce qui a été offert au garçon…
Un voile trouble passe devant les yeux de Sabine Blancsang
Aigle.
— Une seconde vie ? Oui, c’est ce que disait Silbbus.
— Et personne ne peut dire ce que sera une résurrection,
baronne, dans ma tribu cela est déjà arrivé, une fois, un jeune
browq est revenu à lui après des jours d’inactivité, on l’a retrouvé
dans la neige, endormi, mort pour ainsi dire, et on l’a placé dans
une sorte de tombe provisoire, il est revenu à lui le jour où nous
allions incinérer ses organes et le momifier, car chez nous la
momification est courante, nous pensons que si les dieux
n’avaient pas voulu de forme ils ne nous en auraient pas donné,
mais puisqu’ils ont estimé que même eux pouvait revêtir un
corps, nous devions honorer l’apparence.
« J’avais, je m’en souviens, déposé un totem près du petit, et
il est revenu en le portant dans ses bras comme un enfant. Ce
n’était peut-être pas une résurrection dans le plein sens du terme,
mais nous l’avons serré dans nos bras longtemps, et j’ai peins son
visage sur le totem pour les générations à venir.
Sabine esquisse un sourire empreint de douceur qui change
étonnamment l’expression tendue de son visage. Xithos l’homme
ours est un poète.
— Vous avez toujours une façon tellement… humaine de
raconter vos histoires Xithos, il est vrai que vous êtes un artiste,
merci. Thibaud et Séverin travaillent ensemble, et je vais voir ce
qu’il en est, ah ! Si cette guerre n’était pas aux portes comme
j’aurais loisir de m’occuper de ces jeunes gens et de remettre de
l’ordre dans ma tête et mon cœur.
— Puis-je vous accompagner ?
— Non Dart, Xithos aura bien des choses à vous dire, et
préparez-vous pour le départ, Silbbus nous a enjoint de fuir au
plus vite, car nous serions une cible trop facile dans ce château.
— Quoi ? Une telle forteresse ?
Oui, hélas… nous ne ferons qu’accompagner la duchesse, et

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je reviendrais me battre ici, ceux qui le voudront resteront avec


moi !
Dart Tûn va protester, mais la baronne tourne les talons et se
rend d’un pas militaire vers la salle de travail des thaumaturges.
Elle entend le son des voix et une fébrile activité se déployer.
Des chandeliers flamboient apparemment traités de façon
magique, des bocaux occupent des panneaux posés sur des
tréteaux, où un tas d’objets hétéroclites ont été versé, parmi
lesquels des pépites d’or qui intriguent immédiatement la
baronne.
Des grimoires et des parchemins jonchent le sol et
emplissent les étagèrent, certains croulent empilés sauvagement
dans un coin, plusieurs pierres brillent d’un éclat étrange, posées
sur des présentoirs de marbre au centre de la salle, des squelettes
d’animaux et d’hommes se dressent piqués d’aiguilles et
d’étiquettes, des lianes descendent des plafonds, guirlandes
mystérieuses où d’énormes papillons multicolores sont épinglés.
Plus loin des animaux empaillés, des cornues remplies de
liquides bouillonnants et étranges occupent une autre table
longue ainsi que des machineries complexes imitant les organes
humains ou la structure des insectes.
Cette partie l'intrigue fortement, elle n’a jamais imaginé de
telles activités de la part des thaumaturges. Elle s’étonne aussi du
nombre d’instruments de musiques empilés sur des étagères,
brisés pour la plupart comme s’ils s’amusaient à les
collectionner.
Une odeur de cire brûlée, d’encens, d’épices et de souffre lui
parvient par effluves irréguliers. Tout respire le travail, les
expériences et l’ivresse de la découverte. Elle regrette un instant
d’être entrée, brisant le charme insaisissable des lieux.
— Baronne, dit Thibaud en s’inclinant un peu raide, le
visage blême et les narines pincées. Elle éprouve un choc, il l’a
regarde avec crainte, pourquoi ? Elle ne comprend pas ses
réticences à son égard, il ne l’a pas encore effleuré, mais il
conserve une élégance enfantine et teintée de féminisme dans sa
longue robe violette serrée à la taille qui la plonge dans un émoi
trouble. Par contre Séverin dégage une chaleur qui la pénètre
profondément, il la regarde comme Thibaud la regardait avant le

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dramatique incident. Son cœur se met à battre un instant, elle se


rapproche instinctivement de Thibaud. Il frissonne.
— Je venais voir si… tout allait bien.
— Oui ! Parfaitement baronne. En fait Thibaud se souvient
maintenant d’une foule de choses concernant la magie, il a
étendu le principe d’invisibilité et usé d’une flamme inconnue
qui pétrifie, et ces nouvelles machines organiques sont
merveilleuses. Par ailleurs il vient de convertir quelques
breloques de métal vil en or pur. C’est incroyable !
Sabine titube sous le choc, elle écarquille les yeux.
— Qu… quoi ? murmura-t-elle
— Thibaud à un don exceptionnel, il a retrouvé nombre de
formules, et des poisons inimaginables, nous allons les utiliser
contre l’armée sorcière. Il peut faire revenir des vies fossilisées
enfouies dans la pierre. Des milliers de créatures horribles, vers,
araignées, scarabées, momentanément bien sûr. Moi qui pensais
que son don était endormi !
— Cet or, bredouille Sabine, tu l’as attiré jusqu’ici ? sur ces
objets ?
—Je préfère ne rien en dire. C’est dangereux, car dans
l’avenir cela va se poursuivre, il ne peut pas arrêter le
processus… sauf que vous ne devrez jamais en parler, baronne.
Sabine fixe son jeune ami cherchant une autre explication de
sa part, mais il se contente de la regarder cette fois avec des yeux
brûlant d’une ardeur haineuse et maligne qui la font reculer.
Il parvient au bout d’une minute à dire presque péniblement :
— C’était une erreur de me ramener baronne, Silbbus à eu
tort, je vais vous porter préjudice, ma connaissance de la magie
est revenue, mais au-dedans de mon âme il y a…
— Il y a quoi ? Parle Thibaud par pitié ! S’exclame Sabine
défaite.
— Je ne sais… et il partit sous l’effet d’une détresse qui la
blesse au plus profond d’elle-même. Elle jette un regard éperdu à
Séverin.
— Qu’a-t-il donc ? Qu’est-ce que je lui ai fait… ?
— Il ne sait pas où il en est, n’oubliez pas qu’il revient de
loin, baronne, et…
— Ne m’appelez plus baronne. Mais Sabine. Je ne

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supporterais plus l’affront de votre froideur messire Séverin


comme celle de Thibaud d’ailleurs, dit-elle sur un ton bas,
vibrant et las.
Séverin n’est pas plus embarrassé que cela, il semble qu’il
est au-dessus des émotions qui perturbait cette jeune femme, et
en plus il la trouve très attirante. Il ose alors un geste que nul ne
se serait permis, il pose la main sur l’épaule de Sabine. Elle le
regarde presque effrayée, puis une sorte d’émotion incroyable la
saisit, une chaleur insupportable et elle se jette dans les bras du
jeune thaumaturge et pleure à chaudes larmes.
Talbarq entre à cet instant. Sabine recule et sèche d’un revers
de manche ses larmes. Le thaumaturge la regarde d’un air sévère
et scrutateur comme s’il avait à faire à une servante en train de
faire des bêtises, elle déteste ce regard.
— Bon, je vois que l’on s’amuse ici, fait-il sur un ton acerbe,
et ça sent une odeur que je n’aime pas, celle des expériences
embrouillées de jeunes magiciens sans cervelle.
Séverin fronce les sourcils :
— Comment ? Sans cervelle dites-vous ? avec toutes les
idées qui nous viennent et les applications que l’on peut en faire
je…
— Taisez-vous ! Le coupe brusquement l’homme en
frappant de son bâton sur le sol, vous ne savez rien des
conséquences de vos formulations, ce Thibaud est un touche-à-
tout dangereux, il en a déjà fait les preuves.
Sabine reste coite jusqu’à présent, encore sous le coup de
l’émotion, mais soudain elle se tasse sur elle-même et fixe le
thaumaturge avec une férocité incroyable. Il la voit et recule :
— Ma dame ! Qu’imaginez-vous que… ? Il n’a pas le temps
de faire un geste, la main de sabine le serre au cou dans une
étreinte de fer.
— Thaumaturge ! Tu ferais mieux de t’occuper de tes
propres affaires. Et de ne pas jouer les maîtres ici. Ou je pourrais
te faire passer le goût du commandement. Et ne parle plus jamais
de Thibaud Ewerloock !
L’homme étouffe, il crache un oui misérable, elle desserre
son étreinte, Talbarq tombe à genoux reprenant difficilement sa
respiration. Séverin l’aide à se relever confus. Talbarq grogne :

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— Ça va ! Ça va ! Vous êtes folle décidément.


Elle repart sans un mot. Séverin la suit du regard et la
cherche encore quelques secondes. Talbarq tousse et se frotte le
cou.
— Cette harpie à une poigne de fer et la force d’un hercule.
C’est inconcevable pour une simple femme !
— Où avez-vous vu une simple femme ? raille Séverin tout à
coup très rêveur, c’est une amazone, pourquoi croyez-vous
qu’elle est chef des armées ?
— Quoi ? chef des armées ?
— Eh, oui, moi ça ne m’étonne pas je suis entouré de
femmes extraordinaires !
Talbarq affiche une mine dégoûtée et répond :
— On n'a pas le temps à ces fariboles ! La guerre est
imminente, nous devons préparer nos magies !
Séverin se redresse fièrement et s'exclame :
— Dans ce cas venez voir, messire Talbarq, ce que nous
avons mis au point avec Thibaud !
Talbarq soupire en grondant, mais il se reprend et s’oblige à
suivre le jeune homme, après la semonce de la baronne, une
jalousie de feu le brûle pour ces deux garçons exceptionnels
réunis ensemble pour son malheur, car à eux d’eux ils vont
l’éclipser, lui qui pensait se hisser à la tête des thaumaturges du
royaume après la disparition de nombre d’entre eux !
Après des manipulations incroyables vis à vis de son maître
le comte Adémarch LongueVictoire, il était parvenu à se faire
élire comme Premier Chercheur ou Chevalier du Grand Art au
comté, et maintenant qu’il peut se faire entendre et respecter, ces
deux jeunes trublions vont lui faire obstacle, mais l’un d’entre
eux est déjà mort… l’autre le suivrait peut-être.

La nouvelle de l’arrivée des troupes d’Éponime se double de


la visite du baron d’Armesson, une troupe relativement modeste
les suit. Quant aux trois jeunes gens qui encadrent la jeune fille
dissimulée sous son manteau et déguisée en soldat, ils exhalent la
gaieté comme des papillons exhalent le printemps. Annegarelle,

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arrachée à ses préoccupations du moment, et notamment


l’organisation du départ, les reçoit avec chaleur après
qu’Éponime l’ait informé de leur qualité et fonctions auprès
d’elle.
— Avez-vous fait bon voyage baron ? Demande-t-elle.
— Sans difficultés précises, votre Altesse, à part le grand
froid et la crainte des brigands qui heureusement ne se sont pas
manifestés.
— J’en suis heureuse, dit la duchesse en souriant, nos alliés
sont les bienvenus, et les amis de la princesse nos amis. Mettez-
vous à l’aise, et prenez un repas si vous le souhaitez, ensuite je
vous mettrais au courant ou plutôt la princesse le fera.
Éponime converse déjà avec Swan et lui demande comment
s’est déroulé le voyage, le jeune homme lui désigne le soldat qui
dissimulait ses traits sous une capuche et lui demande la
permission de lui parler en privé, la princesse les entraîne dans
une salle isolée, là, Swan rabat la capuche et fixe Éponime qui
s’écrie :
— Par les dieux ! Clémence ! Pourquoi cet accoutrement ?
Elle lui fait part de l’ordre de son père l’obligeant à rester au
château d’Orlân ce qui lui est impossible, puis des activités de
son frère, de l’endroit où il demeure, et aussi de l’exil que
Gruelcia a fortement conseillé. La princesse très impressionnée
lui promet de garder le secret. Les gardes s’affairent, les hommes
harnachent les chevaux et les armes, dans les cours on tire de
nombreux chariots chargés de provisions et du matériel utile.
Éponime emmène la jeune fille voir son frère elle remercie
chaleureusement Sawn, Arn, et Pitch, pour avoir protégé la jeune
femme et leur dit qu'elle n'en attendait pas moins d'eux. Séverin
est aussitôt mis au courant pour le déguisement de sa sœur, il rit
et peste tout à la fois des risques pris, cependant il reconnaît bien
là une des folles idées à Clémence décidément incorrigible.
Éponime doit cependant les quitter.
— Repassez me voir aussitôt votre visite faite, leur
demande-t-elle.
Dans le laboratoire Séverin serre sa sœur dans ses bras :
— Quelle joie te revoir saine et sauve. Avec tout ce qui se
passe.

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— Voyons tu sais que les brigands ne me font pas peur.


Talbarq s’approche, Séverin la lui présente.
— Encore une jeune femme qui ne semble avoir peur de
rien, dit-il sur un ton grinçant, en s’inclinant et en mimant un
baisemain une nouvelle femme déguisée en soldat ou plutôt ne
serait-ce pas le contraire ?
— Pourquoi ? Il y en a donc une autre ici ?
— Et comment ! Répond Talbarq, la meilleure. La
Maréchale. Sabine Blancsang Aigle ! Une femme à poigne…
— Oh ! J’en ai entendu parler par mon père, c’est paraît-il
une formidable guerrière.
— La voici justement, dit le magicien en désignant la jeune
baronne qui venait de faire son entrée, Sabine arrive, elle a dû
courir pour venir saluer les arrivants, toutefois rien ne laisse voir
l’effort, une odeur d’épice subtile émane d’elle.
— Pardonnez-moi messires, demoiselle, j’ai été prévenu à
l’instant de votre arrivée, depuis quelques jours ce château est
devenu le lieu de rencontre privilégié des voyageurs. Les jeunes
hommes se présentent à la baronne et manifestent le désir de voir
la princesse. On les conduit jusqu’à la salle ducale où déjà
Éponime donne ses ordres aux officiers. Ceux-ci viennent
prendre leur poste, harassés et gelés, mais attentif à tout ce qui se
passe dans le château.
Lorsqu’elle voit les trois jeunes gens elle s’illumine d’un
large sourire :
— Ah ! Vous voici. J'en suis heureuse, nous allons avoir du
travail.
— C’est sûr, confirme Swan, l’armée des sorciers avance. Ce
ne sera pas facile d’entraver sa marche.
— Ne désespérons pas, il y a peu de mages dignes de ce nom
dans ce flot de barbares. Je ne sais par quel miracle, mais notre
jeune Séverin l’a déjà frappé à distance au point que le palais
roulant gigantesque du seigneur des mages se retrouve en
difficulté, et puis une armée de sorciers c'est beaucoup dire...
—Alors… ces sorciers, ne sont pas si terribles… !
S’exclame Pitch.
— Ne voyons pas les choses comme ça, précise Éponime, en
réalité nous n’avons jamais affronté une si grande armée, même

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mal organisée. Elle est un mélange de sauvagerie, d’ignorance et


de puissance brute inimaginable, la magie de ses prêtres est
discutable, et les guerriers s’entre-déchirent mais pas
suffisamment pour nous épargner d’avoir à combattre, j’en ai
bien peur. Que font nos thaumaturges ?
— Ils œuvrent formidablement bien princesse, je dois le
reconnaître, d’ailleurs nous venons d’arriver, il serait injuste de
donner un avis. Ce Talbarq semble capable quoique, si vous me
permettez cette franchise, un peu imbu de sa personne, sinon les
garçons sont admirables, et devraient faire un excellent travail.
— Oui, à part que Thibaud, notre… miraculé, à des
problèmes. Éponime explique dans les grandes lignes l'histoire
incroyable du jeune thaumaturge, les trois garçons retiennent
difficilement des cris d’exclamation.
— Je comprends mieux maintenant cet embarras que je
ressentais chez tous en arrivant, Séverin seul nous a mis à l’aise,
fait Swan d’un air rêveur.
— Allons mes enfants, je vous laisse choisir ; ou vous
secondez les thaumaturges, si le cœur vous en dit ou vous prenez
le commandement d’un bataillon !
— Les deux me tentent bien, répond Pitch en riant.
— La princesse a dit de choisir Pitch ! Tu ne peux jamais
faire comme les autres, grogne Arn.
—Eh ! Du calme. Je peux aider les thaumaturges ?
— D’autant plus que j’aimerais t’avoir à mes côtés Swan, ta
blessure, bien que refermée à présent, demande à être surveillée,
rappelle-toi ce qu’on t’a dit, tu es en convalescence.
Swan hoche joyeusement la tête :
— Parfait.
— Eh ! Ce n’est pas juste, toi tu vas jouer les apprentis
sorciers pendant qu'on va se battre ?
— Non Arn, intervient Éponime sur un ton plus sérieux, ce
n’est pas ainsi qu’il faut voir les choses, Swan va prendre autant
de risques que vous, il va amener du matériel à nos magiciens et
sera chargé de les protéger durant leur préparation. Car nous
allons partir dans quelques heures, et tout le travail se fera dans
des chariots, l’élaboration des pièges, les incantations et les
rituels utiles… ce ne sera pas une partie de plaisir.

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Arn fait un mouvement de tête d’un air entendu :


— Bien princesse, je me demande finalement si je n’ai pas
choisi le meilleur poste. Capitaine d’une garnison. Nous avons
déjà plusieurs centaines d’hommes sur place.
— Et d’autres arrivent, alors au travail ! Ordonne Éponime
cette fois sur un ton de commandement.
Ils saluent et vont directement aux offices. Swan sourit en les
regardant.
— Et que ça file… ironise-t-il, mais la princesse lui jette un
regard sévère. Il rougit et bafouille :
— Heu… oui, j’y vais… votre Altesse !

Le plan de bataille était assez simple, on savait que l’armée


sorcière ne pouvait venir des Fondrières tyranéennes trop
difficiles à passer, elles viendraient donc par l’est sur la Caldénée
directement, envahissant les plaines et la cité puis le château.
L’armée ducale était divisée en trois phalanges égales dont l’une,
dirigée par Sabine depuis le château, irait directement sur
l’ennemi formant un coin hérissé d’acier et d’arcs.
La deuxième, composée d’archers, s’acheminerait vers la
forêt des pins rouges et aurait à sa tête d’Armesson, la troisième
se terrerait dans les vallées, sous terre, et serait menée par
Adémarch et guidée par Work Tarbi maîtres des chausse-trapes
en Adlassie de l’Ouest, de l’autre côté de la forêt. Enfin des
factions invisibles agiraient, thaumaturges et tilsjjads.
Des pièges furent tendus tout le long du trajet, cordes en
travers les chemins, arcs près à tirés, balustres prêts à déverser un
flot de projectiles enflammés. Pierres empoisonnées et biseautées
catapultées par un nombre impressionnant de micro-balistes.
Des hardes de chiens enragés et des bandes d’éperviers
tueurs dissimulés sous des bâches dans de grandes cages,
entraînés de longue date par les nains ulmains, rongeaient leur
frein dans les frondaisons. Au château de Trecy demeureraient, la
baronne, ses officiers et soldats, Xithos et plusieurs browqs,
Talbarq et plusieurs autres apprentis magiciens réunis au dernier
moment et formés sur le tas, ils consolideraient comme ils le
pourraient des remparts et tendraient des pièges autour de la
bâtisse.

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Pourtant rien ne paraissait devoir bouger vers les frontières


encore calmes, les centaines de milliers se déplaçaient
douloureusement, l’armée se gênait, se broyait elle-même
comme dans un grand concasseur. La maladie disséminée par
Silbbus provoquait des maux de ventres effroyables et retenait
encore trop d’hommes, on marchait sur les malades, certains
finissaient sous les roues des chariots géants ou sous les pattes
des chimères ou des hommes éléphants indifférents. Le palais
avait été cependant réparé et attelé à de nouveaux taureaux,
masses de muscles terrifiantes cuirassées à outrance.
Les tours affaissées étaient en cours de reconstruction, mais
tout ceci s’effectuait dans de mauvaises conditions et l’armée
ennemie perdait du temps.

Si l’armée sorcière perd du temps, Narboth et Groswen lui


font la pige, et payent un repas trop généreusement arrosé. Le vin
ayant coulé de façon outrancière serre dans son étau éthylique les
deux infortunés. Comment évaluer la situation ? un marteau-
pilon leur martèle le crâne. Le premier à articuler quelques
paroles cohérentes est Narboth :
— Oh ! Cher ami, je crois que nous avons abusé du remède
des vieillards ; le vin. Il réchauffe certes mais il nous a réservés
une mauvaise surprise. Le voici qui frappe dans ma tête comme
un damné à ma porte…
— Et moi donc, gémit Groswen, vite fabriquons une
décoction de notre cru qui chassera cette gueule de bois.
Un cri, suivit d’un juron, répond aussitôt au thaumaturge.
Son ami fouille vainement ses affaires, tout a disparu. Les bâtons
d’Autorité, les provisions, le vin ! Ils ressentent alors quelque
chose de bizarre qui les met mal à l’aise, l’air se charge de brume
et devient encore plus glacial et humide que d’ordinaire. Des
nappes épaisses s’élèvent du sol et bientôt des formes surgissent,
des arbres noueux aux branches menaçantes, une forêt jaillit
autour d’eux dans une érection surréaliste, blanchâtre charriant
des odeurs de décomposition.

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— Une sylve spectrale ! Crie Narboth, et nous n’avons pas


nos bâtons ! Mais qui… ?
— Les puldrïms ! Ces maudits lutins ! Rugit Groswen aux
abois, ce sont eux. Ils ont volé nos affaires et nos bâtons, nous
sommes pris au piège. Nous étions dans un cercle durdéen
pourtant. Ils ne pouvaient nous voir et nous toucher.
— Ciel ! Tu dis vrai Groswen, mais dans notre maudite
ivresse nous n’avons pas inclus nos bâtons dans le cercle. Quelle
folie !
— La proracination ! Ici ?
— Oui, ils ont «senti » notre présence, et nous dormions il a
été facile de nous encercler en dépit de leur incapacité à nous
atteindre. Mon pauvre ami qu’avons-nous faits ? Et dire que l’on
compte sur nous.
— Avançons, propose Groswen d’un air déterminé.
— Oui, cela ne changera rien de toute façon, ces sylves se
déplacent avec leurs captifs, nous allons mourir de soif et de faim
mon ami…
— Allons ! Nous venons de déjeuner plus que copieusement,
le repas attendra. Quant au vin faisons-en notre deuil. Mais j’ai
surtout peur que nous ne soyons la proie des mauvais puldrïms
qui habitent ses lieux. Leurs armes sont empoisonnées et volent
nos shindrä.
— Tais-toi… ! Gémit Groswen roulant des yeux furieux et
terrifiés, écoute…
Du plus profond de la forêt spectrale une rumeur grandit, un
bruissement comme de multiple voix.
— Ils arrivent tremble Narboth, allons ! Nous avons encore
notre magie, même sans bâtons.
— Mais moins puissante.
— Plaçons nos boucliers.
Ils étendent autour d’eux des écrans de protection, pour cela
ils se concentrent davantage et grimacent pour arracher l’énergie
de leur corps :
— Sans nos bâtons cela va être dur, ils canalisent et
stabilisent les émanas, et ce maudit mal de tête n’arrange rien.
Groswen approuve tristement du chef :
— Ce vin nous a trahis, se plaint-il.

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— Trop tard pour pleurer ! Gronde Narboth, regarde !


Une foule de silhouettes blanches se détache des frondaisons
malsaines et profondes de la forêt. Elles charrient des odeurs
affreuses et des lumières grisâtres qui dévorent tout espoir chez
les voyageurs, par bonheur les boucliers des thaumaturges
atténuent considérablement ces effets. Ils entourent lentement les
deux magiciens, cette fois on peut distinguer leurs traits horribles
à moitié putréfiés. Prenant tout leur temps, ils s’arment d’arcs et
les visent, une pluie de traits blancs est décochée
silencieusement, aucun d’entre eux ne touche cependant les deux
thaumaturges.
Narboth fait une invocation tonnante et un feu sort de sa
bouche, une langue destructrice qui lèche les adversaires. Mais
ils se diluent dans l’atmosphère et le feu n’atteint pas son but. À
nouveau une nuée de flèches se fiche dans le sol et les arbres
alentours, sans les blesser.
Et, de nouveau, une flamme terrifiante embrase les arbres
blancs, traversant la sylve sans faire de dégâts notoires.
— Que se passe-t-il ? s’écrie Groswen, on dirait que notre
magie est inutile !
— Je crois comprendre. Nous ne pouvons les atteindre. Ils
sont dans le monde éthérique, il nous faudrait pénétrer dans
l’entredeux.
— Pas question ! Réplique Groswen, vous savez que c’est un
piège. Tukyur a piégé des thaumaturges en procédant comme
cela.
— Tukyur est mort.
— A ce qu’on dit. Je ne veux pas en faire la preuve. En
l’absence de nos bâtons je préfère m’abstenir !
— Alors comment allons-nous nous débarrasser de ces
vermines ?
— Pourrions-nous sclisser ?
— Sans bâtons ? Je n’ai jamais essayé.
Ils se concentrent et font des passes, leurs pieds se soulèvent.
— Ça marche ! S’exclame Groswen.
— En doutiez-vous ? Je vous rappelle que nous sommes des
Probateurs, les maîtres de la Guilde, et nous avons de la
ressource, dieux merci !

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Ils décollent et avancent cette fois à une vitesse


impressionnante, les arbres défilent, ils en traversent au passage
et si la sensation n’est qu’humide et glaciale, ils cherchent plutôt
à les éviter. Ils ne voient pas de nouveaux lutins, les créatures
sylvestres corrompues ont dû comprendre qu’ils ne toucheraient
jamais les deux magiciens. La forêt paraît se diluer, ils
commencent à sortir de la nasse, mais une secousse violente les
plaque au sol, leur mal de tête augmente affreusement, ils
viennent de heurter un énorme chêne.
Devant eux un spectacle hallucinant se déroule, les deux
bâtons d’Autorité sont à demi-enterrés dans le sol, et les
liliputiens spectraux forment un cercle dansant autour d’eux, des
éclairs d’énergie sillonnent la sarabande.
— Purée de Betelgeuse ! Ils nous ont envoyé des semonces
avec nos propres bâtons ! Crie Narboth.
— Les maudits ! Ceci étant… Groswen se relève, une idée
vient de le traverser, en dépit de son fort mal de crâne, il
accomplit quelques passes et fait reculer les lutins, puis il bondit
sur son bâton d’Autorité sous une pluie de traits dont quelques-
uns parviennent à traverser son bouclier affaibli. Il le serre à
nouveau dans ses mains, un grand cri rageur retentit, la foule des
puldrïms se délite et disparaît. Groswen incante, fait tourner son
bâton, un vortex se forme, la forêt est aspirée en un gémissement
inhumain. Narboth se relève effaré, le paysage est redevenu
familier, une plaine blanche, car la neige s’est mise à tombée
d’un ciel gris et balafré de safran.
— C’est fini.
— Quelle horreur que ces diablotins à moitié décomposés.
— En effet.
— Bravo pour ta prouesse Groswen. Tu aurais pu manquer
ton coup.
— J’ai eu peur en effet que les bâtons ne soient que des
suggestions pour nous faire tomber dans une fosse mortelle dont
ses maudits ont le secret, mais une vibration intime m’indiquait
qu’il s’agissait de nos bâtons originaux et non de leurres.
— Ainsi ils n’auraient pas pu les emporter très loin, ils sont,
reliés aux harmoniques de nos corps. Ils devaient donc les avoir
planté là durant notre sommeil, les monstres !

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— Oui, ils espéraient visiblement nous affaiblir au point que


nous baissions nos boucliers et alors… mais, par les seigneurs !
J’ai été touché !
Les yeux révulsés il désigne une flèche grisâtre plantée dans
son épaule et qui se dilue dans l’air.
— Ce ne sera pas trop grave, dit Narboth, une ou deux
flèches ne tuent pas un thaumaturge de ta trempe, tu procédera à
une purification émanatique, j’imagine ce qui serait arrivé s’ils
avaient pu nous tirer dessus durant notre sommeil.
Narboth frémit.
— Mieux vaut oublier cet incident… on nous attend.
Groswen regarde le ciel et cherche un indice en grimaçant :
— Oh ! C’est une heure avancée, nous avons perdu
beaucoup de temps Narboth. Espérons que nous n’arrivions pas
trop tard. Silbbus va tempêter. Et notre pauvre Gruelcia à sans
doute besoin de nous !

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Eblouissante est l’œuvre des Pères, Fascinante leurs Flammes,


incompréhensible l’engendrement des humains…
Poésie fosséenne ; auteur inconnu.

L'Invocation

Lorsque la Princesse en présence de la duchesse et des


conseillers vit son teetch, elle estima plus prudent de s’éloigner
en l’emportant avec elle, énorme pelote de fourrure ronronnante
qui prêtait à sourire, mais qui dissimulait un redoutable espion.
Elle s’enferma dans ses appartements avec le gros matou et le
regarda fixement.
« Chérie, ma chérie ! Ça y est ! Quelles discussions avec ses
keetchs. Mais nous avons établi un accord. Dès que la guerre
sera commencée, nous serons prêts à les recevoir. Seulement je
préfère que tu n’en parles pas à la duchesse pour l’instant, elle
se ferait peut-être de fausses idées, car ce ne sera pas simple !
« Parles-tu de repousser, voire détruire, l’armée ennemie ?
Demanda palpitante la princesse.
« Non, pas à ce point là… mais nous pourrons en effet
provoquer de tels désordres que l’armée sera beaucoup moins
efficace. Je tenais à te le dire, ainsi dès que nous serons vraiment
prêts à l’action la duchesse le saura, cependant nous devrons
procéder à un petit réglage en affectant déjà une partie des
ennemis. Nous pouvons les atteindre par l’esprit en «lançant »,
sachant qu’ils ne peuvent rien contre nous. Le pire des cas à
envisager serait qu’ils aient des keetchs bien sûr, ça nous le
saurons au dernier moment, car le sondage est impossible tant
que les keetchs gardent leur esprit fermé. À mon avis peu d’entre
eux commettront cette erreur.
Éponime gratifia son teetch d’une caresse d’un air rêveur.

Un autre personnage se morfondait car il ne lui restait qu’un

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temps restreint, en effet ; l’effigie de Tanaoz cherchait tous les


moyens pour recevoir des informations, le duc l’avait remise
entre les mains de Tigger et son inséparable Blick, deux délicieux
compères, certes, mais incapables de suivre les événements avec
toute la circonspection nécessaire. Ils criaient, riaient, sautaient
ou tombaient dans des dépressions inexplicables.
Tanaoz leur parlaient, les questionnait et essayait bien de les
obliger à s’occuper de lui alors que leur tache s’étendait à un
petit groupe de malades, et les choses ne s’arrangeaient guère
depuis la venue de Gruelcia qui les avait fait sclisser jusqu’à
Glaceplaie. La magie de la Lyconthe était trop forte pour les
hommes, et l’écarlate des neiges suscitait des expressions
douloureuses de la part des plus solides soldats, le lieu était si
insolite que l’esprit humain vacillait.
Des milliers de visages transparaissaient dans les reflets
miroitants et sanglants. Siân ne désirait pas exposer les plus
faibles ce pourquoi il avait délibérément placé l’effigie dans le
traîneau hospitalier. Rien qu’à l’idée qu’il pouvait être considéré
comme un « handicapé » rendait fou le pauvre Tanaoz déjà en
très mauvaise posture, car sa disparition n’était guère qu’une
question de temps. Aussi éructait-il, toussait-il ou éternuait-il
bruyamment pour manifester sa présence, et quand cela n’était
pas suffisant, il poussait des exclamations injurieuses et
blasphémait horriblement à son habitude. Bien que sa taille fut
réduite son langage conservait toute sa plénitude.
Blick s’apercevait des tourments du vieux et s’en occupait
dès qu’il le pouvait en lui demandant d’une voix remplie de
compassion :
— Mon pauvre Tanaoz ! Que voulez-vous ? Que puis-je pour
vous ?
« Enfin ! Je vous l’ai déjà expliqué… Me raconter tout ce
qui se passe, le duc à eu tort de me reléguer ici dans l’intention
de m’éviter les problèmes. Je vais de toute façon disparaître.
Les yeux de Blick expriment une intense tristesse.
— Chut ! voyons ne dites pas cela maître Tanaoz !
« Ah ! ça suffit ! petite carne. Vermicille larmoyante tu ne
veux donc rien comprendre n’est-ce pas ?
Le Puldrim tressaute.

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— Mais, maître Tanaoz…


« Suffit ! Tu ne comprends pas que d’être ici me tue plus
sûrement que d’être aux premières loges. Ne fais pas l’idiot
amène-moi en tête de peloton où je me fâche !
— Enfin ! Je n’ai pas la droit. C’est un ordre du duc ! Et…
Le vieux s’étrangle de fureur, mais sa voix porte à peine.
« Cannelle d’étron de candide de …
— Vermicille biskornue et torve, macabrée d’enfer et
perthuis voürgien ! pengloth de kornille… ! Eh ! Vous n’êtes pas
le seul à connaître des jurons. Et on ne vous entend plus, votre
voix devient imperceptible, ce qui est une chance ! Clame Blick
l’air surexcité et furieux et soudainement empourpré d’une honte
assez exquise pour s’être laissé aller.
Tanaoz fixe d’un air hébété le lutin.
— Quoi ?
— J’en ai assez de vos jérémiades et jurons, je vais vous
emmener, après tout libre à vous de savoir comment vous devez
achever votre course en ce monde.
Tanaoz ne trouve rien à dire et grimace en se demandant
quelle mouche pique le brave Blick, ce dernier enfile une
fourrure supplémentaire, et place le cristal dans un sac à dos
aussi grand que lui, puis ouvre la tente et profite d’un instant
d’inattention de Tigger et des soldats pour se faufiler dans la
garde, traverse le terre-plein des guerriers, et arrive bientôt de
toute la vitesse de ses petites jambes vers l’avant poste où le duc
converse avec son capitaine. Simon l'aperçoit et le rejoint en
quelques enjambées.
— Blick ! que fais-tu ? oh ! Ce vieux Tanaoz ! Est-ce
possible ? ne devait-il pas rester sous bonne garde, fait le jeune
homme en souriant en coin.
« Non ! lance le thaumaturge, pas question maintenant qu’il
ne me reste que quelques heures, devrais-je supplier ? »
Simon prend un air grave.
— Que je sois pendu à l’instant si je laissais un maître tel
que vous s’abaisser à supplier sa liberté. Faites tout ce que vous
voulez maître Tanaoz, je vous en prie, et bavardons !
Le mage paraît satisfait de la réponse et se rassérène.
« Bon ! Enfin quelqu’un de raisonnable ! Votre père n’a rien

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saisi de ma situation. Je vais mourir dans peu de temps, et je


veux voir une dernière fois les grandes Phrégïas et… surtout
Glaceplaie ! Oh ! Quels souvenir en ces lieux, quels combats
épiques, quels inventions ! Enfin mon jeune ami, que se passe-t-il
exactement ?
Simon rassemble ses idées, s’éclaircit la voix et répond :
— Je ne suis pas un conteur émérite comme vous maître,
mais je peux déjà vous dire que Gruelcia est assez loin en avant
en train de fouiller dans les Glaces… le duc attend auprès de son
capitaine et…
« Quoi ? résonna la voix de Tanaoz avec une cinglante
autorité, Gruelcia ? ce piteux rabatteurs de cavernicoles, ce
glâukmart schmoll véroleux ? non ! Il farfouine encore les
Phrégïas ? il n’a donc rien compris ? il va faire remonter ce qu’il
ne faut pas !
— Il a parler en effet de quelque chose qui doit remonter…
l’Abomitrôn…
Tanaoz bondit dans son cristal et se cogne la tête
figurativement parlant, il hurle, ou du moins il croit hurler, mais
ne produit qu’un son aigre et faible :
« Quoi ?… l’Abomitrôn stron ronk Abys ? pas le Char des
dieux la Shéïa ?
— Heu… je ne connais nullement cette terminologie maître
et…
« Ce n’est pas possible ! Ce…
Blick et Simon ferment les yeux s’apprêtant à la bordée
d’injures qui va échapper au thaumaturge, mais contre toute
attente il se contente d’un piteux ; freluquet ! Si l’on peut dire
que l’appellation freluquet dans la bouche d'un maître de la
Guilde n’est qu’un juron anodin.
« C’est terrible ! Terrible ! Si l’Abomitrôn remonte ici, nous
allons tous… amenez-moi au plus vite au duc !
Simon soupire et fait un signe de tête en saisissant le cristal.
Il va l’amener à Siân lorsqu’une lumière se met à briller
intensément devant lui, une lueur admirable qui le cloue sur
place, une figure d’adolescent apparaît d’une beauté stupéfiante,
un parfum indescriptible et sensuel en émane, il tend la main et
dit simplement :

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— Donnez-moi l’effigie du maître, Simon MonDragon !


Simon reste bouché bée, le jeune homme le connaît par son
nom de famille. Tanaoz balbutie :
— Un Edelphe ! Un Edelphe ! Ô ! merveille…
Simon recule tenant toujours le cristal.
— J’en suis responsable !
La voix criarde du magicien résonne :
« Voulez-vous me lâcher triple buse ! Cet enfant est un fils
des dieux, un Adormeur ! Il veut me parler… Mais ce qu’il croit
être un hurlement n’était plus qu’un mince filet sonore à peine
audible, Tanaoz se meurt.
Simon hésite en regardant l’enfant dont l’aura pleine de
douceur le pénètre et le magicien qui s’agite dans sa prison de
cristal. Il comprend qu’il doit abandonner l’effigie à son destin, il
la tend à l’Edelphe qui lui sourit.
— Merci, Simon, on ne peut pas vous aider directement ici,
mais Tanaoz le pourra lui !
— Comment… ? veut demander le fils de Siân, mais trop
tard, la vision disparaît avec le cristal. Tout se bouscule dans
l’esprit du duc, Tanaoz est agonisant comment pourrait-il les
aider ?
Tandis que ces événements se produisent et que Simon sort
de la torpeur dans laquelle l’avait plongé l’apparition, Siân,
intrigué, vient vers lui en demandant :
— Que se passe-t-il ?
Blick le lui raconte, plus à l’aise que Simon qui rêve encore
de ce qu’il a vu.
— Quoi ? s’écrie Siân, vous avez laissé partir Tanaoz !
— C’était sa volonté père je te l’assure, il prétendait revenir
pour nous aider.
Le duc paraît réfléchir à demi-accablé par cette nouvelle qui
s’ajoute aux autres déjà mauvaises. Cependant les paroles de
Simon l’apaisent, si Tanaoz a prétendu revenir les aider, c’est
qu’il y a encore de l’espoir.
— Bon ! Ici ce n’est pas simple, il faut rassurer les hommes,
ils perdent la notion du temps et de l’espace, Gruelcia fouille les
glaces auprès des thaumaturges du roi, la Glace a grondé et s’est
soulevée, beaucoup ont fui !

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En effet il est possible de voir à quelques centaines de pas


des fissures dans le sol comme si une chose énorme tentait de
remonter.
Blick s’écrie soudain blême comme un agonisant :
— Quel jour sommes-nous Siân ? Par les dieux !
Futentrailles de saperlotte ! La lune…
Ils se regardent ébahis et effrayés, la lune. C’est l’heure de
l’ascendance. Le lutin a raison, comme le soleil extérieur ne
perce pas le jeu des lumières rouges de Glaceplaie, et que les
nuits demeurent indiscernables, personne ne peut affirmer que les
Phrégïas ne sont pas en plein travail. En quoi consiste ce travail
ici, à Glaceplaie ? Quelle relique fantastique va émerger ?
Et soudain, comme en réponse aux questions de Siân et de
ses compagnons, le sol paraît gonfler, il perd l’équilibre, les
hommes tombent comme des quilles, poussant de petits cris
étouffés et des jurons. Même le vieux Paulmarc, si stable
d’habitude, se voit rouler comme un homme ivre, poussant
d’abominables imprécations.
Glaceplaie devient une colline, les traîneaux glissent le long
des flancs neigeux, les guerriers s’effondrent, les draqqats
dégringolent dans un pénible mugissement rauque, les soldats
fuient affolés sur un sol qui se lézarde plus vite qu’ils ne courent.
La colline devient montagne, l’énorme chose qui monte rappelle
à Siân les récits anciens sur les Cirons, ces tours enfouies qui
remontaient sur l’ordre de leur maître, cela dépasse ses
prévisions et surtout n’entre plus dans le champ d’expériences
auxquelles il est rodé.
La chose qui refait surface n’est pas une simple relique, mais
une entité du passé, des premiers âges. Tous hurlent saisit d’une
terreur sans nom, et qui pourtant vient d’en prendre un dans
l’esprit de chacun ; Arkotth ! L’horreur pure, le retour
cataclysmique du Vactarh ! Les sanglants reflets dus à la magie
de la Lyconthe teintent les corps et les visages d’une empreinte
sinistre, tel un sang de lumière impalpable qui pénètre les
vêtements, la chair et l’esprit, des hommes tombent maintenant
dans des crevasses énormes, des bêtes, des attelages entiers et
leurs chiens, au plus grand désespoir de Galpush Gal le soigneur
qui s’arrache les cheveux de rage.

