Actualité de La Théologie de La Libération: Francisco de Aquino Júnior
Actualité de La Théologie de La Libération: Francisco de Aquino Júnior
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2024 07:07
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0023-9054 (imprimé)
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ACTUALITÉ DE LA THÉOLOGIE
DE LA LIBÉRATION
Francisco de Aquino Júnior*
RÉSUMÉ : L’article traite de l’actualité de la Théologie de la libération. Il débute par une explica-
tion du double sens de l’expression Théologie de la libération (praxis théologale — théorie
théologique) et des « intuitions centrales » qui la caractérisent et la structurent intérieurement
(primat de la praxis et de la perspective du pauvre et de l’opprimé). Ensuite, il confronte la
problématique de l’actualité de cette théologie (présence, visibilité, importance, pertinence).
Enfin, il aborde ce que nous considérons comme ses défis les plus importants et les plus fonda-
mentaux : partialité de Dieu pour les pauvres, foi comme réalisation de la volonté de Dieu,
problématique des médiations, caractère théologal-prophétique des luttes populaires et rela-
tion entre théorie et praxis.
ABSTRACT : This article deals with the current state of Liberation Theology. It begins with an ex-
planation of the double meaning of the expression “Theology of Liberation” (theologal praxis
— theological theory) and of the leading ideas which characterize and internally structure it
(primacy of practice and a decision to view the world from the perspective of the poor and op-
pressed). It continues with a consideration of the current state of this theology (presence, visi-
bility, importance and relevance). The article moves on to a consideration of the most im-
portant and fundamental challenges posed by this theological option : the partiality of God for
the poor, faith understood as carrying out the will of God, the problem of means, the pro-
phetic-theologal character of popular struggles and the relationship between theory and prac-
tice.
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C ela fait au moins vingt ans que l’actualité de la Théologie de la libération1 (TdL)
est remise en cause. On discute de la crise que traverse cette théologie, de son
importance, de sa pertinence, si elle est opportune, etc. Peu importe la nomenclature,
ce qui importe, c’est la réalité à laquelle elle renvoie : la TdL aurait perdu son actua-
lité et appartiendrait au passé. Mais certaines personnes refusent d’admettre ce fait et,
selon elles, la TdL continue d’être actuelle. Il est important d’identifier les intérêts en
jeu derrière les différentes positions prises dans cette discussion. Affirmer ou nier une
manière de vivre ou de penser la foi et d’être Église, cela comporte des implications
et des conséquences énormes pour la société et pour l’Église elle-même. En vérité,
celui qui affirme ou nie l’actualité de la TdL, dans une certaine mesure, le fait tou-
jours, consciemment ou non, à partir et en fonction de certains intérêts ecclésiaux ou
sociaux. Et cela peut facilement se constater. Il suffit d’observer les liens ecclésiaux
ou sociaux, le centre d’intérêts, la position sur des questions plus polémiques, les
goûts liturgiques, la relation avec les autorités, etc., de celui qui affirme ou nie une
telle actualité. De sorte que, dans cette discussion, est en jeu bien davantage que la
simple objectivité d’un fait, à savoir l’actualité ou non d’une théologie. Ici, ce qui est
en jeu, c’est l’affirmation ou la négation d’un dynamisme ecclésial et social déter-
miné qui ne cesse de menacer ou à tout le moins d’incommoder certains intérêts ec-
clésiaux et sociaux.
Dans cette discussion, nous nous situons à l’intérieur du mouvement théologique-
pastoral connu comme « Théologie de la libération » et, à partir de cette posture aca-
démique, nous désirons réfléchir sur son actualité et contribuer au renforcement et au
développement de son dynamisme. Pour ce faire, nous expliciterons d’abord ce que
nous entendons par TdL, ensuite, nous montrerons en quel sens l’on peut et l’on doit
parler de l’actualité de cette théologie. Enfin, nous mettrons en lumière certains des
points les plus déterminants de cette théologie, qui constituent ses défis permanents.
I. THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION
1. Cf. J.M. VIGIL, Embora seja noite : a hora espiritual da América Latina nos anos 90, São Paulo, Paulinas,
1997 ; ID., « Mudança de paradigma na teologia da libertação ? », REB, 230 (1998), p. 311-328 ;
C. PALÁCIO, « Trinta anos de teologia na América Latina », dans L.C. SUSIN, dir., O mar se abriu : trinta
anos de teologia na América Latina, São Paulo, Loyola, 2000, p. 51-64 ; A. GONZÁLEZ, « El pasado de la
teología y el futuro de la liberación », à l’adresse http://www.praxeologia.org/teologialiberacion.html.
2. Cf. VV. AA., « Teologias do Terceiro Mundo : convergências e diferenças », Revista Concilium, 219
(1988), Número monográfico.
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3. Cf. J.B. LIBÂNIO, A. MURAD, Introdução à teologia. Perfil, enfoques, tarefas, São Paulo, Loyola, 1996,
p. 254-283.
4. Cf. I. ELLACURÍA, « Relación teoría y praxis en la teología de la liberación », dans Escritos Teológicos I,
San Salvador, UCA, 2000, p. 235-245.
5. Cf. ibid., p. 235.
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6. Cf. G. GUTIÉRREZ, Teología de la liberación. Perspectivas, Lima, CEP, 1988, p. 81 ; ID., La verdad los
hará libres : confrontaciones, Lima, CEP, 1986, p. 12 et suiv. L’ambiguïté réside dans la formulation de la
question dans les termes « actes » et surtout, « acte premier » et « acte second », comme s’il s’agissait de
deux choses séparées et indépendantes. En vérité, comme le reconnaît Gustavo Gutiérrez lui-même, dans
toute praxis de foi, il y a une « ébauche de théologie » (ID., Teología de la liberación, p. 67) et la théologie
est toujours, d’une certaine manière, « un moment » de cette praxis (ibid., p. 87). C’est pour cela qu’il
serait plus correct et plus précis de parler de la théologie, simplement, comme un « moment » de la praxis
de la foi.
7. I. ELLACURÍA, Escritos Teológicos I, p. 235.
8. ID., « Teología de la liberación frente al cambio socio-histórico en América Latina », dans ibid., p. 314.
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chaque cas, sans oublier qu’elle demeure une tâche en construction. Quant à la pré-
tention et aux efforts, il n’y a aucun doute. En tant « qu’objet strictement théolo-
gique », la TdL n’est pas une anthropologie, ni une sociologie, ni une politologie, ni
une science des religions, etc., mais une théologie. Le fait de prioriser la médiation
des sciences socio-historiques « n’implique pas nécessairement qu’elle se transforme
en l’une de ces sciences avec un langage théologique, de même que la préférence
classique pour la médiation philosophique ne faisait pas nécessairement de la théo-
logie une forme de philosophie9 ». En tant que « théologie totale », elle n’est pas une
théologie du politique ou du social ou même de la libération, si celle-ci est entendue
comme un thème parmi tant d’autres. Comme disait Gustavo Gutiérrez, la TdL « ne
propose pas tant un nouveau thème à notre réflexion, qu’une nouvelle façon de faire
de la théologie10 ». Elle prétend traiter d’une « praxis théologale » dans sa totalité
sans se réduire à aucun de ses aspects ou à aucune de ses dimensions, aussi urgentes
que la réalité socio-pastorale l’oblige à donner une plus grande attention aux ques-
tions socio-économiques, de genre, de culture, d’environnement, etc. Cependant, elle
n’est pas une théologie du social ou du politique, mais une théologie de la réalisation
historique du règne de Dieu — en ce qu’il y a de « Dieu » (totalité du Dieu révélé par
Jésus et en Jésus), et de réalisation historique de son « Règne » (histoire comme lieu
de présence et d’agir du Dieu de Jésus) dans une unité structurelle de « règne de
Dieu11 ».
