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Traces autobiographiques et

autofictionnelles dans La boîte à merveilles


de Ahmed Sefrioui et Le fond de la jarre de
Abdellatif Laâbi.

Dr. Rihame Sabri Mohamed Abou Basha


Section de Français, faculté de pédagogie
Université d’Ain shams, Le Caire.
Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

Résumé
Cet article aborde une approche comparative de deux romans :
La boîte à merveilles et Le fond de la jarre. Ahmed Sefrioui et
Abdellatif Laâbi relatent l’itinéraire de leur enfance à travers
leurs protagonistes respectifs qui sont les représentants de tous
les enfants de leur époque. Nous allons ainsi analyser les points
de convergence et de divergence dans les deux textes tout en
essayant de dévoiler les traces de l’autobiographie et celles de
l’autofiction. Nous éluciderons comment ces deux facettes de
l’écriture du moi sont amalgamées dans les œuvres en question.
Mots-clés : Ahmed Sefrioui. Abdellatif Laâbi. Autobiographie.
Autofiction. Littérature comparée.
‫سمات السيرة الذاتية و الخيال الذاتي في روايتي"صندوق العجائب " لحمد‬
‫الصفراوي و"قاع الخابية" لعبد اللطيف اللعبي‬
‫ يتناول هذا المقال مقارنة بين الروايتين"صندوق العجائب " و "قاع‬:‫الملخص‬
‫ إن كل من أحمد الصفراوي وعبد اللطيف اللعبي ككاتبين فرانكوفيين يقومان‬."‫الخابية‬
‫بسرد رحلة طفولتهما من الل أبطالهم الذين يمثلون كل الطفال الذين ينتمون الي‬
‫كما سوف نقوم في هذا المقال بتحليل نقاط التشابه واخاتلف في كل من‬.‫جيلهم‬
‫النصين محاولين كشف النقاب عن السمات الخاصة بالسيرة الذاتية لهما وكذلك‬
‫ وسوف نوضح كيف أن هذان الوجهان‬,‫السمات الخاصة بالخيال الذاتي عند كل منهما‬
.‫ ملتحمان داال الروايتين موضوع البحث‬,‫المرتبطان بالكتابة الذاتية‬
,‫ السيرة الذاتية‬,‫ عبد اللطيف اللعبي‬، ‫ أحمد الصفراوي‬:‫الكلمات المفتاحية‬
‫ أدب مقار‬,‫الخيال الذاتي‬

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Research in Language Teaching Vol. 4: October 2023 Issue № 25

Les deux œuvres que nous traitons sont : La boîte à


merveilles (1954) de Ahmed Sefrioui et Le fond de la jarre (2002)
de Abdellatif Laâbi. La première, inscrite au programme de la
première année de baccalauréat, a eu une renommée considérable
au Maroc. Quant à la seconde, elle a été fort applaudie avec
l’élection de Abdellatif Laâbi, la même année de sa publication,
comme membre du Conseil d’administration de la Maison des
écrivains à Paris. Puis, quelques années plus tard, en 2011, il
reçoit le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie française
pour l’ensemble de ses œuvres. Les deux auteurs s’emparent de
la description ethnographique de leur pays, le Maroc, et de leur
expérience personnelle pour construire l’esthétique de leur travail
d’écriture.
Notre étude des deux romans s’appuie principalement sur
Le Pacte autobiographique et sur L'Autobiographie en France de
Philippe Lejeune, ainsi que nous nous référons à quelques
critères de l’écriture autofictionnelle selon Serge Doubrovsky.
Les œuvres en question nous révèlent des traces
autobiographiques et autofictionnelles : il existe un lien étroit
entre le vécu des auteurs et celui des personnages : nous
retrouvonsune fusion entre l’espace public marocain dans lequel
Sefrioui et Laâbi ont passé une grande partie de leur vie et
l’espace fictif du roman : l’ancrage spatial de celui-ci se fait à Fès.
Ce qui prouve que tous deux portent leur pays dans leur cœur au

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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

point qu'ils peignent habilement, dans leurs écrits, l'idée de


ténacité terrienne de la ville natale.
Pour savoir dans quelle mesure La boîte à merveilles et Le
fond de la jarre ont des allures autobiographiques et des
dimensions autofictionnelles, nous allons tenter d’aborder les
œuvres à l’aide des données paratextuelles, pour passer ensuite à
la question du statut des narrateurs. Ce qui va nous permettre
d’évaluer la démarche rétrospective de ces derniers. Enfin,
l’étude des temps verbaux déclenchera deux voix qui s’alternent
non seulement pour exprimer deux "je" différents, mais aussi
pour marquer deux moments différents de la vie de la même
personne : le présent et le passé. Ainsi notre travail prendra son
envol à partir des points suivants :
1)Le paratexte
1.1 Le titre
1.2 La dédicace
2)Le statut du narrateur par rapport à l’auteur
2.1 L’identification onomastique
2.2 La mention générique
3)La perspective rétrospective du récit
3.1 Le récit d’enfance
3.2 Le moment de la découverte de la vocation littéraire
4)Jeux des temps verbaux
4.1 Le présent
4.2Les temps du passé

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Commençons maintenant par le premier axe :


