BdlE - Au Nom Des Vrais Africains

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Terrain

Numéro 28 (1997)
Miroirs du colonialisme

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Benoît de L'Estoile
Au nom des « vrais Africains »
Les élites scolarisées de l'Afrique coloniale face à
l'anthropologie (1930-1950)
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Référence électronique
Benoît de L'Estoile, « Au nom des « vrais Africains » », Terrain [En ligne], 28 | 1997, mis en ligne le 25 mai 2007.
URL : http://terrain.revues.org/3173
DOI : en cours d'attribution

Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme


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© Terrain
Au nom des « vrais Africains » 2

Benoît de L'Estoile

Au nom des « vrais Africains »


Les élites scolarisées de l'Afrique coloniale face à l'anthropologie
(1930-1950)

Pagination originale : p. 87-102

1 Nombre d'anthropologues considèrent qu'ils ont un devoir vis-à-vis de ceux qu'ils ont étudiés :
dans la mesure où ils s'efforcent de restituer leurs cultures dans leur complexité, contre les
préjugés dont elles sont souvent victimes, ils se voient comme les porte-parole de « leurs »
indigènes, voire comme leurs défenseurs. Une des justifications que donnent couramment les
anthropologues de l'existence de leur discipline est celle d'être l'interprète des peuples oubliés
et des cultures menacées par la mondialisation. Ce rôle d'interprète du « point de vue indigène »
était déjà revendiqué dans l'entre-deux-guerres par ceux qui, tel Malinowski, s'efforçaient
d'affirmer l'identité professionnelle des anthropologues1. Dans cette perspective, on pourrait
logiquement imaginer qu'une anthropologie mettant en valeur les cultures indigènes, et
prônant le respect des spécificités locales contre une colonisation supprimant les cadres
traditionnels, ait été bien accueillie par les élites colonisées, à qui elle pouvait fournir une arme
dans leurs revendications d'égalité avec les colonisateurs.
2 On peut donc voir un paradoxe dans l'affirmation d'une hostilité marquée à l'anthropologie
chez certains représentants des élites africaines dès les années 30. En mai 1933 par
exemple, Margery Perham, universitaire spécialiste des affaires coloniales, déclare, devant les
participants au séminaire de Malinowski à la London School of Economics, avoir rencontré
quelques semaines auparavant à Londres quarante étudiants africains, qui avaient tous exprimé
« la plus grande méfiance à l'égard de l'attitude anthropologique »2. L'année suivante, parlant
de la politique coloniale, elle indique que « ceux qui déplorent la nouvelle théorie de
l'administration ont tendance à considérer l'anthropologie comme son mauvais génie. Ils
affirment que les anthropologues, et ceux qu'ils contaminent avec leur point de vue, sont si
profondément absorbés par la reconstruction du passé qu'ils exagèrent sa valeur et dénoncent
tous les changements qui gâchent une reconstruction scientifique complète » (Perham 1934b).
Cette critique est explicite dans un texte paru quelque temps plus tôt dans l'English Review :
« l'Africain – la majorité des Africains éduqués, selon des sources autorisées – est loin d'être

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heureux [...]. Car il voit au seuil de sa hutte deux jumeaux menaçants : l'Indirect Rule et
l'anthropologie [...]. Il commence à soupçonner que le souhait le plus cher de l'anthropologue
est de le voir enfermé et épinglé dans une boîte de conservation, préservant au froid pour une
perpétuelle étude le paradoxe d'un développement interrompu ; et il est suffisamment sensé
pour se rendre compte que les amateurs du système d'administration de protectorat connue
sous le nom d'Administration indirecte ne seraient pas du tout hostiles à son maintien dans
un tel état, au moins jusqu'à ce qu'ils aient obtenu de l'anthropologue des données suffisantes
pour leur but fallacieux » (Cotterell 1934).
3 De nombreux témoignages confirment cette opposition à l'anthropologie d'une part importante
des élites africaines. Je voudrais ici tenter d'élucider cet apparent paradoxe en cherchant à
comprendre ce qui est en jeu dans cette contestation par certains Africains du miroir que
leur tendent les anthropologues. L'hypothèse que j'explorerai ici est que l'opposition entre
anthropologues et intellectuels indigènes tourne autour du monopole de l'interprétation de ce
que sont les « vrais Africains »3. Le conflit autour de la vérité de la représentation des Africains
produite dans le savoir anthropologique est particulièrement aigu parce qu'il est en fait lié à la
question de leur représentation au sens politique. De ce point de vue, c'est précisément dans
la mesure où les anthropologues se posent en « porte-parole » des indigènes qu'ils entrent en
concurrence avec les revendications des élites scolarisées qui elles-mêmes affirment parler au
nom de leurs compatriotes.

Le « mauvais génie » de l'administration ?


4 On ne peut comprendre l'importance du débat autour de l'anthropologie si on ne saisit pas qu'il
est pris dans un débat plus vaste sur l'orientation et les méthodes de la politique coloniale,
débat qui a des conséquences directes en termes d'accès de certains groupes aux positions
favorisées dans le système colonial. Ce qui est en jeu, c'est en effet d'abord le rôle privilégié
que joue l'anthropologie dans la nouvelle orientation de la politique coloniale.
5 L'après-guerre voit effectivement une remise en cause de la légitimité de la domination
coloniale, à la fois avec le développement de mouvements « nationalistes » dans certaines
colonies, notamment en Asie, et avec les critiques venant des puissances nouvelles que
sont les Etats-Unis et l'URSS. Dans ce contexte, ce qui devient dans l'entre-deux-guerres la
principale forme de légitimation de la « tutelle » européenne et de l'action de l'administration
coloniale, c'est qu'elle se fait dans l'intérêt des indigènes. La question de la définition de ce
que sont les « intérêts indigènes » devient donc un enjeu central. La doctrine connue sous
le nom d'Indirect Rule, présentée notamment dans le Dual Mandate de lord Lugard (1922),
propose une redéfinition des objectifs et des méthodes de la politique coloniale, qui consiste
à développer les sociétés africaines à partir des institutions indigènes4. C'est dans ce contexte
que l'anthropologie acquiert une importance nouvelle.
6 En effet, dans la perspective victorienne de la colonisation, l'anthropologie, dans ses
différentes variantes évolutionnistes, avait une grande importance en tant que cadre
d'interprétation de la marche de l'humanité vers le progrès, mais un rôle relativement mineur
dans la conduite des affaires coloniales : dans la mesure où il s'agissait avant tout de civiliser
des indigènes définis par leur sauvagerie, c'est-à-dire leur absence de civilisation, une étude
approfondie de leurs coutumes apparaissait certes comme intéressante en tant que contribution
à la connaissance scientifique de l'homme primitif, ou pour porter témoignage de l'état
déplorable dont la colonisation avait tiré les indigènes, mais comme ayant finalement peu de
conséquences pratiques, sinon pour connaître les « préjugés » auxquels devaient faire face
missionnaires, administrateurs ou colons.
7 Au contraire, ce statut change avec la nouvelle philosophie, anti-universaliste, de l'Indirect
Rule, qui récuse l'idée d'un progrès univoque de l'humanité, mais repose au contraire sur la
conviction qu'il existe des voies propres à chaque « culture ». En particulier, l'« anthropologie