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Orthox s’agrippe à ce qu’il peut enfonçant ses griffes dans la


Glace, Odrius bondit, Fany dans les bras, et paraît échapper aux
fissures mortelles, Sulkor le suit sans peine. Galtän ne lâche pas
Tigger et Blick qui eux-mêmes emboîtent le pas au duc et à
Simon, alors que plus loin auprès des thaumaturges, Elvôn,
Chliss, et Picjoz, se trouvent dans l’épicentre du phénomène mais
entourés d’un halo pourpre qui les stabilise complètement !
Glaceplaie est leur source.
Siân hurle en se retournant appelant son neveu et son frère,
dardant son regard sur Simon, la vision de ceux qu’il aime lui
revient, la duchesse, Annegarelle !
Le château, ses devoirs, le peuple qui comptait sur lui…
Il sent la mort trop proche, elle pue la magie corrompue.
Il bondit alors l’épée en main comme si les moulinets
traditionnellement meurtriers pouvaient réduire en miettes la
catastrophe elle-même.
« Siân, l’excès d’héroïsme finit par devenir une tare… »
Quelqu’un l’a pensé si fort que les mots l’ont percuté.
Le roi Tallârk est littéralement projeté en arrière, il vide les
étriers, se reçoit en un roulé-boulé impeccable, hélas son draqqat
se brise. Le bouclier ! Il sait installer un bouclier, rien de mieux
qu’une secousse pour découvrir ce dont on est capable. Les
tisljjads ont pour la moitié disparus, car maintenant une
avalanche de neige rouge recouvre tout, il règne un chaos
indescriptible. Il tente de consolider son bouclier, c’est juste
suffisant pour ne pas être broyé, cependant il déchante vite, son
bras gauche se tend instinctivement devant lui pour rejeter la
neige, un bras auquel il manque la main sectionnée au poignet !
Il roule des yeux horrifiés et hurle comme un animal. Goeric
vient à lui malgré ses propres blessures ; sire ! Sire ! Que se
passe-t-il ? êtes-vous blessé ? Tallârk le repousse férocement, et
cherche d’un œil hagard sa main glacée perdue dans la poudreuse
insensible, sa fameuse main touchée naguère par les Phrégïas.
Aujourd’hui elles reprennent leur dut. Les Phrégïas, synonyme
de rêve, de malheur, d’ivresse, de pouvoir et d’indicibles
souffrances ! Les Phrégïas, paradis et enfer, cœur de l’univers, cri
de l’anathème, poésie de l’indicible, arche de la cruauté
extatique ! Est-ce le dieu remonté, l’exhumation interdite,

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l’ascendance dernière ?

Gruelcia, Parchlas et les cinq prêtres d’Amillias ne peuvent


contrôler la chose qui émerge du sol en dépit de leurs pouvoirs
incroyables, ils ne tiennent debout que par la force des boucliers
stabilisateurs qui résistent aux cyclones les plus puissants. La
neige écume autour d’eux telle une humeur malsaine, et déjà des
cristaux apparaissent, pointus, puis une surface découpée se
dégage, des formes de toits, des câbles gigantesques, des roues
dentées, des engrenages aux formes improbables, et rutilants,
puis d’autres surfaces émergent plus vastes que des clairières,
une cité entière sort des glaces ! Pas une cité normale, possédant
ses tours et ses maisons de pierres et d’argile ou de marbre, non,
une cité faite dans un joyau étincelant, inaltérable, de la Phrégïa
sublimée, du cristal d’Indilgence !
Des organes gigantesques composé de minéral et d’une chair
indescriptible et palpitante suivent, une sorte de queue colossale
fouette l’air renvers
prométhéennes animées du suprême sursaut créateur. Des
tentacules, si gigantesques qu’ils recouvrent la plaine écarlate
entièrement, ils frémissent et dans un mouvement tellurique
soulèvent lentement l’édifice central. Mais tous ses mouvements
titanesques n'ont pas mis un seul homme en danger, ceux qui sont
tombés dans les crevasses ne se sont pas brisés. Bien au
contraire, ils reviennent sur leur monture, choqués et cependant
bien vivants, sauvegardés au-delà de la raison !
La Shéïa, le Char des dieux !
C'est un spectacle complètement surréaliste, et une idée
frappe le duc comme les thaumaturges, la Shéïa ne tue pas, elle
préserve les vies qui l'habitent. Et alors que des centaines
d'hommes auraient dû périr écrasées par le monstre, tous s'en
sortent indemne. Il y a là plus qu'un simple prodige, car cette
chose disproportionnée aurait pu en seul mouvement balayer
l'armée.
Gruelcia échevelé, pâle comme la mort et le regard fou
hurle :
— Ce n’est pas le Vactarh ! Non ! Ce n’est pas le Vactarh !…
ce n’est pas lui ! Ce n’est pas le Vactarh… ! Il ne semble plus

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capable de répéter autre chose, à la manière d’un automate brisé.


Parchlas replié sur lui-même tremblant et hoquetant achève
la phrase du maître de la Guilde des Probateurs :
— L’Abomitrôn !

Mais alors que se déroulent ses événements, l’effigie de


Tanaoz traverse des nivées entre les mains de l’Edelphe Aloïm, il
sent le poids terrifiant des mouvements extérieurs, et il se
lamente parce qu’il ne peut prêter main forte aux armées
humaines. Hyacinthe a commis sans doute une terrible erreur en
rappelant le Char des dieux. L’Edelphe cependant lui parle d’une
voix rassérénante :
— Maître Tanaoz, oubliez un instant le Char divin, il n'est
pas tourné contre vos amis, ni les hommes... nous allons vous
redonner un corps tant que cela est encore possible, ce schasmme
est l’empreinte qui nous est indispensable,
— Une résurrection ?
— Pas exactement, nous allons reconstruire votre organisme
et insuffler une shindrä dans votre corps.
Maintenant il file à une vitesse vertigineuse vers les cristaux
où dorment les Edelphes, des filles et des garçons. Ils ouvrent les
yeux pour le voir, et là, Tanaoz sent la puissance de vie et
d’amour des PhirÏms. Ils l’installent sur un siège de verre, et
dirigent vers lui des flammes, il commence à voir des images,
une succession de visages, ses parents, ses frères, la découverte
de la magie, il recouvre la mémoire, celle de son corps perdu, des
sens rafraîchis, le toucher, le goût, les odeurs, les sons, tout
devient beaucoup plus net. Oui, l’effigie est en train de
disparaître, et l’Edelphe est arrivé à temps, et il n’ignore pas que
cette intervention provoque des souffrances atroces aux
Adormeurs. Tanaoz les ressent brièvement, puis le bien être
s’installe, il éprouve une chaleur inquiétante celle qui a envahit
son corps avant… l’implosion. Le foyer subastral !
Il repasse par toutes les étapes charnières de sa vie, recule
dans le temps. Ainsi les Edelphes ont ce pouvoir. Il est aspiré
dans des gouffres sans fonds et lutte contre d’abominables

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vertiges, puis graduellement il revient à lui et sent le sol froid et


dur sous sa paume, son corps douloureux indique qu’il est bien
en vie, il se tâte. De la bonne vieille chair, des os ! Pas cette
matière impalpable qui n’a été qu’un schasmme malade. Il
s’assied, on lui a reconstitué un corps, et il voit les débris de sa
prison de Phrège autour de lui, ils achèvent de fondre.
Il se met debout et aussitôt cherche ce qui lui manque le
plus, son bâton d’Autorité. Où est-il ? ses grandes mains vides
sont étrangement solides, comme… rajeunies, il se palpe le
visage, et son cœur s’arrête.
Des angles puissants, des saillies fortes, une peau lisse, une
chair ferme, des… cheveux souples et abondants.
Il a retrouvé un visage de jeune homme. Non, pas vraiment,
mais celui d’un homme portant la barbe et de longs cheveux, et
une puissante mâchoire, il crie :
— Edelphe ! Pourquoi ? pourquoi ce corps ?
Et une voix cristalline lui répond :
« C’est le tient Tanaoz, avant que tu n’aies quitté ta famille
définitivement… pour partir vers les Phrégïas la toute première
fois. Ton père t’invectivait pour ce choix, tu abandonnais tes
frères… seulement tu as oublié, la Glace a absorbé tes mémoires
et tu as cru à ta propre solitude. La Glace a aussi gardé
l’empreinte de ton corps à ce moment là, et nous ne pouvons agir
qu’à partir de cette époque Tanaoz. Tu es trois siècles plus jeune,
mais ton savoir est celui du vieillard que tu étais à ta mort,
attention ! Car tu bouillonnes de cette énergie qui t’a trahi
plusieurs fois déjà.
Tanaoz sautille tout en cherchant à repérer l’adolescent :
— Comment ? indique-le-moi s’il te plaît ! Comment puis-je
apaiser cette faim d’activité ?
— Tu es malade Tanaoz, et la seule solution est de te tancer
toi-même. Frappe-toi autant de fois qu’il est nécessaire, ton corps
doit être brisé, ton esprit fustigé et fouetté de mille sentences,
ensuite tu éprouveras une paix indicible et longue, mais à
nouveau tu seras taraudé par le désir de voyager et de libérer ton
trop plein d’énergie, et il sera temps alors de recommencer à te
fustiger. Si tu en as assez alors tu pourras prononcer la racine
voürgienne qui tue sans douleur, celle qui te rappellera au néant

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des dieux jusqu’à ton destin ultime. Prend ton bâton.


— Je ne l’ai pas ! Crie le magicien affolé et tournant sur lui-
même.
« Nous te l’offrons, répond la voix, et aussitôt sort du sol
gelé un cristal possédant une forme que connaissait Tanaoz, celle
d’un bâton, un bâton constitué de cristal d’Indilgence ! Il pousse
un râle.
« Saisis-le ! Il est à toi. Et son pouvoir est complet, il
possède la racine qui peu mettre fin à tes jours, et il est ton ami le
plus proche et le plus sincère, il ne s’use aucunement comme les
bois sacrés. Mais le temps ici est différent de celui d’en haut, il te
faudra renouer avec la corde du temps qui te relie à tes amis, au
plus vite car si tu tardes trop tu ne retrouveras pas les événements
que tu viens de quitter et tu seras perdu en une autre époque. Ici
le cristal contient des parcelles de temps passé et futur…
Tanaoz approche en tremblant et saisit le bâton, celui-ci
s’arrache du sol dans un éclair aveuglant, il est plus grand que lui
et adhère à sa paume, palpitant et tiède.
« Maintenant tu dois remonter, attention Tanaoz, la pleine
lune est en phase ascendante…
Le thaumaturge sent le sol bouger sous ses pieds, et soudain
il s’arrache dans l’espace grimpant à folle vitesse sur un
promontoire de forme géométrique complexe, la Glace se brise
au-dessus de lui et il n’a que le temps de former un bouclier, sa
force lui revient, entière, plus épanouie. Il traverse plusieurs
nivées, des milles de Phrège. Et il voit des objets si anciens qu’il
ne peut leur donner un nom, des palais en ruine et des êtres figés
s’apparentant aux Ygriphes de la légende, des joyaux plus gros
que des rochers, de la plus pure onde qui mêlent leur essence à
celle du cristal et dont les éclats prodigieux inondent les sphères
intérieures. Il voit les vents sauvages retenus dans leur vitrine,
des flammes du Massmarh fondamentale, Terre des dieux, qui le
brûlent malgré son bouclier. Et il comprend que certaines choses
ne doivent jamais remonter ou du moins ne jamais être connues
des hommes.
Il aperçoit dans une lueur de folie l’ombre des PhirÏms sur le
sol des jardins originaux où poussent des fleurs géantes dont la
fragrance pénètre la chair et embaume à jamais les vivants. Il

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grimpe vers des vibrations aiguës d’émotions surhumaines, et


écoute la musique des divins priants leurs pairs, flotte sur les
ondes infinies des vagues du Millabysse*, car les Phrégïas
possèdent aussi une part de l’Océan originel, entend le chant des
Os, irrésistible, des déesses éteintes. Il tient son bâton, se mord le
poing jusqu’au sang saisit d’une rage inassouvie, des merveilles
entrevues et inaccessibles, et l’apaisement si rare vient le secourir
par intermittence dans cette ascension hallucinante.
Il est projeté en l’air et retombe sur ses pieds dans une neige
moelleuse, son pouvoir stabilisateur lui permet des acrobaties
inimaginables, et le bâton confère à ses os la solidité de
l’Indilgence plus dur que le diamant.

Il ne voit que la neige blanche, les monts de glace, la Cime


de l’Elfe, et plus loin les monts d’Evilhuë, les montagnes de la
lune, et des forêts d’anefirs dues aux remontées, et son sang ne
fait qu’un tour, il n’est plus à Glaceplaie, et ne voit nul
campement nulle armée, où est le duc ? Alors une peur effroyable
s’insinue en lui, l’Edelphe lui a dit : il faudra rechercher la corde
du temps qui te relie à ton époque, mais où est-elle ? Est-il dans
l’avenir, dans le passé ou dans un présent déjà perdu ? Il doit
retrouver Glaceplaie au plus vite pour se replacer dans un
contexte favorable, mais cela marchera-t-il ?
Il repère alors les lieux et juge que la bonne direction est au
Sud. Il sclisse à une vitesse défiant l’imagination en ricanant :
« Silbbus, attends-moi mon ami, me voici ! Et vous autres ne
laissez pas le désespoir vous envahir, Tanaoz retrouve toujours
son chemin… mais au fond de lui sa propre voix lui apparaît
aussi fausse que la promesse d’un rêve irréalisable.
Les Glaces se referment, comme toujours, sur les aubes
enchanteresses, sur les voix humaines et les manœuvres des
thaumaturges, elles effacent parfois le présent incitant à remonter
le passé, et engloutissent l’histoire pour mieux faire resurgir
l’avenir.
*
Millabysse, Océan des origines, se prononce « Milabysse ».

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La dernière nivée révélera tous les mystères de la création et la


destinée des hommes. Peut-être n'existe-t-elle que dans l'espoir et le
rêve des thaumaturges. Les plus grands magiciens n'en ont atteint
que six, et n’osent mentionner les merveilles qu’elle recèle... la
septième réside sans doute en nous-mêmes.
Éphémériad de l'ermite, note préfacée.

Amazones

Bryan accompagne Daisil et Preesty en dehors du cercle


durdéen qui rend invisible et intangible leur demeure. Que fait-il
avec cette jeune fille et son colosse de frère ? Il sait simplement
qu’ils l’ont recueilli à moitié mort de froid non loin des
Fondrières, à des lieues du campement principal de l’armée
sorcière. Aujourd’hui elle a avancé considérablement en dépit de
sa lenteur et des pièges tendus par les thaumaturges.
Elle arrive aux Fondrières, et là, si les prêtres savent utiliser
les fort-gouffres, ils se retrouveront en quelques minutes de
l’autre côté, non loin du château de Trecy.
Quant ils sortent du cercle, les trois observateurs peuvent
conclurent que l’armée est aux portes, Daisil demande à Preesty,
affublé d’une hache gigantesque et qui se balance doucement
d’un pied sur l’autre :
— Bon, ça y est Preesty ? Il faut commencer ?
L’homme la regarde avec des yeux étrangement rudes et
tendres à la fois. Bryan n’entend rien à ce langage secret entre la
jeune femme et son frère.
— Enfin ? De quoi parlez-vous ? Que pourriez-vous faire ?
Cette armée est immense, elle noiera tout ! Si notre cercle
durdéen est vraiment efficace alors… nous serons sauvés, mais…
dans le cas contraire mieux vaudrait nous tuer tout de suite plutôt
que de tomber entre leurs mains.
— Ne soyez pas si pessimiste messire Bryan, dit Daisil d’un
air sévère, en fait nous étions prévenus de leur arrivée et étions
prêts… venez voir. Daisil entraîne le bouffon estomaqué vers la

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plaine qui n’est constituée que de milliers de cailloux pointus et


d’herbes grasses et coupantes. Elles couvrent d’une parure des
plus rudes la steppe, un arbre s’élève ça et là, une race de pins
parasol à l’écorce pareille au liège, des cactus bruns et pourvus
d’énormes piquants poussent également ainsi qu’une herbe
sèche, la séria.
Daisil tire une petite corne de sa ceinture et souffle trois
notes rauques qui créent un étonnant écho dans la plaine.
Soudain des trappes se soulèvent, et des ulmains apparaissent
accompagnés d’hommes, par centaines ils tiennent de grands
miroirs polis, de parfaits réflecteurs solaires, un capitaine salue la
jeune femme.
— Voici un avant poste Bryan le fou, déclare Daisil, je suis
la fille de Work Tarbi, le général main rouges, il a proposé son
aide à la Caldénée, et il est actuellement auprès de nouveaux
alliés assez étonnants. Elle garde un air mystérieux et fait signe à
Bryan de la suivre, elle le conduit à l’opposé des bataillons aux
miroirs et désigne un campement que n’a pas encore vu le fou, il
comprend soudain et s’écrie :
— Un autre cercle durdéen !
En effet, des milliers de soldats attendent auprès de grands
feux tout en conversant, ils soignent leur monture, et nettoient
leurs armes, mais en s’approchant la surprise du fou est totale.
— Des femmes !
— Plus que ça ! Répondit fièrement Daisil, des amazones,
des Alcquées épisques. Les plus terribles guerrières des Fosses.
elles ne souhaitent plus s’occuper des affaires du royaume, mais
mon père à su les décider…
Bryan secoue la tête, il croit rêver.
— Sont-elles là pour ?…
— Pour se battre ? évidemment, elles n’attendent que cela,
une de ces guerrières vaut quarante hommes de l’armée ennemie,
et je pèse mes mots. Par ailleurs ces miroirs gêneront la vision
des armées sorcières, elles seront aveuglées et voici ce que nous
leur réservons encore, elle désigne les cactus, tire cette fois une
flûte d’une poche de sa fourrure et émet quelques notes bien
modulées et longues. Un grouillement étrange bouleverse le sol à
cette seconde, des serpents jaillissent de dessous chaque cactus,

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des milliers de serpents verdâtres qui bondissent et progressent à


une vitesse extraordinaire.
— Ce sont des Stygniurs, les plus venimeux des Fosses,
quelques ermites les élèves et nous les ont prêtés, leur dressage
se fait très jeune, ils obéissent à des notes précises qui signifie
pour eux des ordres tels ; arrêtez, attaquez, rentrez ou attendez…
il y a quelques centaines d’endroits farcis de ces alliés. Leurs
maîtres sont mithridatisés.
Bryan n’en croit pas ses yeux :
— Incroyable ! Vous aviez tout prévu. Mais… cela sera-t-il
suffisant ?
— Pour les gêner, les retenir, et les affaiblir, oui, cela laissera
du temps aux alliés et au duc.
Bryan fronce les sourcils et croise les bras :
— Enfin ! Vous êtes quoi au juste ? Et que savez-vous du
duc ? êtes-vous pour le roi ou pour le duc ?
Daisil éclate de rire :
— Quelle question… ! Le duc et le roi vont être obligés de
se battre ensemble, la main dans la main s’ils veulent survivre.
— Et moi qui pensais que vous n’étiez qu’une gentille et
innocente fermière qui m’avait recueilli avec son frère !
Elle hausse les épaules :
— Vous êtes bien l’espion du roi. Il est curieux de voir
combien vous sous-estimez la candeur des jeunes filles alors que
vous avez vous-mêmes tellement trompé votre monde. Tenez,
regardez mon frère, car il s’agit bien de mon frère je ne vous
mens pas là-dessus, il fait parti d’une tribu du Nord attenante aux
Carolingois, les Sarolingois qui on accueillis mon père plusieurs
mois, cette tribu comporte trois mille membres, ils seront ici à
sont appel, le moment venu, et je ne vous dis pas les guerriers
terribles qu’ils peuvent être, même les amazones ne leur cherche
pas querelle.
Bryan passe sa main sur son front moite, c’était beaucoup
d’informations d’un coup pour l’espion préféré du roi.
— Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Rien ne vous
obligeait à me montrer cela. Vous savez qui je suis, et… ce que
j’ai fait.
Tandis qu’ils parlent, ils rentrent dans la bâtisse

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tranquillement, Daisil hoche la tête pour montrer quelle écoute


bien le fou, mais en réponse elle jette un regard affectueux à
quelque chose qui vient d’apparaître derrière lui, il se retourne et
pousse un cri de stupeur.
Un énorme chat noir passe, en ignorant Bryan, et vient se
frotter en ronronnant aux jambes de la jeune femme, elle se
baisse et le caresse :
— Je vous présente Epicure, c’est un teetch du Sud, mon
père me l’a ramené tout petit… venez donc le caresser, il ne
mord pas.
Bryan fixe le chat avec des yeux hagard, effrayant, sa bouche
se distord affreusement, il recule, livide.
— Qu’avez-vous ? Demande-t-elle sur un ton inquisiteur et
les yeux plissés, seriez-vous allergique aux teetchs ? Oh ! Non,
pas allergique… au contraire. Ils provoquent en vous un désir
innommable, vous avez envie de les saisir n’est-ce pas ? de les
caresser, de les broyer entre vos mains, et de les dépecer, leur
fourrure vous rend fou. Mais fou, vous l’êtes déjà.
Bryan en reculant bute contre le frère de Daisil qui reste
muet et immobile tel un roc, Preesty esquisse un sourire féroce.
Bryan se retourne épouvanté et bondit sur le côté en s’excusant.
Daisil avance vers lui :
— Vous n’entendez pas ce qu’il dit sur vous messire Bryan ?
il dit que vous avez essayé de dépecer vif l’un des siens, que
vous êtes un malade, et réfractaire en plus…
Bryan grimace, il transpire.
— Que… que me voulez-vous ?
— Nous ? Oh ! Rien, mais Epicure va décider ce qu’on doit
faire de vous… vous exécuter, vous renvoyer aux ennemis ou…
vous donner une chance, acceptez-vous de travailler pour nous ?
Bryan avale péniblement sa salive manquant de s’étrangler,
peut-être aurait-il pu en d’autres circonstances maîtriser la jeune
femme et s’enfuir, mais le colosse ne lui en aurait pas laisser le
temps, de plus si Daisil cache bien son jeu, elle doit être comme
l’une de ces amazones là-bas, redoutable. Il n’a aucune chance.
En fait, il s’aperçoit qu’il ne veut plus fuir, qu’il aspire à une
autre vie, le roi s’est allié au duc, quelle raison aurait-il de trahir
à nouveau ? Cette jeune femme lui plaît, mais la pensée de

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Marguite ne le quitte pas, il souhaite la retrouver. Sa carrière de


bouffon s’arrête peut-être là finalement, mais pas celle d’espion.
— D’accord, que puis-je faire pour vous ?
Daisil s’éclaire d’un sourire :
— Voilà qui est sage messire Bryan, ce que vous pouvez
faire c’est ce que vous avez toujours fait ; le fou. Et espionner
pour nous.
— Quoi, tressaute Bryan comme piqué par quelque chardon,
recommencer ? mais je croyais que…
— Vous deviez changer ? Oui, après la guerre… il le faudra,
si l’on est encore en vie. Attendez-vous tout de même à un
jugement…
Bryan frissonne.
— Écoutez, j’ai déjà espionné cette armée, vous le savez ou
vous en doutiez non ? Vous m’avez recueilli non loin des
frontières.
Daisil s’approche de lui et fait soudain sur un ton
autoritaire :
— Travaillez-vous pour eux ?
— Mais non… non, balbutie le fou en écarquillant les yeux,
jamais je ne…
— Parfait, qu’avez-vous à nous donner comme
informations ?
— Eh bien, il y a beaucoup de choses qui m’ont surprise,
d’abord les sorciers ne sont pas aussi puissants que cela, tout est
apparences, et le roi n’est pas un fin stratège loin s’en faut, leurs
machines sont terribles, mais trop lourdes, elles s’enrayent
facilement. Leur bouclier magique n’est pas fiable heureusement
pour nous, le roi-sorcier se joue la comédie, par contre nous
avons un ennemi redoutable et bien plus dangereux qu’Abigaïl…
Atzéus, un prêtre de Tukyur qui est entré en contact avec le
dieu…
— Le dieu des bouffons ? S’exclame surpris Preesty qui
s’esclaffe devant la mine dépitée de Bryan.
Daisil ne se laisse pas gagner par l’hilarité de son frère.
— Oui, c’est une histoire extraordinaire… Atzéus un
serviteur de Tukyur ? Et l’Astarï n’a-t-il pas été tenté de vous
contacter ?

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— Pourquoi ? Pourquoi l’aurait-il fait ? demande


soudainement inquiet Bryan, je ne suis pas un prêtre ni un
serviteur…
— Messire bouffon, avez-vous parlé à cet Atzéus ?
— Non ! J’étais en train de voler les dragons de pierres et
j’ai fui sans demander mon reste. D’ailleurs je n’ai plus ces
statuettes, vous les avez forcément vus. Ce… Relnew ! Le lutin.
Il les a volés. Pour satisfaire à je ne sais quel rite, pendant ce
temps des espions porteurs de fléau se baladent et vont bientôt
frapper !
— Tais-toi ! Fait la grosse voix de Preesty qui pose une main
de pierre sur l’épaule du bouffon.
— Écoutez, fait la jeune femme sur un ton froid et dardant
des yeux scrutateurs sur le petit homme, les dragons vont servir
aux puldréims, mais pas comme vous le soupçonnez, pour
accomplir des rituels tribaux qui ne nous apporterons rien... c’est
le contraire. Les dragons vont être utiles pour rassembler les
puldréims de tout le pays. Ils servent à accroître le pouvoir de
«lancer » et celui des pierres de visions. Nous aurons ainsi une
armée avec nous, elle se prépare déjà car notre ami n’a pas perdu
son temps.
Bryan resta interdit, comme accablé, ainsi voilà à quoi
allaient servir les dragons de pierres.
— Mais, les espions porteurs de la peste ?
— Ils ne pourront plus recevoir d’ordre de leur roi sorcier,
les dragons son désensibilisés. Les arts phiriens sont subtils
messire bouffon !
— Je le sais, tout ceci devient très compliqué décidément.
Quel est mon rôle ?
— Celui d’observateur, vous vous approcherez le plus près
possible des ennemis et nous tiendrez au courant.
— Mais c’est très risqué ! S’écrie Bryan paniqué par cette
idée.
— Pas tant que ça. Vous avez la cape livezienne, et savez
l’utiliser non ? Qui vous repérera à part d’excellents
thaumaturges ? Y en a-t-il ? D’après vos dires non. Et c’est votre
métier, vous êtes très prudent de nature…
— Mais comment vous contacterais-je ?

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Daisil jette un regard sur Epicure.


— Il vous accompagnera, et vous le protégerez !
Bryan fait un bond et clabaude :
— Emmenez le teetch ? ! Jamais ! Jamais ! …
— Pourquoi ? Demande Preesty en saisissant Bryan et en le
soulevant comme une plume.
— Mais parce que… parce que… je ne suis pas sûr de…
— De pouvoir résister à l’envie de lui prendre sa fourrure ?
Achève d’un air ingénu Daisil qui décidément a un talent inné
pour souffler le chaud et le froid.
Bryan hoche vigoureusement la tête, écarlate sous l’étreinte
du colosse qui le dépose finalement par terre.
— Vous emmènerez partout Epicure, vous le protégerez, et
ferez en sorte qu’il ne lui arrive rien… il nous transmettra vos
paroles sous forme de pensées, bref il «lancera », pour cela il
n’aura pas besoin de vous sonder. Il pourra, quant à lui, nous
envoyer des messages sur ce qu’il voit, et vous transmettrez vos
impressions et commentaires par son intermédiaire, est-ce
compris ?
— Deux valent mieux qu’un, argue Preesty sans quitter du
regard le fou, ainsi nous serons sûrs de ce que fait l’armée. Et
puis le teetch vous surveillera.
— C’est donc pour ça ! S’écrie Bryan, vous voulez qu’il me
surveille. C’est absurde, que pourrais-je faire d’autre une fois là-
bas ?
— Vous êtes un malin, vous pourriez fuir… ceci dit nous ne
sommes pas des tyrans, vous avez le droit de refuser notre
proposition et partir tout de suite, sachant que nous garderons la
cape et que l’armée vous verra, Atzéus sera heureux de vous
retrouver.
Bryan frémit à cette idée et fait un signe de tête entendu.
Ainsi, la charmante hôtesse et son hercule de frère ne sont-ils
qu’une autre façon pour lui de jouer la comédie, toujours sous la
férule d’un maître.
La jeune femme lui susurre :
— Nous ne vous demandons pas de risquer votre vie, fuyez
dès qu’il y aura du danger, nous voulons récupérer Epicure sain
et sauf, et ensuite, quand tout sera terminé, nous vous libérerons,

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car quelqu’un vous attend…


— Quelqu’un m’attend ? Répète d’un air hébété le fou.
La terreur suscite en lui des visions cauchemardesques, il
voit le roi se pencher vers lui, avec son regard magnétique et
l’assujettir, Éponime le faire jeter dans un cachot ou Traudy
serait trop heureux de «s’occuper de lui ». Mais à l’idée qu’il
pourra fuir avec Epicure, il se rassérène un peu, on lui offre une
porte de sortie, et déjà son esprit tortueux cherche quelque
manière de tirer parti de la situation.

La longue marche commençait pour l’armée caldénéenne,


Éponime conduisait fièrement les colonnes de soldats et de
cavaliers tyranéens, elle regardait la section du baron
d’Armesson et de Sabine tout à tour, leurs regards répondaient au
sien, les mains rouges préparaient leurs pièges, et nombre de
tilsjjads également. Devant eux la vallée de l’Aisnée s’étendait
en landes herbeuses et broussailleuses, au sein des prairies
marécageuses, des fleurs d’hiver mauves s’épanouissaient et
conféraient un ton irréel au paysage.
Un ciel jaune acide dispensait sa clarté blafarde au vieux
fleuve long de mille cinq cents lieux, et dont on remontait le
cours sur trois mille milles pour atteindre les Phrégïas, après quoi
il se divisait en plusieurs rivières se perdant dans les glaces en
autant de bras et de deltas, suite à quoi la mer phrégique
l’absorbait. Là, les eaux étaient probablement transformées par
une alchimie incompréhensible pour devenir de la Phrégïa, une
glace aux qualités fantastiques, la Glace.
Mais la princesse s’arrêterait bien avant pour attendre les
armées sorcières, ces dernières se répandraient jusqu’à la forêt
des pins rouges où les attendraient les archers de d’Armesson. Si
l’ennemi parvenait à surmonter l’obstacle de la forêt et des
archers, les balustres et catapultes les attendraient de l’autre coté.
Beaucoup d’assaillants seraient déjà morts dans les fosses des
mains rouges. Viendraient ensuite les bêtes enragées qui ne
feraient pas de cadeau. Néanmoins la duchesse comme la
princesse ne se font guère d’illusion, les sorciers possèdent eux

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aussi des fauves dangereux, des Dalpagös, tatous aux traits


meurtriers, des boulbas entraînés à tuer, des cräkls, lézarquidés
(chevaux lézards) plus rapides que des montures ordinaires, et
nombre de créatures issues des laboratoires des thaumaturges
maudits. Séverin et Thibaud seraient leur seul espoir en matière
de magie, ainsi que Talbark dont on n'a pas encore mis les
qualités à l’épreuve.
Sabine se contenterait d’une percée, suite à laquelle elle
reviendrait défendre le château bourré de pièges, de là elle
frapperait avec toutes les forces disponibles. Pour l’heure la
bâtisse est protégée par un sceau durdéen qui la rend
momentanément intangible, il est cependant très probable que
dans le feu de l’action cette protection se lève, car elle dépend
d'une magie instable.

Rien n’est facile dans une guerre, et on ne peut penser à tout,


et surtout à l’imprévisible. Les différentes factions se placent au
fur et à mesure que l’on avance, les mains rouges creusent
habilement, et avec la technicité imparable des ulmains, des
fosses meurtrières. Les phalanges d’archers pénètrent dans la
forêt et se postent dans les branches hautes établissant des guets
indiscernables parfois de véritables habitations tant les branches
maîtresses sont gigantesques. De l’autre côté, et s’éloignant de
d’Armesson, la duchesse mène son petit monde et ses soldats
d’une poigne de fer, personne ne doit s’éloigner et se perdre,
chacun reste sur ses gardes.
Des heures durant l’armée caldénéenne, soutenue par les
troupes d’Éponime, prend ses marques, la princesse et
Annegarelle côte à côte et Sabine trois cent mètres plus loin
ouvrant la marche, attentive, tendue, et harnachée de pied en cap.
Arrivées sans encombre à la frontière talassénienne, et donc
vers une relative sécurité, la baronne se dirige vers la duchesse.
— Ma dame, voici le moment venu de nous quitter, je dois
réintégrer mes troupes au château et organiser la défense, soyez
prudente, je ne cesserais de penser à vous, les soldats
m’attendent…
La duchesse se redresse fièrement sur son cheval, un
magnifique quarteron à la robe zébrée, elle n’a pas voulu être

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conduite en voiture, mais en femme du duc, et guerrière.


— Baronne, le royaume repose en partie sur vos épaules, et
je connais la solidité de celles-ci. Mais ne commettez aucune
imprudence grands dieux. J’ai peur de vos éclats comme de vos
passions.
Elle avance sur son cheval et prend la main de Sabine qu’elle
serre fortement puis y presse ses lèvres, comme le veut la
coutume caldénéenne entre dames et vassaux. Cela signifie que
la vie de la baronne lui est sacrifiée, Sabine porte à ses lèvres sa
main pour recevoir, à son tour, le baiser de la duchesse et fait se
cabrer son cheval, puis dans un demi-tour fulgurant harangue ses
hommes et repart en flèche vers Trecy.
Éponime la regarde.
— C’est une fière guerrière, mais elle saura insuffler la force
de résister aux hommes et aux enfants…
Annegarelle la dévisage, une ombre de détresse assombri son
expression. Les garçons. Elle les appelait des enfants alors
qu’elle n’est elle-même que leur aînée de quelques courtes
années.
— Oui ! Par trop fière et… passionnée. Son amour pour le
jeune Thibaud confine à la pure obsession, et j’ai bien peur que
Silbbus n’ait fait, en ressuscitant ce jeune homme, qu’attiser un
feu couvant, prélude d’un terrible incendie. Par moment elle me
fait peur…
Éponime tressaute à cette remarque de la duchesse, mais elle
éprouve une impression similaire.
— Elle se battra jusqu’à la mort, et dans le fond… je crois
que c’est ce qu’elle souhaite ardemment, fait Annegarelle d’une
voix lugubre.
La princesse ne répond pas et, plus pâle, va reprendre
tranquillement sa route lorsqu'un des sergents s’approche des
deux femmes.
— Votre Altesse, ma dame, nous allons bientôt établir un
campement, il y a le plateau des Ruisland à cinq cent mètres
d’ici.
— Déjà ? Il est encore tôt, si vous vous arrêtez pour nous
sergent ce n’est pas la peine, nous ne sommes pas fatigués,
princesse ?

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Éponime secoue la tête.


— Moi non plus, plutôt éprouvée nerveusement, mais il vaut
mieux suivre le plan d’origine qui est d’économiser nos forces,
courir ne sert à rien ma dame, reposons-nous, l’armée ne nous
rejoindra pas dans les heures qui viennent à moins d’un sinistre
prodige…
Annegarelle donne un ordre. Le campement s’installe, les
hommes ne mettent pas longtemps à établir une sorte de fortin,
les chariots sont placés en cercle et des gardes armés postés à
chaque extrémité de ceux-ci, puis à l’intérieur les tentes sont
montées, les chevaux bouchonnés, nourris, et les baumes contre
le froid sont distribués.
Il n’est pas question d’allumer des feux qui attireraient
l’attention d’éventuels espions de l’armée sorcière, mais on se
réchauffera en consommant de la graisse animale et un peu
d’alcool. D’énormes fourrures sont réparties entre les officiers, et
les soldats en faction selon les ordres d’Annegarelle. Cette
dernière vient s’asseoir aux côtés de la princesse et lui dit avec
compassion :
— Vous avez froid, vous voilà bien pâle… ? Et tout en disant
cela elle place une couverture supplémentaire sur les épaules de
la jeune femme.
— Non, je pensais à mon père… Le roi est loin de nous,
volerait-il à notre secours auprès du duc, qu’il serait déjà trop
tard, il y a des semaines de voyages jusqu’aux Phrégïas, seule
une puissante magie pourrait les ramener ici… évidemment je
songeais, comme vous avez dû le faire également, à une
possibilité ; que les magiciens ramènent mon père et le duc…
deux hommes peut-être... Silbbus lui-même semble incapable de
déplacer une armée en si peu de temps.
— Oui, il faudra se battre, fait la duchesse sur un ton plus
âpre, mais si ces deux hommes là, le roi et le duc revenaient,
nous aurions alors deux puissants avec nous, car votre père
possède ruse et pouvoir, et mon mari le duc est un guerrier hors
norme. Leur art nous aiderait certainement à tenir… voyons, fait-
elle en posant la main sur celle d’Eponime, cette même main
qu’avait embrassé Sabine et qui soudain fascina la princesse
comme l’emplacement privilégié d’un acte héroïque, auriez-vous

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peur de cette violence à venir… ?


Éponime la regarde dignement et répond :
— En effet, la peur nous l’avons tous ma dame, j’ai peur de
la cruauté des hommes, et de leur infinie ignorance, de cette
sottise qui les mène aux pires actes et les avilit. Recevrons-nous
la sommation d’agir comme eux ? Aussi férocement ? La réponse
d’un destin trop cruel décidément…
Annegarelle secoue la tête.
— Je comprends votre désarroi... tout peut encore arriver, ne
nous leurrons pas princesse, des hommes mourront encore, et
peut-être parmi nos chers amis ou nos aimés… un voile de
mélancolie tombe sur ses yeux comme à l’approche future d’une
mort certaine, et la princesse frissonne, puis soudainement la
duchesse presse sa main plus fort, elle sourit et lance sur un ton
joyeux :
— Mais pour l’heure, ma belle, Soyons digne de nos
royaumes, mangeons, bavardons, et prenons le repos nécessaire.
Elle tire une pierre brune de la taille d’un œuf de ses bagages et
se mit à la frotter vigoureusement, une odeur huilée et piquante
monta aussitôt et la pierre se met à briller en émettant une douce
chaleur. Annegarelle verse un peu de salive sur ses doigts et en
badigeonne l’œuf brun, une vapeur douceâtre et agréablement
odorante monte.
Éponime est stupéfaite et étrangement troublée, on lui a dit
qu’Annegarelle usait de philtres, et ses sécrétions en étaient
saturées, herbes nombreuses aux grands pouvoirs aphrodisiaques,
épices magiques qui évitent les faiblesses inhérentes aux femmes
conservant le corps et l’esprit en état de réagir puissamment si le
besoin s’en faisait sentir. Et là, la princesse respire ces effluves
intimes, avec la conviction qu’elle ne peut rester sans apporter sa
contribution à son tour, elle mouille abondamment ses doigts, en
frotte la pierre à son tour, s’y brûlant presque.
Une nouvelle bouffée de douceur envahie la tente, et un
apaisement profond se fait chez les deux femmes. Ces
combostites sont une rareté, elles subliment l’essence des gens et
la convertissent en un encens lénifiant, et toujours varié, mais la
chaleur phirienne que procure la pierre n’est sans doute pas
étrangère à ce bien être. La lumière dans la tente des deux

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femmes est alors la seule à briller en un halo orange et mouvant,


et le regard des soldats fixe avec une sorte de béatitude ce point
lumineux dans l'espace glacial et inchangé de la vallée. La nuit
tombe.
— Ne dit-on pas que la nuit ne tombe jamais totalement dans
les Phrégïas ? s’interroge Éponime dont le visage, éclairé par la
combostite, dorait étrangement.
— La nuit tombe princesse, mais tronquée par les lumières
incidentes, elle ne ressemble à nulle autre en ce monde, et le jour
même vole l’apparence des crépuscules, tout se mêle, et
pourtant… les créatures les plus aveugles savent quand elle
« est » véritablement, selon un sens inexplicable.
La princesse frémit de cette remarque faite d’une voix
rauque, comme si la duchesse savait ce qui se passait là bas,
intuitivement. Là encore elle songe au pouvoir des philtres qui
parfois ouvrent les yeux de l’âme et envoient la shindrä se perdre
dans les lieux inaccessibles.

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Cordes, racines, clés, sceaux et nœuds sont les notes d'une


partition phirienne toujours à réécrire, la virtuosité ne consiste pas à
en jouer, mais à en être l'instrument.
Grimoire des Insolites, auteur inconnu.

Nouvelles et guerre

A des milliers de milles de là, Silbbus Nadus tentait de réunir


toute la force dont il disposait en tant que schasmme. Il venait de
perdre momentanément, du moins l’espérait-il, son corps dans
cette course effrénée contre l’ennemi. Il quitta le désert des
haches dédié ordinairement aux ulmains, cimetière aux tombes
hérissées d’armes anciennes, et les grottes improbables de
l’inhumation. Là se dresserait un bâton diminué, mais éloquent,
celui de l’Autorité d’un grand maître. Il fila à une allure
totalement folle, lorsqu’il percuta violemment deux bolides
arrivant en sens inverse, le choc mortel fut évité d’une part parce
qu’il possédait un bouclier à longue porté qui réagissait avec
souplesse, et aussi parce que les deux autres responsables de
cette collision avaient également prévu un accident et s’étaient
entouré d’un important écran protecteur. Il se releva et tempêta,
le sol gelé craquela, les deux personnages avaient été projetés à
plus d’un mille.
— Groswen ! Narboth !
— Silbbus Nadus ! Est-ce possible ?
— Oui ! Pengloth vendmûle Carn ! Que faites-vous ici à filer
comme des damnés ? Trukmuj vermiculées ! Clopines
Glauques ! Pignousieux !
— Heu… balbutie Groswen, peu habitué à un langage aussi
vert de la part de Silbbus, voilà une bonne question maître, nous
nous sommes heu… disons égarés.
Silbbus s’avance et renifle l’air en rugissant :
— Egarés ? Saouls comme des barriques oui ! Vous puez la
vinasse à plusieurs lieues !
— Nous avons failli nous transformer en foyer subastral

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maître Silbbus, argumente Narboth, rouge de confusion.


