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REPUBLIQUE DU CAMEROUN REPUBLIC OF CAMEROON

Paix-Travail-Patrie Peace-Work-Fatherland

UNIVERSITE DE YAOUNDE I THE UNIVERSITY OF YAOUNDE I

CENTRE DE RECHERCHE ET DE POSTGRADUATE SCHOOL FOR


FORMATION DOCTORALE EN SOCIAL AND EDUCATIONAL
SCIENCES HUMAINES, SOCIALES ET SCIENCES
EDUCATIVES

UNITE DE RECHERCHE ET DE DOCTORAL RESEARCH UNIT


FORMATION DOCTORALE EN FOR SOCIAL SCIENCES
SCIENCES HUMAINES ET
SOCIALES

DE LA TRANSCENDANCE VERTICALE A
LA TRANSCENDANCE HORIZONTALE : UNE
REFLEXION PHILOSOPHIQUE SUR LE SENS DE
L’EXISTENCE CHEZ LUC FERRY

Thèse soutenue publiquement le 17 mars 2023 en vue de l’obtention du diplôme de


Doctorat/Ph.D. en Philosophie
Spécialité : Ontologie et métaphysique

Par
Gervais Noël MBAMFON
Titulaire d’un Master en Philosophie

Jury :
Président : Charles Robert DIMI, Pr., Université de Dschang ;
Rapporteur : Lucien AYISSI, Pr., Université de Yaoundé I ;
Membres : - Charles Romain MBELE, Pr., Université de Yaoundé I ;
- Lucien Alain MANGA NOMO, MC., Université de Yaoundé I ;
- Nathanaël Noël OWONO ZAMBO, MC., Université de Yaoundé I ;

Sous la direction de
M. Lucien AYISSI
Professeur des Universités

Avril 2022
SOMMAIRE

DEDICACE .............................................................................................................................. ii
REMERCIEMENTS .............................................................................................................. iii
RESUME ................................................................................................................................ iv
ABSTRACT .............................................................................................................................. v

INTRODUCTION GENERALE ............................................................................................ 1

PREMIERE PARTIE : LE DECLIN DES « TRANSCENDANCES VERTICALES » : SES


FONDEMENTS ET SON IMPACT SUR LA CONDITION DE L’HOMME MODERNE
............................................................................................................................... 25
CHAPITRE 1 : LA REVOLUTION SCIENTIFIQUE COMME FACTEUR DU DECLIN DES
« TRANSCENDANCES VERTICALES » ................................................................................. 28
CHAPITRE 2 : LES « TRANSCENDANCES VERTICALES » A L’EPREUVE DE L’HUMANISME
...................................................................................................................................... 73
CHAPITRE 3 : LES PENSEURS DE LA DECONSTRUCTION DES « TRANSCENDANCES
VERTICALES » ...................................................................................................................... 113

DEUXIEME PARTIE : DES « TRANSCENDANCES HORIZONTALES » A


L’ « HUMANISME DE L’HOMME-DIEU » ..................................................................... 157
CHAPITRE 4 : LA CRITIQUE FERRYENNE DES TENANTS ......................................... 160
PHILOSOPHIQUES ET DES ABOUTISSANTS IDEOLOGIQUES DE « L’IMMANENTISME
RADICAL » ............................................................................................................................ 160
CHAPITRE 5 : L’EMERGENCE DES « TRANSCENDANCES HORIZONTALES » ET
L’AVENEMENT DE « L’HOMME-DIEU » ........................................................................ 191
CHAPITRE 6 : LA PROMOTION D’UNE SAGESSE DES MODERNES......................... 224

TROISIEME PARTIE : « L’HUMANISME TRANSCENDANTAL » ET SES PROBLEMES


DE PERTINENCE PHILOSOPHIQUE ............................................................................ 259
CHAPITRE 7 : LES DEFIS THEORIQUES QUE « L’HUMANISME DE L’HOMME-DIEU »
DOIT PHILOSOPHIQUEMENT RELEVER ....................................................................... 261
CHAPITRE 8 : PAR-DELA « L’IMMANENTISME RADICAL » ET L’ « HUMANISME
TRANSCENDANTAL » .......................................................................................................... 300
CHAPITRE 9 : L’INTERET PHILOSOPHIQUE DE L’« HUMANISME TRANSCENDANTAL »
................................................................................................................................................ 332

CONCLUSION GENERALE ............................................................................................. 350


GLOSSAIRE ........................................................................................................................ 361
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 372
INDEX ................................................................................................................................... 394
TABLE DES MATIERES ................................................................................................... 403

i
DEDICACE

A tous ceux qui cherchent une issue


dans le labyrinthe de la tragédie humaine.

ii
REMERCIEMENTS

Pour la réalisation de ce travail, notre gratitude va à l’endroit de tous ceux et celles qui
l’ont rendu possible. Qu’il nous soit permis de citer :

- le Professeur Lucien Ayissi, pour son encadrement scientifique et sa disponibilité de


tous les instants ;
- les Professeurs Charles-Robert Dimi, Charles Romain Mbele, Nkolo Foe, Jacques
Chatué, Joseph Teguezem, pour la formation philosophique qu’ils nous donnent au quotidien ;
- tous les enseignants du département de philosophie de la Faculté des Arts, Lettres et
Sciences Humaines de l’Université de Yaoundé I, pour les enseignements qu’ils nous ont
dispensés au cours de notre formation ;
- le Docteur Ibrahim Aliloulay Moungande, le Professeur Nji Euloge Yiagnigni et le
Révérend Gabriel Edou, pour leur soutien psychologique ;
- les Docteurs Merlin Njoya et Jules Antoine Nchoutmboube, pour les moyens
financiers qu’ils nous ont donnés pour l’achat des livres ;
- les membres de notre famille, pour leur apport matériel ;
- les collègues, les camarades et les amis, pour les échanges heuristiques sur notre thème
de recherche ;
- l’Abbé Emmanuel Thaddée Abena et Rosalie Sylvie Elomo Awono, pour le cadre de
travail qu’ils ont gracieusement mis à notre disposition.

iii
RESUME

Relativement à la déconstruction des « transcendances du passé », c’est-à-dire des


anciens principes de sens, à l’instar du cosmos des Grecs de l’Antiquité, du Dieu personnel et
unique des religions monothéistes du Moyen Age, de la raison et des grandes utopies des
philosophies de la modernité, Luc Ferry s’attache, comme le dit Marcel Neusch, à « la
recomposition d’un univers de sens ». En effet, il pense que le déclin des « transcendances
verticales » ne sonne pas le glas de toutes les formes de transcendance et n’implique pas
nécessairement une vie tragique dans le non-sens de l’immanence radicale. Pour l’auteur de
L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, des formes nouvelles de transcendance existent dans
l’immanence à la conscience humaine. Il s’agit des « transcendances horizontales » qui ne sont
pas une « fondation ultime », mais bien plutôt un « horizon de sens ». Autrement dit, dans la
perspective ferryenne, les « transcendances horizontales » sont des absolus objectifs qui
naissent, certes, au cœur de l’être humain, sans qu’il ne sache leur véritable origine, mais
s’imposent à lui comme venant du dehors. Luc Ferry estime que les « transcendances
horizontales », c’est-à-dire les valeurs fondamentales de la vie, telles que le bien, la justice, le
beau, la vérité, l’amour et leurs relations, ouvrent l’humanité à une ère post-métaphysique, post-
nietzschéenne et post-déconstructionniste, marquée non plus par un principe cosmologique,
théologique, humaniste ou de la déconstruction, mais par le principe de l’amour qui, à la suite
du processus de l’humanisation du divin, permet d’enclencher un second processus, à savoir
celui de la divinisation de l’humain.

L’auteur de La Révolution de l’amour fonde ainsi un « humanisme non métaphysique »


ou « humanisme de l’homme-Dieu » qui est un dépassement non seulement de la pensée de
l’immanence radicale, mais aussi de l’humanisme moderne. Toutefois, en affirmant, d’une part,
l’absoluité, la sacralité et l’origine mystérieuse des valeurs, et d’autre part, la surnaturalité ou
l’anti-naturalité de l’homme, Luc Ferry tombe dans les mêmes travers que les partisans des
cosmologies non scientifiques, des religions et de la métaphysique classique. Ainsi, son
« humanisme non métaphysique » ou « humanisme transcendantal » se révèle comme étant un
véritable idéalisme non seulement pour les raisons susmentionnées, mais aussi parce qu’il
repose, lui aussi, sur un parti pris métaphysique, à savoir le postulat du monisme du phénomène.
En nous appuyant sur l’hypothèse de la « Singularité Initiale » d’Igor et Grichka Bogdanov et
sur les nouvelles théories et découvertes scientifiques, nous avons contesté le postulat du
monisme physique ou du « tout est matière », ainsi que la théorie du néant et du hasard comme
la source de toute chose. Cette contestation ou remise en question nous a permis de proposer
l’érection d’un humanisme de l’ouverture à l’altérité, en lieu et place de l’humanisme ferryen
de « l’homme-Dieu ». Mais, au-delà de nos objections et de nos propositions, Luc Ferry a le
mérite de penser que le désenchantement du monde est humainement intenable. C’est la raison
pour laquelle il entreprend de le réenchanter par des valeurs à la fois immanentes et
transcendantes. L’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie invite donc chaque individu à
faire siennes l’heuristique de la notion d’ « horizon », l’éthique de la « pensée élargie » et la
sagesse de l’amour, car tout le chemin de la vie est de partir de l’ignorance à la connaissance,
de l’esprit borné à l’esprit élargi, de la peur à l’amour, des « passions tristes » à la joie.

iv
ABSTRACT

In relation to the deconstruction of the "transcendences of the past", that is to say of


ancient principles of meaning, such as the cosmos of the Ancient Greeks, the personal God of
the monotheistic religions of the Middle Ages, the reason and the great utopias of the
philosophers of modernity, Luc Ferry focuses, as Marcel Neusch would say, on "the
recomposition of a universe of meaning". Indeed, he thinks that the decline of the "vertical
transcendences" does not sound the death knell of all the forms of transcendences, and does not
necessarily imply a tragic life in the non-sense of the radical immanence. For the author of
L'Homme-Dieu ou le sens de la vie, new forms of transcendence exist in the immanence to the
human conscience, "horizontal transcendences", which would not be an "ultimate foundation",
but rather a "horizon of sense". In other words, in Ferry's perspective, the "horizontal
transcendences" are objective absolutes that are born, certainly, in the heart of the human being,
without him knowing their true origin, but that impose themselves on him as coming from
outside. Luc Ferry believes that the "horizontal transcendences", that is to say the fundamental
values of life, such as goodness, justice, beauty, truth and love, open humanity to a post-
metaphysical, post-nietzschean and post-deconstructionist era, marked no longer by a
cosmological, theological, humanistic or deconstructionist principle, but by the principle of
love which, following the process of the humanization of the divine, allows to start a second
process, namely that of the divinization of the human.

The author of La Révolution de l’amour thus founds a non-metaphysical humanism or


humanism of the God-man which wants to go beyond not only the thought of the radical
immanence, but also of the modern humanism. However, by affirming, on the one hand, the
absoluteness, the sacredness and the mysterious origin of values; and on the other hand, the
supernaturality or anti-naturality of man, Luc Ferry falls, according to us, into the same pitfalls
as the proponents of non-scientific cosmologies, of religions and of classical metaphysic. Thus,
his non-metaphysical humanism reveals itself as a true idealism not only for the reasons
mentioned above, but also because it rests, too, on a metaphysical bias, namely the postulate of
the monism of the phenomenon. Relying on the hypothesis of the "Initial Singularity" of Igor
and Grichka Bogdanov and on the new scientific theories and discoveries, we have beaten the
postulate of the physical monism or of the "everything is matter", as well as the theory of the
nothingness and of the chance as the source of all things. This questioning has allowed us to
found a humanism of openness to otherness. But, beyond our objections and proposals, Luc
Ferry has the merit of thinking that the disenchantment of the world is humanly untenable. This
is why he undertakes to re-enchant it with transcendent values. The author of L'Homme-Dieu
ou le sens de la vie invites each individual to adopt the heuristics of horizontality, the ethics of
"enlarged thought" and the wisdom of love, because the whole path of life is to start from
ignorance to knowledge, from the limited mind to the enlarged mind, from fear to love, from
"sad passions" to joy.

v
INTRODUCTION GENERALE

1
A un moment donné de sa vie, l’homme fait face à un trouble intérieur qu’il n’arrive pas
toujours à calmer. Il se réveille un matin et se rend compte qu’il y a en lui un vide qui le ronge,
et qu’il ne peut pas véritablement combler. Cette béance est l’expression du manque de réponses
pertinentes ou satisfaisantes aux questions existentielles et troublantes relatives à l’énigme ou
au sens de sa vie. Tout se passe comme s’il était limité, du fait de ses incertitudes, de ses
angoisses, de son imperfection, de son inachèvement et de sa finitude, par un plafond de verre
qui lui faisait subitement prendre conscience qu’il serait, sans doute, dans une impasse1. En
effet, chacun, en ce qui le concerne, « au milieu du chemin de la vie2 », est amené à se poser
des questions d’ordre spirituel, telles que : « La vie se limite-t-elle à cela ? Cette maison ? Ce
travail ? Ce train-train ?3 » « Pourquoi suis-je là ? Que vais-je faire de ma vie ? Quel sens a
toute cette aventure ?4 »

Devant ces interrogations, le silence de l’univers, le « mutisme songeur et réfléchi5 »


des sages et le vacarme de nos sociétés retentissent, tout à la fois, comme pour nous dire que la
vie est une voie sans issue, un mystère ou une force qui nous transcende et nous entraîne
inexorablement vers des rivages inconnus. Mais l’homme est-il, comme le pense Alfred de
Vigny, condamné à n’être qu’« un nageur incertain dans les ondes du temps qui se mesure et
passe6 » ? Autrement dit, faut-il se résoudre à l’idée que notre existence serait définitivement
absurde, étant donné que « riche ou pauvre, comblé ou délaissé7 », nous finissons par nous
rendre compte que « la vie ne paraît pas nous avoir apporté ce que nous attendions8 », ou que
nous n’arrivons même pas à « définir exactement ce que nous en attendons9 » ? En outre, comme
le pense Gérard Delteil, « serions-nous à nous-mêmes une question sans réponse ?10 »

Il est très difficile pour l’homme, quels que soient le mystère qui entoure sa vie et les
obstacles qui se dressent sur son chemin, de capituler et de se satisfaire d’une existence absurde
ou dépourvue de sens, car non seulement il a des capacités intellectuelles qui lui permettent de
découvrir ou de donner un sens à sa vie, mais il n’y a pas, à proprement parler, de vie

1
Harry Moody et David Carroll, Les Chemins de l’harmonie. Trouver un sens à sa vie, traduit de l’américain par
Daniel Roche, Paris, Nil éditions, 1999, p. 10.
2
Ibid.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 59.
5
Monique Francillon, Pas sur la Terre, Paris, éditions Publibook, 2003, p. 45.
6
Lire, à ce propos, Alfred de Vigny, Les Destinées, notices et notes par Maurice Tournier, Paris, Librairie Larousse,
1972, § 80, p. 42, notamment le poème philosophique liminaire intitulé « Les Destinées ».
7
Harry Moody et David Carroll, op. cit., p. 10.
8
Ibid., p. 11.
9
Ibid.
10
Gérard Delteil, Par-delà le silence. Quand Dieu se tait, Lyon, Editions Olivetan, 2018, quatrième de couverture.

2
véritablement humaine sans la possibilité d’une définition préalable, et même permanente, du
sens de l’existence, c’est-à-dire de la signification, de l’orientation et de la finalité de la vie.
Ainsi, à l’opposé des autres êtres de la nature, fondamentalement régis par les automatismes
biologiques ou les déterminismes naturels, et donc incapables de penser ou de s’interroger sur
leur « être-dans-le-monde », l’être humain, en tant que sujet métaphysique et « être
d’antinature11 », a la chance ou la grâce d’avoir le pouvoir de s’étonner ou de réfléchir, de se
nier ou de se remettre en question, de « sortir de lui-même » ou de se projeter dans son
environnement, bref, de donner une signification, une direction et un but à sa présence dans
l’immensité du cosmos et sur cette terre qui l’accueille.

Pour l’homme, la question du sens a bel et bien un sens ; ce d’autant qu’il a évolué pour
acquérir cette capacité d’interrogation et de projection. Son évolution lui a permis de devenir,
aujourd’hui, un « Homo sapiens sapiens », après avoir été un « Hominoidae », il y a 35 millions
d’années ; un « Hominidé », il y a 6 millions d’années ; un « Homo habilis », il y a 3 millions
d’années ; un « Homo erectus », il y a un peu plus d’un million d’années ; un « Homo sapiens »,
il y a entre 50000 et 100000 ans12. Ce que nous voulons faire observer, du moins, c’est que la
question du sens est une préoccupation proprement humaine. Elle émerge à la faveur des
changements climatiques et des cataclysmes naturels qui ont permis l’avènement du genre
« Homo », avec toutes les caractéristiques qui sont siennes aujourd’hui, notamment sa bipédie
et sa capacité endocrânienne qui s’est multipliée par cinquante-deux au cours de sa plus ou
moins longue évolution.

En effet, nos ancêtres les « Hominoidae » avaient un petit cerveau de 27 centimètres


cubes qui ne leur permettait pas, dans ces conditions, d’avoir les potentialités que nous avons
depuis « Homo Habilis ». Avec « un gros encéphale » de 1400 centimètres cubes13, l’homme
actuel a créé la culture et la civilisation, c’est-à-dire développé le langage, la pensée, l’art, la
science, la technique, la religion, la magie, l’économie et la stratégie, pour mieux s’adapter au
monde. Il s’est donc intéressé à la spiritualité, en se posant des questions qui vont au-delà de la
simple volonté de se libérer de l’étau de la nécessité du besoin. Il s’agit, par exemple, des
questions relatives au sens de la vie. Avec Yves Coppens, nous pensons que tout cela n’aurait
pas été possible sans les bouleversements climatiques susmentionnés ; bouleversements qui ont
effectivement conduit à la transformation de certains « Hominoidae » en « Hominidés », et plus

11
Luc Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, Paris, Bernard Grasset, 1996, p. 106.
12
Yves Coppens, « Origine de l’homme », in Philippe Brenot (dir.), Les Origines, Paris, L’Harmattan, 1988, pp.
142-177.
13
Ibid.

3
tard en « Homo sapiens sapiens », cet homme « deux fois sage » que nous sommes aujourd’hui.
A ce propos, Yves Coppens affirme ce qui suit :

Tous nos caractères, nos caractéristiques, le fait que nous nous [sommes]
redressés, le fait que nous ayons des dents pour manger de tout, le fait que
nous ayons un gros encéphale, le fait que notre bras se prolonge par des
outils, le fait que nous ayons ce merveilleux moyen de communication qu’est
le langage (…) toutes ces caractéristiques peuvent être interprétées comme
des réponses à cette transformation du milieu.14

A la vérité, Yves Coppens n’a pas tort d’établir une relation d’implication entre la
transformation du milieu et l’émergence ou le développement des caractéristiques humaines
qui aboutiront à la production de la culture et de la civilisation. En effet, on sait aujourd’hui,
notamment grâce à la révolution neurobiologique, que « la « neuroplasticité », c’est-à-dire la
capacité du cerveau à se modifier en fonction de notre expérience15 », ou en fonction des
changements des « conditions extérieures16 », permet justement l’actualisation de certaines
potentialités ou facultés humaines. Ainsi, de ce rapport entre la transformation de
l’environnement et l’évolution de l’homme vers la culture, vers la civilisation, et donc vers la
spiritualité, nous comprenons que le redressement du corps du genre « Homo », ou sa bipédie ;
et la transformation de sa structure neuronale, c’est-à-dire l’augmentation du volume de son
cerveau ou sa plasticité, l’ont conduit à devenir un sujet métaphysique, en ce sens qu’il a acquis,
à ce stade de son évolution, la capacité soit de découvrir le sens de sa vie soit de le penser, par
lui-même, même si son existence, à première vue, semble absurde. En effet, l’histoire des
peuples et des civilisations nous donne de constater que, d’époque en époque et de génération
en génération, les hommes ont toujours élaboré des principes de sens leur permettant de donner
une signification, une orientation et une finalité à leur vie. Dès lors, quels peuvent être les
principaux foyers de sens qui ont marqué l’histoire de l’humanité ? Ces foyers de sens sont-ils
des référents transcendants ou immanents, verticaux ou horizontaux ? C’est justement à ces
questions que nous volons répondre dans les lignes qui suivent.

Pour un nombre considérable de personnes, de penseurs ou de scientifiques, le sens de


la vie, et même le sens dans la vie17, ne saurait dépendre ni de la volonté du sujet ni de l’essence

14
Ibid., pp. 147-148.
15
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, A nous la liberté !, Paris, L’Iconoclaste et Allary Editions,
2019, p. 46.
16
Ibid.
17
Dans le cadre de notre thèse, le mot « sens » renvoie à la signification et à la direction. Parler du « sens de la
vie », c’est affirmer que notre vie, d’une part, veut dire quelque chose, qu’elle a une signification ; et d’autre part,

4
de l’être qui se manifeste, mais bien plutôt d’une réalité transcendante, c’est-à-dire d’« une
entité extérieure et supérieure à l’humanité18 ». Le sens de la vie ou le sens dans la vie n’est
pas, de ce point de vue-là, relatif et à créer, mais absolu et à découvrir, puisqu’il n’est pas défini,
dans cette perspective, à partir d’une donnée de l’immanence, mais bien plutôt à partir d’un «
référent qui transcende le signe19 », le vécu ou l’existant. Il y aurait ainsi quelque chose d’extra-
phénoménal, un autre niveau de réalité, « une sorte de « programme »20 », un « code secret21 »,
une information primordiale ou un être suprême qui serait le sens du sens de la vie ou le sens
du sens dans la vie et, en tant que tel, à l’origine de toute essence, de tout devenir, bref, de toute
chose et de toute action. Autrement dit, la nature, le déploiement des êtres et des choses,
l’homme y compris, seraient l’actualisation ou le déroulement d’une série d’évènements
préétablis par cette entité ou ce principe qui serait en dehors de l’homme, au-dessus de
l’humanité et antérieure au monde. En droite ligne avec cette posture philosophique, Igor et
Grichka Bogdanov postulent, en se basant, d’une part, sur la nécessité, la précision, l’harmonie
et la beauté des lois de la physique de l’infiniment grand et de l’infiniment petit ; et d’autre part,
sur l’ordre et la régularité qui régissent l’univers des nombres premiers, en mathématique, que
« lorsqu’on jette un coup d’œil – même rapide – sur la nature, on ne peut s’empêcher d’y
deviner, comme en surimpression aux frontières de l’invisible, l’empreinte d’une sorte de
« programme ».22 »

Ce programme ou ce principe transcendant, ou quel que soit le nom qu’on pourrait lui
donner à chaque époque, dans chaque civilisation et à chaque génération, serait ainsi ce qu’il
faut contempler, connaître, rechercher ou aimer, pour être capable de mettre en place une
« theoria » pertinente, c’est-à-dire une compréhension crédible du monde dans lequel on vit ;
une « praxis » efficace, qui est une morale ou une éthique permettant une insertion harmonieuse
dans l’environnement physique et politique de nos vies ; et une « sotériologie » ou une doctrine
du salut véritable, puisqu’il s’agit, pour l’homme, en fin de compte, non seulement de connaître

qu’elle va vers une destination précise ou qu’elle a un but. Cette signification et cette direction sont, pour certains
auteurs, données par le sujet lui-même ; et pour d’autres, définies par des entités transcendantes. Par contre, parler
du « sens dans la vie », c’est postuler que c’est la vie elle-même et elle seule qui produit le sens. Dans cette
perspective, le sens de la vie est dans la vie elle-même, et nulle part ailleurs. Toutefois, certains penseurs croient
qu’un être transcendant est l’auteur du « sens du sens dans la vie » ou du « sens du sens de la vie ».
18
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris, Bernard Grasset, 2002, p. 15.
19
André Comte-Sponville et Luc Ferry, La Sagesse des Modernes. Dix questions pour notre temps, Paris, Robert
Laffont, 1998, p. 269.
20
Igor et Grichka Bogdanov, Le Code secret de l’univers, Paris, Albin Michel, 2015, p. 10.
21
Ibid.
22
Ibid.

5
le réel et de vivre en harmonie avec l’altérité, mais aussi et surtout de « vaincre les peurs23 » et
les souffrances qui parasitent et paralysent son existence, notamment la peur des maladies, la
peur de la mort et la peur de disparaître dans le néant après la mort.

C’est donc en se référant à cette « transcendance verticale24 », pour reprendre une


terminologie ferryenne, que les partisans de la spiritualité fondée sur l’idée de l’existence d’un
« arrière-monde » estiment que nous pouvons véritablement donner une signification et un but
à nos vies, c’est-à-dire savoir qui nous sommes, d’où nous venons, pourquoi nous vivons, et
surtout comment nous devons vivre pour parvenir à l’ataraxie, qui est la paix de l’âme ; à
l’aponie, qui est l’absence totale de souffrances corporelles ; et, si possible, à l’éternité ou à
l’immortalité, qui est le désir avoué ou inavoué de la plupart de ceux qui savent qu’ils vont, un
jour, mourir. L’auteur de Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Souligne, fort à propos, que « pendant
des siècles, et à tout le moins depuis la naissance de la philosophie dans l’Antiquité, poser la
question de « la vie bonne » [ou du sens de la vie,] c’était d’abord s’engager à rechercher un
principe transcendant (…) qui [pourrait permettre] d’apprécier la valeur d’une existence
singulière.25 »

Dans la même lancée que Luc Ferry, et cette fois-ci sur la base des enquêtes statistiques,
Frédéric Lenoir, dans ses entretiens avec Marie Drucker, démontre que la croyance en une entité
transcendante à l’aune de laquelle est défini le sens de l’existence « est partagée par environ
les deux tiers de la population mondiale26 » ; si ce n’est largement plus. En effet, nous pensons
qu’une très large majorité d’hommes et de femmes, du fait de la finitude du vivant, des
paradoxes ou des tragédies de l’existence, de l’espérance en une vie postmortem, de la
paupérisation des masses, de la précarité de la vie, de l’insécurité ambiante, de la désolation
environnante, des injustices sociales et du recul de l’Etat providence ; toutes choses qui
entraînent la montée des fondamentalismes religieux, et donc le retour de la foi, « croient en
l’existence d’une transcendance qu’il faut connaître et aimer, à laquelle il faut se conformer

23
Cette formule est tirée du titre de l’œuvre de Luc Ferry, Vaincre les peurs. La philosophie comme amour de la
sagesse, Paris, Odile Jacob, 2006.
24
Luc Ferry, dans Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 447, définit les « transcendances verticales » comme étant
des entités extérieures et supérieures à l’humanité, des réalités « situées pour ainsi dire en amont » ou au-delà de
l’homme, de l’humanité ou du monde. Les « transcendances verticales » s’opposent ainsi à ce que Luc Ferry
appelle les « transcendances horizontales » ou « transcendances dans l’immanence », selon une terminologie
husserlienne. Par « transcendances horizontales » ou « transcendances dans l’immanence », l’auteur de
L’Homme-Dieu ou le sens de la vie entend l’ensemble des absolus objectifs, à l’instar du bien, du beau, de la
justice, du vrai, de l’amour, qui naissent au cœur de l’humain et s’imposent à lui comme venant du dehors.
25
Ibid., p. 15.
26
Frédéric Lenoir, Dieu (entretiens avec Marie Drucker), Paris, Robert Laffont, 2011, p. 255.

6
pour aspirer à la réalisation de soi, car [ils pensent certainement que] c’est elle qui définit le
sens de notre existence27 ».

Dans ce contexte caractérisé par l’hétéronomie ou l’hétéro-détermination du sujet,


l’homme n’est ni auteur ni acteur de son existence, et donc du sens de sa vie, car celle-ci est de
part en part déterminée par une réalité ultime ou une « altérité radicale », « porteuse de sens28 ».
Le cosmos des anciens Grecs, la « Maât » des Egyptiens de l’Antiquité, le Dieu personnel et
unique des religions monothéistes du Moyen Age, la raison et les grandes utopies laïques de la
modernité sont autant de « transcendances verticales » qui ont donné et continuent de donner
un sens à la vie des hommes. Ainsi, quelle serait la spécificité de chacun de ces anciens foyers
de sens, et donc de chacune des périodes de l’histoire qu’il a structurée ?

Dans l’Antiquité, en dehors des atomistes, des épicuriens et des sophistes qui avaient
rompu avec le dispositif cosmologique qui structurait l’existence de leurs concitoyens, les Grecs
anciens, dans leur large majorité, croyaient en « un ordre cosmique harmonieux au sein duquel
chaque être particulier devait trouver sa place29 » ; mieux sa « juste place30 », son « lieu
naturel31 », et « surtout à y rester, à ne jamais pécher par hybris, par arrogance et démesure32 ».
Ils pensaient ou croyaient que « chacun découvrait un sens à « sa vie », parce qu’il découvrait
un sens de « la » vie33 ». Pour les Grecs anciens, « la liberté était harmonie avec la nature des
choses34 », et cette « harmonie était contemplation, accueil de la nature des choses et non
pouvoir de l’individu sur le monde35 ». Cette croyance ou pensée était nourrie par une vision
mythique ou mythologique du monde ; vision qui faisait de la cosmogonie ou de la naissance
de l’univers une théogonie, c’est-à-dire « une histoire de la naissance des dieux, et
réciproquement36 ».

En effet, les mythologies grecques nous révèlent que la naissance et la permanence du


cosmos sont le résultat de la victoire et de la domination des divinités de l’ordre, de la justice
et de l’harmonie, dont Zeus est la figure emblématique, sur celles du désordre, de l’injustice et

27
Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique, préface de Trinh Xuan
Thuan et postface de Dominique Laplane, Paris, Presse de la Renaissance, 2007, p. 461.
28
Ibid., p. 470.
29
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 16.
30
Luc Ferry, Apprendre à vivre 2 : La sagesse des mythes, Paris, Plon, 2008, p. 111.
31
Ibid.
32
Ibid.
33
Bertrand Vergely, Aristote ou l’art d’être sage, Toulouse, Editions Milan, 2003, p. 13.
34
Ibid.
35
Ibid.
36
Luc Ferry, Apprendre à vivre 2: La sagesse des mythes, p. 57.

7
du chaos, qu’incarne Cronos. Cette victoire va permettre au premier des Olympiens de fonder
un ordre cosmique juste, en mettant chaque chose, chaque être et chaque divinité à sa « juste
place » ; « juste place » qu’il ou qu’elle devra occuper, afin que soit sauvegardé l’équilibre sans
lequel le « grand Tout37 », c’est-à-dire le cosmos, risquerait de retomber dans le chaos initial.
Or Zeus ne saurait tolérer une telle possibilité. D’ailleurs, le châtiment réservé à ceux qui
compromettent, par leurs actions, l’harmonie du monde est impitoyable. Rappelons-nous que,
parce qu’il « s’est conduit comme un voleur38 », en entrant sans permission dans « l’atelier que
partagent Héphaïstos et Athéna pour dérober au premier le feu, et à la seconde les arts39 »
qu’il remet aux humains lésés par son frère Epiméthée, Prométhée est condamné à souffrir le
martyre. Cloué sur un rocher, son foie, qui repousse indéfiniment, est continuellement dévoré
par un « aigle effroyable40 ».

En outre, les hommes, à qui Prométhée a remis le feu d’Héphaïstos et les arts d’Athéna ;
un cadeau qui leur confère un « pouvoir de création quasi divin41 », sont, à leur tour, punis pour
avoir cédé à « l’hybris ». Pour les châtier, Zeus va prendre soin de leur envoyer « Pandore et,
avec elle, tous les maux désormais liés à la condition humaine mortelle42 ». Les foudres du roi
des dieux de l’Olympe, garant de l’ordre et de la justice cosmiques, vont aussi s’abattre, par
illustration, sur le malheureux Sisyphe, coupable d’infidélité, de duperie et de trahison. En effet,
ce dernier aurait non seulement pris la place de Laërte dans le lit nuptial et couché avec sa
femme Anticlée, mais aussi dénoncé Zeus à Asopos, une divinité secondaire. Sisyphe sera donc
« condamné par Zeus à rouler en enfer une énorme pierre jusqu’en haut d’une colline d’où,
chaque fois, le rocher re-dégringole, de sorte qu’il lui faut tout recommencer, indéfiniment,
sans que jamais cette tâche pénible puisse prendre fin.43 » Ainsi, au regard des périls et des
châtiments liés au non-respect de l’ordre ou de l’harmonie cosmique, d’une part ; et d’autre
part, parce qu’ils souscrivent à la grande tradition du « cosmologico-éthique44 » et politique,
c’est-à-dire à une vision du monde selon laquelle le cosmos est en lui-même, et par lui-même,
porteur des valeurs morales et politiques les plus hautes, de sorte que leurs fins paraissent être

37
Ibid., p. 111.
38
Ibid., p. 162.
39
Ibid.
40
Ibid.
41
Ibid.
42
Ibid.
43
Ibid., p. 232.
44
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 257.

8
« domiciliées45 » en lui, les Grecs anciens ne pouvaient que souscrire à la célèbre devise du
temple de Delphes qui les exhortait à se connaître eux-mêmes.

Cette devise ou sentence, à savoir : « Homme, connais-toi toi-même », ne voudrait


aucunement dire, comme on le croit généralement, que chaque individu doit s’efforcer de
connaître ses états d’âme, ses pensées et ses « aspirations les plus profondes46 ». Il ne s’agit
pas, comme le pense Frédéric Lenoir, d’une « introspection47 », c’est-à-dire d’un « travail
d’attentive observation de nous-mêmes, de notre sensibilité, de nos motivations, de nos désirs
[et] de nos émotions.48 » Le « connais-toi toi-même », inscrit au fronton du temple de Delphes
ou d’Apollon, est bien plutôt une invitation, adressée aux humains, à mener une vie non
seulement conforme à la nature, mais aussi et surtout en adéquation avec leur nature. Il est
question d’être conscient de sa place dans l’univers, dans la société politique, dans la famille,
et de l’occuper loyalement et joyeusement, d’une part ; et d’autre part, de vivre dans les limites
de ses capacités ou de ses potentialités naturelles.

Il y a, dans les cosmogonies grecques, l’idée d’une nature parfaite, idéale, exemplaire et
inviolable que contexte aujourd’hui l’éthique moderne et la révolution biotechnique. Mais, par
rapport à la conception grecque de la nature, l’homme sensé et en quête d’épanouissement n’a
d’autre choix que de « s’ajuster et [de] s’ajointer autant qu’il est humainement possible à la
poutre porteuse de l’édifice cosmique dévoilé par la theoria49 ». C’est d’ailleurs le sens des
voyages d’Ulysse dans l’Odyssée d’Homère. Dans cette œuvre, Ulysse va du chaos, de la
guerre, de la haine et de la rupture d’avec l’ordre cosmique vers l’harmonie, la paix, l’amour et
« la réconciliation [d’] avec [le] cosmos50 ». Il se bat pour retrouver sa « juste place » ou sa
« place naturelle » dans le monde, à Ithaque, dans son palais, auprès de sa famille, et surtout
dans les bras de sa femme Pénélope, car « l’arrachement à ce « lieu naturel » est souffrance et
injustice, comme le retour vers lui est un bien, lié à la restauration de l’harmonie perdue 51 ».
Ulysse comprend bel et bien qu’il doit rester lui-même. C’est la raison pour laquelle il refuse
l’immortalité et la jeunesse éternelle que lui propose la belle et divine Calypso. Il ne saurait
retomber dans le chaos et la misère, « l’hybris » et « la démesure », encore moins encourir la
damnation éternelle qui est le lot de tous ceux qui, comme Prométhée et Sisyphe, refusent de

45
Ibid., p. 260.
46
Frédéric Lenoir, La Puissance de la joie, Paris, Fayard, 2015, p. 100.
47
Ibid.
48
Ibid., pp. 100-101.
49
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 61.
50
Luc Ferry, Sagesse d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Flammarion, 2014, p. 776.
51
Ibid., pp. 776-777.

9
contempler le divin cosmos, de « trouver dans l’ordre cosmique un guide de conduite52 » et un
« livre ouvert53 » dans lequel ils doivent déchiffrer le sens de leur existence.

Bien avant les Grecs de l’Antiquité, les Egyptiens du temps des pharaons croyaient, eux
aussi, en un principe transcendant auquel ils se référaient pour donner un sens à leur vie. Ce
principe de sens, qu’ils ont appelé la « Maât », a joué, dans cette civilisation, presque le même
rôle que le principe cosmologique grec. Si l’on se réfère à la cosmogonie d’Héliopolis, la
« Maât » est mise en place trois millénaires avant notre ère, par Amon Rê, le soleil créateur, en
vue non seulement de la régulation de l’univers céleste, mais aussi de la sauvegarde de
l’harmonie, de la paix et de la justice dans l’univers terrestre. En effet, la société égypto-
pharaonique antique, tout comme celle de la Grèce antique, est peuplée des divinités et des êtres
qui sont soit maléfiques soit bienfaisants. Le mal et le bien, le chaos et l’harmonie, l’injustice
et la justice, le désordre et l’ordre, la guerre et la paix y sont sans cesse en compétition, et le
monde est permanemment dans « une évolution en équilibre instable54 ». Mais, quelle que soit
la puissance des forces destructrices, symbolisées par Seth/Nephtys, elles finissent tôt ou tard
par être vaincues par les « forces du bien, de l’ordre, de la justice [et] de la paix55 », symbolisées
par le couple Osiris/Horus. Ainsi, à l’opposé du couple de divinités Seth/Nephtys et de ceux
qui lui sont semblables, le couple Osiris/Horus et leurs imitateurs incarnent le principe de la
« Maât ».

On nous dira, peut-être, que, dans la cosmologie égypto-pharaonique, « Maât » est une
déesse. Cette affirmation est absolument vraie. Toutefois, comme nous venons de le dire,
« Maât » est aussi et surtout un principe de sens. Elle est le principe de la vérité et de la justice
qui doivent être au cœur de l’existence et du fonctionnement du monde. En effet, pour les
Egyptiens anciens, « le but de l’existence était la préservation et la perpétuation de la vie56 »,
grâce au maintien de l’ordre et de l’harmonie en soi-même, dans sa famille, dans sa
communauté, dans sa société et dans le monde. C’est la raison pour laquelle « tout être humain
devait mettre l’ordre à la place du désordre, le bien à la place du mal, la vérité à a place du
mensonge, la justice à la place de l’injustice57 ». Autrement dit, chaque individu devait pouvoir

52
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 260.
53
Ibid., p. 261.
54
Pierre-Paul Okah-Atenga, Cosmologie et philosophie. De la justice et du fonctionnement du monde, Yaoundé,
Les Presses Universitaires de Yaoundé, 2014, p. 33.
55
Ibid., p. 38.
56
« Les 42 Commandements de la Maât », in http://www.lisapoyakama.org/les-42 commandements-de-la-maât/,
consulté le 12 mars 2022.
57
Ibid.

10
incarner le principe de la « Maât », tout en s’enfuyant à toutes jambes de la demeure d’ « Isfet »
et de ses adeptes. Il était question de toujours agir dans le sens de « la continuation de la vie58 »,
en respectant les 42 commandements de la « Maât », à savoir, par illustration, être capable
d’affirmer au jour du jugement : « Je n’ai pas été sourds aux paroles de vérités » ; « Je n’ai pas
pollué les eaux » ; « Je n’ai pas ajouté aux poids de la balance » ; « Je n’ai pas maltraité les
gens »59.

L’univers égypto-pharaonique antique est donc profondément marqué par la


« contrariété60 » ou la polarité. C’est pourquoi l’ordre de la « Maât », en tant que principe
cosmique, « préside au bon déroulement et au renouvellement des cycles vitaux.61 » Sa
connaissance et la mise en pratique de ses exigences est gage de réussite, de bien-être, de « re-
naissance », de « re-création »62, bref, du salut. Autrement dit, quiconque se soumet à l’ordre
de la « Maât », c’est-à-dire s’efforce de mener une existence vertueuse, parvient, par le fait
même, à une « vie bonne », et dans ce monde terrestre et dans le monde céleste. Il s’agit de
réaliser de bonnes actions, « de manière à triompher de l’épreuve de la pesée de l’âme par le
dieu Ambis, car l’âme doit être plus légère qu’une plume pour accéder au monde des dieux,
contempler Râ, le dieu suprême, et vivre dans la félicité.63 » Cependant, le sort des méchants
est leur « dissolution dans le néant après avoir été dévorés par Ammit la mangeuse, une
redoutable déesse64 ».

Si l’Antiquité égypto-pharaonique et grecque est dominée par des principes cosmiques


ou cosmologiques, à savoir tour à tour la « Maât » et le cosmos, il n’en est pas de même au
Moyen Age, notamment en Europe. En effet, pendant la période médiévale, précisément en
Europe, c’est un principe théologique qui définit le sens de la vie des hommes. Ainsi, il n’est
plus question, pour connaître l’univers et se connaître soi-même, pour définir les normes et les
valeurs qui doivent régir les rapports intersubjectifs, pour déterminer la direction que doit
prendre l’existence ; ceci dans le but de parvenir à l’émancipation, à l’épanouissement et à la
réalisation de soi, de se référer à une « transcendance objectivée65 ». En d’autres termes, la
contemplation et l’insertion de soi par soi dans le bel et divin ordonnancement du monde,

58
Ibid.
59
Ibid.
60
Pierre-Paul Okah-Atenga, op. cit., p. 29.
61
Lire Bernadette Menu, « Maât, ordre social et inégalités dans l’Egypte ancienne », in Droit et cultures, 69/2015,
pp. 51-73.
62
Pierre-Paul Okah-Atenga, op. cit., p. 37.
63
Frédéric Lenoir, Dieu, p. 100.
64
Ibid.
65
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 55.

11
l’incarnation, dans la conduite de sa vie, d’un ordre, garant de l’équité et source de justice ne
sont plus, dans le contexte des religions monothéistes du Moyen Age, des référents à partir
desquels les hommes, notamment ceux qui sont convertis à ces religions, donnent une
signification, une orientation et une finalité à leur existence.

Dans l’univers médiéval, chaque individu est appelé à croire, à se réconcilier et à se


soumettre à une « transcendance personnifiée66 », pour espérer parvenir au salut. Cette
« transcendance personnifiée » est un Dieu personnel et unique placé à l’origine du monde. Il
est considéré comme l’Alpha et l’Oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin,
l’Etre par excellence, l’Eternel, car les partisans des religions du Livre postulent qu’il « existe
depuis toujours et pour toujours67 ». Mais cette définition que nous venons de donner du Dieu
personnel et unique des religions monothéistes du Moyen Age ne permet aucunement de le
cerner ou de le saisir, dans la mesure où, théologiquement parlant, il est, par essence, le « Tout-
Autre68 ». Dieu est le « Tout-Autre » parce qu’il est caractérisé par « l’aséité ». Il est l’ « être-
par-soi », contrairement à toute la création, l’homme y compris, qui se caractérise par
« l’abaliété », étant donné qu’elle est l’ « être-par-un-autre »69.

A la vérité, à l’inverse de la « Maât » et du cosmos qui sont des principes transcendants


dont les modes de fonctionnement sont connus, le Dieu personnel et unique du Moyen Age ou
des religions révélées se caractérise par sa nature mystérieuse. C’est justement ce mystère qui
fait que l’homme soit dans l’incapacité de le connaître, de le saisir, et donc de l’enfermer dans
un carcan définitionnel. Le « Tout-Autre », comme le dit si bien le théologien Laurent Gagnebin,
ne peut être « enfermé dans nos mots, nos définitions, nos doctrines et aucune institution ne
peut le détenir [ni] le maîtriser70 ». En tant que réalité suprême, Dieu « est au-delà de nos
logiques et de nos paroles à son sujet. Ces dernières [ne peuvent être que] des interprétations
approximatives [ou] des balbutiements71 ». La connaissance de Dieu ne commence qu’avec sa
propre décision de se révéler, par esquisse ou de profil, à l’humanité ou, du moins, à l’homme
qui, comme Abraham ou Jérémie, a trouvé grâce à ses yeux. C’est pour cette raison que, dans
la perspective des religions monothéistes, ce n’est point l’individu qui va à la rencontre du

66
Ibid., p. 62.
67
Frédéric Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu, Paris, Fayard, 2010, p. 123.
68
Laurent Gagnebin, « Dieu : « Le Tout-Autre », proche et lointain », in https://www.evangile-et-
liberté.net/2016/09/, consulté le 23 août 2020.
69
Lire, à cet effet, Arnaud Desjardins, Les Chemins de la sagesse, tome 3, Paris, Editions de la Table Ronde,
1972, p. 36.
70
Laurent Gagnebin, art. cit., in https://www.evangile-et-liberté.net/2016/09/, consulté le 23 août 2020.
71
Ibid.

12
Créateur, mais c’est le Créateur lui-même qui se dévoile ou se révèle à l’homme, qui lui tend la
main le premier : « L’Eternel dit à Abram : Va-t’en de ton pays, de ta patrie, et de la maison
de ton père, dans le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai ;
je rendrai ton nom grand, et tu seras une source de bénédiction.72 »

Par ailleurs, la parole de l’Eternel fut adressée à Jérémie, en ces termes : « Avant que
je t’eusse formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais, et avant que tu fusses sorti de son
sein, je t’avais consacré, je t’avais établi prophète des nations.73 » Dans le cas d’Abraham,
comme dans celui de Jérémie, nous constatons que c’est bel et bien l’Eternel qui se révèle à
l’homme, qui prend la décision de le prendre en main ou par la main, pour le conduire sur les
chemins de sa destinée et de son salut. En effet, la saisie de la main tendue de Dieu, dans le
contexte des religions révélées, est la condition du salut ou d’une « vie bonne ». Il est donc
question, pour l’homme, de répondre favorablement à cet appel, de se réconcilier avec son
Créateur, afin de bénéficier de sa miséricorde et des grâces qui sont réservées à tous les élus ;
ce depuis la fondation du monde.

La théologie judéo-chrétienne et islamique reconnaît que la restauration du lien vertical


qui rapporte la personne humaine à Dieu est ce qui la « sauve de la désolation et de la mort74 ».
Ainsi, le plus grand tort que le Diable a causé à l’humanité, ce n’est point de l’avoir entraînée,
d’un point de vue strictement moral, dans le péché de la chair, mais de l’avoir spirituellement
séparée de l’amour de Dieu. Cette séparation, qui commence avec la désobéissance et
l’expulsion de l’homme du jardin d’Eden, qui se prolonge et devient de plus en plus profonde,
à cause de la surabondance du péché dans le monde, est la source des inquiétudes, des angoisses,
des souffrances, des peurs et de l’ignorance qui parasitent et paralysent nos vies, et nous
donnent l’impression que l’existence humaine est absurde. A la vérité, selon la perspective de
ces trois religions monothéistes, c’est chaque individu qui crée une béance au cœur de sa vie et
rend son existence absurde, en refusant de rechercher la face ou l’amour de Dieu, c’est-à-dire
de le connaître et de lui obéir, afin d’être sauvé de la misère, sous toutes ses formes, et surtout
de la mort définitive. L’absence d’intimité avec le Créateur expose l’homme au vagabondage
et à la perdition. C’est pour cette raison qu’un individu qui n’est pas en harmonie avec Dieu est
à l’image d’un bateau, sans gouvernail ni pilote, qui tangue en haute mer, et qui va à la dérive,

72
La Sainte Bible, traduite d’après les textes originaux hébreu et grec par Louis Segond (1910), Alliance Biblique
Universelle, 2009, Genèse 12 : 1-2.
73
Ibid., Jérémie 1 : 5.
74
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 63.

13
précisément parce qu’il subit de plein fouet les caprices des vents contraires et la pression
incessante des vagues dévastatrices.

Toutefois, en dépit de la similitude qui existe, au plan théologique, entre le judaïsme, le


christianisme et l’islam, et nous venons de le montrer en mettant l’accent sur le fait que ces
religions conditionnent le salut de l’homme par le rétablissement d’une relation de confiance
ou de fidélité avec le divin, force est de noter qu’elles sont, néanmoins, opposées, du point de
vue doctrinal, sur un certain nombre de points. En effet, dans le judaïsme et l’islam, par
illustration, l’homme est sauvé parce qu’il a pu saisir la main tendue de Dieu, en faisant montre
de repentance, de soumission, d’obéissance, et en se démarquant par ses bonnes œuvres. En
d’autres termes, la restauration de la relation entre Dieu et l’homme, condition du salut de ce
dernier, passe nécessairement par l’obéissance aux lois divines et par une sanctification
personnelle et permanente. Or, dans le christianisme, le salut est une pure grâce, c’est-à-dire un
don du Créateur qui sait que quels que soient les sacrifices consentis et les efforts fournis par le
genre humain, aucun homme n’est capable de lui obéir parfaitement ou de se sanctifier
véritablement par lui-même.

Ainsi, contrairement à ce que croient les partisans du judaïsme et de l’islam, l’homme,


dans la perspective de la religion chrétienne, est naturellement mauvais, méchant, pécheur ; et
condamné à le demeurer, en dépit de sa bonne volonté et de ses efforts, puisqu’il est l’héritier
du premier couple humain maudit. En tant qu’héritier d’Adam et Eve, l’homme a une nature
pécheresse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Eliphaz de Théman prit la parole et dit à son
ami Job : « Qu’est-ce que l’homme, pour qu’il soit pur ? Celui qui est né de la femme peut-il
être juste ? Si Dieu n’a pas confiance en ses saints, si les cieux ne sont pas purs devant lui,
combien moins l’être abominable et pervers, l’homme qui boit l’iniquité comme l’eau !75 » A
la vérité, dans l’épître de Paul aux Romains, il est clairement dit : « Quoi donc ! Sommes-nous
plus excellents ? Nullement. Car nous avons déjà prouvé que tous, Juifs et Grecs, sont sous
l’empire du péché : Il n’y a point de juste, pas même un seul.76 »

Avec le christianisme, les œuvres ne sauvent pas l’homme, car, humainement produites,
elles sont nécessairement entachées d’imperfection. Au contraire, ce qui sauve l’être humain, à
la vérité, c’est la foi en Dieu et en Jésus-Christ, dans la mesure où celle-ci permet la restauration
du lien brisé non seulement par le péché du couple adamique, mais aussi par celui de l’individu

75
La Sainte Bible, traduite d’après les textes hébreu et grec par Louis Segond (1910), Belarus, Editions de
Printcorp, 2018, Job 15 : 14-16.
76
Ibid., Romains 3 : 9-10.

14
concerné. En effet, c’est par le sacrifice de Jésus-Christ sur la croix que l’homme est racheté,
et de nouveau réconcilié avec Dieu. C’est dire, en d’autres termes, que le rachat de l’homme et
sa réconciliation avec Dieu ne sont plus consécutifs aux sacrifices des animaux, comme c’est
le cas dans l’Ancienne Alliance77 que respectent les juifs. Le rachat de l’homme et sa
réconciliation avec Dieu résultent bien plutôt de la crucifixion et de la résurrection de celui qui,
dans la Nouvelle Alliance78, est appelé Fils de Dieu :

De manière beaucoup plus simple. Israël sacrifiait [et sacrifie encore] sans
cesse des animaux, des agneaux le plus souvent, pour garder le contact avec
l’Eternel, rétablir toujours son lien avec Lui. L’arrivée de Jésus rend ces rites
inutiles : il établit lui-même le contact avec Dieu, il crée une ligne directe. Il
est l’agneau envoyé par Dieu dans ce but. C’est notamment la thèse de
l’exégèse jésuite Xavier Léon-Dufour. On peut avancer une autre
interprétation : de même que l’agneau pascal servit à la libération des juifs
captifs en Egypte, Jésus est le libérateur du peuple [et de l’humanité].79

Mais pour que cette rédemption de l’humanité et cette réconciliation qu’elle envisage
avec Dieu soient effectives, tout homme doit accepter de naître de nouveau, c’est-à-dire de
reconnaître Jésus-Christ, d’une part, comme son Seigneur ou son Maître ; et d’autre part,
comme son Sauveur personnel, car c’est lui qui, vivant en chaque personne, lui donne la force
de faire la volonté de son Père. Nous comprenons aisément le sens de cette affirmation de
l’apôtre Jean selon laquelle : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin
que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle.80 » L’apôtre Paul,

77
L’Ancienne Alliance renvoie à l’Ancien Testament, c’est-à-dire l’ensemble des écrits qui sont antérieurs à Jésus-
Christ. Dans l’Ancienne Alliance ou l’Ancien Testament, le salut de l’homme passe par sa soumission et son
obéissance aux prescriptions divines. Dieu promet de bénir Israël, de le sauver à condition qu’il Lui obéisse. (Ibid.,
Exode 19 : 5-6). Les dix commandements sont ici la base de cette alliance.
78
Dans la Nouvelle Alliance ou le Nouveau Testament, ce ne sont plus les œuvres, les sacrifices et le respect des
ordonnances divines qui sauvent l’homme, mais bien plutôt la foi dans les promesses de Dieu en Jésus-Christ. En
effet, Dieu s’est rendu compte que l’être humain est ontologiquement dans l’incapacité d’obéir à ses saints
commandements. Ainsi, pour que l’humanité soit sauvée, Dieu a trouvé bon de sacrifier son Fils, afin que
quiconque croit en lui ne périsse plus, mais qu’il ait la vie en abondance, la vie éternelle ou le salut. (Ibid.,
Colossiens 1 : 27). Toutefois, la Nouvelle Alliance n’est pas une abrogation de l’Ancienne Alliance, mais son
accomplissement. Jésus-Christ, qui demeure en le véritable chrétien, lui donne la volonté et la force de garder les
commandements du Père. (Ibid., Philippiens 4 : 13 ; Romains 3 : 31). Nous devons aussi préciser que l’expression
« Nouvelle Alliance » est tirée du livre de Jérémie dans lequel il est écrit : « Voici venir des jours – oracle de
Yahvé – où je conclurai avec la maison d’Israël (et la maison de Juda) une alliance nouvelle. Non pas comme
l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du pays d’Egypte
– mon alliance qu’eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur Maître, oracle de Yahvé ! Mais voici l’alliance
que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours-là, oracle de Yahvé. Je mettrai ma Loi au fond de leur
être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple ». (Jérémie 31 : 31-33, cité par
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus sans Jésus. La christianisation de l’Empire romain, Paris, Editions du
Seuil, 2008, pp. 128-129.
79
Jacques Duquesne, Jésus, Paris, Desclée de Brouwer/Flammarion, 1994, p. 103.
80
La Sainte Bible, traduite d’après les textes hébreu et grec par Louis Segond (1910), Belarus, Editions de
Printcorp, 2018, Jean 3 : 16.

15
dans son épître aux Romains, ne dit pas le contraire lorsqu’il affirme : « Si tu confesses de ta
bouche le Seigneur Jésus, et si tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras
sauvé.81 »

Le principe théologique des religions monothéistes, qui donne un sens à la vie de


l’homme, et lui permet d’avoir accès au salut, durant le Moyen Age, a ceci de particulier qu’il
est transcendant à la fois par rapport au monde, à l’humanité et à l’homme, alors que le principe
cosmique ou cosmologique de l’Antiquité égypto-pharaonique et grecque ne l’est que par
rapport à l’humanité et à l’homme. Mais ce qui fait leur unité, c’est qu’ils placent le sujet dans
une situation d’hétéronomie absolue, puisque ce dernier est soit régi par le « cosmologico-
éthique » et politique, comme c’est le cas dans l’Antiquité ; soit soumis au « théologico-
éthique82 » et politique, comme nous le voyons au Moyen Age. Qui plus est, dans le contexte
des transcendances cosmologique et théologique, le salut se définit, d’une part, comme une
victoire sur les peurs, les souffrances et la mort qui déstabilisent le genre humain ; et d’autre
part, comme un accès au bien-être et à la félicité éternelle qu’il recherche. On pourrait, certes,
nous demander si le désir d’éternité ou d’immortalité est le propre de toutes les spiritualités. La
réponse que nous pourrions donner à cette question est que, dans la plupart des cosmogonies
ou des cosmologies non scientifiques, il y a toujours, en filigrane, une certaine espérance en
une vie postmortem, c’est-à-dire en une vie après la mort.

Pour les Grecs anciens, par illustration, l’homme qui s’insère harmonieusement dans le
monde, qui se réconcilie avec l’ordre cosmique, c’est-à-dire qui y trouve « sa juste place » ou
sa « place naturelle », pourra, après sa mort, soit être reçu par les dieux avec lesquels il vivra
pour l’éternité, selon la perspective de l’idéalisme platonicien, soit fusionner, quelle que soit la
qualité de sa vie antérieure, avec l’éternel cosmos, et devenir, par le fait même, « un fragment
d’éternité83 », d’après le matérialisme de Leucippe, de Démocrite, d’Epicure et d’Epictète.
D’ailleurs, Epictète, comme ses pairs, pensait qu’« en fin de parcours, on devient soi-même un
fragment de Cosmos et comme tel, une espèce d’atome d’éternité84 », précisément parce que la
mort n’est qu’une simple désagrégation de l’organisme vivant en de multiples atomes ; lesquels
sont appelés à exister éternellement sous d’autres formes. Jean Salem, effectivement, montre
que, pour les atomistes de l’Antiquité, comme Leucippe, Démocrite, Epicure, Epictète et
Lucrèce, les corpuscules constitutifs des organismes vivants, que sont les atomes, sont

81
Ibid., Romains 10 : 9.
82
Luc Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, p. 37.
83
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 40.
84
Ibid.

16
« éternels et immodifiables, se combines puis se dissocient au gré de leur agitation incessante
dans le vide immense85 ».

Cette conception matérialiste de l’éternité est aussi celle des sagesses orientales qui
soutiennent, non pas l’idée d’une immortalité de l’homme par l’obéissance aux dieux ou à un
Dieu personnel et unique, comme nous le voyons dans les cosmogonies grecques et les religions
révélées du Moyen Age, mais la thèse de la fusion de l’individu dans l’absolu impersonnel ou
objectif. En effet, dans les spiritualités orientales, comme l’hindouisme et le bouddhisme, il est
question, pour l’homme, de se purifier au cours de ses multiples vies, de lâcher l’ego pour
atteindre la délivrance ou l’illumination. Cette délivrance ou cette illumination suppose que
l’homme quitte « le samsara, la ronde incessante des renaissances, pour [se] fondre en quelque
sorte dans le Tout cosmique et divin86 ». Or, dans la spiritualité juive, chrétienne ou musulmane,
il ne s’agit pas, pour l’être humain, de se fondre dans le cosmos, mais bien plutôt de passer à
une autre vie ; cette fois-ci dans la cité d’un Dieu vivant, tout-puissant, triomphant, bénissant
et éternel.

Néanmoins, comme nous pouvons le constater, toutes ces spiritualités reposent sur une
certaine espérance : l’espérance en une vie postmortem dans la cité des dieux ou de Dieu, pour
les spiritualités fondées sur l’existence d’un « arrière-monde » ; et l’espérance en la délivrance
ou en l’illumination, pour les spiritualités laïques de type matérialiste ou oriental. Dans tous les
cas, dans les spiritualités sans Dieu ou avec Dieu, l’homme porte en lui « le désir de
l’immortalité87 » ou de l’éternité. C’est la raison pour laquelle Luc Ferry écrit : « Si je trouve
ma place dans l’ordre du monde et parviens à en faire partie, si je réussis à vivre dans
l’obéissance et l’amour de Dieu au point de ne faire qu’un avec lui, j’accéderai en quelque
façon à l’éternité ou du moins serai-je débarrassé du souci des choses qui passent et ne
dépendent pas de moi88 ».

Cependant, une importante rupture paradigmatique va s’opérer à partir de la


Renaissance jusque dans la modernité, car il ne sera plus question de définir le sens de
l’existence en se référant à ces entités extérieures et supérieures à l’humanité que sont, par
exemple, la « Maât » des Egyptiens de l’Antiquité, le cosmos des Grecs anciens, l’absolu
impersonnel des sagesses orientales et le Dieu personnel et unique des religions monothéistes

85
Jean Salem, L’Atomisme antique. Démocrite, Epicure, Lucrèce, Paris, Librairie Générale Française, 1997, p. 9.
86
Frédéric Lenoir, Dieu, p. 118.
87
F. Alteriani, Guide des philosophies orientales. Confucianisme, taoïsme, bouddhisme, zen, hindouisme,
shintoïsme, etc., Paris, Editions de Vecchi S.A., 1997, p. 39.
88
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 63-64.

17
du Moyen Age. En effet, un troisième principe de sens va apparaître à la Renaissance,
« s’épanouir au Siècle des Lumières et se développer jusqu’au milieu du XIXe siècle.89 » Dès
lors, quelle est la nature de ce nouveau foyer de sens ? En quoi diffère-t-il des principes
cosmologique et théologique ?

A partir de la Renaissance jusque dans la modernité, les penseurs, dans leur majorité,
invitent l’humanité tout entière à tourner résolument le dos aux discours déterministes.
L’humanité est appelée à se battre, avec acharnement, pour se libérer de toutes les formes de
servitude. Il s’agit, pour les philosophes modernes, d’équiper intellectuellement ou
spirituellement l’homme et la société, pour qu’ils puissent parvenir, sur les plans théorique,
pratique et sotériologique, à une autonomie complète. Autrement dit, avec l’avènement de la
Renaissance et de la modernité, ce n’est plus en se référant aux « transcendances du passé », à
savoir la « Maât », le cosmos et Dieu, que sont définies la « theoria », la « praxis » et la
« sotériologie » qui doivent structurer la vie des hommes, mais c’est bien plutôt à partir de la
raison humaine que ces trois axes essentiels de la pensée et de l’existence sont construits ou mis
en place.

Dans ce contexte proprement humaniste, les hommes ont le devoir d’élaborer les
savoirs, d’édicter les valeurs sociales et de « choisir les buts de [leur] existence90 », en faisant
usage des seules fonctions cognitive et législative de la raison. C’est d’ailleurs le sens du « je
pense donc je suis » de René Descartes qui, par cette affirmation, opère une « révolution
humaniste91 », ou encore une « révolution de la subjectivité92 ». En effet, le « cogito ergo sum »
cartésien pose clairement l’homme comme le fondement de tout l’édifice de la pensée, de
l’action et de la spiritualité modernes. Ainsi, après avoir été longtemps sous tutelle, le genre
humain aspire désormais à se servir, courageusement, de son « propre entendement93 », comme
le recommande Emmanuel Kant, ou à devenir « la mesure de toute chose94 », comme l’avait
déjà préconisé Protagoras. Dans tous les cas, le genre humain nourrit l’ambition légitime de
reprendre « l’initiative historique », en arrachant hardiment les pouvoirs qu’il avait
malencontreusement cédés aux « transcendances verticales ».

89
Luc Ferry, Sagesse d’hier et d’aujourd’hui, p. 779.
90
Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis. Tome 2. Hegel et Marx, traduit de l’anglais par Jacqueline
Bernard et Philippe Monod, Paris, Editions du Seuil, 1979, p. 184.
91
Luc Ferry, Sagesse d’hier et d’aujourd’hui, p. 779.
92
Ibid.
93
Emmanuel Kant, Philosophie de l’histoire, édition établie et traduite par Stéphane Piobetta, Editions Montaigne,
Paris, 1947, p. 83.
94
Lire, à ce propos, Platon, Théétète, traduction et présentation par Michel Narcy, Paris, Flammarion, 2016.

18
La plupart des philosophes ou des humanistes de la Renaissance et de la modernité, à
l’instar de Giovanni Pico della Mirandola, René Descartes, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel
Kant, estiment que, quand bien même les êtres transcendants existeraient, ils n’interagiraient
nullement avec le monde, ou n’interviendraient aucunement dans les affaires des hommes95. La
preuve : des événements malheureux, des crises humanitaires, des guerres, des génocides, des
catastrophes naturelles, pour ne citer que ceux-là, déchirent et ensanglantent l’humanité dans le
silence absolu de ces transcendances. On pourrait bien se demander pourquoi les
« transcendances verticales » se taisent « devant le cri des victimes de notre temps, de tous les
temps96 », « les drames de la vie97 » et les « tragédies de l’histoire98 ».

Face à ce mutisme des « transcendances verticales » qui pourrait être assimilé à une
absence, les philosophes modernes pensent qu’il revient à l’homme de travailler et de trouver
des réponses pertinentes aux défis de sa finitude. Cette conviction a amené les philosophes des
Lumières à s’engager intellectuellement, idéologiquement et politiquement dans la lutte contre
toutes les formes de superstition, d’obscurantisme et d’aliénation. Ils ont, par exemple,
déconstruit les illusions de la métaphysique classique et de la religion, dénoncé les abus du
clergé, mis à nu l’exploitation et la domination des fidèles par l’institution ecclésiale devenue
très puissante, et combattu les monarchies absolues d’Europe. En outre, les philosophes
modernes ont pensé et œuvré à la proclamation des droits humains, à l’avènement de la
République et de la démocratie ; tout ceci pour le bien de tous ceux qui aspirent à la liberté.
Karl Popper traduit l’esprit de la Renaissance et de la modernité en ces termes :

L’histoire, pas plus que la nature [ou Dieu], ne peut nous indiquer ce qu’il
faut faire. C’est nous qui y apportons un but et un sens. (…) Progresser
consiste à tendre vers un certain objectif, vers une fin. Cela ne peut être le
fait que des individus, seuls ils peuvent défendre et renforcer les institutions
démocratiques99.

L’humanisme de la Renaissance et de la modernité, qui fait de l’homme le centre de


toutes les préoccupations et de toutes les décisions, est soutenu et amplifié par l’existentialisme
athée de Jean-Paul Sartre. En effet, l’auteur de L’existentialisme est un humanisme radicalise
les positions humanistes, en ce sens qu’il a porté l’humanisme de la Renaissance et de la

95
Jean Staune, op. cit., p. 20.
96
Gérard Delteil, op. cit., p. 10.
97
Ibid., quatrième de couverture.
98
Ibid.
99
Karl Popper, op. cit., pp. 184-185.

19
modernité au pinacle, en évacuant complètement l’hypothèse de l’existence des êtres
transcendants et déterminants. De son point de vue, en tant que pour-soi, l’homme n’a ni excuse
ni alibi dans l’histoire, puisqu’il a l’impérieux devoir de la faire. Jean-Paul Sartre pense que
quelles que soient les déterminations naturelles, sociales ou culturelles, la personne humaine a
toujours la possibilité de se transcender et de donner l’orientation qu’il souhaite à son existence.
Il estime que le plus important n’est pas ce que la nature, l’histoire, la société ou la culture a
fait de nous, mais ce que nous pouvons faire, nous-mêmes, de notre nature, de notre histoire,
de notre société ou de notre culture. Autrement dit, l’homme a la pleine capacité de se
transformer, tout en transformant son environnement, conformément à ses objectifs. Jean-Paul
Sartre met d’ailleurs en scène, dans sa pièce de théâtre intitulé Le Diable et le Bon Dieu, un
homme qui doit permanemment décider de son devenir, c’est-à-dire inventer sans cesse le sens
de sa vie. Il veut, par cette fiction philosophique, montrer que quelle que soit la situation dans
laquelle l’homme se trouve, quels que soient les évènements qu’il vit, il demeure libre.
D’ailleurs, l’auteur de L’Existentialisme est un humaniste définit l’homme comme un être des
situations, un être en situation et un être définitivement condamné à la liberté.

Jean-Paul Sartre s’inscrit dans la filiation de Giovanni Pico della Mirandola, l’une des
figures emblématiques de la Renaissance italienne. En effet, ce chantre de l’humanisme de la
Renaissance estime que la liberté humaine n’a pas de limites. De son point de vue, comme de
celui de l’auteur de L’être et le néant qui fait sienne sa pensée sur cette question, l’être humain
n’est pas ce qu’il est, mais il a à être ce qu’il n’est pas, puisqu’il n’est ni prédéterminé ni
programmé à devenir ceci ou cela. Bien au contraire, l’homme a à devenir ce qu’il veut. Il a la
possibilité de se détruire ou de se construire, de se pervertir ou de se bonifier, de rester dans la
médiocrité ou de s’élever vers l’excellence, d’être imparfait ou de se parfaire, bref, de « se créer
lui-même en développant sa liberté100 », car la conscience, la liberté et la perfectibilité
constituent les principales composantes de son essence. En d’autres termes, l’homme peut
devenir ce qu’il souhaite parce qu’il est un pour-soi, et non un en-soi. Dans De la dignité
humaine, Giovanni Pico Della Mirandola souligne « cette indétermination radicale qui fonde
la dignité de l’homme101 », en prêtant les paroles suivantes à Dieu :

Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que tu


examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour : si nous
t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel, ni immortel, c’est afin que, doté
pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te façonner toi-même, tu

100
Bernard d’Espagnat, Un atome de sagesse, Paris, Seuil, 1982, p. 68.
101
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Paris, Plon, 2007, pp. 172-173.

20
te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en
formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit,
te régénérer en formes supérieures, qui sont divines.102

Eu égard à ce qui précède, la période allant de la Renaissance à la modernité est


caractérisée par un double mouvement, d’une part, de désenchantement du monde, c’est-à-dire
de sécularisation, de laïcisation ou d’humanisation du divin ; et d’autre part, de sacralisation ou
de divinisation de l’humain. Dans ce double mouvement, la raison, qui est le propre de
l’homme, est nécessairement idéalisée, sacralisée ou divinisée « au point d’accéder à son tour
au statut de principe transcendant103 ». Elle est d’ailleurs considérée, par Marcien Towa,
héritier des Lumières, comme « l’instance normative suprême ayant seule droit de fixer ce qui
doit ou non être tenu pour [ vrai, bien, juste, beau,] sacré, et de ce fait abolit [ces valeurs] pour
autant [qu’elles veulent] s’imposer à l’homme du dehors.104 » En effet, durant les siècles des
Lumières, la raison a effectivement pris la place de la Maât, du cosmos et de Dieu, et s’est
imposée comme une « fondation ultime », c’est-à-dire comme la source de tout savoir, de toute
évaluation et de tout salut. Au cours de cette période de l’histoire, l’individu est dans
l’obligation de se soumettre à « la droite et froide raison », d’incarner les valeurs humanistes,
de se lancer dans le processus de réalisation des grandes utopies de la modernité que sont : la
rationalité, la liberté, la responsabilité, la créativité, le progrès, la perfectibilité, le bien-être, la
tolérance, l’égalité, la démocratie, les droits de l’homme, pour ne citer que celles-là. Il lui est
aussi exigé de respecter la volonté générale et l’intérêt général qui sont les piliers des
Républiques démocratiques et laïques que promeuvent les philosophes des Lumières.
Rappelons que l’humanisme des Lumières, de la raison et des droits de l’homme est aussi un
humanisme républicain.

Toutefois, pour Luc Ferry, les philosophes des Lumières ne sont pas allés au bout de
leur logique, car ils sont retombés dans les illusions de la métaphysique classique qu’ils
voulaient pourtant dépasser. Ils ont remplacé les cosmologies non scientifiques, hétéronomes
et déterministes par un humanisme fondé sur une nouvelle transcendance. En affirmant, par
exemple, l’absolue transcendance des valeurs et des idéaux dont leur humanisme est porteur,
les philosophes des Lumières ont plutôt contribué à resserrer davantage l’étau de la domination
et de l’aliénation de l’homme. Autrement dit, d’après Luc Ferry, les philosophies de la

102
Giovanni Pico della Mirandola, De la dignité humaine, Paris, Editions de l’Eclat, 1993, p. 9.
103
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 65.
104
Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Editions CLE,
2000, p. 30.

21
Renaissance et de la modernité n’ont pas tenu leurs promesses d’affranchir l’homme de la
servitude des « transcendances verticales ». Ce manquement nous motive à rétorquer à
Emmanuel Kant et aux philosophes des Lumières qu’ils n’ont pas, eux-mêmes, eu le courage
de se servir de leur « propre entendement » pour briser « à coup de marteau » les idoles contre
lesquelles ils semblaient pourtant mobiliser leurs critiques. Par conséquent, l’humanisme des
Lumières, à l’instar de l’humanisme de la Renaissance, a continué d’être marqué du sceau de
l’hétéronomie. Dès lors, pour Luc Ferry, les « transcendances verticales » ont survécu à la
volonté exprimée par les philosophes aussi bien de la Renaissance que de la modernité, dans la
mesure où l’humanisme de ces philosophes se contente de substituer à la « Maât », au cosmos
et à Dieu, la raison, sans qu’une telle substitution puisse garantir à l’homme moderne
l’autonomie envisagée ou souhaitée.

Tout en sachant gré aux philosophes du soupçon, notamment à Friedrich Nietzsche,


d’avoir déconstruit les transcendances cosmologique, théologique et humaniste, en raison de
leur verticalité aliénante et de l’hétéronomie dont elles sont porteuses, l’auteur de Sagesse
d’hier et d’aujourd’hui prend ses distances par rapport à ces penseurs parce qu’ils soutiennent
la philosophie de l’immanence radicale qui trouve dans le naturalisme et le matérialisme ses
nutriments idéologiques de prédilection. Selon Luc Ferry, « l’immanentisme radical », le
naturalisme sans fard ou le matérialisme absolu est problématique, car il est humainement
intenable. Autrement dit, il n’est pas humainement possible d’aimer le réel tel qu’il est, c’est-
à-dire de vivre selon la sagesse de « l’amor fati », de « l’innocence du devenir » ou de « la
volonté de puissance », ceci pour utiliser des concepts propres à Friedrich Nietzsche. En plus,
dans un contexte marqué par l’absence des valeurs morales et des lois, on assiste nécessairement
à l’affrontement des volontés puissantes ou au déferlement des passions qui n’est pas propice à
la paix et à l’harmonie socio-politique, nécessaires à la sécurité, à la survie et au bien-être de
tous et de chacun.

Toutefois, sans pour autant opérer un retour aux « transcendances verticales », puisqu’il
s’agit de capitaliser l’héritage de la déconstruction, Luc Ferry pense qu’il est possible de tisser
le lien social, de bâtir la paix et l’harmonie politique, bref, de réenchanter le monde par de
nouvelles formes de transcendance qui habitent déjà l’immanence, c’est-à-dire qui sont
contemporaines de l’existence et de l’humanité. De son point de vue, les transcendances qui
déclinent, et qui sont, à juste titre, brisées par le marteau nietzschéen, sont celles qui étouffent
la vie et écrasent l’homme, du fait de leur extériorité et de leur supériorité. Les transcendances
nouvelles, nécessaires, au sens propre du terme, sont immanentes. Elles sont, selon une

22
terminologie ferryenne, des « transcendances horizontales105 ». D’ailleurs, dans Qu’est-ce
qu’une vie réussie ?, Luc Ferry affirme : « Aux transcendances de jadis (…) nous n’avons
nullement substitué l’immanence radicale, le renoncement au sacré en même temps qu’au
sacrifice, mais bien plutôt des formes nouvelles de transcendance, des transcendances
« horizontales » et non plus verticales106 ».

Les « transcendances horizontales » sont, dans la perspective ferryenne, des valeurs et


des sentiments qui se dévoilent au cœur de l’humain, « hors de toute référence à un argument
d’autorité ou à une hétéronomie dont l’origine coïnciderait avec un fondement réel (Dieu ou
la nature)107 ». En d’autres termes, Luc Ferry pense que nous n’inventons pas les
« transcendances horizontales ». Au contraire, nous ne faisons que les découvrir en nous, sans
véritablement savoir leur origine, puisqu’elle demeure mystérieuse ou énigmatique. Pourtant,
en dépit de leur origine mystérieuse, affirme l’auteur L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, les
« transcendances horizontales » s’imposent à nous, comme venant de l’extérieur. Luc Ferry
estime que ces nouvelles formes de transcendance ouvrent l’humanité à une cinquième période
de l’histoire caractérisée non seulement par un réenchantement du monde, mais aussi par une
transfiguration de la vie quotidienne et politique.

Ce sont désormais ces « transcendances horizontales », après les transcendances


cosmologique, théologique et humaniste, d’une part ; et d’autre part, la déconstruction, qui
définissent, aujourd’hui, à en croire Luc Ferry, le sens de la vie humaine. Mais la question
fondamentale qui se pose est celle de la pertinence philosophique de ce nouveau foyer de sens
que préconise l’auteur de Qu’est-ce qu’une vie réussie ? En postulant tour à tour l’idée de la
« surnaturalité » ou de l’ « anti-naturalité » de l’homme, la réalité du libre arbitre, l’existence
des absolus objectifs, sacrés et mystérieux dans l’immanence, la « divinisation ou la
sacralisation de l’humain » par et pour l’amour, Luc Ferry ne réactualise-t-il pas les
« transcendances verticales » qu’il cherche pourtant à dépasser ? En quoi son humanisme non
métaphysique diffère-t-il fondamentalement de l’humanisme contre lequel il mobilise
philosophiquement sa critique ?

A l’aide de la méthode analytique, critique et génético-historique, nous répondrons à ces


interrogations au terme d’une démarche comportant trois grandes articulations. Dans la
première articulation de notre travail, nous mettrons en lumière les raisons du déclin des

105
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 447.
106
Ibid.
107
Ibid., p. 452.

23
« transcendances verticales » et l’impact de cette décadence sur la condition de l’homme
moderne. Dans la deuxième articulation, nous montrerons, en nous appuyant, bien entendu, sur
les textes fondamentaux de Luc Ferry, la nécessaire ouverture aux « transcendances
horizontales » et la naissance d’un « humanisme non métaphysique », c’est-à-dire la légitimité
d’une définition du sens de l’existence exclusivement dans le cadre d’une relation
intersubjective. Dans la troisième articulation, pour terminer, nous statuerons sur la pertinence
philosophique de l’ « humanisme transcendantal ».

24
PREMIERE PARTIE :
LE DECLIN DES « TRANSCENDANCES VERTICALES » : SES
FONDEMENTS ET SON IMPACT SUR LA CONDITION DE
L’HOMME MODERNE

« L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité


indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard.
Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle
part. A lui de choisir entre le Royaume et les
ténèbres. »
Jacques Monod, Le Hasard et la
Nécessité. Essai sur la philosophie
naturelle de la biologie moderne, Paris,
Seuil, 1970, p. 195.

25
INTRODUCTION PARTIELLE

La philosophie ferryenne est une remise en question des principes de sens du passé,
c’est-à-dire des « transcendances verticales » qui ont fortement régi la vie des hommes au fil
du temps, à l’instar du cosmos grec, du Dieu personnel et unique des religions monothéistes,
de la raison et des grandes utopies laïques de la modernité. Luc Ferry estime que ces idéaux
abstraits, extérieurs et supérieurs à l’homme ne structurent plus véritablement l’existence dans
nos sociétés contemporaines, notamment dans les Républiques démocratiques et laïques de la
vieille Europe. Ils ont, au cours de l’histoire, estime Luc Ferry, perdu de leur hégémonie, en ce
sens qu’ils se sont effondrés sur eux-mêmes, et leur impact ou leur influence sur la vie des
hommes a largement diminué. Cette perte d’autorité ou d’hégémonie se manifeste, entre autres,
par le fait qu’il serait très difficile pour nos contemporains, du moins pour une large majorité,
de se sacrifier pour la sauvegarde de l’harmonie cosmique, le respect des idéaux théologiques
et des exigences de « la droite et froide raison », la défense de l’intégrité et de l’honorabilité
de la patrie ou de la nation, le triomphe d’une cause commune ou d’une révolution.

Certes, beaucoup d’hommes, dans l’Antiquité, au Moyen Age et dans la modernité, ont
dû consentir à de tels sacrifices, tout comme le font aujourd’hui certains fondamentalistes
religieux, extrémistes politiques, nationalistes et terroristes. Mais le constat que Luc Ferry fait
est que, globalement, le nombre de ceux qui sont prêts à donner leur vie pour les anciens foyers
de sens ou les anciennes figures du sacré se réduit chaque jour comme peau de chagrin. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle il affirme qu’aujourd’hui : « L’Homme est devenu l’alpha et
l’oméga de sa propre existence et les transcendances de jadis, celle du Cosmos ou de Dieu,
mais tout autant de la Patrie et de la Révolution, paraissent à beaucoup illusoires, voire
dogmatiques et mortifères108 ». En effet, du point de vue ferryen, « ce qui caractérise au mieux
l’époque contemporaine, du moins dans les démocraties occidentales, c’est la conviction,
joyeuse ou nostalgique selon les cas, que la réussite ou l’échec d’une vie ne saurait désormais
s’évaluer à l’aune d’une transcendance109 » ou d’un principe extérieur et supérieur à l’homme.

L’auteur de Sagesse d’hier et d’aujourd’hui pense que nous assistons à un double


processus historique, à savoir l’effondrement, mieux, la délégitimation, la dédivinisation ou la
désacralisation des anciens principes de sens ou des anciennes figures du sacré, d’une part ; et
d’autre part, l’émergence, dans un premier temps, d’un « Homo deus » qui, en fait, est

108
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 17-18.
109
Ibid., p. 18.

26
l’expression d’un mouvement de divinisation ou de sacralisation de l’humain, grâce aux
sciences et à l’humanisme moderne, et, dans un second temps, son assujettissement au tragique
et au non-sens de l’immanence radicale, par les philosophies du soupçon ou de la
déconstruction. Mais quelles sont les causes réelles du désenchantement, de la sécularisation
ou de la laïcisation du monde qui tend, parfois, à prendre la forme d’un laïcisme ? Autrement
dit, pourquoi, selon Luc Ferry, l’homme moderne ou l’homme contemporain, notamment celui
des Républiques démocratiques de la vieille Europe, ne pourrait-il plus, volontairement, définir
le sens de sa vie à l’aune des « transcendances du passé », ou, du moins, se sacrifier sur l’autel
des « transcendances verticales » ?

Dans cette première partie de notre travail, nous nous proposons de montrer que le
déclin des « transcendances du passé » est consécutif à l’action conjuguée de la révolution
scientifique, de l’humanisme moderne et des philosophies du soupçon ou de la déconstruction
qui ont mis en lumière le caractère illusoire, aliénant et déshumanisant d’un cosmos harmonieux
au sein duquel chaque mortel devrait trouver sa « juste place » ou « sa place naturelle » ; d’un
Dieu personnel, unique et tout-puissant qui serait l’Alpha et l’Oméga de toute chose ; et d’une
raison abstraite, hégémonique, « vorace » et « boulimique », pour utiliser des termes chers à
Max Horkheimer et Theodor Wiesengrund Adorno.

27
CHAPITRE 1
LA REVOLUTION SCIENTIFIQUE COMME FACTEUR DU DECLIN
DES « TRANSCENDANCES VERTICALES »

Bien avant la naissance des sciences modernes vers la fin du XVIe siècle et le début du
XVIIe siècle avec Copernic, Tycho Brahe, Kepler et Galilée, l’atomisme antique, le semi-
rationalisme110 d’un saint Thomas d’Aquin, converti à l’aristotélisme, et l’humanisme de la
Renaissance ont contribué, pour le premier, à la remise en question de la cosmologie grecque
de l’Antiquité ; pour le second, à une fissuration inintentionnelle, involontaire ou non conçue
de la théologie dogmatique du Moyen Age ; et pour le troisième, à la critique des dérives de
l’Eglise et des déviances de certains de ses princes. Ce faisant, ces systèmes ou courants de
pensée ont essayé, avec des fortunes diverses, de secouer l’édifice des « transcendances
verticales », même si celui-ci ne sera véritablement déconstruit ou ébranler que par la puissance
heuristique des sciences expérimentales.

I- L’atomisme antique ou les prémices de la révolution scientifique


Par sa démarche, ses principes et sa finalité, l’atomisme antique apparaît comme une
théorie physique qui entre en contradiction avec les cosmologies non scientifiques de
l’Antiquité parce qu’elles postulent l’existence des entités extérieures et supérieures qui seraient
à l’origine du monde et de toute chose, d’une part ; et d’autre part, affirment que ce sont ces
entités qui définissent le sens de la vie de l’homme.

1- Définition, démarche et principes de l’atomisme antique

Dans son Dictionnaire philosophique, André Comte-Sponville définit l’atomisme


comme « une théorie physique (…) qui explique l’ordre et la complexité (le monde) par les
interactions hasardeuses de particules élémentaires (les atomes, mais aussi bien les quarks,
leptons et autres bosons…)111 ». Cette définition comte-sponvillienne reste générale, car elle

110
Nous entendons par semi-rationalisme une doctrine qui admet aussi bien les vérités de la raison que celles de la
foi. Les semi-rationalistes, comme saint Thomas d’Aquin, estiment que l’intelligence et la révélation sont, toutes
les deux, productrices de vérité. De leur point de vue, les vérités de la raison et les vérités de la foi ne sont pas
contradictoires, car elles permettent de tendre vers une compréhension pertinente de la création et du divin. Or tel
n’est pas l’avis des rationalistes qui sont convaincus que seule la raison peut produire la connaissance vraie, c’est-
à-dire un système de vérités crédibles. En dehors du rationalisme, le semi-rationalisme s’oppose aussi à
l’irrationalisme qui repousse ou rejette toutes les données de la raison qu’il considère comme incapable de s’élever
au-dessus de l’expérience sensible pour saisir le nouménal et les « choses divines ». En tant que penseur semi-
rationaliste, saint Thomas d’Aquin, comme on pourrait le dire, renverrait dos à dos Démocrite et saint Augustin ;
le premier pour son rationalisme sans concession, et le second pour son irrationalisme assumé.
111
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, Paris, PUF, 2001, p. 70.

28
n’établit pas la différence entre l’atomisme antique et l’atomisme moderne. En effet, à l’inverse
des atomistes modernes qui ont fini par « rompre » l’atome et par découvrir d’autres particules
élémentaires comme les électrons, les protons, les neutrons, les leptons, les quarks, les bosons
dont vient de faire mention André Comte-Sponville, les atomistes antiques pensaient que
l’atome était « un élément insécable de la matière112 », et en tant que tel, son plus petit
composant.

Mais ce qui a fait l’originalité de l’atomisme antique, c’est qu’il s’est démarqué
méthodologiquement des autres formes de discours élaborés à la même époque, ou à une époque
antérieure. En effet, l’atomisme antique est né « en plein milieu de l’univers mythique (…) le
long des côtes d’Asie Mineure, en Ionie113 ». Il s’est donné pour mission de découvrir dans la
nature les lois qui font que le réel est ce qu’il est. Ainsi, à l’opposé des cosmogonies, des
théogonies, des mythologies, des religions, des philosophies mystiques et idéalistes qui
structuraient la vie des hommes dans les cités grecques de l’Antiquité, expliquaient l’origine et
le fonctionnement de l’univers à partir des « arrière-mondes », tentaient de comprendre le bas
par le haut, la matière par l’esprit, le désordre par l’ordre, l’atomisme antique, élaboré par
Leucippe vers 500 avant notre ère, si on s’en tient aux recherches de certains historiens de la
philosophie, avait pour vocation de fournir une explication rationnelle et expérimentale aux
phénomènes du monde sensible. Il était question, pour les partisans de cette première théorie
scientifique grecque, et partant indo-européenne, de tourner résolument le dos aux spéculations
oiseuses et aux explications mythologiques qui avaient jusque-là cours dans leur environnement
socioculturel.

Cette rupture d’avec les mythes, les superstitions, le mysticisme et l’idéalisme visait,
pour les atomistes antiques, à n’appréhender les phénomènes, qui, seuls, existent, de leur point
de vue, que par le moyen des organes de sens, qui ont la capacité de les observer, de les sentir,
de les écouter et de les toucher ; des instruments, qui rendent possible la mesure, la
quantification, l’expérimentation, même s’ils étaient rudimentaires ; et de la raison, qui a le
pouvoir de lier intelligemment toutes les données de l’expérience. Il s’agissait, pour Leucippe,
Démocrite, Empédocle d’Agrigente, Anaxagore de Clazomènes, Epicure, Lucrèce, pour ne citer
que ceux-là, de construire expérimentalement et intellectuellement tout objet de connaissance,
c’est-à-dire de saisir rationnellement, autant que faire se peut, l’essence du phénomène étudié
à partir de ses propres manifestations, et de rien d’autre. Ainsi, dans la démarche heuristique

112
Ibid.
113
Trinh Xuan Thuan, La Plénitude du vide, Paris, Albin Michel, 2016, p. 49.

29
des premiers atomistes grecs, la fonction critique de la raison est mise à forte contribution, ceci
au grand dam de l’imagination, du fantastique et du merveilleux auxquels la plupart des
hommes avaient recours pour dire le vrai, le juste, le beau et le bien. Les premiers atomistes,
comme nous le disions, ont rompu avec cette tradition ou, du moins, se sont mis à ramer à
contre-courant de la tradition en cours, en pensant « le réel à partir de lui-même et [ en ne
cherchant] pas son principe ailleurs114 », c’est-à-dire dans des mythes fondateurs qui font des
dieux des êtres qui seraient à l’origine du cosmos ; cet univers que les anciens Grecs pensaient
être très bien organisé, réglé avec minutie, et dans lequel chaque chose ou chaque être serait
nécessairement à sa place ou à sa « juste place » :

Parce qu’ils jugent les croyances superstitieuses qui écument la mythologie,


inaptes à rendre compte du fondement du réel, les philosophes présocratiques
[, et surtout les atomistes antiques,] leur substituent l’explication rationnelle
de ce qui est. (…) L’investigation rationnelle dans laquelle ils s’investissent
pour déterminer le fondement du cosmos est tout à fait différente des
croyances superstitieuses dont la mythologie est saturée. (…) La finalité de
cette laïcisation de la pensée est de dédiviniser et de démythologiser le
cosmos. Il est précisément question d’exclure de sa constitution les dieux qui
passent pour en être les principaux régisseurs. Il s’agit, en somme,
d’expliquer le réel par lui-même115.

L’exigence méthodologique des philosophes ioniens nous rappelle celle qui a permis la
naissance de la rationalité philosophique et scientifique en Egypte pharaonique antique et dans
d’autres aires culturelles antérieures au fameux « miracle grec ». En Egypte pharaonique
antique, par illustration, l’émergence de la philosophie et des sciences est rendue possible par
la volonté, le courage et l’effort des prêtres-chercheurs de se rajeunir spirituellement. Ce
rajeunissement spirituel leur a permis, d’une part, de rompre avec l’explication mythologique
des phénomènes naturels, car celle-ci ne donnait aucun résultat probant ; et d’autre part, de
recourir à l’explication rationnelle et expérimentale dont l’efficacité théorique et pratique n’est
plus à démontrer. Aujourd’hui encore, chacun peut se rendre à l’évidence du niveau de
développement technique et médicinal de l’ancienne Egypte qui, faut-il le rappeler, est restée
au sommet de sa gloire, c’est-à-dire de la productivité, de l’inventivité et de la sophistication,
pendant au moins trois millénaires. Les travaux de Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga,

114
Michel Onfray, Les Sagesses antiques. Contre-histoire de la philosophie, t. 1, Paris, Bernard Grasset, 2006, p.
56.
115
Lucien Ayissi, Crise et superstition, Paris, L’Harmattan, 2022, p. 185.

30
tout comme ceux de nombreux archéologues et égyptologues de diverses nationalités, font, à
ce propos, foi.

La démarche des atomistes ioniens nous rappelle aussi l’exigence méthodologique qui
est au fondement des sciences modernes, et qui continue de faire ses preuves aujourd’hui, à
savoir : ne rien dire, ne rien admettre, ne rien considérer comme vrai ; et nous pourrions ajouter,
ne rien considérer comme beau, bien ou juste, qui n’ait été soumis à la vérification
expérimentale et à la sanction de la « droite et froide raison ». L’efficacité de cette démarche
inductive ou expérimentale fait aujourd’hui l’accord de presque tous les esprits, et chaque
science particulière s’efforce à la respecter, pour plus de crédibilité et de réussite dans le
processus de l’élaboration du savoir. Les disciplines qui n’arrivent pas à faire leur les exigences
de la méthode expérimentale se voient reléguées au second plan et décrédibilisées, si elles ne
deviennent pas tout simplement inaudibles.

Les problèmes de pertinence de la philosophie, aujourd’hui, sont aussi liés à son


incapacité de parvenir à l’élaboration des connaissances de type scientifique, c’est-à-dire des
savoirs à la fois rationnels, parce que cohérents et logiques ; objectifs, car en adéquation avec
l’expérience ; et plus ou moins universels, puisque faisant l’accord des esprits de la
communauté scientifique. Pour le sens commun, pour ces théoriciens des sciences de la matière,
comme pour certains décideurs politiques, la philosophie demeure une simple spéculation,
c’est-à-dire un discours éthéré, non fondé sur des faits objectifs, et donc incapable, de ce fait,
d’être un outil efficace qui puisse aider à la prise de bonnes décisions. Elle apparaît, de ce point
de vue-là, comme une discipline incapable de permettre la transformation qualitative et
quantitative de l’homme et de la société. Mais une telle perception de la philosophie est-elle,
elle-même, pertinente ?

Peut-être pas. Toutefois, ce qu’il faut noter, c’est que tout discours qui n’est pas élaboré
selon les canons des sciences expérimentales ne convainc plus grand monde, depuis la
révolution scientifique moderne. De tels discours subjectifs ou spéculatifs sont même
considérés comme n’ayant plus droit de cité dans l’univers des sciences et des performances.
C’est pour cette raison que certains philosophes, comme Auguste Comte et Edmund Husserl,
se rendant compte de la fragilité épistémologique et pratique de la philosophie qui chemine
lentement, mais sûrement, vers sa propre mort, vont estimer que pour lui redonner de la vigueur
scientifique, en vue de son sauvetage, il est nécessaire de la soumettre aux exigences de la
démarche expérimentale. C’est d’ailleurs la mission historique et salvatrice du positivisme
comtienne et de la phénoménologie husserlienne.
31
En effet, né au XIXe siècle autour de la science positive d’Auguste Comte, le
positivisme est un courant de pensée qui décrédibilise et discrédite toute forme de savoir qui ne
s’enracine pas dans l’observation et l’expérience. Le positivisme comtien, par illustration,
affirme qu’on ne doit plus recourir à la métaphysique, la théologie et au mysticisme pour trouver
des réponses relatives aux questions d’ordre naturel et humain. Il s’agit bien plutôt de fonder la
recherche ou toute recherche sur les exigences de la démarche expérimentale ; démarche qui
est l’expression de la maturité de l’esprit humain. Tout comme le positivisme, la
phénoménologie, qui est un courant de la pensée du XXe siècle fondé par Edmund Husserl, a
pour objectif de procéder à la scientificisation de la philosophie. Il s’agit, pour elle, de s’éloigner
de toute interprétation abstraite, et de se limiter uniquement à la description froide du
phénomène ou du réel, comme le voulaient les atomistes antiques, et comme le veulent les
scientifiques des temps modernes. La phénoménologie est donc fondée sur l’exigence d’un
« retour aux choses mêmes ». Le respect de cette exigence est, dans la perspective husserlienne,
la condition sine qua non pour parvenir à la vérité du phénomène.

On nous objectera, peut-être, et à juste titre, qu’en cédant aux sirènes de la métaphysique
classique, Edmund Husserl, lui-même, a fini par ne pas se soumettre à cette exigence, puisqu’il
a, contre toute attente, procédé, dans ses œuvres de maturité, à l’installation d’un « ego
transcendantal » au-dessus de la conscience qu’il définit pourtant comme « intentionnalité ».
Or la thèse de l’« intentionnalité » ou de la « translucidité » de la conscience, selon une
terminologie sartrienne, ne saurait être compatible avec celle d’un « ego transcendantal » qui
serait installé dans sa tour d’ivoire, telle une entité transcendante qui déterminerait le vécu ou
le rapport de la conscience au monde. C’est d’ailleurs l’affirmation husserlienne de l’existence
de cet « ego transcendantal » qui amena Jean-Paul Sartre à se désolidariser philosophiquement
de son maître. Il devint ainsi un disciple infidèle d’Edmund Husserl, puisqu’il pense qu’il n’y
a pas une intériorité de la conscience. Pour Jean-Paul Sartre, la conscience est « translucide »,
dans la mesure où elle est originairement ou primitivement tendue vers autre chose qu’elle-
même. Qui plus est, estime-t-il encore, quand bien même un « ego transcendantal » se
retrouverait malencontreusement au-dessus de la conscience, le vent de l’intentionnalité ne
pourra que le balayer aussitôt, et sans ménagement aucun.

Ce qu’il faut retenir de ce que nous venons de développer, c’est qu’ « une poignée
d’hommes hors du commun116 », « le long des côtes d’Asie Mineure, en Ionie », a eu le courage

116
Trinh Xuan Thuan, op. cit., p. 49.

32
de ramer à contre-courant de la tradition en cours, en définissant ce qui peut faire l’objet de la
connaissance, d’une part ; et d’autre part, en mettant au point une démarche scientifique, même
si celle-ci était plus que rudimentaire et embryonnaire, comparativement à la démarche en
œuvre dans les sciences modernes. Lucien Ayissi, dans Crise et superstition, voit en ces
philosophes et en ces scientifiques de la première heure de véritables révolutionnaires dans un
monde dominé jusque-là par « l’imagination mythogène et tératogène117 ». Il affirme concis et
péremptoire :

Si leur grille d’intelligibilité n’est pas encore vraiment positiviste, étant


donné qu’elle consiste en des réflexions ontologiques finalisées sur la
recherche du principe (archè) qui régit le cosmos, elle repose sur une
investigation rationnelle liée soit à la permanence et au devenir, soit à la
multiplicité et à l’unité des phénomènes.118

En effet, en leur temps et dans leur aire culturelle, c’était déjà, grâce aux atomistes antiques,
une grande révolution que de proposer une autre grille d’intelligibilité du réel, c’est-à-dire un
autre schéma explicatif du phénomène. Autrement dit, penser que l’homme pourrait connaître
le réel et le soumettre sans l’aide des divinités ; modifiant ainsi la représentation qu’on avait
jusque-là du monde et de l’homme, était, en ces temps reculés, comme poser, aujourd’hui, pour
la première fois, un pied sur la planète rouge. C’est d’ailleurs pour cette raison que les auteurs
de Y a-t-il un grand architecte dans l’univers ? pensent, à juste titre, que :

La science ionienne, caractérisée par un désir puissant de mettre au jour les


lois fondamentales sous-tendant les phénomènes naturels, a représenté une
étape majeure dans l’histoire des idées. Son approche rationnelle donnait des
résultats étonnamment analogues aux conclusions issues de nos méthodes
actuelles, qui sont pourtant bien plus sophistiquées. C’est vraiment là que
tout a commencé [non pas pour le monde, puisque la science s’est épanouie
dans d’autres civilisations antérieures à la civilisation grecque, mais pour la
civilisation indo-européenne, ajouterions-nous].119

En plus des cosmogonies, des théogonies, des mythologies et des religions, les atomistes
antiques ont sévèrement pris à partie certains « grands » philosophes de leur temps ; philosophes
qui professaient le mysticisme, enseignaient les Idées essentielles évoluant dans un monde
intelligible, cultivaient le mépris du monde sensible, célébraient des puissances démiurgiques

117
Lucien Ayissi, op. cit., p. 10.
118
Ibid., p. 185.
119
Stephen Hawking et Leonard Mlodinow, Y a-t-il un grand architecte dans l’univers ?, traduit de l’anglais par
Marcel Filoche, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 25.

33
et donnaient « aux dieux le pouvoir architectonique sur le monde120 ». Ils récusaient, par
exemple, les « options pythagoriciennes du chiffre et du nombre ou la logique platonicienne
des idées121 ». C’est précisément cette opposition théorique et méthodologique entre l’atomisme
antique et l’idéalisme, doublée de la célébrité de Démocrite, qui aurait suscité le ressentiment
et la colère de Platon et des néo-platoniciens contre les atomistes. Michel Onfray, dans Les
Sagesses antiques. Contre-histoire de la philosophie, fait mention de cette haine et de cette
intention de Platon et de ses disciples d’émasculer philosophiquement son adversaire théorique,
et partant toute l’école d’Abdère, non seulement pour leur conception du monde et leur
démarche, mais aussi parce que Démocrite avait, en ces temps-là, dans les cités grecques,
comme au-delà, une notoriété incontestable et incontestée qui plongeait le camp adverse dans
le désarroi. A ce propos, c’est-à-dire parlant de Démocrite, Michel Onfray affirme :

En effet, la lecture publique de son Grand système du monde avait valu un


succès considérable au penseur matérialiste. A quoi il faut ajouter, dues à sa
rhétorique fameuse et à son évidente habileté pour les causalités inattendues,
des prédictions tous azimuts effectuées par jeu mais qui sidéraient les
badauds. L’admiration des citoyens grecs lui amenait des sommes d’argent
importantes, et des statues à son effigie furent même érigées dans les rues de
la cité.122

Toutefois, l’émasculation philosophique de Démocrite et de ses disciples, projetée par


Platon et ses acolytes, ne devait en aucun cas se faire à la loyale, c’est-à-dire par le moyen des
débats publics, car l’auteur de La République et ses amis auraient, peut-être, perdu cette joute
philosophique et oratoire, eu égard à la puissance épistémologique et rhétorique des penseurs
ioniens. Il fallait absolument fuir le débat à l’agora non seulement pour éviter une déconvenue
certaine, mais aussi et surtout parce qu’il aurait permis de statuer sur la pertinence des théories
ioniennes. Ce débat aurait, peut-être, rendu possible le dévoilement de la vérité et la
reconnaissance publique et politique des penseurs ioniens qui seraient devenus les véritables
maîtres du savoir. Devenant de véritables maîtres du savoir, leur science pouvait être adoptée,
validée et enseignée non seulement dans toutes les cités grecques, mais aussi dans le monde ;
ce qui aurait pu permettre aux Grecs, aux peuples indo-européens et au monde de ne pas prendre
le chemin de Canossa, mais celui de la libération et de l’émancipation. Cette émasculation
devait donc passer par un négationnisme éhonté, un sabotage savamment orchestré et, si
possible, par l’autodafé des œuvres dont Platon et ses acolytes voulaient en limiter la diffusion,

120
Michel Onfray, op. cit., p. 57.
121
Ibid.
122
Ibid., p. 61.

34
la lecture, le commentaire, la critique, et donc l’impact scientifique, humain, social, politique
et économique.

Michel Onfray affirme que l’atomisme démocritéen et l’idéalisme platonicien étaient


tellement irréductibles que Platon et ses disciples déniaient même à Démocrite et à ses partisans
« le droit de se prévaloir du nom et de la qualité de philosophe123 ». D’ailleurs, dans ses
Mémoires historiques, Aristoxène rapporte, nous relate Michel Onfray, que « Platon a envisagé
de collecter les œuvres de Démocrite afin d’y mettre le feu !124 » Mais « Amyclas et Clinias l’en
ont dissuadé. Non pas qu’ils trouvaient l’idée impensable, le geste indéfendable ou le projet
détestable, mais ils estimaient que les livres de Démocrite existaient en un trop grand nombre
d’exemplaires pour envisager réellement de rayer son nom de la planète philosophique125 ».
En outre, relève encore Michel Onfray, « dans les deux mille pages [des] dialogues [de Platon],
le nom de Démocrite n’apparaît pas une seule fois – encore moins ses thèses ou leur discussion
conséquente126 » ; chose curieuse pour l’auteur de La République qui, dans ses dialogues, met
en scènes les grands penseurs de son époque, même si c’est très souvent pour les ridiculiser et
faire la part belle à Socrate, son maître. Chose aussi curieuse, lorsqu’on sait que Démocrite était
un penseur de haute facture philosophique, célèbre et contemporain de Platon.

A la vérité, contrairement à ce qui est véhiculé dans les manuels et les livres d’histoire
de la philosophie, Démocrite n’est pas un présocratique, c’est-à-dire un philosophe qui a vécu,
pensé ou produit des œuvres orales ou écrites, à caractère philosophique, artistique, littéraire ou
scientifique, avant le déploiement de la pensée socratique. C’est justement cette erreur
historique ou cette aberration dans la classification des auteurs antiques que Michel Onfray
relève et affirme tambour battant que Démocrite est « faussement présocratique127 ». L’auteur
de Les Sagesses antiques. Contre-histoire de la philosophie écrit ce qui suit :

Démocrite, donc. Le fort volume de la Pléiade que contient l’ensemble des


écrits et fragments de philosophes réunis sous la rubrique « présocratiques »
propose le corpus qui subsiste du philosophe d’Abdère. Le bon sens voudrait
que soit compris sous cette rubrique quiconque a pensé, écrit, travaillé avant
Socrate – sa date de naissance, son acmé ou sa mort, c’est selon. Voici les
dates de Socrate : naissance en 469 av. J.-C., décès en 399, par l’abus de
Ciguë démocratique que l’on sait. Celles de Démocrite ? Vers 460 pour
l’arrivée au monde, vers 356 pour son départ. Le calcul paraît simple : dans
la fourchette de dates mêmes approximatives, Démocrite est le cadet de

123
Ibid.
124
Ibid.
125
Ibid., p. 58.
126
Ibid.
127
Ibid., p. 52.

35
Socrate, mais de dix ans seulement, et quand ce dernier succombe, il lui reste
entre trente et quarante années à vivre. Pour un présocratique, quelle
gageure !128

Cependant, malgré la volonté persistante de Platon de devenir, au grand dam de


l’éthique scientifique et philosophique, « un philosophe auteur d’un autodafé contre un autre
philosophe129 », en dépit de la lutte acharnée engagée contre l’atomisme par les chantres de
l’idéalisme et du mysticisme, la science ionienne aura survécu pendant quelques siècles, huit,
à en croire Trinh Xuan Thuan, avant de sombrer dans l’oubli pendant vingt siècles. Stephen
Hawking et Leonard Mlodinow affirment que « l’idée ionienne d’un univers non
anthropocentrique a été abandonnée pour n’être reprise et acceptée qu’avec Galilée, près de
vingt siècles plus tard130 ».

Pour l’histoire, rappelons que Platon, les néo-platoniciens et leurs héritiers chrétiens
auraient déployé toutes les stratégies possibles pour neutraliser, occulter, effacer ou brûler la
pensée des atomistes, surtout celle de Démocrite, considéré comme la figure emblématique de
la science ionienne. La preuve, ce sont ces vingt siècles de domination de la mythologie, de la
superstition, de la religion, de l’idéalisme et de la métaphysique classique. Ce sont ainsi vingt
siècles dans la caverne de l’obscurantisme, vingt siècles sur le chemin de Canossa, et vingt
siècles au cours desquels la libération et le développement de l’humanité, c’est-à-dire son
émancipation et son épanouissement, étaient combattus. Il a fallu que le christianisme se
convertisse à l’aristotélisme, c’est-à-dire que la théologie rationnelle thomiste s’impose au sein
de l’Eglise, que des humanistes de la Renaissance et des scientifiques courageux mènent de
nombreuses batailles contre les forces obscurantistes et les gagnent, tant sur le plan des idées
que d’un point de vue politique, pour que, dans ce nouveau contexte favorable à la liberté, les
sciences fleurissent à nouveau, grâce, d’une part, à la reprise et au développement de l’intuition
des premiers atomistes grecs ; et d’autre part, aux travaux initiés par les savants d’autres
civilisations anciennes.

Au-delà de cette opposition méthodologique entre l’atomisme antique et l’idéalisme, la


préoccupation essentielle des théoriciens ioniens était de réconcilier les théories parménidienne
et héraclitéenne de l’immobilité et du mouvement, ou de l’indivision et du devenir. De leur
point de vue, l’être, qui est essentiellement matière, est constitué des atomes immuables, dans

128
Ibid., p. 53.
129
Ibid., pp. 57-58.
130
Stephen Hawking et Leonard Mlodinow, op. cit., p. 30.

36
leur nature ; homogènes et indivisibles, sur le plan physique (d’où le nom d’atome) ; pleins,
parfaits et éternels, étant donné qu’en leur constitution, rien d’extérieur ne s’ajoute à leur nature,
et rien de ce qui leur est intérieur ne meurt, ne disparaît, ne se perd. Jean Salem dit, à ce propos,
qu’individuellement considérés, les atomes sont, dans la perspective ionienne, « éternels et
immodifiables131 ». Ainsi perçue, cette nature des atomes, qui a, par ce côté, le caractère de
l’être parménidien, nous fait penser à la célèbre phrase d’Antoine Laurent de Lavoisier selon
laquelle « rien ne se perd, rien ne se crée ». Mais, heureusement, au-delà de ces propriétés
atomiques proches de l’être éléate, les atomes ont, par un autre côté, des qualités de l’être
héraclitéen, en ce sens qu’ils sont en perpétuel mouvement ou en recomposition permanente.
On dirait, une fois de plus avec Antoine Laurent de Lavoisier, que « tout se transforme ». En
effet, les atomes « se combinent puis se dissocient au gré de leur agitation incessante dans le
vide immense132 ». Ils seraient mus par « une force qui semble être pour les premiers atomistes,
soit le simple hasard ou fatalité, soit la vertu même du mouvement133 ».

Dans tous les cas, pour les Ioniens, l’univers est constitué d’une « masse d’atomes,
entraînés dans le vide par une chute incessante ; ces atomes s’accrochent les uns aux autres,
ils s’agrègent et forment les multiples combinaisons d’où résultent tous les corps de la nature
et tous les changements du monde et de l’histoire134 ». L’être de l’atomisme antique est donc
un, dans sa nature, telle une « monade » leibnizienne, et, tout à la fois, multiple, dans ses
combinaisons et dans ses transformations. Dit autrement, les éléments constitutifs de l’être de
l’atomisme antique sont « éternels et immodifiables 135 », d’où leur caractère parménidien ; et
par ailleurs, éphémère, fragile ou périssable, lorsqu’ils s’agrègent pour constituer un organisme
ou un élément de la nature dont le destin est de se désagréger ou de mourir un jour ; ce qui nous
ramène au devenir héraclitéen. Pour les philosophes ioniens, les atomes sont régis par la loi de
la composition et de la désagrégation, ou de la naissance et de la mort.

En dehors de cette loi, l’atomisme est fondé sur trois principes fondamentaux, à savoir :

Le principe de la construction atomique de la matière, laquelle est conçue


par eux comme étant animée d’un perpétuel mouvement et douée d’un
pouvoir d’auto-organisation ; le principe de la matérialité de l’âme et de son
indéfectible unité avec l’agrégat qu’elle anime ; le principe de la sélection

131
Jean Salem, op. cit., p. 9.
132
Ibid.
133
F.-J. Thonnard, A. A., Précis d’histoire de la philosophie, Paris, Desclée et Cie, 1948, p. 23.
134
Ibid.
135
Jean Salem, op. cit., p. 9.

37
naturelle des espèces animales par élimination des plus faibles et survivance
des plus aptes.136

Ces principes de l’atomisme antique, que la physique moderne, la neurobiologie et la


théorie de l’évolution des espèces font leur, puisqu’elles soutiennent tour à tour que les
processus biologiques sont gouvernés par des lois qui leur sont inhérentes ; que l’âme, l’esprit,
la conscience ou la pensée sont l’expression de la plasticité du cerveau ; que les espèces sont
sans cesse en évolution, et que seuls les sujets ou les individus capables de s’adapter survivent
et transmettent leur patrimoine génétique, prennent appui, comme nous l’avons souligné plus
haut, sur le socle de la pensée rationnelle et sur l’observation empirique, c’est-à-dire sur la
raison et l’expérience sensible la plus immédiate. A la vérité, les premiers atomistes ont pris le
temps et la peine d’étudier le « mouvement » des corps, les « infiltrations » et les
« compénétrations », « l’usure » et « l’érosion de toute chose », « l’inéluctable restitution de
tous les êtres que nous aimons à la terre et à la poussière »137. C’est cette curiosité intellectuelle,
ce sens de l’observation, cette sensibilité aux différentes manifestations des phénomènes, cette
mise entre parenthèses des « noumènes », ce rejet de la dictature de l’invisible sur le visible,
bref, ce souci de l’objectivité et de la vérification expérimentale qui ont permis aux atomistes
antiques d’amorcer le processus de « laïcisation de la pensée », de sécularisation ou du
désenchantement du monde.

A partir de son essence, de sa démarche et de ses principes, il ressort que l’atomisme


antique se suffit à lui-même, puisqu’il n’admet que la réalité de la matière, de la nécessité et du
hasard. Cette essence, cette démarche et ces principes de l’atomisme antique font dire à André
Comte-Sponville que cette théorie physique antique se donne comme une « forme – peut-être
la plus radicale – de matérialisme138 » et d’athéisme. Autrement dit, l’atomisme antique est un
matérialisme athée.

2- L’atomisme antique : un matérialisme absolu et un athéisme

L’atomisme antique est une forme radicale de matérialisme, dans la mesure où il repose
sur le réductionnisme et le déterminisme. En effet, tout comme le matérialisme absolu,
l’atomisme antique est un réductionnisme, en ce sens qu’il rejette toutes les formes de
transcendance et ne considère que la réalité de l’immanence. Autrement dit, pour les atomistes

136
Ibid., p. 221.
137
Ibid., p. 222.
138
André Comte-Sponville, op. cit., p. 70.

38
antiques, l’être se confond avec la matière, avec la nature ou avec le monde. Dans ce système
de pensée, il n’existe pas un au-delà du monde phénoménal, c’est-à-dire un autre niveau de
réalités, comme c’est le cas dans des formes particulières de cosmogonie, de légende, de conte,
de spiritualité, de religion et de cosmologie non scientifique. C’est justement ce monisme du
phénomène ou cet « immanentisme radical » de l’atomisme, surtout démocritéen, qui l’a opposé
frontalement à l’idéalisme platonicien, fondé sur un dualisme lui aussi radical. Ainsi, au
moment où l’atomisme antique affirme que la seule réalité est la matière, la nature ou le monde,
l’idéalisme postule l’existence et la prééminence d’un monde intelligible, siège du Bien, du
Beau, du Juste et du Vrai ; par contraste au monde sensible, lieu par excellence des
imperfections, des simulacres et de la dégénérescence. Or, pour les atomistes antiques, les
entités extérieures et supérieures à la nature, à l’instar des dieux, des démons, des Idées
immuables, relèvent simplement des fantasmes, des peurs, des angoisses, des attentes, de
l’ignorance de ceux qui postulent leur existence, bref, de la superstition qui consiste « à prendre
les fictions que l’imagination malade élabore en marge des matters of fact pour des data
objectifs139 », c’est-à-dire à faire provision de « l’imagination mythogène et tératogène140 »,
dans le but de « corriger les lacunes de l’expérience par des fictions fantastiques141 ».

Michel Onfray nous rapporte, par illustration, que Démocrite est resté « sage jusqu’au
bout, doué sans discontinuer et maîtrisant sa mort comme sa vie142 ». Même en accédant, à la
veille de sa mort, à la demande de sa sœur qui voulait offrir des offrandes aux dieux, afin de
préparer son départ, le vieux Démocrite l’a fait par souci de ne pas contrarier sa parente, c’est-
à-dire par simple politesse, par amour fraternel ou par bienséance. Il lui fallait, bien sûr,
sauvegarder l’équilibre psychologique de sa vieille sœur, même si, au fond de sa propre
personne, il ne croyait guère au ciel et aux dieux143.

Tout comme il n’y a pas, selon l’atomisme antique, un au-delà de la matière, il n’existe
pas non plus une âme, une conscience, une intelligence, une raison ou un esprit indépendant du
corps. Le corps est considéré, par les atomistes antiques, comme le propre de l’homme. En tant
que tel, le corps est la source du développement de toutes les facultés humaines. En d’autres
termes, on ne saurait imaginer, d’une part, le corps avec ses passions ; et d’autre part, l’esprit
avec ses vertus, comme nous le voyons chez certains idéalistes et spiritualistes. En effet, le

139
Lucien Ayissi, op. cit., p. 13.
140
Ibid.
141
Ibid.
142
Michel Onfray, op. cit., p. 62.
143
Ibid., pp. 62-63.

39
corps n’est pas le tombeau de l’âme, comme le pense Platon. La chair, non plus, n’est pas faible,
tandis que l’esprit est bien disposé, comme le dit saint Paul. Pour Démocrite, l’âme, c’est le
corps :

Démocrite affirme l’intégrité du seul bien dont nous disposons ; pas d’âme
séparée du corps, pas de discrédit de la chair et de valorisation de l’esprit,
pas d’immatériel prisonnier dans le matériel, enfermé, clos, enclos dans la
viande, pas de principe nous reliant au divin, au céleste, opposé à un autre
nous rattachant au trivial terrestre, pas d’immortel lié au divin contre un
mortel sensible, mais une entité constituée d’atomes et digne en tant que
telle.144

Cette conception atomiste ou démocritéenne du réel ; conception qui fait du monisme


l’essence du phénomène, est valide aujourd’hui, car les découvertes de certains biologistes et
de certains neuroscientifiques la confirme. Dans cette perspective, Pier Vincenzo Piazza
affirme :

Grâce aux découvertes du XXIe siècle, nous n’avons plus besoin de recourir
à une entité immatérielle pour expliquer notre humanité. Bien au contraire,
les règles qui régissent la matière dont est fait notre corps nous offrent un
esprit incarné qui est aussi beau, insaisissable et riche d’expérience que
l’esprit immatériel, mais qui a l’avantage d’être réel. La biologie du XXIe
siècle réconcilie donc l’esprit et la matière. Elle ne nie pas l’esprit, mais
simplement le matérialise.145

Point par point, l’atomisme antique coïncide avec la définition qu’André Comte-
Sponville donne du matérialisme. Nous préférons soumettre le texte de ce philosophe
contemporain à l’appréciation de tous. Il affirme :

Le matérialisme, c’est alors la conception du monde ou de l’être qui affirme


le rôle primordial, voire l’existence exclusive, de la matière. Être
matérialiste, en ce sens philosophique, c’est affirmer que tout est matière ou
produit de la matière, et qu’il n’existe en conséquence aucune réalité
spirituelle ou idéelle autonome – ni Dieu créateur, ni âme immatérielle, ni
valeurs absolues ou en soi. Le matérialisme s’oppose pour cela au
spiritualisme ou à l’idéalisme. Il est incompatible, sinon avec toute religion
(…), du moins avec toute croyance en un Dieu immatériel ou transcendant.
C’est un monisme physique, un immanentisme absolu et un naturalisme
radical.146

144
Ibid., p. 67.
145
Pier Vincenzo Piazza, Homo Biologicus. Comment la biologie explique la nature humaine (en collaboration
avec Anne Jeanblanc), Paris, Albin Michel, 2019, p. 45.
146
André Comte-Sponville, op.cit., p. 361.

40
En plus du réductionnisme qui le caractérise, l’atomisme antique est aussi un
matérialisme absolu parce qu’il est foncièrement déterministe, c’est-à-dire soumis à la loi de la
causalité. Cette loi suppose une relation entre deux éléments, deux choses ou deux entités, tel
que la présence de l’un entraîne, ipso facto, celle de l’autre et l’explique. Il y a, dans le
déterminisme ou dans la loi de cause à effet, l’idée d’une connexion nécessaire, c’est-à-dire
d’un rapport qui ne peut ne pas être, entre des évènements donnés. En effet, les atomistes
antiques pensent que la nature est gouvernée par des lois implacables qui président à la
composition ou à la naissance, au mouvement ou à la mutation, à la désagrégation ou à la
décomposition des atomes qui entrent dans la constitution de l’être, de chaque être ou de tout
ce que la nature a engendré. Dans la perspective de la science ionienne, la nature est, de part en
part, ou de part et d’autre, traversée par une chaîne ou un « labyrinthe des causes147 » et d’effets
« à quoi rien n’échappe, ni lui-même148 ».

On pourrait bien, dans une certaine mesure, et grâce à une haute maîtrise
technoscientifique, agir sur ces lois naturelles et ouvrir des fenêtres de liberté. Mais ce qui reste
certain, c’est notre incapacité à nous affranchir des déterminismes naturels, puisque nous
finissons, comme les autres êtres de l’univers, par les subir, sans nous et malgré nous. Le libre
arbitre, l’autonomie ou la liberté réelle demeure, pour un atomiste antique ou un matérialiste
radical, une pure fiction métaphysique, c’est-à-dire une illusion. Voici ce qu’en dit Luc Ferry
dans son Dictionnaire amoureux de la philosophie :

[Le déterminisme matérialiste ou atomiste est] une attitude de pensée, voire


une doctrine philosophique qui postule que toutes nos actions, et plus
généralement toutes les dimensions intellectuelles, morales et culturelles de
la vie de l’esprit, sont tout à la fois produites et déterminées par des réalités
plus profondes, plus « matérielles » justement, des causalités qui pour
l’essentiel relèvent de la nature et de l’Histoire, de la biologie et des données
sociologiques.149

Néanmoins, force est de noter que le déterminisme du matérialisme de l’atomisme


antique, comme celui des autres formes de matérialisme, n’est pas un prédéterminisme ou un
fatalisme. En effet, comme le dit si bien André Comte-Sponville, il n’existe pas dans le
déterminisme l’idée « d’une chaîne unique et continue de cause, de telle sorte que l’avenir
serait tout entier inscrit dans le présent, comme le présent résulterait nécessairement du

147
Ibid., p. 163.
148
Ibid.
149
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, Paris, Plon, 2018, p. 420.

41
passé150 ». Il n’existe donc pas « l’idée d’une prévision possible151 », car « un phénomène peut
être intégralement déterminé tout en restant parfaitement imprévisible152». La physique de
l’infiniment grand et celle de l’infiniment petit nous permettent, d’ailleurs, d’établir la
pertinence de ces propos d’André Comte-Sponville.

Différent du prédéterminisme ou du fatalisme qui pourrait donner à croire en


l’existence d’une entité extérieure et supérieure au réel ; entité qui aurait déjà écrit le destin des
êtres et des choses, le déterminisme est bien plutôt un autre nom du hasard et de la nécessité.
Ainsi, en dépit de son fondement déterministe, la nature s’auto-organise et admet des
bifurcations. Elle est autocréatrice, en ce sens qu’elle se modifie en fonction de la nécessité et
de la contingence. La nature joue aux dés, n’en déplaise à Albert Einstein qui pensait le
contraire. La nature est un véritable système chaotique. La preuve, quelles que soient les
prévisions météorologiques, nous ne pouvons pas être certains du temps qu’il fera dans huit
mois. En outre, les analyses médicales et l’état de dégradation de l’organisme d’un malade
peuvent pousser des médecins à prévoir sa mort dans un mois au plus, et cette prévision est
contredite par le prolongement de sa vie, si ce n’est par sa guérison définitive. Dans l’épigraphe
qui résume l’essentiel de son livre majeur intitulé Le Hasard et la nécessité. Essai sur la
philosophie naturelle de la biologie moderne, Jacques Monod cite Démocrite, comme pour
nous convaincre, s’il en était encore besoin, que : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit
du hasard et de la nécessité153 ».

L’atomisme antique est donc un matérialisme parce qu’il est réductionniste et


déterministe. Il est réductionniste parce qu’il rejette toutes les formes de transcendance. Il est
déterministe, en ce sens qu’il récuse le libre arbitre. Le réductionnisme et le déterminisme du
matérialisme de l’atomisme antique l’ouvrent nécessairement sur un athéisme. C’est d’ailleurs
cet athéisme de l’atomisme antique qui serait l’une des principales causes des conflits qui l’ont
opposé aux cosmogonies grecques, aux cosmologies non scientifiques et aux religions.
Rappelons-nous que, dans les cités grecques, comme dans la plupart des sociétés de l’Antiquité,
l’impiété et l’athéisme étaient considérés comme un crime majeur. En effet, même accusé
faussement d’impiété et d’athéisme, le mis en cause pouvait encourir des châtiments allant
jusqu’à la peine de mort. Le cas de Socrate, accusé à tort par Mélétos, Anytos et Lycon de ne

150
André Comte-Sponville, op.cit., pp. 163-164.
151
Ibid., p. 164.
152
Ibid.
153
Démocrite cité par Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie,
Paris, Seuil, 1970.

42
pas croire aux dieux de la cité, et condamné à boire de la ciguë, en constitue une illustration. Il
est donc certain, du moins si on s’en tient à l’analyse de Michel Onfray, que l’athéisme des
atomistes antiques a mobilisé contre eux des forces insoupçonnées qui les ont anéantis ou, du
moins, étouffé le paradigme dont ils étaient porteurs. Leur athéisme a annihilé l’impact de leur
science sur le cours du monde. Mais quelles sont les raisons profondes de cet échec ?

3- Les raisons d’un échec

L’échec dont il est question ici n’est véritablement pas relatif aux insuffisances
philosophiques ou scientifiques de l’atomisme antique. En effet, on pourrait reprocher aux
premiers atomistes d’être restés superficiels dans l’étude des phénomènes. Mais, à leur
décharge, nous pouvons dire que cette superficialité était consécutive à un manque criard
d’instruments adaptés à la traque des atomes qui était leur principal objet de recherche. Ils
n’avaient donc pour seuls outils que leur intelligence, leur capacité d’observation et, peut-être,
quelques instruments rudimentaires de recherche. Néanmoins, à cette époque lointaine, qui
marque les débuts de l’histoire des sciences, c’était déjà remarquable, pour les atomistes
antiques, de ne pas céder à la facilité et à la fascination de « l’imagination mythogène et
tératogène », comme le faisaient la plupart de leurs contemporains. En effet, les atomistes
antiques ont eu le mérite d’entreprendre l’étude de la nature en empruntant courageusement les
chemins escarpés et périlleux de la méthode expérimentale. D’ailleurs, comment pourrait-on
exiger d’eux qu’ils eussent, en ces temps archaïques, et à l’instant ou au même moment,
l’intuition dont ils ont fait montre et les instruments sophistiqués nécessaires à la
compréhension du monde et de ses éléments ? Le perfectionnement de la démarche et des
instruments scientifiques n’est-il pas consécutif à un travail de longue haleine, c’est-à-dire à un
travail qui exige du temps et des efforts considérables ? Gaston Bachelard, dans La Formation
de l’esprit scientifique, ne souligne-t-il pas que « la science a l’âge de ses instruments de
mesure » ?

Toutefois, même si nous ne tenons pas rigueur aux Ioniens, par rapport à la qualité des
résultats scientifiques auxquels ils étaient parvenus, pour les raisons susmentionnées, nous
sommes, tout de même, en droit de penser qu’ils auraient dû impacter davantage l’évolution
philosophique ou scientifique de leurs cités, et partant de la région indo-européenne et du
monde. Or tel n’a pas été le cas. Les historiens de la philosophie nous rappellent bien plutôt que
la science ionienne n’a pu ni survivre à ses multiples détracteurs, ni libérer l’humanité de la
servitude volontaire ou involontaire de l’ignorance, de la superstition, de l’aliénation, de la

43
routine, du mimétisme, de l’inertie, du dogmatisme, de la peur, pour ne citer que ceux-là.
Qu’est-ce qui explique cette inefficacité théorique et pratique, c’est-à-dire ce manque d’impact
positif sur l’évolution des savoirs et le développement des sociétés ? En d’autres termes, quelles
seraient les raisons de la défaite des premiers atomistes, c’est-à-dire de l’éclipse de leur théorie
durant vingt longs siècles ?

Stephen Hawking, Leonard Mlodinow et Michel Onfray pensent que les cosmogonies
grecques, les cosmologies non scientifiques, les religions, les philosophies mystiques et
l’idéalisme ont résisté aux secousses des atomistes antiques parce que les dirigeants politiques,
les leaders religieux, bon nombre de philosophes et la plupart des citoyens de leur époque et
des époques postérieures avaient peur des bouleversements que pouvaient provoquer les
nouvelles théories qu’ils avaient élaborées et qu’ils leur proposaient. Ils n’étaient donc pas prêts
à changer de vision du monde, c’est-à-dire à modifier la représentation qu’ils avaient jusque-là
du réel. Il était question, pour eux, de rester dans leur zone de confort, et surtout de ne prendre
aucun risque. Pour les hommes politiques, il n’était pas question de prendre le risque de
compromettre l’équilibre communautaire fondé sur le « cosmologico-éthique » et politique.
Pour les leaders religieux, il n’était pas question d’ouvrir la voie à l’athéisme, à la permissivité,
à l’immoralité et à la colère des dieux. Pour certains philosophes, il n’était pas question de jeter
un discrédit sur leur philosophie, de perdre leur prestige et d’ouvrir la voie à l’éventualité d’un
dépérissement dans l’anonymat. Pour le commun des mortels, il n’était pas question de se
lancer, sans garantie aucune, sur des sentiers nouveaux, de perdre ses repères spirituels et de se
mettre dans l’insécurité qui est le lot de tous ceux qui osent se revêtir du manteau de
l’anticonformisme. Stephen Hawking et Leonard Mlodinow expliquent l’échec de l’atomisme
antique en ces termes :

Malheureusement, l’influence qu’a exercée la conception ionienne de la


nature – une nature régie par les lois générales que l’on peut ramener à un
ensemble de principes simples – n’a duré que quelques siècles. C’est en partie
dû à ce que les théories ioniennes ne semblaient accorder aucun espace au
libre arbitre, à la volonté ou à l’intervention des dieux dans les affaires du
monde. Cela constituait aux yeux de nombreux penseurs grecs, comme à
beaucoup de gens aujourd’hui, une lacune étonnante et profondément
dérangeante.154

La science ionienne était aussi dérangeante pour les religions monothéistes post-
hellénistiques, fondées sur la croyance en un Dieu personnel et unique qui est le Créateur du

154
Stephen Hawking et Leonard Mlodinow, op. cit., p. 29.

44
monde et de l’homme, la source de toute connaissance, de toute loi et de toute sagesse. Ces
religions du Livre ne pouvaient pas tolérer les théories atomistes, au risque de disparaître elles-
mêmes, et par le fait même, car elles étaient contraires à leur révélation et à leur cosmologie.
Les auteurs de Y a-t-il un grand architecte dans l’univers ? mentionnent que « les successeurs
chrétiens des Grecs repoussaient l’idée d’un univers régi par des lois naturelles aveugles, tout
comme ils rejetaient celle d’un univers où l’homme n’occuperait pas une place privilégiée155 ».
Pour les détracteurs de l’atomisme antique, la seule alternative était soit de le détruire
complètement soit de le combattre permanemment. Dans tous les cas, il fallait absolument le
museler, l’étouffer, le discréditer, et si possible, le faire en promouvant des doctrines
philosophiques opposées, c’est-à-dire en célébrant les systèmes de pensée qui se posaient en
s’opposant à lui, à l’instar du platonisme et de l’aristotélisme.

En effet, il était question, par illustration, de promouvoir le platonisme et l’aristotélisme


parce qu’ils sont une critique acerbe non seulement de la cosmologie atomiste, mais aussi de sa
démarche immanentiste radicale. Ainsi, à l’inverse de l’atomisme antique qui estime que « les
« briques » fondamentales de l’univers sont des atomes156 », et qu’il n’existe aucun principe
au-dessus de la matière, le platonisme et l’aristotélisme postulent l’existence d’une réalité
transcendante qui serait à l’origine du monde et de l’homme157. Un tel postulat fait du
platonisme et de l’aristotélisme des systèmes de pensée qui sont de nature à prêter le flanc à
l’épanouissement des thèses sur l’existence des dieux ou de Dieu, ou à ouvrir la voie à une
interprétation qui pourrait valider leur présence ou sa présence dans le monde ou au-dessus du
monde. Le christianisme, par exemple, a fait le choix de Platon et d’Aristote, contre Démocrite
et les autres atomistes, précisément parce que la philosophie platonicienne et la philosophie
aristotélicienne ne sont pas des philosophies athées. Bien au contraire, elles sont des pierres
d’attente non seulement du christianisme, mais aussi de toutes les religions qui postulent
l’existence des entités transcendantes, créatrices ou génératrices de toutes chose et de tout être.
Luc Ferry montre, à cet effet, comment saint Augustin et saint Thomas d’Aquin ont aisément
christianisé le platonisme et l’aristotélisme. Il affirme :

155
Ibid., p. 33.
156
Trinh Xuan Thuan, Désir d’infini. Des chiffres, des univers et des hommes, Paris, Librairie Arthème Fayard,
2013, p. 100.
157
Chez Platon, cette réalité transcendante se confond avec les « Idées » immuables au-dessus desquelles trône le
Bien. Aristote, par contre, mais dans la même dynamique que son ancien maître, parle du « premier moteur qui
meut toutes choses ». Lire, à ce propos, Bertrand Vergely, op. cit., p. 29. Les « Idées » immuables de Platon et le
« premier moteur » d’Aristote ne sont pas si différents du Dieu personnel et unique des religions monothéistes.
Tous sont considérés comme des réalités substantielles et consistantes, en ce sens qu’ils se définissent par eux-
mêmes, d’une part ; et d’autre part, sont la cause de toutes choses et de tout être.

