Democratie Et Citoyennete

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Table des matières

Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Première partie : La citoyenneté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9


La citoyenneté et la communauté politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
La citoyenneté et le contrat social. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
La citoyenneté et l’État-nation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18

Deuxième partie : La citoyenneté démocratique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23


Un régime de participation civique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Un régime de droits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
L’héritage libéral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
La collectivisation des droits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Un régime de reconnaissance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

Troisième partie : L’exercice de la citoyenneté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41


La participation politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
La délibération publique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
L’extension du domaine des droits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55

Quatrième partie : Les lieux de la citoyenneté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59


Le pouvoir démocratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
L’espace public et la société civile. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Citoyenneté et marché. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
Marché et sphère politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
L’organisation politique de la sphère économique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
L’organisation démocratique de l’économie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76

Cinquième partie : Les enjeux contemporains de la citoyenneté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81


La reconfiguration de la citoyenneté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
L’impuissance du politique et la perte de signification de l’idéal démocratique . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Les transformations de la discussion publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99

Notes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .103

Orientation bibliographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109

Glossaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .111
Introduction

En dépit ou à cause même de son omniprésence d’inclusion de l’individu dans la communauté


dans le débat public, l’idée de citoyenneté brasse politique, elle peut aussi constituer un facteur
un grand nombre de thèmes différents et parfois d’exclusion.
contraires. La citoyenneté désignerait, pour les Ce Dossier tentera d’intéresser le lecteur à ces
uns, une sorte de morale civique ; pour d’autres, questions et d’y apporter quelques clarifications.
un ensemble de droits dont l’individu bénéficie La première partie s’attache à définir les dif-
quels que soient ses mérites personnels ; pour férentes dimensions de la citoyenneté. La citoyen-
d’autres encore, le ciment de l’identité collective, neté désigne le statut politique de l’individu. Elle
un jalon essentiel pour la participation de tous ou organise les relations que les membres de la société
le triomphe de la modernité politique sur l’Ancien entretiennent avec les institutions politiques et la
Régime. Pour d’autres, enfin, la citoyenneté est, au communauté politique au sens large. À ce titre,
contraire, un indispensable contrepoids aux dérives la reconnaissance de la citoyenneté reste encore
de l’individualisme contemporain. étroitement liée au type d’organisation politique
En dépit ou à cause des aspirations qui lui le plus caractéristique de la modernité politique,
sont associées, le thème de la démocratie suscite à savoir l’État-nation.
à la fois un scepticisme croissant sur sa capacité La deuxième partie traite des rapports entre
à promouvoir le bien commun et de nombreuses citoyenneté et démocratie. La citoyenneté désigne
questions sur le sens même du terme. Si les mots l’ensemble des pratiques par lesquelles l’individu
devaient être pris au pied de la lettre, la république s’investit dans la communauté politique : dans un
populaire démocratique de Corée (du Nord) serait régime démocratique, elle représente donc une
en principe plus attachée aux idées démocratiques dimension importante de la participation poli-
que le Royaume-Uni. tique. Par ailleurs, elle repose dans nos démocra-
Enfin, en dépit ou à cause de l’association ties sur l’octroi aux individus d’une série de droits.
régulière de ces deux termes, démocratie et Eux-mêmes issus de diverses traditions philoso-
citoyenneté entretiennent des relations complexes. phiques, ces droits sont chargés de garantir et de
L’exercice de la citoyenneté représente une dimen- promouvoir la liberté politique des citoyens. Enfin,
sion importante de la vie démocratique. Selon la la citoyenneté recouvre les processus et les codes
manière dont il est défini, il peut lui être aussi un sociaux par lesquels l’individu est reconnu comme
obstacle : la citoyenneté désignant les conditions membre du corps social.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 7
La troisième partie est consacrée aux condi- ou de l’administration. Les endroits où les opinions
tions d’exercice de la citoyenneté démocratique. se forment et s’échangent, également, qu’il s’agisse
Ces conditions varient selon que l’on se situe des espaces publics, de la sphère médiatique ou
dans une logique de démocratie représentative, de de la société civile. Mais aussi de nombreux sous-
démocratie directe ou de démocratie participative. systèmes sociaux (l’école, la prison, la sphère reli-
Elles portent sur l’organisation de la participation gieuse…) qui composent la société : ce Dossier se
collective et de la délibération publique : étroite- concentrera sur les rapports entre la citoyenneté et
ment liées mais abusivement confondues, ces deux l’activité économique.
dimensions sont au centre des réflexions contempo- La cinquième et dernière partie abordera
raines sur la démocratie. Enfin, elles ne concernent quelques enjeux contemporains. Sur quelle base
pas seulement l’individu ou la sphère publique géographique et politique la citoyenneté se
au sens large, mais, à mi-chemin de ces deux construit-elle aujourd’hui ? Dans quelle mesure
échelles, elles concernent également les différents notre réflexion sur la citoyenneté permet-elle
groupes sociaux qui composent la communauté. La d’éclairer le sentiment de désenchantement et
réflexion sur la citoyenneté peut à ce titre mener de dépossession politique que vivent un grand
à la reconnaissance de différents droits collectifs nombre de citoyens aujourd’hui ? Enfin, la dis-
(droits linguistiques, droits culturels…). cussion publique connaît d’importantes transfor-
La quatrième partie porte sur les lieux phy- mations, notamment liées à la globalisation des
siques et symboliques de la citoyenneté. Les insti- espaces d’information et à l’évolution des nouvelles
tutions politiques, bien sûr, qu’il s’agisse des dif- technologies : en quoi affectent-elles également
férents pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) l’exercice de la citoyenneté ?

8 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Première partie

La citoyenneté
La citoyenneté est le statut juridique, politique et social
permettant à un individu d’être reconnu comme membre d’une
communauté politique et de participer à la vie politique de celle-
ci. En conséquence, le citoyen est celui qui, selon le nom latin civis
qui en est la racine, a droit de cité dans la communauté politique
dont il fait partie.
La citoyenneté ne désigne pas seulement une relation d’appar- La citoyenneté désigne un statut
tenance à la communauté politique, mais aussi un statut juridique. juridique, politique et social.
Le citoyen est un sujet de droit, qui dispose de droits civils et poli-
tiques, et à qui peuvent également échoir des devoirs. Les résidents
ou les visiteurs d’un pays disposent également de droits. Ceux dont
disposent les citoyens doivent leur permettre plus spécifiquement
de participer à la vie civique. C’est la raison pour laquelle la re-
connaissance de la citoyenneté est habituellement liée à l’octroi du
droit de vote.
Par ailleurs, la citoyenneté se présente dans nos démocraties
comme le principe de la légitimité politique. Le citoyen n’est pas
seulement un individu doté de droits lui permettant de faire valoir
ses prérogatives sociales et politiques. Il détient en outre une part
de la souveraineté politique. L’ensemble des citoyens constitue la
communauté politique. C’est au nom de cet ensemble que les gou-
vernants ont un titre à gouverner. Et c’est cet ensemble qui est
censé choisir les gouvernants, contrôler leur action et sanctionner
celle-ci.
Enfin, la citoyenneté est une source du lien social. La citoyenneté
ne désigne pas seulement un statut politique. Elle colore également
l’ensemble des relations sociales que les individus entretiennent
entre eux. Pour Alexis de Tocqueville, ce qui caractérise la citoyen-
neté démocratique, à savoir l’« égalité des conditions », se traduit
dans toutes les formes de vie sociale 1, qu’il s’agisse du monde du
travail, de la vie associative ou des pratiques de politesse.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 11
La citoyenneté et la communauté politique

La citoyenneté n’est pas une forme naturelle de la vie en société. La citoyenneté n’est pas une
Comme Dominique Schnapper le note, les sociétés organisées par forme naturelle, mais une forme
la citoyenneté sont très minoritaires dans l’histoire humaine 2. Le historique de la vie en société.
concept même de citoyenneté provient de l’héritage politique de la
Grèce antique. En grec ancien, la polis désigne la communauté des
citoyens organisés politiquement, et les citoyens forment l’ensemble
des personnes considérées comme libres et égales en vertu même
de leur appartenance à la communauté politique. Toutefois, la
compréhension que nous avons aujourd’hui du concept provient
de son usage dans la République romaine et, plus encore, de sa
reformulation par la modernité politique. Contrairement à la Grèce
antique, le citoyen moderne n’est pas reconnu comme tel parce qu’il
est considéré comme un membre naturel de la communauté poli-
tique, mais parce qu’il contribue à la formation et à la légitimation
de celle-ci.
La citoyenneté est tout d’abord un statut social. Dire que les La citoyenneté est un statut
êtres humains vivent en société, cela signifie que les rapports qu’ils social.
ont entre eux sont structurés par des institutions (l’école, l’entre-
prise, l’hôpital, la famille, la sécurité sociale…) qui forment système
et qui assignent des rôles aux individus et groupes qui en font
partie. Ainsi, un rapport social est différent d’une relation inter-
personnelle. Dans la simple relation interpersonnelle, les individus
se présentent aux autres comme des personnes singulières. Dans un
rapport social, ils se caractérisent par le statut qu’ils occupent dans
des institutions sociales, qu’il s’agisse par exemple de la famille, de
l’école ou d’une communauté religieuse. Être un citoyen, c’est être
reconnu membre de la communauté politique.
Ce faisant, la citoyenneté ne désigne pas seulement un statut La citoyenneté est un statut poli-
social, mais également un statut politique. La politique recouvre tique.
l’ensemble des pratiques par lesquelles des êtres humains visent à
agir de manière concertée sur leurs conditions sociales d’existence.
Ces pratiques s’opèrent le plus souvent dans le cadre d’institutions
politiques qui sont censées être des moyens au service de cette
action. Les institutions politiques organisent plus spécifiquement

12 CRISP/Démocratie et citoyenneté
la prise de décision collective ainsi que sa mise en œuvre. Dans
ce cadre, la citoyenneté désigne à la fois la capacité de s’engager
dans des pratiques politiques, la reconnaissance par les institutions
politiques d’un ensemble de droits et de devoirs associés à ces pra-
tiques, ainsi que l’accès à diverses ressources sociales et matérielles
permettant l’exercice de ces droits. La notion de citoyenneté présente
donc plusieurs significations. Elle recouvre un idéal de participation
civique, dont l’exercice collectif contribue lui-même à instituer la
communauté politique. Elle constitue également un rapport insti-
tutionnel d’appartenance à cette communauté politique.

La citoyenneté et le contrat social

Si la citoyenneté désigne un statut social et politique, encore


s’agit-il d’en identifier les fondements. Dans les sociétés modernes,
le pouvoir ne trouve pas sa légitimité dans la tradition, dans la
religion ou dans l’identité culturelle de la communauté, mais dans
l’expérience de pensée du contrat social, à savoir l’idée que la société
est fondée sur un pacte social par lequel les individus s’engagent
librement à respecter les lois qu’ils ont élaborées ensemble.
La figure du contrat social donne chair à ce qu’on appelle la Le contrat social et la volonté
volonté générale. Comme Jean-Jacques Rousseau le soulignait déjà générale.
au 18e siècle, le contrat social n’existe que par la volonté perma-
nente de le constituer, et donc par un engagement permanent des
citoyens dans le processus de formation de la volonté politique. Pour
J.-J. Rousseau 3, la volonté générale ne se réduit pas à la volonté
de tous, à savoir la somme – voire la majorité – des volontés par-
ticulières. La formation de la volonté générale nécessite que cha-
cun s’élève au-dessus de son intérêt particulier et intègre celui-ci
dans une délibération orientée vers le bien public. Cette notion de
délibération est importante pour réfléchir sur la formation de la
volonté générale. Elle illustre en effet l’idée que la justice et le bien
commun ne sont pas des entités coupées du réel, mais des notions
controversées qui se discutent et se justifient au terme d’une déli-
bération collective. La volonté générale n’est pas une vérité céleste à

CRISP/Démocratie et citoyenneté 13
redécouvrir, qui indiquerait comme une boussole ce qu’est la justice
ou la moralité collective. Elle se définit, se construit et se débat dans
les pratiques politiques de tous les jours.
Par ailleurs, l’hypothèse du contrat social associe la reconnais- Le contrat social et l’autonomie
sance de la citoyenneté à celle de l’autonomie du citoyen. Dans les du citoyen.
démocraties libérales, le statut de citoyen n’est pas seulement conçu
comme un simple statut social, mais également comme un rapport
de nature juridique. Ce rapport de nature juridique reste encore
aujourd’hui lié à l’émergence de la notion moderne de citoyenneté,
à savoir l’idée que le citoyen n’est pas seulement un élément organi-
que de la communauté, mais un individu doté d’une conscience.
Les théories contractistes de la démocratie reposent sur l’idée que
chaque membre de la communauté est égal en droits aux autres
membres, car chaque membre de la communauté est considéré
comme une personne autonome.
En quoi l’idée d’autonomie justifie-t-elle l’attribution d’un
certain nombre de prérogatives et de protections juridiques ? De
nombreux travaux en sociologie, en psychologie ou en sémiotique
ont montré que, dans les faits, nous ne sommes jamais tout à fait
capables de nous déterminer par nous-mêmes : nous ne maîtrisons
pas notre inconscient, nous sommes influencés par divers préju-
gés culturels et sociologiques, nous sommes marqués par les récits
collectifs dominants de notre époque. Toutefois, la notion d’auto-
nomie ne requiert pas cette capacité absolue d’autodétermination.
L’autonomie désigne plus modestement la capacité d’exprimer une
réflexion propre ainsi que la conscience de cette capacité. Il suffit
de reconnaître à chaque acteur une certaine autorité sur lui-même,
commençant par une capacité relative d’interpréter ses propres actes,
pour que l’idée d’autonomie conduise à associer la citoyenneté à un
régime de droits égaux.
La notion moderne de citoyenneté présente à ce titre trois points La notion moderne de citoyen-
distinctifs. Premièrement, elle lie la justification de la démocratie neté se caractérise par trois élé-
à la figure de l’individu. En démocratie, les divergences sont fortes ments : la figure de l’individu ;
sur ce que l’autonomie recouvre et sur ce que suppose ou non le
fait d’être un individu. Mais dès le moment où les membres de
la communauté se reconnaissent comme sujets autonomes, ils re-
connaissent que chacune de leurs actions représente une prétention

14 CRISP/Démocratie et citoyenneté
à définir et à maîtriser le monde qui les entoure. La prétention
de quelqu’un à définir ce qui est bon ou juste – et à contraindre
éventuellement les gens qui l’entourent de s’y conformer – se juxta-
pose à une prétention du même type de la part des autres acteurs.
Dans ce cadre, qu’est-ce qui permet à cette personne de penser que
son titre à agir sur son environnement vaut davantage que le
titre que les autres membres de la communauté lui brandissent ?
En démocratie, reconnaître à quelqu’un le droit d’agir revient à
reconnaître à chacun le droit d’agir ou, à tout le moins, à admettre
que ses actions seront confrontées à des revendications similaires de
la part des autres. Cela exige dès lors de trouver un mode d’exis-
tence collective qui puisse faire cohabiter au mieux l’ensemble de
ces prétentions.
Deuxièmement, l’exercice de la citoyenneté est lui-même régi un régime de droits ;
par un régime de droits. Le pouvoir des institutions politiques sur
l’individu n’est pas illimité, puisque le consentement des individus
est censé en être la source. Il est, au contraire, limité par le droit. Un
gouvernement démocratique n’est légitime que s’il est exercé dans le
cadre d’un État de droit. Cela implique avant tout l’existence d’une
Constitution (le plus souvent écrite) dans laquelle sont consignés
les règles procédurales qui régissent l’exercice du pouvoir ainsi que
des principes fondamentaux auxquels aucun gouvernement démo-
cratique ne peut déroger. Ces principes concernent essentiellement
le respect de certaines libertés fondamentales et le refus de toute
discrimination arbitraire. À ce titre, la plupart des États ont mis
en place des institutions juridictionnelles, telles que la Cour consti-
tutionnelle et le Conseil d’État en Belgique, qui doivent veiller au
respect de ces principes par le pouvoir législatif ou exécutif, même
lorsque leurs décisions sont fondées sur le suffrage universel. La légi-
timité de ces juridictions n’est pas elle-même fondée sur l’élection
ou l’expression directe de la volonté générale, mais sur leur capacité
à protéger de manière impartiale les droits du citoyen. Jusqu’où le
pouvoir de ces juridictions doit-il être étendu et dans quelle mesure
doit-il être limité lui aussi ? Si les traditions diffèrent d’un État à
l’autre, on observe partout, depuis quelques décennies, un accrois-
sement significatif du pouvoir des cours dotées de compétences de
contrôle constitutionnel.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 15
Troisièmement, l’exercice de l’autonomie individuelle n’est pas l’autonomie individuelle comme
seulement un critère d’octroi de la citoyenneté, mais également un critère d’octroi et de limitation de
critère de limitation et d’exclusion de la citoyenneté. Dans les démo- la citoyenneté.
craties libérales, le citoyen est censé être un individu jugé apte et
légitime à participer à la vie publique. Tous les individus sont en
principe destinés à être ou à devenir citoyens. Toutefois, l’attribution
de la pleine citoyenneté connaît différentes limites liées au manque
supposé de maturité, d’intelligence, d’intérêt ou de moralité – en
un mot : de compétence politique – des individus.
Les critères d’attribution de la citoyenneté ont largement varié Les critères d’attribution de la
dans l’histoire récente, du moins pour ce qui concerne le droit de citoyenneté ont évolué dans l’his-
vote. La Constitution belge de 1831 a limité le droit de vote aux toire :
citoyens mâles disposant de la nationalité belge, âgés de plus de
25 ans, et bénéficiant de ressources suffisantes pour payer le cens, à
savoir un impôt basé sur la richesse 4. En 1883, le droit de vote est du vote censitaire…
élargi aux citoyens dits « capacitaires », à savoir les citoyens dis-
posant de diplômes attestant de leur capacité ou exerçant certaines
fonctions professionnelles. En 1893, la Constitution élargit à tous
les citoyens mâles âgés de plus de 25 ans l’octroi du suffrage uni-
versel, mais tempère celui-ci par un système de vote attribuant une
ou deux voix supplémentaires aux chefs de famille, aux électeurs
disposant d’un diplôme et aux citoyens fortunés (le « vote plural »).
Par la suite, l’extension et l’égalisation progressive du suffrage seront … au suffrage universel.
fondées sur l’idée que ni la richesse, ni la propriété, ni les diplômes,
ni le sexe 5 des individus ne justifient qu’ils soient écartés de la vie
publique ou, au contraire, qu’ils disposent d’un accès privilégié à
celle-ci. L’octroi et l’usage du suffrage universel ont représenté à la
fois un objectif de principe et un outil politique pour les mouve-
ments ouvrier et féministe.
Des limitations à la citoyenneté persistent néanmoins dans notre Des limitations à l’octroi de la
système juridique. Ainsi, le droit de vote et l’éligibilité sont soumis citoyenneté persistent.
à une condition de majorité, puisque les Belges ne peuvent voter ou
être éligibles qu’à partir de l’âge de 18 ans (ou 21 ans pour être élus
au Parlement européen). Si l’exercice des droits et des obligations du
citoyen n’est soumis à aucun test de compétence ou d’intelligence
et que le handicap mental ne mène a priori à aucune restriction de
la citoyenneté, l’incapacité d’exercer ces droits peut être prononcée

16 CRISP/Démocratie et citoyenneté
pour les interdits (c’est-à-dire les déments qui ont fait l’objet d’un
jugement, les faibles d’esprit qui ne peuvent, en raison de leur vul-
nérabilité, accomplir certains actes seuls, ainsi que les personnes
qui présentent un handicap mental sévère et qui sont placées sous
l’autorité d’un tuteur).
Enfin, l’accès à la citoyenneté peut être juridiquement limité sur On peut également être déchu de
la base de motifs politiques ou moraux. Aujourd’hui, en Belgique, ses droits civils et politiques.
des condamnations criminelles ou correctionnelles peuvent mener à
la privation d’une part des droits politiques, à titre temporaire mais
parfois à perpétuité. Depuis l’adoption de la loi du 25 septembre
2012 visant à modifier le code de la nationalité, certaines infractions
peuvent par ailleurs mener à la déchéance de la nationalité belge.

Citoyenneté et comportement moral

La restriction de la citoyenneté pour des motifs moraux et politiques peut apparaître plus
justifiable que la limitation de la citoyenneté pour cause d’incapacité ou d’incompétence : pour-
quoi donner le pouvoir à ceux qui se conduisent mal ou qui nuisent à la société ? En réalité, ces
deux types de restriction posent plusieurs questions.
Ainsi, la définition de ce qu’est un comportement stupide ou nocif peut-elle faire consensus ?
De nombreuses opinions autrefois considérées comme nocives sont aujourd’hui considérées comme
normales et inversement. Qu’il s’agisse du rapport de l’individu à la religion, de son identité
ethnique ou plus généralement des rapports entre sphère privée et sphère publique, les critères
qui permettent de différencier ce qui relève de la morale et ce qui n’en relève pas divergent entre
les personnes, les pays et les époques. Comment s’assurer que ces critères puissent faire l’objet
d’un consensus social ou, du moins, d’un traitement délibératif équitable ?
Certains actes peuvent sans doute être considérés comme objectivement nocifs pour la société,
comme massacrer une partie de la population ou mettre le feu à une région entière. Un consensus
social se dégagera sans doute rapidement pour condamner ces actes. Toutefois, il convient de
rappeler que ce consensus social s’applique à des actes, non à des opinions. Ainsi que le considère
la Cour suprême américaine 6, l’expression d’une conviction ne peut être condamnée ou limitée
que si elle conduit à la commission d’un acte déjà considéré comme criminel. La définition de ce
qu’est un acte criminel, immoral, nocif ou injuste ne peut être tranchée politiquement sans avoir
fait l’objet d’une délibération préalable. Dans ce cadre, un individu privé de ses droits civils et
politiques ne dispose pas, par hypothèse, des ressources nécessaires pour contester les conditions
d’exclusion politique dont il pâtit.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 17
La citoyenneté et l’État-nation

La citoyenneté ne désigne pas seulement une relation entre l’in-


dividu et le pouvoir politique. Elle engage aussi une relation à la
société politique dans son ensemble. Ce faisant, la citoyenneté se
conçoit donc également en fonction de la manière dont la commu-
nauté politique se définit elle-même, au sens figuré comme au sens
géographique. Aujourd’hui, la citoyenneté est largement associée
à la possession d’une nationalité. La notion de nationalité, quant à
elle, est associée à la figure de l’État-nation.
Qu’il s’agisse des mouvements d’indépendance en Europe et en Les revendications de la souve-
Amérique au 18e siècle et au 19e siècle, ou en Afrique et en Asie au raineté nationale et l’émergence
20e siècle, la revendication de la souveraineté nationale est consubs- de la notion de citoyenneté : une
relation historique étroite.
tantielle à l’affirmation de la citoyenneté. D’une part, l’État-nation
est encore aujourd’hui le cadre privilégié dans lequel s’inscrit la
citoyenneté. C’est la raison pour laquelle l’article 15 de la Déclaration
universelle des droits de l’homme de 1948 déclare que tout individu
a droit à une nationalité. D’autre part, la citoyenneté est un fonde-
ment essentiel de l’État moderne. La notion de citoyenneté désigne à
la fois l’appartenance à une communauté préexistant à la conscience
de l’individu, la caractérisation de cet individu comme sujet poli-
tique et l’intégration juridique de ce sujet politique. Ce faisant, une
société fondée sur la citoyenneté est plus ouverte aux étrangers que
d’autres formes d’organisation politique, par exemple fondées sur
l’adhésion à une religion d’État ou sur une appartenance culturelle
de naissance, puisque « la communauté des citoyens a vocation à
s’ouvrir à tous ceux qui sont susceptibles de participer à la vie poli-
tique, quelles que soient leurs caractéristiques particulières » 7.
Dans les démocraties modernes, les individus sont reconnus Nationalité et citoyenneté : trois
comme des citoyens libres et égaux en droits dès lors qu’ils possè- points de débat.
dent la nationalité du pays concerné. Si le principe paraît clair, il
suscite au moins trois points de débat.
Tout d’abord, à quelles conditions accède-t-on à la nationalité ? Quelles sont les conditions d’ac-
Les États démocratiques ne posent pas seulement des conditions cès à la nationalité ? Droit du
pour entrer et séjourner sur leur territoire, mais également pour sang et droit du sol.
faire partie intégrante de la communauté nationale. La plupart des

18 CRISP/Démocratie et citoyenneté
États démocratiques appliquent ce qu’on appelle le droit du sol,
ou jus soli 8 : tout individu né sur le sol du pays en a la nationalité.
Le principe du droit du sol est souvent assorti de conditions de
résidence, comme en Belgique, en France ou en Allemagne. Il est
souvent accompagné de facilités pour acquérir la nationalité, lorsque
les étrangers sont socialisés ou scolarisés dans le pays concerné ou
lorsqu’un de leurs parents est lui-même né dans le pays. Enfin, le
droit met souvent en place des procédures de naturalisation pour
les étrangers souhaitant acquérir la nationalité du pays. On observe
toutefois, au sein de l’Union européenne, une tendance au durcis-
sement des conditions de naturalisation et à un rétrécissement des
facilités de séjour accordées aux étrangers socialisés et scolarisés
dans le pays concerné.
Un deuxième point de discussion concerne les rapports par- Faut-il être membre de la commu-
fois mouvants entre nationalité et citoyenneté. A priori, seuls les nauté nationale pour disposer des
membres de la nation se voient reconnaître la plénitude des droits droits d’un citoyen ?
politiques, au titre desquels le droit de vote et le droit d’éligibilité.
Toutefois, cela ne signifie pas que les étrangers résidant réguliè-
rement dans le pays soient dépourvus de droits. Dans un régime
démocratique, tous les membres de la communauté sont considérés
comme des sujets autonomes. Les étrangers jouissent théoriquement
des mêmes droits civils, économiques et sociaux que les nationaux,
même si les conditions d’accès aux droits économiques et sociaux
sont parfois plus restrictives et que l’exercice de ceux-ci est parfois
très difficile pour les étrangers sans titre de séjour légal.
Comme nous le verrons plus loin, le fait que ces droits soient dis-
tincts de ce qu’on appelle les droits politiques ne signifie pas qu’ils
sont sans importance pour l’exercice de la citoyenneté, au contraire.
Les principes d’égalité et de non-discrimination (articles 10 et
11 de la Constitution belge), la liberté de culte (article 19), la liberté
de la presse, d’association et d’expression (articles 25 à 27), le droit
au logement ou à la sécurité sociale (article 23) ne sont pas seule-
ment des droits privés. Ils contribuent aux capacités et aux libertés
politiques de l’individu. Qu’ils soient des nationaux ou des étran-
gers, les individus peuvent participer au quotidien à la vie sociale
et politique, s’engager dans des partis politiques, des associations,
des syndicats. Ces différents éléments peuvent mener à penser qu’il