1)Le paratexte
1.1 Le titre
Les titres des corpus objets d’étude traduisent l’intention
des auteurs de retracer leur vie personnelle. D’autant que les
œuvres sont dotées de titres « thématiques »(GENETTE, 1987 :
p.75), désignant le contenu du texte. Ils sont repris et rapportés
perpétuellement à l’intérieur du roman pour suggérer que les
frontières entre texte/ paratexte sont abolies. La ressemblance qui
existe entre les titres objets d’étude est sur le plan métaphorique :
tous deux incarnent l’antonyme de la boîte de Pandore. Comme
Sefrioui ouvre sa boîte, Laâbi fouille au fond de sa jarre pour
déclencher les perles de souvenirs, des évènements et des faits
qui ont marqué l’enfance. Dans cette perspective, observons donc
d’une manière plus détaillée le titre des deux récits : ce dernier,
dans le roman de Ahmed Sefrioui, est formé de deux parties
essentielles :
« La Boîte / à merveilles »
« La Boîte » : nom féminin qui désigne un coffret ; «à
merveilles» : nom signifiant ce qui suscite une grande admiration.
Ce titre peut avoir deux acceptions : d’abord, il peut être
un nom faisant allusion à l’effet d’émerveillement ressenti à
l’aide d’une boîte précise. Par le biais de la quatrième de
couverture, se révèle la désignation du titre de l’œuvre : ce

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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

dernier évoque une boîte où sont rangés des objets usés, mais qui
est pour l’enfant d’une valeur considérable par son pouvoir
magique. Nous pensons que le titre est peut-être inspiré du récit
d’Alice au pays des merveilles, par le fait d’être transféré dans un
monde fantastique peuplé de rêveries. Il semble que cette boîte,
liée à l’enfance de l’auteur, en tant que phase propice à
l'imagination et à la créativité, est telle la porte de sésame
s’ouvrant et donnant accès à une caverne pleine de trésors. Une
autre interprétation peut être avancée : la boîte à merveilles
pourrait faire référence à une des merveilles à découvrir, celle de
la culture traditionnelle marocaine. Que ce soit la première ou la
deuxième acception du mot, le titre révèle tout un univers de
richesse incarné dans ce coffret enchantant l’esprit de l’enfant-
héros.
Quant au roman Le fond de la jarre, il est également formé
de deux parties :
«Le fond/ de la jarre»
«Le fond» : nom masculin qui se réfère peut-être au fond
de la mémoire ; à savoir, le passé qui constitue l’origine de
l’identité ; «de la jarre» :nom féminin qui signifie l’héritage
socioculturel des ancêtres. Raison pour laquelle le narrateur
explique dans la dédicace à quel point il doit beaucoup à Ghita et
à Driss, ses parents, qui ont pu lui transmettre les coutumes, les
traditions et les mœurs. Ce titre est assez explicite faisant

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référence au fond historique du Maroc. Le titre est ainsi mis en


relation directe avec la dédicace.
1.2 La dédicace
Les dédicaces peuvent être considérées comme un indice
relevant de l’écriture autobiographique lorsqu’elles sont
destinées à des personnes qui ont le plus souvent un lien étroit
avec l'auteur. Cela anticipe le rôle que tiendront ces derniers dans
le roman en révélant des informations sur la relation affective qui
relie le dédicateur au dédicataire. Comme c’est le cas dans Le
fond de la jarre : l’auteur dédie son œuvre à " Ghita et Driss "
dont lesvoix retentissent dans le récit. Ils sont le père et la mère
du narrateur et du personnage. De ce fait, nous pensons que
Laâbi s’adresse également à ses propres parents surtout lorsque
l’on prend connaissance des interviews que l’écrivain a bien
voulu donner, il nous dit : « Driss, c’est le nom de mon père,
Ghita, c’est le nom de ma mère…ils s’aimaient
patiemment ».(Malaure,2023) Ainsi l’on y discerne une marque
de reconnaissance de la part de Laâbi qui, grâce à ses géniteurs, a
pu léguer ce fond de la jarre. C’est comme s’il s’agissait à la fois
d’une circulation du patrimoine culturel et d’un témoignage de sa
propre vie. Si le père et la mère sont évoqués, c’est pour mettre
en évidence la relation fusionnelle, cordiale voire appréciée qui
les lie à leur fils. À la différence du romanLe fond de la jarre,
celui de la boîte à merveilles est dépourvu de dédicace.
L’absence de celle-ci est un acte dédicataire en lui-même :

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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

l’œuvre n’est plus adressée à un proche ou à un groupe de


personnes précises mais elle cible plutôt l’ensemble, la masse, à
savoir la sphère publique. Cependant, une dédicace épargnée ne
permet pas à l’auteur d’informer le lecteur sur son projet
d’écriture : ce dernier est embarrassé en confondant un récit de
vie réelle avec un texte fictif. Par ce refus de dédier l’œuvre à un
des membres de sa famille comme a fait Laâbi, Ahmed Sefrioui a
peut-être voulu faire exprès de brouiller les frontières entre
autofiction et autobiographie. Ainsi les auteurs interpellent leurs
lecteurs par des repères paratextuels ambivalents. Les romans
participent à la fois à une identification autofictionnelle et à une
lecture autobiographique : prenons comme exemple, Le livre
brisé de Doubrovsky, père de l’autofiction, est dédicacé à Ilse, sa
femme défunte. Le fond de la jarre est également adressé aux
parents après leur mort. Pourtant, par la dédicace de Laâbi, ayant
pour destinataire son père et sa mère, c'est à une lecture quasi-
autobiographique que le lecteur est convié. De même,
apparaissent dès le titre, des traces autobiographiques incarnant
l’univers des enfants-héros : nous remarquons que l’article défini
qui précède les substantifs" fond" et " boîte"connote une sorte de
singularité. Le fond, c’est ce qui est dissimulé, enfoui dans les
arcanes des souvenirs. Quant à la boîte, remontant à sa prime
enfance, elle a marqué la vocation littéraire de Sefrioui. Peu après
la lecture des romans, le lecteur déchiffrera le sens référentiel et
l’importance de cette appellation, à savoir l’univers magique du
narrateur-auteur.
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2) Le statut du narrateur par rapport à l’auteur


