Histoire de La Science-Fiction 2 &
Histoire de La Science-Fiction 2 &
Histoire de La Science-Fiction 2 &
Histoire
de la science-fiction
moderne
(1911-1975)
Tome I
J’ai fait connaissance avec la science-fiction (en abrégé la S-F) dans les hebdomadaires illustrés d’avant-guerre, Mickey, Robinson, Hurrah. Guy
l’Éclair y visitait la planète Mongo, Diane détective les astres du système solaire, Luc Bradefer descendait au cœur de la Terre ou rapetissait afin de
pénétrer à travers les atomes d’une pièce de monnaie et de visiter les mondes subatomiques. C’étaient les images qui me fascinaient car, à l’époque, je ne
savais pas lire. Elles enchantèrent toute mon enfance de rêves d’astronefs, de robots et de filles-papillons court vêtues.
En 1941, j’étais enfin capable de déchiffrer un texte imprimé et je lus mon premier roman, un feuilleton paru dans l’édition de la zone libre de
Robinson : Métallopolis, de Raymond Dest, récit de science-fiction et d’aventures pour adolescents. Si mes souvenirs sont exacts, on y décrivait une cité
métallique fabuleuse, peuplée de robots. Par la suite, je dévorai tous les Jules Verne de la Bibliothèque Verte. Certains d’entre eux, les récits d’explorations
ou de voyages à la surface du globe, ne m’intéressaient que médiocrement ; en revanche, dès lors qu’il s’agissait de voyages dans l’espace, au fond des
mers ou au centre de la Terre, j’étais subjugué. Dès cette époque je suis devenu un fan, c’est-à-dire un amateur fanatique de la science-fiction.
Mais c’est seulement au début des années 50 que je découvris l’existence de la S-F américaine et je me mis à dévorer tous les ouvrages parus dans la
collection Le Rayon Fantastique. Une chose me surprit alors : des récits extrêmement différents les uns des autres s’y côtoyaient ; certains tenaient du
roman d’aventures, voire de cape et d’épée, d’autres au contraire étaient d’un accès plus difficile, d’autres encore me paraissaient d’un niveau littéraire tout
à fait comparable à celui de la littérature générale. J’aurais aimé posséder une chronologie, savoir quand et où étaient parus ces livres, avoir quelques
renseignements sur leurs auteurs, etc. Je me mis alors à faire le tour des librairies à la recherche d’une histoire de la science-fiction. Nul ne savait même ce
que c’était. Enfin, je parvins dans la seule librairie spécialisée de la capitale à l’époque, nommée La Balance et dirigée par Valérie Schmidt, une jeune
femme qui connaissait fort bien la S-F. Elle m’apprit qu’une telle histoire, dont je ressentais tellement le besoin, n’existait pas, du moins en France. En fait,
je le sus plus tard, il n’y en avait pas davantage en Angleterre ou aux États-Unis. Pour une raison qu’il nous faudra essayer de comprendre, personne n’avait
jamais écrit une histoire de la science-fiction moderne(1).
Or, en cette année 1973, trois amateurs ont rédigé un tel livre. L’Anglais Brian Aldiss, avec Billion year spree, paru en mai, l’Américain Alexei
Panshin, avec S-F in dimension(2), dont une version condensée a paru dans Fantastic Stories en 1972-1973, et moi-même. Par ailleurs, un critique belge,
Jacques Van Herp, préparait un ouvrage de réflexion sur la S-F, dont le titre est Panorama de la science-fiction. Enfin, dans une grosse encyclopédie
consacrée à l’Utopie, le fan Pierre Versins a consacré de nombreux paragraphes au genre qui nous intéresse. Une double question se pose donc : pourquoi
un tel ouvrage n’avait-il pas été écrit auparavant et pourquoi des écrivains de nationalités différentes éprouvent-ils aujourd’hui le besoin de le réaliser ?
Pour essayer de répondre à la première question, je vais céder la parole au critique américain Damon Knight qui, de son propre aveu, a failli écrire une
étude historique. Il nous le raconte dans un article intitulé « Adieu, Henry J. Kostkos, Adieu », paru dans l’anthologie Clarion II publiée en juin 1972(3) :
« Je vais vous faire une confession : lorsque j’avais la trentaine, j’étais persuadé que j’écrirais un jour une histoire critique de la science-fiction. Voici, par
exemple, quelle était une de mes idées de base : les magazines de science-fiction présentent une continuité, ce qui est un facteur qui les rend plus
importants que les romans de S-F, bien que ces derniers soient généralement d’un meilleur niveau littéraire. Pratiquement, mon intention était de relire et
d’évaluer tous les récits parus dans les magazines de S-F depuis 1926. Un travail énorme mais nécessaire. Je me voyais assis dans un bon fauteuil, soirée
après soirée, un magazine ouvert sur les genoux, un verre dans une main, un crayon dans l’autre pour prendre des notes. Il ne fait aucun doute qu’un éditeur
aurait été intéressé par un tel livre mais, lorsque je voulus m’y mettre, je m’aperçus que le public, lui, n’existait plus. Mon investissement dans les histoires
de Henry J. Kostkos ou J. Harvey Haggar avait fondu comme l’or des contes de fées. (…) Plus personne aujourd’hui ne lit les histoires des années 20 où
des années 30 parce que, à quelques exceptions près, elles ne figurent dans aucune anthologie. Je mis quelque temps à comprendre pourquoi : les
merveilleux vieux récits dont je me souvenais avec tant d’émotion ne valaient rien. Certes, je connais des critiques, P. Schuyler Miller entre autres, qui
croient encore que ces vieux textes sont chassés des rééditions par une sorte de conspiration, mais la réalité est tout autre. Les premiers auteurs des
magazines de science-fiction étaient lamentables, nuls, sans aucune valeur. Nous ne nous en apercevions pas lorsque nous les lisions, tout gamins, parce
que nous étions fascinés par les choses extraordinaires et merveilleuses dont ils parlaient. »
J’aurais pu être découragé par ce texte de Damon Knight si je l’avais connu avant de commencer mon travail préparatoire qui fut très exactement celui
décrit par le critique américain. Soir après soir, j’ai lu des nouvelles ou des romans parus depuis 1911, le crayon à la main afin de prendre des notes (mais
pas un verre dans l’autre car, moins habile en cela que Damon, je n’ai jamais réussi à faire tenir un de ces magazines ouvert sur mes genoux !). Or, je suis
arrivé à une conclusion diamétralement opposée à celle de Knight. C’est peut-être qu’il existait une différence essentielle entre nos deux démarches :
Damon Knight relisait des récits dont il avait gardé des souvenirs d’enfance ; pour ma part, et en ce qui concerne les plus anciens, je les découvrais pour la
première fois. Sans doute n’a-t-il pas retrouvé cet émerveillement qui l’avait saisi vingt ou trente ans plus tôt, et fut-il incapable de porter un jugement
objectif sur des textes qui, à ses yeux, trahissaient le souvenir ému qu’il en avait gardé. Rien de tel pour moi qui ai très fréquemment lu, dans une même
journée, des nouvelles écrites en 1920 ou en 1940 et aussi le dernier roman sorti quelques semaines plus tôt. Le jugement était facile à porter : ou bien le
vieux récit tenait bon en dépit des poncifs de l’époque, ou bien il était devenu illisible. Un nombre relativement élevé de textes anciens m’ont paru avoir
supporté le poids des ans. Presque 10 % dirai-je, pour donner un ordre de grandeur. Si peu, penserez-vous peut-être ; eh bien, détrompez-vous : 10 %, c’est
beaucoup. Je ne suis même pas certain que, parmi les parutions de ces dernières années, 10 % seront encore lisibles dans cinquante ans. D’ailleurs, ce
résultat est parfaitement conforme au principe général énoncé par Theodore Sturgeon : « 90 % de n’importe quoi ne vaut rien ! » Pour en revenir à notre
sujet, j’ai conclu de ces lectures, contrairement à Damon Knight, qu’une telle histoire de la science-fiction de ce siècle restait nécessaire et serait utile aux
nouvelles couches de lecteurs. Apparemment, Brian Aldiss et Alexei Panshin étaient arrivés à une conclusion semblable. C’est pourquoi, presque en même
temps, nous nous sommes, chacun de notre côté, mis au travail.
Je vois déjà le lecteur français manifester quelque inquiétude. Une histoire de la S-F faite à partir des magazines anglo-saxons : et que vont devenir
alors tous les grands romans américains qui, dans notre pays, ont fait la gloire du genre ? Que va devenir la science-fiction d’expression française et celle
venue des pays de l’Est ? Qu’on se rassure. La quasi-totalité des romans américains se retrouvera au fur et à mesure que nous avancerons dans l’histoire des
magazines. Outre-Atlantique, en effet, les auteurs font paraître en feuilleton leur œuvre romanesque avant sa publication en librairie ; et encore, cela n’est-il
exact que depuis 1955 environ ; auparavant, très peu de romans quittaient les pages des magazines. De nos jours, au contraire, de nombreuses œuvres
paraissent directement sous forme de livres et, naturellement, j’en tiendrai compte lorsque nous arriverons à cette période. Quant à la science-fiction
française et aux parutions des pays de l’Est, traduites dans notre langue(4), je les traiterai dans le second tome de cette étude. Je préfère ne pas les mêler aux
parutions américaines puisqu’elles ne participent pas de cette lente évolution provoquée, comme le disait Damon Knight, par la continuité des magazines,
qui est perceptible en Amérique.
Des amateurs, à qui je m’ouvrais de ce projet, m’ont fait part de quelques objections. Un vieil ami américain, fan de la première heure, considérait que
j’étais un amateur de beaucoup trop fraîche date et beaucoup trop jeune (trente-huit ans), pour réaliser un tel ouvrage ; par ailleurs, il estimait absurde de
parler de la science-fiction des dix dernières années, faute d’un recul suffisant. Au contraire, un tout jeune homme, qui avait découvert la S-F il y a trois ans
environ, me reprochait de vouloir parler de toutes ces vieilleries des années 20 à 60 ; pour lui, la science-fiction moderne, c’est-à-dire la seule digne
d’intérêt, commençait précisément il y a trois ans, lorsqu’il l’avait découverte. Étant un vieil amateur de jazz, je sais avec quelles précautions il faut
employer le mot « moderne ». Celui-ci, accolé aux recherches de Charlie Parker et Dizzy Gillespie en 1947, leur est resté, et l’on entend encore aujourd’hui
parler de jazz moderne pour désigner des œuvres antérieures à 1950 et appartenant désormais à l’époque classique de cette musique ! C’est pourquoi j’ai
appliqué ce mot « moderne » à l’ensemble de l’ouvrage et, je dirai même d’une façon plus large, à tout texte de science-fiction paru ou à paraître au cours
de ce siècle(5). Ainsi, si ce livre reçoit l’accueil que je souhaite, son titre ne me gênera pas lors des mises à jour des futures éditions.
D’autres amateurs m’ont fait quelques recommandations pressantes. Certains m’ont dit : « Votre ouvrage sera très utile, ce sera véritablement un
instrument de travail, une source de références, mais surtout n’allez pas l’encombrer de vos jugements sur les romans ou nouvelles mentionnés. Ce qui
nous intéresse, ce sont des renseignements précis, complets et exacts, et nullement votre opinion ». D’autres, au contraire, m’ont demandé de donner mon
sentiment sur chaque titre, afin de les guider dans leur lecture : ils ne voulaient lire que les meilleurs textes et n’avaient pas le temps de tout examiner pour
se faire une opinion par eux-mêmes. Il y avait effectivement là un problème. Je l’ai résolu lorsque j’ai considéré la masse totale des textes parus entre 1925
et 1975, simplement dans les pays anglo-saxons : environ trente mille nouvelles ou romans ! Or, dans cet ouvrage, il me sera possible d’en citer et d’en
analyser environ cinq cents, au maximum. Ainsi, du fait même de ce choix, ce livre est déjà un ouvrage critique et non objectif : c’est une histoire partiale
et partielle. Je n’hésiterai donc pas à donner mon sentiment sur tel ou tel texte lorsque j’en sentirai la nécessité, mais sans le faire systématiquement.
Ces considérations générales sur la genèse de mon travail terminées, venons-en maintenant à son sujet : une histoire de la littérature de science-fiction
parue au cours de ce siècle. Mais, qu’est-ce donc que la littérature de science-fiction, serait-on en droit de demander. Il n’existe, en vérité, aucune définition
satisfaisante du genre et je me garderai d’en proposer. Ce n’est d’ailleurs pas là, me semble-t-il, le rôle de l’historien. Le mot lui-même est trompeur, car il
semble supposer l’existence obligatoire d’éléments scientifiques dans tout texte de S-F. Il n’en a jamais rien été. Certes, dans les années 20, on mettait plus
facilement l’accent sur la science que sur les autres éléments du récit, mais ce n’était pas là une règle absolue. Aujourd’hui, c’est même l’inverse : un récit
où la science joue une part prépondérante devient rarissime. À tel point qu’un écrivain américain(6) a proposé de remplacer le vieux terme de S-F par
speculative fiction qui a l’avantage d’avoir les mêmes initiales, mais ne résout en rien le problème. Le mot français anticipation est tout aussi dangereux,
car il est très fréquent que les récits de S-F se déroulent à notre époque et même, parfois, dans le passé. Le plus simple me semble encore de garder le terme
de science-fiction qui a l’avantage d’avoir aujourd’hui droit de cité et d’être compris par tous les amateurs.
Disons simplement que la science-fiction est une branche de la littérature de l’imaginaire, aux côtés du fantastique et du merveilleux. Une première
remarque s’impose ici : la science-fiction peut parfaitement absorber une part de fantastique ou de merveilleux et elle prend alors le nom de science-
fantasy, sans pour autant cesser d’appartenir au domaine de la S-F. Il est d’ailleurs bien difficile d’établir une frontière distincte entre ces divers genres qui
ont souvent des sujets communs. Tout tient alors dans la façon de les traiter et des histoires de vampires ou de sorcellerie ont parfaitement pu trouver leur
place dans les récits de S-F pure(7). Je n’assignerai donc pas de limites très strictes aux textes admis à figurer dans ce volume. J’en éliminerai, comme il est
d’usage, les contes de fées et les histoires de fantômes ou de revenants, par exemple, mais j’y accueillerai sans hésitation l’œuvre de H. P. Lovecraft, dont
les dieux et les démons sont manifestement des créatures extraterrestres venues d’autres dimensions ou d’autres temps. J’y admettrai également les
ouvrages de J. R. R. Tolkien, dont le monde des Hobbits est un univers parallèle au nôtre, et qui, par ailleurs, exercent une influence certaine sur nombre de
jeunes auteurs de S-F.
Une autre question se pose à propos de la science-fiction, à savoir son origine. Pour certains spécialistes gloutons, presque rien n’échappe à son
domaine : la Bible, bien sûr(8), et auparavant l’épopée de Gilgamesh et, sans doute, antérieurement encore, quelques peintures rupestres où l’erreur de
l’artiste lui a fait donner trois cornes et non deux à un auroch. Je citerai à ce propos l’écrivain américain Cyril M. Kornbluth qui écrivait dans son ouvrage,
The science-fiction novel, paru en 1964 : « Quelques-uns des amateurs qui se sont spécialisés dans l’étude de la S-F, sont devenus de véritables Hitler dans
le désir d’agrandir leur domaine. S’ils découvrent, par exemple, dans une satire du XVIe siècle, quelque élément vaguement spéculatif, ils le considèrent
comme faisant partie d’une minorité persécutée et terrorisée, réclamant un Anschluss, et annexent ladite satire à la science-fiction. » Je me garderai de
tomber dans cette sorte de paranoïa et me contenterai d’énumérer ici quelques écrits qui furent indubitablement des précurseurs du genre.
Le premier texte indiscutable me semble être le dialogue Icaroménippe de Lucien de Samosate, écrivain grec qui vécut entre 125 et 185 après J.-C. Ce
dialogue est le récit d’un voyage sur la Lune. Ce même auteur avait imaginé au cours d’un chapitre de ses Histoires véritables un autre voyage vers notre
satellite et, dans ce même livre, décrivait des aventures mystérieuses qui peuvent également se rattacher à la S-F. Il est d’ailleurs à noter que Les aventures
du baron de Munchhausen sont partiellement imitées de l’ouvrage de Lucien de Samosate.
C’est un autre voyage dans la Lune que propose en 1657 le Français Savinien Cyrano de Bergerac, dans ses Histoires comiques par M. Cyrano
Bergerac, contenant les États et Empires de la Lune. Cet ouvrage posthume, puisque Cyrano était mort en 1655, fut suivi, en 1662, par Fragments
d’Histoires comiques, par M. de Cyrano Bergerac, contenant les États et Empires du Soleil.
Puis, c’est le tour d’un écrivain irlandais, Jonathan Swift, d’apporter sa pierre à l’édification du genre, avec Les voyages de Gulliver, parus en 1726.
Vient ensuite un autre écrivain français, Restif de la Bretonne, plus connu pour ses romans érotiques, qui publia une des premières histoires d’un monde
perdu, à la civilisation ignorée, que je connaisse : La découverte australe par un homme volant, ou Le dédale français, parue en 1781. Huit ans plus tard, il
publiait L’an 2000 ou la Régénération, qui appartient nettement au domaine de l’anticipation.
Venons-en maintenant à Mary Shelley, la femme de l’illustre poète qui, par jeu, écrivit en 1817 son fameux roman popularisé mainte et mainte fois par
le cinéma, Frankenstein(9). Brian Aldiss m’a récemment écrit qu’il voyait, dans ce roman, l’origine de la science-fiction et la première œuvre appartenant
réellement au genre. Une telle opinion est à mon sens exagérée car les ouvrages précédemment cités pouvaient tout autant être considérés comme des
œuvres de science-fiction.
D’ailleurs, il me semble tout à fait impossible de déterminer un point d’origine exact, et si j’ai choisi de commencer cette histoire en avril 1911, pour
des raisons que j’exposerai, il ne me viendrait cependant pas à l’idée de prétendre que c’est là le début réel et précis du genre. Mary Shelley a certes écrit
un ouvrage important mais qui, à mes yeux, poursuit une lignée, sans plus.
Beaucoup plus considérable est le poète et écrivain américain Edgar Allan Poe qui, avec Jules Verne et H. G. Wells, est un des trois pères fondateurs de
la S-F. On peut dire, sans risque d’erreur, que toute la science-fantasy découle de l’œuvre de Poe, qu’il s’agisse de l’appel aux sciences occultes comme
dans La vérité sur le cas de M. Waldemar, paru en 1845, ou du contact avec des entités étrangères venues d’un autre espace ou d’un autre temps, comme
dans son court roman, Les aventures d’Arthur Gordon Pym, publié en 1837. Même l’œuvre purement fantastique de Poe a, sans nul doute, influencé
nombre d’auteurs de science-fiction d’hier ou d’aujourd’hui.
Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne, paru en 1864, fut suivi, un an plus tard, par De la Terre à la Lune. Bien d’autres ouvrages d’anticipation
scientifique vont jaillir de la plume de cet auteur : Autour de la Lune, Vingt mille lieues sous les mers, Hector Servadac, Robur le Conquérant, Maître du
Monde, L’île mystérieuse, La chasse aux météores, L’éternel Adam, etc. Durant toute mon adolescence, j’ai lu cet auteur avec passion et je ne le renie pas
aujourd’hui. Certes, il y a du déchet dans son œuvre immense et on ne peut que déplorer son nationalisme et son mépris des juifs. Jules Verne reste
néanmoins pour moi un des grands écrivains français, tant du point de vue littéraire que de celui, plus particulier, de la science-fiction. D’ailleurs, les
reproches de nationalisme exacerbé, d’esprit réactionnaire, qui lui sont souvent adressés, me paraissent grandement exagérés. Son principal héros, le
capitaine Némo, qui n’est pas français, ne représente-t-il pas le type même de l’anarchiste contestataire ?
Retournons maintenant en Angleterre où, en 1886, Sir Rider Haggard fit paraître son célèbre roman She (Elle). L’histoire de cette reine de légende,
quasi immortelle, qui attire dans son empire caché au cœur de l’Afrique un jeune Anglais pour en faire son amant, eut une influence égale à celle de Poe sur
la science-fantasy et inspira également de nombreux auteurs de science-fiction. La même année, un autre écrivain britannique, Robert Louis Stevenson,
publie un ouvrage qui se rattache directement à la S-F : Dr Jekyll and Mr Hyde. Il décrit un dédoublement complet de la personnalité sous l’effet d’une
préparation chimique.
Retournons un instant sur le continent pour voir paraître, en 1887, Les Xipéhuz, de l’écrivain français d’origine belge, J. H. Rosny aîné. On y découvre,
à ma connaissance, la première description de la rencontre d’hommes avec une race d’êtres minéraux intelligents dont les modes de penser sont totalement
irréductibles à ceux de l’Homme. Mais nous reparlerons plus longuement de Rosny aîné dans la partie réservée aux parutions françaises.
En 1888, apparaît le second écrivain américain qui puisse valablement figurer parmi les précurseurs de la S-F : Edward Bellamy, avec son utopie
socialisante, Looking backwards, 2000-1887(10). L’influence de cet ouvrage sur les premiers auteurs spécialisés ne doit pas être sous-estimée, en particulier
sur Hugo Gernsback lui-même.
Nous arrivons enfin au troisième père fondateur de la science-fiction : l’écrivain britannique H. G. Wells qui publie, en 1896, La machine à explorer le
temps et, en 1898, La guerre des mondes. Ce sont là deux des premiers classiques du genre, mais Wells ne s’en tiendra pas à ces deux œuvres et écrira de
nombreux récits de ce qu’il faut bien déjà appeler de la science-fiction (ce qui était aussi le cas pour Rosny aîné d’ailleurs) afin de les différencier des
« voyages extraordinaires » à la Jules Verne.
Nous terminerons avec un dernier écrivain américain, Jack London, auteur de quelques textes d’anticipation remarquables. The iron heel(11) (1907) une
anti-utopie qui montre l’écrasement futur du prolétariat par les classes possédantes, et surtout The star rover(12) (1915) où l’on voit un prisonnier apprendre
à projeter son esprit dans le temps et revivre ainsi plusieurs de ses existences antérieures.
Voilà donc les principaux repères qui, depuis l’Antiquité, peuvent être découverts dans les ouvrages de littérature générale portant en germe ce qui est
devenu en notre siècle la science-fiction. Sans tomber dans le travers des annexions abusives, dénoncé par Cyril M. Kornbluth, je dois reconnaître que
j’aurais pu citer beaucoup d’autres œuvres échelonnées au long des siècles. Cela ne m’a pas semblé nécessaire pour une raison très simple : à eux seuls, les
livres cités ont donné à la S-F presque tous ses grands thèmes de base.
Lucien de Samosate et Cyrano de Bergerac : voyages dans l’espace et les planètes. Swift : gigantisme, nanisme mais aussi possibilité de satire de notre
civilisation par le biais de la S-F. Restif de la Bretonne : survivance de civilisations disparues. Mary Shelley : création de monstres et, par extension, de
monstres métalliques, c’est-à-dire de robots. Sir Henry Rider Haggard : immortalité acquise et possibilités offertes par le fantastique mystique. R. L.
Stevenson : dédoublement de la personnalité sous l’effet de produits chimiques. Rosny aîné : mort de l’humanité ; difficulté du contact entre l’homme et
une intelligence étrangère. Bellamy et Jack London : utilisation de l’anticipation pour exprimer la critique sociale du présent.
J’ai réservé pour la fin les trois grands ancêtres de la S-F : Poe, Verne et Wells. Edgard Allan Poe (1809-1849) a montré le parti qu’on pouvait tirer de
l’emploi apparemment scientifique des sciences occultes (magnétisme, par exemple) ; il a également imaginé des créatures étrangères à la Terre, mais qui,
surgies d’un autre espace, d’un autre temps, hantent notre monde (Les aventures d’Arthur Gordon Pym), inspirant ainsi Lovecraft et tous les auteurs de
science-fantasy. Jules Verne (1828-1905), d’une façon générale, a prôné l’amour de la science et montré que l’on pouvait fonder des récits sur des
descriptions d’une technologie futuriste. D’un point de vue purement thématique, Verne est si riche qu’il m’est possible de donner quelques exemples
seulement : les possibilités de vie à l’intérieur de la Terre (Voyage au centre de la Terre), l’exploration sous-marine (Vingt mille lieues sous les mers),
l’invisibilité et la télévision (Le château des Carpathes), et, enfin, thème très fréquent dans la science-fiction, ancienne ou moderne, et qu’on rattache
rarement à Jules Verne : l’anéantissement total de notre civilisation par un cataclysme qui ne laisse que quelques très rares survivants (L’éternel Adam). H.
G. Wells (1866-1946) apporta l’utopie sociologique, la réflexion philosophique sur l’Homme et, d’une façon plus précise, les voyages dans le temps, la
lutte contre des envahisseurs extra-terrestres et non humains, l’invisibilité obtenue scientifiquement (L’homme invisible), etc. Vous reconnaîtrez sans peine
tous ces thèmes à travers les analyses des nombreux récits de science-fiction qui vont suivre. Ils forment la base même de la thématique du genre qui a su,
certes, se développer et s’enrichir, mais ne s’est jamais totalement écarté de ses modèles de base.
On aura remarqué que l’influence de l’Europe a été prépondérante dans la création de ce nouveau genre littéraire. À part Edgar Allan Poe, Edward
Bellamy et Jack London, aucun écrivain américain ne peut être valablement retenu comme un des grands précurseurs de la S-F. C’est d’ailleurs sous
l’influence d’un émigré d’origine européenne, le Luxembourgeois Hugo Gernsback, que le genre se développera outre-Atlantique de façon autonome au
cours du premier quart de ce siècle. L’anticipation scientifique, inspirée par Jules Verne, André Laurie, etc., continuera, elle, de prospérer en Europe, et
plus particulièrement en France, jusqu’à la guerre de 1940 où elle disparaîtra à peu près complètement(13). Pour conclure, je dirai donc que la science-
fiction moderne est un genre d’origine européenne qui a trouvé son terrain d’élection aux États-Unis d’Amérique et s’y est développé mieux que partout
ailleurs.
L’ouvrage que vous tenez en main est une Histoire de la science-fiction et rien d’autre. Il ne prétend nullement à une compréhension globale du genre, à
un génial effort de synthèse, à l’élaboration d’une métaphysique. D’ailleurs, perdu comme je l’étais dans la mosaïque des centaines de récits analysés,
j’aurais été bien en peine d’avoir une vision d’ensemble et de pouvoir y appliquer une réflexion synthétique. Je laisse cette tâche à d’autres, espérant faire
œuvre utile en leur livrant cette étude chronologique qui peut constituer un point de départ.
Afin que le lecteur ne se sente pas lui-même perdu dans le très grand nombre de titres cités, j’esquisserai maintenant l’évolution de la S-F aux États-
Unis, de 1911 à 1971, et je ferai de même pour la France dans la seconde partie de cet ouvrage. En ce qui concerne le monde anglo-saxon, j’ai divisé la
période considérée en sept chapitres d’inégale longueur qui m’ont paru correspondre à des périodes essentielles du développement de la S-F. Le titre de
chaque chapitre représente l’idée force, la clé de la période en question.
Fondation (1911-1925) : j’explique au début de ce premier chapitre pourquoi j’ai choisi ce mois d’avril 1911, date arbitraire mais pratique, on le verra.
En fait, dans les pays anglo-saxons, la fondation de la S-F moderne commence dès la fin du siècle dernier. Les utopies ou contre-utopies abondent et la
descendance de Bellamy, par exemple, est innombrable. Les imitations de H. Rider Haggard envahissent la littérature populaire qu’on trouve alors dans les
Dime novels, c’est-à-dire des romans à quatre sous publiés sous forme de petits magazines. Les livres de H. G. Wells ont apporté une nouvelle source
d’inspiration à ces auteurs populaires qui vont annexer les voyages dans le temps ou dans l’espace à leurs thèmes habituels. Enfin, l’influence de Jules
Verne reste vive et se mêle le plus souvent, dans les Dime novels, à celle de Wells pour arriver à la création de romans d’aventures à base pseudo-
scientifique (inventions délirantes, savants fous, etc.). À la fin de ce chapitre, en 1925, nous aurons déjà toute une littérature de science-fiction moderne ou
de science-fantasy parfaitement définie, même si l’usage de ces deux termes est encore à inventer. La meilleure preuve en est que la réédition de nombreux
romans parus à cette époque est encore de pratique courante de nos jours aux États-Unis, dans les collections de poche spécialisées. En 1925, la science-
fiction, telle que nous la concevons aujourd’hui, est d’ores et déjà solidement établie, mais il lui manque un point de focalisation, un cristallisateur, qui lui
permette de se différencier des autres publications populaires auxquelles ses parutions se trouvent mélangées.
Cristallisation (1926-1933) : c’est Hugo Gernsback qui, en avril 1926, créant la première revue de science-fiction Amazing Stories, va être le véritable
père de la S-F moderne en tant que genre séparé. Certains le lui reprocheront d’ailleurs, en estimant qu’il a ainsi enfermé la S-F dans un ghetto et l’a coupée
totalement de la littérature générale. C’est là une absurdité car la science-fiction des années 1900-1920 n’avait pas le moindre rapport avec la littérature
générale, mais bien avec le roman-feuilleton et les œuvres populaires du plus bas niveau (les derniers textes de Wells et London exceptés, bien entendu).
C’est sans doute là qu’elle aurait continué de croupir pendant des années, sans espoir d’en sortir, si Gernsback ne l’avait dotée d’une autonomie. De
l’aveu même d’Hugo Gernsback, trois maîtres vont présider aux destinées de la nouvelle revue : H. G. Wells, Jules Verne, Edgar Allan Poe. Ce n’est pas
pour nous surprendre. La Science (ou plutôt les idées scientifiques) apparaît comme le fondement de presque tous les textes de cette époque. La Machine, à
la fois produit et dérivé de la science, y tient un rôle prépondérant. Elle est le plus souvent au service de l’homme et lui permet de conquérir d’autres
mondes ou d’autres dimensions, mais parfois elle se retourne contre lui, soit de son propre chef, soit entre les mains de quelque savant fou. Dès 1930, un
certain nombre de nouveaux auteurs vont utiliser leurs récits de science-fiction comme véhicule d’une critique de la civilisation contemporaine. Les classes
sociales, le droit de propriété, les puissances d’argent, le pouvoir des banques, l’exploitation des travailleurs, etc., commencent d’être mis en accusation !
Ce fut là sans doute un phénomène non prévu par Gernsback et qui s’est développé de façon autonome, peut-être même malgré lui. Fin 1933, la science-
fiction subit sa première mutation et c’est ce mot qui sera le titre de mon troisième chapitre.
Mutation (1934-1938) : cette période est influencée par la personnalité de F. Orlin Tremaine, rédacteur en chef de la revue Astounding Stories, créée en
janvier 1930. Tremaine n’était pas un amateur de science-fiction, mais un professionnel de l’édition dont l’esprit était remarquablement ouvert à toute
espèce de nouveauté. Son but avoué fut seulement de faire un meilleur magazine que celui de ses deux concurrents d’alors. Il chercha ainsi à créer une
science-fiction fondée sur des idées nouvelles, provocantes ; surtout il ne fixa aucune limite au genre de sujets qu’il acceptait de publier. C’est ainsi que
parurent des nouvelles en prise directe sur l’époque et critiquant le racisme, la xénophobie, la montée du totalitarisme nazi, etc., tout comme de purs récits
d’aventures spatiales ou temporelles. Il alla même jusqu’à abandonner le principe sacro-saint du texte à fondement scientifique en acceptant dans ses
colonnes des auteurs de science-fantasy, tels H. P. Lovecraft ou Catherine L. Moore. Néanmoins, si la science n’a plus le premier rôle, elle reste l’alliée de
l’homme et la machine devient son support pour s’élancer jusqu’aux confins de la galaxie, et même, nous le verrons, au-delà.
Moisson (1939-1949) : la qualité d’Astounding Stories et le choc provoqué dans le public par les idées de ses auteurs vont former toute une nouvelle
génération de jeunes écrivains qui se révélera entre la fin de l’année 38 et le début de l’année 40. F. Orlin Tremaine abandonna la direction de son
magazine et choisit un jeune auteur de space opera (c’est-à-dire d’aventures spatiales épiques), J. W. Campbell Jr, pour lui succéder. Ce dernier était un
fanatique de S-F et en même temps un esprit scientifique qui a suivi des cours de physique avancés. Doté d’un tempérament très autoritaire, il va avoir une
influence considérable sur tous les jeunes écrivains qui apparurent à cette époque, car il exigea d’eux des récits beaucoup plus soignés quant au style et
fondés sur des éléments scientifiques plus assurés. C’est alors l’apogée de la science-fiction classique qui dura jusqu’en 1945 : l’Homo triomphans, servi
par les machines amies et la science fidèle, allait conquérir l’univers. Quand la bombe atomique fut larguée sur Hiroshima, le mythe de la science « bonne »
et amie de l’homme s’effondra. Cela fut d’autant plus ressenti par les auteurs de science-fiction qu’ils avaient cru sincèrement en elle, plus peut-être que
l’ensemble des intellectuels, à part les scientifiques eux-mêmes. De nombreux et sombres récits de mondes post-atomiques surgissent alors sous la plume
d’auteurs jusque-là optimistes : on sait désormais que les savants fous ne sont pas les plus dangereux. Mais Campbell a une solution de rechange à
proposer : au lieu de véhiculer les mythes de la science ou de chanter les louanges de ses machines, la science-fiction va désormais s’attacher à prévoir le
Futur. L’idée était astucieuse car, alors, le monde des hommes vivait dans la terreur du péril atomique, la guerre froide entre l’Est et l’Ouest s’étant
installée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quel serait désormais l’avenir de l’homme, si tant est qu’il lui en restât un ? Sans doute un nombreux
public pensa-t-il pouvoir trouver la réponse à cette question dans les magazines de science-fiction car, au début des années 50, ils se multiplièrent de façon
considérable, ce qui m’apporte le titre du chapitre suivant.
Prolifération (1950-1957) : en l’espace de trois ans, le nombre des magazines de science-fiction va passer d’une douzaine à plus de quarante. En même
temps une métamorphose s’opère : les pulps(14), c’est-à-dire les magazines populaires d’assez grand format qui avaient succédé aux Dime novels du début
du siècle, disparaissent et cèdent la place aux formats digest. Parmi les nouveaux titres, l’un d’eux, Galaxy, dirigé par Horace L. Gold, va supplanter dès sa
parution tous les titres anciens ou nouveaux. C’est une science-fiction à la fois plus littéraire et plus adulte que propose ce magazine sur des sujets souvent
neufs ; par exemple, la reconnaissance des droits civiques des androïdes dans la société du futur. Un tel thème sous-entend évidemment la reconnaissance
des droits civiques des Noirs et les revues de S-F sont à peu près les seuls organes où la liberté de s’exprimer sera respectée en cette période du
McCarthysme. La conquête de l’espace n’est plus seulement pensée en termes d’exploration ou de guerre, mais essentiellement du point de vue
économique ou commercial. Sur le plan purement terrestre, outre le péril atomique, les auteurs se préoccupent de l’explosion démographique, de
l’absurdité de la civilisation industrielle et des problèmes de la pollution. C’est déjà demain. Et puis, en 1957, les Russes envoient dans l’espace le premier
spoutnik. Un très grand nombre de jeunes amateurs de S-F (la majorité du public se situe entre treize et vingt cinq-ans) s’aperçoit alors avec stupeur que les
prédictions des auteurs de science-fiction deviennent réalité. Mais le futur, exalté par les magazines aux couvertures bariolées sous les couleurs de
l’aventure et de l’épopée, se révèle à l’usage n’être qu’une technique ennuyeuse et impersonnelle. Pourquoi s’y intéresser encore ? Et c’est la récession,
brutale, rapide.
Récession (1958-1965) : en l’espace de quelques années, le nombre des magazines va tomber de quarante et un à six. Les nouveaux auteurs ignorent
délibérément la science ou la méprisent. La prédiction ne leur semble plus avoir d’intérêt, ni pour eux-mêmes ni pour leurs lecteurs. Vers quoi vont-ils
désormais se tourner ? C’est une période de marasme du point de vue économique et de tâtonnement chez les écrivains qui sentent qu’il leur faut sortir de
l’ornière mais ne voient pas encore la direction à prendre. Les Anglais croient trouver la réponse dans les recherches formelles du magazine New Worlds.
La forme prend le pas sur le fond et la qualité de l’écriture devient leur préoccupation dominante. Ils iront même plus loin, s’avançant sur les traces de
Raymond Roussel et des auteurs d’une lointaine « avant-garde »(15). En elle-même la voie était sans issue, mais elle fut féconde pour l’ensemble des
auteurs du genre qui comprirent que les problèmes d’écriture et de composition devaient désormais passer au premier plan de leurs préoccupations. Ce fut
là la première étape vers le renouveau.
Résurrection (1966-1975) : les auteurs contemporains cherchent désormais à écrire d’abord de la bonne littérature, ensuite de la science-fiction. Pour
eux, la notion de science est d’ailleurs complètement abandonnée : elle est mise entre parenthèses, remisée au magasin des accessoires usagés.
Parallèlement, la science-fantasy, ce mélange de S-F pure et de merveilleux ou de fantastique, qui a subi une certaine éclipse pendant la période classique
(en raison de la disparition des pulps spécialisés, Unknown puis Weird Tales), revient en force, mais sous les traits d’un nouveau style, plus épique,
l’Heroic-fantasy. C’est pourquoi il serait faux de vouloir simplifier à l’extrême comme l’ont fait certains en prétendant réunir tous les jeunes écrivains dans
une même école, comme cela avait été le cas en Angleterre. Les grands anciens, si je puis dire, et quelques jeunes auteurs de talent, écrivent encore de la
science-fiction traditionnelle ; d’autres auteurs chevronnés et de nouveaux écrivains ont au contraire franchi une étape et conçoivent désormais leurs
œuvres de science-fiction non plus comme axées vers le futur, mais bien comme une critique du présent. On revient en fait à ce qui avait été tenté dans les
années 33-37, mais de façon plus approfondie, plus adulte, plus lucide. L’Homme, qui avait été souvent délaissé pour les extra-terrestres ou étudié
seulement du point de vue de ses réactions aux événements extérieurs, devient désormais primordial dans cette nouvelle forme de S-F. Son esprit, ses
fantasmes, son inconscient même, sont explorés, disséqués. C’est d’ailleurs pourquoi les vieux amateurs ne reconnaissent plus là le genre littéraire qu’ils
ont aimé et tiennent la science-fiction contemporaine pour sotte et prétentieuse, tandis que les nouveaux lecteurs ne jurent que par les productions de ces
dernières années, considérant comme poussiéreuses et périmées toutes les vieilleries d’avant-guerre et même bien des œuvres plus récentes. Ces deux
attitudes sont également absurdes et manifestent seulement l’extrémisme – c’est-à-dire le manque de maturité intellectuelle – de ceux qui les adoptent.
Chaque époque de la S-F, du début du siècle à nos jours, apporte de grandes joies à ceux qui savent les découvrir. J’espère que cette étude sera le fil
d’Ariane qui vous permettra de les rencontrer.
Tous les romans et récits anglo-saxons sont cités sous leurs titres originaux. Chaque fois que l’un d’eux a été traduit dans notre langue, j’ai indiqué en
note la dernière traduction parue. Toutefois, j’ai rappelé les ouvrages publiés au Rayon Fantastique par la mention : (R.F. n° x). Cette collection,
aujourd’hui rééditée par six éditeurs différents, eut en effet une importance historique toute particulière dans notre pays.
Je n’ai pas cru devoir traduire systématiquement les titres des œuvres inédites en français, ce qui n’offre que peu d’intérêt et aurait pu créer des
confusions avec certains titres de traductions. Cependant, lorsque le sens d’un titre présente un intérêt particulier, je l’ai indiqué au cours de l’analyse de
l’ouvrage.
Domaine anglo-saxon
1
FONDATION (1911-1925)
En avril 1911, la revue Modern Electrics entreprenait la publication en feuilleton du roman de Hugo Gernsback, Ralph 124C41 +(16). Son auteur a
depuis été appelé le « père de la science-fiction » ce qui est très excessif comme nous l’avons vu, mais il fut assurément le cristallisateur de son expression
moderne aux États-Unis à partir de 1926. C’est pourquoi j’ai choisi la date de ses débuts dans le genre comme point de départ de cette étude.
Hugo Gernsback n’était pas un homme du Nouveau Monde mais un Luxembourgeois qui passa les vingt premières années de sa vie dans la vieille
Europe. Il est né en 1884, à Luxembourg même, et fit ses études dans cette ville, puis en Allemagne ; à l’âge de treize ans il devint un fanatique de la TSF
et du téléphone. À vingt ans, il partit pour l’Amérique où il trouva d’abord un emploi dans l’industrie des accumulateurs électriques. Dès 1906, Gernsback
tentait de commercialiser le premier appareil de TSF bon marché ; il le proposait au prix incroyable pour l’époque de 7,50 dollars. Alertée par les autres
constructeurs, la police vint lui demander des comptes, mais force lui fut de constater le bon fonctionnement de l’appareil que l’on peut voir encore
aujourd’hui au musée « Henry Ford », dans le Michigan.
C’est en 1908 que Hugo Gernsback créa Modern Electrics, une des premières revues techniques de radio du monde. Elle changea plusieurs fois de nom
au cours des années suivantes : Electrical Experimenter, Science and Invention, Radio News, etc. ; aujourd’hui c’est son fils qui la dirige et elle se nomme
Radio Electronics.
Hugo Gernsback était un admirateur de Jules Verne et avait lu beaucoup des nombreuses utopies d’auteurs anglo-saxons qui fleurirent dans la seconde
moitié du XIXe siècle et furent souvent de l’anticipation avant la lettre. En 1911, il se lança dans la rédaction d’un feuilleton, Ralph 124C 41 + :
« Pourtant », écrit-il à ce propos, « je dois confesser aujourd’hui que je ne me rappelle pas bien ce qui m’a déterminé à écrire Ralph, je n’avais aucun plan
pour l’ensemble du récit, aucune idée sur son dénouement ou sur ses péripéties. » C’était une « romance scientifique », c’est-à-dire un de ces romans où
l’intrigue amoureuse servait seulement de prétexte à la description d’une technologie futuriste. Du point de vue littéraire, l’ouvrage de Gernsback est
aujourd’hui absolument illisible ; en revanche, du point de vue de la prédiction des réalisations techniques à venir, il est stupéfiant. Voici d’ailleurs un
relevé des principales prophéties contenues dans Ralph, dressé par E. Aisberg(17) dans un article sur Gernsback : « Vol spatial, éclairage fluorescent,
publicité par lettres inscrites dans le ciel, meubles en fibre de verre qui évoque les matières plastiques, agriculture entièrement rénovée grâce à l’emploi
d’engrais liquides et de champs à haute fréquence stimulant la croissance des végétaux, également cultures hydroponiques ; enregistrements magnétiques
(mnémographes), emballage automatique, juke-box, acier inoxydable, microfilms remplaçant les encombrants journaux, télévision et téléphot (téléphone
avec appareil de télévision), radio-diffusion, enseignement pendant le sommeil ou hypnobioscope, distributeur automatique de nourriture et de boissons,
transmission de la matière par ondes hertziennes, maîtrise par l’homme des conditions atmosphériques.
« Ces deux dernières prédictions restent à réaliser ; en revanche, une invention, la plus étonnante de toutes, s’est trouvée réalisée un quart de siècle
après que Gernsback en eut énoncé le principe avec une précision qui confine à un véritable don de visionnaire : dans le chapitre XI, on trouve, en effet,
avec dessin à l’appui, la description du radar tel que nous le connaissons de nos jours. L’émission du faisceau d’ondes dirigé à l’aide d’un réflecteur
paraboloïde, la réflexion contre l’obstacle se trouvant dans l’espace, la réception des ondes réfléchies par un appareil insensible à l’onde directe, la
détermination de la direction d’après l’orientation de l’antenne, la mesure de la distance d’après l’intervalle de temps entre l’émission et la réception de
l’onde réfléchie. »
Hugo Gernsback fut donc un bon prophète et, nous le verrons au chapitre suivant, un directeur de revue avisé, par contre il n’a jamais été un grand
écrivain et nous devrons nous tourner vers d’autres publications que la sienne pour trouver des textes de qualité relevant de la science-fiction. Ce sont les
Frank A. Munsey magazines, énorme chaîne de productions populaires, qui vont plus particulièrement retenir notre attention. À sa mort, survenue en 1925,
Munsey eut droit à l’épitaphe suivante : « Frank A. Munsey, le grand directeur de journal, est mort. Il a apporté au journalisme de son époque le talent d’un
charcutier, l’éthique d’un usurier et le style d’un croque-mort. Lui et ses semblables ont à peu près réussi à transformer une noble profession en un
placement à 8 %. » Peut-être, mais si Munsey n’avait pas existé la science-fiction ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui.
Trois titres publient régulièrement, depuis le début du siècle(18), des romans scientifiques ; ce sont Argosy, The Cavalier et All-Story Magazine. Nous
allons examiner chronologiquement, depuis 1911, leurs parutions les plus intéressantes dans notre domaine. Cette année-là, en juillet, The Cavalier
entreprit la publication d’un nouveau roman de l’astronome et vulgarisateur scientifique Garrett P. Serviss. Celui-ci était déjà connu pour avoir écrit à la fin
du siècle dernier une suite, d’ailleurs médiocre, à The war of the worlds(19), de H. G. Wells : Pursuit to Mars. Il avait par la suite publié deux romans
d’anticipation : The moon metal et The Colombus of space. Né près de New York le 24 mars 1851, Serviss obtint un diplôme d’astronomie et une licence
en droit ; néanmoins, le journalisme et la littérature l’attirèrent et il devint rapidement reporter au New York Tribune, puis au New York Sun. C’était un
grand admirateur de Jules Verne à qui il dédia son « Colomb de l’espace ». Aujourd’hui, le nom de Serviss n’est pas totalement inconnu des amateurs de
science-fiction d’outre-Atlantique puisque, dans l’édition américaine de la série allemande « Perry Rhodan », reparaît en feuilleton Pursuit to Mars.
The second deluge, du même auteur, initialement publié en juillet 1911, puis dans les numéros d’août-septembre et octobre 1926 de Amazing Stories,
fut repris, en une seule livraison, dans le numéro de l’hiver 1933 de Amazing Stories Quarterly, et enfin dans le numéro de juillet 1948 de Fantastic Novels.
À chacune de ses parutions, il reçut un accueil enthousiaste du public et je dois dire que j’ai lu moi-même cet ouvrage beaucoup plus récemment avec un
plaisir constant.
Le thème en est simple, c’est celui de la grande catastrophe naturelle qui annihile presque toute vie à la surface de la Terre. Ce second déluge provient
d’un nuage cosmique géant chargé de vapeur d’eau, qui pénètre dans l’orbite de notre planète. Par condensation, il provoque des pluies torrentielles qui
font peu à peu monter le niveau des mers au-dessus de celui des terres émergées. Seul un astronome amateur, Cosmo Versal, a su prévoir le cataclysme. Il a
aussitôt envoyé des communications à la presse, aux sociétés scientifiques et, même, au président des États-Unis. En vain. Par la voix du Pr Pludder,
directeur de l’observatoire de New York, il est ridiculisé.
Cosmo Versal ne se laisse pas abattre et, tout comme Noé, entreprend la réalisation d’une arche gigantesque en lévium, un métal ultra-léger et ultra-
résistant de son invention. Il embarque des couples des principales espèces animales et cinq cents personnes choisies pour leurs qualités intellectuelles ou
morales. Tout donne à penser que la moitié au moins étaient des femmes puisque ces personnes étaient sauvées dans le but de perpétuer l’espèce humaine.
Toutefois, Cosmo Versal avait dû les choisir vierges, modestes et discrètes car il n’en est jamais question !
Le déluge survient alors et l’arche prend la mer non sans avoir dû repousser l’assaut désespéré de malheureux qui voulaient monter à bord. Malgré un
appel pressant, le président des États-Unis et le Pr Pludder refusent une nouvelle fois de rejoindre Cosmo Versal. Celui-ci va désormais sillonner les mers
du globe en attendant la fin du passage du nuage cosmique. Il rencontre un sous-marin français, le Jules Verne, qui a échappé au cataclysme. Versal et le
capitaine Yves de Beaux-champs se livrent en commun à quelques explorations sous-marines, et c’est ainsi qu’ils délogent un monstre marin installé sous
l’Arc de triomphe à Paris ! De retour au-dessus des États-Unis, l’arche s’échoue sur des montagnes nouvellement émergées. Versal a alors la surprise d’y
découvrir un camp de réfugiés dirigé par le Pr Pludder et le président des États-Unis. Les deux anciens adversaires tombent dans les bras l’un de l’autre et
unissent leurs efforts pour reconstruire le monde. Jules Verne n’aurait pas désavoué un tel roman…
Six mois après la parution de ce roman, The Cavalier présente, en janvier 1912, une autre des grandes réussites de la science-fiction de l’époque,
Darkness and dawn, de George Allan England. Ce roman reparut dans Famous Fantastic Mysteries, en août 1940, et rencontra auprès des nouveaux
lecteurs le même succès que lors de sa première publication. England était un écrivain populaire professionnel qui décrivit ainsi sa carrière dans un article
biographique paru en 1932 dans Argosy :
« Je suis né dans le Nebraska, ayant atteint cette vallée de larmes en 1877. Mon père était officier ; aussi, enfant, j’allai dans divers postes militaires…
Bob Davis, des Munsey magazines, me fit faire mes débuts d’écrivain et me forma. Un jour, il m’invita à une partie de canotage sur un lac du Maine. C’est
là même qu’il me suggéra de signer avec lui un contrat de cinq ans, tout en faisant tanguer de façon sensible la barque. Comme je ne savais guère nager et
que l’eau du lac était extrêmement froide, j’ai signé. Cela se passait en 1905 environ et, depuis, je n’ai pas cessé d’écrire pour les Munsey magazines,
probablement plusieurs millions de mots. »
England mourut en juin 1936, sans jamais avoir perdu la faveur des lecteurs.
Si l’histoire de The second deluge devait beaucoup aux aventures de Noé et de ses fils, celle de Darkness and dawn (ce qui signifie Nuit et aube) n’est
pas sans évoquer celle d’Adam et Ève. Un jour, en une fraction de seconde, tous les habitants de notre planète cessent de vivre. Plusieurs siècles plus tard
(au moins quinze), une jeune fille se réveille dans un gratte-ciel new-yorkais, Béatrice Kendrick. Elle croit d’abord avoir été prise d’un simple
étourdissement, puis s’aperçoit que tout autour d’elle est réduit à l’état de poussière, de fragments de rouille, etc. Ses vêtements tombent en poudre dès
qu’elle tente de se relever et elle se retrouve complètement nue dans un décor de cauchemar. La jeune fille se précipite alors dans les autres bureaux de
cette firme où elle était employée comme secrétaire, ne rencontrant que vide et désolation. De petits tas de poussière sont tout ce qui reste de ses collègues.
Enfin, elle parvient dans le bureau de son chef de service, Allan Stern, qui se trouve dans le même état d’animation suspendue qu’elle. À son entrée, il se
réveille peu à peu :
« Alors, réagissant d’instinct en femme, elle courut à lui. Oubliant toutes les conventions et son absence de vêtements, elle lui saisit la main et, d’une
voix qui tremblait jusqu’à se briser, elle lui cria :
« — Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que cela signifie ? Dites-moi ? »
Les nouveaux Adam et Ève vont, peu à peu, organiser leur vie, cherchant d’abord des armes, puis des vêtements pour se protéger du froid et, bien sûr,
de la nourriture. Des créatures dégénérées, mi-hommes, mi-singes, nos lointains descendants peut-être, manquent les capturer. Ils parviennent cependant à
leur échapper, et, à la fin du roman, quittent Manhattan pour gagner la campagne en suivant la rivière. Bien entendu l’amour est né entre eux et voici les
derniers mots du roman : « Leurs lèvres, avec l’avidité que leur inspirait leur folle passion, se joignirent et s’unirent dans un baiser d’amour et de joie. »
Ce bref résumé et ces quelques citations montrent que l’esprit du livre était complètement différent de l’œuvre de Garrett P. Serviss. Ici l’amour tient
une place prépondérante, non seulement l’amour courtois mais aussi les relations physiques qui, sans être décrites, sont suggérées. Les héros sont nus et
n’hésitent pas à se toucher et la folie les gagne lorsque leurs lèvres s’unissent. D’ailleurs, dans le troisième volet de la trilogie dont ce roman est le début,
The Afterglow, Béatrice est enceinte ce qui prouve que nos amoureux ne se sont pas contentés d’échanger de doux regards, mais il est vrai qu’ils se
considèrent alors mariés. L’influence de H. G. Wells est ici prépondérante et les créatures monstrueuses qui assaillent Béatrice et Allan ne sont pas sans
rappeler certains êtres aperçus par le narrateur dans La machine à explorer le temps. Le succès de Darkness and dawn fut immédiatement considérable et
dura de longues années. Une suite fut aussitôt réclamée à George Allan England et parut en janvier 1913, sous le titre Beyond the great oblivion. On y voit
Allan et Béatrice retrouver des hommes normaux descendants du grand cataclysme et devenir leurs chefs. La série trouva sa conclusion dans The
Afterglow, paru quelques mois plus tard. Il contient une scène qui parut sublime à l’époque et semble ridicule aujourd’hui : Allan et Béatrice découvrent
dans les ruines d’une cathédrale un phono à manivelle qui leur permet d’écouter l’enregistrement d’une cérémonie de mariage. La gêne causée par leur
concubinage disparaît alors, car ils s’estiment désormais mariés ! Le roman raconte l’élimination des monstres apparus dans le premier épisode et le
renouveau de la civilisation ; il se termine par une longue profession de foi, politiquement marquée à gauche (G.A. England fut très influencé par Jack
London comme on peut le constater dans son roman progressiste The golden blight, publié en 1916) où l’auteur, dans une sorte de vision prophétique,
écrit :
« Je vois un monde où les trônes se sont effondrés et où les rois sont devenus poussière. Un monde où l’aristocratie de l’oisiveté a péri et disparu de la
Terre. Je vois un monde sans esclaves : l’homme enfin est libre…»
Au début de l’année 1912, un nouvel auteur de science-fiction apparaît, dont l’importance dans le développement du genre fut, et même reste,
considérable. En effet, des écrivains comme Serviss ou England adaptaient à l’anticipation populaire le style d’auteurs consacrés comme Jules Verne ou
H.G. Wells, mais ne faisaient nullement œuvre originale. Il en va désormais tout autrement avec Edgar Rice Burroughs(20). Je ne dis pas que cet employé
d’une fabrique de taille-crayons n’ait subi aucune influence littéraire, loin de là, mais il n’a visiblement pas été à l’école de Verne ou de Wells. Il ouvre une
troisième voie à la science-fiction, ce qui se révélera d’une importance considérable. Burroughs, après divers métiers tous plus misérables les uns que les
autres, avait trouvé un emploi auprès de marchands d’une drogue antialcoolique. Cet emploi était fort mal payé et, à la naissance de son second enfant,
Burroughs dut mettre en gage les bijoux de sa femme et sa propre montre. Son travail consistait à examiner la presse en général et les pulps plus
particulièrement, pour y relever des annonces. Cet emploi n’étant pas extrêmement absorbant, Burroughs passait le plus clair de son temps à lire le contenu
des magazines qu’il dépouillait ainsi, ce qui lui donna l’idée d’écrire à son tour. Les auteurs populaires du temps ont donc marqué Burroughs, cela ne fait
aucun doute ; mais une autre influence est sensible chez lui, celle de Walter Scott(21), et plus particulièrement d’Ivanhoe. Afin d’avoir le temps nécessaire à
la réalisation de son projet, il quitte alors son emploi à la Ligue antialcoolique pour travailler dans une fabrique de taille-crayons ! C’est dans cet
environnement médiocre qu’Edgar Rice Burroughs va rêver – et écrire – la plus délirante aventure interplanétaire de cape et d’épée, Under the moons of
Mars, qui paraît entre février et juillet 1912 dans All-Story Magazine. Ce long récit, complété, constituera le premier roman de la série martienne de
l’auteur : A princess of Mars(22).
Voici en quelques lignes son thème aujourd’hui archiconnu. En 1866, John Carter, ancien officier de l’armée sudiste, s’est réfugié dans une caverne de
l’Arizona pour échapper aux Indiens Apaches. Là une étrange torpeur le saisit, puis il se sent inexplicablement fasciné par la planète Mars qu’il aperçoit au-
dessus de lui : « Mon attention fut rapidement attirée par une large étoile rouge située au fond de l’horizon. Comme je la regardais, je tombai sous un
charme d’une puissante fascination : c’était Mars, le dieu de la Guerre et, sur moi, il avait toujours exercé un magnétisme irrésistible. Tandis que je
contemplais cette planète en cette nuit lointaine, elle parut m’appeler par-delà l’immensité du vide, m’entraîner à elle, m’attirer comme un aimant attire une
parcelle de fer. » Et, aussitôt après, John Carter se retrouve sur la planète Mars.
Aucune explication scientifique à la Jules Verne n’est proposée, aucune idée philosophique à la Wells n’est développée. C’est l’aventure à l’état pur.
Dès qu’il a mis le pied sur Mars, les aventures de John Carter vont se dérouler à un rythme échevelé. D’abord capturé par des géants verts, il apprend leur
langage et devient bientôt un de leurs chefs après avoir tué deux d’entre eux, grâce à la souplesse supérieure de ses muscles de Terrien qui lui permettent
des bonds prodigieux sur une planète de gravité moindre. C’est alors que ses ravisseurs capturent une jeune fille humaine, vêtue seulement de quelques
joyaux étincelants, Dejah Thoris. Elle est d’une très grande beauté et John Carter ne tarde pas à s’éprendre d’elle et à la délivrer. Les aventures s’enchaînent
ensuite pour se terminer de façon assez abrupte, une panne de l’usine atmosphérique menaçant de mort par asphyxie tous les habitants de Mars. John Carter
essaie de sauver la situation mais, avant d’y être parvenu, il est rappelé sur Terre où, pendant dix ans, il garde l’œil fixé sur la planète rouge, pensant à celle
qu’il aime, qui l’attend vainement là-bas, Dejah Thoris, la princesse de Mars. L’histoire n’aurait théoriquement pas dû avoir de suite puisqu’elle est
présentée par Burroughs lui-même, qui a assisté à la mort du capitaine John Carter et publié ensuite le manuscrit légué par celui-ci. Mais, dès le départ, le
succès est fabuleux. L’auteur avait d’ailleurs pris la précaution de préciser que le cercueil contenant le corps de John Carter était muni d’une serrure et
pouvait s’ouvrir de l’intérieur. Il ne faut donc pas s’étonner de revoir son héros renaître en janvier 1913, dans le roman intitulé The gods of Mars(23) où il
raconte au narrateur son second voyage sur Barsoom, nom martien de la planète rouge, et ses retrouvailles avec Dejah Thoris.
Entre ces deux œuvres de science-fiction, Edgar Rice Burroughs avait écrit un autre ouvrage qui allait le rendre mondialement célèbre et faire passer au
second plan son influence dans le domaine qui nous intéresse. En effet, le numéro d’octobre 1912 de All-Story Magazine présentait Tarzan of the apes(24)
qui devait apporter à son auteur la fortune et la gloire même au-delà de la mort. Pratiquement tous les Tarzan ont dépassé le million d’exemplaires par
volume. Du point de vue commercial, l’œuvre de Burroughs est la plus grande réussite littéraire de notre temps : plus de 50 millions de volumes vendus,
répartis sur un total de 58 titres !
Malgré le succès de Tarzan, Burroughs n’abandonna jamais la science-fiction proprement dite (en fait la moitié des Tarzan appartient à ce genre).
Pellucidar, le second grand cycle S-F d’Edgar Rice Burroughs, débuta en avril 1914 par la publication de son roman At the Earth’s core(25). L’auteur y
développe la thèse de la Terre creuse contenant un soleil central où tout un petit univers se trouve enfermé : peuplades primitives, belles sauvageonnes
dévêtues, cruels sorciers, monstres préhistoriques. David Innes, héros du cycle, y pénètre accidentellement du fait du dérèglement d’un prospecteur
souterrain dû à l’invention de son ami Abner Perry. Cette machine les amène à 800 kilomètres au-dessous de la surface de la Terre. Là, la foreuse géante se
met à tourner à vide, car elle a pénétré de nouveau dans une atmosphère : Innes et son compagnon sont entrés dans l’empire souterrain de Pellucidar. David
Innes y rencontrera bien entendu une créature de rêve, appelée Diane la magnifique, dont il conquerra l’amour après des aventures innombrables et avec
laquelle il fondera le premier empire de Pellucidar. Cette série eut moins de succès que les ouvrages consacrés à John Carter et, à plus forte raison, à
Tarzan. Le quatrième des six volumes consacrés à Pellucidar, Tarzan at the Earth’s core(26) (1930), essaya de faire profiter le Monde intérieur du renom de
l’homme-singe, mais l’auteur ne réussit qu’imparfaitement l’amalgame.
Burroughs écrivit finalement dix romans martiens, plus quelques nouvelles ; six romans se déroulant dans le Monde intérieur et quatre nouvelles ; trois
romans consacrés à un autre héros, Carson Napier, sur la planète Vénus et plusieurs nouvelles ; ainsi que deux très bons romans ayant pour cadre la
Lune(27), et une série très inspirée par The lost world(28) de sir Arthur Conan Doyle, intitulée The land that time forgot. Il faut enfin considérer qu’une
bonne partie des romans consacrés à Tarzan a des intrigues de science-fiction : civilisations disparues, incursions dans la préhistoire, etc. On comprend
donc l’influence prépondérante qu’eut Edgar Rice Burroughs sur tous les futurs auteurs de science-fiction des années 30 à 50 qui étaient, à l’époque,
lecteurs des magazines populaires. En particulier, tout le courant dénommé depuis « heroic fantasy » doit être considéré comme inspiré par l’œuvre de
Burroughs. Il a également influencé de célèbres auteurs de space opera comme Edward Elmer Smith et même des écrivains modernes : je pense ainsi à
Philip José Farmer qui a d’ailleurs écrit, en 1971, une vie de ce personnage imaginaire qu’est Tarzan des Singes(29).
Burroughs a bientôt de nombreux imitateurs. Le premier à avoir acquis quelque notoriété est Charles B. Stilson qui publia, à partir du numéro de
décembre 1915 de All-Story Cavalier, un roman intitulé Polaris of the snows. Le héros, Polaris, est manifestement imité de Tarzan. Il s’agit d’un jeune
Américain qui, depuis sa plus tendre enfance, a vécu dans les glaces antarctiques en compagnie de son père et n’a jamais connu la civilisation des hommes.
Ce père lui a appris à parler plusieurs langues (dont le grec), à se battre et à respecter la gent féminine. Fort heureusement d’ailleurs, car le hasard conduit
bientôt vers Polaris une jeune Américaine égarée, Rose Emer. Tous deux arrivent dans la vallée des Sardanes, restée miraculeusement tempérée grâce à la
chaleur dégagée par un volcan. Ses habitants parlent le grec car ils descendent des membres d’une expédition datant du siècle de Périclès. Mais,
contrairement à Polaris, le roi Hélicon sait que les femmes apportent d’autres joies que celles de la conversation et notre héros doit sauver Rose d’un sort
« pire que la mort ». Hélicon tué, et malgré les gardes du nouveau roi Minos, Polaris ramène la jeune fille à la civilisation. Fin du premier épisode.
Le second, Minos of Sardanes, paraît en août 1916 et raconte la destruction de la vallée secrète à la suite de l’éruption du volcan. Polaris, chevaleresque,
y retourne pour sauver le roi Minos et son épouse. Fin du deuxième épisode. Le troisième paraît en septembre 1917 sous le titre Polaris and the Goddess
Glorian. Il est moins nul que les précédents, d’abord parce qu’il ne se passe pas au pôle Nord, en effet j’ai horreur du froid ! Polaris, Rose, Minos et sa
femme sont capturés par les hommes amphibies de la cité d’Adloz. Sa reine, la déesse Glorian, s’éprend de Polaris qui la contraint à prononcer son mariage
avec Rose. Or, et c’est là que Stilson se montre un peu plus astucieux, Glorian a le pouvoir de prolonger la vie et, à son insu, a soumis Polaris à ce
traitement. À la mort de Rose, elle pourra donc prendre sa place. Il fallait y penser…
Les années 15 et 16 continuent d’être dominées par Burroughs qui poursuit ses séries de Mars et de Pellucidar, sans oublier Tarzan bien sûr. L’année
1917 va voir les débuts d’un journaliste de trente-trois ans, Abraham Merritt, lequel, dès le départ, se révèle comme l’un des maîtres de ce secteur de la
science-fiction, nommée « fantasy », qui a subi l’influence de H. Rider Haggard et d’Edgar Poe, tout autant que celle de Wells ou de Verne. L’influence de
Burroughs et de Mrs Francis Stevens, que nous allons bientôt découvrir(30), est aussi perceptible dans son œuvre, mais me semble plus superficielle.
Abraham Merritt naquit en janvier 1884 dans le New Jersey. Il fit des études à l’université de Pennsylvanie pour devenir avocat. Mais sa situation
financière ne lui permettant pas de terminer sa licence en droit, il devint journaliste et travailla successivement pour plusieurs revues et hebdomadaires
jusqu’en 1937 où il succéda au rédacteur en chef de l’American Weekly. Merritt mourut le 30 août 1943 d’une crise cardiaque. La carrière de Merritt
commença donc dans le numéro du 24 novembre 1917 de All-Story Weekly, mais son premier texte important, The people of the pit(31), parut en janvier
1918. La lecture de ce court récit montre à elle seule que les ambitions littéraires de Merritt étaient très au-dessus de celles des autres contemporains.
Abraham Merritt fut certainement le meilleur écrivain de science-fiction, du point de vue du style, jusqu’à l’apparition de H. P. Lovecraft, quelques années
plus tard. Dans The people of the pit, courte nouvelle, deux prospecteurs recueillent un nommé Sinclair Stanton, en piteux état physique. En particulier ses
mains, ses coudes et ses genoux sont complètement à vif. Avant de mourir, il leur raconte sa descente dans un gouffre voisin qui recèle des traces d’une très
antique civilisation. Des êtres translucides et tentaculaires habitent cet abîme et l’ont fait prisonnier, mais il est parvenu à s’échapper. Il entreprend alors
l’interminable ascension du gouffre sur des marches taillées à même le roc, ascension qu’il achève à genoux, puis en rampant. Après sa mort, les deux
prospecteurs se détournent de la région maudite.
Ce seul texte ne serait pas suffisant pour saluer l’apparition d’un nouveau grand auteur en cette année 1918. Au mois de juin de cette même année
Abraham Merritt publie un nouveau récit intitulé The Moon pool(32) et, en février-mars 1919, paraît une suite beaucoup plus longue, The conquest of the
Moon pool, qui achève cette suite romanesque. Le thème en est encore celui d’une civilisation souterraine accessible par un gouffre où tombent
accidentellement quelques personnes poussées par une force inconnue qui semble émaner de la Lune. Lakla, une jeune fille d’une radieuse beauté, les
guidera dans les périls de ce monde souterrain qui doit beaucoup plus à Sir Henry Rider Haggard et à Ayesha, la célèbre héroïne de She, qu’aux auteurs de
S-F de l’époque(33). Je ne m’étendrai pas davantage sur le thème de cet ouvrage, puisqu’on en trouve une traduction dans notre pays. Je préciserai
seulement que, par la qualité de son écriture, son sens poétique et l’érotisme de certaines scènes, Merritt était très en avance sur son temps. Il peut
parfaitement être lu aujourd’hui et mis sur un pied d’égalité avec les auteurs contemporains, alors que ce n’est guère possible pour les autres écrivains de
science-fiction des années 20.
Ainsi, par exemple, nous allons maintenant découvrir un nouvel imitateur d’Edgar Rice Burroughs, nommé J. U. Giesy, qui eut quelque notoriété de son
vivant. James Ullrich Giesy naquit en août 1877 dans l’Ohio. Il fit des études médicales ; au cours de la Première Guerre mondiale, il fut médecin
capitaine. Dès 1910, Giesy s’était senti du goût pour la littérature et entreprit d’écrire plusieurs nouvelles et romans. Certains étaient des policiers, d’autres
des westerns, d’autres histoires faisaient intervenir l’occultisme. Sous l’influence de Burroughs, Giesy composa plusieurs récits de science-fiction dont sa
fameuse trilogie commençant par le roman Palos of the Dog Star pack qui débuta dans le numéro du 13 juillet 1918 de All-Story Weekly. Le héros en est un
médecin, nommé Jason Croft. Il est parvenu à détacher son moi astral de son corps et à le projeter à travers les espaces interplanétaires jusqu’à la planète
Palos, dans la constellation du Chien. Invisible et immatériel, Jason parcourt ce nouveau monde, très semblable à la Terre et peuplé d’êtres humains. Le
Dr Croft ne tarde d’ailleurs pas à s’éprendre de Naia – une princesse comme il se doit ! Mais comment faire savoir à une femme qu’on l’aime lorsqu’elle ne
vous voit pas ? Jason Croft est un homme de ressources et il découvre bientôt un jeune homme qui se meurt d’amour (au propre, pas au figuré) pour la
princesse. À l’instant où son âme s’envole, le moi astral du Terrien vient occuper le corps resté vacant. Désormais, Jason va tenter de conquérir Naia, ce qui
est d’autant plus aisé que la raison d’État l’a promise à un prince qu’elle n’aime pas. Jason pousse à la guerre entre les deux pays et, grâce à des armes qu’il
« invente » (poudre, moteur à explosion permettant l’utilisation de tanks, etc.), la Tamarizia gagne. Jason Croft reçoit Naia en récompense, puis – à la mort
du roi – se voit offrir la couronne. Il la refuse noblement préférant établir la République dont néanmoins il s’adjuge la présidence !
Il est à noter que, malgré ses professions de foi démocratique, J.U. Giesy a écrit un livre très réactionnaire et, qui plus est, raciste. Naia ayant failli être
violée par un homme bleu – l’aide de camp du prince qu’elle devait épouser – ce n’est pas tant le risque du viol qui rend Jason Croft fou de rage, mais
l’idée qu’un homme bleu – un sauvage, dit-il – ait osé poser la main sur la blanche princesse.