CRISP/Démocratie et citoyenneté 19
est légitime que les résidents d’un pays se voient octroyer le droit
de vote et d’éligibilité même s’ils n’en possèdent pas la nationalité.
C’est dans cette perspective que le droit de vote pour les élections
communales en Belgique a été étendu en 2004 aux étrangers, du
moins si ceux-ci vivent sur le territoire belge depuis cinq ans au
moins. C’est aussi la raison pour laquelle plusieurs propositions
de loi spéciale ont été déposées afin d’étendre le droit de vote, aux
élections régionales, aux étrangers résidant en Belgique.
Un troisième point concerne quant à lui l’échelle à laquelle À quelle échelle définir la citoyen-
la citoyenneté doit se définir. Les nationalismes du 19e siècle et neté ?
l’émergence de l’État moderne ont arrimé le principe de citoyenneté
à l’échelle de l’État-nation. Toutefois, la citoyenneté peut aussi
s’exercer au niveau supranational ou infranational. Elle peut égale-
ment être associée à l’appartenance personnelle de l’individu à une
communauté culturelle.
L’expression « citoyen du monde » désigne habituellement une Citoyenneté et relations inter-
préoccupation générale pour les affaires touchant l’ensemble de la nationales.
communauté humaine, non un état juridique et politique. Le droit
international organise avant tout les relations entre des personnes
morales de droit international – au premier rang desquelles se
situent toutefois les États et non une collectivité de citoyens carac-
térisés par les mêmes droits. De la publication par Immanuel Kant
de l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique 9 aux
réflexions contemporaines sur le « droit global » ou la « justice glo-
bale » 10, nombreux sont ceux qui ont réfléchi aux contours de ce que
serait une citoyenneté mondiale. À une époque où le franchissement
réel et virtuel des frontières est devenu une réalité pour beaucoup de
monde, est-il possible de limiter le champ de la citoyenneté à celui
de l’État-nation ? D’une part, la mondialisation des enjeux est un
fait qui s’impose : il est difficile d’organiser la gestion politique du
marché, des flux migratoires ou des politiques de sécurité sans mise
en commun préalable de ressources, de pratiques, de règles et d’ins-
titutions au niveau international. D’autre part, la mondialisation
de ces enjeux va de pair avec de nouvelles demandes juridiques et
démocratiques, qui contribuent à modifier les règles diplomatiques
héritées du 17e siècle : pointons ici le développement progressif des
instruments supranationaux de protection des droits humains 11 ou

20 CRISP/Démocratie et citoyenneté
l’association progressive, bien qu’ambivalente 12, des organisations
gouvernementales aux négociations multilatérales.
Qu’il s’agisse d’évoquer sa portée utopique ou son caractère fac- L’émergence d’une citoyenneté
tice, la construction européenne questionne également le cadre clas- postnationale :
sique de la citoyenneté. L’Union européenne n’est pas un État, mais
elle constitue un bloc politique à part entière, assumant certains des
attributs habituels de la souveraineté. Dans ce cadre, les citoyens des
États membres de l’Union européenne ont aussi un statut juridique
de citoyens de l’Union.
Ainsi que le déclare l’article 9 du traité sur l’Union européenne, le cas de l’Union européenne.
« est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un
État membre ». Instituée par le traité de Maastricht en 1992 et
complétée par le traité d’Amsterdam en 1997, la citoyenneté de
l’Union complète mais ne remplace pas la citoyenneté nationale
(art. 9, TUE). Les citoyens européens disposent de droits politiques
propres, tels que le droit de vote aux élections européennes, le droit
de pétition devant le Parlement européen ou l’initiative citoyenne
européenne (art. 11, TUE) 13. Ils sont également protégés par un ins-
trument spécifique de protection des droits fondamentaux, à savoir
la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, adop-
tée en 2000 et devenue juridiquement contraignante depuis 2009.
L’octroi de ces droits permet-il en soi de parler d’une citoyenneté
européenne partagée ? Ainsi qu’évoqué plus haut, la citoyenneté ne
désigne pas seulement un régime de droits, mais un ensemble de
pratiques collectives ainsi que la capacité effective de participer à
la vie publique. En dépit de la légitimité représentative directe ou
indirecte des institutions de l’Union européenne et des multiples
procédures de consultation (Comité économique et social, Comité
des régions, registre de la société civile…) que celle-ci a mises en
place, l’Union européenne est souvent critiquée pour sa conception
instrumentale de la société civile, pour le manque de compétences
accordées au Parlement européen et pour la déconnexion qui exis-
terait entre la sphère politique propre aux institutions européennes
et l’opinion publique.
Enfin, le cadre national de la citoyenneté est également contesté La revendication de droits propres
par le bas, à travers la revendication de droits propres à certaines à certaines communautés.
communautés, visant à protéger les formes de vie à travers lesquelles

CRISP/Démocratie et citoyenneté 21
les membres de ces communautés se reconnaissent. Il peut s’agir des
langues pratiquées au sein de ces communautés, de leurs traditions
ou de leurs valeurs. Formulées sur la base d’arguments nationa-
listes, ces revendications ont tendance à déboucher sur des reven-
dications autonomistes ou indépendantistes, visant elles-mêmes à
recréer, à une échelle sociologique et culturelle jugée pertinente,
le cadre de l’État-nation. C’est par exemple le sens politique que
la N-VA donne à son programme indépendantiste. Toutefois, ces
revendications peuvent se baser également sur des arguments dits
communautariens 14, qui souligneront le besoin de ne pas seulement
considérer les hommes comme des citoyens abstraits, « mais aussi en
tant qu’individus concrets, porteurs d’une histoire et d’une culture
singulière » 15. À la citoyenneté basée sur la nationalité se superpo-
seraient des éléments de citoyenneté culturelle propres à certaines
communautés ou à certains groupes de la population. Les droits
(pratique de langues locales et régionales, signalisation linguistique
dans les lieux publics, mise à disposition de ressources éducatives et
culturelles…) associés à l’appartenance à ces communautés seraient
toutefois attachés aux individus faisant partie de ces groupes et non
aux groupes eux-mêmes.

22 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Deuxième partie

La citoyenneté démocratique
La démocratie et la citoyenneté sont des concepts distincts. Leurs
liens apparaissent toutefois étroits et évidents. Il convient dès lors
d’en démêler la nature.
La citoyenneté désigne les qualités et les caractéristiques définis- Les caractéristiques de la citoyen-
sant un individu comme membre à part entière de la communauté neté peuvent varier en fonction
politique. Par conséquent, ces qualités peuvent varier en fonction du régime politique :
du régime politique régissant cette communauté. Ainsi, un régime
politique racialiste estimera que l’exercice des droits politiques de
l’individu est conditionné à telle appartenance ethnique ou cultu-
relle. Un régime non démocratique ne considérera peut-être pas il est possible d’être citoyen dans
que l’octroi du droit de vote est un des droits définissant l’exercice un régime non démocratique.
de la citoyenneté. Une société démocratique, quant à elle, définira
la citoyenneté à partir de l’idée que les individus doivent bénéficier
d’un égal statut politique. Un État démocratique peut cependant
exercer son autorité sur des individus et des groupes d’individus
qui ne sont pas considérés comme des citoyens, ou du moins pas
des citoyens à part entière : les résidents et visiteurs étrangers, les
personnes en situation de tutelle ou de minorité…
Ces précisions apportées, les idées de citoyenneté et de démocra- Les notions de citoyenneté et de
tie entretiennent une relation profonde. La démocratie est un régime démocratie sont toutefois en rela-
politique particulier qui repose sur l’idée que les membres de la tion étroite.
communauté politique sont des citoyens à titre égal. La citoyen-
neté désigne quant à elle le statut politique dont est censé jouir
l’ensemble des membres de cette communauté. La démocratie donne
donc un sens égalitaire à la citoyenneté, là où la citoyenneté parta-
gée est l’assise concrète de la démocratie. Dans ce cadre, l’exercice
de la citoyenneté ne définit pas seulement les règles d’accès au jeu
démocratique. Il désigne l’ensemble des pratiques, des discours, des
mobilisations donnant chair à l’idéal démocratique. Par ailleurs, il
contribue à tester les contours de cet idéal, à en explorer les limites,
à en préciser la définition et donc à en solidifier la charpente.
Quel que soit le contexte ou l’époque, on considère rarement
qu’on vit dans une « vraie » démocratie : les représentants ne repré-
senteraient pas vraiment les représentés, le bien commun semble
insaisissable, le peuple reste introuvable et la crudité de l’exercice du
pouvoir déjoue tous les jours l’idéal de fraternité sur lequel repose
le rêve démocratique. L’évocation des démocraties primitives, de la

CRISP/Démocratie et citoyenneté 25
démocratie grecque ou de la Commune de Paris, renvoie en réalité
à des ébauches historiques imparfaites, dont l’image embellie nous
est parvenue à travers la phraséologie révolutionnaire – qu’il s’agisse
d’invoquer le souvenir de la Commune ou celui des tribuns de la
plèbe 16 –, la littérature classique ou des récits de voyage croyant
retrouver la figure du « bon sauvage » dans telle ou telle commu-
nauté amérindienne. L’idéal démocratique ne pourrait être atteint
que dans un monde où chacun se comporterait comme un démo-
crate et où chacun serait d’accord sur ce que signifie la démocratie 17.
Contrairement à ce que son nom indique, la démocratie ne La citoyenneté démocratique est
désigne pas le pouvoir du peuple par le peuple, mais le gouver- fondée sur un principe d’égalité
nement de tous par chacun. Qu’il s’agisse de l’Union soviétique politique.
ou du 3e Reich allemand, de nombreuses dictatures légitiment
leur pouvoir au nom du peuple, en prétendant le représenter. Or
être démocrate, ce n’est pas exercer le pouvoir au nom du peuple,
mais défendre l’idée que le pouvoir doit être exercé au nom de ses
membres et par ses membres. Ainsi, on parle de peuple démo-
cratique dans la mesure où les membres de la communauté font
tous partie à part égale de cette communauté et où ils disposent
d’une prérogative de même nature à faire valoir leurs préférences,
leurs intérêts, leur volonté d’exercer le pouvoir ou d’influencer son
exercice. La démocratie est un régime fondé sur la reconnaissance
du principe d’égalité politique. Les citoyens sont égaux parce qu’ils
sont tous également libres. Étant tous également libres, ils sont
tous singuliers. Dans ce cadre, l’idéal démocratique repose donc
sur la reconnaissance de la singularité de ses membres et donc du
pluralisme politique. Toutefois, cet idéal ne pourrait être défini, puis
atteint, que si l’ensemble de ses membres s’entend sur celui-ci. Ce
paradoxe apparent nourrit et fragilise à la fois l’utopie démocratique.
C’est la raison pour laquelle la manière dont nous définissons la
citoyenneté détermine étroitement la manière dont nous définissons
la démocratie.
L’exercice de la citoyenneté ne consiste pas à discuter pour le La démocratie, ce n’est pas discu-
plaisir, pour vivre une expérience collective ou pour trouver une ter pour le plaisir.
réalisation personnelle dans le dialogue. On ne participe pas pour
participer, mais pour délibérer de ce que nous estimons moral ou
immoral, juste ou injuste, faisable ou infaisable. En outre, la démo-

26 CRISP/Démocratie et citoyenneté
cratie n’est pas seulement un modèle de justification politique, mais
un ensemble de pratiques sociales mettant aux prises des idées, des
valeurs, des préférences et des intérêts. Défendu avec acharnement,
l’idéal de liberté doit permettre à chacun d’exprimer à quel point
la conception de la liberté défendue par les autres paraît stupide.
Promu avec cohérence, l’idéal d’égalité empêche que quiconque
impose sans consentement sa propre vision de ce que serait une
démocratie authentique. Invoquée afin de surmonter les deux para-
doxes précités, la fraternité entre les humains prend toujours place
au sein d’une communauté donnée, et en mettant aux prises des
consciences et des préférences irréductiblement distinctes.
La citoyenneté désigne les pratiques et les prérogatives qui ras- La citoyenneté démocratique
semblent les membres de la communauté dans un même espace et se traduit par un ensemble de
un même projet politique, alors qu’ils divergent sur le contenu de ce pratiques communes, articulant
des opinions et des intérêts dif-
projet politique. En démocratie, la citoyenneté recouvre l’ensemble
férents.
des droits, des institutions, des pratiques et des discours qui per-
mettent de constituer la communauté politique au-delà des divi-
sions qui la composent, tout en permettant l’expression égalitaire
de ces divisions. Dans ce cadre, un rapide regard sur les rapports
entre démocratie et citoyenneté permet de dégager trois perspec-
tives différentes à partir desquelles envisager la citoyenneté : un
régime de participation civique, un régime de droits et un régime
de reconnaissance.

Un régime de participation civique

Reliant à des degrés divers la pensée gréco-romaine, l’huma- Pou r le républ ica n isme, la
nisme classique, le contractualisme rousseauiste ainsi qu’une très citoyenneté est une relation active
ample littérature contemporaine, ce qu’on appelle le républicanisme à la communauté politique qui
implique :
développe l’idée que la citoyenneté n’est pas seulement un état, mais
une relation active à la communauté politique. La citoyenneté ne
désigne pas seulement un ensemble de droits et de devoirs, mais
l’ensemble des attitudes qui font qu’un individu fait partie d’une
communauté politique, s’y intègre et s’y investit. Le républicanisme
repose à ce titre sur quelques grands traits typiques.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 27
Premièrement, le républicanisme considère que l’activité politique 1° la construction collective de
ne doit pas seulement permettre la poursuite des intérêts de chacun, l’intérêt général ;
mais le progrès vers l’intérêt général. L’objet propre de la démocratie
consiste à donner à une collectivité le pouvoir de décider de sa propre
loi. Dans ce cadre, la citoyenneté désigne l’ensemble des conditions
permettant la participation de tous à la construction de l’intérêt géné-
ral et à l’élaboration de la loi commune. Quelles que soient leurs dif-
férences ou leurs appartenances, les citoyens sont soumis aux mêmes
lois, qui sont les lois d’une puissance commune qui est celle de l’État.
Deuxièmement, la conception républicaine de l’intérêt général 2° la participation de tous à la vie
requiert et promeut à la fois la participation de tous à l’activité politique ;
politique. La participation à la vie publique n’est pas seulement un
droit, mais aussi une pratique dont l’exercice collectif continu donne
chair à la notion de citoyenneté. Le républicanisme appuie l’exercice
du pouvoir politique sur la souveraineté du peuple plutôt que sur
une idée prédéterminée du bien commun ou sur la simple addition
des intérêts particuliers. Dans ce cadre, la souveraineté du peuple
ne désigne pas seulement un titre juridique à agir, mais aussi la
participation égalitaire et collective des citoyens à la vie publique.
Ainsi entendue, la république repose, d’une part, sur l’égalité poli-
tique de ses membres et, d’autre part, sur la capacité à participer
activement à l’activité politique.
Troisièmement, la participation de tous à l’activité politique 3° un idéal égalitaire ;
demande que les membres de la communauté disposent non seu-
lement d’un statut égal, mais aussi des ressources nécessaires pour
s’engager activement dans l’espace public. Un républicain cohérent
ne devrait pas seulement être partisan d’une société civile vivace
ou du développement de processus participatifs ou délibératifs plus
proches du citoyen. Conscient que les capitaux politiques dont dis-
posent les citoyens sont aussi liés aux capitaux économiques dont
ils disposent, ce républicain estimera par ailleurs que la promotion
d’une citoyenneté égalitaire est indissociable d’un combat pour l’éga-
lité et l’émancipation de tous : le républicanisme moderne est ainsi
indissociablement lié aux luttes contre les inégalités matérielles.
Enfin, la poursuite de l’intérêt commun ne repose pas seulement 4° la promotion de la vertu
sur le respect des règles collectives ou sur la participation active de civique et l’importance de la déli-
la population. Elle repose aussi sur une certaine idée de la vertu bération collective à cet égard.

28 CRISP/Démocratie et citoyenneté
civique, que celle-ci soit transmise par l’éducation ou construite
au terme d’une délibération collective. En quoi consiste cette vertu
civique républicaine ? Contrairement à ce qu’écrivait Montesquieu,
qui n’était pas un républicain, l’esprit des lois n’est pas une question
de mœurs. Il désigne l’assentiment à un régime juridique, mais aussi
les pratiques et l’engagement collectifs qui assurent son respect, son
développement et son acceptabilité sociale. La délibération collective
requiert que les citoyens et les gouvernants développent des vertus
proprement politiques. Ils ne doivent pas être généreux, moraux ou
gentils, mais ils doivent être justes, désintéressés, honnêtes et sou-
cieux du bien commun. Pour le philosophe Jürgen Habermas par
exemple 18, un compromis basé sur l’addition ou la négociation des
intérêts particuliers ne suffit pas à justifier rationnellement l’assen-
timent du citoyen aux normes. C’est l’épreuve de la délibération qui
permet – dans l’idéal, bien sûr – de construire à la fois collective-
ment et rationnellement le bien commun. Même lorsqu’elle met aux
prises des désaccords profonds sur ce qu’est la justice ou l’éthique, la
délibération collective sera d’autant plus légitime qu’elle implique
la participation égale de tous les citoyens, qu’elle respecte ceux-ci
dans leur singularité et leur autonomie, qu’elle prend place dans
un espace public vivace et partagé, et qu’elle se soumet à des règles
d’argumentation relativement partagées.
Le débat politique et médiatique belge francophone est parfois Il faut distinguer le républica-
influencé par une version particulière de l’idéal républicain, à savoir nisme classique et le modèle
ce qu’on appelle le « modèle républicain français ». Celui-ci insiste républicain français.
sur l’intégration civique du citoyen au sein de la communauté, ce
modèle est réticent à accorder un statut particulier aux groupes
internes à la communauté politique, qu’il s’agisse par exemple d’ins-
tituer des jours de congé associés à un culte particulier ou de valori-
ser l’usage de langues régionales. A contrario, ce modèle républicain
lie la citoyenneté à l’appartenance du citoyen au corps souverain de
la Nation. Ce faisant, il convient de constater que les caractéris-
tiques de ce modèle républicain français influencent davantage le
débat médiatique que le fonctionnement des institutions belges, qui
insistent plutôt sur la mise en place de mécanismes de coexistence
entre les différentes communautés linguistiques, philosophiques
et religieuses du pays. Les mécanismes de protection des commu-

CRISP/Démocratie et citoyenneté 29
nautés linguistiques, la conclusion du Pacte scolaire ou celle du
Pacte culturel se rapprochent sous certains traits du républicanisme
classique – songeons par exemple à la prise en compte de la parti-
cipation sociale dans l’élaboration des lois –, mais se distinguent
significativement du modèle républicain français.

Un régime de droits

Un régime démocratique doit s’assurer que chacun puisse faire


valoir dans la même mesure sa prétention à gouverner et que chacun
puisse protéger cette prétention face à celles des autres acteurs. Il ne
se caractérise donc ni par la possibilité d’exercer son autonomie sans
contrainte, ni forcément par un accès égal aux positions de pouvoir,
mais par l’accès pour chaque sujet à une chance d’égale nature de
faire valoir sa prétention au pouvoir.
Les citoyens disposent de divers outils pour faire valoir cette La citoyenneté moderne se traduit
prétention, tout en étant soumis à des contraintes garantissant la aussi par un régime de droits.
disposition de ces outils par les autres citoyens. Dans ce cadre, la
modernité politique donne à la fois un contenu et une signification
juridique à cette boîte à outils, en parlant de régime de droits. La
liberté ne consiste pas seulement à disposer de la capacité de fait de
se déplacer et de circuler à sa guise, de s’exprimer librement ou de
disposer de biens propres. Dans les régimes politiques modernes,
elle consiste à traduire ce pouvoir en un ensemble de droits. Le
citoyen est autorisé à faire tout – mais aussi uniquement – ce que
les droits permettent de faire.
La définition, la justification et le contenu de ces droits ont fait
l’objet de nombreuses discussions, dont la portée dépasse largement
la question de la citoyenneté : ces discussions mènent entre autres à
s’interroger sur les frontières entre la sphère privée et la vie publique,
à réfléchir sur ce que signifie la justice ou à débattre du rôle que le
droit doit jouer dans la vie en société. Concernant les rapports entre
droits, citoyenneté et démocratie, ces discussions sont plus spécifi-
quement associées à deux courants politiques particuliers, à savoir
le libéralisme politique et le socialisme démocratique.

30 CRISP/Démocratie et citoyenneté
L’héritage libéral

Tradition politique très diverse, le libéralisme est né et s’est


développé au 17e et au 18e siècle en Angleterre, et constitue encore
aujourd’hui, à gauche comme à droite du spectre politique, le cou-
rant de pensée majoritaire dans le monde anglo-saxon. Les libé-
raux 19 s’opposent originairement à la monarchie absolue et aux
structures sociales de l’Ancien Régime. Ils dénoncent l’emprise que
l’Église entend exercer sur la vie sociale et la vie intime des indi-
vidus. Ils conçoivent la société comme un lieu de libre-échange,
tant au niveau politique qu’économique, et estiment ce faisant que
l’action de l’État doit être circonscrite aux tâches nécessaires pour
protéger la liberté de chacun.
Le libéralisme entretient une relation ambivalente avec l’idéal La démocratie et le libéralisme
démocratique. D’un côté, la démocratie n’est pas un bien en soi poursuivent des objectifs diffé-
pour les libéraux. L’objectif du libéralisme est de protéger et de rents.
promouvoir la liberté des individus. L’objectif de la démocratie est
de promouvoir un régime fondé sur un principe d’égalité politique.
Or ces deux objectifs ne sont pas indissociablement liés. Pour une
large part des libéraux, l’exercice du pouvoir politique n’est légitime
que s’il repose sur le consentement de ceux sur lesquels il s’exerce.
Ce sont les volontés individuelles qui produisent les institutions
politiques et l’ordre social et qui leur donnent une légitimité. La
démocratie ne représente pas une fin en soi, mais un levier privilé-
gié du libéralisme. En effet, le consentement de tous à l’exercice du
pouvoir ne requiert pas nécessairement que tous doivent en même
temps participer à son exercice.
D’un autre côté, la tradition libérale a contribué à enrichir la Le libéralisme politique enrichit
réflexion sur les caractéristiques propres de la démocratie. Ce que le toutefois la réflexion sur la démo-
libéralisme met en évidence, c’est que le corps citoyen n’est pas un cratie. La démocratie est indis-
sociable de la reconnaissance du
bloc homogène ou une communauté organique. Le peuple unanime
pluralisme social.
est, au mieux, une fiction politique. Par ailleurs, la démocratie ne
s’identifie pas seulement, ni même essentiellement, au règne de la
majorité. Le pouvoir de tous sur tous ne revient pas seulement à
distribuer le pouvoir à votes égaux. La protection de l’égalité de tous
demande de défendre l’égale liberté de chacun : liberté de formu-
ler ses propres jugements, d’exprimer publiquement ses opinions,

CRISP/Démocratie et citoyenneté 31
de défendre ses intérêts. La démocratie est indissociable de la re-
connaissance du pluralisme social. Elle est également indissociable
de la mise en place d’un régime de droits.
La tradition libérale distingue deux types de droits. D’une part, Deux types de droits : les droits
le citoyen jouit de droits proprement politiques, comme le droit civils et les droits politiques.
de voter ou de se présenter à une élection. D’autre part, il jouit
de droits civils, et plus largement de ce qu’on appelle les libertés
essentielles : le droit à la sûreté, à l’égalité devant la loi, devant la
justice et dans l’accès aux emplois publics ; le droit de se marier et
d’être propriétaire ; la liberté de pensée, d’opinion et d’expression,
de religion et de culte, de circulation, de réunion, d’association ou de
manifestation. Ces droits ne sont pas seulement des proclamations
de principes. En Belgique, comme dans la plupart des démocraties
libérales, ils sont intégrés dans les systèmes constitutionnels. Les
droits civils et politiques sont conçus comme des libertés négatives 20
car ils visent avant tout à protéger le citoyen des ingérences d’autrui,
qu’il s’agisse des autres individus ou de l’État lui-même.
Ainsi qu’évoqué plus haut, seuls les droits politiques sont cen-
sés être spécifiquement liés à la citoyenneté nationale : un étran-
ger bénéficie des autres droits et libertés fondamentaux, y compris
les droits sociaux. Néanmoins, il convient de souligner la rela-
tion étroite entre les droits civils et les droits politiques, et le rôle
que cette relation joue dans la définition et dans l’exercice de la
citoyenneté. Les droits civils présentent une dimension politique,
puisqu’ils permettent aux citoyens de former et d’organiser leur
opinion indépendamment de la puissance publique et des acteurs
qui en détiennent les leviers. Toutefois, l’octroi de droits politiques
égaux est, à rebours, la conséquence attendue de l’octroi de droits
civils égaux. D’une part, la meilleure manière de garantir le respect
des droits civils par l’État est que celui-ci ne puisse agir qu’avec le
consentement des membres de la collectivité politique. D’autre part,
l’exercice des droits politiques prolonge à l’échelon institutionnel
le principe selon lequel les membres de la communauté sont tenus
comme étant à la fois libres et égaux. L’idéal de liberté n’a pas
de sens si certains individus ou groupes d’individus disposent du
droit d’imposer systématiquement leur volonté à d’autres, ou des
ressources pour ce faire. Et l’idéal d’égalité n’a pas non plus de sens

32 CRISP/Démocratie et citoyenneté
s’il consiste à imposer à chacun les mêmes situations d’injustice ou
d’oppression. Les droits civils de l’individu ne sont donc pas des
droits abstraits, coupés de la communauté politique. En ce sens,
c’est en toute cohérence que la déclaration de 1789 porte sur les
« Droits de l’Homme et du Citoyen ». Et c’est sans contradiction
qu’à ces droits sont parfois associées certaines obligations civiques.
Le citoyen n’est pas seulement appelé à respecter les lois ou à parti-
ciper à la dépense publique en payant ses impôts. Il est obligé dans
certains pays de participer à la défense du pays et d’y effectuer par
exemple son service militaire. Il peut également être obligé d’exercer
ses droits : en Belgique (article 62 de la Constitution), mais aussi en
Australie, en Grèce, à Chypre ou au Grand-Duché de Luxembourg,
le vote est obligatoire.

