ÉRIK NEVEU - Sociologie Du Journalisme

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Erik Neveu

Sociologie du journalisme
Introduction

Chaque société, chaque civilisation valorise des personnages, des rôles


sociaux qui la condensent, du chevalier médiéval à l’ouvrier de la
révolution industrielle, au « bureaucrate » wébérien, symbole de la
rationalité moderne. Rien d’étonnant dès lors à ce que, dans une société
souvent dite de « communication » ou d’« information », le journaliste soit
devenu une figure structurante des mythologies contemporaines [Ruellan,
1993] [*].

Globe-trotter, confident des puissants, enquêteur capable de dévoiler les


secrets les mieux cachés, il peut encore s’associer les prestiges de
l’écrivain, de l’éminence grise. Il serait facile de peupler un musée Grévin
des journalistes : Morton Stanley retrouvant Livingstone disparu au cœur de
l’Afrique, Albert Londres [1923] dévoilant les horreurs du bagne de
Cayenne, Günther Wallraff [1993] métamorphosé en Turc pour des
reportages sur l’immigration en Allemagne. Y figureraient aussi
Rouletabille, Tintin ou les muckrackers des romans noirs américains des
années 1930. Faut-il ajouter Julien Assange de Wikileaks et alors redéfinir
les contours de la profession ? Ce sont aussi des débats sociaux que suscite
depuis son émergence l’activité journalistique. Pour n’en donner que
quelques exemples récents, la couverture de la guerre du Golfe, puis celle
de l’intervention au Kosovo ont posé la question de la manipulation de
l’information par gouvernements et états-majors. L’habileté de certains
mouvements sociaux, mais aussi d’organisations terroristes, à transformer,
par des « coups médiatiques » allant de la prise d’otages au happening
coloré, les journalistes en attachés de presse complaisants ou mal à l’aise a
également suscité le débat. L’évolution de la couverture des campagnes
électorales converties en courses hippiques, la montée des reportages sur les
« affaires » ont fait naître des interrogations sur la responsabilité du
journalisme dans le désenchantement du politique chez les citoyens. C’est
encore la question du pouvoir du journalisme en matière de consécration
des œuvres culturelles [Bourdieu, 1996], sa connivence avec les puissants
[Halimi, 1997], le déclin d’un goût pour la presse [Poulet, 2009] qui ont fait
en France l’objet de débats récents.

Le journalisme fait débat et se trouve placé sous les feux d’un nombre
croissant de dispositifs critiques et autocritiques. Un Observatoire français
des médias, associant professionnels, chercheurs et usagers s’est créé fin
2003 (http://www.observatoiredesmedias.com). Il vise à constituer un outil
de veille et de débat critique sur la production et le cadrage de
l’information. La reflexivité émane aussi des chroniques hebdomadaires de
médiateurs (au Monde, à France 2), d’émissions qui démontent la mise en
images de l’actualité comme Arrêt sur images sur la cinquième chaîne, de
sites Web où sont mis en débat les pratiques journalistiques (comme
http://acrimed.org ou http://www.journalism.org). La tradition corporatiste
de complaisance et d’omerta est remise en cause par des témoignages de
journalistes comme ceux de Nicholas Jones en Grande-Bretagne [1995], de
Daniel Schneiderman [1989] ou Daniel Carton [2003] en France qui
dressent un tableau sans narcissisme des effets des logiques d’audience ou
des connivences avec les sources. Une connaissance reflexive du
journalisme serait-elle en voie de banalisation ?

Obstacles épistémologiques
Les obstacles à une connaissance distanciée des pratiques journalistiques
demeurent cependant nombreux. Il s’agit d’abord du poids des préjugés
normatifs. Parce que l’émergence d’une presse libre est historiquement liée
à la construction des régimes démocratiques, le journalisme n’est pas qu’un
métier. Il apparaît aussi comme un rouage de la démocratie, ce dont
témoignent la place donnée à la liberté de presse dans de nombreuses
constitutions (1er amendement de la Constitution des États-Unis),
l’importance des valeurs de transparence, ou des expressions comme
« quatrième pouvoir ». Le risque est de tenir pour indiscutable ce qui
fonctionne aussi comme mythologie professionnelle [Le Bohec, 2000].
L’existence d’une presse libre ne garantit en effet pas mécaniquement un
égal accès au débat public de tous les points de vue, de toutes les
composantes de la société. Ajoutons une autre difficulté : les premiers
producteurs d’analyses sur le journalisme sont souvent les journalistes eux-
mêmes qui, singulièrement en France, développent une théorie indigène de
leurs pratiques. Si ces livres de témoignage ou d’analyse offrent des
matériaux précieux ou une réflexion stimulante, en faire la base d’une
connaissance scientifique du journalisme reviendrait à vouloir construire
une science politique sur les seuls Mémoires des gouvernants. Sans
s’attarder sur les livres qui suggèrent que seuls des journalistes peuvent
pertinemment juger du métier [du Roy, 1990], ces textes font souvent la
part belle à une vision enchantée du journalisme, de ses fonctions
démocratiques, de ses pouvoirs [de Virieu, 1989]. Plus encore, pour des
raisons éditoriales évidentes, ces témoignages sont presque toujours le fait
de vedettes de la profession.

Ce point suggère un troisième obstacle. Le mot de journaliste suscite


presque inévitablement l’association aux figures des grands du métier :
présentateur du journal télévisé du soir, éditorialiste de renom. Bref, la
plupart des visions du journalisme, jusque dans les travaux savants,
théorisent à partir d’une population qui ne représente pas 5 % des
journalistes en exercice. C’est alors l’immense armée des correspondants
locaux du journal régional, des journalistes d’agences de presse, de la
presse spécialisée (informatique, mode, santé) qui sort du champ de vision.

La liste des obstacles tient aussi à l’ambiguïté des relations entre


journalistes et universitaires. L’évolution des rapports de force au sein du
champ intellectuel s’est traduite depuis une trentaine d’années par une
montée en puissance des journalistes. Elle se manifeste dans le pouvoir
qu’ont acquis certains d’entre eux en matière de consécration des œuvres
culturelles, de vedettarisation sélective d’intellectuels, parfois par la
possibilité d’intervenir avec autorité dans le débat public par leurs articles
ou leurs livres, s’installant dans une posture dont les « intellectuels »
pensaient être détenteurs exclusifs. Cette évolution alimente une vieille
défiance croisée qui s’exprime chez les journalistes par la fréquence d’un
anti-intellectualisme larvé, ou par le privilège donné à des intellectuels
made in media. Elle se traduit chez beaucoup d’universitaires par une
tentation dénonciatrice que tout chercheur travaillant sur le journalisme doit
apprendre à contrôler. On ajoutera à cette liste provisoire des obstacles que,
le journalisme étant inséparable des médias dans lesquels il se développe,
c’est aussi aux mythologies de la communication que se confronte tout
travail sur le journalisme. Ces dernières sont contradictoires et
encombrantes [Neveu, 2011]. Tantôt elles célèbrent, avec une naïveté
répétée, l’annonce de révolutions de la communication et du journalisme à
l’apparition de tout média nouveau. En d’autres cas, elles invitent à figer
une essence des problèmes du journalisme sur lesquels tout aurait déjà été
dit voici un siècle et demi par Balzac dans Illusions perdues.

Un itinéraire d’analyse
Ce livre vise à proposer une exploration aussi large que possible des
pratiques journalistiques, essentiellement à partir du cas français. C’est à
dessein qu’on parlera ici de journalismes au pluriel, que les termes de
réseaux ou d’interdépendances seront sollicités pour rendre compte d’une
cartographie sociale où s’articulent les hiérarchies propres au journalisme et
aux entreprises de presse, les relations aux sources, aux pouvoirs sociaux et
aux publics. Et ce n’est qu’au prix d’investigations sur l’histoire du
journalisme, la morphologie de la profession, les routines quotidiennes du
travail journalistique qu’il peut devenir possible d’aborder des questions
tenues pour plus essentielles sur les « pouvoirs » de la profession, son rôle
politique, son devenir.

Ce choix en implique d’autres, et d’abord la valorisation de travaux à


dimension ethnographique. Comprendre le travail des journalistes, c’est
d’abord le regarder en train de se faire, dans les salles et conférences de
rédaction, les entretiens, la chasse aux images, le tri des dépêches et des
communiqués. Le second consiste à être attentif au « feuilleté » des
pratiques journalistiques. Elles diffèrent profondément d’un média à un
autre. On constatera aussi l’importance des références étrangères,
spécialement anglophones. Si une excellente sociologie du journalisme a
pris son essor en France depuis les années 1980, la richesse de la
production anglophone est incomparable tant par ses apports théoriques que
par la diversité des études de terrain. Cette ouverture aux travaux étrangers
vaut aussi par ce que la comparaison rend visible, par son pouvoir
d’exotiser des pratiques qui semblent évidentes parce qu’elles sont celles de
notre culture. Cette ouverture se justifie aussi par l’internationalisation des
groupes de presse et la mondialisation de l’information.
Trois blocs de deux chapitres structurent cette exploration. Elle passe
d’abord par une généalogie de la profession et un état des lieux en l’an
2000. L’analyse se fixe ensuite sur les journalistes au travail en cherchant à
décomposer le réseau des interdépendances quotidiennes, puis en s’arrêtant
sur le produit fini de leur activité : une écriture (textes, paroles, images).
Deux derniers chapitres s’interrogent enfin sur les questions liées au
« pouvoir » des journalistes et aux évolutions de la profession.

Glossaire de termes de métier utilisés dans ce volume

Agencier : journaliste travaillant dans une agence de presse.

Angle : manière d’aborder un sujet, d’en valoriser une dimension spécifique


(ex. : souligner l’impact écologique ou les problèmes de contrôle des
navires lors du naufrage d’un pétrolier).

Assis (journalisme) : désigne un journalisme plus orienté vers le traitement


(mise en forme des textes d’autrui, genre éditorial ou commentaire) d’une
information qu’il n’a pas collecté lui-même. Correspond imparfaitement à
la notion anglaise de processor.

Attaché(e) de presse : spécialiste salarié (ou consulté) par une entreprise,


une administration, une association pour promouvoir sa communication
auprès de la presse.

Audimat : technique de mesure des audiences à la télévision. Le terme


suggère par extension l’importance prise par la quête de l’audience à tout
prix (ex. : la logique de l’audimat).

Bidonner : faire un faux en journalisme. Il peut s’agir de reportages truqués


ou scénarisés, d’une fausse interview.

Blog (ou Weblog) : site Web, personnel ou collectif, dont les contenus
associent – avec des dosages et une clarté très variables – des témoignages
et « choses vues », du couper-coller d’informations collectées dans des
médias et des commentaires personnels (sur l’actualité, les consommations
culturelles des animateurs du site). Ces sites ne relèvent pas du journalisme.
Ils illustrent le flou croissant entre « journalisme » et production ou mise en
ligne d’information (http://www.pointblog.com).

Chemin de fer : maquette anticipant sur le contenu (nature et taille des


articles et publicités) des pages et des rubriques de l’édition du journal en
préparation.

Convergence : désigne initialement le contrôle par une même entreprise de


plusieurs médias (presse écrite, télévision...). Le terme tend aujourd’hui à
caractériser le processus de fusion de rédactions appartenant à des médias
divers (papier, Web, radio) et l’exercice d’un journalisme exigeant la
capacité de produire efficacement pour tous ces supports.

Debout (journalisme) : désigne un journalisme orienté vers la collecte de


l’information sur le terrain (reportage, enquête). Correspond à la notion
anglaise de gatherer.

Hard news : information qui renvoie aux registres de l’imprévu


(catastrophe), de l’événement (grande compétition sportive), d’une actualité
chaude tant par son immédiateté que par ses enjeux (prise d’otages, débat
législatif). Voir Soft news.

Infotainment : mot-valise construit à partir d’information et entertainment


(distraction). Il désigne, avant tout pour la télévision, tant le mélange de ces
deux registres dans les mêmes programmes que la tendance à rendre les
émissions d’information attractives à tout prix.

JRI : journaliste reporter d’images. Professionnel de la télévision capable


de produire l’intégralité d’un reportage (images, son, rédaction),
éventuellement d’en assumer le montage, voire la diffusion.

Lead : paragraphe d’attaque d’un article ou d’une dépêche qui doit


condenser en peu de place l’essentiel de l’information. Quand ce
paragraphe s’étale sur toute la largeur des x colonnes de texte de l’article
on parle de chapeau ou chapô.
Locale : dans une ville, équipe plus ou moins importante de journalistes
chargée de couvrir l’actualité locale pour un titre de presse régionale. Dans
le journal, la ou les pages dédiées à cette ville.

Localier : correspondant d’un journal régional ou local dans une commune,


un quartier. Dans les petites communes, il s’agit souvent de personnes
exerçant ce travail en complément d’une autre activité (enseignants,
retraités) et ne disposant pas de la carte de journaliste.

Marbre : article non publié, ou gardé en réserve, en général faute de place.


Dans l’audiovisuel on dit aussi « trappé » pour un travail non diffusé.

Muckracker : littéralement « fouille-merde ». Désigne les praticiens d’un


journalisme d’investigation, né aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres,
attaché à déterrer les scandales et les abus des puissants.

Newsworthiness : en français, « valeur d’information ». Il s’agit de la


capacité d’un fait à devenir un événement, à être éligible à l’actualité au
regard des critères de sélection du titre et de la rédaction.

Pack : la « meute » en anglais ; s’applique aux journalistes qui suivent en


troupe un candidat, un événement.

Pigiste : personne collaborant à la rédaction dans une entreprise de presse et


rémunérée à la tâche (la « pige », barème de rémunération souvent basé sur
le nombre de signes ou de lignes). On emploiera ici essentiellement le terme
pour désigner des journalistes professionnels ne disposant pas d’un salaire
régulier. Mais le terme peut aussi désigner des collaborateurs ayant une
profession principale (écrivain, universitaire).

PQR : presse quotidienne régionale (ex. : Paris-Normandie) par opposition


aux titres « nationaux », c’est-à-dire parisiens (ex. : Les Échos, La Croix).

Press-book : recueil des articles produit par un journaliste. Il sert de carte


de visite professionnelle dans les logiques de carrière.

Publi-rédactionnel : information relevant de la publicité ou du


communiqué mais dont la présentation (lorsqu’elle copie par exemple la
mise en page d’un article normal)

laisse une ambiguïté sur l’origine réelle : rédaction ou promotion externe ?


Voir Rédactionnel.

Pyramide inversée : principe d’écriture qui veut que l’article débute par le
lead qui condense l’essentiel, avant de s’élargir dans l’exploration du qui,
où, quand, comment, pourquoi et le travail d’interprétation.

Ratage : information manquée par un journaliste ou un titre alors que les


concurrents en font état.

Rédactionnel : désigne le flux de textes ou de reportages parlés ou filmés


qui compose un journal. Le rédactionnel comme contenu s’oppose à ce qui
est produit hors de la rédaction (publicité, communiqués). L’opposition
désigne aussi la présence dans l’entreprise de presse de services qui ne
rédigent pas (régie publicitaire, service juridique, imprimerie...).

Scoop : information obtenue en exclusivité par un journaliste ou un titre.

Soft news : informations non directement rattachées à l’actualité chaude.


Quand le hard repose sur l’événement, le soft joue plus du dossier :
portraits, tranches de vie, évocation de changements de comportements à
long ou moyen terme, information pratique ou consumériste.

Source : origine d’une information, institution qui la diffuse vers les


journalistes.

Tabloïd : format compact de journal (29 × 37 cm) qui est celui de la


presse populaire britannique (Sun). Désigne au Royaume-Uni la presse
populaire par opposition aux journaux « de qualité » de grand format
(broadsheets). A donné le terme péjoratif tabloïdisation qui connote la
quête de l’émotionnel et du sensationnel.

Pour un lexique plus complet, voir [Le Bohec, 2010].


Notes

[*] Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin


d’ouvrage.
I. Genèses d’une profession

Il n’est pas toujours facile, ni possible, de suivre les médiations par


lesquelles le passé du journalisme s’inscrit dans son présent. Mais ces
influences sont bien réelles. Le statut actuel du journaliste vient d’une loi de
1935 dont les dispositions peuvent aujourd’hui encore expliquer la faiblesse
du nombre des journalistes français formés dans des écoles de journalisme.
Nombre de titres importants de la presse quotidienne et spécialisée restent
les héritiers – parfois illégitimes – de journaux nés dans l’entre-deux-
guerres. Le prix Albert-Londres, qui récompense chaque année un travail de
reportage, fait référence à une grande figure du journalisme de la IIIe
République.

Passer par une socio-histoire du journalisme constitue donc une nécessité.


Ses risques sont évidents : celui d’une régression à l’infini qui irait jusqu'à
La Gazette de Renaudot (1630) chercher les prémices du journalisme, celui
d’un enlisement dans une chronologie des apparitions de titres et de
formules éditoriales, de bilan des tirages. D’excellents travaux sont
disponibles sur ces questions [Bellanger et al. 1975 ; Charon, 1991].
L’option retenue ici consiste plutôt à valoriser une comparaison entre
journalismes français et anglophone afin de mettre en évidence deux
modèles opposés [Chalaby, 1998]. Un second éclairage viendra d’une brève
incursion dans la réflexion sociologique sur la notion même de profession
appliquée au journalisme.

Le modèle anglo-américain
Une masse croissante de recherches sur l’histoire du journalisme
[Schudson, 1978 ; Chalaby 1998] s’accorde à localiser en Grande-Bretagne
et plus encore aux États-Unis l’origine des pratiques journalistiques qui
constituent aujourd’hui la norme de référence de ce métier. Cinq points de
repères peuvent situer ce modèle anglo-américain.

« Facts, facts, facts »


Le premier a trait à l’importance de la dimension de collecte de
l’information (news-gathering). Le journaliste américain se définit avant
tout comme un professionnel de la quête de la nouvelle. Les incarnations
héroïques de cette figure sont celles du grand reporter, du muckracker qui
déterre les scandales. L’apparition des journaux bon marché de la Penny
press, que symbolise le lancement du New York Sun en 1833, consacre ce
journalisme orienté vers la collecte du fait. Les rituels élémentaires de la
pratique journalistique, telle la « tournée » qui conduit du commissariat,
pour les faits divers, à la mairie pour l’état civil, sont nés aux États-Unis.
Cette orientation définit déjà un modèle de professionnalisme. Être
journaliste suppose un rapport au terrain, la constitution d’un carnet
d’adresses, des savoir-faire liés à la prise de notes, au recoupement de
l’information, à la maîtrise de la situation d’entretien. Des genres
journalistiques qui paraissent aujourd’hui évidents sont nés aux États-Unis
de cette quête de l’information. La naissance du reportage est largement liée
à la couverture de la guerre de Sécession. L’interview sera également
inventée dans les années 1860, et les polémiques que suscite alors en France
la démarche inconvenante qui consiste à questionner un président des États-
Unis ou un pape [Schudson, 1995] montrent combien l’innovation n’allait
pas de soi. En associant ainsi à la pratique journalistique des tâches, des
compétences, une écriture irréductible à celle d’activités préexistantes
(écrivains, personnel politique), le modèle anglo-américain en a fait une
activité pensable comme une profession à part entière, ouvrant à ses
praticiens des perspectives de carrière. Schudson [1978] souligne ce
processus à travers l’évolution des stéréotypes. Personnage souvent
caricaturé sous les traits du « journaleux » de petite ville, négligé,
alcoolique, peu cultivé, le journaliste américain acquiert après 1850 une
respectabilité sociale dont atteste la valorisation du reporter.

La centralité du factuel est liée à un deuxième trait du journalisme anglo-


saxon : la prédominance qu’y prend un discours de l’objectivité, construit
autour d’une visée de restitution des faits, séparant information et
commentaire. Une affiche apposée dans la rédaction du Chicago Tribune
dans les années 1880 dit simplement « Qui ? Quoi ? Comment ? Quand ?
Où ? ». Le rédacteur du Philadelphia Tribune énonce que si le titre doit
exprimer une opinion, lui seul y est habilité [Solomon et McChesney,
1993]. Cette croyance en la restitution objective de faits immaculés est
grosse d’illusions (cf. chapitre IV). Mais, devenue norme professionnelle,
elle produit des effets. Elle stimule un regard objectivant qui cherche une
description clinique des événements, pose les individus et les faits en objets
de descriptions froides, se défie du commentaire identifié au bavardage. Le
corollaire de ces orientations est la dévalorisation des formes ampoulées
d’expression, des registres polémiques ou normatifs au profit d’une écriture
sobre et descriptive. Ce style peut en partie s’expliquer par la capacité de
condensation de la langue anglaise, dominée par un lexique de mots bi- ou
trisyllabiques [Palmer, 1996]. Mais si une culture française pousse à décrire
cette écriture comme absence d’apprêts, elle n’est cependant pas privée de
style, ni condamnée à la platitude. Un journaliste écrivain nommé
Hemingway peut l’illustrer.

Utilitarisme, logique d’entreprise et


professionnalisation
Très tôt au XIXe siècle se développe aux États-Unis une presse répondant à
des besoins pratiques et quotidiens, vers le monde agricole en particulier.
Les quotidiens de la côte Est accordent précocement une attention
importante à des informations économiques sur les marchés, le mouvement
des navires de commerce. La quête du lectorat se traduit aussi par la
multiplication des rubriques pratiques allant des recettes de cuisine aux
chroniques religieuses. Après l’utilitarisme, un quatrième trait du
journalisme anglo-américain découle du statut de la presse comme activité
entrepreneuriale. Le magnat de presse Roy Howard déclare « Nous sommes
venus à Detroit simplement comme marchands de nouvelles. Nous sommes
ici pour vendre de la publicité et la vendre à un tarif profitable pour ceux
qui y investissent. Mais nous devons d’abord produire un journal avec une
information attractive qui suscitera sa circulation et rendra la publicité plus
efficace » [Solomon et McChesney, 1993]. Les press barons (Pearsons,
Northcliff, Hearst) seront les premiers à constituer des groupes de presse
économiquement puissants. Les causes de cette situation sont multiples
[Chalaby, 1997]. Elles sont économiques : la concentration de la presse
reflète le développement plus rapide du capitalisme dans les pays anglo-
saxons. La lutte pour les marchés passe aussi par un usage précoce de la
publicité. À la fin du XIXe siècle, nombre de quotidiens américains y
trouvent 60 % de leurs recettes, quand Le Petit Parisien dépasse
laborieusement 10 %. Le droit joue aussi un rôle. La liberté de la presse est
consolidée dès 1791 aux États-Unis, elle s’affermit en Grande-Bretagne
dans les années 1830. Cette sécurité juridique, qui ne sera établie en France
qu’en 1881, permet la publication d’un journal comme activité marchande,
libérée de la menace de sanctions ruineuses. L’urbanisation plus précoce
constitue un autre élément de baisse des coûts de diffusion et d’extension du
lectorat. Mais ce sont les incidences de cette concentration économique de
la presse sur le journalisme qu’il faut souligner. La logique de maximisation
des audiences est indissociable des registres utilitaires et du parti pris
factuel déjà soulignés. Les press barons sont des entrepreneurs capitalistes
avant d'être les relais de forces politiques, ce qui dissocie le journalisme de
l’engagement partisan. La logique entrepreneuriale contribue donc à une
professionnalisation forcée. Le journaliste américain, et c’est là la dernière
de ses singularités, n’est pas un semi-artiste ou un partisan mais un salarié
payé au rendement. Sa rémunération dépend de l’originalité des
informations collectées. Le dépit d’une journaliste new-yorkaise à la fin du
siècle dernier en témoigne : l’homme qu’on vient de repêcher dans le port
n’est pas mort... simple accident dont le compte rendu vaudra deux dollars
quand un suicide réussi en eût rapporté six ! Cette rationalisation conforte
un savoir-faire professionnel à base de techniques, de capacités d’enquête,
d’une écriture normalisée, qu’inculquent dès la fin du siècle des
départements de journalisme dans les universités.

Le journalisme à la francaise
Entre littérature et politique
La singularité initiale du journalisme français pourrait s’exprimer en une
formule paradoxale : jusqu'à la naissance de la presse populaire à la Belle
Époque, les journaux se font sans journalistes. Les articles sont certes
rédigés par des collaborateurs de presse. Mais ceux-ci ne vivent pas leur
activité comme un métier à part entière avec ses savoir-faire propres, sa
logique de carrière. Travailler pour un journal est une position d’attente vers
les vraies carrières de la littérature et de la politique. Balzac décrit ce
phénomène dans Illusions perdues, plus encore dans sa Monographie de la
presse parisienne [1843] qui développe une typologie des collaborateurs de
presse. Celle-ci rend bien visible le statut « vide » du journalisme. Il ouvre
la voie vers la réussite ailleurs, ou stérilise ceux qui s’y engluent. Les
« petits journalistes, débutants, plus ou moins poètes, grouillent dans ces
journaux en rêvant de positions élevées, attirés à Paris comme des
moucherons par le soleil [...]. Ils tombent épuisés et se changent en
employés dans quelque ministère. » Par ailleurs, si l’on excepte les
« camarillistes » qui prennent en sténographie les débats parlementaires,
aucune compétence professionnelle spécifique ne semble requise. Aucun
des personnages dépeints n’enquête. La compétence des journalistes est
littéraire, faite de talent polémique, de pyrotechnie rhétorique. De multiples
données manifestent ce penchant littéraire du journalisme français. Les
titres qui font décoller une presse de masse (La Presse de Girardin en 1839,
Le Petit Journal de Millaud en 1863) jouent d’un produit d’appel qui est le
feuilleton rédigé par des plumes célèbres (Balzac, Dumas, Hugo, Sue). De
Zola à Camus, cette tradition de coopération demeure un trait du
journalisme français, dont les monstres sacrés (Londres, Bodard) associent
aussi la figure de l’écrivain à celle du reporter.

Regards croisés sur deux modèles de journalisme

Le modèle « américain », vu de Paris

« Un amas informe, indigeste, de petits faits qui tombent les uns par-dessus
les autres, sans qu’aucun ferment d’idées mette en jeu et fasse lever cette
pâte » (Francisque Sarcey, L’Opinion nationale, 1865).

« L’information à outrance [...] a transformé le journalisme, tué les grands


articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de
place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, au procès-verbaux des
reporters et des interviews » [Émile Zola, 1888].

« Ce que l’on veut à présent, ce sont des faits : chacun en tire la conclusion
qu’il lui plaît. Faut il pour cela adopter sans modification la formule
américaine ? Non. L’information telle que les Américains la comprennent
[...] doit certainement être la base du journalisme moderne. Mais en France,
il nous faut quelque chose de plus. Nous sommes trop raffinés pour nous
contenter d’un reportage tout sec. Et puis le commerçant, le politicien ne
sont pas seuls à lire le journal. Il y a l’écrivain, l’artiste, il y a les femmes
aussi qui s’intéressent médiocrement à l’information banale et brutale. De
là, deux nécessites : relever le reportage en le confiant à des écrivains de
talent et, en second lieu, faire une large place à la partie purement
littéraire » [Fernand Xau, patron du Journal, 1892].

Le modèle français, vu par des correspondants étrangers à Paris

« Si je lis la presse de Paris pour me distraire, je lis celle de Londres pour


me renseigner le plus exactement possible sur les événements de mon
temps » (Theodor Herzl, correspondant de la Neue Freie Presse de Vienne,
1902).

« Les journaux allemands, anglais, belges, italiens, suisses sont renseignés


et instructifs, mais très généralement mal écrits et ennuyeux. Le journal de
Paris n’informe guère ou renseigne incomplètement, mais il intéresse tout
de même, parce que vos journalistes sont les premiers du monde pour le
tour de main et l’art de trousser un article » (Édouard Secrétan,
correspondant de La Gazette de Lausanne, 1902).

« Le désir profond des journalistes français, c’est de raconter ce qu’ils


pensent et non pas de se faire l’intermédiaire entre l’événement et le public.
Mes collègues d’ici ne cherchent pas à couvrir l’Allemagne d’une manière
sobre, je dirai statistique. Ils veulent faire part de leur image de
l’Allemagne » (correspondant d’hebdomadaire allemand, 1983).

« Vous venez de faire un long reportage, vous le transmettez à votre rédac-


chef qui n’aime pas. Dans les pays anglo-saxons le journaliste repart sur le
terrain. En France il se renferme dans son bureau. Il "pense" »
(correspondant américain à Paris, Télévision, 1982).

Sources : Padioleau [1983] ;

Ferenczi [1993] ; Delporte [1999].

Le second tropisme du journalisme français est politique. La majorité des


titres s’identifient à des sensibilités politiques, plus tard à des partis. Sous la
IIIe République, nombre de journalistes entreprennent des carrières
politiques [Ferenczi, 1993]. Pour les élus, le contrôle d’un quotidien est une
ressource stratégique dans les luttes parlementaires, la politique locale.
Cette tradition s’inscrira durablement dans la pratique professionnelle, au
point que, jusqu’aux débuts de la Ve République, un journaliste politique
demeure un journaliste porteur d’opinions politiques [Kaciaf, 2013]. La
perméabilité de la presse française à la politique s’illustre par l’efficacité
des tactiques de répression, de corruption et d’influence déployées par les
gouvernements. La pratique en remonte à Guizot, inventeur d’un « bureau
de l’esprit public » qui adresse aux journaux amis des éditoriaux types.
L’audiovisuel confirmera cette tendance [Bourdon, 1994].

Le journalisme français marque donc sa différence au modèle anglo-


américain. La dimension du news-gathering y reste durablement peu
développée. L’excellence professionnelle s’y fonde sur la maîtrise et le brio
du style, la capacité à défendre une ligne éditoriale. Les contenus
rédactionnels, valorisant critiques, billets et chroniques, traduisent le poids
du commentaire, d’un métadiscours sur l’actualité qui privilégie
l’expression des opinions, transforme l’événement en prétexte à exercices
de style brillants et désinvoltes.

Une professionnalisation tardive et inaboutie


De travaux récents [Martin, 1991 ; Ruellan, 1993, 1997 ; Delporte, 1999]
soulignent la lenteur du processus d’institutionnalisation d’une identité
professionnelle de journalistes en France. La loi de 1881 sur la presse met
fin aux multiples formes de censure explicite ou déguisée. Ce cadre
juridique libéral favorise l’essor de la presse quotidienne et le
développement de la population des journalistes. Ils sont 4 000 en 1890,
6 000 en 1900. La spécialisation des tâches, la hiérarchisation se
développent. Mais on demeure loin d’une profession organisée. Un réseau
d’amicales, de mutuelles, d’associations se met en place [Delporte, 1999].
Mais aucune de ces structures ne peut, ni n’entend vraiment représenter une
profession dont l’identité demeure molle. Le Bel Ami de Maupassant (1885)
suggère ce flou de la profession. Introduit au journalisme par un ami, cet
ancien sous-officier se révèle initialement piètre rédacteur. Son premier
apprentissage professionnel consiste à « bidonner » un entretien. Bel Ami
ne manifeste aucune espèce de vocation. Son travail de journaliste apparaît
comme un simple instrument de réussite sociale, via le monde politique et
celui des affaires peu nettes.

Le premier conflit mondial va servir de détonateur à l’institutionnalisation


de la profession. La presse française sort discréditée d’une guerre où elle a
servi sans vergogne la propagande officielle. Le Syndicat des journalistes se
crée en 1918 en prenant appui sur le tissu des associations antérieures. Il
regroupera 75 % de la profession en 1939. Son initiative fondatrice est la
rédaction en 1918 d’une Charte déontologique. Il s’agit d’abord d’un
instrument de réhabilitation morale de la profession. Elle vise aussi à
solidifier le groupe autour d’une référence éthique et à l’opposer aux « faux
journalistes » amateurs. C’est aussi dans l’après-guerre que des journalistes
catholiques créent à Lille, en 1924, la première grande école de
journalisme. Sans détailler ici trop d’étapes [Ruellan, 1997], on retiendra la
date clé de 1935 avec le vote par le Parlement du statut des journalistes. Il
définit un ensemble de droits dans le domaine du travail et de la protection
sociale. Il construit surtout une frontière en réservant la qualité de
journaliste aux personnes reconnues comme telles par une « commission de
la carte d’identité professionnelle » où siègent patrons de presse et
journalistes. Repris sans grande modification des textes de 1935-1936,
l’actuel article L 761-2 du code du travail indique : « Le journaliste
professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et
rétribuée l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications
quotidiennes ou périodiques, ou dans une ou plusieurs agences de presse, et
qui en tire le principal de ses ressources. »

Cette victoire corporative est équivoque. Alors que le Syndicat des


journalistes allait jusqu'à parler d’un « Ordre des journalistes », la
commission de la carte ne dispose d’aucune forme de pouvoir de type
disciplinaire. Elle ne fait que constater un fait matériel : est journaliste celui
qui gagne d’abord sa vie par ce travail. La définition exclut de la profession
ceux que le Syndicat dénonce depuis des années : « Commerçants,
libraires, instituteurs, professeurs, secrétaires de mairie, fonctionnaires de
tout acabit et de tout ordre [qui...] prennent la place des professionnels. »
Elle consacre aussi le flou d’une profession pour laquelle aucune condition
d’entrée n’est requise.

Les limites d’une opposition


Le tableau serait donc clair. D’un côté, un journalisme à la française – plus
littéraire, plus politisé, plus lent à se doter de compétences codifiées et
d’une écriture spécifique –, de l’autre, un journalisme anglo-américain,
marqué par des traits inverses, plutôt pensé comme une activité
économique. Mais le prix de cette clarté est un risque de simplisme, et la
réalité d’une opposition doit être peinte avec plus de nuances.

Le journalisme anglophone constitue en réalité un « modèle » plus contrasté


que ne le suggèrent trop de descriptions. Le journalisme qui l’emporte
finalement à Londres et New York n’y parvient qu’après avoir triomphé de
la vive concurrence d’une presse politisée, qu’il s’agisse de l’énorme
diffusion clandestine des unstamped liés au monde ouvrier naissant en
Grande-Bretagne [Chalaby, 1998] ou, aux États-Unis, d’une longue
tradition de journalisme politique, lié à la construction des machines de
parti [Cook, 1998]. Occulter un demi-siècle où un journalisme engagé joue
un rôle central équivaut à réécrire l’histoire du point de vue des vainqueurs.
La remarque vaut pareillement pour les influences littéraires. Underwood
[2008] produit une histoire des liens étroits et durables entre le journalisme
et le roman en Grande-Bretagne et aux États-Unis. La liste des auteurs
ayant été à la fois romanciers et contributeurs de journaux prend vite la
forme d’un défilé (Dickens, Anderson, Sinclair, Orwell, Waugh, Dos
Passos, Steinbeck, Capote, Barnes, Updike pour un simple échantillon) qui
rend sceptique sur l’étanchéité du lien entre les deux mondes et relativise la
vision d’un journalisme ligoté par une mystique de la factualité. Plus
exactement, la vision du journalisme comme rationalisation d’un savoir-
faire en collecte de faits, comme mode d’écriture descriptif et distancié s’est
heurtée à des crises et contestations [Schudson, 1978]. Le détonateur en
sera la prise de conscience du poids croissant des sources et des institutions
officielles dans la fabrication de l’information diffusée : découverte effarée
de l’efficacité des public relation officers, dont communiqués et dossiers
viennent parfois meubler la moitié du rédactionnel des quotidiens dans les
années 1920 ; exaspération dans les années 1960 devant le talent du
personnel politique à multiplier les « coups médiatiques » qui sont aussi des
pièges à journalistes. La riposte à ce qui est vécu comme manipulation
prend majoritairement la forme d’un durcissement du parti pris d’enquête.
C’est ce que propose Walter Lipmann à la fin des années 1920 en
consacrant tardivement la notion d’objectivité. Une seule solution pour
résister aux sources : enquêter, recouper. La même logique fera promouvoir
dans les années 1960 un Precision journalism qui utilise les ressources
(statistiques, enquêtes) ou les méthodes (sondages) de la statistique ou des
sciences sociales pour produire une connaissance scientifique des faits.
Mais, tant en 1920 qu’en 1960, donner plus de place à la subjectivité, aux
commentaires, à la contextualisation apparaît aussi comme une autre
réponse aux experts en « relations publiques ». Le manuel classique
Reporting for Beginners de McDougall devient ainsi en 1938 Interpretative
Reporting. Le New journalism des années 1960 (cf. p. 78-79) se donne aussi
pour immense ambition de combiner l’enquête la plus rigoureuse,
l’expression de la subjectivité des personnes rencontrées et les ressources
du roman. Une des innovations majeures de la presse britannique depuis les
années 1980 [Tunstall, 1996] ne réside-t-elle pas encore dans le rôle accru
des columnists dont billets et éditoriaux correspondent à des genres
interprétatifs réputés français ?

Dans un livre novateur, Marie-Ève Thérenty [2007] invite symétriquement


à rompre avec le modèle d’un journalisme français qui peinerait à
s’émanciper de la littérature. Tout en soulignant une « fictionnalisation » de
ses manières d’écrire l’information, elle met en lumière une « circularité »
où les journalistes à la fois empruntent à la littérature et lui renvoient des
innovations (calibrer et découper son texte, se saisir de l’actualité). Elle
rend visible combien la part littéraire de ce journalisme français n’exclut
pas un glissement graduel du raconter au témoigner, l’avancée d’un mode
de narration objectivant qui valorise les « choses vues » ou les paroles
collectées face au verbe interprétatif. Le fait est visible dès 1885, dans la
manière dont Le Matin de Xau introduit une attention accrue à la collecte
des faits, au reportage.

Durcir en oppositions nationales les variations de style journalistique risque


aussi de faire oublier ce qu’elles doivent à la manière dont la scolarisation,
les cultures fabriquent des lecteurs et des dispositions, leur lien à une
sociologie des publics. Schudson [1978] le rend bien visible en explorant au
sein même du journalisme étatsunien un binôme story/information qui se
structure dès les années 1880.