2.1 L’identification onomastique
La notion d’autobiographie repose sur la compatibilité des
trois instances littéraires : l’auteur, le narrateur et le protagoniste.
En fait, dès l’incipit du roman Le fond de la jarre, nous pourrons
croire que le « je narrateur » fait référence à l’auteur. Et tout va
bien jusqu’au moment où le personnage principal lance le
prénom "Namouss". C’est alors que se crée le doute dans l’esprit
du lecteur : le personnage principal n’est-il pas Laâbi ?
En fait, dans la même ligne, le scripteur ajoute que presque
tous les petits fassis ont des pattes courtes comme les namouss
désignant « les Moustiques ». En disant cela, il existe une
intention latente faisant référence au « moi Universel »de tous les
enfants de fès connus par leurs vivacités, leurs petitesses, leurs
fragilités et leurs poids légers. Donc, nous pouvons aisément
affirmer que Laâbi et Namouss sont la même personne pendant
leur enfance : lorsquel’auteur-narrateur-personnage parle de son
propre corps, il désigne celui de tous les enfants de son âge.
Finalement, dans l’une de ses interviews, Laâbi ne nie pas que le
surnom de "Namouss" a été lié à son enfance et ajoute que cette
appellation lui a été attribuée en raison de sa légèreté et de sa
réputation « d’excellents coureurs » (Adnan, 2023)
Quant au protagoniste du roman la boîte à merveilles, il est
baptisé Mohamed. Ce dernier est une dérivation du nom de
l’auteur Ahmed. Tous deux sont issus de la même racine"hamed"
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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

et comportent le même corps consonantique h,m,d . Ainsi,


Sefrioui a opté pour une variante de son propre nom pour
marquer la superposition de triple identité : auteur, héros et
narrateur.
Les allusions et les références personnelles qui figurent
dans les romans en question, confirment le caractère véridique de
la vie des auteurs, éclairé par des éléments biographiques : ainsi,
lorsque nous prenons connaissance des données textuelles que
laâbi a bien voulu mettre au début de son récit, nous apprenons la
chute du mur de Berlin.Cet évènement a eu lieu en 1989. C’est
dès lors que le narrateur exprime son intention de se rappeler et
de relater un récit qui le ramène"quarante ans"en arrière, c'est-à-
dire en 1949. Or la biographie de l’écrivain nous renseigne qu’à
cette même date, il fut un enfant de 7 ans, puisqu’il est né en
1942. De même, dans le roman la boîte à merveilles, un retour en
arrière aux événements traditionnels en 1921où l’enfant-héros
avait six ans nous permet de détecter qu’il s’agit bien de l’auteur
étant donné que celui-ci est né en 1915.C’est pourquoi, il nous
rapporte des éléments se référant à la même époque que celle à
laquelle vivait Ahmed Sefrioui : il décrit fidèlement le quotidien
et les modes de vie ainsi que l’usage des lampes à pétrole qui
était, à l'époque, réservé à très peu de personnes, contrairement à
celui des bougies qui était plus répandu dans les maisons. Il nous
donne des renseignements exacts sur le vécu social de sa
génération ainsi que les pratiques, les coutumes et les traditions
qui ont participé à sa formation et qui ont éveillé sa curiosité. Il
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tente de faire allusion aux mœurs de son temps comme la


consultation du voyant en cas de malheurs. Il est à signaler qu’il
existe une analogie des indices spatiaux chez Sefrioui aussi bien
que chez le héros du roman. Comme ce dernier affirme qu’il
logeait avec sa famille dans un bâtiment où une voyante habitait
au rez-de-chaussée et que les gens la fréquentaient, le créateur de
l’œuvre avoue également dans un entretien que le voisin du rez-
de-chaussée de son immeuble était un "sheikh(a)"et que « les
disciples lui rendaient visite tous les jours et il les entendait
réciter le dhikr ». (Cf. Stouky, 1993) Ainsi spiritualité et religion
ont imprégné la vie de l’auteur pour les faire prolonger dans ses
écrits. Ainsi toutes ces représentations réalistes permettent au
personnage de se redéfinir par rapport au monde qui l’entoure.
Dès l’incipit du roman, l’écrivain promet le lecteur de lui
communiquer un récit rétrospectif sincère et véridique en
l’invitant à croire à ce qu’il va dire dans une sorte de pacte :
« J'avais peut-être six ans, ma mémoire était une cire
fraîche » (Sefrioui, 1954 : p.6)
Ce souci d’objectivité et la certitude de l’auteur de dire la
vérité suffirait à justifier l’autobiographie. On remarque
également la présence de dates à la fin du récit, qui situent
l’histoire à une époque contemporaine, celle précisément de
l’écriture (1952) avant la parution de l’œuvre. Cet indice nous
(a)« Sheikh », « Arafi », « Chouafa », sont des nominations données à tous ceux qui ont des
pouvoirs surnaturels et spirituels.

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confirme sans aucun doute que l’auteur, personne adulte, revient


sur son passé et intervient au sein du récit. Ce qui représente un
des enjeux de l’écriture autobiographique. Pourtant la trame du
récit tend vers la fiction : l’imagination semble puiser sa sève
dans le ressassement perpétuel de cette période de vie.
Dans un désir de vaincre le malaise éprouvé dans cette
dernière, il cherche l’apaisement dans l’écriture qui certes
contribue à un avenir meilleur. La fictionnalité est détectée
lorsque nous apprenons que le métier du père du héros de
Sefrioui est tisserand alors que le père originel du créateur de
l’œuvre était meunier. Malgré ce changement de profession dans
La Boite à merveilles, le statut social du personnage est presque
le même que celui del’auteur.
Quaut au roman Le Fond de la jarre, le père de namouss
travaille dans une boutique de sellier comme c’est le cas dans la
réalité. D’où, nous avons l’impression que le vécu de Laâbi refile
sous nos yeux. Ceci n’exclut pas que la fiction prend part dans
son récit. À cet égard Laâbi affirme :
«[…] dans mes romans la matière essentielle c’est ma vie,
mon expérience de vie d’une façon générale mais la fiction pure
est très rare dans ce que j’écris même s’il y a certains types de
fiction »(El Baroudi, 2010 )
Dans La boite à merveille, les évènements sont rapportés à
la première personne excepté le premier paragraphe lorsque le
narrateur veut se distancier ou peut-être il désire garder une
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attitude ambiguë envers l’histoire qu’il raconte. Nous


