ÉRIK NEVEU - Sociologie Du Journalisme
ÉRIK NEVEU - Sociologie Du Journalisme
ÉRIK NEVEU - Sociologie Du Journalisme
Sociologie du journalisme
Introduction
Le journalisme fait débat et se trouve placé sous les feux d’un nombre
croissant de dispositifs critiques et autocritiques. Un Observatoire français
des médias, associant professionnels, chercheurs et usagers s’est créé fin
2003 (http://www.observatoiredesmedias.com). Il vise à constituer un outil
de veille et de débat critique sur la production et le cadrage de
l’information. La reflexivité émane aussi des chroniques hebdomadaires de
médiateurs (au Monde, à France 2), d’émissions qui démontent la mise en
images de l’actualité comme Arrêt sur images sur la cinquième chaîne, de
sites Web où sont mis en débat les pratiques journalistiques (comme
http://acrimed.org ou http://www.journalism.org). La tradition corporatiste
de complaisance et d’omerta est remise en cause par des témoignages de
journalistes comme ceux de Nicholas Jones en Grande-Bretagne [1995], de
Daniel Schneiderman [1989] ou Daniel Carton [2003] en France qui
dressent un tableau sans narcissisme des effets des logiques d’audience ou
des connivences avec les sources. Une connaissance reflexive du
journalisme serait-elle en voie de banalisation ?
Obstacles épistémologiques
Les obstacles à une connaissance distanciée des pratiques journalistiques
demeurent cependant nombreux. Il s’agit d’abord du poids des préjugés
normatifs. Parce que l’émergence d’une presse libre est historiquement liée
à la construction des régimes démocratiques, le journalisme n’est pas qu’un
métier. Il apparaît aussi comme un rouage de la démocratie, ce dont
témoignent la place donnée à la liberté de presse dans de nombreuses
constitutions (1er amendement de la Constitution des États-Unis),
l’importance des valeurs de transparence, ou des expressions comme
« quatrième pouvoir ». Le risque est de tenir pour indiscutable ce qui
fonctionne aussi comme mythologie professionnelle [Le Bohec, 2000].
L’existence d’une presse libre ne garantit en effet pas mécaniquement un
égal accès au débat public de tous les points de vue, de toutes les
composantes de la société. Ajoutons une autre difficulté : les premiers
producteurs d’analyses sur le journalisme sont souvent les journalistes eux-
mêmes qui, singulièrement en France, développent une théorie indigène de
leurs pratiques. Si ces livres de témoignage ou d’analyse offrent des
matériaux précieux ou une réflexion stimulante, en faire la base d’une
connaissance scientifique du journalisme reviendrait à vouloir construire
une science politique sur les seuls Mémoires des gouvernants. Sans
s’attarder sur les livres qui suggèrent que seuls des journalistes peuvent
pertinemment juger du métier [du Roy, 1990], ces textes font souvent la
part belle à une vision enchantée du journalisme, de ses fonctions
démocratiques, de ses pouvoirs [de Virieu, 1989]. Plus encore, pour des
raisons éditoriales évidentes, ces témoignages sont presque toujours le fait
de vedettes de la profession.
Un itinéraire d’analyse
Ce livre vise à proposer une exploration aussi large que possible des
pratiques journalistiques, essentiellement à partir du cas français. C’est à
dessein qu’on parlera ici de journalismes au pluriel, que les termes de
réseaux ou d’interdépendances seront sollicités pour rendre compte d’une
cartographie sociale où s’articulent les hiérarchies propres au journalisme et
aux entreprises de presse, les relations aux sources, aux pouvoirs sociaux et
aux publics. Et ce n’est qu’au prix d’investigations sur l’histoire du
journalisme, la morphologie de la profession, les routines quotidiennes du
travail journalistique qu’il peut devenir possible d’aborder des questions
tenues pour plus essentielles sur les « pouvoirs » de la profession, son rôle
politique, son devenir.
Blog (ou Weblog) : site Web, personnel ou collectif, dont les contenus
associent – avec des dosages et une clarté très variables – des témoignages
et « choses vues », du couper-coller d’informations collectées dans des
médias et des commentaires personnels (sur l’actualité, les consommations
culturelles des animateurs du site). Ces sites ne relèvent pas du journalisme.
Ils illustrent le flou croissant entre « journalisme » et production ou mise en
ligne d’information (http://www.pointblog.com).
Pyramide inversée : principe d’écriture qui veut que l’article débute par le
lead qui condense l’essentiel, avant de s’élargir dans l’exploration du qui,
où, quand, comment, pourquoi et le travail d’interprétation.
Le modèle anglo-américain
Une masse croissante de recherches sur l’histoire du journalisme
[Schudson, 1978 ; Chalaby 1998] s’accorde à localiser en Grande-Bretagne
et plus encore aux États-Unis l’origine des pratiques journalistiques qui
constituent aujourd’hui la norme de référence de ce métier. Cinq points de
repères peuvent situer ce modèle anglo-américain.
Le journalisme à la francaise
Entre littérature et politique
La singularité initiale du journalisme français pourrait s’exprimer en une
formule paradoxale : jusqu'à la naissance de la presse populaire à la Belle
Époque, les journaux se font sans journalistes. Les articles sont certes
rédigés par des collaborateurs de presse. Mais ceux-ci ne vivent pas leur
activité comme un métier à part entière avec ses savoir-faire propres, sa
logique de carrière. Travailler pour un journal est une position d’attente vers
les vraies carrières de la littérature et de la politique. Balzac décrit ce
phénomène dans Illusions perdues, plus encore dans sa Monographie de la
presse parisienne [1843] qui développe une typologie des collaborateurs de
presse. Celle-ci rend bien visible le statut « vide » du journalisme. Il ouvre
la voie vers la réussite ailleurs, ou stérilise ceux qui s’y engluent. Les
« petits journalistes, débutants, plus ou moins poètes, grouillent dans ces
journaux en rêvant de positions élevées, attirés à Paris comme des
moucherons par le soleil [...]. Ils tombent épuisés et se changent en
employés dans quelque ministère. » Par ailleurs, si l’on excepte les
« camarillistes » qui prennent en sténographie les débats parlementaires,
aucune compétence professionnelle spécifique ne semble requise. Aucun
des personnages dépeints n’enquête. La compétence des journalistes est
littéraire, faite de talent polémique, de pyrotechnie rhétorique. De multiples
données manifestent ce penchant littéraire du journalisme français. Les
titres qui font décoller une presse de masse (La Presse de Girardin en 1839,
Le Petit Journal de Millaud en 1863) jouent d’un produit d’appel qui est le
feuilleton rédigé par des plumes célèbres (Balzac, Dumas, Hugo, Sue). De
Zola à Camus, cette tradition de coopération demeure un trait du
journalisme français, dont les monstres sacrés (Londres, Bodard) associent
aussi la figure de l’écrivain à celle du reporter.
« Un amas informe, indigeste, de petits faits qui tombent les uns par-dessus
les autres, sans qu’aucun ferment d’idées mette en jeu et fasse lever cette
pâte » (Francisque Sarcey, L’Opinion nationale, 1865).
« Ce que l’on veut à présent, ce sont des faits : chacun en tire la conclusion
qu’il lui plaît. Faut il pour cela adopter sans modification la formule
américaine ? Non. L’information telle que les Américains la comprennent
[...] doit certainement être la base du journalisme moderne. Mais en France,
il nous faut quelque chose de plus. Nous sommes trop raffinés pour nous
contenter d’un reportage tout sec. Et puis le commerçant, le politicien ne
sont pas seuls à lire le journal. Il y a l’écrivain, l’artiste, il y a les femmes
aussi qui s’intéressent médiocrement à l’information banale et brutale. De
là, deux nécessites : relever le reportage en le confiant à des écrivains de
talent et, en second lieu, faire une large place à la partie purement
littéraire » [Fernand Xau, patron du Journal, 1892].
Restent les critères d’une éthique et d’une culture partagée. Les travaux de
Remy Rieffel [1984], fondés sur un échantillon de l’élite des journalistes
suggèrent la réalité de visions partagées du rôle professionnel. Nombre de
journalistes vivent leur métier comme une mission au service du public à
qui ils apportent des informations utiles. Être journaliste, c’est être le
« médiateur » qui rend visible la vie sociale, le « pédagogue » et
l’« ordonnateur » qui mettent de la clarté dans le chaos des événements.
L’identité partagée tient encore à la vision du journaliste comme rouage de
la démocratie, voire comme agent actif de contre-pouvoir [Plenel, 1996].
