Les Théologies de La Libération en Amérique Latine: P H - I. André-Vincent O.P

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P H . I. ANDRÉ-VINCENT O.P.

LES THÉOLOGIES
DE LA LIBÉRATION
EN AMÉRIQUE LATINE

S ous le vocable de « théologie de la libération » un raz de marée


déferle sur l'Amérique latine. Ce mouvement est multiforme
et a des sources diverses ; il est constant dans sa double référence au
marxisme et à Medellin. Dans cette ville industrielle, tenue pour la
Rome de la catholique Colombie, s'est tenue l'Assemblée de la
conférence épiscopale latino-américaine de 1968. L'Assemblée du
C E L A M (1) fut ouverte par le pape venu en Colombie pour le
Congrès eucharistique de Bogota. Dans les débats de l'Assemblée se
reflétait une situation dramatique, celle du continent, celle de
l'Eglise.
Autour de 1970, l'Eglise d'Amérique latine apparaît de plus en
plus engagée dans le drame social et de plus en plus déchirée. A
Medellin, dans l'optique de Vatican II et de Populorum progressio,
les évêques avaient lancé l'Eglise sur la voie du développement des
peuples. Or ce développement, tel quel, est en crise. L a participa-
tion aux réformes de structure était considérée comme l'expression
de la foi. Trois ans après les experts constataient la faillite et préco-
nisaient un dégagement.
L'Eglise doit-elle se retirer sur la montagne pour prier ? Mais
elle ne peut abandonner la foule en détresse. Dans les banlieues des
capitales, elle voit affluer les épaves du grand naufrage : ces famil-
les, ces bandes faméliques de paysans chassés de leur terre par la
faim ou par la violence ou par les machines qui leur coupent les
bras.
Dans les deux dernières décennies, par millions les « campesi-
nos » fuient le « campo » et viennent échouer dans les bidonvilles. Il
n'est pas de statistiques pour dénombrer ces êtres humains rejetés
par l'humanité. Mais l'Eglise a des yeux pour les voir. Elle a des
mains pour les aider, et dans la boue des « tugurios » s'élèvent les
(1) Conférence épiscopale latino-américaine.
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maisons de brique rose qui peu à peu remplacent les baraques sordi-
des.
A Mexico, à Lima, à Medellin, à Santiago, partout le Christ est
présent parmi les pauvres. Des paroisses se fondent. Un prêtre, une
équipe de religieuses, de laïcs, subviennent aux besoins de 50.000
âmes. L a charité fait des prodiges pour accomplir la justice. Mais
c'est encore trop peu. L a faim des âmes n'est pas moins vive que
celle des corps.
L'Eglise contemple sa croix : ses séminaires vides et ce peuple
affamé de Dieu. Que faire ? Comment répondre à cet immense
appel ? Il y a la réponse des saints. Parmi les 45.000 prêtres et les
120.000 religieuses, parmi les deux cents millions de laïcs, les volon-
taires sont nombreux. L a valeur absolue de ces témoignages ne
diminue pas l'insuffisance du nombre. Grande est l'angoisse de
l'Eglise pour les âmes, pour les corps.
L a transformation d'un bidonville en paroisse est aussi une
tâche humaine : i l y faut des briques, du ciment, des calculs ; il y
faut des hommes. Sera-t-elle l'œuvre des intéressés ou du super-
organisme d'assistance ou du Parti ?... (2) Le risque d'assistance et
l'accusation de paternalisme sont inévitables dans les entreprises
menées grand train et non sans financement d'envergure ; i l est
moindre dans les « micro-réalisations » telles que celles de Caritas
ou de Frères des hommes.
Dès qu'elle bâtit, l'Eglise rencontre le terrain politique, et déjà
dès qu'elle évangélise. le « royaume » n'est pas « de ce monde »
mais i l est « dans le monde ». Vatican II s'est situé au cœur de la
« mutation ». Medellin prolonge Gaudium et Spes dans ce sens : i l
insère l'évangélisation dans le développement.
Assimilera-t-on la croissance secrète du royaume à l'enfante-
ment d'une cité humaine ? L'évangélisation ne s'identifie pas au
« développement intégral de l'homme ». Le document de Medellin
s'efforce d'échapper à cette erreur, mais en proclamant une « unité
profonde » entre « l'histoire du salut et l'histoire humaine »,
Medellin n'a-t-il pas ouvert la voie à une théologie horizontale ?
Les évêques d'Amérique latine vont plus loin dans l'interven-
tion politique. Medellin dénonçait le double asservissement du
pouvoir politique d'une part aux oligarchies nationales, d'autre