La collectivisation des droits

Si le discours sur les droits fondamentaux est d’inspiration libé- L’élargissement et la collecti-
rale, il s’est progressivement inscrit dans une conception plus collec- visation des droits : le rôle du
tive de la construction de l’intérêt général. Le républicanisme joue républicanisme et l’influence
déterminante du socialisme
un rôle notable dans cette évolution, puisqu’il défend l’idée qu’une
démocratique.
bonne délibération est une délibération collective et que celle-ci
requiert que l’ensemble des citoyens y soient associés sur un pied
d’égalité. Toutefois, c’est surtout le socialisme démocratique qui
a contribué à élargir la portée des droits fondamentaux. Pour les
théories socialistes, la citoyenneté est une coquille vide si le citoyen
n’a pas accès aux conditions matérielles d’existence permettant de
participer effectivement à la vie collective.
Tout d’abord, un citoyen ne peut pas tenir son rôle s’il doit La subsistance matérielle est
consacrer la plupart de son temps à sa simple survie matérielle : une condition d’exercice de la
comment exercer sa citoyenneté si on vit dans la misère, si on ne citoyenneté.
dispose pas des moyens d’assurer sa subsistance, si on ne dispose pas
d’un niveau d’éducation permettant par exemple de lire le journal
ou de comprendre une convocation électorale ?
En outre, il ne suffit pas de rendre possible la participation de La lutte contre les discrimina-
tous. Il faut aussi qu’elle soit équitable, au sens où elle accorde tions est une condition de la par-
une chance de même nature d’accéder aux différentes positions de ticipation équitable de tous.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 33
pouvoir et de visibilité politique. Outre l’accès de chacun à un mini-
mum de droits économiques, sociaux et culturels, il s’agira ainsi de
lutter contre toutes les discriminations affectant l’accès aux biens
(logement) et aux positions sociales (emploi, responsabilités dans la
vie économique…).
Enfin, il convient de souligner l’influence que les inégalités éco- Les inégalités sociales et écono-
nomiques peuvent exercer sur la répartition des ressources poli- miques alimentent les inégalités
tiques entre les citoyens. En effet, la vie politique n’est pas une bulle politiques.
étanche, séparée du reste de la société. Les citoyens qui disposent de
davantage de capitaux sociaux, financiers, symboliques peuvent voir
ceux-ci leur servir également dans la sphère politique. Si les déci-
sions politiques peuvent créer des inégalités économiques et sociales,
les inégalités économiques et sociales alimentent elles aussi des iné-
galités politiques entre les citoyens. Dans ce cadre, « la convertibilité
du capital économique ou social en “capital démocratique” ou en
pouvoir d’influence ne permet pas seulement de financer lobbies,
think tanks et autres fondations au service d’intérêts très spécifiques.
Elle donne aussi à ceux qui en disposent des ressources judiciaires
supérieures. Elle leur permet d’inscrire leur action politique dans
la durée – l’échec et l’opposition politiques étant plus facilement
digérables quand la survie de l’acteur ne dépend pas de son accès
à la parole et au pouvoir politique. Elle leur permet de croiser plus
facilement les différentes ressources et capitaux dont ils disposent.
Elle favorise donc l’accès à la fois privilégié et pérenne des privilégiés
à la parole publique, au formatage des débats et à la constitution
de l’agenda » 21.
L’émergence des droits sociaux, économiques et culturels L’instauration de droits sociaux,
– encore appelés droits de seconde génération 22 – répond surtout économiques et culturels pro-
à une aspiration à la justice et à la protection sociale. Elle est, de longe et subvertit à la fois le
régime de droits hérité du libé-
ce fait, le fruit de combats collectifs qui émaillent, depuis 150 ans,
ralisme politique.
l’histoire syndicale, sociale et politique de la Belgique. Toutefois,
elle a aussi progressivement enrichi le sens donné à la citoyenneté et
contribué à développer de nouveaux outils pour ce faire. L’exercice
de la citoyenneté politique est lié au développement des conditions
de la citoyenneté sociale. C’est ainsi que la Constitution belge est
censée imposer la garantie du droit au travail et au libre choix d’une
activité professionnelle, du droit à la sécurité sociale, du droit à la

34 CRISP/Démocratie et citoyenneté
protection de la santé, du droit à un logement décent ou encore du
droit à l’épanouissement culturel et social (article 23 de la Consti-
tution belge).
La mise en place de ces droits entretient une relation ambiva-
lente avec l’héritage libéral. D’un côté, elle s’intègre dans l’esprit
juridique et politique du libéralisme. D’un autre côté, elle contribue
à transformer, et peut-être à subvertir, ce régime de droits indivi-
duels, puisqu’elle leur donne parfois un caractère collectif (droit à
l’information via le conseil d’entreprise, droit de grève…) et qu’elle
attribue à l’État un rôle de redistribution économique que le libé-
ralisme classique tend à lui dénier.
À ce titre, la revendication de nouveaux droits est, aujourd’hui,
le fait de mouvements et d’acteurs ne se sentant pas forcément
proches du libéralisme politique.
Tout d’abord, le débat public et juridique a vu émerger ces der- Les droits dits de solidarité.
nières années une troisième catégorie de droits, parfois appelés droits
de solidarité : on songe ici au droit à la paix, au développement, à un
environnement sain ou au patrimoine commun de l’humanité. S’ils
bénéficient d’une reconnaissance politique et juridique croissante,
ces droits créent rarement des créances 23 ou des obligations.
Par ailleurs, l’octroi de droits sociaux risque à son tour de deve- De la lutte contre les inégalités à
nir une incantation vide s’il ne s’appuie pas sur la mise en place la garantie de services communs
d’une série d’outils politiques de lutte contre la pauvreté, contre (soins de santé, écoles, caisses
d’assurance…).
l’insécurité sociale et – dans une certaine mesure du moins – contre
les inégalités. Or ces politiques reposent elles-mêmes sur l’établis-
sement préalable d’un certain nombre de services garantis aux
citoyens. L’exercice des droits sociaux dépend, d’une part, que soit
garanti à chacun l’accès à divers services communs, tels que le droit
de disposer d’un compte en banque par exemple. Il dépend, d’autre
part, de l’existence d’une série de services collectifs (services de soins
de santé, écoles, caisses d’assurance…) accessibles à l’ensemble des
citoyens, qu’il s’agisse de services publics ou de services privés plus
ou moins directement financés par l’État.
Enfin, même la mise en place de ces garanties laisse pendant
le problème de la « convertibilité » des capitaux, évoqué un peu
plus haut.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 35
Un régime de reconnaissance

La citoyenneté démocratique ne désigne pas seulement un La citoyenneté démocratique est


ensemble de droits et de devoirs ou une relation particulière à la aussi un levier de socialisation.
participation politique. Elle est à la fois un levier et une des fins
de la socialisation de l’individu. Vivre dans une démocratie, c’est
vivre dans une société au sein de laquelle les mœurs, les habitudes
de politesse, les relations entre les gens, les lieux physiques de ren-
contre (cafés, places de village, rues, piscines publiques…), les com-
munautés locales sont structurés autour de l’idée que le lien social
est fondé sur ce que Tocqueville appelle, dans De la Démocratie en
Amérique, « l’égalité des conditions ». Quelles que soient les injus-
tices, les inégalités matérielles ou les violences qui la parcourent,
une société démocratique se définit avant tout comme une société
non hiérarchique. L’égalité est le principe qui structure l’idéologie
démocratique.
Dans ce cadre, « l’individu apprend à s’appréhender lui-même Le statut du citoyen ne dépend
à la fois comme possédant une valeur propre et comme étant un pas seulement des droits et des
membre particulier de la communauté sociale » 24. Cela signifie ressources dont celui-ci dispose,
mais aussi de la reconnaissance
que la valeur de nos pensées, de nos actions et de notre identité ne
dont il bénéficie.
dépend pas seulement des ressources, des droits, voire des certitudes
subjectives que nous leur associons, mais qu’elle dépend aussi de la
reconnaissance dont celle-ci fait l’objet.
Prenons le cas d’un système politique à la fois libéral et démo-
cratique, mais où les relations sociales sont organisées en fonction
d’un système de castes. Chacun des membres de cette société peut
voter, être élu, mener ses affaires, aller et venir librement, bénéficier
des services publics existants. Toutefois, les membres des castes infé-
rieures doivent se baisser devant les membres des castes supérieures
lorsqu’ils croisent ceux-ci dans la rue ; ils ne sont pas considérés
suffisamment dignes – bien que ce droit existe formellement – de se
marier avec ceux-ci ; ils sont considérés comme étant plus impurs,
moins dignes de confiance ou plus simplement destinés aux tâches
sociales subalternes. Quel sens donner à la citoyenneté dans ce cas ?
Comme l’exprime Axel Honneth, « les sociétés sont constituées
d’arrangements et d’institutions qui ne sont légitimes que pour

36 CRISP/Démocratie et citoyenneté
autant qu’ils sont en mesure de garantir, sur différents plans, le
maintien de rapports de reconnaissance réciproque authentiques » 25.
Ces rapports de reconnaissance peuvent prendre des formes dif-
férentes. Le droit ou le marché sont par exemple des sphères de
reconnaissance assez formelles, qui incluent l’individu dans un tissu
de droits, d’obligations et de transactions. Toutefois, une société
peut être relativement stable, équitable et égalitaire tout en étant
brutale et violente, voire humiliante pour certaines catégories de la
population. L’exercice de la citoyenneté ne recouvre pas seulement
un ensemble de droits ou de pratiques politiques, mais aussi la
capacité d’être reconnu comme une personne à part entière, dotée
de capacités et de qualités morales propres. Cette reconnaissance
peut avoir une dimension affective, mais aussi sociale et culturelle.
La société comprend de nombreux lieux d’inclusion sociale, sym- Les lieux d’inclusion sociale
boliques ou physiques : l’école, les clubs sportifs, les associations peuvent aussi être des lieux d’ex-
locales, les mouvements de jeunesse, les cultes religieux ainsi que, clusion sociale.
plus prosaïquement, les cafés ou les places publiques. Ces lieux
d’inclusion peuvent devenir également des lieux d’exclusion dès lors
que des individus ne se sentent pas libres d’y prendre place ou non,
ou que leur fonctionnement conduit à marginaliser certaines catégo-
ries de la population. Le défi des sociétés modernes est d’encourager
la création et le dialogue entre ces différentes sphères d’inclusion,
tout en évitant que le fonctionnement de ces communautés sociales
conduise à la marginalisation de leurs propres membres (lorsque
des communautés minoritaires se ferment vis-à-vis du reste de la
communauté) ou à l’exclusion sociale de ceux qui ne souhaitent
pas en faire partie (en cas de domination politique et sociale de
certaines communautés particulières). Les mécanismes sociaux par
lesquels se forgent les identités collectives mènent par ailleurs à de
nombreuses questions, qu’il s’agisse par exemple de la définition
du « Bon Belge » ou du « Hardwerkende Vlaming » ou de ce que
seraient des pratiques sexuelles normales ou non : contribuent-ils à
structurer la société ou à la fragmenter ? Contribuent-ils à l’identité
du sujet ou à son assignation à des rôles prédéfinis ?

CRISP/Démocratie et citoyenneté 37
La culture et la citoyenneté

Selon l’UNESCO, « dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée
comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels, matériels, intellectuels et affectifs, qui carac-
térisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts, les lettres et les sciences, les
modes de vie, les lois, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances » 26.
Cette définition large de la culture est révélatrice de son rôle dans la définition et dans l’exer-
cice de la citoyenneté. Outre ses dimensions esthétiques ou existentielles, la culture permet à
l’être humain de prendre distance vis-à-vis de lui-même et du monde, et de s’interroger sur son
identité et sur le sens de son existence. La culture est ce qui nous permet de ne rien tenir pour
évident. Elle conduit la réflexion sur soi et sur la société. Elle représente par conséquent le vecteur
par excellence de l’émancipation politique.
Toutefois, la culture ne désigne pas seulement un processus de production symbolique, mais
aussi l’ensemble des formes symboliques produites par les sociétés humaines. La culture institue
ce que Charles Taylor appelle des « imaginaires sociaux » 27, à savoir des manières de penser le
monde, les relations sociales, la frontière entre le beau et le laid, le civil et l’incivil. La culture
peut donc être également définie comme un patrimoine.
L’intégration personnelle et collective de ce patrimoine permet aux citoyens de se rassembler
autour d’un certain nombre de pratiques sociales, de valeurs communes, d’expériences partagées.
À ce titre, elle contribue à cimenter le corps social. Elle étaie et motive l’exercice de la citoyen-
neté. Elle contribue à la reconnaissance et à l’intégration du citoyen dans le corps social. Plus
pratiquement, elle représente une ressource sociale déterminante pour le citoyen.
La culture doit permettre au citoyen de réfléchir les institutions sociales existantes, tout en
formant le substrat de ces institutions sociales. Pour ne prendre qu’un exemple, ce qu’on appelle la
modernité désigne le mouvement historique, politique et intellectuel associant le progrès humain
à l’usage critique de la raison. Or la modernité représente elle-même un ensemble d’idées et
d’institutions – les droits fondamentaux, la valorisation du sujet individuel, la foi en la science –
tenues pour acquises. Dans ce cadre, comment cultiver la culture ? Dans quelle mesure faut-il
soumettre les principes de la modernité à leur propre critique ? Si ces réflexions peuvent paraître
théoriques, elles présentent une dimension politique importante. La culture est à la fois ce qui
permet de contester la société telle qu’elle existe et ce qui constitue cette société. Ce faisant, elle
définit à la fois les conditions d’inclusion et d’exclusion du citoyen dans la société. Adhérer à
une culture permet de s’y intégrer. Ne pas y adhérer, fût-ce au nom de l’exercice critique de sa
citoyenneté, peut conduire à s’en faire exclure.

38 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Dans cette perspective, la culture ne représente pas seulement un facteur de distinction pro-
prement culturel. Elle peut constituer un facteur de distinction et d’exclusion sociale. En effet,
les marqueurs culturels sont aussi des marqueurs sociaux. Certaines œuvres culturelles sont
associées à des groupes sociaux structurellement privilégiés, quelle que soit d’ailleurs la portée
critique associée à ces marqueurs : l’œuvre de Pierre Bourdieu ou de Stanley Kubrick devient non
seulement un sujet de salon parmi d’autres, mais aussi un objet culturel dont la maîtrise permet
de tracer la frontière entre le monde culturel d’une certaine bourgeoisie et le reste de la société.
Inversement, d’autres marqueurs culturels sont associés à des groupes sociaux structurellement
dominés : pensons pêle-mêle aux fanfares ouvrières, aux arts urbains, aux processions folkloriques
ou aux pratiques de sorcellerie 28. Ces marqueurs culturels tendent à être disqualifiés par le fait
qu’ils sont associés à des groupes dominés. Ces groupes dominés sont exclus du monde culturel
jugé légitime, parce qu’ils n’en partagent pas les marqueurs. Dans ce cadre, ces mécanismes de
qualification ou de disqualification sociales n’opèrent pas seulement au niveau des classes socio-
économiques de la population. Ils jouent aussi au niveau des appartenances culturelles, religieuses
et ethniques des citoyens.
Il convient de souligner à quel point ces différentes fonctions de la culture sont en relation
dynamique. La culture est ce qui institue le social, tout en étant instituée par le social. Insti-
tuant le social, elle questionne les cadres existants et distingue les cadres légitimes des cadres
illégitimes. Instituée par le social, elle inclut au sein de la communauté ceux qui comprennent ou
partagent ses codes, et exclut de la communauté ceux qui ne les comprennent ou ne les partagent
pas. La fréquentation de Mozart et de Flaubert offre des portes d’entrée précieuses sur soi et sur
le monde. Toutefois, elle peut devenir aussi un fétiche fantasmé de ce que serait la « civilisation
européenne » ou la « communauté nationale ». A contrario, des cultures dites minoritaires peuvent
devenir progressivement des contre-cultures à part entière, avec leurs lieux, leurs codes et leurs
thèmes spécifiques. Ces contre-cultures peuvent proposer des imaginaires sociaux à part entière,
contestant les cadres culturels établis tout en étant progressivement intégrées dans le récit culturel
dominant. Lointaine héritière de la musique jouée par les esclaves noirs aux États-Unis, produit de
la contre-culture américaine des années 1960, la musique rock a accompagné les transformations
sociétales de la deuxième moitié du 20e siècle. Elle est aujourd’hui jouée sur des publicités pour
voiture et entre, selon certains, dans le champ de la musique classique.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 39
Troisième partie

L’exercice de la citoyenneté
La citoyenneté peut être définie et justifiée en fonction de
différents modèles. Mais comment s’exerce-t-elle pratiquement ?
La citoyenneté recouvre trois niveaux d’exercice : la participation
politique, la discussion publique et les pratiques d’identification
socio-politiques. Le citoyen participe à la vie de la cité, au niveau de
ses institutions politiques ou au niveau de sa vie sociale. Il exprime
ses points de vue, les confronte à ceux de son entourage et tente
de les faire prévaloir dans la mesure du possible. Enfin, il se défi-
nit comme membre de la communauté à partir de ses ancrages
familiaux, de l’endroit où il vit, des cultures et des revendications
auxquelles il s’identifie, de la langue qu’il parle. Inévitablement
liées, ces trois dimensions s’intègrent dans un régime politique
particulier, à savoir la démocratie, lui-même parcouru par une série
de tensions fondatrices.
Les pratiques démocratiques peuvent être comprises à travers Des oppositions dialectiques
plusieurs oppositions dialectiques. composent la vie démocratique.
Tout d’abord, la démocratie se construit sur un double rapport Une relation de confiance mais
de confiance et de méfiance politique. La citoyenneté démocratique aussi de méfiance vis-à-vis de la
repose sur une relation de confiance entre les membres de la com- communauté politique et de ses
membres.
munauté, permettant un dialogue civil et un engagement commun
dans les institutions politiques. Toutefois, le fonctionnement des ins-
titutions démocratiques repose sur l’idée que le bon comportement
des gouvernants ne peut pas être tenu pour acquis. La division des
pouvoirs, le principe de publicité politique, le principe de motivation
des jugements et des actes administratifs, les règles de prévention
de conflits d’intérêts ou la limitation des cumuls indiquent que
la confiance collective vis-à-vis du régime démocratique nécessite
paradoxalement d’y intégrer des dispositifs fondés sur la méfiance 29.
Par ailleurs, la démocratie repose à la fois sur un idéal de Un idéal de consensus collectif
consensus collectif et sur un idéal de pluralisme politique. Depuis mais aussi de pluralisme poli-
J.-J. Rousseau au moins, l’idéal démocratique est étroitement associé tique.
à la notion de volonté générale ; et, comme J.-J. Rousseau le sou-
ligne, la formation de la volonté générale ne désigne pas l’addition
des volontés individuelles, mais la construction de la volonté du
corps souverain dans son ensemble 30. Toutefois, la démocratie ne
peut jamais tenir cette volonté pour acquise, puisqu’elle met aux
prises des citoyens aux opinions, aux perceptions et aux préférences

CRISP/Démocratie et citoyenneté 43
différentes. Les dispositifs (propagande, paternalisme politique, inci-
tants directs et indirects à la convergence des comportements) visant
à réduire ces différences au profit du consensus posent parfois plus
de problèmes démocratiques qu’ils n’en résolvent.
Une troisième opposition concerne les rapports complexes entre La définition partiale d’un espace
partialité et impartialité. D’un côté, être citoyen implique d’accepter où les citoyens sont traités de
de faire partie d’un espace social et symbolique, définissant en son manière impartiale.
sein ses conditions d’appartenance et donc d’exclusion : la commu-
nauté politique ne traite pas les citoyens de la même manière que
les non-citoyens et la citoyenneté est liée au respect d’une série de
valeurs définies, variables en fonction des communautés concer-
nées. D’un autre côté, la démocratie nécessite que les citoyens soient
traités de manière impartiale, quelles que soient leurs conceptions
du bien, de la société, de la raison publique. La citoyenneté repose
donc à la fois sur la reconnaissance collective d’un certain nombre
de vertus et de valeurs censées orienter l’activité politique et sur le
fait que les citoyens doivent être traités avec un respect égal quelles
que soient leurs vertus et quelles que soient leurs valeurs.
Enfin, la démocratie repose à la fois sur une double exigence de Une double exigence de rationa-
rationalité et d’égalité. Le respect de l’égalité politique assure que lité et d’égalité.
la décision soit prise de manière démocratique. La promotion d’un
processus de décision le plus rationnel possible est quant à elle une
condition importante, et peut-être nécessaire, pour que les règles
collectives poursuivent l’intérêt général. La plupart des théories
de la démocratie essaient d’imaginer les conditions dans lesquelles
égalité et rationalité peuvent s’instituer réciproquement. On dira
par exemple que la participation de tous et la promotion du débat
public tendent à produire des décisions plus rationnelles. Il convient
de constater que cette relation entre égalité et rationalité ne se véri-
fie pas toujours dans les faits, laissant parfois la place à un doute
profond quant à la capacité de satisfaire pratiquement ces idéaux.
Au nom de quoi pouvons-nous croire en la démocratie en dépit du
fait qu’elle laisse souvent cours à la mauvaise foi et à des décisions
apparemment irrationnelles, et qu’elle ne semble jamais suffire à
promouvoir une société juste ? La justification d’un régime légitime
repose-t-elle sur sa capacité à promouvoir une décision raisonnable
ou à permettre l’égale participation de tous ?

44 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Par ailleurs, la démocratie est un régime suspect par essence, La démocratie est-elle un régime
puisqu’elle consiste à donner à tout citoyen le droit de penser et de raisonnable et gouvernable ?
dire que ce que les autres pensent et disent est stupide. Une part Comment combiner ces exigences
avec l’idéal d’égalité politique sur
de la pensée politique, quant à elle, s’est toujours montrée profon-
lequel la démocratie est fondée ?
dément sceptique quant à la capacité de la démocratie à produire
des décisions raisonnables 31. De Platon à Joseph Schumpeter, l’idée
que l’exercice de la souveraineté du peuple puisse construire l’intérêt
général est considérée au mieux comme hasardeuse, le désintérêt
des gouvernés et le pouvoir des démagogues la rendant vulnérable
aux passions humaines, et, au pire, comme un simulacre permet-
tant aux groupes et personnes dominants de garder le pouvoir avec
l’assentiment du plus grand nombre. Comme Bernard Manin le rap-
pelle 32, la mise en place de ce qui est considéré aujourd’hui comme
la forme-type de la démocratie, à savoir le régime représentatif, est
en réalité un compromis historique assumé entre des aspirations de
type démocratique et la volonté de sélectionner une élite de repré-
sentants chargés de contenir ces aspirations démocratiques dans les
bornes de la raison.
Ainsi, l’idée que l’exercice populaire de la souveraineté puisse
nuire à une délibération rationnelle est centrale pour les théories
libérales élitistes de la démocratie 33. Celles-ci considèrent que la
liberté est l’objectif premier du gouvernement légitime et défendent
ainsi le droit à l’indépendance de l’individu dans le domaine privé
et économique ainsi que les principes de l’État de droit et de l’État
représentatif. Néanmoins, le citoyen ne disposerait pas des compé-
tences, de la discipline, du temps ou de l’énergie requis pour contri-
buer de manière active à la vie publique : si les institutions doivent
garantir le respect des droits et des libertés 34 du citoyen, il revient à
la représentation politique de canaliser les tendances à l’irrationalité
de l’opinion publique et de sélectionner à ces fins des personnes
tendanciellement plus compétentes et plus intéressées par la chose
publique. À rebours, les réflexions contemporaines portant sur la
délibération et la participation démocratiques insistent sur l’idée
que la rationalité de la décision ne peut conduire à faire l’impasse
sur l’exigence d’égalité. Fût-ce plus indirectement, ces réflexions
nourrissent également le débat sur la reconnaissance de droits col-
lectifs associés à certaines communautés et cultures particulières.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 45
La participation politique

La participation politique désigne l’ensemble des moyens par


lesquels un citoyen peut activement faire valoir sa prérogative à
participer à l’exercice du pouvoir. Les formes de participation privi-
légiées varient en fonction du type de régime dans lequel évoluent
les citoyens.
La notion de démocratie et la notion de représentation sont La démocratie représentative :
aujourd’hui régulièrement utilisées comme des synonymes. Le pou- une construction historique
voir de voter, d’être élu et de s’exprimer librement constitue pour récente.
beaucoup les caractéristiques par excellence d’un régime démocra-
tique. En réalité, la démocratie représentative est une construction
historique et politique plutôt récente, qui s’est progressivement
répandue en Europe et en Amérique au cours du 19e siècle, avant de
s’imposer globalement en Occident à partir de l’après-guerre et, plus
largement encore, après la chute du mur de Berlin. Ainsi qu’évoqué
plus haut, le droit de vote et celui d’éligibilité ont longtemps été
restreints à une minorité de la population, à savoir les hommes
adultes dotés des ressources jugées pertinentes pour participer à la
vie publique (diplômes, profession, niveau de fortune…), avant de
s’élargir progressivement durant le 20e siècle.
La justification du gouvernement représentatif est elle-même Un compromis entre deux idées :
ambivalente. Pour beaucoup, les représentants sont élus afin de
traduire la volonté de la population, ou en tout cas celle de leurs
électeurs. En réalité, le gouvernement représentatif est le fruit d’un
compromis politique. Les électeurs donnent leur assentiment à la
formation du corps des représentants, sont libres de commenter et
de critiquer l’action de ceux-ci, et peuvent mener librement leurs
activités privées ou civiques. Pour la philosophe Nadia Urbinati par
exemple, le régime représentatif a pour fonction authentiquement
démocratique de permettre la constitution d’une société politique
autonome des lieux du pouvoir et donc mieux capable de contester
ceux-ci 35. En revanche, en l’absence de mandat impératif ou de pro-
cédures de révocation 36, les représentants ne sont pas liés par leurs
électeurs : élus à intervalles réguliers, ils ont le pouvoir de prendre

46 CRISP/Démocratie et citoyenneté
des décisions sans craindre d’être démis anticipativement de leurs
fonctions. La représentation se conçoit comme un processus de sélec- un principe de sélection des diri-
tion des dirigeants qui remplit d’abord une fonction de gestion col- geants et la nécessité d’obtenir
lective : tandis que les citoyens n’ont pas forcément le temps ou les l’assentiment des électeurs.
dispositions pour s’intéresser aux affaires publiques, l’élection doit
permettre à ceux qui le veulent et qui en sont capables de gouverner
à l’abri des houles de l’opinion publique. Le citoyen est censé choisir
des représentants en fonction de ses préférences, souvent orientées
par la perception qu’il a de ses intérêts. De son côté, le mandataire
a à défendre au mieux ce qu’il estime être l’intérêt général, ou ce
qu’il estime être l’intérêt de ses électeurs.
Il convient toutefois de constater que le gouvernement représen- Le régime représentatif fait l’ob-
tatif fait l’objet de diverses remises en question. Il lui est reproché de jet de critiques et de propositions
couper les représentants des préférences et du vécu de la population, de réforme.
de produire des processus de décision opaques et peu compréhen-
sibles pour le citoyen, de permettre la défense des intérêts privés ou
partiaux des représentants et de décourager le citoyen de s’investir
dans la vie de la cité.
Le système représentatif a dès lors fait – et continue de faire –
l’objet de diverses propositions de réformes. Certaines d’entre elles,
comme les règles anti-cumul, les incompatibilités ou les règles de
prévention de conflits d’intérêts, visent à limiter l’accumulation du
pouvoir politique ou son détournement à des fins privées. D’autres
propositions visent plutôt à nouer ou à renouer les liens entre
l’espace public (voir ci-dessous) et le lieu du pouvoir politique pro-
prement dit : on songe notamment au développement des procé-
dures de pétition, à la consultation institutionnalisée de la société
civile, à la création de bureaux de médiateurs publics, à la mise
à disposition large et publique des documents de l’administra-
tion. D’autres encore entendent transformer les mécanismes de la
représentation elle-même. Qu’il s’agisse de remettre en question les
dynamiques de pouvoir propres à la représentation parlementaire
classique ou de donner davantage de raisons au citoyen de s’intéres-
ser à la chose publique, l’instauration de mécanismes de tirage au
sort ou de « démocratie liquide » agite ainsi le débat public depuis
quelques années.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 47
La démocratie liquide

Se présentant comme une combinaison entre la démocratie directe et la démocratie repré-


sentative, l’idée de démocratie liquide – ou delegative democracy en anglais – repose sur l’idée que
chaque citoyen a le droit de participer directement au processus de décision, mais qu’il peut
également, s’il le souhaite, déléguer sa voix à un autre citoyen.
Ébauchés par Lewis Carroll dans ses Principes de la représentation parlementaire 37, élaborés de
manière plus théorique par Bryan Ford 38, puis repris dans le programme et dans le fonction-
nement de divers partis dits pirates, les principes de démocratie liquide visent à encourager la
participation directe des personnes concernées, sans pour autant les y obliger. Le principe de
délégation est transférable, dans la mesure où un délégué est libre de transmettre les voix qu’il a
reçues à un autre délégué. En outre, le processus de délégation est en partie secret : les délégués
connaissent uniquement le nombre de personnes dont ils sont les délégataires, non leur identité.
Les dispositifs de démocratie liquide font l’objet de discussions nourries. Ils favoriseraient
de facto un nouveau type d’élitisme politique, fondé sur la capacité des délégués à s’investir active-
ment dans la vie publique – cette capacité étant elle-même facilitée par la détention de capitaux
matériels ou symboliques permettant à quelqu’un d’y consacrer le temps et l’énergie suffisants.
Dès lors qu’ils sont imaginés à une échelle de moyenne ou large envergure, ils nécessitent la mise
en place d’une logistique complexe et de procédures de délégation fiables. Enfin, ils requièrent de
réfléchir aux procédures de délibération et d’accompagnement de la décision qui les encadreraient.

Outre ces propositions de réforme, ce qu’on nomme parfois « la Il subsiste d’autres conceptions
crise de la représentation » peut aussi conduire à envisager d’autres de la démocratie que la démo-
conceptions de la démocratie, plus ou moins concurrentes au modèle cratie représentative.
représentatif.
La démocratie directe est souvent associée au souvenir de la
démocratie athénienne, et particulièrement à son apogée au 5e siècle
avant Jésus-Christ. Le régime politique athénien accordait un pou-
voir de décision publique direct aux citoyens tant par leur participa-
tion à l’assemblée (Ecclesia) que par l’accès du plus grand nombre aux
différents mandats publics. Qu’il s’agisse des travaux de préparation
et d’exécution des lois assurés par la Boulè ou de l’accès à la plupart
des magistratures, l’occupation des lieux de pouvoir obéissait à un
double principe de tirage au sort et de rotation des mandats.