Verbalement au moins, le consensus professionnel se fait aussi sur une
éthique symbolisée par la charte de 1918. Un élément trop mésestimé d’une
culture journalistique tient aussi à une forme puissante d’investissement
inséparablement psychique et professionnel. En les dépouillant de leurs
connotations péjoratives, les images de l’actualité comme drogue du
journaliste « accro de l’événement » ne sont pas déplacées pour décrire
cette dimension émotionnelle, la décharge d’adrénaline qui accompagne
l’exaltation d'être sur un scoop, d'être aux premières loges pour couvrir un
moment important de la vie sociale.
Le fait que l’exigence d’un diplôme spécifique n’ait jamais été un mot
d’ordre des professionnels du journalisme s’explique pour partie par la
dimension mimétique de certains apprentissages du journalisme. Ruellan
souligne également que les carrières du journalisme ont fonctionné comme
des moyens de promotion ou de rétablissement social pour des autodidactes
ou des jeunes des classes moyennes en délicatesse avec la logique scolaire.
On imagine donc mal que des agents dont la carrière s’est parfois faite en
contournant les diplômes deviennent les chantres de la qualification
scolaire. À la différence du médecin ou de l’universitaire, le journaliste ne
doit d’ailleurs pas son prestige social à un cursus long ou sélectif mais à
d’autres ressources : qualité d’expression, visibilité sociale, proximité des
puissants, courage du correspondant de guerre. La conclusion de ce
raisonnement centré sur le point de vue journalistique suggère le thème de
la force des groupes flous mise en évidence par Luc Boltanski [1984] à
propos des cadres. Le flou professionnel aura été gros d’avantages
supérieurs à ses inconvénients, comme la faiblesse d’une police
déontologique.
Analysant les flux étudiants dans les écoles reconnues, Lafarge et Marchetti
[2011] mettent en évidence une série d’évolutions. Elles tiennent au premier
chef à la multiplication par quatre des effectifs de ces écoles depuis 1980.
Elles résident aussi dans un processus de hiérarchisation. Il oppose d’abord
les « grandes » écoles, socialement plus sélectives, monopolisant les stages
dans les médias parisiens les plus recherchés, aux « petites » écoles (IUT).
Mais l’opposition se complique d’un clivage entre des écoles où prime une
logique de sélection académique, visible aux mentions du bac et au passage
des étudiants dans des filières sélectives (IEP), et d’autres où l’analyse met
en évidence le rendement de traditions familiales dans le journalisme. Le
niveau scolaire des candidats recrutés s’est fortement renforcé, tout comme
la sélection sociale. 52,7 % des étudiants ont un père cadre ou profession
intellectuelle supérieure quand ce groupe représente 18,5 % de la
population masculine active et ne pèse « que » 32 % sur l’ensemble du
monde étudiant. À l’inverse, les enfants d’ouvriers (10,4 %), d’employés
(5,8 %) et de professions intermédiaires (14,6 %) constituent moins du tiers
des élèves pour 55 % de l’ensemble des étudiants, alors que leurs pères
pèsent pour 70 % de la population active masculine. Pour les étudiants, qui
se positionnent très majoritairement « à gauche », les médias les plus
attractifs sont ceux du secteur public, de la presse écrite parisienne,
télévisions généralistes et titres « populaires » suscitant peu de vocations
passionnées.
L’ouverture d’une offre de masters journalisme dans tous les IEP et diverses
facultés, combinée à la stagnation inédite des effectifs de la profession,
n’est pas de nature à simplifier la situation incertaine des formations au
journalisme.
Et à l’étranger ?
Sans oublier les différences considérables entre les offres de presse propres
à chaque pays ou les conceptions du journalisme, une large part des
changements morphologiques observés en France se rencontre aussi à
l’étranger [Weaver, 1998].
Singularités françaises
Deux particularismes français méritent une attention particulière. En
premier lieu, l’explosion des effectifs ne trouve guère d’équivalent que dans
la hausse de 61 % de la population des journalistes états-uniens dans les
années 1970. Cette hausse est elle-même inséparable d’un ensemble de
changements du paysage médiatique français tels que l’essor des médias
audiovisuels après le feu vert donné en 1981 aux radios privées, puis le
développement d’un secteur privé de la télévision. Mais la vraie singularité
du journalisme français est d’employer désormais la quasi-majorité de ses
professionnels dans le secteur de la presse magazine et spécialisée. Définie
par opposition aux quotidiens, cette presse regroupe à la fois les
hebdomadaires d’information, les titres « grand public » ciblant des
lectorats définis par des propriétés objectives (presse féminine, pour jeunes)
ou des intérêts thématiques (santé, voyages, économie), et la presse à
destination de publics professionnels (informaticiens, professions
médicales). Cette palette de titres employait, en 1999, 42 % des journalistes
français quand le chiffre correspondant tournait autour de 20 % en
Allemagne et au Canada.
Plus que tout autre, enfin, le journalisme dans ces médias spécialisés
comporte pour ses professionnels le risque de fonctionner comme un
irréversible enfermement. Un press-book composé de papiers sur la plongée
sous-marine ou la critique des derniers jeux vidéo risque de se révéler un
« sésame » peu efficace pour des stratégies de mobilité professionnelle.
La presse régionale et locale
Deuxième employeur (23 %) des journalistes français, la PQR – et les
hebdos locaux – constitue un univers qui conserve de forts particularismes.
Elle demeure plus masculine (74 % en 1999 contre 58 % pour l’ensemble
presse écrite), plus âgée avec, en 1999, 26 % de plus de cinquante ans
quand ce groupe oscille entre 16 % et 18 % en radio, télévision,
newsmagazines. Les journalistes de la PQR sont aussi tendanciellement un
peu moins diplômés que la moyenne de la presse écrite (35,3 % d’études
post-bac contre 52,2 % en 1990). Ces caractéristiques renvoient à une
logique de cursus puisque 70 % des journalistes de PQR ont fait toute leur
carrière dans l’entreprise de presse où ils ont été embauchés. Le
particularisme du journalisme local tient surtout au rapport de proximité
qu’il entretient avec ses sources et ses lecteurs. Comme le note l’auteur
d’un manuel professionnel [Guery, 1992, p. 51 et 54], cette situation peut
« rendre le journaliste plus ou moins prisonnier de ses sources
d’information [...]. La pression qui s’exerce sur le journaliste de locale est
plus subtile et, partant, plus difficile à combattre. Elle tient aux liens qui
s’établissent normalement dans une petite ville où tout le monde se connaît
et, partant, se fréquente ». La notion de proximité renvoie aussi au « pacte
de lecture » implicite de ce type de presse qui définit son lectorat par
l’appartenance à un territoire (souligné par les titres : Le Dauphiné libéré,
Les Dernières Nouvelles d’Alsace). Elle est portée à sélectionner les
personnages, les événements qui valorisent un « nous » territorialisé, d’où
l’importance donnée aux réussites locales, à la vie associative, et
corrélativement l’extrême prudence dans la couverture de tout ce qui peut
faire conflit entre acteurs du local, la quasi-inexistence de scoops sur des
« affaires » mettant en cause des pouvoirs locaux.
Y. Guégan, E. Neveu.
Le journalisme audiovisuel
Les journalistes de télévision représentent en 1999 12,3 % de la profession,
ceux de radio 8,5 %. Le secteur est moins féminisé (32 %) que l’ensemble
de la profession. Il est aussi plus jeune, avec le chiffre record de près de 40
% de moins de trente-cinq ans (26 % pour l’ensemble de la presse
quotidienne). Si le salaire brut médian des journalistes de télévision était en
1999 le plus élevé de la profession (3 650 euros), on soulignera la grande
dispersion des revenus, entre vedettes et journalistes du rang, mais aussi les
écarts sensibles entre journalismes audiovisuel national et local (le salaire
brut médian est de 2 400 euros en radio locale). Le caractère quasi général
du passage antérieur par d’autres expériences professionnelles ou des
séquences de pige sans carte de journaliste, la rareté des cas d’accès direct
aux fonctions occupées (21 % contre 40 % dans la presse écrite) marquent
l’importance particulière des situations de précarité et de compétition
professionnelle dans ce milieu qui se caractérise aussi par l’amplitude
exceptionnelle des écarts de statut et de rémunération entre une élite
restreinte et une masse de journalistes assignés à des tâches laissant peu
d’autonomie [Balbastre, in Accardo, 1995].
