Histoire Sociale Et Musicologie Un Tournant Historiographique

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190 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Lectures

Histoire sociale et musicologie :


un tournant historiographique

À propos de :
HANS ERICH BÖDEKER, PATRICE VEIT, MICHAEL WERNER ( ÉD.),
Organisateurs et formes d’organisation du concert en Europe, 1700-1920,
Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2008.
HANS ERICH BÖDEKER, PATRICE VEIT, MICHAEL WERNER ( ÉD.),
Les sociétés de musique en Europe, 1700-1920,
Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2008.
HANS ERICH BÖDEKER, PATRICE VEIT, MICHAEL WERNER ( ÉD.),
Espaces et lieux de concert en Europe, 1700-1920. Architecture, musique, société,
Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2008.

Mélanie TRAVERSIER

Concluant un projet initié en 1996 par l’organisation du colloque « Concert


et public : mutation de la vie musicale en Europe de 1780 à 1914 (Allema-
gne, France, Angleterre) » qui s’était tenu à Göttingen1, puis intégré dans le
programme international « Music Life in Europe, 1600-1900 » soutenu par
l’European Science Foundation, la parution des trois volumes consacrés à
l’histoire du concert et des sociétés de musique depuis le début du XVIII e siècle,
et codirigés par Hans Erich Bödeker, Patrice Veit et Michael Werner, couronne
une entreprise scientifique de grande ampleur qui marque une étape fonda-
mentale dans l’historiographie des pratiques musicales. D’une part, parce que
le projet réalisé dresse un état des questionnements actuels sur le fait musical
à l’échelle européenne, d’autre part parce qu’il lance une série de chantiers de
recherche qui demandent à être approfondis, notamment sur la spatialisation
des pratiques musicales et les convergences entre histoire des courants esthé-
tiques, histoire de l’art et histoire des publics du spectacle vivant.

1. Hans Erich BÖDEKER, Patrice VEIT, Michael WERNER (éd.), Le concert et son public. Mutation de
la vie musicale en Europe de 1780 à 1914 (France, Allemagne, Angleterre), Paris, Éditions de la MSH, 2002.
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Remarquable par son architecture d’ensemble, cette somme rassemble


plus de 80 contributions, encadrées par d’éclairantes introductions générales.
S’émancipant des analyses internalistes des œuvres comme des facilités narra-
tives propres aux grands récits encyclopédiques, elle fait le pari de saisir le fait
musical à travers l’histoire d’une forme spécifique, celle du concert instrumental,
abordé dans toutes ses dimensions – économiques, sociales, organisationnelles,
urbaines, musicologiques, performatives, architecturales. L’ambition originelle
de cette archéologie des usages actuels du concert impliquait de faire dialoguer
les différentes approches disciplinaires des sciences sociales dans le traitement de
la musique. C’est sans doute là un des principaux apports de ce projet européen
qui assume constamment le choix de la transdisciplinarité et du décloisonne-
ment des regards.

SAISIR L’OBJET MUSICAL : UN DIALOGUE DISCIPLINAIRE

En France, les musicologues ont plus précocement emprunté cette voie que les
historiens généralistes2. Le fait peut étonner car on sait bien que la musique
occupe au Moyen Âge et durant la période moderne une place cruciale dans le
système de communication politique, la vie de relations ou encore le paysage
urbain. Pourtant, elle est souvent minorée dans les modèles interprétatifs
d’ensemble de la société moderne, alors même que d’autres objets culturels,
les textes mais aussi les images, ont conquis depuis longtemps leurs lettres de
noblesse historiographique3. Sans doute ce relatif « silence » s’explique-t-il par
des raisons institutionnelles et techniques. Les historiens n’ont que rarement
résisté à l’effet d’intimidation que suscitent l’écriture de la musique et sa lec-
ture. Il est vrai également qu’une partie des musicologues ne tient guère à faire
sauter ce verrou qui, selon eux, distingue la singularité de leurs compétences et
justifie à lui seul l’autonomie de leur discipline. Mais de même qu’un historien
peut aisément et impunément s’aventurer à décrire un palais sans avoir jamais
su lire un plan d’architecture, pourquoi faudrait-il que l’histoire de la musique
demeure interdite aux non-spécialistes de l’écriture musicale ? Ce serait réduire
la musique à sa seule notation, alors même qu’elle ne se réalise pleinement que
dans la performance, qui, documentée de diverses manières et pas seulement
par la partition, accède au rang de document historique.

