Histoire Sociale Et Musicologie Un Tournant Historiographique
Histoire Sociale Et Musicologie Un Tournant Historiographique
Histoire Sociale Et Musicologie Un Tournant Historiographique
Lectures
À propos de :
HANS ERICH BÖDEKER, PATRICE VEIT, MICHAEL WERNER ( ÉD.),
Organisateurs et formes d’organisation du concert en Europe, 1700-1920,
Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2008.
HANS ERICH BÖDEKER, PATRICE VEIT, MICHAEL WERNER ( ÉD.),
Les sociétés de musique en Europe, 1700-1920,
Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2008.
HANS ERICH BÖDEKER, PATRICE VEIT, MICHAEL WERNER ( ÉD.),
Espaces et lieux de concert en Europe, 1700-1920. Architecture, musique, société,
Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2008.
Mélanie TRAVERSIER
1. Hans Erich BÖDEKER, Patrice VEIT, Michael WERNER (éd.), Le concert et son public. Mutation de
la vie musicale en Europe de 1780 à 1914 (France, Allemagne, Angleterre), Paris, Éditions de la MSH, 2002.
HISTOIRE SOCIALE ET MUSICOLOGIE 191
En France, les musicologues ont plus précocement emprunté cette voie que les
historiens généralistes2. Le fait peut étonner car on sait bien que la musique
occupe au Moyen Âge et durant la période moderne une place cruciale dans le
système de communication politique, la vie de relations ou encore le paysage
urbain. Pourtant, elle est souvent minorée dans les modèles interprétatifs
d’ensemble de la société moderne, alors même que d’autres objets culturels,
les textes mais aussi les images, ont conquis depuis longtemps leurs lettres de
noblesse historiographique3. Sans doute ce relatif « silence » s’explique-t-il par
des raisons institutionnelles et techniques. Les historiens n’ont que rarement
résisté à l’effet d’intimidation que suscitent l’écriture de la musique et sa lec-
ture. Il est vrai également qu’une partie des musicologues ne tient guère à faire
sauter ce verrou qui, selon eux, distingue la singularité de leurs compétences et
justifie à lui seul l’autonomie de leur discipline. Mais de même qu’un historien
peut aisément et impunément s’aventurer à décrire un palais sans avoir jamais
su lire un plan d’architecture, pourquoi faudrait-il que l’histoire de la musique
demeure interdite aux non-spécialistes de l’écriture musicale ? Ce serait réduire
la musique à sa seule notation, alors même qu’elle ne se réalise pleinement que
dans la performance, qui, documentée de diverses manières et pas seulement
par la partition, accède au rang de document historique.
bibliographie : ID., « L’origine et l’évolution des espèces de mélomanes », Questions de sociologie, Paris,
Minuit, 1992, p. 155-160, et ID., « La métamorphose des goûts », Ibid., p. 161-172.
9. Max WEBER, Sociologie de la musique : les fondements rationnels et sociaux de la musique (introduction,
traduction et notes de Jean Molino, Emmanuel Pedler), Paris, Métailié, 1998. Soulignant l’importance et
l’influence encore vivace de la sociologie musicale de Max Weber sur la musicologie et l’ethnomusicologie
contemporaines, la Revue de synthèse a récemment consacré deux numéros aux recherches du sociologue
sur le fait musical : Revue de synthèse, 129-2, 2008 et 130-3, 2009 : « Les moyens techniques de l’art ».
10. Theodor W. A DORNO, Introduction à la sociologie de la musique. Douze conférences théoriques
(1962), nouvelle trad. fr., Genève, Éditions Contrechamps, 2009.
11. Carl DAHLHAUS, L’idée de la musique absolue. Une esthétique de la musique romantique (1978),
Genève, Éditions Contrechamps, 1997.
12. Sur l’influence de ces auteurs sur la pensée contemporaine de la musique : Anne BOISSIÈRE ,
Adorno, la vérité de la musique moderne, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion,
1999 ; Flavio MONCERI, Musica e razionalizzazione in Max Weber, Fra Romanticismo e scuola di Vienna,
Naples, Edizioni scientifiche italiane, 1999 ; Tia DE NORA, After Adorno : Rethinking Music Sociology,
Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; Emmanuel PEDLER, « La sociologie de la musique
de Max Weber et ses relectures récentes », in Alain P ESSIN, Catherine DUTHEIL -P ESSIN (éd.), Vingt
ans de sociologie de l’art : Bilans et perspectives. Actes du colloque de Grenoble, 20-22 octobre 2005, Paris,
L’Harmattan, p. 110-131.