— En foyer subastral ? Gronde Silbbus, vous ne pourriez pas
réchauffer une chambre d’enfant à l’heure qu’il est ! Il suffit ! Où
est Gruelcia ? Êtes-vous aller voir les dames ?
Les deux magiciens se renfrognent, ils ont beau admirer
Silbbus comment peut-il les traiter de la sorte, eux des
représentants de la grande Guilde ? mais ils ravalent leur orgueil
et Narboth répond :
— Premièrement nous ne savons pas où est le maître de la
Guilde, deuxièmement non, nous n’avons pas vu les dames.
Un rugissement terrible retentit.
— Ai-je besoin d’être secondé par des incapables ? Alors
que le royaume est sur le point de sombrer, que le duc est en
danger, que nous perdons tous nos magiciens et que pour comble
de malheur je viens d’enterrer mon corps physique ?
Les deux magiciens sursautent terrifiés par ce dernier point.
Groswen croit bon de ne pas s’étendre sur la question et débite :
— Je vais de ce pas à la rencontre des dames maître !
Narboth approuve de la tête et s’apprête à partir avec son
compagnon quand d’un geste Silbbus les retient.
— Non ! Toi Narboth, reste avec moi, j’aurais besoin d’un
aide dans mon état, Groswen peut aller seul réconforter les
dames.
— Mais nous n’avons jamais été séparés Silbbus ! Argue le
magicien dépité.
— Il y a un commencement à tout. Groswen est un très bon
magicien qui, quand il le veut, peut travailler seul.
L’autre acquiesce mollement affichant un demi-sourire en
regardant Narboth :
— Allons, réconforte-toi mon ami, je dirais bonjour aux
dames de ta part.
Narboth va faire un geste, inutile, son compagnon file déjà à
la vitesse d’une comète vers son objectif
Silbbus regarde déjà plus loin vers un horizon mystérieux,
étrangement détaché de la réalité et à la fois lucide,
effroyablement lucide.
— Allons maître Narboth. Le duc nous attend !
— Les Phrégïas, grimace le magicien en rentrant la tête dans

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les épaules.
— Oui ! Y voyez-vous un inconvénient ? Il n’écoute pas la
réponse de son homologue et l’entraîne dans son sillage, Narboth
ne fait qu’esquisser un geste de résistance et se plaint :
— Enfin tout ceci est-il raisonnable maître Silbbus ? Les
dames auraient bien plus besoin de nous ! Et… le dieu noir est
revenu !
— C’est juste mon ami ! Tonne Silbbus, et c’est pourquoi
nous pouvons être très utiles là bas, mais n’ayez crainte il n’est
pas encore levé, et nous allons empêcher cela. Joignez votre
énergie à la mienne et partons !
Pour Silbbus, en tant que schasmme, la vitesse n’est pas un
problème, il doit tenir compte toutefois du poids physique de son
collègue et effectue un bref calcul.
Groswen dont le corps est soumis à une pression croissante
s’apprête à répondre, sa voix n’émet cependant plus aucun son
malgré son bouclier. Silbbus semble avoir perdu la raison et un
rideau de feu les enveloppe perturbant toute perception futile.

La troupe du baron d’Armesson avançait pour l'heure au


grand galop vers la forêt des pins rouges, à ce rythme les
premières pinèdes apparaîtraient en vingt minutes. Les archers
suivaient leurs chefs docilement. Il s’agissait de s’installer dans
les frondaisons, les branches hautes constituant d’excellents
perchoirs, les seeminawles étaient des experts du camouflage et
l’on pouvait espérer en l’élaboration rapide d’une ligne puissante
et efficace en une journée. Il était plus facile de tirer des
catapultes sur une courte distance et de les dissimuler derrière les
arbres. De nombreuses fosses creusées garnies de pieux à la
manière des mains rouges, attendaient leurs proies. Une fois il
arriva qu’un groupe se fasse prendre à son propre piège tant le
camouflage s’avérait parfait
La duchesse galope à l’arrière, silencieuse, lorsque le baron
s’arrête et se retourne. Le moment est venu de se séparer :
— Baron, cette fois l’heure est décisive, vous aller demeurer
dans cette sylve avec vos hommes, et vous charger de la première

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attaque, faites attention, elle est immense, il ne s’agit pas de


s’éparpiller, gérez l’espace, vous connaissez votre partie. Les
thaumaturges vous enverront leur aide dès que possible,
n’oubliez pas que nous serons vers l’Ouest, et les épernautes
ainsi que les pierres Abolies nous tiendront au courant de vos
manœuvres et vous transmettront les nôtres, que les Dames
soient avec vous baron !
Annegarelle lève un petit étendard aux couleurs de la
Caldénée. C’est aussi le moment ou, cachée sous ses vêtements
et grimée en garçon, Clémence quitte son père, elle baisse la tête
et sent des larmes lui inonder les joues et diluer son fond de teint.
Swan ne peut manifester trop d’attention à son égard ce qui
paraîtrait suspect.
La princesse va saluer d’Armesson qui lui embrasse la main.
— Soyez prudent mon ami, nous comptons sur vous, mais ne
prenez aucun risque inutile !
Des seeminawles et des tilsjjads rejoignent d’Armesson, les
meilleurs archers du royaume. Ils s’enfoncent enfin dans les
vastes frondaisons de la forêt, dix catapultes légères les suivent
ainsi que plusieurs arbalètes géantes, La longue file disparaît au
bout de plusieurs minutes, totalement avalée par les halliers qui
n’ont pas perdu toutes leur feuilles, enfin un ultime frémissement
gigantesque secoue l’ombreuse sylve aux épineux et aux ramures
bruissantes.

La duchesse adresse un signe et la troupe ducale avance à


son tour pour contourner la forêt vers le sud et gagner les plaines
d’Adlassie. Annegarelle n’a pas hâte de partir, Éponime traîne en
regardant la sombre muraille couleur rouille des pins géants, elle
a la sensation d’abandonner un ami, n’a-t-elle pas eu avec la
duchesse cette sensation en laissant la baronne Sabine à Trecy ?
Cette impression ne dure pas, au bout d’une heure de
marche, les trois jeunes gens accaparent son attention, Pitch et
Arn s’occupent des soldats et de l’intendance avec plusieurs
ulmains, et Swan lui rend visite pour la remercier encore et lui
dire son soutient. Séverin s’en sort très bien, les chariots
dissimulent déjà une activité incroyable, Thibaud et plusieurs
apprentis thaumaturges travaillent dur à consolider les racines les

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plus utiles, boucliers, et clés mortelles. Il faut aussi s’occuper des


pierres de visions et les faire parler.

Swan, Pitch, et Arn, jettent de temps à autres des regards


éloquents à l’un des trois espions qui les accompagnent, c’est la
fille du baron Clémence d’Armesson qui, contre la volonté de
son père, a décidé de suivre l’armée ducale. Après un moment
difficile, celui de la séparation, la jeune femme se résigne
fièrement. Hébert d’Armesson s’éloigne, et la vigueur de son
caractère guerrier reprend le dessus. Ils galopent tranquillement
jusqu’à ce que la duchesse fasse un signe, un plateau s’offre pour
le bivouac, la nuit va tomber, les heures se sont écoulées, rapides,
et chacun est si occupé et parfois préoccupé que l’on n'a guère
senti la morsure du froid et le poids des heures.
Annegarelle songe avec inquiétude à Sabine, que devenait-
elle ? Un appel la fait se retourner, le comte Adémarch approche
d’un galop rapide et maîtrisé, revêtu d’une cuirasse d’apparat
bien inutile, une façon de montrer qu’il est prêt.
— Duchesse ! Je vais en avant comme convenu, j’ai été
retardé, le rassemblement de mes troupes fut plus long que prévu.
Cependant j’ai des amis sûrs auprès de moi, Lyedia m’a aussi
posé problème. Alors que le comte se répandait en excuses, des
hommes lions arrivèrent, une quinzaine au moins, des créatures
impressionnantes que Sulbfor commandait balayant l’apparente
inefficacité du gros homme.
La duchesse sourit :
— Allons mon ami, je connais votre femme, et je
comprends, allez vaillamment en éclaireur et tenez-nous au
courant ! Oh ! Je n’ai pas remercié le grand Sulbfor pour l’aide
qu’il accorde à notre royaume.
L’homme-lion s’incline et dit de son énorme voix
caverneuse :
— Madame c’est un honneur, sachez que plusieurs de mes
compagnons me rejoindront ainsi qu’une phalange de Truskms
que j’ai réussi à décider, vous savez comme ils sont longs à
réagir.
Annegarelle fait un geste amical :
— Je vous suis reconnaissante pour cet effort. J’étais

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auparavant rassurée lorsqu'Orthox venait me voir, mais


aujourd’hui vous le remplacerez si vous le voulez.
Sulbfor répond avec déférence :
— Ma dame, dès que mon ami le comte me libérera, et
aussitôt de retour je me ferais un plaisir de me mettre à votre
service.
La duchesse réitère son signe d’amitié et s’approche du
comte en lui disant :
— Les hommes tigres sont infiniment moins conciliants,
c’est étonnant n’est-ce pas ?
Il hausse les épaules.
— L’humeur des races est un mystère insondable duchesse.
Que les Dames soient avec vous ! Sur ces mots laconiques
Adémarch se tourne vers ses troupes, il salue la princesse en
s’inclinant au passage et rabat ses hommes d’un geste large et
théâtral, il va vers le fleuve Aisné repérer d’éventuelles
embarcations détachées par les troupes ennemies.
Éponime s’approche de l’attelage de Lyedia qui voit son
mari s’éloigner en sanglotant.
— Que se passe-t-il ma dame ?
— Hélas, mon mari est un mécréant, il vient de perdre son
meilleur teetch, Frost, atteint de la maladie de moose, et il n’a
même pas voulu que je lui dise adieu prétendant qu’il reviendrait
avant même que je ne m’aperçoive de son absence, et moi… où
dois-je enterrer mon chat ?
Éponime lui prend la main depuis sa monture malgré la
position peu commode, la mort d’un teetch la touche
profondément, son propre teetch, Gerf compte beaucoup pour
elle.
— Comtesse, si je peux faire quelque chose…
— Merci princesse, mais j’enterrerais mon teetch plus tard,
pour l’instant il y a plus pressé, simplement je me souviens du
plaisir qu’il nous avait donné au comte et… à moi !
— Mais ce même plaisir n’est pas inaccessible par d’autres
moyens, et je m’emploierais, si je le peux à vous les faire
découvrir, il y a à Orlân des spécialistes de philtres merveilleux,
reposez-vous madame.
Lyedia embrasse la main de la jeune femme.

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— Soyez mille fois bénie pour votre compassion


princesse et votre compréhension admirable de la nature
humaine.
Éponime sourit, elle savait que ce qui travaillait la comtesse
était à l'évidence sa perte d'influence sur son propre mari, et
l'impression de moins compter pour lui, mobiles bien féminins, la
sensualité avait toujours été très secondaire pour une femme telle
que Lyedia.

Tandis que ces scènes se déroulent, les jeunes magiciens


travaillent dans leur chariot, vaste pièce mouvante comportant
douze énormes roues. Swan a veillé à ce que les coffres soient
abondamment pourvus de poudres et liquides, les braseros ne
manquent pas, et quelques bâtons d’Autorité attendent un maître.
Des pierres de vision au nombre de trois patientent, elles aussi,
pour être sollicité.
— Par les dieux, fit Thibaud échevelé et pâle comme un
mourant, nous n’avons ici qu’un matériel restreint en dépit de
l’effort de ce Swan…
Séverin hausse les épaules en souriant :
— Nous ferons avec, j’ai dû commencer la magie avec
quelques cailloux et un grimoire, nous trouverons des usages aux
choses les plus anodines. La magie germe à nouveau en vous
cher confrère, on vous dit un merveilleux thaumaturge doté de
talents naturels
Thibaud fronce les sourcils et lève les yeux au ciel, la
souffrance se lit sur son visage, celle d’un esprit perdu, brisé et
désemparé, mais il n’en travaille qu’avec plus d’ardeur et obtient
des résultats surprenants confinants parfois à la violence,
transmutation d’un matériau ou désintégration, la canalisation
des énergies et la formulation d’une multitude de clés et racines,
de sceaux et commandements qui entre ses mains deviennent une
force brute et dangereuse, le garçon sensible et naïf de naguère,
le génie subtil de la magie, était devenu proche d’un sorcier aux
incantations guerrières.
Séverin ne le tempère pas car il faut un tel pouvoir pour

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réduire les armées ennemies.


Leurs rapports sont clairs sur ce point, mais leur
conversation, bien qu’amicale, demeure difficile, Thibaud est,
sans l’avoir voulu, devenu un kilbor, un zombie. Cette vérité lui
paraît inacceptable, mais Sabine comme la duchesse, et à plus
forte raison Séverin, n’ignorent rien de son état. Silbbus a
commis un sacrilège pour satisfaire l’amour irraisonné d’une
femme. Pourquoi le magicien était-il tombé dans un tel excès ?
Séverin n’a guère le temps de philosopher sur ces questions
et travaille au maximum à l’élaboration d’une défense et d’une
contre attaque des plus efficace, par ailleurs, Talbark, qui
s’absorbe dans ses recherches, l’oblige à un minimum de
concentration, le magicien passe une hargne incompréhensible
sur l’élaboration de sa magie. Les boucliers peuvent être
renforcés, et les clés mortelles devenir beaucoup plus
destructrices, certaines matrices seraient utilisées sans mettre en
danger leur santé ou leur vie. Les pierres montrent maintenant
avec suffisamment de clarté où en est l’ennemi.
Les armées de feu Abigaïl Zrel ne sont qu’à une journée de
marche des Fondrières, traverseront-ils victorieusement les
frontières caldénéennes ? Sans doute, la difficulté à cet endroit
est des moindres, le désordre étant toujours aussi patent dans les
rangs de l’ennemi beaucoup d’hommes mourraient avant même
d’arriver en Caldénée, là où les attendraient des archers fins prêts
pour leur mission de mort.
Toutefois la largeur des lignes barbares est telle qu’il ne faut
pas espérer la débouter, peut-on tout au plus en briser la cohésion
en attaquant celle-ci latéralement et en se rabattant aussitôt pour
éviter de perdre trop de soldats. Les créatures avancent, féroces
et avides de sang, Carolingois toujours vendus aux plus offrants,
ulmains des montagnes sauvages aux haches immenses, gnomes,
noirâtres de terre charbonneuse, et comme calcinés par un feu de
haine.
Des Scrulls se sont joints aux factions débandées et dévorent
de temps à autre un ulmain ou un homme égaré. Les magiciens
les plus capables, fustigent parfois ces créatures, mais très vite la
révolte se réinstalle. Toutefois au cœur de la fantastique mêlée un
homme donne ses ordres, rassemble et fortifie les troupes, sa

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puissance est démesurée, son aura immense, un prêtre qui


succède brillamment aux généraux impuissants.
Puis, les images de la guerre s’effacent et d’autres les
remplacent, des troupes d’hommes revêtus d’épaisses fourrures
marchant sur des champs de neige et de glace sanglante, les
Phrégïas. Ils voient le duc et ses amis rouler sur une colline qui
monte tel un volcan, une masse formidable émerge de
Glaceplaie. Une cité entière ! Pourvue de tentacules
gigantesques ! La vision est terrifiante, ils coupent la perception,
tremblant et baignant dans leur sueur.
— Qu’était-ce ? Balbutie Séverin.
Thibaud ne manifeste pas son émotion, il est maintenant au-
dessus des événements, presque insensible.
— Je ne peux être sûr de rien encore... Tanaoz est mort, et
son effigie est encore vivante, Hyacinthe n’est plus, cependant,
Evrard, Parchlas, et des prêtres habiles et puissants l’aident. Un
nom retentit, une légende ancienne :
« l’Abomitrôn… il est apparemment en mouvement,
aveugle, sans conducteur…
— Ainsi, le duc est encore en vie, reviendra-t-il ?
— Je ne peux le dire, l’avenir est indiscernable, à peine
arriverais-je à distinguer une brume et des formes se mouvant, on
dirait une chose titanesque passant par-dessus les montagnes,
s’ouvrant une voie et… entamant la marche menant au royaume !
Vu sa taille peut-être couvrira-t-elle la distance en quelques jours
ou moins encore.
— Alors, voici la fin arriver ?
— Pas la fin... non, un début plutôt... une ère nouvelle !
Séverin frissonne, il regarde d’un air interrogatif Talbark qui
ne se mêle pas de la conversation.
— Maître Talbark, qu’en pensez-vous ?
— Je n’ai rien à en penser, vous apprendrez quand il faut
parler et quand il faut travailler, l’armée se rapproche, vos
spéculations sont inutiles, les pierres ne nous aideront pas à en
savoir plus ou a lutter contre ces forces, cherchons plutôt des
armes magiques imparables…
— Vous ne nous aidez guère par votre mutisme forcené
maître Talbark, riposte Thibaud, mais je crois en connaître les

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causes, je lis en vous !


Talbark lui décoche un regard haineux et dégoûté.
— Lire en moi ? et de quel droit ? n’êtes-vous pas un
kilbor ? quel autorité avez-vous ? Allons, je ne veux pas
polémiquer, travaillez dur si vous souhaitez sauver votre peau
jeune homme ! Vous voulez savoir ? la chose que vous avez vu
va venir… . Est-ce le dieu noir ? Ou autre monstruosité que
recèle les glaces ? Je ne sais... alors hâtez-vous!
Séverin ne relève pas les propos de Talbark.
— Ainsi d’un côté cette… chose monstrueuse, et de l’autre
une armée sorcière innombrable, serons-nous pris entre deux
feux, sans espoir ?
— Nous allons essayer de le savoir et de nous en sortir, le
duc sait où nous sommes certainement, gardons courage.
Séverin fixe d’un air hagard le jeune homme :
— Mais toi Thibaud, tu n’as plus vraiment d’espoir je le lis
dans tes yeux… tu as tout perdu.
— La résurrection de Silbbus m’a arraché mon humanité,
Talbark à raison. Je vais faire ce qu’on attend de moi et ensuite
retourner au repos éternel, la baronne devra m’oublier, notre
amour est impossible.
Séverin hoche la tête, il pose les mains sur les épaules de son
collègue en soupirant.
Le jeune thaumaturge repense maintenant à son père qui
s’enfonce dans la forêt des pins rouges réputée pour son
immensité et ses lieux étranges. On raconte que des tribus de
lutins y vivaient encore, maîtres des médecines et de la nature,
des créatures cachées y survivaient depuis des temps
immémoriaux. Des thaumaturges s’y étaient perdus pour oublier
le monde et étudier les sciences internes, le savoir phirien et
aïmien et la sapience des Aînés.
Le baron parviendra-t-il à accomplir sa mission ? Il sait son
père vaillant, compétent et plein de ressources, mais la guerre
magique n’est pas dans ses attributions. Il regrette de ne pas être
avec lui, à ce moment quelque chose cogne à la porte du chariot,
il ouvre le battant et voit un jeune homme le fixer en esquissant
un sourire légèrement arrogant sur sa monture, un magnifique
Zëlon à la robe gris perle et aux pattes trop fragiles,

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— Clémence… murmure-t-il sur un ton de reproche, que


fais-tu ici ?
— Je veux juste t’aider, c’est tout, voir où vous en êtes, c’est
interdit ?
Séverin inspire profondément, il n’a pas appris à user de son
souffle comme les thaumaturges qui maîtrisent leur shindrä dans
les moments stressant, son cœur a du mal à ralentir.
— Non ! mais tu t’exposes trop…
— La princesse sait qui je suis, elle ne dira rien… rassure-
toi.
Il l’aide à monter dans le chariot, tandis que d’un geste
rapide et expert elle accroche les guides du cheval à l’arrière, et
en un bond de tigresse se retrouve dans la salle mouvante.
Thibaud la regarde sans aménité, Talbark lui lance un regard
carrément hostile, mais elle n’ignore pas la tension à laquelle ils
sont soumis et elle ne cherche pas à s’imposer, elle s’assied et
observe son frère. Il ouvre un coffre et en tire une armure légère,
magnifique et ciselée aux armes de la Caldénée.
— Clémence, cette armure a été traitée aux rayonnement
midhraliens et aux incantations phiriennes, elle protège
totalement celui qui la porte, tu vas la passer.
— Tu crois que je suis ici pour profiter des créations pour
lesquelles nos thaumaturges se sont sacrifiés ? Si quelqu’un doit
la porter c’est toi.
Séverin va rétorquer quelque chose, mais il se ravise, sa
sœur est plus têtue qu’une mule. Il jette un regard interrogatif et
agacé vers Thibaud qui se détourne et fait mine de n’avoir rien
entendu, cela ne le concerne pas.
— Qu’en pensez-vous maître Thibaud ? demande soudain
Clémence comme tout à fait consciente du dilemme qu’elle
provoquait.
— Je n’ai pas à en penser quelque chose, ça ne me regarde
pas, prenez vos décisions vous-mêmes. Talbark ricane :
— Voici une parole des plus sages maître Thibaud, on a que
faire d’histoires de femmes ici !
— Oh ! Quel bel esprit d’entreprise. Est-ce vous qui
prétendez nous protéger durant l’attaque des armées sorcières ?
rétorque-t-elle railleuse.

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Séverin bondit sur place et saisit le poignet de sa sœur :


— Vas-tu te taire à la fin espèce de… folle ! Il y en a assez
de tes rebellions incessantes, tes décisions dangereuses et tes
arrogances. Thibaud est un grand magicien, tu lui dois le
respect !
Un silence s’établit entre chaque interlocuteur, Clémence ne
cherche pas à polémiquer, mais elle attend quelque chose,
Thibaud se tourne vers elle et fait :
— Vous ressemblez beaucoup à Sabine.
Elle sursaute presque comme si cette remarque était
particulièrement stimulante ou discriminatoire.
« Mais vous n’avez pas son expérience, elle a appris par la
douleur, vous n’êtes habitée que par un idéalisme juvénile !
Clémence se dresse outrée :
— Quoi ? Vous osez parler d’idéalisme juvénile ? Vous vous
êtes regardé ? Nous avons le même âge ! Vous étiez
particulièrement doué certes, mais quant à votre soi-disant
expérience…
Il s’approche d’elle, pâle, raide et la dévisage de façon
inquiétante.
— Oui, c’est exact, mais en passant par cette expérience
d’une matrice exponentielle j’ai vieilli, terriblement vieilli. L’acte
magique du grand Silbbus a achevé de faire de moi un vieillard,
je suis passé par l’amour, par la mort, et par le renouvellement
ténébreux que représente cette nouvelle naissance.
Talbark pousse un soupir indigné, et Clémence est incapable
de rajouter un argument, quelque chose de glacial la traverse, et
elle se rapproche de son frère puis l’embrasse sur la joue et lui
dit :
— Bien, je m’en vais…
Elle reprend sa monture, Séverin lui lance par la porte
ouverte :
— Fais attention…
Elle pose un index sur ses lèvres, il ne faut pas que l’on
sache qu’elle est déguisée en soldat. Puis elle s’éloigne
rapidement afin de ne pas susciter d’éventuelles réactions de la
part des gens conduisant les chariots. Séverin referme la porte et
mesure maintenant toute l’importance de leur recherches, il doit à

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tous prix protéger sa sœur. Cependant, alors qu’il songe à cela,


une personne remarque l’allure du jeune soldat qui vient de sortir
du chariot des magiciens, elle se tient à quelques distances et
surveille étroitement ce qui se passe à l’arrière.

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Froid des Phrégïas ce n’est pas toi qui nous tue, mais la chaleur
qui nous manque pour t’affronter.
Poésie talassénienne.

Shéïa

L’objet exhumé lors de la pleine lune qu’attend


impatiemment le duc est une monstruosité phirienne vaste
comme une cité. Siân remarque aussitôt que du corps principal
de la Shéïa sort un escalier de cristal, un miroir de glace
supplémentaire dans ce qui est déjà une débauche de cristaux
limpides se réverbérant à l’infini. Il sait qu’il doit y aller
immédiatement, Paulmarc le retient dévoré par l’inquiétude :
— Monseigneur ! Je vous en prie. Restez ici, nous ne savons
pas ce que nous veut cette chose !
— Non Paulmarc, sois tranquille. Je sais qu’il faut y monter,
le Char de dieux nous convie à le visiter… c’est maintenant ou
jamais !
— Enfin monseigneur, s’exclame Evrard, même moi qui suis
habitué à la magie j’ignore tout de ce… cette entité. N’est-ce pas
une folie ?
— Ici tout est folie Evrard, rétorque le duc en serrant les
dents et en montrant le poing comme s’il voulait écraser un
insecte gênant, on doit se battre mon ami, jusqu’au bout et contre
l’inconnu. Le Vactarh ne nous fera aucun cadeau, alors…
Gruelcia brandit son bâton, pâle et échevelé :
— Laissez le duc faire son choix. C’est là son destin.
Aucun n’ose contredire le grand magicien de la Guilde, mais
certains n’en pensent pas moins.
Orthox s’avance :
— Monseigneur laissez-moi vous accompagner, je suis
immunisé contre les arts incidents et pourrais vous seconder en
cas de difficultés.
Siân hoche la tête. Firttûs rejoint Orthox, les tilsjjads avaient
probablement un rôle essentiel à jouer. Sulkor vient à son tour et

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s’incline devant le duc avec ce calme légendaire qui le


caractérise :
— Monseigneur, vous savez que le kij kâr est un art martial
qui permet de maîtriser ses pulsions les plus instinctives, il
canalise la force de la shindrä, et je pourrais aussi vous aider à
contrôler votre souffle vital, la peur peut nous abattre, cet objet
exhale les forces que nous sollicitons de lui, puissent-elles être
positives.
Le duc pose une main amicale sur l’épaule de son maître en
arts martiaux.
Paulmarc, Simon et Elvôn décident à leur tour de suivre le
duc, ils avancent d’un pas décidé vers la cité mouvante. Tanaoz
s’agite dans sa bulle, hurle des mises en gardes et des jurons
inaudibles, et Blick tente vainement de le calmer et de suivre ce
qui se passe auprès de Tigger tremblant et subjugué.
La petite troupe grimpe les marches et devient rapidement
indistincte en raison des reflets aveuglants produits par la glace
polie. Dans les flancs du monstrueux Char l’on peut voir des
armes anciennes, des débris de navires, des statues et des rangées
entières de guerriers phrégifiés, ils possèdent les traits
kanjaguriens des races antiques, les seigneurs de la guerre. Des
créatures demeurent endormies, des dragons nains fossilisés qui
créent des décorations fabuleuses et effrayantes à la manière de
grands prédateurs aquatiques flottants dans leur aquarium
démesuré.
Ils atteignent le seuil d’une salle monumentale, en face de ce
qu’ils pensent être un autel organique si complexe et imposant
qu’on dirait l’intérieur d’une créature titanesque, des tubulures,
artères semi- minérales et des réseaux bleutés de nerfs parcourus
de lueurs fugaces en occupent le centre, des cils gigantesques se
referment sur l’ensemble comme une protection.
Quand ils arrivent à la limite d’un ourlet formé par une sorte
de carapace chitineuse une série de bras semblables à des pinces
jaillissent du sol pour leur barrer le passage. Ils attendent, une
odeur fermentée d’encens et de chair en décomposition leur
monte aux narines. Des portes donnant sur des constructions
«extérieures » s’ouvrent et se ferment régulièrement tel des
soupapes, elles donnent effectivement sur des esplanades et sur

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les voies d’une cité dantesque aux lignes architecturales


impossibles, et pourtant des êtres ont vécu à cet endroit.
—Inimaginable ! Souffle Tak Fâr littéralement écrasé par ce
qu’il contemple.
— Les dieux utilisaient-ils ce… cette cité comme un
véhicule ? bredouille Simon terrassé par ce qu’il voyait.
— On peut le penser, il y en avait plusieurs de ce genre
réparti dans le pays d’alors, elles allaient et venaient des terres
aux glaces et devaient même s’enfoncer dans les mers ou le sol à
la façon des Aurfilières !
— Ces bêtes minérales qui trouvaient les gisements d’or ?
S’exclame Elvôn.
— Oui, mais aujourd’hui elle est très affaiblit, et cherche
sans doute un maître et une énergie pour poursuivre sa route.
— Un tel être peut-il mourir ?
— Comme tout dans l’univers je suppose, dit Siân, mais
même la mort n’est qu’une autre étape. Dans les Phrégïas rien
n’est jamais vraiment mort.
Sur ces mots il cherche une issue et un passage pour
échapper aux pinces géantes qui l’empêchaient d’avancer.
— La Shéïa se protège, elle ne nous a pas reconnus encore !
Murmure Tak Fâr.
Siân reste planté là sans savoir quoi faire, perplexe.

Le roi Tallârk a lui aussi contemplé ses événements


quasiment au premières loges, il réalise qu’il n’a échappé à la
catastrophe que par miracle. Les crevasses ouvertes sont énormes
et courent sur la glace en fractales donnant l’impression d’un
épiderme blessé. Le roi peste et use de toute sa magie pour rester
debout droit et digne, mais les forces le plient à leurs caprices, il
parvient néanmoins à se stabiliser auprès de Parchlas qui
maintient un plancher sous leurs pieds par quelques formules
dont il a le secret. Les hommes se relèvent, ceux qui ne sont pas
enfouis sous la neige rouge, des chevaux hennissent piteusement
et leurs cavaliers cherchent à les sauver tandis que d’autres
achèvent ceux dont les os sont brisés, cependant là encore, des
miracles se produisent, les hommes reviennent d’eux-mêmes,
indemnes, avec leur monture, comme si la Shéïa les recomposait

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au fur et à mesure, c’est un acte incompréhensible, dantesque.


Gruelcia a échappé évidemment à l’avalanche, et il la survole en
ricanant, son ancienne personnalité reparaît, il méprise les
rampants.
La Shéïa dans un dernier prodige flamboyant sort les ultimes
cavaliers et leur monture de l’avalanche. Aucun homme ne
manque… c’est inconcevable, alors que la glace à tuée
aveuglément depuis des mois, cette chose monstrueuse faite pour
tout anéantir sauve le moindre écuyer. Ce n’est plus l’heure des
morts gratuites, des massacres sanglants et des phrégitions
insensées… c’est une autre heure, celle… de la Rédemption
peut-être ou alors d’un châtiment différent qui ne concerne déjà
plus les hommes et où la mort elle-même n’a plus sa place.

Les tilsjjads s’en tirent bien, il en faut plus pour détruire ces
créatures d’une grande résistance, quelques-uns sortent de sous
une épaisseur colossale de neige, recrachant des litres d’un
liquide visqueux proche du sang, ils n’ont pas été aidés comme
les hommes… pourquoi ? Des chiens ont disparus, et plusieurs
draqqats encore attelés à leurs traîneaux avaient échoué vomis
par le sol et brisés dans des postures hideuses. L’inconvénient de
ces grands ruminants était leur extrême raideur articulaire, utile
pour porter des poids énormes, mais désavantageuse quand il est
question de bondir et grimper, sur des terrains mouvants
notamment.
Les attelages n’ont pas été épargnés. Pourquoi ? Pourquoi la
neige est-elle rouge ? Elvôn et Chliss sont eux aussi encore paré
de ce vêtement inhumain et pourpre devenu une seconde nature
pour eux. Ils ne souffrent pas, regardent simplement les hommes
se tirer d’affaire, n’esquissent pas le moindre geste. Et…
subitement quelque chose ou plutôt quelqu’un change encore la
donne dans ce spectacle surréaliste, un personnage que nul
n’attend. Feldan marche à leur rencontre !
Feldan qui a échappé à la mort sort du chariot hospitalier de
Tigger, Feldan revêtu à son tour d’une aura pourpre incroyable.
Les yeux incandescents, rayonnant d’une nouvelle puissance. Le
troisième chevalier de l’Incarlate !
Mais à cet instant le duc ne voit guère cet événement, trop

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occupé à comprendre l’environnement dans lequel il évolue.


Si le spectacle est digne des plus grands drames lyriques les
pertes se révèlent proportionnellement mineures, le roi comme le
duc s’habituent à ces grandes débâcles ou hommes et matériel
subissent d’irréparables dommages, et cette constatation les
rassure. Tallârk s’est enveloppé d’une armure dynamique sensée
le protéger, et suit la troupe, l’honneur d’entrer dans la Shéïa
aurait selon toute probabilité dû lui être octroyé en tout premier
lieu en tant que souverain.
Il fulmine de cette nouvelle humiliation, mais garde une
certaine distance évitant une démonstration quelconque de son
mécontentement car la créature peut d’un mouvement les réduire
à néant, et rien n’est encore dit. Tak Fâr avance aux côtés de
Parchlas sur son propre bouclier, son regard cerclé de noir lui
donne un air féroce et inquiétant tel un prédateur cherchant sa
proie, sachant que les proies en questions sont sans doute ceux
qui marchent vers cette chose inhumaine.
Le roi aperçoit enfin son rival Siân en train de scruter une
faille possible dans les méandres articulés des membres
protecteurs. Parchlas s’approche puis il lève son bâton et incante.
Une force invisible plie ceux-ci dont certains se brisent comme
des branches. Un passage est libéré, Siân se retourne alors vers le
thaumaturge furieux :
— Maudit magicien ! Vous ne savez donc rien obtenir par la
diplomatie ! Il vous fallait faire plier à tous prix ses membres, et
maintenant cette chose, quel qu’elle soit, peut-elle encore désirer
s’ouvrir à nous ?
Sulkor qui déteste la mise en œuvre de la force quand on
pouvait user de douceur approuve du chef, Orthox grogne son
déplaisir, et Simon et Elvôn se jettent des regards interrogatifs
mais éloquents.
— Cette chose comme vous dites monseigneur duc, n’est pas
un être comme vous et moi, elle est insensible à ce que je viens
de lui faire, peut-être n’en est-elle même pas consciente,
observez bien ces organes principaux, faut-il s’adresser à elle par
la voix, par la pensée ? ou en utilisant des incantations
spéciales ? Le toucher, une caresse ou une vibration particulière ?
Ne sécrétera-t-elle pas un acide ou poison mortel ? Un

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rayonnement quelconque ? Un assujettissement plus fort que le


nôtre ne risque-t-il pas d’être déclenché ?
C’est à cette même seconde que le médaillon de Siân émet
une lueur douce et bleuâtre, Parchlas la désigne :
— Le Mogoown réagit monseigneur ! C’est un signe !
Pendant que Parchlas achève son argumentation et cette
observation surprise, les membres à multiples articulations se
reconstituent rapidement, mais cette fois elles laissent
volontairement un passage.
— Les pinces nous invitent à passer, murmure Orthox qui
sent le pouvoir subtil d’une magie latente à l’œuvre.
Ils avancent lentement et avec circonspection, soudain
l’apparence bioarchitecturale change de forme et se creuse, puis
des parois se forment, et, graduellement, une salle apparaît, elle
ressemble étrangement à la salle ducale, disposant d’un fauteuil
aux sculptures discrètes, de tentures magnifiques, de colonnes
torsadées. Toutes les couleurs sont proches de la carnation, une
palette répondant aux désirs des visiteurs frigorifiés, une douce
température règne, et une lumière issue des murs eux-mêmes
baigne les lieux, cette fois l’odeur est devenue agréable comme
celle d’une pièce chauffée au bois odoriférant. Plusieurs fauteuils
ont littéralement émergés du sol élastique, une table immense en
pseudo-marbre en orne le centre.
Une force irrésistible invite chacun à prendre place.
— Admirable ! S’exclame Tak Fâr, la Shéïa s’adapte à la
vision des voyageurs, elle se métamorphose en fonction des
besoins de ceux qui l’habitent ou la parasitent, j’imagine que les
Seigneurs de la souffrance ont du y laisser leur empreinte ainsi
que des êtres moins généreux, mais elle répondra, je pense, à nos
sollicitations, maître Parchlas ?
— Vous avez raison Tak Fâr, très bonne analyse,
l’Abomitrôn ne porte son nom qu’une fois entre les mains de
sorciers ou d’esprits mauvais, aujourd’hui il peut devenir l’objet
de libération des peuples, la glorieuse Shéïa si nous nous
trouvons digne de la conduire.
— Qui peut la conduire ? Et surtout comment ? Ce tableau
de bord est-il fonctionnel ?
Ils se mettent à chercher un mode d’emploi de

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l’extraordinaire créature minérale.


Siân s’approche et s’agenouille pour examiner de près les
étranges gravures entourant chaque module organique, elles
racontent en langage ancien l’histoire des Phrégïas, une partie
infime, mais riche en événements. Il ne peut en lire que quelques
fragments épars car le langage Aléphien est une pratique des plus
difficile.
Parchlas essaie à son tour, au bout d’un moment il lève la
tête et explique :
—Les lettres Aléphiennes stipulent que le mode d’emploi du
Char est ici, il nécessite une foi totale et un esprit créatif, à
l’origine de grands guerriers l’utilisaient, sa taille différait en
fonction des lieux et des besoins des voyageurs, s’il est aussi
immense aujourd’hui c’est en raison de l’influence du lieu où il
reposait, il a absorbé des objets, des êtres et une cité entière.
— N’est-ce pas un piège ? dit Kata Dji jusqu’alors silencieux
et qui s’approche d’une démarche féline.
— Je ne le crois pas, répond Orthox, je sens le fluide phirien,
il est sain, il serait bon d’essayer, je peux le faire si vous le
souhaitez.
— Non Orthox, fait le duc, je ne veux pas que tu prennes de
risques, cet objet appel un homme, un seigneur, ce doit être moi,
le Transfact m’a été confié.
A cet instant le médaillon se met à briller plus fort puis à
s’entourer d’un nimbe d’une incroyable beauté, tous fixent le
médaillon fascinés.
— Le Mogoown a parlé ! Déclare Parchlas, vous avez raison
monseigneur !
Siân n’hésite plus et s’installe dans le fauteuil, copie
conforme du sien à Trecy, subitement des filaments jaillissent des
accoudoirs, et grossissent tout en adhérent aux mollets puis aux
cuisses du duc, des vrilles indolores lui pénètrent dans le derme.
Une matière ressemblant à de la chair ferme et tiède se
métabolise, elle l’enveloppe soudainement jusqu’à la taille, il
pousse un cri, ses compagnons vont se précipiter lorsque Orthox
les retient :
— Attendez ! Il n’y a rien d’agressif ici !
Sulkor n’a pas bougé, il croise tranquillement les bras.

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— Monseigneur, Orthox à raison, vous ne craignez rien, je


ne ressens aucune onde hostile, c’est sans doute la manière qu’a
cet organisme pour vous inviter à votre poste de conducteur, dit
Parchlas excité par l'expérience et serein à la fois.
— Oui, fait Tak Fâr, le Transfact le confirme.
« Ainsi le Mogoown est-il une sorte de clé pour le démarrage
du char. Installons-nous autour de la table, nous y sommes
invités.
Siân se tourne de gauche à droite, la matière adhère
étroitement à ses jambes jusqu’à son bassin. Il sent une onde de
chaleur l’envahir et bientôt prend conscience qu’il devient le
cœur de la cité mouvante, l’œil et le cerveau de la Shéïa. Il
commence à voir nettement non seulement tout ce qu’il y a dans
la pièce, mais aussi l’ensemble des mouvements de la cité, les
couloirs cristallins, les bâtisses transparentes et silhouettes
spectrales qui se meuvent à l’intérieur en rappel des shindrä
oubliées d’un passé immémorial, elles sont belles, gracieuses, et
elles l’observent directement, peut-être le saluent-elles.
Le Conducteur est aussi le complice des âmes perdues, il a
progressivement la sensation de connaître tout de la Shéïa, son
histoire, ses besoins et ses désirs mêmes, inhumains, et qui
pourtant recèlent une humanité mystérieuse plus élevée que celle
des hommes. Il voit « l’extérieur » et peut tout à coup faire corps
avec les immenses tentacules. La cité s’ébranle, Le groupe
cherche son équilibre ébahit de ce qui arrive. Simon crie :
— Père !
Orthox le saisit au bras d’une poigne imparable mais
amicale.
— Non ! Laisse-le petit. Regarde, et observe.
Paulmarc tient à peine debout mais sourit
imperceptiblement, il n’éprouve aucune crainte, le visage de son
ami Siân exprime un bonheur incroyable, il ne l’a jamais vu
ainsi. Oui, Siân était destiné à cela. Et il va le suivre jusqu’au
bout non par obéissance mais par pure amitié.
La voix de Siân résonne subitement, la Shéïa parle par sa
bouche, elle est totalement en harmonie avec son corps et son
esprit, mais vibre dans une langue incompréhensible, il s’agit
d’une mise en place de la structure grammaticale du plus ancien

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langage du monde, l’esprit humain doit s’y adapter.