48 CRISP/Démocratie et citoyenneté
À raison ou à tort – la cité d’Athènes comptait malgré tout
60 000 citoyens en 450 av. J.-C. –, la démocratie directe est souvent
considérée comme un régime peu adapté aux sociétés modernes.
Ainsi, la taille des États-nations, la division du travail et la
complexité croissante des sociétés ne semblent pas faciliter la mise
en place d’un régime d’assemblée directe.
Par ailleurs, la démocratie directe ne passe plus pour être la La démocratie directe : un régime
forme la plus aboutie de la démocratie. L’élection de représentants passant pour irréaliste ou ina-
contribuerait mieux à la tenue d’une délibération raisonnable. Par dapté…
ailleurs, le libéralisme politique repose sur l’idée qu’il est nécessaire,
afin de garantir au mieux l’exercice des libertés de chacun, de dis-
tinguer l’espace politique proprement dit de la société civile et de
la sphère privée (voir ci-dessous).
Enfin, les luttes ouvrières, puis féministes, ont transformé subs-
tantiellement le sens de la représentation politique, laissant dans
l’ombre la dimension élitiste qui la parcourait originairement. La
représentation n’est plus perçue aujourd’hui comme un concept
opposé à la démocratie directe, mais comme un principe concur-
rent, « selon lequel toutes les composantes de la population doivent
être électrices et éligibles afin de ne laisser aucun groupe capter la
représentation nationale à son profit. Des aspirations à des pratiques
de démocratie directe ont continué à exister, mais c’est d’abord l’ex-
tension du droit de suffrage qui a fait l’objet de revendications » 39.
Malgré ces difficultés apparentes, la démocratie directe reste … qui reste toutefois un idéal
un idéal vivace. Elle inspire aujourd’hui encore la mise en place de vivace ainsi qu’un terrain d’expé-
divers mécanismes visant à compléter le gouvernement représentatif rimentation politique.
et consistant à inviter la population « à voter sur des questions […]
déterminées afin d’exprimer un choix, mais en écartant tout vote
consistant à élire des personnes » 40. Ainsi, le référendum consiste à
demander à la population de prendre une décision sur une question
ou une série de questions, cette décision s’imposant aux autorités
publiques en place. Existant dans la plupart des cantons suisses,
la procédure de référendum financier vise plus spécifiquement à
conditionner certains types de dépenses publiques à l’approbation
des citoyens 41. Mise en place au sein des communes de la Région
wallonne et de la Région de Bruxelles-Capitale, l’interpellation
citoyenne est un procédé mixte permettant à des citoyens de ques-

CRISP/Démocratie et citoyenneté 49
tionner directement les instances communales. De manière géné-
rale, le développement des technologies de l’information et de la
communication facilite aujourd’hui la consultation et la décision
collective d’un grand nombre de personnes situées dans des lieux
différents. Qu’il s’agisse du développement des moyens de commu-
nication à distance, de la création d’États de grande taille et abritant
des populations importantes, de la division moderne du travail ou
de l’instauration progressive d’une sphère politique autonome, le
développement de la modernité politique a longtemps fait penser
que la démocratie directe était un régime impraticable. En réa-
lité, quel que soit le caractère souhaitable ou non de la démocratie
directe, le développement de ces technologies de communication lui
permet aujourd’hui de devenir à nouveau un régime envisageable.
Enfin, la démocratie directe continue d’inspirer ce qu’on appelle La démocratie participative
les théories participatives de la démocratie. Critiquant à la fois l’im- insiste sur l’association du citoyen
portance excessive occupée par le principe de majorité et les dérives à la prise de décision.
du régime représentatif, les théories participatives de la démocratie
considèrent que la citoyenneté n’est pas seulement un état juridique,
mais le moteur même de la démocratie. Sans pour autant qu’il
faille supprimer les organes représentatifs, un régime démocratique
ne serait pleinement à la hauteur de ses idéaux que si les citoyens
sont associés à la prise de décision, qu’il s’agisse simplement de les
consulter au préalable, d’organiser une concertation formelle entre
les parties en cause ou de faire en sorte que la norme soit élaborée à
la fois par les citoyens et par les instances décisionnaires.
Il n’est pas toujours facile de distinguer les propositions visant à Proche par ses principes de la
réintroduire une part de démocratie directe au sein des institutions démocratie directe, la démocra-
démocratiques des propositions visant à instaurer des éléments de tie participative s’en distingue
sur deux points :
démocratie participative. Néanmoins, la démocratie participative se
distingue de la démocratie directe sur deux points. Premièrement, la participation du citoyen a une
la démocratie participative considère que la participation active valeur intrinsèque,
des citoyens est une valeur intrinsèque de la démocratie, là où les
tenants de la démocratie directe peuvent estimer qu’il ne s’agit que
d’un instrument souhaitable. Deuxièmement, la démocratie parti- mais elle ne donne pas forcément
cipative ne donne pas forcément au citoyen un pouvoir direct sur au citoyen un pouvoir direct sur
la décision, qu’il s’agisse de la mise à l’agenda d’une question ou du la décision.
processus formel de décision. Ainsi, les référendums contraignants

50 CRISP/Démocratie et citoyenneté
pour les élus sont considérés comme des mécanismes de démocratie
directe. Organisées au niveau communal et désormais autorisées
au niveau régional, les consultations populaires sont, en revanche,
plutôt considérées comme des outils de démocratie participative,
puisqu’elles consistent à demander l’avis de la population sur une
question donnée sans pour autant que les autorités publiques soient
liées par cet avis. Pour ne citer que quelques propositions, les par-
tisans de la démocratie participative préconiseraient la création de
conseils de quartier, la mise en place d’enquêtes publiques, l’instau-
ration d’audits citoyens des comptes publics. Ils seraient favorables
à l’organisation de procédures d’amendements citoyens, permettant
aux membres de la communauté politique de soumettre des amen-
dements aux propositions de décision discutées au sein des conseils
communaux ou au sein des chambres législatives : bien que rien ne
garantisse que ces amendements seront adoptés, les élus et l’exécutif
compétents se verraient contraints de prendre position et d’envoyer
par la suite un compte rendu à toutes les personnes s’étant pronon-
cées en faveur d’un amendement citoyen. Enfin, ils auraient notam-
ment pu soutenir la création de l’initiative citoyenne européenne
(art. 11, TUE), qui consiste à inviter la Commission européenne à
présenter une proposition législative dans un domaine dans lequel
l’Union européenne est habilitée à légiférer, dès lors que parviennent
à être rassemblées les signatures d’un million de citoyens, venant
d’au moins un quart des pays membres.

La délibération publique

La participation politique repose sur une double relation entre Les actions politiques sont aussi
la parole et l’action politiques. Les actions politiques posées par une manière d’exprimer un
les citoyens et les acteurs politiques représentent aussi une façon discours.
d’affirmer un point de vue, de défendre une certaine conception
de la rationalité politique, d’imposer une vision du monde. Le fait
d’inaugurer un bâtiment, de soumettre au Parlement un texte de loi
ou de se rassembler pour manifester ne représente pas seulement une
manière d’agir, mais aussi une manière de s’exprimer politiquement.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 51
Inversement, les discours politiques sont aussi des manières d’agir. Les discours politiques sont aussi
Les représentants politiques sont parfois critiqués, parce qu’ils une manière d’agir.
« parlent beaucoup mais n’agissent pas ». Qu’il s’agisse de dénon-
cer une politique gouvernementale devant la Chambre des repré-
sentants, de publier des textes et des analyses dans les journaux, de
prononcer un discours ou de discuter du contenu d’une proposition
de loi, la parole est peut-être le levier principal de l’action politique.
La parole politique peut se déployer de nombreuses manières.
Elle peut faire l’objet d’une expression unilatérale, comme lorsqu’on
prononce un discours, lorsqu’on réalise une œuvre de cinéma à por-
tée politique ou lorsqu’on défile en groupe pour dénoncer les poli-
tiques envisagées ou mises en œuvre. Mais la plupart des usages
de la parole politique supposent, à des degrés divers, un échange
entre plusieurs interlocuteurs. Le marchandage consiste à trouver un
accord satisfaisant les intérêts privés des participants à la discussion,
sans pour autant qu’un consensus ait à être trouvé sur le contenu
de l’intérêt général ni même sur l’opportunité de le poursuivre. La
négociation vise à adopter une position conjointe à partir d’intérêts
ou de raisons divergents 42. La délibération, enfin, désigne le proces-
sus au cours duquel les acteurs présentent des opinions et raisons
divergentes, et acceptent que celles-ci puissent être amendées en
fonction de la « force du meilleur argument » 43 afin de converger
ensuite vers le point de vue jugé le plus convaincant à cet égard.
La délibération joue un rôle important dans les régimes de La délibération est un élément
démocratie directe. Mythe politique ou réalité historique, l’agora central de la démocratie, quelles
athénienne est d’abord un lieu de discussion égalitaire et collé- que soient les formes de celle-ci.
giale, au sein duquel les positions et les arguments sont librement
exprimés et confrontés. La délibération est également au centre des
réflexions sur la démocratie participative : l’association des citoyens
au processus de décision ne passe pas par le vote, mais par la pos-
sibilité qui leur est donnée d’exprimer leurs points de vue. Enfin,
la délibération est un critère de justification déterminant pour les
régimes représentatifs. Elle en structure le fonctionnement d’en-
semble de la société civile et de l’opinion publique. Par ailleurs, la
délibération parlementaire est un moment clé pour la légitimation
des règles collectives, puisqu’elle conduit formellement le processus
d’adoption de ces règles.

52 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Qu’il s’agisse de parler de démocratie participative, de forums
citoyens, de sondages délibératifs ou de consultation citoyenne 44, la
réflexion politique ménage depuis vingt ans une place particulière
à cette notion de délibération et donne lieu à une littérature cohé-
rente défendant – ou du moins discutant – l’idée de « démocratie
délibérative » ou de « théories délibératives de la démocratie » 45.
Les théories délibératives de la démocratie défendent l’idée que Les théories délibératives de la
les décisions et les politiques se justifient à l’aune de leur capacité démocratie valorisent :
à résulter d’un processus de discussion entre des citoyens libres et
égaux. Dans cette perspective, une décision politique est légitime le rôle crucial de la discussion
dans la mesure où elle découle d’un processus public de discussion collective dans le processus de
au cours duquel les participants à la discussion, dépassant leurs décision politique ;
intérêts personnels, entrent dans un processus d’échanges et d’amen-
dements guidés par la force du meilleur argument. Les théories
délibératives rejettent donc l’idée que l’agrégation des préférences
individuelles suffise à former l’intérêt général. La décision publique
doit faire l’objet d’un processus de justification au cours duquel cha-
cun s’engage à exposer ses arguments, à répondre de leur qualité et,
éventuellement, à les amender à la lumière des positions des autres
participants.
Dans le cadre proposé par les théories délibératives de la démo- la participation de tous et l’argu-
cratie, si chacun des acteurs est considéré comme rationnel et auto- mentation collective.
nome, cela signifie non seulement que sa subjectivité le distingue
des autres acteurs, mais aussi que ses objectifs peuvent être a priori
considérés comme raisonnables. C’est la raison pour laquelle la
délibération implique la participation égale de tous les acteurs et
une égalité de droits dans la communication 46. Dans ce cadre, le
modèle délibératif repose sur deux conditions. D’une part, il fonde
la recherche du bien commun sur une participation égale et équi-
table de tous les citoyens. Cette participation se justifie par le fait
que les citoyens sont censés être égaux et rationnels. Elle se justifie
aussi au nom de raisons internes à la délibération, puisqu’une large
association des citoyens contribue à la vivacité et tend à amélio-
rer la qualité de la discussion. D’autre part, le modèle délibératif
implique que les citoyens s’engagent dans une discussion raisonnée
autour des fins collectives qu’ils s’assignent. Le critère de réussite
de la discussion est la qualité des arguments qui sont échangés et

CRISP/Démocratie et citoyenneté 53
la capacité des acteurs à amender leur point de vue en fonction de
la force de ces arguments.
Dans ce cadre, le rôle démocratique de la délibération peut être
envisagé à deux niveaux : la promotion d’une délibération plus démo-
cratique et la promotion d’un système démocratique plus délibératif 47.
Le premier niveau, que la philosophe Simone Chambers appelle Des processus de discussion à
celui de la « délibération démocratique », désigne la mise en place de petite ou à moyenne échelle.
mécanismes à petite ou moyenne échelle visant à créer des commu-
nautés délibératives : pensons notamment à l’instauration de mini-
publics 48, d’agences participatives indépendantes, de plates-formes
numériques de délibération, de commissions parlementaires plus
ouvertes à la société civile. La délibération démocratique recouvre
ainsi les espaces « au sein desquels les citoyens se réunissent régu-
lièrement pour parvenir à des décisions collectives sur des questions
d’intérêt public » 49.
Le second niveau, associé à ce que Chambers appelle la « démo- Le rôle des médias et des contre-
cratie délibérative », désigne les « systèmes délibératifs » prenant pouvoirs et le fonctionnement de
place à l’échelle de l’espace public, à savoir l’ensemble des éléments l’espace public.
sociaux et institutionnels qui, au sein d’un régime donné, sont cen-
sés promouvoir une délibération informée, équitable et contradic-
toire 50. La démocratie délibérative requiert que les citoyens aient
accès à l’information politique, que la presse et les médias puissent
contribuer au débat public de manière libre et indépendante, que
la société civile puisse jouer un rôle d’écluse entre l’espace public
et l’espace politique à proprement parler, et que les membres de la
communauté politique disposent de l’éducation et de la formation
adéquates pour prendre leur pleine part à la délibération.
Ces deux niveaux de définition de la délibération ne sont pas
consubstantiels. Il est possible de promouvoir une délibération
démocratique sans promouvoir une démocratie délibérative, et vice
versa. Ainsi, on peut adopter des règles favorisant des débats parle-
mentaires rationnels, argumentés et équitables sans pour autant se
soucier du rôle joué par les médias de masse sur l’opinion publique
ou sur le renforcement de la société civile. Inversement, tous les
éléments d’un système délibératif n’ont pas à être eux-mêmes déli-
bératifs – songeons, par exemple, à l’organisation interne des lobbies
et des syndicats.

54 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Néanmoins, ces deux acceptions de l’idéal délibératif sont appe-
lées à se compléter. Un débat parlementaire de qualité contribuera
positivement à la discussion publique dans son ensemble. Inverse-
ment, l’association de la société civile aux travaux de commissions,
le regard de la presse et des corps intermédiaires 51, le niveau général
d’éducation civique et la mise en place d’instances de contrôle et
d’évaluation de l’action publique 52 contribueraient quant à eux à
améliorer la qualité de la discussion au sein de l’espace politique à
proprement parler. Les formes restreintes et institutionnalisées de
délibération ne sont pas indépendantes du contexte démocratique
élargi 53.

L’extension du domaine des droits

« Le peuple est introuvable » : derrière le caractère provocateur Le peuple n’est pas un ensemble
de cette expression, Pierre Rosanvallon rappelle que le peuple n’est homogène.
pas une foule homogène ou un ensemble indistinct attaché de tout
temps à une identité ou à un territoire, mais qu’il se compose d’indi-
vidus et de groupes d’individus dont les appartenances font l’objet
d’un travail continu de définition, d’appropriation et de représenta-
tion. Ces groupes d’individus se définissent parfois en fonction de
conditions d’appartenance et de reconnaissance internes : religions,
modes de vie, identités ethniques… Ils peuvent également se définir
à partir des caractéristiques visibles supposées les identifier vis-à-vis
du reste de la communauté : genre, traits physiques, origine ethni-
que apparente, symboles cultuels. Ils peuvent bien sûr combiner ces
deux modes de définition.
Or certains de ces groupes structurellement minoritaires Groupes dominés et groupes
peuvent en venir à être dominés, marginalisés ou exclus par des exclus…
groupes majoritaires. Qu’il s’agisse d’une cause ou d’une consé-
quence, ils en viennent également à être exclus de la représen-
tation, ou structurellement minorisés en son sein. Cette exclu-
sion peut être assumée comme telle dans l’ordre juridique du
régime concerné : ainsi, la Belgique n’a accordé le droit de vote
aux femmes qu’en 1948, les États-Unis n’ont interdit les discrimi-

CRISP/Démocratie et citoyenneté 55
nations vis-à-vis des Afro-Américains qu’en 1964 et l’Afrique du
Sud a vécu sous un régime dit d’apartheid jusqu’en 1991. Au-delà
des cas de discrimination assumés comme tels, certains groupes
peuvent être victimes de multiples formes d’injustice ou de vio-
lence sociale. Ils seront exclus de certaines positions économiques.
Ils seront moins facilement embauchés sur le marché du travail et
bénéficieront d’un salaire tendanciellement moins élevé. Ils feront
plus souvent l’objet de violences injustifiées de la part des repré-
sentants des forces de l’ordre. Ils seront harcelés en rue, à l’école
ou dans les cafés.
Ces inégalités et ces relations de domination ne devraient-elles … et protections spécifiques :
pas conduire à des mécanismes de protection spécifiques ? Comme
le soulignent Benoît Frydman et Guy Haarscher, « on a eu souvent
tendance à considérer que la question des minorités se réduisait ulti-
mement à une question classique de droits de l’homme. Après tout,
soutenait-on, si les membres du groupe minoritaire bénéficient de la
liberté d’expression et de conscience, de réunion et d’association, du
droit à un procès équitable, des mêmes droits sociaux que le reste de
la population, si toute discrimination sur base ethnique se trouve
rejetée, le problème sera résolu. […] Or cet argument n’est pas tout
à fait convaincant » 54. Le traitement formellement égal des indivi-
dus ne suffit pas à supprimer les injustices dont ils peuvent être les
victimes du fait de leur appartenance à un groupe ou à une com-
munauté particulière. Pour ne prendre qu’un exemple, une société
organisée et divisée en castes resterait injuste pour les citoyens issus
des castes inférieures même si ceux-ci bénéficient de droits égaux
aux autres citoyens. En effet, ces citoyens resteraient sujets au mépris
social, à des processus de marginalisation et d’exclusion d’autant
plus effectifs qu’ils passent sous le radar de la loi et pénètrent tous
les interstices de la vie sociale, qu’il s’agisse de l’occupation des
espaces publics, des mœurs, des stéréotypes associés à ces castes,
des coutumes présidant aux unions conjugales…
Toutefois, comment intervenir en faveur de certaines popula-
tions particulières sans remettre en question l’égalité des citoyens ?
Comment lutter contre les injustices dont sont victimes certains
groupes, tout en s’assurant que leurs membres ne soient pas eux-
mêmes victimes d’injustices (interdiction d’exercer certaines profes-

56 CRISP/Démocratie et citoyenneté
sions, de fréquenter certaines personnes, de poser un certain nombre
d’actes…) découlant des règles et des mœurs internes à ces groupes ?
Plusieurs pistes existent à cet égard. La première consiste à faire lutte contre les discriminations ;
respecter de manière plus effective un principe général d’égalité
entre les individus, en sanctionnant les comportements discrimi-
natoires dont ils pourraient être les victimes : discrimination à
l’embauche, discrimination sur le lieu de travail, discrimination à
l’école… Ces mesures ne concernent néanmoins pas des populations
définies. Au contraire, elles visent à dissuader des comportements
d’exclusion ou de marginalisation fondés partialement sur l’appar-
tenance à un groupe ou à une communauté particulière.
Les règles anti-discrimination portent sur un nombre croissant
de faits sociaux (sexisme en rue, pratiques de harcèlement, discri-
mination aux promotions professionnelles…), dont l’identification
et la preuve s’avèrent parfois difficiles. Par ailleurs, les dispositifs
anti-discrimination ne touchent pas aux causes des pratiques dis-
criminatoires visées, qu’il s’agisse par exemple du patriarcat ou
du racisme.
Une deuxième piste consiste dès lors à accorder des droits déro- droits collectifs dérogatoires au
gatoires au droit commun à des groupes ou à des communautés droit commun ;
qui sont victimes de discrimination. Ces politiques dites de dis-
crimination positive ou d’action affirmative visent à compenser
des handicaps sociaux hérités du passé en réservant par exemple
aux populations concernées des budgets sociaux spécifiques ou un
certain nombre de postes dans les services publics ou dans la repré-
sentation politique.
Un troisième sillon d’extension des droits consiste à reconnaître droits collectifs aux communautés
ces groupes et ces communautés en tant que tels et à leur accorder concernées ;
à ce titre un certain nombre de prérogatives collectives. Dans ce
cadre, l’octroi de droits culturels collectifs concerne essentiellement
les communautés culturelles, religieuses ou ethniques minoritaires
au sein de la communauté politique. Ces droits se traduiront par
exemple par la mise en place de législations protégeant les droits
linguistiques et culturels de ces communautés, ou par l’instauration
de quotas de représentation politique.
Enfin, ces groupes et communautés peuvent faire l’objet de pro- actes de reconnaissance symbo-
cessus de reconnaissance plus symboliques, insistant sur la place lique.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 57
sociale et sur l’intégration collective de ceux-ci : instauration de
jours fériés liés aux célébrations propres aux différents cultes pré-
sents dans le pays, commémorations officielles des injustices et dis-
criminations subies par une part distincte de la population, subven-
tion à la vie associative de telle ou telle communauté spécifique…
Ces différentes stratégies ont mené à des débats nourris quant Droits collectifs et droits indivi-
à leur statut et à leur justification. La reconnaissance de droits de duels.
nature collective peut entrer en tension avec certains droits indivi-
duels dont jouissent, en tant qu’individus, les membres des com-
munautés concernées 55 – à commencer par la possibilité pour ces
individus de se définir librement comme faisant partie ou non de
ces communautés. La reconnaissance de certains groupes ou com-
munautés ne saurait justifier leur hégémonie sur d’autres groupes
ou communautés. Enfin, la reconnaissance croissante de ces groupes
et communautés risque, aux yeux de certains, de fragmenter la
communauté politique, de saper les bases du dialogue civil et, para-
doxalement, de contribuer à un climat d’intolérance.

58 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Quatrième partie

Les lieux de la citoyenneté


La citoyenneté ne désigne pas uniquement un statut juridique,
mais une multitude de pratiques se déployant dans des lieux de
natures très diverses.
La citoyenneté prend place dans des espaces physiques qu’elle Les lieu x de la citoyenneté
contribue à façonner et par lesquels elle est façonnée en retour. sont divers : places publiques,
On pense à certaines places de village où les gens se rassemblent endroits de rencontre…
pour discuter ; à certaines rues, où on a coutume de manifester ;
aux bars, aux cafés, aux bancs de parcs ; aux salles de classe où se
tiennent les assemblées de parents d’élèves ou la réunion mensuelle
du comité de quartier ; et enfin, évidemment, aux lieux publics et
aux bâtiments officiels.
L’aménagement de ces lieux influence l’exercice quotidien de L’analyse de ces espaces phy-
la citoyenneté. Pour ne prendre qu’un exemple, la vie sociale ne se siques est souvent révélatrice de
déploie pas de la même manière dans une agglomération selon que la nature du régime politique en
vigueur.
celle-ci dispose ou non d’une place principale ou de rues réservées
aux piétons. Les lignes de démarcation entre les espaces privés
et les espaces publics, l’organisation de ces espaces, leur inter-
connexion conditionnent la manière dont les gens circulent, se
rencontrent, communiquent. Dans ce cadre, l’exercice quotidien
de la citoyenneté n’est pas seulement conditionné par l’existence ou
non de places et de jardins publics, de mairies largement ouvertes
à la population, de lieux publics accessibles aux handicapés ou aux
parents poussant des landaus. Il est profondément influencé par
la manière dont sont organisés les plans de ville, les transports en
commun ou les moyens de communication reliant zones rurales et
zones urbaines.
De même, l’analyse des lieux géographiques du pouvoir est sou-
vent révélatrice de la nature du régime politique en vigueur. Pour
ne prendre qu’un exemple, les parlements de régime autoritaire
sont la plupart du temps construits comme des salles de classe, les
dirigeants tenant l’estrade et les représentants occupant les bancs
d’écoliers ; dans les régimes libéraux, les parlements sont la plupart
du temps construits en hémicycle ou en double rangée organisant
le face-à-face entre majorité et opposition 56.
En sus de ces espaces physiques, la citoyenneté prend place dans La citoyenneté s’exerce aussi dans
des espaces symboliques distincts dont il apparaît utile de préciser des espaces symboliques :
la signification.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 61
L’espace social désigne les sphères physiques et symboliques au l’espace social ;
sein desquelles se tiennent la plupart des interactions humaines. Cet
espace social se distingue de l’espace intime et de l’espace privé, car
il met en scène les relations proprement sociales que les individus
entretiennent entre eux : les relations de travail et de voisinage, les
relations familiales, amicales, culturelles, religieuses…
Notion centrale pour les théories contemporaines de la démo- l’espace public ;
cratie, l’espace public désigne, au départ, le lieu plus spécifique où un
public se rassemble pour élaborer une opinion publique. L’urba-
nisation progressive du tissu social, l’érection au sein des villes de
lieux de rencontre collectifs (places, bourses…), la création au cours
du 17e et du 18e siècle d’endroits de rencontre et de débat (cafés,
clubs, salons intellectuels…), le développement de la presse et des
moyens de télécommunication ont ensuite contribué à tisser une
toile socio-politique complexe, mouvante, s’instituant à partir des
échanges qu’elle contribue elle-même à instituer. De manière plus
large, l’espace public désigne aujourd’hui l’espace symbolique « où
s’opposent et se répondent les discours, la plupart contradictoires,
tenus par les différents acteurs politiques, sociaux, religieux, cultu-
rels, intellectuels, composant une société » 57.
Enfin, l’espace politique désigne les lieux et les institutions où se et l’espace politique.
prend la décision politique. Celle-ci est souvent préparée et initiée au
niveau gouvernemental, en coordination plus ou moins étroite avec
l’administration publique. Elle est toutefois formellement délibérée
au niveau législatif. Ce faisant, l’espace politique ne comprend pas
seulement les mécanismes et les institutions juridiques encadrant
la prise de décision politique. Il inclut également l’ensemble des
interactions entre les acteurs qui sont parties prenantes au processus
de décision politique, qu’il s’agisse des représentants politiques, des
responsables de partis politiques, des membres du gouvernement et
de leurs cabinets, de la haute administration ou même des acteurs
économiques, sociaux, culturels…
Les pages qui suivent proposent un rapide panorama de ces
lieux à la fois physiques et symboliques de la souveraineté : l’espace
institutionnel du pouvoir démocratique, la société civile comme
part active de l’espace public et le marché comme composante de
l’espace social.