13. Dans le prolongement critique de l’analyse proposée par Norbert E LIAS, Mozart. Sociologie d’un
génie, Paris, Seuil, 1991, Pierre-Michel M ENGER, Le paradoxe du musicien. Le compositeur, le mélomane
et l’État dans la société contemporaine, Paris, Flammarion, 1983 ; ID., Portrait de l’artiste en travailleur.
Métamorphose du capitalisme, Paris, Seuil, 2002. Voir aussi Tia DE NORA, Beethoven et la construction
du génie. Musique et société à Vienne, 1792-1803 (1997), Paris, Fayard, 1998, dont les interprétations
sont fermement discutées dans P.-M. M ENGER, « Le génie et sa sociologie. Controverses interprétatives
sur le cas Beethoven », Annales HSS, 57-4, 2002, p. 967-999.
14. Antoine H ENNION, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993, rééd.
2007 ; Joël-Marie FAUQUET, Antoine H ENNION, La grandeur de Bach. L’amour de la musique en France
au XIX e siècle, Paris, Fayard, 2000 ; Emmanuel PEDLER, Entendre l’opéra, Paris, L’Harmattan, 2003.
15. Jane F. F ULCHER, Le grand opéra en France : un art politique, 1820-1870 (1987), Paris, Belin,
1988 ; Didier F RANCFORT, Le chant des nations. Musique. et culture en Europe, 1870-1914, Paris, Hachette,
2004 ; Philipp T HER, In der Mitte der Gesellschaft. Operntheater in Zentraleuropa 1815-1914, Vienne,
Oldenbourg, 2008.
194 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
du statut moderne de l’artiste, les études menées par certains musicologues sur
les usages politiques potentiellement contradictoires des œuvres 16, ont permis
une première diffusion parmi les historiens français du renouveau conceptuel
et méthodologique des sciences sociales concernant l’objet musical. À la fi n
des années 1980, l’écho donné, dans les Annales notamment, aux travaux de
l’historien américain William Weber sur les usages sociaux de la musique, a sans
doute également joué un rôle primordial pour encourager la nouvelle approche
historique du fait musical17. Exploitant avec profit la méthode comparative
pour étudier la vie musicale de trois capitales européennes, Paris, Londres et
Vienne, au XVIII e et XIX e siècle, W. Weber fut en effet le premier à mettre en
lumière plusieurs des enjeux qui structurent les recherches actuelles : la diffé-
renciation des publics, la spécialisation des temps et des lieux de la musique,
l’émergence d’un canon musical.
C’est dans ce contexte historiographique profondément renouvelé et marqué
de l’empreinte de W. Weber, que s’inscrivent les ouvrages parus sous la direc-
tion de H. E. Bödeker, P. Veit et M. Werner. Cette synthèse, abondamment
référencée et documentée, sort l’histoire de la musique de la litanie des grandes
généralités et des périodisations musicologiques commodes. Pour ne prendre
qu’un seul exemple de ces catégories réifiantes, on peut s’interroger sur la per-
tinence de l’emploi du terme « baroque » pour qualifier un courant musical de
longue durée qui ne recouvre qu’imparfaitement la caractérisation baroque telle
qu’elle est employée en histoire de l’art, pour ne rien dire de son acclimatation
en histoire politique. Un tel écueil épistémologique est constamment évité dans
les volumes évoqués ici, pour mieux tenter de cerner la chronologie fi ne des
évolutions propres à chaque pays voire à chaque grande ville étudiée. L’effort
comparatiste y est également soutenu et chaque grand thème d’étude, autour
d’un questionnement très charpenté et précisé dans les introductions générales
des volumes est patiemment périodisé. Cela permet de mesurer comment la
modernité du concert, tel que nous le connaissons aujourd’hui se construit
au tournant des XVIII e et XIX e siècles, mais selon des temporalités propres à
chaque pays et selon une chronologie qui n’a rien de linéaire.