2. Cf. entre autres Marie-Thérèse BOUQUET-BOYER, « Le document historique et musical dans


l’histoire de la musique », dans Culture et idéologie dans la genèse de l’État moderne, Rome, École française
de Rome, 1985, p. 281-293 ; Myriam C HIMÈNES, « Histoire sans musique », Bulletin de la Société d’Histoire
Moderne & Contemporaine, 1997 / 1, p. 12-21 ; E AD., « Musicologie et histoire. Frontière ou “no man’s
land” entre deux disciplines ? », Revue de musicologie, 84-1, 1998, p. 67-78.
3. Voir Mélanie T RAVERSIER, Gouverner l’Opéra : une histoire politique de la musique à Naples,
1767-1815, Rome, École française de Rome, 2009, p. 18 sq. Pour une confrontation des approches du
fait musical par les différentes sciences humaines : Françoise E SCAL , Michel I MBERTY (éd.), La musique
au regard des sciences humaines et des sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 1997, 2 vol.
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De la rareté des échanges entre historiens et musicologues, il résulta long-


temps un écart inconfortable entre la bibliographie musicologique stricto sensu,
savante, technique, volontiers encyclopédique et prenant souvent l’allure de
grands récits héroïsés s’appuyant sur la succession des grands noms de com-
positeurs, et la production historienne embarrassée par cet objet musical qui
paraissait insaisissable. Mais ce dialogue, demeuré longtemps improbable, se
révèle depuis quelques années très fructueux4. En témoigne incontestablement
l’émergence récente du fait musical dans le questionnement ordinaire de l’his-
torien. Ainsi, l’histoire de la mise en son de l’espace public5, comme l’histoire
des réseaux intellectuels6 ou celle de la spatialisation urbaine des pratiques
culturelles7, intègrent désormais la musique dans leur périmètre de recherche.
Il ne s’agit pas seulement de compléter le tableau habituel de l’historien mais
d’en enrichir la perspective, sans nier toutefois les spécificités introduites par le
fait musical : art de la performance avant l’âge de la reproductibilité technique
radiophonique, le spectacle musical, qu’il s’agisse de l’opéra ou du concert,
présente des modalités de réception particulières, marquées par une certaine
non intelligibilité et la permanence, au moins jusqu’à la fi n du XIX e siècle,
d’une forme d’écoute distraite et non intellectualisée qui rendent plus complexe
l’histoire de l’appropriation de ces objets culturels singuliers.
L’actuel renouveau méthodologique des études sur l’histoire des formes et
pratiques musicales doit également beaucoup à la tradition sociologique et philo-
sophique qui s’est emparée du fait musical plus précocement, plus frontalement et
plus audacieusement que ne l’a fait l’histoire, du moins en France. Si la musique
est longtemps restée l’angle mort de la perspective historienne, c’est peut-être
aussi parce que celle-ci a été largement façonnée par la sociologie critique d’inspi-
ration durkheimienne, traditionnellement plus attentive aux formes picturales de
la création, et l’on songe évidemment ici à l’influence de Pierre Bourdieu sur les
historiens8. En revanche, la musique a été l’un des champs d’expérimentation de

4. Les recherches de Florence Alazard, historienne, et d’Alessandro Di Profio, musicologue, attestent


de la vitalité de ces échanges entre les deux disciplines : Florence A LAZARD, Art vocal, art de gouverner : la
musique, le prince et la cité en Italie à la fin du XVIe siècle, Tours, Minerve, 2002 ; Alessandro DI P ROFIO,
La révolution des Bouffons. L’opéra italien au Théâtre de Monsieur 1789-1792, Paris, CNRS Éditions, 2003.
Deux numéros thématiques de revues d’histoire illustrent également ce décloisonnement des deux dis-
ciplines : Histoire, économie et sociétés, 2003-2 : « L’opéra à la croisée de l’histoire et de la musicologie » ; Le
mouvement Social, 208, juillet-septembre 2004 : « Musique en politique », Christophe P ROCHASSON (éd.).
Voir également Sophie-Anne L ETERRIER, Le mélomane et l’historien, Paris, Armand Colin, 2006.
5. Par exemple Pascal BRIOIST, Vincent M ILLIOT, « Échanges culturels et sensibilités auditives : le
“chant des rues” (Cris de Londres, Cris de Paris) aux XVI e -XVII e siècles », dans Jean Q UÉNIARD (éd.),
Le chant, acteur de l’histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 199-211.
6. Dans cette perspective, voir notamment Antoine L ILTI, Le monde des salons. La sociabilité
mondaine à Paris dans la seconde moitié du XVIII e siècle, Paris, Fayard, 2005.
7. Laure GAUTHIER, Mélanie T RAVERSIER (éd.), Mélodies urbaines. La musique dans les villes
d’Europe ( XVI e -XIX e siècles), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008.
8. On le sait bien, l’histoire de la littérature et l’histoire de la création artistique ont joué un rôle
déterminant dans la théorie critique de Pierre Bourdieu et sa discussion des analyses proposées par
Michael Baxandall (Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Seuil, 1992, p. 431-441). On notera néanmoins que la musique n’est pas totalement absente dans sa
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la tradition sociologique allemande. Ainsi, Max Weber9, puis Theodor Adorno10