Après un bref retour sur Terre, le Dr Croft quitte définitivement son enveloppe terrestre et revient s’établir sur Palos. C’est là le thème du second roman
de Giesy intitulé Mouthpiece of Zitu, qui parut dans All-Story à partir du mois de juillet 1919. Ce titre étrange signifie que Jason va devenir le porte-parole
du dieu Zitu, chargé d’interpréter les prophéties pour le peuple. Le dernier volet de la trilogie paraît en 1921 sous le titre de Jason son of Jason. Il nous
présente les nouvelles aventures du Dr Croft, devenu dictateur de la planète Palos où il a introduit l’électricité, le chemin de fer, etc. Ainsi que l’indique le
titre du roman, la trilogie s’achève par l’établissement définitif de Jason : il a épousé Naia et elle lui a donné un fils, également prénommé Jason.
Argosy, en février 1918, publie un nouveau roman de science-fiction d’un des premiers auteurs féminins du genre, Francis Stevens. Mrs Stevens, de son
vrai nom Gertrude Bennett, naquit à Minneapolis en septembre 1884. Mariée en 1909, elle devint veuve un an plus tard, son mari ayant disparu lors d’une
chasse au trésor en Afrique. Francis Stevens se trouva alors dans une situation financière difficile, d’autant qu’elle était mère d’une petite fille de huit mois.
Elle devint d’abord secrétaire à l’université de Pennsylvanie, puis se mit à écrire. Elle vendit son premier texte professionnel en 1916, cessa d’écrire dès
1920 et nul n’entendit plus parler d’elle(34). The citadel of fear parut en septembre 1918 ; avec son roman fantastique Claimed, c’est la meilleure œuvre de
Francis Stevens. Elle exerça une influence certaine sur Abraham Merritt(35), par exemple avec The Face in the Abyss. Ce roman raconte l’histoire d’un
Américain d’origine irlandaise, Colin O’Hara, dans la cité secrète de Tlapallan, au Mexique, où la science des anciens Aztèques a été conservée. Colin et
son compagnon peu recommandable, Kennedy, pénètrent dans le territoire interdit des Aztèques. Ils sont alors séparés et Colin est pris en charge par une
très belle jeune fille qui déclare être une des filles de Quetzalcoatl et promet de le protéger des misérables prêtres : « Ne craignez-vous pas de parler de vos
prêtres si peu respectueusement ? » demanda Colin. Elle secoua la tête avec dédain. « Je suis une fille de Quetzalcoatl. Ma tête ne doit pas s’incliner devant
des êtres de caste inférieure. Avez-vous vu ce prêtre vous fixer ? Il vous a reconnu pour un étranger. S’il osait, il vous ferait saisir pour vous conduire à ses
mystères, mais ne craignez rien. Vous êtes avec moi et Quetzalcoatl sait garder les siens. Même Nacoc-Yaotl ne peut vous arracher à moi, enfin, je ne crois
pas qu’il le puisse. » Mais la jeune fille a présumé de ses pouvoirs et le malheureux Colin est bientôt saisi par les prêtres. L’affection que lui porte la fille
de Quetzalcoatl lui permettra cependant d’échapper à un sort funeste et il sera simplement chassé du territoire des Aztèques ; Kennedy, lui, restera l’hôte
involontaire des « mystères ».
La continuité du roman subit alors une interruption de près de vingt ans. Nous retrouvons Colin O’Hara marié et établi, pour qui l’aventure mexicaine
n’est plus qu’un lointain souvenir de jeunesse. C’est alors qu’une série d’événements étranges se succèdent et des êtres monstrueux attentent à sa vie et à
celle de son épouse. C’est Kennedy qui, avec l’aide du redoutable prêtre Nacoc-Yaotl, utilise la science des anciens Aztèques pour déchaîner l’horreur sur
le monde. Il possède une certaine substance qui transforme en gelée tout corps animal ou humain qui s’y trouve ensuite plongé, sans en détruire la vie ou
l’intelligence. On peut ensuite modeler cette gelée pour lui redonner une forme monstrueuse qui devient aussitôt vivante. Une lutte sauvage oppose Colin et
Kennedy dans le laboratoire de ce dernier. Kennedy ne tarde pas à être détruit par ses propres monstres ; alors l’adversaire véritable se révèle, Nacoc-Yaotl,
et les forces du mal affrontent les forces du bien. La lutte reste longtemps indécise puis : « Au-dessus de la Forteresse de la peur, les flammes s’échappaient
en rugissant. Au cours d’une accalmie du vent, une langue de feu écarlate recouvrit la maison. Puis elle darda en direction du ciel tandis qu’une forme
diaphane et gigantesque plongeait à travers les branches des arbres voisins puis directement au milieu des flammes qui rugissaient alentour. Une forme
énorme, impétueuse, entourée de plumes tournoyantes et dont le visage montrait une éternelle jeunesse. Quetzalcoatl, le seigneur de l’air, le seigneur du
vent victorieux. » Ainsi, grâce à l’appui du dieu aztèque, les forces du bien triomphent et les créatures immondes créées par le prêtre renégat disparaissent à
jamais. La première partie du roman de Francis Stevens, où la poésie et la qualité d’écriture annoncent nettement Merritt, est remarquable. La seconde est
plus lente et plus ennuyeuse, mais on peut regretter que cette jeune femme (elle écrivit ce récit vers l’âge de trente ans) n’ait pas poursuivi sa carrière
littéraire(36).
C’est dans le numéro du 15 mars 1919 de All-Story Weekly qu’un nouveau grand de la science-fiction allait faire ses débuts, Ray Cummings, avec The
girl in the Golden Atom. Raymond Cummings est né le 30 août 1887 à New York, au sein d’une famille aisée. Ses parents ayant acheté des terres à Puerto
Rico, le jeune Ray doit quitter Princeton et reçoit une éducation privée dans la petite île. Une légende tenace veut ensuite que Cummings soit devenu le
secrétaire de Thomas Edison. Il n’en a rien été, mais Cummings travailla cependant pour Edison pendant cinq années, occupé à de petites tâches
rédactionnelles et proches du journalisme. À partir de 1919, il se mit à écrire des récits de science-fiction ou des romans policiers. En 1922, à Londres et en
1923 à New York, The girl in the Golden Atom reçut l’honneur rarissime à l’époque d’être publié, relié, par de grands éditeurs. En 1925, Cummings était
considéré par tous comme un auteur important du genre et ne le cédait qu’à Edgar Rice Burroughs lui-même(37).
« — Ainsi vous prétendez qu’on ne saurait définir la plus petite particule de matière ? » demanda le Très Jeune Homme. Telle est la première phrase de
The girl in the Golden Atom. Cummings reprend l’idée, très à la mode et complètement abandonnée depuis, que l’univers atomique pourrait être analogue à
l’univers stellaire ; c’est-à-dire qu’autour des noyaux des atomes il pourrait y avoir de petits systèmes solaires en réduction, avec des planètes à une échelle
infinitésimale où vivraient des êtres humains ultra-microscopiques. C’est là l’objet de la discussion qui réunit, au début du texte de Cummings, le Chimiste
et ses amis : le Très Jeune Homme, le Banquier, le Gros Homme d’Affaires et le Docteur. Le Chimiste a découvert des drogues, analogues à la fameuse
potion « bois-moi » qui fait grandir ou rapetisser Alice dans le Pays des merveilles. Il a convié ses amis pour être témoins de son départ pour le système
subatomique d’un atome de l’or d’une bague qu’il porte habituellement au doigt. Il leur apprend qu’il a déjà longuement observé l’univers subatomique
contenu dans cette bague et qu’entre autres choses, sur une minuscule planète, il a aperçu une jeune fille d’une très grande beauté, Lylda, dont il s’est épris.
Il leur indique qu’il a franchi sans hésitation l’étape suivante pour retrouver la jolie fille aperçue dans le microscope : il n’a pas hésité à pénétrer lui-même
dans l’atome d’or. « Je fus réveillé par la sensation de douces mains sur ma tête et mon visage. D’un bond je m’assis, je frottai mes yeux énergiquement un
instant, ne sachant plus où j’étais. Quand j’eus repris mes esprits, je me trouvai face à face avec une jeune fille agenouillée sur le sol devant moi. Je la
reconnus à l’instant même, c’était la jeune fille aperçue dans le microscope. »
Le Chimiste fait ensuite le récit des aventures qu’il a vécues en compagnie de la belle jeune fille dans le monde de l’atome, puis de son retour. Il leur
fait enfin part de son intention de rejoindre Lylda pour une plus longue période, en fait une semaine terrestre ce qui, du fait de la relativité du temps,
correspond à une durée bien plus considérable dans le monde subatomique. Il demande à ses amis de bien vouloir surveiller l’anneau d’or minute par
minute, en se relayant, afin que la route du retour ne risque pas de lui être barrée. Ainsi est fait mais, à la fin de la semaine, le Chimiste ne reparaît pas. Le
Gros Homme d’Affaires décide de faire placer la bague dans un musée, au cas, peu probable, où leur ami réapparaîtrait un jour.
On comprend sans peine qu’un tel récit exigeait une suite : qu’était-il arrivé au Chimiste auprès de Lylda ? pourquoi n’était-il pas revenu au bout du
temps prévu ? Dans les numéros de janvier-février 1920 paraissait le second volet de ce qui devait être, là aussi, une trilogie, People of the Golden Atom(38).
L’histoire reprend cinq ans plus tard par une nouvelle réunion des amis du Chimiste, tenue cette fois chez le Docteur. Celui-ci leur apprend que le Chimiste
lui avait laissé une lettre, en demandant expressément qu’elle ne soit pas ouverte avant cinq ans. Cette lettre contient les formules permettant de réaliser les
potions pour grandir et rapetisser, plus un rendez-vous ferme que le Chimiste propose à ses amis en les invitant à le rejoindre dans le monde de l’atome.
Après une assez longue discussion, les quatre hommes se décident, le Banquier toutefois préférant rester en raison de son âge et de ses affaires. Et puis, de
toute façon, parce qu’il faut bien que quelqu’un reste pour surveiller la bague. On assiste, cette fois en détail, à tout le voyage de pénétration dans l’univers
subatomique jusqu’à la planète où réside Lylda. Lorsqu’ils rejoignent enfin le Chimiste et sa femme (il est désormais marié avec Lylda), ils apprennent que
le peuple pacifique de cette dernière est menacé par une invasion barbare. Grâce aux drogues qui vont leur permettre de devenir des géants dans ce petit
monde, ils rétabliront la paix et le Très Jeune Homme trouvera même une fiancée en la personne de la douce Aura.
Ces récits sont des utopies à la Wells, l’emploi d’expressions pour désigner les personnages au lieu de leur donner des noms est d’ailleurs directement
imité de La machine à explorer le temps(39). Lu aujourd’hui, l’ensemble fait un peu vieillot, surtout les second et troisième romans, mais on comprend très
bien qu’à l’époque de tels textes aient paru des nouveautés et aient suscité de nombreuses imitations. Au premier rang de ces plagiaires, il faut d’ailleurs
mettre Cummings lui-même qui, après quelques bons récits, rédigés pendant les premières années de sa carrière, répéta indéfiniment les mêmes formules,
en bâclant de plus en plus le style et l’étude des personnages.
Retournons à All-Story Weekly, à partir du 17 janvier 1920, pour suivre le feuilleton de Victor Rousseau, The eye of Balamok. L’auteur, de son vrai nom
Victor Emmanual, était anglais par son père, français par sa mère, et également demi-juif et catholique très pratiquant ! Ce mélange un peu inhabituel
donna un excellent écrivain de littérature populaire. The eye of Balamok raconte l’existence d’une civilisation souterraine, au-dessous du désert d’Australie.
La caste des nobles, de race blanche, y domine les aborigènes australiens, aidée en cela par quelques dinosaures et surtout par des serpents monstrueux
dressés par les prêtres. Un homme de la surface, nommé Gowan, est amené à pénétrer dans ce monde souterrain. Il y conquiert l’amour de la princesse
Hita, et lutte avec elle pour la faire remonter sur le trône. Il échoue et tous deux sont chassés dans une sorte de no man’s land, où le temps semble aboli et
où seul leur amour existe. L’entrée en est gardée par le Serpent. L’auteur suggère que la légende du jardin d’Éden et d’Adam et Ève pourrait être un
souvenir du séjour que firent ses deux héros dans cette terre située hors de notre espace-temps. Pourtant, Gowan et Hita finissent eux aussi par abandonner
leur Paradis pour essayer une fois de plus de remonter sur le trône. Mais, lorsqu’ils arrivent au palais de leur ville – une ville qui les surprend par son
modernisme – ce ne sont plus que deux pauvres vieillards et les personnages qu’ils prétendent être sont devenus des légendes perdues dans la nuit des
temps. Malgré l’usage d’un certain nombre de poncifs, inhérents à l’époque, Victor Rousseau a réussi là un récit assez original, aux pouvoirs poétiques
réels et qui reste parfaitement lisible aujourd’hui.
Le numéro du 12 juin 1920 d’Argosy nous propose la première réussite d’un nouvel écrivain de science-fiction, Murray Leinster. L’actuel doyen des
auteurs du genre a commencé sa carrière dès le mois de février 1918 et, en moins de deux ans, s’est hissé au niveau des meilleurs. Leinster s’appelait en
réalité Will F. Jenkins et il signa d’ailleurs quelques ouvrages sous ce nom ; les lecteurs de la collection Le Rayon Fantastique se souviennent du numéro 1
de la série, L’assassinat des États-Unis(40), publié sous le nom de Will Jenkins. Leinster est né en Virginie en 1896, mais sa famille changea plusieurs fois
de résidence avant de s’établir en Irlande dans le Leinster County. Le jeune Will Jenkins ne remporta guère de succès à l’école et sa culture fut surtout celle
d’un autodidacte. De retour aux États-Unis, il pratiqua diverses activités avant de devenir écrivain à plein temps. D’après Sam Moskowitz, il aurait écrit le
nombre fabuleux de quinze cents histoires depuis le début de sa carrière.
The mad planet parut en juin 1920 dans Argosy, et sa suite en avril 1921 dans le même magazine. Plus tard, en 1953, Leinster écrivit Nightmare planet
qui complétait la série ; le tout parut alors en roman sous le titre Forgotten planet(41). Le thème général – qui date lui de 1953 – est l’ensemencement des
planètes inhabitées(42), afin que des conditions favorables à la vie humaine puissent s’y développer quelques siècles plus tard. Une planète sans nom subit
un programme d’ensemencement progressif, commençant par les micro-organismes et devant s’arrêter seulement aux Vertébrés. Néanmoins, par suite d’un
accident, le programme s’arrête aux Insectes. Alors, puisque n’existent ni oiseaux, ni rongeurs, ni reptiles ou batraciens qui puissent entraver la
prolifération des Insectes, ceux-ci ne tardent pas à devenir la race dominante de la planète et, par suite de mutations, à acquérir des dimensions et une
férocité redoutables. C’est à ce moment qu’un paquebot spatial, l’Icare, se perd corps et biens. Il s’est écrasé sur la planète sans nom, et les passagers
survivants affrontent une existence de cauchemar au milieu de papillons carnivores géants, de hannetons tueurs d’hommes et d’araignées anthropophages.
The mad planet commence lorsque bien des générations se sont écoulées depuis l’accident de l’Icare. Les colonies humaines, décimées et terrorisées
par les insectes géants, ont complètement oublié qu’il existait sur d’autres mondes une civilisation humaine. Les survivants sont désormais beaucoup plus
proches de l’homme de Cro-Magnon que de la créature qui a conquis les étoiles. Un jeune homme, plus hardi que les autres, Burl, essaie de donner à sa
tribu la place qui lui revient dans ce monde hostile. Bien sûr, il ne tente pas cela consciemment mais, acculé à tuer pour se défendre, il découvre l’usage des
armes (en fait une antenne de hanneton) et se rend compte que la fuite n’est pas la seule solution devant l’attaque d’un insecte géant. Il n’y gagne pas
l’affection de sa tribu, sauf celle de la jolie Saya ; ses compagnons, dérangés dans leurs habitudes, considèrent comme une folie de vouloir s’approcher des
insectes, sous prétexte qu’il est possible de percer leur ventre fragile. Dans The red dust un nouveau péril menace Burl et les survivants de sa tribu : des
champignons aux spores empoisonnées éclatent dans la plaine. Le vent porte au loin les spores qui tuent l’homme : c’est la poussière rouge. Là encore Burl
prend la tête de la tribu et force les siens à quitter la plaine où ils avaient vécu pour s’engager sur le fleuve redoutable et gagner d’autres terres où des êtres
plus redoutables encore les guettent peut-être. Au terme de ce voyage sur les hauts plateaux, c’est l’inverse qui se produit. Les hannetons n’ont plus que
deux centimètres de long, comme sur notre planète, les autres insectes sont également de taille réduite car ils n’ont pu trouver ici les conditions de
développement dont ils bénéficiaient dans les plaines marécageuses. Burl, Saya et la tribu sont sauvés.
À partir de juillet 1920, la décadence des magazines Munsey s’accentue et Argosy et All-Story Weekly sont obligés de fusionner. C’est sous ce double
titre que parut entre mai et juin 1921 un roman, The blind spot, qui eut beaucoup de succès à l’époque. Ses auteurs étaient Austin Hall et Homer Eon Flint ;
ils furent, avec Francis Stevens, parmi les premiers à utiliser l’idée des univers parallèles dans la science-fiction contemporaine. Le « point aveugle » qui
donne son titre au roman est le lieu de passage entre deux univers ; un individu fort étrange et un savant en surgissent, puis d’autres personnages. Il s’ensuit
une aventure lente, compliquée, bavarde et j’avoue n’avoir terminé qu’avec difficulté cet ouvrage qui fut inexplicablement apprécié des lecteurs lors de sa
parution(43), au point qu’Austin Hall dut lui donner une suite intitulée The spot of life, parue dans Argosy en 1932. Ce long délai et la seule signature
d’Austin Hall tiennent au fait que Homer Eon Flint périt de mort violente en 1924 dans des circonstances aussi mystérieuses que les intrigues de ses
romans. On le retrouva dans un champ, transpercé par l’essieu arrière d’une automobile dont une roue s’était détachée, cette auto appartenant à un gangster
connu. Le revolver de Flint se trouvait à quelques mètres de lui ; un sac contenant des pinces monseigneur et d’autres outils de cambrioleur fut découvert
sur la banquette arrière de la voiture. Or, Homer Eon Flint n’avait jamais fait partie de la pègre ni fréquenté ces milieux. Le mystère ne fut jamais élucidé.
En 1923, Argosy All-Story Weekly présenta un nouveau roman d’Abraham Merritt, assez court mais parmi ses meilleurs, The Face in the Abyss(44).
L’influence de Francis Stevens est particulièrement nette dans cette aventure dont le début rappelle de façon frappante The citadel of fear. Dans une
cordillère du Pérou, Nicholas Graydon et trois de ses compagnons sont mis en présence d’une civilisation mystérieuse, celle de Yu-atlanchi. Une jeune fille
d’une rare beauté, Suarra, tombe aux mains d’un des compagnons de Graydon qui tente de la violer. Celui-ci s’interpose et gagne le cœur de la demoiselle.
Elle lui apprend que ses compagnons vont à la mort et qu’elle essaiera de le sauver, mais que rien ne pourra les réunir. Elle l’assure de la protection de la
Mère-Serpent, mais lui dit qu’il devra affronter le Visage dans l’Abîme qui donne son titre à l’ouvrage. Graydon et ses compagnons, guidés par Suarra,
pénètrent dans la vallée interdite où ils assistent à la chasse extraordinaire d’une créature à tête humaine mais dont le corps est celui d’une araignée géante,
poursuivie par des hommes chevauchant des dinosaures. Ils arrivent enfin en vue de l’or que la jeune Suarra leur a promis. Des créatures invisibles
assaillent les compagnons de Graydon et les réduisent à l’état d’êtres larvaires. Celui-ci, seul, est admis dans une caverne géante où s’ouvre un puits sans
fin ; la muraille semble un visage animé d’où ruissellent des larmes d’or. Les compagnons de Graydon sont alors amenés et transformés en statues d’or,
tandis que lui-même se sent irrésistiblement attiré par le Visage dans l’Abîme. Un serpent vient s’enrouler autour de ses jambes, le retient et brise le
charme. La Mère-Serpent a tenu parole et sauvé l’élu du cœur de Suarra. Graydon doit ensuite quitter la vallée et revient en piteux état dans un village des
Andes où il raconte son aventure au narrateur. Voici la description du redoutable visage :
« Le Visage le fixait depuis le côté opposé de la caverne. Ses yeux étaient au même niveau que les siens. Privé de corps, son menton reposait sur le sol
même de la caverne, il avait été sculpté à même les roches noires des murs… C’était à la fois le visage de l’homme et le visage du diable. Luciférien,
arrogant, sans foi ni loi. Il était colossal, quarante-cinq mètres ou plus en largeur, d’une oreille à l’autre, il débordait un peu au-dessus de l’abîme, comme
s’il cherchait à écouter… Par-dessus tout, dans ses traits on pouvait lire le secret même de l’insatiable et éternelle soif de l’homme pour l’or. L’avidité et
l’avarice étaient gravées là, ainsi que l’insouciance et le gaspillage. C’était l’appel de l’or à qui l’on avait donné la voix de la pierre. Il promettait, il attirait,
il menaçait, il cajolait, il ordonnait ! »
Abraham Merritt raconta le retour de Nicholas Graydon dans la vallée interdite de Yu-atlanchi dans la suite de ce roman, The Snake Mother, qui parut
seulement en 1930, et dont nous reparlerons plus loin.
Toujours dans Argosy, l’année 1924 fut une année de bonne cuvée qui nous apporte trois romans intéressants de Ray Cummings, Abraham Merritt et
d’un nouveau venu, Ralph Milne Farley. The man who mastered time(45), de Cummings, s’inscrit dans la lignée de The girl in the Golden Atom. On y
retrouve, aux côtés du savant Rogers et de son fils Ludo, le Banquier, le Chimiste, le Docteur et le Très Gros Homme d’Affaires. Les Rogers ont inventé
une télévision temporelle qui permet de voir le futur. C’est ainsi qu’ils ont eu une vision de l’avenir des États-Unis très inspirée par celle de Wells
d’ailleurs, et de la fin de la civilisation des grandes métropoles américaines. Le soleil s’est mis à se refroidir et n’est plus qu’un disque rougeâtre éclairant
une zone désertique et polaire à l’endroit même où New York était situé. Au cours de leurs observations, Ludo a aperçu une très belle jeune fille, de seize
ans environ, (nous saurons plus tard qu’elle se nomme Azeela) retenue prisonnière par les barbares. Aussitôt épris d’elle, il décide d’essayer l’appareil de
transfert temporel, inventé par son père, et se lance dans un voyage dans le futur. Peu après, son père et ses amis reçoivent une longue lettre de lui dans
laquelle il leur apprend d’abord sa propre capture, puis sa fuite en compagnie d’Azeela. Il souhaite recevoir leur aide ; seuls son père et un de ses amis,
nommé George, osent courir le risque. Il s’ensuit un roman d’aventures où les Angleses(46), réunis autour du père d’Azeela, luttent contre les Noths.
L’appui des trois hommes venus du passé sera déterminant et, en remerciement, il leur sera donné d’emmener deux épouses à notre époque, Azeela pour
Ludo et Diane pour George. Le roman, bien que plus animé et fertile en rebondissements que The girl in the Golden Atom, est déjà nettement inférieur et
les prétentions littéraires et philosophiques de Cummings, directement inspirées de H. G. Wells, disparaissent de plus en plus pour céder la place à un récit
d’aventures pour adolescents.
The ship of Ishtar(47) est une des meilleures œuvres de Merritt, à la fois originale dans son concept et son traitement, envoûtante, érotique, passionnée.
John Kenton a reçu, d’un archéologue de ses amis, un bloc découvert dans les ruines de Babylone et, d’après les caractères cunéiformes qu’il porte, datant
du règne de Sargon d’Akkad, c’est-à-dire d’environ six mille ans. Lorsque Kenton, d’un coup de marteau habile, fend le bloc en deux, il découvre à
l’intérieur une sculpture représentant un vaisseau. Sur le pont se trouvent de petites figurines, semblables à des jouets, qui n’ont pas plus de quatre
centimètres de haut. Kenton va être littéralement happé à travers l’espace et le temps par la magie qui se dégage du vaisseau d’Ishtar car, il va bientôt
l’apprendre, ce navire est consacré à la déesse(48). Kenton se sent donc projeté à bord du vaisseau et, pendant quelques instants, côtoie son équipage. Lors
de son retour dans sa chambre, Kenton s’aperçoit avec stupéfaction que l’emplacement des petites figurines-jouets qui ornaient le pont du bateau miniature
s’est modifié. Il correspond désormais aux emplacements réels de l’équipage tel qu’il a pu les voir lors de son bref passage à bord. Fasciné par ce mystère,
Kenton ne cesse d’observer ce bateau et bientôt il est de nouveau attiré à bord pour être aussitôt capturé par des jeunes femmes qui le conduisent à une
créature d’une divine beauté « virginale de corps mais non point d’âme ». C’est Sharane, la prêtresse d’Ishtar. Elle a aperçu Kenton sur le pont, un bref
instant, quelques jours auparavant et croit discerner en lui l’envoyé d’un autre dieu babylonien. C’est ainsi qu’il parvient à lui faire raconter l’histoire du
vaisseau fantastique sur lequel il se trouve.
Une servante d’Ishtar et un prêtre de Nergal(49) se sont aimés, au mépris des règles établies, ce qui a provoqué la colère de la déesse de l’Amour et du
dieu de la Guerre. Pour mettre cet amour humain à l’épreuve, ils ont créé ce vaisseau dont une partie est occupée par Sharane et d’autres servantes d’Ishtar
et l’autre par Klaneth, le prêtre de Nergal et ses serviteurs. Les deux amoureux, Zerpanit, la belle fille, et Alusar, le jeune prêtre, sont ainsi surveillés par de
fidèles représentants de leurs dieux respectifs. Mais ces dispositions n’empêchent pas leur amour d’être le plus fort et ni Sharane ni Klaneth ne peuvent les
empêcher d’être réunis définitivement dans la mort. Grande fut la colère des dieux et, pour punir leurs serviteurs malhabiles, le vaisseau d’Ishtar fut oublié
au cours des âges, entouré par une sorte de champ de forces qui retenait son équipage prisonnier. Une haine mortelle grandit au fil des années entre Sharane
et Klaneth mais, chacun étant protégé par sa divinité, nul ne pouvait même blesser l’autre. C’est dans ce contexte fantastique que Kenton est arrivé. Il
décide alors de révéler la vérité à Sharane, provoquant sa colère, puis son abattement : « Uruk, de la poussière, murmura-t-elle. La maison d’Ishtar, de la
poussière. Babylone, un désert. Et Sargon d’Akkad, mort il y a six mille ans, dis-tu, il y a six mille ans ! (Elle eut un frémissement et s’arracha à l’emprise
de ses bras.) Mais, si tu dis vrai, que suis-je alors ? murmura-t-elle, les lèvres blêmes. Oui, que suis-je ? Six mille ans et plus depuis que je suis née et je vis
encore, mais que suis-je donc ?
« La panique s’était emparée d’elle, les larmes coulaient de ses yeux, elle étreignait les coussins de son lit. Il se pencha au-dessus d’elle, elle lui jeta les
bras autour du cou.
« — Suis-je vivante, hurla-t-elle, suis-je encore humaine, suis-je encore une femme ? Ses douces lèvres s’accrochèrent aux siennes, suppliantes. Le
parfum entêtant de ses cheveux s’empara de lui. Elle se serra contre lui, son corps mince écrasé contre le sien, son désespoir la rendant plus avide encore. »
Il s’ensuit pour Kenton la découverte d’un amour sauvage avec Sharane et une aventure fabuleuse où le prêtre noir Klaneth et les divinités
babyloniennes jouent un rôle prépondérant. À la fin, Sharane est tuée par Klaneth qui trouve à son tour la mort des mains de Kenton, lui-même étant blessé
d’une flèche. Lorsqu’il se retrouve définitivement dans sa chambre, la figurine représentant Sharane sur le bateau d’Ishtar, a un petit poignard fiché dans le
sein. Quand les serviteurs de Kenton pénètrent dans sa chambre, ils trouvent leur maître baignant dans le sang, une flèche perçant son côté droit.
The radio Man, de Ralph Milne Farley, s’inscrit directement dans la lignée d’Edgar Rice Burroughs. Mais, contrairement aux histoires mettant en scène
Polaris ou Jason Croft, les aventures que vont vivre les personnages de Farley sont de très bonne qualité et aussi intéressantes que celles de John Carter.
The radio Man commence par l’arrivée d’un météore dans le jardin de Ralph Milne Farley. Il contient un message pour l’écrivain ; ce qui amène cette
question assez amusante de Mme Farley, apparemment pas tellement étonnée.
« Dites-moi, Ralph, qui peut bien vous envoyer un message à l’intérieur d’un météore ? N’est-ce pas surprenant ? » L’auteur du message est Myles S.
Cabot, un expert en radio, qu’un accident de manipulation a tout simplement expédié sur Vénus(50) ! Il manque être dévoré par une plante carnivore avant
d’être capturé par des fourmis géantes, intelligentes, qui, il l’apprendra bientôt, constituent l’une des deux races dominantes de la planète, l’autre étant
humaine, à quelques légers détails près. Il restera longtemps en captivité et finira par pouvoir converser par écrit avec Doggo, une fourmi plus amicale que
les autres. Il apprend ainsi qu’une guerre a opposé, il y a quelques années, les Formiens et les Cupiens. Les Formiens sont bien entendu les hommes-
fourmis et les Cupiens des êtres humains ailés et dotés de petites antennes sur la tête. Cabot s’aperçoit bientôt qu’une jeune et belle Cupienne est également
retenue prisonnière chez les fourmis. Elle l’a aperçu un instant et s’est détournée de lui avec horreur en constatant son absence d’antennes et d’ailes. Le
jeune homme en a été très affecté car, perdu sur ce monde étranger, la vision d’une créature humaine, belle et désirable, lui avait aussitôt mis le cœur en
joie. Il apprend que cette jeune fille n’est autre que la princesse Lilla, fille du roi Kew, détenue illégalement par les habitants de Formia. Après s’être fait
une sorte de harnais qui lui procure de fausses antennes et de petites ailes purement ornementales, tout comme celles des Cupiens, Myles S. Cabot réussit à
se faire accepter par la jeune fille et parvient à la délivrer. Naturellement, une fois de retour auprès du roi son père, la princesse sera séparée de son sauveur
par les intrigues d’un prince qui complote pour renverser le souverain. Une nouvelle guerre s’ensuivra entre les hommes ailés et les hommes-fourmis. Ces
derniers seront vaincus grâce à l’aide apportée par Cabot et il épousera finalement Lilla.
Il s’agit donc bien d’une imitation des aventures de John Carter ou de Jason Croft, mais un style alerte, un certain humour, une invention constante et
beaucoup de mouvement rendent le livre d’une lecture agréable. Ralph Milne Farley savait raconter une histoire et rendre intéressants les personnages qu’il
mettait en scène même s’il s’agissait de la sempiternelle princesse, garantie pure et sossotte. Ce roman eut un succès mérité auprès des lecteurs, ce qui
amena l’auteur à lui donner de nombreuses suites, d’abord The radio beasts, en 1925, puis The radio planet, qui est peut-être le plus amusant des trois à
lire, en 1926. Deux autres romans complètent la série, The radio man returns, paru en 1939, et The radio minds of Mars, récit inachevé qui fut publié, en
juin 1955, dans la revue Spaceway.
Weird Tales :
Le mois de mars 1923 est une autre date très importante dans l’histoire de la science-fiction et du fantastique : c’est celle de la parution du numéro 1 de
Weird Tales.
Weird Tales se présentait comme un pulp de dimensions classiques. Il portait en sous-titre « The unique magazine », ce qui se passe de traduction. Le
dessin de couverture représentait un monstre poulpesque tenant une jeune femme dans un tentacule, tandis qu’un homme arrivait à la rescousse armé d’un
couteau.
Dès le départ, ce nouveau magazine dirigé par Edwin Baird, se mit à explorer l’horrible, le macabre, les perversions sexuelles, etc. Baird n’écrivait-il
pas dans son premier éditorial : « Weird Tales présente des récits différents de ce que vous pouvez trouver dans les autres magazines. Des récits
fantastiques, extraordinaires, grotesques parfois, racontant des histoires anormales et étranges, enfin des histoires à vous couper le souffle. Certaines seront
cauchemardesques, d’autres – écrites de main de maître – traiteront des « sujets interdits »…»
Les lecteurs ne furent pas déçus, Weird Tales correspondait bien à ce qui avait été annoncé. Par exemple, dans les numéros de mai à juillet 1924 fut
publié un sérial de C. M. Eddy, The loved deads (c’est-à-dire, Les morts bien-aimés) qui avait pour thème la nécrophilie. Emil Petaja, un auteur de science-
fiction qui débuta dans Weird Tales, rapporte(51) que, vers la même époque, Seabury Quinn écrivit un récit où le viril héros est émasculé et transformé en
femme par un sinistre vilain. Elle (ou il) devient alors la petite camarade de son ancienne fiancée(52) !
Le nouveau pulp ne fut pas pour autant un succès, loin de là. Baird l’abandonna au début de 1924 et Weird Tales vécut sans rédacteur pendant quelques
mois ; puis, en novembre 1924, Farnsworth Wright le prit en main. C’était un homme immense, squelettique et dont les mains tremblaient perpétuellement
car il était atteint de la maladie de Parkinson. (On pouvait difficilement imaginer rédacteur en chef plus approprié pour un tel magazine !) Il s’y dévoua
corps et âme, acceptant de ne recevoir aucun salaire pendant plusieurs années, mais il ne réussit jamais à rendre la revue populaire. Toute sa vie Weird
Tales fut à la limite du seuil de rentabilité, les ventes restant beaucoup trop faibles. Dire qu’aujourd’hui le moindre de ses numéros se vend de dix à cent
dollars pièce !
Pendant son bref passage à la rédaction de la revue, Edwin Baird aura eu néanmoins le mérite d’introduire Howard Phillips Lovecraft dans l’écurie des
auteurs maison. Les rapports épistolaires étaient pourtant difficiles avec cet auteur qui critiquait violemment les textes publiés par Baird et dénigrait même
ses propres œuvres. En octobre 1923, parut Dagon qui marquait les débuts professionnels d’un des plus grands écrivains de ce siècle (littérature générale
comprise).
On a beaucoup écrit sur Lovecraft, beaucoup trop même. Je me contenterai donc de rappeler qu’il est né en 1890 à Providence, près de Boston, qu’il
vécut chichement en réécrivant en bon anglais les textes d’autres écrivains, et qu’il mourut en 1937, non de faim comme on l’a dit, mais d’un cancer des
intestins. Cela précisé, je laisse la parole à la seule personne que je considère qualifiée pour parler de H. P. Lovecraft, à savoir lui-même : « Depuis
toujours, les choses étranges m’ont attiré plus que n’importe quoi d’autre. De toutes les histoires qu’on raconte généralement aux enfants, ce furent les
contes de fées et les histoires de sorcières et de fantômes qui me firent la plus profonde impression. J’ai commencé à lire très jeune, dès l’âge de quatre ans,
et j’ai débuté par les Contes de Grimm. À cinq ans, je lus Les contes des mille et une nuits et je fus transporté d’enthousiasme. Je demandai à ma mère de
m’installer un « coin arabe » dans ma chambre (…) et je m’affublai de la personnalité fictive d’Abdul Alhazred ; un nom que, depuis, j’ai toujours chéri et
qui, plus tard, m’a servi à nommer l’auteur du livre mythique Al Azif, ou Necronomicon. (…)
« Vers l’âge de sept ans, mon imagination saturée de mythologie me faisait souhaiter de devenir – pas seulement de voir – un faune ou un satyre. Je
m’efforçais de m’imaginer que le bout supérieur de mes oreilles s’effilait, que les pointes de petites cornes commençaient à apparaître sur mon front, et je
me lamentais amèrement de voir mes pieds mettre si peu d’empressement à devenir des sabots ! (…) Quand, plus tard, le raisonnement scientifique me
força à rejeter mon paganisme infantile, ce fut pour devenir complètement athée et matérialiste. Depuis, j’ai soigneusement étudié la philosophie et je n’ai
pas trouvé l’ombre d’une raison pour croire qu’il existe quelque chose de vrai dans le spiritualisme ou l’occultisme. Très probablement, le Cosmos n’est
qu’une masse éternelle de forces réagissant les unes sur les autres, au milieu desquelles notre univers visible, notre petite Terre et notre faible espèce ne
sont qu’un accident momentané et de peu d’importance. Ainsi ma conception de la réalité, lorsque je parle sérieusement, est totalement opposée à celle –
tout à fait fantastique – que je défends en tant qu’esthète. (…) Je pense que l’étrange et le surnaturel me fascinent d’autant plus que je n’en crois pas un
mot. »
Cela dit, la vie de Lovecraft témoigne qu’il souffrait de nombreuses phobies et que, même s’il n’y croyait pas réellement, le fantastique le fascinait à un
degré anormal.
Son apparition dans les pages de Weird Tales fut saluée par un concert de louanges non seulement des lecteurs mais aussi d’écrivains, comme on peut
s’en rendre compte en parcourant le courrier des lecteurs des années 1925-1926. J’ai ainsi relevé, entre autres appréciations élogieuses :
« Qui, au nom du ciel, est H. P. Lovecraft ? Je n’avais jamais entendu parler de lui auparavant. Si c’est un auteur contemporain – ce qui me semble peu
vraisemblable – il mérite d’être connu dans le monde entier », Ray Cummings.
« The Outsider(53) est du niveau de Poe et, si je puis me permettre, je pense même que c’est meilleur que tout ce que Poe a écrit. Je ne puis trouver de
mots assez forts pour exprimer ma satisfaction devant cette magnifique histoire », August Derleth(54).
« Il n’y a qu’un Lovecraft et l’innommable est son prophète, dirais-je en paraphrasant le Coran. (…) C’est un génie », E. Hoffman Price.
Angleterre :
Sir Arthur Conan Doyle et Wells restent les maîtres incontestés du genre en Grande-Bretagne. Conan Doyle nous donne son chef-d’œuvre en 1912 avec
The lost world(55), la plus célèbre des aventures du Pr Challenger. On l’y voit organiser une expédition en Amérique du Sud pour tenter de retrouver un
plateau isolé où survivraient des animaux préhistoriques, dinosaures, ptérodactyles, ainsi que des hominiens. Après des aventures aussi périlleuses
qu’extraordinaires, Challenger découvre des représentants de cette faune qu’on croyait disparue. Lors de son retour en Angleterre, il fait part de ses
découvertes à une société scientifique londonienne mais ses déclarations sont tournées en dérision. Alors, d’un geste théâtral, Challenger ouvre une caisse
contenant un ptérodactyle vivant qui s’envole au-dessus des têtes des scientifiques présents.
L’année 1914 vit paraître un nouveau roman de H. G. Wells, The world set free(56), une utopie basée sur l’emploi de la bombe atomique au cours d’une
guerre. À ma connaissance, Wells fut le premier à faire cette redoutable prédiction qui devait se vérifier à Hiroshima, mais il est toujours dangereux
d’affirmer que tel ou tel auteur fut le premier à exploiter une idée, ou à utiliser un nouveau ressort dramatique, car quelque érudit découvre immédiatement
un obscur auteur serbo-croate, ou natif du Béloutchistan intérieur, qui avait fait de même six mois auparavant.
Nous faisons un bond dans le temps jusqu’en 1923 pour découvrir un des derniers romans de H. G. Wells relevant de la science-fiction, Men like
gods(57). Wells semble avoir progressivement abandonné ce genre littéraire car un autre écrivain britannique, George Griffith, écrivait désormais des
romans d’anticipation populaires dont le succès commercial était beaucoup plus grand que ceux du vieux maître ! Men like gods est fondé sur le thème des
univers parallèles et nous décrit une autre civilisation humaine dans laquelle les mœurs sont pour le moins légères ! Les quelques Anglais puritains que
Wells s’est amusé à faire passer de notre univers dans l’autre sont horriblement choqués et leurs réactions fournissent la partie la plus amusante de ce
roman, par ailleurs peu passionnant. Cette œuvre de Wells aurait pu inciter les jeunes auteurs de S-F à ne plus décrire la sempiternelle héroïne, vierge,
chaste et naïve et son amoureux transi, malheureusement son influence n’était plus suffisamment importante à l’époque.
Arrivé au terme de ce chapitre, nous voyons qu’une littérature de science-fiction existait déjà au début de 1926. De Garrett P. Serviss à Lovecraft, en
passant par Burroughs et Merritt, tout l’éventail du genre, depuis la hard-science (roman purement scientifique) jusqu’à la fantasy, existait déjà. Il ne
manquait qu’un chef de file pour cristalliser le mouvement. Hugo Gernsback, depuis plusieurs années, publiait régulièrement des récits de S-F dans son
nouveau magazine, Science and Invention. En 1925, il présenta en feuilleton un roman de Ray Cummings, Tarrano the conqueror(58), puis réalisa un
numéro « spécial scientifiction » qui eut un vif succès. Il sentit alors que le moment était venu de lancer la première revue du genre.
2
CRISTALLISATION (1926-1933)
Amazing Stories :
Le mois d’avril 1926 est une des dates les plus importantes de la science-fiction moderne. C’est en effet ce mois-là que parut le premier numéro
d’Amazing Stories, nouveau pulp qui portait en sous-titre en page intérieure : The magazine of scientifiction. La couverture représentait une scène, dessinée
par Frank R. Paul, d’Hector Servadac, le célèbre roman de Jules Verne. On y voyait quelques Terriens, isolés sur la comète qui les emporte, passer à
proximité de Saturne. Cette couverture indiquait les noms de trois auteurs figurant au sommaire : H. G. Wells, Jules Verne et Edgar Allan Poe. Le nom de
Hugo Gernsback, rédacteur en chef, était également mentionné. Le magazine était nettement plus grand que les pulps traditionnels (17,5 × 25 cm) ; son
format était de 21 × 29 cm. Ses bords étaient massicotés, contrairement aux autres pulps, ce qui le rendait plus soigné et plus facile à lire. Au sommaire, en
dehors des trois auteurs précités, on trouvait George Allan England, Austin Hall et G. Peyton Wertenbaker, un jeune auteur venu de Science and Invention.
L’éditorial de Gernsback, intitulé « Un nouveau genre de magazine », était surmonté d’un bandeau sur lequel on pouvait lire : Extravagante fiction(59)
aujourd’hui… réalité demain. En voici quelques extraits : « Un autre magazine de fiction ! À première vue, il semble impossible qu’il y ait place pour un
autre magazine de fiction dans le pays. Le lecteur peut se demander : « N’y en a-t-il vraiment pas assez, alors que plusieurs centaines sont actuellement
publiés ? » C’est vrai. Mais ce ne sera pas un autre magazine de fiction, Amazing Stories sera une nouvelle sorte de magazine de fiction ! Il est entièrement
nouveau – entièrement différent – c’est quelque chose qui n’a jamais été fait dans ce pays. C’est pourquoi Amazing Stories mérite d’attirer votre attention et
de retenir votre intérêt. Il y a les magazines de fiction traditionnels, ceux réservés aux histoires d’amour, ceux voués aux histoires de sexe, les magazines
d’aventures, etc., mais un magazine de scientifiction est un pionnier dans son genre en Amérique. Par scientifiction j’entends des histoires du type de celles
qu’écrivaient Jules Verne, H. G. Wells, Edgar Allan Poe, c’est-à-dire des histoires où l’intérêt romanesque est entremêlé de faits scientifiques et de visions
prophétiques de l’avenir. Depuis plusieurs années déjà, j’ai publié des récits de cette nature dans les revues sœurs de Amazing, c’est-à-dire Science and
Invention et Radio News… Edgar Allan Poe peut réellement être appelé le père de la scientifiction ; c’est lui qui, à l’origine, dans ses récits romancés, a
astucieusement utilisé des faits scientifiques dans ses intrigues ou comme toile de fond de ses histoires. Jules Verne, dans ses étonnants romans, a, lui aussi,
habilement mélangé des faits scientifiques à ses intrigues, et est donc venu en second. Un peu plus tard arriva enfin H. G. Wells dont les histoires de
scientifiction, comme celles de ses prédécesseurs, sont devenues fameuses et immortelles. »
Dans sa conclusion, Gernsback précisait encore : « Un certain nombre de récits allemands, français et anglais appartenant au genre de la scientifiction et
écrits par les meilleurs auteurs du moment, ont été retenus pour paraître dans Amazing Stories. » J’ai cité cette dernière phrase pour bien montrer que, au
départ, Gernsback accordait une place importante aux auteurs européens. Il est donc inexact d’affirmer que la science-fiction est strictement d’origine
américaine, disons plutôt qu’elle a trouvé aux États-Unis un terrain particulièrement propice. Gernsback, en créant la nouvelle revue Amazing Stories, a
cristallisé le mouvement et donné le départ à ce que j’appelle la science-fiction moderne.
Ce premier Amazing, et la plupart des numéros des années suivantes, n’offre guère d’intérêt car il est composé uniquement de réimpressions. The facts
in the case of Mr Valdemar(60), d’Edgar Poe, le récit de Wells et le roman de Jules Verne, Hector Servadac, étaient des classiques ; les textes d’Allan
England et d’Austin Hall provenaient des Munsey magazines ; enfin, la nouvelle de G. Peyton Wertenbaker était une réimpression de Science and
Invention. Le second numéro était assez proche du premier : en dehors de la suite d’Hector Servadac, Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne, y
débutait et on trouvait un nouveau texte de Wells et une bonne nouvelle de Murray Leinster, The runaway skyscraper, initialement parue dans Argosy en
février 1919 (c’est l’histoire d’un gratte-ciel new-yorkais, la Metropolitan Tower, ramené en arrière dans le temps, à une époque où l’île de Manhattan était
encore aux mains d’Indiens n’ayant jamais aperçu l’homme blanc). Il faut attendre le troisième numéro d’Amazing, daté de juin 1926, pour voir apparaître
le premier texte original publié par la revue : The coming of the ice(61) par G. Peyton Wertenbaker. Cet auteur de dix-neuf ans avait déjà derrière lui une
carrière de trois années d’écrivain de scientifîction ! Il abandonna par la suite ce genre littéraire mais continua à s’y intéresser et on le vit ainsi, en 1953,
collaborer à une publication qui étudiait scientifiquement les possibilités de vie sur Mars. The coming of the ice est très marqué par H. G. Wells. C’est
l’histoire du dernier homme sur la Terre, et cet homme, immortel, est né en 1930. Il se nomme Dennell et est anglais. Son ami, le célèbre chirurgien Sir
John, lui a fait subir une opération qui a pour effet de supprimer définitivement le vieillissement des cellules. Sa fiancée Alice doit subir le même traitement
quelques jours plus tard, mais un accident d’auto cause la mort du chirurgien et de la jeune fille. Dennell reste donc le seul immortel et, l’opération qu’il a
subie l’ayant privé de ses facultés sexuelles, il se réfugie dans l’étude. Bientôt, il est l’homme le plus savant de la planète jusqu’au jour où, bien des siècles
plus tard, l’évolution générale de la race le dépasse. Dennell n’est plus qu’une curiosité, un reliquat du passé. Au cours des âges, le pouvoir calorifique du
Soleil diminue, la neige, puis la glace viennent peu à peu recouvrir les terres habitables. L’Homme du futur, une créature chétive au cerveau hypertrophié,
ne peut supporter le froid ; le dernier survivant sera Dennell dont l’organisme est plus résistant. Il mourra à son tour, dans une illumination subite, qui lui
fera redécouvrir l’amour, sentiment dont il avait oublié l’existence, à travers l’image de sa fiancée, Alice, qu’il croit pouvoir rejoindre.
Néanmoins, en dehors de quelques inédits, ce sont toujours les réimpressions qui forment le fond d’Amazing. On trouve, par exemple, The second
deluge de Garrett P. Serviss, The island of Dr Moreau(62) de H. G. Wells, The mad planet(63) de Murray Leinster, Un drame dans les airs de Jules Verne,
etc. Pour abréger cette énumération, je dirai seulement que Gernsback publia, entre 1926 et 1929, une trentaine d’histoires de Wells, neuf romans de Jules
Verne, sept nouvelles d’Edgar Poe, plus de nombreux récits réédités des Munsey magazines. Merritt ne fut pas ignoré, bien que son style fût plus proche de
la « fantasy » que de la « scientifiction », The people of the pit(64) fut reproduit dans le numéro de mars 1927, The moon pool(65) dans celui de mai. Hugo
Gernsback ne s’oublia pas lui-même puisque Ralph 124C 41 + reparut en une seule livraison dans Amazing Stories Quarterly (hiver 1929).
Venons-en maintenant aux meilleurs récits inédits qui furent édités dans Amazing à cette époque. Le premier texte digne d’intérêt est, à mon avis, The
green splotches de T. S. Stribling paru en mars 1927. Le nom de cet auteur est familier aux anciens lecteurs de la revue Mystère-Magazine puisqu’il y fut
souvent publié et ce dès le premier numéro ; son héros était le Pr Henri Poggioli, philosophe, psychologue et criminologiste. T. S. Stribling était un écrivain
et journaliste de valeur qui obtint le Prix Pulitzer pour son roman The store, en 1932. The green splotches vaut surtout par sa vraisemblance dans
l’évocation de la rencontre de Terriens et d’une race de visiteurs extraterrestres. Des géographes pénètrent dans une vallée inexplorée du Pérou guidés par
un condamné à mort, gracié pour la circonstance. Surveillés par un mystérieux personnage, ils ouvrent le feu sur lui ; à l’endroit où il se trouvait, ils
découvrent des taches vertes qui se révèlent être de la chlorophylle. Le personnage réapparaît néanmoins et manifeste qu’il considère les explorateurs
comme des animaux inférieurs. Ces derniers sont peu après capturés par de petits êtres humanoïdes qui les conduisent à un vaisseau spatial en forme de
dirigeable. Les trois géographes ne comprennent rien à la situation, tandis que le lecteur au contraire se rend aisément compte qu’il s’agit de créatures
extra-terrestres venues s’emparer de quelques spécimens de la faune terrestre pour un zoo galactique. Le malheureux ex-condamné à mort est finalement
choisi comme le plus représentatif de l’espèce humaine et est embarqué à bord de l’astronef pour un voyage sans retour. Les géographes, eux, s’en
retournent tranquillement vers la civilisation et quittent bientôt le Pérou pour New York. Là, le directeur de la Société de Géographie, Gilbert H. Delong,
les propose pour recevoir le Prix Nobel dans un long mémoire où il analyse leur aventure. Les trois explorateurs n’avaient absolument rien compris,
pensant avoir affaire à des hommes d’une autre espèce, à un Zeppelin d’origine bolchevique et, finalement, à un complot relevant de la sécurité militaire.
Le Dr Delong prouve que ses collègues ont rencontré non pas des hommes mais des plantes, qui, blessées, perdaient de la chlorophylle et non du sang ; il
montre que le prétendu Zeppelin n’était autre qu’un vaisseau spatial. Une note, à la fin de l’histoire, précise que le Dr Delong obtint le Prix Nobel pour ses
brillantes déductions ! On voit que l’auteur de tant de romans policiers classiques n’avait pu s’empêcher de mettre un peu de détection dans son récit
d’anticipation.
En septembre 1927, nous avons la surprise de rencontrer au sommaire Howard Phillips Lovecraft avec un texte désormais classique, The colour out of
space(66). C’était la première fois que Lovecraft paraissait dans un magazine de science-fiction et Hugo Gernsback présenta sa nouvelle en ces termes : «…
Ce récit est littérairement parlant un des plus beaux que nous ayons eu la chance de lire. Le thème en est original et suffisamment extraordinaire pour le
faire dépasser de la tête et des épaules bien des histoires de scientifiction contemporaines. Vous ne regretterez pas d’avoir lu cette magnifique nouvelle. »
The colour out of space est un récit de S-F pure où l’on voit un aérolithe tomber dans un puits de la région d’Arkham, la contrée maudite chère à l’auteur.
Cette pierre tombée du ciel contient des globules colorés et, bientôt, une étrange maladie frappe bêtes, hommes et plantes. Les enquêteurs envoyés assistent
alors à un phénomène terrifiant : « Pendant ce temps, le faisceau de clarté phosphorescente émanant du puits devenait de plus en plus intense, si bien que
les spectateurs, incapables de concevoir consciemment une image normale, avaient l’impression d’assister à la fin du monde. Ce n’était plus un rayon
lumineux qui sortait de la margelle, mais un torrent de couleur indéfinissable qui semblait se déverser directement dans le ciel(67). »
En novembre de la même année, je citerai The machine-man of Ardathia(68) de Francis Flagg (de son vrai nom George Henry Weiss) qui fut considéré
comme un texte important à l’époque et fut maintes fois reproduit. Il a assez mal supporté l’épreuve du temps, son thème étant devenu archi-rabâché. Un
nommé Matthews reçoit la visite d’un homme du futur qui se matérialise soudainement dans son appartement, il s’agit d’un tout petit être humanoïde au
cerveau énorme, dont le corps est enfermé dans un cylindre transparent, parmi des mécanismes complexes. Matthews apprend ainsi que l’humanité a
évolué vers une sorte de vie symbiotique avec des machines qui lui procurent la toute-puissance. Les révélations de l’homme-machine d’Ardathia rendent
finalement Matthews fou, mais le journal où il avait consigné cette rencontre et une prédiction faite par l’homme du futur, qui se réalisera par la suite,
prouvent la véracité de son récit.
Cette nouvelle eut une suite, The cities of Ardathia(69) (mars 1932), très supérieure au premier texte. Son épigraphe inspirera bien des auteurs, même
contemporains : « Ardathia n’est pas un mythe. L’illusion du temps et les exigences de l’écrivain peuvent la placer dans le passé ou dans le futur, mais en
réalité sa civilisation est toute semblable à celle de notre temps. À l’aube du monde, ou dans un lointain futur, comme il vous plaira, les hommes créèrent
une grande civilisation industrielle, et cette civilisation industrielle posa un problème. Comment il fut résolu – ou ne le fut pas – est le sujet de cette
histoire. » Son thème, peut-être inspiré par le film de Fritz Lang, Metropolis(70), expose la lutte du prolétariat, esclave du machinisme moderne, contre le
patronat. La fin, d’autant plus amère et désenchantée qu’elle est précédée d’un faux « happy-end », est une trouvaille. Il est dommage que les anthologistes
contemporains négligent ce beau texte de Francis Flagg.
En été 1928, Amazing Stories Quarterly publia un récit en quatre parties du Dr David H. Keller, The menace(71). Il avait pour thème les tentatives des
dirigeants et scientifiques noirs américains pour détruire les États-Unis. L’auteur y faisait preuve d’un racisme manifeste qui, à l’époque, ne suscita aucune
protestation de la part des lecteurs, du moins si j’en crois le courrier des lecteurs des numéros suivants. Par contre, le fandom(72) lui en tint rigueur après la
guerre lorsque le Dr Keller voulut revenir à la science-fiction. Voici deux courts extraits de The menace, nouvelle où les Noirs ont réussi à blanchir la
pigmentation de leur peau. Seule leur chef, Ebony Kate, une très belle femme, a refusé de se blanchir étant fière de sa négritude. Le héros blanc, Taine, lui
dit alors : « Ne vous inquiétez pas, Madame, votre race peut changer la couleur de sa peau mais pas celle de son âme. Devenez aussi blanc que vous le
voudrez, vous resterez noir à l’intérieur. » Ebony Kate est charmée de ce discours et s’offre à Taine en lui disant : « J’veux pas d’un Noir. C’que j’veux,
c’est un type à l’âme blanche, avec la peau noire. D’puis trois ans que j’suis avec ces mecs blanchis j’ai pas vu leur âme changer d’un poil. Des Blancs ? Tu
parles, la seule chose de blanc qu’ils aient est leur peau. »
Les numéros d’août, septembre et octobre 1928 vont révéler un nouvel auteur de science-fiction qui deviendra bientôt le plus populaire du genre, pour
de nombreuses années : Edward Elmer « Doc » Smith. The Skylark of space(73), qui fut publié dans ces trois numéros, avait été écrit par l’auteur bien des
années auparavant, en 1915. Doc Smith s’était fait assister pour les scènes sentimentales par une certaine Mrs Garby, qui se révéla malheureusement peu
douée pour la littérature. D’après Sam Moskowitz, ce roman fut payé cent vingt-cinq dollars à ses auteurs, ce qui, même pour l’époque, était dérisoire.
Edward Elmer Smith, né le 2 mai 1890 dans le Wisconsin, mourut le 31 août 1965, après avoir été couronné à la Convention des amateurs de 1963 pour
l’ensemble de son œuvre. Il fit des études d’ingénieur chimiste, avant de trouver un emploi à Washington, où il s’occupa de choses aussi étranges que les
tolérances admissibles sur le poids d’une motte de beurre ou la taille standard des huîtres ! En 1915, il rencontra la sœur d’un de ses camarades d’université
et se fiança avec elle au bout d’un quart d’heure. C’est cette même année qu’il commença la rédaction de The Skylark of space. Tous les lecteurs du Rayon
Fantastique se souviennent de l’aventure du chimiste Richard Seaton (à l’époque la chimie n’était pas séparée de la physique), inventeur du métal X, et de
son ami le milliardaire Reynolds Crane avec qui il construit le premier véhicule interstellaire. Un camarade de laboratoire de Seaton, le Dr DuQuesne, un
homme de grand savoir mais de basse moralité, tente tout pour leur voler cette invention. Après un premier échec, il n’hésite pas à kidnapper Dorothy
Vaneman, la jeune fiancée de Seaton, ainsi qu’une autre jeune femme qui s’opposait à ses projets, Margaret Spencer, et à les entraîner dans l’espace dans
un vaisseau volé à Seaton et Crane. La poursuite s’engage bientôt et les deux amis parviennent à rattraper DuQuesne et à délivrer ses prisonnières, mais ils
sont alors déportés très loin dans l’espace et doivent atterrir sur une planète où des êtres humanoïdes les accueillent. Une aventure extraordinaire s’ensuit,
assez proche du genre Burroughs, mais plus riche d’implications scientifiques et de supputations technologiques. L’accueil des lecteurs fut délirant et E. E.
« Doc » Smith connut immédiatement une extraordinaire popularité.
Beaucoup d’amateurs connaissent aujourd’hui la célèbre bande dessinée, Buck Rogers in the Twenty-fifth century(74) ; en revanche on sait moins que
son origine se trouve dans une nouvelle, Armageddon 2419 A.D.(75) de Philip Francis Nowlan, parue en août 1928 dans Amazing Stories. C’est un excellent
récit qui, du point de vue des qualités narratives, était très en avance sur son époque. Il raconte l’histoire d’Anthony Rogers (le diminutif « Buck » ne
viendra que plus tard) qui, en 1927, respire une bouffée de gaz radio-actif et reste près de cinq cents ans en état d’animation suspendue. Il se réveille pour
voir une jeune fille, Wilma, portant une ceinture antigravité et un harnais de fusées propulsives, atterrir près de lui. Dick Calkins illustrera à merveille ce
passage dans la bande dessinée. Son style, qui a souvent été jugé si personnel par les spécialistes français, était nettement inspiré des dessins de Frank R.
Paul illustrant la nouvelle de Nowlan dans Amazing.
Le thème général de l’histoire est celui d’une Amérique conquise par les peuples de race jaune et réduite à la résistance armée de francs-tireurs.
L’apparition de Buck Rogers marque un tournant décisif du conflit et le territoire des États-Unis est délivré excepté quinze villes fortifiées qui restent aux
mains des Jaunes. Cette fin appelait une suite ; elle parut en mars 1929 sous le titre The airlords of Han et consacra le triomphe des Blancs. On y trouve
une prévision remarquable dans le domaine des armements : il y est fait expressément mention de « fusées atomiques à tête chercheuse ». Peu après la
« John Dille Company » demandait à Nowlan d’écrire la continuité d’une bande dessinée à partir de ses récits originaux, mais « Anthony Rogers » ayant
été jugé trop long on lui demanda de le transformer en Buck Rogers, nom sous lequel il est désormais mondialement connu.
En février 1929, nous trouvons une autre histoire mettant en scène le dernier homme sur la planète, mais ce mot dernier est à prendre dans un tout autre
sens que celui de la nouvelle de Wertenbaker. The last man(76) fut écrit par un jeune auteur, Wallace G. West, qui n’eut jamais un très grand succès auprès
des amateurs, mais fit une longue carrière. Gernsback, dans son texte d’introduction, écrivait : « Selon Kipling, la femelle est toujours beaucoup plus
redoutable que le mâle. » La nouvelle de West traite d’un thème aujourd’hui très à la mode, la révolte des femmes contre leur maître supposé, l’homme.
L’auteur imagine que nos compagnes, lassées de leur condition qu’elles jugeaient inférieure, supplantent peu à peu les hommes dans diverses branches de
l’activité puis au gouvernement même, sous prétexte d’éviter les guerres. Ensuite, grâce aux recherches de la biologie, les femmes se rendent compte
qu’elles peuvent parfaitement procréer sans le secours du mâle et, peu à peu, les relations sexuelles tombent en désuétude avant d’être totalement interdites.
Enfin, la surpopulation amenant de grandes famines, le gouvernement mondial féminin décide l’extermination pure et simple des hommes qui ne jouent
plus désormais aucun rôle essentiel dans la société, se contentant d’en garder quelques-uns pour les exposer dans les musées et les zoos. Au moment où
Wallace West commence son récit, il ne reste plus qu’un seul mâle, M. 1, qui passe ses journées dans un musée, exposé à l’intérieur d’une cage de verre.
Heureusement pour lui, un phénomène récessif va se produire chez une des femmes de son époque. Par femme, il faut alors entendre des êtres parfaitement
asexués, à la poitrine plate, au corps anguleux, au visage sans grâce. Une créature, conforme aux canons de l’esthétique tels que nous les concevons,
apparaît soudain et se trouve insatisfaite du mode de vie de ses compagnes. Elle décide l’homme à fuir avec elle et, grâce à de vieux explosifs datant des
temps anciens, détruit la Cité ruche où habitent les femmes du futur. Elle a décidé, symboliquement, d’oublier son nom-numéro pour s’appeler Ève. On
remarquera qu’une telle anticipation n’a rien d’absurde puisqu’il existe aux États-Unis, à l’heure actuelle, une Société féminine très active qui s’intitule la
« SCUM » (Society for cutting up men), sigle qui signifie à peu près « Société pour les couper aux hommes » !
Un matin d’avril 1929, Gernsback fut réveillé par la sonnerie du téléphone. Un reporter lui demandait de s’expliquer sur la banqueroute de sa maison
d’édition. Gernsback fut absolument sidéré, mais dut bientôt se rendre à l’évidence : à son insu, il avait fait banqueroute ! Il s’agissait d’une manœuvre
frauduleuse d’une autre Compagnie qui désirait racheter celle de Gernsback. Elle avait profité d’une loi de 1929 qui permettait de faire mettre légalement
en banqueroute toute maison contre laquelle trois débiteurs différents portaient plainte pour factures impayées. Le fait que la Compagnie de Gernsback fût
parfaitement solvable et largement bénéficiaire ne changea rien à l’affaire et les autorités, tout en reconnaissant que cette banqueroute était le résultat d’une
ignoble manœuvre de la concurrence, ne purent qu’appliquer la loi. Tout ce que Gernsback réussit à empêcher fut que ce soit la Compagnie instigatrice du
mauvais coup qui puisse absorber la sienne(77). À partir d’avril 1929, il perd donc le contrôle effectif d’Amazing Stories et est remplacé comme rédacteur
en chef par Arthur H. Lynch, du moins théoriquement car, en fait, ce sera son ancien assistant, le Dr T. O’Conor Sloane, qui assurera effectivement la
rédaction de la revue. Le Dr Sloane était un aimable octogénaire encore alerte, qui s’amusait beaucoup des écrits publiés dans Amazing car il ne croyait
absolument pas à la possibilité de voyages interplanétaires, pas plus qu’à toutes les autres inventions des auteurs de la publication. Il poursuivit la politique
de réédition de Wells ou de Verne commencée par son prédécesseur, et publia quelques écrivains nouveaux tels le Dr David H. Keller, Harl Vincent,
Stanton A. Coblentz, Otis Aldebert Kline, etc.
Le seul texte de quelque intérêt qui parut jusqu’à la fin de 1929 fut probablement le space-opera de Leslie F. Stone, Out of the void, publié dans les
numéros d’août et septembre. Le narrateur, lors d’une promenade champêtre, est capturé par des extra-terrestres dont le vaisseau s’est posé sur la Terre.
Ceux-ci n’ont nulle intention hostile à son égard, simplement ils cherchent à entrer en contact avec un Terrien afin de lui remettre un message pour le
Pr Rollins. Celui-ci, plusieurs années auparavant, avait expédié vers Mars une fusée de son invention pilotée par son « assistant » Dana Gleason. Mais ce
dernier était en fait la propre fille du professeur et un de ses amoureux, Richard Dorr, s’était introduit dans l’appareil avant l’envol. C’est le récit de cette
traversée spatiale et des aventures de Dana et Richard sur la planète Abrui que rapporte l’extra-terrestre. Un récit d’aventures assez banal mais qui se laisse
lire sans ennui.
The green girl, un excellent roman d’un nouvel auteur, Jack Williamson, débuta en mars 1930. John Stewart Williamson naquit le 29 avril 1908 dans
l’Arizona. Un jour de 1927, le jeune homme acheta un numéro d’Amazing Stories où était réédité The people of the pit d’Abraham Merritt. Cela suffit pour
décider de la carrière professionnelle de Jack Williamson qui se mit à vendre des textes de S-F aux magazines dès 1928 et n’a pas cessé depuis. The green
girl commence, le 4 mai 1999, par la disparition du Soleil. Melvin Dane et son beau-père embarquent dans un appareil de leur invention, qui roule sur la
terre, vole dans les airs et peut se transformer en sous-marin. On pense évidemment à l’engin de Robur le Conquérant, inventé par Jules Verne. Cette
machine s’enfonce finalement sous les eaux du Pacifique et atteint une cité sous-marine habitée. Là, Melvin Dane retrouve la fille qu’il avait aperçue
plusieurs fois en rêve, une jeune fille d’une merveilleuse beauté, mais à la peau verte, d’où le titre du roman. C’est Xenora, princesse de l’antique cité de
Lothar, présentement capturée et réduite en esclavage par the Lord of Flame – le seigneur de la flamme (Delany s’en est-il souvenu(78) ?), le méchant qui
menace son petit monde subaquatique. Grâce à son omnimobile, Melvin Dane sauvera celle qu’il aime et la ramènera à la surface où le Soleil a
heureusement réapparu. Une déception, à mes yeux du moins, mais peut-être pas à ceux du héros : les rayons solaires font rapidement virer la pigmentation
verte de la peau de la jeune fille, qui redevient normale.
Nous restons sous le signe du vert avec The ivy war du Dr Keller qui parut en mai 1930. Ivy signifie lierre et c’est en effet cette plante, pourtant
d’ordinaire bien inoffensive, qui va monter à l’assaut de l’Homme et de ses cités. Bien entendu, il s’agit d’une espèce mutante de lierre, douée de
conscience et capable d’absorber par ses radicules le sang des hommes ou des animaux. La lutte est d’abord circonscrite à une petite ville des États-Unis,
nommée Yeastford, puis, utilisant le fleuve comme moyen de locomotion, le lierre s’attaque à Philadelphie. La situation devient rapidement dramatique,
car s’il a été possible d’utiliser des explosifs dans la petite ville, il n’en est pas question à Philadelphie, à moins de provoquer des catastrophes et
d’immenses pertes en vies humaines. La situation sera sauvée par le botaniste White qui étudiait depuis son apparition cette nouvelle variété de lierre et qui
trouve un moyen chimique de la détruire. Cette nouvelle n’est pas spécialement remarquable dans l’œuvre du Dr Keller, mais elle jouit d’une certaine
réputation dans notre pays car elle fut l’un des premiers textes de science-fiction américain à être traduit en français, en 1935, par Régis Messac, sous le
titre La guerre du lierre(79), et a laissé une impression durable à une poignée de vieux amateurs.
Le mois de janvier 1930 avait été marqué par l’apparition d’un nouvel auteur destiné à figurer au panthéon des maîtres du genre, John W. Campbell Jr,
avec un récit intitulé When the atoms failed. Campbell est né le 8 juin 1910 à Newark où il vécut une enfance très solitaire, pratiquement privé de père et
alternativement choyé et maltraité par sa mère et sa tante. Il se réfugia dans la lecture de romans d’évasion, Burroughs d’abord puis, plus tard, E. E. Smith
dont il décida de devenir le disciple. En 1929, après de brillantes études, il tenta sa chance en présentant deux nouvelles à Amazing Stories qui furent
acceptées, mais seule la seconde parut car le Dr Sloane perdit la première… Le jeune Campbell, enthousiasmé, décida de consacrer sa vie à la science-
fiction.
Nous le retrouvons au sommaire du numéro de l’été 1930 de Amazing Stories Quarterly. Ce nouveau texte s’appelait The voice of the void et portait en
sous-titre Une histoire interplanétaire. Son thème, classique déjà, était celui de la mort de la Terre par refroidissement du Soleil. Notre civilisation, alors
arrivée à l’âge fabuleux de dix milliards d’années, se montrait aussitôt capable de fabriquer des astronefs ultra-luminiques, qui emmenaient tous les
survivants aux environs de Bételgeuse. Là, les habitants des systèmes planétaires gravitant autour de l’étoile s’opposaient à l’invasion des Terriens, mais
étaient massacrés jusqu’au dernier. On voit déjà poindre chez Campbell cet esprit de supériorité raciale qui caractérisera toute la fin de sa carrière.
Au même sommaire figurait The princess of Arelli d’Aladra Septama. Le nom extravagant de cet auteur m’a toujours intrigué, mais je n’ai jamais pu
savoir de qui il s’agissait, ni même si c’était un homme, une femme, ou un extra-terrestre ! Son récit est dans la meilleure tradition de Burroughs, à savoir
la visite d’une autre planète par un Terrien, qui s’éprend de la princesse, fille du roi de ce nouveau monde, et l’épouse. Dans le cas présent, le Terrien se
nomme Frederick X. Harding et le monde auquel il rend visite est tout simplement la Lune, nommée par ses habitants Arelli. La princesse, elle, s’appelle
Altara et sera bien entendu sauvée de nombreux périls par le jeune homme arrivé sur notre satellite à bord de son vaisseau le Terraluna. Un seul point me
semble valoir la peine d’être signalé dans l’histoire : une cérémonie de mariage assez extravagante. Afin d’obéir à la coutume lunaire – pardon, je voulais
dire arellienne,— le fiancé se trouve sur une montagne du Pérou et la jeune fille dans le royaume paternel. C’est ainsi, à distance, qu’ils sont unis !