« Le Conducteur devra transmettre… Mogoown,
l’épuisement… tuerait autrement, les fils et les amis
remplaceront le père… le lien sera le leur, sang et esprit, shindrä
et corps… éthérique en un seul… jusqu’au but atteint.! »
Les paroles mystérieuses laissent perplexe le groupe, Siân
regarde ses amis d’un air confiant et triomphant qui est celui des
grandes conquêtes
« Simon ! Fait-il d’une voix tonnante, tu me remplaceras en
temps utile, et ensuite toi Elvôn, mon neveu, celui qui a cherché
le Tanarsïlh, si la Shéïa vous accepte.
— Et là ? interroge Elvôn, que ferons-nous une fois chez
nous ? la guerre sera-t-elle déclarée ?
« La Shéïa nous servira d’arme, elle peut aussi changer de
forme et d’aspect…
À peine a-t-il dit cela que les murs s'effondrent avec une
folle rapidité, la cité se rue sur eux et diminue de volume et de
densité, l'univers disparaît, tous hurlent, impuissants, les murs
écrasent un instant Siân, la Shéïa toute entière devient une
cellule, unique, une capsule, et finalement une carapace ! Puis
elle recouvre le duc, telle une peau épaisse et souple parcourue
de lueurs dorées, et qui selon ses mouvements se hérisse de
pointes ou redevient lisse.
— Une armure ! S’écrie Simon.
Ils se retrouvent sur les glaces, la colline de glace s’est en
partie résorbée, et l’armée regarde complètement hébétée les
prodiges de la Shéïa. Les bêtes sont saisies d’une torpeur mêlée
de crainte et tremblent, le froid revient d’un coup de lame
impitoyable, Gruelcia observe le phénomène fasciné, et prêt à
intervenir si quelque chose de totalement incontrôlable se passait,
mais il estime que le duc s’en sort très bien et il ne veut pas se
mêler aux événements, ce n’est pas son rôle.
Siân tâte sa nouvelle peau fantastique, le médaillon dégage
toujours son nimbe splendide et confère un relief insolite au
visage ducal grandissant la moindre de ses expressions. Il lève la
tête et fait un effort mental et physique que ne parvient pas à
définir les thaumaturges, aussitôt l’armure enfle et redevient la
vaste salle qui les englobe tous, mais cette fois elle comporte des

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arbres magnifiques et un jardin parfaitement entretenu. Des jets


d’eau émettent un clapotement délicieux.
« La Shéïa m’obéit ! Elle peut devenir une peau, une armure
ou un bâtiment, et même une cité ! » Clame Siân d’une voix si
sonore quelle vibre dans la tête de ses compagnons, allons mes
amis montez avec moi ! »
Une autre voix puissante résonne soudain.
— Siân ! Misérable ! Tu va partir en laissant ton armée et
mille deux cents hommes derrière toi ? Sais-tu que deux cents
hommes sont morts dans les Glaces depuis notre arrivée ? le
sacrifice des nôtres te semble de peu de valeur !
C’est Tallârk, il se dresse, un nimbe l’enveloppe, ses yeux
lancent des éclairs mortels, Tak Fâr l’accompagne et quatre de
ses prêtres, ils tiennent leur bâton d’Autorité, suivis des tilsjjad,
et passent le seuil de la salle de contrôle, il s’agit de Florss,
l’homme vautour, et de Urms l’homme rhinocéros.
— Roi Tallârk ! Crie Siân, tu devrais te faire humble devant
la création des dieux. Si tu veux te joindre à nous, viens et fais
silence. L’armée ne sera pas oubliée, elle peut rentrer toute
entière dans la Shéïa s’il elle le désire !
Tallârk pousse un cri rauque, s’en est trop pour lui, il tire son
épée et se précipite sur Siân, la lame s’enfonce dans la partie de
chair inconnue qui entoure les membres inférieurs du duc, ce
dernier pousse un cri et s’arrache à l’enveloppe. blessé à la
cuisse, il titube, mais son onacre dans le poing indique qu’il est
prêt au combat.
— Traître ! Tu as osé frappé l’œuvre des dieux !
Parchlas va s’interposer, mais Urms bondit et sépare Siân et
son souverain, mal lui en prend, Orthox le frappe d’un grand
revers et l’homme rhinocéros recule violemment sous le choc et
tombe sur les organites qui se transforment en tentacules et
l’enlacent. Urms les arrache furieusement, se redresse tandis
qu’Orthox le saisit à nouveau, Urms lui envoie alors un coup
formidable de sa corne frontale qui pousse le grand Orthox à son
tour dans les décors, la puissance de ces deux là est formidable,
cependant et contre toute attente Sulkor bondit d’un mouvement
fulgurant et frappe du pied l’homme rhinocéros qui s’étale sur le
dos, un tel exploit tire des cris d’admiration car aucun homme ne

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peut prétendre faire mordre la poussière à un tilsjjad de


l’envergure d’Urms, seulement Sulkor n’est pas un homme
comme les autres.
Le Kanj va profiter de son avantage quand une tornade lui
coupe la route, Kata Dji arrête son geste, les deux maîtres se
regardent un instant, une formidable énergie se concentre, ils
frappent à une vitesse que l’œil ne parvient pas à saisir, mais
chacun de leurs coups est soit arrêtés soit déviés, cela dure deux
bonnes minutes, aucun d’eux ne parvient à toucher son
adversaire.
Les autres restent sans réagir devant un tel déploiement de
force et d’habileté, à ce moment une nouvelle voix formidable
retentit et les stoppe si brutalement qu’ils perdent l’équilibre.
« Suffit vous deux ! Etes-vous donc des enfants ? » Tous se
retournent et poussent un cri de ravissement et d’effroi, un
quinquagénaire osseux à la longue barbiche, aux yeux dévorants
de vie portant une longue pelisse déchirée sous laquelle on
distinguait une robe immaculée impeccable, et serrant un long
bâton de verre dans la main droite, les toise. Bien
qu’incroyablement rajeuni, tous le reconnaissent.
— Tanaoz !
Ce nom tombe comme un couperet, mais s’élève aussi telle
une ovation.
— Maître Ariatid Osca Tanaoz Anoz Tan ! Crie Parchlas
éblouit.
—En personne !
— Mon vieil ami ! S’exclame le duc à son tour en
chancelant vers lui.
Tanaoz aide le duc à se réinstaller dans le fauteuil. Les fibres
surgissent à nouveau et couvrent les jambes de Siân. Un
immédiat soulagement se produit, la Shéïa guérit ses chairs et la
plaie se referme immédiatement.
— Je n’ai pas don de guérisseur monseigneur, dit-il sur un
ton rauque qu’il cherche à adoucir, mais vous trouverez ici ce
qu’il vous faut. Puis il se tourne vers le groupe, et notamment
s’adresse au roi :
« Étant de nouveau parmi vous j’espère que les choses vont
s’apaiser. Vous ne cesserez jamais vos chamailles tandis qu’à des

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milles et des milles d’ici on vous espère, la guerre est aux portes,
et vos familles prient pour votre retour. Ces scrapules Borgnès et
veron strass envahissent vos royaumes, et qui défend ceux-ci ? Je
vous le donne en mille... vos femmes ! Elles font des miracles.
Tocard Bask de Tocard bask !
— Mais que s’est-il passé maître ? Votre effigie s’effaçait.
Nous pensions que vous ne reviendriez plus. Vous avez rajeuni.
C’est prodigieux !
Tanaoz appelle deux petites personnes qui se tiennent
derrière lui, Tigger et Blick, ce dernier porte l’ellipse de cristal
où a disparu la silhouette gesticulante. Tanaoz se prend à sourire
et montre une série de dents étonnamment blanches et régulières.
— La bulle est vide ! Et vous avez raison, c’est prodigieux,
voyez, je répète comme un perroquet vos propos maître Parchlas
klas parc parcah dlas.
— Vieil ami… vous m’en voyez plus que ravi.
Gruelcia avait, quelques minutes auparavant, accueillit
Tanaoz avec une émotion incroyable, du coup ça verve est
rabattue et une humilité nouvelle lui vient. Ils s’embrassent,
Tanaoz le gronde de s’être laissé aller à son ancienne habitude
bien « probatorienne » de mépriser les humains, habitude qu’il
n’a que trop chéri lui-même, puis il invite le magicien à le suivre.

Pendant ces événements Elvôn Chliss et Feldan se


concertent. Un autre prodige s’est accompli exigeant des
explications. Elvôn s’avance vers le précepteur. Sa blessure n’est
plus apparente, un sourire un peu conquérant souligne son
expression.
— Feldan ! La Lyconthe vous a touché mortellement, et…
vous êtes maintenant comme… nous, je veux dire… vous
partagez notre sort.
—Un chevalier de l’Incarlate. Oui, je n’en avais jamais parlé
auparavant, mais j’avais eu les mêmes visions que vous. Le
garçon, la femme, le vieillard, le lutin.
—Pourquoi ? demande Chliss stupéfié, est-ce un nouveau
complot de magiciens ?
— Je crois intimement que la Lyconthe souhaitait trouver ses
chevaliers ou successeurs dans le nœud même de l’intrigue, à

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Orlân, là où le mal sévissait. Là où l’on cherchait à voler le


Tanarsïlh. Les meilleures médications proviennent de la
prophylaxie dans un fléau. La Chimèle est un être habitué à se
mêler aux pires situations, la lumière rouge en est la preuve. Non
Chliss, répond le maître d’armes, tu l’as ressenti, c’est l’appel de
la Lyconthe, elle n’avait plus le temps de chercher des hommes
choisis, des élus idéaux… il lui fallait agir très vite, car elle se
mourrait. Nos esprits trompés par Tallârk présentaient une
situation idéale pour elle, comme des cerveaux neufs. Nous
cherchions la vérité. La Lyconthe à été séduite par cette sincérité,
ce côté virginal. Oui… à son tour, séduite.
— Incroyable ! Combien y en a-t-il ?
— Ça nous ne le saurons que dans l’avenir Chliss.
— Ce… Char qui vient de remonter ! C’est étrange j’ai
l’impression de le connaître, dit Elvôn atterré.
—Normal je suppose, la force rouge nous familiarise
progressivement avec les mystères phrégiques.
—Allons les aider ! Lance Elvôn en souriant, heureux de
retrouver son maître d’armes.
Feldan acquiesce d’un signe de tête.

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Les épées et artefacts divins nombreux se multiplièrent au fil du


temps, ils répondaient à un besoin d’être et de communiquer plus
qu’à une nécessité de s’armer.
Les mémoires d’un guerrier seeminawle.

Vactarh

Comment Tanaoz avait-il pu rejoindre la troupe du duc, que


s’était-il passé depuis sa disparition et l’envoi de son effigie
censée conseiller Siân et les magiciens ? En fait le vieillard
s’était bel et bien perdu dans les cordes du temps et il cherchait
assidûment une issue, les Edelphes n’avaient pas pu le garder
auprès d’eux, épuisés, ils s’étaient volatilisés dans les Glaces,
non sans l'avoir pourvu d'un nouveau corps, bourgeon osnarien
admirable à l’image d’un corps de Tanaoz plus jeune, car les
derniers souvenirs utiles du magicien se situaient à une époque
de sa vie où il avait visité les Phrégïas ; son premier pèlerinage
blanc. Presque un adolescent.

Les beautés auxquelles il avait déjà assisté le laissaient


perplexes, et les créatures entrevues lui disaient suffisamment
que les Phrégïas ne devaient en aucun cas être bousculées. Il
incanta de façon à faire remonter son schasmme sans « abîmer »
la Glace divine par des manipulations brusques qui étaient
habituellement l’apanage des apprentis sans cervelle, fonça dans
les couches supérieures et ferma les yeux à la vue des fragments
de cristaux aux formes géométriques multiples, vitrines
ascendantes exposant des merveilles.
Il parvint enfin à « l’extérieur », sur le sol gelé des Phrégïas
et chercha du regard à se situer. L’Immacul était loin d’ici, par
contre les Cornes des dieux s’élevaient à proximité, le Pic du
poignard à cette distance restait invisible, l’eau phrégique semi-
fluide, la norphéa, courait sous ses pieds, on était au printemps, il
en déduisit donc qu’il avait avancé de deux mois dans le temps
en admettant qu’il fut bien en la même année. Il décida de

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repartir quand il vit un groupe se détacher des brumes


étincelantes d’une fin d’après-midi, il frotta la glace à ses pieds et
créa un miroir donnant une image fortement agrandie des
arrivants.
Un homme encore jeune guidait plusieurs soldats, dont un
était reconnaissable entre tous : Paulmarc ! Le chef était donc le
duc Siân. Plus jeune d’au moins une trentaine d’années ! Tanaoz,
atterré, faillit se laisser tomber sur la glace, il ne pouvait en
aucun cas intervenir sur le passé, et il fila à nouveau dans les
méandres phrégiques, puis estimant son élan suffisant émergea.
Il était cette fois à Glaceplaie, mais alors que la zone rouge
s’étendait sur des milliers de mille, il ne vit qu’un lac de
moyenne grandeur contenant un fluide rougeâtre, un décor de
roches nues et noires remplaçait la blancheur tourmentée des
Phrégïas. Il examina le sol, la Glace avait presque totalement
disparue. Ainsi il devait se trouver des années dans le futur, dans
un de ces futurs qu’il ne souhaitait pas croiser. Son cœur s'enfla,
il voyait l'interdit, et il effaça de sa mémoire par un exercice
douloureux cette vision filant à nouveau dans les épaisseurs
inconnues des Phrégïas.
Il régula sa balance temporelle comme il le faisait de sa
balance thermique, pour revenir à son point de départ il lui fallait
retrouver les repères intimes spatio-temporels, l’entredeux, et
redéfinir une formulation en ce sens.
À cet instant des anefirs se mirent à pousser si vite qu’il ne
put leur échapper, ces racines de glaces étaient vivantes et
croissaient follement vite, cette rapidité stupéfiante le plongea
dans l’émoi, et la terreur, car elles tranchaient comme des rasoirs.
On disait que certains soldats tailladés par des anefirs s’en étaient
aperçus une fois vidés de leur sang ou quand un de leur membre
amputé leur manquait, elles avaient la propension à anesthésier
par le froid chaque mutilation.
De fait il leva son bâton pour incanter et ne vit pas l’anefir
passer à la vitesse de l’éclair à la hauteur de son poignet. Il retint
un hurlement, mais finalement jura et pesta vertement, puis il fit
exploser les lames coupante en une véritable poussière, il
retrouva sa main amputée et la fixa à son poignet selon chaque
point de contact et de ruptures, os, vaisseaux sanguins, nerfs,

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tendons… et bien que les nerfs et les vaisseaux fussent gelés, il


parvint à suturer ceux-ci par un art phirien subtil, la douleur
s’éveilla et il dut s’insensibiliser, véritable anesthésie locale
parfaitement maîtrisée.
Bientôt elle redevenait fonctionnelle, alors que de nouveaux
anefirs repoussaient près de lui, il reconnut une pépinière, et
réintégra son corps pour s’apercevoir que sa main n’avait jamais
été mutilée réellement ! la réalité des schasmmes trompait les
thaumaturges eux-mêmes. Que de temps perdu, et en même
temps quelle leçon de chirurgie !
Il souffla et serra son bâton de cristal, son corps s’éleva à
plusieurs mètres, c’est alors qu’une grande ombre passa et il
sentit une affreuse contrainte le ramener à terre. Il songea tout de
suite au Vactarh. Ce dernier le tirait vers le bas. Mais il lutta
férocement et parvint à s’arracher à ses griffes, le bâton de verre
ne se réduisait pas. Il lui donnait au contraire une puissance
démultipliée !
Il se retrouva bientôt aux nivées supérieures dans
l’obligation de réussir à regagner cette fois son monde et son
époque, se concentra, tandis qu’il sentait l’ombre se profiler à
nouveau, encore affaiblie mais obsédante, et se déplaça, avec
cette impétuosité qui lui était habituelle et qu’il finissait toujours
par regretter. Il fut emporté par une vague phrégique vers un
monde qu’il n’aurait jamais dû croiser, et émergea dans un jardin
de fleurs géantes où des êtres magnifiques les cultivaient. Elles
répondaient par des lueurs sublime, l’odeur suave, hypnotique,
l’entraînait, il s’entoura d’un nimbe protecteur contre leur beauté
insupportable.
Les Jardins d’Aliviah ! Le pays Originel, Celui où les
PhirÏms cultivaient les fleurs de pouvoirs, il ne pouvait résister
longtemps à l’envoûtement total, et il plongea à nouveau dans les
strates inférieures, hurlant de déception à l’arrachement du
paradis inaccessible car les glaces ne faisaient que restituer un
fragment de cette ère bénie. Il fonça dans les nivées animée
d’une rage salvatrice et se retrouva bientôt couvert d’un givre
dangereux à dix unibars (70° en dessous de zéro).
Des lumières incidentes cherchèrent à le rejoindre, son cœur
palpita sauvagement, elles étaient si désirables que tout son être

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se trouva un instant écartelé entre le besoin de s’y baigner et la


peur de geler, il lutta désespérément serrant les dents à s’en briser
l’émail, les phalanges blanchies sur son bâton de cristal qui
accumulait les lumières impénétrables et les reflets des flammes
primales.
Une pente l’absorba soudainement, une lueur brûla, rouge et
pourpre, un Ygriphe se leva, sa vision le remplit d’horreur, les
Phrégïas redonnaient vit pour un instant aux dragons anciens,
plus vastes que des cités, son feu aspergea les vallées blanches
au-delà de l’inconnu et des fosses mortelles, les puits voürgiens
abominés des dieux eux-mêmes.
Il vola littéralement au-dessus de la créature et lui envoya
une racine puissante, le dragon sursauta et parut se tasser sur lui-
même, on ne jouait pas ainsi avec l’Ygriphe Royal et il se
déploya impitoyablement à nouveau. Tanaoz injuriait le temps et
l’espace, les sphères inexprimables et les abîmes, lorsque qu’une
faille s’ouvrit et l’engloutit. Il traversa en une fraction de seconde
le grand Néant, le voürge qui brûla d’un indicible froid ses
vêtements.
Il se releva le corps fumant, parmi les armées en guerre, et
fut la cible de mille flèches et de centaines de lances déviées par
son bouclier protecteur. Dans un réflexe foudroyant la puissance
de son bâton désintégra sur plusieurs milles les guerriers et leurs
montures, cette intervention dans le passé ne serait pas anodine,
cependant, là encore, le vieux Tanaoz, rajeuni par les Edelphes et
dix fois plus enthousiaste qu’auparavant, ne mesurait guère la
portée de ses actes.
Fort heureusement pour lui il ne s’agissait que d’armées
dégénérées, et elles fuyaient, convaincues qu’un dieu les avait
fustigés. Tanaoz continua son terrible parcours, reniflant l’air afin
d’y retrouver les suaves odeurs de son temps, du printemps des
Phrégïas et de Glaceplaie à l’heure de la Shéïa.
Par malheur le temps se déroulait dans les deux sens, il
reculait et faisait des bonds en avant, retrouvait le visage de son
père et pleurait, puis la douceur d’une amante et gémissait, il
prononçait d’inutiles serments de retour, saisit totalement par
l’émotion. Les ténèbres l’enveloppèrent, mais pas n’importe
quelles ténèbres, celles-là étaient si douloureuses, terrifiantes et

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désespérantes qu’elles dévoraient les puissants eux-mêmes. Le


voürge !
La nuit des dieux ! Son corps glaçait au travers de son
bouclier, son bâton s’obscurcissait, et une pression effroyable le
broyait, son nez se mit à saigner, sa chair allait se déliter morceau
par morceau, et sa shindrä geler définitivement s’il restait dans
cet atroce vide destructeur.
Il trouva enfin la vibration d’origine qu’il cherchait, sur son
ancien passage et réitéra sa sortie. Cette fois il émergea
directement au Pic du Poignard, hurlant et bouillonnant du
glacial néant. Le duc parlait à ses hommes. Tanaoz venait à eux
sans se rendre compte qu'il était invisible à leurs yeux, ce qui
arrivait lorsqu’un thaumaturge usait de certaines racines
rémanentes. Ce fut le moment où Glaceplaie se souleva dans des
grondements terribles.
La Glace devint une colline, un objet énorme émergeait, et il
croyait savoir de quoi il s’agissait. Il voulut porter secours aux
hommes mais une vague le repoussa, trop puissante pour qu’il
cherchât à la contrer. Il roula loin du point d’émergence de la
chose, et se releva en prononçant une clé, puis surfa sur la neige
rouge en maugréant d’indescriptibles malédictions, les hommes
se noyaient, il tendit son bâton d’Autorité et tira de l’avalanche
une cinquantaine de soldats et de bêtes, mais tous ne pouvaient
être sauvés.
Il poursuivit son effort après s’être assuré que le duc et sa
famille s’en étaient tirés, leur laissa le temps de contempler
l’objet terrifiant issu de la Glace et qu’il avait déjà vu dans les
nivées inférieures, puis s'aperçut qu'une force incompréhensible
ramenait les hommes noyés par la neige, les portaient presque sur
le sol gelé, comme si la chose colossale offrait sa protection aux
humains. Ou alors, peut-être s’agissait-il de ses propres clés
multipliées par mille dans ce miroir infini des Phrégïas. Il
n’aurait su le dire.
Enfin, tout se stabilisa, le duc parla avec ses conseillers puis
marcha en direction du Char. Au bout d’un moment des lumières
jaillirent, il sentit une odeur de lutte et de haine exigeant son
intervention et fila comme une flèche vers l’Abomitrôn pour se
retrouver en pleine altercation, les deux maîtres d’arts martiaux

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s’affrontaient risquant de déstabiliser le Char et de provoquer une


réponse non souhaitée
— L’Ellipse de cristal ! S’exclame Elvôn en voyant le vieux
la sortir de son manteau, vide.
— Nous avons accompagné maître Tanaoz jusqu’à la fin…
cette voix musicale, on la doit à Blick qui apparaît derrière le
magicien, et Tigger qui le suit hochant doucement la tête.
« Nous avons vraiment cru perdre définitivement maître
Tanaoz, et j’avoue que le désespoir m’a envahi, fait Tigger qui
maintenant ébauche un sourire et recouvre quelques couleurs.
Tanaoz désigne le médaillon de Siân :
— Le Transfact à réagi à la Shéïa, cela indique que vous
pouvez d’ores et déjà commencer le retour au pays. La duchesse
et la princesse attendent votre aide, les armées sorcières arrivent !
— Mais maintenant que vous êtes là maître Tanaoz, fait
Simon, vous pourrez nous aider à vaincre l’ennemi.
— J’essaierais sans qu'il me soit possible de remplacer le
duc, c’est à lui de libérer le royaume, par ailleurs il faudra peut-
être envisager que je ne puisse même pas vous accompagner…
ayant dit ces paroles il porte le regard au ciel d’un air si lugubre
que tous frissonnent, une ombre tombe sur les Phrégïas, et une
impression oppressante.
Des éclairs d’orage traversent les blocs gigantesques et la
Glace les saisit et les restitue doublant l’effet effrayant des
décharges, des lueurs inconnues s’y mêlent révélant des
silhouettes obsédantes, belles et terribles comme si les Phrégïas
n’étaient plus qu’un décor de théâtre dissimulant des forces
antiques innommables. Et la Shéïa sent le danger, elle vibre
maintenant de façon terrible.
— Faites monter les hommes ! Crie Tanaoz. Que tous se
mettent à couvert, je vais m’occuper de « lui » !
— Arkotth ! Jette Siân d’un air haineux, je peux m’opposer à
« Lui »… Le Transfact !
— Non ! Le Transfact doit d’abord sauver les royaumes,
ensuite vous reviendrez monseigneur, jette Tanaoz d’une voix de
tonnerre.
Elvôn ordonne aux troupes de monter, personne ne songe à
lui désobéir, son apparence est impressionnante, la lumière rouge

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l’inonde. Le roi Adurlatîl comprend le danger, et galope en


direction de la Shéïa, mais alors qu’il va l’atteindre une forme
s’élève, lui barre le passage, il s’agit d’un guerrier en armure,
d’une taille gigantesque. Il est impossible de le fixer sans
éprouver de grandes difficultés visuelles, vibrations et lueurs
incidentes l’entourent. La Glace fond et se reforme un peu plus
loin selon un schéma incompréhensible tel un animal joueur aux
pieds de son maître. Il lui manque une partie de l’avant bras droit
et le pied gauche. La silhouette à du mal à se tenir debout, édifice
en train de sombrer mais qui jamais ne chute. Les hommes fuient
maintenant dans toutes les directions, Adurlatîl veut combattre, il
tire son épée, livide tremblant comme un enfant, insignifiant.
Chacun sent sa fin arriver, le dieu remonte, stabilise son
schasmme, alors, Tanaoz fonce tel un fou sur la créature et la
toise, son bâton charrie des flammes fantastiques :
— Ark Ka Béèboth Béroth ! Verminacée Infinitus Storam
Agalinéör ! Que Tanndrël te tance !
« Thaumaturge ! Thaumaturgeon Dush Acron Bôrr, soit
maudit pour oser me défier !
— Les Edelphes m’ont mandaté, et ils sont auprès de moi !
« Les Adormeurs ! Je les chercherais et les jetterais dans le
voürge, le fossphurle éthérique !
Tanaoz frémit, mais ne montre aucune peur malgré les
affreuses allusions du Vactarh.
Arkotth se retourne vers le Char il formule une racine, le
bâton de Tanaoz empêche celle-ci de frapper l’Abomitrôn. Le
seigneur noir tente de récupérer son char, véritable prothèse
quand on a perdu un pied et un bras. La malédiction d’Orfléön le
grand Survyald le bloque dans les Phrégïas quoiqu’il fasse. Il
pousse un hurlement, Tanaoz est propulsé dans les blocs, mais
son bouclier tient bon, il se redresse instantanément.
Il songe alors au bras et à l’épée, il ne faut pas que le Vactarh
trouve les cordes qui le relient aux objets organiques sinon il
pourrait récupérer celle-ci et plus rien ne l’arrêterait. Tanaoz
frappe de son bâton, un faisceau de lumière inonde le Vactarh qui
titube et perd un instant l’équilibre. Le corps du vieillard s’épuise
rapidement, car, même s’il tire l’énergie de la Glace, sa Shindrä
s’écoule en fluides éthériques, et il ne tiendrait pas indéfiniment

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dans un combat singulier avec le dieu.


La Shéïa ne part pas, que fait le duc ? Pourquoi ne fuit-il pas
tant qu’il le peut ? Le Vactarh revient et Tanaoz sent la présence
épouvantable, lorsque qu’un jet d’énergie fuse de la Shéïa et
frappe Arkkoth, le feu est si puissant que le schasmme du
seigneur noir s’enflamme et perce la Phrégïa sur plusieurs milles
avant de disparaître dans un tonnerre assourdissant, le Royaume
de Glace passe au négatif un instant comme une image sur une
pellicule et vibre à la manière d'un rêve saccadé.

— Le Transfact ! Crie le magicien en regardant Siân revêtu


d’une armure extraordinaire, la Shéïa a disparu une nouvelle fois
pour ne devenir que cette peau miraculeuse, et le Transfact brille
d’une lueur insoutenable sur sa poitrine. Siân fait un signe au
magicien, et Tanaoz entend sa voix portée par les vents dire :
— Je pars vieil ami ! Alors il se tourne vers ses hommes
abasourdis, où est passé le palais dans lequel ils ont pénétré ?
Puis aussi soudainement la Shéïa se reforme et englobe ses
habitants, l'armure du duc gonfle, change de forme, donne
l’impression, un bref instant, qu’elle va broyer son possesseur, et
redevient en quelques étapes une forteresse munit de formidables
pattes minérales, puis se met à courir vers l’extérieur creusant
des geysers de glace à chaque pas.
Il n’y a bientôt plus que le bruit du vent à la limite d’une
tempête, l’odeur de la magie phirienne qui oblitère les sens, la
sensation profonde d'une vibration faite de chaleur et d'anciens
désirs resurgis d'abîmes insondables, le couchant à midi,
accrochant aux mégafalaises des notes d'un magnificat obsédant
et d'une infinie mélancolie... car les Phrégïas ne respectent
nullement les heures humaines, et les lumières anciennes
reviennent les hanter jusqu’à l’obsession.
Le champ de neige rouge se reforme lentement, telle une
plaie sanguinolente qui se cicatrice. Tanaoz ressent un instant la
nostalgie de la Glace aussi mortelle que le froid, les amours
envolés, les peines oubliées et l’amitié des jours anciens. Il
retient un sanglot, lui le plus dur des thaumaturges, la magie des
dieux l’a épuisé, il cherche encore en son bâton l’énergie
nécessaire pour reconstituer sa shindrä, son énergie vitale. Son

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bouclier faiblit et la Phrégïa commence à lui lécher les pieds et à


lui monter doucement le long des jambes, un instant il
s'abandonne au baiser de l’amante blanche.

Éponime passe devant le chariot des thaumaturges, le


pseudo-espion, Alban Delamarche, s'éloigne prestement des
lieux. Clémence vient d'entretenir à nouveau son frère. La
princesse est inquiète pour la jeune femme, elle va à sa rencontre
et lui adresse un geste amical.
— Eh ! Jeune soldat ou devrais-je dire jeune femme
téméraire ? Qu'est-ce qui vous a pris de désobéir ainsi à votre
père? Demande-t-elle sur un ton ou ne perce aucun reproche.
— Je voulais être auprès de mon frère pour l’aider et le
protéger, lui il croit que c’est l’inverse qui doit se produire !
C’est Swan l’auteur de cette idée, mais ne lui en veuillez pas
madame, je n’aurais pas supporté de rester au château et j’aurais
commis quelque folie !
— Bien, nous nous sommes déjà expliqués jeune fille, je
n’en veux nullement à Swan, ce garçon à toujours beaucoup de
ressources, il n’est pas mon conseiller pour rien, allons rassurez-
vous, je ne dévoilerais pas vos plans, chevauchez la tête dégagée,
et humez avec moi, jolie Clémence, l’air parfumé du soir, quand
vous voudrez révéler votre identité je serais à vos côtés.
Une lueur de reconnaissance brille dans les yeux de la jeune
femme.
— Je ne sais comment vous remercier princesse !
— En étant prudente et avisée et en surveillant étroitement
nos jeunes thaumaturges sans les embarrasser.
— Ce sera un plaisir plutôt qu’une mission votre Altesse.
Clémence s’incline, émue et ne sachant que rajouter, puis elle
s’éloigne. Éponime la regarde d’un œil affectueux et amusé, les
petites intrigues lui sont familières, la cour de son père en est
remplie, et son cœur se serre soudainement, que devient le roi
Tallârk ? Il n’a pas cherché à la revoir, quels dangers le
retiennent là bas ? Un frisson la secoue, les magiciens lui
donneront sans doute prochainement des nouvelles. Puis elle se

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mord les lèvres, se reprend, son père l’avait durement traité, elle
ne voulait plus laisser une sensiblerie impardonnable l’affaiblir
désormais.
En fait, à peine prend-elle cette décision que Séverin sort du
chariot et vient à sa rencontre. Il raconte ce que les pierres ont
bien voulu livrer comme informations. Elle est très attentive et
finalement bouleversée.
— Vite mon jeune ami allez rapporter tout cela à la
duchesse !
Il s’incline et fait aussitôt ce qu’elle lui demande. Plus loin la
duchesse donne des ordres depuis sa voiture, engoncée dans
d’épaisses fourrures. Elle reçoit aimablement le jeune homme et
l’écoute. À la fin de son récit, elle affiche une expression
angoissée, et Séverin croit y lire une note d'espoir mêlée de
soulagement, le duc est en vie ainsi que son fils. Et cette chose
titanesque que personne n’est capable de lui décrire est apparut !
Siân défierait-il longtemps encore les dieux ? Elle tremble et
remercie le jeune homme, mais la vision qui l’angoisse plus que
tout est cet homme, ce prêtre Atzéus doté de pouvoirs immenses
dominant l’armée barbare.

Adémarch, accompagné de son ami Sulbfor, galope à bride


abattue vers les rives du fleuve à la tête d’une trentaine
d’hommes et de trois autres tisljjads. Ils se donnent pour mission
de repérer de loin toute embarcation dérivant vers eux et
apportant des informations sur l’armée ennemie, mais une pensée
étrange le traverse ; et si Abigaïl n’avait pas eut à l’idée d’utiliser
le fleuve? après tout, les royaumes oubliés ne possèdent guère de
grands navigateurs, et les eaux de l’Aisné charrient des êtres
qu’il vaut mieux ne pas rencontrer.
Tout en méditant, ils chevauchent plusieurs heures jusqu’à la
tombée de la nuit, les sens de Sulbfor percent l’obscurité la plus
épaisse et c'est lui qui guide désormais son ami. Ils arrivent sans
encombre près des rives, les pattes des chevaux s’embourbent, on
est en automne et ils ne peuvent avancer sur les berges sans
risques.

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Aussi décident-ils de faire une halte. Il n’est pas question


pour l’instant d’allumer de feu, on se contente d’un repas de
viande séchée et de galettes de froment arrosées de bière
écumante, le voyage l’a secoué à souhait.
— Sulbfor, mon ami, je suis heureux que tu m’accompagnes
dans cette mission, mon teetch me manque décidément.
— C’est normal monseigneur, il était un compagnon digne
d’amitié, j’ai appris à le connaître moi aussi, nous autres félins
avons des rapports particuliers, les nuits nous parlent, et les
pleines lunes nous révèlent leurs mystères. Nos races
concomitantes ont toujours souhaité aider les hommes, sans
tomber toutefois dans le servile esclavage canin dont usent les
races d’hommes chiens.
— Ta famille va-t-elle bien ?
— Parfaitement et surtout depuis que nous avons, grâce à
votre aide, regagné nos territoires sauvages, nos tribus peuvent à
nouveau chasser et pêcher, bien des seigneurs cherchaient à nous
priver de nos droits. Vous serez toujours bienvenu dans notre
Mcher !
— Oui je le sais Sulbfor, Ah ! Si la comtesse me laissait un
peu plus de latitude, je pourrais t'accompagner dans tes Kmärh
(longues chasses), mais les affaires d’intendance la retiennent
plus que les voyages. Te rends-tu compte que j’ai dû partir en
soirée, comme un voleur, tandis qu’elle papotait avec ces
damoiselles afin de ne pas entendre ces éternelles
recommandations et de la voir se récrier ou m’admonester avec
sa constante fébrilité émotionnelle.
— « Qui a charge de femme peine à l’ouvrage », est un
dicton Orkjjad, fait Sulbfor en affichant ce qui ressemble à un
sourire.
Mais alors qu’ils conversent paisiblement des ombres se
glissent dans les hautes herbes, elles proviennent du fleuve et une
odeur affreuse les accompagne, Sulbfor les a déjà repérés et se
prépare à une rencontre, il ne veut pas terrifier son ami Adémarch
et préfère attendre, la seule question est ; serait-elle violente ou
pacifique ?

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À Trecy, la baronne Sabine Blancsang Aigle, accueillie en


héroïne, laissa peu de place aux retrouvailles et donna
immédiatement les ordres pour établir une défense au château.
Celui-ci certes avait été placé sous un cercle durdéen le rendant
invisible. Ces protections consistaient à détourner l’ennemi de la
bâtisse, elle exigeait moins d’énergie phirienne qu’un bouclier de
la dimension de la forteresse qui eût été trop dispendieux et
comportait aussi ses faiblesses. L’invisibilité était préférable à
l’impondérabilité favorisant les attaques magiques provenant de
l’entredeux éthérique où aimaient bien se promener les
schasmmes.
L’illusion d’optique ne durerait pas très longtemps, et il
faudrait rapidement constituer des parades efficaces. Elle
s’employa à garnir la façade Est de catapultes et de lanceurs de
flèches géantes et enflammées, ces meilleurs hommes
surveillaient les entrées, et le fossé avait été rempli d’eau, un
habile système de pieux amovibles y avait été installé pour
empaler ceux qui auraient eu l’idée de flotter, notamment
certaines créatures capables de grimper aux parois rocheuses
presque lisses.
Des filets, dissimulés sous quelques centimètres de terre, se
tendraient sous les sabots ennemis, les serpents surgiraient alors
de leur cachette, excités par les thaumaturges. Des chiens dressés
pour tuer achèveraient les soldats tombés. Sabine n’ignore pas
que des créatures de toutes sortes se précipiteraient à la curée, et
elle ne ferait aucune miséricorde. Elle songe à Thibaud, le revoit
élaborant ses formules, et son cœur palpite douloureusement à
ces souvenirs, c’est aussi pendant ces préparatifs fiévreux frisant
l’hystérie qu’elle remarque quelque chose de surprenant.
Elle n’est pas allée sur la tombe depuis ces trois derniers
jours trop occupée par ces responsabilités de Maréchal des
armées, mais lorsqu’elle vient en soirée, fatiguée et trempée de
cette sueur qui lui est coutumière, respirant sa propre
transpiration comme le sang d’un sacrifice, sensuelle et moulée
dans ses cuirs et son armure d’acier jaune, elle pousse un cri de
stupeur. À l’emplacement de la tombe présentement vide de
Thibaud Ewerloock, des cailloux en nombre brillent d’un éclat

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qui ne trompe pas, de l’or ! Le marbre est si pailleté de pépites


qu’il étincelle. Elle s’agenouille anéantie par sa découverte, ainsi
la migration aurifère continue-t-elle à s’opérer. Pourquoi ? Et
comment ? Ne devait-elle pas cesser logiquement après la
résurrection du jeune mage ?
Des larmes lui viennent, elle prend une poignée de gravier et
d’or et sent plus la présence de son amour dans cette terre qu’en
la présence du jeune homme devenu un zombie.
Elle maudit Silbbus. Mais le magicien n’a fait que réaliser
son souhait de retrouver le jeune magicien, sa chair lui manque,
son innocence et son génie. Elle se sent responsable de tout ce
gâchis et désire se jeter à corps perdu dans la bataille et oublier.
Pourtant quelque chose l’attire, de morbide, voire de macabre
vers la tombe, le lieu où elle avait laissé dormir son amour, elle
va chercher une pelle et se mit à creuser avec acharnement, la
terre est restée meuble de la dernière exhumation, des pierres
totalement aurifiées apparaissent, quand elle rencontre le bois du
cercueil, le souffle rauque, le cœur palpitant elle en fait sauter le
couvercle, et tombe à la renverse sur la terre humide, livide, les
yeux agrandis, émerveillée et terrifiée tout à la fois.
Thibaud est là, enveloppé d’or, paisible, elle le touche…
c’est lui ! Quelque chose de tiède palpite encore, et une pensée la
traverse tel un tison brûlant ; Silbbus ! Silbbus l’avait leurré !
Elle pousse un râle et se met à pleurer à chaudes larmes, blessée
et en même temps formidablement soulagée. Ainsi le magicien
n’a-t-il pas ressuscité réellement le jeune Thibaud. Il savait ! Il
savait qu’en le tirant de son sommeil il ne ferait que créer le
malheur, mais alors… qui est le jeune homme qui œuvre auprès
de la duchesse et de Séverin ?
Un schasmme ! C’est la seule explication, un schasmme
merveilleusement stable, comme seul un grand magicien peut
extraire d’un corps endormi. Thibaud n’est pas mort. Peut-être ne
s’éveillerait-il jamais, mais il est encore en vie. Elle le caresse
inondée de ses larmes et remplie de rage. Silbbus l’a manipulé.
Elle fait remonter le corps dans une chambre haute du donjon,
pour l’installer sur un autel provisoire entouré d’un linceul brodé
de lys et de vigne, de pampre et de liseron relevé d’or. Il est
encore dans les vêtements de thaumaturges qu’il portait au

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moment de sa disparition, et semble si fragile, elle l’embrasse et


repart en faisant garder la porte.
Sur le palier l’attend un homme à la haute stature,
légèrement courbé.
— Dart Tûn… murmure-t-elle.
— Baronne ! J’ai établi avec mes compagnons une ligne de
défense à la porte du château, les boulbas ne faciliteront pas le
travail des envahisseurs je vous prie de le croire, les maîtres
dresseurs connaissent leurs chiens.
— Merci Dart.
Le chasseur de primes jette un regard vers la chambre.
— Pardonnez ma curiosité, mais s’agit-il de Thibaud
Ewerloock le jeune thaumaturge ? De sa dépouille… ?
Elle hoche la tête perdue dans un rêve.
— Mademoiselle, permettez-moi, au nom des derniers
moments vécus ensemble et de toute l’amitié que je vous porte…
ceci n’est pas une bonne chose, je crois.
Elle lui lance un regard trouble mais sans hostilité.
— Pourquoi Dart ? Pourquoi dites-vous cela ? êtes-vous
contre moi ?
Il s’incline.
— Au contraire damoiselle, je vous respecte hautement !
Mais… cet amour… me fait peur. Il est marqué du sceau du
malheur.
— Comment ? dit-elle soudainement exaltée, mais Dart…
Vous déraisonnez, regardez. Le vrai corps est ici, il n’est pas
mort. L’autre… l’autre est un schasmme.
Il la regarde comme s’il était au-delà ou en-deçà des
explications que l’on pouvait lui donner.
— Oui, oui je vois… il est encore là... Et le restera Baronne,
mais… cet or… va attirer l’attention des ennemis, et vous savez
qu’ils sont avides de ce métal comme nuls autres.
Elle serre les dents et le transperce du regard en montrant
son poing :
— Alors qu’ils viennent. Ils auront double raison de mourir !
Il secoue lentement la tête, la réaction de Sabine ne l’étonne
nullement, et tirant son chien, descend souplement les étages.
Elle le fixe presque douloureusement comme s’il l’avait planté là

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avec une dague dans le cœur. C’est à cet instant que tout se
déclenche, le son d’un cor retentit, il l’empale comme le membre
d’un amoureux qu’on espère ardemment, elle se redresse
palpitante, tire son épée et en embrasse le pommeau, le tourne
vers la porte de la chambre de Thibaud et dit solennellement :
— L’heure est venue ! À toi mon amour…
Mais alors qu’elle va se précipiter, une silhouette lui barre le
passage, la silhouette gracieuse et nerveuse d’une autre femme
revêtue d’une ample robe noire et d’une capeline blanche, elle
tient un caducée entre les mains symbole de sa fonction.
« Marguite ! »

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Les trois Grands Grimoires furent le Nébulaire, le Prismarion et


l’Intromédon, ce dernier fut soumis aux railleries des magiciens parce
qu’il introduisait l’art phirien en dénigrant l’action des thaumaturges.
Peu surmontèrent l’obstacle de l’orgueil et comprirent ses
avertissements.
Grimoire des Insolites ; auteur inconnu.