De sorte que lorsqu’on parle de TdL, on parle autant d’un mouvement ecclésial
(praxis) que de son moment plus strictement intellectif (théorie), ou encore, on parle
autant d’une « praxis théologale » que d’une « théorie théologique » dans son unité
structurelle, que l’on mette l’accent sur l’une ou l’autre.
9. Ibid., p. 315.
10. G. GUTIÉRREZ, Teología de la liberación, p. 87.
11. I. ELLACURÍA, « La teología como momento ideológico de la praxis eclesial », dans Escritos Teológicos I,
p. 177.
12. G. GUTIÉRREZ, A força histórica dos pobres, Petrópolis, Vozes, 1981, p. 293.
13. Ibid.
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22. Depuis THOMAS D’AQUIN (cf. ST I, q.1, a.8, ad 2) et Melchor CANO (cf. De locis theologicis, Madrid,
BAC, 2006, p. 7-10), l’expression « lieu théologique » indique les différents « endroits » où l’on peut trou-
ver des « arguments théologiques » — « propres » et « étrangers », « nécessaires » et « probables ». Cano
parle de dix lieux théologiques : les Saintes Écritures, les traditions du Christ et des Apôtres, l’Église ca-
tholique, les conciles, l’Église romaine, les saints Pères, les théologiens scolastiques, la raison naturelle, les
philosophes et l’histoire humaine. D’autres théologiens ajoutèrent d’autres lieux théologiques comme la
liturgie, les signes des temps, etc. Dans la TdL, l’expression lieu théologique a un autre sens. Elle ne signi-
fie pas les sources d’arguments de la théologie, mais l’horizon, la perspective ou le point de vue, à partir
duquel on lit et interprète, inclusivement, les différentes sources, sièges ou domiciles des arguments de la
théologie. Ignacio Ellacuría et Jon Sobrino distinguent, dans ce contexte, entre sources et lieu de la théo-
logie. Ce qui, classiquement, est appelé lieu théologique, est pris par eux comme sources de la théologie,
réservant l’expression lieu théologique pour désigner l’horizon, la perspective ou le point de vue social de
la théologie. Avoir présent à l’esprit cette distinction est fondamental pour éviter des malentendus et des
accusations non fondées.
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lité : elle doit répondre à une certaine nécessité/anxiété/quête, sans oublier que celles-
ci sont également produites, et toujours davantage, dans la logique du marché (pro-
duit/désir/nécessité-marketing). Aussi, elle doit avoir accès aux moyens de communi-
cation (télévision, radio, journal, revue), sans oublier que ceux-ci possèdent leurs
intérêts et qu’ils sont bien sélectifs, au support et à l’appui des instances internatio-
nales de pouvoir, etc.
En ce sens, il faut reconnaître que, même si la TdL ne manque pas complètement
d’actualité, elle n’est pas en ce moment le mouvement ecclésial ayant la meilleure
visibilité. Les mouvements à saveur plus « religieuse », cléricale et médiatique, mora-
lement et culturellement plus conservateurs, politiquement plus à droite et en bonne
relation avec le « pouvoir », jouissent, sans doute, d’une plus grande actualité au sein
de l’Église et de la société. Ces mouvements travaillent davantage l’aspect émotion-
nel, existentiel, corporel ; ils possèdent l’appui et le support des évêques et des prê-
tres, dans la mesure où ils répondent davantage aux intérêts institutionnels immédiats
de l’Église (fidèles, dîme), ils récupèrent le culte de l’autorité ecclésiastique et main-
tiennent vis-à-vis d’elle une certaine relation de subordination (depuis qu’elle les ap-
puie) ; ils n’entrent pas en conflit avec les détenteurs du pouvoir économique et poli-
tique, bien au contraire ; et surtout, ils ont de nombreux accès aux médias — ils pos-
sèdent même des canaux de télévision — et, à travers eux, ils exercent une énorme
influence sur l’augmentation des pratiques dévotionnelles, des chants, et des manières
de prier, etc. À côté de ces mouvements, la TdL possède bien moins de visibilité, elle
semble bien moins attractive pour la majorité des fidèles, elle a un accès très restreint
aux médias et, par conséquent, une portée bien plus réduite. Elle compose avec tou-
jours moins d’appui des évêques et des prêtres. Même si elle ne cesse d’avoir de l’im-
pact (ne serait-ce qu’à cause du caractère conflictuel que tout engagement transfor-
mateur comporte), elle n’a plus le caractère nouveau d’autrefois, lorsque pratique-
ment toute l’Église semblait être de « l’autre côté ». Elle continue d’être présente et
actuelle, mais en ayant bien moins de visibilité. Elle n’est plus à la mode !