Nuancer une opposition, c’est aussi penser à la circulation internationale


des modèles et formules. L’histoire du journalisme est aussi faite de
tentatives – comme aux Pays-Bas [Broesma, 2007] – pour hybrider la
rigueur « américaine » en production d’information et le souci « français »
d’une écriture séduisante et confortable. La presse française n’a cessé
d’importer et d’adapter les formules rédactionnelles anglo-saxonnes. La
plupart des succès éditoriaux de l’entre-deux-guerres en témoignent. Le
groupe Prouvost va calquer les recettes des tabloïds britanniques pour
lancer Paris Soir (1931) ; Paris Match décolle après 1938 en s’inspirant de
Life. Si la vision d’une opposition binaire peut être éclairante, elle le sera
plus encore en y discernant déclinaisons, hybridations et importations.
Donner consistance à cette approche supposerait de briser les barrières
disciplinaires entre histoire de l’art, de la littérature et du journalisme, entre
histoire des sciences sociales et de la culture et d’avancer vers une
cartographie des manières rivales et complémentaires de parler de la société
depuis le XIXe siècle, comme y invite Denis Ruellan [2010] dans une
excitante contribution qui propose de penser le peintre Courbet comme un
contributeur à l’art naissant du reportage, d’un reportage réaliste qui
bouscule les bien-pensances, met en visibilité l’ordinaire de la vie sociale.
Story contre Information

Pulitzer rachète en 1883 le New York World où il va promouvoir ce que


Schudson désigne comme le registre Story, la narrativisation de
l’information. Il s’agit de valoriser une information locale, pratique, la
couverture des scandales et des événements sensationnels, et de lui donner
formellement la vitesse et le pouvoir de reconstruction du réel d’un récit
réaliste. Elizabeth Cochran se rend ainsi célèbre par ses reportages :
déguisée en immigrante, elle teste l’accueil à Staten Island, saute à l’eau
d’un ferry du port pour vérifier l’efficacité des services de secours. Ce
mélange d’émotionnel et d’utilitaire cible un public populaire, immigrant,
vise à le socialiser à l’Amérique ou tout simplement à l’anglais (d’où les
manchettes, les récits brefs au vocabulaire simple). Cette orientation
rédactionnelle se double d’une politique précoce de prix bas qui maximise
le lectorat et les recettes publicitaires.

À partir des mêmes repères d’utilité et de factualité, le New York Times


propose, lui, un registre rédactionnel plus ascétique, plus rigoureux et plus
distancié : l'information, dégagée au maximum de toute gangue narrative.
Son slogan « All the news that’s fit to print » (« Toute l’info qu’il convient
de publier ») suggère à la fois l’exhaustivité et le refus d’une information
inconvenante. Le titre revendique aussi de « ne pas souiller la nappe du
petit déjeuner » (allusion au papier jaune et au contenu de la Penny press...
mais implicitement aussi au standing des lecteurs du Times). Si le lecteur du
World appartient aux mondes du populaire et de l’immigration dont il faut
capter l’attention, à qui expliquer la jungle urbaine, celui du Times est perçu
comme plus armé culturellement et socialement. Il n’a pas besoin de l’appât
de la mise en récit, affiche sa distance aux inconvenances du sang et du
scandale à la une. C’est un homo oeconomicus à qui il faut des informations
précises, sur des sujets sérieux, utiles pour le business.

Source : Schudson [1978].


Une identité professionnelle
flexible ?
Une profession faiblement institutionnalisée
Les genèses du journalisme posent aussi la question de ce qu’est le métier
de journaliste, au double sens d’une palette de savoir-faire et d’une
profession organisée par des règles.

La sociologie fonctionnaliste a produit une abondante littérature sur la


notion de profession [Chapoulie, 1973]. En résumant à l’excès on en
retiendra quatre critères. Une « profession » suppose des conditions
formelles d’accès à l’activité (diplôme, certification). Elle détient un
monopole sur l’activité qu’elle régit, comme l’illustre l’organisation des
avocats ou des médecins. Elle dispose d’une culture et d’une éthique qu’elle
peut faire respecter par des moyens contraignants que lui accorde l’État (cas
des ordres professionnels). Elle forme enfin une communauté réelle : ses
membres lui consacrent l’essentiel de leur énergie sociale, sont conscients
d’avoir des intérêts communs.

Il suffit de chercher à appliquer cette grille au journalisme pour voir les


ambiguïtés de sa « professionnalisation ». Il existe bien un statut légal du
journaliste français. Mais l’octroi de la carte de journaliste ne dépend
juridiquement ni d’un niveau de formation déterminé ni de la détention d’un
diplôme de journalisme. Le fait n’empêche pas les journalistes de partager
concrètement un répertoire de compétences. Il signale que cette maîtrise
peut être très inégale et qu’elle s’apprend encore souvent « sur le tas ». Il
n’y a donc pas de ticket d’entrée stricto sensu. Pour cette raison, la notion
de « monopole » dans l’accès au journalisme n’a qu’une signification
molle. La commission de la carte (http://www.ccijp.net) délivre certes un
document officiel. Mais il ne fait qu’enregistrer la réalité de revenus venant
d’abord de la presse et n’interdit en rien à des non-titulaires de la carte
d’exercer les mêmes activités que des journalistes encartés, comme le
montre le fait que des animateurs de télévision questionnent des dirigeants
politiques. L’existence d’une « communauté réelle » est équivoque. Certes,
les titulaires de la carte sont des journalistes « plein temps ». Sur certains
points, le sentiment d’avoir des intérêts partagés se vérifie comme l’ont
montré, en 1996, des grèves contre la mise en cause d’un abattement fiscal
de 30 % réservé à la profession. Mais le morcellement des fonctions, des
médias, des spécialités, des lieux et temps de travail y compris au sein
d’une même entreprise tend davantage à développer un éclatement [Charon,
1993] du monde journalistique et à suggérer que le sentiment
d’appartenance à une communauté fonctionne sur un mode avant tout
réactif, face à la « critique », qu’elle vienne d’intellectuels, de juges, de
politiques.

Restent les critères d’une éthique et d’une culture partagée. Les travaux de
Remy Rieffel [1984], fondés sur un échantillon de l’élite des journalistes
suggèrent la réalité de visions partagées du rôle professionnel. Nombre de
journalistes vivent leur métier comme une mission au service du public à
qui ils apportent des informations utiles. Être journaliste, c’est être le
« médiateur » qui rend visible la vie sociale, le « pédagogue » et
l’« ordonnateur » qui mettent de la clarté dans le chaos des événements.
L’identité partagée tient encore à la vision du journaliste comme rouage de
la démocratie, voire comme agent actif de contre-pouvoir [Plenel, 1996].
Verbalement au moins, le consensus professionnel se fait aussi sur une
éthique symbolisée par la charte de 1918. Un élément trop mésestimé d’une
culture journalistique tient aussi à une forme puissante d’investissement
inséparablement psychique et professionnel. En les dépouillant de leurs
connotations péjoratives, les images de l’actualité comme drogue du
journaliste « accro de l’événement » ne sont pas déplacées pour décrire
cette dimension émotionnelle, la décharge d’adrénaline qui accompagne
l’exaltation d'être sur un scoop, d'être aux premières loges pour couvrir un
moment important de la vie sociale.

Cette culture-éthique professionnelle trouve cependant ses limites. La


première tient à l’éclatement croissant du milieu. Il est plus difficile pour le
responsable de rédaction d’un canton rural que pour le grand reporter
d’entretenir le sentiment de chevaucher l’événement majuscule, moins
évident pour le pigiste d’un magazine informatique que pour le journaliste
politique de se vivre en auxiliaire de la démocratie. Plus encore, l’absence
de mécanismes corporatifs de sanction effective des atteintes à une
déontologie affichée doit être soulignée. Lorsqu’un hebdomadaire publie
des conversations illégalement interceptées sur le portable d’un autre
journaliste lors de l’affaire du sang contaminé, la profession n’a ni le
pouvoir ni la volonté de sanctionner ces comportements.

Profits et risques d’un métier de frontière


Le journalisme n’entre donc pas dans la boîte sociologique des
« professions » organisées ? Mais en quoi y a-t-il là problème ? Une
première réponse consisterait à se demander s’il ne réside pas justement
dans les présupposés de l’analyse fonctionnaliste. Il serait désirable qu’une
profession soit organisée. Le journalisme serait meilleur si ses praticiens
sortaient d’écoles spécialisées, si la profession contrôlait mieux ses
membres. Pareil point de vue peut se défendre. Il suppose cependant que
soient pesés les inconvénients des professions organisées (les ordres
professionnels français n’ont-ils que des vertus ?) et que ne soit pas donné
comme un énoncé scientifique ce qui est aussi une vision normative des
métiers.

Une autre réponse consiste à se placer du point de vue des journalistes. Le


flou de leur fonctionnement professionnel a présenté pour eux plus
d’avantages que de handicaps, ce que Ruellan [1993] argumente par la
notion de « métier de frontière ». Frontière vaut ici dans son sens
américain : non une limite balisée et contrôlée, mais un front mouvant.
Concrètement, le jeu sur la frontier a consisté pour le journalisme à annexer
au fil du temps de nouvelles activités, liées à de nouveaux médias (radio,
TV, Internet). Cette digestion de métiers inédits est venue conforter le
groupe. L’absence d’exigence de diplômes spécifique a permis d’intégrer au
métier une grande variété de compétences qui ont contribué à son efficacité
(journalisme scientifique). Elle évite à la profession de supporter la
responsabilité d’une surpopulation de diplômés dotés d’une sorte de « droit
à exercer », situation jadis illustrée en France par les contrecoups de la
surpopulation de médecins.

Le fait que l’exigence d’un diplôme spécifique n’ait jamais été un mot
d’ordre des professionnels du journalisme s’explique pour partie par la
dimension mimétique de certains apprentissages du journalisme. Ruellan
souligne également que les carrières du journalisme ont fonctionné comme
des moyens de promotion ou de rétablissement social pour des autodidactes
ou des jeunes des classes moyennes en délicatesse avec la logique scolaire.
On imagine donc mal que des agents dont la carrière s’est parfois faite en
contournant les diplômes deviennent les chantres de la qualification
scolaire. À la différence du médecin ou de l’universitaire, le journaliste ne
doit d’ailleurs pas son prestige social à un cursus long ou sélectif mais à
d’autres ressources : qualité d’expression, visibilité sociale, proximité des
puissants, courage du correspondant de guerre. La conclusion de ce
raisonnement centré sur le point de vue journalistique suggère le thème de
la force des groupes flous mise en évidence par Luc Boltanski [1984] à
propos des cadres. Le flou professionnel aura été gros d’avantages
supérieurs à ses inconvénients, comme la faiblesse d’une police
déontologique.

Nous assistons depuis la fin des années 1990 au renversement de cette


dynamique. Le mouvement sur la frontier s’inverse. Le journalisme est
menacé d’une colonisation-dissolution dans un continuum mou de métiers
de la communication, de la production d’information. Le dernier chapitre y
reviendra, mais trois dynamiques peuvent être signalées dès maintenant. La
première tient à l’essor d’une palette de métiers de « communicants »
(attachés de presse, rédacteurs de journaux de collectivités et d’entreprises,
chargés de com et P.R. – public relations – dans les terminologies
anglophones). Bien plus nombreux que les journalistes, ces derniers
connaissent les modes d’emploi du métier, l’un des vilains petits secrets des
écoles de journalisme étant qu’elles forment à terme de plus en plus de
communicants et non des journalistes. Une forte minorité de leurs diplômés
passe à la com, comme on passe à l’ennemi, lassée par des précarités sans
fin, déçue par un métier dont l’amplitude des heures de travail, la
sédentarité croissante trouvent moins souvent la contrepartie d’un sentiment
de créativité ou la fierté de faire sens du chaos des événements. Dans le
même temps, amateurs ou semi-amateurs multiplient blogs, sites et espaces
d’échanges en ligne qui offrent des informations et des services qui ont les
apparences, parfois les qualités du journalisme. C’est enfin de l’intérieur
que le journalisme est travaillé par un processus de déspécialisation et de
précarisation [Accardo, 1998]. Le recyclage de dépêches, la condensation
de problèmes et faits sociaux complexes en des formats de plus en plus
courts tendent à devenir le cœur d’un « métier » par là désenchanté, perdant
peut-être ses publics en croyant aller à leur encontre.

Il serait vain d’opposer au bouillonnement social de créativité appuyé sur


Internet les progrès de la scolarisation et la multiplication des acteurs
désireux de prendre la parole publiquement, le rêve protectionniste d’une
réorganisation du journalisme comme ordre des chevaliers de l’objectivité
et de la rigueur. Mais questionner, réguler et clarifier les jeux de
compétition et de coopération dans un univers recomposé des producteurs
d’information est une urgence pour la profession journalistique, pour le
débat public et l’exercice d’une citoyenneté éclairée.
II. L’espace des journalismes
aujourd’hui

e chapitre vise à dresser la carte de la profession, de ses composantes et


évolutions. Les données françaises reposent sur l’analyse fouillée réalisée à
partir des données 1999 de la Commission de la carte [Devillard, Lafosse et
al., 2001 ; CRAP, 2001]. Une analyse similaire est programmée pour 2010.

Morphologie d’une profession


Le trait le plus saillant du monde journalistique français réside dans son
expansion. La profession triple ses effectifs entre 1960 et 2000. La
croissance se réalise avant tout sur la période 1980-1990 où les détenteurs
de la carte passent de 16 619 à 26 614. Ces chiffres peuvent d’entrée
suggérer la clé de certains dysfonctionnements reprochés au journalisme.
Dans un métier qui repose largement sur une transmission de savoirs sur le
tas, un tel afflux pose des problèmes d’encadrement.

- Les effectifs de la profession


Source : http://www.ccijp.net

Quatre évolutions majeures


Les changements du journalisme français peuvent être cadrés à partir de
quatre repères. Les recrutements massifs, surtout dans les années 1980, ont
fait rajeunir la profession. En 1999, 49 % des titulaires de la carte avaient
moins de quarante ans, 14 % moins de trente ans (ce chiffre était même de
18 % en 1990). Cette population plus jeune est en outre plus diplômée. En
1990, 42 % des journalistes quinquagénaires avaient un diplôme
universitaire tandis que ce chiffre était de 85 % chez les 26-30 ans, et
même de 94 % chez les femmes de cette tranche d'âge. Parmi les diplômés
du supérieur (69 % des titulaires de la carte), les types de formation
correspondant au plus élevé des diplômes détenus sont dans l’ordre : les
lettres et les formations au journalisme (20 % chacune), le droit et les
instituts d’études politiques (17,5 %), les disciplines de sciences humaines
(16,5 %), puis l’information-communication (8,1 %) et les formations
techniques (5,5 %) et scientifiques (5 %).

Au-delà de la hausse générale du niveau de formation, deux points peuvent


être soulignés. Il s’agit d’abord des différences persistantes de formation
entre hommes et femmes. Les femmes journalistes sont plus souvent
diplômées des filières littéraires et « info-com », qui ne sont pas les plus
porteuses pour accéder aux emplois de cadres dans la presse. Même si cet
écart se réduit aujourd’hui, les hommes sont plus souvent diplômés des
instituts d’études politiques (IEP) et des écoles de journalisme reconnues.
Les travaux de Dominique Marchetti [Marchetti, 1998 ; Lafarge et
Marchetti, 2011] sont ici éclairants. Il est en particulier pertinent d’isoler un
quatuor des écoles les plus cotées (ESJ-CFJ-CUEJ-IPJ) dont le diplôme
facilite l’accès aux postes les plus convoités, avec des frais de scolarité
élevés (de 3 500 à 6 000 euros par an pour les écoles privées). En 2005, la
part des étudiants venus des Instituts d’études politiques s’y situait entre 40
% et 50 %, celle des jeunes dont le père était cadre ou profession
intellectuelle supérieure dépassait 70 % (18 % dans la population active
masculine). Il ne faut certes pas oublier qu’une grande majorité des
journalistes ne vient pas des écoles de journalisme, ni négliger le fait que
d’autres de ces formations (Lannion, Tours) ont un recrutement socialement
plus ouvert. Il demeure que les écoles les plus recherchées sont fréquentées
massivement par des jeunes de familles favorisées, sans grande expérience
d’autres milieux sociaux, ayant majoritairement suivi les mêmes cursus
scolaires, y côtoyant une part des futurs décideurs de l’administration, du
politique et des entreprises. Le fait peut éclairer le conformisme inconscient
de bien des journalistes, l’incapacité fréquente à adopter une posture
d’empathie pour les milieux populaires, l’homogénéité de traitement de
nombreux dossiers entre quotidiens et magazines d’information parisiens.
La troisième mutation du journalisme vient de sa féminisation. Les femmes
représentaient 15,3 % des journalistes en 1965, 39 % en 1999, 44 % en
2008. Elles deviennent majoritaires dans les plus jeunes générations, avec
54 % des nouveaux titulaires de la carte professionnelle en 2008. Cette
féminisation est ambiguë et contrastée. La présence des femmes varie selon
les médias : 52 % en presse magazine, 42 % dans les hebdos
d’information, 39 % en presse quotidienne nationale, 30 % dans les
télévisions nationales, 26 % en PQR. Les femmes « sortent » aussi plus
vite et plus souvent de la carrière journalistique. D’une façon prévisible, les
journalistes féminines se heurtent aux difficultés communes des femmes au
travail. Comme le montre Christine Leteinturier [in Rieffel-Watine, 2002],
elles ont plus de mal à devenir cadres. En 1999, 24 % d’entres elles
intègrent la hiérarchie, contre 37 % des hommes. Moins nombreuses dans
les spécialisations de reporters et, plus encore, les postes prestigieux comme
éditorialistes ou chefs de rubrique, elles sont par contre majoritaires (59 %)
dans les fonctions de secrétaire de rédaction. Plus souvent pigistes (20,6 %
contre 16,1 %), elles subissent aussi davantage le chômage que leurs
collègues hommes. L’écart est encore de 18 % entre les revenus masculins
et féminins [Devillard et al., 2001]. Dans les rédactions des titres
d’information générale [Neveu, 2000b] la division du travail associe
souvent les femmes à la couverture du social, au culturel, au pratique, au
monde des soft news faites d’analyse des tendances sociales et des
comportements, de dossiers, d’information utilitaire, par opposition aux
hard news centrées sur l’événement, la tension de l’actualité.

Une dernière évolution décisive vient enfin de la montée de la précarité au


sein du journalisme. Les pigistes représentaient 8,5 % de la profession en
1975, 14,7 % en 1990. Leur poids se situe à 21 % des titulaires de carte en
2012. L’observation des flux d’entrée illustre la place de ce précariat
comme long sas d’entrée : parmi les journalistes obtenant cette année-là
leur première carte, 31 % étaient pigistes en 1999, 61 % en 2012. Encore
la statistique ne recense-t-elle pas tous les précaires : les professionnels qui
– pour de simples raisons alimentaires – doivent trouver une majorité de
leurs revenus hors du journalisme (presse d’entreprise) ne sont pas recensés
s’ils n’ont pas obtenu une année auparavant la précieuse carte. Tous les
pigistes ne sont pas en situation de précarité absolue. Certains, ayant
construit une réputation et un réseau de médias commanditaires, peuvent
trouver dans ce paiement à l’article (« pige ») une souplesse et une
autonomie qu’ils apprécient. Mais tel n’est pas le sens premier de l’essor
massif de la rémunération à la pige depuis trente ans. Il signale un
développement spectaculaire de la précarité et l'émergence d'une véritable
armée de réserve, souvent composée de jeunes, campant entre chômage et
insertions fugitives dans des rédactions. Comme le montrent les
témoignages recueillis par l'équipe d'Accardo [1998], cette précarité est
exploitée, non sans cynisme, par les entreprises de presse, mais aussi les
collègues. Elle permet d'alléger les coûts salariaux, de disposer de petites
mains pour les tâches les moins gratifiantes, d'introduire une flexibilité
extrême en multipliant les contrats à durée déterminée qui peuvent être de
vingt-quatre heures dans l'audiovisuel ! Elle sert aussi à contourner le droit
social, lorsqu'un pigiste est forcé de se faire payer en « droits d'auteur » peu
avantageux pour sa couverture sociale. Cette précarité a aussi des effets sur
la qualité de l’information lorsque le pigiste ne peut prendre appui sur les
services documentaires d’une rédaction pour contrôler une information,
lorsqu’il doit multiplier les papiers pour assurer ses fins de mois, ou parce
qu’il se trouve fragilisé tant face à ses sources qui lui fournissent un « prêt à
publier » facile à transformer en article, que face à une hiérarchie à laquelle
il peut difficilement refuser un reportage dont le contenu sera plus tributaire
d’une commande a priori que des réalités observées sur le terrain. Ces
évolutions engendrent un vaste gâchis humain. Elles favorisent dans la
nouvelle génération des journalistes la montée de rapports désabusés et
cyniques au métier, ébranlent quelques-unes des croyances fondatrices de la
culture journalistique (respect du fait, distinction journalisme-relations
publiques).

Les écoles de journalistes en France

Treize écoles de journalisme, dont quatre privées, sont reconnues par la


convention collective des journalistes. Les plus connues sont l’ESJ de Lille,
le CFJ et l’IPJ à Paris et le CUEJ à Strasbourg. Figurent aussi dans la liste
les IUT de Bordeaux, Lannion et Tours, le CELSA lié à Paris-IV et l’IFP de
Paris-II. On y ajoutera les écoles de journalisme de Grenoble, Marseille,
Toulouse et de Sciences Po Paris. D’autres formations existent à côté de
celles-ci comme les masters « journalisme scientifique » à Paris-VII,
« Reportage-Enquête » à Sciences Po Rennes.

Analysant les flux étudiants dans les écoles reconnues, Lafarge et Marchetti
[2011] mettent en évidence une série d’évolutions. Elles tiennent au premier
chef à la multiplication par quatre des effectifs de ces écoles depuis 1980.
Elles résident aussi dans un processus de hiérarchisation. Il oppose d’abord
les « grandes » écoles, socialement plus sélectives, monopolisant les stages
dans les médias parisiens les plus recherchés, aux « petites » écoles (IUT).
Mais l’opposition se complique d’un clivage entre des écoles où prime une
logique de sélection académique, visible aux mentions du bac et au passage
des étudiants dans des filières sélectives (IEP), et d’autres où l’analyse met
en évidence le rendement de traditions familiales dans le journalisme. Le
niveau scolaire des candidats recrutés s’est fortement renforcé, tout comme
la sélection sociale. 52,7 % des étudiants ont un père cadre ou profession
intellectuelle supérieure quand ce groupe représente 18,5 % de la
population masculine active et ne pèse « que » 32 % sur l’ensemble du
monde étudiant. À l’inverse, les enfants d’ouvriers (10,4 %), d’employés
(5,8 %) et de professions intermédiaires (14,6 %) constituent moins du tiers
des élèves pour 55 % de l’ensemble des étudiants, alors que leurs pères
pèsent pour 70 % de la population active masculine. Pour les étudiants, qui
se positionnent très majoritairement « à gauche », les médias les plus
attractifs sont ceux du secteur public, de la presse écrite parisienne,
télévisions généralistes et titres « populaires » suscitant peu de vocations
passionnées.

L’essor des effectifs et des candidatures n’empêche pas les écoles de


journalisme de faire face à une situation difficile, éclairée par le rapport
Sales de 1998 (http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-
publics/984000482/index.shtml#). Une division implicite des tâches s’est
établie, spécialement pour les écoles de format bac + 5. Recrutant
massivement des élèves des IEP, à un degré moindre des facs, les écoles
leur ont délégué la formation intellectuelle et généraliste, se concentrant sur
les apprentissages techniques des outils de communication, sur la maîtrise
des formats d’écriture et d’expression. L’efficacité de ce partage pour
produire un personnel opérationnel est réelle. Elle a des coûts. La
compétence à digérer de l’information, écrire et produire vite, dans des
formats condensés, peut aussi stimuler un art « sciences-potard » de la
banalité condensée, faisant primer des interprétations routinisées et
superficielles des faits dans un sens commun économique (vertus du
marché, de l’ouverture internationale), social (inévitabilité des sacrifices,
d’abord pour les plus modestes) et politique (dénonciation des
« populismes ») sur la collecte de données inédites, la familiarité aux gens
ordinaires ou la profondeur interprétative. L’impératif, a priori intelligible,
de casser les modes d’écriture ou d’expression parfois bavards ou plus
abstraits que théoriques acquis à l’université dérape plus d’une fois chez
les formateurs – et une partie des élèves – dans une réduction des savoirs
utiles aux réponses à un Trivial Pursuit sur l’actualité et une antipathie pour
tout déploiement d’une réflexion critique. On lira à ce propos le témoignage
décapant d’un élève du CFPJ [Ruffin, 2003] diagnostiqué comme mal dans
sa peau puisque trop souvent encombré d’un livre. Par bilan critique ou
sous la pression des procédures d’évaluation des diplômes [Chupin, 2009],
certaines écoles (ESJ) ou filières (Sciences Po Rennes) revendiquent une
revalorisation des sciences sociales comme outil d’un travail proprement
journalistique... mais cette contre-tendance est loin d'être dominante.

La difficulté des écoles vient aussi de ce qu’elles ciblent souvent les


segments tenus pour nobles des métiers du journalisme, prêtant une
attention insuffisante à des secteurs porteurs comme ceux des magazines,
du Web. On pensera aussi que les matériels dont les étudiants ont besoin
(logiciels, studios, régies) sont très coûteux et menacent l’équilibre de
formations à la scolarité déjà onéreuse.

L’ouverture d’une offre de masters journalisme dans tous les IEP et diverses
facultés, combinée à la stagnation inédite des effectifs de la profession,
n’est pas de nature à simplifier la situation incertaine des formations au
journalisme.

Et à l’étranger ?

Sans oublier les différences considérables entre les offres de presse propres
à chaque pays ou les conceptions du journalisme, une large part des
changements morphologiques observés en France se rencontre aussi à
l’étranger [Weaver, 1998].

Tel est le cas de la féminisation croissante de la profession [Fröhlich et


Lafky, 2008]. Si le pourcentage de femmes parmi les journalistes peut
varier sensiblement (14 % en Corée du Sud, 25 % au Royaume-Uni, plus de
45 % en Nouvelle-Zélande ou en Finlande), la tendance visible dans de
nombreux pays (Canada, États-Unis) est à un renforcement du poids des
femmes comparable à celui noté en France. Il en va de même de la montée
des qualifications scolaires. Alors que 30 % des journalistes britanniques
détenaient en 1971 un diplôme universitaire, le chiffre approche désormais
les 70 %, il dépasse 80 % aux États-Unis et en Espagne. Hormis quelques
rares exceptions (Brésil, Espagne, États-Unis), les diplômes d’écoles de
journalisme pèsent rarement pour plus de 40 % dans les qualifications
universitaires des journalistes en exercice.

La montée de la précarité constitue également une tendance internationale,


liée à la remise en cause du droit du travail et à une recherche accrue de
profitabilité de la part des entreprises de presse. Le pourcentage de « free-
lance » sans stabilité, touchant des « salaires dickensiens », est ainsi passé
entre 1986 et 1995 de 12 % à 25 % des journalistes britanniques [Franklin,
1997]. Aux États-Unis la recherche croissante de rentabilité s’est également
traduite par un spectaculaire accroissement des « dégraissages » et une
instabilité professionnelle accrue [Benson, in Actes, 2000].

Le processus français de rajeunissement de la profession suggère des


comparaisons plus nuancées. Si, dans la plupart des pays, la moyenne d'âge
des journalistes est inférieure à celle de la population active, les causes de
cette « jeunesse » fréquente relèvent de diagnostics différents. Le processus
doit en certains cas (France, États-Unis dans les années 1970) à des
mouvements massifs de recrutement. Il vient plus souvent de phénomènes
de sortie du journalisme vers d’autres métiers (dont la communication) par
des journalistes d'âge mur en quête d’un travail moins contraignant et plus
rémunérateur (Asie du Sud-Est, États-Unis aujourd’hui).

Par-delà les données chiffrées, la comparaison internationale des pratiques


journalistiques a été marquée par la perspective rouverte par Hallin et
Mancini [2004]. Dans un travail attentif à penser relationnellement, et en
cela cousin du modèle des « champs », ils combinent quatre grandes
variables : rôle des groupes de presse, liens presse-partis, culture
professionnelle des journalistes, action de l’État. Ils en dégagent une
typologie qui suggère comment les journalismes occidentaux s’inscrivent
dans trois grandes configurations principales dont les archétypes sont le
modèle libéral des États-Unis, le pluraliste-polarisé italien et le
démocratique-corporatiste scandinave, chacun repérable à une combinaison
des grandes variables.

Singularités françaises
Deux particularismes français méritent une attention particulière. En
premier lieu, l’explosion des effectifs ne trouve guère d’équivalent que dans
la hausse de 61 % de la population des journalistes états-uniens dans les
années 1970. Cette hausse est elle-même inséparable d’un ensemble de
changements du paysage médiatique français tels que l’essor des médias
audiovisuels après le feu vert donné en 1981 aux radios privées, puis le
développement d’un secteur privé de la télévision. Mais la vraie singularité
du journalisme français est d’employer désormais la quasi-majorité de ses
professionnels dans le secteur de la presse magazine et spécialisée. Définie
par opposition aux quotidiens, cette presse regroupe à la fois les
hebdomadaires d’information, les titres « grand public » ciblant des
lectorats définis par des propriétés objectives (presse féminine, pour jeunes)
ou des intérêts thématiques (santé, voyages, économie), et la presse à
destination de publics professionnels (informaticiens, professions
médicales). Cette palette de titres employait, en 1999, 42 % des journalistes
français quand le chiffre correspondant tournait autour de 20 % en
Allemagne et au Canada.

Les raisons de cette singularité sont multiples [Charon, 1999]. La presse


magazine et périodique a tiré profit d’un régime d’aides publiques à la
presse initialement conçu pour les quotidiens. La législation protectionniste
mise en place au lendemain de l’Occupation dans le domaine des quotidiens
en a également fait le seul secteur où pouvaient se développer les groupes
de presse étrangers. Par opposition aux méthodes de gestion souvent
sclérosées de la presse quotidienne, elle a été un terrain d’innovations
éditoriales fortement appuyées sur des démarches marketing, tandis qu’une
politique d’externalisation des charges salariales (recours massif aux
pigistes, sous-traitance de l’impression là où les quotidiens devaient gérer le
face-à-face avec le puissant syndicat du livre CGT) en abaissait le coût,
étendant le lectorat et la rendant attractive pour les publicitaires. Le centre
de gravité de la profession s’est donc déplacé. Une autre caractéristique
française doit être soulignée. Si 29 % des journalistes travaillent encore
pour la presse quotidienne, 70 % des ventes de quotidiens sont le fait de la
PQR. Avec 767 000 exemplaires par jour en 2012, Ouest-France est le
premier titre français.

Les cinq galaxies du journalisme


Comme dans la plupart des mondes professionnels, dès que l’analyse sort
des généralités, c’est une mosaïque d’activités qui se révèle. L’étude
classique de Tunstall [1971] sur les journalistes londoniens en donnait une
illustration. Le choix des journalistes spécialisés des quotidiens londoniens
« de qualité » se fixait pourtant sur un groupe en apparence homogène. Or
c’est un monde de différences qui se dégageait de l’enquête : écarts
considérables de prestige social entre les rubriques nobles des
correspondants étrangers et du service politique et des spécialités comme
l’automobile et la mode, perçues comme subalternes ou comme simples
instruments de récupération d’une manne publicitaire, écarts de
rémunération, écarts de formation entre le diplômé d’une public school en
poste à Washington et l’ancien footballeur professionnel de la rubrique
sportive. Ces journalistes spécialisés qui se côtoient dans les couloirs de la
rédaction vivent dans des mondes sociaux différents : la majorité des
journalistes hommes qui travaillent en rubrique sport et automobile ont
épousé des secrétaires, des infirmières, des employées qui seraient autant de
mésalliances pour leurs collègues des rubriques nobles. En France, les
travaux de Jean-Marie Charon, tant sur les tendances générales du
journalisme [1992, 1993] que sur des segments de presse particuliers [1996,
1999], ont mis en lumière un « éclatement » croissant de la profession.
Celui-ci vient d’abord des fortes différences entre cinq univers (dont la
métaphore de la galaxie suggère le morcellement interne) liés à des médias
distincts, entre lesquels les journalistes circulent peu. Car si, en 1990,
38,6 % des journalistes français avaient changé d’entreprise dans leur vie
professionnelle, seuls 8,2 % avaient vécu l’expérience du changement de
média. C’est aux caractéristiques de ces cinq galaxies, dont les contraintes
engendrent des manières d'être journaliste, qu’on s’intéressera ici.

La presse magazine et spécialisée : le moteur des


changements ?
Les Français sont simultanément les premiers lecteurs de magazines du
monde, et dans un rang très moyen pour les quotidiens. En 1998 la presse
spécialisée grand public (sport, télévision, loisirs, féminine, etc.) comptait
1 286 titres, auxquels on doit ajouter 1 430 titres en presse spécialisée
technique et professionnelle (presse agricole, BTP, distribution, etc.). Ce
secteur est devenu le cœur de la création d’emplois dans le journalisme
français. Il y pèse déjà 42 % des effectifs de titulaires de carte. Par la
diversité de ses composantes, les écarts énormes de poids économique, de
diffusion entre titres (plus de deux millions d’exemplaires pour deux hebdos
TV, moins de 10 000 pour des magazines dédiés à la chasse à cour ou au bel
canto), cet univers évoque l’image de la galaxie [Réseaux, 2001].

Cinq traits du journalisme de cette presse sont à souligner. Le premier


concerne la rupture par rapport à une représentation du journalisme comme
auxiliaire de la démocratie. Le lecteur auquel s’adresse cette presse n’est
plus saisi dans la figure totale du citoyen mais à travers une de ses
composantes identitaires (retraité, homosexuel, parent d’élève), un de ses
loisirs (jardinage, opéra). Tendanciellement, c’est une relation de service,
souvent d’aide à la consommation que propose un tel journalisme,
davantage qu’un mode d’adresse au lecteur en tant que citoyen.

Le journalisme de presse magazine est aussi le terrain d’élection des soft


news. Si une part de cette presse est tributaire de calendriers événementiels
qui s’imposent à elle, comme ceux des compétitions sportives, la plupart
des magazines (cuisine, santé) peuvent construire leurs contenus éditoriaux
d’une façon relativement déconnectée d’une actualité événementielle
imprévisible. La préparation des numéros, spécialement pour les mensuels
et trimestriels, se réalise avec des mois d’avance. Comme le souligne
Charon [1999, p. 82-83] : « Il revient au journaliste d’identifier des
tendances, des phénomènes émergents, afin d’en tirer des sujets d’enquête,
de reportage, de dossiers... Le journaliste de presse magazine doit donc être
créatif, imaginatif, ultrasensible à tout ce qui bouge et peut intéresser les
lecteurs. »

Un troisième trait de ce journalisme est de constituer le laboratoire des


logiques marketing sur l’écriture et le travail rédactionnel. Le formatage
organisé du travail journalistique vaut pour l’identification de thèmes
porteurs, le calibrage des articles. Liés à des groupes de presse (Bayard,
EMAP, Hachette, Prisma) dotés de service d’études et de marketing
performants, les titres locomotives de ce segment de presse sont ceux où le
travail du journaliste est cadré à partir d’un cahier des charges précis, où le
travail rédactionnel est tributaire d’une attention forte à l’aspect visuel du
produit fini.

Une autre particularité de ce journalisme est de condenser, parfois jusqu'à la


caricature, les tensions des rapports de force avec ses sources et ses
annonceurs publicitaires. Lecteurs, sources et annonceurs se superposent
parfois fortement. Difficile pour une revue exclusivement lue par les
professionnels de la grande distribution de multiplier les articles critiques
sur les entorses aux normes d’hygiène dont ses lecteurs – qui sont aussi
annonceurs et sources – peuvent être les responsables. Une attention trop
insistante risquerait de

porter préjudice à des acteurs stratégiques du secteur qui sont aussi


acheteurs de pages de publicité. On trouvera sans peine nombre de
magazines spécialisés où le travail du journaliste diffère assez peu d’une
activité de réécriture des documents promotionnels produits par les
entreprises du secteur concerné.

Plus que tout autre, enfin, le journalisme dans ces médias spécialisés
comporte pour ses professionnels le risque de fonctionner comme un
irréversible enfermement. Un press-book composé de papiers sur la plongée
sous-marine ou la critique des derniers jeux vidéo risque de se révéler un
« sésame » peu efficace pour des stratégies de mobilité professionnelle.
La presse régionale et locale
Deuxième employeur (23 %) des journalistes français, la PQR – et les
hebdos locaux – constitue un univers qui conserve de forts particularismes.
Elle demeure plus masculine (74 % en 1999 contre 58 % pour l’ensemble
presse écrite), plus âgée avec, en 1999, 26 % de plus de cinquante ans
quand ce groupe oscille entre 16 % et 18 % en radio, télévision,
newsmagazines. Les journalistes de la PQR sont aussi tendanciellement un
peu moins diplômés que la moyenne de la presse écrite (35,3 % d’études
post-bac contre 52,2 % en 1990). Ces caractéristiques renvoient à une
logique de cursus puisque 70 % des journalistes de PQR ont fait toute leur
carrière dans l’entreprise de presse où ils ont été embauchés. Le
particularisme du journalisme local tient surtout au rapport de proximité
qu’il entretient avec ses sources et ses lecteurs. Comme le note l’auteur
d’un manuel professionnel [Guery, 1992, p. 51 et 54], cette situation peut
« rendre le journaliste plus ou moins prisonnier de ses sources
d’information [...]. La pression qui s’exerce sur le journaliste de locale est
plus subtile et, partant, plus difficile à combattre. Elle tient aux liens qui
s’établissent normalement dans une petite ville où tout le monde se connaît
et, partant, se fréquente ». La notion de proximité renvoie aussi au « pacte
de lecture » implicite de ce type de presse qui définit son lectorat par
l’appartenance à un territoire (souligné par les titres : Le Dauphiné libéré,
Les Dernières Nouvelles d’Alsace). Elle est portée à sélectionner les
personnages, les événements qui valorisent un « nous » territorialisé, d’où
l’importance donnée aux réussites locales, à la vie associative, et
corrélativement l’extrême prudence dans la couverture de tout ce qui peut
faire conflit entre acteurs du local, la quasi-inexistence de scoops sur des
« affaires » mettant en cause des pouvoirs locaux.