Agenciers
Les agenciers (6 % des journalistes en 1999) constituent la tribu la plus
méconnue du public. Pas de vedettariat chez ces invisibles du journalisme.
Et cependant, sans eux, la plupart des médias d’information seraient hors
d’état de fonctionner, puisque c’est à partir des nouvelles qui passent par le
« fil » des grandes agences (Agence France Presse, Reuter, Associated
Press...) que l’événement pénètre dans les salles de rédaction, y suscite le
branle-bas de combat. L’agence est un « média de médias », joue pour les
entreprises de presse aux rédactions peu étoffées le rôle d’un grossiste dont
le flux de dépêches ou d’images (Reuter TV, APTN) permet – après un
travail de réécriture plus ou moins soutenu – de remplir les pages du journal
ou du magazine [Palmer, 1983]. Ce statut comporte pour l’agencier
d’énormes contraintes. Il doit produire vite pour offrir l’événement en
primeur. Ils est tenu à des impératifs particulièrement forts de fiabilité et de
contrôle de l’information, de concision et de densité. Nulle part ne pèsent
davantage les impératifs d’une écriture efficace, capable dès les trente mots
du lead de capter l’essentiel de l’information [Palmer, 1996]. Il serait
cependant réducteur d’identifier l’agencier à la statue du commandeur d’un
journalisme factuel, économe de ses mots. Les agences se sont orientées
vers des systèmes d’abonnements à la carte où les médias clients peuvent
opter pour la réception de dépêches plus interprétatives, de flux
d’information plus copieux sur tel sujet, telle aire géographique. L’agencier
devient donc aussi de plus en plus un journaliste subordonné à une forme de
sur-mesure dans les commandes de ses collègues clients. Un correspondant
de Reuter fut ainsi contraint de produire trente-huit dépêches distinctes lors
d’une journée de siège de Sarajevo pour répondre aux demandes des
abonnés, au détriment de sa disponibilité à collecter l’information. Avec ses
collègues des chaînes d’information permanentes, l’agencier a aussi pour
singularité d'être le personnage clé d’une géopolitique de l’information où
se joue la présence de cultures et de regards nationaux sur un marché
désormais mondialisé [Tunstall, 1977].
Faut-il ajouter une sixième galaxie, celle du journalisme Web ? Yannick
Estienne [2007] incite à la fois à lui prêter une grande attention, comme
espace où s’expérimentent les évolutions du journalisme, et à se garder d’en
faire une description enchantée. Malgré des discours enthousiastes sur le
développement du secteur, la commission de la carte recensait en 2009 à
peine 600 journalistes travaillant uniquement sur un support Web (rubrique
Web des quotidiens papier, effectifs des pure players n’opérant qu’en ligne
comme Rue 89 ou Mediapart). Ce journalisme porte souvent au paroxysme
des tendances actuelles que le dernier chapitre détaillera : sédentarité,
polyvalence, précarité des journalistes et poids des logiques marketing... au
point qu’une affectation au service Web d’un quotidien soit presque un
bizutage obligé pour un jeune arrivant. Ce sont aussi par les sites Web que
renaît au XXIe siècle un débat qui avait marqué l’entre-deux-guerres sur les
« faux » journalistes. S’ils diffusent ou commentent des « informations »,
peut-on mettre sur le même plan le salarié permanent issu d’une école de
journalisme et le blogueur amateur qui s’est fait un début de réputation ?
Est-il évident que Roselyne Bachelot soit journaliste du seul fait qu’elle
opine dans un talk-show ? Et quid du community manager dont le talent est
plus de faire réagir les internautes, de faire le pont entre son site et des
réseaux sociaux [Charon et Le Floch, 2011] ? On a vu de tels débats quand
le site français du Huffington Post a annoncé le recrutement-hébergement
de blogueurs largement bénévoles. Le glissement graduel du lectorat des
quotidiens vers le support écran devrait demain revaloriser les journalistes
capables de prendre en compte la spécificité de ces supports, mais la
légitimation de leurs compétences, l’expression de leur créativité ont encore
à se faire reconnaître.
Le champ journalistique
Une exploration de la pratique journalistique est-elle condamnée au
catalogage de la diversité des situations que recouvre la possession d’une
carte professionnelle ? Le recours à la notion de champ peut être l’outil
d’une pensée doublement relationnelle. Il invite à penser l’espace du
journalisme comme un univers structuré par des oppositions à la fois
objectives et subjectives, à percevoir chaque titre et chaque journaliste dans
le réseau des stratégies, des solidarités et des luttes qui le lient à d’autres
membres du champ. Il appelle à penser le champ journalistique dans sa
relation à d’autres espaces sociaux. Quelle est son autonomie ou, à
l’inverse, sa dépendance à l’égard des champs économique, politique,
intellectuel ? Objet d’un intérêt croissant, qui déborde les limites de la
France et les logiques d’école [Benson et Neveu, 2004], la problématique
du champ appliquée au journalisme aide à dépasser beaucoup d’oppositions
figées ou de fausses alternatives. Comme l’illustrent les livres d’Accardo,
l’attention aux structures n’exclut en effet en rien une vision compréhensive
des pratiques et croyances des journalistes, de leurs stratégies personnelles.
La mise en évidence de contraintes institutionnalisées n’interdit pas de
penser le changement que stimulent les évolutions des rapports entre
champs, les altérations de leur morphologie, les décalages entre les
dispositions des professionnels et leurs postes et missions [Actes, 1994,
2000]. L’exploration d’un micro-univers professionnel, comme celui des
journalistes médicaux [Marchetti, 1998], n’est pas condamnée à l’exotisme
ethnographique puisque ce microcosme peut être réinséré dans une vision
globale de l’espace professionnel qu’elle peut en retour éclairer tout entier.
Cartographier le champ
Passer aux travaux pratiques confronte à une série de difficultés. Il s’agit
d’abord d’articuler des niveaux d’analyse. Comment combiner nos données
globales sur la population des titulaires de la carte, des monographies sur
des rédactions et entreprises [Padioleau, 1985], des analyses de
spécialisations comme celle de Sandrine Levêque [2000] sur les journalistes
sociaux ? Malgré un fort développement depuis le début des années 1990,
ces divers travaux sont encore loin de constituer un stock de données
énorme. Leur orientation, souvent qualitative, se paie d’un déficit de
données statistiques fines. Rares sont les études comme celle de Julien
Duval [2004] sur le journalisme économique qui prennent appui sur un
travail approfondi de traitement de données chiffrées. Ajoutons enfin qu’un
recours intelligent à des données statistiques suppose à la fois de multiplier
les indicateurs utilisés et de prendre en compte la variation possible des
significations d’une donnée en apparence cohérente. Peut-on comparer la
place du sport en 1970 dans France-Soir et Le Monde quand la rubrique du
premier couvre tout l’éventail des sports alors que le second les aborde
sélectivement, faisant une place inhabituelle à la tauromachie ? Un
pourcentage identique de recettes publicitaires affecte encore différemment
le travail d’une rédaction selon qu’il suppose un activisme de l’audimat
dans un secteur concurrentiel, ou que les annonceurs soient en quelque sorte
obligés de recourir au titre (les producteurs de gibecières peuvent
difficilement ignorer Le Chasseur français). Bref, les repères esquissés ici
se donnent comme un fond de carte, à réviser au fil de recherches qui
demeurent largement à faire.
Un premier axe d’opposition peut être recherché dans le poids des logiques
commerciales, saisies par le degré de subordination de l’« entreprise de
production de l’information » à l’« entreprise de presse ». Il peut
s’objectiver par une série d’indicateurs. Le premier [Tunstall, 1971] tient au
poids accordé aux informations à visée d’audience (faits divers, sports) et
informations attrape-publicité (comme ces suppléments consacrés aux
cadeaux de Noël que les journalistes nomment « pièges à pub ») au
détriment des rubriques « non rentables » qui n’attirent ni annonceurs ni
public massif (discours de réception à l’Académie française). Une
orientation rédactionnelle « commerciale » implique aussi une forme
d’anticipation et de mimétisme sur les verdicts de marché et les modes au
sein de chaque rubrique. Le dernier Star Wars vaut alors plus qu’une
rétrospective Tarkovsky ; un reportage croustillant sur une « mafia »
géorgienne vaut plus en audimat qu’une investigation précise sur le
délabrement de l’État russe. La recherche d’une marge bénéficiaire
maximale (explicitement revendiquée dans les grands groupes multimédia
[Klinenberg, 2000]), le poids des recettes publicitaires peuvent constituer
d’autres indicateurs de la contrainte d’audience et de rendement. 100 % des
recettes des « gratuits » viennent de la publicité, 60 % à Marie-Claire, 50 %
à France 2.