Le numéro d’août 1930 voit paraître Skylark three, la suite tant attendue du Skylark of space. On y retrouve, dès le premier chapitre, DuQuesne en train
de comploter la mort de Seaton, puis, au second chapitre, la visite du vaisseau osnomien Kondal à la Terre. Seaton, Crane et leurs épouses accueillent
Dunark et la reine Sitar venus leur demander secours. Et c’est aussitôt le nouveau départ dans l’espace et un récit haletant, ponctué de batailles spatiales, où
les croiseurs s’affrontent à coups de rayons fulgurants et se défendent grâce à des boucliers énergétiques. C’est le space opera porté à son sommet. Ce
nouveau roman reçut un accueil enthousiaste de la part des lecteurs d’Amazing qui inondèrent la rédaction de lettres demandant la suite des Skylark(80).
Dans le numéro de l’hiver 1930 d’Amazing Stories Quarterly, David H. Keller nous donne un court texte digne d’intérêt où il se montre très
contestataire à l’égard des notions clés du capitalisme telles que le profit et la propriété : il a pour titre Service first. Le Dr Keller part du principe que les
propriétaires de maisons ou de terrains exploitent leurs locataires en leur faisant payer exagérément cher le droit d’habitation. Il suggère de créer des
maisons maintenues en l’air par des rotors, ce qui supprimerait l’achat du terrain, tellement onéreux dans les grandes villes.
Mais le texte principal de ce numéro était le grand roman du Dr Miles J. Breuer et de Jack Williamson intitulé The birth of a new republic. Cette
nouvelle république est la Lune, que les auteurs supposent habitable et qui, autrefois colonie, accède à l’indépendance après une guerre de sécession.
Remarquons qu’ils n’annonçaient pas une rapide conquête de notre satellite. Ils prévoyaient pour 1989 les plans théoriques d’un vaisseau spatial, l’envoi
des premiers engins téléguidés en 2041 et le départ du premier astronef habité seulement pour 2043. Encore serait-il détruit par une météorite ! C’est
seulement en 2130 qu’un apatride, nommé Jean Colon (en hommage à Christophe, évidemment) quitte la Terre avec trois petits astronefs. On reste sans
nouvelles d’eux pendant quatre mois, puis, de retour dans notre atmosphère, Jean Colon envoie par radio l’information suivante : « L’espace est conquis et
la Lune est nôtre. Signé : Jean Colon. » On notera que non seulement les auteurs n’ont pas prévu la rapidité du développement de notre technologie, mais
surtout qu’ils n’ont pas imaginé un seul instant que la Terre puisse être au courant, seconde après seconde, des actions des hommes expédiés vers la Lune.
La science-fiction avait pris une grande avance sur la science en prévoyant la conquête des planètes bien avant elle, mais la science prit sa revanche grâce
au développement fabuleux des transmissions électroniques qui permirent de voir les premiers pas de l’homme sur la Lune, ce qu’aucun auteur de S-F
n’avait osé prophétiser(81).
The drums of Tapajos, du captain S. P. Meek, est un roman, certes un peu vieilli quant aux personnages, mais digne de retenir notre attention grâce à
plusieurs idées originales. Il parut en feuilleton dans les numéros de novembre 1930 à janvier 1931 d’Amazing Stories. D’abord on y trouve la description
d’une société entièrement hiérarchisée sur le type maçonnique ; chaque habitant portant un vêtement aux couleurs de son grade (les hommes tout comme
les femmes) et les « frères » des grades inférieurs pouvant être intronisés à la classe supérieure. Deuxième originalité : l’énergie qui alimente la cité secrète
de Trojana est tirée de la fission du cobalt (le choix heureux de ce métal est évidemment dû à un hasard). Enfin, dans la suite de ce roman, Trojana,
(février-avril 1932), on découvre un empilement de civilisations les unes au-dessus des autres et sans contacts entre elles. La première parle hébreu et
descend peut-être des tribus perdues d’Israël, la dernière est atlante et est enfouie dans les profondeurs de la Terre. Le tout est caché au cœur de la forêt
brésilienne et il faut l’arrivée inopinée de quatre anciens officiers de l’armée américaine pour révéler l’existence de Trojana.
Nous trouvons ensuite en octobre 1931 un roman de Jack Williamson qui eut son heure de célébrité, The stone from the green star. Le sujet est assez
conventionnel : Richard Smith, un homme de notre temps, est attiré dans le futur par une machine temporelle inventée par un savant, Midos Ken, assisté de
sa charmante fille Thon Ahrora (heureux temps où les planètes étaient essentiellement peuplées de jolies filles court vêtues !). Smith apprend alors qu’il a
été capté dans le temps par accident durant une expérience au cours de laquelle Midos Ken cherchait à se procurer une substance minérale nécessaire à
l’élaboration d’une drogue d’immortalité. Ken espérait pouvoir en découvrir dans le passé car, à son époque, elle ne se rencontre que sur la planète de
l’Étoile Verte où elle est gardée par des créatures intelligentes, non humaines, bien décidées à ne pas se laisser dépouiller d’une substance qui leur est
précieuse à elles aussi. Le savant, sa fille et Smith tentent l’expédition qui réussira malgré les traîtrises du Seigneur de l’Étoile Noire qui veut s’emparer de
la découverte du savant et faire de Thon Ahrora l’ornement de son gynécée. Comme on le voit, rien de très nouveau, mais l’ouvrage fourmille de
trouvailles qui justifient sa lecture. Ainsi, lorsque la jeune fille est retenue prisonnière par le Seigneur de l’Étoile Noire dans son château, Smith et son père
parviennent à la délivrer et fuient sur leur astronef, le seul en état de fonctionner sur toute la planète. Sont-ils pour autant à l’abri des poursuites de leur
ennemi ? Eh bien, non, la planète du Seigneur de l’Étoile Noire les suit tout entière !
La fameuse série des Zoromes, de Neil R. Jones, débuta dans Amazing Stories en juillet 1931 avec The Jameson satellite. J’ai dénombré vingt récits se
rattachant directement aux aventures du Pr Jameson chez les Zoromes, qui parurent au fil des ans, soit dans Amazing, soit dans Astonishing, soit dans
Super-Science, mais il n’est pas impossible que j’en aie oublié. Assez curieusement, la première nouvelle commence par la mort de son héros, le
Pr Jameson, en l’année 1950. Le professeur a demandé à ses assistants de placer son corps dans une fusée à pilotage automatique prête à partir pour
l’espace. Une fois l’atmosphère quittée, des panneaux ont coulissé et l’air s’est échappé : « Pendant plus de quarante mille siècles, le corps du Pr Jameson,
en accord avec ses théories et prévisions, était demeuré parfaitement intact, à l’abri des atteintes du temps. Le vide de l’espace avait protégé son cadavre et,
quatre millions d’années plus tard, quand une expédition venue de Zor le découvrit, il était resté dans le même état que le jour de sa mort. » Les Zoromes,
qui ont ainsi arraisonné la fusée-cercueil du Pr Jameson, récupèrent son cerveau et le placent dans un corps métallique, après quoi ils le ramènent à la vie.
Ces Zoromes ont en effet renoncé depuis longtemps à leur corps d’origine et préfèrent disposer de corps robots. Ainsi, ont-ils acquis l’immortalité et des
pouvoirs étendus. Avec eux, le Pr Jameson va parcourir inlassablement l’espace, vivant aventure sur aventure. Damon Knight critique cette série en
indiquant qu’il s’agit de l’éternelle lutte du Bien contre le Mal, le Bien finissant toujours par triompher. Ce jugement est un peu inexact, car si, pour la
plupart des récits, Knight a raison, ce n’est pas toujours le cas, par exemple, dans la seconde histoire, The planet of the double sun(82). Les Zoromes et
Jameson explorent une planète éclairée par deux soleils, l’un orange, l’autre bleu. Ils croient discerner des sortes d’oiseaux fantômes dont ils ne perçoivent
que le bruissement des ailes puis, pour la première fois dans l’histoire des Zoromes, leurs cerveaux sont pris d’une sorte de folie qui les pousse à se
suicider. Il n’y a dans cette histoire ni Bien ni Mal, comme le montre Jameson lorsqu’il comprend enfin le phénomène qui s’est produit. La planète est en
réalité double, l’une existant dans la dimension habitée par le Pr Jameson et les Zoromes – c’est-à-dire la nôtre – et l’autre dans une autre dimension,
invisible à l’œil des visiteurs, sauf lorsque le soleil orange occulte le soleil bleu lors d’une éclipse. Il n’est donc pas question ici de Mal, puisque les
créatures ailées, dont la vision fantomatique a poussé les Zoromes au suicide, n’ont même pas perçu ces derniers qui appartenaient pour eux à une autre
dimension. Gardons une pensée émue pour le Pr Jameson qui, tout comme Gerry Carlyle, visita tant de mondes pour notre plus grand plaisir à tous.
À partir de 1932, l’absence de Gernsback et l’existence de deux revues concurrentes vont amener une certaine baisse du niveau des récits, baisse qui va
en s’accentuant à partir de 1933. Les ventes qui avoisinaient 100 000 exemplaires en 1927 tombent aux environs de 30 000. De ces deux années, je ne
retiendrai que peu de textes. The metal doom, en mai 1932, du Dr Keller et The Lady of light de Jack Williamson en septembre. The metal doom(83) a pour
thème la fin de la civilisation, tous les métaux se couvrant soudain d’une couche de rouille.
En 1933, je ne citerai qu’une nouvelle de l’écrivain britannique John Russel Fearn, The intelligence gigantic, qui reprend le thème de Frankenstein :
trois savants créent un homme artificiel, cinq fois plus intelligent et plus fort qu’un être normal, et doué d’une quasi-immortalité. Aussitôt l’individu se
révèle être un monstre pire que celui créé par Mary Shelley(84) et décide de s’emparer du monde.
Hugo Gernsback, dont les moyens financiers n’avaient pas été entamés, n’allait pas se tenir pour battu et recréa un nouveau pulp de scientifiction dès le
mois de juin 1929, Science Wonder Stories. Un mois plus tard, en juillet, il lui donna un compagnon, Air Wonder Stories, de moindre importance. C’est
dans l’éditorial du n° 1 de Science Wonder que Gernsback va employer pour la première fois le mot science-fiction qui n’avait, du moins par écrit, jamais
été utilisé jusqu’alors : « Les voyages interplanétaires, les astronefs, la communication avec Mars, la transplantation de cerveaux humains, le rayon de la
mort, l’antigravité, la transmutation des éléments : pourquoi pas ? Si ces découvertes scientifiques ne sont pas encore réalisées aujourd’hui, eh bien, elles le
seront demain. Nous surprendront-elles ? nullement, l’homme moderne les attend. Il ne faut donc pas s’étonner que quiconque, doté d’une riche
imagination, réclame à cor et à cri des histoires du type de celles que Jules Verne et H. G. Wells rendirent immortelles, des histoires ayant un fond
scientifique et qui sont actuellement lues par un nombre de plus en plus élevé de gens intelligents. Science Wonder Stories est là pour répondre à ce besoin
de fiction scientifique et il y répond mieux que n’importe quel autre magazine. C’est moi qui ai donné naissance au mouvement de science-fiction en
Amérique en 1908, dans mon premier magazine Modern Electrics. À l’époque, ce fut une expérience. Les auteurs de science-fiction étaient rares, il n’y en
avait pas, dans le monde entier, une douzaine qui auraient valu la peine d’être mentionnés. » Gernsback terminait son éditorial en exprimant sa foi dans
l’avenir de la science-fiction en Amérique, ce en quoi il se montra bon prophète. Le terme, ne fut pas immédiatement adopté par les autres rédacteurs en
chef ; le Dr Sloane, par exemple, attendit jusqu’en 1931 avant de l’utiliser. Quant à Farnsworth Wright qui, dans Weird Tales, se servait du terme weird-
scientific stories, il en vint à un compromis en 1932 en annonçant une nouvelle weird scientific, mais écrite par un maître de la science-fiction. En
revanche, Harry Bates, dans Astounding Stories, pulp de S-F qui parut à partir de janvier 1930, admit immédiatement la nouvelle expression qui, au cours
de la décennie, finit par éliminer complètement l’ancien « scientifiction ».
Tout comme le premier numéro d’Amazing, le premier Science Wonder parut orné d’une illustration de Frank R. Paul, le dessinateur favori de
Gernsback. Frank Rudolph Paul est né en Autriche en 1884. Il partit aux États-Unis en 1906 où il devint d’abord dessinateur humoristique. Il tâta
également un peu du dessin publicitaire et eut ainsi l’occasion d’effectuer un travail pour Hugo Gernsback. Celui-ci lui demanda alors de travailler pour
Electrical Experimenter puis, tout naturellement, pour ses autres magazines. C’est ainsi que Paul eut l’insigne honneur de devenir le premier dessinateur de
la science-fiction moderne. Il vivait à la campagne, dans une ferme, entouré de sa femme et de ses quatre enfants. Généralement, il effectuait un dessin noir
et blanc par jour, ou bien une illustration en couleurs par semaine. De son propre aveu, il ne lisait pas toujours complètement les histoires qu’il avait à
illustrer, mais s’arrêtait dès qu’une idée de dessin lui était venue à l’esprit(85). Paul mourut le 29 juin 1963. Dans une lettre personnelle, Edmond Hamilton
m’écrivait qu’il avait eu l’occasion de rencontrer Frank R. Paul au début des années 30. Il lui fit part de l’admiration qu’il éprouvait pour son talent de
dessinateur et Paul en fut surpris : « Mais, dit-il, tout le monde me reproche de dessiner des personnages en bois ! » Hamilton lui répondit alors : « Ne
venez-vous pas de m’affirmer que les auteurs de science-fiction décrivaient des personnages en bois, alors comment diable pourriez-vous les dessiner ? »
Paul éclata de rire et ils devinrent amis à compter de ce jour.
Tout comme dans Amazing, trois auteurs étaient annoncés sur la couverture, mais un seul d’entre eux était un « classique » : H. G. Wells, les autres
étant le Dr D. H. Keller et Stanton A. Coblentz. Le récit de David H. Keller était intitulé The threat of the robots et présentait une vision de l’avenir assez
proche de ce que nous connaissons aujourd’hui : énorme développement des moyens de télécommunication, part prépondérante prise par l’audiovisuel,
généralisation de l’emploi de la télévision, usage des machines électroniques perfectionnées et des robots. Seul ce dernier point n’est pas encore réalisé. Le
Dr Keller en concluait que l’homme, cloué huit heures par jour devant son poste de télévision et n’ayant plus besoin de se déplacer physiquement pour faire
quoi que ce soit, deviendrait un être introverti antisocial et, finalement, privé de tout sentiment humain. L’avenir dira si le Dr Keller était bon prophète ou
non. Il s’est ainsi défini dans un article autobiographique :
« Mon histoire est celle d’une vie de travail, d’une vocation, la médecine, d’un besoin profond, l’écriture. J’avais quatorze ans quand j’ai écrit mon
premier récit et quarante-sept quand j’ai vu ma première histoire acceptée professionnellement. (…) En ce qui concerne la science-fiction, je pense qu’elle
vivra très longtemps en tant que moyen d’expression des espoirs de l’humanité car elle permet de montrer les horribles possibilités de la science de l’avenir
si elle n’est pas utilisée sagement. La science, séparée du véritable humanisme, devient une menace pour la société, un monstre à redouter. »
Il est à noter que cette opinion « antiscientifique » du Dr Keller, si répandue aujourd’hui parmi les jeunes auteurs de la nouvelle génération, était
rarissime à l’époque où, à la suite de Jules Verne, les écrivains de la S-F naissante avaient au contraire tendance à penser que la Science pouvait assurer le
bonheur de l’humanité et lui permettrait, à tout le moins, de résoudre tous ses problèmes et de conquérir l’univers.
C’est, par exemple, une idée toute vernienne que nous trouvons à la base de la nouvelle de Stanton A. Coblentz, The making of Misty Isle : le génie
humain peut réussir à faire surgir une île des profondeurs de l’Océan, grâce aux techniques d’une science plus avancée que la nôtre. Stanton A. Coblentz
est né à San Francisco le 24 août 1896. Il vécut le grand tremblement de terre d’avril 1906, et, de son propre aveu, s’en inspira ensuite plusieurs fois pour
décrire de grandes calamités dans ses récits de S-F. Après des études à l’Université de Californie, il décida de tenter sa chance dans le journalisme et la
carrière d’écrivain. Ayant gagné un prix de poésie, il se vit confier quelques articles par les journaux locaux. En septembre 1920, il décida d’aller faire
fortune à New York. Il y devint critique littéraire, reporter (il eut entre autres le privilège de réaliser une interview d’Einstein, etc.) ; en 1923, il fit éditer
son premier recueil de poésie. Il commença alors à s’intéresser à la science-fiction et vendit deux ou trois histoires à Gernsback, pour Amazing Stories. Lors
du lancement de Science Wonder, il était naturel que la rédaction fît appel à lui. Par la suite, Coblentz devint le rédacteur en chef du principal magazine
américain de poésie Wings. Il est mort il y a quelques années.
En juillet et août parut The alien intelligence, un roman du jeune auteur Jack Williamson, qui venait de faire ses débuts quelques mois plus tôt dans
Amazing. Le thème en était banal, une civilisation perdue cachée au cœur du désert australien ; un jeune homme, Winfield Fowler, qui y rencontre une jolie
fille, Melvar, membre de la civilisation disparue, et en tombe amoureux. Relevons toutefois une originalité : la présence d’une race d’insectes dont
l’intelligence était devenue telle que leur cerveau avait grandi dans des proportions si imposantes qu’il leur fallait enserrer leur tête dans une sorte de
casque d’acier pour pouvoir survivre.
Le Dr Keller revient avec un feuilleton qui dura de septembre à décembre 1929, intitulé The human termites. Le thème en est tout simplement celui de
l’élimination de l’homme par les termites devenus intelligents et qui ont préparé plusieurs milliards de soldats termites, grand modèle, pour combattre
l’homme. Une scène assez extraordinaire est celle où la jeune héroïne, Suzan, capturée par les termites, est amenée devant leur chef que j’avais toujours cru
devoir être une reine, comme pour les abeilles. Apparemment non, puisque le termite-chef annonce à Suzan que c’est elle qui sera sa reine et, comme les
rapports sexuels entre eux risquent d’être quelque peu difficiles, il parvient à pénétrer dans l’esprit d’un homme également capturé, ce qui lui donne une
forme humaine plus adéquate à la situation. Qu’on se rassure, il n’abusera pas de la pauvre Suzan, car elle le tue froidement. Ce qui prouve que les femelles
humaines sont plus dangereuses que celles des termites.
En ce même mois de septembre, Ed Earl Repp qui débutait alors, mais devint par la suite un auteur prolifique, donne une amusante nouvelle intitulée
The radium pool. Je sais bien qu’il existe des amoureux constants, mais quand même ! La jeune Allie Lane s’est égarée dans la vallée de la Mort et son
fiancé, Sands, la cherche depuis quarante ans… Il finira par la retrouver prisonnière de créatures extra-terrestres, originaires de Jupiter, qui vivent dans des
cavernes souterraines. Des bains de radium ont conservé Allie dans un état d’éternelle jeunesse, ce qui n’empêche pas son amoureux, devenu sexagénaire,
de lui déclarer sa flamme. Heureusement, il est rajeuni à son tour par le radium magique, mais il n’en résulte pas pour autant un « happy end », car les
monstres jupitériens enlèvent les deux jeunes gens pour les emmener sur leur planète où ils seront exposés comme des animaux curieux.
À partir du mois de juillet 1930, Science Wonder fusionne avec Air Wonder et prend le titre de Wonder Stories. Les couvertures, toujours dues à Frank
R. Paul, sont extraordinaires mais recouvrent un contenu parfois indigent. Par exemple, on voit en couverture du numéro de septembre une jeune fille assez
dévêtue, prise dans la toile d’une araignée géante qui s’apprête à la dévorer, tandis qu’un homme essaie de repousser l’animal avec une sorte de lampe
projetant un rayon. Il s’agit d’un récit du captain S. P. Meek, The tragedy of Spider Island, racontant l’histoire d’un groupe d’Américains qui font naufrage
sur une île où certains insectes sont atteints de gigantisme. La leçon du récit classique de Murray Leinster, The mad planet, n’a pas été perdue, on le
constate.
En avril 1931, par contre, on voit paraître un récit original et intéressant, The conquest of Gola, de Mrs Leslie F. Stone. Gola est une planète peuplée
d’êtres humanoïdes où règne le matriarcat. La reine se nomme Geble : « Avec elle se trouvent toujours quatre consorts dont le rôle est de lui donner du
plaisir lorsque la charge de l’État lui laisse quelque loisir. » L’homme sert aux basses besognes et à la satisfaction sexuelle des femmes dès que celles-ci ont
franchi le cap de la puberté. Le récit raconte l’invasion de Gola par des explorateurs mâles venus d’une planète voisine : les uns sont massacrés, les autres
réduits à un esclavage « spécial ». Bien que nous ayons déjà rencontré des textes où la sexualité jouait un rôle important, je pense que celui-ci est le
premier(86) qui aborde si franchement la question.
Il faut attendre le numéro de juillet 1931 pour voir paraître une première œuvre maîtresse dans Wonder Stories. Il s’agit de la nouvelle désormais
classique de Clark Ashton Smith : City of the Singing Flame. Philip Hastane reçoit un jour le journal intime tenu par son ami Giles Angarth, disparu deux
ans plus tôt. Il apprend ainsi que celui-ci a découvert, dans une zone montagneuse d’accès difficile, une sorte de porte qui donne dans une autre dimension.
Angarth s’y est risqué plusieurs fois et a peu à peu appris à connaître l’extase procurée par la Flamme chantante. Il s’agit d’une sorte de temple au cœur
duquel brille une flamme gigantesque qui émet une musique envoûtante. Des êtres d’espèces fort différentes viennent ainsi adorer la Flamme, puis, saisis
par une transe mystique, se précipitent au milieu du brasier. Angarth a lui-même été tenté mais est parvenu à se retenir. Il a alors décidé de se faire
accompagner dans une nouvelle expédition par un de ses amis, le dessinateur Félix Ebbonly. Tous deux assistent quelques jours plus tard à la cérémonie de
la Flamme et devant Angarth, pétrifié, Ebbonly se précipite au sein de la Flamme chantante et y disparaît. Angarth revient alors une dernière fois dans le
monde des hommes pour écrire ce journal et l’envoyer à son ami Hastane avant de retourner vers la ville de la Flamme chantante. Clark Ashton Smith était
un admirateur et un ami de Lovecraft, et l’on sent l’influence du grand maître dans les tonalités poétiques qu’il a su donner à ce très beau récit.
Le roman complet, publié dans le numéro de l’été 1931 de Wonder Stories Quarterly, fut Vandals of the void(87), de l’écrivain britannique J. M. Walsh.
C’était un très bon space opera qui eut l’honneur d’être publié avant-guerre en volume. Le héros, Sanders, est un membre haut placé de la Garde
interplanétaire. En voyage d’agrément sur le croiseur interstellaire Cosmos, il est amené à prendre le commandement lorsque le vaisseau est attaqué par des
corsaires extra-terrestres. Il est aidé en cela par une jeune fille d’origine martienne nommée Jansca, qui, par amour, lui livre le secret d’une arme martienne.
Il s’agit d’une sorte d’alcool qui, une fois absorbé, contrebalance les effets d’un paralyseur par le froid employé par les extra-terrestres. Le Cosmos et son
équipage se lancent alors à la poursuite des corsaires : batailles spatiales et actions de commandos sur les planètes se succèdent à un rythme échevelé. Ce
space opera est assurément un des modèles du genre.
En septembre 1931 commence l’un des plus importants romans publiés par cette revue : Exiles of the Moon, de Nat Schachner(88) et Arthur Leo Zagat.
Ce texte vaut qu’on s’y arrête plus longuement, car c’est devenu un lieu commun que d’affirmer que la science-fiction d’avant-guerre était réactionnaire,
voire fascisante. Or, ce roman est fondé sur une intrigue politique et son analyse démontre de façon évidente que son orientation, loin d’être réactionnaire,
était au contraire très progressiste.
En 2240, la Terre est arrivée à un point de stabilité de sa civilisation. Les familles les plus fortunées des divers pays ont fini par s’entendre pour créer un
Directoire mondial dont les deux principales missions sont, d’une part, le maintien du statu quo entre les rapports de puissance et de richesse des
possédants et, d’autre part, l’exploitation forcenée des travailleurs. Le roman a deux héros : Garry Parker, un travailleur encore appelé parfois par les
auteurs un « prolat » (en français on dirait un « prolo ») et une jeune fille membre de la classe aristocratique des possédants, Naomi des Fentons. Son père
Henry des Fentons fait partie du Conseil mondial chargé de maintenir et de défendre les droits des Aristocrates. Les deux jeunes gens s’aiment mais la loi
interdit les mariages entre classes sociales(89). Aussi Garry se révolte et ne tarde pas à être arrêté, puis déporté dans un camp de concentration où sont réunis
tous les travailleurs qui ont refusé d’obéir aux ordres, saboté les cadences de travail, tenté d’enfreindre les interdits de la loi ou de reformer des syndicats.
Parker ne tarde pas à se rendre compte que le Conseil a décidé de se débarrasser d’eux en les gazant, non comme le feront les nazis quelques années plus
tard, mais en utilisant un gaz naturel empoisonné qui s’échappe d’un volcan proche du camp où ils sont enfermés. Or, un travailleur chimiste découvre que
ce gaz, mélangé au carburant utilisé pour les fusées, permet d’atteindre la vitesse de libération nécessaire pour quitter la Terre et gagner la Lune. Un coup
de main est alors tenté par les travailleurs contre une fusée de la police qui les surveille dans une petite île, non loin de là, et tous partent pour notre
satellite. Naomi, qui a réussi à échapper à la surveillance paternelle, est du voyage. Les forces de l’ordre ne tarderont pas à attaquer la base lunaire des
travailleurs, mais elles seront repoussées grâce à une manœuvre désespérée mise au point par Parker. Sadakuchi, l’un des cinq conseillers, qui dirigeait
l’opération de police, est grièvement blessé et sauvé in extremis par Parker et Naomi des Fentons. Le Japonais reconnaît la jeune fille qu’il avait jadis songé
à épouser. Il repousse alors Parker et murmure : « Naomi… Vous avez trahi… votre classe. Je ne veux plus… de vous. Ne laissez pas… ces prolos me
toucher… moi, un aristocrate. Je préfère mourir… qu’être sauvé par eux. » Cependant, Parker et ses amis ont découvert sur la Lune une roche ayant la
propriété d’absorber l’oxygène. Ils envoient alors un ultimatum à la Terre et le Conseil mondial est obligé de leur céder le pouvoir, sous peine d’asphyxie
généralisée. Parker revient sur sa planète en triomphateur et proclame : « Travailleurs du monde entier, vous êtes libres ! » Son mariage avec Naomi des
Fentons symbolisera la disparition de la notion de classe et d’exploitation sociale.
Comme nous le verrons, un tel texte n’est pas unique dans l’histoire de la science-fiction d’avant-guerre et, s’il est exact qu’un certain nombre d’auteurs
étaient réactionnaires, il est non moins certain qu’un nombre égal faisaient preuve d’idées libérales, voire progressistes.
Dans le numéro d’automne 1931 parut Beyond the Singing Flame, de Clark Ashton Smith, suite du remarquable récit dont nous avons précédemment
parlé. Philip Hastane, dévoré par la curiosité et inquiet pour son ami Giles Angarth, décide d’essayer de le rejoindre. Angarth ayant très exactement indiqué
l’endroit où il a découvert le passage dans une autre dimension, Hastane n’a aucune peine à s’y rendre. Il découvre la Cité de la Flamme chantante mais
assez curieusement entourée par des tours gigantesques montées sur des sortes de pieds métalliques qui leur permettent de se déplacer. Hastane est très
surpris car Angarth ne lui avait rien dit de cela. Il est alors saisi par deux papillons géants qui le soulèvent et l’entraînent au-dessus des tours jusqu’au cœur
de la Cité de la Flamme chantante. Hastane qui, tout comme Ulysse, avait pris la précaution de couler de la cire dans ses oreilles, afin de ne pas être
envoûté par la musique de la Flamme, perçoit cependant une vibration intérieure qui lui fait oublier ses résolutions et décide de se jeter au sein du brasier.
Mais il n’a pas besoin d’accomplir ce geste, les deux papillons qui le portent le jettent eux-mêmes dans la Flamme. À la grande surprise de Hastane, celle-
ci ne brûle pas, mais lui permet de pénétrer dans une nouvelle dimension où Angarth et Ebbonly l’attendent. Il apprend alors que les habitants du monde
qu’il vient de quitter, furieux de voir leur population diminuer de jour en jour par les pouvoirs de la Flamme, ont décidé de la détruire, d’où les tours qu’il a
aperçues et qui se trouvent être des engins guerriers. Lorsque Angarth, Hastane et Ebbonly émergeront, par un autre passage, dans la dimension où se
dressait la Cité de la Flamme chantante, ils n’en trouveront plus que les ruines. Ils n’auront alors d’autre ressource que de regagner notre Terre, mais la
mort dans l’âme et au cœur un regret éternel.
Wonder Stories publia de décembre 1931 à février 1932 un roman de John Taine, The time stream(90). Nous reviendrons sur cet auteur à propos de son
œuvre maîtresse, Before the dawn(91) qui parut en librairie en 1934. The time stream est une œuvre étrange où les références au Grand Œuvre alchimique
abondent. Cependant, il ne s’agit pas d’un roman allégorique et son thème reste purement de science-fiction. Des scientifiques de la planète Eos ont
découvert le moyen de plonger dans le « flot du temps », soit pour le remonter et apprendre à connaître le passé, soit pour le descendre jusqu’aux époques
futures. Des visions de désolation leur apprennent que le mariage d’un homme et d’une femme de leur époque déchaînera la « Bête », c’est-à-dire la guerre
et toutes les catastrophes. Ils feront alors tout pour l’empêcher, mais en vain. Thème « temporel » classique, donc, compliqué par les épisodes d’une vie
semi-réelle que mènent ces savants sur notre Terre. Les personnages gardent les mêmes noms, mais avec des rapports plus ou moins modifiés, ce qui rend
la lecture du roman assez confuse. C’est pourquoi, tout en reconnaissant en John Taine un auteur de premier plan, je reste réservé sur cette œuvre.
Ô surprise ! en juin 1933, Wonder Stories publie un roman d’un auteur français(92), Eugène Thébault, Radio-terreur intitulé par Gernsback The radio-
terror, qui dura du mois de juin au mois de septembre. Thébault était un écrivain populaire français né à la fin du siècle dernier et mort en 1942. Il écrivit
Radio-terreur, grand roman de mystère, en 1927(93). L’action se passe en octobre 1952, à Paris, où les haut-parleurs diffusent constamment une musique
douce pour la plus grande satisfaction des piétons (l’auteur n’avait pas prévu les embarras causés par l’automobile). Ils se mettent soudain à retransmettre la
voix d’un savant fou qui annonce son intention de détruire le monde. Rassurons-nous, le directeur de l’Office des recherches scientifiques saura neutraliser
le dément et tout rentrera dans l’ordre à la fin de ce roman populaire dont je n’aurais certainement jamais parlé dans ce volume si Gernsback n’avait pas eu
la curieuse idée de le faire traduire(94).
Parmi les grandes dates qui jalonnent l’histoire de la S-F américaine, le mois de janvier 1930 est assurément une des plus importantes. C’est en effet ce
mois-là que paraît le premier numéro d’Astounding Stories of Super-Science, le magazine qui allait dominer le monde de la science-fiction pendant vingt
ans et conserver ensuite (sous son nouveau titre : Analog) une importance certaine jusqu’à nos jours.
Pour nous raconter sa difficile naissance au cœur des Clayton Publications Inc, je laisse la parole à son rédacteur en chef d’alors, Harry Bates, lui-même
remarquable auteur de S-F dont le cinéma adapta avec succès un des principaux romans, The day the Earth stood still(95).
« Je dois reconnaître que la naissance d’Astounding fut le résultat de la rencontre fortuite entre deux individus, l’un poussé par l’appât du gain et
nullement par la passion, l’autre par la répugnance et en rien par le désir. Cette rencontre se produisit devant une grande feuille de papier glacé où étaient
reproduites 13 couvertures bariolées. Y en eût-il eu 16 que jamais William Clayton n’aurait décidé de créer Astounding Stories. Il était alors l’éditeur à
succès d’un important groupe de revues populaires, de pulps d’action et d’aventures, (…) Lorsqu’il examina cette feuille de couvertures, Clayton se tint
manifestement le raisonnement suivant : « C’est idiot de perdre le papier de trois couvertures, d’autant que les dessins ne coûtent presque rien ; quant à
l’impression de trois nouveaux pulps, la charge serait si minime que je n’aurais même pas à payer davantage l’imprimeur. » Ainsi, ces trois places vides le
poussaient à créer trois nouveaux magazines. Même si leurs ventes atteignaient seulement le seuil de rentabilité, il y gagnait quand même puisque ces
nouveaux titres absorberaient une partie des frais généraux ; et quant à la rédaction, eh bien, elle ne lui coûterait pas un centime puisqu’il la donnerait tout
simplement à Harry Bates, sans le payer davantage, mais en le faisant travailler deux fois plus… (Bates reçut alors l’ordre de créer un nouveau pulp
historique nommé « Torchlights of History », mais cette idée lui déplaisant, il va faire une contre-proposition.) Un jour j’avais acheté un numéro
d’Amazing Stories. Je l’avais trouvé franchement ignoble, plein de trivialités, de banalités, de puérilité. Quant à l’écriture, c’était à peine croyable. En y
repensant, je me demandai s’il n’y aurait pas place sur le marché pour un magazine du même type qu’Amazing, mais mieux écrit et avec de meilleurs
auteurs. Le lendemain matin, je me présentai dans le bureau de Clayton, rempli de combativité. Mais ce ne fut pas nécessaire, Torchlights of History
sombra immédiatement et, à la place, il fut décidé de créer Astounding Stories of Super-Science. Il ne me restait plus qu’à le faire. »
En janvier 1930 parut donc le premier numéro d’Astounding. C’était un pulp classique par ses dimensions(96), (les autres magazines du genre étaient
nettement plus grands), sous une couverture illustrée par Wesso. On y voyait un coléoptère géant et monstrueux se battre avec un aviateur, dans un paysage
de neige, tandis qu’une jeune fille court vêtue observait la scène d’un air terrorisé. Ce dessin illustrait le récit de Victor Rousseau, The beetle horde. La
nouvelle de Ray Cummings, Phantoms of reality, avait également les honneurs de cette couverture. Au sommaire, on trouvait plusieurs histoires courtes
d’auteurs aujourd’hui bien oubliés, sauf deux d’entre eux, Murray Leinster et le captain S. P. Meek. L’histoire de Victor Rousseau, très banale, est
aujourd’hui parfaitement illisible : il s’agissait d’un savant fou qui pensait conquérir le monde grâce à des coléoptères géants qu’il était parvenu à produire.
Bien qu’il en eût fabriqué des milliards, il était vaincu par les deux jeunes héros de l’histoire. Le meilleur récit du numéro, bien que je n’en aime pas le
thème, était sans conteste celui de Murray Leinster, nommé Tanks. Il racontait une guerre entre les États-Unis et l’empire Jaune (japonais ou chinois) qui
aurait lieu en 1932. Dans ce conflit, la stratégie issue de la guerre de 14 est abandonnée : plus de tranchées, plus de fortifications. L’infanterie ne joue qu’un
rôle limité, l’essentiel des combats étant des engagements de chars d’assaut – de tanks – appuyés par l’aviation et l’intervention des hélicoptères. Vision
prophétique donc, qui a permis à ce récit de survivre et d’être choisi, encore assez récemment, pour figurer au sommaire d’une anthologie.
Brigands of the Moon, un roman de Ray Cummings, débuta en mars 1930. Ce space opera se déroule à bord du vaisseau Planetara, qui assure la ligne
Terre, Mars, Lune, Terre. Des brigands projettent de s’en emparer pour voler le chargement de radium qu’il doit embarquer sur notre satellite. Un de leurs
chefs est George Prince, un homosexuel notoire (hé ! oui, on en parlait déjà dans la S-F des années 30) qui a pour sœur la délicieuse Anita. Au cours de la
mutinerie, Prince est tué et sa sœur, après avoir sacrifié sa chevelure, réussit à se faire passer pour lui tant il était efféminé. Anita et son amoureux, Gregg le
troisième lieutenant, parviennent à déjouer les plans des mutins. En 1958, encore, ce roman fut réédité outre-Atlantique en livre de poche.
Le reste de l’année nous propose quelques textes intéressants de Harl Vincent, R. F. Starzl, Arthur J. Burks et surtout Broad of the Dark Moon de
Charles Willard Diffin et Murder madness de Murray Leinster. Ce dernier avait pour thème l’asservissement par la drogue et l’usage que l’on pouvait faire
de cette arme pour dominer tout un peuple.
Venons-en à juillet 1931 qui nous apporte un récit très intéressant de Nat Schachner et Arthur Leo Zagat, The revolt of the machines. Ce texte est assez
important d’un point de vue politique, car il oppose les possédants, nommés les Aristos, aux travailleurs, nommés les Prolats. L’idéologie développée est
nettement gauchisante, mais nous avons déjà parlé, dans ce même chapitre, de ces deux auteurs et de leurs options politiques à propos d’un roman paru en
feuilleton dans Wonder Stories et qui a nettement plus d’ampleur que le court texte dont il est question ici.
Novembre 1931 est à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire d’Astounding Stories. La première des quatre nouvelles qui devaient composer la
saga de Hawk Carse y apparaît. L’enthousiasme suscité par la publication de ce récit signé Anthony Gilmore(97) n’allait pas cesser pendant toute la
décennie suivante, et, même après la parution d’une très mauvaise suite en 1942 dans Amazing, des lecteurs continuaient à écrire à Astounding pour
réclamer la suite des aventures du héros de l’espace. Anthony Gilmore fut porté aux nues et Harry Bates assure avoir reçu une lettre d’un lecteur suggérant
qu’il ne pouvait s’agir que de H. G. Wells lui-même !
Le capitaine Hawk Carse, son ami et serviteur le Noir Friday (Vendredi) et le maître-savant Elliot Leithgow se trouvent opposés au terrible Dr Ku-sui,
spécialiste de chirurgie cérébrale et de piraterie interstellaire ! Il vient d’enlever cinq grands savants, dans le but de disposer de leur cerveau. Placés dans un
bain nutricier et reliés par des électrodes à un appareillage compliqué, ces organes sont susceptibles d’être interrogés. Ku-sui a ainsi réalisé un ordinateur
intelligent, mais il lui manque encore le cerveau d’Elliot Leithgow pour parachever son œuvre, or seul Hawk Carse sait où ce dernier se cache.
Dans le premier récit, intitulé Hawk Carse (novembre 1931), un lieutenant de Ku-sui, Judd the Kite, attaque le ranch de Carse sur un satellite de Jupiter.
Ce dernier retourne la situation à son profit et fait avouer au forban son prochain lieu de rendez-vous avec Ku-sui. Dans le second épisode, The affair of the
brains (mars 1932), Hawk Carse se rend à ce rendez-vous et tombe dans un piège. Ku-sui, au moyen d’un appareil très compliqué, l’hypnotise et lui fait
avouer le lieu de retraite de Leithgow. Le maître-savant est aussitôt kidnappé pour être décérébré. Mais le capitaine Carse et Friday, pourtant sans armes et
captifs, parviendront à arracher Elliot Leithgow aux griffes de Ku-sui et à fuir avec lui. Le troisième épisode, The bluff of the Hawk (mai 1932), permet à
notre héros de localiser le laboratoire secret du terrible Eurasien : il s’agissait d’un astéroïde protégé par un écran d’invisibilité ! Dans le dernier volet, The
passing of Ku-sui (novembre 1932), Hawk Carse passe à l’attaque, enlève le Dr Ku-sui et les cinq cerveaux. Il forcera le criminel à regreffer les cerveaux –
non dans leurs corps d’origine depuis longtemps détruits – mais dans ceux de pauvres hères abattus pour la circonstance ! Le récit s’achève par la chute de
l’astéroïde-laboratoire dans l’atmosphère terrestre où il prend feu. Seul Hawk Carse parvient à s’en échapper ; le Dr Ku-sui a sans doute péri.
Ainsi résumée, la saga de Hawk Carse paraît délirante mais « Anthony Gilmore » était un auteur de talent qui savait créer une atmosphère, susciter la
tension, le suspense, en un mot, bien raconter une histoire. J’ai lu ces quatre nouvelles presque quarante ans après qu’elles furent écrites : j’ai été
passionné(98).
À partir de janvier 1933(99), et pour deux numéros, Astounding va retrouver son titre initial de Astounding Stories of Super-Science. Mais Clayton est au
bord de la banqueroute et il arrête la publication du magazine après le numéro de mars. Il est à noter que le dessin de couverture, exécuté par Wesso,
illustrait le roman Triplanetary(100) d’Edward Elmer Smith que Harry Bates avait accepté, mais que, faute d’argent, il dut abandonner. La couverture, déjà
réalisée, passa quand même, et fut présentée comme illustrant un récit de Jack Williamson !
Il convient de dire ici un mot du dessinateur Wesso qui exécuta toutes les illustrations en couleurs du magazine et la plupart des dessins intérieurs en
noir et blanc. Hans Waldemar Wessolowski est né en Allemagne en 1894. Il étudia le dessin à l’Académie royale de Berlin, puis, après avoir fait par deux
fois le tour de la planète, il vint s’établir aux États-Unis en 1914. Il travailla pour presque tous les pulps jusqu’au début des années 40 où il fut éliminé par
la nouvelle génération de dessinateurs de science-fiction. Certaines des couvertures qu’il réalisa pour les premières années d’Astounding restent d’une
grande qualité esthétique.
Avec le numéro de mars 1932 s’achève la première partie de la vie de cette revue. C’est alors la firme Street and Smith qui reprend le magazine, lequel
reparaîtra mensuellement à partir d’octobre 1933. Harry Bates quitte la rédaction mais on le retrouve assez fréquemment au sommaire en tant qu’auteur.
Que dire des débuts de l’histoire de ce magazine qui reste le plus grand de toute la science-fiction ? simplement qu’il fut dès le départ prometteur, en ce
sens qu’il ne fut pas axé comme Amazing ou Wonder Stories sur l’illustration à tout prix d’une idée pseudo-scientifique, mais qu’il plaça au premier plan
de ses préoccupations l’intérêt humain et la qualité de la rédaction. Je dois cependant dire que, sur ce dernier point, le style des récits resta encore très
primaire et est difficilement supportable aujourd’hui. S’il ne fallait conserver qu’un récit de ces trois premières années, c’est évidemment Hawk Carse qu’il
faudrait choisir car il marqua cette époque d’une empreinte indélébile et demeure encore lisible de nos jours.
Le premier numéro publié par Street and Smith en octobre 1933 ne diffère en rien des numéros précédents. On retrouve à son sommaire Anthony
Gilmore, Nat Schachner, etc. Le rédacteur en chef de cette nouvelle édition du magazine est F. Orlin Tremaine, un important rédacteur de la maison Street
and Smith, qui va reprendre vigoureusement en main ce pulp, bien décidé à lui donner une nouvelle orientation. À cet effet, il est aidé par une décision
financière courageuse de sa firme. Jusqu’alors, les récits des pulps de S-F étaient payés un cent le mot. C’était là le tarif général des auteurs de westerns, de
policiers, d’aventures, etc. Dans certains pulps minables, on descendait même jusqu’à des sommes aussi dérisoires qu’un demi-cent ou un quart de cent le
mot ! Désormais Astounding Stories va payer deux cents le mot. Cette simple décision change complètement la face des choses, étant donné que tous les
auteurs vont désormais présenter leurs textes en priorité à Astounding. Par suite, pratiquement tous les meilleurs textes de science-fiction vont paraître dans
cette revue, les autres n’ayant que les miettes. Dès le numéro de novembre, F. Orlin Tremaine précisait ses intentions :
« Le prochain numéro d’Astounding Stories contiendra une nouvelle qui sera le sujet de plus de controverses que n’importe quelle autre jamais publiée
dans un magazine de science-fiction : Ancestral voices par Nat Schachner. Ce texte traite courageusement des mythes, légendes et folklores les plus
importants de l’humanité et attaque sans peur la présente vague d’hystérie raciste. Ce n’est pas simplement une autre histoire. Ou vous l’aimerez, ou vous
la haïrez, de toute façon, vous la relirez. Ancestral voices, dans le numéro de décembre d’Astounding Stories. »
Ce numéro consacrait effectivement sa couverture au texte de Schachner. On y voyait, sur un fond d’incendie, des temples gréco-romains assaillis par
les Huns. Au premier plan, dans une espèce de cage vitrée où l’on discernait des appareils scientifiques modernes compliqués, un homme de notre temps en
complet-veston, revolver en main, était assailli par un barbare qui tentait de l’étrangler. La couverture n’était pas signée. Ancestral voices(101) est une
nouvelle très remarquable à plus d’un point de vue. Le thème est aujourd’hui banal, car usé, mais à l’époque il était beaucoup plus neuf. L’inventeur d’une
machine à remonter le temps va dans le passé chez les Huns. Là, il est amené accidentellement à tuer l’un d’entre eux qui l’attaquait. Sans le savoir, il a
ainsi éliminé un de ses ancêtres, ce qui entraîne immédiatement sa non-existence à notre époque, ainsi que celle de plusieurs milliers de personnes au cours
de l’Histoire. Mais, ce qui est surtout intéressant dans le récit de Schachner, c’est l’environnement social et politique qu’il donne à son œuvre. En
contrepoint du récit proprement S-F, nous avons des flashes d’actualité sur les manifestations d’hystérie raciste du nazisme, sur des prises de position
politiques d’Adolf Hitler, et nous suivons également certaines phases d’un combat de boxe qui oppose à Berlin un champion aryen à un champion juif. Or,
la chute de l’histoire est que, outre la disparition du malheureux inventeur, la mort de ce Hun entraîne celle d’Adolf Hitler, de dignitaires nazis et de juifs.
En particulier, les deux champions de boxe, celui de la race des seigneurs, et celui de la race élue, disparaissent tous deux sans laisser de traces. Le récit
souleva une tempête de protestations de la part des admirateurs du IIIe Reich qui menacèrent d’aller attaquer les bureaux de la rédaction ! En revanche, il
fut loué au-delà de tout par les lecteurs antiracistes ou d’orientation progressiste. La science-fiction avait quitté l’âge de l’adolescence où elle stagnait
depuis Jules Verne pour entrer dans sa période adulte.
Argosy :
La création des pulps de S-F ne fit pas abandonner pour autant le genre à Argosy. Deux auteurs y régnaient toujours en maîtres, Abraham Merritt et Ray
Cummings.
Seven footprints to Satan(102), de Merritt, fut publié à partir du 2 juillet 1927. Le début en était fort alléchant : James Kirkham est enlevé en plein jour à
New York sans violence. Lorsqu’il veut réclamer l’aide d’un agent, ses papiers ne portent plus son nom et à son club un sosie est là pour répondre à sa
place ! La suite du roman ne doit malheureusement pas grand-chose à la science-fiction, ce n’est qu’une histoire criminelle assez médiocre. Le public ne fut
pas de cet avis et l’édition de poche du livre atteignit le million d’exemplaires.
A brand new world, de Ray Cummings, débuta dans Argosy-All-Story Weekly le 22 septembre 1928. C’est l’histoire de l’entrée d’un astre errant,
Xenephrène, dans le système solaire. Il se met sur orbite entre Vénus et Mercure sans créer de perturbation sur la Terre, ce qui est scientifiquement peu
défendable. Xenephrène est une planète habitée et le héros de A brand new world, Peter, voit apparaître une jeune fille ailée qui vient exécuter un petit vol
plané dans son jardin. Elle se nomme Zetta et, après une période d’adaptation nécessaire à l’établissement de la compréhension entre eux, elle l’entraîne sur
la nouvelle planète. Là, Peter découvre l’existence de toute une civilisation et fait la connaissance d’un savant, nommé Graff, qui médite l’invasion de la
Terre. Il l’en empêchera et gagnera l’amour de la jolie Zetta. Encore un Cummings dont la réputation, qui fut grande, n’a pas survécu au temps.
Dans Argosy, à partir du 25 octobre 1930, Abraham Merritt publiait enfin The Snake-mother, la suite tant attendue de The Face in the Abyss(103). On y
assiste au retour de Graydon à Yu-Atlanchi où l’attend l’amour de Suarra. Il doit combattre Nimir, l’ancien dieu du mal, jadis emprisonné dans le « Visage
dans l’Abîme », qui menace de faire régner de nouveau la terreur sur Terre. Nicholas Graydon est heureusement aidé dans sa tâche surhumaine par cette
fantastique créature qu’est la Mère-Serpent. La lutte entre Nimir, le dieu déchu, les hommes-araignées, les dinosaures de la Vallée interdite, les fidèles de la
Mère-Serpent, la fascinante Suarra et l’Américain moderne armé de son fusil à répétition, est un des chefs-d’œuvre épiques de Merritt.
The shadow girl(104), de Ray Cummings, paraît la même année. Le vieux maître, sans retrouver l’inspiration de ses débuts, donne là une œuvre
honorable. Il décrit la lutte de deux groupes d’hommes possédant des appareils à voyager dans le temps. L’un de ces engins se matérialise soudain à notre
époque dans Central Park et une jeune fille, Lea, en sort. La scène a été captée par un écran de télévision aux propriétés particulières inventé par deux
jeunes gens, Allan et Edwards. Ils n’ont de cesse qu’ils ne retrouvent la jeune fille, puis partent avec elle dans le futur. Là, ils apprennent qu’un certain
Turner, un homme de leur époque auquel ils se sont déjà heurtés, possède un appareil à voyager dans le temps semblable à celui de Lea et cherche à
devenir le dictateur du monde grâce à lui.
Allan et Lea, épris l’un de l’autre, engagent alors une lutte à mort contre Turner, lutte rendue d’autant plus incertaine que celui-ci a kidnappé la sœur
d’Allan, Nanette, et l’a entraînée à une autre époque. Ce roman, rapide et fertile en rebondissements, se laisse encore lire sans ennui et n’a pas trop souffert
des atteintes du temps.
En janvier 1932, Argosy commençait la publication de Dwellers in the mirage(105) qui est, à mon avis, le chef-d’œuvre d’Abraham Merritt, et l’un des
plus grands romans de science-fantasy parus à ce jour. Ce livre est dans une certaine mesure autobiographique car, de l’aveu même de l’auteur, son héros,
Leif, n’est autre que le jeune Abraham Merritt, lorsqu’il parcourait les montagnes arides du Mexique accompagné d’un guide indien, qu’on retrouve ici
sous le nom de Tsantawu. Dans le roman, Leif est amené par son guide à travers monts et glaciers jusqu’à une vallée désolée qui laisse une impression
curieuse :
« Comme je parlais, un frisson parcourut le lac. Il se répandit au milieu des pyramides noires, les submergeant à moitié, éteignant les fumées
sacrificielles. Il recouvrit les pyramides. Un frisson le parcourut de nouveau. Il disparut. À la place du lac, il y avait une fois de plus le sol de la vallée
recouverte de blocs erratiques. »
Leif était arrivé à la vallée du mirage. Le jeune homme pénètre bientôt dans cet univers au premier abord féerique. Un peuple de petits hommes dorés,
conduit par une jeune fille d’une beauté éclatante et, ce qui intéresse surtout Leif, de taille normale, Évalie, l’accueille. Mais c’est alors que les ennuis
commencent. Leif apprend qu’il est la réincarnation du terrible seigneur Dwayanu, l’ancien maître du Pays du Mirage, l’amant de la sorcière Lur, la
maudite femme-loup. On lui révèle qu’une race d’êtres humains normaux habite également cette contrée et chasse impitoyablement le malheureux peuple
des petits hommes. Ces êtres, actuellement dirigés par la belle sorcière Lur, sont d’une cruauté sans nom et adorent une divinité horrible le Khalk’ru, un
dérivé du monstrueux Kraken nordique. Ce dieu exige des sacrifices d’une nature particulière : il faut lui offrir de très jeunes femmes enceintes qu’on
attache nues autour de son autel. Jadis, Dwayanu, celui qui avait le Pouvoir, évoquait alors l’esprit de Khalk’ru. Une froideur glacée pénétrait l’assistance
quand l’entité extra-terrestre établissait un point de contact entre son univers et le nôtre. Puis, pendant qu’il absorbait les malheureuses victimes, les
observateurs percevaient la forme d’un Kraken géant.
Cependant, Leif, qui a été capturé par les hommes de Lur, la femme-loup, se fait passer pour Dwayanu, mais, pour prouver ses dires, on lui demande
d’évoquer le Kraken. Or, au cours de la cérémonie, Leif sent l’esprit de Dwayanu l’envahir complètement, et, malgré lui, il livre une douzaine de toutes
jeunes femmes, « au ventre chargé de fruits », à la plus horrible des morts. Désormais, Leif ne doit plus lutter seulement contre Lur et ses sortilèges, mais
contre lui-même et contre le terrible seigneur Dwayanu dont il est la vivante réincarnation. Grâce à l’amour d’Évalie, il réussit à chasser définitivement la
créature venue d’un autre espace et le petit peuple massacre les séides de Lur, la sorcière. Elle-même et son loup blanc favori tombent sous leurs javelots. À
la fin du roman, Leif et Évalie peuvent enfin jouir de leur amour mais le jeune homme sait que Dwayanu, lui, n’est pas mort et qu’il risque toujours de se
réveiller. Superbement écrit, alternant scènes de violence, poésie, érotisme, parfois même sadisme, on ne peut s’empêcher de lire et de relire ce Dwellers in
the mirage avec une admiration toujours renouvelée.
The golden city, de Ralph Milne Farley, débuta en mai 1933 dans Argosy. Il traitait du légendaire continent de Mu disparu voici quinze mille ans. Une
faille temporelle y précipitait un matelot, Adams Mayheu, qui y vécut deux années en temps réel. Pourtant, tombé à la mer en 1891, il ne fut repêché par un
autre navire qu’en 1932 ! Pendant son séjour dans la Cité dorée de Mu, Mayheu fut recueilli par un notable, Julo, père d’une charmante fille, prénommée
Éleria qui, contrairement à la tradition, reste insensible au charme de notre héros. Ce dernier ne tarde pas à être enlevé par l’Araignée, un criminel qui
complote contre le gouvernement de Mu. L’Araignée possède un appareil qui lui permet de téléporter ses serviteurs pour commettre un assassinat ou
kidnapper une jolie femme. Grâce au pouvoir hypnotique du criminel, c’est ensuite avec joie que la prisonnière lui livre son corps. L’Araignée fait enlever
Éleria mais Adams Mayheu veille. Le récit se termine lors du cataclysme qui engloutit Mu ; seul Mayheu survit car il est rejeté à notre époque. Ce roman se
lit agréablement, comme c’était déjà le cas pour la série Radio Man grâce au style de Ralph Milne Farley, mais personnages et situations sont terriblement
conventionnels.
Weird Tales :
L’année 1926 commence pour Weird Tales avec la parution d’un très beau texte fantastique de Lovecraft, The tomb(106). Les anciens maîtres ne sont pas
oubliés pour autant, puisque avec le numéro de mars, par exemple, on trouve des réimpressions de The mask of the red death(107) d’Edgar Allan Poe et du
récit de science-fiction de H. G. Wells, A dream of Armageddon(108).
Le numéro d’avril va nous apporter un des grands chefs-d’œuvre de Lovecraft, The Outsider(109) : « Malheureux celui auquel les souvenirs d’enfance
n’apportent que crainte et tristesse. Misérable celui dont la mémoire est peuplée d’heures passées dans de vastes pièces solitaires et lugubres, aux tentures
brunâtres et aux alignements obsédants de livres antiques, et de longues veilles angoissées dans des bois crépusculaires composés d’arbres absurdes et
gigantesques, chargés de lianes, qui, en silence, poussent toujours plus haut leurs bras sinueux. Tel est le lot que les dieux m’ont accordé, à moi, l’étonné, le
banni, le déçu, le brisé. » Cet être exilé de l’humanité est-il un monstre ou un mutant, nul ne le sait. Pour les puristes, dans le premier cas, l’histoire
relèverait du fantastique, dans le second de la science-fiction, mais qu’importent ces ratiocinations. The Outsider est un pur chef-d’œuvre.
Les numéros d’août et septembre 1926 de Weird Tales révèlent un nouveau grand de la science-fiction, Edmond Hamilton. En août, il publia un récit,
The monster-god of Mamurth(110), influencé par Lovecraft. Mais, à partir de septembre, et pour trois mois, son sérial Across space révéla toutes les
possibilités de ce jeune auteur. L’aventure commence lorsque le narrateur, Allan, aperçoit un vendeur à la criée qui brandit un journal où s’étale en lettres
énormes : « La fin du Monde. » Il en achète aussitôt un exemplaire et lit un communiqué officiel : « Washington, D.C., 4 juin. L’observatoire d’État vient
de découvrir que la planète Mars, qui jusqu’alors restait à sa place assignée dans le système solaire, tombait à une grande vitesse en direction de la Terre.
Pour l’instant, les astronomes n’ont pu découvrir les raisons de ce fait extraordinaire et ne savent pas davantage s’il aura quelque répercussion sur le
mouvement des autres planètes. » Il n’y aura cependant pas collision car Mars ne tombe nullement mais est attiré vers la Terre par la science de Martiens
exilés depuis l’aube des temps sur notre planète et vivant dans des cités souterraines. Ces Martiens ne nous sont pas totalement inconnus puisqu’ils sont
faits à l’image des statues de l’île de Pâques, reliquats de l’époque où ils foulaient notre sol (il est à noter que ce genre d’explication délirante quant à
l’origine des statues de l’île de Pâques est monnaie courante aujourd’hui sous la plume d’auteurs qui prétendent, eux, apporter des révélations que nous
cache la science officielle !).
Edmond Hamilton est né dans l’Ohio le 21 octobre 1904. À quinze ans, il devint un lecteur fanatique d’Argosy et d’All-Story Weekly. À l’âge de vingt
ans, il travailla quelque temps à la Société des chemins de fer de Pennsylvanie mais abandonna presque aussitôt ce poste pour commencer à écrire. À partir
de 1926, et jusqu’à nos jours, Edmond Hamilton n’a cessé d’être un des auteurs les plus doués et les plus prolifiques du genre.
Parmi les autres textes intéressants publiés dans Weird Tales, dans cette période 1926-1929, nous noterons Pickman’s model(111), de H. P. Lovecraft,
paru en octobre 1927. C’est un récit de S-F pure puisqu’on y voit un peintre peindre des démons d’après photographies ! Des démons qui impressionnent la
pellicule ne peuvent être sortis de l’enfer mais de quelque autre dimension ou espace. Par suite, ce texte est beaucoup moins riche en prolongements
monstrueux ou en implications fantastiques. En revanche, en 1928, parut l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’auteur, The Dunwich horror(112), qui unit
à merveille la poésie fantastique, chère à Lovecraft, à des thèmes proches de la science-fiction, tels que l’évocation d’êtres d’un autre espace ou d’un autre
temps à partir de conjurations puisées dans des manuels de la Vieille Science. En même temps se précise ce pays imaginaire de la Nouvelle-Angleterre,
rêvé par Lovecraft, avec la cité d’Arkham comme centre, et les deux terribles villes Innsmouth et Dunwich ; Innsmouth, au bord de la mer où des créatures
semi-poissons semi-humaines, jadis gouvernées par le terrible dieu Dagon, sont susceptibles de réapparaître, et, à l’opposé, Dunwich, point de contact entre
notre dimension et d’autres espaces où gîtent des entités animées de désirs pervers et prêtes à fondre sur le monde des humains pour l’annihiler. Les dieux
nous ont créés par plaisanterie ou par erreur, aimait à répéter Lovecraft, mais chez lui le mot dieu n’est chargé d’aucun mysticisme. Il s’agit de créatures
bien tangibles, faites de chair et, sinon de sang, du moins d’un autre fluide vital. Ce sont, en réalité, non les démons de la tradition, mais bien des extra-
terrestres venus d’au-delà de l’espace, ou du temps, ou des dimensions, toujours prêts à reprendre sur Terre une place qui, dans un passé au-delà de toute
mémoire, leur avait peut-être appartenu.
En août 1928, un jeune auteur débutant vit publier son premier texte professionnel, The vengeance of Nitocris. Il s’appelait Thomas Lanier Williams et
était originaire du Tennessee. C’est aujourd’hui un dramaturge mondialement célèbre sous le nom de Tennessee Williams.
Skull-face, un roman à suivre de Robert E. Howard, fut présenté dans Weird Tales au cours du dernier trimestre 1929. Son auteur, déjà publié dans la
revue depuis 1925, faisait là ses véritables débuts dans la science-fiction avant de devenir immortel, dans ce genre littéraire, avec la création, en 1932, de
Conan le Cimmérien. Robert Erwin Howard naquit en 1906 au Texas, où il vécut d’ailleurs la majeure partie de sa vie ; après quelques études décousues à
l’Université, il se lança dans la carrière littéraire. Dans sa petite enfance, il était chétif et en butte aux brimades de ses camarades, ce qui influença très
certainement son œuvre où les héros sont toujours des géants d’une force herculéenne. Lui-même, grâce à la pratique constante de l’éducation physique et
des sports, parvint à devenir un athlète ; à l’âge adulte, il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et pesait cent kilos. Néanmoins, il restait mal dans sa
peau, introverti, en proie aux plus grandes exaltations suivies de dépressions extrêmes. En 1936, à la suite de la mort de sa mère, il se suicida, mettant ainsi
fin à une carrière prometteuse. Des amis, qui correspondaient régulièrement avec lui, comme Howard Phillips Lovecraft ou Clark Ashton Smith, s’en
désolèrent publiquement ; avec Robert E. Howard la littérature de science-fantasy perdait un maître.
Skull-face est l’histoire d’un drogué, Stephen Costigan. Il s’adonne à l’opium et au hachisch, et devient une véritable larve humaine qui tuerait père et
mère pour une pipe. Le patron de la fumerie lui fait alors absorber une autre drogue qui semble le guérir complètement de son besoin d’opium et lui rend
toutes ses facultés. Cette drogue a également le pouvoir d’augmenter ses facultés de perception extra-sensorielle. Costigan, en échange, devra commettre un
meurtre(113). Grâce à l’amour que lui porte Zuleika, une jeune servante de la fumerie, il parvient à s’enfuir, mais il reste l’esclave de la drogue que seul peut
lui dispenser l’homme au « visage de crâne », le maître secret de la fumerie. Celui-ci se révèle être Cathulos, un savant-magicien de l’empire défunt de
l’Atlantide qui, grâce à son art, est parvenu à échapper au cataclysme qui détruisit sa patrie. Cathulos, après bien des siècles, est revenu à la vie en Égypte
où il a de nouveau exercé sa science puis, sous forme de momie, est resté en catalepsie jusqu’à notre époque. Skull-face raconte la lutte menée par
Costigan, Zuleika et un agent de l’Intelligence Service contre le magicien de l’Atlantide qui ne rêve aujourd’hui rien de moins que de devenir le maître du
monde grâce à la super-science de son époque.
The phœnix on the sword(114), du même auteur, parut en décembre 1932 : Conan le Cimmérien y fait son entrée dans le monde de l’heroic-fantasy. Ce
nouveau personnage est un héros de l’âge hyborien, la civilisation qui succéda à celle de l’Atlantide. Voici comment son auteur le présente : « Mais le plus
fier royaume du monde était l’Aquilonia, perle de l’Occident fabuleux. Dans ces contrées vint Conan le Cimmérien, cheveux noirs, œil sombre, épée au
poing, voleur, brigand, assassin, avec ses peines immenses et ses joies démesurées, qui piétina de ses sandales les trônes somptueux de la Terre. Dans les
veines de Conan coulait le sang de l’Atlantide, avalée par les mers huit mille ans avant sa naissance. »
Dans ces récits, la magie, le sang, le sexe, les animaux monstrueux, l’appât de l’or jouaient un rôle prépondérant. Personnage totalement extraverti,
alors que son auteur était un introverti caractérisé, Conan écrase de sa puissance un monde sauvage où l’homme survivait à la pointe de son épée et où
l’amour se réduisait au seul viol brutal. Les nouvelles de Conan, rédigées par Howard, ont passé allègrement l’épreuve du temps et, malgré un certain
relâchement de l’écriture, restent aujourd’hui passionnantes. Par contre, les récits complétés et, il faut bien le dire, trafiqués par Sprague de Camp et Lin
Carter sont d’un intérêt bien moindre. Dans ce premier récit, The phœnix on the sword, Conan le Barbare a usurpé le trône d’Aquilonie mais il se sent
désormais mal dans sa peau : « Mes rêves n’étaient pas allés assez loin, Prospero. Quand le roi Numedides est tombé mort à mes pieds et que j’ai arraché sa
couronne pour en ceindre ma tête, j’avais atteint le point extrême de mes rêves. Je m’étais préparé à prendre la couronne, non à la garder. » De fait, des
hommes s’apprêtent à assassiner le nouveau roi, les uns par le fer, les autres par la magie ; mais Épimétreus le Sage, mort depuis quinze cents ans,
reviendra pour graver un phœnix sur l’épée de Conan. Grâce à ce talisman, il tuera à lui seul ses vingt ennemis et l’Horreur monstrueuse que l’un d’eux a
suscitée.
En novembre 1933, Weird Tales publiait un nouvel auteur, C. L. Moore, avec un texte qui éclata comme un coup de tonnerre parmi les amateurs de
science-fiction : Shambleau(115). Voici le commentaire qu’en fit peu après Howard Phillips Lovecraft : « Shambleau est une grande chose. Le récit
commence d’une façon tout à fait admirable. Sur la note de terreur qui convient exactement, avec de ténébreuses allusions évocatrices de l’inconnu. La
nature subtilement sinistre de l’entité, suggérée par l’inexplicable horreur qu’elle suscite chez les gens, produit un effet d’une extrême puissance – et la
description de la chose elle-même, quand le masque tombe, ne déçoit pas. L’atmosphère et la tension sont réelles, qualités que l’on rencontre rarement dans
les récits populaires traditionnels, d’une écriture rapide et hachée, où les personnages et les images sont des poncifs sans vie. La seule faiblesse importante
réside dans la convention du cadre interplanétaire choisi. »
Le rédacteur en chef du magazine Farnsworth Wright était tellement content de ce récit qu’il décréta un jour de congé supplémentaire en l’honneur de
C. L. Moore, « qu’il fût homme, femme, animal ou extra-terrestre(116) ». Catherine Lucile Moore était en fait une jeune fille née en janvier 1911 à
Indianapolis. Sa santé, durant toute son enfance, fut très précaire, au point qu’elle l’empêcha de mener une vie normale. Cette vie, repliée sur elle-même,
lui fit développer de nombreux fantasmes et tout un univers intérieur qu’elle se mit à coucher sur le papier dès son plus jeune âge. Lorsque Shambleau
parut, alors qu’elle avait vingt-deux ans, il y avait plus de quinze ans qu’elle écrivait !
Forrest J. Ackerman, dont nous allons reparler dans un instant, fut un de ses premiers correspondants, et ne tarda pas à se lier d’amitié avec elle. En
effet, entre dix-huit et vingt ans, l’état de santé de Catherine s’était amélioré et elle avait pu s’inscrire à l’université de l’Illinois. Mais la crise de 1929
l’obligea à abandonner ses études et à devenir employée de banque. C’est alors qu’elle songea à commencer une carrière littéraire et présenta Shambleau à
Wonder Stories, puis après un refus, à Weird Tales. Elle dut ensuite attendre que F. Orlin Tremaine prenne en main les destinées d’Astounding Stories pour
pouvoir pénétrer dans les magazines de science-fiction proprement dits. En 1936, elle reçut une lettre d’admiration du jeune écrivain Henry Kuttner, lettre
adressée à Mr C. L. Moore(117). Quelle ne fut pas la surprise de Kuttner de recevoir une réponse d’une Miss Moore. Ils se rencontrèrent peu de temps après
et décidèrent d’écrire quelques textes en collaboration ; quatre ans plus tard, le 7 juin 1940 à New York, ils se marièrent.
Avec Shambleau, Catherine L. Moore créait le personnage de Northwest Smith, l’aventurier de l’Ouest américain, transporté dans les planètes et celui
de son ami Yarol le Vénusien. Quant à la Shambleau, créature féminine venue du fond de l’espace et dont le souvenir immémorial a créé le mythe de la
méduse, c’est une femme lascive et belle, dont la tête, en lieu et place de cheveux, est hérissée de tentacules rouges et grouillants comme des vers. La
Shambleau les cache sous un foulard et, afin d’attirer les victimes dont elle se repaît, offre son corps aux hommes de passage, leur révélant des jouissances
sexuelles insoupçonnées. Northwest Smith tombera dans son piège. « Elle remua les lèvres en un chuchotement qui s’alliait intimement au silence et à
l’affreux ondoiement de… sa chevelure, murmurant tendrement, passionnément :
« — Je te parlerai… maintenant… dans mon propre langage… Oh ! bien-aimé !
« Elle venait vers lui. Il en frémissait d’horreur, mais c’était une répulsion perverse, qui désirait ce qu’elle haïssait. Il passa ses bras autour d’elle sous le
manteau moite et chaud, hideusement vivant. Le corps adorable fut contre le sien, elle noua ses bras à son cou et, dans un bruissement soudain, l’horreur
indicible se referma sur eux. » Northwest Smith sera sauvé par Yarol le Vénusien, mais d’autres périls tout aussi insidieux l’attendaient sur Mars et d’autres
planètes où Catherine Moore situe les aventures de son personnage. Shambleau reste à mes yeux un des grands chefs-d’œuvre de la science-fiction de tous
les temps.
Autres magazines :
L’année 1931 vit la création d’un nouveau pulp de S-F Miracle Science & Fantasy qui n’eut que deux numéros. Celui qui devait devenir, à partir de
1934, le dessinateur vedette d’Astounding Stories, Elliot Dold, y fit des débuts remarqués. En 1934, un autre magazine, semi-professionnel celui-là, Marvel
Tales prit son essor, pour retomber sept numéros plus tard.