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fonctionnelle » promue par Malinowski et Radcliffe-Brown, montrant que même des


coutumes apparemment répréhensibles parce que barbares, « répugnantes à la civilisation »,
comme la sorcellerie ou la coutume du « prix de la fiancée » (lobolo), étaient en fait
fonctionnelles, c'est-à-dire essentielles au maintien de la cohésion sociale des groupes soumis
à l'impact de la colonisation5, et mettant en garde contre le danger d'interdire ces coutumes,
entrait en résonance avec la nouvelle doctrine coloniale. Cette nouvelle anthropologie lui
apportait à la fois une caution scientifique et des instruments d'analyse du fonctionnement des
groupes sociaux primitifs.
8 La position privilégiée qu'occupe l'anthropologie (ou plus précisément l'anthropologie sociale
telle qu'elle est alors redéfinie par Malinowski) dans la justification de la politique d'Indirect
Rule apparaît de façon éclatante dans un article que publie Lugard dans le Daily Telegraph, à
l'occasion du premier Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques,
qui s'ouvre à Londres en juillet 1934. Lugard évoque l'intérêt que présentent les nouveaux
courants de l'anthropologie pour l'administration coloniale : « L'anthropologie fonctionnelle
se rend compte que le temps est depuis longtemps passé où nous pouvions considérer que
les systèmes particuliers qui sont les nôtres étaient ce qu'il y a de mieux pour le monde
entier : un mode de gouvernement par débats et vote à la majorité ; une justice dépendante de
règles de preuve rigides, et administrée par des juristes professionnels ; une éducation adaptée
seulement à la vie civilisée dans les zones tempérées ; une religion qui condamne les païens
à la perdition éternelle. [...] L'administrateur, qui a découvert tout seul une grande partie de
cela, se tourne vers la recherche anthropologique scientifique afin de pouvoir [...] pénétrer la
pensée des indigènes et adapter l'Africain aux normes civilisées (ou adapter ces normes à sa
compréhension et à ses besoins) au lieu de s'efforcer de lui imposer des institutions étrangères
à sa mentalité et inadaptées à ses conditions de vie » (Lugard 1934).
9 De même, le travail de Perham, qui s'affirme dans les années 30 comme la nouvelle
théoricienne de la colonisation, apparaît comme une reformulation de l'Indirect Rule dans
le langage de l'anthropologie malinowskienne ; elle résume ainsi les principaux objectifs
de la nouvelle politique : « Elle s'efforce de rendre possible un développement dans lequel
les Africains conservent la stabilité et la fierté de leur vie communautaire, et s'appuient sur
les formes sociales existantes pour répondre à des besoins nouveaux [...]. Mon enquête sur
différents systèmes d'administration m'a convaincue que les progrès désirés étaient en fait plus
rapides là où les Africains avancent depuis un point de départ familier en tant que groupes
sociaux, que là où, comme il arrive souvent avec les méthodes plus directes, ils partent à
la dérive dans une contrée étrangère comme une foule d'individus. » On voit comment une
telle problématique peut aisément rencontrer celle d'une anthropologie sociale qui fait de la
compréhension des facteurs de la cohésion sociale un objectif essentiel.
10 De fait, cette nouvelle politique coloniale doit selon Perham s'appuyer sur le savoir, et en
premier lieu sur les apports de l'anthropologie moderne : « La tendance à l'incompréhension et
la tentation de maltraiter les institutions indigènes ont une même source : une dissimilarité si
grande entre les deux sociétés en contact qu'elle rend extrêmement difficiles la compréhension
et la coopération mutuelles. A une certaine époque, les anthropologues, en supposant un
mystérieux "instinct de groupe" automatique, avouaient leur incapacité à comprendre la
façon dont les sociétés primitives régulent leurs affaires. Le professeur Malinowski nous
a appris à aller au-delà, et à reconnaître les forces de cohésion sociale dans les relations
de parenté, la magie, la religion, les réciprocités économiques et d'autres aspects de la vie
primitive » (Perham 1934a).
11 De plus en plus, l'anthropologie constitue un des principaux points d'appui du débat colonial ;
en particulier, un certain nombre de ceux qui s'efforcent d'infléchir la politique coloniale sous
ses différents aspects (politiques, juridiques, missionnaires, éducatifs, etc.) dans le sens d'une
plus grande prise en compte des « traditions africaines » s'appuient sur l'anthropologie. Un

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certain nombre d'entre eux se sont regroupés depuis 1926 autour de l'Institut international
de langues et cultures africaines (IIALC), dont Lugard est le président6. Les thèmes et le
vocabulaire de l'anthropologie pénètrent progressivement les commissions d'enquête, les
discours missionnaires et les rapports administratifs7.
12 Cette position centrale de l'anthropologie dans le nouveau dispositif colonial explique les
attaques systématiques dont elle fait l'objet de la part des adversaires de l'Indirect Rule.
Ainsi, l'anthropologue Siegfried Nadel raconte qu'en 1935, à l'issue d'une conférence sur le
thème « Anthropologie et Administration coloniale », faite à son retour du Nigeria, alors
qu'il était partisan convaincu de l'Indirect Rule, il fut violemment attaqué par plusieurs
étudiants ouest-africains qui l'accusèrent, lui et toute l'anthropologie, de « jouer le jeu des
administrateurs réactionnaires » (Nadel 1953). La position de Meek, administrateur du Nigeria
qui a été détaché comme government anthropologist et enseignera plus tard l'anthropologie
à Cambridge, est intéressante ; il écrit qu'« un grand nombre de stupidités sont dites et
écrites à propos de l'Indirect Rule et de l'anthropologie, comme s'il s'agissait d'une subtile
invention pour maintenir les Africains et d'autres dans un état de sujétion. Indirect Rule
n'est qu'un nom pour "auto-administration locale selon une direction évolutionniste", et
n'implique ni ne devrait entraîner une situation statique. L'anthropologie n'est ni une science
ésotérique s'intéressant seulement au passé, ni une panacée pour tous les maux présents. Elle
s'efforce seulement de vous en dire autant qu'il est possible sur les gens que vous essayez
d'administrer » (in Perham 1934a).
13 La contestation de l'anthropologie prend suffisamment d'ampleur pour inspirer un
éditorial de la grande revue scientifique Nature (1939), qui s'en inquiète en 1939 :
commentant l'organisation par l'International Institute of African Languages and Cultures d'un
« symposium sur les organisations politiques africaines », sous la responsabilité de Meyer
Fortes et Edward Evans-Pritchard8, l'éditeur affirme : « Il est évident que la discussion sur
les organisations politiques soulève nombre de questions qui ont pour l'avenir des Africains
des conséquences importantes. Depuis un certain temps, on a ici et là des indications d'une
certaine méfiance des populations indigènes – limitée certainement pour l'essentiel aux plus
avancées et aux plus sophistiquées – à l'égard à la fois de la recherche scientifique et des
relations entre l'Indirect Rule et ces recherches. On a avancé, avec une grande assurance,
que le but de l'homme blanc était de "maintenir l'indigène à sa place" – de stéréotyper
ses institutions et fixer son statut une fois pour toutes. S'il était possible, comme résultat
des discussions de la recherche, d'indiquer les grandes lignes d'une politique progressive de
développement institutionnel, adaptable aux conditions changeantes d'aujourd'hui, tout en
évitant la désintégration, cela calmerait les mécontentements en éliminant les ambiguïtés
de la position présente. » Ce que Nature évoque ici, en termes diplomatiques, c'est bien
l'association entre l'anthropologie et une option conservatrice dans la politique coloniale. De
façon générale, la parenté de ces critiques avec les accusations plus récentes de « complicité »
des anthropologues avec le « colonialisme » est frappante.