remarquons également dans Le fond de la jarre un changement
des instances énonciatives : la narration est déléguée à un
narrateur extradiégétique usant de la troisième personne « il »
lorsqu’il s’agit d’une distanciation entre le « moi » présent c’est-
à-dire l’adulte et le « moi » d’autrefois. Cette tentative de prendre
distance découle peut-être d’un désir de relater leur enfance sous
une forme romanesque. En outre, ce mélange de narrateurs nous
laisse penser que ces œuvres ne sont pas d’ordre
autobiographiquepur. Nous pouvons aussi détecter que l’emploi
du pronom personnel "il"peut être une indication sémantique de
fiction en apportant un dynamisme différent de celui du pronom
“je .”À cet égard, Philippe Le Jeune affirme :
« Ces emplois de la troisième personne et de la seconde
sont rares dans l'autobiographie » (LEJEUNE, 1975, p. 17)
Tandis que les autofictions combinant à la fois l'écriture au
«je » et au « il » sont plus fréquentes. Pourtant, le "je"témoigne
de l’appartenance de ce que le narrateur raconte à son expérience
personnelle. Ce pronom s’identifie à ce dernier et à l’auteur :
Sefrioui débute son récit par l’emploi de la première personne du
singulier pour mettre en avant ses malheurs et ses faiblesses : le
verbe "pleurer" est employé plusieurs fois tout au long du récit
comme pour communiquer que son enfance n’était pas heureuse.
La douleur et la blessure sont au cœur de ce récit d’où le concept
d’autofiction défendu par Serge Doubrovsky, et où l’auteur parle

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de son vécu «se dépiaute » et « taille dans ses chairs ».


(Doubrovsky,1993 p. 213)Il s’agit d’un narrateur adulte qui, dès
l’incipit, cherche l’origine de son mal-être. Il exprime ses
sentiments refoulés et les causes de sa détresse lorsqu’il parle de
sa solitude qui « ne date pas d’hier ».
Enfin, nous pouvons nous demander si Sefrioui et Laâbi
veulent s’affranchir de la forme classique de l’autobiographie : le
" je" de chacun se voile pour se dévoiler tel que son créateur. En
fait, les deux écrivains jouent sur la tension entre fictionnel et
factuel, sur l’indétermination, voire sur le masque- que permet
l’autofiction- pour exprimer l’insaisissable tout en garantissant la
part autobiographique de l’écriture de soi.
2.2 Le statut générique
La mention « Roman » est privilégiée sur les premières
pages de couverture des œuvres en question. D’où nous relevons
un pacte romanesque instauré dans le sous-titre de l’œuvre,
comme a fait Doubrovsky : l’intitulé générique dans"fils"indique
qu’il s’agit d’un roman bien que se dévoilent des références
authentiques de l’auteur. C’est le cas chez Laâbi qui, malgré
l’inscription « roman », revendique l’aspect autobiographique en
affirmant qu’il est « le passage obligé, le long tunnel qui
débouche sur le général. » (Djaout,1989)
De même, Ahmed Sefrioui souscrit que « l’autobiographie
n’est-elle qu’un point de départ…grâce à l’écriture
autobiographique, grâce à ce petit garçon de la boîte à
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merveilles…Seul ce garçon peut jeter un regard sur ce monde »


(El Ouahabi, Aziz &Chakour, Mohamed, 2023).
Ainsi les écrivains inscrivent des faits autobiographiques
dans une fiction de sorte que le réel sert le fictif et vice versa. La
piste d’une autofiction inspirée par ce mélange est ouverte à
l’exploration. Ce jeu d’amalgame entre vérité et invention de soi
permet, surtout à Laâbi, la communication entre les différents
genres. C’est pourquoi, quand on lui a posé une question
concernant l’idée de classifier son œuvre ou de la définir, sa
réponse était : « c’est un texte ! ». Ensuite, il formule une
interrogation exprimant son indignation envers cette intention
latente de séparer entre les genres littéraires en disant : « Je ne
comprends pas pourquoi dans le champ littéraire on devrait ériger
des barrières ? »(Idali, 2017) Ainsi Laâbi semble rejeter le fait de
classer Le fond de la jarre ou de l’ordonner en autofiction ou en
autobiographie. Il veut que son œuvre soit en dehors de toute
classification et loin de toute sorte de cloisonnement. C’est
comme s’il voulait dire que son récit prenne sens à la lisière des
genres.
3)La perspective rétrospective du récit
3.1 Récit d’enfance
Il existe un cordon ombilical qui lie l'autobiographie au
récit d'enfance : tous deux entretiennent des relations étroites et
partagent nombre d’éléments au point que chacun ne se définit
que par l’autre.« Un des moyens les plus sûrs pour reconnaître
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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

une autobiographie,c'est [...] de regarder si le récit d'enfance


occupe uneplace significative. » (LEJEUNE, 1970, p.19)
Nous souscrivons totalement à ces propos surtout que toute
autobiographie explore les premiers souvenirs. Cette dernière
passe nécessairement par le récit de l'enfance de l'auteur, relatant
un moment essentiel de la vie où se forge la personnalité du futur
adulte. Outre la vie personnelle et intime d'une personne, ces
deux genres ont un intérêt et un objectif commun, à savoir la
restitution du passé. Considérons ainsi la définition que donne
Philippe Lejeune de l’autobiographie :
« Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de
sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie
individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité . »
(Lejeune, 1975, p.14)
Dans les romans du corpus, nous sommes en droit à
l’itinéraire parallèle et presque semblable de deux garçonnets-
héros nés à Fès, lieu réel où les auteurs ont passé leur enfance. À
travers leur périple, ces derniers décrivent les caractéristiques
traditionnelles de la vie dans la Medina. Namouss et Sidi
Mohamed ont à peu près le même âge : le premier a sept ans et le
deuxième a "peut-être six ans". Ils jouissent d’une place
importante au sein de leurs familles malgré leur santé fragile.
Tous deux accompagnent leur mère au bain maure, espace très
intime qui ne peut être absolument franchi que par les femmes et