Le seul nouveau pulp intéressant dans le domaine de la S-F fut Doc Savage(118), lancé en mars 1933 par la firme Street and Smith. C’était un magazine
d’aventures axé sur un héros exceptionnel, le Dr Clark Savage – l’Homme de bronze – créé pour faire pendant à The Shadow, le terrifiant justicier, qui
avait commencé sa carrière en novembre 1931. Doc Savage était signé du pseudonyme Kenneth Robeson ; il fut créé par Lester Dent qui rédigea 165 des
181 aventures du personnage.
Presque toutes les aventures de Doc Savage baignent dans un climat d’inventions super-scientifiques, de civilisations disparues, d’armes prodigieuses
mettant en péril l’univers entier. Précisons encore, pour ceux qui l’ignoreraient, que Doc Savage n’agissait jamais seul pour défendre la cause du bien, mais
était accompagné de cinq inséparables amis : Monk, un chimiste laid et fleur bleue ; Ham(119), un brillant avocat armé d’une redoutable canne-épée ;
Johnny, un archéologue parlant toutes les langues mortes ; Renny, un ingénieur d’une force herculéenne, et le petit Long Tom, un as de l’électricité. À eux
six, auxquels s’ajoutait parfois la délicieuse Patricia Savage, cousine de Doc, il n’était aucune puissance humaine ou surhumaine qui pût venir à bout de
leur courage et de leur génie scientifique. Naturellement, les récits étaient très inégaux et certains, reconnaissons-le, franchement mauvais. Néanmoins, il se
dégage d’un très grand nombre de récits de Doc Savage un charme naïf qui rend leur lecture infiniment agréable. Depuis leur réédition en livre de poche,
en 1965, la série a déjà atteint la vente record de soixante-dix millions d’exemplaires aux États-Unis ! S’il me fallait désigner mon épisode favori, je
choisirai The fortress of solitude (oct. 1938) et sa suite The devil Genghis (déc. 1938) encore plus extraordinaire. Doc Savage y affronte un ennemi d’un
génie scientifique égal au sien, John Sunlight, et doit se surpasser pour vaincre. Mais il me reste encore près de cent Doc Savage à découvrir…
Dès cette époque, quelques ouvrages de S-F parurent directement en librairie. C’est le cas d’un roman, paru en 1927, Out of the silence, de l’auteur
australien Erle Cox, que j’aurais passé sous silence s’il n’avait joui en France d’une réputation imméritée. Une traduction de ce livre parut en France, avant-
guerre, sous le titre La sphère d’or(120), dans une collection policière et, la science-fiction américaine étant alors presque totalement inconnue en Europe, il
impressionna de très nombreux lecteurs. On y voit un jeune Australien, Alan Dundas, découvrir une sphère d’or géante enfouie dans le sol. Il parvient à y
pénétrer et y trouve une jeune femme d’une radieuse beauté, en état d’animation suspendue. Avec l’aide d’un médecin de ses amis, Alan réveille la belle
Hiéranie, dont il est déjà épris. Ayant très rapidement appris à parler anglais, elle leur révèle être la représentante d’une très antique civilisation, aux
connaissances scientifiques extrêmement avancées. Elle-même et un homme, Andax, endormi dans une sphère identique quelque part au Tibet, sont les
deux plus parfaits produits de leur race. Grâce aux machines contenues dans les deux sphères, ils pourront bientôt imposer leur civilisation au monde. Mais,
alors que l’histoire commence à devenir – enfin – intéressante, une demoiselle du village voisin, éprise d’Alan, poignarde la belle Hiéranie et le rideau
tombe. Out of the silence est vraiment l’ouvrage type bénéficiant d’une réputation que rien ne justifie.
Quittons l’Australie pour l’Angleterre où, en 1930, fut publié un roman d’anticipation assez exceptionnel. Il s’agit du célèbre ouvrage d’Olaf Stapledon,
Last and first men(121), grandiose vision prophétique de l’avenir, qui impressionna profondément les lecteurs britanniques. Je n’en dirai pas autant des
Américains, car, bien que le livre parût aux U.S.A. en 1931, il n’eut pas un grand retentissement auprès des amateurs de S-F. Je citerai d’ailleurs à ce
propos Donald A. Wollheim qui écrit dans son excellente étude The universe makers : « Mais quel effet eut le livre de Stapledon sur la science-fiction ?
Malheureusement, un effet moins grand qu’il ne l’aurait mérité, ceci pour plusieurs raisons – du moins je le pense. Lorsque Last and first men fut publié
aux États-Unis, il ne traitait pas de l’énergie atomique, il ne semblait pas croire aux voyages interplanétaires et ses prédictions politiques immédiates
n’étaient pas des plus convaincantes. Quant à Star maker(122), qui aurait certainement eu un impact beaucoup plus grand, il ne fut publié aux États-Unis que
bien après la Seconde Guerre mondiale. »
Olaf Stapledon (1886-1950) est né à Liverpool. Il fit des études supérieures puis, plus tard, enseigna dans une université de cette ville. Stapledon fut
apprécié de son vivant, mais sa célébrité n’atteignit jamais celle de H. G. Wells. Il semble que, dans l’esprit de Stapledon, il n’ait pas voulu faire œuvre
prophétique – et encore moins de science-fiction, bien entendu – mais qu’il ait choisi la fiction de l’anticipation pour exprimer ses idées philosophiques et
mystiques. Stapledon était d’ailleurs docteur en philosophie. Le livre se présente comme dicté à l’auteur par un des derniers des hommes, vivant dans un
avenir tellement lointain qu’il en est presque inconcevable. Il raconte l’histoire du futur, environ à partir de l’année 1930. Cet ouvrage étant enfin traduit en
français, je ne résumerai pas les grandes lignes de cette histoire. Disons seulement que les prédictions à court terme sont déjà démenties par les faits. Il est
de bon ton de louer sans réserve Stapledon et son œuvre et de considérer Last and first men comme un impérissable chef-d’œuvre. Je ferai donc une fois de
plus la preuve de mon indignité en disant que, certes les idées philosophiques, religieuses et mystiques de l’auteur sont souvent d’une grande élévation
spirituelle, mais que le roman lui-même est aujourd’hui bien ennuyeux à lire. Il est, par ailleurs, un peu abusif de vouloir à tout prix récupérer Stapledon
pour la science-fiction car, de toute évidence, il n’en avait jamais entendu parler et n’avait pas songé un seul instant à écrire un ouvrage relevant de ce
genre.
Deux ans plus tard, un autre écrivain britannique, Aldous Huxley (1894-1963), publie une anti-utopie située dans le futur, Brave new world(123), qui
présente toutes les apparences extérieures d’un roman de science-fiction. Depuis, Huxley a nettement refusé de lui voir accoler cette épithète qu’il juge
indigne de son ouvrage. L’auteur propose, l’œuvre dispose, Brave new world est considéré aujourd’hui comme un classique de la S-F par nombre de ses
admirateurs.
Cette contre-utopie nous offre le tableau d’un monde futur où l’individualité et la personnalité ont complètement disparu. Il n’y a plus de naissances, les
enfants sont décantés en laboratoire et, à partir d’un même œuf, on peut obtenir jusqu’à 96 jumeaux. « Quatre-vingt-seize jumeaux identiques faisant
marcher quatre-vingt-seize machines identiques ! Sa voix était vibrante d’enthousiasme. Pour la première fois dans l’histoire, on sait vraiment où l’on va. Il
cita la devise planétaire : Communauté, Identité, Stabilité. » Ces jumeaux ne sont pas égaux entre eux, mais conditionnés pour être des dirigeants ou des
travailleurs manuels. Les sports, l’amour physique à satiété et une drogue euphorisante, le soma(124), sont là pour éliminer toutes les tensions de la vie
d’esclavage qui est désormais imposée à l’homme ; pour les femmes des succédanés de grossesse sont obligatoires à partir de vingt et un ans. L’amour,
l’ambition, la curiosité, l’esprit de découverte sont définitivement abolis. Conditionnés dès qu’ils voient le jour, abrutis de soma, les hommes vivent
désormais heureux dans le meilleur des mondes possibles.
Nous terminerons ce rapide tour d’horizon par un titre qui eut son heure de gloire à l’époque, When the worlds collide(125), de Balmer et Wylie publié
en 1933 chez Stokes à New York. En fait, cet ouvrage était initialement paru en feuilleton, à partir du mois de septembre 1932, dans un magazine
d’aventures Blue Book. Ce roman, dû à la collaboration de l’astronome Edwin Balmer et de l’écrivain Philip Wylie, alors fort apprécié des milieux
littéraires, avait pour thème la collision d’un astre errant avec la Terre. Plusieurs vaisseaux-arches permettent d’évacuer une poignée de Terriens, en
majorité des scientifiques qui ont su prévoir la catastrophe. Ceux-ci parviennent à atterrir sur un satellite habitable de la planète qui est entrée en collision
avec la Terre. When the worlds collide est un roman à suspense intéressant, bien raconté et assez en avance sur tout, ce qui concerne les problèmes sexuels :
dans les vaisseaux-arches, les femmes étant moins nombreuses que les hommes sont mises en commun et l’union libre seule est tolérée. Devant le succès
de ce roman (dont la Paramount tira plus tard un film), ses auteurs lui donnèrent une suite qui parut en librairie en 1934, After the worlds collide(126). Elle
avait auparavant été publiée dans Blue Book à partir de novembre 1933. Cette suite raconte l’établissement des Terriens sur un nouveau monde et la guerre
qui les oppose à des humains de race jaune qui en sont originaires. Ce second roman est loin de valoir le premier. On pense généralement que le dessinateur
Alex Raymond y puisa l’idée de sa bande dessinée de S-F, Flash Gordon(127) (en français Guy l’Éclair), où Gordon, sa fiancée Dale Arden et le Pr Zarkov
parviennent en astronef sur une planète, Mongo, qui menace d’entrer en collision avec la Terre. Là ils doivent combattre une race d’hommes jaunes dirigés
par le cruel empereur Ming. On voit la similitude des thèmes.
Le fandom :
C’est également en cette période, vers 1930, que nous constatons l’apparition de ce phénomène nommé fandom (c’est-à-dire le domaine réservé aux
fanatiques). C’est probablement Gernsback qui est à l’origine de ce mouvement, ou tout au moins la décision qu’il prit de publier les lettres d’amateurs
dans les colonnes de la revue, ce qui ne se faisait généralement pas dans les pulps policiers ou de westerns. Les amateurs de science-fiction prirent ainsi
l’habitude de se connaître les uns les autres, et Gernsback indiquant les adresses personnelles à la fin des lettres, ils commencèrent de correspondre, puis
formèrent de petits groupes. On considère que le premier d’entre eux, pour autant que cela puisse être affirmé avec certitude, fut The Comet, un groupe
d’amateurs réunis autour de Raymond Palmer, qui publia le premier fanzine de science-fiction connu, qui portait le même titre. Celui qui devait être – et
reste – un des principaux fans de l’histoire de la science-fiction, Forrest J. Ackerman, était alors tout jeune, puisqu’il est né le 24 novembre 1916. Mais il
lisait déjà avec assiduité Amazing Stories et les autres titres de science-fiction. Sa première lettre parut dans le courrier des lecteurs du numéro de l’automne
1929 de Science Wonder Quarterly. Son début mérite de passer à la postérité : « Bien que j’aie seulement douze ans, j’ai pris un très grand plaisir à lire vos
magazines pendant les quatre dernières années. Poussons une grande acclamation en faveur de Science Wonder Stories, hip, hip, hip hourrah ! » En 1934, il
devint un membre de la Science-Fiction League, très sérieuse association d’amateurs qui faisait passer une sorte d’examen aux postulants. À la question
écrite : « Quels sont les deux plus actifs fans de S-F ? » Ackerman répondit : « Soyons modestes. » Réponse qui fut jugée parfaitement correcte par ses
examinateurs ! Entre-temps, Ackerman avait rejoint un fanzine lancé par Julius Schwartz et Mort Weisinger, The time traveler. En 1933, ce dernier
changea son titre en Science-Fiction Digest et, cessant d’être ronéoté, fut imprimé. En 1934, il fut rebaptisé Fantasy Magazine et, sous ce dernier titre,
devint le plus célèbre fanzine de l’histoire de la S-F. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de reparler de lui au cours du prochain chapitre.
D’après Harry Warner Jr, dans sa remarquable étude du fandom intitulée All our yesterdays, il y avait environ deux cents fans vers le milieu des années
30, puis trois cents pour atteindre le chiffre de cinq cents au début des années 40. Mais de telles estimations sont évidemment toujours incertaines. De toute
façon, dès cette époque, le fandom eut une action directe en demandant tel auteur plutôt que tel autre à la rédaction des magazines, et en portant aux nues,
dans les fanzines, certains écrivains alors que d’autres étaient systématiquement ignorés. Cette action ne s’exerça pas toujours dans un sens favorable car
les fans préféraient le plus souvent retrouver le type de S-F auquel ils étaient habitués plutôt que de s’engager dans des voies nouvelles. Ainsi plusieurs
auteurs de premier plan furent condamnés par le fandom alors que le public habituel des pulps de S-F les appréciait énormément(128) ; or, à l’époque, le
public représentait près de 100 000 lecteurs alors que les fans n’étaient guère plus de trois cents. On est forcé d’admettre que leur influence fut hors de
proportion avec leur importance numérique.
3
MUTATION (1934-1938)
La grande crise économique de 1929 avait réduit de près de moitié le nombre des lecteurs des pulps de S-F qui était passé de 100 000 à 45 000 environ.
Néanmoins, en dehors des œuvres d’auteurs tels que Zagat, Schachner et Francis Flagg, les échos de cette crise sont peu perceptibles dans les textes du
début des années 30 ; le type de S-F, issu de Jules Verne et promu par Gernsback, continue de se développer complètement en marge des problèmes de son
temps.
Dès la fin 1933, un changement est amorcé sous l’influence du nouveau rédacteur en chef d’Astounding Stories, F. Orlin Tremaine, qui cherche à
renouveler son magazine en présentant – à la fois – des récits d’évasion, des textes plus littéraires, et des histoires reflétant le climat social et politique de
leur époque. Nous avons ainsi rencontré, au cours du précédent chapitre, Ancestral voices(129), qui est un premier exemple de cette nouvelle orientation.
Mais la mutation qui transforme alors la S-F est moins brutale que celle qui se produira plus tard, au début des années 50, et elle est surtout perceptible
dans le traitement des thèmes. À lire les numéros des années 34-38 cette mutation m’apparaît très évidente mais je me rends compte qu’il me sera assez
difficile de vous la faire sentir.
Un exemple : les extra-terrestres étaient jusqu’alors des monstres ou des créatures quasi humaines ; de plus, les récits étaient toujours faits dans
l’optique d’hommes venus de la Terre. Les choses vont désormais changer. Raymond Z. Gallun prend pour héros un Martien intelligent, surnommé Old
Faithful, mais totalement non humain : c’est de son point de vue qu’il raconte l’histoire et il lui prête des sentiments plus altruistes qu’aux hommes qui
interviennent seulement à la fin du récit. De son côté, Stanley Weinbaum(130) imagine un autre Martien, Twell, créature non humaine et douée de raison,
qui se montre amicale avec l’homme tout en lui restant complètement inintelligible.
On voit la différence qui sépare ces extra-terrestres des fourmis géantes du Radio Man ou des petites jeunes filles ailées de la planète Xenephrène. Mais
la mutation survenue en cette période 1934-1938 va plus loin que le renouvellement et le traitement des thèmes, elle atteint l’écriture. Jusqu’alors,
exception faite d’Abraham Merritt et de Lovecraft, tous les auteurs de S-F écrivaient avec la plus extrême platitude ; désormais se dessine un effort, faible
encore en comparaison de celui qui sera fourni dans les années 50, mais cependant perceptible. La science-fiction se dégage enfin des carcans imposés par
la littérature populaire au sein de laquelle elle s’était développée depuis le début du siècle.
Astounding Stories :
La meilleure revue du genre, et elle le restera pendant vingt ans, est désormais Astounding Stories, d’abord parce qu’elle paie mieux et attire donc les
meilleurs textes, ensuite grâce aux méthodes de F. Orlin Tremaine. Au lieu de se limiter à un petit groupe d’auteurs attitrés et ayant fait leurs preuves,
Tremaine acceptait d’examiner sur un pied d’égalité tout texte qui lui était présenté. Il mettait en pile les nouvelles destinées à la revue et, quelques jours
avant la date d’envoi de la copie à l’imprimerie, il les lisait jusqu’à ce qu’il en ait trouvé assez pour composer un numéro. Alors, par esprit d’équité, il
retournait la pile afin de ne pas léser les auteurs dont les textes étaient situés en dessous(131).
Le récit vedette du numéro de janvier 1934 est sans contexte Colossus(132), de Donald Wandrei. Cet écrivain, qui depuis la mort d’August Derleth dirige
la maison d’éditions spécialisée dans la science-fantasy, Arkham House, fut un des grands auteurs de S-F de l’avant-guerre. Dans Colossus, Wandrei est
parti de l’idée opposée à celle de Cummings dans The girl in the Golden Atom : notre propre galaxie est une molécule infime dans un univers beaucoup
plus vaste, qu’un appareil franchissant les limites du cosmos, tel que nous le concevons, pourrait atteindre. C’est ce que va faire son héros Duane aux
commandes de l’astronef, le White bird. Je préciserai au passage que Duane quitte la Terre dans des circonstances dramatiques, les États-Unis d’Amérique,
victimes d’une attaque-surprise des Japonais, viennent de subir un terrible bombardement aérien, (Wandrei écrivit son récit sept ans avant Pearl Harbor !)
Dans Colossus, au cours de cette attaque, la fiancée de Duane, Anne, est tuée par une bombe et c’est donc seul qu’il part pour franchir les limites de
l’univers connu. Le White bird surgit enfin dans le super-univers dont le nôtre n’était qu’un atome et, lorsque son pilote reprend conscience après le terrible
moment du passage d’un continuum à l’autre, il se retrouve sur la lamelle d’un microscope, observé par des Titans. Il réussit à leur faire comprendre qu’il
est un être vivant, intelligent comme eux, et évite d’être disséqué. Après bien des difficultés, la communication s’établit entre eux, et les géants l’envoient
aux commandes de son White bird explorer pour eux le monde de Valadom, une planète peuplée d’êtres minuscules qui seraient, croit-on, de la taille de
Duane. Celui-ci part remplir sa mission et est accueilli par une jeune fille d’une radieuse beauté. On ne sera pas surpris d’apprendre que les lecteurs
réclamèrent la suite à grand renfort de lettres pressantes. Sans doute resta-t-elle assez longtemps au milieu de la pile des histoires destinées à Astounding
Stories car cette suite, intitulée Colossus eternal, ne parut qu’en décembre 1934. Elle reprend strictement la situation là où elle en était restée et nous
apprend que la belle fille de Valadom se nomme Shyrna. Elle est promise au premier savant de la planète, un être d’une longévité prodigieuse nommé Nrm
173 1, mais, dès le premier regard, Shyrna tombe amoureuse du Terrien, Duane Sharon. Celui-ci devient l’enjeu d’un combat entre le peu sympathique Nrm
173 1 et les Titans qui l’ont envoyé sur Valadom. Les choses iront en empirant jusqu’à la guerre entre les deux planètes, guerre qui provoquera la
destruction de la galaxie entière, en raison des armes super-scientifiques des belligérants. Duane a pu entraîner Shyrna à bord du White bird et tente de
gagner une nouvelle fois l’univers supérieur. Il y parvient mais c’est pour découvrir qu’il a atteint cette fois les limites de l’univers en expansion, et gagne
peu à peu sur l’informé, le non-créé. On assiste alors à un hallucinant voyage où le vaisseau spatial ne peut avancer qu’au fur et à mesure que l’espace
prend naissance ! C’est, bien sûr, la mort qui attend Duane et Shyrna, mais peut-être les cellules de leurs organismes vivants, les seuls de ce super-univers,
constitueront-elles un germe de vie pour l’avenir.
Revenons en janvier 1934 pour signaler, ce même mois, la parution d’un récit d’aventures de Nat Schachner, Redmask of the Outlands, qui remporta un
grand succès auprès des lecteurs. Il en fut de même quelques mois plus tard pour sa suite The son of Redmask. Il s’agissait de deux récits sans prétention,
mettant en scène un mystérieux justicier, Redmask (le masque rouge) qui se cachait sous les traits d’un pauvre violoniste jouant le rôle de bouffon à la cour
des puissants du jour. Son violon truqué lui servait de poste émetteur portatif grâce auquel il pouvait alerter et guider ses compagnons.
Le numéro d’avril 1934 voyait débuter un nouveau space opera de Jack Williamson, The legion of space(133), qui allait être, et reste, un des romans de
science-fiction les plus populaires. Les méchants y sont parfaitement ignobles ; les bons tout à fait sublimes ; l’héroïne, Aladoree Anthar, incroyablement
séduisante. Quant au thème, il est encore, j’en suis sûr, en mémoire de tous les lecteurs de la traduction française. Un jeune homme, John Star, tout juste
sorti de l’école de la Légion de l’Espace, est nommé à la garde de la fille du Pr Anthar, un savant alors disparu qui a inventé une arme fabuleuse, l’AKKA.
Seule la très belle Aladoree connaît le secret de cette arme terrible et sa vie doit donc être protégée. Or, par trahison, d’affreux extra-terrestres parviennent à
enlever la jeune fille. John Star et trois de ses compagnons, aux figures hautes en couleur(134), poursuivront les ravisseurs jusqu’à la planète Yarkand où ils
combattront pour sauver Aladoree et le secret qu’elle possède. Malgré la convention du thème et des personnages, le récit reste aujourd’hui encore
passionnant, tant Williamson a mis d’enthousiasme juvénile dans les aventures échevelées des quatre compagnons à la poursuite de la belle kidnappée.
En août débuta le troisième Skylark d’Edward Elmer Smith intitulé The Skylark of Valeron ; il souleva comme de juste l’enthousiasme de tous les
lecteurs. Cette troisième partie de la saga des Skylark est surtout une course-poursuite entre DuQuesne et Seaton, le premier nommé s’exclamant : « Je le
trouverai, même si je dois passer au peigne fin toute la Galaxie, étoile par étoile, planète par planète ! » C’est en fait Seaton qui réussit à s’emparer de
DuQuesne et à le dématérialiser, enfermant son intellect – immatériel et éternel – dans une capsule temporelle qu’il projette à travers l’espace. Il semblait
que ce fût la sortie définitive du Dr DuQuesne, d’autant plus qu’il n’y eut plus de Skylark au cours des années, puis des décennies suivantes. Mais, ô
surprise ! un quatrième Skylark, intitulé Skylark DuQuesne, parut dans les numéros de juin à septembre 1965 de If. Mais ceci est une autre histoire.
En novembre, plutôt qu’aux récits-vedettes de Murray Leinster et de Nat Schachner, nous nous intéresserons à un court texte, Twilight(135), de Don A.
Stuart. Si l’on sait que la femme de John W. Campbell s’appelait Donna A. Stuart, on découvrira sans peine qui se cachait sous ce pseudonyme. Twilight
est écrit dans un style complètement différent des histoires interplanétaires de Campbell et les divers rédacteurs en chef à qui il proposa ce texte le lui
refusèrent. Campbell se tourna alors vers F. Orlin Tremaine, toujours à l’affût de nouveautés, toujours prêt à accepter un récit d’un genre totalement
différent de ce qu’il avait jusqu’alors publié, dès l’instant où il le trouvait bon, et il l’accepta. Il ne le publia pas sous le nom de Campbell, car il avait
commencé à faire de la publicité dans la revue pour un grand roman de Campbell débutant en décembre, et il ne voulut pas créer une confusion dans
l’esprit des lecteurs. Twilight est le bref récit de la fin de l’humanité sur Terre qu’un voyageur temporel, égaré dans notre temps, fait à un automobiliste qui
l’a pris en auto-stop. L’histoire ne vaut ni par ses développements ni par sa chute, mais par le ton remarquable dans lequel elle est écrite, un ton
désenchanté, d’une poésie poignante, le ton d’un homme qui aurait vu une Terre désertée où les humains avaient désappris à vivre avant de s’éteindre,
laissant la place aux machines qu’ils ont créées et qui continuent sempiternellement un travail qui ne sert plus à rien ni à personne. Cette nouvelle, plus
proche de H. G. Wells que de Jules Verne, annonçait déjà les œuvres psychologiques qui commencèrent à paraître à partir de 1939-1940.
Le numéro de décembre 1934 eut la réputation parmi les old fans (les vieux amateurs) d’être le meilleur numéro jamais paru, et à paraître, de la revue.
Alva Rogers, dans son étude A requiem for Astounding, publiée bien après le début d’Analog, puisqu’elle date de 1964, se fait l’écho de cette opinion et
semble la trouver fondée. Voyons donc le sommaire de ce numéro fabuleux. Je dois d’abord dire qu’il se présentait de la manière la plus attrayante, grâce à
un dessin de Howard V. Brown assez remarquable. The Skylark of Valeron s’y poursuivait, tandis que débutait un nouveau roman The mightiest
machine(136) de John W. Campbell, y figurait aussi une longue nouvelle de Donald Wandrei, Colossus eternal, dont nous avons déjà parlé puisqu’elle
constitue la suite du fameux Colossus. Il convient d’y ajouter encore un long récit de Raymond Z. Gallun, Old Faithful, plébiscité par les lecteurs et qui se
trouve être réellement un des meilleurs textes(137) écrits par cet excellent auteur un peu oublié aujourd’hui. Quant aux courts récits, en dehors de Stanton A.
Coblentz, on y retrouvait Don A. Stuart pour sa seconde parution dans Astounding Stories, et un certain Karl van Campen qui n’était autre qu’un nouveau
pseudonyme de Campbell !
The mightiest machine fut réellement l’apogée d’une certaine science-fiction issue de Jules Verne et qu’on retrouve dans nombre des textes publiés par
Gernsback dans les débuts d’Amazing et de Wonder Stories. Le décor est celui d’un space opera, comme les aimait Campbell qui, d’ailleurs, ne s’est jamais
caché de la dette qu’il devait en tant qu’auteur à Edward Elmer Smith. Mais il s’agit uniquement d’un décor, le sujet essentiel du roman étant la science, ou
plutôt les possibilités d’applications technologiques de la science. À travers l’histoire de l’astronef Sunbeam et de son génial inventeur Aarn Munro, un
homme né sur Jupiter et doué d’une force herculéenne, l’auteur réalise le tour de force de décrire et de mettre en pratique une nouvelle invention toutes les
deux ou trois pages. Lorsque la traduction française de ce livre parut dans notre pays en 1963, elle passa inaperçue ; c’est à mon avis fort justifié car
l’œuvre de Campbell fut peut-être enthousiasmante pour les lecteurs de 1934 mais, lue aujourd’hui, il ne s’en dégage guère plus qu’un morne ennui.
Il n’en est pas de même, loin de là, de la remarquable nouvelle, Old Faithful(138), de Raymond Z. Gallun. Dans son autobiographie, parue dans le
numéro d’Amazing Stories de juin 1942, l’auteur n’indique pas sa date de naissance. Il précise seulement être né dans une petite ferme du Wisconsin, ayant
jadis appartenu à un inventeur, et suggère que certains matériaux et produits chimiques ont dû influencer son esprit enfantin et l’avoir dirigé à son insu vers
la science-fiction. Il eut une enfance agréable bien qu’elle faillit à deux reprises être brutalement interrompue, d’abord par la chute d’un arbre, ensuite par
un passage un peu brutal à travers un pare-brise. Raymond Z. Gallun se décrit lui-même comme un paresseux, un rêveur : ainsi, il passa deux semestres à
l’Université du Wisconsin, seulement pour se pénétrer de l’atmosphère et sans aucun autre but ! Il semble avoir exercé diverses activités en dehors du
métier d’écrivain, mais il ne s’étend pas là-dessus. Il précise qu’il a écrit son récit, Terror out of the past (Amazing, mars 1940), à Paris. Il poursuivit sa
carrière jusque dans les années 60. Mais revenons à Old Faithful qui commence en ces termes : « Si N° 774 avait été un être humain, il aurait pu jurer
furieusement ou il aurait pu pleurer. Et assurément il aurait eu des raisons d’agir ainsi. Mais N° 774 n’était pas un être humain. Sa fragile silhouette n’avait
pas la moindre ressemblance avec celle d’un homme. Il ne pouvait ni sourire, ni froncer les sourcils, ni pleurer, et quelles que fussent les émotions qui
traversaient son esprit sévère, froid et aiguisé, elles demeuraient cachées même aux membres de sa propre race. »
N° 774 est un savant martien qui, depuis une douzaine d’années, tente d’entrer en communication avec la troisième planète du système solaire, c’est-à-
dire la Terre. Or, le Conseil des gouvernants de Mars a jugé ses travaux inutiles et lui a intimé l’ordre de se suicider. Pourtant N° 774, en projetant des
éclairs de lumière vers la Terre, a réussi à attirer l’attention d’un Terrien et à recevoir réponse. Malgré les très difficiles problèmes posés par la
communication et la compréhension, ces deux êtres de mondes différents ont pu s’entendre et même échanger quelques idées simples. Pourtant N° 774
ignore toujours quelle est la créature qui lui répond d’au-delà de l’espace. Lorsque l’ordre de suicide lui parvient, il décide de rompre pour la première fois
avec la tradition martienne et de ne pas accepter de se soumettre à la coutume. Il profite du passage d’une comète aux environs de Mars pour partir à bord
d’un engin volant qui est happé par la queue de la comète ce qui lui permet d’atteindre la Terre. Auparavant, il envoie un ultime message : « Comète
arrivant – Comète arrivant. » Sur Terre, le Pr Waters parvient à déchiffrer le message de son correspondant spatial, celui qu’il appelle Old Faithful, avec qui
il converse depuis douze ans déjà. Mais, bien que le professeur et ses assistants soient des hommes de bien, c’est le revolver au poing qu’ils attendent
l’arrivée du Martien, car le Terrien est ainsi fait qu’il attribue ses propres rêves de conquête au visiteur venu d’ailleurs. N° 774 atteint la Terre en
catastrophe et c’est pour y mourir, sans doute heureux, dans les bras de son correspondant. Un très beau récit, donc, et qui avait le mérite de ne pas
succomber, à la suite de H. G. Wells, dans le poncif du méchant extra-terrestre venu attaquer la Terre. C’est ici le Martien qui, de bout en bout, a le beau
rôle, et les lecteurs de Gallun lui en surent gré(139).
Ce numéro de décembre 1934 fut-il le meilleur jamais publié par la revue ? Je serais bien incapable de me prononcer. Mais, en tout cas, il clôtura une
année exceptionnelle, une année où les choix de F. Orlin Tremaine, faisant nettement sortir la science-fiction des ornières où l’imitation des grands anciens
l’avait conduite, lui donnèrent un nouveau départ. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis tant étendu sur les parutions de cette première année, dirigée par
Tremaine ; je vais maintenant passer plus rapidement en revue quelques textes des années 1935 à 1938.
Nous nous arrêterons d’abord aux numéros d’avril et mai 1935 où parurent les deux parties de The Einstein express, de J. George Frederick. Cet auteur
était fort populaire dans les magazines non spécialisés et il écrivit rarement de la science-fiction. C’est ici une nouvelle de super-science, au sens
campbellien du terme, qu’il semble tout d’abord vouloir nous conter. Arthur Woodlock et son partenaire Gregory Slocum ont inventé un appareil qui
permet de dissocier n’importe quelle matière, inerte ou vivante, en ses constituants initiaux et de les transformer en particules lumineuses. Une matrice
imprimée permet ensuite le rappel de l’être ou de l’objet envoyé à travers l’espace. Un chien, baptisé Dog star, a ainsi effectué une dizaine de ces voyages
fantastiques. L’un des inventeurs déclare alors : « Cela signifie le triomphe sur le temps, sur la matière. Nous avons créé l’express d’Einstein vers
l’Éternité ! » Mais d’autres savants jugent l’expérience dangereuse et une campagne de presse réclame la fin des expériences de Woodlock et Slocum. En
plus, un méchant, nommé Ackerman(140), tente de séduire la fiancée d’Arthur Woodlock, Amelia Carr. Les deux jeunes gens et la jeune fille décident alors
de prouver la validité de leur invention en prenant eux-mêmes l’express d’Einstein et ils se font désintégrer par un assistant de laboratoire. C’est ici que
s’achève la première partie de ce texte qui était donc un récit d’aventures scientifiques à la mode du temps. Mais la seconde partie est très différente : il
s’agit d’une étrange rêverie métaphysique où nous retrouvons nos trois héros sous forme de particules pensantes dématérialisées qui voyagent à travers
l’espace. Ils s’aperçoivent alors qu’à eux trois ils forment une unité analogue à celle du proton, du neutron et de l’électron. Des références faites à l’amour
que les deux hommes portent à la jeune fille et quelques allusions permettent d’interpréter la pensée de l’auteur : il semble bien avoir voulu dire que tout
ménage devrait comporter une femme et deux hommes pour obtenir une stabilité complète ! Quant au voyage des trois héros à travers les espaces infinis, il
leur permet d’entrer en communication avec une intelligence galactique (qui n’est pas Dieu). Elle leur confirme que tout l’univers est parti d’un atome
originel qui a explosé et qui, à l’heure actuelle, explose toujours, d’où l’idée d’univers en expansion. C’est dans ces espaces intersidéraux sans fin que les
trois amis, désormais soudés comme les constituants électriques de l’atome, devront voyager éternellement sans espoir de retour sur leur Terre natale.
Cette année 1935 vit aussi paraître dans Astounding sept nouvelles de Stanley Weinbaum, l’auteur révélé en 1934 dans Wonder Stories et dont nous
reparlerons. Catherine L. Moore trouva également sa place dans l’équipe de F. Orlin Tremaine qui fut le premier rédacteur en chef d’un magazine de
science-fiction à accepter ses récits. Jusqu’alors, tous les autres les avaient jugés trop intimistes ou trop fantastiques pour leur goût. Nous trouvons
également une bonne nouvelle de Harry Bates, l’ancien rédacteur en chef de la revue, Alas, all thinking ! sur un sujet comparable à Twilight(141) de Don A.
Stuart : un de nos contemporains est attiré dans un très lointain avenir pour assister aux derniers instants de l’humanité (juin 1935). En juillet, le fils d’Old
Faithful, n° 775, atteint la Terre sain et sauf et permet ainsi à Raymond Z. Gallun d’avoir la vedette du numéro avec The son of Old Faithful. Les fils étant à
la mode, le numéro d’août nous apporte The son of Redmask de Nat Schachner dont j’ai déjà parlé. Au même sommaire, Jack Williamson nous donne un
long récit, The galactic circle (142), qui utilise une idée intéressante : si l’espace est courbe, le temps l’est également et, dans un voyage entrepris par le
Dr Jarvis Thorn aux confins de l’univers, nous voyons l’application de cette idée. Son immense vaisseau spatial, construit dans un matériau qui permet son
expansion de façon infinie, finit par resurgir dans le propre jardin du savant le long de la tige d’une fleur à l’instant précis où ce même vaisseau prend son
départ pour son voyage cosmique !
Dans ce récit, l’intérêt de l’idée développée n’est pas seul en cause, et Williamson a su écrire un roman véritable où les sentiments des personnages
évoluent à mesure que l’idée du retour à la Terre s’éloigne et que la perspective d’une mort prochaine approche. Ainsi, des êtres qui se déchiraient,
s’aimaient ou se haïssaient à l’instant du départ, voient leurs sentiments complètement modifiés une fraction de seconde plus tard en temps réel, mais des
mois en temps apparemment écoulé, lors de leur retour, retour qui, je le rappelle, s’achevait dans le temps même où le vaisseau spatial décollait. Un texte
intéressant.
Le numéro de février 1936 fit une sensation parmi les fans. En effet, la couverture illustrait une scène du court roman de Howard Phillips Lovecraft, At
the mountains of madness(143). C’était la première fois qu’un rédacteur en chef lui faisait suffisamment confiance pour lui accorder l’illustration de
couverture d’un de ses récits. Aussi extravagant que cela puisse paraître, jamais Farnsworth Wright ne lui donna une seule couverture de Weird Tales !
Tremaine présenta le texte de Lovecraft comme « a science-fiction word picture », c’est-à-dire « un tableau de S-F (brossé) avec des mots ». Je rappellerai
seulement que ce long récit est la suite du roman d’Edgar Allan Poe, The narrative of Arthur Gordon Pym(144), et ne se montre en rien inférieur à l’original.
Jules Verne avait également tenté de donner une conclusion au célèbre texte de Poe, Le Sphinx des glaces, mais son roman était des plus médiocres
comparé à celui de Lovecraft. Jamais ce dernier ne rendit mieux l’horreur absolue que peuvent susciter des « choses » venues d’autres mondes ou d’autres
temps et dont on sent les restes de la présence maléfique.
The cometeers(145), de Jack Williamson, débuta dans le numéro de mai 1936. C’était la suite tant attendue des aventures de la légion de l’espace et ce
space opera, épique et échevelé, ne déçut pas les amateurs.
Le mois de juin suivant ramène Lovecraft en couverture avec The shadow out of time(146), une longue nouvelle de S-F, d’une qualité égale à At the
mountains of madness. C’est l’histoire terrifiante d’un professeur d’économie politique, N. W. Peaslee, dont le corps fut habité pendant cinq ans par un
membre de la Grand-Race, qui vivait sur Terre jadis, et qui avait le pouvoir de projeter son esprit par-delà le gouffre du temps. Durant cette période,
Peaslee lui-même vivait dans le corps conique de l’être qui avait pris possession de son esprit. Or, une fois redevenu normal, Peaslee découvre peu à peu
les souvenirs de son existence monstrueuse au sein de la Grand-Race. Un récit hallucinant.
En juillet 1936, Nat Schachner avait de nouveau la vedette avec Pacifica, une nouvelle traitant des risques de famine sur Terre, du fait de la
surpopulation. Rien que de très moderne, de très « nouvelle vague ». Mais, comme c’est souvent le cas dès l’instant où l’on veut démontrer quelque chose,
le récit ne présentait en lui-même que peu d’intérêt.
Schachner est mieux inspiré, en novembre 1936, avec The eternal wanderer(147), qui évoque un supplice au-delà de toute imagination. Un Terrien
rebelle est condamné par un conquérant martien à être exposé au rayonnement d’une arme terrifiante : elle ne désintègre pas, mais dissocie les êtres en
milliards de particules projetées à travers l’espace-temps. Ce sort est pire que la mort car chaque particule conserve une certaine conscience et le grand
mérite de Schachner fut de réussir à faire partager au lecteur les pensées de cet « éternel errant », de cet homme dissocié qui était partout et nulle part dans
l’espace comme dans le temps sans espoir de retrouver son unité.
L’année 1937 débuta avec, en couverture, l’annonce d’un texte de Chan Corbett, Beyond infinity(148). Ce Chan Corbett n’était autre qu’un pseudonyme
de Nat Schachner. Il s’agissait d’un excellent récit d’aventures, bien mené, et qui plus est doté d’une fin humoristique fort différente de ce qui se faisait à
l’ordinaire dans ce genre de récit. La Terre ayant été conquise par des extra-terrestres, un savant, son assistant et sa fiancée se dématérialisent. Par la force
de la pensée, les deux jeunes gens créent un nouvel univers : ils n’avaient pas prévu qu’ils s’y réincarneraient sous forme d’amibes !
Le même Schachner commençait, dans le numéro de septembre 1937, sa série Past, present and future, série d’aventures sur la Terre du futur de trois
hommes venus d’époques différentes : Kléon, l’Athénien du Grand Siècle, Sam, l’Américain contemporain, et Beltan, l’oligarche de l’avenir.
Galactic patrol(149), d’Edward Elmer Smith, débutait dans le même numéro. C’était la suite tant attendue de Triplanetary(150) et elle ne déçut pas
l’attente des amateurs. Ils y firent connaissance avec Kimball Kinnison, le « lensman », le plus célèbre porteur du joyau d’Arisia, l’arme fabuleuse qui allait
permettre aux Terriens de prendre une part active dans la lutte qui oppose, depuis l’aube des temps, Arisia à Eddore. Galactic patrol est un des meilleurs
space opera que je connaisse et un roman absolument passionnant. À noter que, du point de vue de la continuité dramatique, le roman First Lensman(151),
directement publié en librairie en 1950, vient s’intercaler entre Triplanetary et Galactic patrol.
Toutefois, les textes publiés dans ce numéro de septembre 1937 d’Astounding Stories le cèdent en importance à un changement survenu à l’intérieur
même du magazine. F. Orlin Tremaine était appelé à de plus importantes fonctions dans la firme Street and Smith et abandonnait la rédaction des revues
qu’il dirigeait. Comme successeur, il décida d’engager John W. Campbell, alors âgé de vingt-sept ans et l’un des auteurs les plus appréciés du public.
Néanmoins, Tremaine gardant la haute main sur les magazines du groupe, son influence ne disparaîtra pas avant le milieu de l’année 1938. C’est en effet à
cette époque qu’il rompra définitivement toute attache avec le groupe Street and Smith. Le changement ne sera donc pas immédiatement perceptible pour
les lecteurs et leurs lettres s’adressent toujours à : « Dear Mr Tremaine ». C’est seulement dans le numéro de janvier que Campbell changera la formule en
« Dear Mr Editor » et, trois mois plus tard : « Dear Mr Campbell ».
Le premier acte de Campbell fut de supprimer les « thought variant stories » chères à Tremaine, c’est-à-dire les histoires contenant une idée nouvelle,
par des « mutant stories » qui sont des récits avec une nouvelle idée ! Un autre changement plus réel, inauguré par Campbell, fut celui du titre à partir du
numéro de mars 1938 : Astounding Stories fut transformé en Astounding Science-Fiction. John W. Campbell trouvait en effet le titre Astounding (qui
signifie « stupéfiant ») déshonorant pour un magazine de la qualité qu’il comptait bien lui conférer. Par ailleurs, il était gêné de le voir figurer au milieu des
pulps, cette prolifération de littérature populaire aux couvertures bariolées qu’il méprisait. Son idée était donc de mettre progressivement le mot science-
fiction en évidence, afin de pouvoir abandonner « Astounding » à la première occasion. Malheureusement pour lui, Charles Hornig allait bientôt lancer,
nous le verrons plus loin, un magazine intitulé Science-Fiction, ruinant ainsi les intentions de Campbell.
The légion of time, de Jack Williamson, parut dans les numéros de juin à août 1938 ; c’était un time opera très original et qui laissa une impression
durable. Un jeune homme, Dennis Lanning, voit apparaître l’image d’une très belle femme, Lethonee, qui le met en garde contre un vol aérien qu’il doit
effectuer le lendemain en disant : « Ne volez pas demain ou Jonbar sera détruite. » Dennis ne comprend pas le sens exact de ce message, mais cède les
commandes de son appareil à un de ses amis qui est tué dans un accident. Le jeune homme, très frappé, quitte alors l’Amérique pour une croisière au cours
de laquelle lui apparaît une autre jeune femme, non moins belle, mais de façon plus provocante, plus sauvage, Sorainya. Elle semble flotter dans l’espace à
côté du vaisseau dans une sorte de coquille dorée. Elle invite Dennis Lanning à sauter par-dessus bord pour la rejoindre ; il en est empêché in extremis par
Lethonee. La coquille était une simple image temporelle et le malheureux serait tombé dans une mer infestée de requins. Lethonee lui apprend alors qu’elle
est la représentante de la cité de Jonbar dans le futur, alors que Sorainya est la reine guerrière de la ville de Gyronchi, située à la même époque que Jonbar
mais dans une autre probabilité du Futur. Or, ces deux probabilités s’excluent l’une l’autre. Ou bien Jonbar et ses habitants atteindront à l’existence réelle,
ou bien ce seront ceux de Gyronchi. C’est pourquoi Lethonee doit garder vivant Dennis Lanning, clé de ce futur choix temporel alors que, pour le même
motif, Sorainya doit le conduire à la mort. Je ne révélerai pas les péripéties et la chute surprenante de cet excellent roman car un éditeur français semble
avoir l’intention de le publier. J’espère qu’il le fera car ce time opera de Williamson est réellement passionnant à suivre de bout en bout.
En même temps que s’achevait ce roman, dans le numéro d’août 1938, était publiée une longue nouvelle de Don A. Stuart, Who goes there(152) ? qui
peut être considérée comme le véritable point de départ de la science-fiction classique des années 40. C’est en tout cas ce récit qui décida de la carrière d’A.
E. van Vogt, comme nous le verrons plus loin. Who goes there ? (ce qui signifie : qui va là ?) est le récit d’une expédition scientifique dans l’antarctique,
qui découvre, pris dans un bloc de glace, le corps d’une créature extra-terrestre, apparemment morte depuis des centaines de milliers d’années. Le
biologiste de l’expédition demande à ce qu’on fonde le bloc de glace qui emprisonne le monstre afin de pouvoir le disséquer. Or, celui-ci n’est pas mort et
s’échappe bientôt ; cerné de toutes parts, troué par les balles et brûlé par un lance-flammes, il révèle alors une propriété stupéfiante de son métabolisme, à
savoir la possibilité d’imiter la forme d’un autre être vivant. Le monstre se transforme ainsi en un des chiens de l’expédition ! L’horreur commence car la
bête d’un autre monde n’a pas cette seule propriété, elle peut également se scinder et les savants s’aperçoivent bientôt que, non seulement leurs chiens et
leurs bêtes peuvent être en réalité une copie conforme abritant un monstre, mais qu’il en est de même pour les membres de l’expédition. À l’issue d’un
combat terrifiant où l’intelligence et la science des hommes seront opposées aux possibilités inouïes de la créature venue d’outre-espace, celle-ci sera enfin
définitivement détruite. Le ton de ce remarquable récit était réellement nouveau, plus sobre, plus ramassé, plus sérieux. Malgré le caractère sensationnel de
la situation, c’étaient surtout les réactions psychologiques humaines et l’application des techniques scientifiques qui étaient mises en valeur et non les
possibilités extraordinaires offertes par les pouvoirs de la créature extra-terrestre. Étrange destin que celui de Campbell qui, sous le pseudonyme de Don A.
Stuart, rendait caduc tout ce qu’il avait écrit sous son nom véritable et arrivait à se faire considérer comme un auteur désormais dépassé !
Le numéro de décembre nous fait découvrir un nouvel auteur, Lester del Rey. Un de ses récits avait déjà été publié dans le numéro d’avril de la même
année, mais c’est véritablement la nouvelle Helen O’loy(153) qui marque son entrée parmi les grands de la science-fiction. Ramon F. Alvarez del Rey est né
le 2 juin 1915. Sa mère mourut alors qu’il était encore tout enfant. Son père, un pauvre fermier, était manchot. C’est dans ce climat assez sordide que fut
élevé le jeune Ramon, dont la constitution fut affectée par l’insuffisance alimentaire. À l’âge de douze ans, à la fin de ses études primaires, son père lui
permit de partir en tournée comme groom d’un cirque et ce fut la première fois de sa vie qu’il put manger à sa faim chaque jour. Il fit alors divers métiers
dont celui de cuisinier(154). En 1930, dans une petite ville du Nouveau-Mexique, le jeune Ramon, alors âgé de quinze ans, rencontra une jeune fille de trois
ans son aînée. Il lui demanda aussitôt de l’épouser et parvint à faire croire aux officiels qu’il avait l’âge légal, mais la jeune épousée mourut trois mois plus
tard des suites d’une chute de cheval. C’est en 1932 que le futur Lester del Rey se mit à lire régulièrement Amazing Stories et Weird Tales. En 1937, à la
suite d’une violente dispute avec sa petite amie du moment qui l’avait mis au défi d’écrire un récit acceptable pour un magazine, del Rey composa une
nouvelle qu’il envoya à Campbell ; ce dernier ne répondit pas, mais envoya un chèque. C’était le début de la carrière littéraire de Lester del Rey.
Helen O’loy est le nom d’un charmant robot féminin créé par deux inventeurs, Dave et Phil. Aucune différence, ni physique ni intellectuelle, ne permet
de distinguer Helen d’une femme réelle. Les deux amis l’avaient conçue comme une sorte de gadget ultra-sophistiqué destiné à entretenir leur intérieur et à
faire la cuisine. Mais la réussite d’Helen est trop parfaite : c’est une femme véritable, et elle ne tarde pas à tomber amoureuse de Dave. Celui-ci, tout
d’abord, résiste, car toute son éducation l’empêche d’accepter l’idée de devenir l’amant d’une créature artificielle. Il va même jusqu’à quitter son logis puis,
malgré lui, il revient vers son robot féminin et succombe. Pendant plusieurs années, ensuite, Dave et Helen vivront maritalement jusqu’au jour où une crise
cardiaque emportera Dave. Phil est prévenu par une lettre d’Helen qui lui demande de veiller à ce qu’elle soit enterrée en même temps que son époux. Elle
demande encore que leurs deux corps soient détruits à l’acide afin que l’on ne sache jamais qu’elle n’était pas un être de chair et de sang. Phil y veille et
révèle dans les dernières lignes de la nouvelle que, s’il ne s’est jamais marié, c’est parce que, hélas ! il n’y avait qu’une seule Helen O’loy.
Amazing Stories :
Cette période 1934-1938 va être celle de l’effondrement d’Amazing dont les ventes vont tomber aux environs de 25 000 exemplaires. Il faut reconnaître
que les textes, même signés d’auteurs connus, étaient d’une grande médiocrité ; les meilleurs avaient été retenus par F. Orlin Tremaine et seuls les laissés
pour compte pouvaient paraître dans la revue du Dr T. O’Conor Sloane. Je citerai deux exceptions : The inner world du paléontologiste A. Hyatt Verrill et
The golden planetoid de Stanton A. Coblentz.
The inner world parut à partir du mois de juin 1935. Il raconte les aventures d’un scientifique, le Dr Thurlow, à l’intérieur de la Terre où vit une
curieuse race décrite comme un mélange de poulpes, de fourmis, d’êtres humains et de chauves-souris, nommés les Tss’Zors ! Ces créatures se montrent
amicales et font visiter au Dr Thurlow leur monde intérieur en particulier leurs usines et leurs plantations cavernicoles. Une guerre civile ne tarde pas à
éclater : le Dr Thurlow se montre alors précieux en sauvant une autre race celle des Iss’dors. Pourtant ceux-ci massacrent sans pitié tous les autres habitants
du monde intérieur et le docteur sait que son tour viendra bientôt. Il rédige un mémoire qu’il fait parvenir à la surface de la Terre par une faille : grâce à
quoi il nous est permis de connaître son aventure dans le monde intérieur. Une histoire dans la tradition de Burroughs, mais bien menée et d’un niveau
supérieur à la moyenne des récits du magazine.
C’est dans le numéro d’août 1935 que parut The golden planetoid de Stanton A. Coblentz. Ce planétoïde doré est tombé sur la Terre et un seul homme
peut y pénétrer. Là il se trouve mis en contact avec une race d’êtres extra-terrestres géants et doués de facultés télépathiques. L’homme acquiert ainsi le
pouvoir de lire les pensées d’autrui et, lorsqu’il quitte le planétoïde doré (un vaisseau cosmique qui avait besoin d’atterrir pour se livrer à quelques
réparations), il devient un monstre aux yeux de ses compatriotes. Il ne tarde pas à être interné dans un asile d’aliénés, non sans avoir découvert auparavant
que sa femme le trompait, ce dont il ne s’était jamais douté. Le malheureux parvient cependant à fuir et gagne finalement l’Union soviétique où il obtient
un poste d’ingénieur et épouse une Russe jeune et belle avec laquelle il vivra très heureux !
La situation d’Amazing Stories va rester inchangée jusqu’au début de 1938 où la compagnie Ziff-Davis le racheta. Son premier soin fut de jeter à la
porte le Dr T. O’Conor Sloane, et Ralph Milne Farley suggéra qu’on pourrait confier la rédaction du magazine à Raymond Palmer. Nous avons déjà
rencontré ce fan qui semble être l’auteur du premier fanzine de l’histoire de la science-fiction. Ray Palmer est né le 1er août 1910 dans le Milwaukee. La
colonne vertébrale atteinte dans un accident, alors qu’il avait sept ans, le jeune garçon dut rester longtemps immobilisé et devint un lecteur acharné.
Amazing Stories fêtait son premier anniversaire lorsque Palmer se jura d’en devenir un jour le rédacteur en chef. Quand il apprit que la Ziff-Davis pourrait
lui confier ce poste, au lieu d’envoyer un curriculum vitae, il prit immédiatement le train. Il arriva dans les bureaux d’Amazing à dix heures vingt-deux,
commença à se mettre au courant à dix heures quarante et une, fut confirmé dans sa charge de rédacteur en chef à dix-sept heures onze et s’en revint chez
lui à vingt et une heures. Il était resté sans boire ni manger pendant vingt-sept heures(155) ! Il changea le style des couvertures, utilisant désormais des
photographies, renouvela l’écurie des auteurs, ne garda qu’un pour cent des textes retenus par T. O’Conor Sloane, et redonna ainsi une vie nouvelle à
Amazing qui en avait bien besoin. Lorsqu’il prit le magazine en main, les ventes étaient de vingt-sept mille exemplaires, elles ne tardèrent pas à remonter à
quarante-cinq mille, puis à soixante-quinze mille. (Palmer, lui, déclarait qu’elles avaient atteint cent quatre-vingt-cinq mille !)
Wonder Stories :
C’est également à un effondrement que nous allons assister pour Wonder Stories dont le mois d’avril 1936 marquera la fin. Cependant, début 1934, le
magazine vendait encore quarante-cinq mille exemplaires et Hugo Gernsback avait fait une trouvaille en la personne d’un jeune débutant, Stanley
Weinbaum, dont le premier récit A martian odyssey(156) paraissait au mois de juillet. Ce texte, désormais classique, reste un des chefs-d’œuvre de la
science-fiction de tous les temps et a été repris dans d’innombrables anthologies. Isaac Asimov vient encore de le choisir comme premier texte d’une
anthologie qu’il a réalisée en 1972. La nouvelle a pour sujet une randonnée faite sur la planète Mars par un homme, Jarvis, et un Martien, surnommé
Tweel, ressemblant à une sorte de casoar. Cette créature est intelligente mais d’un esprit totalement irréductible à la compréhension humaine. Tout
l’essentiel du récit réside dans l’incommunicabilité de ces deux êtres pourtant attirés par une sympathie commune au point que lorsque le Terrien sera en
danger, Tweel combattra à son côté pour le protéger. Ensuite, il disparaîtra tout simplement. Le texte de Weinbaum est d’une grande beauté, poétique et
sobre, son principal mérite étant de réussir à nous faire sentir ce que pourrait être un être doué d’intelligence et complètement différent de l’homme. Tweel
est vraiment la première créature pensante que la science-fiction américaine ait réussi à créer sans la moindre trace d’anthropomorphisme.
Dans une lettre personnelle adressée au rédacteur de Fantasy Magazine, Julius Schwartz, et publiée plus tard dans le numéro de septembre 1940 de
Stardust, H. P. Lovecraft donnait son opinion sur A martian odyssey : « Je constate avec plaisir que quelqu’un a enfin échappé à ces lamentables banalités
qui composent 99 % des récits de S-F. Ici, au contraire, je me réjouis de voir que quelqu’un a pu imaginer une autre planète en d’autres termes que ceux de
rois et belles princesses anthropomorphes ou de batailles de vaisseaux spatiaux armés de canons à rayons, ou d’attaques de sous-hommes au système pileux
développé venant du côté sombre de la planète ou de la région polaire (…) L’histoire de Mars, je le pense, est le meilleur récit de Weinbaum, je parle de
celle où figurait cet être étrange et sympathique nommé Tweel. »
Stanley Weinbaum naquit en 1900 et mourut d’un cancer le 14 décembre 1935. Sa carrière ne s’étendit que sur deux ans ; toutefois, plusieurs textes
qu’il avait écrits précédemment, et qu’il n’avait pas présentés, ou qui avaient été refusés, furent publiés après sa mort. Weinbaum aurait pu être pendant ces
deux années le plus grand atout de Wonder Stories, si le nouveau rédacteur en chef, Charles Hornig, à peine âgé de dix-huit ans, n’avait refusé le troisième
récit qu’il lui présenta. Weinbaum l’envoya alors à F. Orlin Tremaine qui ne commit pas la même erreur et récupéra ce nouveau talent pour Astounding
Stories. Son influence sur John W. Campbell et tous les auteurs des années 40 est certaine. Grâce à lui, pour la première fois dans un magazine de S-F, un
extra-terrestre avait osé penser et se comporter différemment d’un homme.
Je ne voudrais pas quitter Weinbaum sans parler ici de son remarquable roman The Back Flame(157) qui ne parut que plusieurs années après sa mort (en
1939) dans d’autres magazines(158). Il fut rédigé en 1935 et se place beaucoup plus logiquement ici qu’au chapitre suivant. Ce récit est une des rares
anticipations prévoyant l’effondrement de notre civilisation lors d’une guerre atomique ; mais les œuvres de Weinbaum sont toujours originales et ne se
sont jamais inscrites dans la tradition Jules Verne-Hugo Gernsback malgré le jeune âge de l’auteur. Dans cette suite romanesque il découvre la poésie et le
sens de l’épique tout en n’utilisant pas les recettes de la science-fantasy. La première moitié du récit, Dawn of Flame(159), est avant tout l’histoire d’une
femme merveilleusement belle et extraordinairement cruelle, Margo la Noire. Elle et son frère Joaquin ont été rendus immortels par la science du savant et
magicien Martin Sair. Tous deux règnent désormais sur une partie de l’humanité qui a survécu à l’holocauste atomique, mais en retombant au niveau de
civilisation du Moyen Âge. Dans la seconde partie du récit(160) un homme du passé Tom Connor, un condamné à mort que l’électrocution a seulement
plongé en catalepsie, se réveille bien des siècles plus tard. Lui seul saura vaincre Margo, la Flamme Noire, en lui révélant un sentiment jusqu’alors inconnu
d’elle, l’amour.
The living galaxy, de Laurence Manning, paru dans le numéro de septembre 1934 de Wonder Stories, est peut-être le premier récit consacré au thème,
aujourd’hui classique, de générations humaines se succédant à bord d’un même astronef parti pour un voyage de plusieurs siècles. Le texte en lui-même
n’est pas très intéressant car il se présente de façon trop didactique, une sorte d’instituteur faisant la classe aux jeunes enfants nés dans le vaisseau spatial et
leur apprenant l’histoire de l’humanité en général et celle de l’astronef qui les transporte en particulier. C’est donc plutôt à titre de curiosité que je signale
au passage ce récit.
De septembre à décembre 1934, Gernsback fit traduire et publier un nouveau roman d’un auteur français : The fall of the Eiffel Tower, par Charles de
Richter. Il s’agissait d’une traduction de La menace invisible, ouvrage qui connut une édition de librairie en 1937, mais avait dû paraître auparavant dans
quelque périodique. De Richter est un écrivain populaire, né en 1887, qui écrivit parfois des ouvrages relevant du domaine de l’anticipation.
Au sommaire du numéro de mars 1935, on trouve une nouvelle de Mort Weisinger, le fan bien connu, coéditeur de Fantasy Magazine, et déjà agent
littéraire de certains jeunes auteurs : Pigments is pigments. Ce curieux titre antigrammatical(161), qui a trait à la pigmentation de la peau, est un des rares
textes de la vieille science-fiction qui puisse être relié au problème noir aux États-Unis, en dehors de la série raciste du Dr Keller que nous avons déjà
rencontrée. Dans le cas présent, il s’agit d’un jeune chercheur, Robert Raynell, qui a été frustré de son invention par le financier Max Dribben. Raynell
réussit alors à faire virer la pigmentation de la peau de Dribben du blanc au noir. Pour le financier, c’est là un sort pire que la mort. Sa femme n’a-t-elle
déjà pas quitté la maison dès le premier coup d’œil sur sa nouvelle apparence ? Aussi accepte-t-il de verser à Raynell un million de dollars si celui-ci le
rend de nouveau blanc. C’est là un marché de dupe, car Raynell, en effet, le rend blanc, mais totalement blanc ; en fait, il le transforme en albinos.
Retrouver sa pigmentation initiale coûtera un deuxième million de dollars au financier véreux. Aucune référence directe n’est faite au problème noir, mais
les réactions des divers personnages montrent bien qu’être un homme de couleur est vraiment le sort le plus ignominieux qui soit pour un Américain.
À partir de 1935, les difficultés financières d’Hugo Gernsback s’accroissent. Les sommaires de son magazine s’en ressentent. On y trouve
essentiellement des textes de peu d’intérêt, écrits par des inconnus et quelques récits plus ou moins bons, rédigés par des écrivains de second plan, tels
Festus Pragnell, Leslie F. Stone, Raymond Palmer, Arthur K. Barnes, plus quelques récits mineurs de Stanley Weinbaum(162). Le magazine s’effondre
définitivement en avril 1936. Pour le sauver, Gernsback tente de le vendre par souscription en imaginant un système démentiel. On envoyait une petite
carte pour demander à recevoir le prochain numéro ; à la réception on le payait par mandat ! On croit savoir que deux mille lecteurs seulement répondirent
à cet appel. Ainsi finit Wonder Stories, bien que son histoire ne s’arrête pas là. En effet, la firme Thrilling désirait ajouter un pulp de science-fiction à ses
titres d’aventures, de westerns et de policiers et racheta le magazine à Gernsback. Il reparut alors, après une interruption de deux mois, daté de juillet-août
1936, sous le titre Thrilling Wonder Stories ; c’était Mort Weisinger qui, désormais, en assurait la direction.
Les premiers numéros présentèrent une brochette impressionnante de bons auteurs. Abraham Merritt, lui-même, dans les numéros d’août et d’octobre,
Ray Cummings, Ralph Milne Farley, Stanley Weinbaum, Eando Binder(163), Edmond Hamilton, John W. Campbell, Raymond Z. Gallun, etc. Néanmoins,
le magazine était loin de se hisser au niveau d’Astounding Stories. La plupart des récits étaient des histoires d’aventures, des space operas qui auraient pu
être écrits dix ans auparavant. Nous sommes déjà à la fin de 1936 et la brusque mutation intervenue dans la science-fiction, sous l’influence de F. Orlin
Tremaine, ne se sent nullement dans Thrilling Wonder Stories, ce qui donnera bientôt à ce nouveau pulp un caractère « pour adolescents » à l’opposé de
l’esprit adulte qui règne dans Astounding Stories depuis 1933. C’est en juin 1937 qu’Arthur K. Barnes y débuta sa très populaire série des aventures de
Gerry Carlyle, avec Green hell. Gerry Carlyle était une jeune femme dont le métier consistait à capturer des spécimens de la faune galactique pour le
compte du zoo de Londres. Gerry possédait son croiseur spatial personnel, commandé par le capitaine Tommy Strike, son amant. Les aventures de Miss
Carlyle forment une succession d’exploits planétaires où elle se trouve opposée aux monstres les plus inimaginables et finit toujours par les capturer non
sans avoir risqué mille fois les morts les plus affreuses.
Avant la fin de l’année, on relève encore le nom d’excellents auteurs, tels Henry Kuttner, Clifford D. Simak, Otis Aldebert Kline, Arthur J. Burks,
Frank Belknap Long Jr, Manly Wade Wellman, etc., mais je ne connais aucun texte qui vaille réellement la peine d’être cité.
Argosy :
Ce magazine publie désormais de moins en moins de S-F digne d’intérêt. Pendant la période considérée ici, Ray Cummings signa plusieurs nouveaux
romans mais dénués de tout intérêt. Par contre, Abraham Merritt donna encore un excellent roman Creep, shadow, creep, publié en 1934, mais qui est
purement fantastique, dans la lignée de son célèbre Burn, witch, burn, paru deux ans plus tôt.
Par la suite, les œuvres de Merritt se raréfièrent et Argosy ne publia plus que très épisodiquement de la S-F. Le dernier roman appartenant au genre fut
Earth last citadel, un « à la manière » de Merritt, dû à la collaboration de C. L. Moore et Henry Kuttner qui parut en 1943.
Weird Tales :
Dans ce magazine, je signalerai seulement la nouvelle série de C. L. Moore, centrée sur une héroïne, Jirel de Joiry, qui débuta dans le numéro d’octobre
1934. Ce texte avait d’ailleurs les honneurs de la couverture(164) où l’on voyait une idole noire à l’œil unique, contre laquelle se serrait étroitement une très
belle jeune femme à demi nue. Le titre du récit était The black God’s kiss(165) et racontait l’histoire de la châtelaine de Joiry, la splendide et sauvage Jirel.
L’action se passe en France au Moyen Âge. Jirel est tombée, avec son château, aux mains du sire Guillaume. Outrée d’avoir subi, non sans un certain
plaisir, le baiser viril de son vainqueur, elle jure de s’en venger terriblement. Pour cela, elle n’hésite pas à affronter l’horreur innommable d’un passage
secret qui la conduit dans une autre dimension, d’où elle compte ramener le moyen de sa vengeance. Les sens en délire, elle est irrésistiblement attirée par
la statue du Dieu Noir, dont l’étreinte glacée lui confère un pouvoir mortel. Et, lorsque de retour au château de Joiry, elle feint de s’abandonner de nouveau
au baiser de Guillaume, quelque chose d’horriblement maléfique se glisse hors d’elle et s’empare de l’âme du guerrier qui s’écroule mort à ses pieds. Jirel
comprend alors qu’elle a tué le seul homme qu’elle aurait pu aimer.
Une aventure commune, Quest of the star-stone(166), réunit dans le numéro de novembre 1937 de Weird Tales Northwest Smith et Jirel de Joiry. Elle
était due à la collaboration de Catherine Moore et d’Henry Kuttner. La « pierre-étoile » dont il est question dans le titre du récit est un bijou que Jirel porte
autour du cou et qu’un magicien du futur convoite. Il envoie Northwest Smith et Yarol le Vénusien dans le passé pour s’en emparer. (À titre de curiosité,
signalons que l’aventure débute par une chanson de Smith intitulée The green hill of Earth (Les vertes collines de la Terre). Ce titre frappa Robert Heinlein
et lui inspira un récit du même nom, en février 1947, dans le Saturday Evening Post(167). Jusqu’à présent, Catherine L. Moore n’avait jamais voulu qu’il
soit réédité ou traduit, mais j’espère obtenir l’autorisation de l’inclure dans mon édition de Jirel de Joiry (J’ai Lu, 1974) sous le titre : La quête de la pierre
étoile.
Elle a également interdit la réédition d’une aventure de Northwest Smith qu’elle écrivit en collaboration avec Forrest J. Ackerman, Nymph of darkness,
qui parut en juin 1935 dans le numéro spécial de Fantasy Magazine consacré à Weird Tales. Des amateurs, dit-on, traversaient à pied les États-Unis, s’il le
fallait, pour se procurer un exemplaire de ce numéro devenu mythique(168). Le récit est orné d’un dessin de Catherine Moore
elle-même, représentant Northwest Smith tenant dans ses bras une forme féminine et fantomatique. Il faut bien reconnaître que Catherine écrivait beaucoup
mieux qu’elle ne dessinait ! Cette aventure de Northwest Smith se déroule sur Vénus. L’aventurier de l’espace se promène de nuit lorsqu’il entend et
aperçoit des poursuivants sans voir le poursuivi, mais en discernant le bruit d’une course éperdue. Il se déplace rapidement et, attiré par le bruit d’une
respiration haletante, il saisit à pleines mains le corps nu et invisible d’une femme. Il la cache alors et elle lui révèle être Nyusa(169), fille d’une humaine et
d’une entité extra-terrestre, appelée la Noirceur. Une secte secrète vénusienne, les Nov, adore cette divinité et Nyusa, qui doit effectuer une danse sacrée
dans leur temple caché, y emmène Northwest Smith qu’elle dissimule à la vue des assistants. Mais, pendant la cérémonie, le Terrien est découvert et les
Nov décident de le mettre à mort. Nyusa, qu’ils considéraient jusqu’alors comme une exécutante, révèle les pouvoirs que lui a laissés la fraction extra-
terrestre de son ascendance, et fait descendre la Noirceur sur les assistants terrifiés. Northwest Smith pourra quitter sans encombre le sanctuaire de la secte
des Nov, après avoir entendu Nyusa s’élever dans l’espace en montant les marches d’un escalier lui aussi invisible. Avant de partir, elle avait abandonné
son corps nu dans les bras du Terrien et le texte suggérait, sans le dire, qu’elle s’était donnée à lui. J’ai lu deux fois ce récit sans ennui, il est légèrement
inférieur aux autres histoires du cycle de Northwest Smith, mais je pense que Catherine Moore aurait pu le laisser reparaître sans inconvénient.
Angleterre :
Si nous gagnons maintenant les rivages anglais, nous trouverons du nouveau sur le front des magazines. En 1934 parut un hebdomadaire intitulé Scoops
qui portait en sous-titre « Le Journal de demain ». Le numéro 1 fut publié dès le 10 février 1934, avec en couverture une horde de robots gigantesques dont
l’un d’eux portait un malheureux humain encore en pyjama. Cette audacieuse expérience ne dura que vingt semaines. C’est au cours de l’hiver 1937 que fut
créée, par Walter H. Gillings, la véritable grande revue de science-fiction anglaise d’avant-guerre, Tales of Wonder, dont le sous-titre était « Surprenante
science-fiction ». Au sommaire du numéro 1 des auteurs britanniques, John Russel Fearn(170), Festus Pragnell, John Beynon(171) et Eric Frank Russel. La
revue était trimestrielle et se poursuivit jusqu’à l’été 1942 où l’appel de Gillings, objecteur de conscience, comme serveur dans un mess militaire, mit fin à
sa carrière.
Au cours des quatre numéros de l’année 1938, quelques auteurs américains font déjà leur apparition : le Dr Keller, Edmond Hamilton, Stanton A.
Coblentz. Dans le numéro de l’hiver 1938, on voit figurer le nom d’un jeune scientifique qui signe un article : Arthur C. Clarke. En 1938, encouragé par le
succès de ce premier magazine, Walter H. Gillings voulut lui donner un frère avec un pulp consacré à la science-fantasy intitulé précisément Fantasy, avec
en sous-titre : « Palpitante science-fiction. » Cette revue n’eut que trois numéros, un en 1938 et deux en 1939. On retrouvait à peu près les mêmes auteurs
que dans Tales of Wonder, auxquels s’étaient joints deux autres auteurs britanniques, J. M. Walsh et S. Fowler Wright.
Du côté des parutions en librairie, maintenant, nous allons trouver plusieurs ouvrages dignes d’intérêt sous la plume d’écrivains britanniques. Tout
d’abord, Before the dawn(172), un remarquable roman préhistorique du mathématicien écossais John Taine(173). Son nom véritable est Eric Temple Bell et il
est né à Aberdeen le 7 février 1883, mais il s’installa aux États-Unis dès 1902. Il enseigna dans plusieurs universités, dont Harvard. Il mourut en 1969. Il a
écrit de nombreux romans dont trois, en dehors de Before the dawn, ont été traduits en français : The iron star, paru en 1930, Seeds of life, publié en 1931,
et The time stream (1931)(174), dont nous avons déjà parlé.