(2) Un bel effort est réalisé depuis le début de la tragédie. L'Eglise est présente dans
les bidonvilles par d'innombrables initiatives : « Emmaiis » à Montevideo, à Buenos Aires,
à Lima ; « El Minuto de Dios » (action radio-télévisée) à Bogota ; « Barrio de Jésus » à
Medellin ; « Pedregal de Santo-Domingo » et de « San-Francisco » à Mexico, etc.
LES THÉOLOGIES DE L A LIBÉRATION EN AMÉRIQUE LATINE 81

part à l'empire international de l'argent. Double « colonialisme »


appelant une double libération.
Libérer le pouvoir pour dominer et régler le développement est
donc un impératif politique premier. Deux voies s'offrent pour
réaliser cette libération : celle des nationalismes, celle du « marxis-
me ». Les chrétiens se divisent sur ces deux voies. L a deuxième a
l'attrait d'une libération plus totale, plus radicale, et elle s'adresse
aux chrétiens comme l'exigence de leur foi. C'est sur la voie
1
marxiste ou vers elle que se développent les « théologies de la libéra
tion ».
Les chrétiens engagés dans les mouvements de « libération »
sont de petites minorités mais agissantes ; des prêtres les escortent ;
ils composent des communautés de style prophétiques ; ils inspirent
à la masse des fidèles une inquiétude qui va de la sympathie admira-
tive à l'indignation scandalisée ; les évêques doivent compter avec
eux ; ils ont leurs théologiens et leurs journalistes, les uns et les
autres fort bien placés ; leurs actes habilement orchestrés sont
répercutés avec faveur par une bonne partie de la presse catholi-
que ; on le vit au congrès des « chrétiens pour le socialisme » à
Santiago dans les derniers jours d'avril 1972.
Quatre cents chrétiens venus de tous les pays d'Amérique
latine (dont beaucoup de prêtres) se sont réunis, à Santiago du
Chili, « pour réfléchir sur les moyens qui pourraient amener une
plus grande participation de leurs coreligionnaires au combat
engagé pour la libération des peuples de leur continent ».
Quatre cents chrétiens (prêtres et laïcs), pour tout un
continent, c'est peu. Mais l'événement était répercuté par les
amplificateurs de l'opinion mondiale dans les Amériques, en Euro-
pe, dans le monde entier. On remarquait, toutefois, l'attitude réser-
vée des évêques chiliens et l'absence totale de l'épiscopat d'Amé-
rique latine, à l'exception de l'évêque de Cuernavaca. Mgr Mendez-
Arceo était seul pour cautionner le marxisme en Amérique latine.
Mais cette présence épiscopale était un signe.
L'engagement des chrétiens dans la révolution marxiste n'est
plus une nouveauté. Après les six du Congrès de L a Havane (février
1968), divers groupes de prêtres avaient reconnu dans le marxisme
la doctrine-clef de la situation historique actuelle. Les conclusions
de Santiago ne faisaient que reprendre celles des nombreuses
réunions de « chrétiens engagés » au cours des quatre années tour-
nantes de la décennie. Cependant, ce document fait date par son
ampleur et sa netteté à dessiner la doctrine des « chrétiens pour le
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socialisme » : c'est du marxisme pur. Le document part de la lutte


des classes comme « fait fondamental » pour une « analyse scientifi-
que » de la situation et pour un « projet global historique de trans-
formation de la société ». A la lumière de cette analyse, l'Evangile
est réinterprété : on retrouve « le caractère conflictuel et révolu-
tionnaire de son inspiration originelle ». L a foi chrétienne est en
mutation dans « ce milieu générateur d'une nouvelle créativité
théologique... ». Avec la foi nouvelle apparaît la nouvelle Eglise et
« la véritable unité » (3).
Cette « théologie de la révolution » porte en elle-même une
« révolution de la théologie ». L a Bible est réinterprétée à la lumiè-
re de la lutte des classes. Le Christ devient le prophète de l'insurrec-
tion et la victime de « l'ordre établi ».
Sur les boulevards des capitales, dans les années 70, on vend
une gravure reproduite à milliers d'exemplaires : la figure d'un
sombre conspirateur traqué par la police : « poursuivi pour subver-
sion, association de délinquants et conspiration contre le gouverne-
ment établi: « le dénommé Jésus de Nazareth ».
Cette image d'un Christ guérillero illustre une contrefaçon
totale de l'Evangile.