« Une forme de recherche particulièrement humiliante »


14 L'anthropologie se voit également accusée de mettre à mal la dignité des Africains scolarisés.
Perham (1934b) cherche ainsi à expliquer « la prévention exprimée contre l'anthropologie par
un grand nombre d'Africains éduqués ». « Il est naturel, poursuit-elle, que l'Africain, depuis
peu mal à l'aise, soit prompt à soupçonner des attitudes de supériorité ; malheureusement,
il se croit le seul à être l'objet d'une forme de recherche particulièrement humiliante. Il est
regrettable que cette branche de la sociologie qui s'applique à la société primitive ait un nom
différent, car cela permet aux Africains d'ignorer la grande quantité de recherches – qui ne sont
pas autre chose que de l'anthropologie – que les Européens s'appliquent les uns aux autres, et
qui est de plus en plus appréciée pour l'assistance qu'elle apporte au gouvernement. »

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15 La dénonciation de l'anthropologie comme « une forme de recherche particulièrement


humiliante » est significative : elle correspond d'abord au refus par les Africains scolarisés
d'être considérés comme des « primitifs » ou des « sauvages », termes qui correspondent à la
façon dont est alors défini l'objet de l'anthropologie et apparaissent couramment dans les titres
des ouvrages d'anthropologie (par exemple Malinowski 1926).
16 Mais on peut l'interpréter aussi comme un refus des pratiques les plus « humiliantes »
associées à l'anthropologie physique. Certains indices laissent en effet penser que les mesures
anthropométriques, qui faisaient auparavant partie des pratiques scientifiques standards,
deviennent plus difficiles à faire accepter aux indigènes, au moins dans les zones les plus
désenclavées. Décrivant les premières semaines d'enquête à leur arrivée à Kalenga, au
Tanganyika, Elizabeth Brown, épouse de Gordon Brown, élève de Malinowski, évoque le fait
qu'il semblait « impossible de suggérer à froid de prendre des mesures anthropométriques ».
Pour contourner la difficulté, le couple donna une fête à laquelle furent invités tous les notables
et leurs amis. La bière aidant, cela devint « la plus gaie des séances de mesure », chacun
s'amusant à se comparer aux autres9.
17 Ce qui est rejeté avec ces pratiques, c'est le modèle d'une anthropologie traditionnellement
définie comme « cette branche de l'histoire naturelle qui traite de l'espèce humaine »10. On
peut se demander si le changement de paradigme théorique qui mène à l'abandon progressif de
l'anthropologie physique n'a pas été renforcé par le fait que certaines pratiques, qui auparavant
« allaient de soi », perdaient leur légitimité.
18 Perham, défendant l'anthropologie moderne, insiste précisément sur la rupture avec la
conception de l'anthropologie comme histoire naturelle ou comme science des origines : « Les
nouveaux anthropologues, de la jeune génération, ne regardent plus les Africains comme des
spécimens et ne cherchent pas à préserver le passé dans l'intérêt de leurs recherches. Ils vivent
avec les Africains, deviennent leurs amis, et leur interprétation des conditions actuelles sera
pour l'Afrique de la plus grande valeur » (1934a). On voit ainsi comment les critiques contre
l'anthropologie peuvent être utilisées comme des arguments dans la lutte entre différentes
versions de l'anthropologie.
19 C'est le sens des notes largement positives prises par Malinowski sur l'article de Perham
(1934b). Il se félicite qu'elle démontre que les préventions de l'Africain contre les
anthropologues sont infondées : « L'anthropologie elle-même a rejeté les entraves de
l'antiquairisme. Quant à l'Africain, l'anthropologie lui fournit une fondation solide pour son
nouveau nationalisme, et lui permet de reconnaître la valeur et la beauté de son passé11 ».
20 Malinowski et Perham tendent donc à présenter les contestations comme reposant sur un
malentendu : les nouveaux anthropologues sont les « amis des Africains ». La vraie question
est cependant esquivée : de quels Africains s'agit-il ?

« Evolués » ou « détribalisés » ? Le problème des


« indigènes éduqués »
21 C'est précisément parce qu'elle joue un rôle croissant que l'anthropologie entre en conflit avec
les revendications des Africains scolarisés. Ce conflit se joue à un double niveau : il concerne
à la fois le statut des « indigènes éduqués » dans le nouveau modèle scientifique et politique de
l'Indirect Rule et un conflit d'interprétation qui met en cause la légitimité de la revendication
de ces derniers à « représenter » les Africains.
22 C'est peut-être dans le domaine de l'éducation que la rupture est la plus nette entre les
idéaux de la mission civilisatrice et ceux de l'Indirect Rule, et que l'anthropologie a eu le
plus d'impact12. Selon l'idéologie victorienne, reposant sur le postulat d'un évolutionnisme
unilinéaire, les indigènes éduqués étaient des interlocuteurs privilégiés, dans la mesure où
ils apparaissaient comme les plus avancés des Africains sur la voie de l'évolution (c'est bien
le sens qu'a l'expression qui les désignait alors en français : les « évolués »). Passés le plus