et Carl Dalhaus11, sans doute les plus lus à ce sujet, et qui continuent d’inspirer
la philosophie de la musique, ont précocement interrogé l’objet musical comme
révélateur des enjeux et tensions de la société moderne. Ils continuent d’inspirer
les travaux récents de la sociologie de la musique12. Développant et discutant les
analyses proposées par Norbert Elias à partir du cas mozartien, Pierre-Michel
Menger propose en particulier des réflexions très éclairantes sur la figure de
l’artiste musicien dans l’économie du spectacle moderne13. D’autres sociologues
s’intéressent davantage aux enjeux liés à la réception et à la consommation musi-
cales et aux pratiques de distinction sociale qui peuvent en résulter14.
La sociologie de la musique fait émerger deux thèmes de recherche dont
s’emparent les historiens du social : d’une part, le statut social du musicien,
qui conquiert à partir du XVIII e siècle et selon des modalités et des hiérarchies
propres à chaque métier musical (compositeur, chanteur, instrumentiste…) son
autonomie par rapport au système curial ou mécénal ; d’autre part, l’histoire
de la politisation de la musique. Rejoignant les réflexions des historiens sur
l’impact culturel de la décennie révolutionnaire et sur l’affi rmation des identités
nationales au XIX e siècle15, comme les analyses sociologiques sur l’émergence

bibliographie : ID., « L’origine et l’évolution des espèces de mélomanes », Questions de sociologie, Paris,
Minuit, 1992, p. 155-160, et ID., « La métamorphose des goûts », Ibid., p. 161-172.
9. Max WEBER, Sociologie de la musique : les fondements rationnels et sociaux de la musique (introduction,
traduction et notes de Jean Molino, Emmanuel Pedler), Paris, Métailié, 1998. Soulignant l’importance et
l’influence encore vivace de la sociologie musicale de Max Weber sur la musicologie et l’ethnomusicologie
contemporaines, la Revue de synthèse a récemment consacré deux numéros aux recherches du sociologue
sur le fait musical : Revue de synthèse, 129-2, 2008 et 130-3, 2009 : « Les moyens techniques de l’art ».
10. Theodor W. A DORNO, Introduction à la sociologie de la musique. Douze conférences théoriques
(1962), nouvelle trad. fr., Genève, Éditions Contrechamps, 2009.
11. Carl DAHLHAUS, L’idée de la musique absolue. Une esthétique de la musique romantique (1978),
Genève, Éditions Contrechamps, 1997.
12. Sur l’influence de ces auteurs sur la pensée contemporaine de la musique : Anne BOISSIÈRE ,
Adorno, la vérité de la musique moderne, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion,
1999 ; Flavio MONCERI, Musica e razionalizzazione in Max Weber, Fra Romanticismo e scuola di Vienna,
Naples, Edizioni scientifiche italiane, 1999 ; Tia DE NORA, After Adorno : Rethinking Music Sociology,
Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; Emmanuel PEDLER, « La sociologie de la musique
de Max Weber et ses relectures récentes », in Alain P ESSIN, Catherine DUTHEIL -P ESSIN (éd.), Vingt
ans de sociologie de l’art : Bilans et perspectives. Actes du colloque de Grenoble, 20-22 octobre 2005, Paris,
L’Harmattan, p. 110-131.
13. Dans le prolongement critique de l’analyse proposée par Norbert E LIAS, Mozart. Sociologie d’un
génie, Paris, Seuil, 1991, Pierre-Michel M ENGER, Le paradoxe du musicien. Le compositeur, le mélomane
et l’État dans la société contemporaine, Paris, Flammarion, 1983 ; ID., Portrait de l’artiste en travailleur.
Métamorphose du capitalisme, Paris, Seuil, 2002. Voir aussi Tia DE NORA, Beethoven et la construction
du génie. Musique et société à Vienne, 1792-1803 (1997), Paris, Fayard, 1998, dont les interprétations
sont fermement discutées dans P.-M. M ENGER, « Le génie et sa sociologie. Controverses interprétatives
sur le cas Beethoven », Annales HSS, 57-4, 2002, p. 967-999.
14. Antoine H ENNION, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993, rééd.
2007 ; Joël-Marie FAUQUET, Antoine H ENNION, La grandeur de Bach. L’amour de la musique en France
au XIX e siècle, Paris, Fayard, 2000 ; Emmanuel PEDLER, Entendre l’opéra, Paris, L’Harmattan, 2003.
15. Jane F. F ULCHER, Le grand opéra en France : un art politique, 1820-1870 (1987), Paris, Belin,
1988 ; Didier F RANCFORT, Le chant des nations. Musique. et culture en Europe, 1870-1914, Paris, Hachette,
2004 ; Philipp T HER, In der Mitte der Gesellschaft. Operntheater in Zentraleuropa 1815-1914, Vienne,
Oldenbourg, 2008.
194 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