Dépendance et distanciation aux sources dans la presse magazine
Cadres et contraintes
organisationnelles
Une part des fausses perceptions du travail journalistique tient à une
approche individualiste qui identifie le journaliste à une profession libérale
de l’information. Mieux vaut mobiliser les problématiques nées de la
sociologie du travail et des organisations. L’enjeu de ce déplacement du
regard n’est pas de nier les compétences spécifiques de chaque
professionnel, ni d’en faire le rouage passif d’une machinerie de
l’information. Mais le savoir-faire de tout journaliste se déploie et se
construit dans les contraintes d’une structure d’interdépendances avec sa
hiérarchie, ses collègues, ses sources qu’aucun gargarisme sur la liberté de
l’acteur ne peut magiquement dissiper.
La machinerie rédactionnelle
Comme maintes autres activités sociales, le journalisme illustre les
problématiques wébériennes de la rationalisation bureaucratique. La
production quotidienne ou hebdomadaire d’un titre ou d’un bulletin
d’information requiert, pour faire de contributions émanant de services et de
professionnels très divers un tout cohérent et organisé, une coordination
d’autant plus élevée que l’activité journalistique est aussi définie par un
rapport tendu au temps qui interdit les délibérations prolongées. L’ossature
de ce fort encadrement se matérialise dans une hiérarchie organisationnelle
et la rigidité de séquences temporelles.
La lecture d’un « ours » (organigramme qui figure dans toute livraison d’un
titre imprimé) fait apparaître la structuration hiérarchique d’une rédaction.
Celui du Monde mentionne une directrice des rédactions, des rédacteurs en
chef, des chefs de service (International, Culture...), un secrétaire de
rédaction, un médiateur. Les intitulés des fonctions peuvent varier, mais les
principes de structuration sont assez constants. Quelques postes permettent
de prendre la mesure du fonctionnement d’une rédaction. Le rédacteur en
chef exerce une direction que l’on peut qualifier de politique, au sens où il
définit (sous le contrôle des actionnaires, d’un directoire ou d’une société
de rédacteurs) la ligne éditoriale du titre. Elle peut résider dans un
positionnement politique au sens large, dans le choix du type d’information
et de traitement de celle-ci que le titre privilégie. Elle se traduit dans chaque
édition par de multiples choix : faut-il faire la « une » sur la guerre en
Syrie ? Le risque est-il de se répéter ou de passer à côté d’un enjeu majeur ?
Faut-il suggérer une prise de parti ? Faut-il valoriser une lecture en termes
de géopolitique du Moyen-Orient, plutôt rendre compte des moyens
militaires des forces en présence ou angler sur la détresse et la colère des
populations piégées dans une boucherie qui s’éternise ?
Dès sept heures, il écoute les information sur la BBC et feuillette les
quotidiens du matin. À huit heures, il questionne de son domicile certains
chefs de rubrique sur leurs projets pour l’édition du jour. Il arrive au bureau
à dix heures et passe la matinée à discuter avec les chefs de rubrique sur la
composition de leurs pages, le bilan du numéro sorti le matin. En fin de
matinée, la conférence de rédaction arbitre entre les demandes des rubriques
et esquisse une maquette. Le début d’après-midi lui permet de décanter le
contenu des pages d’information « dure » en circulant dans les services
concernés. Il choisit également parmi l’offre des caricaturistes les dessins
qui seront publiés. À six heures, la seconde conférence de rédaction fixe le
contenu définitif de l’édition. En fin d’après-midi, il travaille sur la « une »
avec ses assistants, relit les épreuves, vérifie les titres. Si l’actualité est
chaude, il peut rester là jusqu'à neuf heures. De retour à son domicile, il
appelle plusieurs fois au journal jusqu'à minuit pour s’assurer que le
bouclage se fait bien.
Dans une chaîne de télévision locale des Midlands [Cottle, 1993]
Rouages et clivages
Dans une étude très fine du travail des reporters d’image à la télévision,
Jacques Siracusa [2001] met en garde contre le simplisme consistant à
percevoir un reportage comme une sorte de prélèvement de réalité, issu des
seuls choix de l’équipe qui l’a tourné. C’est oublier la chaîne de production
où le reportage est formaté par la commande de la rédaction, les ressources
disponibles aux services de documentation et d’archives, la disponibilité et
la télégénie des sources possibles. C’est omettre que les images les plus
« vraies » sont parfois les plus artificielles, comme lorsqu’un maître-verrier
est invité à feindre de travailler dans une posture techniquement impossible,
mais où son vitrail capte la lumière. C’est oublier encore que ceux qui
accèdent à la matière première du reportage ne contrôlent que partiellement
son interprétation (montage, sons ajoutés, commentaires). Au couple du
journalisme et de son « œuvre », il faut substituer l’action d’un complexe de
« petites machines » (métiers, dispositifs techniques, normes
professionnelles, hiérarchies), souvent invisibles au public.
Le rubricage
L’existence de rubriques, avec leurs spécialistes dédiés à un type
d’information, constitue un dernier élément essentiel de la division du
travail entre journalistes. La spécialisation est née avec la
professionnalisation du journalisme [Ferenczi, 1993]. Elle n’a cessé de se
développer [Réseaux, 2002]. Aux spécialisations traditionnelles (journaliste
parlementaire, social, sportif, judiciaire) sont venues s’ajouter depuis les
années 1970 de nouvelles rubriques et leurs spécialistes : santé, éducation,
vie pratique, communication, tandis que d’autres (comme l’économie) se
démultipliaient en sous-spécialités. Ce processus doit à des raisons
multiples : montée des qualifications scolaires, technicisation des dossiers,
reconversion dans le journalisme de rapports militants ou passionnés à des
enjeux (écologie, informatique). Si « un journal, c’est un gaufrier »
(Mauriac), une machine à solidifier l’événement dans un moule
interprétatif, on ne saurait trop réfléchir aux effets du rubricage.
Bien plus souvent, c’est la quête d’un moindre coût salarial qui pousse à
demander à des journalistes, souvent pigistes ou stagiaires, de couvrir au
débotté les sujets les plus divers. Le revers de cette flexibilité est une perte
de compétence, de potentiel critique et de fiabilité : entretiens menés en
situation d’infériorité par qui connaît mal le dossier, méconnaissance du
milieu couvert, de ses enjeux et acteurs.
La circulation circulaire
La définition d’une valeur d’information conduit à un autre aspect central
des routines journalistiques, qui est une pratique assidue de l’intertextualité
médiatique. L’importance d’une information vient aussi de ce que les autres
titres en parlent et rendent inconcevable de ne pas la couvrir du seul fait de
cette forme professionnelle de suffrage censitaire qu’est le verdict des
grands titres. Les séquences de « sortie » de biens culturels (films, livres)
rendent visibles ces jeux mimétiques illustrés par la frénésie médiatique sur
le Loft de M6 en 2001, Bienvenue chez les Ch’tis en 2008.
Modèle 1 : Contrôler
Le journalisme japonais est marqué par une institution originale : les clubs
de presse. Nés à la fin du XIXe siècle, ils fonctionnent au départ dans une
logique d’accréditation des journalistes chargés de couvrir une institution
(parlement, ministère). L’appartenance au club permet d’assister aux points
de presse réguliers qu’organise l’institution. Elle donne accès à des locaux
(salle de presse, club-house) dans lesquels se développe une sociabilité
conviviale entre officiels et journalistes. Après la Seconde Guerre mondiale,
ces clubs se sont multipliés (entreprises, administrations). Leur nombre
dépasse le millier. Trois données expliquent que ces clubs soient devenus
des instruments efficaces et contestés de production d’un « journalisme de
communiqué » déférent. L’accès en est sélectif et la perte d’accréditation
équivaut à une mort professionnelle. La participation suppose l’acceptation
de tout un ensemble de règles du jeu qui restreignent le pouvoir
d’investigation des journalistes (comme l’embargo sur les informations
données en off). Par ailleurs, ces clubs, qui peuvent organiser jusqu'à quatre
points de presse par jour, noient littéralement les journalistes sous un flot de
documents officiels, de kondan (conversations cordiales) et de conférences
qui viennent ajouter à l’autocensure instituée une faible disponibilité pour
tenter de confronter le discours officiel a d’autres sources.