3. En troisième lieu, l’actualité nous dit quelque chose à propos de la pertinence
ou de l’importance de quelque chose à un moment déterminé. Il s’agit d’aller à la ren-
contre des nécessités réelles et concrètes. Nous disons que quelque chose a plus ou
moins d’actualité dans la mesure où il répond positivement et effectivement à une si-
tuation déterminée. L’actualité de quelque chose est, ici, conditionnée par le contexte
où il est présent et par les intérêts auxquels elle répond. La question de l’importance
de quelque chose débouche nécessairement sur la question de savoir pour qui cette
chose est importante ou non. Ce qui est extrêmement important pour certains peut
n’avoir aucune importance pour d’autres23. Cela ne signifie aucun relativisme, mais
23. Par exemple, dans l’une des planifications pastorales de l’archidiocèse de Sao Paulo, une recherche fut
entreprise où l’on demandait ce que le peuple attend de l’Église. Un habitant de la rue répondit : « Qu’on
me laisse entrer pour aller aux toilettes ». Ce qui pour plusieurs peut sembler banal, impertinent, voire ir-
respectueux, est absolument pertinent pour les 10 000 habitants de la rue de Sao Paulo, desquels 40 % font
leurs nécessités physiologiques dans la rue (Cf. J. LANCELOTTI, « Visão da Igreja a partir do povo da rua »,
dans A.S. BOGAZ, M.A. COUTO, dir., Vinho novo. Odres velhos ? Uma Igreja para os novos tempos, São
Paulo, Loyola, 2003, p. 125 et suiv.).
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24. G. GUTIÉRREZ, Onde dormirão os pobres ?, São Paulo, Paulus, 2003, p. 29, 30.
25. Cf. L.C. SUSIN, dir., Teologia para outro mundo possível, São Paulo, Paulinas, 2006 ; A. BRIGHENTI,
« Gritos da África. A propósito do II Fórum Mundial de Teologia da Libertação », REB, 266 (2007),
p. 340-359. D’ici peu, sera publiée quelque chose sur la troisième édition de ce Forum réalisé en jan-
vier 2009 à Belém.
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chrétiennes dans leur essence même : leur caractère praxique (ce n’est pas une simple
théorie/doctrine, mais avant tout l’action salvifique) et sa partialité envers les pauvres
et les opprimés (salut, en premier lieu, des pauvres et des opprimés et, à partir d’eux,
de tous et de toutes). Évidemment, la TdL (tout comme le christianisme naissant,
pour ne pas parler de chrétienté), en tant que mouvement historique, n’épuise pas les
potentialités pratiques et théoriques du christianisme, pas plus que la révélation et la
foi chrétienne ne se réduisent à son caractère praxique et à sa partialité envers les
pauvres et les opprimés. Mais, me répétant, ces aspects ou principes sont d’une telle
manière constitutifs de la révélation et de la foi chrétiennes qu’ils doivent être con-
servés « opportunément et inopportunément » (2 Tm 4,2) et, dans la mesure où la
TdL les conserve de manière conséquente, au-delà de toutes modes pastorales et théo-
logiques, elle possède une pertinence théologale et théologique inégalable.