du statut moderne de l’artiste, les études menées par certains musicologues sur
les usages politiques potentiellement contradictoires des œuvres 16, ont permis
une première diffusion parmi les historiens français du renouveau conceptuel
et méthodologique des sciences sociales concernant l’objet musical. À la fi n
des années 1980, l’écho donné, dans les Annales notamment, aux travaux de
l’historien américain William Weber sur les usages sociaux de la musique, a sans
doute également joué un rôle primordial pour encourager la nouvelle approche
historique du fait musical17. Exploitant avec profit la méthode comparative
pour étudier la vie musicale de trois capitales européennes, Paris, Londres et
Vienne, au XVIII e et XIX e siècle, W. Weber fut en effet le premier à mettre en
lumière plusieurs des enjeux qui structurent les recherches actuelles : la diffé-
renciation des publics, la spécialisation des temps et des lieux de la musique,
l’émergence d’un canon musical.
C’est dans ce contexte historiographique profondément renouvelé et marqué
de l’empreinte de W. Weber, que s’inscrivent les ouvrages parus sous la direc-
tion de H. E. Bödeker, P. Veit et M. Werner. Cette synthèse, abondamment
référencée et documentée, sort l’histoire de la musique de la litanie des grandes
généralités et des périodisations musicologiques commodes. Pour ne prendre
qu’un seul exemple de ces catégories réifiantes, on peut s’interroger sur la per-
tinence de l’emploi du terme « baroque » pour qualifier un courant musical de
longue durée qui ne recouvre qu’imparfaitement la caractérisation baroque telle
qu’elle est employée en histoire de l’art, pour ne rien dire de son acclimatation
en histoire politique. Un tel écueil épistémologique est constamment évité dans
les volumes évoqués ici, pour mieux tenter de cerner la chronologie fi ne des
évolutions propres à chaque pays voire à chaque grande ville étudiée. L’effort
comparatiste y est également soutenu et chaque grand thème d’étude, autour
d’un questionnement très charpenté et précisé dans les introductions générales
des volumes est patiemment périodisé. Cela permet de mesurer comment la
modernité du concert, tel que nous le connaissons aujourd’hui se construit
au tournant des XVIII e et XIX e siècles, mais selon des temporalités propres à
chaque pays et selon une chronologie qui n’a rien de linéaire.

16. Esteban B UCH, La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999 ;
Martin K ALTENECKER, La rumeur des batailles. La musique au tournant des XVIII e et XIX e siècles, Paris,
Fayard, 2000.
17. Si son maître-ouvrage, Music and the Middle Class, The Social structure of Concert Life in London,
Paris, and Vienna between 1830 et 1848 (1975), réédition Aldershot, Ashgate, 2004, n’est pas encore
traduit en français, plusieurs articles importants l’ont fait connaître plus largement auprès des historiens
et musicologues français : d’abord Daniel M ILO, « Le musical et le social : variations sur quatre textes
de William Weber (Note critique) », Annales ESC, 42-1, 1987, p. 27-40, auquel WEBER réplique avec
« Mentalité, tradition, et origines du canon musical en France et en Angleterre au XVIII e siècle », Annales
ESC, 42-4, 1989, p. 849-875 ; puis, moins polémique, « L’institution et son public : l’opéra à Paris et
à Londres au XVIII e siècle », Annales ESC, 48-6, 1993, p. 1519-1540. Voir également W. WEBER, « La
culture musicale d’une capitale : l’époque du ‘beau monde’à Londres, 1700-1870 », Revue d’histoire
moderne & contemporaine, 49-3, 2002, p. 119-139.
HISTOIRE SOCIALE ET MUSICOLOGIE 195

Chacun des volumes est consacré à une dimension précise du concert :


les modalités sociales et économiques d’organisation des représentations,
marquées par la professionnalisation accrue des musiciens et des organisa-
teurs eux-mêmes, comme par la commercialisation croissante de l’événement
musical ; les spécificités et mutations des formes de la sociabilité qui se déploie
à l’occasion des concerts, et les modes d’appropriation singuliers de la musique
par leurs différents publics ; la question de la spatialisation du concert en tant
que spectacle donné dans un lieu précis, de plus en plus spécialisé et dévolu à
cette seule activité, et dont les caractéristiques (acoustiques, architecturales…)
introduisent un type d’écoute particulier qui, à son tour, peut encourager des
évolutions sur la forme musicale du concert.