L a révolution marxiste de la théologie et de la foi proclamée par


le Congrès de Santiago n'a pu mobiliser qu'un évêque ; mais
les autres étaient loin de présenter un front commun face à cette
subversion. Les documents publiés se situent ordinairement sur le
plan pastoral : ils se bornent à proclamer l'incompatibilité de
l'athéisme avec la foi. On s'abstient de dénoncer la subversion théo-
logique. On se borne à éclairer a les risques objectifs que peut impli-
quer la collaboration avec le marxisme ».
Les documents des épiscopats nationaux, comme tous ceux
émanant d'une collectivité, représentent une moyenne entre
opinions plus ou moins distantes d'une ligne médiane adoptée
nécessairement. L'épiscopat chilien au lendemain du Congrès de
Santiago s'est maintenu dans l'attitude réservée qu'il avait prise au
départ : refus courtois, mise en garde prudente, affirmation de l'in-
compatibilité de l'athéisme avec la foi. Rien de plus. Rien sur la
subversion théologique de la foi.

(3) La « lutte révolutionnaire qui révèle que l'unité de l'Eglise d'aujourd'hui n'est
qu'apparente prépare la véritable unité de l'Eglise de demain ». Formule révélatrice de
l'emprise totale de l'action révolutionnaire sur la religion des clercs engagés dans cette
action.
LES THÉOLOGIES DE L A LIBÉRATION E N AMÉRIQUE LATINE 83

Les paroles du cardinal Silva Henriquez, en dépit de leur


allure nette et même cassante, allaient-elles plus loin ? Elles ne font
qu'une brève allusion à la théologie marxisée qui inspire le « mou-
vement des chrétiens pour le socialisme ». Sa mise en garde cepen-
dant allait jusqu'à qualifier les activités du « mouvement » de « des-
tructrices de l'Eglise ».

L'heure n'est-elle pas venue de remonter aux causes agissantes


de la destruction ? Paul VI à Medellin a dénoncé la subversion de la
foi par les « courants les plus subversifs de la pensée moderne », i l a
désigné ces courants qui commençaient de circuler alors en
Amérique latine : « historicisme, relativisme, subjectivisme, néopo-
sitivisme ». Aujourd'hui ces courants sont canalisés vers le carre-
four marxiste par les « théologies de la révolution ».
Là commence une révolution de la théologie. On réinterprète
la Bible : le point de départ de l'histoire du salut n'est pas le péché
d'Adam mais l'Exode, la libération d'Israël. Le premier commande-
ment n'est pas d'adorer Dieu mais de libérer l'homme en transfor-
mant le monde. A cette transformation s'identifie la Rédemption
(4). L'homme est un démiurge, le créateur d'un monde nouveau : il
façonne le futur les yeux fixés sur l'Utopie.
« Voici que je fais toutes choses nouvelles. » C'est le premier
mot de l'Apocalypse et de la Révolution. L a Promesse est donc
essentielle mais elle n'a plus pour objet la personne d'un Sauveur
dont les traits se précisent peu à peu à travers les prophéties : elle
porte sur un futur de l'Humanité dont la nouveauté absolue s'expri-
me dans l'Utopie.
» Libérer le futur », tel est finalement le premier commande-
ment de la foi nouvelle. Dieu n'est pas l'Eternel, l'Omniprésent
mais l'Avenir : i l est en évolution avec le monde, avec lui i l se
construit. Que meure donc l'Eglise-Institution divine et avec elle le
Dieu préexistant pour que vienne le Monde. A cette extrémité
n'aboutissent expressément que les ultras de la « nouvelle théolo-
gie », mais, sous le couvert de l'ouverture au monde, le courant
passe partout et jusque dans les publications officielles de l'aggior-
namento pastoral.

(4) L'identité libération-salut est Taxe des •< théologies de la libération ». Cette réin-
terprétation de la Bible est sous-jacente aux diverses théologies de la révolution et de la
libération.
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La théologie nouvelle glisse sur la pente de l'histoire du salut-


libération, en partant de la « situation conflictuelle » de l'Amérique
latine. Le péché n'est plus fondamentalement chose personnelle (ni
la libération, une grâce de conversion personnelle) : le péché est
d'abord dans les structures ; la conversion sera essentiellement
action sur les structures.
Cette socialisation de la vie spirituelle imprègne les révisions de
vie des religieux aussi bien que les réunions d'action catholique.
L'insertion dans le monde n'est pas seulement un problème d'adap-
tation, mais de conversion : une nouvelle vision du bien et du mal.
Il y a là une nouvelle « incarnation » de l'Evangile par l'action
sociale. L a vie nouvelle n'a pas sa source dans « la force d'en haut »
et la lumière du « fiât » virginal ; elle vient d'en bas : elle est engen-
drée dans les communautés de base où les nouveaux chrétiens lisent
la Bible en fonction de la transformation des structures. Ainsi
s'opère la démocratisation de l'Eglise. La nouvelle théologie repose
moins sur la tradition et les dogmes que sur la nouveauté ; fruit des
charismes, elle veut être la génération spontanée des communautés
de base.