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souvent par les écoles des missionnaires, ils se présentaient comme les alliés « naturels » de
la « civilisation » et de la christianisation contre les forces des ténèbres et du paganisme, les
« coutumes barbares ». Plus vite ils étaient dépouillés des oripeaux de la sauvagerie, plus vite
ils pouvaient prétendre prendre leur place (certes subordonnée) aux côtés des colonisateurs.
L'éducation apparaissait donc comme la voie naturelle d'accès aux positions les plus enviables
du système colonial.
23 Au contraire, l'idéal nouveau de l'Indirect Rule veut que les sociétés indigènes se développent
« en suivant leur voie propre », dans la continuité avec les traditions qui les constituent en
tant que groupe ; les indigènes éduqués à l'européenne ne sont plus alors des individus en
avance sur leurs compatriotes sur la voie du progrès, mais des indigènes « détribalisés »,
c'est-à-dire coupés de leur milieu tribal « naturel », des sortes de monstres sociologiques,
doublement inadaptés, à leur culture d'origine dont ils ont été artificiellement séparés, mais
aussi à la culture européenne où ils ne peuvent trouver leur place. Ils sont donc, comme le
note Malinowski, des facteurs de désintégration des sociétés indigènes : « Une scolarisation
exogène inadéquatement impartie doit conduire à la désintégration d'une société primitive,
parce qu'elle rend un certain nombre d'individus étrangers aux traditions qui contrôlent
toujours le reste de la tribu » (Malinowski 1936, s'appuyant sur Hoernlé 1932).
24 La nouvelle philosophie qui domine la scène coloniale a donc des conséquences directes
sur le statut des Africains éduqués, qui perdent leur rôle d'interlocuteurs privilégiés des
autorités européennes au profit d'une part des autorités tribales « traditionnelles » (qui ne sont
plus seulement employées comme des « courroies de transmission » auxquelles le pouvoir
colonial a recours faute de mieux, mais se voient raffermies et légitimées), d'autre part des
anthropologues.
25 De façon générale, la méfiance envers les Africains scolarisés semble caractériser l'attitude
des anthropologues, qui leur préfèrent les indigènes « authentiques ». Audrey Richards
(1935) compare ainsi défavorablement les « indigènes à moitié éduqués », qui considèrent les
problèmes tribaux « uniquement d'après leurs effets sur leur bien-être personnel », avec les
« traditions de service public et l'esprit de corps » de l'aristocratie héréditaire des Bakabilo.
26 En produisant un modèle de la culture africaine (ou des cultures africaines) authentique,
l'anthropologue apporte la caution de la science à une certaine façon d'être vraiment africain,
qui aboutit à légitimer les prétentions de certains groupes et en écarter d'autres. En particulier,
l'anthropologie, insistant sur la tradition comme facteur de cohésion sociale, peut apparaître
comme donnant sa caution aux autorités traditionnelles.
27 Ce caractère stratégique de l'anthropologie se révèle nettement dans la préface de Hilda Kuper
à son ouvrage sur les Swazi (1947). Celle-ci décrit les circonstances de sa rencontre avec
l'Ingwenyama (Lion) des Swazi, Sobhuza II, venu assister en 1934 à une importante conférence
sur « L'éducation indigène » à Johannesburg, à laquelle participaient plusieurs anthropologues,
dont Malinowski (1936), et les Sud-Africains Schapera, Hunter, Hoernlé.
28 Elle reprend le constat habituel, en y apportant une précision importante : « La plupart des
Africains éduqués, plus particulièrement ceux qui sont détribalisés ou qui ont un statut peu
important dans la vie tribale, sont méfiants à l'égard de l'anthropologie ; ils la voient comme
une arme destinée à maintenir les indigènes dans leur milieu traditionnel [...] et les empêcher
pour des motifs pseudo-scientifiques – conserver "l'âme du peuple", leur "mentalité primitive"
– d'assimiler la culture européenne » (Kuper 1947, souligné par moi).
29 Elle oppose cette attitude courante à celle du souverain swazi : « Sobhuza, au contraire,
s'intéresse à l'anthropologie ; il a lu nombre de livres sur la question, est abonné à des revues
anthropologiques, apprécie les descriptions des coutumes des autres peuples, et est fier des
siennes. Il expliqua un jour que "l'anthropologie rend possible la comparaison et la sélection
des directions de développement futur. La culture européenne n'est pas entièrement bonne ; la
nôtre est souvent meilleure. Nous devons être capables de choisir la façon dont nous vivons,

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et pour cela nous devons voir comment vivent les autres. Je ne veux pas que mon peuple soit
une imitation des Européens, mais qu'il soit respecté pour ses propres lois et coutumes". »
30 Sobhuza apparaît ici parfaitement en accord avec les objectifs de la politique éducative
britannique, tels que les résume Lugard (1933), qui étaient « non pas d'éliminer les différences
raciales, mais de les accepter comme la vraie base de l'éducation africaine, d'encourager
l'Africain à être fier de sa race, à sentir qu'il a sa propre contribution à faire au progrès du
monde, et que le contact avec la civilisation occidentale ne doit pas signifier une imitation
servile, mais une chance de sélectionner tout ce qui peut aider à la croissance de ce qu'il y a
de mieux dans ses propres institutions et sa culture ».
31 En fait, Sobhuza attend de l'anthropologie une légitimation de son pouvoir, en particulier
face aux remises en cause de Swazi passés par les écoles missionnaires. Au moment où
Kuper le rencontre en 1934, il a en effet rédigé un mémorandum pour l'administration
britannique, où il critiquait le recours à une « éducation purement européenne », qui faisait que
« l'intellectuel swazi méprise les institutions swazi et sa culture indigène »13. Il y demandait
que l'enseignement scolaire au Swaziland « appuie son influence » au lieu de travailler contre
elle, c'est-à-dire aille dans le sens de la tradition (Malinowski 1936).
32 Il est significatif que l'ouvrage de Kuper s'ouvre sur un poème de louange à Sobhuza.
Elle précise d'ailleurs que, dans une société hiérarchique comme celle des Swazi, l'enquête
d'un anthropologue serait très difficile sans l'appui de l'autorité tribale. De fait, il semble, à
en croire les remerciements des ouvrages publiés, qu'un certain nombre d'autorités tribales
traditionnelles aient accueilli plutôt favorablement les anthropologues14.
33 L'opposition à l'anthropologie, vue comme représentant la défense des sociétés traditionnelles
et légitimant le statu quo, est donc à comprendre sur l'arrière-fond d'une lutte politique pour
l'accès aux positions dominantes au sein du système colonial entre élites traditionnelles et
nouvelles élites scolarisées. C'est un conflit entre diverses légitimités : c'est au nom de leur
« avance » sur la voie du progrès que les éléments scolarisés revendiquent un accès au pouvoir
qui leur était garanti selon l'idéal de la politique précédente, et que leur interdit désormais le
changement de philosophie incarné par l'Indirect Rule et l'anthropologie.

Une « prime à l'ignorance » ?