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par les enfants. C’est pourquoi, l’âge récent des protagonistes


leur permet de percer les mystères du monde féminin, divulguer
ses secrets et dire le non-dit. Les romans en question ont le
privilège de construire un témoignage voulu, véridique et
authentique d’une vie communautaire traditionnelle au Maroc.
Peut-être les auteurs ont-ils fait exprès d’attirer le regard surtout
ce qui semble exotique à un étranger : dans La boîte à merveilles,
par exemple, l’auteur évoque les préparatifs pour l’Achoura et les
travaux de nettoyage organisés en classe dans une ambiance de
joie et de concurrence. Le prolongement de cette fête s’étend
jusqu’à la maison et à la rue. Il existe plusieurs thèmes, dans
l’œuvre de Sefrioui, qui pourraient être mis en parallèle avec
celle de Laâbi ainsi que les rites du mariage, la croyance aux
amulettes, la violence physique au sein du système éducatif …etc.
Quant aux pratiques religieuses, elles sont glorifiées : les
villageois vouaient une vénération impressionnante pour les
vendredis : ils priaient à la mosquée, faisaient des repas copieux
et se rendaient aux tombes des proches. Pour récapituler,
l’identité marocaine ne cesse de s’affirmer puisqu’elle s’attache à
ses origines et à son héritage socio-culturel. Les auteurs y puisent
et apprennent, par la voie de la transmission orale, le plaisir de
créer des récits : Abdallah, l’épicier, représente le symbole de la
culture traditionnelle. Il nourrit l’imaginaire du jeune Sidi
Mohamed en lui racontant des contes qui l’émerveille et qui
l’enchante. Très tôt, l'enfant aime écouter des histoires qui le font
rêver et qui lui apprennent à se familiariser de bonne heure à tout
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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

ce qui a rapport avec la tradition. Le même type de personnage


jouant le rôle de conteur est Harrba dans « Le fond de la jarre ».
Lui aussi a eu une influence considérable sur l’enfant-
protagoniste en lui contant des histoires préservant et
transmettant les cultures orales. Cet admirable conteur a le don
de charmer son auditeur. C’est surtout pendant le mois du
ramadan qu’une foule lui tend les oreilles depuis la tombée de la
nuit jusqu’à l’approche du dernier repas avant la reprise du
jeûne.D’où la parole oralisée acquiert une importance
primordiale en léguant le patrimoine ancestral de génération en
génération.Sidi Mohamed débute son récit par un sentiment de
solitude qui comble sa vie:ce qui engendre une sorte de désarroi
chez lui et le lance dans une quête dynamique et obsessionnelle
de l’ailleurs surtout que son père animait sa curiosité envers le
monde paradisiaque. Le voici dire à ce propos :« je n’avais
qu’une solution […] attendre de mourir pour renaître au bord du
fleuve Salsabil. » (Sefrioui, 1954 : p.2).
Notons que le protagoniste est tout comme son auteur,
intéressé par la vie d’outre-tombe puisque ce dernier affirme
que :«la mort consiste à passer d’un monde à un autre.
»(Stouky ,1993). Dans les deux romans, nous remarquons que les
protagonistes-enfants reçoivent la culture populaire orale qui a
formé et a marqué leur personnalité.

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3.2 Moment de la découverte de la vocation littéraire


Les souvenirs des premières années de scolarisation
fournissent un matériau largement exploité et mettent en lumière
les éléments constitutifs de la découverte de la vocation littéraire :
cette dernière est l'axe autour duquel tourne tous les évènements
des romans en question : l’enfant-narrateur dans Le fond de la
jarre, se révèle être une personne brillante dès la rentrée : malgré
son âge récent, il était le seul, parmi ses collègues de classe qui a
su prononcer correctement le mot "bonjour" et reçoit de son
maître un bon point. D’autre part, ce dernier nourrissait la faim
de la découverte chez ses élèves. Il leur permettait de voguer sur
les cimes du savoir et de plonger dans les profondeurs de la
connaissance.
Parallèlement dans La boîte à merveilles, la "medersa
musulmane", institution d’apprentissage du coran, incite le petit à
travailler davantage, à mieux s’appliquer au point que
l’enseignant prédit qu’il sera "un savant". Ainsi l’école apprend à
Sefrioui et à Laâbi très tôt à lire. Les pratiques de la lecture se
transforme en habitude jusqu’à prendre la forme d’une
correspondance. L’expérience scolaire éclaire l’imaginaire des
enfants-protagonistes et contribue à construire leur identité. Pour
Namouss, l’école Française contribue à éveiller son esprit et à
former sa jeune personne. Elle devient parmi ses préoccupations
quotidiennes. Il garde de bons souvenirs de cette institution
libératrice et la considère comme porteuse des lumières. Les