45
Platon a presque pensé la création (avec sa théorie des idées), mais le monde
réel, qu’il compare aux images de la caverne, n’a pas assez de réalité pour
être digne de l’œuvre d’un créateur divin. Aristote, de son côté, s’est opposé
à l’idée d’un Dieu créateur, dans le temps, du ciel et de la terre. En revanche,
sa description du monde en dresse un tableau si varié et profond qu’il sied à
l’ouvrage d’un Être suprême. Grâce à saint Augustin, le christianisme a su
prendre dans Platon tout ce qu’il y avait de bon à ses yeux avant de pousser
plus loin la logique platonicienne pour l’accomplir, grâce à la révélation du
Christ, dans une doctrine de la création. Grâce à Thomas, le christianisme
prend tout ce qui est bon dans Aristote, à savoir la description du cosmos,
mais il fait malgré tout de ce dernier, suivant en cela l’enseignement de
Platon revisité par Augustin, une authentique créature (ce qu’Aristote, bien
sûr, eût refusé de faire).158

Si pendant l’Antiquité, Platon et les ennemis de la pensée ionienne ont bénéficié du


soutien des politiques, du clergé et des croyants pour vilipender et étouffer l’atomisme, durant
le Moyen Age, le christianisme et l’Empire romain, devenu son « bras séculier », ont imposé
les dogmes de l’Eglise et l’enseignement d’un platonisme et d’un aristotélisme christianisés qui
ne pouvaient plus porter préjudice à la révélation. Dans Les Sagesses antiques. Contre-histoire
de la philosophie, Michel Onfray fait remarquer ce qui suit :

Nous vivons en effet sous le règne des vainqueurs : l’histoire de la philosophie


est écrite par des gens nettement juges et parties. La tradition platonicienne,
puissamment relayée par le christianisme, domine l’Occident depuis des
siècles. Tout ce qui n’entre pas dans cet ordre est minimisé, négligé,
caricaturé, oublié. Démocrite, en figure tutélaire du matérialisme antique,
passe à la trappe des idéalistes qui peuvent dès lors laisser croire à la toute-
puissance de Platon et de son clergé.159

En dépit de la tentative infructueuse des atomistes antiques d’ébranler la cosmologie


grecque ou les fondements de la transcendance du cosmos, leur contribution n’est pas de
moindre, puisqu’elle a permis une première prise de conscience de la non pertinence de
certaines croyances, de certains dogmes, de certaines doctrines et de certains modes
d’existence. Qui plus est, les atomistes antiques ont posé les jalons de l’émergence et du
développement des sciences modernes qui ont, aujourd’hui, considérablement et considérément
participé au processus de désenchantement, de sécularisation ou de laïcisation du monde. Mais
avant de montrer comment ces sciences ont déconstruit les « transcendances du passé » et
donné un sens nouveau à la vie de l’homme, soulignons que saint Thomas d’Aquin, à son insu,

158
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 403-404.
159
Michel Onfray, op.cit., p. 54.

46
a apporté sa pierre à la naissance du nouveau visage du monde et de l’homme, en convertissant
le christianisme à l’aristotélisme, c’est-à-dire en faisant de sa théologie rationnelle la nouvelle
théologie officielle de l’Eglise catholique romaine, ceci au grand dam de l’augustinisme ou de
la théologie dogmatique qui avait, en ces temps-là, le vent en poupe.

II- La fissuration de la théologie dogmatique par le semi-rationalisme de saint Thomas


d’Aquin

Pour comprendre l’apport de saint Thomas d’Aquin dans le processus de fissuration de


la théologie dogmatique et de « laïcisation de la pensée », il importe de partir des positions de
l’Eglise, lorsque l’empereur Constantin décide de faire du christianisme la religion de l’Empire,
d’une part ; et d’autre part, des thèses augustiniennes.

1- Les positions de l’Eglise catholique romaine et les thèses augustiniennes


Le christianisme, tout comme les autres religions monothéistes, postule que le savoir, la
loi et le salut, qui donnent un sens à la vie humaine, sont gracieusement donnés par la révélation.
Autrement dit, la connaissance parfaite de toute chose, les normes les plus élaborées pouvant
permettre l’harmonie sociale et la paix entre les hommes, et les sagesses qui conduisent à une
« vie bonne » sur terre comme dans l’au-delà se trouvent, pour ces religions, dans la parole de
Dieu : la Bible, pour les chrétiens ; le Coran, pour les musulmans ; et la Torah, pour les juifs. Il
n’est donc plus que question, pour l’homme ou la femme de foi, de se rendre disponible, disposé
ou sensible à l’écoute religieuse des messages divins ou prophétiques délivrés par les hommes
de Dieu, c’est-à-dire les prêtres, les imans ou les rabbins.
Dans le cas spécifique de la religion chrétienne, la quasi-totalité des Pères et des
docteurs de l’Eglise, durant la chrétienté qui est une « période d’environ mille ans (…) qui court
de la fin de l’Antiquité au début de la Renaissance160 », sont convaincus que la connaissance
véritable dérive de la révélation. Elle n’est donc pas une production de la raison humaine, c’est-
à-dire le résultat d’un effort philosophique ou scientifique. Saint Augustin et les augustiniens
resteront inflexibles sur cette question relative à la supériorité épistémologique, éthique et
sotériologique de la révélation chrétienne sur la philosophie, la science et les autres formes de
savoir. De leur point de vue, il n’y a pas de commune mesure entre les lumières de la foi et
celles de la raison naturelle. Les lumières de la raison sont nécessairement limitées et incapables
de percer les mystères de la création, puisqu’elles jaillissent, elles-mêmes, d’un être frappé de
fragilité, d’imperfection, de finitude et d’inachèvement. Or, a contrario, les lumières de la foi

160
Frédéric Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu, Paris, Fayard, 2010, p. 297.

47
permettent aux croyants de cerner l’être, de saisir l’énigme de l’existence, d’embrasser ou de
fusionner avec le divin, de se laisser éclairer par la vérité, sans la médiation de la raison. Selon
la théologie chrétienne dogmatique, cela est possible parce que la foi mobilise une triple
puissance : la puissance de Dieu qui se révèle et révèle toute chose aux croyants ; la puissance
de Jésus le Christ qui sanctifie et qui sauve celui qui l’a reçu comme Seigneur et Sauveur ; et la
puissance du Saint-Esprit qui permet aux fidèles d’avoir l’intelligence du monde, le sens du
discernement et la sagesse pour mieux se conduire dans leur vie présente, et parvenir, par
conséquent, à l’immortalité et à la félicité dans la cité du seul vrai Dieu :

La vie humaine et l’aventure de l’humanité sont donc conçues comme un


voyage ; et ce voyage a un but. Il n’empêche pas les épreuves ni les difficultés
de toutes sortes et le sentiment d’absurdité ou d’impasse que nous pouvons
parfois ressentir. Mais pour le croyant, ce voyage, sinueux ou pas, a un
aboutissement qui est un bonheur absolu et définitif (…) [dans] le « face à
face » avec Dieu [que nous verrons] devant nous, avec tout son amour, sa
richesse et sa beauté incommensurables.161

La raison apparaît à saint Augustin, aux augustiniens et à certains Pères de l’Eglise


comme un réel obstacle à la contemplation des vérités évangéliques. Elle « égare les penseurs
païens sur les chemins de la vanité et de l’orgueil162». Et si tels sont les périls encourus par des
hommes sans foi ou de peu de foi, « à quoi bon philosopher ? N’est-il pas préférable, tout
compte fait, de consacrer sa vie à l’exercice des vertus cardinales, la foi, l’espérance et la
charité ?163 » D’ailleurs, saint Thomas d’Aquin, sans être tout à fait un fidèle partisan de
l’augustinisme, illustre l’efficacité de la foi en ces termes : « Aucun philosophe avant la venue
du Christ, avec tous ses efforts, n’a pu en savoir autant sur Dieu ni autant qui soit nécessaire
à la vie éternelle que n’en sait, par la foi, la petite vieille après la venue du Christ 164 ».
Toutefois, saint Augustin, tout comme saint Thomas d’Aquin, n’exclut pas, par ailleurs, la
possibilité d’une instrumentalisation de la philosophie ou de la raison par la religion. Pour eux,
il est possible de faire de la philosophie, de la science ou de la raison la servante de la religion
ou de la foi. Néanmoins, l’emploi de cette servante devra, selon saint Augustin, se faire avec
beaucoup de prudence et à bon escient, car la philosophie, la science ou la raison est davantage

161
Jean Delumeau, « L’apocalypse revisité », in Jean-Claude Carrière, Jean Delumeau, Umberto Eco, Stephen Jay
Gould, Entretiens sur la fin des temps, réalisés par Catherine David, Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac,
Paris, Fayard, 1998, p. 79.
162
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 359.
163
Ibid.
164
Ibid., p. 383.

48
semblable à « une esclave dangereuse qu’ [à] une servante fiable et précieuse165 ». Cette image
ou cette métaphore vaut tout son pesant d’or.
La philosophie ou la raison est dangereuse, de ce point de vue-là, parce qu’elle est
essentiellement réflexive, critique et normative. Elle est, par nature, rebelle à toute domination
et à tout projet d’instrumentalisation. C’est la raison pour laquelle elle est subversive et
sacrilège. Comme le dit Hegel, la philosophie est « la pensée de la pensée », c’est-à-dire une
pensée qui a non seulement le courage de se remettre elle-même en cause, de se questionner
sans complaisance, mais aussi la force d’interroger toutes les autres formes de discours, de
savoir ou de pensée. La philosophie est donc une pensée qui se pense, et qui pense tout ce qui
donne à penser. D’ailleurs, Marcien Towa dit de cette discipline qu’elle est « l’instance
normative suprême ».
En dehors de sa fonctionnalité critique, la ruse est aussi l’un des pouvoirs de la
philosophie ou de la raison, car cette dernière peut retourner une doctrine ou une idéologie
contre elle-même, ou bien se retourner purement et simplement contre celle-ci, dans le but
d’atteindre ses propres objectifs. Il est donc question, pour saint Augustin, de contrôler
constamment cette servante encline à la rébellion, et de ne l’utiliser que comme simple outil
d’analyse, d’interprétation et d’appréciation des Ecritures. En d’autres termes, les Pères de
l’Eglise et saint Augustin estiment, et ils sont dans leur rôle de protecteurs de l’orthodoxie de
l’enseignement des Ecritures, qu’il est indispensable d’assujettir la philosophie, la science ou
la raison pour qu’elle ne sème point le doute dans l’esprit des fidèles qui n’ont pour seul objectif
que de bénéficier des grâces divines et d’être élus à la vie éternelle. La philosophie ou la raison
doivent ainsi être apprivoisées pour qu’elle ne s’attelle qu’à l’herméneutique et à l’explicitation
de la Bible qui est écrite de façon symbolique, métaphorique et parabolique ; « toutes formes
de discours qui demandent à être décryptées et pour ce faire, exigent le recours aux facultés
intellectuelles qui sont en jeu dans la philosophie166 ».
Selon l’esprit de l’Eglise durant la chrétienté, la philosophie devait, en fin de compte,
valider tous les dogmes, toutes les doctrines et toutes les informations contenues dans les
Ecritures, dans la théologie officielle et dans le catéchisme de l’Eglise. Elle ne devait, en aucun
cas, contredire les saintes paroles, que ce soit sur l’origine de l’univers, l’âge de la terre,
l’origine de l’homme et des espèces, ou la nature humaine. D’ailleurs, dans un contexte
historique marqué par l’hégémonie de la religion, les vérités de la foi ou de la révélation priment
ou, mieux encore, l’emportent sur celles de la philosophie, de la science ou de la raison, en cas

165
Ibid., p. 362.
166
Ibid., p. 361.

49
de conflit. Dans Somme théologique, question I, article 6, saint Thomas d’Aquin, qui est
pourtant le plus « philosophe » des penseurs de l’Eglise, estime que « tout ce qui se trouverait
dans [les] sciences contraires à la vérité exprimée par la science sacrée doit être condamné
comme faux selon ce que dit l’apôtre : « Nous renversons les raisonnements et toute hauteur
qui s’élève contre la science de Dieu ».167 » Aussi, l’idée même d’une « double vérité », celle
qui serait du domaine de la philosophie ou des sciences et celle qui relèverait de la révélation,
n’est pas du tout admise par saint Thomas d’Aquin et par les Pères de l’Eglise. Pour l’Eglise,
la vérité est une. Elle est celle de la Bible, et la foi seule, ou aidée par la philosophie ou par la
raison naturelle, est le moyen de la connaître. C’est pour cette raison que Luc Ferry affirme :
« Chez la plupart des grands théologiens, en effet, il s’agit toujours d’aller de la foi à la raison,
la première guidant étroitement la seconde dans toutes ses recherches168 ».
Nous sommes, ici, véritablement à l’ère du théologico-épistémologie, et partant du
théologico-éthique et politique, pour pasticher l’auteur de La Sagesse des mythes. Cependant,
en raison de la conversion du christianisme à l’aristotélisme sous l’influence de saint Thomas
d’Aquin, les positions théologiques de l’Eglise vont subir des inflexions, à tel point que la
philosophie, la science ou la raison va amorcer un processus d’émancipation face à la religion
et face à la foi.

2- La reconsidération du rapport de la foi à la raison


Ayant fait d’Aristote son maître à penser, c’est-à-dire « « le » philosophe, comme s’’il
allait de soi qu’il n’en existait aucun autre, ni avant ni après lui169 », saint Thomas d’Aquin va
progressivement, par ses écrits, sensibiliser ses pairs sur la nécessité de sortir de la misologie
ou de la « ratiophobie » dans laquelle la théologie dogmatique et l’augustinisme les ont plongés.
Il sera de ceux qui verront d’un bon œil le développement de l’enseignement philosophique,
c’est-à-dire l’étude des concepts grammaticaux, logiques, syllogistiques et ontologiques issus
d’Aristote, dans les écoles épiscopales et les universités du Moyen Age. Il est question, pour
lui, de dépasser, et dans sa propre théologie et dans la théologie officielle, la posture théologique
de saint Augustin et des néo-augustiniens, en soulignant le précieux apport d’Aristote aux
penseurs religieux. Selon saint Thomas d’Aquin, l’étude d’Aristote pourra permettre aux
théologiens d’acquérir une méthode de raisonnement logique et un art de la démonstration utiles
pour établir ou démontrer l’existence de Dieu, écrire des œuvres et des prédications pertinentes,

167
Ibid., p. 360.
168
Ibid., p. 361.
169
Ibid., p. 368.

50
tant sur le plan matériel que formel ; de développer une démarche scientifique, fondée sur
l’observation, ceci pour une étude rigoureuse des phénomènes naturels. Cette rigueur pourrait
permettre de mieux saisir l’essence des choses, d’en dévoiler l’harmonie et la beauté, ce qui ne
pourra que susciter, chez les hommes, des louanges et des adorations au Divin artisan. Notons,
au passage, qu’à l’inverse de Platon qui dévalorise le monde sensible, Aristote propose, au
contraire, qu’on lui accorde une importance capitale ; ce qui n’est pas pour déplaire à saint
Thomas d’Aquin, pour les raisons susmentionnées.
Saint Thomas d’Aquin va prendre la défense de la raison, de la philosophie et de la
science, en montrant qu’elles sont une lumière procédant de Dieu, tout comme la foi. Certes,
pense-t-il, la raison, la philosophie et la science soutiennent et sont capables de soutenir la foi,
mais elles peuvent aussi, sans son concourt, permettre à l’homme d’accéder au vrai savoir et de
tendre vers le Créateur. En d’autres termes, tout être humain, parce qu’il est doté de la lumière
naturelle qu’est la raison, à la capacité de remonter jusqu’à Dieu par les seules forces de
l’intelligence, de la philosophie et de la science. Une telle posture philosophique et théologique,
partagée aussi par Averroès et Maïmonide, était une véritable révolution au Moyen Age et dans
l’Eglise catholique, car l’augustinisme y était fortement enraciné. Averroès, le philosophe
musulman ; Maïmonide, le philosophe juif ; saint Thomas d’Aquin, qu’on ne présente plus,
sont tous les trois d’avis que la raison, la philosophie et la science sont très importantes pour le
bien-être de l’homme et la bonne compréhension des textes sacrés, d’une part ; et d’autre part,
qu’on a pas toujours besoin de la foi pour croire ou pour se rapprocher de Dieu : « Le philosophe
n’a nullement besoin des miracles pour croire, mais ces derniers sont forts utiles au peuple
inculte, incapable de s’élever par la seule pensée à la juste compréhension de l’existence de
Dieu170 ».
Cependant, force est de noter que l’auteur de Somme contre les Gentils apporte, tout de
même, une précision non moins utile, à savoir que l’intelligence humaine ne pourra jamais saisir
tous les mystères de la foi et du monde. Ainsi, il affirme que même s’« il y a (…) en Dieu des
vérités intelligibles qui sont accessibles à la raison humaine (…) il y en a d’autres qui dépassent
absolument sa force171 » ; d’où la nécessité de la foi et de la grâce, tant pour le charbonnier que
pour le savant. Cette posture thomiste sur l’incapacité de l’intelligence humaine de saisir
l’intelligibilité des choses de la foi et du monde dans sa totalité est, somme toute, raisonnable,
d’un point de vue théologique, philosophique et scientifique. En effet, du point de vue

170
Ibid., p. 381.
Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, traduction de Cyrille Michon, Paris, Flammarion, 1999, livre I,
171

chapitre III, §§ 2 et 3.

51
théologique, et grâce à l’usage des démarches rationnelles spécifiques, la raison ne peut
comprendre que certains aspects de la foi. D’autres aspects, qui ne nécessitent pas une
interprétation ou une exégèse, mais bien plutôt que le croyant les acceptent avec foi et par la
foi, échappent, par le fait même, à la raison. Sinon, comment comprendre rationnellement, par
exemple, le dogme de l’Immaculée Conception, défini par le pape Pie IX, en 1854 ?
Sur le plan philosophique, saint Thomas d’Aquin a aussi raison, car la vérité à laquelle
le sujet parvient est toujours partiale et partielle. Sur le champ scientifique, les savants se sont
fondés sur le paradigme de la complexité du réel, la nature dynamique des phénomènes, les
limites des méthodes et des instruments scientifiques utilisés, la faiblesse de l’esprit humain et
des organes de sens, pour affirmer que quelle que soit sa puissance heuristique, la raison n’a
pas le pouvoir de cerner l’essence du réel dans son entièreté ou de parvenir à la vérité dans son
absoluité. On nous dira, peut-être, que, même si la raison individuelle est infirme ou finie, la
raison humaine est toute-puissante ou infinie. Autrement dit, la raison humaine peut, au cours
de l’histoire ou au fil des générations successives, atteindre la vérité absolue, notamment dans
le domaine qui relève de ses compétences. Toutefois, en dépit de cet argument fondé sur un
optimisme fort sympathique, nous restons convaincu, non en raison d’une conviction religieuse
ou spirituelle qui nous serait particulière, mais pour des raisons purement scientifiques et
philosophiques, que l’essence du réel, c’est d’être « voilé », ceci pour reprendre une
terminologie de Bernard d’Espagnat.
La position philosophique et théologique de saint Thomas d’Aquin est celle juste-milieu
ou de l’équilibre. De ce point de vue-là, il est un disciple fidèle d’Aristote. Penseur chrétien du
juste milieu, saint Thomas d’Aquin ne veut léser ni la foi ni la raison. Il ne veut trahir ni l’Eglise
et ses pairs, ni son maître philosophique. C’est pour cette raison qu’il opère une double
distanciation, d’une part, avec saint Augustin et ses disciples qui estiment que la raison humaine
est, par nature, infirme et dangereuse, et que l’homme ne peut accéder à la vérité que s’il
bénéficie de la grâce ou de l’illumination divine ; et d’autre part, avec ce que

Suggérait parfois Averroès de façon à peine voilée, et comme diront plus tard,
mais cette fois-ci sans fard, Lessing et Hegel, que la révélation religieuse
n’est pas indispensable à l’atteinte de la vérité, qu’elle n’est guère plus
qu’une béquille, un adjuvant de la raison utile à l’éducation du genre humain,
mais superflu pour le philosophe.172

172
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 386.

52
Saint Thomas d’Aquin se révèle ainsi comme l’une des figures emblématiques du semi-
rationalisme, puisqu’il renvoie dos à dos l’irrationalisme et le rationalisme.
La conversion du christianisme à l’aristotélisme sous l’influence de saint Thomas
d’Aquin, c’est-à-dire le développement de la théologie rationnelle thomiste au sein de l’Eglise,
a ouvert la voie, d’une part, à l’enseignement de la philosophie dans les écoles épiscopales et
les universités du Moyen Age ; et d’autre part, à la naissance et à l’épanouissement de
l’humanisme de la Renaissance. Dans le prochain chapitre, nous allons mettre en évidence la
contribution de ce premier humanisme dans le processus de médicalisation des dérives de
l’institution ecclésiale ; d’autonomisation de l’homme et de la société ; et de « laïcisation de
la pensée ». Mais, avant d’y arriver, relevons que les facteurs internes et externes à l’évolution
du christianisme ont permis, dans un premier temps, la fissuration de la théologie dogmatique
de l’Eglise catholique romaine, pensée par saint Augustin et certains de ses pairs ; et, dans un
second temps, ouvert la voie à la critique des dérives et des déviances de l’institution ecclésiale
et de certains dirigeants ecclésiastiques.
L’usage de la raison et la pratique de la philosophie par les Pères et les docteurs de
l’Eglise, par certains laïcs engagés et par le peuple instruit a donné lieu à l’émergence de la
libre pensée. Cette libre pensée, incoercible, a accouché, comme on pouvait s’attendre, des
controverses, des contradictions et des crises théologiques et philosophiques au sein de l’Eglise
et dans la société. Les oppositions entre la doctrine trinitaire173 de l’Eglise, issue des conciles
de Nicée, en 325, et de Chalcédoine, en 451, et l’arianisme174, le docétisme175 ou
l’adoptianisme176, illustrent, à bien des égards, ces affrontements qui, souvent, se sont soldés
par des excommunications, des exils forcés, des châtiments et des crimes atroces. Rappelons-
nous du traitement infligé au théologien Arius, tout simplement parce qu’il n’avait pas accepté
la pleine divinité de Jésus-Christ :

173
La doctrine trinitaire, qui s’impose dans l’Eglise après les conciles de Nicée et de Chalcédoine, affirme le
« caractère humain et divin de Jésus ». En effet, selon cette doctrine, « il existe un Dieu unique en trois personnes
divines : le Père, le Fils et l’Esprit. Le Fils va s’incarner en Jésus. Celui-ci a donc une double nature, humaine et
divine. Il est à la fois pleinement homme et pleinement Dieu ». Il est « l’homme-Dieu ».Lire, à cet effet, Frédéric
Lenoir, Dieu, pp. 80-81. Pour la définition de « l’homme-Dieu », consulter Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de
la philosophie, p. 782.
174
L’arianisme est une doctrine christologique non trinitaire. Cette doctrine stipule que Jésus-Christ n’est pas Dieu,
mais Fils de Dieu parce qu’il a été engendré par Dieu à un moment donné. En effet, même si le Fils possède un
certain degré de divinité, celle-ci est moins importante que la divinité du Père. Le Père est un Etre incréé et éternel,
alors que le Fils est un être engendré dans le temps.
175
Le docétisme est une doctrine qui affirme que Jésus est « Dieu qui a pris l’apparence d’un être humain ». Lire,
à ce propos, Frédéric Lenoir, Dieu, p. 80.
176
L’adoptianisme est une doctrine selon laquelle Jésus est « un homme adopté par Dieu au début de sa prédication,
ce qui le divinise ». Cf. Frédéric Lenoir, Dieu, p. 80.

53
Constantin en a assez des querelles incessantes des chrétiens sur la question,
notamment autour de la théorie très populaire d’un simple prêtre
d’Alexandrie, Arius, qui minimise le caractère divin de Jésus en en faisant un
dieu en second, inférieur au Père. Comme il souhaite s’appuyer sur les
chrétiens pour asseoir la cohésion morale de l’Empire, il a besoin qu’ils
soient unis. Il les laisse libres de se mettre d’accord sur une définition, mais
leur ordonne d’y parvenir ! Une majorité condamne la thèse arienne et
affirme la définition trinitaire. Constantin prend acte de la décision
conciliaire, exile Arius et ses ultimes partisans, et impose dans l’Empire le
credo issu du concile.177

De même, le mouvement humaniste de la Renaissance, comme nous le verrons, va


s’appuyer sur l’éthique de Jésus-Christ et sur la pensée des grands auteurs grecs et romains
pour, d’une part, dénoncer les pratiques antiévangéliques de l’institution ecclésiale et de
certains clercs ; et d’autre part, proposer un retour aux principes de liberté, d’amour, d’égalité
et de fraternité, mis en place par celui dont l’Eglise se réclame. Cependant, ces crises internes
et externes à l’Eglise vont aboutir, à court et à long terme, à des révisions ou à des modifications
de certains dogmes institutionnels ; à des schismes, lorsque les parties opposées n’arrivent pas
à se mettre d’accord ; à la Réforme, quand Martin Luther, excommunié pour avoir dénoncé les
pratiques déviantes de l’Eglise, trouve des appuis politiques dans son aire culturelle ; et à
l’autonomisation progressive de la raison, de la philosophie et de la science, dans un contexte
marqué par la naissance et le développement de l’humanisme de la Renaissance. Le processus
de « laïcisation de la pensée » et de libération des individus est ainsi lancé. Il est en marche, en
dépit de la haute répression des libres penseurs, et souvent de leur élimination physique par le
bras armé de l’institution ecclésiale. Le cas de Giordano Bruno, accusé d’hérésie pour avoir
pris le contrepied de la cosmologie de l’Eglise catholique romaine, et condamné « en 1600 à
mourir sur le bûcher sur le Campo dei Fiori (la place des Fleurs) à Rome178 », constitue bel et
bien une illustration.
Mais, heureusement, la grande institution ecclésiale n’arrivera pas, même avec le
secours du processus inquisitorial et « les mises à l’index de ceux à qui l’histoire donnera raison
contre le Saint Office179 », à enrayer ce vaste mouvement de libération et de laïcisation né,
malencontreusement, en son sein. Ce mouvement de libération et de laïcisation se rependra,
avec bonheur, dans le monde, davantage grâce à la puissance ou la pertinence heuristique des
sciences modernes.

177
Ibid., p. 81.
178
Trinh Xuan Thuan, Désir d’infini. Des chiffres, des univers et des hommes, p. 119.
179
Louis Doucet, La Foi affrontée aux découvertes scientifiques, Lyon, Chronique sociale, 1987, p. 140.

54
III- Les sciences modernes et la critique des « transcendances verticales »
Avec la naissance et le développement des sciences modernes, consécutifs, d’une part,
à la conversion du christianisme à l’aristotélisme sous l’influence de saint Thomas d’Aquin et
à la contribution de l’humanisme de la Renaissance ; et d’autre part, à la reprise de l’intuition
des Ioniens et au développement de la démarche expérimentale à partir de la fin du XVIe siècle,
les cosmologies non scientifiques de l’Antiquité et du Moyen Age, à savoir la cosmologie
grecque et la cosmologie des religions monothéistes, vont progressivement et littéralement
volées en éclats. Dit autrement, les anciennes conceptions du monde, à partir desquelles était
défini le sens de la vie des hommes, seront purement et simplement déconstruites dans la
modernité, grâce au sacre de la raison et au triomphe des sciences, mieux des technosciences,
étant donné la nécessaire contribution des instruments techniques et technologiques à la réussite
d’un tel projet. Ainsi sera réfutée l’idée d’un cosmos immuable, harmonieux, incarnant « une
hiérarchie des valeurs et de perfection180 », bref, fondant le sens de la vie des hommes, tout
comme la thèse de l’existence d’un Dieu personnel et unique qui serait le référent à partir duquel
chaque individu ou chaque communauté devrait donner une signification, une orientation et une
finalité à son existence.

1- La réfutation de l’idée du cosmos


1-1- Les préalables
A l’entame de ce travail de recherche, nous avons indiqué qu’à l’exception de véritables
atomistes, épicuriens et sophistes qui « n’adhèrent pas à l’idée d’une transcendance
cosmique181 » qui serait à l’origine de toute chose, la majorité des Grecs de l’Antiquité croient
que le cosmos est créé par Zeus ; qu’il est habité, entre autres, par une multitude de divinités
majeures et secondaires ; qu’il est clos ou fini, harmonieux et vertueux. Dans un tel univers, il
n’y a plus de place pour l’improvisation ou l’agitation, l’indétermination ou le hasard, le
désordre ou le chaos, la démesure ou « l’hybris », l’injustice, au sens grec de désaccord avec
« le monde organisé, bien partagé, qui est sorti si péniblement du chaos182 ». C’est d’ailleurs
parce que le cosmos est le fruit de la victoire obtenue après une âpre bataille des Olympiens
contre les forces titanesques de la désorganisation et du déséquilibre que Zeus, selon les
mythologies grecques, veille jalousement à sa préservation. Ainsi, pour ne pas provoquer la
colère et endurer le châtiment du dieu de l’Olympe, chaque divinité, chaque personne et chaque

180
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 390.
181
Luc Ferry, Sagesse d’hier et d’aujourd’hui, p. 23.
182
Luc Ferry, Apprendre à vivre 2 : La sagesse des mythes, p. 109.

55
être devaient occuper sa « juste place » dans la nature. En effet, tout être, tout homme et toute
divinité avaient le devoir de se conformer à la justice que Zeus avait placée au fondement du
monde. Cette justice prend ici le sens de la justesse, c’est-à-dire de l’effort qui consiste à tendre
davantage vers plus d’harmonie avec soi-même, sa famille, sa cité, et surtout avec le « grand
Tout ». C’est le sens même, avons-nous montré à l’introduction de notre travail de recherche,
des voyages d’Ulysse dans l’Odyssée d’Homère.
D’après la cosmologie grecque que nous retrouvons dans l’Odyssée, et notamment dans
la sagesse que Ulysse lègue à l’humanité, le but ultime de l’existence est de « vaincre les peurs
pour accepter la condition de mortel183 », d’une part ; et d’autre part, de parvenir à « habiter le
présent » ou à aimer la place qu’on occupe naturellement dans l’univers. La justice ou la justesse
suppose donc la mise en pratique de la sagesse de l’« amor fati », de l’« innocence du devenir »
ou de la « volonté de puissance », ceci pour faire nôtre des concepts propres à Friedrich
Nietzsche. Il s’agit, en fait, d’aimer le réel, tel qu’il est ; d’accepter son statut et son sort, sans
ressentiment ; d’embrasser joyeusement son destin, car il est écrit dans le grand livre de la
justice cosmique ; livre dont le contenu ne saurait être contesté par l’homme de bien. Cette
cosmologie est aussi présente dans le platonisme, étant donné qu’il y est question, pour chaque
individu, de retrouver et d’exceller dans son « lieu naturel », c’est-à-dire de connaître sa
véritable nature et de l’incarner parfaitement, si possible. Comme nous l’avons déjà souligné,
c’est le sens de la célèbre inscription au fronton du temple de Delphes ou d’Apollon, reprise
par Socrate, à savoir : « Connais-toi toi-même ». En effet, Luc Ferry confirme notre analyse,
lorsqu’il affirme :

On dirait bien sûr qu’elle l’était déjà dans le platonisme, comme en témoigne
la fameuse invitation socratique : « connais-toi toi-même ». Mais pour
Platon, comme dans toute la tradition des grandes cosmologies, la
connaissance de soi passe par celle du monde : se connaître, c’est d’abord
se situer au sein du cosmos, connaître son lieu naturel, sa place dans l’univers
en fonction de sa nature la plus intime. Ainsi la cité décrite dans la
République est-elle juste lorsque chacun est à sa place : les philosophes en
haut, les guerriers au centre, les ouvriers et les artisans en bas, comme dans
les parties du corps, il convient que l’esprit, qui est dans la tête, le courage
dans le cœur et le désir dans le ventre, soit chacun à leur juste place.184

La morale stoïcienne va dans le même sens que la cosmologie grecque, dans la mesure
où elle nous invite à vivre en accord avec notre propre nature, à accepter et à incarner le rôle

183
Luc Ferry, Sagesse d’hier et d’aujourd’hui, p. 25.
184
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 400.

56
qui est le nôtre dans la famille, dans la société et dans le monde. En effet, pour les stoïciens,
l’ordre du monde est donné d’avance, il est inexorable, à tel point que la « vie bonne » ou
« réussie » consiste nécessairement à savoir l’habiter. Au premier siècle, le stoïcien latin
Epictète affirmait, à ce propos, ce qui suit :

Souviens-toi que tu es un acteur qui joue un rôle dans une pièce qui est telle
que la veut le poète dramatique. Un rôle bref s’il veut que ce rôle soit bref,
long, s’il veut qu’il soit long. S’il veut que tu joues le rôle d’un mendiant,
veille à jouer ce rôle avec talent ; ou un boiteux, ou un magistrat, ou un
homme ordinaire. Car ce qui t’appartient, c’est ceci : bien jouer le rôle qui
t’a été donné. Mais choisir ce rôle appartient à un autre185.

Ainsi, l’homme sage est celui qui sait bien porter son masque, qui sait le faire avec
élégance, finesse et joie, même si le personnage qu’il incarne a été créé par quelqu’un d’autre,
à savoir une « altérité radicale », dans le cas d’espèce. Toutefois, l’homme qui se rebelle et qui
refuse de s’insérer harmonieusement dans le divin cosmos, de porter son masque, d’habiter le
monde ou de retrouver et de s’asseoir à sa « juste place », à sa « place naturelle » s’expose,
ipso facto, à toutes sortes de souffrance et de malheur.

1-2- Le cosmos : un univers incréé et inhabité des dieux ou de Dieu

La conception grecque du monde ; conception qui consacre l’idée d’un cosmos créé,
habité, transcendant et donnant une signification, une orientation et une finalité à la vie de
l’homme, a été remise en question par les sciences modernes. En effet, même si l’existence des
dieux ou d’un Dieu personnel et unique est difficile à confirmer ou à infirmer, précisément
parce que les arguments pour ou contre sont toujours insuffisants pour prouver quoi que ce soit,
une chose reste néanmoins certaine, notamment pour certains philosophes et pour certains
scientifiques, à savoir que le monde et l’homme n’ont été créés ni par Zeus ni par une autre
divinité de quelque religion que ce soit. La pertinence de la théorie du big bang et de l’évolution
des espèces n’est plus à démontrer, puisqu’elle fait l’accord de tous les esprits éclairés, y
compris au sein des religions monothéistes. Trinh Xuan Thuan souligne effectivement que
l’univers est né d’une « explosion enveloppée d’un silence de mort186 », il y a environ 14
milliards d’années.

185
Manuel d’Epictète, chapitre 17, cité par Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, pp. 92-93.
186
Trinh Xuan Thuan, La Plénitude du vide, p. 202.

57
Cette thèse a été établie scientifiquement par l’astronome américain Edwin Hubble en
1929. Edwin Hubble a démontré que « les galaxies lointaines s’éloignent toutes de nous – nous
le savons, car leur lumière est systématiquement rougie, et qui dit rougissement de la lumière
dit mouvement de fuite187 ». Il « découvre que ce mouvement de fuite n’est pas aléatoire, mais
proportionnel à la distance d’une galaxie par rapport à la Voie lactée188 », au point que si on
inversait, par une expérience de pensée, « le cours des évènements, toutes les galaxies se
retrouveraient au même endroit au même instant189 », c’est-à-dire dans l’espace et dans le temps
précis où a eu lieu le big bang ; cette explosion originelle dans le vide quantique qui a donné
naissance au monde.
Bien avant la démonstration scientifique d’Edwin Hubble, le mathématicien et
météorologue russe Alexandre Friedmann « découvrit [en 1922] que les équations d’Einstein
permettaient la description d’un univers non statique, en expansion ou en contraction190 ». De
même, dans un article publié en 1927, le chanoine et astrophysicien belge Georges Lemaître
présenta « des modèles mathématiques d’univers en expansion, conformes aux équations de la
relativité générale191 ». En effet, Georges Lemaître pensait que « si l’univers est actuellement
en expansion et que son espace se dilue en permanence, il a dû commencer son existence à
partir d’un état extrêmement petit, chaud, moins dense, jusqu’à être le vaste cosmos que nous
contemplons aujourd’hui192 ».
Par ailleurs, les espèces ne sont pas sorties de la main des dieux ou d’un Dieu personnel
et unique, comme les mythologies ou les religions nous le disent. Elles ne sont pas à l’image
du petit Dionysos, sorti, selon la mythologie grecque, de la cuisse de Jupiter. Les espèces sont
issues « des poussières d’étoiles193 » ou de l’évolution, de l’avis de Trinh Xuan Thuan. En effet,
si après le big bang, « l’univers n’avait pas inventé les étoiles qui, par leur alchimie nucléaire,
fabriquent les éléments lourds, les acides animés, les molécules d’ADN n’auraient pas fait leur
apparition, la complexité n’aurait pas pu se construire, et l’univers serait dépourvu de vie et
de conscience194 ». Autrement dit, l’évolution, qui prend naissance à partir du big bang, est le
principe qui explique l’origine du monde et de tous les êtres de la nature. Charles Darwin, par
illustration, a établi, contre le créationnisme, la pertinence de cette théorie de l’évolution, bien

187
Ibid., p. 199.
188
Ibid., pp. 199-200.
189
Ibid., p. 200.
190
Trinh Xuan Thuan, Désir d’infini. Des chiffres, des univers et des hommes, p. 147.
191
Ibid., pp. 149-150.
192
Ibid., p. 150.
193
« Entretien avec Trinh Xuan Thuan », in Patrice Van Eersel (dir.), Le Monde s’est-il créé tout seul ?, Paris,
Albin Michel, 2008, p. 41.
194
Ibid., p. 42.

58
avant les travaux de confirmation des astrophysiciens, comme Edwin Hubble et Trinh Xuan
Thuan. Le pape Jean-Paul II, battant en brèche le créationnisme dogmatique de ses
prédécesseurs et de l’Eglise dont il avait la charge, a affirmé, dans sa lettre du 22 octobre 1996
à l’Académie pontificale des sciences, en son âme et conscience, que cette théorie, à savoir la
théorie du big bang et de l’évolution des espèces, n’est pas « une hypothèse parmi d’autres »,
comme le pensait Pie XII en 1950, mais elle est plus qu’une hypothèse, c’est-à-dire un fait.
Emboîtant le pas au pape Jean-Paul II, sœur Emmanuelle estime que :

La science démontre aujourd’hui qu’en recomposant à l’infini une petite


centaine d’éléments, libérés dans le cosmos au moment du big bang, toute la
vie s’est construite sur terre. Nous sommes de la poussière d’étoile. Chacun
de nous est unique mais, sous cette singularité merveilleuse, nous portons des
éléments communs à tous les habitants, humains et non humains, de cette
planète qui est un fragment de l’univers. Nous sommes la mémoire du
monde.195

Les arguments et les preuves scientifiques en faveur de la théorie du big bang et de


l’évolution des espèces ont fini par avoir raison des cosmologies non scientifiques de
l’Antiquité et du Moyen Age. Grichka Bogdanov est d’ailleurs de cet avis, lorsqu’il souligne la
pertinence de ces arguments et de ces preuves en ces termes :

[Le premier] est l’âge des étoiles : les mesures portant sur les plus anciennes
d’entre elles indiquent un âge de douze à quinze milliards d’années, ce qui
est cohérent avec la durée de l’univers depuis son apparition supposée.
[Le deuxième] repose sur l’analyse de la lumière émise par les galaxies :
celle-ci indique sans ambiguïté que les objets galactiques s’éloignent les uns
des autres à une vitesse d’autant plus élevée qu’ils sont lointains ; ceci
suggère que les galaxies étaient autrefois rassemblées dans une région
unique de l’espace, au sein d’un nuage primordial vieux de quinze milliards
d’années.
[Le troisième, en 1965, a été la mise en évidence de l’existence], dans toutes
les régions de l’univers, d’un rayonnement très peu intense, analogue à celui
d’un corps à très basse température : 3 degrés au-dessus de zéro absolu. Or
ce rayonnement uniforme n’est autre qu’une sorte de fossile, l’écho
fantomatique des torrents de chaleur et de lumière des premiers instants de
l’univers.196

195
Sœur Emmanuelle, Mon testament spirituel (recueilli par Sofia Stril-Rever), Paris, Presses de la Renaissance,
2008, pp. 28-29.
196
Jean Guitton, Grichka Bogdanov, Igor Bogdanov, Dieu et la science, Paris, Bernard Grasset, 1991, pp. 53-54.

59
Louis Doucet, pour sa part, n’infirme pas cette théorie de l’évolution des espèces qu’il
trouve crédible. Il affirme que « pratiquement personne, dans les milieux cultivés, ne nie que
l’homme soit le produit de l’évolution197 ». Sur cette question, insiste-t-il encore, il y a une
quasi-unanimité, en dehors de certains fondamentalistes religieux qui continuent de croire
mordicus au créationnisme. La paléontologie, la génétique, la biologie moléculaire, la
neurobiologie, pour ne citer que ces disciplines-là, sont autant de sciences qui expliquent le
déroulement de l’évolution des espèces et des organismes vivants. Cette évolution, pour certains
scientifiques et certains philosophes, est tout à la fois le fruit du hasard et de la nécessité, du
pouvoir d’auto-organisation et de bifurcation de la matière, de la biosphère ou des organismes
vivants ; lesquels peuvent se projeter « de façon abrupte dans des états plus organisés198 ».
Dans tous les cas, il n’est plus besoin d’invoquer ou de convoquer « des principes mystiques ou
transcendants199 », à l’instar du principe cosmologique des Egyptiens et des Grecs de
l’Antiquité, pour expliquer l’origine ou l’histoire du monde et de tout ce qu’il contient, car,
comme le démontre le paléontologue Stephen Jay Gould, l’apparition du monde et de l’homme
ne sont pas « le résultat d’une intention quelconque, mais un épiphénomène de l’évolution200 ».
Autrement dit, selon Stephen Jay Gould :

Seul le hasard décide de la manière dont les formes vivantes se sont déployées
sur cette planète. Le hasard, les circonstances. Qui que nous soyons, nous
devons l’existence à une série de hasards qui se sont produits dans l’histoire
de la vie depuis l’origine. A ceux qui pensent qu’il y a des raisons de croire
à un plan préétabli conduisant nécessairement à l’accroissement de la
complexité et à l’apparition de l’homme, je dirai que les grands schémas de
l’histoire de la vie contredisent largement cette théorie.201

Revenant sur l’idée de l’existence des dieux ou d’un Dieu personnel et unique qui
seraient à l’origine du monde et au cœur de son fonctionnement, certains savants estiment que
les caractères de ces entités dites transcendantes sont « humains trop humains », c’est-à-dire
anthropomorphes. Autrement dit, leur personnalité et les valeurs qu’elles incarnent semblent
davantage être une projection des désirs ou des espoirs qui travaillent l’homme de l’intérieur.
L’analyse des différents textes théogoniques ou théologiques nous donne de comprendre que

197
Louis Doucet, op.cit., p. 28.
198
Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l’harmonie. La fabrique du réel, Paris, Fayard, 1998, p. 380.
199
Ibid.
200
Stephen Jay Gould, « L’an 2000 et les échelles du temps », in Jean-Claude Carrière, Jean Delumeau, Umberto
Eco, Stephen Jay Gould, op. cit., p. 14.
201
Ibid., pp. 51-52.

60
c’est en fonction de leurs contraintes, de leurs besoins, de leurs défis, de leurs difficultés, de
leurs peurs ou de leurs attentes que les individus, les communautés, les civilisations créent leurs
divinités ou leur Dieu. Ces divinités ou ce Dieu seraient ainsi à leur image ou, mieux encore, à
l’image de leurs espérances. On pourrait nous dire, pour étayer ce point de vue, que la religion
est une production ou une invention humaine, en tant qu’élément de la culture, et au même titre
que la science, la technique, l’art ou la magie.
Cette affirmation est crédible ou pertinente parce que, si l’on prend le cas des dieux du
panthéon grec, on verra qu’ils portent en eux toute la charge culturelle de leurs créateurs, à
savoir leurs habitudes, leurs comportements, leurs vertus, leurs vices, bref, leur vision du
monde. On constate qu’ils sont d’ailleurs aussi nombreux, divers et ondoyants que le sont les
anciens Grecs eux-mêmes. On dirait que ces divinités sont véritablement à leur goût et à leur
image, c’est-à-dire des humains, avec leurs forces et leurs faiblesses. Dans ce sillage, Ludwig
Feuerbach pense que, par la religion, l’homme se dépouille de ses caractères, notamment ceux
qui sont les plus sublimes, pour objectiver la divinité. Il affirme dans l’Essence du
christianisme : « Tu crois en l’amour comme en une qualité divine, parce que toi-même tu
aimes, tu crois que Dieu est sage et bon, parce que tu ne connais rien de meilleur en toi que la
bonté et l’entendement202 ». Mais cet anthropomorphisme, c’est-à-dire cette tendance à
concevoir les dieux ou Dieu à l’image de l’homme, ou encore à leur prêter des caractères
humains, est de nature à jeter un sérieux doute sur leur existence. En effet, qui serait,
aujourd’hui, assez stupide pour croire en la divinité des dieux taillés à l’image de l’homme ?
De tels dieux ne seraient-ils pas davantage des idoles qui devraient être brisées « à coup de
marteau » ?
Malgré l’impossibilité avérée de prouver scientifiquement l’inexistence des dieux ou
d’un Dieu personnel et unique, André Comte-Sponville affirme et assume son athéisme. Certes,
il ne se définit pas comme un athée dogmatique, c’est-à-dire un athée qui pense être capable de
prouver l’inexistence des êtres transcendants, alors qu’une telle entreprise reste illusoire. Mais
il se positionne, tout de même, comme un athée, car la réalité de certains faits l’oblige à l’être.
Il explique que l’une des principales raisons de son athéisme, c’est qu’il n’a « aucune
expérience203 » des entités transcendantes. En d’autres mots, il n’a jamais fait, au cours de sa
longue existence, la rencontre des dieux ou d’un Dieu personnel et unique. Qui plus est, il

202
Ludwig Feuerbach, Essence du christianisme, traduit de l’allemand par Jean-Pierre Osier, Paris, Gallimard,
collection « Tel », 1992, pp. 143-144.
203
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, Albin Michel,
2006, p. 106.

61
estime que l’existence du mal, son excès, son atrocité et sa démesure sont inexplicables dans
un monde crée par une ou des entités d’une telle transcendance.
Par sa démarche, André Comte-Sponville est en opposition de phase avec Sœur
Emmanuelle pour qui « si Dieu permet la guerre, la violence et la mort, c’est qu’il a voulu
donner à l’homme le cadeau le plus merveilleux, la liberté204 ». A l’inverse de ce point de vue
de sœur Emmanuelle, André Comte-Sponville continue de se poser l’éternelle question de
savoir d’où vient le mal, ou de savoir si l’univers est l’expression de la volonté et de la puissance
d’un Dieu bon et juste. On pourrait aussi se demander, dans le cadre de la cosmologie grecque,
pourquoi le mal existe dans un cosmos harmonieux où Zeus règne en maître. En plus de ces
faits et de ces contradictions, André Comte-Sponville pense que « l’idée que Dieu [ou des
dieux] ai [en] t pu consentir à créer une telle médiocrité – l’être humain - [lui] paraît, une
nouvelle fois, d’une plausibilité très faible205 ». Autrement dit, la médiocrité et l’imperfection
de l’homme et du monde contrastent paradoxalement avec l’excellence et la perfection de leur
Créateur, c’est-à-dire du Divin artisan. En d’autres termes, la médiocrité et l’imperfection ne
sauraient, à proprement parler, émanées d’une transcendance dont le propre est d’être excellent
et parfait dans toutes ses dimensions et dans toutes ses œuvres.
Ainsi, eu égard à tout ce qui vient d’être démontré, le cosmos ne serait ni habité ni créé
par une ou des divinités. L’univers et tout ce qu’il contient sont, d’après les sciences modernes,
le produit du big bang et de l’évolution. Toutefois, qu’en est-il du caractère fini ou clos,
harmonieux ou vertueux du monde ?

1-3- Le cosmos : un monde infini et indifférent


La révolution scientifique moderne a aussi déconstruit l’idée d’un cosmos fini, clos et
immuable, d’une part ; et d’autre part, la thèse d’un univers harmonieux, vertueux, bon et juste.
En effet, avec les progrès techniques et technologiques, des instruments astronomiques de plus
en plus sophistiqués sont construits, depuis ceux qui ont été fabriqués par Galilée et qui lui ont
permis de remettre en question le système d’Aristote et de Ptolémée. Ces instruments
scientifiques permettent, à l’instar des télescopes géants et des sondes envoyées dans l’espace,
des observations fines qui étaient impossibles dans l’Antiquité et au Moyen Age. Grâce à ces
télescopes et à ces sondes, des scientifiques, notamment des astrophysiciens, ont confirmé la
pertinence des observations de Galilée et de la loi universelle de la gravitation d’Isaac Newton.

204
Sœur Emmanuelle, Mon testament spirituel, p. 63.
205
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 130.

62
Ils ont effectivement découvert que l’univers n’est pas statique, fini ou clos, mais qu’il est bien
plutôt en mouvement et en dilatation. On dirait même qu’il est infini :

L’univers infini, d’ordre philosophique et théologique avec Thomas Digges


et Giordano Bruno, acquiert un statut scientifique avec Newton. La portée de
la force de gravitation étant infinie, l’univers devait l’être lui aussi. Si
l’univers possédait des limites, raisonna Newton, il existerait en son sein une
position centrale privilégiée. La gravité qui attire tout ferait que toutes les
parties de l’univers s’effondreraient vers ce centre, y créant une grande
masse centrale, ce qui ne serait pas conforme à l’univers observé.206

En effet, l’univers est sans cesse en mouvement et en dilatation, comme l’ont démontré
Kepler, Galilée et Isaac Newton. Il est aussi en expansion ou en accélération, comme l’ont
prouvé l’astronome américain Edwin Hubble et tant d’autres astrophysiciens après lui. L’espace
est comme un vaste champ de ruine, étant donné que des étoiles, des planètes, des galaxies et
des corps y naissent, y grandissent, s’y déplacent, s’effondrent sur eux-mêmes, lorsqu’ils ont
épuisé leur carburant, ou explosent, quand ils ont été percutés par des éléments plus massifs,
plus lourds ou plus denses qu’eux.
De même, de nouvelles espèces animales et végétales émergent et enrichissent la
biodiversité, tandis que d’autres disparaissent définitivement. Le cas des dinosaures constitue,
à ce propos, une illustration. Dans un sens comme dans l’autre, ces évolutions affectent
nécessairement l’homme, en tant qu’élément de la nature. L’homme ne saurait donc être,
comme disait Spinoza, « comme un empire dans un empire ». Sur tous les plans, et tout au long
de l’histoire, il est sans cesse en mutation. Cette mutation permanente, et souvent inconsciente,
reste imprévisible et imprédictive, car nous ne savons pas ce qui adviendra de son être dans le
temps et dans l’espace. Nous ne savons pas ce que l’homme sera demain. Sera-t-il un trans-
humain, et après un post-humain, comme le projettent et le souhaitent les partisans du
transhumanisme, du posthumanisme et les géants du numérique qui financent des laboratoires
de recherche en vue de la révolution biotechnique ? Ou bien disparaîtra-t-il, comme d’autres
espèces avant lui ? Nul ne le sait, à la vérité. Personne ne sait non plus, par exemple, si la
dilatation et le refroidissement de l’univers vont aboutir, au final, à sa destruction ou pas. Dans
la nature, tout reste dans l’ordre de l’incertain, du probable, de l’imprévisible, dans la mesure
où les évènements naturels relèvent des « mécanismes aveugles », comme le souligne Luc Ferry,
à juste titre.

Trinh Xuan Thuan, Désir d’infini. Des chiffres, des univers et des hommes, p. 123.
206

63
La cosmologie grecque, et même la cosmologie des religions monothéistes, nous donne
donc à voir un univers immuable, clos et fini. Un univers dans lequel chaque être ou chaque
chose est créé avec des caractéristiques inamovibles, bref, une nature inviolable. Par exemple,
l’homme, dans cette perspective, serait sorti de la main de son créateur ou de la nature étant
déjà tout fait, c’est-à-dire ayant les caractéristiques de l’« Homo sapiens sapiens » actuel. Qui
plus est, en ce qui concerne la cosmologie grecque, l’homme serait naturellement déterminé à
jouer un rôle social précis, à telle enseigne que son devoir serait d’identifier son masque et de
le porter à la perfection. Or une telle perception statique, immuable ou fixiste du réel est une
aberration, au regard des théories du big bang et de l’évolution. L’état actuel de nos
connaissances nous permet de comprendre que le monde et les êtres qu’il contient sont en
mouvement et en mutation. Une fois de plus, et dans les grandes lignes, Trinh Xuan Thuan
retrace l’histoire de cette dynamique créatrice de l’univers en ces termes :

Celui-ci [l’univers] part d’un vide microscopique rempli d’énergie. Aux


échelles les plus infimes, le principe d’incertitude fait que l’espace se dissout
en une multitude de fluctuations quantiques. En une infime fraction de
seconde, l’inflation amplifie de façon exponentielle ces fluctuations
microscopiques pour les faire émerger dans le monde macroscopique et
servir plus tard de semences de galaxies. (…) La libération de l’énergie du
vide pendant la phase inflationnaire, en plus de causer le « bang » du big
bang, va aussi donner naissance au contenu de l’univers. (…) Au fur et à
mesure que les fractions de seconde s’égrènent, l’univers s’agrandit, se dilue
et se refroidit, permettant à des structures de plus en plus complexes de
s’élaborer. (…) En effet, de hautes températures engendrent des mouvements
et des chocs violents, générant une destruction inévitable des structures
élaborées. Pour échapper à [la destruction totale de ces structures], l’univers
doit prendre son mal en patience et attendre que la température diminue pour
accéder à la complexité.207

En outre, contrairement à la cosmologie grecque, la philosophie moderne et la


cosmologie scientifique soutiennent que la thèse d’un cosmos harmonieux, vertueux, bon et
juste n’est pas recevable. En effet, comme nous l’avons démontré plus haut, l’univers n’est pas
animé, organisé et finalisé par quelque transcendance que ce soit. Il est « un espace neutre où
les mouvements des corps sont régis par de purs rapports de forces qu’analysent des « théories
du choc »208 ». Autrement dit, le monde n’est gouverné que par des lois aveugles qui font que
ce « grand Tout » tisse froidement sa toile au gré des circonstances, des contingences et de la

207
Trinh Xuan Thuan, La Plénitude du vide, pp. 273-274.
208
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 394.

64
nécessité. Les lois de la nature sont donc « a-morales », en ce sens qu’elles ne se soucient guère
des considérations éthiques. Elles peuvent, par nécessité ou par hasard, générer des phénomènes
qui seraient un bien ou un mal pour tel ou tel individu, telle ou telle communauté, mais cette
action, en soi, n’est pas motivée par une quelconque intention. Si la nature était pourvue d’une
intention morale, il ne pleuvrait assurément pas sur les champs des méchants ; les virus, comme
celui de la covid-19, ne tueraient pas indifféremment les justes et les injustes ; et le nouveau-né
ne mourrait pas de maladie ou d’accident. Les quatre forces fondamentales qui régissent
l’univers, à savoir la force nucléaire forte, la force nucléaire faible, la force électromagnétique
et la force gravitationnelle, sont aveugles, neutres et indifférentes.
D’un autre côté, la nature est régie par la loi de l’adaptation et du plus fort. En effet,
seuls les animaux, les végétaux et les hommes capables de s’adapter à leur environnement et de
résister à l’adversité survivent et transmettent leur patrimoine génétique, tandis que ceux qui
n’en sont pas capables périssent et voient leur lignée disparaître. Ainsi, dans la jungle ou dans
la forêt, par exemple, ce sont les animaux les plus forts qui tuent et mangent les animaux les
plus faibles, et non le contraire. Ces animaux les plus forts tuent et mangent leurs congénères
sans aucun remords. Ils ne sont d’ailleurs pas animés par un sentiment de culpabilité, puisqu’ils
ne sont régis que par l’instinct. C’est l’instinct ou « l’élément » qui a en eux la prééminence. Il
en va de même des arbres de hautes tailles qui, du fait de leur capacité naturelle à s’élever de
plus en plus haut que les autres, peuvent bénéficier de la lumière nécessaire à leur croissance et
à leur épanouissement, au moment où ceux qui sont de petites tailles, étouffés par les premiers,
finissent par dépérir, par manque de lumière. La nature n’est donc pas porteuse de valeurs
morales. Par conséquent, la prendre pour modèle reviendrait « à ériger la loi du plus fort en
principe éthique209 », ce qui « serait à la limite contraire à toutes les représentations
morales210 ».
Le cosmos n’est pas non plus harmonieux, vertueux, bon et juste, comme l’ont imaginé
les Anciens, parce qu’il n’est tout simplement pas un être de raison ou de conscience, c’est-à-
dire un sujet capable de penser, de juger et de choisir. Seul l’être humain, d’après l’état actuel
de nos connaissances, dispose de ces qualités ou de ces pouvoirs. C’est la raison pour laquelle,
à l’opposé de la nature et des autres êtres non humains, gouvernés, de part en part, par les
déterminismes naturels ou les automatismes liés à leur constitution, l’homme apparaît,
fondamentalement, comme dirait Luc Ferry, comme un « être d’anti-nature ». En tant que tel,
il est seul capable de s’élever au-dessus de l’être, du réel, des « simples données factuelles du

209
Ibid.
210
Ibid.

65
règne naturel211 », pour envisager son existence selon un devoir-être, selon un idéal ou selon
des exigences morales. Grâce au développement des sciences expérimentales, l’homme
moderne a compris, à l’inverse des anciens Grecs, qu’il n’est pas raisonnable de penser que la
connaissance, la morale et la sagesse, qui orientent l’existence et conduisent au salut, dérivent
de la contemplation et de l’imitation du « divin cosmos » ou de l’insertion de soi dans son « lieu
naturel ». En d’autres termes, il n’est plus possible, du moins pour un esprit imprégné de la
rationalité technoscientifique, de faire du cosmos le principe de sens de son existence.
Rechercher au sein de l’univers sa « juste place » ou son « lieu naturel », comme Ulysse, est
tout simplement incompréhensible, du point de vue des modernes. Une telle attitude relèverait
soit de la volonté de demeurer dans l’ignorance soit de la décision de vivre dans le fétichisme.
Luc Ferry estime que donner à la nature une valeur normative, alors qu’elle est neutre et
indifférente à l’égard de nos principes moraux, c’est entrer dans « des logiques de
l’obscurantisme et de la pensée magique212 ». Il s’agit, au contraire, pour les modernes, de
s’opposer à la nature

Sous tous ses aspects : hors de nous, pour en combattre les effets maléfiques
sur l’existence humaine (par exemple les catastrophes naturelles), et en nous,
où elle apparaît maintenant sous la forme du règne des intérêts particuliers,
des penchants inéluctables à l’égocentrisme, voire à l’égoïsme. Si toute
morale est en quelque façon altruiste, tournée vers le souci des autres, ce
n’est donc plus sur la nature [ou sur le cosmos] qu’elle peut se fonder, mais
(…) sur l’homme.213

Si la nature, l’univers ou le cosmos ne peut être considéré comme un foyer de sens parce
qu’il est indifférent, neutre, régi par des forces aveugles, bref, privé de toute valeur normative,
quand est-il du Dieu personnel et unique des religions monothéistes, notamment celui du
christianisme ? Serait-il légitime de faire du principe théologique du Moyen Age le foyer de
sens de l’existence humaine ?

2- Le rejet de la cosmologie et de la sotériologie des religions monothéistes


Les sciences modernes ont aussi permis la critique de la cosmologie des religions
monothéistes qui, à bien des égards, a des points communs avec la cosmologie grecque. Ces
points d’intersection sont, par exemple, l’idée de la création du monde et de l’homme, la thèse

211
Ibid., p. 258.
212
Ibid.
213
Ibid., p. 394.

66
de la fixité du cosmos ou « le dogme de l’immutabilité céleste214 », le postulat d’une « nature
humaine » immuable ou inviolable. En effet, concernant la question de l’origine du monde et
de l’homme, nous avons déjà établi que le récit de la création est un mythe. L’univers et tout ce
qu’il contient n’ont pas été créés en six jours par un être transcendant dont l’existence reste
d’ailleurs problématique. Le monde et l’homme sont bel et bien, comme le prouvent les sciences
modernes, le produit du big bang, qui a eu lieu il y a environ 14 milliards d’années ; et de
l’évolution, qui a commencé dès les premières secondes après cette explosion quantique de la
« soupe primitive ».
Ces connaissances issues des sciences modernes nous permettent d’évacuer toute la
chronologie biblique, y compris le fameux âge de la terre ou du monde que l’Eglise catholique
romaine pensait être de six mille ans. En outre, nous avons aussi démontré que l’univers n’est
pas immuable, comme se le représentaient les Anciens, et comme il est décrit dans les Livres
saints des religions monothéistes. Bien au contraire, le monde est en mouvement, en
accélération, et donc en perpétuelle transformation. Ainsi, tous les corps, tous les astres, toutes
les étoiles, toutes les planètes et toutes les galaxies sont dans une sorte de dynamique instable.
Comme tous les autres corps célestes, la terre n’échappe pas à cette loi universelle de la
gravitation ou loi de l’attraction universelle, découverte par Isaac Newton. La terre tourne
autour de son axe, c’est la rotation ; et autour du soleil, c’est la révolution. Elle n’est donc pas
immobile, et ce n’est pas le soleil qui gravite autour d’elle. La thèse du géocentrisme, défendue
par l’Eglise catholique romaine au point d’immoler Giordano Bruno et de condamner à
résidence Galilée, a été finalement éclipsée par celle de l’héliocentrisme. Trinh Xuan Thuan
affirme que « l’univers géocentrique215 » qui régnait jusque-là en maître sera remplacé par
« l’univers héliocentrique de Nicolas Copernic216 » en 1543.
Le philosophe du doute avait, lui aussi, établi la pertinence de l’héliocentrisme, même
si la peur de subir les foudres de l’institution ecclésiale l’avait amenée à renoncer à la
publication du Traité du monde et du Traité de l’homme. En des temps d’obscurité, René
Descartes avait préféré « avancer masquer ». Toutefois, en son âme et conscience, il était
convaincu que c’est la terre qui tourne autour du soleil, et non le contraire. La terre
effectivement tourne, et l’univers effectivement est en perpétuel mouvement. Il est même infini,
c’est-à-dire en dilatation ou en accélération constante, comme l’ont démontré Edwin Hubble,
Trinh Xuan Thuan et bon nombre d’autres astrophysiciens.

214
Ibid., p. 389.
215
Trinh Xuan Thuan, Désir d’infini. Des chiffres, des univers et des hommes, p. 131.
216
Ibid.

67
S’agissant de l’idée d’une nature humaine immuable ou inviolable, c’est-à-dire de la
pensée selon laquelle l’homme serait toujours identique à lui-même depuis sa création, les
théories du big bang et de l’évolution ont démontré l’aberration d’un tel postulat. L’homme
d’aujourd’hui est bien plutôt la résultante d’une suite infinie de transformations historiques. Il
n’est pas sorti de la main d’un créateur, fût-il le Dieu personnel et unique des religions révélées,
avec toutes les caractéristiques qu’il a aujourd’hui. Sa bipédie, l’augmentation du volume de
son encéphale, la plasticité de son cerveau, d’une part ; et d’autre part, le développement du
langage, de la pensée, de l’art, de la technique, de la science, de la religion et de la magie sont
consécutifs à des évolutions historiques qui lui sont tant internes qu’externes. Reprenant
Raymond Aron, Louis Doucet affirme que la « nature humaine » change avec le temps,
puisqu’elle « devient à travers le temps217 ». Pour lui, « la représentation fixiste de l’homme
qui caractérise la pensée classique218 » ou les cosmologies non scientifiques est, aujourd’hui,
largement dépassée. Il s’agit donc de passer de cette « représentation fixiste de l’homme » à
l’anthropogenèse, c’est-à-dire à l’idée d’une émergence progressive de l’humain dans l’histoire,
avec l’histoire et pour l’histoire.
Dans Les Principes de la philosophie, René Descartes est malheureusement persuadé
que « les principes de la raison qu’il a dégagés « ont été connus de tout temps, et même reçus
pour vrai et indubitables par tous les hommes »219 ». Par cette affirmation, nous nous rendons
compte que l’auteur du Discours de la méthode avait subi l’influence des cosmologies grecque
et judéo-chrétienne qu’il prenait, peut-être, pour argent comptant, eu égard au très bas niveau
de développement des sciences de la matière à son époque. On pourrait, à sa décharge, postuler
que par son assertion il ne voulait pas entrer en conflit avec « l’épistémè » de son temps ou avec
la cosmologie non scientifique de son Eglise ; préférant la prudence, dans un contexte
d’intolérance et de chasse aux hérétiques. Mais une telle défense serait trop facile et peu
pertinente. Ce qui est probable, c’est que René Descartes était dans l’ignorance d’un certain
nombre de vérités scientifiques qui font qu’aujourd’hui le fixisme anthropologique et le
dualisme corps-esprit soient totalement récusés.
Nous savons, de nos jours, que le changement, la mutation ou le devenir, comme dirait
Héraclite d’Ephèse, est l’essence des phénomènes qui se déploient dans l’espace et dans le
temps. Le changement, la mutation ou le devenir constitue le propre de tous les constituants de
la biosphère. « Le dogme de l’immutabilité » ou de la fixité des phénomènes spatio-temporels,

217
Louis Doucet, op.cit., p. 26.
218
Ibid.
219
Ibid., pp. 26-27.

68
établi par les cosmologies non scientifiques, n’ont aucune pertinence scientifique ou
heuristique. Pier Vincenzo Piazza, à ce propos, affirme ce qui suit :

La biologie permet maintenant d’expliquer aisément notre nature toujours


changeante, nos aspirations parfois futiles, nos excès de plus en plus
patents220 (…) [A son avis,] les nouvelles connaissances de la biologie
permettent d’incarner l’esprit, pas d’y renoncer. Juste le rendre réel. Ce n’est
donc pas l’esprit, mais son immatérialité, qui devient inutile et obsolète,
puisque nous n’en avons plus besoin pour expliquer ce que nous
ressentons221.

Par ailleurs, nous avions souligné qu’il était impossible de prouver scientifiquement
l’existence des dieux, pour ce qui est des religions polythéistes ; ou d’un Dieu personnel et
unique, en ce qui concerne les religions monothéistes. En effet, Dieu n’est pas un phénomène
pour que chacun puisse en faire l’expérience. Il est, s’il existe, un « noumène », au sens où
l’entendait Emmanuel Kant. En tant que « noumène », il échappe à toute expérimentation. C’est
assurément cette incapacité de soumettre Dieu à une vérification expérimentale, c’est-à-dire de
tenir sur lui un discours objectif et universel qui explique non seulement l’existence d’une
multiplicité de religions, et donc une diversité dans la conception de ce qu’est la divinité, mais
aussi la position de l’athéisme et de l’agnosticisme.
Dieu est-il un mythe ou une réalité ? Nul ne le sait véritablement. Mais ce qui est
certain, c’est que personne ne l’a jamais rencontré, personne ne sait où il habite et personne n’a
aucune idée de son agenda, c’est-à-dire de ses projets à court, à moyen et à long terme. Dieu
est totalement silencieux, inconnu et incompréhensible. Il est « Tout-Autre ». Or de l’inconnu,
disent les physiciens, on ne peut rien dire et on ne doit rien dire, car discourir ou théoriser sur
ce qu’on ne connaît pas, sur ce dont on n’a aucune expérience, c’est non seulement s’adonner
à la spéculation, mais aussi prendre le risque de conduire ses auditeurs ou ses lecteurs sur le
chemin de l’aliénation et de toutes sortes de servitude. S’il en est ainsi, les religions, en général,
et les religions monothéistes, en particulier, devraient rester dans une humilité absolue et dans
une réserve totale, car aucune d’elles n’a la preuve de la justesse de sa révélation ; se confiner,
autant que possible, dans le domaine de la vie privée et dans les limites de la foi, pour que la
tolérance, la paix et l’harmonie sociales soient sauvegardées ; éviter de faire de Dieu un objet
de connaissance, de débat public et de prosélytisme, afin de ne pas transformer la société et le
monde en un vaste champ de conflits, et en un terrain favorable au meurtre de son prochain,

220
Pier Vincenzo Piazza, op. cit., p. 13.
221
Ibid., p. 14.

69
devenu barbare, par la magie du fanatisme religieux ou par l’effet de l’opium que serait devenue
la religion.
Si tout discours sur Dieu reste subjectif, relatif et problématique, comment peut-on
envisager de fonder sur un principe aussi polémique le sens de l’existence des hommes ? Le
faire ne serait-il pas ouvrir la voie à la multiplication des foyers de radicalisme ou de
fondamentalisme religieux ; faciliter le repli identitaire ou communautaire ; promouvoir
l’exclusion du différent et les antagonismes sociaux qui risqueraient, à terme, de compromettre
la paix et l’harmonie politiques ou universelles ?
Bien évidemment, il y a bel et bien un grand risque à fonder le sens de la vie humaine
sur un principe théologique, étant donné la diversité des religions et les conflits doctrinaux qui
les opposent et opposent, en leur propre sein, leurs membres. Toutefois, au-delà de cet
argument, force est aussi de rappeler que l’homme moderne aurait du mal à se fier à une
cosmologie religieuse déconstruite par des sciences expérimentales dont l’efficacité théorique
et pratique n’est plus à démonter. En effet, qui pourrait véritablement se fier ou se laisser porter,
conduire ou gouverner, aujourd’hui, par une « théoria », une « praxis » et une « sotériologie »
suspectes d’affabulation, d’hétéronomie et d’illusion, c’est-à-dire par un discours qui ne fait
plus véritablement sens ?
C’est précisément ce discrédit jeté sur la cosmologie religieuse par les sciences
modernes qui pousse, depuis plusieurs décennies, les religions, notamment le judaïsme, le
christianisme et l’islam, à un travail de refondation, car il est question, pour ces religions, de ne
pas devenir totalement inaudibles dans un monde de plus en plus désenchanté et gouverné par
les fonctions épistémologique, législative et sotériologique de la raison. Jacques Arsac souligne,
à cet effet, que :
La fantastique avancée de la science a obligé l’Eglise [et partant chaque
religion] à une profonde réflexion théologique. Elle a fini par reconnaître que
l’Ecriture [ou la révélation] ne vise pas à fournir une description du monde,
de sa création, de son fonctionnement. Elle reconnaît le caractère mythique
des textes sacrés : ils ont pour but de faire comprendre quelque chose de
l’œuvre et du dessein de Dieu.222

Dans un contexte où les religions n’ont plus la prétention de détenir le savoir, d’être
les seules garantes des valeurs morales et les seules sources du salut, il est prioritairement
question, pour elles, de survivre à l’affaissement de leurs fondements et à l’effondrement de
leur puissance, en repensant, à nouveau frais, leurs rapports non seulement avec les sciences

222
Jacques Arsac, La Science et le sens de la vie, Paris, Fayard, 1993, pp. 32-33.

70
modernes qui les ont déconstruites et détrônées, mais aussi avec la société qu’elles avaient mise
sous leur tutelle. Les rapports de la religion à la science et à la société ne pourront plus être
régis par les principes de domination et de servitude, comme par le passé, mais par les principes
de liberté et de laïcité. Un large boulevard semble ainsi ouvert à l’autonomie du sujet, à la
« laïcisation de la pensée » et au pluralisme politique parce que l’homme moderne s’est
désormais engagé à s’affranchir des mythologies, des cosmogonies, des théogonies et des
cosmologies non scientifiques qui postulent l’existence et la toute-puissance de la
transcendance du cosmos ou de la transcendance de Dieu. L’homme moderne n’a plus
l’intention de se laisser gouverner par une « altérité radicale ». Il ne souhaite plus définir le
sens de son existence à l’aune du principe cosmologique ou théologique, comme ce fut le cas
pour son « alter ego » de l’Antiquité et du Moyen Age.
Issu de la révolution scientifique, l’homme moderne inscrit sa vie de mortel « dans
une logique purement humaine, trop humaine223 », comme le dit clairement Luc Ferry,
reprenant à son compte une terminologie nietzschéenne. A la vérité, avec le sacre de la raison
et le triomphe des sciences expérimentales, une ère nouvelle commence, celle de la modernité,
marquée par l’affirmation non plus des principes cosmologique et théologique qui placent
l’homme dans une situation d’hétéronomie, mais du principe humaniste qui consacre
l’émergence de ce que Paul Ricœur appelle « l’homme-mesure », c’est-à-dire une « subjectivité
dotée de droits et censée donner du sens au monde. [Une subjectivité] sans attache qu’ [elle]
puisse nommer, sans appui autre que la force autofondatrice de sa volonté224 ».
Ainsi, résultant, sans doute, de la synergie d’action de l’atomisme antique, du semi-
rationalisme de saint Thomas d’Aquin et de l’humanisme de la Renaissance, la révolution
scientifique moderne n’a donc pas seulement donné naissance à une nouvelle époque et à un
type d’homme nouveau, à savoir le « sujet moderne », elle a aussi accouchée, au final, d’un
humanisme plus radical, plus incisif et plus offensif dans la critique de l’hégémonie des
institutions religieuses ; le refus de la dépendance de l’être humain à un Dieu dont l’existence
demeure problématique ; la quête d’une plus grande autonomie humaine ; la lutte pour la
séparation du religieux d’avec le politique ; la réalisation du projet de laïcisation de l’espace
public ; l’effort d’édification des Républiques démocratiques ; l’édiction et le respect de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

223
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op.cit., p. 232.
224
Jacques Arènes et Nathalie Sarthou-Layus, La Défaite de la volonté. Figures contemporaines du destin, Paris,
Seuil, 2005, p. 26.

71
Sans risque de nous tromper, ce deuxième humanisme, qui émerge à la faveur de la
révolution scientifique moderne, est celui des philosophes des Lumière et des philosophes
athées. L’humanisme moderne, puisqu’il s’agit de lui, va donc s’engager, comme l’atomisme
antique et les sciences modernes, dans le processus de désenchantement du monde et de
libération du genre humain, car il est question de conjuguer les efforts pour que, « par ses actes
et ses œuvres qui sont les fruits de son travail et de sa valeur personnelle, [l’homme moderne,
ce ] self-made-man [,] se forge un être qui n’est pas préexistant et qu’il ne doit qu’à ses
choix225 ». Les réflexions qui vont suivre ont donc pour objectif de montrer la contribution réelle
de l’humanisme de la Renaissance, et surtout de l’humanisme des Lumières et de l’humanisme
athée dans la réalisation d’un tel projet.

225
Ibid., p. 212.

72
CHAPITRE 2
LES « TRANSCENDANCES VERTICALES » A L’EPREUVE DE
L’HUMANISME

Comme nous venons de l’établir, les sciences modernes n’ont pas seulement secoué les
fondements des transcendances cosmologique et théologique, elles ont aussi permis leur
effondrement, en démontrant que les cosmologies non scientifiques sur lesquelles elles reposent
sont fondées sur une conception erronée du monde ou, du moins, profondément en crise. Nous
avons noté, à cet effet, que, contrairement à ce que pensaient les Grecs de l’Antiquité, le cosmos
ou l’univers n’est ni créé ni clos, encore moins harmonieux et bon. Nous avons aussi mis en
lumière les erreurs scientifiques des révélations judéo-chrétienne et islamique du Moyen Age,
notamment en ce qui concerne leur enracinement dans le créationnisme. Ainsi, à l’inverse de la
thèse de Maurice Bucaille selon laquelle l’islam, particulièrement, « ne contient aucune
affirmation scientifique inadmissible226 », nous pensons que, même dans le cadre de cette
troisième religion du Livre qui prescrit expressément l’amour et la culture de la science, la
révélation qui la fonde, comme les révélations des deux autres religions monothéistes, contient
bel et bien à boire et à manger, c’est-à-dire des thèses rationnellement recevables et celles qui
sont scientifiquement irrecevables.
A la vérité, les Ecritures « saintes », qu’elles soient celles des partisans du judaïsme, du
christianisme ou de l’islam, ne sont ni des livres d’histoire ni des livres de science. Elles sont
grandement inondées par des non-vérités, des contre-vérités, des faussetés ou des erreurs, si ce
n’est par des monstruosités que l’homme moderne ou l’homme contemporain aurait du mal à
tolérer. C’est pour cette raison que Jean Guitton, le plus chrétien des membres de l’Académie
française, comme aimaient à le titiller certains de ses collègues académiciens et certains de ses
commentateurs, peut oser parler, lui, un croyant fidèle, des « erreurs scientifiques de la
Bible227 ». Il affirme que « les erreurs scientifiques de la Bible, [de la Torah et du Coran,
ajouterions-nous,] ce sont les erreurs de l’humanité, jadis semblable à l’enfant qui n’a pas
encore la science228 ». Autrement dit, la révélation chrétienne, comme les révélations des deux
autres religions monothéistes, a, sur le plan heuristique, l’âge de l’esprit de ceux qui l’ont
élaborée, à savoir l’âge de l’immaturité qui fait qu’un esprit, à « l’état théologique », confonde
le mythe avec la réalité ou avec la vérité ; ou encore l’âge de l’adolescence, caractéristique de

226
Maurice Bucaille, La Bible, le Coran et la science. Les Ecritures saintes examinées à la lumière des
connaissances modernes, Paris, Editions Seghers, 1976, pp. 226-227.
227
Ibid., p. 10.
228
Ibid.

73
tous ceux qui, à « l’état métaphysique », se perdent dans des spéculations métaphysiques sans
fondement expérimental, comme dirait Auguste Comte.
Que l’esprit religieux soit à « l’état théologique » ou à « l’état métaphysique », il est
encore embrigadé par la spéculation : la spéculation imaginative, lorsqu’il est à « l’état
théologique » ; et la spéculation rationnelle, lorsqu’il est à « l’état métaphysique ». C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle Lucien Ayissi souligne, à juste titre, que, pour Auguste Comte,
« l’état métaphysique » n’est qu’un avatar de « l’état théologique ». Il affirme :

Auguste Comte n’a pas tout à fait tort de concevoir l’état métaphysique
comme un avatar de l’état théologique, car les phénomènes que se représente
l’esprit humain à l’état théologique, comme résultant de l’action effective
d’agents surnaturels, sont, à l’état métaphysique, simplement remplacés par
des entités abstraites telles que l’Etre, le Tout, l’Ame, la Substance, etc. Ces
nouvelles idoles ne diffèrent de celles de l’état théologique que parce qu’elles
sont apparemment libérées de leur gangue mythologique.229

Dans tous les cas, la révélation chrétienne, comme les révélations judaïque et
islamique, n’est pas le lieu du dévoilement de la vérité scientifique, puisqu’elle est l’expression
d’une vision ou d’une compréhension enfantine ou immature du monde et de l’homme.
Comment pourrait-il en être autrement, lorsqu’on sait que dans l’Antiquité et au Moyen Age la
majorité des esprits, qu’ils soient religieux ou païens, étaient prisonniers des cosmogonies, des
théogonies, des théologies, des cosmologies non scientifiques, bref, de la mythologie ou de la
superstition qu’ils prenaient pour argent comptant ?
En effet, étant donné que les cosmologies grecques et religieuses sont l’expression d’une
vision du monde appartenant à l’enfance de l’humanité, c’est-à-dire relevant de « l’état
théologique » et, dans une certaine mesure, de « l’état métaphysique », pour reprendre des
catégories sémantiques propres à Auguste Comte, il n’est donc plus pertinent, comme nous
l’avons démontré dans le chapitre précédent, de continuer de se référer à des entités extérieures
et supérieures à l’homme pour définir le sens de l’existence des ceux qui savent pertinemment
qu’ils sont dorénavant abandonnés à eux-mêmes. Toutefois, la question qui demeure et qui fait
l’objet de notre réflexion dans le présent chapitre reste celle de la contribution réelle de
l’humanisme à la déconstruction ou au déclin des transcendances cosmologique et théologique.
Mais avant d’y arriver, il serait judicieux de définir ce concept, ce mouvement, ce courant de

229
Lucien Ayissi, op. cit., p. 220.

74
pensée qu’est l’humanisme, tant du point de vue de son contenu que des facteurs qui ont présidé
à son émergence.

I- L’histoire de l’humanisme ou l’histoire d’un courant de pensée en rupture avec le


monde ancien
Qu’est-ce que l’humanisme ? A quelle période de l’histoire a-t-elle été élaborée ? Qui
sont les pères fondateurs de ce courant de pensée ? Quels sont les facteurs déterminants de son
émergence ? Telles sont les principales questions auxquelles nous nous proposons de répondre
dans cette section de notre travail.

1- Le concept et le mouvement
Historiquement, l’humanisme, comme concept, est inventé à la fin du XVIIIe siècle et
vulgarisé au début du XIXe siècle. Mais il est un courant de pensée de la Renaissance, puisqu’il
naît à la fin du XIVe siècle avec Pétrarque, un poète italien qui s’est distingué, toute sa vie
durant, par un travail ardu, méticuleux et rigoureux qui consistait à collectionner et à traduire
les manuscrits des grands auteurs de la Grèce et de la Rome antiques, pour que leurs pensées
imprègnent et fécondent tout à la fois les cultures indo-européennes embrigadées par la
superstition, la magie, la mythologie et le dogmatisme. Autrement dit, il s’agissait, pour les
théoriciens du projet humaniste, de redécouvrir les grands penseurs grecs et romains, dans le
but d’ouvrir les Européens non seulement à la richesse de leurs productions artistiques,
littéraires et philosophiques, mais aussi et surtout à leur sens de l’honneur, de la dignité et de la
liberté. Ainsi, l’humanisme n’aura de cesse de s’épanouir tout au long du XVe, XVIe, XVIIe
siècle et des siècles à venir avec tour à tour Giovanni Pico della Mirandola, Erasme, Guillaume
Budé, Baruch Spinoza, John Locke, Emmanuel Kant, Jean-Paul Sartre et, aujourd’hui, Luc
Ferry, pour ne citer que ces quelques figures emblématiques de ce mouvement artistique,
intellectuel et philosophique. Cependant, l’épanouissement de l’humanisme va prendre
plusieurs colorations au cours de son histoire, car il n’est pas, à proprement parler, un
mouvement uniforme ou un courant intellectuel qui est resté identique à lui-même dans le temps
et dans l’espace.

De la Renaissance à la postmodernité, en passant, bien sûr, par la modernité, nous


pouvons identifier quatre grandes formes d’humanisme qui, malgré leur unité, diffèrent les unes
des autres par leur seuil de tolérance vis-à-vis de la transcendance ou de l’idée d’une « altérité
radicale ». Comme nous le verrons dans quelques instants, l’humanisme de la Renaissance, qui

75
a contribué à l’émergence des sciences modernes, se distingue de l’humanisme des Lumières
qui, à son tour, n’est pas assimilable à l’humanisme athée. L’humanisme athée, non plus, n’est
pas à confondre avec l’humanisme ferryen de « l’homme-Dieu », encore appelé « humanisme
transcendantal », « humanisme non métaphysique » ou « humanisme de la transcendance de
l’autre ». Il existe, effectivement, plusieurs âges de l’humanisme. Néanmoins, quels que soient
ses différents âges, force est de noter que, « fondé [, au départ,] sur l’étude des humanités
grecques et latines230 », en vue de l’élargissement de « l’horizon intellectuel » des peuples
européens, le projet humaniste, dans son ensemble, c’est-à-dire dans ses différentes formes, va
déboucher sur l’autonomisation et la « valorisation de l’individu231 » qui, jadis, était soumis,
sur tous les plans, à une « altérité radicale », à savoir, par illustration, le cosmos, chez les Grecs
de l’Antiquité ; ou le Dieu personnel et unique, en ce qui concerne les membres ou les partisans
des religions monothéistes du Moyen Age.

Ainsi, d’un point de vue strictement philosophique, l’humanisme, ou toute forme


d’humanisme, a pour principal objectif de libérer l’homme de toutes les servitudes et d’exalter
sa pleine souveraineté sur lui-même, sur son essence, sur son devenir, sur son histoire, sur son
environnement et sur le monde. Il s’agit de mettre l’homme au centre de toutes les
préoccupations, de toutes les attentions, comme l’avait voulu Socrate ; de faire de ce dernier la
source de toutes les évaluations, « la mesure de toutes choses ; pour celles qui sont, mesure de
leur être ; pour celles qui ne sont pas, mesure de leur non-être », comme le disait Protagoras
dans De la vérité. L’humanisme affirme, avec force, courage et conviction, « [la] dignité, [la]
liberté et [les] capacités de connaissance232 » humaines. Avec l’émergence de ce courant
artistique, littéraire et philosophique, l’homme devient le maître des savoirs et le nouveau
« seigneur de la création ». Il est désormais considéré comme le « créateur de sa propre vie,
[car] il peut devenir ce qu’il veut [, puisqu’il n’existe aucune entité au-dessus de lui qui le
détermine fondamentalement, et puisqu’il n’est qu’un néant au départ, si on s’en tient à la
posture de l’humanisme athée.] C’est [d’ailleurs] cette indétermination radicale qui fonde,
[dans cette perspective, sa] dignité233 ». Néanmoins, après cette esquisse de définition de
l’origine et de l’essence de l’humanisme, l’interrogation qui nous vient à l’esprit est celle de
savoir quels peuvent être les facteurs déterminants de l’avènement de ce courant de pensée.

230
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 280.
231
Ibid.
232
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 169.
233
Ibid., pp. 172-173.

76
Autrement dit, qu’est-ce qui, à la vérité, aurait présidé à la naissance et au développement de
l’humanisme ?

2- Les facteurs déterminants de l’émergence de l’humanisme

Dans son ouvrage intitulé Le Christ philosophe, Frédéric Lenoir souligne que deux
facteurs internes à l’évolution du christianisme et deux autres facteurs externes, mais
particulièrement déterminants, sont à l’origine de la naissance et du développement de
l’humanisme.

2-1- Les facteurs internes à l’évolution du christianisme

Par rapport aux deux facteurs internes à l’évolution du christianisme ayant permis
l’éclosion de l’humanisme, Frédéric Lenoir affirme que le premier facteur est lié à la
réconciliation de la foi avec la raison ; la reconnaissance de la valeur heuristique et théologique
de cette dernière, c’est-à-dire la capacité de la raison de parvenir, par elle-même, sans le secours
de la foi, à la saisie des vérités scientifiques et de certaines vérités théologiques ; le progrès de
la rationalité et l’ouverture à un processus de « laïcisation de la pensée », tout ceci « sous
l’influence de la théologie rationnelle thomiste234 », fortement impactée par l’aristotélisme,
comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent. En d’autres termes, l’humanisme est
fils de la révision du statut et des fonctions de la raison, « en raison même de [la] conversion
[du christianisme] à l’aristotélisme sous l’influence de saint Thomas235 » d’Aquin.

Le second facteur interne à l’évolution du christianisme ayant permis l’émergence de


l’humanisme est relatif au « recours au message évangélique pour défendre la liberté
individuelle face à la domination des clercs236 ». En effet, fondés sur l’amour inconditionnel du
prochain et la liberté individuelle, c’est-à-dire sur la compassion désintéressée qu’on a pour
autrui et sur l’émancipation de l’individu du poids du groupe et de l’autorité de la tradition, les
enseignements éthiques de Jésus-Christ ont nourri l’humanisme et permis à ses théoriciens de
dénoncer, d’une part, l’exploitation éhontée et abusive des fidèles par certains leaders
ecclésiastiques ; et d’autre part, le maintien du peuple de Dieu et de toute la communauté
politique dans l’étau de l’ignorance, du dogmatisme, de la peur et de l’aliénation par une Eglise
devenue hégémonique, « vorace » et « boulimique ».

234
Ibid., p. 169.
235
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 358.
236
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 169.

77
La lutte de l’humanisme naissant pour l’émergence d’un individu autonome, c’est-à-
dire d’un sujet qui « entend exercer sa raison critique et qui n’accepte plus que ses règles de
vie lui soient dictées de l’extérieur237 », va, par exemple, inspirer et encourager la Réforme
protestante. C’est d’ailleurs ce que pense Frédéric Lenoir, lorsqu’il affirme que « l’humanisme
de la Renaissance a apporté cet élan de liberté et d’esprit critique qui a sans doute favorisé
l’éclosion de la Réforme protestante238 ». En effet, bénéficiant d’un contexte intellectuel et
politique qui lui était favorable, à savoir la critique et les revendications humanistes,
« l’évolution politique de l’Europe et [les] rivalités entre [les] rois, [les] princes239 » et l’Eglise,
la Réforme protestante sera « la première contestation des temps modernes qui va faire vaciller
l’Eglise et le confronter brutalement à ses contradictions240 » théologiques et pratiques.

A travers ses quatre-vingt-quinze thèses affichées le 31 octobre 1517 sur la porte de la


chapelle de Wittenberg en Saxe, Martin Luther dénonce la domination, la dépersonnalisation,
la spoliation, l’appauvrissement et l’aliénation des croyants, d’une part ; et d’autre part, la vente
des indulgences, l’embourgeoisement des princes de l’Eglise et leurs goûts prononcés pour des
pratiques déviantes et antiévangéliques. Frédéric Lenoir évoque, par illustration, « la débauche
sexuelle des papes [et des évêques] de la Renaissance ».

Le réformateur Martin Luther condamne aussi les massacres des païens, des Juifs, des
musulmans et des hérétiques, c’est-à-dire le crime ou le meurtre du frère par le frère au nom de
Dieu. S’il existe, Dieu serait bien peiné du coût humain des guerres livrées, au cours de
l’histoire, par les chrétiens, pour qu’il soit craint, reconnu, adopté et adoré. On dirait que
l’islamisme radical et politique d’hier et d’aujourd’hui, avec ses croisades contre l’axe du mal
judéo-chrétien et païen, n’invente rien de nouveau. L’autoritarisme ou le totalitarisme est
comme inscrit dans l’ADN de toutes les religions, notamment les religions monothéistes qui
sont essentiellement intolérantes.

Ainsi, eu égard à toutes les dérives de l’Eglise, Martin Luther va demander, en


conséquence, aux autorités ecclésiastiques de son temps, un retour aux Ecritures elles-mêmes.
Il s’agit, de son point de vue, de revenir aux principes fondamentaux de la foi chrétienne pour
les appliquer rigoureusement. Cependant, pour que l’application de ces principes chrétiens soit
effective, Martin Luther estime qu’il est nécessaire que le corps du Christ ou la communauté

237
Ibid., p. 175.
238
Ibid., pp. 178-179.
239
Ibid., p. 178.
240
Ibid., pp. 175-176.

78
chrétienne ait la possibilité de fréquenter, par lui-même, les textes sacrés. Autrement dit, chaque
fidèle ou chaque individu de bonne volonté devra se procurer La Sainte Bible, la lire et la mettre
en pratique, avec le secours ou le soutien de sa foi et du Saint-Esprit qui souffle là où il veut.
Point n’est donc besoin de continuer d’interdire, au peuple de Dieu, la lecture de La Sainte
Bible ; et de le maintenir dans une dépendance spirituelle. Martin Luther va en guerre contre la
politique d’asservissement spirituel, mise en place par les dirigeants de l’Eglise catholique
romaine, dans le but inavoué de garder les fidèles sous leur contrôle, afin de mieux les exploiter.
Nous y reviendrons.

Animée par l’esprit de l’humanisme de la Renaissance, la Réforme protestante repose,


d’abord, sur la seule autorité de La Sainte Bible, que désigne, en latin, l’expression « Sola
scriptura ». En effet, pour Martin Luther, le livre de référence, le seul document qui fait foi
dans la vie chrétienne, c’est la parole de Dieu contenu dans La Sainte Bible. Ainsi, le clergé et
le peuple de Dieu doivent veiller à ce que les dogmes et les pratiques de l’Eglise soient en
conformité avec les ordonnances ou les prescriptions divines. Dans l’Eglise, tout ce qui est dit,
fait ou exigé doit avoir un fondement biblique. Dans le cas contraire, l’Eglise aura choisi
d’entrer en rébellion, et donc de se lancer dans l’infidélité qui détruit sa relation avec celui
qu’elle considère comme son Epoux. La réforme protestante repose, ensuite, sur le salut par la
foi seule et la grâce seule ; expressions dont les traductions latines sont « Sola fide » et « Sola
gratia ».

A la vérité, Martin Luther est convaincu que, par le moyen de la foi ardente, et comptant
sur la gratuité de la grâce de Dieu, le chrétien est déjà racheté. Il est déjà sauvé, puisqu’en
acceptant Jésus-Christ comme Seigneur et Sauveur il devient, par le fait même, et avec Christ,
cohéritier du Royaume de Dieu. Dès lors, la fidélité à la parole de Dieu, d’une part ; la foi et la
grâce, d’autre part, deviennent, pour Matin Luther, des outils permettant non seulement de
parvenir au salut, mais aussi de manifester les œuvres dignes de ceux qui sont dorénavant
appelés enfants de Dieu ; lesquels sont nés de l’esprit, et peuvent, ipso facto, mettre en pratique
les enseignements éthiques de Jésus-Christ que sont :

La non-violence, l’égale dignité de tous les êtres humains, la justice et le


partage, le primat de l’individu sur le groupe, l’importance de sa liberté de
choix, la séparation du politique et du religieux, l’amour du prochain allant
jusqu’au pardon et à l’amour des ennemis241.

241
Ibid., p. 21.

79
« Sola scriptura », « sola fide » et « sola gratia » constituent ce que nous pouvons
appeler les trois piliers de la « théologie de la foi242 » de Martin Luther.

A l’instar des humanistes de la Renaissance, Martin Luther, comme nous avons relevé
plus haut, fut donc véritablement horrifié par l’écart éthique qui existait entre les pratiques de
l’Eglise et les exigences de celui dont l’Eglise disait être l’épouse. Les enseignements ou les
messages de Jésus-Christ, qui visent prioritairement « à émanciper l’individu du poids du
groupe et de la tradition en faisant de sa liberté de choix un absolu243 », étaient dilués, attiédis,
diminués, transformés, modifiés ou niés par une institution ecclésiale qui préférait sauvegarder
ses intérêts mondains et consolider un pouvoir spirituel et séculier hérité de son statut de
« religion officielle », de « religion obligatoire », de « religion exclusive » et de « religion de
la vérité »244 à elle donné par l’Empire romain. Frédéric Lenoir note, à ce propos, que « l’Eglise
[a évolué] en-deçà, ou à côté des exigences de celui dont elle se réclame. Elle n’a pas
simplement diminué, transformé, attiédi son message. En certains points essentiels, et en tant
qu’institution, elle l’a totalement retourné. Elle l’a subverti245 ».

On pourrait même dire qu’en devenant le bras séculier de l’Eglise, en donnant des
pouvoirs et des richesses exorbitants à ses papes et à ses évêques246, Constantin et ses héritiers
successifs247 ont fait plus de mal que de bien à cette institution religieuse. Pire encore, ils l’ont
purement et simplement corrompue. Ce sont d’ailleurs les fruits de cette corruption qui ont

242
Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992, p. 57.
243
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 12.
244
Toutes ces expressions sont de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus sans Jésus. La christianisation de
l’Empire romain, p. 255.
245
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 12.
246
En s’appuyant sur la Vie de Constantin, les auteurs de Jésus sans Jésus affirment que les princes de l’Eglise
« recevaient personnellement et d’une manière courante des lettres, des honneurs, des riches cadeaux de
l’empereur ». D’ailleurs, ils bénéficieront aussi des « exemptions d’impôts ou de charges civiques ». Lire, à cet
effet, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, op. cit., pp. 184-185.
247
A l’exception de l’empereur Julien qui se retourna énergiquement contre le christianisme qu’il considérait
comme « un danger public », et malgré ses efforts de « restaurer la tradition des dieux protecteurs de Rome », en
abrogeant « toutes les mesures discriminatoires contre les païens », les autres héritiers successifs de Constantin, à
l’instar de Théodose Ier, Valentinien, Valens, Gratien et Valentinien II, vont non seulement favoriser le
christianisme et en faire la religion officielle de l’Empire, mais aussi et surtout faire en sorte que la foi chrétienne
devienne la loi. Théodose Ier, par illustration, prend un édit qui dit en substance ce qui suit : « Nous voulons que
tous les peuples régis par le gouvernement de Notre Clémence pratique la religion transmise aux Romains par le
divin apôtre Pierre, telle que se manifeste jusqu'à maintenant la religion qu’il a enseignée […] à savoir que nous
devons croire en une divinité unique, Père, Fils et Saint-Esprit, dans une égale majesté et une sainte Trinité. Nous
ordonnons que ceux qui suivent cette loi soient rassemblés sous le nom de chrétiens catholiques ; quant aux autres,
insensés et fous, nous jugeons qu’ils doivent supporter l’infamie attachée au dogme hérétique, que leur assemblées
ne reçoivent pas le nom d’Eglises, que, frappés tout d’abord par la vengeance divine, ils le soient ensuite par le
châtiment de notre action inspirée par la volonté céleste ». (Ibid., pp. 199-200.) Les auteurs de Jésus sans Jésus
souligne qu’en 391 « Théodose décrète l’interdiction du paganisme, doublée de l’interdiction générale des cultes
et des sacrifices dans les temples. Une avancée que Constantin ne pouvait pas même concevoir, et encore moins
les sujets de son empire. » (Ibid., p. 200.)

80
révulsé les premiers humanistes et les réformateurs protestants. Ainsi, « de persécutés à cause
de leur foi, [certains chrétiens, notamment certains de leurs leaders ou de leurs conducteurs
spirituels,] sont devenus [des] persécuteurs au nom de leur foi248 » :

Et quand les chrétiens obtiennent enfin la liberté religieuse qu’ils n’ont cessé
de revendiquer pour eux, ils se retournent férocement contre ceux, chrétiens
hérétiques, juifs ou païens, qui ne partagent pas leur conception de la vérité.
(…) [Cependant,] il faut incontestablement distinguer l’Eglise dans son
action pastorale ou individuelle (où des hommes et des femmes admirables se
sont donnés corps et âme à cause de Jésus en se vouant à ceux que la société
rejetait) et son activité institutionnelle, où elle a été, de tout temps, en tous
lieux, l’alliée de toutes les monarchies, de toutes les tyrannies, de toutes les
dictatures. L’Eglise a béni pêle-mêle les Croisades, l’esclavagisme, les
pogroms du Moyen Age, l’Inquisition, la conquête de l’Amérique du Sud, le
génocide des Indiens d’Amérique du Nord, toutes les guerres impérialistes,
la colonisation, sans parler de la dernière guerre mondiale où sa lâcheté si
ce n’est sa connivence avec les régimes fascistes et nazis demeure une tache
« que toute l’eau de la mer ne saurait effacer », pour paraphraser
Lautréamont.249

L’Eglise, mieux encore l’aristocratie sacerdotale, n’a pas hésité à oppresser et à


supprimer tous ceux qui constituaient des obstacles à la sauvegarde de leurs intérêts égoïstes et
antiévangéliques. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Albert Jacquard estime que :

L’histoire de l’Eglise romaine montre qu’elle a souvent succombé à la


tentation de préserver son pouvoir, quitte à desservir la vérité dont elle se dit
porteuse.
L’aboutissement a été la prise du pouvoir temporel par l’Eglise grâce à la
conversion de l’empereur Constantin en 325. Mais, ainsi que le fait
remarquer le théologien Jean Cardonnel : « Quand le pouvoir devient
chrétien, ce n’est pas le pouvoir qui se christianise, c’est le christianisme qui
prend tous les plis du pouvoir. » Les exemples, hélas, sont nombreux. Pour
n’en citer que deux parmi les plus récents et les plus inacceptables, rappelons
pour le dix-neuvième siècle le « catéchisme napoléonien » diffusé par l’Eglise
de France, et pour le vingtième le silence du pape Pie XII face à la tragédie
du peuple juif.
Non, il est impossible de présenter l’Eglise comme sainte.250

Aussi, le Christ aurait eu assurément de la peine à se reconnaître dans la marche de son


Eglise parce qu’elle s’est pervertie et s’est prostituée, en se mettant au service d’un autre maître.

248
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 19.
249
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, op. cit., pp. 255-226.
250
Albert Jacquard, Dieu ?, Paris, Stock/Bayard, 2003, pp. 123-124.

81
Mais au regard des scandales qui continuent de jalonner la marche des églises traditionnelles, à
l’instar de l’église catholique romaine et des églises protestantes ; au regard des dérives
actuelles des églises de réveil, à l’instar des églises pentecôtistes, on peut bien se demander si
les pratiques antiévangéliques, comme la politique d’asservissement spirituel des fidèles, en
vue de leur exploitation éhontée, n’ont pas définitivement fait leur lit dans l’Eglise de Jésus-
Christ.

2-2- Les facteurs externes au christianisme

Concernant les facteurs externes à l’évolution du christianisme qui ont permis la


naissance et le développement de l’humanisme, Frédéric Lenoir souligne encore deux faits
majeurs dont le premier a été mentionné plus haut. Il s’agit, dans un premier temps, de « la
redécouverte de l’Antiquité avec la traduction des grands auteurs grecs et romains, élargissant
ainsi l’horizon intellectuel des Européens251 » ; et, dans un second temps, de l’invention de
l’imprimerie par Johannes Gutenberg vers 1454 ; invention qui a rendu possible « une plus
large diffusion du savoir252 ». En effet, c’est ce savoir largement diffusé qui a contribué, par ses
lumières perçantes, à repousser les ténèbres de l’obscurantisme médiéval, puisque chaque
personne, quel que soit le point géographique où il se trouvait, pouvait se procurer des livres et
des documents dans plusieurs domaines différents, ceci à des coûts très réduits. Or, les moines-
copistes, embrigadés par leur hiérarchie, soumis au devoir de secret, et techniquement limités,
n’avaient ni la force de productivité ni la puissance de diffusion des œuvres produites
artisanalement. Ils n’avaient pas non plus une politique commerciale pouvant faciliter la
distribution ou la commercialisation des fruits de leur labeur. Quand bien même les moines-
copistes auraient eu la capacité de distribuer ou de commercialiser à grande échelle lesdites
œuvres, celles-ci n’auraient véritablement pas satisfait la demande, pour les raisons sus-
évoquées.

Dès lors, c’est davantage grâce à l’imprimerie et à son développement que la


connaissance va commencer son long chemin de démocratisation, au grand dam de certains
dirigeants religieux et politiques qui auraient voulu continuer de maintenir des peuples entiers
dans la « minorité », si l’on nous permet l’usage de ce beau concept kantien, sémantiquement
et sémiotiquement chargé. Rappelons-nous, par illustration, que la lecture de La Bible était
proscrite par la hiérarchie de l’Eglise catholique, sûrement pour éviter, d’une part, le réveil

251
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 169.
252
Ibid.

82
spirituel de leurs brebis ; et d’autre part, la sortie de l’homme et du monde de la caverne de
l’obscurantisme. Mais, malheureusement pour ces leaders spirituels, et heureusement pour les
fidèles, l’invention et le développement de l’imprimerie ont permis la reproduction des
Ecritures en grande quantité, sa large diffusion et sa consommation immodérée. Cette
consommation immodérée des Ecritures a ouvert la voie au réveil progressif du peuple de Dieu,
et partant de la société globale, de son long « sommeil dogmatique », pour pasticher, une fois
de plus, Emmanuel Kant.

Grâce aux facteurs internes et externes à l’évolution du christianisme ; facteurs que nous
venons de mettre en lumière et qui ont permis l’éclosion et l’épanouissement de l’humanisme,
l’humanité, par le fait même, s’est résolument engagée sur le chemin de sa propre libération.
Elle n’entend plus dépendre d’une « transcendance verticale » ou d’une « altérité radicale »
qui le maintiendrait dans une hétéronomie absolue. Toutefois, si l’humanisme, comme nous
l’avons établi, est l’affirmation de l’homme comme valeur suprême ou absolue, selon les cas,
nous pensons, néanmoins, qu’il est nécessaire de discriminer entre ses différentes formes, dans
le but d’identifier celles dont les contributions ont été déterminantes dans la déconstruction des
transcendances cosmologique et théologique, et donc dans l’élaboration et la consolidation du
principe humaniste qui est un foyer de sens au cœur de la période allant de Renaissance à la
modernité.

II- L’humanisme de la Renaissance, l’humanisme des Lumières et l’humanisme athée face


aux « transcendances verticales »
Dans ses efforts de déconstruction des « transcendances verticales », l’humanisme a dû
opérer, au cours de son histoire, des mutations internes et profondes, en fonction de son contexte
de naissance, de l’environnement dans lequel il s’est déployé, et surtout des objectifs
spécifiques qui étaient ceux de ses théoriciens du moment. C’est ainsi que nous distinguons,
avant l’émergence de « l’humanisme non métaphysique » ou « humanisme transcendantal » de
Luc Ferry, trois grandes formes d’humanisme qui ont, chacune, sa spécificité, en dépit de ce
qui fait bien sûr leur unité. Dans les lignes qui suivent, il est question de mettre en exergue la
dynamique ou la logique qui a fécondé le développement ou la maturation de l’humanisme pour
qu’il soit assez outillé pour remettre en question les « transcendances de jadis », et poser, par
conséquent, un nouveau principe de sens devant structurer la vie de l’homme moderne.

83
1- Repères historiques : l’humanisme de la Renaissance

La Renaissance désigne, d’abord, une époque de l’histoire qui couvre les XIVe, XVe et
XVIe siècles, et marque ainsi la fin du Moyen Age, avec ses dérives autoritaires et
obscurantistes. Elle est, ensuite, un mouvement artistique, littéraire et philosophique, fondé sur
la valorisation des classiques de l’Antiquité, le rationalisme, la sécularisation de la société et
l’anthropocentrisme. Enfin, la Renaissance est un concept, puisqu’elle véhicule l’idée selon
laquelle il faut donner à l’homme, à la société et au monde une orientation nouvelle. En effet,
la Renaissance voit le jour en Italie du Nord et se déploie progressivement dans tous les pays
européens, grâce à la grande soif de liberté et au désir ardent de tourner définitivement le dos à
l’inefficacité théorique et pratique des religions, pour ne plus faire recours qu’à la raison et aux
sciences dans la résolution des problèmes ou des crises multiformes auxquels l’homme fait face.
Il y a donc eu Renaissance parce qu’on a estimé que l’éclosion ou le progrès de l’humanité,
durant l’Antiquité, a été annihilé ou stoppé net , au Moyen Age, par la floraison et les coups de
boutoir des religions monothéistes, notamment le christianisme. André Comte-Sponville, dans
ce sens, souligne, à juste titre, que la Renaissance suppose la reconnaissance d’une

Décadence préalable, à quoi l’on essaie d’échapper. [Elle consiste, de ce


point de vue-là, à] remonter vers la source, mais pour ne point renoncer à
l’océan. Reculer, au moins en apparence, mais avancer. C’est donc le
contraire d’une position réactionnaire ou conservatrice : un progressisme
cultivé et fidèle, qui veut éclairer l’avenir par l’étude patiente du passé, et qui
préfère rivaliser avec les maîtres d’autrefois.253

Ainsi définie, la Renaissance est nécessairement portée par l’humanisme qu’elle a


engendré et qui, en retour, lui donne tout son sens.

Mais la particularité de l’humanisme de la Renaissance, contrairement à l’humanisme


athée, par illustration, est qu’il ne se déploie ni contre les idées, les valeurs ou les enseignements
évangéliques, ni contre l’existence de Dieu. Autrement dit, l’humanisme de la Renaissance
n’est pas, en dépit de son retour au rationalisme, à l’esprit critique, à l’étonnement
philosophique, à la curiosité intellectuelle, à la créativité, aux débats contradictoires et à la
liberté, un mouvement intellectuel antireligieux. Il n’est pas non plus synonyme d’athéisme, en
dépit de ce qu’on pourrait penser. La volonté et les efforts des premiers humanistes de procéder
à la critique sans complaisance de la mythologie, de la superstition, de l’ignorance, de la
passivité, de l’aliénation, de l’irresponsabilité, de la peur et du défaut de créativité dans lesquels

253
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 502.

84
les individus ont été plongés et maintenus par l’Eglise catholique, pendant toute la chrétienté,
sont l’expression de leur désir de renouveau, de refondation et de progrès.

De ce fait, nous devons noter, comme le dit si bien Frédéric Lenoir, que « le premier
moment de l’humanisme, celui de la Renaissance, reste profondément ancré dans une vision
chrétienne254 ». En d’autres termes, même si l’humanisme de la Renaissance plonge ses racines
dans le rationalisme et les valeurs essentielles de l’Antiquité, ce n’est pas dans le but de rejeter
la religion chrétienne et de combattre la croyance en Dieu. Il s’agit bien plutôt, pour les premiers
humanistes, de dénoncer l’instrumentalisation de la foi à des fins purement égoïstes et
bassement matérialistes. Les humanistes de la Renaissance se sont servis des valeurs antiques
et des principes évangéliques pour conscientiser, éduquer et humaniser, tout à la fois, les clercs
et les fidèles, l’institution ecclésiale et la société globale, les dominants et les dominés, afin que
naisse un monde nouveau ; celui dans lequel les libertés individuelles, l’égalité, la fraternité, la
justice sociale, l’émancipation des femmes, la séparation des pouvoirs, la non-violence, le
pardon, l’amour du prochain et de l’ennemi, la prospérité et le bien-être de tous et de chacun
deviendront une réalité. Il s’agit de faire advenir un monde selon le cœur de Jésus-Christ ; un
monde selon le plan de Dieu255. Frédéric Lenoir, à ce propos, affirme : « C’est au nom des
principes évangéliques256 », harmonisés avec « la pensée des Anciens, que les humanistes [de
la Renaissance] valorisent l’homme et critiquent les abus de l’institution ecclésiale257 ».

Cette relation étroite entre l’humanisme de la Renaissance et la religion chrétienne se


dévoile d’ailleurs dans la pensée de Giovanni Pico della Mirandola, notamment dans son œuvre
intitulée De la dignité humaine. L’auteur, comme nous l’avons mentionné à l’introduction de
notre travail, y montre, trois siècles avant Jean-Jacques Rousseau, que la dignité de l’homme
est consécutive à sa nature « antinaturelle » qui ne le détermine pas vers telle ou telle attitude,
c’est-à-dire à devenir ceci ou cela. L’homme, en tant qu’ « être d’anti-nature », pour reprendre
la belle formule de Luc Ferry, est, pour Giovanni Pico della Mirandola, aussi bien libre que
perfectible. Sa liberté est la capacité qu’il a, en tant qu’être de raison ou de conscience, de
choisir ses actions ou de ne pas les choisir ; et sa perfectibilité est la possibilité qu’il a de
mobiliser son intelligence pour créer et se créer au cours de l’histoire ou de son existence.
Comme le dit Giovanni Pico della Mirandola, l’homme peut choisir de vivre de façon vertueuse
ou vicieuse, de porter le masque de l’ange ou de la bête, de se complaire dans la médiocrité ou

254
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, pp. 169-170.
255
Ibid., pp. 71-89.
256
Ibid., p. 170.
257
Ibid.

85
de fournir d’énormes efforts pour s’élever vers l’excellence. Il peut choisir soit de s’améliorer
qualitativement et quantitativement, soit de régresser dangereusement à tous points de vue.
L’homme est donc, de ce fait, différent des autres êtres de la nature, étroitement régis par les
automatismes biologiques ou les déterminismes naturels.

Cependant, pour Giovanni Pico della Mirandola, qui reste quelque peu prisonnier de la
cosmologie judéo-chrétienne, tout comme la plupart de ses pairs de la Renaissance, la liberté et
la perfectibilité humaines sont « un cadeau de Dieu258 », c’est-à-dire l’expression de l’amour
particulier que la « transcendance verticale », l’ « altérité radicale » ou le « Tout-Autre »
éprouve pour l’homme qu’Il a créé à son image. Rappelons-nous qu’il est dit dans le livre de la
Genèse ce qui suit :

Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et
qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail,
sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre.
Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme
et la femme259.

Dans le texte introductif à ses fameuses neuf cents thèses, Giovanni Pico della
Mirandola laisse transparaître, effectivement, sa croyance au créationnisme et sa conviction que
le concept de liberté ne saurait être séparé de « sa source divine260 ». C’est ainsi qu’il fait dire
à Dieu que s’Il ne nous a fait « ni céleste ni terrestre, ni mortel, ni immortel, c’est afin que, doté
pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de [nous façonner nous-mêmes, nous nous
donnions] la forme qui aurait eu [notre] préférence261 ». Dans cette perspective, et en croire
Giovanni Pico della Mirandola, Dieu a créé l’homme libre et lui a donné la capacité de
poursuivre la création. Autrement dit, Dieu l’a voulu, d’une part, autonome par rapport à
certaines formes de déterminisme naturel, et donc par rapport à certains pesanteurs qui sont
susceptibles de l’asservir ; et d’autre part, créateur de culture, de civilisation et de sa propre
existence. Il serait donc absurde, pour un croyant ou un chrétien véritable, tout comme pour un
humaniste de la Renaissance, de tolérer ou d’accepter la servitude ; qu’elle sévisse dans l’Eglise
ou en dehors d’elle.

258
Ibid., p. 173.
259
La Sainte Bible, traduite d’après les textes hébreu et grec par Louis Segond (1910), Belarus, Editions de
Printcorp, 2018, Genèse 1 : 26-27.
260
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 173.
261
Giovanni Pico della Mirandola, op.cit., p. 9.

86
Dans le contexte de la Renaissance, l’homme est placé au centre de toute chose, et il est
considéré comme central. Il devient, par le fait même, « une valeur suprême » ou une « finalité
sans fin », pour reprendre des termes propres à Emmanuel Kant. Mais la seule difficulté relative
à l’humanisme de la renaissance est que l’homme reste soumis à la transcendance, malgré tous
ses efforts de libération. Nous pouvons, dès lors, nous poser la question suivante : pourquoi les
humanistes de la Renaissance ne se sont-ils pas débarrassés, une bonne fois pour toutes, du
principe théologique ou de l’idée d’un Dieu personnel et unique qui, in fine, est considéré
comme l’Alpha et l’Oméga de toute réalité, de toute existence et de toute chose ?

En effet, Frédéric Lenoir nous rappelle qu’au cours de la Renaissance, « la puissance


de l’institution ecclésiale est encore trop forte262 » pour que les humanistes de la première heure
l’attaquent de front. Ainsi, « ni Erasme, ni Pétrarque, ni Dante, ni Marsile Ficin, ni Pic de la
Mirandole, ni Léonard de Vinci et tant d’autres humanistes, aussi critiques soient-ils avec
l’institution, n’oseront ou ne voudrons assumer une rupture avec l’Eglise catholique263 ».
D’ailleurs, pour la plupart des humanistes de la Renaissance, l’athéisme est considéré comme
une doctrine très dangereuse pour l’homme et la société, car, de leur point de vue, il ouvre
grandement la voie à la permissivité, à l’immoralité et au chaos. A l’inverse, ils estiment qu’une
religion promotrice de vertus de liberté, de fraternité, d’égalité, de tolérance, de charité, de
pardon et de travail, pour ne citer que ces vertus-là, est utile, voire nécessaire au genre humain.
Toutefois, ce que nous devons retenir comme apport de l’humanisme de la Renaissance est que
ce mouvement intellectuel et philosophique a

Initié un mouvement de recentrement sur l’homme, sur sa liberté, sur sa


raison et de retour à la vérité du message évangélique qui vont avoir des
conséquences colossales dans l’histoire de l’Occident et favoriser
l’émergence de ce qu’on pourra appeler le « sujet moderne », c’est-à-dire un
individu libre et autonome.264

Né à la faveur de la conversion du christianisme à l’aristotélisme, c’est-à-dire grâce à la


victoire de la théologie rationnelle thomiste sur l’augustinisme, l’humanisme de la Renaissance,
comme nous le disions plus haut, a sans doute, préparé le terrain à l’éclosion et au
développement des sciences modernes qui, à leur tour, ont donné naissance au « sujet
moderne ». S’appuyant sur des résultats ou des connaissances scientifiques crédibles, ce « sujet

262
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 173.
263
Ibid., p. 175.
264
Ibid.

87
moderne » s’est réveillé de son long « sommeil dogmatique », et a radicalisé les positions du
premier humanisme. C’est ainsi qu’émerge l’humanisme des Lumières.

2- L’humanisme des Lumières


L’humanisme des Lumières est fondé sur un certain nombre d’idéaux qui font sa
particularité ou sa spécificité. Mais, en dépit de cette particularité ou de cette spécificité, cette
deuxième forme d’humanisme peine à pousser le processus du désenchantement, de
sécularisation ou de laïcisation du monde jusqu’à son terme. Autrement dit, malgré la rigueur
dont font montre les théoriciens de l’humanisme des Lumières dans la critique des
transcendances cosmologique et théologique, ces derniers, comme un seul homme et d’une
même voix, n’arrivent pas à débarrasser leur conscience et leur philosophie de ces « arrière-
mondes » que constituent les « transcendances verticales ». Toutefois, avant de mettre en
lumières les arguments et les preuves qui militent en faveur de cette affirmation, il serait
judicieux de mettre en exergue les idéaux de l’humanisme des Lumières.

2-1- Les idéaux de l’humanisme des Lumières


L’humanisme des Lumières est un mouvement intellectuel et philosophique qui a
caractérisé l’Europe du XVIIIe siècle et qui fût, comme le souligne Luc Ferry, « la principale
origine intellectuelle de la grande révolution de 1789265 ». Il est fondé sur un certain nombre
d’idéaux, à savoir l’idéal de la raison et de l’esprit critique, l’idéal de la connaissance et des
valeurs éthiques, l’idéal de l’émancipation et de l’Etat de droit, et l’idéal de progrès.

2-1-1- La raison et l’esprit critique


La raison est cette faculté de connaître, de juger et de choisir que René Descartes appelle
« la lumière naturelle ». Délivrée de la foi, de la religion ou de toute théologie, la raison, pour
l’humanisme des Lumières, doit exercer sa fonction critique sans complaisance aucune. Il s’agit
de rejeter tous les « arguments d’autorité », car, en tant qu’être d’intelligence et de liberté,
l’homme n’a pas à recevoir, sans examen, des directives d’une entité extérieure et supérieure à
lui. Le « sujet moderne » a le devoir de remettre en question tout l’héritage théologique,
philosophique, artistique, scientifique, bref, culturel qui lui a été légué par ses prédécesseurs. Il
est question, pour lui, de ne pas se laisser emprisonner dans des carcans idéologiques et
doctrinaux, mais de s’en libérer ou de s’y arracher. Cet idéal de l’humanisme des Lumières
qu’est la raison et l’esprit critique est, comme le dit si bien Luc Ferry :

265
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1007.

88
Un héritage du cartésianisme, mais aussi, plus lointainement, comme nous
avions évoqué la façon dont Pic de la Mirandole réinterprète le mythe de
Prométhée, un héritage de cette révolution qu’a déjà accompli la
Renaissance par rapport au monde ancien en « réinventant » la notion de
liberté moderne définie comme arrachement à tous les emprisonnements.266

En dehors de l’idéal de la raison et de l’esprit critique, l’humanisme des Lumières


promeut l’idéal de la connaissance et des valeurs éthiques.

2-1-2- La connaissance et les valeurs éthiques


Pour les humanistes de la modernité, le savoir vrai et les valeurs éthiques sont une
production de la raison. La foi aveugle, l’imagination pure et les sentiments non éprouvés ne
sont plus considérés comme des sources possibles de la « theoria » et de la « praxis », mais
bien plutôt comme des « obstacles épistémologiques », des entraves à la construction de la
sécurité, de la paix et de l’harmonie sociales. Or, si pour saint Augustin il fallait totalement faire
confiance à la foi dans le projet de la saisie des vérités et des valeurs évangéliques devant
structurer l’existence humaine ; pour les Lumières, il n’en est pas question, car l’homme
rationnel se doit, avant tout, de faire confiance à la raison, en tant que faculté de connaître, de
juger et de choisir. Pour les philosophes des Lumières, la raison est l’instance suprême, car elle
détient un triple pouvoir, à savoir : le pouvoir cognitif, le pouvoir législatif et le pouvoir de
choix.

Du Moyen Age à la modernité, de la chrétienté aux siècles des Lumières, il y a eu, du


point de vue de la démarche pouvant conduire aux savoirs et aux valeurs, un véritable
changement paradigmatique. En d’autres termes, le paradigme méthodologique en vigueur
pendant la période médiévale a été profondément remis en question dans la modernité, étant
donné que la révélation a été supplantée, in fine, par la démarche expérimentale qui suppose un
dialogue permanent entre la raison et l’expérience, ou encore une franche réconciliation entre
le rationalisme et l’empirisme. En effet, pour parvenir à la connaissance véritable, pour édicter
des valeurs morales ou éthiques devant structurer la vie sociale, point n’est plus besoin, pour
les modernes, de se référer à autre chose que la raison et l’expérience. L’humanisme des
Lumières va donc en appeler « à une critique de la « positivité » sous toutes ses formes267 »,
car il est question de toujours remettre en cause ou d’éprouver ce qui est ou a été établi, de ne
jamais « laisser-l ’-être-là-être-là », car, en étant là comme si sa positivité et sa valeur allaient

266
Ibid., p. 1008.
267
Ibid.

89
de soi dans le temps et dans l’espace, « l’-être-là », parce qu’il est toujours « là », pourrait plutôt
ouvrir la voie à la perpétuation de la non vérité, de l’erreur, du vice, de l’injustice, de l’aliénation
et du mal-être.

Les philosophes des Lumières, par illustration, exigent ou, du moins, demandent de ne
plus prendre pour argent comptant la « religion positive », le « droit positif » ou la
« connaissance positive ». En effet, la « religion positive », comme religion pensée et mise en
place par un clergé, peut être dogmatique et mortifère, faillible et contraire à l’esprit qui a
présidé à sa naissance. La « religion positive » est une création de l’homme, et en tant que telle,
elle porte la marque de l’imperfection humaine. C’est pour cette raison que la « religion
positive » doit être constamment examinée, critiquée ou évaluée. Il est donc hors de question
que ses ordonnances, ses prescriptions, ses messages, ses doctrines ou ses dogmes soient
frappés du sceau de l’infaillibilité. Dans cette perspective, Luc Ferry affirme que, pour les
Lumières,

L’Eglise peut être dogmatique, elle peut fixer un certain nombre de règles qui
ne viennent pas directement de l’Evangile, voire qui en trahissent l’esprit.
L’Eglise est une institution humaine, temporelle et faillible, qui peut se
tromper, édicter des principes qui sont contraires parfois à l’esprit du Christ
dont on postule que, dans sa vérité, il doit rejoindre les vérités de la raison.
Du coup, on peut et on doit même critiquer cette religion « positive » au nom
d’une religion idéale, d’une « religion naturelle », c’est-à-dire rationnelle, et
les philosophes de l’époque, Kant le premier, essaient, justement, de dégager
pour ainsi dire le « noyau rationnel » de la religion par opposition à sa simple
« positivité ». Hegel écrira dans sa jeunesse un essai remarquable, La
positivité de la religion chrétienne, un texte dans lequel il pose une question
fort profonde : qu’est-ce que la religion d’un peuple libre ? La religion d’un
peuple libre, ce serait à ses yeux le christianisme, mais débarrassé des
oripeaux de la positivité du temps.268

Le « droit positif », quant à lui, est le droit en vigueur dans une nation ou dans les
relations internationales. Il doit, lui aussi, être questionné, dans la mesure où, comme toute
production humaine, il porte, en lui, les germes de l’égoïsme et de l’égocentrisme. Rappelons-
nous que, pour Karl Marx, le droit est toujours l’expression d’un rapport de force. Il protège
davantage les intérêts des plus forts, notamment les intérêts de la « classe dominante », si nous
sommes dans le cadre d’une société de classe ; ou les intérêts des Etats puissants, si nous
sommes dans le contexte des relations internationales. Le contrôle et la gestion des pouvoirs de
l’Etat par les bourgeois, les intellectuels et les nobles, tout comme l’édiction et la manipulation

268
Ibid., pp. 1008-1009.

90
du droit international par les nations les plus puissantes, sont la preuve de l’instrumentalisation
du « droit positif ». En outre, le « droit positif » est aussi imparfait, car il peut légaliser ou
légitimer des actions ou des pratiques déshumanisantes. Il peut, par exemple, autoriser
l’esclavage, la torture, la ségrégation raciale, la guerre, l’intolérance, la pensée unique,
l’absence ou la réduction des libertés individuelles, bref, des injustices inimaginables.

Dans l’histoire humaine, beaucoup de torts ont été faits, et continuent d’être faits à
l’humanité au nom et sous le regard approbateur du « droit positif », manipulé, instrumentalisé,
modifié ou façonné en fonction des objectifs et des intérêts des hommes au pouvoir ou des
hommes de pouvoir. Cette fragilité et cette imperfection du « droit positif » ont amené les
philosophes des Lumières à penser qu’un texte de loi « peut et doit être critiqué au nom d’un
droit idéal, le « droit naturel », le droit rationnel qui serait plus juste, plus égalitaire, ou à tout
le moins plus équitable et protecteur des libertés269 ».

Dans une Europe dominée par les régimes absolutistes, et avant l’érection des
Républiques démocratiques et laïques, la plupart des philosophes des Lumières, à l’instar de
Voltaire et d’Emmanuel Kant, avaient pensé, nous dit Luc Ferry, qu’il était d’abord nécessaire
d’améliorer la situation politique des peuples, en procédant à la conversion du despotisme
aveugle en « despotisme éclairé270 ». Le despotisme aveugle désigne un Etat totalitaire ou un
régime monarchique absolutiste qui, par l’édiction d’un « droit positif » arbitraire et draconien,
maintient son peuple dans la peur, l’aliénation, l’infantilité et la déshumanisation. C’est le cas
de la France d’avant la révolution. Or, le « despotisme éclairé », qui est moins brutal que le
despotisme aveugle, est un Etat dictatorial ou une monarchie absolue qui a, néanmoins, le souci
de promouvoir quelques libertés individuelles, de sauvegarder la sécurité, la paix et le bien-être
des populations parce qu’il est « traversé par l’esprit des Lumières271 ». Le « despotisme
éclairé » est donc caractérisé par

Le maintien de l’ordre légal, qui reste malgré tout la fonction première de


l’Etat ; [il est] traversé par l’esprit des Lumières – Kant pense à Frédéric II,
qui va autoriser la liberté de penser et de publier. (…) - ; l’autonomie, c’est-
à-dire la « fabrication » des lois par le peuple lui-même. Autrement dit, même
s’il s’agit encore d’une monarchie [ou d’une dictature] au niveau de
l’exécutif, il doit être une république sur le plan législatif.272

269
Ibid., p. 1008.
270
Ibid., p. 1013.
271
Ibid.
272
Ibid.

91
Il y a chez les philosophes des Lumières, une réelle volonté de tout soumettre à une
critique rigoureuse, que ce soit une ordonnance, un décret, un « droit positif » ou une loi
fondamentale. Ici, le but de cette remise en question permanente de la législation est de parvenir
à des textes de loi plus pertinents et plus humains. En effet, il est question, pour l’humanisme
des Lumières, de tout faire pour que l’humanité sorte progressivement « de sa situation de
minorité infantile273 ».

S’agissant de la « connaissance positive », nous avons montré que les philosophes des
Lumières ont développé une conception du savoir fondée sur l’expérience et sur la raison. Ils
ont affirmé, en droite ligne avec les sciences modernes, que la vérité est une construction
rationnelle de l’expérience, c’est-à-dire des phénomènes qui tombent dans les « cadres a priori
de la sensibilité ». Pour les philosophes des Lumières, rien n’arrive pour rien, car tout a une
cause. Ainsi, tout évènement ou tout phénomène est rationnellement explicable, ou finit par
l’être un jour ou l’autre, grâce à l’usage de la méthode expérimentale. Cette possibilité
d’intelligibilité de tout objet d’étude, quel que soit le temps qu’elle peut prendre, permet
d’évacuer le mystère du champ de la science. C’est d’ailleurs le sens du principe d’inertie, tel
qu’il est défini par René Descartes. Selon ce principe, « un corps ne change ni de la vitesse ni
de la direction tant qu’un autre corps ne vient pas les modifier 274 ». Dit autrement, rien
n’advient dans l’univers sans raison ou sans cause, car tout effet a nécessairement une cause.
Le principe d’inertie est fondé, en réalité, sur la loi de la causalité. Il signifie,
« hégéliennement » parlant, que « le réel est rationnel ».

Il suffit donc de respecter la démarche expérimentale, de mettre à contribution


l’intelligence, le courage, la patience et la persévérance pour que la vérité ou la nature du
phénomène se dévoile ou finisse, un jour, par se révéler. Mais quelle que soit l’objectivité à
laquelle parvient ou peut parvenir l’homme de science, la vérité scientifique demeure
provisoire, dynamique, imparfaite, d’une part, parce que l’homme ou le chercheur est, lui-
même, frappé d’imperfection et de finitude ; et d’autre part, parce que le réel est caractérisé par
la complexité. La science demeure donc un « processus infini275 ».

La finitude de l’homme et la complexité du réel nous amènent à comprendre la bêtise


qui est celle de tout esprit dogmatique. Contre le dogmatisme aliénant et déshumanisant, les
philosophes et les humanistes de la modernité prescrivent le courage et la force de la remise en

273
Ibid.
274
Ibid., p. 1009.
275
Ibid., p. 1010.

92
cause des savoirs ; même les savoirs les plus crédibles. Cela veut dire qu’en toute chose et en
toute circonstance, il faut avoir le courage et la force de s’éprouver et d’éprouver « l’être-là ».
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des
Lumières276 », nous dit Emmanuel Kant, dans la Philosophie de l’histoire, notamment dans le
chapitre consacré à la « Réponse à la question : Qu’est-ce que ‘’les Lumières’’ ? ». A juste titre,
Lucien Ayissi fait le commentaire suivant sur la pertinence de cette devise des Lumières :

D’après Kant, c’est en osant penser par soi-même, et non par procuration,
qu’on peut corriger la crise de la raison et, par conséquent, sortir de la
Minorité. « Sapare aude ! » que Kant considère comme « la devise des
Lumières », sonne comme l’impératif méthodologique à assumer pour que
l’homme se libère par exemple de la servitude de la superstition. (…) Oser
penser, c’est affirmer son autonomie intellectuelle là où la pression de
conformité de la doxa est de nature à décourager celui qui veut se servir de
sa pensée pour l’investir non seulement dans le sens de la compréhension du
réel et de l’histoire, mais aussi dans la perspective de contribuer à la
construction éthique et politique d’un monde dans lequel la personne est une
fin en soi et jamais simplement un moyen.277

A côté de l’idéal de la connaissance et des valeurs éthiques, l’humanisme des Lumières


fait la promotion de l’idéal d’émancipation et de l’Etat de droit.

2-1-3- L’émancipation et l’Etat de droit

Comme le dit si bien Frédéric Lenoir, ce qui est à l’œuvre dans l’humanisme des
Lumières, « c’est donc moins la liberté intérieure (« spirituelle » à l’époque de la Renaissance)
que la libération sociale concrète qui s’incarne dans le droit278 ». En effet, il va sans dire que
l’homme moderne, en phase avec l’humanisme de la Renaissance et l’humanisme des Lumières,
est celui qui a refusé de vivre dans les chaînes de la servitude de l’ignorance, de la superstition,
du dogmatisme et de l’hétéronomie. Il n’a plus l’intention de confier sa destinée aux
« transcendances verticales », et encore moins à un clergé ou à un individu quelconque. Le
« sujet moderne » se définit non plus comme une personne « mineure », mais comme un
individu « majeur ». Sa majorité doit être entendue comme l’état d’un homme adulte ou mûr
qui se prend en charge sur tous les plans, malgré les difficultés, les peines, les

276
Emmanuel Kant, op. cit., p. 83.
277
Lucien Ayissi, op. cit., pp. 206-207.
278
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 186.

93
incompréhensions, les angoisses, les vicissitudes, les luttes, les déchirements et les incertitudes
qui structurent sa vie.

Du point de vue de la science, par exemple, l’homme moderne ne se réfère plus aux
cosmogonies, aux théogonies, aux révélations religieuses et aux mythologies pour découvrir un
savoir définitif ou immuable. Il sait, en son âme et conscience, qu’il lui appartient désormais,
grâce à son intelligence, et, éventuellement, grâce à la collaboration qu’il peut avoir avec les
autres, de construire sa connaissance du monde et de lui-même, de transformer son
environnement, tout en se transformant lui-même.

Sur le plan des valeurs, l’homme moderne se caractérise par une véritable autonomie. Il
sait qu’il a la capacité de se donner à lui-même les normes qui doivent régir sa vie, et partant
ses rapports avec ses semblables. Le « sujet moderne » peut, d’ailleurs, dans le cadre d’une
communauté ou d’une nation démocratique et laïque, légiférer avec ses concitoyens ou donner
mandat à ses représentants pour le faire. Dans le premier cas, il s’agit d’une démocratie directe
semblable à celle de la Grèce antique ; et dans le second cas, il est question d’une démocratie
indirecte, caractéristique des régimes politiques de la plupart des Etats des temps modernes et
des temps contemporains. Dans tous les cas, les philosophes des Lumières tiennent à ce que les
normes et les lois soient l’expression de la volonté de chaque citoyen, pour qu’en se soumettant
à elles, il se soumette à lui-même, c’est-à-dire à sa propre raison ou à sa propre volonté. C’est
d’ailleurs le sens qu’Emmanuel Kant donne au concept d’autonomie. C’est aussi la signification
que Jean-Jacques Rousseau donne à la notion de liberté. Pour Jean-Jacques Rousseau,
« l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ».