On se gardera cependant d’associer la PQR à la seule image d’un


journalisme vieillot et déférent. La figure du « localier » y prend des
incarnations toutes différentes dans les villes importantes où la diversité des
pouvoirs sociaux vient desserrer les contraintes de la proximité. Dans les
rédactions centrales, les conditions de travail des journalistes spécialisés
(économie, politique) sont proches de celles des quotidiens parisiens. La
PQR française a aussi été l’un des foyers les plus actifs de la modernisation
de la gestion et des techniques de travail avec ses innovations en matière de
publication assistée par ordinateur (PAO), de décentralisation de la gestion
des pages par les rédactions locales [Ruellan et Thierry, 1998].

L’identité brouillée du journalisme national


d’information générale
S’ils n’emploient aujourd’hui que 13 % des journalistes, les hebdos
d’information et la presse quotidienne nationale constituent à la fois le foyer
initial de la pratique journalistique et l’héritier de ses mythologies
professionnelles. Malgré la concurrence de l’audiovisuel, ce journalisme
conserve un magistère moral et une légitimité que lui donnent à la fois
l’héritage de l’histoire et la nature même des formats de la presse écrite
dont le volume permet de pousser l’analyse, où les registres normatifs de
l’éditorial ou de la tribune permettent une intervention dans le débat public.
Le risque est cependant grand de percevoir ce journalisme, à la manière de
l’iceberg, par sa partie la plus visible : dimension épique du journalisme
d’investigation, raffinement d’analyse des éditorialistes politiques.

Contre une réduction qui fait percevoir ce journalisme au prisme des


services politiques de trois ou quatre titres, on en soulignera le
morcellement, la diversité des rubriques et des spécialisations qui le
travaillent de façon centrifuge. On s’arrêtera aussi sur la paradoxale
combinaison de prestige et de fragilité de ce cœur historique de la
profession. La presse quotidienne d’information générale subit, aux États-
Unis, en Europe et en France, une crise sans précédent et la question de sa
disparition sous la forme papier, au profit d’une lecture sur tablettes et
écrans, ne relève pas de la science-fiction. Les ventes des hebdomadaires
d’information stagnent autour d’une diffusion de 1,5 million d’exemplaires
par semaine. Tous les quotidiens parisiens perdent des lecteurs et sont dans
des situations financières difficiles, cela d’autant plus que la presse
quotidienne française, chère et pas toujours attentive à aller vers un public
élargi, n’est pas dans le peloton de tête des plus lues (160 quotidiens lus
pour 1 000 habitants en 2004, soit un 36e rang mondial quand les
Norvégiens lisent 583 quotidiens pour 1 000 habitants, les Britanniques
321). Ces difficultés aiguillonnent des changements et des novations. On y
mettra un usage croissant de l’infographie et des photos, le compactage des
formats d’articles, l’essor de rubriques de soft news (gastronomie, style de
vie, santé, voyages) parfois très agréables à lire. Le risque est aussi, à force
de courir après les apparences et formats des écrans, d’y dissoudre
singularités et forces de l’écrit que sont la capacité d’approfondir, de
raconter, le travail sur le style, l’attention à l’international.

Les contraintes du journalisme local

« Le travail de locale c’est d’abord un "fonds de commerce", un agenda de


contacts avec les interlocuteurs de la vie locale : responsables syndicaux,
paysans de base, mairies, gendarmerie et police aussi. C’est aussi un rapport
de confiance qui se tisse au fil des mois et des années avec les
interlocuteurs de la vie locale. Cela veut dire pas de trahison, de l’honnêteté
dans les relations. Quand on est en première ligne, en face ou à côté de
quelqu’un, il y a une prudence obligée » (responsable de rédaction de sous-
préfecture au Télégramme de Brest, 1998).

« Il y a une chose que je ne peux pas faire, ce sont les courses au


supermarché. Je ne peux pas être tranquille sans qu’on m’accoste pour me
parler d’une manifestation à signaler, me faire des commentaires sur un
article » (correspondant local Ouest-France, ville de 10 000 habitants,
1999).

« Nous, on peut pas se permettre de faire la politique de la terre brûlée.


Nous, on peut pas aller voir des gens et puis en faire qu'à notre tête, parce
que le mec qu’on a été voir, plus jamais il nous filera d’info. Nous, on peut
pas dire on vient, on fait un coup, on est content de notre papier et puis on
se casse. On peut pas faire ça, donc on est tout de suite un peu plus mesurés
[...]. Pour être clair, on s’autorise jamais de commentaire. En fait, on relate
[...]. Nous, on a forcement un journal un peu plus consensuel. On a un taux
de pénétration qui est très fort sur notre zone, qui est une petite zone. Si on
n’a pas ce taux de pénétration, nous, on meurt [...]. On dit : "Ben voilà, ça
s’est passé comme ça" et puis au niveau des commentaires on dit :
"Greenpeace commente comme ça, Cogema commente comme cela" »
(journaliste, La Presse de la Manche, à propos des débats sur l’usine de
retraitement nucléaire de La Hague, 1998).
Source : entretiens par O. Baisnée,

Y. Guégan, E. Neveu.

Le journalisme audiovisuel
Les journalistes de télévision représentent en 1999 12,3 % de la profession,
ceux de radio 8,5 %. Le secteur est moins féminisé (32 %) que l’ensemble
de la profession. Il est aussi plus jeune, avec le chiffre record de près de 40
% de moins de trente-cinq ans (26 % pour l’ensemble de la presse
quotidienne). Si le salaire brut médian des journalistes de télévision était en
1999 le plus élevé de la profession (3 650 euros), on soulignera la grande
dispersion des revenus, entre vedettes et journalistes du rang, mais aussi les
écarts sensibles entre journalismes audiovisuel national et local (le salaire
brut médian est de 2 400 euros en radio locale). Le caractère quasi général
du passage antérieur par d’autres expériences professionnelles ou des
séquences de pige sans carte de journaliste, la rareté des cas d’accès direct
aux fonctions occupées (21 % contre 40 % dans la presse écrite) marquent
l’importance particulière des situations de précarité et de compétition
professionnelle dans ce milieu qui se caractérise aussi par l’amplitude
exceptionnelle des écarts de statut et de rémunération entre une élite
restreinte et une masse de journalistes assignés à des tâches laissant peu
d’autonomie [Balbastre, in Accardo, 1995].

Le chiffre des diplômés d’écoles de journalisme « reconnues », mérite aussi


attention. De 26 % dans les radios nationales et 22 % pour les télévisions
nationales, il est très supérieur tant à celui des quotidiens nationaux (16 %)
ou newsmagazines (10 %) qu'à celui de la moyenne de la profession (12
%) et atteste d’une révolution symbolique. Longtemps snobés par les
journalistes de l’écrit comme de bêtes lecteurs de dépêches ou les porte-
parole du gouvernement, les journalistes de télévision ont conquis aux yeux
de leurs pairs une reconnaissance et une légitimité. Elle doit à leur travail, à
leur émancipation à l’égard du pouvoir politique, mais aussi à la centralité
prise par la télévision comme lieu où se passe l’événement dans des
domaines comme la politique ou le sport.

Agenciers
Les agenciers (6 % des journalistes en 1999) constituent la tribu la plus
méconnue du public. Pas de vedettariat chez ces invisibles du journalisme.
Et cependant, sans eux, la plupart des médias d’information seraient hors
d’état de fonctionner, puisque c’est à partir des nouvelles qui passent par le
« fil » des grandes agences (Agence France Presse, Reuter, Associated
Press...) que l’événement pénètre dans les salles de rédaction, y suscite le
branle-bas de combat. L’agence est un « média de médias », joue pour les
entreprises de presse aux rédactions peu étoffées le rôle d’un grossiste dont
le flux de dépêches ou d’images (Reuter TV, APTN) permet – après un
travail de réécriture plus ou moins soutenu – de remplir les pages du journal
ou du magazine [Palmer, 1983]. Ce statut comporte pour l’agencier
d’énormes contraintes. Il doit produire vite pour offrir l’événement en
primeur. Ils est tenu à des impératifs particulièrement forts de fiabilité et de
contrôle de l’information, de concision et de densité. Nulle part ne pèsent
davantage les impératifs d’une écriture efficace, capable dès les trente mots
du lead de capter l’essentiel de l’information [Palmer, 1996]. Il serait
cependant réducteur d’identifier l’agencier à la statue du commandeur d’un
journalisme factuel, économe de ses mots. Les agences se sont orientées
vers des systèmes d’abonnements à la carte où les médias clients peuvent
opter pour la réception de dépêches plus interprétatives, de flux
d’information plus copieux sur tel sujet, telle aire géographique. L’agencier
devient donc aussi de plus en plus un journaliste subordonné à une forme de
sur-mesure dans les commandes de ses collègues clients. Un correspondant
de Reuter fut ainsi contraint de produire trente-huit dépêches distinctes lors
d’une journée de siège de Sarajevo pour répondre aux demandes des
abonnés, au détriment de sa disponibilité à collecter l’information. Avec ses
collègues des chaînes d’information permanentes, l’agencier a aussi pour
singularité d'être le personnage clé d’une géopolitique de l’information où
se joue la présence de cultures et de regards nationaux sur un marché
désormais mondialisé [Tunstall, 1977].
Faut-il ajouter une sixième galaxie, celle du journalisme Web ? Yannick
Estienne [2007] incite à la fois à lui prêter une grande attention, comme
espace où s’expérimentent les évolutions du journalisme, et à se garder d’en
faire une description enchantée. Malgré des discours enthousiastes sur le
développement du secteur, la commission de la carte recensait en 2009 à
peine 600 journalistes travaillant uniquement sur un support Web (rubrique
Web des quotidiens papier, effectifs des pure players n’opérant qu’en ligne
comme Rue 89 ou Mediapart). Ce journalisme porte souvent au paroxysme
des tendances actuelles que le dernier chapitre détaillera : sédentarité,
polyvalence, précarité des journalistes et poids des logiques marketing... au
point qu’une affectation au service Web d’un quotidien soit presque un
bizutage obligé pour un jeune arrivant. Ce sont aussi par les sites Web que
renaît au XXIe siècle un débat qui avait marqué l’entre-deux-guerres sur les
« faux » journalistes. S’ils diffusent ou commentent des « informations »,
peut-on mettre sur le même plan le salarié permanent issu d’une école de
journalisme et le blogueur amateur qui s’est fait un début de réputation ?
Est-il évident que Roselyne Bachelot soit journaliste du seul fait qu’elle
opine dans un talk-show ? Et quid du community manager dont le talent est
plus de faire réagir les internautes, de faire le pont entre son site et des
réseaux sociaux [Charon et Le Floch, 2011] ? On a vu de tels débats quand
le site français du Huffington Post a annoncé le recrutement-hébergement
de blogueurs largement bénévoles. Le glissement graduel du lectorat des
quotidiens vers le support écran devrait demain revaloriser les journalistes
capables de prendre en compte la spécificité de ces supports, mais la
légitimation de leurs compétences, l’expression de leur créativité ont encore
à se faire reconnaître.

Le champ journalistique
Une exploration de la pratique journalistique est-elle condamnée au
catalogage de la diversité des situations que recouvre la possession d’une
carte professionnelle ? Le recours à la notion de champ peut être l’outil
d’une pensée doublement relationnelle. Il invite à penser l’espace du
journalisme comme un univers structuré par des oppositions à la fois
objectives et subjectives, à percevoir chaque titre et chaque journaliste dans
le réseau des stratégies, des solidarités et des luttes qui le lient à d’autres
membres du champ. Il appelle à penser le champ journalistique dans sa
relation à d’autres espaces sociaux. Quelle est son autonomie ou, à
l’inverse, sa dépendance à l’égard des champs économique, politique,
intellectuel ? Objet d’un intérêt croissant, qui déborde les limites de la
France et les logiques d’école [Benson et Neveu, 2004], la problématique
du champ appliquée au journalisme aide à dépasser beaucoup d’oppositions
figées ou de fausses alternatives. Comme l’illustrent les livres d’Accardo,
l’attention aux structures n’exclut en effet en rien une vision compréhensive
des pratiques et croyances des journalistes, de leurs stratégies personnelles.
La mise en évidence de contraintes institutionnalisées n’interdit pas de
penser le changement que stimulent les évolutions des rapports entre
champs, les altérations de leur morphologie, les décalages entre les
dispositions des professionnels et leurs postes et missions [Actes, 1994,
2000]. L’exploration d’un micro-univers professionnel, comme celui des
journalistes médicaux [Marchetti, 1998], n’est pas condamnée à l’exotisme
ethnographique puisque ce microcosme peut être réinséré dans une vision
globale de l’espace professionnel qu’elle peut en retour éclairer tout entier.

Cartographier le champ
Passer aux travaux pratiques confronte à une série de difficultés. Il s’agit
d’abord d’articuler des niveaux d’analyse. Comment combiner nos données
globales sur la population des titulaires de la carte, des monographies sur
des rédactions et entreprises [Padioleau, 1985], des analyses de
spécialisations comme celle de Sandrine Levêque [2000] sur les journalistes
sociaux ? Malgré un fort développement depuis le début des années 1990,
ces divers travaux sont encore loin de constituer un stock de données
énorme. Leur orientation, souvent qualitative, se paie d’un déficit de
données statistiques fines. Rares sont les études comme celle de Julien
Duval [2004] sur le journalisme économique qui prennent appui sur un
travail approfondi de traitement de données chiffrées. Ajoutons enfin qu’un
recours intelligent à des données statistiques suppose à la fois de multiplier
les indicateurs utilisés et de prendre en compte la variation possible des
significations d’une donnée en apparence cohérente. Peut-on comparer la
place du sport en 1970 dans France-Soir et Le Monde quand la rubrique du
premier couvre tout l’éventail des sports alors que le second les aborde
sélectivement, faisant une place inhabituelle à la tauromachie ? Un
pourcentage identique de recettes publicitaires affecte encore différemment
le travail d’une rédaction selon qu’il suppose un activisme de l’audimat
dans un secteur concurrentiel, ou que les annonceurs soient en quelque sorte
obligés de recourir au titre (les producteurs de gibecières peuvent
difficilement ignorer Le Chasseur français). Bref, les repères esquissés ici
se donnent comme un fond de carte, à réviser au fil de recherches qui
demeurent largement à faire.

Du bon usage des champs

La notion de champ appartient à la boîte à outils sociologiques élaborée par


Pierre Bourdieu [1992] qui l’a utilisée dans ses travaux sur le journalisme
[1996 ; voir aussi Champagne, 1990]. Elle désigne un espace social
relativement autonome, structuré par des jeux de rivalités dont la limite est
une commune adhésion des participants à des enjeux et des valeurs. Tel
éditorialiste matinal d’Europe 1, les présentateurs des JT de TF1 et le
directeur de la rédaction du Monde s’opposent ainsi tant dans leurs
orientations rédactionnelles que dans leurs prises de position publiques sur
des conceptions divergentes du journalisme. Ils peuvent simultanément
participer d’un consensus minimal (immersion passionnée dans l’« actu »,
revendication d’une activité au service du public) ou se sentir assez de
solidarités corporatives pour qu’Edwy Plenel alors au Monde vienne
publiquement déplorer dans Le Monde diplomatique (février 1998) la teneur
d’un livre de Serge Halimi [1997] qui cible pourtant ses concurrents et
adversaires au sein du champ. Les champs sont – très inégalement –
institutionnalisés par des cadres juridiques (on peut penser pour le
journalisme à la loi de 1881 et à celles plus récentes de 1982 et 1986, à la
commission de la carte, au Conseil supérieur de l’audiovisuel) et des règles
pragmatiques. Ce terme désigne des conventions pratiques de
comportement entre acteurs, comme les règles d’anonymat ou le tri des
photos que se fixent certaines rédactions en matière d’information sur des
faits divers, ou le jeu du off [Legavre, 1992] qui consiste pour une source à
donner une information que le journaliste ne doit pas immédiatement
divulguer.
Le concept de champ n’a toutefois d’utilité que combiné à un ensemble
d’autres notions développées par Bourdieu. Il s’agit de la notion de
capitaux, désignant les ressources (économiques, symboliques...) dont
disposent les protagonistes d’un champ. Il peut s’agir pour un journaliste du
diplôme d’une école, d’un carnet d’adresses exceptionnel, de l’autorité
acquise dans le dévoilement d’une « affaire ». On sollicitera ensuite la
notion d'habitus comme système de dispositions, matrice de schèmes de
jugements et de comportements, qui est à la fois le fruit d’une socialisation
– et à ce titre susceptible d’évoluer – et un principe organisateur des
pratiques et des attitudes. Pour en donner un exemple simple,
l’intériorisation du style d’écriture propre à un titre peut ainsi faire l’objet
d’un lent processus d’apprentissage, dont Jean Padioleau [1985] donne un
exemple à partir du rituel de rédaction du défunt « Bulletin de l’étranger »
qui se trouvait à la « une » du Monde. Les nouveaux venus étaient invités à
s’y exercer, jusqu'à ce que l’acquisition du style Monde permette de publier
leur contribution et d’attester une socialisation réussie à l’esprit de la tribu.
Une troisième notion est celle d'illusio qui renvoie à l’idée d’un
investissement, tout à la fois psychique, intellectuel et professionnel, dans
les jeux et enjeux propres à un champ.

Illusio, habitus et capitaux ne prennent eux-mêmes sens que pensés


relationnellement en fonction de leur (in)adéquation aux caractéristiques du
poste occupé dans un champ, ou de leur potentiel de subversion efficace de
ses règles. Ainsi un habitus littéraire peut être apprécié lorsqu’il est détenu
par un éditorialiste de presse écrite, il devient un handicap chez l’agencier.
Une illusio qui se cristallise dans la vision du journaliste comme celui qui,
selon le mot d’Albert Londres, porte « la plume dans la plaie » fera
merveille dans le journalisme d’investigation. Elle risque de conduire à de
sérieux ennuis le localier d’un chef-lieu de canton.

Le champ journalistique partage des caractéristiques avec les champs de


production culturelle. Trois éléments de structuration ressortent alors. Le
premier repose sur l’opposition entre des titres « établis » et des outsiders.
Les premiers, dont Le Monde ou l’américain Science seraient des
illustrations, peuvent mobiliser tout un héritage de ressources lié à la durée :
image, réseaux organisés de liens avec sources et experts, prestige accumulé
par des prises de position, des scoops inscrits dans une mémoire sociale.
Les seconds sont condamnés à construire ex nihilo une image, poussés par
là aux stratégies à risques des entrants, dont les manchettes retentissantes du
premier Événement du jeudi sur « Les cons » et autres engeances chocs
donnent un aperçu. Cette première opposition joue d’autant plus que la
galaxie éditoriale concernée est peu ouverte aux entrants : déterminante
pour les quotidiens et newsmagazines, elle devient moins pertinente dans la
presse magazine ou le renouvellement des titres et créneaux éditoriaux est
fort.

Un deuxième principe d’opposition, transversal et interne aux rédactions,


renvoie au poids de légitimité lié aux services. Certaines spécialisations (le
service politique, l’économie et la finance de façon croissante) disposent
d’un statut de rubriques nobles par opposition à des spécialités moins
légitimes (faits divers, sports). La réalité de cette hiérarchie s’observe sur de
multiples critères : attraction exercée sur les diplômés des écoles de
journalisme, possibilité pour les journalistes du service d’accéder aux
postes de direction. Elle s’exprime dans les processus de « remontée » qui
permettent aux services nobles de s’approprier n’importe quel sujet
lorsqu’il vient à faire les « unes ». S’il fait l’objet du vote d’une loi ou d’un
mouvement social, le chômage, habituellement traité en « social » ou en
« économie », tombera ainsi sous la juridiction du service politique et des
éditorialistes.

Un troisième paramètre de hiérarchisation réfracte enfin la sociologie des


lectorats. Tendanciellement, le prestige social d’un type de titre et de
journalisme est fonction du profil social de ses consommateurs, d’autant
plus grand que ceux-ci se recrutent chez les détenteurs de capital
économique et culturel. Ce classement implicite ressort de données telles
que la hiérarchisation des titres cités dans les revues de presse matinales, la
fréquence des « reprises » par d’autres médias et – il faut le relever – la
sélection des objets par les chercheurs, plus zélés à étudier le journalisme
politique et la presse parisienne que la PQR ou les journalistes sportifs.

Ces principes de hiérarchisation demandent à être pensés relationnellement.


Appliqués mécaniquement, ils conduisent à des généralisations du type
« média ancien + lectorat dans les CSP supérieures + rubrique
noble = journalisme dominant », et inversement. Une sociologie aussi
simplette se heurte vite à de nombreux faits têtus qui en manifestent les
limites. L’une des clés d’un usage dynamique des classifications consiste à
considérer que tout journaliste est établi dans une structure gigogne
entreprise-rédaction-rubrique. La hiérarchie des rubriques varie en fonction
des contextes sociaux et des titres. Journalistes « fait-diversiers » et
financiers occupent des positions inversées dans les hiérarchies du Sun et du
Financial Times.

Tunstall [1971] apporte une distinction précieuse en invitant à penser la


dichotomie entreprise de presse/entreprise de production de l’information
comme une variable essentielle de la pratique journalistique. Dans un média
où les journalistes, organisés par exemple dans une société des rédacteurs,
ont prise sur la ligne rédactionnelle, les impératifs de production de
l’information – tels que les traduisent les chartes déontologiques et les
mythes professionnels – ont quelques chances de gouverner leur pratique.
À l’inverse, là où, comme dans beaucoup de segments de presse magazine,
la production d’information est pensée comme une activité économique
sans grand particularisme, marketée et normalisée, c’est un autre
journalisme qui se développe. Le fait invite aussi à poser les limites d’une
analogie entre journalisme et production culturelle (littérature, art).

Champ journalistique, champ économique,


pouvoirs sociaux
L’accent mis par Tunstall sur la structure double dans laquelle se développe
le travail journalistique rejoint les questions suggérées par une
problématique des champs. Au-delà de hiérarchies, il faut identifier de
grands clivages qui opposent à la fois des entreprises de presse et des
manières d’y pratiquer le journalisme.

Le dernier chapitre de ce livre tente de mesurer la réalité et les formes


concrètes d’un possible glissement vers un « journalisme de marché »,
qu’on se contente ici de construire comme un idéal-type permettant
d’esquisser la carte du champ. Le cadre d’analyse prend acte d’un
mouvement contradictoire. Le champ journalistique a historiquement
conquis dans les pays de démocratie représentative une autonomie,
exprimée par des normes professionnelles, garantie (inégalement) par des
dispositifs juridiques destinés à protéger le journalisme tant des atteintes à
sa liberté par le pouvoir politique que d’une subordination sans limites à des
employeurs tout-puissants (clause de conscience, lois anticoncentration).
Ces cadres objectifs ont à la fois traduit et stimulé des croyances en les
fonctions civiques du journalisme qui, pour être parfois illusoires, étaient
aussi l’énergie motrice (illusio) qui poussait le correspondant de guerre à
risquer sa vie, motivait le journaliste d’investigation. Les logiques du
champ économique viennent aujourd’hui sensiblement remettre en cause
tant cette autonomie que ces modèles professionnels du champ
journalistique. Chercher à dessiner une carte, c’est se demander comment
travaille ce front entre autonomie de champs de production culturelle et
expansion des logiques du champ économique, que l’on observe dans
d’autres univers comme l’édition [Bourdieu, 1999].

Un premier axe d’opposition peut être recherché dans le poids des logiques
commerciales, saisies par le degré de subordination de l’« entreprise de
production de l’information » à l’« entreprise de presse ». Il peut
s’objectiver par une série d’indicateurs. Le premier [Tunstall, 1971] tient au
poids accordé aux informations à visée d’audience (faits divers, sports) et
informations attrape-publicité (comme ces suppléments consacrés aux
cadeaux de Noël que les journalistes nomment « pièges à pub ») au
détriment des rubriques « non rentables » qui n’attirent ni annonceurs ni
public massif (discours de réception à l’Académie française). Une
orientation rédactionnelle « commerciale » implique aussi une forme
d’anticipation et de mimétisme sur les verdicts de marché et les modes au
sein de chaque rubrique. Le dernier Star Wars vaut alors plus qu’une
rétrospective Tarkovsky ; un reportage croustillant sur une « mafia »
géorgienne vaut plus en audimat qu’une investigation précise sur le
délabrement de l’État russe. La recherche d’une marge bénéficiaire
maximale (explicitement revendiquée dans les grands groupes multimédia
[Klinenberg, 2000]), le poids des recettes publicitaires peuvent constituer
d’autres indicateurs de la contrainte d’audience et de rendement. 100 % des
recettes des « gratuits » viennent de la publicité, 60 % à Marie-Claire, 50 %
à France 2.
Dépendance et distanciation aux sources dans la presse magazine

Étudiant la presse magazine consacrée à l’aménagement des maisons,


Madeleine Akrich [1992] met en évidence, à partir de revues s’adressant
aux bricoleurs (Système D et Pratique), un modèle de journaliste
« intermédiaire » des entreprises. Le journaliste agit alors comme le relais
du discours promotionnel des firmes d’équipement pour la maison. Il
reprend sans distanciation critique les informations des modes d’emploi et
documents des fournisseurs, leur vision des attentes des usagers. Souvent
eux-mêmes grands bricoleurs, ces journalistes (massivement pigistes :
Système D repose alors sur une rédaction permanente de deux personnes)
se posent à l’égard de leurs lecteurs dans une position d’experts et de
prescripteurs homologue de celle des fournisseurs et vendeurs. La frontière
entre journalisme et communication d’entreprise est ici floue, comme
l’atteste le poids du publi-rédactionnel, le rôle de relais entre lecteurs
intéressés et entreprises pratiquant des mailings. Tourné vers l’offre
économique dont il se fait l’intermédiaire et le haut-parleur, ce journalisme
construit sa relation au lectorat comme une fonction de vitrine du marché.

L’analyse de Maison et Travaux et Maison, Bricolages suggère un autre


registre du journalisme de bricolage. Celui-ci prend – jusque dans la mise
en page nettement distincte du gros des publicités – sa distance au discours
des firmes. La posture journalistique se distancie cette fois du pôle de
l’offre, valorise un rôle de « traducteur » et « décodeur » qui place le
journaliste en position de proche ou d’ami aux côtés de ses lecteurs.
L’existence d’une vraie rédaction (six journalistes permanents, un
« bricoleur professionnel » et deux photographes à Maison et Travaux)
permet la prise de distance à l’égard du discours des fabricants : les notices
sont décortiquées dans une banque de données, critiquées ; la rhétorique
journalistique s’emploie à aider le lecteur à clarifier ses besoins, à décoder
les notices, à saisir les limites des produits offerts. Elle contribue aussi à
susciter par divers dispositifs (courrier, téléphone, émission sur une radio)
une intervention des consommateurs où leurs attentes s’expriment sous
une forme autre que celles que leur prêtent les fournisseurs. « Nous
sommes des journalistes et non des techniciens. Notre méthode de travail ne
s’arrête pas à la transmission de l’information » (rédacteur en chef, Maison
et Travaux).

À ce journalisme de marché s’opposent structurellement des titres et des


pratiques qui cherchent à préserver l’autonomie de la logique
d’information : valorisation de rubriques moins vendeuses mais capables
d’éclairer les évolutions sociales, affirmation d’une visée critique,
institution de dispositifs visant à limiter le poids du champ économique.
Alternatives économiques restreint à 10 % le poids des recettes
publicitaires, qui est de 0 % au Canard enchaîné. À ce pôle « intellectuel »
du champ journalistique, la reconnaissance par les pairs journalistes
constitue également tant un élément d’identité professionnelle qu’un capital
collectivement détenu et valorisé par les rédactions.

S’il recoupe partiellement le précédent – parce que le poids de la publicité


en est encore un marqueur –, un axe de distance aux sources peut constituer
un deuxième principe d’opposition au sein du champ journalistique. Il
confronte une pratique du journalisme qui se construit sur des dispositifs
destinés à préserver l’autonomie de production de l’information face à tous
les pouvoirs sociaux à des pratiques dont le résultat est inversement une
perméabilité des rédactions aux discours d’institution. Une distance aux
sources suppose des investissements contraires à la visée de maximisation
du profit : équipes rédactionnelles étoffées et stables, services de
documentation autonomes, budgets d’enquête. Elle requiert un réseau
complexe de connexions à des informateurs d’horizons différents, seul
moyen de conjurer la publication inconsciente, imprudente ou résignée de
papiers que l’efficacité des sources institutionnelles transforme en publi-
rédactionnel. La diversification des secteurs d’activité des groupes
économiques, qui englobent désormais une part croissante des entreprises
de presse, constitue une autre variable de cette relation aux sources. La
tentation est grande pour un conglomérat qui intervient à la fois dans la
presse, le BTP ou l’aéronautique et donc sur des marchés publics d’utiliser
ses médias dans des jeux d’échange avec des élus ou des entreprises [Nick
et Péan, 1997].
Conflit de légitimité
Les tensions du champ journalistique s’expriment aussi en visions
conflictuelles de l’excellence professionnelle. Au modèle d’un journalisme
attaché à des valeurs d’objectivité, de rigueur déontologique, de
distanciation critique et d’analyse s’opposent désormais d’autres références.
On peut songer au paradoxe que constitue l’inexistence de figures
emblématiques du journaliste contemporain émergeant d’une presse
magazine en plein essor, pour lier ce constat d’un journalisme désincarné au
poids des recettes marketing. C’est davantage via la télévision et ses
vedettes que s’affirme un modèle de légitimité alternatif. Il invoque
volontiers les valeurs de l’ancien modèle, mais y superpose de nouvelles
formes d’excellence. Le grand professionnel s’y mesure à sa capacité à faire
de l’audience, à travailler en direct, à exprimer l’actualité dans le langage
de l’émotionnel, voire du sensationnel. Sauf à tenir la confidentialité pour
gage de profondeur et de vertu, cette consécration par l’audience n’est pas
en soi scandaleuse. Elle invite au débat lorsque la capacité à anticiper sur
les verdicts du marché et à voler au secours de succès programmés devient
la qualité journalistique première, ou lorsque, selon une imposture
désormais routinisée, l’audimat est présenté comme l’équivalent
fonctionnel du suffrage universel [Le Diberder et Coste-Cerdan, 1988 ;
Champagne, in Actes, 1994].
III. Journalistes au travail

Loin d’enliser dans l’anecdotique, l’attention aux interactions ordinaires des


salles de rédaction ou au rapport aux sources constitue l’un des moyens les
plus féconds de comprendre les réalités du travail journalistique. La
bibliographie finale suggère (signe ) quelques textes particulièrement
propices à saisir le journalisme en train de se faire, comme le livre de
Laurence Lacour [1998] sur son expérience de reporter sur l’affaire dite
« du petit Gregory », ou le journal d’un reporter d’images de la télévision
publique [Balbastre, in Accardo, 1995]. L’exploration proposée ici
s’organise en trois grands moments. Elle part d’une évocation des
interactions au sein d’une rédaction, se fixe ensuite sur l’apparent paradoxe
du journalisme comme métier de routines avant d’aborder les relations avec
les sources d’information.

Cadres et contraintes
organisationnelles
Une part des fausses perceptions du travail journalistique tient à une
approche individualiste qui identifie le journaliste à une profession libérale
de l’information. Mieux vaut mobiliser les problématiques nées de la
sociologie du travail et des organisations. L’enjeu de ce déplacement du
regard n’est pas de nier les compétences spécifiques de chaque
professionnel, ni d’en faire le rouage passif d’une machinerie de
l’information. Mais le savoir-faire de tout journaliste se déploie et se
construit dans les contraintes d’une structure d’interdépendances avec sa
hiérarchie, ses collègues, ses sources qu’aucun gargarisme sur la liberté de
l’acteur ne peut magiquement dissiper.

La machinerie rédactionnelle
Comme maintes autres activités sociales, le journalisme illustre les
problématiques wébériennes de la rationalisation bureaucratique. La
production quotidienne ou hebdomadaire d’un titre ou d’un bulletin
d’information requiert, pour faire de contributions émanant de services et de
professionnels très divers un tout cohérent et organisé, une coordination
d’autant plus élevée que l’activité journalistique est aussi définie par un
rapport tendu au temps qui interdit les délibérations prolongées. L’ossature
de ce fort encadrement se matérialise dans une hiérarchie organisationnelle
et la rigidité de séquences temporelles.

La lecture d’un « ours » (organigramme qui figure dans toute livraison d’un
titre imprimé) fait apparaître la structuration hiérarchique d’une rédaction.
Celui du Monde mentionne une directrice des rédactions, des rédacteurs en
chef, des chefs de service (International, Culture...), un secrétaire de
rédaction, un médiateur. Les intitulés des fonctions peuvent varier, mais les
principes de structuration sont assez constants. Quelques postes permettent
de prendre la mesure du fonctionnement d’une rédaction. Le rédacteur en
chef exerce une direction que l’on peut qualifier de politique, au sens où il
définit (sous le contrôle des actionnaires, d’un directoire ou d’une société
de rédacteurs) la ligne éditoriale du titre. Elle peut résider dans un
positionnement politique au sens large, dans le choix du type d’information
et de traitement de celle-ci que le titre privilégie. Elle se traduit dans chaque
édition par de multiples choix : faut-il faire la « une » sur la guerre en
Syrie ? Le risque est-il de se répéter ou de passer à côté d’un enjeu majeur ?
Faut-il suggérer une prise de parti ? Faut-il valoriser une lecture en termes
de géopolitique du Moyen-Orient, plutôt rendre compte des moyens
militaires des forces en présence ou angler sur la détresse et la colère des
populations piégées dans une boucherie qui s’éternise ?

Deuxième personnage clé, le secrétaire de rédaction est avant tout le


gestionnaire des contraintes qui découlent des orientations rédactionnelles
et des arbitrages qui naissent du flux de l’actualité. À lui de traduire dans
les faits les choix réalisés en conférence de rédaction. Son travail, ingrat et
essentiel, consiste à gérer la répartition de l’espace rédactionnel, à suivre le
retour des articles dans les délais, à contrôler leur calibrage et leur qualité, à
faire face aux imprévus en décidant du report d’un papier devant la
surcharge de l’actualité ou, à l’inverse, en remplissant un blanc par la
publication d’un texte en souffrance.

Les procédures de choix des priorités et d’attribution des espaces font


intervenir un troisième type de protagonistes : les chefs de service.
Responsables d’une rubrique spécialisée, ils dirigent un groupe de
journalistes et viennent faire état, lors des conférences de rédaction, des
propositions de leur équipe : nombre de papiers, besoin d’espace, nouvelles
pouvant justifier la « une ». Dans certains cas, un quatrième personnage
peut jouer un rôle clé, lorsqu’un « patron de presse » entend non seulement
être le responsable de l’entreprise au sens d’unité économique, mais aussi
exercer une influence effective sur les contenus rédactionnels (Jimmy
Goldsmith lors de son passage à L’Express). Les rapports de force, voire de
conflit, entre composantes de la rédaction, les frontières entre les rôles
évoqués ici varient d’un titre à l’autre (secrétariat de rédaction plutôt
« technique » ou doté de plus d’influence sur la ligne rédactionnelle). Ils
font naître des relations de travail dont les témoignages des journalistes
illustrent bien la grande diversité [Simonnot, 1977].

Une façon moins abstraite de percevoir la machinerie organisationnelle


d’une rédaction est de la saisir à travers un cycle temporel. Celui-ci s’ouvre,
pour un quotidien du matin, en début de journée par la comparaison de
l’édition de la veille avec celles de la concurrence, par le suivi des
événements via la consultation des autres médias, l’examen des faits du jour
à couvrir qui auront été présélectionnés à partir des envois des attachés de
presse. Les discussions au sein des services et entre chefs de service
permettent à l’issue d’une première conférence de rédaction tenue en fin de
matinée d’élaborer un « chemin de fer » (prévision de remplissage des
pages), de lancer les reporters sur le terrain, de leur suggérer des angles de
couverture. Le travail de Nicolas Hubé [2008] sur la fabrication des
« unes » restitue de façon éclairante les processus d’anticipation et de
compétition pour l’espace rédactionnel qui se jouent dans ces conférences
de rédaction, rituel et moment stratégique du cycle quotidien. À partir de ce
moment, articles et reportages préparés par les journalistes remontent selon
un emploi du temps très contraignant vers les tours de contrôle successives
que sont les chefs de rubrique et le secrétaire de rédaction qui veillent au
respect des horaires et des formats, improvisent les changements que
suggère un événement imprévu. Les navettes qui fonctionnent permettent
aussi de sélectionner les photos, de mettre au point les titres. Le
développement des systèmes informatiques intégrés offre au secrétaire de
rédaction un suivi à la fois panoptique et plus instantané du travail des
composantes de la rédaction dont les textes et la mise en page parviennent
sur son poste de travail dès la fin de leur rédaction.

Une seconde conférence de rédaction en fin d’après-midi aboutit aux


arbitrages définitifs, à la composition de la « une » et au bouclage de la
mise en page. Si le travail journalistique stricto sensu s’arrête à cet instant,
il faut cependant signaler que les contraintes temporelles qui pèsent sur la
rédaction sont inséparables d’un aval de la production de l’information :
horaires de tirage à l’imprimerie, expédition des exemplaires par
messageries ou camions de l’entreprise, remise des exemplaires dès cinq
heures du matin pour la diffusion aux abonnés effectuée par « portage »
dans les boîtes aux lettres.