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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

pratiques d’écriture ainsi que le pouvoir miraculeux des mots et


des images constituent une magie. En fait, le stylo et la craie sont
considérés comme l’emblème du début de la vocation littéraire.
Les traces dessinées sur la feuille ou sur le tableau enivrent le
petit surtout lorsqu’il se rend compte du progrès qu’il réalise par
rapport à ses camarades de classe.
Ainsi le savoir que reçoit Namouss à l’école lui plaît bien
que le système de l'éducation soit sous le régime colonial français.
Pour évoquer ce dernier, autant de qualificatifs sont employés
pour révéler les perceptions inconscientes du petit pour ce monde
ainsi que :"mythique","aux pouvoirs mystérieux", "une trouble
fascination". La cohabitation avec une communauté étrangère,
essentiellement à l’école, lui inspire une émotion esthétique. Elle
joue un rôle central dans les rapports qu’entretient le narrateur
issu de milieu arabe, avec la langue française. D’où il devient
avide de découvrir un nouveau monde. Ainsi l’instituteur est
l’incarnation du savoir : M. Benaïssa et Si Daoudi inculquaient
l’importance de l’écriture. À travers les mots transcris au tableau,
l’enfant est bercé, balancé et apprend la rêverie des lettres et leur
pouvoir de sonorité.
À la différence d’Abdellatif Laâbi, Ahmed Sefrioui n’a pas
abordé le colonialisme sous prétexte qu’"il faut nier ce qui vous
ennuie".
(Stouky, 1993). Bien qu’il fréquente l’école Française instaurée
par le protectorat, l’auteur de La boîte à merveilles a fait exprès
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Research in Language Teaching Vol. 4: October 2023 Issue № 25

de ne pas parler de la formation reçue là-bas et de son éducation


francophone comme pour se libérer de l’angoisse du statut de
colonisé. Ce refus d’admettre ce statut se révèle, en mettant en
évidence l’emprise de la religion islamique sur l’univers
scolaire et comment l’école s’adapte à la culture musulmane.
Nous remarquons que l’évocation des mœurs de la Médina ainsi
que la célébration de Achoura, représentant la fête de la nouvelle
année, est claire et consciente. La vocation littéraire apparaît dès
le titre du roman pour mettre l’accent sur la passion du
merveilleux qu’il aurait découvert dans cette impressionnante
boîte. C’est dans celle-ci que l’enfant gardait des objets
hétéroclites qui lui servaient comme des compagnons d’existence
et comme des outils de survie. À travers la sécurité retrouvée
dans cette boîte, elle est devenue une thérapie ou un baume et
grâce à elle, il a pu s’arracher de la solitude en tentant de la fuir
et en construisant un monde virtuel. Elle devient une source de
bonheur qui lui procure beaucoup de joie en lui permettant de
s’amuser, de s’aventurer, de créer et de raconter. Elle était
utilisée afin de réconcilier le chaos à l’intérieur du petit qui le
rongeait pendant son enfance au point qu’il avait une conviction
inébranlable : « Un vrai savant doit nécessairement posséder une
boîte à merveilles. »(Sefrioui, 1954:p.204).
Ce sont aussi les premières histoires, relatées par son père
et par Abdallah l’épicier, qui excitent l’imaginaire de l’enfant et
révèleront plus tard son penchant et son goût pour le rêve et pour
le fabuleux. À cet égard, Sefrioui affirme : « Je n’ai jamais caché
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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

tout ce que je dois, depuis mon enfance, aux contes populaires.


Ils sont, à mes yeux, dépositaires d’une longue tradition qui a
longtemps marqué, en profondeur, mon comportement. Mon
enfance a été nourrie de légendes et d’aventures héroïques »
(Stouky, (1993)
Signalons que les mères des écrivains représentent le
support et jouent un grand rôle dans la construction de l’identité
qui, à son tour, est à l’origine de la naissance de la vocation
littéraire. Bien qu’elles soient illettrées, elles initient leur fils à
l’éducation. Ces derniers racontent comment elles étaient fières
de tous progrès réalisés à l’école. Ainsi, la mère de Laâbi semble
avoir une haute considération pour la culture occidentale : la
preuve apparaît dans l’épisode où elle exprimait sa grande
satisfaction de voir son petit parler en français. La figure
maternelle hante le cœur et l’esprit des écrivains. C’est pourquoi,
ils traitent l’effet positif qu’elle a eu sur eux durant leur enfance
et qui contribue à une des sources d’inspiration privilégiée de
création littéraire, celle de l’oralité. Ce que la mère raconte,
apporte un pouvoir évocateur sur l’évolution de leurs œuvres. Ils
récoltent ainsi cette voix qui fait écho avec leur propre vécu. Par
le biais du discours de la mère, apparaissent les traces, les
marques qu’elle a inspirées aux auteurs. Sans elle, ils ne seraient
sans doute pas les écrivains qu’ils sont devenus.

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Research in Language Teaching Vol. 4: October 2023 Issue № 25

4)Jeux des temps verbaux


L'écriture est tiraillée entre le présent et le passé. Chacun
des deux incarne tantôt la fiction et tantôt la biographie. Les
auteurs naviguent entre des épisodes d'un passé vécu et entre un
cadre narratif fictif. D’où nous avons droit à entendre deux voix :
celle de l’auteur-narrateur enfant et celle de l’auteur-narrateur
adulte, l’une alternant l’autre.
4.1-Le présent
Le présent grammatical est le temps même de la fiction,
puisque personne ne saurait vivre et écrire en même temps. Ne
dit-on pas que l’autofiction est l’écriture de l’instant présent. Ce
dernier donne un dynamisme au récit et permet de nous prendre
comme témoin. Dans La boîte à merveilles, le roman s’ouvre sur
des verbes dénotant les émotions et les intuitions qu’éprouve le
narrateur ainsi que:« j’en sens », « Je vois », « Je songe ».Ici,
l'emploi de l'indicatif présent, l’amène à parler de ses souvenirs
et à les réactualiser : il nous plonge ainsi dans la durée du
narrateur-adulte, tout en nous faisant glisser insensiblement vers
le temps vécu du "moi" enfant :d’où nous observons d’une
manière indéniable un certain éclatement de l’instance narrative.
Dès l’incipit, l’auteur débute son récit par l’expression "un petit
garçon de six ans"pour se désigner et pour se distancier. Cette
distanciation est due peut-être tantôt au désir latent de mêler la
réalité à la fiction et tantôt au laps de temps qui existe entre les
souvenirs lointains de l’enfance et les témoignages de l’adulte.
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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