Le document de Medellin voit dans les communautés de base


« la cellule initiale de la structure ecclésiale ». E n Amérique latine
la dimension des paroisses appelle cette démultiplication dans
l'exercice même de la tâche pastorale et plus encore pour le ressour-
cement et la réévangélisation des zones dévitalisées, pour le recrute-
ment et la formation des coopérateurs paroissiaux. Tout cela est
clair dans le document de Medellin. Mais la communauté de base se
retourne contre la paroisse quand la nouvelle théologie doublée de
l'engagement politique s'en empare. Elle devient une cellule d'auto-
destruction.
Les prophètes de la nouvelle Eglise ne font pas mystère de
leurs visions. Ils ne cachent pas leur satisfaction devant les ruines
de l'ancienne. Les séminaires se vident : c'est pour en finir avec « la
caste cléricale ». Si semblent se perdre les « vocations » sacerdotales
et religieuses, c'est pour faire place au nouveau et primordial sacer-
doce des laïcs. L a consécration eucharistique doit être affranchie :
un laïc délégué par l'assemblée eucharistique présidera l'eucharistie
et tous diront les paroles jusqu'ici réservées au prêtre. Tous les
baptisés ont collégialement le même pouvoir dans les communautés
de la nouvelle Eglise. Le sacrement de l'Ordre a disparu. L'Eucha-
ristie est enfin rendue au peuple : désacralisée...
LES THÉOLOGIES DE LA LIBÉRATION E N AMÉRIQUE LATINE 85

n observateur étranger à la foi catholique qui verrait


KJ aujourd'hui le dedans de l'Eglise d'Amérique latine pronosti-
querait la fin de l'unité. A côté de l'ancien clergé attaché au culte et
au dogme, il verrait monter les nouveaux prêtres pour qui l'Eucha-
ristie est le simple prolongement d'un travail social ou d'une lutte
politique. Il y a déjà les deux figures, celle de l'homme consacré,
ministre des sacrements, voué à une tâche de prédication religieuse
et de culte ; celle de l'homme comme les autres vivant d'une tâche
professionnelle laïque, à mi-temps ou à plein temps ; et normale^
ment marié. Celui-là pourra être responsable syndical et aussi, de la
même manière, délégué à l'eucharistie. C'est ainsi qu'il sera prêtre :
en étant membre d'une « communauté de base ».
Dès maintenant se dessinent dans le clergé ces deux visions du
futur comme deux extrêmes : la proportion des prêtres qui donnent
la première place à l'engagement politique n'est pas moins forte que
Celle des prêtres qui maintiennent la primauté du culte. Ceux-ci ne
sont qu'une minorité comme ceux-là. Entre les deux, la masse flot-
tante de ceux qui donnent la priorité à une évangélisation accompa-
gnée d'un engagement social et plus ou moins fondue avec lui dans
la perspective de l'histoire du salut.
Le sens du culte serait-il devenu marginal chez le prêtre
d'Amérique latine ? Impossible. L a faim des âmes est là pour le
rendre à sa primordiale mission.

Si l'Eglise d'Amérique latine se scindait en deux Eglises, celle


du culte, celle du social, la première aurait pour elle la masse. Et
que serait la seconde sans la foi eucharistique ? Les messes de
protestation (misas de protesta) où les participants mettent en
commun leur action révolutionnaire perdraient pour eux plus de la
moitié de leur substance si elles n'étaient d'abord l'actualisation de
la grande protestation contre le monde inhérente au Sacrifice du
Christ.