Modèle 2 : Séduire
Les chargés de communication des entreprises ne manquent pas
d’imagination pour bénéficier de la bienveillance des journalistes
susceptibles de parler de leurs produits. Une marque de yaourt offre ainsi
son dernier produit dans un écrin qui n’est autre... qu’un réfrigérateur. Une
visite de l’usine Apple en Irlande par des journalistes informatiques se clôt
par la distribution du dernier Mac. À la même époque, les journalistes
automobiles sont invités à tester la nouvelle Fiat Uno aux Seychelles, en
compagnie de leurs épouses. Cet excellent véhicule sera élu voiture de
l’année par un jury de journalistes indépendants.
décembre 1997.
Le courrier des lecteurs peut constituer une médiation. Il arrive qu’il soit
analysé avec rigueur (Ouest-France), ou qu’une rubrique comme celle du
médiateur du Monde ou France Inter ouvre un espace de débat. Mais les
entretiens avec les journalistes suggèrent une fréquente suspicion : ceux qui
écrivent seraient des maniaques, des cuistres du rectificatif ou, plus
positivement pour le médiateur du « Monde », des « pros » aux « lettres
parfaitement calibrées, trop séduisantes : on aurait envie de toutes les
publier » (28 février 2000). La possibilité de laisser un « post » réagissant à
un papier sur un site d’information a renouvelé l’intervention du public.
Mais s’agit-il d’une participation ou, par le jeu des réponses polémiques,
d’un moyen d’augmenter la fréquentation du site, de repérer ainsi les
articles les plus lus qu’un bandeau signalera ?
Glisser d’un de ces registres à un autre, synchroniser les postures (ou peiner
à y parvenir) est aussi une des sources de la réflexivité journalistique, d’une
intervention permanente où la passion professionnelle sait jouer avec les
marges de manœuvre, comme le montre la riche collection de
monographies réunie par Lemieux [2010], qui est à la fois une exploration
des subjectivités journalistiques et un dialogue ouvert entre chercheurs.
IV. L’écriture journalistique
Les premiers sont « formels » : usage intensif des guillemets pour signaler
le discours rapporté, présentation ostentatoire de points de vue
contradictoires (X a dit, Y affirme), présence dans le texte de données
factuelles qui confirment les énoncés et caractérisations.
Tuchman invite à penser cette écriture objective non tant comme une
garantie de véracité ou de neutralité politique que comme un dispositif de
protection contre les critiques et les poursuites dont se dotent les
journalistes. Le déploiement de la panoplie des marqueurs d’objectivité
vient avant tout manifester que, bien que travaillant dans l’urgence, ils ont
tout fait pour aller aux sources les plus fiables, solliciter plusieurs points de
vue. L’écriture vient en quelque sorte suggérer que ce sont les faits qui
parlent et non la subjectivité du rédacteur.
Le piège du vraisemblable
Gérard Genette [in Communications, 1968, p. 9] définissait un récit
« vraisemblable » comme « un récit dont les actions répondent, comme
autant d’applications ou de cas particuliers, à un corps de maximes reçues
comme vraies par le public auquel il s’adresse. Mais ces maximes, du fait
même qu’elles sont admises, restent le plus souvent implicites ». Brecht
décrivait à l’inverse une écriture réaliste comme celle qui « dévoile la
causalité complexe des rapports sociaux, qui est concrète tout en facilitant
le travail d’abstraction ». On discerne alors l’un des défis auxquels se
confronte l’écriture journalistique. Comment être « réaliste » et non
« vraisemblable » ? Comment rendre compte d’un monde complexe sans lui
donner la fausse clarté d’un univers peuplé de stéréotypes ? Donner des
chasseurs en colère une image qu’on croirait tirée d’un dessin de Cabu met
immédiatement en marche – surtout dans un lectorat urbain et scolarisé –
toute une série d’associations aux personnages du « beauf » ou du « plouc »
qui fonctionnent comme des explications silencieuses. Il n’est pas certain
qu’un tel raccourci rende intelligibles les enjeux de la crise de la ruralité, le
sens de styles de vie que révèlent ces mouvements. Des notions comme
« islamisme » ou « populisme » présentent le confort de suggérer un cortège
d’images et de personnages, un concentré d’explication. Mais la diversité
extrême des faits ainsi étalonnés, jointe à la pauvreté analytique de telles
notions, n’aide que rarement à entrevoir la « causalité complexe » du
monde.
Inventio
L'inventio n’est pas invention au sens d’imagination, mais collecte de
matériaux, de topoi (« lieux » en grec, d’où l’expression « lieux
communs ») qui permettent de traiter d’un sujet. Cette activité désigne deux
opérations. La première est la collecte des informations au sens strict :
lecture de dépêches, envoi de reporters. La seconde, sur laquelle on se
fixera ici, consiste à trouver ce que le vocabulaire professionnel appelle un
angle, une façon de traiter le fait. La métaphore du cadre (frame)
développée par Goffman [1991] est ici
les bases de la vie sociale. L’État et les institutions doivent se garder de les
entraver.
Ces valeurs sont inséparablement des outils de sélection des faits dignes
d’attention – l’information est largement le compte rendu des atteintes
qu’elles subissent – et des instruments de cadrage de leur couverture.
Ainsi, le Watergate est un événement parce que l’épisode se passe aux
États-Unis et constitue une violation des valeurs de la démocratie altruiste
et de la modération dans le combat politique. Simultanément, la gravité de
l’atteinte aux valeurs vient définir des façons de parler de événement :
légitimité de l’investigation, possibilité d’adopter un ton inhabituellement
critique contre le président, mais aussi limitation de la mise en cause à
quelques dirigeants sans scrupules ou aux excès d’une « présidence
impériale » dans un système politique qui demeure une référence.
Élaborée à la fin des années 1970, la liste de Gans peut être obsolète ou non
exportable. Elle donne néanmoins une bonne illustration de la force du lien
entre définition journalistique de la « valeur » d’une information et
dimension normative de cette « valeur » lorsqu’il s’agit de définir le
cadrage de l’événement.
Dispositio
Collecter des informations, trouver l’angle ne donnent pas magiquement le
produit fini. Il faut rédiger, trouver un plan ou un montage, enchaîner faits,
idées, images. C’est ici que jouent les conventions d’écriture du journalisme
qui fixent à chaque type d’article (edito, reportage, brève) une véritable
grammaire. Les travaux de sensibilité sociologique sur ces patrons narratifs
sont rares [La Haye, 1978 ; Neveu, 1993 ; Schudson, 1995 ; Ringoot, 2010].
On voudrait donner un aperçu de leurs apports en empruntant à de La Haye.
Sans doute son livre a-t-il vieilli, mais il illustre aussi de façon éclairante la
formule juste et sibylline de Schudson : « Les informations ne racontent pas
seulement la politique. Elles participent aussi d’une politique de la forme
narrative. » Il joue pour cela de deux outils de classement.
On peut condenser les contraintes qui pèsent sur l’écriture journalistique par
la référence à trois types de forces. Les premières – cf. chapitre III –
renvoient à l’ensemble des conditions de travail et des contraintes de
production (rapport au temps, aux sources...). Les deuxièmes sont liées aux
stratégies commerciales de l’entreprise de presse, aux objectifs qu’elle se
fixe quant à sa profitabilité, au profil social du public cible. Chacune de ces
stratégies contribue à définir un espace de possibles narratifs modelé par les
logiques de concurrence entre titres et les capacités présumées de réception
de publics plus ou moins homogènes. Enfin, la structure du champ
journalistique associe à tout journaliste des cadres narratifs préférentiels qui
dépendent à la fois de sa place statutaire (éditorialiser suppose une position
hiérarchique), de sa rubrique (un chroniqueur télé peut se permettre un ton
irrévérencieux moins usuel en page politique [Neveu, 1993]), et des
logiques de distinction à l’égard des titres concurrents.
Les tendances ainsi mises au jour ne font que manifester dans la temporalité
propre à la télévision naissante un processus déjà repéré par les historiens
de la presse [Schudson, 1995]. Kevin Barnhurst et Diana Mutz [1997] ont
ainsi pu mettre en évidence dans les journaux américains un déclin du
« reportage centré sur l’événement » au profit d’une dimension
interprétative : récits plus longs et moins nombreux, description croissante
des personnages par des catégorisations (nationalité, profession) et non des
patronymes, effort de contextualisation qui mobilise un nombre accru de
spécialisations journalistiques et replace l’événement dans un contexte
spatial et temporel plus large.
Dans leur histoire des formes de l’information aux États-Unis, Barnhurst et
Nerone [2001] soulignent une autre tendance fédératrice. La mise en pages
des journaux met de plus en plus en valeur un souci d’aération, de clarté.