Before the dawn raconte l’histoire d’un groupe de savants qui ont réussi à fabriquer un appareil de vision temporelle. Ses inventeurs l’utilisent pour
chercher à l’ère secondaire les motifs de la disparition des dinosaures géants. C’est l’un d’entre eux, un Tyrannosaurus rex, surnommé par ses observateurs
Belshazzar, qui sera le héros de cette histoire. Sa lutte pour la vie, l’utilisation de son intelligence réduite et de sa force colossale, les cataclysmes qui
secouent l’écorce terrestre, seront les seuls éléments dramatiques de ce roman qui n’en reste pas moins un des sommets de la science-fiction de l’époque.
Sidney Fowler Wright est né en Angleterre le 6 janvier 1874. Il a beaucoup écrit, particulièrement dans les domaines du fantastique et de la science-
fiction(175). S. Fowler Wright fut toujours très hostile au contrôle des naissances et à tout malthusianisme en général. Il donna d’ailleurs l’exemple, car il
eut six enfants de sa première épouse et quatre de la seconde ! Dans presque tous ses écrits, il lutta ardemment contre toute idée de planning familial. En
1938, il publia The adventure of Wyndham Smith qui est une anticipation classique. Un homme de notre temps, Wyndham Smith, interne dans un hôpital,
est attiré dans un très lointain futur. Il y découvre une civilisation arrivée au plus parfait degré de technologie et, aux yeux de l’auteur, à la plus complète
dégradation morale, parce qu’elle pratique un rigoureux contrôle des naissances. Toute femme a le droit d’avoir trois enfants. Si elle en met au monde un
quatrième, elle-même et le bébé seront exécutés. Or, précisément, une femme a réussi à dissimuler trois grossesses en excès. C’est seulement à la sixième
naissance que les autorités ont découvert le crime et fait exécuter la mère et les enfants, à l’exception de son dernier-né qu’elle a eu le temps de cacher en
l’échangeant avec un enfant d’une crèche. Le gouvernement, qui hésite à immoler les cinquante bébés de la crèche afin de détruire le nouveau-né illégitime,
a la faiblesse d’y renoncer. Vingt ans plus tard, une jeune fille, Vineta, s’imagine être cet enfant illégal et en conçoit des idées d’indépendance. Aussi,
lorsque les humains décident d’avoir recours à une euthanasie générale, puisque la race n’a plus rien à attendre de l’avenir, elle réussit à convaincre
Wyndham Smith de fuir avec elle et de tenter le retour à la vie sauvage et naturelle. La première partie du roman est très bavarde et fort lente, la seconde,
racontant la fuite du couple pourchassé par des robots chargés de les mettre à mort, se lit en revanche avec un vif intérêt.
La même année 1938 vit paraître le début de la trilogie de C. S. Lewis, Out of the silent planet(176), qui fut suivie, en 1943, par Perelandra puis, en
1945, par That hideous strenght. Clyde Staple Lewis est né en 1898. Il eut la jeunesse d’un dandy s’intéressant aux jeunes gens et aux sciences occultes
jusqu’au jour où il craignit pour le salut de son âme. Il s’ensuivit une conversion dramatique après laquelle seules la philosophie et la métaphysique furent
l’objet de ses préoccupations. Il lisait les magazines de S-F de l’époque – qui, à ses yeux, symbolisaient le Mal – et décida de choisir cette forme littéraire
pour illustrer ses idées théologiques et sa thèse sur le combat du Bien et du Mal. Le héros de Out of the silent planet est un professeur de Cambridge,
nommé Ransom, qui a été kidnappé et transporté sur Mars. Il s’aperçoit alors que cette planète, de même que Perelandra (Vénus), font toujours partie du
jardin d’Éden de Dieu et sont dirigées par des anges, créatures faites de lumière et d’énergie, qui assurent le bonheur de leur peuple dans la gloire divine. Il
n’en est pas de même pour la Terre, dirigée par un ange déchu (le Diable), qui a isolé l’Homme de Dieu. C’est pourquoi, alors que les autres mondes sont
en communion avec leur Créateur, la Terre seule reste silencieuse et dominée par le mal. De son propre aveu, inspiré par Stapledon et H. G. Wells, C. S.
Lewis évite le prêchi-prêcha dans son premier volume, Out of the silent planet, et nous donne une peinture de la civilisation édénique de Mars et des
formes de vie qui l’habitent, digne des meilleurs romans de science-fiction. Il n’en est malheureusement pas de même pour le second titre où Ransom est
cette fois transporté sur Vénus, et dont l’action traîne terriblement en longueur. Le pire étant nettement le troisième, That hideous strenght, où les forces
diaboliques et les puissances divines s’affrontent dans les collèges britanniques dans une atmosphère grandguignolesque. Quelle que soit l’admiration
qu’on puisse éprouver pour le premier volet de la trilogie, force est de reconnaître qu’elle sombre ensuite dans l’ennui(177).
Fandom :
Ceci nous amène à parler de Fantasy Magazine qui est le fanzine numéro 1 dans les années 1934-1937(178). Pour leur second anniversaire, en septembre
1934, Abraham Merritt accepta de leur donner une nouvelle inédite, The drone. Mais ce furent les numéros des troisième et quatrième anniversaires qui
furent exceptionnels. En septembre 1935, les éditeurs de Fantasy Magazine demandèrent à cinq auteurs de science-fiction et cinq auteurs de science-
fantasy d’écrire une nouvelle sur un thème commun imposé, chacun des auteurs rédigeant deux ou trois pages du texte, puis laissant la plume au suivant.
Le titre du récit, dans les deux catégories, fut The challenge from beyond(179). La version science-fiction fut écrite par Stanley Weinbaum, Donald Wandrei,
Edward Elmer Smith, Hard Vincent et Murray Leinster. La version fantasy était l’œuvre de Catherine L. Moore, Abraham Merritt, H. P. Lovecraft, Robert
Howard, et Frank Belknap Long Jr, une série de noms qui aurait honoré n’importe quel magazine professionnel de l’époque et même d’aujourd’hui. Je dois
reconnaître que la nouvelle de science-fiction était très faible et qu’aucune partie ne peut en être sauvée. Il n’en est pas de même du récit de fantasy où,
certes, deux auteurs se montrèrent médiocres, Catherine Moore et Robert Howard, mais où les trois autres écrivirent des passages dignes d’intérêt, en
particulier Lovecraft qui, à lui seul, rédigea un texte aussi long que les quatre autres ! L’année suivante, en septembre 1936, le texte vedette du numéro fut
un nouveau conte de science-fiction composé par cinq auteurs, Eando Binder, Jack Williamson, Edmond Hamilton, Raymond Z. Gallun et John Russel
Fearn, mais avec une difficulté supplémentaire. Le récit fut commencé par la fin, c’est-à-dire par Fearn qui rédigea la conclusion puis envoya son texte à
Raymond Z. Gallun qui écrivit la quatrième partie, etc. Il n’y avait pas de plan d’ensemble général. Voici le commentaire dont Gallun accompagna son
travail : « Cette fin d’histoire était complètement tordue quand je l’ai reçue et je pense que c’est pire maintenant. » Edmond Hamilton écrivit de son côté :
« Je donnerais bien un prix de mille dollars à quiconque me dirait de quoi parlent les deux dernières parties. Et je donnerais bien un prix de dix mille
dollars à celui qui pourrait me dire de quoi parle ce que j’ai moi-même écrit. Tout ça me semble la nouvelle la plus dingue de toute l’histoire de la science-
fiction ! »
Jack Williamson commenta plus sobrement : « À mon avis, ce serait une excellente histoire de science-fiction, si seulement il y avait un sujet
susceptible d’être compris. »
Eando Binder ajouta enfin, après avoir achevé, non, pardon, commencé l’histoire : « J’ai fait de mon mieux pour continuer de façon aussi démentielle
que possible, afin de suivre l’exemple des autres, et je suis sûr que je n’ai pas été inférieur à eux en rendant cette histoire totalement inexplicable. Peut-être,
avec un petit effort supplémentaire, aurais-je même pu la rendre absolument incompréhensible pour tout lecteur. Mais, de toute façon, je pense que ce n’est
déjà pas mal comme ça. » Eh bien, malgré cette vue pessimiste des auteurs, The great illusion est certes un récit sans grande valeur, mais parfaitement
compréhensible et logique de bout en bout…
Si Fantasy Magazine était le fanzine numéro 1 incontesté, il n’était pas le seul, car le fandom s’était bien développé ces dernières années. Plusieurs
petites conventions réunirent les amateurs jusqu’à la première World Con (convention mondiale) qui se tint à New York, en juillet 1939, et rassembla pour
la première fois tout le fandom. Parmi les plus célèbres fans de l’époque on peut citer : Forrest J. Ackerman, Jack Darrow, Olon F. Wiggins, Harry Warner
Jr, Erle Korshak, Donald A. Wollheim, Sam Moskowitz, Robert W. Lowndes, Miss Morojo, W. Lawrence Hamling, Bob Tucker, Ray Bradbury et Larry T.
Shaw.
En 1936, le fandom avait pourtant été victime d’une crise grave : la « guerre des agrafes » qui fit rage entre Wilson « Bob » Tucker, futur auteur de
romans policiers et de S-F, et Donald A. Wollheim, qui devait devenir plus tard, et reste à l’heure actuelle, un des plus grands éditeurs de science-fiction.
Toute l’affaire tournait autour de l’emploi d’agrafes métalliques pour la reliure des magazines de S-F. Le courrier des lecteurs d’Astounding Stories y fit
écho pendant de longs mois, jusqu’à ce que F. Orlin Tremaine reçoive une lettre d’une jeune fille qui se disait la fiancée de Bob Tucker. Elle lui annonçait
la mort de ce dernier, joignant une dernière missive qu’il avait eu l’intention d’envoyer à Astounding. Tremaine la publia sans se douter qu’il était victime
d’une farce de mauvais goût, Tucker n’ayant pas eu le moindre accident mortel !
Ainsi s’achève ce chapitre consacré à cette période de la science-fiction que les old fans, les vieux amateurs de la première heure, considèrent souvent
comme l’âge d’or du genre. Mais je ne crois pas beaucoup à ces âges d’or qui se situent systématiquement dans le passé. Un ami n’a-t-il pas découvert dans
le courrier des lecteurs d’un magazine de la firme Munsey une lettre se référant à l’âge d’or des années 1880-1890 ! Il y a dans tout art, et la littérature de
science-fiction en est un, des périodes plus passionnantes que d’autres et des années où il ne se passe rien(180). L’âge d’or, pour moi, ce fut 1918-1923, puis
1933-1936, puis 1940-1944, etc. Jusqu’à l’année prochaine incluse. Cela dit, il ne faut pas négliger l’importance de la période que nous venons de revivre
ensemble, une époque de mutation pour la science-fiction qui, du stade juvénile, passe au stade adulte, à la fois sous l’influence de rédacteurs en chef
décidés à sortir de l’ornière tracée par Hugo Gernsback, tel F. Orlin Tremaine, mais aussi grâce à des auteurs dont le talent a mûri, tels John W. Campbell,
Raymond Z. Gallun ou Nat Schachner, sans oublier les nouveaux venus, Stanley Weinbaum en particulier. Le bon grain a été semé, il ne reste plus
maintenant qu’à récolter.
4
MOISSON (1939-1949)
Nous entrons maintenant dans la période classique de la science-fiction. C’est elle qui est le mieux connue dans notre pays car presque toutes ses
œuvres principales ont été éditées en France au cours des vingt dernières années. L’amateur se trouve ici en pays de connaissance, ce qui me permettra de
m’étendre moins longuement sur les thèmes des histoires citées. De très nombreux nouveaux auteurs vont apparaître en l’espace de trois ans, formés par la
lecture des magazines de S-F qui ont désormais de dix à quinze ans d’existence : A. E. van Vogt, Isaac Asimov, Robert Heinlein, Theodore Sturgeon, Ray
Bradbury, Frederik Pohl, Lester del Rey, Fritz Leiber, Fredric Brown, Raymond F. Jones, etc.
John W. Campbell est le grand homme de cette période. Il règne d’une main de fer sur la principale revue du genre et dispose d’une pépinière de
nouveaux auteurs. Il va les obliger à travailler, à donner le meilleur d’eux-mêmes, leur apportant des idées, leur suggérant des thèmes scientifiques, les
faisant recommencer s’il était nécessaire. Campbell ne récrivait jamais les textes de ses auteurs, cela tous me l’ont affirmé, mais il n’hésitait jamais à
refuser un manuscrit, fût-ce à un de ses auteurs vedettes. Pour lui la Science reste primordiale, mais il va y ajouter un autre pôle d’intérêt : la prévision du
Futur. Campbell estimait que le rôle de la S-F était de prédire la civilisation de demain, de façon plausible, réaliste et, bien sûr, scientifique. Le plus pur
produit de son école sera au début Robert Heinlein, puis, plus tard, Hal Clement.
Parallèlement à l’action des revues spécialisées, la S-F reçut un coup de fouet en 1938 grâce à la fameuse émission de radio d’Orson Welles mettant en
ondes The war of the worlds(181) de H. G. Wells. L’émission fut si réaliste, entrecoupée de faux bulletins d’information donnant des nouvelles de la lutte
contre les envahisseurs extra-terrestres, et même d’une déclaration « rassurante » d’un ministre, qu’un vent de panique souffla sur les auditeurs et que
certains d’entre eux voulurent se suicider(182) ! Je ne sais si c’est cette émission qui ranima l’intérêt des éditeurs pour la science-fiction mais nous assistons
en tout cas à une multiplication des magazines. Leur nombre, limité à trois depuis des années, passe à une vingtaine en l’espace de trois ans ! C’est Marvel
Science-Stories qui prend le départ le premier dès l’été 1938 et nous en reparlerons plus loin car il présente la particularité d’être le seul magazine de S-F
qui ait tenté d’allier l’anticipation à l’érotisme. Ensuite, il y eut une série de titres obtenue par scissiparité. Je veux dire que les trois revues existant déjà
s’adjoignirent des petits frères : Fantastic Adventures pour Amazing, Startling Stories pour Thrilling Wonder, et Unknown pour Astounding, ce dernier pulp
ne publiant pas strictement de la science-fiction, mais plutôt de la science-fantasy. Toujours en 1939, nous trouvons Famous Fantastic Mysteries, un pulp
voué à la réédition des vieux succès des Munsey magazines ; puis Planet Stories, Dynamic Science-Fiction, Future Fiction et Science-Fiction. En 1940,
apparaît Fantastic Novels, un magazine frère de Famous Fantastic Mysteries, puis Captain Future, Comet Stories, Super-Science Stories et Stardust. Enfin,
arrivés un peu après la bataille, ce qui explique sans doute leur mort rapide, Cosmic Stories qui eut trois numéros, et Stirring Stories qui en eut quatre.
Il ne m’est évidemment plus possible désormais d’examiner dans le détail les parutions de dix-neuf pulps, vingt avec Weird Tales, comme je l’ai fait
jusqu’alors, faute de quoi ce volume prendrait les dimensions d’une encyclopédie ! Par ailleurs, il serait absurde de ma part de prétendre avoir lu tout ce qui
fut imprimé dans ces magazines dont certains sont devenus totalement introuvables. Je me contenterai donc de suivre Astounding, comme je l’ai fait depuis
le chapitre III – et nous verrons que 75 % des textes importants y parurent – puis de signaler quels sont les principaux récits des autres magazines.
Astounding Science-Fiction :
Un space opera de Clifford D. Simak, Cosmic engineers(183), débuta dans le numéro de février 1939. L’auteur voulait rivaliser avec Edward Elmer
Smith, mais le genre épique n’était visiblement pas sa véritable voie. Malgré tous les ingrédients du bon space-opera, dont une belle jeune fille découverte
en état d’animation suspendue dans une sorte de capsule spatiale, de mystérieux Ingénieurs du Cosmos qui vivent à des années-lumière de la Terre, un
Univers qui s’apprête à entrer en collision avec le nôtre, de méchants extra-terrestres, des combats d’astronefs, etc., il ne réussit finalement qu’à faire un « à
la manière de » peu convaincant.
Le mois suivant, notons la dernière apparition d’un des grands auteurs de la revue, Don A. Stuart, que Campbell remisa définitivement au magasin des
accessoires(184). En avril, Jack Williamson conte la troisième partie des aventures de sa Légion de l’Espace, avec One against the Legion(185). Mais le texte
vedette du numéro fut sans conteste Worlds don’t care(186) de Nat Schachner. Son thème est d’une tragique simplicité : une sorte de peste venue du fond de
l’espace atteint les populations martiennes mais épargne les Terriens et les Vénusiens. Or, on s’aperçoit qu’au contact d’un Martien un Terrien peut être
contaminé. Tous les Martiens qui vivent sur Terre sont donc condamnés à être déportés sur Japhet, un satellite de Saturne. Outre le récit de science-fiction
proprement dit, qui est passionnant, c’est l’accent mis par l’auteur sur le drame des personnes déplacées qui retient surtout notre attention, n’oublions pas
que Schachner rédigea ce récit en 1939.
Cet écrivain se montrait encore plus pessimiste dans le numéro de juin où il se permit d’écrire When the future dies dont la chute n’avait été osée par
aucun de ses prédécesseurs : des extra-terrestres ont envahi la Terre et sont en train de gagner la bataille contre l’homme. Un inventeur fabrique une
machine capable d’aller dans le futur pour demander à nos descendants une super-arme qui permettra de vaincre les envahisseurs. Mais lorsqu’il y parvient,
il s’aperçoit avec horreur qu’il n’y a pas de futur pour l’homme car, à cette époque, les extra-terrestres ont effectivement gagné !
Le numéro du mois de juillet mérite une mention spéciale, car on trouve à son sommaire, à côté d’auteurs connus, tels Catherine L. Moore, Nat
Schachner ou Ross Rocklynne, deux nouveaux venus, A. E. van Vogt, qui avait la vedette avec son récit Black destroyer, et Isaac Asimov, dont le texte
s’intitulait Trends. Ce dernier écrivain avait déjà vu deux de ses récits publiés par Amazing, tandis qu’il s’agissait de la première parution professionnelle
de van Vogt. On voyait ainsi faire ensemble leurs débuts, dans Astounding, deux des trois plus grands auteurs de l’âge classique de la science-fiction (le
troisième étant Robert Heinlein, bien sûr). Si l’on se reporte à la rubrique The analytical laboratory du mois de septembre suivant, (c’est-à-dire au
classement des nouvelles selon les préférences exprimées par le courrier des lecteurs), on s’aperçoit que van Vogt vient en premier, devançant dans l’ordre,
C. L. Moore, Asimov et Schachner. Isaac Asimov dut être très fier d’avoir devancé Nat Schachner qui, ainsi qu’il l’avait déclaré dans une lettre parue
l’année précédente au courrier des lecteurs, était son auteur favori. Mais j’attendrai, pour parler plus amplement de cet écrivain, que paraisse un de ses
textes de première importance.
Alfred Elton van Vogt est né le 26 avril 1912 au Canada. Il vit à l’heure actuelle aux États-Unis, à Hollywood. Dans une lettre personnelle, il m’a décrit
ses débuts dans la carrière d’écrivain de science-fiction : « C’est à l’âge de quatorze ans que je lus le numéro de novembre 1926 d’Amazing Stories et j’en
devins le lecteur assidu durant plusieurs années. Toutefois, quand le rédacteur en chef d’alors disparut, je l’abandonnai. J’ai alors cessé de lire de la
science-fiction jusqu’en 1938, où je suis tombé sur un numéro d’Astounding, celui qui contenait Who goes there ?(187) de Don A. Stuart. J’en ai bien lu la
moitié, debout à côté du kiosque de journaux, puis j’ai acheté le magazine, afin de pouvoir terminer l’histoire chez moi. Je fus tellement enthousiasmé de
cet excellent récit que je me décidai à envoyer immédiatement au rédacteur en chef de la revue, Campbell, une idée pour une histoire de science-fiction.
S’il ne m’avait pas répondu, probablement ne serais-je jamais devenu un écrivain de S-F. Mais il me répondit et, je m’en aperçus plus tard, il répondait à
toutes les lettres de ce genre. Ayant été ainsi encouragé, j’écrivis pour lui deux histoires : Vault of the beast(188) et Black destroyer. Finalement, il ne publia
Vault of the beast qu’après avoir passé trois autres de mes nouvelles. Il avait ses raisons à l’époque, mais aujourd’hui je ne puis me les rappeler. »
En fait, il n’est même pas nécessaire que van Vogt reconnaisse la dette qu’il a envers Who goes there ? car, en lisant son Black destroyer, la parenté est
évidente. Il en est d’ailleurs de même pour Discord in scarlett paru en décembre de la même année, ainsi que pour presque tous les autres textes qui, plus
tard, composeront l’ossature de son roman The voyage of the Space-beagle(189). Ce roman raconte une exploration spatiale de plusieurs années menée par
un immense astronef, le Space-beagle (le « beagle » est le braque, chien courant, mais ce titre est surtout une allusion au navire HMS beagle sur lequel
Darwin fit son fameux voyage dans les mers du Sud, et notamment aux Galapagos. Dans la traduction française, l’astronef a été rebaptisé le Fureteur, ce
qui montre que le traducteur n’a rien compris). Outre l’équipage, il emporte une armée de scientifiques appartenant à toutes les disciplines, dont Elliot
Grosvenor, un nexialiste. Cette nouvelle science inventée par van Vogt (du latin nexus, participe passé de nectere, lier, d’où l’idée d’une science carrefour
où se rejoignent toutes les autres) est la véritable héroïne du roman. Le Space-beagle va tout d’abord rencontrer Cœurl (le héros de Black destroyer,
rebaptisé en français Zorl !) qui est une sorte de félin dont le métabolisme exige l’absorption de potassium. Il se laisse entraîner à bord du Space-beagle où
il massacre de nombreux humains pour extraire ce métal de leurs cellules. Qui plus est Cœurl se révèle capable de contrôler les sources d’énergie et c’est
un combat désespéré que doivent bientôt mener les hommes de l’astronef. Les conseils du nexialiste, Grosvenor, leur permettront seuls d’éliminer la
terrible créature. Il en sera de même lors de la rencontre de l’astronef avec Xtl (en français, Ixtl), vedette de Discord in scarlett. Ce monstre jouit de
pouvoirs fabuleux, il peut adapter sa structure atomique à n’importe quel métal et le traverser, ou absorber des masses d’énergie qui tueraient n’importe
quelle autre créature. Il se laisse capturer, mettre en cage, puis, une fois à l’intérieur du vaisseau, s’échappe. Il capture plusieurs hommes pour déposer ses
œufs dans leur cavité abdominale et bientôt de petits Xtls se joindront à lui, mais Grosvenor fait évacuer le Space-beagle. Le monstre se précipite au-dehors
à la poursuite de sa proie et se heurte à l’écran énergétique infranchissable qui a été établi. Mais bien d’autres périls attendent encore l’équipage du vaisseau
de l’espace.
Un autre jeune auteur fait ses débuts dans le numéro de septembre 1939, Theodore Sturgeon avec son court récit : Ether breather. Les lecteurs le
classèrent en tête des textes du mois permettant ainsi à Sturgeon de devancer des écrivains chevronnés comme Raymond Z. Gallun ou Manly Wade
Wellman. Ether breather est un charmant récit humoristique sur les émissions de télévision en couleur (qui n’existaient pas à l’époque). Les propos des
speakers, acteurs, politiciens, etc., enregistrés par la TV, sont reçus déformés par le public, ainsi le secrétaire d’État s’interrompt pour raconter une histoire
grivoise ! Sturgeon suppose l’existence d’êtres informels vivant dans l’éther et capables d’altérer les émissions TV au cours du trajet émetteur-récepteur.
Theodore Sturgeon, de son véritable nom Edward Hamilton Waldo, est né le 26 février 1918 dans l’État de New York. Il reçut une éducation religieuse
stricte (sa famille comptait une dizaine de ministres du culte protestant !). Sa mère, une poétesse, l’initia à la littérature, mais l’enfance du jeune garçon fut
troublée par le divorce de ses parents. Il ne s’entendit pas avec son beau-père et, sans doute par réaction, fit de médiocres études ne faisant porter ses efforts
que sur les sports. À quinze ans, un rhumatisme cardiaque l’éloignait définitivement des stades. Le jeune homme se mit alors à la lecture, Verne, Wells,
puis les magazines et, en particulier, Unknown. La science-fiction venait de gagner un de ses plus grands écrivains(190).
En octobre, le Dr Edward Elmer Smith nous revient avec une nouvelle suite à sa série Triplanetary(191) : Grey Lensman. La suite des aventures de
Kimball Kinnison, « le porteur de cristal », le joyau d’Arisia qui donne des facultés télépathiques et confère à son détenteur des pouvoirs énormes, fut
plébiscitée par les lecteurs qui, trois mois durant, classèrent premier le roman d’Edward Elmer Smith. Il le méritait.
Janvier 1940 marque les véritables débuts dans Astounding du troisième grand de la S-F classique Robert Heinlein. Il avait déjà été publié par deux fois
dans la revue l’année précédente, mais il s’agissait d’œuvres mineures bien oubliées aujourd’hui. Par contre, avec Requiem, nouvelle qui devint par la suite
la fin de son roman The man who sold the Moon(192), il prend place parmi le peloton des grands. Heinlein est né en juillet 1907 dans le Missouri. Après des
études normales, il entra dans une école militaire préparatoire et il semblait promis à une brillante carrière dans l’armée, lorsqu’une sévère maladie, en
1934, le fit réformer à vie. Cinq ans plus tard, sa santé ne s’étant guère améliorée, il tenta de faire une carrière d’écrivain, cette activité lui permettant de se
ménager davantage. Requiem racontait l’histoire d’un vieillard, Harriman, l’homme qui avait financé la première fusée lunaire. Heinlein, en bon Américain
libéral qu’il était, mais peu réaliste du point de vue financier, n’avait pas envisagé un seul instant que le programme de conquête de la Lune serait national,
mais au contraire avait supposé qu’il serait laissé à l’entreprise privée. Or, Harriman a le cœur trop faible pour réaliser le rêve de sa vie : aller sur la Lune. Il
finit par soudoyer deux pilotes qui le conduiront sur notre satellite où il mourra heureux.
En mars 1940, Nat Schachner nous donnait un texte de première importance, Cold(193), dont voici le thème, très hardi aussi bien à son époque qu’à la
nôtre : la solidarité interraciale doit être préférée aux impératifs du patriotisme. Trois Terriens et deux Martiens se trouvent sur Ariel, un satellite d’Uranus.
Ils extraient un minerai devenu indispensable pour l’économie de leurs planètes respectives. Or, de façon imprévisible, le filon vient à se tarir. Il reste
seulement un stock de minerai égal à trois ans de consommation pour chaque planète. Terriens et Martiens reçoivent alors, de leur gouvernement respectif,
l’ordre de s’emparer de leurs compagnons, afin que leur planète puisse disposer de tout le stock existant et d’obtenir ainsi un délai de six ans pour découvrir
de nouveaux gisements. Après un dramatique débat de conscience, les cinq compagnons refusent de s’incliner devant les ordres de leur gouvernement et
unissent leurs efforts pour résister.
De nombreuses nouvelles de Robert Heinlein, qui constitueront plus tard autant de parties de son Histoire du Futur(194), jalonnèrent cette année 1940.
D’autres auteurs paraissaient à la même époque, mais avec des textes moins marquants, par exemple L. Ron Hubbard, ou Leigh Brackett. On retrouvait
toujours régulièrement au sommaire Lester del Rey, Raymond Z. Gallun, Harl Vincent, Sprague de Camp, etc. En septembre débutait un des plus fameux
feuilletons de la revue, Slan(195), par A. E. van Vogt. Tous les amateurs connaissent son thème aujourd’hui : les Slans sont des mutants, des hommes
supérieurs qui vivent cachés parmi nous, au milieu de nous. Lorsque les hommes normaux prennent conscience de l’existence des Slans, un réflexe
atavique de défense les fait pourchasser ces êtres qui les dépassent, afin de les massacrer. L’histoire obtint un succès fabuleux parmi les lecteurs et
l’aventure du jeune Slan Jommy Cross rejoignit bientôt les exploits de Hawk Carse ou de Kimball Kinnison dans le Panthéon des héros d’Astounding.
Nous retrouvons Isaac Asimov, dans le numéro d’avril 1941, avec Reason(196), un texte qui, plus tard, fera partie de son célèbre ouvrage sur les robots,
I, Robot(197). La première nouvelle de cet ensemble avait été publiée l’année précédente dans Super-Science Stories. Isaac Asimov est né en 1920 à
Smolensk, en Union soviétique ; ainsi que son prénom l’indique, sa famille était juive et elle émigra aux États-Unis peu après sa naissance. Le jeune Isaac
devint un excellent Américain qui se montra fort doué pour les études scientifiques. Il obtint son diplôme supérieur à l’Université de Columbia. À partir de
1938 il devient un fan très actif et ne tarde pas à s’essayer à écrire lui-même. Son premier texte paraît dans Amazing, mais il faudra attendre le mois de mai
1942, avec la parution de Foundation(198), pour qu’Asimov soit accepté parmi les grands auteurs du genre. Les histoires de robots d’Asimov sont fondées
sur le principe que ces êtres de métal, d’abord très grossiers et rudimentaires, puis de plus en plus semblables à l’homme, se verront donner dès le départ
une programmation qui les empêchera de nuire aux êtres humains. En cela il s’opposait complètement à la tradition du monstre de Frankenstein qui était
presque toujours de rigueur dans la science-fiction(199). Les robots d’Asimov sont donc théoriquement parfaits et ne peuvent en aucun cas s’opposer à leurs
maîtres humains. Or, toutes les histoires de I, Robot(200) et de sa suite, The rest of the robots(201), sont précisément des cas où les robots semblent se dresser
contre l’homme. Le Dr Asimov, qui était également un grand amateur de romans policiers, n’avait imaginé les lois de la robotique que pour mieux chercher
à les tourner ensuite et à en découvrir les failles ! À dire vrai les énoncés des lois, qui font encore aujourd’hui la gloire d’Asimov, ne sont pas de lui, mais
de John Campbell… Cela étant il faut reconnaître que ces lois étaient implicites dans les textes d’Asimov et lui permirent de nous donner une série de
nouvelles fort réussies.
Methuselah’s children(202), nouveau roman de Robert Heinlein, débuta dans le numéro de juillet 1941. Il fait partie de son Histoire du Futur, mais peut
se lire isolément. Son thème de base se rapproche de celui de Slan(203) de van Vogt, puisqu’il s’agit d’une série de familles terriennes qui ont réussi à
obtenir le secret d’une semi-immortalité. Lorsque le fait est connu, les hommes normaux cherchent à leur arracher ce secret et à les massacrer. Les familles
s’unissent alors pour partir à bord d’un vaisseau spatial et chercher une autre planète dans les étoiles. C’est le récit de leurs aventures extraordinaires qui
fournit la charpente de ce très agréable roman. Au sommaire du même numéro, en dehors de l’apparition d’Alfred Bester que nous notons au passage,
figurait une courte nouvelle de A. E. van Vogt, The seesaw, qui allait être le point de départ de son cycle des Armureries(204). Ce récit se déroule à notre
époque dans une petite ville des États-Unis. Un matin les habitants ont la surprise de voir une nouvelle boutique, une armurerie, qui expose des engins
étranges. Son slogan, inscrit en lettres lumineuses, est également stupéfiant : « Être armé c’est être libre. Les meilleurs engins énergétiques de tout l’univers
connu. » Un journaliste, McAllistair y pénètre et… se retrouve dans la 4784e année de l’Impériale Maison d’Isher. Le Conseil de la Guilde des Armuriers
tente de le renvoyer en arrière dans le temps, mais McAllistair se met à osciller entre le passé et le futur : il devient un véritable pendule temporel. Seule la
mort peut désormais le délivrer, une mort qui libère l’énorme quantité d’énergie temporelle dont il est chargé ; cette énergie qui concourt à la formation des
planètes dans notre système solaire.
Isaac Asimov nous revient en septembre avec une bonne nouvelle Nightfall(205) qui eut pour point de départ une citation de Ralph Waldo Emerson : « Si
les étoiles n’apparaissaient qu’une seule nuit en un millier d’années, comment les hommes pourraient-ils croire, adorer et préserver pendant de nombreuses
générations le souvenir de la Cité de Dieu ? » L’opinion de John W. Campbell était qu’ils deviendraient fous et il suggéra à Asimov d’écrire une nouvelle à
partir de cette idée. C’est ce qui nous donna Nightfall, un amusant récit où Asimov montra que la folie n’était pas la seule réaction possible pour l’homme
dans une telle situation.
En novembre 1941, Astounding perdit un de ses auteurs de base depuis bientôt douze ans. Beyond all weapons(206) de Nat Schachner fut sa dernière
œuvre de science-fiction. Cet auteur allait désormais se consacrer à la littérature générale et plus particulièrement à l’Histoire en écrivant des biographies
de Thomas Jefferson, puis d’Alexander Hamilton (deux des « Pères fondateurs » des États-Unis) qui font encore autorité. Avant Ray Bradbury et Kurt
Vonnegut Jr, Schachner est le premier écrivain de S-F à être parvenu à sortir de ce ghetto. On peut regretter toutefois qu’il ait dû le faire en abandonnant le
genre qui nous est cher et auquel il aurait encore pu tant apporter. Beyond all weapons fait partie du cycle de ses récits orientés politiquement et plus
spécialement axés sur la lutte contre le fascisme. Il raconte la désagrégation du pouvoir dans un pays soumis à une dictature militaire sous l’action d’une
véritable guerre psychologique, d’abord menée par un homme seul, puis par une foule de plus en plus importante. Sans égaler les meilleures œuvres de cet
auteur, c’est avec une très bonne nouvelle qu’il nous quitte.
L’année s’acheva avec un nouveau sérial d’Edward Elmer Smith, Second Stage Lensmen, suite des aventures de Kimball Kinnison. A. E. van Vogt
revient en force dans le numéro de mars 1942 avec Recruiting station, une longue nouvelle qui servira plus tard de base à son roman Earth last fortress.
Des envoyés du futur engagent des soldats à toutes les époques de la Terre afin de se fournir en troupes fraîches tant la guerre qui se déroule dans notre
lointain avenir est sanglante. L’idée n’était pas nouvelle en science-fiction, et les rapports « anachroniques » entre les personnages étaient moins
intéressants que, par exemple, dans la série Past, Present and Future de Nat Schachner. Néanmoins, la nouvelle se laisse lire avec beaucoup d’intérêt. Il
n’en sera pas de même du roman, par trop étiré en longueur.
Mai 1942 vit paraître le premier volet du chef-d’œuvre – le mot n’est pas trop fort – d’Isaac Asimov, Foundation(207). Cette immense saga du futur
allait se poursuivre jusqu’en 1949 car, et cela surprendra peut-être les lecteurs français, cette trilogie romanesque n’est en fait qu’une succession de
nouvelles si astucieusement rédigées que, une fois mises bout à bout, elles forment trois romans complets. Dans notre pays, Foundation est un des best-
sellers de la science-fiction. Voici son thème général : le Dr Asimov, et c’est une des premières fois que cette notion aujourd’hui éculée apparaît, suppose
l’existence d’un immense Empire galactique humain. L’Homme, parti de la Terre, a essaimé dans les planètes de toute la galaxie. La capitale de l’Empire
est Trantor, centre de toutes les intrigues, symbole du pourrissement impérial. Un psycho-historien, Hari Seldon, prévoit, grâce à sa science fondée sur
l’étude mathématique des faits historiques, l’effondrement de l’Empire et le retour à la barbarie pour des millénaires. Il a alors l’idée de créer deux
Fondations, situées à chaque bout de la galaxie, afin de réduire cette période de barbarie à mille ans. Arrêté et jugé pour complot contre la sûreté de l’État,
Seldon convainc ses juges qu’il désire seulement préserver le savoir de l’Empire grâce à une fondation encyclopédique. On lui accorde alors de créer un tel
établissement dans une petite planète d’intérêt mineur et presque isolée du reste de l’Empire. Seldon et une équipe d’encyclopédistes y partent. Après la
mort de leur chef, ces derniers apprendront, à leur profonde surprise, qu’il n’avait jamais été dans les intentions du psycho-historien de faire une
encyclopédie, mais bien de changer l’Histoire ! Ce sont ces changements apportés à l’Empire du fait des actions humaines d’un petit groupe, ou parfois
même d’un homme seul (actions infimes en apparence, mais dont les lois de la psycho-histoire ont permis de prévoir qu’elles auraient des répercussions
immenses), que raconte chacune des facettes de Foundation. Cette suite romanesque est une des plus belles œuvres de la science-fiction classique.
Lester del Rey nous donne en septembre 1942 son œuvre maîtresse, Nerves, qui, curieusement, n’a jamais été traduite en français. Son sujet reste
d’actualité à notre époque où les usines atomiques présentent le double risque d’explosion et de pollution atmosphérique. Dans Nerves, un accident
survient ; il peut amener l’explosion d’une usine atomique géante, ce qui risque de détruire la moitié des États-Unis. Un homme pourrait encore sauver la
situation, le Dr Blake, mais, au cours de l’accident, il a été blessé et se trouve hors d’atteinte, enfoui sous des débris radio-actifs. Ce thème donne un roman
où science-fiction et suspense se disputent le premier rôle ; il réalisa l’unanimité des lecteurs de Astounding, ainsi qu’on peut le constater dans The
analytical laboratory ; Nerves reçoit la cote maximale de 1,00, ce qui signifie que tous les lecteurs avaient placé ce récit en tête.
Notons, au passage, dans le numéro de décembre, la parution de The weapon shops(208), de van Vogt, récit qui s’intégrera plus tard à la saga des
fabricants d’armes dont la pièce maîtresse, The weapon makers(209) débuta dans le numéro de février 1943. Cette suite romanesque raconte l’histoire de
l’empire d’Isher, situé dans un lointain avenir. Deux pouvoirs opposés s’y affrontent : celui – légal – de l’impératrice Innelda et celui – occulte – de la
Guilde des Armuriers. Entre les deux, toujours caché sous différents pseudonymes, Robert Hedrock, un immortel. À l’insu de tous, Hedrock fut le
fondateur de la Guilde et le premier empereur de la dynastie d’Isher. On reconnaît bien là la complication des thèmes vanvogtiens et les coups de théâtre
que peut susciter une situation aussi complexe. Mais cela ne suffit pas à l’auteur qui va y ajouter une race d’êtres extra-terrestres, arachnéides, menaçant
l’empire d’Isher. Là encore, le rôle de Hedrock, l’immortel, sera déterminant. Les extra-terrestres repartiront à la fin du roman en prononçant la phrase
restée désormais célèbre : « Nous aurons au moins appris une chose : voici la race qui va régner sur le sevagram. » Cette phrase a ceci d’admirable qu’il
n’est jamais question un seul instant du « sevagram » dans le cours du récit. J’en ai demandé la signification à van Vogt lui-même, sa réponse a été peu
convaincante(210). Il faut préciser que cet auteur est un écrivain d’inspiration et non de métier. Van Vogt ne compose pas le synopsis de ses histoires,
lorsqu’il se sent l’envie d’écrire, il se met à sa machine et commence, éventuellement par le milieu, ou par la fin, un récit. Il ne sait ni où il débute ni où il
finit ; il ignore quels seront les personnages, c’est ce qui contribue à rendre ses intrigues complexes et explique certaines contradictions internes. Le critique
de science-fiction brésilien, José Sanz, organisateur du symposium de Rio de Janeiro de mars 1969, répondait devant moi à un jeune auteur qui affirmait
que van Vogt était dénué de talent : « Oui, c’est exact, les autres ont du talent, lui a du génie. »
Un autre texte remarquable qui figure au sommaire du même numéro est signé Lewis Padget et s’intitule : Mimsy were the Borogoves(211). Ce
pseudonyme cachait le ménage Henry Kuttner-Catherine L. Moore. C’est une des premières nouvelles fondées sur le chef-d’œuvre de Lewis Carroll, Alice
in Wonderland. Le thème en était totalement original : des enfants découvrent des jouets qui viennent du futur. Ces jouets leur fournissent le moyen de
pénétrer dans un univers non euclidien où ils disparaissent à jamais. Les lecteurs de la revue ne s’y trompèrent pas et classèrent la nouvelle en tête avant
même le début de The weapon makers.
Gather, darkness !(212) un roman qui débuta en mai 1943, nous fait découvrir un nouveau grand de la période classique de la S-F qui reste, à l’heure
actuelle, un des meilleurs auteurs du genre, Fritz Leiber. Il avait en réalité débuté en 1939 dans le magazine de fantasy, frère d’Astounding, Unknown, avec
les aventures d’heroic-fantasy de deux personnages hauts en couleur, le Grey Mouser et Fafhrd(213). Fritz Leiber est né le 24 décembre 1910 à Chicago.
Après ses études, il entra dans un séminaire de théologie et alla ensuite porter la bonne parole, pendant quelques mois. Mais Leiber n’avait pas
véritablement la vocation et ne tarda pas à abandonner. Nous trouvons des échos de son expérience religieuse précisément dans Gather, darkness ! Ce
roman raconte en effet la lutte des adorateurs de Satan contre les Anges, les représentants de Dieu et le Conseil des Scientifiques ! Mais il faut savoir que le
bon droit et la charité véritables sont du côté des satanistes et que la religion, les savants qui la soutiennent par truquage et artifice, et les faux anges qui en
sont les porte-parole ne sont que les représentants d’une théocratie totalitaire et fascisante. Des « miracles » scientifiques s’opposent aux manifestations
sataniques, des diables « dégonflent des anges », etc. : en un mot, un roman à la fois surprenant par sa nouveauté, original dans ses développements et
passionnant quant à son thème général. Gather, darkness ! remporta auprès du public un succès mérité.
Catherine L. Moore revient en août 1943, avec un court roman, Judgment night(214), qui est sa dernière œuvre dans le style « Northwest Smith-Jirel de
Joiry ». Son héroïne est Juille, la jeune princesse d’Éricon. Le plus clair de l’histoire se déroule sur le satellite du plaisir, Cyrille, où la jeune fille vient se
brûler au plaisir de l’amour et flirter avec la mort. Le roman vaut aussi par la personnalité d’une créature extra-terrestre, nommée Liard, dont l’étrangeté –
la différence absolue avec l’homme – est parfaitement rendue par l’auteur. Roman un peu oublié, peut-être, mais d’une lecture infiniment agréable.
À partir du numéro de novembre, John W. Campbell réduit la taille de son magazine à celle des nouvelles revues digest qui commencent de paraître à
l’époque. Le motif de ce changement est toujours le même(215) : Campbell voulait différencier sa revue des pulps traditionnels et la faire reconnaître
comme un magazine littéraire d’un niveau supérieur. Tous les collectionneurs hurlèrent de rage devant ce nouveau changement de format, mais la grosse
majorité du public d’Astounding suivit sans difficulté. Bien qu’ayant eu ces numéros entre les mains avec un grand décalage dans le temps, je me souviens
de mon horreur profonde – le mot n’est pas trop fort – en voyant ces petits magazines remplacer les beaux pulps que j’avais connus. Les dessins
ressortaient beaucoup moins bien, la couverture était nettement moins belle, quant aux textes, eh bien, les textes commencèrent à décliner à partir de ces
premiers petits numéros. Sans doute n’y a-t-il là qu’un hasard, mais il me paraît suffisamment symbolique pour être signalé(216). Ainsi, dans ces numéros,
nous trouverons des textes intéressants, mais sans plus, d’auteurs tels que Murray Leinster, Hal Clement, George O’Smith, Malcom Jameson, Anthony
Boucher et Edna Mayne Hull (Mme van Vogt).
Certes, le numéro de mars 1944 nous apporte un texte célèbre, Deadline, de Cleve Cartmill, mais il ne l’est nullement pour des raisons littéraires, loin
de là. En tant que nouvelle de science-fiction, c’est l’une des plus mauvaises que j’aie jamais lues. Ce récit est paru quelques mois avant l’explosion de la
bombe atomique, or, son thème était précisément la bombe A et l’histoire tournait autour d’un agent secret qui devait se rendre en pays ennemi pour rendre
inoffensive la bombe préparée par l’adversaire. Des partisans locaux entravaient d’abord son action, puis la facilitaient avant qu’un traître se manifeste
parmi eux et manque de tout faire échouer. En fin de compte, l’agent, Igor Sebrov, finit par réussir sa mission. Une trame archi-connue, dont la seule
originalité réside dans les détails que fournit l’auteur sur la bombe atomique : « Avez-vous entendu parler de l’uranium 235 ? C’est un isotope de l’uranium
(…). Il peut servir à faire une bombe d’une puissance inimaginable. (…) Pratiquement, il y a deux hémisphères d’acier emboîtés par-dessus les segments
d’alliage au cadmium. Quant au système de mise à feu, le voici : un petit réceptacle d’alliage au cadmium contenant un peu de radium contenu dans du
béryllium, et un explosif suffisant pour déchirer les parois de cadmium. Alors, l’oxyde d’uranium se précipite dans la cavité centrale, le radium envoie ses
neutrons dans la masse critique et l’uranium 235 prend naissance. » Encore du bla-bla-bla pseudo-scientifique, direz-vous et je serais bien de cet avis(217),
mais ce ne fut pas du tout, mais alors pas du tout, celui des Services Secrets militaires chargés du projet Manhattan, c’est-à-dire de la réalisation des
bombes atomiques qui devaient tomber quelques mois plus tard sur le Japon. Dans une lettre personnelle envoyée à Alva Rogers en 1961, voici comment
Cleve Cartmill décrit la suite des événements : « Une ou deux semaines après la parution de mon récit dans Astounding, je reçus, chez moi, à Manhattan
Beach, un jeune homme du contre-espionnage militaire. Il m’interrogea pendant cinq ou six heures. Je lui montrai ma correspondance avec J. W. Campbell,
où il me commandait une histoire sur une bombe atomique, les détails n’étant pas précisés. Il saisit ces papiers pour en faire faire des photocopies. Ma
bonne foi ne fut pas mise en doute, mais il paraît que j’avais violé les règles de prudence et de sécurité que chaque Américain doit, etc. Je n’ai jamais su
exactement quelles règles de sécurité j’avais bien pu violer, tous les faits cités par moi se trouvant dans des publications scientifiques courantes. En fait, ce
qu’ils craignaient, c’est que j’aie eu accès (à moins que ce ne fût Campbell) aux informations confidentielles contenues dans le projet Manhattan. Le pire
fut la similarité des noms Projet Manhattan et Manhattan Beach où je vivais, qui était évidemment accidentelle, les deux endroits étant d’ailleurs séparés
par une bonne moitié des États-Unis ! Ils interrogèrent également longuement John (Campbell), qui me le raconta lors de notre rencontre, à la Westercon,
quelque quinze ans plus tard. Ils essayèrent de lui arracher la promesse qu’il ne publierait plus rien concernant la fission nucléaire et il leur répondit d’aller
au diable eux et leurs atomes. »
Campbell fut ravi de ce succès de la science-fiction prédictive et aussi de l’intérêt que les grosses têtes gouvernementales semblaient porter à sa revue.
Étant personnellement plus attaché à la valeur d’un récit du point de vue des idées et du style, je tiens pour beaucoup plus intéressant un texte paru dans le
numéro de mai 1944.
Il s’agit de City(218) qui donnera son titre à l’immortelle saga de Clifford D. Simak, plus connue dans notre pays sous son titre français de Demain, les
chiens(219). Là encore, comme pour Foundation(220), il s’agit d’une série de nouvelles – dont une au moins ne faisait même pas partie de l’ensemble
proprement dit – qui furent réunies ensuite par l’auteur pour former un tout romanesque complet. City est un des rares chefs-d’œuvre de la science-fiction.
Son thème général, qui dépasse largement les limites de la première nouvelle, est l’élimination progressive de la race humaine sur Terre, au profit de celle
des chiens, mais de chiens rendus intelligents par des opérations pratiquées par l’homme sur certains d’entre eux(221). L’homme quitte alors la Terre pour se
rendre sur Jupiter où, à la faveur d’une métamorphose physique, il connaîtra le bonheur total. Les chiens, un robot gardien nommé Jenkins et quelques
humains de la famille des Webster qui fut à l’origine de cette expérience, restent seuls sur notre monde. À ce thème se mêle celui des univers parallèles car,
peu à peu, les chiens sont amenés à passer sur une autre Terre, abandonnant le premier monde aux fourmis devenues envahissantes. C’est un très beau
roman, philosophique, poétique, au ton désenchanté, une œuvre littéraire au plein sens du terme.
Renaissance(222), un roman de Raymond F. Jones, débuta en juillet 1944. Écrit aux heures les plus sombres de la guerre, ce roman se présente comme
une utopie sociologique, décrivant une société totalitaire, intolérante, où la liberté de penser a disparu. C’est contre ces tabous que se révolte le jeune
technicien Kétan, qui ne peut accepter d’être gouverné par une machine inhumaine, le Karildex, et désire percer les mystères du temple de la naissance.
C’est aussi un roman mystique puisque le héros doit passer par une mort symbolique pour renaître dans un nouveau monde, plus vaste que l’univers
artificiel de Kromweld où il a vécu. C’est une œuvre belle et forte que nous a donnée là Raymond F. Jones, et j’espère qu’elle sera bientôt rééditée dans
notre pays, car sa première parution est malheureusement passée inaperçue.
Theodore Sturgeon nous revient en novembre 1944 avec un récit d’action pure, Killdozer(223) : il s’agit d’une entité extraterrestre qui s’est emparée d’un
énorme bulldozer et tente de massacrer les humains qui s’occupent d’un chantier. Ceux-ci résistent à bord d’un autre engin de terrassement ; le heurt des
deux machines gigantesques fait penser à un combat de dinosaures à l’ère secondaire. Le second volume du cycle Foundation débuta en avril 1945, avec la
nouvelle Dead hand. De même qu’Asimov écrivait les histoires de robots dans le seul but de présenter des cas violant ses propres lois de la robotique, de
même ici, les prévisions de la psycho-histoire vont être battues en brèche par l’apparition d’un homme aux pouvoirs paranormaux, un mutant nommé le
Mulet(224). Ce second volet du cycle a donc pour but de raconter comment les successeurs de Hari Seldon à la tête de la première Fondation vont faire face
à la crise provoquée par l’existence du mutant et comment ils pourront modifier le cours de l’Histoire pour le ramener dans le sens initialement prévu par
leur fondateur. Sans être tout à fait de la même qualité que la première partie de cette gigantesque saga de l’Empire galactique, la nouvelle série – réunie
plus tard en volume sous le titre Foundation and Empire(225) – est d’un niveau tout à fait remarquable et compte parmi les meilleures œuvres de la S-F de
l’époque.
C’est de façon banale que se présentait apparemment le numéro d’août 1945, sous une couverture dessinée par Timmins. On y distinguait un homme en
compagnie d’une jeune femme, marchant, de nuit, dans les rues d’une ville mal éclairée. Au loin, on apercevait un édifice illuminé qui pouvait passer pour
une cathédrale. En lettres rouges était simplement écrit : World of Â(226) par A. E. van Vogt. C’est ainsi que se présenta pour la première fois, aux yeux des
amateurs, le roman qui allait être, et reste, l’œuvre la plus célèbre et la plus controversée de toute l’histoire de la science-fiction. En France, ce titre est le
best-seller toutes catégories du genre, puisque aux 20 000 exemplaires vendus par le « Rayon Fantastique(227) », il faut ajouter les 4 500 volumes tirés
ensuite par le C.L.A.(228), puis les 165 000 exemplaires de poche vendus par les éditions J’ai Lu. On arrive ainsi à un total de près de 200 000 exemplaires,
ce qui est tout à fait remarquable, puisque, aux États-Unis, les diverses éditions de librairie ou de poche de ce titre n’ont guère dépassé 250 000. Outre-
Atlantique, le record de van Vogt est six cent cinquante mille exemplaires pour Slan(229). On ne résume pas World of Â, on se laisse entraîner par le torrent
vanvogtien décrivant les aventures de Gilbert Gosseyn à la recherche de sa propre identité. On ne peut même pas prétendre analyser les intentions de
l’auteur emporté lui-même par un sujet embrassant à la fois l’essence de l’Homme et celle de l’univers. On a parfois reproché certaines contradictions,
certaines obscurités à ce roman, mais c’est à la faiblesse de notre compréhension qu’il faut s’en prendre devant une œuvre totalement nouvelle par rapport à
nos vieux modes de pensée. Les lecteurs d’Astounding réagirent avec enthousiasme en accordant aux deux premières parties du récit la note maximum
1,00, que nous avons rencontrée seulement dans le cas de Nerves. La troisième et dernière partie, n’obtint que 1,50, mais termina également première du
Analytical Laboratory. Il faut reconnaître que cette première version de World of  offrait quelque invraisemblance dans sa dernière partie, du fait du rôle
d’Eldred Crang, personnage présenté comme un adversaire de Gosseyn, alors que la logique interne de ses actes eût exigé qu’il en soit l’allié le plus fidèle.
Lorsque A. E. van Vogt retravailla son roman pour la parution en volume, il modifia complètement l’orientation de Crang et ces invraisemblances
disparurent. C’est donc de la version définitive en volume que je parle, en désignant sans hésiter World of  comme l’une des œuvres maîtresses de la
science-fiction classique.
Les textes d’Asimov ou de van Vogt ne doivent pas nous faire oublier le fait que le niveau général de la revue baisse par rapport à l’explosion du début
des années 40. Le nom de l’auteur le plus fréquemment relevé au sommaire est d’ailleurs celui d’un écrivain des années 20, Murray Leinster. La revue
commence déjà à se scléroser dans un certain type de science-fiction à base scientifique, éliminant de plus en plus aussi bien le rêve que la fantasy ou la
démence ; John W. Campbell a une idée très précise du genre de texte qu’il veut publier et il s’y tient. Je ne puis m’empêcher de regretter la présence d’un
homme tel que F. Orlin Tremaine, qui savait accueillir la nouveauté et explorer dans toutes les directions. Heureusement, pour l’instant, il nous reste encore
le couple Kuttner et Moore, dont presque chaque récit nous apporte de grandes satisfactions. C’est toujours sous leur pseudonyme de Lewis Padgett que
parut, en janvier et février 1946, The fairy chessmen(230) (en volume, ce roman sera intitulé The far reality). Il commence par la phrase inoubliable : « Le
bouton de porte ouvrit un œil bleu et le regarda. » Cet acte peu habituel – je dirai même répréhensible – de la part d’un bouton de porte a été provoqué par
les Phalangistes, des Européens en guerre avec les États-Unis d’Amérique, et a pour but de rendre fou un de leurs dirigeants Robert Cameron. La situation
s’aggrave lorsque quelques bombes des Phalangistes traversent les impénétrables écrans de force américains. L’analyse des bombes non explosées par les
meilleurs techniciens prouve qu’elles ne pouvaient, en aucun cas, franchir ledit champ de forces. Il s’agit d’une impossibilité. La clé de ce mystère réside
dans la solution d’une équation incompréhensible pour des savants éduqués selon les règles de notre logique. L’étude du problème les rend fous. Le rôle de
Cameron étant précisément de découvrir l’esprit suffisamment ouvert pour résoudre cette équation, ses adversaires veulent le rendre fou à son tour. Un
brillant exercice de style, à la manière de van Vogt, mais avec en plus un zeste de Alice in wonderland(231) qui lui donne un piment particulier.
A son is born, de A. E. van Vogt, parut en mai 1946. C’était le début d’un nouveau cycle romanesque, celui de l’Empire de Linn, situé dans un lointain
futur où les astronefs atomiques fonctionnent encore alors que la civilisation a régressé au stade des arcs et des flèches et que tout ce qui est scientifique est
désormais recouvert par le vocable « magie ». Tout comme Asimov, pour sa série Foundation, avait été inspiré par l’ouvrage de l’historien britannique du
XIXe siècle, Edward Gibbon : Decline and fall of the Roman Empire(232), A. E. van Vogt fut très impressionné par le roman de Robert Graves, I, Claudius.
Ce sont donc des personnages romains qui sont décrits dans cette civilisation du futur et on ne s’étonnera pas que le premier péril qui se place sur la route
de Clane Linn, le mutant, pour parvenir à saisir le sceptre impérial dont il est l’héritier légitime, soit sa propre famille, et plus particulièrement sa mère, qui
cherche à le faire assassiner. Ensuite, ce sont les hordes barbares, dirigées par Czinczar qui assaillent l’Empire encore vacillant de Clane puis, et là nous
retrouvons un schéma plus traditionnel de la science-fiction, ce sont des extra-terrestres hostiles à l’homme qui envahissent le système solaire et que Lord
Clane Linn doit repousser. Naturellement, j’ai largement anticipé sur le cycle de nouvelles qui débutent par le récit A son is born et que van Vogt réunira
ensuite sous forme de deux romans se faisant suite, Empire of the atom et The wizard of Linn(233). Ces deux œuvres ne sont pas comptées parmi les
meilleures de l’auteur, mais restent très au-dessus de la production courante de l’époque.
De nouveaux auteurs apparaissent vers cette époque : William Tenn, Fredric Brown, A. Bertram Chandler, auxquels se joignent quelques anciens, tels
Jack Williamson, Frank Belknap Long Jr, Ross Rocklynne, et, bien sûr, Murray Leinster. On voit même réapparaître Arthur L. Zagat, l’ancien coauteur des
premiers récits de Nat Schachner. Dans le même numéro que Zagat (septembre 1946), Raymond F. Jones nous donne une excellente nouvelle, The
Toymaker(234). Le thème en est très astucieux : devant la menace d’une guerre qui risque de ravager le système solaire, le PT Theorn, surnommé The
Toymaker, c’est-à-dire le fabricant de jouets, répand partout des sortes de petites poupées, les Imaginos. Or, ces jouets ont une action pacifiante qui
s’exerce d’abord sur les enfants, pour finir par provoquer la modification des plans des chefs d’État. Ils font naître une doctrine de paix qui sera plus forte
que les forces de la guerre.
Au sommaire du même numéro, on trouvait un petit chef-d’œuvre, Vintage season(235), signé Lawrence O’Donnell. Sous ce pseudonyme se cachait
Catherine L.Moore, seule cette fois. Le thème en est d’une beauté tragique : des visiteurs de l’Avenir se rendent dans le Passé quelques jours avant le début
d’événements grandioses ou horribles auxquels ils peuvent donc assister. Dans le cas présent, plusieurs de ces voyageurs temporels ont ainsi loué une
maison aux États-Unis. Son propriétaire se rend peu à peu compte de la réalité et, bien qu’ignorant tout de la catastrophe qui se prépare, il supplie nos
lointains descendants d’accepter d’intervenir pour la prévenir. Mais les voyageurs temporels ont pris l’engagement formel de ne jamais interférer avec le
passé et ni Kleph, la jeune femme du futur qui, pourtant, semble avoir un instant aimé l’homme de notre époque, ni Cenbe, qui est là pour recueillir les
impressions d’une nouvelle symphonie picturale et musicale, ne se laisseront fléchir. Quelques heures avant leur départ, la peste bleue atteindra la cité et
fera des millions de victimes, et, en premier, l’homme de notre temps qui a percé le secret des voyageurs temporels.
Nous entrons maintenant dans les années 1947 à 1949 d’Astounding Science-Fiction. Certes, des séries remarquables s’y poursuivent, Foundation et I,
Robot d’Asimov, City de Simak, le cycle de Linn de van Vogt. Mais à leurs côtés, peu de grands textes : une demi-douzaine en trois ans ! Le premier est un
sérial qui débuta en mai 1947, Fury(236), signé Lawrence O’Donnell, nom qui recouvrait cette fois C. L. Moore et Henry Kuttner. Ce roman faisait plus ou
moins suite à un récit datant de mars 1943, Clash by night(237), et signé du même pseudonyme, mais écrit par Kuttner seul. L’histoire se déroule après la
mort atomique de la Terre, thème qui désormais abonde chez tous les auteurs de science-fiction. Ceux-ci, jusqu’alors, avaient exprimé la plus complète
confiance dans la science, fidèles en cela à l’esprit de Jules Verne, et avaient rarement suivi Wells dans son hypothèse d’une Terre ravagée par l’atome
(The world set free) ; une exception cependant, The Black Flame(238), de Stanley Weinbaum, écrit en 1935 et publié en 1939. Après l’explosion
d’Hiroshima, il en va tout autrement. Les auteurs de science-fiction, plus que tous les autres écrivains assurément, ont ressenti ce massacre comme une
trahison de la science à leur égard et il va s’ensuivre une période de pessimisme et de rancœur vis-à-vis de la science qui s’étendra jusque vers la fin des
années 50. Fury est un de ces premiers romans qui pose, comme point de départ, la mort atomique de notre planète. L’homme, depuis sept siècles, a émigré
sur Vénus. La vie à la surface de la planète lui a paru impossible et il s’est établi au fond des océans sous des dômes gigantesques. Un enfant, Sam Harker,
condottiere des temps futurs, va en arracher l’homme par la violence, le crime, et le forcer à conquérir le sol de Vénus. L’homme y gagnera l’immortalité,
mais Harker, son bienfaiteur, n’aura à en attendre aucune reconnaissance. Au contraire, il sera condamné à un sommeil éternel, un sommeil dont la mort est
la seule issue.
Signalons, à partir de novembre 1947, et pour quatre mois, un roman d’Edward Elmer Smith, Children of the lens, énième suite de Triplanetary(239) !
En janvier 1948, signalons aussi Now you see it, d’Isaac Asimov, qui est le premier récit qui composera plus tard la fin du cycle Foundation ; il parut en
volume sous le titre Second Foundation(240), mais est loin de valoir les deux premiers volets de la trilogie. Son thème est celui d’un roman policier ultra-
classique : le Mulet, le mutant que nous avons vu apparaître et qui n’était pas inscrit dans les équations de Hari Seldon, a appris l’existence d’une seconde
Fondation, celle-ci totalement secrète et dont la localisation est même inconnue aux dirigeants de la première Fondation. Les uns comme les autres vont
alors chercher à la situer pour la détruire, et, au cours d’une interminable confrontation finale, digne du moins bon des romans d’Ellery Queen, chaque
personnage va proposer sa solution et déduire logiquement le lieu de la seconde Fondation. Bien entendu, tous se trompent et c’est seulement aux toutes
dernières lignes de l’ouvrage que l’on a la révélation du lieu caché, révélation qui, dans l’esprit de l’auteur, doit stupéfier le lecteur. Malheureusement, il est
infiniment probable que le lecteur a, depuis longtemps, sauté aux dernières pages du volume, tant toutes ces explications sont ennuyeuses ! La dernière
partie du texte fut publiée sous le titre And now you don’t, dans les numéros de novembre et décembre 1949 et se termina en janvier 1950.
And searching mind, un roman de Jack Williamson qui débuta en mars 1948, est beaucoup plus connu sous son titre de librairie, The Humanoids(241).
Le thème en est celui d’une invasion de robots, œuvre d’un savant génial, dont la devise est : « Servir, obéir et protéger l’homme de tout péril. » Le héros
de l’histoire, le Dr Forester, considère que ces humanoïdes font beaucoup plus de mal à l’homme que de bien, en lui interdisant tout esprit d’initiative, toute
liberté individuelle. Il entreprendra alors, avec une poignée d’amis, une lutte désespérée contre eux, lutte d’ailleurs vaine et dont la conclusion sera rendue
plus tragique encore par la conversion forcée de Forester à la cause des humanoïdes. On a « remis en ordre » son esprit. C’est sur cette fin très pessimiste
que s’achève ce roman qui fut longtemps considéré comme un des chefs-d’œuvre du genre et m’avait paru tel lorsque je l’avais lu pour la première fois
vers 1950, mais qui n’a pas résisté à une récente seconde lecture.
En mai 1948, A. E. van Vogt revient au premier plan en créant une de ces créatures extra-terrestres dont il a le secret dans The Rull. Cette nouvelle,
réunie à un certain nombre d’autres, donnera plus tard le roman The war against the Rull(242) un récit sans prétention, mais d’une lecture facile et agréable.
Mais cette année 1948 fut surtout importante pour van Vogt du fait de la parution, à partir du numéro d’octobre, de The players of Â(243), la suite tant
attendue du World of Â. Le champ d’action du personnage principal, Gilbert Gosseyn, s’est singulièrement agrandi, puisqu’il s’étend désormais à toute la
galaxie. En effet, un appareil aux propriétés étranges, le distorseur, utilisé dans un premier volume pour dominer le cerveau électronique de la Machine des
Jeux, permet également de passer instantanément d’une planète à l’autre. Gosseyn, seul, va interférer avec une immense guerre galactique, opposant
l’empire d’Enro le Rouge aux planètes confédérées de la Ligue. À ce tableau, déjà complexe de la situation, s’ajoute l’inconnue d’un être dont la substance
semble faite d’ombre, le Disciple, et, pour ajouter encore à la difficulté, nul ne sait exactement quel rôle joue le dieu endormi, un dieu dont le corps est, au
contraire, parfaitement matériel ! Avec le concours d’Eldred Crang, le cohéros de la première partie, Gilbert Gosseyn parvient à empêcher la guerre et à
renverser Enro le Rouge. Mais la réponse à sa quête d’identité ne lui sera toujours pas fournie de façon définitive. Au cours d’une conversation privée, van
Vogt m’a indiqué qu’il songeait, depuis vingt ans, à écrire une suite et fin à sa série du « non-A ». Il a ajouté qu’il savait quelle serait la chute de l’histoire,
mais qu’il n’avait jamais pu « visionner » les événements conduisant de la situation telle qu’elle était définie à la fin de The players of  jusqu’aux scènes
ultimes de la saga, telles qu’il les connaissait. Malgré mes demandes réitérées, il n’a pas voulu me révéler le sort final de Gosseyn, ni même qui il était
réellement. Tout ce qu’il a consenti à dire fut que son nom comportait une astuce basée sur les sonorités et qu’il fallait le comprendre dans le sens de Go-
sane, c’est-à-dire l’Homme qui, seul, va sain d’esprit dans un monde de folie et de démence.
En juillet 1949, nous trouvons Agent of Vega(244), de James H. Schmitz, un bon auteur secondaire de la revue. Ce texte était le début d’une série
consacrée aux agents de zone de la Confédération de Véga qui, plus tard, sera réunie en roman sous le titre du premier récit. Nous faisons ainsi
connaissance avec l’agent de zone Illif, petit homme fonceur et débrouillard, et avec une créature féminine humanoïde de la race des Lannai, Pagadan.
Ensemble dans cette histoire, ou séparément dans d’autres, Illif et Pagadan sauront résoudre les problèmes posés par la survie harmonieuse d’un ensemble
de dix-huit mille civilisations. Une série sans prétention, d’une lecture très agréable, où l’auteur fait preuve d’intelligence, de sensibilité et d’humour. Et
c’est avec ce texte que nous quitterons Astounding Science-Fiction pour ce chapitre.
Amazing Stories :
En face de ce prodigieux palmarès d’Astounding, que va pouvoir nous offrir Amazing Stories ? Peu de chose, à vrai dire. Tous les grands auteurs
écrivent désormais pour la revue rivale et Raymond Palmer a bien du mal à présenter quelques noms connus à ses sommaires. Une heureuse exception, la
série Adam Link, d’Eando Binder, qui débuta en janvier 1939 avec la nouvelle I, Robot, titre qui sera utilisé plus tard par Isaac Asimov comme titre d’un
recueil. Adam Link fut le premier robot libéré du complexe de Frankenstein, mais il n’était qu’une copie servile de l’homme ; son rayonnement n’eut rien
de comparable à la série d’Asimov et son influence fut négligeable.
Un autre texte intéressant est le long récit de l’écrivain britannique William F. Temple, The four sided triangle(245). Son auteur l’étirera (hélas !) en
1950 pour en faire un roman. L’idée est amusante : deux jeunes scientifiques, liés par une solide amitié, aiment la même jeune fille, fiancée à l’un d’eux. Ils
décident alors, avec l’accord de cette dernière, d’en faire un duplicata. Ils réussissent à fabriquer l’appareil nécessaire et obtiennent une copie conforme de
la jeune fille qui est destinée à celui des deux amis qu’elle n’aime pas. Malheureusement, la copie est trop conforme, et le duplicata a les mêmes sentiments
que l’original, c’est-à-dire que les deux femmes aiment le même homme ! Dès cet instant, le roman cesse d’être de la science-fiction à proprement parler
pour devenir un drame psychologique, dans la tradition anglaise, avec tout ce que cela comporte de lenteur et de pesanteur, du moins dans la version
rallongée.
Raymond Palmer fit alors appel à quelques vieilles gloires pour tenter de redorer le blason de son magazine. En particulier à l’homme qui restait
l’auteur n° 1 du genre, depuis plus de vingt ans, Edgar Rice Burroughs qui donna deux novelettes se rattachant au cycle martien, dans les numéros de juin
et d’octobre 1941, Black pirates of Barsoom, et Invisible men of Mars. De son côté, Harry Bates accepta d’écrire The return of Hawk Carse, sous son
ancien pseudonyme d’Anthony Gilmore. Mais le miracle John Carter appartenait à une autre époque et la réapparition du Dr Ku Sui ne réussit pas à tirer
réellement le capitaine Carse de sa tombe. Palmer fit alors appel à Stanley Weinbaum, en février 1943. Certes, Weinbaum était mort depuis 1935, mais il
avait écrit dans sa jeunesse un roman philosophique, The new Adam. C’est un étrange et sinistre récit où un génie, doué d’un cerveau double, doit prendre
la tête de la race qui succédera à l’homme. En fait, cet homme, Edmond Hall, est un Slan avant la lettre. Par amour pour une jeune femme, Vanny Marten,
il renoncera à sa mission. Un autre homme, Paul, se dresse entre eux et le surhomme est poussé au suicide par un goût morbide de l’autodestruction.