Par rapport à la question du salut, les philosophes des Lumières pensent que c’est à
l’homme, lui-même, que revient la responsabilité ou le devoir de se sauver des peurs, des
souffrances et des dangers qui parasitent et paralysent sa vie de mortel. Autrement dit, l’homme
a la charge de construire sa libération, son émancipation et son épanouissement. L’homme
moderne n’a pas à solliciter l’aide d’une transcendance hypothétique. Il doit s’aider lui-même,
en mobilisant toutes ses ressources intellectuelles et relationnelles. Luc Ferry dit, à ce propos,
qu’aux yeux de l’humanisme moderne, chaque individu « se crée sans cesse lui-même par le
progrès des sciences et des arts, par la conquête d’une autonomie toujours plus large, par la
maîtrise sans cesse croissante d’une histoire parfois révolutionnaire qui lui donnent les moyens
d’accéder à la recherche du bonheur279 ».

279
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 31.

94
Pour l’humanisme des Lumières, la conquête et la protection de l’autonomie et de la
responsabilité de chaque individu, tant du point de vue de la « theoria », de la « praxis » que
sur le plan de la « sotériologie », passe aussi et surtout par la création d’un Etat laïc et
démocratique. En effet, objectivement parlant, il est difficile, voire impossible, pour les
membres d’une communauté politique, d’être véritablement libres et responsables dans une
organisation ou une société fondée sur le monolithisme politique. En d’autres termes, la liberté
et la responsabilité des citoyens demeurent une illusion ou une utopie dans un contexte politique
totalitaire. Comment pourrait-il en être autrement, si tant est que, dans ce contexte précis, la
partie et la totalité sont complètement muselées et soumises au diktat du « Léviathan » ? Il va
de soi que si la partie et la totalité sont sous l’emprise ou l’empire d’un dictateur, alors leur
autonomie relève d’une pure fiction métaphysique. Le silence, l’assassinat ou l’exil des libres
penseurs d’hier et d’aujourd’hui, du fait des gouvernements autocratiques, est la démonstration
de la puissance impitoyable et destructrice d’une gouvernance politique « liberticide ».
Malheureusement pour l’humanité, les régimes totalitaires ou absolutistes sont légion. Ils ont
la peau dure, puisqu’ils survivent à la volonté et aux efforts que mobilisent les citoyens pour
les remplacer par la démocratie.

Etant donné la connexion nécessaire qui existe entre l’Etat de droit et la sauvegarde
des libertés individuelles, les philosophes des Lumières se sont mobilisés, dans la modernité,
comme un seul homme, contre les monarchies absolues et les Etats totalitaires d’Europe. Ils se
sont battus pour l’édification des Républiques démocratiques et laïques, car ils savaient
pertinemment que la victoire de la République, de la démocratie et de la laïcité sur les systèmes
politiques d’assujettissement est de nature à garantir la réalité ou la possibilité de l’effectivité
des droits humains. L’humanisme des Lumières souligne ainsi, à grand trait, la nécessité de
l’érection de véritables Etats de droits parce que de telles institutions ont le pouvoir ou la force
de ramener la religion dans le domaine de la vie privée ; de garantir ou de faire respecter « la
diversité des croyances de ses membres280 » ; d’instaurer un régime démocratique, c’est-à-dire
un système de gouvernement dans lequel le peuple est souverain, et ses représentants,
responsables devant lui ; de promouvoir les libertés individuelles ; et de s’assurer du respect
des droits fondamentaux de chaque citoyen ou de chaque personne. Comme le dit Frédéric
Lenoir, les philosophes des Lumières « veulent changer radicalement l’organisation de la
société pour rendre celle-ci plus juste, pour permettre à l’individu d’échapper à l’arbitraire, à
la loi du plus fort et à la tyrannie des gouvernants, pour lui donner une place non plus en

280
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 179.

95
fonction de son hérédité, mais de son mérite personnel281 ». En somme, il s’agit de « mettre en
place un Etat qui soit capable d’opérer la transition entre la minorité artificielle et la majorité
naturelle que les êtres humains devraient pouvoir retrouver au plan politique282 ».

L’idéal d’émancipation et de l’Etat de droit, que nous venons d’analyser, prend


davantage tout son sens, lorsqu’il va de pair avec l’idéal de progrès, car tout ce qui n’est pas
entretenu, amplifié, amélioré, perfectionné finit par stagner, régresser et disparaître. Le progrès
est donc une nécessité pour une humanité en chemin, c’est-à-dire en quête de plus de
conscience, de liberté, de responsabilité, de créativité et de bien-être.

2-1-4- Le progrès

Le projet de l’humanisme des Lumières consiste aussi à conduire, par l’usage de la


raison, l’individu et la société vers un perfectionnement culturel et humain sans fin. En effet,
étant donné que la perfectibilité est le propre de l’humanité, les philosophes des Lumières
pensent qu’en tant qu’être de conscience, de liberté, de responsabilité et de créativité, l’homme
peut, grâce à ses facultés, innover ou s’améliorer sans cesse. Il peut et doit se perfectionner ou
progresser dans tous les domaines du savoir et dans tous les aspects de sa vie non seulement
pour être capable de survivre ou de s’adapter à un environnement externe et interne qui se
modifie avec et dans le temps, mais aussi pour avoir, autant que possible, la maîtrise des
phénomènes qui lui apparaissent et des événements qui se déroulent dans son milieu de vie. En
effet, pour les philosophes des Lumières, il est question d’amener l’homme moderne à cultiver
ou à développer des attitudes et des aptitudes susceptibles de lui permettre de sortir de la
« médiocrité283 », ceci dans le but de créer et d’innover.

Les philosophes des Lumières ont l’ambition d’équiper suffisamment l’individu pour
qu’il puisse, par lui-même, élaborer une vision du monde et de l’histoire qui lui permettra de
devenir un sujet dans l’histoire, c’est-à-dire un individu capable de façonner son existence et
son environnement, et non pas un objet dans l’histoire, c’est-à-dire une marionnette qui est
ballotée par toutes sortes de déterminismes, et qui n’a d’autre choix que de subir le réel, la vie,
le monde, bref, tout ce qui lui arrive ou lui tombe dessus. Comme le dit Ebénézer Njoh-Mouellè,
dans De la médiocrité à l’excellence. Essai sur la signification humaine du développement, la
« crise » et la « médiocrité » qui affectent l’homme qui n’est pas devenu maître de son histoire

281
Ibid., p. 186.
282
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1012.
283
Nous empruntons ce concept à Ebénézer Njoh-Moullè, De la médiocrité à l’excellence. Essai sur la
signification humaine du développement, Yaoundé, Editions CLE, 2011.

96
le situent certainement au centre de toutes les influences, et l’empêchent, par le fait même,
d’être autonome, responsable et créateur, selon les vœux des philosophes des Lumières284.
Ebénézer Njoh-Mouellè affirme :

L’homme médiocre est un homme du centre sans être véritablement central.


(…) Si donc l’homme médiocre se trouve occuper un centre, c’est bien le
centre des différences annulées, le centre du nivellement où se regroupent
tous ceux qu’attirent une certaine chaleur édifiante et confortable ; ceux qui
sont incapables de s’édifier eux-mêmes et qui redoutent la solitude glaciale
des positions excentriques et exorbitantes. On comprend donc que ce centre
ne puisse prétendre à la qualité de la moelle ni de la fine fleur. C’est plutôt
le centre de la mitoyenneté et de la moyenne arithmétique, également éloigné
du maximum et du minimum.285

Dans le contexte de la modernité, le progrès est recherché, par exemple, dans les
domaines de la connaissance, de la technique, de l’art, de l’éthique, du droit, de la politique et
de l’économie, ceci en vue de la libération, de l’émancipation et de l’épanouissement de
l’homme. Cependant, nous pensons qu’en dehors de ces domaines, il serait, aujourd’hui,
judicieux, voire nécessaire, d’ajouter le domaine de l’écologie, même si la plupart des
philosophes des Lumière n’avaient pas une sensibilité écologique. A la vérité, bon nombre de
philosophes des Lumières ne voyaient pas dans la nature une patrie commune ou une « maison
commune » qui doit être protégée, mais bien plutôt un terrifiant adversaire qui doit
impérativement être dompté. Il était question, par les moyens de la science et de la technique,
de dominer, d’assujettir et d’exploiter la nature sans ménagement aucun. Francis Bacon et René
Descartes sont, dans cette perspective, une parfaite illustration de cette volonté
d’assujettissement et de brutalisation de la nature.

Or, comme nous le savons maintenant, la destinée du genre humain est liée à celle de la
biosphère, et partant de la nature, car l’homme n’est qu’un élément ou une partie de cette
dernière. Il est essentiellement un être naturel ou environnemental. En tant que tel, il va de soi
que l’épanouissement de l’humanité, que vise le progrès qu’appellent de leurs vœux les
philosophes des Lumières, dépend largement de l’équilibre ou de la « bonne santé » de la « mère
nature ». L’harmonisation du rapport du progrès au bien-être de l’humanité et de toute la
biosphère n’est donc possible que si et seulement si nous tenons compte de « l’équation du

284
Ibid.
285
Ibid., p. 53.

97
nénuphar286 », et prenons en compte « la sagesse de l’escargot287 » dans nos différents modes
d’organisation et de fonctionnement. Toutefois, en quoi les progrès des savoirs, des normes
éthiques et des lois juridiques, pour ne prendre que ces cas de figure, contribuent-ils,
concrètement, à la libération, à l’émancipation et à l’épanouissement de l’homme, de la société
et de l’humanité ?

Par rapport au domaine de la connaissance, l’humanité est obligée, pour pasticher Karl
Jaspers, d’être toujours en route, car, le réel étant essentiellement complexe, la science n’a
d’autre choix que d’être « un processus infini288 ». L’augmentation du savoir, et donc la
réduction de l’ignorance, devient donc, pour le genre humain, un « impératif catégorique », s’il
veut sauvegarder son autonomie, et rester ou devenir l’auteur et l’acteur du sens de son
existence. Avant la révolution génétique, par exemple, on pensait que le patrimoine génétique
du vivant, notamment celui de l’homme, était inviolable, et que les maladies génétiques étaient,
par conséquent, une fatalité. Or, aujourd’hui, avec le séquençage de l’ADN, c’est-à-dire de
l’acide désoxyribonucléique, le développement de l’ingénierie génétique et l’émergence de la
médecine prédictive ou méliorative, les gènes ne sont plus totalement « voilés », c’est-à-dire
mystérieux, et les maladies génétiques ne sont plus considérées comme une fatalité.

Au contraire, les maladies génétiques sont bien plutôt, et de plus en plus, médicalement
prises en charge, tant au state embryonnaire qu’au stade post-natal. En effet, la médicalisation
des maladies congénitales est davantage rendue possible grâce au développement de la thérapie
génique germinale, de la thérapie génique somatique et de l’imagerie cellulaire. Mais cette
maîtrise du vivant dans ce qu’il a d’essentiel n’était pas possible, comme nous l’avons souligné,
sans les progrès technoscientifiques, et précisément la révolution bio-techno-génétique qui a
permis le séquençage de l’ADN. Dans les propos qui suivent, Ruth Moore souligne, en filigrane,
l’importance de la maîtrise de l’ADN, et donc du patrimoine génétique de l’homme et du vivant.
Ruth Moore affirme :

286
Albert Jacquard et Hélène Amblard, Réinventons l’humanité, postface de Serge Latouche, Sang de la Terre,
2013, p. 67. Comme le montre Albert Jacquard : « On plante un nénuphar dans un grand lac. Ce nénuphar a la
propriété héréditaire de produire chaque jour un autre nénuphar. Il se trouve qu’au bout de trente jours, la totalité
du lac est recouverte par les descendants du premier nénuphar et que l’espèce entière meurt étouffée, privée
d’espace et de nourriture ». Ce mythe pédagogique a pour but de nous faire comprendre que la surexploitation de
la nature, la croissance infinie et la consommation vertigineuse ne peuvent aboutir, à terme, qu’à « la destruction
de notre écosystème », l’irruption des catastrophes naturelles et l’effondrement de la civilisation.
287
Ibid., p. 66. « La sagesse de l’escargot » nous enseigne « la nécessaire lenteur », l’éthique de la prudence, « le
sens de la mesure », la capacité de s’arrêter avant le surgissement d’un cataclysme.
288
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1010.

98
Nous savons maintenant que les plans qui sont à l’origine de tous les
phénomènes vitaux sont inscrits dans la structure même des molécules
fibreuses et spiralées qui représentent les substances fondamentales de la
matière vivante. Ces « fibres de la vie » sont les acides nucléiques, c’est en
eux que s’inscrit le message héréditaire qui fait que les êtres vivants sont tels
que nous les connaissons.289

Cette connaissance progressive du vivant ou de ce qui est au principe de la vie accroît


la liberté humaine et permet à l’homme de donner le sens qu’il souhaite à son existence.
L’homme peut et pourra davantage, dans les décennies à venir, devenir un véritable ingénieur
de son être, grâce aux développements de la techno-biomédecine associée aux technologies
NBIC. Laurent Alexandre est de cet avis. D’ailleurs, il exprime son optimisme
technoscientifique en ces termes :

Ce que les NBIC vont apporter de nouveau, c’est la radicalité de la rupture


avec le système darwinien. Nous ne serons plus les jouets d’un tri accompli
sur des critères et par des forces de sélection aveugles qui nous sont
extérieures, mais les décisionnaires et véritables sélectionneurs actifs des
attributs de notre humanité.290

Cette affirmation de Laurent Alexandre n’est pas gratuite, dans la mesure où les progrès
fulgurants des technosciences bousculent effectivement tous les préjugés fatalistes, et
permettent à l’humanité de s’arracher, progressivement, mais sûrement, à tous les codes de la
nature, de la biologie, de la génétique, de l’histoire, pour ne citer que ceux-là. Les philosophes
des Lumières n’avaient donc pas tort d’encourager ou de demander aux hommes et aux nations
de cultiver l’amour du perfectionnement des sciences et des techniques.

Du point de vue des normes éthiques et des lois juridiques, les hommes et les nations
sont dans l’obligation, au risque de régresser vers « l’état de nature » et de périr, de procéder à
l’amélioration constante des valeurs et des règlements qui fondent leur association. En effet, il
y a des circonstances dans lesquelles la loi morale et le droit positif ne cadrent plus avec les
aspirations des citoyens ou l’évolution des mentalités des membres d’une communauté
politique donnée. Qui plus est, de nouvelles situations, par illustration, peuvent advenir au cours
de la vie d’une nation ou d’une collectivité, sans que les règles et les lois qui la régissent soient
adaptées à leur gestion ou à leur prise en charge efficace et efficiente. Ainsi, l’efficacité et

289
Ruth Moore, Les Fibres de la vie, tome II, Etat actuel de la biologie, Paris, Nouveaux horizons, 1970, p. 5.
Laurent Alexandre, La Mort de la mort. Comment la technomédecine va bouleverser l’humanité, Paris, Editions
290

Jean-Claude Lattès, 2011, p. 78.

99
l’efficience dans la gestion de la société ou dans la correction des mœurs dont l’essence est
d’évoluer dans un sens comme dans l’autre, c’est-à-dire en bien comme en mal, exigent
nécessairement la correction permanente des normes et des lois qui doivent impérativement
assurer leur fonction normative, pour que le jeu social, politique et économique se déroule dans
la sécurité, la paix, la sérénité et l’harmonie sans lesquelles le chaos ferait irruption et ouvrirait,
à coup sûr, la voie à la guerre, à la mort et à la disparition de l’humanité.

Les philosophes des Lumières avaient donc raison d’attirer l’attention des hommes et
des nations sur la nécessité d’améliorer constamment les valeurs éthiques et les normes
juridiques ; surtout dans le sens d’un mieux-être de l’humanité, car tout perfectionnement
véritable doit placer la promotion et la protection de l’humain en l’homme au centre de ses
préoccupations. Cette volonté de progrès ou ce désir de créer les conditions de libération,
d’émancipation et d’épanouissement idéales a amené les philosophes des Lumières à laïciser
l’éthique ou l’enseignement moral du Christ, c’est-à-dire à traduire dans le droit positif, avec
l’aide des juristes, les principes « de la séparation des pouvoirs, de l’égalité de tous les citoyens
devant la loi, de l’abolition de l’esclavage et de la torture, de la liberté de croyance291 », de la
fraternité, de la laïcité de l’Etat, de la souveraineté populaire, pour ne mentionner que ces
principes-là.

Nous comprenons que les philosophes des Lumières avaient vraiment à cœur, à travers
« les « Bill of rights » anglais et américains et les dix-sept articles de la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen (26 août 1789)292 », d’améliorer le statut et les conditions de vie des
citoyens, de donner aux peuples le pouvoir d’infléchir leur existence et la vie de leur nation
dans le sens de leur volonté et de leurs objectifs, bref, de rendre la société humaine plus
humaine.

Par la volonté et les efforts qu’ils ont mobilisés pour amener l’humanité à rompre avec
le dogmatisme et le contentement épistémologique, l’inertie axiologique et juridique, c’est-à-
dire à tourner le dos au dogme de l’immutabilité gnoséologique, éthique et juridique, bref, à
prendre conscience des périls liés à tout conservatisme, les philosophes des Lumières ont ainsi
mis en exergue les bienfaits du progrès, du perfectionnement ou de la perfectibilité, car il est de
l’essence de cet idéal de pousser ou d’encourager à la libération, à l’émancipation et à
l’épanouissement de l’humain en l’homme. Autrement dit, le progrès, qu’il soit d’ordre

291
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 186.
292
Ibid.

100
épistémologique, éthique, juridique, politique, économique ou écologique, vise, in fine, une vie
humaine réussie ou bonne, c’est-à-dire une existence caractérisée par un haut degré de
rationalité, d’autonomie, de responsabilité, de créativité, et donc de bien-être. En d’autres
termes, pour l’humanisme des Lumières, une vie de mortel réussie ou bonne est celle qui se
déroule en marge de toute aliénation et de toute paupérisation. Elle est, par conséquent, une vie
fondée sur la raison ; « ce bien commun de l’humanité293 » qui « s’exprime à travers la
connaissance scientifique294 », qui « postule l’égalité de tous les hommes et exige la démocratie
(…) justifie le libre arbitre et l’autonomie de chaque homme considéré comme sujet dans un
Etat de droit295 ».

Pour Frédéric Lenoir, « dans l’univers moderne (…), l’individu entend être le
législateur de sa propre vie et occuper la place qu’il a acquise par son mérite au sein d’une
société qui doit être égalitaire296 », laïque et tolérante.

2-2- L’humanisme moderne et renaissant : spécificité, unité et raisons d’un échec

De ce qui précède, nous notons qu’en plus de la contribution de l’humanisme de la


Renaissance ; humanisme qui s’est appuyée sur des principes évangéliques et sur la pensée des
Anciens pour, d’une part, critiquer les abus du clergé et les dérives de l’Eglise catholique durant
la chrétienté ; et d’autre part, appeler à la « laïcisation de la pensée » et à la libération de
l’homme de toutes les formes de servitude297, l’humanisme des Lumières a fait montre, quant
à lui, d’une plus grande rigueur dans la critique de l’institution ecclésiale ; d’une ténacité
certaine dans la volonté d’émanciper l’homme de l’emprise de la religion, afin de le sortir de la
« minorité dont il est lui-même responsable298 » ; d’une persévérance sans faille dans les efforts
déployés pour que le domaine de la raison soit véritablement distinct de celui de la foi ; et d’un
courage affirmé dans la lutte non seulement pour l’édiction et le respect des droits de l’homme
et du citoyen, mais aussi pour la création et la démocratisation des Républiques démocratiques
et laïques.

293
Ibid., p. 181.
294
Ibid.
295
Ibid.
296
Ibid., p. 179.
297
Notons que la dépendance de l’homme par rapport à la transcendance théologique n’est pas remise en question
par l’humanisme de la Renaissance et par certains théoriciens de l’humanisme des Lumières. En effet, l’athéisme,
dans ce contexte, est généralement considéré comme un mal, car il serait la source du renversement de la table des
valeurs.
298
Emmanuel Kant, op.cit., p. 83.

101
Mais, en dépit de cette particularité de l’humanisme des Lumières, en dépit de cette
amplification de l’apport de l’humanisme de la Renaissance par cette deuxième forme
d’humanisme, ce qui fait pourtant leur unité, c’est leur engagement commun pour l’avènement
d’un type d’homme nouveau, à savoir un homme rationnel, autonome, responsable, créateur,
perfectible et heureux, c’est-à-dire un individu qui pense par lui-même, qui fait ses propres
choix, qui en assume les conséquences, qui transforme son environnement tout en se
transformant lui-même, qui innove sans cesse, et qui donne le sens qu’il souhaite à son
existence. C’est à cette condition, estiment les philosophes de la Renaissance et les philosophes
des Lumières, que l’homme nouveau parviendra à une « vie réussie » ou « bonne », si on nous
permet l’usage de cette terminologie ferryenne.

L’humanisme de la Renaissance et l’humanisme des Lumières ont aussi en commun la


critique des dérives de l’Eglise catholique romaine et le combat contre les déviances de ses
princes. Par ailleurs, ces deux formes d’humanisme ont pour point d’intercession leur manque
de condamnation ferme des religions, en général, et du christianisme, en particulier ; leur
tolérance de la croyance en l’existence d’une « transcendance théologique » ; et leur défense
plus ou moins ouverte de la foi en un Dieu personnel et unique. En effet, comme nous l’avons
fait remarqué plus haut, les philosophes de la Renaissance et les philosophes des Lumières,
dans leur large majorité, ne tolèrent pas l’athéisme, qu’il soit négatif ou positif.

Un athée négatif est celui qui ne croit pas en Dieu ou en une « transcendance verticale »
quelconque. Or, un athée positif ou militant est celui qui croit que Dieu ou une « altérité
radicale », de quelque nature que ce soit, n’existe pas.299 Concernant l’athéisme négatif, André
Comte-Sponville parle d’« absence d’une croyance » ou de « négation de Dieu » ; et s’agissant
de l’athéisme positif ou militant, il le qualifie de « croyance en une absence » ou « absence de
Dieu »300. Mais quelle que soit la formule utilisée, John Locke et Voltaire, et partant bon nombre
de philosophes de la Renaissance et de philosophes des Lumières, critiquent l’athéisme et la
diabolisation de la religion de façon virulente. Par leur critique, ils démontrent ainsi leur
attachement à la foi, leur fidélité à la religion et leur amour pour Dieu. A ce propos, l’auteur de
Lettre sur la tolérance affirme :

Ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne doivent pas être tolérés, parce que
les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les
principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa

299
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 69.
300
Ibid.

102
parole ; et que si l’on bannit du monde la croyance d’une divinité, on ne peut
qu’introduire aussitôt le désordre et la confusion.301

Dans le même sillage que John Locke, Voltaire exprime sa mésestime pour les athées
en disant qu’ils « sont pour la plupart des savants hardis et égarés qui raisonnent mal302 ».
Autrement dit, pour l’auteur de Candide, l’athéisme est non seulement l’expression de
l’ignorance, mais aussi et surtout un pur sophisme. Voltaire estime, par ailleurs, que ce sont les
autorités religieuses, par leurs fourberies et leur tyrannie, qui ont donné naissance aux athées.
Ainsi, l’athéisme serait, de ce point de vue-là, la conséquence de l’incurie et de la corruption
des dirigeants de l’Eglise : « S’il y a des athées, à qui doit-on s’en prendre, sinon aux tyrans
mercenaires des âmes, qui, en nous révoltant contre leurs fourberies, forcent quelques esprits
faibles à nier le Dieu que ces monstres déshonorent ?303 »

Partant de l’esprit de l’humanisme de la Renaissance et de l’humanisme des Lumières,


Frédéric Lenoir confirme que ces deux mouvements intellectuels et philosophiques
postmédiévaux n’ont pas pour mission de récuser la religion, notamment la religion chrétienne,
encore moins de déconstruire la « transcendance théologique », c’est-à-dire le Dieu personnel
et unique du christianisme et des deux autres religions monothéistes. Au contraire, la plupart
des philosophes de la Renaissance et des philosophes des Lumières se sont bien plutôt attaqués
aux abus et aux excès des « princes » de l’Eglise, au non-respect des enseignements éthiques
de Jésus-Christ, et surtout aux différentes structures ou institutions ecclésiales
d’assujettissement et de déshumanisation de l’homme. Dans cette veine, Frédéric Lenoir
affirme ce qui suit :

Même s’ils critiquent ou combattent l’Eglise romaine, les philosophes de la


Renaissance et des Lumières, à des rares exceptions près, ne condamnent
donc pas plus le christianisme dont ils s’inspirent largement, que la croyance
en Dieu à laquelle ils restent attachés. Pour la plupart d’entre eux, l’athéisme
est même nocif. Non seulement parce qu’ils ne partagent pas la conviction
des athées, mais davantage encore parce qu’ils estiment que la religion – une
religion naturelle, tolérante – est utile aux individus et aux sociétés. Certains
vont jusqu’à considérer que les athées – à la différence des agnostiques, qui
refusent de se prononcer sur l’existence de Dieu -, par leur « refus fanatique »
de toute divinité, sont (…) dangereux pour la cohésion sociale 304

301
John Locke, Lettre sur la tolérance, traduit de l’anglais par Jean Le Clerc, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 206.
302
Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Flammarion, 1964, pp. 56-57.
303
Ibid.
304
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 187.

103
Ainsi, malgré les efforts qu’ils mobilisent pour ouvrir l’humanité à une ère nouvelle ;
une ère qui serait caractérisée par une pleine autonomie, tout se passe comme si les théoriciens
des deux premières formes d’humanisme étaient restés captifs de la cosmologie religieuse ou
de la révélation judéo-chrétienne. Cette captivité dans laquelle ils se sont complu ne leur a pas
permis d’aller jusqu’au bout de leur mission humaniste. On peut, certes, se dire que les
philosophes de la Renaissance ne pouvaient pas, dans un contexte encore dominé par l’Eglise,
s’engager dans un processus de laïcisation du monde et de libération totale de l’homme, mais
les philosophes des Lumières n’ont pas cette circonstance atténuante, car ils ont pensé et agi à
une époque plus favorable à la réalisation d’un tel projet. Si tel est donc le cas, quelques
questions nous taraudent cependant l’esprit, eu égard à la suspension arbitraire de leur jugement
quant à ce qui concerne la foi et Dieu. Dès lors, peut-on dire que les philosophes des Lumières
avaient peur du vide, du « non-sens radical » et du chaos qu’aurait créé l’absence de Dieu ou
de la « transcendance théologique » dans l’immensité effroyable de l’univers et dans un monde
humain en proie à la violence, à la méchanceté, à l’égoïsme et à la haine ? Autrement dit,
avaient-ils des appréhensions quant au devenir, quant à l’avenir ou quant au sort d’une humanité
sans Dieu ? Ou encore, étaient-ils habités par une réelle conviction ; celle de l’existence d’une
« fondation ultime » ou d’une « transcendance verticale » qui serait à l’origine du big bang, de
la lumière, du temps, de l’espace, du monde, de l’homme, bref, de l’histoire ?

C’est au milieu du XIXe siècle qu’une troisième forme d’humanisme, plus radical que
l’humanisme de la Renaissance et plus offensif que l’humanisme des Lumières, va émerger et
se donner pour mission d’aller jusqu’au bout de la critique des institutions religieuses, de la
déconstruction de toutes les « transcendances verticales », de la libération de l’homme de l’étau
de la foi et de toutes les formes de servitude, bref, de l’affirmation sans complexe du principe
humaniste, comme nouveau foyer de sens, après le principe cosmologique de l’Antiquité et le
principe théologique des religions monothéistes du Moyen Age. L’humanisme athée est ce
nouveau mouvement intellectuel et philosophique.

3- L’humanisme athée
L’humanisme athée est la plénitude d’humanisme, car il radicalise les positions de
l’humanisme renaissant et moderne.

3-1- L’humanisme athée ou la plénitude d’humanisme


Nous avons défini l’humanisme comme un courant intellectuel qui, sur le plan
philosophique, valorise l’homme, non seulement en le mettant au centre toutes les

104
préoccupations, en affirmant sa dignité, son autonomie et ses capacités de connaissance, mais
aussi en lui donnant le pouvoir de définir, par lui-même, le sens de sa vie. Le projet humaniste
pose ainsi la personne humaine, non comme un objet, inconditionnellement soumis à toutes les
influences et, par conséquent, hétéro-déterminé, mais comme un sujet, c’est-à-dire le
« fondement de toute réalité305 ». A partir de cette définition, l’humanisme athée, à l’inverse de
l’humanisme de la Renaissance et de l’humanisme des Lumières, incarne le mieux les idéaux
ou les valeurs de ce courant intellectuel et philosophique né à la Renaissance avec l’ambition
de rompre avec le monde ancien. En effet, de notre point de vue, l’humanisme athée est la
plénitude d’humanisme, en ce sens qu’il rend l’homme à lui-même. Autrement dit,
l’humanisme athée délivre l’individu, du moins sur le plan théorique, de l’emprise ou de
l’empire, d’une part, des « transcendances verticales », de l’ « immanentisme radical » et de
tout ce qui est susceptible de le maintenir dans l’hétéronomie ; et d’autre part, de la foi ou de
l’espérance illusoire en une vie autre que celle qui se déroule dans le monde matériel ou
phénoménal.
Fondé sur l’exigence de rationalité, de liberté, de responsabilité et de créativité, au sens
profond des termes, l’humanisme athée ne saurait être assimilé à tout courant philosophique
athée. En réalité, toute doctrine, tout courant ou tout système de pensée athée ne peut être un
humanisme que si et seulement s’il affirme la pleine autonomie du sujet, c’est-à-dire sa capacité
à s’arracher à tous les codes et à toutes les influences, ceci dans le but de devenir ce qu’il aura
voulu. Ce critère lié à l’auto-détermination du sujet nous permet d’exclure du champ de
l’humanisme athée, toutes les philosophies qui, bien que récusant la foi en l’existence des dieux
ou d’un Dieu personnel et unique, font, cependant, « une critique radicale de la subjectivité306 ».
En d’autres termes, parce qu’elles récusent la « métaphysique de la subjectivité », parce qu’elles
proclament « la mort de l’homme comme sujet307 », ces philosophies athées sont, en réalité, des
philosophies antihumanistes. C’est le cas de la pensée freudienne et de la philosophie
foucaldienne qui affirment l’existence d’un inconscient psychique. C’est aussi le cas de la
pensée marxiste et du structuralisme lévy-straussien qui soutiennent que la société est portée
par « la dialectique des structures308 ».
Les pensées et les philosophies antihumanistes ont ceci en commun qu’elles démontrent
que le libre arbitre est une illusion. Leurs théoriciens pensent que l’individu est, par essence, au

305
Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1988, p.
76.
306
Ibid., p. 55.
307
Ibid.
308
Ibid., pp. 245-246.

105
centre de toutes les influences. Ils ont ainsi une conception déterministe du monde, et l’homme
n’est pas, de leur point de vue, « un empire dans un empire », comme disait Baruch Spinoza
qui est, de ce fait, une figure emblématique de l’antihumanisme moderne. L’athéisme de la
pensée de Karl Marx, de Sigmund Freud et de Friedrich Nietzsche est aussi un antihumanisme,
puisque ces auteurs posent l’hétéronomie comme la « vérité d’une condition humaine
débarrassée des illusions où l’aurait tenue la métaphysique309 ».

3-2- L’humanisme athée et la critique des « transcendances verticales »


Le XIXe et le XXe siècle sont des siècles au cours desquels émerge l’humanisme athée.
Contrairement aux théoriciens de l’humanisme des Lumières, les chantres de l’humanisme
athée sont convaincus que « la religion et la foi en Dieu constituent un obstacle majeur à la
réalisation d’un authentique progrès individuel et social310 », tant sur le plan de la culture de la
rationalité que du point de vue de la conquête d’une véritable autonomie. C’est ainsi qu’Auguste
Comte et Jean-Paul Sartre, par exemple, opèrent une critique radicale des religions et de l’idée
de l’existence d’une entité extérieure et supérieure à l’humanité ; entité qui donnerait, d’après
les croyants, une signification, une orientation et une finalité à l’existence.
Fondées sur le postulat de l’existence des dieux ou d’un Dieu personnel et unique, les
religions sont, pour Auguste Comte et Jean-Paul Sartre, une réelle source d’aliénation non
seulement pour le sujet qui devient, dans ce contexte, comme un objet entre les mains de la
transcendance, mais aussi pour la collectivité qui a tendance à s’abandonner à la passivité et à
la fatalité. Dans cette perspective, la collectivité s’abandonne, d’une part, à la passivité parce
qu’elle croit que tout ici-bas est vanité, et que la vraie vie pour laquelle il faut se battre est dans
« un-en-dehors-du-monde » ; et d’autre part, à la fatalité, en ce sens qu’elle est convaincue que,
quels que soient les efforts qu’elle pourrait fournir, tout est écrit d’avance. Dans tous les cas,
l’individu et la collectivité sont ici travaillés par la mentalité magico-religieuse, ou par ce que
Lucien Ayissi, dans Crise et superstition, appelle « l’imagination mythogène et tératogène311 ».

3-2-1- Auguste Comte : Dieu et la religion comme produit de l’imagination

Dans son Cours de philosophie positive, Auguste Comte affirme qu’il y a trois âges de
l’humanité, correspondant aux trois stades de son évolution mentale ou intellectuelle. En effet,
de son point de vue, l’humanité a commencé son évolution intellectuelle au stade théologique ;

309
Ibid., p. 313.
310
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 188.
311
Lucien Ayissi, op. cit., p. 10.

106
stade caractérisé par une interprétation mythologique ou magico-religieuse du monde.
Autrement dit, au stade théologique, l’homme a recours aux mythes, aux légendes, aux contes,
à la magie et à la religion, pour rendre compte du réel et, par conséquent, l’apprivoiser. C’est à
ce stade, commente Frédéric Lenoir, que naît et prospère « le fétichisme, le polythéisme et le
monothéisme312 ». L’ « état théologique », pour reprendre les termes comtiens, est considéré
comme l’enfance de l’humanité, dans la mesure où c’est par incapacité de s’élever au niveau
rationnel et scientifique que l’homme, par esprit de facilité, recourt à son « imagination
mythogène et tératogène313 » pour expliquer les phénomènes du monde et apaiser ses peurs et
ses angoisses. Pour Auguste Comte, la religion et l’idée de l’existence des dieux ou d’un Dieu
personnel et unique sont une pure fabrication de l’imagination.

Toutefois, au cours son histoire, estime Auguste Comte, l’humanité s’est rendu compte
des limites, des faiblesses et de l’aberration de l’explication mythologique ou magico-religieuse
du monde. Autrement dit, l’humanité a compris que cette explication ne lui permettait guère de
saisir la nature des phénomènes qu’elle avait la prétention de dévoiler. C’est pour cette raison
qu’elle est passée, grâce à une mutation intellectuelle, de « l’état théologique » à « l’état
métaphysique ». Le stade métaphysique est caractérisé par un effort d’interprétation rationnelle
ou philosophique du réel. Il s’agit, pour l’homme, de recourir non plus à l’imagination pour
expliquer les phénomènes, mais à la raison et à sa fonctionnalité critique.

A l’ « état métaphysique », l’humanité s’élève vers la maturité, même si elle reste, à ce


stade, dans l’adolescence, car prisonnière de l’abstraction et de la spéculation qui ne lui
permettent pas, à cause d’un défaut d’enracinement dans l’expérience ou dans le vécu, de saisir
l’essence ou la nature des êtres, des phénomènes et des choses. A la vérité, Auguste Comte
pense que les questions métaphysiques, c’est-à-dire les questions relatives au « pourquoi » des
choses, sont encore entachées d’infantilité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il pense que,
pour que l’humanité sorte définitivement de l’enfance et de l’adolescence, c’est-à-dire de
l’immaturité qui la caractérise aux stades théologique et métaphysique, il est nécessaire qu’elle
se libère des questions relatives au « pourquoi », pour « ne s’intéresser qu’aux faits et au
« comment » des choses, ce qui est le propre de la science314 ».

Auguste Comte pense qu’il est de l’intérêt de l’humanité de passer au stade positif ou
scientifique. En effet, à son avis, l’humanité ne sera pleinement à l’ « état positif » que lorsque

312
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 188.
313
Lucien Ayissi, op. cit., p. 10.
314
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 189.

107
toutes les activités humaines, à l’instar de l’économie, du droit, de la morale, de la politique, de
l’histoire, de la philosophie, « seront fondées uniquement sur la méthode scientifique
d’observation et d’expérimentation315 ». En d’autres termes, seule la démarche expérimentale,
fondée sur l’induction, nous permet, selon l’auteur du Cours de philosophie positive, de
parvenir à l’ « intelligence de ce qui est » ; à l’élaboration et à la mise en place d’une « praxis »
efficace et efficiente ; à la libération, à l’émancipation et à l’épanouissement.

La philosophie d’Auguste Comte est bel et bien un humanisme athée, en ceci qu’elle
pose la science, et rien d’autre, comme condition « d’accès à une société totalement rationnelle,
productive et pacifique, gouvernée non plus par un souverain adoubé par la religion (stade
théologique) ou par le peuple (stade philosophique), mais par une élite de scientifiques et de
techniciens positivistes316 ». Auguste Comte, dans ses derniers ouvrages procède explicitement
à « l’humanisation du divin » et à « la divinisation de l’humain », lorsqu’il remplace les dieux
par l’humanité, et l’Eglise par la science. Mais, qu’en est-il de Jean-Paul Sartre, le père de
l’existentialisme athée et l’auteur de L’Existentialisme est un humanisme ?

3-2-2- Jean-Paul Sartre : du néant à l’existence, et de l’existence au néant

L’existentialisme de Jean-Paul Sartre est un humanisme athée, par excellence, dans la


mesure où l’homme est ici défini comme étant totalement libre. L’homme jouit, dans la
perspective existentialiste athée, d’une totale autonomie parce qu’il est un être de conscience,
d’une part ; et d’autre part, parce qu’il n’a ni été créé ni été « programmé d’avance par une
quelconque définition317 ». En effet, pour Jean-Paul Sartre, la conscience est le propre de
l’homme, puisqu’il est le seul être de la nature capable de connaître, de juger et de choisir.
L’homme peut, par illustration, discerner entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le
laid ; et c’est ce pouvoir de discernement qui lui confère la possibilité de choisir entre différents
termes ou de ne pas choisir, d’orienter sa vie dans un sens comme dans l’autre, ou tout
simplement de transformer le carrefour des valeurs contradictoires en destination. L’auteur de
L’Etre et le Néant affirme, à ce propos, que nous sommes libres « du seul fait, en effet, que
[nous avons] conscience des motifs qui sollicitent [notre] action318 ». En outre, il pense, concis
et péremptoire, que :

L’homme ne saurait être tantôt libre et tantôt esclave : il est tout entier et
toujours libre ou il n’est pas. (…) – ou bien l’homme est entièrement

315
Ibid.
316
Ibid.
317
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 672.
318
Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 482.

108
déterminé (ce qui est inadmissible, en particulier parce qu’une conscience
déterminée, c’est-à-dire motivée en extériorité, devient pure extériorité elle-
même et cesse d’être conscience) ou bien l’homme est entièrement libre.319

Par ailleurs, pour Jean-Paul Sartre, l’homme est absolument autonome parce que ni Dieu
ni aucune autre « transcendance verticale » n’existent pour qu’on puisse lui attribuer le pouvoir
de la création et de la détermination du sujet. En effet, pour l’auteur de L’Etre et le Néant,
l’homme a été jeté dans le monde par hasard, et il est donc le fruit du hasard. Qui plus est, il
n’est le prisonnier d’aucune essence naturelle, son patrimoine génétique, par illustration ;
d’aucune catégorie socio-historique, sa classe sociale, par exemple ; ni d’aucun code. Comme
le dit si bien Luc Ferry : « Là réside sa liberté, dans le fait même de ne pas être tenu en laisse
par une prétendue « nature humaine », dans le fait de pouvoir dépasser ou transcender tous les
codes, et c’est cette liberté, bien entendu, qui est pour l’existentialisme athée le propre de
l’homme par excellence320 ».

Le commentaire précédent de Luc Ferry cadre, bien évidemment, avec la pensée de


Jean-Paul Sartre qui récuse tout déterminisme et tout fatalisme. Suivons plutôt comment cet
existentialiste athée définit lui-même « la réalité-humaine » :

La réalité-humaine ne saurait recevoir ses fins, nous l’avons vu, ni du dehors,


ni d’une prétendue « nature » intérieure. Elle les choisit et, par ce choix
même, leur confère une existence transcendante comme limite externe de ses
projets. (…) La réalité-humaine est libre dans l’exacte mesure où elle a à être
son propre néant. Ce néant, nous l’avons vu, elle a à l’être dans de multiples
dimensions : d’abord en se temporalisant, c’est-à-dire en étant toujours à
distance d’elle-même, ce qui implique qu’elle ne peut jamais se laisser
déterminer par son passé à tel ou tel acte – ensuite en surgissant comme
conscience de quelque chose et (de) soi-même, c’est-à-dire en étant présence
à soi et non simplement soi, ce qui implique que rien n’existe dans la
conscience qui soit conscience d’exister et que, en conséquence, rien
d’extérieur à la conscience ne peut la motiver – enfin en étant transcendante,
c’est-à-dire non pas quelque chose qui serait d’abord pour se mettre ensuite
en relation avec telle ou telle fin, mais au contraire un être qui est
originellement pro-jet, c’est-à-dire qui se définit par sa fin.321

Par cette affirmation, Jean-Paul Sartre établit une nette différence entre l’homme et un
objet quelconque. Un objet, comme un coupe-papier, est postérieur à son idée ou à son essence.
Autrement dit, l’idée ou l’essence d’un objet ou d’un coupe-papier est antérieure à son

319
Ibid., pp. 485-487.
320
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 672.
321
Jean-Paul Sartre, op.cit., p. 488 et p. 497.

109
existence, puisqu’elle existe d’abord dans l’esprit de son concepteur. Or tel n’est pas le cas de
l’homme qui se crée ou se définit progressivement au cours de son histoire ou de son existence.
L’essence de l’homme n’est pas, comme celle d’un objet ou d’un coupe-papier, antérieure à
son existence. Au contraire, elle lui est postérieure. C’est le sens de la fameuse formule de Jean-
Paul Sartre selon laquelle « l’existence précède l’essence », ou encore celle qui stipule que
« l’homme est ce qu’il se fait ».
Certes, l’homme est toujours « en situation », c’est-à-dire dans telle ou telle condition
particulière qui pourrait impacter sa vie ou se transformer en détermination. Certes encore,
comme le dit Jean-Paul Sartre, « bien plus qu’il ne paraît « se faire », l’homme semble « être
fait » par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l’histoire de la collectivité dont il
fait partie, l’hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises,
les grands et les petits évènements de sa vie322 ». Mais, en dépit de toutes ces situations,
l’homme ou le sujet demeure libre, car ces conditions particulières ne sont pas inéluctables.
Elles ne se transforment pas nécessairement en détermination. En outre, quand bien même une
situation serait affectée d’un « coefficient d’adversité323 », ce ne serait jamais un argument
contre l’autonomie humaine, car il sera toujours possible, pour le sujet, d’avoir sur ladite
situation un autre regard ou de lui donner une fin particulière. Pour Jean-Paul Sartre, chaque
situation attend d’être éclairée « par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme
auxiliaire324 ». Cela veut dire que la liberté n’est pas seulement l’obtention de ce que nous
voulons. Elle est aussi et surtout notre détermination à vouloir par nous-mêmes. L’enjeu de la
liberté est donc la responsabilité, c’est-à-dire « la conscience d’être l’auteur incontestable d’un
évènement ou d’un objet325 », ou, précisément, du sens d’un évènement ou d’un objet.

Etant donné que, pour les théoriciens de l’humanisme athée, l’homme est un être de
conscience, de liberté, de responsabilité et de créativité, il va sans dire que c’est à lui d’inventer
sa vie, c’est-à-dire de donner le sens qu’il souhaite à son existence. C’est le point de vue
d’Auguste Comte, qui sacralise ou divinise la raison et la science, en proclamant, par le fait
même, l’illusion des « arrière-mondes ». C’est aussi l’avis de Jean-Paul Sartre pour qui, n’étant
rien au départ, l’homme devient tout ce qu’il veut au cours de son existence. Le sujet sort ainsi
du néant, définit progressivement son être et y retourne, sans « ressentiment », comme dirait
Friedrich Nietzsche.

322
Ibid., p. 527.
323
Ibid.
324
Ibid.
325
Ibid., p. 598.

110
Il y a dans l’humanisme athée, une forte « prétention auto-fondatrice326 », c’est-à-dire
une volonté de faire de l’humanité la fondation ultime de toute chose et de toute action. Dans
L’Existentialisme est un humanisme, Jean-Paul Sartre illustre la responsabilité humaine, en
prenant l’exemple d’un homme venu, pendant la Seconde Guerre mondiale, lui demander
conseil. En effet, cet homme voulait savoir s’il devait rejoindre la Résistance à Londres et
abandonner sa mère, ou rester auprès de sa mère et ne pas lui causer des peines. Jean-Paul
Sartre, en bon existentialiste et en bon humaniste athée, ne lui donnera aucun conseil. Bien au
contraire, il le renverra à sa conscience et à sa liberté, car c’est à lui, commente Luc Ferry,

De déterminer ses valeurs et de hiérarchiser ses choix. Il est intégralement


libre, puisqu’il n’est pas préformé par une morale qui lui préexisterait, qui
serait inscrite dans son essence, comme il est dans l’essence des tortues, à
peine sorties de l’œuf et préprogrammées par leur instinct, d’aller rejoindre
l’océan.327

Tout comme les sciences modernes, l’humanisme athée a profondément déconstruit


les cosmologies non scientifiques ; ébranlant, par le fait même, les fondements de la
transcendance du cosmos et de la transcendance de Dieu. C’est ainsi que, par illustration, l’idée
d’un cosmos harmonieux, juste, vertueux, bon, et à l’aune duquel doit être défini le sens de
l’existence vole littéralement en éclats ;

Des notions comme la toute-puissance de Dieu ou son rôle créateur


n’apparaissent plus essentielles ; des affirmations comme la conception
virginale de Jésus ou la résurrection de la chair sont en contradiction avec
ce que nous savons des processus de la vie ; la prétention de l’Eglise
catholique romaine [et de toutes les autres religions] à la sainteté n’est guère
compatible avec ce que nous savons de notre histoire.328

Toutefois, les philosophies du soupçon et de la déconstruction, à l’instar des


philosophies marxiste, nietzschéenne et freudienne, vont prendre hardiment le relais de cette
déconstruction, convaincues que l’homme doit se libérer définitivement et sans regret non
seulement des illusions de la cosmologie grecque et de la cosmologie religieuse, mais aussi et
surtout de toutes les « idoles » de la métaphysique classique, de l’idéalisme, des philosophies
du sujet et de l’humanisme lui-même. Il s’agit, pour les philosophies du soupçon et de la
déconstruction, notamment pour la philosophie nietzschéenne, de parachever le processus de

326
Jacques Arènes et Nathalie Sarthou-Lajus, op.cit., p. 213.
327
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 677.
328
Albert Jacquard, Dieu ?, p. 138.

111
désenchantement, de sécularisation ou de laïcisation du monde, entamé et laissé inachevé par
l’humanisme de la Renaissance, l’humanisme des Lumières et l’humanisme athée.

112
CHAPITRE 3
LES PENSEURS DE LA DECONSTRUCTION DES
« TRANSCENDANCES VERTICALES »

Dans la démographie des penseurs de la déconstruction, nous comptons les


« philosophes du soupçon » et leurs disciples. En effet, nous devons l’expression « philosophes
du soupçon » ou « maîtres du soupçon » à Paul Ricœur qui regroupe sous cette terminologie
trois penseurs qui ont fortement marqué, par leur démarche critique et radicale, la fin du XIXe
siècle et tout le XXe siècle. Il s’agit nommément de Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund
Freud. Ces trois penseurs ont, en effet, « soupçonné », c’est-à-dire interrogé, mis à mal,
démystifier et ébranlé les certitudes de la cosmologie grecque, de la religion, de la métaphysique
classique, de l’idéalisme, des philosophies du sujet et de l’humanisme. Ils ont notamment
montré l’illusion des « transcendances verticales » et de leur impact sur la condition humaine,
d’une part ; et d’autre part, prouvé que l’autonomie de la conscience est une fiction
métaphysique. Autrement dit, Karl Marx, Friedrich Nietzsche, Sigmund Freud et leurs disciples
sont convaincus, d’un côté, du caractère mythique des entités extérieures et supérieures à
l’humanité, et de l’autre côté, de la non-pertinence de l’idée d’un « sujet moderne », c’est-à-
dire d’un homme absolument conscient, en ce sens qu’il aurait la maîtrise de tout ce qui ce
passe en lui et en dehors de lui ; totalement libre, en ceci qu’il s’autodéterminerait ou agirait
conformément à sa raison, à sa volonté et à ses objectifs, échappant, par le fait même, à toute
détermination ; et parfaitement responsable, dans la mesure où il serait comptable de ses actes,
en tant qu’auteur et acteur de sa propre histoire.
Pour les penseurs de la déconstruction, la croyance en une réalité suprasensible est
l’expression de l’aliénation, de la peur et de la haine de la vie. En outre, ils pensent que l’homme
est régi par de multiples déterminismes qui agissent en lui, sans lui et malgré lui, notamment le
déterminisme économique, pour Karl Marx ; le déterminisme naturel, pour Friedrich Nietzsche ;
et le déterminisme psychique, pour Sigmund Freud. L’être humain n’est donc ni véritablement
conscient de lui-même et de tout ce qui l’entoure, ni autonome, au sens propre du terme, et
encore moins responsable de ce qu’il est. Cette hétéronomie, qui caractérise l’homme, ne le
prédispose guère à définir, par lui-même, le sens de son existence. Autrement dit, à en croire
les « maîtres du soupçon », l’homme ne saurait être l’auteur et l’acteur de sa vie ou de son
histoire qui est bien plutôt sous la détermination des réalités qui échappent à sa volonté.
Les « maîtres du soupçon » remettent ainsi en question le principe humaniste que
promeuvent les philosophes de la Renaissance, les philosophes des Lumières et les théoriciens

113
de l’existentialisme athée. Mais cette remise en cause de l’autonomie du sujet ne voudrait pas
dire que ce dernier serait sous la détermination d’une « transcendance verticale » ou d’une
« altérité radicale » suprasensible, comme on le croit dans la spiritualité religieuse. En effet,
Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud sont des penseurs de l’immanence, et même
de l’immanence radicale. En tant que tels, ils trouvent infantile l’attitude religieuse fondée sur
la croyance en des « arrière-mondes ». De leur point de vue, le seul monde qui existe, le monde
réel, est celui dans lequel nous nous trouvons ici et maintenant. Il s’agit bel et bien du monde
de la matière et de la vie. Toutefois, quels sont les fondements et les arguments sur lesquels
s’appuient ces « maîtres du soupçon » pour étayer leur thèse ? Autrement dit, sur quoi se fondent
Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud pour affirmer ou postuler le déclin de toutes
les formes de « transcendance verticale » ; la « transcendance humaniste » y compris ?

I- Karl Marx (1818-1883) : l’aliénation économique et la primauté de la vie

Pour saisir l’intelligibilité de la critique marxiste de l’idéalisme, de la métaphysique


classique, des philosophies du sujet, de la religion et de l’idée de l’existence des
« transcendances verticales », il est nécessaire de partir des fondements philosophiques de la
pensée de Karl Marx.

1- Les fondements philosophiques de la pensée marxiste

La pensée marxiste est fondée principalement sur les exigences de la méthode


dialectique et sur une vision matérialiste du monde.

1-1- La dialectique et ses exigences


Le concept, mieux la méthode dialectique, que Karl Marx emprunte à Hegel, revêt, chez
l’auteur du Capital, un sens nouveau, car il le débarrasse de son « écorce idéaliste » pour ne
retenir que son « noyau rationnel ». Autrement dit, Karl Marx s’approprie la représentation
dynamique que Hegel a de l’Idée pour l’appliquer au réel, c’est-à-dire à l’immanence, à
l’histoire, à la vie économique, sociale, politique et idéologique. L’auteur du Capital affirme ce
qui suit :
Ma méthode dialectique non seulement diffère par la base de la méthode
hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement
de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la
réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au

114
contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement du
réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme.329

Le renversement de la dialectique hégélienne est motivé par la conviction marxiste que


l’idéalisme est une véritable occultation de la réalité ou de la vérité. Ce qui est réel ou vrai, pour
Karl Marx, c’est que la superstructure, c’est-à-dire l’univers des représentations, de la science,
des idées, de la pensée, est absolument conditionnée ou impactée par l’infrastructure, la base
matérielle et économique, ou « le mode de production de la vie matérielle ». En d’autres termes,
en bon matérialiste, Karl Marx pense que les conditions matérielles et économiques, c’est-à-
dire la vie, déterminent nécessairement les rapports de productions, qu’ils soient scientifiques,
techniques ou relatifs à l’inventivité et aux formes de propriété. De même qu’ils sont
déterminés, ces rapports de production déterminent à leur tour la culture, la philosophie,
l’éthique, la morale, les lois et les systèmes politiques.
Il y a donc, dans la perspective de la dialectique marxiste, une chaîne de détermination
qui lie toutes les productions de la vie. La méthode dialectique a justement pour rôle de
permettre la compréhension non pas de l’ « histoire », du « passé » ou de l’évolution des
sociétés, au sens empirique du terme, mais de cette chaîne de nécessité, immanente à la nature,
au monde et à la vie, qui meut l’histoire. En fait, il s’agit, pour Karl Marx, de parvenir, grâce à
une dialectique dépouillée de toute forme d’idéalisme, à l’intelligence scientifique des modes
de production qui apparaissent successivement dans l’histoire ; des causes qui président à leur
succession ; et des conséquences que génère chacune de leur phase transitoire.
La méthode dialectique marxiste se caractérise par quatre exigences fondamentales, à
savoir l’exigence d’une vision holistique de la nature, l’exigence d’une vision dynamique du
monde, l’exigence d’une vision progressive de tous les phénomènes de l’univers, et l’exigence
d’une réalité gouvernée par des contradictions internes.

1-1-1- Une vision holistique de la nature


Selon l’exigence d’une vision holistique de la nature, le monde est une totalité dans
laquelle tous les phénomènes sont liés, c’est-à-dire non seulement unis et en interactions, mais
aussi et surtout interdépendants. Autrement dit, selon la méthode dialectique marxiste, la réalité
est une, ce qui suppose l’affirmation du moniste du phénomène et le rejet de la thèse dualiste
de la métaphysique classique et de l’idéalisme. En outre, les parties de cette réalité unique se

329
Karl Marx, Le Capital, t. I, Paris, Bureau d’Editions, 1938, p. 29.

115
conditionnent les unes les autres, du fait de leur interdépendance. Dans cette perspective
purement marxiste ou matérialiste, il n’est pas possible d’isoler un phénomène de la nature et
de prétendre le comprendre. La compréhension d’un objet du monde ne peut être possible que
si et seulement s’il est étudié dans son contexte, c’est-à-dire dans son environnement et avec
son environnement.
En plus de l’exigence d’une vision holistique de la nature, la méthode dialectique
marxiste est fondée sur l’exigence d’une vision dynamique du monde.

1-1-2- Une vision dynamique du monde


Selon l’exigence d’une vision dynamique du monde, les matérialistes pensent qu’il faut
étudier les phénomènes du point de vue de leur évolution. Il est ici question de prendre en
compte les conditions d’apparition, de développement et de disparition de la réalité qui fait
l’objet d’analyse. Le respect de cette démarche permet une meilleure compréhension des
phénomènes, car, selon Karl Marx et Friedrich Engels, par illustration,

La nature tout entière, depuis les particules les plus infimes jusqu’aux corps
les plus grands, depuis le grain de sable jusqu’au soleil, depuis le protiste
jusqu’à l’homme, est engagée dans un processus éternel d’apparition et de
disparition, dans un flux incessant, dans un mouvement et dans un
changement perpétuels.330

En dehors de l’exigence d’une vision dynamique du monde, la dialectique marxiste


repose sur l’exigence d’une vision progressive de tous les phénomènes de l’univers.

1-1-3- Une vision progressive de tous les phénomènes de l’univers


D’après l’exigence d’une vision progressive de tous les phénomènes de l’univers, tout
ce qui se déploie dans le monde est dans un mouvement ascendant, c’est-à-dire de
développement ou de passage d’un état moins complexe à un état plus complexe, d’une
situation inférieure à une autre qui est supérieure. Il n’y a donc pas de circularité, de répétition
ou du retour éternel du même. Tout progresse et tend nécessairement vers un but. Dit autrement,
tout naît, croît, atteint son apogée et décline. Cette exigence de la méthode dialectique marxiste
qu’est l’exigence d’une vision progressive de tous les phénomènes de l’univers est

Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres complètes, Anti-Dühring, Dialectique de la Nature, Moscou, édition
330

Allemande, 1935, p. 491.

116
véritablement une critique des approches métaphysiques enracinées sur le dogme de
l’immutabilité, de l’éternel retour, de la répétitivité et de la circularité.
Concernant, par exemple, le dogme de l’immutabilité, Karl Marx et Friedrich Engels
n’admettent pas l’existence du monde des Idées éternelles de Platon, car un tel postulat est une
transgression de la thèse du monisme du phénomène, d’une part ; et de l’exigence du
changement ou du devenir qui est au cœur non seulement de la méthode dialectique, mais aussi
de la nature, d’autre part. Suivons ce qu’en disent Karl Marx et Friedrich Engels :

La nature est la pierre de touche de la dialectique et il faut dire que les


sciences modernes de la nature ont fourni pour cette preuve des matériaux
qui sont extrêmement riches et qui augmentent tous les jours ; elles ont ainsi
prouvé que la nature, en dernière instance, procède dialectiquement et non
métaphysiquement, qu’elle ne se meut pas dans un cercle éternellement
identique qui se répéterait perpétuellement, mais qu’elle connaît une histoire
réelle. A ce propos, il convient de nommer avant tout Darwin, qui a infligé un
rude coup à la conception métaphysique de la nature, en démontrant que le
monde organique tout entier, tel qu’il existe aujourd’hui, les plantes, les
animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus de
développement qui dure des millions d’années.331

La dernière exigence de la méthode dialectique marxiste, après les trois exigences que
nous venons de mettre en lumière, est l’exigence d’une vision du réel gouverné par des
contradictions internes.

1-1-4- Une vision du réel gouverné par des contradictions internes


La méthode dialectique marxiste pose la contradiction ou la lutte comme le principe du
développement, du changement ou de l’évolution de tout objet ou de tout phénomène de la
nature. Il n’est donc pas question d’envisager une vie, une histoire ou un monde dans lequel
tout serait stable et harmonieux. Au contraire, la stabilité et l’harmonie sont le signe de l’inertie,
de l’inexistence et de la mort. L’essence de la réalité, du monde, de l’univers ou de la nature est
bien plutôt d’être en lutte, en conflit, en évolution ou en équilibre instable. Autrement dit, la
lutte, le conflit, la contradiction ou l’instabilité dans l’évolution des choses et des phénomènes
est inhérent à la structure même du réel. Par nature, le réel est positif, par un côté, et négatif,
par l’autre ; source de naissance, mais aussi de mort ; de paix et de guerre ; de développement
et de décadence ; d’abondance et de rareté. Lénine dira, à cet effet, que « la dialectique, au sens

331
Ibid., p. 25.

117
propre du mot, est l’étude des contradictions dans l’essence des choses332 ». Il ajoutera plus
loin que « le développement est la ‘‘lutte’’ des contraires333 ». Autrement dit, la contrariété ou
la polarité est au fondement du développement ou de l’évolution.
En dehors de la méthode dialectique, la pensée marxiste est aussi fondée sur une
conception matérialiste du monde qu’il faut connaître pour comprendre la critique que Karl
Marx adresse à la métaphysique classique, à l’idéalisme, aux philosophies du sujet, à la religion
et à l’idée de l’existence des « transcendances verticales ».

1-2- Le matérialisme et sa conception du monde

A l’inverse de l’idéalisme philosophique qui affirme la primauté de l’esprit sur la


matière, de la conscience sur le corps, de la superstructure sur l’infrastructure, le matérialisme
marxiste réduit ce dualisme ontologique en un monisme du phénomène au sein duquel la
matière produit l’esprit, le corps engendre la conscience ou la pensée, et l’infrastructure
détermine la superstructure. En effet, Karl Marx part du principe selon lequel la seule réalité
est la nature, le monde, la vie, l’immanence, bref, la matière ; et de cette matière en mouvement
dérive tous les autres phénomènes de l’univers. Le matérialisme marxiste semble, de ce point
de vue-là, s’inspirer, d’une part, du matérialisme antique, précisément du matérialisme
d’Héraclite d’Ephèse et des philosophes ioniens ; et d’autre part, de la cosmologie scientifique
moderne.

Pour Héraclite d’Ephèse, le père du devenir, « le monde est un, n’a été créé par aucun
dieu ni par aucun homme ; a été et sera une flamme éternellement vivante, qui s’embrasse et
s’éteint suivant des lois déterminées ». Cette conception héraclitéenne du monde sera reprise
par les philosophes ioniens qui pensent que la nature est régie par des lois qu’on peut identifier,
c’est-à-dire connaître ; et non par des dieux ou des entités transcendantes dont l’existence reste
hypothétique ou problématique. D’ailleurs, bon nombre de philosophes ioniens, à l’instar de
Démocrite, ne croyaient guère aux dieux et aux « arrière-mondes ».

En droite ligne avec la conception héraclitéenne et ionienne du monde, la cosmologie


scientifique moderne a démontré que le monde se développe suivant des lois physiques précises,
ceci depuis son irruption d’une gigantesque explosion quantique. En effet, comme nous l’avons
déjà démontré, l’univers est né du big bang, et a évolué jusqu’aujourd’hui, en donnant
progressivement naissance aux étoiles, aux planètes, aux galaxies, aux végétaux, aux animaux,

332
Vladimir Lénine, Cahiers philosophiques, traduction de Filosofskie, Paris, Editions sociales, 1973, p. 263.
333
Ibid., p. 301.

118
aux hommes, pour ne citer que ceux-là. S’il en est ainsi, on peut postuler avec le matérialisme
marxiste que les phénomènes de la nature n’ont pas besoin d’un esprit absolu, d’une
transcendance ou d’une entité suprasensible qui viendrait de l’extérieur les faire exister, évoluer
ou disparaître. D’ailleurs, dans quel lieu pourrait-on situer cette réalité transcendante ? Serait-
elle domiciliée dans un « avant big bang », ou bien placée « au-dessus » ou « en dessous » du
monde ? Est-il même rationnel d’envisager un « avant big bang », un « au-dessus » ou un « en
dessous » du monde ? En outre, quand bien même une réalité transcendante existerait, quelle
serait la cause de cette causalité « première » ? Voilà autant de questions qui, du point de vue
matérialiste, et même scientifique, restent sans réponses ; et qui, par leur absurdité, poussent les
matérialistes, comme Friedrich Engels, à affirmer que « la conception matérialiste du monde
signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est sans aucune addition
étrangère334 ».

Par ailleurs, à l’opposé de l’idéalisme, de la métaphysique classique, du spiritualisme et


de la cosmologie religieuse qui prétendent que le monde sensible est un tissu de simulacre, le
siège de l’illusion, de l’erreur, du non vrai, de l’imperfection et de la corruption, le matérialisme
marxiste postule, pour sa part, que le monde est non seulement le seul qui existe véritablement,
mais aussi l’unique cadre dans lequel peut éclore et se manifester la vérité, la justice, le bien, la
beauté et la perfection. Pour Karl Marx, par les moyens scientifiques, techniques, et même
technologiques, l’homme peut saisir l’essence ou la nature des choses et les transformer
conformément à ses desseins. Il y a, dans le matérialisme marxiste, tout comme dans tout
véritable matérialisme, le souci, d’une part, de ne plus permettre que le monde soit sacrifié sur
l’autel d’un monde illusoire, à savoir, par illustration, le monde des Idées immuables de Platon
et le paradis des religions du Livre ; et d’autre part, d’amener les hommes à connaître, à aimer
et à cultiver la nature sans laquelle ils ne seraient rien du tout ou n’existeraient tout simplement
pas.

A partir de la mise en exergue des exigences de la méthode dialectique et de la


conception matérialiste du monde, nous pouvons déjà, en filigrane, comprendre que Karl Marx
s’inscrit en faux contre la métaphysique classique, l’idéalisme, les philosophies du sujet, la
religion et l’idée de l’existence des « transcendances verticales ».

334
Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Moscou, éd. Allemande,
1888, p. 60.

119
2- L’illusion de la transcendance et le fantasme d’une conscience autonome

Partant de deux postulats, à savoir le postulat selon lequel l’immanence est la seule
réalité et celui d’après lequel l’existence d’un être transcendant relève de l’illusion, Karl Marx
remet en question la conception métaphysique, idéaliste et religieuse de la réalité d’un monde
extra-phénoménal qui serait le siège des « Idées immuables » ou du royaume d’un Dieu
personnel et unique. Autrement dit, l’auteur du Capital pense qu’il n’existe ni un monde en
dehors de celui dans lequel se manifestent les phénomènes, ni une entité suprasensible qui serait
à l’origine de toute chose et qui déterminerait le sens de la vie humaine. De son point de vue,
l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité, comme l’ont d’ailleurs établi les sciences
modernes. En effet, pour les sciences modernes et pour tout matérialisme véritable, le monde
est le produit du hasard parce que sa naissance était imprévue, contrairement à ce que les
religieux et les théoriciens du principe anthropique pensent. Qui plus est, le monde est soumis
à la nécessité, en ce sens que son organisation, son fonctionnement et les interactions entre ses
éléments constitutifs sont régis par des lois physiques intangibles. En bon matérialiste et en bon
scientifique, Karl Marx rompt avec les cosmologies non scientifiques, fondées, pour la plupart,
sur le dualisme ontologique et le créationnisme.

Fidèle lecteur de Ludwig Feuerbach, Karl Marx adhère à la critique que son
contemporain adresse à toutes les doctrines qui légitiment l’existence d’un monde ou d’un être
transcendant duquel procéderait la nature, l’immanence ou la vie. Pour Ludwig Feuerbach,
comme nous l’avons montré ailleurs, ces doctrines, à l’instar de la religion, sont « l’essence
infantile de l’humanité335 », car, du fait de son immaturité philosophique et scientifique,
l’homme projette inconsciemment ses désirs, ses espérances, ses qualités sur une divinité ou un
être suprême imaginaire. Par cette affirmation, l’auteur de l’Essence du Christianisme rejoint
l’analyse d’Auguste Comte que nous avons précédemment mis en perspective. Mais tout
comme Ludwig Feuerbach, Karl Marx pense que le drame de l’homme est moins d’avoir créé
au-delà du monde réel et en dehors de l’humanité un monde imaginaire et une entité
transcendante qu’il ne reconnaît plus comme ses propres créations que d’être asservi par ces
derniers. Dans ce contexte d’auto-assujettissement volontaire ou inconscient, ce qui importe
pour l’auteur du Capital, c’est de comprendre les raisons de cette aliénation et de définir les
stratégies ou les conditions de la libération de l’homme. Ainsi, pourquoi l’homme s’aliène-t-il
dans l’illusion des « arrière-mondes » et de la religion ? Et comment peut-il s’en libérer ?

335
Ludwig Feuerbach, Essence du christianisme, p. 130.

120
Par rapport à l’origine de l’auto-servitude ou de la « servitude volontaire » de l’homme,
Karl Marx pense que c’est l’aliénation économique, c’est-à-dire le vol du fruit du labeur des
travailleurs et les mauvaises conditions de travail, qui pousse les opprimés de tous les temps à
rechercher la consolation dans un monde imaginaire et chez un être fantasmatique. En d’autres
termes, le travail aliéné et aliénant de l’esclave dans les cités antiques, du serviteur dans les
sociétés médiévales, de l’ouvrier dans les Etats modernes, bref, des prolétaires du monde entier
et de toutes les époques sont à l’origine de la recherche et de la consommation de l’opium que
constituent les idéologies des « arrière-mondes » ou les spiritualités religieuses. Karl Marx
« explique que pour illusoire qu’elle soit, la religion [et partant toutes les illusions des « arrière-
mondes »] constitue cependant une protestation réelle contre l’oppression socio-
économique336 ». Karl Marx et Friedrich Engels affirment :

La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle, et


pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le
soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est
l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du
peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est
l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions
sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin
d’illusions.337

Par rapport aux stratégies ou aux conditions de la libération de l’homme des illusions
des « arrière-mondes » ou d’un Dieu personnel et unique, Karl Marx estime qu’il est nécessaire
d’associer la critique politique et économique à l’éducation et à la conscientisation des masses
opprimées. Autrement dit, pour mettre fin à l’aliénation spirituelle ou religieuse du peuple,
l’auteur du Capital pense qu’il faut impérativement non seulement informer et former les
hommes, mais aussi et surtout édifier un système politique et économique plus juste, plus
équitable et plus humain. Il s’agit, à la vérité, de s’attaquer aux racines du mal ou de l’aliénation
spirituelle, à savoir l’ignorance, la peur, le désir d’immortalité, et surtout « l’exploitation
économique de l’homme par l’homme338 » ; exploitation qui sévit dans le mode de production
capitaliste, avec beaucoup d’acuité.

En effet, tout le travail intellectuel de Karl Marx et toutes ses actions politiques visent
la construction d’une société égalitaire ou sans classes. Il pense qu’après la victoire du

336
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 191.
337
Karl Marx et Friedrich Engels, Sur la religion, textes choisis et traduits par G. Badia, P. Bange, E. Bottigelli,
Paris, Editions sociales, 1968, pp. 41-42.
338
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 191.

121
prolétariat sur la bourgeoisie, suivie de sa dictature, la révolution prolétarienne aura lieu et
aboutira, à coup sûr, au communisme qui, par sa seule émergence, fera disparaître la religion et
toutes les autres formes de servitude. Le communisme est une société sans religions et sans
classes, dans la mesure où, comme le dit si bien Georg Lukacs, dans Histoire et conscience de
classe, « le prolétariat n’accomplit sa mission historique qu’en se supprimant, en faisant
disparaître la société de classes et en créant une société sans classe 339 ». « Dans une telle
société, [c’est-à-dire dans la société communiste, commente Frédéric Lenoir,] il n’y aura pas
même besoin de combattre la religion, puisque l’aliénation socio-économique dont elle est
l’expression aura disparu. Dieu s’évanouira avec la fin des contradictions historiques qui l’ont
produit.340 »

Il y a, dans la philosophie marxiste, « une vision linéaire [, optimiste] et progressiste de


l’histoire341 » qui fait le lit de l’idéologie et de l’utopie ; ce qui constitue une trahison des
principes fondamentaux du matérialisme. En effet, en affirmant que les contradictions
historiques ont pour vocation d’aboutir inéluctablement à un état de bien-être de l’humanité, à
savoir l’établissement du communisme, c’est-à-dire d’une société riche, prospère, « sans
classes, sans Etat, sans propriété privée342 », bref, une communauté dans laquelle tous les
hommes sont égaux, libres et heureux, Karl Marx retombe dans une certaine forme de
métaphysique, d’idéalisme, et même de religion, car le mouvement de l’histoire dont il est
question semble être gouverné souterrainement par une logique, une raison ou un « esprit
absolu », maître de la destinée, qui conduit l’humanité vers un but précis.

Ainsi, la dialectique marxiste semble être à l’image de la dialectique hégélienne, car elle
est une sorte de finalisme, étant donné que les contradictions historiques sont considérées
comme menant vers une fin ; de prophétisme, puisque cette fin est connue d’avance ; et de
béatitude, en ce sens que l’histoire conduit absolument vers le bonheur ou la félicité parfaite.
Or, dans un véritable matérialisme, on ne saurait ni parler de finalité du réel, ni prédire le sens
de l’histoire, de la vie ou du monde, car l’histoire, la vie ou le monde est certainement régi par
des forces chaotiques et aveugles qui font que l’immanence soit intrinsèquement tragique et
imprévisible. Friedrich Nietzsche n’aurait jamais été d’accord avec le finalisme, le prophétisme
et la béatitude qui sont au cœur de la dialectique marxiste, précisément parce qu’ils trahissent
l’essence du matérialisme absolu. D’ailleurs, André Comte-Sponville affirme, à juste titre, qu’

339
Georg Lukacs, cité par Alain Touraine, op. cit., p. 112.
340
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 192.
341
Ibid.
342
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 118.

122
« il n’y a pas de finalité du tout [dans le monde] : il n’y a que la puissance aveugle de la nature,
et celle, qui peut être éclairée, du désir343 ».

Au-delà de cette remarque, Karl Marx reste tout de même un matérialiste, même si son
matérialisme est loin d’être absolu. En tant que matérialiste, il s’attaque aux philosophies du
sujet. En effet, pour Karl Marx, comme pour tout matérialiste minimal, le postulat de
l’autonomie de la conscience est irrecevable, car, cette dernière est déterminée par la matière,
le monde ou l’environnement socio-économique dans lequel vit l’individu. L’éducation, la
formation, le niveau de représentation, les valeurs et le sens que chacun donne à son existence
dépendent de ses conditions matérielles ou de son pouvoir d’achat, et non de sa volonté ou de
sa raison. Un prolétaire, par illustration, n’aura pas les mêmes facilités d’accès aux savoirs ou
aux grandes universités qu’un bourgeois. Et si tel est le cas, ledit prolétaire et ledit bourgeois
n’auront pas, en règle générale, le même bagage scientifique, la même compétence, le même
travail, les mêmes moyens de production, la même force de production, la même capacité de
transformation sociale, les mêmes conditions de vie et la même espérance de vie.

De même, la source des opinions, des idées, des théories, des normes, des lois et des
institutions sociales est à rechercher non pas dans ces opinions, dans ces idées, dans ces théories,
dans ces normes, dans ces lois et dans ces institutions elles-mêmes, mais dans les conditions de
la vie matérielle et économique de la société. En d’autres termes, la vie spirituelle d’une
communauté politique, c’est-à-dire sa superstructure idéologique, est le reflet de ses conditions
de vie matérielle et économique, ou encore de sa base matérielle et infrastructurelle.

La réussite de la Révolution française de 1789, par exemple, a été davantage facilitée


par la puissance matérielle et financière de la bourgeoisie qui avait les moyens de son action. A
travers l’institution de la République et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, cette
classe sociale a pu, tout à la fois, traduire sa pensée dans les faits et protéger ses intérêts de
classe. Autrement dit, les conditions matérielles et économiques de la bourgeoisie ont déterminé
la Révolution française, l’érection de la République et la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen qui, à leur tour, ont exercé une action en retour sur la consolidation du statut social,
des privilèges et des intérêts de ses membres. C’est justement cette influence première de la
matière sur l’esprit, du corps sur la pensée, de l’infrastructure sur la superstructure, de la vie sur
la conscience, même s’il y a une action en retour, qui fait dire à Karl Marx, dans sa préface de
la Contribution à la critique de l’économie politique, que : « Ce n’est pas la conscience des

343
Ibid., p. 250.

123
hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine
leur conscience344».

Eu égard à ce qui précède, nous pouvons dire que le matérialisme marxiste est une
critique acerbe, d’une part, de l’idée de l’existence d’une transcendance que les religions
monothéistes considèrent comme le début et la fin de toute chose ; et d’autre part, de la thèse
d’une conscience autonome que soutient les philosophes du sujet et les théoriciens de
l’humanisme. Mais cette critique, qu’on pourrait, à première vue, féliciter, pensant qu’elle
libère l’homme de la transcendance, et donc de l’hétéronomie absolue, semble le maintenir sous
la domination d’une autre « altérité radicale », cette fois-ci immanente au réel. Ainsi, on
pourrait dire que l’homme n’est pas sorti de l’auberge, puisqu’il est ici enveloppé par le « Tout »
ou par la nature qui l’ « excède de toutes parts » : « Natura, sive omnia » ; ce qui signifie que
la nature est tout, ou encore qu’elle se confond à la totalité, selon l’un des principes du
matérialisme. D’ailleurs, comme le dit André Comte-Sponville, « être matérialiste, au sens
philosophique du terme, c’est nier l’indépendance ontologique de l’esprit345 », de la conscience
ou de la raison ; « ce n’est pas nier son existence346 ». En d’autres termes, l’esprit, la conscience
ou l’homme existe ou s’active dans le monde, mais dans les simples limites fixées par la
matière, le corps ou la nature.

Pour le matérialiste, la liberté est la connaissance de la nécessité, et la libération,


l’acceptation de la radicalité ou de l’absoluité de la nature. C’est d’ailleurs le point de vue de
Baruch Spinoza dans l’Ethique, lorsqu’il affirme ce qui suit :

Tous doivent certes accorder que rien, sans Dieu, ne peut ni être ni être
conçu. Car tous reconnaissent que Dieu est l’unique cause de toutes choses,
tant de leur essence que de leur existence ; c’est-à-dire que Dieu n’est pas
seulement la cause des choses quant au devenir, comme on dit, mais encore
quant à l’être.347

344
Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique. Introduction aux Grundrisse dite « de 1857 »,
traduit de l’allemand par Guillaume Fondu et Jean Quétier, présentée par Guillaume Fondu, Paris, Editions
Sociales, 2014.
345
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 149.
346
Ibid.
347
Baruch Spinoza, Ethique, traduction d’Armand Guérinot, Paris, Les Editions Ivrea, 1993, scolie de la page 70.
Notons, par souci de précision, que, dans la perspective spinoziste, Dieu désigne la nature, et non le Dieu personnel
et unique des religions monothéistes. Il ne désigne donc pas un « être immortel et bienheureux », un « être suprême,
créateur et incréé, souverainement bon et juste, dont tout dépend et qui ne dépend de rien ». Le Dieu de Spinoza
est « l’ensemble infini de tout ce qui existe (la nature). C’est ce qui lui interdit de le créer. ». Lire, à ce propos,
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, pp. 171-172.

124
Si telle est la condition de l’homme dans le système matérialiste, et partant marxiste, il
n’est donc pas question, pour ce dernier, puisqu’il n’en a même pas le pouvoir, d’avoir la
maîtrise de sa destinée, c’est-à-dire de définir, par lui-même, le sens de son existence. L’homme
se doit plutôt de faire corps avec « la plénitude de ce qui est348 ». C’est le sens de « l’amor
fati », c’est-à-dire de l’amour du destin, de la vie, de la nature, du monde ou du réel tel qu’il
est, et non tel que nous voudrions qu’il soit. Il s’agit de dire un grand « oui » sacré à tout ce qui
est et à tout ce qui nous arrive349, car

Nous sommes dans le Tout, et celui-ci, fini ou pas, nous excède de toutes
parts : ses limites, s’il en a, sont pour nous définitivement hors d’atteinte. Il
nous enveloppe. Il nous contient. Il nous dépasse. Une transcendance ? Non
pas, puisque nous sommes dedans. Mais une immanence inépuisable,
indéfinie, aux limites à la fois incertaines et inaccessibles.350

En droite ligne avec Karl Marx et les matérialistes qui l’ont précédé, mais plus radical
qu’eux, Friedrich Nietzsche s’est donné pour mission de « briser à coup de marteau » toutes
les « idoles » de la métaphysique classique, de l’idéalisme, des philosophies du sujet, de la
religion, et même de certaines formes de matérialisme. Sa critique, qui se veut incisive, ne va
donc épargner ni la transcendance cosmologique, ni la transcendance religieuse, ni la
transcendance humaniste, et encore moins les grandes utopies de la modernité.

II- FRIEDRICH NIETZSCHE (1844-1900) : LA PEUR ET LA HAINE DE LA VIE

Pour bien comprendre les raisons qui ont poussé Friedrich Nietzsche à philosopher au
marteau, il est indispensable, comme nous l’avons fait pour Karl Marx, de mettre en lumière
les fondements philosophiques de sa pensée ou de son matérialisme absolu.

1- Les fondements du matérialisme nietzschéen


La philosophie nietzschéenne est un matérialisme absolu parce qu’elle est, d’une part,
« le refus radical de toutes les figures de la transcendance351 » ; et d’autre part, la célébration
de l’immanence, de la nature, du monde ou de la vie. Friedrich Nietzsche s’inscrit en faux contre
les valeurs et les idéaux de la cosmologie grecque, de la métaphysique classique, de l’idéalisme,
de la religion, de l’humanisme et de certaines formes de matérialisme, à cause de leur nature

348
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 203.
349
Ibid., p. 190.
350
Ibid., pp. 155-156.
351
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, première note infra-paginale de la page 84.

125
nihiliste. En effet, les valeurs et les idéaux qui ont eu cours jusqu’à l’auteur du Crépuscule des
idoles sont essentiellement nihilistes, dans la mesure où ils conditionnent et poussent l’humanité
à dévaloriser le réel, la terre, l’ici-bas, le droit positif et la réalité actuelle, ceci pour que soient
à jamais magnifiés l’idéal, le ciel, l’au-delà, le droit naturel et le paradis352.
Dans la perspective nietzschéenne, le nihilisme a pour conséquence : l’effémination de
l’homme, c’est-à-dire sa castration, en ce sens qu’ayant intériorisé ou incarné les valeurs
morales et les idéaux de la raison, il n’est plus capable d’accueillir et d’aimer courageusement
le réel tel qu’il est ; l’aliénation de l’individu, puisqu’il devient étranger à lui-même, en vivant
selon le bon vouloir d’une volonté autre ; l’appauvrissement de la vie humaine, car l’existence
est ici parasitée et paralysée par le ressentiment, la peur et les forces « réactives ».
Le nihilisme est éminemment destructeur, en ceci qu’il se pose comme la négation de la
« culture de la vie353 », c’est-à-dire de l’ « innocence du devenir » ou de la « volonté de
puissance ». Le nihilisme est l’expression de la haine, de la culpabilité, de la honte, de la fuite,
et donc de la lâcheté. Or, selon Friedrich Nietzsche, la vie doit « s’affirmer comme elle veut354 »,
c’est-à-dire en toute innocence. Rappelons-nous que, pour l’auteur de La Volonté de puissance,
« celui qui vit dans l’innocence n’a pas « d’idées préconçues », ne nourrit pas « d’arrière-
pensées », se donne donc « totalement à ce [qu’il] vit355 », c’est-à-dire « jouit de tout ce qui
est356 ». « L’homme-chameau » et « l’homme-lion » sont tous les deux des hommes infectés par
l’esprit nihiliste parce qu’ils sont inscrits dans une dynamique de rejet ou d’opposition ; ce qui
n’est pas le cas de « l’homme-enfant », caractérisé par l’innocence. En effet, « un enfant vit ses
jeux en toute innocence. Quand il joue, il joue. Il ne fait rien d’autre. Et, ne faisant rien d’autre,
il goûte un bonheur sans partage. Il connaît le paradis de l’instant, qui rejaillit sur lui à travers
la beauté de son visage apaisé par ce bonheur ainsi savouré.357 »
Friedrich Nietzsche entend donc s’attaquer violemment au nihilisme, afin redonner vie
à une humanité fatiguée, fragmentée, malade, mourante et sans avenir. Dans la préface d’Ecce
homo, « un des rares livres qui ait pris la forme de confessions358 », Friedrich Nietzsche
caractérise son attitude philosophique en des termes qui renseignent suffisamment sur ses
objectifs théoriques et pratiques, bref, sur sa mission. Il affirme sans ambages :

352
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, pp. 1148-1149.
353
Bertrand Vergely, Nietzsche ou la passion de la vie, Toulouse, Editions Milan, 2008, p. 3.
354
Ibid., p. 49.
355
Ibid., p. 8.
356
Ibid., p. 49.
357
Ibid., p. 8.
358
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 101.

126
Améliorer l’humanité ? Voilà bien la dernière chose que moi, j’irais
promettre. N’attendez pas de moi que j’érige de nouvelles idoles ! Renverser
les ‘idoles’, - c’est ainsi que j’appelle tous les idéaux – voilà plutôt mon vrai
métier. C’est en inventant le mensonge d’un monde idéal qu’on fait perdre à
la réalité sa valeur, sa signification, sa véracité… Le ‘’monde-vérité’’ et le
‘’monde-apparence’’ ? – traduisez en clair : le monde inventé de façon
mensongère et la réalité… Le mensonge de l’idéal a été jusqu’à présent la
malédiction pesant sur la réalité, l’humanité même en est devenue menteuse
et fausse jusqu’au plus profond de ses instincts – jusqu’à l’adoration des
valeurs opposées à celles qui auraient pu lui garantir une belle croissance,
un avenir.359

Mais avant d’entrer dans les profondeurs de la critique nietzschéenne des entités, des
utopies ou des idéaux abusivement ou arbitrairement établis au-dessus du monde, de l’humanité
ou de l’homme, il est nécessaire de mettre en exergue les fondements et les arguments sur
lesquels le matérialisme nietzschéen repose. En effet, le matérialisme de Friedrich Nietzsche
est fondé sur trois grands postulats, à savoir : le postulat de l’unicité du réel ou de la vie, le
postulat de l’immanence « absolue » et le postulat du relativisme radical.

1-1- Le postulat de l’unicité du réel ou de la vie


L’auteur de La Volonté de puissance, comme tous les matérialistes qui l’ont précédé,
affirme que le réel ou la vie est l’unique réalité. Cette réalité unique, constituée des êtres
organiques et inorganiques, est un vaste champ de forces chaotiques, un tissu d’énergie, de
pulsions et d’instincts. Friedrich Nietzsche estime que ce chaos qu’est la vie est animé par deux
principales forces, à savoir les forces « réactives » et les forces « actives ». Les forces
« réactives » sont celles qui ont besoin de nier, de combattre ou d’altérer d’autres forces pour
se déployer. Autrement dit, elles ne se posent qu’en s’opposant à quelque chose d’autre. Ces
forces sont donc inscrites dans une logique de négation, c’est-à-dire de rejet de la réalité ou de
la vie dans ce qu’elle a de fondamental. Comme le dit Luc Ferry, les forces « réactives » relèvent
de « la logique du « non » plus que du « oui », du « contre » plus que du « pour »360 ».
Sur le plan intellectuel, les forces « réactives » se manifestent à travers la recherche de
la vérité qu’incarnent, par exemple, la philosophie et la science. En effet, en tant que réflexion
rationnelle et critique sur le réel, ou encore comme effort de compréhension du monde,
d’élaboration des normes et des sagesses pratiques pouvant conduire l’homme à une « vie
réussie » ou « bonne », la philosophie repose sur la confrontation ou l’opposition de deux

359
Friedrich Nietzsche dans Ecce homo, cité par Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 101-102.
360
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 103.

127
discours ou de deux courants de pensée, en vue du dévoilement de la vérité. La maïeutique
socratique, la dialectique platonicienne, le doute cartésien ou le criticisme kantien est, par
illustration, l’expression de la « volonté de vérité » qui est l’un des modèles des forces
« réactives », car il est question, à travers ces démarches, de nier une opinion pour s’élever
progressivement vers une vérité qui « se pose donc contre des lieux communs auxquels elle
s’oppose comme ce qui « tient » à ce qui ne « tient pas »361 ». Le propre de cette vérité, à savoir
la vérité philosophique, est qu’elle ne se donne pas de façon immédiate. Elle est bien plutôt une
construction de la raison. Autrement dit, c’est par la médiation de « la faculté de connaître et
de juger » que la vérité philosophique finit par jaillir ou par se dévoiler. Dans le même sens,
Luc Ferry affirme que la vérité philosophique « n’apparaît jamais directement ou
immédiatement, mais toujours indirectement, par la médiation d’une réfutation des forces de
l’illusion, de l’erreur [ou] du mensonge362 ».
Sur le modèle de la philosophie, les sciences modernes sont fondées sur l’exigence de
l’esprit critique qui est cette attitude qui consiste à ne pas prendre pour argent comptant
l’évidence ou ce qui apparaît. Il y est toujours question de soumettre les représentations que
nous avons du réel à une vérification expérimentale, de prendre des distances critiques par
rapport à la contingence et par rapport à la matérialité, ou encore de se méfier des connaissances
antérieurement établies. Dans tous les cas, comme dirait Gaston Bachelard, les vérités
scientifiques et philosophiques naissent de la « polémique ». Friedrich Nietzsche estime que
derrière cette « volonté de vérité », qui n’est rien d’autre que l’expression des forces
« réactives », puisque fondée sur la méfiance à l’égard des sens, des sensations, de la sensibilité,
des phénomènes, du réel ou de la vie, se cache « une dimension tout autre que le seul souci de
la vérité363 ». L’auteur du Gai savoir estime que cette dimension sous-jacente est, en fait, « une
option éthique, un parti pris en faveur de « l’au-delà » contre « l’ici-bas ».364 » Friedrich
Nietzsche affirme ironiquement dans Le Crépuscule des idoles :

Et ils croient tous, jusqu’au désespoir, à l’étant. Mais ne parvient à s’en


saisir, ils recherchent des raisons expliquant pourquoi on le leur cache. « Il
doit y avoir une illusion, une tromperie dans le fait que nous ne percevions
pas l’étant : où se trouve le trompeur ? » - « Nous le tenons, s’écrient-ils, aux
anges, c’est la sensibilité ! Ces sens qui par-dessus le marché sont si
immoraux, ils nous trompent au sujet du vrai monde. Moralité : se
débarrasser de la tromperie des sens, du devenir, de l’histoire, du mensonge,

361
Ibid., p. 104.
362
Ibid.
363
Ibid., p. 105.
364
Ibid.

128
- l’histoire n’est que croyance aux sens, croyance au mensonge. Moralité :
dire non à tout ce qui accorde foi aux sens, au reste de l’humanité tout
entière : tout cela est ‘’peuple’’. Être philosophe, être momie, représenter le
monothéisme en mimant les fossoyeurs ! – Et avant tout, au diable le corps,
cette pitoyable idée fixe des sens ! affecté de toutes les fautes de logique
possible, réfutée, impossible même, bien qu’il ait l’impudence de se
comporter comme s’il était réel !365

Du point de vue politique, la démocratie est, pour l’auteur de La Volonté de puissance,


un autre modèle des forces « réactives », car elle est un régime politique qui arrache la
souveraineté ou le pouvoir des mains de l’aristocratie pour le remettre au peuple ou à la plèbe.
Un tel transfert de pouvoir ou de souveraineté consacre, par le fait même, le nivellement de la
société par le bas. En effet, avec l’avènement des régimes démocratiques, la masse populaire,
du fait de l’instauration du suffrage universel et du respect du principe de la majorité, finit par
avoir le dessus sur la minorité aristocratique ; ce qui, dans la perspective nietzschéenne, est
contre-nature, et donc contre la vie.
Le triomphe démocratique de la plèbe est contre-nature ou contre la vie parce que la
nature ou la vie repose sur le principe de l’adaptation et de la force. A la vérité, du point de vue
de la nature ou de la vie, ce sont ceux qui manifestent un courage certain face à l’adversité, qui
triomphent des difficultés qui jalonnent leur parcours existentiel, ou qui développent une grande
force d’adaptation leur permettant de survivre dans un environnement hostile, qui,
légitimement, doivent détenir le pouvoir ou prendre la direction de leur communauté ou de leur
société, puisqu’ils auraient fait montre de la maîtrise de leur propre existence.
Pour Friedrich Nietzsche, il n’est donc pas question, même au nom d’un prétendu souci
d’équité ou d’égalité de chance, d’offrir sur un plateau d’argent des récompenses identiques
aux personnes qui ont des mérites différents, ou encore de sanctionner positivement les
personnes qui n’ont aucun mérite, en lésant le plus souvent, et de façon éhontée, des hommes
valeureux. Selon la loi de la nature et selon Friedrich Nietzsche, chacun doit devenir ce qu’il
est, avoir la place ou le statut qu’il mérite, et assumer son destin, mieux sa destinée, sans
chercher des béquilles ou des soutiens dans des rapports horizontaux ou verticaux. Or le
système politique démocratique est une transgression de cette loi naturelle que l’auteur de La
Volonté de puissance appelle pourtant de ses vœux. En effet, à l’opposé de l’aristocratie, la
démocratie a ceci de particulier qu’il ouvre la voie à l’égalisation des inégalités naturelles,
sociales, culturelles et économiques, en faisant reposer l’Etat ou la République sur une

365
Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, La « raison » en philosophie, in Le Monde de la Philosophie,
traduction, notes, bibliographie et chronologie par Patrick Wotling, Paris, Flammarion, 2005, § 1, pp. 500-501.

129
constitution qui est à la fois l’expression de la volonté générale et l’instrument, par excellence,
de la protection de l’intérêt de tous et de chacun. L’un des principes phares de la démocratie
n’est-il pas l’égalité de tous les citoyens devant la loi ?
Dans l’analyse qui précède, nous avons mis en évidence deux types de force « réactive »,
à savoir, d’une part, la « volonté de vérité », incarnée par la philosophie et la science, ceci sur
le plan intellectuel ; et d’autre part, l’idéal démocratique, qui se pose en s’opposant à la
dynamique de la vie ou de la nature, ceci d’un point de vue politique. Néanmoins, en dehors
des forces « réactives », Friedrich Nietzsche pense que le chaos de la vie est aussi structuré par
des forces « actives ». Ainsi, à l’inverse des forces « réactives », les forces « actives » sont
celles qui se déploient dans l’univers et produisent « leurs effets sans avoir besoin de nier,
d’annihiler, de mutiler d’autres forces ni de s’y opposer366 ». Elles sont « essentiellement en
jeu dans l’art367 » et dans la vie aristocratique. En effet, pour Friedrich Nietzsche, l’artiste est
un modèle des forces « actives » parce que ses œuvres ne se posent pas en s’opposant à d’autres
œuvres. Les productions artistiques ou poétiques sont l’expression des sentiments, des opinions
ou des pensées que l’artiste partage librement avec la société. Ce partage ne se fait pas dans le
souci de dévoiler une vérité que les autres n’ont pas pu atteindre, mais dans le but de matérialiser
et de communiquer une certaine vision stylisée de l’homme et du monde. Il s’agit, en fait, pour
le créateur d’œuvres d’art, d’amener l’homme à une contemplation esthétique.
L’artiste, à en croire Friedrich Nietzsche, est à l’image de l’aristocrate, dans la mesure
où, tout comme lui, il est créateur des valeurs et des modèles de vie. Le génie artistique ou
aristocratique, sans argumenter, sans discuter, sans démontrer la pertinence ou la légitimité de
ses créations ou de ses choix, comme le ferait un philosophe, un scientifique ou un démocrate,
crée ou choisit, par lui-même, pour lui-même, et éventuellement pour les autres, des styles
d’existence. L’artiste et l’aristocrate tracent ainsi la voie ou le chemin de leur propre
épanouissement et, si possible, de celui des autres. L’artiste et l’aristocrate sont à la recherche
d’une vie de plus en plus intense, florissante et belle. Friedrich Nietzsche fait le choix du génie
artistique et aristocratique parce qu’il est actif. Le génie artistique et aristocratique n’étouffe
pas la vie ou le réel par des idéaux immuables, extérieurs et supérieurs à l’homme.
Toutefois, force est de noter qu’il ne s’agit pas, pour l’auteur de La Volonté de
puissance, d’appeler à l’embastillement ou au musellement des forces « réactives », car la vie
ou le réel est à la fois structuré ou animé et par ces dernières et par les forces « actives ». Ainsi,
l’embastillement ou le musellement des forces « réactives » ou des forces « actives » ne peut

366
Luc Ferry, Nietzsche : la mort de Dieu, Paris, Flammarion, 2012, p. 35.
367
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 103.

130
que nuire à l’épanouissement de la vie ou au bon fonctionnement du réel. C’est pour cette raison
que Friedrich Nietzsche pense qu’il faut que ces deux forces opposées restent présentes en
l’homme. Cependant, pour que la vie ne soit pas toute de tristesse et de faiblesse, les forces
« actives », s’il le faut, et sous le contrôle de la raison, doivent être hiérarchiquement au-dessus
de leur inverse critique. Dans la même veine, Luc Ferry affirme que Friedrich Nietzsche est
pour
La hiérarchisation des forces à l’intérieur de nous-mêmes, s’il le faut sous le
primat de la raison claire. Non pas le désordre de l’anarchie, mais la suprême
maîtrise de soi. (…) C’est en maîtrisant les forces, en les hiérarchisant et en
les organisant en nous-mêmes de telle manière qu’elles ne s’entre-déchirent
pas les unes les autres qu’on obtiendra le maximum de puissance, donc le
maximum de joie, d’intensité, et qu’on se sentira véritablement vivre.368

Le matérialisme nietzschéen, comme nous venons de le démontrer, repose sur une


réalité ou une vie unique, contemporaine du temps et de l’espace. Autrement dit, pour Friedrich
Nietzsche, l’expérience du monde dans lequel se déploient les phénomènes, c’est-à-dire les
êtres organiques et inorganiques, est la seule réalité ou la seule vie qui soit. Cette thèse relative
à l’unicité de réel ou de la vie, ce postulat du monisme du phénomène inscrit, ipso facto, la
pensée nietzschéenne dans la catégorie des philosophies de l’immanence « absolue ».

1-2- Le postulat de l’immanence « absolue »

La critique nietzschéenne de toutes les formes de transcendance est fondée sur le


postulat du monisme du phénomène, c’est-à-dire sur l’idée selon laquelle la seule réalité
crédible est l’immanence. En effet, pour Friedrich Nietzsche, tout ce qui existe émerge du réel
ou de la vie, et nulle part ailleurs. On peut, certes, avoir l’impression que les corps harmonieux,
les organismes complexes, stables et plus ou moins autonomes, ou encore des facultés, comme
la raison, la conscience, l’intelligence et l’imagination ne résultent pas de la matière ou des
forces chaotiques de l’immanence. Mais la réalité est tout autre, dans la mesure où ces corps,
ces organismes et ces facultés ne sont rien d’autre que la résultante des mouvements du réel.
Ainsi, considérant, par illustration, les corps harmonieux ou sphériques, la physique moderne
nous apprend « qu’il n’y a nul miracle, nulle « transcendance » d’un quelconque ordre
cosmique ou divin à rechercher pour rendre compte [de l’] apparente perfection formelle369 »
des planètes et des gouttelettes de rosée. « Simplement, [leur] forme sphérique s’obtient dès

368
Luc Ferry, Nietzsche : la mort de Dieu, p. 40.
369
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris, Bernard Grasset, 2002, p. 111.

131
lors que les forces en présence agissent de manière identique dans toutes les directions de
l’espace à la fois.370 »

De même, s’agissant de la spécificité de l’homme, c’est-à-dire du fait qu’il soit, au-delà


de ses passions, de ses pulsions et de ses instincts, un sujet pensant, moral et créateur, les
sciences modernes démontrent que ces facultés ne font pas de lui un être « surnaturel », un être
« anti-naturel » ou un être qui serait tombé du ciel. L’hominisation et l’humanisation de
l’homme sont filles de l’espace et du temps, c’est-à-dire du big bang et de l’évolution.

En réalité, selon les sciences modernes, c’est par et grâce à la dynamique créatrice et
hasardeuse de la nature que l’homme et l’humain en l’homme sont progressivement venus à
l’existence. Nous l’avons établi ailleurs, en nous fondant sur la théorie du big bang et sur la
théorie de l’évolution des espèces. Dans la même perspective, et par illustration, les
neuroscientifiques contemporains démontrent que la pensée, la conscience, la raison ou
l’intelligence est une production de la matière cérébrale, et non une donation de la
transcendance. En fait, l’affirmation de l’existence d’une transcendance qui serait à l’origine de
toutes choses et de tout être est ici symptomatique de l’aversion que l’homme ordinaire a pour
le hasard. Umberto Eco estime, à ce propos, que les hommes ordinaires ont « une sainte horreur
du hasard371 ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils éprouvent, dit-il, « le besoin de trouver
le sens d’une série d’évènements historiques (…) en confectionnant un récit cohérent, en
général une fable destinée à soulager [leurs] petites misères372 ».

La réflexion qui vient d’être menée nous a permis de montrer qu’en dehors du postulat
de l’unicité du réel ou de la vie, c’est-à-dire du monisme du phénomène, le matérialisme
nietzschéen repose sur le postulat de l’immanence « absolue ». Cependant, en plus de ces deux
premiers postulats, un troisième est nécessaire pour définitivement équilibrer l’édifice de la
pensée de Friedrich Nietzsche. Il s’agit du postulat du relativisme radical.

1-3- Le postulat du relativisme radical


André Comte-Sponville définit le relativisme comme « toute doctrine qui affirme
l’impossibilité d’une doctrine absolue373 », car un esprit fini ou borné est dans l’incapacité
d’accéder absolument à l’absolu. Autrement dit, le relativisme est « la conviction que tout est

370
Ibid.
371
Umberto Eco, cité par Stephen Jay Gould, « Conclusion de Stephen Jay Gould », in Jean-Claude Carrière, Jean
Delumeau, Umberto Eco, Stephen Jay Gould, Entretiens sur la fin des temps (réalisés par Cathérine David,
Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac), Paris, Fayard, 1998, p. 301.
372
Ibid.
373
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 497.

132
relatif à un contexte historique, [géographique,] social ou biologique donné, qu’il n’y a donc
rien d’absolu, ni sur le plan théorique (pas de vérité absolue), ni sur le plan moral (pas de
valeurs absolues).374 » Luc Ferry précise que le relativisme est avant tout une doctrine qui
trouve ses défenseurs dans le matérialisme, puisqu’il y est question de faire « dépendre nos
convictions intellectuelles et morales d’un contexte matériel, et ce, quelle qu’en soit la
nature375 ». Dès lors, il va donc sans dire, si on s’en tient à cette définition, que la philosophie
nietzschéenne, radicalement matérialiste, ne peut être que profondément relativiste. En effet,
Friedrich Nietzsche ne cache pas son penchant pour le relativisme, puisqu’il estime qu’étant
une composante du monde, l’homme ne saurait porter un jugement absolument vrai sur la vie
ou sur l’existence. Son jugement, dit l’auteur du Crépuscule des idoles, ne peut être qu’un point
de vue, qu’une perspective ou qu’un « symptôme n’exprimant lui-même qu’un état [de ses]
forces vitales376 ». Dans Le Crépuscule des idoles, et à ce propos, Friedrich Nietzsche affirme
ce qui suit :
Des jugements, des appréciations de valeur sur la vie, pour ou contre, ne
peuvent au bout du compte jamais être vrais : ils n’ont de valeur que comme
symptômes, ils n’entrent en ligne de compte que comme symptômes, - en soi,
ces jugements ne sont que des âneries. On doit absolument étendre la main
pour faire la tentative de saisir cette finesse étonnante que la valeur de la vie
ne peut être appréciée. Pas par un vivant, parce qu’il est partie, et même objet
du litige et non pas juge ; pas par un mort, pour une autre raison. – De la
part d’un philosophe, voir dans la valeur de la vie un problème demeure
même pour cette raison une objection à son endroit, un point d’interrogation
placé sur sa sagesse, une non-sagesse.377

Cette affirmation prouve que Friedrich Nietzsche ne croit pas à l’existence des
jugements objectifs et désintéressés. Comment le pourrait-il d’ailleurs, s’il n’adhérer pas au
principe scientifique de l’intangibilité et de la sacralité des faits ? De son point de vue, il n’y a
pas d’ « états de fait en soi », parce que les « faits » auxquels les scientifiques prétendent se
soumettre ne sont que « le produit, lui-même fluctuant, d’une histoire de la vie en général et
des forces qui la composent à tel ou tel instant particulier378 ». Pour Friedrich Nietzsche, « tout
jugement est un symptôme », et « il n’y a de jugements que perspectivistes ». Ou encore, affirme-
t-il, « il n’y a pas de chose en soi, [et] pas de connaissance absolue ».

374
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1307.
375
Ibid.
376
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 113.
377
Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Le cas Socrate, in Le Monde de la Philosophie, traduction, notes,
bibliographie et chronologie par Patrick Wotling, Paris, Flammarion, 2005, § 2, pp. 492-493.
378
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 114.

133
A partir des trois postulats sur lesquels repose son matérialisme, à savoir, le postulat de
l’unicité du réel ou de la vie, le postulat de l’immanence « absolue » et le postulat du relativisme
radical, l’auteur du Crépuscule des idoles procède à la déconstruction des illusions de la
cosmologie grecque, de la métaphysique classique, des philosophies du sujet, de l’humanisme
et de la religion. En d’autres termes, il entreprend de « briser à coup de marteau » la
transcendance du cosmos, la transcendance de Dieu et la transcendance de la raison.

2- Friedrich Nietzsche : la « fin du monde », la « mort de Dieu » et la « mort de


l’homme »
Pour l’auteur du Crépuscule des idoles, l’idée d’un cosmos harmonieux, la thèse de
l’existence d’un être suprême et la « métaphysique de la subjectivité » relèvent de l’illusion.

2-1- La « fin du monde »


En s’appuyant sur les découvertes de la science moderne avec laquelle il entretient une
relation « complexe d’amour (quand elle « déconstruit » les idoles et désenchante le monde) et
de haine (quand elle les renforce par sa croyance en une rationalité du réel)379 », Friedrich
Nietzche, comme nous l’avons relevé, a posé le principe selon lequel le réel ou la vie est un
tissu de forces chaotiques et aveugles. Autrement dit, pour lui, l’univers ou le cosmos n’est pas
le lieu d’une harmonie préétablie, pensée et mise en place par une quelconque divinité. Il n’est
donc pas le lieu où chaque chose, chaque corps, chaque être est à sa « juste place », à sa « place
naturelle », comme les Grecs anciens l’ont pensé. En effet, les phénomènes du monde sont
plutôt en évolution instable, puisqu’ils ne sont pas seulement régis par la nécessité, c’est-à-dire
par des lois physiques intangibles qui font qu’ils soient ce qu’ils sont, mais aussi par la
contingence qui fait que leur position, leur mouvement et leur devenir soient marqués du sceau
de l’incertitude, de l’imprévisibilité, de l’indétermination, bref, du hasard.
La théorie du chaos explique suffisamment l’omniprésence du hasard, de la probabilité
ou de l’incertitude dans le fonctionnement du monde. Ainsi, sonne le glas du divin cosmos,
considéré, dans l’Antiquité grecque, comme le principe de sens de la vie de l’homme et de tous
les êtres qui existent. Dans La Volonté de puissance, Friedrich Nietzsche affirme :

On imagine alors une manière d’unité, une forme quelconque de ‘‘monisme’’


et, par suite de cette croyance, l’homme est placé dans un sentiment profond
de corrélation et de dépendance à l’égard d’un Tout qui le dépasse, il devient

379
Ibid., p. 87.

134
un simple mode de la divinité… Mais voici que cette globalité, tout
simplement, n’existe pas !, [voici qu’il nous faut admettre « ces deux faits »
bouleversants que] le devenir est sans but et qu’il n’est pas régi non plus par
quelque grande unité dans laquelle l’individu pourrait plonger totalement
comme dans un élément de valeur suprême.380

L’idée d’un univers organisé, harmonieux et bon ; un univers donnant une signification,
une orientation et une finalité à l’existence est donc une aberration pour Friedrich Nietzsche qui
signe et persiste que « le monde est un monstre de forces, sans commencement ni fin, une somme
fixe de force, dure comme l’airain […], une mer de forces en tempête, un flux perpétuel381 ».
Ce « maître du soupçon », par cette posture, enterre définitivement la cosmologie grecque parce
qu’elle est, de son point de vue, une projection de l’imagination, un fantasme humain, c’est-à-
dire « une simple façon de prendre nos désirs pour des réalités, de nous procurer un semblant
de pouvoir sur une matière insensée, multiforme et chaotique qui nous échappe en vérité de
toute part382 ». Une fois de plus, l’auteur de La Volonté de puissance affirme :

Toutes les valeurs à l’aide desquelles nous avons jusqu’à présent cherché à
donner de la valeur au monde […] sont, au point de vue psychologique, le
résultat de certaines perspectives d’utilité bien définies, destinées à maintenir
et à fortifier certaines formes de domination humaine et projetée à tort dans
l’essence des choses. C’est une fois encore, cette naïveté hyperbolique de
l’homme qui se prend pour le sens et la mesure de toute chose.383

Après la proclamation de la « fin du monde » ou du cosmos grec, Friedrich Nietzsche


s’est donné pour devoir d’anéantir le Dieu personnel et unique des religions monothéistes, et
partant toutes les formes de transcendance.

2-2- La « mort de Dieu »


Friedrich Nietzsche s’appuie sur le postulat de l’immanence « absolue » ou du monisme
du phénomène pour déconstruire l’idée de l’existence de Dieu ou des dieux. En effet, de son
point de vue, il n’est pas possible d’envisager l’existence d’une quelconque transcendance dans
le monde, car l’univers est synonyme d’immanence, et l’immanence est, comme dirait André

380
Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, tome II, trad. de l’allemand par Geneviève Bianquis, Paris,
Gallimard, 1995, livre III, § 111.
381
Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, tome I, trad. de l’allemand par Geneviève Bianquis, Paris,
Gallimard, 1995, livre II, § 51.
382
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 88.
383
Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, tome II, livre III, § 3.

135
Comte-Sponville, « le tout du réel384 ». Autrement dit, le surnaturel n’existe pas, et tout ce qui
existe est immanent au monde ou à la nature qui est « sans créateur, sans extérieur, sans
exception [et] sans finalité385 ». Aux yeux de l’auteur du Gai savoir, ce sont les hommes eux-
mêmes qui ont créé Dieu ou les dieux, et qui vont aussi le ou les défaire. Ils l’ont créé ou les
ont créés pour se donner des raisons d’espérer. Auguste Comte, Ludwig Feuerbach et Karl Marx
ont montré, bien avant Friedrich Nietzsche, que la croyance en l’existence de Dieu est
l’expression de la fragilité et de l’immaturité humaine. C’est d’ailleurs ce que pense Albert
Jacquard lorsqu’il affirme :

La croyance en une toute-puissance à laquelle il suffirait de s’adresser pour


orienter selon nos désirs le cours des évènements est surtout un résidu de nos
réflexes d’enfants, lorsque nous nous sentions sans pouvoir et étions entourés
de parents qui, eux, pouvaient agir. Devenir adulte, s’intégrer à la
communauté humaine, nécessite de quitter cette attitude et de ne pas mêler
Dieu à nos insuffisances.386

A la vérité, à en croire les auteurs susmentionnés, l’homme appelle Dieu ou les dieux à
l’existence pour combler ses lacunes épistémologiques, fonder l’autorité de ses valeurs, et
échapper à la finitude ou au néant qui est au début et à la fin de sa vie. Comme le souligne
Aurélien Barrau, « les postures religieuses, mystiques ou spiritualistes (…) constituent pour
l’essentiel une projection de nos angoisses du moment. Elles traduisent nos peurs et nos
désirs387 ».
Mais Friedrich Nietzsche appelle chaque mortel à se détourner de l’illusion de la
transcendance pour assumer courageusement son existence. Il demande à chaque individu de
se libérer des mirages de la foi en la transcendance, de la confiance en des idéaux ou de la
fidélité à des utopies qui étouffent la vie, « l’innocence du devenir » ou « la volonté de
puissance ». Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Friedrich Nietzsche, en des termes très
irréligieux, encourage l’humanité à demeurer fidèle la terre. Il dit explicitement ce qui suit :

Je vous en conjure, ô mes frères, demeurez fidèles à la terre et ne croyez pas


ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres. Sciemment ou non, ce
sont des empoisonneurs.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds, des intoxiqués dont la
terre est lasse : qu’ils périssent donc !

384
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 148.
385
Ibid., p. 149.
386
Albert Jacquard, Dieu ?, p. 66.
387
Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, Paris, Dunod, 2016, p. 35.

136
Blasphémer Dieu était jadis le pire des blasphèmes, mais Dieu est mort, et
morts avec lui ces blasphémateurs. Désormais, le crime le plus affreux, c’est
de blasphémer la terre et d’accorder plus de prix aux entrailles de
l’insondable qu’au sens de la terre.388

Pour Friedrich Nietzsche, les chrétiens sont, eux-mêmes, à l’origine de la mort de Dieu,
car, en exerçant l’esprit critique et l’introspection, ils ont affiné leur conscience et affûté leur
raison, au point de se rendre compte qu’ils étaient victimes d’une fiction métaphysique qu’ils
avaient eux-mêmes montée. En d’autres termes, la naissance et le développement du
rationalisme religieux, notamment au sein du christianisme, ont permis, comme le dit si bien
Frédéric Lenoir, d’aiguiser la « sagacité de la conscience des fidèles389 », au point où ils ont
découvert, par eux-mêmes, que « Dieu est proprement incroyable. Incroyable parce que trop
humain390 ».
L’idée de l’existence de Dieu ou la réalité de la transcendance se révèle ainsi aux esprits
éclairés par les lumières de la raison comme une « illusion suprême ». En effet, historiquement,
c’est saint Thomas d’Aquin qui porte, en premier, la responsabilité théorique de ce déicide,
puisqu’il a travaillé, comme docteur de l’Eglise, à la conversion du christianisme à
l’aristotélisme et, in fine, au rationalisme. Ainsi, sans le savoir, peut-être, il a ouvert la boîte de
Pandore au cœur même de l’institution ecclésiale, en ce sens qu’il a favorisé l’émergence et
l’épanouissement de la liberté de penser, de la liberté de conscience, de l’esprit critique, du
débat contradictoire et de l’athéisme. Cette évolution de la religion chrétienne vers l’incrédulité
fait dire à l’auteur du Christ philosophe que « l’athéisme est donc le dernier avatar et
l’aboutissement ultime du christianisme391 ».
Toutefois, bien avant Frédéric Lenoir, Marcel Gauchet, dans son ouvrage intitulé Le
Désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, a montré que, dans son
fondement et ses évolutions historiques, le christianisme a bel et bien contribué à l’avènement
de l’humanisme, de la laïcité et du laïcisme qui sont aux fondements de la modernité. Par son
analyse qui fait du christianisme « la religion de la sortie de la religion392 », cet historien et
philosophe français confirme la pertinence de la thèse nietzschéenne sur la dialectique de la

388
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, 3, in Le Monde de la Philosophie, traduit de
l’allemand par Geneviève Bianquis, Paris, Flammarion, 2006, p. 9.
389
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 210.
390
Ibid., p. 211.
391
Ibid.
392
Lire, à cet effet, Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Paris,
Gallimard, 1985, pp. 292-303.

137
religion, en général, et du christianisme, en particulier. On pourrait dire que Friedrich Nietzsche
avait raison de s’écrier :

N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ont enseveli


Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la putréfaction divine ? – les dieux
aussi se putréfient ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui
l’avons tué ! Comment nous consoler, nous, les meurtriers des meurtriers ?
Ce que le monde avait possédé jusqu’alors de plus sacré et de plus puissant
a perdu son sang sous nos couteaux – qui essuiera ce sang de nos mains ?
Quelle eau pourra jamais nous purifier ? (…) La grandeur de cette action
n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-
mêmes des dieux pour paraître dignes de cette action ?393

Les fondements du matérialisme nietzschéen ne consacrent pas seulement la « fin du


monde » et la « mort de Dieu », mais aussi la « mort de l’homme », c’est-à-dire l’illusion du
sujet conscient, autonome, « supérieur » aux forces de la nature et définissant par lui-même le
sens de son existence.

2-3- La « mort de l’homme »


Pour Friedrich Nietzsche, c’est une aberration de penser que l’homme est
essentiellement conscience, liberté et responsabilité, car ces facultés ou ces possibilités, qui sont
les siennes, ne représentent rien devant les forces chaotiques et aveugles qui structurent la vie
et sa vie d’une main de fer. En d’autres termes, dans la perspective du matérialisme nietzschéen,
la vie est dominée par des puissances physiques et psychiques, c’est-à-dire des forces
énergétiques, instinctives, pulsionnelles et passionnelles, qui, d’un côté, engendrent la
conscience à son insu ; et de l’autre, se jouent d’elle, de son autonomie et de sa capacité à être
comptable de ses « choix ».
Dans ce contexte, la conscience ou la raison est une parfaite source d’illusion, car, en
dépit de sa relative autonomie, de son apparente extériorité et de sa fragile supériorité, elle
demeure, comme toutes les autres facultés humaines, un simple épiphénomène, c’est-à-dire un
produit des forces chaotiques et aveugles de la matière, du monde, du réel ou de la vie. A ce
propos, Luc Ferry affirme que, pour Friedrich Nietzsche :

Le moi conscient et supposé souverain ne transcende en rien la réalité


vivante. Tout au contraire, petit bouchon qui flotte sur l’océan des forces
vitales, il n’en est qu’une expression infime, une émanation parmi une infinité

393
Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, Paris, Gallimard, collection Folio/Essai, 1982, § 125, p. 150.

138
d’autres possibles. Il ne saurait donc ni juger la vie ni opérer des choix
extérieurs à elle, ni par conséquent être tenu pour « responsable » d’actions
qu’on prétendrait lui imputer comme s’il était une entité transcendante par
rapport au monde.394

Ce commentaire de l’auteur de Nietzsche : la mort de Dieu est fidèle à la philosophie


nietzschéenne, dans la mesure où Friedrich Nietzsche estime, lui-même, que la « petite raison »
est un petit instrument que le corps créa « comme une main de son vouloir ». Ainsi, dans cette
perspective, la raison ou la conscience a émergé du chaos des instincts pour les servir, c’est-à-
dire pour être un instrument à l’aide duquel la vie organise et domine le monde de l’expérience.
Cette conception instrumentale de la raison ou de la conscience est aujourd’hui reprise par la
neuroscience et la biologie. En effet, selon les neuroscientifiques et les biologistes
contemporains, la raison ou la conscience, comme toutes les autres facultés humaines, a émergé
progressivement du corps, et précisément du cerveau. En d’autres termes, comme les autres
facultés humaines, la raison ou la conscience est le fruit du big bang, d’une part ; et d’autre art,
de l’évolution, de la maturation ou de la plasticité de cet important organe qu’est le cerveau
humain.
Mais force est de préciser que c’est au nom de son matérialisme absolu et de la «
psychologie des profondeurs [que Friedrich Nietzsche dénonce] les élucubrations de cette
infime part de nous-mêmes qu’est la pensée consciente395 ». A la vérité, bien avant l’apparition
de la psychanalyse, ce « maître du soupçon » s’est appuyé, d’une part, sur le postulat de l’unicité
du réel, du monisme du phénomène, de l’immanence radicale et du relativisme absolu ; et
d’autre part, sur la découverte leibnizienne d’un inconscient psychique pour forger et fortifier
sa critique de l’idée d’une raison autonome. En effet, historiquement, c’est Leibniz, comme le
confirme d’ailleurs l’auteur du Gai savoir, qui est le penseur qui a introduit, le premier, le
concept d’inconscient dans la philosophie moderne.
A l’inverse de René Descartes pour qui l’homme est une substance dont toute l’essence
n’est que de pensée396, Leibniz pense que la conscience claire est toujours précédée d’un

394
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 117-118.
395
Ibid., pp. 114-115.
396
Notons que pour René Descartes, la pensée ou la conscience est le propre de l’homme. L’auteur du Discours de
la méthode n’envisage pas l’existence d’un inconscient psychique. Il nie même l’impact du corps et de ses affects
sur l’esprit qui peut, selon lui, se déployer sans eux. C’est la raison pour laquelle il affirme : « Je connu de là que
j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun
lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que
je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne
fût point, elle ne lairrait pas d’être tout ce qu’elle est. » (Cf. René Descartes, Discours de la méthode, biographie
chronologique, introduction, analyse méthodique, notes, questions et documents par J.-M. Fataud, Paris, Bordas,
1980, quatrième partie, p. 102.

139
inconscient psychique. Autrement dit, l’inconscient est une instance du psychisme humain.
Leibniz démontre la pertinence de sa thèse en prenant l’exemple d’un homme qui se réveille
d’un profond sommeil. Ce dernier, dit-il, passe progressivement de l’inconscient au conscient,
grâce à « la sommation d’une infinité de degrés de conscience infinitésimaux397 », c’est-à-dire
de l’addition d’un ensemble de « petites perceptions ».
Avec la découverte leibnizienne d’un inconscient psychique et l’affirmation
nietzschéenne de l’hétéro-détermination de l’homme par les forces de la vie, vole ainsi en éclats
l’hypothèse du libre arbitre. Le sujet « conscient » n’a plus, dans ces conditions, la prétention à
« être l’auteur de ses pensées comme de ses actions398 ». Il n’a plus à aspirer à la
« responsabilité » et à la définition du sens de son existence, puisque ce n’est pas véritablement
lui qui pense et qui agit, mais ce sont bien plutôt les forces chaotiques et aveugles de la vie qui
« pensent » et qui « agissent » en lui. Friedrich Nietzsche met un terme à « l’idée qu’il y aurait
« quelque chose » qui pense399 », car « c’est déjà trop dire que ‘’ça pense’’ ; déjà ce ‘’ça’’
comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même… Peut-
être les logiciens s’habituerons-ils eux aussi un jour à se passer de ce petit ‘‘ça’’ qu’a laissé
en s’évaporant ce brave vieux ‘’moi’’400 ». Selon le commentaire de Luc Ferry, l’auteur du
Crépuscule des idoles estime que :

Le désir du « libre arbitre », en l’entendant au sens métaphysique et


superlatif, ainsi qu’il règne hélas encore dans les esprits à demi cultivés, le
désir de supposer soi-même la responsabilité entière et dernière de ses actes
et d’en décharger Dieu, le monde, les aïeux, le hasard, la société, n’est rien
de moins en effet que le désir d’être justement cette causa sui et, avec plus de
témérité que Münchhausen, le désir de se donner l’existence en se tirant soi-
même par les cheveux hors du marécage du néant. Que quelqu’un vienne
ainsi à découvrir la naïveté rustique de ce fameux concept de « libre arbitre »,
et le raie de son esprit, je le prierais de progresser un pas de plus vers les
« lumières » et de supprimer de son esprit le contraire de cet anti concept de
« volonté libre », je dirais « la volonté serve ».401

La « mort de l’homme », après la « fin du monde » et la « mort de Dieu », signe le


parachèvement du processus de désenchantement du monde ; processus malheureusement
laissé inachevé par les philosophes des Lumières, par manque de courage.

397
Ibid., p. 116.
398
Ibid., p. 118.
399
Ibid., p. 119.
400
Ibid.
401
Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Prélude à une philosophie de l’avenir, présentation et traduction
d’Angèle Kremer-Marietti, Paris, L’Harmattan, § 21, pp. 42-43.

140
Ainsi, pour Friedrich Nietzsche, il n’est pas question de cautionner l’imposture des
philosophes des Lumières qui a consisté à revêtir l’humanité d’un manteau d’emprunt. De son
point de vue, l’homme n’est pas un dieu, et il n’a même pas à l’être. Il n’a non plus à porter des
attributs divins, puisque Dieu est une fiction métaphysique. La seule vérité, c’est l’immanence
radicale, la vie, le réel, le monde ou la nature. C’est cette instance matérielle qui est, pour
l’auteur du Gai savoir, la matrice de tout ce qui existe ; l’homme y compris. La nature est le
lieu de la nécessité et de la contingence, de la détermination et de l’indétermination. Cela veut
dire que les phénomènes qui s’y déploient sont, tout à la fois, marqués du sceau de la
prédictibilité et de l’imprédictibilité, de la prévisibilité et de l’imprévisibilité.
Dans ce contexte caractérisé par l’hyper-domination d’une « altérité radicale »
immanente, il est question pour l’homme de ne pas s’opposer au réel, à la vie ou à la nature,
mais de s’y soumettre ou, mieux encore, d’épouser le mouvement du monde. En d’autres
termes, il s’agit, pour chaque individu, d’habiter lucidement et sereinement l’univers non
seulement « par-delà le bien et le mal », mais aussi et surtout sans aucune nostalgie ni
espérance. En effet, Friedrich Nietzsche propose au genre humain une sotériologie particulière,
c’est-à-dire une doctrine du salut ou de la « vie bonne » qui lui est spécifique. A son avis, le
sens de la vie de l’homme n’a plus à être défini en référence au cosmos grec, au Dieu personnel
et unique des religions monothéistes ou à « la froide et droite raison » de la philosophie des
Lumières.
L’auteur de La Volonté de puissance encourage chaque personne à vivre dans « le grand
style », c’est-à-dire à harmoniser en lui les forces « réactives » et les forces « actives ».
Autrement dit, il s’agit de faire de sa vie « un moment d’harmonie, d’intensité et de puissance
vitale qui se construit402 ». Il exhorte le genre humain à vivre selon la sagesse de « l’amor fati »,
de « l’innocence du devenir » et de « la volonté de puissance ». Cela suppose une réconciliation
« avec la totalité de ce qui est403 », un amour inconditionnel du réel, une « déculpabilisation
totale404 », puisqu’ « il n’y a pas d’être que l’on puisse rendre responsable du fait que quelqu’un
existe, possède telle ou telle qualité, est né dans telles ou telles circonstances, dans tel
milieu405 ». La sagesse de « l’amor fati », de « l’innocence du devenir » et de « la volonté de
puissance » suppose aussi le développement d’une volonté qui veut son propre accroissement
permanent, c’est-à-dire sa propre intensification. Autrement dit, l’homme doit aimer la vie

402
Luc Ferry, Nietzsche : la mort de Dieu, p. 48.
403
Ibid., p. 57.
404
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 165.
405
Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, tome II, livre III, § 458.

141
quand elle est aimable et l’aimer encore quand elle est détestable. Il est question de tourner
définitivement le dos « à toute louange et à tout blâme406 », et de vouloir que ses forces vitales
s’épanouissent. La sagesse de « l’amor fati », de « l’innocence du devenir » et de « la volonté
de puissance » est d’ailleurs le fondement de l’éthique stoïcienne. Epictète, par illustration,
disait : « Ne cherche pas à faire que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille les
événements comme ils arrivent, et le cours de ta vie sera heureux407 ».
A la vérité, comme le dit Arnaud Desjardins, « un oui total à tout supprime tous les
conflits ». Il s’agit de dire oui à « tout ce qui est en nous, mais aussi [à] tout ce qui est hors de
nous, tout ce que nous voulions, mais aussi tout ce que nous refusions, tous les possibles, tous
les contraires, toute la création et toute la destruction, y compris ce que nous appelons la
souffrance, y compris ce que nous appelons la mort408 ». Le sage sait que « l’amor fati », c’est-
à-dire « l’art de se réjouir au fond du fond, quelles que soient les circonstances, constitue le
viatique de tout chemin spirituel. Il dégage l’horizon, nous rend disponibles au grand
voyage409 » de l’existence. Dans La Consolation de l’ange, Frédéric Lenoir magnifie la sagesse
de « l’amor fati », en mettant les paroles suivantes dans la bouche du chœur angélique qui
chante pour Blanche :

Nous te souhaitons, amie très cher, d’apprendre à aimer encore la vie.


De l’aimer à travers ses hauts et ses bas, ses moments agréables et ses
moments difficiles.
De l’aimer pour les joies qu’elle t’offre, mais aussi pour les chagrins qu’elle
t’invite à traverser.
De l’aimer dans sa lumière et dans ses ténèbres, dans l’évidence et dans le
doute.
De l’aimer dans l’émerveillement des naissances, comme dans la douleur des
départs.
Nous te souhaitons de découvrir que de grandes joies peuvent jaillir après
des peines profondes.
Que les plus belles lumières surgissent des nuits les plus noires.
Puisses-tu apprendre à aimer la vie, toute vie, et pas simplement lorsqu’elle
te semble le plus favorable.
Et tu découvriras alors que le secret de la joie véritable, que rien ni personne
ne pourra jamais t’enlever, n’est autre qu’un amour inconditionnel de la
vie.410

406
Ibid., § 382.
407
Manuel d’Epictète, VIII, traduction inédite d’Emmanuel Cattin, introduction de Laurent Jaffo, Paris,
Flammarion, 1997, p. 67.
408
Arnaud Desjardins, op. cit., p. 229.
409
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, op. cit., p. 45.
410
Frédéric Lenoir, La Consolation de l’ange, Paris, Albin Michel, 2019, pp. 154-155.

142
Friedrich Nietzsche demande aussi à chaque individu de vivre selon la doctrine de
« l’éternel retour », c’est-à-dire de telle façon qu’il veuille la répétition des instants de sa vie.
Cette doctrine de « l’éternel retour » est, en fait, un appel ou une exhortation à la responsabilité,
car il s’agit, pour l’auteur du Gai savoir, d’amener l’homme à agir de telle façon qu’il puisse
vouloir que son action se répète indéfiniment, et dans les mêmes conditions. A la vérité,
l’homme qui vit dans « le grand style », qui vit selon la sagesse de « l’amor fati », de
« l’innocence du devenir » et de « la volonté de puissance » ne peut vouloir que la répétition
des instants de sa vie qu’il appelle de ses vœux. A contrario, l’homme qui vit dans le
ressentiment, la haine, la peur, la tristesse, la colère, la réaction et la culpabilité ne saurait
vouloir qu’une telle existence revienne indéfiniment. La spiritualité laïque de Friedrich
Nietzsche peut donc être résumée dans cette formule : « Vis de telle façon que tu veuilles que
ces instants de ta vie revienne éternellement411 ».
La déconstruction et la sotériologie nietzschéennes ont inspiré plusieurs courants de
pensée, à l’instar du postmodernisme. En effet, les théoriciens du postmodernisme affichent,
tout comme Friedrich Nietzsche, leur incrédulité à l’égard des « méta-récits de l’esprit, de la
liberté et de l’émancipation ». De leur point de vue, la prétention moderne de totalisation du
savoir ou d’intelligibilité du réel, grâce à la raison, est une illusion parce que l’histoire du monde
ou de la vie montre la persistance des légitimités contraires et rebelles au postulat rationnel. En
outre, les postmodernes rejettent l’utopie humaniste qui se donne pour mission l’instauration
du règne de l’homme et la réalisation de sa libération. Michel Foucault estime, par exemple,
que la « finitude » et la « mort » ramènent chaque individu au même niveau que les autres êtres
de la nature. Il contexte, comme d’ailleurs Friedrich Nietzsche, la souveraineté du « je pense »,
car, dit-il, ce que nous rencontrons chaque fois que nous voulons fonder une connaissance de
l’homme, ce n’est ni l’être ni la nature du sujet, mais l’ « impensé » ou l’inconscient, c’est-à-
dire l’inverse critique du « cogito », de la conscience ou de la vérité. A ce propos, Michel
Foucault affirme ce qui suit :

A tous ceux qui veulent encore parler de l’homme, de son règne ou de sa


libération, à tous ceux qui posent encore des questions sur ce qu’est l’homme
en son essence, à tous ceux qui veulent partir de lui pour avoir accès à la
vérité, à tous ceux qui en revanche reconduisent toute connaissance aux
vérités de l’homme lui-même, à tous ceux qui ne veulent pas mythologiser
sans démythifier, qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est

411
Cette formule est de nous.

143
l’homme qui pense, à toutes ces formes de réflexions gauches et gauchies, on
ne peut qu’opposer un rire philosophique.412

Si pour Karl Marx, l’idée de l’existence d’une « transcendance verticale » est


l’expression de l’immaturité humaine et de l’aliénation économique de ceux qui croient en cette
illusion, pour Friedrich Nietzsche, elle est consécutive à l’incapacité des hommes à affronter le
réel, la vie ou le destin. Néanmoins, l’auteur du Crépuscule des idoles n’a pas seulement
déconstruit la transcendance cosmologique et la transcendance théologique, comme l’ont fait
certains de ses prédécesseurs, il a aussi eu le courage de briser la transcendance humaniste et
les grandes utopies de la modernité à « coup de marteau », afin de parachever le processus de
désenchantement, de sécularisation ou de laïcisation du monde laissé inachevé par les
philosophes des Lumières. Par les efforts qu’il déploie pour en finir une bonne fois pour toutes
avec la totalité des « idoles », Friedrich Nietzsche manifeste sa détermination à libérer
définitivement l’humanité de toutes ses illusions et à la réconcilier totalement avec
l’immanence.
La philosophie nietzschéenne est donc un « immanentisme radical ». Elle met l’homme
et les autres êtres de la nature sur le même pied, et demande à celui-ci de vivre à leur image,
c’est-à-dire en être naturel. Or est-il possible pour l’homme de s’abandonner aux caprices de la
nature ou de la vie, comme le ferait un animal ou un végétal ? Dit autrement, la sagesse de
« l’amor fati », de « l’innocence du devenir », de « la volonté de puissance » ou du « grand
style » est-elle humainement applicable ? Cette question trouvera une esquisse de réponse dans
le prochain chapitre. Toutefois, en attendant d’y arriver, mettons en lumière les arguments que
Sigmund Freud, le troisième et dernier « maître du soupçon », déploie pour déconstruire, à son
tour, les « transcendances verticales ». Autrement dit, sur quoi l’auteur de Totem et tabou se
fonde-t-il pour affirmer, comme Karl Marx et Friedrich Nietzsche, l’illusion de la transcendance
de Dieu et de la transcendance de la conscience ?