62 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Le pouvoir démocratique

L’exercice du pouvoir politique est aujourd’hui associé au régime Les trois types de relation que le
représentatif. Ce faisant, le citoyen entretient formellement trois citoyen entretient avec le système
types de relation avec le système représentatif. Le citoyen a le droit représentatif :
de voter, de se présenter à des élections et d’être élu, et d’exercer des le droit de vote ;
mandats politiques s’il parvient à réunir les conditions nécessaires le droit d’être élu ;
à cette fin. Dans ce cadre, le mode de scrutin et l’organisation des et le droit d’exercer des mandats
élections influencent inévitablement l’exercice formel de la citoyen- politiques.
neté politique : la taille des circonscriptions et le type de scrutin
(proportionnel, majoritaire à un tour, majoritaire à deux tours) ont
un impact sur les dynamiques partisanes, sur la structure des partis
politiques, sur la composition des coalitions exécutives, sur le degré
de polarisation – voire de fragmentation – du débat politique, mais
aussi sur le type de communication politique privilégié.
Les rapports institutionnels que le citoyen entretient avec le pou-
voir ne se limitent pourtant pas au moment du vote et de l’élection.
L’espace politique n’est pas un bloc monolithique, mais une toile
institutionnelle composée de différentes sphères.
La représentation politique est le lieu où prend formellement Les fonctions de la représentation
place la délibération des règles collectives et où le gouvernement politique : voter les lois, contrô-
doit rendre compte de son action. Les assemblées parlementaires ler l’action des gouvernements,
contribuer à la délibération
sont censées être les acteurs principaux du processus législatif, et
publique.
il leur appartient à ce titre de faire les lois, « c’est-à-dire d’élabo-
rer des règles générales, abstraites et impersonnelles qui président
aux rapports entre les personnes (physiques et morales), d’une part,
entre les pouvoirs publics et les citoyens, d’autre part » 58. En pra-
tique, la très grande majorité des lois (ou des décrets ou ordonnances
au niveau des entités fédérées) a pour origine un texte d’initiative
gouvernementale. Aujourd’hui, la représentation politique exerce
davantage une fonction de contrôle de l’action des gouvernements,
que ce soit lors de l’investiture des gouvernements concernés, lors
du contrôle journalier des activités de l’exécutif – via des questions
et des interpellations parlementaires –, ou lors du vote du budget
annuel. Par ailleurs, la représentation politique sert également de
chambre d’écho pour le débat public. Elle rend visibles à l’espace

CRISP/Démocratie et citoyenneté 63
public les sujets soumis à la délibération collective et contribue à
mettre en scène les désaccords portant sur ceux-ci 59. À l’inverse, elle
permet de faire remonter au niveau des institutions formelles les
préoccupations et les demandes issues de l’espace social.
Les parlements n’ont, en fait, ni le monopole de la représentation
publique du pouvoir, ni celui de la confection des lois.
Si le pouvoir exécutif fédéral appartient nominalement au Roi en Le pouvoir exécutif et les fonc-
Belgique (article 37 de la Constitution), ce sont en réalité le gouverne- tions du gouvernement.
ment fédéral et les gouvernements des différentes collectivités fédérées
qui exercent le pouvoir exécutif, chacun pour le niveau de pouvoir
qui le concerne. Le pouvoir exécutif consiste à mettre en œuvre les
lois, décrets et ordonnances et à aménager les moyens nécessaires pour
que ces lois produisent les effets voulus. Les gouvernements disposent
à ces fins de moyens réglementaires et budgétaires. L’administration
publique contribue quant à elle à accompagner la mise en œuvre de
la décision et à en évaluer les effets. Obéissant à des logiques de pou-
voir, de fonctionnement et d’autoconservation en partie autonomes du
gouvernement, l’administration peut également contribuer à ralentir
ou à détourner la mise en œuvre des décisions prises.
En outre, le gouvernement est aussi le principal législateur. La En pratique, le gouvernement
majorité des lois ont pour origine un texte d’initiative gouverne- est souvent l’endroit où les lois se
mentale. Seuls 2,7 % des propositions de loi 60 ont abouti dans la négocient et se décident.
dernière décennie du 20e siècle 61. En pratique, les projets de loi
déposés par le gouvernement traduisent les points qui figurent au
programme du gouvernement : ils bénéficient également du travail
de préparation de l’administration. En somme, le Parlement déli-
bère. Le gouvernement est souvent le lieu où les lois se négocient
et se décident. Les partis politiques constituent souvent les acteurs
principaux de ces processus de négociation. En fonction de son auto-
nomie fonctionnelle, des ressources dont elle dispose et des relations
entretenues avec le gouvernement, l’administration peut alimenter
la délibération et orienter la mise à l’agenda législatif. Dans ce cadre,
quel est le véritable lieu d’élaboration des lois ? En réalité, même
la phase de délibération publique à proprement parler échappe en
grande partie au Parlement : les partis politiques, le gouvernement
et ses membres disposent d’un pouvoir d’initiative et d’une maîtrise
de l’agenda souvent supérieurs.

64 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Le pouvoir judiciaire est également un lieu capital pour l’exercice Le pouvoir judiciaire et son rôle
de la citoyenneté. Comme le note Pierre Wigny, le pouvoir judiciaire dans l’exercice de la citoyenneté.
« ne participe pas directement au gouvernement de la cité » 62. Tou-
tefois, son action permet de vérifier la légalité et la constitutionnalité
des actes posés par l’État 63. Elle permet d’orienter l’interprétation
donnée aux droits fondamentaux. En outre, elle permet de trancher
les différends qui peuvent survenir entre le citoyen et la puissance
publique, en particulier si le respect de droits subjectifs entre en
jeu. Si les recours auprès des cours et des tribunaux ne permettent
généralement pas d’annuler un règlement ou une loi 64, ils peuvent
en modifier les conditions d’application ou d’interprétation, aboutir
à des réparations pour dommages subis ou mener à la suspension
d’actes administratifs. L’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-
vis du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif est, on le comprend,
un principe capital à cet égard. Comme en témoigne notamment
l’introduction de la notion de class action en droit belge 65, le recours
aux cours et aux tribunaux tend à prendre une place croissante
dans les rapports que les citoyens et les associations entretiennent
avec la puissance publique. Mettant en scène des moyens d’action
apparemment plus directs et moins coûteux que la grève ou la
manifestation, la judiciarisation du conflit politique accompagne la
baisse d’influence des mouvements sociaux sur la décision politique.
Enfin, les institutions belges comprennent des mécanismes d’as- Les institutions comprennent éga-
sociation et de consultation sociale qui échappent à la conception lement des mécanismes d’associa-
tripartite classique de la division du pouvoir. tion et de consultation sociale.
La société politique belge s’est historiquement structurée autour La Belgique est traversée par
de trois clivages : le clivage Église-État, encore appelé aujourd’hui trois clivages.
clivage philosophique ; le clivage possédants-travailleurs, appelé
également clivage socio-économique ; et le clivage centre-périphérie,
qui oppose originairement une conception centripète de l’orga-
nisation de l’État à une conception centrifuge de celle-ci, et qui
se cristallise aujourd’hui autour de l’opposition entre les deux
grandes communautés linguistiques du pays. Ces clivages ont
contribué à structurer, mais aussi à fragmenter la société belge en
« piliers », à savoir des grands ensembles socio-politiques, rassem-
blés autour de trois tendances idéologiques – chrétienne, socialiste
et libérale –, et comprenant chacun un parti politique relais, un

CRISP/Démocratie et citoyenneté 65
syndicat, une mutualité, des mouvements de jeunesse, des associa-
tions culturelles…
Si l’influence de ces piliers décroît de manière continue, ceux-ci L’influence de ces clivages dans
ont longtemps structuré la vie des citoyens belges de leur naissance la mise en place des mécanismes
à leur mort. Le système politique belge reste profondément influencé d’association et de consultation
en Belgique.
par ces oppositions, et ses institutions reflètent la volonté de recon-
naître et d’organiser ce pluralisme : le Pacte culturel du 16 juillet
1973 vise ainsi à éviter les discriminations et les abus de pouvoir
en matière de politique culturelle entre les différentes idéologies
et philosophies du pays. Dans ce cadre, les institutions publiques
ont progressivement développé divers mécanismes de consultation
visant à intégrer les associations issues des piliers au processus de
délibération publique 66. Ces procédures de consultation associent
des groupes ou des associations déterminés, non des individus. Elles
s’appuient sur des instances d’avis visant à éclairer les tenants de la
décision politique et à pacifier les relations entre les acteurs concer-
nés : dans ce cadre, les groupements associés à ces procédures ne
donnent d’avis que dans leur sphère de compétence. Elles mènent à
la création d’organes au fonctionnement parfois très formalisé, tels
que le Conseil central de l’économie, le Conseil national du tra-
vail, le Comité consultatif de bioéthique ou les nombreux conseils
consultatifs associés à l’exercice des compétences communautaires
(Conseil de la jeunesse, conseils consultatifs en matière culturelle…).
Enfin, elles conduisent parfois à des situations de véritable négo-
ciation, qu’elles portent sur des enjeux de fond ou sur les dossiers
de subventionnement de la vie associative. Par ailleurs, elles sont,
bien entendu, au cœur de la négociation en matière sociale et de la
concertation tripartite qui seront abordées spécifiquement plus loin.
Les relations entre le citoyen et l’État ne concernent donc pas Les relations entre le citoyen et
seulement le vote et l’élection. Elles se jouent aussi au niveau des l’État ne se limitent pas au vote.
pouvoirs et des droits judiciaires dont les citoyens disposent, de
leur capacité à s’organiser collectivement vis-à-vis de la puissance
publique, de leur capacité à contrôler l’action du gouvernement et de
l’administration. Ces pouvoirs et prérogatives sont en partie assurés
à travers la reconnaissance de droits fondamentaux : liberté d’asso-
ciation, droit à un procès équitable… Ils sont aussi protégés grâce à
diverses garanties institutionnelles et légales, telles que les principes

66 CRISP/Démocratie et citoyenneté
de légalité des actes administratifs (article 33 de la Constitution) ou
de publicité de l’administration (article 32). Enfin, ils peuvent s’ar-
rimer à la création de structures de surveillance du pouvoir poli-
tique, imposant au pouvoir « une contrainte permanente de jus-
tification et d’argumentation » : dans La contre-démocratie, Pierre
Rosanvallon appelle par exemple à la mise en place d’observatoires
citoyens de l’action publique ou à une utilisation plus étendue des
jurys populaires dans le cadre judiciaire 67. Enfin, ces pouvoirs et
prérogatives s’appuient sur l’activité d’une société civile vivace.

L’espace public et la société civile

La vie démocratique ne se cantonne pas au fonctionnement des


institutions représentatives. Elle se noue également au sein de l’opi-
nion publique et dans le dialogue constant et parfois conflictuel
entre l’opinion publique et l’appareil d’État.
La notion de société civile est aussi ancienne que la pensée poli- La société civile dans la tradition
tique elle-même, mais elle a revêtu des significations très différentes classique.
au cours du temps. Dans la Cité grecque, puis dans la République
romaine, la société civile désigne à la fois la société politique dans
son ensemble et l’opinion publique. L’assemblée des citoyens discute
des affaires publiques et délibère des décisions devant être prises.
L’idée d’une société civile conçue comme une sphère autonome de La société civile dans la tradition
l’État émerge pendant le Siècle des Lumières (aux 17e et 18e siècles), libérale moderne : un espace de
grâce à des auteurs tels que John Locke ou Montesquieu. La société cohabitation des opinions.
civile désigne l’espace au sein duquel les opinions et les préférences
des membres de la communauté politique peuvent cohabiter de
manière pacifique. Pour le libéralisme politique, la société civile
résulte de l’association des individus. Indépendante de l’État, elle
est chargée de faire contrepoids à l’autorité publique.
Ces trente dernières années ont vu l’émergence d’une défini- La société civile aujourd’hui : un
tion plus systémique de la société civile. La société civile se définit lieu médiateur entre le citoyen,
désormais comme une sphère médiatrice entre l’État, les citoyens l’État et les grandes institutions
sociales.
ainsi que les différentes sphères du social, qu’il s’agisse de la sphère
économique, de la sphère médiatique ou encore de la sphère reli-

CRISP/Démocratie et citoyenneté 67
gieuse. Elle désigne par métonymie l’ensemble des acteurs orga-
nisés animant l’espace public, informant et structurant l’opinion
publique, traduisant les revendications issues de celle-ci auprès des
gouvernants et essayant d’influencer à ce titre le contenu et le dérou-
lement de la délibération politique.
Sous cette acception, la société civile ne forme ni un groupe La société civile n’est pas un
homogène parlant d’une seule voix, ni un agrégat d’individus repré- groupe homogène, mais un
sentant chacun leurs intérêts particuliers. Elle regroupe plutôt des ensemble de personnes et d’ac-
teurs défendant chacun leurs
associations de personnes, qui s’organisent et agissent en commun
orientations et leurs intérêts.
en fonction de leurs orientations et de leurs intérêts. Si ces associa-
tions ne prétendent pas représenter l’intérêt général, elles peuvent
contribuer à le former. Elles n’ont pas pour fonction de chercher un
profit financier direct de leurs activités, mais elles peuvent défendre
des intérêts sectoriels ou des intérêts privés identifiés comme tels.
Il existe plusieurs formes d’organisation de la société civile : les
ONG 68, les divers intervenants du champ intellectuel, la presse
d’opinion, les associations locales et les comités de quartier, les
plates-formes de citoyens, les représentants des cultes, les acteurs
culturels… Les syndicats et les associations professionnelles sont
parfois considérés comme faisant partie de la société civile, dès lors
qu’ils ne travaillent pas pour leur profit direct.
Le fonctionnement de nos démocraties repose en grande partie sur Les fonctions de la société civile :
la distinction et la complémentarité entre l’espace public, la société la socialisation politique du
civile et les institutions politiques. La société civile contribue à rendre citoyen, la sélection des élites
politiques, le contrôle des pou-
accessibles à l’espace public les contenus et les procédures de la déci-
voirs constitués et des institu-
sion publique, et à faire remonter au niveau de l’espace politique les tions sociales, la promotion du
revendications formées au niveau de l’espace public et des différentes débat public.
sphères du social. Elle est, ce faisant, un des leviers principaux de la
socialisation et de la participation politique du citoyen. Elle facilite
le recrutement et la sélection des élites politiques. Elle contribue à
contrôler et à équilibrer l’action des pouvoirs constitués – l’État, mais
aussi les pouvoirs économiques ou la sphère religieuse. Elle constitue,
ce faisant, dans l’idéal du moins, un lieu clé pour la promotion et la
défense des droits civils, politiques et sociaux des citoyens.
La société civile est, en outre, de plus en plus appelée à jouer un La société civile joue un rôle de
rôle actif dans le processus de décision politique, jusqu’à devenir plus en plus actif dans le proces-
partie intégrante du processus de décision. Ainsi, la société civile sus de décision politique.

68 CRISP/Démocratie et citoyenneté
contribue à alléger les tâches de l’État et du gouvernement : ne fût-
ce que d’un point de vue financier, les groupes et les associations de
la société civile endossent volontairement, et avec une rémunération
moindre, des obligations sociales susceptibles d’être prises en charge
par les pouvoirs publics. Par ailleurs, elle peut prendre en charge
des problèmes (gestion de l’environnement, cohésion sociale…) qui
dépassent le cadre privé mais qui, en même temps, ne sont pas suf-
fisamment pris en compte par le marché ou par l’État. Enfin, son
association au processus de décision politique permet à la fois de
créer de nouvelles manières d’inclure le citoyen et d’imaginer des
techniques d’accompagnement et d’évaluation de la décision qui
soient plus proches du terrain 69. Il est possible d’y voir un progrès,
qui passerait par la mise en place de processus de concertation et
de participation plus étroits avec le pouvoir politique. Il convient
également d’en analyser les possibles écueils, lorsque l’association
de la société civile à la décision collective représente uniquement
un outil d’acceptation sociale de la décision ou une manière de
réduire le débat public à des enjeux techniques de mise en œuvre
de la décision.
Compte tenu de toutes ces fonctions, les organisations compo- Les organisations de la société
sant la société civile se professionnalisent de plus en plus. Pour n’en civile se professionnalisent.
citer que quelques-unes, des ONG comme Oxfam, Amnesty Inter-
national ou Médecins Sans Frontières disposent de budgets s’éle-
vant à plusieurs centaines de millions de dollars, et emploient des
milliers de salariés dans les différents bureaux et sections dont elles
disposent à travers le monde. La société civile est parfois financée par
les pouvoirs publics ou par des organisations internationales. Elle
développe diverses stratégies de financement propre, via des dons,
des affiliations personnelles ou collectives, des activités paracom-
merciales ou des financements privés de projets ponctuels. Dans ce
cadre, la professionnalisation des activités de la société civile illustre
un autre phénomène, à savoir l’adaptation des activités de la société
civile aux transformations de l’État et à l’évidement partiel des pou-
voirs de ce dernier, tant par le haut – à travers l’européanisation et la
mondialisation d’une série d’enjeux (commerce international, protec-
tion de l’environnement…) et de compétences – que par le bas – à
travers la fédéralisation progressive de l’État belge, notamment.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 69
Citoyenneté et marché 70

La sphère économique entretient également des rapports étroits Le marché, loin de la politique ?
avec l’exercice de la citoyenneté, lesquels justifient une attention
particulière. Dans la littérature politique et économique, dans les
médias comme dans les conversations de tous les jours, la sphère
économique est souvent opposée à la sphère de la citoyenneté. Les
règles économiques formeraient un système à part, tenu distinct
du système politique. C’est sur la base de cette idée que beaucoup
d’économistes ou d’acteurs économiques tiennent à rappeler qu’ils
« ne font pas de politique », lorsqu’ils plaident pour tel ou tel
modèle de croissance ou d’organisation économique, et que certains
acteurs politiques estiment que la sphère économique doit être tenue
à distance de la sphère politique.
Toutefois, le marché peut également être conçu comme la mani-
festation par excellence de la citoyenneté.

Marché et sphère politique

Le marché peut tout d’abord être considéré comme un levier Le marché peut être considéré
d’action politique. Dans le sillage de l’œuvre de Friedrich von comme un levier utile à l’action
Hayek, certains estiment que la rencontre de l’offre et de la demande politique.
permet d’organiser une allocation juste des ressources, tout en
résultant du comportement autonome et éclairé des acteurs. Pour
d’autres, le marché est un lieu d’activisme et un terrain de pression
comme un autre. Dans ce cadre, les pratiques philanthropiques, la
mise en avant de la responsabilité sociale de l’entreprise ou les appels
à boycotter tel ou tel produit ne sont pas forcément conçus comme
des atteintes aux règles du marché, mais comme des manières parmi
d’autres d’en exploiter le potentiel politique.
Le marché peut aussi être considéré comme étant le modèle Le marché peut aussi être consi-
d’action collective sur lequel doit se calquer l’action politique. Pour déré comme un modèle d’action
ne citer qu’elles, les théories dites du choix rationnel mènent à expli- collective sur lequel calquer l’ac-
tion politique.
quer l’action politique à partir de modèles économiques, au niveau
des systèmes électoraux comme au niveau des systèmes de vote en

70 CRISP/Démocratie et citoyenneté
général. Les théories dites de la gouvernance publique ou du nou-
veau management public organisent quant à elles l’action collective
en fonction de pratiques de coopétition 71 et de comparaison des
bonnes pratiques. Dans les deux cas, l’action collective est imaginée
comme une sorte de grand marché des préférences au sein duquel
les préférences se pèsent, s’échangent et se négocient de telle sorte
qu’elles soient justement représentées.
L’idée selon laquelle l’action politique serait mieux menée si Les modélisations économiques
elle s’inspirait du fonctionnement du marché ou de l’entreprise de l’action politique suscitent
peut sembler séduisante. Les modélisations économiques de l’ac- toutefois diverses objections.
tion politique enrichissent la réflexion sur nombre d’enjeux impor-
tants, comme la coordination des comportements électoraux ou la
théorie de la négociation politique. Toutefois, elles suscitent éga-
lement des objections importantes. Tout d’abord, les préférences
des acteurs politiques sont rarement entièrement publiques : là où
le fonctionnement du marché repose sur un principe général de
transparence des préférences individuelles, un acteur politique peut
préférer taire ses préférences pour les faire triompher ou adapter
son choix à des préférences qu’il juge moins souhaitables mais plus
accessibles 72. Par ailleurs, ces préférences politiques ne découlent pas
de la simple agrégation d’un ensemble de préférences individuelles
mais de processus d’institution collectifs, liés à l’environnement
extérieur, à ce qui semble possible socialement, à ce que l’acteur
attend du comportement stratégique des autres acteurs. Dans ce
cadre, les modèles économiques de l’action politique tendent à dépo-
litiser les questions discutées dès lors qu’ils réduisent celles-ci à de
simples problèmes de coordination de préférences.
Pour les Grecs anciens, l’action politique se distingue de deux
autres types de mondes humains, partageant par ailleurs la même
racine étymologique (oikos) : la sphère domestique et la sphère écono-
mique. L’action politique aurait une valeur intrinsèque, en ce qu’elle
trouverait son sens en elle-même et sa motivation dans la recherche
du bien commun. La sphère économique serait quant à elle une
sphère instrumentale, trouvant sa motivation dans la recherche de
la subsistance et de la prospérité privée 73. À cet égard, l’entreprise
semble se situer du côté de la sphère économique plutôt que de
celui de la sphère politique, et dans le domaine du « faire » – et

CRISP/Démocratie et citoyenneté 71
parfois, littéralement, du « fabriquer » – plutôt que dans celui de
l’action politique.
Est-il toutefois légitime d’opposer strictement activité écono- La sphère économique et la
mique et activité politique ? La définition et la délimitation des sphèr e p ol it i que s o nt de s
différents sous-systèmes (la religion, la sphère culturelle, l’admi- domaines d’activité humaine
distincts mais liés.
nistration, la sphère familiale…) composant la société représentent
des questions politiques, et il en va de même pour ce qui concerne
la sphère économique. En quoi consiste l’objet social de l’entreprise
ou des marchés économiques ? Cet objet social n’a-t-il réellement
qu’une valeur instrumentale ? La distinction entre valeur intrin-
sèque et valeur instrumentale est-elle réellement pertinente pour
comprendre la distinction entre activité politique et activité éco-
nomique ? Toutes ces questions sont politiques par le fait même
qu’elles testent les contours et le contenu de l’intérêt général. Dans
ce cadre, de nombreux travaux de sociologie 74 montrent que les
justifications de l’activité économique ne sont pas forcément d’ordre
instrumental, ni forcément liées à l’accumulation de gains. Des
recherches mettent en évidence la dimension identitaire 75, mobili-
satrice 76 et expressive du travail 77. Elles montrent que l’entreprise
est toujours un système de conflit et que la direction exécutive de
l’entreprise n’est elle-même qu’un agent politique parmi d’autres,
même s’il est prééminent 78. De manière générale, la vie économique
ne vise pas seulement à « faire » ou à « fabriquer ». Elle mobilise
des représentations sociales. Elle met en débat des définitions for-
cément controversées du bien commun. Elle contribue à la création
d’identités collectives, de processus de coopération ou de coercition,
de dynamiques conflictuelles.
Qu’il s’agisse du cadre strict de l’entreprise ou de l’organisa- La sphère économique est un
tion générale des marchés, la sphère économique est, à ce titre, un lieu important de construction
lieu important de construction de la citoyenneté, au sein duquel de la citoyenneté.
se décident l’organisation collective de la société, ses modèles de
distribution et de redistribution sociale, ainsi que les outils dont
disposent les membres de la société afin d’exprimer leurs opinions
et de peser sur le cours de leurs vies. La sphère économique pose à
cet égard deux types de questions politiques.

72 CRISP/Démocratie et citoyenneté
L’organisation politique
de la sphère économique

Tout d’abord, autour de quels principes faut-il organiser l’espace L’organisation de l’économie met
économique ? L’organisation de l’économie n’a rien d’une science aux prises des visions et des inté-
exacte. Elle met aux prises des visions différentes et parfois diver- rêts politiques différents.
gentes de la croissance économique, de l’entreprise, de la distribu-
tion des biens, de l’organisation des institutions économiques. Ces
visions répondent à la fois à des défis pratiques et à des principes
normatifs de justice.
Ces questions se posent au niveau de la régulation du champ Les questions politiques qui se
économique dans son ensemble. Pour ne prendre que cet exemple, posent au niveau de la sphère
un système économique dépourvu de régulation tend à évoluer vers économique peuvent porter sur
l’organisation du marché dans
des mouvements de concentration qui peuvent eux-mêmes aboutir
son ensemble.
à des situations de monopoles ou d’oligopoles sectoriels, éventuel-
lement renforcés par l’organisation d’ententes plus ou moins for-
malisées. Dans ce cadre, les pouvoirs publics peuvent, par exemple,
vouloir supprimer ou atténuer les effets néfastes (hausse des prix,
baisse de variété de l’offre, création indue de pôles d’influence poli-
tique…). Dans les faits, cette régulation s’est traduite au cours du
temps par la mise en place de législations spécifiques ventilées en
plusieurs volets : politique de la concurrence et de la lutte contre
l’abus de position dominante, interdiction des cartels ou surveillance
des prix.
Par ailleurs, ces enjeux valent pour l’organisation des différents Ces questions peuvent également
secteurs et sont au cœur de l’activité économique, et particuliè- se poser au niveau des différents
rement du secteur des services financiers. En effet, celui-ci a une secteurs de l’activité économique,
et particulièrement celui des ser-
importance centrale pour toute l’économie, non seulement comme
vices financiers.
source de financement pour les acteurs économiques, mais aussi
dans le fonctionnement quotidien du marché (rapidité et sécurité
des transactions) et la gestion des risques via le secteur des assu-
rances. Conscients de cet état de fait tout en étant sujets aux pres-
sions des acteurs économiques eux-mêmes, les pouvoirs publics ont
instauré des mesures de régulation et de contrôle spécifiques censées
assurer un fonctionnement harmonieux du système, qui tendent
toutefois à susciter des résistances intenses au sein du secteur des
services financiers.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 73
D’une part, les États ont mis en place des banques centrales Le rôle des banques centrales.
auxquelles ils ont confié la gestion plus ou moins autonome de la
monnaie, la fixation des taux d’intérêt (ce qui joue sur les flux de
monnaie et de crédit dans l’économie et influe sur la stabilité des
prix) et le rôle de banque des banques pour assurer notamment des
liquidités aux banques commerciales. L’Union monétaire européenne
(la zone euro) a vu l’émergence d’un niveau supérieur aux banques
centrales des États membres : la Banque centrale européenne.
D’autre part, la régulation des services financiers stricto sensu La régulation des services finan-
comporte aujourd’hui trois volets : la régulation du secteur ban- ciers.
caire, la régulation boursière et la régulation du secteur des assu-
rances. La régulation bancaire, après une phase de dérégulation
surtout sensible dans les années 1980-1990, a été renforcée depuis
la crise financière commencée en 2008. Parmi les mesures figurent
notamment la protection de l’épargne et l’agréation des établis-
sements de crédit sur la base de données financières (notamment des
fonds propres suffisants), du fonctionnement d’organes de gestion
spécialisés (audit, gestion des risques, fixation des rémunérations,
nominations) et de l’approbation des décisions stratégiques impor-
tantes et de certaines opérations de trading. Le domaine de la régu-
lation boursière concerne quant à lui des obligations en matière de
transparence des opérations, d’information et de publicité envers le
grand public (pour éviter les abus de marché), ainsi que les règles
régissant les ventes à découvert, les offres publiques et les sociétés
cotées (notamment en matière d’actionnariat). Enfin, le marché des
assurances fait l’objet de mesures semblables, en particulier en ce
qui concerne l’analyse des risques et le contrôle interne.
Certains secteurs d’activité font quant à eux l’objet de régula- Les secteurs « de réseau » font
tions spécifiques. Parmi ceux-ci, les secteurs de réseaux (électricité, également l’objet de régulations
gaz, télécommunications, postes, chemins de fer…) bénéficient spécifiques…
généralement d’une situation de monopole de fait ou de droit en
raison des caractéristiques de ces secteurs. Il paraît en effet écono-
miquement inapproprié de dupliquer les infrastructures de réseau
sur un même territoire. L’enjeu est alors d’assurer l’accès pour le
plus grand nombre à ces réseaux dans de bonnes conditions, qu’elles
soient physiques ou financières. Dans ce cadre, quel rôle les pou-
voirs publics ont-ils à jouer dans l’organisation et la régulation de

74 CRISP/Démocratie et citoyenneté
ces réseaux ? Ce rôle consiste-t-il à prendre en charge la gestion
complète du réseau, de son infrastructure et de ses activités ? Les
réseaux sont souvent gérés en monopole, public ou privé. En ce qui
concerne leur exploitation, l’autorité publique recourt à une mise
en concurrence selon un ensemble détaillé de normes de sécurité, de
conditions d’accessibilité et de tarification qui font un service public,
réunies en un contrat de gestion. Il en découle que le seuil à l’entrée
dans ces secteurs de réseaux est important, ce qui limite le nombre
d’acteurs privés qui y sont susceptibles de les gérer.
Enfin, certains secteurs dits stratégiques peuvent faire l’objet … ainsi que certains secteurs
d’une gestion politique assumée comme telle, variant dans le temps considérés comme stratégiques.
et en intensité. L’autorité publique peut jouer un rôle actif lorsqu’il
s’agit de sauver des entreprises notables par leur taille, leur volume
d’emploi ou leur rôle dans l’économie. Très en vogue dans les années
d’après-guerre, le soutien à quelques grands secteurs industriels clés,
dont le charbon (« bataille du charbon » menée simultanément dans
plusieurs pays d’Europe occidentale, dont la Belgique) et l’acier, les
deux secteurs à l’origine de la Communauté européenne du char-
bon et de l’acier (CECA), première étape de la construction euro-
péenne, s’est progressivement effacé avec les vagues de dérégulation
des années 1980-1990. Depuis le début du 21e siècle, on assiste
à un réinvestissement dans ces politiques. Les secteurs concernés
sont le plus souvent l’énergie et les secteurs porteurs d’avenir, dont
les nouvelles technologies, ainsi que des secteurs au poids national
important, notamment en termes d’emploi.
Plus largement, le rôle des pouvoirs publics en termes de sou- Le soutien des pouvoirs publics à
tien à l’économie dans son ensemble s’est considérablement déve- l’économie s’est fortement accru.
loppé. Nés des théories de relance consécutives à la crise des années
1930, les investissements directs dans les équipements collectifs,
notamment de transport, n’ont jamais cessé. Dans des économies
moins avancées, la disponibilité de certains produits, notamment de
produits de première nécessité, peut être un enjeu justifiant l’inter-
vention des pouvoirs publics pour assurer un large accès à ces pro-
duits 79. Les externalités négatives, c’est-à-dire les conséquences
négatives entraînées par des activités économiques sans qu’il y ait
de compensation pour les effets subis, font également l’objet des
attentions des pouvoirs publics. Enfin, les régulations portant sur

CRISP/Démocratie et citoyenneté 75
les normes et spécifications techniques auxquelles les produits et
services doivent satisfaire, y compris en matière de santé publique
et de sécurité, constituent également un volet important d’interven-
tion des pouvoirs publics : c’est entre autre le cas pour l’industrie
agroalimentaire et le secteur pharmaceutique.
Qu’il s’agisse de la régulation générale des marchés, de l’organi-
sation de secteurs spécifiques ou de la place occupée par les pouvoirs
publics en termes de soutien à l’économie, l’élaboration des règles
économiques n’obéit à aucune recette unique. Par ailleurs, elle ne
répond pas seulement à des impératifs internes au fonctionnement
du marché. Les politiques à mettre en place dépendent du contexte,
de la période, du secteur visé, du rapport de force entre les pou-
voirs publics, les entreprises, les consommateurs, les syndicats et les
organisations non gouvernementales (ONG). Ces rapports de force
traduisent à leur tour différentes visions de ce que doit être l’écono-
mie, des rapports entre politique et économie, et du rôle politique
des acteurs économiques.