En mars 1945 paraît une longue nouvelle d’un auteur inconnu, Richard S. Shaver, I remember Lemuria, qui va changer la face du magazine et le cours
de la vie de son rédacteur en chef, Raymond Palmer. En effet, les récits de Shaver sont présentés comme des documents d’histoire réelle et non comme des
œuvres de fiction. Shaver prétendait avoir découvert dans des cavernes, dont lui seul connaissait l’accès, un alphabet dont toutes les langues actuelles
dériveraient et qui lui avait permis de connaître l’histoire de l’ancienne Lémurie, le continent disparu de Mu. La lecture des élucubrations de Shaver
montrait à l’évidence qu’il s’agissait de récits purement fictifs, inspirés par la lecture de Lovecraft. Ainsi le premier texte, I remember Lemuria, raconte
comment le peuple de l’ancienne Mu fut menacé dans son existence par des êtres rappelant les grands Anciens et comment les héros de Shaver sont
parvenus à repousser cette menace grâce à l’aide matérielle et physique de dieux immortels. Au début, la présentation de ces récits comme des faits réels
agaça de nombreux fans, mais sans plus. En revanche, les choses commencèrent à mal tourner lorsque Palmer consacra le numéro entier de juin 1947 à
Shaver, sous le titre de The Shaver mystery. Ce numéro comportait quatre récits de l’auteur, se faisant plus ou moins suite, et tous présentés comme étant
l’expression d’une vérité révélée au monde ! Forrest J. Ackerman fut un des premiers à s’indigner publiquement de cette escroquerie intellectuelle. De
nombreux fans le suivirent et réclamèrent l’exclusion de Ray Palmer du fandom. La plus grande partie du public, toutefois, apprécia les récits pseudo-
historiques de la Lémurie shavérienne et les ventes de magazine grimpèrent jusqu’à 180 000 exemplaires ! Et puis, brutalement, Ray Palmer fut jeté hors de
la firme Ziff-Davis, au début de 1950, sans que l’on n’ait jamais connu la raison exacte de son renvoi. Il écrivit à ce propos : « Un affreux accident de
parcours a fait choir votre rédacteur en chef du siège de conducteur de ce magazine et, lorsqu’il a voulu y remonter, il était trop tard. La science-fiction
n’avait désormais plus d’intérêt humain et, apparemment, n’était plus du moindre intérêt pour les humains. » Après avoir fait cette déclaration sibylline,
Palmer se retira en créant des magazines à la gloire des soucoupes volantes et à celle des révélations de Shaver.
Un dernier texte d’Amazing retiendra notre attention, The Star Kings(246), d’Edmond Hamilton, paru dans le numéro de septembre 1947. Ce space opera
était une nouvelle mouture de situations qu’il avait déjà exploitées dans un court roman, The prisonner of Mars, publié par Startling Stories en mai 1939.
Dans ce premier texte, un jeune Américain, Philip Crain, est subitement transporté sur Mars par une machine qu’il a découverte. Là, il apprend qu’il est le
fils du roi décédé et le demi-frère de Lanu, l’actuel souverain. Or, ce dernier vient d’être enlevé et Philip, ignorant tout de la situation, est contraint de jouer
son rôle. De plus, sa ressemblance avec son frère est si parfaite que la fiancée de ce dernier, la princesse Mara, s’y trompe. Mara, qui n’aimait nullement
Lanu et lui était promise pour des raisons politiques, tombe amoureuse de Philip, ce qui va compliquer les choses, d’autant que ce dernier avait déjà une
fiancée terrienne, Kay. Dans The Star Kings, un petit employé new-yorkais John Gordon, échange son esprit avec un prince d’un empire galactique du
futur, Zarth Arn. L’Empereur, père de ce dernier, est assassiné et son frère aîné blessé. Zarth Arn, ou plutôt John Gordon qui l’habite, est obligé de prendre
la tête des armées galactiques contre un groupe de planètes dissidentes. En même temps, une intrigue amoureuse se développe entre Gordon et la fiancée de
Zarth Arn, la princesse Lianna, qui n’aimait nullement l’époux que la politique allait lui imposer, mais le découvre sous un jour nouveau depuis que l’esprit
de Gordon l’habite. La situation se complique encore du fait que Zarth Arn, pour repousser l’agresseur, doit utiliser une arme fabuleuse, un disrupteur, dont
il est seul à connaître le secret. Mais John Gordon, lui, l’ignore. Il serait faux de croire que ce space opera épique est une œuvre de série parmi l’énorme
production de Hamilton. Le fait qu’il soit revenu deux fois sur un même sujet, et que The Star Kings ait eu l’honneur de paraître en volume relié en 1949
(chose rarissime à l’époque), montre à la fois l’intérêt de l’auteur pour ce thème et la qualité du récit.(247)
Autres magazines :
En 1939, comme nous l’avons vu, Amazing Stories lança une revue plus particulièrement orientée vers la fantasy, Fantastic adventures. Son niveau fut
encore plus faible, s’il est possible, que celui de la revue sœur. Ses auteurs étaient à peu près les mêmes, en particulier Eando Binder, Ray Cummings,
William P. McGivern, Robert Moore Williams, Robert Bloch(254), et, surtout Don Wilcox qui y paraissait très fréquemment. Pour illustrer le genre de récits
figurant dans cette revue, j’ai donc choisi ce dernier auteur avec The land of big blue apples paru en mai 1946. L’histoire est celle d’un Américain
contemporain, Joe Banker qui, au cours d’un concours de beauté, remarque une jolie fille du nom de Donna Londeen et s’éprend d’elle. Bien que peu
vêtue, elle a comparu coiffée d’une sorte de turban assez extravagant qui lui retombe sur les épaules. Donna gagne le concours et un des juges lui retire sa
coiffure extraordinaire découvrant avec stupeur que les épaules de la jeune fille, ainsi que sa tête s’ornent de cornes acérées, longues de vingt à trente
centimètres ! Donna s’enfuit, bientôt rejointe par Joe, et l’entraîne jusqu’à un petit astronef pour regagner sa planète natale, Mars. Joe apprend alors que les
Martiens ont tous des cornes analogues qui leur servent, la saison venue, à empaler adroitement des pommes bleues empoisonnées qui tombent des arbres.
Mais Banker s’apercevra bientôt que les cornes ont d’autres usages, quand il verra une jeune fille poursuivie pour un quelconque méfait par une horde de
Martiens qui foncent sur elle tête baissée. La malheureuse sera finalement empalée vive. Après une série d’aventures rappelant quelque peu celles de John
Carter, Banker finira par conquérir le cœur de Donna et acceptera de l’épouser malgré ses cornes. Ce qui témoigne d’une belle largeur d’esprit de sa part et
d’une certaine imprudence aussi…
Planet Stories est l’un des deux pulps qui, avec Marvel, dont nous parlerons plus loin, fit de l’érotisme un des fondements de sa politique. Mais,
contrairement à l’autre revue, où l’accent était mis sur les textes érotiques, c’est uniquement d’un point de vue pictural, couverture et illustrations
intérieures, que Planet adopta ce style. Il n’y eut pas d’auteur typique de Planet, on y retrouve pêle-mêle Ray Cummings, Ross Rocklynne, Neil R. Jones,
Eando Binder, Gardner F. Fox, Isaac Asimov, Ray Bradbury, mais aussi de jeunes spécialistes de la S-F tels Donald A. Wollheim ou Sam Moskowitz.
C’est dans le numéro de l’été 1946 que parut The million year picnic(255), de Bradbury, qui formera plus tard la conclusion de son célèbre ouvrage, The
martian chronicles(256). C’est d’ailleurs dans Planet que parurent plusieurs textes de cette conquête poétique et réactionnaire de la planète Mars. Poétique
quant au style, au charme un peu désuet des idées, au désenchantement secret des personnages. Réactionnaire, car tout le récit, comme d’ailleurs la plupart
des autres œuvres de Bradbury, est tourné vers le regret du passé, vers le retour aux formes de vie du siècle dernier, et marqué par la peur de la technique et
la haine de la science. The million year picnic, qui est donc à la fois la dernière des chroniques martiennes, quant à sa place dans le volume, mais la
première à avoir été écrite, raconte très sobrement l’histoire d’un pique-nique effectué par une famille terrienne sur Mars, après la conquête, et qui
rencontre au passage quelques ruines de constructions martiennes vieilles d’un million d’années. Les enfants réclament à cor et à cri à leur père
d’apercevoir des Martiens comme il le leur a promis. Le père, qui sait que la Terre a été détruite entre-temps dans un holocauste atomique, leur montre leur
propre reflet dans l’eau en leur disant : « Les voilà ! »
Ray Bradbury est né le 22 août 1920 dans l’Illinois. Il devint très tôt un lecteur de magazines de science-fiction, puis un fan actif. Conseillé par son ami
Forrest J. Ackerman, il édita bientôt son propre fanzine, Imagination. En 1937, tous les récits que Bradbury soumet aux magazines professionnels sont
refusés. Il lui faut attendre 1941 pour voir son premier texte, Pendulum, accepté par Super Science Stories et encore n’en était-il pas l’unique auteur
puisque cette nouvelle est écrite en collaboration avec Henry Hasse. Mais ensuite il parvient à paraître régulièrement dans Weird Tales et Planet. Campbell
refusa tous ses récits pour Astounding, sauf un, car il ne les jugeait pas assez scientifiques. C’est alors que son agent parvint à placer ses œuvres à des
magazines à grand tirage(257), tels que Collier’s, Mademoiselle, etc. Grâce au mépris dans lequel le tenaient les grandes revues de science-fiction, Bradbury
parvint à franchir la barrière du ghetto de la S-F et fut lu par un plus vaste public. Mais il n’en fut pas pour autant admis par la littérature générale comme
l’est aujourd’hui Kurt Vonnegut Jr.
Au mois d’août 1938, une nouvelle revue avait pris son essor, Marvel Science-Stories. Elle dura jusqu’en 1952, bien qu’en tout et pour tout elle n’ait eu
que quinze parutions ! Et la continuité de ces quinze numéros fut encore altérée par quatre changements de titre successifs. Néanmoins, cette revue présente
un intérêt car elle fut la seule et unique tentative de créer un pulp sexy de science-fiction. La chose est évidente, dès la couverture du second numéro où
Frank R. Paul représente une jeune fille nue, torturée par des créatures métalliques. Mais la volonté de mélanger sexe et S-F est surtout sensible à la lecture
des récits. Les auteurs étaient les mêmes que ceux des autres magazines de science-fiction de l’époque, Kuttner, Williamson, Stanton A. Coblentz, Harl
Vincent, Burks, etc. Lorsque les textes étaient vraiment trop osés, ces écrivains prenaient des pseudonymes et je ne sais donc pas qui est le « John
Wallace » qui signa Perfectionist perdition, dont je vais donner ici de courts extraits :
« Sauvagement, elle arracha ses propres vêtements, puis sa lingerie intime, jusqu’à paraître complètement nue devant nous. Alors, elle se jeta avidement
sur un homme bancal et contrefait. Elle se pressa contre lui avec des cris rauques, toute une passion primitive se manifestant dans chaque mouvement de
son corps délicieux. (…) La magnifique blonde fut vite rejointe et plaquée au sol. L’un des hommes enfonça son poignard dans ses seins, les déchiquetant
sauvagement. Un autre des hommes sortit de sa poche un gros instrument ayant la forme d’une courgette. Il se jeta alors bestialement sur une fille rousse et
la dénuda, puis il la coucha par terre et enfonça brutalement son instrument de torture entre ses cuisses ; il le poussa profondément, grognant de plaisir à la
vue des ruisselets de sang chaud qui s’écoulaient de la malheureuse. »
Les autres textes étaient à l’avenant et l’on se serait vraiment cru dans le monde des « Spicy pulps » et non plus dans l’univers plutôt bien pensant de la
S-F.
Les Popular Publications, qui avaient acquis le fonds Frank A. Munsey confièrent à une femme, Mary Gnaedinger, ancienne collaboratrice d’Abraham
Merritt, la direction de deux magazines destinés à rééditer les romans et nouvelles à succès des deux décennies précédentes : Famous Fantastic Mysteries
et Fantastic Novels. Ces deux pulps sont parmi les plus intéressants de l’époque, puisqu’ils permettent d’avoir de nouveau accès aux romans ou nouvelles
d’auteurs tels que Abraham Merritt, Garrett P. Serviss, George Allan England, Mrs Francis Stevens, Ralph Milne Farley, sans oublier les « immortels »
auteurs de Polaris, Jason Croft, The blind spot, etc.(258). À noter que Fantastic Novels dut être interrompu à partir du numéro d’avril 1941, en raison du
rationnement du papier, dû à la guerre, qui frappa tous les éditeurs, et ne reprit ensuite qu’en mars 1948. Je ne m’étendrai pas davantage sur ces deux pulps
de réédition, sinon pour répéter qu’ils présentent des textes exceptionnels qui, déjà, dans les années 1940 étaient introuvables, et sont donc infiniment
précieux pour qui veut connaître l’ancienne science-fiction.
Nous retrouvons F. Orlin Tremaine comme rédacteur en chef d’un nouveau magazine, Comet, dont le premier numéro parut en 1940. Lui aussi n’eut
que cinq parutions du fait du manque de papier qui obligea ses éditeurs à le sacrifier à des titres dont la rentabilité était depuis longtemps assurée. C’est fort
dommage car, dès le premier numéro, Tremaine avait réussi à se hisser presque au niveau de son ancien Astounding Stories. Le courrier des lecteurs des
numéros suivants regorgeait d’ailleurs de lettres enthousiastes, en particulier deux ou trois d’Isaac Asimov. Les auteurs étaient peu ou prou ceux qu’avait
publiés Tremaine dans Astounding. Le dernier numéro, daté de juillet 1941, est le plus recherché des amateurs, car il contient le premier récit d’une
nouvelle série d’Edward Elmer Smith, The Vortex Blaster(259). Son héros était Neal Cloud, un aventurier à la profession dangereuse entre toutes : il a pour
tâche de briser les tourbillons d’énergie suscités par l’énergie atomique de centrales dont on a perdu le contrôle !
Charles Hornig, l’ancien assistant de Gernsback, a lancé en mars 1939 un premier pulp intitulé Science-Fiction, puis, en novembre de la même année,
un second, Future Fiction. Finalement, les deux durent fusionner en octobre 1941, sous le nom de Future. Du premier titre ce sont les couvertures de Frank
R. Paul qui sont à retenir. Les textes s’inscrivaient directement dans la tradition de Wonder Stories et sont d’intérêt moyen. Il n’y a pas grand-chose à dire
sur les premiers numéros de Future mais, après la fusion, le magazine, dirigé par Robert W. Lowndes, devient un peu plus intéressant car il présenta de
nombreux textes de jeunes auteurs, Isaac Asimov tout au début, puis James Blish, Bob Tucker, Richard Wilson, Hannes Bok, etc. Lowndes, né en 1916
dans le Connecticut, était un fan très actif depuis plusieurs années, et nous retrouverons souvent son nom au sommaire de tel ou tel nouveau magazine dont
il assurera la rédaction. Précisons encore que, s’il avait succédé à Horning à la tête du magazine, c’est que ce dernier se trouvait assigné dans un camp de
service national dans l’Orégon, où il abattait consciencieusement des arbres ; objecteur de conscience, il avait refusé de prendre les armes au début de la
guerre.
Ceci nous amène à un autre fan de la fin des années 30, Frederik Pohl, membre des Futurians de New York, le club fondé par Donald A. Wollheim, qui
allait accéder au statut de rédacteur en chef de magazines professionnels fin 1939. Astonishing Stories débuta en février 1940 et Super Science Stories le
mois suivant. Fred Pohl les dirigeait tous deux ; il était alors âgé de vingt et un ans. Astonishing était vendu seulement dix cents contre quinze ou vingt pour
ses concurrents, ce qui ne lui permit cependant pas d’atteindre un très grand public puisque le magazine n’eut que seize parutions et sombra avec le numéro
d’avril 1943. Malgré le très faible tarif auquel étaient payés les textes, Fred Pohl réussit à présenter une impressionnante brochette d’auteurs de premier
plan (par ordre de parution) : Clifford D. Simak, Isaac Asimov, Neil R. Jones, Raymond Z. Gallun, Alfred Bester, Ralph Milne Farley, L. Ron Hubbard, L.
Sprague de Camp, Ross Rocklynne, Leigh Brackett, Edward Elmer Smith, Henry Kuttner, Robert Bloch et Ray Bradbury. Les textes ne valaient
évidemment pas ceux qui étaient publiés dans Astounding à la même époque, mais le niveau général du magazine était plus qu’honorable et une anthologie
d’Astonishing Stories me semblerait parfaitement possible aujourd’hui.
Super Science Stories eut également seize numéros qui parurent de mars 1940 à mai 1943. Ensuite, de janvier 1949 à août 1951, une nouvelle série de
quinze numéros fut publiée. La liste d’auteurs indiquée pour le précédent magazine reste valable dans ses grandes lignes, mais le niveau des récits de Super
Science Stories m’a toujours paru légèrement inférieur à celui d’Astonishing. Il convient toutefois de signaler que c’est dans les pages de ce pulp que
parurent deux textes importants : Strange play fellow d’Isaac Asimov, septembre 1940, et Pendulum de Ray Bradbury et Henry Hasse, novembre 1941. La
première histoire vous est certainement connue puisque Asimov, après l’avoir retouchée, l’utilisa comme premier chapitre de son livre, I, Robot, sous le
titre Robbie(260). Ce monstre métallique, dont le rôle est d’être bonne d’enfants, est vraiment le premier robot guéri du complexe de Frankenstein, tout en
n’étant pas une copie servile de l’homme comme l’était Adam Link ; sa parution est donc à marquer d’une pierre blanche. Quant à Pendulum, comme j’ai
déjà eu l’occasion de le dire, c’est le premier texte professionnel de Bradbury qui fut accepté. L’histoire est celle d’un nommé John Layeville, un
scientifique non orthodoxe qui fait une démonstration d’une machine à remonter le temps devant tous les savants de son époque. Un accident provoque
l’explosion de l’engin et tue presque tous les membres de l’assistance, sauf l’inventeur lui-même. Par punition, on l’enferme dans un pendule de verre dont
les oscillations le préservent du vieillissement. Layeville, le prisonnier du temps, a été condamné pour l’éternité. Et c’est ainsi qu’il a eu l’occasion
d’assister à l’extinction de la race humaine puis à l’arrivée de visiteurs extra-terrestres, etc.
Donald A. Wollheim eut moins de chance avec les deux magazines dont il devint rédacteur en chef en 1941, Stirring Science Stories, et Cosmic Stories
qui eurent respectivement quatre et trois numéros. C’est dans leurs pages que Cyril M. Kornbluth fit ses débuts. Don Wollheim est né en 1914. Il fut un fan
de S-F dès le début des années 30 ; il ne tarda pas à publier des fanzines et à fonder le club des Futurians dont il resta toujours le leader incontesté. Son
premier titre de gloire, en ce qui concerne la science-fiction – et ce n’est pas le seul – sera d’avoir fait publier par les éditeurs de Pocket-Books la première
anthologie de S-F en édition de poche. Je crois même qu’il s’agit du premier volume de S-F à paraître dans ce format réduit, à bas prix et à fort tirage. C’est
en 1943 que cette anthologie parut sous le titre The Pocket-Book of Science-Fiction, choix de Donald A. Wollheim. Le sommaire proposait dix nouvelles,
quatre classiques (Wells, Ambrose Bierce, John Collier, Vincent Benet) et six modernes : The green splotches par T. S. Stribling, The last man(261) par
Wallace G. West, A martian odyssey(262) par Stanley Weinbaum, Twilight(263) par Don A. Stuart, Microcosmic God(264) par Theodore Sturgeon et And he
built a crooked house par Robert Heinlein. Choix un peu hétéroclite donc et je me serais bien passé de deux ou trois des classiques ; quant aux textes de
Sturgeon et de Heinlein, ils sont mineurs dans la production de ces auteurs. Choix incomplet par ailleurs puisque plusieurs des grands noms de la S-F sont
absents, ceux d’Edward Elmer Smith, Nat Schachner, Raymond Z. Gallun, A. E. van Vogt, Jack Williamson, Edmond Hamilton, pour n’en citer que
quelques-uns. Néanmoins, ce livre fit beaucoup pour la diffusion du genre dans le grand public, grâce à la force de vente exceptionnelle de Pocket-Books.
Le premier des dix-sept numéros de Captain Future est daté : hiver 1940. En sous-titre, le magazine porte Wizard of Science : c’était là le surnom de
Curtis Newton qui, dans chaque numéro, vivait une aventure spatiale échevelée. Presque tous ces récits étaient écrits par Edmond Hamilton et leur récente
réédition en collection de poche montre qu’ils n’ont rien perdu de leur saveur. Avant de passer aux magazines de fantasy, il me reste à dire un mot d’une
revue semi-professionnelle, Stardust, qui parut cinq fois entre mars et novembre 1940. Son rédacteur était Lawrence Hamling et on retrouvait presque tous
les grands fans dans ses sommaires : Julius Schwarts, Sam Moskowitz, Bob Tucker, Mort Weisinger, Harry Warner Jr, etc. C’est de ce point de vue que
cette petite revue est intéressante, car elle donne une bonne photographie du fandom de l’époque. Son numéro de septembre 1940 publie, par exemple, la
liste des quarante-huit fanzines qui avaient paru cette année-là. Parmi leurs éditeurs, on y retrouve tous les grands fans de l’époque, ceux qui paraissaient
dans Stardust, mais aussi Forrest J. Ackerman, Erle Korshak, Jimmy Taurasi et une fille-fan, Morojo.
Weird Tales :
Pour terminer ce vaste tour d’horizon de la production des années 1940-1950, il nous reste à dire un mot des deux magazines de science-fantasy, Weird
Tales et Unknown et de voir ce qui s’est passé en Grande-Bretagne au cours de ces années. Pour Weird Tales, c’est le commencement de la fin. Le
magazine ne va pas cesser de décliner tout au long de la décennie 1940-1950. Il aura de plus en plus tendance à réimprimer d’anciens textes, par exemple
les Lovecraft, tout en annonçant au sommaire : « Toutes les histoires nouvelles, aucune réimpression ! » Je signalerai simplement que c’est en mars 1948
que parut le célèbre texte de Ray Bradbury, The October game qui avec d’autres nouvelles fut ensuite inclu dans son recueil Dark carnival.
Unknown :
Unknown fut une création de John W. Campbell. Le premier numéro parut en mars 1939 et le dernier et trente-neuvième en octobre 1943. Dans l’esprit
de Campbell, cette revue devait accueillir tous les récits que leur absence de support scientifique rendait impubliables dans Astounding, par exemple Flame
Winds(265), de Norvell W. Page, qui est bien représentatif des histoires publiées. L’heroic-fantasy, chère à Sprague de Camp s’y développa librement ainsi
que toute une série de récits se rattachant à la S-F mais où l’aspect scientifique était délaissé au profit des éléments humains de l’histoire. Par suite, malgré
sa brève existence(266), Unknown exerça une influence très importante sur les auteurs des années 1950-1960, qui y puisèrent l’idée d’une science-fiction
dont la science serait peu à peu exclue.
Parmi les meilleurs textes publiés par la revue, on peut citer, en mars 1939, un excellent roman d’Eric Frank Russell, écrivain britannique né en 1905,
mais ayant fait presque toute sa carrière aux États-Unis, Sinister Barrier(267). Une épidémie de suicides frappe les plus grands savants du monde entier. Bill
Graham, un inspecteur des Finances promu agent secret en raison de ses liens d’amitié avec l’un des savants décédés, entreprend une enquête à travers le
monde et s’aperçoit que tous ces hommes de science ont trouvé la mort peu après avoir fait une découverte sur un sujet bien précis. Ces découvertes
concernent les Vitons, des êtres supérieurs qui se nourrissent de l’énergie humaine : sans eux nous serions bons, libérés de nos instincts de meurtre,
d’agressivité, de toute notre frénésie. Mais comment se débarrasser des invisibles Vitons ? C’est là le sujet de ce roman qui ajoute au charme de la science-
fiction les vertus d’un thriller.
Un feuilleton de L. Ron Hubbard, Death deputy(268), débuta en février 1940. Il développe le thème de l’homme qui attire les accidents et se trouve être
un porte-guigne pour tout son entourage. Dans de telles conditions, peut-il fonder un foyer, fréquenter ses amis, etc. ? Mais le texte le plus célèbre qui fut
publié dans la revue est sans conteste le roman de L. Sprague de Camp, Lest darkness fall(269), qui parut à partir du mois de décembre 1939. Il passa et
passe encore pour un immortel chef-d’œuvre du genre, je me demande bien pourquoi d’ailleurs. Le thème en est très impie : un archéologue est précipité de
notre époque dans la Rome décadente du VIe siècle. Il utilise son savoir scientifique et ses connaissances historiques, d’abord pour survivre, puis pour
acquérir richesse et puissance. Le roman se veut alerte, humoristique et satirique. J’avoue être resté imperméable au charme de cette histoire que j’ai lue par
deux fois, toujours avec le même ennui.
Jack Williamson, à partir du numéro de décembre 1940 d’Unknown, nous donne un de ses meilleurs romans de science-fantasy, Darker than you
think(270). Cette œuvre a pour thème la lycanthropie, c’est-à-dire l’existence de loups-garous au sein de l’humanité. Thème fantastique, direz-vous, peut-
être mais nullement dans le cas présent, car il est traité de façon scientifique. Williamson suppose, en effet, que les germes de la lycanthropie existent dans
le sang de chaque humain et qu’ils peuvent réapparaître dans certaines circonstances. Du point de vue romanesque, l’histoire débute dans un aéroport où
quatre anthropologues reviennent après avoir fait une découverte extraordinaire, celle de l’existence d’un ennemi secret de l’Homme qui conspire au milieu
des humains et prépare l’arrivée de l’Enfant de la Nuit, un messie noir qui sera le signal d’une guerre civile à l’échelle planétaire. L’anthropologue qui fait
cette déclaration en public s’écroule bientôt, mort, et Will Barbee, un de ses anciens élèves, devine qu’il a été assassiné par une ravissante jeune fille aux
yeux verts et aux cheveux roux, April Bell. Il apparaît, en effet, qu’elle portait dans son sac un chaton qu’elle a étranglé à l’instant même où le professeur
s’est écroulé : n’est-ce pas là un signe évident de sorcellerie ? Par ces quelques lignes, on voit que Jack Williamson a su admirablement mêler le fantastique
traditionnel à la science-fiction pour donner un roman de fantasy à la fois passionnant et très rafraîchissant par le traitement des idées. Une réussite totale.
Le mois d’octobre 1943 nous apporte un court roman de A. E. van Vogt, The book of Ptath(271), qu’il reprit ensuite pour lui donner des dimensions plus
importantes. Bien qu’on ait toujours décrié le style de cet auteur, il fallut reconnaître que le début avait la majesté d’un texte classique anglais : « Il était
Ptath. Non qu’il pensât à son nom. Celui-ci était tout simplement là, présent comme partie de lui-même, comme son corps, avec ses bras, ses jambes,
comme le sol sur lequel il marchait. Non, cette dernière impression était fausse. Le sol ne faisait pas partie de lui-même. Il y avait, bien sûr, une certaine
relation entre le sol et lui, mais elle était d’une nature un peu plus surprenante. Il était Ptath, et il marchait sur le sol, il marchait vers Ptath. Il retournait vers
la cité de Ptath, capitale de son Empire de Gonwonlane, après une longue absence. » À vrai dire, la traduction ne peut donner une idée parfaite du style
original. Cet être qui marche est le dieu vivant de l’empire de Gonwonlane. À son insu, son esprit cohabite avec celui d’un capitaine de l’armée américaine,
Peter Hollroyd, tué au combat pendant la Deuxième Guerre mondiale. C’est la prêtresse Ineznia qui, grâce à ses enchantements, a fait perdre la mémoire au
Dieu vivant, pour lui ravir son trône. Mais Ptath est Dieu et, même amnésique et habité par une entité étrangère, quelles méprisables forces humaines
pourraient s’opposer à sa marche aveugle et insensée ?
À cette époque, très peu de romans paraissent encore directement en volume. On peut cependant citer un récit de l’écrivain américain Ward Moore,
Greener than you think, qui raconte la fin du monde étouffé par la végétation(272). Au début du roman, on voit un pauvre diable de représentant vendre un
fertilisant pour les pelouses, fertilisant qui se révèle si efficace que l’herbe envahit bientôt non seulement le jardin, mais encore la maison, le quartier, la
ville, puis la région. À la fin de l’ouvrage, toutes les terres ont été recouvertes et la vie humaine ne subsiste plus que sur des bateaux où la maudite herbe
commence à apparaître ! L’idée est intéressante, mais la façon de raconter de Ward Moore est lente et ennuyeuse, et l’on croirait lire un auteur britannique
de la première époque(273).
Angleterre :
Après la disparition de Tales of Wonder et Fantasy, pendant la guerre, il faut attendre 1946 pour voir paraître une nouvelle revue, New Worlds. Elle
avait pour rédacteur en chef John « Ted » Carnell et on retrouve à son sommaire des auteurs britanniques tels que William F, Temple ou John Russel Fearn.
Un second numéro paraissait la même année, puis un troisième fin 1947. Mais les ventes n’atteignirent pas 3 000 exemplaires et l’équipe rédactionnelle,
lors d’une des traditionnelles réunions hebdomadaires à la White Horse Tavern de Londres, dut admettre son échec. Mais, début 1949, un nouvel éditeur
reprit New Worlds qui reparut alors à peu près régulièrement, toujours sous la direction de Ted Carnell. Dès le numéro 4, on relève au sommaire la présence
d’Arthur C. Clarke, à la fois comme nouvelliste et comme vulgarisateur scientifique. Néanmoins, après les deux parutions de l’année 1949, rien ne permet
de prévoir que New Worlds va devenir une des plus importantes publications du genre au cours de la décennie suivante.
Cette même année 1949 vit paraître en librairie, outre-Manche, le célèbre roman 1984(274) de George Orwell (1903-1950). Cette anti-utopie décrit un
monde kafkaïen où règne le totalitarisme le plus radical qui, dans l’esprit de l’auteur, peut aussi bien provenir du fascisme que du communisme. Un des
slogans forces de cette civilisation est : « La liberté, c’est l’esclavage », et la vie des citoyens est principalement régie par trois ministères, celui de
l’Amour, dont le but principal est d’empêcher qu’on le fasse, celui de la Vérité dont la fonction est de cacher tous les mensonges du Parti unique et celui de
l’Abondance, qui a pour mission de rationner les citoyens. Là encore, nous nous trouvons en présence d’un ouvrage dont il est peut-être abusif de parler ici
car George Orwell n’a jamais eu l’intention d’écrire un roman de science-fiction, ni même d’anticipation, mais seulement un pamphlet politique où l’utopie
n’a d’autre but que de servir à l’illustration de ses idées.
Fandom :
Nous avons donc vu que la première Convention mondiale eut lieu à New York en juillet 1939. La seconde se tint en 1940 à Chicago et la troisième à
Denver, en 1941. Puis la guerre interrompit la série qui reprit, en 1946, avec la Pacificon de Los Angeles.
Il m’a semblé intéressant de savoir quels étaient les auteurs et les ouvrages favoris du fandom à cette époque. Or, entre 1944 et 1947, deux fans
notoires, Gerry de la Ree et Art Widmer ont effectué des séries de référendums auprès des autres amateurs. En 1947, de la Ree demanda aux fans de choisir
entre les dix auteurs qui avaient été le plus souvent cités au cours des années précédentes et d’indiquer leur meilleure œuvre. Les résultats furent publiés
dans le numéro de septembre 1947 du fanzine Sun Spots, numéro spécial consacré à la Convention de Philadelphie. Gerry de la Ree, aujourd’hui grand
collectionneur et spécialiste de l’œuvre de Virgil Finlay, a bien voulu m’en envoyer une copie :
1er A. E. van Vogt (Slan)
2es H. P. Lovecraft (The outsider)
Abraham Merritt (The moon pool)
4es H. G. Wells (The time machine)
Stanley Weinbaum (A martian odyssey)
6es Robert A. Heinlein (Methuselah’s children)
Henry Kuttner (Mimsy were the Borogoves)
8e John W. Campbell (Twilight)
9e L. Sprague de Camp (Lest darkness fall)
10e E. E. Doc Smith (Grey Lensman)(275)
5
PROLIFÉRATION (1950-1957)
L’année 1950 voit se produire une transformation sensible de la S-F avec l’apparition de deux nouvelles revues au format « digest », The magazine of
Fantasy, fin 1949 et, surtout, Galaxy qui va, dès le départ, ravir à Astounding la première place. Ces revues, d’une orientation très différente de celles que
nous avons jusqu’ici rencontrées, ne sont pas nées par hasard. Un besoin de changement se faisait sentir dans la S-F depuis l’explosion de la bombe
d’Hiroshima ; un changement qui permette d’exprimer la grande peur atomique, bien sûr, mais aussi le doute en la science, la crainte du futur ; un
changement qui donne la primauté à l’homme sur la technologie. C’est le rôle que vont parfaitement remplir ces deux magazines.
Parallèlement, la science-fiction va connaître sa période de plus grande prospérité économique et un très grand nombre de nouveaux magazines, petit
format, vont voir le jour tandis que disparaissent les derniers pulps. Entre 1950 et 1957, on peut ainsi découvrir plus de quarante titres de S-F sur le marché,
certains ne paraissant d’ailleurs qu’une seule et unique fois ! Ces magazines étaient consacrés soit à des récits d’aventures, soit à des textes plus ambitieux,
dans la lignée de Campbell, cherchant à prédire le futur. Peut-être était-ce précisément ce que cherchait le public alors, la guerre froide et la peur de la
Bombe rendant ce futur très incertain. Il faut bien reconnaître qu’il ne reste pas grand-chose aujourd’hui de ce que les uns ou les autres publièrent.
Galaxy :
Nous allons désormais retrouver cette revue en tête de chacun des derniers chapitres de ce livre. Son premier numéro est daté d’octobre 1950, avec pour
rédacteur en chef, H. L. Gold. Ce personnage étrange vivait reclus au fond de son appartement d’où, dit-on, il ne sortait jamais, souffrant d’agoraphobie. En
tant qu’auteur il avait publié plusieurs textes dans Astounding et dans Unknown, soit sous son nom, soit sous le pseudonyme de C. Crane Campbell. Dans
son premier éditorial, Horace Leonard Gold annonçait son intention de créer une revue de science-fiction adulte, réservée à des lecteurs adultes. Le
sommaire de ce premier numéro était exceptionnel : Clifford D. Simak, Theodore Sturgeon, Richard Matheson, Fritz Leiber, Fredric Brown, Isaac Asimov.
Le texte de Simak constituait le début de son fameux roman Time quarry(276) (en volume Time and again) qui n’eut pas moins de trois éditions en France.
Son thème est celui de la reconnaissance de l’égalité des droits entre les androïdes et les hommes qui les ont créés. Cette reconnaissance semble avoir été
établie grâce au livre écrit par le héros du roman, Asher Sutton. ou plus exactement grâce au livre qu’il écrira, car à l’époque où commence le roman Sutton
n’a jamais eu l’intention d’écrire une ligne et, de toute façon, il est mort. Pourtant Sutton revient sur Terre, il revient dans un astronef hors d’état de voler,
sans air, sans vivres, sans combustible ; il revient au moment où un homme du futur demande à Christopher Adams, le chef et l’ami de Sutton, de le faire
abattre à vue, dès l’instant de son retour. Simak a écrit là un time opera gigantesque où la noblesse des sentiments et la délicatesse de l’analyse
psychologique des personnages contrastent avec les œuvres de l’ancienne science-fiction. C’était vraiment un texte adulte qui correspondait parfaitement à
la définition que Gold donnait de son magazine.
Presque tous les autres récits du numéro vaudraient la peine d’être cités. Je me contenterai de signaler la très belle novelette de Theodore Sturgeon, The
stars are the Styx(277). En novembre, nous trouvons une courte nouvelle d’humour noir de Damon Knight(278), que nous avons déjà rencontré en tant que
fan, quelques années auparavant, et qui prend maintenant place parmi les maîtres de la nouvelle génération. Knight (né en 1922) est le type même de
l’auteur intellectuel, cultivé, à l’esprit critique très aiguisé, ce qui le rendra finalement plus apte à l’analyse des textes de ses confrères qu’à la création
personnelle d’une œuvre d’envergure. Son récit To serve man(279) raconte l’arrivée sur la Terre des Kanamit, êtres extra-terrestres, apparemment animés
des meilleures intentions à l’égard de l’homme. Ils lui apprennent à bannir la guerre, à soigner les maladies, à éviter les famines. Ils ne demandent rien en
échange. Ils organisent même des départs massifs pour leur planète, afin que les humains puissent apprendre à mieux les connaître. Tout est donc pour le
mieux dans le meilleur des mondes, jusqu’au jour où le narrateur, ancien membre des Nations Unies, réussit à s’emparer d’un dictionnaire qui lui permet de
traduire le fameux manuel des Kanamit : Comment servir l’homme. Il s’aperçoit alors qu’il s’agit d’un livre de cuisine…
The Fireman, une longue nouvelle de Ray Bradbury, parut en février 1951. L’auteur la reprit par la suite pour en faire son roman bien connu Fahrenheit
451(280). Ce degré de température, 451, est celui où le papier prend feu ; or, les pompiers qui sont les héros de ce roman pessimiste ne sont nullement
chargés d’éteindre des incendies, mais bien de mettre le feu aux livres, aux revues, ou à toute source de savoir imprimée qu’ils pourront découvrir et dont la
détention est désormais interdite. Bradbury a imaginé un univers concentrationnaire où l’étude personnelle est bannie, où la réflexion de l’individu
constitue un crime, et où chacun doit se fondre dans une masse anonyme et moutonnière. Le héros de Fahrenheit 451 est Montag, un pompier qui, un jour,
s’est laissé aller à lire un livre et est devenu depuis un paria, un fugitif que ses anciens collègues recherchent pour l’abattre. Le réalisateur français François
Truffaut en a tiré un film qui connut un certain succès.
En septembre 1951, Robert Heinlein fait une entrée fracassante au sommaire de Galaxy, avec le début de son roman de suspense, The puppet
masters(281). Une sorte de soucoupe volante s’est posée dans l’État de l’Iowa, et des milliers de petites créatures extra-terrestres en sont sorties. Elles se
sont alors emparées de tous les hommes du voisinage, établissant avec eux une sorte d’association symbiotique, l’extra-terrestre étant niché contre la nuque
de l’humain. Les hommes, ainsi parasités, ne sont désormais plus que des marionnettes obéissantes et dociles. Le roman raconte, de façon très réaliste et
dramatique, la lutte des humains pour résister à ce fléau jusqu’à l’extermination complète des parasites venus des étoiles. Un Heinlein mineur quant à son
thème, donc, mais d’une grande puissance de choc.
Nouveau coup de tonnerre en janvier 1952(282) avec la parution du roman d’Alfred Bester, The demolished man(283). On crut tenir là un des nouveaux
super grands du genre, mais après un autre roman et quelques nouvelles d’une égale qualité, Alfred Bester se tourna vers une profession commerciale plus
lucrative. J’ai eu l’occasion de le rencontrer et je lui ai demandé s’il y avait quelque chance qu’il se remette à écrire. Il m’a assuré que non, ses affaires
l’accaparant désormais complètement. The demolished man est une sorte de super-roman policier du XXIVe siècle. Un roman policier où les détectives ont
des moyens de sondage télépathique qui empêchent théoriquement tout acte criminel de se produire sans que le coupable soit immanquablement découvert
dans les minutes qui suivent. Or, un homme presque tout-puissant, Ben Reich, commet un meurtre et tient en échec les meilleurs télépathes de la police.
C’est un combat hallucinant entre leurs esprits, avec, pour Ben Reich, le risque de perdre plus que la vie, le risque de la « démolition » si jamais il est
démasqué. Roman très sophistiqué, donc, mais conduit avec un brio si extraordinaire et encore jamais vu en science-fiction, qu’il constitue une œuvre
inoubliable. À la Convention de Philadelphie de 1953, les fans décidèrent de décerner annuellement des prix, les « Hugo » (en l’honneur de Gernsback) aux
meilleurs romans, nouvelles, etc., parus dans l’année. The demolished man fut le premier Hugo.
Gravy planet, un sérial de Fred Pohl et Cyril M. Kornbluth, qui débuta dans le numéro de juin 1952 de Galaxy, devait devenir célèbre en volume, sous
le titre The space merchants(284). C’est une anticipation sociologique, à partir du mode de vie de l’Amérique moderne. Les auteurs ont supposé, avec hélas
quelque raison, que bientôt les pays seraient surpeuplés, dégradés par la pollution, et que le confort et la qualité de la vie des particuliers iraient en
diminuant. En revanche, la publicité aurait pris une importance de plus en plus grande, au point que les gouvernements ne seraient plus que des fantoches
aux mains des trusts des publicitaires. Dans ce monde assez terrifiant, l’homme n’est plus qu’un animal traqué par la publicité, un consommateur forcé, une
bête de somme. Les plaisirs traditionnels, par exemple la promenade à la campagne, sont devenus totalement impraticables, le béton étant partout. Même la
marche à pied en ville est devenue une épreuve en raison des gaz qui stagnent dans les rues et qui rendent obligatoire le port de masques. Des hommes,
certes, veulent revenir à un mode de vie plus humain, c’est-à-dire au nôtre, mais leur parti, celui des Conservateurs, est mis hors la loi, au nom du dieu
Progrès. Le récit est aussi celui de l’aventure personnelle d’un cadre supérieur de publicité, Michel Courtenay, qui, lors de la colonisation de Vénus, subit
un bouleversement total de sa situation et tombe au bas de l’échelle. Aidé par les Conservateurs, à son insu d’ailleurs, il parviendra à garder Vénus
disponible pour les humains que la publicité n’aura pas réduits au dernier degré de l’abrutissement. J’ai malheureusement peur que, beaucoup plus que
Marion Zimmer Bradley qui, en 1955, nous prédira pour l’homme un retour à la nature et à la sagesse dans The climbing wave(285), Pohl et Kornbluth
n’aient été meilleurs prophètes et ne nous aient décrit le monde du siècle prochain. Ma seule consolation, une consolation lâche, d’ailleurs, est de penser
que je serai mort avant.
Theodore Sturgeon retrouve la vedette dans le numéro d’octobre 1952 où paraît sa longue nouvelle, Baby is three. Son sujet, celui d’un homogestalt,
c’est-à-dire d’une entité composée de plusieurs êtres humains distincts, mais douée d’une unité psychique, passionna tellement Sturgeon qu’il décida d’en
faire un roman. Il écrivit d’abord un texte de longueur égale, se plaçant avant Baby is three, intitulé The fabulous idiot, puis un texte final, intitulé Morality,
formant la conclusion. Le livre eut pour titre More than human(286). C’est sous cette dernière forme que l’ouvrage est connu en France et passe à juste titre
pour une des plus parfaites réussites du genre. Son thème est donc celui d’une réunion d’êtres incomplets, anormaux, qui parviennent à former entre eux un
tout d’une essence supérieure. On a d’abord un idiot de village, puis deux petites jumelles qui peuvent apparaître ou disparaître à volonté, une fillette douée
d’un pouvoir télékinétique et un bébé mongolien au génie prodigieux. Or tous ces ratages de la nature forment ensemble l’homogestalt, échelon suprême
dans la marche de l’humanité : le bébé mongolien en est le cerveau, les jumelles en sont les membres, la petite fille le cœur, et l’idiot en est la conscience et
le chef. Encore une œuvre adulte, au plein sens du terme, où Sturgeon a parfaitement su expliquer la solitude de l’humanité, la tragique condition de
certains de ses membres déshérités, la haine de l’homme pour ce qu’il ne connaît pas et l’amour pur qui peut unir certains êtres simples. More than human
me paraît être une œuvre littéraire aussi achevée que n’importe quel classique de la littérature générale.
Le mois suivant, en novembre 1952, Isaac Asimov revenait avec une novelette intitulée The martian way(287), qui traite des problèmes opposant la
colonie terrienne de Mars à la planète mère. Il suppose que l’absence d’eau sur Mars et le coût fabuleux du transport rendent les colons dépendants et que
certains politiciens tentent d’exciter la xénophobie du public pour empêcher que l’on fasse parvenir l’eau terrestre aux colons de Mars. Ceux-ci sont donc
amenés à tenter une expédition très dangereuse pour se procurer de l’eau sous forme de glace dans les planètes extérieures, ce qui forme le sujet de ce récit
d’aventures, traditionnel mais agréable à lire.
Un mois plus tard, en décembre donc, c’est de nouveau Clifford D. Simak qui est en vedette avec le début de son roman, Ring around the sun(288). Ce
roman comporte deux thèmes qui, tout en se chevauchant et se complétant, ne m’ont jamais paru se marier parfaitement. D’une part un thème fort et
percutant : des inconnus mettent en vente des lames de rasoir qui ne s’usent jamais, puis des ampoules électriques qui durent toujours, enfin, une
automobile éternelle dont le capot est scellé. Tout cela à des prix défiant toute concurrence. Au bout de quelques mois, l’économie de la Terre s’effondre, la
Bourse est au plus bas, l’industrie de l’acier menacée, le chômage et la famine menacent. À ce moment, ces mêmes inconnus se mettent à distribuer
gratuitement des carbohydrates, sorte de nourriture synthétique qui résout les problèmes des chômeurs, mais non ceux du patronat et du gouvernement. Le
second thème est celui de l’existence d’une autre race au sein de la race humaine, sans doute des mutants qui possèdent la faculté, par simple concentration
mentale, de passer de notre planète à un monde parallèle, la Terre n° 2. Ce sont les habitants de cette Terre n° 2 qui ont entrepris ainsi la conquête pacifique
de la nôtre, afin d’offrir aux hommes toutes les possibilités d’une chaîne de Terres qui tournent autour du Soleil (d’où le titre de l’histoire). Le narrateur est
un écrivain, Jay Vickers, qui assiste d’abord en témoin indifférent aux événements, puis devient enquêteur avant de découvrir qu’il est lui-même une
fraction d’un des surhommes de la Terre n° 2. Tout cela donne un roman passionnant dans sa première partie, mais qui devient ensuite un peu flou et
compliqué.
Plusieurs nouvelles de Robert Sheckley avaient déjà figuré au sommaire de Galaxy, mais c’est véritablement dans le numéro d’avril 1953 qu’il se révéla
comme un auteur de tout premier plan avec son célèbre récit Seventh victim(289). Né en 1928, Sheckley a donc vingt-cinq ans lorsqu’il écrit ce récit qui va
marquer les véritables débuts d’une carrière exceptionnelle. Un film en fut tiré en 1965 sous le titre : La dixième victime(290), avec pour principaux
interprètes Marcello Mastroiani, Ursula Andress et Elsa Martinelli. Le récit de Sheckley se déroule dans un monde où la violence a été institutionnalisée.
Le crime légal est désormais permis à condition que le meurtrier accepte d’exposer à son tour ses jours aux coups d’un assassin. Ainsi, tout homme, toute
femme qui désire satisfaire ses instincts d’agressivité peut s’inscrire pour devenir tour à tour chasseur ou gibier. Les chasseurs ont le droit de tuer par tous
les moyens possibles la victime qui leur a été désignée, mais elle seule, et si jamais ils se trompent, ils sont arrêtés et condamnés pour meurtre. Les victimes
– qui ignorent l’identité du chasseur – ont le droit de se défendre et de l’abattre, mais, en cas d’erreur, sont également poursuivies pour meurtre. Un jeu
extraordinairement dangereux et sophistiqué. Lorsque l’on a été cinq fois chasseur et gibier, on se trouve hors-concours et l’on a droit aux plus grands
honneurs. Le récit est celui d’un chasseur, Frelaine, qui a le tort de s’éprendre de sa septième victime, Janet, ce qui lui sera fatal. Sheckley a réussi là une
petite vignette d’un futur possible, passionnante, haletante, en deux mots une totale réussite.
Isaac Asimov publie, dans le numéro d’octobre 1953, le début de son roman The caves of steel(291). Ces cavernes d’acier sont les villes terrestres du
futur, profondément enfouies sous la surface du sol et peuplées d’êtres humains qui n’ont jamais vu le soleil. Le thème est celui d’un roman policier, mais
la recherche du criminel est moins importante que la rivalité des deux enquêteurs, Lije Baley et R. Daneel Olivaw. Rivalité due au fait que l’initiale R
signifie que Daneel Olivaw n’est pas un homme, mais un robot. Qui de l’esprit humain ou du cerveau positonique, théoriquement parfait, l’emportera ? Tel
est le véritable sujet du roman d’Asimov.
Nous ferons maintenant un saut jusqu’en juin 1954, pour trouver le début du roman de Frederik Pohl et Cyril M. Kornbluth, Gladiator-at-law(292). Le
monde décrit dans ce roman est un peu l’exacerbation du nôtre où la violence, la passion du profit et l’arrivisme forcené se donnent libre cours dans des
cités cauchemars de béton. Le récit lui-même traite de la lutte d’un petit avocat inconnu, Charles Mundin, contre le trust immobilier de la « G.M.L.
Homes » qui n’est pas sans préfigurer la lutte de l’avocat américain Ralph Nader contre la « General Motors ». En fond de décor, Pohl et Kornbluth ont
imaginé des divertissements sanglants où des gladiateurs s’entretuent comme dans les jeux du cirque romain.
La numéro de septembre 1954 nous révèle un nouvel auteur, Daniel F. Galouye(293), qui deviendra plus tard l’auteur de bons romans dont nous
reparlerons. Dans ce numéro, il publie une nouvelle intitulée Satan’s shrine(294) qui s’inscrit dans la lignée des récits post-atomiques qui abondent depuis
1945. Le thème en est ingénieux : après la Troisième Guerre mondiale, un dictateur d’origine française, Jornal Sakoran, a créé, au fond d’un cratère, un
antre absolument inviolable tant il est parfaitement protégé par des boucliers énergétiques. De là, grâce à la menace de ses canons atomiques, il a exigé du
reste du monde un fabuleux tribut. Toutes les nations de la Terre se sont alors unies pour lutter contre le dictateur, surnommé Satan. D’innombrables
expéditions ont tenté de pénétrer dans son antre pour l’assassiner, mais en vain. Le récit est celui d’une nouvelle expédition dont le héros, Art Grant,
parviendra jusqu’à Satan lui-même ; ce sera pour apprendre que Sakoran est mort depuis longtemps. Les membres survivants des expéditions lui ont
succédé afin d’assurer la permanence d’une sorte d’abcès de fixation, astreignant les États de la Terre à s’unir pour lutter contre le dictateur, union qui
empêche le retour aux guerres locales et les risques d’holocauste. Satan XIV passe alors ses pouvoirs à Art Grant, Satan XV.
The laxian key(295), de Robert Sheckley, qui parut en novembre 1954, est peut-être l’exemple le plus parfait de la science-fiction humoristique, tout en
restant parfaitement plausible, jamais publié dans la revue. Deux compères, Gregor et Arnold, de l’agence A.A.A., prospèrent grâce à de multiples
combines. L’un d’eux rapporte un jour un « producteur spontané » découvert dans un parc à ferraille et acheté pour presque rien. Il provient de l’Ancien
Savoir des savants de la planète Meldge. Une fois mis en marche, le producteur spontané, sans aucun besoin d’énergie extérieure, marche indéfiniment,
sauf si on l’arrête avec une clé laxienne. Les deux amis s’aperçoivent bientôt qu’il produit du tangreese, une poudre grise qui est à la fois un matériau de
construction bon marché et la nourriture de la planète Meldge, mais il se révèle bientôt qu’il n’y a aucune demande pour ces deux produits. Or, le tangreese
continue à sortir de la machine et, faute de clé laxienne, Gregor et Arnold se voient bientôt envahis par la poudre grise. C’est alors que la Compagnie de
distribution d’électricité découvre dans leur producteur spontané l’origine de captations gigantesques de courant et présente la facture aux deux compères
effondrés ! Ceux-ci décident alors de partir pour la planète Meldge où ils comptent vendre leur producteur. Mais là-bas ils s’aperçoivent que la planète
entière est recouverte de la même poudre grise issue du tangreese et sont immédiatement refoulés. Toutefois, un douanier leur déclare que s’ils peuvent
revenir en apportant une clé laxienne, plusieurs statues seront élevées en leur honneur !
The discovery of Morniel Mathaway(296), de William Tenn, publié en octobre 1955, est un des plus beaux exemples de paradoxe temporel que nous ait
offerts la S-F. Morniel Mathaway est un peintre raté contemporain. Une machine temporelle apparaît soudainement dans son studio, et un critique du futur,
spécialiste de l’œuvre de Mathaway, vient lui rendre hommage. Il tient en main un catalogue des œuvres de Morniel Mathaway, œuvres qui se révèlent
effectivement être géniales. Abusant de la crédulité du critique, le peintre raté l’éloigne un moment, récupère le catalogue de ses œuvres et part dans le
futur en le serrant précieusement sous son bras. Pour survivre, le critique, resté dans le présent, va assumer la personnalité de Morniel Mathaway et être peu
à peu entraîné à peindre de mémoire les tableaux attribués à son idole. Mais, avec l’écoulement du temps, le critique a de plus en plus oublié les œuvres de
Mathaway dont il devient, en réalité, le véritable auteur.
C’est une utopie que Robert Sheckley nous présente dans le même numéro avec A ticket to Tranaï(297). Tranaï est la planète parfaite. Un jeune homme,
Jack, décide d’aller s’y établir. Il est accueilli à bras ouverts, tout lui est fourni gratuitement, la perfection lui semble bien régner sur ce monde. Il trouve
aussitôt à utiliser son diplôme d’ingénieur robotique dans une usine où il est chargé de déperfectionner les robots ; les gens craignant d’être asservis par ces
monstres mécaniques ou d’être servis trop rapidement, veulent toujours des machines plus lentes et plus critiquables. Il n’y a pas d’impôts sur Tranaï, mais
des percepteurs se livrent au hasard à des attaques à main armée pour faire circuler l’argent. Les citoyens, à leur tour, ont le droit de rançonner d’autres
citoyens. Quant aux femmes, elles vivent le plus souvent dans le Drssin, un appareil qui les maintient invisibles et dans un état d’animation suspendue.
Ainsi, elles ne vieillissent pas et sont toujours souriantes et disponibles lorsque leur mari les appelle. Jack ne tarde pas à épouser une jeune fille du lieu,
Janna, mais, imbu des coutumes terriennes, il croit lui faire plaisir en débranchant le Drssin. C’est alors qu’on lui propose la présidence du pays et, à
l’instant où il va l’accepter, il voit l’ancien chef d’État décapité par l’explosion du sceau suspendu à son cou. Ce sceau était une bombe, reliée à une sorte
d’ordinateur géant qui comptabilise les mécontentements des sujets. Jack comprend qu’il l’a échappé belle et retourne chez lui inopinément : il y trouve sa
femme dans les bras d’un amant. Elle lui reproche alors sa cruauté de la laisser vieillir et s’ennuyer à la maison au lieu de la placer, comme tout homme
doit le faire, dans le Drssin, afin qu’elle reste toujours jeune et belle. Elle lui révèle aussi que, le divorce étant interdit, il est de coutume que l’amant tue le
mari pour prendre sa place. Jack n’a que le temps d’atteindre l’astroport et de fuir vers la vieille Terre pour échapper à ce monde parfait de Tranaï !
Le mois de février 1956 nous apporte un récit exceptionnel de Christopher Grimm, Bodyguard(298). C’est l’histoire d’un certain Gabriel Locquard, un
bel homme veule et lâche, qui semble toujours en fuite. Sa femme, Hélène, finit par remarquer un homme qui semble les suivre et protéger son mari. Cet
homme n’a jamais le même aspect physique et pourtant, à ses yeux, elle reconnaît qu’il s’agit bien de la même personne. Elle apprend alors qu’à l’étrange
jeu de Zarquil, organisé illégalement par des créatures extra-terrestres, deux hommes peuvent échanger leur corps. Le véritable Gabriel Locquard n’est pas
son mari, mais ce personnage toujours renouvelé qui le surveille, dont Locquard a volé le corps au cours d’une partie truquée de Zarquil. Il s’ensuit une
aventure extraordinaire, où les rebondissements sont inattendus grâce aux continuels changements de personnalité des protagonistes. Ce Bodyguard m’avait
enthousiasmé à sa parution. Lors de sa relecture avant d’écrire ces lignes, je n’ai pas été déçu, loin de là. Un seul regret cependant : où trouver un endroit
pour jouer au Zarquil ?
Theodore Sturgeon donne en juillet 1956 un texte d’une grande beauté poétique, The skills of Xanadu(299). C’est encore une histoire d’utopie, mais la
planète Xanadu est bien différente de Tranaï. L’envoyé d’une planète surpeuplée, militarisée et animée d’un esprit de conquête, Bril, arrive sur Xanadu. Il
est alors accueilli dans un paysage champêtre et bucolique par des gens charmants qui, dès le premier instant, le reçoivent comme un vieil ami. Toute
l’éducation rigide de Bril se révolte contre cette façon de faire. Il est par ailleurs complètement désorienté par le mode de gouvernement de Xanadu, dirigé
par quarante et un sénateurs qui ne se réunissent jamais pour former le gouvernement mais communiquent entre eux par télépathie. Il est également
scandalisé par les vêtements des Xanadiens, ou plutôt par leur absence de vêtements, car ils ne portent guère qu’une ceinture à la boucle métallique
proéminente et parfois quelques pièces d’étoffe volant au vent. Pourtant, un accident détruit l’uniforme de Bril et il doit se vêtir à la mode xanadienne. À
l’instant où il boucle la ceinture, la révélation des secrets de la civilisation utopique xanadienne lui est accordée. Le secret réside, en effet, dans cette
ceinture et, à sa grande stupeur, il constate que la formule permettant de réaliser cet objet miracle est gravée sur la boucle. Il la ramène sur sa planète qui,
de militarisée, hiérarchisée, violente, va devenir édénique comme Xanadu. Ainsi que le disent les Xanadiens après son départ, c’était leur dix-septième
conquête.
En octobre de la même année, commence le nouveau roman d’Alfred Bester, The stars my destination(300). Au départ, son thème est celui d’une
vengeance ; Gulliver Foyle, unique survivant d’une catastrophe interstellaire, adresse des signes de détresse à un autre vaisseau de l’espace le Vorga, qui
l’ignore délibérément. Foyle, enfin sauvé, recherchera, à travers tout l’univers et même au-delà du temps, les coupables de cette trahison. Thème classique,
mais traité de façon très sophistiquée et volontairement inhabituelle. Personnages tranzittant (c’est-à-dire se téléportant) à travers toute la planète,
interaction du passé sur le présent et du futur sur le passé, présence d’un Homme de feu au rôle mal défini, multiples intrigues amoureuses, concourent à
énerver artificiellement le sujet. Bester a visiblement voulu surpasser le climat de sensationnel qu’il avait créé dans The demolished man. Ce second roman,
tout en étant passionnant à lire, ne m’a pas laissé d’impression durable car il est beaucoup trop artificiel pour me toucher.
L’année 1957 va voir paraître les derniers textes de ce style bien particulier imposé par H. L. Gold aux auteurs de Galaxy. Bien que Gold reste rédacteur
en chef jusqu’en octobre 1961, il est évident, à partir de 1958, que la revue change d’esprit et se transforme. De cette année 1957, je retiendrai deux textes.
Et d’abord Advance agent(301) de Christopher Anvil. C’est l’histoire d’un agent secret des Galactic Enterprises, Dan Redman, envoyé en mission sur la
planète Porcys. À cet effet, on lui a procuré des vêtements locaux, malheureusement, il s’aperçoit bientôt que si tout le monde porte une cape dans la rue,
seule la sienne est bleue ! Une statue représentant un personnage vêtu comme lui et portant gravés sur son socle les mots « liberté, combinaison, fraternité »
lui confirme qu’il a bien peu de chances de passer inaperçu. Effectivement, lorsque les agents d’une entreprise commerciale rivale des Galactic Enterprises
envahissent la planète, c’est à lui qu’on s’adresse pour rétablir la situation. Thème traditionnel mais traité d’une manière extrêmement intrigante et
astucieuse qui rend le récit passionnant à lire de bout en bout.
Nous quitterons la revue Galaxy sur un dernier texte de Robert Sheckley, l’auteur qui représente le mieux la première manière de ce magazine, The
deaths of Ben Baxter(302). Le thème en est encore celui de la modification du présent par des actions sur le passé. Le présent est représenté comme la
probabilité temporelle n° 1 avec d’infimes variations possibles. Les grands bouleversements sont bien évidemment interdits. Or les problèmes de la
pollution (hé oui, déjà !) posés dans les temps modernes sont rendus plus aigus par la disparition de nombreuses forêts aux États-Unis d’Amérique, forêts
qui auraient dû être plantées par un nommé Ben Baxter, s’il n’avait pas été assassiné jadis. Trois faisceaux temporels semblent possibles aux manipulateurs
du futur, et des agents sont envoyés dans le passé pour tenter de sauver Ben Baxter. L’histoire est alors racontée trois fois avec des variantes montrant les
différences d’évolution des civilisations. Mais il est difficile de changer le passé et si, dans la première probabilité, Ben Baxter est bien assassiné, dans la
seconde il meurt de maladie et dans la troisième il se suicide ! Un pur petit joyau de Sheckley. (303).
F & SF :
The magazine of Fantasy débuta à l’automne 1949. Il était dirigé par Antony Boucher et publié par la même maison que le magazine policier Ellery
Queen’s Mystery Magazine, ce qui explique la forte proportion d’auteurs policiers que l’on trouve dans ses premiers numéros. Dès le numéro 2, le titre fut
changé en The magazine of Fantasy and Science-Fiction. Contrairement à Galaxy qui, dès son premier numéro se révéla comme un magazine de tout
premier ordre, F & SF, (c’est désormais sous cette appellation abrégée que nous désignerons la revue) ne devint réellement importante qu’à partir de 1954.
Pendant les quatre premières années, elle publia certes d’excellents textes fantastiques ou insolites, mais peu de choses du point de vue de la science-
fiction. Le texte de Theodore Sturgeon paru dans le n° 1, The hurkle is a happy beast(304), est un récit mineur et qui ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête.
Meilleur fut le Ray Bradbury publié en février 1951, The one who waits(305). Il s’agit d’un récit d’horreur poétique où une créature, tapie sur Mars au fond
d’une sorte de puits, attend depuis des millénaires. Lorsque des explorateurs venus de la Terre s’arrêtent près d’elle, elle les absorbe, puis recommence à
attendre.
Arthur C. Clarke marqua de son empreinte le numéro d’août 1951 de F & SF avec son court récit Superiority(306). Ce texte avait même été mis
obligatoirement au programme des écoles militaires, affirmait le texte de présentation(307). Son thème en est très simple : au cours d’une guerre entre deux
adversaires de force égale, si l’un d’eux se dote d’armes nouvelles qui l’assurent en apparence d’une supériorité écrasante, il a toutes chances de perdre le
conflit ; ni le commandement, ni les combattants, ni les techniciens n’étant, en effet, à même de se recycler assez rapidement. Cette nouvelle reçut un
véritable concert de louanges, ce qui m’a toujours un peu surpris ; je reconnais que l’idée en est fort astucieuse, mais, en tant que récit, Superiority reste très
mineur.
Un nouvel auteur féminin, Zenna Henderson, fit son apparition en octobre 1952 avec Ararat(308). Ce texte était le premier d’une série consacrée à un
groupe humain, nommé Le Peuple, venu un jour des étoiles et vivant caché parmi nous. Ces êtres ont des pouvoirs parapsychologiques : télékinésie,
prémonition, etc., qu’ils cachent soigneusement, afin de ne pas être identifiés par les Hommes. Ce premier texte, qui est peut-être le meilleur, raconte les
problèmes que pose l’éducation des enfants dans un village entièrement constitué par des individus du Peuple, village où il est bien difficile de faire venir
et surtout de conserver un instituteur. Les Anciens obtiennent enfin la venue d’une jeune fille, Miss Carmody, une excellente institutrice qui,
inexplicablement, a été renvoyée de tous ses postes. La chute, inattendue, sera que Valancy Carmody était elle-même descendante d’une autre colonie du
Peuple et était douée de pouvoirs surnaturels, dont l’usage l’a fait chasser des divers postes qu’elle a occupés. Désormais, le Peuple a un devoir tout tracé,
entrer en contact avec ses autres représentants disséminés à la surface de la Terre. Ce seront les sujets des nouvelles suivantes : les quatre premières furent
d’un assez bon niveau et réunies ensuite par Zenna Henderson en volume, sous le titre Pilgrimage, en 1961. Le but de l’auteur était d’écrire un récit qui
fasse pendant à l’exode biblique, d’où, d’ailleurs, le choix des titres : le mont Ararat, le Jourdain, « Galaad », etc.(309) Les premiers récits, intimistes, et
d’une poignante simplicité remportèrent, auprès des lecteurs, un succès mérité. Malheureusement, l’auteur ne voulut pas en rester là et donna de
nombreuses suites à sa chronique du Peuple, ce qu’il eût mieux valu qu’elle ne fît point.
En février 1953 débuta une série à suivre de l’écrivain écossais, J. T. Mclntosh, One in three hundred(310). Le roman fut complété en janvier 1954 par
One in a thousand(311) et, en septembre de la même année, par One too many(312). Le sujet en est simple, quoique très artificiel : la Terre est condamnée et
il faut émigrer vers Mars. Mais il n’y a pas suffisamment de fusées pour emmener toute la population terrienne. Chaque pilote doit choisir ses propres
passagers, soit environ une personne sur trois cents. C’est donc le drame humain imposé par ce choix qui est le thème du premier récit. Le second raconte
le voyage qui n’a qu’une chance sur mille d’atteindre Mars car, à l’insu des pilotes, de nombreuses fusées n’ont pas de combustible en quantité suffisante
pour atteindre la planète rouge. Le dernier texte enfin raconte les difficultés de l’établissement de la communauté terrienne sur Mars. Mclntosh a écrit là
une œuvre qui se laisse lire avec beaucoup d’intérêt, mais qui est parfaitement fausse et gratuite sur le plan des réactions psychologiques des personnages.
Relue vingt ans après, il n’en reste plus grand-chose.
C’est en revanche un chef-d’œuvre immortel que Charles Harness nous offre dans le numéro de juin 1953 : Child by Chronos(313). C’est assurément la
plus parfaite histoire de paradoxe temporel qui ait été écrite. Qu’il me suffise de dire qu’il est question dans cette histoire de cinq personnages : une mère et
sa fille, le père de la jeune fille, l’amant de la mère, et le futur époux de la jeune fille. Et pourtant, seuls un homme et une femme sont les héros de ce récit
absolument extraordinaire et que je m’en voudrais de déflorer puisqu’il peut être lu dans une anthologie accessible à tous.
La nouvelle de Robert Abernathy, Axolotl(314), qui parut en janvier 1954 et impressionna beaucoup de lecteurs, a été complètement rendue caduque par
la conquête spatiale. L’auteur supposait en effet que l’homme était une sorte d’axolotl, cet animal marin qui ne parvient jamais à se métamorphoser
complètement pour atteindre la forme adulte ; il supposait aussi que l’être humain y parviendrait une fois dans l’espace. Le thème était beau et ambitieux
mais le premier vol de Gagarine le réduisit à néant.
The inner worlds(315), de William Morrison, publié en avril 1954, est intéressant à plus d’un titre. Il suppose, sur une planète lointaine que des hommes
viennent coloniser, l’existence d’êtres parasitaires – les Endos – qui peuvent communiquer entre eux par une sorte de télépathie et diriger les corps de gros
animaux qu’ils habitent. Humains et Endos finissent par entrer en contact et l’un des hommes proposera de tenter une expérience de symbiose, les Endos
étant parfaitement capables de détruire tous les microbes qui attaquent l’organisme, de même que les cellules cancéreuses. Tout bénéfice pour l’homme,
pense donc celui-ci ; tout bénéfice pour l’Endo, pense le parasite qui voit la possibilité de multiplier sa race à l’infini à travers les étoiles.
En mai 1954, Anthony Boucher réussit un coup de maître en achetant à Robert Heinlein un roman en trois parties : Star lummox(316). Ce récit fait partie
des œuvres de Heinlein plus particulièrement destinées aux adolescents, mais peut parfaitement être lu par des lecteurs plus âgés. Star Lummox raconte
l’histoire d’un énorme bébé extra-terrestre égaré sur la Terre. En réalité, cet être, familièrement connu sous le nom de Lummox, est Son Altesse Impériale,
Infante de sa race, deux cent treizième de sa lignée, héritière matriarcale des Sept Soleils, future souveraine de neuf milliards de créatures vivantes. Des
êtres de son espèce, les Hroshii, viennent la réclamer en menaçant de détruire la Terre pendant qu’une police locale, particulièrement stupide, cherche, elle,
à tuer la pauvre Lummox. Avec l’aide d’un garçon et d’une fille terriens, deux garnements au caractère épouvantable, l’Infante impériale finira par sortir de
ce mauvais pas et les deux jeunes gens deviendront les premiers ambassadeurs terriens à occuper un poste hors de notre planète. Un roman bien mené, très
amusant, une excellente réussite à un niveau mineur.
En décembre 1954, nous découvrons le premier texte important de Philip K. Dick, The father-thing(317). Dick est né à Chicago en décembre 1928.
Après avoir exercé divers métiers, il devint l’élève d’Anthony Boucher et se mit à écrire en 1952(318). Ses premiers textes étaient d’intérêt moyen. The
father-thing est une nouvelle d’horreur pure, au style dépouillé, où un jeune garçon s’aperçoit qu’une bête, sans doute venue d’un autre monde, a absorbé la
substance de son père et a reconstitué artificiellement son corps. Une mère truquée est en préparation ainsi qu’un enfant destiné à prendre sa place. Aidé par
un gamin du voisinage, il réussit à détruire les monstres en les brûlant avec du pétrole. Sans que le Monde le sache, la Terre a échappé à un horrible fléau.
Notons que les dernières lignes de la traduction française : « À des centaines de kilomètres de là, une autre bête, semblable à la première, sortait de son
souterrain et allait se terrer au creux d’un dépotoir », ne figurent pas dans le texte original et sont une pure invention surajoutée par le traducteur français.
La science-fiction prédictive, et même prophétique, marque des points dans le numéro de février 1955, avec le long récit de Marion Zimmer Bradley,
The climbing wave(319). Son thème, qui était intéressant à l’époque, l’est encore beaucoup plus aujourd’hui : nous assistons au retour de la première fusée
interstellaire en provenance d’Alpha du Centaure, où les Hommes avaient autrefois (c’est-à-dire peu après notre époque) envoyé une expédition. Les pilotes
de cette première fusée n’ont jamais vu la Terre et, au lieu des grandes métropoles et des astroports qu’ils s’attendent à découvrir, ils ne trouvent que
quelques villages champêtres isolés. En désespoir de cause, le chef de l’expédition s’adresse à une sorte de paysan, nommé Frobisher, et lui raconte son
histoire : « Ah bon ! » fait l’autre. Les astronautes, évidemment assez déçus du manque d’intérêt qu’ils suscitent, sont saisis de panique lorsqu’ils
apprennent que la Terre entière a renoncé à la technologie et, apparemment, à la science. Finalement, les Hommes venus de l’espace se rendront compte
que les Terriens n’ont pas totalement renoncé au bénéfice de la technique scientifique, mais qu’ils lui ont assigné une part extrêmement réduite dans leur
vie : ce court extrait le fera mieux comprendre.