En somme, même si la TdL n’est pas à la mode et qu’elle n’a pas de visibilité
(second mode d’actualité), elle continue d’être présente et actuelle (premier mode
d’actualité), en ayant une grande importance dans la lutte contre la pauvreté et les di-
verses formes d’oppression (troisième mode d’actualité) et une grande pertinence
théologale et théologique (quatrième mode d’actualité).
Avant toute chose, il est nécessaire d’insister sur un fait — et toute insistance ici
sera faible —, le Dieu qui constitua le fondement ultime de la foi et de la théologie
chrétienne n’est pas un principe absolu-universel-impartial-abstrait, logique-rationnel
ou ce qu’on veut, mais plus concrètement, le Dieu qui se révéla en Israël et, particu-
lièrement, en notre Seigneur Jésus-Christ. Ce Dieu ne s’est pas révélé sans plus
comme l’être omnipotent, omniprésent et omniscient des métaphysiques classiques,
mais avant tout, comme Sauveur des pauvres et des opprimés. Sa Révélation ne se
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constitue pas non plus, fondamentalement, sur le fond de vérités sur sa personne,
mais, d’abord, sur son action salvifique.
D’un côté, « Dieu ne s’est manifesté premièrement ni comme la vérité du monde
ni comme le fondement de toute vérité et de toute connaissance », mais avant tout,
« comme un Dieu sauveur, comme fondement de la santé et de la liberté de l’être hu-
main. Ou dit de manière plus précise, Dieu ne se manifesta pas uniquement comme
Sauveur, mais primordialement, en tant que Sauveur, dans l’acte même de sauver.
C’est l’expérience fondamentale que nous transmet l’Écriture26 ». Dans l’Ancien Tes-
tament, Dieu libère le peuple de l’esclavage et, dans le contexte de cette libération, Il
se fait connaître « dans l’action même de sauver son peuple, Dieu dit qui Il est et Il le
dit justement en sauvant27 ». De sorte que la révélation du nom de Dieu (Ex 3,14) est
inséparable de l’Exode et, pour cela même, elle doit être lue à partir de l’Exode. À
nouveau, dans le Nouveau Testament, la révélation de Dieu apparaît inséparable de
l’action salvatrice de Jésus. Ainsi, par exemple, lorsque les disciples de Jean le Bap-
tiste demandent à Jésus : « Es-tu celui qui doit venir ? », il répond : « Allez raconter à
Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles récupèrent la vue, les boiteux
marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les
pauvres reçoivent la bonne nouvelle. Heureux ceux qui ne trébuchent pas à cause de
moi » (Lc 7,22s). La « parole » que Dieu « communique » (Ac 10,36), dit Pierre,
n’est pas autre sinon « ce qui arriva en Judée, débuta en Galilée » (Ac 10,37) : « Dieu
a oint de son Esprit Saint et de son pouvoir Jésus de Nazareth qui passa en faisant le
bien et en guérissant tous les possédés du démon parce que Dieu était avec lui »
(Ac 10,38).
D’un autre côté, en tant que Sauveur, le Dieu biblique se manifeste comme un
Dieu partisan des pauvres et des opprimés (Jdt 9,11), au point de s’identifier à eux
(Mt 25,31-46). En vérité, comme insiste à le dire Jon Sobrino,
la relation de Dieu avec les pauvres de ce monde apparaît comme une constante dans sa
révélation, cela se maintient formellement comme une réponse aux clameurs des pauvres.
C’est pourquoi, pour connaître la révélation de Dieu, il est nécessaire de connaître la réa-
lité des pauvres. Dit autrement, la relation Dieu-pauvre dans l’Exode, les prophètes ou en
Jésus, n’est pas simplement conjoncturelle et passagère, mais structurelle. Il existe une
corrélation transcendantale entre révélation de Dieu et clameur des pauvres et, à cause de
cela, même si la révélation de Dieu ne se réduit pas à répondre à la clameur des pauvres,
nous croyons que sans introduire essentiellement cette réponse, on ne peut comprendre la
révélation28.