III- Sigmund Freud (1856-1939) : l’aliénation psychique et la réalité de l’inconscient

Pour Sigmund Freud, l’idée de l’existence d’une réalité suprasensible qui serait à
l’origine du monde et de l’homme, et qui déterminerait toute chose et toute vie est une pure
chimère, tout comme celle d’un sujet conscient, libre, responsable, et donc maître de sa

412
Michel Foucault, Les Mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, NRF, Gallimard, 1966,
pp. 353-354.

144
destinée. En effet, l’auteur de L’Avenir d’une illusion s’appuie sur deux arguments majeurs
pour étayer sa thèse, à savoir l’argument de l’aliénation psychique et celui de la réalité de
l’inconscient.

1- L’argument de l’aliénation psychique


Comme Karl Marx avant lui, Sigmund Freud reconnaît sa dette de gratitude envers
Ludwig Feuerbach, « philosophe qui l’a le plus impressionné au cours de sa formation413 ». En
effet, l’auteur de Moïse et le Monothéisme est d’avis avec son maître que la croyance en une
entité transcendante est non seulement l’expression de l’immaturité de l’esprit humain, mais
aussi le signe de son aliénation. Toutefois, Sigmund Freud dépasse cette explication
anthropologique donnée par Ludwig Feuerbach, en l’intégrant dans ses théories
psychanalytiques. Il s’appuie sur son expérience de thérapeute pour démontrer que l’attitude
religieuse est la projection d’un esprit humain névrosé et psychotique sur des entités ou des
forces extérieures et supérieures à l’humanité. En d’autres termes, la foi en l’existence d’une
« transcendance verticale », à l’instar du Dieu personnel et unique du judéo-christianisme,
résulte, pour lui, de la culpabilité et de l’angoisse qui caractérisent un psychisme humain
infantile.
Par rapport à l’hypothèse de la névrose liée à la culpabilité, Sigmund Freud a élaboré
une théorie selon laquelle la croyance en Dieu ou l’attitude religieuse est issue du « complexe
d’Œdipe », et donc du meurtre du père. En effet, après avoir commis le parricide, dans le but
de prendre la place de son père, le fils se serait rendu compte du vide et de la fragilité créés par
la disparition paternelle, d’une part, et d’autre part, il se serait mis à regretter son action
meurtrière, à désirer de nouveau son parent et à l’idéaliser ; développant, par le fait même, un
fort sentiment de culpabilité qui l’aurait conduit à postuler l’existence d’un père idéel qui
pourrait non seulement le libérer de son fardeau, mais aussi se substituer à son géniteur. Ainsi,
pour Sigmund Freud, « la religion serait la névrose de contrainte universelle ; comme celle de
l’enfant, elle serait issue du complexe d’Œdipe, de la relation au père414 ». Mais, au-delà de
l’hypothèse de la névrose liée à la culpabilité, l’inventeur de la psychanalyse fait appel à une
seconde hypothèse, à savoir celle de la psychose liée à l’angoisse.
Selon l’hypothèse de la psychose liée à l’angoisse, Sigmund Freud pense que le vide
laissé par le père assassiné met l’enfant dans une situation de « désemparement415 »,

413
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 192.
414
Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, Paris, PUF, collection « Quadrige », 1995, p. 44.
415
Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Correspondance (1906-1914), traduit de l’allemand par Ruth Fivaz-
Silbermann, Paris, Gallimard, 1992, p. 372.

145
d’inquiétude ou d’angoisse qui l’oblige à s’octroyer un Dieu qui pourra le protéger dans une
nature et dans une société très hostiles. En d’autres termes, privé d’un père qui pouvait
l’encadrer, le rassurer, l’aimer et le sécuriser, le fils crée « la croyance en des forces
surnaturelles protectrices pour parer aux dangers indéterminés qui le menacent dans [la société
et dans] le monde extérieur416 ». Ces forces surnaturelles deviennent ainsi de véritables
substituts de la protection paternelle qui n’existe plus ou qui est défaillante. Pour l’auteur de
L’Avenir d’une illusion, la religion ou la croyance en une entité transcendante est l’expression
de la peur du réel, de l’incapacité à faire face aux vicissitudes de la vie, et surtout du manque
de courage à s’assumer comme mortel :

[Les] représentations religieuses [sont] des illusions, [l’] accomplissement


des souhaits les plus anciens, les plus forts et les plus pressants de
l’humanité ; le secret de leur force, c’est la force de ces souhaits. Nous le
savons déjà, l’impression d’effroi liée au désemparement de l’enfant a éveillé
le besoin de protection – protection par l’amour – auquel le père a répondu
par son aide ; la reconnaissance du fait que ce désemparement persiste tout
au long de la vie a été la cause du ferme attachement à l’existence d’un père
– désormais plus puissant, il est vrai. Du fait que la Providence divine
gouverne avec bienveillance, l’angoisse devant les dangers de la vie est
apaisée.417

Cette analyse de Sigmund Freud est reprise et amplifier par son disciple dissident Carl
Gustav Jung, dans la mesure où « il ne réfute pas l’affirmation freudienne selon laquelle la
croyance religieuse peut être névrotique418 ». Il est aussi conscient que Dieu, pour beaucoup de
croyants, est « un substitut du père419 ». Mais au-delà de cette approche freudienne relative au
fondement de la foi en une entité transcendante, créateur de l’univers et de tout ce qu’il contient,
Carl Gustav Jung pense que le sentiment religieux ou l’affirmation de l’existence de Dieu ou
des dieux est davantage la manifestation d’un « inconscient collectif420 », c’est-à-dire d’un
ensemble d’émotions, de passions, de pulsions et d’instincts hérités de nos lointains ancêtres.
En effet, Car Gustav Jung est « convaincu qu’il existe dans la psyché individuelle des strates
plus profondes qui relient chaque individu à l’histoire collective de sa lignée, de sa culture, de
la civilisation à laquelle il appartient421 ». Cette histoire qui remonte jusqu’à nos lointains

416
Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, p. 193.
417
Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, Paris, PUF, collection « Quadrige », 1995, pp. 30-31.
418
Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, Paris, Albin Michel, 2021, p. 174.
419
Ibid.
420
Carl Gustav Jung, L’Homme à la découverte de son âme, traduit par le Dr Roland Cahen, Paris, Albin Michel,
1987, p. 73. Lire aussi Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, p. 92.
421
Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, p. 55.

146
ancêtres a, selon ce médecin et psychanalyste, un impact décisif sur nos représentations et sur
nos actions, à tel point que nous sommes, dans une certaine mesure, et souvent sans le savoir,
ce qu’ils furent. Il affirme : « De même que nos corps conservent dans de nombreux organes
les restes d’anciennes fonctions et d’anciens états, de mêmes notre esprit (…) porte toujours en
lui les marques de l’évolution parcourue et répète le passé lointain au moins dans ses rêves et
fantaisie.422 » Ainsi, à en croire l’auteur de L’Homme à la découverte de son âme, le sentiment
religieux ou la croyance en un être transcendant relève tout simplement d’un « inconscient
collectif ». Il est, selon lui, « le fruit d’émotions puissantes – joie, peur, angoisse, amour –
ressenties par les premiers humains devant la puissance de la nature et le mystère de la vie et
de la mort.423 »
Carl Gustav Jung fait ainsi de Dieu un archétype, c’est-à-dire une image ou une structure
mentale innée qui sous-tend la conscience, mais qui lui préexiste, comme le dit si bien Frédéric
Lenoir dans Jung, un voyage vers soi. Toutefois, force est de noter que ce médecin et
psychanalyste suisse ne dit rien sur l’essence de Dieu, puisqu’il n’en sait rien, comme il le dit
lui-même. Carl Gustav Jung reconnaît uniquement « qu’il existe une image de Dieu inscrite
dans notre inconscient collectif dont on peut faire l’expérience424 », même si cette expérience
« reste subjective et indicible425 » :

Je suis toujours prêt à professer mon expérience, mais jamais mon


interprétation métaphysique ; car sinon je revendique implicitement pour
celle-ci une reconnaissance universelle. Je dois professer au contraire que je
ne puis interpréter l’expérience intérieure dans sa réalité métaphysique, car
cette réalité est de nature transcendante et dépasse mes possibilités
humaines. Je suis bien sûr libre de croire ce que je veux à ce sujet, mais c’est
alors mon préjugé subjectif, avec lequel je ne veux pas importuner les autres
et dont je ne peux d’ailleurs absolument pas prouver la validité universelle.
[…] Tout ce que les hommes affirment au sujet de Dieu n’est que pur
bavardage ; car nul ne peut connaître Dieu. Connaître quelque chose, cela
signifie en effet le voir de telle façon que tous puissent le voir aussi, et affirmer
une connaissance que je suis le seul à avoir, cela n’a pour moi absolument
aucun sens. Les gens qui le font, c’est à l’asile qu’on les rencontre.426

422
Lire l’introduction à Carl Gustav Jung, Métamorphoses et symboles de la libido, traduit par L. Devos, Paris,
Montaigne/Fernand Aubier, 1931, cité par Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, p. 93.
423
Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, p. 92.
424
Ibid., p. 180.
425
Ibid.
426
« Lettre de juin 1957 au Dr Bernhard Lang », in Carl Gustav Jung, Le Divin dans l’homme. Lettres sur les
religions (choisies et présentées par Michel Cazenave), traduit par François Périgaut, Claude Maillard, Christine
Pflieger-Maillard et al., Paris, Albin Michel, 1999, p. 43.

147
De ce qui précède, nous notons que pour Carl Gustav Jung, l’ « image mentale », l’
« archétype » ou l’ « empreinte » de Dieu, qui existe dans notre psyché ou dans notre
« inconscient collectif », ne constitue en aucun cas la preuve de l’existence de Dieu, car il « peut
aussi exister du fait que l’être humain croit en Dieu ou en des forces divines depuis des
millénaires427 ».
Néanmoins, en dépit de cette aliénation religieuse ou psychique dont est victime
l’humanité, Sigmund Freud et Carl Gustav Jung estiment qu’il est possible de s’en libérer, grâce
aux avancées scientifiques, à la psychanalyse et à l’analyse psychologique. Toutefois, la
question que nous nous posons est celle de savoir si cette libération est vraiment possible, si
tant est que l’auteur de Totem et tabou et l’auteur de L’Homme à la découverte de son âme,
comme les deux autres « maîtres du soupçon », s’attellent à déconstruire l’illusion du « sujet
moderne ». Dit autrement, comment l’homme peut-il conquérir son autonomie, s’il est
primitivement et fatalement déterminé par ses passions, ses pulsions, son instinct et les « résidus
archaïques » d’un passé plusieurs fois millénaire ? Quel pouvoir peut-il encore avoir dans un
contexte où il est régi et par l’inconscient individuel et par l’inconscient collectif ?

2- L’argument de la réalité de l’inconscient


Leibniz et Friedrich Nietzsche sont les précurseurs de Sigmund Freud, puisqu’ils ont,
bien avant ce dernier, établi la thèse de l’existence d’un inconscient psychique. En effet, comme
nous l’avons montré, l’auteur du Gai savoir reconnaît à Leibniz le mérite d’avoir découvert la
dimension inconsciente de l’esprit humain. Il affirme :

[Leibniz a découvert] « l’incomparable idée qui lui donnait raison, non


seulement contre Descartes, mais contre tout ce qui avait philosophé jusqu’à
lui, selon laquelle la conscience est un simple accident de la représentation,
non son attribut nécessaire, essentiel, de sorte que ce que nous appelons
conscience ne constitue qu’un état (et peut-être même un état malade) de
notre monde spirituel – nullement, tant s’en faut, ce monde lui-même.428

Ainsi, par sa psychanalyse ou son effort d’élaboration théorique, Sigmund Freud ne fait
que poursuivre un travail commencé par des prédécesseurs fameux. Il soutient, tout comme
Leibniz et Friedrich Nietzsche, que la conscience est « un épiphénomène de la vie, [et]

427
Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, pp. 181-182.
Friedrich Nietzsche, cité par Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 116. Nous pouvons aussi retrouver
428

cette même citation dans son Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 864.

148
nullement la vie elle-même429 ». La conscience est une instance du psychisme humain qui n’a,
en réalité, aucun pouvoir, puisqu’elle est supplantée par les pulsions, les passions, l’instinct,
c’est-à-dire le « ça ». Le père de la psychanalyse souligne que n’eût été l’intériorisation des
valeurs et des lois sociales par l’individu socialisé et éduqué, ce dernier ne pourrait pas résister
aux assauts du « ça » ou de l’inconscient. Néanmoins, malgré le caractère coercitif du « sur-
moi », malgré ses censures et ses refoulements, le « ça », qui constitue « le fond de la réalité
vivante430 », réussit toujours à envahir et à contrôler le psychisme. D’ailleurs, les pulsions, les
passions et l’instinct, que Sigmund Feud regroupe sous le terme générique du « ça » ou de la
libido, régissent la vie de l’homme à tous les stades de son évolution :

Le « stade oral », où les désirs du nourrisson, encore largement auto-


érotiques et narcissiques, se réalisent essentiellement dans les activités liées
à la succion ; le « stade anal », qui coïncide à peu de chose près avec
l’apprentissage de la propreté chez l’enfant, puis, après une période
transitoire dite de « latence », l’apparition avec l’adolescence de la sexualité
adulte au sein de laquelle toutes les pulsions primaires sont regroupées sous
le primat de la génitalité. La libido se tourne alors clairement vers les objets
extérieurs à elle. On pourrait dire, en reprenant le vocabulaire de Piaget,
qu’elle s’est « décentrée » et s’exprime désormais dans la recherche d’un
partenaire sexuel et amoureux.431

Si le « ça », la libido ou l’inconscient est au principe de chaque comportement humain,


ceci à tous les stades de l’évolution du sujet, alors, il va sans dire, comme affirme l’auteur de
l’Introduction à la psychanalyse, que le moi n’est véritablement pas « maître dans sa propre
maison ». Ainsi vole en éclats l’hypothèse de la liberté et de la responsabilité humaines. En
effet, comment peut-on affirmer la réalité de l’autonomie et de la responsabilité de l’individu,
lorsque celui-ci n’a pas tout à fait la maîtrise de ses états d’âme et de ses actes ? La condition
de l’autonomie et de la responsabilité véritables n’est-elle pas la claire conscience, c’est-à-dire
la lucidité, le discernement et le bon jugement ?
A la vérité, l’affirmation de l’existence d’un inconscient qui serait le véritable patron du
psychisme humain « dissout littéralement [le] « fétichisme » du sujet432 » ou, du moins, rend
problématique la capacité de l’homme à s’autodéterminer et à définir, par lui-même, en toute
conscience et en toute responsabilité, le sens de sa vie. Dans ce contexte paradoxal où on a

429
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 865.
430
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 210.
431
Ibid., p. 211.
432
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 866.

149
affaire à « un esprit sans esprit, [à] une pensée sans pensée, [et à] un sujet sans sujet433 »,
l’existence de l’être humain semble davantage être le théâtre d’un jeu qui se joue de celui qu’on
pense être le maître du jeu. Sigmund Freud dira que la vie est le lieu d’un conflit permanent
entre le principe de plaisir et le principe de réalité, même si, en réalité, ce dernier n’est qu’une
simple modification de son inverse critique. Dans tous les cas, l’homme reste malmené et
déterminé par des forces externes et internes qui lui échappent.
Carl Gustav Jung ira beaucoup plus loin que Sigmund Freud, en démontrant que la
« métaphysique de la subjectivité » est une pure illusion, car l’homme n’est pas seulement régi
par un inconscient individuel ou personnel, mais aussi et surtout par un « inconscient
collectif434 » ou impersonnel qui le relie sans lui et malgré lui à « l’histoire de [ses] ancêtres
depuis des millénaires435 » :

Bien que nous ayons, nous autres hommes, notre propre vie personnelle, nous
n’en sommes pas moins par ailleurs, dans une large mesure, les
représentants, les victimes et les promoteurs d’un esprit collectif, dont
l’existence se compte en siècles, écrit-il soixante ans plus tard dans son
autobiographie. Nous pouvons, une vie durant, penser que nous suivons nos
propres idées sans découvrir jamais que nous n’avons été que des figurants
sur la scène du théâtre universel. Car il y a des faits que nous ignorons et qui
pourtant influencent notre vie, et ce d’autant plus qu’ils sont inconscients.436

En effet, comme nous l’avons souligné précédemment, pour Car Gustav Jung, l’homme
ne vient pas au monde avec un esprit vierge, mais avec un esprit chargé d’un lourd et puissant
héritage qu’il a reçu des « millions de générations d’êtres humains qui [l’ont] précédés437 ». A
ce propos, il affirme :
Reconnaître à quel degré inouï les âmes humaines sont différentes les unes
des autres fut une des expériences les plus bouleversantes de ma vie (…) Mais
en dépit de toute notre conscience individuelle, elle ne s’en perpétue pas
moins inébranlablement au sein de l’inconscient collectif, comparable à une

433
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 303.
434
Frédéric Lenoir nous rappelle que l’hypothèse d’un « inconscient collectif » est l’une des grandes découvertes
de Carl Gustav Jung. Elle contribuera davantage à sa renommée. En effet, pour ce médecin et psychanalyste suisse,
« il existe chez tout individu un inconscient aux contenus impersonnels, c’est-à-dire collectifs. Si le conscient et
l’inconscient personnel se construisent au fil d’une vie, l’inconscient collectif, lui, est hérité » de nos lointains
ancêtres. (Cf. Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, pp. 91-92. Lire aussi Carl Gustav Jung, L’Homme à la
découverte de son âme, p. 73.)
435
Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, p. 56.
436
Carl Gustav Jung, « Ma vie ». Souvenirs, rêves et pensées (recueillis et publiés par Aniéla Jaffré), traduit par le
Dr Roland Cahen et Yves Le Lay, Paris, Gallimard, 1991, p. 155.
437
Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, p. 92.

150
mer sur laquelle la conscience du moi voguerait, semblable à un bateau. C’est
pourquoi rien ou presque rien du monde psychique originel n’a disparu.438

Dès lors, doublement déterminé par un inconscient individuel et un « inconscient


collectif », que peut faire l’homme pour alléger le retentissement négatif de l’impact de ces
forces internes et générationnelles sur sa vie, même s’il ne peut véritablement les annihiler ? En
d’autres termes, comment l’individu peut-il parvenir à « l’harmonie, fût-elle relative439 » ou
minimale, en dépit du poids de l’inconscient individuel et collectif ?
Pour Sigmund Freud, le minimum de santé psychique auquel le sujet peut prétendre
passe nécessairement par l’acceptation de la vie telle qu’elle se donne, et surtout par l’évitement
des conflits internes. Autrement dit, il est question, pour l’homme, non seulement de ne pas
s’opposer aux forces vitales, mais aussi d’éviter ou de réduire « les déchirements qui opposent
en [lui] la censure aux désirs qu’elle interdit440 ». L’individu doit donc vivre en harmonie avec
le réel et ajuster ses pulsions, ses passions et ses appétits aux exigences du « sur-moi ». En effet,
l’auteur de L’Avenir d’une illusion pense que les conflits les plus néfastes pour le sujet, c’est-
à-dire les conflits qui détruisent davantage la santé ou l’équilibre mental de la personne, sont
ceux qui opposent le « sur-moi » au « ça », et non ceux qui opposent l’homme au monde
extérieur.
Sur l’idée de la dangerosité des conflits, en général, et des conflits internes à l’homme,
en particulier, Sigmund Freud semble être du même avis que Friedrich Nietzsche, puisqu’il
estime que les antagonismes de toutes sortes sont « épuisants », « réactifs », source
d’obstruction des énergies ou des forces vitales, comme l’aurait dit l’auteur du Gai savoir. Pour
Sigmund Freud, cette obstruction ou cet emprisonnement des énergies ou des forces vitales
engendre, bien évidemment, des névroses et des psychoses, bref, de multiples pathologies
psychiques.
Pour Carl Gustav Jung, la santé psychique de l’homme passe par sa capacité à s’engager
dans un « processus d’individuation441 ». En effet, le « processus d’individuation » est « un
extraordinaire voyage intérieur, où chacun d’entre nous apprend à faire dialoguer son
conscient et son inconscient pour devenir pleinement soi et accéder à un sentiment d’unité et

438
Carl Gustav Jung, L’Homme à la découverte de son âme, p. 73.
439
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 220.
440
Ibid., p. 219.
441
Frédéric Lenoir attire notre attention sur le fait que « c’est en 1916, dans Les Sept Sermons aux morts,
qu’apparaît pour la première fois dans l’œuvre de Jung l’idée d’un processus d’individuation, le principium
individuationis, qu’il définit comme le principe même de la création humaine ». (Lire, à ce propos, Frédéric Lenoir,
Jung, un voyage vers soi, p. 211, ou encore « Les Sept Sermons aux morts », in Michel Cazenave (dir.), Carl G.
Jung, L’Herne, 1984, p. 12.)

151
de joie profonde442 ». Il s’agit, pour l’homme, de s’engager dans un cheminement lui permettant
de mettre en lumière et de déchiffrer le sens non seulement des passions, des pulsions et de
l’instinct qui constituent la partie obscure de son psychisme, mais aussi et surtout le langage
des symboles, des archétypes, des mythes et des images qui peuplent son inconscient collectif.
Pour Carl Gustav Jung, c’est en se lançant dans une telle introspection que le sujet peut parvenir
à la réalisation de lui-même, c’est-à-dire devenir plus conscient et de plus en plus mature.
D’après Carl Gustav Jung, le « processus d’individuation » ou de « réalisation de soi-
même443 » est constitué de quatre étapes majeures. Dans la première étape, l’homme doit être
capable de « passer de la persona au moi444 », soit en établissant toujours une différence entre
le rôle qu’il joue dans la société et ce qu’il est en réalité, car il y a souvent bel et bien un hiatus
entre le visage qu’on donne à voir aux autres et la personne qu’on est véritablement ; soit en
faisant en sorte que son personnage soit le reflet de sa personne ou de son moi, ce qui n’est pas
chose facile dans pour un individu qui doit se protéger du regard des autres ou s’adapter à la
communauté à laquelle il appartient. Dans tous les cas, pour Carl Gustav Jung, il est
indispensable, pour celui qui veut grandir en conscience, en humanité, en amour, en joie, et
donc en santé, d’ « opérer la conversion du paraître à l’être445 », en s’efforçant de ne pas porter
le masque qui ne sied pas à sa personne ou à son moi, ou encore, « tel un acteur, (…) endosser
le costume puis le laisser au vestiaire dès lors que la pièce est finie et que l’on rentre chez soi.
Quoi qu’il en soit, au cours du processus d’individuation, la persona se révèle et doit
disparaître au profit du moi, étape importante permettant de cheminer vers le Soi446 ».
Dans la deuxième étape du « processus d’individuation », l’homme doit apprendre à
« apprivoiser son ombre447 », c’est-à-dire à identifier ses défauts et ses tendances les plus
inavouables, à l’instar de « l’égoïsme, l’avarice, la paresse, la lâcheté, l’indifférence, le manque
de compassion, la tendance à être esclave des biens matériels, à être dans le déni, à mentir448 ».
Pour Carl Gustav Jung, c’est en prenant conscience de cette partie répugnante de notre
psychisme que nous nous dirigeons vers notre Soi, c’est-à-dire vers ce que nous sommes et
pouvons devenir. Ce médecin et psychanalyste estime que « ce n’est pas en regardant la

442
Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, quatrième de couverture.
443
Ibid., p. 212.
444
Ibid., p. 271.
445
Ibid., p. 274.
446
Ibid.
447
Ibid.
448
Ibid., pp. 275-276.

152
lumière qu’on devient lumineux, mais en plongeant dans son obscurité449 ». Il ajoute, ce qui
suit :
Un homme qui n’a pas traversé l’enfer de ses passions ne les a pas non plus
surmontées. Elles habitent alors dans la maison voisine et, sans qu’il y prenne
garde, une flamme peut en sortir qui atteindra aussi sa propre maison. Si
nous abandonnons, laissons de côté et, en quelque sorte, oublions à l’excès,
nous courons le danger de voir reparaître avec une violence redoublée tout
ce qui a été laissé de côté ou abandonné.450

Dans la troisième étape du « processus d’individuation », la personne humaine doit


prendre conscience et faire bon usage de son archétype féminin (« anima »), si elle est du genre
masculin ; ou de son archétype masculin (« animus »), si elle est du genre féminin. Pour Carl
Gustav Jung, la non prise de conscience et la non prise en compte de ces « archétypes influents,
régulateurs du comportement de l’homme et de la femme451 » sont de nature à ouvrir la voie à
l’émergence des individus profondément déséquilibrés et malades. A ce propos, Frédéric Lenoir
écrit :
Au même titre que l’ombre, cette double figure animus-anima est un complexe
psychique qui se manifeste comme une compensation. Ainsi, un homme viril
et fort aura besoin de convoquer son anima pour trouver en lui des qualités
de tendresse et de compassion. Bien intégrée, elle lui évitera d’être machiste
ou misogyne. De la même manière, une femme vulnérable et fragile va utiliser
l’énergie de son animus pour s’affirmer et devenir indépendante.452

La quatrième étape du « processus d’individuation » consiste en l’harmonisation des


contraires. Il est question, pour l’homme, de prendre conscience qu’il est fondamentalement
régi par la contrariété ou la polarité qu’il doit identifier, répertorier, accepter et réconcilier. En
effet, pour Carl Gustav Jung, c’est dans l’indentification, l’acceptation et la réconciliation des
opposés que se trouve le salut du sujet, c’est-à-dire la possibilité de sa croissance psychique,
psychologique, intellectuelle, sociale et matérielle. Ainsi, un homme qui va en guerre contre la
contrariété ou la polarité s’épuise et se détruit fondamentalement. Il manque sa propre
réalisation, étant donné que ce sont les contraires qui permettent la croissance ou la maturation
du genre humain : « L’union des opposés est à la fois la force qui provoque le processus
d’individuation et son but453 », nous dit Carl Gustav Jung.

449
Ibid., p. 279.
450
Carl Gustav Jung, « Ma vie ». Souvenirs, rêves et pensées (recueillis et publiés par Aniéla Jaffré), traduit par le
Dr Roland Cahen et Yves Le Lay, Paris, Gallimard, 1991, pp. 437-438.
451
Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, p. 280.
452
Ibid., p. 281.
453
Ibid., p. 290.

153
Nous avons montré, tout au long de ce chapitre qui s’achève, comment les « maîtres du
soupçon » se sont attelés à déconstruire non seulement l’illusion de la transcendance, mais aussi
et surtout le « fétichisme » du sujet. De leur point de vue, affirmer l’existence des forces ou des
entités surnaturelles est l’expression, d’une part, de l’aliénation anthropologique, économique
et psychique ; et d’autre part, de la peur ou de la haine de la vie. Qui plus est, ils pensent, par
illustration, que croire qu’on est « l’auteur de ses idées, de ses valeurs, de ses choix454 » est un
pur fantasme, car « la vérité est qu’ils appartiennent à une histoire, à un milieu social, [à] une
culture, [à] un organisme vivant, [à] une nation au sein desquels ils ont été façonnés à [notre]
insu455 ». Ainsi, ce n’est point l’homme qui définit le sens de son existence, comme les
humanistes de la Renaissance et de la modernité l’ont pensé, mais c’est bien plutôt les forces
chaotiques et aveugles de la matière, de la nature, du réel, de la vie ou du corps qui donnent une
signification, une orientation et une finalité à sa vie.
Si nous nous en tenons à la perspective des « maîtres du soupçon », et si nous nous
positionnons contre la pensée des philosophes de la Renaissance et de la modernité qui place
« l’universel dans la raison et [appelle] au contrôle des passions par la volonté mise au service
de la lucidité456 », l’idée selon laquelle la définition du sens de la vie de l’homme lui échappe
nécessairement serait d’autant plus vrai que l’universel émerge de « la vie », si nous nous
référons à Karl Marx ; de « l’inconscient et son langage457 », à en croire Friedrich Nietzsche ;
du « désir qui renverse les barrières de l’intériorité458 », si nous nous appuyons sur Sigmund
Freud.

454
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, pp. 867-868.
455
Ibid.
456
Alain Touraine, op. cit., p. 151.
457
Ibid.
458
Ibid.

154
CONCLUSION PARTIELLE

Au terme de cette première articulation de notre travail où il était question de mettre en


lumière les fondements scientifiques et philosophiques du déclin des « transcendances
verticales », il en ressort que si la transcendance cosmologique et la transcendance théologique
ont été efficacement déconstruites, c’est surtout grâce à la révolution scientifique moderne, à
l’émergence de l’humanisme athée et à l’irruption des philosophies du soupçon et de la
déconstruction qui ont, par ailleurs, montré l’illusion de la transcendance humaniste. En effet,
grâce à la puissance des arguments et des preuves mobilisés, les sciences modernes et les
courants philosophiques susmentionnés ont mis hors circuit toutes les « transcendances du
passé » ; vidant, par le fait même, le monde de toutes les entités suprasensibles et abstraites qui
l’enchantaient.
Dans ce contexte de désenchantement, de sécularisation ou de laïcisation du monde,
l’homme n’a plus à se référer au cosmos des Grecs de l’Antiquité, au Dieu personnel et unique
des religions monothéistes du Moyen Age, à la raison et aux grandes utopies de la modernité
pour définir le sens de son existence. Au contraire, il est livré, pieds et poings liés, à
l’immanence radicale, car il s’est libéré de la « cosmo-nomie », de la « théo-nomie » et de la
« ratio-nomie »459 pour se soumettre aux forces chaotiques et aveugles de la matière, de la
nature, du réel, de la vie ou du corps. L’homme part ainsi de la soumission aux « transcendances
verticales » pour une dépendance totale vis-à-vis de l’immanence radicale. On pourrait dire
qu’il passe d’une forme d’aliénation à une autre, puisqu’il demeure sous la régie d’une « altérité
radicale », fût-elle immanente.
Toutefois, la question qui demeure est celle de savoir si l’immanence radicale dans
laquelle les philosophes du soupçon et de la déconstruction voudraient plonger l’humanité est
humainement appropriée. Autrement dit, la pensée de l’immanence radicale est-elle applicable
à la condition humaine ? En d’autres termes, même si l’homme est un être naturel, peut-il vivre,
comme les autres êtres de la nature, dans le « non-sens radical » et le tragique de l’immanence
absolue ? L’homme peut-il exister sans aucune forme de transcendance, sans aucun souci du

459
Partant du concept de « théo-nomie » que Luc ferry, dans son œuvre intitulée Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p.
439, définit comme « une fondation de la loi en Dieu », nous avons forgé les termes de « cosmo-nomie » et de
« ratio-nomie ». En effet, nous entendons par « cosmo-nomie », l’état d’une personne qui se soumet aux normes
inspirées de l’organisation et du fonctionnement du monde. Les Grecs anciens pensaient, par illustration, que la
morale était inscrite dans le cosmos. La « ratio-nomie », quant à elle, est le fait qu’un sujet assujettisse sa volonté
aux exigences de la raison. Les philosophes du soupçon estiment que la « ratio-nomie » est une hétéronomie, car
l’individu se soumet et soumet toutes les autres dimensions de sa subjectivité et de son existence aux lois d’une
raison abstraite et hégémonique. Ainsi, la « cosmo-nomie », la « théo-nomie » et la « ratio-nomie », comme absence
d’autonomie, sont l’expression de l’aliénation de l’homme.

155
sens, du sacré et du salut ? En d’autres mots, une vie véritablement humaine est-elle possible
dans un monde totalement laïcisé, sécularisé ou désenchanté ? Par ailleurs, quel peut être
l’intérêt de libérer l’humanité des griffes aliénantes, déshumanisantes et mortifères des
« transcendances verticales », si c’est pour l’assujettir aux forces aveugles de la nature, aux
lois de la matière, aux caprices de la vie et aux appétits du corps ?
A la vérité, pour Luc Ferry, il n’est pas possible, pour l’homme, de vivre dans
l’immanence radicale, c’est-à-dire dans un monde complètement désenchanté et absurde. Mais
qu’est-ce qui fonde cette conviction ou cette affirmation ferryenne ? L’auteur de La Sagesse
des Modernes voudrait-il opérer un retour aux « transcendances du passé », afin de réenchanter
le monde et sauver le sujet moderne ou l’homme contemporain d’une aliénation et d’une
déshumanisation certaines dans le carcan de la nature ?

156
DEUXIEME PARTIE :
DES « TRANSCENDANCES HORIZONTALES » A L’ « HUMANISME DE
L’HOMME-DIEU »

« Malgré tout, nous assistons au développement d’un


nouvel humanisme, non plus fondé sur la raison, mais
sur l’amour ; une véritable spiritualité laïque.
Réjouissons-nous : la révolution en cours est l’aurore
d’un réenchantement du monde. »

Luc Ferry, La Révolution de l’amour,


Paris, Editions J’ai Lu, 2018, quatrième
de couverture.

157
INTRODUCTION PARTIELLE

Bien que Luc Ferry pense que le matérialisme absolu ou « l’immanentisme radical »
soit humainement intenable, il n’opère pas un retour aux anciennes formes de transcendance, et
ne remet pas non plus en question les acquis de la déconstruction. En effet, l’auteur de
L’Homme-Dieu ou le sens de la vie estime que la déconstruction des « transcendances
verticales » est pertinente aux plans scientifique et philosophique, dans la mesure où ces
dernières sont, en ce qui concerne principalement les transcendances cosmologique et
théologique, illusoires, aliénantes et déshumanisantes. Les transcendances cosmologique et
théologique sont illusoires parce qu’elles sont le fruit d’une fiction métaphysique, le reflet de
la projection des peurs ou des espérances d’une humanité en crise. Elles sont aliénantes, en ce
sens qu’elles maintiennent l’homme dans l’hétéronomie, et elles sont déshumanisantes, puisque
l’individu, dans ce contexte, est prisonnier soit du « cosmologico-éthique et politique » soit du
« théologico-éthique et politique », c’est-à-dire d’un système de représentation qui le rend
étranger à lui-même et l’empêche de devenir l’auteur et l’acteur de sa propre histoire.
A l’instar des transcendances cosmologique et théologique, la transcendance humaniste
a été, elle aussi, récusée par les philosophes du soupçon et de la déconstruction parce qu’elle a
un caractère abstrait, hégémonique, « vorace » et « boulimique ». En effet, Claude Capelier,
dans son entretien avec l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, rappelle que
l’humanisme, notamment l’humanisme des Lumières, est tourné « vers des idéaux (…) que l’on
[a] fixés aux citoyens en exigeant d’eux qu’ils s’y sacrifient460 ». Ainsi, l’humanisme moderne
a fait la part belle aux exigences et aux utopies de la raison, et a muselé toutes les autres
dimensions de la vie ou de la subjectivité, à savoir, par exemple, « l’inconscient, le corps, le
sexe [et] l’irrationnel461 ». Qui plus est, par sa volonté d’universaliser ses idéaux, ce mouvement
intellectuel et philosophique qu’est l’humanisme moderne a sacrifié le droit à la différence.
C’est alors qu’il a validé ou, du moins, toléré, contre toute attente, l’esclavage, la colonisation
et l’exclusion socio-politique des minorités.
Eu égard à la légitimité ou à la pertinence des arguments susmentionnés, Luc Ferry
assume la critique des « transcendances du passé ». Cependant, il refuse de valider le projet
d’insertion de l’homme dans l’immanence radicale ; projet pensé par certains « maîtres du

460
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 51.
461
Ibid., p. 88.

158
soupçon » et certains penseurs de la déconstruction. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il
affirme ce qui suit :
L’immanentisme radical annoncé par Nietzsche est-il désormais
la seule règle de nos existences ? Je n’en crois pas et c’est
pourquoi, me semble-t-il, nous n’en avons nullement fini avec les
interrogations portant sur la vie bonne. Il faut au contraire, du
moins pour qui n’est pas croyant, apprendre à les penser en
marge des religions traditionnelles comme hors des cadres d’un
matérialisme dont rien ne prouve encore à mes yeux qu’il soit
l’horizon unique et ultime de l’humanisme moderne.462

Ainsi, dans cette deuxième partie de notre travail, il est question, d’une part, de mettre
en exergue les raisons pour lesquelles Luc Ferry estime humainement intenable
« l’immanentisme radical » ; et d’autre part, de démontrer qu’il est possible, d’après lui, de
réenchanter le monde grâce aux nouvelles formes de transcendance qui se dévoilent au cœur de
l’humain. Ces transcendances nouvelles, qui sont pour Luc Ferry des « transcendances
horizontales », constituent un nouveau foyer de sens. Elles ouvrent la voie à une ère nouvelle,
marquée par la naissance d’un « humanisme transcendantal » et par l’émergence d’une sagesse
des modernes, c’est-à-dire d’une spiritualité laïque ou sans Dieu.

462
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 413.

159
CHAPITRE 4
LA CRITIQUE FERRYENNE DES TENANTS
PHILOSOPHIQUES ET DES ABOUTISSANTS IDEOLOGIQUES DE
« L’IMMANENTISME RADICAL »

« L’immanentisme radical » est une doctrine « pour laquelle tout est immanent, au sens
absolu du terme, ce qui suppose qu’il n’existe aucune transcendance463 ». Autrement dit, pour
les théoriciens et les partisans de cette doctrine, il ne s’agit nullement de définir l’immanence
comme étant « tout ce qui fait partie de l’univers matériel464 », comme s’il y avait une autre
réalité au-dessus de la matière, mais comme « ce qui est intérieur au tout465 », sous-entendu
que la nature, le monde, le réel ou la vie est tout. « L’immanentisme radical » est synonyme de
matérialisme absolu ou de naturalisme, puisqu’il est ici question d’affirmer le monisme
physique, et donc l’inexistence des entités spirituelles ou idéelles autonomes. Ainsi, dans cette
perspective, les Idées immuables, le Dieu créateur, l’âme immortelle, l’esprit désincarné et les
valeurs absolues ou en soi ne sont que des productions de l’imagination. Ce courant
philosophique, qui s’oppose frontalement au spiritualisme, à l’idéalisme et aux religions de
salut céleste, pose « les phénomènes intellectuels, moraux ou spirituels (ou supposés tels)466 »
comme des réalités résultant de la matière, et donc absolument déterminées.

I- Les tenants philosophiques et les aboutissants idéologiques de « l’immanentisme


radical »
Au fondement de l’atomisme antique, des philosophies du soupçon et de la
déconstruction, « l’immanentisme radical » est aussi au principe des sciences modernes. C’est
le cas de la biologie, et précisément de la neurobiologie. Du point de vue neurobiologique, la
pensée de l’immanence radicale établit, comme le dit si bien André Comte-Sponville, que
l’esprit, la raison, la conscience ou la pensée « n’est pas [un] principe mais [un] résultat, [pas
un] sujet mais [un] effet, [pas une] substance mais [un] acte, [pas une] essence mais [une]
histoire467 ». En d’autres termes, il s’agit de reconnaître que :

463
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 297.
464
Ibid., p. 296.
465
Ibid.
466
Ibid., p. 361.
467
Ibid., p. 362.

160
C’est le cerveau qui pense, que « l’âme » ou « l’esprit » ne sont que des
illusions ou des métaphores, enfin que l’existence de la pensée (comme
Hobbes, contre Descartes, l’avait fortement marqué) suppose assurément
celle d’un être qui pense, mais nullement que cet être soit lui-même une
pensée ou un esprit : autant dire, parce que je me promène, que je suis une
promenade (Hobbes, Deuxième objection aux Méditations de Descartes). « Je
pense, donc je suis » ? Sans doute. Mais que suis-je ? Une « chose
pensante » ? Soit. Mais quelle chose ? Les matérialistes [ou les
immanentistes] répondent : un corps [, et les neuroscientifiques de préciser :
un cerveau].468

La pensée, la conscience ou la raison est donc, dans la perspective matérialiste,


naturaliste ou immanentiste, une simple production de la matière, comme tous les autres
phénomènes qui se déploient dans l’univers. Dans ce cas, l’autonomie du sujet, comme nous
l’avons mentionné dans le chapitre précédent, devient une pure illusion, c’est-à-dire une fiction
métaphysique. Dans cette perspective, paraphrasant Baruch Spinoza, Michel Onfray affirme
que « chacun se croit libre parce qu’il ignore la puissance naturelle qui le détermine – et depuis
Schopenhauer, Nietzsche ou Darwin, ignorer que nous sommes d’abord des mammifères est
une faute ontologique majeure469 ».
En dehors du postulat du monisme du phénomène, de la double détermination de
l’homme par le corps et par la nature, de l’illusion des « arrière-mondes », la pensée de
l’immanence radicale qu’assument Friedrich Nietzsche et tous les autres philosophes de la
déconstruction fait la promotion d’une sagesse pratique ou d’une sotériologie laïque fondée
principalement sur « l’amor fati ». Dans le chapitre précédant, nous avons défini « l’amor fati »
comme l’amour de la vie dans toutes ses dimensions ou dans tous ses compartiments. En effet,
les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical » estiment que le bien-être de
chaque individu passe par « l’acceptation » de la vie telle qu’elle se présente, c’est-à-dire avec
ses hauts et ses bas, ses beautés et ses laideurs, ses joies et ses peines, ses opportunités et ses
tragédies, puisque nous n’avons, sur elle, aucun pouvoir.
Pour les immanentistes radicaux, la vie est comme un rouleau compresseur qui écrase
tous ceux qui lui résistent. La vie se pose en s’imposant à tous les vivants parce qu’elle est la
nécessité même. Dès lors, étant donné que nous n’avons aucune prise sur la vie ou sur le réel,
étant donné que nous ne pouvons lui donner aucune orientation, ni aucun but, il serait sage,
comme nous le conseillent les stoïciens et les théoriciens de « l’immanentisme radical », de lui
dire un grand « oui » sacré, en toute circonstance. En d’autres termes, l’homme doit dire un

468
Ibid.
469
Michel Onfray, Sagesse. Savoir vivre au pied d’un volcan, Paris, Albin Michel/Flammarion, 2019, p. 213.

161
grand « oui » sacré à la vie, au réel ou au destin quand il lui est favorable, et lui dire encore un
grand « oui » sacré quand il lui est défavorable. C’est ce qu’André Comte-Sponville appelle,
dans L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, « l’acceptation470 » ou
la « libération471 », car, pour lui, comme pour Baruch Spinoza, la liberté est la connaissance et
l’assomption de la nécessité. A cet effet, André Comte-Sponville affirme :

L’absolu est « l’être même » (…) Nos valeurs n’existent qu’en lui. Elles
existent donc. Il s’agit non de les nier, encore moins de les renverser (c’est
où Spinoza s’oppose à Nietzsche, et c’est bien sûr Spinoza qu’il faut suivre),
mais de dire oui à tout (y compris donc à nos jugements, mais en tant que
relatifs), et c’est ce que j’appelle l’acceptation.472

Pour André Comte-Sponville, la réalité est non seulement synonyme d’absolu, mais
aussi de perfection, en ce sens qu’elle est, de son point de vue, « sans aucune faute, qu’on ne
peut [la] comparer à rien (puisqu’ [elle] est tout), ni donc [la] juger (puisque tout jugement en
fait partie)473 ». L’auteur de L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu
fait ainsi sienne la pensée de Baruch Spinoza lorsqu’il dit : « Par réalité et par perfection,
j’entends la même chose474 ».
Dans la même veine que les stoïciens, les immanentistes radicaux, les matérialistes
absolus, les naturalistes et les philosophes de la déconstruction, Michel Onfray pense que nous
devons toujours accueillir la nécessité avec bon cœur. Il est question, pour l’être humain, de
vivre selon la sagesse de « l’innocence du devenir », de « la volonté de puissance » ou du
« grand style », comme le recommande Friedrich Nietzsche. Autrement dit, il ne faut jamais se
plaindre, quand bien même on aurait toutes les raisons du monde de le faire. A ce sujet, Michel
Onfray affirme qu’un sage ou « un philosophe ne fuit pas la nécessité puisque tout son travail
consiste à savoir l’affronter, surtout quand elle se révèle rude et pénible475 ». Pour Michel
Onfray, il est judicieux que l’homme apprenne ou sache « vivre au pied d’un volcan », comme
l’indique le sous-titre de Sagesse476.

470
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 196.
471
Ibid.
472
Ibid., p. 195.
473
Ibid., p. 191.
474
Ibid.
475
Michel Onfray, Sagesse. Savoir vivre au pied d’un volcan, p. 67.
476
Nous attirons l’attention de nos lecteurs sur le sens du sous-titre de l’œuvre de Michel Onfray intitulée
Sagesse. Savoir vivre au pied d’un volcan.

162
Dans la même perspective que les immanentistes radicaux, mais pour d’autres raisons,
Sœur Emmanuelle estime qu’ « au lieu de nous lamenter sur l’absence de lumière, sachons, au
cœur de la pénombre, être heureux de ce jour qui continue de luire, même de manière ténue.
En nous réjouissant, nous cultivons un sentiment de bonheur qui ramènera la lumière477 ».
Autrement dit, l’homme sage est celui qui fait contre mauvaise fortune bon cœur, puisque c’est
en acceptant la réalité du moment, fût-elle tragique, qu’il peut efficacement la transcender. En
effet, l’acceptation de la réalité est déjà en soi une source de soulagement pour le sage, dans la
mesure où cette attitude lui permet de ne pas développer des « passions tristes » qui vont
davantage empoissonner son existence. En outre, en acceptant la réalité, le sage évite de
mobiliser inutilement des énergies pour lutter contre une situation sur laquelle il n’a aucun
pouvoir. Au contraire, il sait qu’il gagnerait à conserver ou à économiser ses énergies, ou encore
à les utiliser à bon escient, pour impacter positivement les évènements qui relèvent de son
pouvoir.
Le sage sait aussi que le plus grand obstacle à son épanouissement ne provient pas de la
réalité, mais bien plutôt de la représentation qu’il a de la réalité. Ainsi, la réalité peut être laide,
et même tragique, cela n’empêche pas le sage de rayonner de joie, puisqu’il a construit à
l’intérieur de lui-même un monde harmonieux. Il va donc s’appuyer sur « l’harmonie de son
monde intérieur478 » pour gérer la contrariété ou la polarité, faire montre de résilience, et grandir
en humanité, en conscience et en amour. Frédéric Lenoir illustre cette sagesse de « l’amor fati »,
en citant le cas d’Etty Hillesum, une jeune femme juive hollandaise déportée à Auschwitz. En
effet, malgré ses atroces souffrances, Etty Hillesum n’avait pas perdu sa joie de vivre, car elle
avait développé une vie intérieure riche de conscience, de liberté et de générosité :

Si jeune, elle a compris et mis en pratique ce que disaient déjà le Bouddha ou


Epictète, à savoir que l’obstacle au bonheur n’est pas la réalité, mais la
représentation que nous en avons. Le bonheur du sage ne dépend plus des
événements, toujours aléatoires, émanant du monde qui lui est extérieur, mais
de l’harmonie de son monde intérieur. Etty pourrait laisser ses bourreaux lui
enlever cette harmonie, cette paix et cette joie qui habitent son cœur, mais
elle refuse de leur donner ce pouvoir. Elle y parvient en en se focalisant pas
sur sa souffrance du présent, mais en regardant la totalité de sa vie, avec ses
moments tristes et joyeux.479

477
Sœur Emmanuelle, Mon testament spirituel, pp. 94-95.
478
Frédéric Lenoir, La Consolation de l’ange, p. 152.
479
Ibid.

163
Par ailleurs, les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical » pensent que
la santé psychique et l’équilibre psychosomatique de l’individu ne dépendent pas seulement de
l’amour de la nécessité, mais aussi et surtout de son rapport au temps, c’est-à-dire de la relation
qu’il entretient avec le passé, le présent et l’avenir. En effet, ils estiment que pour parvenir à la
sérénité, à l’amour et à la joie du devenir, l’homme doit, d’une part, accepter et aimer ce qui
est ; et d’autre part, vivre l’instant présent. Pour ce faire, il doit rompre avec deux principaux
néants, à savoir le passé qui est « une temporalité » qui n’est plus, et l’avenir qui est « une
temporalité » qui n’existe pas encore480.
Pour les immanentistes radicaux, l’homme perd sa sérénité, son amour et sa joie de
vivre, d’une part, en se constituant prisonnier d’un passé révolu, heureux ou malheureux ; et
d’autre part, en fuyant la réalité du présent pour se réfugier dans un avenir hypothétique ou
fantasmé. En effet, la nostalgie, qui est liée au passé, et l’espérance, qui est la figure de l’avenir,
sont les principales sources des « passions tristes », c’est-à-dire des sentiments destructeurs,
comme la culpabilité, la colère, le remords, l’indignation, le regret, la honte, l’envie ou la
convoitise. Ces « passions tristes » ou ces sentiments destructeurs ont pour vocation d’obstruer
la fluidité de la vie, de nourrir le ressentiment, d’efféminer, d’empoissonner et de détruire
l’homme de l’intérieur. Tout comme les stoïciens avant lui, Friedrich Nietzsche est favorable à
une vie dans l’instant ou dans le présent :

A la différence des stoïciens, sans doute, Nietzsche ne pense pas que le monde
soit harmonieux et rationnel. La transcendance du cosmos est abolie. Mais
comme eux, cependant, il invite à vivre dans l’instant, à nous sauver nous-
mêmes en aimant tout ce qui est, à fuir la distinction des événements heureux
et malheureux, à nous affranchir, surtout, de ces déchirements que la
temporalité du libre arbitre introduit fatalement en nous : remords liés à une
vision indéterminée du passé (« j’aurais dû faire autrement… »), hésitations
face au futur (« ne devrais-je pas faire un autre choix ? »). Car c’est en nous
libérant de ce double visage hideux des forces réactives (encore une fois, tout
déchirement est par essence réactif), en nous libérant des pesanteurs du passé
et de l’avenir, que nous atteignons à la sérénité et à l’éternité, ici et
maintenant, puisqu’il n’y a rien d’autre, puisqu’il n’y a plus de possibles
culpabilisants pour relativiser l’existence présente.481

Selon Michel Onfray, la sagesse de « l’amor fati » nous donne de comprendre que
l’humanité et l’histoire de la philosophie sont constituées de deux grandes composantes, à

480
Nous empruntons les expressions « le passé est une temporalité » et « le futur est une temporalité » à Charles
Robert Dimi, L’Afrique dans l’immense incertitude et l’instabilité, Darmstadt, Edkbooks, 2021, p. 20.
481
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 166.

164
savoir, d’une part, les lâches qui, par peur du réel, se réfugient dans des fables ; et d’autre part,
les courageux qui, par leur lucidité, affrontent la tragédie de la vie avec sérénité. Le cas
d’Héraclite d’Ephèse, qui se lamente à cause du « devenir » qui entraîne les vivants dans le
néant, et celui de Lucien de Samosate, qui répond à sa condition de mortel par le courage et la
dérision, constituent une illustration. Michel Onfray, à ce propos, affirme :

Contre Héraclite qui pleure, Lucien de Samosate a pris le parti de Démocrite


qui rit. Cette opposition structure deux visions du monde et deux façons de
l’occuper : l’une qui invite à prendre le parti de l’humour et de l’ironie, de
la plaisanterie et de la moquerie, de la raillerie et de la dérision pour
répondre au tragique du monde ; l’autre qui lui préfère la déploration, la
plainte, le gémissement.482

Dans « La mort du loup », Alfred de Vigny célèbre la sagesse de « l’amor fati » lorsqu’il
prend le loup comme modèle par excellence. En effet, par la fierté et le courage qui le
caractérisent et l’empêchent de rechercher la facilité et une protection auprès des hommes,
comme le ferait un chien ; par la détermination et le sens du devoir qui le poussent à affronter
sa condition ou les turpitudes de la vie ; et par la dignité et la majesté dont il fait montre devant
l’imminence d’une mort certaine, le loup donne un enseignement aux hommes et aux chiens, à
savoir : ne pas « fuir, hurler, crier, se lamenter483 » dans la vie ; ne pas non plus « s’arrêter et
subir484 » ; mais « faire face485 » au réel, au monde, à la nature ou à la vie, et continuer
d’avancer.
Alfred de Vigny fait l’apologie du stoïcisme du loup en ces termes :

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’hommes,


Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
– Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.

482
Michel Onfray, Sagesse. Savoir vivre au pied d’un volcan, p. 369.
483
Ibid., p. 10.
484
Ibid.
485
Ibid., p. 11.

165
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »486

Toutefois, l’interrogation que suscite « l’immanentisme radical » est celle de son


adéquation avec la condition humaine. Autrement dit, la doctrine de l’immanence radicale
correspond-elle à l’expérience humaine, lorsqu’on sait que l’homme a la capacité de
s’affranchir ou de s’écarter de la nature ? En outre, en plaçant le sujet sous la détermination
d’une « altérité radicale » immanente, d’une part ; et d’autre part, en lui prescrivant une
sotériologie laïque, c’est-à-dire un ensemble de sagesses susceptibles de lui permettre de
réaliser ou de parvenir à une « vie bonne » ou « réussie », la pensée de l’immanence radicale
ne sombre-t-elle pas dans des paradoxes insurmontables ? Par ailleurs, en affirmant que la
nécessité est « le tout du réel », « l’immanentisme radical » ne pose-t-il pas de sérieux
problèmes de pertinence philosophique ?

II- La thèse ferryenne de l’antinaturalité de l’homme

Pour Luc Ferry, la pensée de l’immanence radicale est une occultation du « véritable
critère du propre de l’homme487 », en ce sens qu’elle ne prend pas en considération ce qui fait
la spécificité de ce dernier, à savoir son « anti-naturalité ».
Pour l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, l’homme n’est pas seulement cet
être engendré par la nature et soumis à son influence, il est aussi un « être d’anti-nature », c’est-
à-dire un sujet qui a le pouvoir de s’arracher progressivement au réel, aux déterminismes ou à
tous les codes qui tendent à le maintenir dans un carcan définitionnel. Par sa capacité à se
soustraire à la réalité, l’homme apparaît comme un être qui se différencie fondamentalement
des autres êtres de la nature, totalement soumis à la nécessité. C’est le cas des êtres
inorganiques, à l’instar des roches qui sont régis par les lois ou les forces aveugles qui sont au
fondement du fonctionnement de l’univers. Les roches ne disposent d’aucune autonomie,
puisqu’elles n’ont ni conscience ni volonté. Elles subissent la dynamique de la nature qui fait
d’elles ce qu’elles sont dans le temps et dans l’espace.
C’est aussi le cas des êtres organiques qui sont absolument déterminés par leur
patrimoine génétique, leur instinct, leurs forces vitales ou leurs automatismes biologiques. En
effet, privés de la faculté de connaître, de juger et de choisir, les lions, par exemple, sont, tout

486
Alfred de Vigny, op. cit., §§75-85, pp. 106-107, notamment le poème philosophique intitulé « La mort du loup ».
487
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 422.

166
au long de leur développement, essentiellement déterminés par la nature. Ainsi, les êtres non
humains qui peuplent l’univers ne peuvent pas changer leur essence. Ils n’ont pas la possibilité
de modifier leurs prédispositions naturelles ou leurs programmes génétiques qui les poussent à
ne devenir que ce qu’ils sont, ou bien à n’agir que dans les simples limites de ce qui a été prévu
non seulement par la nature, mais aussi par leur nature. Les êtres non humains sont, de ce fait,
prédéterminé, car la nature est pour eux, ce qu’un programme informatique ou un logiciel est
pour un ordinateur.
L’abeille dont parle Karl Marx construit et construira sa ruche de la même façon parce
que le modèle architectural de cette ruche est fatalement inscrit dans son patrimoine génétique.
Ce modèle architectural n’est pas le résultat d’une réflexion, d’une pensée ou d’une
planification conséquente. L’auteur du Capital a donc raison d’établir une différence entre
l’activité animale, purement instinctive, et le travail humain qui est le produit de la raison, de
la liberté, de la responsabilité et de la créativité. Karl Marx affirme : « Ce qui distingue dès
l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule
dans sa tête avant de la construire dans la ruche488 ».
En tant qu’être de conscience, d’intelligence, de volonté et de créativité, l’homme se
démarque considérablement des autres êtres de la nature. Il a, grâce à ses facultés, la capacité
de contredire, de s’opposer, de combattre, de dénaturer, de modifier, de recréer ou de s’écarter
du donné initial. Autrement dit, l’homme n’est pas tragiquement assujetti aux déterminismes
inhérents à sa naturalité, car, par le pouvoir de la connaissance et de la créativité, il peut
progressivement transcender les déterminismes de toutes sortes. D’ailleurs, c’est ce que
l’homme fait au quotidien, en transformant son environnement conformément à ses objectifs,
et ce, malgré le fait qu’il ait émergé dans une nature hostile et inhospitalière.
Qui plus est, l’histoire nous donne de constater que l’être humain augmente d’époque
en époque, de siècle en siècle, d’année en année et de jour en jour sa puissance scientifique et
technologique, ce qui lui permet de prévenir, de corriger et de soigner des tares congénitales,
des malformations d’origine génétique ou accidentelle, des maladies de toutes sortes qui étaient
considérées, par le passé, soit comme une malédiction, soit comme une tragédie. Ce faisant, il
améliore ses conditions sanitaires d’existence et conquiert une plus large autonomie. L’homme
n’est donc plus totalement à la merci des caprices de la nature, puisqu’il a désormais la
possibilité de choisir son mode de vie. Avec le développement des Nanotechnologies, des
Biotechnologies, de l’Informatique et des sciences Cognitives, par exemple, la médecine de

488
Karl Marx, Le Capital, livre I, troisième section, chapitre 7.

167
l’avenir sera davantage prédictive et méliorative que diagnostique et thérapeutique. Il s’agira
d’attaquer la maladie avant qu’elle ne se déclenche, de donner à l’individu le corps, la longévité,
la performance et les compétences qu’il voudrait ou souhaiterait avoir. Dans cette perspective,
Laurent Alexandre affirme de façon concise et péremptoire :

Sous l’influence des technologies NBIC, l’Homo sapiens va devenir la


première espèce « libre », dans le sens où il sera libéré des incertitudes de la
sélection darwinienne. Cet affranchissement de la servitude d’une nature
cruelle et brutale éliminant la plupart des individus afin que quelques-uns
survivent a commencé depuis longtemps : on l’appelle civilisation. (…) Nous
ne serons plus les jouets d’un tri accompli sur des critères et par des forces
de sélection aveugles qui nous sont extérieures, mais les décisionnaires et
véritables sélectionneurs actifs des attributs de notre humanité. L’homme
biotechnologique aura toutes les cartes en main pour « s’arracher à la
nature », comme disaient les philosophes des Lumières, et décider de son
avenir.489

Le fait que la nature ait doté l’homme de raison ou d’intelligence a permis le progrès
technoscientifique et, par conséquent, une plus grande maîtrise non seulement de son milieu
physique, mais aussi de son propre organisme. Ainsi, à l’opposé des autres êtres qui peuplent
l’univers, l’être humain a la possibilité de transformer la fatalité en situation, et la situation en
opportunité. Ainsi, quelles que soient les contraintes qui s’imposent à lui, l’homme ne se laisse
pas déterminer. C’est d’ailleurs ce pourvoir qu’a chaque sujet de se soustraire aux
déterminismes qui fait dire à Luc Ferry ce qui suit :

La nature a engendré le seul être capable de s’arracher à la réalité pour la


juger, de prendre avec elle des distances qui lui permettent à certains égards
d’être « anti-naturel », de construire les lois ou des œuvres qui combattent la
nature plus qu’elles ne la prolongent, bref, d’être l’unique vivant susceptible
de lui résister, la seule forme de vie capable de se révolter contre la vie elle-
même et, par là même, c’est tout un, d’accéder à la sphère de la morale, de
la culture et de la politique.490

Dans l’Antiquité, les Grecs se sont appuyés sur le mythe de Prométhée pour montrer
l’origine de la « surnaturalité » ou de l’ « anti-naturalité » de l’homme. Selon ce mythe auquel
recourt Platon dans le Protagoras, l’intelligence et la liberté sont le propre de l’homme, par

489
Laurent Alexandre, Et si nous devenions immortels ? Comment la technomédecine va bouleverser l’humanité,
p. 84.
490
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 422.

168
opposition aux autres êtres de la nature, régis par le déterminisme naturel. En effet, parce que
lésé par Epiméthée dans la distribution des dons aux mortels, l’homme s’est vu, à la dernière
minute, gratifier d’un cadeau quasi divin, à savoir « le génie créateur des arts ainsi que le
feu491 » dérobés à Héphaïstos et à Athéna par Prométhée. Mais que s’est-il véritablement passé
pour qu’Epiméthée en arrive à léser l’humanité au cours de la distribution des dons aux
mortels ? Et pourquoi son frère Prométhée s’est-il senti obliger de réparer cette erreur en
donnant aux hommes le pouvoir divin de créer qui suppose l’intelligence et la liberté ?
En effet, après avoir gagné la guerre contre les forces du chaos, incarnées par les Titans,
Zeus a fondé un univers paisible, harmonieux et juste, où chaque divinité était à sa « juste
place ». Toutefois, constatant que l’ennui commence à affecter le cosmos désormais immobile,
puisque privé de toute nouveauté et de toute agitation, le premier des Olympiens charge
Prométhée, un des enfants de Japet, de créer les mortels, dans le but de redonner vie à l’univers.
Mais au lieu d’obéir, en se lançant directement à la réalisation du projet à lui confié par Zeus,
Prométhée cède plutôt aux supplications de son frère Epiméthée qui lui demande de lui sous-
traiter la réalisation de cette œuvre créatrice. Or, comme son nom l’indique, Epiméthée, à
l’inverse de son frère, est « « celui qui pense après coup », le benêt, l’idiot de la famille qui a
toujours une longueur de retard492 ». Epiméthée commence donc sa tâche, et parvient à
fabriquer, à l’aide de terre, d’eau et de feu, les archétypes ou les modèles des espèces animales
et végétales qu’il dote des dons particuliers pouvant leur permettre de survivre et de s’épanouir
dans leur environnement naturel.
Ce qu’il faut retenir, pour comprendre la genèse de la liberté humaine, c’est que le frère
de Prométhée a doté les espèces animales et végétales de trois principaux éléments, à savoir :
« un modèle (un archétype) qui définit l’ensemble des points communs à l’espèce, une place
dans le cosmos (les poissons sont dans l’eau, les mammifères sur terre, les oiseaux dans le ciel,
etc.), et des dons particuliers (carapaces, griffes, nageoires, fourrures, becs, ailes, etc.)493 ».
Toutefois, au moment où il s’engage à équiper l’homme qu’il a aussi créé, il se rend compte,
trop tard, qu’il ne lui reste plus aucun don. Que faire d’un être nu, « sans carapace ni fourrure,
sans griffes ni nageoires, ni ailes, ni quoi que ce soit qui puisse [lui] permettre de survivre
dans un monde hostile494 » ?

491
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 981.
492
Ibid., p. 979.
493
Ibid., p. 980.
494
Ibid., p. 981.

169
Nous comprenons que Prométhée n’a pas d’autre choix que de résoudre ce problème,
en corrigeant l’erreur d’Epiméthée. Pour cela, il va doter les hommes d’un pouvoir nouveau
que les autres mortels n’ont pas, à savoir le pouvoir divin de créer dérobé à Héphaïstos et à
Athéna. Ce pouvoir suppose l’intelligence et la liberté qui permettent aux hommes de s’écarter
de la nature. Comme les dieux, ils peuvent inventer des choses qu’ils ajoutent à la nature de
manière à la transformer, tout en se transformant eux-mêmes. A ce propos, Luc Ferry fait le
commentaire suivant :

Derrière l’absence de don initiale, compensée par le cadeau que fait


Prométhée en donnant aux hommes les techniques et le feu, c’est la liberté
humaine qui se profile, la capacité d’inventer son histoire et sa vie. Un lien
profond s’établit dans le mythe de Prométhée entre le fait que l’homme, à la
différence des animaux, n’est originairement rien (Sartre dira dans le même
sens qu’il est « néant »), qu’il ne possède a priori aucune nature particulière
qui viendrait déterminer par la suite tous ses comportements, et le fait qu’il
est un créateur, c’est-à-dire un être capable d’inventer son destin, de
façonner lui-même son existence. (…) [Les êtres humains] deviennent
l’espèce antinaturelle par excellence, la seule qui puisse modifier l’ordre du
monde par sa liberté. Voilà pourquoi Zeus va punir Prométhée de façon
atroce, pour le remettre à sa place, en l’enchaînant au sommet du Caucase
et en faisant dévorer chaque jour son foie par un aigle, son foie se
reconstituant pendant la nuit pour être à nouveau déchiqueté le lendemain.
Pourquoi cette punition terrible ? Parce que Prométhée a donné aux humains
la liberté, la faculté de s’écarter de la nature, et par là même, le pouvoir de
menacer l’ordre cosmique.495

Luc Ferry souligne qu’en plus de cette capacité à s’arracher à la nature, la liberté
humaine se manifeste par l’entrée de l’homme dans une double historicité.

III- La critique ferryenne de « l’immanentisme radical » par l’argument de la double


historicité
A l’opposé des théoriciens de « l’immanentisme radical », Luc Ferry pense qu’à la
différence des autres êtres de l’univers, totalement soumis aux déterminismes naturels,
l’homme se caractérise par une double historicité qui lui permet d’échapper à la programmation
de la nature, de « devenir librement tout ce qu’il voudra, [d’] adopter toutes les destinées, [ou
de] remplir toutes les fonctions et toutes les missions496 ».

495
Ibid., p. 982.
496
Ibid., p. 988.

170
Le premier grand processus historique dans lequel l’homme entre se confond avec son
histoire personnelle ou individuelle ; et le second est relatif à l’évolution de la collectivité ou
de l’espèce. En effet, sur le plan de l’histoire individuelle, l’homme se libère progressivement
des contraintes naturelles par les moyens de la socialisation, de l’éducation et du travail. Durant
de longues années, et aidé par ses parents, ses aînés ou ses semblables, l’homme apprend à
marcher, à communiquer, à penser, à discerner, à juger, à prendre des distances critiques par
rapport à l’altérité, à faire des choix et à les assumer, à travailler, à créer, à se prendre en charge,
bref, à s’affirmer dans un monde hostile où il arrive dépourvu de tout ce dont il a besoin pour
survivre et s’épanouir.
A la vérité, si l’homme est abandonné à lui-même dès sa prime enfance, s’il n’entre pas
dans un processus d’apprentissage ou de formation, il ne pourra pas acquérir des savoirs et des
savoir-faire lui permettant d’échapper à l’adversité, à l’aliénation, au dépérissement et à la mort.
Ainsi, c’est par sa capacité à s’élever au-dessus de la nature, c’est-à-dire à desserrer l’étau de
la nécessité ou de conquérir sa liberté, qu’il peut se maintenir à l’existence et accéder au bien-
être. Or les animaux, par exemple, n’ont pas besoin d’une formation ou d’une éducation
particulière pour se maintenir en vie. La nature leur est plus favorable qu’aux êtres humains,
étant donné qu’ils arrivent au monde équipés de qualités ou d’aptitudes leur permettant de
s’insérer harmonieusement dans leur biotope. Le mythe de Prométhée est, de ce point de vue-
là, pertinent, car n’ayant été préformés par aucun archétype ou modèle, les hommes
apparaissent comme de véritables néants à leur naissance, comparativement aux animaux qui
sont « de part en part programmés par leurs dons naturels, déterminés par leur instinct et régis
par la nature497 ». Nous comprenons pour quelle raison Luc Ferry peut dire ce qui suit :

Les animaux, eux, n’ont guère d’éducation. Ainsi, des tortues marines, par
exemple, ces petits animaux sympathiques qu’on nous montre si souvent dans
les documentaires : à peine sorties de l’œuf, elles savent déjà tout faire,
marcher, nager, se nourrir et trouver la direction de l’océan sans avoir
aucunement besoin de l’aide de leurs parents – là où le petit d’homme reste
volontiers à la maison jusqu’à 25 ans ! Parce que le bébé tortue est totalement
programmé par un instinct naturel qui suffit à le guider, au lieu que le petit
d’homme étant très insuffisamment programmé, il se retrouve incapable de
vivre sans l’aide des adultes, sans une éducation parfois si longue qu’elle
semble ne jamais prendre fin. Cette historicité de l’éducation est (…) liée au
fait que l’être humain est libre au sens où il n’est pas entièrement déterminé
par le programme naturel qui régit de part en part les spécimens appartenant
à une même espèce animale.498

497
Ibid., p. 990.
498
Ibid., pp. 992-993.

171
En effet, c’est parce que l’homme n’est rien a priori, c’est parce qu’il n’a aucune nature
qui l’embrigade qu’il peut tout devenir au cours de son existence, grâce à la socialisation, à
l’éducation et au travail. Sa fragilité, bien que handicapante au début de sa vie, est la condition
même de sa libération, de sa perfectibilité, et donc de sa robustesse. A contrario, la robustesse
naturelle de l’animal, consécutive à la richesse de ses dons, se révèle plutôt comme la cause de
sa servitude.
Compte tenu de la différence qui existe entre la condition humaine et la condition
animale, comment les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical » peuvent-ils
mettre l’humanité et le reste de la biosphère sur le même pied ? En son temps, Jean-Jacques
Rousseau avait compris qu’une telle « égalisation des inégalités » était une aberration. Dans
son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il affirme de façon
précise :
Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a
donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir jusqu’à un
certain point de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger. J’aperçois
précisément les mêmes choses dans la machine humaine ; avec cette
différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu
que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’une choisit ou
rejette par instinct, et l’autre par acte de liberté : ce qui fait que la bête ne
peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait
avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice.
C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des
meilleures viandes, et un chat sur un tas de fruits ou de grains, quoique l’un
et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé
d’en essayer. C’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès qui
leur causent la fièvre et la mort parce que l’esprit déprave le sens, et que la
volonté parle encore quand la nature se tait. (…) il y a une autre qualité très
spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation :
c’est la faculté de se perfectionner.499

A côté de cette historicité individuelle qui permet à l’homme de s’émanciper


progressivement des contraintes naturelles, il existe une autre historicité, à savoir celle de la
collectivité ou de l’espèce. En effet, tandis que les espèces animales et végétales, guidées par
les forces vitales ou par les lois de la nature, sont dans des conditions d’immutabilité, du moins
jusqu’à ce qu’elles évoluent biologiquement, l’espèce humaine et les différentes sociétés sont
dans une transformation rapide et incessante sur les plans social, politique, économique,
culturel, militaire, et même biologique. Autrement dit, au moment où les autres vivants sont

499
Jean-Jacques Rousseau, cité par Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 991.

172
toujours dans l’identité de leurs constitutions physiques et de leurs activités, à moins que leur
environnement interne et externe n’en décide autrement, l’humanité s’affirme par sa capacité à
aménager ou à recréer la nature en l’homme et en dehors de l’homme, conformément à ses
desseins. Ainsi, à l’inverse des autres espèces, l’espèce humaine n’entend pas confier son
évolution à la nature, au risque de rester à l’état primitif, dans le meilleur des cas, ou de
disparaître tout simplement, dans le pire des cas. Parce qu’elle est intelligente et libre, l’espèce
humaine se prend elle-même en charge, en faisant montre d’une réelle créativité ; ce qui rend
possible son développement ou, mieux encore, sa perfectibilité à tous égards :

Quant à la seconde historicité, celle de l’espèce, qui entraîne la


transformation incessante des sociétés, la succession des événements
politiques, l’évolution des civilisations, elle va porter la mémoire des
générations pour amener les hommes à se construire un monde qui est de plus
en plus leur œuvre et de moins en moins soumis aux contraintes naturelles.
Tandis que les sociétés animales, guidées par la nature, sont toujours les
mêmes (les termitières, les fourmilières, les ruches, ne changent pas au terme
de dizaines de milliers d’années, du moins tant que l’évolution biologique des
espèces n’engendre pas de nouvelles variantes), Paris, Londres ou New York,
changent de dix ans en dix ans, et plus encore de siècle en siècle ; sur une
période de cinq cents ou mille ans, ces villes deviennent complètement
méconnaissables. Car, comme le dit Rousseau, l’être humain est, grâce à sa
liberté, l’être de « perfectibilité », l’être d’Histoire.500

La double historicité individuelle et collective de l’homme est la preuve que ce dernier


n’est pas intégralement programmé par la nature, comme c’est le cas avec les autres êtres
organiques et inorganiques. Bien au contraire, l’être humain est en mesure de se faire. Il est
appelé à se définir au cours de son existence, comme le pense Jean-Paul Sartre. Ainsi, en
déclarant illusoire le « sujet moderne », les théoriciens et les partisans de la pensée de
l’immanence radicale se rendent coupables de confusion de genre et de réductionnisme, car ils
procèdent au nivellement des espèces par le bas. En effet, l’homme qu’ils décrivent n’existe
pas dans la réalité, et ne saurait d’ailleurs exister comme tel. En outre, en étant eux-mêmes
membres de cette humanité pensante, législatrice et libre, les théoriciens et les partisans de
« l’immanentisme radical » tombent, par le fait même, dans des paradoxes qui permettent de
douter de la pertinence de leur doctrine.

500
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, pp. 105-106.

173
IV- « L’immanentisme radical » et ses paradoxes
Pour Luc Ferry, « l’immanentisme radical » se meut au sein d’un certain nombre de
paradoxes qui le fragilisent philosophiquement, et nous poussent à jeter un doute sur sa
pertinence. Parmi ces paradoxes, on peut citer : le paradoxe lié à l’illusion du libre arbitre ; le
paradoxe relatif à la sagesse de « l’amor fati », de « l’innocence du devenir » ou de « la volonté
de puissance » ; le paradoxe lié à l’existence d’une « altérité radicale » ; et le paradoxe lié à la
question du sens de la vie.

1- Le libre arbitre
Nous avons montré que « l’immanentisme radical » exclut l’existence du libre arbitre,
dans la mesure où, pour lui, l’homme est déterminé soit par la nature, soit par la matière, soit
par son environnement. En effet, selon la doctrine immanentiste, la liberté, comme la
responsabilité humaine, est une illusion. L’individu agit et pense agir en toute autonomie, alors
que son action est l’effet d’une cause qu’il ignore. Dans le débat qui l’oppose à Luc Ferry sur
la question de la liberté humaine, André Comte-Sponville se joint aux immanentistes radicaux
pour affirmer, contre toutes les philosophies du sujet, ce qui suit :

Toute autoprogrammation suppose un programme préalable, que tout choix


demeure soumis aux conditions, même partiellement aléatoires, qui le
permettent, bref, qu’une liberté matérielle (physique) ne saurait être absolue
(métaphysique), ni donc constituer un libre arbitre ou une volonté absolument
indéterminée. Si c’est le cerveau en moi qui veut, comme je le crois, je peux
faire ce que je veux (liberté d’action) et vouloir ce que je veux (spontanéité
de la volonté) : je peux être libre, donc, au sens d’Epicure, d’Epictète, de
Hobbes, et même sans doute, quoique dans une problématique différente, au
sens de Leibniz ou de Bergson. Si mon cerveau est capable de vérité, comme
je le crois également, je peux même devenir libre au sens de Spinoza (liberté
de la raison, qui échappe, parce qu’elle est universelle, à la prison du moi).
Mais comment pourrais-je être libre au sens de Descartes, de Kant ou de
Sartre ? Comment pourrais-je, au présent, vouloir autre chose que ce que je
veux ou penser autre chose que ce que je pense ? Il faudrait que je sois autre,
et cela contredit l’hypothèse (…) Si tout est matière, l’essence (ce que je suis :
mon corps) précède l’existence (ce que je fais : mes actes, mes choix, mon
histoire), et c’est pourquoi la liberté ne saurait être absolue.501

Pour André Comte-Sponville, la relative liberté humaine est produite par les gènes, en
particulier, et par la nature, en général. Il dit expressément, et par illustration, que cette liberté

501
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 42.

174
est « une programmation de la nature [et] des gènes502 », et que « rien n’empêche que les gènes
te programment, y compris dans ta capacité d’arrachement par rapport à eux, [puisque, si] la
matière non vivante produit la vie [,] pourquoi la matière non libre ne produirait-elle pas la
liberté ?503 »
En outre, André Comte-Sponville s’appuie sur le principe de l’entropie pour établir sa
thèse sur la relative autonomie humaine. Selon ce principe, dans un système clos, à savoir
l’immanence, dans le cas d’espèce, le désordre, qui est ici l’écart ou l’excès par rapport à la
nature, ne peut qu’aller croissant. Mais ce désordre, cet excès ou cet écart, qui vérifie, d’une
certaine façon, le second principe de la thermodynamique, reste relatif et pensable uniquement
dans l’immanence. Autrement dit, l’autonomie humaine, au sens profond du terme, n’existe
tout simplement pas, de même que la responsabilité qui est, dans cette perspective, la
construction d’un esprit qui feint de reconnaître qu’il est de part en part conditionné ou
déterminé par la nature :

Commentant le livre I de l’Ethique de Spinoza, André Comte-Sponville choisit


– si l’on peut dire – pour cette raison le déterminisme absolu : « L’homme
n’est pas un empire dans un empire : il n’est qu’une partie de la nature dont
il suit l’ordre, ou à nos yeux le désordre. Qui condamnerait moralement une
éclipse ou un tremblement de terre ? Et pourquoi faudrait-il condamner
davantage un meurtre ou une guerre ? Parce que les hommes en sont
responsables ? Disons qu’ils en sont causes, qui le sont à leur tour par
d’autres, et ainsi à l’infini (Ethique, I, 28). Il n’y a rien de contingent dans la
nature (Ethique, I, 29), ni donc rien de libre dans la volonté (Ethique, I, 32 et
II, 48) : les hommes ne se croient libres de vouloir que parce qu’ils ignorent
les causes de leur volition… La croyance au libre arbitre n’est donc qu’une
illusion et c’est pourquoi toute morale (si l’on entend par là ce qui autorise
à blâmer ou à louer absolument un être humain) est illusion aussi.504

Prenant le contre-pied non seulement d’André Comte-Sponville, mais aussi de la thèse


des théoriciens et des partisans de « l’immanentisme radical », Luc Ferry réaffirme la réalité de
la liberté humaine. Mais ce qui est davantage intéressant, c’est qu’il montre que les
immanentistes radicaux ou les matérialistes absolus n’arrivent pas, eux-mêmes, à se passer et
de la raison et du libre arbitre, puisqu’ils élaborent des théories, des sagesses pratiques et des
doctrines du salut de l’homme sans Dieu qu’ils proposent à l’humanité. Ils se servent donc
largement de la raison, de ses pouvoirs de connaître, de légiférer et de choisir, d’une part ; et

502
Ibid., p. 168.
503
Ibid.
504
André Comte-Sponville, cité par Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 430.

175
d’autre part, invitent les hommes à faire preuve de lucidité, de clairvoyance, afin d’être capables
d’opérer des choix judicieux pouvant leur permettre d’accéder à la sérénité, à l’amour et à la
joie du devenir.
Ce que relève d’abord Luc Ferry, c’est que l’autonomie de la conscience ou la liberté
de choix demeure paradoxalement au cœur de « l’immanentisme radical », étant donné que ses
théoriciens et ses partisans estiment qu’il appartient encore à l’homme, d’une part, de changer
sa vision du monde ou ses opinions ; et d’opter pour une vie non pas « réactive », mais
« active », non pas « coupable », mais « innocente », non pas « négative », mais « affirmative »,
d’autre part. Luc Ferry illustre ce paradoxe en s’appuyant sur un texte de Friedrich Nietzsche,
tiré de La Volonté de puissance. Il affirme ceci :

La première [incohérence] tient au statut du libre arbitre et des


responsabilités qu’il implique. Comment en faire l’économie, ne fût-ce qu’au
niveau du choix que nous pourrions (devrions) faire d’une vie « affirmative »
et « innocente » plutôt que négative et coupable ? Le passage de La Volonté
de puissance où Nietzsche énonce la formule impérative de l’éternel retour
comme sélection des instants, commence par un exposé d’une objection
préalable : « ‘‘Mais si tout est déterminé, comment puis-je disposer de mes
actes ?’’ La pensée et la croyance sont un poids qui pèse sur toi, autant et
plus que tout autre poids. Tu dis que la nourriture, le site, l’air, la société te
transforment et te conditionnent ? Eh bien tes opinions le font encore plus,
car ce sont elles qui te déterminent dans le choix de ta nourriture, de ta
demeure, de ton air, de ta société. Si tu t’assimiles cette pensée entre les
pensées, elle te transformera. » On croirait entendre Epictète ou Marc
Aurèle ! Comme si, le monde étant nécessaire, indépendant de notre volonté,
il subsistait encore une marge de liberté dans la pensée, comme si nos
opinions pouvaient dépendre de nous davantage que le temps qu’il fait ou que
la chute des corps ? N’est-ce pas affirmer que nous pouvons nous changer
nous-mêmes, affecter librement nos dispositions d’esprit, que nous sommes,
donc, responsables d’accéder ou non à une vie plus ou moins réussie ?505

Le paradoxe que dénonce Luc Ferry est aussi remarquable lorsque Friedrich Nietzsche
recourt à la doctrine de « l’éternel retour » pour consolider son édifice théorique et sauvegarder
la pérennité d’une humanité qu’il voudrait mettre à l’abri de l’anarchie. En effet, dans le but
d’amener les hommes à tourner résolument le dos aux « passions tristes » et à vivre dans
« l’innocence du devenir », « la volonté de puissance », « le grand style », bref, « l’amor fati »,
l’auteur du Gai savoir a élaboré la doctrine de « l’éternel retour ». Cette doctrine est un
instrument pédagogique dont le but est de pousser chaque individu à choisir dans sa vie les

505
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 167.

176
actions qu’il voudrait voir « revenir une infinité de fois506 », notamment celles qui lui procurent
la joie ou le plaisir, ou qui le réconcilient avec le monde ou avec la totalité du réel. Qui plus est,
s’étant rendu compte non seulement de l’évidence ou de l’omniprésence de l’anarchie dans un
monde sans foi ni loi, mais aussi et surtout de l’impossibilité d’une vie véritablement humaine
dans un environnement structuré par le déferlement des forces, le choc des instincts, l’anarchie
des passions et le foisonnement des pulsions, Friedrich Nietzsche a construit la doctrine de
« l’éternel retour ».
Mais, qu’elle soit au service de « l’innocence du devenir » ou de la préservation de
l’humanité, la doctrine de « l’éternel retour » est en totale contradiction avec le postulat de la
nécessité de la nécessité. A la vérité, comment Friedrich Nietzsche peut-il demander à une
humanité soumise aux caprices de la nécessité d’être comptable de ses actes ? Si la liberté est
une illusion, comment les hommes peuvent-ils encore choisir, dans leur existence, des actions
qu’ils voudraient voir « revenir une infinité de fois » ?
« L’immanentisme radical » ne tombe pas seulement dans le paradoxe lié à l’existence
du libre arbitre, il fait aussi le lit d’un deuxième paradoxe, à savoir le paradoxe lié à la sagesse
de « l’amor fati », de « l’innocence du devenir » ou de « la volonté de puissance ».

2- La sagesse de « l’amor fati », de « l’innocence du devenir » ou de « la volonté de


puissance »
Luc Ferry pense que, loin de sombrer dans un immoralisme ou, du moins, dans un
relativisme éthique absolu, la pensée de l’immanence radicale est fondée sur une « praxis » et
une « sotériologie » qui, bien qu’élaborées en l’absence de toute transcendance, n’en prétendent
« pas moins à plus de légitimité que [celles] des religions ou des philosophies idéalistes507 ».
En effet, on se serait attendu que les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical »
se limitent à la critique des valeurs morales et des sotériologies traditionnelles qui détachent
l’homme du réel pour le connecter à un monde illusoire ; et, par conséquent, s’abstiennent de
culminer, comme ils le font, dans « une éthique, une invitation à la sagesse, voire, le mot n’est
pas trop fort, une spiritualité qui confine même au mysticisme508 ». Toutefois, au lieu qu’ils
soient cohérents avec eux-mêmes, en laissant froidement l’espèce humaine à la merci de la
nécessité, qu’advienne que pourra, les immanentistes radicaux entreprennent d’adoucir le choc,
afin que le séjour de l’individu dans l’immanence radicale soit moins traumatisant.

506
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 612.
507
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 425.
508
Ibid., p. 424.

177
Les exigences de lucidité, de « l’amor fati », de « la volonté de puissance », de
« l’innocence du devenir », du lâcher-prise, du « carpe diem, quam minimum credula
postero509 », du « grand style », de la désaliénation par la lutte ou par la psychanalyse sont
autant de thérapies ou d’opiums que les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme
radical » prescrivent, contre toute attente, à une humanité confrontée à l’adversité de la vie, de
l’histoire, du réel ou de la nature qu’elle ne peut et ne pourra ni annihiler ni contenir
durablement.
De ce point de vue-là, les théoriciens et les partisans de la pensée de l’immanence
radicale sont en contradiction avec eux-mêmes, puisqu’ils remplacent la « theoria », la
« praxis » et la « sotériologie » de la métaphysique classique, de l’idéalisme et de la religion
par leur propre compréhension du monde, leurs propres valeurs éthiques et leur propre doctrine
du salut. C’est pour cette raison que Luc Ferry affirme qu’il n’y a point de différence entre les
philosophes du passé qu’ils critiquent et eux-mêmes. L’auteur de Qu’est-ce qu’une vie réussie ?
illustre son affirmation en montrant que la logique religieuse, fondée sur une certaine
résignation, est au cœur même de « l’immanentisme radical » :

Inviter les hommes à se réconcilier avec le monde tel qu’il est, dans un oui
sans réserve ni exception ? Et quelle différence y a-t-il, au final, entre ces
chrétiens que dénonce Nietzsche lorsqu’ils nous prêchent la résignation dans
l’attente de jours meilleurs, qui perçoivent les souffrances comme des
épreuves qu’un croyant authentique doit accepter dans la joie et la gratitude,
et ces matérialistes qui nous invitent, en se plaçant bien sûr d’un tout autre
point de vue, à faire de même ?510

A cette contradiction qui consiste pour la pensée de l’immanence radicale à poser un


système théorique, pratique et sotériologique de substitution, s’ajoute celle relative à
l’inadéquation entre « l’apologie de la « volonté de puissance » [, c’est-à-dire] une manière de
légitimer les rapports de forces existants511 », et la doctrine de « l’éternel retour ». En effet, le
principe de nécessité ou de la nécessité de la nécessité se pose en s’opposant au principe de
responsabilité qui est au fondement de la doctrine de « l’éternel retour ». En vérité, ou l’homme
est sous la régie des déterminismes naturels, et il ne peut infléchir le réel ; ou il est libre et

509
Cette locution latine est extraite d’un poème d’Horace. Elle signifie : « Cueille le jour présent sans te soucier
du lendemain », ou littéralement : « Cueille le jour, et sois moins crédule pour le suivant ».
510
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 168.
511
Ibid., p. 169.

178
responsable et, par conséquent, capable de choisir ses actions. L’homme ne peut pas être à la
fois aliéné et libre.
En dehors des contradictions que nous venons de mettre en lumière, la sagesse de
« l’amor fati » ou de « l’innocence du devenir » est, selon Luc Ferry, humainement intenable
ou inapplicable parce qu’aucun homme ne saurait sincèrement aimer la vie dans toutes ses
dimensions, c’est-à-dire lorsqu’elle est belle et laide, paisible et violente, favorable et
défavorable, joyeuse et triste, tout à la fois. Autrement dit, à l’inverse des théoriciens et des
partisans de « l’immanentisme radical », l’auteur de La Sagesse des Modernes pense qu’il est
impossible de considérer l’immanence comme le paradis. En d’autres termes, il n’est pas
possible de vivre dans l’immanence radicale comme si « le Royaume était déjà là, comme s’il
était déjà de ce monde ou, pour mieux dire, comme s’il était le monde lui-même512 », car, dans
un paradis ou dans le Royaume, contrairement au monde qui est le lieu de la contrariété ou de
la polarité, il n’y a ni grincements de dents, ni chagrins, ni lamentations.
En effet, comme l’affirme d’ailleurs les théoriciens de la pensée de l’immanence
radicale, le réel, la vie ou le monde est plutôt l’arène des antagonismes, des guerres et des
conflits entre des forces aveugles. Celles-ci font et défont les phénomènes et les êtres de
l’univers, engendrent la joie et la tristesse dans le cœur des hommes, génèrent l’espoir et le
désespoir chez chaque individu, triomphent définitivement de tous les efforts ou de toutes les
résistances. Dans un monde aussi tragique, comment l’homme pourrait-il se libérer
définitivement des « passions tristes » et vivre dans « l’innocence du devenir » comme les
autres êtres de la nature ? A l’image de l’humanité d’hier, d’aujourd’hui et de demain, Héraclite
d’Ephèse vivait dans un pessimisme sans nom et se lamentait sans cesse parce que le froid et
aveugle « devenir » engendre et consume toute chose et toute vie. Il disait, non sans regret :
« Panta rhei », c’est-à-dire « tout coule, rien ne demeure ».
Certes, la vie, le réel, la nature ou le monde nous apparaît souvent bienveillant,
harmonieux, favorable ou beau, notamment « à l’occasion d’une promenade au bord d’un
fleuve, à la vue d’un paysage dont la beauté naturelle nous charme, ou même, au sein du monde
humain, lorsqu’une conversation, une fête, une rencontre nous comble513 », mais quand
surviennent des catastrophes, des crises, des horreurs, des souffrances, des maladies ou des
décès, il devient désagréable et détestable. Or pour un sage stoïcien, pour un véritable
immanentiste, naturaliste ou matérialiste, tel ne doit pas être le cas, car dire un grand « oui »
sacré au monde, au réel ou à la vie signifie accueillir joyeusement tous les évènements qui nous

512
Ibid., p. 427.
513
Ibid., p. 428.

179
arrivent, qu’ils soient heureux ou malheureux. Toutefois, a-t-on jamais rencontré un sage
stoïcien, un véritable immanentiste, naturaliste ou matérialiste ?
Luc Ferry pense, dur comme fer, que « l’amor fati » est non seulement humainement
impossible, mais aussi obscène, dans la mesure où il offense le bon sens, choque la civilité et
abolit la sensibilité ou la générosité sans laquelle il n’y a plus de communauté et d’humanité.
D’ailleurs, nous ne pensons pas qu’André Comte-Sponville, en tant que chantre contemporain
de « l’immanentisme radical », soit capable, par illustration, d’aimer ou, du moins, d’accepter
ou de tolérer l’imminence d’un génocide en France, d’une élimination systématique de tous les
membres de sa famille, ou d’une Troisième Guerre mondiale. Nous présumons qu’il condamne
certainement et fermement l’invasion actuelle de l’Ukraine par la Russie. En effet, nous ne
voyons pas André Comte-Sponville, dans des circonstances de terreur, affirmer, comme il le
fait allègrement dans un contexte pacifié et harmonieux, qu’il est un athée fidèle au monde et à
la vie, et que :
Le Royaume, c’est ici et maintenant. A nous d’habiter cet espace à la fois
matériel et spirituel (le monde, nous-mêmes : le présent), où rien n’est à
croire, puisque tout est à connaître, où rien n’est à espérer, puisque tout est
à faire ou à aimer – à faire, pour ce qui dépend de nous ; à aimer, pour ce
qui n’en dépend pas.514

Cependant, même si l’homme doit faire ce qui dépend de lui, comme le recommande
André Comte-Sponville, à la suite des stoïciens, cela ne veut pour autant pas dire qu’il soit à
même d’aimer, de tolérer ou d’être impassible devant les horreurs qui jonchent son quotidien.
Luc Ferry souligne, et nous l’avons mentionné à l’entame de notre réflexion, que le stoïcien
Epictète, en son temps, avoua « n’avoir jamais dans sa vie rencontré un authentique sage
stoïcien515 », c’est-à-dire une personne capable d’aimer le réel en toute circonstance, « même
les plus atroces que l’on voudra, qui s’abstienne (…) de regretter comme d’espérer516 ».
A la vérité, la nostalgie, le regret, l’espérance, bref, les « passions tristes », comme
Baruch Spinoza les appelle, sont les composantes de la condition humaine. Les « passions
tristes » habitent l’homme, sans lui et malgré lui. L’homme peut bien leur résister, les
transcender, les apprivoiser, les sublimer, mais il ne peut jamais véritablement les vaincre. Les
« passions tristes » subsistent toujours, comme nous le dit Arthur Schopenhauer. Aussi, il serait
illusoire de penser que l’humanité peut s’abstenir de regretter ou d’espérer. Dès lors, en

514
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 70.
515
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 168.
516
Ibid., p. 169.

180
envisageant la possibilité d’une existence par-delà la nostalgie et l’espérance, les théoriciens et
les partisans de « l’immanentisme radical » font montre de dogmatisme, et se positionnent, par
le fait même, comme ayant un parti pris métaphysique.
Par l’ailleurs, si l’homme doit aimer le réel tel qu’il est, et si celui-ci contient de toute
éternité la totalité de nos actions, à l’instar de nos « résistances517 » et de nos « révoltes518 »,
quelle serait, se demande Luc Ferry, la valeur de nos efforts de transformation du monde, de
nos sociétés, de nos familles et de notre personne ? Autant capituler, et se dire, avec certaines
religions ou certaines spiritualités mystiques, que « c’était écrit ». Mais, dans la perspective
immanentiste ou matérialiste, tout est écrit non plus par la transcendance, mais bien plutôt par
les forces aveugles de la nécessité ou de l’immanence. Nous partons ainsi d’une « altérité
radicale » à une autre, d’un contexte marqué par l’hétéronomie à un autre ; d’où le troisième
paradoxe dans lequel se meut « l’immanentisme radical ».

3- L’ « altérité radicale »
Pour Luc Ferry, les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical » ou du
matérialisme absolu retombent dans le dogmatisme qui est au principe de la métaphysique
classique, de l’idéalisme et de la religion. Autrement dit, alors qu’ils prétendent

Radicalement rompre, au nom de cette même exigence de lucidité qui [les


poussent] à déconstruire les « idoles », avec les religions et les métaphysiques
classiques, [les théoriciens de ‘’l’immanentisme radical’’] ne [parviennent]
jamais à s’accomplir pleinement sans retomber lourdement dans les ornières
de la métaphysique auxquelles [ils] se [faisaient] pour devoir absolu
d’échapper.519

Les philosophes et les partisans de « l’immanentisme radical » affirment, tout comme


les chantres de la cosmologie grecque, de la métaphysique classique, du mysticisme et de la
religion, l’existence d’une fondation ou d’une cause ultime des phénomènes, des êtres
organiques et inorganiques, de nos comportements, de nos choix ou, mieux encore, de nos
pseudo-choix, des « symptômes d’autres causes inconscientes que sont nos valeurs morales,
esthétiques ou politiques520 ». Cette fondation ou cette cause ultime est, dans la perspective
immanentiste ou matérialiste, l’immanence, la vie, le réel, la nature ou le monde. Or, partant

517
Ibid., p. 429.
518
Ibid.
519
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1035.
520
Ibid., p. 1036.

181
d’un point de vue strictement scientifique et philosophique, Luc Ferry affirme que l’idée ou
l’identification d’une « fondation ultime » ou d’une cause première de l’existant ou du vivant
est tout simplement impossible et impensable parce qu’indémontrable, non vérifiable ou non
falsifiable, pour utiliser une terminologie poppérienne. En d’autres termes, aucun immanentiste
radical, aucun matérialiste absolu, tout comme aucun idéaliste et aucun religieux, ne peut
justifier rationnellement et expérimentalement que la nature, pour les premiers, ou l’Esprit,
l’Idée ou Dieu, pour les seconds, est le fondement des fondements, la cause des causes, ou le
sens du sens. En effet, comment serait-il possible de parvenir à une telle certitude, étant donné
que l’homme, qui est ici le sujet connaissant, est congénitalement frappé de finitude,
d’imperfection, d’inachèvement et de corruption ? Au-delà de cette limitation ontologique,
comment pourrait-il saisir l’Absolu ou la Vérité, c’est-à-dire atteindre au principe des principes,
avec des démarches et des instruments scientifiques limités ? Par ailleurs, si l’homme n’arrive
pas à cerner, dans sa totalité, l’essence d’un simple phénomène de l’univers, pour les raisons
susmentionnées, et du fait aussi de la complexité et des mutations du réel, comment pourrait-il
prétendre connaître le fond des choses ?
Avec les théorèmes d’incomplétude de Kurt Gödel, nous nous rendons compte, si besoin
était encore, qu’aucune démonstration, qu’aucune théorie, qu’aucune doctrine ne peut prétendre
à la complétude ou à l’absoluité, car « tout raisonnement [est] par définition relatif à des
principes eux-mêmes, en dernière instance, indémontrables521 ». Les sciences modernes, en
général, et la physique quantique, en particulier, ont démontré l’impossibilité non seulement de
parvenir à la cause première des phénomènes, mais aussi de dévoiler l’intégralité des
caractéristiques d’une réalité donnée. C’est ainsi que la prétention de discourir sur la
« Singularité Initiale », c’est-à-dire sur ce qui serait à l’origine du big bang, de l’évolution et
du monde, ou la conviction d’atteindre à la connaissance absolue relève, selon les sciences
modernes et selon Luc Ferry, du dogmatisme, du fétichisme et de l’idéologie.
Dans L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, André Comte-
Sponville reconnaît qu’ « on peut certes expliquer beaucoup de choses, mais pas tout, ni même
la série entière des choses explicables, de telle sorte que tout ce qu’on explique baigne dans
l’inexpliqué522 ». Il fait ainsi sienne la pensée de Démocrite selon laquelle « « la vérité est au
fond de l’abîme » et l’abîme est sans fond523 ». Dit autrement, le mystère demeure au cœur du
monde et de la condition humaine. Dès lors, si l’homme ne peut donc pas connaître ce qui se

521
Ibid., p. 1037.
522
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 116.
523
Ibid.

182
trouve à ses pieds, comme le reconnaissent Démocrite et André Comte-Sponville, comment
pourrait-il saisir ce qui serait au-delà ou en deçà du phénomène ? Sur quoi se fondent les
théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical » pour affirmer péremptoirement la
thèse du monisme physique, de la nécessité de la nécessité, et de l’illusion du libre arbitre ? Une
telle affirmation n’est-elle pas, elle aussi, suspecte de dogmatisme, de fétichisme et d’idéologie,
étant donné qu’elle « dépasse de manière illégitime les limites de l’expérience, pour se mouvoir
dans une sphère où nul être humain ne peut à vrai dire séjourner524 » ? En outre, en adressant
aux croyants la critique selon laquelle ce n’est pas parce que l’absolu est inconnaissable qu’il
est Dieu, André Comte-Sponville ne se tire-t-il pas, ipso facto, une balle dans le pied, puisqu’on
pourrait lui rétorquer que ce n’est pas parce que l’ immanence est positive ou objective qu’elle
est le « tout du réel », ou qu’il n’y a rien d’autre qu’elle ? De même, si on admet avec l’auteur
de L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu que « personne ne sait, au
sens fort et vrai du mot, si Dieu existe ou non525 », et qu’on ne peut postuler son existence que
par la foi, et non par la raison, alors pourquoi affirme-t-il, sans aucun début de preuve, que
l’immanence est la « fondation ultime » ou la cause non causée de toute chose ? En identifiant
le fondement ultime de toute chose, André Comte-Sponville et les théoriciens de
« l’immanentisme radical » ne nous révèlent-ils pas qu’ils ont un parti pris métaphysique, et
qu’ils font, eux aussi, dans une sorte de pari pascalien ? En définitive, ne prennent-ils pas leurs
convictions pour la vérité ?
Comme les autres immanentistes radicaux, on pourrait dire que l’auteur de L’Esprit de
l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu est aussi « un imbécile526 », puisqu’il
affirme que tous ceux qui, à l’instar des croyants, fondent leurs certitudes ou leurs savoirs sur
des préjugés ou des convictions le sont nécessairement. A ce propos, André Comte-Sponville
affirme :
Si vous rencontrez quelqu’un qui vous dit : « je sais que Dieu existe » [,] c’est
un imbécile qui prend sa foi pour un savoir527 » ; et « si vous rencontrez
quelqu’un qui vous dit : « je sais que Dieu n’existe pas », ce n’est pas d’abord
un athée, c’est un imbécile528.

Même si André Comte-Sponville ne dit pas expressément que Dieu n’existe pas, il a une
forte conviction, qui devient un quasi savoir, que tout est immanent au réel qui est « Tout ». Si

524
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 432.
525
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 82.
526
Ibid.
527
Ibid.
528
Ibid.

183
cette conviction n’était pas synonyme de savoir, il n’aurait pas, sur elle, édifier toute sa
philosophie. Mais, au cas où il nous dirait qu’il est resté au stade de la conviction, nous lui
dirions qu’il n’est pas, pour autant, sorti de l’auberge, car la conviction est loin d’être la vérité.
La conviction s’apparente bien plutôt à cette foi sur laquelle est bâtie la religion. Dès lors, on
peut aussi se demander si « l’immanentisme radical » ou le matérialisme absolu n’est pas une
religion dont le dieu est la matière, la nature, le réel, le monde, la vie, le corps, l’infrastructure
ou l’homme.
Pour Luc Ferry,

Les penseurs de la déconstruction matérialiste devraient être les premiers à


reconnaître : l’idée d’un fondement ultime des valeurs n’a aucun sens hors
des cadres de la métaphysique classique. De ce point de vue, la théologie
traditionnelle et le matérialisme dogmatique commettent paradoxalement le
même péché. Ils sont pour ainsi dire comme deux faces d’une même médaille :
tous deux prétendent parvenir à identifier un fondement ultime (comme par
exemple dans l’ouvrage collectif publié par Jean-Pierre Changeux, qui
s’intitule de manière significative Les Fondements naturels de l’éthique). Or,
que ce fondement des idées et des valeurs soit divin ou matériel, peu importe
ici, il prétend enraciner l’expérience de la transcendance dans une
explication enfin complète sinon en fait du moins en droit. Comme la
déconstruction kantienne de la métaphysique nous invitait déjà à le faire, il
faut pourtant renoncer à l’idée de fondement ultime parce qu’elle est à la fois
inconcevable et incompréhensible, que ce soit pour justifier la transcendance
(dans la religion) ou pour la nier en l’expliquant comme illusion de la
conscience commune (dans le déterminisme matérialiste).529

En hypostasiant la nature, c’est-à-dire en posant le réel comme le principe des principes,


« l’immanentisme radical » n’est pas seulement suspect de dogmatisme, de fétichisme et
d’idéologie, mais aussi d’aliénation, car il soumet l’homme à une « altérité radicale », comme
c’est le cas dans la cosmologie grecque, la religion, le mysticisme, la métaphysique classique
et l’idéalisme. En effet, comme nous l’avons démontré à la première partie de notre travail,
dans l’Antiquité grecque, l’individu est sous la domination du cosmos au sein duquel il doit
s’ajointer ou s’ajuster ; au Moyen Age, il est placé sous le regard bienveillant d’un Dieu
personnel et unique à qui il doit soumission, obéissance et fidélité ; dans la modernité, il est
appelé à se soumettre aux exigences d’une raison abstraite, hégémonique, « vorace » et
« boulimique » ; et dans la postmodernité, notamment avec le matérialisme absolu ou
« l’immanentisme radical » qui est au cœur des philosophies du soupçon et de la déconstruction,

529
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1036.

184
il est abandonné aux caprices du destin qu’il doit aimer d’un amour sans ressentiment.
L’homme doit aimer le réel tel qu’il est, dans la mesure où, comme le dit Baruch Spinoza, si
nous nous plaçons du point de vue de la nature ou de Dieu, nous verrons que la nécessité fait
bien toute chose. Autrement dit, tout événement qui arrive dans la nature ou dans le monde est
nécessaire, dans les deux sens du mot, en ceci qu’il est non seulement ce sans quoi la vie de la
partie ou du tout est en péril, mais aussi et surtout ce qui ne peut ne pas être.
Un bon spinoziste ou un bon immanentiste, par illustration, est comme un bon chrétien,
un bon bouddhiste, ou un bon partisan du « cosmologico-éthique et politique », en ce sens que
l’un comme l’autre doit faire un effort de décentration de soi ou de néantisation de ses états
d’âme et de sa volonté, pour se projeter ou s’élever vers la volonté de la volonté, c’est-à-dire
fusionner, en quelque sorte, avec l’Eternel. Cet Eternel est la nature, pour les théoriciens et les
partisans de « l’immanentisme radical » ; un Dieu personnel et unique, pour les membres des
religions monothéistes ; un cosmos impersonnel, pour les bouddhistes ; et un cosmos personnel,
pour les Grecs anciens. Dans tous les cas, on peut dire que, pour le spinozisme,
« l’immanentisme radical », le christianisme, le bouddhisme ou les cosmologies non
scientifiques, l’accès à la « vie bonne » ou « réussie » est consécutif au développement d’une
confiance aveugle en une « altérité radicale ».
Le bon spinoziste, le bon immanentiste, tout comme le bon chrétien, le bon bouddhiste
ou le bon Grec ancien, ne s’arrête jamais au niveau du microcosme, mais s’élève toujours sur
le plan du macrocosme, car, sur ce plan, il parvient à une claire intelligence de ce qui est.
Autrement dit, au niveau du microcosme, c’est-à-dire du point de vue de l’individu, la mort
d’un parent, par exemple, est considérée comme un mal, alors qu’au niveau du macrocosme,
c’est-à-dire du point de vue de la nature, de Dieu ou du cosmos, cette tragédie personnelle peut
bien plutôt être un bien pour le mort, sa famille, la collectivité, la biosphère et l’univers. Dans
Philippiens 1 : 21, l’apôtre Paul affirme : « Car pour moi, la vie c’est le Christ, et la mort est
un gain ». Autrement dit, si Christ est la vie, ou s’il a le pouvoir de nous sauver, et si c’est par
Christ, avec Christ et pour Christ que nous vivons, alors, de qui ou de quoi aurions-nous encore
peur ? Il s’agit ici des paroles de foi, car le chrétien authentique a la conviction qu’il a la vie
éternelle, puisque le Christ vit en lui. Cette bonne nouvelle du salut, prêchée par l’apôtre Paul,
n’est pas si différente de ce que dit Baruch Spinoza, du point de vue panthéiste. Pour l’auteur
de l’Ethique, si l’homme est en phase avec la nécessité, la nature ou Dieu, c’est-à-dire s’il met
entre parenthèses le point de vue fini de l’individu qu’il est, et embrasse l’Absolu dans un saut
amoureux et mystique, il n’a plus rien à redouter, car,

185
Comme l’écrit Spinoza : « Tout ce qu’on pense insupportable et mauvais et
tout ce qui paraît en outre immoral, digne d’horreur, injuste et vilain, cela
provient de ce qu’on conçoit les choses d’une façon troublée, mutilée et
confuse. » Si l’on se place du point de vue adéquat, c’est-à-dire du point de
vue qui serait celui de Dieu sur le cours du monde, il nous apparaîtra que
tout est nécessaire et déterminé, que rien n’appartient au libre arbitre de
l’homme, et, alors, enfin débarrassés du poids d’une fausse responsabilité, et
avec elle, d’une vaine culpabilité, archétype de toutes les « passions tristes »,
nous accepterons joyeusement le monde tel qu’il va.530

Cet extrait de l’Ethique, commenté par Luc Ferry, est davantage explicité par le
fragment ci-dessous, tiré du Traité de la réforme de l’entendement. En effet, Baruch Spinoza y
affirme :
Toute notre félicité et toute notre misère, écrit Spinoza, ne résident qu’en un
seul point : à quelle sorte d’objets sommes-nous attachés par l’amour ? Pour
un objet qui n’est pas aimé, il ne naîtra pas de querelle ; nous serons sans
tristesse s’il vient à périr, sans envie s’il tombe dans la possession d’un autre :
sans crainte, sans haine et, pour le dire d’un mot, sans trouble de l’âme.
Toutes ces passions sont au contraire notre partage quand nous aimons des
choses périssables comme toutes celles dont nous venons de parler. Mais
l’amour allant à une chose éternelle et infinie repaît l’âme d’une joie pure,
d’une joie exempte de toute tristesse : bien grandement désirable et méritant
qu’on le cherche de toutes ses forces.531

A la vérité, il n’y a pas de différence fondamentale entre la cosmologie grecque, la


religion, la métaphysique classique, l’idéalisme, le mysticisme, l’humanisme moderne et
« l’immanentisme radical », car c’est la même logique qui gouverne toutes ces doctrines, à
savoir la logique de l’hétéro-dépendance. Dans les cosmologies grecques de l’Antiquité,
l’homme est tenu de s’ajointer ou de s’ajuster au divin cosmos ; dans la religion, notamment le
judéo-christianisme médiéval, il doit être fidèle et obéissant à un Dieu personnel et unique ;
dans l’humanisme moderne, il a à se conformer aux exigences d’une raison abstraite et
hégémonique ; et dans la pensée de l’immanence radicale qui nourrit les philosophies du
soupçon ou de la déconstruction, il lui est demandé de se soumettre à la nécessité, c’est-à-dire
d’accepter et d’aimer le réel, ici et maintenant. Luc Ferry a donc raison d’affirmer que l’
« immanentisme radical » ou le matérialisme absolu

530
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 430-431.
531
Baruch Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, III, cité par Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?,
p. 431.

186
Nous reconduit à la religion [, à la cosmologie grecque, à la métaphysique
classique, ou à l’idéalisme] dont il voulait nous déprendre : même passion de
l’hétéronomie, même souci des fondations ultimes, même volonté d’enraciner
la sagesse humaine dans une altérité radicale qu’elle ne saurait atteindre ni
même se représenter : celle du réel éternel, absolu et tout-puissant.532

« L’immanentisme radical » ou le matérialisme absolu ne se contredit pas seulement sur


la question relative à l’existence du libre arbitre, au statut d’une sotériologie laïque, et à la
réalité d’une « altérité radicale », il se contredit aussi sur la problématique du sens de la vie ou
du sens dans la vie.

4- La question du sens de la vie ou du sens dans la vie

Les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical » ou du matérialiste absolu


estiment qu’il n’y a pas un sens de la vie parce que la vie est tout. En effet, de leur point de vue,
pour que la vie ait un sens, c’est-à-dire une signification, une orientation et une finalité, il
faudrait qu’elle soit « incluse dans une autre totalité dont elle n’est qu’un élément533 », ou que
l’homme soit totalement libéré de l’étau de la nécessité. Or, dans les deux cas, il n’en est rien.
Il n’y a rien au-dessus ou en deçà de la vie, et l’homme n’est qu’une marionnette dans les mains
du destin. La pensée de l’immanence radicale rompt ainsi tour à tour avec la cosmologie
grecque qui affirme l’existence d’un principe cosmologique qui donnerait un sens à la vie
humaine ; avec la religion qui pose un principe théologique à partir duquel l’homme doit se
référer pour se déterminer ; et avec l’humanisme moderne qui fait de « la droite et froide
raison » un nouveau foyer de sens, réactualisant l’idée de Protagoras selon laquelle « l’homme
est la mesure de toutes choses ».
Les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical » ou du matérialisme absolu
pensent qu’il est bien plutôt légitime de parler du sens dans la vie, car, c’est la vie seule qui
produit le sens de toute chose. Mais ce sens n’a pas de sens, et n’est pas, à la vérité, un sens,
car il est aveugle, imprévisible et imprédictible, tout comme la vie qui le produit. En effet, dans
la perspective immanentiste, il ne pourrait en être autrement, puisque, régie par des forces non
maîtrisées, la nature est essentiellement aléatoire, chaotique et tragique :

Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 434.


532
533
Tzvetan Todorov dans le débat qui oppose André Comte-Sponville à Luc Ferry, La Sagesse des Modernes. Dix
questions pour notre temps, p. 298.

187
Pour ma part, je tiens à ces trois moments : 1. il y a du sens dans ma vie et
ce n’est pas une illusion ; mais 2. il n’y a pas de sens ultime ou absolu ; et 3.
l’expérience spirituelle la plus haute que je peux vivre, telle qu’elle est décrite
dans les traditions mystiques (surtout orientales), n’est pas une expérience
du sens. C’est dire qu’il y a pour moi quelque chose d’encore plus haut que
l’expérience du sens : c’est (…) l’harmonie, la fusion en le monde.534

Ainsi, s’il n’y a pas un sens à la vie, mais plutôt un sens sans sens dans la vie, il s’agit,
pour l’homme, non plus de chercher à imposer ses idées au monde ou d’avoir la prétention de
le recréer conformément à ses désirs, mais de tenir compte de ce qu’il est, à savoir une réalité
qui échappe sans cesse à toute tentative de signification, d’orientation et de finalisation. En
effet, c’est en prenant en compte la dynamique de la nature que l’humanité peut se transformer
efficacement et s’insérer harmonieusement dans le monde. Dans cette perspective, André
Comte-Sponville, à la suite de Karl Marx, se refuse à interpréter la vie ou le monde, c’est-à-
dire de tomber, comme les partisans de la cosmologie grecque, de la religion, de la
métaphysique classique et de l’idéalisme, dans l’illusion du sens. Une fois de plus, l’auteur de
L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu affirme :

Il ne s’agit pas de dire que le monde est parfait au sens où il n’y aurait rien
à changer, au sens où il serait le meilleur des mondes possibles. Evidemment
non ! Il s’agit de comprendre simplement qu’il est ce qu’il est, qu’il ne peut
être autre chose, et qu’aucune sagesse, ni même aucune action pertinente, ne
peut se faire sinon à partir de la prise en compte du monde tel qu’il est. Au
fond, je suis d’accord avec Marx : le monde n’est pas à interpréter ; il est à
connaître et à transformer. Mais nul ne peut le transformer efficacement et
joyeusement qu’à condition d’abord de le prendre tel qu’il est.535

Même s’ils admettent la possibilité d’un sens dans la vie, les théoriciens et les partisans
de « l’immanentisme radical » ou du matérialisme absolu affirment l’absence de sens du sens
dans la vie. Autrement dit, pour eux, la vie est totalement absurde, puisque le sens qu’elle
produit n’a pas un sens. Le sens que produit la vie n’a pas un sens parce que celui-ci est aveugle,
imprévisible et imprédictible. En effet, en dehors de la cosmologie grecque, de la métaphysique
classique, de l’idéalisme et de la religion, la thèse immanentiste ou matérialiste de l’illusion du
sens, notamment du sens du sens dans la vie, est une critique avant la lettre du principe
anthropique développé entre autres par Trinh Xuan Thuan, Igor et Grichka Bogdanov. Selon
ces scientifiques, l’univers ou la vie a un sens, car les forces et les éléments qui ont présidé à sa

534
Ibid., p. 304.
535
Ibid., p. 311.

188
naissance et gouvernent son évolution sont caractérisés par une très haute précision, à tel point
que le monde et l’homme n’auraient jamais apparu et ne se serait jamais lancés dans un
processus d’évolution, si ces forces et ces éléments de la nature n’avaient pas les
caractéristiques précises qu’ils ont. Trinh Xuan Thuan, Igor et Grichka Bogdanov sont
convaincus que le big bang et ses évolutions ultérieures sont le déroulement d’un programme
pensé d’avance par une entité supérieure ou par une « Singularité Initiale ». Mais ce qui nous
préoccupe, à ce moment de notre réflexion, est de savoir si la pensée de l’immanence radicale
est véritablement cohérente.
« L’immanentisme radical » ou le matérialisme absolu pèche pas son incohérence. En
effet, ce qui est paradoxal dans la pensée de l’immanence radicale est moins le fait de postuler
l’absurdité de la vie que de proposer des doctrines, des sagesses pratiques, des thérapies, des
stratégies ou des morales pouvant aider l’homme à survivre et à s’épanouir dans un monde
structuré par des forces titanesques. Ces doctrines, dont « l’éternel retour » constitue un
exemple ; ces sagesses pratiques, à l’instar de « l’amor fati » ; ces thérapies, parmi lesquelles
la psychanalyse ; ces stratégies, au nombre desquelles on compte la lutte révolutionnaire ; et
ces « morales de l’immoraliste536 », comme l’éthique du « grand style », sont l’expression de
cette volonté qui voudrait indiquer le chemin ou la voie qui mène à l’ataraxie et à l’aponie (les
épicuriens et les stoïciens) ; à la puissance de la joie (les spinozistes) ; à l’équité et à la paix (les
marxistes) ; à la sérénité et à l’amour (les nietzschéens) ; à l’équilibre et à la santé psychique
(les freudiens et les psychanalystes).
En effet, par la définition des chemins laïcs du salut, c’est-à-dire des voies qui
conduisent à une « vie bonne » ou « réussie » pour ceux qui savent qu’ils viennent du néant et
en repartent, les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical » ou du matérialisme
absolu, sans le savoir peut-être, indiquent que tout le sens de l’existence est de partir de la peur
à la paix de l’âme et du corps ; des « passions tristes » à la joie et à la béatitude ; de l’injustice
et de la lutte à l’équité et à la paix ; du ressentiment et de l’infra-humanité à la sérénité et à la
surhumanité ; des névroses, des psychoses et des déséquilibres psychiques à l’harmonie et à la
santé psychosomatiques. Ainsi, la thèse immanentiste, naturaliste ou matérialiste de l’illusion
du sens apparaît, de l’avis de Luc Ferry, comme un véritable non-sens.
Dans le cadre de ce chapitre qui s’achève, nous avons montré que, pour Luc Ferry, la
pensée de l’immanence radicale est philosophiquement problématique, dans la mesure où elle
repose sur un certain nombre de postulats qui ne sont pas pertinents, à savoir le postulat de

536
Luc Ferry, Nietzsche : la mort de Dieu, p. 40.

189
l’illusion de la conscience et celui de la naturalité absolue de l’homme. Par rapport à ces deux
principaux postulats, Luc Ferry pense qu’en tant que raison et volonté, l’homme est un « être
d’anti-nature », car il a la capacité de « s’écarter » ou « d’excéder » la nature, c’est-à-dire de
la transcender ou de la transformer conformément à ses desseins. Qui plus est, sa liberté ou sa
« surnaturalité » se consolide davantage grâce à sa double historicité individuelle et collective.
En effet, l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie montre que l’histoire individuelle et
collective de l’homme lui permet, par les moyens de la socialisation, de l’éducation et de la
culture, de s’arracher progressivement à tous les codes qui tendent à l’assujettir, à savoir, par
illustration, les codes de la nature, de l’histoire, de la société et de la génétique. Issue d’une
histoire individuelle et collective, ce pouvoir d’arrachement ou de libération inscrit l’homme
dans un processus de perfectibilité, c’est-à-dire de progrès, tant du point de vue de la culture
que de la civilisation. Ainsi, Luc Ferry estime qu’il n’est donc pas pertinent de penser que
l’homme est « de part en part déterminé par des forces qui lui échappent537 ».
Par ailleurs, nous avons mis en lumière les différents paradoxes de « l’immanentisme
radical », à savoir : le paradoxe lié à l’illusion du libre arbitre ; le paradoxe relatif à la sagesse
de « l’amor fati », de « l’innocence du devenir » ou de « la volonté de puissance » ; le paradoxe
lié à l’existence d’une « altérité radicale » ; et le paradoxe relatif à la question du sens de la vie
ou du sens dans la vie. Comme cela a été établi, ces paradoxes fragilisent considérablement
« l’immanentisme radial » en même temps qu’ils remettent en cause sa pertinence
philosophique.
Si le projet des théoriciens et des partisans de « l’immanentisme radical », celui de
dépasser les « transcendances verticales », échoue philosophiquement parlant, c’est compte
tenu du fait qu’ils ont, d’après Luc Ferry, substitué aux « transcendances du passé »
l’immanence radicale. Ils sont donc passés d’une « altérité radicale » à une autre, ou encore
d’une hétéronomie à une autre. C’est cela que Luc Ferry relève lorsqu’il dénonce non seulement
les confusions de genre dont ils sont victimes, mais aussi les paradoxes dans lesquels leur
doctrine s’enlise. Aussi pense-t-il important de reposer le problème de l’émergence des
transcendances en d’autres termes, et dans une infrastructure conceptuelle tout à l’opposé de
celle construite, d’une part, par les cosmologies non scientifiques, la métaphysique classique,
l’idéalisme, le mysticisme, la religion et l’humanisme moderne ; et d’autre part, par les
« philosophies du soupçon » et de la déconstruction.

537
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 418.

190
CHAPITRE 5
L’EMERGENCE DES « TRANSCENDANCES HORIZONTALES » ET
L’AVENEMENT DE « L’HOMME-DIEU »

Dans le présent chapitre, il est question de montrer que, pour Luc Ferry, il est possible,
sans opérer un retour aux « transcendances verticales », à savoir les transcendances
cosmologique, théologique et humaniste, et sans non plus cautionner un total désenchantement,
sécularisation ou laïcisation du monde, de réenchanter nos vies ou de donner un sens nouveau
à nos existences, grâce aux valeurs, comme le bien, la justice, le beau, la vérité, l’amour et leurs
relations. D’après Luc Ferry, le propre des valeurs qui permettent de réenchanter le monde est
qu’elles demeurent « hors nature538 » ou « hors des déterminismes qui régissent les phénomènes
naturels539 », en dépit de « leur enracinement dans la conscience des hommes540 ». Elles sont,
de ce fait, transcendantes et immanentes, tout à la fois. Toutefois, avant de mettre en exergue
les arguments que mobilise l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie pour légitimer
l’existence de nouvelles formes de transcendance dans l’immanence à la conscience humaine,
il importe de définir les principes qui sous-tendent cette idée de « transcendance dans
l’immanence » ou de « transcendance horizontale ».

I- L’idée de « transcendance horizontale » et ses principes

La notion de « transcendance horizontale », synonyme de l’idée leibnizienne de


« transcendance dans l’immanence », est fondée sur un certain nombre de principes, à savoir :
le rejet des arguments d’autorité, la remise en question de l’idée d’une « fondation ultime », la
critique du subjectivisme et du relativisme, le postulat d’un monisme spécifique, et la référence
à la notion d’ « horizon ».

1- Le rejet des arguments d’autorité, de l’idée d’une fondation ultime, du


subjectivisme et du relativisme

Luc Ferry opère un dépassement tant de la cosmologie grecque, de la métaphysique


classique, de l’idéalisme, des religions, de l’humanisme moderne que de « l’immanentisme

538
Luc Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, p. 233.
539
Ibid.
540
Ibid., p. 237.

191
radical » ou du matérialisme absolu qui est au principe de l’atomisme antique, des philosophies
du soupçon et de la déconstruction. Ce dépassement se justifie par le fait que ces philosophies,
ces doctrines et ces religions reposent, selon Luc Ferry, soit sur des arguments d’autorité, soit
sur l’idée d’une « fondation ultime », soit encore sur le subjectivisme ou le relativisme. Or les
arguments d’autorité, l’idée d’une « fondation ultime », le subjectivisme et le relativisme sont
non seulement irrecevables sur le plan scientifique, mais problématiques du point de vue
philosophique.

En effet, sur le plan scientifique, toute théorie crédible doit reposer non sur des
arguments d’autorité, c’est-à-dire des arguments imposés à partir d’une position de pouvoir,
mais bien plutôt sur l’autorité ou la pertinence heuristique des arguments. Autrement dit, il
s’agit, pour le chercheur, de convaincre la communauté scientifique par un savoir rationnel,
objectif et universel. Un savoir est rationnel lorsqu’il a un sens, et lorsqu’il est cohérent et
logique. En outre, un savoir est objectif lorsqu’il est en adéquation avec la réalité ou
l’expérience. Et enfin, un savoir est universel, lorsqu’il fait l’accord de tous les esprits.
L’exigence de rationalité, d’objectivité et d’universalité permet ainsi de rompre avec les
arguments d’autorité, et impose au chercheur en quête de connaissance une prise de distance
critique vis-à-vis des dogmes, des idéologies, des évidences, des croyances et des traditions.
Concrètement, il s’agit, pour l’homme de science, de tourner résolument le dos au
subjectivisme, au relativisme et à toutes les formes de dogmatisme.

La rupture d’avec le subjectivisme est ici nécessaire, en ce sens qu’elle permet au


chercheur de mettre ses préjugés, ses sentiments, son histoire personnelle et ses habitudes entre
parenthèses. Or nous sommes sans ignorer que la mise entre parenthèse de la subjectivité du
savant est de nature à faciliter l’éclosion de la vérité scientifique. La rupture d’avec le
relativisme, quant à elle, est la condition même de l’entreprise scientifique. Autrement dit, il
n’est pas possible de se lancer dans une démarche heuristique si on n’est pas convaincu de
l’existence de la vérité. Il est donc question de s’émanciper du relativisme, car il repose sur le
principe selon lequel « la seule certitude vraiment certaine, c’est qu’il n’en existe aucune541 ».
La dernière rupture est celle que nous devons opérer avec toutes les formes de dogmatisme,
dans la mesure où le dogmatisme est une attitude qui condamne l’homme à la niaiserie, à la
clôture épistémologique, au fondamentalisme et à l’aliénation.

541
Luc Ferry et Nicolas Bouzou, Sagesse et folie du monde qui vient, Paris, XO Editions, 2019, p. 300.

192
Du point de vue strictement philosophique, l’usage des arguments d’autorité,
l’enracinement d’une pensée dans une « fondation ultime », l’adhésion à l’opinion et aux
préjugés, le perspectivisme ou l’idée selon laquelle la vérité serait une illusion sont des procédés
périlleux non seulement pour la philosophie elle-même, mais aussi, et surtout, pour l’homme.
En effet, ces procédés sont des obstacles pour le développement de la philosophie parce qu’ils
la réduisent à une simple vision du monde, à une doctrine sans ancrage scientifique, et donc à
une idéologie. Ce faisant, ils la décrédibilisent auprès des autres sciences, auprès des décideurs
politiques et auprès de toute la communauté humaine. Ce discrédit de la philosophie contribue
à rendre cette discipline inaudible, comme nous l’avons souligné ailleurs. Mais il s’agit, comme
le souhaite Luc Ferry, de bâtir le discours philosophique non plus sur des arguments d’autorité,
des « fondations ultimes » et arbitraires, le subjectivisme et le relativisme, mais sur de solides
fondements scientifiques.

La philosophie a donc le devoir de suivre et de s’imprégner des démarches, des théories,


des découvertes et des inventions scientifiques, car la pertinence de son discours dépend aussi
de l’étroite collaboration qu’elle développe avec les autres sciences. En outre, l’usage des
arguments d’autorité, l’affirmation des « fondations ultimes », l’attitude subjectiviste et
relativiste sont une source d’aliénation et de déshumanisation, en ce sens qu’ils maintiennent
l’homme dans l’hétéronomie. En effet, si ce qui est affirmé ne peut pas être remis en cause, en
vertu de l’argument d’autorité ; si la vérité absolue est déjà révélée, puisqu’on l’enracine dans
une « fondation ultime », alors l’individu n’a plus à exercer rigoureusement son esprit critique.
Dans cette perspective, il est, au contraire, appelé à la consommation « du-déjà-là » ou à la
contemplation de « l’être-là ». De même, si tout est relatif ou subjectif, alors rien ne vaut pour
tous, et tout est désormais permis, car chacun peut vivre conformément à sa propre vérité et à
sa propre vision du monde. Or, dans un contexte dominé par la permissivité et le relativisme,
aucun ordre, aucune harmonie, aucune sécurité, aucune paix, aucune liberté et aucun
développement ne sont possibles.

Fondée sur le rejet des arguments d’autorité, le refus de l’idée d’une « fondation
ultime », la critique du subjectivisme et du relativisme, la conception ferryenne de la
« transcendance horizontale » repose aussi sur l’affirmation d’un monisme physique
spécifique, en ce sens que ce monisme est différent de celui des sciences modernes, de
« l’immanentisme radical », du matérialisme absolu ou de l’existentialisme athée.

193
2- Le postulat d’un monisme physique spécifique

Dans le but de libérer l’individu des servitudes dans lesquelles les philosophies
fondationnalistes, dogmatiques, subjectivistes, relativistes et hétéronomes l’ont conduit et
maintenu, Luc Ferry a mis en place une philosophie post-métaphysique, post-nietzschéenne et
post-déconstructionniste, c’est-à-dire une pensée qui n’accorde le primat ni à l’esprit, à l’Idée,
à la conscience, à la superstructure ou à la transcendance, ni à la matière, au réel, à la vie, à
l’infrastructure ou à l’immanence. Il s’agit plutôt pour Luc Ferry de réconcilier ces deux
versants de la philosophie, en partant du postulat d’un monisme physique spécifique. Autrement
dit, le monisme physique ou monisme du phénomène sur lequel la philosophie ferryenne
s’appuie pour réconcilier l’immanence et la transcendance est très différent de celui sur lequel
repose, par exemple, les sciences modernes, « l’immanentisme radical », le matérialisme absolu
ou l’existentialisme athée.

En effet, les sciences modernes, « l’immanentisme radical » ou le matérialisme absolu


repose sur un monisme physique qui fait de la nature ou de la matière la seule réalité qui existe
véritablement. Les sciences modernes, « l’immanentisme radical » ou le matérialisme absolu
affirme, par conséquent, l’existence d’une « altérité radicale » ou d’une « fondation ultime »,
à savoir la nature, la matière, le réel, le monde ou la vie, à laquelle sont soumis tous les
phénomènes, l’homme y compris. Dans la perspective scientifique, immanentiste ou
matérialiste, l’être humain est sur le même pied ou sur un pied d’égalité que les autres êtres de
la nature. Cela veut dire qu’il n’est pas considéré comme un être spécial ou extraordinaire, c’est-
à-dire un être différent des autres êtres de la nature. Dans la perspective scientifique,
immanentiste ou matérialiste, l’homme n’est pas essentiellement défini par la conscience, la
volonté, la liberté et la responsabilité. Il n’est pas considéré comme un être « surnaturel » ou
« anti-naturel », comme l’affirment les philosophies du sujet, les philosophies existentialistes
et la philosophie post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-déconstructionniste de Luc
Ferry. Pour les scientifiques purs et durs, pour les théoriciens et les partisans de
« l’immanentisme radical » ou du matérialisme absolu, l’être humain, à l’instar des autres êtres
de la nature, est structuré par la nécessité. En fait, comme les autres êtres de la nature, c’est la
nature qui a en l’homme la prééminence.

L’existentialisme athée, par contre, est fondé sur un monisme physique qui fait la part
belle au genre humain, en ce sens qu’il pose une totalité homme-monde dans laquelle l’homme
réussit à sauvegarder sa souveraineté, et le monde, sa puissance immanente. En d’autres termes,
le monde, le réel ou la vie maintient les autres êtres de la nature dans l’étau de la nécessité ;
194
excepté l’être humain, qui n’est embrigadé par aucun « code », puisqu’il se définit, selon ce
courant philosophique, par la liberté. Dans l’existentialisme athée, l’homme est dans la nature
un être de conscience, de volonté, de liberté, de responsabilité et de créativité. Il est, selon les
termes de Luc Ferry, un être tout à fait « surnaturel » ou « anti-naturel ». Il y a donc, d’une
part, le monisme physique des sciences modernes, de « l’immanentisme radical » ou du
matérialisme absolu qui assujettit l’individu aux lois de la nature ; et d’autre part, celui de
l’existentialisme athée qui fait du sujet ou de l’homme un être totalement autonome. Cependant,
le monisme du phénomène sur lequel repose la philosophie ferryenne, et précisément l’idée
d’une « transcendance dans l’immanence » ou d’une « transcendance horizontale », est un
dépassement aussi bien du monisme physique des sciences modernes, de « l’immanentisme
radical » ou du matérialisme absolu que du monisme physique de l’existentialisme athée.

A la vérité, Luc Ferry fait reposer sa philosophie sur un monisme physique qui, comme
celui des sciences modernes, de « l’immanentisme radical », du matérialisme absolu et de
l’existentialisme athée, est une affirmation de l’idée selon laquelle la nature, le réel, la matière,
le monde ou la vie est « Tout ». Mais à la différence du monisme physique qui est en œuvre
dans les sciences modernes, « l’immanentisme radical », le matérialisme absolu et
l’existentialisme athée, le monisme physique sur lequel est fondée la philosophie ferryenne est
« anti-fondationnaliste », en ce sens qu’il n’admet aucune « fondation ultime », que ce soit le
cosmos des Grecs de l’Antiquité ; le Dieu personnel et unique des religions monothéistes du
Moyen Age ; la raison et les grandes utopies des philosophes modernes ; ou la nature, le réel,
la matière, le monde, la vie chez les scientifiques et les théoriciens de « l’immanentisme
radical » ou du matérialisme absolu. Néanmoins, en accord avec l’existentialisme athée, la
philosophie ferryenne postule l’idée d’une « nature » « surnaturelle » ou « anti-naturelle » de
l’homme, c’est-à-dire la capacité du sujet à excéder la nature, à s’y écarter ou à s’y arracher
progressivement, en dépit de sa naturalité.