« Frobisher dit d’un ton dégoûté : « Vous avez encore le point de vue du Barbare, je vois. La radio, par exemple. Les Barbares avaient même des radios
avec des images, et ils se contentaient de s’asseoir, d’écouter et de regarder des gens s’agiter et accomplir des choses, au lieu de les accomplir eux- mêmes.
Naturellement, ils vivaient d’une manière plutôt primitive.
— Primitive ? interrompit Brian. Et vous, vous avez des avions et tout le monde va à pied ! »
Frobisher dit, irrité : « Et pourquoi pas ? Qu’a-t-on à faire de si pressé ? L’essentiel est de disposer de transports rapides, les rares fois où ils sont
nécessaires. »
La nouvelle fut jugée réactionnaire(320) à sa parution, elle nous paraît seulement prémonitoire de nos jours, mais utopique. L’auteur suppose, en effet,
que le plus grave danger qui menace notre planète, à savoir l’explosion démographique, avec tout ce qu’elle entraîne de dégradation et de pollution, est
résolu dès l’instant où l’on donne aux femmes des moyens anticonceptionnels efficaces. N’importe quelle assistante sociale sait très bien que ce sont
uniquement, ou presque, les femmes qui ne mettaient déjà que fort peu d’enfants au monde qui utilisent de tels moyens. Ce n’est donc finalement pas
tellement une histoire de science-fiction prédictive qu’a écrite Marion Zimmer Bradley, mais un conte de fées que nous aimerions tous voir devenir réalité.
A canticle for Leibowitz (321), de Walter M. Miller Jr., parut en avril 1955. C’était le premier d’une série de récits relatifs à l’Ordre de Saint-Leibowitz,
qui furent plus tard réunis en volume sous le titre de la première nouvelle. Il s’agit encore d’un récit postatomique où la civilisation ne subsiste que dans de
petites communautés tandis que la barbarie règne partout ailleurs. Le savoir a disparu en même temps que les livres, et seuls quelques pieux moines, de
l’Ordre de Saint-Leibowitz (Leibowitz était un savant et non un homme de religion) conservent encore quelques bribes de la science ancienne car ils
recopient ce qu’ils croient être des livres religieux. Il s’agit en réalité d’ouvrages scientifiques et de plans de machines. Dans la suite du récit, nous verrons
arriver la nouvelle Renaissance, qui ramènera la civilisation au niveau qu’elle avait atteint au XXe siècle avec, se profilant à l’horizon, la menace d’un
nouvel holocauste. La vie monacale du Frère Francis, tout entière tournée vers la transcription fidèle des vieux livres ou plans qui lui ont été confiés, est
décrite avec un réalisme, une minutie qui donnent un charme tout particulier au livre de Walter M. Miller et en font un des classiques du genre.
Le célèbre texte de Poul Anderson, Time patrol(322), qui parut en mai 1955, a le même fondement que The deaths of Ben Baxter(323) de Sheckley. Mais
Poul Anderson est beaucoup plus optimiste quant aux possibilités de manipulation du temps. Il suppose une organisation, la Patrouille du Temps, qui est
chargée de maintenir l’histoire dans son cours, tel qu’il a été prévu et établi par nos lointains descendants. Les membres de la Patrouille ont pour mission
d’aller à diverses époques cruciales de l’Humanité, pour veiller à ce que certains événements historiques aient bien lieu ou, au contraire, n’y prennent pas
place. Ce sont donc des récits d’une histoire divergente, que nous propose ici Poul Anderson, mais d’une histoire qui rejoindra celle que nous connaissons,
grâce à l’action des envoyés de la Patrouille du Temps. Les quatre nouvelles appartenant à ce cycle furent ensuite réunies en un volume.
Philip José Farmer avait eu déjà plusieurs textes publiés dans S & SF lorsque parut Father(324), en juillet 1955. Farmer était devenu célèbre dans le petit
monde de la science-fiction, lors de la parution de son court roman The lovers, dans le numéro d’août 1952 de Starling Stories, dont nous reparlerons au
cours de ce chapitre. Father est une longue nouvelle très ambitieuse qui commence pourtant de façon fort classique. Un astronef en difficulté doit atterrir
sur une planète inconnue. Le capitaine Tu et l’équipage descendent à terre avec le Père John Carmody et l’évêque André. Or, sur cette planète, ils vont tout
simplement se trouver face à face avec Dieu ! Il s’agit d’un personnage biblique qui se fait appeler le Père ; il est de stature géante et possède une voix de
tonnerre qui a le pouvoir de ramollir les entrailles de tous ceux qui l’écoutent. Cette créature prouve sa divinité en ressuscitant d’entre les morts plusieurs
animaux qui viennent de mourir. Mais cet être est-il vraiment Dieu ? C’est là le grave problème théologique auquel doivent faire face l’évêque André et le
Père Carmody. Sur ce sujet, sortant réellement de l’ordinaire, Philip José Farmer a réussi à nous passionner, autant par le drame humain des deux prêtres
que par l’extraordinaire de la situation. Une réussite exceptionnelle.
En mars 1956, je citerai une bonne nouvelle de Poul Anderson, Superstition(325) qui oppose les vieilles techniques magiques à la Science du Futur. C’est
la Magie qui l’emporte, car les scientifiques ont toujours négligé d’étudier les facultés « psi » du cerveau : télékinésie, précognition, télépathie, etc. Un récit
très agréable à lire.
En octobre de la même année, Robert Heinlein revient, avec un de ses meilleurs romans, The door into summer(326). Son héros principal est, à mon avis
du moins, un chat nommé Pete qui a l’habitude de chercher « la porte sur l’été ». Il demande à son maître d’ouvrir successivement toutes les portes de la
maison, car il suppose, lorsqu’il fait mauvais, que l’une d’entre elles, au moins, pourrait donner sur le beau temps. Lorsque son maître, Daniel Boone
Davis, voit ses affaires mal tourner, il cherche à son tour une porte sur l’été et la trouve grâce au nouveau système d’animation suspendue par congélation.
Ceci nous vaut un roman alerte et brillant où, rassurez-vous, le chat Pete rejoindra son maître dans le futur.
Robert F. Young est un de ces excellents auteurs qui, faute d’avoir écrit des romans célèbres, passent un peu inaperçus. Son talent est pourtant très
original ainsi qu’en témoigne la nouvelle Goddess in granite(327), parue dans le numéro de février 1957 de F & SF. Une des huit merveilles de la galaxie est
la Vierge, une chaîne de montagnes sur Alpha Virginis. Cette chaîne de montagnes a été sculptée et travaillée pour prendre l’aspect d’un corps féminin
étendu sur le dos dès l’instant où on la voit d’en haut. Deux lacs artificiels forment ses yeux ; des forêts autour de la tête ou sur le bas-ventre suggèrent les
cheveux ou les poils pubiens. Le récit est celui de l’ascension de la Vierge par Marten, un névrosé qui a décidé de se suicider en se jetant dans l’un des
yeux de la statue cyclopéenne. Il compte ainsi effacer les échecs sentimentaux et professionnels de sa vie, en devenant, en quelque sorte, le premier amant
de la Vierge. Mais, lorsqu’il arrive aux orbites creuses, c’est pour apercevoir, en leur fond, des ossements qui attestent que sa folie n’est pas aussi originale
qu’il l’avait cru. Il se détourne alors de la Vierge comme un amant qui aurait soudainement découvert que la pure jeune fille qu’il aimait n’était qu’une
putain.
Nous terminerons ce survol de F & SF par la pièce de télévision de Gore Vidal, Visit to a small planet(328), dont les dialogues furent publiés dans le
numéro de mars 1957. Elle avait été jouée l’année précédente à la télévision américaine et, devant son très vif succès, reprise ensuite sur une scène de
Broadway. On y voit Kreton, un visiteur extra-terrestre, descendre d’une soucoupe volante et pénétrer dans une famille bien américaine. Au moment où,
simplement pour le plaisir, Kreton va déclencher une guerre atomique, un autre visiteur spatial apparaît et le ramène dans sa nursery du futur qu’il n’aurait
jamais dû quitter. La pièce se présente comme une satire sociale des milieux de la bourgeoisie américaine et également de l’armée, l’un des personnages
présents dans la maison où a débarqué Kreton étant un général du Pentagone. Le tout est écrit dans un style caustique et fort brillant(329).
Astounding Science-Fiction :
Nous en venons maintenant à Astounding qui a perdu son leadership. Les récits qu’on y trouve sont certes toujours écrits par de bons auteurs, mais
tellement alourdis par cette science, chère au rédacteur en chef, que leur lecture en devient pénible. L’auteur campbellien type de la période est Hal
Clement, dont quelques ouvrages ont été traduits dans notre langue, ce qui permet au public français de se faire une idée de ce genre de science-fiction.
Pendant la période considérée, je citerai donc, tout d’abord en avril 1950, la parution de The wizard of Linn(330), par A. E. van Vogt, la suite de son Empire
of the atom(331). On y voit Lord Clane Linn menacé par une extra-terrestre, venue du fond de l’espace. Le roman est intéressant, mais ce n’est pas du grand
van Vogt.
James Blish fait son entrée dans Astounding, en avril 1950, avec Okie, le premier récit de la série de ses villes nomades, qu’il poursuivit pendant des
années, aussi longtemps que la série des Zoromes, a même écrit Damon Knight avec sa méchanceté coutumière ! Finalement, le tout fut réuni en quatre
volumes, They shall have stars(332), publié en 1957, puis A life for the stars(333), Earthman, come home(334) et, enfin The triumph of time(335). Le thème
général est celui de villes terrestres qui s’arrachent tout entières au sol de leur planète grâce à un système d’antigravité et qui, protégées par un dôme
protecteur, partent explorer l’espace. Le dernier titre de la série est de loin le meilleur, mais je trouve les trois autres bien ennuyeux.
Mai 1950 marque un tournant dans la carrière de John W. Campbell. Il publie en effet ce mois-là un article de L. Ron Hubbard, Dianectics : the
évolution of a science. De nombreux savants ont montré que la dianétique de Hubbard, nouvelle science de l’esprit, était en fait dénuée de toute valeur.
Campbell la présenta comme un travail scientifique de première importance et engagea toute son autorité morale pour la faire prendre au sérieux, se
disqualifiant ainsi lui-même dans l’esprit des scientifiques véritables. La dianétique fut à Campbell ce que le « Shaver Mystery » fut à Palmer, à la
différence que le rédacteur en chef d’Astounding n’y perdit pas sa place. Il fut plus heureux en publiant en octobre de la même année, The hand of Zeï(336),
de L. Sprague de Camp, une science-fantasy de la meilleure cuvée. Les désopilantes aventures de deux Terriens sur la planète Krishna ne se racontent pas,
elles se savourent.
Iceworld, de Hal Clement, paraît à partir d’octobre 1951. Il a pour thème l’enquête de Sallman Ken, natif de Sarr, sur l’introduction d’une drogue très
dangereuse et inconnue sur sa planète. À noter que le monde de glace dont parle le titre n’est autre que la Terre. Le roman n’est pas vraiment mauvais, mais
il est écrit d’une façon si lente, et si minutieuse, qu’il en devient fort ennuyeux. Un an plus tard, en octobre 1952, paraissait un roman mineur d’Isaac
Asimov, The currents of space(337), qui se rattache au cycle de Trentor, mais sans avoir l’ampleur de la série Foundation(338). Citons ensuite le nouveau
feuilleton de Hal Clement qui débute en avril 1953, Mission of gravity(339). Clement a eu l’idée d’une planète gigantesque, Mesklin, tournant à toute allure :
une journée entière s’écoule en moins de vingt minutes ! De ce fait, le poids d’un homme qui, à l’équateur, représente seulement le triple de ce qu’il est sur
la Terre, se trouve être au pôle de la planète géante neuf cents fois supérieur ! Le roman a pour sujet la récupération d’une sonde envoyée au pôle sud de
Mesklin par les Terriens et qui se refuse à émettre les renseignements qu’on attendait d’elle. Comme il s’agit d’un engin d’un coût prodigieux, il n’est pas
question d’en envoyer un autre et les hommes de la Terre décident un indigène, une sorte de scolopendre, nommé Barlennan, à tenter le voyage à leur
place. C’est cette odyssée et les rapports difficiles entre les Terriens et l’indigène de la planète Mesklin que nous raconte minutieusement Hal Clement. Tel
quel le roman n’est pas inintéressant, mais il aurait beaucoup gagné à être élagué et raconté de façon moins pesante. Il est vrai que tout est un problème de
pesanteur sur la planète Mesklin…
C’est en revanche un chef-d’œuvre d’humour et de légèreté que nous donne Fredric Brown, avec Martians, go home !(340) en septembre 1954. La
fameuse invasion de la Terre par des Martiens, prévue par H. G. Wells, se produit enfin. Or, les Martiens ne sont pas des monstres guerriers, mais des
sortes de petits lutins verts qui peuvent passer au travers des portes et des murs et se contentent d’observer, à grand renfort de ricanements et d’insultes,
tous les humains qui les approchent. Rien ne leur résiste, ni les secrets d’État, ni le Rideau de fer, ni les coffres privés des banques, et leur plus grande joie
réside dans la divulgation des secrets militaires ou d’ordre privé. On comprend sans peine que notre civilisation ne résiste pas longtemps à la proclamation
urbi et orbi de toutes les vérités, surtout celles qui ne sont pas bonnes à dire. Ainsi que le rapporte l’auteur : « Cent quarante-six jours et cinquante minutes
après leur première apparition, les Martiens se volatilisèrent. » Relu aujourd’hui, ce livre qui date de vingt ans n’a pas pris une ride.
Après une médiocre année 1955, le mois de février 1956 fut marqué par la rentrée de Robert Heinlein, avec son roman Double Star(341). Le thème de ce
roman n’est pas sans rappeler, comme nous allons le voir, celui de The Star Kings(342) d’Edmond Hamilton, mais le traitement n’est plus du tout celui du
space opera, car la science-fiction a mûri. Le grand Lorenzo, un acteur sans emploi, est engagé pour doubler un homme politique John J. Bonforte,
actuellement chef de l’opposition, qui se trouve être à la fois l’homme le plus haï et le plus aimé de tout le système solaire. Mais le rôle de Lorenzo dépasse
celui d’une doublure véritable lorsque Bonforte est enlevé par ses adversaires et soumis à un lavage de cerveau. L’acteur minable doit alors se substituer
réellement à son personnage. À la fin de l’ouvrage, Bonforte mourra des suites du traitement qu’il a subi, mais c’est le décès du grand Lorenzo que les
journaux annonceront, car l’acteur est désormais devenu John J. Bonforte, l’homme dont dépend le sort de neuf planètes. Double Star reçut le Hugo du
meilleur roman à la Convention de New York en 1956(343).
Et pour finir cette rapide revue d’Astounding, nous dirons deux mots de The naked sun(344), d’Isaac Asimov, paru à partir du numéro d’octobre 1956. Ce
roman fait suite à The caves of steel(345) précédemment paru dans Galaxy. Nous y retrouvons nos deux détectives, Lije Baley et R. Daneel Olivaw, le robot,
qui ont été envoyés sur la lointaine planète Solaria où, pour la première fois de son histoire, un crime a été commis. La densité humaine y est si faible que
les hommes ont renoncé au contact physique et acceptent seulement de se visionner grâce à des projections télévisées. Par suite, le meurtre est impossible
puisque nul Solarien n’aurait la force nerveuse suffisante pour s’approcher d’un de ses compatriotes. Tel est le problème que Baley et Daneel Olivaw vont
avoir à résoudre. Un roman policier-fiction qui ravira les amateurs du genre et ennuiera les autres.
Autres magazines :
Nous allons maintenant faire un survol rapide des autres publications de science-fiction de l’époque. Rien d’intéressant à signaler dans Amazing Stories.
En revanche, Fantastic Adventures nous réserve une heureuse surprise dans son numéro de février 1950 avec la publication de The dreaming jewels(346) de
Theodore Sturgeon. L’effet choc de son premier paragraphe reste inchangé des années plus tard : « L’enfant s’était fait surprendre, dans un coin du stade
scolaire, alors qu’il se livrait à un acte répugnant ; on l’avait renvoyé chez lui en l’expulsant ignominieusement de l’école. À cette époque, il avait huit ans ;
cela faisait plusieurs années déjà qu’il pratiquait ce vice. » Cet enfant, Horty, mange des fourmis car il s’agit d’un mutant dont l’organisme exige de l’acide
formique. Martyrisé par ses parents adoptifs, il ne va pas tarder à s’enfuir et trouver refuge au sein d’un cirque ambulant où il est recueilli par deux jeunes
naines qui le protègent tant bien que mal du féroce directeur surnommé « le Cannibale ». Dans ce milieu, Horty entrera en contact avec une étrange
collection de cristaux, des cristaux qui gémissent et peuvent rêver. Sturgeon a réussi, avec ce roman de science-fiction psychologique, une œuvre d’une
haute qualité littéraire et intellectuelle.
Starling Stories, avant sa disparition en octobre 1955, nous a donné plusieurs textes dignes d’intérêt. Tout d’abord, en janvier 1950, The shadow men,
un court roman de A. E. van Vogt, qu’il reprit ensuite, augmenta et publia en librairie sous le titre Universe makers(347). Le premier chapitre reste un des
sommets de van Vogt, je ne connais personne qui, l’ayant commencé, ait pu ensuite l’abandonner. Le lieutenant Morton Cargill, ivre mort, fait la
connaissance d’une jeune femme, nommée Marie Chanette, qui lui demande de la conduire chez elle. Cargill accepte malgré son état et ne tarde pas à avoir
un accident dont il sort indemne, mais la fille est morte. Cargill fuit, espérant que nul ne l’a vu, et rejoint son unité en partance pour la Corée. Un an plus
tard, de retour à Los Angeles, il reçoit la lettre suivante : « Cher capitaine Cargill, je vous ai entrevu l’autre jour dans la rue, et j’ai constaté que vous êtes
toujours à l’annuaire. Auriez-vous l’amabilité de passer ce soir mercredi, à l’hôtel Jifford, vers 20 h 30 ? Je vous y attendrai. Avec l’expression de ma
sincère curiosité. (Signé) Marie Chanette. » À la fois stupéfait et terrifié, Cargill se rend à cette étrange invitation, la femme qui l’y attend est bien celle qui
a été tuée un an auparavant dans l’accident de voiture. Cargill essaie de nier, mais la fille lui montre des photos – extrêmement nettes – de l’accident où
l’on voit son propre corps brisé et tordu, tandis que Cargill ouvre la portière pour s’extraire de la voiture ! Ensuite, elle lui tend une sorte de carte où sont
tracés des signes en caractères lumineux :
« La Société Inter-temporelle pour le réajustement psychologique
« Recommande une cure à l’intention de :
« Sujet à traiter : capitaine Morton Cargill.
« Date : 5 juin 1954.
« Crime : assassinat.
« Thérapeutique : assassinat du sujet. »
Si, après cela, vous pouvez ne pas lire Universe makers, c’est que vous n’aimez pas réellement la science-fiction.
En mai 1952, paraît Hell flower(348), de George O. Smith ; cette « fleur d’enfer », semblable en apparence à un gardénia, est une drogue aphrodisiaque
pour les femmes. Donnée à n’importe laquelle de nos compagnes, celle-ci se sent aussitôt prise d’un irrésistible désir sexuel et la jeune fille la plus
virginale devient instantanément une nymphomane caractérisée. Pour lutter contre cette drogue, le service antinarcotique engage Charles Farradyne, un
pilote d’astronef radié, pour enquêter dans le milieu des trafiquants de drogue. Sa mission le mènera beaucoup plus loin que prévu, puisqu’il se heurtera à
des extra-terrestres dont le dessein est de s’emparer du système solaire. Space opera, en fin de compte, mais à partir d’un sujet très moderne pour le lecteur
d’aujourd’hui(349).
Beaucoup plus importante fut la parution en août 1952 du premier texte de Philip José Farmer, The lovers(350). Farmer débutait tard dans la carrière
d’écrivain, puisqu’il est né le 26 janvier 1918 dans l’Indiana. Il lut très tôt des récits de science-fiction, mais ne se décida que tardivement à en écrire. Son
premier essai – et son premier chef-d’œuvre – fut cette novelette, The lovers, qu’il proposa à J. W. Campbell, pour Astounding. Celui-ci, surpris par la
nouveauté du ton et horrifié de voir apparaître la sexualité dans un récit de S-F, la lui refusa en la qualifiant d’écœurante. H. L. Gold la refusa également
pour Galaxy, mais pour d’autres motifs. Le récit supposait, en effet, l’existence d’un État d’Israël devenu une des premières puissances de la planète et
d’une religion fondée par un demi-juif, dont l’auteur ne cachait pas le caractère méprisable. C’est finalement Samuel Mines, le rédacteur en chef de
Startling Stories, qui accepta de publier The lovers, créant ainsi une très forte sensation dans le monde des amateurs de science-fiction. Le thème de The
lovers est celui de l’amour sexuel qui unit un homme de la Terre à une lalitha, créature extra-terrestre aux formes féminines dont la race a évolué à partir de
créatures insectoïdes. En contrepoint, l’auteur décrit une société humaine ultra-puritaine où tout ce qui touche au sexe est soigneusement caché, gommé.
Les conséquences biologiques de l’union de l’homme et de la lalitha forment la trame réelle de l’ouvrage où la sexualité proprement dite ne joue finalement
qu’un rôle mineur, ce qui n’empêchera pas des lecteurs bien-pensants d’en être horrifiés.
C’est une histoire beaucoup plus classique que propose Jack Vance, dans le numéro de septembre 1952, avec Big Planet(351). Vance était déjà un auteur
chevronné puisqu’il écrivait depuis 1945, mais il n’avait encore produit que de la science-fiction populaire, d’un assez faible niveau. Avec Big Planet, il
nous donne encore un récit d’aventures de la lignée d’Edgar Rice Burroughs, mais plus fouillé quant à la peinture des personnages et plus inventif quant
aux situations. Par ailleurs, nous allons le voir, l’humour n’est pas absent de son récit : en deux mots, un envoyé de la Terre, Claude Glystra, vient pour
enquêter sur le mystérieux Bajarnum de Beaujolais (le pays du bon vin) qui menace d’asservir toute la planète géante. Saboté, son astronef s’écrase en
pleine jungle ; Glystra, la jolie Nancy et quelques compagnons doivent parcourir à pied la modeste distance de 75 000 kilomètres ! C’est le récit de cette
odyssée que nous fait Jack Vance avec beaucoup de verve, tout en respectant les règles du genre : le Bajarnum de Beaujolais est évidemment l’un des
compagnons de route de Glystra et le surveille à son insu. Quant à la jolie Nancy, elle semble le trahir pour apparaître plus innocente à la fin, au moment de
tomber dans ses bras. C’est, en fait, la planète géante elle-même qui est le personnage le plus étonnant de ce roman et qui écrase les autres de toute sa
démesure.
Nous retrouvons Philip José Farmer dans Thrilling Wonder Stories, avec Mother(352) (avril 1953) et Daughter (hiver 1954). C’est surtout le premier de
ces deux textes, Mother, qui est important. Il a été suggéré à l’auteur par la lecture de Freud et de sa théorie du désir inconscient de l’homme d’un retour à
la matrice maternelle. L’histoire est celle de deux explorateurs spatiaux, une mère castratrice et son fils qui arrivent sur une planète où existent des
créatures féminines exceptionnelles. Ce sont des matrices géantes qui ressemblent à des collines pierreuses. Elles émettent des odeurs correspondant au rut
des diverses espèces animales de la planète. Les bêtes ainsi attirées pénètrent dans le gigantesque vagin, et, griffant, mordant et s’agitant, elles déclenchent
chez la colossale femelle le processus de conception. L’être capturé est alors purement et simplement digéré. Eddie Fetts, le fils, est la proie d’une de ces
créatures : « En d’autres circonstances, il aurait vomi, mais son estomac n’eut pas le temps de prendre une décision. Déjà le tentacule le soulevait très haut
et le projetait contre un objet doux et souple – charnel et féminin – pareil, par sa texture, sa courbe et sa chaleur, à un sein. » Fetts, grâce à son appareil
radio, va réussir à entrer en contact avec la matrice géante. Bientôt, des relations étranges faites de dépendance et d’amour réciproques vont s’établir entre
eux. Eddie renoncera à sa mère véritable pour choisir de vivre désormais à l’abri de l’immense caverne vaginale : « Il dormit, couché sur le côté, les genoux
ramenés contre la poitrine, les bras croisés, le menton contre le sternum. Comme la pendule du poste de pilotage qui s’était inversée après l’accident,
l’horloge de son corps revenait en arrière, toujours en arrière… dans l’obscurité, dans la chaleur humide, protégée, nourrie, aimée. » Farmer réunit en 1960
ces deux nouvelles avec Father(353) (F & SF, juillet 1955), Son (Argosy, mars 1954) et My sister’s brother(354) (Satellite, juin 1959) sous le titre Strange
relations.
Hugo Gernsback tenta de relancer un magazine de science-fiction, en mars 1953, intitulé Science-fiction +. Son rédacteur en chef était Sam Moskowitz,
son directeur artistique Frank R. Paul, le format correspondait à celui des premiers Amazing, mais les récits n’étaient nullement tournés vers la science-
fiction des années 20. On y trouvait même un autre récit « biologique » de Philip José Farmer, Strange compulsion (des parasites peuvent-ils conduire à
l’inceste ?), malheureusement moins bon que les autres textes de l’auteur. On notera aussi le retour de Harry Bates, l’ancien rédacteur en chef d’Astounding
Stories, avec Death of a sensitive, qui est un récit d’une très fine psychologie sur le thème traditionnel des envahisseurs venus d’une autre planète. Malgré
sa belle présentation, Science-fiction + n’eut que sept numéros. Ce fut la dernière tentative de Gernsback dans le genre qui nous intéresse.
Plus de quarante magazines de science-fiction firent leur apparition au tout début des années 50, nous l’avons vu. Certains n’eurent qu’un numéro,
d’autres furent plus durables. Il n’est pas possible de les passer tous en revue ici, d’autant que, la plupart du temps, les textes publiés furent du tout-venant.
Certes, parfois, on a la surprise de rencontrer, au sommaire d’un magazine fort peu connu, un récit qui l’est bien davantage. Par exemple, on découvre la
première version de The great judge(355), le roman de A. E. van Vogt, dans le numéro 3 de Fantasy Book (juillet 1948), une infime revue qui eut huit
parutions en cinq ans ! Même Other worlds, qui avait débuté en même temps que F & SF, n’offre pas d’intérêt spécial. Finalement, un seul nouveau titre
me semble digne d’une étude plus attentive, If, worlds of science-fiction, qui commença sa carrière en mars 1952. À noter que If aujourd’hui revue sœur de
Galaxy, appartenait à l’époque à un autre éditeur et avait donc une politique sensiblement différente. Ainsi, un de ses rédacteurs, Larry T. Shaw, accepta de
publier le roman de James Blish, A case of consciense(356) qui avait été refusé par plusieurs autres magazines en raison de son sujet. Blish n’hésite pas à
aborder les problèmes de la religion, en supposant la découverte d’une planète idéale, un véritable jardin d’Éden, où le mal est inconnu, mais où Dieu n’est
pas adoré. Aussi une commission de Jésuites, envoyée pour étudier le problème posé par la planète Lithia, en vient à se demander si ce monde n’est pas
tout simplement l’œuvre du Diable et non celle de Dieu, menaçant ainsi de tomber dans l’hérésie manichéenne. Le récit est très intéressant, mais il faut
reconnaître que la fin de James Blish est totalement ratée et d’une grossière invraisemblance. Néanmoins, en raison de l’originalité de son sujet, A case of
conscience est un livre à lire et c’est en tout cas le roman le plus intéressant paru au cours des premières années de If. Il obtint le Hugo à la Convention de
Détroit en 1959.
Angleterre :
New Worlds a maintenant une revue sœur, Science-Fantasy, dont le premier numéro date de l’été 1950. Cette nouvelle revue fut d’abord dirigée par
Walter Gillings, puis, à partir du numéro 3 (décembre 1951), par Ted Carnell. C’est dans ces pages que Brian W. Aldiss fit ses débuts avec Criminal record
en juillet 1954. John Brunner y parut à partir de septembre 1955 avec The talisman, mais il avait déjà été édité aux États-Unis dans Astounding, en mars
1953, sous le pseudonyme de John Loxmith. Deux textes retiendront plus particulièrement notre attention et, en premier, The sentinel, d’Arthur C. Clarke,
paru dans New Worlds en avril 1954. C’est cette courte nouvelle qui servit à Clarke de point de départ pour le scénario de 2001. A space odyssey(357), que le
film de Stanley Kubrick a rendu mondialement célèbre. The sentinel raconte seulement la découverte d’un monolithe mystérieux sur la Lune et se termine
de la part des explorateurs terriens dans une expectative pleine d’appréhension : « Peut-être que les constructeurs du monolithe veulent aider notre
civilisation encore dans l’enfance. Mais ils doivent être très vieux, très très vieux, et les vieilles gens sont souvent jalouses jusqu’à la folie de la jeunesse…
Si vous pouvez me pardonner une comparaison aussi triviale, nous avons brisé la glace d’une borne à incendie et nous n’avons plus qu’à attendre. Je ne
pense pas que nous aurons à attendre très longtemps. »
Brian Aldiss revint en vedette dans le numéro de décembre 1955, avec une novelette nommée Non-stop(358) qui servira plus tard d’ossature à son roman
portant le même nom. Le thème n’en est pas nouveau, puisqu’il s’agit d’un de ces voyages d’astronef où les générations se succèdent durant des centaines
d’années à bord du vaisseau spatial. Nous en avons déjà rencontré un exemple vingt et un ans auparavant, avec Lawrence Manning. Aldiss a imaginé un
vaisseau où quelque chose s’est un jour détraqué au cours d’un voyage en direction de la constellation du Petit Chien et est revenu vers la Terre, autour de
laquelle il s’est satellisé, afin que l’on puisse prendre des mesures pour essayer de récupérer les malheureuses créatures qui l’habitent encore. Des hommes,
certes, mais qui ont oublié que leurs ancêtres avaient un jour foulé le sol d’une planète et qui supposent l’univers réduit aux dimensions de leur vaisseau. Le
cycle de vie en a été altéré, devenant quatre fois plus rapide que la normale, la taille de ces êtres s’est réduite et de nombreuses modifications
psychologiques sont intervenues. La Terre envoie des spécialistes qui sont identifiés par les habitants du vaisseau comme des Hors-Venus ou des Géants et
qui provoquent finalement un affrontement sanglant. Aldiss a traité avec un réalisme subtil ce thème, rendant la lecture du roman passionnante de bout en
bout. Non-stop est une réussite de premier ordre à mettre au compte de la jeune science-fiction britannique.
Nous revenons à New Worlds pour découvrir, en décembre 1957, le début d’un roman de John Brunner, Threshold of eternity(359) qui est un time opera
des plus brillants. L’histoire débute par la chute dans un trou temporel d’un sculpteur californien et d’une infirmière française qui se retrouvent quelque part
dans le futur où ils sont entraînés dans une lutte opposant nos lointains descendants à des êtres d’outre-espace. Ils sont ainsi amenés à faire, dans notre
propre passé, plusieurs opérations délicates d’altération temporelle. C’est assurément pour des raisons symboliques que Brunner a choisi comme héros un
sculpteur car, tout au long de son roman, le temps apparaît comme une matière brute susceptible d’être sculptée par des êtres qui possèdent les
connaissances suffisantes. Brunner a réalisé là une œuvre où l’influence de van Vogt est encore sensible, mais dans laquelle on perçoit déjà le talent du
grand écrivain qu’il deviendra quelques années plus tard.
Pour terminer ce rapide survol des principales parutions anglo-saxonnes entre 1949 et 1957, il nous faut dire un mot des ouvrages parus directement en
librairie et qui ne figurent pas, par conséquent, dans notre revue des magazines spécialisés. Il semble bien que la première collection de poche ait été, en
1950, la série Avon Fantasy Novels dirigée par Donald A. Wollheim. Elle n’eut d’ailleurs que deux ou trois parutions (Princess of the atom, par Ray
Cummings, The green girl par Jack Williamson). Puis il y eut les Galaxy novels, éditées par la revue, mais qui restaient encore au format du magazine.
C’est un peu plus tard que Ace Books, Ballantine, etc., commencèrent leurs collections de poche de science-fiction. La plupart étaient d’ailleurs des
rééditions de romans antérieurement parus dans les magazines, parfois développés et souvent dotés d’un nouveau titre afin de faire neuf. Il y eut néanmoins
un certain nombre de romans directement parus en librairie, et qui sont d’excellente qualité. Wine of the dreamers, de John D. MacDonald, paraît en 1951.
C’est un récit tout en demi-teintes d’une civilisation entièrement adonnée au rêve, et dont les songes traversent le vide intergalactique pour pénétrer dans
les esprits des hommes endormis. La même année, en Angleterre, John Wyndham publie The day of the Triffids(360), roman que le cinéma a popularisé.
Comme dans The ivy war(361) du Dr Keller, dont nous avons déjà parlé, Wyndham imagine l’apparition de plantes intelligentes, les Triffids. Mais ces
plantes sont beaucoup plus dangereuses que le lierre, car elles atteignent deux à trois mètres de haut, se déplacent et, surtout, peuvent projeter une pointe
empoisonnée qui provoque la cécité chez les hommes. Mais ceux qui ont échappé au poison des Triffids n’en conserveront pas la vue pour autant, car une
pluie d’étoiles filantes vertes, comme il n’en est jamais tombé sur la Terre, achève d’aveugler le reste de l’humanité. À la fin du roman, les Triffids sont les
maîtres presque incontestés de la planète, quelques îlots de résistance subsistant sur des îles où des hommes, qui, par un hasard heureux, ont conservé la
vue, préparent en secret la reconquête. John Wyndham a réussi là un roman terrifiant, grâce au caractère minutieux des descriptions qui assurent la
crédibilité totale de l’histoire.
Limbo(362), de Bernard Wolfe, paru en 1952, est un des romans de science-fiction les plus importants que je connaisse et, en même temps, un des mieux
écrits. Au point que certains critiques ont voulu le récupérer pour la littérature générale en le rangeant dans la même catégorie que Brave New World(363) de
Huxley. Je préciserai donc tout d’abord que la qualification science-fiction de cet ouvrage est indéniable puisque l’un de ses thèmes fut exploité par l’auteur
dans une nouvelle parue dans Galaxy, Self portrait, en novembre 1951, repris ensuite et mélangé à de nombreux autres ingrédients pour constituer cette
œuvre étonnante qu’est Limbo. Par ailleurs, le rapprochement avec l’ouvrage d’Aldous Huxley est absurde, car l’œuvre de Wolfe n’est absolument pas une
utopie ou une anti-utopie, mais plutôt un récit cauchemardesque, où l’humour noir atteint à la limite, à l’horreur pure. Voici, sommairement, son thème :
après la guerre atomique de 1972, les carnets d’un médecin, le Dr Martine, sont devenus le fondement d’une sorte de nouvelle religion l’Immob. Pour éviter
la guerre, les hommes ont accepté de se mutiler volontairement, mais un schisme est bientôt intervenu entre ceux qui acceptent le port de prothèses et ceux
qui jugent cette pratique blasphématoire. Lorsque le Dr Martine, qui avait trouvé refuge sur une île de l’océan Indien, retourne parmi ses semblables, la
Quatrième Guerre mondiale éclate.
Cette même année vit paraître, en Angleterre, un très étrange ouvrage, The sound of his horn, signé Sarban, pseudonyme de l’écrivain John W. Hall. Il
s’agit d’un ouvrage sur le thème des univers parallèles. Un prisonnier, échappé des camps nazis, est précipité dans un autre univers où Adolph Hitler a jadis
gagné la guerre et où le rêve de fer du millénium allemand se poursuit depuis les lustres. Dans cet univers nazi tout axé sur le sadisme et la férocité, le
malheureux sera utilisé comme gibier au cours d’une chasse très inspirée de celle du comte Zaroff. Un ouvrage étrange, qu’on ne peut refermer sans un
certain malaise.
Arthur C. Clarke nous donne, en 1953, un roman intitulé Childhood’s end(364), basé sur sa longue nouvelle Guardian angel, parue en avril 1950 dans
Famous Fantastic Mysteries et reprise dans New Worlds. Dans notre monde, fait de violence et de menaces de conflits, la compétition russo-américaine,
pour la conquête de l’espace, bat son plein jusqu’au jour où cinquante astronefs extra-terrestres surgissent des cieux et viennent se poser sur Terre. Les
êtres de l’espace sont bienveillants mais tout-puissants, et ils imposent à l’Homme la paix, un gouvernement mondial, de profondes réformes. Tout cela, ils
le font par l’intermédiaire du secrétaire général des Nations Unies, car, pendant cinquante ans, les êtres venus du dehors ne se montreront jamais. Leur rôle,
disent-ils, est de faciliter le passage des hommes du stade de l’enfance à celui de la maturité, non de se mêler à eux. Ils ont pour cela une bonne raison, car
ils ont déjà effectué une tentative similaire avec une brillante civilisation humaine aujourd’hui complètement oubliée, une tentative qui s’est soldée par un
effroyable échec et a laissé dans l’inconscient humain une image indélébile : l’aspect des êtres venus de l’espace est définitivement associé au mal.
Lorsque, au bout des cinquante ans, les extra-terrestres estiment les Terriens suffisamment préparés au choc que provoquera leur vue, ils se montrent enfin,
presque humains, si ce n’est leurs pieds fourchus, leurs petites cornes et leur longue queue terminée en pointe de flèche. C’est là le thème de Guardian
angel, la première partie du roman de Clarke ; dans la seconde, il a voulu montrer plus précisément le passage de l’homme à l’âge adulte et a donc essayé
d’écrire une suite métaphysique à son récit. Une chose est certaine, Arthur C. Clarke n’est pas doué pour la métaphysique.
Toujours en 1953, nous trouvons un autre texte poétique dû à la plume de Charles L. Harness, The Rose (à vrai dire, ce court roman était d’abord paru
dans une nouvelle revue de science-fiction britannique, Authentic Science-Fiction, de peu d’importance, il est vrai). Le thème de The Rose est très simple :
l’art et la science peuvent-ils être complémentaires ou doivent-ils, fatalement, s’opposer ? Sur ce thème métaphysique, Harness nous raconte l’histoire de
trois personnages, Ruy Jacques, un homme veule, décadent, mais épris de vérité, Anna van Tuyl, une compositrice de grand talent et Martha, la femme de
Ruy, une scientifique à l’esprit froid qui travaille en secret à une arme qui donnera à la science une suprématie définitive sur l’art.
J’ai signalé, en 1937, la parution en Angleterre d’un livre pour enfants signé J. R. R. Tolkien, The Hobbit(365). L’auteur, un professeur anglais d’Oxford,
se passionna pour son personnage et entreprit un immense travail qui dura dix-sept ans : il recréa complètement un monde parallèle au nôtre, où, en même
temps que l’humanité, existeraient des êtres tels que les Hobbits, les Elfes, etc. Il établit leur calendrier, leur alphabet, étudia la philologie de leur langage,
dressa des cartes de leurs pays, bref, fit une création imaginaire complète dont je ne vois guère d’équivalent dans l’histoire littéraire. Les Hobbits sont de
petits personnages, de la taille d’un lutin, auxquels des sortes de pantoufles poussent naturellement aux pattes. Ils sont plutôt peureux, aiment
essentiellement la bonne chère, la vie tranquille et les interminables parlotes. Bilbo, bien malgré lui, a été entraîné hors de chez lui par Gandalf le Gris, un
magicien, et, grâce à un anneau d’invisibilité dérobé aux Elfes, il a pu combattre des ennemis beaucoup plus forts que lui et reconquérir un trésor fabuleux.
C’est là le sujet de Bilbo the Hobbit, roman pour adolescents, certes, mais qui peut parfaitement être lu avec intérêt par les adultes. The Lord of the Ring
commence par le rappel de ces événements antérieurs puis l’action se noue autour du neveu de Bilbo, Frodo le Hobbit. Bilbo lui a en effet légué le fameux
anneau d’invisibilité. Or, Gandalf le Gris a découvert que cet anneau n’était autre que le Premier anneau, commandant tous les autres anneaux de pouvoir.
Frodo est alors obligé de fuir précipitamment sa tranquille maison du Shire, poursuivi par les terrifiants Chevaliers Noirs de Mordor. Finalement, après des
aventures terrifiantes et des combats désespérés, les Hobbits parviennent jusqu’à la maison d’Elrond, au pays des Elfes. Tel est le résumé du début du
premier volume de la trilogie du Seigneur des Anneaux, The fellowship of the Ring(366). Résumé très trompeur, bien qu’exact, car il pourrait faire prendre
cette œuvre pour un roman d’heroic-fantasy ce qu’il n’est pas, ou plutôt, ce qu’il est dans sa trame, mais non dans son écriture. Si l’on regarde d’un peu
plus près les événements qui aboutissent à la fuite « précipitée » de Frodo et à son arrivée au château d’Elrond, on s’aperçoit que le mot héroïque contenu
dans le terme heroic-fantasy ne convient plus du tout. Lorsque Gandalf vient prévenir Frodo du danger mortel et immédiat qui le menace, celui-ci
tergiverse des jours et des jours avant d’accepter l’idée de quitter le Shire. Quand enfin le magicien le convainc, Frodo décide d’attendre la fin de son repas
d’anniversaire, dans quelques semaines, car il ne va tout de même pas abandonner la perspective d’un somptueux repas, sous prétexte qu’il est en danger
mortel ! Quant aux terrifiants Chevaliers Noirs de Mordor qui poursuivent Frodo, Gandalf et leurs amis, on aperçoit juste l’ombre d’un seul, au loin, et
encore est-il infiniment probable qu’il s’agit seulement de l’ombre d’un arbre desséché qui a terrorisé les pauvres petits Hobbits. Enfin, en ce qui concerne
la traversée de la forêt magique, le seul incident tragique est que Frodo se prend le pied dans une racine et s’étale de tout son long ! Néanmoins, il faut un
très bon repas dans une auberge voisine, pour permettre au petit groupe de se remettre de l’horreur de la traversée de la forêt. Par conséquent, dans le cas de
l’œuvre de J. R. R. Tolkien, les synopsis ne peuvent donner aucune idée du contenu réel des livres, que ce soit la première partie de la trilogie dont nous
venons de parler, la seconde intitulée The two towers(367), ou la dernière, The return of the king(368). Il faut faire l’effort de pénétrer dans l’univers
fantastique, créé par Tolkien, un univers qui se rattache aux contes de fées et au merveilleux, un univers qui, par ses répétitions incessantes et son
accumulation de détails insignifiants, est parfois irritant, parfois ennuyeux, mais se révèle fascinant, dès lors qu’on fait l’effort d’y pénétrer plus avant.
Avec I am legend(369), Richard Matheson nous offre en 1954, un roman très original qui traite en pure science-fiction un des thèmes archi-classiques du
fantastique, le vampirisme. L’auteur suppose qu’une sorte d’épidémie a altéré le métabolisme humain, de sorte que les hommes ne peuvent plus se nourrir
que de sang. L’histoire est racontée du point de vue du dernier homme normal, mais est-on normal lorsqu’on est seul de son espèce contre tous les autres
représentants de l’espèce humaine ? Pour Robert Neville, devenu un monstre aux yeux de tous les hommes vampires, il ne reste plus qu’une solution : la
mort. Avec, à titre de consolation posthume, le sentiment d’être devenu une légende pour les descendants de la nouvelle humanité.
Passons maintenant à un best-seller qui a dépassé le million d’exemplaires ! Un Heinlein, un Asimov, ou un van Vogt, allez-vous penser : pas du tout. Il
s’agit d’un ouvrage pour adolescents de Mrs André Norton, de ses vrais prénoms Alice Mary, également connue sous le pseudonyme d’Andrew North. Ce
livre intitulé Daybreak 2250 A. D., publié par Ace Books en 1954, était paru deux ans auparavant, sous un autre titre, chez un éditeur de livres d’enfants.
C’est Donald A. Wollheim, alors directeur littéraire de Ace Books(370), qui signale lui-même ce fait surprenant dans son ouvrage The universe makers(371),
où il écrit : « Eh bien, plus d’un million d’exemplaires vendus à ce jour seront mon estimation, mais je suis sans doute en dessous de la vérité. » C’est un
roman post-atomique, où le héros, un jeune garçon, est rejeté de son clan parce qu’on le soupçonne d’être un mutant en raison de ses cheveux blancs. Il
devra braver des tabous, se rendre dans des régions où sa tribu ne s’est jamais aventurée et s’exposer à de multiples dangers avant d’être enfin accepté par
sa tribu. Par la suite, André Norton écrivit, directement pour la publication en livre de poche, une interminable série de space operas dont certains ne sont
d’ailleurs pas dénués d’intérêt : par exemple, The time traders, ou Star Gate, tous deux parus en 1958.
Brain Wave(372), de Poul Anderson, parut également en 1954 ; c’était un roman au thème très ambitieux. Une marée d’intelligence déferle sur la Terre
et rend intelligents les êtres les plus défavorisés mentalement, tandis qu’elle transforme en véritables génies ceux qui n’étaient que simplement doués.
Malheureusement, ni Anderson ni ses lecteurs n’étant des génies, l’auteur fut incapable de rendre de façon vraisemblable les effets de cette marée
d’intelligence et son roman est un divertissement agréable à lire, sans plus. La même année parut A miror for observers d’Edgar Pangborn, un roman ultra-
réaliste qui se déroule dans une petite ville du Massachusetts où deux Martiens, déguisés en hommes normaux, se combattent férocement pour s’emparer
de l’esprit d’un enfant génial. J’avoue mal comprendre la réputation dont jouit ce roman qui m’a toujours paru profondément ennuyeux.
Richard Matheson publia, en 1956, un nouveau roman destiné à devenir un best-seller, The shrinking man(373), dont Hollywood, à l’intention duquel il
avait été visiblement écrit, tira bientôt un film. Son thème est tout entier révélé par son titre. Un homme, Scott Carey, s’aperçoit qu’il rétrécit chaque jour
un peu plus, de 1,80 m, il descend peu à peu à 1,50 m, puis 1 mètre, puis 10 centimètres, et enfin 2. Le récit réaliste de Matheson de cet homme aux prises
avec des objets usuels, tels qu’un dé à coudre, un crayon, ou avec des animaux familiers et charmants, un moineau ou un chat, qui deviennent tous des
monstres terrifiants pour le malheureux Scott Carey, est très impressionnant. Mais il ne faut pas chercher, dans cette œuvre, plus qu’un divertissement.
Fredric Brown, mal inspiré, publie Rogue in space, en 1957. Il s’agit encore d’un de ces monstres van vogtiens qui flottent à travers l’espace en
attendant de rencontrer quelques voyageurs humains pour retrouver un peu de goût à la vie. Le roman est très faible, une seule partie peut en être sauvée, la
description assez haute en couleur d’un lieu de débauche galactique. Enfin, nous terminerons avec Doomsday morning(374), la dernière œuvre signée du
nom de C. L. Moore qui parut aussi en 1957 et nous décrit une Amérique fascisante dans un avenir très proche. Le ton est dur, voisin de celui de la Série
Noire, complètement différent de celui employé jusqu’alors par l’auteur de Shambleau et Jirel de Joiry. Ce roman reçut un accueil mitigé.
Le Fandom :
Au cours de la dernière décennie, le fandom s’est organisé, structuré, et la World Con (Convention mondiale annuelle) est désormais une institution.
Traditionnellement, deux ou trois écrivains professionnels y sont conviés en tant qu’invités d’honneur et sont tenus de prononcer un discours. De
nombreuses autres communications faites par des fans complètent la partie sérieuse de la Convention. Un grand repas amical, un défilé de costumes
inspirés par des personnages de S-F (avec désignation de lauréats), etc., constituent la partie divertissement de cette grande kermesse de la S-F.
Mais, depuis 1953, le grand moment des Conventions est le vote et la remise des Hugo qui récompensent les meilleurs romans, longs récits, nouvelles,
dessinateurs, magazines, fanzines, etc. Ces prix furent donc nommés Hugo en l’honneur de Gernsback, le « père de la S-F » aux yeux des vieux amateurs.
Nous l’avons vu, le premier écrivain à en être couronné fut Alfred Bester pour son roman The demolished man(375), en 1953. L’année suivante il n’y eut pas
de Hugo décerné puis, depuis 1955, la récompense fut attribuée chaque année.
6
RÉCESSION (1958-1965)
L’année 1957 avait vu le lancement du premier Spoutnik. L’un des thèmes de base de la S-F, la conquête de l’espace, cessait désormais d’être de la
fiction pour entrer dans le domaine des réalités. Et que ces réalités étaient décevantes ! Technologie ennuyeuse, utilisation à des fins politiques, absence
totale d’imprévu, où était l’aventure exaltante et épique chantée par les vieux auteurs ? Le résultat ne se fit pas attendre : ce fut l’effondrement. Des
quarante revues qui existaient en 1953, il ne va bientôt plus en subsister que six ou sept, dont une seule, Analog, marche réellement.
Ainsi trahie en 1945 par la Science, puis en 1957 par la Technique qui rendait caducs ses efforts dans deux autres domaines, la prédiction et le réalisme
dans la description du futur, la science-fiction fut obligée d’opérer un retour sur elle-même et de se remettre en question. Les jeunes auteurs pensèrent que
si la S-F ne pouvait plus être le véhicule populaire de la science et si sa valeur prédictive devenait sans portée, il lui fallait chercher son renouvellement
dans le présent et dans l’humain. C’est ainsi que l’ombre de Jules Verne va totalement disparaître de notre horizon. Désormais, à travers des récits
irréalistes, la S-F devient une critique du présent faite par des hommes de notre temps et destinée à leurs contemporains. À vrai dire, cela n’était pas une
nouveauté absolue, puisque certains auteurs l’avaient tenté dans les années 30, je pense en particulier à Francis Flagg avec Cities of Ardathia(376) et à Nat
Schachner avec Cold ou Worlds don’t care(377). Mais l’optique campbellienne, toute fondée sur la prédiction et la technique, avait fait abandonner cette
voie qui, aujourd’hui, constitue non seulement la voie principale, mais même une nouvelle philosophie pour la S-F. Naturellement, les auteurs des
générations précédentes ne vont pas cesser d’écrire pour autant, certains d’entre eux rejoindront d’ailleurs les rangs de leurs cadets (Fritz Leiber, Clifford
D. Simak), tandis que d’autres maintiendront le cap sur le type de fiction qu’ils ont toujours produit. Il est caractéristique que ce soit en 1965 qu’Edward
Elmer Smith nous donne son quatrième « Skylark ». Il est également symptomatique qu’un certain nombre d’autres auteurs, refusant cette nouvelle
mutation de la S-F, choisissent de revenir à la tradition de l’heroic-fantasy, chère à Abraham Merritt, et échappent ainsi à l’univers de la science, de la
technologie et de la prédiction, par une évasion dans le monde du rêve et de la féerie. C’est ce qui ressortira nettement, du moins je le pense, de l’examen
des principaux récits parus entre 1958 et 1965.
Galaxy, secondé par If à partir du mois de juillet 1959, reste d’un bon niveau, mais il ne domine plus le marché comme il l’avait fait pendant les années
précédentes et The magazine of Fantasy and Science-Fiction fait désormais jeu égal avec lui. Néanmoins, pour la commodité, je commencerai de nouveau
par Galaxy.
Galaxy :
Le signal du changement peut être trouvé dans le roman de Fritz Leiber, The big time(378), publié à partir de mars 1958, qui reçut cette année-là le Hugo
du meilleur roman. Lors de sa parution dans l’édition française de Galaxy, il désorienta complètement les lecteurs qui écrivirent en masse pour demander à
la rédaction de ne plus publier ce genre d’ineptie. On ne raconte pas The big time, tout au plus peut-on situer en quelques mots son point de départ. Le récit
se déroule sur un fond de guerre temporelle entre les Araignées et les Serpents. Cette « guerre modificatrice » utilise pour soldats des hommes et des
femmes captés à toutes les époques de l’humanité. Le lieu de l’action est une station isolée du Cosmos, sorte de microcosme qui ressemble à un night-club.
Dans cet univers où, sur Terre, la guerre de Sécession n’a jamais eu lieu et où les nazis ont gagné la Deuxième Guerre mondiale, des êtres désemparés
s’agitent, agissent de façon désordonnée et le lecteur est bientôt aussi désorienté que les personnages. Aucune chute traditionnelle ne vient éclairer la fin du
récit car c’est l’angoisse de l’homme et l’absurdité de sa condition qui sont les thèmes du roman et non la « guerre modificatrice ».
Theodore Sturgeon publie, en août 1958, une nouvelle To marry Medusa(379) qui lui servit ensuite de point de départ pour son court roman The cosmic
rape(380). C’est l’histoire d’une entité extra-terrestre, nommée Méduse, qui s’empare de l’esprit d’un homme et compte, à travers lui, asservir toute l’espèce
humaine. Elle se heurte à une difficulté imprévue : la race humaine n’est pas une civilisation fondée sur le système de la ruche et chaque homme forme une
entité distincte. La Méduse ne pourra ainsi passer de l’un à l’autre et dominer la race entière. Une idée brillante du grand écrivain, mais, il faut bien
l’avouer, assez mal exploitée.
En octobre de la même année, Robert Sheckley nous donne un roman d’aventures, Time killer(381), qui est l’histoire banale d’un jeune dessinateur mort
dans un accident d’auto et ressuscité cent cinquante-deux ans plus tard, dans un autre corps, à la suite d’une erreur des hommes du futur. Il s’ensuit un
roman fertile en rebondissements, du genre de The world of Â(382), mais sans le souffle qui anime l’œuvre de van Vogt.
En avril 1959, l’excellent auteur, trop peu connu, qu’est Daniel F. Galouye nous donne une novelette, The city of force(383), qui nous montre une Terre
entièrement asservie par des sphères d’énergie d’origine extra-terrestre. En particulier, ces sphères ont complètement englouti toutes les villes humaines et
ont construit à leur place de gigantesques cités faites d’énergie pure. Les hommes parviennent à y survivre, grâce à l’indifférence des sphères qui les traitent
comme des parasites nuisibles mais peu dangereux, telles des souris ou des fourmis. Un jeune homme, Bruno, décide alors d’essayer d’entrer en contact
avec les sphères en leur faisant comprendre que les hommes sont des êtres doués de raison. Il pense ainsi que les extra-terrestres leur accorderont droit de
cité. Il réalise la première partie de son programme, mais c’est pour se rendre compte alors que les sphères, qui toléraient la présence de l’homme en tant
que parasite dénué d’intelligence, sont bien décidées à le supprimer définitivement, dès l’instant où elles s’aperçoivent qu’il est un être pensant, et donc
dangereux !
Drunkard’s walk, de Frederik Pohl, commence à paraître en juin 1960. C’est l’histoire d’un homme, Cornut, en guerre avec lui-même. En l’espace de
sept semaines, il a tenté de se tuer neuf fois. Or, Cornut n’a aucune raison de vouloir se suicider. C’est un très habile renouvellement du thème du mutant
que Fred Pohl a écrit là ; Cornut, sans le savoir, a des gènes modifiés : il est immortel. Mais les hommes, qui ont déjà subi cette mutation, ont décidé
égoïstement de rester en petits groupes et poussent au suicide tout nouveau mutant qu’ils découvrent. La modification des gènes se généralisant peu à peu
dans l’humanité, ils seront bientôt dépassés par la situation et contraints de subir l’évolution inévitable.
Le numéro d’octobre 1961 nous apporte un véritable chef-d’œuvre, une des meilleures nouvelles de la science-fiction, A planet named Shayol(384) de
Cordwainer Smith. Il est affligeant qu’un tel récit n’ait pas été honoré du Hugo, sans doute son thème était-il trop surprenant et choquant pour la majorité
des fans. La planète Shayol est le lieu d’exil des plus grands criminels de l’empire galactique. C’est une planète accueillante, habitée par d’étranges
créatures nommées les dromozoaires. Dès qu’un homme ou une femme est conduit vers eux, ils le prennent en charge, c’est-à-dire qu’ils pénètrent son
corps (ils sont gros comme des têtes d’épingle) pour le nourrir, lui ôter ses sécrétions, nettoyer ses reins et sa vessie, masser son cœur. Parfois même, ils
cherchent à le rendre heureux et, disent les condamnés, c’est là le plus horrible de tout. Mais les dromozoaires ont surtout la particularité de faire pousser
sur le corps de leurs victimes des organes supplémentaires : doigts, têtes, seins, oreilles, intestins, etc., parfois même des corps complets qui se rattachent
par quelque endroit au corps initial. Un extraterrestre, un être bovin nommé B’dikkat, s’occupe alors des prisonniers de Shayol, coupe les organes ou les
corps en excroissance et les envoie dans les principaux centres médicaux de la galaxie où ils sont d’une grande utilité médicale. B’dikkat fait ensuite des
injections d’une super-drogue aux malheureux prisonniers, afin que la douleur ne les fasse pas sombrer dans la folie, car les dromozoaires les maintiennent
en vie, année après année, siècle après siècle.
Cordwainer Smith était le pseudonyme d’un diplomate et sinologue américain, Paul Linebarger (1913-1966) qui fut un des meilleurs spécialistes de
l’armée américaine de guerre psychologique. C’était un conservateur, anti-communiste convaincu ; on reste stupéfait devant le fossé qui sépare
« Cordwainer Smith » de Paul Linebarger… Citons, à son propos, cette réflexion de son ami Arthur Burns : « Il était constamment malade, souffrant
généralement de troubles digestifs ou du métabolisme, et il dut subir des opérations répétées, de sorte qu’en son âge mûr il vivait constamment au bord de
la mort. Un jour, invité à un dîner, à Melbourne, il interrompit son repas pour boire une longue rasade d’acide chlorhydrique, sur quoi l’un des invités fit
remarquer que Linebarger était probablement un Martien. » Ceci explique peut-être cela… (385).
Le court roman d’heroic-fantasy, The dragon masters(386), de Jack Vance, publié dans le numéro d’août 1962, reçut, lui, le Hugo pour la meilleure
nouvelle l’année suivante. C’est un récit de distraction assez étonnant, écrit, en quelque sorte, en gothique flamboyant, grâce à une prodigieuse invention
dans les diverses variétés de dragons que nous présente l’auteur. Entre les tueurs unicornes, les tueurs qualifourches, les immondes, les jaggernauds et les
horreurs bleues, il n’y a plus qu’à faire choix de son animal de compagnie favori. Les maîtres des dragons vivent sur une petite planète rançonnée par les
basiques, des êtres non humains, vivant sur une planète voisine. Le thème du récit est celui d’une lutte menée par les hommes et leurs dragons apprivoisés
pour repousser une nouvelle invasion des basiques. Le court roman de Vance ne peut certes prétendre figurer au panthéon des œuvres de la S-F, mais, dans
son genre, c’est une réussite.
Cordwainer Smith publie, en octobre de là même année, The ballad of lost C’mell(387), nouvelle qui fait suite à Alpha Ralpha Boulevard(388) paru dans
F & SF l’année précédente. Suite est peut-être un bien grand mot, disons que les deux récits ont un personnage commun, la fascinante fille-chat C’mell.
Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’un être à la fois humain et félin. C’mell est d’apparence entièrement humaine, mais sa race d’origine est féline,
génétiquement transformée par la volonté des hommes. Ces derniers ont conquis les étoiles et atterrissent sur la vieille Terre à Terraport, une sorte
d’astroport qui culmine à quelques kilomètres au-dessus du sol. Mais il n’y a presque plus d’hommes sur la Terre, abandonnée aux créatures qui, telle
C’mell, ont certes la forme humaine, mais ont été façonnées à partir d’espèces animales. On les nomme les sous-hommes, et ils sont traités en esclaves.
Grâce à C’mell et à l’intérêt que lui portera un Seigneur des Instruments, les sous-hommes se verront enfin accorder une reconnaissance légale et des droits
civiques. C’mell aimera le Seigneur des Instruments et celui-ci s’éprendra de la fille-chat, mais ni l’un ni l’autre n’oseront se l’avouer. Il en restera
simplement une chanson.
Clifford D. Simak a la vedette, en juin 1963, avec Here gather the stars(389) qui obtint le Hugo du meilleur roman l’année suivante sous le titre Way
station. Son thème est très simple : un homme, Enoch Wallace, a été choisi pour être sur la Terre le gardien d’une station de transit pour voyageurs de
l’espace, établie à l’insu des habitants de la Terre. Wallace bénéficie d’une quasi-immortalité, aussi pour lui tenir compagnie, la science galactique a donné
vie aux fantasmes de son esprit : une jolie fille nommée Mary, et un brillant officier nordiste. Simak a écrit ce roman avec une poésie douce et amère qui
est souvent poignante. Il a, en effet, négligé toutes les facilités que lui donnaient les créatures extra-terrestres comme les nombreuses possibilités que lui
offrait le déroulement de l’action pour se concentrer sur le personnage d’Enoch Wallace lui-même et sur ses rapports avec les créatures nées de son esprit
mais qui un jour finissent par se rebeller. Ce roman, tout en demi-teintes, mais d’une qualité littéraire certaine, marque le nouveau départ d’un auteur qui
va, dès cet instant, redevenir l’un des plus importants du genre.
Jack Vance nous donne, en décembre 1963, The Star King(390), le premier d’une série de romans consacrés à la vengeance d’un homme nommé Gersen,
contre les princes-démons. Tous sont bâtis de la même façon : recherche de l’identité sous laquelle se cache le prince-démon, poursuite et meurtre rituel
commis par Gersen. De la science-fiction d’aventures, mais de bonne qualité.
En octobre 1964, Gordon R. Dickson publie Soldier, ask not(391), qui obtint le Hugo pour la meilleure nouvelle l’année suivante. Ce texte se rattache à
sa série commencée en mai 1959 dans Astounding avec son fameux Dorsai(392). C’est le nom d’une planète militariste dont l’unique activité, ou presque,
est de fabriquer des mercenaires pour toutes les guerres stellaires de l’époque. Son héros est Donald Graeme, un Dorsai voué aux plus hauts honneurs
militaires. Dans la nouvelle, Soldier, ask not, c’est l’oncle de Donald, Kensie Graeme qui est le héros. L’hymne de bataille des Dorsai donne une idée
exacte de la philosophie de ces troupes d’élite :
Néanmoins, le récit Soldier, ask not, est moins militariste qu’on ne pourrait le croire au premier abord. En effet, le chef des adversaires du Dorsai
Kensie Graeme, sous prétexte de pourparlers, cherche à l’attirer dans un traquenard. Graeme, à lui seul, tue les cinq hommes qui lui sont opposés et gagne
ainsi la guerre. Mais en même temps son parti la perd. En effet, grâce au sacrifice volontaire du général ennemi et de quatre de ses hommes, une bataille
véritable a été épargnée à la population civile, ce qui a retourné l’opinion publique en faveur des perdants supposés. Un récit astucieux, mais s’inscrivant
malgré tout dans un contexte peu sympathique.
Nous allons maintenant faire la connaissance d’un des personnages les plus remuants de la science-fiction contemporaine, Harlan Ellison. Né en 1934,
il fait ses débuts d’auteur professionnel en février 1956. Ses premiers textes sont traditionnels et ne méritent pas qu’on s’y arrête. Puis il cesse d’écrire
pendant quatre ou cinq ans pouf effectuer un premier et bref retour en juin 1964 dans Fantastic avec le récit Paingod avant d’aboutir à l’explosion de sa
nouvelle Repent Harlequin said the Tick-tock man(393) dans le numéro de décembre 1965 de Galaxy. Harlan Ellison a un problème psychologique à
surmonter : sa très petite taille ; par compensation, il est extrêmement agressif et animé d’un désir de surprendre et de choquer. Cela a certainement marqué
sa vie privée puisqu’il a déjà divorcé trois fois et m’a affirmé avoir eu un nombre fabuleux de petites amies. Le très sérieux New Yorker le présenta comme
le chef et le prophète de la Nouvelle Vague de la S-F(394). Je citerai ici Donald A. Wollheim, ami et éditeur de Harlan Ellison qui, dans son étude The
universe makers(395) écrit : « Je pense que cette opinion est fausse et, pour autant que je le sache, Harlan Ellison ne prétend nullement appartenir à la
Nouvelle Vague. Il aurait écrit ses histoires à sa manière, même si le magazine New Worlds n’avait jamais existé ou si Michael Moorcock et Judith
Merrill(396) n’avaient pas fait paraître leurs anthologies qui furent les premières manifestations de ce nouveau culte. »
Retenons donc que Harlan Ellison est un auteur profondément original mais dont les œuvres sont souvent entachées du désir de choquer à tout prix. Un
dernier point éclairera ce personnage complexe, Ellison est un grand amateur de bandes dessinées et a lui-même souvent écrit des scénarios de comic-book.
Ce dernier point a une certaine importance dans le cas de la nouvelle qui nous intéresse ici, Repent Harlequin said the Tick-tock man, si l’on se souvient
que, dans la vieille Justice League of America(397), l’un des justiciers se nommait « The Hourman » et l’un des super-criminels « The Harlequin »
précisément. Voilà qui, joint au goût du canular et du baroque de Harlan, éclaire singulièrement ce titre surprenant au premier abord. Quant au thème, il
s’agit d’un récit de science-fiction classique où l’on voit une société totalitaire dont les membres sont obligés de respecter des cadences de travail
inhumaines. Le Tick-tock man, l’homme-heure, est chargé de comptabiliser les retards et de les déduire de la durée de vie de chaque membre de la
communauté. Pour se débarrasser des gêneurs, il lui suffit d’effacer leur cardio-plaque, ce qui entraîne l’arrêt immédiat du cœur. Arlequin, lui, est un
simple citoyen qui se révolte en essayant de dynamiter, par l’humour et le grotesque, la société rigide dans laquelle il vit. Ainsi, il répand des berlingots sur
les trottoirs roulants, ce qui finit par les bloquer et met toute la cité en retard. La fin du récit est très pessimiste : le Tick-tock man, ayant réussi à arrêter
Arlequin, lui fait subir un lavage de cerveau et reconnaître publiquement ses erreurs. Il n’y a donc aucune originalité thématique dans ce récit qui aurait
parfaitement pu être écrit en 1930, mais, en revanche, la façon de raconter l’histoire est totalement nouvelle et fait preuve d’une grande fraîcheur dans
l’invention et l’humour.
Norman Kagan est un jeune lycéen qui, en 1964 et 1965, écrivit quelques récits de science-fiction assez originaux. Ils souffrent certes de la volonté de
démonstration si fréquente chez les très jeunes auteurs, mais ils apportent un son neuf ; Kagan ayant paru abandonner la science-fiction presque aussitôt
après, je ne l’aurais certainement pas cité si je n’avais découvert son nom au sommaire d’une anthologie récente avec un texte inédit(398). Le meilleur des
récits initialement publiés fut sans conteste Laugh along with Frantz(399), une féroce charge contre les ordinateurs IBM (rebaptisés ICM dans la nouvelle),
et contre les élections américaines. Grâce aux sondages effectués par les ordinateurs, tout le monde sait à l’avance qui deviendra sénateur ou président des
États-Unis, et, par voie de conséquence, tout le monde a à cœur de voter pour le futur vainqueur, afin de n’avoir pas l’impression que son vote a été vain.
Du coup le sondage suffit et il n’est même plus nécessaire que les électeurs se rendent aux urnes. À partir de 1976, le gouvernement américain estime alors
que les électeurs, qui veulent exprimer leur désaccord avec le système en vigueur, peuvent pratiquer le vote aliéné, c’est-à-dire : « Je ne peux voter pour
aucun des candidats et pour aucun des programmes en présence. Ils me paraissent sans rapport avec les vrais problèmes qui se posent à la nation et à moi-
même, en ce qui concerne ma vie. Je crois qu’il y a dans notre société un défaut exigeant une réforme plus profonde. » En pratique, le vote aliéné s’exprime
pour l’électeur en votant, non pour les candidats en présence, mais pour Frantz Kafka, l’auteur du Procès et du Château, œuvres littéraires symbolisant
l’aliénation de l’homme face à une société inhumaine. Dans la nouvelle de Norman Kagan, le mécontentement atteint des proportions telles qu’à la fin
Frantz Kafka est élu président des États-Unis.
IF :
Depuis le mois de juillet 1959, la revue If a donc été rachetée par les éditeurs de Galaxy et va être dirigée par H. L. Gold jusqu’à la fin 1961, puis par
Fred Pohl. Dans la période traitée ici, on peut plus particulièrement remarquer toute une série de romans à suivre d’une grande qualité, plus, bien sûr,
quelques nouvelles séparées dignes d’intérêt, mais moins nombreuses. Le premier roman à suivre est Podkayne of Mars(400) de Robert Heinlein, qui débuta
dans le numéro de novembre 1962. Ce roman, écrit à la fois pour les adolescents et les adultes qui ont gardé le sens du merveilleux, est absolument
charmant. L’héroïne, Podkayne, est une jeune fille de seize ans, née sur Mars, dont l’unique ambition est d’aller visiter la Terre. On raconte que c’est cette
planète qui fut la mère patrie de l’homme, mais Podkayne ne peut y croire : « Voyons, vous n’y pensez pas, la pesanteur à la surface de la Terre est
nettement trop forte pour la structure humaine. Il est parfaitement établi qu’il en résulte des pieds plats, des hernies et des troubles cardiaques. Quant aux
radiations solaires, qui sont beaucoup plus fortes sur la Terre que sur Mars, elles tuent n’importe quel humain, à la peau non protégée, en très peu de
temps…» Mais on ne peut raconter les tribulations sur Terre de Podkayne, de son jeune et fort précoce frère et d’une petite bestiole extraordinaire, comme
seul Heinlein sait les décrire. Il faut les lire et s’y plonger avec ravissement.
Jack Williamson et Frederik Pohl ont uni leurs talents pour nous donner, à partir de septembre 1963, The reefs of space(401), un excellent roman
d’aventures dont une séquence au moins n’est pas sans rappeler l’horreur ressentie à la lecture de A planet named Shayol. On a découvert l’existence de
créatures de l’espace, venues d’au-delà de l’orbite de Pluton, les spatiels, qui ont un système de propulsion ne mettant en jeu aucune réaction perceptible.