34 Les nouvelles élites appuient leur revendication pour un plus grand rôle politique sur
leur scolarisation, qui leur donne accès à la culture européenne, mais aussi (de plus en
plus) sur le fait qu'elles parlent au nom de leurs compatriotes dépourvus de possibilité
d'expression. Or, c'est précisément cette éducation européenne, autrefois valorisée, qui les rend
désormais suspectes aux yeux de ceux qui prônent le respect des « coutumes et institutions
traditionnelles ». Elles ne peuvent donc pas prétendre représenter les masses africaines, car,
étant « détribalisées », elles ne sont pas « représentatives » de la majorité des Africains qui
vivent, eux, dans un cadre tribal « traditionnel »15.
35 Ces enjeux apparaissent nettement dans la discussion, en mars 1934, qui suit une conférence
de Perham sur « Les problèmes de l'Administration indirecte en Afrique »16. La transcription
des débats constitue un document exceptionnel qui permet de saisir sur le vif la confrontation
entre les différents points de vue en conflit, notamment ceux de plusieurs Africains vivant en
Grande-Bretagne présents dans la salle. Leur contestation s'organise autour de deux thèmes
qui apparaissent étroitement liés : celui de la représentation et celui de l'accès au savoir.
36 Ainsi, une certaine Miss S.J. Thomas affirme que « les chefs ne représentent plus les Africains,
et les Africains ne veulent pas que leurs chefs les vendent aux Britanniques [...]. Les vrais
Africains [...] voulaient être représentés et recevoir une formation afin de pouvoir s'exprimer ».
Elle se dit « défavorable aux anthropologues », car « les Africains n'étaient pas curieux d'être
étudiés afin qu'on découvre d'où ils venaient ». Enfin, elle lie clairement accès au savoir et
revendication du pouvoir : « Ils ne voulaient pas de chefs illettrés, car alors, en raison de leur
ignorance, ils tombaient facilement entre les mains des administrateurs britanniques. »

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Au nom des « vrais Africains » 9

37 A son tour, Mr Joseph T. Sackeyfio, probablement originaire de Gold Coast, dénonce le « fléau
de l'Indirect Rule », qui a abouti dans cette colonie au « divorce entre le peuple et les chefs et
anciens ». Ceux-ci sont devenus les « marionnettes » des Britanniques.
38 Mr M. Dowuona, étudiant à St Peter's Hall (Oxford), affirme pour sa part que le
recours aux compétences des « Africains éduqués » est indispensable, car ils sont seuls
capables d'interpréter les méthodes administratives anglaises. Il demande donc pour eux des
responsabilités plus grandes, à la fois dans l'administration coloniale elle-même (African Civil
Service) et par l'accès aux responsabilités politiques municipales dans les zones urbaines.
39 Regrettant que l'anthropologie ne s'intéresse qu'aux « peuples soi-disant primitifs », il suggère
de retourner contre ses promoteurs l'arme du savoir : il propose d'étendre la définition de
l'anthropologie « pour inclure l'étude des races blanches, dont les manières, coutumes et
institutions n'étaient pas toujours faciles à comprendre pour les Africains ». Il exprime
le souhait de voir de « jeunes Africains », formés à l'anthropologie fonctionnelle, qui
« étudieraient les peuples blancs, en particulier les Anglais, leurs coutumes et institutions, et
les interpréteraient pour le reste du monde. Ce serait intéressant de voir comment ils seraient
reçus par le public anglais éduqué ».
40 Les interventions des Africains articulent donc trois thèmes : une violente opposition à
l'Indirect Rule, une critique non moins violente de l'anthropologie, et une revendication à
la fois d'un plus large accès au savoir et d'un rôle politique plus grand pour les « Africains
éduqués », qui affirment représenter les « vrais Africains » mieux que des chefs traditionnels
ignorants.
41 Les enjeux politiques des descriptions anthropologiques sont bien perçus par l'étudiant
Dowuona, qui conteste l'utilisation par Perham du terme « détribalisé » pour parler des
Africains éduqués comme donnant une « prime à l'ignorance » et amenant à « exclure les
Africains éduqués de toute participation à l'élaboration d'une politique de progrès pour leur
peuple ». Il s'agit bien d'un conflit autour de l'accès au savoir. C'est précisément parce que
cette transformation des règles du jeu les frustre de leurs espérances jusque-là légitimes que
s'explique la violence des réactions contre le « fléau de l'Indirect Rule » et l'anthropologie
qui la justifie.
42 Les Africains scolarisés reçoivent l'appui de ceux des colonisateurs qui continuent d'adhérer
aux idéaux victoriens de la « mission civilisatrice »17. C'est le cas de l'historien sud-africain
Macmillan, qui dénonce la « tendance, en cherchant à découvrir les institutions africaines,
à s'écarter des classes éduquées comme n'étant pas de vrais Africains. Il était au contraire
essentiel de tenir compte des Africains qui pensaient, qui étaient les Africains de l'avenir » (in
Perham 1934a). C'est au nom d'un retour à l'idéal victorien universaliste que Macmillan
critique l'Indirect Rule, qui lui apparaît comme défendant un idéal de conservatisme et de
maintien de coutumes barbares. Il dénonce dans la plus pure tradition victorienne l'« ignorance
et l'incapacité de l'Afrique indigène, la cruauté et parfois l'injustice fondamentale des
institutions tribales, une lutte difficile et au total sans succès avec la nature. Dans l'Afrique
primitive, la famine et la maladie sont des terreurs communes, la sorcellerie peut prendre
possession de ses plus proches parents et la tradition offre pour seule aide des superstitions qui
aggravent la misère et la peur » (Macmillan 1938). Le plus grand service qu'on puisse rendre
aux Africains, c'est donc de leur donner accès le plus rapidement possible aux bienfaits de la
civilisation européenne. Il regrette l'importance excessive accordée à l'anthropologie : « Il faut
à tout prix comprendre l'Africain, mais on a tendance aujourd'hui non seulement à étudier,
mais aussi à révérer les institutions africaines. » Et il avance l'idée que « l'opinion dominante
des experts » (c'est-à-dire des anthropologues) fait le jeu des « réactionnaires », en particulier
en Afrique du Sud (Perham 1934a).

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Chasse gardée anthropologique et braconnage interprétatif