Une première page de 1985 contient souvent jusqu'à deux fois moins de
mots que sa devancière de 1885. Il y a moins de sujets valorisés en « une »,
mais ils sont plus développés, les articles sont visuellement mieux séparés,
la mise en pages est plus aérée de blancs, de filets. Si ce mouvement est
distinct de la montée d’un discours de surplomb, il converge cependant dans
la vision du travail journalistique comme opération de sélection, de
hiérarchisation, de pédagogie du chaos de faits qu’est l’actualité.
Le New journalism
Le New journalism se définit enfin par des objets. Miroir d’une Amérique
secouée par les changements des années 1965-1975, Il se fixe sur les
marginaux (Hell’s Angels), les contestataires et révoltés (hippies, Black
Panthers), mais aussi sur la manière dont les mutations sociales affectent les
vies ordinaires (divorces, angoisses liées au statut social). S’il se prête à des
exercices plus convenus comme le portrait des célébrités, c’est en cassant
les lois du genre, comme dans le fameux portrait de Sinatra que Gay Talese
rédigera sans jamais l’avoir interviewé. Avec l’emphase de son style, Wolfe
voit dans ce mélange la « plus importante » découverte de la littérature
américaine contemporaine : la naissance, à partir de reportages, d’un
« roman non-fiction ».
Quelques illustrations :
Tom Wolfe, The New Journalism, Picador, Londres, 1975 (un recueil).
Si le journalisme est objet de tant de discussions, c’est pour une large part
que spécialistes et citoyens lui attribuent des pouvoirs considérables. En
politique, les défaites sont volontiers expliquées par des erreurs de
communication ou un déficit de couverture médiatique. Dans le domaine
culturel, un groupe de cinéastes français a pu, en 1999, signer une pétition
accusant la critique d'être à l’origine d’un accueil peu enthousiaste des films
nationaux. Le pouvoir des journalistes est encore bien visible quand il met
en cause une personne, qu’il s’agisse des relations d’un président américain
et d’une stagiaire, ou d’une personne qui a vu son nom publié par la presse
locale parmi les cibles d’une opération de police contre un réseau pédophile
et se suicide.
Un débat à reformuler
Visions enchantées et histoires d’horreur
L’interrogation sur le pouvoir – présumé excessif – des journalistes est
aussi vieille que la presse. Chaque changement important dans les réseaux
de communication, de la radio à Internet, lui donne une nouvelle actualité à
défaut d’arguments originaux [Neveu, 2011]. Les ingrédients de ces
discours sont assez peu variés pour qu’on puisse les condenser en quelques
repères. Les journalistes disposeraient d’un pouvoir d’influence
considérable sur les consciences et les comportements. Ils seraient à même
de définir les objets du débat social et d’imposer leurs jugements en la
matière. Les plus en vue constitueraient une élite sociale spécifique, capable
de faire et défaire les hiérarchies et réputations dans les domaines de la
culture et de la politique. L’influence ainsi acquise en ferait à la fois des
acteurs clés d’un système politique devenu « médiacratie », les porte-
parole, voire les usurpateurs de l’opinion publique et les arbitres des modes
intellectuelles et culturelles.
Il ne s’agit donc pas de nier la réalité d’un pouvoir, mais d'être sensible à
ses paradoxes. Le premier tient à une dimension de la croyance. Au-delà
d’effets souvent malaisément mesurables, le pouvoir des médias est aussi
d’accréditer une croyance dans leur influence, qui leur fait attribuer des
résultats imaginaires. Il tient aussi à la nature d’une influence qui s’exprime
plus en une capacité à définir un horizon de débats et d’enjeux que dans un
contrôle orwellien des esprits. La notion de construction sociale de la réalité
est galvaudée. Elle demeure cependant pertinente si elle suggère un
processus de sélection et de hiérarchisation des faits et dossiers dont une
analyse empirique du travail journalistique peut dégager les causes et les
régularités. En rappelant ainsi le poids des routines de travail, on saisit un
dernier repère. Si le pouvoir politique comporte une dimension volontariste
lorsqu’il s’assigne des programmes, les traduit en mesures législatives, le
« pouvoir » journalistique s’exprime, lui, plus rarement en « campagnes »
ou croisades. Il fonctionne au contraire en bien des cas non parce que les
journalistes veulent exercer une influence, exprimer un point de vue
normatif, mais parce que les routines et dispositifs destinés à produire une
forme de distanciation, de récit objectif ont pour effet de valoriser certains
types d’informations et de cadrages.
Dimensions du pouvoir
journalistique
Problématiser
Le chat du dessinateur Geluck observe dans une de ses réflexions
mémorables qu’« en lisant le journal, les gens croient apprendre ce qui se
passe dans le monde. En réalité ils n’apprennent que ce qui se passe dans le
journal ». La formule donne une idée acceptable de travaux récents qui
situent dans un pouvoir de définition et de cadrage des enjeux sociaux l’un
des impacts essentiels du journalisme. L’attention portée dans le précédent
chapitre à l’écriture de presse offrait une vue pratique de la façon dont
l’ordinaire des interactions inscrit dans le matériau discursif cette forme
spécifique de construction sociale de la réalité. C’est donc ici vers les effets
possibles de ces phénomènes qu’on se tourne.
Dans une étude sur la manière dont les Britanniques ont perçu la grève des
mineurs face au gouvernement Thatcher, Greg Philo [1990] utilise un
protocole d’enquête inventif. Il donne à des groupes tests, socialement
homogènes (policiers, mineurs, travailleurs sociaux, etc.), un jeu de photos
tirées de reportages télé sur le conflit et leur demande de construire à partir
de ces images le scénario d’un petit reportage pour la BBC ou la chaîne
privée ITV. L’enquête manifeste la familiarité des publics avec la
rhétorique journalistique : la plupart des scénarios intègrent des formules
typiques du discours des reporters. Elle suggère aussi une capacité à
percevoir les biais nés des impératifs du média, lorsqu’un avocat
conservateur convient de la surévaluation des violences en expliquant
l’attrait de telles images pour l’audimat. Deux enseignements
complémentaires sur le pouvoir du journalisme en ressortent.
Le premier confirme le modèle d’un public actif. Les mêmes images font
l’objet de réceptions contrastées. Les participants qui ont une expérience
directe du conflit (femmes de mineurs, policiers) tendent à estimer que les
images de violence prennent une place excessive. D’autres panelistes
imputent d’abord les heurts à la police, soit que leur relation à cette
administration soit elle-même marquée par la tension (chauffeurs de bus
antillais), soit que des vacances dans un village de mineurs gallois aient
laissé l’image d’un milieu chaleureux et paisible. Cadres et professions
libérales sont plus critiques devant ce qu’ils perçoivent comme la brutalité
des grévistes. Les images les plus mémorisées diffèrent aussi : reprise du
travail humiliante pour les mineurs, scènes de soupe populaire en milieu
ouvrier, affrontements sur les piquets de grève chez les cadres.
Consacrer
Le pouvoir collectif des journalistes tient aussi à leur capacité de
consécration. Une bonne revue de presse, des invitations régulières peuvent
contribuer au succès d’un livre, d’un film, d’un artiste ou d’un intellectuel.