L’ORGANISATION DU CONCERT

Le livre consacré aux « organisateurs et formes d’organisation du concert de 1700


à 1920 », très attentif à la pluralité des acteurs en histoire culturelle, retrace les
étapes qui ont conduit, non sans soubresauts, à l’émergence progressive de
la forme moderne du concert dans la première moitié du XVIIIe siècle, et à sa
stabilisation durable à l’orée de la Première Guerre mondiale : un spectacle ins-
trumental, proposé par des professionnels de la musique, attaché à un lieu fi xe,
spécialisé, avec une programmation alternant répertoire et créations, ouvert
à un public payant, de plus en plus souvent abonné, dont le comportement se
ritualise et dont l’écoute, toujours plus silencieuse, sacralise l’événement musical.
La diffusion des pratiques concertantes est marquée durant la période d’étude
par la singularisation croissante du concert par rapport aux autres types de
spectacles musicaux, mais ce mouvement s’accompagne d’une différenciation
interne des modèles concertants proposés. C’est particulièrement frappant dans
la deuxième moitié du XIX e siècle : la consécration des grands orchestres sympho-
niques est alors contemporaine de la multiplication des orphéons et des chœurs
d’entreprises, dont les ambitions artistiques sont plus modestes, le recrutement
et le public socialement plus hétérogènes. Ce type de formation ou encore les
sociétés de musique se produisant en plein air ou dans des lieux a priori non
destinés au spectacle concertant ont favorisé incontestablement le succès de la
musique instrumentale dans les milieux populaires : c’est le cas par exemple de
la Société Chorale et de l’Harmonie du Bon Marché, comme des Concerts au
Jardin zoologique d’acclimatation, présentés dans le chapitre de Jann Pasler18.

18. Complétant ses analyses présentées sur le cas parisien dans le volume Organisateurs et formes
du concert…, op. cit., p. 333-357, l’historienne américaine développe dans son dernier ouvrage les
différentes modalités par lesquelles le concert, souvent assimilé à une intimidante « serious music »
réservé à l’élite sociale, parvient à la fi n du XIX e siècle à séduire un large public populaire : Jann PAS -
LER, Composing the Citizen : Music as Public Utility in Third Republic France, Berkeley, University of
California Press, 2009.
196 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Les études rassemblées dans la première partie du volume rappellent


pourtant la permanence des deux modèles traditionnels du concert – l’un
courtisan, l’autre religieux –, et leurs impératifs propres en termes de calen-
drier et d’enjeux institutionnels ou spirituels. Elles montrent notamment
que le mécénat musical aristocratique, caractéristique des villes et capitales
princières au XVIII e siècle19, demeure une réalité prégnante dans la deuxième
moitié du XIX e siècle. En témoignent, dans le cas parisien présenté par Myriam
Chimènes, les rôles joués dans la promotion des œuvres et des compositeurs
par Marguerite de Saint-Marceaux ou la comtesse Greffuhle.
L’ouvrage fait ensuite la part belle à la diversité des modalités du concert
qui apparaissent au tournant du XVIII e et XIX e siècle, à mesure que s’accroît
l’autonomie du champ musical avec la professionnalisation de la pratique
instrumentale, et que s’épanouit le goût de l’écoute musicale pour elle-même,
délivré des exigences politiques ou spirituelles. C’est durant cette période
qu’apparaissent de nouveaux métiers de la musique, de plus en plus spécialisés,
souvent intermédiaires entre les artistes et le public, et des pratiques commer-
ciales inédites qui veillent à fidéliser les auditeurs et à marquer l’événement
musical. On assiste alors à la création des agences fi xes de concert, comme
celle d’Herman Wolff, présentée par Hans-Joachim Hinrichsen, et qui soutint
notamment avec efficacité la carrière de Hans Von Bülow à Berlin à la fi n des
années 1880. De même, les facteurs d’instruments promeuvent largement la
vie concertante, comme le montrent ici les cas des facteurs de piano parisiens
et londoniens, respectivement étudiés par Laure Schnapper et Cyril Ehrlich20.
Parallèlement s’épanouit l’édition musicale spécialisée, qui fi nance parfois
également des séries de concert, à l’instar des grands éditeurs italiens Lucca et
Ricordi dans la seconde moitié du XIX e siècle (Bianca Maria Antolini). Dans
ce contexte, la critique musicale conquiert une place nouvelle et incontestée
dans la presse plus généraliste. C’est à la même époque que le virtuose ins-
trumentiste, le soliste, devient le nouvel héros du monde du spectacle vivant,
concurrençant désormais les chanteurs d’opéra. Étudiée par Bruno Moysan, la
carrière de Franz Liszt, comme son habileté à exploiter le jeu des mondanités
et à mobiliser la presse pour accroître et consolider sa réputation, constitue à
cet égard une réussite éclatante21.

19. Sur le cas parisien par exemple, David H ENNEBELLE , De Lully à Mozart. Aristocratie, musique
et musiciens à Paris ( XVII e -XVIII e siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2009.
20. Dans les grandes villes américaines, et d’abord à New-York, les facteurs d’instruments jouent
un rôle similaire et central dans la promotion des spectacles musicaux : Rémy CAMPOS, « La géographie
de la musique et la défi nition de ses objets : le cas de New York au XIX e siècle », dans L. G AUTHIER,
M. T RAVERSIER (éd.), Mélodies urbaines…, op. cit., p. 303-320.
21. Dans son dernier ouvrage, l’auteur analyse plus longuement comment Liszt, en imposant
le genre des « fantaisies », contourne les codes habituels de l’écoute mondaine et consacre la fi gure
du musicien romantique, fantasque et visionnaire : Bruno MOYSAN, Liszt, virtuose subversif, Lyon,
Symétrie, 2010.
HISTOIRE SOCIALE ET MUSICOLOGIE 197