Toutefois, Luc Ferry entre en dissonance avec les sciences modernes, la pensée de
l’immanence radicale et l’existentialisme athée, en affirmant que l’idée du « tout du réel », de
l’absence d’une transcendance hors de l’immanence, ou du postulat du monisme du phénomène
ne signifie ni un nivellement de la nature par le bas, c’est-à-dire une réduction de l’humanité à
l’animalité, ni l’inexistence d’une « transcendance dans l’immanence ». C’est justement cette
conviction qui l’amène à s’interroger de la manière suivante : « Sommes-nous bien certains
qu’il n’existe pas d’autres manières de penser la transcendance que sur un mode religieux,

195
métaphysique ? La phénoménologie, en particulier celle de Husserl, ne nous a-t-elle pas appris
le contraire ?542 »

Pour Luc Ferry, dans la totalité homme-monde, esprit-matière, conscience-corps,


valeur-sujet ou superstructure-infrastructure, les premiers termes, certes, naissent
hasardeusement des seconds, comme le pensent les scientifiques, les théoriciens de
« l’immanentisme radical » et de l’existentialisme athée avec lesquels il est d’accord sur ce
point ; mais, à l’inverse des sciences modernes, de « l’immanentisme radical » et de
l’existentialisme athée, l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie estime que ces premiers
termes acquièrent, paradoxalement et progressivement, une certaine autonomie au cours de leur
émergence, sans qu’on ne soit capable d’expliquer rationnellement et expérimentalement ce
processus d’autonomisation ou de « transascendance543 ».

L’émergence des « transcendances dans l’immanence », selon une formule d’Edmund


Husserl, ou des « transcendances horizontales », selon la terminologie ferryenne, ou encore le
phénomène de « transascendance » de certaines réalités ou propriétés produits par la matière,
la nature, le réel, la vie ou le corps, à l’instar « des quatre valeurs fondamentales : la vérité, le
bien, le beau, l’amour et leurs relations544 », reste mystérieux, c’est-à-dire énigmatique, d’après
Luc Ferry. Autrement dit, nul ne pourrait véritablement déterminer l’origine des valeurs ou des
sentiments qui relient les consciences, définissent le sens de l’existence, et pour lesquels les
hommes d’aujourd’hui, plus que ceux d’hier, sont prêts à sacrifier leur vie. A cet effet, Luc
Ferry affirme ce qui suit :

Je n’invente pas la vérité, la justice, la beauté ou l’amour, je les découvre,


certes en moi-même, mais comme quelque chose qui m’est pour ainsi dire
donné du dehors – sans que je puisse pour autant identifier le fondement
ultime de cette donation : il subsiste en effet un mystère de la transcendance,
un mystère que le matérialisme et la théologie [, et nous ajoutons les sciences
modernes et l’existentialisme athée,] ne peuvent pas supporter.545

Il ressort, de ces propos de Luc Ferry, que les valeurs, telles que la vérité, le bien, la
justice, la beauté et l’amour, ne sont pas une production humaine ou historique, puisque

542
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 169.
543
Nous empruntons ce concept à Jean Wahl, pour rendre compte du processus par lequel la pensée, les valeurs, la
conscience, les idées, etc., naissent de la matière ou du corps, et acquiert leur propre autonomie, sans pour autant
qu’il n’ait disjonction entre les deux. Ainsi, loin de nous gouverner de l’extérieur, l’univers des représentations
s’origine dans la vie concrète. La « transascendance » est donc un mouvement d’ascension, de ce qui n’était que
matière, vers le spirituel.
544
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1479.
545
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 441-442.

196
l’homme se contente de les découvrir en lui-même. Ainsi, ces valeurs existent bel et bien, bien
que leur genèse soit indéterminable. Pour Luc Ferry, les valeurs fondamentales de la vie
relèvent du « mystère de la transcendance » que ni les sciences modernes, ni « l’immanentisme
radical », ni le matérialisme absolu, ni l’existentialisme athée ne peuvent rationnellement et
expérimentalement expliquer.

Ce que nous voulons souligner, c’est qu’à l’inverse des sciences modernes, des religions
monothéistes, de « l’immanentisme radical » et de l’existentialisme athée qui postulent
l’existence d’une « fondation ultime », la philosophie post-métaphysique, post-nietzschéenne
et post-déconstructionniste de Luc Ferry est bien plutôt fondée sur « le mystère de la
transcendance », en ce sens que l’origine des valeurs demeure énigmatique ou indéterminable.
La philosophie post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-déconstructionniste de Luc Ferry
est un émergentisme, puisque ce philosophe pense que c’est de la nature ou de la matière que
découlent des réalités, des propriétés ou des phénomènes nouveaux dont leur particularité est
qu’ils sont irréductibles à leur matrice. A leur tour, ces réalités, ces propriétés ou ces
phénomènes irréductibles à la nature ou à la matière donnent naissance à d’autres réalités, à
d’autres propriétés ou à d’autres phénomènes, ceci continuellement.

On pourrait, par exemple, indiquer, grossièrement, que le big bang, hasardeusement,


c’est-à-dire sans qu’on puisse véritablement expliquer comment, à donner naissance au monde
qui, à son tour, a permis l’émergence de l’homme dont l’évolution a abouti au développement
d’un cerveau capable de penser, de légiférer et de choisir, même contre l’intégrité ou la survie
des différentes réalités qui se sont succédé pour qu’il puisse arriver à un tel niveau de
complexité et d’autonomie. C’est précisément dans ce cadre que nous pouvons réellement saisir
le sens de cette affirmation de Luc Ferry ; affirmation que nous citons pour une seconde fois,
étant donné qu’elle nous permet de cerner l’essentiel de la pensée de ce philosophe sur la nature
de la liberté humaine. L’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie affirme :

Avec l’être humain, la nature a engendré le seul être capable de s’arracher


à la réalité pour la juger, de prendre avec elle des distances qui lui permettent
à certains égards d’être « anti-naturel », de construire des lois ou des œuvres
qui combattent la nature plus qu’elles ne la prolongent, bref, d’être l’unique
vivant susceptible de se révolter contre la vie elle-même et, par là même, c’est
tout un, d’accéder à la sphère de la morale, de la culture et de la politique.546

546
Ibid., p. 422.

197
Ce qui nous intéresse, c’est que dans la perspective de Luc Ferry, tout comme dans celui
d’André Comte-Sponville, rien n’empêche que la pensée naisse de la matière, ou que la liberté
résulte de la nécessité. Toutefois, force est de préciser que ce qui oppose ces deux auteurs et
amis, c’est que, pour le premier, les phénomènes complexes, notamment humains, sont non
seulement irréductibles à la matrice qui les a engendrés, mais ils acquièrent aussi et surtout une
autonomie certaine par rapport à cette dernière, sans qu’on puisse rationnellement et
expérimentalement expliquer les tenants et les aboutissants de ce processus d’autonomisation.
Or, pour le second, en dépit de la complexité des phénomènes, quels qu’ils soient, ceux-ci
demeurent sous la détermination de leur matrice, et leur relative autonomie n’est, à la vérité,
qu’illusoire. En tant que matérialiste assumé, André Comte-Sponville ne pouvait pas adopter la
posture idéaliste de Luc Ferry, étant donné que le matérialisme est l’inverse critique de
l’idéalisme. A ce propos, suivons d’ailleurs ce qu’en dit André Comte-Sponville :

Le matérialisme, disait Auguste Comte, est la doctrine qui explique le


supérieur par l’inférieur, et ce n’est pas tout à fait faux : expliquer la pensée
par la matière, la superstructure par l’infrastructure, la conscience par
l’inconscient, l’âme par le corps, l’amour par le sexe, etc., c’est bien du
matérialisme.547

André Comte-Sponville est convaincu, n’en déplaise à son ami Luc Ferry, que la
complexité d’un dérivé de la matière, fût-il l’homme, ne lui donne pas le pouvoir de s’écarter
réellement de la nature, car, c’est encore celle-ci qui lui accorde cette marge de manœuvre,
c’est-à-dire cette capacité de l’excéder. Mais l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie
signe et persiste sur ses thèses émergentistes, car il est convaincu que le monisme du phénomène
n’est pas synonyme de réductionnisme. Il est d’avis avec John Stuart Mill pour qui une propriété
peut découler des propriétés fondamentales sans s’y réduire, c’est-à-dire en demeurant nouvelle
et irréductible à celles-ci. Pour Luc Ferry, l’homme, par illustration, est un produit de la nature,
ce qui ne fait pas nécessairement de lui un être totalement naturel. La preuve, dit-il, c’est son
caractère « anti-naturel » ou « surnaturel ».

Fondée, d’une part, sur le refus des arguments d’autorité, le rejet de l’idée d’une
« fondation ultime », la critique du subjectivisme et du relativisme ; et d’autre part, sur un
monisme physique spécifique, la théorie de l’évolution, la théorie de la « transascendance » et
l’émergentisme, la philosophie post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-
déconstructionniste de Luc Ferry se veut, il va sans dire, une philosophie de « la transcendance

547
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., pp. 44-45.

198
dans l’immanence », selon une terminologie husserlienne, ou de la « transcendance
horizontale », selon les mots de l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie. Cette
philosophie de la « transcendance horizontale » affirme que l’homme n’invente pas ou ne crée
pas, par les moyens de la raison (« la ratio-nomie »), les valeurs qui définissent le sens de son
existence.

Qui plus est, avec la philosophie de la « transcendance horizontale », l’individu ne


découvre pas non plus les valeurs dans le bel et divin ordonnancement du monde (« le
cosmologico-éthique », « la cosmo-nomie »), ni dans la révélation (« le théologico-éthique »,
« la théo-nomie »), mais bien plutôt en lui, c’est-à-dire dans sa sensibilité et dans sa conscience.
Toutefois, ces valeurs qui émergent de l’humain, indépendamment de sa raison et de sa volonté,
s’imposent pourtant à lui, comme si elles venaient de l’extérieur. C’est pour cette raison que
Luc Ferry postule qu’elles sont absolues et objectives, immanentes et transcendantes. Ces
valeurs sont immanentes à la conscience individuelle, puisque cette dernière est le lieu de leur
naissance. Elles sont transcendantes par rapport à l’homme, dans la mesure où elles « continuent
de [lui] apparaître comme indépendantes de [sa] volonté, comme « données du dehors » (…).
[Elles] semblent s’imposer à [lui] jusque sous la forme d’un impératif qui peut parfois [le]
conduire à mettre [sa vie] en danger548 », ceci pour le bien-être des autres, notamment de ceux
et de celles qu’il a sacralisés par l’amour.

Pour bien comprendre la philosophie ferryenne telle qu’elle est adossée à la


« transcendance horizontale », il importe de prendre en compte la notion d’ « horizon » qu’il
emprunte à Edmund Husserl.

3- La référence à la notion d’ « horizon »

A la différence de la « transcendance verticale », à savoir, par exemple, la transcendance


cosmologique, la transcendance théologique ou la transcendance humaniste, la « transcendance
dans l’immanence » ou « transcendance horizontale », ou encore ce que Luc Ferry appelle la
« transcendance phénoménologique549 », s’oppose, comme nous l’avons montré plus haut, à
toute idée de « fondation ultime », à tout dogmatisme et à toute prétention à la connaissance
absolue, car elle renvoie à la notion husserlienne d’ « horizon », c’est-à-dire de « mobilité

548
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 450.
549
Ibid., p. 451.

199
infinie550 », d’ « ouverture551 » ou de « mystère552 ». En effet, Luc Ferry pense, à la suite
d’Edmund Husserl, que quelle que soit la rigueur de nos démarches scientifiques, de nos
réflexions philosophiques ou de nos descriptions phénoménologiques, nous ne pouvons ni
accéder à l’origine des phénomènes ni les connaître parfaitement, car leur genèse et leur essence
sont inaccessibles comme l’horizon que le navigateur ne parvient jamais à atteindre. La genèse
et la nature des choses, des valeurs, dans le cas d’espèce, sont ainsi à l’image d’une courbe
asymptotique qui se poursuit indéfiniment vers l’inaccessible infini. C’est d’ailleurs pour cette
raison que Luc Ferry affirme que la cause première de tout phénomène est inaccessible, et que
nous ne pouvons connaître le réel que par esquisse ou de profil, c’est-à-dire de façon partielle
et partiale. A ce propos, Luc Ferry affirme ce qui suit :

Lorsque j’ouvre les yeux sur le monde, les objets me sont toujours donnés sur
un fond, et ce fond lui-même, au fur et à mesure que je pénètre l’univers qui
m’entoure, ne cesse de se déplacer comme le fait l’horizon pour un
navigateur, sans jamais se clore pour constituer un fondement ultime et
indépassable. Ainsi, de fond en fond, d’horizon en horizon, je ne parviens
jamais à saisir quoi que ce soit que je puis tenir comme une entité dernière,
un Etre suprême ou une cause première qui viendrait garantir l’existence du
réel qui m’entoure. En quoi la notion d’horizon, par sa mobilité infinie même,
renferme en quelque façon celle de mystère : comme celle du cube, dont je ne
perçois jamais toutes les faces en même temps, la réalité du monde ne m’est
jamais donnée dans la transparence et la maîtrise parfaite.553

L’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie est convaincu que les valeurs


immanentes à la conscience humaine et transcendantes par rapport à l’homme sont d’origine
mystérieuse, dans la mesure où le savoir humain est limité et ne peut jamais « accéder à
l’omniscience554 ». Mais la question de fond que nous nous posons est celle de savoir comment
des valeurs, à l’instar de la vérité, du bien, du beau, de l’amour et leurs relations, parviennent à
structurer l’existence humaine, c’est-à-dire à se constituer comme de nouveaux foyers de sens
ou de nouveaux motifs de sacrifice, sans l’appui d’une « altérité radicale », à l’instar du cosmos,
de Dieu, de la raison, de la nature ; et sans l’aide d’une autorité politique, qui veillerait à leur
stricte application. Autrement dit, qu’est-ce qui légitime ou justifie, en l’absence de toute
« transcendance verticale » et de toute autorité, la transcendance des valeurs immanentes ? En

550
Ibid., p. 452.
551
Ibid., p. 453.
552
Ibid., p. 452.
553
Ibid.
554
Ibid.

200
d’autres termes, comment les valeurs immanentes parviennent-elles à s’imposer à l’homme
comme si elles venaient de l’extérieur ?

II- La réalité de la transcendance des valeurs immanentes

De l’avis de Luc Ferry, les valeurs fondamentales de la vie, à l’instar de la vérité, du


bien, de la justice, du beau, de l’amour et leurs relations, se dévoilent fortuitement en l’humain,
« hors de toute référence à un argument d’autorité ou à une hétéronomie dont l’origine
coïnciderait avec un fondement réel (Dieu ou la nature)555 », d’une part ; et d’autre part,
s’imposent à lui comme un « impératif catégorique », sans que nul ne soit capable de connaître
leur origine. Ainsi, face à cette incapacité à situer l’origine de ces valeurs immanentes et
transcendantes, Luc Ferry estime qu’on ne peut, à la vérité, que constater leur émergence du
sein de l’humanité, et procéder, dans la limite du possible, à leur phénoménologie.

1- La transcendance des valeurs immanentes comme l’expression d’un sentiment


originaire
Luc Ferry pense que les valeurs épistémologiques, éthiques et esthétiques s’objectivent
et s’universalisent indépendamment de la volonté de l’homme. C’est ainsi que, pour l’auteur de
L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, les vérités scientifiques, en général, et les vérités
mathématiques, en particulier, naissent en l’individu et s’imposent à lui, sans qu’il soit
nécessaire de convoquer, pour cela, une quelconque autorité. C’est le cas, dit-il, de ce « petit
esclave d’un célèbre dialogue de Platon, [intitulé le Ménon,] qui redécouvre le théorème de
Pythagore par ses propres raisonnements556 ». C’est aussi le cas de chacun d’entre nous, qui
prend par lui-même conscience que deux plus trois font forcément cinq. Cette vérité scientifique
ou mathématique, qui, au départ, est subjective ou relative à la conscience individuelle, devient,
par la suite, objective et universelle, en ce sens qu’elle finit par se poser comme quelque chose
qui dépasse la simple subjectivité. Autrement dit, les vérités scientifiques ou mathématiques
s’élèvent au-dessus des particularités subjectives pour faire l’accord de presque tous les esprits,
ceci sans aucune argumentation, ni démonstration. Luc Ferry affirme à cet effet :

Que 2 + 2 fassent quatre, c’est par moi-même que j’en prends conscience,
sans référence à une autorité extérieure et supérieure à moi, à un « maître »
ou à une institution telle que l’Eglise ou l’Etat. (…) nous ne parvenons jamais
à des convictions véritables et solides qu’en suivant des démarches
intellectuelles qui nous sont propres, qui sont, même quand elles viennent au

555
Ibid.
556
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, Paris, Plon, 2010, p. 280.

201
départ de l’extérieure, intériorisées finalement par nous. Pour autant, au
cœur de l’immanence même, s’insinue de manière irrépressible et
parfaitement incontournable, le sentiment de la transcendance. Je « sens »
bien que je n’y peux rien, que dans cette vérité, pourtant triviale, selon
laquelle, en effet, 2 + 2 font forcément 4, il se joue quelque chose qui me
dépasse infiniment et ne relève pas de ma particularité subjective.557

Ce qu’il faut noter, c’est que les vérités scientifiques ou mathématiques ne sont ni
subjectives ni relatives, n’en déplaise aux philosophes du soupçon, de la déconstruction et de
la postmodernité. Ces vérités ne sont pas, nous dit l’auteur de La révolution de l’amour, une
« affaire de goût ou de volonté558 », encore moins une question qui relève d’une décision
personnelle, car elles ne sont pas une invention du sujet. En effet, à l’opposé de la philosophie
platonicienne qui s’appuie sur la mythologie pour expliquer le phénomène de la réminiscence
ou de la redécouverte des connaissances qui seraient enfouies dans la conscience, la philosophie
post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-déconstructionniste de Luc ferry affirme, pour
sa part, son incapacité à « identifier la source ultime de cette donation, laquelle demeure
irréductiblement mystérieuse559 ».

Tout comme la vérité, le bien et la justice sont, pour Luc Ferry, des valeurs
transcendantes à la conscience individuelle. En effet, il souligne qu’on aurait tort de penser que
la morale ou l’éthique est subjective ou relative, c’est-à-dire relève de la volonté ou des choix
arbitraires du sujet ou d’une communauté. Or, du point de vue ferryen, les valeurs morales ou
éthiques ne sont pas créées par l’homme, puisqu’il les découvre en lui. Les valeurs morales ou
éthiques sont, dans la perspective ferryenne, autant objectives et universelles que les valeurs
qui appartiennent à la sphère de la science ou des mathématiques. Le bien et la justice, par
exemple, s’imposent à l’homme comme étant des valeurs supérieures et préférables au mal et à
l’injustice. Ils sont, pour cette raison, défendables et, en leur nom, comme un seul homme, la
plupart des individus ou des nations, si ce n’est la totalité, peuvent se lever pour qu’ils ne soient
pas vaincus par leur inverse critique. Ainsi, qui, en son âme et conscience, pour lui et pour ses
enfants, s’interroge l’auteur de La Révolution de l’amour, peut-il préférer la violence à la paix,
le mal au bien, le vice à la vertu, l’injustice à la justice, la haine à l’amour, bref, l’immoralité à
la moralité ?

557
Ibid.
558
Ibid.
559
Luc Ferry, L’Anticonformiste. Une autobiographie intellectuelle, entretiens avec Alexandra Laignel-Lavastine,
Paris, Editions Denoël, 2011, p. 125.

202
Pour Luc Ferry :

Que je le veuille ou non, de manière tout aussi irrépressible que dans l’ordre
de la science, le sentiment s’impose à moi que le racisme, par exemple, n’est
pas défendable, que les droits de l’homme valent mieux que la violence, que
l’injustice, quelle qu’elle soit, est pire qu’un désordre ou, à tout le moins,
qu’elle n’a pas le même statut moral. On me dira qu’il y a des racistes
sincères. A vrai dire, j’en doute. A preuve les contorsions et les dénégations
infinies auxquelles ils se livrent en permanence pour vous expliquer,
justement, qu’ils ne sont pas racistes, qu’ils ont un ami juif ou noir, leur
hypothèse étant, comme on sait, l’hommage involontaire que le vice rend à la
vertu.560

A l’inverse des positivistes et des néopositivistes, l’auteur de La Révolution de l’amour


estime que l’hypothèse selon laquelle les valeurs morales ou éthiques seraient plus subjectives
que les vérités scientifiques n’est pas vérifiée, car

L’adhésion aux valeurs morales qui sous-tendent les droits de l’homme fait
de facto, si l’on y réfléchit bien, beaucoup moins problème que certaines
théories scientifiques. Qu’il s’agisse du réchauffement climatique, des
théories de la lumière ou de l’opposition entre la mécanique relativiste et
celle des quanta, les débats furent et restent encore parfois tout aussi vifs,
sinon plus que sur les valeurs morales qui, au final, font très largement
consensus et apparaissent à ce titre comme transcendantes par rapport à la
subjectivité de chacun d’entre nous.561

L’objectivité, l’universalité et la transcendance des valeurs morales, précise l’auteur de


La révolution de l’amour, ne sont pas liées au fait qu’elles soient devenues une tradition
familiale, communautaire, nationale ou internationale, ni au fait qu’elles soient l’expression de
la foi en un être transcendant, encore moins au fait qu’elles soient la décision d’une volonté qui
désire ou qui est obligée de se soumettre à une loi de la raison ou de l’Etat. Les valeurs morales
ou éthiques ne sont pas, dans cette perspective, hétéronomes. Certes, d’après Luc Ferry, elles
nous apparaissent

Sans nulle doute, même si [notre] adhésion est requise, comme venant en
quelque sorte de « plus haut que [nous] », et pourtant, à bien y réfléchir, [nous
ne les trouvons] pourtant nulle part ailleurs qu’en [nous-mêmes], dans
l’immanence, justement, à [notre] propre réflexion, à cette « voix intérieure »
dont parlait Rousseau à propos de la conscience morale562.

560
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 281.
561
Ibid., pp. 281-282.
562
Ibid., p. 282.

203
En effet, dans Emile ou De l’éducation, Jean-Jacques Rousseau pense que l’homme est
doué d’un instinct moral. Autrement dit, du point de vue rousseauiste, la conscience est un
sentiment naturel. D’ailleurs, Jean-Jacques Rousseau, par la voix du « vicaire Savoyard », un
ancien curé des campagnes et des villages, affirme :

Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel,
malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui
comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de
conscience. […]
Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions métaphysiques qui
passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous
ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider à
consulter votre cœur. Quand tous les philosophes prouveraient que j’ai tort,
si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas davantage.
Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos
sentiments naturels ; car nous sentons avant de connaître ; et comme nous
n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous
tenons cette volonté de la nature, de même l’amour du bon et la haine du
mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de
la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes
nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-
dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance
ou la disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons
respecter. […]
Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide
assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible
du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais
l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien
en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer
d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison
sans principe.563

Luc Ferry partage la conception rousseauiste selon laquelle les valeurs morales ou
éthiques naissent dans le cœur des hommes. Les normes morales, nous dit le « vicaire
Savoyard », ne proviennent pas « des principes d’une haute philosophie, mais je les trouve au
fond du cœur […] en caractères ineffaçables564 ». Mais, à la différence de Jean-Jacques
Rousseau qui fait de la nature ou de Dieu la « fondation ultime » de la loi morale et de toute
chose, d’une part ; et d’autre part, tergiverse encore entre la foi et l’athéisme, l’auteur de
L’Homme-Dieu ou le sens de la vie rompt définitivement avec les illusions des « arrière-

563
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’éducation [1762], « La Profession de foi du vicaire Savoyard », Paris,
GF-Flammarion, 1966, livre IV, pp. 376-378.
564
Jean-Jacques Rousseau, Profession de foi du vicaire Savoyard, Paris, Flammarion, 2010, p. 53.

204
mondes », et récuse totalement toute idée et toute possibilité d’identification de la source ultime
des valeurs ou des phénomènes. Pour lui, la cause première des choses et des êtres demeure
hors de portée de l’humaine condition. Nous comprenons que Luc Ferry ne peut donc pas
adhérer à cette seconde proposition du « vicaire Savoyard » selon laquelle les règles morales,
que l’homme trouve au fond de lui-même, y sont « écrites par la nature565 ».

Sur le plan esthétique, Luc Ferry justifie la transcendance de la beauté ou des valeurs
esthétiques, en s’appuyant sur l’expérience poétique que fait chaque individu au quotidien. En
effet, lorsque nous écoutons, par illustration, une belle mélodie, comme « La flûte enchantée »
de Mozart, lorsque nous contemplons une peinture de haute facture esthétique, comme « La
Nuit étoilée » de Vincent van Gogh ou « La Joconde » de Léonard de Vinci, ou lorsque nous
caressons du regard un somptueux paysage, comme celui du coucher du soleil ou celui d’une
plaine couverte de vignes et de vergers, nous sommes comme subjugués et transportés dans un
monde onirique. Des fleuves d’émotions nous traversent littéralement sans que nous puissions
quoi que ce soit. Le sentiment et le jugement esthétiques sont ici subjectifs ou immanents à la
sensibilité, parce qu’il naît en le sujet.

Toutefois, cette subjectivité ou cette immanence du sentiment et du jugement


esthétiques n’est nullement condamnée au relativisme. Bien au contraire, nés en l’homme, le
sentiment et le jugement esthétiques s’élèvent aussitôt à l’objectivité et à l’universalité, en ce
sens que tout homme peut en faire l’expérience, c’est-à-dire éprouver sensiblement les mêmes
émotions, sans pour autant être capable de l’expliquer rationnellement ou scientifiquement.
C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Emmanuel Kant, dans La Critique de la faculté de juger,
affirme : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept ».

De même que le sentiment et le jugement esthétiques, la transcendance ou l’extériorité


de l’amour est, pour Luc Ferry, une évidence, en dépit de sa radicale immanence ou intériorité.
En effet, le sentiment amoureux ou amical naît, certes, en l’homme, sans qu’il puisse
véritablement savoir quand, comment et pourquoi il a émergé, mais il le pousse, cependant, à
« sortir de lui-même », à avoir une totale confiance en l’autre, à s’ouvrir à lui et à lui dévoiler
spontanément l’intimité de son être. Autrement dit, l’individu tombe spontanément amoureux,
sans savoir ni l’heure ni le jour ; ni non plus le mécanisme qui préside à l’émergence de ce
sentiment qui l’anime et le détermine, et encore moins ce qui serait à l’origine d’un tel
mécanisme de détermination.

565
Ibid.

205
Mais ce qui est certain, c’est que le sentiment amoureux « ne se commande pas566 », car
il fait irruption dans le cœur de l’homme, sans lui et malgré lui. En effet, l’homme constate tout
simplement qu’il est fol amoureux de son proche, de son prochain ou de quelque chose. Comme
le dit l’auteur de La Révolution de l’amour : « Je « tombe » amoureux, comme dit si bien le
langage courant pour signifier qu’en effet, on ne fait jamais exprès d’aimer567 ».

A la vérité, Luc Ferry précise que lorsque Jésus-Christ, reprenant un passage du


Lévitique 19.18, nous recommande d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, « ce n’est bien
évidemment pas au sentiment intérieur qu’il fait appel, mais à des actes et des comportements
qui doivent, là est l’impératif, s’inscrire dans une réalité tangible568 ». Il s’agit, dans la
perspective christique, d’amener l’être humain à un changement d’attitude vis-à-vis de son
proche, de son prochain ou de son lointain. Le Christ sollicite l’intelligence, la volonté et la foi
du croyant, en vue de sa conversion à l’altruisme, à la compassion, à la charité ou à l’amour
« agapè ». Or l’amour dont il est question dans la philosophie ferryenne est un amour « éros »
ou « philia », c’est-à-dire un amour charnel auquel on ne résiste pas. Dit autrement, l’amour
auquel nous convie Jésus-Christ est davantage l’expression d’une volonté qui se convertit ou
qui décide, avec la force que lui donne le Saint-Esprit, de se donner gratuitement aux autres.
Toutefois, tel n’est pas le cas de l’amour ferryen qui est bien plutôt un sentiment, une inclination
qui naît en l’homme et le pousse, indépendamment de sa volonté, à s’ouvrir à l’autre, à aller à
sa rencontre, à partager avec lui un certain nombre de choses, à être charitable à son égard ou à
éprouver, pour lui, de la compassion. A ce propos, Luc Ferry affirme :

Car le sentiment comme tel, qu’il soit d’ailleurs amoureux ou amical, ne se


commande pas. Il s’empare de nous. Nous pouvons sans doute lui résister,
mais l’idée de résistance indique assez par elle-même qu’il s’est insinué en
nous hors de notre volonté. Il nous requiert, comme un don gratuit qui vient
d’une altérité. Et cependant, comment le nier, il n’est nulle part ailleurs situé
que dans l’intériorité de ce cœur qui possède ses raisons que la raison ne
connaît pas et qui renvoie par-là à l’intimité la plus subjective qui se puisse
concevoir. Là encore, il y a bien transcendance, mais dans l’immanence la
plus radicale qui soit, extériorité, mais dans l’intériorité la plus grande.569

L’objectif de la démonstration qui précède est de légitimer la thèse ferryenne selon


laquelle, au-delà de l’illusion des « transcendances du passé » et de l’inapplicabilité de la
pensée de l’immanence radicale, de nouvelles formes de transcendance émergent au cœur de

566
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 283.
567
Ibid.
568
Ibid.
569
Ibid.

206
l’humain, à savoir des « transcendances horizontales » ; « d’où surgit le sens laïc570 », l’esprit
du sacrifice et la possibilité du salut. Ces « transcendances horizontales », que sont le bien, la
justice, le beau, la vérité, l’amour et leurs relations, renvoient à ces « structures
d’intersubjectivité que nous pouvons, selon les moments de notre vie, selon les talents que nous
développons, incarner à des degrés divers571 ». En effet, de l’avis de Luc Ferry, les
« transcendances horizontales » ouvrent nécessairement la voie à un réenchantement du monde,
car l’émergence des facultés, comme la liberté ; des valeurs, comme la vérité, le bien, la justice
et le beau ; et des sentiments, comme l’amour, sans aucun rapport avec une « altérité radicale »
ou une « fondation ultime », rendent le sujet irréductible à la seule « logique naturelle de
l’animalité572 ». En outre, ces facultés, ces valeurs et ces sentiments permettent de tisser, de
consolider et de préserver le lien social.
Par ailleurs, les « transcendances horizontales » permettent à l’auteur de La Révolution
de l’amour de mettre en place un nouvel humanisme qui n’est ni l’humanisme de la Renaissance
ni l’humanisme des Lumières, et encore moins l’humanisme athée. Pour Luc Ferry, des facultés,
des valeurs et des sentiments, à la fois immanents et transcendants par rapport à l’homme, et au
sommet desquels trône l’amour, constituent, aujourd’hui, de nouveaux foyers du sens, de
nouveaux motifs du sacrifice et de nouvelles sources du salut, ceci après le principe
cosmologique de l’Antiquité ; le principe théologique du Moyen Age ; le principe humaniste
de la modernité ; et le principe de la déconstruction, caractéristique de la postmodernité.
L’auteur de La Sagesse des Modernes inaugure ainsi une cinquième période de l’histoire
de la pensée, une ère nouvelle, marquée par des principes à la fois immanents et transcendants,
des principes, comme l’amour, qui donne une signification, une orientation et une finalité à la
vie humaine. Grâce à ces principes, l’homme peut accepter, de nouveau, de mourir pour ses
proches, son prochain et son semblable. Toutefois, la question qui demeure est celle de savoir
comment ces nouveaux principes de sens, qui culminent avec l’amour, parviennent non
seulement à donner une signification, une orientation et une finalité à l’existence, mais aussi à
devenir des nouveaux motifs du sacrifice. Autrement dit, en quoi les valeurs immanentes et
transcendantes de liberté, de vérité, du bien, de justice, du beau et d’amour arrivent-elles à relier
des subjectivités particulières, à donner un sens à leur existence, à pousser les individus à se
mettre en danger ou à se sacrifier pour leurs semblables ? En d’autres termes, pourquoi Luc
Ferry estime-t-il que la plupart de nos contemporains sont prêts à se laisser guider, non plus par

570
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1479.
571
Ibid.
572
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 451.

207
« le cosmos des Grecs, le Dieu des Juifs et des chrétiens, la Raison et les droits de l’humanisme
moderne et républicain, avec ses prolongements politiques, le patriotisme, le colonialisme ou
l’idée révolutionnaire573 », mais bien plutôt par les lumières des valeurs fondamentales de la
vie susmentionnées ?

2- Des valeurs immanentes et transcendantes comme de nouveaux lieux du sens et


de nouveaux motifs du sacrifice

Du fait de leur enracinement dans l’humain, dans la subjectivité ou dans l’immanence à


la conscience individuelle, d’une part ; et de leur transcendance, c’est-à-dire de leur capacité à
s’imposer au sujet comme si elles étaient des entités objectives, extérieures ou « données du
dehors », d’autre part, Luc Ferry pense que les valeurs fondamentales de la vie, telles que la
vérité, le bien, la justice, le beau, l’amour et leurs relations, sont non seulement des « structures
d’intersubjectivité » et des principes qui donnent un sens à l’existence des hommes
d’aujourd’hui, notamment dans les Républiques démocratiques et laïques occidentales, mais
aussi de nouveaux motifs du sacrifice. Autrement dit, du point de vue de l’auteur de La Sagesse
des Modernes, l’homme contemporain n’a pas seulement le pouvoir de s’écarter de la nature,
de l’excéder ou de s’y arracher ; de s’émanciper des déterminations socio-historiques et psycho-
biologiques, comme nous l’avons établi dans le chapitre précédent, il « dispose aussi de la
capacité à reconnaître des horizons de sens « transcendantaux »574 » qui non seulement le
relient avec les autres et orientent son existence, mais aussi le poussent à mettre sa vie en danger,
pour la préservation du bien-être de ceux et de celles qui lui sont chers, et partant de l’humanité
tout entière.

En effet, tout le sens de la vie de l’homme contemporain est de s’arracher


progressivement à tous les codes qui l’assujettissent ou qui tendent à le faire ; de tendre
patiemment vers la connaissance des phénomènes et des choses par le seul moyen de son
intelligence ; de rechercher, pour son propre épanouissement et pour celui des autres,
l’incarnation du bien et de la justice dans les comportements et dans le tissu social ; de s’élever
à la contemplation de la beauté, en vue d’un bien-être intérieur, condition d’une meilleure
qualité de vie ; et de laisser fleurir les diverses figures de l’amour sans lesquelles la vie ne vaut
pas la peine d’être vécue, et pour soi et pour les autres.

573
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 12.
574
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1479.

208
Luc Ferry pense qu’à l’ère post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-
déconstructionniste, le but ou l’objectif de chaque individu est de « devenir [de plus en plus]
humain, [de] se rendre digne d’une communication authentique avec autrui et ce, quelle que
soit [sa] situation d’origine575 ». Mais pour atteindre cet objectif d’humanisation de soi et de
sacralisation de l’autre, chaque individu doit, par la médiation de l’éducation et de la formation,
ou encore par son entrée dans une double historicité individuelle et collective, opérer une
synthèse ou, mieux encore, une harmonie entre l’immanence, entendue comme ce qui est
particulier à une conscience singulière, et la transcendance, en tant que ce qui émerge de la
subjectivité et se révèle comme objectif, absolu et universel.

En réalité, l’auteur de La Sagesse des Modernes veut nous faire comprendre que la « vie
bonne » ou « réussie », pour nous-mêmes et pour les autres, et notamment pour ceux qui se sont
débarrassés des illusions des « transcendances verticales », est consécutive à la transfiguration
de notre existence et de celle de nos semblables par des « transcendances horizontales », c’est-
à-dire des valeurs absolues, telles que la vérité, le bien, la justice, le beau et l’amour. Ces valeurs
naissent en nous, tout comme en les autres. Elles nous mobilisent, tout en mobilisant les autres.
Elles ont la particularité de ne pas se référer à une « altérité radicale ». Les valeurs
fondamentales de la vie ne s’appuient pas non plus sur un argument d’autorité, comme nous
l’avons souligné. A ce propos, Luc Ferry affirme :

Je ne crois pas qu’il puisse y avoir du sens sans « absolu », sans


transcendance. Je n’en tire nullement pour autant l’idée qu’il est « ailleurs »
que dans le réel. C’est un absolu ici et maintenant, une transcendance dans
l’immanence. Non pas, donc, un absolu… toujours remis à plus tard, comme
dans le christianisme ou dans le communisme traditionnel, mais des
structures de signification par rapport auxquelles chacun se détermine, qu’il
le veuille ou non, à chaque instant de son existence. Pour moi le signe en est
la possibilité du sacrifice, que je ne mets pas en exergue de façon mortifère
mais comme une expérience où se révèle, dans le monde, notre arrachement
à la relativité. Je pense que, s’il n’y avait pas ce terme de référence absolue
(que ce soit dans l’ordre de la vérité, de la morale ou de l’amour), l’idée de
sens ne serait que relative et donc, comme on l’a dit, vouée… au non-sens !576

Pour Luc Ferry, à partir du moment où émergent de l’humain des absolus objectifs, le
relativisme de « l’immanentisme radical » ou du matérialisme absolu vole littéralement en
éclats, ainsi que l’idée de l’absence du sens de la vie, du sens dans la vie, du sens du sens de la

575
Ibid., p. 1480.
576
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., pp. 306-307.

209
vie et du sens du sens dans la vie. En effet, l’auteur de La Sagesse des Modernes persiste et
signe, n’en déplaise à son ami André Comte-Sponville, qu’il existe bel et bien un sens de
l’existence ou un sens dans l’existence. De son point de vue, ce sens est défini par les facultés,
les valeurs et les sentiments susmentionnés. Dans son Dictionnaire amoureux de la philosophie,
Luc Ferry, une fois de plus, affirme ce qui suit :

L’individu concret, à nul autre pareil, se définit par la rencontre d’une


situation particulière et d’un horizon d’universalité. L’individu est synthèse
libre de l’universel et du particulier. Problème crucial de l’éducation :
comment s’émanciper des situations originaires pour entrer en relation avec
les autres, en d’autres termes : comment user de sa liberté pour que, loin de
nous séparer (comme elle le pourrait aussi en se faisant égoïste ou
diabolique) du monde commun des hommes, elle nous y aménage au contraire
un accès plus élargi ? C’est cela qu’on nomme aussi « s’élever », où l’on
entend bien sûr « élève ». C’est cela aussi, me semble-t-il, qui fait la séduction
d’un être : plus il est proche de la machine, pris dans les engrenages d’une
idéologie qui le domine, dans des déterminants sociaux ou psychiques qui
l’asphyxient, moins il entre en communication avec d’autres, moins il fait
preuve de liberté, moins il surprend aussi. Plus au contraire il incarne les
quatre valeurs, plus il devient humain et entre ainsi en relation avec autrui,
ce qui est le sens même de nos vies.577

Néanmoins, force est de noter que, selon Luc Ferry, dans la démographie des
« transcendances horizontales », c’est-à-dire des valeurs absolues et objectifs qui naissent au
cœur de l’humanité et rendent possible l’intersubjectivité et la sacralisation de l’humain, bref,
donnent du sens à l’existence, se démarque fondamentalement l’amour qui, plus que les autres
valeurs immanentes et transcendantes, humanise et relie davantage les hommes ; transforme
radicalement et durablement « les enjeux collectifs et la vie politique578 » ; et réintroduit, plus
que jamais, du sacré dans les relations humaines.

L’auteur de La Révolution de l’amour estime que l’amour est un absolu objectif qui est
placé au-dessus des autres absolus objectifs, du fait de sa puissance et de sa force mobilisatrice.
D’ailleurs, c’est ce sentiment, affirme-t-il, transfiguré par la naissance de la famille moderne,
c’est-à-dire par « le passage du mariage arrangé au mariage choisi579 », qui donne un sens à
la vérité, au bien, à la justice, au beau et à leurs relations, en ce sens qu’il les féconde et facilite
leur incarnation et dans des personnes et dans la société globale. En d’autres termes, pour Luc
Ferry, l’amour permet l’objectivation, dans la réalité, de la vérité, du bien, de la justice, du beau

577
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1480.
578
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 90.
579
Ibid., lire la quatrième de couverture.

210
et leurs relations. Dès lors, nous pouvons dire, par exemple, que c’est parce que nous sommes
amoureux de la vérité, du bien, de la justice et du beau que nous n’avons de cesse de les
rechercher et de vouloir qu’ils transforment ou transfigurent qualitativement et
quantitativement notre environnent social, politique et économique, tout en nous transformant
ou tout en nous transfigurant nous-mêmes.

Toutefois, en restant dans une perspective strictement ferryenne, nous ne dirions pas,
comme le dirait un spinoziste, comme André Comte-Sponville, que c’est parce nous aimons
ces valeurs qu’elles deviennent des valeurs pour nous. En effet, pour Luc Ferry, la vérité, le
bien, la justice, le beau et leurs relations, comme nous l’avons souligné, sont des valeurs
absolues, qu’ils soient aimés ou pas. Ils ne sont donc pas des valeurs relatives, comme le pensent
les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical » ou du matérialisme absolu, à
l’instar de Friedrich Nietzsche et d’André Comte-Sponville. Une fois de plus, l’auteur de La
Révolution de l’amour martèle, comme pour se faire définitivement comprendre, que :

C’est là une des réalités que je tente de formuler par la notion de


« transcendance dans l’immanence » : les valeurs morales, comme les vérités
scientifiques, sont découvertes par les hommes, pensées et vécues par eux, et
non pas imposées par je ne sais quelle Révélation venue d’en haut. Elles sont
en ce sens immanentes à l’humanité, à notre conscience, au deux sens du
mot : représentation et sens moral. Pour autant, elles n’en transcendent pas
moins l’humanité, et elles le font même à tel point qu’elles ne se réduisent à
aucune culture empirique particulière. Il y a là, je le reconnais sans aucune
gêne, un réel mystère, qui n’est pas sans lien (c’est le même à mes yeux) avec
celui de la liberté. Cette dernière en est pour ainsi dire le pendant subjectif
en ce qu’elle nous permet de dépasser, justement, le relativisme culturel dans
lequel nous sommes en permanence immergés par ailleurs et qui nous conduit
si volontiers au nationalisme ou au racisme.580

A l’ère post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-déconstructionniste, l’amour


n’est pas un principe de sens comme la vérité, le bien, la justice et le beau. Il est considéré
comme le principe des principes, c’est-à-dire le sens du sens de la vie humaine. Luc Ferry
affirme sans ambages :

Enfin, c’est l’amour, bien sûr, qui incarne la figure la plus élevée de cette
structure plurielle que je désigne ici, en suivant Husserl, comme celle de la
transcendance dans l’immanence. D’évidence, c’est lui qui nous « sauve »,
pour autant que nous en sommes capables. Je veux dire que c’est lui, en
580
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1478.

211
dernière instance, qui donne sens à nos vies. Non seulement parce qu’il
indique, au sein du Moi tout-puissant, un au-delà de lui, mais parce que cet
au-delà se trouve être un autrui et qu’il n’est pas de sens hors d’une relation
à l’autre.581

Mais comment le principe de l’amour qui subsume les autres valeurs immanentes et
transcendantes structure-t-il l’existence ? En outre, comment donne-t-il un visage nouveau à
l’humanisme et à la politique du XXIe siècle ?

III- L’amour et l’humanisme fondé sur « la transcendance de l’autre »


Nous verrons dans les lignes qui suivent comment la révolution de l’amour, c’est-à-
dire le passage du mariage arrangé au mariage choisi, a permis la naissance de l’humanisme et
de la politique de la « transcendance de l’autre ».

1- L’histoire de la révolution de l’amour


Avec la naissance de la famille moderne, c’est-à-dire le passage du mariage arrangé au
mariage choisi par et pour l’amour, l’amour devient, selon Luc Ferry, le pivot de la vie humaine,
c’est-à-dire le principe de sens de l’existence. En effet, « les grands historiens des mentalités,
comme Ariès, Shorter, Flandrin, Lebrun ou Boswell582 », démontrent qu’au Moyen Age, en
Europe, et visiblement dans les autres régions du monde583, « la famille fondée sur le mariage
n’a strictement aucun rapport avec l’amour, [ou] avec le sentiment584 ». On se mariait
davantage et dans la plupart des cas par intérêts, c’est-à-dire pour protéger et faire prospérer le
lignage, la biologie et l’économie. Autrement dit, il était question de perpétuer la famille, le
lignage, le clan et la communauté ; de transmettre le nom et le patrimoine à une descendance ;
et d’avoir de nombreux « bras pour faire tourner la ferme dans cette Europe rurale et féodale,
où il n’y a donc pas de salariat585 » :

581
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 236.
582
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 70.
583
Dans les autres régions du monde, et « depuis tant de siècles », le mariage n’a rien à voir avec l’amour. Dans
Les Chemins de la sagesse, pp. 204-205, Arnaud Desjardins, par illustration, souligne que « quatre-vingt-quinze
pour cent des mariages dans toute l’Asie n’ont pas été fondés sur le choix mutuel des partenaires, sur ce que nous
appelons, nous, « l’amour ». Les jeunes gens et les jeunes filles étaient mariés par leurs parents, après que ceux-
ci aient minutieusement étudiés les hérédités, les horoscopes et pris conseil d’un sage ou d’autres personnes
avisées ». Le souci de ces parents était la préservation de l’harmonie et de l’équilibre de la communauté, sa
perpétuation et son développement. Pour atteindre ces objectifs, il était donc nécessaire de créer des couples ou de
constituer des familles viables, c’est-à-dire harmonieux.
584
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 70.
585
Ibid.

212
D’abord, il faut savoir qu’au Moyen Age, on ne se marie jamais par amour.
Dans son livre La Vie conjugale sous l’Ancien Régime, mon ami François
Lebrun, un de nos meilleurs médiévistes, montre que les motifs du mariage
n’ont alors rien à voir avec les sentiments. On se marie pour des motifs
biologiques liés au lignage, à la transmission du nom, du patrimoine, et pour
des motifs économiques : il faut faire vivre la ferme (…) On est d’ailleurs
marié, non pas seulement par ses parents, mais aussi par le village tout
entier.586

Néanmoins, il pouvait arriver qu’un couple s’aimât, mais c’était chose très rare.
D’ailleurs, ce n’était pas le but de l’affaire, c’est-à-dire du mariage, même si la communauté et
l’institution religieuse de cette époque recommandaient « l’amour et la fidélité587 ». Cette
recommandation, comme le dit si bien Luc Ferry, était « un idéal de portée générale qui n’était
pas spécifique au mariage588 ». Dans le contexte du Moyen Age, à en croire les historiens des
mentalités susmentionnés, ce qui était demandé à un couple ou à une famille, c’était le respect
des usages, des traditions et des apparences. La communauté et l’institution religieuse
n’exigeaient donc pas aux conjoints d’éprouver l’un pour l’autre un « amour-passion » ou un
« amour d’amitié ».
Travaillé par l’esprit de son époque, Montaigne, par exemple, pense qu’il est néfaste
pour l’homme d’épouser sa maîtresse ou la femme qu’il aime d’ « amour-passion » :

Montaigne écrit, sur ce sujet, des phrases définitives, que j’ai déjà citées dans
La Révolution de l’amour, mais que je rappelle ici, parce qu’elles traduisent
lumineusement le point de vue de son époque, même si elles choquent l’image
anachronique que l’on se fait aujourd’hui de ce « grand humaniste » :
Messieurs, dit-il en substance, « n’épousez jamais votre maitresse » (Essai,
livre III, chapitre 5). Epouser la femme qu’on aime d’amour-passion,
érotique, représente, à ses yeux, la catastrophe absolue : c’est, dit-il, et la
citation est ici exacte à la syllabe près, « chier dans un panier avant de se le
mettre sur la tête ». C’est dire en termes choisis, combien on pense le plus
grand mal, à l’époque de Montaigne, de l’idée même de mariage d’amour.589

S’il en est ainsi, l’absence d’amour entre les mariés, pendant la période médiévale, n’est
donc pas un motif de divorce, comme c’est le cas à partir de la naissance de la famille moderne.

586
Mgr Philippe Barbarin et Luc Ferry, Quel devenir pour le Christianisme ? (débat animé par Jean-Marie
Guénois), avant-propos de Matthieu Rougé, Paris, Albin Michel, 2011, pp. 41-42.
587
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 70.
588
Ibid.
589
Ibid., pp. 70-71.

213
Selon Edward Shorter, la famille moderne ou le mariage d’amour naît grâce au
capitalisme, au développement du marché et du salariat que génère la révolution scientifique et
industrielle. En effet,

Le capitalisme invente (…) le mariage d’amour par un biais assez simple,


mais très profond. Lorsqu’il invente le marché du travail et crée le salariat,
ce dernier va conduire à ce que les individus, qui étaient mariés de force dans
ces communautés à la fois religieuses et paysannes qu’étaient les villages
(…), « montent » travailler, comme on dit, à la ville. Or dans cette ville, qui
les éloigne à jamais du village paysan de leur enfance, ils vont
paradoxalement bénéficier d’une double liberté. [Ils bénéficient] d’abord de
l’anonymat : [ils échappent] au regard du curé, des parents et du village qui
[les] marient de force (…) Mais, en plus de cet anonymat libérateur, au moins
dans un premier temps, [ils reçoivent] une autre grande liberté : [ils vont]
disposer, pour la première fois de [leur] vie, d’un salaire [qui leur donne]
malgré tout une certaine autonomie matérielle.590

Ainsi, en se retrouvant dans l’obligation de « monter à la ville » pour travailler, afin de


gagner leur vie,
Les individus échappent [par le fait même] au communautarisme, à la fois
paysan et religieux, qui régnait dans les villages : leur salaire, si maigre soit-
il, leur procure une autonomie financière et les moyens de se loger loin du
village, ce qui leur donne une liberté nouvelle, dont les femmes, tout
particulièrement, n’avaient jamais connu l’équivalent.591

Grâce à cette liberté devenue manifeste, et grâce à leur autonomie financière, les jeunes
gens de cette époque vont se soustraire progressivement du mariage arrangé, et choisir leur
compagne ou leur compagnon, selon leur cœur : c’est la naissance du mariage choisi ou du
mariage d’amour. Luc Ferry précise que le mariage d’amour est né d’abord dans la classe
ouvrière, car la bourgeoisie « mettra beaucoup de temps à l’accepter, pour des raisons
économiques et patrimoniales évidentes592 ». Ainsi, c’est après la Seconde Guerre mondiale
que le choix libre et amoureux des conjoints va se généraliser, en dépit des résistances certaines.
Mais l’amour finit par devenir, dans le temps et dans l’espace, surtout en Occident, « le seul
principe de la famille ».

590
Mgr Philippe Barbarin et Luc Ferry, op. cit., pp. 43-44.
591
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 72.
592
Ibid., p. 73.

214
Luc Ferry souligne qu’avec la naissance de la famille moderne, c’est-à-dire du mariage
choisi par et pour l’amour, le principe qui gouverne la famille n’est plus la « biologie », le
« lignage », l’ « économie » et le « genre ». Il affirme :

Ce n’est plus la biologie (on peut très bien aimer sans avoir d’enfants) ; ce
n’est plus le lignage ni l’économie (on peut s’aimer sans être de la même
classe sociale, même si, cela va sans dire, les pesanteurs sociologiques et
économiques ne s’estompent pas d’un coup de baguette magique) – et, pour
la même raison, il vaut en dehors des genres (on peut parfaitement aimer une
personne du même sexe que soi et avoir envie de se marier avec elle). On peut
d’ailleurs être en famille sans être marié ; on peut être pacsé ou vivre dans
ce qu’on appelait naguère encore l’ « union libre ».593

Le mariage d’amour a aussi entraîné la montée en puissance de l’amour des enfants qui
n’était pas, au Moyen Age, « la chose du monde la mieux partagée ». En effet, selon Luc Ferry,
pendant la période médiévale, la mort d’un enfant était « souvent tenue pour moins grave594 »,
à tel point que des familles perdaient des nourrissons et des jeunes adolescents, sans que cela
ne soit perçu comme une tragédie. Montaigne, lui-même, aurait perdu plusieurs enfants, mis en
nourrice par ses propres soins :

Au Moyen Age, la mort d’un enfant était parfois moins importante que celle
d’un cheval. Montaigne, par exemple, écrit à l’un de ses amis : « J’ai perdu
deux ou trois enfants en nourrice. » Est-ce qu’il y a un père de famille dans
l’assemblée qui oserait écrire une phrase de ce type ? Cela n’a même plus de
sens … Quant à Rousseau, l’auteur de l’Emile, il a abandonné ses cinq
enfants, ce qui était courant à l’époque.595

Jacques Duquesne, par illustration, nous rappelle que, même dans l’Antiquité, du temps
de Jésus, la mort des enfants était quantité négligeable : « Longtemps, on n’a attaché qu’une
valeur relative à la mort des tout-petits tant il en périssait de maladie dans les premiers
mois596 » de leur existence.
Mais, avec la naissance de la famille moderne ou le triomphe du mariage d’amour, la
mort d’un enfant devient une source de traumatisme et de malheur pour ses parents. Elle est
tenue pour « la chose la plus grave, la plus tragique qui puisse (…) arriver597 », car l’enfant

593
Ibid., pp. 73-74.
594
Ibid., p. 74.
595
Mgr Philippe Barbarin et Luc Ferry, op. cit., p. 46.
596
Jacques Duquesne, op. cit., p. 62.
597
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 74.

215
n’est plus considéré comme un moyen ou un instrument pour atteindre des objectifs familiaux,
claniques, communautaires ou économiques, mais comme le précieux fruit de l’amour ou de la
vie de deux personnes qui ont décidé de cheminer et de bâtir ensemble un monde merveilleux,
et pour elles-mêmes et pour ceux et celles qu’elles aiment. Comme le dit l’auteur de La
Révolution de l’amour, la transfiguration de l’amour, par le passage du mariage arrangé au
mariage choisi, et sa « croissance exponentielle598 » qui débouche sur l’amour des enfants, font
de ce sentiment, qui naît au cœur de l’humain ou de l’immanence, tout en se révélant comme
transcendant, un principe de sens qui consacre la « transcendance de l’autre ».
Considéré, au départ, comme un « principe de la famille », le principe de l’amour
devient, par la suite, un principe de l’humanité, car il induit un humanisme de la sacralisation
de l’autre ; un principe de la politique, puisqu’il introduit en politique le souci des générations
futures ; et un principe de l’altérité, étant donné qu’il tient pour nécessaire la protection du
milieu de vie, de l’environnement, de la biodiversité, de la biosphère, bref, de l’univers.

2- L’amour : le fondement absolu de nos valeurs et le sens du sens de nos vies


Avec la révolution de l’amour, naît, selon Luc Ferry, une relation d’intimité entre
l’amour, le sacré et le sens. En effet, les hommes d’aujourd’hui, notamment en Occident, pense
l’auteur de La Sagesse des Modernes, sont prêts à mourir pour ceux et celles qu’ils aiment,
c’est-à-dire pour des personnes qui ont été sacralisées par l’amour, à commencer par les
membres de leur famille. Autrement dit, le but de l’existence de l’homme contemporain n’est
plus de vivre dans la soumission et l’obéissance à la « volonté » des entités abstraites, ni de se
sacrifier pour elles, mais bien plutôt de créer des conditions favorables à la libération, à
l’émancipation et à l’épanouissement de soi, d’abord ; de ses proches, ensuite ; de son prochain
ou de son lointain, enfin.
Il est question, pour l’homme contemporain, étant donné la pertinence du principe
d’interdépendance et de communauté de destin, de ne pécher ni par l’égocentrisme, ni par
l’égoïsme, car de tels péchés finissent toujours par porter préjudice à celui qui les commet. Il y
a, dans ce cas, comme un effet boomerang, c’est-à-dire un contrecoup ou une conséquence de
l’attitude adoptée ou de l’action menée. Ainsi, pour ne pas subir une action néfaste en retour,
l’homme contemporain, comme nous l’avons souligné, doit rechercher, certes, son propre bien-
être et celui de ses proches, mais aussi le bien-être des autres, c’est-à-dire de ceux qu’il ne
connaît pas du tout, ou qu’il ne connaît que de loin. Dès lors, contrairement à ce que pense,

598
Ibid., p. 75.

216
généralement, le sens commun, l’amour ne se réduit pas à la vie privée. Il irradie bien au-delà
de la simple sphère de l’intimité pour impacter positivement l’existence du différent. Luc Ferry
affirme que l’amour « engendre une sympathie pour l’autre599 », dans la mesure où, même si
nous ne sommes pas prêts à mettre notre vie en danger pour lui, ou à mourir pour lui, ce qui
n’est d’ailleurs pas impossible, « son sort suscite l’intérêt, l’indignation, la mobilisation
parfois, comme en témoignent les diverses interventions humanitaires qui se multiplient depuis
une quarantaine d’années600 ». A ce propos, Luc Ferry affirme :

De manière tout à fait frappante, mais parfaitement compréhensible d’après


ce que nous avons vu, le développement de l’humanitaire moderne et laïc,
dont l’origine remonte à la création de la Croix-Rouge par Henri Dunant, est
absolument parallèle, historiquement parlant, à la montée en puissance de la
famille moderne. Pourquoi ? Très simplement parce que l’amour qui va
régner dans les familles dont il est devenu la raison d’être va susciter de plus
en plus massivement un sentiment nouveau par rapport à l’altérité lointaine,
par rapport au prochain et non seulement au proche.601

C’est à ce niveau de profondeur que le principe de l’amour induit justement un


« humanisme de l’homme-Dieu », c’est-à-dire un « humanisme de la transcendance de l’autre ».
Cet humanisme vise, comme on peut le présumer, la sacralisation ou la divinisation de
l’humain, d’un côté ; et d’un autre côté, l’ « humanisation, voire [la] désacralisation du divin
inhérente au processus d’autonomisation progressive des individus par rapport à la logique
holistique des sociétés religieuses602 ». Il s’agit, pour cet « humanisme non métaphysique », de
se démarquer résolument de l’humanisme moderne, fondé sur une raison abstraite, devenue
hégémonique, « boulimique » et « vorace ». Souvenons-nous que certains théoriciens de
l’humanisme moderne, au nom de la mission civilisatrice, de l’universalisation des idéaux de
la raison, du nationalisme ou du patriotisme, avaient suspendu ou restreint les idéaux des droits
de l’homme, justifié l’esclavage et la colonisation ; trahissant, par le fait même, une partie des
promesses de ce vaste mouvement intellectuel et philosophique qui avait suscité beaucoup
d’espoir :

En quoi le premier humanisme ou, si l’on veut, cela revient au même, le


premier républicanisme moderne (laissons Rome de côté) est-il entaché d’une
triple tare qui, loin de n’être qu’un accident de parcours, apparaît à l’analyse
comme une conséquence inévitable, essentielle, de son projet même ? On voit
les dégâts tout au long du XIXe et du XXe siècle, avec ce stupéfiant décalage
599
Ibid., p. 79.
600
Ibid.
601
Ibid., p. 118.
602
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 782.

217
entre les principes universalistes des droits de l’homme et, dans le cadre
même de l’idée républicaine, la Terreur révolutionnaire, la maintien, voire le
développement de l’esclavage, les violences de la colonisation. Comment
expliquer ces exactions iniques, ce règne de la force brute, ces massacres qui
ont fait des millions de morts au nom de l’idéal républicain ou, à tout le
moins, malgré lui ?603

Selon Luc Ferry, il est question pour l’ « humanisme de l’amour » de corriger les tares
de l’humanisme moderne, en promouvant le souci du différent et de « l’altérité lointaine » ;
l’action humanitaire et le droit d’ingérence ; l’aide publique au développement, pour ne citer
que cela. En d’autres termes, il s’agit de passer de l’éthique du devoir à l’éthique de l’amour.
Autrement dit, il est question de passer de la recommandation traditionnelle selon laquelle :
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », à la recommandation
contemporaine qu’exprime Robert Badinter en ces termes : « Ne laisse pas faire à autrui ce que
tu ne voudrais pas qu’on te fît »604. Dans la perspective de l’ « humanisme non métaphysique »,
c’est-à-dire de l’ « humanisme de l’amour », de l’ « humanisme de la transcendance de l’autre »
ou de l’ « humanisme de l’homme-Dieu », l’indifférence ou la non-assistance à personne en
danger est sévèrement critiquée, voire condamnée, tant dans la sphère privée que dans la sphère
publique ou politique.

Le principe de l’amour ne définit pas seulement le sens de la vie de l’homme


contemporain, en tant qu’individu, il induit aussi des mutations dans le champ collectif, public
ou politique. En effet, pour Luc Ferry, il n’est plus possible de gouverner comme on le faisait
par le passé. Avant la révolution de l’amour, la politique était essentiellement froide et
rationnelle, car il s’agissait, pour les gouvernants, de faire triompher la volonté générale et
l’intérêt de tous et de chacun, c’est-à-dire protéger la constitution et la chose publique, veiller
à la sécurité de l’Etat et à l’harmonie sociale, promouvoir le bien-être des citoyens, ceci par
tous les moyens possibles. Dans les Républiques démocratiques et laïques, par illustration, la
raison d’Etat pouvait être invoquée à tout moment pour ouvrir la voie à l’implémentation d’une
action contraire aux lois et à la volonté populaire. C’est ainsi que, sans le quitus du peuple, des
dirigeants de ces Républiques et, pire encore, des Etats totalitaires, n’hésitaient pas à déclarer
la guerre contre des ennemis internes et externes de la nation ; envoyant des milliers ou des
millions de soldats à une mort certaine. Le bilan des pertes humaines de la Seconde Guerre
mondiale, estimé entre 40 et 60 millions de victimes, c’est-à-dire 4 à 5 fois plus que la Première

603
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 101.
604
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 270.

218
Guerre mondiale, constitue ici une illustration. De même, les millions de morts des différents
génocides de la période moderne est une preuve suffisante du manque de respect à la dignité
humaine.

Aujourd’hui, avec la densification du souci du bien-être des enfants, des proches, du


prochain, de l’humanité et de la biosphère ; l’amour irradiant au-delà de la sphère privée, les
familles contemporaines, qui constituent le socle de la société et de l’Etat, ne peuvent plus
tolérer la montée d’un quelconque péril qui pourrait compromettre la libération, l’émancipation
et l’épanouissement de ceux qui leur sont chers. Les familles contemporaines s’impliquent dans
la société civile et dans la politique, en vue de contraindre permanemment les gouvernants à
humaniser davantage leurs actions. A ce propos, Luc Ferry affirme que le principe de l’amour
permet et va permettre de plus en plus de :

Dépasser (c’est-à-dire d’intégrer et de reconstruire sur un plan plus large)


les apports incontournables du républicanisme et de la déconstruction. Parce
qu’il est fondé sur l’amour, il ouvre, nous avons vu pourquoi, sur la
problématique des générations futures : il donne ainsi une nouvelle
profondeur de champ orientée vers le long terme et redonne, sous une forme
inédite, pour la première fois et à la différence notable des grandes causes
nationalistes ou révolutionnaires, une valeur non mortifère au sacrifice
collectif indispensable dans les périodes de crise. Cependant, j’y insiste car
c’est vraiment essentiel, il ne s’agit plus d’un sacrifice mortel : car ce n’est
pas un sacrifice pour la Nation ou la Révolution, pour des entités extérieures
et supérieures à l’humanité, c’est un sacrifice pour l’humain. Pour la
première fois dans l’histoire, nous voyons émerger un principe de sens qui,
bien qu’il justifie une action à long terme et des sacrifices, n’est pas une
idéologie sacrificielle destinée à tuer massivement. Il n’appelle de sacrifices
que par l’humain et pour l’humain, pas pour des grandes causes qui ont
toujours conduit à exterminer des pans entiers de l’humanité.605

Au nom de l’amour ou de la sacralisation de l’autre, l’action politique, estime l’auteur


de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, est, de nos jours, guidée, et sera davantage guidée, par
le souci des jeunes, l’équité, la volonté et l’effort de préservation des intérêts des générations
futures, d’une part ; et d’autre part, par les « thèmes écologiques », la lutte contre les crimes
« d’écocide » et l’exigence de responsabilité politique. En effet, il s’agit d’introduire dans la
politique un nouvel impératif catégorique à la kantienne, à savoir : « Agis de telle sorte que tu

605
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, pp. 136-137.

219
puisses souhaiter voir les décisions que tu prends s’appliquer aussi aux êtres que tu aimes le
plus606 ».

Luc Ferry fait ainsi la promotion d’une « politique de l’amour607 », puisqu’il est
convaincu que le développement, en politique, du sentiment de sympathie et de la valeur de
fraternité amènera les gouvernants à traiter les citoyens, « les étrangers ou les chômeurs
autrement qu’on ne le fait608 ». Bien évidemment, si chaque dirigeant imagine qu’il a à faire à
ses propres enfants, ou que ses actions politiques ont un impact sur les membres de sa famille
nucléaire, il agira, à coup sûr, avec beaucoup d’humanité. L’auteur de L’Homme-Dieu ou le
sens de la vie, dans ce sens, affirme :

C’est ce que j’appelais, dans La Sagesse des Modernes, une « politique de


l’amour ». J’avais employé la formule face à André Comte-Sponville qui, en
héritier de Marx et de Hobbes, défendait plutôt, comme je l’ai rappelé tout à
l’heure, l’idée d’une politique des intérêts. Je pense, contrairement à Hobbes
ou à Marx, que les politiques gagneraient à réfléchir davantage en termes de
sympathie et de fraternité.
Dans cette perspective, la formule d’un nouvel impératif pourrait être à peu
de chose près la suivante : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action
puisse être appliquée à tous ceux que tu aimes le plus ». (…) Si l’on examinait
toutes les décisions politiques à cette aune-là, ce critère de sélection pourrait
donner des résultats très différents de ceux qu’on choisit d’habitude.
D’autant qu’un tel impératif emporte en soi, inévitablement, une exigence
absolue d’équité.609

Luc Ferry montre aussi que la révolution de l’amour a permis le renouvellement de la


politique éducative. En effet, avant la naissance de la famille moderne, l’éducation était fondée
sur l’autorité des parents et des enseignants. Ces derniers avaient la charge de « bien élevés »
les enfants. Il était donc impératif de leur donner une formation adéquate. Les enfants ou les
apprenants devaient ainsi se soumettre totalement à leurs encadreurs domestiques et scolaires,
apprendre par cœur toutes les informations qui leur étaient enseignées, les traduire en acte ou
les restituer durant les évaluations sommatives ou certificatives. Dans ce contexte, l’éduqué
était considéré comme « una tabula rasa », c’est-à-dire un tonneau vide.

Cependant, avec la naissance de la famille moderne et la montée de l’amour des enfants,


ces derniers sont placés au centre de l’action pédagogique. Il n’est plus question de les « élever »

606
Ibid., p. 236.
607
Ibid.
608
Ibid.
609
Ibid.

220
ou de les « dresser », comme s’ils étaient des animaux. Il s’agit bien plutôt de les aider à
développer leurs potentialités et leur personnalité. A ce propos, Claude Capelier affirme ce qui
suit :

Il me paraît évident que, dans la manière dont nous éduquons nos enfants
aujourd’hui, il y a bien d’autres choses qui ont changé, dans des directions
qui relèvent non plus des limites qu’on leur impose, mais du développement
positif de leurs potentialités et de leurs talents. On le voit notamment dans
l’éventail plus large des sujets que l’on aborde avec eux, dans le fait que nous
nous attachons à suivre leurs raisonnements et à les approfondir autant,
sinon plus, que nous ne le ferons avec un adulte, même si c’est, bien sûr, sous
des formes différentes. Mais cela apparaît aussi dans la manière dont nous
les valorisons dans la variété des expériences que nous nous efforçons de leur
apporter.610

L’auteur de De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle est d’accord avec l’analyse
de Claude Capelier sur la mutation de la politique éducative ; mutation consécutive à la
révolution de l’amour. En outre, il ajoute qu’une éducation qui repose sur l’amour permet aux
enfants de développer l’estime de soi et la résilience. L’estime de soi est la confiance en soi ; et
la résilience est la capacité « de rebond face aux accidents de la vie, aux catastrophes subies
ou même, plus simplement, face aux obstacles ou aux difficultés [qu’on rencontre]
inévitablement au cours de [son] existence611 ».

L’estime de soi et la résilience sont ainsi de véritables adjuvants d’une éducation


libératrice, émancipatrice et épanouissante, puisque l’éduqué, dans ce contexte, n’est ni
opprimé ni oppressé dans le processus d’enseignement-apprentissage. Il est bien plutôt
accompagné ou guidé sur le chemin de son propre développement. A contrario, Luc Ferry pense
que les enfants qui ont été privés d’affection au cours de leur éducation ou de leur formation
sont, d’après les psychiatres, les psychanalystes et les psychologues, fragiles, et souvent
incapables de relativiser certains évènements ou de s’adapter à certaines situations de la vie.
Généralement, face à l’adversité, ces enfants réagissent de façon disproportionnée :

Quand les enfants n’ont pas le sentiment d’avoir été suffisamment aimés, ils
sont fragiles. (…) Même si les choses ne se passent bien sûr pas de manière
aussi mécanique, on peut cependant accepter la validité générale de ce
principe : plus un enfant a été aimé, plus il aura confiance en lui, plus il sera

610
Ibid., pp. 168-169.
611
Ibid., p. 157.

221
doté d’une certaine estime de soi qui lui donnera davantage de force pour
surmonter les embûches et les obstacles.612

Toutefois, Luc Ferry est loin d’être un optimiste naïf, puisqu’il reconnaît que la
révolution de l’amour, tant dans la vie politique que dans la vie privée, ne fera pas disparaître
« la haine, l’égoïsme et tous les défauts de la terre qu’on voudra évoquer613 ». Néanmoins, la
révolution de l’amour contribue et contribuera à changer le visage hideux de nos familles, de
nos communautés, de nos sociétés et de notre monde. Ainsi, l’objection selon laquelle l’amour
n’aurait rien fait d’illustre depuis qu’il existe est partiellement vraie, et donc partiellement
fausse. Cette objection est partiellement vraie, dans la mesure où, depuis que l’amour se
manifeste dans le cœur des hommes, il n’a pas eu « le rôle central qui est désormais le sien614 »
aujourd’hui. Mais elle est partiellement fausse, car, à partir de la naissance de la famille
moderne, c’est-à-dire du passage du mariage arrangé au mariage choisi, l’amour est devenu le
« lien prioritaire de la famille et de la société615 ».

Nous venons de montrer avec Luc Ferry que la déconstruction des « transcendances
verticales », celle du cosmos, de Dieu, de la raison et des grandes utopies de la modernité, ne
sonne pas le glas de toutes les formes de transcendance, et ne livre pas, par le fait même,
l’humanité à « la seule logique naturelle de l’animalité ». En effet, selon l’auteur de La Sagesse
des Modernes, une deuxième forme de transcendance, différente de la première, « peut encore
être pensée à partir de la philosophie transcendantale (et de la phénoménologie qui, sur ce
point, n’en est à bien des égards que le prolongement direct). (…) elle est « transcendance dans
l’immanence » à ceci près que son incarnation (…) se situe (…) dans l’humanité616 ». Les
« transcendances dans l’immanence » ou « transcendances horizontales », comme les appelle
Luc Ferry, sont des valeurs fondamentales ou des absolus théoriques, à l’instar de la vérité, du
bien, de la justice, du beau, et surtout de l’amour, qui constituent le principe de sens de
l’existence à l’ère post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-déconstructionniste.

Pour Luc Ferry, dans la démographie des valeurs immanentes et transcendantes, ou


encore immano-transcendantes qui donnent une signification, une orientation et une finalité à
la vie humaine, l’amour, né dans la famille moderne, c’est-à-dire du passage du mariage arrangé

612
Ibid.
613
Ibid., p. 141.
614
Ibid., p. 145.
615
Ibid.
616
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 451.

222
au mariage choisi, tient le haut du pavé, en ce sens qu’il féconde et transfigure non seulement
les autres absolus théoriques, mais requiert un humanisme nouveau, celui de l’homme-Dieu ;
et une nouvelle politique, celui de la sacralisation de l’humain. Ainsi, le principe de l’amour
transforme radicalement la sphère privée et les enjeux de la vie publique. Il apparaît, par
conséquent, comme le principe des principes qui ont cours à l’ère post-métaphysique, post-
nietzschéenne et post-déconstructionniste, car il définit non seulement le sens de la vie humaine,
mais aussi et surtout le sens du sens de l’existence. A cet effet, Luc Ferry affirme :

Le sens du sens nous échappe de part en part. Sauf, justement, dans


l’expérience de l’amour, qui est à cet égard la seule qui donne du sens à
toutes les autres : à la vérité, comme à la justice et à la beauté, qui ne valent
rien si je ne les aime. Je puis toujours, cela arrive, préférer le mensonge à la
vérité, mon intérêt personnel à la justice (à l’intérêt général). Je puis même
préférer l’agréable au beau, un bon dîner à un beau concert. Mais lorsque
j’aime vraiment, et ce quel que soit l’amour dont on parle – amour-passion,
amour d’amitié, amour paternel ou maternel -, alors, non seulement je ne
puis rien lui préférer, mais je prends conscience qu’il donne du sens au sens,
qu’il unifie mes actions pour les orienter vers un but global.617

Si pour l’auteur de La Sagesse des Modernes tout le chemin de l’existence est de passer
l’inconscience à la conscience, de l’ignorance à la connaissance, de l’hétéronomie à
l’autonomie, des passions négatives aux passions positives, de la réification de l’homme à sa
divinisation, alors la question que nous nous posons reste celle de savoir comment « l’homme-
Dieu » ou, mieux encore, l’homme sans Dieu peut se sauver des souffrances, des angoisses et
des peurs qui tendent non seulement à parasiter son existence, mais aussi à paralyser ou à
étouffer « la puissance de la joie618 » qui anime sa vie. En d’autres termes, quelle sagesse ou
quelle spiritualité siérait à un mortel qui n’a plus d’espérance, mais qui aspire à une « vie
bonne » ou « réussie », ici et maintenant ?

617
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 423.
618
Nous empruntons cette expression à Frédéric Lenoir, La Puissance de la joie, Paris, Fayard, 2015.

223
CHAPITRE 6
LA PROMOTION D’UNE SAGESSE DES MODERNES

Dans ce chapitre, il s’agit de répondre à la question de savoir « comment vivre d’une


façon plus heureuse, plus sensée [et] plus libre619 » dans un monde démocratique et laïc, c’est-
à-dire dans un univers marqué par le déclin des « transcendances verticales », l’autonomisation
progressive de l’homme et l’émergence d’un « humanisme de l’amour ». Autrement dit, dans
un contexte post-métaphysique, post-nietzschéen et post-déconstructionniste, quelle sagesse ou
quelle spiritualité laïque siérait à un sujet qui fait face au tragique de sa condition ? En d’autres
termes, comment l’homme moderne ou l’homme contemporain devrait-il vivre pour parvenir à
la sérénité, à la paix, à l’amour et à la joie ? Serait-il judicieux qu’il s’approprie la sagesse ou
la spiritualité laïque des Anciens, ou bien devrait-il se donner une sagesse ou une spiritualité
qui soit adaptée à son temps ? Avant de répondre à ces questions, nous pensons devoir présenter
la conception que Luc Ferry a de la sagesse et de la spiritualité.

I- Archéologie conceptuelle
Il est question de définir les concepts de sagesse et de spiritualité, dans le but de montrer
qu’ils sont synonymes dans le contexte de la sotériologie laïque.
1- La notion de sagesse
Par sagesse, Luc Ferry entend « la condition de la vie bonne pour les mortels, la voie
pour y parvenir620 ». En effet, les Grecs, avec le concept de « sophia », et les Latins, avec celui
de « sapientia », assimilaient la sagesse au savoir. Toutefois, il ne s’agissait pas de n’importe
quel savoir, car, comme disait Aristote, la sagesse n’est « ni une science ni une technique ». La
sagesse est au-delà de la simple connaissance ou de la simple technique, car elle est un savoir-
vivre. Jacques Castermane définit la sagesse comme « un art de vivre621 », une « manière de
vivre dans laquelle se réalise et s’exprime notre humanité622 ». Certes, la sagesse s’appuie sur
des savoirs et des savoir-faire, mais elle porte davantage sur « ce qui est bon, pour soi et pour
les autres623 ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle est une « promesse de bonheur. Un
bonheur qui est ici et maintenant. Un bonheur qui n’est pas pour après… après la mort624 ».

619
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 7.
620
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1357.
621
Jacques Castermane, La Sagesse exercée, préface d’André Comte-Sponville, Paris, Editions de la Table Ronde,
2005, p. 165.
622
Ibid.
623
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 519.
624
Jacques Castermane, op. cit., p. 17.

224
Ainsi, pour les Anciens, le sage est celui qui a découvert le sens de la vie et, surtout, qui vit
dans une lucidité certaine, une liberté intérieure certaine, une sérénité certaine et une joie, elle
aussi, certaine.
Le sage est lucide, non parce qu’il a la maîtrise de l’essence des choses, mais parce qu’il
a le courage et l’honnêteté de voir et d’aimer la réalité telle qu’elle est, et non pas telle que ses
émotions et ses croyances voudraient qu’elle soit. Le sage est libre, non parce qu’il n’est plus
sous l’emprise des déterminismes, mais parce qu’il a la volonté de s’adapter ou de se conformer
à la nécessité, tout en fournissant d’énormes efforts pour agir dans les limites de ce qui dépend
de lui. La liberté du sage est davantage une liberté intérieure qu’extérieure, en ce sens que ce
dernier s’efforce de se « défaire un à un des barreaux, ceux [qu’il a] forgés [lui-même] et ceux
que la société de la performance, de la consommation et de la compétition [lui] impose.625 » Il
s’agit, pour le sage, d’ « aborder sereinement les hauts et les bas de l’existence626 » et se
s’affranchir des « peurs », des « préjugés », de « mille et un conditionnements » qui l’empêchent
d’être heureux627.
Le sage est serein, non parce qu’il est à l’abri de toute douleur, de toute souffrance et de
toute angoisse, mais parce qu’il a développé la capacité de transcender ses peines, ses chagrins
et ses peurs. Il vit dans la joie ou dans le contentement, non parce que sa vie est toujours aimable
ou agréable, mais parce qu’il s’est donné des raisons de vivre, et a développé des attitudes et
des aptitudes pouvant lui permettre de faire face aux turpitudes de l’existence. Luc Ferry pense,
à juste titre, que la sagesse exige que l’homme entre « en contact avec des valeurs
supérieures628 ». Ce sont d’ailleurs ces valeurs et ces qualités supérieures qui permettent au
sage de « vivre l’âme en paix, en confiance, dans la simplicité, le silence intérieur et la joie
d’être629 ».
Dans la même perspective que Luc Ferry, André Comte-Sponville pense que la sagesse
est « l’idéal d’une vie réussie – non parce qu’on aurait réussie dans la vie, ce qui ne serait que
carriérisme, mais parce qu’on aurait réussi sa vie elle-même630 », c’est-à-dire vécu de telle
sorte que :
L’amour-propre a cessé de faire obstacle. Que la peur a cessé de faire
obstacle. Que le manque a cessé de faire obstacle. Que le mensonge a cessé
de faire obstacle. [C’est-à-dire, lorsqu’il] n’y a plus que la joie de connaître :
il n’y a plus que l’amour et la vérité. (…) La vraie sagesse n’est pas un idéal ;

625
Christophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard, op. cit., quatrième de couverture.
626
Ibid.
627
Ibid.
628
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1357.
629
Jacques Castermane, op. cit., p. 19.
630
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 518.

225
c’est un état, toujours approximatif, toujours instable (…) c’est une
expérience, c’est un acte.631

Nous comprenons donc pourquoi les Anciens avaient défini la philosophie comme
« amour de la sagesse ». En effet, il était question, pour eux, de rechercher la « sophia » et la
« phronèsis », c’est-à-dire la sagesse contemplative et la sagesse pratique dont la conjonction
permet de parvenir à une « vie bonne » ou « réussie ». De ce point de vue-là, la philosophie
culmine, justement, avec la sotériologie non religieuse, c’est-à-dire avec la spiritualité laïque,
en ce sens qu’il s’agit de mettre en place une doctrine du salut de l’homme sans Dieu et sans
l’aide de la foi :

La philosophie, je veux dire toutes les grandes visions philosophiques de


Platon jusqu’à Nietzsche et ce, sans exception aucune, est une tentative
grandiose pour aider les humains à accéder à une « vie bonne » en
surmontant les peurs et les « passions tristes » qui les empêchent de bien
vivre, d’être libres, lucides et, si possible, sereins, aimants et généreux. Si on
désigne par le mot « salut », comme nous y invitent les dictionnaires, « le fait
d’être sauvé » (c’est la même étymologie) d’un « grand danger ou d’un grand
malheur », alors, les grandes visions philosophiques du monde sont d’abord
et avant tout des doctrines du salut.632

Si tel est le sens de la notion de sagesse, ne pouvons-nous pas l’assimiler à la


spiritualité ? Autrement dit, les concepts de sagesse et de spiritualité ne sont-ils pas
interchangeables dans le contexte de la sotériologie laïque ?

2- Le concept de spiritualité
Comme nous venons de le montrer, la philosophie, en tant qu’amour de la sagesse ou
doctrine du salut de l’homme sans Dieu et sans l’aide de la foi, est une spiritualité laïque. Ainsi,
à l’opposé de la religion qui est une spiritualité fondée sur la conviction selon laquelle le salut
de l’humanité passe par l’intervention d’un être suprême, à savoir Dieu ou toute autre entité
transcendante, la philosophie ambitionne, quant à elle, de sauver la personne humaine par les
moyen de la raison ou de l’intelligence. Il est question, pour la philosophie, de proposer des
sagesses pouvant permettre à chaque individu de parvenir à une vie épanouie. La spiritualité
laïque, qui est philosophique, est donc différente de la spiritualité religieuse, fondamentalement
enracinée dans la foi. Néanmoins, ces deux formes de spiritualité sont « ce qu’on appelle

631
Ibid., p. 519.
632
Luc Ferry, Vaincre les peurs. La philosophie comme amour de la sagesse, pp. 18-19.

226
traditionnellement la sagesse633 », c’est-à-dire la science des moyens ou des valeurs pouvant
conduire au salut ou à une « vie bonne », selon les cas, comme le dit si bien André Comte-
Sponville.
Le sens commun et les croyants dogmatiques pensent qu’il est contradictoire d’identifier
la philosophie à la spiritualité, car, de leur point de vue, il n’y a de spiritualité que religieuse. A
ce propos, Luc Ferry estime que, « supportant mal la concurrence de la philosophie, [le sens
commun et les croyants dogmatiques] l’accusent volontiers de ne désigner qu’un succédané,
un ersatz de la « vraie » spiritualité, laquelle ne saurait bien sûr être à leur yeux que
religieuse634 ». En outre, certains athées, eux-mêmes, peinent à accepter l’idée d’une spiritualité
laïque ou philosophique, dans la mesure où « la notion de spiritualité fonctionne chez eux
comme un répulsif : elle fleure l’eau bénite et flirte par trop avec les concepts de la religion
pour être honnête635 ». Or, pour Luc Ferry, il faut dépasser les réflexes du sens commun, des
croyants dogmatiques et des athées militants, puisque le concept de spiritualité, notamment
laïque, « exprime mieux qu’aucun autre ce que la philosophie fut depuis toujours et qu’elle
doit, contre vents et marées, continuer d’être aujourd’hui636 ». La spiritualité laïque ou
philosophique n’empêche donc pas la religion de nager dans les eaux salées et fécondes de sa
propre spiritualité.
André Comte-Sponville soutient cette analyse de son ami Luc Ferry, lorsqu’il montre
que la notion de spiritualité, qui renvoie à la vie de l’esprit, n’est réductible ni à la religion ni à
la philosophie. En effet, en dépit de leur différence, ces deux formes de discours sur la condition
humaine sont deux expressions de la vie de l’esprit. André Comte-Sponville, dans les termes
qui lui sont propres, souligne que la spiritualité n’est pas « le bien exclusif des Eglises ou d’une
école637 » de pensée. En d’autres termes, la spiritualité n’est l’apanage ni de la religion, qui est
une spiritualité avec Dieu ou avec l’aide d’un être transcendant, ni de la philosophie, qui est
une spiritualité sans Dieu et sans l’aide de la foi. L’auteur de L’Esprit de l’athéisme.
Introduction à une spiritualité sans Dieu affirme ce qui suit :

Disons que tout ce qui est spirituel est psychique, mais tout ce qui est
psychique n’est pas spirituel. Le psychisme est l’ensemble, dont la
spiritualité serait le sommet ou la pointe. En pratique, en effet, on parle de
spiritualité pour la partie de la vie psychique qui semble la plus élevée :
celle qui nous confronte à Dieu ou à l’absolu, à l’infini ou au tout, au sens
633
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 555.
634
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 303.
635
Ibid.
636
Ibid.
637
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 555.

227
ou au non-sens de la vie, au temps ou à l’éternité, à la prière ou au silence,
au mystère ou au mysticisme, au salut ou à la contemplation. C’est pourquoi
les croyants y sont tellement à l’aise. C’est pourquoi les athées en ont
tellement besoin. [C’est pourquoi, dirions-nous, elle est au cœur de l’activité
des philosophes].638

La délimitation comte-sponvillienne et ferryenne du domaine de la spiritualité nous


donne de comprendre qu’il y a une grande différence entre les valeurs spirituelles et les valeurs
morales. Il s’agit alors de ne pas confondre ces deux formes de valeur, comme c’est souvent le
cas dans les débats publics. En effet, les valeurs morales sont l’ensemble des normes qui
déterminent l’action bonne. Elles sont « d’abord et avant tout le respect de l’autre, à quoi il
faut ajouter la bienveillance, la générosité et même, lâchons le mot, la bonté639 ». Ainsi, nous
nous conduisons moralement, lorsque nous respectons et aidons notre prochain ou notre
lointain, bref, lorsque nous traitons l’humanité de notre « alter égo » comme une valeur absolue
ou comme « une finalité sans fin », comme dirait Emmanuel Kant. A partir de la modernité,
« la morale commune [, selon Luc Ferry,] a pris pour l’essentiel la forme d’une charte, celle
des Droits de l’homme, à laquelle il convient d’adjoindre, comme [nous venons] de le suggérer,
la volonté de bien faire, d’aider activement les autres640 ».
Toutefois, si par une expérience de pensée, nous imaginons que tous les hommes sont
devenus moraux ou vertueux, qu’il n’y a plus de mal dans le monde, alors, les problèmes
moraux ne se poseront plus, sans pour autant que les problèmes d’ordre spirituel cesse de se
poser. En d’autres termes, la résolution en l’homme et dans la société des questions morales ne
signifie pas la fin des équations spirituelles. Tant que l’homme vit, notamment en ce monde, il
n’aura de cesse de se poser des questions spirituelles ou existentielles, c’est-à-dire des questions
qui relèvent de la vie de l’esprit, à savoir celles qui touchent à l’origine des choses et de la vie,
au sens de l’existence, à la souffrance, à la mort, aux accidents, à la vieillesse et à l’amour.
C’est d’ailleurs pour cette raison que l’auteur de La Révolution de l’amour pense que l’homme
le plus vertueux de l’univers, tout comme son « alter égo » qui est passé maître dans l’art du
vice, est confronté aux problèmes d’ordre spirituel. Luc Ferry affirme :

Nous pourrions nous conduire comme des saints, vivre dans la générosité, le
respect et la bonté les plus admirables qui soient, appliquer les principes de
la morale la plus sublime de la manière la plus parfaite que cela ne
changerait rien à l’affaire : non seulement l’amour n’est affaire ni de raison

638
Ibid.
639
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 305.
640
Ibid.

228
ni d’éthique, mais, par ailleurs, nous vieillissons quoi qu’il arrive, nous
perdons ceux que nous aimons, nous n’échappons pas à la souffrance, à la
maladie, à la banalité et à l’ennui, pas davantage qu’aux éventuelles
déconvenues de la vie affective. (…) les questions que j’appelle ici
existentielles ou « spirituelles » parce qu’elles relèvent de la vie de l’esprit,
celles qui touchent à l’amour et au deuil, aux âges de la vie, à l’éducation de
nos enfants, à nos relations avec nos proches, à ce qu’il nous faut faire face
aux accidents de l’existence, dans nos professions pour ne pas nous y
morfondre, pour leur donner un sens, etc. – tout cela nous préoccupe à
longueur de temps.641

En tant que réflexion critique et rationnelle sur la condition humaine, c’est bel et bien le
rôle de la philosophie, contrairement à ce que certaines personnes peuvent penser, de
s’interroger sur « la sagesse et la vie bonne642 », c’est-à-dire sur la spiritualité, « fût-elle
résolument laïque643 ». Ainsi, revenant à notre problématique du départ, et étant convaincu du
rapport de synonymie qui existe entre la sagesse et la spiritualité, quelle peut être la sagesse des
modernes ou des contemporains ? Autrement dit, quelle spiritualité laïque peut-elle permettre
à l’homme post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-déconstructionniste de faire face au
tragique du monde, de l’histoire, de la vie et de sa condition ? Comment devrait-il vivre pour
parvenir à la lucidité, à la liberté, à la sérénité, à l’amour et à la joie ? Devrait-il faire sienne la
sagesse des Anciens, c’est-à-dire la spiritualité sans Dieu des Grecs de l’Antiquité ? Ne faudrait-
il pas, bien plutôt, comme le pense Luc Ferry, que l’homme moderne ou l’homme contemporain
élabore une sagesse des modernes ou des contemporains qui soit en adéquation avec la
révolution scientifique, la révolution humaniste et la révolution de l’amour ?

II- La sagesse des anciens Grecs : une sagesse inadaptée à notre temps

Pour Luc Ferry, « malgré toute sa grandeur et sa puissance inspiratrice644 », la sagesse


ou la spiritualité laïque des Grecs de l’Antiquité n’est pas adaptée à notre temps, car, en tant
que sagesse du monde, elle est fondée, en totale rupture avec l’état actuel de nos connaissances,
sur une vision mythologique du monde et sur un déterminisme implacable.

1- Le fondement mythologique de la sagesse des anciens Grecs


La sagesse des Grecs de l’Antiquité repose sur une cosmologie non scientifique, c’est-
à-dire une conception de l’origine, de la nature, de la structure, du fonctionnement et de

641
Ibid., pp. 306-307.
642
Ibid., p. 309.
643
Ibid.
644
Ibid., p. 321.

229
l’évolution du monde qui est le produit de l’imagination, et non le résultat d’une démarche
expérimentale. En effet, cette cosmologie sur laquelle est fondée la spiritualité laïque antique
n’est pas crédible parce qu’elle relève de la mythologie. Elle est, par conséquent, en
contradiction avec les théories et les découvertes scientifiques qui font sens aujourd’hui. Et si
tel est le cas, il serait donc inconséquent, pour l’homme moderne ou pour l’homme
contemporain, non seulement de faire sienne cette vision mythologique de l’univers, mais aussi
et surtout d’adopter une sagesse ou une spiritualité qui est élaborée à partir d’une « theoria »
erronée.
Dans les mythologies grecques, l’univers est un tout harmonieux parce qu’après la
victoire de Zeus sur les forces du chaos, incarnées par les Titans, le premier des Olympiens a
attribué à chaque chose, à chaque être et à chaque divinité des dons spécifiques, des rôles bien
déterminés et une place particulière dans le cosmos. La stabilité et l’harmonie du monde ne sont
ici possibles que si et seulement si chacun reste dans son rôle et à sa « juste place » :

Zeus a compris qu’il faut, pour instituer un ordre durable, que cet ordre
cosmique soit fondé en droit et que ce droit ne peut se réduire à celui du plus
fort : il faut attribuer sa juste part à chacun et c’est seulement à ce prix que
l’équilibre trouvé sera stable. (…) La theoria stoïcienne, par exemple, est
contemplation de l’ordre cosmique. Elle repose tout entière sur l’idée que
l’univers qui nous entoure est semblable à un gigantesque organisme vivant.
Il est magnifique, harmonieux, ordonné, mille fois mieux organisé que toutes
les machines humaines, même les plus perfectionnées. (…) Tout est en place :
non seulement l’organisme lui-même est bien fait, chaque organe étant
parfaitement à sa place à l’intérieur de cette belle totalité.645

Dans la perspective de la cosmologie antique, la sagesse voudrait que tout être,


l’homme, particulièrement, respecte scrupuleusement l’ordre du monde. Il s’agit, pour l’être
humain, de s’ajuster ou de s’ajointer au cosmos, c’est-à-dire de rester à sa « place naturelle »
ou de la retrouver, si les circonstances de la vie ou les passions l’ont amené à la quitter, car
l’accès à la « vie bonne » ou « réussie » est à cette condition. L’histoire d’Ulysse constitue ici
une illustration.
En effet, pour revenir à l’histoire d’Ulysse qui véhicule le premier cas de la sagesse ou
de la spiritualité laïque en Occident, nous pouvons dire qu’il s’agit de l’histoire de la terrible
guerre de Troie qui a opposé les Troyens et les Grecs. En tant que roi d’une cité grecque, à
savoir Ithaque, Ulysse a le devoir, conformément au pacte d’assistance militaire qui unit toutes

645
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, pp. 350-351.

230
les cités grecques, de se joindre à ses pairs pour livrer bataille contre Troie dont l’un des princes,
à savoir Paris, retient la belle Hélène de Sparte, épouse de Ménélas. Ulysse d’Ithaque est donc
obligé de quitter sa famille, son palais, sa cité, bref, sa « place naturelle », pour se lancer dans
une guerre qui va durer dix longues et atroces années, suivie de dix autres horribles années au
cours desquelles il est amené involontairement à franchir des « embûches effroyables tout au
long du chemin646 » retour à Ithaque.
La première remarque que nous pouvons faire est que l’histoire d’Ulysse commence par
la discorde et le chaos, à savoir la guerre de Troie, qui est « le contraire absolu de
l’harmonie647 ». Le sens de cette guerre et de son voyage retour qui symbolise le sens de sa vie,
« c’est justement de retrouver cette harmonie perdue, dévastée par la guerre648 » et par les
obstacles qu’il a à franchir sur le chemin vers Ithaque.
La deuxième remarque est que tout ce qui arrive à Ulysse pendant la guerre et sur le
chemin vers Ithaque vise à lui faire oublier le sens de sa vie ou à l’empêcher de retrouver une
« vie bonne » ou « réussie ». Il s’agit, par exemple, des atrocités de la guerre elles-mêmes ; de
la perte de la mémoire ou de l’oubli, causé par Poséidon ; de l’amnésie qui est le fait de Circée
la magicienne ; du sommeil qui saisit le roi d’Ithaque au moment où il doit rester éveiller ; de
la séduction qui l’égare dangereusement ; et d’une vie dans la nostalgie et dans l’espérance qui
lui fait manqué le présent, puisque notre héros, d’une part, est habité par le souvenir d’un passé
harmonieux dans sa famille, dans son palais, dans sa cité, bref, dans son « lieu naturel649 »,
c’est-à-dire « sa place dans l’ordre cosmique650 » ; et d’autre part, se projette dans un avenir où
il serait réconcilié avec lui-même, les autres et le cosmos.
La troisième et dernière remarque, c’est qu’en déclinant l’offre d’immortalité et de
jeunesse éternel à lui faite par la belle et divine Calypso, Ulysse inaugure, selon Luc Ferry, l’ère
de la spiritualité laïque, en dépit de son ancrage dans une cosmologie non scientifique, c’est-à-
dire dans une mythologie. D’ailleurs, l’auteur de La Sagesse des mythes affirme que « cette
première définition de la vie bonne qui ne passe ni par le salut accordé par un dieu, ni par la
foi651 » va être reprise « à son compte de manière plus conceptuelle et rationnelle652 » par la
philosophie, notamment la philosophie stoïcienne et la philosophie épicurienne. Mais le
message laïc du refus de l’offre de la belle et divine Calypso par le roi d’Ithaque est celui-ci :

646
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 311.
647
Ibid., p. 310.
648
Ibid.
649
Ibid., p. 313.
650
Ibid.
651
Ibid., p. 314.
652
Ibid.

231
Le but de l’existence humaine n’est nullement, comme le prétendront les
religions monothéistes, de gagner le salut éternel, de parvenir à
l’immortalité, car, en vérité, une vie de mortel réussie est bien supérieure à
une vie d’immortel ratée. Contrairement à ce que tendent à nous faire croire
la plupart des religions, le but ultime de la vie n’est pas de gagner
l’immortalité, pour survivre éternellement. Le but, c’est d’abord de vaincre
non la mort elle-même, ce qui est impossible, mais les tourments que la peur
de la mort nous inflige, ce qui est tout différent et suppose au contraire que
l’on accepte d’abord et avant tout, comme le signifie le refus d’Ulysse, la
condition de mortel. Le but, c’est aussi, une fois cette acceptation réellement
intégrée dans sa conscience, de parvenir à la vie bonne sur terre, ici et
maintenant pourrait-on dire, sans l’aide des dieux, mais par la lucidité de la
raison et la réconciliation avec l’ordre cosmique.653

Comme nous l’avons dit plus haut, Luc Ferry estime qu’en dépit de « sa grandeur et de
sa puissance inspiratrice », la sagesse des Anciens n’est pas adaptée au temps présent, car elle
est fondée sur une cosmologie ou une mythologie totalement remise en question par les sciences
modernes. En effet, d’après la physique moderne, l’univers n’est pas à l’image du « cosmos »
grec. Il est bien plutôt un champ de forces aveugles et chaotiques, un cadre spatio-temporel
dynamique, imprévisible et toujours en équilibre instable. En outre, l’univers ou le cosmos n’a
pas d’âme. Il n’a pas de conscience pour qu’on puisse prétendre qu’il soit bon et juste.

Aussi, l’univers ou le cosmos ne peut pas être considéré comme une référence
épistémologique, éthique, politique et sotériologique, comme nous le voyons chez les Grecs de
l’Antiquité. L’homme moderne ou l’homme contemporain ne saurait, par conséquent, y trouver
sa « juste place », ou s’y référer et s’y soumettre, dans le but d’accéder à une « vie bonne » ou
« réussie ». Ainsi, il n’est pas question, pour l’homme d’aujourd’hui, de se soumettre à une
« cosmo-nomie » qui compromettrait dangereusement sa liberté, sa responsabilité et sa
créativité.

2- La spiritualité laïque antique et son ancrage déterministe


La sagesse des Grecs de l’Antiquité ne cadre pas non plus avec l’esprit des modernes
ou des contemporains, dans la mesure où elle est profondément déterministe. En effet, cette
sagesse exige un ensemble d’attitudes et d’aptitudes dont l’homme doit faire montre, afin de
parvenir à un certain épanouissement ou à une certaine sérénité dans un monde qui le domine
de part en part. A la vérité, une analyse de la spiritualité des Anciens nous donne de constater
que l’être humain, comme les autres êtres de la nature, est totalement soumis aux déterminismes
naturels. Ainsi, dans le contexte de l’Antiquité grecque, ce ne serait que peine perdue, si

653
Ibid.

232
l’homme passait toute sa vie à se battre pour une autonomie qu’il ne pourra jamais arracher. Il
serait donc sage qu’il fasse contre mauvaise fortune bon cœur, c’est-à-dire accepte, s’adapte et
compose avec la nécessité. Cette spiritualité de l’acceptation, de l’adaptation et de la fusion
avec le « Tout du réel » ; spiritualité qui est au cœur des mythologies et des philosophies
grecques, repose sur l’exigence de lucidité ; l’exigence de la vie dans l’instant présent ; et
l’exigence de la victoire sur les peurs qui parasitent et paralysent l’existence humaine.
En effet, l’exigence de lucidité suppose l’acceptation du réel tel qu’il est. Il s’agit de
dire un grand « oui » sacré à la nature, au monde ou à la vie, c’est-à-dire de l’aimer, « non du
tout parce qu’il serait bon (…), mais parce qu’il est l’ensemble de tout ce qui arrive (…), et
qu’il n’y a rien d’autre654 ». Le réel, le monde ou la vie, pour les Anciens, est tout. Il est
nécessaire. Il se pose en s’imposant à tous les êtres de la nature, l’homme y compris. Aimer ce
qui est ou ce qui arrive, c’est incarner dans sa conduite la sagesse de « l’amor fati », c’est-à-
dire l’amour du destin. C’est donc faire montre de lucidité.
L’exigence de lucidité suppose aussi l’acceptation de sa condition de mortel, dans la
mesure où l’immortalité est un mirage pour l’humaine condition. Il est question, pour l’homme,
de ne chercher ni à défier la nature ni à « s’égaler aux divinités éternelles655 », mais à se
connaître soi-même, c’est-à-dire à savoir qui on est et ce qu’on peut et doit réellement faire.
C’est seulement en s’acceptant soi-même ou en acceptant sa condition de mortel, pensent les
Anciens, qu’on peut parvenir à la sérénité, à l’amour et à la joie sans lesquels aucune « vie
bonne », aucune « vie réussie », ou aucun salut n’est possible. Dans cette perspective et par
illustration, Jacques Castermane affirme que « l’homme devient sage lorsqu’il accepte la
maladie, lorsqu’il accepte la vieillesse, lorsqu’il accepte la mort et qu’il accepte ce que
Montaigne appelle « la tourbe des menus maux »656 ». Dans le même sillage que Jacques
Castermane, Luc Ferry pense que :

La lucidité consiste d’abord et avant tout dans l’acceptation de la condition


qui est la nôtre, celle de mortels. Il faut préférer une existence humaine, donc
finie, mais réconcilier avec le monde et avec les siens, aux mirages de
l’immortalité. Vivre en accord avec ce que l’on est réellement, en accord avec
la condition humaine, ne pas vouloir s’égaler aux divinités éternelles, tel est
le premier message que nous lègue la sagesse d’Ulysse et qui correspond
d’ailleurs aux plus fameuses devises du temple d’Apollon : « Rien de trop »
et « connais-toi toi-même », sache qui tu es, un mortel et non un dieu. Car
c’est seulement lorsqu’on a vaincu autant qu’il est possible la peur de la mort

654
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 190.
655
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 315.
656
Jacques Castermane, op. cit., p. 25.

233
qu’on peut espérer parvenir à la vraie sérénité sans laquelle aucune vie
bonne n’est possible.657

Il y a dans l’exigence de lucidité, deux principales conditions de la « vie bonne » ou


« réussie », à savoir l’amour du réel et la soumission aux limites imposées par la nature.
Autrement dit, pour parvenir à la sérénité et à l’épanouissement, l’homme doit accepter le
monde tel qu’il est, et les événements tels qu’ils arrivent, d’une part ; et d’autre part, rester à sa
« place naturelle » et se plier aux caprices de la nécessité. Dans les deux cas, il doit faire preuve
de stoïcisme, et même de « résilience », pour utiliser un concept popularisé dans le monde
francophone par le psychiatre Boris Cyrulnik. Or il n’est pas possible, et Luc Ferry l’a d’ailleurs
souligné, d’aimer le réel tel qu’il est, c’est-à-dire de l’accueillir joyeusement dans les bons et
les mauvais moments.
Nous avons noté avec l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie qu’aucun homme,
qu’aucun sage stoïcien ou qu’aucun théoricien de la pensée de l’immanence radicale ne peut
réellement s’élever au niveau de la froideur, de l’impassibilité, de la lucidité ou de la sérénité
qu’exige la sagesse de « l’amor fati » :

Nous connaissons tous des « instants champagnes » et même, parfois, si nous


avons de la chance, que la maladie ou la mort d’un proche ne frappent pas
trop fort, des périodes heureuses. Mais tous aussi, nous savons, sauf les ravis
de la crèche, que ça ne dure qu’un temps et que la séparation, la mort et le
malheur font aussi partie intégrante et inévitable de la vie. Qu’il faille les
accepter, « faire avec » comme on dit, est une chose. Qu’on prétende qu’ils
n’existent que pour le fou, mais qu’aux yeux du sage ils ne seraient rien,
relève, il faut bien le dire, de l’imposture. Je n’ai jamais vu, et je suis certain
que je ne verrai jamais quelqu’un sauter de joie quand il apprend la mort de
l’être aimé entre tous.658

A la vérité, la lucidité, telles qu’elle est pensée par les Anciens, est hors de portée de
l’humaine condition, dans la mesure où l’homme n’est pas seulement un corps qui pense, mais
est aussi et surtout un corps qui sent et qui s’émeut.
Par ailleurs, l’homme moderne ou l’homme contemporain ne saurait se plier totalement
aux caprices de la nature, car le développement technoscientifique dont il est l’auteur et l’acteur
lui donne peu à peu le pouvoir d’assujettir la nature en lui et en dehors de lui. Ainsi, la lucidité,

657
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 315.
658
Ibid., p. 418.

234
pour l’homme moderne ou l’homme contemporain, n’est plus synonyme de « conscience
cosmique », d’ « amor fati », c’est-à-dire de capitulation et de soumission aux forces aveugles
de l’univers, mais elle suppose bien plutôt un effort permanent de connaissance du réel, en vue
de sa transformation progressive. C’est d’ailleurs ce que traduit Francis Bacon, lorsqu’il affirme
qu’ « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ». Autrement dit, pour « devenir comme
maître et possesseur de la nature », ce qui est désormais possible, il est indispensable de
s’abaisser et de se laisser informer par les manifestations, le fonctionnement, l’organisation et
les lois de la nature. Les sciences modernes nous permettent, justement, d’atteindre ce double
objectif.
Mais, en dépit des limites de l’éthique de la lucidité et de l’inapplicabilité de la sagesse
de « l’amor fati », ce qu’il faut retenir, c’est que cette éthique et cette sagesse nous invitent à
faire courageusement face au destin, à ne pas « chercher de fausses consolations659 », à ne pas,
non plus, sombrer dans le pessimisme qui nous empêche de bien vivre. Avec l’éthique de la
lucidité et la sagesse de « l’amor fati », il s’agit bien plutôt de comprendre que, malgré le
tragique de notre condition, « le simple fait d’exister n’est pas un malheur, mais une joie660 ».
Aussi il est toujours possible de renaître à une vie meilleure, puisque le bien-être et le malheur
sont les deux faces de la même médaille qu’est l’existence. A ce propos, Luc Ferry affirme ce
qui suit :
Là est, à mes yeux, le véritable « oui » à la vie : non pas l’aimer quand elle
n’est pas aimable, comme voudraient nous le persuader sans jamais y
parvenir les philosophies de l’amor fati, mais renoncer à chercher de fausses
consolations, mais accepter l’irréparable, le regarder en face, sans se leurrer
sur l’ampleur de la perte, sans renier pour autant ce que l’on a vécu, en
continuant d’aimer la vie tant que l’amour habite encore ce monde. Celui qui
veut vivre après un deuil, après une séparation qui semble irrémédiable doit
savoir que d’autres amours sont possibles, s’ils ne sont déjà là, et qu’ils
donnent du sens à l’existence, sans nullement remplacer ou annuler pour
autant l’expérience qu’on a vécue.661

En dehors de l’exigence de lucidité, la spiritualité laïque antique est fondée sur


l’exigence de la vie dans l’instant présent. Pour les Anciens, le sage est celui qui vit ou habite
l’instant présent parce que seule cette dimension du temps est réelle. En effet, comme le dit

659
Ibid., p. 425.
660
Ibid., p. 413.
661
Ibid., p. 425.

235
André Comte-Sponville, « tout est présent », « le présent (…) reste présent », « le présent est
tout », « tout est vrai », donc l’éternel présent est vrai662 :

Un présent qui reste présent, c’est ce qu’on appelle traditionnellement


l’éternité – non un temps infini, qu’il vaut mieux appeler la sempiternité, mais
un « éternel présent », comme disait saint Augustin, ce qu’il appelait le
« perpétuel aujourd’hui » de Dieu, à quoi j’opposerais volontiers le perpétuel
aujourd’hui du monde (le toujours présent du réel) et de la vérité (le toujours
présent du vrai), qui ne font qu’un, au présent, et c’est l’éternité même.663

Qui plus est, pour les Grecs anciens, l’homme doit vivre dans l’instant présent parce que
c’est seulement ici et maintenant, c’est-à-dire dans le moment présent ou dans « le perpétuel
aujourd’hui du monde », que le sage a la possibilité d’agir ou d’interagir avec les autres, de
réaliser des projets et de les modifier en cours de réalisation. Ce que veulent souligner les Grecs
de l’Antiquité, c’est que le présent est le moment de tous les possibles et de tous les rattrapages.
Or tel n’est pas le cas des deux autres dimensions du temps, dans la mesure où l’être humain
n’a aucune prise sur le passé qui est une « temporalité »664 qui n’est plus ; et sur l’avenir qui est
une « temporalité » n’est pas encore :

Comme le suggère un proverbe bouddhiste – qui est à bien des égards


l’équivalent oriental de cette sagesse grecque : « Le moment que nous vivons
ici et maintenant ainsi que les personnes qui sont avec nous à l’instant présent
sont toujours par définition même le moment et les personnes les plus
importants de notre vie. » Pour la simple et bonne raison que ce sont les
seules réelles.665

Pour les Anciens, vivre au présent, c’est se donner non seulement le pouvoir de l’action
et de la transformation, mais aussi la possibilité de vivre pleinement, c’est-à-dire dans la joie et
le bien-être. Dans ses fameuses Lettres à Lucilius, souligne Luc Ferry, Sénèque écrit qu’ « à
force de séjourner dans l’imaginaire du passé et du futur, « nous manquons, tout simplement,
de vivre »666 ». Il s’agit donc, pour le sage, de ne point séjourner dans ces deux dimensions du
temps qui sont, en quelque sorte, les « deux [principaux] maux qui pèsent en permanence sur
toute vie humaine667 ».

662
André Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, p. 184.
663
Ibid.
664
Charles Robert Dimi, op. cit., p. 20.
665
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 317.
666
Ibid., p. 318.
667
Ibid., pp. 316-317.

236
Le passé et l’avenir sont des maux parce qu’ils maintiennent ceux et celles qui les
habitent dans la servitude de la nostalgie, de l’angoisse, de la peur et de l’espérance. Les Grecs
anciens sont d’avis qu’il ne faut pas vivre dans le passé parce qu’il nous tire « en arrière, pour
ne pas dire vers le bas668 », et nous plonge dans la nostalgie, « s’il a été heureux669 », ou dans
« les « passions tristes », c’est-à-dire les remords, les regrets, les culpabilités qui nous
réveillent la nuit et nous gâtent l’existence670 », s’il a été malheureux. De même, ils pensent
que l’homme ne doit pas se réfugier dans le futur, car un tel refuge l’anesthésie et le rend inapte
à faire, ici et maintenant, ce qui dépend de lui. La vie dans le futur enferme l’individu dans une
espérance naïve, ou bien le maintien dans l’illusion d’un avenir heureux qui lui tomberait du
ciel imaginaire de sa passivité et de sa paresse :

Parvenir à habiter l’instant présent, à ne pas le nier aussitôt au nom de ces


« passions tristes » que sont les nostalgies, les regrets et les remords qui nous
tirent vers le passé, mais aussi les illusions de ces projets et de ces espérances
qui nous propulsent en pensée dans l’avenir, voilà la vraie sagesse.
Pourquoi ? Parce que c’est elle, finalement, qui nous fait goûter à l’éternité
en ce monde, pourtant mortel et périssable.671

Dans la même perspective que les Anciens, Matthieu Ricard estime que « la meilleure
chose à faire, parfois dans nos vies, c’est de renoncer à espérer, autrement dit renoncer à
attendre, renoncer à s’attacher pieds et poings liés, les yeux fermés, à des objectifs 672 ». Non
seulement renoncer à espérer, mais aussi renoncer à ruminer le passé, car, dit-il, « on sait que
l’excès de rumination du passé et d’anticipation anxieuse de l’avenir est l’un des signes
précurseurs de la dépression673 », et donc de plusieurs maladies psychiques. On sait aussi, dit
encore Matthieu Ricard, que « s’affranchir des tiraillements de l’espoir et de la crainte nous
rapproche (…) de la liberté intérieure674 ».
Toutefois, pour l’homme moderne ou l’homme contemporain, la sagesse de l’instant
présent, qui consiste à fuir le passé et l’avenir, et à vivre dans « le perpétuel aujourd’hui du
monde », est une source de limitation et de stérilité sans pareille parce qu’elle paralyse l’action
et l’histoire, le présent et l’avenir qui ne sont féconds que si et seulement si l’individu ou la

668
Ibid., p. 317.
669
Ibid.
670
Ibid.
671
Ibid., pp. 320-321.
672
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, op.cit., p. 113.
673
Ibid., p. 114.
674
Ibid.

237
collectivité capitalise la mémoire du passé. En d’autres termes, c’est en se ressourçant dans le
passé ou en le rentabilisant qu’on peut parvenir, d’une part, à une organisation efficace et
efficiente du présent ; et d’autre part, à une meilleure planification de l’avenir.
L’homme d’aujourd’hui, par la capacité de programmation et de projection qu’il a
développée, et qui lui permet de se servir de la mémoire du passé, en vue de la fécondation du
présent et de l’avenir, ne saurait donc se plier, comme les Anciens, à la dictature du temps, en
ne vivant que dans l’instant présent. Pour l’homme d’aujourd’hui, le passé, le présent et l’avenir
sont, tous les trois, des dimensions importantes, voire capitales du temps, de l’histoire et de la
civilisation. Il est donc nécessaire de savoir les habiter ou les conjuguer, pour une meilleure
insertion dans le monde. Néanmoins, malgré cette critique de la condamnation de la figure du
passé et de la figure de l’avenir, ce que nous pouvons capitaliser dans la sagesse de la vie dans
l’instant présent, c’est qu’il est préjudiciable ou malheureux de vivre en se laissant « tyranniser
par le passé et le futur ». En d’autres termes, c’est la tyrannie du passé et du futur qu’il s’agit
de combattre, et non le passé et le futur eux-mêmes :

Apprendre à vivre au présent, ne pas se laisser tyranniser par le passé et le


futur, voilà la clef, le moyen de parvenir à habiter le réel, de se réconcilier
avec lui quand il le permet, voire à l’aimer autant qu’il est possible. Cette
sagesse-là, oui, il [, à savoir l’homme moderne ou l’homme contemporain,]
l’accepte et il se promet de tout faire pour la mettre en pratique. Les exercices
que recommandaient les Anciens ne lui paraissent pas superflus. Comme
Ulysse lorsqu’il embrasse enfin Pénélope, lorsque les dieux distendent
l’instant présent afin qu’il puisse abriter les deux amants, il lui faudra
apprendre à habiter le monde à l’écart de ces deux tyrans que sont
l’espérance vaine et les passions tristes, regrets, remords et culpabilités.
Alors et alors seulement, l’existence n’est plus l’ennui ni la douleur que décrit
Schopenhauer, mais elle semble au contraire un don gratuit, une faveur qui
nous est faite et pour laquelle nous éprouvons parfois comme une espèce de
gratitude, comme une sourde envie de remercier… Qui ou quoi ? Pas un dieu,
bien sûr, si l’on n’y croit pas, mais peut-être bien l’existence elle-même, le
simple fait d’être en vie, le miracle de l’être.675

En dehors des exigences de lucidité et de la vie dans l’instant présent, la spiritualité


laïque antique est fondée sur une troisième exigence, à savoir l’exigence de la victoire sur les
peurs, notamment la peur de la mort. En effet, pour les Anciens, le sage est celui qui a réussi à
se sauver des peurs qui parasitent et paralysent son existence, car l’homme qui se laisse dominer
par ce sentiment ou cette émotion est tout simplement incapable d’être lucide, serein, aimant et

675
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, pp. 413-414.

238
généreux676. Un tel homme ne peut, par conséquent, pas bien vivre, puisqu’il est permanemment
habité par toutes sortes de craintes, d’angoisses ou de terreurs :

De quel grand danger ou de quel grand malheur convient-il de se sauver ?


Réponse : il s’agit d’abord et avant tout de se sauver des peurs qui menacent
nos existences, qui les cernent, qui littéralement les « coincent » et les
rétrécissent. L’idée qui anime le désir de sagesse, la quête de la sérénité – et
c’est ainsi qu’on peut traduire au mieux le terme philosophie – c’est la
conviction que tant qu’on est bloqué, enfermé par les peurs, il est impossible
d’accéder à la vie bonne, impossible de parvenir à la sérénité, impossible
d’être libre dans sa pensée ni de s’ouvrir aux autres, donc privé d’intelligence
et d’amour. (…) A défaut de nous débarrasser du poids qui s’abat sur nous
et nous glace le cœur, nous sombrons dans un égocentrisme qui nous rend
aussitôt incapables d’aimer et de penser sereinement, c’est-à-dire librement.
Pour accéder à la sérénité, il faut donc vaincre les peurs autant qu’il est
possible.677

Dans la même veine, et sans pour autant envisager une victoire sur les peurs et les
« passions tristes », Christophe André souligne que :

La peur, sous toutes ses formes, est sans doute l’une des émotions les plus
inhibitrices de la liberté. Qu’il s’agisse de liberté extérieure, puisqu’elle nous
pousse souvent à la fuite ou aux dérobades. Ou de liberté intérieure : la peur
pollue nos pensées, nous pousse à surveiller notre environnement, à anticiper
tous les dangers possibles, à calculer à l’avance ce qui serait le plus sûr pour
nous et nos proches : notre cerveau est transformé en machine à surveiller, à
éviter, à planifier.
Même un risque imaginaire est capable d’envahir et d’asservir notre esprit,
notre vie.678

Ainsi, la victoire sur les peurs passe, selon les Anciens, par la capacité du sage à les
vaincre par les moyens de la raison, « et non pas par un Autre et par la foi679 ». Il s’agit, une
fois de plus, de faire usage de la sagesse de « l’amor fati », qui est l’amour du réel tel qu’il est,
étant donné que l’homme, grâce à « l’intelligence de ce qui est », c’est-à-dire à la
compréhension qu’il a du monde, est parfaitement conscient qu’il n’a aucune prise sur la nature,
le réel ou la vie.

676
Luc Ferry, Vaincre les peurs. La philosophie comme amour de la sagesse, p. 18.
677
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, pp. 319-320.
678
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, op. cit., p. 81.
679
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 320.

239
A la vérité, pour les Grecs anciens, c’est l’amour du réel, de la nature, du monde ou de
la vie, dans toutes ses dimensions, qui préserve le sage des « passions tristes ». Et si tel est le
cas, il ne serait plus envisageable, par illustration, qu’il ait peur de la maladie, de la mort, de la
pauvreté, de la souffrance, de la méchanceté des hommes et des injustices sociales, puisqu’il
sait pertinemment que tous ces maux font partie de la nature qu’il doit aimer avec joie. Pierre
Hadot souligne, à cet effet, que, dans l’Antiquité grecque ou hellénistique, la sagesse est un
mode de vie qui apporte « la tranquillité d’âme, la liberté intérieure, [et] la conscience
cosmique680 ». Ainsi, la philosophie, comme amour de la sagesse, se présente, à cette époque,
comme « une thérapeutique destinée à guérir de l’angoisse681 ». Luc Ferry résume, quant à lui,
la sagesse ou la spiritualité laïque antique reposant sur l’exigence de la victoire sur les peurs,
en s’appuyant sur

Cette formule d’inspiration stoïcienne : « Sage est celui qui parvient à


regretter un peu moins, à espérer un peu moins, à aimer un peu plus. » Ce
que Nietzsche reprendra en définissant la sagesse la plus haute par ce qu’il
nommait l’amor fati, l’amour du destin, de ce qui est là, devant nous, ici et
maintenant682.

Cependant, nous avons établi, au chapitre quatre de notre travail, que, pour Luc Ferry,
et nous sommes d’accord avec lui, il est humainement impossible d’appliquer la sagesse de
« l’amor fati », car, si l’homme peut aimer la vie quand elle adorable, il ne le peut véritablement
plus quand elle devient détestable. En outre, l’auteur de Sagesse et folie du monde qui vient
pense que l’homme ne saurait se départir des peurs et des « passions tristes », dans la mesure
où elles lui sont congénitales. Elles constituent le propre de l’être humain parce que ce dernier
est un être incomplet, fini, inachevé, imparfait et souffrant. Comment pourrait-il mettre entre
parenthèses sa sensibilité ou son émotivité ? Comment pourrait-on lui demander de ne pas avoir
peur de mourir ou de voir mourir ceux et celles qu’il aime ?
En effet, Luc Ferry pense qu’en faisant partie intégrante de la condition humaine, et
donc de la vie, les peurs et les « passions tristes » accompagnent indubitablement le sujet tout
au long de sa vie. C’est d’ailleurs ce que pense aussi son contemporain Christophe André,
lorsqu’il affirme dans A nous la liberté ! que la peur, l’anxiété ou le désespoir constitue l’une

680
Lire Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, pp. 290-304.
681
Ibid.
682
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 320.

240
des composantes de la condition humaine, et donc « un bagage psychologique dont on ne peut
pas se passer683 ».
S’il en est ainsi, il est moins question de chercher à vaincre la peur et les « passions
tristes » que de penser des voies et moyens pour parvenir à une « vie bonne » ou « réussie »,
malgré leur persistance. L’auteur de Vaincre les peurs. La philosophie comme amour de la
sagesse affirme fort à propos :

On peut, ce fut le cas général dans l’histoire de la philosophie, tenter de


démontrer que la mort n’est rien pour nous, que le sage se définit justement
comme celui qui parvient à surmonter la peur qu’elle inspire, que philosopher
c’est apprendre à mourir, que du reste, pour parler comme Spinoza, « le sage
meurt moins que le fou », bref, que la mort n’est pas à redouter. On considère
alors que la victoire sur l’angoisse est en quelque sorte le préalable à la vie
bienheureuse, la propédeutique ou la précondition à remplir pour parvenir à
la sérénité et à la sagesse. (…) Mais on peut aussi penser que cette façon de
poser le problème n’est pas bonne, que les efforts en question, pour
admirables qu’ils soient sur le plan intellectuel, sont vains dans la pratique,
que la peur, finalement, subsiste et que l’interrogation sur la vie bonne doit
être formulée en des termes différents.684

Par ailleurs, même s’il va de soi que les peurs et les « passions tristes » sont
généralement néfastes, comme le pensent les Anciens et bon nombre de philosophes, force est
de noter qu’elles le sont par un côté. En effet, par l’autre côté, les peurs sont positives, en ce
sens qu’elles donnent des couleurs à la vie humaine, c’est-à-dire introduisent du mouvement et
du charme dans une existence qui ne serait, sans elles, que la manifestation d’une certaine
platitude et d’une certaine insipidité. Qui plus est, les peurs et les « passions tristes » véhiculent
des messages que l’individu et la société doivent interpréter et capitaliser, d’une part ; et d’autre
part, ouvrent, notamment pour ce qui est des peurs, à une dynamique pacifiée. Sur ce dernier
point, certains philosophes modernes et contemporains, à l’instar de Thomas Hobbes,
Emmanuel Kant et Hans Jonas, ont montré que les peurs, en général, et la peur de l’insécurité,
de la souffrance et de la mort, en particulier, loin de paralyser l’individu ou la collectivité, loin
aussi d’être totalement néfastes, peuvent être un bien, en ce sens qu’elle sont susceptibles de
permettre un changement qualitatif de l’homme et de la société.
Pour Thomas Hobbes, par exemple, c’est la peur de l’insécurité et de la mort qui a
poussé les individus à sortir de l’ « état de nature » pour entrer à l’ « état social » ou politique

683
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, op. cit., p. 94.
684
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, pp. 328-329.

241
où ils peuvent vivre dans l’harmonie et dans la paix. Dans son Essai philosophique sur la paix
perpétuelle, Emmanuel Kant souligne, pour sa part, que c’est lorsqu’une situation de guerre
devient insoutenable, c’est-à-dire dangereusement destructrice pour toutes les parties à la fois,
que les hommes et les Etats se décident, contraints par la peur d’être anéantis, de rechercher la
paix. Il affirme : « Lors même que des discordes intestines ne forceraient pas un peuple de
s’assujettir à la contrainte des lois, il s’y trouverait réduit par la pression extérieure de la
guerre685 ».
Dans la même veine qu’Emmanuel Kant, Luc Ferry souligne que, pour certains courants
de la pensée politiques, le passage du monolithisme politique au pluralisme politique, du
totalitarisme à la démocratie, de l’Etat dictatorial à l’Etat de droit n’est pas l’expression d’un
choix volontaire et désintéressé des hommes, mais bien plutôt le résultat d’un calcul d’intérêt,
puisqu’il est motivé par le désir et la recherche d’un environnement sociopolitique plus humain.
Ces courants de la pensée politique, en postulant ce qui suit, font leur la conception rousseauiste
du fondement de l’Etat démocratique :

Nos partis pris en faveur de la démocratie et des droits de l’homme


s’expliqueraient en dernière instance, non par un choix intellectuel sublime
et désintéressé, mais par le fait que nous avons, pour la survie de l’espèce,
plus intérêt à la coopération et à l’harmonie qu’au conflit et à la guerre.686

En outre, dans une perspective strictement éthique, Hans Jonas montre que la peur a
deux principales fonctions, à savoir une fonction heuristique qui permet de découvrir la vraie
valeur de l’humanité, et une fonction pratique qui vise à orienter nos actions. Dit autrement, la
crainte à l’égard de l’avenir du genre humain représente à la fois un moyen de connaissance qui
nous permet de redéfinir le sens de l’humain ; et un « impératif catégorique » qui nous engage
à agir en toute responsabilité. Hans Jonas affirme :

C’est seulement la prévision d’une déformation de l’homme qui nous procure


le concept de l’homme qu’il s’agit de prémunir et nous avons besoin de la
menace contre l’image de l’homme – et de types tout à fait spécifiques de
menace – pour nous assurer d’une image vraie de l’homme grâce à la frayeur
émanant de cette menace. Tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit
être protégé et pourquoi il le doit : contrairement à toute logique et toute
méthode, le savoir à ce sujet procède de ce contre quoi il faut se protéger.

685
Emmanuel Kant, Essai philosophique sur la paix perpétuelle, traduction de Jean Barni, préface de Lemonnier,
Fischbacher, Paris, Libraire-Editeur, 1880, p. 8.
686
Luc Ferry, Apprendre à vivre 1. Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, Paris, Plon, 2006, p.
231.

242
C’est ce péril qui apparaît d’abord et nous apprend, par la révolte du
sentiment qui devance le savoir, à voir la valeur dont le contraire nous affecte
de cette façon. Nous savons seulement ce qui est en jeu lorsque nous savons
que cela est en jeu.687

Au-delà de la fonction heuristique et pratique de la peur, bref, de sa valeur pédagogique


et politique, nous pensons que sa maîtrise ou son atténuation, lorsqu’elle devient maladive,
passe moins par la lucidité et l’amour du destin, que nous proposent les sages de la Grèce
antique, que par un travail psychanalytique, psychiatrique, psychologique, anthropologique,
sociologique et philosophique. Autrement dit, pour dominer ou réduire les peurs qui parasitent
et paralysent nos existences, il est nécessaire que nous fassions une introspection pour identifier
leurs causes ou leurs origines, et envisager une thérapie adaptée, si nous en sommes
personnellement capables ; ou que nous nous fassions aider par des spécialistes en la matière
parce qu’ils ont, chacun dans son domaine, la compétence pour s’attaquer à une forme
particulière de phobie, de névrose ou d’angoisse.
Mais Luc Ferry fait remarquer que seule la philosophie, dans la démographie des
sciences, et particulièrement des sciences humaines, a la capacité de s’attaquer aux peurs ou
aux angoisses métaphysiques, « existentielles » ou « normales » qui terrorisent le plus
l’humanité. Il pense, par exemple, que, quand bien même un individu serait proche d’une santé
psychique parfaite, il

N’en aurait pas moins toujours à affronter, comme vous et moi, non plus des
conflits internes, mais des problèmes existentiels intrinsèquement liés à la
finitude humaine (…). La santé mentale même la plus sublime ne nous
empêcherait ni de mourir, ni de perdre un être cher, ni de souffrir ni, le cas
échéant, de nous ennuyer ou d’être malheureux en amour… Bref, l’angoisse
liée aux conflits psychiques et l’angoisse liée à la finitude humaine ne sont
pas de même nature. (…) La philosophie s’intéresse à l’angoisse existentielle,
si je puis dire, « normale », liée quoi qu’on fasse, santé ou pas, à la condition
humaine en tant que telle. Quand bien même on en aurait fini avec l’angoisse
pathologique, l’angoisse que j’appelle ici « normale » ou « existentielle »
resterait intacte.688

En dépit du fait que la peur ait une fonction heuristique et pratique, c’est-à-dire une
dimension pédagogique, comme nous venons de le montrer, il reste que les Anciens ont bel et

687
Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, traduit de l’allemand
par Jean Greisch, Paris, Flammarion, 1995, p. 66.
688
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, pp. 331-332.

243
bien raison de penser qu’elle est une entrave à la « vie bonne » ou « réussie », car elle tétanise,
fragilise, aliène et déshumanise dangereusement l’individu en lequel elle s’installe. L’homme
moderne ou l’homme contemporain devra donc s’efforcer permanemment de transcender ses
peurs, autant qu’il est humainement possible, afin de tendre vers plus de liberté, plus de sérénité,
plus d’amour et plus de joie. Toutefois, il ne saurait appliquer, comme nous l’avons souligné,
la sagesse des Anciens telle quelle, car cette dernière est fondée sur l’idée d’un cosmos divin,
harmonieux, juste et bon. Or cette idée est remise en question, d’une part, par les sciences
modernes, du fait de son fondement mythologique ; et d’autre part, par la révolution humaniste,
à cause de son ancrage déterministe. Le fondement de la sagesse des Anciens fait de celle-ci
une sagesse cosmique ou du monde.

3- La sagesse des Anciens : une sagesse cosmique ou du monde


Nous venons d’établir avec Luc Ferry que la sagesse hellénistique, en dépit de toute « sa
grandeur et sa puissance inspiratrice » ; puisqu’elle est « le premier cas [ou le premier modèle]
de spiritualité laïque en Occident689 », n’est pas adaptée à notre temps, car elle repose sur une
conception du monde qui a été totalement déconstruite ou pulvérisée par les sciences modernes
et la révolution humaniste. En effet, les Grecs anciens pensaient que le cosmos était
transcendant, harmonieux, bon et juste, à telle enseigne que la sagesse, en vue d’une « vie
bonne » ou « réussie », consistait, pour chaque individu, à rester ou à retrouver son « lieu
naturel » ou sa « juste place ». Il était question, pour le sage, de vivre dans la lucidité, c’est-à-
dire d’aimer le réel tel qu’il est ; d’accepter de bon cœur l’hégémonie de la nature et sa condition
tragique de mortel ; d’habiter l’instant présent, ce qui suppose qu’il devait fuir le néant du passé
et celui de l’avenir ; et de vaincre les peurs et les « passions tristes » parce qu’elles parasitent
et paralysent son existence.
Or, selon l’auteur de La Sagesse des Modernes, l’homme moderne ou l’homme
contemporain n’a plus à adopter ou à mettre en pratique cette sagesse cosmique ou du monde,
car il sait désormais, grâce à la révolution scientifique moderne, que le cosmos n’est ni
harmonieux ni bon, et encore moins juste. L’homme moderne ou l’homme contemporain sait
aussi, grâce à la révolution humaniste et démocratique, qu’il est, contrairement à ce que
pensaient les Anciens, un « être d’anti-nature », c’est-à-dire un sujet capable de s’arracher à la
nature et à tous les codes qui tendent à l’assujettir. En outre, les pouvoirs que lui confère son
intelligence lui permettent d’habiter les trois dimensions du temps, en toute efficacité et en toute
efficience.