16. Esteban B UCH, La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999 ;
Martin K ALTENECKER, La rumeur des batailles. La musique au tournant des XVIII e et XIX e siècles, Paris,
Fayard, 2000.
17. Si son maître-ouvrage, Music and the Middle Class, The Social structure of Concert Life in London,
Paris, and Vienna between 1830 et 1848 (1975), réédition Aldershot, Ashgate, 2004, n’est pas encore
traduit en français, plusieurs articles importants l’ont fait connaître plus largement auprès des historiens
et musicologues français : d’abord Daniel M ILO, « Le musical et le social : variations sur quatre textes
de William Weber (Note critique) », Annales ESC, 42-1, 1987, p. 27-40, auquel WEBER réplique avec
« Mentalité, tradition, et origines du canon musical en France et en Angleterre au XVIII e siècle », Annales
ESC, 42-4, 1989, p. 849-875 ; puis, moins polémique, « L’institution et son public : l’opéra à Paris et
à Londres au XVIII e siècle », Annales ESC, 48-6, 1993, p. 1519-1540. Voir également W. WEBER, « La
culture musicale d’une capitale : l’époque du ‘beau monde’à Londres, 1700-1870 », Revue d’histoire
moderne & contemporaine, 49-3, 2002, p. 119-139.
HISTOIRE SOCIALE ET MUSICOLOGIE 195
L’ORGANISATION DU CONCERT
18. Complétant ses analyses présentées sur le cas parisien dans le volume Organisateurs et formes
du concert…, op. cit., p. 333-357, l’historienne américaine développe dans son dernier ouvrage les
différentes modalités par lesquelles le concert, souvent assimilé à une intimidante « serious music »
réservé à l’élite sociale, parvient à la fi n du XIX e siècle à séduire un large public populaire : Jann PAS -
LER, Composing the Citizen : Music as Public Utility in Third Republic France, Berkeley, University of
California Press, 2009.
196 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
19. Sur le cas parisien par exemple, David H ENNEBELLE , De Lully à Mozart. Aristocratie, musique
et musiciens à Paris ( XVII e -XVIII e siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2009.
20. Dans les grandes villes américaines, et d’abord à New-York, les facteurs d’instruments jouent
un rôle similaire et central dans la promotion des spectacles musicaux : Rémy CAMPOS, « La géographie
de la musique et la défi nition de ses objets : le cas de New York au XIX e siècle », dans L. G AUTHIER,
M. T RAVERSIER (éd.), Mélodies urbaines…, op. cit., p. 303-320.
21. Dans son dernier ouvrage, l’auteur analyse plus longuement comment Liszt, en imposant
le genre des « fantaisies », contourne les codes habituels de l’écoute mondaine et consacre la fi gure
du musicien romantique, fantasque et visionnaire : Bruno MOYSAN, Liszt, virtuose subversif, Lyon,
Symétrie, 2010.
HISTOIRE SOCIALE ET MUSICOLOGIE 197
semble la plus nette, avec le développement à partir des années 1830 des
sociétés chorales ouvrières et des sociétés de musique populaires comme les
bandes italiennes (Antonio Carlini), qui sont contemporaines de pratiques plus
élitistes, auto-proclamées avant-gardistes. En outre, on constate au XIX e siè-
cle une variété accrue des répertoires proposés, chaque société tendant à se
spécialiser dans un type de musique particulier voire un répertoire exclusif.
Ainsi, certaines sociétés se donnent pour vocation de promouvoir les œuvres
d’un seul artiste, à l’instar de la Haendel Society à Londres, ou se dédient à la
seule musique de chambre, comme le Cercle artistique et littéraire à Bruxelles,
à partir des années 1870, ou à la musique religieuse, à l’instar de la Société
Académique de Musique Sacrée créée à Paris en 1862 (Katharine Ellis), tandis
qu’auparavant des programmes « panachés » demeuraient la règle. Mais géné-
ralement à la fi n du siècle, l’éclectisme des orientations musicales s’estompe,
à mesure que s’impose le répertoire symphonique comme modèle triomphal.