L’organisation démocratique de l’économie

Comment organiser la discussion collective sur les principes Quel rôle la démocratie doit-elle
devant régler la vie économique ? Cette discussion doit-elle se jouer dans l’organisation de l’éco-
dérouler à partir de la sphère économique ou à partir de l’espace nomie ? Trois perspectives :
politique ? Dans quelle mesure le marché et l’entreprise doivent-ils
s’organiser en fonction de critères démocratiques ?
Ces questions peuvent être envisagées à partir de trois perspec- 1° La délibération sur l’organisa-
tives différentes. La première consiste à dire que les délibérations tion du marché au sein des insti-
politiques portant sur l’organisation du marché doivent prendre tutions publiques.
place au sein des institutions publiques. Soit l’État agit alors comme
un acteur proprement politique et décide, à ce titre, d’intervenir ou
non sur des questions de protection du travail, de politique sanitaire,
de salaire minimum ou de salaires des dirigeants ; soit l’État défend
un projet politique tout en agissant comme un acteur économique
à part entière. Dans ce cadre, la nationalisation ou le « sauvetage »
d’entreprises apparaissent comme la reprise en main de l’économie
par la collectivité, suscitant, ce faisant, diverses questions quant à

76 CRISP/Démocratie et citoyenneté
la gestion de ces entités. Ainsi, qu’est-ce qui distingue – ou devrait
distinguer – au juste le fonctionnement d’une entreprise privée de
celui d’une entreprise publique ?
Une deuxième perspective consiste à s’interroger sur les condi- 2° La démocratisation de l’entre-
tions de démocratisation de l’entreprise. Au cours du temps, une prise.
législation complexe en droit des sociétés s’est mise en place, avec
notamment l’invention de la société anonyme, l’obligation de publier
des comptes, l’encadrement des faillites, des mesures de gouvernance
d’entreprise… Toutefois, ces règles ne questionnent pas fondamenta-
lement l’objet social traditionnel de l’entreprise, à savoir la pérennité
de l’entreprise et la maximisation de son profit. Par ailleurs, elles
n’affectent pas la manière dont les décisions y sont prises : le pouvoir
reste détenu par les actionnaires de l’entreprise, en proportion du
nombre d’actions que ceux-ci détiennent. Or il convient de souli-
gner à nouveau que l’entreprise n’est pas seulement une collectivité
économique, mais aussi une communauté politique. Elle n’est pas
seulement un agrégat de capitaux et de titres de propriété, mais
aussi un ensemble de personnes aux intérêts et aux points de vue à
la fois divergents et interdépendants. Ce faisant, l’objet social tradi-
tionnel de l’entreprise et son mode de décision habituel intègrent-ils
cette diversité de perspectives ? Comment répartir les responsabi-
lités entre les détenteurs des capitaux, d’une part, et les catégories
de personnes directement et indirectement affectées par l’activité
économique, d’autre part ? Comment organiser la prise de décision
au sein de l’entreprise de telle sorte qu’elle puisse tenir compte des
différents intérêts et points de vue en présence ? Que serait une
prise en compte équitable – voire égalitaire – de ces intérêts et de
ces points de vue ?
Pour certains, le fonctionnement de l’entreprise doit désormais Vers l’introduction d’une logique
être calqué sur le fonctionnement des institutions démocratiques. de représentation au sein de l’en-
L’entreprise ne devrait plus exclusivement être dirigée par ceux qui treprise ?
en détiennent majoritairement le capital, mais elle devrait aussi être
dirigée en fonction d’une logique de représentation. On en appellera
par exemple à des modèles proches de la cogestion à la rhénane ou
à la mise en place d’un bicamérisme d’entreprise 80.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 77
Le modèle rhénan

Le « modèle rhénan » est un ensemble de mesures pratiquées en Allemagne fédérale depuis


les années 1970. L’élément principal en est le système de la Mitbestimmung (cogestion). Depuis
1976, une loi 81 institue la représentation des salariés dans les instances dirigeantes (Aufsichtsrat
et Vorstand, souvent traduits par conseil de surveillance et directoire 82) de toutes les entreprises
occupant plus de 2 000 effectifs 83, ce qui leur donne un certain pouvoir décisionnel. Toutefois,
dans ce modèle à trois, l’actionnariat et la direction conservent les principaux leviers décisionnels.
La stabilité du modèle dépend par ailleurs de diverses conditions macroéconomiques telles qu’une
grande stabilité actionnariale (avec de très grandes entreprises familiales), une faible dépendance
à l’égard des marchés financiers et boursiers du fait d’un environnement bancaire local favorable,
un système cohérent et ancien (instauré à partir des années 1870) de protection sociale et la tradi-
tion de la formation en alternance. Si le modèle rhénan est crédité du maintien d’une large paix
sociale, il impose toutefois une partition délicate aux organisations syndicales, puisque celles-ci
doivent porter à la fois la parole des salariés et celle de la direction d’entreprise : la capacité de
contrôle et de contestation politique de celles-ci peut s’en trouver compromise.

On en appellera sinon à une réorganisation politique et égalitaire


de la propriété de l’entreprise, qu’il s’agisse de promouvoir la créa-
tion d’entreprises autogérées ou de coopératives, ou l’instauration
de nouveaux modes de gestion en commun des biens économiques.
Née avec la révolution industrielle en milieu paysan et ouvrier, Vers la promotion des sociétés
la société coopérative se caractérise par le fait que ses actionnaires coopératives ?
en sont aussi les bénéficiaires, les consommateurs ou simplement
les salariés, ce qui efface l’habituelle divergence d’intérêts entre
travailleurs, détenteurs des capitaux et clients d’une entreprise.
Dans le modèle coopératif, les actionnaires (coopérateurs) adhèrent
à des valeurs telles que la propriété collective et l’exercice démo-
cratique du pouvoir par les membres. La coopérative, comme les
autres formes de sociétés commerciales, peut néanmoins poursuivre
un but de profit.
Par ailleurs, ce qu’on nomme les « communs » ou « biens Vers l’émergence d’une économie
communs » désigne des ressources matérielles faisant l’objet d’une des « communs » ?
appropriation, d’un usage et d’une exploitation collectifs 84, à l’ins-
tar, par exemple, des ressources aquatiques ou des logiciels libres.
Proposant une alternative au modèle marchand, la gestion de ces
biens communs suppose que les acteurs concernés s’accordent sur

78 CRISP/Démocratie et citoyenneté
les conditions d’accès à ceux-ci, à leur maintenance et à leur pré-
servation. Elle tend ainsi à promouvoir la création de plates-formes
d’échanges de connaissances et de délibération collective à propos
des biens concernés.
Enfin, une troisième perspective consiste à organiser les relations 3° La concertation sociale.
entre les interlocuteurs sociaux et économiques, et tout particuliè-
rement sur les contours de la concertation sociale 85. Les syndicats
sont nés dans le but de transformer les demandes individuelles des
travailleurs en revendications collectives et de rendre plus efficace
l’opposition des travailleurs au pouvoir du chef d’entreprise. Dans
ce cadre, ils sont également amenés à peser sur la décision publique,
non seulement via les partis dont ils sont proches, mais aussi via
les rapports qu’ils entretiennent avec les associations patronales.
Le système des relations collectives du travail, appelé couramment
concertation sociale, consiste en un ensemble légalement codifié de
procédures par lesquelles les représentants des travailleurs et des
employeurs négocient des accords collectifs ou discutent en vue
d’élaborer des avis communs sur les décisions à prendre au niveau
politique sur les matières sociales. Les conventions collectives issues
de la négociation peuvent s’appliquer non seulement au niveau de
l’entreprise ou au niveau des commissions paritaires sectorielles,
mais aussi au niveau interprofessionnel. Par ailleurs, les négociations
sociales animent le débat socio-économique et exercent inévitable-
ment un impact sur les politiques macroéconomiques menées à
l’échelle du pays. On constate que l’État tend, ces dernières années,
à reprendre la main sur la négociation sociale, afin d’y suggérer ou
d’y imposer son agenda politique.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 79
Cinquième partie

Les enjeux contemporains


de la citoyenneté
Les pages qui précèdent ont exposé les traits généraux à partir
desquels concevoir la citoyenneté, son rôle et ses conditions d’exer-
cice en démocratie, ainsi que les lieux réels ou symboliques dans
lesquels elle prend place. Ce chapitre se propose quant à lui de
dégager quelques pistes de réflexion plus prospectives.

La reconfiguration de la citoyenneté

Être citoyen est habituellement associé à certaines conditions


typiques : la possession d’une citoyenneté, le bénéfice de la capacité
juridique, l’appartenance plus générale au genre humain. Or ces
catégories peuvent être elles-mêmes mises en cause.
Premièrement, la communauté politique doit-elle disposer du La citoyenneté doit-elle être liée
droit souverain de décider qui peut ou non devenir citoyen ? L’acco- à la possession de la nationalité ?
lement de la citoyenneté à la nationalité est le fruit d’une histoire
politique et intellectuelle particulière, celle de la modernité occiden-
tale. Un certain nombre de raisons peuvent mener à remettre cette
association en doute. Compte tenu de l’émergence d’institutions
politiques concurrençant l’État à l’échelle globale, certains s’inter-
rogent sur les contours possibles d’une citoyenneté transnationale, se
déclinant à plusieurs niveaux (local, régional, national, internatio-
nal) et articulant entre eux plusieurs régimes juridiques 86. D’autres
discutent l’idée selon laquelle les États seraient seuls à même de
définir les conditions d’accès physique à la communauté politique,
et l’idée selon laquelle l’exercice des droits civiques devrait être
réservé aux nationaux 87.
D’une part, dans quelle mesure une communauté politique peut-
elle restreindre son accès à des personnes étrangères ? Dès lors qu’on
admet que nous sommes tous liés par une humanité commune, la
citoyenneté n’est plus seulement un privilège réservé à ceux que la
généalogie ou le mérite font membres de la communauté politique :
elle est la condition nécessaire à l’existence légale de l’individu.
C’est la raison pour laquelle le droit international ne reconnaît pas,
en principe, les situations d’apatridie. C’est aussi la raison pour
laquelle il ne considère pas l’asile comme une faveur accordée aux

CRISP/Démocratie et citoyenneté 83
étrangers menacés dans leur intégrité physique, mais comme un
droit fondamental à part entière – même si les modalités d’ap-
plication de ce droit peuvent considérablement varier en fonction
des États et qu’elles tendent aujourd’hui à restreindre son exercice.
Certes, les États-nations ne sont pas seulement des distributeurs de
droits, mais aussi des communautés humaines caractérisées par des
formes culturelles, sociales et historiques communes 88. Toutefois,
les communautés politiques sont à la fois plastiques et plurielles.
Par ailleurs, l’octroi ou non de la citoyenneté ne pose pas seulement
des questions d’intégration ou d’inclusion sociales, mais aussi des
questions de justice globale 89.
D’autre part, dans quelle mesure les ressortissants étrangers d’un
pays pourraient-ils bénéficier des mêmes droits civiques que ceux
qui ont la nationalité, au premier rang desquels se trouve le droit
de vote ? L’absence de droit de vote pour les étrangers se justifie
souvent au nom de deux motifs étroitement liés. Tout d’abord, il
est loisible aux étrangers désireux de participer à la vie publique de
demander leur naturalisation. Et, à rebours, « les citoyens étrangers
qui ne demandent pas la naturalisation manifestent ainsi […] qu’ils
ne se considèrent pas comme des nationaux à part entière » 90. Tou-
tefois, force est d’observer que les conditions d’accès à la nationalité
tendent à devenir plus strictes un peu partout en Europe, y compris
en Belgique. Par ailleurs, la démocratie ne désigne pas seulement la
relation entre le pouvoir et le peuple national conçu abstraitement,
mais les relations entre le pouvoir et la population concrète qui
compose la communauté politique. Dans ce cadre, l’exercice du
pouvoir démocratique n’est légitime que s’il est justifié par et auprès
des gens sur lesquels il est exercé 91, qu’ils soient ou non des natio-
naux. En l’occurrence, les non-nationaux sont aussi supposés payer
des impôts, cotiser pour leur pension, obéir aux forces de l’ordre, se
marier et peut-être divorcer. Jusqu’où doivent-ils prouver qu’ils sont
solidaires de la communauté dans laquelle ils vivent ? Doivent-ils
prouver cette solidarité, dès lors qu’ils prouvent qu’ils en partagent
les chances, les charges, les obligations ?
Un deuxième point de débat a trait à l’extension du droit de La citoyenneté doit-elle être
vote à des catégories de citoyens et à des êtres aujourd’hui jugés octroyée en fonction de la capa-
incapables de l’exercer. En théorie politique, on estime d’habitude cité de son détenteur à l’exercer ?

84 CRISP/Démocratie et citoyenneté
que la capacité de présenter et de défendre ses intérêts nécessite, à
un certain degré au moins, la disposition de capacités rationnelles.
Toutefois, il existe de nombreuses entités dont l’existence peut avoir
une valeur morale, sans pour autant qu’elles puissent parler en leur
nom propre ou qu’elles soient jugées complètement autonomes.
Ainsi, des personnes peuvent manquer des capacités réflexives Le cas des enfants et des person-
nécessaires à ces fins, qu’il s’agisse par exemple des enfants ou des nes jugées incapables.
personnes jugées incapables d’exercer leurs droits politiques. Or il
s’agit d’une part importante de la population : pour ne parler que
des mineurs, 20,2 % de la population belge sont âgés de moins de
18 ans. Les décisions publiques les touchent autant que n’importe
quel citoyen. Si un grand nombre d’incapables ne paient pas direc-
tement des impôts et ne sont pas salariés, ils sont toutefois direc-
tement concernés par les politiques publiques mises en place, que
ce soient les politiques de santé – outre les politiques de soins de
santé au sens strict, pensons par exemple aux pratiques parfois auto-
ritaires de contraception ou de castration chimique –, les politiques
d’aménagement de l’espace urbain ou les politiques du logement.
Par ailleurs, de nombreux êtres vivants ne sont actuellement Le cas des animaux.
pas considérés comme des sujets, tant au sens moral qu’au sens
juridique. Le statut politique et juridique des animaux fait l’objet
de débats croissants. Nul doute qu’une abeille ne s’interroge pas tous
les jours sur le sens de l’article 195 de la Constitution. Toutefois,
il convient de constater que diverses espèces d’animaux souffrent,
éprouvent de l’empathie, développent des pratiques sociales. Pour
reprendre les termes de Tom Regan, elles sont les « sujets d’une
vie » 92. En termes juridiques, elles sont toutefois considérées comme
des objets, au même titre qu’une table ou qu’une chaise. Le champ
de l’éthique animale ne vise pas seulement à réfléchir au statut
moral des animaux, mais aussi aux droits dont ils pourraient être
titulaires 93.
La discussion sur les critères de la citoyenneté s’étend même à Le cas des êtres non vivants : les
des entités qui ne sont pas des êtres vivants. Certes, le parlement entités imaginaires et les robots.
de la Nouvelle-Zélande a accordé au fleuve Whanganui le statut
d’entité vivante en mars 2017, permettant aux associations mao-
ries de défendre les intérêts du cours d’eau. Mais, pour le reste, les
robots et les entités imaginaires ne sont pas considérés comme des

CRISP/Démocratie et citoyenneté 85
personnes juridiques, ni a fortiori comme des citoyens. Or la ques-
tion de l’intelligence artificielle n’est plus, aujourd’hui, un sujet de
science-fiction. Certes, les développements récents en matière de
biogénétique et d’informatique n’ont pas encore permis de dévelop-
per des formes de réflexivité non humaines. Toutefois, la sophisti-
cation des machines informatiques va toujours croissante, au point
que certains programmes informatiques se présentent aujourd’hui
comme des « rêves » d’ordinateurs. Par ailleurs, le développement
constant de technologies visant à aider l’activité humaine (membres
artificiels, connexions entre le cerveau et des objets animés électroni-
quement…), y compris au niveau nerveux ou neuronal, brouille les
distinctions tenues pour acquises entre l’humain et le non-humain,
le vivant et le non-vivant. Ces développements ne posent pas seu-
lement des questions bioéthiques. Ils posent aussi des questions
politiques, liées non seulement au financement et à la distribution
de ces avantages, mais aussi au sens même que le concept d’éga-
lité politique recouvrerait encore dans le cas de la création d’êtres
humains technologiquement « améliorés ».
Enfin, la littérature politique et philosophique s’interroge de Quel statut politique accorder à
plus en plus sur le statut politique de tous les citoyens qui ne sont ceux qui ne sont pas encore nés
pas encore nés ni en âge de participer à la vie publique. En effet, ni en âge de participer à la vie
publique ?
une décision politique n’entraîne pas seulement des conséquences
pour le moment où elle entre en application, mais aussi pour les
années voire les décennies qui vont suivre. Elle affecte souvent des
citoyens qui n’étaient pas nés ou qui ne disposaient pas du droit de
vote au moment où la décision fut prise. Avec le temps qui s’écoule,
ces effets varient et sont de plus en plus difficiles à anticiper. Dans
ce cadre, comment évaluer le degré de représentativité – et, plus lar-
gement, de légitimité populaire – d’une décision dans le temps ? En
quoi les générations à venir doivent-elles être tenues par les décisions
de la génération précédente ? En quoi les décisions des générations
présentes doivent-elles également tenir compte des générations à
venir ? La plupart des décisions prises par une génération donnée
peuvent être amendées par la génération qui suit. Est-il toutefois
justifiable que certaines décisions ne puissent être que restricti-
vement modifiées par les générations à venir ? Qu’il s’agisse du
vote d’une Constitution, de la liste des droits fondamentaux dont

86 CRISP/Démocratie et citoyenneté
disposent les citoyens ou de l’adoption des divers traités organisant
l’Union européenne, de nombreuses décisions lient les générations
à venir sans qu’elles aient pu y participer. Ces décisions visent à
assurer la pérennité de certains principes ou institutions jugés fon-
damentaux. Elles limitent toutefois la marge de manœuvre et de
création de l’activité politique quotidienne.
Ces différents cas suscitent eux-mêmes trois types de question-
nements. Primo, quels sont au juste les critères qui président à la
reconnaissance d’une entité comme sujet moral, comme sujet poli-
tique et comme sujet juridique ? Secundo, quelle place faut-il dès
lors accorder aux personnes et entités qui sont susceptibles d’être
affectées par une décision publique, mais qui ne disposent pas de la
capacité d’exprimer leur point de vue à cet égard ? Tertio, comment
réformer en conséquence les institutions politiques et sociales ? Ces
personnes et entités peuvent-elle être valablement représentées par le
corps électoral actuel ? Si ce n’est pas le cas, faut-il permettre à des
acteurs ou à des associations spécifiques de parler en leur nom, que
ce soit par exemple en instaurant des mécanismes de class action, en
créant des postes d’ombudsmans et de médiateurs, ou en cooptant
des délégués spécifiques au sein des assemblées représentatives ?
Enfin, dans quel cas serait-il souhaitable de leur donner directement
la parole ?

L’impuissance du politique et la perte


de signification de l’idéal démocratique

La citoyenneté est un terme vide si le citoyen ne dispose d’au-


cun pouvoir réel, même ténu, pour influencer son environnement
politique. Or de nombreux citoyens ont précisément l’impression
d’être dépossédés de tout pouvoir démocratique, en dépit des droits
formels dont ils disposent. Plus troublant, il apparaît qu’une part
croissante de citoyens n’ont plus confiance dans les institutions
démocratiques et pensent même que l’instauration d’un régime
plus autoritaire aurait paradoxalement pour effet de leur donner
davantage de contrôle sur leur vie.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 87
Les sentiments actuels d’impuissance démocratique découlent L’État-nation et des cadres de
sans doute moins de la corruption des représentants, d’un hypothé- pensée de la modernité poli-
tique effondrement moral de nos sociétés ou de la perte des repères tique connaissent d’importantes
remises en question.
spatiaux et temporels traditionnels que de la difficulté croissante à
assurer, du point de vue du citoyen, une information publique à la
fois complète et compréhensible, ainsi qu’une influence effective sur
le processus de décision. Dans ce cadre, il est généralement admis
que la gestion publique fait face à un double processus de remise
en cause de l’État-nation. Celui-ci n’est plus considéré comme le
référent unique de la décision politique. Par ailleurs, son action
fait face à une concurrence croissante de la part de certains acteurs
issus de la sphère économique. Cela conduit à la remise en cause des
cadres de pensée du droit et de l’administration moderne, caractéri-
sés par la division des pouvoirs, la pyramide des normes juridiques,
le principe de l’État de droit.
Ces transformations nourrissent des aspirations à davantage de Les transformations de la régula-
souplesse, de réflexivité, d’ouverture dans la conception et l’applica- tion publique rendent la décision
tion de la norme. Elles tendent toutefois à accroître les incertitudes du politique moins lisible.
citoyen quant aux lieux, aux procédures et aux acteurs de la décision.
Qui décide ? Les États ? Des institutions internationales publiques ou
privées ? Des réseaux d’acteurs ? Quelles sont les étapes de la déci-
sion ? Comment est-il possible de les influencer ? Les règles collectives
ne sont pas seulement édictées à l’extérieur du territoire national, par
des institutions internationales ou supranationales – songeons par
exemple aux recommandations du Fonds monétaire international.
Qu’il s’agisse de certaines normes ISO ou des ordres juridiques des
grandes fédérations sportives internationales, elles sont parfois édic-
tées en dehors de tout référent territorial, et en toute autonomie par
rapport aux régimes légaux nationaux. Ces règles peuvent prendre
la forme de lois et de règlements assortis d’un régime de sanctions
obligatoires. Elles peuvent également prendre la forme de recomman-
dations, d’indicateurs, de rapports aboutissant à des sanctions sociales
par les pairs, à savoir des normes dont l’efficacité repose non pas sur
la contrainte, mais sur la croyance collective qu’elles seront suivies.
Ce sentiment collectif de défiance à l’égard de l’État accompagne On assiste par ailleurs à une
une transformation et une perte apparente de signification de l’idéal transformation et à une perte de
démocratique. signification apparente de l’idéal
démocratique.

88 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Cette perte de signification peut tout d’abord prendre la forme Cette perte de signification peut
du populisme. Contrairement à ce qui apparaît aujourd’hui, le popu- prendre la forme du populisme.
lisme n’a pas toujours été une expression péjorative. De la Rome
classique aux fondations du Parti démocrate américain, il s’agit d’un
style politique, plus que d’une idéologie à part entière, basé sur l’idée
que le pouvoir politique doit appartenir au peuple, non aux élites ou
aux corps intermédiaires qui prétendent parler en son nom.
Le populisme peut exercer une puissante fonction dénonciatrice et Le populisme peut exercer une
relayer une exigence de souveraineté populaire. Par ailleurs, les partis fonction dénonciatrice.
populistes contemporains se distinguent sous certains points essen-
tiels des fascismes des années 1930, des groupes de lutte armée ou des
mouvements extra-parlementaires de l’après-guerre. Ils abandonnent
pour la plupart une ligne racialiste et la revendication d’une supério-
rité intrinsèque des populations blanches ou « indo-européennes ».
Ils acceptent la règle numérique du vote démocratique. Même s’ils
dénoncent le jeu partisan, ils s’intègrent à celui-ci : à l’instar du Partij
voor de Vrijheid (PVV) néerlandais, du Parti populaire danois ou
du Parti du progrès norvégien, ils participent à des gouvernements
ou acceptent de les soutenir de l’extérieur. Ils récupèrent même les
principes de l’État de droit, n’hésitant pas à recourir aux tribunaux
ou aux cours constitutionnelles afin de censurer des propos qu’ils
jugent diffamatoires : si on met de côté les cas d’Aube dorée en Grèce
ou du NPD en Allemagne, ces partis ont par ailleurs officiellement
renoncé à l’exercice direct de la violence physique.
Ces reconfigurations rendent ces partis plus acceptables auprès
du corps électoral. Elles leur permettent en outre de reprendre à leur
compte certains éléments choisis du langage démocratique. Ainsi que
l’analyse Pierre-André Taguieff, les valeurs de différence et de diver-
sité culturelle sont exaltées quand elles permettent de justifier la sépa-
ration et la préservation des collectivités nationales. À rebours, l’idéal
d’égalité est prôné dès lors qu’il marque la solidarité des membres
authentiques de la communauté – et dans le cas des populismes de
droite, leur différence irréductible vis-à-vis de la figure de l’étranger.
Toutefois, cette fonction dénonciatrice conduit également à Le populisme repose toutefois
une triple simplification 94 qui peut entraîner d’importantes consé- sur une (triple) simplification de
quences au niveau des pratiques politiques et en termes de réformes l’idéal démocratique.
institutionnelles.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 89
Tout d’abord, le populisme considère le peuple comme un tout à 1° Le peuple comme un tout uni-
la fois évident et uniforme, représentant « la partie saine et unifiée forme.
d’une société qui ferait naturellement bloc dès lors que l’on aurait
donné congé aux groupes cosmopolites et aux oligarchies » 95. Dans
cette optique, les populistes ne considèrent pas la politique comme
un affrontement entre concurrents ou adversaires, mais comme
l’opposition renouvelée entre le peuple authentique et les autres,
sous toutes leurs formes : élites déconnectées du peuple, étrangers,
contestataires… Toutefois, rien ne dit qu’un tel peuple unifié ait
jamais existé et que ses membres se soient un jour mis d’accord sur
ses caractéristiques essentielles.
Ensuite, le populisme considère que le système représentatif et 2° La démocratie corrompue par
la démocratie sont corrompus par les élites, et plus particulièrement les élites.
par les politiciens. Il estime que la seule forme réelle de démocratie
passe par l’appel au peuple, par exemple par référendum. Il est donc
suspicieux vis-à-vis des corps intermédiaires et estime que la partici-
pation politique est avant tout liée à la vertu morale du peuple et à
celle de son dirigeant. Or les sections qui précèdent rappellent que
ces corps intermédiaires ne jouent pas forcément un rôle corrupteur
et que la vertu morale n’est une condition ni nécessaire ni suffisante
pour une participation politique de qualité.
Enfin, le populisme entretient une conception simplificatrice du 3° Une vision simplificatrice du
lien social et politique. Comme le souligne Pierre Rosanvallon, « le lien social et politique.
populisme pense que ce qui fait la cohésion d’une société, c’est son
identité et non pas la qualité interne des rapports sociaux », qu’il
s’agisse des relations sociales entre individus et associations, de l’action
des médias et de la société civile, ou encore de la mise en scène plus ou
moins civile du conflit politique. De manière générale, le populiste ne
considère la communauté politique comme une société d’égaux que
dans la mesure où elle est formée de personnes semblables. Il récuse
la logique délibérative au profit d’une logique d’acclamation. Dans
ce cadre, les institutions représentatives peuvent s’avérer un passage
obligé pour la prise du pouvoir. Les élections contribuent à exprimer
la souveraineté populaire. Mais la démocratie, pour le populiste, n’a
pas pour objectif de promouvoir le pluralisme politique, le respect des
droits de chacun et la participation autonome des citoyens.