Emplois du temps et tâches

Un rédacteur en chef de quotidien londonien [Tunstall, 1996]

Dès sept heures, il écoute les information sur la BBC et feuillette les
quotidiens du matin. À huit heures, il questionne de son domicile certains
chefs de rubrique sur leurs projets pour l’édition du jour. Il arrive au bureau
à dix heures et passe la matinée à discuter avec les chefs de rubrique sur la
composition de leurs pages, le bilan du numéro sorti le matin. En fin de
matinée, la conférence de rédaction arbitre entre les demandes des rubriques
et esquisse une maquette. Le début d’après-midi lui permet de décanter le
contenu des pages d’information « dure » en circulant dans les services
concernés. Il choisit également parmi l’offre des caricaturistes les dessins
qui seront publiés. À six heures, la seconde conférence de rédaction fixe le
contenu définitif de l’édition. En fin d’après-midi, il travaille sur la « une »
avec ses assistants, relit les épreuves, vérifie les titres. Si l’actualité est
chaude, il peut rester là jusqu'à neuf heures. De retour à son domicile, il
appelle plusieurs fois au journal jusqu'à minuit pour s’assurer que le
bouclage se fait bien.
Dans une chaîne de télévision locale des Midlands [Cottle, 1993]

Le rédacteur adjoint arrive à sept heures et lit l’agenda, bourré de coupures


de presse, de communiqués d’attachés de presse, de la liste des événements
à couvrir et des messages laissés par l’équipe du soir. Il consulte le système
informatique qui enregistre les dépêches d’agence et le menu des
événements programmé par la rédaction. Il téléphone à la police et aux

pompiers. À sept heures trente, le rédacteur en chef arrive et consulte


télévision, radio, revues de presse, dépêches d’agence. La rédaction se
remplit, dans le bruit de fond des téléviseurs qui diffusent divers
programmes d’information, les journalistes fignolent le bulletin
d’information du matin, cadré la veille. Le début de matinée est
particulièrement agité : dépouillement de la presse, suivi des informations
audiovisuelles, bruit des imprimantes qui sortent les thèmes de reportage et
de papiers programmés par le système informatique, conversations entre
journalistes. La conférence de rédaction du matin permet de répartir les
reportages et papiers à préparer, le rédacteur en donne l’angle en quelques
phrases. Le responsable de programme attire l’attention sur les sujets
délicats qui peuvent ouvrir des contentieux ou susciter des polémiques. La
discussion porte rarement sur la hiérarchie des priorités, plus souvent sur
des questions de logistique (disponibilité d’équipes avec caméras) ou sur les
développements prévisibles de tel événement. Chaque reporter doit couvrir
un ou deux sujets. Dans la salle de rédaction, la journée se déroule dans la
fièvre : les chefs de rubrique rédigent leurs papiers et confrontent leurs
priorités, le flux du courrier et des communiqués est dépouillé – le plus gros
allant à la poubelle. Le secrétaire de rédaction suit le retour des textes. Les
reporters qui rentrent rédigent leurs papiers directement sur le système
informatique. Le présentateur prépare son journal du soir. La ruche
rédactionnelle atteint son pic d’activité vers seize heures quand se bouclent
le journal de fin d’après-midi et la maquette de celui du matin. Puis la
rédaction s’entasse devant un poste de télé pour suivre son journal et en
commenter les défauts techniques.

Rouages et clivages
Dans une étude très fine du travail des reporters d’image à la télévision,
Jacques Siracusa [2001] met en garde contre le simplisme consistant à
percevoir un reportage comme une sorte de prélèvement de réalité, issu des
seuls choix de l’équipe qui l’a tourné. C’est oublier la chaîne de production
où le reportage est formaté par la commande de la rédaction, les ressources
disponibles aux services de documentation et d’archives, la disponibilité et
la télégénie des sources possibles. C’est omettre que les images les plus
« vraies » sont parfois les plus artificielles, comme lorsqu’un maître-verrier
est invité à feindre de travailler dans une posture techniquement impossible,
mais où son vitrail capte la lumière. C’est oublier encore que ceux qui
accèdent à la matière première du reportage ne contrôlent que partiellement
son interprétation (montage, sons ajoutés, commentaires). Au couple du
journalisme et de son « œuvre », il faut substituer l’action d’un complexe de
« petites machines » (métiers, dispositifs techniques, normes
professionnelles, hiérarchies), souvent invisibles au public.

Cette division du travail renvoie à des spécialisations thématiques et


fonctionnelles. Une première différence oppose ceux que Tunstall [1971]
nomme processors et gatherers, qu’on rendrait en français par le clivage
entre un journalisme assis et un journalisme debout. Les gatherers ont pour
première fonction la collecte de l’information, la fréquentation du terrain
d’où ils ramènent la matière première de l’information. Cette fonction ne
les exclut en rien d’un travail strictement rédactionnel. Journalistes assis,
les processors sont davantage affectés au traitement d’une matière
informationnelle qu’ils n’ont pas produite. Cette orientation peut venir de
leurs fonctions, dirigées vers la mise en cohérence des contenus
rédactionnels (secrétariat de rédaction). Elle peut être le corollaire d’un
statut hiérarchique qui leur donne une forme de privilège de production
d’un métadiscours de commentaire ou d’éditorial, les dégage des tâches
humbles et contraignantes pour resserrer leur activité au contact
d’interlocuteurs prestigieux. L’opposition posée par Tunstall est donc à
prendre comme un curseur applicable à chaque journaliste, les uns étant
plus orientés vers les sources, les autres plus centrés sur la cohérence du
produit final, son adaptation au public, plus investis sur une dimension de
commentaire que de collecte de l’information. Comme Tunstall en convient
[1996] cette opposition s’est affadie. L’extension de la précarité,
l’organisation plus hiérarchique des rédactions permettent aux processors
de calibrer en fonction de véritables commandes la nature des reportages.
L’outil informatique avec ses formats contraignants (volume, mise en
pages) contraint aussi davantage le journaliste de base à ajuster son texte
aux attentes de sa hiérarchie. Enfin le flot croissant d’information produit
par les sources, les véritables gammes de produits offertes par les agences
de presse amènent sur le bureau des processors tout un prêt à publier. Sans
éliminer les différences, ces processus rendent la frontière
collecte/traitement de l’information plus floue dans le cadre d’un
journalisme de plus en plus « assis ».

Étudier le partage des tâches dans une entreprise de presse conduit à


observer qu’elle ne se compose pas que de journalistes. Ainsi du service
financièrement stratégique qu’est la régie publicitaire. La surface
rédactionnelle disponible fait l’objet d’arbitrages entre service de publicité
et rédaction, au point que telle rubrique peut se voir réduite pour passer une
pub rentable. Le service juridique peut aussi avoir son mot à dire s’il estime
que tel article va ouvrir un droit de réponse, un risque de procès pour
diffamation ou atteinte à la vie privée [Derieux et Granchet, 2010]. Les
services non rédactionnels d’un titre sont aussi ceux consacrés aux études
d’audience et au marketing. La connaissance des pratiques de lecture
produit des effets palpables sur la maquette de publications dont le poids
des rubriques, le style visuel se trouvent formatés en fonction d’analyses
des comportements des lecteurs et audiences [Barbier-Bouvet, 1994].

Le rubricage
L’existence de rubriques, avec leurs spécialistes dédiés à un type
d’information, constitue un dernier élément essentiel de la division du
travail entre journalistes. La spécialisation est née avec la
professionnalisation du journalisme [Ferenczi, 1993]. Elle n’a cessé de se
développer [Réseaux, 2002]. Aux spécialisations traditionnelles (journaliste
parlementaire, social, sportif, judiciaire) sont venues s’ajouter depuis les
années 1970 de nouvelles rubriques et leurs spécialistes : santé, éducation,
vie pratique, communication, tandis que d’autres (comme l’économie) se
démultipliaient en sous-spécialités. Ce processus doit à des raisons
multiples : montée des qualifications scolaires, technicisation des dossiers,
reconversion dans le journalisme de rapports militants ou passionnés à des
enjeux (écologie, informatique). Si « un journal, c’est un gaufrier »
(Mauriac), une machine à solidifier l’événement dans un moule
interprétatif, on ne saurait trop réfléchir aux effets du rubricage.

Il fonctionne d’abord comme un outil de perception et de découpage de la


réalité. Il le fait par les partages de compétence qu’il consacre. Le succès
des « Bleus » lors de la coupe du monde de football de 1998 n’est pas
couvert à l’identique selon qu’il est traité par un service sports ou société.
Le tsunami de décembre 2004 n’engendre pas les mêmes articles selon qu’il
échoit d’abord au chroniqueur scientifique, au correspondant à Bangkok ou
au rubricard « tourisme ». Le rubricage est un filtre, en fonction des
définitions que les journalistes ont de « leurs » objets. Comme le souligne
Cook [1998], il faut saisir simultanément ce qu’une rubrique organisée
valorise et ce qu’elle empêche de voir. Le tropisme des journalistes
politiques vers les institutions représentatives, les partis, les enjeux
électoraux n’est pas pour rien dans la sous-couverture durable des
mouvements sociaux ou l’attention modeste consacrée à l’élaboration et aux
impacts concrets de nombreuses politiques publiques [Bennet, 1996].

Le renforcement des journalismes spécialisés porte le risque de multiplier


au sein des rédactions des féodalités rivales, jalouses de leur territoire. La
guerre du Golfe a donné lieu à frictions entre services du Monde [Segaunes,
1991]. Le spécialiste des questions militaires aurait bloqué un article
produit en « économie » et contenant des inexactitudes sur les ventes
d’armes à l’Irak. La « documentation » a dû insister pour être intégrée à la
cellule « Golfe », où dominait l’« Étranger » qui vit d’un mauvais œil
l’arrivée en Arabie de « grands reporters » peu familiers de la région. La
propension des services spécialisés à assurer, comme toute institution, leur
pérennité pose encore problème lorsque des changements sociaux les
mettent en décalage sur leur objet. Ouest-France a ainsi dû repenser le rôle
de son service agricole, devenu surdimensionné par rapport au poids des
paysans dans son lectorat. Une intégration dans un service économie-
société permit aux journalistes agricoles d’intervenir sur une palette élargie
de questions (sécurité alimentaire, etc.). Le décloisonnement des services
autour de quelques grands pôles thématiques – que traduit le passage de
bureaux distribués le long de couloirs aux plateaux open-plan – s’est
pratiqué dans la plupart des quotidiens. Le travail d’Eugénie Saïtta [2005]
sur Le Monde explicite les potentialités contradictoires de ces changements.
Le décloisonnement, la rotation des journalistes d’un service à un autre
peuvent éviter l’assoupissement dans la routine, les ambiguïtés d’un
processus d’apprivoisement mutuel avec des sources devenues trop proches.
Combiner les expériences ou hybrider les services peut engendrer des
articles plus riches. Mais le décloisonnement peut se prolonger en
déspécialisation programmée : une combinaison de rotations organisées et
de désenchantement pour la politique permettra d’affaiblir un service
politique considéré comme une féodalité à araser.

Structures rédactionnelles et styles journalistiques

Une étude de Frank Esser [1998] sur le fonctionnement des quotidiens


régionaux allemands et anglais fait ressortir les effets de l’organisation des
rédactions. Les deux mondes rédactionnels s’opposent presque terme à
terme. Les rédactions anglaises sont en général concentrées et étoffées,
l’organisation même des bureaux – sur le mode du plateau paysagé –
suggère une structure fortement unifiée. En Allemagne, la multiplicité des
petits journaux aboutit à l’existence de micro-rédactions plus fortement
cloisonnées, où l’unité spatiale est le bureau partagé par deux ou trois
journalistes.

Côté allemand, l’opposition entre processors et gatherers a peu de sens. Les


journalistes allemands, qui partagent le titre de Redakteur, disposent d’une
large autonomie. Chacun assume à la fois des tâches de reportage, de
rédaction, mais aussi de gestion des plannings, de suivi de la mise en page,
au point qu’on peut poser l’équation : un rédacteur = une page du journal.
Côté anglais, la spécialisation des tâches est très forte, il ne faut pas moins
de cinq à six termes du vocabulaire indigène pour distinguer les strates
hiérarchiques (editor, sub-editor, copy-reader, etc.). Au fonctionnement
centrifuge d’une rédaction allemande s’oppose un système sophistiqué de
relectures et réécritures en chaîne qui peut consommer la moitié du temps
de travail de la rédaction.

L’opposition des logiques d’organisation conduit à des pratiques du


journalisme distinctes. La spécialisation est plus poussée en Angleterre,
l’existence de journalistes debout facilite le travail de reportage. Le contrôle
rédactionnel sur la cohérence des papiers et leur objectivité se déploie plus
facilement. Mais le système, en faisant relire au moins cinq fois chaque
texte, est aussi dévoreur de temps et menace de couper du terrain et des
lecteurs les sub-editors condamnés à un travail de « taupe ». La plus grande
polyvalence des tâches en Allemagne apporte en général des satisfactions
d’indépendance aux journalistes. Elle les rend aussi moins disponibles pour
enquêter et stimule un journalisme plus interprétatif, valorisant plus le
commentaire, éventuellement l’expression de points de vue personnels,
d’autant que la centralisation hiérarchique est plus limitée.

Bien plus souvent, c’est la quête d’un moindre coût salarial qui pousse à
demander à des journalistes, souvent pigistes ou stagiaires, de couvrir au
débotté les sujets les plus divers. Le revers de cette flexibilité est une perte
de compétence, de potentiel critique et de fiabilité : entretiens menés en
situation d’infériorité par qui connaît mal le dossier, méconnaissance du
milieu couvert, de ses enjeux et acteurs.

La trame des routines


Associer le journalisme aux routines, avec ce qu’elles suggèrent de
ronronnant, paraîtra choquant. Le quotidien de beaucoup de journalistes
dément pareille association. L’amplitude des horaires de travail est souvent
considérable, au point d'être dévastatrice pour la vie familiale. Tourné vers
l’événement, le journaliste en est aussi le prisonnier : qu’un train déraille à
Brétigny-sur-Orge en plein été 2013 et il faut aussitôt être sur place,
collecter les témoignages, les expédier dans l’urgence à la rédaction.
L’évolution de la notion même d’information vers la couverture de faits en
train de se dérouler que promeut l’audiovisuel, les gains de vitesse que
permet l’usage des réseaux informatiques n’ont fait qu’accentuer cette
pression. Comme le montre Patrick Rozenblatt [1995], l’urgence constitue
un rapport permanent au temps, qu’il s’agisse de faire fonctionner une
organisation du traitement des nouvelles rapide et rationalisée, d’anticiper
jusque sur les pannes techniques ou humaines, ou de s’adapter à l’irruption
de l’imprévisible. « Ce qui fait le charme de ce métier, c’est le côté
stressant. Tout le monde regarde l’heure : moi j’ai des pendules dans toutes
les pièces de ma maison, on vit tout le temps avec la pendule dans la tête.
Personne ne peut s’extraire du rythme imposé par la fabrication du
journal. » Les interlocuteurs de Rozenblatt illustrent l’ambivalence de ce
rapport à l’urgence qui est inséparablement un facteur de stress et une des
satisfactions possibles du métier, jusqu'à en devenir une mythologie
(d’autres professions – routiers, médecins urgentistes – vivent un rapport au
temps comparable sans en donner des évocations épiques).

Le poids des événements de routine


Harvey Molotch et Marylin Lester [Réseaux, 1996] proposent une typologie
des événements combinant deux critères. L’un réside dans le caractère
intentionnel (communiqué de presse) ou non (accident de centrale
nucléaire) du fait générateur de l’information. L’autre porte sur l’identité ou
non entre l’auteur et le promoteur de l’information, qui apparaît par
exemple dans la différence entre une déclaration de candidature à une
élection et la révélation des malversations d’un élu par une chambre
régionale des comptes. Cette grille fait donc ressortir quatre types
d’événements publics. Les uns pénètrent l’espace public par l’action
volontariste de sources : événements de routine comme la conférence de
presse où la source promeut « son » information, ou « scandale » au sens
d’une information rendue publique par d’autres que ceux qui sont à
l’origine du fait divulgué. Deux autres types d’événements pénètrent en
quelque sorte par effraction dans l’espace public. L’« accident », comme
l’explosion de la navette Challenger, est un événement non intentionnel qui
est promu dans les médias par d’autres que son auteur. Enfin, l’effet
« Serendip » (la notion renvoie à l’idée d’un résultat atteint par chance ou
erreur) est un fait qui, comme l’accident, n’est pas prévu, mais devient
public du fait de son auteur. On peut penser aux cas où un responsable
public profère des propos incongrus croyant que le micro est éteint.

Si le cadre théorique de Molotch et Lester permet de développer une


réflexion globale sur la notion d’événement [Réseaux, 1996], on s’arrêtera
ici sur l’événement de routine. Il suggère un énoncé paradoxal mais
éclairant : la majorité des événements rapportés par les journalistes sont des
événements de routine prévisibles. Si l’actualité la plus chaude aboutit à ce
qu’une couverture importante soit accordée à des faits relevant du type
scandale (révélation d’une « affaire ») ou accident (catastrophes,
assassinats), l’occurrence la plus fréquente du travail journalistique est bien
l’événement de routine prévisible. La vie sociale est constituée d’un
écheveau de calendriers qui rendent prévisible le retour cyclique de faits de
ce type : cotations quotidiennes en Bourse, compétitions sportives en fin de
semaine, Conseil des ministres du mercredi dans le temps court de la
semaine, tournois de tennis du grand chelem, rentrée parlementaire,
collections de mode sur le cycle de l’année.

Le travail des sources d’information consiste aussi à offrir aux journalistes


cette coopération intéressée qu’est l’anticipation : annonce d’une
conférence de presse plusieurs semaines à l’avance. Ce maillage de routines
s’observe aisément dans une rédaction locale où le chef de rédaction
commence la journée par l’ouverture du recueil des annonces parvenues à la
rédaction (parfois appelé « bible ») pour dépêcher tel journaliste sur le lieu
d’une kermesse paroissiale, puis pour assister au lâcher de truites du club de
pêche. La compétence professionnelle des journalistes consiste aussi dans
des savoir-faire qui permettent une anticipation au moins partielle jusque
sur l’imprévisible. La plupart des rédactions organisent des réunions visant
à anticiper sur l’actualité prévisible de la quinzaine, disposent d’une réserve
d’articles nécrologiques – nommés « morgues » – qui permettent de réagir
sans délai à un décès soudain. L’anticipation consiste aussi dans la tenue à
jour par les réseaux de télévision de stock d’images prétextes qui permettent
de commenter sur fond de torchères une décision impromptue de l’OPEP.

Le sens de la notion de routine journalistique s’éclaire. Le terme ne vise pas


à occulter le rythme, le stress, l’imprévu. Il y apporte deux contrepoints
majeurs. L’un est de rendre visible le poids d’une matière première
programmable à l’avance dans le flux des événements. L’autre est de
souligner que la compétence du journaliste – sans jamais pouvoir « abolir le
hasard » – est aussi d’anticiper sur l’imprévu.

Sentir la valeur d’information


Domestiquer l’imprévu à l’aide de routines, c’est encore faire jouer une
compétence intuitive et efficace en matière de tri dans le flux
d’informations, détecter la valeur d’information (newsworthiness) d’une
dépêche, d’un propos, d’un fait, sa capacité à devenir événement [Réseaux,
1996]. Le réalisme du bon sens suggère que la valeur d’information peut
être objective, reposant sur des principes simples tels l’adage sur les trains
qui arrivent à l’heure comme non-événement, la loi du « mort-kilomètre »
(300 morts à Kampala pèsent moins que 10 à Aurillac), des paramètres
comme la singularité d’un événement, sa charge émotionnelle, la portée de
ses conséquences. Et pourtant, rien de cela ne donne une « formule » simple
de la valeur d’information d’un fait.

Dans une contribution devenue classique, deux chercheurs norvégiens,


Johan Galtung et Mari Holmboe Ruge [1965] aident à comprendre à la fois
l’existence de tels critères et la grande difficulté à en dégager un outil de
prédiction fiable de la newsworthyness d’un événement. Leur analyse,
centrée sur la rubrique « International », n’identifie pas moins de douze
variables qui contribuent à donner à un événement quelques chances d'être
promu au statut de « nouvelle ». Comparant la cacophonie des événements
à celle des stations sur une bande radio, ils tirent de l’analogie une première
série de critères. Pour fixer l’attention, être entendu et écouté, l’événement
doit être fort, clair, inattendu, faire sens dans le cadre d’une culture. La
probabilité d’attention à l’événement international sera aussi tributaire du
fait qu’il affecte une nation considérée comme « importante », des élites
sociales, de l’importance de ses conséquences, de la possibilité de lier des
personnages aux faits. Il serait donc inexact de prétendre que l’accès d’un
fait aux pages du journal ou à l’écran de télévision est arbitraire ou
inexplicable. Mais soulignent-ils, si six des douze critères suffisaient à faire
d’un fait une information, ce sont alors 924 combinaisons différentes parmi
les critères retenus qui peuvent produire ce résultat.

Le métier du journaliste consiste donc à se doter de routines,


d’automatismes de classement, d’un sens pratique issu de l’expérience,
permettant de hiérarchiser vite le chaos de l’information [Gans, 1980].
Insérée dans une rédaction américaine, Marylin Lester y admire l’intuition
de ses collègues. Ils trient avec vitesse et assurance dans le flux des
dépêches, celles qui alimenteront l’édition du jour. Mais lorsqu’elle leur
demande d’expliciter ce travail, elle n’obtient que des bribes d’explication
ad hoc, sans théorie. C’est que, comme en cent autres activités humaines,
opère un sens pratique, un savoir imparfaitement verbalisable. Lester [1980]
invite alors à repérer trois systèmes de routines qui sont les supports de
cette compétence pratique.

La première tient à l’organisation. Le découpage en rubriques manifeste ici


encore son importance : un fait aura d’autant plus de chances d'être promu
événement qu’il fait sens pour une rubrique, y trouve un point d’ancrage
institutionnalisé. La lente percée des questions écologiques dans la presse
s’explique ainsi pour partie par l’absence durable de rubrique ad hoc
[Veron, 1981 ; Sainteny, 1994]. Un deuxième registre renvoie à l’idée de
ligne éditoriale. La routine consiste ici en une sélection fondée sur
l’intériorisation, pas toujours explicite, des normes du titre : primat donné à
l’émotionnel ou refus du fait divers sordide, transfiguration d’un fait de
société en outil de réquisitoire contre un gouvernement. On pensera à la
manière dont le JT de treize heures de TF1 valorise l’information sur les
traditions régionales [Le Roux et Teillet, 2001]. Un troisième registre
concerne la capacité présumée du fait à être restitué de façon intelligible,
mis en récit pour le public cible. S’il y faut de trop longues explications
techniques, il ne s’ouvre à aucun angle capable de le narrer, il risque d'être
réduit à une brève.

La force des routines joue donc au cœur de l’activité journalistique : la


définition de l’événement. Que ce savoir-faire soit efficace tant pour gérer
le flux informatif en situation d’urgence que pour produire un rédactionnel
qui rencontre l’adhésion de consommateurs ne doit cependant pas interdire
de lui réserver quelques questions. Quel est le coût en intelligibilité du
monde social de processus de tri qui privilégient souvent l’éclat de
l’événement sur le silence des évolutions sociales en profondeur, la
communauté émotionnelle sur une distanciation analytique ?

La circulation circulaire
La définition d’une valeur d’information conduit à un autre aspect central
des routines journalistiques, qui est une pratique assidue de l’intertextualité
médiatique. L’importance d’une information vient aussi de ce que les autres
titres en parlent et rendent inconcevable de ne pas la couvrir du seul fait de
cette forme professionnelle de suffrage censitaire qu’est le verdict des
grands titres. Les séquences de « sortie » de biens culturels (films, livres)
rendent visibles ces jeux mimétiques illustrés par la frénésie médiatique sur
le Loft de M6 en 2001, Bienvenue chez les Ch’tis en 2008.

Cette « circulation circulaire » de l’information [Bourdieu, 1996] doit à une


donnée de base du métier qu’exprime un journaliste de la BBC : « Une
partie de l’éthique du métier, c’est de manger et de boire de l’information »
[Schlesinger, 1987]. Les routines quotidiennes sont faites du survol de
revues de presse, de l’attention à la radio branchée sur les bulletins
d’information pendant les déplacements, du téléviseur allumé sur une
chaîne d’information. Si elle prend sens comme vigilance croisée entre
concurrents, cette surconsommation médiatique des journalistes est
typiquement un effet de champ, qui manifeste la puissance d’un
investissement dans le métier. Elle peut exprimer une forme de rigueur
professionnelle. Elle produit aussi des effets dont le plus évident est un
fonctionnement en chorale de la presse, polarisée sur les mêmes objets,
chevauchant les mêmes thématiques et produisant par là un rétrécissement
de l’espace des questions dignes de couverture. La notion de champ illustre
ici son utilité. Le mimétisme ne fonctionne en effet pas de façon aléatoire,
mais suivant les lignes de force du champ. Les titres les plus puissants du
pôle intellectuel et (de plus en plus) du pôle commercial sont les points de
départ de la réaction en chaîne [Marchetti, 1998]. Le phénomène illustre
une propriété des champs : le pouvoir de « déformer l’espace », de l’aspirer
vers eux dont disposent ses agents dominants, au point, dans le cas présent,
d’amener par mimétisme, croyance cynique dans l’efficacité commerciale
ou ralliement dépité aux verdicts dominants des journalistes de titres
subissant les rapports de force à traiter de thèmes qui leur auraient paru
indignes d’attention. On l’illustrera par la couverture, considérable si peu
enthousiaste, donnée dans les pages littéraires de la presse écrite aux deux
livres d’une jeune romancière surtout connue pour être fille d’un défunt
président de la République.

Le journaliste et ses sources


La métaphore de la source d’information est grosse de malentendus. Aller à
la source suggère un comportement actif pour s’approvisionner dans une
denrée (l’eau ou l’information) naturellement disponible. Ce jeu de
connotations s’accorde avec les images du journaliste fureteur et enquêteur.
Il induit en erreur, non parce que les journalistes seraient dépourvus d’esprit
d’initiative et de savoir-faire pour accéder à des informations cachées, mais
parce que les sources sont aujourd’hui fondamentalement actives. Si une
métaphore aquatique peut avoir du sens, elle est celle de journalistes
submergés d’un déluge d’informations par les sources.

La professionnalisation des sources


On doit à Philip Schlesinger [1992] la remise en cause du travers
« médiacentrique » d’études spontanément centrées sur la vision du
journaliste comme seul protagoniste actif de la production de l’information.
Schlesinger invite à penser la professionalisation des sources, leur capacité
à développer une rationalité stratégique qui repose sur l’anticipation des
routines et des pratiques des journalistes pour leur fournir du « prêt à
publier ou diffuser ». Greenpeace est passée maître en la matière, en offrant
aux télévisions les images chocs tournées par ses soins des Zodiac de
militants s’interposant entre baleiniers et cétacés [Anderson, 1997].

Cette professionnalisation s’exprime dans l’envol des effectifs de


personnels chargés par les diverses institutions de promouvoir leur
communication. Plus de 40 000 attaché(e)s de presse opèrent en France,
chiffre supérieur à celui des journalistes, et qui n’inclut pas la population
des « dircoms » [Walter, 1995] ou celle des spécialistes du lobbying.
Formés dans des écoles spécialisées, venant aussi du journalisme, ces
professionnels de la communication disposent d’une connaissance des
méthodes de travail des journalistes assez précise pour pouvoir anticiper sur
leurs contraintes et attentes. Comme l’illustre Jean Charron dans une étude
subtile des rapports entre journalistes politiques et élus au Parlement
quebécois [1994], ces stratégies des sources sont multiples. Si les vieux
rituels de la conférence de presse ou du communiqué perdurent, le flot des
textes et invitations qui s’abat sur les rédactions en a émoussé l’efficacité.
Le travail de communication passe désormais par la production de dossiers
en quadrichromie. Il peut relever de pratiques de séduction dont la limite est
la corruption. Il repose aussi sur la création d’événements émotionnels ou
spectaculaires, art dans lequel certains organisateurs de manifestations sont
passés maîtres [Champagne, 1990]. Bien souvent les journalistes ne sont
pas dupes des attentions dont ils sont l’objet, ni des happenings montés à
leur attention. Et leur agacement devant l’armée des communicateurs,
perçus comme manipulateurs, est à l’origine du développement d’une forme
inédite de métajournalisme – bien visible en politique – dont la recette est
moins de parler de l’événement que de ses usages intéressés et médiatiques.

Cette posture critique ne rend pas automatiquement les sources inefficaces.


Leur formatage d’une information prête à publier peut rendre service à un
journaliste surchargé. La peur de voir le concurrent couvrir une information
pourtant fabriquée suscite le réflexe d’en faire état. Contrôler l’influence
des sources suppose aussi de disposer matériellement des moyens financiers
et humains de collecter une information originale. Comme le montre
Legavre [1992], la logique du don et du contre-don est aussi au principe de
l’efficacité des attachés de presse. La fonction suppose une forme obligée
de duplicité structurale. L’attaché de presse efficace n’est jamais la voix
dogmatique de son institution. Il doit gérer une posture de trahison
contrôlée vers les interlocuteurs qu’il tient pour importants : donner du off,
divulguer une information qui, sans pouvoir être rendue publique, aidera le
journaliste à comprendre une situation. C’est ainsi que s’amorce le cycle du
contre-don sous la forme d’un papier, d’une interview.

Quelques stratégies des sources

Modèle 1 : Contrôler

Le journalisme japonais est marqué par une institution originale : les clubs
de presse. Nés à la fin du XIXe siècle, ils fonctionnent au départ dans une
logique d’accréditation des journalistes chargés de couvrir une institution
(parlement, ministère). L’appartenance au club permet d’assister aux points
de presse réguliers qu’organise l’institution. Elle donne accès à des locaux
(salle de presse, club-house) dans lesquels se développe une sociabilité
conviviale entre officiels et journalistes. Après la Seconde Guerre mondiale,
ces clubs se sont multipliés (entreprises, administrations). Leur nombre
dépasse le millier. Trois données expliquent que ces clubs soient devenus
des instruments efficaces et contestés de production d’un « journalisme de
communiqué » déférent. L’accès en est sélectif et la perte d’accréditation
équivaut à une mort professionnelle. La participation suppose l’acceptation
de tout un ensemble de règles du jeu qui restreignent le pouvoir
d’investigation des journalistes (comme l’embargo sur les informations
données en off). Par ailleurs, ces clubs, qui peuvent organiser jusqu'à quatre
points de presse par jour, noient littéralement les journalistes sous un flot de
documents officiels, de kondan (conversations cordiales) et de conférences
qui viennent ajouter à l’autocensure instituée une faible disponibilité pour
tenter de confronter le discours officiel a d’autres sources.

Source : Lange [1998].

Durant la guerre civile au Salvador, la première source d’information du


« corps expéditionnaire » de journalistes (essentiellement nord-américains)
était l’ambassade des États-Unis. Connivence patriotique ou idéologique ?
Non, nombre des correspondants sont critiques sur l’engagement américain.
Mais l’ambassade offre les services d’une véritable agence de presse,
organise un point presse quotidien. Elle sait aussi se plaindre directement
aux médias américains des « mauvais » journalistes – dont beaucoup sont
des stringers (pigistes) en position précaire – qui publient des articles trop
critiques. Par ailleurs, l’accès à une information en provenance de la
guérilla est difficile. Pour des raisons de « sécurité », l’accès aux zones de
combat demande un sauf-conduit, distribué avec parcimonie. Un passage
illégal peut coûter l’expulsion, ou plus simplement faire rater plusieurs
jours de points de presse et la possibilité d’expédier les articles pour le
bouclage. Dans la capitale même, le déséquilibre est aussi énorme entre
l’organisation artisanale des associations caritatives et des opposants à la
guerre et le professionnalisme du gouvernement local. Une représentante du
parti au pouvoir loge par exemple dans l’hôtel du pack de journalistes, où
elle distribue ses communiqués de presse, dispose d’un fax qu’elle peut
prêter aux correspondants.

Source : Pedelty [1995].

Modèle 2 : Séduire
Les chargés de communication des entreprises ne manquent pas
d’imagination pour bénéficier de la bienveillance des journalistes
susceptibles de parler de leurs produits. Une marque de yaourt offre ainsi
son dernier produit dans un écrin qui n’est autre... qu’un réfrigérateur. Une
visite de l’usine Apple en Irlande par des journalistes informatiques se clôt
par la distribution du dernier Mac. À la même époque, les journalistes
automobiles sont invités à tester la nouvelle Fiat Uno aux Seychelles, en
compagnie de leurs épouses. Cet excellent véhicule sera élu voiture de
l’année par un jury de journalistes indépendants.

Source : Rouge [1990].

La carrière journalistique en Thaïlande est souvent mal rémunérée. Les


journalistes politiques doivent couvrir les déplacements du personnel
politique local sans disposer des frais de mission adéquats, dans un contexte
où les interactions entre journalistes et élus prennent la forme d’échanges
informels et prolongés dans les bars, parfois dans des lieux moins
avouables. Qu'à cela ne tienne ! La tradition locale de rapports de
parrainage entre aînés et juniors et l’intuition bien comprise des jeux de
contre-don ont institutionnalisé un système de cadeaux et de corruption
douce. Les parlementaires contribuent au financement des dépenses des
journalistes chargés de les suivre, leur offrent des repas, paient les
consommations au bar, parfois les nuitées d’hôtel. Des enveloppes remplies
de billets sont aussi offertes aux journalistes pour les défrayer, ou pour
alimenter les fondations charitables que soutiennent la plupart des titres, la
transmission de la somme étant laissée à la discrétion du bénéficiaire. Un
ministre de la Santé eut même l’idée ingénieuse d’offrir aux journalistes un
tarif préférentiel dans les cliniques privées qu’il possédait. Faut-il préciser
que ces journalistes, souvent très jeunes et dépourvus de formation
professionnelle, voire d’une connaissance solide des dossiers qu’ils
couvrent, publient rarement des articles très venimeux ?

Source : McCargo [2000].

Modèle 3 : Laisser jouer la sous-professionnalisation d’un titre


Que se passe t-il quand la rédaction d’un mensuel consacré aux voyages est
peu étoffée et doit par ailleurs s’investir dans d’autres titres appartenant au
groupe de presse ? Elle fait appel aux pigistes et aux stagiaires. Mais
l’économie (en tous les sens du terme) de la rédaction repose plus encore
sur deux « sources ». La première est une vaste bibliothèque contenant
toutes les éditions des guides de voyage disponibles (offerts en service de
presse), du Routard au Bleu et au Petit Futé. La seconde est la quasi-banque
de données constituée des catalogues, sites Internet et contacts directs avec
les voyagistes. Dans ces conditions, il est possible, sans quitter les locaux
de la rédaction, de rédiger un papier sur Venise ou des conseils de week-end
à Lisbonne qui contiendront suggestions de visites, bonnes adresses et
jusqu’au prénom du patron de bistro mentionné par tel guide. Est-ce à dire
que les collaborateurs du titre ne se déplacent jamais ? Si, mais sans budget
ad hoc, souvent donc sur financement d’un comité régional de tourisme ou
à l’invitation et aux frais de voyagistes, donnée qui risque fort d’ajouter au
copié-collé des papiers faits à coups de guides une strate de publi-
rédactionnel. La revue ne s’interdit cependant pas toute sélectivité critique :
les voyagistes qui ne lui achètent pas de pages de publicité sont passés sous
silence.

Source : entretien, stagiaire,

décembre 1997.

Le public : absent ou artefact ?

Évoquant son expérience de journaliste, l’historien Robert Darnton [1975]


écrit : « Les journalistes de presse écrite peuvent avoir une certaine idée de
leur public – encore que j’en doute. Mais ils écrivent en ayant en tête toute
une série de groupes de référence : ceux qui relisent leur papier, les
différents rédacteurs, leurs collègues de la locale, les sources et les sujets de
leurs articles, les reporters des autres titres, leur famille et amis... » Le
public apparaît comme l’acteur absent des interactions du journalisme. Le
fait n’est pas inintelligible. Comment rencontrer son audience ou son
lectorat ? Certaines revues (Esprit) suscitent des rencontres avec leurs
lecteurs, d’autres titres cherchent à les mobiliser sous forme d’actionnariat
(Marianne) ou de sociétés de lecteurs (Le Monde). D’autres encore
organisent régulièrement des panels de lecteurs pour les faire réagir sur les
contenus du titre (La Croix, Infomatin). Si l’on met à part les journalistes de
locale, il apparaît cependant que les contacts directs avec un échantillon
représentatif ou symptomatique du public ne constituent pas une expérience
ordinaire du journalisme, ce d’autant moins qu’on s’élève vers les
hiérarchies.

Le courrier des lecteurs peut constituer une médiation. Il arrive qu’il soit
analysé avec rigueur (Ouest-France), ou qu’une rubrique comme celle du
médiateur du Monde ou France Inter ouvre un espace de débat. Mais les
entretiens avec les journalistes suggèrent une fréquente suspicion : ceux qui
écrivent seraient des maniaques, des cuistres du rectificatif ou, plus
positivement pour le médiateur du « Monde », des « pros » aux « lettres
parfaitement calibrées, trop séduisantes : on aurait envie de toutes les
publier » (28 février 2000). La possibilité de laisser un « post » réagissant à
un papier sur un site d’information a renouvelé l’intervention du public.
Mais s’agit-il d’une participation ou, par le jeu des réponses polémiques,
d’un moyen d’augmenter la fréquentation du site, de repérer ainsi les
articles les plus lus qu’un bandeau signalera ?