En témoignent les programmes des spectacles proposés à la fi n du siècle par
la Società Orchestrale del Teatro alla Scala di Milano ou ceux d’ensembles
musicaux plus modestes, comme le Brünner Musikverein. Cela contribue à une
certaine « standardisation du canon musical » qui demeure la norme actuelle
des pratiques concertantes22.
22. W. WEBER, The Great Transformation of Musical Taste : Concert Programming from Haydn to
Brahms, New York, Cambridge University Press, 2008.
23. Les historiens des autres pratiques culturelles et intellectuelles se sont un peu plus précocement
intéressés aux enjeux soulevés par la spatialisation de la production et de la consommation des objets
culturels ou de savoir : Steven SHAPIN, « The place of knowledge. A methodological survey », Science in
Context, 4-1, 1991, p. 3-21 ; Jean-Marc BESSE , « Le lieu en histoire des sciences. Hypothèses pour une
approche spatiale du savoir géographique au XVI e siècle », Mélanges de l’École Française de Rome-Italie et
Méditerranée, 116-2, 2004, p. 401-422 ; David N. L IVINGSTON, Putting Science in its Place. Geographies
of Scientific Knowledge, Chicago, The University of Chicago Press, 2003 ; Stéphane VAN DAMME ,
Paris, capitale philosophique de la Fronde à la Révolution, Paris, Odile Jacob, 2005 ; et dans le domaine
particulier du spectacle vivant, Christophe CHARLE , Théâtres en capitales. Naissance de la société du
spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne (1860-1914), Paris, Albin Michel, 2008.
HISTOIRE SOCIALE ET MUSICOLOGIE 199
sociaux. Dans cette perspective, l’étude est développée selon trois thématiques
qui correspondent à trois échelles. La première concerne l’inscription des lieux
de concert dans le paysage urbain et ses mutations qui rejoignent assez large-
ment l’histoire de l’urbanisme, à mesure que le lieu de concert se spécialise,
s’individualise et polarise d’autres activités socio-économiques. Tandis qu’au
XVIII e siècle, les lieux spécifiquement dédiés au concert, comme les célèbres
Hanover Square Rooms londoniennes, constituent des exceptions, le concert
étant à cette époque le plus souvent accueilli dans les salons aristocratiques, les
palais princiers ou dans les théâtres d’opéra – ainsi à Berlin (John Mangum)
ou à Paris (Antoine Lilti) –, le siècle suivant est marqué par la construction
de grandes salles de concert. Le mouvement, amorcé dans la première moitié
du XIX e siècle, s’accélère à partir des années 1860 : le Rudolfinum de Prague
(Ivana Rentsch), le Concertgebouw d’Amsterdam, le Musikverein de Vienne,
le Gewandhaus de Leipzig (Elfie Rembold)… ont désormais des lieux fi xes et
appropriés, souvent caractérisés par une architecture monumentale qui accen-
tue leur visibilité dans la topographie urbaine. Le modèle théâtral demeure
cependant souvent la règle dans le choix de la physionomie des salles.
Le deuxième axe du volume, consacré à l’histoire des lieux de concert
eux-mêmes, laisse apparaître la diversité des structures, des statuts mais
aussi des fonctions musicales et sociales qui leur sont dévolues. Le réseau des
théâtres italiens qui se densifie dans la seconde moitié du XIX e siècle, comme
le rappelle Carlotta Sorba, illustre cette pluralité des systèmes de gestion et
d’exploitation. Les pratiques de sociabilité mobilisées par les concerts sont
également variées et révélatrices de l’hétérogénéité des publics visés par les
programmateurs de concert.