Phrégïas blessées

Cependant dans un angle perdu, invisible grâce à sa cape


livezienne, un personnage observait une scène qu'il ne risquait
pas d'oublier, celle de la fin du règne d'Abigaïl Zrël et le début de
celui d'Atzéus le prêtre, son cœur battait à tout rompre, au point
qu'il crut être découvert. Par un effort surhumain, il parvint à se
raisonner. Bryan, de retour au palais mouvant après plusieurs
jours d'absence, sentit sur ses jambes flageolantes le frottement
électrique des poils du teetch de Daisil qui étudiait lui aussi la
situation.
Atzéus prenait maintenant les choses en mains, et cette fois.
Le fou en conclu, terrifié, que les armées barbares avaient enfin
trouvé un chef pouvant les mener à la victoire. Pendant plusieurs
heures Bryan étudia les mouvements, les sons, les odeurs, sont
esprit incroyablement scrutateur avait déjà analysé les points
forts et les défaillances du système ennemi.
Ce fut en cours d'après-midi, tandis que le chat de Daisil se
pelotonnait contre lui, à son plus grand désarroi, que le fou
assista à un spectacle sidérant, une vive lueur éclata du palais
même, et l'atmosphère se contracta, devint irrespirable. Bryan
connaissait ces manifestations, elles étaient la conséquence d'une
lutte de puissants thaumaturges.
Puis l'air redevint clair et serein, quelque chose c'était passé
là-bas que ne voyait pas le fou, bizarrement il sentait que cela
avait une importance Capitale. Il n'avait pas tort, Silbbus luttait
contre le prêtre Atzéus.
Bryan l'ignorait évidemment, mais un sentiment pénible lui
fouaillait les entrailles et il grommela au chat :

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« Eh ! Boule de poils ! Je sais que tu ne peux pas me parler,


mais qu’est-ce qu’on pourrait dire de toute façon ? Ta maîtresse
ne sera pas mieux renseignée, Atzéus va tout écraser sur son
passage, et je te conseille de t’éloigner si tu ne veux pas finir en
carpette !
Il grimaça, tira la langue puis grogna, mais le teetch ne réagit
pas et se contenta de détourner la tête pour continuer son
observation.
Bryan repartit silencieusement et chuchota autant pour lui-
même que pour le teetch :
« P’tit gars, comme dirait mon maître à penser le vieux
bouffon Grimus, ça va chauffer dans les chaumières… Atzéus à
tué Abigaïl, rien d’étonnant, et ce qu'il fait maintenant je ne
préfère pas le savoir. Moi je ne reste pas ici, c’est devenu trop
malsain, toi fait ce qu’il te plaît l’ami, si tu veux sauver ta
fourrure retourne chez tes maîtres, je gage que nous sommes déjà
repérés !
Bryan était proche de la réalité, cependant Atzéus, accaparé
par l’attaque imminente de la Caldénée, n’avait pas usé de ses
sens accrus pour repérer réellement la présence du bouffon. Il ne
pouvait plus le découvrir à présent, car il gisait inconscient,
vaincu par Silbbus qu’il avait tenté de vampiriser. Profitant de
cette incroyable chance le bouffon s’éloigna et parvint finalement
à sortir de toute zone dangereuse, après quoi il appela un cheval
et se mit à galoper éperdument. Il n’avait même pas pensé à
prendre le teetch sur sa monture, ce chat l’irritait beaucoup trop
et sa féroce envie de le caresser le tourmentait. Couper les ponts
était ce qu’il y avait de mieux à faire, du moins le pensait-il.

Dans la forêt des pins rouges d’Armesson avait installé


vaillamment ses troupes, les archers, embusqués sur les plus
hautes branches, attendaient les ordres. D’autres hommes
s’employaient à tendre des pièges tout le long du chemin. Des
mains rouges envoyés par Work Tarbi achevaient de creuser des
fosses larges et hérissées de pieux. Des détachements allaient et
venaient jusqu’à la lisière de la forêt afin d’observer l’horizon.
Au bout de plusieurs heures, ils distinguèrent des groupes de
deux ou trois guerriers, des barbares, accompagnés d’ulmains des

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montagnes sauvages. Les premiers éclaireurs. Ils les laissèrent


approcher, puis des filets s’élevèrent dans lesquels il
s’empêtrèrent inexorablement, des hommes vinrent les libérer et
leur arracher leurs armes. On les ferait parler. D’Armesson
descendit de son perchoir une solide corbeille en osier attachée à
une branche d’If. Il disposait d’une lunette d'approche assez
efficace, la rangea rapidement dans sa poche intérieure et alla
voir les prisonniers, deux Carolingois et deux nains ulmains
grimaçant sous l’effort pour se libérer de leurs liens.
— Où en sont les armées ?
Pas de réponse.
— Écoutez, je ne veux pas vous torturer, je suis contre ce
procédé qui est plutôt votre spécialité, mais… je devrais vous
tuer si vous ne collaborez pas.
— Vous nous tuerez de toute façon, fait le géant d’une voix
sourde.
— Erreur, je vous propose de vous joindre à nous, combien
Abigaïl vous a-t-il payé ?
Ils le fixent d’un air ahurit et se consultent du regard.
L’ulmain se penche en tirant sur ses liens :
— Vingt pièces d’argent et dix d’airain !
— Je vous en paye quarante en or pour travailler pour moi
en tant que mercenaires, mais ce n’est pas tout, ramenez tous les
vôtres ici, je les paierais en or, et ils repartiront libres après la
guerre.
L’idée est généreuse, les officiers regardent le baron
admirativement, néanmoins la proposition s’avère fort risquée.
— D’accord pour moi fait l’ulmain, après tout cet Abigaïl ne
nous aurait sans doute pas donné de terre comme il le prétendait !
Le géant grogne, réfléchit, et fait :
— De l’or ? D’accord ! Mais en avez-vous ? On dit que la
Caldénée est pauvre et que la Tyranée dépense sans compter et ne
possède plus beaucoup d’or !
D’Armesson va chercher une bourse d’une taille
impressionnante et la vide en partie devant eux, des doublons,
des midranes des soldons tous d’or pur ! Leurs yeux s’égarent sur
le métal précieux devenu plus que rare dans les royaumes
oubliés.

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A cet instant un soldat arrive en portant dans les bras un


matou à la fourrure ébouriffée.
— Monseigneur ! Nous avons trouvé ce teetch à la lisière il
vient vers nous. Que doit-on faire ?
— Amenez-le voyons ! D’Armesson fait un signe pour qu’on
libère les deux prisonniers qui eux aussi fixent bizarrement
l’animal, ils n’en ont sans doute jamais vu auparavant.
Le teetch se frotte dans les jambes du baron qui lui octroie
des caresses.
« Baron d’Armesson, retentit une voix interne, les teetchs
vont bientôt s’occuper de l’armée ennemie, inutile d’envoyer
seulement quelques alliés pour rassembler des hommes, car ils
vont s’entre-tuer ! »
— Quoi ? Sursaute d’Armesson éberlué par cette révélation,
mais comment ? Qui organise cela ?
« Le trichk Exerr, grand teetch de Tyranée, le trichk Orioz
grand keetch de Caldénée. Nous sommes trois mille et nous
allons semer la perturbation et la folie dans les rangs des armées
sorcières. Nous venons d’apprendre qu’Atzéus, prêtre de Tukyur,
a pris le pouvoir après avoir tué Abigaïl, et, un nouveau
rebondissement, Silbbus est intervenu et à rendu inopérant le
prêtre de Tukyur, on ne sait encore comment ! »
— Atzéus ? marmonne d’Armesson en réfléchissant, oui,
j’en ai entendu parler, cela prouve que l’armée va être encore
plus dangereuse que prévue sous les ordres de ce tyran, s’il a pu
tuer Abigaïl, alors il faudra mettre toutes les chances de notre
côté, mon ami…
« Je m’appelle Direaul, teetch du Sud des steppes d’Urssie
en Tyranée. »
— Direaul, aide-moi à transmettre le message de ralliement
aux hommes qui voudront me suivre avant qu’Atzéus ne les
conditionne tous, et que vous n’interveniez…
« D’accord ! Je fais un pont avec les miens et ils enverront
l’offre, après quoi on attaquera, on ne peut plus perdre de
temps. »
— Explique leur que je paie chaque homme quarante pièces
d’or et que je les laisserais libre et propriétaire d'un lopin de
terre.

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Le message est envoyé, Direaul se concentre, au bout de


plusieurs minutes il annonce :
« Message passé baron, maintenant les troupes ennemies
arrivent, ils nous faut agir ! »
En effet des cris retentissent à l’orée de la forêt, des troupes
de plus en plus nombreuses, l’avant-garde de l’armée,
envahissent l’Adlassie par l’Est, lorsque les premiers guerriers
arrivent sur les plaines une volée de flèches est décochée, lardant
les troupes ennemies. Ceux qui ont levé leur grand bouclier sont
sauvés, mais les pièges au sol en ont raison.
— La première ligne est écrasée, lance un sergent au baron.
— Bien ! Mais inutile de se leurrer il ne s’agit que d’une
avant-garde légère, quand le gros des troupes va arriver, se sera
un massacre ! Tenez-vous prêts !
— Oui monseigneur ! Mais que devient la baronne si
l’ennemi est ici ?
— Je ne sais pas, elle doit déjà se battre… les thaumaturges
ayant établi un cercle magique autour de la bâtisse et de la cité en
auront détourné les premières phalanges… j’ose le croire.

Silbbus et Narboth filaient à une vitesse que Tanaoz lui-


même aurait réprouvée. L’air s’enflammait autour d’eux, ils
arrivèrent au Pic du poignard vers midi, deux heures après avoir
quitté Groswen constatant que le ciel était emplit de lueurs
rouges et mauves fantastiques, de sons horribles, et d’une odeur
de magie mortelle. La terreur des Vactarh. Ils surent alors ce qui
se passait et foncèrent vers le lieu de la tragédie.
Un tertre s’élevait, mais pas un tertre comme les autres,
c’était un bloc de glace qui contenait un corps, celui d'un
magicien ! Silbbus s’approcha et l’examina, aucun doute, il était
encore en vie dans sa gangue de Phrégïas car son bouclier le
protégeait du contact direct avec celle-ci.
Silbbus ayant compris la situation s’avance en criant à
Narboth :
— Soutenez-moi mon ami, nous allons libérer Tanaoz !
Il brandit son bâton prononçant les seaux de commandement

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de la déphrégition.
Un rugissement retentit, inhumain, une forme se dresse.
derrière eux… le Vactarh ! Remonté des nivées… sa chute n’était
pas définitive, au fond du gouffre, il trouvait encore la force
d’envoyer un schasmme, affaibli mais redoutable !
…Le schasmme du dieu souffre.
Il ne supporte pas la déphrigition. La Shéïa l’a blessée,
humilié.
Il envoie une flamme qui projette Silbbus à des milles,
Narboth prend le relais et poursuit la déphrigition, le dieu tente
de rassembler à nouveau ses forces, sans bras, et sans pied, il ne
sera pas stable… et la flamme du Transfact l’a blessé, mais avant
qu’il ne puisse frapper, une double racine l’arrête, Narboth a allié
sa puissance à celle de Tanaoz et cette fois le dieu tombe en
arrière sous l’assaut.
Vibration primale, déchirement de l’être, la Phrège hurle…
Il se relève et bondit en direction des deux thaumaturges
démantelant davantage ses membres amputés, brandit un sceptre
de sa main valide, Oncrâhur, symbole du pouvoir, d’un pouvoir si
ancien qu’il porte encore l’odeur de terre du Massmarh
fondamentale… alors une décharge effroyable l’atteint, un jet
d'énergie éthérique négative. La Glace fond, et se crevasse, le
dieu hurle et choit dans les profondeurs des abysses phrégiques
en se délitant hideusement…
Silbbus s’est relevé indemne, munit d’une racine matricielle
particulièrement effroyable, il retombe sur le sol épuisé, tandis
que les gargouillements infernaux du sol indiquent que le Vactarh
poursuit sa chute dans les profondeurs des nivées.
Narboth et Tanaoz viennent relever leur ami :
— Seigneurs ! Que de folies ! Crie Narboth, en n'aurons-
nous jamais fini avec ces êtres néfastes ?
— Pas tant que la lune favorisera leur retour, dit Tanaoz.
Ils transportent Silbbus jusqu’à un terre-plein et placent leur
tente à cet endroit puis le recouvrent d’une couverture. Ils lui font
boire de l’ixushia et le frictionnent, le froid descend encore
depuis le combat, la Phrégïa répond à ses blessures et à treize
unibars le monde devient pur cristal. Silbbus revient à lui et
reprend un peu de forces. Narboth explique ce qu’il est devenu à

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Tanaoz et quelques épisodes manqués par le vieux. La voix de


Silbbus retentit sourdement :
— Compagnons ! Allez-vous bien ?
— Grâce à toi oui Silbbus ! Quelle présence d’esprit, quelle
maîtrise. Tu as fait descendre le Vactarh. Mais quelle folie que
cette racine, elle aurait pu nous tuer tous.
— Il remontera dit Silbbus en levant un regard vitreux qui
inquiète les thaumaturges, il lui faudra le temps, et nous ne le lui
en laisserons pas. Par pitié... j’ai faim, avez-vous de quoi
manger ?
Cette demande n'est pas étonnante car le magicien est
totalement épuisé.
— Si j’ai de la nourriture ? Fait Narboth en souriant, oui !
Oh ! Pour ça oui ! J’ai dévalisé un château il y a peu de temps, et
les marchés et foires de notre bon pays, voici de la viande cuite,
du pain, des fruits, des légumes préparés, des sauces, des
condiments et des confits, des pâtés, du vin à outrance et… mais
la main de Tanaoz l’empêche d’aller plus loin.
— Enfin ! Maudit blancar d’esbroufe ! Vermicille
inconsciente ! Voulez-vous tuer notre ami et maître ? grogne
Tanaoz dont le regard dément les propos et qui salive devant la
nourriture déballée.
— Non Tanaoz, fait Silbbus, laissez faire. Cette fois ma faim
est dévorante !
Et sur ces mots il commence à manger des pâtés, des confits
d’oie, des poissons marinés, et du pain en quantité, Tanaoz
dévore à son tour, et Narboth ne résiste pas à un « encas » avec
son ami.
A cet instant Tanaoz sursaute et s’écrie sur son habituel ton
explosif :
— Par les cieux ! Un schasmme ! Silbbus ! vous n’êtes
qu’un…
Silbbus retient un rire, il explique à Tanaoz ce qui lui est
arrivé, et il demande aux deux magiciens une faveur, tout en
continuant son repas.
— Pourquoi une faveur, par les Dames ? Grogne Narboth.
— Parce que si l'un de ces prêtres de Tukyur le maudit vient
à diriger l’armée sorcière j’ai peur que nos amis ne puissent

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résister longtemps. Il faut que vous aidiez la baronne et la


duchesse . Oh ! J’ai appris il y a quelques jours que les teetchs
allaient « manouvrer » l’armée, cela va ralentir considérablement
leur marche. Profitez de ce temps pour rassembler vos forces !
— Comment ? Cria Tanaoz, t’abandonner ici seul avec ce…
Scrapule Borniès, par tous les masturmorphes alambiqués ! Cette
quintessence de malédiction, ce Vactarh qui peut remonter à
chaque instant ?
Les yeux de Silbbus brillent et il esquisse un sourire.
— Justement, je vais m’en occuper !
— Comment ? Si votre corps est endormi à des milles et des
milles d’ici ? Demande Narboth l’air navré.
— Je vais rappeler mon corps lié par des cordes magiques,
ce n’est pas un problème, et j’espère trouver la clé pour le
réveiller, il s’est passé quelque chose qui a bloqué le processus
de retour.
— Je connais ce problème, s’exclame Tanaoz, pour
réintégrer son corps, il faut en chasser le principe perturbateur,
c’est la phrège qui a encore tendue un piège. Elle ne distingue
plus ses amis de ces ennemis.
— Ou Atzéus ! Lance Silbbus, c’est lui qui m’a attaqué et
j’ai dû le vampiriser, il est tombé, mais je n’ai pas assez insisté
car il est revenu à lui. Il a glissé une racine subtile dans mon
corps qui m’a empêché d’y retourner et qu’il utilise pour
vampiriser mon énergie voilà pourquoi je suis si vite épuisé. Il
faut arrêter cela. Avant de partir allez-vous m’aider ?
Narboth se redresse et déclare solennellement :
— J’en fais un point d’honneur maître Silbbus !
Tanaoz ne répond rien, il serre simplement les épaules de son
ami dans ses mains osseuses et ses yeux brûlent d’un désir
d’action insoutenable.
Silbbus prononce les formulations de rappel, les cordes
ramènent dans un halo d’énergie le corps de Silbbus, ce dernier
s’observe lui-même avec cette surprise qu’offre la distance sur
soi, mais il n’hésite pas longtemps et réintègre celui-ci tandis que
Tanaoz et Narboth éradiquent par des incantations particulières
les pièges d’Atzéus, bientôt le magicien s’éveille en grimaçant.
L’éveil procure des picotements douloureux, et une paralysie

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partielle, effets dus au corps physique trop longtemps séparé de


son schasmme. Tanaoz aide son ami à se relever, Silbbus sourit,
tout est dit, son bâton, posé près de lui, adhère à sa paume, il se
secoue comme s’il sortait d’un mauvais rêve et s’exclame :
— Bravo ! Nous avons réussi à surmonter l’obstacle. Cet
Atzéus est vraiment une calamité, et il nous faut dés maintenant
le mettre hors d’état de nuire.
Mais, à peine ces paroles prononcées, une forme rouge
gigantesque s’insinue sous les glaces qui craquellent, un geyser
prodigieux se soulève et des dizaines de tentacules pourpres se
referment autour des magiciens. Les trois amis n’ont pas le temps
de réagir, ils sont entraînés dans les flots glacés, leur bouclier
individuel les sauve d’un froid intense. Des turbulences
terrifiantes secouent le fond du lac et des formes monstrueuses et
hostiles se dressent vers eux. La Lyconthe s’éveille à nouveau et
elle n’est pas seule.

*
L’armée acheva d’écraser les dernières lignes de défense des
frontières, elle avançait tel un mur mouvant que rien ne pouvait
arrêter, du haut du donjon du château de Trecy, Sabine attendait,
elle fit un geste pour que les filets soient tendus emprisonnant les
milliers d’hommes de l’avant garde, des flèches enflammées
plurent par milliers, les hommes piégés, barbares, Carolingois,
ulmains et bêtes dressées pour tuer furent fauchés. Un tonnerre
déflagrant assourdissant envoya des tonnes de terre et de roches
dans les airs, les poudres déflagrantes répondaient aux flèches de
feu, mais beaucoup de tonnelets n’explosaient pas comme prévu,
l’instabilité du système générait le doute et la crainte.
Quelques minutes auparavant, dans le camp des Caldénéens,
la baronne avait eu une visite inattendue, Marguite l’apothicaire
était apparut, et cette conversation avait eu lieu :
« Ma dame… Je ne suis pas ici en ennemie même si le mal
que j’ai fait au royaume méritait une punition exemplaire.
« Je n’en connais rien ou presque, vous avez servi la Tyranée
et je suis présentement en Caldénée, vos actions aussi
méprisables soient-elles ne sont pas de mon ressort ou jugement,

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êtes-vous une alliée ?


« Oui ma dame. Je confectionnerais les pires poisons contre
cette armée. Et j’ai déjà préparé des décoctions qui vous aideront
grandement, et des philtres qui donneront forces et courage aux
hommes.
« Parfait, fait à son tour Sabine fièrement, alors allons
ensemble à nos œuvres pour la libération du royaume ! Sabine
embrasse le dos de sa main et la tend à l’apothicaire qui
s’empresse de la prendre, Marguite embrasse alors, à son tour, la
main de la baronne exaltée, et lui jure fidélité puis disparaît dans
les sombres souterrains. Sabine, ne se demandant même pas
qu'elle était l'intention de cette femme sulfureuse, porte sa main à
ses lèvres fiévreuses et susurre : « À jamais pour le royaume et
par notre sang ! »

Pendant ce temps aux pieds du château des boulbas se jettent


sur la deuxième ligne, et font le vide, mais d’autres créatures
massacrent les dresseurs. L’armée avance trop vite en dépit des
pièges, Sabine se laisse gagner un instant par un sentiment de
défaite. Une ovation phénoménale retentit tout à coup, les
officiers se mettent à crier indiquant à la baronne ce qui se
passait, les guerriers ennemis se retournent les uns contre les
autres et s’entre-tuent, certains s’égorgent eux-mêmes, d’autres
fuient en poussant des cris lamentables, les créatures se percent
l’abdomen de leur lame ou bondissent sur leurs congénères pour
les tuer, une mêlée d’enfer secoue les milliers d’envahisseurs,
puis s’étend à une bonne partie de l’armée, le reste, celui qui
n’est pas touché par l’étrange fléau, reste dans l’incapacité
d’avancer, totalement bloqués par la folie de leurs compagnons et
la muraille infrangible de leur corps.
— Il s’agit de l’opération d’un thaumaturge. Une magie
magistrale ! Crie la baronne stupéfaite.
— Non Altesse ! Fait l’un des officiers, je crois qu’il s’agit
de l’action des teetchs.
— Des teetchs ? Que dis-tu là ? Qu'y connais-tu ?
— J’ai eu un teetch autrefois, il m’a appris à être sensible
aux messages, et là j’en perçois de nombreux… en fait ils se sont
ligués contre l’armée. Je ne peux pas en savoir plus, l’écho est

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très brouillé et il serait dangereux de vouloir «lancer » avec eux !


Sabine regarde d’un air impressionné son capitaine, c’est un
homme brun de haute stature et bien découplé, son regard est
franc, il représente soudain le meilleur de la Caldénée à ses yeux,
et elle lui sourit en répondant :
— Bravo capitaine ! Vous voici supérieur à moi quant aux
teetchs, je n’ai jamais su «lancer » correctement, essayez tout de
même de savoir ce qu’il en est, et tenez-moi au courant !
L’homme s’incline et reprend son travail de surveillance
auprès des soldats. En fait la bataille a cessé depuis le massacre
ordonné de l’armée sorcière, Sabine prie pour que cela dure. Elle
fait le tour de ses troupes pour connaître le nombre de blessés,
consolider les rangs et donner des conseils, fait distribuer des
baies d’Ixuz afin de rendre les hommes plus forts et plus
résistants, et répond à tous les appels, les signes et les questions
que les soldats posent. C’est une façon de confirmer sa totale
complicité avec ses hommes. Chacun la vénère étant prêt à lui
donner sa vie, mais une seule pensée l’obsède… que devient
Thibaud ? Et où en est le processus d’aurification ?

L’armée ducale progressait vers les steppes d’Adlassie à un


rythme inférieur à son allure habituelle. Elle espérait contrer
l’armée sorcière et surtout gagner du temps. Éponime
chevauchait presque indolemment, totalement absente, le froid
mordant était devenu un ennemi familier qui finissait par
endormir, et il n’en devenait que plus dangereux. L’un des
officiers lui tendit une gourde.
— Pardonnez ma rudesse princesse, mais buvez un peu
d’ixushia cela vous réchauffera !
Elle accepta et avala une rasade du précieux liquide, elle ne
refusait jamais ce genre d’offre de l’un de ses capitaines, elle
connaissait trop la valeur de ces gestes hautement symboliques
pour les hommes. Le soldat regarda d’un air émerveillé sa gourde
et la porta à ses lèvres en fermant les yeux, là où la jeune femme
avait porté les siennes, insigne honneur pour l’officier comme si
la bouche de la princesse charriait l’essence du sacré. Cette

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ixushia n’était en rien comparable à celle des elfes, toutefois en


dépit des mélanges peu orthodoxes qui la caractérisait elle offrait
un assez bon support énergétique.
Éponime aurait sourit en temps ordinaire, mais elle luttait
contre une sombre torpeur que commençait cependant à chasser
l’alcool. A cet instant précis l’air se déforma, une pression
formidable s’exerça sur ses tympans, une boule de feu s’arrêta
devant les chevaux affolés, et un homme apparut, un
thaumaturge. Elle reconnut Groswen l’un des membres de la
ligue, sa fourrure était sale, déchirée, et ses cheveux et sa barbe si
broussailleux qu’on ne distinguait plus ses traits, bien qu’il fut à
l’origine le cadet des thaumaturges de la Guilde des Probateurs il
paraissait plus vieillit et décrépit que ses pairs. Il s’inclina posant
un genou à terre.
— Princesse Éponime ! Groswen pour vous servir. Je viens
vous apporter mon aide !
— Par toutes les miséricordes ! Crie la jeune femme
soudainement éveillée et comme giflée par la présence du
thaumaturge, vous voici enfin. Je vous attendais maître Groswen,
vous et vos confrères. Décidément ne prennent-ils plaisir qu’à
nous abandonner à notre misère ? Regardez ! Les ennemis nous
encerclent que ferons-nous de la duchesse et de votre princesse ?
Groswen tremble et se redresse l’air souverain tenant
fermement son grand bâton noueux qui paraît frémir
d’impatience.
— Ma princesse ! Comment l’oublierais-je ? Je vous confie
ma vie, et vous protégerais de toute mon âme, mais nous avons
perdu nos meilleurs magiciens, Yortraël, Arcibâk, Hyacinthe le
Grand. Et par un immense bonheur l’un d’eux est revenu,
Tanaoz !
— Tanaoz ! S’écrie Éponime, livide et chancelante, mort
dans une explosion en emportant le bouffon des Vactarh, Tukyur.
— Tenez-vous bien mademoiselle. Des forces merveilleuses
l’ont aidé à retrouver son corps, il avait par chance constitué une
effigie qui a servi à sa résurrection.
— La résurrection, répète Éponime bouleversée et se
souvenant des résultats de cette opération terrible sur Thibaud,
malheur ! Je sais que celle-ci est affreusement dangereuse…

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— Non ! Vous n’y êtes pas princesse. Cette résurrection là, a


été le fait des Edelphes Aloïms Phrégifiés dans la Glace divine, et
elle n’aura aucune conséquence néfaste. Maître Tanaoz est
efficient à cent pour cent et plus. Il a rajeunit. Son pouvoir est
intact, ainsi, hélas, que son mauvais caractère.
Cette fois Éponime se met à rire, cet éclat de fraîcheur aussi
modeste soit-il éclaire le jour d’un soleil nouveau pour ceux qui
l’entendent. Groswen va prévenir la duchesse qui se livre à des
cris et des admonestations, tous cependant accueillent l’arrivée
du magicien avec un indicible soulagement. Le magicien rend
visite à ses jeunes confrères, Séverin l’accueille avec vénération
et Thibaud s’incline froidement. Talbark tremble d’indignation à
l’intrusion de Groswen, il est, là encore, dévoré de jalousie, pâle
et muet.
— Oh ! Je sais votre qualité maître Thibaud et vos
débordements proches de ceux de Tanaoz. Mais aujourd’hui je
peux vous aider à mieux acquérir ces techniques dont vous avez
usé assez maladroitement, mais avec génie par ailleurs. Et vous
maître Talbark, laissez vos querelles internes de côtés, vous êtes
un excellent thaumaturge, très méritant, vos évocations feront la
différence j’en suis certain. En ce qui vous concerne maître
Séverin, je sais que vous aller tous nous dépasser un jour, et c’est
un vrai plaisir que vous guider un peu dans les méandres de la
magie et des arts phiriens, que vous manquent-ils ?

Séverin lui fit un état des lieux et de leurs connaissances,


Groswen allait faire parler les pierres, mais surtout développer
les racines mortelles capables de vaincre l’ennemi et les
principes régénérateurs permettant la guérison rapide des
blessures. Talbark, flatté par le membre de la Guilde, s’était
soudainement épanoui et proposait son aide, Groswen le
valorisait en le laissant diriger les plus jeunes supervisant et
rectifiant quand il l’estimait utile. Talbark pouvait devenir un
danger si on ne le contrôlait pas, mais sa science était formidable,
il pouvait susciter n’importe quelle vision spectrales, et bientôt
les pierres Abolies parlèrent si puissamment qu’ils furent
quasiment sur le terrain, témoins des événements troublants qui
se déroulaient, une scène à trois dimensions avec odeur, sons et

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sens tactile sollicités. Groswen parvint à s’allier aux teetchs grâce


à ce pouvoir et fortifia leur action en semant encore plus de
terreur chez l’ennemi, au moins cinquante mille hommes
s’étaient entre-tués, une perte considérable et qui allait gêner
terriblement l’avance de l’armée, hélas, quand il arriva sur
l’image d’Atzéus en train de commander, le prêtre se tourna vers
lui, les yeux incandescents.
Une racine fut déployée, meurtrière, Groswen fut projeté
contre la paroi du chariot, littéralement renversé, les deux jeunes
hommes furent commotionnés, et Talbark coupa immédiatement
la communication en pestant :
— Purée de Bételgeuse ! Kornille d’inflation de macabrées
d’enfer ! Qu’avez-vous fait maudit thaumaturge ? Toujours trop
sûr de vous. Cet Atzéus est trop puissant pour qu’on l’observe
directement. Si la Guilde commet de telles erreurs alors je
comprends que vos collègues soient morts !
Blessé dans son amour propre Groswen a envie de répliquer,
mais une voix les en empêche.
— Biture de planchée et vermicilles indolentes ! Cesserez-
vous vos jérémiades ?
Celui qui vient de parler, blanchi par les neiges, au souffle
glacial, échevelé, tient un grand bâton vibrant d’un feu intérieur
inquiétant.
— Gruelcia ! Crient ceux qui le reconnaissent.
— Oui ! Et pour vous servir comme d’habitude ! J’étais avec
le duc. Vous avez vu les pierres, les dardals, eh bien, vous ne
savez rien encore. Mais plus tard… pour l’instant je viens vous
dire qu’il ne faudra plus agir inconsidérément, et ceci dès cette
minute. Parlez-moi avant d'entreprendre quoique que ce soit. Car
le duc vient avec la Shéïa !
— Maître Gruelcia, nous l’avions vu ! S’exclame Séverin,
que va-t-il se passer ?
— Nul ne le sait, mais la confiance en mon duc est totale, je
sais qu’il y arrivera, ses amis l’entourent, et sa famille.
— Resterez-vous avec nous ? Demande Thibaud qui cette
fois s’éveillait à des sentiments inconnus jusqu’alors.
— Hélas non ! Mes amis ont trop besoin de moi. Groswen
restera. Tanaoz, Narboth, Silbbus et moi-même devons vaincre

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des forces innommables dans les Phrégïas.


— Dites-ça à la duchesse, et elle deviendra folle de rage et
de dépit, grince Talbarq, elle compte sur vous. Ainsi que la
princesse.
Gruelcia se dresse, royal, et explique d’une voix lénifiante,
chaude, presque mélancolique :
— Mes amis, il faudra un jour vous passer des thaumaturges,
nous risquons de disparaître, et d’ici là vous aurez vous aussi
appris des choses…
Talbarq se renfrogne se demandant à quel jeu joue les
thaumaturges. Gruelcia part soudain plus vif que l’éclair pour se
retrouver devant Garelle stupéfaite et effrayée, puis lui explique
ce qu’il est venu faire, ce qui se passe et ce que devient le duc,
parle de Silbbus et de Tanaoz, tandis qu’elle devient plus blanche
qu’un linge, jure, peste et pousse un grand cri, puis se rassérène
d’un coup, comme grandit soudainement par un malheur
insurmontable. Des éclats de soleil plus chauds qu’à l’ordinaire
tentent désespérément de faire passer un peu de leur chaleur, la
terre soudain prend un aspect magnifique, sans raison apparente,
et à une certaine distance ils peuvent distinguer des reflets
fantastiques et si beaux qu’ils créent un émoi merveilleux, les
Phrégïas !
Un lointain appel, une vision imprévisible qui tente les
hommes, mais tout est achevé si rapidement qu’elle croit à un
rêve.
Le magicien demande à manger, on lui apporte des quantités
de nourriture, il n’en possède plus un gramme dans ses poches,
pendant des heures, rien ne peut arrêter sa mastication fabuleuse,
Annegarelle lui commande de cesser, ordonne à ses hommes de
lui enlever les plateaux garnis et débordants, mais ils ne
parviennent pas à bouger, et fixent effarés, et impuissants, le
Probateur. Gruelcia ne laisse venir à lui que les marmitons aux
bras chargés de victuailles, cela dure encore plus de deux heures.
Une chaleur accrue monte du sol, et quand la duchesse voit les
soldats se défaire de leurs fourrures elle comprend. Le magicien
devenu brûlant, elle le fixe d’un air égaré balbutiant :
— Pourquoi ?
Il ne dit rien, sourit doucement et lui dit :

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— Adieu cette fois. Je reviendrais, mais vous ne me verrez


pas…
Elle veut l’appeler, le retenir, mais la chose qui filait
maintenant n’entend plus rien dans son sillage de feu. Gruelcia
rejoint les siens.

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Le cœur des amazones aurait été gagné par les hommes, et


leurs secrets violés, s'ils avaient su caresser la Glace et lui parler
comme à une amante... mais leur brutalité les rendirent plus fortes
que les meilleurs guerriers, et leurs mensonges élevèrent leurs
sentiments au-delà de ceux de mères privées d’enfants.
Journal d'un thaumaturge.

La guerre de Silbbus

Le comte Adémarch fut réveillé par la main velue de


l’homme lion, il lui fit signe de se taire, sortit de la tente, les
soldats dormaient, et conduisit le gros homme, non sans lui avoir
préalablement posé une énorme fourrure sur les épaules, vers les
rives. Empruntant des chemins plus stables et moins boueux, ils
arrivèrent sur les extrêmes bords les pieds dans l’eau du fleuve,
et le comte vit les lumières osciller, tels des feux follets par
centaines, par milliers. Il les fixa un instant comme dans un rêve
très doux, un jeu d’enfant, mais subitement il sut qu’elles
signifiaient la mort.
Des ennemis s’infiltraient en nombre par le fleuve, et ce
qu’il était censé empêcher devenait un insoluble problème tout à
coup, car comment arrêter une telle armada ? Les envahisseurs
n’avaient même pas trouvé bon d’éteindre leurs feux afin de ne
pas alerter les veilleurs ennemis, ils étaient sûrs de vaincre.
— Il faudrait invoquer les dieux du fleuve, gémit-il, nous
n’avons qu’une quarantaine d’hommes, et quelques Orkjads !
— Oui, c’est peu, mais on doit trouver un moyen de les
retenir, au moins de les retarder.
Sulbfor rassemble les siens, et établit un conciliabule en
langage tilsjjad, puis vient retrouver le comte qui se pare de pied
en cape.
— Seigneur ! Nous allons invoquer les scrulls, nos alliés, ils
sont peu nombreux mais puissants, cela pourra retenir les
ennemis.
— Merci, fit le comte les yeux dans le vague, mais si les

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sqwaurs s’emmêlaient se serait formidable, non ?


— Les sqwaurs fit l’homme-lion d’un regard surpris et
inquiet, non, ce ne serait pas bon, ils tueraient tout le monde,
autant les hommes de notre troupe que les ennemis ! Et puis rien
ne peut les commander.
Le comte fixe son ami en disant :
— Rien ? Non, tu te trompes Sulbfor, il paraît qu’un homme
versant son sang dans le fleuve tout en incantant peut les appeler.
L’homme lion a un sursaut et tonne :
— Seigneur ! Non ! Vous ne pouvez pas faire cela. Ils
viendraient et vous tueraient sans pitié. Sans compter que celui
qui a versé son sang devra ensuite les suivre dans les eaux. Une
mort affreuse.
— Non ! Un sacrifice pour le royaume, rectifie d’une voix
hachée le comte, désolé…
Il tire un poignard et sort de la tente, Sulbfor, comme
paralysé devant cette détermination terrible reste sans voix, puis
d’un bond le suit.
— Si je pouvais offrir mon sang je le ferais monseigneur, dit
Sulbfor l’air désemparé, tentons les Scrulls, nous ferons comme
vous voulez ensuite, je vous en conjure au nom de notre amitié !
Face au désarroi de l'homme-lion le comte hoche la tête.
— D’accord, mon ami !
Aussitôt les hommes lions se réunissent et allument des feux
ignorant le danger que ces lueurs impliqueraient si l’ennemi les
voyait, puis incantent d’une façon sourde et profonde, imitant le
vol lourd d’êtres étranges et lointains. A leurs trémolos rauques
répond bientôt de longs cris. Un bruit d’ailes membraneuses
puissantes les alerte que des créatures arrivent nombreuses. Les
Scrulls ! A l’envergure impressionnante. L’une d’elle se pose
devant Sulbfor replie ses membres de chauve souris, ses yeux
percent les ténèbres de lueurs rouges, ils parlent un moment, et
bientôt le Scrull s’élève dans la nuit et s'éloigne en direction des
navires.
— C’est Rrûrq le Saïchk de sa tribu, il va emmener cent
grands Scrulls pour arrêter les ennemis.
— Cela suffira-t-il ?
— Pour les ralentir, les occuper. Les Scrulls résistent aux

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armes ordinaires et sont réfractaires aux magies humaines, un


seul d’entre eux pourrait tuer cent guerriers, mais qui sait… ?
Ils entendent alors une sorte de plainte formidable qui monte
telle une rumeur monstrueuse du fleuve, le combat commence !
Les lanternes s’éteignent une à une.
Adémarch, dressé telle une statue, prie intérieurement, revoit
le visage de Lyedia, un visage qui aurait pu paraître quelconque
mais qui rayonnait de cette beauté des femmes qui ont tout
donné. Il repasse les moments d’extase avec elle, renouant
d’anciennes passions, et au fil de l’onde noire se perd les
souvenirs. Sulbfor reste à ses côtés scrutant l’ombre épaisse,
reniflant les effluves de sang et de sueur, les parfums de magie et
le goût âcre de la mort. Les autres continuent à fredonner
sourdement autour des feux, et d’autres battements d’ailes se
mêlent au vent glacial qui d’un souffle nocturne enlace les
flammes crépitantes.
Le temps passe et les lumières ne réapparaissent pas, dans un
déplacement d’air à peine perceptible le comte s’en va vers sa
tente, chancelant, Sulbfor le rejoint. Adémarch s’effondre sur sa
couche et s’endort comme une masse sous l’œil vigilant de
l’homme lion qui dresse l’oreille. Est-ce achevé ? Les Scrulls
ont-ils vaincus l’adversaire ? Une rumeur vient jusqu’à lui
inaudible pour les hommes. Un chant de victoire qui ne trompe
pas, les heures passent jusqu’au matin, et là, l’homme lion sait
que les Scrulls ont échoué.

Le duc Siân transportait son armée au cœur de l’Abomitrôn,


forteresse colossale munit de pattes monstrueuses qui le
propulsait à une folle vitesse dans les Glaces. Bientôt apparut le
Pic du poignard et les frontières Phrégiennes, le Char grimpa par-
dessus les roches gelées et s’enfonça dans des lacs en formation,
des courants fluides essayaient de pétrifier ses pattes vainement
afin de le ramener dans les nivées inférieures, mais le Char
soumis à une autorité plus grande avançait vite et surmontait les
obstacles, une vague neigeuse se leva et vint à sa rencontre, puis
se brisa contre le formidable bouclier qu’avait érigé Siân. le

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Transfact surmontait les obstacles dans un élan irrésistible. Le


choc charia les hommes comme des enfants. Un cyclone apparut
subitement, un fort-gouffre. La Shéïa connaissait les puits de
l’entredeux et savait les contourner, elle porta sa vitesse au
maximum et évita la colonne destructrice. Les Phrégïas
déployaient leur fureur. Des crevasses s’ouvrirent immenses, le
Char les franchissait, bondissait à des hauteurs fantastiques, les
soldats saisis d’une stupeur indescriptible, priaient, une
suspension énergétique évitait d’être victime des mouvements
titanesques et d’aller s’écraser contre les parois.

Siân faiblissait, il ôta le Transfact. Le moment était venu de


la passer à un autre. Simon le prit et l’enfila. Seule la famille du
duc devait poursuivre la course et piloter l’Abomitrôn. Evrard et
Parchlas acceptaient ce fait, le roi Tallârk et Tâk Far regardaient
d’un mauvais œil l’utilisation que les MonDragon faisaient du
médaillon.
Orthox observait paisiblement ainsi que Firttûs et les trois
maîtres en arts martiaux. La petite Fany ne quittait pas le gros
homme attentif à ses besoins. Galtän le frère de Siân se tenait
près d’eux s’appuyant sur son bâton ferré, et Blick et Tigger
également, toujours très soudés dans les grands moments
d’émotion, se tenaient l'un contre l'autre comme deux enfants
luttant contre le froid.
Chliss se tenait aux côtés d’Elvôn et les deux jeunes gens
retenaient des cris d’excitation à chaque choc. Les pattes du Char
créaient un roulis fabuleux qui valait toutes les grandes roues des
grandes foires de Caldénée pourtant très réputées.
Tous savaient que la dernière partie se jouait. Le Char filait
maintenant sur les plaines immenses d’Adlassie, passant loin des
villages mais épouvantant les pèlerins perdus qui le croisait.
Siân se reposait dans l’un des sièges de la salle auprès de ses
amis sombrant déjà dans un sommeil réparateur. Tallârk ne disait
rien mais semblait mener une lutte secrète, Parchlas jetait de
temps à autre des regards dans sa direction, le front soucieux. Il
n’ignorait pas que Meltôr ou Kramior Bâl cherchait à dominer le
roi, il aurait bien aidé son souverain, mais l’heure lui semblait
peut appropriée pour une séance d'assujettissement. Sans

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compter que d’autres pouvoirs œuvraient interdisant la fusion de


plusieurs magies. Quel effet aurait eu la lutte contre le sorcier
dans le corps du roi ? Le Transfact aurait pu réagir négativement
ou changer les proportions du combat de personnalité
dangereusement.
Le Char poursuivait sa route alors que les compagnons de
Siân, moins tendus, bavardaient entre eux. Ils se posaient de
multiples questions et se demandaient ce qui allait arriver, où ils
allaient atterrir. Simon fermait les yeux, il ne connaissait rien en
magie, mais un sens inné l’aidait et lui permettait de suive la
route.