L’ouvrage qui se clôt avec la Première Guerre mondiale invite enfi n à


réfléchir aux mutations introduites ultérieurement par la mise au point des
techniques d’enregistrement, le développement de l’industrie du disque, et
aujourd’hui par l’individualisation et la déterritorialisation de l’écoute musicale
qu’offre, plus encore que le disque ou la cassette-audio, la technologie MP3.
Ces usages actuels participent à l’éclatement même de la notion de concert telle
qu’elle s’est constituée à partir de la seconde moitié du siècle des Lumières et
telle qu’elle est étudiée dans les ouvrages évoqués ici.

LES SOCIÉTÉS DE MUSIQUE

L’histoire de l’autonomisation musicale et institutionnelle du concert doit être


resituée dans le contexte plus général de la professionnalisation des structures
et pratiques musicales publiques. C’est précisément l’objet du livre dédié aux
« Sociétés de musique » défi nies a minima comme des associations volontaires
d’individus réunis par le même plaisir musical et des activités instrumentales
partagées, et dont le mode de fonctionnement est défi ni dans des statuts de
plus en plus détaillés et contraignants. Les sociétés de concert, apparues au
XVI e siècle avec les académies italiennes et les conviva musica en Allemagne,
essaiment ensuite à partir du premier tiers du XVIII e siècle dans le reste de l’Eu-
rope, aussi bien dans les principaux centres urbains – depuis les grandes villes
méridionales jusqu’à Turku, alors capitale de la Finlande (Matti Vainio) – que
dans les petites villes de province, comme l’illustre le cas belge présenté par
Malou Haine. L’ouvrage établit comment le recrutement des musiciens dans
les sociétés, puisant d’abord essentiellement dans le vivier local des amateurs,
sépare progressivement les professionnels de la musique et les amateurs. Cette
évolution, qui s’explique notamment par une exigence croissante en termes de
qualité artistique, aboutit à l’exclusion générale de toute pratique dilettante au
sein des sociétés de musique, et contribue au succès croissant et à la consé-
cration dans les années 1850 des grands orchestres de Leipzig (Gewandhaus
Concerte), Londres (Philarmonic Society), Paris (Société des Concerts) et Vienne
(Vienna Philharmoniker), ainsi que le démontre William Weber. Elle modifie
la vocation des sociétés de concert, qui renoncent à proposer toute activité
d’orchestre amateur pour se spécialiser dans l’organisation, le fi nancement
d’événements musicaux, activités parfois associées à l’enseignement de la
musique par des professionnels, à l’exemple du Brünner Musikverein, actif à
Brno dans la seconde moitié du XIX e siècle (Jitka Bajgarová).
La professionnalisation des activités des sociétés de concert encourage la
diffusion de la pratique de l’abonnement auprès des auditeurs et participe à
la promotion, frappante au XIX e siècle, de la figure du virtuose concertiste.
Un tel mouvement général n’exclut cependant pas la diversité des pratiques, à
la fois d’un point de vue sociologique et esthétique. En effet, c’est également
durant cette période que la différenciation sociale des associations musicales
198 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

semble la plus nette, avec le développement à partir des années 1830 des
sociétés chorales ouvrières et des sociétés de musique populaires comme les
bandes italiennes (Antonio Carlini), qui sont contemporaines de pratiques plus
élitistes, auto-proclamées avant-gardistes. En outre, on constate au XIX e siè-
cle une variété accrue des répertoires proposés, chaque société tendant à se
spécialiser dans un type de musique particulier voire un répertoire exclusif.
Ainsi, certaines sociétés se donnent pour vocation de promouvoir les œuvres
d’un seul artiste, à l’instar de la Haendel Society à Londres, ou se dédient à la
seule musique de chambre, comme le Cercle artistique et littéraire à Bruxelles,
à partir des années 1870, ou à la musique religieuse, à l’instar de la Société
Académique de Musique Sacrée créée à Paris en 1862 (Katharine Ellis), tandis
qu’auparavant des programmes « panachés » demeuraient la règle. Mais géné-
ralement à la fi n du siècle, l’éclectisme des orientations musicales s’estompe,
à mesure que s’impose le répertoire symphonique comme modèle triomphal.
En témoignent les programmes des spectacles proposés à la fi n du siècle par
la Società Orchestrale del Teatro alla Scala di Milano ou ceux d’ensembles
musicaux plus modestes, comme le Brünner Musikverein. Cela contribue à une
certaine « standardisation du canon musical » qui demeure la norme actuelle
des pratiques concertantes22.