L’observation peut n'être que le rappel banal du rôle de publicité que joue la
presse pour les productions culturelles, les débats sociaux. Elle devient plus
originale si elle s’arrête sur une observation formulée par des auteurs aussi
différents que Pierre Bourdieu, Régis Debray, ou Raymond Boudon. Avec
des conceptualisations différentes, ceux-ci soulignent que le processus de
consécration médiatique d’un universitaire (Aron) ou d’un romancier
(Camus) supposait hier que celui-ci soit d’abord reconnu par des verdicts de
pairs au sein du champ universitaire ou littéraire. Or un mécanisme de
court-circuit s’est mis en place depuis les années 1970 : des producteurs
faiblement ou nullement reconnus au sein des champs de production
culturelle spécialisés en contournent les verdicts et les exigences pour
accéder, par la reconnaissance des médias, à une consécration publique. On
pensera, pour ne pas rester dans le vague, à la fortune médiatique d’Alain
Minc ou de BHL. Ce circuit court de consécration ne se limite pas à offrir
une voie dont on pourrait penser qu’elle promeut des producteurs peu
inventifs mais bons vulgarisateurs. Le champ journalistique exerce là par
ricochet de puissants effets sur un ensemble de champs de production
culturelle. Il contribue à promouvoir des types d'œuvres qui correspondent
aux thèmes de débats définis par lui, semblent aptes à susciter l’intérêt du
plus vaste éventail de consommateurs et incorporent à cet effet à la
production intellectuelle ou artistique des standards formels proches de
ceux de l’écriture journalistique. Une part du journalisme devient ainsi le
cheval de Troie de logiques hétéronomes au sein d’espaces culturels
(édition, arts) qui s’étaient précisément construits historiquement en
organisant des dispositifs de mise à distance des effets mécaniques du
marché [Bourdieu, 1996]. L’institution de l’islamophobie en genre littéraire,
entre mélodrames à la Khadra et « témoignages » aux titres affriolants
(Vendues, Brulées vives...), serait un bon exemple de ces évolutions. Tout
essai, roman ou récit d’atrocités sexuelles ou d’oppression de genre – un
monopole musulman ? – recevra une couverture médiatique généreuse que
ne peuvent espérer des enquêtes documentées ou érudites. Au-delà de ce
cas, des processus se dessinent. Le moins neuf tient à la désinvolture avec
laquelle sont souvent traités les biens culturels. Claquant la porte du Grand
Journal de Canal +, le chroniqueur Olivier Pourriol signalait en 2013 la
technique qu’il y avait découverte pour parler d’un livre : lire la page 1, la
page 100 et la dernière page. Plus stratégiquement, d’exercices
promotionnels [Davis, 2013] en prix décernés par les médias [Réseaux,
2003], l’économie de la consécration culturelle a vu son centre de gravité
glisser du verdict des pairs à celui des médias, modifiant au passage les
critères de l’excellence. La télévision est le foyer de cette action « par
ricochet », elle met souvent au principe de l’excellence culturelle la
capacité à maximiser les audiences, l’adéquation au sens commun, la
rentabilité, critères auxquels les entreprises culturelles ne peuvent rester
sourdes.
Qui a gagné ?
Champagne [1990].
Un pouvoir en réseau
L’équivoque qui menace toute réflexion sur le pouvoir des journalistes est
celle de la confusion entre la partie et le tout, par l’attribution aux seuls
journalistes de capacités d’influence qui naissent en réalité d’un réseau
d’interdépendances où aucun protagoniste – et surtout pas les journalistes
– ne dispose seul de la maîtrise du résultat final. Ce réseau n’est désormais
plus mystérieux. On rappellera le poids des sources institutionnelles, leur
capacité à « indexer » la hiérarchie des problèmes et à définir des
« cadrages » des enjeux. On y associera le savoir-faire promotionnel dont
disposent des entreprises et des associations. Les acteurs du travail
permanent de construction d’une hiérarchie des problèmes publics sont
aussi des entrepreneurs de causes (mouvements sociaux, personnalités,
experts) qui mobilisent toute une palette de ressources (notoriété, appui de
l’opinion, autorité scientifique, émotion d’un témoignage) au service des
enjeux qu’ils souhaitent transformer en débats publics. La promotion dans
les médias de l’illettrisme au rang de problème public est inséparable de la
mobilisation d’un réseau complexe d’acteurs associatifs (ATD Quart
Monde), de personnalités, de commissions officielles [Lahire, 2000].
Les années 1970 et 1980 ont constitué dans de nombreux pays une période
faste pour le journalisme. Les effectifs de la profession ont connu une forte
croissance. À l’Est comme au Sud, le renversement de régimes dictatoriaux
a redonné au métier les lettres de noblesse d’un auxiliaire de la démocratie.
Une créativité s’est exprimée en de nouvelles rubriques, en une attention
inédite à ce qui fermente dans le monde social ; elle a pris la forme de styles
d’écriture moins convenus, plus flamboyants dans le New journalism,
d’attitudes moins déférentes face au pouvoir par un journalisme
d’investigation.
En forçant le trait, on peut décrire les deux décennies récentes comme celles
du désenchantement, voire de questionnements existentiels. La crise
économique ouverte dans les années 1970, la constitution de puissants
groupes multimédia ont revalorisé les impératifs de la rentabilité au
détriment de ceux de la production d’une information de qualité. Internet a
ouvert la voie à des brouillages où l’identité des journalistes est menacée de
dilution au sein d’un continuum de producteurs de nouvelles, d’opinions, de
rumeurs, dans le bruit de fond du buzz où la notion même d’information
comme réducteur d’incertitude s’estompe. Quant aux changements qui
promettaient d’ouvrir des espaces nouveaux à un journalisme indépendant,
le meurtre d’Anna Politkovskaïa et d’autres journalistes russes en signale
les limites. Dans un livre signal d’alarme, Bernard Poulet [2009] questionne
la possibilité d’une mort rapide de la presse écrite quotidienne. La
profession serait-elle menacée ? La question vaut d'être posée, en repérant
successivement les effets d’une logique commerciale plus impérieuse
qu’hier, puis celle d’Internet et de ses usages, avant de tenter de repérer de
possibles scénarios de renouvellement du journalisme.
L’entreprise de presse contre
l’entreprise de production de
l’information
Tunstall [1971] décrivait les journaux comme reposant sur la tension entre
une « entreprise de production de l’information », avec des valeurs telles
que l’indépendance, la fiabilité, la distance critique..., toutes ces choses sont
coûteuses en temps, argent et frictions avec les pouvoirs, coûteuses aussi
pour la rentabilité à laquelle l’entreprise doit parvenir pour sa croissance,
ses actionnaires. L’expression « journalisme de marché » (market-driven
journalism) a été consacrée aux États-Unis par un ensemble de travaux
récents [Underwood, 1993 ; McManus, 1994]. Elle ne désigne pas la
classique obligation pour un titre d’équilibrer son bilan financier. Elle
condense quatre évolutions par lesquelles la recherche d’une rentabilité
maximale redéfinit la pratique journalistique, fait primer sur toute autre
considération la profitabilité.
Rentabilité d’abord
Familière, une première évolution se traduit par la priorité donnée aux
rubriques jugées les plus propices à maximiser les publics. Le choix
managérial réalisé en 1995 par le Miami Tribune [Cook, 1998] est parlant :
les rubriques ont été ramenées à neuf, jugées « utiles et importantes » par
des études de lectorat : éducation, sport, environnement, pouvoir local,
santé, faits divers, Floride, Amérique latine, consommation. Ce type
d’arbitrage, qui constitue une évolution internationale, se traduit par la
montée des soft news et d’une information-service, le déclin corrélatif de la
couverture de l’étranger, du Parlement. L’économiste James Hamilton
[2006] parle d’une nouvelle formulation des cinq W. Qui est intéressé, qui
est prêt à payer pour une information ? Où localiser cette demande
solvable ? Quand et pourquoi cette demande est-elle profitable ? Une
hiérarchisation des rubriques vendeuses se complète de la prime aux
informations à fort contenu émotionnel, à la vitesse de couverture. Dans un
roman à clef, Alain Chaillou [2002], ex-correspondant de TF1 en Asie,
illustre ces tendances, dans la chronique amère et ironique de la
marginalisation de l’information internationale sur sa chaîne, de la prime
donnée à l’anecdotique et au croustillant.
Le succès des gratuits suggère qu’ils répondent à des attentes et que leurs
journalistes ne sont pas sans talent. Ils ont fait entrer de nouveaux lecteurs,
jeunes et femmes, dans la fréquentation des quotidiens. Monsieur de La
Palisse noterait qu’ils ne sont pas chers, tandis qu’entre 1970 et 2005 le prix
des quotidiens a augmenté deux fois plus vite que l’inflation en France.
Mise en pages aérée, mosaïque de petits articles, valorisation des soft news
sont aussi à prendre en compte. Le lecteur de gratuit n’a pas à chercher un
kiosque, son journal lui est tendu dans le métro où il se déplace. Mais les
gratuits condensent aussi les évolutions commerciales analysées ici. Le
lecteur est un produit d’appel pour capter des budgets de publicité, ce qui
explique une diffusion minimaliste dans les quartiers populaires, faute des
fameuses CSP +. En cherchant une réduction des coûts par de petites
équipes dont le cœur de métier est de recycler des dépêches, de faire
mousser une information sortie ailleurs, la plupart des gratuits réduisent leur
capacité autonome de collecte et de contrôle des faits. Peut-on proposer une
analyse fouillée dans des articles hyper-compacts ?
Travailleurs de l’information
contre journalistes ?
Une identité défaite
L’étude de Yannick Estienne [2007] sur le journalisme sur Internet soulève
une série de questions qui concernent toute la profession. Deux évolutions
se combinent pour rendre plus problématique que jamais l’identité
professionnelle des journalistes.