689
Ibid., p. 310.

244
Par ailleurs, si l’homme moderne ou l’homme contemporain sait qu’il ne peut pas
vaincre définitivement ses peurs et ses « passions tristes », il a néanmoins développé des
compétences pouvant lui permettre de les interpréter, de les capitaliser, de les sublimer, de les
transcender ou de les atténuer. Qui plus est, du fait de la révolution de l’amour, de la naissance
de la famille moderne ou du passage du mariage arrangé au mariage choisi, l’homme moderne,
et surtout l’homme contemporain, ne peut plus, comme le voudrait la sagesse cosmique ou du
monde, aimer le destin, c’est-à-dire accepter ou rester serein face aux horreurs du monde,
notamment la souffrance ou la mort de ses proches, et partant de son prochain ou de son lointain.
Comme le dit si bien Luc Ferry :

La condition de l’homme contemporain, privé de cosmos et livré à des


passions nouvelles, est toute différente et cette différence tient notamment à
ce que nous avons dit de la naissance du mariage d’amour et de la famille
moderne, eux-mêmes résultats de notre émancipation à l’égard des structures
anciennes, à la fois religieuses et rurales, des communautarismes villageois
traditionnels. (…) cet arrachement aux communautés dont nous avons vu
qu’il était à la fois l’effet du salariat donc du capitalisme, et la condition du
mariage d’amour, cet éloignement, qui conditionne aussi la distance prise
par rapport au poids des religions et, par là même, l’avènement de la laïcité,
nous rend, d’un même mouvement, tout à la fois moins protégés des
souffrances du deuil et plus exposés que jamais à ses tourments. De là
l’existence d’une dimension incontestablement tragique dans la condition de
l’homme moderne.690

De l’avis de l’auteur de La Sagesse des Modernes, la condition de l’homme moderne ou


de l’homme contemporain, notamment celui des sociétés démocratiques et laïques de la vieille
Europe, est éminemment tragique parce qu’il sait désormais qu’il est abandonné à lui-même
dans un monde absurde, impitoyable et « anthropocide ». L’homme moderne ou l’homme
contemporain est conscient, à en croire Luc Ferry, qu’il ne peut plus compter ou s’appuyer sur
les « transcendances verticales », celle du cosmos et de Dieu, pour se donner des raisons de
vivre et d’espérer, car elles s’avèrent illusoires. En outre, en tant qu’être de conscience et d’
« anti-nature », l’homme d’aujourd’hui est dans une impossibilité ontologique ou existentielle
de vivre selon la pente naturelle, c’est-à-dire de se conformer totalement aux lois et aux caprices
de la nature, comme l’ont pensé les théoriciens de « l’immanentisme radical ». Sa liberté et les
valeurs qui naissent en son sein, tout en apparaissant comme données du dehors, font de lui un

690
Ibid., p. 323.

245
« Homo Deus », un « homme-Dieu », c’est-à-dire un individu ou un sujet divinisé ou sacralisé
par l’amour et pour l’amour.
En tant qu’ « homme-Dieu », l’homme moderne ou l’homme contemporain n’a d’autres
choix que d’affronter, sans aucun secours extérieur, c’est-à-dire sans l’intervention d’aucune
« transcendance verticale », les situations redoutables et périlleuses de la vie et de sa vie, à
l’instar de la souffrance, de la maladie, de la mort, des tourments du deuil, de la séparation, du
divorce, des conflits et des guerres. Dès lors, dans ces conditions de solitude ou d’absence de
béquilles métaphysiques, quelle sagesse ou quelle spiritualité laïque peut-elle véritablement
aider l’homme moderne ou l’homme contemporain à faire face au tragique du monde, de
l’histoire, de la vie et de sa condition ? En d’autres termes, comment l’homme actuel peut-il
accéder à une vie de mortel bonne ou réussie dans un monde laïcisé, absurde, horrible et
périlleux ?

III- La sagesse des modernes : une sagesse de l’amour

L’ère post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-déconstructionniste, tout comme


les quatre périodes de l’histoire qui la précèdent, est fondée sur une « theoria », une « praxis »
et une « sotériologie » spécifiques. En effet, du point de vue théorique, la contemporanéité se
caractérise, d’une part, par la prise en compte de l’esprit et des exigences scientifiques, car il
est question d’élargir le territoire de la connaissance, tout en repoussant les frontières de
l’ignorance ; et d’autre part, par une « autocritique691 » de la science ou une « autoréflexion692 »
sur la démarche, les activités et les résultats scientifiques, d’autant plus que l’homme
contemporain a conscience « des risques engendrés (…) par le développement, puis la
mondialisation des sciences et des techniques693 ». L’homme contemporain sait que :

Ce n’est plus aujourd’hui la nature qui engendre les risques majeurs, mais la
recherche scientifique, ce n’est plus la première qu’il faut dominer, mais bien
la seconde, car pour la première fois dans son histoire, elle fournit à l’espèce
humaine les moyens de sa propre destruction. Et cela, bien entendu, ne vaut
pas seulement pour les risques engendrés, à l’intérieur des sociétés
modernes, par l’usage des nouvelles technologies, mais tout autant pour ceux
qui tiennent à la possibilité qu’elles soient employées, sur le plan politique,
par d’autres que nous. Si le terrorisme inquiète davantage aujourd’hui
qu’hier, c’est aussi, sinon exclusivement, parce que nous avons pris
conscience du fait qu’il peut désormais – ou pourra bientôt – se doter d’armes

691
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 460.
692
Ibid.
693
Ibid.

246
chimiques, voire nucléaires redoutables. Le contrôle des usages et des effets
de la science moderne nous échappe et sa puissance débridée inquiète.694

Sur le plan éthique, la cinquième période de l’histoire est marquée par un renforcement
de « l’impératif catégorique » kantien. En effet, dans un contexte structuré par le principe de
l’amour, il est question non seulement de traiter autrui et soi-même comme une « valeur
absolue » ou une « finalité sans fin », mais aussi et surtout d’amener les autres à en faire de
même, car il s’agit de ne plus « laisser faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu’on nous
fasse ». L’éthique post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-déconstructionniste repose
ainsi sur l’exigence d’une plus grande responsabilité. Elle recommande, comme le veut
d’ailleurs Jean-Paul Sartre, que l’homme soit responsable de lui-même et des autres. L’éthique
contemporaine est fondée sur une deuxième exigence, à savoir l’exigence de « la pensée
élargie695 ».
Selon l’exigence de « la pensée élargie », chaque individu doit, en agissant, se mettre à
la place de son « alter ego », et non se borner à ses intérêts personnels ou aux intérêts de sa
communauté :
La pensée élargie est en effet celle qui parvient à se « mettre à la place
d’autrui », non seulement pour mieux le comprendre, mais pour tenter, en
un mouvement de retour à soi comme de l’extérieur, de regarder ses propres
jugements et valeurs du point de vue qui pourrait être celui des autres. (…)
pour prendre conscience de soi, il faut bien être, en effet, à distance de soi-
même et c’est en cela, entre autres, que nous permet la prise en compte des
points de vue étrangers aux nôtres. Là où l’esprit borné reste englué dans
sa communauté [ou sa position] d’origine au point de juger qu’elle est la
seule possible ou, à tout le moins, la seule bonne et légitime, l’esprit élargi
parvient, en se situant du point de vue d’autrui, à contempler le monde en
spectateur intéressé et bienveillant. Acceptant de décentrer sa perspective
initiale, de s’arracher au cercle limité de l’égocentrisme, il peut pénétrer
les coutumes et les valeurs éloignées des siennes, puis, en revenant à lui-
même, prendre conscience de lui d’une manière distanciée, moins
dogmatique, et enrichir ainsi considérablement ses propres vues.696

L’exigence de la « pensée élargie » est une invitation à aller au-delà de l’égocentrisme


et de l’égoïsme, du « respect simplement formel ou légal697 » des autres et des différences, pour

694
Ibid., pp. 462-463.
695
Ibid., p. 468.
696
Ibid., pp. 468-469.
697
Ibid., p. 471.

247
« entrer dans une vie commune réussie698 ». Il s’agit de comprendre que nous avons besoin
d’une altérité respectée et épanouie dans son être pour nous accomplir ou pour nous humaniser.
Comme le dit Jean-Paul Sartre, « autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-
même ».
Fondée sur « l’autoréflexion » et la « pensée élargie », l’ère post-métaphysique, post-
nietzschéenne et post-déconstructionniste s’enracine sur une sotériologie ou une spiritualité
laïque qui actualise la sagesse des Anciens ou la féconde par le principe de l’amour. Ainsi, quels
sont, selon Luc Ferry, les éléments fondamentaux de la sagesse des modernes ou de la doctrine
humaniste du salut ? En d’autres termes, sur quelles valeurs et sur quelles qualités l’homme
d’aujourd’hui doit-il s’appuyer pour transcender ses peurs et se réconcilier avec le réel, le
monde ou la vie ?

1- La singularité ou l’individualité
Pour Luc Ferry, la singularité ou l’individualité est le premier pilier de la sagesse des
modernes. En effet, issue de l’idéal de la pensée élargie, la singularité ou l’individualité renvoie
à la capacité d’un individu ou d’une communauté à s’élever au-dessus de sa particularité, c’est-
à-dire à s’arracher à son identité pour se réconcilier ou pour accéder à l’universalité. Cette
réconciliation consiste à être en phase avec le différent, avec l’altérité ou avec ceux qui ne sont
pas comme nous, car l’enjeu est de jeter des ponts entre les hommes, les cultures et les
civilisations, et non de les casser ou de les remplacer par des tranchées. Il s’agit, à la vérité,
d’être capable de poser des actions ou de produire des œuvres, certes, qui s’enracinent dans la
particularité de notre être ou de notre culture, mais qui parlent à toute l’humanité, c’est-à-dire
à tous les hommes, quels que soient l’espace et le temps où ils vivent. C’est le cas, par exemple,
de la politique de la non-violence de Mohandas Karamchand Gandhi, de l’éthique du pardon
de Nelson Rolihlahla Mandela ou de la onzième symphonie de Beethoven. Elles ont ceci en
commun qu’elles s’adressent au monde. En outre, elles constituent des modèles susceptibles
d’inspirer toute personne de bonne volonté. Elles participent ainsi à l’humanisation de l’homme.
La singularité ou l’individualité est une « transfiguration des particularités locales d’origine
dans un rapport à l’universalité du monde699 » :

La notion de singularité peut et doit être rattachée directement à l’idéal de la


pensée élargie : en m’arrachant à moi-même pour comprendre autrui, en
élargissant le champ de mes expériences, je me singularise puisque je dépasse
698
Ibid.
699
Ibid., p. 473.

248
tout à la fois le particulier de ma condition individuelle d’origine pour
accéder, sinon à l’universalité, du moins à une prise en compte chaque fois
plus large et plus riche des possibilités qui sont celles de l’humanité tout
entière.700

Mis en pratique, le principe de la singularité ou de l’individualité permet à l’homme


moderne ou à l’homme contemporain d’accéder à une « vie bonne » ou « réussie », c’est-à-dire
à une existence libérée de l’égocentrisme, du dogmatisme, du fondamentalisme, du repli
identitaire, de l’ethno-fascisme, du nationalisme exacerbé, bref, des doctrines ou des idéologies
d’enfermement, de peur, de rejet ou de détestation de l’altérité. Qui plus est, le principe de la
singularité ou de l’individualité permet à l’homme moderne ou à l’homme contemporain
d’accéder à une vie caractérisée par la ferme volonté de mettre en place une « culture
partagée701 », ou de construire « un monde tout à la fois divers et commun702 », c’est-à-dire plus
humain :
Pour reprendre un exemple simple : lorsque j’apprends une langue
étrangère, lorsque je m’installe pour y parvenir dans un pays autre que le
mien, je ne cesse, que je le veuille ou non, d’élargir l’horizon. Non seulement
je me donne les moyens d’entrer en communication avec plus d’êtres
humains, mais toute une culture s’attache à la langue que je découvre et, ce
faisant, je m’enrichis de manière irremplaçable d’un apport extérieur à ma
particularité initiale.703

Cependant, selon Luc Ferry, la vie bienheureuse devient aussi une réalité si l’homme
mène une existence riche et intense.

2- La richesse et l’intensité de la vie


L’auteur de Qu’est-ce qu’une vie réussie ? pense que le deuxième pilier de la « vie
bonne » ou « réussie » est la richesse et « l’intensité harmonieuse » de l’existence. Luc Ferry
emprunte l’idée d’ « intensité harmonieuse » de l’existence ou de la vie à Friedrich Nietzsche
pour qui l’homme doit vivre « par-delà le bien et le mal », dans le « grand style », dans
« l’innocence du devenir », « la volonté de puissance », c’est-à-dire selon la pleine mesure de
ses forces vitales. Il s’agit, pour ce « philosophe du soupçon », d’amener tout individu à laisser
s’épanouir en lui, et en toute harmonie, aussi bien les « forces réactives » de la rationalité que
les « forces actives » de l’esthétique.

700
Ibid., p. 474.
701
Ibid.
702
Ibid.
703
Luc Ferry, Apprendre à vivre 1. Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, p. 284.

249
Mais pour Luc Ferry qui n’est pas un nietzschéen704, il n’est pas question de suivre
l’auteur du Gai savoir dans sa volonté de promouvoir une sagesse de la « volonté de
puissance », mais bien plutôt de capitaliser le fond de sa pensée sur la nécessité de mener une
existence libérée des peurs, des fausses précautions, de l’idéal ascétique et desséchant, pour ne
citer que ceux-là. Ainsi, dans la perspective ferryenne, la « vie bonne » ou « réussie » est non
seulement celle qui est « la plus élargie » et « la plus singulière », mais aussi celle qui est « la
plus riche et la plus intense »705. L’enrichissement et l’intensification de notre vie supposent
que nous nous efforcions à acquérir « la plus grande diversité possible d’expériences706 » et,
par le fait même, agrandissions « notre point de vue sur l’humanité707 ». En réalité, il est
question d’amener l’homme à s’ouvrir au monde ou à aller à la rencontre des autres. Cette
ouverture à l’altérité pourra lui permettre non seulement de se débarrasser de certains de ses
préjugés et de certaines de ses craintes, mais aussi de grandir tant sur le plan de la connaissance
que du point de vue de l’expérience.
Bien avant Luc Ferry, Arnaud Desjardins attirait déjà l’attention de la communauté
humaine sur l’importance de l’ouverture à l’altérité. Dans Les Chemins de la sagesse, il affirme,
parlant des richesses axiologiques qu’il a découvertes dans la culture orientale, et qui lui ont
permis de se débarrasser de ses préjugés à l’égard de ce monde qui lui était étrange et étranger
tout à la fois :

Nous sommes là dans un monde radicalement différent de notre monde


contemporain. Etant moi-même un pur produit de la société occidentale, j’ai
dû mettre bien des années pour assouplir mes préjugés, dépasser mes
émotions, constater des vérités qui me sont longtemps demeurées
inaccessibles.
En étudiant les données orientales en matière de sexualité et de rapport entre
l’homme et la femme, j’ai été amené à faire certaines découvertes et à
constater que beaucoup d’idées modernes sont des contre-vérités. Par
exemple, les revues et les magazines répètent aujourd’hui à satiété que le
droit de la femme à la satisfaction érotique est une conquête de ce dernier
quart de siècle. En fait, les traités d’érotisme hindous ou chinois remontent à
l’antiquité et font la place aussi belle à la femme qu’à l’homme.708

704
Lire, à ce propos, Luc Ferry, Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Paris, Bernard Grasset, 1991.
705
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 476.
706
Ibid.
707
Ibid.
708
Arnaud Desjardins, op. cit., pp. 205-206.

250
Le savoir, le savoir-faire, le savoir-vivre et le savoir-être, qui libèrent le sujet de
l’ignorance, du dogmatisme, de l’obscurantisme, de la peur et de la méchanceté qui l’empêchent
d’être en harmonie avec lui-même, avec les autres et avec le monde, ne sont acquissent et ne se
développent que dans le cadre d’une relation intersubjective harmonieuse. C’est pour cette
raison que Luc Ferry affirme ce qui suit :

S’il lui faut découvrir le monde humain, enrichir son expérience, élargir ses
vues, donc se heurter sans cesse à la diversité des cultures et des êtres, c’est
[parce que l’homme] possède, contrairement sans doute à l’huître, cette
étrange faculté d’arrachement aux particularités d’origine. C’est elle,
malgré l’inquiétude et le trouble qu’elle ne manque pas de susciter, qui nous
amène sans cesse à nous perfectionner, à enrichir nos vies, à voyager, par
exemple, pour reprendre l’image de Naipaul, au lieu de rester rivés à notre
rocher originel. Et la pensée nietzschéenne du grand style s’avère géniale en
ce qu’elle nous présente l’idéal du calme repos, de la sérénité harmonieuse,
non comme point de départ, comme une donnée originaire, mais comme un
point d’arrivée, une conquête qui suppose tout à la fois la connaissance des
autres (diversité) et la maîtrise de soi (harmonie).709

A côté de l’invitation à « la « singularisation » de nos expériences » ou de nos vies, de


la nécessité de mener une existence riche et intense, la sagesse des modernes repose, selon Luc
Ferry, sur un troisième pilier, à savoir l’exigence de l’amour.

3- L’amour
Pour l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, l’amour nous sauve de la peur, des
« passions tristes », de la séparation avec nos bien-aimés, des tourments liés à la mort d’un
parent, d’un ami ou d’un prochain, et même de la mort elle-même. En effet, par rapport aux
peurs qui nous parasitent, qui nous paralysent et qui nous déshumanisent, l’amour nous redonne
confiance en nous-mêmes et en les autres. Il nous procure la sérénité. C’est, par exemple, le cas
d’un enfant ou d’un adulte qui a peur de s’ouvrir à un inconnu, justement parce qu’il est un
étranger. Mais, grâce à la sollicitude, à la gentillesse et à l’affection que lui manifeste cet
étranger, ledit enfant ou ledit adulte parvient progressivement à lui faire confiance, à lui donner
accès à son être et à en faire un ami ou un confident.
Pour ce qui est des « passions tristes », comme la haine, le ressentiment, la culpabilité,
la colère et le remord, l’amour nous donne la force et le courage de nous pardonner à nous-
mêmes, si nous culpabilisons parce que nous avons causé du tort à notre « alter ego » ; ou de

709
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 477.

251
pardonner à ceux qui nous ont offensés de quelques manières que ce soit. Dit autrement,
l’amour nous permet de surmonter les expériences douloureuses, en nous redonnant cette paix
et cette joie du cœur que nous avions perdues. Certes, ce n’est pas facile de se pardonner à soi-
même ou de pardonner aux autres, mais l’amour est une puissance qui triomphe bien souvent
du ressentiment, de la haine et du désir de vengeance. Par illustration, c’est grâce à la force de
l’amour, de la compassion ou de la charité que les ennemis d’hier peuvent se pardonner
mutuellement, et redevenir de bons amis.
L’amour est une puissance qui libère, qui humanise et qui épanouie, car l’homme qui
fait l’expérience de l’amour, que ce soit « l’amour-passion », « l’amour d’amitié » ou
« l’amour-don », ne vit plus sous la régie de la peur et des « passions tristes », mais il est bien
plutôt transfiguré par la joie d’aimer. S’il aime d’un amour érotique ou passionnel, par exemple,
son bien-être est consécutif au plaisir qu’il prend chez son amant. Le plus souvent, ce plaisir le
renouvelle et lui donne l’énergie nécessaire pour s’affirmer et s’accomplir dans le monde, tout
en accomplissant des choses extraordinaires dans la société et dans la vie de celles ou de ceux
qu’il aime. L’amour agit ici comme le carburant qui fait mouvoir un véhicule ou comme la foi
qui soulève les montagnes. Comme le dit Hegel, fort à propos, « rien de grand ne s’est jamais
accompli dans le monde sans passion710 ».
De même, si l’homme aime d’un « amour d’amitié », la réciprocité qui fonde cet amour
« philia » sera, pour lui, tout comme pour son ami, une source intarissable de joie et
d’épanouissement. L’homme qui donne et qui reçoit, qui aime et qui est aimé fleurit
nécessairement de bien-être. Il est apaisé et confiant parce qu’il sait qu’il compte pour l’autre,
et peut, par conséquent, compter sur lui, et vice versa. L’ « amour d’amitié » est celui qui unit,
par exemple, des époux, des frères et sœurs ou les membres d’une même famille, d’une même
communauté ou d’une même congrégation religieuse.
En outre, si une personne aime d’un « amour-don », alors, elle se sera élevée non
seulement à un degré supérieur de moralité ou de vertu, mais aussi vers une humanité quasi
divine. L’ « amour-don » ou amour « agapè » est un amour qui amène celui qui aime à donner
sans rien espérer en retour, puisque ce dernier, dans ce cas spécifique, se nourrit uniquement de
la joie qu’il apporte à son « alter ego ». En effet, son semblable à qui il fait du bien peut être
aimable ou pas, reconnaissant ou pas, de sa communauté ou pas, cela ne l’empêche guère de
toujours lui faire du bien.

710
Hegel, La Raison dans l’histoire, traduit de l’allemand par Jean-Paul Frick, Paris, Editions Hatier, 2012, p. 56.

252
L’ « amour-don » ou amour « agapè » est, comme nous le savons, l’amour selon le cœur
du Christ, car il est question, pour ce dernier, d’amener l’homme à aimer de façon désintéressée
ou inconditionnelle. A la vérité, c’est parce que nous serons capables d’aimer sans condition
que nous pourrions aimer même nos ennemis, c’est-à-dire faire du bien à ceux qui nous haïssent,
bénir ceux qui nous maudissent et pardonner à ceux qui nous maltraitent711. Jacques Duquesne
souligne que l’ « amour-don » ou amour « agapè », qui va jusqu’à l’amour des ennemis, est,
selon le professeur David Flusser, la marque déposée de Jésus-Christ, puisque personne, avant
lui, n’est allée aussi loin que lui :

« Le commandement de l’amour des ennemis reste la propriété exclusive de


Jésus », comme l’a écrit David Flusser, professeur à l’université hébraïque
de Jérusalem. Et, plus loin : « Jésus était (…) certainement très proche de ces
pharisiens issus de l’école de Hillel qui aimaient Dieu plus qu’ils ne le
craignaient. Mais Jésus allait plus loin sur la voie qu’ils avaient préparée.
Seul il prêchait l’amour inconditionnel, notamment l’amour de l’ennemi et
l’amour du pécheur. Et il ne s’agissait pas d’un amour sentimental. »712

Luc Ferry estime que l’ « amour-don » ou amour « agapè » n’est pas « la chose du
monde la mieux partagée ». Toutefois, il voit dans l’amour d’un père ou d’une mère pour son
enfant, que ce dernier soit adorable ou détestable, soumis ou insoumis, vertueux ou vicieux, un
exemple d’ « amour-don ». En effet, en tant que parent, le père ou la mère se sacrifie, d’une
manière ou d’une autre, pour que son enfant soit épanouie. Une observation attentive de la vie
quotidienne nous permet, effectivement, de constater que la quasi-totalité des parents aime
fortement leurs enfants, même si ces derniers sont des criminels ou des parias, condamnés et
rejetés par la société.
En plus de la sérénité, de la joie, de la réconciliation, de la paix et du bien-être qu’il
procure, l’amour, affirme l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, est l’antidote de la
séparation et de la mort. En effet, pour Luc Ferry, l’amour triomphe de la séparation et de la
mort, en ce sens qu’il permet au mourant de s’en aller avec le sentiment ou la conviction d’avoir
pleinement et humainement vécu sa vie ; d’avoir donné le meilleur de lui-même à ses proches

711
Luc 6 : 27-28.
712
David Flusser, cité par Jacques Duquesne, op. cit., p. 181. Jacques Duquesne fait remarquer que « le rabbin
Hillel, auquel se réfère Flusser, a vécu entre 70 avant J.-C. et 10 après J.-C. Devenu président du Sanhédrin, il
était donc la plus haute autorité juive en matière de religion et de législation. Il avait édicté une règle d’or : « Ce
qui t’es odieux, ne l’inflige pas aux autres hommes. Voici toute la Tora, le reste n’est qu’une illustration de ce
principe. » Au culte du pouvoir et de l’Etat il opposait l’idéal d’une communauté de juifs aimant Dieu et leurs
semblables. » (Cf. la note 30 de la page 339 de l’œuvre de Jacques Duquesne citée plus haut.)

253
et au monde ; et d’avoir bénéficié de l’affection de ceux ou de celles qui l’ont aimé et qu’il a
aimé en retour.
Dans l’épopée de Gilgamesh, un texte rédigé, il y a trente-cinq siècles, l’auteur, qui
reste inconnu, raconte l’histoire de deux amis, Gilgamesh et Enkidu. En effet, Gilgamesh et
Enkidu découvrent « presque en même temps l’amour et la mort713 ». Gilgamesh et Enkidu
sont, en réalité, amoureux l’un de l’autre, mais leur amour sera troublé par l’annonce de la mort
prochaine d’Enkidu. Dans un premier temps, les deux amoureux se révoltent et cherchent des
voies et moyens pour conjurer cette tragédie ; ce qu’ils ne parviennent pas à faire, car il est de
la nature du destin de se réaliser nécessairement. Toutefois, dans un second temps, et après
avoir acquis la sagesse de l’amour, Gilgamesh et Enkidu acceptent avec lucidité et sérénité leur
condition de mortel. Au moment de mourir, Enkidu a finalement compris que :

Le sens de la vie n’est pas dans la survie, mais dans l’humanisation de soi,
dans le passage de l’état animal initial à l’état humain, dans la conquête
d’une vie bonne, c’est-à-dire humaine et civilisée, une vie dans laquelle on a
la chance merveilleuse de rencontrer l’amour et l’amitié, une vie qui se
termine par des rites funèbres que les animaux ne connaissent pas, une vie
qui se passe à tenter désespérément de conquérir l’idéal absurde et insensé
de l’immortalité. 714

De même, pour ceux qui ont perdu un être cher et qui, du fait de cette séparation, vivent
dans une douleur extrême, comme c’est le cas de Gilgamesh, l’amour ouvre à une nouvelle vie
ou à de nouvelles opportunités, ici et maintenant, et non dans un monde suprasensible dont
l’existence reste d’ailleurs problématique. Ce que nous voulons dire avec Luc Ferry, c’est qu’il
y a, grâce au mystère de l’amour, une vie après la mort, non pas pour ceux qui sont morts, mais
pour ceux qui restent, et qui sont privés de leur bien-aimé. Cependant, il n’est pas question de
penser que l’amour est capable de réparer l’irréparable, de remplacer ou d’effacer l’expérience
malheureuse qu’on a vécue. En effet, cette expérience malheureuse demeure, car l’irréparable
ne se répare pas, tout comme l’irremplaçable ne se remplace pas. Dans cette perspective,
l’auteur de La Révolution de l’amour pense que :

Si l’amour est par excellence le lieu du sens du sens, de l’absolu au cœur du


relatif, de la transcendance au cœur de l’immanence, alors celui qui perd un
être aimé éprouve inévitablement le sentiment d’une insupportable éclipse du
sens, l’impression que la vie est absurde, que la mort n’a aucune

713
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 335.
714
Ibid., p. 347.

254
signification… jusqu’à ce que d’autres amours obligent à rester, à revivre.
Non qu’ils remplacent celui qu’on a perdu, comme un lot de consolation qui
viendrait nous changer les idées. L’irremplaçable ne se remplace pas. Mais,
simplement, pour autant que l’amour renaisse, ou, plus simplement encore,
qu’il subsiste ailleurs, avec d’autres êtres aimés, c’est aussi le sens qui
revient ou qui demeure, et avec lui, c’est tout un, le goût de vivre. (…) Celui
qui veut vivre après un deuil, après une séparation qui semble irrémédiable
doit savoir que d’autres amours sont possibles, s’ils ne sont déjà là, et qu’ils
donnent du sens à l’existence, sans nullement remplacer ou annuler pour
autant l’expérience qu’on a vécue. En cela, oui, il faut tout prendre dans le
destin715

La sagesse des modernes repose, selon Luc Ferry, sur un quatrième et dernier pilier, à
savoir l’idée de l’éternité de l’instant.

4- L’éternité de l’instant
Pour l’auteur de Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, la « pensée élargie », la « singularité »,
la richesse et l’intensité harmonieuse de la vie et l’amour nous inscrit dans l’éternité de l’instant.
En effet, celui qui « sort de lui-même » pour aller à la rencontre d’autrui ; qui, à partir de sa
particularité, s’élève vers l’universel, c’est-à-dire se singularise et accède à la singularité des
autres ; qui s’enrichit d’une « plus grande diversité possible d’expériences716 » ; et qui fait
permanemment l’expérience de l’amour vit nécessairement « des moments de grâce717 », des
moments inoubliables et « irremplaçables parce que eux-mêmes singuliers718 ». Ces moments
de choix ou de grâce ont ceci de merveilleux qu’ils nous permettent de surmonter nos peurs, à
commencer par la peur de la mort, d’une part ; et d’autre part, abolissent ou suspendent le temps,
puisqu’ils nous plongent dans une sérénité, dans une paix et dans une joie indescriptibles et
presque éternelles. C’est d’ailleurs cette expérience de l’éternité de l’instant qu’a faite Ulysse
lorsqu’il a retrouvé l’harmonie, la sérénité, la paix, l’amour et la joie, à son retour dans sa cité,
dans son palais, dans sa famille et auprès de Pénélope, son épouse.
Homère raconte, dans l’Odyssée, que les dieux ont distendu le temps pour permettre au
roi Ithaque et à sa femme Pénélope de jouir pleinement de leurs retrouvailles, de leur amour et
de leur amitié ; de rattraper, en quelque sorte, le temps perdu, ou de goûter aux délices d’une
vie de mortel réconcilier avec elle-même. L’interprétation que Luc Ferry fait de ce moment
d’éternité est la suivante :

715
Ibid., p. 425.
716
Ibid., p. 476.
717
Ibid., p. 480.
718
Ibid.

255
Lorsque Ulysse, à la fin de l’Odyssée, retrouve Pénélope, sa femme, les dieux
vont distendre l’instant des retrouvailles dans le lit nuptial pour qu’ils
puissent passer une très grande nuit. Combien de temps dure-telle, on ne sait
pas, puisque l’instant est distendu, mais symboliquement, cela signifie que cet
instant présent, distendu, cet instant où Ulysse cesse enfin d’être dans le passé
ou dans le futur, dans la nostalgie d’Ithaque ou dans l’espérance d’Ithaque,
n’est plus relativisé par le passé et par le futur. Ce moment présent est, au
fond, ce que Nietzsche appellera très joliment « un fragment d’éternité », un
atome ou un grain d’éternité. Le sage est celui qui est capable d’habiter le
présent comme s’il était l’éternité.719

La réflexion que nous venons de mener porte sur la nécessité d’une sagesse des
modernes ou d’une spiritualité laïque adaptée à notre temps. En effet, nous avons établi avec
Luc Ferry qu’avec le déclin des « transcendances verticales », l’inapplicabilité de la pensée de
l’immanence radicale et l’émergence des « transcendances horizontales », il est nécessaire pour
l’homme moderne ou l’homme contemporain, non pas de faire sienne la spiritualité laïque des
Anciens, mais de mettre en place une sagesse des modernes qui puisse lui permettre d’accéder
à une « vie bonne » ou « réussie », malgré le tragique du monde, de l’histoire, de la vie et de sa
condition. Pour l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, la sagesse qui sied à l’homme
d’aujourd’hui, surtout l’homme des Républiques démocratiques et laïques de l’Occident, est
une sagesse de l’amour, et non plus une sagesse cosmique ou du monde.
Fondée sur la singularité ou l’individualité, sur la richesse et l’intensité harmonieuse de
la vie, sur l’amour et l’idée de l’éternité de l’instant, la sagesse de l’amour, de l’avis de Luc
Ferry, permet à l’homme moderne ou à l’homme contemporain, d’une part, de se libérer des
peurs et des « passions tristes » qui parasitent et paralysent son existence ; et d’autre part, de
parvenir, par le fait même, à la sérénité, à la paix et à la joie, sans lesquelles aucun salut n’est
possible. « Elargir la vue, aimer le singulier et vivre parfois l’abolissement du temps que nous
donne sa présence720 », tel est le sens de la vie et la source du salut des mortels qui savent qu’ils
viennent du néant et y retournent incessamment. « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » :

Peut-être, tout simplement, une vie qui accroche aux yeux des hommes
quelque chose de cette grandeur et de cette lumière dont parle Hugo. Frêle
bonheur ? Sans doute. Il apparaîtra peu en comparaison des promesses de la
religion, mais beaucoup, il me semble, au regard des exigences de
l’humanisme.721

719
Luc Ferry, Sagesse d’hier et d’aujourd’hui, p. 26.
720
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 481.
721
Ibid.

256
CONCLUSION PARTIELLE

Tout au long de cette deuxième partie de notre travail, nous avons montré, avec Luc
Ferry, qu’il est humainement impossible de vivre selon la pensée de l’immanence radicale ou,
du moins, dans un monde totalement désenchanté, non seulement parce que l’homme est un
« être d’anti-nature » et un sujet caractérisé par une double historicité individuelle et collective,
mais aussi parce qu’en lui naissent des valeurs, à l’instar de la vérité, du bien, de la justice, du
beau, de l’amour et leurs relations, qui s’imposent à lui comme venant du dehors. Ainsi, à
l’opposé des autres êtres de la nature absolument soumis à la nécessité et dépourvus de toute
idée du sens, du sacré et du salut, l’être humain, notamment celui qui s’est débarrassé des
« illusions des arrière-mondes », à la capacité, pense l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de
la vie, de s’arracher à tous les codes qui tendent à l’assujettir, puisqu’il est un pour-soi ; de
découvrir le sens de son existence, en s’appuyant sur des valeurs absolues et objectifs, c’est-à-
dire sur des « transcendances horizontales » ; de se mettre en danger ou de se sacrifier pour
ceux et celles qu’il aime, dans la mesure où l’amour est devenu, aujourd’hui et pour lui,
notamment avec la révolution de l’amour, non seulement le sens du sens de la vie, mais aussi
la raison, par excellence, de tout sacrifice ; de se sauver ou de parvenir, par lui-même, au salut,
en ce sens qu’il est conscient du fait qu’il ne peut compter dorénavant que sur lui-même.
Luc Ferry inaugure ainsi une ère nouvelle, réenchantée et structurée par le principe de
l’amour ; principe qui donne un visage nouveau à l’humanisme et à la politique du XXIe siècle.
Avec l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, nous passons ainsi de l’humanisme des
Lumières à l’ « humanisme transcendantal » ou « humanisme non métaphysique » ; et de la
politique des intérêts à la politique de l’amour ou politique de la divinisation ou de la
sacralisation de l’humain, étant donné que l’homme moderne ou l’homme contemporain est
devenu, avec le passage du mariage arrangé au mariage choisi par amour et pour l’amour, un
« homo Deux », c’est-à-dire un « homme-Dieu ».
Mais la question qui demeure est celle de savoir si l’idée de la « surnaturalité » ou de l’
« anti-naturalité » de l’homme, de la divinité ou de la sacralité de l’humain, ou encore d’une
« transcendance dans l’immanence » est philosophiquement pertinente. En d’autres termes, les
valeurs qui donnent un sens à l’existence humaine peuvent-elles, tout à la fois, naître au cœur
de l’humanité et être des « absolus objectifs », sacrés et mystérieux ? Autrement dit, l’
« humanisme de l’homme-Dieu » ou « humanisme transcendantal » n’est-il pas tout simplement
une occultation du réel ? Par ailleurs, le parti pris métaphysique de « l’immanentisme radical »
et de l’ « humanisme transcendantal » n’est-il pas l’expression d’un refus d’ouverture à d’autres

257
possibilités que celles qui relèvent du tangible ? Néanmoins, quelle peut être la portée, l’intérêt
ou la plus-value d’un « humanisme transcendantal » ? Telles sont les questions sur lesquelles
nous plancherons dans la troisième et dernière partie de notre travail de recherche.

258
TROISIEME PARTIE :
« L’HUMANISME TRANSCENDANTAL » ET SES PROBLEMES DE
PERTINENCE PHILOSOPHIQUE

« Tout le chemin de la vie, c’est de passer de


l’ignorance à la connaissance, de la peur à
l’amour. »

Frédéric Lenoir, Petit traité de vie


intérieure, Paris, Plon, 2010, quatrième
de couverture.

259
INTRODUCTION PARTIELLE

Dans cette troisième et dernière partie de notre travail, il est question de procéder à une
évaluation critique de « l’humanisme transcendantal », de « l’humanisme non métaphysique »
ou de « l’humanisme de l’homme-Dieu » de Luc Ferry. En effet, l’humanisme ferryen pose un
certain nombre de problèmes qui laissent penser qu’en dépit de la volonté de Luc Ferry
d’assumer les conséquences de la laïcisation du monde ou de « l’humanisation du divin », c’est-
à-dire de « la fin du cosmos » et de la « mort de Dieu », l’auteur de La Sagesse des Modernes
reste prisonnier des illusions de la métaphysique classique, de l’idéalisme et de la religion, car
il affirme tour à tour la « surnaturalité » ou l’ « anti-naturalité » de l’homme, la divinité ou la
sacralité de l’humain, l’existence des « transcendances horizontales », c’est-à-dire des valeurs
qu’il absolutise, sacralise et mystifie, alors qu’il affirme qu’elles sont immanentes à la
conscience humaine. Ainsi, les efforts conceptuels qu’il fournit, dans le but de réenchanter le
monde, c’est-à-dire de libérer l’humanité d’un désenchantement ou d’un « immanentisme
radical » humainement intenable, semblent bien plutôt le conduire à l’affirmation de nouvelles
illusions ou de nouvelles « idoles » qui ne sauraient résister à la force destructrice du
« marteau » philosophique que Friedrich Nietzsche nous a légué à dessein.
Par ailleurs, nous allons monter que « l’immanentisme radical » et « l’humanisme
transcendantal » reposent sur un parti pris métaphysique qui, aujourd’hui, est remis en question
par les nouvelles théories et les nouvelles découvertes de la science contemporaine. C’est la
raison pour laquelle, en lieu et place de ces deux courants philosophiques, nous allons proposer
une nouvelle « praxis » et une nouvelle « sotériologie », bref, un nouvel humanisme qui est en
harmonie avec l’état actuel de nos connaissances, d’une part ; et d’autre part, permet non
seulement un mieux-être de l’homme et de toutes les composantes de la biosphère, mais aussi
la sauvegarde de cette chaîne de vie qui les lie tous.
Néanmoins, en dépit des objections que suscite l’humanisme ferryen, et en marge de
nos propositions, nous mettrons en exergue la contribution de « l’humanisme de l’homme-
Dieu » ou « humanisme transcendantal » au développement philosophique et à l’avènement
d’une humanité plus lucide, plus sereine, plus libre, plus responsable, plus solidaire et plus
épanouie.

260
CHAPITRE 7
LES DEFIS THEORIQUES QUE « L’HUMANISME DE L’HOMME-
DIEU » DOIT PHILOSOPHIQUEMENT RELEVER

Si nous accordons à Luc Ferry que le désenchantement du monde et la pensée de


l’immanence radicale sont de nature à plonger l’humanité dans une situation intenable ou
invivable, ou encore que tout le chemin de l’existence est de passer de l’inconscience à la
conscience, de l’ignorance à la connaissance, de l’aliénation à la liberté, de l’irresponsabilité à
la responsabilité, de « l’esprit borné » à « la pensée élargie », de l’enfermement dans le
particulier à la singularité, puis à l’universel, de la peur à l’amour, nous ne saurions, cependant,
lui concéder les thèses de la « surnaturalité » ou de l’« anti-naturalité » de l’homme, de
l’absoluité, de la sacralité et de l’origine mystérieuse des valeurs éthiques, esthétiques et
épistémologiques, de la divinisation ou de la sacralisation de l’humain sur lesquelles repose son
« humanisme non métaphysique » ou « humanisme de l’homme-Dieu ».

I- L’idée de « surnaturalité » ou d’ « anti-naturalité » de l’homme et ses problèmes de


pertinence philosophique

Contrairement aux théoriciens de « l’immanentisme radical », et en phase avec Luc


Ferry, nous pensons que l’homme n’est « pas réductible à la seule logique naturelle de
l’animalité722 ». Autrement dit, l’être humain n’est pas absolument soumis aux déterminismes
naturels comme les autres êtres de la nature. Bien au contraire, il se démarque de ces derniers
par une certaine capacité d’arrachement aux codes de la nature, de la culture et de l’histoire.
Ainsi, l’homme peut, en tant qu’être de conscience et de volonté, ceci dans une certaine mesure,
excéder ou s’écarter de la nature, la contredire ou la violer, s’affirmer dans le monde ou
façonner son environnement conformément à ses objectifs, donner le sens qu’il souhaite à sa
vie et à l’histoire. Toutefois, comme nous allons d’ailleurs le démontrer, cette liberté, comme
le dit l’auteur du Traité du désespoir et de la béatitude, n’est pas synonyme de libre arbitre ou
de « liberté d’indifférence », car elle « n’est ni totale ni absolue723 ». Autrement dit, les excès
ou les écarts de l’homme par rapport à la nature, au réel, au monde ou à la vie, contrairement à
ce que pense Luc Ferry, ne sont aucunement l’expression d’une « surnaturalité » ou d’une
« anti-naturalité » de l’homme.

722
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 451.
723
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 105.

261
1- La liberté humaine : une réalité relative
C’est en référence à la notion de relativité chez Albert Einstein que nous faisons appel
à ce concept pour l’appliquer à la liberté. En effet, de notre point de vue, la liberté est relative
non seulement à cause de sa diversité et de la pluralité de ses ordres, mais aussi du fait de
l’incapacité humaine à incarner l’autonomie dans toute sa plénitude. A la vérité, chaque forme
de liberté est nécessairement relative, c’est-à-dire située et limitée dans le temps et dans
l’espace. Cela veut dire qu’il est impossible, pour l’homme, d’échapper réellement aux
multiples influences ou déterminismes qui structurent non seulement son environnement
extérieur, mais aussi et surtout son environnement intérieur, à savoir le fonctionnement de son
organisme.
Le concept de liberté peut être envisagé dans trois sens. La définition et l’analyse des
deux premiers sens de la notion de liberté nous permettront de constater que la liberté humaine
n’est pas absolue. Celles du troisième sens révélera, du fait de l’inadéquation de celui-ci avec
l’expérience et de sa transgression du principe d’identité, que les « excès » ou les « écarts » de
l’homme par rapport à la nature ne sont ni synonyme de rupture avec celle-ci, ni l’expression
d’une éventuelle « surnaturalité » ou « anti-naturalité » du sujet.
Le premier sens de la notion de liberté renvoie à ce qu’André Comte-Sponville appelle
« la liberté d’action724 ». « La liberté d’action » est la capacité que l’homme a d’agir
conformément à sa volonté, c’est-à-dire de faire ce qu’il veut. En effet, dans une certaine
mesure, « la liberté d’action » est bien réelle, dans la mesure où nous pouvons, bien
évidemment, choisir d’agir dans un sens comme dans l’autre, ou tout simplement choisir de ne
pas agir ; choisir de nous parfaire sans cesse ou choisir de nous contenter du peu de talent que
nous avons ; choisir d’aller au bout de cette recherche que nous menons actuellement ou choisir
de capituler devant les multiples difficultés et sacrifices qu’elle implique.
Toutefois, « la liberté d’action », qui s’apparente à la liberté au sens politique, est
relative, en ce sens qu’elle est fortement limitée par les normes et les lois de la société dans
laquelle nous vivons. Dans le cadre d’une vie communautaire ou sociale, par exemple, nous ne
saurions, ni ne pourrions être absolument libres, au sens politique du terme, car notre liberté
doit nécessairement s’arrêter où commence celle des autres. Il question, par cette limitation, de
ne pas ouvrir la voie à la permissivité et à l’anarchie. La liberté, de ce point de vue-là, est
définie, et donc limitée par le droit. Autrement dit, dans le contexte politique, l’action du sujet
ou du citoyen est aussi étendue que le permet la loi fondamentale de son pays. Elle est, par

724
Ibid., p. 255.

262
conséquent, toujours bornée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans Du Contrat social ou
Principes du droit politique, Jean-Jacques Rousseau estime que « l’obéissance à la loi qu’on
s’est prescrite est liberté ». En d’autres termes : « Point de liberté sans loi ».
Par ailleurs, quand bien même il n’y aurait aucune limitation politique ou aucune entrave
sociale à notre « liberté d’action », il resterait que nos actions sont déterminées par des mobiles
ou des causes profondes que nous ignorons. Autrement dit, nous ne choisissons pas nos actions,
dans la mesure où ce sont bien plutôt les circonstances, nos émotions, nos objectifs, notre
éducation et notre environnement qui les choisissent pour nous. La « liberté d’action » devient,
de ce fait, une vue de l’esprit, car elle relève d’une simple impression du sujet qui pense que les
décisions qu’il prend sont véritablement les siennes, qu’elles sont l’expression de sa volonté ou
de sa raison, alors qu’elles sont prises par d’autres instances. C’est d’ailleurs le point de vue de
Baruch Spinoza pour qui :

Les hommes, donc, se trompent en ce qu’ils pensent être libres ; et cette


opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions, et
ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. Donc cette idée de
leur liberté, c’est qu’ils ne connaissent aucune cause de leurs actions. Car ce
qu’ils disent : que les actions humaines dépendent de la volonté, et comment
elle meut le corps, tous l’ignorent ; et ceux qui parlent avec emphase et se
figurent des sièges et des demeures de l’âme, ont coutume d’exciter le rire ou
le dégoût.725

Par cette affirmation, Baruch Spinoza montre que la liberté humaine est une illusion.
Elle n’est pas seulement une réalité relative. Baruch Spinoza « nous rappelle que l’être humain
n’est pas un empire dans un empire. Insérés dans la nature, pris dans des circonstances que
nous n’avons pas forcément choisies, nous ne détenons assurément pas les pleins pouvoirs726 ».
Faisant recours à une expérience de pensée, l’auteur de l’Ethique pose le diagnostic suivant
dans sa célèbre lettre à Schuller :

Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, et


qu’elle n’est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son
mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté
humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul
que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les
déterminent.727

725
Baruch Spinoza, Ethique, II, traduction d’Armand Guérinot, Paris, Les Editions Ivrea, 1993, scolie de la
proposition 35, p. 99.
726
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, op. cit., p. 44.
727
Ibid., p. 16.

263
Le deuxième sens du mot liberté se rapporte à « la spontanéité du vouloir728 ». Cette
liberté-là n’est plus simplement le fait de faire ce qu’on veut ou de choisir ses actions sans être
empêché. Elle est le fait de « vouloir ce qu’on veut729 ». En d’autres termes, un sujet est libre à
partir du moment où ce qu’il veut est l’expression de sa propre volonté. La liberté de la volonté
ou « la spontanéité du vouloir » est bien réelle, en ce sens qu’il nous arrive non seulement de
faire ce que nous voulons, mais aussi de vouloir librement ce que nous voulons. En outre, cette
deuxième forme de liberté est aussi possible quand bien même nous serions privés de « la liberté
d’action », car nous pouvons être libres dans les « chaînes », c’est-à-dire dans les simples
limites de notre volonté, comme le pense d’ailleurs Jean-Paul Sartre. A ce propos André Comte-
Sponville affirme :

La liberté de la volonté, en ce sens, est moins un problème qu’une espèce de


pléonasme : vouloir, c’est par définition vouloir ce que l’on veut (puisque la
volonté ne saurait échapper au principe d’identité) et c’est en quoi c’est être
libre. C’est ce que j’appelle la spontanéité du vouloir, qui n’est autre chose
que la volonté en acte : au présent, « libre, spontané et volontaire ne sont
qu’une même chose » (comme le reconnaissait Descartes de l’acte en train
de s’accomplir) ; c’est pourquoi toute volonté est libre, et elle seule (le reste
n’est que passion et passivité). C’est la liberté au sens d’Epicure et
d’Epictète, mais aussi, pour l’essentiel, au sens d’Aristote, de Leibniz ou de
Bergson. Je veux ce que je veux : je veux donc librement.730

Cependant, « la spontanéité du vouloir » demeure une liberté abstraite, idéelle ou


théorique. Elle n’est pas une liberté concrète, pratique ou en acte, car, quand bien même un
individu serait libre dans les simples limites de sa volonté, s’il est dans les « chaînes », ou s’il
n’a pas la possibilité de traduire en acte ce qu’il a en pensée, sa liberté reste illusoire, dans la
mesure où il demeure dans l’aliénation. « La spontanéité du vouloir » n’est synonyme ni de
liberté extérieure qui suppose une libération de « nos attachements excessifs et de nos
dépendances731 », ni de liberté intérieure qui est un processus d’affranchissement de soi de « nos
peurs et de nos habitudes732 », de nos « passions tristes » et de nos conditionnements affectifs.
Néanmoins, s’il est possible, dans une certaine mesure, que l’homme parvienne à « la liberté
d’action » et à « la spontanéité du vouloir », il n’en est pas de même pour le troisième sens de

728
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 255.
729
Ibid.
730
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 340.
731
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, op. cit., p. 24.
732
Ibid.

264
la notion de liberté, à savoir « la « liberté au sens métaphysique du terme », que les philosophes
appellent le libre arbitre ou la liberté d’indifférence733 ».
En effet, le libre arbitre ou « la liberté d’indifférence », qui suppose la « surnaturalité »
ou l’ « anti-naturalité » de l’homme, est la capacité qu’a le sujet d’agir indépendamment de
toute cause qui le déterminerait tant de l’intérieur que de l’extérieur. Il s’agit, comme le dit si
bien André Comte-Sponville, « d’un pouvoir indéterminé de choix734 ». Ainsi, un individu est
libre, non pas quand il fait ce qu’il veut (« liberté d’action »), ni quand il veut ce qu’il veut
(« spontanéité du vouloir »), mais quand il est capable de « vouloir autre chose que ce [qu’il]
veut735 » (libre arbitre ou « liberté d’indifférence »).
Le « pouvoir indéterminé de choix » est le sens de la liberté selon Luc Ferry, puisqu’il
pense que le sujet à « la possibilité d’avoir une autre destinée que celle qui [lui] est par nature
prescrite736 ». En effet, du point de vue de l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie,
l’homme peut « radicalement (…) inventer son futur737 », puisqu’il n’est, selon lui, enfermé
dans aucune essence, c’est-à-dire dans aucun carcan définitionnel. Luc Ferry, à ce propos,
affirme :
Disons seulement que, par rapport à l’animal qui est déterminé par la nature,
la situation de l’être humain est inverse. Il est par excellence
indétermination : la nature lui est si peu un guide (…), qu’il s’en écarte
parfois au point de se donner la mort. L’homme est assez libre pour en
mourir, et sa liberté, à la différence de ce que pensaient les Anciens, renferme
la possibilité du mal. Optima video, deteriora sequor. Voyant le bien, il peut
choisir le pire : telle est la formule de cet être d’antinature. Son humanitas
réside ainsi dans sa liberté, dans le fait qu’il n’a pas de définition, que sa
nature est de ne pas être prisonnier d’une catégorie, de posséder la capacité
de s’arracher à tout code où l’on prétendrait l’enfermer. Ou encore : son
essence est de ne pas avoir d’essence.738

La « liberté d’indifférence » est aussi le sens de la liberté selon Jean-Paul Sartre, en ce


sens que, pour lui, l’homme est libre, dans la mesure où il est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce
qu’il est. En d’autres termes, pour Jean-Paul Sartre, l’homme, au départ, est un pur néant, c’est-
à-dire un être non programmé, contrairement à l’animal qui est primitivement ou originairement
régi par le déterminisme naturel ou les automatismes biologiques. Paradoxalement, c’est
justement parce que l’homme n’est rien au départ, c’est parce qu’il est un néant à son arrivée

733
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op.cit., p. 256.
734
Ibid.
735
Ibid.
736
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 988.
737
Ibid.
738
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 78.

265
au monde, qu’il peut, par sa volonté et par ses actions, tout devenir par la suite. C’est d’ailleurs
pour cette raison que l’auteur de L’Existentialisme est un humanisme affirme que « l’existence
précède l’essence », ou encore que « l’homme est ce qu’il se fait ».
La « liberté d’indifférence », que promeuvent Jean-Paul Sartre et Luc Ferry, entre autres,
est, pour nous, une fiction métaphysique, car, en tant qu’élément de la nature, l’homme porte
toujours en lui la marque de la nécessité. Son destin, en règle générale, « se trouve inséré dans
un destin collectif739 », étant donné qu’à partir du moment où il est produit par la nature, ce
n’est plus lui qui décide véritablement, c’est la nature en lui et en dehors de lui qui décide pour
lui. Son sort est celui de la nature. D’ailleurs, les généticiens démontrent que l’homme est le
produit de son patrimoine génétique. La détermination génétique de l’humain est si évidente
que même les plus farouches défenseurs de la réalité de la liberté humaine reconnaissent que
« c’est redoutable ce que l’on reçoit de ses ancêtres. Notre ADN remonte très loin et crée un
conditionnement difficile à combattre.740 »
N’en déplaise donc à Jean-Paul Sartre, le sujet ne peut pas être ce qu’il n’est pas ou ne
pas être ce qu’il est ; ou encore être un « être d’anti-nature », comme le pense faussement Luc
Ferry. D’ailleurs, comment serait-il possible que la partie soit indépendante de la totalité ? En
d’autres termes, l’idée selon laquelle l’être humain ne serait rien au départ n’est-elle pas un
non-sens théorique, pratique et logique, lorsqu’on sait qu’il arrive au monde chargé de multiples
bagages héréditaires ou génétiques qui le déterminent d’une façon ou d’une autre, ou encore
sans lui et malgré lui ?
A la vérité, et sans pour autant sombrer dans un déterminisme ou un fatalisme absolu en
postulant que l’être humain est « prisonnier d’un code741 » ou qu’il est « prédéterminé742 »,
nous pensons, néanmoins, que tout homme ou tout être de la nature est nécessairement ce qu’il
est. Il ne peut être ou devenir autre chose, c’est-à-dire se tourner en son contraire, car, quel que
soit le sens de sa tension, il ne devient que ce qu’il est en soi. Dans le cas spécifique de l’homme,
sa liberté relative ne lui tombe pas du ciel des Idées platoniciennes. Elle n’est pas non plus
d’origine mystérieuse, comme veut nous faire croire Luc Ferry. Au contraire, la liberté de
l’homme est, tout à la fois, rendue possible et limitée par la nature humaine et par la nature elle-
même. Suivons ce qu’en dit André Comte-Sponville :

739
Arnaud Desjardins, op. cit., p. 197.
740
Sœur Emmanuelle, Mon testament spirituel, p. 212.
741
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 256.
742
Ibid.

266
Nous sommes libres d’agir, de vouloir, de penser, du moins nous pouvons
l’être, et il dépend de nous – par la raison, par l’action – de le devenir
davantage. Quant à pouvoir faire, vouloir ou penser autre chose que ce que
nous faisons, voulons ou pensons (ce que suppose le libre arbitre), je n’en ai
aucune expérience, je le répète, ni ne vois comment la chose serait possible.
On m’objectera qu’à ce compte notre liberté n’est que relative, toujours
déterminée, et j’en suis d’accord. Mais, comment le serait-elle, en des êtres
relatifs et finis, comme nous sommes tous ? Nul n’est libre absolument, ni
totalement. On est plus ou moins libre : c’est pourquoi on peut philosopher
(parce qu’on est un peu libre), et c’est pourquoi on le doit (pour le devenir
davantage). La liberté n’est pas donnée, elle est à conquérir. Nous ne sommes
pas « condamnés à la liberté », comme le voulait Sartre, mais point non plus
à l’esclavage.743

En clair, la nature a forgé l’homme, en lui donnant cette capacité d’arrachement qui le
distingue des autres vivants. Ainsi, le devenir homme de l’homme et le devenir humain de
l’homme, c’est-à-dire le double processus d’hominisation et d’humanisation, sont, à la base,
enracinés dans l’essence même de cet être. Que l’être humain se développe ou dégénère, cela
se fait toujours à partir du donné initial. A ce niveau du débat, notre thèse est articulée, non pas
autour de l’idée d’un assujettissement radical de l’être humain par la nature, mais autour de
l’idée de la relativité de la liberté humaine. Dès lors, de notre point de vue, la thèse ferryenne
de la « surnaturalité » ou de l’ « anti-naturalité » de l’homme, du libre arbitre ou de « la liberté
d’indifférence » n’est pertinente ni sur le plan expérimental ni d’un point de vue strictement
logique.
Sur le plan expérimental, nous avons montré que les « excès » ou les « écarts » de
l’homme par rapport à la nature ne sont pas synonymes de rupture avec celle-ci, car de tels
processus, comme nous le pensons, André Comte-Sponville aussi, supposent « un donné
préalable (…) [ou] un code qui le permet744 ». Ce que nous voulons dire, ceci en droite ligne
avec l’auteur du Petit traité des grandes vertus, c’est qu’en dépit de sa capacité d’arrachement,
l’homme demeure, en grande partie, sous l’empire ou sous l’emprise de la nécessité. Comment
pourrait-il en être autrement, puisqu’il n’est pas, comme dirait Baruch Spinoza, « comme un
empire dans un empire » ?
De même, du point de vue logique, l’idée de la « surnaturalité » ou de l’ « anti-
naturalité » de l’homme n’est pas valide ou recevable, précisément parce que tout être est
soumis, l’homme y compris, au principe d’identité. Dès lors, chaque être est nécessairement ce
qu’il est, et non autre chose, c’est-à-dire ce qu’il n’est pas. Partant de ce principe logique, nous

743
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 342.
744
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 256.

267
pouvons concéder à André Comte-Sponville que l’être humain peut relativement faire ce qu’il
veut, vouloir ce qu’il veut, mais il ne saurait vouloir autre chose que ce qu’il veut. L’auteur du
Petit traité des grandes vertus, dans cette perspective, affirme ce qui suit :

Le troisième sens du mot liberté est plus mystérieux. C’est ce qu’on appelle
parfois, dans les classes, la « liberté au sens métaphysique du terme, que les
philosophes appellent le libre arbitre ou la liberté d’indifférence. De quoi
s’agit-il ? D’un pouvoir indéterminé de choix. Être libre, en ce sens, ce n’est
pas faire ce qu’on veut (liberté d’action), ce n’est pas vouloir ce qu’on veut
(spontanéité de la volonté), c’est être capable de vouloir autre chose que ce
qu’on veut ! La question qu’on me pose, en gros, c’est celle-ci : « Oui, tu es
venu ici, personne ne t’en a empêché (liberté d’action), tu as voulu venir
(spontanéité du vouloir), mais est-ce que tu aurais pu vouloir ne pas venir ? »
A quoi, sincèrement, je ne peux répondre que ceci : je peux faire ce que je
veux, je peux vouloir ce que je veux, mais vouloir autre chose que ce que je
veux, je ne le peux pas ! Pourquoi ? Parce que je suis soumis, comme tout
réel, au principe d’identité. (…) Sartre a beau faire : je suis ce que je suis, et
je ne suis pas ce que je ne suis pas !745

Le libre arbitre ou « la liberté d’indifférence », fondé sur l’idée de « surnaturalité » ou


d’« anti-naturalité » de l’homme, est donc illusoire. Cette illusion de la liberté humaine est
soulignée par Jean d’Ormesson, en ces termes :

La liste des obstacles qui bornent ta liberté et qu’il ne t’est pas permis de
franchir est impressionnante. Tu ne peux pas t’empêcher d’être né dans le
passé et de mourir dans l’avenir. Tu ne peux pas changer d’époque. Tu ne
peux pas être un autre. Tu ne peux pas te dépouiller de ta condition de
créature illimitée par ta pensée mais limitée par ton corps. Tu ne peux pas
voler dans les airs par toi-même à la façon d’un aigle ou d’un papillon. Tu
ne peux pas courir aussi vite qu’une autruche. Tu ne peux pas prédire l’avenir
ni effacer le passé.746

Néanmoins, la relative liberté dont jouit le sujet suppose, comme nous l’avons montré,
« un donné préalable » ou « un code qui la permet ». Mais, comment comprendre en profondeur
une telle thèse ?

745
Ibid., pp. 255-256.
746
Jean d’Ormesson, La Création du monde, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 166.

268
2- Liberté et évolution
Si nous restons fidèles à l’immanence, alors il n’est plus possible de postuler l’existence
d’une transcendance mystérieuse, qu’elle s’apparente à la liberté ou à l’une des quatre valeurs
fondamentales qui fondent le sens de l’existence chez Luc Ferry. En effet, dans un contexte
marqué par la sécularisation, la laïcisation ou le désenchantement du monde, et sans pour autant
céder à un dogmatisme qui voudrait qu’on prétende à un savoir absolu, nous pensons que c’est
dans la nature, le monde, le réel ou la vie que se trouve la solution aux problèmes qui se posent
à l’homme. Il ne serait donc pas cohérent de supposer l’existence des mystères là où il n’y aurait
que des problèmes à résoudre.

Dans le cadre d’une démarche purement scientifique, bon nombre de penseurs et


d’hommes de science démontrent que la dynamique de la nature, faite de continuité et de
discontinuité, de déterminisme et d’indéterminisme, suffit à expliquer la relative liberté
humaine, et partant la naissance de la culture et de la civilisation. Autrement dit, la relative
liberté humaine, la culture et la civilisation ne doivent pas être considérées comme l’expression
d’une « surnaturalité » ou d’une « anti-naturalité » de l’homme. En effet, la nature est régie
par des lois physiques qui règlent son fonctionnement de façon précise. Cependant, en dépit de
ce déterminisme qui structure le réel, la nature est aussi capable de bifurcation ou de créativité
parce qu’elle n’est pas prédéterminée. Autrement dit, dans le contexte d’un monde sécularisé,
laïcisé ou désenchanté, l’univers est imprévisible non seulement parce qu’il n’est guidé par
aucune main invisible ou surnaturelle qui le pousserait à évoluer selon un plan préalablement
établi, mais aussi parce que « les séries causales [qui régissent sont fonctionnement] peuvent
être indépendantes les unes des autres747 ». C’est ainsi que, du fait de cette indépendance ou de
cette indétermination, jaillit, de temps en temps, ou de temps à autre, la nouveauté. Avec l’idée
de « clinamen », Epicure et Lucrèce avaient envisagé cette discontinuité de la nature, et la
physique contemporaine la confirme, grâce à la découverte du mouvement aléatoire ou de
l’indéterminisme des phénomènes quantiques.

Etant donné que la nature elle-même est susceptible de créer du nouveau, qu’elle « est
« libre », comme disait Lucrèce bien avant Prigogine748 », il va sans dire qu’il en est de même
pour l’homme749. En effet, c’est au cours de son évolution que l’être humain a acquis

747
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 43.
748
Ibid.
749
Lire, à cet effet, Lucrèce, De la nature, II, traduction et présentation par José Kany-Turpin, Paris, Flammarion,
1997 ; et Ilya Prigogine, La Nouvelle Alliance, Paris, Gallimard, 1983, pp. 281-285.

269
progressivement son « hominité750 » et son humanité. En d’autres termes, l’homme est devenu
un homme et un humain grâce à une série de mutations qui se sont opérées en lui et en dehors
de lui. Sur le plan physiologique, et à la faveur des influences du milieu extérieur, l’homme a
développé la bipédie et l’habileté manuelle. Il a aussi bénéficié, avec le temps, de
l’augmentation du volume de son cerveau. Cette augmentation du volume cérébral lui a permis
de développer le langage, la pensée, l’art, bref, la culture et la civilisation. La relative liberté
dont il jouit, tout comme la culture et la civilisation qu’il a produites, est liée, de l’avis de
nombreux spécialistes en la matière, à la plasticité de son cerveau. Mais la plasticité cérébrale
ne suffit pas à expliquer ce phénomène de « trans- ascendance » qui résulte aussi de la nécessité
pour l’homme de s’adapter à son environnement. Ainsi, nous pensons que l’évolution et la
sélection naturelle sont à l’origine de ces « écarts » ou de ces « excès » relatifs qui ont permis
et continuent de permettre à l’être humain de transformer la nature tout en se transformant lui-
même :
[La liberté] n’est pas un libre arbitre, au sens métaphysique du terme, c’est
une marge d’indétermination (comme le clinamen chez Lucrèce), c’est un
pouvoir de choix, d’arrachement (« la volonté arrachée au destin », disait
Lucrèce), de refus. Mais un tel pouvoir est-il seulement possible ? Comment
penser cette émergence, dans la biologie, de quelque chose qui ne l’annule
pas, certes, mais qui lui échappe en partie ? Peut-être, à nouveau, par la
sélection naturelle. Des individus jouissant d’une marge accrue (quoique
toujours génétiquement déterminée) d’indétermination, par rapport à leurs
gènes, pourraient en effet bénéficier d’une « adéquation adaptative » elle-
même augmentée (…) la liberté, bien sûr relative, serait alors un avantage
sélectif (au même titre que les capacités linguistiques ou intellectuelles), et
cela pourrait expliquer qu’elle soit devenue, au fil des millénaires, une
caractéristique commune de l’espèce. Nous serions libres, en ce sens, non
malgré la nature [, c’est-à-dire par anti-nature], mais grâce à elle.751

De même que nous rejetons l’idée de « surnaturalité » ou d’ « anti-naturalité » de


l’homme, c’est-à-dire la capacité humaine de s’élever à une « liberté d’indifférence » ; de même
nous récusons la thèse de l’absoluité, de la sacralité et de l’origine mystérieuse des valeurs
éthiques, esthétiques et épistémologiques.

750
Par « hominité », nous entendons le fait de devenir homme, c’est-à-dire d’acquérir les caractéristiques physiques
d’un être humain. Or l’humanité désigne les caractéristiques cognitives et comportementales qui différencient
l’espèce humaine des autres espèces. L’évolution de l’espèce humaine est marquée par un double processus
d’hominisation et d’humanisation. Les sciences contemporaines ont démontré la pertinence de ce double processus
d’hominisation et d’humanisation qui a conduit l’espèce humaine au niveau d’évolution actuelle. Cette évolution,
faut-il le dire, n’est pas à son terme. Elle est toujours en cours.
751
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., pp. 105-106.

270
II- L’absolutisation ferryenne des valeurs en question

« L’humanisme transcendantal » de Luc Ferry repose aussi sur l’idée de l’absoluité, de


la sacralité et de l’origine mystérieuse des valeurs éthiques, esthétiques et épistémologiques.
Or, de notre point de vue, ces valeurs ne sont ni absolues, ni sacrées, et encore moins
mystérieuses. A la vérité, le bien, le juste, le beau et le vrai sont relatifs. En outre, ces valeurs
fondamentales de la vie sont d’origine historique, car elles ont été progressivement construites
au cours de l’histoire, et le sont encore, dans le but de préserver la vie, en général, et la vie
humaine, en particulier ; de sauvegarder la stabilité, la paix et l’harmonie sociale ; de maintenir
les équilibres naturels ; et de veiller au bon fonctionnement de toute la biosphère.

1- Valeurs et relativité
Nous accordons à André Comte-Sponville qu’il n’y a pas de valeurs éthiques,
esthétiques et épistémologiques objectives ou en soi, comme le pense Luc Ferry. Les valeurs
éthiques, esthétiques et épistémologiques sont bien plutôt relatives, dans la mesure où elles
dépendent soit des individus ou des communautés qui les ont élaborées ou adoptées, soit des
circonstances ou des époques qui les ont vus naître. Le bien, le juste et le beau, par illustration,
sont différemment définis au cours de l’histoire. C’est pour cette raison qu’une attitude ou une
action peut être considérée comme bonne, juste ou belle dans une société particulière, alors
qu’elle est purement et simplement condamnée dans une autre parce qu’elle est perçue comme
mauvaise, injuste ou laide. En effet, du point de vue éthique et politique, par exemple,
l’homosexualité est une pratique sexuelle normale et légale dans la plupart des Etats
démocratiques et laïcs de l’Occident, alors qu’elle est considérée comme immorale et illégale
dans la grande majorité des Etats d’Afrique.
De même, l’esclavage était considéré comme normal et légal à une certaine époque de
l’histoire, alors qu’aujourd’hui il est classé dans la catégorie des crimes les plus abjects, à savoir
les crimes contre l’humanité. Par ailleurs, un capitaliste pur et dur trouvera que l’efficacité et la
rentabilité sont les critères essentiels du bien, du juste et du beau, au moment où un partisan des
religions monothéistes, s’appuyant sur la révélation juive, chrétienne ou islamique, sera
convaincu du caractère maléfique ou démoniaque d’un tel pragmatisme. Dès lors, la multiplicité
ou la diversité de conceptions des valeurs et leurs évolutions dans l’espace et dans le temps
nous donnent de constater qu’elles sont loin d’être des absolus objectifs, c’est-à-dire des normes
objectives et universelles, comme le prétend Luc Ferry. D’ailleurs, si les valeurs éthiques et
esthétiques étaient des « absolus objectifs », non seulement elles feraient l’unanimité ou

271
l’accord de tous les esprits, mais elles seraient aussi immuables ou éternelles. Or tel n’est pas
le cas. Arnaud Desjardins est tout à fait d’accord avec notre perspective, puisqu’il estime que
la relativité des valeurs est une évidence. Il affirme :

Tant que les buts des hommes seront relatifs, les notions de bien et de mal
seront tout aussi relatives. Pendant la Révolution Russe, le bien n’était pas le
même pour les soviets et pour les moines orthodoxes ; dans la polémique de
l’avortement, le bien n’est pas le même pour les médecins catholiques et pour
les sympathisants de « l’émancipation féminine » ; à l’intérieur du Marxisme,
le bien n’est pas le même pour les Maoïstes et pour les membres du Parti
Communiste Français ; à l’intérieur du Catholicisme romain, pour les
intégristes et pour le clergé progressiste (…) Ce que nous appelons l’Histoire
est la chronique des conceptions opposées que les hommes se sont faites du
bien et du mal.752

Dans Le Principe responsabilité, par illustration, et contre l’idée de l’absoluité des


valeurs soutenue par l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, Hans Jonas montre
justement que les principes moraux ou éthiques évoluent au cours de l’histoire. Il relève, par
exemple, que l’ancien code moral ou éthique est, aujourd’hui, remise en question et
progressivement remplacer par un nouveau code moral ou éthique, précisément parce qu’il est
enfermé dans le carcan de l’anthropocentrisme. Or les valeurs anthropocentriques ne prennent
en compte que le bien-être de l’homme, ceci au grand dam de la sauvegarde de la biodiversité,
de l’environnement ou de la biosphère. A cet effet, Hans Jonas affirme :

Tous les commandements et toutes les maximes de l’éthique traditionnelle,


quelle que soit la différence de leurs contenus, présentent cette restriction à
l’environnement immédiat de l’action. « Aime ton prochain comme toi-
même » ; « Fais aux autres ce que tu souhaites qu’ils te fassent » ; « Instruis
ton enfant dans le chemin de la vérité » ; « Recherche la perfection par le
développement et la réalisation de tes meilleures possibilités en tant
qu’homme » ; « Subordonne ton bien-être personnel au bien-être commun » ;
« Ne traite jamais ton prochain comme un simple moyen, mais toujours
également comme une fin en elle-même » ; et ainsi de suite. Remarquons que
dans toutes ces maximes l’acteur et « l’autre » de son action partagent un
présent commun. Ce sont les vivants actuels et qui, d’une façon ou d’une
autre, ont commerce avec moi, qui ont droit à mon comportement pour autant
qu’il les affecte par le faire ou par omission.753

752
Arnaud Desjardins, op. cit., pp. 113-114.
753
Hans Jonas, op. cit., p. 28.

272
Avec la prise de conscience des périls qui menacent les équilibres naturels, la survie des
espèces et l’épanouissement de l’homme, l’enfermement dans l’anthropocentrisme n’est ni
viable ni toléré. C’est la raison pour laquelle une nouvelle morale ou une nouvelle éthique bio-
centrique a émergé des cendres de la morale ou de l’éthique traditionnelle. A ce propos, Eric
Pommier, l’un des commentateurs de Hans Jonas, affirme ce qui suit :

En mettant en danger l’ensemble de la biosphère, l’homme


technique découvre en effet la solidarité qui l’unit intimement à
la vie et au lointain. Un destin commun est partagé, en vertu
duquel il ne doit pas simplement s’agir de penser égoïstement à
soi, mais aussi généreusement aux autres vivants. C’est à la fois
une éthique de l’environnement – pour laquelle l’idée de crime
contre les espèces pourrait faire sens – et une éthique des
générations futures.754

Ce commentaire d’Eric Pommier est fidèle à la pensée éthique de Hans Jonas, car ce
dernier estime, comme nous l’avons souligné, que la morale ou l’éthique traditionnelle est
dépassée, au vu de multiples menaces liées à la réalisation du programme baconien et cartésien.
Ainsi, par rapport à notre préoccupation du départ, nous constatons bel et bien que les valeurs
morales ou éthiques ne sont pas absolues, mais relatives et dynamiques.
Cette relativité affecte aussi les valeurs esthétiques, puisqu’il n’y a rien de plus subjectif
que le jugement relatif au beau et au goût. Dès lors, contrairement à ce que pense Luc Ferry,
nous pensons que le jugement esthétique ne saurait être universel. En effet, le beau n’est pas
« ce qui plaît universellement », même si c’est « sans concept ». Les hommes, les peuples ou
les époques n’ont pas les mêmes critères d’appréciation des œuvres esthétiques, des
phénomènes de la nature ou des actions humaines. En d’autres termes, chaque individu, chaque
communauté, chaque peuple, chaque civilisation et chaque époque à ses propres critères du
jugement esthétique. Par illustration, une œuvre d’art, une action héroïque ou un paysage
naturel peut esthétiquement retenir ou captiver l’attention de certaines personnes, tout en
laissant d’autres individus complètement indifférents. En outre, une femme, par exemple, peut
plaire à un homme, tandis qu’un autre la trouvera exécrable. C’est la raison pour laquelle, dans
la tradition espagnole, il est dit : « Sobre gusto no hay nada escrito ». Autrement dit, « chacun
ses goûts ».

754
Eric Pommier, Hans Jonas et le Principe Responsabilité, Paris, PUF, 2012, p. 19.

273
Dans Le Banquet, Platon soutient la thèse de la subjectivité ou de la relativité du
jugement esthétique, lorsqu’il affirme qu’une beauté peut être « belle par un côté, laide par
l’autre (…) belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ». Dans la même perspective que Platon,
Arnaud Desjardins affirme :

Les critères de beau et de laid sont aussi flous et subjectifs que les critères de
bien et de mal. Ce qu’un homme trouve beau, un autre le trouve laid ; ce
qu’un homme pense insipide à une période de sa vie, il le considère comme
remarquable à une autre ; ce qu’une époque a estimé ravissant, une autre le
qualifie d’affreux ; ce qu’une culture juge esthétique, une autre le déclare
effroyable. La musique classique chinoise ou hindoue a aujourd’hui droit de
cité en Occident. Au XIXe siècle, Berlioz, qui en avait entendu à Londres, la
comparait à des miaulements de chat à qui une arête serait restée en travers
de la gorge.755

La relativité des valeurs éthiques et esthétiques est dû à l’ancrage du jugement éthique


et esthétique dans le sentiment ou dans l’émotion dont l’essence est d’être ambivalente, voire
ambiguë. Ainsi, du fait de l’ambivalence ou de l’ambiguïté du sentiment éthique et esthétique,
des individus ne peuvent pas avoir le même jugement éthique et esthétique. Pire encore, un
même individu peut apprécier positivement une chose dans une circonstance ‘’x’’, et la
désapprécier ou lui rester indifférent dans une circonstance ‘’y’’. Baruch Spinoza explique ce
phénomène, en montrant que c’est l’amour ou la haine que nous éprouvons pour une chose qui
nous pousse à la trouver bonne ou mauvaise, belle ou laide, et non l’inverse. Dans la troisième
partie de l’Ethique qui traite de « l’origine et de la nature des Sentiments », Baruch Spinoza
affirme :
Par bien, j’entends ici tout genre de joie, et, de plus, tout ce conduit à celle-
ci, et principalement ce qui satisfait un désir, quel qu’il soit ; par mal, d’autre
part, tout genre de tristesse, et principalement ce qui frustre un désir. Nous
avons, en effet, montré plus haut (dans le scolie de la proposition 9) que nous
ne désirons nulle chose parce que nous jugeons qu’elle est bonne, mais, au
contraire, que nous appelons bon ce que nous désirons ; et conséquemment,
ce que nous avons en aversion, nous l’appelons mauvais. C’est pourquoi
chacun, d’après son propre sentiment, juge ou estime ce qui est bon, ce qui
est mauvais, ce qui est meilleur, ce qui est pire, et enfin ce qui est le meilleur
ou ce qui est le pire. L’ambitieux, de son côté, ne désire rien à l’égal de la
gloire, et au contraire ne redoute rien à l’égal de la honte. A l’envieux, à son
tour, rien n’est plus agréable que le malheur d’autrui, et rien n’est plus
importun que le bonheur des autres. Et ainsi chacun, d’après son propre

755
Arnaud Desjardins, op. cit., p. 164.

274
sentiment, juge qu’une chose est bonne ou mauvaise, utile ou inutile [, et nous
ajouterions, belle ou laide].756

Nous venons de montrer qu’il n’y a pas de valeurs éthiques et esthétiques absolues,
sacrées et universelles, car comme le dit si bien André Comte-Sponville, « évaluer, ce n’est pas
mesurer une valeur qui préexisterait à l’évaluation ; c’est mesurer la valeur qu’on donne à ce
qu’on évalue, ou créer de la valeur en la mesurant757 ». Cependant, qu’en est-il des valeurs
épistémologiques, considérées par l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie comme
objectives et universelles ? En d’autres termes, les valeurs épistémologiques échappent-elles au
principe de la relativité ?
Les valeurs épistémologiques n’échappent pas à la relativité ; ce qui n’est pas le cas de
la vérité, en tant qu’elle est vraie, notamment dans un contexte spécifique. En tant qu’elle est
vraie dans un certain contexte, la vérité peut être dite objective et universelle, puisqu’elle fait,
dans ce cadre précis, l’accord de tous les esprits. En effet, personne, par exemple, ne nierait
qu’en base 10, 2 + 2 = 4. Cependant, en tant que valeur, la vérité est relative, car, dans certaines
circonstances, certaines personnes peuvent la détester, la combattre ou l’occulter, c’est-à-dire
lui préférer la non-vérité ou le mensonge ; tout comme, dans d’autres situations, elles peuvent
l’aimer, la promouvoir ou la rechercher, c’est-à-dire en faire une valeur cardinale.
Par ailleurs, comme nous le disions, l’objectivité de la vérité, en tant qu’elle est vraie,
et non en tant que valeur, dépend du domaine, du lieu ou du temps dans lequel celle-ci est
élaborée ou construite. C’est justement pour cette raison qu’Aurélien Barrau affirme :

En de très nombreuses circonstances, la vérité d’une proposition dépend


aigument du cadre dans lequel elle est évaluée, cadre qui, lui-même, dépend
des croyances et des présupposés d’un lieu et d’un temps (…) La vérité est,
comme je l’évoquais précisément, assujettie à une construction et ne fait sens
qu’au sein de celle-ci.758

La vérité, en tant qu’elle est vraie, est ainsi assujettie au principe de la relativité. Qui
plus est, force est de noter que le degré de vérité auquel l’homme parvient dépend
fondamentalement de la position qu’il occupe dans l’univers, du niveau d’efficacité des
méthodes et des instruments utilisés, de la complexité ou non des phénomènes étudiés, et, bien

756
Baruch Spinoza, Ethique, III, traduction d’Armand Guérinot, Paris, Les Editions Ivrea, 1993, scolie de la
proposition 39, pp. 162-163.
757
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 608.
758
Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, pp. 25-28.

275
entendu, de la qualité ou de la puissance des potentialités intellectuelles dont il dispose. A juste
titre, on pourrait dire que la science est « un mode qui de plus varie grandement avec les époques
et les moyens à dispositions.759 » Ce sont, en vérité, les facteurs susmentionnés qui permettent
à l’homme de s’élever ou pas vers un plus haut degré de vérité.
Toutefois, quelle que soit sa perspicacité, l’être humain ne saurait parvenir à une vérité
absolue. Il ne peut donc s’élever à une vérité objective et universelle, puisque la vérité se
confond avec le réel dans sa totalité. Or, à cause de sa position dans l’univers, de son statut dans
le monde, de sa finitude, de son imperfection, de son inachèvement, des limites de ses facultés
intellectuelles, de ses méthodes et de ses instruments de recherche, l’homme est
fondamentalement incapable d’embrasser le réel ou la vérité. Ainsi, toutes les vérités auxquelles
nous pouvons parvenir ne peuvent être que partielles, partiales ou provisoires. D’ailleurs
Aurélien Barrau nous rappelle que « la science ne touche pas ou ne révèle pas le réel « en lui-
même »760 ». Il souligne que « le prisme physico-mathématique n’est qu’une perspective parmi
tant d’autres possibles761 ».
Bien avant Aurélien Barrau, et dans la même perspective que lui, André Comte-
Sponville a pensé qu’on ne peut pas cerner la réalité ou la vérité dans sa totalité. C’est pour
cette raison qu’il affirme : « Qu’on ne puisse jamais la connaître tout entière ni absolument,
c’est aujourd’hui une évidence, avec laquelle je ne prétends aucunement rompre762 ». La
relativité de la vérité condamne donc la science à n’être qu’un cheminement vers un absolu qui
la contient, et qu’elle ne peut, par conséquent, contenir :

Que l’insatisfaction de l’esprit soit notre lot, qu’il faille nous résigner à vivre
et à mourir dans l’anxiété et dans le noir, telle est l’une de mes certitudes.
Lorsque, après des milliers et des millions d’années, notre espèce s’éteindra
sur la terre, l’homme en sera encore réduit à ruminer son ignorance et à
rabâcher son incompréhension. Ignorance plus ornée que la nôtre – mais
ignorance.763

Au-delà de la relativité des valeurs éthiques, esthétiques et épistémologiques, nous


pensons que toutes les valeurs ont une histoire. Autrement dit, les valeurs ne sont ni
mystérieuses ni sacrées, comme veut nous faire croire l’auteur de La Sagesse des Modernes.

759
Ibid., p. 19.
760
Ibid., p. 26.
761
Ibid.
762
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 615.
763
Jean Rostand, Ce que je crois, Paris, Bernard Grasset, 1965, p. 75. Voir aussi Jacques Duquesne, op. cit., p. 142.

276
2- Valeurs et historicité
Si nous restons fidèles à la nature, au monde, au réel ou à la vie, alors il devient aberrant
de postuler l’origine mystérieuse et la sacralité des valeurs fondamentales de la vie, à l’instar
du bien, de la justice, du beau, de la vérité, de l’amour et leurs relations, comme le fait,
malheureusement, Luc Ferry. En effet, malgré leur importance pour la survie et
l’épanouissement de l’espèce humaine, ces valeurs ne sont qu’ « humaines trop humaines »,
comme dirait Friedrich Nietzsche ; ou encore, pour ce qui est de l’amour, qu’une inclination
toute naturelle qui naît et se développe non seulement grâce à certaines hormones sécrétées par
le cerveau, à l’instar de l’ocytocine et de la dopamine764, mais aussi grâce à l’environnement
extérieur et à l’éducation que reçoit l’homme. Autrement dit, si les valeurs du bien, de la justice,
du beau, de la vérité et de l’amour s’imposent de plus en plus aux hommes et aux communautés,
bref, à l’humanité, en ce sens qu’elles s’universalisent à chaque instant, ce n’est pas parce
qu’elles sont, par essence, objectives et universelles, mais c’est bien plutôt parce que les
individus et les peuples, qui les ont élaborées, se sont rendus compte que leur survie et leur
épanouissement dépendent du respect de ces valeurs fondamentales ou de leur incarnation dans
le tissu social.
En fait, au fur et à mesure que l’histoire évolue, les hommes sont de plus en plus
convaincus que le bien vaut plus que le mal, la justice plus que l’injustice, le beau plus que le
laid, la vérité plus que le mensonge, et l’amour plus que la haine. Mais cette conviction ne
légitime pas la thèse ferryenne de la transcendance, de la sacralité et de l’origine mystérieuse
des valeurs. Ainsi, qu’est-ce qui aurait donc poussé Luc Ferry à postuler l’absoluité, la sacralité
et le caractère énigmatique du bien, de la justice, du beau, de la vérité et de l’amour ?
Nous pensons que c’est en voulant assumer entièrement la déconstruction des
« transcendances verticales », c’est-à-dire « la fin du cosmos », « la mort de Dieu » et la critique
d’une raison abstraite devenue hégémonique, « boulimique » et « vorace », que l’auteur de
L’Homme-Dieu ou le sens de la vie s’est trouvé comme piégé dans l’immanence radicale.
Toutefois, il a tout de suite compris que le « crépuscule » des transcendances et le triomphe de

764
L’ocytocine est l’hormone de l’attachement, la dopamine, l’hormone du plaisir, et la sérotonine, l’hormone de
la lucidité. La sérotonine permet la régulation des émotions et des humeurs. Elle favorise la stabilité et le calme.
Mais lorsqu’elle s’effondre au moment où la dopamine est sécrétée, le sujet concerné devient ivre d’amour. Les
neuroscientifiques démontrent que l’amour procède donc de la « chimie du cerveau » : « On est en état
d’effervescence amoureuse parce que notre cerveau sécrète des doses massives de dopamines. A côté de ça, il y a
un effondrement de la sérotonine, l’hormone -entre autres- de la lucidité, qui fait qu’on est complètement aveuglé.
Et puis après, quand on entre dans une relation plus tendre et sécurisante, quand on se met en couple par exemple,
notre cerveau sécrète de l’ocytocine, la substance de l’attachement. Et tout ça dure un certain temps. On appelle
ça de l’amour, mais c’est surtout de l’attraction biologique, chimique. » (Lire Frédéric Lenoir, La Consolation de
l’ange, p. 65.)

277
l’immanence radicale feraient courir un grand danger à l’humanité. Autrement dit, Luc Ferry a
pris conscience que la vie humaine n’est pas possible dans un monde totalement désenchanté,
car, dans un contexte tragique ou de « non-sens radical », c’est-à-dire dans un cadre où rien ne
vaut absolument et où tout est relatif, l’insécurité, le chaos et la mort règnent en maître. Pour
Luc Ferry, il était donc impérieux de réenchanter le monde par des valeurs qui s’imposent à
l’humanité comme venant de l’extérieur ; des valeurs transcendantes, sacrificielles et
mystérieuses. Luc Ferry affirme :

C’est par la position des valeurs hors du monde que l’homme s’avère
véritablement homme, distinct des mécanismes de l’univers naturel et animal
auxquels les divers réductionnismes voudraient sans cesse le reconduire. Si
le sacré ne s’enracine plus dans une tradition dont la légitimité serait liée à
une Révélation antérieure à la conscience, il faut désormais le situer au cœur
de l’humain lui-même. Et c’est en quoi l’humanisme transcendantal est un
humanisme de l’homme-Dieu : si les hommes n’étaient pas en quelque sorte
des dieux, ils ne seraient pas non plus des hommes. Il faut supposer en eux
quelque chose de sacré ou bien accepter de les réduire à l’animalité.
(…) Transcendances mystérieuses, sacrées, qui nous relient
parce qu’elles visent l’universel, mais aussi rapport à l’éternité,
voire à l’immortalité.765

Or, de notre point de vue, Luc Ferry n’avait pas besoin d’inventer ces « transcendances
horizontales » pour sauver éventuellement l’humanité des périls liés au relativisme absolu et au
déferlement des instincts ; périls qui sont la marque d’un monde totalement désenchanté. Le
faisant, même avec de bonnes intentions, il s’est rendu coupable d’incohérence, car il est revenu
à ses anciennes vomissures, en ceci qu’il a repris d’une main ce qu’il avait rejeté de l’autre.
L’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, en cherchant, par tous les moyens, à
réenchanter le monde, n’a fait que remplacer les anciennes « idoles » par de nouvelles, c’est-à-
dire substituer les illusions du passé par de nouvelles illusions. Cette substitution des
semblables, même s’ils ne sont point identiques, nous oblige à affirmer que « l’humanisme non
métaphysique » de Luc Ferry demeure un humanisme métaphysique, c’est-à-dire un « idéalisme
transcendantal », comme dirait son ami André Comte-Sponville.
A la vérité, les « transcendances horizontales » sont un pâle reflet des « transcendances
verticales », dans la mesure où elles portent en elles les tares qui étaient celles des
« transcendances du passé ». En effet, les « transcendances horizontales » soumettent l’homme
à une hétéronomie, puisque, tout comme « les transcendances du passé », elles s’imposent au

765
Luc Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, pp. 240-241.

278
sujet comme venant du dehors. En outre, les « transcendances horizontales » deviennent, pour
l’individu, un motif de sacrifice. A l’image des « transcendances verticales », les
« transcendances horizontales » poussent aujourd’hui l’homme à mettre sa vie en danger ou à
la sacrifier pour ceux qu’il aime, à savoir ses enfants et ses proches, et par extension son
prochain et son lointain.
Par ailleurs, tout comme les « transcendances verticales », les « transcendances
horizontales » conservent une bonne part de mystère, étant donné qu’elles échappent à toute
élucidation, à toute démonstration et à toute fondation. Logiquement, on ne pouvait pas
s’attendre à autre chose de la part de Luc Ferry, étant donné qu’il est un « anti-fondationnaliste »
assumé. L’auteur de L’Anticonformiste : une autobiographie intellectuelle ne croit pas en
l’existence d’un principe de base qui pourrait servir de fondation ultime à la connaissance, à
l’éthique et à la sotériologie. C’est pour cette raison qu’il fait la part belle au mystère. D’ailleurs,
il affirme :
Nous vivons moins la fin des valeurs sacrificielles que, au sens propre, leur
humanisation : le passage d’une pensée religieuse du sacrifice à l’idée qu’il
ne saurait être exigé que par et pour l’homme lui-même. (…) Et le fait qu’elles
soient, aujourd’hui, perçues comme incarnées au cœur de l’humanité, et non
dans quelque transcendance verticale, ne change rien à l’affaire. Ou plutôt
si : cela change le rapport de l’homme au sacré, mais n’implique point sa
disparition complète, jusques et y compris dans l’ordre collectif. La nouvelle
transcendance n’en impose pas moins que l’ancienne, même si elle le fait sur
un autre mode : elle reste un appel à un ordre de signification qui, pour
prendre racine dans l’être humain, n’en fait pas moins référence à une
extériorité radicale.766

Cependant, comme nous le disions plus haut, et à l’opposé de ce que vient d’affirmer
Luc Ferry, les valeurs fondamentales de la vie que sont le bien, la justice, le beau, la vérité et
l’amour sont, pour les quatre premières, une invention ou une construction de l’homme ; et pour
la cinquième, une inclination naturelle. Elles émergent donc au cœur de l’immanence ou de
l’humain, et c’est l’homme lui-même qui leur donne un sens, c’est-à-dire une signification, une
valeur, une orientation et une finalité. Il n’est donc pas question de postuler leur absoluité, leur
sacralité et leur origine énigmatique, comme si elles étaient de nouvelles divinités qui auraient
reçu mandat, tel le Christ, de s’humaniser et de sauver l’humanité d’une aliénation certaine dans
l’immanence radicale. Comme le dit si bien André Comte-Sponville, nous devons penser les
valeurs fondamentales de la vie, non en « référence à une extériorité radicale », mais bien

766
Ibid., p. 127.

279
plutôt « à l’intérieur du monde et de l’histoire767 ». Dans sa réplique à Luc Ferry, l’auteur du
Petit traité des grandes vertus clarifie sa position, que nous partageons, en ces termes :

Il y a des valeurs absolues, dis-tu ; par exemple : couper un enfant en


morceau, je ne le ferais en aucun cas… » Je m’en doute bien ! Simplement,
tu qualifies là de « sacré » ce que je nomme un « absolu pratique », c’est-à-
dire un absolu pour l’action et non pour la contemplation, un absolu qui est
objet de volonté et non de connaissance (comme s’il était écrit dans le ciel
des Idées : « Il ne faut pas découper les enfants en morceaux »), qui ne vaut
que pour nous et non objectivement ou en soi. (…) L’illusion, ce serait
d’oublier cette différence, comme on le fait toujours, et d’ériger cet absolu
subjectif ou pratique en absolu objectif ou théorique.
(…) Selon moi, cet absolu pratique, cette verticalité, cette valeur pour
laquelle on est prêt à se sacrifier, ce n’est pas un mystère (…), c’est
simplement un produit de l’histoire et une volonté des individus. C’est
pourquoi elle a besoin de nous : elle n’existe qu’autant que nous le voulons.768

Nous venons de montrer que l’idée de l’absoluité, de la sacralité et de l’origine


énigmatique des valeurs fondamentales de la vie sur laquelle repose l’ « humanisme non
métaphysique » de Luc Ferry n’est pas pertinente, d’une part, parce que les valeurs, comme le
bien, la justice, le beau et la vérité, sont relatives et historiques ; et d’autre part, parce que
l’amour, qui les rend possibles, est une inclination naturelle, et donc consubstantielle à l’être
humain. En effet, nous avons établi que si ces « formes de l’intersubjectivité et leurs
relations769 » s’imposent progressivement à chaque conscience, et partant à toute l’humanité,
ce n’est pas parce qu’elles sont, en soi, des « absolus objectifs », mais c’est bien plutôt parce
qu’elles favorisent ou permettent des relations intersubjectives pacifiées et harmonieuses ;
préservant, par le fait même, l’humanité de toute implosion ou de toute destruction. Toutefois,
qu’en est-il de l’idée de la divinisation ou de la sacralisation de l’humain ; idée qui constitue le
troisième et dernier pilier sur lequel est fondée la philosophie post-métaphysique, post-
nietzschéenne et post-déconstructionniste de Luc Ferry ?

767
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 65.
768
Ibid., pp. 53-54.
769
Ibid., p. 243.

280
III- Les problèmes liés à la thèse de la réalité de « l’homme-Dieu »

Pour Luc Ferry, l’expression « homme-Dieu » désigne d’abord, bien évidemment, « le


christ, l’incarnation de Jésus, le Dieu qui se fait homme770 ». Mais, dans le cadre de sa pensée,
elle fait davantage référence à un

Double processus qui [lui] semble sans cesse davantage caractériser la


logique des sociétés occidentales, laïques et démocratiques : d’un côté une
sacralisation/divinisation de l’humain liée aux métamorphoses de
l’humanisme et en particulier à la naissance du mariage d’amour, de la
famille moderne, et d’un autre côté, une humanisation, voire désacralisation
du divin inhérente au processus d’autonomisation progressive des individus
par rapport à la logique holistique des sociétés religieuses.771

En effet, l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie estime que le processus de


laïcisation du monde ou d’ « humanisation du divin », enclenché par la révolution scientifique
moderne, la révolution humaniste et la révolution de l’amour, a bel et bien ouvert la voie,
notamment en Europe, à une « lente et inexorable « divinisation de l’humain »772 ». Toutefois,
lorsque Luc Ferry parle de la divinisation ou de la sacralisation de l’humain, il ne s’agit
nullement, pour lui, de postuler la divinité de l’homme, au sens des religions monothéistes,
c’est-à-dire de faire de ce dernier un vrai Dieu, alors qu’il ne pourra jamais le devenir.
« L’homme-Dieu » est bien plutôt un homme qui se découvre une dimension divine ou sacrée.
Mieux encore, il est un homme divinisé ou sacralisé par l’amour et pour l’amour. Autrement
dit, la divinisation ou la sacralisation de l’humain renvoie à l’idée selon laquelle chaque sujet
doit être traité comme une valeur absolue ou comme une « finalité sans fin ».
Bien avant l’auteur de La Révolution de l’amour, Emmanuel Kant avait émis le vœu de
voir traiter l’homme comme une fin en soi. Luc Ferry estime qu’aujourd’hui ce vœu est devenu
une réalité, grâce à la naissance de la famille moderne et à l’irradiation de l’amour au-delà de
la sphère privée, c’est-à-dire la transfiguration des enjeux collectifs ou publics par la révolution
de l’amour. Avec cette révolution de l’amour, avons-nous montré dans les deux précédents
chapitres, Luc Ferry estime que les « figures traditionnelles du sacré773 », à l’instar de Dieu, de
la Patrie, de la Révolution, ont été déconstruites et sont, aujourd’hui, « pratiquement mortes

770
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 782.
771
Ibid.
772
J.-M. Verlinde, « André Comte-Sponville – Luc Ferry. Spiritualité sans Dieu, leurre ou vraie chemin ? », in
Nouvelle revue théologique, tome 133/numéro 4, octobre – décembre, Bruxelles, 2011, p. 615.
773
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 78.

281
dans les jeunes générations, du moins dans [la] vieille Europe774 », car « plus personne (…)
n’est prêt à mourir pour Dieu, pour la Patrie, pour la Révolution775 ».
En revanche, Luc Ferry pense que les seuls êtres pour lesquels nous serions prêts à
risquer nos vies ou à mourir, pour qu’ils soient hors de tout danger ou pour qu’ils aient une « vie
bonne » ou « réussie », sont ceux que nous aimons ou ceux que nous avons sacralisés par
l’amour, à savoir nos enfants, nos proches, et partant notre prochain et notre lointain. A ce
propos, l’auteur de La Révolution de l’amour affirme, sans aucune hésitation :

Les seuls êtres pour lesquels nous serions prêts à mourir, à risquer nos vies,
peut-être même à les donner, ce sont justement les êtres qui ont été sacralisés
par l’amour. L’amour induit, à l’endroit de ceux que nous aimons, un
rapport, une fonction de sacralisation. C’est cela qui marque une
transmutation de ce qui fonde la conception du sens de la vie en Europe
aujourd’hui. Nous ne sommes désormais prêts à mourir que pour des
personnes humaines, et non plus pour des entités abstraites : ni Dieu ni la
Patrie ni la Révolution. Et ces personnes ne sont pas seulement nos proches,
celles que nous aimons très directement. Elles représentent aussi – toute
l’histoire de la naissance de l’humanisme laïc en témoigne – le prochain,
c’est-à-dire le contraire du proche, l’anonyme, celui qu’on ne connaît que de
loin, qui cesse, par sympathie, par une espèce de capillarité, de nous laisser
totalement indifférents.776

Pour Luc Ferry, la révolution de l’amour nous ouvre à une cinquième période de
l’histoire ou à une ère post-métaphysique, post-nietzschéenne et post-déconstructionniste,
marquée, non plus par le principe cosmologique, théologique, humaniste ou de la
déconstruction, mais par le principe de l’amour qui permet la divinisation, la sacralisation ou la
transcendance de l’autre, tant dans la sphère privée que dans la sphère publique ou politique. A
ce propos, nous avons eu à montrer, dans la deuxième partie de notre réflexion, notamment au
cinquième chapitre, que l’auteur de La Révolution de l’amour voit effectivement dans l’amour
et la protection des enfants, la prise en compte des questions relatives à l’épanouissement des
jeunes, la promotion de l’équité et de l’égalité des genres, la préservation des chances des
générations futures de parvenir au bien-être, la sauvegarde de la biodiversité et de
l’environnement, l’aide publique au développement, l’action humanitaire et le droit d’ingérence
humanitaire la preuve que l’époque contemporaine est véritablement marquée par la
divinisation, la sacralisation ou la transcendance de l’autre.

774
Ibid.
775
Ibid.
776
Ibid., pp. 78-79.

282
Néanmoins, à l’inverse de cette posture philosophique de Luc Ferry fondée sur une
survalorisation de l’impact positif de la naissance de la famille moderne, nous pensons que le
souci du bien-être de l’homme actuel et de demain, la lutte contre les crimes d’écocide, la
préservation des équilibres naturels, de la biodiversité et de toute la biosphère n’est que l’arbre
qui cache la forêt. En effet, le monde d’hier et d’aujourd’hui continue d’être structuré par des
violents conflits d’intérêts ; des conflits conjugaux, tribaux, ethniques, nationaux et
internationaux ; des haines ; « la banalisation de l’humain777 » ; et la destruction éhontée de
l’environnement, et donc de la biosphère. Dit autrement, quand bien même il serait meilleur
que le monde ancien, sur le plan du développement infrastructurel et superstructurel, le monde
d’aujourd’hui est loin d’être un « paradis », au sens judéo-chrétien et islamique du terme.
A la vérité, le monde d’aujourd’hui n’est pas le monde de la divinisation, de la
sacralisation ou de la transcendance de l’autre, car, que nous soyons dans la sphère privée ou
dans le domaine public, les rapports intersubjectifs, n’en déplaise à Luc Ferry, sont davantage
structurés par l’inverse critique de la fraternité, de la sympathie, de la compassion et de l’amour.
C’est d’ailleurs ce que pense André Comte-Sponville, lorsqu’il rétorque à l’auteur de La
révolution de l’amour :

Pour ma part, je serai plus réservé. Pas seulement parce que le sacré n’est
pas ce que je cherche, ni ce que je trouve. Aussi, et davantage, parce que
d’autres phénomènes traversent notre modernité, qui devraient modérer cet
enthousiasme humaniste. D’abord, bien sûr, la vie réelle, telle qu’elle est,
toute profane, toute laïque, tout immanente : la petite quotidienneté de
l’homme, ses petites misères, ses petites bassesses (…) L’homme est un loup
pour l’homme plus souvent qu’un Dieu.778

1- Les sociétés contemporaines capitalistes et la sacralisation des intérêts


Nous ne sommes pas convaincu que notre époque soit véritablement régie par le principe
de l’amour, comme l’affirme Luc Ferry. Certes, il y a çà et là, dans la vie privée comme dans
la vie publique, des manifestations de fraternité, de sympathie et de générosité ; des luttes contre
les structures d’aliénation et de déshumanisation ; des mobilisations diverses en vue de la
protection des enfants, des femmes, des minorités, bref, des personnes les plus fragiles, mais
toutes ces actions, privées et publiques, de bonne volonté, sont comme un grain de sable dans
la mer des atrocités qui gangrènent nos familles, nos communautés, nos sociétés et le monde
actuel. Ces atrocités sont nourries, entre autres, par la recherche et la protection des intérêts

777
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op.cit., p. 138.
778
Ibid., p. 137.

283
égoïstes. En effet, dans les familles modernes, par exemple, la solidarité agissante, qu’on
observait dans les familles traditionnelles, a cédé la place à l’égocentrisme, à l’individualisme
et à l’égoïsme, car, malgré une fraternité et une sympathie de surface, chaque membre de la
fratrie cherche d’abord et prioritairement à tirer son épingle du jeu, c’est-à-dire à réussir sa
propre vie.
Au départ, c’est-à-dire dans leur prime jeunesse, des frères et des sœurs sont animés
d’un réel sentiment de charité les uns envers les autres, mais ce sentiment, généralement,
s’étiole au fur et à mesure qu’ils deviennent adultes, ceci sous les coups de boutoir de la rareté
des ressources ou de l’esprit de rivalité et de leadership. Ainsi, l’amour que les membres d’une
famille avaient les uns envers les autres se refroidit. Pire encore, il se tourne en son contraire,
puisqu’il est de l’essence de tout sentiment d’être ambivalent. Cette ambivalence de l’amour,
qu’il soit l’ « amour-passion », l’ « amour d’amitié » ou l’ « amour-don », constitue, à notre
avis, une véritable entrave à la divinisation ou à la sacralisation de l’humain qu’appelle de ses
vœux Luc Ferry.
Ainsi, du fait de sa subjectivité, de sa variabilité et de son ambivalence, l’amour, de
notre point de vue, ne semble pas pouvoir garantir, durablement, la divinisation, la sacralisation
ou la transcendance de l’autre, dans la mesure où il peut se tourner en son contraire et devenir,
pour ce denier, une source d’aliénation et de déshumanisation. Certes, au nom de l’amour,
comme nous l’avons déjà démontré, les hommes sont prêts à mettre leur vie en danger ou à se
sacrifier pour les autres, mais lorsque cet amour est frustré, déçu ou trahi, il est possible qu’il
devienne une « passion triste » ou une énergie négative susceptible de tout détruire sur son
passage. Dans ce cas, tout se passe comme si l’intensité de la haine ou de l’antipathie qu’un
individu manifestait à l’endroit de son semblable était proportionnelle à la densité de l’amour
qu’il avait éprouvé pour lui. A la vérité, le genre humain passe alternativement et allègrement
de l’amour à la haine, ou de la forte attirance au rejet total. C’est ce que pense Matthieu Ricard,
lorsqu’il fait le constat suivant : « Dans les premiers temps d’une relation, on trouve qu’une
personne est 100% désirable et on ne perçoit aucun de ses défauts. Puis viennent les disputes
et les mésententes et on la juge alors 100% haïssable, alors que fondamentalement, à quelques
changements près, elle est toujours la même.779 »
Toutefois, mis à part cette subjectivité, cette variabilité, cette ambivalence, bref, cette
fragilité de l’amour qui compromet le projet ferryen d’un « humanisme de l’homme-Dieu », il
y a, comme nous le disions, que la recherche et la préservation des intérêts personnels ou

779
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, op. cit., p. 148.

284
égoïstes sont, dans nos sociétés d’aujourd’hui, comme dans les sociétés du passé,
prépondérantes au principe de l’amour. En réalité, le principe de l’amour qui structure la vie
familiale à partir de la révolution de l’amour ou de la naissance de la famille moderne, c’est-à-
dire du passage du mariage arrangé au mariage choisi par amour et pour l’amour, ne résiste pas
au principe de l’intérêt.
En règle générale, et en nous basant sur l’expérience, le principe de l’intérêt prime sur
le principe de l’amour, quels que soient le temps et l’espace. Nous avons le sentiment que c’est
l’intérêt qui détermine presque toutes les actions humaines. Dans la plupart des cas, et par
illustration, on pourrait même dire que l’intérêt féconde et nourrit tout à la fois l’amour qui unit
l’homme à sa femme, les enfants aux parents, les membres des familles entre eux, et partant les
différents acteurs sociaux, politiques, économiques, militaires, et même religieux. Décidément,
pour pasticher Jeremy Bentham, on pourrait dire que l’homme, par nature, est passé maître dans
l’arithmétique de ses intérêts.
Eu égard à la primauté du principe de l’intérêt sur le principe de l’amour ; primauté que
nous ne pouvons nier que par gêne ou par mauvaise foi, il va sans dire que dans l’état actuel du
monde, des mentalités et de la « nature humaine », le principe de l’amour est incapable de
permettre une sacralisation durable de l’humain, tant dans les familles modernes que dans les
sociétés contemporaines. Ainsi, le monde contemporain, pensé par Luc Ferry, apparaît, de notre
point de vue, comme un monde onirique. Qui plus est, son optimisme anthropohistorique
s’avère être une véritable occultation du réel, puisque l’égocentrisme, l’individualisme et
l’égoïsme, qui détruisent le tissu familial, font aussi des ravages indescriptibles dans les sociétés
actuelles. En effet, nos sociétés contemporaines et capitalistes sont devenues comme insensibles
aux cris de l’homme, car en dépit de quelques actions de générosité et de solidarité,
ponctuellement menées par des personnes de bonne volonté, des associations humanitaires et
certains Etats, l’existence, en général, est soit malheureuse soit un échec pour le plus grand
nombre de personnes.
Chaque jour, des personnes anonymes portent courageusement le fardeau de leur
existence, sourient par fierté et souvent par dignité, mais meurent lentement, sûrement, et
surtout dans l’indifférence totale, au sein de nos familles, de nos communautés ethniques et
religieuses, de nos sociétés et de nos Etats dits démocratiques qui s’empressent de se
débarrasser rapidement de leurs restes, comme pour ne pas avoir à développer une mauvaise
conscience ou, du moins, une conscience malheureuse. Or, si nos familles, nos structures
sociales, nos instituions et nos Etats étaient bien organisés ; s’ils étaient justes, équitables,

285
généreux, sensibles et humains, ils pouvaient alléger le fardeau qui écrase la multitude de
malheureux qui souffrent et meurent en silence.
Certes, il existe des individus et des organisations engagés dans des actions
humanitaires, c’est-à-dire impliqués résolument dans le projet de réduction des souffrances qui
accablent l’humanité. Certes aussi, comme le dit Matthieu Ricard, il y a dans le monde des
« amis dans le bien780 », des « héros anonymes de la compassion781 » qui sont, en fait, ces
« millions de bénévoles dans les ONG nationales ou internationales, dans les associations de
quartier782 », et qui s’engagent au quotidien pour qu’advienne un monde plus humain. Mais ces
« héros anonymes de la compassion » n’ont généralement pas des moyens suffisants pour
réaliser ce projet humaniste d’envergure qui consiste à panser les plaies du monde et à redonner
la possibilité d’un plein épanouissement à tous ceux qui sont laissés au bord du chemin.
Par contre, ceux qui détiennent des moyens colossaux, à l’instar des Etats puissants, des
organisations internationales, des multinationales et des individus immensément riches, se
caractérisent le plus souvent par un manque de bonne volonté et par cette mauvaise foi qui
consiste à donner l’impression qu’ils ont à cœur de guérir le monde de ses blessures, alors qu’ils
cherchent, par leur médiocre contribution, à tromper la vigilance de l’opinion nationale et
internationale ; à redorer leur image ; et à se donner bonne conscience. En fait, nous sommes
davantage dans des sociétés de l’apparence, c’est-à-dire des sociétés qui se mentent à elles-
mêmes et qui font semblant de se soucier du bien-être de tous et de chacun, que dans des sociétés
de la vérité, c’est-à-dire des sociétés qui ont le courage de voir leur laideur en face, de prendre
des mesures correctives qui s’imposent, en vue de l’embellissement de la vie de chacun de ses
membres ou de chaque personne qui s’y trouve. Dès lors, que peut-on bien attendre de telles
sociétés, si ce n’est l’accentuation de l’assujettissement, voire de « la banalisation de
l’humain » ?
Les sociétés contemporaines sont davantage le lieu de l’assujettissement ou de « la
banalisation de l’humain » que celui de sa divinisation ou de sa sacralisation. En effet, dans la
plupart des pays ou des nations, qu’on se trouve dans les Etats démocratiques et laïcs de
l’Occident ou dans les autres Etats du monde, des hommes sont dans des « chaînes ». Ils sont
maintenus en captivité par l’ignorance, la superstition, la pauvreté, la maladie, au moment où
quelques individus nagent dans un océan de bien-être matériel, et bénéficient de presque tous
les avantages sociaux. Dès lors, comment parler de divinisation, de sacralisation ou de

780
Ibid., p. 201.
781
Ibid.
782
Ibid.

286
transcendance de l’homme dans un contexte capitaliste où plus de 90% des richesses du monde
sont détenues par une très faible minorité de personnes qui laissent une multitude d’êtres
humains à la merci de la précarité et de la mort ? En plongeant la grande partie de l’humanité
dans « des convulsions d’un genre nouveau, toutes porteuses d’une violence de plus en plus
inouïe contre les personnes, la matière et la biosphère783 », la brutalité du capitalisme
contemporain n’est-elle pas la preuve de la réification et de l’anéantissement en cours de
l’homme ?
A la vérité, nous sommes tenté de penser que l’idée hobbesienne selon la laquelle
« l’homme est un loup pour l’homme » reste d’actualité. D’ailleurs, dans L’Envers de
l’humanisme, Claude Jannoud souligne :

L’homme n’est pas voué au mal en vertu d’une libre disposition ou d’un péché
originel. Il est investi et infecté par lui. S’il est impossible d’affirmer que
l’univers est marqué du signe du mal, on peut dire que l’homme, lui, l’est.
Qu’il puisse penser sa condition est sa malédiction : la mort, l’isolement
monadologique, la tyrannie de soi et des autres, la contingence, le temps, la
situation schismatique dans laquelle il vit sont des échardes du mal
inguérissables dans sa chair et dans son âme.
(…) L’homme dans l’univers est isolé avec son mal et sa conscience. Parce
qu’il est infecté par le mal, l’homme est condamné à une propension au mal.
Parce qu’il le sait, il y est voué. C’est la conscience de cette infection qui en
a fait le plus grand prédateur, et d’abord contre lui-même.
(…) Le « tout est permis » reconnu à l’humanité est accompagné d’une
coercition interne sans précédent. On n’a jamais tué autant d’hommes qu’au
cours de ce siècle [à savoir le XXe siècle]. Les tortures, les pratiques sadiques
de toutes sortes se donnent libre cours. Les déportations massives.
(…) Au sein des sociétés post-industrielles, la normalisation mécanique des
individus entraîne un affaiblissement des solidarités et constitue un déficit
d’humanité.784

De ce qui précède, nous constatons que l’époque contemporaine n’est pas celle de « la
transcendance de l’amour », de la divinisation ou de la sacralisation de l’humain, comme
voudrait nous faire croire Luc Ferry, en ceci qu’elle est largement dominée par une pluralité de
conflits qui s’enracinent, pour la plupart, dans la recherche ou la préservation des intérêts
divergents ou égoïstes. Même au cœur de la civilisation européenne, n’en déplaise à Luc Ferry,
la déshumanisation et la désacralisation de l’homme est une réalité, car une bonne frange de la

783
Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020.
784
Claude Jannoud, L’Envers de l’humanisme, Paris, Editions du Seuil, 1997, pp. 31-51.

287
population est exploitée, paupérisée et abandonnée par un capitalisme dominant et brutal qui
est davantage l’expression d’un rapport de force.
Ce « capitalisme brutal785 » a bel et bien engendré un monde structuré par l’intérêt, et
donc dominé par l’individualisme, l’arrogance et le narcissisme. Il s’agit d’un monde dont
Arthur Schopenhauer dit qu’il est « esthétiquement une taverne pleine d’ivrognes,
intellectuellement un asile d’aliénés, et moralement un repaire de brigands786 ». La raison y est
instrumentalisée, puisqu’elle est mise au service de « l’égoïsme possessif787 » et de
l’accumulation primitive.
En outre, la guerre, qui n’était plus une possibilité pour l’auteur de La Révolution de
l’amour, notamment en Europe, est, depuis le 24 février 2022, de retour dans ce continent, avec
l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Luc Ferry était convaincu qu’avec la « révolution de
l’amour » la vieille Europe, au moins, était à l’abri de la guerre. Mais c’était sans compter avec
la têtutesse de la « réalité humaine » qu’il voulait occulter. Aujourd’hui, en Europe, notamment
sur le territoire ukrainien, de jeunes hommes et de jeunes femmes meurent sur le champ de
bataille pour leur pays. Ils se sacrifient pour leur patrie ; ce qui contredit la « prophétie » de Luc
Ferry selon laquelle « plus personne [en Europe] n’est plus prêt à mourir (…) pour la
Patrie788 ».
Dans le contexte capitaliste qui est le nôtre, l’homme n’est pas toujours perçu, par son
« alter ego », comme un frère, comme un ami ou comme un partenaire avec qui il doit coopérer
pour parvenir ensemble à une existence heureuse ou réussie. Au contraire, l’homme est
considéré comme un faux frère, un ennemi ou un rival dont il faut se méfier. Il est donc souvent
question de le neutraliser, de le paralyser, de l’anéantir ou, du moins, de le surveiller
constamment, de l’éloigner le plus rapidement possible de soi, pour ne pas être victime de sa
mauvaiseté ou de sa méchanceté. L’hyper-violence contemporaine et le terrorisme international
qui sèment la désolation et la mort ; la surexploitation et la paupérisation des peuples de la
périphérie par les Etats du centre ; la méfiance et la peur de l’étranger ou du prochain
constituent, à cet effet, une illustration.
Cette analyse de la condition de l’homme moderne ou de l’homme contemporain, d’une
part ; et d’autre part, de la nature réelle des relations intersubjectives ou des modes de
communication des consciences est d’autant plus pertinente que les mouvements qui ont

785
Alain Touraine, op. cit., p. 142.
786
Ibid.
787
Ibid.
788
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 78.

288
aujourd’hui le vent en poupe démontrent, par leurs prétentions et par leurs actions, que l’être
humain n’est ni transcendant, ni sacré, ni divin.

2- De la fiction de la sacralité de l’homme à sa réelle décentration


La dédivinisation ou la désacralisation de l’homme se manifeste aussi à travers les
mouvements transhumaniste, féministe et écologique. En effet, si l’homme était Dieu, c’est-à-
dire s’il était considéré comme un être sacré, comme « une finalité sans fin », comme dirait
Emmanuel Kant, d’abord, il ne viendrait à l’esprit de personne de vouloir l’améliorer,
l’augmenter ou le défigurer, selon les cas, en manipulant dangereusement ses cellules souches
ou son génome ; en envisageant l’hybridation homme/machine ; ou tout simplement en
cherchant à l’assujettir à une intelligence artificielle ou à une machine hyper-intelligence et
puissante. Ensuite, nul n’aurait le courage et la permission de le tuer au stade fœtal ou
embryonnaire, au nom des droits humains. Et enfin, il ne lui serait pas exigé de se décentrer
pour laisser prospérer les « intérêts des autres espèces animales, voire, pourquoi pas, de
l’ensemble de la biosphère789 ».

2-1- Le mouvement transhumaniste et l’augmentation de l’humain


Le transhumanisme est un mouvement philosophique qui milite en faveur de
l’augmentation des capacités physiques, intellectuelles et spirituelles de l’homme, grâce aux
progrès technoscientifiques. Il s’agit, pour ses théoriciens, d’amener les scientifiques à user de
tous les moyens scientifiques, matériels et technologiques possibles, en vue de la réduction des
souffrances, de la victoire sur les maladies, du ralentissement du vieillissement, du
développement exponentiel des facultés humaines, de l’acquisition de nouvelles aptitudes et
attitudes et, si possible, de la suppression de la mort. Dans cette veine, Luc Ferry définit la
mission du transhumanisme en ces termes :

Les transhumanistes militent, avec l’appui de moyens scientifiques et


matériels considérables, en faveur d’un recours aux nouvelles technologies,
à l’usage intensif des cellules souches, au clonage reproductif, à
l’hybridation homme/machine, à l’ingénierie génétique et aux manipulations
germinales, celles qui pourraient modifier notre espèce de façon irréversible,
en vue d’améliorer la condition humaine.790

789
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op.cit., p. 139.
Luc Ferry, La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont
790

bouleverser nos vies, Paris, Plon, 2016, p. 9.

289
En accord avec les objectifs de ce mouvement de pensée, les géants du numérique, à
l’instar de Facebook, Alibaba, Amazon, Apple, Google, Manga, mettent des moyens colossaux
dans la recherche sur le génome humain, les cellules souches, le clonage reproductif, le
développement des technologies de pointe et de l’intelligence artificielle, pour que l’homme
soit capable de se libérer des déterminismes naturels, notamment les déterminismes
biologiques. L’enjeu de cette recherche de pointe est de corriger la copie de la nature, de faire
en sorte que les manquements physiologiques, intellectuels et éthiques de l’homme deviennent
un mauvais souvenir. Luc Ferry, à cet effet, estime qu’avec la réalisation du projet
transhumaniste, « la définition même de ce que nous sommes et de ce que nous voulons devenir
va nous appartenir de plus en plus là où nous pensions, dans les temps anciens, que cette
définition appartenait à Dieu, à la coutume ou à la nature791 ».
Mais ce qui nous intéresse, c’est moins le but visé par le transhumanisme que les mobiles
de ses actions ou de son déploiement. En effet, nous pensons que c’est parce que l’homme est
un « tas de misère » que les chantres du transhumanisme ont estimé qu’il était nécessaire de
l’augmenter. En effet, il s’agit d’augmenter physiquement, intellectuellement et, si possible,
éthiquement l’homme, pour qu’il puisse être à même de répondre efficacement aux exigences
épistémologiques, esthétiques, éthiques, politiques, économiques et militaires des sociétés du
futur.
Les transhumanistes veulent créer « l’homme parfait792 », c’est-à-dire faire « évoluer
[l’humanité] vers un Meilleur des mondes à la Aldous Huxley, avec des Alphas (…) [c’est-à-
dire] des hommes supérieurs793 ». Cette ambition est la preuve non seulement que l’homme
n’est pas un être sacré, mais qu’il est aussi une déception sur tous les plans.
Sur le plan physiologique, il est, dès sa venue au monde, déjà engagé dans un processus
de dégénérescence qui ne lui donne pas le temps de s’épanouir. Du point de vue intellectuel, il
est très limité, car, en dépit du temps qu’il passe dans le processus d’apprentissage, de formation
et d’éducation, il demeure incapable de s’élever à une performance satisfaisante. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle les scientifiques bio-progressistes se battent pour l’augmenter
génétiquement. Le généticien américain Michael Rose, qui, grâce à des manipulations
génétiques, a pu prolonger, de plus de dix fois, la durée de vie normale d’une mouche, estime
qu’il est judicieux de manipuler le génome humain, dans le but de parvenir à des résultats

791
Ibid., p. 34.
792
Joël de Rosnay et Fabrice Papillon, Et l’Homme créa la vie… La folle aventure des architectes et des bricoleurs
du vivant, Paris, Les liens qui libèrent, 2010, p. 127.
793
Ibid.

290
semblables. La possibilité d’une telle manipulation est la preuve par neuf que l’homme n’est en
rien un être sacré ou divin : « En quoi le génome humain est-il sacré ? Nous savons qu’il est le
résultat d’assemblages réalisés par hasard au cours des siècles. Il est ce qu’il est aujourd’hui,
mais il aurait parfaitement pu être différent. Au nom de quoi nous interdirait-on de le
modifier ?794 »
En outre, les limites ou les insuffisances de l’homme ont poussé les scientifiques à
développer l’intelligence artificielle pour résoudre de nombreux problèmes scientifiques et
organisationnels qui seraient restés insolubles sans cette technologie. Par ailleurs, en ce qui
concerne la vie de l’homme avec les autres, elle laisse très souvent à désirer, car elle est peuplée
des conflits divers, et bien souvent inutiles. Il serait donc hautement utile d’augmenter le genre
humain, d’un point de vue éthique ou spirituel, si possible. Dans tous les cas, le mouvement
transhumaniste et la technoscience sont en marche, c’est-à-dire en ordre de bataille ; et nous
verrons, nous ou nos descendants, ce dont ils sont réellement capables. Peut-être qu’un jour, ils
arriveront à créer des hommes capables et de se traiter comme « une fin en soi » et de traiter les
autres comme une « finalité sans fin ».
Si l’être humain est, comme nous venons de le montrer, un animal en situation de
handicap, un être hautement vulnérable, c’est-à-dire un vivant qui a besoin d’être augmenté sur
tous les plans, comment serait-il possible, même s’il est, par ailleurs, doué d’intelligence et
relativement libre, de le diviniser ou de le sacraliser, comme le fait l’auteur de L’Homme-Dieu
ou le sens de la vie ? La divinité, la sacralité ou la transcendance n’est-elle pas, à proprement
parler, l’attribut soit d’un être excellent à tous points de vue, c’est-à-dire digne, parfait, auto-
suffisant, autonome, bref, irréprochable et inaliénable, à savoir un Dieu, qui n’est pas du tout
humain ; soit d’un sujet traité avec beaucoup d’égards et de vénération, de respect et de charité,
à savoir « l’homme-Dieu », qui n’est ni homme ni Dieu ? Prenant le contre-pied de Luc Ferry,
André Comte-Sponville, pour sa part, estime que :

Oui, vraiment, comme un animal, l’homme est extraordinaire. Mais quel dieu
dérisoire et piètre cela ferait ! Il n’est ni immortel ni tout-puissant, il n’a créé
ni le monde ni soi, il ne connaît ni le principe ni la fin des choses, enfin il est
si loin d’être infiniment bon qu’on discute encore pour savoir s’il est capable,
parfois, d’un peu d’amour véritablement désintéressé… L’adorer ? Ce serait
le méconnaître ou le trahir.
Sur le plus haut trône du monde, disait Montaigne, nous ne sommes pourtant
assis que sur notre cul. C’est ce qui nous interdit de nous prendre pour Dieu,
et qui nous fait humains par la conscience insatisfaite que nous en prenons.

794
Michael Rose, cité par Jean Staune, op. cit., p. 28.

291
Qu’est-ce que l’homme ? C’est le seul animal qui sache n’être pas Dieu.795

De même que les objectifs et les actions du mouvement transhumaniste nous donnent
de penser que la divinité, la sacralité ou la transcendance de l’homme est un leurre ; de même,
les revendications et les acquis du féminisme renforcent cette pensée.

2-2- Le féminisme et la désacralisation de l’homme


Dans ses revendications et ses acquis, le féminisme semble « battre en brèche cette
prétendue sacralisation796 » de l’homme. En effet, si l’homme était divin, sacré ou
transcendant, la plupart des sociétés n’auraient pas légalisé le droit à l’avortement ou, du moins,
tolérée cette pratique. Or ce droit de tuer discrètement des êtres fragiles et innocents s’est
universalisé dans les Etats démocratiques et laïcs de l’Occident. En outre, dans les autres Etats
du monde, l’avortement est aussi un fait social, même s’il est pratiqué dans l’illégalité et dans
la clandestinité. Ainsi, au nom du bien-être de la femme, puisque son ventre lui appartient
d’ailleurs, il lui est accordé de mettre fin à la vie d’un fœtus ou d’un embryon ; cet homme en
devenir qui est supposé avoir une dignité, en tant que membre de la communauté humaine, et
qui pouvait, dans l’avenir, être d’une utilité incommensurable à la société. Dès lors, on peut
bien se demander s’il est légitime de sacrifier une vie sur l’autel des intérêts personnels et
égoïstes.
La condamnation à mort des fœtus et des embryons, dans le cadre du droit à
l’Interruption Volontaire de Grossesse, fait signe à une autre condamnation à mort, à savoir la
peine capitale à laquelle des criminels redoutables sont condamnés. Dans les deux cas, l’homme
est traité comme un simple être ou objet de la nature, c’est-à-dire comme si sa vie n’était pas
« sacrée », comme s’il n’avait aucune dignité et comme s’il n’était pas un « homme-Dieu ». Il
est loin d’être une valeur suprême ou un « finalité sans fin », comme le voulait Emmanuel Kant.
En plus de ces deux modes de destruction de la vie humaine, un troisième mode a aujourd’hui
pignon sur rue. Il s’agit de la production des embryons dont le but est de constituer des réserves
de cellules souches qui pourront être utilisées pour des recherches diverses ou à des fins
purement thérapeutiques. Comme dans les deux premiers modes de destruction de la vie
humaine, la vie, dans le troisième mode, est manipulée, instrumentalisée, banalisée et écrasée
sans aucun ménagement et sans aucun remords.

795
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., p. 153.
796
Ibid., p. 138.

292
Ce que nous voulons montrer, c’est que dans les faits ou dans la pratique sociale,
l’homme est traité, à toutes les époques de l’histoire, comme un simple moyen, et jamais comme
une fin en soi, c’est-à-dire une « finalité sans fin ». En dehors de l’avortement, de la
condamnation à mort des criminels et de l’instrumentalisation des embryons par les sciences,
les cas qui illustrent le phénomène de « banalisation de l’humain » sont légion dans nos
sociétés. Néanmoins, la question qui nous vient à l’esprit est celle de savoir pourquoi nos
sociétés peinent à diviniser ou à sacraliser l’homme.
André Comte-Sponville esquisse une réponse à notre interrogation, en montrant que le
divin, le sacré ou le transcendant, qu’affectionne Luc Ferry, n’est pas ce sur quoi repose
notamment les sociétés démocratiques et laïques d’aujourd’hui. En effet, les Etats
démocratiques, laïcs et modernes sont fondés, d’une part, sur la volonté générale, c’est-à-dire
la volonté du peuple ; et d’autre part, sur l’intérêt général, qui est l’intérêt de la nation ou du
corps social. Ainsi, c’est au peuple souverain, lui-même, en fonction de ses besoins du moment,
de décider, non de ce qui est sacré ou divin, mais de ce qui est permis ou interdit, légal ou illégal
à chaque moment de leur histoire.
Par ailleurs, la légalité n’est pas, dans le contexte des sociétés démocratiques et laïques,
synonyme de moralité, car les impératifs d’ordre moral ne se conjuguent pas ici avec les
impératifs d’ordre légal. Dans les sociétés démocratiques et laïques, ce qui est moral peut être
illégal, et ce qui est légal peut être immoral, car la légalité est républicaine, alors que la moralité
est individuelle ou communautaire. Autrement dit, c’est la République ou l’Etat qui définit ce
qui est permis ou interdit, alors que c’est à chaque individu, à chaque classe sociale ou à chaque
communauté de déterminer ce qui vaut personnellement pour lui. Ce qui vaut pour un individu,
une classe sociale ou une communauté peut donc entrer en dissonance avec les lois de la
République ou de l’Etat, même si celles-ci ont sur tous les citoyens un caractère coercitif. C’est
le cas de la légalisation de l’avortement et de l’homosexualité dans une France où les
catholiques, les musulmans et les évangéliques sont défavorables à ces pratiques contraires à
leur foi. C’est aussi le cas d’une Afrique du Sud légalement favorable à ces pratiques, au
moment où les traditions des tribus qui la composent les condamnent fermement. Or tel n’est
pas la situation dans les sociétés théocratiques.
Dans les sociétés théocratiques, par illustration, « le légal et le moral sont
nécessairement un, du moins ils doivent l’être797 », car ce sont les valeurs morales religieuses
qui sont transformées en droit. Ainsi, dans ces sociétés, le légal, le moral et le sacré sont

797
Ibid., p. 138.

293
généralement des termes interchangeables. A ce propos, L’auteur du Petit traité des grandes
vertus affirme :

Au temps du théologico-politique, comme diraient Luc et Carl Schmitt, le


légal et le moral sont nécessairement un, du moins ils doivent l’être, et tout
écart entre ces deux ordres (Antigone) est tragique : puisqu’un même sacré
est censé régner dans les deux. Mais pour les Modernes, non. Mais dans une
société laïque, non. Ce n’est plus le sacré qui règne ; c’est la liberté du
peuple, c’est la liberté de l’esprit, et cela fait deux règnes différents, deux
ordres différents, puisque le vrai ou le bien ne se votent pas, puisque la
démocratie ne tient pas lieu de morale, puisque la morale ne tient pas lieu de
démocratie.798

Nous comprenons que la divinisation ou la sacralisation de l’humain ou de quelque


chose, quelle que soit ce qu’elle est, n’est pas à l’ordre du jour dans les sociétés démocratiques
et laïques, fondées sur la souveraineté populaire. Peut-être, c’est cette souveraineté du peuple
qui est ici sacré ou divin.
En dehors du transhumanisme et du féminisme, le phénomène de « banalisation de
l’humain » est manifeste dans le mouvement écologique.

2-3- L’écologie et la décentration de l’humain


Les écologistes n’acceptent pas que l’être humain continue de se positionner, comme le
voulait René Descartes, comme « maître et possesseur de la nature ». Ils pensent que « l’homme
n’est pas le maître de la nature799 » parce qu’il n’en est qu’une simple composante. En effet, la
réalisation du programme baconien et cartésien est en train de laisser la nature dans un sale état,
puisque cette dernière est surexploitée, voire saccagée, dans le but de satisfaire la boulimie, la
voracité, la vanité et l’arrogance de l’homme moderne ou de l’homme contemporain. C’est ainsi
que, du fait de cette boulimie, de cette voracité, de cette vanité et de cette arrogance qui sont
dues à une conception qui fait de la nature une simple chose, et de l’humanité la valeur absolue,
les ressources naturelles diminuent dangereusement ; les énergies fossiles tarissent rapidement ;
les équilibres naturels sont progressivement rompus ; certaines espèces animales et végétales
disparaissent totalement ; le réchauffement climatique est à son zénith ; et des microbes, des
batteries et des virus dont les lieux naturels de vie ont été détruits par l’industrialisation,

798
Ibid., pp. 138-139.
Dalaï-Lama et Stéphane Hessel, Déclarons la paix ! Pour un progrès de l’esprit, Barcelone, Indigène éditions,
799

2012, p. 11.

294
l’urbanisation et l’exploitation des sols et des sous-sols se réfugient en l’homme, au grand dam
de sa santé.
Pire encore, cette destruction de la nature, de l’environnement, de la biodiversité, bref,
de la biosphère ne compromet pas seulement la vie de la génération actuelle, mais aussi celle
des générations futures, et même la vie en elle-même. Face à ce désastre, les écologistes pensent
qu’il est nécessaire de décentrer l’homme, c’est-à-dire de ne plus le mettre au centre de toutes
les préoccupations, de ne plus le considérer comme une « valeur suprême » ou comme une
« finalité sans fin ». Il est donc question de passer de l’anthropocentrisme qui domine la
civilisation technoscientifique et ultra-libérale actuelle à « l’écocentrisme800 » ou au
« biocentrisme801 », car le salut de l’homme passe par sa capacité à « étendre la notion de
dignité à la nature802 ».
A la vérité, la volonté de dédiviniser ou de désacraliser l’homme est au cœur des trois
principaux courants de l’écologie contemporaine. Pour le premier courant de l’écologie
contemporaine, il est nécessaire, eu égard à la dangerosité du genre humain, puisqu’il joue aux
« apprentis sorciers803 », de protéger l’homme contre lui-même, pour mieux protéger la nature.
Déjà, à ce niveau, vole en éclats la foi que les humanistes renaissants et modernes avaient en
l’être humain. A ce niveau vole aussi en éclats, l’idée ferryenne d’un « homme-Dieu », car on
ne se méfie pas d’un Dieu ; on ne protège pas un Dieu contre lui-même ; et on ne protège pas
les autres de l’ignorance, de l’imprudence, de la méchanceté et de l’inconséquence d’un Dieu.
D’ailleurs Dieu, dans l’idée qu’on se fait de lui, n’est ni ignorant, ni imprudent, ni méchant, et
encore moins inconséquent. Il est supposé bien plutôt être toute de sagesse et de bonté. Or tel
n’est pas le cas de l’être humain qui, certes, est intelligent, mais surtout fou, méchant et
misérable.
Pour le deuxième courant de l’écologie contemporaine, il s’agit d’ « attribuer une
signification morale à certains êtres non humains804 », c’est-à-dire d’inclure, par exemple, les
animaux, « au même titre que les hommes, dans la sphère des préoccupations morales805 ». Le
deuxième courant de l’écologie contemporaine met ainsi l’homme et l’animal sur le même pied.
L’animal n’est plus à la disposition de la brutalité humaine, et l’homme a le devoir de se

800
Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Bernard Grasset, 1992, p. 33.
801
Ibid.
802
Dalaï-Lama et Stéphane Hessel, op. cit., p. 10.
803
Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, p. 31.
804
Ibid., pp. 31-32.
805
Ibid.