La foi eucharistique n'est pas absente des petits commandos


missionnaires d'un Evangile ambigu. Elle est vécue à l'état pur dans
le peuple des messes dominicales et des adorations du Santísimo.
Dans ces mêmes capitales où les prêtre 'interrogent sur leur iden-
tité et les séminaires se vident, les églises sont des brasiers de cierges
et de prières. Docilement le peuple dans ces années postconciliaires
s'est adapté à la nouvelle liturgie : il communie en longs cortèges et
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debout ; mais à la fin de la messe, il revient près de l'autel et s'age-


nouille pour adorer (5).
L'heure est venue pour l'Eglise d'Amérique latine de se conver-
tir au dedans d'elle-même, et de se prononcer. L a foi du peuple est-
elle vaine ?... Sa faim du Sacrement serait-elle un reste de magie ?
Cela pose la question de la foi des clercs et leur inquiétude d'une
évangélisation déliée du sacré, dégagée des sacrements, engagée
dans les réalités terrestres. E n définitive, une seule question : l'Eu-
charistie est-elle oui ou non le cœur de l'Eglise ?
Par cette question les évêques sont profondément interrogés.
Et ils entendent la voix de Paul VI à Medellin leur disant comme
saint Paul à Timothée : « Proclame la Parole, prêche à temps et à
contre temps, réfute, menace, exhorte avec une patience inlassable
et le souci d'instruire... » Et Paul VI ajoute : « Vous les évêques,
vous êtes les prophètes de la foi. » L a barque de l'Eglise est secouée
par la tempête, et les vagues ont pénétré au-dedans. L'unité profon-
de des croyants est déchirée par la passion totalitaire. L'Eglise
n'est-elle pas opprimée au dedans d'elle par la politique ? L'heure
sonne pour elle d'une certaine libération.
Se désintéresser du monde, abandonner les efforts de dévelop-
pement et de réforme, il n'en est pas question ; mais se dépassion-
ner, se libérer de l'obsession du politique, enfin vaincre la haine. Le
terrorisme a provoqué une prise de conscience : non de l'injustice de
l'ordre établi (on verrait plutôt sa nécessité) ; non de la violence
institutionnelle (on l'oublie). Ce qu'on voit c'est la violence dans le
cœur des hommes, la haine qui détruit.
Les réactions de l'épiscopat aux excès du terrorisme et de la
répression sont de plus en plus véhémentes et radicales.
« Un enchaînement de crimes inhumains et de faits délictueux
incroyables nous avertit que nous vivons une heure extrêmement
grave... » Ainsi commence l'émouvant réquisitoire contre la violen-
ce et l'émouvant appel à la paix de l'épiscopat argentin pour Pâques
1972. Il conclut : « L'heure est arrivée d'une trêve de Dieu... Nous
sommes en face de cette option : ou vaincre le mal par l'amour ou
nous détruire nous-mêmes. »
L'heure est arrivée de la libération décisive, celle de l'Amour
du Christ. Déposer les armes, le mot est devenu dans les années 70

(5) Dans les églises de l'âge baroque et de l'âge moderne, dans les messes en plein air
des bidonvilles, la prière s'exprime aussi spontanément et librement aujourd'hui qu'il y a
dix et vingt ans. Nous avons pu le constater au cours de nos plus récents voyages en
Amérique latine.
LES THÉOLOGIES DE L A LIBÉRATION EN AMÉRIQUE LATINE 87

une nécessité politique. Le terrorisme est vaincu sur son propre


terrain. Au Brésil, après la mort de Marighela ; en Uruguay, après
la capture des principaux tupamaros. En Colombie, au Venezuela,
partout l'armée est maîtresse de la situation. Les évêques alors
interviennent pour modérer une répression nécessaire mais parfois
démesurée. Ils s'élèvent très haut contre les tortures. Ils espèrent
que les coupables ne persévèrent pas dans leur erreur et que soit
rétabli un « climat de confiance ».
Une a trêve de Dieu » s'impose, et d'abord dans les cœurs. L a
lettre des évêques chiliens, au terme de leur assemblée générale
annuelle (avril 1972), tranche sur l'assurance de l'habituelle ouver-
ture au monde. Elle est un appel pour « l'unité de la famille chré-
tienne aujourd'hui dangereusement menacée ». « Notre évolution
est de plus en plus perturbée par la violence. »
Les évêques terminent « en demandant à tous les Chiliens qui
croient en Dieu et qui l'adorent de prier assidûment pour la patrie
en cette heure difficile. Ne nous enfonçons pas dans le chaos, la
haine et la misère. L'heure est grave».
En se dégageant de toute option politique et de toute complai-
sance partisane, les évêques n'en sont que plus engagés dans le
service du bien commun, mais à leur place (6). Dans le concret la
position de l'Eglise varie comme les traditions de chaque république
et la couleur de son régime. Au Brésil la fermeté des protestations
s'accompagne d'une solidarité profonde avec l'œuvre de construc-
tion nationale. Dans le Chili d'Allende les évêques s'abstiennent de
censurer un gouvernement qui est officiellement sans rapport avec
l'Eglise ; mais ils s'adressent au peuple sous l'angle de son bien
commun déchiré par les politiques partisanes ; et apparaît sur l'axe
de la communauté temporelle cet « au-delà d'elle-même » qui est
« la raison d'être du politique » comme la raison de vivre de chaque
personne.