Hybridations discursives
Le journalisme moderne s’était aussi établi comme « ordre de discours »,
avec sa façon (objectivité, vérification) de parler du monde, ses critères de
définition de la newsworthyness, ses genres. Cette facette de l’identité, liée
aux manières d’écrire ou de s’exprimer, vacille aussi. Ce brouillage vient
d’abord du frottement écrit/écran, soit que des quotidiens en quête
d’audience voient leur salut dans un mimétisme sur la télévision, soit que
l’infographie rapproche la page papier de l’écran, ou que la défection des
lecteurs et des publicités fasse disparaître le journal papier au profit de la
seule version en ligne [Poulet, 2009]. La codification des genres proposée
par les manuels de journalisme est aussi remise en cause. Éric Lagneau [in
Ringoot, 2009] montre ainsi que l’austère sobriété de la dépêche d’agence
est subvertie par une diversification de l’offre de papiers des agences de
presse, y compris sur des registres (récréatifs, interprétatifs) jusque-là
impensables.
Du traitement au retraitement
Le travail journalistique n’a jamais reposé sur une collecte directe des faits
et des témoignages par chaque membre de la profession. L’opposition des
processors et des gatherers en témoigne, comme le fait que certains titres
aient toujours largement puisé dans le « fil » des agences de presse. Mais,
comme le montre Frank Rebillard [2006], le phénomène prend aujourd’hui
des proportions jamais vues.
Les émissions télévisées de la présidentielle 2007 ont relayé une part de ces
débats. Construire des émissions entières autour d’anonymes transformés en
porte-parole qui des handicapés, qui des chômeurs, n’était-ce pas
transformer le débat en litanie de « Allô, maman, bobo » ? Observons
d’abord que ces prises de parole ont souvent ramené les échanges à des
enjeux concrets, faisant sens pour la masse des électeurs. Ont-ils manqué de
montée en généralité, faute de passer de cas individuels en problèmes
collectifs, de questionner ce que les témoignages pouvaient avoir, ou non,
de représentatif ? L’objection vaut. Elle questionne moins un mauvais
métissage qui viendrait de la présence de profanes que la nature du
« métier » journalistique qui donnerait plus de portée à leur parole.
Comment faciliter la prise de parole de locuteurs peu habitués aux médias ?
Comment combiner témoignages et paroles d’expertise ? Comment casser
l’asymétrie entre l’intervention unique du témoin ordinaire et l’art de
l’esquive d’un professionnel de la parole politique ?
Investigations et examens
Dans le cas français, l’essor d’un journalisme d’investigation, symbolisé par
l’affaire Greenpeace, celle du sang contaminé ou le dévoilement de faits de
corruption, apparaît comme une innovation majeure. Plus offensive dans la
quête de l’information, plus abrasive à l’égard des pouvoirs sociaux, cette
approche est associée à l’idée d’un journalisme au service de la démocratie,
veillant au respect de l’état de droit ou de valeurs peu contestables (santé
publique, honnêteté des élus). Si un tel journalisme peut traduire en actes
l’idéal de soumission à la « publicité » des titulaires de pouvoirs et instituer
un contre-pouvoir, l’analyse gagne à en cerner les conditions d’émergence.
On a déjà souligné la place importante prise par l’« affaire » ou le
« scandale » comme une des formes narratives clés du journalisme
contemporain. Comme le montre Marchetti [Actes de la recherche en
sciences sociales, 2000], cette valorisation constitue à la fois une façon pour
le journalisme des quotidiens et des hebdomadaires de réaffirmer ses atouts
face au poids montant d’un modèle lié à l’audiovisuel, et une ressource dans
les luttes entre titres et rubriques. Sociologiser le journalisme
d’investigation, c’est encore relever que ses scoops reposent plus souvent
sur la divulgation de documents produits par des administrations d’État ou
des experts que sur une production autonome d’informations inédites. Le
genre implique nécessairement des transactions collusives avec des sources
intéressées aux fuites. Responsable de la cellule « investigation » de
Libération, Armelle Thoraval soulignait en 2000 le rôle des fuites venant
des procédures d’instruction : « Dans les faits, il y a peu d’investigation. On
pourrait dire qu’il s’agit d’un suivi judiciaire spécialisé. » Lire
sociologiquement le journalisme d’investigation, c’est également souligner
deux ambiguïtés, bien visibles par exemple dans l’affaire de l’amiante.
Traduire un dossier complexe dans le modèle narratif du « scandale »
implique simplifications et raccourcis. Se revendiquer de la posture de
l’enquêteur – qui peut se résumer à prêter attention à des faits bien visibles
qu’on avait jusque-là tenus pour dépourvus de valeur d’information –
permet aussi parfois de s’ériger à peu de frais en moraliste.
Le journalisme d’enquête est plus célébré que vraiment pratiqué. Il est très
coûteux en temps et en argent, suppose d’affecter à plein temps des
investigateurs pour un résultat aléatoire. Il expose à des mesures de
rétorsion (budgets publicitaires perdus, procès) de la part de sources ou
d’annonceurs puissants. Aux États-Unis, le jeu combiné de poursuites en
dommages et intérêts et d’une jurisprudence peu favorable à la protection
des sources a virtuellement coupé les ailes à ce journalisme [Hunter, 1997],
ce qui explique pour partie que les affaires se soient déplacées du monde de
la finance et de l’industrie aux alcôves de la politique. Alan Rusbriger, du
britannique Guardian, témoignait en janvier 2009 dans la New York Review
of Books. Un article, mettant en cause des pratiques d’évasion fiscale du
groupe Tesco et comportant une erreur, va coûter à son journal 500 000
dollars de frais de justice. Rusbriger observe que la fiscalité internationale
des entreprises est devenue « aussi intelligible aux personnes ordinaires que
la physique des particules » et qu’un juriste spécialisé demande en général
500 euros de l’heure pour décoder de tels dossiers ou les suivre en justice.
On comprend à la fois les périls de l’investigation, une des raisons du peu
de pugnacité de la presse gratuite, l’alarmante clôture de l’information
économique approfondie dans une presse financière dévouée aux élites du
business.
Oui, à un gros détail près... alors que l’amiante échappe pendant quinze ans
à l’attention médiatique, les journalistes médicaux ou sociaux
« connaissaient » ni plus ni moins que les politiques ses dangers. Ils ont
participé à ce qu’ils dénoncent comme une conspiration du silence. Un
ensemble de raisons objectives peuvent l’expliquer : les syndicats n’ont pas
vraiment cherché à faire de ces cancers un thème fort de leur action, les
maladies professionnelles (90 % des cancers par amiante) sont des sujets
peu porteurs, les problèmes sanitaires des ouvriers d’industrie sont
volontiers pensés sur le mode de la fatalité. Laurent Joffrin parlera avec
lucidité d’une « maladie de classe », lointaine, ne parvenant pas à susciter
une indignation durable chez les habitués de l’espace médiatique.
Des dispositifs déjà expérimentés peuvent aller ici d’un statut d’entreprise à
but non lucratif pour des entreprises de presse, au financement par
souscriptions collectives, appui de fondations ou bourses de postes de
reporters ou d’enquêtes [Downie et Schudson, 2009]. Le journalisme
d’immersion aux États-Unis vit aussi de ce que des journalistes reconnus
peuvent bénéficier de « bourses » privées ou publiques pour dédier un an ou
plus à une enquête.
Bien écrire/parler pour ses publics, c’est comprendre leur diversité et ne pas
les sous-estimer. C’est aussi se souvenir que bien s’exprimer n’est pas
qu’écrire moins (moins long, moins compliqué, moins analytique), mais
mieux (oser construire des histoires, oser entreprendre d’expliquer le
complexe), inventer des formats et des angles qui aillent au-devant
d’attentes et de questionnements insatisfaits.
La mobilisation d’un public large est parfois indispensable pour traiter des
puzzles de données. Le Guardian a pu ainsi mettre en lumière quelques
Rendre intelligible par l’école, des rubriques et des émissions (Arrêt sur
images) les logiques sociales de la presse que ce livre veut expliquer, ce ne
sera jamais la désacraliser ou la diminuer. L’entreprise ne peut qu’éclairer le
public, donner intelligence à son esprit critique. Elle permettra aussi aux
journalistes de dialoguer avec leurs publics à partir des vraies causes de
leurs difficultés ou défaillances, non sur des procès d’intention.
Z-Access
https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
ffi