295
décentrer, en vue de traiter « son autre frère » avec beaucoup plus de respect. Dans un dialogue
avec le Dalaï-Lama, Stéphane Hessel estime, dans cette veine, que :

Nous avons cette nouvelle fraternité à exercer envers la nature. Nous n’avons
pas été à la hauteur de cette responsabilité. Nous avons été « sauvages » avec
la nature. Or, désormais, il devrait être possible d’agir pour la survie de
l’herbe, du soleil et des animaux. Cela devrait devenir, selon moi, un objectif,
un grand défi pour nos nations.806

Pour le troisième courant de l’écologie contemporaine, il faut étendre le droit à la


protection et au respect à tous les êtres de la nature, car, du fait de l’interconnexion ou de
l’interdépendance de toutes les composantes de la biosphère, il est nécessaire de garantir la
survie et le bien-être de tous et de chacun. Il s’agit donc « de partir de l’ancien « contrat social »
pour un « contrat naturel » au sein duquel l’univers tout entier deviendrait sujet de droit807 » à
part entière.
La conception écologiste du monde remet en cause l’anthropocentrisme et
l’anthropothéisme de l’humanisme athée de Jean-Paul Sartre et de l’ « humanisme
transcendantal » de Luc Ferry. A ce propos, et sans nier la supériorité de l’être humain comme
le font hardiment les partisans de l’écologie radicale, André Comte-Sponville souligne ce qui
suit :
Mais cela n’autorise pas à revenir aux excès précédents ou opposés, à cette
espèce de barbarie technicienne et productiviste qui voudrait – fût-ce au nom
de l’humanisme – que la nature ne mérite ni attention ni respect, qu’elle ne
soit rien qu’un instrument au service de l’homme, de son confort, de ses
capitaux ou de sa gloire. (…) le mouvement écologique, si important, et
surtout la préoccupation écologique, qui l’est encore davantage, attestent que
nos contemporains croient de moins en moins en l’humanité comme en une
valeur absolue et séparée (or tels sont les deux caractères du sacré), et la
perçoivent de plus en plus comme une espèce parmi d’autres, bien sûr
singulière (ce sont nos frères humains), bien sûr supérieure aux autres (on ne
connaît de culture et de morale qu’humaines), mais prise dans un ordre
commun, qui est celui de la nature, que nous ne saurions transgresser sans
danger ni peut-être, pour beaucoup d’entre nous, sans le sentiment de
commettre une espèce de sacrilège. (…) L’univers m’importe tout autant que
la vie, puisqu’il la contient, puisqu’il l’engendre.808

806
Dalaï-Lama et Stéphane Hessel, op. cit., p. 12.
807
Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, pp. 31-32.
808
André Comte-Sponville et Luc Ferry, op. cit., pp. 139-140.

296
Nous venons de démontrer que l’idée de « l’homme-Dieu » est une fiction métaphysique,
non parce que l’être humain n’est pas, par sa relative liberté et sa double historicité individuelle
et collective, supérieur aux autres êtres de la nature, mais parce qu’à bien des égards l’amour
qui pourrait permettre sa « divinisation » ou sa « sacralisation », selon les vœux de Luc Ferry,
est non seulement éminemment subjectif, ambiguë et ambivalent, mais aussi et surtout dominé
par le principe de l’intérêt qui structure les relations intersubjectives, notamment dans nos
sociétés dominées par le capitalisme mondialisé. En outre, l’idée de la divinisation, de la
sacralisation ou de la transcendance de l’humain est un leurre parce qu’elle est contredite par
les faits, les mouvements sociaux et l’histoire.

Par ailleurs, étant donné que l’homme est « fragile809 », « dangereux810 », « plein de
haine et de folie811 », nous pensons qu’il est misérable plutôt que divin, « pitoyable plutôt que
sacré812 », charnel plutôt que transcendant. D’ailleurs, le traitement qu’on lui inflige
régulièrement dans la société, et qu’il s’inflige de temps en temps à lui-même et à ses
semblables, est la preuve qu’il n’est ni une « valeur absolue » ni une « finalité sans fin ». André
Comte-Sponville estime que c’est cette aliénation, cette déshumanisation ou cette
« banalisation de l’humain » par l’humain qui justifie le développement actuel de l’humanitaire
et de la bioéthique. Il affirme :

C’est où l’on rejoint l’humanitaire et la bioéthique. Ce qu’ils ont en commun,


à mes yeux, ce n’est pas de sacraliser l’homme ; c’est de le défendre, de le
protéger, y compris contre lui-même. (…) l’humanitaire et la bioéthique (…)
sont : un combat contre l’horreur et pour la sauvegarde de l’humanité.
L’homme est une espèce menacée, et d’abord par lui-même. L’homme est un
prédateur pour l’homme. Un apprenti sorcier, pour l’humanité. Ce n’est pas
parce qu’il est bon qu’il faut le défendre, et d’ailleurs il ne l’est guère. C’est
parce qu’il est vivant. C’est parce qu’il est souffrant. C’est parce qu’il est
mortel. Comment un Dieu aurait-il besoin d’assistance ?813

D’un autre côté, nous tenons à noter que les valeurs fondamentales de la vie,
contrairement à ce que pense Luc Ferry, ne visent aucunement la divinisation, la sacralisation
ou la transcendance de l’humain, mais bien plutôt la sauvegarde de l’humanité, et partant de
toute la biosphère. Autrement dit, les hommes ont, eux-mêmes, de génération en génération,
d’époque en époque, élaboré et affiné les valeurs du bien, du juste, du beau, du vrai, d’amour

809
Ibid., p. 141.
810
Ibid.
811
Ibid.
812
Ibid., p. 140.
813
Ibid., p. 141.

297
et leurs relations, dans le but de se maintenir à l’existence ; de préserver l’espèce humaine et
les autres espèces de la disparition ; de s’humaniser davantage ; et de parvenir ensemble au
bien-être. Mais cette quête d’une existence bonne, réussie et harmonieuse dans une biosphère
elle-même épanouie reste à l’image d’une courbe asymptotique.

Au terme de ce chapitre où il était question de statuer sur les difficultés théoriques de l’


« humanisme transcendantal », il en ressort que cet humanisme repose sur trois piliers dont la
fragilité conceptuelle compromet considérablement la solidité de l’ensemble de l’édifice
théorique de Luc Ferry. En effet, l’ « humanisme transcendantal » ou « humanisme de l’homme-
Dieu » est fondé sur la thèse de la « surnaturalité » ou de l’ « anti-naturalité » de l’homme,
c’est-à-dire sur la capacité humaine de s’élever au-dessus de la nature pour jouir d’une « liberté
d’indifférence » ; sur l’existence des valeurs absolues, objectives, sacrées et universelles, ce que
Luc Ferry appelle les « transcendances horizontales » ; et sur l’idée d’un « homme-Dieu »,
c’est-à-dire d’un homme divinisé ou sacralisé par l’amour et pour l’amour.

Mais nous avons établi l’illusion du libre arbitre, de la « surnaturalité » ou de l’ « anti-


naturalité » de l’homme, en montrant que, malgré sa capacité d’arrachement aux codes de la
nature, de la culture, de la génétique et de l’histoire, ce dernier demeure un animal, et en tant
que tel, il est soumis, d’une manière ou d’une autre, à la nécessité. Nous avons aussi démontré
que les valeurs fondamentales de la vie, à l’instar du bien, de la justice, du beau, du vrai, de
l’amour et leurs relations, ne sont ni absolues, ni objectives, ni sacrées, et encore moins
universelles et mystérieuses. Elles sont relatives, subjectives et profanes, d’une part ; et d’autre
part, résultent de la créativité humaine, pour ce qui est des valeurs éthiques, esthétiques et
épistémologiques, ou de la « nature humaine », pour ce qui est de l’amour. En outre, nous avons
récusé l’idée d’un « homme-Dieu », c’est-à-dire l’idée de la divinisation ou de la sacralisation
de l’humain, non seulement parce que l’amour qui pourrait rendre possible cette transfiguration
est ambigüe et ambivalent, mais aussi parce l’homme lui-même est « fragile », « dangereux »,
« plein de haine et de folie », « pitoyable », pour être considéré comme une transcendance,
c’est-à-dire un sujet capable de traiter l’autre et lui-même comme des valeurs absolues.
Toutefois, au-delà de ces objections relatives à la cohérence et aux fondements
problématiques de l’ « humanisme transcendantal », ne serait-il pas légitime de nous attaquer
aussi au parti pris métaphysique que cet « humanisme de l’homme-Dieu » a en commun avec
« l’immanentisme radical », bien que Luc Ferry ait eu l’ambition de « sortir des limites du

298
matérialisme sans adhérer à aucune religion814 » ? Si les théoriciens de la pensée de
l’immanence radicale et l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie ont pris parti pour la
thèse selon laquelle « tout est matière815 », ou que tout se réduit à l’immanence, pourquoi nous
interdirions-nous de prendre parti pour un au-delà de la matière, c’est-à-dire de postuler ou
d’affirmer, comme le font Igor et Grichka Bogdanov, l’hypothèse de la « Singularité Initiale »,
c’est-à-dire d’un instant zéro à l’origine du réel, du monde, de la vie, de l’homme ou de
l’histoire ?

814
Jean Staune, op. cit., p. 451.
815
Ibid., p. 447.

299
CHAPITRE 8
PAR-DELA « L’IMMANENTISME RADICAL » ET L’ « HUMANISME
TRANSCENDANTAL »

Nous venons de montrer que l’« humanisme transcendantal » de Luc Ferry pose des
problèmes théoriques importants, car il n’est pas en cohérence avec son postulat de départ. En
effet, l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie est d’avis, avec bon nombre de
scientifiques, de matérialistes, d’humanistes athées, de philosophes du soupçon et de la
déconstruction, que la seule réalité est l’immanence. Autrement dit, pour lui, tout comme pour
ces derniers, il n’y a rien ni en deçà ni au-delà du phénomène, c’est-à-dire de la nature, du réel,
du monde, de la vie ou de l’histoire qu’a produit le big bang et l’évolution. Mais là où le bât
blesse, c’est qu’au lieu d’assumer jusqu’au bout les conséquences du postulat du monisme
physique ou de la thèse du « tout du réel », au lieu d’être comptable du désenchantement du
monde ou de « l’humanisation du divin », Luc Ferry a choisi plutôt de monter, de toutes pièces,
un subterfuge ou un stratagème philosophique pour éviter à l’humanité de sombrer dans le
« non-sens radical » et le tragique de l’immanence absolue. Autrement dit, Luc Ferry s’est
efforcé, avec beaucoup de difficultés, de réenchanter le monde, pour que le genre humain ne
sombre pas dans un relativisme et dans une permissivité qui ne pourraient aboutir, à terme, qu’à
sa propre destruction.
L’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, comme nous l’avons déjà montré, va
donc proclamer la « surnaturalité » ou l’ « anti-naturalité » de l’homme, c’est-à-dire la capacité
du sujet à s’élever vers une « liberté d’indifférence » ; l’absoluité, la sacralité, l’objectivité et
l’universalité des valeurs immanentes, c’est-à-dire leur caractère transcendant ; l’origine
mystérieuse de ces valeurs fondamentales de la vie et leurs relations ; et la divinité ou la
transcendance de l’homme. Luc Ferry passe ainsi de « l’humanisation du divin » à « la
divinisation de l’humain », du déclin des « transcendances verticales » à l’affirmation de
nouvelles transcendances dites « horizontales », en forçant le trait, et en trahissant, au passage,
l’immanence, le monde, le réel, la vie, comme dirait Friedrich Nietzsche. Toutefois, en dépit de
cette ruse théorique et de cette trahison doctrinale, nous pensons que « l’humanisme de
l’homme-Dieu », tout comme les philosophies qui sont restées fidèles à la pensée de
l’immanence radicale, part d’une conviction dogmatique : celle selon laquelle l’immanence est
« le tout du réel ».
C’est cette conviction dogmatique ou ce parti pris métaphysique, caractéristique de la
pensée de l’immanence radicale et de l’humanisme ferryen, que nous nous proposons

300
maintenant d’interroger sans complaisance. Cette interrogation est légitime parce que la
problématique de l’origine de l’univers reste ouverte non seulement du fait de l’incapacité des
astrophysiciens de franchir le fameux mur de Planck pour avoir accès à la genèse du monde,
mais aussi en raison de la pertinence de l’hypothèse de la « Singularité Initiale » d’Igor et de
Grichka Bogdanov. En outre, l’ouverture d’esprit qui est un trait caractéristique de l’esprit
scientifique ; la lucidité qui suppose le lâcher-prise ; l’humilité qui est une attitude d’acceptation
de sa finitude et de son incomplétude ; et la compassion qui est la vertu par excellence exigent
que nous nous libérions de l’étau de toutes les formes d’idéologie et de dogmatisme, de
l’illusion sous toutes ses formes, de l’arrogance qui est le propre de l’homme qui refuse de se
décentrer, de l’indifférence et de la cruauté qui sont la marque de ce monde dans lequel l’être
humain est sacrifié sur l’autel de l’avoir et de l’intérêt.

I- L’origine de l’univers : une problématique ouverte

Nous ne saurions acquiescer, c’est-à-dire consentir sans réserve, lorsque, dans certains
milieux scientifiques, on nous parle de big bang comme étant l’origine de l’univers, car le dire
ainsi suppose que l’homme de science connaisse réellement ce qui s’est passé au début de toute
chose. Or non seulement le fameux mur de Planck nous empêche de connaître ce qui s’est
effectivement passé pendant les premiers instants de l’univers, mais nous éprouvons aussi des
difficultés quant à savoir ce qui était avant la naissance du réel. Aussi, comme le dit Hubert
Reeves, les scientifiques ne peuvent rationnellement et objectivement statuer que sur « une
histoire de l’univers, dont le passé [leur] échappe encore816 ». Dès lors, si la science ne peut se
prononcer que sur une histoire de l’univers, et non sur son origine, c’est-à-dire sa genèse, est-il
encore légitime de s’enfermer dans le dogme du monisme du phénomène ou d’adhérer
massivement et dogmatiquement à l’idée selon laquelle la seule réalité est l’immanence, c’est-
à-dire la nature, le monde, la vie ou le réel tel qu’il est né du big bang et s’est développé dans
l’histoire ? Autrement dit, peut-on, avec certitude, affirmer que c’est le néant qui précède
l’avènement de l’univers, auquel cas la théorie du hasard, d’un Jacques Monod, ou celle du
chaos, d’un Jacques Salomon Hadamard ou d’un Jules Henri Poincaré, serait au principe de « la
machinerie cosmique817 » ? Ne serait-il pas possible d’envisager, comme le font Igor et Grichka

816
Hubert Reeves, « Origine de l’univers », in Philippe Brenot, op. cit., p. 50.
817
Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l’harmonie. La fabrique du réel, p. 100.

301
Bogdanov, l’hypothèse d’une « « Singularité Initiale », marquant « l’instant zéro » de l’espace-
temps818 », c’est-à-dire le début de l’univers ou du monde ?

1- Les briques manquantes de « la fabrication du réel819 »


Lorsque nous parlons des trous dans l’histoire de l’univers ou des briques manquantes
de « la fabrications du réel », c’est pour souligner la difficulté que les scientifiques ont à retracer
rigoureusement les évènements qui ont présidé à la naissance et à l’évolution du monde. En
effet, comme nous le disions plus haut, la science ne nous permet pas encore de connaître la
source ou l’origine du « vide microscopique rempli d’énergie820 » qui a donné naissance à
l’espace et au temps, c’est-à-dire au réel. Qui plus est, elle est dans l’incapacité, du moins
aujourd’hui encore, de nous dire exactement comment les choses se sont déroulées. Les
scientifiques, certes, « scrutent un passé, mais (…) sont [décidemment] incapables de
reproduire les conditions du passé821 », comme le dit, une fois de plus, l’auteur de Patience
dans l’azur.
Mais ce que nous savons aujourd’hui, c’est que l’univers est né de l’explosion quantique
ou de la libération de l’énergie contenue dans « la soupe primitive ». Cette explosion quantique
ou cette libération énergétique, causée elle-même par une inflation qui a « [amplifié] de façon
exponentielle [les] fluctuations microscopiques (…), en plus de causer le « bang » du big bang,
[a] aussi [donné] naissance au contenu matériel de l’univers822 ». C’est ainsi que, à en croire
Trinh Xuan Thuan, juste après le big bang, c’est-à-dire une milliseconde après l’explosion
initiale, quand la température de l’univers naissant est passée au-dessous de mille milliards de
degrés Kelvin, les quarks se sont combinés par trois pour « constituer les protons et les neutrons
[qui sont, en quelque sorte] les briques de la matière ordinaire823 ». A la troisième minute, ces
protons et ces neutrons se sont combinés à leur tour pour « former des noyaux d’hydrogène et
d’hélium824 ». 380 000 ans après, nous dit encore l’auteur de La Plénitude du vide, les électrons
se sont combinés avec les noyaux d’hydrogène et d’hélium pour « constituer des atomes
d’hydrogène et d’hélium825 », nécessaires à la constitution de la masse de l’univers. En effet,

818
Lire le prologue de Luc Ferry, in Igor et Grichka Bogdanov, Avant le Big Bang. La création du monde, Paris,
Edition Grasset et Fasquelle, 2004, p. 11.
819
Nous empruntons cette terminologie à l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan. Elle constitue le sous-titre de son
œuvre intitulé : Le Chaos et l’harmonie. La fabrication du réel.
820
Trinh Xuan Thuan, La Plénitude du vide, p. 273.
821
Hubert Reeves, art. cit., in Philippe Brenot, op. cit., p. 68.
822
Trinh Xuan Thuan, La Plénitude du vide, p. 273.
823
Ibid., p. 274.
824
Ibid., p. 275.
825
Ibid.

302
Trinh Xuan Thuan démontre que la masse de l’univers, à n’en point douter, est formée, aux
trois quarts, par les atomes d’hydrogène, « tandis que le quart restant est constitué d’atomes
d’hélium826 ».
La lumière, quant à elle, est née du big bang, c’est-à-dire juste après l’explosion de
« la soupe primitive » ou du « vide microscopique rempli d’énergie ». Elle s’est alors propagée,
sans entrave aucune, dans l’univers naissant, ceci à travers le temps, jusqu’à nous, aujourd’hui,
sous la forme « d’un rayonnement fossile radio827 ». Cela veut dire qu’avant le big bang tout
baignait certainement dans l’obscurité, et le temps, dont la condition d’existence est la lumière,
n’existait guère. L’explosion primitive est donc à l’origine non seulement du temps, mais aussi
de l’espace.
Trinh Xuan Thuan souligne, par ailleurs, que les premières étoiles sont nées après des
centaines de millions d’années, des « réactions nucléaires828 » qui ont enclenché « d’énormes
quantités d’énergie829 » et allumé des « boules de gaz830 ». Les milliards d’années qui vont
suivre vont permettre à la gravité d’exercer son action, ce qui va pousser les étoiles à
s’assembler « par centaines de milliards en galaxies, et les centaines de milliards de galaxies
de l’univers observable vont se regrouper en amas et superamas galactiques pour donner lieu
à une fantastique architecture dans le cosmos831 ». L’auteur de La Plénitude du vide conclut
son histoire de la naissance de l’infiniment grand à partir de l’infiniment petit, en affirmant ce
qui suit :
Dans au moins une des centaines de milliards de galaxies de l’univers
observable, au doux nom de Voie lactée, près d’une étoile nommée Soleil, sur
une planète appelée Terre, des atomes vont mener à la vie il y a quelques 3,8
milliards d’années, puis à la conscience et à des hommes capables de
s’interroger sur l’univers qui les a engendrés.832

Par rapport à cette histoire de l’univers, l’observation que nous faisons, une fois de plus,
est que le monde serait né, il y a 14 milliards d’années ; la vie se serait éveillée, il y a environ
4 milliards d’années ; l’homme serait devenu un être de conscience, beaucoup plus tard. Mais
cette longue marche de l’histoire cosmique est ponctuée des trous ou des vides que la science
n’arrive pas encore à combler. Autrement dit, la science n’arrive pas à expliquer, étape par

826
Ibid.
827
Ibid.
828
Ibid., pp. 275-276.
829
Ibid.
830
Ibid.
831
Ibid., p. 276.
832
Ibid., pp. 276-277.

303
étape, comment s’est formé le monde et comment est née la vie. Elle n’arrive pas, non plus, et
c’est là le plus difficile, à franchir le mur de Planck, pour connaître, avec certitude, d’une part,
ce qui s’est réellement passé durant les tout premiers instants du big bang ; et d’autre part, ce
qui était avant cette explosion quantique.
Hubert Reeves explique cette incapacité de la science à statuer objectivement sur
l’origine et l’évolution de l’univers par le fait que les scientifiques ou les astrophysiciens soient
dans l’impossibilité de reproduire les conditions du passé cosmique en laboratoire. L’auteur de
Patience dans l’azur affirme :

Je vous ai dit tout à l’heure que les physiciens se retrouvent tout à fait dans
la même condition que les historiens traditionnels, c’est-à-dire qu’ils scrutent
un passé, mais qu’ils sont incapables de reproduire les conditions du passé.
Dans ce sens il y a un changement de démarche fondamental. On dirait
toujours que la science ne peut étudier que des phénomènes qu’elle peut
répéter en laboratoire ; vous voyez que cela ne peut plus tenir aujourd’hui.
Personne ne peut répéter en laboratoire l’évolution de DARWIN, l’évolution
de la vie. Personne ne peut répéter le Big Bang (…) l’astrophysicien qui veut
aller fouiller le passé de l’univers (…) [, il] lui faut des fossiles, il lui faut des
vestiges. Il ne peut pas, a priori, décrire ce qu’était l’Univers dans le passé
s’il ne lui reste pas quelque chose, une sorte de trace, qu’il va s’ingénier
ensuite à interpréter.833

Si les astrophysiciens sont donc incapables, d’une part, de remonter à l’origine ou au


début de l’univers ; et d’autre part, de retracer rigoureusement l’histoire du monde, puisqu’ils
ne peuvent s’appuyer que sur des « fossiles », des « vestiges » et des « traces » pour entreprendre
une reconstitution des faits cosmiques, sur quoi peut-on se baser pour affirmer, de façon
péremptoire, comme le font les théoriciens de « l’immanentisme radical » et le concepteur de
l’ « humanisme de l’homme-Dieu », que la seule réalité est l’immanence, le réel, l’espace-temps
ou l’histoire tel qu’il s’écrit depuis le big bang ? Partir du postulat du monisme physique pour
mettre en place une « theoria », une « praxis » et une « sotériologie » devant éclairer et conduire
l’être humain sur les chemins de la « vie bonne » ou « réussie », n’est-ce pas faire preuve de
« précipitation » et de « prévention »834, et donc courir le risque non seulement de se tromper

833
Hubert Reeves, art. cit., in Philippe Brenot, op. cit., pp. 68-69.
834
Ces deux concepts sont à comprendre dans le sens que leur donne René Descartes dans le Discours de la
méthode, biographie chronologique, introduction, analyse méthodique, notes, questions et documents par J.-M.
Fataud, Paris, Bordas, 1980, p. 72. Pour René Descartes, la « précipitation » est un « défaut qui consiste à porter
un jugement avant que l’entendement n’ait atteint l’évidence. La circonspection permet d’y remédier. » (Cf. note
5 de la page 72 de l’œuvre ci-dessus.) La « prévention », quant à elle, est la « persistance en nous des jugements
portés pendant l’enfance, sans examen, et qui paraissent évidents par suite de l’habitude. Ils forment un fonds de

304
lourdement soi-même, mais aussi de conduire l’humanité tout entière sur des chemins
épistémologiques, éthiques et spirituels problématiques ? Et s’il y avait quelque chose, telle une
sorte d’information, avant le big bang, c’est-à-dire à l’instant zéro de l’univers, quel serait
l’impact de cette « Singularité Initiale » sur l’intelligence que nous avons du réel ; sur les
valeurs qui régissent nos existences ; et sur le sens de nos vies ?

2- L’hypothèse de la « Singularité Initiale »


Dans leur thèse et dans leurs principaux ouvrages sur la cosmologie scientifique
moderne, Igor et Grichka Bogdanov ont émis l’hypothèse d’une « Singularité Initiale », c’est-
à-dire d’un « instant zéro à l’origine du temps et de l’espace835 ». En effet, ces deux chercheurs
pensent, comme d’ailleurs un certain nombre de scientifiques, qu’il y a eu, dans un passé très
lointain, un âge où notre univers n’existait pas du tout. Toutefois, contrairement à ce que
prétendent bon nombre de scientifiques, l’inexistence de l’univers ou de l’espace-temps dans le
passé, c’est-à-dire des milliards d’années avant le big bang, ne signifie pas que tout baignait
dans le néant.
Pour Igor et Grichka Bogdanov, le néant ne saurait donner naissance à la « soupe
primitive », c’est-à-dire à cette particule primordiale qui contient « une phénoménale quantité
d’énergie (…) inconcevablement chaude836 », qui devra exploser ultérieurement et donner
naissance au monde. Logiquement, rien ne peut naître de rien. Du point de vue d’Igor et de
Grichka Bogdanov, toute naissance résulte nécessairement de quelque chose. C’est la raison
pour laquelle, dans son avant-propos du Visage de Dieu, Robert Wilson affirme : « Mais en fin
de compte, il y a certainement eu « quelque chose » au commencement pour tout mettre en
place837 ». C’est d’ailleurs ce que pense Paul Davies, lorsqu’il affirme :

J’appartiens au nombre de ces chercheurs qui ne souscrivent pas à une


religion conventionnelle, mais refusent de croire que l’Univers est un
accident fortuit. L’Univers physique est agencé avec une ingéniosité telle que
je ne puis accepter cette création comme un fait brut. Il doit y avoir, à mon
sens, un niveau d’explication plus profond. Qu’on veuille le nommer ‘’Dieu’’
est une affaire de goût et de définition.838

préjugés qu’il faut avoir le courage de mettre une bonne fois en question. » (Cf. note 6 de la page 72 de l’œuvre
ci-dessus.)
835
Igor et Grichka Bogdanov, Avant le Big Bang. La création du monde, p. 91.
836
Igor et Grichka Bogdanov, Le Visage de Dieu, Paris, Bernard Grasset, 2010, p. 214.
837
Ibid., p. 10.
838
Ibid., p. 22.

305
Ainsi, comme Victor Malka, on pourrait se demander : « Le Big Bang ? D’accord ! Mais
d’où vient donc cette particule primordiale ou cette étincelle d’énergie qui va exploser pour
donner naissance à l’Univers ?839 » En fait, l’affirmation d’une naissance ex nihilo du monde
et de l’homme est soit un véritable aveu d’impuissance ou d’échec, soit l’expression d’une
volonté d’occultation du réel. Dans tous les cas, elle ne saurait être une vérité scientifiquement
crédible sur laquelle enraciner une philosophie rigoureuse ou une doctrine pertinente sur le sens
de l’existence et sur le salut de l’homme. Mais au-delà des convictions personnelles, qu’est-ce
qui fonde scientifiquement l’hypothèse de la « Singularité Initiale » ? Autrement dit, sur quoi
se basent Igor et Grichka Bogdanov pour postuler que l’instant zéro aurait bel et bien accouché,
d’une part, de « la soupe primitive » ou du « vide microscopique rempli d’énergie » ; et d’autre
part, de la réalité, du monde, de l’histoire ou de la vie ?

2-1- L’argument mathématique


Les frères Bogdanov estiment qu’ « à l’origine de l’univers, il y aurait un code
cosmique, un programme exprimé dans des algèbres, une information d’essence
mathématique840 ». De quoi s’agit-il précisément ? En effet, ces deux chercheurs démontrent
que la métrique à l’échelle de notre monde, que ce soit dans l’infiniment grand ou dans
l’infiniment petit, est différente de celle qu’on trouve, d’une part, entre l’échelle de Planck et
l’échelle zéro ; et d’autre part, à l’échelle zéro, proprement dite.
A l’échelle de notre monde, c’est-à-dire du monde dans lequel on retrouve des corps
plus grands, à l’instar des galaxies ; des corps en dessous de l’atome, à savoir, par exemple, des
particules quantiques avant l’échelle de Planck, « on trouvera la métrique de Lorentz, qui
distingue simplement le temps et l’espace : dans ce monde, le nôtre, le temps est bien réel841 ».
Or, en dessous de notre monde, c’est-à-dire entre l’échelle de Planck et l’échelle zéro, les
auteurs du Code secret de l’univers nous disent que la métrique qui y est à l’œuvre est « une
métrique « mélangée842 » ou « complexe843 », en ce sens qu’elle « superpose le temps et l’espace
sans plus vraiment les distinguer : le temps devient à la fois réel et imaginaire844 ».
Au-delà des deux échelles susmentionnées, à savoir l’échelle de notre monde et l’échelle
de Planck ou l’échelle Zéro, l’univers n’est pas encore saisissable, à cause du mur de Planck.

839
Victor Malka, « Berechit : au commencement de quoi ? », in Nadia Benjelloun (dir.), Le Big Bang, et après ?,
Paris, Albin Michel, 2010, p. 30.
840
Lire le prologue de Luc Ferry, in Igor et Grichka Bogdanov, Avant le Big Bang. La création du monde, p. 12.
841
Ibid., p. 27.
842
Ibid.
843
Ibid.
844
Ibid.

306
On comprendra donc qu’à l’échelle zéro, à proprement parler, c’est-à-dire avant le big bang, on
trouvera ni une métrique de Lorentz, ni une métrique « mélangée » ou « complexe », mais une
métrique « « euclidienne », où le temps tel que nous le connaissons n’existe plus : il est devenu
imaginaire pur845 ».
A la vérité, force est de noter qu’à l’échelle de Planck, le monde est si petit qu’il est
invisible à l’œil nu, puisqu’il est « des milliards et des milliards de fois plus petit qu’une tête
d’épingle. Il s’agit [, comme le disent Igor et Grichka Bogdanov,] d’une longueur
incroyablement réduite (qui s’écrit zéro, suivi de 32 zéros avant le chiffre 1), mais qui n’est pas
le zéro846 », c’est-à-dire nulle, car elle représente simplement « la limite de la divisibilité de la
matière847 ». L’échelle de Planck est la dernière borne avant l’entrée dans l’inconnu, dans le
big bang et dans la « Singularité Initiale ».
Bloquée par le mur infranchissable de Planck, la cosmologie scientifique moderne ne
peut ni expliquer rigoureusement le big bang, ni connaître la nature réelle de la « soupe
primitive » ou du « vide microscopique rempli d’énergie », ni se projeter au début de l’univers,
c’est-à-dire à l’instant zéro. Néanmoins, grâce aux mathématiques, cette projection devient
possible, car, mathématiquement parlant, on sait que les nombres entiers (1, 2, 3, etc.…) ; les
nombres rationnels (2/3 ; 3/4 ; etc.…) ; et les nombres irrationnels, qui sont tous des nombres
réels qui permettent d’obtenir les trois directions de l’espace que sont la longueur, la largueur
et la hauteur, naissent des nombres imaginaires et de zéro.
En effet, « les carrés des nombres imaginaires donnent des nombres réels négatifs848 »,
tandis que « le zéro contient l’infini849 », en ce sens que la théorie mathématique nous dit
qu’élevé à la puissance zéro, lorsqu’il n’y a que zéro, « zéro n’est pas égal à zéro mais à un850 ».
Zéro, tout comme n’importe quel nombre imaginaire, donne ainsi naissance à un nombre réel,
à partir de lui-même. Zéro est donc éminemment fécond. Dans La Création du monde, Jean
d’Ormesson souligne la fécondité de zéro, par ces paroles qu’il place dans la bouche du Dieu
créateur : « J’ai aimé le zéro qui renvoie au néant primitif et qui est capable, comme lui, de
changer l’absence en présence et de sortir, lapins de lumière jaillissant d’un chapeau de
ténèbres, des trésors sans fin de sa rondeur stérile.851 »

845
Ibid.
846
Ibid., p. 40.
847
Ibid.
848
Ibid., p. 106.
849
Ibid., P. 229.
850
Ibid., p. 233.
851
Jean d’Ormesson, La Création du monde, pp. 82-83.

307
Une transposition ou une application de ces théorèmes mathématiques à la
problématique de l’origine de l’univers a permis à Igor et Grichka Bogdanov de faire la
déduction selon laquelle l’état singulier, l’instant zéro ou la « Singularité Initiale », c’est-à-dire
« le point à l’origine852 », est caractérisé par un « temps imaginaire pur853 » qui héberge une
« énergie imaginaire854 », c’est-à-dire une « information » qui « « encode » toutes les propriétés
de l’Univers destiné à apparaître après le Big Bang855 ». En d’autres termes, à l’échelle zéro,
nous avons le temps imaginaire et l’énergie imaginaire ou l’information ; entre l’échelle zéro
et l’échelle de Planck, nous avons un « temps (…) complexe [qui] débouche donc sur un
mélange entre l’information et l’énergie856 », puisque « le temps imaginaire se transforme en
temps réel, de la même manière, l’énergie imaginaire à l’instant zéro (donc l’information
initiale) se transforme en énergie réelle au moment du Big Bang857 » ; et à l’échelle de Planck,
nous avons le temps réel et l’énergie réelle.
Le prix Nobel de physique Gerard’t Hooft et son associé de recherche Leonard Susskind
ont proposé, bien avant Igor et Grichka Bogdanov, une théorie selon laquelle une information
primordiale serait la source de notre monde et de tout ce qu’il comporte, car, selon un schéma
célèbre de Claude Elwood Shannon, « pour tout évènement communiqué, il y a une source, un
encodeur et un signal858 ». Ainsi, du point de vue de Gerard’t Hooft et de Leonard Susskind,
« le contenu de l’information de l’Univers tout entier serait situé en dehors de notre espace-
temps ordinaire et ne pourrait dès lors être saisissable qu’à travers sa projection inachevée et
partielle au sein de notre Univers et de nos vies859 ».
Cette théorie de Gerard’t Hooft et de Leonard Susskind sur laquelle s’aligne l’hypothèse
de la « Singularité Initiale » des frères Bogdanov est à prendre au sérieux, car il est possible
que les recherches actuelles sur le rayonnement fossile permettent la découverte et l’analyse
des « rides du temps », selon une terminologie de George Smoot, c’est-à-dire de « la trace des
oscillations du temps qui (…) existaient avant le Big Bang860 ». L’analyse de ces « rides » ou
de ces « traces » pourrait nous permettre de tendre vers la connaissance de l’état de la
« Singularité Initiale » et de la nature de la « soupe primitive » ou du « vide microscopique

852
Igor et Grichka Bogdanov, Avant le Big Bang. La création du monde, p. 232.
853
Igor et Grichka Bogdanov, Le Visage de Dieu, p. 246.
854
Ibid.
855
Ibid., p. 247.
856
Ibid.
857
Ibid., pp. 247-248.
858
Igor et Grichka Bogdanov, Le Code secret de l’univers, p. 229.
859
Ibid., p. 311.
860
Igor et Grichka Bogdanov, Le Visage de Dieu, p. 225.

308
rempli d’énergie », d’une part ; et d’autre part, d’avoir une idée crédible ou claire sur les facteurs
déclencheurs du big bang, et sur la dynamique de l’évolution cosmique.
Par ailleurs, le principe de Landauer, selon lequel « tout dégagement d’énergie se traduit
quelque part ailleurs par l’effacement irréversible d’une certaine quantité d’information861 »,
ou encore selon lequel « tout effacement d’une unité d’information se traduit inévitablement
par un dégagement d’énergie sous la forme de la chaleur862 », est aussi un argument en faveur
de l’hypothèse de la « Singularité Initiale », et donc en défaveur de la thèse d’une gigantesque
explosion primitive et quantique ex nihilo. En effet, en application du principe de Landauer, on
pourrait dire que la production de l’énergie de Planck, c’est-à-dire de l’énergie consommée au
moment du big bang, est consécutive à l’effacement d’une bonne quantité d’informations,
qu’Igor et Grichka Bogdanov évaluent à environ « 10 puissance 120 bits863 ». Pour nous
résumer, Igor et Grichka Bogdanov affirment :

Comme nous l’indiquions au début de ce livre, la réalité sous-jacente à


l’Univers tout entier, du zéro à l’infini, peut être comprise comme une sorte
de mystérieux « DVD cosmique » non local, dans lequel le passé, le présent
et l’avenir de tout l’Univers, avec tout ce qu’il contient, de la plus infirme
poussière à la galaxie la plus lointaine, existent simultanément.864

Dit autrement, « se poser la question de savoir ce qu’il y avait « avant le Big Bang »
équivaut un peu à se demander ce qu’il y avait avant que vous n’introduisiez le CD dans le
lecteur : la mélodie était bien « là », mais sous forme d’information865 ».
En dehors des mathématiques, les auteurs du Code secret de l’univers s’appuient sur la
logique pour démontrer la pertinence de l’hypothèse de la « Singularité Initiale », c’est-à-dire
de cet instant zéro qui serait à l’origine du « vide microscopique rempli d’énergie », du monde
ou du cadre spatio-temporel dans lequel nous existons.

2-2- L’argument logique


L’argument logique est fondé sur le théorème d’incomplétude de Kurt Gödel. Selon ce
théorème, « tout système logique est nécessairement incomplet866 ». Cela signifie que si on veut
cerner ou connaître une réalité donnée, il est impératif d’en sortir, car sa cause lui est non

861
Igor et Grichka Bogdanov, Le Code secret de l’univers, p. 234.
862
Ibid., p. 233.
863
Ibid., p. 235.
864
Igor et Grichka Bogdanov, Avant le Big Bang. La création du monde, p. 251.
865
Igor et Grichka Bogdanov, Le Visage de Dieu, pp. 248-249.
866
Igor et Grichka Bogdanov, Le Code secret de l’univers, p. 220.

309
seulement extérieure, mais aussi opposée. En effet, en appliquant le théorème d’incomplétude
de Kurt Gödel au problème sur lequel nous réfléchissons, à savoir la pertinence du postulat du
monisme physique, ou bien la crédibilité de l’hypothèse de la « Singularité Initiale », il en
ressort que, pour ce logicien et mathématicien autrichien naturalisé américain, il existe
nécessairement un au-delà de la matière, du monde, du réel, de la vie ou de l’histoire consciente,
contrairement à ce que postulent « l’immanentisme radical », le matérialisme absolu et
« l’humanisme non métaphysique ». Ainsi, selon le théorème d’incomplétude, il n’est donc pas
logique que la matière primordiale, le big bang, le monde, la vie et l’homme soient nés ex nihilo
ou par hasard, comme le soutiennent, en dehors des théoriciens de la pensée de l’immanence
radicale, du matérialisme absolu, de « l’humanisme de l’homme-Dieu », les chantres de la
science classique.
Si nous nous appuyons sur le théorème d’incomplétude de Kurt Gödel,
« l’immanentisme radical » et toutes les doctrines qui reposent sur le postulat du monisme
physique ou du « tout est matière » seraient, de ce point de vue-là, faux. Et si tel est le cas, l’
« humanisme de l’homme-Dieu » qui se limite à l’échelle de Planck, c’est-à-dire qui fait de cette
échelle la seule réalité, serait également faux.
De façon très simple, voici comment nous pouvons diversement exprimer le théorème
d’incomplétude de Kurt Gödel :

Tout système d’axiomes contenant l’arithmétique (c’est-à-dire la théorie des


nombres) contient une proposition dont nous pouvons savoir qu’elle est vraie,
mais qui n’est pas démontrable dans le système en question.
La cohérence des mathématiques ne peut être démontrée à
l’intérieur des mathématiques.
Tout système d’axiomes (toujours contenant la théorie des nombres) contient
des propositions indécidables (on ne peut pas savoir si elles sont vraies ou
fausses).
Tout système d’axiomes est soit incomplet soit incohérent, car il
ne peut être à la fois complet et cohérent.867

Nous venons de montrer avec Igor Bogdanov, Grichka Bogdanov et Kurt Gödel, pour
ne mentionner que ces trois scientifiques, que l’hypothèse de la « Singularité Initiale » est
crédible, dans la mesure où, pour les deux premiers, il y aurait « un code cosmologique, un
programme exprimé dans des algèbres, une information d’essence mathématique868 » qui serait
à l’origine de l’univers ; tandis que pour le troisième, il est logiquement impensable de connaître

867
Jean Staune, op. cit., p. 425.
868
Lire le prologue de Luc Ferry, in Igor et Grichka Bogdanov, Avant le Big Bang. La création du monde, p. 12.

310
un système, tel le monde, en refusant d’en sortir, c’est-à-dire de rechercher sa cause en dehors
de lui : « Tout système logique est nécessairement incomplet ! Qui plus est, sa cause est
extérieure – et opposée – à lui. De quoi montrer qu’il y a « autre chose » au-delà de la
matière869 ».
A côté des arguments logico-mathématiques susmentionnés qui soutiennent l’idée de
l’existence de « quelque chose » hors nature qui serait à l’origine de la nature, les auteurs du
Code secret de l’univers s’appuient sur des lois physiques pour étayer leur thèse. Dès lors, ils
estiment que le monde repose sur des lois physiques dont l’origine « semble curieusement située
« en dehors » de notre réalité, étrangement antérieure au Big Bang lui-même870 ».

2-3- L’argument de la situation hors nature des lois de la nature


Paul Davies est convaincu que, tout comme les mathématiques, les lois de la physique
n’existent pas dans la nature. Elles sont des abstractions, en ce sens qu’elles nous permettent de
décrire l’univers, sans pour autant être dans l’univers. Ce que veut dire Paul Davies, que
soutiennent d’ailleurs Igor et Grichka Bogdanov qui le cite abondamment dans leurs ouvrages,
c’est que les lois de la physique ne sont pas contemporaines du monde. Dit autrement, les lois
physiques ne sont pas nées avec l’univers lors du big bang. A ce propos, Paul Davies affirme,
de façon concise et péremptoire :

Les lois de la physique n’existent aucunement dans l’espace et dans le temps.


Tout comme les mathématiques, elles ont une existence abstraite. Elles
décrivent le monde, mais elles ne sont pas ‘’dedans’’. (…) cela ne signifie pas
que les lois physiques sont nées avec l’Univers. Si tel était le cas – si
l’ensemble de l’Univers physique et des lois étaient issus de rien -, nous ne
pourrions alors recourir à ces lois pour expliquer l’origine de l’univers.
Aussi, pour avoir quelque chance de comprendre scientifiquement comment
l’Univers est apparu, nous devons admettre que les lois elles-mêmes ont un
caractère abstrait, intemporel, éternel.871

En outre, les lois physiques, notamment les quatre forces qui régissent le
fonctionnement de l’univers, ont des valeurs extrêmement précises, à telle enseigne que si elles
n’avaient pas ces valeurs-là, ou encore si ces valeurs variaient légèrement, le monde et l’homme
n’auraient pas la moindre chance de venir à l’existence ou de se maintenir en vie. Par
illustration, les deux forces de l’infiniment grand, que sont la force électromagnétique et la force

869
Igor et Grichka Bogdanov, Le Code secret de l’univers, p. 220.
870
Igor et Grichka Bogdanov, Le Visage de Dieu, pp. 20-21.
871
Ibid., p. 21.

311
de gravitation, jouent pleinement leur rôle, c’est-à-dire assurent la « « solidité » de la matière
à notre échelle872 », précisément parce qu’elles ont des valeurs constantes, c’est-à-dire des
valeurs qui le permettent. C’est ainsi que la force électromagnétique permet l’éclairage de nos
villes et « alimente nos ordinateurs873 », par illustration ; tandis que la force de gravitation rend
possible notre maintien « bien arrimés au sol874 ».

Pour ce qui est des deux autres forces qui régissent l’infiniment petit, à savoir la force
faible, encore appelée la radioactivité, et la force forte ou la force nucléaire, nous devons noter
que si la valeur de la première variait un tant soit peu, « le soleil et les étoiles s’éteindraient en
une trentaine de secondes875 », puisque les réactions de fusion de leurs noyaux atomiques
s’interrompraient. Et si c’était plutôt le cas pour la seconde, « le soleil et toutes les étoiles
deviendraient noirs, mais en plus, [ils] partiraient en fumée, comme tout l’Univers, en moins
de cinq secondes876 ». Mais la question qui demeure est celle de savoir pourquoi véritablement
l’univers partirait en fumée, si la valeur de la force nucléaire venait à subir une variation ? Igor
et Grichka Bogdanov répondent à cette question en ces termes :

Prenons par exemple ce qu’on appelle la « force nucléaire forte » : vous le


savez, elle agit comme une sorte de « colle » à l’intérieur des atomes. Grâce
à elle, les protons et les neutrons sont confinés au sein du noyau, ce qui fait
qu’à notre échelle la matière « tient » solidement. Or comme l’observe
Stephen Hawking, « si la force nucléaire forte était de 2% plus élevée qu’elle
ne l’est, la fusion de l’hydrogène deviendrait impossible. Ceci aurait
évidemment des conséquences directes sur la physique des étoiles et ferait
probablement obstacle à l’existence de la vie similaire à celle qu’on observe
sur Terre ».877

Si les constantes universelles ont « une existence abstraite », comme le pensent Paul
Davies, Igor et Grichka Bogdanov ; et si, en plus, elles ont des « valeurs très précises », comme
les scientifiques le soutiennent, alors, il serait très difficile de croire ou de postuler que cette
extériorité et cette justesse des lois physiques relèvent tout bonnement du hasard. En effet, nous
sommes tenté de penser que le hasard ou l’imprévu est la réponse d’un homme qui fait face à
une complexité qui lui échappe. A ce propos, Nicolas Gasin estime que « bien des choses sont
imprévues, soit parce qu’elles sont le résultat de processus trop complexes pour être

872
Igor et Grichka Bogdanov, Avant le Big Bang. La création du monde, p. 104.
873
Ibid.
874
Ibid., p. 103.
875
Ibid., p. 105.
876
Ibid.
877
Igor et Grichka Bogdanov, Le Visage de Dieu, p. 165.

312
appréhendé, soit parce qu’on n’a pas prêté attention à toutes sortes de détails qui ont influencé
le résultat878 ».

Trinh Xuan Thuan, quant à lui, s’appuie sur les lois de la thermodynamique pour récuser
l’idée selon laquelle le hasard serait le principe d’organisation agissant à l’échelle tant
macroscopique que microscopique. Il affirme ce qui suit :

Les chances pour que la vie surgisse spontanément par le seul jeu de
rencontres hasardeuses d’atomes et de molécules dans la soupe primitive sont
donc pratiquement nulles. (…) Les lois de la thermodynamique nous disent
que : laissé à lui-même, le hasard tend à défaire plutôt qu’à construire, à
semer le désordre plutôt qu’à instaurer l’ordre. Si le hasard seul dicte le
réarrangement des gènes responsables des mutations génétiques, nous
pouvons nous attendre à un désordre croissant qui dégradera la complexité
des organismes vivants plutôt qu’à un ordre croissant qui les rendra de plus
en plus structurés et performants.879

Ainsi, à l’inverse de ce que pensent tour à tour les théoriciens de « l’immanentisme


radical », le concepteur de l’ « humanisme de l’homme-Dieu » et le biologiste Jacques Monod
qui sont des ardents « défenseur[s] de l’idée du hasard universel880 » et du postulat du monisme
du phénomène, le monde et l’homme ne semblent être ni le fruit d’une « série d’accidents881 »,
ni la réalité dans sa totalité. Autrement dit, tout ce qui est arrivé dans l’univers et tout ce qui
continue d’y advenir ne saurait être le fait ou le fruit du hasard, car, en dépit de tout ce qu’on
pourrait croire, « tout semble au contraire avoir été minutieusement préparé, organisé dans le
grand Théâtre cosmique pour permettre l’apparition, sur la scène de l’univers, d’une matière
ordonnée, puis de la vie, et enfin de la conscience882 ». Dès lors, quel peut être l’impact de
l’hypothèse de la « Singularité Initiale », et partant des théories, des principes et des théorèmes
scientifiques nouveaux, sur la conception que l’homme du XXIe siècle devrait désormais se
faire du monde, des valeurs, du sens de sa vie et de son salut ? En d’autres termes, si on admet
la réalité d’une sorte de « programme », d’ « information » ou de « code » qui « était déjà là
avant le Big Bang, « codant » avec une précision à donner le vertige, sans laisser la moindre
place au hasard, l’immense explosion originelle et tout ce qui devait en résulter883 » ; et si, en
plus, on prend en compte le principe d’incertitude de Werner Heisenberg, le théorème

878
Nicolas Gasin, L’impensable Hasard. Non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques, préface
d’Alain Aspect, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 36.
879
Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l’harmonie. La fabrication du réel, p. 370 et p. 376.
880
Igor et Grichka Bogdanov, Le Visage de Dieu, p. 186.
881
Ibid.
882
Ibid.
883
Igor et Grichka Bogdanov, Le Code secret de l’univers, p. 17.

313
d’incomplétude de la logique de Kurt Gödel ou « la thermodynamique du non-équilibre
développé par Ilya Prigogine (…) les notions de « bifurcation », d’effet papillon, qui
débouchent sur l’imprédictibilité de certains phénomènes macroscopiques884 », quelles seraient
les conséquences épistémologiques, éthiques et sotériologiques de ces théories et de ces
découvertes scientifiques ?

II- Les nouvelles théories et découvertes scientifiques et leurs conséquences


épistémologiques, éthiques et sotériologiques

Etant donné que le postulat du monisme du phénomène, du « tout est matière », ou du


hasard et du néant comme source du réel ou du monde est en train de voler en éclats grâce
l’hypothèse de la « Singularité Initiale » et aux nouvelles théories et découvertes scientifiques
susmentionnées, il est nécessaire que la communauté scientifique et l’humanité aient le courage
de s’ouvrir à de nouvelles perspectives théoriques ; s’efforcent d’améliorer les valeurs qui
régissent la vie en société ; et affinent davantage les principales spiritualités ou sagesses
susceptibles de permettre à l’homme de parvenir à une « vie bonne » ou « réussie ». En d’autres
termes, l’hypothèse de la « Singularité Initiale », tout comme le principe d’incertitude, le
théorème d’incomplétude, la théorie du chaos et la thermodynamique du non-équilibre, nous
oblige, aujourd’hui, d’une part, à opérer un dépassement de la science classique, de la pensée
de l’immanence radicale et de « l’humanisme de l’homme-Dieu » ; et d’autre part, à mettre en
place une « theoria », une « praxis » et une « sotériologie » nouvelles qui soient non seulement
proches de la réalité, mais permettent aussi et surtout un meilleur épanouissement de l’homme
ensemble avec toutes les autres composantes de la biosphère. Cette ouverture d’esprit et cet
effort de vivre en harmonie et dans la joie avec l’autre sont au fondement, non de « l’humanisme
de l’homme-Dieu » de Luc Ferry, mais de l’humanisme de l’ouverture à l’altérité que nous
proposons.
1- Les conséquences épistémologiques
La communauté scientifique et l’humanité doivent avoir le courage, plus que jamais, de
s’ouvrir largement à de nouvelles perspectives théoriques, car « l’accès effectif et créateur à la
connaissance885 » véritable n’est possible que dans le contexte d’ « une culture scientifique
autonome886 », c’est-à-dire qui accepte ou, du moins, tolère les transgressions

884
Jean Staune, op. cit., p. 436.
885
Louis Gonzales-Mestre, L’Enigme Bogdanov. Les clés de l’odyssée scientifique des Bogdanov, Paris, Editions
SW Télémaque, 2015, p. 82.
886
Ibid.

314
épistémologiques. Il s’agit, pour la communauté scientifique et pour l’humanité, de ne plus
forger des « chaînes887 » et de ne plus allumer des « bûchers888 » pour punir ceux qui pensent
en dehors du paradigme officiel. Aussi devrait-on encourager, comme le disait Henri Poincaré
en 1909, « le libre examen en matière scientifique889 ». Dès lors, l’usage de tous les moyens
scientifiques et technologiques nécessaires, en vue de la maîtrise du réel dans sa nature et dans
ses fondements, doit être un « impératif catégorique » dans tous les domaines de la
connaissance.
Dans le domaine de la cosmologie scientifique qui est au cœur de notre réflexion, il
s’agira, par illustration, de procéder à la vérification de l’hypothèse de la « Singularité Initiale »
d’Igor et Grichka Bogdanov, comme l’esprit scientifique l’exige, au lieu de la rejeter en bloc,
comme l’ont fait certains scientifiques en France et dans le monde. En effet, si les pourfendeurs
de l’hypothèse de la « Singularité Initiale » s’étaient mobilisés contre la thèse des frères
Bogdanov selon laquelle « un code cosmologique », « un programme exprimé dans des
algèbres » ou « une information d’essence mathématique » serait à l’origine de l’univers, c’est
parce qu’ils se considéraient comme les gardiens de l’orthodoxie scientifique. Ils avaient le
souci de préserver les « certitudes » qui rendent la science crédible. Or nous pensons que la
crédibilité de la science ne relève pas d’une défense naïve ou d’une protection aveugle de ses
paradigmes et de ses acquis par les membres de la communauté scientifique ; auquel cas, nous
serions dans la cadre d’une religion dont les dogmes doivent être préservés contre vents et
marées.
Toutefois, étant donné que la science n’est pas une religion, et les scientifiques, des
prêtres, la démarche heuristique est bien plutôt fondée sur la capacité des hommes de science
de se nier, c’est-à-dire de se dépasser sans cesse, en ayant le courage, d’une part, de mettre en
place des paradigmes nouveaux et pertinents ; et d’autre part, de proposer une meilleure lecture
du réel ou du monde. Le courage du renouvellement des connaissances vise non seulement une
réduction significative de l’ignorance et des erreurs contenues dans le corps du savoir, mais
aussi la libération, l’émancipation et de l’épanouissement de l’homme.

887
Henri Poincaré, « Le libre examen en matière scientifique », in Revue de l’Université de Bruxelles, 15, 1909, p.
285, cité par Louis Gonzales-Mestre, L’Enigme Bogdanov. Les clés de l’odyssée scientifique des Bogdanov, p. 95.
888
Ibid.
889
Cette citation constitue le titre de l’article de Henri Poincaré susmentionné ; article qui milite en faveur de la
liberté de penser. L’auteur estime que l’activité scientifique doit être le domaine par excellence de la liberté
individuelle. Aussi, exhorte-t-il la société et les membres de la communauté scientifique à se libérer de tout
dogmatisme, car, le dogmatisme est une attitude a-scientifique ou non scientifique qui maintient le libre penseur,
le chercheur, le savant, et partant la société globale, dans « les pires chaînes », dans l’ignorance et dans le sous-
développement.

315
Faisant montre d’une curiosité scientifique poussée, et prenant en compte l’exigence
de l’esprit critique, la cosmologie scientifique contemporaine, ces dernières décennies, est
entrée dans une phase expérimentale, car il est question, pour les astrophysiciens d’aujourd’hui,
d’étudier « l’Univers dans l’espace et dans le temps, depuis son origine jusqu’à sa fin
éventuelle890 », ceci à l’aide non seulement des télescopes géants, mais aussi et surtout des
satellites ultra-sophistiqués, comme le satellite COBE891, le satellite WMAP892 et le satellite
Planck893. En effet, le but de ces études de haute facture technoscientifique est de recueillir
toutes les informations possibles sur la formation, la constitution, la structure, l’évolution et le
fonctionnement de l’univers. Un point d’honneur est cependant mis sur l’analyse du
rayonnement fossile ou du « fond diffus cosmologique894 », découvert au hasard par Robert
Woodrow Wilson et Arno Allan Penzias en 1964.
Les astrophysiciens contemporains ont la conviction que s’ils arrivaient à bien traquer
ce « fond diffus cosmologique » ou cette « lumière originelle, éclairée par les feux du Big
Bang895 », il serait possible qu’il ou qu’elle leur cède, progressivement, « le souvenir de chacune
de [ses] étapes gravées dans ses profondeurs ». Autrement dit, la « lumière primordiale (…)
dans chacun de ses photons, dans la nuée de [ses] particules élémentaires896 » garderait « un
fabuleux secret897 » que la science contemporaine pourrait dévoiler, grâce à ses instruments.
Igor et Grichka Bogdanov pensent que cette recherche est d’une importance capitale, en ce sens
que « certains phénomènes observés après le Big Bang ne peuvent être correctement compris
que si leur source est située avant le Big Bang898 ». D’ailleurs, rappelons que, par rapport à la
question de savoir « pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Et pourquoi ce « quelque
chose » a engendré la vie et la conscience899 », Igor et Grichka Bogdanov, tout comme bon
nombre d’astrophysiciens, ont passé en revue trois grandes hypothèses, et ont fini par affirmer
la crédibilité ou la pertinence de la troisième hypothèse parce qu’elle cadre, selon eux, avec les
résultats de leurs recherches.

890
Igor et Grichka Bogdanov, Le Visage de Dieu, pp. 131-132.
891
Il s’agit du satellite Cosmic Background Explorer, lancé en 1989, coordonné par George Smoot et John Mather.
892
Il s’agit du satellite Wilkinson Mocrowave Anisotropy Probe, lancé en 2001, coordonné par Charles L. Bennet.
893
Le satellite Planck a été lancé en 2009. Il est coordonné par Jean-Loup Puget et Jean-Michel Lamarre. Pour de
plus amples informations, lire Igor et Grichka Bogdanov, Le Visage de Dieu, pp. 132-167.
894
Ibid., p. 120.
895
Ibid.
896
Ibid., p. 121.
897
Ibid.
898
Ibid., p. 150.
899
Igor et Grichka Bogdanov, La Pensée de Dieu, postface de Luis Gonzales-Mestre, Paris, Bernard Grasset, 2012,
p. 14.

316
La première hypothèse qui, de l’avis des frères Bogdanov, est « la plus simple – mais
aussi la moins scientifique consiste à défendre l’idée selon laquelle l’Univers, la conscience et
la vie sont le résultat d’un formidable « hasard cosmique » et de rien d’autre900 ». Selon cette
hypothèse qui est soutenue par les théoriciens et les partisans de « l’immanentisme radical », le
concepteur de l’ « humanisme transcendantal », le « tout du réel » relève purement et
simplement de l’arbitraire. C’est en s’appuyant sur cette hypothèse que Jean-Paul Sartre, par
illustration, a postulé l’absurdité du monde. Or un tel postulat est battu en brèche par l’ordre et
l’harmonie de l’univers, d’une part ; et d’autre part, par les nouvelles théories et découvertes
scientifiques.
La deuxième hypothèse est celle des univers « parallèles ». Selon les partisans de cette
hypothèse, « l’univers dans lequel nous vivons ne serait que la version « gagnante » d’une
infinité d’univers stériles901 ». Pour Igor et Grichka Bogdanov, cette idée n’est pas
scientifiquement pertinente, car « elle n’est pas vérifiable expérimentalement902 ».
L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan rejette aussi « l’hypothèse des univers multiples et le
hasard qui en découle903 » parce qu’elle est une antithèse du « principe d’économie904 ». Il
affirme :
Je n’aime pas cette hypothèse des univers multiples, car elle va à l’encontre
du principe d’économie : pourquoi créer une infinité d’univers infertiles juste
pour en avoir un qui soit conscient de lui-même ? Je rejette l’hypothèse du
hasard, car, en dehors même du non-sens et de la désespérance qu’il
entraîne, je ne puis concevoir que l’harmonie, la symétrie, l’unité et la beauté
que nous percevons dans le monde, des contours délicats d’une fleur à
l’architecture majestueuse des galaxies, mais aussi […] de manière beaucoup
plus subtile et élégante, des lois de la nature, soient le seul fait du hasard.905

La troisième et dernière hypothèse à laquelle adhèrent Igor Bogdanov, Grichka


Bogdanov, Trinh Xuan Thuan, Paul Davies, Robert Wilson, pour ne citer que ces scientifiques,
est « celle d’un Univers unique et structuré par des lois physiques : dans ce cas, l’évolution
cosmologique ne laisse rien au hasard et la vie apparaît comme la conséquence inévitable d’un
scénario dicté, avec la plus haute précision, par les lois de la physique906 ». Autrement dit, pour
ces hommes de science, « si nous acceptons l’hypothèse d’un seul univers, le nôtre, nous devons

900
Ibid.
901
Ibid.
902
Ibid.
903
Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l’harmonie. La fabrication du réel, p. 445.
904
Ibid., pp. 445-456.
905
Ibid.
906
Igor et Grichka Bogdanov, La Pensée de Dieu, p. 15.

317
postuler l’existence d’une Cause Première qui a réglé d’emblée les lois physiques et les
conditions initiales pour que l’Univers prenne conscience de lui-même907 ». De ce point de vue-
là, le « néant primitif908 » n’aurait donc pas été un pur néant, puisqu’il contiendrait « tout
l’univers à venir909 » ; et le temps n’aurait non plus rien créé, étant donné qu’il se contenterait
de transformer le donné initial ou de développer ce qui existait déjà. Jean d’Ormesson dit, à cet
effet, que le temps « fait pousser la moisson910 », change la « pointe d’épingle » ou la « soupe
primitive » en « histoire et en un univers911 ».
Toutefois, on pourrait nous poser la question de savoir pourquoi nous insistons sur la
nécessaire ouverture aux perspectives scientifiques nouvelles et plus crédibles. A la vérité, si
nous insistons sur la nécessaire ouverture aux perspectives scientifiques nouvelles et plus
pertinentes, c’est précisément parce que la qualité des valeurs sociopolitiques et des sagesses
qui pourraient nous permettre de parvenir à la « vie bonne » ou « réussie » est fonction de la
justesse de l’intelligence que nous avons du réel. En effet, une bonne compréhension du monde
et de l’homme est beaucoup plus à même de permettre l’élaboration d’une éthique, d’une
politique et d’une spiritualité qui garantissent l’harmonie entre les hommes ; entre le genre
humain et les autres espèces de la biodiversité ; et entre l’humanité et l’univers. Qui plus est,
l’épanouissement, le bien-être ou le salut de toutes les composantes de la biosphère ou du
monde est consécutif à une meilleure compréhension de l’origine, de la structure, de
l’organisation et du fonctionnement de l’univers. C’est d’ailleurs pour cette raison que
l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan établit un rapport d’implication entre l’acquisition d’un
savoir véritable et l’instauration d’une éthique, d’une politique et d’une sagesse de la
compassion ou de l’amour non seulement entre les êtres humains, mais aussi entre ces derniers
et l’altérité. C’est ce que nous appelons, selon notre propre terminologie, un humanisme de
l’ouverture à l’altérité. A ce propos, Trinh Xuan Thuan affirme sans ambages :

Ce grand récit unitaire de toutes les sciences n’est pas seulement magnifique.
Il contribuerait aussi à réunir les hommes de bonne volonté du monde entier
s’il pouvait leur être diffusé. Savoir que nous sommes tous des poussières
d’étoiles, que nous partageons la même histoire cosmique avec les lions des
savanes et les coquelicots des champs, que nous sommes tous connectés à
travers l’espace et le temps, développerait notre sentiment
d’interdépendance. A son tour, la prise de conscience de l’interdépendance

907
Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l’harmonie. La fabrication du réel, p. 446.
908
Jean d’Ormesson, La Création du monde, p. 96.
909
Ibid., p. 78.
910
Ibid., p. 99.
911
Ibid.

318
magnifierait en nous le sentiment de la compassion, car nous aurions réalisé
que le mur que notre esprit a dressé entre « moi » et « autrui » est illusoire,
et que le bonheur de chacun de nous dépend de celui des autres.912

Cette affirmation de l’auteur de La Plénitude du vide nous conforte dans la conviction


selon laquelle une certaine « praxis » et une certaine « sotériologie » résultent
fondamentalement d’une certaine « theoria ». Ainsi, étant donné que la « theoria » que nous
légitimons, aujourd’hui, n’est plus tout à fait celle à partir de laquelle s’enracinent la « praxis »
et la « sotériologie » des théoriciens de la pensée de l’immanence radicale ou de celles du
concepteur de « l’humanisme de l’homme-Dieu », il serait de bon ton que nous fondions une
nouvelle « praxis » et une nouvelle « sotériologie », bref, un nouvel humanisme.

2- Les conséquences éthiques


A notre avis, eu égard au dépassement du postulat du monisme physique et à la
pertinence du principe de l’interdépendance de toutes les composantes de l’univers, la conduite
humaine doit, aujourd’hui, et plus que par le passé, être encadrée par cinq grandes valeurs
éthiques que sont l’éthique de la lucidité, l’éthique de l’humilité, l’éthique de l’ouverture
d’esprit, l’éthique de la compassion et l’éthique de la joie.

2-1- L’éthique de la lucidité


La première grande valeur éthique est relative à l’exigence de lucidité. Selon l’éthique
de la lucidité, l’homme doit réellement prendre conscience qu’il n’est qu’un maillon de la
longue chaîne que constituent les éléments de l’univers. Cette prise de conscience devrait
l’amener, d’une part, à mesurer les responsabilités qui sont les siennes, et d’autre part, à agir
toujours en conséquence, pour ne pas rompre la dynamique de cette chaîne de vie. Il est
question, pour l’homme, de préserver les équilibres naturels, tout en se préservant lui-même ;
d’éviter de compromettre ses chances de survie, en compromettant celles de toutes les espèces
actuelles et à venir. Trinh Xuan Thuan souligne, à cet effet, que l’humanité est inscrite, sans
elle et malgré elle, dans une « perspective cosmique et planétaire913 » qui fait qu’elle soit,
malgré toutes ses capacités prométhéennes, aussi vulnérable que la plus insignifiante des
espèces. L’éthique de la lucidité s’apparente à l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas, que
nous avons évoquée plus haut :

912
Trinh Xuan Thuan, « L’origine du monde : le Big Bang et après », in Nadia Benjelloun, op.cit., p. 25.
913
Ibid.

319
Et si le nouveau type de l’agir humain voulait dire qu’il faut prendre en
considération davantage que le seul intérêt « de l’homme » - que notre devoir
s’étend plus loin et que la limitation anthropocentrique de toute éthique du
passé ne vaut plus ? Du moins n’est-il plus dépourvu de sens de demander si
l’état de la nature extra-humaine, de la biosphère dans sa totalité et dans ses
parties qui sont maintenant soumises à notre pouvoir, n’est pas devenu par
le fait même un bien confié à l’homme et qu’elle a quelque chose comme une
prétention morale à notre égard – non seulement pour notre propre bien,
mais également pour son propre bien et de son propre droit. (…) Cela
voudrait dire chercher non seulement le bien humain, mais également le bien
des choses extra-humaines, c’est-à-dire étendre la reconnaissance de « fin en
soi » au-delà de la sphère de l’homme et intégrer cette sollicitude dans le
concept du bien humain.914

En plus de l’éthique de la lucidité, la conduite humaine doit être régie par l’éthique de
l’humilité.

2-2- L’éthique de l’humilité

La deuxième grande valeur éthique est relative à l’exigence d’humilité. L’éthique de


l’humilité est une exhortation à la rupture d’avec toute forme d’orgueil et d’arrogance. Elle
exige que tout homme se débarrasse de ces deux vilains vices qui le caractérisent primitivement
ou originairement, et qui prennent de l’ampleur lorsqu’il est au zénith de son épanouissement
biologique, intellectuel, social, politique et économique. L’éthique de l’humilité est ainsi une
valeur cardinale, dans la mesure où elle permet à chaque individu, qui l’incarne, « d’écraser la
vanité de [sa] superbe et de [son] arrogance915 ». Elle est une invitation à occuper dans la
famille, dans la société et dans le monde la place qui nous sied, c’est-à-dire qui permet non
seulement notre épanouissement, mais aussi le bien-être des autres.
Par l’éthique de l’humilité, il s’agit d’amener le genre humain à se rendre compte de son
incomplétude, de son inachèvement, de son imperfection et sa finitude, d’une part ; et d’autre
part, de la nécessité de la solidarité et de la complémentarité non seulement entre ses membres,
mais aussi entre ces derniers et tous les autres vivants. Dans cette perspective, Lucien Ayissi
affirme : « La lecture de notre vulnérabilité et la mise en évidence de notre finitude ontologique
doivent nous amener à accéder à la conscience de notre vanité, afin que nous puissions assumer

914
Hans Jonas, op.cit., p. 34.
Lucien Ayissi, Méditations philosophiques d’un confiné sur le coronavirus. Suivies de Dix méditations
915

supplémentaires, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 77.

320
le devoir d’humilité que la recherche des vaines gloires historiques nous fait souvent
oublier916 ».
La pratique de la vertu de l’humilité pourra nous permettre de nous décentrer parce que
nous aurions compris que nos rapports avec les autres vivants sont, en définitive, des rapports
d’interdépendance. Cela veut dire que ce qui affecte négativement l’altérité, c’est-à-dire « ce
moi autre que [nous] qui [nous apparaît] aussi comme un être alternatif (…) [qui nous] rappelle,
au cas où [nous l’aurions] oublié, que [nous ne sommes] pas seul au monde917 », peut aussi
nous affecter soit directement, soit indirectement. Les théories du chaos et de l’effet papillon
expliquent davantage cette relation d’interdépendance entre les vivants, et partant entre toutes
les composantes de la biosphère.
En dehors de l’éthique de la lucidité et de l’éthique de l’humilité, le genre humain doit
faire sienne l’éthique de l’ouverture d’esprit.

2-3- L’éthique de l’ouverture d’esprit


La troisième grande valeur éthique est relative à l’exigence de l’ouverture d’esprit, ou à
ce que Luc Ferry, à la suite d’Emmanuel Kant, appelle « la pensée élargie ». L’éthique de
l’ouverture d’esprit suppose le rejet de toutes les formes de dogmatisme, de fanatisme,
d’enfermement sur soi et de repli identitaire. Elle vise, et nous sommes d’avis avec l’auteur de
Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, « sans démagogie ni renoncement à ses propres convictions,
[surtout lorsque celles-ci sont pertinentes,] à dégager chaque fois ce qu’une grande vision du
monde qui n’est pas la sienne peut avoir de juste, ce par quoi on peut la comprendre, voire la
reprendre pour une part à son compte918 ».
Avec l’éthique de l’ouverture d’esprit, il est question, pour l’être humain, d’être dans
une disposition d’esprit qui lui permette d’accueillir la nouveauté ou le différent, et de le
comprendre avant toute prise de position. L’éthique de l’ouverture d’esprit est une sagesse de
la main tendue ou de l’oreille attentive, car il va sans dire que l’altérité peut être source de notre
enrichissement et de notre affirmation. Dans cette perspective, Gabriel Marcel pense justement
que « le paradis, c’est autrui ». Jean-Paul Sartre, quant à lui, ne dit pas autre chose lorsqu’il
affirme qu’ « autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même ». D’ailleurs, bien
avant ces deux auteurs, Baruch Spinoza a estimé qu’ « à l’homme, rien de plus utile que
l’homme ».

916
Ibid., p. 24.
917
Ibid., p. 137.
918
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 475.

321
Cependant, l’éthique de l’ouverture d’esprit n’est pas, comme le pensent certaines
personnes, synonyme d’absence d’esprit critique. Il ne s’agit pas de faire montre d’une
ouverture naïve ou aveugle, mais bien plutôt de s’ouvrir à la nouveauté, au différent ou à
l’altérité de façon réfléchie, c’est-à-dire critique. Il s’agit, dans cette perspective, de toujours se
laisser éclairer par les lumières de la « droite et froide raison ».
L’éthique de la lucidité, l’éthique de l’humilité et l’éthique de l’ouverture d’esprit
doivent être accompagnées de l’éthique de la compassion ou de l’amour qui permet leur
application. Autrement dit, l’éthique de la compassion ou de l’amour est cette valeur qui non
seulement rend possible la pratique des trois premières formes d’éthique susmentionnées, mais
aussi anime et vivifie les rapports intersubjectifs, d’une part ; et les relations entre le genre
humain et les autres composantes de la biosphère, d’autre part.

2-4- L’éthique de la compassion ou de l’amour


La quatrième grande valeur éthique est celle de la compassion ou de l’amour. Avec
l’éthique de la compassion ou de l’amour, il est question, d’une part, d’amener l’homme à se
libérer des « passions tristes » parce qu’elles constituent une entrave à son épanouissement ; et
d’autre part, de le mettre en mouvement pour qu’il aille, sans condition préalable, à la rencontre
des autres, afin de partager avec eux, et eux avec lui, ce qui peut permettre leur édification
mutuelle. Dans cette veine, l’éthique de la compassion ou de l’amour suppose la charité ou le
don de soi, car, même dans la douleur, l’individu est invité à « sortir de [sa] propre souffrance
pour aider à soulager la souffrance des autres919 ».
Mais la compassion ou l’amour dont il est question ne doit, en aucun cas, être prisonnier
de la passion ou de l’émotion. En effet, il s’agit, dans le contexte de l’éthique de la compassion
ou de l’amour, de ne pas privilégier « l’amour-passion », car « les tentatives fusionnelles sont
illusoires, dangereuses, à l’opposé de l’amour unifiant. Dans la relation vraie, l’un reste l’un,
l’autre reste l’autre, mais l’un et l’autre se reconnaissent (…) d’une unique humanité
somptueuse et fragile920 ». La compassion ou l’amour est un facteur de fraternité, de
compréhension et d’assistance mutuelle, en ce sens qu’il est créateur du lien social et recherche
du bien-être de son prochain et de son lointain. A ce propos, Sœur Emmanuelle affirme :
« Lorsque l’on aime et que l’on essaie d’être un détonateur de joie autour de soi, on devient

Sœur Emmanuelle, Mon testament spirituel, p. 181.


919

Sœur Emmanuelle, Vivre, à quoi ça sert ? (en collaboration avec Philippe Asso), Paris, Editions de la Loupe,
920

2004, p. 143.

322
une source d’éternité en aidant l’autre à vivre, à être.921 » Sœur Emmanuelle tient ce propos
parce que l’amour, de son point de vue, suppose :

Une écoute qui retentit en soi (…) quand tu sais écouter l’autre différent de
toi, tu fais entrer en toi une vision qui n’est pas tienne. (…) c’est ce
complément d’être que je donne, mais tel que l’autre le désire, et non pas tel
que je l’imagine. L’amour, c’est ce complément d’être que, réciproquement,
l’autre me donne, mais à sa façon.922

L’éthique de la compassion ou de l’amour, que nous promouvons, est différente de celle


que promeut Luc Ferry, dans la mesure où ce dernier fait la part belle à « l’amour-passion » et
à l’ « amour d’amitié » qui, pour lui, sont à la base de la famille moderne, de « l’humanisme de
l’homme-Dieu », et donc de la divinisation ou de la sacralisation de l’autre, tant dans la sphère
privée que publique. Or nous avons montré que la variabilité, l’ambivalence et le caractère
éphémère de l’ « amour-passion » et de l’ « amour d’amitié » compromettent dangereusement
la construction de la sympathie, de la fraternité, de la charité et de l’altruisme dans la longue
durée.
En effet, la construction et la durabilité des valeurs de sympathie, de fraternité, de charité
et d’altruisme ne peuvent devenir une réalité que si et seulement si elles sont fondées sur l’
« amour-don », en ce sens que cette forme d’amour est le fruit d’une construction rationnelle
ou d’une décision consciente. Ainsi, il est question, dans le cadre de l’éthique de la compassion
ou de l’amour, de dépasser le simple sentiment, afin de s’élever vers une sympathie, une
fraternité, une charité et un altruisme pensés, construits, vécus et assumés. Ces valeurs doivent,
d’ailleurs, devenir, pour nous, un mode de vie ou une manière d’être et de se rapporter à
l’altérité. En fait, nous nous méfions d’un amour entièrement fondé sur le sentiment parce que
« les tentatives fusionnelles sont illusoires, [voire] dangereuses », comme l’a souligné Sœur
Emmanuelle, à juste titre.
Par ailleurs, nous nous démarquons aussi de l’idée ferryenne d’un amour sacrificiel,
c’est-à-dire d’un amour qui nous pousserait à mettre notre vie en danger pour protéger ceux que
nous aimons, car comme le dit Montaigne, « il y a assez de souffrance comme ça pour ne pas
ajouter la sienne à celle des autres. Aider les autres, oui, mais pas au détriment de soi923 ».

921
Sœur Emmanuelle, Mon testament spirituel, p. 184.
922
Sœur Emmanuelle, Vivre, à quoi ça sert ?, p. 130.
923
Montaigne repris par Frédéric Lenoir, Du bonheur. Un voyage philosophique, Paris, Fayard, 2013, p. 162.

323
Mais qu’à cela ne tienne, quel qu’il soit, « l’amour est le parfum et la saveur de la vie. Et même
si son goût est parfois amer, il donne à l’existence sa beauté, sa chaleur et sa magie924 ».
L’éthique de la compassion ou de l’amour, que nous aimerions voir prospérer dans nos
familles, nos sociétés et notre monde, ne se limite pas à la relation avec nos proches et nos
semblables. Elle va au-delà de l’humanité pour englober toute la biosphère et tout le cosmos.
Frédéric Lenoir dit, à ce sujet :

L’amour ne se limite pas à la relation avec autrui. Le lien de communion ne


se limite pas aux relations interpersonnelles. Les Grecs évoquaient l’idée de
« s’accorder au monde » de manière harmonieuse. Ne pas être à contretemps.
S’inscrire dans la ronde de la vie. Participer à une symphonie, sans être
l’instrument dissonant. S’accorder au monde, c’est entrer en résonance avec
nos proches, la cité, la nature, le cosmos. C’est refuser de détruire la planète
et de la piller, c’est entretenir des relations respectueuses avec tous les êtres
sensibles. C’est, fondamentalement, mener une vie éthiquement juste, mais,
plus encore, c’est vibrer dans la joie de se sentir en harmonie avec ce qui
nous entoure.925

Les quatre principales formes d’éthique que nous venons d’analyser ont pour finalité de
permettre que l’humanité, la biosphère et l’univers tout entier baignent dans l’harmonie et la
joie.

2-5- L’éthique de la joie


La cinquième et dernière grande valeur éthique est celle de la joie. En effet, la mise en
pratique de l’éthique de la joie suppose le respect des quatre premières grandes valeurs éthiques
susmentionnées, à savoir l’éthique de la lucidité, l’éthique de l’humilité, l’éthique de
l’ouverture d’esprit et l’éthique de la compassion ou de l’amour, car ce n’est que dans la
connaissance du monde, de soi et des autres ; l’acceptation de sa condition de mortel et de la
condition des autres ; la sobriété et la modération ; l’effort de s’adapter à la contingence et à la
nécessité ; la capacité de se nier sans cesse ; l’amour qu’on éprouve et manifeste aux autres,
« pour ce qu’ils sont et pas simplement pour ce qu’ils nous apportent926 », que nous pouvons
parvenir à cette joie intérieure que rien ni personne ne peut détruire. Néanmoins, Frédéric
Lenoir attire notre attention sur le fait que :

924
Frédéric Lenoir, Cœur de cristal, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 15.
925
Frédéric Lenoir, La Puissance de la joie, pp. 137-138.
926
Frédéric Lenoir, Cœur de cristal, p. 21.

324
Ce cheminement vers la joie parfaite peut sembler ardu, difficile, presque
inaccessible. Et sans doute le serait-il si nous l’imaginons comme un
basculement instantané, un passage éclair entre un avant et un après. En
réalité, c’est un cheminement progressif. La joie parfaite n’est pas une
récompense que l’on gagne au terme du parcours : c’est une grâce qui nous
accompagne tout au long de ce chemin de liberté et d’amour. Certes, le but
de ce chemin est (…) la réalisation de soi dans laquelle l’ego est
définitivement transcendé, ce qui procure une joie permanente. Mais, tout au
long du chemin, nous vivons déjà des joies pures chaque fois que nous
mettons de côté, même ponctuellement, notre mental et notre ego, chaque fois
que nous franchissons une étape importante, que notre conscience s’élargit,
que nous sommes mieux accordés à la mélodie du monde.927

Aussi, le rôle de l’éthique de la joie n’est pas de permettre à l’individu d’atteindre


l’ataraxie et l’aponie auxquelles aspirent les épicuriens, les stoïciens, les bouddhistes, bref, les
partisans de « l’idéal ascétique », mais bien plutôt de convertir les « passions tristes » vers un
« accroissement de la joie928 ». L’éthique de la joie, comme le dit si bien Frédéric Lenoir, « ne
prône pas un idéal de renoncement, mais de détachement, c’est-à-dire de vie joyeuse dans le
monde, sans asservissement aux plaisirs mondains et aux biens matériels929 ».
Il est donc question, pour le sage, c’est-à-dire pour celui qui vit dans la sagesse de la
joie, d’accepter sereinement et joyeusement ce qu’il ne peut changer, et de changer joyeusement
et sereinement ce qui est de son pouvoir. Alexandre Jollien estime, à cet effet, qu’ « afin de
retrouver une grande santé », c’est-à-dire une grande joie, il lui a fallu développer « la capacité
de dire oui à un corps handicapé, au tragique de l’existence, à oser un amour inconditionnel
pour glaner et donner de l’affection en tous lieux930 ». Dans tous les cas, le sage a le devoir d’
« assumer pleinement la richesse et l’intensité d’une vie affective et désirante, acceptant la
souffrance comme corollaire931 ».
Une fois de plus, force est de noter que, contrairement à l’amour sacrificiel de Luc Ferry,
l’éthique de la joie s’enracine, certes, dans l’amour, mais dans un amour qui n’exige à l’homme
aucun sacrifice suprême :

La sagesse de la joie n’apporte aucune réponse théorique à la question du


mal, mais une réponse pratique : à travers la contagion d’un vif amour de la
vie, d’un engagement en faveur de tous les êtres vivants. Cet engagement n’a
rien d’un sacrifice, puisqu’il ne s’agit ni de renoncer aux plaisirs de la vie ni

927
Frédéric Lenoir, La Puissance de la joie, pp. 159-160.
928
Ibid., p. 194.
929
Ibid.
930
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, op. cit., p. 67.
931
Frédéric Lenoir, La Puissance de la joie, p. 195.

325
de cesser de désirer, mais d’apporter notre petite pierre, si modeste soit-elle,
à la construction d’un monde meilleur (…) Tel le colibri qui tente d’éteindre
l’incendie qui ravage la forêt en transportant une petite goutte d’eau dans
son bec, essayons de « faire notre part » de cette œuvre immense qui incombe
à l’humanité afin de guérir le monde de toutes les plaies que nos passions
mauvaises lui infligent : désir de dominer, cupidité, envie, jalousie, orgueil,
peur.932

Fondées, d’une part, sur l’hypothèse de la « Singularité Initiale », c’est-à-dire


l’existence d’une information primordiale, d’un code ou de ce « quelque chose » qui serait à
l’origine de la matière primitive, du big bang, de l’univers et de l’évolution ; et d’autre part, sur
la pertinence du principe de l’interdépendance de toutes les composantes de l’univers, les
valeurs éthiques que nous venons de mettre en lumière induisent, d’un côté, une nouvelle
sotériologie qui n’est pas coupée de la transcendance ; et de l’autre, un nouvel humanisme qui
est loin d’être celui de « l’homme-Dieu ». Aussi, la question qui demeure est celle de savoir la
spécificité de la spiritualité, et partant de l’humanisme qui découle de la « theoria » et de la
« praxis » que nous venons de mettre en lumière. En d’autres termes, quelle serait la différence
fondamentale, d’une part, entre la sagesse des contemporains, que nous proposons, et « la
spiritualité sans Dieu » de Luc Ferry ; et d’autre part, entre l’humanisme, nouvelle manière,
c’est-à-dire l’humanisme de l’ouverture à l’altérité, et l’ « humanisme de l’homme-Dieu » ?

3- Les conséquences sotériologiques : pour un humanisme de l’ouverture à


l’altérité
L’éthique de la lucidité, l’éthique de l’humilité, l’éthique de l’ouverture d’esprit,
l’éthique de la compassion et l’éthique de la joie, que nous venons d’analyser en leur donnant
un contenu spécifique, constituent, de notre point de vue, le sens de l’existence humaine et la
condition d’une vie bonne et en harmonie avec l’altérité, c’est-à-dire nos semblables, les autres
espèces de la biodiversité, les autres éléments de l’univers, l’environnement et la source de
toute chose. Autrement dit, « tout le chemin de la vie », pour utiliser une belle formule de
Frédéric Lenoir, passe par la ferme volonté et l’effort permanent de chaque individu de s’élever
vers plus de lucidité, plus de connaissance, plus de liberté, plus de responsabilité, plus de
créativité, plus d’humilité, plus d’ouverture d’esprit, plus de compassion et plus de joie. En fait,
il s’agit, pour l’homme, de se lancer dans un processus d’ « individuation933 », si on nous permet
l’usage de ce concept propre à Carl Gustav Jung.

932
Ibid., pp. 202-203.
933
Lire, à cet effet, Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, Paris, Albin Michel, 2021.

326
A la vérité, c’est précisément dans la mise en pratique des valeurs éthiques sus-analysées
que l’homme pourra, d’une part, retrouver le sens de sa vie ou donner un sens à son existence ;
et d’autre part, parvenir à une « vie réussie » ou « bonne ». Notre vie ne peut s’épanouir que
dans une relation pacifiée et harmonieuse avec nous-même, nos semblables, les autres
composantes de l’univers, la source de toute chose, bref, notre environnement.
Nous pensons que l’établissement d’une relation pacifiée et harmonieuse entre l’altérité
et soi-même est la condition de la connexion de soi avec la source primitive de toute chose,
c’est-à-dire avec ce « quelque chose » qui est dont nous sommes. Le sens de la vie, le sens dans
la vie, la « vie bonne » ou « réussie » sont logés, de notre point de vue, dans cette double relation
verticale et horizontale que l’homme doit entretenir avec la source de la vie et avec les autres
êtres de la nature. L’absence d’une relation harmonieuse, pacifiée, amoureuse et joyeuse entre
les individus, entre l’humanité et les autres composantes de l’univers, entre l’homme et la
source de la vie ouvre nécessairement la voie à l’angoisse, à la peur, au pessimisme, au
désespoir, à la méchanceté, bref, aux « passions tristes » qui sont le propre de tous ceux qui
manquent de foi ou qui n’ont pas la foi, en ce sens que leur existence ne se fonde sur rien de
fondamental qui puisse les engager.
Toutefois, s’il est difficile, aujourd’hui, de porter au crédit du hasard et du néant « la
rigueur inflexible de l’ordre du monde et (…) le surgissement de l’espace et du temps934 »,
d’une part ; et si la liberté humaine est relative ou compromise par la contingence et par la
nécessité, d’autre part, alors nous pensons que l’homme ne saurait avoir une totale maîtrise ni
sur le sens de sa vie ni sur les conditions réelles de son bien-être. En d’autres termes, nous
pensons que le sens de l’existence de l’homme et son salut lui échappent en grande partie ou,
du moins, partiellement, car, en tant qu’élément de la nature, il subit, sans lui et malgré lui,
toutes sortes de déterminismes. A la vérité, comme le dit Sœur Emmanuelle,

Recherchant sa propre transcendance, en quelque domaine que ce soit,


l’homme découvre un jour sa faiblesse ontologique. Comme Adam et Eve, ses
yeux viennent à s’ouvrir, mais c’est pour découvrir qu’il est nu. [L’homme,
continue-t-elle, est un être] écartelé entre l’infiniment grand et l’infiniment
petit, crucifié entre la puissance, la noblesse de sa raison et l’expérience de
ses limites.935

934
Jean d’Ormesson, Comme un chant d’espérance, Paris, Editions de la Loupe, 2014, p. 80.
935
Sœur Emmanuelle, Vivre, à quoi ça sert ?, p. 73.

327
Mais, en dotant l’homme d’une autonomie relative qui lui permet de faire valoir sa
volonté dans les domaines qui relèvent de sa compétence, la source primordiale de toute chose
lui a donné une marge de manœuvre sur sa vie et sur son histoire. C’est la raison pour laquelle
nous sommes d’avis, d’une part, avec les stoïciens qu’ « il y a ce qui dépend de nous et ce qui
ne dépend pas de nous » ; et d’autre part, avec Baruch Spinoza, que « l’homme n’est pas dans
le monde comme un empire dans un empire ». De même, nous concédons à Jacques Arènes et
Nathalie Sarthou-Lajus qui, dans la même perspective que les stoïciens et Baruch Spinoza,
expriment cette liberté mitigée du sujet, incapable de donner toute la signification, toute la
direction et toute la finalité possibles à son existence, en ces termes :

Entre l’instant de sa naissance et l’instant de sa mort, l’homme a la possibilité


de choisir sa destinée et cette possibilité se répète régulièrement au cours de
son existence, comme autant d’occasions de transformer un destin – qu’il
subit – en destinée – qu’il choisit. C’est souvent sur le fond d’un destin
implacable qu’apparaissent la force et la grandeur d’une destinée.936

Plus loin, Jacques Arènes et Nathalie Sarthou-Lajus renchérissent : « Par la promesse,


l’homme répond à un appel qui vient de plus loin que lui. Par la volonté, il choisit celui qu’il
veut être. Ni démiurge de lui-même, ni créature soumise, l’homme joue sa condition dans
l’articulation du destin et de la liberté937 ».
A travers cette pensée de Jacques Arènes et de Nathalie Sarthou-Lajus, nous avons
l’essentiel de la spiritualité que nous proposons à nos contemporains et à l’humanité. Elle est
fondée, en substance, sur l’existence d’une transcendance indéterminée, mais agissante ; la
puissance d’une conscience, d’une raison ou d’une intelligence que le sujet doit utiliser à bon
escient, c’est-à-dire pour « connaître et accepter, comprendre et transformer, résister et
surmonter938 » ; la réalité d’une liberté humaine relative ; la capacité que chaque individu a de
forger sa vie et son histoire dans les limites de son pouvoir ; la possibilité bien réelle qu’a
l’homme de se sauver de certaines passions, de certaines actions et de certaines structures qui
tendent à l’asservir et à l’anéantir, ceci sans attendre passivement un secours extérieur ; et
l’exigence de lucidité, de contentement, de persévérance, de « pensée élargie », d’amour, de
joie et de sérénité.

936
Jacques Arènes et Nathalie Sarthou-Lajus, op. cit., p. 13.
937
Ibid., p. 176.
938
André Comte-Sponville, Présentation de la philosophie, Paris, Albin Michel, 2000, p. 149.

328
La spiritualité que nous proposons voudrait que l’humain en l’homme déborde son ego
et se déverse dans le cosmos. En d’autres termes, l’être humain devrait sortir de l’étroitesse de
l’esprit borné et parasité par des peurs, pour considérer, embrasser et fusionner, ne serait-ce que
mentalement, avec l’immensité de l’univers. Il s’agit, pour lui, de s’élever au-dessus de tout ce
qui l’aliène et le déshumanise, de se libérer de tout ce qui est susceptible de l’alourdir, afin de
vivre chaque instant ou chaque moment de sa vie dans un fin discernement, une douce souplesse
et une joie à toute épreuve.
Les valeurs éthiques et la spiritualité que nous avons élaborées constituent le socle de
l’humanisme de l’ouverture à l’altérité que nous promouvons. Ce nouvel humanisme diffère
fondamentalement de la pensée de l’immanence radicale, de l’ « humanisme pratique ou
moral939 » d’André Comte-Sponville et de l’ « humanisme de l’homme-Dieu » de Luc Ferry.
En effet, à l’inverse de « l’immanentisme radical », de l’ « humanisme pratique » et de l’
« humanisme transcendantal », l’humanisme de l’ouverture à l’altérité récuse l’affirmation
immanentiste du « tout est matière », c’est-à-dire la réduction de l’être à l’immanence, car il
affirme l’existence de « quelque chose » qui serait à l’origine de la matière primitive, du big
bang, du monde, de la vie, de l’homme et de l’histoire. En outre, l’humanisme de l’ouverture à
l’altérité affirme, à l’opposé de l’ « humanisme transcendantal », et en phase avec le
matérialisme comte-sponvillienne, le caractère historique des valeurs fondamentales de la vie
et la dimension congénitale de l’amour. C’est dire, en d’autres termes, que les valeurs
fondamentales de la vie et leurs relations ne sont, pour l’humanisme de l’ouverture à l’altérité,
ni absolues, ni sacrées, ni d’origine mystérieuse. Elles sont bien plutôt une construction
historique, pour ce qui est du bien, de la justice, du beau et de la vérité ; et une inclination
consubstantielle à l’être humain, pour ce qui est de l’amour.
Même si nous reconnaissons que la double historicité individuelle et collective de
l’homme fait de ce dernier un être spécial, cette spécificité humaine n’empêche pas que
l’humanisme de l’ouverture à l’altérité soit favorable à l’auto-décentration du sujet. En effet,
l’homme doit réapprendre à se mettre sur le même pied que les autres vivants. Il doit se départir
de son « arrogance jupitérienne », de sa volonté prométhéenne, bref, de ce désir démesuré de
devenir un dieu sur terre, ou le seul dieu vivant, dans la mesure où « l’hybris » dont il a toujours

Pour André Comte-Sponville « l’humanisme pratique ou moral (…) consiste simplement à accorder une
939

certaine valeur à l’humanité, autrement dit, à s’imposer, vis-à-vis de tout être humain, un certain nombre de
devoirs et d’interdit ». « L’humanisme pratique ou moral » diffère de « l’humanisme transcendantal » de Luc
Ferry qui est, selon André Comte-Sponville, un humanisme théorique ou métaphysique, car fondé sur des valeurs
absolues, sacrées et d’origine mystérieuse. Lire, à ce propos, André Comte-Sponville, Présentation de la
philosophie, p. 138.

329
fait montre « débouche toujours sur constat d’impuissance940 », d’échec et de misère. Ainsi, au
regard des tragédies du passé, des périls qu’encourent aujourd’hui l’humanité, la biosphère et
l’univers, l’intelligence de l’homme doit être mise au service de la vie et de l’harmonie
cosmique, et non de l’affirmation ou de l’érection d’une puissance égoïste et destructrice.
Nous avons montré, au cours de ce chapitre, que l’ « humanisme transcendantal », tout
comme le matérialisme absolu ou « l’immanentisme radical », repose sur un parti pris
métaphysique qui est remis en cause par la science contemporaine, notamment la cosmologie
scientifique. En effet, les nouvelles théories et les nouvelles découvertes scientifiques ont
anéanti le postulat du monisme du phénomène ou l’affirmation selon laquelle l’immanence est
la seule réalité. Elles ont aussi déconstruit l’idée selon laquelle le néant serait la source de
l’univers, et le hasard, le moteur de l’évolution. Aujourd’hui, l’hypothèse la plus crédible est
celle d’un univers qui serait né d’une information primordiale, d’un code ou de ce « quelque
chose » qui aurait généré la matière primitive ; le big bang ; l’univers et tout ce qui a suivi.
Ainsi vole en éclats le principe du néant et du hasard universel.
Partant de ce changement de paradigme, c’est-à-dire de l’élaboration d’une nouvelle
« theoria », nous avons défini une nouvelle « praxis » et une nouvelle « sotériologie » qui sont,
de notre point de vue, en phase non seulement avec l’état actuel de nos connaissances
scientifiques, mais aussi et surtout avec nos intuitions profondes. En outre, pour des raisons de
cohérence, de pertinence et même de conviction, nous avons proposé un nouvel humanisme,
non plus de « l’homme-Dieu », mais de l’ouverture à l’altérité. En effet, l’humanisme de
l’ouverture à l’altérité est un appel à « la révolution de la conscience humaine », comme dirait
Frédéric Lenoir, c’est-à-dire un hymne à la lucidité, à l’humilité, à la « pensée élargie », à la
compassion et à la joie. C’est pour cette raison que nous disons avec Sœur Emmanuelle ce qui
suit :
C’est en accrochant notre charrue à une étoile qu’elle s’envolera et nous
arrachera d’autant au néant. Cette étoile est celle de l’amour, cette voie est
celle du cœur. C’est le troisième ordre du cœur qui donne à nos vies leur sens,
leur poids d’éternité. Seul l’amour permet, avec notre grandeur et notre
misère, de demeurer dans la joie.941

Mais, au-delà des problèmes de pertinence philosophique relatifs à l’« humanisme


transcendantal » de Luc Ferry ; et mis à part les propositions que nous avons faites, en vue de
réconcilier l’homme avec lui-même, avec ses semblables, avec son environnement, avec les

940
Sœur Emmanuelle, Vivre, à quoi ça sert ?, p. 72.
941
Ibid., p. 162.

330
autres composantes de la nature et avec l’indéterminé, quelle peut être la plus-value ou la portée
heuristique de cet humanisme ?

331
CHAPITRE 9
L’INTERET PHILOSOPHIQUE DE L’« HUMANISME
TRANSCENDANTAL »

Dans cet ultime chapitre de notre travail, nous nous proposons de mettre en relief
l’intérêt philosophique de l’« humanisme transcendantal » de Luc Ferry. En effet, en dépit des
objections que soulève cet humanisme, nous pensons qu’un certain nombre d’idées que propose
l’auteur de La Révolution de l’amour ; idées que nous avons d’ailleurs prises à notre compte
dans le cadre de la mise en place de l’humanisme de l’ouverture à l’altérité, doivent être retenues
et capitalisées non seulement parce qu’elles peuvent effectivement contribuer à donner du sens
à la vie de l’homme, mais aussi parce qu’elles ont la faculté d’orienter nos sociétés déboussolées
et de soigner notre monde de plus en plus « im-monde942 ». Aussi, nous montrerons, sur les
plans théorique et pratique, l’importance de l’heuristique de la notion d’ « horizon » et de
l’éthique de « la pensée élargie » ; et du point de vue sotériologique, la nécessité de la sagesse
de l’amour.

I- L’heuristique de la notion d’ « horizon »

Du grec « heuriskein », qui veut dire trouver, l’heuristique renvoie à une démarche ou à
une procédure qui aide à la découverte d’un savoir, d’une théorie ou d’une vérité. Lorsque nous
parlons de l’heuristique de la notion d’ « horizon », nous voulons souligne que le concept d’
« horizon », que Luc Ferry emprunte à Edmund Husserl, est phénoménologiquement et
épistémologiquement marqué ou significatif, en ce sens qu’il véhicule un certain nombre
d’enseignements ou de connaissances dont la capitalisation permettrait un réel progrès de
l’humanité, tant sur le plan scientifique que du point de vue politique et religieux.

1- Les enjeux scientifiques de la notion d’ « horizon »


La notion d’horizon, qui est au cœur de la phénoménologie husserlienne, et par
conséquent au fondement de l’ « humanisme transcendantal » de Luc Ferry, permet, au
chercheur qui l’intègre, de ne jamais sombrer dans le dogmatisme et le scientisme qui
constituent de véritables « obstacles épistémologiques », c’est-à-dire des attitudes qui viennent,

942
Damien Le Guay, La Cité sans Dieu. Rencontre avec Luc Ferry, le cardinal Barbarin, le grand rabbin
Bernheim, Paris, Flammarion, 2010, p. 218.

332
selon Gaston Bachelard, se placer entre l’effort que déploie le scientifique pour parvenir au
savoir et l’objet qu’il étudie.
En effet, pour un observateur, qu’il soit sur la terre ferme ou au beau milieu de la mer,
« l’horizon » est la ligne circulaire de son champ visuel. Il est aussi « la ligne, limite de la vue,
qui semble séparer le ciel de la terre ou de la mer 943 ». C’est pour cette raison que Luc Ferry
souligne, par illustration, que lorsqu’il ouvre « les yeux sur le monde, les objets [lui] sont
toujours donnés sur un fond, et ce fond lui-même, au fur et à mesure [qu’il] pénètre l’univers
qui [l’] entoure, ne cesse de se déplacer comme le fait l’horizon pour un navigateur, sans jamais
se clore pour constituer un fondement ultime et indépassable944 ». Ainsi, l’essence ou la nature
des phénomènes étudiés est à l’image de cet « horizon » vers lequel on tend permanemment,
mais sans jamais l’atteindre. Cette essence ou cette nature ne se dévoile que par esquisse ou de
profil, c’est-à-dire partiellement et partialement, et jamais dans sa totalité. D’ailleurs, au cours
des réflexions précédentes, nous avons montré qu’il est de la nature de la vérité d’être, comme
diraient les Grecs, « aléthéa », c’est-à-dire dévoilement. L’auteur de Qu’est-ce qu’une vie
réussie ? affirme, à cet effet, ce qui suit :

De fond en fond, d’horizon en horizon, je ne parviens jamais à saisir quoi que


ce soit que je puisse tenir comme une entité dernière, un Etre suprême ou une
cause première qui viendrait garantir l’existence du réel qui m’entoure. En
quoi la notion d’horizon, par sa mobilité infinie même, renferme en quelque
façon celle de mystère : comme celle du cube, dont je ne perçois jamais toutes
les faces en même temps, la réalité du monde ne m’est jamais donnée dans la
transparence et la maîtrise parfaites (…) il faut admettre que la connaissance
humaine ne saurait jamais accéder à l’omniscience.945

En fait, nous concédons à Luc Ferry que l’heuristique de la notion d’ « horizon » est une
critique du dogmatisme et du scientisme, en ce sens qu’elle suppose la reconnaissance de la
complexité du réel dont l’essence ne peut être saisie que de façon progressive ; la prise de
conscience des conséquences de la nature dynamique du phénomène ; la prise en compte des
limites des instruments et des méthodes scientifiques dans toute démarche heuristique ; la
reconnaissance de l’impact de la faiblesse des organes de sens et de l’esprit humain sur les
résultats auxquels pourrait parvenir l’homme de science.

943
https : // www.larousse.fr , consulté le 24 août 2021.
944
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 451-452.
945
Ibid., p. 452.

333
Toutefois, à l’inverse de Luc Ferry, nous pensons que la notion d’ « horizon » ne
renferme pas d’emblée celle de « mystère ». Par la notion d’ « horizon », nous comprenons
simplement qu’il est très difficile de pénétrer la nature du réel parce que ce dernier est, comme
le dit Bernard d’Espagnat, « voilée ». Néanmoins, le dévoilement du réel est bel et bien possible.
Il est progressif, car il est de la nature de la vérité scientifique d’être dynamique. Ainsi, ce que
Luc Ferry considère comme un « mystère » est plutôt un problème épistémologique que
l’homme de science ou le philosophe doit résoudre. Or un problème épistémologique ou
scientifique n’est pas un « mystère », car le « mystère » appartient davantage au champ
sémantique de la religion.
Un « mystère » reste tel, alors qu’un problème, fut-il coriace, peut trouver un début de
solution. Un « mystère » ne peut être levé que par la transcendance qui en est l’auteur. Cela
veut dire que l’homme n’a pas, en principe, le pouvoir de démystifier ou de dévoiler le mystère
qui, par essence, lui échappe totalement. Sœur Emmanuelle affirme, dans cette veine, que « le
mystère dépasse notre raison raisonnante946 ». Le mystère est donc de nature non seulement à
décourager le chercheur, mais aussi à le pousser à abandonner ses recherches, puisqu’elles sont,
dans ce contexte, condamnées à la stérilité.
A la vérité, quelle que soit la durée de la recherche, l’homme de science est convaincu
qu’il pourra saisir certains aspects du phénomène étudié, car ce dernier est un problème et non
un « mystère ». Il est aussi convaincu que les générations futures pourront considérablement
progresser dans la connaissance de la réalité qui fait l’objet de ses études. De ce point de vue-
là, l’activité scientifique se révèle comme un cheminement vers le « savoir absolu947 », même
si celui-ci reste hors de portée de l’humaine condition. Néanmoins, malgré l’inaccessibilité du
« savoir absolu », ce qui importe, c’est d’avoir la lucidité, le courage et la sérénité de se lancer
dans la recherche scientifique ou philosophique, en dépit des difficultés, et en dépit du fait que
« l’horizon » de la vérité est sans cesse fuyant.
La « mobilité infinie » de l’horizon n’est donc pas, de notre point de vue, synonyme de
« mystère ». La « mobilité infinie » de l’horizon est bien plutôt un appel non seulement à
l’humilité scientifique, mais aussi à l’intensification de la recherche, afin d’élargir,
progressivement, et de génération en génération, le territoire de la connaissance.
En dehors du dogmatisme et du scientisme, l’heuristique de la notion d’ « horizon » est
une critique et une thérapie de toutes les formes de fanatismes, d’intégrismes ou de
fondamentalismes, tant sur le plan politique que du point de vue religieux.

946
Sœur Emmanuelle, Mon testament spirituel, p. 24.
947
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 452.

334
2- Les enjeux politiques et religieux de la notion d’ « horizon »
Au plan politique et religieux, l’heuristique de la notion d’ « horizon » peut amener les
hommes de diverses doctrines et de diverses croyances à tempérer leur position, leur
engagement, leur attachement ou leur dévouement, c’est-à-dire à comprendre que l’idéologie à
laquelle ils se soumettent radicalement, exclusivement, excessivement ou passionnément n’est
pas la vérité absolue, mais un point de vue limité sur l’homme, sur la société et sur le monde.
La compréhension de cette limite ; limite qui est consubstantielle à toute idéologie ou à toute
doctrine, et même à tout savoir, est déjà en elle-même une médicalisation du fanatisme, de
l’intégrisme ou du fondamentalisme qui est à l’origine des conflits et de l’hyper-violence
contemporaine.
En effet, nos sociétés actuelles sont plus que jamais confrontées au repli identitaire, à
l’ethno-fascisme, au communautarisme, au sectarisme, au racisme, au nationalisme exacerbé,
bref, au rejet de l’autre ou du différent non seulement du fait de son étrangeté supposée, mais
aussi parce qu’on estime qu’il ne partage pas les mêmes idéaux, les mêmes valeurs, les mêmes
us et coutumes, le même statut social ou la même religion que soi. Il est, dans cette perspective,
un barbare, puisque, comme le dit si bien Montaigne, « chacun appelle barbarie ce qui n’est
pas de son usage ». Qui plus est, l’autre est aussi rejeté parce qu’on le considère comme
appartenant à la démographie des « sous-hommes », c’est-à-dire « des hommes « en trop »948 ».
Dans les sociétés capitalistes, par illustration, certaines personnes sont considérées comme des
« hommes en trop » parce qu’elles « ne disposent ni des compétences susceptibles de favoriser
leur employabilité ni des actifs, titres ou avoirs nécessaires pour garantir leur solvabilité949 ».
Ainsi, leur intégration dans la société des « vrais » hommes, des hommes « biens », c’est-à-dire
des hommes « crédibles », devient, de ce fait, problématique. Ces personnes en « trop » sont
donc traitées comme des citoyens de seconde zone.
Le fanatisme, l’intégrisme, le fondamentalisme, la xénophobie, le racisme, le tribalisme,
pour ne citer que ces maux, amènent effectivement l’homme qui s’est laissé infecter par le virus
du radicalisme à considérer l’altérité comme un « barbare », comme dirait Montaigne ; comme
un « sauvage », pour utiliser un concept que Hegel a employé, en son temps, pour caractériser
les Africains ; comme un « kafir », selon un terme arabe ; comme un « Inyenzi », terme utilisé
par les génocidaires Hutu pour désigner les Tutsi ; comme un « Intouchable », parce qu’elle
appartient à la tribu des Dalits, bref, comme un « danger » à éloigner de chez soi, à enfermer
dans des camps, à surveiller constamment ou, pire encore, à éliminer discrètement ou

948
Achille Mbembe, op. cit., p. 142.
949
Ibid.

335
théâtralement. L’érection des murs et l’emploi des méthodes modernes de surveillance ou de
traçage par les nations prospères, le refus des visas à certaines catégories de personnes, le
terrorisme international, les guerres de civilisation, les conflits d’identité sont une manifestation
de cette haine ou, du moins, de cette crainte de l’étranger. Dans Brutalisme, Achille Mbembe
montre qu’à cause des motifs susmentionnés, des pans entiers de l’humanité sont « en cage950 » :
les nations, comme la Palestine ; « les minorités raciales et religieuses951 », à l’instar des Noirs
des Etats-Unis d’Amérique et des chrétiens d’Orient ; des « migrants, [des] déplacés, [des]
réfugiés et [des] demandeurs d’asile952 ». Il affirme ce qui suit :

Fuyant des mondes et des lieux rendus inhabitables par une double prédation
exogène et endogène, [ces minorités raciales et religieuses, ces migrants,
déplacés, réfugiés et demandeurs d’asile] se sont introduits là où il ne fallait
pas, sans y être invités, et sans qu’ils soient désirés. (…) L’appartenance n’est
pas une affaire exclusivement territoriale. Elle est, à plusieurs égards, une
affaire d’acceptation et de reconnaissance. Elle présuppose que d’autres
nous admettent au milieu d’eux.953

Or, à cause du fanatisme, de l’intégrisme, du fondamentalisme, du racisme, de l’ethno-


fascisme, bref, de « l’esprit borné », l’altérité est rejetée ou éliminée. Toutefois, grâce à
l’heuristique de la notion d’ « horizon », chaque individu, chaque communauté ou chaque nation
pourra se rendre à l’évidence que sa vision du monde, son mode de vie, sa culture ou sa
civilisation n’est pas la vision du monde, le mode de vie, la culture ou la civilisation. Cette
décentration de soi permettra de comprendre qu’on ne se suffit pas, et qu’on ne peut, en aucun
cas, vivre en vase clos. Il s’agira donc, eu égard aux limites, aux insuffisances, aux faiblesses
et à la fragilité qui caractérisent tout être humain et toute civilisation, de s’ouvrir et de composer
avec l’altérité. L’ouverture à l’altérité devient ainsi une nécessité parce que plusieurs
perspectives valent mieux qu’une seule.
En plus de l’heuristique de la notion d’ « horizon », Luc Ferry a mis à notre disposition
un deuxième outil susceptible de permettre la construction et la consolidation des liens entre les
individus, les communautés, les nations, les cultures, les civilisations et les religions. Ce
deuxième outil est l’éthique de la « pensée élargie ».

950
Ibid., p. 152.
951
Ibid., p. 180.
952
Ibid.
953
Ibid., pp. 180-182.

336
II- La promotion de l’éthique de la « pensée élargie »

L’éthique de la « pensée élargie », comme nous l’avons déjà montré, est une invitation
« à s’arracher à soi pour se « mettre à la place d’autrui », non seulement pour mieux le
comprendre, mais aussi pour tenter, en un mouvement de retour à soi, de regarder ses propres
jugements du point de vue qui pourrait être celui des autres954 ». En effet, en application de
l’éthique de la « pensée élargie », il est question, d’une part, de tenir compte de la personnalité
de l’autre, ce qui suppose un réel effort de compréhension du différent ; et d’autre part, de
prendre en considération ses attentes ou ses besoins, en vue d’une interaction ou d’une
communication plus fluide et plus harmonieuse. L’éthique de la « pensée élargie » est ainsi
fondée sur une double exigence, à savoir l’exigence de décentration de sa « perspective
initiale955 » et l’exigence de l’enrichissement de « ses propres vues956, grâce à la pénétration
« [des] coutumes et [des] valeurs éloignées des siennes957 ».

1- Décentration de soi et ouverture à l’altérité


En nous invitant à nous décentrer, c’est-à-dire à sortir de notre petit monde, l’éthique de
la « pensée élargie » voudrait, de façon simultanée, nous arracher à l’égocentrisme et nous
débarrasser du racisme, du sexisme et du tribalisme qui constituent les grandes plaies de notre
temps. En effet, dans tous les secteurs de la vie, et quel que soit le pays, des hommes et des
femmes sont victimes d’au moins un de ces trois violents maux que nous venons de mentionner.
De plus en plus, la rareté des ressources, l’égoïsme, la volonté de domination et d’exploitation,
la méchanceté gratuite et l’accumulation primitive poussent des individus, et ils sont de plus en
plus nombreux dans notre monde ultralibéral, à s’enfermer sur eux-mêmes et à ne défendre que
leurs intérêts personnels, raciaux, tribaux ou de classe. Or, si les familles, les écoles, les
universités, les associations, les communautés religieuses, les institutions nationales et
internationales s’investissaient véritablement dans l’éducation à la « pensée élargie », c’est-à-
dire faisaient la promotion de l’éthique de l’ouverture à l’altérité, alors, il va sans dire que
l’égocentrisme, le racisme, le sexisme, le tribalisme, pour ne citer que ces maux, seraient réduits
à la portion congrue, car :

954
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1204.
955
Ibid.
956
Ibid.
957
Ibid.

337
Là où l’esprit borné reste englué dans sa communauté d’origine au point de
juger qu’elle est la seule possible ou, à tout le moins, la seule bonne et
légitime, l’esprit élargi parvient, en se situant du point de vue d’autrui, à
contempler le monde en spectateur intéressé et bienveillant. Acceptant de
décentrer sa perspective initiale, de s’arracher au cercle limité de
l’égocentrisme, il peut pénétrer les coutumes et les valeurs éloignées des
siennes, puis, en revenant à lui-même, prendre conscience de lui d’une
manière distanciée, moins dogmatique, et enrichir ainsi considérablement ses
propres vues.958

L’éthique de la « pensée élargie » n’est pas seulement une invitation à la décentration


de notre « perspective initiale » pour se placer « autant qu’il est possible du point de vue
d’autrui959 », elle est aussi une invitation à l’enrichissement mutuel, c’est-à-dire à
l’enrichissement de « ses propres vues » et de celles des autres.

2- Promotion de l’éthique de l’enrichissement axiologique mutuel


L’ouverture à l’autre, que suppose l’éthique de la « pensée élargie », permet
l’effondrement progressif des murs des préjugés et des stéréotypes. Cet effondrement progressif
rend ainsi possible une franche communication des consciences et des cultures singulières ;
franche communication au cours de laquelle chaque conscience ou chaque culture se découvre
en l’autre et découvre, en même temps, l’immensité des richesses de son vis-à-vis. En effet,
replier sur soi, on ne peut avoir qu’une image déformée de son « alter ego », de sa vision du
monde, de ses croyances, bref, de sa culture ou de sa civilisation. Luc Ferry nous rappelle, dans
ce sens, que :

Dans un discours prononcé à l’occasion de la remise de son prix Nobel de


littérature, en décembre 2001, l’écrivain anglo-indien V.S Naipaul a
parfaitement décrit, sans penser semble-t-il une seconde à la tradition
kantienne, cette expérience de la pensée élargie et les bienfaits qu’elle peut
apporter non seulement dans l’écriture d’un livre, mais plus profondément
dans la conduite d’une vie humaine. Racontant son enfance dans la petite île
de Trinidad, Naipaul évoque les limitations inhérentes à toute vie
communautaire, enfermée dans les particularismes (…) :« (…) nous [autres
Indiens] menions pour l’essentiel des vies ritualisées et n’étions pas encore
capables de l’auto-évaluation nécessaire pour commencer à apprendre (…)
Nous regardions vers l’intérieur (…) nous ne nous interrogions sur rien… »
Et Naipaul d’expliquer comment, une fois devenu écrivain, « les zones de
ténèbres » qui l’environnaient enfant – les aborigènes, le Nouveau Monde,
l’Inde, l’univers musulman, l’Afrique, l’Angleterre – sont devenus les sujets

958
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 469.
959
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1204.

338
de prédilection qui lui permirent, prenant quelque distance, d’écrire un livre
sur son île natale.960

Justement, c’est en faisant l’effort et en ayant le courage d’aller à la rencontre de


l’altérité, c’est en donnant du sien pour comprendre l’autre dans sa spécificité et dans ce qui
nous unis que nous nous découvrons, en le découvrant, ou encore, qu’il se découvre, en nous
découvrant. Cette découverte mutuelle est ce qui favorise la complémentarité des talents, les
échanges de toute nature, et donc l’enrichissement mutuel, susceptibles de permettre, dans le
temps, c’est-à-dire dans la durée, la construction d’une communauté humaine florissante dans
laquelle la méfiance, le rejet du différent, la haine, l’égoïsme, la volonté de domination et
d’exploitation, le conflit et la guerre sévissent de moins en moins :

Au plus profond, l’idéal littéraire, mais aussi existentiel que dessine ici
Naipaul signifie qu’il nous faut aller non seulement au-delà de
l’égocentrisme, mais aussi du respect simplement formel ou légal des
différences pour entrer dans une vie commune réussie. Nous avons besoin des
autres pour nous comprendre nous-mêmes, besoin de leur liberté et, si
possible de leur bonheur, pour accomplir notre propre vie.961

C’est d’ailleurs pour cette raison que Christophe André pense qu’ « on se trompe
fondamentalement en s’enfermant dans « la bulle de l’ego »962 », car :

Se refermer sur l’ego, c’est s’appauvrir et s’affaiblir : c’est un oubli profond


de ce que peuvent nous apporter les autres (par leur aide, leurs conseils, leurs
points de vue, leur affection, leur regard), un oubli aussi du bien-être que
peuvent nous procurer les échanges avec eux (une part notable de ce qui nous
rend heureux vient de ce que nous donnons et recevons). Ne demandons pas
aux égoïstes de devenir altruistes, mais juste de comprendre cette vérité : sans
les autres, ils se coupent les ailes !963

Cependant, pour que l’éthique de la « pensée élargie » s’incarne dans les consciences et
dans le tissu social, il est indispensable, comme nous l’avons mentionné plus haut, que la société
globale, tant nationale qu’internationale, en fasse grandement et permanemment la promotion,
c’est-à-dire l’intègre, par illustration, d’une part, dans tous les programmes d’éducation, de
formation et d’information ; et d’autre part, dans les codes éthiques des organisations publiques,

960
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 469-470.
961
Ibid., p. 471.
962
Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, op. cit., p. 131.
963
Ibid.

339
parapubliques et non gouvernementales. Par cette action globale, il est question non seulement
de modeler l’esprit des enfants et de changer la mentalité des adultes grâce à une pédagogie et
à une andragogie spécifiques, mais aussi de transformer purement et simplement l’éthique de
la « pensée élargie » en un art de vivre, ceci avec la contribution des médias de masse.
A la vérité, nous pensons que le modelage ou le remodelage spirituel, le changement de
mentalité, dans le sens de l’adoption d’une mentalité ou d’un esprit élargi, sont bel et bien
possibles, car la meilleure arme de destruction massive qu’on pourrait utiliser pour anéantir ou,
du moins, affaiblir considérablement les forces obscurantistes et les structures
d’assujettissement est encore et toujours la bonne vieille éducation, c’est-à-dire une éducation
axée sur la promotion de l’humain. Ainsi, sans risque de nous tromper, nous sommes d’avis
qu’une conscience éclairée par les lumières de l’éthique, notamment celle de la « pensée
élargie », est à même de lutter efficacement contre la plupart des maux qui parasitent et
paralysent nos sociétés, surtout lorsque les valeurs humanistes dont elle regorge deviennent,
comme dirait Karl Marx, des forces matérielles, c’est-à-dire des valeurs qui s’imprègnent
véritablement des masses.
Toutefois, en plus de la promotion et de la mise en pratique de l’éthique de la « pensée
élargie », il est indispensable de cultiver la compassion ou l’amour véritable, tant dans la sphère
privée que dans le domaine de la vie publique, pour que les maux dont souffre notre monde ne
soient pas seulement neutralisés, mais qu’ils soient, si possible, complètement éradiqués et
remplacés par « des grandes vertus964 ».
L’ « humanisme transcendantal » de Luc Ferry met à notre disposition un troisième
outil susceptible de nous permettre de bâtir un monde plus humain ou de guérir nos sociétés
dévastées par toutes sortes de maux. Il s’agit de la sagesse de l’amour.

III- La sagesse de l’amour

En dépit des objections que nous avons faites à Luc Ferry dans les deux précédents
chapitres, notamment sur la problématique de l’origine et de la nature de l’amour, il reste que
nous sommes d’accord avec lui que c’est cette valeur fondamentale de la vie qui donne
aujourd’hui « tout son sens à nos existences965 ». En effet, qu’il s’apparente à la passion, à la
tendresse, à l’amitié, à la fraternité ou à un don de soi, c’est l’amour « qui nous contraint, ne
fût-ce que pour nos enfants, à ne pas céder au pessimisme, à nous intéresser malgré tout à

964
Cette terminologie est extraite du titre de l’œuvre d’André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus,
Paris, PUF, 1995.
965
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 11.

340
l’avenir, à ne pas négliger tout à fait une vie politique que nous jugeons par ailleurs
dérisoire966 ». Dit autrement, « la révolution de l’amour, c’est-à-dire la naissance de la famille
moderne, enracinée dans le passage du mariage arrangé au mariage choisi par et pour l’amour
a transformé nos vies967 » et continue de le faire, tant dans la sphère privée que publique.
L’amour impacte ainsi qualitativement la vie privée et « radicalement les enjeux collectifs et la
vie politique968 ».

1- Sagesse de l’amour et vie privée


Comme le dit Sœur Emmanuelle, « l’irruption de l’amour dans une existence est comme
le feu qui jaillit soudain dans l’âtre : tout prend relief à sa lumière et toute la maison peut en
être incendiée969 », c’est-à-dire illuminée. En effet, l’amour est cette force, cette énergie, ce
penchant ou cette inclination qui naît au fond de l’individu, et qui l’amène à désirer quelque
chose ou un être. Lorsque son objet porte sur une personne, l’amour nous pousse, de l’intérieur,
à agir dans le sens de l’épanouissement de la personne aimée, surtout lorsqu’il est synonyme
d’amitié, de fraternité ou de don de soi. Ceci revient à dire que « l’amour-passion » et
« l’amour-propre », par exemple, sont davantage un amour excessif et exclusif de soi, qui utilise
l’autre comme un objet ou comme un moyen, et jamais comme une fin en soi ou comme « une
finalité sans fin », comme dirait Emmanuel Kant.
« L’amour-passion » est un amour excessif et exclusif de soi parce que la personne qui
est dite aimée n’est, en vérité, qu’un simple instrument de satisfaction des plaisirs, des pulsions
et des instincts de celui ou de celle qui en est affecté. De même que « l’amour-passion »,
« l’amour-propre » est un amour excessif et exclusif de soi, en ce sens qu’il pousse le sujet, qui
en est animé, à se comparer et à se préférer aux autres, en exigeant, paradoxalement, que ces
derniers le préfèrent à eux-mêmes. Certes, « l’amour-propre » commence par un sentiment de
fierté, de dignité, mais il débouche très rapidement dans l’orgueil, l’arrogance, la suffisance, le
mépris de ses semblables, la méconnaissance de leur valeur, bref, la prétention, le narcissisme
et la vanité.
Si « l’amour-propre » et « l’amour-passion » sont finalement un amour excessif et
exclusif de soi, il va donc sans dire que l’amour qui permet la consolidation des liens d’amitié
et de fraternité au sein d’une famille ou d’une communauté est davantage celui que les Grecs

966
Ibid.
967
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, quatrième de couverture.
968
Ibid., p. 90.
969
Sœur Emmanuelle, Vivre, à quoi ça sert ?, p. 129.

341
anciens appelaient « philia », qui est « l’amour-joie, en tant qu’il est réciproque ou peut l’être :
c’est la joie d’aimer et d’être aimé (…) c’est la bienveillance mutuelle970 » ; ou que le quatrième
évangile et les écrits de l’apôtre Jean décrivent et prescrivent aux chrétiens, et qui s’apparente
au mot grec « agapè » qui est, comme nous l’avons dit, « un amour spontané et gratuit, sans
motif, sans intérêt, et même sans justification971 », allant jusqu’à l’amour de l’ennemi.
Selon la théologie chrétienne, l’amour « agapè » est l’amour de Dieu. C’est l’amour par
excellence, l’amour « absolument premier, absolument actif (et non réactif), absolument libre
[, car] il n’est pas déterminé par la valeur de ce qu’il aime, qui lui manquerait (érôs) ou le
réjouirait (philia), mais il la détermine au contraire en l’aimant972 ». C’est d’ailleurs pour cette
raison qu’un tel amour peut conduire celui qui en est animé à faire du bien à son ennemi, c’est-
à-dire à celui qui cherche sa perte.
Lorsqu’ils fleurissent dans une association ou dans une entreprise, dans une famille ou
dans une communauté, dans une nation ou dans un Etat, l’amour « philia » et l’amour « agapè »
ouvrent la voie à la liberté, et permettent, à juste titre, l’établissement de la paix et de l’harmonie
entre les citoyens. Cette paix et cette harmonie constituent, à n’en point douter, un facteur
déterminant de développement et de bien-être de tous et de chacun. Mais quand il n’y a pas
d’amour au sein de ces structures ou de ces instances, quand il s’éclipse pour une raison ou pour
une autre, quand « il vient à nous manquer973 », comme dirait Luc Ferry, c’est la déchirure
totale, l’irruption des conflits de toutes sortes, le manque de solidarité et l’émergence de la
précarité. En fait, dans un contexte marqué par l’indifférence ou la haine, le repli sur soi ou les
« passions tristes », la vie humaine ou communautaire « devient terne et s’assombrit974 », au
grand dam de la libération, de l’émancipation et de l’épanouissement de l’homme et de la
société.
On pourrait nous objecter que les familles modernes, c’est-à-dire les familles nées du
passage du mariage arrangé au mariage choisi par amour et pour l’amour, sont en train
d’imploser ; mettant en péril la paix, la stabilité, l’harmonie et le développement de la société,
du fait des conséquences néfastes que leur implosion génère. Néanmoins, en réponse à cette
objection, nous pouvons dire que le divorce et ses conséquences sont, malheureusement, le
corollaire du mariage choisi ou de la famille fondée sur « l’amour-passion ». Luc Ferry
reconnaît que la passion amoureuse ne dure qu’un temps, ce qui suppose que la solidité d’un

970
André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, pp. 334-335.
971
Ibid., p. 367.
972
Ibid., p. 368.
973
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 12.
974
Ibid.

342
couple dépend de la capacité des conjoints à s’élever au niveau de l’ « amour d’amitié » ou de
l’ « amour don », lorsque l’ « amour-passion » s’étiole. Nous avons d’ailleurs fait le reproche
à l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie d’avoir fondé son humanisme sur « l’amour-
passion » dont la fragilité et la précarité ne lui sont pas étrangères.
Au regard de la fragilité et de la précarité de « l’amour-passion », nous pensons qu’il
aurait été préférable, pour l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, de fonder son
humanisme sur « l’amour d’amitié » ou sur « l’amour-don », même si, en fin de compte, on
revient toujours à la case départ, puisque « l’amour d’amitié », tout comme « l’amour-don »,
peut toujours être supplanté par « les passions tristes ». En effet, comme nous l’avons montré,
l’homme demeure lui-même, c’est-à-dire un être en qui cohabitent le « divin » et le
« démoniaque », l’amour et la haine, l’altruisme et l’égoïsme, la bonté et la mauvaiseté. Il n’est
donc entièrement ni un Dieu, pour être tout Amour, et pour que Luc Ferry promeuve, par le fait
même, un humanisme de l’homme-Dieu ; ni un diable, pour ne verser que dans la méchanceté,
et pour qu’on élabore un humanisme de l’homme-Diable.
Ainsi, n’étant ni un Dieu ni un Diable, ni un ange ni un démon, mais peut-être les deux
à la fois, l’homme est, aussi, un être intelligent, et en tant que tel, il peut comprendre la
nécessité, pour lui et pour les autres, de laisser fleurir l’amour, notamment l’amour « philia »
et l’amour « agapè », pour que ceux qui pourraient en bénéficier, lui le premier, puissent
réellement se libérer, s’émanciper et s’épanouir, car de tels amours accomplissent la loi morale,
en ce sens qu’ils rendent vertueux ceux et celles qui les manifestent. C’est dans ce sens que
s’inscrit ce commandement de saint Augustin dont la pertinence n’est plus à démontrer, à
savoir : « Aime, et fais ce que tu veux975 ».
Dans la même veine que saint Augustin, mais dans une perspective essentiellement
laïque, Luc Ferry affirme : « Lorsque j’aime vraiment, alors, non seulement je ne puis rien lui
préférer, mais je prends conscience qu’il donne du sens au sens, qu’il unifie mes actions pour
les orienter vers un but global976 ». Dit autrement, l’amour véritable est une force qui nous
entraîne irrésistiblement vers l’objet qu’il vise et vers l’accomplissement des objectifs qu’il
porte. On pourrait dire avec Frédéric Lenoir que « l’amour est l’énergie la plus puissante au
monde977 », « la mélodie secrète de l’univers978 », car c’est lui qui « fait vibrer tous les êtres
vivants et les relie entre eux.979 » Il s’agit donc d’avoir la volonté et de se donner le pouvoir de

975
Saint Augustin cité par André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, p. 295.
976
Luc Ferry, La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, p. 423.
977
Frédéric Lenoir, La Consolation de l’ange, p. 200.
978
Ibid.
979
Ibid.

343
capitaliser la force de l’amour pour transfigurer non seulement notre vie privée, mais aussi et
surtout la vie publique ou politique.

2- Sagesse de l’amour et vie publique


Dans son exposé sur l’ « humanisme de la transcendance de l’autre », Luc Ferry nous
montre comment la révolution de l’amour irradie au-delà de la sphère privée, c’est-à-dire
transforme « radicalement les enjeux collectifs et la vie politique », notamment, dit-il, dans les
Etats démocratiques et laïcs de la vielle Europe et, ajouterions-nous, des autres régions du
monde. En effet, nous pensons qu’il ne pouvait en être autrement, dans la mesure où

L’universalité même du changement que constitue le passage du mariage


arrangé au mariage d’amour en fait un phénomène éminemment collectif, un
« phénomène social global » comme diraient les sociologues, dont on voit
mal, alors qu’il n’épargne personne, comment il pourrait ne pas avoir d’effet
sur les aspirations communes.980

A la vérité, la révolution de l’amour a eu un impact positif sur la vie politique, et


continuera de l’avoir, car il n’est plus tout à fait question, aujourd’hui, notamment dans les Etats
démocratiques et laïcs, de privilégier, au vu et au su de tout le monde, des intérêts autres que
ceux relatifs au bien-être des enfants, des femmes, des personnes en situation de handicap, des
personnes en difficulté, des familles et des populations. Cet intérêt nouveau et officiel pour la
préservation et la promotion du bien-être de l’être humain est le résultat d’un réel effort visant
à un changement de paradigme politique, dans la mesure où, avec la naissance de la famille
moderne, la société civile ou l’opinion publique nationale et internationale ne tolère et n’accepte
plus que l’homme soit sacrifié, comme par le passé, sur l’autel des causes qui n’ont rien à voir
avec la recherche de la libération et du développement de tous et de chacun. Aucune famille,
par illustration, n’aimerait plus voir ses fils et ses filles mourir au nom du chauvinisme national,
au nom d’une divinité quelconque ou au nom d’une idéologie révolutionnaire.
Aujourd’hui, le seul sacrifice légitime est celui que l’homme pourrait consentir pour que
l’homme vive. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir comment les forces d’occupation, d’invasion ou
d’exploitation des pays tiers sont, plus que par le passé, critiquées par l’opinion nationale et
internationale, quels que soient les motifs avancés pour légitimer leur impérialisme ou, du
moins, leur occupation. Le cas de l’invasion de l’Ukraine par la Russie constitue, à cet effet,
une illustration, même si sur cette question les débats restent ouverts et passionnants.

980
Luc Ferry, De l’amour. Une philosophie pour le XXIe siècle, p. 139.

344
Ainsi, si la politique nationale ou internationale veut aujourd’hui prospérer à tous
égards, si elle veut survivre à elle-même, si elle veut redevenir crédible et audible, bref, si elle
veut avoir un visage nouveau, et elle le doit, elle doit absolument être enracinée dans l’amour.
En effet, c’est en plaçant l’amour, c’est-à-dire la bienveillance, la charité, la compassion, ou
l’altruisme, au fondement de l’action politique que tous les acteurs de la scène publique
pourront progressivement se départir de l’égocentrisme, de l’égoïsme, des détournements des
fonds publics et de toutes les autres attitudes antirépublicaines. La sagesse de l’amour permettra
aux dirigeants politiques et à chaque citoyen de comprendre que les effets positifs ou négatifs
des actes qu’ils posent sont susceptibles de les impacter d’une manière ou d’une autre.
Les actes positifs ou négatifs que nous posons, si nous sommes des hommes politiques,
pourraient, par exemple, impacter nos propres enfants et nos proches, même si nos concitoyens,
c’est-à-dire ceux que nous considérons comme étant « les autres », en sont impactés au premier
chef, c’est-à-dire au plus haut point. En effet, par l’effet boomerang ou le principe
d’interdépendance, le bien ou le mal que nous faisons aux autres nous revient certainement ou,
du moins, très souvent. Il est donc question, grâce à la sagesse de l’amour, de transfigurer la vie
politique, « en fondant les grands objectifs [politiques] sur le souci de l’avenir de nos jeunes,
[de nos concitoyens, des personnes vivant dans nos sociétés,] en enracinant le plus possible ce
souci dans les familles et en l’entourant de tous les gages d’équité les plus crédibles981 ».
Néanmoins, pour que l’amour illumine et humanise pleinement l’action politique, il est
nécessaire que tous les acteurs politiques et tous les citoyens le valorisent ou le célèbrent sur
tous les plans et dans tous les domaines, en faisant de lui la valeur par excellence. Par cette
valorisation ou célébration, l’amour rayonnera, sans entrave, de la sphère privée où on voudrait
le confiné, pour des raisons inavouées ou avouées, « vers la collectivité, pour apparaître
finalement comme la valeur fondamentale de l’ensemble social et de son organisation982 ». Il
s’agit, pour nous, de faire de l’amour une affaire de volonté, un commandement ou un
« impératif catégorique », un mode de vie ou une manière d’être, n’en déplaise à André Comte-
Sponville qui estime que « l’amour ne se commande pas, et ne saurait en conséquence être un
devoir983 ».
L’auteur du Petit traité des grandes vertus reprend ainsi une pensée d’Emmanuel Kant
selon laquelle : « L’amour est une affaire de sentiment et non de volonté, et je ne peux aimer
parce que je le veux, encore moins parce que je le dois ; il s’ensuit qu’un devoir d’aimer est un

981
Ibid., p. 141.
982
Ibid., p. 145.
983
André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, p. 291.

345
non-sens984 ». Or nous pensons que l’amour qui ne se commande pas est davantage l’ « amour-
passion ». A la vérité, il est possible d’aimer par choix ou d’aimer volontairement d’un « amour
d’amitié » et d’un « amour-don ». Autrement dit, nous pensons que quand bien même
l’ « amour-passion » ne se commanderait pas, quand bien même il ne serait pas une affaire de
volonté, il reste qu’il est possible de susciter ou de faire germer, de cultiver ou de faire croître
l’ « amour d’amitié » et l’ « amour-don », en posant sur soi et sur l’altérité un regard nouveau
ou neuf.
Notre préoccupation est que chacun, individuellement, puisse trouver en lui, ou au fond
de lui-même, malgré les bruits de l’existence, « ce quelque chose » qui lui donnera toujours la
force d’aimer, car, au terme de ce parcours philosophique, nous sommes convaincu que « le
sens de la vie ne se trouve ni dans l’ordre de la matière ni dans celui de l’esprit, tous deux par
ailleurs considérables et nécessaires, mais seulement dans (…) l’ordre du cœur985 » :

On retrouve aussi, dans cette progression, les trois ordres de Pascal.