43 Les anthropologues revendiquent la capacité de pénétrer la mentalité indigène, de comprendre
le fonctionnement des sociétés africaines mieux que ne peuvent le faire les missionnaires ou
les administrateurs. Cette revendication d'un monopole de l'interprétation de ce que sont les
« vrais Africains » les met d'abord aux prises avec les « hommes de terrain », dont c'était
jusque-là le domaine. Cependant, ce monopole est de plus en plus admis par l'administration
coloniale18, peut-être parce que, comme le dénoncent les opposants, il fournit un contrepoids
aux exigences des Africains les plus progressistes ; symétriquement, cette revendication ne
peut qu'entrer en conflit avec celle des Africains éduqués, qui se posent en porte-parole de
leurs compatriotes.
44 Perham confirme l'objet du conflit, en évoquant la « tendance des Africains éduqués à opposer
aux anthropologues leur propre interprétation de la société indigène ». C'est aussi au nom de
leur incompétence scientifique que sont contestées les revendications des nouvelles élites :
« Rien ne serait plus précieux qu'une anthropologie faisant autorité, venant d'un Africain
avec une formation et une impartialité adéquate. » Malheureusement, poursuit-elle, celles-ci
font défaut ; par conséquent, « il est peu probable que des Africains non qualifiés apportent
beaucoup au savoir sur lequel doit être fondée la politique hors des zones urbaines qui sont
habituellement les leurs » (Perham 1934a, souligné par moi). C'est précisément parce que la
nouvelle politique coloniale que promeut Perham est appuyée sur la science qu'elle disqualifie
(au sens propre : ils ne sont pas qualifiés) les revendications des Africains éduqués.
45 Les enquêtes anthropologiques permettent ainsi de remettre en cause certaines affirmations
des indigènes scolarisés, par exemple sur les conclusions à tirer en matière politique des
transformations amenées par la colonisation. Ainsi, s'appuyant sur les travaux d'un groupe de
« jeunes anthropologues formés par le docteur Malinowski à la méthode fonctionnelle et qui
considèrent les changements produits par le contact culturel comme un objet digne d'étude »,
Perham suggère qu'on a trop insisté sur « la vitesse et l'étendue des changements » en Afrique.
Les premiers résultats des enquêtes d'Audrey Richards, Lucy Mair, Monica Hunter et Isaac
Schapera font au contraire ressortir le « pouvoir conservateur de la société africaine ».
46 Ainsi, l'hostilité à l'anthropologie n'est pas seulement le produit d'un « malentendu », d'une
méprise sur les objectifs des anthropologues (même si cela a pu jouer localement), mais plus
fondamentalement correspond bien à une situation structurelle de concurrence objective. Ce
qui rend si crucial le conflit autour de la vérité, c'est qu'il est en même temps un conflit
autour du pouvoir. Les indigènes scolarisés perçoivent clairement que leur revendication de
parler comme les représentants de l'ensemble des indigènes est remise en cause par une
anthropologie qui entend produire une représentation scientifique des institutions et des
mentalités indigènes traditionnelles, dont ils se sont eux-mêmes éloignés. Il s'agit bien d'une
lutte autour de la capacité de « représenter » les indigènes authentiques. L'anthropologie
vient délégitimer la revendication des indigènes éduqués d'être des porte-parole crédibles des
populations indigènes qui n'ont pas la possibilité de s'exprimer directement.
47 Si la plupart des indigènes éduqués rejettent violemment l'anthropologie, la condamnant pour
son association avec le « colonialisme », quelques-uns cependant relèveront le défi de Perham,
et chercheront à légitimer dans les formes savantes de l'anthropologie leur prétention à dire
la vérité de leur peuple. Le cas le plus fameux est celui de Jomo Kenyatta, futur leader de
la révolte Mau-Mau, puis président du Kenya indépendant, qui produira une monographie
anthropologique sur les Gikuyu, préfacée par Malinowski (Kenyatta 1938).
48 La façon dont Kenyatta justifie son œuvre semble confirmer les hypothèses faites plus haut.
En effet, c'est précisément en termes d'une infraction au monopole d'interprétation de ce qu'est
l'Africain que Kenyatta évoque son incursion sur le terrain de la « vérité scientifique » : il dit
vouloir dans son ouvrage « laisser parler la vérité », ce qui, dit-il, ne manquera pas « d'offenser
ces amis professionnels de l'Africain qui sont prêts à lui conserver pour l'éternité leur amitié

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comme un devoir sacré, pourvu seulement que l'Africain continue à jouer le rôle du sauvage
ignorant de telle sorte qu'ils puissent monopoliser la fonction d'interpréter son esprit et de
parler pour lui. Pour de telles gens, un Africain qui écrit une étude de ce type fait intrusion
dans leur chasse gardée. C'est un lapin qui devient braconnier. »
49 Il est significatif que Kenyatta revendique une double légitimité, traditionnelle et « moderne »,
démocratique : du point de vue traditionnel (il a subi les rites initiatiques et connaît les
coutumes ancestrales de son peuple) et du point de vue politique en tant que leader de la
Gikuyu Central Association, « choisi pour être porte-parole » devant des Commissions royales
d'enquêtes sur les questions foncières au Kenya. C'est ce qui lui permet de revendiquer le droit
de « parler en tant que representative [c'est-à-dire à la fois comme représentatif et comme
représentant] de mon peuple, avec une expérience personnelle de nombreux aspects différents
de sa vie » (Kenyatta 1938 : pp. XVIII-XIX).

Un « évolué » est-il encore un Noir ?


50 Il semble qu'en Afrique française ne se manifeste pas une semblable hostilité à l'ethnologie ;
une des raisons en est peut-être que l'idéal de fonder une « politique indigène » sur une
connaissance scientifique des populations ne connaît pas un succès comparable à celui
de l'Indirect Rule (voir L'Estoile 1997a). Cependant, l'hypothèse d'une concurrence pour
l'interprétation de l'Afrique authentique entre ethnologues et intellectuels africains trouve une
confirmation dans l'étonnante confrontation qui se produit en 1951 à Genève entre Marcel
Griaule et un intellectuel africain, Taoré19 (Griaule 1953). La conférence de Griaule, se
présentant comme purement « ethnologique », porte sur la « Connaissance de l'homme noir » ;
à travers un exposé de la cosmologie dogon, Griaule s'efforce de démontrer que la « civilisation
africaine », aussi noble que la civilisation grecque, a sa place dans les grandes civilisations
de l'humanité. La discussion qui suit fait cependant ressortir clairement les ambiguïtés de la
position de Griaule. Ce qui est en jeu dans ce long débat, c'est le conflit entre deux façons
antithétiques de « représenter » les « vrais Africains », l'une s'appuyant sur une légitimité
d'origine intellectuelle et politique, l'autre fondée sur celle de la tradition et de la science.
51 Griaule, dénonçant le « génocide » (culturel) qu'a été la colonisation, s'oppose au procédé « qui
consiste à raser complètement une mentalité indigène pour en mettre une autre à la place » et
se fait l'apôtre d'une politique progressive qui ressemble fort à l'idéal de l'Indirect Rule20. C'est
au nom de l'« utilité » et de la « réalité » que Taoré conteste l'approche de Griaule : « Parler
des Noirs sans les rattacher à la réalité de leur histoire, de leur existence quotidienne aboutit à
les faire connaître en tant que connaissance de leur passé, à les faire aimer en tant qu'amour de
leur passé. » Cette critique d'une image fictive, parce que passée, resurgit dans la discussion :

« Taoré. – Ce que l'on vous reproche à vous en particulier ethnologues, c'est de dire : "Il y a
une civilisation noire." Non, il n'y a pas une civilisation noire...
M. Griaule. – Si, il y a une civilisation noire.
Taoré. – Non, il y en a eu une » (Griaule 1953 : 163).
Taoré remet en fait en cause le projet même d'un savoir comme l'africanisme, et définit d'autres
priorités pour les intellectuels africains : « Il est plus urgent pour nous de réclamer du pain et
la liberté pour les Africains que de renseigner les Européens sur le problème de la civilisation
africaine. » Griaule dénonce en réponse les « Noirs évolués, qui parlent beaucoup pour ne rien
dire et qui ne nous apprennent rien sur eux-mêmes, sinon pour nous montrer leurs désirs ».

52 La polémique confirme à quel point sont liées la question de l'authenticité et celle de la


légitimité de la représentation politique. Taoré conteste la légitimité politique de Griaule à
parler au nom des Noirs, lui reprochant d'inventer une « civilisation noire » qui n'existe plus,
tandis que Griaule lui conteste le droit de s'exprimer en leur nom parce qu'il n'est pas vraiment
noir. On retrouve ici aussi le rôle central de l'éducation dans l'opposition entre ethnologues
africanistes et « évolués » : « Voyez M. Taoré, dit Griaule, ce n'est pas un Noir, c'est un Blanc.