Parallèlement dans Le fond de la jarre, le narrateur-auteur prend


ses distances dans l’expression "L’enfant qui ouvre les yeux"dans
le but de se dissimuler sous une forme plus ou moins fictive de
l’écriture. Puis dans une centaine de pages, nous pourrons mieux
entendre la voix de Laâbi à travers le "je" qui se dévoile et qui
s’exprime librement. « Fort de mon bon droit, je retourne à mon
rêve… ou à ma rêverie, je peux le concéder. » (Laâbi, 2000, P33)
Dans l’exemple susmentionné, l’auteur-narrateur glisse du
présent du cadre narratif fictif au présent des souvenirs.
Parfois, l’emploi du présent est dans le but de porter le
jugement du narrateur : celui-ci, en tant que personnage de
l’histoire qu’il nous raconte, nous fait part de ses pensées en
racontant la séance de bain : « Je crois n’avoir jamais mis les
pieds dans un bain maure depuis mon enfance. » (Sefrioui, 1954 :
p.3).
Ici, l’auteur s’amuse à associer ses souvenirs et ses
réflexions. Dès lors, le flux de conscience s’accélère et à contre-
fil, l’enfance se tisse. Dans les romans en question, nous
observons le présent de l’indicatif qui actualise un fait passé et
qui éternise l’histoire. Ainsi, dans La boîte à merveilles, en
relatant le jour sinistre de la visite au souk où le père perd son
capital, le narrateur nous fait part des visions obscures qui se
reproduisent chaque nuit depuis ce drame et qui hantent son
imagination d’une manière éternelle : il affirme qu’il "revoit"des
cauchemars liés à ce malheur qui ébranle la famille. Nous

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Research in Language Teaching Vol. 4: October 2023 Issue № 25

retrouvons des scènes dialoguées, appartenant au passé, mais


ancrées dans le présent pour donner l’impression que tous les
événements se déroulent sous nos yeux. Parfois le scripteur décrit
des personnes disparues en insérant certaines scènes vivantes,
actuelles et donnant une impression de direct : Ghita, la mère,
bien qu’elle soit éteinte prématurément, ses propos continuent
d’exister dans l’esprit de ses descendants de sorte qu’ils répètent
ses propres expressions. D’autant qu’il fait exprès de laisser
l’enfant qu’il était, communiquer avec elle au présent de la
narration : c’est comme si elle était ressuscitée. L’auteur-
narrateur tente de retisser les liens rompus avec son enfance par
la mort de sa mère, en insérant les paroles de la femme dont il est
issu dans ses œuvres. De même, comme Abdellatif Laâbi,
Ahmed Sefroui fait en quelque sorte un zoom sur des épisodes
significatifs comme pour nier qu’il s’agit des évènements passés.
Nous trouvons des scènes affectives chargées de tendresse
débordante unissant la mère à son fils dans les deux romans ainsi
que celle du retour de l’école. Nous pouvons ordonner les
séquences communes qui tournent dans l’orbite de la mère en
différentes scènes :
Scène de lamentation,
Scène de bain,
Scène de dispute,
Scène de visite et de consultation d’un voyant,
Scène de rencontre du maître de l’école,

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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

Scène d’encouragement de la mère à son fils.


Dans chaque œuvre, l’auteur-narrateur, à l’aide de l’emploi
du présent, fait revivre chacune de ces scènes qui passent au
ralenti devant nos yeux pour évoquer la ritualisation du quotidien
de l’enfant qu’il a été autrefois.
4.2- Les temps du passé
Après l’emploi de l’indicatif présent, surgit le flux du
passé. Une des caractéristiques qui convient à l’autobiographie
est l’emploi du passé dans le récit. Selon le pacte
autobiographique de Lejeune, un récit doit être nécessairement
rétrospectif : les auteurs commencent leurs activités d’écriture
par un travail de remémoration de leur passé. Ce qui justifie le
choix du passé simple et de l’imparfait. Ces derniers permettent
aux auteurs-narrateurs de mener des réflexions, de prendre de la
distance avec le temps évoqué. Ce retour continuel au passé, à la
rétrospection est dû à la rupture entre leur situation actuelle et
entre la période de leur enfance marquant leur entourage et leur
éducation. Ce sont aussi les temps du passé qui servent à
exprimer des retours en arrière marquant toute une époque, toute
une perception de la vie des gens, voire toute une classe sociale à
laquelle les parents font partie. Les auteurs nous font part de la
vie d’antan, des habitudes changeantes de toute une communauté,
de toute une nation, parallèlement aux changements socio-
économiques. En partant de leurs propres souvenirs, ils
témoignent la réalité maghrébine ancrée dans un passé

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Research in Language Teaching Vol. 4: October 2023 Issue № 25

nostalgique. Prenons comme exemple la lampe à pétrole


considérée comme une invention. Ainsi, le narrateur peint
l’intensité lumineuse de cette source de lumière artificielle et
décrit la dimension de ses rayons par rapport à celle des bougies.
D’où apparaît l’abondance de l’imparfait justifiée par la
dominance du descriptif. L’usage de ce temps manifeste aussi la
distance temporelle entre la société traditionnelle et le monde
contemporain. Ainsi, la situation de la femme à l’époque de
Séfrioui et de Laâbi diffère de celle de nos jours : la première
s’intéresse aux travaux de la cuisine et aux affaires ménagères
tandis que la deuxième se charge entre autres des soins du logis
et de l’éducation de ses enfants d’autant que le marché du travail
est devenu plus ouvert à elle. Conformément au mode de vie de
l’époque, les mères des auteurs-narrateurs se cloîtraient et
s’enfermaient dans la maison pour assurer des tâches ménagères
à leurs fils, tandis que les pères étaient tout le temps à l’extérieur
pour ramener le pain. Cette division sexuée du travail semble
totalement appréciée par les auteurs-narrateurs puisque chaque
membre de la famille reconnaîtra et assumera son rôle. Prenons
comme exemple, lorsque le père de Mohamed perd son capital, il
voyage à la campagne à la recherche d’un emploi pour subvenir
aux besoins financiers de sa famille laissant à sa femme le soin
de son fils. De même, le père de Namouss était l’unique
pourvoyeur de revenus de sa demeure.
Après avoir évoqué, par l’emploi de l’imparfait, des
actions ponctuelles ainsi que le rituel des narrateurs-auteurs dans
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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