Le premier ordre est celui de la matière qui est aussi celui du corps. Or la
matière est belle, elle est « puissante », nous dit Pascal.
Il ne s’agit ni de la renier, ni de la mépriser.
Le deuxième ordre est celui de l’esprit, car l’être humain est aussi esprit.
L’intelligence est une faculté prodigieuse de compréhension et de
raisonnement. Son aptitude à percer les lois de la nature permet ensuite des
applications technologiques dont on voit tous les jours le développement sans
fin.
Pour accomplir notre humanité, nous devons aboutir au troisième ordre.
C’est l’ordre (…) de la charité qui s’exprime dans un amour désintéressé
pour nos frères et sœurs en humanité.
Sans le troisième ordre, c’est-à-dire sans l’amour, l’être humain est privé
d’une dimension essentielle. Selon Pascal, en effet, « toute la matière
ensemble ne fait pas une pensée ».
Il admire la grandeur du premier ordre de la matière et du deuxième de
l’intelligence. Mais « toutes les pensées ensemble ne font pas un seul acte
d’amour gratuit.986

984
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, traduit de l’allemand par Philonenko, Paris, Vrin, 1968, pp. 73-
74.
985
Sœur Emmanuelle, Vivre, à quoi ça sert ?, p. 16.
986
Sœur Emmanuelle, Mon testament spirituel, p. 119.

346
A la vérité, comment l’ordre de la matière et l’ordre de l’esprit seraient-ils supérieurs à
l’ordre du cœur, si tant est que « le cœur humain se comble seulement dans une relation très
simple, très fraternelle et très vraie987 » ?
Au terme de ce chapitre où il était question de statuer sur la portée philosophique ou la
plus-value de l’ « humanisme transcendantal » de Luc Ferry, nous retenons qu’en dépit de nos
objections et de nos propositions, cet humanisme est d’une fécondité théorique, pratique et
sotériologique certaine, dans la mesure où il nous ouvre à une heuristique de la notion d’
« horizon », à une éthique de la « pensée élargie » et à une sagesse de l’amour. Cette heuristique
de la notion d’ « horizon », cette éthique de la « pensée élargie » et cette sagesse de l’amour
sont, de notre point de vue, susceptibles de permettre à l’homme de se libérer du dogmatisme,
du fanatisme et des « passions tristes » ; et donc de parvenir, par le fait même, à une vie de
mortel bonne ou réussie, c’est-à-dire à une existence plus consciente, plus libre, plus
responsable, plus créatrice, plus altruiste et plus épanouie. L’heuristique de la notion d’
« horizon », l’éthique de la « pensée élargie » et la sagesse de l’amour nous entraînent dans un
processus d’« individuation ». Elles nous permettent de grandir en conscience, en liberté, en
responsabilité, en créativité et en amour :

Si je devais résumer le sens de l’existence humaine en quelques mots, je


dirais : tout le chemin de la vie, c’est de passer de l’inconscience à la
conscience et de la peur à l’amour. C’est pour cela que les âmes viennent sur
terre, même si c’est un chemin souvent douloureux et jonché d’obstacles. Et
c’est parce qu’elles l’oublient que l’existence leur paraît souvent absurde, ou
vide de sens.988

987
Ibid., p. 220.
Frédéric Lenoir, La Consolation de l’ange, p. 106.
988

347
CONCLUSION PARTIELLE

Cette troisième et dernière partie de notre travail nous a permis de procéder à une
évaluation critique de l’ « humanisme transcendantal » de Luc Ferry. Nous avons, dans un
premier temps, mis en lumière les difficultés théoriques liées à cet humanisme dit non
métaphysique, notamment son incohérence par rapport au postulat sur lequel il s’enracine, à
savoir le postulat du monisme physique. En effet, si l’immanence est la seule réalité, comme le
pense l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, alors, il devient suspect d’y faire émerger
des absolus objectifs, sacrés et universels, comme il l’a fait. Aussi, les valeurs fondamentales
de la vie, à l’instar du bien, de la justice, du beau, de la vérité, de l’amour et leurs relations,
sont relatives, profanes et d’origine historique, pour ce qui est des quatre premières valeurs ;
une inclination naturelle, lorsqu’il s’agit de l’ « amour-passion » et, dans une certaine mesure,
de l’ « amour d’amitié » ; une construction ou une décision de l’esprit humain, lorsqu’il est
question de l’ « amour-don ».
Par ailleurs, l’homme ne saurait, non plus, être considéré comme un Dieu, c’est-à-dire
un être diviniser ou sacraliser par son semblable, car tout être humain porte aussi bien le masque
de l’animalité que celui de l’humanité. « L’humanisme de la transcendance de l’autre » ou
« humanisme de l’homme-Dieu » devient, par conséquent, une idéologie, au sens marxiste du
terme, c’est-à-dire une véritable occultation du réel.
Dans un deuxième temps, nous avons montré que le postulat du monisme physique sur
lequel reposent « l’immanentisme radical » et l’humanisme ferryen est l’expression d’un parti
pris métaphysique, en ce sens qu’il est infalsifiable. Cela nous a amené à faire un autre pari,
celui de l’existence, avant l’explosion primitive, d’une réalité non matérielle. Pour cela, nous
nous somme basé sur les travaux de recherche et les publications scientifiques d’Igor et de
Grichka Bogdanov. En effet, les frères Bogdavov se sont appuyés sur les mathématiques, la
logique, l’informatique et les lois de la physique pour crédibiliser l’hypothèse de la
« Singularité Initiale » ou de l’existence d’une sorte d’information, de code ou de « ce quelque
chose » de non matériel qui serait à l’origine de la « boule de feu primordiale989 », du big bang,
du monde, de la vie, de l’homme, bref, de la naissance du réel et de son évolution dans le temps
et dans l’espace. Partant de ce nouveau postulat ou de ce nouveau parti pris métaphysique, nous

989
Jean Guitton, Grichka Bogdanov, Igor Bogdanov, Dieu et la science : vers le métaréalisme, Paris, Bernard
Grasset, 1991, p. 55.

348
nous sommes positionné en faveur du principe anthropique990, soutenu par un certain nombre
de scientifiques, à l’instar de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan.
En réalité, nous sommes d’accord avec Luc Ferry que l’homme a le pouvoir de définir
le sens de sa vie et d’élaborer des sagesses pouvant lui permettre de parvenir au salut. Toutefois,
force est de noter que ce pouvoir est largement limité, à cause de l’omniprésence de la nécessité
et des contraintes diverses. Autrement dit, la définition du sens de notre existence et la capacité
que nous avons à nous sauver des peurs et des souffrances qui parasitent et paralysent notre vie
nous échappent en grande partie, car non seulement la liberté humaine est très limitée, mais tout
se passe aussi comme si des forces de plusieurs niveaux de réalité guidaient, d’une main
invisible, la marche du monde et de tout ce qu’il contient. Aussi avons-nous proposé, en lieu et
place de l’ « humanisme de l’homme-Dieu » de Luc Ferry, un humanisme de l’ouverture à
l’altérité parce que cet humanisme prend en compte l’hypothèse de la « Singularité Initiale » ;
l’illusion du libre arbitre ; le principe d’interdépendance de toutes les composantes de la
biosphère et de l’univers ; la relativité et l’historicité des valeurs fondamentales de la vie.
L’humanisme de l’ouverture à l’altérité est ainsi fondé sur l’éthique de la lucidité,
l’éthique de l’humilité, l’éthique de l’ouverture d’esprit, l’éthique de la compassion et l’éthique
de la joie qui constituent, pour nous, le sens de la vie de l’homme et la source de son salut.
Dans un troisième temps, nous avons mis en relief la portée philosophique ou la plus-
value de l’humanisme ferryen, en dépit de ses problèmes de pertinence philosophique. En effet,
nous avons montré que « l’humanisme de la transcendance de l’autre » véhicule trois grandes
idées nécessaires à « la guérison du monde991 ». Il s’agit de l’heuristique de la notion d’
« horizon » qui invite l’humanité à se libérer de toutes les formes de dogmatisme ; de l’éthique
de la « pensée élargie » qui est une interpellation à se défaire du fanatisme, du racisme et de
l’ethno-fascisme ; et de la sagesse de l’amour qui permet à l’homme, d’une part, de se sauver
des peurs et des « passions tristes » qui parasitent et paralysent son existence ; et d’autre part,
de s’élever vers l’amour de ce qui, en l’autre, est, non pas particulier ou général, mais
irremplaçable.

990
Rappelons que, selon « le « Principe Anthropique », émis en 1974 par l’astrophysicien anglais Brandon Carter
(…), « l’univers se trouve avoir, très exactement, les propriétés requises pour engendrer un être capable de
conscience et d’intelligence ». Dès lors, les choses sont ce qu’elles sont, tout simplement parce qu’elles n’auraient
pas pu être autrement : il n’y a pas de place, dans la réalité, pour un univers différent de celui qui nous a
engendrés. » A ce propos, lire Jean Guitton, Grichka Bogdanov, Igor Bogdanov, Dieu et la science : vers le
métaréalisme, p. 88.
991
Cette expression est de Frédéric Lenoir, dans son œuvre intitulée La Guérison du monde, Paris, Fayard, 2012.

349
CONCLUSION GENERALE

350
A la question de savoir ce qui fonde le sens de la vie de l’homme, les Anciens ont estimé
que l’existence humaine est régie par un principe cosmologique, à savoir la « Maât », pour les
Egyptiens de l’époque pharaonique ; ou le « cosmos », pour les Grecs de l’Antiquité. Or, pour
les partisans des religions monothéistes du Moyen Age, c’est bien plutôt un principe
théologique, notamment un Dieu personnel et unique qui est considéré comme l’« Alpha » et
l’« Oméga », le commencement et la fin de tout être et de toute chose, qui donne une
signification, une orientation et une finalité à la vie humaine. Toutefois, ce principe théologique
du Moyen Age, tout comme d’ailleurs le principe cosmologique de l’Antiquité, sera remis en
question par les humanistes et les philosophes de la Renaissance et de la modernité, à cause de
sa verticalité aliénante et déshumanisante. En effet, les humanistes et les philosophes de la
Renaissance et de la modernité ont pensé que le caractère extérieur et supérieur de ces deux
anciens foyers de sens est de nature à maintenir le sujet dans une parfaite hétéronomie, alors
qu’il devrait bien plutôt jouir d’une pleine et entière autonomie.
Les humanistes et les philosophes de la Renaissance et de la modernité vont donc
progressivement se détourner de l’idée du cosmos et de l’idée d’un Dieu personnel et unique
qui seraient au fondement de la « theoria », de la « praxis » et de la « sotériologie », pour ne
plus définir le sens de la vie humaine qu’à l’aune d’un principe humaniste, notamment la raison.
De leur point de vue, la raison est le seul ou l’unique foyer de sens qui peut permettre à
l’homme de parvenir à une compréhension crédible du réel, c’est-à-dire du monde dans lequel
il vit ; d’élaborer, à partir de cette intelligence adéquate de ce qui est, des valeurs morales ou
éthiques pouvant lui permettre de vivre en harmonie avec les autres sur le terrain de l’existence ;
et de définir une sagesse ou une spiritualité qui puisse le conduire à « une vie de mortel bonne
ou réussie ».
A la vérité, il est question, pour la plupart des humanistes et des philosophes de la
Renaissance et de la modernité, d’amener l’humanité, par ses propres moyens, et non plus par
le biais d’une « altérité radicale » ou d’un « Tout-Autre », à connaître le réel, à bien se conduire,
et à se sauver des peurs et des souffrances qui la parasitent et la paralysent dangereusement.
Autrement dit, avec les philosophes de la Renaissance et de la modernité, il est question de
rompre définitivement avec le cosmologico-épistémologique, éthique et sotériologique et avec
le théologico-épistémologique, éthique et sotériologique. En d’autres termes, la connaissance
du monde, l’action bonne et le salut de l’homme ne sont plus considérés, à cette époque, comme
relevant soit de la contemplation du monde et de l’insertion harmonieuse de soi dans le divin
cosmos, soit de la révélation et de la soumission de la volonté humaine à celle de son Créateur.
Il est bien plutôt question, pour chaque individu, de faire un bon usage de son entendement ou

351
de son intelligence pour parvenir à la connaissance vraie du monde et de l’homme, édicter des
valeurs morales ou éthiques susceptibles de permettre un « convivre » harmonieux, et élaborer
des sagesses ou des spiritualités laïques dont la mise en pratique pourrait le mettre sur « les
chemins de l’harmonie992 ». Il s’agit, dans ce contexte, et quelles que soient les actions que le
sujet a à mener, de ne se soumettre qu’aux exigences ou qu’aux directives de la « droite et
froide raison ».
Néanmoins, malgré ce changement paradigmatique qui fait la part belle à la raison, et
non plus au cosmos et à un Dieu personnel et unique, Luc Ferry, à la suite des philosophes du
soupçon et de la déconstruction, estime que le principe rationnel ou humaniste est à l’image des
principes cosmologique et théologique. En d’autres termes, la raison, selon Luc Ferry, est, elle
aussi, une « transcendance verticale », dans la mesure où elle est abstraite, hégémonique,
« vorace » et « boulimique ». En effet, tout comme la transcendance du cosmos et la
transcendance de Dieu, la transcendance de la raison se pose en s’imposant à l’individu, comme
si elle lui était extérieure et supérieure. La raison totalise, comme les deux anciennes formes de
transcendance susmentionnées, trois pouvoirs essentiels sur lesquels elle se fonde pour définir
non seulement le sens de la vie de l’homme, mais aussi les conditions de son salut. Il s’agit du
pouvoir épistémologique, puisque la raison se définit comme le « chemin » de la vérité ; du
pouvoir législatif, en ce sens qu’elle s’impose comme « l’instance normative suprême993 » ; et
du pouvoir sotériologique, car elle se présente comme la principale faculté qui peut permettre
à l’individu et à la collectivité de penser et de mettre en œuvre une doctrine pertinente du salut
de l’homme sans Dieu.
Dans tous les cas, dans la perspective des philosophes du soupçon et de la
déconstruction, tout comme dans celle de Luc Ferry, la raison est fondamentalement
exclusiviste, comme le sont d’ailleurs le cosmos des Grecs de l’Antiquité et le Dieu personnel
et unique des partisans des religions monothéistes du Moyen Age. Pour les philosophes du
soupçon et de la déconstruction, tout comme pour l’auteur de Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, la
raison, en tant qu’entité abstraite, hégémonique, « vorace » et « boulimique », anéantit, ipso
facto, le bien-être de l’homme, en ce sens qu’elle ne tolère pas le libre épanouissement des
autres dimensions de l’humain, à l’instar de l’imagination, de l’instinct, des passions, des
pulsions, des désirs, des émotions et des sentiments.

992
Nous empruntons cette expression à Harry Moody et à David Carroll. Elle constitue le titre de leur œuvre
intitulée : Les Chemins de l’harmonie. Trouver un sens à sa vie, traduit de l’américain par Daniel Roche, Paris,
Nil éditions, 1999.
993
Marcien Towa, op.cit., p. 30.

352
Durant la modernité, la raison ou la conscience se déploie comme si elle était la seule
instance du psychisme humain. Cette attitude hégémonique de la raison, à en croire les penseurs
de la déconstruction, notamment les pères fondateurs de la psychanalyse, engendre
nécessairement, chez l’homme moderne, des névroses, des psychoses et des maladies
psychiques de toutes sortes. C’est d’ailleurs, nous fait remarquer Frédéric Lenoir, le constat
qu’a fait Carl Gustav Jung, disciple dissident de Sigmund Freud. En effet, l’auteur de Jung, un
voyage vers soi, souligne que :

Jung fait aussi le constat d’une césure de plus en plus importance chez
l’homme moderne entre le conscient et l’inconscient, source de névroses et
de psychoses. Tandis que l’homme primitif était sans doute trop soumis à son
inconscient et à une conscience de groupe, l’homme moderne est, d’une
certaine manière, passé dans l’autre extrême. (…) [Selon Jung,] « Notre vie
civilisée d’aujourd’hui exige une activité consciente concentrée et orientée,
ce qui constelle par suite le risque d’une coupure radicale d’avec
l’inconscient. Plus l’on veut s’éloigner de l’inconscient par un
fonctionnement orienté, plus on a de chances de se créer une contre-position
qui, lorsqu’elle fait irruption, peut avoir de fâcheuses conséquences. »994

Bien évidemment, pour Carl Gustav Jung, la suprématie de la conscience ou de la raison


a pour conséquence l’appauvrissement de la vie et le dépérissement de l’individu. Elle est un
obstacle majeur au « processus d’individuation » ou de « réalisation de soi-même995 ». Carl
Gustav Jung affirme de façon concise et péremptoire :

Plus la raison critique prédomine, plus la vie s’appauvrit ; mais plus nous
sommes aptes à rendre conscient ce qui est inconscient et ce qui est mythe,
plus est grande la quantité de vie que nous intégrons. La surestimation de la
raison a ceci de commun avec le pouvoir d’état absolu : sous sa domination,
l’individu dépérit.996

Par ailleurs, à la suite de la critique jungienne, et même francfortoise, de l’hégémonie


de la raison, Luc Ferry estime que l’instrumentalisation de cette faculté, pendant la modernité,
a abouti à sa perversion. Selon l’auteur de L’Innovation destructrice, cette perversion ou cette
corruption de la raison pendant la modernité a été causée par le capitalisme et la bourgeoisie.

994
Frédéric Lenoir, Jung, un voyage vers soi, pp. 95-96.
995
Ibid., p. 212.
996
Carl Gustav Jung, « Ma vie ». Souvenirs, rêves et pensées (recueillis et publiés par Aniéla Jaffré), traduit par le
Dr Roland Cahen et Yves Le Lay, Paris, Gallimard, 1991, p. 475.

353
C’est aussi ce que pense Lucien Ayissi, dans Crise et superstition, lorsqu’il dit expressément
ce qui suit :
Alors qu’elle avait pour fin de doter l’homme du pouvoir de dominer la
nature et de sortir de l’obscurantisme entretenu par la mythologie et la
superstition, [la raison] a été instrumentalisée en faveur de ce qu’elle était
censée combattre. Elle a été si pervertie par le capitalisme qu’elle s’est mise
finalement au service de la bourgeoisie pour perpétuer l’exploitation et
l’aliénation. (…) En devenant l’instrument de domination de la bourgeoisie,
la raison a sombré dans la tragédie, au grand préjudice de l’idéal de liberté
et d’émancipation qu’elle avait pourtant en vue auparavant. (…) La
colonisation, l’exploitation de l’homme par l’homme, le contrôle des
consciences par les pouvoirs disciplinaires et la standardisation des
comportements par les multiples agences de communication de masse,
illustrent bien ce malheureux glissement idéologique.997

Le projet philosophique de Luc Ferry est donc d’assumer la déconstruction de toutes les
« transcendances verticales », c’est-à-dire d’être pleinement comptable du processus de
désenchantement, de sécularisation ou de laïcisation du monde. Mais si Luc Ferry est d’accord
avec les philosophes du soupçon et de la déconstruction, notamment Friedrich Nietzsche, pour
que toutes les « idoles » de la cosmologie non scientifique, des religions, de l’idéalisme, de la
métaphysique classique et de l’humanisme moderne soient brisées « à coup de marteau », il se
refuse de les suivre dans la réalisation de leur programme d’instauration du règne de
l’immanence radicale ou de la nécessité absolue. Ainsi, sans livrer l’humanité aux forces
aveugles de la nature, comme le feraient les théoriciens de la pensée de l’immanence radicale,
et sans non plus opérer un retour aux « transcendances du passé », à savoir la transcendance du
cosmos, la transcendance de Dieu et la transcendance de la raison, Luc Ferry entreprend de
sauver l’homme, en réenchantant le monde.
Pour ce faire, il est amené à postuler « l’excès de la liberté998 » et l’existence des formes
nouvelles de transcendance. En effet, du point de vue ferryen, l’être humain n’est pas comme
les autres êtres de la nature, et ne saurait, non plus, vivre comme eux, dans la mesure où il est
un être de conscience, de liberté, de responsabilité et de créativité. L’auteur de L’Homme-Dieu
ou le sens de la vie affirme, de ce fait, que l’être humain est un « être d’anti-nature ». Il est
caractérisé fondamentalement par une double historicité individuelle et collective qui fait de lui
un être toujours en devenir, insaisissable et rebelle par rapport à toute détermination. Luc Ferry
s’inscrit ainsi dans la filiation philosophique de Giovanni Pico della Mirandola et de Jean-Paul

997
Lucien Ayissi, Crise et superstition, pp. 260-261.
998
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 448.

354
Sartre qui pensent que c’est à l’homme, lui-même, de se définir au cours de son existence et
d’inventer sans cesse le sens de sa vie.
A la vérité, selon Luc Ferry, l’homme a une double historicité individuelle et collective
qui fait qu’il ne peut vivre ou exister dans l’anomie, l’absurdité ou le « non-sens radical » de
l’immanence absolue. D’ailleurs, comme nous l’avons relevé dans la deuxième partie de notre
travail, l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie estime que le déclin des « transcendances
verticales », celui du cosmos, de Dieu, aussi bien que celui de la raison, ne sonne pas le glas de
toutes les formes de transcendance. A son avis, et comme nous l’avons souligné, « des formes
nouvelles de transcendance, des transcendances « horizontales » et non plus verticales999 »,
naissent, émergent ou sont « enracinées dans l’humain et non plus dans des entités extérieures
et supérieures à lui1000 ».
Pour Luc Ferry, ce sont ces « transcendances horizontales », à l’instar du bien, de la
justice, du beau, de la vérité, de l’amour et leurs relations, qui permettent le réenchantement du
monde, d’une part ; et d’autre part, donnent une signification, une orientation et une finalité à
l’existence humaine. L’auteur de La Révolution de l’amour affirme que la découverte des
transcendances dans l’immanence à la conscience humaine ouvre la voie à une cinquième
période de l’histoire ; période marquée par le principe de l’amour. Cette nouvelle période de
l’histoire, que Luc Ferry qualifie de post-métaphysique, de post-nietzschéenne et de post-
déconstructionniste, exige, selon lui, une sagesse des modernes ou une nouvelle spiritualité sans
Dieu, c’est-à-dire une sagesse qui n’est plus cosmique, qui n’est plus la sagesse du monde,
comme l’était la spiritualité laïque des Grecs de l’Antiquité.
Mais la question fondamentale qui a fait l’objet de notre réflexion était celle de savoir
la pertinence philosophique du principe de l’amour. En d’autres termes, il était question, pour
nous, de statuer sur la crédibilité épistémologique ou philosophique des « transcendances
horizontales », et donc de « l’humanisme transcendantal » qu’elles induisent. Aussi, nous
sommes-nous demandé ce qui pourrait bien justifier scientifiquement ou philosophiquement,
d’une part, le déclin des anciens principes de sens, à savoir les principes cosmologique,
théologique, humaniste, et même de la déconstruction ; et d’autre part, la nécessaire ouverture
à un nouveau foyer de sens, à savoir l’amour.
En nous basant tour à tour sur les textes fondamentaux de Luc Ferry et sur l’histoire des
sciences et des pensées, nous avons démontré que le déclin des « transcendances verticales »
ou des principes de sens du passé, que sont le cosmos, Dieu et la raison, est consécutif à la

999
Ibid., p. 447.
1000
Ibid.

355
révolution scientifique, à la révolution humaniste, à la révolution philosophique et à la
révolution de l’amour. Autrement dit, l’effondrement des « transcendances du passé » est rendu
possible par la naissance et le développement des sciences modernes, l’émergence de
l’humanisme, notamment l’humanisme athée, l’irruption des philosophies du soupçon et de la
déconstruction, et la naissance de la famille moderne.
Nous avons aussi démontré, avec l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, que le
désenchantement du monde qui a suivi le déclin ou l’effondrement des « transcendances
verticales » est de nature à livrer l’humanité à l’immanence radicale au sein de laquelle l’espèce
humaine ne peut véritablement survivre. En d’autres termes, « l’immanentisme radical » est,
pour Luc Ferry, une doctrine problématique et humainement inapplicable ou inappropriée, car
non seulement la nature est le lieu du déferlement des forces aveugles et l’arène des chocs des
volontés puissantes, mais elle se caractérise aussi par « sa dimension tragique de non-sens
radical1001 », c’est-à-dire par l’absence de sens et des normes pouvant garantir la sécurité, la
paix et l’harmonie, somme toute, nécessaires à la préservation de la vie humaine. Il est donc
nécessaire de réenchanter le monde, c’est-à-dire de trouver des formes nouvelles de
transcendance qui puissent, d’une part, réintroduire la question du sens, du sacré et du salut au
cœur de l’existence ; et d’autre part, préserver le lien social, tout en résistant au marteau
nietzschéen.
Comme nous l’avons noté plus haut, Luc Ferry trouve ces formes nouvelles de
transcendance dans l’immanence à la conscience humaine. Il s’agit, bel et bien, des valeurs
fondamentales de la vie et leurs relations, à l’instar du bien, de la justice, du beau, de la vérité
et de l’amour, qui naissent, certes, au cœur de l’humanité, mais se révèlent comme des absolus
objectifs, sacrés et universels, en ce sens qu’elles « continuent de nous apparaître comme
indépendantes de [notre] volonté, comme « données du dehors », mais elles semblent s’imposer
à [nous] jusque sous la forme d’un impératif qui peut parfois [nous] conduire à mettre [notre]
vie en danger1002 », notamment pour ceux et celles que nous aimons, c’est-à-dire des personnes
que nous avons sacralisées par les liens d’amour. Ainsi, l’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens
de la vie fonde sur ces « transcendances horizontales », c’est-à-dire ces valeurs absolues,
sacrées et universelles, son « humanisme transcendantal », encore appelé « humanisme non
métaphysique » ou « humanisme de l’homme-Dieu ».
Cependant, Luc Ferry affirme que les « transcendances horizontales » et « l’humanisme
de la transcendance de l’autre » ne sont aucunement l’expression d’un retour à la métaphysique

1001
Ibid., p. 169.
1002
Ibid., p. 450.

356
classique, à l’idéalisme et à la religion, puisqu’ils émergent de l’immanence, de la vie, de
l’humanité ou de l’homme. Ils permettent à l’humanité d’échapper à l’anomie et au « non-sens
radical » d’une nature de part en part régie par les forces aveugles, les passions violentes, les
volontés puissantes et la nécessité.
Pour Luc Ferry, la condition de l’homme moderne ou de l’homme contemporain,
totalement désillusionné, notamment dans les Etats démocratiques et laïcs de la vielle Europe,
lui impose, par ailleurs, de faire provision d’une sagesse ou d’une spiritualité laïque, fondée sur
« la singularité », « l’intensité », « l’amour »1003 et l’éternité de l’instant. En effet, selon l’auteur
de La Sagesse des Modernes, le salut de l’homme moderne ou de l’homme contemporain, c’est-
à-dire la victoire sur les peurs et les souffrances qui parasitent et paralyses son existence, passe,
dans un premier temps, par sa capacité à s’élever à l’universel ou à s’adresser à l’humanité tout
entière1004, car, dit-il, « en m’arrachant à moi-même pour comprendre autrui, en élargissant le
champ de mes expériences, je me singularise puisque je dépasse tout à la fois le particulier de
ma condition individuelle d’origine pour accéder, sinon à l’universalité, du moins à une prise
en compte chaque fois plus large et plus riche des possibilités qui sont celles de l’humanité tout
entière1005.
Dans un deuxième temps, Luc Ferry estime que le salut de l’homme moderne ou de
l’homme contemporain est consécutif à sa capacité à mener une existence riche et intense,
puisqu’il s’agit de faire « coïncider harmonieusement en elle la plus grande diversité possible
d’expériences agrandissant notre point de vue sur l’humanité1006 ». Dans un troisième temps,
il pense que l’homme moderne ou l’homme contemporain se sauve des souffrances et des peurs
qui le parasitent et le paralysent, c’est-à-dire parvient à une « vie réussie ou bonne », en
développant l’amour de ce qui est singulier ou irremplaçable, car, dit-il, « seule, en effet, la
singularité, qui dépasse à la fois le particulier et l’universel, peut être objet d’amour. Si l’on
s’en tient aux seules qualités particulières/générales, on n’aime jamais personne1007 ».
Dans un quatrième temps, enfin, Luc Ferry souligne que le salut du genre humain passe
par la promotion de la « pensée élargie », de la « singularité » et de l’amour de ce qui est
irremplaçable ; attitudes qui permettent de « vivre parfois l’abolissement du temps1008 », c’est-
à-dire d’avoir accès à un « instant éternel1009 ».

1003
Ibid., p. 471.
1004
Ibid., p. 472.
1005
Ibid., p. 474.
1006
Ibid., p. 476.
1007
Ibid., p. 479.
1008
Ibid., p. 481.
1009
Ibid., p. 480.

357
Toutefois, l’évaluation critique de l’ « humanisme transcendantal » de Luc Ferry nous
a permis de mettre en lumière ses problèmes de pertinence philosophique, car non seulement
cet humanisme est en dissonance avec le postulat sur lequel il repose, mais il est aussi suspect
d’occultation du réel ou de mystification. En effet, l’ « humanisme transcendantal » ou
« humanisme de l’homme-Dieu » est incohérent, en ce sens qu’il repose sur des transcendances
qui, par leur absoluité, leur sacralité, leur objectivité, leur universalité, leur origine mystérieuse,
bref, leurs prétentions, nous rappellent plutôt les « transcendances de jadis », brisées, par le
passé, par le marteau impitoyable de Friedrich Nietzsche, sous le regard pourtant approbateur
de certains de ses contemporains et, aujourd’hui, de Luc Ferry.
Aussi, peut-on se demander pourquoi, au lieu d’assumer froidement et courageusement
l’absurdité, la relativité, le relativisme, la permissivité et le tragique qui sont le propre d’une
vie désenchantée ou d’une existence dans l’immanence radicale, l’auteur de L’Anticonformiste
a choisi, comme d’ailleurs la plupart de ses pairs, de trahir le projet de désenchantement, de
sécularisation ou de laïcisation du monde, en inventant un subterfuge ; celui qui consiste à
féconder et à aider l’immanence à accoucher mystérieusement des absolus objectifs. En fait, de
notre point de vue, l’ « humanisme transcendantal » ou « humanisme non métaphysique » de
Luc Ferry est, à la vérité, un humanisme métaphysique, et les « transcendances horizontales »
se révèlent comme une figure incarnée des « transcendances verticales ».
Partant des difficultés théoriques de l’humanisme ferryen, et compte tenu du fait que la
vie humaine n’est possible que dans un contexte structuré par la problématique du sens, du sacré
et du salut, nous avons pensé à un changement de paradigme ou de postulat. En effet, nous nous
sommes démarqué du postulat du « tout est matière » ou du « tout du réel », c’est-à-dire du
monisme physique, qui n’est, en fait, qu’un parti pris métaphysique, pour fonder un nouvel
humanisme, celui de l’ouverture à l’altérité, qui cadre avec l’hypothèse de la « Singularité
Initiale », c’est-à-dire avec l’idée de l’existence d’une sorte d’information, de « code
cosmique », d’énergie imaginaire ou de « ce quelque chose » de non matériel qui serait non
seulement antérieur au monde, mais aussi à l’origine de la matière primitive, du big bang, de
l’évolution, de l’univers, de la vie, de l’homme et de la conscience.
L’humanisme de l’ouverture à l’altérité, comme nous l’avons baptisé, pose l’existence
d’un indéterminé qui aurait permis la naissance de l’univers, de l’homme et de tous les autres
êtres de la nature. Cet indéterminé aurait fait en sorte que le monde et tout ce qu’il contient
évoluent dans un certain sens. Ainsi, l’ancêtre de l’homme, par illustration, serait venu à
l’existence portant en lui les semences des possibilités ou des facultés à éclore dans l’histoire,
ceci au gré de la contingence et de la nécessité. Dans la perspective de l’humanisme de

358
l’ouverture à l’altérité, nous ouvrons une troisième voie entre le hasard et la nécessité, à savoir
la voie de l’indétermination. Il s’agit, dans le cadre de ce paradigme, de réconcilier le hasard et
la nécessité, en postulant que le hasard est un phénomène programmé ou décidé, comme diraient
Igor et Grichka Bogdanov. De ce point de vue-là, l’humanisme de l’ouverture à l’altérité est en
phase avec le principe anthropique fort, tel qu’il est énoncé par l’astrophysicien Trinh Xuan
Thuan.
Par ailleurs, l’humanisme de l’ouverture à l’altérité affirme que l’homme a une certaine
intelligence et une relative liberté qui lui donnent une certaine capacité d’élaboration théorique
et d’organisation pratique pouvant lui permettre non seulement de s’adapter à son
environnement, mais aussi de créer ou d’innover, en vue d’un bien-être psychosomatique,
sociopolitique, économique et spirituel. Qui plus est, l’humanisme de l’ouverture à l’altérité
affirme la nécessité, pour l’homme, de vivre en harmonie avec l’environnement et avec toutes
les autres composantes de la biosphère, car le bien-être de l’humanité dépend de la préservation
des équilibres naturels.
Du point de vue théorique, l’humanisme de l’ouverture à l’altérité est fondé sur
l’exigence de lucidité et d’ouverture d’esprit. Sur le plan pratique, il repose sur l’éthique de
l’humilité et de la compassion. Et du point de vue sotériologique, il fait la promotion de la
sagesse de l’amour, de la sagesse de la joie et de la sagesse de l’espérance. Mais cet humanisme
que nous promouvons devra davantage être systématisé, pour une véritable transformation
qualitative, et donc quantitative de l’homme et de la société globale.
Néanmoins, au-delà des objections que nous avons adressées à Luc Ferry, et en marge
de l’humanisme de l’ouverture à l’altérité que nous avons proposé, nous avons retenu de l’
« humanisme de l’homme-Dieu » ou « humanisme transcendantal » trois idées essentielles, à
savoir l’heuristique de la notion d’ « horizon », l’éthique de la « pensée élargie » et la sagesse
de l’amour. En effet, ces trois idées que nous avons retenues sont essentielles parce qu’elles
donnent un sens à nos vies et nous permettent de nous libérer du dogmatisme, du fanatisme et
des « passions tristes » qui nous maintiennent dans l’ignorance, la méchanceté et la peur. Ainsi,
nous sommes d’accord avec Luc Ferry sur la pertinence philosophique, politique, éthique et
spirituelle de ces trois idées fondamentales que nous nous approprions dans le cadre de
l’humanisme de l’ouverture à l’altérité, car nous sommes convaincu que le sens de l’existence
et la condition du salut de l’homme d’aujourd’hui et de demain résident, entre autres,
dans l’ouverture d’esprit, l’ouverture à l’altérité et l’ouverture du cœur.
D’ailleurs, cette triple ouverture nous amène, pour ne pas conclure, à comprendre que,
quels que soient le temps et les circonstances, ou encore quelles que soient nos conditions de

359
vie ou d’existence, nous devons, pour sauvegarder notre liberté intérieure, notre bien-être et
celui des autres, adhérer à cette quadruple recommandation de Baruch Spinoza qui fait de la
compréhension de l’altérité la source de la paix, de l’harmonie, de l’amour et de la joie
véritables, à savoir : « Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere1010 ».

1010
Cette quadruple recommandation de Baruch Spinoza est tirée du Traité politique, traduction d’Emile Saisset,
Paris, Le Livre de Poche, 2002, chapitre I – fondements affectifs de la politique - § 4. Elle signifie en français :
« Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas haïr, mais comprendre ». En effet, la compréhension de soi, des
autres et du sens des évènements de la vie est la clé de la paix intérieure, de l’amour et de la joie sans lesquels
l’homme est condamné à une existence malheureuse parce que malmenée par les « passions tristes ». Comme le
dit, à juste titre, Arnaud Desjardins, « comprendre, c’est rechercher les causes derrière les effets. Et si l’on
comprend, on ne peut plus ne pas aimer. » Lire, à ce propos, Arnaud Desjardins, op. cit., p. 107.

360
GLOSSAIRE

361
Abaliété : Du latin « abalietas », ce terme désigne la « qualité d’un être dont l’existence
dépend d’un autre. Partant de là, on peut en déduire les notes caractéristiques de la créature
et du Créateur : ce qui caractérise la créature, c’est le fait d’exister par autrui, « ab alio »,
c’est son abaliété ; ce qui caratérise le Créateur, c’est le fait d’exister par lui-même, « a se »,
c’est son aséité. » (fr.m.wikitionary.org, consulté le 20 mars 2022.)

Absolu : Pris comme substantif, ce concept désigne chez Luc Ferry « ce qui n’est relatif
à rien », ce qui ne dépend « d’aucune réalité que soi ». Pour la communauté des croyants,
notamment dans les religions monothéistes, Dieu est un absolu. Par contre, pour les
matérialistes, c’est « la totalité de l’Etre » qui est considérée comme un absolu. D’un point de
vue moral, et pris comme adjectif, « on peut parler de valeurs ‘’absolues’’ pour désigner des
valeurs qui ne sont pas ‘’négociables’’, qui ne sont relatives ni à un contexte donné, ni à une
époque, ni à une culture particulière, autrement dit, des valeurs qui s’imposent à nous en tout
temps et en tout lieu, quelles que soient nos origines familiales, géographiques, sociales,
religieuses, historiques, culturelles ou autres ». (Lire Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la
philosophie, p. 9.)

Amour : Il désigne une affection qui nous entraîne vers notre « alter ego » ou vers une
chose. Dans la littérature, trois mots désignent l’amour, à savoir « Eros », « Philia » et
« Agapè ». « Eros », c’est « l’amour qui prend et qui consomme ». Il « reste essentiellement
orienté vers la conquête et la jouissance. Sous sa forme dominante, celle de l’amour-passion,
il a ceci de particulier qu’il se nourrit au moins autant de l’absence de l’être aimé que de sa
présence ». « Philia », quant à lui, se traduit généralement par « amitié ». Il « englobe toutes
les formes d’affectivité, notamment celle qu’on éprouve pour ses enfants ». « Philia », c’est « la
joie prise à la simple existence d’autrui ». « Agapè » est un amour désintéressé ou
« antiutilitariste ». Il va jusqu’au « sentiment de fraternité avec un ennemi quand il est désarmé
et abandonné de tous ». (Lire Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, pp. 35-40.)

Anthropothéisme : C’est une doctrine qui procède à la déification ou à la divinisation


de l’homme ou de l’humanité. On peut dire que l’humanisme est une forme d’anthropothéisme,
puisqu’il fait de l’homme l’alpha et l’oméga de son existence. L’anthropothéisme est à la fois
un athéisme et un anti-antihumanisme. Il est un athéisme parce qu’il n’admet pas l’existence
des dieux, et donc des « transcendances verticales », qui détermineraient d’une façon ou d’une
autre la vie humaine. Il est un anti-antihumanisme, dans la mesure où il récuse toutes les
philosophies antihumanistes, à l’instar du matérialisme absolu, du naturalisme intégral ou de

362
l’immanentisme radical. Ainsi, les philosophies marxiste et nietzschéenne ne sauraient être des
philosophies anthropothéistes.

Anti-fondationalisme ou non-fondationalisme : C’est une doctrine qui remet en cause


tout discours fondateur ou toute approche fondatrice. Luc Ferry, par exemple, est partisan de l’
« anti-fondationalisme » parce qu’il ne croit pas qu’il existe un principe qui soit au fondement
des valeurs épistémologiques, éthiques, esthétiques et politiques. Il affirme : « C’est bien ‘’en
moi’’, dans ma pensée ou dans ma sensibilité, que se dévoilent les valeurs, hors de toute
référence à un argument d’autorité ou à une hétéronomie dont l’origine coïnciderait avec un
fondement réel (Dieu ou la nature). Et cependant, je n’invente ni les vérités mathématiques, ni
la beauté d’une œuvre, ni les impératifs éthiques et, comme on dit si bien, on ‘’tombe
amoureux’’ plus qu’on ne le décide par choix délibéré. L’altérité ou la transcendance des
valeurs est en ce sens bien réelle (…) cette vérité, si simple soit-elle, échappe à toute fondation
ultime ». (Lire Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 452-453.)

Antihumanisme : Chez Luc Ferry, l’ « antihumanisme » désigne toute doctrine ou tout


courant de pensée qui postule la mort du sujet moderne. La philosophie nietzschéenne, la
psychanalyse freudienne, la pensée foucaldienne sont, par illustration, antihumanistes, car elles
pensent par-delà l’humanisme et sa « recherche d’un propre de l’homme, d’un « cogito », d’un
sujet transparent à lui-même et dépourvu d’inconscient ». L’ « antihumanisme » est donc une
remise en question de la « métaphysique de la subjectivité ». (Lire Luc Ferry, Dictionnaire
amoureux de la philosophie, pp. 1223-1225.)

Anti-naturalité ou surnaturalité : Luc Ferry pense qu’à la différence de l’animal,


l’homme se caractérise par son « anti-naturalité » ou sa « surnaturalité ». L’homme est un
« être anti-naturel » ou « surnaturel », dans la mesure où il a la capacité de « rompre avec la
nature », de se « retourner contre elle », de la transcender ou de s’en écarter. Pour Luc Ferry,
cette « anti-naturalité » ou « surnaturalité » s’explique par le fait qu’il y a en l’homme « une
dimension de transcendance, de liberté, de divin ou de sacré (…) qui échappe radicalement à
la nature ». L’homme n’est donc pas « un être d’antinature parce qu’il y a, dans sa nature,
quelque chose qui le prédispose à ça ». L’ « anti-naturalité » ou la « surnaturalité » de
l’homme, à en croire Luc Ferry, serait donc un phénomène mystérieux. (Lire André Comte-
Sponville et Luc Ferry, La Sagesse des Modernes. Dix questions pour notre temps, pp. 111-
119.)

363
Argument d’autorité : Il consiste lors d’un débat ou d’une discussion à « invoquer une
autorité » plutôt que de convoquer des arguments et des preuves pertinents pour convaincre
l’auditoire. La religion, par illustration, est le lieu par excellence du déploiement des arguments
d’autorité.

Aséité : « L’aséité vient du latin scolastique « aseitas ». Ce terme désigne l’état d’un
être ou d’une chose qui existe pour soi-même et par soi-même, sans voir son existence assujettie
à quelque chose d’autre. Il est employé pour qualifier la nature de Dieu. Saint Anselme
affirmait ainsi que l’existence divine ne pouvait provenir que du divin lui-même. »
(fr.m.wikipedia.org, consulté le 20 mars 2022.)

Biocentrisme : C’est un courant de l’éthique environnementale qui s’oppose au


« chauvinisme humain » et à l’anthropocentrisme parce qu’ils n’accordent « de dignité morale
qu’aux êtres humains » et ne considèrent la nature que comme « un ensemble de ressources ».
Le biocentrisme est une forme d’écocentrisme. Toutefois, à la différence de l’écocentrisme qui
« reconnaît les systèmes interactifs vivants et non vivants de la terre », le biocentrisme est
centré sur « les seuls organismes terrestres ». Autrement dit, le biocentrisme considère tous les
êtres vivants comme « des fins en soi, c’est-à-dire comme possédant une valeur intrinsèque qui
leur donne droit au respect ». (Cf. fr.m.wikipedia.org>wiki>Biocentrisme, consulté le 22 mars
2022. Voir encore, fr.m.wikipedia.org>wiki>Ecocentrisme, consulté le 22 mars 2022.)

Cosmos : Dans la Théogonie d’Hésiode, un poème grec du VIIe siècle avant notre ère,
le cosmos désigne « un monde harmonieux, un ordre équilibré, bien organisé, un univers tout
semblable à un organisme vivant où chaque membre, chaque organe est à sa place ». Les
philosophes grecs, notamment les stoïciens, pensent que le cosmos est à la fois « divin » et
« logique » : « divin parce que institué par les dieux (avant tout par Zeus) et non par les hommes
auxquels il est tout à la fois supérieur et extérieur, mais aussi bien logique, parce qu’il est
harmonieux, donc en quelque sorte ‘’cohérent’’, accessible à la raison humaine ». C’est par
rapport au cosmos que les Grecs de l’Antiquité vont définir le sens de la vie humaine, et donc
la « vie bonne ». Le sens de l’existence va donc « du chaos vers l’ordre cosmique, de la guerre
à la paix, du désordre à l’ordre ». La « vie bonne » est une vie en harmonie avec l’ordre du
monde. Il s’agit donc pour chaque personne de retrouver sa « place naturelle » ou sa « juste
place » dans le cosmos. (Lire Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, pp. 348-
349.)

364
Désenchantement du monde : Dans son sens philosophique, cette expression signifie
l’absence de magie, de surnaturel, du mystère dans le monde. Un monde désenchanté est, par
illustration, un monde dépeuplé par les transcendances cosmologique et théologique. C’est un
univers qui n’est plus sous l’empire ou l’emprise des puissances invisibles. C’est pour cette
raison que nous disons qu’un tel univers est dédivinisé, sécularisé ou laïcisé. Le
désenchantement du monde, la dédivinisation du monde, la sécularisation du monde et la
laïcisation du monde sont donc des expressions régies par un rapport de synonymie. Si tel est
le cas, un monde désenchanté, dédivinisé, sécularisé ou laïcisé est « tout entier offert à la
connaissance et à l’action rationnelles », comme le dit André Comte-Sponville dans son
Dictionnaire philosophique, p. 158.

Dieu (chez Baruch Spinoza) : Pour cet auteur, Dieu, c’est la nature (Deus sive natura).
En tant qu’il est « un être absolument infini », Dieu ou la nature est « une substance consistant
en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ». (Cf. Baruch
Spinoza, Ethique, première partie, définition 4).

Ecocentrisme : C’est un concept utilisé par les philosophes de l’environnement et les


écologistes pour désigner « un système de valeurs centré sur la nature, par opposition à un
système centré sur l’humain (c’est-à-dire anthropocentrique). L’écocentrisme est généralement
issu d’une croyance ontologique et suivi d’une revendication éthique. La croyance ontologique
nie qu’il existe des divisions existentielles entre la nature humaine et non-humaine suffisantes
pour prétendre que les humains sont soit les seuls porteurs de valeur intrinsèque ou possèdent
une plus grande valeur intrinsèque que la nature non humaine. Ainsi, la revendication éthique
ultérieure est pour une égalité de valeur intrinsèque à travers la nature humaine et non
humaine, appelée égalitarisme biosphérique. » (Cf. fr.m.wikipedia.org>wiki>Ecocentrisme,
consulté le 22 mars 2022.)

Hétéronomie : C’est la condition d’une personne qui reçoit de l’extérieur les normes
devant régir son existence. L’hétéronomie est l’inverse critique de l’autonomie, tout comme
l’hétéro-détermination est le contraire de l’auto-détermination. Un individu régi par les
« transcendances verticales », à l’instar du cosmos grec et du Dieu personnel et unique des
religions du Livre, est hétéronome ou hétéro-déterminé. Il n’est point libre.

Homme-Dieu : Pour Luc Ferry, l’expression « désigne d’abord le Christ, l’incarnation


de Jésus, le Dieu qui se fait homme ». Mais dans sa philosophie, « l’homme-Dieu » renvoie à
un double processus, d’une part, de sacralisation ou de divinisation de l’humain liée « aux

365
métamorphoses de l’humanisme et en particulier à la naissance du mariage d’amour, de la
famille moderne » ; et d’autre part, d’humanisation ou de désacralisation du divin « inhérente
au processus d’autonomisation progressive des individus par rapport à la logique holistique
des sociétés religieuses ». Luc Ferry estime que ce double processus caractérise davantage « la
logique des sociétés occidentales, laïques et démocratiques ». (Lire Luc Ferry, Dictionnaire
amoureux de la philosophie, p. 782.)

Horizon : Chez Edmund Husserl et Luc Ferry, cette notion renvoie à l’idée de « mobilité
infinie », de « mystère » ou « d’ouverture ». Par ce concept, ces auteurs soulignent le fait que
le réel reste voilé, quels que soient les efforts fournis pour le saisir dans sa totalité. La
pédagogie, l’éthique ou l’heuristique de la notion d’ « horizon » repose sur le rejet de « toutes
les formes de ‘’savoir absolu’’ », et donc de l’idée d’un « fondement ultime ». A cet effet, Luc
Ferry affirme : « C’est bien ‘’en moi’’ dans ma pensée ou dans ma sensibilité, que se dévoilent
les valeurs, hors de toute référence à un argument d’autorité ou à une hétéronomie dont
l’origine coïnciderait avec un fondement réel (Dieu ou la nature). Et cependant, je n’invente ni
les vérités mathématiques, ni la beauté d’une œuvre, ni les impératifs éthiques et, comme on dit
si bien, on ‘’tombe amoureux’’ plus qu’on ne le décide par choix délibéré ». Nous comprenons
pour quelle raison les « transcendances horizontales », dans la perspective ferryenne, ne
résultent ni du cosmos, ni de Dieu, ni de la raison, et encore moins de la nature. Pour Luc Ferry,
les « transcendances horizontales » sont d’origine mystérieuse. « L’humanisme
transcendantal » de Luc Ferry apparaît comme une critique des cosmogonies, des théogonies,
des religions, de la métaphysique classique, de l’idéalisme, de l’humanisme des Lumières, de
l’humanisme athée et de « l’immanentisme radical », car tous ces discours affirment l’existence
d’une « fondation ultime ». (Lire Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, pp. 451-453.)

Humanisme : Luc Ferry distingue deux grandes formes d’humanisme : « l’humanisme


républicain hérité des Lumières, de Kant, de Voltaire, de la Révolution française et des droits
de l’homme » ; et « l’humanisme de l’homme-Dieu » consécutif à la « Révolution de l’amour ».
En effet, pour Luc Ferry, « l’humanisme républicain entendait répondre à la question de savoir
comment organiser et pacifier les relations humaines au sein d’une nation juste, éduquée et
prospère ». Pour atteindre cet objectif, il était judicieux de travailler, d’un côté, à l’avènement
d’un homme rationnel, autonome, responsable et créateur ; et de l’autre côté, à l’érection d’une
société laïque et démocratique. Toutefois, malgré toute sa « grandeur », ce « premier
humanisme » souffre, selon Luc Ferry, « d’une tare congénitale, d’un défaut de fabrication
originel qui le conduisit à suspendre les droits de l’homme dans la vaste entreprise de

366
colonisation ». En effet, il va sans dire que « la colonisation a été conduite et soutenue par les
plus grands humanistes du XIXe siècle », à l’instar d’Alexis de Tocqueville et de Jules Ferry.
Ces derniers ont fait montre d’un racisme colonial sans fard, puisqu’ils ont légitimé « la
suspension des droits de l’homme au nom de ‘’la’’ civilisation, de l’éducation et de l’histoire ».
Néanmoins, grâce à la « Révolution de l’amour », c’est-à-dire à la naissance du mariage choisi
par amour et pour l’amour, le regard sur l’altérité sera transfiguré de fond en comble.
Progressivement, il ne sera plus question de considérer l’autre comme un barbare, de le traiter
comme un sous-homme ou comme un animal. Autrement dit, avec la « Révolution de l’amour »,
il s’agira, dorénavant, de ne plus faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu’on nous fasse ou,
mieux encore, de ne pas laisser faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu’on nous fasse :
c’est la naissance du « deuxième humanisme », c’est-à-dire de l’ « humanisme de l’homme-
Dieu ». Cet humanisme procède à « la sacralisation de l’humain ». Il a le souci des générations
à venir, car nous devons créer un monde plus humain pour tous, y compris pour ceux qui
viennent. (Lire Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, pp. 783-809.)

Idéologie : Destutt de Tracy, qui a inventé le mot, définit l’idéologie comme « la science
des idées ». Cette définition est aujourd’hui abandonnée. « Le mot, depuis des décennies, ne se
prend plus guère que dans son acceptions marxiste : l’idéologie est un ensemble d’idées ou de
représentations (valeurs, principes, croyances…) qui ne s’expliquent pas par un processus de
connaissance – l’idéologie n’est pas une science – mais par les conditions historiques de leur
production, dans une société donnée, et spécialement par le jeu conflictuel des intérêts, des
alliances et des rapports de forces. C’est comme une pensée sociale, qui ne serait pensée par
personne, mais qui penserait en tous, ou plutôt à l’intérieur de laquelle tous, nécessairement,
penseraient. » (Lire André Comte-sponville, Dictionnaire philosophique, p. 291.)

Immanence : Comme le dit si bien André Comte-Sponville, l’immanence est « la


présence de tout dans tout (immanence absolue), ou dans autre chose (immanence relative). »
C’est « ce qui est dans la nature et en dépend ». Les théoriciens et les partisans de
« l’immanentisme radical » estiment que tout est immanent, et « qu’il n’existe aucune
transcendance ». Spinoza est, par illustration, un immanentiste radical. (Lire André Comte-
Sponville, Dictionnaire philosophique, pp. 296-297.)

Libre arbitre : C’est le libre décret de la volonté ou de la raison. Autrement dit, c’est
la capacité, pour la volonté ou la raison, de choisir et d’agir dans l’indétermination absolue et
la responsabilité totale. Le libre arbitre s’oppose ainsi au serf arbitre qui renvoie à la dépendance
totale de la volonté ou de la raison à l’égard d’un être ou d’une entité autre que soi. C’est Martin
367
Luther qui a rendu célèbre la notion du serf arbitre, car il était convaincu que la liberté humaine
n’est pas autonome. De son point de vue, la liberté humaine est reçue. Elle est un don du « Tout-
Autre ».

Monisme physique : C’est une doctrine qui postule que la seule substance ou réalité
qui existe est matérielle. Ainsi, il n’y aurait rien au-delà de la nature.

Posthumanisme : C’est un courant de pensée qui prône l’hybridation homme-machine,


car, du point de vue de ses théoriciens et de ses partisans, le salut de l’humanité passe par son
dépassement. Il s’agit de modifier complètement la « nature humaine » grâce au progrès de la
biologie et de l’intelligence artificielle. Pour les posthumanistes, le transhumanisme n’est
qu’une transition vers un monde débarrassé de toutes les faiblesses de l’humanité.

Postulat : C’est un principe que le chercheur pose « sans pouvoir le démontrer ». Il


demande donc à la communauté scientifique de le considéré comme vrai ou évident par lui-
même. On parle, par exemple, du postulat du monisme physique. (Lire André Comte-Sponville,
Dictionnaire philosophique, p. 453.)

Réflexion philosophique : C’est un effort d’interrogation rationnelle, critique et


personnelle sur la condition humaine. La réflexion philosophique est axée tour à tour sur la
« theoria » qui est « l’intelligence de ce qui est » ; la « praxis » qui est l’ensemble des valeurs
susceptibles de permettre un vivre ensemble dans l’harmonie ; et la « sotériologie » qui est la
doctrine du salut de l’homme. En effet, le philosophe cherche, d’abord, à connaître le monde
dans lequel il vit. Ensuite, il s’efforce de penser des valeurs morales ou éthiques pouvant rendre
possible une existence pacifiée. Enfin, il propose des sagesses pratiques ou des spiritualités
laïques pouvant permettre à l’homme de se sauver des peurs, des « passions tristes » et des
souffrances qui parasitent et paralysent dangereusement sa vie. (Lire, à cet effet, Luc Ferry,
Vaincre les peurs. La philosophie comme amour de la sagesse.)

Sacré : Pour Luc Ferry, le sacré n’est pas seulement l’opposé du profane.
« D’évidence, il existe aussi du sacré dans le monde laïc, car le sacré, entendu en son sens le
plus profond, c’est ce qui définit d’un même mouvement le sacrifice et le sacrilège, ce pourquoi
les êtres humains se décident à mourir ou à tuer, à donner leur vie ou à entrer en guerre ».
L’auteur de L’Homme-Dieu ou le sens de la vie estime qu’avec la « Révolution de l’amour »
l’homme des Républiques laïques et démocratiques de la vieille Europe ne peut véritablement
plus se sacrifier pour Dieu, la patrie ou la révolution. De son point de vue, seules la protection

368
et la recherche du bien-être de ceux qu’on aime constituent désormais les motifs du sacré. (Lire
Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1353.)

Salut : C’est le fait d’être sauvé ou de se sauver d’un « grand danger ou d’un grand
malheur ». Par illustration, les hommes de toutes les époques voudraient être sauvés ou se
sauver des peurs, des souffrances, de la mort, dans la mesure où ces maux parasitent et
paralysent leur existence, c’est-à-dire « rétrécissent et finissent littéralement par ‘’coincer’’
[leur vie, les] empêchant ainsi de parvenir à la vie bonne ». (Lire Luc Ferry, Dictionnaire
amoureux de la philosophie, p. 1354.)

Sagesse : C’est l’ensemble de valeurs, de préceptes, de principes qui permettent à


l’homme de parvenir à une vie de mortel bonne ou réussie. Luc Ferry dit que la sagesse est « la
condition de la vie bonne pour les mortels, la voie pour y parvenir ». (Lire Luc Ferry,
Dictionnaire amoureux de la philosophie, p. 1357.)

Sens : Dans le cadre de notre travail, ce mot signifie tout à la fois la signification de la
vie, c’est-à-dire ce qu’elle veut dire ; et la direction ou l’orientation qu’elle prend, autrement
dit le but qu’elle poursuit.

Singularité Initiale : Igor et Grichka Bogdanov définissent la « Singularité Initiale »


comme « l’instant zéro à l’origine du temps et de l’espace ». De leur point de vue, il y a eu un
avant Big Bang, c’est-à-dire un instant zéro contenant un « code cosmologique », un
« programme exprimé dans des algèbres » ou une « information d’essence mathématique » qui
a donné naissance à l’univers. (Lire Igor et Grichka Bogdanov, Avant le Big Bang. La création
du monde, p. 11.)

Sotériologie : C’est la doctrine du salut. Luc Ferry affirme qu’en plus d’être une
« théoria » ou un effort de compréhension de ce qui est ; une « praxis » ou un ensemble des
valeurs morales devant permettre une vie pacifiée dans le monde, la philosophie est une doctrine
du salut de l’homme sans Dieu, c’est-à-dire une spiritualité laïque, alors que la religion est une
doctrine du salut de l’homme par la médiation d’un être transcendant.

Spiritualité : C’est une dimension importante de la condition humaine, en ce sens


qu’elle constitue le « sommet » ou la « pointe » de la vie de l’esprit. En effet, la spiritualité,
comme le dit André Comte-Sponville, « nous confronte à Dieu ou à l’absolu, à l’infini ou au
tout, au sens ou au non-sens de la vie, au temps ou à l’éternité, à la prière ou au silence, au
mystère ou au mysticisme, au salut ou à la contemplation ». Autrement dit, il est question, pour

369
l’homme, non seulement de s’interroger sur le sens de son existence, la raison d’être du monde
et des phénomènes, mais aussi de découvrir ou d’inventer les conditions de son salut. La
philosophie est une spiritualité laïque ou sans Dieu, alors que la religion est une spiritualité
fondée sur la foi en un être transcendant. La spiritualité laïque ou sans Dieu, qui est
philosophique, est « ce qu’on appelle traditionnellement la sagesse, du moins l’une de ses
formes ». (Lire André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 555.)

Transcendance : Dans le cadre de notre travail, la transcendance renvoie à ce qui est


extérieur et supérieur à l’homme, à l’humanité ou au monde. Pour Luc Ferry, le cosmos, Dieu
et la raison sont des entités transcendantes. Luc Ferry parle de la transcendance cosmologique,
de la transcendance théologique et de la transcendance humaniste. Ces transcendances sont
dites « verticales », car elles se posent et s’imposent à l’homme de l’extérieur. Luc Ferry
constate qu’il existe d’autres formes de transcendance, à savoir les « transcendances
horizontales ». En effet, de son point de vue, à l’inverse des « transcendances verticales »,
extérieures et supérieures à l’humanité, les « transcendances horizontales » naissent au cœur
de l’immanence ou de l’humain, et s’imposent à l’homme comme venant du dehors. (Lire Luc
Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, p. 447.)

Transhumanisme : C’est un mouvement culturel et intellectuel qui prône l’usage des


sciences et des technologies NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et
Sciences cognitives) afin d’améliorer la condition de l’homme par l’augmentation de ses
capacités physiques et mentales. Il est ainsi question de corriger les handicapes et de lutter
contre les maladies, le vieillissement et la mort. Si le projet transhumaniste devient une réalité,
alors, comme le dit Luc Ferry, « nous pourrions voir naître une humanité qui, à la fois jeune et
vieille, riche d’expériences et cependant pleine de vitalité, serait potentiellement plus sage. »
Le mouvement transhumaniste appelle de ses vœux la réussite de la révolution
biotechnomédicale. Cette révolution est financée à coût de milliards de Dollars par les géants
du numérique, à l’instar de Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Baidu, Alibaba,
Tencent et Xiaomi. (Lire Luc Ferry, Dictionnaire amoureux de la philosophie, pp. 1448-1451,
ou encore le même auteur dans La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et
l’uberisation de la société vont bouleverser nos vies.)

Vie bonne ou réussie : Pour Luc Ferry, une « vie bonne » ou « réussie » est une vie
caractérisée par la pleine conscience, la pleine autonomie, la créativité permanente, l’effort
incessant d’ « autocritique » ou d’ « autoréflexion », la « pensée élargie », l’aspiration à la
« singularité », l’investissement dans l’instant, l’amour de ses proches, de son prochain et de
370
son lointain. « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Peut-être, tout simplement, une vie qui accroche
aux yeux des hommes quelque chose de cette grandeur et de cette lumière dont parle Hugo.
Frêle bonheur ? Sans doute. Il apparaît peut en comparaison des promesses de la religion,
mais beaucoup, il me semble, au regard des exigences de l’humanisme. » (Lire Luc Ferry,
Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, cinquième partie, chapitre II, pp. 455-481.)

371
BIBLIOGRAPHIE

372
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1- Ouvrages
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1984.
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- Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Paris, Bernard Grasset, 1991.
- Le Nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Bernard Grasset, 1992.
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Paris, Robert Laffont, 1998.
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- Qu’est-ce que l’homme ? Sur les fondamentaux de la biologie et de la philosophie (avec
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- Apprendre à vivre 1. Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, Paris, Plon,
2006.
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- Famille, je vous aime. Politique et vie privée à l’âge de la mondialisation, Paris, XO
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- Apprendre à vivre 2. La sagesse des mythes, Paris, Plon, 2008.
- La Révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, Paris, Plon, 2010.
- Faut-il légaliser l’euthanasie ? (avec Axel Kahn), Paris, Odile Jacob, 2010.
- L’Anticonformiste. Une autobiographie intellectuelle (entretiens avec Alexandra Laignel-
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- Karl Marx, la pensée philosophique expliquée, Vincennes, Frémeaux & Associés, 2011.
- Sigmund Freud, la pensée philosophique expliquée, Vincennes, Frémeaux & Associés,
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- Quel devenir pour le christianisme ? (avec MGR Philippe Barbarin), avant-propos de
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- Sagesse d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Flammarion, 2014.
- L’Innovation destructrice, Paris, Plon, 2014.
- La Plus Belle Histoire de la philosophie, Paris, Robert Laffont, 2014.
- La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’uberisation du monde vont
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- L’Encyclopédie philosophique. Les mots de la philo, volume 10, Paris, Le Figaro, 2017.
- Sagesse et folie du monde qui vient. Comment s’y préparer, comment y préparer nos
enfants ? (avec Nicolas Bouzou), Paris, XO Editions, 2019.

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- « La révolution de l’humanisme moderne I : Descartes » [archives], Parenthèse Culture,
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II- OUVRAGES ET ARTICLES SUR LUC FERRY


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Dieu ou le sens de la vie », in Esprit, numéro 227, décembre 1996, pp. 34-45.
- Citot, Vincent, « La philosophie vise-t-elle à nous rassurer ? Remarques sur Vaincre les
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- Neusch, M., « Luc Ferry et l’émergence d’un nouvel humanisme sans Dieu », in Nouvelle
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III- OUVRAGES ET ARTICLES GENERAUX


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- La Mort de la mort. Comment la technomédecine va bouleverser l’humanité, Paris,
Editions J.-C. Lattès, 2011.
- La Guerre des intelligences. Comment l’intelligence artificielle va révolutionner
l’éducation, Paris, Editions J.-C. Lattès, 2017.
- Et si nous devenions immortels ? Comment la technomédecine va bouleverser
l’humanité, Paris, Editions J.-C. Lattès, 2018.

- Allègre, Claude,
- Dieu face à la science, Paris, Fayard, 1997.
- Quand on sait tout on ne prévoit rien … et quand on ne sait rien on prévoit tout,
Paris, Fayard/Robert Laffont, 2004.

- Alteriani, F., Guide des philosophies orientales. Confucianisme, taoïsme, bouddhisme,


zen, hindouisme, shintoïsme, etc., Paris, Editions de Vecchi, 1997.
- André, Christophe, Jollien, Alexandre et Ricard, Matthieu, A nous la liberté !, Paris,
L’Iconoclaste et Allary Edition, 2019.

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- Somme théologique, tome 2, traduit par A.-M. Roguet, Paris, Editions du Cerf,
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- La Crise de la culture, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par un collectif de
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- Ariès, Philippe, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1975.

- Aristote,
- Ethique de Nicomaque, traduction, préface et notes par Jean Voilquin, Paris,
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- Les Politiques, traduction de Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2008.

- Arsac, Jacques, La Science et le sens de la vie, Paris, Fayard, 1993.


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- La Philosophie de la libération et de l’émancipation de Marcien Towa, Paris,
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- Méditations philosophiques d’un confiné sur Coronavirus, suivies de Dix
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- Phénoménologie de l’Esprit, tome 1, traduit par Jean Hyppolite, Paris, Aubier
Montaigne, 1941.
- Phénoménologie de l’Esprit, tome 2, traduit par Jean Hyppolite, Paris, Aubier
Montaigne, 1941.
- Leçons sur la philosophie de l’histoire, traduit par J. Gibelin, Paris, Vrin, 1954.
- Propédeutique philosophique, traduit de l’allemand et préfacé par Maurice de
Gandillac, Paris, Les Editions de Minuit, 1963.
- La Raison dans l’histoire, traduit de l’allemand par Jean-Paul Frick, Paris, Editions
Hatier, 2012.

- Heidegger, Martin,
- Essais et conférences, traduit de l’allemand par André Préau, Paris, Gallimard,
1958.
- Qu’est-ce que la métaphysique ?, traduit de l’allemand par Henry Corbin, Paris,
Nathan, 1985.
- Etre et temps, traduit de l’allemand par François Vezin, Paris, Gallimard, 1986.

- Heisenberg, Werner, La Nature dans la physique contemporaine, traduit de l’allemand


par Ugné Karvelis et A. E. Leroy, Paris, Gallimard, 1962.
- Héraclite, Fragments, traduction et introduction d’Abel Jeannière, Paris, Editions Aubier
Montaigne, 1977.
- Hobbes, Thomas, Léviathan, traduit de l’anglais, annoté et comparé avec le texte latin par
François Tricaud, Paris, Dalloz, 1999.

- Hume, David,
- Enquête sur les principes de la morale, traduction nouvelle par Philippe Baranger
et Philippe Sartel, introduction, notes, index, bibliographie et biographie par
Philippe Sartel, Paris, Flammarion, 1991.

381
- Dissertation sur les passions suivie de Des passions (Traité de la nature humaine,
livre II), traduction, présentation, notes, chronologie et bibliographie par Jean-
Pierre Cléro, dossier par Raphaël Ehrsam, Paris, Flammarion, 2015.

- Husserl, Edmund,
- Méditations cartésiennes. L’introduction à la phénoménologie, traduit de l’allemand
par Mlle Gabrielle Peiffer et M. Emmanuel Levinas, Paris, Vrin, 1969.
- La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit de
l’allemand par Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976.
- Idée directrice pour une phénoménologie, traduit de l’allemand par Paul Ricœur,
Paris, Gallimard, 1985.

- Ibal, Bernard, Le XXIe siècle en panne d’humanisme. Le temps de la spiritualité sociale,


Paris, 2002.
- Jacquard, Albert, Dieu ?, Paris, Stock/Bayard, 2003.
- Jacquard, Albert et Amblard Hélène, Réinventons l’humanité, Paris, Sang de la Terre,
2013.
- Jaedicke, Christian, Nietzsche : figures de la monstruosité. Tératographies, Paris,
L’Harmattan, 1998.
- Jannoud, Claude, L’Envers de l’humanisme, Paris, Editions du Seuil, 1997.
- Jaspers, Karl, Raison et déraison de notre temps, traduit de l’allemand par Hélène Naef,
avec la collaboration de M.-L. Solms, Bruges, Editions Desclée De Brouwer, 1953.
- Jolivet, Régis, Breton, Stanislas et Châtillon, Jean (dir.), La Crise de la raison dans la
pensée contemporaine, Bruges, Editions Desclée De Brouwer, 1960.
- Jollien, Alexandre, La Construction de soi. Un usage de la philosophie, Paris, Editions du
Seuil, 2006.
- Jonas, Hans, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique,
traduit de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Flammarion, 1995.

- Jung, Carl Gustav,


- Métamorphoses et symboles de la libido, traduit par L. Devos, Paris,
Montaigne/Fernand Aubier, 1931.
- Un mythe moderne. Des « signes du ciel », traduit par le Dr Roland Cahen, Paris,
Gallimard, 1963.

382
- L’Homme et ses symboles, traduit par Marie-Louise von Franz, Joseph Lewis
Anderson et Jolande Jacobi, Paris, Robert Laffont, 1964.
- L’Homme à la découverte de son âme, traduit par le Dr Roland Cahen, Paris, Albin
Michel, 1987.
- « Ma vie ». Souvenirs, rêves et pensées (recueillis et publiés par Aniéla Jaffré),
traduit par le Dr Roland Cahen et Yves Le Lay, Paris, Gallimard, 1991.
- Types psychologiques, traduit par Yves Le Lay, Genève, Georg, 1993.

- Correspondance 1950-1954, traduit par Claude Maillard et Christine Pflieger-


Maillard, Paris, Albin Michel, 1994.
- Le Divin dans l’homme. Lettres sur les religions (choisies et présentées par Michel
Cazenave), traduit par François Périgaut, Claude Maillard, Christine Pflieger-
Maillard et al., Paris, Albin Michel, 1999.

- Kaku, Michio, La Physique de l’impossible, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline


Laroche, Paris, Editions du Seuil, 2011.

- Kant, Emmanuel,
- Essai philosophique sur la paix perpétuelle, traduit de l’allemand par Jules Barni,
préface de Lemonnier, Fischbacher, Paris, Libraire-Editeur, 1880.
- Philosophie de l’histoire, édition établie et traduite de l’allemand par Stéphane
Piobetta, Paris, Editions Montaigne, 1947.
- Critique de la raison pratique, traduit de l’allemand par Philonenko, Paris, Vrin,
1968.
- Critique de la raison pure, traduit de l’allemand par A. Tremesaygues et B.
Pacaud, Paris, PUF, 1986.
- Idées d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, traduction et
commentaire, notes, notices biographique et bibliographique, glossaire, index des
notions et des auteurs cités par Jean-Michel Muglioni, Paris, Bordas, 1988.
- Fondements de la métaphysique des mœurs, traduit de l’allemand par Jacques
Muglioni, Paris, Bordas, 1988.
- Qu’est-ce que les Lumières ?, traduit de l’allemand par Jean-François Poirier et
Françoise Proust, Paris, Flammarion, 2008.

383
- Karli, Pierre, Le Cerveau et la liberté, Paris, Odile Jacob, 1995.
- La Sainte Bible, traduite d’après les textes originaux hébreu et grec par Louis Segond
(1910), Alliance Biblique Universelle, 2009.
- La Sainte Bible, traduite d’après les textes originaux hébreu et grec par Louis Segond
(1910), Belarus, Editions Printcorp, 2018.
- Le Coran, tomes 1 et 2, traduction d’Edouard Montet, Paris, Payot, 1958.
- Lefebvre, Henri, Hegel – Marx – Nietzsche ou le royaume des ombres, Paris, Casterman,
1975.
- Lénine, Vladimir, Cahiers philosophiques, traduction de Filosofskie, Paris, Editions
sociales, 1973.

- Lenoir, Frédéric,
- Le Christ philosophe, Paris, Plon, 2007.
- Socrate, Jésus, Bouddha. Trois maîtres de vie, Paris, Fayard, 2008.
- Comment Jésus est devenu Dieu, Paris, Fayard, 2010.
- Petit traité de vie intérieure, Paris, Plon, 2010.
- Dieu (entretiens avec Marie Drucker), Paris, Robert Laffont, 2011.
- L’Ame du monde, Paris, Nil éditions, 2012.
- La Guérison du monde, Paris, Fayard, 2012.
- Du bonheur. Un voyage philosophique, Paris, Fayard, 2013.
- Cœur de Cristal, Paris, Robert Laffont, 2014.
- La Puissance de la joie, Paris, Fayard, 2015.
- La Consolation de l’ange, Paris, Albin Michel, 2019.
- Jung, un voyage vers soi, Paris, Albin Michel, 2021.

- Locke, John, Lettre sur la tolérance, traduit de l’anglais par Jean Le Clerc, Paris, GF-
Flammarion, 1992.
- Lucrèce, De la nature, traduction et présentation par José Kany-Turpin, Paris,
Flammarion, 1997.
- Lurçat, François, Le Chaos, Paris, PUF, 1999.
- Lustiger, Jean-Marie, Le Choix de Dieu (entretien avec Jean-Louis Missika et Dominique
Wolton), Paris, Editions de Fallois, 1987.

384
- Macintyre, Alasdair, L’Homme, cet animal rationnel dépendant. Les vertus de la
vulnérabilité, traduit de l’anglais par Gabriel Raphaël Veyret, Paris, Editions Tallandier,
2020.
- Marcuse, Herbert, Eros et civilisation. Contribution à Freud, traduit de l’anglais par Jean-
Guy Nény, Paris, Les Editions de Minuit, 1963.
- Marx, Karl et Engels, Friedrich, Sur la religion, textes choisis et traduits par G. Badia,
P. Bange, E. Bottigelli, Paris, Editions sociales, 1968.
- Marx, Karl, Contribution à la critique de l’économie politique. Introduction aux
Grundrisse dite « de 1857 », traduction de Guillaume Fondu et Jean Quétier, présentée par
Guillaume Fondu, Paris, Editions Sociales, 2014.
- Mathieu-Rosnay, Jean, Pour Dieu contre l’Eglise. La révolte d’un prêtre, Paris, Jacques
Grancher, éditeur, 1993.
- Mbembe, Achille, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020.
- Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
- Michaud, Yves (dir.), Qu’est-ce que la vie ?, volume I, Paris, Odile Jacob, 2006.

- Misrahi, Robert,
- Spinoza, Paris, Editions Médicis-Entrelacs, 2005.
- La Joie d’amour. Pour une érotique du bonheur, préface de Michel Onfray, Paris,
Editions Autrement, 2014.

- Monod, Jacques, Le Hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la


biologie moderne, Paris, Seuil, 1970.
- Moody, Harry et Carroll David, Les Chemins de l’harmonie. Trouver un sens à sa vie,
traduit de l’américain par Daniel Roche, Paris, Nil éditions, 1999.
- Moore, Ruth, Les Fibres de la vie ; Tome II, Etat actuel de la biologie, Paris, Nouveaux
horizons, 1970.

- Mordillat, Gérard et Prieur, Jérôme,


- Corpus Christi : enquête sur l’écriture des Evangiles, Paris, Editions Mille et Une
Nuits, 1997.
- Jésus contre Jésus, Paris, Editions du Seuil, 1999.
- Jésus, illustre et inconnu, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
- Jésus après Jésus. L’origine du christianisme, Paris, Edition du Seuil, 2004.

385
- Jésus sans Jésus. La christianisation de l’Epire romain, Paris, Editions du Seuil,
2008.

- More, Thomas, L’Utopie, traduit de l’anglais par Marie Delcourt, Paris, Flammarion,
2017.
- Morel, Georges, Le Sens de l’existence selon saint Jean de la Croix, Paris, Aubier, 1960.
- Moretti, Jean-Marie, Le Défi génétique. Manipulations. Diagnostics précoces.
Insémination. Conception, Paris, Editions du Centurion, 1984.
- Morin, Edgar, La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Librairie Arthème
Fayard/Pluriel, 2012.
- Nerrière, Aristide, Métaphysique pour un nouvel existentialisme, Paris, L’Harmattan,
2012.

- Nietzsche, Friedrich,
- Le Gai savoir, traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, Paris, Gallimard,
collection Folio/Essai, 1989.
- La Volonté de puissance, tome I, traduit de l’allemand par Geneviève Bianquis,
Paris, Gallimard, 1995.
- La Volonté de puissance, tome II, traduit de l’allemand par Geneviève Bianquis,
Paris, Gallimard, 1995.
- « Fragments posthumes (Eté 1882-printemps 1884) », in Œuvres philosophiques
complètes, tome IX, textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino
Montinari, traduits de l’allemand par Anne-Sophie Astrup et Marc de Launay,
Paris, Gallimard, 1997.
- « Fragments posthumes (Automne 1884-automne 1884) », in Œuvres
philosophiques complètes, tome IX, textes et variantes établis par Giorgio Colli et
Mazzino Montinari, traduits de l’allemand par Anne-Sophie Astrup et Marc de
Launay, Paris, Gallimard, 1997.
- Poèmes (1858-1888) suivi des Dithyrambes pour Dionysos, présentation et
traduction de Michel Haar, Paris, Gallimard, 1997.
- Le Crépuscule des idoles, in Le Monde de la Philosophie, traduction, notes,
bibliographie et chronologie par Patrick Wotling, Paris, Flammarion, 2005.
- Ainsi parlait Zarathoustra, in Le Monde de la Philosophie, traduit de l’allemand
par Geneviève Bianquis, Paris, Flammarion, 2006.

386
- Contribution à la généalogie de la morale, traduction et notes par Angèle Kremer-
Marietti, Paris, L’Harmattan, 2006.
- Par-delà le bien et le mal. Prélude à une philosophie de l’avenir, présentation et
traduction d’Angèle Kremer-Marietti, Paris, L’Harmattan, 2006.

- Njoh-Mouellè, Ebénézer, De la médiocrité à l’excellence. Essai sur la signification


humaine du développement, Yaoundé, Editions CLE, 2011.
- Okah-Atenga, Pierre-Paul, Cosmologie et philosophie. De la justice et du fonctionnement
du monde, Yaoundé, Les Presses Universitaires de Yaoundé, 2014.

- Onfray, Michel,
- Le Désir d’être un volcan. Journal hédoniste, tome 1, Paris, Editions Grasset et
Fasquelle, 1996.
- Traité d’athéologie, Paris, Bernard Grasset, 2005.
- Les Sagesses antiques. Contre-histoire de la philosophie, tome 1, Paris, Bernard
Grasset, 2006.
- Le Christianisme hédoniste. Contre-histoire de la philosophie, tome 2, Paris,
Bernard Grasset, 2006.
- Les Libertins baroques. Contre-histoire de la philosophie, tome 3, Paris, Bernard
Grasset, 2008.
- Le Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, Paris, Editions Grasset et
Fasquelle, 2010.
- Manifeste hédoniste, Paris, Editions Autrement, 2011.
- Cosmos. Une ontologie matérialiste, Paris, Editions J’ai Lu, 2016.
- Décadence. Vie et mort du judéo-christianisme, Paris, Flammarion, 2017.
- Sagesse. Savoir vivre au pied d’un volcan, Paris, Albin Michel/Flammarion, 2019.
- Le Ventre des philosophes. Critique de la raison diététique, Paris, Bernard Grasset,
1989.

- Ormesson, Jean (d’),


- La Création du monde, Paris, Robert Laffont, 2006.
- La Vie ne suffit pas, Paris, Robert Laffont, 2007.
- Qu’ai-je donc fait, Paris, Robert Laffont, 2008.
- C’est une chose étrange à la fin que le monde, Paris, Robert Laffont, 2010.

387
- C’est l’amour que nous aimons, Paris, Robert Laffont, 2012.
- Un jour je m’en irai sans avoir tout dit, Paris, Robert Laffont, 2013.
- Comme un chant d’espérance, Paris, Editions de la Loupe, 2014.

- Piazza, Pier Vincenzo, Homo Biologicus. Comment la biologie explique la nature


humaine (en collaboration avec Anne Jeanblanc), Paris, Albin Michel, 2019.
- Pico della Mirandola, Giovanni, De la dignité humaine, Paris, Editions de l’Eclat, 1993.
- Picq, Pascal, Serres, Michel et Vincent, Jean-Didier, Qu’est-ce que l’humain ?, Paris,
Le Pommier, 2003.
- Pierre (Abbé) et Kouchner, Bertrand, Dieu et les hommes (dialogues et propos recueillis
par Michel-Antoine Burnier), Paris, Robert Laffont, 1993.
- Pierre (Abbé), Mon Dieu … pourquoi ? Petites méditation sur la foi chrétienne et le sens
de la vie (en collaboration avec Frédéric Lenoir), Paris, Plon, 2005.

- Platon,
- Second Alcibiade – Hippias mineur – Premier Alcibiade – Euthyphron – Lachès –
Charmide – Lysis – Hippias majeur – Ion, traduction et notes par E. Chambry,
Paris, Garnier-Flammarion, 1967.
- La République, traduction d’Emile Chambry, Paris, Editions Denoël/Gonthier,
1977.
- Le Banquet, Phèdre, traduction, notices et notes par Emile Chambry, Paris,
Flammarion, 1992.
- Gorgias. Ménon, traduction et notes établies par Léon Robin avec la collaboration
de Joseph Moreau, préface de Jacques Brunschwig, présentation d’Anissa Castel-
Bouchouchi, Paris, Gallimard, 1999.
- Apologie de Socrate-Criton, traduction de Luc Brisson, Paris, Editions
Flammarion, collection « GF », 2005.
- Théétète, traduction et présentation par Michel Narcy, Paris, Flammarion, 2016.

- Pommier, Eric, Hans Jonas et le Principe Responsabilité, Paris, PUF, 2012.

- Popper, Karl,
- La Société ouverte et ses ennemis. Tome 1 : L’Ascendant de Platon, traduit de
l’anglais par Jacqueline Bernard et Philippe Monod, Paris, Editions du Seuil, 1979.

388
- La Société ouverte et ses ennemis. Tome 2 : Hegel et Marx, traduit de l’anglais par
Jacqueline Bernard et Philippe Monod, paris, Editions du Seuil, 1979.

- Prigogine, Ilya et Stengers Isabelle, Entre le temps et l’éternité, Paris, Flammarion, 2009.
- Prigogine, Ilya, La Nouvelle Alliance, Paris, Gallimard, 1983.
- Quéré, France, Au fil de la foi. Les chemins de la vie, préface de Michel Leplay et postface
de Gustave Martelet, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
- Raoult, P.A. (dir.), Le Sujet post-moderne. Psychopathologie des Etats-Limites, Paris,
L’Harmattan, 2002.
- Reeves, Hubert, Patience dans l’azur. L’évolution cosmique, Paris, Editions du Seuil,
1981.
- Revel, Jean-François et Ricard, Matthieu, Le Moine et le philosophe. Le bouddhisme
aujourd’hui, Paris, Nil éditions, 1997.
- Ringuet, Louis Leprince, ‘’ Foi de physicien !’’. Testament d’un scientifique, Paris,
Bayard, 1996.
- Rosnay, Joël (de), Et l’Homme créa la vie … La folle aventure des architectes et des
bricoleurs du vivant, Paris, Les liens qui libèrent, 2010.

- Rougier, Louis,
- La Genèse des dogmes chrétiens, Paris, Albin Michel, 1972.
- Le Conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, Paris, Copernic,
1977.

- Rousseau, Jean-Jacques,
- Emile ou De l’éducation, Paris, Flammarion, 1966.
- Profession de foi du vicaire Savoyard, Paris, Flammarion, 2010.

- Salem, Jean, L’Atomisme antique. Démocrite, Epicure, Lucrèce, Paris, Librairie Générale
Française, 1997.

- Sartre, Jean-Paul,
- L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943.
- L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Editions Nagel, 1946.
- Situation I, Paris, Gallimard, 1948.

389
- Situation II, Paris, Gallimard, 1948.
- Situation III, Paris, Gallimard, 1948.
- La Transcendance de l’Ego, Paris, Vrin, 1966.
- Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1967.
- Le Diable et le Bon Dieu, Paris, Gallimard, 1976.
- L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1980.
- Nausée, Paris, Gallimard, 1983.
- Question de méthode, Paris, Gallimard, 1986.

- Saul, John, Les Bâtards de Voltaire. La dictature de la raison en Occident, traduit de


l’anglais par Sabine Boulongne, Paris, Editions Payot et Rivages, 1993.
- Sautet, Marc, Introduction au Gai savoir, traduction d’Henri Albert, revue par Marc
Sautet, Paris, Librairie Général de France, 1993.

- Schrödinger, Erwin,
- Qu’est-ce que la vie ? De la physique à la biologie, Paris, Christian Bourgeois
Editeur, 1986.
- Physique quantique et représentation du monde, Paris, Editions du Seuil, 1992.

- Sérahini, Gilles-Eric, Génétiquement incorrect, Paris, Flammarion, 2003.


- Serres, Michel, C’était mieux avant !, Paris, Editions Le Pommier, 2017.

- Simmel, Georg,
- Philosophie et société, traduit de l’allemand par Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris,
Vrin, 1987.
- La Tragédie de la culture, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe
Ivernel, Paris, Rivages, 1988.
- Philosophie de la modernité 1, traduit de l’allemand par Jean-Louis Vieillard-
Baron, Paris, Payot, 1988.
- Philosophie de la modernité 2, traduit de l’allemand par Jean-Louis Vieillard-
Baron, Paris, Payot, 1990.

- Sloterdijk, Peter, La Domestication de l’être. Pour un éclaircissement de la clairière,


traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Editions Mille et Nuits/Fayard, 2000.
390
- Smedt, Marc (de) (dir.), La Mort est une autre naissance, préface de Marc Oraison, Paris,
Albin Michel, 1989.

- Spinoza, Baruch,
- Œuvres II. Traité théologico-politique, traduction et notes par Charles Appuhn,
Paris, 1965.
- Ethique, traduction d’Armand Guérinot, Paris, Les Editions Ivrea, 1993.
- Traité politique, traduction d’Emile Saisset, Paris, Le Livre de Poche, 2002.

- Staune, Jean, Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique,
Paris, Presse de la Renaissance, 2007.
- Testart, Jacques et Rousseau, Agnès, Au péril de l’humanité. Les promesses suicidaires
des transhumanistes, Paris, Seuil, 2018.
- Touraine, Alain, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992.

- Towa, Marcien,
- L’Idée d’une philosophie négro-africaine, Yaoundé, Editions CLE, 1998.
- Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé,
Editions CLE, 2000.
- Identité et transcendance, Paris, L’Harmattan, 2011.
- Histoire de la pensée africaine, Yaoundé, Editions CLE, 2015.

- Trinh Xuan Thuan,


- Le Chaos et l’harmonie. La fabrication du réel, Paris, Fayard, 1998.
- Origines : la nostalgie des commencements, Paris, Fayard, 2003.
- Voyage au cœur de la lumière : physique et métaphysique du clair-obscur, Paris,
Gallimard, 2008.
- Le Cosmos et le lotus. Confessions d’un astrophysicien, Paris, Albin Michel, 2011.
- Désir d’infini. Des chiffres, des univers et des hommes, Paris, Librairie Arthème
Fayard, 2013.
- La Plénitude du vide, Paris, Albin Michel, 2016.

- Vergely, Bertrand,
- Aristote ou l’art d’être sage, Toulouse, Editions Milan, 2003.

391
- Nietzsche ou la passion de la vie, Toulouse, Editions Milan, 2008.

- Vigny, Alfred (de), Les Destinées, notices et notes par Maurice Tournier, Paris, Librairie
Larousse, 1972.
- Zima, Pierre V., L’Ecole de Francfort. Dialectique de la particularité, Paris,
L’Harmattan, 2005.

2- Articles
- Hardt, Michael et Negri, Antoni, « Multitude : guerre et démocratie à l’époque de
l’Empire », in Politique de l’individuation : penser avec Simondon, Multitudes, numéro
18, 2004, pp. 107-117.

- Le Roy, Etienne,
- « Droits humains et développement : des visions du monde à concilier », in Revue
générale de droit, volume 25, 1994, PP. 445-454.
- « L’accès à l’universalisme par le dialogue interculturel », in Revue générale de
droit, volume 26, 1995, pp. 5-26.
- « Les fondements anthropologiques et philosophiques des droits de l’homme –
L’universalité des droits de l’homme peut-elle être fondée sur le principe de la
complémentarité des différences ? », in Recueil des cours de la Vingt-huitième
Session d’Enseignement de l’Institut International des Droits de l’Homme de
Strasbourg, 1997, pp. 13-30.

IV- THESES CONSULTEES


- Djodom Nguiambou, Bertille Kritty, « Les fondements philosophiques de l’humanitaire
chez Luc Ferry », thèse soutenue à l’Université de Dschang, sous la direction des
Professeurs Charles-Robert Dimi et Jacques Chatué, 2018.
- Eyounga, Benjamin, « La question de la liberté et de la nécessité chez Spinoza et Sartre :
une tentative de définition de la liberté anthropologique dans l’univers de nécessité », thèse
soutenue à l’Université de Douala, sous la direction du Professeur Thérèse Bellè Wanguè,
2019.

392
V- LES USUELS
- Bricard, Isabelle, Dictionnaire de la mort des grands hommes, Paris, le cherche midi
éditeur, 1995.
- Comte-Sponville, André, Dictionnaire philosophique, Paris, PUF, 2001.
- Ferry, Luc, Dictionnaire amoureux de la philosophie, Paris, Plon, 2018.
- Lalande, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 2006.
- Lecourt, Dominique, Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, Paris, PUF,
2006.
- Mesure, Sylvie et Savidan, Patrick, Le Dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF,
2006.
- Russ, Jacqueline, Dictionnaire de philosophie, Paris, PUF, 1992.
- Thonnard, F.-J., Précis d’histoire de la philosophie, Paris, Desclée et Cie, 1948.
- Trinh Xuan Thuan, Dictionnaire amoureux du ciel et des étoiles, Paris, Plon, 2009.
- Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Flammarion, 1964.

VI- WEBOGRAPHIE
- Boulet, Alain, « Spiritualité, Science et Développement », in http://www.spirit-
science.fr/doc_spirit/spiritualité.html, consulté le 09 septembre 2021.
- Cannat, E., « Thomas Hobbes et Hans Jonas : deux conceptions productives de la peur »,
in https://www.researchgate.net/publication/322717774, consulté le 26 janvier 2018.
- Gagnebin, Laurent, « Dieu : « Le Tout-Autre », proche et lointain », in
https://www.evangile-et-liberté.net/2016/09/, consulté le 23 août 2020.
- Larousse, « Horizon », in https://www.larousse.fr, consulté le 24 août 2021.
- Rubio, François, « Les paradoxes de l’humanitaire contemporain », in
https://humanitaire.revues.org/592, consulté le 23 septembre 2021.
- Wikipedia, « La mythologie grecque », in https://fr.m.wikipedia.org, consulté le 19
octobre 2018.

393
INDEX

394
INDEX NOMINUM

A
F
Alexandre, 104, 173, 380, 387
Ferry, 8, 10, 11, 12, 14, 16, 18, 21, 22, 23,
Ayissi, Iii, 325, 381
26, 28, 29, 31, 32, 46, 50, 51, 53, 55, 57,
60, 61, 68, 69, 70, 76, 80, 82, 90, 93, 95,
B 96, 99, 101, 103, 110, 113, 114, 116,
Bachelard, 48, 133, 338, 382 130, 132, 133, 135, 136, 138, 140, 143,
Bacon, 240 144, 145, 146, 153, 154, 156, 161, 162,
Bogdanov, 10, 193, 304, 307, 310, 311, 163, 169,171, 173, 175, 177, 178, 179,
312, 313, 314, 315, 316, 317, 318, 319, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187,
320, 321, 322, 353, 382, 385 188, 189, 191, 192, 194, 195, 196, 197,
198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 206,
207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214,
C
215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 223,
Comte-Sponville, 10, 33, 43, 45, 46, 47, 224, 225, 226, 227, 229, 230, 231, 232,
66, 67, 76, 81, 89, 107, 127, 129, 130, 233, 234, 236, 237, 238, 239, 240, 241,
137, 141, 155, 165, 167, 179, 180, 185, 243, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 253,
187, 188, 192, 193, 203, 214, 215, 216, 254, 255, 256, 258, 259, 260, 261, 262,
217, 225, 229, 230, 232, 238, 241, 266, 265, 266, 269, 270, 271, 272, 274, 275,
267, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 276, 278, 282, 283, 284, 285, 286, 287,
276, 280, 281, 283, 284, 285, 286, 288, 288, 290, 292, 294, 295, 296, 297, 298,
294, 296, 297, 298, 301, 302, 333, 334, 300, 301, 302, 303, 305, 307, 311, 315,
345, 347, 348, 350, 378, 380, 382, 383, 319, 326, 328, 330, 331, 334, 335, 337,
398 338, 339, 341, 342, 343, 344, 345, 347,
348, 349, 352, 353, 354, 356, 357, 359,
D 360, 361, 362, 363, 364, 378, 379, 380,
382, 397, 398
Descartes, 23, 24, 73, 93, 97, 102, 144, Feuerbach, 66, 124, 125, 141, 150, 384
153, 166, 179, 269, 299, 309, 379, 383 Freud, 111, 118, 149, 150, 151, 153, 155,
Doucet, 59, 65, 73, 383 156, 378, 384, 390

E G
Engels, 121, 122, 124, 126, 384, 390 Gauchet, 142, 378, 385
Epictète, 21, 62, 147, 179, 181, 185, 269, Guitton, 78, 385
379, 384
Epicure, 21, 22, 34, 179, 269, 274, 394 H
Espagnat, 25, 57, 339, 384
Hasard, 30, 47, 318, 385, 390
Hawking, 38, 41, 49, 317, 386
Héraclite, 73, 123, 170, 184, 386
Hobbes, 166, 179, 225, 246, 386, 398

395
Husserl, 36, 37, 201, 216, 337, 387 O

J Onfray, 35, 39, 40, 44, 49, 51, 166, 167,


169, 170, 384, 390, 392
Jonas, 246, 247, 248, 277, 278, 324, 325,
387, 393, 398 P

K Pico Della Mirandola, 24, 25, 26, 80, 90,


91, 393
Kant, 23, 24, 27, 74, 80, 88, 92, 95, 96, 98, Platon, 23, 39, 40, 41, 45, 50, 51, 56, 61,
99, 106, 179, 210, 233, 246, 247, 286, 122, 124, 206, 231, 279, 393
294, 326, 346, 350, 351, 379, 388 Pommier, 278, 384, 393, 395

L R
Leibniz, 144, 153, 179, 269 Reeves, 306, 307, 309, 394
Lenoir, 11, 14, 16, 17, 22, 25, 52, 62, 81, Rousseau, 24, 90, 99, 177, 178, 208, 209,
82, 83, 85, 86, 87, 90, 91, 92, 98, 100, 268, 394, 396
105, 106, 108, 111, 112, 126, 127, 142,
150, 151, 228, 264, 328, 329, 330, 331, S
335, 354, 389, 393
Lucrèce, 21, 22, 34, 274, 275, 389, 394 Saint Augustin, 52, 348
Luther, 59, 83, 84, 85 Saint Thomas, 33, 50, 51, 52, 53, 55, 56,
57, 58, 60, 82, 142
M Sartre, 24, 25, 37, 80, 111, 113, 114, 115,
175, 178, 179, 200, 252, 253, 269, 270,
Marx, 23, 95, 111, 118, 119, 120, 121, 271, 272, 273, 301, 322, 394, 397
122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, Socrate, 40, 47, 61, 81, 138, 389, 393
130, 141, 149, 150, 172, 193, 225, 345, Sœur Emmanuelle, 327, 328, 332, 335,
378, 389, 390, 394 346, 351, 384
Spinoza, 68, 80, 129, 166, 167, 179, 180,
N 185, 190, 191, 246, 268, 272, 279, 280,
333, 365, 396, 397
Nietzsche, 61, 111, 115, 118, 130, 131, Staune, 12, 24, 296, 304, 315, 319, 396
132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139,
140, 142, 143, 144, 145, 146, 148, 149,
T
153, 156, 164, 166, 167, 169, 181, 183,
194, 216, 231, 245, 254, 261, 265, 282, Towa, 26, 54, 357, 396
305, 359, 379, 387, 389, 391
Trinh Xuan Thuan, 12, 34, 37, 41, 62, 63,
65, 69, 193, 306, 307, 308, 318, 322,
323, 324, 354, 396

396
INDEX RERUM

B
A
Big Bang, 62, 63, 67, 69, 72, 73, 109, 123,
Absolu, 10, 22, 24, 43, 45, 46, 85, 124, 137, 187, 194, 202, 305, 306, 307, 308,
127, 128, 130, 137, 144, 163, 165, 167, 309, 310, 312, 314, 315, 316, 331, 334,
180, 182, 186, 187, 188, 189, 191, 192, 335, 353, 363
193, 194, 197, 198, 199, 200, 214, 215,
216, 232, 236, 259, 271, 274, 281, 283,
285, 315, 335, 339 C
Agapè, 211, 257, 347, 348
Amour, 11, 14, 18, 21, 22, 28, 44, 59, 66,
Code, 10, 114, 200, 270, 271, 272, 273,
78, 82, 84, 90, 91, 99, 104, 107, 130,
277, 311, 315, 318, 320, 331, 335, 353,
139, 146, 151, 162, 163, 166, 169, 178,
363
181, 190, 191, 194, 201, 203, 205, 206,
Cosmogonie, 12, 15
207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214,
Cosmologie, 33, 50, 51, 60, 61, 67, 69, 71,
215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222,
73, 75, 91, 109, 118, 123, 124, 130, 139,
223, 224, 225, 226,227, 228, 229, 230,
140, 186, 189, 191, 192, 193, 196, 234,
231, 232, 233, 234, 236, 238, 239, 240,
235, 236, 237, 310, 320, 321, 335
241, 243, 244, 245, 246, 248, 249, 250,
Cosmos, 8, 12, 13, 14, 16, 17, 21, 22, 23,
251, 252, 253, 256, 257, 258, 259, 260,
26, 31, 32, 35, 51, 60, 61, 62, 67, 69, 70,
261, 262, 264, 266, 279, 282, 284, 285,
71, 78, 81, 139, 146, 160, 169, 174, 189,
286, 287, 288, 289, 290, 292, 296, 302,
190, 191, 200, 205, 213, 227, 235, 236,
303, 323, 327, 328, 329, 330, 333, 334,
237, 249, 250, 265, 282, 308, 329, 334,
335, 337, 345, 346, 347, 348, 349, 350,
356, 360
352, 353, 354, 360, 361, 362, 364, 378,
Créationnisme, 63, 65, 78, 91, 125
390
Anti-Naturalité, Iv, 28, 171, 173, 262, 265,
266, 267, 270, 272, 273, 274, 275, 303,
305, 368
D
Anti-Nature, 70, 90, 171, 195, 249, 250,
262, 271, 275, 359 Déclin, 28, 32, 79, 119, 160, 229, 261, 305,
Athéisme, 43, 47, 49, 66, 67, 74, 89, 92, 360
107, 108, 111, 129, 130, 141, 142, 167, Déconstruction, 27, 28, 79, 88, 109, 118,
185, 187, 188, 193, 209, 232, 238, 241, 139, 148, 163, 165, 189, 191, 197, 207,
383 212, 224, 227, 282, 287, 305, 357, 359,
Autonomie, 23, 46, 76, 96, 99, 100, 103, 360
106, 110, 111, 113, 115, 119, 128, 143, Démocratie, 24, 26, 106, 134, 247, 299,
153, 154, 160, 166, 171, 172, 179, 180, 397
181, 201, 202, 203, 219, 228, 238, 267, Dieu, 7, 8, 11, 12, 16, 17, 18, 19, 21, 22,
333 23, 24, 25, 26, 28, 31, 32, 45, 49, 50, 51,
52, 53, 55, 56, 60, 62, 63, 65, 66, 67, 71,
73, 74, 75, 81, 83, 84, 88, 126, 129, 130,
135, 136, 139, 140, 141, 142, 143, 144,

397
145, 146, 149, 150, 151, 160, 163, 165, 208, 209, 211, 231, 232, 236, 244, 257,
167, 171, 185, 187, 188, 189, 190, 191, 290, 291, 300, 332, 393, 394
193, 194, 195, 196, 200, 201, 202, 203, Fondement, 23, 28, 36, 61, 79, 110, 142,
205, 206, 209, 213, 222, 223, 224, 227, 147, 165, 171, 183, 187, 188, 189, 201,
228, 231, 232, 234, 238, 239, 241, 250, 205, 206, 234, 247, 249, 319, 337, 350,
256, 258, 261, 262, 265, 266, 270, 277, 356
280, 282, 283, 286, 287, 288, 289, 294, Foyer, 23, 28, 71, 109, 192
295, 296, 297, 300, 302, 303, 305, 309,
310, 313, 314, 315, 316, 317, 318, 319,
321, 322, 324, 328, 331, 334, 335, 337,
H
347, 348, 353, 354, 356, 357, 360, 361,
363, 364, 378, 379, 380, 382, 383, 384,
389, 390, 393, 395, 398 Hétéronomie, 12, 21, 28, 75, 76, 88, 98,
Divinisation, 26, 28, 32, 113, 222, 228, 110, 111, 118, 129, 160, 163, 186, 192,
262, 266, 285, 286, 287, 288, 289, 291, 198, 206, 228, 283, 356
292, 302, 303, 305, 328 Homme, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 14, 17, 18, 19,
89, 90, 91, 107, 108, 109, 111, 112, 114, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31,
123, 125, 32, 38, 44, 50, 51, 52, 54, 56, 57, 58, 61,
62, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 73, 75, 76,
77, 78, 79, 81, 88, 89, 90, 91, 92, 94, 95,
E 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104,
105,106, 107, 108, 109, 110, 112, 113,
114, 115, 116, 118, 120, 121, 122, 123,
Eros, 367, 390
124, 125, 126, 128, 129, 130, 131, 132,
Evolution, 8, 9, 15, 43, 48, 58, 62, 63, 65,
135, 137, 138, 139, 140, 141, 143, 144,
67, 69, 72, 73, 82, 83, 87, 88, 104, 111,
145, 146, 148, 149, 153, 154, 156, 159,
120, 121, 122, 137, 139, 142, 144, 154,
160, 161, 163, 166, 169, 171, 172, 173,
176, 178, 194, 202, 203, 235, 274, 275, 174, 175, 176, 177, 178, 180, 182, 183,
307, 309, 314, 321, 322, 331, 335, 353, 184, 185, 186, 187, 189, 190, 191, 192,
363, 394 193, 194, 195, 198, 199, 200, 201, 202,
Existence., 15, 17, 25, 44, 51, 60, 66, 71, 203, 204, 207, 208, 209, 210, 211, 212,
90, 91, 103, 104, 107, 111, 115, 118, 213, 218, 221, 222, 223, 228, 229, 230,
130, 134, 135, 137, 138, 141, 143, 160, 231, 233, 234, 235, 237, 238, 239, 241,
163, 175, 214, 217, 228, 230, 238, 240, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 249, 250,
249, 254, 332 251, 252, 253, 254, 256, 257, 261, 262,
Existentialisme, 25, 116, 271, 394 265, 266, 267, 269, 270, 271, 272, 273,
274, 275, 277, 278, 280, 281, 283, 284,
286, 288, 289, 290, 292, 293, 294, 295,
F 296, 297, 299, 300, 301, 302, 303, 305,
306, 308, 309, 311, 315, 316, 317, 318,
319, 320, 323, 324, 325, 327, 328, 330,
Finalité, 8, 9, 17, 60, 62, 92, 111, 127, 140,
331, 332, 333, 334, 335, 340, 347, 352,
141, 192, 212, 227, 233, 252, 284, 286,
353, 354, 356, 359, 360, 361, 362, 363,
294, 298, 300, 302, 333, 346, 356, 360
364, 378, 381, 385, 397
Foi, 11, 19, 36, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 59,
Humain, 8, 18, 19, 21, 23, 25, 26, 28, 32,
74, 82, 83, 84, 86, 90, 93, 94, 107, 109,
40, 56, 57, 67, 68, 70, 73, 76, 77, 81, 83,
110, 111, 134, 141, 150, 182, 188, 190,
88, 92, 101, 102, 103, 105, 113, 118,

398
126, 137, 140, 142, 146, 149, 150, 153, 276, 282, 283, 284, 285, 291, 292, 295,
154, 161, 172, 173, 175, 176, 178, 180, 297, 301, 302, 305, 310, 319, 323, 324,
184, 185, 188, 199, 202, 204, 205, 206, 327, 329, 331, 332, 333, 334, 335, 337,
210, 211, 212, 213, 214, 215, 221, 222, 341, 353, 354, 356, 359, 361, 362, 380,
224, 228, 235, 237, 239, 241, 245, 247, 387, 396
254, 256, 259, 262, 265, 266, 267, 270,
271, 272, 273, 274, 275, 281, 283, 284, I
285, 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292,
294, 295, 296, 298, 299, 300, 301, 302,
Illusion, 75, 100, 115, 124, 125, 133, 141,
303, 305, 309, 323, 325, 326, 334, 338,
142, 143, 148, 149, 150, 151, 153, 156,
345, 349, 353, 359, 360, 361, 364, 393
159, 160, 166, 179, 180, 182, 188, 189,
Humanisation Du Divin, 26, 113, 265, 286,
193, 194, 195, 198, 211, 242, 285, 303,
305 306, 354, 385
Humanisme, 24, 25, 26, 29, 32, 33, 58, 59,
Immanence, 10, 28, 32, 43, 119, 123, 125,
60, 76, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 87, 88, 89, 127, 130, 132, 136, 137, 139, 140, 144,
90, 92, 93, 94, 97, 98, 99, 100, 101, 106, 146, 149, 160, 161, 163, 165, 166, 171,
108, 109, 110, 111, 113, 115, 118, 130,
178, 180, 182, 183, 184, 186, 188, 191,
139, 142, 160, 162, 164, 191, 192, 196,
192, 194, 199, 200, 201, 204, 207, 208,
212, 213, 217, 221, 222, 223, 228, 229,
210, 211, 213, 214, 216, 221, 227, 239,
261, 262, 265, 266, 271, 276, 283, 285,
259, 261, 262, 265, 266, 274, 282, 284,
286, 287, 289, 292, 301, 303, 305, 309,
304, 305, 306, 309, 315, 319, 324, 334,
315, 318, 319, 323, 324, 328, 331, 334,
335, 353, 359, 360, 361, 363
335, 337, 348, 349, 352, 353, 354, 360,
Immanence Radicale, 32, 119, 144, 146,
361, 363, 364, 378, 379, 380, 385, 387, 160, 161, 164, 165, 166, 171, 178, 182,
394 183, 184, 191, 192, 194, 200, 211, 239,
Humanisme De L’homme-Dieu, 234, 262, 261, 262, 266, 282, 284, 304, 305, 315,
315, 319, 331, 348, 353, 361 319, 324, 334, 359, 361
Humanisme De L’ouverture A L’altérité,
Immanentisme Radical, 44, 110, 149, 163,
319, 323, 331, 334, 335, 337, 354, 363,
164, 165, 166, 169, 171, 175, 177, 178,
364
179, 182, 183, 184, 185, 186, 188, 189,
Humanisme De La Renaissance, 24, 25,
190, 191, 192, 193, 194, 197, 198, 199,
33, 58, 59, 60, 76, 80, 83, 84, 89, 90, 92,
200, 201, 202, 214, 216, 250, 262, 265,
98, 106, 108, 109, 110, 212
266, 303, 309, 315, 318, 334, 335, 353,
Humanisme Des Lumières, 26, 77, 81, 93, 361
94, 97, 98, 100, 101, 106, 108, 109, 111, Information, 10, 72, 310, 311, 313, 314,
163, 212, 262 315, 318, 320, 331, 335, 344, 353, 363
Humanisme Moderne, 32, 77, 99, 164,
191, 192, 196, 213, 222, 223, 379
Humanité, 9, 10, 11, 17, 18, 21, 22, 23, 24,
28, 41, 45, 48, 61, 78, 79, 88, 89, 96, 97, J
100, 101, 102, 103, 104, 105, 109, 111,
112, 116, 118, 125, 127, 131, 132, 134,
Justice, Iv, V, 12, 13, 15, 17, 61, 84, 90,
141, 146, 149, 150, 151, 153, 160, 163,
124, 196, 201, 206, 207, 209, 212, 213,
169, 173, 177, 178, 180, 181, 183, 184,
214, 215, 216, 227, 228, 262, 282, 284,
185, 193, 194, 200, 206, 213, 215, 216,
285, 303, 334, 353, 360, 361, 392
221, 224, 225, 227, 229, 233, 247, 248,
253, 254, 255, 257, 262, 265, 266, 275,
399
L O

Laïcisation, 32, 43, 52, 58, 59, 76, 82, 106, Orientation, 8, 9, 17, 25, 60, 62, 89, 111,
109, 265, 286, 359, 363 140, 166, 192, 193, 212, 227, 284, 356,
Liberté, 17, 24, 25, 26, 41, 46, 59, 76, 80, 360
81, 82, 83, 84, 85, 89, 90, 91, 92, 93, 94,
96, 98, 99, 100, 101, 104, 105, 110, 114,
115, 129, 142, 143, 148, 154, 167, 172, P
173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180,
181, 182, 195, 198, 199, 200, 203, 212,
215, 216, 219, 230, 234, 237, 245, 249, Pensée Elargie, 252, 253, 260, 266, 326,
250, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 333, 335, 337, 342, 343, 344, 345, 352,
273, 274, 275, 299, 302, 303, 305, 320, 354, 362, 364
330, 331, 332, 333, 344, 347, 354, 359, Phénoménologie, 36, 37, 201, 206, 227,
364, 389, 397, 398 337, 387
Lumières, 23, 24, 26, 93, 94, 95, 96, 97, Philia, 211, 257, 347, 348
98, 99, 100, 101, 102, 104, 105, 107, Principe, 10, 15, 16, 21, 23, 26, 35, 42, 45,
108, 109, 118, 145, 146, 149, 173, 379, 63, 65, 69, 70, 71, 75, 76, 88, 92, 97,
382, 388 104, 109, 118, 122, 123, 125, 134, 138,
139, 154, 165, 180, 183, 186, 187, 189,
192, 193, 197, 209, 212, 216, 217, 219,
M 221, 222, 223, 224, 226, 227, 228, 252,
253, 262, 267, 269, 272, 273, 280, 284,
287, 288, 290, 296, 302, 306, 314, 318,
Métaphysique, I, 8, 9, 24, 26, 29, 37, 41, 319, 322, 324, 331, 335, 350, 354, 356,
46, 79, 81, 100, 111, 112, 116, 118, 119, 357, 360, 385, 397
120, 122, 123, 124, 125, 127, 130, 139,
142, 145, 146, 163, 166, 179, 183, 186,
188, 189, 191, 192, 193, 196, 199, 201,
202, 203, 207, 214, 216, 222, 223, 227, R
228, 229, 234, 251, 252, 253, 262, 265,
266, 270, 271, 273, 275, 283, 285, 287, Réalité Humaine, 171
302, 303, 305, 315, 334, 335, 353, 360, Réel, 11, 28, 34, 35, 37, 45, 47, 51, 53, 57,
361, 363 61, 65, 69, 70, 74, 97, 101, 103, 112,
Mythe, 72, 74, 78, 94, 173, 175, 176 114, 119, 120, 122, 125, 126, 127, 129,
Mythologie, 41, 80, 89, 207, 235, 236, 237, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137,
398 139, 141, 143, 144, 146, 148, 149, 151,
156, 159, 160, 165, 166, 170, 171, 178,
N 182, 183, 184, 185, 186, 188, 191, 192,
199, 200, 201, 205, 206, 214, 216, 238,
Nature Humaine, 45, 54, 72, 73, 114, 271, 239, 240, 241, 243, 244, 249, 262, 266,
290, 303, 393 273, 274, 281, 282, 289, 290, 304, 305,
Néant, 11, 16, 25, 81, 113, 114, 115, 141, 306, 307, 309, 311, 312, 313, 315, 318,
145, 175, 194, 249, 261, 270, 306, 310, 319, 320, 322, 323, 337, 338, 342, 349,
319, 332, 335 353, 356, 363, 384

400
Religion, 8, 19, 24, 41, 45, 52, 53, 54, 55, Singularité, 187, 194, 304, 306, 307, 310,
62, 66, 73, 75, 78, 85, 90, 92, 93, 95, 311, 312, 313, 314, 315, 318, 319, 320,
100, 106, 107, 108, 111, 112, 113, 118, 331, 353, 354, 363
119, 123, 124, 125, 126, 127, 130, 139, Singularité Initiale, 187, 194, 304, 306,
142, 150, 151, 183, 186, 189, 191, 192, 307, 310, 311, 312, 313, 314, 315, 318,
193, 231, 232, 261, 265, 304, 310, 320, 319, 320, 331, 353, 354, 363
340, 362, 378, 390 Surnaturalité, 28, 173, 195, 262, 265, 266,
267, 270, 272, 273, 274, 275, 303, 305

S
T
Sacralisation, 26, 28, 32, 214, 215, 221,
Transcendance, 11, 16, 26, 27, 28, 31, 43,
222, 224, 228, 262, 266, 285, 286, 287,
47, 51, 60, 67, 69, 76, 88, 91, 92, 99,
288, 289, 290, 291, 292, 297, 302, 303,
107, 108, 109, 111, 114, 119, 124, 125,
328
129, 130, 136, 139, 140, 142, 149, 150,
Sacré, 26, 28, 31, 143, 161, 213, 215, 221,
159, 160, 163, 165, 169, 182, 186, 189,
262, 283, 284, 285, 286, 288, 294, 295,
199, 200, 201, 203, 204, 205, 206, 207,
297, 298, 299, 301, 302, 361, 363
208, 210, 211, 213, 214, 216, 221, 222,
Secret, 10, 87, 151, 311, 313, 314, 316,
223, 227, 259, 262, 274, 282, 284, 287,
318, 321, 382
288, 289, 292, 296, 297, 302, 303, 305,
Sens, 7, 8, 9, 11, 12, 14, 15, 16, 20, 21, 22,
331, 332, 333, 339, 349, 353, 354, 356,
23, 24, 28, 29, 31, 34, 36, 40, 42, 43, 45,
357, 359, 360, 361
47, 51, 52, 57, 60, 61, 68, 70, 71, 74, 75,
Transcendances Horizontales, 28, 29, 164,
76, 79, 80, 88, 89, 97, 101, 103, 104, 105,
201, 212, 214, 215, 227, 261, 265, 283,
107, 109, 110, 111, 113, 115, 118, 119,
303, 360, 361, 363
120, 122, 125, 127, 128, 129, 130, 131,
Transcendances Verticales, 11, 23, 27, 29,
133, 139, 140, 142, 143, 145, 146, 154,
31, 32, 33, 88, 98, 109, 110, 111, 149,
159, 160, 163, 165, 166, 167, 170, 171,
160, 163, 204, 214, 227, 229, 250, 261,
173, 175, 176, 177, 179, 180, 185, 187,
282, 283, 305, 359, 360, 363
188, 189, 190, 192, 193, 194, 195, 196,
198, 199, 200, 201, 202, 203, 205, 206,
207, 209, 210, 212, 213, 214, 215, 216, U
217, 221, 223, 224, 227, 228, 230, 231,
232, 233, 234, 235, 236, 239, 240, 246, Univers, 7, 10, 12, 14, 15, 16, 34, 35, 36,
247, 256, 258, 259, 261, 262, 266, 267, 38, 41, 42, 46, 47, 50, 54, 60, 61, 62, 63,
269, 270, 271, 273, 274, 275, 277, 67, 68, 69, 71, 72, 78, 97, 106, 109, 120,
121, 122, 123, 125, 135, 139, 140, 146,
278, 280, 282, 283, 284, 286, 287, 288, 165, 171, 173, 174, 175, 184, 187, 190,
296, 304, 305, 309, 310, 311, 312, 316, 193, 201, 205, 229, 233, 235, 237, 240,
318, 321, 322, 325, 327, 331, 332, 335, 274, 280, 281, 283, 292, 301, 306, 307,
337, 338, 343, 345, 346, 348, 351, 353, 308, 309, 310, 311, 312, 313, 314, 315,
354, 356, 360, 361, 363, 364, 378, 379, 316, 318, 320, 321, 322, 323, 324, 331,
380, 381, 390, 393, 396 332, 334, 335, 338, 343, 354, 382, 386,
Signification, 8, 9, 11, 17, 60, 62, 99, 111, 397
132, 140, 192, 193, 212, 214, 227, 260, Universel, 74, 134, 214, 215, 260, 266,
284, 300, 333, 356, 360 278, 283, 318, 335, 362

401
144, 145, 146, 148, 149, 151, 153, 154,
V 156, 159, 160, 163, 164, 165, 166, 169,
170, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177,
180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 188,
189, 190, 191, 192, 193, 194, 195, 196,
Vérité, 18, 19, 37, 39, 40, 43, 53, 55, 57,
199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206,
76, 78, 81, 92, 95, 97, 102, 111, 112,
209, 212, 213, 214, 215, 216, 217, 221,
120, 124, 126, 132, 133, 134, 135, 138,
222, 223, 224, 226, 227, 228, 229, 230,
140, 141, 144, 146, 148, 154, 159, 176,
231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238,
179, 182, 183, 185, 187, 189, 191, 192,
239, 240, 241, 243, 244, 245, 246, 249,
196, 198, 200, 201, 203, 205, 206, 207,
251, 253, 254, 255, 256, 257, 258, 259,
211, 212, 213, 214,215, 216, 227, 228,
260, 261, 262, 264, 266, 267, 270, 274,
230, 237, 239, 241, 245, 253, 262, 271,
276, 277, 278, 280, 282, 283, 284, 285,
276, 277, 280, 281, 282, 283, 284, 285,
286, 287, 288, 289, 290, 291, 295, 296,
288, 291, 292, 311, 312, 323, 332, 334,
297, 299, 301, 302, 303, 304, 305, 306,
337, 340, 345, 346, 349, 353, 356, 360,
308, 309, 315, 316, 317, 318, 319, 321,
361
322, 323, 324, 326, 328, 329, 330, 331,
Vie, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 18,
332, 333, 334, 335, 337, 338, 339, 342,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 28, 31, 32, 34,
343, 344, 345, 346, 347, 348, 349, 350,
44, 46, 47, 51, 52, 53, 54, 57, 60, 61, 62,
351, 352, 353, 354, 356, 357, 359, 360,
63, 69, 74, 75, 76, 80, 81, 82, 83, 88, 94,
361, 363, 378, 379, 380, 381, 385, 389,
99, 100, 101, 104, 105, 106, 107, 110,
390, 393, 394
111, 113, 115, 118, 119, 120, 122, 123,
Vie bonne ou réussie, 375
125, 127, 128, 130, 131, 132, 133, 134,
135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 143,

402
TABLE DES MATIERES

DEDICACE............................................................................................................................... ii
REMERCIEMENTS ............................................................................................................... iii
RESUME ................................................................................................................................ iv
ABSTRACT .............................................................................................................................. v
INTRODUCTION GENERALE ............................................................................................ 1
PREMIERE PARTIE : LE DECLIN DES « TRANSCENDANCES VERTICALES » :
SES FONDEMENTS ET SON IMPACT SUR LA CONDITION DE L’HOMME
MODERNE ............................................................................................................................. 25
INTRODUCTION PARTIELLE .......................................................................................... 26
CHAPITRE 1 : LA REVOLUTION SCIENTIFIQUE COMME FACTEUR DU
DECLIN DES « TRANSCENDANCES VERTICALES » .................................................... 28
I- L’atomisme antique ou les prémices de la révolution scientifique ................................. 28
1- Définition, démarche et principes de l’atomisme antique ............................................ 28
2- L’atomisme antique : un matérialisme absolu et un athéisme ...................................... 38
3- Les raisons d’un échec.................................................................................................. 43
II- La fissuration de la théologie dogmatique par le semi-rationalisme de saint Thomas
d’Aquin ................................................................................................................................. 47
1- Les positions de l’Eglise catholique romaine et les thèses augustiniennes .................. 47
2- La reconsidération du rapport de la foi à la raison ....................................................... 50
III- Les sciences modernes et la critique des « transcendances verticales » ........................ 55
1- La réfutation de l’idée du cosmos ................................................................................ 55
1-1- Les préalables ........................................................................................................ 55
1-2- Le cosmos : un univers incréé et inhabité des dieux ou de Dieu ........................... 57
1-3- Le cosmos : un monde infini et indifférent ........................................................... 62
2- Le rejet de la cosmologie et de la sotériologie des religions monothéistes .................. 66
CHAPITRE 2 : LES « TRANSCENDANCES VERTICALES » A L’EPREUVE DE
L’HUMANISME .................................................................................................................... 73
I- L’histoire de l’humanisme ou l’histoire d’un courant de pensée en rupture avec le
monde ancien ........................................................................................................................ 75
1- Le concept et le mouvement ......................................................................................... 75

403
2- Les facteurs déterminants de l’émergence de l’humanisme ......................................... 77
2-1- Les facteurs internes à l’évolution du christianisme ............................................. 77
2-2- Les facteurs externes au christianisme .................................................................. 82
II- L’humanisme de la Renaissance, l’humanisme des Lumières et l’humanisme athée face
aux « transcendances verticales » ........................................................................................ 83
1- Repères historiques : l’humanisme de la Renaissance ................................................. 84
2- L’humanisme des Lumières ......................................................................................... 88
2-1- Les idéaux de l’humanisme des Lumières ............................................................ 88
2-1-1- La raison et l’esprit critique ............................................................................ 88
2-1-2- La connaissance et les valeurs éthiques .......................................................... 89
2-1-3- L’émancipation et l’Etat de droit .................................................................... 93
2-1-4- Le progrès ....................................................................................................... 96
2-2- L’humanisme moderne et renaissant : spécificité, unité et raisons d’un échec ... 101
3- L’humanisme athée.................................................................................................. 104
3-1- L’humanisme athée ou la plénitude d’humanisme .............................................. 104
3-2- L’humanisme athée et la critique des « transcendances verticales ».................. 106
3-2-1- Auguste Comte : Dieu et la religion comme produit de l’imagination ........ 106
3-2-2- Jean-Paul Sartre : du néant à l’existence, et de l’existence au néant ............ 108
CHAPITRE 3 : LES PENSEURS DE LA DECONSTRUCTION DES
« TRANSCENDANCES VERTICALES » ........................................................................... 113
I- Karl Marx (1818-1883) : l’aliénation économique et la primauté de la vie ................. 114
1- Les fondements philosophiques de la pensée marxiste ........................................... 114
1-1- La dialectique et ses exigences ............................................................................ 114
1-1-1- Une vision holistique de la nature ................................................................ 115
1-1-2- Une vision dynamique du monde ................................................................. 116
1-1-3- Une vision progressive de tous les phénomènes de l’univers ...................... 116
1-1-4- Une vision du réel gouverné par des contradictions internes ....................... 117
1-2- Le matérialisme et sa conception du monde ....................................................... 118
2- L’illusion de la transcendance et le fantasme d’une conscience autonome ............ 120
II- FRIEDRICH NIETZSCHE (1844-1900) : LA PEUR ET LA HAINE DE LA VIE .... 125
1- Les fondements du matérialisme nietzschéen ......................................................... 125
1-1- Le postulat de l’unicité du réel ou de la vie ........................................................ 127
1-2- Le postulat de l’immanence « absolue » ............................................................. 131
1-3- Le postulat du relativisme radical ....................................................................... 132

404
2- Friedrich Nietzsche : la « fin du monde », la « mort de Dieu » et la « mort de
l’homme »........................................................................................................................ 134
2-1- La « fin du monde » ............................................................................................. 134
2-2- La « mort de Dieu » ............................................................................................. 135
2-3- La « mort de l’homme » ...................................................................................... 138
III- Sigmund Freud (1856-1939) : l’aliénation psychique et la réalité de l’inconscient .... 144
1- L’argument de l’aliénation psychique ..................................................................... 145
2- L’argument de la réalité de l’inconscient ................................................................ 148
CONCLUSION PARTIELLE ............................................................................................ 155
DEUXIEME PARTIE : DES « TRANSCENDANCES HORIZONTALES » A
L’ « HUMANISME DE L’HOMME-DIEU » ..................................................................... 157
INTRODUCTION PARTIELLE ........................................................................................ 158
CHAPITRE 4 : LA CRITIQUE FERRYENNE DES TENANTS ................................... 160
PHILOSOPHIQUES ET DES ABOUTISSANTS IDEOLOGIQUES DE
« L’IMMANENTISME RADICAL » ................................................................................... 160
I- Les tenants philosophiques et les aboutissants idéologiques de « l’immanentisme
radical ».............................................................................................................................. 160
II- La thèse ferryenne de l’antinaturalité de l’homme ....................................................... 166
III- La critique ferryenne de « l’immanentisme radical » par l’argument de la double
historicité ............................................................................................................................ 170
IV- « L’immanentisme radical » et ses paradoxes .............................................................. 174
1- Le libre arbitre ......................................................................................................... 174
2- La sagesse de « l’amor fati », de « l’innocence du devenir » ou de « la volonté de
puissance » ...................................................................................................................... 177
3- L’ « altérité radicale » ............................................................................................... 181
4- La question du sens de la vie ou du sens dans la vie .................................................. 187
CHAPITRE 5 : L’EMERGENCE DES « TRANSCENDANCES HORIZONTALES » ET
L’AVENEMENT DE « L’HOMME-DIEU » ..................................................................... 191
I- L’idée de « transcendance horizontale » et ses principes ............................................ 191
1- Le rejet des arguments d’autorité, de l’idée d’une fondation ultime, du subjectivisme et
du relativisme .................................................................................................................. 191
2- Le postulat d’un monisme physique spécifique ......................................................... 194
3- La référence à la notion d’ « horizon »....................................................................... 199
II- La réalité de la transcendance des valeurs immanentes ................................................ 201

405
1- La transcendance des valeurs immanentes comme l’expression d’un sentiment
originaire ......................................................................................................................... 201
2- Des valeurs immanentes et transcendantes comme de nouveaux lieux du sens et de
nouveaux motifs du sacrifice .......................................................................................... 208
III- L’amour et l’humanisme fondé sur « la transcendance de l’autre »............................ 212
1- L’histoire de la révolution de l’amour ........................................................................ 212
2- L’amour : le fondement absolu de nos valeurs et le sens du sens de nos vies ........... 216
CHAPITRE 6 : LA PROMOTION D’UNE SAGESSE DES MODERNES ................... 224
I- Archéologie conceptuelle ............................................................................................. 224
1- La notion de sagesse ................................................................................................... 224
2- Le concept de spiritualité............................................................................................ 226
II- La sagesse des anciens Grecs : une sagesse inadaptée à notre temps ........................... 229
1- Le fondement mythologique de la sagesse des anciens Grecs ................................... 229
2- La spiritualité laïque antique et son ancrage déterministe.......................................... 232
3- La sagesse des Anciens : une sagesse cosmique ou du monde .................................. 244
III- La sagesse des modernes : une sagesse de l’amour ...................................................... 246
1- La singularité ou l’individualité ................................................................................. 248
2- La richesse et l’intensité de la vie............................................................................... 249
3- L’amour ...................................................................................................................... 251
4- L’éternité de l’instant ................................................................................................. 255
CONCLUSION PARTIELLE ............................................................................................ 257
TROISIEME PARTIE : « L’HUMANISME TRANSCENDANTAL » ET SES
PROBLEMES DE PERTINENCE PHILOSOPHIQUE .................................................. 259
INTRODUCTION PARTIELLE ........................................................................................ 260
CHAPITRE 7 : LES DEFIS THEORIQUES QUE « L’HUMANISME DE L’HOMME-
DIEU » DOIT PHILOSOPHIQUEMENT RELEVER .................................................... 261
I- L’idée de « surnaturalité » ou d’ « anti-naturalité » de l’homme et ses problèmes de
pertinence philosophique .................................................................................................... 261
1- La liberté humaine : une réalité relative ..................................................................... 262
2- Liberté et évolution..................................................................................................... 269
II- L’absolutisation ferryenne des valeurs en question ...................................................... 271
1- Valeurs et relativité..................................................................................................... 271
2- Valeurs et historicité ................................................................................................... 277
III- Les problèmes liés à la thèse de la réalité de « l’homme-Dieu » .................................. 281

406
1- Les sociétés contemporaines capitalistes et la sacralisation des intérêts .................... 283
2- De la fiction de la sacralité de l’homme à sa réelle décentration ............................... 289
2-1- Le mouvement transhumaniste et l’augmentation de l’humain........................... 289
2-2- Le féminisme et la désacralisation de l’homme .................................................. 292
2-3- L’écologie et la décentration de l’humain ........................................................... 294
CHAPITRE 8 : PAR-DELA « L’IMMANENTISME RADICAL » ET L’ « HUMANISME
TRANSCENDANTAL » ........................................................................................................ 300
I- L’origine de l’univers : une problématique ouverte ..................................................... 301
1- Les briques manquantes de « la fabrication du réel »................................................ 302
2- L’hypothèse de la « Singularité Initiale » .................................................................. 305
2-1- L’argument mathématique ................................................................................... 306
2-2- L’argument logique ............................................................................................. 309
2-3- L’argument de la situation hors nature des lois de la nature ............................... 311
II- Les nouvelles théories et découvertes scientifiques et leurs conséquences
épistémologiques, éthiques et sotériologiques.................................................................... 314
1- Les conséquences épistémologiques .......................................................................... 314
2- Les conséquences éthiques ......................................................................................... 319
2-1- L’éthique de la lucidité ........................................................................................ 319
2-2- L’éthique de l’humilité ........................................................................................ 320
2-3- L’éthique de l’ouverture d’esprit ......................................................................... 321
2-4- L’éthique de la compassion ou de l’amour ......................................................... 322
2-5- L’éthique de la joie .............................................................................................. 324
3- Les conséquences sotériologiques : pour un humanisme de l’ouverture à l’altérité .. 326
CHAPITRE 9 : L’INTERET PHILOSOPHIQUE DE L’« HUMANISME
TRANSCENDANTAL » ........................................................................................................ 332
I- L’heuristique de la notion d’ « horizon » ..................................................................... 332
1- Les enjeux scientifiques de la notion d’ « horizon » .................................................. 332
2- Les enjeux politiques et religieux de la notion d’ « horizon » ................................... 335
II- La promotion de l’éthique de la « pensée élargie » ...................................................... 337
1- Décentration de soi et ouverture à l’altérité ............................................................... 337
2- Promotion de l’éthique de l’enrichissement axiologique mutuel ............................... 338
III- La sagesse de l’amour ................................................................................................... 340
1- Sagesse de l’amour et vie privée ................................................................................ 341
2- Sagesse de l’amour et vie publique ............................................................................ 344

407
CONCLUSION PARTIELLE ............................................................................................ 348
CONCLUSION GENERALE ............................................................................................. 350
GLOSSAIRE......................................................................................................................... 361
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 372
INDEX ................................................................................................................................... 394

408

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