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Il parle le français, il a grandi sur les bancs de nos écoles. Il n'est pas allé au Bois Sacré. Il
n'est plus un Noir. » En contestant l'authenticité de son contradicteur, c'est bien sa légitimité
à se poser en représentant des Africains qui est remise en cause ; « le Noir évolué n'est plus le
Noir que moi j'étudie à l'intérieur de ses pays. Le Noir que j'étudie ne connaît pas le français,
il n'est pas pour une civilisation inconnue de lui, il est pour la sienne propre et il ne veut pas
entendre parler d'une autre éducation que la sienne. Sur les seize millions de Noirs qui vivent
en Afrique occidentale française, il y a très peu de gens comme vous qui puissent suivre les
cours d'une école, d'un lycée, et ensuite des établissements d'enseignement supérieur. »
53 Quand Taoré critique l'interdiction faite à certains Africains d'utiliser à Dakar une imprimerie,
Griaule insiste sur la différence qui sépare ce qu'écrivent « un paysan et un lettré ». Griaule
cherche à conclure d'un argument qu'il veut décisif : « Ce n'est pas vous qui m'avez appris la
métaphysique noire, vous seriez incapable d'expliquer le dernier rite que vous avez vu faire
dans votre pays. » Taoré cherche à parer le coup : « N'importe quel Européen non plus n'est
pas capable de m'expliquer ce que je désire entendre expliquer sur l'Europe, cela ne diminue
personne. » Alors Griaule : « N'importe quel Européen ne prend pas la parole ici pour parler de
choses qu'il ne connaît pas. » C'est-à-dire que Griaule refuse littéralement à son contradicteur,
au nom de son ignorance de la tradition africaine authentique, le droit à la parole, le droit
de parler légitimement au nom des vrais Africains, d'être leur porte-parole, que lui-même a
acquis par son accès privilégié à la tradition dogon.
54 Ce débat met en scène de façon exemplaire le conflit entre deux légitimités : la légitimité
esthético-scientifique de l'ethnologue qui revendique un accès privilégié à la « civilisation
noire » authentique et s'en fait l'interprète auprès des Européens se voit contestée au nom de
la légitimité politique revendiquée par l'intellectuel africain porte-parole de son peuple. Et ce
conflit de légitimités a des conséquences politiques directes.

Conclusion
55 Ce contexte, à la fois d'appui officiel et de contestation de la part des nouvelles élites
scolarisées, n'est pas sans effet sur le savoir anthropologique. On peut notamment voir dans
ces contestations un des aiguillons qui poussent les anthropologues à se débarrasser de ce que
Malinowski appelait leur « penchant » antiquaire, et à affirmer au contraire un intérêt pour
l'étude du « changement social », de « l'indigène en transformation ». La violente réaction
de la part de certains indigènes contribue aussi à la rupture avec le paradigme naturaliste et
à l'abandon progressif (ou à la relativisation) de notions comme celles de « primitif » ou de
« sauvage ». Ce contexte de polémique autour de leur savoir permet aussi de comprendre
l'insistance des anthropologues abordant des thèmes particulièrement brûlants, sur le caractère
scientifique, non partisan, de leur travail ; cette revendication de neutralité est particulièrement
nette au début de African Political Systems, qui se veut une contribution scientifique à la
compréhension des systèmes indigènes, centrale dans la perspective de l'Indirect Rule.
56 Ce qu'on s'est efforcé d'atteindre ici, c'est donc non pas l'impossible restitution d'un
authentique « regard africain » sur les colonisateurs, mais plutôt une mise en perspective du
regard de certains groupes colonisés sur la représentation que produisaient sur eux certains
groupes colonisateurs. Ce qui apparaît dans ce jeu de miroirs, c'est précisément le caractère
problématique de la construction des « Africains » en tant qu'objets de « représentation » et
que sujets représentants. Ce qui est en jeu dans le conflit entre anthropologues et Africains
scolarisés, c'est le monopole de la représentation légitime de la « nature » et des « besoins »
authentiques des populations indigènes, c'est-à-dire à la fois de la compétence à « dire la
vérité » et du droit de parler en tant que porte-parole – c'est-à-dire une lutte politique.
57 Contre le schéma réducteur d'une opposition entre le « colonialisme » conçu comme un bloc
et des colonisés vus comme fondamentalement unifiés par la domination coloniale, qui a
longtemps servi de cadre interprétatif aux débats sur l'anthropologie dans la période coloniale,

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Au nom des « vrais Africains » 13

les luttes autour de la production d'un discours de vérité sur les cultures et les sociétés indigènes
renvoient donc à une série d'oppositions autour de la légitimité et du pouvoir, qui n'ont pu ici
qu'être esquissées : conflit entre Indirect Rulers et néo-victoriens, autour de la définition de
l'idéal de la politique coloniale, qui traverse à la fois le monde missionnaire, l'administration
et plus largement divise les milieux concernés par l'Afrique en Grande-Bretagne ; conflit
au sein du monde savant entre anthropologues et autres spécialistes coloniaux (notamment
historiens et géographes), et au sein de l'anthropologie entre anthropologues sociaux, emmenés
par Malinowski, et tenants d'une définition de l'anthropologie comme « science naturelle de
l'homme » ou science des origines ; conflit pour le monopole de l'interprétation entre Africains
scolarisés et anthropologues ; conflit au sein des groupes indigènes, entre nouvelles élites
scolarisées et élites traditionnelles ou néo-traditionnelles, en concurrence pour l'accès au statut
de représentants légitimes des populations indigènes auprès du pouvoir colonial. Ces divers
conflits sont entrecroisés, ce qui rend possibles des alliances entre protagonistes, par exemple
entre Indirect Rulers, anthropologues sociaux et élites traditionnelles ou symétriquement néo-
victoriens, nouvelles élites et historiens21.
58 La concurrence entre porte-parole « indigènes » et interprètes venus d'ailleurs n'est pas
seulement le fait d'une époque coloniale révolue. On pourrait prolonger les analyses esquissées
ici pour rendre compte de la diversité des positions des dirigeants des Etats issus de la
décolonisation, allant de l'opposition, parfois violente, à l'anthropologie22, à une récupération
néo-traditionnelle de la « coutume » qu'étudiaient les anthropologues. Au-delà d'un moment
historique singulier, ce conflit autour des modalités de la « représentation » légitime,
de la « vérité des indigènes », pose le problème toujours actuel de la revendication de
l'anthropologue à se faire l'interprète de ceux qu'il prend pour objets, qui le met en concurrence
avec d'autres candidats à la représentation des « indigènes » – que ceux-ci soient proches
ou lointains. L'irritation de nombreux anthropologues face aux « élites occidentalisées »
ou « américanisées » de certains pays du tiers-monde, incapables de comprendre la culture
authentique de leur peuple, à laquelle fait écho la contestation au nom d'un nationalisme
culturel de la légitimité de spécialistes étrangers, suspectés d'impérialisme, à parler de la
réalité locale peuvent ainsi apparaître comme un équivalent contemporain des débats sur
l'anthropologie coloniale.