Atzéus, bel et bien remis de son combat contre Silbbus,


gouvernait d’une main de maître l’armée à présent. Agar Drush à
ses côtés, il rattrapait les retards provoqués par l’incompétence
des officiers d’Abigaïl. Il s’était entouré d’un bouclier quasi
indestructible créé en vampirisant la shindrä de tous les hommes
depuis son trône, trône monté sur plusieurs hommes éléphants et
allant vingt fois plus vite que le palais du roi sorcier abandonné
dans les plaines. Les temples et édifices avaient été également
laissés sur place au profit de chevaux forts et de chariots allégés.
Le matériel, trop volumineux, catapultes géantes, et tours
d’assaut, fut reconverti en chars et traîneaux tirés par des
taureaux de course, mélange savant de Zëlons et de bœufs
sauvages. Les Cräkls ou lézarquidés (chevaux-lézards) tiraient
les chefs ulmains, les barbares montaient des chevaux de
combats cuirassés, l’armée s’était considérablement allégée pour
devenir incroyablement véloce et efficace.

Bryan qui à un moment pensait fuir de ce lieu maudit se mit


à réfléchir, il restait encore un dragon, celui d’Atzéus, s’il
parvenait à le détruire il le stopperait pour un temps ou du moins
lui briserait le moral, car sans dragons il ne pouvait invoquer ses
dieux et conserver longtemps son autorité. Il se glissa donc dans
la tente du prêtre sous invisibilité, concentré au maximum afin
que le regard le plus aguerri ne puisse le deviner, et il y pénétra
en effet sans problèmes tandis que l’adorateur des Vactarh
haranguait ses troupes. Il n’y avait pas de pièges magiques,

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Bryan savait les reconnaître, et pas de gardes non plus, la


confiance d’Atzéus en sa propre puissance était totale. Il faut dire
que personne n’aurait imaginé qu’un bouffon puisse venir dans la
tente du nouveau roi pour lui voler son dragon.
Atzéus résidait dans une tente classique, tirée par un char
pendant le jour Atzéus s’y retirait pour se reposer ou prier.
Plusieurs femmes le rejoignaient, quelques-unes unes étaient
d’ailleurs restées au plus grand dépit du bouffon obligé d’assister
jusqu’au bout à des scènes qu’il eût préféré ne jamais voir. Subir
les délires du prêtre était déjà une torture. Il attendit que les
femmes se décident à partir, puis Atzéus lui-même, pour
s’emparer du dragon et le glisser dans ses fontes invisibles. Il
estima pouvoir sortir du terrible endroit, mais joua de malchance.
L’une d’elle le heurta et poussa un cri, elle ne voyait rien
mais cela déconcentra Bryan car elle ne portait quasiment rien
sous son voile et offrait une poitrine splendide qui plongea une
seconde de trop le bouffon dans un émoi compréhensible. Il
redevint visible une fraction de seconde, mais suffisante pour que
toutes les femmes se mettent à crier ensemble comme s’ils elles
avaient vu un rat passer. Il s’affola et fila terrifié, évita les gardes
carolingois, et échappa aux lézarquidés qui reniflaient son odeur,
bifurqua vers le trône pensant que les guerriers n’iraient
justement pas le chercher à proximité du prêtre que tout le monde
craignait.
Ce fut son erreur, Atzéus le vit, et fit un geste de son bâton
d’Autorité, Bryan fut littéralement plaqué au sol par une force
terrible. Il ne sentait pas de subterfuge cette fois, la magie était
puissante et malfaisante. Il se savait perdu, il prit donc le dragon,
car il pouvait encore bouger les bras, et le cogna sur le sol de
toutes ses forces, il se brisa, ensuite il se mit à geindre, sa fin
allait être particulièrement horrible, et dans le fond il le méritait,
restait la bague qu’il portait à l’annulaire, elle recelait un
compartiment rempli d'une poudre empoisonnée foudroyante, un
don de Marguite. Il l’ouvrit et la porta à ses lèvres, mais à ce
moment un coup porté par une main invisible l’empêcha de
prendre le poison qui alla valdinguer sur l’herbe.
Le regard perçant et moqueur, Atzéus récupère par lévitation
la bague.

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— Tiens petit bouffon ! Tu croyais peut-être que tu allais


m’échapper comme cela ? Ce serait dommage de me priver de
mon plaisir voyons… ainsi tu as brisé mon dragon, et je suppose
que tu as volé les autres ? C’est très mal petit bouffon, tu devras
mourir pour chaque dragon brisé, et souffrir très longtemps. Mais
plutôt que de te faire subir cela maintenant je vais d’abord
détruire tes amis devant toi, torturer celle que tu aimes, Marguite,
ainsi que la princesse, la duchesse et la belle Sabine, sais-tu que
celle-ci est déjà entre mes mains ?
Bryan va hurler, Sabine ! Elle ! La plus forte ! Il ne peut le
croire, si c’est vrai alors tout est perdu. Sauf si Silbbus revient…
Mais… c’est désespéré, les thaumaturges ont bien du mal à tenir
leurs promesses et plusieurs sont déjà morts. Il se met à pleurer,
et supplie en demandant pardon, dérisoire espoir d’un condamné
déjà supplicié et voué aux gémonies.
Atzéus affiche un rictus.
— Promis, je te ferais clémence, je ne vais pas te tuer après
tout, mais bien pire, je vais te couper un bras et un pied puis
t’émasculer et ensuite te crever un œil, et te donner une drogue
d’oubli, tu seras un dégénéré total. Ou… non, tiens, je vais te
donner des aphrodisiaques et te jeter en pâture à mes geôliers des
créatures dégénérées et affamées. Tu riras encore quand elles te
dévoreront vivant. Non ! C’est trop de grâce. Je t’enverrai sans
bagages dans les Phrégïas, quelle fin glorieuse. Tu ne la mérites
même pas. Décidément bouffon, je n’ai pas assez de génie pour
te trouver une fin digne de toi. Sauf peut-être… il claqua des
doigts, deux gardes amenèrent un homme enchaîné que reconnu
Bryan terrifié ; Ambius ! L’homme au bras coupé par le roi
Tallârk, au pied amputé par la cruauté du tyran, il était là habillé
de frais, rasé et bien nourrir, bourré de drogue revitalisantes et
l’œil si avide et brillant que le bouffon crut mourir. Il se sentait
comme le teetch qu’il avait voulu écorcher vif
— Ambius ! Tonne Atzéus, mon ami, enfin un travail pour
toi ! Tu vas t’occuper de lui… je crois que tu rêvais d’empailler
un membre de la maison du roi, non ? Et, tu le sais, les
meilleures peaux sont celles arrachées au corps palpitant de leur
victime !
Ambius approuve en émettant des cris rauques à peine

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humains, son esprit a basculé dans la démence depuis la mort


d’Abigaïl qui le maintient par assujettissement.
L’ancien prisonnier s’approche et relève avec une force
incroyable le bouffon comme s’il ne pesait rien, il sort un
poignard effilé et lui sourit affreusement en émettant un ;
« miam », hideux. Bryan perd connaissance.

Alors que ces événements se déroulaient le baron


d’Armesson attendait de pied ferme les troupes ennemies, elles
vinrent à l’heure de midi et envahirent soudainement la forêt. Les
archers abattirent des centaines de guerriers, et les pièges
fonctionnèrent à merveille, les catapultes écrasèrent les masses
d’arrivants, pierres enflammées et boules explosives, des chiens
féroces déchiquetèrent les guerriers qui tentèrent de prendre les
troupes du baron de revers, ainsi qu’une multitude d’oiseaux de
proies et de serpents, mais après une accalmie d’Armesson dut se
rendre à l’évidence, rien n’arrêterait un tel nombre d’hommes,
d’ulmains et de créatures sauvages ! C’était miracle qu’ils n’aient
perdu qu’une quarantaine de soldats. Il pria les saintes Dames
pour la prochaine attaque.

Ce fut à cet instant que les nouveaux contingents barbares


furent soudainement pris de panique et se retournèrent l’un
contre l’autre saisis de folie. Les keetchs et les teetchs
attaquaient ! Cette fois le massacre était total et se généralisait, la
férocité avec lequel chacun tuait son voisin indiquait le pouvoir
incroyable d’une armée de chats en colère.
Malheureusement le baron n’avait pas eu le temps de
rassembler des mercenaires de l’autre camp, et ces derniers
seraient de toute façon arrivés trop tard. De fait les teetchs
venaient de les tirer d’affaire. Le chat venu prévenir d’Armesson
se concentrait lui aussi à présent, et le baron le regardait faire en
souriant. En quelques heures, des milliers d’assaillants
moururent, les autres s’enfuirent paniqués, la forêt recouvra son
calme. Le baron pensa alors à sa fille et à son fils le cœur serré,
avaient-ils eu le temps de fuir ou, le cas échéant, s’étaient-ils
battus courageusement ? Il n’osa imaginer une réponse et

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soupira, les larmes aux yeux, un des officiers, qu’il connaissait


bien, l’encouragea aimablement. Combien d’amis et d’hommes
devrait-on perdre encore dans cette guerre inhumaine ?

Un personnage que l’on avait quelque peu oublié dans les


préparatifs fiévreux et qui œuvrait de son côté était Tan Thècle le
sénéchal du compte Adémarch, au dernier moment il s’était
décidé à suivre son seigneur qu’il considérait comme un ami de
toujours. Il abandonnait la duchesse avec la douleur d’un amant
qui extirpait de sa chair les épines du désir. L’heure était aux
décisions graves. Il s’effaça un certain temps avant de se décider
à réapparaître au moment où il l'estimerait crucial. Il avait ainsi
quitté Quoleo avec difficulté lui enjoignant de lui donner des
nouvelles au plus vite, puis s’était humblement glissé dans
l’entourage de la duchesse recueillant les conversations entre elle
et la princesse, et observant du même coup les mouvements des
jeunes magiciens.
Lorsque le comte se fut séparé de la troupe, il le suivit
discrètement se fondant dans le groupe sous une pèlerine au
profond capuchon, courbé et traînant le pas comme un homme
fatigué.

À des milles la baronne offrait une défense désespérée et


splendide contre les armées submergeant les murailles de morts
dressées par les teetchs. Des milliers de guerriers avaient franchi
la ligne de défense et en dépit des bataillons qui s’égorgeaient,
les plus habiles entouraient le château perçant déjà la muraille.
Ils ne l’avaient pas vu au départ, car le sceau d’invisibilité
fonctionnait, mais une fois passé le cercle de protection, la
bâtisse se leva devant eux, rébarbative et en apparence
inexpugnable. Toutefois leurs tours d’assauts furent insuffisantes
et ils moururent pour la plupart aux pieds des murs, des tilsjjads
les attendaient dans les douves, immergés dans une eau boueuse,
d’autres plaqués contre la muraille, caméléons dissimulés par des
masques les fondant dans le décor. Aucune arme ne les blessait et
ils tuèrent plus d’ennemis que les flèches et les pierres lancées du
haut des remparts.

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Cependant des milliers de combattants avaient contourné le


château et commençaient à creuser des souterrains, d’autres
élevaient des échelles immenses, s’ingéniant à incendier les
portes titanesques ébranlées par de gigantesques béliers. Les
hommes fatiguaient vite et travaillaient au ralenti, beaucoup
mourraient inutilement, écrasés par leur propre troupe, enfouis
sous les éboulements des galeries mal étayées. Ceux qui les
remplaçaient ne s’entassaient que pour mieux étouffer sous la
marée guerrière, et les heures passaient tandis que le château et la
cité tenaient bon. Sabine ne supportait plus de voir les ennemis
avancer millimètre par millimètre, elle décida une sortie.
Brûlante de se battre. Elle, et ses meilleurs hommes.
Elle fit ouvrir une porte latérale surveillée puis glissa sur les
flancs ouest du Château pour attaquer de revers la masse
d’assaillants, elle perça et brisa au premier assaut les porteurs de
béliers, fit tomber trois tours et des quantités d’échelles, puis
soutint les tilsjjads qui tuaient telles des machines de mort les
soldats ennemis. Soudain une nouvelle vague de folie s’empara
des lignes barbares, à nouveau les scènes de massacres se
perpétuèrent, Sabine en profita pour avancer vers les camps
mouvants des armées qui s’empêtraient dans d’inextricables
réseaux d’hommes, de bêtes et de matériel créant un désordre
indescriptible.
Elle espérait mettre à mort quelques chefs importants et
ralentir encore l’avance des attaquants, et savait que pour cela la
meilleure défense était toujours l’offensive. Rien ne l’arrêtait,
elle fauchait les hommes les plus entraînés, et même les créatures
les plus menaçantes n’avaient pas le temps de réagir. Elle libérait
sa pure nature guerrière. Son sang d’amazone bouillait jusqu’à
lui jaillir des pores.
Au moment où elle croyait arriver à une tente de
commandement en se taillant la route à coup d’épée, une
silhouette s’éleva devant elle, un homme sur son cheval, un
alezan colossale caparaçonné. Il la regardait avec une haine
mêlée de désir qui la stupéfia, portant sur le front une mince
couronne de cuivre pourvue d’un diadème, et revêtu d’une
longue chasuble blanche, il tenait dans une main d’ivoire un
bâton lisse et droit couvert de symboles qu’il tendit avec

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ostentation. Elle bondit sur le cavalier telle une tigresse ne serait-


ce que pour la brève terreur qu’il lui avait infligée et qu’elle ne
lui pardonnerait pas. Une attaque sans pitié, puissante et décisive,
mais elle se heurta à une muraille invisible qui la projeta au sol
avec une telle brutalité qu’elle faillit perdre conscience.
L’homme la fixait d’un air triomphant et satisfait.
— Baronne Blancsang Aigle ! Cria-t-il d’une voix tonnante
et lugubre, j’attendais ce moment avec un plaisir immense, il fit
un geste, et tandis qu’elle bondissait à nouveau elle se sentit
saisit aux bras, aux jambes et ne put réaliser le moindre
mouvement. Il se pencha d’un air méditatif au milieu des
combats, son bouclier le protégeant des mouvements
incontrôlables de ses propres troupes, la jeune femme tentait
désespérément d’échapper aux liens magiques qui la tenaient à la
merci d’Atzéus dont l'apparence n'était plus celle d'un prêtre.
« Vous êtes Atzéus le maudit prêtre manchot et pied-bot dont
j’ai trop entendu parler ! Cracha-t-elle en direction du magicien.
Il sourit s’avançant vers elle.
« C’est cela, votre futur époux, il vous faut un mari digne de
votre férocité et qui vous prouvera qu’un manchot et pied bot
peut être bien membré. Votre Shindrä sera un régal quand le
moment sera venu, vous devez avoir une réserve d’énergie
inépuisable.
« Trop fantasmer rend impuissant maudit prêtre ! Grinça-t-
elle d’un air haineux et méprisant.
Il la gifla, puis fit un signe, deux gardes la portèrent vers une
tente. Atzéus sentait la victoire proche, les royaumes se
défendaient comme des fauves, et des magies contraires
imprégnaient l’air, l’armée avait perdu beaucoup d’hommes, et
un grand nombre avaient fui, mais les troupes droguées à la
graine de krâl sébrana allaient irrémédiablement au triomphe. Il
se dirigea vers la tente, car il devait maintenant faire parler la
baronne, savoir quel était le plan de défense que la duchesse et la
princesse avaient mis en place.

Alors que se resserrait le réseau des événements dramatiques


frappant la Caldénée, un magicien se rendait aux Phrégïas dans
ce va-et-vient incessant et familier dont il était coutumier,

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Gruelcia, brûlant de la combustion d’une surcharge alimentaire


se rua vers le lieu où Silbbus, Tanaoz, et Narboth, venaient de
fustiger le Vactarh. Il vit les geysers d’eau phrégifiée, la neige
rouge comme un sang et les tentacules émergeant des grands
fonds, la Lyconthe tentait d’emporter ses compagnons. Il
prononça des formules terribles et s’enfonça dans l’eau écumante
puis alla prêter main forte à ses trois amis. Les quatre magiciens
réunis composaient une force si grande que la créature fut
boutées loin du lieu de l’attaque. Pour une fois elle connu la
douleur d’un grand heurt et se lova en elle-même. Les
thaumaturges se congratulèrent, mais Tanaoz s’aperçut que
quelque chose n’allait pas, la température augmentait
prodigieusement, il regarda Silbbus et Gruelcia tous deux
s’adressaient des sourires d’un air convenu, tandis que Narboth
faisait celui qui ne remarquait rien.
— Il est temps que j’aille saluer le Vactarh à ma manière,
lance Gruelcia.
— Et moi donc ! Appuie Silbbus d’un air grave.
— Qu’avez-vous faits malheureux ? Crie Tanaoz effaré dont
la vérité vient de lui sauter aux yeux, un foyer subastral. Blancar
d’esbroufe de thaumaturges. Silbbus Nadus Sil Dar Ar Bus.
Folys. Et toi Gruelcia Ciar Grul Del Elia. Maudits inconscients !
Achève-t-il d’une voix déchirée et lugubre.
Silbbus pose une main amicale et brûlante sur l’épaule du
vieux thaumaturge et du membre de la Guilde et déclare :
— Adieu mes amis ! Arkotth nous attend pour un baiser dont
il se souviendra ! C'est aujourd'hui, souvenez-vous-en la guerre
de Silbbus ! Et avant que Tanaoz et Narboth ne puissent réagir
les deux magiciens disparaissent à une vitesse fantastique dans
les nivées inférieures ou une silhouette monstrueuse les attend
dans un océan de nuit.
Tanaoz hurle et gesticule si violemment qu’il enflamme l’air,
jurant et se répandant en imprécations, puis il s’apaise et se
penche au-dessus de la Glace où des lueurs épouvantables
indiquent que le combat a déjà commencé. Narboth l’encourage
comme il le peut, mais il sait qu’il est plus facile de calmer un
volcan. Il fait un dernier signe d’adieu à ces amis et au grand
Silbbus, puis au chef respecté de la Guilde. Tout en pleurant il

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s’éloigne du lieu maudit, voyageant pendant des heures avec


cette mollesse des âmes en déréliction. Tanaoz rage de ne
pouvoir se joindre aux deux courageux thaumaturges qui vont se
sacrifier, à quoi lui sert-il de vivre s’il n’a plus ses amis ? Sans
compter qu’ils ont tous les deux arrangé leur coup, ils se sont
gavés de nourriture pour se transformer en foyer subastral et tuer
le dieu noir ! Pourquoi ne lui en avaient-ils pas parlé ? Il songe
tout à coup que les autres ont besoin de son aide, mais Tanaoz
n’est pas fondamentalement un thaumaturge qui éprouve de
l’empathie pour les hommes comme Silbbus, et cette idée lui
déplaît. Il sait cependant que c’est la volonté de son ami, alors il
part, bon gré mal gré, vers les foules humaines en effervescence.
Il se retourne et crie :
— Maître Narboth ! Dormez-vous donc ? Me suivrez-vous
où comptez-vous vous figez dans la Glace ? Tout ce secteur va
imploser !
Narboth esquisse un sourire un peu triste et file rejoindre le
vieux maître.

Simon avançait maintenant à une vive allure vers la


Caldénée, les plaines défilaient sous les pattes irrésistibles de
l’étrange créature semi-minérale, Siân se reposait, le médaillon
répondant toujours fidèlement aux impulsions du jeune homme,
chacun s’efforçait d’assimiler au mieux le déroulement de
l’action. Les thaumaturges essayaient en vain d’obtenir des
informations sur les événements se déroulant en Caldénée, mais
les Abolies ne répondaient pas, une magie contraire les
neutralisait. Des sièges apparurent spontanément dans la salle de
pilotage. Tigger et Blick observaient tout ce qu’ils pouvaient, en
éclatant de rire à chaque secousse, Fany les imitait.
Paulmarc et Galtän rejoignirent les hommes dans les salles
attenantes transformées pour l’heure en offices, les hommes
avaient besoin d’être rassurés et de recevoir des instructions.
Chliss restait aux côté d’Elvôn, Orthox se tenait derrière les
thaumaturges Evrard et Parchlas, Sulkor, Kata Dji et Odrius
demeuraient auprès des soldats. Firttûs préférait rester à part avec
ses guerriers comme d’habitude, on ne comprenait pas trop où

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l’on était, ce qu’était cet artefact qui changeait de dimensions et


de formes à volonté. Il restait nombre de craintes et de doutes à
surmonter.

Tallârk demeurait seul sur un fauteuil, dans l’ombre des


colonnes, méditant et se concentrant sur un inégal combat. Tâk
Far tentait de l’aider au mieux. Adurlatîl s’émerveillait à chaque
minute passée de ce qu’il voyait, les thaumaturges des royaumes
secondaires étaient très loin d’avoir un tel pouvoir, il oubliait
qu’il était roi et conversait avec ses hommes comme un simple
officier, ce qui consolidait ses liens avec l’armée. Galtän et
Paulmarc le rejoignirent.
— Voici un instrument de guerre totalement phirien, observe
le roi d’un air admiratif.
— En fait plutôt à moitié phirien et à moitié aïmien, une
œuvre incroyable, répond Galtän, mon frère à toujours eu le chic
pour trouver des objets inimaginables.
— Je le confirme, fait Paulmarc en souriant, Siân a le don
d’attirer à lui les événements improbables, surtout quand il est
dans les Phrégïas.
— Comme le Tanarsïlh, rajoute le roi Adurlatîl, la relique
organique nous a longtemps remplis de vénération, mais
aujourd’hui… cette Shéïa…
— Ah ! Oui, le Tanarsïlh… en fait Silbbus m’a confié un
secret que je puis révéler maintenant, le pied était censé se
retrouver à Messeris dans sa forteresse, mais il l’a habilement
replacé dans une cave secrète du château.
— Peste ! Mais pourquoi messire Galtän ? S’exclame
Paulmarc, quelle étrange idée ! Il ne sera pas protégé dans une
des caves du château !
— Si, mieux qu’à Messeris, car Silbbus va nous quitter et sa
forteresse risque de perdre toutes protections magiques.
— Mais alors ? Fit Paulmarc éberlué.
— Alors oui, notre ami va sans doute se sacrifier, je ne sais
pas de quelle façon encore… il l’avait prévu !
— Je le savais, fait une voix rauque, ils se retournèrent et
virent Siân venir à eux, rétabli maintenant après un bon repas.
— Monseigneur ! Comment ça va ? Demande Paulmarc.

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— Bien Paulmarc, bien… la Shéïa ne retire pas toute ton


énergie elle arrête avant que le conducteur ne puisse plus bouger,
le médaillon amplifie son pouvoir et économise la shindrä.
Simon est très doué, les objets phiriens lui répondent hardiment.
— Il a de qui tenir ! Dit une autre voix, il s’agissait de Tigger
qui a vu le duc partir de la salle de pilotage. La petite Fany les
accompagne, elle prend un de ses airs renfrognés habituels.
— Tous ne sont pas contents d’être dans le char…
— Qu’est-ce que tu veux dire ma chérie ? Demanda Siân.
— Le roi… il veut faire du mal à tout le monde… il n’aime
pas la Shéïa, et quelque chose lutte en lui… un autre esprit !
— Kramior Bâl ! Lâche Tigger, c’est ce maudit sorcier qui
est resté dans l’esprit du roi, il cherche toujours à le dominer !
— Je croyais que ses magiciens l’en avaient débarrassé,
rétorqua Adurlatîl.
— Non, répondit Galtän, c’était à prévoir, Kramior est
opiniâtre et il faudrait établir un lien très puissant dans l’esprit du
roi pour l’extirper, ce qui se fera plus tard, car d’autres urgences
nous appellent.
— Espérons qu’il ne sera pas trop tard alors, dit Paulmarc,
car si Kramior reprend le dessus, il risque de s’opposer
violemment à nous, et dans cette guerre nous n’avons guère
besoin d’un ennemi puissant supplémentaire !
— Le temps le dira…
— Je l’aurais bien aidé, dit Blick, il se serait rasséréné à mon
contact, mais moi je ne supporte pas le sien !
— Je comprends, sourit, Galtän, prenons une sotqua chaude,
même s’il fait moins froid ici cela nous fera du bien.
Il tire d’une besace une gourde épaisse et verse dans quatre
tasses en argile un peu d’un breuvage brun doré odorant, agréable
et fort chaud. Les moments de repos et d’amitié sont rares depuis
deux jours. Ils sont épuisés physiquement et nerveusement,
toutefois, la Glace les attire irrésistiblement, ses phénomènes
insolites et magiques, ses lumières, ses bruits et ses créatures si
étonnantes, sans compter sa richesse, les reliques et artefacts qui
remontent toutes les lunes. La maladie des Phrégïas est en eux.
Un choc les fait tituber comme dans un grand navire prit par
la tempête. Evrard arrive dans leur direction et leur lance d’une

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voix qu’il essaie de maîtriser au mieux :


— Je crois que nous arrivons, l’armée est visible maintenant
par les fenêtres de la Shéïa, les armées noires avancent sur notre
pays.
Tous se précipitent dans la salle de pilotage, par les fenêtres
écrans du char, il était en effet possible de voir les vastes plaines
et la forêt entourées d’armées, mais le sol est également jonché
de cadavres. Des tourelles sont fracassées dans des fosses, du feu
et de la fumée forment de lugubres colonnes sur des milles, Siân,
livide semble perdu dans une réflexion douloureuse.
— Garelle ! pourvu que…
Le Char se stabilise au centre d’une multitude de guerriers, il
évite soigneusement montures et cavaliers, pas un homme n’est
touché au sol, le Char possède un contrôle absolu, par contre une
terreur sans nom se répand sur les armées devant cette forteresse
munit de tentacules démesurés. La Shéïa se fige et revêt l’aspect
d’une structure gigantesque, une sorte de temple semi-minéral
qui attend maintenant des ordres. Une épée de Damoclès sur le
pays.
C’est aussi le moment où le conducteur change de main.
Simon abandonne son poste.
— Père ! Reprend le Transfact, il t’appelle, c’est à toi
d’assumer ce rôle !
Il passe le médaillon à son père, Siân s’installe dans la partie
organique et adhérente du Char, aussitôt la matière entre en
contact avec lui, et…
Le monde bascule,
Le vertige gagne les hommes,
Un gouffre les appelle,
Ils roulent sur le sol,
Devant l’impossible,
L’irrésistible métamorphose…
Le Char diminue de taille, puis se réduit à une armure
recouvrant totalement Siân. Elle est composée d’écailles
bleuâtres et parcourue d’une vibration qui la rend imprécise,
comme si plusieurs dimensions se chevauchaient.
Le bâton du duc accomplit une parabole, et un bouclier
éthérique se crée au-dessus de ses compagnons et s’étend à

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l’armée. L’intensité du bouclier est telle qu’une carapace bleue


déformant l’espace les enveloppe sur plusieurs milliers de mètres
carrés.
— C’est incroyable ! S’exclame Parchlas, je ne pourrais
fournir une protection pareille même dans mes rêves !

Ils avançaient tandis que l’armée sorcière déchaînée tirait


lances, flèches et pierres enflammées sans discontinuer. Par
réflexe Siân brandit son épée. Siân frappait, une flamme sortit de
son onacre et se propagea à un millier d’hommes qui tombèrent
morts sur le coup. Il en fut de même d’Elvôn et de Chliss, la
force rouge les conduisit. Sulkor éradiqua des centaines de
guerriers d’un seul geste. Le jeune homme ne put s’empêcher de
repenser à Feldan qui lui avait enseigné l’art du combat. Le
Transfact et la force rouge se mêlaient pour créer une matrice
destructrice, tandis que les assaillants s’échinaient à blesser cette
poignée d’hommes invincibles.
Orthox faisait un ravage, et bientôt le terrain fut jonché de
tant de corps qu’il devint impossible d’avancer. Simon et
Paulmarc se battaient comme des lions. Kata Dji voltigeait dans
les airs, plus mortel qu’un cyclone. Odrius massacrait tout ce qui
cherchait à le toucher, les hommes tigres ne firent pas de quartier.
Les thaumaturges profitèrent de leurs mains libres pour dessiner
d’invisibles racines qui dévastèrent les rangs des envahisseurs.
Hélas, ceci semblait devoir se poursuivre pendant des heures, car
le nombre d’assaillants était colossal.
Siân leva les bras, et il y eut dans l’air un instant de
flottement épouvantable, un froid glacial tomba, différent de
celui de l’hiver, mais à la place d’un foudre mortel, ce qui arriva
subjugue littéralement la troupe, quelque chose de blanc bleuté
monta sur les jambes des soldats et des barbares, les jambes se
brisèrent comme du verre, les corps se raidirent et se glacèrent
pour rester sur le sol pétrifié. La Phrégïa ! La Shéïa usait de sa
complice de toujours ; la Glace phirienne ! Si Siân agissait
obscurément, revêtu de cette armure prodigieuse, il ne
commandait rien, demeurait l’instrument privilégié du vrai
pouvoir caché dans le Transfact. Il se laissait guider, mû par un
zèle dévorant.

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La Phrégïa s’emparait de l’armée à une vitesse inconcevable.


Les hommes se pétrifiaient dans des blocs de glace mouvante. La
plaie se poursuivit sur des milles et des milles, en quelques
minutes tout fut dit, les arcs cessèrent de vibrer, les chevaux
d’avancer, les guerriers de tailler et d’incanter, la Phrège
recouvrait entièrement la foule guerrière. Alors commença un
mouvement prodigieux, la lente aspiration des corps dans le sol
vers une destination mystérieuse, sans doute vers les nivées
inférieures, illimitées. Trois cent mille soldats et créatures
disparurent ainsi.
Bientôt la steppe fut totalement dégagée, le duc poussa un cri
de victoire, mais alors qu’il levait son onacre, l’armure se
disloqua et tomba sur le sol en débris fumants, la Shéïa avait
vécu. Loin de la Glace elle dépérissait après avoir accompli son
œuvre.
La réalité les heurta avec la force d’un bélier, la Shéïa n’était
qu’un schasmme ! Le Char demeurait toujours enfermé dans les
nivées phrégiques ! Un schasmme qui retournait au bout du
compte à son maître.
Il ne resta que les armes usuelles, l’armée ducale observait
cette scène mémorable comme dans un rêve. Beaucoup
cependant restèrent coi, muet de terreur et bouleversés, en
repensant au pouvoir du Vactarh qui, lui aussi, avait usé de la
Phrégïa pour tuer des hommes.
« Regardez ! Il n’y a plus une trace de l’armée sorcière !
S’écria Elvôn. S’il n’y avait eu la duchesse, il aurait contemplé le
pays jusqu'au lendemain. Une phrase ancienne lui revint apprise
à l’école des kaddushs.
« Pour une relique cinq magiciens, pour une Abolie mille
hommes, pour un objet sans faste quelques songes perdus dans
des larmes d’espoir. »

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Le soleil phrégifié à ceci de merveilleux qu’il ne perd jamais son


ardeur première une fois rendu à l’air simple. Il a ceci de regrettable
que sa flamme n’est pas inextinguible et se perd à jamais…
Éphémériad de l'ermite ; note marginale.

Feux et défis

Le campement de la troupe ducale s’était établi sans heurts,


en dehors de la visite éclair de Gruelcia, aucun incident ne fut
digne d’être notés. Annegarelle pestait encore contre le magicien,
signe de bonne santé chez elle. Au milieu de la nuit cris et
imprécations retentirent, l’assaut ennemi commençait. Les
soldats attendaient préparés à toutes éventualités, les jeunes
magiciens s’évertuaient à consolider un bouclier de deuxième
grandeur suffisant pour tenir une attaque soutenue pendant
quelques heures. Les premiers barbares échouèrent, les ulmains
en dépit de leur résistance n’eurent aucune chance, ils ne
parvenaient pas à percer le bouclier, mais les soldats ducaux oui,
et chaque coup blessait ou tuait.
Très vite cependant la multitude des assaillants déborda les
défenseurs. À cet instant ou l’on croyait voir le bouclier céder
sous la fureur des assauts, les soldats de l’armée sorcière se
retournèrent les uns contre les autres sous une impulsion
meurtrière et s’entre-tuèrent sauvagement, la duchesse comprit
rapidement que les teetchs étaient derrière ce revirement de
situation salvateur. Les ennemis s’empilèrent en d'insanes
monceaux de cadavres, les survivants se dispersèrent dans la
campagne poursuivis par leur cauchemar ou leurs démons. La
première bataille était gagnée grâce aux teetchs, le reste de la nuit
se passa tranquillement, la troupe ducale s’enfonça davantage
dans les plaines, pour s’éloigner des relents mortifères.
Annegarelle se retrouva à l’aube avec la princesse Éponime,
toutes deux avaient mal dormis, une sotqua bien chaude et des
petits pains dorés les réconfortèrent notoirement. Les marmitons
d’Orlân n’avient pas oublié d’emporter les ingrédients

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nécessaires à une rude campagne


— Quelle attaque ! S’exclame-t-elle, ces hommes sont
drogués à mort !
— Oui, et c’est ce qui m’inquiète, ils ne ressentent rien, cet
Atzéus est un monstre. Il est capable de tout, et sa magie me
rappelle par trop celle de Meltôr !
— C’est égal, nous arriverons à mater ces gueux, ricane la
duchesse, il n’est pas question de perdre, vous savez ce qu’ils
nous feraient si nous tombions entre leurs mains…
Éponime s’assombrit, ce qui est rare chez elle :
— J’ai un poison rapide, et vous ?
La duchesse la fixe d’un air ahuri.
— Comment ? Un poison ? mais nous n’en aurons pas
besoin et…
— Allons Annegarelle… si cela arrivait quand même…
La femme de Siân se redresse fièrement tout à coup et tire un
petit poignard ouvragé d’une gaine soigneusement dissimulé
sous son aisselle.
— Un poignard Otarien empoisonné à souhait et
foudroyant !
La princesse hoche la tête.
« Mais il peut aussi être destiné à celui qui osera me toucher,
renchérit Garelle les mâchoires crispées.
Éponime soupire, on en était là ! À ce demander comment se
tirer d’une issue désespérée. Mais l’optimisme ne la quitte pas.
— Je vais voir si nos jeunes magiciens n’ont besoin de rien.
Elle se dirige vers le chariot des thaumaturges, et voit Swan,
elle s’arrête et lui sourit, il s’incline le teint hâve.
— Comment allez-vous mon ami, demanda-t-elle, oh ! Ces
traits… c’est épouvantable ! Je ne vous ai pas vu depuis vingt
quatre heures et déjà votre teint est cadavérique !
— Sans vos soins c’est normal ma princesse, mais j’ai voulu
que nos jeunes thaumaturges soient le mieux installés possible,
ce chariot m’a demandé un travail énorme !
— Oui, il est magnifique ! Grand large, une vraie maison
roulante. Vous avez raison, il faut cela pour travailler la magie.
Maintenant, mangez et reposez-vous ensuite, et considérez ceci
comme un ordre !

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— Je pense simplement à Pitch et Ern.


— Vous le savez, ils sont restés avec le baron, tous ces
éparpillements me peinent, nous avons mal fait de séparer les
amis.
— Non, je ne crois pas, ceux qui restent ensemble trop
longtemps développent aussi de mauvaises habitudes, et puis on
a fait au mieux…
— Allons ! Fait la princesse, dites à mes demoiselles de vous
préparer un baquet d’eau tiède, et de vous frictionner aux lotions
et toniques parfumés dont nous avons le secret, vous l’avez
mérité.
Swan s’incline à nouveau en souriant et s’éloigne. Éponime
soupire, tous ces jeunes gens qu’elle a sous sa gouverne la
préoccupent, elle se demande comment les protéger et leur
assurer un avenir.

Lorsqu’Adémarch s’éveille, il comprend à l’allure de


Sulbfor que les choses ne se passent pas bien. Il se lève,
s’habille, et demande :
— Où en sommes-nous ?
— Les Scrulls ont failli. Ils ont néanmoins tué des centaines
de guerriers avant qu’une magie inconnue ne les détruise.
— Si je comprends bien il est temps d’agir ; les sqwaurs !
Dans combien de temps ?
Sulbfor se dandine d’un air confus, embarrassé et
malheureux, ne sachant quoi dire.
— Sans doute deux heures monseigneur, le temps qu’ils se
ressaisissent.
Adémarch passe sa fourrure et sort, les hommes fourbissent
leurs armes, bouchonnent leurs chevaux, font leur paquetage. La
gorge serrée, il les salue solennellement, le pas raide, et se dirige
vers le fleuve. Il médite un moment et il relève une de ses
manches, tire un poignard ouvragé et ferme les yeux en
commençant à incanter, mais à peine commence-t-il à poser la
pointe de la lame sur son avant-bras qu’une voix puissante
retentit :

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— Adémarch ! Vas-tu ainsi abandonner tes amis ? Prendre le


risque de laisser la duchesse qui t’attend et ta femme qui n’espère
qu’en ton retour ?
Adémarch laisse retomber son bras et se retourne il reconnaît
bien ce ton :
— Tan ! Bredouille-t-il les yeux écarquillés, que… que fais-
tu ici ?
— Et vous mon seigneur, qu’alliez-vous faire ? Ce n’est pas
à vous de vous sacrifier. Le sang d’un magicien est plus
approprié ou celui d’un ami, d’un sénéchal !
Adémarch titube vers Tan, les yeux troublés, il pose une
main pesante sur son épaule :
— Que dis-tu mon ami ? Pourquoi es-tu venu ? Pourquoi
m’arrêtes-tu ? Il n’y a pas d’autre espoir !
Tan présente son bras et retrousse sa manche en disant :
— Alors faites-le ! J’attends vos ordres mon seigneur, ma vie
est la vôtre… et sans prétention… elle la vaut !
Adémarch recule comme bousculé par une pensée horrible :
— Non ! Non ! Tu ne peux me demander cela. C’est à moi !
A moi de défendre le royaume !
Tan Thècle le saisit encore puissamment à l’épaule et fait sur
un ton impérieux :
— C’est à moi de mourir ! J’aime la duchesse, depuis
toujours, et c’est un amour impossible. Le seul homme qui la
mérite est le duc Edera Siân… alors…
Adémarch le regarde comme effrayé, puis lui prend la
main :
— Tan ! Je le savais, mais tu n’en parlais jamais, tu
l’aimais ? Comme j’aime Lyedia ! Alors… si tu le veux… mon
ami… !
Ils se regardent, et le comte prend Tan et le serre dans ses
bras, puis il recule, Tan lui dit :
— Maintenant pars mon seigneur… ! Mon ami et maître,
sauve-toi, quand les sqwaurs vont sortir mieux vaut ne pas être
là.
— Ta fin sera horrible ! Cria Adémarch en serrant les poings
avec suffisamment de force pour enfoncer ses ongles jusqu’au
sang dans ses paumes.

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Tan a un sourire et tire une fiole de sa tunique.


— Cela m’évitera la souffrance !
— Du poison !
— Une merveille qui m’a coûté une fortune et réalisé par le
meilleur chimiste de Caldénée… aucune souffrance, un sommeil
foudroyant et paisible.
Adémarch hoche la tête, il fait un signe positif. Oui, c’était
une solution, Tan s’endormirait… sans douleur. L’essentiel. Il se
rassérène et a envie de le prendre une dernière fois dans ses bras,
mais il se détourne et baisse la tête en se mordant les lèvres
jusqu’au sang, s’éloignant tel un enfant blessé.
Il donne des ordres, monte sur son cheval d’un mouvement
chargé de colère, et, dévoré de remords, tourne la tête en
direction des rives :
— En avant !
Sulbfor a compris, ne dit rien bondissant sur son cheval
auprès des hommes lions surpris de ce départ précipité. Ils
galopent alors comme des dératés vers le campement de la
duchesse, Sulbfor revient au niveau du comte, pourtant ce dernier
ne lui adresse aucun regard et se confine dans un sombre
mutisme.
Il arrive au camp une heure et demie plus tard, en sueur, pâle
comme un mort. La duchesse, Éponime et Lyedia l’attendent, sa
femme accoure et l’enlace, il la serre très fort et sanglote, puis il
part brusquement.
— Que se passe-t-il ? Demande Annegarelle inquiète, tandis
qu’Éponime et Lyedia se jettent des regards alarmés.
Sulbfor s’avance et répond en baissant la tête :
— Ma dame, le fleuve charrie des ennemis en nombres, le
comte a tenté d’intervenir, je lui ai donc proposé d’invoquer les
Scrulls, des alliés puissants capables de détruire les navires
ennemis. Ils ont échoué durant la nuit, et le comte à voulu
invoquer les sqwaurs du fleuve… Les trois femmes poussent des
cris de frayeur et Lyedia commence à défaillir, Sulbfor poursuit :
« … Je l’en ai déconseillé, mais il allait se sacrifier quant
Tan Thècle est apparut et lui à intimé l’ordre de l’écouter au nom
de son amitié, il prendrait sa place, je ne peux, hélas, vous révéler
pour quoi ma dame, et actuellement Tan Thècle invoque les

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Sqwaurs contre les ennemis qui se regroupent !