Et pourtant, le public existe. Sa fidélisation et son extension sont même des


enjeux vitaux. Deux procédés permettent de lui donner incarnation dans les
rédactions. Le premier repose sur la représentation par les journalistes d’un
personnage symbole du public. Pierre Desgraupes l’identifiait à la
« mercière de Périgueux », d’autres à « Mme Michu » [Le Bohec, 2000].
Ce personnage totem symbolise une capacité d’attention (faible !) à laquelle
le message journalistique doit s’adapter pour être intelligible. La limite dece
procédé réside dans la dissonance cognitive qui le sous-tend souvent. Une
remarque souvent faite aux invités d’une émission d’information est de ne
rien dire de compliqué vu les capacités du public, volontiers tenu pour
intellectuellement paresseux ou limité. Mais pareil préjugé peut
paradoxalement se combiner à une surestimation du statut social de son
public. Quand Tunstall [1971] demande aux journalistes qu’il rencontre le
pourcentage de travailleurs manuels dans leur lectorat, l’erreur est
simplement de 20 points sur 100 % ! Incohérence ? Pas tant que cela, pareil
hiatus permet aussi de relativiser la compétence critique du public sans
obliger le journaliste à un niveau d’émission qu’il tiendrait pour
dévalorisant. La méconnaissance du public comporte, comme le note un
reporter de la BBC [Schlesinger, 1987], l’avantage de ne pas « lier les
mains » des journalistes qui se vivent comme d’honnêtes interprètes des
audiences, comprenant leurs attentes et capacités [Gans, 1980 ; Rieffel,
1984].

Les logiques du champ fonctionnent aussi en ce domaine comme des


mécanismes approximatifs d’ajustement sur les publics. En se démarquant
de l’article que rédige son collègue du Figaro sur le conflit des sans-
papiers, le journaliste de Libération a des chances raisonnables de proposer
un commentaire qui agrée à son lectorat.

Le résultat pratique de ce jeu de routine qu’est la représentation intuitive du


public est de concentrer aux mains de services d’études et de marketing une
connaissance des publics et de leurs pratiques assise sur des enquêtes. Hors
du cercle des chefs de service, les études de marché ou les enquêtes
régulières du CESP font l’objet d’une attention oblique ou d’une
mémorisation éphémère chez les journalistes, alors qu’elles atteignent
parfois un niveau de sophistication remarquable [Barwise et Ehrenberg,
1988]. Réalisées à des fins pratiques, ces recherches servent à formater les
contenus rédactionnels et le visuel de la presse. La tendance à l’asymétrie
des visions des publics, floue dans les salles de rédaction, assise sur des
enquêtes plus rigoureuses dans les services gestionnaires, produit désormais
des effets bien plus contraignants pour les journalistes qu’une
confrontation froide à la sociologie de leurs audiences. Ils se trouvent
désarmés face à la redéfinition managériale des contenus « adaptés » à leur
public dont les fondements « scientifiques » leur sont assénés sans qu’ils
puissent les discuter efficacement.

Quel pouvoir des « définisseurs primaires » ?


Le poids des sources institutionnelles majeures (gouvernement, grandes
entreprises) apparaît comme considérable grâce à la professionnalisation,
qui se combine au réflexe spontané des journalistes qui est de se tourner
vers les autorités. De nombreux travaux ont mis en évidence le privilège
d’autorité – d’« indexation » pour la sociologie américaine – dont
disposaient les points de vue officiels, qu’ils s’agisse de ceux des dirigeants
politiques [Bennett, 1996], du ministère britannique de l’Intérieur
[Schlesinger et Tumber, 1995] ou plus largement des élites sociales [Rieffel,
1984]. C’est à partir de ce constat qu’une équipe britannique, animée par
Stuart Hall [1978], a proposé, à partir d’une étude sur la couverture de la
délinquance de rue, le concept de « définisseur primaire ». La notion
suggère que, dans tout domaine de la vie sociale, existent de facto des
sources particulièrement accréditées, à cause de leur représentativité, de
leur statut institutionnel. Il peut s’agir du président du MEDEF pour les
chefs d’entreprise, du ministre de l’Intérieur sur la délinquance. Les
routines journalistiques poussent la presse à chercher d’abord l’information
vers ces sources, qui disposent à partir de là du pouvoir de « définir » la
situation, de la « cadrer ». Dans l’étude de Hall, la police et le Home Office,
en attirant l’attention sur ce qu’ils décrivent comme un essor des vols sur la
voie publique – délits souvent imputés à des immigrés –, créent une
définition de situation qui devient le cadre repris par la presse. Les
définisseurs secondaires (associations, porte-parole de communautés
immigrées, chercheurs) se caractérisent ici par leur marginalité et leur peu
de poids social qui limitent la reprise par les médias des arguments qu’ils
développent pour contester la définition de problème ainsi réalisée.

Intervenant quinze ans plus tard sur ce même terrain du journalisme et de la


délinquance, Schlesinger et Tumber [1995] vont apporter une critique
décapante de la problématique de l’équipe de Birmingham. Leur propos
n’est pas de contester l’existence de définisseurs primaires, mais d’inviter à
une vision plus dynamique. Être définisseur primaire constitue plus le
résultat instable d’un processus qu’un statut garanti. L’analyse de Hall
repose sur des raccourcis contestables. Elle suppose que le définisseur
primaire parle d’une seule voix et puisse prévenir dans son institution toute
fuite ou propos dissonant. Elle semble exclure la possibilité pour les
journalistes de se comporter eux-mêmes comme des définisseurs primaires,
en constituant des faits sociaux en problèmes. Elle universalise à partir d’un
cas la condamnation des définisseurs secondaires à l’impuissance
médiatique ou l’impossibilité de voir la position « primaire » changer de
titulaire. Elle fait enfin l’impasse sur la possibilité qu’une initiative
importante d’un définisseur primaire échoue piteusement. Olivier Baisnée
[2001] éclaire précisément un cas d’école de disqualification d’un
définisseur primaire en analysant les conditions dans lesquelles le
fonctionnement, jusque-là peu questionné, de la centrale de retraitement de
La Hague accède au statut d’information chaude, entre mobilisation
écologique, alarme épidémiologique et carences communicationnelles de la
Cogema dans le contexte post-Tchernobyl. À l’inverse, des travaux récents
sur la couverture médiatique des accidents de la route [Grossetête, 2012 ;
Réseaux, 2008] démontrent combien les campagnes de communication
publique, en rien contredites par les professionnels de l’automobile, ont
imposé à la presse une lecture « conducto-centrée » : les accidents sont le
fait d’un conducteur abstrait, mais inattentif, buveur ou imprudent. L’état du
réseau, l’usage obligé de la voiture, les inégalités sociales – considérables
– devant l’accident ne sont presque jamais questionnés. S’il peut devenir un
raccourci simpliste, le modèle du définisseur primaire n’est donc pas sans
pertinence.

Un métier à rôles multiples


La diversité des rôles joue pour chaque journaliste pris individuellement qui
participe à un quadruple registre de fonctions. Il est, selon des proportions
variables, un collecteur d’informations et un producteur de textes. Il est
ensuite le salarié d’une entreprise de presse et de sa hiérarchie, ce qui invite
à prêter attention à sa position, aux ressources dont il peut faire (ou non) un
usage stratégique dans l’entreprise, qu’il s’agisse de carrière ou de préserver
son autonomie face aux contraintes de l’organisation (par le capital de
contacts personnalisés qui contribue à rendre « indispensable » ou des
collaborations extérieures sous forme de piges). En sortant de l’entreprise
de presse, tout journaliste est aussi dans la relation à ses pairs un associé-
rival [Tunstall, 1971]. L’oxymore suggère l’articulation de la concurrence
entre titres avec la force des relations de coopération entre journalistes de
rédactions différentes. Les travaux d’ethnographie du journalisme
[Padioleau, 1976 ; Pedelty, 1995 ; Lacour, 1998] révèlent – aussi longtemps
qu’aucun scoop ne se profile – la force de liens d’entraide et de solidarité
entre journalistes concurrents. Ces pratiques confraternelles témoignent de
l’efficacité d’une division des tâches, même improvisée, mais aussi de la
sécurité qu’apporte face à l’employeur une coopération qui est aussi une
police d’assurance contre les ratages.

Glisser d’un de ces registres à un autre, synchroniser les postures (ou peiner
à y parvenir) est aussi une des sources de la réflexivité journalistique, d’une
intervention permanente où la passion professionnelle sait jouer avec les
marges de manœuvre, comme le montre la riche collection de
monographies réunie par Lemieux [2010], qui est à la fois une exploration
des subjectivités journalistiques et un dialogue ouvert entre chercheurs.
IV. L’écriture journalistique

Un grand partage entrave l’analyse du journalisme. Aux sociologues,


l’observation du travail des journalistes, des usages et effets de leur activité,
mais le produit fini (articles, films, chroniques radio) devrait, lui, être traité
par des sémiologues ou des linguistes. La croyance en cette frontière, durcie
par le dessein de défendre « son » territoire contre la tribu voisine, est un
obstacle épistémologique, car les écritures journalistiques sont aussi des
faits sociaux. Mots, montages et récits expriment aussi la trame
d’interdépendances explorées jusqu’ici. Sociologiser ainsi l’écriture
n’implique en rien de se priver des apports des analystes des langages et
grammaires narratives. Un nombre croissant de travaux interdisciplinaires
explore cette voie, en contournant les postes frontières des orthodoxies
disciplinaires [Soulages, 1999 ; Barnhurst et Nerone, 2001 ; Broesma,
2007 ; Ringoot, 2009]. Très divers, ils ont en commun d’aider à comprendre
que si l’on doit prendre en compte des données comme la « plume »
singulière qui fait reconnaître les papiers de tel journaliste, l’existence de
genres, de formats, de codes... rien de cela n’opère hors d’un système plus
ou moins institutionnalisé de rôles, de rapports de coopération et de
pouvoir, de normes professionnelles. C’est sur l’explicitation de ce que peut
vouloir dire une écriture normée, institutionnalisée que débutera ce chapitre.
Il suggérera ensuite la tension entre le risque qui en naît de se figer dans les
stéréotypes et les conventions, et l’inventivité paradoxale d’une écriture
journalistique qui se renouvelle en transformant des contraintes en
stimulants.

Un ordre de discours spécifique


L’un des apports de Chalaby [1998] est de souligner, dans une analyse
inspirée de Foucault, que l’invention du journalisme, son autonomisation
comme activité et monde social spécifique se sont d’abord réalisées par la
naissance d’un ordre de discours inédit. Le modèle américano-anglais de
journalisme institutionnalise peu à peu un ensemble de règles d’écriture,
intériorisées par les journalistes, contrôlées par les rédacteurs en chef. Il
s’agit de l’objectivité au sens de revendication d’un récit vérifié et neutre
des faits, séparation du fait et du commentaire. La règle des cinq W (Who ?
What ? When ? Where ? Why ?) détermine les contenus obligés de tout
reportage. La norme dite de la pyramide inversée exige que l’essentiel de
l’information soit condensé dans le lead, paragraphe d’attaque, et que
viennent ensuite détails et explicitations. L’écriture journalistique se
construit au XIXe siècle comme un discours spécifique, une façon réglée et
identifiable d’utiliser les possibilités du langage. Ce processus peut être
analysé comme une double objectivation. On ne saurait trop insister sur
l’importance de la codification, sans grands équivalents pour d’autres types
d’écriture (romans, thèses), que matérialise une production considérable de
manuels destinés à l’apprentissage des divers types de production
journalistique [Agnès, 2002]. L’objectivation vaut aussi du côté des publics.
Le simple fait de la lecture de journaux ou de l’exposition à la télévision
crée une familiarité, un « horizon d’attente » par lequel, sans pouvoir
nécessairement le théoriser, la plupart des usagers des médias identifient ce
qui différencie l’éditorial du reportage, saisissent intuitivement certains
éléments de la grammaire d’un reportage télévisé.

Trois tendances de l’écriture journalistique valent d'être soulignés. La


première tient à la revendication d’une soumission aux faits. Si l’écriture de
presse peut interpréter, parfois prendre position sur l’événement, elle se
donne avant tout comme son miroir. La seconde tient à l’importance d’une
dimension pédagogique. Si la connaissance réelle des publics par les
journalistes est souvent floue, leur pratique n’en intègre pas moins une
anticipation sur la réception qui se traduit dans une écriture assujettie à des
principes de clarté, d’explication, d’adaptation du vocabulaire aux capacités
présumées du public. Enfin, l’écriture de presse est marquée par
l’importance de ce que les linguistes nomment la fonction phatique, soit –
comme le « allo » des conversations téléphoniques – un ensemble de
dispositifs visant à entretenir le contact, à éviter le décrochage des publics.
Participent de cette démarche les manchettes (« Le pape est encore mort »
titrait Libération au décès de Jean-Paul Ier) et la titraille, les photos, la
concision des formats, l’infographie, la succession rapide des séquences et
les images chocs à la télévision

Appliqué à des façons d’écrire, l’adjectif journalistique souffre aussi


d’ambiguïté. Dans l’usage qu’en font volontiers les universitaires, le terme
devient synonyme de superficiel. Les reproches symétriques que font
volontiers les journalistes aux universitaires sont aussi éclairants. La parole
universitaire apparaît, elle, comme verbeuse, incapable d’aller brièvement à
l’essentiel, de poser des conclusions nettes. Ce jeu de stigmatisations
croisées montre qu’une écriture n’est jamais réductible au talent de son
producteur, mais exprime des contraintes et des ressources sociales. Le
rapport au temps, l’espace rédactionnel disponible, le profil des lectorats
opposent terme à terme le collaborateur de la Revue française de sociologie
et celui de Vingt Minutes !

L’objectivité : un rituel stratégique ?

À partir d’une observation ethnographique de plusieurs rédactions


américaines, Gaye Tuchman [1972] analyse le rôle de l’objectivité comme
élément de référence de l’écriture journalistique. Elle identifie trois
registres de marqueurs discursifs de cette objectivité.

Les premiers sont « formels » : usage intensif des guillemets pour signaler
le discours rapporté, présentation ostentatoire de points de vue
contradictoires (X a dit, Y affirme), présence dans le texte de données
factuelles qui confirment les énoncés et caractérisations.

Les deuxièmes sont « organisationnels » : il s’agit d’abord de la priorité


donnée aux sources institutionnelles présumées détenir une autorité peu
discutable (indication du chiffre des manifestants selon la police, interview
du maire d’une cité sinistrée), mais aussi du découpage même en rubriques
ou d’une typologie des articles qui signale le statut plus subjectif ou
interprétatif de certains textes (éditorial, tribune, news analysis) signifiant a
contrario la factualité brute des autres contenus.
D’autres enfin renvoient au souci de se conformer à une forme de « sens
commun », ce qui se traduit par une attitude très prudente devant tout article
dont les contenus heurtent ce qui apparaît comme des évidences de bon
sens. Ainsi lorsque John Kennedy était journaliste en Grande-Bretagne à la
fin de la Seconde Guerre mondiale, le groupe Hearst refusa de publier un de
ses articles prédisant (à juste titre) la défaite électorale de Churchill : le
sens commun américain rendait impensable la défaite d’un leader respecté
ayant conduit son pays durant une guerre mondiale.

Tuchman invite à penser cette écriture objective non tant comme une
garantie de véracité ou de neutralité politique que comme un dispositif de
protection contre les critiques et les poursuites dont se dotent les
journalistes. Le déploiement de la panoplie des marqueurs d’objectivité
vient avant tout manifester que, bien que travaillant dans l’urgence, ils ont
tout fait pour aller aux sources les plus fiables, solliciter plusieurs points de
vue. L’écriture vient en quelque sorte suggérer que ce sont les faits qui
parlent et non la subjectivité du rédacteur.

Le piège du vraisemblable
Gérard Genette [in Communications, 1968, p. 9] définissait un récit
« vraisemblable » comme « un récit dont les actions répondent, comme
autant d’applications ou de cas particuliers, à un corps de maximes reçues
comme vraies par le public auquel il s’adresse. Mais ces maximes, du fait
même qu’elles sont admises, restent le plus souvent implicites ». Brecht
décrivait à l’inverse une écriture réaliste comme celle qui « dévoile la
causalité complexe des rapports sociaux, qui est concrète tout en facilitant
le travail d’abstraction ». On discerne alors l’un des défis auxquels se
confronte l’écriture journalistique. Comment être « réaliste » et non
« vraisemblable » ? Comment rendre compte d’un monde complexe sans lui
donner la fausse clarté d’un univers peuplé de stéréotypes ? Donner des
chasseurs en colère une image qu’on croirait tirée d’un dessin de Cabu met
immédiatement en marche – surtout dans un lectorat urbain et scolarisé –
toute une série d’associations aux personnages du « beauf » ou du « plouc »
qui fonctionnent comme des explications silencieuses. Il n’est pas certain
qu’un tel raccourci rende intelligibles les enjeux de la crise de la ruralité, le
sens de styles de vie que révèlent ces mouvements. Des notions comme
« islamisme » ou « populisme » présentent le confort de suggérer un cortège
d’images et de personnages, un concentré d’explication. Mais la diversité
extrême des faits ainsi étalonnés, jointe à la pauvreté analytique de telles
notions, n’aide que rarement à entrevoir la « causalité complexe » du
monde.

La tradition d’analyse rhétorique renvoyait à trois dimensions de


l’expression [Barthes, 1985]. L'inventio désigne la dimension de
rassemblement des informations, de sélection des cadres interprétatifs qui
vont permettre de traiter une question (ce que fait l’étudiant ou le
journaliste qui réunit les matériaux de son article ou de sa dissertation). La
dispositio peut être associée à une logique du plan, du choix d’un format
d’expression qui met en forme et organise l’enchaînement des éléments
ainsi réunis. L'elocutio, enfin, désigne le travail sur le matériau linguistique
même : choix de formules, d’images qui vont mobiliser l’attention du
public. Cette trilogie donnera le fil conducteur d’une exploration du
vraisemblable dans le discours journalistique.

Inventio
L'inventio n’est pas invention au sens d’imagination, mais collecte de
matériaux, de topoi (« lieux » en grec, d’où l’expression « lieux
communs ») qui permettent de traiter d’un sujet. Cette activité désigne deux
opérations. La première est la collecte des informations au sens strict :
lecture de dépêches, envoi de reporters. La seconde, sur laquelle on se
fixera ici, consiste à trouver ce que le vocabulaire professionnel appelle un
angle, une façon de traiter le fait. La métaphore du cadre (frame)
développée par Goffman [1991] est ici

précieuse. Trouver un angle n’est pas sans lien avec le travail du


photographe ou du cadreur au cinéma. Faut-il donner un plan large de
l’événement en valorisant par exemple un arrière-plan historique, ou jouer
de gros plans par des portraits ou des témoignages ? L'inventio suppose
encore de mobiliser sur un sujet qui peut être imprévu ou peu familier des
matrices interprétatives, un savoir de sens commun qui lui donne une
intelligibilité. Lorsque, le 12 août 2000, s’affiche sur les écrans
d’ordinateurs la nouvelle du naufrage du sous-marin russe Koursk, les
journalistes présents – qui, en ces temps de vacances, peuvent être
stagiaires, ou sans compétences sur la marine russe – doivent s’employer à
offrir plus qu’une reproduction de la dépêche d’agence. Ils auront recours
aux archives, plus encore à un savoir où se mêlent mémoire professionnelle,
connaissance diffuse du sujet et stéréotypes de sens commun. Le
délabrement de l’ex-Armée rouge, la place de la mer de Barentz comme
centre d’intenses activités sous-marines, le comportement glacial prêté au
président Poutine, l’image du peuple russe sans cesse confronté à la
souffrance vont constituer des cadres interprétatifs intelligibles et
immédiatement disponibles.

Analysé par une série de travaux français [Champagne, 1991 ; Boyer et


Lochard, 1998 ; Sedel, 2009], anglais [Cottle, 1993] et américains
[Wacquant, 1997], le traitement de ce qu’il est convenu d’appeler la
« question des banlieues » illustre la façon dont le cadrage de l’événement
menace de ligoter l’information sur le lit de Procuste d’une interprétation
préétablie et réductrice. Résultant de causes complexes (chômage,
politiques d’urbanisme, de transport et d’éducation, immigration,
décomposition de l’identité ouvrière, etc.), les tensions qui s’expriment
dans certaines banlieues s’accommodent mal d’explications simples. La
difficulté du compte rendu est redoublée par la distance sociale qui sépare
souvent les journalistes des habitants des cités, par l’accueil agressif que
ceux-ci peuvent rencontrer (entre autres, parce que les habitants se jugent
stigmatisés par certains types de reportages). Un journaliste de Libération
observait ironiquement que ce dernier risque peut « donner à l’aller-retour à
Mantes-la-Jolie le cachet si pittoresque d’un grand reportage à Hébron ».

Confrontés à la nécessité d’intervenir vite sur l’événement, d’en donner une


interprétation intelligible, les journalistes recourent fréquemment à des
interprétations réductrices. L’usage, sociologiquement absurde, de la
métaphore du ghetto permet ainsi – lors d’une « Marche du siècle » de
mars 1997 – de diffuser en chaîne un reportage sur le Bronx new-yorkais
et sur un quartier de Pontoise. Ce schéma peuplé de ce que Guy Lochard
désigne comme des « figures stéréotypiques » s’exprime à plein lorsqu’une
télévision privée commande à ses reporters dépêchés à Vaulx-en-Velin un
reportage centré sur le trio « un Black, un Beur, un dealer » [Champagne,
1991]. Un autre reportage commandé par la chaîne, qui mettait cette fois en
scène des responsables associatifs de la cité et des habitants donnant de leur
quotidien une vision moins apocalyptique que celle d’un supermarché en
flammes, attend toujours d'être diffusé. Ces mises en récit médiatiques
contribuent à stigmatiser les résidents des zones concernées. Elles peuvent
aussi les inciter à s’aligner sur les stéréotypes comme en témoignent des
jeunes de Monfermeil interrogés par Télérama : « On se cachait le visage
avec une capuche et un foulard. C’était n’importe quoi. Ça plaisait aux
télés. Devant les caméras on disait : "Si la société ne fait rien pour nous, on
va tout casser." C’était un discours je-m’en-foutiste. Il fallait faire les
malins devant les copains. Avec le recul, j’ai l’impression que nous nous
sommes fait utiliser. » En donnant de la réalité une image réductrice, ces
reportages contribuent aussi, tant à l’égard des gouvernants que des
citoyens, à rendre paradoxalement plus compliquée l’identification de
solutions du fait même de la simplification caricaturale des problèmes.

Les valeurs de l’information

À partir d’une enquête sur les contenus éditoriaux et le fonctionnement de


deux rédactions de réseaux de télévision (CBS et NBC) et de deux
hebdomadaires (Time et Newsweek), Herbert Gans [1980] identifie ce qu’il
définit comme un jeu de six « valeurs durables » dans l’information, au
double sens de normes sociales à respecter et d’instruments de cotation et
de présentation de l’information.

1. Ethnocentrisme. Les articles valorisent ce qui relève de la communauté


nationale, traitent des pays étrangers en fonction de leur importance pour
les États-Unis ou de leur degré d’adhésion au modèle de l'American way of
life.

2. Démocratie altruiste. Le discours de presse repose sur une référence


implicite à une vision de la politique comme dévouement au bien commun
et au service du public. La Constitution américaine condense le modèle
démocratique. Le personnel politique doit être méritocratique, frugal,
proche de sa base. La communauté politique est perçue comme nettement
autonome du monde économique.

3. Capitalisme responsable. La vision journalistique de l’économie repose


sur une croyance dans les bienfaits du marché et la capacité des
entrepreneurs à susciter la prospérité générale. Ces derniers doivent être
honnêtes et performants. L’État peut pallier les inégalités que le marché ne
résorbe pas, mais en aidant les pauvres méritants et non les profiteurs des
politiques sociales.

4. La chaleur de la petite ville. La petite ville demeure le lieu par


excellence d’une vie américaine conviviale et chaleureuse. Par opposition,
la grande cité (et tout ce qui est « gros » ou trop moderne) porte la menace
du conflit, de l’impersonnalité et de la déshumanisation.

5. Individualisme. Le dynamisme individuel et l’esprit de conquête sont

les bases de la vie sociale. L’État et les institutions doivent se garder de les
entraver.

6. Modération. L’excès et l’extrémisme sont condamnables. Il faut


respecter les lois, s’en tenir à des opinions politiques modérées, une foi
religieuse tolérante.

Ces valeurs sont inséparablement des outils de sélection des faits dignes
d’attention – l’information est largement le compte rendu des atteintes
qu’elles subissent – et des instruments de cadrage de leur couverture.
Ainsi, le Watergate est un événement parce que l’épisode se passe aux
États-Unis et constitue une violation des valeurs de la démocratie altruiste
et de la modération dans le combat politique. Simultanément, la gravité de
l’atteinte aux valeurs vient définir des façons de parler de événement :
légitimité de l’investigation, possibilité d’adopter un ton inhabituellement
critique contre le président, mais aussi limitation de la mise en cause à
quelques dirigeants sans scrupules ou aux excès d’une « présidence
impériale » dans un système politique qui demeure une référence.

Élaborée à la fin des années 1970, la liste de Gans peut être obsolète ou non
exportable. Elle donne néanmoins une bonne illustration de la force du lien
entre définition journalistique de la « valeur » d’une information et
dimension normative de cette « valeur » lorsqu’il s’agit de définir le
cadrage de l’événement.

Le reportage « De l’autre coté du périph’ », réalisé dans un grand ensemble


de Montreuil par Bertrand et Nils Tavernier en 1997 pour France 2, suggère
une comparaison éclairante. Accueillis initialement avec réticence et
menacés de représailles s’ils filment, les membres de l’équipe séjournent
plusieurs mois sur place, se faisant lentement accepter, gagnant la confiance
des résidents avant de lancer interviews et prises de vue. De tonalité
combative, leur film développe une série d’angles rarement valorisés :
témoignages hors contexte de crise, diversité des points de vue, évocation
argumentée du retrait des services publics, formulation de problèmes
concrets comme les effets du « tout électrique » dans les immeubles sur le
budget des ménages. Le travail long et coûteux de collecte de témoignages
libérés de la pression du spectaculaire et de l’événement permet de donner
d’une cité de banlieue une vision éclairante, ni angélique ni réductrice.

Dispositio
Collecter des informations, trouver l’angle ne donnent pas magiquement le
produit fini. Il faut rédiger, trouver un plan ou un montage, enchaîner faits,
idées, images. C’est ici que jouent les conventions d’écriture du journalisme
qui fixent à chaque type d’article (edito, reportage, brève) une véritable
grammaire. Les travaux de sensibilité sociologique sur ces patrons narratifs
sont rares [La Haye, 1978 ; Neveu, 1993 ; Schudson, 1995 ; Ringoot, 2010].
On voudrait donner un aperçu de leurs apports en empruntant à de La Haye.
Sans doute son livre a-t-il vieilli, mais il illustre aussi de façon éclairante la
formule juste et sibylline de Schudson : « Les informations ne racontent pas
seulement la politique. Elles participent aussi d’une politique de la forme
narrative. » Il joue pour cela de deux outils de classement.

Inspirée de Jakobson, la catégorie du « ton » classe les textes en fonction du


degré d’implication du locuteur et du mode d’adresse au récepteur. À une
extrémité, les tons « politique » ou « polémique » comportent un fort
engagement normatif, le second étant volontiers réservé à l’évocation de
ceux qui troublent l’ordre social. À l’autre, les registres « prudentiel » et
« révérenciel », qui rendent souvent compte des discours d’institution,
déploient au contraire les signes de la neutralité la plus ostentatoire ou de
l’acquiescement au propos de la source. Le ton « technocratique » se
singularise, lui, par l’effacement du locuteur derrière un discours qui doit
s’imposer à tout être de raison, énonce l’ordre naturel des choses. On peut
actualiser cette catégorie en pensant à la manière dont une partie de
l’information économique audiovisuelle présente les impacts sociaux de la
financiarisation de l’économie comme un fatum dont la contestation ne peut
relever que de l’ignorance ou d’une nostalgie du soviétisme.

La Haye mobilise par ailleurs une métaphore du journaliste-cuisinier,


transformant le cru des faits en plat consommable par divers processus de
« cuisson ». Il associe une catégorie de la « narration » (que l’on peut
identifier à nombre de reportages) à l’image d’une cuisson rapide : compte
rendu factuel et précis, juxtaposition et énumération de faits, dramatisation.
Ce registre narratif a pour effet de « mettre en scène, pas en question », de
rendre improbable une compréhension causale de l’événement, submergé
par un flot de détails. La « dissertation » (dont les éditoriaux
d’hebdomadaires donnent une illustration) fonctionne « à l’étouffée ». Elle
constitue dans l’écriture journalistique l’équivalent des exercices scolaires
des filières nobles de l’école. Faisant grand usage des citations, des
allusions cultivées et des fleurs de rhétorique, l’exercice insiste sur
l’extrême complexité des problèmes, les ramène à des questions éternelles
de la nature humaine. La Haye associe à cette forme une double fonction
idéologique : disqualifier toute solution novatrice ou radicale par
l’invocation de la complexité, dissoudre les déterminants sociaux et
historiques des événements.

Il est rétrospectivement facile de discerner des failles dans le cadre


d’analyse de La Haye. Le marxisme sociologisé n’y éclaire guère les types
d’interdépendances sociales qui peuvent stimuler le recours à telle forme ;
l’articulation entre « tons » et « cuissons » est peu explicite. En dépit de
cela, ce livre vieux de trente ans soulevait en précurseur une question
centrale : en quoi les formes narratives sont-elles porteuses de visions du
monde ?
Elocutio
L’écriture journalistique se manifeste enfin par un usage singulier du
matériau linguistique (et de l’image). L’existence d’un véritable lexique de
métaphores, d’expressions toutes faites, de détournements de titres de films
ou de romans en constitue l’aspect le plus visible. Michel-Antoine Burnier
et Patrick Rambaud [1997] en ont offert une synthèse hilarante. Ils
recensent ainsi la surexploitation d’expressions comme « fragiliser, sous
haute surveillance, gérer, incontournable, obligé, bousculer le calendrier,
essuyer les plâtres ». Le « prêt à parler » médiatique fait aussi grand usage
de ce que ces auteurs nomment la technique du carpaccio (soit l’extension
jusqu'à l’absurde d’une expression initialement précise, comme le terme
carpaccio, réservé à une préparation de viande crue, désignant désormais
d’innombrables recettes à dominante rougeâtre). Ce sont alors des
expressions vinicoles (cru, cuvée), scolaires (revoir sa copie) qui
s’appliquent en tous domaines jusqu'à des formulations grotesques comme
un « credo qui fait tache d’huile » ! La panoplie de formules toutes faites
fonctionne aussi au clin d'œil culturel. Combien de titres bâtis sur
« cherche... désespérément », d’articles sur l’administration citant Kafka et
Ubu ? Qu’orange soit la couleur des opposants à l’autocratie ukrainienne en
2004, que le début de 2011 voie le renversement de Ben Ali en Tunisie, et
voici pour des années des mobilisations extraordinairement différentes
labellisées « révolution orange » ou « printemps ».

Sauf à revendiquer une mission de police du langage, aucun argument


scientifique ne permet de condamner ce vocabulaire, qui peut aussi être
drôle et inventif. Il soulève cependant trois problèmes. Le premier tient à la
façon dont l’accumulation de clichés peut finir par produire un langage
pesant, contraire à son ambition pédagogique. Le deuxième vient de ce que
les clichés langagiers véhiculent des stéréotypes appauvrissants. Utiliser ad
nauseam ayatollah, fatwa et tchador donne de l’Iran une image simpliste et
peu éclairante (la métaphore d’un pouvoir de « PhD barbus », proposée par
un spécialiste de l’islam, est plus inattendue et plus éclairante). Le problème
final tient à ce que pareille écriture substitue à une mise en perspective
socio-historique un amoncellement d’images d’Épinal. Ce journalisme
travaille alors au mythe que Barthes [1957, p. 230] définissait comme
« déperdition de la qualité historique des choses » : « Le mythe ne nie pas
les choses, sa fonction est au contraire d’en parler, simplement, il les
purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, leur donne une
clarté qui n’est pas celle de l’explication mais du constat. Les choses ont
l’air de signifier toutes seules. »

Des cadres narratifs mobiles


Une écriture sous contrainte
La diversité de la production journalistique, jusqu’au sein d’un même titre,
ne se réduit pas au règne sans partage du vraisemblable. Les processus par
lesquels le cliché peut étouffer l’information traduisent d’abord un faisceau
de contraintes, plus faciles à énumérer qu'à maîtriser, dans lesquelles
travaillent les journalistes. Le rapport au temps qui oblige à rendre compte
d’un fait dans les heures qui suivent son déroulement incite à utiliser le
précédent ou l’analogie superficielle, pour expliquer le nouveau. Les
contraintes de concision incitent à utiliser des explications fourre-tout, à ne
pas déployer des cascades de distinctions, trop vite tenues pour subtiles. Le
poids du vraisemblable reflète aussi des stéréotypes sociaux, la capacité de
certaines sources à imposer leur définition des problèmes. Il résulte
paradoxalement des conventions par lesquelles l’écriture de presse entend
produire objectivité et lisibilité. En étudiant la manière dont les médias
américains traitent de dossiers controversés (Palestine, relations raciales aux
États-Unis), William Gamson [1992] montre combien l’impératif
d’objectivité freine l’expression journalistique de ce qu’il nomme des
« cadres d’injustice », c’est-à-dire de problématisations d’un dossier ou
d’un événement, qui le posent comme la manifestation d’une injustice,
présentant alors comme possible ou légitime une action collective pour en
modifier les données.

On peut condenser les contraintes qui pèsent sur l’écriture journalistique par
la référence à trois types de forces. Les premières – cf. chapitre III –
renvoient à l’ensemble des conditions de travail et des contraintes de
production (rapport au temps, aux sources...). Les deuxièmes sont liées aux
stratégies commerciales de l’entreprise de presse, aux objectifs qu’elle se
fixe quant à sa profitabilité, au profil social du public cible. Chacune de ces
stratégies contribue à définir un espace de possibles narratifs modelé par les
logiques de concurrence entre titres et les capacités présumées de réception
de publics plus ou moins homogènes. Enfin, la structure du champ
journalistique associe à tout journaliste des cadres narratifs préférentiels qui
dépendent à la fois de sa place statutaire (éditorialiser suppose une position
hiérarchique), de sa rubrique (un chroniqueur télé peut se permettre un ton
irrévérencieux moins usuel en page politique [Neveu, 1993]), et des
logiques de distinction à l’égard des titres concurrents.

Une étude d’Eamonn Forde sur les évolutions de la presse musicale


britannique [2001] éclaire ces contraintes sociales sur l’écriture. Forde
observe le recul spectaculaire d’une critique de rock, triomphante jusqu’au
seuil des années 1980, qui s’exprimait dans des papiers longs, revendiquant
des références intellectuelles, subjectifs jusqu’au narcissime, entreprenant
de déchiffrer dans les groupes et leurs œuvres des significations, des mythes
sociaux. Cette écriture se rétracte, au profit de textes plus courts, moins
subjectifs, moins « intellectuels », plus centrés sur l’univers des stars et leur
style de vie. Pourquoi ce virage ? Forde y associe des changements dans la
presse elle-même. Intégrés à de grands groupes (EMAP), démultipliés sur
des niches musicales ou des publics cibles précis, les magazines musicaux
sont gérés de manière plus managériale, jusque dans le calibrage des textes,
l’anticipation sur les attentes d’adolescents qui ne sont plus ceux des sixties
ou du punk. La multiplication des titres modifie aussi le rapport aux
sources. Ayant à arbitrer entre les demandes de dix titres et non plus trois,
les attachés de presse des vedettes sont plus à même de dicter leurs
conditions. L’entretien d’une heure remplace l’intégration du reporter au
groupe en tournée, matière hier des reportages fleuves d’un Nick Kent sur
les Stones ou Led Zeppelin. L’alignement de la presse musicale sur la
logique des tabloïds, l’accentuation des frontières entre presse de loisir et
titres tournés vers le politique et le social ont aussi détourné du genre les
journalistes plus intellectuels, en rendant improbable l’effet rampe de
lancement par lequel des chroniqueurs au style flamboyant se faisaient
repérer dans la presse musicale pour intégrer en quelques années des titres
plus généralistes et plus prestigieux.
Rhétoriques journalistiques et interdépendances professionnelles

En étudiant la constitution d’une spécialité dans le domaine du journalisme


sur les questions d’éducation, Jean Padioleau [1976] illustre la manière dont
un système professionnel d’interactions vient s’inscrire dans une écriture.

Au cours des années 1970 se développe en France un groupe limité


(quelques dizaines de personnes) de journalistes spécialisés dans les
questions éducatives. Ceux-ci sont jeunes, plus diplômés que la moyenne de
leurs pairs. Leur entreprise de valorisation de cette spécialisation naissante
au sein des rédactions joue dans un contexte particulier. La rareté des
scoops dans le domaine éducatif facilite la coopération entre ces
spécialistes. Leur rapport aux sources présente la singularité de les mettre
en relation avec deux institutions qui détiennent l’essentiel de l’information
pertinente (le ministère, la FEN) et à l’égard desquelles un rapport
conflictuel est risqué.

Si la promotion du journalisme d’éducation s’appuie sur une panoplie


classique de démarches (création d’une association corporative, dîners-
débats, prix pour un livre sur l’éducation), elle va surtout prendre la forme
d’un registre d’écriture particulier que Padioleau nomme « rhétorique de
l’expertise critique ». Il s’agit de combiner à la fois la posture du
journalisme objectif et la possibilité d’adopter des positions critiques sans
que celles-ci puissent être perçues (à droite par le ministre, à gauche par le
syndicat) comme motivées politiquement. Prenant appui sur sa formation
universitaire, le groupe va se doter d’une expertise (connaissance des
dossiers, des textes, des acteurs) qui permet de construire une image de
rigueur, d’analyse synthétique des enjeux. Ce sérieux reconnu permet aussi
d’interpeller de façon critique les décideurs sur des enjeux et des choix
politiques sans être perçu comme partisan puisque le débat se développe à
partir de chiffres, d’une connaissance technique des dossiers éducatifs. La
limite initiale de l’exercice suppose aussi une forme d’autocensure dans les
thèmes et les angles : des questions susceptibles d’incommoder les sources
– ou un lectorat largement enseignant – comme le pouvoir syndical,
l’efficacité du système éducatif, le mandarinat sont évoquées avec
discrétion, ou laissées à des journalistes généralistes.
Mais si les contraintes sociales formatent et normalisent l’écriture de presse,
elles fournissent aussi des points d’appui paradoxaux à la créativité, pour
explorer des registres d’expression nouveaux au sein d’un réseau de
contraintes.