ESPACES ET LIEUX DE CONCERT

Le troisième volume sur « Les espaces et lieux de concert » se révèle le plus


pluridisciplinaire, puisque s’y côtoient historiens, spécialistes de l’architecture
théâtrale, historiens de la musique, musicologues et géographes. C’est sans
doute aussi l’ouvrage qui ressaisit le plus nettement dans toutes ses dimensions
le concert et qui répond le plus efficacement aux ambitions historiographiques
et novatrices des concepteurs du projet. Les études de cas d’espèce réunies
ici montrent comment l’histoire de la musique peut pleinement bénéficier du
« spatial turn » à l’œuvre dans les autres sciences sociales23.
L’analyse vise en effet à éclairer les modalités historiques selon lesquel-
les l’espace musical est socialement construit, et produit en retour des effets

22. W. WEBER, The Great Transformation of Musical Taste : Concert Programming from Haydn to
Brahms, New York, Cambridge University Press, 2008.
23. Les historiens des autres pratiques culturelles et intellectuelles se sont un peu plus précocement
intéressés aux enjeux soulevés par la spatialisation de la production et de la consommation des objets
culturels ou de savoir : Steven SHAPIN, « The place of knowledge. A methodological survey », Science in
Context, 4-1, 1991, p. 3-21 ; Jean-Marc BESSE , « Le lieu en histoire des sciences. Hypothèses pour une
approche spatiale du savoir géographique au XVI e siècle », Mélanges de l’École Française de Rome-Italie et
Méditerranée, 116-2, 2004, p. 401-422 ; David N. L IVINGSTON, Putting Science in its Place. Geographies
of Scientific Knowledge, Chicago, The University of Chicago Press, 2003 ; Stéphane VAN DAMME ,
Paris, capitale philosophique de la Fronde à la Révolution, Paris, Odile Jacob, 2005 ; et dans le domaine
particulier du spectacle vivant, Christophe CHARLE , Théâtres en capitales. Naissance de la société du
spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne (1860-1914), Paris, Albin Michel, 2008.
HISTOIRE SOCIALE ET MUSICOLOGIE 199

sociaux. Dans cette perspective, l’étude est développée selon trois thématiques
qui correspondent à trois échelles. La première concerne l’inscription des lieux
de concert dans le paysage urbain et ses mutations qui rejoignent assez large-
ment l’histoire de l’urbanisme, à mesure que le lieu de concert se spécialise,
s’individualise et polarise d’autres activités socio-économiques. Tandis qu’au
XVIII e siècle, les lieux spécifiquement dédiés au concert, comme les célèbres
Hanover Square Rooms londoniennes, constituent des exceptions, le concert
étant à cette époque le plus souvent accueilli dans les salons aristocratiques, les
palais princiers ou dans les théâtres d’opéra – ainsi à Berlin (John Mangum)
ou à Paris (Antoine Lilti) –, le siècle suivant est marqué par la construction
de grandes salles de concert. Le mouvement, amorcé dans la première moitié
du XIX e siècle, s’accélère à partir des années 1860 : le Rudolfinum de Prague
(Ivana Rentsch), le Concertgebouw d’Amsterdam, le Musikverein de Vienne,
le Gewandhaus de Leipzig (Elfie Rembold)… ont désormais des lieux fi xes et
appropriés, souvent caractérisés par une architecture monumentale qui accen-
tue leur visibilité dans la topographie urbaine. Le modèle théâtral demeure
cependant souvent la règle dans le choix de la physionomie des salles.
Le deuxième axe du volume, consacré à l’histoire des lieux de concert
eux-mêmes, laisse apparaître la diversité des structures, des statuts mais
aussi des fonctions musicales et sociales qui leur sont dévolues. Le réseau des
théâtres italiens qui se densifie dans la seconde moitié du XIX e siècle, comme
le rappelle Carlotta Sorba, illustre cette pluralité des systèmes de gestion et
d’exploitation. Les pratiques de sociabilité mobilisées par les concerts sont
également variées et révélatrices de l’hétérogénéité des publics visés par les
programmateurs de concert.
Enfi n, une autre ambition du troisième volume consiste à saisir la salle de
concert comme une « architecture parlante » (Monika Steinhauser), au sens où
elle révèle et détermine, par sa distribution spatiale, sa physionomie générale
(plan semi-circulaire vs salle en « boîte à chaussure » rectangulaire), le choix
des matériaux, comme le béton armé pour le Théâtre des Champs-Élysées
(1913), ou encore l’organisation de l’espace scénique, des conditions d’écoute
et des comportements singuliers du public, autrement dit de nouvelles formes
d’appropriation de la musique. Les architectes qui conçoivent au XIX e siècle
des projets de construction ou de rénovation pour les salles de concert sont
particulièrement soucieux de ces questions structurelles qui induisent un
nouveau rapport à la musique. L’écoute attentive, immobile, presque solen-
nelle, est nettement favorisée par la disposition des musiciens sur une estrade
surélevée, dominant un parterre de chaises fi xes, plongée durablement dans la
pénombre grâce à l’usage de l’éclairage au gaz puis électrique, qui supplante
progressivement partout les chandeliers. L’étude menée par Dorothea Bauman
sur une série de concerts du Messiah de Händel donnés dans les salles anglaises,
de la création de l’œuvre (1742) jusqu’à la fi n du XIX e siècle, démontre dans
cette perspective que la partition n’est que l’une des données, certes essentielle,
du spectacle vivant de la musique : les conditions architectoniques de la salle
200 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