L 'Eglise d'Amérique latine prend de la hauteur, mais elle n'est


pas près de se dégager de sa tâche temporelle (7). L a quator-
zième assemblée du C E L A M , en novembre 1972, s'annonça comme
(6) « Nous renonçons à l'engagement public dans un parti ou un système déterminé
pour pouvoir nous engager plus profondément avec tous .» Assemblée plénière des évêques
du Chili, 22 avril 1971.
(7) Significative à cet égard est la déclaration du padre Manuel Edwards, président
de la CLAR (Conférence Latino-Américaine des Religieux), en préparation d'une
prochaine conférence. Il rejette les deux positions extrêmes : d'un engagement des reli-
gieux « à la tête de la révolution violente », d'un abstentionnisme pur et simple « devant la
grave situation socio-politique de l'Amérique latine » (CLAR, Bogota, juin 1972, p.2).
88 LES THÉOLOGIES DE L A LIBÉRATION E N AMÉRIQUE LATINE

un nouvel engagement dans l'histoire. Elle se déclara « au service


du Christ libérateur dans la transparence de Son visage incarné
dans les circonstances historiques du continent et dans la propre
situation de chacune des Eglises nationales ». Quatre ans après
Medellin on voudrait s'affranchir du blocage entre la rédemption
des âmes et la transformation du monde. Les messages invoquent le
Christ libérateur. Mais distingue-t-on bien la libération du Christ
de celle que promet le monde ? Les évêques qui font front contre la
théologie nouvelle ne manquent pas d'être taxés d'intégrisme. Cela
d'ailleurs ne les arrête pas. N'ont-ils pas été confirmés par Paul VI
dans leur rôle de « prophètes de la foi » ?
Les « théologies complaisantes » dénoncées par Paul VI ont
singulièrement proliféré au sein de l'Eglise d'Amérique latine dans
les quatre années qui ont suivi Medellin. Paradoxalement, elles
prennent leur départ dans ce document de Medellin qui est lié au
discours du pape (et qui le suit respectueusement dans les textes
officiels). Ces théologies sont couvertes par l'étiquette « post-
conciliaires » ; elles n'ont pas à redouter d'anathèmes anachroni-
ques. N u l ne les délogera de leurs positions dans les milieux d'Egli-
se. C'est d'elles-mêmes qu'elles disparaîtront.
Déjà la mystique du développement est tombée ; celle de la
libération s'est fourvoyée dans une guérilla aujourd'hui effondrée ;
elle cherche une issue de secours du côté du marxisme. Que restera-
t-il des théologies de la libération ? Une sainte impatience de la
justice dans le monde et de la victoire eschatologique des pauvres :
au fond, l'inquiétude d'une croisade, le besoin d'une chrétienté ou
de la fin du monde.
Cette chrétienté que rejettent les théoriciens de la sécularisa-
tion et que la croisade traditionnelle appelle, en réalité, elle est déjà
là ; et fût-elle morte, tous en vivent. Cette chrétienté, c'est l'Eglise,
partout chez Elle et surtout chez les pauvres.
Un siècle et demi de rupture et de persécutions n'a pas détruit
le lien entre l'Eglise et le peuple de la terre. Face à l'Etat, l'évêque
est le défenseur du peuple, de tout le peuple, mais surtout de cette
part qui a besoin d'être défendue, cette part, infime parfois, mais
précieuse à un regard humain vrai, à un regard de Christ.
L'évêque de l'Amérique latine défend le droit des oubliés, des
marginaux, de ceux qui sont en marge de tout et de l'Information ;
il donne une voix à ceux qui sont sans voix. Ainsi dom Casaldaligo
à Sao-Felix dans l'Amazonie, ainsi Mgr.Samuel Ruiz parmi les
Indiens de San-Cristobal de Las Casas, ainsi Mgr Botero Salazar à
LES THÉOLOGIES DE L A LIBÉRATION E N AMÉRIQUE LATINE 89