90 CRISP/Démocratie et citoyenneté
L’Union européenne et la responsabilité démocratique

Quoi qu’on pense du bien-fondé de l’Union européenne, les institutions européennes ont
contribué à endiguer les poussées antidémocratiques les plus graves en Europe et à pacifier les
relations diplomatiques entre les pays d’Europe. L’Union européenne représente un forum poli-
tique inédit dans l’histoire, permettant aux représentants de vingt-huit pays différents de régler
des problèmes communs dans des matières aussi diverses que le commerce extérieur, la culture
ou la protection de la santé. Les institutions européennes fonctionnent par ailleurs de manière
plus démocratique qu’il y a seulement dix ans, que ce soit au vu de l’extension des pouvoirs du
Parlement européen ou de l’écho médiatique de plus en plus large que reçoivent les politiques
européennes.
Toutefois, leur fonctionnement nourrit également un profond sentiment de dépossession col-
lective. La Commission européenne est perçue comme un organe de décision à la fois partial,
illisible et non contrôlé par le peuple. Les activités du Parlement européen ne paraissent pas suffire
à construire un espace public commun à l’Union européenne, dont celle-ci aurait pourtant besoin
afin de susciter un sentiment plus ancré de légitimité. Enfin, le fait que le Conseil européen est
composé de représentants des gouvernements nationaux ne le rend pas démocratique pour autant.
Quelles que soient les positions de fond défendues sur ces questions, les débats sur la conclusion
d’un éventuel traité transatlantique avec les États-Unis ou la conclusion du traité sur la stabilité,
la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG) donnent
l’impression que le fonctionnement du Conseil européen est court-circuité par le directoire de
certains États membres importants, que la Commission européenne se saisit de cette occasion
pour exercer sur les politiques nationales une influence que les traités ne lui accordent pas, que
le travail du Parlement européen reste aux marges du processus de décision et que les travaux du
Conseil lui-même sont loin de correspondre aux exigences de publicité d’un processus démocra-
tique. En ce sens, le problème démocratique posé par l’Union européenne ne résulte pas du fait
qu’elle n’est pas un régime représentatif, mais du fait qu’elle dilue les mécanismes de la repré-
sentation dans une sorte de polyarchie aux responsabilités floues, peu publiques, décourageant
la participation active du citoyen.

Le basculement de la démocratie vers un régime fort n’est pas


forcément le fait d’une prise de pouvoir soudaine par des mouve-
ments extrémistes ou du détournement populiste du vocabulaire
démocratique. Il peut aussi résulter d’une remise en cause fonction-
nelle, presque technique, de l’idéal d’égalité politique.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 91
Cette remise en question passe, d’une part, par une neutrali- La perte de signification appa-
sation et par un détournement progressif du principe de la repré- rente de l’idéal démocratique
sentation politique. Ainsi qu’en témoignent certains aspects de la découle également d’une dilu-
tion et d’un détournement du
construction européenne ou de la fédéralisation progressive du pays,
principe de la représentation
les transformations contemporaines de l’action publique peuvent politique…
donner l’impression que l’action des représentants devient soit illi-
sible – quand la décision est prise par des représentants élus ou
cooptés au troisième, voire au quatrième degré, au sein d’instances
de plus en plus éloignées du regard public –, soit dérisoire.
Elle passe, d’autre part, par un détournement de l’idéal plura- … ainsi que de nouvelles formes
liste au profit d’un nouveau type d’élitisme. En réponse aux mou- d’élitisme démocratique, suppo-
vements populistes évoqués ci-dessus, certains estiment 96 que la sées promouvoir une plus grande
indépendance et une plus grande
démocratie doit développer des formes de gouvernement mixtes
rationalité dans la prise de déci-
capables de coordonner les divers intérêts et points de vue en pré- sion politique.
sence afin de produire des décisions à la fois plus rationnelles et
plus consensuelles : création d’agences indépendantes, mises en
place de procédures de consultation multi-niveaux, association des
parties prenantes dans la mise en œuvre de la décision politique,
évaluation financière des programmes des partis politiques par des
corps indépendants… Un régime légitime devra dès lors tempérer
la vie politique partisane en instaurant des contrôles juridiques sur
l’action politique ou des mécanismes « d’apprentissage collectif »,
afin d’assurer la réflexivité, l’impartialité ainsi que la culture civique
du débat public. Il rompra en tout cas avec l’idée que la légitimité
démocratique repose avant tout sur l’égalité politique des citoyens :
si le dévoiement populiste de l’idée démocratique consiste à réduire
le peuple à une communauté monolithique et essentialisée, ce nou-
vel élitisme pluraliste cherche quant à lui le moyen de synthétiser
les différentes opinions exprimées au sein de la société sous une
parole enfin claire et rationnelle. Il ne s’agit pas forcément d’un
progrès démocratique, dès lors que la participation de tous n’est
qu’un moyen parmi d’autres pour « faire de la pédagogie » auprès
des citoyens ou pour les conduire à des comportements jugés plus
« corrects » ou « rationnels ».

92 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Les transformations de la discussion publique

La discussion publique est une dimension importante de la Les conditions de la discussion


citoyenneté comme de la vie démocratique. Qu’elle vienne à être publique doivent faire face à des
empêchée ou pervertie, et c’est l’exercice même de la citoyenneté défis importants.
démocratique qui est mis en question. Manipulé, peu ou mal
informé, privé d’accès à la parole publique, le citoyen ne peut ni
défendre ses intérêts propres ni participer à la construction de l’inté-
rêt général. Les conditions de la discussion publique doivent à cet
égard faire face à une série de défis importants : relevons-en trois.
Le premier d’entre eux a trait à la complexité croissante du traite- Parmi ceux-ci, la complexité
ment de l’information politique. Les sources d’information abondent croissante du traitement de l’in-
et se diversifient de plus en plus, qu’il s’agisse de la presse classique, formation.
de la télévision, des médias présents sur Internet ou des réseaux
sociaux. Ces sources d’information s’internationalisent. Leur origine
n’est pas toujours évidente à découvrir. Dans nos régimes démocra-
tiques du moins, les autorités tendent à rendre leurs activités plus
transparentes, sans pour autant que l’information diffusée soit plus
compréhensible. L’accès à cette information ainsi que son utilisation
suscitent dès lors plusieurs difficultés. Parmi celles-ci, la communi-
cation publique doit opérer de constants compromis entre l’acces-
sibilité de l’énoncé, d’une part, et sa sophistication, d’autre part.
Imaginons ainsi que l’information pertinente soit présentée de Une information détaillée et
manière aussi exhaustive et détaillée que possible : la publication exhaustive est-elle pour autant
de cette information rendrait-elle pour autant les tenants et abou- plus accessible pour le citoyen ?
tissants de ces décisions plus accessibles ? Il est permis d’en douter.
En effet, la profusion de l’information peut compliquer sa compré-
hension et son interprétation. Les acteurs en quête d’information
ne peuvent accéder à celle-ci que s’ils sont déjà conscients de son
existence, de sa teneur et du lieu où elle se trouve. Ce faisant, l’ap-
parente neutralité de l’information peut paradoxalement renforcer
son opacité aux yeux des citoyens : elle submerge ceux-ci sous une
masse de données indistinctes, au point que sa mise à disposition
peut même servir à noyer l’information que l’autorité publique ne
souhaiterait pas divulguer 97. Si celle-ci ne fait pas l’objet d’un travail

CRISP/Démocratie et citoyenneté 93
d’explication, la technicité de l’information décourage la volonté
de comprendre. Si elle ne fait pas l’objet d’une diffusion large, la
publicité de l’information tend même à favoriser l’action de ceux qui
sont mieux placés pour influencer le processus de décision 98. Enfin,
quelle que soit la forme qu’elle prend, la diffusion de l’information
passe par des codes plus ou moins formels de langage, des biais
cognitifs qui mettront en évidence certains types d’information au
détriment d’autres 99.
Dès lors, pourquoi ne pas tourner le dos au mirage d’une infor- Une information accessible et
mation pure et objective, et chercher plutôt à la rendre la plus facile compréhensible est-elle forcé-
d’accès, la plus compréhensible, la plus pertinente possible ? Dans ment impartiale et objective ?
ce cas, la présentation d’une information politique transparente
s’inscrit forcément dans une démarche d’interprétation, mais aussi
de sélection du message. Exposer un fait ou un argument revient
toujours à le présenter en fonction d’un certain point de vue et à
l’aide de formes de langage déterminées. Le fait que l’information
politique est souvent produite par les divers détenteurs de la puis-
sance publique ne suffit pas à garantir l’impartialité de l’informa-
tion produite. De manière générale, tant l’émission que la récep-
tion du message sont influencées par le contexte dans lequel elles
prennent place, ainsi que par les opinions, perceptions et préjugés
du récepteur. S’il n’y a pas de délibération démocratique utile sans
information publique, il n’y a pas d’information publique utile sans
qu’elle soit traitée et discutée de manière contradictoire et collective.
Cela nécessite notamment des lieux de discussion et de responsabi-
lité publique communs aux différentes communautés linguistiques
et culturelles du pays, une médiation vivace de la société civile, une
presse et des médias de masse de qualité et disposant des moyens
d’exercer leur fonction de contre-pouvoir, un système d’éducation
procurant aux futurs citoyens les outils nécessaires pour s’engager
dans le débat public.
Un deuxième défi a trait au fonctionnement de l’espace public, à Un deuxième défi a trait au fonc-
savoir ce lieu à la fois physique et symbolique au sein duquel prend tionnement de l’espace public
place la discussion collective. Cependant, ce lieu est-il réellement et aux problèmes posés par son
éclatement et sa fragmentation
commun à l’ensemble de la communauté politique ? Et de quelle
progressifs.
communauté politique parle-t-on au juste ?

94 CRISP/Démocratie et citoyenneté
D’une part, les espaces publics dépassent de plus en plus le cadre Les espaces publics dépassent de
des communautés nationales. Les sphères de discussion tiennent peu plus en plus le cadre des commu-
compte des frontières physiques et géographiques. Il semble parfois nautés nationales.
plus facile de se tenir informé de l’actualité politique aux États-
Unis ou des soubresauts de la scène musicale à Buenos Aires que
des grèves qui agitent le secteur carcéral en Belgique. Les espaces
publics se globalisent, se localisent et se spécialisent par-delà les
limites de la communauté nationale.
D’autre part, ce processus d’éclatement de l’espace public accom- L’espace public rassemble des
pagne un processus de fragmentation des communautés de dis- communautés de discussion
cussion. Censé représenter un lieu commun de discussion, l’espace étanches les unes aux autres, où
s’échangent des opinions qui ne
public ressemble en fait souvent à une superposition de chambres
sont tenues pour évidentes que
acoustiques étanches les unes aux autres, disposant chacune de leurs par ceux qui en font partie :
codes et d’opinions partagées tenues pour évidentes pour ceux qui
en font partie. Sur Facebook ou dans nos engagements sociaux et
politiques, nous avons tendance à ne communiquer qu’avec ceux
qui nous ressemblent.
La structuration des différents groupes auxquels nous apparte-
nons tend à renforcer ce phénomène, comme en témoigne la pratique
des réseaux sociaux. Ce qu’on appelle des « bulles de filtrage » les « bulles de filtrage ».
(filter bubbles) désigne ainsi « l’enfermement cognitif que produit le
fonctionnement d’Internet auprès d’un de ses utilisateurs lorsque
des algorithmes sélectionnent pour lui les informations auxquelles
il aura prioritairement accès […] Ce mode de fonctionnement a pour
effet de ne soumettre à l’utilisateur que des opinions tendancielle-
ment conformes à celles pour lesquelles il a manifesté de l’intérêt au
préalable et, dès lors, à enclencher un cercle vicieux de confirmation
des opinions et d’évitement de la dissonance cognitive » 100.
Or ces bulles de filtrage n’existent pas seulement dans les
réseaux sociaux. L’histoire récente de la Belgique montre ainsi le
rôle joué par ces bulles de filtrage dans la création de deux espaces
publics – l’un francophone, l’autre néerlandophone – de plus en
plus étanches l’un vis-à-vis de l’autre, développant des points de
vue et des interprétations différentes des enjeux communautaires
belges. À rebours, elle montre en quoi la constitution progressive de
deux espaces médiatiques et institutionnels autonomes a contribué
à créer ces bulles de filtrage. Dans ce cadre, les citoyens tendent à

CRISP/Démocratie et citoyenneté 95
être entourés de personnes qui pensent comme eux, qui réagissent
comme eux aux événements qui surviennent dans la vie publique,
et dont la conception du bon ou du mauvais goût, du bon sens ou
de l’absurde, du juste et de l’injuste est identique. Censée ouvrir le
citoyen à d’autres points de vue que le sien, la délibération tend au
contraire à polariser et à figer les opinions en présence. La réalité
n’apparaît plus comme « ce qui existe en dehors de mes croyances
mais précisément ce à quoi j’ai envie de croire, et le savoir auquel
mes croyances me donnent accès » 101.
Les contraintes propres à la sélection de l’information politique Le brouillage apparent des cri-
et à la fragmentation de l’espace public mettent dès lors en évidence tères d’une discussion raison-
une troisième difficulté, à savoir le brouillage apparent des critères nable constitue un troisième défi
pour la délibération publique.
d’une discussion raisonnable.
Le philosophe John Stuart Mill l’écrivait déjà au 19e siècle : dès
lors que la délibération est polluée par le sectarisme, la propagande
ou le coup de force rhétorique, rien ne garantit que celle-ci permette
de distinguer les faits exacts des faits inexacts, et les opinions rai-
sonnables des opinions déraisonnables. Discutée dans un environ-
nement peu propice à une discussion équilibrée, une opinion vraie
peut parfaitement être supplantée par une opinion fausse.
Dans ce cadre, quelle différence faire entre un sain usage de Jusqu’où la critique est-elle une
l’esprit critique devant l’exercice du pouvoir et la tentation de voir arme de la raison contre les mani-
des complots politiques partout où le pouvoir n’est pas entièrement pulations politiques et à partir de
quand se retourne-t-elle contre la
visible ? Où tracer la limite entre la remise en cause de certaines
raison elle-même ?
oligarchies médiatiques et l’idée selon laquelle les médias de masse
emprisonnent le citoyen dans une bulle de fake news destinées à
détourner l’attention ou domestiquer les masses ? Certes, le débat
public peut – et devrait – avoir aussi pour fonction de mettre à jour
les rapports de domination de genre, de classe, et de race véhicu-
lés dans l’espace public. Il doit permettre d’exhumer la dimension
idéologique des discours politiques concernés. Toutefois, il n’est pas
possible de tenir un débat public si la discussion conduit à dis-
qualifier d’emblée certains points de vue, que ceux-ci soient jugés
intrinsèquement manipulateurs ou, au contraire, inconscients des
déterminismes sociaux qui les tissent.
La manipulation et le détournement de la discussion publique
sont parfois associés au triomphe de l’émotion sur la raison. En réa-

96 CRISP/Démocratie et citoyenneté
lité, il est loin d’être certain que l’opposition entre raison et émotion Les manipulations de la discus-
permette de nous faire réfléchir à ce que doit être une délibération sion politique sont parfois asso-
démocratique. L’appel à la raison est légitime s’il consiste à vouloir ciées au triomphe de l’émotion
sur la raison.
transformer les perceptions et les colères en opinion argumentée.
Toutefois, il peut arriver que l’émotion contribue elle aussi à la for-
mation d’une discussion argumentée. Dans l’idéal, la délibération
doit conduire les acteurs à justifier leurs positions, à répondre aux
objections qui leur sont opposées et à amender leur point de vue si
nécessaire. Toutefois, ces conditions ne sont pas souvent réunies dans Si ce risque doit être pris en
la pratique. À défaut, la délibération ne demande pas forcément compte, l’émotion joue toutefois
de construire un consensus rationnel, mais de donner à chacun un rôle important dans la délibé-
ration démocratique.
des outils de réflexion, de permettre la confrontation des points de
vue 102, de mettre en scène et de clarifier les intérêts en cause, de
reconnaître et de désenclaver des identités de groupes 103. Dans ce
cadre, l’émotion peut attirer l’attention du sujet sur un problème
politique important. Elle lui donne l’occasion de décentrer son point
de vue et d’interroger ses propres perceptions. Elle contribue égale-
ment à ce que les positions en présence s’expriment et se justifient,
y compris celles qui émanent des groupes dominés ou marginalisés
de la société. Enfin, les passions et les sentiments que nous éprou-
vons vis-à-vis d’une situation particulière constituent un élément à
part entière de cette situation. Ils engagent le citoyen à participer
à la discussion et à s’y sentir concerné. Dès lors, la délibération ne
pourrait-elle pas comprendre d’autres formes que l’argumentation
formelle, parmi lesquelles le témoignage, l’expression poétique ou
le chant 104 ?
Le recours à l’émotion peut souvent servir des démarches pure-
ment stratégiques. Il est par ailleurs d’autant plus efficace que ses
auteurs disposent de ressources financières et de leviers d’influence
permettant d’affiner et de diffuser leur message. Les acteurs poli-
tiques choisissent les formules, les symboles, les ressorts émotifs, les
architectures de choix susceptibles d’influencer leurs interlocuteurs,
sans pour autant que la transformation de leur opinion résulte d’un
véritable dialogue. Soigneusement utilisé, ce qu’on appelle le pan-
dering consiste par exemple à « scruter minutieusement l’humeur
de l’opinion publique afin d’identifier les mots, les arguments et
les symboles qui sont les plus à même de susciter une couverture

CRISP/Démocratie et citoyenneté 97
de presse favorable et de leur permettre de conquérir le soutien du
public pour les politiques qu’ils désirent mettre en œuvre » 105.
Comment distinguer l’émotion utile de la manipulation poli- Le propre de la communication
tique ? La délibération demande une démarche de justification de manipulatoire est de placer sa
la part des participants à la discussion 106. Cette démarche suppose cible dans une position à la fois
passive et asymétrique vis-à-vis
elle-même que les participants à la discussion soient considérés
de l’émetteur du message.
comme libres et égaux, en droit comme dans les faits. Dès lors, ce
qui distingue la délibération de la manipulation n’est pas forcément
le degré de passion ou de sophistication du langage, mais la volonté
de l’émetteur du message d’empêcher l’usage de la réflexivité par
le récepteur du message. La communication manipulatoire place le
récepteur du message dans une position à la fois passive et asymé-
trique vis-à-vis du locuteur, quand elle impose un message unilatéral
afin de créer une relation de domination 107 : c’est par exemple le cas
quand une campagne de publicité se fait passer pour une campagne
d’information, quand les mots comportent un double sens volontaire
ou quand une opinion se présente comme un argument d’autorité.
Si la rhétorique n’est pas intrinsèquement négative, elle devient
problématique quand elle vise à rendre le citoyen à la fois aveugle
et muet. À cet égard, l’usage de la rhétorique est d’autant plus
manipulateur qu’il prend les apparences de son contraire. La rhé-
torique de l’anti-rhétorique a ainsi ses figures classiques 108. Parmi
celles-ci, la rhétorique de la souveraineté, qui consiste à demander
l’assentiment des citoyens au souverain au prétexte qu’ils sont eux-
mêmes les souverains : sur le ton du « puisque le peuple le veut »,
l’orateur demande au citoyen de s’identifier aux gouvernants, comme
si les décisions produites étaient le produit de sa propre volonté
consciente. Ou encore la rhétorique de la raison publique, qui
consiste à critiquer le pouvoir de l’émotion et le poids des intérêts
particuliers au profit d’un intérêt général auquel chacun est censé
adhérer. Prétendant parler au nom de l’évidence, de la bonne gestion
ou de la Raison d’État, l’orateur élimine ce faisant toute marge de
conflit ou de désaccord possible : la communication politique est
d’autant plus efficace qu’elle revêt un gris anthracite. Passionnée ou
sobre, la rhétorique est plus redoutable quand elle invoque le bon
sens, quand elle en appelle au « sens des responsabilités » ou quand
elle invoque l’expérience de terrain du locuteur.

98 CRISP/Démocratie et citoyenneté
Conclusion

« Riche ou pauvre, puissant ou faible,


tout citoyen oisif est un fripon. »
(J.-J. Rousseau)
« Qu’est-ce qu’un citoyen qui doit faire la preuve,
à chaque instant, de sa citoyenneté ? »
(P. Bourdieu, Le Nouvel Observateur, 8 octobre 1997)

Nul besoin d’opposer Jean-Jacques Rousseau Et pourtant, les notions de démocratie et de


et Pierre Bourdieu : la citoyenneté est à la fois un citoyenneté s’entrelacent. La démocratie ne ras-
statut dont bénéficie le moins méritant des êtres semble pas seulement des procédures ou un paque-
humains et l’expression essentielle de la vertu tage de droits politiques, mais aussi un faisceau
civique. L’exercice de la citoyenneté ouvre le champ de pratiques et de codes civiques nourrissant la
des possibles, tout en contribuant à déterminer les communauté politique : c’est pourquoi il convient
traits jugés désirables de la communauté politique. de réfléchir aux formulations de la citoyenneté qui
La citoyenneté est le canal juridique et social par servent le mieux l’idéal démocratique. À rebours,
lequel les citoyens peuvent s’affirmer à la fois libres la réflexion démocratique donne une définition
et égaux. Elle désigne aussi l’ensemble des pra- originale de la citoyenneté. Dans une démocratie,
tiques qui cimentent l’appartenance à la commu- la citoyenneté ne désigne pas une identité morale
nauté, soudant la délibération collective et permet- ou culturelle, mais l’ensemble des traits et des res-
tant l’émergence d’un imaginaire social commun. sources permettant aux individus de participer sur
La réflexion sur la citoyenneté a quelque chose pied d’égalité à la vie sociale. La société n’est pas
d’âpre, car le caractère démocratique de la citoyen- un ensemble organique où chacun a sa place déter-
neté n’a rien d’évident. Si la citoyenneté désigne minée. Elle est un lieu permettant la discussion et
simplement l’inclusion du citoyen dans la com- la conquête de l’égalité politique.
munauté, il est parfaitement possible de parler Dans ce cadre, la réflexion sur la citoyenneté
de citoyenneté sans parler de démocratie ou de permet de souligner les liens importants mais
justice politique. Dans la série Downtown Abbey, ambivalents entre la notion de citoyenneté et la
chacun des majordomes et chacune des soubrettes démocratie libérale dans laquelle nous évoluons.
occupent leur juste place dans le monde sous La participation politique n’est pas l’objectif prio-
cloche de la famille Crawley : la fiction rappelle ritaire du libéralisme politique. Et la promotion
avec ironie qu’on peut être inclus dignement dans de la liberté de tous et du pluralisme social ne
une société tout en étant à la botte de ses maîtres s’accommode pas forcément bien de l’idée d’un
et privé d’accès à la parole politique. récit civique commun – voire uniforme – à la

CRISP/Démocratie et citoyenneté 99
communauté. Toutefois, la citoyenneté démocra- complexes que la notion de citoyenneté est elle-
tique s’appuie en grande partie sur la reconnais- même composite. La citoyenneté démocratique
sance des droits civils et politiques de l’individu, et désigne un statut juridique visant à garantir les
plus largement encore sur la garantie des libertés libertés du citoyen : ces libertés ne seraient pour-
publiques. Par ailleurs, l’exercice de la citoyenneté tant que monnaie de singe si elles se réduisaient à
donne chair au libéralisme politique. Il contribue ce statut. Elle désigne un ensemble de pratiques
à l’information de l’espace public. Il vivifie la sociales et politiques : ces pratiques tournent tou-
délibération politique. Et, surtout, il donne une tefois à vide si elles se déroulent entre des individus
dimension supplémentaire aux libertés publiques. indifférents les uns aux autres ou seulement sou-
Le droit de penser et de s’exprimer librement se cieux de discuter pour discuter. Enfin, la citoyen-
traduit aussi, pour le citoyen, par la possibilité neté représente à la fois un outil et un motif de jus-
de contribuer activement à la vie publique voire tice sociale, mais son exercice aurait encore du sens
d’accéder à des positions de pouvoir. même dans une société où ces questions ne se pose-
Enfin, la réflexion sur la citoyenneté met en raient plus. À l’instar de l’observation des membres
évidence les rapports historiques à la fois détermi- de l’éléphant, ces éléments ne sont ni suffisants ni
nants et conjoncturels, entre la notion de citoyen- nécessaires pour définir ce qu’est la citoyenneté :
neté et la figure de l’État-nation. D’une part, on chacun d’entre eux est par contre important pour
est toujours citoyen de quelque part : se déclarer en concevoir la meilleure marche possible.
« citoyen du monde » n’a de sens que si le monde Ce caractère composite de la citoyenneté la
est un ensemble social et politique fini, se dotant place au centre d’un grand nombre de débats poli-
de règles communes spécifiques. D’autre part, cet tiques et éthiques contemporains. D’un point de
ensemble social et politique n’est pas voué à être vue éthique, la manière dont on définit le citoyen
celui de l’État-nation. Il est concevable de dissocier dépend de la manière dont on définit ce qu’est un
citoyenneté et nationalité. Il est également conce- être humain, une conscience autonome ou la capa-
vable que d’autres formes politiques que l’État- cité de former un raisonnement moral, ainsi que de
nation développent leur propre conception de la l’importance respective de tous ces critères. D’un
citoyenneté. point de vue politique, l’exercice de la citoyenneté
L’histoire des aveugles et de l’éléphant est bien est aujourd’hui profondément affecté par le rôle à
connue. Des aveugles, croisant l’animal, sont som- la fois croissant et changeant que les technologies
més de l’identifier : le premier touche la jambe de l’information jouent dans le débat public. Il est
de l’animal et déclare qu’il s’agit d’un pilier ; le également au cœur des réflexions contemporaines
deuxième tâte sa trompe et déclare qu’il s’agit sur la perte de signification apparente de l’idéal
d’un serpent ; le troisième confond l’une des démocratique et des changements sociaux ou insti-
défenses de l’animal avec un pieu. Le risque est le tutionnels chargés de pallier cette perte supposée.
même quand on parle de citoyenneté, à cela près Ces trente dernières années ont vu éclore de
qu’y céder renforce la cécité de l’observateur. Les nombreuses réflexions sur le rôle de la délibération
relations évoquées plus haut sont d’autant plus et de la participation dans la vie démocratique.

100 CRISP/Démocratie et citoyenneté


Peut-être les années qui viennent se pencheront- l’autorité publique et en quoi ce pouvoir doit-il
elles davantage sur la vieille et brutale question consister ? Comment donner davantage de pouvoir
du pouvoir politique : comment donner davan- politique aux citoyens au sein de l’espace public,
tage de pouvoir à l’autorité publique vis-à-vis des tout en limitant les relations de violence que ceux-
sphères sociales qu’elle régule ? Comment don- ci peuvent entretenir entre eux ? Enfin, comment
ner davantage de pouvoir au citoyen vis-à-vis de répondre à ces trois questions sans contradiction ?