Bibliographie
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Au nom des « vrais Africains » 14

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Notes
1Malinowski notait en 1938 : « Il y a dans tout métier une obligation morale, même dans celui
de spécialiste scientifique. Le devoir de l'anthropologue est d'être un interprète juste et honnête
de l'indigène [...] L'indigène a toujours besoin d'aide. » Repris dans 1945 (3). Malinowski
va parfois plus loin encore : « Je crois que l'anthropologue ne doit pas seulement se faire
l'interprète de l'indigène, mais aussi son champion », écrivait Malinowski en 1937. (Traduit
de l'anglais par B. de L'Estoile, ainsi que les autres citations du texte.)
2Il s'agit d'une présentation sur le thème « L'administrateur colonial en anthropologue ».
Original conservé dans les papiers de Perham, Rhodes House, Oxford (229/4 ff 1-30).
3Précisons d'emblée les limites de cet article : il ne s'agit pas de présenter ici les résultats
d'une recherche systématique sur ce thème, mais plutôt de signaler une piste d'investigation,
en s'appuyant sur des éléments recueillis au cours de recherches sur les liens entre réforme
coloniale et développement du savoir anthropologique. Cet article reflète en particulier
l'insuffisance de ces sources : les « Africains » dont il est question apparaissent le plus souvent
dans les écrits d'Européens, au discours indirect, et restent anonymes.
4L'Indirect Rule (« Administration indirecte ») désigne la nouvelle doctrine coloniale qui
s'impose comme référence en Grande-Bretagne dans l'entre-deux-guerres. Cet idéal est proche
de celui du protectorat tel que le propose Lyautey pour le Maroc. Sur l'Indirect Rule, voir
notamment Hetherington 1978.
5Voir par exemple Malinowski 1926, ou 1945, passim.
6L'IIALC, qui s'est constitué en 1926 pour donner une base scientifique à la nouvelle
politique éducative de l'Indirect Rule, adopte à partir de 1929 la définition malinowskienne de
l'anthropologie. Ce sera un creuset essentiel de l'anthropologie sociale britannique.

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7Pour une critique de la façon dont est généralement posé le débat « Anthropologie et
colonialisme » et un essai de restitution des liens complexes entre Indirect Rule et savoir
anthropologique, voir L'Estoile 1997b.
8Il s'agit de la préparation de l'ouvrage qui établira l'anthropologie politique en Grande-
Bretagne : African Political Systems (Fortes et Evans-Pritchard 1940).
9Lettre d'Elizabeth Brown à Elsie Malinowski, datée du 25 avril 1931, dans les papiers de
Malinowski conservés à la British Library of Political and Economic Sciences, LSE, Londres
(Malinowski 229).
10Selon la définition de Marett à l'article « Anthropology » de l'Encyclopaedia Britannica
(édition de 1929).
11Malinowski Papers, LSE, 0262 AFR ii.
12Dès 1923 se constitue un Comité consultatif sur l'éducation en Afrique tropicale britannique,
dirigé par Lugard, qui sera la matrice de l'IIALC.
13Mémorandum adressé par Sobhuza à l'administration britannique, cité par Malinowski
(1936 : 512).
14Par exemple, Monica Hunter remercie, dans Reaction to Conquest, les chefs suprêmes
du Pondoland oriental et occidental, « sans lesquels aucun progrès n'aurait pu être fait ». Il
faudrait, pour comprendre dans leur diversité les réactions positives ou négatives que rencontre
l'anthropologue de la part de ses différents interlocuteurs (administrateurs, missionnaires,
membres de divers groupes indigènes), pouvoir dans chaque cas reconstituer les oppositions
qui structurent le champ où se déroule son enquête, et ce que les différents acteurs peuvent
espérer ou craindre de celle-ci en termes de légitimation de leur position.
15Voir les discussions au sein de l'IIALC sur le choix d'auteurs africains destinés à représenter
la « mentalité africaine » ; on suggère de prendre un Africain de Lagos, qui pourrait écrire
un article dans la revue de l'IIALC, Africo. L'avis général est cependant qu'il était devenu
« trop européen dans sa façon d'être pour produire le type de travail demandé » (Notes sur une
discussion à Chatham House, 28 mai 1929 in Malinowski Papers, LSE, 495).
16Lors d'une réunion de la section des dominions et colonies de la Royal Society of Arts,
rassemblée pour l'occasion avec l'African Society le 27 mars 1934 (Perham 1934 a).
17Cf. aussi Rattray 1934.
18Il est notamment reconnu dans l'African Survey, vaste bilan des connaissances et des
politiques en Afrique réalisé sous la direction de lord Hailey (1938), qui fournit la base de la
réorientation de la politique coloniale britannique.
19Je n'ai pu trouver plus d'informations sur l'interlocuteur de Griaule.
20La position de Griaule n'est pas une position purement « esthétique », mais correspond
à une conception politique et un idéal colonial qui sont ceux de l'Indirect Rule : « Puisque
les hommes sont différents, il ne s'agira pas d'appliquer une pédagogie, une économie,
une politique, une langue, une juridiction françaises, mais des politiques, des langues, des
juridictions propres à chaque peuple. Il s'agira de laisser aux Mossis, aux Bambaras, aux
Dogons, aux Kotokos, aux Sonraïs leur culture en la vivifiant par des apports prudents, par
des ferments discrets » (Griaule 1947).
21Richards (1935) note l'aspect parfois paradoxal de ces alliances, qui rassemblent des
groupes ayant parfois des projets apparemment antitéthiques, tels les missionnaires les plus
méprisants des cultures traditionnelles et les élites locales modernistes.
22Evans-Pritchard, constatant qu'« anthropologie » était devenue une « insulte » dans
les nouveaux Etats indépendants, conseillait ainsi à ses étudiants de ne pas se présenter
comme anthropologues, mais comme historiens ou linguistes, « sujets dont personne ne peut
s'offenser », ou encore de « parler vaguement de sociologie » (Evans-Pritchard 1987 : 251).

Pour citer cet article


Référence électronique
Benoît de L'Estoile, « Au nom des « vrais Africains » », Terrain [En ligne], 28 | 1997, mis en ligne le
25 mai 2007. URL : http://terrain.revues.org/3173

Terrain, 28 | 1997
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Au nom des « vrais Africains » 16

L’Estoile (de) B., 1997, « Au nom des "vrais Africains". L’hostilité à l’anthropologie des
élites africaines scolarisées (1930-1950) », Terrain, n° 28, pp. 87-102.

Droits d'auteur
Propriété intellectuelle

Index géographique : Afrique


Index thématique : politique (anthropologie), colonialisme
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Terrain, 28 | 1997

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