Medellin, posant la première pierre d'une église dans un bidonville


et déclarant au juge qui condamnait l'invasion des terrains : « Le
premier envahisseur, c'est le Saint-Sacrement » ; langage de chré-
tienté.
L'Eglise de l'Amérique latine aujourd'hui se veut pauvre parmi
les pauvres. Elle y est. Elle y renaît. Elle leur apporte tellement plus
qu'une méthodologie pour promotion humaine ; elle trouve chez
eux tellement plus. Le prêtre qui a perdu son identité la retrouve-
rait vite parmi les marginaux des barriadas : i l verrait dans ses-
mains le pain dont ils ont faim, le vin dont ils ont soif.
L'Eglise d'Amérique latine veut être une « Eglise pascale »,
selon le mot de Mgr Pironio. «L'Eglise qui naît aujourd'hui de
nouveau parmi nous », déclara le nouveau président du C E L A M ,
n'est pas une autre Eglise : elle est toute dans « la proclamation de
l'Evangile et la célébration de l'Eucharistie ». Evangélisation et
culte sont trop souvent mis en opposition. Les deux choses ne font
qu'un dans la Mission de l'Eglise comme dans la personnalité du
Christ-Prêtre. L'Eglise du Christ est indissolublement Evangile et
Sacrifice, proclame le nouveau président du C E L A M : « L'Eglise
de la Pâque » commémorant la mort et la résurrection du Maître en
renouvelant parmi les peuples du monde Son Passage.
Mgr Pironio était préparé a ses fonctions de président du
C E L A M par. le rôle de secrétaire général qu'il avait rempli dans les
années difficiles de l'après-Medellin. Les évêques étaient divisés sur
l'interprétation de Medellin, plus encore que sur celle de Vatican II.
Fallait-il voir dans le concile latino-américain de 1968 l'acte de
*

naissance d'une Eglise d'Amérique latine ? Pour le moins, la nais-


sance d'une théologie latino-américaine — selon les théologiens les
plus en vue. L'aile progressiste du catholicisme tendait à faire de
Medellin comme de Vatican II un commencement absolu.
Mgr Pironio ne discute pas avec l'erreur : il la dépasse. E n
cette année 1973, où Medellin avait cinq ans, la jeunesse de l'Eglise
est d'abord celle de l'Evangile. A la huitième réunion inter-
américaine des évêques à Rio le 25 juin, le nouveau président du
C E L A M déclare : « Le monde est dans le besoin et dans l'espérance
d'une Eglise fortement contemplative. L'Eglise de la parole et de la
présence, de la prophétie et du témoignage, de la mission et du
service, doit être une Eglise de la contemplation... » Et i l ajoute,
face aux évêques représentatifs de la diversité des Amériques :
« L'unité exige la conversion. »
90 LES THÉOLOGIES DE L A LIBÉRATION E N AMÉRIQUE LATINE

Mgr Pironio est un mystique. Face aux interprétations diver-


gentes qui s'affrontent, il définit Medellin en dépassant les textes,
en remontant à l'intention d'Eglise qui les inspire : « communion »
et « engagement » — communion entre les Eglises d'Amérique
latine, engagement au service du monde latino-américain. Sous ce
double signe, l'évêque de Mar del Plata fait appel à ses frères en
épiscopat, à ses frères en sacerdoce, à tous sans exception.
Medellin est le point de départ de toutes les réflexions dévelop-
pées en Amérique latine au cours des cinq dernières années sous le
nom de « théologie de la libération ». Les « conclusions » définis-
sent l'œuvre du salut comme « une action de libération intégrale ».
Ce mot recouvrait deux significations : i l désignait le combat spiri-
tuel contre l'esclavage du péché et le combat politique contre l'état
de dépendance où se trouve le continent. Les deux choses étaient
liées dans la perspective globalisante du document episcopal. Les
interprètes risquaient de les confondre. Medellin était le signe d'un
engagement temporel de la foi. Réduisait-il la foi à cet engage-
ment ?
A côté de Mgr Pironio, le nouveau secrétaire général du
C E L A M , Mgr Lopez Trujillo, s'est donné à l'échange des idées et à
la coordination des efforts entre les diverses conférences episcopales
du continent. Il ne craint pas de mettre au jour les divergences. Il
fut l'efficace réalisateur de la Réforme du C E L A M , décidée par
l'assemblée de Sucre en novembre 1972. Au cours de l'année 1974
se déroulèrent à Bogota les dialogues où furent confrontées les têtes
théologiennes de l'Amérique latine sur le thème de la libération. Le
point crucial était formulé par Gustavo Guttierez : « Une relecture
du message évangélique du point de vue de la Praxis libératrice. »
Un tel point de vue interposait une grille idéologique entre l'Evan-
gile et le croyant : la Parole n'est entendue que dans la résonance
d'une cosmovision : elle n'a de sens que dans l'Histoire et par l'His-
toire, dans l'Action et par l'Action. Que devient l'Evangile dans
cette relecture (hégélienne, marxiste...) à la lumière de « la
Praxis » ?