Info analytique, info Post-it


Fortement codée, l’écriture de presse n’est pas pour autant figée. Son
renouvellement ressort d’abord de comparaisons sur de longues périodes.
Elles montrent le processus de consolidation d’une dimension analytique et
interprétative, au-delà d’un compte rendu positiviste des faits. Le travail de
Hervé Brusini et Francis James [1982] consacré au journalisme de
télévision éclaire sur la période des années 1950-1960 un processus
d’intellectualisation du reportage. La conception initiale de l’information
est celle d’un « journalisme d’enquête » désireux de montrer : aller sur
place, capter les images et les témoignages, en restituer le brut par des
tranches de vie sans artifices de montage, construire le commentaire comme
une description de ce qu’a capté la caméra constituent les opérations
fondamentales de cette manière d’« empirisme » télévisuel, symbolisé par
« Cinq colonnes à la Une ». La fin des années 1960 va voir l’émergence
d’une « télévision d’examen » dont la caractéristique est, à l’inverse, de
prendre acte de ce que l’image peut tromper, ne pas saisir des causalités. Le
dispositif de l’information vise alors à « produire l’invisible », à revaloriser
le plateau, l’usage de maquettes, de tableaux, à donner la parole à des
journalistes spécialisés qui apportent une expertise capable de modifier et
d’enrichir la compréhension de ce qu’offrent les images.

Les tendances ainsi mises au jour ne font que manifester dans la temporalité
propre à la télévision naissante un processus déjà repéré par les historiens
de la presse [Schudson, 1995]. Kevin Barnhurst et Diana Mutz [1997] ont
ainsi pu mettre en évidence dans les journaux américains un déclin du
« reportage centré sur l’événement » au profit d’une dimension
interprétative : récits plus longs et moins nombreux, description croissante
des personnages par des catégorisations (nationalité, profession) et non des
patronymes, effort de contextualisation qui mobilise un nombre accru de
spécialisations journalistiques et replace l’événement dans un contexte
spatial et temporel plus large.
Dans leur histoire des formes de l’information aux États-Unis, Barnhurst et
Nerone [2001] soulignent une autre tendance fédératrice. La mise en pages
des journaux met de plus en plus en valeur un souci d’aération, de clarté.
Une première page de 1985 contient souvent jusqu'à deux fois moins de
mots que sa devancière de 1885. Il y a moins de sujets valorisés en « une »,
mais ils sont plus développés, les articles sont visuellement mieux séparés,
la mise en pages est plus aérée de blancs, de filets. Si ce mouvement est
distinct de la montée d’un discours de surplomb, il converge cependant dans
la vision du travail journalistique comme opération de sélection, de
hiérarchisation, de pédagogie du chaos de faits qu’est l’actualité.

Le souci de clarté et de hiérarchisation ne fait cependant pas que converger


avec la dynamique du discours de surplomb et d’analyse. La définition
journalistique de la clarté inclut aussi l’idée de dire l’essentiel en peu de
mots. Deux minutes constituent un format long dans un journal télévisé, un
article dans un quotidien gratuit comme Metro fait en moyenne moins de
signes qu’une page de ce « Repères ». Trop de recherches académiques se
fixent sur le journalisme des quotidiens nationaux, trop peu sur les médias
qui informent le grand public. Or une tendance récente dans une large partie
de la presse écrite, mais aussi des JT – où le présentateur de France 2
annonce désormais à mi-parcours les rubriques à venir comme pour
supplier le téléspectateur de ne pas zapper – est aux formats très courts,
souvent justifiés par une impuissance – jamais démontrée – du lecteur
moyen à lire plus de 1 500 signes sans décrocher. Le professionnalisme
journalistique se polarise sur un art de la densité digeste – dire beaucoup en
peu de mots simples. Le plus grand talent ne dispense pas de questions.
Comment peut on expliquer les enjeux de la réforme des retraites ou les
crises financières en 300 mots simples ? Le redéploiement contemporain
des inégalités ne s’exprime-t-il pas aussi en matière d’information ? Aux
mieux dotés en capital culturel, à ceux à même de payer des abonnements
France Culture et Courrier international, Bloomberg TV et Le Monde, de
l’information de qualité ; pour le grand nombre, une presse gratuite ou bon
marché (Closer, Gala, Match) compactant l’information au format Post-it,
jouant du registre de stories déconnectées des enjeux sociaux centraux, faite
d’émotions, de potins et de clichés ? Ces contradictions suggèrent le besoin
de développer des recherches pour mieux répondre à des questions
faussement simples : quelle est aujourd’hui la carte des modes de définition
et de mise en récit de l’actualité ? Quels groupes sociaux consomment
quelle actualité [Goulet, 2010] ? Comment des journalistes de plus en plus
scolarisés et formés gèrent-ils la frustration d’un métier où produire des
choses formellement soignées, assez longues pour être explicatives, assez
novatrices pour dynamiter l’opposition story/information,
émotion/explication tend à être le privilège d’une minorité ?

L’espace des hérésies


Le triangle de contraintes esquissé dans ce chapitre peut aider à comprendre
comment la configuration des trois logiques qui pèsent sur l’écriture
journalistique ouvre des espaces d’expression originaux. Deux exemples
peuvent l’illustrer...

La floraison dans les années 1960 du New journalism américain [Wolfe,


1975 ; Neveu, 2012], où s’expriment une forte dimension littéraire et une
revendication de subjectivité critique, ne peut se comprendre sans référence
aux changements de la structure d’interdépendances dans laquelle opèrent
ses promoteurs. L’entrée dans le champ journalistique de jeunes diplômés
fascinés ou questionnés par la sensibilité critique des campus des années
1960 se produit alors dans un contexte où la profession s’émeut de
l’influence que leurs pratiques de plus en plus sophistiquées de
management de leur rapport à la presse donnent aux sources. Une écriture
plus subjective, plus attentive à des personnages non officiels apparaît alors
comme l’un des moyens possibles d'être moins dépendant des sources
institutionnelles, mais aussi, pour les responsables des titres, de regagner un
lectorat jeune.

La montée récente de « l’affaire » comme véritable forme narrative


reposant sur un travail d’investigation et de divulgation publique de
comportements tenus pour contraires au droit ou au bien public constitue
elle aussi une illustration de la façon dont de véritables patrons d’articles
naissent des changements du réseau de contraintes dans lequel évoluent les
journalistes. Le travail de Dominique Marchetti [Champagne et Marchetti,
1994] sur le journalisme médical en offre une exploration exemplaire.
Spécialité marginale et rare, la rubrique « médecine » était tenue par des
médecins-journalistes, se considérant d’abord comme membres du corps
médical, célébrant avec déférence les conquêtes de la médecine. Le
développement des enjeux de santé, la surpopulation médicale qui dévalue
le prestige du médecin et rend les carrières plus aléatoires provoquent alors
une bascule qui s’amorce dans les années 1970. Elle pousse vers une presse
et des rubriques en pleine expansion une nouvelle génération de
spécialistes. S’il peut détenir un diplôme de médecin, le journaliste médical
se considère d’abord comme un journaliste. Il valorise à ce titre une posture
plus distanciée, critique ou consumériste. Le sida va jouer un rôle décisif
pour « démédicaliser » une information de santé qui évoluait déjà en ce
sens. Les jeux de concurrence entre rubriques, la course aux audiences à
laquelle se livre une presse quotidienne en difficulté, les stratégies de
« médiatisation » de certains chercheurs vont alors introduire la logique du
scoop, puis celle des scandales (le sang contaminé) dans une rubrique qui
les ignorait.

Le New journalism

« Le truc consistait à trouver un boulot dans un journal [...], à y connaître le


"monde", à accumuler des expériences, éventuellement y dégraisser son
style, puis, à un moment, quitter froidement le journalisme, filer quelque
part dans un taudis, travailler six mois nuit et jour et illuminer le ciel par le
triomphe final. Le triomphe final était connu sous le nom de roman. »
« Modeste à première vue, humble, déférente, pourrait-on même dire, la
découverte était qu’il pouvait être possible d’écrire un journalisme qui se
lise... se lise comme un roman. Comme un roman, si tu vois le truc »
[Wolfe, 1975].

La citation condense l’esprit du New journalism des années 1960 :


transcender le clivage journalisme/littérature. On ne peut comprendre son
existence et ses formes sans relever le rôle joué dans la presse étatsunienne
par des magazines (Esquire, Atlantic Monthly, Rolling Stone) ou des
suppléments dominicaux qui permettent de publier des papiers de la taille
d’un chapitre de roman.

Ce « nouveau » journalisme combine une méthode, un style et des objets.


La méthode est l’immersion : présence prolongée, proche de la posture de
l’ethnographe au sein de son terrain. Thompson passera de longs mois à se
faire admettre, puis à vivre au sein des Hell’s Angels. Les procédés
d’écriture seront codifiés par Wolfe [1975]. Comme dans un story-board de
cinéma, on construit le texte par enchaînement de scènes. L’écriture valorise
les dialogues, restituant le langage, le style des personnes mises en récit.
Une grande attention est donnée à la restitution des détails (accents,
manières de se vêtir, détails du cadre) qui permettent de faire sens des
milieux, des lieux. Un ultime précepte invite à faire jouer au fil des
séquences l’alternance des points de vue des divers protagonistes, jusqu'à
leur attribuer des monologues intérieurs. « L’idée était de donner la
description objective complète, et en plus une chose pour laquelle les
lecteurs avaient toujours dû se reporter aux romans et nouvelles :
concrètement, la vie émotionnelle et la subjectivité des personnages »
[1975, p. 35].

Le New journalism se définit enfin par des objets. Miroir d’une Amérique
secouée par les changements des années 1965-1975, Il se fixe sur les
marginaux (Hell’s Angels), les contestataires et révoltés (hippies, Black
Panthers), mais aussi sur la manière dont les mutations sociales affectent les
vies ordinaires (divorces, angoisses liées au statut social). S’il se prête à des
exercices plus convenus comme le portrait des célébrités, c’est en cassant
les lois du genre, comme dans le fameux portrait de Sinatra que Gay Talese
rédigera sans jamais l’avoir interviewé. Avec l’emphase de son style, Wolfe
voit dans ce mélange la « plus importante » découverte de la littérature
américaine contemporaine : la naissance, à partir de reportages, d’un
« roman non-fiction ».

Un moment éclipsé par ses excès narcissiques, le tarissement de la faconde


de ses vedettes ou leur redéploiement vers le roman ou l’écriture de
scénarios, ce journalisme connaît une seconde vie depuis les années 1980
[Boynton, 2005]. Moins pyrotechnique dans son écriture, moins m’as-tu vu
dans sa mise en scène, il accentue encore la dimension de l’immersion dans
des milieux imprévus ou populaires, se confronte plus directement à des
problèmes sociaux (Conover, Leblanc), à des situations extrêmes (Junger).
Son abondante production montre qu’on peut combiner le plus rigoureux de
l’enquête et le plus captivant du récit, transformer les vies les plus
ordinaires en leviers pour comprendre de grands enjeux, que sciences
sociales, littérature et journalisme peuvent s’articuler.

Quelques illustrations :

Tom Wolfe, The New Journalism, Picador, Londres, 1975 (un recueil).

Michael Herr, Putain de mort, Albin Michel, Paris, 1980.

Joan Didion, L’Amérique 1965-1990, Chroniques, Grasset, Paris, 2009.

Hunter P. Thompson, Hell’s Angels, UGE 10/18, Paris, 2004.

Ted Conover, Coyotes, Vintage Books, New York, 1987.

Adrian Nicole Leblanc, Les Enfants du Bronx, Éditions de l’Olivier, Paris,


2005.

Sebastian Junger, Guerre, Éditions de Fallois, Paris, 2011.


V. Les « pouvoirs » du journalisme

Si le journalisme est objet de tant de discussions, c’est pour une large part
que spécialistes et citoyens lui attribuent des pouvoirs considérables. En
politique, les défaites sont volontiers expliquées par des erreurs de
communication ou un déficit de couverture médiatique. Dans le domaine
culturel, un groupe de cinéastes français a pu, en 1999, signer une pétition
accusant la critique d'être à l’origine d’un accueil peu enthousiaste des films
nationaux. Le pouvoir des journalistes est encore bien visible quand il met
en cause une personne, qu’il s’agisse des relations d’un président américain
et d’une stagiaire, ou d’une personne qui a vu son nom publié par la presse
locale parmi les cibles d’une opération de police contre un réseau pédophile
et se suicide.

La question du pouvoir des journalistes mérite d'être débattue. Mais l’utilité


des sciences sociales n’est pas de surenchérir sur les discours tenus par ou
sur leurs objets. Elle est d’apporter un déplacement du regard favorisant
intelligibilité et distanciation. Une problématique du pouvoir conduit dans
trois directions au moins. Les évocations grandiloquentes et simplistes de la
puissance des journalistes doivent être mises en doute. Ce pouvoir trop
souvent identifié à une capacité d’influence immédiate peut cacher d’autres
effets puissants sur la durée et doit être redéfini. Enfin, une forme de flou
sémantique doit susciter réflexion : le « pouvoir des journalistes » n’est-il
pas en fait un pouvoir exercé par un réseau de protagonistes qui ne se réduit
en rien aux titulaires d’une carte de presse ?

Un débat à reformuler
Visions enchantées et histoires d’horreur
L’interrogation sur le pouvoir – présumé excessif – des journalistes est
aussi vieille que la presse. Chaque changement important dans les réseaux
de communication, de la radio à Internet, lui donne une nouvelle actualité à
défaut d’arguments originaux [Neveu, 2011]. Les ingrédients de ces
discours sont assez peu variés pour qu’on puisse les condenser en quelques
repères. Les journalistes disposeraient d’un pouvoir d’influence
considérable sur les consciences et les comportements. Ils seraient à même
de définir les objets du débat social et d’imposer leurs jugements en la
matière. Les plus en vue constitueraient une élite sociale spécifique, capable
de faire et défaire les hiérarchies et réputations dans les domaines de la
culture et de la politique. L’influence ainsi acquise en ferait à la fois des
acteurs clés d’un système politique devenu « médiacratie », les porte-
parole, voire les usurpateurs de l’opinion publique et les arbitres des modes
intellectuelles et culturelles.

Toutes les interrogations sous-jacentes au modèle ainsi condensé ne sont


pas sans pertinence ; il peut même prendre la forme de synthèses
cohérentes, comme la « démocratie d’opinion » [Neveu, 2000a]. Cependant,
par-delà leur variété, tantôt célébrant le « quatrième pouvoir », tantôt
déplorant la puissance d’une mediaklatura, ces discours ont en commun de
sérieuses fragilités. Ils font volontiers primer le jugement sur l’analyse. Ils
sont assez mous pour postuler un pouvoir d’influence tout en se gardant
d’en théoriser clairement les modalités ou les limites. Ils font bon marché
d’un nombre considérable de faits qui les contredisent. Pour en rester au
domaine politique, comment expliquer qu’une large part du lectorat des
tabloïds britanniques les plus prothatchériens ait persisté à voter
travailliste ? Des enquêtes comme celle de Goulet [2010] dans une cité
populaire bordelaise ne montrent-elles pas l’attention floue et très sélective
des publics populaires vis-à-vis du gros de l’information politico-
économique ? Rien de cela n’entrave cependant la thématique de la toute-
puissance des médias : c’est que sa force vient aussi de la croyance et de ses
usages sociaux.

Elle permet en premier lieu aux intellectuels de développer un type


d’histoire d’horreur capable de susciter une délectation morose et
comparable chez les néoconservateurs et chez les héritiers de l’école de
Francfort. La matrice en est simple. Elle consiste à opposer un imaginaire
âge d’or de l’espace public et de la culture à la « vaste trivialité » [Postman,
1986] que véhiculeraient les médias au détriment de la culture légitime, de
l’école et du magistère des intellectuels. L’évocation alarmiste du pouvoir
du journalisme est aussi sollicitée par les titulaires de pouvoirs sociaux
(élus, dirigeants économiques) peu satisfaits de voir certaines de leurs
actions soumises à publicité ou critique. Si elle peut revêtir chez les
journalistes eux-mêmes toute une gamme d’expressions allant du « Domine,
non sum dignus » au narcissisme, cette revendication d’un pouvoir
d’influence fonctionne aussi comme un élément d’enchantement du métier.

L’héritage des « paradigmes dominants »


La croyance au pouvoir d’influence des journalistes peut s’expliquer par un
« effet retard ». Entre l’élaboration d’une théorie dans le milieu de la
recherche et le moment où elle connaît une diffusion dans un public élargi
par la médiation d’ouvrages de vulgarisation, d’institutions scolaires, peut
s’écouler un laps de temps suffisant pour qu’une explication connaisse le
succès social au moment de son invalidation scientifique. Par ailleurs, une
fois une théorie devenue familière, son confort d’usage n’incite pas à la
remettre en cause. Ainsi, l’idée, toujours vivace, que la publication
d’informations sur des actes criminels suscite par imitation la multiplication
de ces comportements sollicite un modèle élaboré par Gabriel Tarde voici
un siècle. Si ce modèle peut parfois être éclairant – lorsque les tabloïds
britanniques agissent en pousse-au-crime en publiant le lundi un hit-parade
des exactions des supporters violents des divers clubs de foot [Murphy,
1988] –, de nombreux travaux ont montré que sa capacité prédictive et
explicative était très restreinte.

En laissant fermée la boîte noire des mécanismes par lesquels des


constructions savantes sont vulgarisées ou trahies, les représentations
emphatiques du pouvoir des médias [Derville, 2013] sont débitrices d’un
ensemble de traditions de recherche dépassées. En utilisant au pluriel la
notion de « paradigme dominant » de la sociologie des médias [Gitlin,
1978], on peut identifier trois de ces traditions. La première, influencée par
le traumatisme des régimes totalitaires, est symbolisée, dans les années
1940 et 1950, par le modèle dit de la « piqûre hypodermique » qui prête aux
médias un pouvoir d’influence considérable sur des récepteurs réputés
passifs. Ce modèle allait se voir remis en cause après guerre. Lazarsfeld
mettait en évidence le rôle des leaders d’opinion et des appartenances
communautaires comme relais et filtres des messages. L’approche « usages
et gratifications » se demandait désormais « ce que les gens font des
médias » et non l’inverse. Virage salutaire, virage naïf aussi puisqu’il
continue à penser les médias sans pousser la porte des rédactions, plus
encore en ce qu’il suggère des récepteurs déterminant souverainement des
consommations et des usages, sans questionner les différences d’éducation
et de métiers, de ressources culturelles et matérielles [Beaud, 1984]. On
mentionnera enfin, dans ce marché de l’occasion des théories recyclées en
instruments quotidiens de perception des médias, l’influence intellectuelle
persistante de l’école de Francfort et du Habermas de L’Espace public
[1976] comme matrices d’interprétations alarmistes sur la responsabilité du
journalisme dans un déclin du débat public, une montée ininterrompue des
logiques commerciales dans l’évaluation et la production des biens
culturels.

Les chaînons manquants


S’essayer à reformuler les termes du débat ne signifie pas que l’on dispose
des bonnes réponses, mais que de meilleures questions peuvent être posées.
Les unes découlent de données maintenant familières. On ne peut plus
gloser sur le pouvoir des journalistes sans s’interroger sur l’éventail très
ouvert des degrés de maîtrise dont ils disposent sur les contenus
rédactionnels. Leur pouvoir et ses limites doivent être pensés comme une
relation et non comme une substance cachée dans le coffre-fort du rédacteur
en chef, d’où l’importance d’une analyse du fonctionnement des rédactions,
du rapport aux sources, d’une économie politique du rapport entre
entreprises de presse et journalistes.

Mais la redéfinition du débat vient de mouvements récents de la recherche.


Dans le monde anglophone, la problématique des « audiences actives » [Le
Grignou, 2003] a renouvelé la connaissance de l’impact des médias. Même
si ces travaux se sont autant fixés sur les feuilletons ou les livres que sur
l’information stricto sensu, une énorme masse de recherches est venue
démontrer à quel point les références culturelles et les identités sociales ou
politiques des récepteurs pouvaient aboutir à des écarts sensibles dans la
réception d’un même message médiatique. Cette effervescence scientifique
a pu substituer au récepteur passif la vision populiste [Seaman, 1992] de
publics remportant de multiples victoires interprétatives dans le décodage
ou le détournement des contenus idéologiques des messages de presse. Elle
contribue cependant à une approche plus attentive au jeu des différences
sociales dans la réception de l’information. Le défi est désormais de savoir
articuler cette analyse à d’autres problématiques récentes qui s’attachent,
elles, à saisir le pouvoir de définition des enjeux et des problèmes sociaux
auquel contribuent les journalistes. Cet autre chantier [Veron, 1980 ; Gitlin,
1980 ; Henry, 2007] contribue à faire évoluer le questionnement sur le
pouvoir journalistique d’une mesure à court terme de ses effets persuasifs
vers les effets structurants de discours capables de définir la hiérarchie des
enjeux sociaux et les manières de les formuler.

Il ne s’agit donc pas de nier la réalité d’un pouvoir, mais d'être sensible à
ses paradoxes. Le premier tient à une dimension de la croyance. Au-delà
d’effets souvent malaisément mesurables, le pouvoir des médias est aussi
d’accréditer une croyance dans leur influence, qui leur fait attribuer des
résultats imaginaires. Il tient aussi à la nature d’une influence qui s’exprime
plus en une capacité à définir un horizon de débats et d’enjeux que dans un
contrôle orwellien des esprits. La notion de construction sociale de la réalité
est galvaudée. Elle demeure cependant pertinente si elle suggère un
processus de sélection et de hiérarchisation des faits et dossiers dont une
analyse empirique du travail journalistique peut dégager les causes et les
régularités. En rappelant ainsi le poids des routines de travail, on saisit un
dernier repère. Si le pouvoir politique comporte une dimension volontariste
lorsqu’il s’assigne des programmes, les traduit en mesures législatives, le
« pouvoir » journalistique s’exprime, lui, plus rarement en « campagnes »
ou croisades. Il fonctionne au contraire en bien des cas non parce que les
journalistes veulent exercer une influence, exprimer un point de vue
normatif, mais parce que les routines et dispositifs destinés à produire une
forme de distanciation, de récit objectif ont pour effet de valoriser certains
types d’informations et de cadrages.
Dimensions du pouvoir
journalistique
Problématiser
Le chat du dessinateur Geluck observe dans une de ses réflexions
mémorables qu’« en lisant le journal, les gens croient apprendre ce qui se
passe dans le monde. En réalité ils n’apprennent que ce qui se passe dans le
journal ». La formule donne une idée acceptable de travaux récents qui
situent dans un pouvoir de définition et de cadrage des enjeux sociaux l’un
des impacts essentiels du journalisme. L’attention portée dans le précédent
chapitre à l’écriture de presse offrait une vue pratique de la façon dont
l’ordinaire des interactions inscrit dans le matériau discursif cette forme
spécifique de construction sociale de la réalité. C’est donc ici vers les effets
possibles de ces phénomènes qu’on se tourne.

Georges Gerbner en théorise un premier par l’intraduisible notion de


cultivation : elle suggère combien la consommation quotidienne de
messages médiatiques constitue un environnement culturel qui ordonne le
monde via des interprétations souvent implicites. Gerbner montre ainsi que
l’ethnocentrisme de la télévision américaine, peu ouverte aux informations
et productions étrangères, apparaît dans les enquêtes comme liée à une
énorme surestimation du poids démographique mondial des États-Unis chez
une majorité d’Américains. Un ensemble de recherches s’est également
développé autour de la notion d'agenda-setting [McComb et Shaw, 1972].
Le terme – qu’on pourrait traduire par fixation d’un ordre du jour –
désigne la capacité qu’ont les médias par la sélection des nouvelles de
produire une hiérarchisation de l’information et d’exercer ainsi une
influence qui n’est pas tant de modeler des comportements que de définir
des thèmes dignes de l’attention collective. Ce pouvoir se prolonge dans des
cadrages (framing) qui constituent une panoplie souvent limitée de modes
de traitement d’un sujet et sont autant de filtres qui bloquent la couverture
d’événements qui ne rentrent pas dans les cadres et ne disposent pas de
relais sociaux. Gamson et Modigliani [1989] ont pu montrer que la
prégnance d’une vision de l’atome comme énergie moderne, identifiée au
progrès, avait abouti jusqu’aux années 1970 à minorer considérablement
l’information sur des accidents non négligeables de réacteurs nucléaires. À
travers la notion d’amorçage (priming), Shanto Iyengar [1998] a proposé un
prolongement de ces théories. Agendas et cadrages fonctionnent comme
l’amorçage d’une pompe. En rendant des enjeux visibles, ils contribuent à
en faire les références à travers lesquelles l’opinion interprète le
comportements des décideurs. Pour des raisons en bonne part
indépendantes de la campagne présidentielle (chômage persistant,
mobilisations de mal-logés), les questions sociales vont ainsi émerger dans
la presse française fin 1994, devenant un point de fixation de l’attention
publique et une grille de perception des candidatures, non sans profit pour
celui qui avait fait de la « fracture sociale » un thème de sa campagne
[Gerstlé, 1996].

« Signification prioritaire » et variétés des réceptions

Dans une étude sur la manière dont les Britanniques ont perçu la grève des
mineurs face au gouvernement Thatcher, Greg Philo [1990] utilise un
protocole d’enquête inventif. Il donne à des groupes tests, socialement
homogènes (policiers, mineurs, travailleurs sociaux, etc.), un jeu de photos
tirées de reportages télé sur le conflit et leur demande de construire à partir
de ces images le scénario d’un petit reportage pour la BBC ou la chaîne
privée ITV. L’enquête manifeste la familiarité des publics avec la
rhétorique journalistique : la plupart des scénarios intègrent des formules
typiques du discours des reporters. Elle suggère aussi une capacité à
percevoir les biais nés des impératifs du média, lorsqu’un avocat
conservateur convient de la surévaluation des violences en expliquant
l’attrait de telles images pour l’audimat. Deux enseignements
complémentaires sur le pouvoir du journalisme en ressortent.

Le premier confirme le modèle d’un public actif. Les mêmes images font
l’objet de réceptions contrastées. Les participants qui ont une expérience
directe du conflit (femmes de mineurs, policiers) tendent à estimer que les
images de violence prennent une place excessive. D’autres panelistes
imputent d’abord les heurts à la police, soit que leur relation à cette
administration soit elle-même marquée par la tension (chauffeurs de bus
antillais), soit que des vacances dans un village de mineurs gallois aient
laissé l’image d’un milieu chaleureux et paisible. Cadres et professions
libérales sont plus critiques devant ce qu’ils perçoivent comme la brutalité
des grévistes. Les images les plus mémorisées diffèrent aussi : reprise du
travail humiliante pour les mineurs, scènes de soupe populaire en milieu
ouvrier, affrontements sur les piquets de grève chez les cadres.

Une seconde leçon tient à ce qui apparaît contradictoirement comme le fort


pouvoir de fixation d’une « signification prioritaire », détenu par les
reportages. Pour 81 % des membres des groupes tests, la violence demeure
le symbole du conflit et polarise la discussion – même chez les soutiens des
grévistes. Souvenirs et débats se fixent aussi sur le personnage du leader
syndical Arthur Scargill. Mais la question du bien-fondé de la politique de
fermeture des puits, celle des choix énergétiques n’apparaissent centrales ni
dans le souvenir, ni dans les échanges. La diversité des réceptions n’exclut
donc pas l’efficacité d’une forme dominante d’encodage du récit
médiatique. Un test en témoigne. Le jeu de clichés présenté englobait une
seule image étrangère aux vrais reportages du conflit : une carabine posée
sur une table de cuisine. À la question : « Qui possédait cette arme ? », 12
% des répondants la tiennent pour étrangère au conflit, 20 % l’associent à
un provocateur, mais 69 % à un gréviste.

Peser sur l’opinion


La capacité du journalisme à hiérarchiser et problématiser les événements et
les enjeux pointe la question centrale de son influence sur l’opinion
publique. Une observation paradoxale peut servir de point de départ. Les
journalistes ont perdu un statut de porte-parole direct de l’opinion publique
dans l’intervalle des moments électoraux. En France, jusqu’aux années
1960, c’était le panorama des éditoriaux de presse qui apparaissait comme
l’expression de cette opinion. Les sondages fonctionnent désormais comme
médiation obligatoire de l’expression légitime et scientifique du corps
social [Champagne, 1990 ; Blondiaux, 1998]. Les journalistes en ont-ils
perdu pour autant la possibilité d’agir comme ceux qui disent l’opinion ?
Pèsent sur elle ? La thèse défendue ici est celle d’une modification des
formes de ce pouvoir plutôt que son évanouissement.

Observons d’abord que l’essentiel des sondages publiés l’est sur la


commande de médias qui en définissent les sujets et que des journalistes
interprètent leurs résultats. L’arrivée des sondages a aussi constitué, dans le
rapport au personnel politique en particulier, une arme pour les journalistes
[de Virieu, 1989]. À l’autorité, naguère imparable, d’une parole légitimée
par le suffrage universel, ils peuvent désormais, eux aussi, opposer une vox
populi : celle des sondages, fraîche et scientifique. L’usage journalistique
des sondages oblige surtout à entrer dans un débat, classique et vif, entre
sociologues français. On le formulera cavalièrement : peut-on identifier la
publication intensive de sondages à la mise en place d’un forum permanent
ouvert par le journalisme au corps social ? Notre réponse est négative.
Nullement parce que les sondages seraient par nature pervers. Lorsqu’ils
sont conçus et administrés avec rigueur sur des questions qui correspondent
à l’expérience des sondés, ils peuvent apporter des informations précieuses.
Les vraies objections sont ailleurs [Neveu, 2000a]. Elles tiennent à la
confusion entre la nécessaire quête des attentes de l’opinion, comme
référent utopique et central du modèle démocratique, et la croyance dans le
fait qu’une méthodologie et une seule permet de saisir une « vraie » opinion
publique. Elles tiennent aux simplismes en cascade qu’implique l’utilisation
monomaniaque du sondage. Il faut poser quelques questions banales mais
importantes : les personnes sondées se posaient-elles les questions qui leur
sont posées ? Quel est leur stock d’information sur le sujet ? Les réponses
recueillies peuvent-elles être interprétées sans équivoques excessives ? Que
fait-on des non-réponses ? Que perd-on par l’usage systématique de
questions « fermées » où la réponse consiste à cocher une case et non à
réagir de façon « ouverte » avec ses mots ? N’existe t-il pas des formes
« mobilisées » et autonomes de prise de parole de l’opinion (manifestations,
pétitions) ? D’autres techniques d’investigation (entretiens prolongés,
observations in situ) ne peuvent-elles constituer des outils de connaissance
de l’opinion ?

Ces questions théoriques ont une incidence pratique pour analyser le


pouvoir des journalistes. Le recours au sondage est en effet devenu la forme
par excellence de support du débat social. Commanditaires et
commentateurs de ces sondages, les journalistes les plus en vue se font les
exégètes d’une opinion publique uniquement saisie à travers des utilisations
souvent pauvres (questions fermées) d’une technologie qui n’est que l’un
des moyens de cerner une opinion par définition fluide et floue. Pareille
manière de dire l’opinion induit alors trois risques. L’un est de borner la
consultation de l’opinion aux seuls enjeux jugés porteurs ou intéressants par
les rédactions ou les titulaires de pouvoirs. Un autre serait de dévaluer
d’autres expressions pertinentes de l’opinion comme les mobilisations,
l’action d’associations diverses. La surinterprétation d’informations
confuses ou peu éclairantes constitue un autre péril dont Daniel Gaxie
[1990] donne un exemple lorsqu’une question ouverte – peu utilisée par la
presse car financièrement coûteuse – fait découvrir que les « dépenses
sociales » qu’une majorité de sondés acceptent de voir réduire sont dans
leur esprit le budget de l’armée et les rémunérations des dirigeants de
l’État ! Le commentaire journalistique transformerait ici en un ralliement
« libéral » à une réduction des dépenses sociales des réponses d’un tout
autre sens. Raisonner en termes de « risques » vise à souligner que tous les
emplois journalistiques des sondages ne correspondent pas à ces biais, que
les journalistes ne peuvent modeler l’opinion à leur convenance. Le
journalisme a su apprivoiser et mobiliser une technique d’enquête qui aurait
pu affaiblir son influence. L’envers de cette réussite est la difficulté à saisir
les mouvements à plus long terme de l’opinion, la mosaïque des vécus et
motivations qui engendrent les pourcentages publiés.

Consacrer
Le pouvoir collectif des journalistes tient aussi à leur capacité de
consécration. Une bonne revue de presse, des invitations régulières peuvent
contribuer au succès d’un livre, d’un film, d’un artiste ou d’un intellectuel.
L’observation peut n'être que le rappel banal du rôle de publicité que joue la
presse pour les productions culturelles, les débats sociaux. Elle devient plus
originale si elle s’arrête sur une observation formulée par des auteurs aussi
différents que Pierre Bourdieu, Régis Debray, ou Raymond Boudon. Avec
des conceptualisations différentes, ceux-ci soulignent que le processus de
consécration médiatique d’un universitaire (Aron) ou d’un romancier
(Camus) supposait hier que celui-ci soit d’abord reconnu par des verdicts de
pairs au sein du champ universitaire ou littéraire. Or un mécanisme de
court-circuit s’est mis en place depuis les années 1970 : des producteurs
faiblement ou nullement reconnus au sein des champs de production
culturelle spécialisés en contournent les verdicts et les exigences pour
accéder, par la reconnaissance des médias, à une consécration publique. On
pensera, pour ne pas rester dans le vague, à la fortune médiatique d’Alain
Minc ou de BHL. Ce circuit court de consécration ne se limite pas à offrir
une voie dont on pourrait penser qu’elle promeut des producteurs peu
inventifs mais bons vulgarisateurs. Le champ journalistique exerce là par
ricochet de puissants effets sur un ensemble de champs de production
culturelle. Il contribue à promouvoir des types d'œuvres qui correspondent
aux thèmes de débats définis par lui, semblent aptes à susciter l’intérêt du
plus vaste éventail de consommateurs et incorporent à cet effet à la
production intellectuelle ou artistique des standards formels proches de
ceux de l’écriture journalistique. Une part du journalisme devient ainsi le
cheval de Troie de logiques hétéronomes au sein d’espaces culturels
(édition, arts) qui s’étaient précisément construits historiquement en
organisant des dispositifs de mise à distance des effets mécaniques du
marché [Bourdieu, 1996]. L’institution de l’islamophobie en genre littéraire,
entre mélodrames à la Khadra et « témoignages » aux titres affriolants
(Vendues, Brulées vives...), serait un bon exemple de ces évolutions. Tout
essai, roman ou récit d’atrocités sexuelles ou d’oppression de genre – un
monopole musulman ? – recevra une couverture médiatique généreuse que
ne peuvent espérer des enquêtes documentées ou érudites. Au-delà de ce
cas, des processus se dessinent. Le moins neuf tient à la désinvolture avec
laquelle sont souvent traités les biens culturels. Claquant la porte du Grand
Journal de Canal +, le chroniqueur Olivier Pourriol signalait en 2013 la
technique qu’il y avait découverte pour parler d’un livre : lire la page 1, la
page 100 et la dernière page. Plus stratégiquement, d’exercices
promotionnels [Davis, 2013] en prix décernés par les médias [Réseaux,
2003], l’économie de la consécration culturelle a vu son centre de gravité
glisser du verdict des pairs à celui des médias, modifiant au passage les
critères de l’excellence. La télévision est le foyer de cette action « par
ricochet », elle met souvent au principe de l’excellence culturelle la
capacité à maximiser les audiences, l’adéquation au sens commun, la
rentabilité, critères auxquels les entreprises culturelles ne peuvent rester
sourdes.
Qui a gagné ?

Deux débats télévisés peuvent illustrer le pouvoir d’influence des verdicts


de presse et la manière dont s’y greffent les usages des sondages.

Le premier oppose fin 1985 Laurent Fabius, alors Premier ministre, et


Jacques Chirac. Un sondage téléphonique réalisé à chaud à l’issue de la
confrontation interroge 586 personnes qui ont suivi le débat. 39 % des
répondants voient Chirac vainqueur, contre 25 % pour Fabius. 36 %
n’identifient pas de gagnant. Ce verdict donne un avantage à Chirac mais
invite aussi à une interprétation prudente : 61 % des sondés ne l’ont pas vu
l’emporter. Quant à l’échantillon, s’il peut représenter les téléspectateurs
qui ont vu le débat, la nature même du public de ces émissions interdit de
les identifier à l’ensemble des Français. Les chiffres du sondage vont
cependant constituer dans les jours suivants un point d’appui des
éditorialistes pour commenter ce qui est devenu la « défaite » de Fabius.
L’effet de verdict des premiers articles est si fort que certains journalistes
(Serge July) durciront leur critique d’un édito à l’autre. Tenu pour battu aux
points le dimanche soir par une procédure d’évaluation sommaire, le
Premier ministre apparaît une semaine plus tard, par l’amplification
journalistique de ce verdict, comme nettement dominé et jugé moins bon
par l’opinion.

Le face-à-face présidentiel Ford-Carter de 1976 aux États-Unis offre un


autre cas de figure. Un sondage comparable à celui réalisé en France donne
à chaud 53 % d’opinions dans le sens d’une victoire de Ford. Mais les
éditorialistes se polarisent dans les jours suivants sur une « gaffe » de celui-
ci passée relativement inaperçue (il a qualifié la Pologne d’« indépendante »
de l’URSS). À l’issue de cette mobilisation des journalistes les plus en vue,
un second sondage donne huit jours après Carter vainqueur rétrospectif
pour 58 % des sondés.

Ces exemples suggèrent à la fois (France) combien les sondages peuvent


être une ressource interprétative qui permet aux journalistes de parler pour
et au-delà de l’opinion, mais aussi (États-Unis) qu’ils peuvent peser sur
cette opinion sondée. Il faut cependant ajouter – spécialement dans le cas
français – que cette marge d’interprétation et de redéfinition de l’opinion
est d’autant plus forte que, pour la majorité du public (qui n’a pas vu le
débat), l’événement est connu par ce que la presse en dit... et que des sujets
plus « vécus » ne permettraient pas ces prouesses de ventriloquie en matière
d’opinion publique.