La duchesse est décomposée, elle affiche un rictus malgré
elle qui la défigure presque :
— Tan ! Tan ! Non ! Je crois savoir… comment pouvais-tu
vivre avec ce secret… ? Ah, par les dieux… Que cet ennemi
vienne ici… Que l’on m’apporte mon armure !
— Garelle ! Crie Éponime, vous n’y pensez pas ! vous n’êtes
pas une guerrière…
— Taisez-vous princesse ! Ordonne Annegarelle, ce n’est
pas à vous de me dire ce que je dois faire. Passez plutôt l’armure
et imitez-moi !
Éponime est blessée presque honteuse un instant de sa
réaction, oui, le mieux est de combattre l’ennemi coûte que coûte
et de mourir dignement. Elle fait un signe à Pitch qui vient juste
d’arriver, il a entendu et va chercher l’armure de la jeune femme.
Cependant, alors que chacun voit la mort de Thècle comme un
signe, un cri horrible retentit, et des lueurs froides et cruelles
percent les brumes en direction du fleuve… une rumeur de
souffrance atroce perce l’air et vibre, glaçant de l’intérieur
hommes et bêtes, les sqwaurs se sont levés ! Et les ennemis
payent cher leur assaut. La duchesse sursaute comme si on la
poignardait et elle se détourne en tremblant. Il ne faut que
quelques minutes pour que la troupe ducale soit à nouveau en
marche, avançant pesamment, écrasée par une tristesse
considérable.
Mais alors qu’ils abordent un chemin rocheux et recouvert
de buissons épineux, une horde de barbare fond sur eux. Sulbfor
et les hommes lions en ont rapidement raison, par contre le
danger est là, présent à chaque pas, un cri les alerte, une bande de
boulbas enragés viennent vers eux accompagnés de créatures
féroces et droguées à mort, à cet instant un bolide apparaît,
dégageant poussière, vent et flammes, Groswen surgit, Séverin à
ses côtés, la duchesse s’apprête à ouvrir la bouche pour expliquer
ce qui se passe au magicien, il ne lui en laisse pas le temps :
— Inutile ma dame, je sais ! Vite ! Il tend le bras et prononce
des incantations sur un mode guttural, une vague d’énergie
bleutée s’élève et roule vers les molosses qui ne sont plus qu’à
quelques mètres d’eux, la vague les heurte soudainement et les

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pulvérise littéralement, Annegarelle détourne les yeux, elle


n’aime pas voir mourir les bêtes, innocentes victimes des
passions humaines. Le magicien a l’air furieux.
— Pourquoi Tan Thècle a-t-il fait cela ? S’il m’en avait
parlé… J’aurais pu trouver une solution. C’est de la folie ! Prend-
on décidément un malin plaisir à m’ignorer ?
La duchesse hausse les épaules et répond amèrement :
— Vous n’avez été vous-même, magiciens, et toute votre
clique, que trop souvent absents, et la déception nous a envahit !
— Mes amis sont morts je vous le rappelle. Lança
amèrement Groswen, et d’autres sont en train de se sacrifier
probablement en ce moment même d’après ce que les pierres ont
révélé, les deux plus grands.
Il adresse un regard dur où se mêlent douleur et reproche à la
duchesse, elle frissonne en lâchant :
— Silbbus… Gruelcia…
Groswen baisse la tête et soupire puis regagne le chariot,
Séverin se sent peiné pour cette dispute, mais il n’ignore pas les
tensions extrêmes que chacun vit, il dit à l’adresse de la
princesse :
— Votre Altesse, Thibaud et moi avons décidé de partir en
première ligne pour établir des pièges phiriens et des protections.
— Ce serait dangereux, je dois veiller sur vous, je l’ai
promis à votre père.
Une autre voix interrompt la conversation, un jeune soldat
approche de Séverin posant des yeux brillant de curiosité sur lui :
— Séverin ! Que dis-tu ?
Gêné par l’intervention de sa sœur grimée, le jeune homme
la chasse d’un geste.
— Ça suffit ! Va-t-en ! Bien que la duchesse soit perdue dans
ses pensées, elle regarde d’un air ahuri le magicien et le soldat et
fronce les sourcils.
Éponime intervient avant que les choses ne s’enveniment :
— Ma dame, ce jeune soldat est Clémence la sœur de
Séverin déguisé sous ses traits afin d’échapper à la surveillance
des hommes de son père, mais maintenant il est inutile qu’elle se
cache davantage.
Clémence retire ses postiches et libère ses cheveux qui

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retombent en cascade sur ses épaules, les onguents faciaux


n’agissent quasiment plus, et les quelques traits mâles qu’elle
avait pu tracés sur son joli visage s’effacent. Elle pousse un ouf !
De soulagement.
— En effet… Siffle la duchesse entre ses dents. Décidément
on me cache bien des choses ici. Vous le saviez Éponime ?
— Je l’avais surprise, mais je ne voulais pas la trahir,
cependant, l’heure n’est plus aux cachotteries, nous allons
combattre.
Elle regarde dans les yeux la duchesse, cette fois le ton
qu’elle a pris indique qu’il n’est plus guère question de perdre
son temps en vaines querelles. Annegarelle hoche la tête et
s'écrie :
— Ah ! Ces jeunes ! Vous désirez tant vous battre ? Eh bien
vous allez être servi !
Sur ces mots elle tire son épée une lame étonnamment
longue pour une dame et elle accomplit un arc de cercle complet.
Tous suivent la courbe de la lame, qui désigne des silhouettes
cachées dans les bosquets, les épineux et derrières les roches, des
ulmains apparaissent en hurlant, tenant de grandes haches, des
centaines de Koolcheks et de Natzus entraînés. Mais c’est
heureusement un assaut inutile et qui aurait pu se révéler mortel
pour une bonne partie de la troupe ducale si Groswen et Séverin
n’avaient instantanément levé leur bâton d’Autorité et établi un
bouclier autour d’une partie des hommes.
La moitié des ulmains est repoussée d’emblée, mais l’arrière
garde doit lutter, des soldats meurent sur-le-champ, et la mêlée
est effroyable. Aussitôt Sulbfor et les hommes lions, ainsi que
quelques courageux officiers, mettent fin à l’attaque, les ulmains
défaits doivent fuir, l’échauffourée s’est déroulé à une vitesse
stupéfiante.
— Ils frappent comme l’éclair. Je ne comprends pas ! Cria
Groswen.
— Que ne comprenez-vous pas ? Demanda la duchesse.
— Ils n’ont rien de soldats drogués qui avancent comme des
zombies. Ces Koolcheks et ces Natzus savaient ce qu’ils
faisaient. Ils n’appartiennent pas à l’armée sorcière.
— Quoi ? S’étonne Séverin, mais alors…

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— Alors, certains peuples en profitent pour essayer de régler


leurs comptes ou ne veulent plus soutenir le royaume, conclue
Éponime.
— Ce serait catastrophique. Lance la duchesse comme si elle
tombait soudainement d’une hauteur imprévue.
— Veillons au grain, fait Groswen, le danger est partout,
nous paraissons vulnérables et beaucoup vont essayer de nous
tester. Mais nous les attendrons n’est-ce pas mon jeune ami et
maître ?
Séverin, à qui s’adresse ces dernières paroles, se redresse
fièrement, ses yeux brillent, il s’incline et répond ému :
— Je ferais pour le mieux maître Groswen… pour l’honneur
du royaume.
— Je n’en attendais pas moins de vous, dit la duchesse, allez
vite préparer ces pièges. Oui Sulbfor, je vois que vous voulez
accompagner ces jeunes thaumaturges pour les protéger, allez-y,
mais revenez vite.
L’homme lion accomplit une révérence et part en avant
rejoindre Séverin et Groswen. La troupe progresse prudemment,
et une demi-heure passe quand subitement des cris jaillissent, le
membre de la Guilde revient tel un boulet de canon, Séverin
l’accompagne. Sulbfor n’est pas là.
— Duchesse, crie Groswen mettez-vous à couvert ! Il lève le
bras et trace un cercle imaginaire au-dessus de la troupe, je vous
place sous invisibilité, des groupes d’hommes éléphants
accompagnés d’hommes rhinocéros convergent ici. Ils résistent
bien aux magies et sont difficiles à tuer.
— Sulbfor ? s’enquiert la duchesse
— Il se bat en ce moment, répond Séverin aux abois, et je ne
peux l’abandonner !
— Envoyez tous les hommes lions et les tilsjjads restant,
ordonne la duchesse, des archers et des flèches empoisonnées.
Séverin brandit son bâton et fait :
— Je les transporte là-bas ma Dame !
— Pourquoi ne les brûlez-vous pas sur place Groswen ?
Demande la duchesse tendue à l’extrême.
— Ce n’est pas si simple, ils sont entourés d’un sceau
d’inviolabilité, ils peuvent quand même mourir par l’épée si ce

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rempart venait à céder. On dirait qu’Atzéus protège bien ses


troupes !
— Le maudit ! Jette Éponime, il faudrait en finir avec lui,
c’est le cœur de cette armée.
Une voix résonne tout à coup tel un tonnerre, un cheval
bondit et s’ébroue puissamment, l’homme qui le monte a un
sourire triomphant, il se tient sans doute depuis un moment sous
un voile d’invisibilité.
— Atzéus ! Crie Groswen, tu oses venir jusqu’ici ? Blancar
d’esbroufe de kornille de biture !
— Garde tes insultes et ton énergie pour toi pauvre
magicien, tu en auras bientôt besoin !
Groswen tend son bâton, une flamme terrifiante lèche le
prêtre sans l’affecter. Séverin appuie l’attaque du thaumaturge
mais vainement, le prêtre ricane, son bouclier tient bon. Il riposte
d’un mouvement violent et Groswen est projeté sur le sol comme
une pierre, il se relève en pestant tournant sur lui-même telle un
tourbillon et emportant tout sur son passage, Atzéus disparaît un
instant mais réapparaît en poussant un cri victorieux, il absorbe le
tourbillon et jette à nouveau le magicien par terre, puis le saisit
d’une poigne irrésistible.
— Inutile vieux thaumaturge ! Tu ne peux plus rien contre
moi. J’ai la force d’un dieu qui m’accompagne !
— Le Vactarh ! Rugit Groswen, qui d’un bond se retrouve
sur ses pieds saisissant le col du prêtre.
Mais il n’achève pas, une glace le saisit aux chevilles et
grimpe à toute vitesse vers le haut de ses jambes puis son bassin
et son thorax, Groswen a une expression de panique horrible, la
Phrégïa l’enveloppe inexorablement. Séverin se raidit pour une
action désespérée, mais alors qu’Atzéus va renouveler ce sinistre
exploit, un jeune homme surgit, se dresse brandissant une pierre,
elle illumine le groupe d’un éclat mauve déformant le paysage, et
chaque personnage dans une luminosité insolite. Thibaud ! À
l’arrière un vieillard apparaît à son tour, et bientôt un être
extraordinaire émerge du sol, un être pourvu d’une armure
vibrante qui blesse les yeux humains, il lui manque un bras et un
pied, l’horreur absolue le nimbe.
— Arkotth ! Crient les hommes, Atzéus, foudroyé, tombe de

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son cheval, il reste prostré sur le sol en gémissant, l’apparition de


son dieu l’écrase. Il balbutie des paroles incohérentes.
Thibaud saisit le bâton du prêtre à ce moment là, et le plaque
contre son propre bâton, en faisant cela il condamne Atzéus à une
destruction totale, mais il mourrait en même temps. Il incante
fortement et son visage se délie dans l'espace, Atzéus n'a que le
temps de hurler :
— Une éradication sublimale ! Non ! pas…
Mais il n’achève pas et se désintègre à son tour. L’apparition
du Vactarh se dilue dans l’air, et Talbarq s’approche de ce qui
reste du corps du prêtre et du jeune magicien, une fine cendre
incolore. Chacun reste prostré, choqué et silencieux, il comprend
alors que Thibaud n’était qu’un schasmme, car ces cendres même
se volatilisent dans l'espace, inconsistantes, l'horreur le submerge
quand il s'aperçoit que celles d'Atzéus ont un sort similaire !
— Tout est consommé, souffle Talbarq, le sacrifice de ce
petit a ramené la paix.
— Que s’est-il passé ? Halète la duchesse sous le choc,
Thibaud ! Où est-il ?
— J’ai le pouvoir de rappeler les visions révèle Talbarq,
nous avions Thibaud et moi prévu que si Atzéus nous attaquait
directement ce piège serait le meilleur, mais il fallait que l’un de
nous se sacrifie.
— Pourquoi ne pas avoir tué Atzéus tant qu’il était au sol ?
crie Clémence qui se serrait contre son frère.
— Son bouclier est inviolable ! Et seule une éradication
sublimale pouvait le tuer en s'emparant du bâton, il l'a relâché en
se prosternant, le bouclier n’entourait plus le bâton d’Autorité
pendant quelques secondes. Thibaud en a profité.
— C’était terrifiant ! Dit la princesse encore tremblante.
Lyedia s’était évanoui et des demoiselles la ranimaient
doucement.
— Groswen s’est sacrifié ! Crie Séverin, on aurait pu éviter
cela. Pourquoi n’êtes-vous pas apparu plus tôt ?
— On ne le pouvait pas, nous devions accumuler assez
d’énergie pour réussir, Atzéus était trop puissant pour que nous
échouions, Groswen nous a laissé le temps d’accumuler
suffisamment d'énergie phirienne en occupant le prêtre, explique

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Talbarq peinant à dissimuler sa sombre joie, son piège a


magistralement fonctionné, et il est maintenant le thaumaturge le
plus en vu, mais sa joie est très relative, il n’ignore pas que la
mort d'Atzéus n'est qu'un leurre, ce dernier va revenir, la
destruction de son schasmme ne l’aura affecté que très
partiellement.
La duchesse, comme frappée de paralysie, demeure
incapable de prononcer un mot, elle n’ose regarder le lieu ou a
disparu le merveilleux qu’avait été Thibaud. Elle grelotte en
songeant à Sabine, cette fois tout est consommé, en effet, et il ne
reviendrait pas.
Éponime s’approche et passe son bras autour de ses épaules,
elle ressent l’immense sentiment de perte d’Annegarelle.
Séverin et Clémence, serrés l’un contre l’autre, se dévisagent
avec une affection poignante, le jeune homme prend sa sœur par
la nuque et approche son visage du sien. Il lui dit d’un air
farouche :
— Voilà, nous y sommes, le duc n’est pas loin, allons aider
notre père Clémence !
Elle le fixe fièrement en souriant :
— Oui petit frère, bonne décision.

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L'amalgame entre la politique et la magie n'est que la dimension


du pouvoir né de l'illusion et du mensonge.
Tiré du carnet d'un ermite des hautes terres.

Dernier acte

Atzéus s’éveilla dans un frémissement douloureux, ses


prêtres l’entouraient et le protégeaient. Il se secoua, les brumes
de son esprit se dispersèrent, il n’était pas mort. Seul son
schasmme avait subi la destruction des magiciens, mais il lui
restait des ressources fantastiques comme de sortir plusieurs
schasmmes à la suite les uns des autres sans atteindre
dangereusement le seuil critique. Il ricana, puis enfila un
manteau de cuir de shalnandre et se rendit dans une tente
monumentale lui servant de palais provisoire.
Des fumigations maintenaient un air imprégné d'une mortelle
torpeur. Plusieurs tisljjads l’accueillirent et l’accompagnèrent, là,
attachées sur deux poteaux en X, la baronne et le fou attendaient
leur châtiment. Ils n’avaient pas été maltraités, mais plutôt
nourris et bien habillés, Atzéus voulait les inclure dans ses plans
avant de les détruire. Ambius attendait de pouvoir « s’occuper »
du bouffon, le roi-prêtre lui avait demandé de patienter encore un
peu avant de le dépecer vif. Il pouvait user de l’assujettissement
sur la baronne, bien que son esprit fût rebelle, mais le fou était
imperméable aux suggestions. La drogue le plierait à sa volonté.
On allait lui amener sous peu le baron d’Armesson.
Sa collection se compléterait avec la duchesse, la princesse
et quelques magiciens trop prétentieux. Quand le duc arriverait, il
le piégerait lui faisant croire que Garelle le demandait d’urgence,
l’amour allait tuer tous ces braves ! Il se mit à rire. Il imaginait le
duc, et enfin le roi Tallârk à sa merci. Ils ignoraient que des
troupes invisibles et impondérables se préparaient pour écraser
les dernières résistances. Il s’avance vers celle qu’il admire
secrètement pour son courage. La guerrière le défi du regard.
Il caresse fiévreusement sa poitrine, Sabine se révulse sous

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le contact. On l’avait lavé de ces blessures et passé aux onguents.


— Je vais bientôt vous libérer baronne et vous irez chercher
la duchesse et vos amis pour me les livrer. L’assujettissement et
les drogues auront raison de votre indomptable volonté.
Il alla ensuite tapoter l’épaule du fou qui semblait dormir ou
s’enfermer dans une torpeur salvatrice. Atzéus l’avait arraché des
mains d’Ambius pour une ultime mission. Il était dit que le fou
servirait d’agent double contre son gré jusqu’à sa mort.
— Et toi Bryan le bouffon, tu me ramèneras la jeune femme
et le géant qui t’ont si diligemment offert l’hospitalité. Regardez
maintenant ce que je fais de vos officiers, il désigne une
quinzaine d’hommes seulement revêtus d’un pagne, et attachés
les uns aux autres, ils fixent le prêtre épouvantés. Atzéus les
enlace traîtreusement un par un et les vide de leur énergie vitale.
Ils se dessèchent en hurlant entre ses bras, et à chaque fois
Sabine sent un poignard s’enfoncer dans ses entrailles et maudit
le sorcier.
Dans le camp du roi-prêtre les soldats attendent les prochains
ordres, les ulmains gardent sa tente, et des géants Naburiens à la
peau safranée font les cent pas. Quelques Cräkls vont et viennent
également, entraînés par leur dresseur à flairer les intrus sur de
longues distances. Ils s’agitent tout à coup, tirent sur leur longe,
des gardes, les radz prêts à jaillir, préviennent le prêtre :
— Monseigneur ! Les Cräkls ont repéré quelques chose, on
s’approche du camp !
Atzéus ne sait pas faire parler les pierres, il n’a pas accès à
tous les arts phiriens, mais il peut se rendre invisible et
impalpable, ce qui est en soit un pouvoir considérable, il s’arme
et va avec ses meilleurs soldats voir de quoi il retourne, il porte
une cape livezienne qui non seulement dissimule le porteur aux
yeux humains, mais révèle au grand jour également ceux qui se
cachent sous des sceaux d’invisibilité, ainsi il capturera les
espions usant de ce stratagème magique. Il marche à la limite du
camp, et le dépasse bientôt reniflant une énergie phirienne
particulière dans les fourrés alentours. Ils sont là ! Il prend sa
cape livezienne et la la tend comme un écran devant lui. Une
troupe approche, et un homme qui conduit ce groupe, massif, sûr
de lui, il étouffe un cri ; le duc !

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Atzéus pense avoir l’avantage, sa puissance est


apparemment démesurée, il prend son sceptre et s’apprête à
absorber instantanément la shindrä du duc, il fait un geste et
reçoit un choc si violent qu’il est projeté à cent pas, il se redresse
hagard, le duc lui fait face, le Transfact brille de tous ses feux.
Atzéus crie :
— Le Mogoown !
Le Transfact surpuissant est une abomination, il rend les
boucliers totalement infrangibles mêmes aux magies les plus
pernicieuses et réduit les autres à une pellicule ridicule. Le duc
tire son épée et sourit :
— Nous voici enfin ensemble Atzéus adorateur de bouffons !
Sais-tu te battre ?
Atzéus tire son épée dans un rictus, il est devenu en peu de
temps un combattant hors pair, terrassant tous les capitaines soi-
disant invincibles des provinces tyranéennes et caldénéennes.
Son épée à double rangée de dents fend l’air mortellement. Elle
ne rencontre que le vide. Le duc esquive dans un jeu de jambes si
rapide et souple qu’il ne peut le suivre. Avec rage il frappe
d’estoc et rencontre l’onacre qui d’une botte imparable fait
voltiger l’épée, mais une corde magique maintient la lame à la
poigne de son maître, et Atzéus frappe à nouveau, il érafle
l’épaule du duc.
Ceux de la troupe poussent un cri, Siân attaque. Atzéus par
une autre magie le contre et devient impalpable durant une
seconde, le Transfact ne lui permet cependant pas de rester dans
cet état, il brille ardemment, et cette fois Siân augmente par cinq
sa rapidité, Atzéus le suit aussitôt adaptant sa vitesse d'exécution
à celle de son adversaire, son énergie semble inépuisable. Siân
accroît encore par dix ses réflexes.
Atzéus le suit sans mal. Mais le Transfact analyse la magie
interne du prêtre qui possède la trace du dieu Tukyur, il connaît
les thaumaturges et leurs feintes, la lame d’Atzéus s’enfonce
dans l’épaule de Siân, bouleversé, le groupe prie pour son
seigneur, par le prodige du médaillon la blessure se referme
instantanément devant le prêtre atterré. L’onacre déchire les
vêtements d’Atzéus et le blesse superficiellement. Il recule en
ahanant tentant une nouvelle fois d’absorber l’énergie de Siân.

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Le processus s’inverse. Le prêtre sent sa shindrä aspirée par le


corps du duc, il hurle, les yeux de Siân ne cillent pas, il ne
connaissent pas la peur, et Atzéus s’affaiblit, il arrête le transfert
et d’un mot appelle ses créatures, elle fondent sur Siân, aussitôt
ceux de la troupe interviennent. C’est une mêlée inhumaine,
Elvôn qui n’a pas revêtu l’Incarlate, envoie des asts mortels qui
reviennent dans un incessant va-et-vient, après avoir taillé, coupé
et sectionnés les membres. Galtän frappe cent fois plus fort de
son bâton ferré devenu une arme impitoyable et qui décrit des
cercles bourdonnants. Les maîtres en arts martiaux arrachent de
leurs mains les membres des tilsjjads et des kilbors. Annrick tire
des flèches qui tuent cinquante hommes à la fois, chacun voit ses
capacités s'accroître de deux cents pour cent grâce au puissant
Mogoown. Ils mettent en pièces la troupe d’Atzéus qui a la
réputation d’être invincible.
C’est d’autant plus douloureux pour Atzéus que le Transfact
le traverse de la douleur des créatures massacrées. Il frappe
comme un fou, laissant des sillages de feu dans l’air, mais
l’onacre le devance et elle brise l’épée. Atzéus sort un schasmme
à ce moment là, puis un autre et encore un autre, il y a
maintenant quatre Atzéus qui cherchent à frapper Siân, une
hydre ! Le prêtre crie une incantation, aussitôt un cyclone noir
apparaît séparant les ennemis d'un terrible mur sombre, et dans
l'obscurité tourbillonnante une épée surgit, gigantesque noire et
vibrante d’une force mauvaise, Siân la reconnaît :
— Nuit !
C’est la lame de Meltôr, qu’il est le seul à pouvoir manier.
Atzéus la saisit et la fait tourbillonner dans ses mains comme si
elle ne pesait rien en ricanant, puis il part d’un moulinet si
foudroyant qu’il brise l’onacre du duc. Nouvelle stupeur
retentissante des amis de Siân, le duc, saisit par la vélocité du
Transfact, bondit et vole littéralement jusqu’à Atzéus, marchant
carrément sur la lame géante, puis saisit le prêtre au col et lui
brise la mâchoire d'un coup de poing phénoménal. L’épée noire
tombe dans un tintement lugubre. Siân plaque le prêtre au sol,
Atzéus est grand, le duc trapu, comme bâtit dans le roc, le
médaillon brille intensément et en quelques secondes la shindrä
d’Atzéus est absorbée par Siân, par la sombre volonté du

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Transfact. Le duc refuse tout d’abord cette magie interdite, puis il


comprend que le Mogoown a une raison de lui demander cela.
Atzéus résiste encore, et cherche à l’assujettir, alors Siân,
dégoûté, lui saisit la tête, et lui brise les vertèbres d’un coup sec.
Le roi-prêtre n’est plus, ses schasmmes qui luttent encore contre
la troupe hurlent lugubrement et se dissipent dans l'air.
Le duc se relève sous l’ovation de ses amis, les armées
d’Atzéus, donnent un dernier et désespéré assaut, le Transfact a
établi un bouclier si puissant que le duc ne fait même pas
attention aux armes qui convergent, il avance lentement,
dignement, tend son bâton, une lumière inonde les milliers
d’hommes et d’ulmains qui soudain sont saisit par une matière
blanche et bleue. Lèpre glacée galopant plus vite que les chevaux
et saisissant hommes et bêtes entre ses crocs gelés. Les quelques
soldats ayant échappés s’enfuient pris de folie.
La troupe fait une nouvelle ovation au duc. Tallârk regarde la
scène délirante, effaré par la puissance de Siân, une sombre force
lutte en lui et lui dicte de relever le défi avec le duc dès à présent.
Mais il n’est pas encore prêt, Kramior a beaucoup de travail à
accomplir auparavant, la lame noire attire son attention ; Nuit !
Elle serait bientôt à lui. Plus forte encore. Tallârk lutte et
contrecarre ce dessein, le Transfact fustige intérieurement celui
qui veut émerger.

Le duc entre dans la tente et libère Sabine et le fou qui se


jette à ses genoux.
— Monseigneur ! Fait-elle soulagée, il était temps.
— Oui, appuie Bryan en tremblant, il voulait enlever la
duchesse et vous attirer dans ses rets.
Le duc le saisit au col et le soulève jusqu’à hauteur de son
visage :
— Où est-elle ?
Bryan secoue la tête
— Je ne sais pas…
— Elle est partie vers l’Ouest, les plaines d’Adlassie
monseigneur, dit Sabine, c’était là notre plan, nous éloigner du
danger et attendre l’ennemi en arrière, après avoir tendu des
guet-apens.

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Le duc dépose Bryan.


— Bien ! Je sais que vous vous êtes battu vaillamment,
aujourd’hui l’armée est vaincue.
— Venez monseigneur je vous emmène à la duchesse, lance
la baronne qui ceint une épée instinctivement. Sabine regarde la
troupe, elle reconnaît Elvôn et lui sourit, il accourt et s’arrête à
deux pas d’elle n’osant l’embrasser :
— C’est merveille que de vous revoir Sabine !
— Et moi de même, vous avez changé Elvôn MonDragon,
plus fort, et cette lueur dans le regard qui indique le combat
journalier d’un vrai soldat. Peut-être n’a-t-elle volontairement
remarqué cet aspect, que pour oblitérer la lumière rouge qui
transparaît dans le regard du jeune homme.
Il s’éclaire et éxécute une révérence un peu railleuse :
— Toujours pour vous servir baronne, mais c’est à moi de
vous féliciter pour votre vaillance et le secours apporté à la
duchesse.
Le duc sourit sous cape, les retrouvailles vont être
magnifiques, il enjoint tout le monde à le suivre.

D’Armesson était entouré d’une centaine de barbares dont


l’intention était de le prendre vivant selon toute apparence. Il
perdait son sang par mille coupures. Les archers étaient tombés
un à un, et malgré l’aide des teetchs, l’armée avait su se protéger
des suggestions mortelles, on disait qu’Atzéus avait trouvé
l’origine du fléau et formulé une racine empoisonnée contre les
chats télépathes. Il leva son épée, épuisé, et sentit une multitude
de mains le saisirent. Mais, alors qu’il se sentait soulevé de terre,
il vit plusieurs silhouettes extraordinaires fondre sur les barbares.
Les hommes éléphants !
Ils écrasaient impitoyablement les guerriers, leur lance
traversait dix assaillants d’un coup, leur lenteur légendaire n’était
plus de mise dans le combat, ils virevoltaient et couraient à toute
vitesse déplaçant des nuages de poussière, d’Armesson encerclé
d’ennemis demeurait en très mauvaise posture, ses blessures et

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son épuisement le contraignaient à reculer. C’est alors qu’une


voix familière retentit à ses oreilles :
— Père ! Nous voici !
Il écarquille les yeux et voit un jeune thaumaturge en robe de
fonction et une jeune guerrière l’épée à la main.
— Clémence ! Séverin !..
Une troupe d’ennemis ne lui laissent guère le temps
d’apprécier la situation, ils fondent sur lui pour l’abattre, à cet
instant un tourbillon se forme entre le baron et les guerriers,
Clémence profite de la clé lancée par Séverin pour s’interposer,
elle tue deux Carolingois sans coup férir et tranche la tête de
deux ulmains, sa rapidité est incroyable, les autres reculent d'un
pas devant l'assaut rageur et mortel. Bientôt des pierres se
soulèvent arrachées au sol et viennent frapper les soldats ennemis
avec une force terrible, les barbares sont boutés, des gnomes sont
littéralement emportés, des racines noires saisissent leurs
chevilles et les tirent si violemment dans le sol que parfois leur
chair ne suit pas et reste à la surface comme une affreuse
enveloppe. Des insectes venimeux surgissent des halliers et
fondent sur les guerriers provoquant d’énormes furoncles. Les
hommes éléphants font le reste, et l’ennemi, bien que nombreux
doit s’enfuir devant cette colère soudaine des éléments.
Clémence et Séverin enlacent leur père :
— En vie tous les deux ! Halète d’Armesson, quelle joie !
Ils expliquent en quelques mots ce qui les a amenés là, et
comment Séverin et Clémence ont « sclissé » jusqu’à lui.
— Sclissé ? bredouille le baron, alors ça y est ! Te voilà
devenu un grand thaumaturge !
— N’exagérons rien, sourit Séverin, j’ai beaucoup de
chemin à parcourir encore. La voie va être bientôt totalement
libre, le duc a lancé une matrice contre l’armée sorcière.
— Avec cet objet dont j’ai entendu parlé, le médaillon
aïmien !
— C’est cela, le Transfact, il est revenu dans le Char des
dieux, la Shéïa, celle-ci ne peut demeurer longtemps hors des
Phrégïas cependant.
D’Armesson pose la main sur l’épaule de son fils fièrement :
— Et moi qui croyais que le métier de thaumaturge n’était

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qu’une perte de temps pour toi… bravo !


— Père il est temps de laver vos plaies, avant de retrouver la
troupe de la duchesse, fait Clémence qui déballe maintenant
baumes et liniments de son sac.

Les hommes éléphants et leurs confrères les hommes lions


chassent les derniers ennemis, la place est bientôt libre, l'un d'eux
se présente devant le baron et s’incline :
— Pardon du retard monseigneur, nos amis les hommes lions
nous avaient dits de faire diligence, ce n’était hélas que trop vrai.
Je suis Umguth le chef des truksms de l’Est.
Le baron esquisse un sourire exténué et remercie le tilsjjad.
Il explique la situation et demande à Umguth de retrouver la
duchesse avant de perdre conscience, les hommes éléphants le
transportent sur une civière sous l’œil vigilant de Clémence et de
Séverin.
Bientôt les sections armées convergent. De loin la troupe du
duc aperçoit celle de la duchesse.
Les plaines sont en effervescence, des soldats de l’armée
sorcière sont pétrifiés dans de grands blocs de glace qui
s’enfoncent lentement et, par une magie incompréhensible, dans
le sol. Sur des milles et des milles des dizaines de milliers
d’hommes et de créatures disparaissent, quelques heures encore
après l’intervention de Siân, c’est une autre migration
fantastique, celle de la Glace qui reprend ses droits et fige une
guerre dans une fraction d’éternité. Le comble est l’arrivée de
deux comètes enflammées qui s’arrêtent devant la troupe ducale,
deux thaumaturges apparaissent charriant l'odeur surchauffée des
éléments malmenés à l'extrême.
— Narboth ! Tanaoz ! S’exclame Siân.
Ils s’embrassent. Il était quasiment inutile qu’ils disent d’où
ils venaient, le duc savait par instinct, par l’odeur de magie et de
sang, par l’odeur de peur et de souffrance, mais aussi
d’émerveillement, ce qu’il en était.
— Silbbus ? Fait le duc.
Tanaoz a un signe de tête négatif
Le duc chancelle légèrement, il devient pâle, jamais il
n’aurait pensé que la mort de Silbbus puisse l’affecter à ce point.

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Il pose une main sur l’épaule du magicien et lui dit :


— Mais il a en vous le plus grand et le plus sûr ami, et j’ai
de la chance de vous revoir.
Il va poser les questions qui lui brûlent les lèvres quand une
voix féminine puissante et déchirante s’élève :
— Éda !
— Garelle !
Elle vacille sur sa monture, on l’aide à descendre de son
cheval, à faire quelques pas hésitant comme une enfant sortie de
convalescence, puis elle soudain se met à courir. Le duc la reçoit
dans ses bras la soulevant comme une enfant avec un sourire
éclatant sous une ovation retentissante, la troupe goûte cet instant
béni. Annegarelle reste longuement dans les bras de son mari,
jamais soulagement ne fut plus intense, enfin elle recule l'observe
attentivement et lui fait sur un ton empreint d'affection ou perce
une pointe d'humour :
— Tu as vieilli, mais… bien vieilli !
— Toi aussi !
Ils éclatent de rire.
S’enlacent à nouveau et s’embrassent. Enfin elle se redresse
et examine d’un œil lumineux l’extraordinaire troupe ducale.
Éponime s’approche, le duc s’incline devant le visage rayonnant
de la jeune femme.
— Princesse ! Quelle joie de vous revoir ! Il pose les lèvres
sur sa main, Éponime cherche du regard celui qu’elle attend, son
père Tallârk, il la fixe blême, et elle se jette dans ses bras.
— Père !
— Ma fille !
Dans cette étreinte toute simple s’abolit les haines anciennes,
les craintes et les clivages, chacun trouve l’instant délectable.
Éponime relève la tête et recule pour contempler le roi, elle lit la
souffrance, la lutte âpre qu’il mène. Ils partent tous deux vers le
château vers des lieux plus accueillants et chacun respecte ce
moment précieux d’intimité entre père et fille.
Mais à peine quelques mètres de franchis, une voix âpre et
puissante les pétrifie.
— Roi Tallârk !
Il se retourne, un homme de haute taille revêtu d’une

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pèlerine repousse sans ménagement les soldats et prêtres


entourant le Kanj. Un halo orangée l’entoure, ceux qui lui font
obstacle sont refoulés inexorablement, une fureur sans nom
émane de cette silhouette.
—Qui es-tu pour oser interrompre mes retrouvailles avec ma
fille misérable ? tonne le roi, saisissant le pommeau de son épée.

L’homme rabat sa capuche, et arrache un cri de stupeur à


tous. Ambius apparaît, les traits déformés par la haine et les yeux
lançant des feux que lui aurait envié Meltôr. Le plus
extraordinaire est qu’il possède maintenant deux bras et deux
jambes parfaitement fonctionnels. Ambius n’était plus manchot.
Il tire une trop longue épée que reconnaît le roi avec terreur, une
épée que ne pouvait manier que les magiciens les plus avertis.
Atzéus venait de l’abandonner, et personne n’avait osé s’en
approcher. Hors, Ambius n’avait jamais été magicien !
La même frayeur irrépressible s’installe dans la cour du roi,
puis parmi les groupes se reconstituant. Le duc est à une certaine
distance et ne semble pas avoir saisit ce qui se passe.
Nuit fend l’air avant que quiconque ne puisse réagir, le roi évite
le coup de justesse, son adversaire frappe plusieurs fois presque
tranquillement, mais la force des coups soulève des gerbes de
terre gelée tel un grand hachoir. Tallârk, donne un coup d’estoc
qui entre dans le flanc de son agresseur. Ambius reste insensible
à la lame du roi. Alors, surmontant sa peur, le roi use de son
pouvoir d’assujettissement, il capte le regard de son adversaire et
lui ordonne sur un ton souverain :
—Ambius ! Lâche et traître ! Soumets-toi ou meurt ! Meurt de ta
propre main !
Le roi accomplit une gestuelle mortelle. Cependant Ambius
ricane. Nuit se lève et s’abat d’un coup, cette fois plus rapide
qu’une faux. Le roi ne comprend pas ce qui lui arrive, un flot
rouge gicle. Sectionné en deux, le Kanj tombe. Éponime hurle
arrosé de sang, et la cour pousse un cri d’horreur. Curieusement
personne ne se précipite. Nuit menace la foule et les hommes de
garde atterrés. À ce moment Orthox et accourt, mais alors qu’ils
espèrent rejoindre l’ancien condamné, un cyclone les repousse
rageusement, Ambius repart, après avoir pris le temps de

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sectionner un bras et un pied du Kanj. Tous y voient un châtiment


prophétique, une damnation sur la maison des Qôrs. Siân arrive
trop tard.

Au même instant la duchesse, éloignée du drame par


quelques centaines de pas pose à son tour la main sur l’épaule de
Simon, tremblante et les yeux emplis de larmes.
— Mon fils !
Il chancelle sous l’émotion lui si solide dans les combats et
la serre contre lui.
— Mère !
A chaque reconnaissance, embrassades, et accolades des
applaudissements crépitent, Tigger et Blick roulent dans la neige
et font les pitres. Elvôn se tourne vers sa tante et celle-ci d’un
regard brillant l’observe. Soudain le jeune homme s’écrie :
—Là-bas ! il se passe quelque chose !
Peu après Annegarelle rejoint Siân, et, livide, constate
l’assassinat du roi.
On met déjà en place un enterrement décent. On parle de la
régence, Éponime sera la reine en titre. Mais la mort du roi délie
les langues, et scie les jambes des officiers. On ne peut
l’admettre. Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment cet
Ambius est-il parvenu jusqu’ici, avec cette audace inimaginable,
devant les héros de la Shéïa et au nez et à la barbe de Siân? Peut-
être valait-il finalement mieux que cela advienne de par la main
de l’ancien condamné du roi, son âme damnée. Et pourtant tous
ceux qui ont vu Ambius, vont garder à l’esprit ce manchot qui a
retrouvé un bras et… un pied !

Sabine demande des nouvelles de Thibaud, quand elle


apprend la nouvelle de sa disparition elle tressaute et devient pâle
comme une morte, mais Séverin, par quelque prodige, la tient par
la main, et elle s’apaise aussitôt en le fixant, il lui dit quelques
mots, elle rougit un peu, ce qui est surprenant chez elle, et ne
quitte plus le jeune homme dans cet ultime deuil. Elle a déjà
enterré définitivement Thibaud Ewerloock, et n’attend plus qu’à
revoir sa tombe pour une toute autre raison que l’amour et les

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souvenirs.
Narboth et Tanaoz racontent avec forces détails l’attaque
contre le dieu, et comment Silbbus et Gruelcia se sont tous deux
sacrifiés pour sauver les royaumes. La lutte doit se poursuivre
jusqu’à ce que l'on voit à l’horizon une lumière formidable
accompagnée d'une émotion indescriptible, jusqu’à ce que l’on
sente peut-être des odeurs merveilleuses qui indiqueraient que les
magiciens ont accompli leur mission.

Les teetchs s’étaient regroupés pour attaquer l’armée,


établissant un pont mental destructeur, la fantastique tension de
leur « lançage » demeurait dangereuse, certains furent saisis de
convulsions, et moururent. L’effort était terrible, les keetchs
envoyaient des images affreuses et extirpaient des souvenirs
enfouis, les guerriers, égarés, éprouvaient des douleurs
psychiques insupportables, et une excitation meurtrière qui les
conduisaient finalement à la folie et à la mort. Les trichks, chefs
des teetchs et des keetchs haranguaient leurs membres, contrôlant
la tension de chacun d’entre eux, il y avait plus de deux mille
chats abrités dans une vieille forteresse, et si quelque voyageur
avaient eu le malheur de passer à cet endroit il serait devenu fou
furieux en quelques secondes...

Mais fort heureusement les lieux étaient déserts,


relativement, car il existait ça et là de petits mammifères, des
reptiles et insectes qui subirent une mort instantanée, du moins
pour ceux qui se trouvèrent sous le flot d’ondes cérébrales. Des
dizaines de milliers d’hommes, d’ulmains et de créatures
dégénérées furent victimes de ce piège mental, des tilsjjads
résistant aux magies devinrent déments et s’entre-déchirèrent.
Atzéus s’entoura d’un bouclier impénétrable et protégea
plusieurs de ces thaumaturges et prêtres, mais il ne put l’étendre
qu’à une faible partie de ses hommes. Quand les teetchs et les
keetchs eurent fini, ils tombèrent presque immédiatement dans
une sorte de léthargie similaire à l’hibernation. L’épuisement
était total. Ils pourraient dormir là où ils se trouvaient en relative

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sécurité, cachés dans les soubassements du fort, de vastes caves


abandonnées. Leur catalepsie durerait deux mois entiers, après
quoi ils rentreraient calmement chez eux.

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La phrégïa conserve l’Impossible, les thaumaturges rêvent de


s’en emparer, et ils saisissent la certitude… la certitude qu’ils ne
peuvent atteindre l’Impossible…
Éphémériad de l'ermite, Note marginale.

L'adieu aux Phrégïas

Le départ de la Shéïa laissa un vide immense que les Glaces


ne semblaient pas vouloir combler, elles se fermèrent aux
lumières incidentes, aux illusions improbables et aux rêves
indicibles. Annrick tenait encore son arc et vibrait à la vue de la
forteresse mouvante qui bondissait par-dessus les roches acérées
jaillissant des lacs. Il perdait une seconde fois son ami Elvôn, et
l’image de ses parents, mais le chœur des Elfes l’appelaient.
Ayant négligé son bouclier personnel il ressentit la morsure du
froid et se concentra à nouveau. L’Oborilnew frémit dans sa
main. Il marcha vers les pistes secrètes tracées à même les strates
profondes de la glace, la boisson des Elfes lui permettait de les
voir. Des lueurs l’accueillirent, il les connaissait mais les
redécouvrait à chaque fois, lors d’un événement particulier ayant
eu lieu dans les Phrégïas, les elfes fêtaient le Som Därach
l’initiation du chasseur parfait et le salut aux lumières, les
flammes dansaient immenses, improbables, de couleurs ambrées,
elles caressaient l’âme et s’accompagnaient de mélodies
impénétrables.
Parfois la shindrä d’Annrick partait toute seule, appelée par
les feux miraculeux, et il devait la récupérer d'un vigoureux
effort presque « à l'arraché », comme un sang de lumière. Des
pans entiers de Glace se penchaient vers lui, illusions des
norlphées et des édilcées admirables, engrangées dans la Phrégïa
à jamais et qui ressortaient comme une symphonie de teintes et
de sensations glorieuses.
De temps à autres un venremous le faisait chanceler, d’un
pied léger il compensait, le baiser des elfes l’allégeait. La
Cristallée, ou lumière saisie dans les glaces, illuminait par
moments les pistes d’or translucide. De loin les okléhus, icebergs

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phrégiques, se déplaçaient lentement reflétant d’autres âges


oubliés, les tildunes se formaient sous la lumière lunaire comme
autant de seins d’argent. Le cri des hurletemps, les vents semi-
éthériques venaient jusqu’à lui, des trompe-gouffres s’ouvraient
et se refermaient indécis, enfin des vulvées ou percées nuageuses
donnaient la fausse impression d’un été indien, et une chaleur
intolérable s’abattait quelques minutes sur la plaine enneigée.
La sombrée, soir des Phrégïa, décida d’offrir à Annrick son
plus beau spectacle, apparition des fleurs divines, ifigées aux
calices diamantin, nerphalys de brume issue de l’haleine des
déesses, et orfalys, caresse semi-solaire des saisons perdues.
Edénörn et Furoloë l’attendaient en se balançant gracieusement,
ils fredonnaient un air phirien au son des cordes instrumentales et
des hautbois à cornes. Oholilën pleura sa réapparition baignée de
larmes de joie, et son ami Arbörn lui tendit la liqueur d’ixhusia
en souriant.
« Oui, mon ami, l’Oborilnew t’a accompagné, les
thaumaturges sont partis dans les nivées profondes pour
combattre le Vactarh…
« Ma flèche peut-elle les aider ?
« En rien, et cependant elle t’indiquera le chemin à venir.
Ils l’entourèrent et l’attirèrent à eux dans leurs chants et leurs
parfums, et le sol se mit à basculer et tournoyer tel un vaisseau de
joie, les Phrégïas versaient leur ivresse en lui.