(largeur, hauteur, profondeur), sa capacité d’accueil, l’abondance ou non de la


décoration intérieure, la disposition des chœurs sur une scène, induisent une
réverbération plus ou moins importante, qui favorise différemment la qualité
de l’espace sonore et partant la réception de l’œuvre par le public. Dans le cas
du Messiah, le musicologue qui aspire à retrouver l’inspiration originelle voulue
par le compositeur, conclura que cela plaide plutôt pour la programmation du
concert dans des petites salles, destinées à la musique de chambre, ou dans
des chapelles, plutôt que dans des théâtres ou des grandes salles, et invitera à
privilégier les petits ensembles plutôt que de grands orchestres dans l’interpréta-
tion. Quant à l’historien, il vérifiera par là que la partition est à la performance
musicale ce que le texte dramatique est à la représentation théâtrale : un des
éléments, mais l’un des éléments seulement, substantiels de l’œuvre24.

* * *
La densité et la multitude des contributions rassemblées dans ces ouvra-
ges thématiques qui peuvent se lire de manière autonome invitent aussi à des
lectures croisées, certes en raison de leur objet commun (le concert) mais
surtout parce qu’un certain nombre de thématiques se font écho d’un livre
à l’autre, d’une étude de cas à l’autre, enrichissant d’autant la réflexion sur
l’histoire sociale et politique des pratiques musicales et l’inscrivant d’autant
mieux dans les problématiques actuelles de l’histoire culturelle. La question de
la politisation du répertoire musical rencontre ici à plusieurs reprises celle de
l’émergence des musiques nationales, destinées à consolider partout en Europe
les patriotismes vindicatifs du XIX e siècle. L’analyse des usages toujours plus
militants des œuvres instrumentales accompagne une interrogation continue
sur les publics du concert et le supposé « embourgeoisement » des auditoires
des salles et sociétés de concert, débuté dans l’Angleterre du XVIII e siècle puis
qui s’impose peu à peu sur le continent jusqu’à devenir omniprésent à la veille
de la Première Guerre mondiale. Ce repli sociologique du public des concerts,
parallèle à la promotion de la professionnalisation de la pratique publique de
la musique, contribue à discipliner les comportements des auditeurs : le plai-
sir de l’écoute silencieuse, comme recueillie, dans la pénombre de la salle de
concert, devient la nouvelle norme individuelle et collective. C’est donc aussi
à une « histoire de nos oreilles »25 que participent les trois ouvrages. Ils offrent
également une perspective tout à fait éclairante sur le rôle des femmes dans
l’histoire musicale : souvent cantonnées à l’apprentissage intime d’un instru-
ment, parfois exceptionnelles animatrices de salons proposant concerts et
autres spectacles musicaux, mais exclues longtemps des sociétés de musique,

24. Roger C HARTIER, « George Dandin ou le social en représentation », dans Annales HSS, 49-2,
1994, p. 277-309, repris sous le titre « De la fête de cour au public citadin », dans ID., Culture écrite et
société, l’ordre des livres (XVIe- XVIIIe siècles), Paris, Albin Michel, 1996, p. 155-204.
25. Pour reprendre le titre évocateur de Peter SZENDY, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris,
Minuit, 2002.
HISTOIRE SOCIALE ET MUSICOLOGIE 201

les femmes appartenant à l’élite sociale trouvent, en tant que spectatrices, dans
les salles de concert spécialisées, un lieu public où s’adonner sans crainte du
scandale à leur goût pour la musique, et cela d’autant plus aisément que les
nouvelles normes de comportement de l’auditoire – places assises, immobilité,
silence – favorisent la mixité de l’auditoire. Quant à la professionnalisation de
la pratique concertante, elle encourage et légitime socialement les carrières
d’artistes féminines qui y gagnent une nouvelle estime sociale.
Ces thèmes transversaux attestent que l’histoire de la musique n’est plus
une histoire parallèle, indifférente aux évolutions sociales ou économiques. Elle
rentre désormais pleinement dans la cité de l’historien. À cet égard, l’organi-
sation même des volumes, qui refuse aussi bien la prétention encyclopédique
que les catégorisations figées, et qui s’efforce de varier les échelles autour d’un
questionnement commun très charpenté, revendique avec succès une telle
intrusion dans le champ d’analyse des historiens.
Mélanie T RAVERSIER
ANR-DFG « Musici »
École française de Rome
Piazza Farnese
00186, Rome
Italie
[email protected]

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