CRISP/Démocratie et citoyenneté 101


Notes

1
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, de France, 2011 ; T. Brooks (dir.), The Global Jus-
1835. tice Reader, Oxford, Blackwell, 2008 ; D. Miller,
2
D. Schnapper (avec la collaboration de C. Bache- National Responsibility and Global Justice, Oxford,
lier), Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, Oxford University Press, 2007.
11
2000, p. 11. Voir entre autres la Déclaration universelle des
3
J.-J. Rousseau, Du contrat social, 1762. droits de l’homme de 1948, le pacte de New York
4
L’éligibilité à la Chambre des représentants n’était sur les droits civils et politiques de 1961 ou le pacte
toutefois pas soumise au paiement de ce cens, à la de New York relatif aux droits économiques et
différence du Sénat, où elle était plus restrictive sociaux de 1976.
12
encore. L’association des ONG à ces processus de négocia-
5
Il faudra attendre 1919 pour que le vote plural soit tion peut être vue comme un progrès démocratique
aboli et 1948 pour que le droit de vote aux élections et un pas vers plus de transparence politique, mais
législatives soit accordé aux femmes. aussi comme une forme de dépolitisation du rôle que
6
Voir à cet égard l’arrêt Burstyn (1952, sacrilège), l’ar- ces associations jouent.
13
rêt Texas vs. Johnson (1989, flag burning), ou encore L’initiative citoyenne européenne (ICE) donne un
l’arrêt Ashcroft vs. Free Speech Coalition (2002). droit d’initiative politique à un rassemblement
7
D. Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, op. cit., d’au moins un million de citoyens de l’Union
p. 148. européenne, venant d’au moins un quart des pays
8
Le principe du droit du sol est souvent opposé au membres. Par cette procédure, la Commission
principe du droit du sang, dit jus sanguinis, qui défi- européenne peut être amenée à rédiger de nouvelles
nit la nationalité d’un individu en fonction de la propositions d’actes juridiques de l’Union dans les
nationalité de ses parents. Le droit du sol et le droit domaines relevant de ses attributions, mais elle n’y
du sang coexistent la plupart du temps au sein d’un est pas forcée.
14
même ordre juridique : un enfant qui a des ascen- Le communautarianisme est un courant de pensée
dants belges, mais qui naît dans un pays étranger, qui met en avant la place que les communautés
a ainsi accès à la nationalité belge. Le droit du sang jouent dans la légitimation des identités individuelles
est toutefois perçu comme un critère plus restrictif et collectives, ainsi que le rôle qu’elles peuvent jouer
d’accès à la nationalité dès lors qu’il conduit à consi- pour lutter contre la domination politique.
15
dérer que les enfants nés de parents étrangers au pays D. Schnapper, La citoyenneté, op. cit., p. 236.
16
de naissance n’ont pas d’office accès à la nationalité Dans la Rome antique, les tribuns de la plèbe sont
de ce pays. Ce fut par exemple le cas de l’Allemagne, des représentants de la plèbe élus pour une durée
de 1913 jusqu’à l’adoption en 2000 de la loi sur la d’un an par le concile plébéien. La plèbe désigne en
nationalité. l’occurrence l’ensemble de la population romaine, à
9
I. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue l’exception des patriciens.
17
cosmopolitique, 1784. J. Pitseys, « Démocratie : moindre bien ou monde
10
R. Chung, J.-B. Jeangene Vilmer, Éthique des parfait ? », Politique, revue de débats, n° 96, septembre-
relations internationales, Paris, Presses universitaires octobre 2016, p. 41-44.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 103


18 33
J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, L’élitisme libéral prend originairement les accents du
Gallimard, 1987 ; J. Habermas, Droit et démocratie : libéralisme aristocratique de Voltaire, de Tocqueville
entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997. ou de Royer d’Argenson. Mais il se prolonge aussi
19
Concernant le libéralisme classique, mentionnons au-delà de la tradition libérale proprement dite. Il
notamment John Locke (1632-1704), Montesquieu s’inspire aussi du rationalisme politique de François
(1689-1755), Adam Smith (1723-1790), Thomas Guizot ou de Denis Diderot, qui ne s’inscrit pas
Paine (1737-1809), Benjamin Constant (1767-1830) à proprement parler dans le courant libéral, mais
ou John Stuart Mill (1806-1873). dans un conservatisme éclairé visant à substituer au
20
Voir I. Berlin, Two Concepts of Liberty, Oxford, droit divin et à la souveraineté du peuple le pouvoir
Clarendon Press, 1958. de la raison. Dans ce cadre, la représentation poli-
21
Voir J. Pitseys, E. Szoc, « La révélation d’Obama », tique et l’usage des libertés constituent des moyens
Politique, revue de débats, janvier-février 2014, parmi d’autres, utiles lorsqu’ils sont tempérés, pour
p. 28-31. faire émerger la raison publique du cœur même des
22
T. H. Marshall, Class, citizenship and social deve- volontés individuelles (en ce sens, voir F. Guizot,
lopment, Chicago, Chicago University Press, 1963. Histoire des origines du gouvernement représentatif, Paris,
23
Une créance est un droit en vertu duquel une per- 1855). Enfin, l’élitisme « démocratique » trouve une
sonne physique ou morale, qu’on appelle le créancier, expression contemporaine dans les théories réalistes
peut exiger des droits sur un ou plusieurs biens ou de la démocratie que Joseph Schumpeter ou Gio-
un ou plusieurs services d’un débiteur, qui peut être vanni Sartori développent, par exemple.
34
une personne physique ou morale, qui lui doit la A. Downs, An Economic Theory of Democracy, New
fourniture d’une prestation. York, Harper, 1957, p. 238-259, R. E. Posner,
24
A. Honneth, « La théorie de la reconnaissance : « Free Speech in an Economic Perspective », Suffolk
une esquisse », La revue du Mauss, n° 23, 2004, Universitary Law Review, vol. 20, n° 1, 1986, p. 1-54.
p. 133. Voir aussi J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et
25
Ibidem, p. 135. démocratie, Paris, Payot, 1951, p. 351-355.
26 35
Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles. N. Urbinati, Representative Democracy: Principles and
Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Genealogy, Chicago, University of Chicago Press,
Mexico City, 26 juillet-6 août 1982. 2006.
27 36
C. Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham/ Un mandat impératif est le pouvoir délégué à une
Londres, Duke University Press, 2004. organisation ou à un individu élu en vue de mener
28
En guise d’introduction au mouvement de ce qu’on une action définie dans la durée et dans la tâche,
appelle les Cultural Studies, voir R. Hoggart, La selon des modalités précises auxquelles il ne peut
culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes déroger. Dans un cadre politique, les représentants
populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit, doivent obligatoirement exécuter le mandat qui leur
1970 ; S. Hall, Identités et cultures. Politiques des est dévolu sous peine de révocation. La révocation,
Cultural Studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2007 ; quant à elle, désigne le processus par lequel le corps
S. During, The Cultural Studies Reader, Londres/ électoral peut mettre fin au mandat d’un élu avant
New York, Routledge, 2003. l’expiration légale de son mandat.
29 37
P. Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique L. Carroll, The Principles of Parliamentary Represen-
à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006. tation, Londres, Harrison and Sons, 1884.
30 38
J.-J. Rousseau, Du contrat social, 1762. B. Ford, Delegative Democracy, 2002, www.bryno-
31
L. Canfora, La démocratie. Histoire d’une idéologie, saurus.com ; B. Ford, Delegative Democracy revisited,
Paris, Seuil, 2006. 2014, http://bford.github.io.
32 39
B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, V. de Coorebyter, La citoyenneté, Bruxelles,
Paris, Flammarion, 1996. CRISP, Dossier n° 56, 2002, p. 75.

104 CRISP/Démocratie et citoyenneté


40 48
Ibidem, p. 76. J. Fishkin, The Voice of the People: Public Opinion
41
Les référendums financiers peuvent être obligatoires and Democracy, New Haven, Yale University Press,
(au-delà d’un certain montant, la dépense envisa- 1997 ; A. Fung, « Recipes for Public Spheres: Eight
gée doit être soumise à l’approbation populaire) Institutional Design Choices and Their Conse-
ou facultatifs (en deçà de ce montant, les citoyens quences », Journal of Political Philosophy, vol. 11, n° 3,
peuvent provoquer l’organisation d’un référendum). 2003, p. 338-367.
49
Le premier canton à avoir introduit, en 1869, le A. Gutmann, D. Thompson, Democracy and
référendum financier est le canton de Zurich. À ce Disagreement, op. cit., p. 12.
50
titre, il est singulier de constater le contraste entre J. Mansbridge, J. Bohman, S. Chambers,
l’existence de ces procédures référendaires sur des T. Christiano, A. Fung, J. Parkinson,
matières relevant des finances publiques et leur D. Thompson, M. E. Warren, « A systemic
refus explicite en Belgique : même les consultations approach to deliberative democracy », in J. Mans-
populaires communales, pourtant purement indica- bridge, J. Parkinson (éd.), Deliberative Systems.
tives, ne peuvent porter sur les questions relatives Deliberative Democracy at the Large Scale, Cambridge,
aux comptes, aux budgets, aux taxes et rétributions Cambridge University Press, 2013, p. 1-27.
51
communales. Voir P. Vitiereti, « Démocratie radi- En ce sens, voir J. Habermas, Droit et démocratie, op. cit.
52
cale et choix budgétaires », 2017, https://reconquete- P. Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à
democratique.org. l’âge de la défiance, op.cit ; P. Rosanvallon, La légi-
42
Voir R. Witmeur, La négociation en politique, timité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité,
Bruxelles, CRISP, Dossier n° 85, 2015, p. 13. Paris, Seuil, 2008.
43 53
J. Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité C. Hendriks, « Integrated Deliberation: Reconci-
comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, ling Civil Society’s Dual Role in Deliberative
Payot, 1993 [1962] ; J. Cohen, « Deliberation and Democracy », Political Studies, vol. 54, n° 3, 2006,
Democratic Legitimacy », in A. Hamlin, P. Pettit, p. 486-508.
54
The Good Polity, Oxford, Blackwell, 1989, p. 17-34. B. Frydman, G. Haarscher, Philosophie du droit,
44
Y. Sintomer, Le pouvoir au peuple. Jurys citoyens, Paris, Dalloz, 2010, p. 117.
55
tirage au sort et démocratie participative, Paris, La Aux États-Unis, certaines communautés religieuses
Découverte, 2007, p. 35-36. comme les Amish ont ainsi le droit de priver leurs
45
Voir C. Girard, A. Le Goff (éd.), La démocratie enfants d’éducation publique.
56
délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, D. Guenoun, L’Exhibition des mots. Une idée (poli-
Hermann, 2010 ; J. Elster (éd.), Deliberative Demo- tique) du théâtre, Paris, Aube, 1992.
57
cracy, Cambridge, Cambridge University Press, D. Wolton, Espace public, notice issue du glossaire
1998 ; J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et édité sur le site personnel de l’auteur : www.wolton.
normes, op. cit. ; A. Gutman, D. Thompson, Demo- cnrs.fr.
58
cracy and Disagreement, Harvard, Harvard Univer- C. Sägesser, Législatif, exécutif et judiciaire. Les rela-
sity Press, 1996 ; B. Manin, « On Legitimacy and tions entre les trois pouvoirs, Bruxelles, CRISP, Dossier
Public Deliberation », Political Theory, n° 15, 1987, n° 87, p. 7.
59
p. 338-368 ; J. Bohman, W. Rehg (éd.), Deliberative M. El Berhoumi, J. Pitseys, « L’obstruction par-
Democracy, MIT, MIT Press, 1996. lementaire en Belgique », Courrier hebdomadaire,
46
J. Cohen, « Deliberation and Democratic Legiti- CRISP, n° 2289-2290, 2016.
60
macy », op. cit. Une proposition de loi est une initiative législative
47
S. Chambers, « Rhétorique et espace public : la émanant d’un ou plusieurs parlementaires en vue de
démocratie délibérative a-t-elle abandonné la démo- l’adoption d’une nouvelle loi.
61
cratie de masse à son sort ? », Raisons politiques, S. Walgrave, L. De Winter, M. Nuytemans,
vol. 2, n° 42, 2011, p. 15-45. Mise à l’agenda politique en Belgique (1991-2000).

CRISP/Démocratie et citoyenneté 105


Le dialogue difficile entre l’opinion publique, les médias parce qu’il permet d’acquérir d’autres biens et
et le système politique, Gand, Academia press, 2005, d’autres ressources.
74
p. 56. L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les
62
P. Wigny, Droit constitutionnel, tome I, Bruxelles, économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
75
Bruylant, 1952, p. 149. C. Dubar, P. Tripier, La socialisation. Construction
63
Sur ces points, voir C. Sägesser, Législatif, exécutif des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand
et judiciaire. Les relations entre les trois pouvoirs, op.cit, Collin, 1991.
76
p. 47-57. R. Sainsaulieu, L’entreprise, une affaire de société,
64
Une telle annulation est toutefois possible, dans des Paris, Presses de Sciences Po, 1990 ; F. Osty,
mesures diverses, devant la Cour constitutionnelle R. Sainsaulieu, M. Uhalde, Les mondes sociaux
ou devant le Conseil d’État. de l’entreprise. Penser le développement des organisations,
65
Loi du 28 mars 2014 portant insertion d’un titre 2 Paris, La Découverte, 1995.
77
« De l’action en réparation collective » au livre XVII I. Ferreras, Critique politique du travail. Travailler
« Procédures juridictionnelles particulières » du à l’heure de la société des services, Paris, Presses de la
Code de droit économique et portant insertion des Fondation nationale des sciences politiques, 2007.
définitions propres au livre XVII dans le livre 1er du 78
J. March, « The Business Firm as a Political Coa-
Code de droit économique, Moniteur belge, 1er sep- lition », The Journal of Politics, 1962, n° 24, p. 662-
tembre 2014. 678 ; J. Commons, Institutional Economics, New York,
66
V. de Coorebyter, La citoyenneté, op. cit., p. 54-58. Mc Millan, 1934.
67 79
P. Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique C’était encore le cas en Europe occidentale pendant
à l’âge de la défiance, op. cit., p. 308-310. la Seconde Guerre mondiale, avec l’introduction
68
Les organisations non gouvernementales (ONG) sont d’un système de rationnement lié à un contrôle des
des associations volontaires, indépendantes de l’État prix des produits rationnés.
80
et administrées de manière autonome, dont l’objec- I. Ferreras, op. cit.
81
tif consiste à promouvoir divers intérêts sociaux et À situer dans le cadre de la gauche allemande de
politiques. l’après-guerre, en particulier du tournant de Bad-
69
La publication en 2001 du Livre blanc sur la gouver- Godesberg (1959) par lequel la social-démocratie se
nance européenne (COM (2001) 428 final) fut, en son convertit à l’économie « sociale » de marché.
82
temps, très illustrative à cet égard. Ces deux instances de droit allemand se partagent
70
Cette section a été corédigée avec Marcus Wunderle. en grande partie les compétences du conseil d’admi-
71
La coopétition désigne les processus visant à coo- nistration et du conseil de direction de droit belge.
83
pérer à plus ou moins long terme avec des acteurs Des mesures semblables, mais moins favorables aux
concurrents ou à organiser cette concurrence de travailleurs, sont d’application pour les entreprises
manière coopérative. de plus de 1 000 et de plus de 500 travailleurs.
72 84
J. Elster, « The market and the Forum: Three Voir E. Ostrom, Governing the Commons: The Evolution
varieties of Political Theory », repris dans T. Chris- of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cam-
tiano, Philosophy and Democracy. An Anthology, bridge University Press, 1990 ; C. Hess, E. Ostrom
Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 140. (éd.), Understanding Knowledge as a Commons: From
73
Une chose a une valeur intrinsèque quand elle a Theory to Practice, Cambridge, MIT Press, 2007. Voir
une valeur en soi : ainsi, on dira que la joie ou que également P. Dardot, C. Laval, Commun : essai sur la
le bonheur ont une valeur intrinsèque. Une chose a révolution du XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.
85
une valeur instrumentale quand elle est un moyen É. Arcq, M. Capron, É. Léonard, P. Reman
d’obtenir quelque chose d’autre : ainsi, on dira par (dir.), Dynamiques de la concertation sociale, Bruxelles,
exemple que l’argent a une valeur instrumentale, CRISP, 2010.

106 CRISP/Démocratie et citoyenneté


86 98
D. Held, « Principles of Cosmopolitan Order », in J. Elster, « Deliberation and Constitution
G. Brock, H. Brighouse (éd.), The Political Phi- Making », in J. Elster (éd.), Deliberative Democracy,
losophy of Cosmopolitanism, Cambridge, Cambridge Cambridge, Cambridge University Press, 1998,
University Press, 2005, p. 10-28. p. 116-117.
87 99
Voir D. Leydet, « Citizenship », in E. N. Zalta (éd.), J. March, H. A. Simon, Organizations, New York,
The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2014, https:// Wiley ; 1958, T. Wilson, Strangers to Ourselves: Dis-
plato.stanford.edu. covering the Adaptative Unconscious, Cambridge, Har-
88
M. Walzer, Spheres of Justice. A Defense of Plura- vard University Press, 2002 ; H. Innis, The Bias
lism and Equality, New York, Basic Books, 1983, of Communication, Toronto, University of Toronto
p. 28-31, M. Walzer, « Citizenship », in T. Ball, Press, 1991. Ainsi, des études menées par des psy-
J. Farr, R. Hanson (éd.), Political Innovation and chologues et des sociologues ont montré que, même
Conceptual Change, Cambridge, Cambridge Univer- en présence d’informations claires et objectives, les
sity Press, 1989, p. 211-220. individus sont sujets à des distorsions cognitives les
89
W. Kymlicka, « Territorial Boundaries: A Liberal- menant à privilégier certaines informations plutôt
Egalitarian Perspective », in D. Miller, S. Hashmi que d’autres et à produire des décisions différentes
(éd.), Boundaries and Justice. Diverse Ethical Perspec- de celles qui correspondent davantage à leurs préfé-
tives, Princeton/Oxford, Princeton University Press, rences réelles ; il en va ainsi des informations rela-
2001, p. 249-276. tives à des risques importants et peu maîtrisables
90
V. de Coorebyter, La citoyenneté, op. cit., p. 96. – accidents chimiques ou catastrophes aériennes, par
91
A. Abizadeh, « Democratic Theory and Border exemple, ou des informations accordant davantage
Coercion. No Right to Unilaterally Control Your d’importance à une perte d’intérêt donnée qu’à un
Own Borders », Political Theory, 2008, vol. 36, n° 1, gain de la même importance, et cela quelle que soit
p. 37-65. l’échelle du gain ou de la perte. Voir respective-
92
T. Regan, The Case for Animal Rights, Berkeley, Uni- ment R. C. Nisbett, T. D. Wilson, « Telling more
versity of California Press, 1983, p. 243. than we know: Verbal reports on mental process »,
93
P. Singer, Animal Liberation: A New Ethics for our Psychological Review, vol. 3, n° 84, 1977, p. 231-
Treatment of Animals, New York, New York Review/ 259 ; R. McCoun, « Psychological Constraints on
Random House, 1975 ; M. Nussbaum, Frontiers of Transparency in Legal and Government Decision
Justice: Disability, Nationality, Species Membership, Making », Swiss Political Science Review, vol. 12, n° 3,
Cambridge, Harvard University Press, 2006. 2006, p. 123-133.
94 100
P. Rosanvallon, « Penser le populisme », E. Szoc, Inspirez, conspirez : le complotisme au
laviedesidees.fr, 27 septembre 2011. XXIe siècle, Bruxelles, La Muette, 2017, p. 60.
95 101
Ibidem. Ibidem.
96 102
P. Rosanvallon, La contre-démocratie, op. cit. À titre La délibération consistant alors, pour reprendre les
d’illustration, voir également G. Majone, Regulating mots de Sieyès, « à se heurter les uns les autres, se
Europe, Londres, Routledge, 1996 ; A. Héritier, saisir à l’envi de la question, et la pousser chacun
« Elements of Democratic Legitimation in Europe: suivant ses forces, vers le but qu’il se propose ».
an Alternative Perspective », Journal of European E. Sieyès, Vue sur les moyens d’exécution dont les repré-
Public Policy, vol. 2, n° 6, 1999, p. 269-282. sentants de la France pourront disposer en 1789, Paris,
97
M. Pasquier, J.-P. Villeneuve, « Transparence et 1789, p. 93-94, cité par B. Manin, op. cit., p. 241.
103
accès à l’information : typologie des comportements I. M. Young, « Difference as a Resource for Demo-
organisationnels des administrations publiques cratic Communication », in J. Bohman, W. Rehg
visant à limiter l’accès à l’information », Working (éd.), Deliberative Democracy. Essays on Reason and
paper de l’IDHEAP, n° 2, 2005, p. 23-24. Politics, Cambridge, MIT Press, 1997, p. 383-406.

CRISP/Démocratie et citoyenneté 107


104
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University Press, 2000, p. 52-81 ; I. Mansbridge, p. 1181.
106
« Everyday Talk in the Deliberative System », in J. Cohen, « Procedure and Substance in Delibera-
S. Macedo (dir.), Deliberative Politics. Essays on Demo- tive Democracy », op. cit., p. 21.
107
cracy and Disagreement, New York, Oxford University I. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 314.
108
Press, 1999, p. 223. B. Garsten, Saving Persuasion. A Defense of Rheto-
105
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108 CRISP/Démocratie et citoyenneté


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110 CRISP/Démocratie et citoyenneté


Glossaire

Clivage : conflit profond à l’intérieur d’une société, qui se traduit par de fortes tensions politiques entre
des groupes opposés sur l’objet du conflit et qui peut déboucher sur la création de partis politiques.
Constitution : texte qui impose les normes fondamentales d’organisation des pouvoirs et qui reconnaît
des droits et des libertés fondamentales. Les normes constitutionnelles sont de niveau supérieur aux lois.
Contrat social : figure de pensée imaginant un contrat originaire entre les hommes, par lequel ceux-ci
acceptent une limitation de leur liberté en échange de lois garantissant la pérennité du corps social.
Démocratie : régime dans lequel la souveraineté politique appartient à la population, qui l’exerce soit
directement, soit indirectement par la voie d’élections libres.
Démocratie délibérative : système et théorie politique selon lesquels la décision politique est légitime
dès lors qu’elle procède d’une délibération publique entre citoyens égaux. Cette délibération repose sur
une condition d’argumentation – c’est-à-dire un processus qui vise à choisir le meilleur argument en
faveur d’un point de vue donné – et sur une condition de participation – qui permet aux citoyens de
faire valoir sur pied d’égalité leurs différents points de vue.
Démocratie directe : système général, ou mécanisme particulier, par lequel les citoyens prennent
eux-mêmes des décisions politiques, sans passer par des représentants issus d’une élection.
Démocratie participative : ensemble de mécanismes par lesquels la population participe à l’élabora-
tion des décisions politiques en étant consultée, en étant associée à la délibération ou en étant associée
à la prise de décision politique, le dernier mot pouvant revenir à des représentants élus.
Démocratie représentative : système général dans lequel l’élaboration et le vote des lois, ainsi que
leur application par le pouvoir exécutif, appartiennent à des mandataires politiques désignés par élection
ou sur la base des résultats d’une élection.
Droits civils et politiques : premiers droits de la personne humaine à avoir été revendiqués dans le
combat contre l’arbitraire du pouvoir politique sous l’Ancien Régime. Ces droits consacrent, d’une part,
les droits de l’individu face à l’État (respect de la vie privée, de la vie familiale, de la propriété…) et,
d’autre part, la participation de l’individu à la vie collective (droit de vote, libertés fondamentales…).
Égalité politique : principe selon lequel tous les citoyens de la communauté bénéficient d’un statut
politique égal et donc d’une opportunité de même nature de faire valoir leursa prétention au pouvoir.
État de droit : système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit. Il est
fondé sur le principe essentiel du respect des normes juridiques (ou « primauté du droit »), chacun
étant soumis au même droit, que ce soit l’individu ou bien la puissance publique. Dans les démocra-

CRISP/Démocratie et citoyenneté 111


ties contemporaines, l’État de droit se caractérise par une répartition des pouvoirs législatif, exécutif
et judiciaire, par l’égalité de tous devant les règles de droit, par la soumission de l’État aux règles de
droit et par l’idée que, dans le cadre de la hiérarchie des normes, chaque règle légale tire sa légitimité
de sa conformité à une règle légale supérieure.
Groupe d’intérêt : groupe social plus ou moins bien organisé qui exerce une pression sur les pou-
voirs publics afin de défendre des intérêts spécifiques, qu’ils soient économiques, matériels, financiers,
humanitaires ou moraux. Les groupes d’intérêt visent à influencer les décisions publiques, mais n’ont
pas pour objet (contrairement aux partis politiques) la conquête de la représentation politique.
Modernité politique : période de l’histoire humaine se caractérisant par le fait que l’exercice de la
raison humaine devient le critère principal de justification et de légitimité de l’activité politique, au
détriment par exemple de la transcendance divine ou mystique. La modernité politique trouve une
traduction importante dans les théories du contrat social et implique historiquement une double sépa-
ration, entre l’État et la société civile, d’une part, et entre le citoyen et l’individu, d’autre part.
Opinion publique : expression de l’ensemble des convictions et des valeurs plus ou moins partagées,
des jugements et des croyances de la population d’une société donnée. L’opinion publique n’est pas forcé-
ment consensuelle pour autant. Elle est composite et met en scène des opinions souvent contradictoires.
Organe consultatif : organe mis en place par une autorité publique et qui lui permet de consulter des
personnes ou des groupes dans un domaine déterminé. Du point de vue des citoyens et des groupes,
un organe consultatif est un cadre permettant de formuler des avis, à la demande de l’autorité publique
ou à l’initiative des membres.
Pouvoir exécutif : pouvoir qui met les normes législatives (lois, décrets ou ordonnances) en applica-
tion et qui dispose des budgets et de l’administration nécessaire à cette tâche. Dans le cadre fédéral
belge, il existe plusieurs pouvoirs exécutifs (gouvernement fédéral, gouvernements de Communauté ou
de Région).
Pouvoir judiciaire : pouvoir qui fait respecter les normes juridiques en tranchant des litiges. Le pouvoir
judiciaire est composé des cours et des tribunaux.
Pouvoir législatif : pouvoir qui élabore et qui adopte les normes législatives. Dans le cadre fédéral
belge, il existe plusieurs pouvoirs législatifs (Chambres fédérales et parlements de Communauté ou
de Région).
Service public : activité exercée directement par l’autorité publique (État, Communautés ou Régions,
communes…) ou sous son contrôle dans le but de satisfaire un besoin d’intérêt général. Par extension,
le service public désigne aussi l’organisme qui a en charge la réalisation de ce service. Le service public
relève le plus souvent d’un régime légal spécifique.
Socialisation : processus par lequel sont transmises des valeurs et des normes dans le but de construire
une identité sociale et d’intégrer un individu à la société. Elle fait d’un individu un être social. À ces
fins, la socialisation nécessite l’acquisition et l’intériorisation des modèles culturels, des pratiques, des
normes sociales, des codes symboliques, des règles de conduite et des valeurs de la société dans laquelle
vit l’individu.

112 CRISP/Démocratie et citoyenneté


Société civile : expression désignant aujourd’hui l’auto-organisation des citoyens indépendamment
de l’État, des partis politiques et du monde économique. Davantage que la notion d’association, par
exemple, celle de société civile est censée désigner les organisations citoyennes indépendantes de l’État
et des partis et attentives à l’implication concrète de leurs membres.
Souveraineté politique : concept qui désigne le pouvoir suprême reconnu à une institution politique,
qui implique l’exclusivité de sa compétence sur la population et le territoire nationaux (souveraineté
interne) et son indépendance absolue dans l’ordre international où il n’est limité que par ses propres
engagements (souveraineté externe).

CRISP/Démocratie et citoyenneté 113

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