Le retour au château se passa sans encombre, le général


Work Tarbi vint avec ses troupes de mains rouges saluer le duc,
lui déclarer allégeance. Siân lui fut reconnaissant d’avoir soutenu
la duchesse et effaça toutes les dettes de sang. Il accompagna la
troupe grossie ainsi de cinq cents hommes vers la cité de Trecy,
les gens revenaient pesamment en longues processions vers leur
demeure, toutes n’avaient pas été brûlées ou pillées, et le duc
promis aux citadins pauvres de les dédommager. On aurait pu se
demander, à juste titre, avec quoi s’il n’y avait eu le regard de
Sabine qui approuvait cette réaction spontanée et généreuse, car
elle savait comment il pourrait cette fois tenir ces promesses.
Le château avait subi des dégradations importantes et une

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aile s’était effondrée sous l’assaut. On s’installa dans des


chambres inusitées qu’on fit chauffer pour l’occasion. Enfin les
serviteurs revinrent des campagnes avoisinantes et proposèrent
leur aide, on organisa un festin impromptu où les magiciens se
firent remarquer par la quantité de nourriture qu’ils sortirent de
leur besace phirienne.
— Ne cherchons plus les provisions dans les campagnes
pendant la guerre ! Cria d’un ton gouailleur Tigger, elles sont
dans les fontes des magiciens ! Tous éclatèrent de rire. On acheva
rapidement ce moment de réjouissance car si l’on était en pleine
retrouvailles et réjouissances, on déplorait dans l’autre camp la
mort violente du roi.
Les jours qui suivirent furent consacrés au repos, aux récits
de chacun se complétant, et à la réorganisation du royaume. La
tombe de Thibaud fut découverte encerclée d’or brut, et on
expliqua au duc ce qui arrivait.
On apprit que la résurrection du jeune homme n’était qu’un
leurre, Silbbus avait éveillé un schasmme d’une telle réalité que
tous y avait cru. Sa mort le délivrait définitivement, mais la
racine magique poursuivait son œuvre, elle appelait l’or au
travers des terres, le captait dans les minéraux, les métaux,
jusqu’aux bois des arbres étincelant d’une sève inconnue et jaune
se frayant un chemin incident dans les veines végétales.

Sabine préféra ne plus revoir la tombe, elle ne quittait plus


un jeune homme au regard doux et à qui elle dévoilait son cœur.
Éponime et Simon annoncèrent leurs fiançailles, Le mécréant
n’était plus, mais le fils du duc qui probablement allait devenir
roi de Caldénée alla donner l’accolade à ses amis. Bryan retrouva
Marguite et on les laissa jouir de leur impunité quelque temps
avant de faire un procès que le duc voulu le plus juste possible
après l’amendement du bouffon et de l’apothicaire. Gerf, le
teetch de la princesse, revint et informa sa maîtresse que tous les
teetchs s’en était bien tirés, la magie d’Atzéus n’avait pas abouti,
par malheur quelques-uns avaient succombé pour avoir trop
« lancés ». Quoleo retrouva la duchesse avec joie, il fut peiné de
la fin de Tan Thècle qu’il tenait en très haute estime.
Trois jours passèrent, Siân visita les caves du château par

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précautions et curiosité, il revint plus pâle qu’un mort en portant


un coffret de grande taille, une châsse qui générait un froid
mortel que lui seul semblait pouvoir supporter à présent.
— Le Tanarsïlh ! S’écrient ses compagnons restés auprès de
lui.
Evidement ils savent que le coffre renferme un bloc de
Phrégïa avec un pied, intact. Le pied d’Arkotth.
— Mes amis, le pied est en bon état, si le dieu était mort et
selon les lois de la magie, il devrait être tombé en poussière à
l’heure qu’il est.
Evrard devenu le doyen des magiciens s’exprime :
— Dans ce cas nos amis Silbbus et Gruelcia ont échoué ou
n’ont pas encore abouti. Mais je pense également au bras, celui
d’Arkotth, Il était au Tannfül. J’espère que Silbbus l’a mis en lieu
sûr ! je dois le vérifier. S’il se trouve à Messeris, alors il y a un
risque, Silbbus peut mourir… on devra mettre le bras en
sécurité !
— J’en ai bien peur, fait Siân, je dois retourner là-bas pour
vous aider en cela.
— Vous n’y pensez pas ! Crie Elvôn, je connais assez ce
pied pour dire qu’il ne se trouve jamais où il faut, qu’il est la
chose la plus traîtresse qui existe en ce monde, attire et tue sans
pitié… !
La duchesse pousse un râle d’agonie, mais par une force
fantastique réussit à se dominer :
— Je partirais avec vous cette fois…
— Le Transfact ! S’écria Blick en s’approchant de Siân.
Ce dernier brille d’un éclat aveuglant, oui, quelque chose se
passe dans les Phrégïas.
— J’y retournerai pour aider mes deux amis thaumaturges,
dit le duc, je ne vais pas les abandonner là-bas. C’est d’ailleurs ce
que me demande le Transfact.
— Laissez-moi y aller père, demande Simon.
— Non ! Tu dois rester pour gouverner le royaume !
— Alors moi ! dit Elvôn d’un ton impérieux, cette fois c’en
est trop. Finissons-en une bonne fois avec ce Vactarh, de toute
façon mon Autorité décidera… la force rouge me guide.
Le duc hoche la tête :

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— Tu peux m’accompagner mon neveu, et de toute façon,


comme tu le dis je n’ai plus autorité sur toi… tu appartiens à
l’Incarlate. Et puis, quelqu’un t’attend là-bas, non ? Il requiert
l’attention de tous et se campant sur ses deux jambes solidement
il dit d’une voix puissante :
— Je vais retrouver les magiciens, certes, ou tenter de la
faire, mais aussi rechercher celui qui a occis le roi. Ambius ! je
gage qu’il nous cache quelque chose de Capital. Je suis l’ennemi
du roi, mais je n’approuve pas cet assassinat. Il tient de Meltôr et
d’Atzéus, ces actes ont la même signature ! Bon ! qui manque à
l’appel aujourd’hui ?
— Annrick ! Fait une voix de femme étranglée, mon fils !
Que devient-il ?
C’était Lyedia, qui dans les bras de son mari s’éveillait à la
conscience, que devenait son fils ?
— Il est avec les Elfes ma dame. Ne vous inquiétez pas
ainsi, il est heureux. Et il nous attend aussi je crois, une voix
secrète me le dit… Il jette un regard à Gerf qui le fixe en
ronronnant.
— Buvons au succès de notre prochain pèlerinage… car tout
n’est pas fini ! Lance Tanaoz en levant son verre, mais surtout…
buvons au succès du duc !

Quelques minutes suite à ces palabres, Galtän voit Elvôn qui


le rejoint, il tient un objet noire roulé en boule.
— Cher oncle, je tenais à vous rendre cet objet…
— La cotte de maille phirienne ! S’exclame le vieux moine.
—Oui, je ne l’ai jamais enfilée !
—Tant mieux, tu as eu raison, tes… heu… facultés spéciales
ne s’harmoniseraient pas avec cette relique ancienne, deux
pouvoirs ne s’associent jamais en arts Incidents, ils s’affrontent
ou se fuient.
Elvôn sourit. Galtän sort de sa poche quelque chose à son
tour.
—Qu’est-ce que c’est ?
—Ta bague Elvôn, celle que t’avais prise le roi… tu l’a
cherchée non ?
— Quand la mémoire m’est revenue, oui. Il l’a contemple

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comme une vision improbable.


— Eh bien prends-la !
Elle présente des armes, celles des GriffeD’airain Elvôn sent
son cœur battre.
— Les GriffeD’airain ! une famille au service du roi…
Eulyze Tolb Qôr ! le Père de… Tallârk ! Je ne comprend pas…
—Ecoute ! c’est toute l’histoire des Fosses qui serait à te
raconter, sache que Eulyze Tolb Qôr avait un jumeau appelé
également Eulyze Tolb 1er SangVainqueur qui se sépara de son
frère pour une histoire d’amour, ce dernier rallia la Caldénée et
devint le roi après la mort du dernier monarque du royaume.
C’est retors je l’imagine, mais… l’histoire est aussi retorse
qu’une vieille racine de darnu. Écoute ! Tu es né dans la famille
des GriffeD’airain vassaux d’Eulyze Tolb Qôr, en Tyranée. Ils
furent désavoués pour trahison et devinrent des marchands, un
tavernier et sa fille Emilie Ishbor GriffeD’airain. Tallârk la
rencontra et… tu fus conçu. Il ne voulut pas te reconnaître. Elvôn
se souvient alors des paroles de Feldan :

« Émilie Ishbor, fille du tavernier Ishbor, est allée voir le roi


sur sa demande pour régler une histoire de banquet, le roi l’a
remarqué pour sa grande beauté, on n'a jamais su ce qui s’est
passé ensuite, mais… s’il y a eu quelque chose entre le roi et
cette jeune femme, on pourrait imaginer que tu es…
« Le fils bâtard du roi Tallârk… Balbutia Elvôn, en
blêmissant. Feldan se tait, il laisse du temps à Elvôn pour
assimiler cette probabilité.
Galtän a deviné les pensées de son neveu, il sourit et
poursuit :
« En effet… Emilie est à la fois une noble et une roturière si
l’on veut, son père fut exilé du royaume et perdit ses titres. Elle
n’en a pas néanmoins commis l’adultère avec le roi, moyen sans
doute pour elle de retrouver une place à la cour… Tu es né de
cette union. Auclair était alors près du roi en ambassade, frère de
Siân il tenait là sa dernière mission avant d’abandonner ses
droits. Il te vit, très jeune, dans les bras de sa nourrice, et décida
de d'adopter, le roi lui accorda l’adoption moyennant une

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province de Caldénée. Rien n’était gratuit avec Tallârk. Auclair


t’a sauvé de la cruauté du roi à cette époque. Il t’a ramené en
Caldénée, à Trecy où tu fus considéré comme le fils d’Auclair et
le neveu du duc Siân. Voilà mon petit Elvôn… tu appartiens
finalement à la famille que tu auras décidé d’adopter à ton tour,
Siân le voulait ainsi.
Il attend une réponse d’Elvôn.
Le jeune homme les larmes aux yeux prend son oncle par les
épaules et dit :
— J’appartiens de cœur et d’esprit à ceux qui m’ont
recueillit, aimé et soigné, ma famille par Auclair et Siân
MonDragon, bien sûr, ma mère, Emilie Isbor GriffeD’airain n’a-
t-elle jamais souhaitée me revoir ?
Galtän secoue légèrement la tête et serre à son tour l’épaule
du garçon.
— Peu importe mon neveu, ta famille est là ! et bien là, car
si le duc ne revenait pas, tu as un oncle, moi-même, qui prendra
soin de toi et… ton cousin Simon ! Et puis… ton pouvoir…
l’Incarlate ! Tu as un avenir différent de nous… je t’aiderais à
l’aborder.
— Merci mon oncle ! La bonté est décidément l’apanage des
MonDragon !
Galtän ferme les yeux
— Nous avons été également dur et impitoyable avec la
Tyranée, le duc à du sang sur les mains, commis bien des erreurs,
nul homme n’est pur en ce monde. Mais je sais qu’il essaiera
toujours de se racheter. Elvôn acquiesce et enfile la bague des
GriffeD’airain.
— Je la changerai pour une bague aux armoiries des
MonDragon.
— Surtout pas ! Garde-la au contraire, cette bague est la
marque de tes origines, et… un signe d’alliance entre la Tyranée
et la Caldénée.
Elvôn une fois de plus reconnaît la sagesse de Galtän.

Pendant que se déroule cette conversation et que s’organise


le festin de départ, un colosse et une jeune femme parlent à

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Bryan le bouffon et sa complice Marguite, il s’agit de Preesty et


Daisil qui ont recueilli le fou dans le désert. Ils ont échappé à
l’attaque des troupes d’Atzéus.
— Maître Bryan, je suis heureuse de vous retrouver sain et
sauf, bien que votre rôle n’ait pas toujours été très clair dans cette
guerre. Savez-vous que le roi est mort ?
Bryan sursaute, il l’a appris bien sûr, cependant cette
nouvelle est comme un rêve impossible qui le paralyse. Il se
renfrogne, mais s’efforce de sourire et ravale un sanglot.
— Je sais pour le roi ! un grand souverain est décédé, mon
roi, mon père… Je reconnais avoir eu des torts, je ne vous ai pas
caché que j’avais de mauvais penchants et que j’ai fais de très
vilaines choses, mais qui, dites-le-moi en face, qui est parfait en
ce monde ? Je suis, quant à moi, ravi que vous soyez sauve
demoiselle, il regarde Preesty qui le fixe de ses petits yeux
interrogateurs, je sais que votre frère est un grand guerrier et que
vous avez dû défendre vaillamment la place.
Elle plisse les yeux comme si elle cherchait les véritables
mobiles du bouffon.
— Oui, sa tribu nous a grandement aidés, quoique les
ennemis aient été subitement pris de folie et se sont entre-tués,
mais nous n’aurions sans doute pas tenu des jours contre des
dizaines de milliers de soldats et guerriers. Et… L’armée à été
phrégifiée. Un prodige inexplicable.
Bryan lui lance un regard rusé :
— Pas si inexplicable que cela, vous saviez que le duc
ramènerait des reliques puissantes pour combattre les ennemis, et
il l’a fait. mais je ne sais pas comment il est vrai…
— Le duc est un grand thaumaturge, fait Preesty.
Daisil possède quelque chose qu’elle dissimule sous un tissu,
elle découvre d’un geste un dragon de pierre rouge.
— Regardez maître Bryan, ce dragon m’a été confié par mes
amis les puldréïms, il est la preuve de leur bonne volonté, l’un
d’eux vous revient.
Bryan écarquille les yeux sans oser toucher l’objet.
— Pourquoi ? Je… ne suis pas digne de cet objet.
— En effet, mais en le conservant vous vous sentirez
responsable, et veillerez à ce qu’il ne tombe pas entre de

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mauvaises mains.
Bryan halète, confus, bouleversé. Il prend doucement le
dragon, Daisil lui tend le tissu dans lequel il l’enroule presque
avec vénération.
— Merci ! Merci de votre confiance ! Je suis mauvais, mais
je promets de veiller quand même sur ce dragon de pierre.
Elle fait un signe de tête entendu en esquissant un sourire.
— Vous n’ignorez pas maître Bryan à quoi servent ces
dragons, ils peuvent permettre d’invoquer les dieux endormis ou
de répandre des fléaux, messages et rêves, laissez-le dormir lui
aussi.
— Les autres ? Balbutie le bouffon.
Elle hausse les épaules :
— Les puldréïms les ont toujours avec eux, peut-être les
détruiront-ils, peut-être que non, mais il n’y a rien à craindre.
Il l’a remercie en s'inclinant baise le bas de sa robe, très ému.
Marguite, perplexe dit :
— Je vous remercie de votre mansuétude.
— Il semble qu’Éponime vous oublie, aujourd’hui elle a
d’autres sujets de réflexions, son père est mort. Profitez-en pour
prendre le large, mais ne revenez jamais dans le royaume, c’est
un conseil.
— Mais qui êtes-vous réellement ?
— Une cousine de Sabine Blancsang Aigle, fille d’amazone,
gardienne des royaumes et des titres.
— Des titres ?
—Fut un temps les royaumes de Tyranée et Caldénée
faisaient régulièrement appel aux amazones du Nord pour
récupérer les blasons, parchemins et titres ainsi que les
généalogies emportées au cours des batailles. Il n’y a rien de plus
déshonorant pour les rois de perdre leurs annales, leurs
chroniques ou leur arbre généalogique, or l’on sait que beaucoup
de ses documents, la plupart en fait, sont rassemblés dans le
désert des Palians, on y trouve les objets sacrés abandonnés en
raison de leur mauvais état ou de leur inactivité, dû entre autre à
l’incompétence des thaumaturges qui ont osé les retirer de leurs
vitrines. Les amazones ont accès à ce désert, et savent repérer les
documents importants, leurs yeux sont infaillibles, le moindre

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détail leur apparaît. Elle adresse un geste à son frère.


—L'heure est venue pour vous de partir, adieu Madame !
Marguite fait une révérence en écartant sa robe noire ce qui
lui confère un charme singulier, puis elle s’éloigne et rejoint
Bryan, ils échangent quelques paroles, se regardent avec intensité
et repartent main dans la main veiller sur le corps royal. le
bouffon a-t-il changé ? Marguite complote-t-elle de nouveau ?
Nul ne le saurait et personne ne cherchait à le savoir.

Quelque chose se passa deux mois après ces événements.


Bryan fut appelé par Swan le nouveau sénéchal, et se rendit au
château d’Orlân un matin plus froid que les autres. Marguite
l’accompagnait en dépit de ses ordres qui étaient qu’elle
l’attendît chez eux, une modeste masure. Ils devaient
entreprendre un grand voyage dans les continents avoisinants, et
les royaumes oubliés où tant de chose restaient à faire. Que
voulait se jeune coquelet de Swan qui se prenait décidément pour
un maître ? La reine lui avait donné pleins pouvoirs.
Arrivés aux abords du château, une marée mouvante vint à
leur rencontre dans le crépuscule. Ils virent alors des milliers de
teetchs et de keetchs, que leur cheval refusa de piétiner. L’un des
matous, un chef probablement, s’arrêta devant le cheval de
Bryan. Ce dernier s’affola et projeta le bouffon sur le sol,
Marguite n’échappa nullement à la chute, les montures avaient
reçu l’ordre de fuir.
Un mot fut lancé dans tous les esprits. Puisqu’on ne pouvait
assujettir le bouffon il ne restait qu’à lui accorder l’attention
voulue ; « mon soyeux ! Mon merveilleux soyeux ! Hurla Bryan
quand des dizaines de milliers de pattes griffues déchiquetèrent
son corps et son visage en fins lambeaux sanglants. Marguitte
connu alors, grâce à ses potions infernales, soit le plus grand
plaisir, soit la plus atroce souffrance que l’on puisse connaître.
Dépecés vifs par des milliers de matous télépathes, quelle
merveilleuse fin pour le couple maudit !
Gerf, bien sûr présent, dévora lentement le cœur du fou,
mastiquant la chair écarlate avec ostentation. Bryan garda une
étincelle de vie pour apprécier la « soyeuse » caresse du teetch.
Les hommes avaient fini par pardonner au fou, mais pas les

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races coexistant.

Orthox et Xithos se retrouvèrent auprès de quelques browqs


pour le retour vers leur foyer. Sabine Salua Xithos et le remercia
pour sa poésie et son totem, le browq salua le duc et Annegarelle
qui le chargea de cadeaux pour sa tribu et du titre de
« protecteur » de Caldénée, il y avait sept browqs à ce jour
disposant de ce privilège. Firttûs rejoignit le groupe d’hommes
ours, une amitié réelle était née durant les derniers mois entre eux
et les hommes tigres. Les Koolcheeks ramenèrent leurs Yusqs
chez eux, les soldats regagnèrent leur foyer de part et d’autres, et
il ne resta dans les cours que ceux affectés au château, gardes,
serviteurs barons et officiers. Ardulatîl fit ses adieux au roi
Tallârk dans son linceul.
Il alla vers le duc.
« Monseigneur, voici le moment de nous quitter, et si je n’ai
pas pu découvrir ce que je cherchais dans les Phrégïas j’y ai
trouvé autre chose.
« Quoi donc sire ?
« La vérité sur les hommes et leurs rêves, leurs qualités et
leurs défauts. J'y ai découvert aussi le pouvoir des Phrégïas qui
est de nous révéler à nous-mêmes.
Il salua Siân et la dépouille royale d’un signe de tête et
grimpa fièrement sur son destrier, un grand Zelön quarteron fleur
de la race. Sa bannière claqua au vent entraînant ses hommes à sa
suite.

Siân quitta le château dans la matinée après une nuit ardente


auprès de sa femme. Elle ne le suivit pas, trop consciente du
besoin que l’on avait d’elle dans le duché, mais retrouva
Éponime, Sabine et Lyedia, après avoir consommé un philtre
tranquillisant qui l’empêchait de hurler au spectacle de son mari
repartant vers les Glaces.
— Qu’est-ce qui peut donc attirer ainsi les hommes là-bas ?
Ces malédictions sont-elles si édifiantes que l’on ne puisse s’en
passer ? Gémit-elle, la Glace fait-elle l'amour aux hommes de

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telle façon qu'ils en perdent tous la raison, que ne puis-je rivaliser


avec cette amante monstrueuse...
— Les Phrégïas ont toujours exercé sur les hommes une
profonde fascination ma dame.
Elles étaient toutes quatre sur la terrasse du donjon, et
Éponime désigna soudainement la suite du duc, une autre troupe
arrivait portant l’étendard de la Tyranée.
— Par tous les seigneurs ! Non. Je rêve. Là !
Le Capitaine Goéric ! il retourne vers les Phrégïas… en
pèlerinage. C’était une réapparition incroyable, le tenace
capitaine resurgissait tel une ombre… celle du roi lui-même !
— Qu'il y reste, grinça la baronne.
Quoleo les interrompit de sa voix douce et grave :
— Excusez-moi gentes dames, mais je voulais vous prévenir,
le capitaine se rend dans les Phrégïas, pour… chercher ce que le
roi à toujours voulu trouver… les vaisseaux.
Les femmes se regardèrent stupéfaites, oui, c’était donc cela,
le rêve du pouvoir absolu, au nom d’un mort qui plus est ! Tandis
que l’un allait au secours de ses amis, l’autre profiterait de
l’occasion pour recouvrer l’ancienne gloire… les vaisseaux de
l’éther ! La question était ; qui des deux s’en sortirait victorieux ?
Et... Silbbus le magicien irait-il en ce lieu où se tenait la grande
Fête des thaumaturges, et où les héros recevaient non pas les
médailles d'honneur qui étaient légions, mais bel et bien les
éloges de leurs amis tombés en des contrées... incertaines et
inexprimables ?

Le printemps arriva, et l’hiver rigoureux prit fin pour laisser


s’installer une tiédeur de bonne augure qui créa une torpeur
générale. Le froid des Phrégïas s’éloigna alors pour ne devenir
qu’un lointain souvenir.
Le royaume de Tyranée fusionna avec celui de Caldénée en
l’espace d’une semaine, la paix revint, absolue, et l’or de
Thibaud permit la reconstruction des cités, et favorisa la
construction d’une école de thaumaturgie ou d’université
phirienne. Simon devint le nouveau duc de Caldénée, avant d'être
intronisé, et Éponime devint la reine de son pays ayant répondu
aux exigences d'alliance et de mariage que la situation politique

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exigeait, et cela dans l'année ou elle en avait fait le serment.


Sabine retourna plusieurs mois chez ses cousines amazones qui
l’attendaient aux côtés de Séverin, probablement dans l'intention
d'aller soutenir le duc, car elle prépara une troupe des meilleures
guerrières quelques heures après son arrivée dans cette soif
inextinguible d’activité qui la caractérisait.
Chacun attendrait impatiemment que le ventre de la reine
s’arrondisse en un présage heureux.
Chacun souhaitait le retour prompt d’un duc grand père
achevant ainsi ce qui était arrivé de mieux aux Fosses depuis
deux siècles.
La quête des hommes ne finissait jamais, et beaucoup de
gisants et d'êtres oubliés se rencontreraient dans l’attente d’un
jour nouveau.

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GLOSSAIRE

Ast ; lame de forme diverse servant à tuer à distance


Cristal ; d’Indilgence ; Phrégïa cristallisée.
Curb ; une tonne ou mille kilos
Edelphes Aloïms ; descendants des seigneurs retenus prisonniers
par les Vactarh quand ils étaient enfants (appelés aussi
Adormeurs)
Éthérique ; le monde de l’entredeux ou espace-temps
Fort-gouffre ; Faille spatio-temporelle ou de l’entredeux dont la
manifestation est assez violente.
Fosses ; continent séparé en deux royaumes
Guilde des Probateurs ; les grands magiciens des Fosses
regroupés
Thaumaturges ; magiciens.
Lyconthe ; gardien des Phrégïas.
Nivées ; strates ou niveaux des Phrégïas dans lesquels se trouvent
les reliques ou artefacts
Phrégïas ; Glace divines dans laquelle les dieux congelaient
leurs objets et certaines créatures.
Radz ; lames souples que portent les seeminawles
Schasmme ; double éthérique des magiciens
Tilsjjads ; Créatures semi-animales et humaines résistantes aux
magies de base.
Taröm Joll : Rituel de l’ascendance, augmente les dons naturels
Tanarsïlh ; Pied phrégifié du Vactarh Arkotth renfermé dans un
coffre.
Ulmains ; race de nains des Fosses.

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Unibars ; unité valant 7° négatif.


Vactarh ; Fils des dieux (AÏm).
Astarïs ; dieux secondaires, esprits servants.

Quelques personnages ;
Le duc ; Edéra Siân MonDragon.
La duchesse ; Annegarelle.
Elvôn ; MonDragon, neveu du duc.
Silbbus ; magicien.
Tanaoz ; magicien .
Le roi Tallârk ; de Tyranée.
Atzéus : prêtre de Tukyur.
Éponime ; sa fille.
Simon Maindefer ; fils de Siân.
Feldan ; maître d’armes.
Bryan ; le bouffon du roi.
Gerf ; le teetch (gros matou télépathe).
Quelques lieux ;
Trecy ; cité et château confondus lieu où vit le duc Siân.
Orlân ; cité et château confondus, lieu où vit le roi Tallârk.
Les Phrégïas ; les grandes glaces vers l’Est, le Royaume de
Glace.
Messeris ; forteresse de Silbbus.
Le Tannfül ; Forteresse de Tanaoz.
Le Pic du Poignard ; lieu de rencontre mythique des armées
et des pèlerins dans les Phrégïas.

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Sommaire

1) Assujettissement
2) Oraison pour un magicien
2) Le retour du Tanarsïlh
4) Le prisonnier
5) Espoir
6) Réapparition
7) Réflexions
8) l’Oborilnew
9) Phrégïas
10) Fort Ercuss
11) Clémence et Séverin
12) La Passion selon Sabine
13) L'effigie de Tanaoz
14) Som Daräch
15) Silbbus trompé
16) Transmutation
17) Implosion fatale
18) L'attaque
19) Tannfül
20) Un jeune successeur doué
21) Les alliances de Bryan
22) D’Armesson
23) Résurrection
24) La révolte d'Atzéus

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25) Glaceplaie
26) Rencontres au sommet
27) La stratégie de Sabine
28) L'Invocation
29) Amazones
30) Nouvelles et guerre
31) Shéïa
32) Vactarh
33) Phrégïas blessées
34) La guerre de Silbbus
35) Feux et défis
36) Dernier acte
37) L'adieu aux Phrégïas

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Dictionnaire des Phrégïas

Noms communs

Abolies ; n.f. les Abolies, pierres de


visions.
Adlassie ; pays de l’Est ; Caldénée.
Adormeur ; n.m. enfants divins phrégifiés.
Agapê ; n.f. pierre magique, Transfact puissant.
Agsor ; n.m. vent du nord.
Aguistes ; n.f. armes à lanières reliées à des lames
Airioles ; n.f. petits objets volants.
Alluk ; race d’elfes dégénérés.
Anoblies ; n.f. Pierres principales, Transfacts.
Ascender ; v. remontée des objets dans les Glaces, élévation.
Alatâr ; mois de septembre.
Aloince ; n.m. encens supprimant les mauvaises odeurs.
Anaphrégie ; n.f. blocage d’un processus magique dans les
Phrégïas.
Anefirs ; n.f. lames de glace très coupantes qui poussent dans les
Phrégïas.
Anotias ; n.m. notes entre les lignes.
Armagas ; n.m. plante poussant près des rives du fleuve.
Arsguenar ; pays de l’Est.
Assalur ; pays du sud.
Assujettissement ; v. état d’hypnose et de manipulation mentale.
Ast ; n.m. étoiles d’acier (disques—triangles.
Astarï ; n.m. esprits servant les Vactarh.
Astilsjjad ; n.m. immunisé contre les magies de bases, équivalent ;
tilsjjad.
Aube ; n. f. Sorte de tunique blanche à manches qui était portée
dans les premiers siècles du moyen—âge par les clercs et les laïques
mais qui dès le 13e siècle, devint populaire et ne fut plus considérée
que comme vêtement sacerdotal(non inventé).

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Aurawnl ; n.m. état de restauration absolu.


Perfection du monde et de l’esprit.
Aurwillnë ; paradis Elfe.
Aumusse ; n. f. Mantelet descendant jusqu'au bas des reins muni
d'un capuchon, originellement destinée à préserver les religieux du
froid pendant les offices de nuit. (non inventé)
Avération ; n. f. condition de retour à l’Autorité première.
Azhinx ; n. f. pierre fabuleuse.

B
Bactarh ; n. m. unité de densité de 18kilogrammes par millimètres
carrés.
Balsane ; n. f. huile possédant plusieurs vertus. Guérit les plaies et
fait fondre les métaux corrompus.

Bénéria ; n. m. alcool fort.


Bigzor ; n. m. gastéropode produisant une soie très résistante et
thermique.
Blastor ; n. m. chiens dressés, race rustique.
Bliaut ; n. m. Robe de dessus, longue, tenant à un justaucorps ou
corset, commun aux hommes et aux femmes et en usage du 11e au
13e siècle (non inventé)
Boulba ; n. m. chien loup sulsdinien à six pattes.
Browq ; n. m. hommes ours.
Brumières ; n. f. bans de brumes dans les Phrégïas.

Calantre; n f poisson des Phrégïas.


Carnèle ; n m rouleau d’écrits anciens, Alephien, Phalien, écriture en
boucle, adj ; carnélique.
Cucule ; n f vêtement de dessus de la plupart des ordres religieux.
(non inventé)
Chagba ; n m Lièvre.
Chtarax ; n m alcool du type ; Whisky.
Cinérateur ; n m lance-flammes.
Contreversion ; n f clé magique complexe et dangereuse.
Combostite ; n f minéral éclairant et chauffant par contact.
Cristallée ; n f état solide de la lumière.

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Cruciriôn ; n m pierre magique, transfact divin.


Curb ; n m une tonne.

Dardal ; n m questionnement des pierres Abolies.


Darnus ; n m homoncule, racine de mandragore ou autres…
Djebelh Veth ; n m méditation de l’Elfe en solitaire.
Djebal ; n m équivalent du kimono.
Drâm ; un des trois lacs de shibbot.
Draquat (ou draqqat) ; n m cervidés, élans.

Édilcée ; n m Iceberg.

Effigie; n f image d’un schasmme en réduction sous cristal.


Ekum ; un des trois lacs de Shibbot.
Elédroes ; n m vent de l’ouest.
Emanatiques ; n m état éthérique de la matière, fondements…
Endémiel ; n m métal divin aux nombreuses vertus.
Erelbaur ; n m arbres cristallins, pousse dans les Glaces.
Escalp ; n m arbre pour confectionner les bâtons d’Autorité.
Etape ; n f mesure de distance valant 250kms
Etrian ; bouquetin au cuir très dur.
Ewerstaad ; n c état de plénitude.
Euglixes ; pierres servant d’yeux pour magiciens aveuglent.
Exvultion ; n f remontée des pierres en surface glacée.

Faft ; n m un kilo.
Fondrières; n f failles et portes, limites de territoires se caractérisant
par très hautes montagnes.
Fort gouffre ; n m tornade qui emporte dans l’espace
instantanément.
Fluitation; n f capacité magique de se téléporter.
Fosses ; n f partie basse du Grand Pays.
Frondeurs ; n m guilde de magiciens rebelles.

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G
Galfater ; v nouer, lier, ficeler de galfat, corde à tresser, rendre
étanche.(calfater)
glacewoorlh ; vents captifs des glaces.
Glorphée ; n f glace molle, sorbet.

Gradiant ; n m mesure ou échelle des valeurs éthériques.


Grulls ; n f créatures vivant dans les phrégïas, ressemblent aux
pingouins.
Gurrds ; n m race de créatures semi-humaines.(tilsjjad)

H
Hamplos ; n m vêtement de voyage des seeminawles.
Hylg ; n m bâton de survie indiquant l’état d’un voyageur à distance.

I
Ixushia ; n f baie décuplant les forces et la résistance.
Incanter ; v appeler, prier fortement, formuler à haute voix.
Incarlate ; Chevalier incarlate et Ordre de l’Incarlate, milice rouge
des Phrégïas.
Indilgence ; n m cristal, Phrégïa sublimée.
Indivination ; n f retour d’un dieu dans une condition proche des
humains, humain se rapprochant des dieux. Rassemblement de
membres divins.
Ifègées ; n f fleurs utilisées par les thaumaturges, servent souvent à
la métamorphose.
Înkh ; race d’Elfe.
Imucalice ; n f objet magique,Transfact.
Intrarmure ; n f armure énergétique interne, andoarmure.
Intrudance ; n f migration des objets dans la glace dure.
Involute ; n f annotation spiralée dans grands grimoires.
Irialn ; n f cristal fabuleux qui apaise tous les maux.
Istheur ; n m gladiateurs, combattant.

J
Jïnru Nod ; n m réunion parlementaire avec un peuple étranger.
Jinru Saïd ; n m réunion des prêtres d’Amillias ou autres déesses,
préparation à un rituel.

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Kaddushs ; n m apprentis magiciens.


Kadurcées ; terres stériles, soufrières.
Keetch ; n m chat télépathe envoyant seulement des images ou
visions.
Kilbors ; n m tilsjjads corrompus.
Kildish ; n m race de créatures semi-humaines.(tilsjjad)
Kmärh ; grandes chasses de certaines tribus.
Kmeje ; vent d’est.
Kij ( sarkij kar) ; lutte martiale caldénéenne.
Koïe (salsien) ; lutte martiale tyranéenne.
Krincs ; n m insectes.
Kolcheek ; race d’ulmains.

L
Lancer ; v télépathie des teetchs, lancer, envoyer des mots, concepts
et images. Adj, lançage.
Lebbdum ; n m fente entre deux glaciers ou coule une eau demi-
glacée.
Lift ; n m un litre.
Lutin ; n m appelés puldrïms.
Luthibar ; luth à dix cordes.
Lyconthe ; n f Chimèle devenue créature multiple, enfant, femme,
dragon, gardien des Phrégïas, de couleur rouge.

Manouvrer ; v manipuler, manœuvrer.


Maraudeurs ; n m créatures splendides et dorées qui utilisent les
rêves des hommes pour propulser les vaisseaux de l’éther.
Massmarh ; n m matière fondamentale.
Midrane ; n m monnaie valant 100 soldons(100€)
Mimain ; n m petit homme, mimaine, femme.
Moose ; n f maladie du teetch.
Mnomée ; n f essence (Flammes Primales) à l’origine de la matière.
Mcher ; n m foyer, hospitalité, offrir son.
Midrane ; n m pièce valant dix souverains.
Mogoown ; n m objet magique, Transfact utilisé par les dieux.

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N
Naburie ; pays du Sud.
Nâpre ; n f encens.
Natzilie ; régions accotées aux Phrégïas.
Nivées ; n f niveau mobile dans les Phrégïas, étage, palier.
Norlphée ; n f lumière semi-liquide dans les Phrégïas.

Oborilnew ; n m grand arc des Elfes


Occibore ; n f herbe antipoison.
Onacre ; n f épée dentelée grande et large.
Ondée ; n f mesure de distance imprécise des Grulls, manchots des
Phrégïas.
Orgâl ; n m pierre fabuleuse.
Otar ; village, poignard otarien, fabricant cette arme.
Otlassie ; pays de l’est ; Tyranée.

Parodéïs ; n f femmes de prêtres au service d’un temple.


Peliçon ; n m manteau très chaud (authentique)
Perguèch ; n f race de chevaux très puissants.
Phillis ; n m bois d’un arbre sacré où se taille les bâtons d’Autorité.
Phirien ; adj. art magique divin, provenant des déesses PhirÏm.
Science phirienne.
Pluribar ; n m unité de 7 degrés positif.
Priorite ; n f pierre alvéolée transportée dans les cyclones.
Prakoïe salsien (koïe) ; n m art de combat.
Probateurs ; n m guilde de magiciens.
Proracination ; n f arbre se déplaçant, retour des forêts anciennes.
Spectre végétal en mouvement.
Ptec Dallah ; n m rituel ou activité favorite d'un teetch. Dans sa
première année.
Puldrims ; n m lutins ou lilliputiens.

Raciniaires ; n f ramifications dans les Phrégïas de réseaux


mouvants.
Radz ; n m arme ressemblant à un ruban d’acier.

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Rameurs ; n m créatures dont la laideur rend fou, toujours cachées


et très mélancoliques qui propulsent les vaisseaux de l’éther ou les
font naviguer.
Résurrecteur ; n m magicien qui a le don de faire resurgir du passé,
êtres vivants ou objets.
Rîtz ; n m race de créatures semi-humaines(tilsjjad).
Ruknarr ; n m crocodiles.

Saïkch ; n m chef d’une tribu tisljjad.


Säm Darach (som Darach) ; n m la fête de joie des Elfes.

Sargyl ; n m vénéneux plante vénéneuse à larges feuilles.


Sarkij kâr ou kij kar ; n m art martial.
Shaldor ; n m vêtement de campagne.
Schasmme ; n m double éthérique d’un magicien.
Sittèle ; n f guitare ressemblant à une calebasse.
Shalnandre ; n f cuir de lézard très résistant et thermique.
Shaldrine ; n f tunique en shalnandre.
Schasmme ; n m double éthérique de la personne, émanation d’un
magicien vivant.
Shibbot ; n m lieu des trois lacs où se dresse un monastère.
Scrull ; n m gargouilles vivantes, chauves souris chimères
Slauk ; n m race de chevaux.
Sqwaurs ; n m créatures du fleuve à l’odeur mortelle.

Shacdall ; n m mammifère ongulé résistant.


Seborrah ; n f plante dopante aux vertus conservatrices.
Sebrana ; n f drogue mêlant seborrah et aloince.
Seeminawles ; n m race d’hommes des plaines, guerriers.
Skiôl ; n m drogue.
Shindrä ; n f flamme vitale, énergie ou essence éthérique.
Soldon ; n m pièce d’un centième de Midrane(1€)
Stikna; n f arme des natzus, deux manches.
courbes et une chaîne.
Stilbrum ; n m tissu spécial résistant aux froids.
Soldon ; n f monnaie valant dix centimes d’euros aujourd’hui et dans
notre monde.
Sotqua ; n f boisson à base de céréales et lait végétal.
Soufflûrle ; n m tempête dévastatrice venant des Phrégïas.

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Subastral ; n m explosion due à un surcroît d’énergie chez un


magicien.
Sultrans ; n m race de chevaux très forts, robes grises.
Stilacier ; n m mélange de stilbrum et d’acier.

Talassenie ; pays du Sud en Caldénée.


Talion ; n m grand Grimoire Fondamental, (trois livres : Nébulaire,
Prismarion, Canigulaire, appelés les Talions.
Talisbrân ; un des trois lacs de shibbot.
Tanarsïlh ; n m le Pied du Vactarh, entité congelée dans les
Phrégïas.
Taröm Joll ; n m rite d’épanouissement des dons, expansion des
pouvoirs magiques, transfert.
Teetch ; n m chat télépathe, lançant ou envoyant des messages aux
humains.
Ténébran (Ténébbrân) ; n m Lieu intermédiaire entre voürge et
Grand Pays.
Tildune ; n m edelweiss des Phrégïas.
Tilsjjad ; n m race de créature mi-animale mi-humaine résistante aux
magies de base.
Tjalem ; n m tunique de cuir des seeminawles.
Transpasseur ; n m terme désignant des magiciens dans les
royaumes oubliés ou royaumes secondaires.
Trompe gouffre ; n m tornade emportant par le sol.

Unira ; n m Mesure thermique valant 7 degrés négatifs (pluribar,


mesure positive).
Uindre ; n m chevreuil.
Uktin ; bouquetin sauvage.
Ulmain ; n m nains.
Urssie ; plateaux Nord-est Tyranée.
Usky ; n m chiens de traîneaux.

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Vactarh ; n m fils des dieux devenus ennemis des hommes.

Voürge ; n m néant originel.

Warss ; n m vent du sud.


Wilbaroo ; n m jeu d’échec fosséen.
Wörmous ; n m courant tiède créant des canaux ramifiés dans les
phrégïas.

Ygriphe; n f Dragon.
Yusq ; n m race de chiens ours.

Zëlon ; n m race de chevaux aux pattes longues et fines, grands


coureurs.

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