La libération des pauvres et des opprimés dans l’Exode et dans la praxis de Jésus de
Nazareth n’est pas quelque chose de secondaire ou de périphérique dans la révélation
du Dieu biblique, elle apparaît constitutive de cette révélation et elle nous apprend
26. A. GONZÁLEZ, Trinidad y liberación. La teología trinitaria considerada desde la perspectiva de la teolo-
gía de la liberación, San Salvador, UCA, 1994, p. 59.
27. Ibid.
28. J. SOBRINO, « Teología en un mundo sufriente. La teología de la liberación como ‘intellectus amoris’ »,
dans ID., El principio-misericordia. Bajar de la cruz a los pueblos crucificados, Santander, Sal Terrae,
1992, p. 55.
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quelque chose à propos du mystère plus profond de Dieu. Elle se révèle dans le pro-
cessus de libération de l’Exode (et non dans le processus de domination du Pharaon)
et dans la praxis libératrice de Jésus de Nazareth (et non dans la praxis de César).
Cela n’est pas un simple détail, un événement fortuit ou un revêtement, mais a à voir
avec le mystère même de Dieu qui ne peut assumer la façon de faire d’un Pharaon ou
d’un César sans se renier lui-même. Le Dieu biblique est, pour cela, en soi-même,
essentiellement, constitutivement, un Dieu partisan des pauvres et des opprimés.
Même si le mystère de Dieu ne s’épuise pas dans sa partialité en faveur des pau-
vres et des opprimés, cette partialité est une de ses caractéristiques constitutives —
même si cela peut apparaître comme un scandale métaphysique (pour certaines méta-
physiques étrangères ou peu en rapport avec l’histoire et l’historicité). Cette partialité
de Dieu a d’énormes conséquences pour la foi chrétienne et, inclusivement, pour son
moment plus strictement intellectif, la théologie.
29. A. GONZÁLEZ, « Fé », dans Juan-José TAMAYO-ACOSTA, dir., Nuevo diccionário de teología, Madrid,
Trotta, 2005, p. 369.
30. Cf. F. TABORDA, Sacramentos, práxis e festa, p. 163-173.
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Dans l’item antérieur, nous insistions sur le fait que la foi chrétienne consiste en
la suite de Jésus, c’est-à-dire en un mode de vie, en une praxis. Il ne s’agit pas seule-
ment d’avoir des conséquences pratiques, comme si la foi était quelque chose de sim-
plement intellectuel et/ou d’antérieur à la praxis, mais, plus radicalement, d’être, en
elle-même, une praxis. En tant que tel, elle suppose autant une option personnelle
(appropriation de possibilités déterminées) que quelque chose d’offert (des possibili-
tés déterminées d’agir).
La foi chrétienne possède un moment d’option personnelle irremplaçable. Per-
sonne n’est obligé de suivre Jésus, de vivre comme Il a vécu. C’est une possibilité,
mais une possibilité qui doit être choisie. On peut, sans doute, forcer et même obliger
quelqu’un à appartenir à la religion chrétienne, à confesser ses doctrines et à pratiquer
ses rites. La chrétienté et, particulièrement, l’invasion et la colonisation de ce que
nous appelons l’Amérique latine, en est l’exemple. Mais cela n’est pas la foi chré-
tienne. La foi chrétienne débute au moment où quelqu’un l’assume comme son dyna-
misme de vie suscité par Jésus et son Esprit, se laissant façonner par Lui et construi-
sant le monde selon ce même dynamisme, à partir des situations qu’il vit et des
possibilités dont il dispose. Il est certain qu’on peut confesser la foi sans la vivre
(incroyance des croyants), comme vivre la foi sans la confesser (« foi des in-
croyants »)32. Mais, même dans cette « foi anonyme », il existe un moment d’option
personnelle on transférable, aussi conditionné que l’on soit : j’agis de cette façon,
mais je pourrais agir autrement.