Source : Ranney [1983] ;

Champagne [1990].

La difficulté d’interprétation de ces évolutions est d’en cerner les limites


pour éviter de produire une version sociologique des nostalgies d’un âge
d’or imaginaire. Une des tâches auxquelles doivent s’atteler les chercheurs
est donc de produire une théorie précise de l’inégale force de l’effet cheval
de Troie. Le degré d’ésotérisme, la force d’une police interne et la présence
(ou non) de forts enjeux sociaux constituent de premiers paramètres
explicatifs. Ils éclairent la relative perméabilité des sciences sociales face au
journalisme. À l’inverse, l’affaire dite de la « mémoire de l’eau » a pu
manifester combien le soutien de la presse contre les pairs demeure dans les
sciences de la nature une stratégie peu efficace [Kaufmann, 1993]. Par
ailleurs, la tendance à la consécration d'œuvres anticipant sur les logiques
journalistiques ne progresse pas du même pas dans tous les segments de
presse. Il arrive aussi que les journalistes contribuent à la promotion
d'œuvres consacrées au sein de champs de production culturelle restreints
(« nouvelle histoire » et romans latino-américains naguère, polars
scandinaves aujourd’hui). Mais les listes des meilleures ventes ou des films
blockbusters, publiées hebdomadairement, suggèrent que telle n’est pas la
tendance dominante.

D’autres constats permettent aussi de ne pas sacrifier à une mythologie de


l’omnipotence journalistique. Certains champs sociaux sont fortement
imperméables aux interférences des verdicts médiatiques. Tel est le cas du
champ économique. La majorité des titres de presse appartiennent à des
groupes économiques. Les budgets publicitaires sont un autre levier
d’influence. Les journalistes peuvent transformer en vedette jusqu'à un
patron peu compétent (J.-M. Messier), rarement peser sur l’évaluation des
grands des affaires. Plus exactement, si de telles initiatives sont pensables
d’une presse économique constituant désormais un secteur autonome
d’information, les travaux de Duval en France [2004], de Davies au
Royaume-Uni [2013] montrent combien ces professionnels partagent la
doxa des forces dominantes du monde des affaires. Que si peu de titres et de
journalistes « spécialisés » aient suspecté l’ampleur possible de la crise
financière de 2008 en dit assez sur leur autonomie intellectuelle. Bien que
fonctionnant dans une symbiose profonde avec le journalisme, le champ
politique lui-même préserve sur des points clés une forte autonomie. La
définition des thèmes de débat politique reste largement tributaire des
logiques internes au champ. Les journalistes politiques revendiquent par
contre volontiers le pouvoir d’adouber de nouvelles personnalités
politiques, en court-circuitant les appareils de parti par l’invitation dans une
émission politique. Un recensement opéré par Éric Darras [1995] sur 332
invitations montre la rareté de tels cas. Les grandes émissions politiques de
la période 1982-1993 ont accueilli dans 90 % des cas des hôtes au
préalable consacrés par le champ politique lui-même (ministres, dirigeants
de parti). Ce degré d’imperméabilité aux verdicts journalistiques constitue
sans doute un indicateur pertinent de l’autonomie réelle d’un champ et de
son potentiel de pouvoir social.

Philosopher pour les médias

La consécration d’une forme inédite de philosophie pour hebdos et plateaux


par les médias fait voir la complexité des variables qui ouvrent une
influence au journalisme dans la production intellectuelle, et invite par là à
penser en termes d’interdépendances plus que de quête de coupables.

Au seuil des années 1970, le sous-champ universitaire de la philosophie est


encombré de postulants, peu ouvert aux innovateurs. Il revendique une
forme d’inactualité de ses recherches. Sa structure va pousser des fractions
jeunes et hérétiques vers la quête d’autres espaces d’expression et de
consécration. Les mutations morphologiques liées à la scolarisation ouvrent
précisément de telles possibilités. Elles créent un public assez scolarisé pour
s’intéresser à des œuvres de réflexion dès lors que celles-ci font l’économie
d’une technicité de la discussion philosophique. De nouvelles générations
plus diplômées de journalistes ou d’entrepreneurs culturels vont de leur côté
instituer des lieux d’expression (pages de débats et d’entretiens, revues
intellectuelles, colloques grand public, invitations dans les grandes surfaces
de livres) accessibles à une philosophie disposée à s’emparer de la noria des
problèmes mis à l’agenda médiatique et à payer les coûts – qui ne sont pas
que pédagogiques – d’une recherche d’audience maximale.

Née d’une collusion entre une forme d’avant-garde philosophique en partie


issue du gauchisme, des journalistes intellectuels et les attentes diffuses
d’un public jeune et scolarisé, ce système d’interdépendances s’illustre à
partir de 1975 dans le succès des « nouveaux philosophes ». Il définit
bientôt un véritable profil de poste du philosophe médiatique :
subordination aux thèmes à la mode, écriture brillante et sans ésotérisme,
revendication d’un engagement moral, dénonciation superficielle des
conformismes et des académismes, mise en scène des stéréotypes scolaires
du philosophe (pathos, vibrato prophétique). Le mouvement aboutit aussi à
une dissociation quasi complète entre champ philosophique universitaire et
philosophes consacrés par les médias.

Source : Pinto, in Actes [1994].

Un pouvoir en réseau
L’équivoque qui menace toute réflexion sur le pouvoir des journalistes est
celle de la confusion entre la partie et le tout, par l’attribution aux seuls
journalistes de capacités d’influence qui naissent en réalité d’un réseau
d’interdépendances où aucun protagoniste – et surtout pas les journalistes
– ne dispose seul de la maîtrise du résultat final. Ce réseau n’est désormais
plus mystérieux. On rappellera le poids des sources institutionnelles, leur
capacité à « indexer » la hiérarchie des problèmes et à définir des
« cadrages » des enjeux. On y associera le savoir-faire promotionnel dont
disposent des entreprises et des associations. Les acteurs du travail
permanent de construction d’une hiérarchie des problèmes publics sont
aussi des entrepreneurs de causes (mouvements sociaux, personnalités,
experts) qui mobilisent toute une palette de ressources (notoriété, appui de
l’opinion, autorité scientifique, émotion d’un témoignage) au service des
enjeux qu’ils souhaitent transformer en débats publics. La promotion dans
les médias de l’illettrisme au rang de problème public est inséparable de la
mobilisation d’un réseau complexe d’acteurs associatifs (ATD Quart
Monde), de personnalités, de commissions officielles [Lahire, 2000].

La référence à un réseau d’interdépendances réintroduit une dynamique


relationnelle dans le débat sur le pouvoir journalistique. Elle comporte aussi
un risque d’affadissement conceptuel, faisant s’évaporer la question du
pouvoir dans un écheveau confus d’interactions aux protagonistes
multiples. Il faut donc, pour parodier Orwell, rappeler que le réseau associe
des protagonistes dont certains sont « plus égaux que les autres ». Tel est le
cas des sources étatiques, des porte-parole des groupes de pression les
mieux organisés, plus largement des acteurs disposant d’une proximité
sociale à l’élite des journalistes. Mais en rester à cette observation serait
encore limiter la carte du réseau à une dichotomie source/journalistes. Or
ces derniers sont aussi confrontés, dans leurs entreprises, aux influences du
champ économique qu’il convient d’expliciter.
VI. Les derniers jours du
journalisme ?

Les années 1970 et 1980 ont constitué dans de nombreux pays une période
faste pour le journalisme. Les effectifs de la profession ont connu une forte
croissance. À l’Est comme au Sud, le renversement de régimes dictatoriaux
a redonné au métier les lettres de noblesse d’un auxiliaire de la démocratie.
Une créativité s’est exprimée en de nouvelles rubriques, en une attention
inédite à ce qui fermente dans le monde social ; elle a pris la forme de styles
d’écriture moins convenus, plus flamboyants dans le New journalism,
d’attitudes moins déférentes face au pouvoir par un journalisme
d’investigation.

En forçant le trait, on peut décrire les deux décennies récentes comme celles
du désenchantement, voire de questionnements existentiels. La crise
économique ouverte dans les années 1970, la constitution de puissants
groupes multimédia ont revalorisé les impératifs de la rentabilité au
détriment de ceux de la production d’une information de qualité. Internet a
ouvert la voie à des brouillages où l’identité des journalistes est menacée de
dilution au sein d’un continuum de producteurs de nouvelles, d’opinions, de
rumeurs, dans le bruit de fond du buzz où la notion même d’information
comme réducteur d’incertitude s’estompe. Quant aux changements qui
promettaient d’ouvrir des espaces nouveaux à un journalisme indépendant,
le meurtre d’Anna Politkovskaïa et d’autres journalistes russes en signale
les limites. Dans un livre signal d’alarme, Bernard Poulet [2009] questionne
la possibilité d’une mort rapide de la presse écrite quotidienne. La
profession serait-elle menacée ? La question vaut d'être posée, en repérant
successivement les effets d’une logique commerciale plus impérieuse
qu’hier, puis celle d’Internet et de ses usages, avant de tenter de repérer de
possibles scénarios de renouvellement du journalisme.
L’entreprise de presse contre
l’entreprise de production de
l’information
Tunstall [1971] décrivait les journaux comme reposant sur la tension entre
une « entreprise de production de l’information », avec des valeurs telles
que l’indépendance, la fiabilité, la distance critique..., toutes ces choses sont
coûteuses en temps, argent et frictions avec les pouvoirs, coûteuses aussi
pour la rentabilité à laquelle l’entreprise doit parvenir pour sa croissance,
ses actionnaires. L’expression « journalisme de marché » (market-driven
journalism) a été consacrée aux États-Unis par un ensemble de travaux
récents [Underwood, 1993 ; McManus, 1994]. Elle ne désigne pas la
classique obligation pour un titre d’équilibrer son bilan financier. Elle
condense quatre évolutions par lesquelles la recherche d’une rentabilité
maximale redéfinit la pratique journalistique, fait primer sur toute autre
considération la profitabilité.

Rentabilité d’abord
Familière, une première évolution se traduit par la priorité donnée aux
rubriques jugées les plus propices à maximiser les publics. Le choix
managérial réalisé en 1995 par le Miami Tribune [Cook, 1998] est parlant :
les rubriques ont été ramenées à neuf, jugées « utiles et importantes » par
des études de lectorat : éducation, sport, environnement, pouvoir local,
santé, faits divers, Floride, Amérique latine, consommation. Ce type
d’arbitrage, qui constitue une évolution internationale, se traduit par la
montée des soft news et d’une information-service, le déclin corrélatif de la
couverture de l’étranger, du Parlement. L’économiste James Hamilton
[2006] parle d’une nouvelle formulation des cinq W. Qui est intéressé, qui
est prêt à payer pour une information ? Où localiser cette demande
solvable ? Quand et pourquoi cette demande est-elle profitable ? Une
hiérarchisation des rubriques vendeuses se complète de la prime aux
informations à fort contenu émotionnel, à la vitesse de couverture. Dans un
roman à clef, Alain Chaillou [2002], ex-correspondant de TF1 en Asie,
illustre ces tendances, dans la chronique amère et ironique de la
marginalisation de l’information internationale sur sa chaîne, de la prime
donnée à l’anecdotique et au croustillant.

La recherche de rentabilité affecte en deuxième lieu le personnel


journalistique. Stages gratuits, piges, CDD s’enchaînent sur des séquences
de plus en plus longues avant une embauche stable. La polyvalence
imposée aux journalistes comporte souvent plus de bienfaits pour le poste
« salaires » du bilan que sur la qualité des articles. Ces contraintes accrues
ont repoussé à plus de trente ans l'âge moyen de première obtention de la
carte [CRAP, 2001]. Elles peuvent expliquer que plus du quart des
journalistes ayant obtenu une première carte en 1990 aient définitivement
quitté la profession depuis, souvent par lassitude.

Le changement se traduit en troisième lieu par une perte d’autonomie des


rédactions face aux services gestionnaires. Il est banal de voir des
journalistes de télévision ou leurs organisations déplorer la hiérarchie des
titres des journaux télévisés qu’elles doivent définir sous la pression des
logiques d’audimat [Syndicat national des journalistes, 1993]. Le
phénomène ne se cantonne pas à la télévision. En juillet 1999, le rédacteur
en chef de la prestigieuse revue médicale New England Journal of
Medecine a été congédié par ses actionnaires, au motif qu’il refusait de
consentir à l’utilisation du logo et du titre de son journal pour des
opérations de marketing ou la publicité d’autres revues du groupe
davantage orientées vers la promotion des produits pharmaceutiques que sur
l’évaluation scientifique des avancées de la médecine.

Ces changements objectifs prennent enfin une consistance redoublée dès


qu’ils deviennent intériorisés par les journalistes non comme des contraintes
mais comme les instruments d’évaluation de leur compétence. 88 % des
journalistes britanniques placent désormais la vitesse de réaction comme
première qualité professionnelle, 47 % revendiquent la mission de « divertir
et détendre » – les chiffres ne sont que de 40 % et 19 % en Allemagne
[Esser, 1999]. Parce qu’ils condensent l’implicite d’une pratique
professionnelle, les adages des salles de rédaction suggèrent l’intériorisation
de ces nouvelles normes : « When it bleeds, it leads/Quand ça saigne, ça
baigne », « Never let the facts kill a good story/Ne jamais laisser les faits
bousiller une bonne histoire. »

Le choc des gratuits


Nés en 1995 en Suède à l’initiative du groupe MTG, les quotidiens gratuits
ont essaimé. Ils représentent en 2009 un quotidien sur quatre diffusés en
Europe. Arrivés en France en 2002, ils ont suscité l’hostilité des titres
payants. Libération titrait le 19 février 2002 : « Méfiez-vous des
contrefaçons ». Selon l’enquête Audipresse de 2012, ces gratuits (Metro,
Direct Matin, 20 minutes) cumulent désormais 6 millions de lecteurs par
jour et constituent le trio de tête des titres les plus lus. Le modèle
économique des gratuits est simple. La publicité doit couvrir les frais des
rédactions, de l’impression et de la diffusion. Le modèle est aussi fragile, il
suppose selon J.-M. Arnaud, de Métro, « des frais généraux bien moindres,
une structure de distribution très fine ». Concrètement, le propos veut dire
compression des coûts salariaux avec des équipes restreintes, très
polyvalentes. Rieffel [2010] situe à 180 journalistes l’équipe moyenne d’un
titre diffusant à 100 000 exemplaires, et elle est plutôt de 20 (mais 30
salariés en publicité-marketing) pour un gratuit. Métro Stockholm tire à
250 000 exemplaires avec une rédaction de 25 personnes dont 3 reporters
seulement. L’espagnol Que avec 140 journalistes – pour douze éditions
régionales toutefois – constitue une exception à ces rédactions étriquées.
Les contenus rédactionnels viennent plus souvent qu’ailleurs du recyclage
de dépêches d’agence ou d’excursions sur le Web que d’une collecte
autonome de l’information. La « distribution très fine » veut aussi dire non-
parution en été quand salariés et étudiants sont moins assidus dans les
grandes villes.

La montée des logiques commerciales : fantasme ou réalité ?

Souligner le poids croissant du champ économique sur le champ


journalistique peut être contesté : la presse fut-elle jamais activité
philanthropique ? N’est-ce pas une jérémiade des sociologies critiques
depuis l’école de Francfort que de s’émouvoir d’une avancée de la
marchandisation si constamment dénoncée qu’on se demande ce qui lui
reste à conquérir ? Comment objectiver la réalité (ou non) du phénomène ?

Il faut convenir de la légitimité de ces questions. L’un des coûts du peu de


ponts entre sociologie et économie est parfois la superficialité des analyses
économiques des sociologues. Les trop rares études qui s’emploient à tester
empiriquement les évolutions « commerciales » du journalisme illustrent la
difficulté de construction d’indicateurs chiffrés incontestables. Si elles
confirment la réalité des changements évoqués ici, elles suggèrent aussi
combien ceux-ci peuvent être d’une intensité variable entre pays et types de
presse. Le nivellement par le bas (tabloidization) de la presse écrite est par
exemple bien plus fort en Grande-Bretagne qu’en Allemagne – où domine
une presse régionale soumise à une faible concurrence et dont la vente par
abonnement n’incite pas à des « unes » racoleuses pour les kiosques [Esser,
1999 ; Hubé, 2008]. L’absorption de l’information politique dans la logique
du spectacle (infotainment) apparaît sur une étude de cas néerlandaise
comme une tendance réelle mais non majoritaire, alors que la majorité des
passages d’hommes politiques au petit écran en France repose sur des talk-
shows [Réseaux, 2003]. Se garder des généralisations hâtives n’empêche
pas de repérer des données factuelles sur le poids croissant exercé par le
champ économique sur le journalisme depuis les années 1980.

Il s’agit d’abord de l’appartenance d’un nombre croissant de titres et


d’entreprises de presse à des groupes économiques, souvent internationaux.
Cette intégration s’accompagne d’objectifs de profitabilité plus
contraignants de la part de sociétés souvent cotées en Bourse. Aux États-
Unis, le groupe Gannet vise ainsi 25 à 40 % de marge bénéficiaire en presse
[Benson, in Actes, 2000].

Les services commerciaux exercent une emprise croissante sur les


rédactions. Le processus est symbolisé aux États-Unis par ce qu’on nomme
la chute du mur entre l’Église (la rédaction) et l’État (les services de
marketing et de publicité). Le travail des rédactions est de plus en plus pris
par le ciseau de réduction des coûts et chasse aux audiences. L’évolution du
rapport de forces repose sur des bases objectivables. Les études de marché
produites par les services gestionnaires dépossèdent les rédactions de la
capacité à parler au nom du public ; le relookage des maquettes par des
consultants externes pèse sur les contenus à valoriser et non le seul visuel.
L’informatique standardise les formats et accélère tant la couverture des
faits que le contrôle des papiers. Les outils possibles de résistance des
journalistes s’affaiblissent : syndicats (Royaume-Uni) ou sociétés de
rédacteurs (France). On voit parvenir à la tête des services d’information
des personnes sans passé de journaliste, comme le « dircom » de TF1,
Édouard Boccon-Gibod, promu en 2006 numéro deux de l’information sur
la chaîne.

Ces évolutions sont plus visibles dans l’audiovisuel et la presse magazine,


plus avancées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Elles expriment
cependant une tendance globale bien perceptible par une relecture des
travaux reposant sur une ethnographie des salles de rédaction. Les études
menées jusqu’au milieu des années 1980 [Tunstall, 1971 ; Gans, 1980 ;
Padioleau, 1984] rendent visible une forte autonomie des rédactions face
aux services non rédactionnels, une distance parfois explicitement
revendiquée par les journalistes à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme des
concessions commerciales aux attentes du public. Beuve-Méry, premier
directeur du Monde, a pu dire : « Nous sommes pauvres et nous entendons
le rester. » Les travaux plus récents [Cottle, 1993 ; McManus, 1994,
Underwood, 1993 ; Accardo, 1999] soulignent au contraire combien
l’exigence de réduire les coûts de production, de produire une information
qui capte le maximum d’audience pèse désormais fortement tant sur
l’organisation des rédactions que sur l’intériorisation des normes du bon
journalisme par les professionnels.

Le succès des gratuits suggère qu’ils répondent à des attentes et que leurs
journalistes ne sont pas sans talent. Ils ont fait entrer de nouveaux lecteurs,
jeunes et femmes, dans la fréquentation des quotidiens. Monsieur de La
Palisse noterait qu’ils ne sont pas chers, tandis qu’entre 1970 et 2005 le prix
des quotidiens a augmenté deux fois plus vite que l’inflation en France.
Mise en pages aérée, mosaïque de petits articles, valorisation des soft news
sont aussi à prendre en compte. Le lecteur de gratuit n’a pas à chercher un
kiosque, son journal lui est tendu dans le métro où il se déplace. Mais les
gratuits condensent aussi les évolutions commerciales analysées ici. Le
lecteur est un produit d’appel pour capter des budgets de publicité, ce qui
explique une diffusion minimaliste dans les quartiers populaires, faute des
fameuses CSP +. En cherchant une réduction des coûts par de petites
équipes dont le cœur de métier est de recycler des dépêches, de faire
mousser une information sortie ailleurs, la plupart des gratuits réduisent leur
capacité autonome de collecte et de contrôle des faits. Peut-on proposer une
analyse fouillée dans des articles hyper-compacts ?

L’existence de ces titres alimente aussi une culture de la gratuité en matière


de biens culturels. Le pays de Cocagne culturel peut être séduisant. Mais si
la presse alimente la citoyenneté et le savoir critique, il faut alors poser
quelques questions. Qu’est-ce qu’un journalisme où les reporters sont
l’exception ? Qui assumera les coûts de production de l’information dans un
monde de gratuité générale ? Gratuit ne sera-t-il pas synonyme de pauvre
quand – une fois la presse payante alignée sur des gratuits qui auront
siphonné ses budgets publicitaires – l’information deviendra un bien de
semi-luxe. Les textes, bien rémunérés, des meilleurs journalistes et
analystes deviendront réservés à des privilégiés, comme dans ce club du
Financial Times où une cotisation de 1 700 livres par an donne accès à des
informations confidentielles [Poulet, 2009]. Questions encore : un krach
boursier en août doit-il attendre la remise en route des gratuits pour qu’on
s’en informe ? Quelles audaces peut se permettre un titre ayant peu
d’enquêteurs ? Presse gratuite, rentable et de qualité : n’y a-t-il pas toujours
un intrus dans la trilogie ?

Vers le journalisme de communication


Les contraintes du journalisme de marché poussent vers le « journalisme de
communication ». Telle est l’analyse développée par un trio de chercheurs
québécois, Colette Brin, Jean Charron et Jean de Bonville [2004]. Utilisant
la méthode du « type-idéal » qui stylise le réel pour le questionner, ces
auteurs voient un journalisme de « communication » succéder à celui
d’information dont on a vu la naissance à la fin du XIXe siècle, avec son
écriture, sa revendication d’objectivité, le caractère central du reportage.
Comment expliciter cette rupture ?
Le journalisme de communication est celui d’une époque
d’hyperconcurrence entre médias omniprésents dans la vie quotidienne,
capables de couvrir en direct presque toutes les actualités. La concurrence
se livre aussi au sein d’un même titre entre services, entre journalistes.
Cette lutte pour l’attention donne une place centrale à la captation
d’auditoires sursollicités, à la maintenance du contact, cette fonction
phatique déjà évoquée. Le bon journaliste serait désormais plus celui qui
retient l’attention – et l’audimat – que celui qui restitue cliniquement le
réel. L’humour, la connivence, une subjectivité non réductible à la
partisanerie sont ici valorisés. L’importance reconquise par le style,
l’humeur du journaliste est liée au fait que, souvent alimentés par les
mêmes sources et adoptant la même hiérarchie des nouvelles, c’est la seule
mise en forme de ces dernières qui marque une identité rédactionnelle.

Parce qu’il se déploie dans des sociétés où les passions idéologiques se


seraient tiédies, où le lecteur se pense comme consommateur, amateur de
loisirs autant que citoyen, le journalisme de communication offre en
deuxième lieu une information dont l’actualité chaude de l’événement n’est
plus qu’un des ingrédients. Il valorise les soft news et une information-
service dans des domaines comme la santé, les loisirs, la consommation.
Interface entre une offre de biens, de services et de conseils et des publics
de consommateurs, il peine aussi à marquer son autonomie à l’égard des
promoteurs de cette offre. Cette ambiguïté désigne un troisième trait : le
journaliste de communication agit comme intermédiaire, vulgarisateur,
conseiller, voire comme un proche entretenant une relation de familiarité
avec son public, le divertissant. Il se dépouille ainsi de toute posture de
magistère, d’acteur d’une relation civique. La segmentation des magazines
fait d’ailleurs qu’il s’adresse plus souvent à un public ciblé par un style de
vie ou des consommations qu'à une opinion publique

Tout cela suggère l’hybridité comme dernier trait de ce journalisme. Il


systématise l’intertextualité toujours présente dans l’écriture de presse. La
publicité flirte parfois avec le rédactionnel dans les pages
« consommation », l’humour peut être un mode de traitement du politique,
le compte rendu d’une compétition sportive internationale peut se métisser
de géopolitique. Le métissage, c’est aussi la possibilité pour les sources de
faire passer leur message comme un article si elles ont su anticiper les codes
journalistiques, formater un événement pour le média.

Le paradigme interprétatif des chercheurs de l’Université Laval peut être


contesté. Ses références théoriques sont hétérogènes, suggérant parfois une
analyse de discours déguisée en sociologie. Les dimensions du discours de
presse prises en compte sont trop nombreuses pour faciliter une synthèse,
les vérifications empiriques du modèle restent partielles. Malgré cela, le
modèle demeure l’un des plus stimulants produits ces vingt dernières
années pour questionner le journalisme. N’en retrouve-t-on pas la trace
empirique quand les analystes étatsuniens parlent de McPapers, pour
évoquer ce qu’on a pu nommer en France la « mal-info », sur le modèle de
la malbouffe ? Le journaliste de communication se repère-t-il à la mise en
forme, voire l’esthétisation de son message comme des ressources clés pour
fidéliser dans un contexte de concurrence ? Martin Eide [1997] en offre une
illustration à partir des changements du quotidien norvégien Verdens Gang.
Celui-ci opte dans les années 1980 pour une orientation « de service et de
campagne » qui vise à aider ses lecteurs à agir en consommateurs rationnels
et éclairés de marchandises et de services sociaux. Le journal se donne alors
comme manuel de vie quotidienne, le journaliste devient conseiller et
avocat de son public. Cette orientation n’implique pas en l’espèce la
marginalisation des rubriques « nobles » comme celle de la politique ; elle
en infléchit la couverture. Les journalistes politiques agissent alors moins
en commentateurs éclairés des luttes partisanes qu’en porte-parole de
l’opinion publique, pressant les élus de parler clairement, de trouver des
solutions efficaces à ce que seraient les problèmes concrets des citoyens
ordinaires.

Si ces modèles aident à penser les évolutions du journalisme, il faut en


questionner les implications. Quelle est la place des publics et groupes sans
pouvoir d’achat dans la diversification réelle de l’offre d’information ? Où
sont les médias des banlieues ? Une société n’est-elle qu’une mosaïque de
publics cibles et de styles de vie ? L’idée de démocratie ne suppose-t-elle
pas, au contraire, la mise en visibilité devant tout le corps social d’enjeux
collectifs et d’un horizon de délibération partagé ? Comment ne pas
remarquer la convergence entre la vision néolibérale du politique soluble
dans le marché et le mode d’adresse consumériste et privatisé du
journalisme de communication vers ses publics ? Benjamin Constant
relevait dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes
(1829) le paradoxe de la conception libérale de la liberté qui rend possible
de vivre en oubliant qu’on vit en société, qui permet à l’individu en quête
du bonheur privé de se libérer dans cette entreprise du souvenir qu’il est
citoyen.

Travailleurs de l’information
contre journalistes ?
Une identité défaite
L’étude de Yannick Estienne [2007] sur le journalisme sur Internet soulève
une série de questions qui concernent toute la profession. Deux évolutions
se combinent pour rendre plus problématique que jamais l’identité
professionnelle des journalistes.

La première tient en une dévaluation des activités de journaliste.


Dévaluation ? Le terme peut en dire autant des visions enchantées du métier
– se fixer sur les gloires du service politique, le correspondant étranger en
oubliant l’armée des journalistes des locales, des magazines de mode ou de
voyages – que de ses changements réels. On peut cependant énumérer des
évolutions objectives qui rendent la profession moins attrayante. La marée
montante de l’emploi précaire est désormais connue, tout comme un
mouvement de déspécialisation. S’y ajoutent des conditions de travail
souvent peu exaltantes : activités intégralement réalisées dans les locaux du
journal entre écran, clavier et téléphone, bureaux en open-space qui
évoquent le centre d’appels ou la modernité fanée des années 1970.
L’informatisation réduit l’autonomie des journalistes qui doivent désormais
calibrer leurs textes dans des « formes » prédéfinies (nombre de signes, type
de colonage) qui les amènent de fait à assumer des tâches de mise en pages
renvoyées naguère à des non-journalistes. En moulant les articles dans des
formats que le logiciel rend incontournables, l’informatique renforce aussi
le contrôle par les secrétariats de rédaction [Ruellan et Thierry, 1998]. En
rendant possible la couverture des événements presque dans le temps où ils
se développent, les nouvelles technologies de communication créent aussi
une pression accrue, lorsque par exemple un journaliste de L’Équipe
transmet une heure après le coup de sifflet final d’un match de football son
reportage, et les photos qui l’illustrent, rédigé à chaud sur son
microportable. La tendance à la « convergence » par laquelle une même
rédaction produit pour le papier, l’Internet, voire la radio, comme l’a
préfiguré le Chicago Tribune [Klinemberg, 2000], engendre de nouvelles
tensions. La logique est là de lancer dès sa collecte l’information sur le
canal le plus propice à garantir le scoop et l’accessibilité immédiate.
L’exercice suppose ce que les salles de rédaction étatsuniennes nomment
des « ornithorynques », professionnels croisant tant de compétences
différentes qu’ils cumulent les disgrâces plus qu’ils ne synthétisent les
talents. Le temps réel permanent évapore aussi les quelques heures de
réflexion et de vérification entre conférence de rédaction et bouclage. Le
rythme déjà anxiogène du cycle quotidien est accentué par ce qu’un
journaliste décrit comme un « cyclone informationnel » permanent.

Des résultats douteux

Un des paradoxes amers des multiples rationalisations et anticipations des


attentes présumées du marché que le journalisme contemporain a dû
intégrer tient à leur faible efficacité économique. Si certains titres
connaissent des rémissions, les refontes régulières des maquettes des
quotidiens français n’ont pas enrayé l’érosion de leurs ventes. Le bide
retentissant de Libé III en 1994 offre même le prototype d’un reformatage
qui avait oublié les lecteurs réels. La thèse de Marie Brandewinder [2009]
montre l’ambiguïté des interventions de consultants sollicités pour
renouveler les formules de la presse écrite. Elles peuvent améliorer la
lisibilité, être un catalyseur de débats au sein des équipes journalistiques.
Elles aboutissent plus encore à un affadissement des différences, les
« filets » couleur bleue du Figaro migrent à La Tribune, les nécrologies de
The Independant ont leurs clones au Monde, et les mêmes modes, importées
de la presse magazine, diffusent partout.
Les réductions de coûts, la course aux audiences et la précarisation des
journalistes ont coïncidé avec un nombre élevé d’épisodes mettant en cause
les règles déontologiques. La liste de ces entorses part des reportages
« bidonnés » comme les images d’un faux trafic d’armes en banlieue ou
celles – filmées par la gendarmerie dans ses propres locaux – d’une
pseudo-arrestation de dealer diffusées par des chaînes françaises. Elle
ramène au rôle de supplétifs des services d’information militaires joué au
Koweït ou au Kosovo par de nombreux journalistes. Le livre-témoignage de
Laurence Lacour [1998] sur la couverture de l’affaire dite du « Petit
Grégory » constitue un effrayant catalogue des fraudes, violations de
l’intimité et atteintes à la dignité des personnes auxquelles une partie de la
profession consent pour s’assurer le scoop ou le cliché-choc.

Le baromètre annuel de « TNS-La Croix-Télérama » atteste avec une


implacable constance de la crise de légitimité qui affecte la pratique
journalistique. En 2008, 49 % des Français disaient faire confiance à la
presse écrite (57 % à la radio, 46 % à la télévision, 31 % à Internet).
L’indépendance des journalistes, la fiabilité factuelle de leurs récits, la
diversité des points de vue accessibles dans les médias sont depuis plus de
dix ans objets d’un scepticisme majoritaire.

Or ce journalisme qu’on pourrait décrire comme plus enrégimenté, moins


créatif se voit concurrencer, dépouiller ou contester par un nombre croissant
de producteurs d’information. Firmes, associations et institutions
multiplient les lettres, journaux ou sites où elles offrent une information
attentive à ne pas porter atteinte à leur image et intérêts, mais aussi plus
abondante sur des thèmes pointus que celle disponible dans la presse. Mais
c’est plus encore la fantastique explosion de centaines de milliers de blogs
qui doit être considérée. Seule une minorité d’entre eux propose un
commentaire de l’actualité, un nombre plus restreint encore (Huffington
Post aux États-Unis ; Koztoujours ou Journal d’un avocat en France)
accède à une vraie visibilité. La montée d’une production amateur
d’information passe encore par le dépôt sur des sites comme YouTube de
vidéos parfois saisies sur un téléphone portable. Elle s’exprime aussi sur
des sites coopératifs, dont le plus fameux est le coréen Ohmynews avec son
slogan : « Chaque citoyen est un reporter. » Quarante mille contributeurs –
payés 15 euros si leur article est mis en ligne – fournissent 70 % du
contenu rédactionnel aux côtés de soixante-dix journalistes. Encadré par des
règles rigoureuses – justifier de son identité, passer par un logiciel de mise
en pages –, le site s’est hissé au rang des médias les plus fréquentés. Il a
fait émerger des thèmes jugés tabous par la presse classique, valorisé des
genres nouveaux comme les récits de vie de personnes ordinaires.

Si la contribution d’amateurs enrichit l’offre d’information et peut ouvrir un


espace critique, elle pose aussi question quand elle devient « culte de
l’amateur » [Keen, 2007]. Suffit-il d’avoir un clavier et une connexion
Internet pour être journaliste ? Une vidéo rigolote vaut-elle une analyse de
fond par un expert ? Voir un spécialiste mondial du réchauffement
climatique censuré sur Wikipédia pour avoir corrigé les inepties d’un article
sur le sujet est-il gage de démocratie ou de mal-information ? Comment
déchiffrer une information dont les producteurs sont non identifiables (il a
fallu des mois pour qu’une vidéo, moquant avec succès le style prédicateur
écologiste d’Al Gore sur YouTube, soit sourcée comme venant d’un groupe
néoconservateur, financé par des compagnies pétrolières) ? Le brouillage
est d’autant plus inconfortable qu’il n’oppose pas des amateurs
incompétents et des journalistes irréprochables, mais aussi des amateurs
talentueux et éclairés et des journalistes placés en situation de ne pouvoir
bien travailler.

Hybridations discursives
Le journalisme moderne s’était aussi établi comme « ordre de discours »,
avec sa façon (objectivité, vérification) de parler du monde, ses critères de
définition de la newsworthyness, ses genres. Cette facette de l’identité, liée
aux manières d’écrire ou de s’exprimer, vacille aussi. Ce brouillage vient
d’abord du frottement écrit/écran, soit que des quotidiens en quête
d’audience voient leur salut dans un mimétisme sur la télévision, soit que
l’infographie rapproche la page papier de l’écran, ou que la défection des
lecteurs et des publicités fasse disparaître le journal papier au profit de la
seule version en ligne [Poulet, 2009]. La codification des genres proposée
par les manuels de journalisme est aussi remise en cause. Éric Lagneau [in
Ringoot, 2009] montre ainsi que l’austère sobriété de la dépêche d’agence
est subvertie par une diversification de l’offre de papiers des agences de
presse, y compris sur des registres (récréatifs, interprétatifs) jusque-là
impensables.

Le brouillage des discours, c’est encore la difficulté croissante à savoir qui


s’exprime quand d’habiles communicateurs parviennent à faire reprendre
leurs dossiers de presse transfigurés en articles, quand (22 janvier 2008)
trois quotidiens parisiens publient une photo du président Sarkozy avec des
jeunes de Sartrouville... prise et fournie par la gendarmerie. Le brouillage
vient encore de l’exigence de recourir à des styles plus décontractés, plus
oralisés pour maintenir le fameux contact du journalisme de
communication. Il se nourrit du mouvement croisé par lequel blogueurs et
responsables de sites Web copient la rhétorique journalistique, tandis que
des journalistes en quête d’argent multiplient les « ménages » (animation de
réunions d’entreprises ou d’organisations, parfois payée plusieurs milliers
d’euros), au risque de suggérer que leur savoir-faire n’est que celui d’un M.
Loyal ou d’un gestionnaire d’horloge.

Les métissages sont aussi – on y reviendra – source d’inventions. Mais dès


lors qu’ils aboutissent à ce que ce qui était perçu comme le style du
journalisme soit mobilisé hors de la presse tandis que celle-ci emprunte aux
rhétoriques de la publicité, de la conversation, la question se pose de ce
qu’est le langage journalistique, ancrage identitaire d’un métier.

Du traitement au retraitement
Le travail journalistique n’a jamais reposé sur une collecte directe des faits
et des témoignages par chaque membre de la profession. L’opposition des
processors et des gatherers en témoigne, comme le fait que certains titres
aient toujours largement puisé dans le « fil » des agences de presse. Mais,
comme le montre Frank Rebillard [2006], le phénomène prend aujourd’hui
des proportions jamais vues.

Deux dynamiques convergent ici. On vient de relever l’extraordinaire


diversification de l’offre des agences de presse, par thèmes, par styles de
dépêches, mais aussi par apparition d’agences spécialisées (éducation...).
Des gisements sans précédent de textes où puiser la matière première
d’articles tantôt coupés-collés, tantôt retravaillés, deviennent accessibles.
Gratuits et magazines y puisent fortement. L’essor d’Internet s’accompagne
de la multiplication des sites qui reposent sur l’emprunt, le recyclage,
parfois le pillage d’informations produites ailleurs. Les sites agrégateurs
compilent et rassemblent des informations sur un thème particulier (sports,
mode). Google, Yahoo !, les opérateurs téléphoniques proposent une
rubrique d’information provenant des agences et journaux. Les dizaines de
milliers de blogs qui évoquent l’actualité reposent presque toujours sur le
commentaire de nouvelles produites par des médias dont la fonction
première est un suivi de l’actualité que l’internaute isolé est incapable
d’assurer. Bref, dans le flux de ce qui se donne comme « information », le
retraitement est un multiplicateur du traitement.