les romans en question, apparaît l’usage du passé simple qui


coïncide avec les moments associés à la fictionnalité : les
créateurs de l’œuvre se racontent, relatent des évènements de leur
vie et se placent comme personnages en employant la troisième
personne. Le passé simple est plus approprié à cette dernière,
représentant tous deux des outils qui vident « le narrateur de
toute substance personnelle » (Gasparini,2004, p188). D’où la
vision de celui-ci semble neutre. Ce narrateur omniscient
traditionnel présente le déroulement des faits et des
circonstances :il se charge d’exprimer les passions, les pensées,
les plaisirs, les regrets du protagoniste. Ainsi pour exprimer
comment la mère, dans La boîte à merveilles, semble tourmentée
après l’affreux drame qui se déroula à la suite de l’achat de ses
maudits bracelets, le narrateur fait une description détaillée de
l’émotion de la protagoniste :« Elle […] s’interrompit pour
pleurer un moment, reprit son histoire entrecoupée de soupirs
»(Sefrioui, 1954:p.66).
Dans l’exemple susmentionné, le lecteur, installé dans le
récit littéraire, se trouve plongé dans la fiction. Nous pouvons
ainsi déduire que les romanciers s’intéressent à utiliser un temps
qui est fait pour le roman et pour la narration. À travers l’emploi
stylistique du passé simple, il paraît qu’ils ont choisi la mise en
fiction de l’écriture de vie. Roland Barthes dans, le degré zéro de
l’écriture, annonce que ce temps « fournit à ses consommateurs
la sécurité d'une fabulation crédible et pourtant sans cesse
manifestée comme fausse. » (BARTHES, 1972 : p. 25) Ce qui va
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Research in Language Teaching Vol. 4: October 2023 Issue № 25

de pair avec la définition de l’autofiction, apparue sur la


quatrième de couverture du roman Fils, définie par Serge comme
suit :« Fiction, de faits et d’évènements strictement réels. »
(Doubrovsky, 1977)
À la lumière de notre analyse, nous avons pu détecter, par
la lecture croisée de deux écrivains de générations différentes,
mais de mêmes origines, des traces autobiographiques et
autofictionnelles dans le parcours d’écriture : les thèmes, les
sujets et mêmes les souvenirs sont à peu près pareils. Les auteurs
vont jusqu’à donner fidèlement une image de leurs parents et de
leurs familles : tous deux ont consacré les premières pages à cette
image. Les récits d’enfance sont orientés vers les conditions qui
ont contribué à réaliser leur vocation. En évoquant le passé
familial, le milieu villageois et les succès scolaires ou éducatifs,
ils veulent peut-être que leur cogito soit : j’écris mon enfance
donc je suis. Qu’il soit Namouss ou Mohamed, il ne s’agit
uniquement pas de l’enfant d’autrefois, mais de son propre moi
auquel chaque auteur-narrateur, dans les romans du corpus, doit
constamment revenir pour se récupérer et se reconstituer. Les
œuvres répondent aux exigences du pacte autobiographique où
l’identité du personnage principal renvoie à celle de
l’auteur/narrateur. Sefrioui et Laâbi y déclenchent aussi les
conventions du pacte romanesque.
Nous pouvons considérer que les œuvres, objet d’étude, sont
bâties sur une dualité de fiction et du factuel de sorte que le

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Traces autobiographiques et autofictionnelles Dr. Rihame Sabri

lecteur ne puisse trancher entre les deux. Les textes sont


enracinés incontestablement dans une réalité référentielle. Ils
retracent le périple rétrospectif et partiel de la vie des auteurs : les
biographies et les entretiens nous ont montré maintes
ressemblances entre eux et entre les personnages principaux.
Cependant, les éléments formels, entres autres l’onomastique et
le jeu des temps verbaux, donnent l’illusion du réel. De même,
les repères paratextuels sont flous ou sont volontairement
ambivalents. Une part de fiction est exploitée d’une manière
consciente et inconsciente :la page de couverture dans les deux
livres porte, comme indication générique, "roman" bien que les
textes soient référentiels. De même, Sefrioui inscrit la plupart de
son périple en dehors de l’Histoire coloniale bien que son pays
soit dès lors sous le protectorat français. D’où la fiction est
refoulée dans sa conscience. De plus, une part d’invention est
reconnue par l’auteur du fond de la jarre lorsque dans les
dernières lignes qui achèvent le récit, le narrateur fait parler
Ghita, sa mère bien qu’elle soit morte. Cette voix de l’ailleurs,
celle d’outre-tombe n’est-elle pas fiction en elle-même ?
Finalement, les auteurs brouillent les frontières entre le réel et le
romanesque. Refusant d’ériger une barrière générique dans les
œuvres en question, ils établissent une corrélation entre le genre
autobiographique et le genre autofictionnel pour mettre en
évidence l’appartenance de ce dernier aux écritures du moi et
pour ne pas épargner « la part autobiographique » contenue dans
toute écriture autofictionnelle.
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Research in Language Teaching Vol. 4: October 2023 Issue № 25

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