L 'attitude fondamentale du croyant en face de la Parole est


simple : l'écouter comme Elle vient : non à travers la grille
d'une idéologie, non à travers l'Histoire, mais comme Elle vient,
dans F« Aujourd'hui » de Dieu. Tel était le point de départ donné
aux dialogues par Mgr Pironio, ouvrant le concept de libération en
LES THÉOLOGIES DE L A LIBÉRATION EN AMÉRIQUE LATINE 91

largeur et en profondeur : appelant les théologies de la libération à


s'intégrer dans l'Unique libération divine.
Sur cette base commune se développèrent les dialogues, Mgr
Lopez Trujillo ayant élucidé les « points de divergence » à surmon-
ter. L a racine des divergences n'était-elle pas dans la philosophie ou
les carences philosophiques des théologies en question ? Methol
Ferré dénonça le « factice » d'un « savoir sans ontologie ». Le Père
Bigo continua en démasquant « le piège du marxisme quand il se
propose comme une science, alors qu'il est à la fois science, philoso-
phie et idéologie ».
Le Synode romain d'octobre 1974 donna au pape l'occasion de
parler en présence des évêques représentant les Eglises d'Amérique
latine. Il reprit le langage clair et net de ses discours de 1968 à
Bogota et à Medellin. En ce 3 novembre 1974 allait-il entrer dans le
dialogue avec la théologie de la libération ? Il refusa d'emblée tout
compromis. Saisissant le terme de libération dans la plénitude de
son sens théologique, il le définit dans la perspective de la Rédemp-
tion par rapport à l'esclavage du péché et de la mort. Dans le langa-
ge de l'Eglise le mot « libération » n'a pas d'autre sens ; il faut donc
se garder d'en user avec ce sens plénier pour désigner des mouve-
ments sociaux et politiques.
Les « libérations humaines » étaient-elles rejetées ? Elles
étaient renvoyées à leur domaine propre et à leur fonction, qui n'est
pas d'inspirer une théologie...
N'y avait-il donc aucun rapport entre ces « libérations humai-
nes » et la libération rédemptrice en Jésus-Christ ? Le laisser croire
c'eût été renier Medellin. Dans une page inspirée le président du
C E L A M , évoquant l'espoir de Medellin, reprenait la perspective de
Paul VI : « Nous parlons de la libération chrétienne... La libération
pleine, intégrale et consommée — l'unique qui soit chrétienne et qui
soit vraie — ne s'enferme pas dans les limites du temps : essentielle-
ment, elle transcende l'histoire. Impossible qu'elle demeure enfer-
mée dans les aspects socio-économiques et politiques de l'homme et
des peuples... Cette libération est l'œuvre de Dieu : elle est sa Loi en
nous victorieuse de la loi du péché... »
Les libérations humaines ne sont-elles pas rejetées dans
l'ombre ? Elles sont appelées par la Rédemption, illuminées par elle.
Cette unique libération englobe tous les affranchissements et toutes
les praxis d'une véritable promotion humaine. Elle les assume dans
l'histoire du salut : elle ne les absorbe pas ; elle n'est pas absorbée
par elles.
92 LES THÉOLOGIES DE L A LIBÉRATION E N AMÉRIQUE LATINE

L a lumière de la croix s'est levée sur l'Eglise d'Amérique latine.


Sept ans après Medellin, cette Eglise semble écartelée entre
tous les appels de la terre et sa fidélité à l'éternel. M a l guérie des
persécutions du siècle passé, elle est secouée par les fièvres du siècle
présent. Le contraste est violent entre le modernisme des clercs
désacralisés et la religiosité d'un peuple toujours affamé de signes et
assoiffé de Dieu.
L'Eglise d'Amérique latine est inséparable de ce peuple. L a
fièvre qui la traverse est celle d'un continent en mal de croissance
précipitée... Les vingt républiques sont impatientes d'une unité
qu'elles ont à reconquérir sur elles-mêmes en même temps que leur
indépendance. Elles sont pressées de grandir par leur innombrable
jeunesse et par l'immensité des terres encore à conquérir;
succomberont-elles aux tentations d'une volonté de puissance
encore verte ? Au-delà des espaces et des forces, c'est un E l Dorado
de justice et d'amour qui appelle les hommes d'Amérique latine,
aujourd'hui comme au jour de Colomb et d'Isabelle et de Las
Casas.

P H . I. ANDRÉ-VINCENT O.P.

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