31. Cf. J. SOBRINO, « Seguimento de Jesus », dans C. FLORISTÁN SAMANES, J.J. TAMAYO-ACOSTA, Dicio-
nário de Conceitos Fundamentais do Cristianismo, São Paulo, Paulus, 1999, p. 771-775.
32. A. GONZÁLEZ, « Fé », p. 375.
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Prise dans sa totalité, la foi chrétienne est une praxis extrêmement complexe et
dynamique. D’un côté, elle dit quelque chose en rapport à la vie humaine dans sa
totalité et dans ses dimensions les plus diverses : personnelle, sociale, économique,
politique, genre, culturelle, ecclésiale, etc. D’un autre côté, elle possède une structure
radicalement ouverte : elle dépend du contexte dans lequel elle est vécue et des pos-
sibilités réelles et accessibles dans chaque situation/occasion. C’est pourquoi la praxis
croyante, la foi, est irréductible à l’une de ses dimensions et/ou de ses formes. Ceci
ne signifie pas qu’on ne puisse pas accorder une plus grande attention ou importance
à l’une de ces dimensions (personnelle, sociale, économique, genre, etc.) ou de ces
formes (individuelle, familiale, ecclésiale, populaire, etc.), dépendant du contexte où
l’on vit, des drames et des exigences de chaque situation et moment historiques.
À l’intérieur de la TdL, on a toujours accordé une attention particulière et une im-
portance aux luttes populaires ainsi qu’au lieu privilégié où était vécue la foi. Dans
une bonne mesure, on peut affirmer qu’elle est née, qu’elle s’est développée et
qu’elle continue à le faire, au sein des luttes populaires pour la libération. Taborda en
arrive même à prendre la « praxis de libération » comme la « figure d’époque de la
foi en Amérique latine33 ». Il est clair que celle-ci « n’est pas l’unique figure » de la
foi en Amérique latine, « ni même la plus fréquente, mais celle qui répond le mieux
aux défis du moment présent34 » ou en tout cas, celle qui se confronte de la manière la
plus conséquente avec l’un des moments les plus déterminants (dans le péché ou dans
la grâce) de notre vie individuelle et collective : le moment de son institutionnalisa-
tion et de son contrôle social.
En vérité, notre vie est bien plus conditionnée et déterminée par les structures de
la société qu’il ne le semble : la forme de nos agissements les uns envers les autres
(toi, vous, monsieur, son excellence, votre majesté, etc.), le fait d’être homme ou
d’être femme, les relations de pouvoir, la production et la distribution des biens et des
richesses, la relation avec l’environnement, etc., sont, en grande partie, régulés et
contrôlés socialement. Certainement, tout cela trouve son origine dans des actions
concrètes de personnes concrètes. Mais dans la mesure où elle s’impose et s’institu-
tionnalise, elle acquiert un pouvoir énorme de configuration en faveur du bien ou du
mal, de la vie individuelle ou collective. Ce pouvoir peut être plus ou moins en syn-
tonie avec le dynamisme de vie suscité par Jésus et son Esprit : il peut autant per-
mettre ou faciliter (dynamisme de la grâce) qu’empêcher ou rendre plus difficile
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35. Cf. L. BOFF, Teologia do cativeiro e da libertação, Petrópolis, Vozes, 1980, p. 73-82 ; ID., « A salvação
nas libertações : o sentido teológico das libertações sócio-históricas », dans ID., C. BOFF, Da libertação : o
sentido teológico das libertações sócio-históricas, Petrópolis, Vozes, 1979, p. 23-26.
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EN GUISE DE CONCLUSION-CONVOCATION
Nous disions dans l’introduction de cet article que notre réflexion sur l’actualité
de la TdL serait une réflexion à partir et en vue du renforcement du mouvement
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