Enfi n, une autre ambition du troisième volume consiste à saisir la salle de
concert comme une « architecture parlante » (Monika Steinhauser), au sens où
elle révèle et détermine, par sa distribution spatiale, sa physionomie générale
(plan semi-circulaire vs salle en « boîte à chaussure » rectangulaire), le choix
des matériaux, comme le béton armé pour le Théâtre des Champs-Élysées
(1913), ou encore l’organisation de l’espace scénique, des conditions d’écoute
et des comportements singuliers du public, autrement dit de nouvelles formes
d’appropriation de la musique. Les architectes qui conçoivent au XIX e siècle
des projets de construction ou de rénovation pour les salles de concert sont
particulièrement soucieux de ces questions structurelles qui induisent un
nouveau rapport à la musique. L’écoute attentive, immobile, presque solen-
nelle, est nettement favorisée par la disposition des musiciens sur une estrade
surélevée, dominant un parterre de chaises fi xes, plongée durablement dans la
pénombre grâce à l’usage de l’éclairage au gaz puis électrique, qui supplante
progressivement partout les chandeliers. L’étude menée par Dorothea Bauman
sur une série de concerts du Messiah de Händel donnés dans les salles anglaises,
de la création de l’œuvre (1742) jusqu’à la fi n du XIX e siècle, démontre dans
cette perspective que la partition n’est que l’une des données, certes essentielle,
du spectacle vivant de la musique : les conditions architectoniques de la salle
200 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
* * *
La densité et la multitude des contributions rassemblées dans ces ouvra-
ges thématiques qui peuvent se lire de manière autonome invitent aussi à des
lectures croisées, certes en raison de leur objet commun (le concert) mais
surtout parce qu’un certain nombre de thématiques se font écho d’un livre
à l’autre, d’une étude de cas à l’autre, enrichissant d’autant la réflexion sur
l’histoire sociale et politique des pratiques musicales et l’inscrivant d’autant
mieux dans les problématiques actuelles de l’histoire culturelle. La question de
la politisation du répertoire musical rencontre ici à plusieurs reprises celle de
l’émergence des musiques nationales, destinées à consolider partout en Europe
les patriotismes vindicatifs du XIX e siècle. L’analyse des usages toujours plus
militants des œuvres instrumentales accompagne une interrogation continue
sur les publics du concert et le supposé « embourgeoisement » des auditoires
des salles et sociétés de concert, débuté dans l’Angleterre du XVIII e siècle puis
qui s’impose peu à peu sur le continent jusqu’à devenir omniprésent à la veille
de la Première Guerre mondiale. Ce repli sociologique du public des concerts,
parallèle à la promotion de la professionnalisation de la pratique publique de
la musique, contribue à discipliner les comportements des auditeurs : le plai-
sir de l’écoute silencieuse, comme recueillie, dans la pénombre de la salle de
concert, devient la nouvelle norme individuelle et collective. C’est donc aussi
à une « histoire de nos oreilles »25 que participent les trois ouvrages. Ils offrent
également une perspective tout à fait éclairante sur le rôle des femmes dans
l’histoire musicale : souvent cantonnées à l’apprentissage intime d’un instru-
ment, parfois exceptionnelles animatrices de salons proposant concerts et
autres spectacles musicaux, mais exclues longtemps des sociétés de musique,
24. Roger C HARTIER, « George Dandin ou le social en représentation », dans Annales HSS, 49-2,
1994, p. 277-309, repris sous le titre « De la fête de cour au public citadin », dans ID., Culture écrite et
société, l’ordre des livres (XVIe- XVIIIe siècles), Paris, Albin Michel, 1996, p. 155-204.
25. Pour reprendre le titre évocateur de Peter SZENDY, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris,
Minuit, 2002.
HISTOIRE SOCIALE ET MUSICOLOGIE 201
les femmes appartenant à l’élite sociale trouvent, en tant que spectatrices, dans
les salles de concert spécialisées, un lieu public où s’adonner sans crainte du
scandale à leur goût pour la musique, et cela d’autant plus aisément que les
nouvelles normes de comportement de l’auditoire – places assises, immobilité,
silence – favorisent la mixité de l’auditoire. Quant à la professionnalisation de
la pratique concertante, elle encourage et légitime socialement les carrières
d’artistes féminines qui y gagnent une nouvelle estime sociale.
Ces thèmes transversaux attestent que l’histoire de la musique n’est plus
une histoire parallèle, indifférente aux évolutions sociales ou économiques. Elle
rentre désormais pleinement dans la cité de l’historien. À cet égard, l’organi-
sation même des volumes, qui refuse aussi bien la prétention encyclopédique
que les catégorisations figées, et qui s’efforce de varier les échelles autour d’un
questionnement commun très charpenté, revendique avec succès une telle
intrusion dans le champ d’analyse des historiens.
Mélanie T RAVERSIER
ANR-DFG « Musici »
École française de Rome
Piazza Farnese
00186, Rome
Italie
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