Le constat peut conforter les annonces de dissolution du journalisme tel que


le XXe siècle l’a organisé. Il peut aussi alimenter des réflexions
prospectives. Si une démocratie requiert une information de qualité,
recoupée et « multiperspective » [Gans, 1980], la nouvelle division du
travail d’information qui se dessine exige que soit sanctuarisé un secteur de
production qui apporte une matière première fiable, largement accessible,
non subordonnée aux plus menaçants des impératifs de rentabilité. Parmi
les pistes identifiables peut figurer un financement public des agences de
presse, qui en fasse des services publics de l’information [Poulet, 2009].
Une démarche voisine pourrait consister à faire attribuer par des jurys
associant professionnels, chercheurs et usagers, un label ou une norme ISO
de qualité de l’information. Elle prendrait en compte les moyens
rédactionnels, la capacité d’enquête et de mise en perspective, le sourçage
rigoureux des informations. Comme un vêtement comporte une étiquette de
composition, les produits informationnels finaux devraient indiquer leurs
fournisseurs, le pourcentage d’information certifiée.

Des espaces de renouvellement


En rester à la chronique d’une mort annoncée du journalisme serait erroné
pour trois raisons.
En premier lieu, les logiques de marché ne produisent pas mécaniquement
que des conséquences sur le mode dépréciatif du « moins » de rigueur, de
distanciation, de valorisation des grands enjeux. De façon brutale,
l’impératif gestionnaire est aussi venu rappeler à des segments de la
profession qui pouvaient les oublier des règles de base du journalisme
comme celle qui consiste à « écrire pour ses lecteurs », à prendre en compte
leurs attentes et capacités. La visée de (re)conquête des audiences n’a pas
produit qu’alignement sur un plus petit dénominateur commun à base de
sensationnel et de superficiel. Elle a ouvert la possibilité de
renouvellements de la couverture des faits sociaux, moins compassés, plus
attentifs au vécu des citoyens ordinaires. Il faut se garder en deuxième lieu
de mésestimer la capacité réflexive de journalistes : les tendances à une
normalisation managériale de leur travail s’exercent sur une population qui
n’a jamais été si jeune et si diplômée, et par là apte à questionner des
nouvelles routines du journalisme de marché. On ajoutera enfin que la
réflexivité et la demande de nouveauté peuvent aussi venir de publics plus
scolarisés, plus autonomes pour faire leur marché d’informations,
demandeurs d’une interactivité qui ne se limite pas à visionner des vidéos
comiques ou scandaleuses.

Vues d’en bas ?


Le souci d’élargir les audiences a pu se traduire en interrogations sur
l’inadéquation des modèles rédactionnels traditionnels aux attentes des
publics, dans la recherche de couverture des faits plus attentives au vécu et
aux attentes des audiences. Cette démarche s’est matérialisée dans la
valorisation d’une information pratique – telle la carte des difficultés
probables de circulation que publie chaque jour Le Parisien – et plus
largement dans l’adoption d’un registre consumériste. Mais le souci de
prendre mieux en compte ce que les rédactions et les services d’étude
d’opinion des entreprises de presse perçoivent comme l’attente d’une
information plus concrète, plus attentive au quotidien s’est aussi traduit par
l’essor de ce que nous proposons d’appeler un « journalisme
ethnographique » [Neveu, 2000b], aussi désigné aux États-Unis comme
« journalisme d’immersion » ou « journalisme d’empathie ».
Il s’agit au premier chef d’un journalisme de reportage. Il se fixe sur
l’évocation de personnes « ordinaires » (camionneur en grève, enseignant
confronté à son premier cours, électeur populaire du Front national,
adolescent trafiquant le crack à New York). Il joue volontiers de citations
évocatrices, de la scénarisation de tranches de vie observées de façon
prolongée et intense. Il fonctionne enfin sur une inversion des modes de
couverture ordinaire de l’actualité en basculant du monde des décideurs et
de l’analyse des processus de décision vers l’évocation de l’impact des
choix et politiques publics sur le quotidien.

On peut illustrer ces évolutions via le portrait de la dernière page de Libé,


dans certaines contributions aux pages centrales du Monde. Il se déploie
avec plus d’ambition dans de nouvelles revues (XXI, Feuilleton...) qui
offrent la place à des articles longs, à une écriture littéraire. S’il trouve en
France un écho croissant dans des reportages comme Dans la peau d’un
maton (2012) d’Arthur Frayer, récit d’une expérience de gardien de prison,
le registre du journalisme d’immersion est mieux établi aux États-Unis.
Parfois associé au label New New journalism [Boynton, 2005], il combine
l’emprunt à des techniques d’enquête des sciences sociales (ethnographie,
recherche documentaire), de très longue présence au sein des groupes ou
institutions observées, et une grande attention à la construction de récits
attractifs. La démarche permet à la fois une sensibilité sans pareille à
l’expérience et aux subjectivités d’une grande variété de personnes, une
vision de l’intérieur de l’expérience d’une foule de problèmes sociaux et un
plaisir de lecture souvent identifiable à celui d’un bon roman. On
mentionnera la formidable enquête de Leon Dash [1997] sur la lutte pour la
survie de Rosa Lee, Afro-Américaine de Washington, qui malgré la
prostitution et la drogue fera sortir deux de ses garçons de l’enfer social. Un
film a donné plus d’écho à Eric Schlosser [2002] qui, dans Fast Food
Nation, prend la restauration rapide comme levier d’une exploration du
monde de la viande et de sa main-d'œuvre immigrée. Ces longs articles,
cumulables sous la forme livre, permettent une profondeur d’analyse, une
autre mise en récit. S’ils restent lus par une minorité – mais n’est-ce pas
aussi le cas des quotidiens ? –, le succès de ces reportages questionne aussi
le mythe du pauvre lecteur abruti de travail et de télévision, ne pouvant lire
que des brèves.
Ces évolutions sont souvent en Europe le fait de femmes journalistes, dont
le recrutement s’est parfois fait de façon explicite (Grande-Bretagne, Pays-
Bas) sur la base de leur capacité présumée à produire un journalisme plus
concret, plus attentif au quotidien des lecteurs. On soulignera avec Liesbet
Van Zoonen [1998] l’ambivalence de ces démarches. Elles peuvent aboutir
à restituer le vécu de personnes ou de groupes habituellement ignorés par le
journalisme, rendre intelligibles les effets concrets de politiques publiques.
Mais la visée de maximisation des audiences qui sous-tend les politiques
rédactionnelles n’est pas pour cela de promouvoir un journalisme
sociologique, féministe ou critique. L’attraction vers l’anecdotique, le
populisme, le voyeurisme constituent les dérives possibles de ces
reportages.

Renouveler le débat social


L’attention accrue à la valorisation d’un point de vue « d’en bas » sur
l’actualité se prolonge dans certaines évolutions par un souci de contribuer
à l’animation d’un débat social qui renouvelle les locuteurs, remette en
cause le monopole des experts et des élus sur la hiérarchie des questions
débattues.

Ce mouvement s’est traduit aux États-Unis dans le Public ou Civic


journalism. Parce qu’il se donne pour un ensemble d’expériences sans
carcans théoriques, ce mouvement est malaisé à définir. Ses origines sont
multiples. Il se situe politiquement dans la continuité du « progressisme »
américain du XIXe siècle, rétif à la confiscation du politique par les
machines de parti. Il exprime une exaspération des journalistes devant
l’excès d’habileté du personnel politique à gérer les médias, la réduction
des débats politiques à un reportage sur la « course de petits chevaux »
entre candidats. Il traduit aussi une réponse à la désaffection des lecteurs
pour la presse écrite et une offre alternative à la concurrence des chaînes
audiovisuelles d’information permanente. Le Public journalism vise à faire
surgir un « agenda de l’opinion », à se faire l’interprète des citoyens quand
à la hiérarchie des problèmes à traiter et au choix des solutions. Il repose sur
une vision procédurale de la démocratie où la confrontation des opinions est
le moteur de la délibération et du choix et où le journaliste est l’animateur
désengagé de ces échanges. Le Public journalism mobilise donc un arsenal
de techniques d’enquête (focus groups, panels, réunions informelles chez
des particuliers, questionnaires) destinées à solliciter la parole des citoyens
ordinaires et des responsables associatifs et communautaires. L’enjeu est à
la fois de susciter une remobilisation active des citoyens et de constituer un
forum visant à la production de « solutions » aux enjeux mis en évidence.

Essentiellement porté aux États-Unis par des médias locaux, ce mouvement


peut se targuer d’avoir contraint les élus à porter plus d’attention à des
enjeux vécus comme essentiels par la population. Il semble aussi avoir
contribué à la relance des ventes de certains quotidiens et à une relative
hausse de la participation électorale. Ce modèle n’est pas sans susciter aussi
un ensemble d’interrogations [Glasser, 2000]. Ses expériences de référence
reposent sur des titres de presse locale et son ancrage revendiqué dans le
tissu communautaire local pose la question de sa transposition possible dans
les médias audiovisuels nationaux. La place centrale accordée à la notion de
communauté et à une vision purement procédurale de la démocratie
interroge pareillement : en postulant l’existence nécessaire de solutions
consensuelles au terme d’un débat public, ce journalisme ne sous-estime-t-il
pas la réalité de clivages sociaux ? En identifiant la démocratie au choix de
la communauté, ne risque-t-il pas de sacraliser tout choix de majorité même
lorsqu’une population locale à majorité blanche considère comme un non-
problème des tensions raciales ressenties par les minorités, qu’une majorité
décide de repousser un projet d’assurance maladie pour les plus démunis au
nom de son coût fiscal ? Enfin, le souci de faire du journaliste l’accoucheur
d’une demande politique des citoyens n’ouvre-t-il pas la porte à une
confusion des genres entre journalisme et fonction représentative ?

La contribution récente du journalisme à un renouvellement du débat social


provient aussi, et cette fois via l’audiovisuel, de la multiplication des
programmes de débat (talk-shows, émissions de libre antenne). Le
changement s’inscrit ici dans la place inédite offerte à la prise de parole de
citoyens ordinaires ou de représentants de la « société civile », dans
l’élargissement vers le privé (sexualité, styles de vie, santé publique) des
questions soumises à discussion publique. La diversité des dispositifs de
débats, le poids inégal selon les réseaux des impératifs de course à
l’audience rendent assez vaine toute généralisation. Un ensemble de
données objectives incite à faire preuve de prudence avant de célébrer ces
nouveaux forums. Sur les grandes chaînes généralistes, le souci de
l’audience peut inciter à la sélection de thèmes de débats racoleurs, à une
logique du pugilat comme substitut du débat. La valorisation des
témoignages vécus pose également problème lorsque leur simple
juxtaposition remplace la confrontation (le talk-show Ça se discute invitait
initialement les « pour » un soir et les « contre » le lendemain !) ou lorsque
l’émotion qui s’y attache tend à disqualifier toute parole d’expertise ou de
distanciation. Les processus de sélection des invités peuvent également être
débattus, tout comme le rôle souvent effacé réservé aux profanes, cantonnés
à poser une question sans droit de suite, même si la réponse est dilatoire.

Expériences de Public journalism

La logique du Public journalism est résumée par un de ses défenseurs,


Arthur Charity [1996], dans une séquence en trois étapes. Il s’agit d’abord
d’identifier un enjeu pertinent pour le public et de publier les informations
et données capables de l’éclairer. Une deuxième phase vise à ramener des
dossiers à des choix en explicitant des solutions, leurs coûts et implications
avec l’aide d’experts afin de faciliter une délibération à partir de laquelle la
communauté concernée exprime finalement une préférence.

Cette vision « civique » du journalisme repose donc sur une palette de


protocoles d’enquête et de sollicitation de la parole des citoyens. Dans le
Massachusetts, le Cape Cod Times prend ainsi l’initiative de convoquer des
town meetings pour faire émerger les priorités politiques des habitants. Le
Columbian Missourian organise une série de focus groups d’employeurs, de
parents, d’élèves, d’enseignants pour saisir et restituer un ensemble de
représentations, de critiques et de suggestions sur la capacité du système
scolaire local à assurer l’intégration professionnelle des diplômés. L'Akron
Beacon Journal utilise une technique similaire pour saisir à partir des
témoignages de membres de diverses communautés leur perception des
rapports entre groupes ethniques et donnera une large couverture à ces
débats. En Caroline du Nord, le Charlotte Observer organise durant la
campagne électorale l’opération : « Votre voix, votre vote ». Elle vise à
saisir par un ensemble d’enquêtes ce que sont pour les électeurs les dossiers
centraux. La démarche fait émerger des enjeux très concrets : fiscalité,
éducation, emploi, santé publique, morale publique à partir desquels les
journalistes interrogeront les candidats.

On peut ajouter que si l’expression Public journalism est largement


inconnue en France, certaines expériences réalisées par la presse locale s’en
rapprochent cependant. Lors des législatives de 1993, Ouest-France avait
publié, en collaboration avec des universitaires, un questionnaire à
découper, mettant en avant à l’aide de questions ouvertes les problèmes que
les lecteurs souhaitaient voir débattus. Le retour de près de 9 000 réponses,
venant souvent de lecteurs de milieu populaire et accompagnées de
nombreux courriers, faisait ressortir des thèmes de préoccupation
(désertification de départements ruraux, critique de la multiplicité des
échelons d’administration locale) fort peu relayés par la campagne des
partis (Ouest-France, 16 février 1993).

Renouveler le débat politique et social au petit écran

L’arrivée dans les émissions de citoyens « ordinaires » comporte des


éléments d’innovation. Leur présence, même biaisée, permet l’expression
de locuteurs ou de problèmes habituellement marginalisés. On constate
ainsi sur une série de France en direct diffusés par France 2 lors de la
campagne présidentielle de 1995 que, si les questions des journalistes
portent à 53 % sur les péripéties de la lutte électorale, puis à 10 % sur la
personnalité de l’invité, celles formulées depuis des cafés par des « Français
ordinaires » portent à 43 % sur le chômage, puis à 21 % sur l’État social,
tandis que dans le studio les représentants de la société civile contribuent à
élargir les débats aux problèmes d’éducation, de morale publique,
d’économie [Neveu, 1997].

La quasi-disparition des émissions politiques et le règne du talk-show


engendrent un hybride nommé infotainment. L’animateur (L. Ruquier, M.
Drucker) y prend la place du journaliste, l’invité politique y est désacralisé,
mêlant sa parole à celui d’un sportif, d’un acteur, voire d’une hardeuse. La
centralité gagnée par ces émissions dans la mise en scène télévisuelle de la
politique a suscité de vifs débats [Réseaux, 2003]. La formule permettrait de
rendre la politique et ses acteurs moins abstraits, de toucher un public plus
large, de restituer au personnel politique une chaleur et une authenticité qui
rendent plus audibles leurs propositions. Que le confort d’écoute soit plus
grand est plausible. L’étude fine d’un corpus d’émissions montre aussi que
le genre institutionnalise ce que les sociologues nomment allodoxia, soit
l’usage de catégories de classement non pertinentes à l’objet traité, ici la
personnalité en lieu et place de choix politiques : on peut être

sympathique et antidémocrate, simple et défendre les privilégiés. En outre,


il est difficile de déceler dans ces émissions ce qui contribue à donner aux
téléspectateurs une connaissance des acteurs, règles, enjeux, précédents
dont la connaissance est incontournable pour juger et choisir des
gouvernants.

Les émissions télévisées de la présidentielle 2007 ont relayé une part de ces
débats. Construire des émissions entières autour d’anonymes transformés en
porte-parole qui des handicapés, qui des chômeurs, n’était-ce pas
transformer le débat en litanie de « Allô, maman, bobo » ? Observons
d’abord que ces prises de parole ont souvent ramené les échanges à des
enjeux concrets, faisant sens pour la masse des électeurs. Ont-ils manqué de
montée en généralité, faute de passer de cas individuels en problèmes
collectifs, de questionner ce que les témoignages pouvaient avoir, ou non,
de représentatif ? L’objection vaut. Elle questionne moins un mauvais
métissage qui viendrait de la présence de profanes que la nature du
« métier » journalistique qui donnerait plus de portée à leur parole.
Comment faciliter la prise de parole de locuteurs peu habitués aux médias ?
Comment combiner témoignages et paroles d’expertise ? Comment casser
l’asymétrie entre l’intervention unique du témoin ordinaire et l’art de
l’esquive d’un professionnel de la parole politique ?

Investigations et examens
Dans le cas français, l’essor d’un journalisme d’investigation, symbolisé par
l’affaire Greenpeace, celle du sang contaminé ou le dévoilement de faits de
corruption, apparaît comme une innovation majeure. Plus offensive dans la
quête de l’information, plus abrasive à l’égard des pouvoirs sociaux, cette
approche est associée à l’idée d’un journalisme au service de la démocratie,
veillant au respect de l’état de droit ou de valeurs peu contestables (santé
publique, honnêteté des élus). Si un tel journalisme peut traduire en actes
l’idéal de soumission à la « publicité » des titulaires de pouvoirs et instituer
un contre-pouvoir, l’analyse gagne à en cerner les conditions d’émergence.
On a déjà souligné la place importante prise par l’« affaire » ou le
« scandale » comme une des formes narratives clés du journalisme
contemporain. Comme le montre Marchetti [Actes de la recherche en
sciences sociales, 2000], cette valorisation constitue à la fois une façon pour
le journalisme des quotidiens et des hebdomadaires de réaffirmer ses atouts
face au poids montant d’un modèle lié à l’audiovisuel, et une ressource dans
les luttes entre titres et rubriques. Sociologiser le journalisme
d’investigation, c’est encore relever que ses scoops reposent plus souvent
sur la divulgation de documents produits par des administrations d’État ou
des experts que sur une production autonome d’informations inédites. Le
genre implique nécessairement des transactions collusives avec des sources
intéressées aux fuites. Responsable de la cellule « investigation » de
Libération, Armelle Thoraval soulignait en 2000 le rôle des fuites venant
des procédures d’instruction : « Dans les faits, il y a peu d’investigation. On
pourrait dire qu’il s’agit d’un suivi judiciaire spécialisé. » Lire
sociologiquement le journalisme d’investigation, c’est également souligner
deux ambiguïtés, bien visibles par exemple dans l’affaire de l’amiante.
Traduire un dossier complexe dans le modèle narratif du « scandale »
implique simplifications et raccourcis. Se revendiquer de la posture de
l’enquêteur – qui peut se résumer à prêter attention à des faits bien visibles
qu’on avait jusque-là tenus pour dépourvus de valeur d’information –
permet aussi parfois de s’ériger à peu de frais en moraliste.

Le journalisme d’enquête est plus célébré que vraiment pratiqué. Il est très
coûteux en temps et en argent, suppose d’affecter à plein temps des
investigateurs pour un résultat aléatoire. Il expose à des mesures de
rétorsion (budgets publicitaires perdus, procès) de la part de sources ou
d’annonceurs puissants. Aux États-Unis, le jeu combiné de poursuites en
dommages et intérêts et d’une jurisprudence peu favorable à la protection
des sources a virtuellement coupé les ailes à ce journalisme [Hunter, 1997],
ce qui explique pour partie que les affaires se soient déplacées du monde de
la finance et de l’industrie aux alcôves de la politique. Alan Rusbriger, du
britannique Guardian, témoignait en janvier 2009 dans la New York Review
of Books. Un article, mettant en cause des pratiques d’évasion fiscale du
groupe Tesco et comportant une erreur, va coûter à son journal 500 000
dollars de frais de justice. Rusbriger observe que la fiscalité internationale
des entreprises est devenue « aussi intelligible aux personnes ordinaires que
la physique des particules » et qu’un juriste spécialisé demande en général
500 euros de l’heure pour décoder de tels dossiers ou les suivre en justice.
On comprend à la fois les périls de l’investigation, une des raisons du peu
de pugnacité de la presse gratuite, l’alarmante clôture de l’information
économique approfondie dans une presse financière dévouée aux élites du
business.

Un « scandale de l’air contaminé » ? Les ambiguïtés d’une leçon de


responsabilité

L’amiante va accéder à deux reprises à une forte visibilité médiatique. La


première vague de couverture intervient au milieu des années 1970. Elle est
liée à des mobilisations sur le campus de Jussieu et à des luttes ouvrières
sur les problèmes de santé dans des usines de traitement des fibres
d’amiante (Amisol, Ferrodo). Les récits de presse cadrent alors l’amiante
comme un toxique professionnel générateur de maladies mortelles, et
problématisent – spécialement dans la presse de gauche – ses dégâts
comme une illustration de la brutalité de l’exploitation capitaliste. Suite à
ces campagnes, un décret de 1977 renforce la protection sanitaire dans les
usines et interdit le flocage. Le problème de l’amiante dans l’industrie est
alors renvoyé à une gestion par des structures paritaires (les comités
d’hygiène et de sécurité, le Comité permanent de l’amiante, forum
d’échange institué par les industriels). Il s’estompe largement de la presse.

Une seconde vague de couverture se développe de 1994 à 1996. Prenant


appui sur les analyses du Comité contre l’amiante de Jussieu et les
mobilisations de nombreuses associations de victimes, la couverture
médiatique recadre alors significativement le problème. L’amiante cesse
d'être principalement associée aux usines et aux travailleurs qui la
produisent. Elle devient un « polluant environnemental », menaçant
potentiellement toute la population du fait de sa présence dans les
bâtiments, les grille-pain, etc. Le problème devient « scandale de l’air
contaminé », selon une grammaire qui s’inspire explicitement de l’« affaire
du sang contaminé » : Les pouvoirs publics savaient le danger, ils n’ont rien
fait. Trois mille innocents souffrent et meurent chaque année

d’exposition aux fibres. Combinée à celle des victimes, d’associations ou de


chercheurs, l’action dénonciatrice des journalistes (chaque séquence sur
l’amiante est associée lors des journaux de TF1 au logo tête de mort qui
signale les poisons) contribue à l’interdiction totale de l’amiante en 1996.
Happy end et preuve de la justesse d’une croisade dénonciatrice ?

Oui, à un gros détail près... alors que l’amiante échappe pendant quinze ans
à l’attention médiatique, les journalistes médicaux ou sociaux
« connaissaient » ni plus ni moins que les politiques ses dangers. Ils ont
participé à ce qu’ils dénoncent comme une conspiration du silence. Un
ensemble de raisons objectives peuvent l’expliquer : les syndicats n’ont pas
vraiment cherché à faire de ces cancers un thème fort de leur action, les
maladies professionnelles (90 % des cancers par amiante) sont des sujets
peu porteurs, les problèmes sanitaires des ouvriers d’industrie sont
volontiers pensés sur le mode de la fatalité. Laurent Joffrin parlera avec
lucidité d’une « maladie de classe », lointaine, ne parvenant pas à susciter
une indignation durable chez les habitués de l’espace médiatique.

Faire un vrai bilan de ce quart de siècle de couverture médiatique


n’implique pas de pousser les journalistes dans le box des accusés, mais
invite à réfléchir aux ambiguïtés du journalisme d’« affaires » et
d’« investigation », à se demander comment d’autres interactions entre
journalistes, syndicalistes, médecins et chercheurs auraient pu plus tôt
assurer une attention au dossier, à des vies humaines en péril.

Source : Henry [2007].

Aucune de ces observations ne disqualifie un journalisme d’investigation


souvent courageux et décapant. Elles suggèrent plus modestement de ne pas
prendre sans recul un discours indigène du « chevalier blanc », de
comprendre que, de par ses risques, ce journalisme a peu de chances de
devenir le modèle de référence dans un contexte qui consacre les logiques
de marché. Pour cette raison, analystes extérieurs et journalistes gagneraient
à prêter plus d’attention à un registre complémentaire de renouvellement,
que Brusini et James [1982] nommaient « journalisme d’enquête », et la
sociologie américaine Precision journalism. Il repose sur l’exploitation
rigoureuse de grandes masses de données (statistiques, enquêtes), se fixe
davantage sur des « dossiers » que sur des événements. Il suppose une
coopération avec des chercheurs. Rendu digeste par le recours à
l’infographie, ce type de reportage a pris une place accrue dans les pages
centrales du Monde pour développer des analyses électorales, expliquer des
mutations urbaines ou démographiques, proposer après l’affaire Cahuzac
une analyse sociologisante des patrimoines déclarés par les ministres de
l’équipe Ayrault.

L’ampleur des mutations que vit le journalisme aujourd’hui n’autorise pas à


conclure sur une situation où la structure des contraintes comme le potentiel
d’invention des professionnels sont sans cesse en mouvement. Le futur
dépendra de la mise au point d’une « formule économique » d’un
journalisme recentré sur le Web, qui combine publicité, accès payant à tout
ou partie du site, offre de services liés au site. Mais il viendra aussi d’une
redéfinition de ce qu’est une entreprise de presse et la pratique du
journalisme. En s’inspirant de bilans d’étape particulièrement stimulants, on
proposera donc quelques invites à l’imagination tant sociologique que
professionnelle.

Dix pistes pour inventer les journalismes de demain

« Conceptualiser le nouveau journalisme, c’est [...] imaginer un grand


concert de jazz. Des citoyens journalistes, des blogueurs et des journalistes
pro-am, des innovateurs dont nous ne pouvons même pas imaginer
l’identité y contribueront aux côtés de journalistes professionnels. Les
premiers seront les improvisateurs qui pousseront la logique implicite et la
beauté de la musique à ses limites. Les professionnels donneront la mélodie
et la section rythmique ; sans eux, les improvisateurs ne feraient que du
bruit, peut-être brillant, mais du bruit quand même. Ensemble, les joueurs
se stimulent et produisent du génie » [McChesney et Nichols, 2010, p. 81].

Développer le financement public (1 ­ Subventions)

Si la démocratie requiert une citoyenneté informée, l’accès à une


information précise, éclairante et pluraliste est un droit. Un
subventionnement public des agences de presse, celui de productions
journalistiques qui répondent à ces critères s’impose, dans des conditions
qui préviennent toute subordination au pouvoir politique. Suggestion
paradoxale ? Mais les universités publiques sont-elles des lieux acritiques,
les radios de service public plus déférentes que les périphériques ?
L’exemple suédois montre qu’une presse ainsi subventionnée s’émancipe de
pressions commerciales et politiques.

Développer le financement public (2 ­ Appui citoyen)

Comme les dons aux associations caritatives sont en partie déductibles de


l’impôt à payer, dons ou abonnements à des titres de presse pourraient
donner lieu à un avantage comparable, dès lors

que les titres répondent à un cahier des charges (produire de l’information,


valoriser certaines rubriques, plafond de ressources publicitaires).

Compléter par la philanthropie et les fondations

Des dispositifs déjà expérimentés peuvent aller ici d’un statut d’entreprise à
but non lucratif pour des entreprises de presse, au financement par
souscriptions collectives, appui de fondations ou bourses de postes de
reporters ou d’enquêtes [Downie et Schudson, 2009]. Le journalisme
d’immersion aux États-Unis vit aussi de ce que des journalistes reconnus
peuvent bénéficier de « bourses » privées ou publiques pour dédier un an ou
plus à une enquête.

S’articuler sur les professionnels- amateurs (pro-am)

Il existe un grand nombre de sites Web ou l’amateurisme flirte avec un


professionnalisme inédit, par des contenus riches et fiables sur tel pays
(Tehran Bureau sur l’Iran), telle information service (fixmystreet pour les
problèmes de voirie routière), tel hobby. Des blogueurs amateurs expriment
souvent un haut niveau de compétence sur leurs passions, d’autres ont des
bonheurs d’expression, une veine critique. De multiples modalités de
sollicitation et valorisation sont possibles en coopération avec les
journalistes.

Distinguer activité et support

Le journalisme n’est plus lié depuis un siècle au seul papier. La plausible


disparition du gros des quotidiens papier laisse la place à d’autres supports.
L’espace offert par le Web et l’usage des tablettes sont des évidences. II faut
aussi penser au livre, aux revues-livres, parfois appelés mooks (contraction
de book et magazine). Le Quai de Ouistreham (2010), reportage de
Florence Aubenas sur le travail précaire, a reçu un large écho en passant par
le livre. Des revues comme XXI ou Feuilleton recomposent les frontières
entre récit et analyse, dessin et texte.

Redéfinir le lien filières de formation-rédactions

Les départements et écoles de journalisme pourraient jouer un rôle plus


affirmé – sur commande ou en proposant leurs travaux – de pourvoyeurs de
pools d’enquête ou de prêt à éditer pour les titres de presse.

Utiliser intelligemment les sciences sociales

Le journalisme n’a ni vocation ni profit à infliger des leçons de sociologie


ou à servir de refuge à des chercheurs refoulés. Il peut en revanche réaliser
mieux ses fins en utilisant les sciences sociales pour conduire des enquêtes
de terrain, pour identifier et traiter des données statistiques ou des
ressources documentaires. Il peut aussi y trouver un appui pour connaître
ses publics, les usages et réceptions qu’ils font des messages médiatiques.

Réactiver un art de l’écriture

Bien écrire/parler pour ses publics, c’est comprendre leur diversité et ne pas
les sous-estimer. C’est aussi se souvenir que bien s’exprimer n’est pas
qu’écrire moins (moins long, moins compliqué, moins analytique), mais
mieux (oser construire des histoires, oser entreprendre d’expliquer le
complexe), inventer des formats et des angles qui aillent au-devant
d’attentes et de questionnements insatisfaits.

Inventer une relation coopérative aux lectorats et publics

La mobilisation d’un public large est parfois indispensable pour traiter des
puzzles de données. Le Guardian a pu ainsi mettre en lumière quelques

déplaisantes malversations de parlementaires britanniques en demandant à


ses lecteurs d’aider la rédaction en ouvrant plusieurs dizaines de milliers de
documents comptables mis en ligne. L’accès en ligne offert en 2013 par des
journalistes de la banque de données OffshoreLeaks sur les usagers de
paradis fiscaux illustre une modalité symétrique de ces coopérations.

Professionnaliser les publics

Pour conjurer l’équivalent informationnel de la loi de Gresham (« La


mauvaise monnaie chasse la bonne »), il faut paradoxalement généraliser,
peut-être dès l’école, des compétences qui relevaient hier des savoirs
professionnels du journalisme. Dans un contexte de « surcharge
informationnelle », l’intérêt des citoyens, celui des consommateurs et celui
des journalistes exigeants se rejoignent dans la vulgarisation d’une
compétence à mesurer la fiabilité d’une information. Identifier les sources,
apprécier la consistance des « faits » qui fondent une affirmation, repérer
des biais, identifier le choix d’un cadrage et ce qu’il peut cacher sont
quelques savoirs à banaliser. Et cette pédagogie critique du navigateur sur
l’océan des sites et données n’a rien d’inaccessible, comme le montre un
essai stimulant de Kovach et Rosenstiel [2010].
Conclusion

Un condensé et une ouverture peuvent ponctuer cette Sociologie du


journalisme.

Condenser le propos, c’est dégager les leçons majeures qui ressortent de


travaux aux cadres théoriques divers. Le journaliste n’est pas l’équivalent
d’une profession libérale de l’information, d’un écrivain de l’actualité. Les
journalismes – le pluriel s’impose – ne sont intelligibles que replacés dans
une sociologie du travail et des organisations. Se donner les moyens de
comprendre et, par là, de critiquer l’information consommée
quotidiennement suppose le détour, complexe et passionnant, par un réseau
d’interdépendances qui passe par la relation aux sources, par la structuration
du champ journalistique, sa relation au champ économique. Une autre ligne
de force des recherches disponibles est justement d’alerter sur les effets
croissants de l’emprise du champ économique tant sur les pratiques
journalistiques que, par l’action en ricochet de celles-ci, sur une série de
champs de production culturelle dont les plus grandes œuvres n’avaient pu
naître que de l’institutionnalisation d’une relative imperméabilité aux
logiques de marché.

Une sociologie du journalisme doit aussi se confronter à la dimension


politique de son objet. La thématique du quatrième pouvoir paraît alors
s’imposer. Elle risque pourtant de se révéler simpliste. Évoquer un
quatrième pouvoir (s’ajoutant à l’exécutif, au législatif et au judiciaire)
consacre une vision naïve des pouvoirs sociaux où ne figurent pas les
intérêts économiques et les groupes de pression. Postuler l’autonomie d’un
quatrième pouvoir revient aussi à oublier qu’au fil de l’histoire tous les
pouvoirs sociaux ont su s’adapter à une relation symbiotique au
journalisme, institutionnaliser des prises sur celui-ci par le statut privilégié
de certaines sources, les mécanismes d’indexation et de filtrage que favorise
l’homologie entre rubriques et institutions. Bref, prendre au sérieux l’idée
du journalisme comme institution de démocratie suppose de prendre acte
des apports de l’analyse sociologique, mais aussi d’expliciter des a priori
normatifs.

McChesney et Nichols [2010] mènent au cœur de cette dimension


normative en rappelant la fameuse citation de Jefferson : « Si je devais
décider si nous devons avoir un gouvernement sans journaux ou des
journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas un instant à préférer cette
dernière solution. » Mais pourquoi le propos du penseur libéral est-il
toujours caviardé de la phrase qui suit ? Elle énonce : « Mais il faudrait
alors que tout homme reçoive ces journaux et soit capable de les lire. » En
bonne logique démocratique, le journalisme aussi est redevable d’une
« exception culturelle ». Il n’est pas une activité économique comme les
autres, ses lecteurs ont d’autres statuts que d'être consommateurs. Informer
est aussi faire sens d’un monde fort compliqué. Que des titres ou rubriques
s’adressent à des publics consommateurs ne constitue pas en soi un péril
(même les sociologues peuvent être heureux de les utiliser pour leurs
hobbies et loisirs). Mais l’idéal démocratique requiert un journalisme
d’information économiquement et culturellement accessible à tous,
producteur de réflexivité sur les enjeux politiques. Les menaces qui pèsent
aujourd’hui sur le journalisme et la presse n’affectent pas au premier chef
les mensuels people où le journalisme automobile. C’est le cœur de métier
d’un journalisme d’information générale, fiable et critique, sur les grands
enjeux sociaux qui est en cause. Esquissons cinq pistes pour le défendre.

Contre modes et clichés, il faut répondre par l’État. L’essor du journalisme


et de la presse est historiquement inséparable de l’appui multiforme que lui
a apporté l’État par des tarifs postaux préférentiels, des subventionnements,
des dérogations au droit social et au droit des sociétés [Cook, 1998]. Pour
marquer les limites légitimes des logiques de marché, il faut réinventer –
dans des cadres juridiques qui ne laissent aucune place à l’influence des
gouvernements – des aides qui garantissent l’accessibilité à des prix non
dissuasifs d’une information conforme aux critères suggérés ici. Pourquoi
pas l’année d’abonnement gratuite pour tout jeune de dix-huit ans proposé
en France en 2009 ? Mais aussi des règles dérogatoires au droit des sociétés
qui institutionnaliseraient un pouvoir de définition de la ligne rédactionnelle
au profit des rédactions, la place d’associations de lecteurs. Mais encore des
aides financières conditionnées par un cahier des charges et des contenus
informatifs contrôlés par des autorités pluralistes et indépendantes.

La deuxième réponse se nomme pluralisme. Il est politique, par


l’expression dans des titres divers ou au sein du même de points de vue
opposés. Il est au moins autant sociologique et suppose de porter attention à
la palette complète des vécus sociaux et de leurs expressions, de savoir les
capter là où elles disposent de peu de porte-voix institutionnels, de les
restituer dans des formes qui suscitent la réflexivité de publics très divers.
Certaines innovations récentes vont, on l’a vu, dans le sens de cette
« information à perspectives multiples » [Gans, 1980]. Leur déploiement
requiert changements et débats quant à la définition même des compétences
des journalistes, à la diversité sociale de leur recrutement, au
renouvellement du rapport aux publics.

Rendre intelligible par l’école, des rubriques et des émissions (Arrêt sur
images) les logiques sociales de la presse que ce livre veut expliquer, ce ne
sera jamais la désacraliser ou la diminuer. L’entreprise ne peut qu’éclairer le
public, donner intelligence à son esprit critique. Elle permettra aussi aux
journalistes de dialoguer avec leurs publics à partir des vraies causes de
leurs difficultés ou défaillances, non sur des procès d’intention.

Les journalistes eux-mêmes ont une responsabilité immense. Les


oppositions binaires sont toujours réductrices. Mais comment ne pas
opposer l’inventivité, la capacité de se mettre en discussion via des revues
professionnelles (Columbia Journalism Review) du journalisme américain,
et la timidité du journalisme français ? Ce dernier a certes inventé Reporters
sans frontières, mais la critique est là produit d’exportation. En tant que
profession organisée, le journalisme français est singulièrement crispé, peu
réflexif, peu ouvert au dialogue avec ses analystes ou publics. On le
regrettera d’autant plus que se multiplient des livres de journalistes qui
expriment une remarquable intelligence (auto-)critique de leur métier, qu’il
soit de suivre un candidat à l’élection présidentielle [Ridet, 2008] ou de
rapporter la difficulté à être correspondante d’une radio publique dans une
ex-colonie française [Rolley, 2010].

Un dernier point d’appui doit venir des sciences sociales. Le journalisme


moderne a donné aux experts et intellectuels une place non négligeable. Il
n’est pas certain qu’il l’ait toujours fait avec bonheur, la responsabilité en ce
domaine étant aussi à imputer au peu de compétence ou de zèle
vulgarisateur des chercheurs. De la place exorbitante donnée aux fast-
thinkers médiatiques, aux chercheurs indifférents aux impératifs des médias
ou devenant des journalistes très ordinaires, la liste des échecs est plus
longue que celle des succès. Mais mobiliser les spécialistes des sciences
dures et des sciences sociales, inventer des formes mutuellement
productives de coopération constitue un défi auquel ne saurait échapper un
journalisme prenant au sérieux l’idée de rendre le monde intelligible et les
lecteurs citoyens.
Repères bibliographiques
Le signe signale les textes les plus importants par leur apport théorique.
Le signe est associé aux études les plus aptes à restituer la pratique du
journalisme.
Le signe désigne des témoignages et réflexions rédigés par des journalistes.
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