Un criminel, Steve Ryeland, est chargé de mener les opérations de recherches pour découvrir ce système au péril de sa vie. Pour cela, il dispose d’un
spatiel, mais cet extraterrestre est devenu l’animal familier de la très jolie Donna Greery, fille du planificateur, l’homme qui a un pouvoir de vie et de mort
sur Ryeland. Une conspiration de ses subordonnés fait tomber Ryeland en disgrâce et il est expédié à la banque des corps. Là, on prélève sur des criminels
telle ou telle pièce de leur anatomie, destinée à réparer les organismes malades des citoyens appartenant aux plus hautes classes de la société. Mais, dans
cette banque des corps, Ryeland apprend qu’il n’est ni un criminel ni même un homme, mais un assemblage hétéroclite de pièces anatomiques avec
lesquelles les chirurgiens ont refabriqué un homme pour couvrir la fuite du véritable coupable. Ryeland s’effondre moralement et n’attend plus que la mort
lorsque Donna Greery vient à son secours et, à bord de son astronef, l’entraîne dans la région des récifs de l’espace, à la recherche des spatiels.
Signalons au passage, en mai 1964, une nouvelle de Cordwainer Smith se rattachant au cycle de C’mell, The store of heart desire. Mais c’est surtout le
numéro de juillet qui retiendra notre attention, car y figure le premier texte important publié par A. E. van Vogt depuis quatorze ans, The Silkie(402). Il était
certes paru des livres sous la signature de van Vogt pendant cette période, mais ce n’étaient nullement des nouveautés. L’auteur avait simplement repris
d’anciennes nouvelles et les avait allongées ou juxtaposées pour former un tout, ce qui n’était guère convaincant. Ce Silkie est un homme du futur, en
réalité une créature marine, van Vogt supposant que les techniques génétiques ont permis à l’homme de conquérir l’habitat marin et aussi de pouvoir
survivre sous trois formes différentes : l’humaine proprement dite, la forme poisson et la forme silkie qui est un être marin protégé par une carapace
chitineuse et doué de super-pouvoirs. Dans un tel système, on pourrait craindre que les tout-puissants silkies ne veuillent dominer le reste de la planète. Il
n’en est rien car ils ne peuvent se reproduire qu’avec les femmes purement humaines du Peuple spécial, et cela à l’époque où ils recouvrent eux-mêmes leur
forme d’homme, soit tous les neuf ans et demi, et seuls leurs enfants mâles deviennent des silkies. Ainsi, un équilibre a-t-il été créé, équilibre qui est rompu
dans la première nouvelle de la série par l’apparition d’un être extra-terrestre nommé Diisarill. Nat Cemp, silkie de troisième classe, parvient à le mettre
hors d’état de nuire, au terme d’une aventure où, si van Vogt n’a pas encore recouvré toute sa maîtrise, on sent que sa longue traversée du désert est sur le
point de s’achever.
En janvier 1965, Jack Williamson et Frederik Pohl reviennent avec Starchild(403), un roman situé dans le cycle des récifs de l’espace. La machine
planificatrice a établi le plan de l’homme, plan qui doit lui permettre de conquérir les étoiles. Mais ce plan est menacé par une entité qu’on appelle
« l’Enfant des étoiles ». Cet être a le pouvoir d’éteindre les astres et semble aussi insaisissable qu’invincible. Il finit par jeter la confusion dans les circuits
de la machine planificatrice qui est prise de démence. Mais l’homme saura surmonter cette crise de la machine et comprendra finalement que c’est la
machine elle-même qui est responsable de la crise. Libéré d’elle, il est prêt à faire face à son destin : « Bien des siècles auparavant, les étoiles lui avaient
fait don de la vie, mais à présent il avait atteint l’âge adulte. Il était prêt à assumer sa position, son rang et son nom. Sa position : celle d’adversaire des
étoiles elles-mêmes. Son rang : l’égal de l’Univers. Son nom : l’Homme. »
À partir du mois de juillet 1965, le Dr Edward Elmer Smith paraissait une dernière fois en vedette avec la publication de son roman Skylark DuQuesne.
Le 31 août de la même année, il mourait d’une crise cardiaque. Avec lui s’éteignait l’écrivain le plus célèbre du genre depuis Burroughs. En septembre
1963, au cours de la Convention mondiale de Washington, il avait reçu la première récompense Hall-of-fame, c’est-à-dire l’Oscar de la gloire reconnue et
admise par tous. À cette occasion, John W. Campbell avait déclaré : « Edward Elmer Smith a fait faire à la science-fiction sa dernière grande percée ; nous
attendons encore qu’un autre auteur fasse de même. » Cette phrase reflétait l’admiration sincère que Campbell portait à Doc Smith parce que ses romans,
malgré les impératifs du space opera, étaient toujours scientifiquement fondés. Voici, par exemple, quatre idées avancées par E. E. Smith et qui sont
aujourd’hui très sérieusement étudiées par les scientifiques : collisions de galaxies comme origine des radio-sources ; particules ayant une masse
imaginaire ; univers d’ombre ; neutralisation de l’inertie.
En décembre 1965, c’est l’écrivain qui, en notoriété, se rapproche le plus de Doc Smith, à savoir Robert Heinlein, qui nous donne un roman The moon
is a harsh mistress(404). L’auteur suppose que le communisme a triomphé partout sur la Terre puis dans les planètes colonisées du système solaire. Le
thème est le heurt du communisme gauchisant et dynamique de la colonie lunaire avec le communisme stalinien et déviationniste de la Terre. Ce livre
plongea dans la consternation tous les sots qui avaient l’habitude de traiter Heinlein de fasciste, depuis la parution de son roman militariste, Starship
troopers.
Avant de quitter If, citons encore l’excellente série d’aventures des « Berserkers » de Fred Saberhagen, et des œuvres intéressantes de Murray Leinster,
Lester del Rey, Keith Laumer, R. A. Lafferty, Margaret St Clair, etc.
F & SF :
The magazine of Fantasy and Science-Fiction va publier des textes d’un excellent niveau pendant toute la période dont nous parlons. Dès le mois de
mai 1958, Robert Sheckley figure à son sommaire avec un petit chef-d’œuvre, The prize of peril(405). Il s’agit du titre d’une émission de télévision, un jeu
qui porte le suspense à ses conséquences ultimes. Pendant une semaine, un homme accepte de s’exposer volontairement aux balles de tueurs à gages pour
gagner une somme fabuleuse. Le tout est télévisé en direct. C’est à un de ces jeux que nous fait assister le récit de Sheckley. L’on y voit un nommé Raeder
poursuivi par les tueurs à la solde de la chaîne de télévision. Il est sauvé une première fois par des auditeurs faisant office de bons Samaritains, puis une
deuxième par une jeune femme qui lui révèle être un agent de la chaîne de télévision chargée de faire durer le spectacle si la victime se montre trop peu
douée ! Reader s’en tirera finalement, mais il aura perdu la raison. Sheckley a réussi là un tableau saisissant de l’inhumanité des organisateurs de jeux
télévisés. Il suffit de regarder une émission européenne comme « Jeux sans frontières », par exemple, pour se rendre compte à quel point l’être humain y est
méprisé. Il est à craindre que The prize of peril ne soit pas seulement un récit de science-fiction, mais bien plutôt une anticipation.
Robert Heinlein figure au sommaire de F & SF en août 1958 avec un charmant roman intitulé Have space-suit, will travel(406). C’est l’histoire de deux
gamins, un garçon, Kip Russell, et une fillette fort pédante surnommée Peewee, qui se trouvent confrontés à une race d’êtres extra-terrestres très supérieurs
à l’homme, et doivent les convaincre que l’humanité mérite de survivre et ne doit pas être détruite. Tout cela est raconté d’un ton très allègre, et l’histoire
est fertile en rebondissements multiples. Pour en donner une idée, voici en deux mots son début : Kip Russell a participé à un concours organisé par le
savon Skyway Soap pour gagner un voyage jusqu’à la Lune. Mais il n’a qu’un prix secondaire, à savoir un scaphandre spatial. Tandis qu’il l’essaie, dans
une prairie, il manque d’être écrasé par un astronef qui atterrit en catastrophe. À son bord, la jeune Patricia, dite Peewee. Elle avait été kidnappée par des
extra-terrestres lors d’un voyage sur la Lune, mais elle a réussi à s’enfuir en compagnie d’un de leurs prisonniers, The Mother Thing, une autre variété
d’être non humain, aux sentiments très maternels. Mais les ravisseurs de Peewee réapparaissent et capturent les deux gamins qui sont bientôt prisonniers
sur la Lune.
C’est une œuvre autrement sérieuse que nous allons découvrir en avril 1959 : Flowers for Algernon(407), de Daniel Keyes. Algernon est une souris de
laboratoire qu’un traitement spécial a rendue plus intelligente. Le même traitement est appliqué à un simple d’esprit, Charly, qui ne tarde pas à progresser, à
atteindre bientôt le niveau intellectuel d’un adulte intelligent, à devenir enfin un véritable génie. Lorsqu’il s’aperçoit qu’Algernon régresse et puis meurt, il
comprend qu’un sort semblable l’attend. À la fin du récit, il est retombé dans son état de stupidité premier. Toute l’histoire est racontée par Charly dans des
cahiers où il consigne ses impressions, d’abord dans un style abominable chargé de fautes d’orthographe, puis l’amélioration du style traduit les progrès du
traitement auquel il est soumis. De même, à la fin de la nouvelle, la détérioration des derniers textes qu’il écrit atteste son effondrement intellectuel. C’est
là une œuvre d’une poignante beauté, un récit humain et désespéré. Quelques années plus tard, Keyes reprit ce texte et l’allongea pour en faire un roman
portant le même titre, en ajoutant une histoire d’amour qui en accentue encore le côté humain mais sans ajouter à sa logique dramatique. On en tira un film,
sous le titre de Charly, qui, en France, n’eut aucun succès.
En mai 1960, nous retrouvons Philip José Farmer avec Open to me, my sister(408), le dernier grand texte qu’il ait écrit dans sa veine biologique. La
nouvelle a pour cadre Mars où se retrouve un Terrien, Cardigan Lane, et un être féminin né sur un autre monde que Mars, Mahrseeya. Son visage est à peu
près humain, son corps semblable à celui d’une adolescente dénuée de poitrine, mais aucune fente pubienne ne vient indiquer des possibilités
d’accouplement analogues aux nôtres. Mahrseeya porte autour du cou une espèce de long ver qu’elle soigne comme un bébé et qu’elle nourrit en
régurgitant dans un bol des aliments qu’il avale. Lane et cette créature féminine parviennent à cohabiter pendant quelques jours, sans parvenir à se
comprendre par le langage, mais en apprenant à s’estimer. Par signes et à l’aide de dessins, Lane comprendra que le ver est l’enfant de Mahrseeya ; bien
qu’elle ne l’ait pas mis au monde elle-même, elle en est la mère et se doit de l’élever. Sa race lui a confié une tâche sur Mars et doit venir la rechercher.
Mais le Terrien, vaguement amoureux de Mahrseeya, ne peut supporter la vision de son ver-bébé, et il le tue à l’instant même où des compatriotes de la
créature féminine arrivent et le capturent. Malgré sa douleur, Mahrseeya lui fait dire, par le truchement d’un interprète, qu’elle lui pardonne et qu’elle
espère pouvoir devenir une sœur pour lui après le réajustement psychologique qu’il doit subir.
Brain W. Aldiss nous donne une série de nouvelles exceptionnelles à partir de février 1961. Hot House(409) est à la fois le titre du premier récit, mais
aussi celui du recueil sous lequel paraîtront, en librairie l’année suivante, les cinq textes. Les titres des quatre autres récits étant Nomansland, Undergrowth,
Timberline et Evergreen. L’action se passe dans un futur très éloigné où un arbre gigantesque, un banian, recouvre la totalité de la planète. Ses ramures
cyclopéennes s’étendent même jusqu’à la Lune. La vie animale a presque disparu. Seuls quelques humains survivent, après avoir réussi à s’adapter. Leur
taille s’est réduite à une trentaine de centimètres et, par mimétisme, leur peau est devenue verte afin de passer inaperçue parmi le feuillage. En effet, de
nombreux végétaux, désormais intelligents, peuplent les frondaisons gigantesques du banian. On trouve en particulier des sortes d’araignées végétales, les
travertoises, qui ont colonisé la Lune. Un groupe humain, dirigé par Lily-yo, la femme chef, l’homme Haris et Flor, va tenter la grande ascension vers notre
satellite pour y découvrir un asile plus hospitalier. C’est la lutte pour la survie de ce petit peuple humain que nous raconte Brian Aldiss avec un luxe de
détails familiers qui donnent une réalité concrète à cet extraordinaire monde vert. Aldiss a réussi là un récit étouffant comme une jungle tropicale, un récit
d’une originalité totale qui, une fois achevé, nous fait un instant considérer avec égarement notre décor familier. Une fois de plus, Brian Aldiss a prouvé
qu’il était un des grands maîtres de la science-fiction contemporaine.
C’est un autre texte de premier ordre qui paraît dans le numéro de juin 1961, Alpha Ralpha Boulevard(410), de Cordwainer Smith. Nous y retrouvons
l’univers de C’mell, des sous-hommes et des Seigneurs des Instruments. Dans ce récit, deux personnes réelles, c’est-à-dire deux êtres humains,
symboliquement nommés Paul et Virginie, descendent sur Terre et essaient de remonter le boulevard Alpha Ralpha pour aller consulter une vieille machine
à prédiction, l’Abba-dingo. Sur le chemin du retour, une tornade soudaine emportera et tuera Virginie tandis que Paul sera sauvé par C’mell, la fille-chat.
Mais c’est trahir un tel récit que le résumer, car les faits eux-mêmes n’ont guère d’importance. Ce sont l’écriture même de la nouvelle, son atmosphère, ses
détails, l’évocation de la psychologie des personnages humains et non humains qui font tout son charme. C’est là une des différences essentielles entre les
auteurs de science-fiction d’avant-guerre et ceux de la période contemporaine. Le résumé d’une histoire de Nat Schachner, par exemple, peut être
intéressant en lui-même, car il présente une idée originale qui retient l’attention. Le récit d’un auteur contemporain peut être tout à fait remarquable à partir
d’un scénario indigent ou même inexistant. Ce qui ne prouve d’ailleurs nullement que les auteurs d’aujourd’hui soient meilleurs ou moins bons que ceux
d’autrefois, mais simplement qu’ils sentent et écrivent différemment la S-F.
Le mois de novembre 1963 nous fait faire la connaissance d’un des nouveaux grands de la science-fiction contemporaine, Roger Zelazny, dont le texte
s’intitule étrangement A rose for Ecclesiastes(411). Zelazny est né le 13 mai 1937 à Cleveland dans l’Ohio. Il a été étudiant à l’Université de Columbia avant
d’entreprendre une carrière littéraire. Il fit ses débuts en août 1962, à la fois dans Fantastic et dans Amazing. Depuis 1965, il n’a pas cessé de collectionner
les prix et les récompenses. Zelazny est avant tout un écrivain, un styliste comme le fut jadis Abraham Merritt(412). Le rapprochement n’est pas gratuit, car
ces deux auteurs sont bien davantage des écrivains de science-fantasy que de science-fiction proprement dite. Pour Zelazny, la science est mise
complètement entre parenthèses et ne sert que de décor ou de support technologique. Ce sont les problèmes de l’Homme, en particulier l’immortalité, qui
l’intéressent, ainsi que les problèmes liés aux anciennes mythologies, qu’elles soient égyptiennes ou hindouistes, comme nous le verrons plus loin. A rose
for Ecclesiastes a pour cadre la planète Mars. Un groupe de Terriens tente d’entrer en communication avec des Martiennes, apparemment seules
survivantes de la race. Gallinger, un linguiste, est autorisé à étudier les textes sacrés et à apprendre le martien. Il découvre ainsi que la race s’éteint, les
mâles ayant été jadis frappés de stérilité. Une jeune Martienne, pratiquant la danse sacrée, Braxa, se donne à lui et il apprend bientôt avec surprise qu’elle
va être mère car les femmes, elles, peuvent toujours concevoir. Mais Braxa disparaît, ainsi que toutes les autres femmes. Gallinger finit par les retrouver
dans leur Temple, avec quelques vieillards dont il ne soupçonnait pas l’existence. Tous ont décidé d’en finir avec la vie ainsi que l’exigent leurs textes
sacrés. Gallinger parvient à pénétrer dans l’enceinte et leur lit les textes du Livre de l’Ecclésiaste. Sans le savoir, il a rempli une autre prophétie qui exigeait
qu’un homme venu d’ailleurs engrosse celle qui exécutait les danses, puis lise des paroles sacrées tout en bravant les rites du Temple (Gallinger avait gardé
ses chaussures en pénétrant dans l’enceinte religieuse). Les Martiens sont sauvés, mais pas le Terrien, car Braxa ne s’était donnée à lui que pour obéir à la
prophétie : elle n’acceptera jamais de le revoir.
Si Roger Zelazny est le meilleur styliste américain, du côté britannique ce titre revient sans conteste à Jim G. Ballard, que nous retrouvons en mai 1964
avec The illuminated man(413). Ce court récit constitua ensuite le point de départ pour son roman The crystal world(414) qui parut en 1966. Ce dernier texte
étant un véritable chef-d’œuvre de la science-fantasy, c’est plus précisément lui que j’analyserai. Le thème en est d’une élégante simplicité : dans une forêt
du Cameroun, un étrange phénomène affecte les végétaux, ils se recouvrent tous d’une mince pellicule cristalline. Les feuilles sont ainsi transformées en
joyaux, les troncs d’arbres en gigantesques cristaux. La vie animale est à son tour atteinte et, au détour d’un sentier cristallisé de forêt, on peut apercevoir
un oiseau, un singe ou un crocodile serti dans du cristal, sculpté comme dans un bloc de quartz. Voici, par exemple la première vision de Sanders, le héros
du roman : « Sur toute sa longueur, le rivage en face d’eux étincelait comme vu à travers un kaléidoscope brouillé, les bandes de couleur empiétant l’une
sur l’autre accroissaient la densité de la végétation, si bien qu’il était impossible de voir à plus de quelques pieds entre les troncs de la première rangée. Le
ciel était clair, immobile, le soleil brillait sans arrêt sur ce rivage magnétique, mais de temps à autre un souffle de vent ridait le fleuve et la scène éclatait en
cascades de couleurs qui partaient en ondes dans l’air autour d’eux. Puis cette coruscation s’atténuait et les images des arbres réapparaissaient, chacun
gainé de son armure de lumière avec un feuillage luisant comme s’il eût été chargé de joyaux déliquescents. » Il y a en plus, dans le roman de Ballard, une
aventure humaine passionnante entre le Dr Sanders, un spécialiste de la lèpre, Suzanne, sa maîtresse, un prêtre et une sorte d’aventurier, Vendress. Mais le
héros principal du roman est sans conteste la forêt de cristal, forêt qui envoûte peu à peu les hommes qui vivent en bordure, car elle offre une mort qui
semble plus douce que la vie, une mort qui va sans doute s’étendre à toute la Terre puisque la forêt avance de dix kilomètres par jour. Mais qu’importe si la
mort a la divine beauté des gemmes et des pierres précieuses : « Quelque chose étincela dans l’obscurité derrière Sanders. Il se retourna pour voir une
brillante chimère, un homme aux bras et à la poitrine incandescents, courant au milieu des arbres tandis qu’une cascade de particules se diffusait dans l’air
derrière lui. Sanders recula derrière la croix, mais l’homme avait déjà disparu, tourbillonnant au milieu des cavernes de cristal. »
L’année 1965 va être plus particulièrement dominée par le talent de Roger Zelazny dont deux textes au moins me paraissent de premier ordre. Le
premier, paru en mars, est intitulé assez curieusement, The doors of his face, the lamps of his mouth(415). Un homme et une femme qui s’aiment sans
vouloir se l’avouer essaient de capturer un monstre marin, une sorte de cachalot, à la fois pour justifier leur existence à leur propres yeux et pour forcer
l’autre à s’abaisser en révélant son amour. Où est la science-fiction là-dedans ? demanderez-vous. Eh bien, le récit se déroule sur Vénus et le monstre est
extraterrestre. C’est peu, j’en conviens, mais lorsque, en 1930, une légion spatiale quelconque combattait les indigènes d’une planète armés d’arcs et de
flèches, ne s’agissait-il pas tout simplement du récit de la guerre de l’armée américaine contre les Apaches ?
En octobre et novembre de la même année, Zelazny publia un récit en deux parties, And call me Conrad(416), qu’il reprit ensuite pour l’allonger et qui
parut en librairie sous le titre This immortal(417), l’année suivante. À la Convention de Cleveland, en 1966, il reçut le Hugo pour ce titre, ex aequo avec
Dune(418) de Frank Herbert.
« Et appelez-moi Conrad », telle est la seule exigence de Conrad Nimikos, l’immortel. Pourtant, s’il est une chose certaine, c’est qu’il ne s’appelle pas
Conrad ; mais qui est-il réellement, voilà une question à laquelle il est devenu aujourd’hui impossible de répondre. Certains disent qu’il fut le libérateur de
la Terre, d’aucuns prétendent qu’il fut Karaghiosis(419) l’assassin, d’autres, plus hardis dans leurs hypothèses, avancent, non sans crainte, le nom redoutable
du grand dieu Pan. Pour l’instant, Conrad doit servir de guide à un envoyé de la planète Vega, Cort Myshtigo, et lui faire visiter les merveilles de la Grèce
antique et de l’ancienne Égypte. De cette visite dépend peut-être la place que tiendra la Terre parmi les planètes de la Galaxie. Mais les buts de l’envoyé de
Vega ne sont pas ceux que l’on croit et le rôle qu’il réserve à Conrad et à sa compagne Cassandre ménage une surprise de taille aux lecteurs. Cassandre, le
dieu Pan, allons, qu’allez-vous chercher ! il s’appelle simplement Conrad…
Astounding Science-Fiction :
Nous allons vivre à présent les dernières années d’Astounding et les premières d’Analog. Cette revue, qui fut la plus importante du genre, n’est plus que
l’ombre d’elle-même, du moins à mon avis. Néanmoins, un certain nombre de textes intéressants y paraissent encore. Et d’abord une novelette de Clifford
D. Simak, The big front yard(420), qui remporta le Hugo de sa catégorie à la Convention de Détroit en 1959. Ses héros sont des gens simples, vivant à la
campagne, tout à fait typiques de Simak. Hiram Taine, réparateur en tout genre et antiquaire retors à l’occasion, et Beasly, un malheureux un peu simple
d’esprit, qui prétend pouvoir converser télépathiquement avec les animaux. Des extra-terrestres établissent un point de jonction entre le Monde et la grande
cour qui s’étend devant la maison de Taine. Beasly parvient à correspondre mentalement avec une sorte d’animal, ressemblant un peu à une marmotte, qui,
à son tour, sert d’interprète aux pensées du Terrien pour les extra-terrestres. Ainsi s’établissent des rapports entre eux et Taine, puis a lieu un troc d’objets
divers. En particulier, Hiram Taine arrive à acquérir des selles tenant en l’air par antigravitation en échange de l’idée de la peinture, concept tout à fait
inconnu aux extra-terrestres. Lorsque les représentants de l’ONU essaient de reprendre en main la situation, il leur faut rapidement battre en retraite ; seul
Beasly peut communiquer avec les visiteurs de l’espace et il refuse de travailler avec qui que ce soit d’autre qu’Hiram Taine, l’unique homme qui l’ait
traité avec bonté. The big front yard est un petit joyau d’humour et de fantaisie.
En mai 1959 nous retrouvons Gordon R. Dickson, avec le début de la saga des Dorsai. Dickson est un Canadien, né en 1923, établi aux États-Unis dès
l’âge de treize ans. La première partie de cette saga parut en librairie sous le titre de The genetic general(421) et a pour héros, comme nous l’avons déjà vu,
le jeune Dorsai Donal Graeme. Ce titre, The genetic general, veut dire que les fils de la planète Dorsai sont génétiquement prédisposés à devenir des
soldats, des mercenaires combattant sur tous les champs de bataille de la Galaxie. J’avoue que le récit des étapes de la carrière du jeune Donal, et des
nombreux combats auxquels il a participé, n’est jamais parvenu à m’intéresser. Ce roman est mal fait et beaucoup trop militariste pour mon goût, même si
Donal Graeme se révèle être finalement quelque peu différent des autres Dorsais. La première partie de Dorsai ne termina d’ailleurs que troisième de
l’Analytical laboratory, avec la note de 3,06, ce qui est fort médiocre, puisque l’idéal est d’obtenir 1,00.
Nous allons découvrir maintenant un des auteurs les plus prolifiques des années 1950-1960, Randall Garrett. Il avait débuté, précisément dans
Astounding, dès le mois de janvier 1951 avec une novelette, The waiting game, montrant les dangers que courait l’homme devant les actes intelligents, pas
toujours intelligibles, des extra-terrestres. Il écrivit ensuite un nombre très élevé de courts récits, soit sous son nom, soit sous quelque pseudonyme, soit en
collaboration. D’abord, à partir de 1956, avec Robert Silverberg, sous le nom de Robert Randall, puis avec Laurence M. Janifer, sous le nom de Mark
Philips, à partir de 1959. C’est dans le numéro de décembre 1959 d’Astounding qu’il donne, à mon sens, sa meilleure nouvelle, The destroyers(422). Dans
son texte de présentation, John W. Campbell écrit : « Toute guerre est faite d’une immense quantité de tragédies personnelles, mais la pire tragédie est celle
de la mort d’un genre de vie. Car un genre de vie, qu’il soit bon, mauvais ou médiocre, existe seulement parce qu’il est tendrement aimé. » Xedii est une
planète agricole où la population humaine vit des jours heureux et sans problème. L’État est féodal et quelques barons se partagent les terres du pays. Les
travailleurs sont attachés à leur terre comme les serfs l’étaient jadis et vivent sous la tutelle paternaliste de leur suzerain. Mais le récit, fait au niveau de la
vie quotidienne des paysans, montre qu’ils sont ainsi parfaitement heureux. Tel n’est pas l’avis des habitants d’une planète proche qui décident de venir
leur apporter la liberté et exigent de leurs suzerains qu’ils fassent cesser la féodalité. Devant leur refus, la guerre éclate et, malgré une héroïque résistance,
les habitants de Xedii finissent par être vaincus par les envahisseurs. Voici l’opinion d’un des vainqueurs, un officier de l’Union, tout de bleu vêtu : « Xedii
était et est encore la planète la plus arriérée de la Galaxie. Votre Conseil des chefs refusait obstinément de permettre aux travailleurs de Xedii de mener à
leur guise leur propre vie. Ces hommes ont donc vécu et sont morts sans avoir reçu l’instruction nécessaire, sans les soins médicaux qui auraient sauvé et
prolongé leur vie et sans le confort matériel auquel a droit tout être humain. Cette situation va changer, mais je suis profondément désolé qu’il ait fallu une
guerre pour y arriver. » Et voici maintenant l’opinion d’un des malheureux serfs « libérés » : « Les ennemis ont annoncé leur intention de démolir toute
notre société, pas vrai ? Ils veulent abattre les baronnies, dépouiller tous les chefs, nous forcer, nous autres paysans, à perdre la sécurité pour laquelle nous
avons travaillé toute notre vie. C’est bien cela qu’ils ont proclamé, non ? (…) Mais les chefs combattront jusqu’au bout. Et ils finiront par gagner parce que
le bon droit est avec eux. Les envahisseurs n’ont aucun droit de transformer notre mode de vie ; ils n’ont aucun droit de nous imposer leur façon de voir. »
La référence à l’officier de l’Union, vêtu de bleu, couleur de l’uniforme des Nordistes pendant la guerre de Sécession(423), montre que Randall Garrett a
voulu symboliser la défaite du Sud esclavagiste, devant les armées du Nord apparemment libérales. Le problème posé par ce récit dépasse largement ce cas
particulier. A-t-on le droit de détruire le mode de vie d’hommes et de femmes, pleinement heureux, sous prétexte qu’il ne répond pas à des normes éthiques
ou politiques généralement admises ? Non, répond Randall Garrett à la fin de The destroyers et cette réponse n’est pas réactionnaire, bien au contraire, car
il y a deux sortes de fascisme, celui qui consiste à asservir un peuple libre, mais aussi celui qui consiste à « libérer » un peuple satisfait de sa forme de
gouvernement. Ce qui est essentiel pour l’homme, c’est le bonheur et non les notions abstraites des idéologies politiques.
C’est un climat tout différent qu’apporte Deathworld(424) de Harry Harrison, publié à partir de janvier 1960. Ce monde de la mort se nomme Pyrrus et
un joueur professionnel, Jason dinAlt va y être entraîné dans des circonstances assez exceptionnelles. Un habitant de Pyrrus, Kerk, le contacte et lui
demande de jouer en son nom vingt-sept millions de crédits galactiques. Jason est, en effet, le seul homme de la galaxie qui puisse contrôler le lancer des
dés grâce aux facultés psi de son cerveau. Jason dinAlt, inquiet de voir son secret découvert, mais poussé par sa passion de joueur, accepte et gagne les
millions de crédits nécessaires à l’achat d’armes pour lutter contre la planète ! En effet, Pyrrus, colonisée il y a trois cents ans, n’accepte plus l’homme : la
moyenne de vie y est de seize ans ! Naturellement cette moyenne est due à une mortalité infantile extrêmement importante. Jason dinAlt finit par
s’intéresser à ce monde hostile et accompagne Kerk, et la très jolie Meta, jusque sur Pyrrus. C’est lui qui prendra la tête de la lutte contre la planète et
découvrira que les ennemis des habitants du Monde de la Mort ne sont autres qu’eux-mêmes ! Harry Harrison est né dans le Connecticut en 1925. Il a
d’abord commencé une carrière d’illustrateur avant de se tourner vers la littérature. Il a fait ses débuts d’écrivain en 1951 puis est devenu successivement
rédacteur en chef de sept magazines de science-fiction ! Il émigra ensuite au Mexique, puis en Europe (Danemark, Italie, Angleterre). C’est un homme
jovial, exubérant, à la voix tonitruante, et très sympathique. Outre ses talents d’écrivain, c’est un anthologiste remarquable.
En l’an de grâce 1345, sir Roger de Tourneville, seigneur de la petite ville d’Ansby en Angleterre, s’apprête à aller rejoindre le roi Édouard III et son
fils qui guerroient en France. Mais non, mais non, je ne m’égare pas, je parle bien là d’un ouvrage de science-fiction, excellent même, dû à la plume de
Poul Anderson, et publié à partir de juillet 1960 : The high crusade(425). En effet, un vaisseau de l’espace, piloté par des petits hommes bleus, atterrit
bientôt devant les hommes de sir Roger. Celui-ci donne aussitôt l’ordre de charger et les taille en pièces à l’exception d’un seul. Le noble Anglais, son
chapelain et ses hommes de troupe s’entassent alors à bord de l’astronef, afin de partir libérer la Terre Sainte. Mais le prisonnier extra-terrestre réussit à
mettre le cap sur la planète Thorixan d’où il était venu. C’est alors une succession de batailles entre les hommes d’armes moyenâgeux et les extra-terrestres
munis des engins de destruction les plus modernes. Avec beaucoup d’humour, Poul Anderson nous décrit les victoires successives de sir Roger de
Tourneville qui finira par fonder un empire rattaché à la couronne britannique, du moins en théorie. Ce roman est un petit chef-d’œuvre d’humour et
d’inventions cocasses et astucieuses. Une réussite mineure, mais complète.
Depuis le mois de février, un cancer affreux rongeait Astounding Science-Fiction. Sur la couverture, en surimpression du mot « Astounding » on lisait
Analog. D’abord à peine discernable puis, au fil des mois, de plus en plus gros. En septembre 1960, le mot « Astounding » était devenu presque illisible,
mais la mention de Copyright qui fait légalement foi pour le titre d’une publication portait encore l’ancienne appellation. Le mois suivant, la revue
s’appelait définitivement Analog Science-Fact and Fiction. Après trente ans d’existence, Astounding était mort. Il convient de rendre ici hommage aux
hommes qui ont fait dans ses pages l’histoire de la science-fiction, soit en tant que rédacteurs en chef, Harry Bates, F. Orlin Tremaine, John W. Campbell
Jr, soit en tant qu’auteurs, Murray Leinster, Edward Elmer Smith, Raymond Z. Gallun, Nat Schachner, Jack Williamson, Edmond Hamilton, Catherine L.
Moore, H. P. Lovecraft, Henry Kuttner, Robert Heinlein, A. E. van Vogt, Isaac Asimov, Poul Anderson, et tant d’autres. Je ne saurais trop conseiller la
lecture du très beau livre d’Alva Rogers, A requiem for Astounding(426), publié en 1964 où ce fan de la première heure retrace, mois par mois, l’aventure du
magazine qui restera le plus important de l’histoire de la science-fiction.
Enfin, pour ceux qui s’étonneraient de me voir considérer comme définitivement morte une revue qui a simplement changé de nom, je préciserai ceci :
ce qui fait l’identité d’un magazine, ce n’est ni son rédacteur en chef, qui change souvent, ni ses auteurs qui sont renouvelés au bout d’un certain temps, ni
sa présentation qui varie avec les années, ni ses illustrations qui sont soumises à la mode, mais uniquement son titre qui permet de l’identifier et confère
une unité à un contenu éditorial fluctuant. Il n’y a à peu près aucun rapport entre l’Astounding de 1930 et celui de 1960, sinon le titre ; en revanche, il y a
une complète identité entre l’Astounding de 1960 et Analog. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette différence de titre suffit à les rendre :
« des magazines complètement distincts », selon l’heureuse expression d’Alva Rogers, le meilleur spécialiste de la revue.
Analog :
Le premier texte que j’ai retenu d’Analog est un roman en quatre parties de Clifford D. Simak, The fisherman, qui paraît à partir d’avril 1961. Il fut
ensuite réédité en volume sous le titre Time is the simplest thing(427). Ce dernier titre est en vérité assez mensonger, car s’il s’agit bien d’une histoire
temporelle, elle est loin d’être tellement simple ! Des hommes au pouvoir télékinésique sont utilisés dans un centre baptisé Fishhook (l’Hameçon) qui fait
de l’exploration spatiale par leur intermédiaire. Doués de facultés psi, ils ne voyagent pas corporellement à travers les étoiles, mais envoient seulement leur
esprit et certaines machines entraînées par la force télékinésique. Fishhook commercialise ensuite les idées et techniques que les explorateurs rapportent des
planètes lointaines. Les hommes qui voyagent en esprit deviennent bientôt suspects à l’ensemble de la population qui croit voir là des actes magiques et de
sorcellerie. L’histoire commence lorsqu’un pêcheur de Fishhook, Shepherd Blaine, ramène de son voyage spatial un fragment d’une entité extra-terrestre,
Pinkness (nommée ainsi par lui en raison de sa couleur rose) qui a pénétré son esprit. Or, Blaine sait que le Centre ne prend pas de risques avec les
explorateurs qui ne reviennent pas complètement humains : on les supprime sans pitié. Il doit fuir Fishhook puis, ensuite, tenter d’échapper aux populations
rurales qui l’identifient comme PK, c’est-à-dire un homme doué de facultés psychokinésiques, et veulent l’abattre. Grâce à la fraction étrangère de son
esprit, Shepherd Blaine parviendra à surmonter tous les dangers et un nouvel avenir s’ouvrira pour l’homme.
Le mois de décembre 1963 va voir paraître le début d’une œuvre maîtresse de Frank Herbert, Dune World. Ce roman, déjà long, sera ensuite réuni par
l’auteur à un second ouvrage, The prophet of Dune, également publié dans Analog, à partir de janvier 1965, pour former le volume de librairie définitif sous
le simple titre de Dune(428). À la Convention de Cleveland, en 1966, Frank Herbert reçut le Hugo pour cette œuvre gigantesque, ex aequo avec Roger
Zelazny comme nous l’avons vu. Herbert est né en 1920 dans l’État de Washington. Ce n’est pas un écrivain à plein temps, il travaille également comme
journaliste et photographe(429). Il est impossible de résumer Dune(430) qui est un roman à la fois historique, sociologique, écologique, etc. Il y a plusieurs
niveaux dans ce récit, la toile de fond étant celle d’un empire galactique néo-féodal. L’Empereur a cédé la planète Dune, appelée Arrakis par ses habitants,
au duc Leto Atreides. En redevance, ce dernier doit remettre à l’imperium et à une compagnie marchande, un tribut en épices, les épices(431) étant la seule
richesse d’Arrakis. Mais le duc est bientôt assassiné (ce n’est pas pour rien, sans doute, que son nom, Atreides, rappelle celui de la tragique famille grecque
des Atrides) et son fils Paul est obligé de se réfugier parmi le peuple des Sables. Mais, à côté de cette intrigue principale, il en existe d’autres dont la plus
étonnante n’est pas l’organisation féminine secrète du Bene Gesserit, qui, par des voies étranges, tout au long des siècles, a entrepris un plan de sélection
génétique pour produire le Kwisatz Haderasch, le mutant qui peut être en plusieurs lieux à la fois. Mais le jeune duc Paul Atreides a maintenant pris le nom
de Muad’Dib, c’est-à-dire qu’il est devenu le chef des hommes libres du désert. La planète a enfin trouvé un héros à sa taille. Frank Herbert a réussi là une
œuvre remarquable par le sens du détail, aussi bien que par la grandiose conception de cette planète de sable. Dune restera un des moments importants de la
science-fiction. Je ne lui ferai qu’un reproche, très mineur : pourquoi avoir choisi ce titre, alors que la planète est constamment appelée Arrakis dans le
cours du récit ?
Dune est un accident heureux dans la carrière d’Analog qui reste à peu près au même niveau que les derniers numéros d’Astounding. Voici, par
exemple, quel fut l’un des meilleurs feuilletons de l’année 1964, Spaceman de Murray Leinster, qui débuta au mois de mars. Les matelots du Rim-Star,
astronef interstellaire, ont l’intention de se mutiner, de massacrer le capitaine et un nommé Braden qui ne fait pas partie de leur groupe, ainsi que les
passagers, pour s’emparer du vaisseau et de sa cargaison. Ils n’en sont pas à leur coup d’essai. Braden et le capitaine, qui avaient des soupçons, se
retranchent avec les passagers dans une partie du navire. Et là, ils soutiennent un long siège. Le capitaine a truqué les instruments de contrôle et les mutins
croient avoir dépassé la vitesse de la lumière, puis ont l’impression de reculer dans le temps. Terrorisés, complètement désorientés, ils finissent par devenir
fous et le Rim-Star arrivera à bon port. L’histoire est complétée par une intrigue amoureuse entre Braden et une jeune passagère, Diane. Ce scénario n’est
pas sans rappeler celui de Brigands of the moon, de Ray Cummings, qui date de 1930 ! Quant à l’année 1965, elle fut surtout marquée par la parution de la
seconde partie de Dune : The prophet of Dune, dont nous avons déjà parlé.
Amazing Science-Fiction :
Il n’y a strictement rien à dire de Amazing ni de Fantastic, car ces deux revues publient à 80% des rééditions. On ne s’étonnera donc pas de la chute de
leurs ventes. C’est en revanche l’Angleterre, avec New Worlds et Science-Fantasy, qui va nous apporter une série de textes fort intéressants.
Angleterre :
Nous commencerons par le numéro de septembre 1958 de New Worlds où Brian Aldiss publie un très amusant roman Equator(432). Humour, suspense,
espionnage, tout se mêle dans ce roman très britannique racontant une invasion extra-terrestre venue d’Alpha du Centaure. Les Rosks sont humains et, avec
leur unique vaisseau, ils ne représentent apparemment pas un danger. Mais ce navire n’est-il pas seulement une avant-garde envoyée à des fins
d’espionnage ? On finit par accorder droit de séjour aux Rosks sur Terre, dans l’île de Sumatra, de part et d’autre de l’équateur, et sur une petite parcelle de
la Lune. Un agent secret anglais, Tyne Leslie, finira par s’emparer d’un microfilm prouvant l’imminence d’une attaque des Rosks ; mais Brian Aldiss est
un homme plein de ressource et la situation n’évoluera pas dans le sens que l’on croit.
J. G. Ballard reprend sa série des catastrophes naturelles, avec Stormwind, une nouvelle parue en octobre 1961. La version définitive de ce texte,
considérablement allongée, paraîtra sous le titre The wind from nowhere. Cette fois c’est le vent qui, soufflant en tempête et sans trêve, va rendre peu à peu
impossible la vie humaine à la surface du globe. Composé par petites touches, ce roman-mosaïque est terrifiant, tant l’impression de réalisme et
d’inexorabilité du cataclysme est parfaitement rendue. En novembre de la même année, Ballard nous livre un autre cauchemar, un court récit appelé
Billenium(433), dont le thème est celui de la surpopulation dans les grandes villes. Ses héros regrettent le temps heureux où l’on pouvait avoir des chambres
individuelles de quatre mètres carrés maximum ! À partir d’une pièce de cinq mètres carrés, on considère qu’il s’agit d’un logement pour deux personnes.
C’est dans cet univers terrifiant et kafkaien que les deux héros de Ballard découvrent, dans leur immeuble, une pièce sans ouverture, ignorée, qui a été
murée par erreur. Avec deux filles qu’ils ramassent au hasard, ils y passeront quelques jours de bonheur, au large, mais bientôt l’entassement de leurs amis
ou connaissances ramènera la situation à son point de départ. Elle est sans solution.
John Brunner, à partir du mois d’octobre 1963, nous donne un roman à la fois d’heroic-fantasy et de science-fiction, To conquer chaos, dont le thème
est celui du retour involontaire à la Terre de nos descendants, partis dans les étoiles, qui avaient oublié où se trouvait la mère patrie.
Ballard, en mars 1964, publie The terminal beach, une des nouvelles les plus horribles que je connaisse sur le thème atomique. Un soldat américain,
apparemment le dernier homme vivant sur le globe, revient sur l’atoll d’Eniwetok où il devient la proie de fantasmes et finit par sombrer dans la démence.
Je terminerai ce rapide tour d’horizon de New Worlds en citant le roman, plus spécialement adressé à la jeunesse, Bill, the galactic hero, de Harry
Harrison, qui parut à partir d’août 1965.
Du côté de Science Fantasy maintenant, deux auteurs sont plus particulièrement à retenir. Michael Moorcock d’abord, dont la saga d’Elric the
Necromancer(434) commença à partir de juin 1961 avec The dreaming city. Michael Moorcock est une des fortes personnalités de la science-fiction
britannique. Il est né en 1939 et, en cette année 1961, celle de ses débuts, il n’a donc que vingt-deux ans. Moorcock fut au départ un amateur fanatique
d’Edgar Rice Burroughs, au point de lui consacrer un fanzine. Nous allons retrouver cette influence dans les récits mettant en scène Elric le Nécromancien,
personnage d’heroic-fantasy. Ensuite, Moorcock évolua considérablement et s’intéressa à l’avant-garde littéraire, je veux dire aux héritiers de Raymond
Roussel, par exemple.
En 1963, les magazines dirigés par Ted Carnell déclinaient lentement, mais sûrement. Carnell lui-même n’était pas en très bonne santé et s’apprêtait à
les abandonner lorsqu’un nouvel éditeur décida de les reprendre. Il choisit alors Moorcock pour lui succéder à Science Fantasy, tandis que le nouvel
éditeur, Roberts & Vinter, choisissait Bonfiglioli pour diriger New Worlds. Mais il y eut alors une confusion, et les deux rédacteurs en chef se retrouvèrent
au poste initialement prévu pour l’autre ! Moorcock, appuyé en cela par J. G. Ballard et Brian Aldiss, transforma radicalement la revue en magazine
d’avant-garde, ce qui ne tarda pas à déplaire aux lecteurs traditionnels de la revue et à provoquer sa mort en 1971. Mais nous aurons l’occasion de reparler
de ceci dans le prochain chapitre. Revenons-en pour l’instant à Elric le Nécromancien. « Dix mille années le glorieux empire de Melniboné régna sur le
Monde. Dix mille années avant que l’on écrive l’histoire ; dix mille années après les dernières chroniques(435). Tout ce temps, quel qu’en soit le compte, le
glorieux empire prospéra. Si vous voulez garder vos espérances, pensez au terrifiant passé de notre planète, ou bien songez à l’avenir qui nous attend. Mais,
si vous acceptez de croire en l’affreuse vérité : le temps est la mort du présent, et toujours il en sera ainsi. » Les puissances occultes, la magie, la sorcellerie
sont parvenues à détruire l’indestructible empire de Melniboné. Seuls survivent quelques-uns de ses enfants qui sèment autour d’eux la terreur et la
désolation : « L’un d’eux fut le cynique et rieur Elric, à l’humeur sombre, à l’humour fracassant ; orgueilleux Prince des ruines, Seigneur d’un peuple
errant et humilié, dernier chaînon de la lignée royale de Melniboné. » Mais Elric n’est pas seul, il a son épée Stormbringer (celle qui apporte les orages).
Lorsque l’arme est dans son fourreau, Elric n’est qu’un rêveur, un impuissant ; lorsqu’il la fait luire au soleil, il devient surhumain. Le symbole sexuel est
aussi antique que transparent. Mais l’univers d’Elric ne ressemble que très superficiellement à celui de Conan et l’influence de Jean-Paul Sartre est
beaucoup plus importante sur la pensée de Moorcock que celle de Robert Howard ! Elric est désespéré, pour lui tout est livré au hasard, l’anarchie et le
chaos gouvernent le monde. À la fin de la saga, Stormbringer, épée animée d’une vie indépendante, finira par assassiner son maître.
Nous rencontrons, en août 1963, un autre auteur de science-fantasy, Thomas Burnett Swann, avec son roman The dolphin and the deep. Swann est un
érudit, un poète, un passionné d’études folkloriques. On retrouve ces qualités dans The dolphin and the deep, dont le thème est la quête de l’enchanteresse
Circé par un dauphin, un jeune Étrusque et un triton (je parle du mâle de la sirène, bien entendu).
Au précédent chapitre, nous avons vu paraître quelques romans directement publiés en format de poche ; cette pratique nouvelle pour la science-fiction
va se multiplier au cours des années suivantes. Encore rares entre 1958 et 1961, les parutions deviennent de plus en plus abondantes à partir de cette date et,
au prochain chapitre, nous verrons cette tendance s’accélérer, l’importance des magazines devenant pratiquement nulle face aux publications directes en
volumes. Nous consacrerons donc la fin de ce chapitre à une vingtaine de titres particulièrement marquants de la période 1958-1965.
Et d’abord à Who ?(436) d’Algis Budrys. Budrys est un auteur d’origine lituanienne qui a fait une carrière importante dans la science-fiction depuis
1952. Il est de ces écrivains, comme par exemple Christopher Anvil, dont on parle peu car aucun titre ne se détache réellement de leur œuvre. Une
exception toutefois dans celle de Budrys, Who ?, roman qui eut son heure de gloire et fut publié en 1958. Le thème en est inspiré par la guerre froide : un
scientifique, auteur d’une invention à but militaire d’une extrême importance, est presque tué au cours de l’explosion de son laboratoire. Celui-ci étant situé
très près du Rideau de fer, ce sont les Russes qui le recueillent et doivent littéralement reconstituer son corps démantibulé. Lorsqu’ils le remettront aux
autorités américaines, celles-ci ne pourront jamais être sûres de l’identité du savant qui sera placé en résidence surveillée jusqu’à la fin de ses jours. Le
roman est dramatique à souhait et plein de suspense, mais personnellement, c’est là un genre de thème qui me touche peu. Damon Knight, lorsqu’il le
critique dans In search of wonder, considère qu’il ne s’agit même pas à proprement parler de science-fiction, mais beaucoup plus d’une œuvre politique et
symbolique : « Il (Martino, le savant) est une métaphore dramatique, et non un homme ; Budrys s’en sert pour nous montrer de façon subtile et pénétrante
quelque chose de si fondamental dans notre façon de penser que nous ne nous en apercevons généralement pas : la nécessité impérative d’avoir une identité
et l’impossibilité pour la société de tolérer un homme qui ne peut être identifié. »
Theodore Sturgeon publie Venus plus X en 1960, un roman qu’aucun magazine de S-F américain n’accepta de publier en raison de son thème trop osé !
Il s’agit d’une sorte d’utopie où un jeune homme de notre époque est attiré dans un autre monde où tout semble parfait. Puis il découvre que ses habitants
sont tous des mâles et que, par conséquent, les relations amoureuses sont homosexuelles. Quant à la reproduction, elle est assurée par l’un des deux
partenaires, au moyen d’utérus greffés. Il n’y a en fait rien de choquant dans cette histoire(437), mais, Dieu qu’elle est ennuyeuse ! À noter que les Anglais,
plus larges d’idées, acceptèrent de la publier dans New Worlds à partir de janvier 1961.
Cette même année 1961, Fredric Brown fait éditer un merveilleux recueil, Nightmare and geezenstacks(438), dont seuls quelques récits étaient parus
dans Analog. Il ne saurait être question de résumer ces petits contes, tantôt humoristiques, tantôt caustiques, parfois tout simplement abominables, où la
verve de Fredric Brown se déchaîne. C’est vraiment là du Brown de la meilleure cuvée.
Toujours en 1961, Daniel F. Galouye publie un roman post-atomique de très grande qualité littéraire, The dark world(439). Les survivants du conflit
mondial vivent depuis trois générations à l’abri de cavernes, dans une obscurité totale, où ils ont appris à développer leur ouïe et leur odorat. Cet état de fait
a créé une mythologie nouvelle où obscurité et mal sont synonymes tandis que la lumière égale le bien. Il faudra qu’un jeune homme, Jared, enfreigne les
tabous de sa société et accepte de se risquer hors des cavernes protectrices pour que l’humanité retrouve la surface de la planète.
Le Hugo du meilleur roman de l’année 1962 fut attribué par acclamation à Robert Heinlein pour Stranger in a strange land(440). Ce roman est double :
d’abord une histoire de S-F classique écrite bien des années auparavant et inachevée, qui raconte le retour sur Terre de Valentin Michael Smith, un enfant
de notre planète élevé par les Martiens sur la planète Rouge. Les réactions du jeune Smith devant nos tabous et nos conventions pouvaient fournir un roman
swiftien fort classique, mais lorsque Heinlein reprit son œuvre, son état d’esprit avait beaucoup changé et sans doute avait-il été fasciné par les
communautés hippies qui se développaient alors. Toujours est-il que la dernière partie de son roman est imprégnée de cultes étranges, baigne dans la
sexualité et la contestation(441). Ainsi le chef de file de l’école ultra-classique et ultra-conservatrice de la S-F avait pris la tête de sa pénétration dans
l’underground américain : Stranger in a strange land fut pendant deux ou trois ans la Bible de presque toutes les communautés hippies des États-Unis ! Il
est d’ailleurs à noter que l’expression speculative-fiction que les jeunes auteurs d’avant-garde veulent imposer à la place de science-fiction, a été avancée
pour la première fois par Robert Heinlein lui-même, ses cadets ne faisant que lui emboîter le pas.
D’Angleterre, l’année 1962 nous apporte deux ouvrages complètement différents, mais d’un égal intérêt. D’abord, The drowned world(442), de J. G.
Ballard, qui fait encore partie de son cycle de récits de la fin de l’homme chassé par des catastrophes naturelles. Nous sommes ici au IIIe millénaire, le
soleil s’est rapproché de la Terre et les océans ont recouvert presque tous les continents. Les villes, non encore immergées, sont recouvertes par une jungle
touffue, remplie de reptiles géants et d’animaux amphibies. Bien entendu, comme toujours chez Ballard, l’étude psychologique des êtres humains, placés
dans ces conditions inhabituelles, prime sur les événements extérieurs du récit. Ses héros, le médecin Kerans, le biologiste Bodkin et une jeune femme,
Béatrice, sont névrosés, incapables d’affronter la réalité quotidienne. Lorsqu’un chercheur de trésors asséchera la planète et fera apparaître la Terre nue
devant leurs yeux, la raison de Kerans et de Bodkin n’y résistera pas. Ils n’ont jamais connu la Terre nue, mais seulement ses immenses étendues d’eau où
de rares immeubles émergent encore. Ils seront désormais obsédés par l’idée de faire sauter les digues pour retrouver le paysage rassurant. Encore un
roman très réussi à mettre à l’actif de Ballard, moins beau au sens esthétique que The crystal world, mais peut-être plus poignant encore du point de vue
humain.
A clockworld orange(443) d’Anthony Burgess n’est pas à proprement parler un roman de science-fiction, mais plutôt une anticipation écrite par un auteur
non spécialisé. On connaît le thème : des adolescents d’une quinzaine d’années forment des petits gangs et pratiquent ce qu’ils appellent l’ultra-violence :
viol des femmes seules, tabassage des mendiants, chapardage, exactions diverses. L’un d’eux, capturé après un meurtre, est soumis à un traitement
psychologique d’avant-garde qui le conditionne ; désormais, dès l’instant où il veut frapper quelqu’un, ou toucher à une femme, il ressent d’horribles
douleurs. Le caractère d’anticipation du roman de Burgess est encore renforcé par la création d’un nouveau langage dérivé de l’américain et du russe – les
puissances dominantes d’ici quelques années, écrit l’auteur – qui contribue au dépaysement et à l’aspect futuriste de l’œuvre. Cela dit, il n’en reste pas
moins que A clockworld orange est beaucoup plus un ouvrage de littérature générale qu’un roman de science-fiction.
La Convention de Washington, en 1963, couronna fort justement Philip K. Dick pour The man in the high castle(444), un livre remarquable, tant par sa
qualité littéraire que par l’originalité de son thème. Qu’on en juge : dans un monde parallèle où les forces de l’Axe ont gagné la Seconde Guerre mondiale,
les États-Unis d’Amérique sont occupés pour une petite partie par le Japon. Une nouvelle forme de civilisation s’ébauche en Amérique où les rapports
humains et commerciaux sont le plus souvent soumis à l’usage du Yi-king, une méthode de divination importée d’Extrême-Orient. Mais un bruit court dans
le pays : un homme qui vivrait dans un haut-château (d’où le titre) – un auteur de science-fiction – aurait écrit un roman dans lequel les Alliés auraient
gagné la guerre. À la fin de l’ouvrage cet homme, qui apparaît alors pour la première fois, consulte à son tour le Yi-king à propos de ce qu’il a écrit dans
son livre ; et l’oracle révèle que c’est le monde imaginaire inventé par l’auteur de S-F qui est le vrai(445) ! Le maître du haut-château et ses amis, atterrés,
comprennent alors que tout ce qui les entoure, et eux-mêmes, ne sont que des leurres, des aspects virtuels de la réalité.
La même année, Gordon R. Dickson publie un roman très van vogtien, intitulé Necromancer(446) (puis reparu sous le titre No room for man). L’histoire
est double : c’est d’une part la lutte d’un groupe d’hommes pour s’affranchir d’un cerveau électronique géant qui les asservit et, d’autre part, la quête d’un
homme, qui échappe miraculeusement à toute une série d’attentats et d’accidents pour retrouver sa propre identité. On pense aussitôt au Monde des Â. La
fin n’est pas moins inspirée de van Vogt car le héros de Necromancer, Paul, lorsqu’il trouve l’homme qui est à l’origine de sa vie de proscrit, découvre
qu’il n’est autre que lui-même.
Un auteur secondaire, Keith Laumer, bien connu des magazines tels Galaxy ou If nous donne un amusant roman, cette même année, avec The great
time-machine hoax(447). Ce récit humoristique nous présente deux jeunes hommes, Chester et Case, qui ont hérité d’une énorme machine électronique
pouvant projeter sur un écran des scènes du Futur ou du Passé. Qui plus est, elle fait apparaître une très belle fille fort peu vêtue, du nom de Jenny. Les
deux jeunes gens tentent alors d’exploiter leur machine, mais, ignorant son mode d’emploi, ils sont happés par elle, en même temps que Jenny, et précipités
à travers le temps. L’auteur raconte ensuite leurs tribulations qui vont du tragique à la plaisanterie énorme : par exemple, Chester débarque en compagnie
de Jenny, presque complètement nue, dans une ville américaine puritaine d’il y a une quinzaine d’années : la malheureuse est aussitôt arrêtée et condamnée
pour attentat à la pudeur ! Un roman divertissant et sans prétention et qui nous permet de signaler au passage le nom de Keith Laumer.
S’échelonnant sur les années 1962 à 1965, vient maintenant la trilogie de Samuel Delany, The fall of the towers. Delany est un jeune auteur puisqu’il est
né le 1er avril 1942. Il a passé son enfance à Harlem et, bien qu’apparemment blanc, il a un peu de sang noir dans les veines. Il a publié son premier roman,
une œuvre de science-fantasy intitulée The jewels of Aptor, à l’âge de dix-neuf ans. Il est aujourd’hui fixé à New York, où, avec sa femme, une jeune
poétesse, il s’occupe de recherches d’avant-garde et, ce qui nous intéresse davantage, écrit régulièrement des romans de science-fiction dont la qualité va
croissant. Je ne suis pas très fanatique de la trilogie dont il est présentement question et qui se compose des titres suivants : Captives of the Flame, The
towers of Toron, et City of a thousand suns(448). Il s’agit d’un space opera classique, racontant l’attaque de l’empire de Toromon, après le kidnapping du
prince héritier. Parmi ses chefs se cache leur ennemi mortel, le Seigneur de la Flamme, qui peut assumer n’importe quelle identité. C’est le mal à l’état pur,
qui habite un être affranchi des lois de la substance physique. Il peut ainsi se cacher dans les endroits les plus invraisemblables : une fleur, un insecte, ou
dans les plus difficiles à explorer : l’esprit d’un homme. À la fin du premier roman, on parvient à le chasser de la Terre, jusqu’au-delà du système solaire ;
mais, dès le second, il est de retour ! Dans le troisième volet de la trilogie, alors que l’empire de Toromon croit avoir définitivement gagné, l’ordinateur
géant qui a dirigé les opérations militaires se retourne contre ses constructeurs et anéantit le palais du gouvernement. Vous vous en doutez, le Seigneur de
la Flamme l’habite désormais. Nous reparlerons de Delany pour des œuvres plus sérieuses.
Le roman de Fritz Leiber, The wanderer(449), fut couronné à la Convention de Londres en 1965 ; il était paru trop tard pour concourir pour le Hugo de
1964 qui était allé, nous nous en souvenons, à Way Station(450) (Here gather the stars) de Clifford D. Simak. The wanderer est le récit d’un drame
cosmique. Un corps astral, précisément nommé « The wanderer », c’est-à-dire le Vagabond, pénètre dans le système solaire et se rapproche
dangereusement de la Terre. La hauteur des marées est multipliée par quatre-vingts, les volcans se réveillent, des tremblements de terre se produisent un
peu partout. Le roman de Leiber est fait d’une mosaïque d’aventures personnelles d’êtres humains devant faire face aux cataclysmes. Certains de ces
personnages finiront par se regrouper, par s’unir pour lutter, d’autres ne se rencontreront jamais. D’où une certaine impression de décousu qu’on peut avoir
à la première lecture de l’ouvrage, en fait un moyen remarquable pour nous faire saisir l’universalité du phénomène. Quant au Vagabond, eh bien, ce n’est
pas un astéroïde, mais une sorte de vaisseau spatial habité par un peuple chat, dont la charmante et redoutable Tigrishka(451) n’est pas le moindre attrait.
Cette créature a sauvé un petit chat, Miaou, d’un raz de marée, en même temps qu’un homme, Paul qu’elle a cru être au service de la bête ! Avec horreur,
elle s’apercevra que ce sont les hommes (les Singes, comme elle les appelle), qui sont les créatures pensantes sur notre planète et non les félins. Pourtant,
Tigrishka aura un instant de faiblesse pour Paul : « S’appuyant à peine des coudes et des genoux au fond chaud et transparent de la soucoupe volante, il
dériva contre elle ; ses bras se fermèrent autour du corps mince et velu ; tandis qu’elle continuait de le caresser avec sa queue, il sentit sur son dos se poser
des pattes de velours qui semblaient presque dépourvues de griffes. » Paul apprendra ainsi la fantastique histoire de la fuite éternelle des hommes-chats à
travers l’espace. Mais lorsque le Vagabond quittera la proximité de la Terre, Paul sera impitoyablement chassé par Tigrishka qui n’acceptera pas de le
garder, même comme animal domestique.
Malgré tout le talent de Fritz Leiber, le grand auteur de ces années 1963-1965 est, sans conteste, Philip K. Dick. En 1964, il fait paraître successivement
deux nouvelles œuvres maîtresses, The simulacra(452) et The three stigmata of Palmer Eldritch(453). À cette époque Dick écrit sous l’influence
d’amphétamines ou de drogues hallucinogènes et, au début, s’en trouve bien. Il n’en est plus de même aujourd’hui où, après un dernier roman remarquable,
Ubik(454), les drogues ont, semble-t-il, commencé leurs effets destructeurs.
The simulacra nous dépeint une Amérique de demain, fortement germanisée, dont le gouvernement est présidé par un président élu qui n’est qu’un
simulacre électronique. Nicole Thibodeaux, elle-même, Première Dame du pays depuis un siècle, est en réalité morte depuis longtemps et remplacée par
des figurantes. Le pouvoir réel est détenu par un Conseil d’inconnus et par de puissants cartels industriels. Cependant la rue gronde tandis qu’un juif,
Bertold Goltz, semble diriger un groupe néo-nazi ! Qui plus est, on a arraché à son époque le Reichsmarschall Hermann Goering pour manipuler le passé et
empêcher la mort des six millions de juifs massacrés sur l’ordre de Hitler. Mais Philip K. Dick ne se contente pas de ces ingrédients explosifs, il y ajoute un
pianiste doué de facultés psi, qui joue à distance, le dernier psychanalyste en exercice, des spots publicitaires auto-propulsés que les particuliers doivent
abattre chez eux à coups de feu, et des hommes de Néanderthal qui hantent les forêts de Californie ! De cet étonnant cocktail Dick a tiré un des meilleurs
romans de ces dernières années.
The three stigmata of Palmer Eldritch est d’une qualité égale mais dans un registre plus sombre, plus inquiétant. On sent que l’auteur suit lui-même un
chemin conduisant à des univers de plus en plus noirs, de plus en plus inquiétants au bout desquels gîte l’horreur suprême, Palmer Eldritch(455). Mais qui
donc est Palmer Eldritch ? On connaît ses yeux factices, son bras mécanique, ses dents en acier, mais tout cela n’est qu’artifice ; au-delà y a-t-il un
homme ? une entité étrangère ? une illusion ? À l’époque décrite par Dick, des drogues permettent aux hommes de vivre de longues périodes d’illusion
pour échapper aux dures réalités, or, même dans ces illusions, on rencontre Palmer Eldritch, embusqué, menaçant. « Il entendit alors un grand rire. Le rire
de Palmer Eldritch, mais émergeant de… sa propre bouche. Il regarda ses mains, distingua la gauche, pâle, rose, faite de chair et de peau, couverte d’un
duvet minuscule et presque invisible, puis la droite, brillante, parfaite de simplicité mécanique, tellement supérieure à l’originale depuis longtemps oubliée.
Il savait maintenant ce qui lui était arrivé. Une super-translation – de son point de vue tout au moins – avait été accomplie, vers laquelle tous les
événements précédents avaient peut-être convergé. Il était Palmer Eldritch. »
La même année parut un roman d’Edgar Pangborn, Davy(456), qui fit pas mal parler de lui. À vrai dire, je suis assez allergique à cet auteur, et je me
contenterai donc de citer cet ouvrage qui relate les aventures d’un jeune garçon, nommé Davy, né dans un lupanar et élevé dans un orphelinat, qui découvre
avec horreur la folie des hommes, mais est porté en avant par l’épanouissement de sa virilité naissante. C’est à mon sens l’aspect sexuel de l’histoire et les
passages du style poétique au langage vulgaire qui ont fasciné les lecteurs. Mais, personnellement, Pangborn m’ennuie.
Rien à craindre de ce point de vue avec Brian W. Aldiss, dont le roman Grey beard(457) est également paru en 1964. Le thème en est simple :
l’explosion d’une centrale atomique en Grande-Bretagne a stérilisé hommes et animaux. Le récit débute une quarantaine d’années après l’accident dans une
Angleterre moribonde où ne survivent que des vieillards. Un jeune, c’est-à-dire un quinquagénaire, surnommé Barbe-grise, et sa femme vont alors tenter
une lointaine expédition, à savoir se rendre en barque jusqu’à l’embouchure de la Tamise. Ils découvriront ce qu’ils étaient inconsciemment partis chercher
dans la tribu à demi sauvage des Cobolds ; mais le récit vaut surtout par la succession de ses personnages pittoresques, charlatans, prophètes, docteurs-
miracles, vieilles sorcières, demi-fous, etc., qui jalonnent la descente de la Tamise par le couple.
Toujours au mieux de sa forme, Philip K. Dick ouvre l’année 1965, avec un roman post-atomique, Dr Bloodmoney(458), d’un réalisme assez terrifiant.
L’auteur m’a écrit, il y a quelques années, que c’était là son œuvre favorite et qu’il tenait ce livre pour sa meilleure réussite. J’avoue ne pas partager cet
avis, préférant nettement The three stigmata of Palmer Eldritch, The man in the high castle et Ubik. Mais un auteur a forcément un point de vue différent
de l’amateur ou du critique. Cela précisé, il faut reconnaître que le monde du Dr Bloodmoney où l’on utilise et surtout où l’on exploite une main-d’œuvre
composée de mutants atomiques est un chef-d’œuvre d’horreur.
Philip José Farmer revient en force en cette année 1965, avec deux romans dont l’un, Dare, marque la fin de sa première tendance, appelons-la
biologique pour simplifier les choses, et l’autre, où commence sa nouvelle manière, qui est en quelque sorte une heroic-fantasy modernisée, The maker of
universes. Dare(459), du verbe to dare qui signifie « oser », est le nom d’une planète du système de Tau Ceti. À la fin du XVIe siècle, les visiteurs de
l’Espace ont capturé sur la Terre un certain nombre d’humains et les ont transportés sur cette planète. Les hommes y ont édifié une civilisation, mais ils ne
sont pas les seuls habitants de Dare, on y trouve encore des dragons, des mandragores, des loups-garous et, surtout, des horstels, créatures strictement
humaines, dotées en plus d’une crinière s’achevant en queue de cheval (horstel est une déformation de l’anglais horse tail qui signifie précisément « queue
de cheval »). Bien que les horstels soient intelligents, cultivés et civilisés, les humains les considèrent comme des animaux et tiennent pour crime toute
relation sexuelle entre les deux communautés. Tout le roman tourne autour de l’amour que va porter Jack Cage à la belle horstel R’li. Ce roman est
vraiment une charnière dans l’œuvre de Farmer : on y trouve encore le thème des amours d’un Terrien avec une créature féminine pas complètement
humaine, et on y voit paraître pour la première fois des dragons, des loups-garous et autres créatures typiques des ouvrages d’heroic-fantasy. Le pas est
franchi avec l’œuvre suivante, The maker of universes(460). Un homme de notre temps, Wolff, trouve une trompe étrange. Il la porte à ses lèvres et pénètre
dans un autre univers, celui créé par l’esprit du seigneur Jadawin. Les maîtres, ou faiseurs d’univers, sont des êtres humains dont la puissance est telle
qu’ils peuvent créer mentalement les univers dans lesquels ils désirent vivre. Ainsi, celui du seigneur Jadawin est peuplé de naïades, néréides, licornes et
dragons, et autres êtres fabuleux. Wolff y découvrira la belle Chryseis et, par amour pour elle, vivra une succession d’aventures extraordinaires qui
l’amèneront à se rendre compte qu’il est lui-même le seigneur Jadawin, injustement dépossédé de l’univers qu’il a créé et chassé dans notre monde réel.
Aidé par Podarge, une femme splendide dont les jambes sont des pattes d’oiseau et dont les bras ont été transformés en ailes par le nouveau maître, il
parviendra à renverser l’usurpateur et à recouvrer la maîtrise de sa création(461).
La même année paraît le roman You sane men, de Lawrence M. Janifer, un auteur rarement rencontré au sommaire des magazines de S-F, sauf parfois
dans Fantastic et F & SF (six ou sept fois en quinze ans !). You sane men est un roman sadien et parfois même sadique, décrivant un monde clos où les
Lords et les Ladies ont tout pouvoir sur les hommes-esclaves et les femmes-esclaves, en particulier celui de leur infliger d’interminables tortures. Janifer a
créé un univers concentrationnaire où le châtiment corporel et la torture sont les éléments de base de la vie quotidienne. La lecture de l’ouvrage laisse une
impression désagréable, on ne sait si l’auteur a voulu créer artificiellement un monde possible, ou s’il a pris plaisir à susciter cette atmosphère malsaine et
cruelle. Mais il n’empêche que c’est un livre qu’on n’oublie pas et, lorsque j’ai passé en revue ma bibliothèque, pour déterminer de quels titres je parlerais,
je l’ai pris sans la moindre hésitation.
Nous terminerons ce chapitre en retrouvant une vieille connaissance, un maître de la grande époque, Isaac Asimov, qui a écrit en 1965 un de ses
meilleurs romans, The end of eternity(462). Dans le futur, une machine temporelle a été inventée qui permet de remonter ou de redescendre le long du temps,
à loisir. Elle est le monopole d’une société de technocrates, les Éternels. Parfois, ceux-ci sont amenés à modifier la réalité temporelle par des ajustements
qui permettent d’éviter des conflits, des guerres, des découvertes trop dangereuses pour l’homme. Les Éternels forment un groupe uni, leur recrutement se
faisant à tous les siècles parmi des jeunes âgés de quinze ans au plus. Bien entendu, ils n’ont pas le droit d’avoir des liaisons avec des personnes
« temporelles », qu’elles soient de leur propre siècle ou d’un autre. C’est évidemment pour voir enfreindre cette loi qu’Asimov a écrit son ouvrage, on
connaît maintenant ses petites manies, et le jeune Andrew Harlan va s’éprendre d’une très jolie fille du futur, Noÿs. Or, il apprend que la réalité de l’époque
de Noÿs va devoir être ajustée, ce qui entraînera la disparition de la jeune fille. Harlan viole alors toutes les règles des Éternels et enlève sa bien-aimée,
fuyant avec elle à travers les méandres du temps. Il s’ensuit une aventure temporelle d’une extrême complication où il semble bien que le Dr Asimov ait
voulu prouver qu’il pouvait écrire quelque chose d’aussi compliqué que van Vogt, tout en restant capable d’expliquer logiquement les événements à la fin
de l’histoire. Assez paradoxalement, c’est cette honnêteté d’Asimov qui se retourne contre lui, car le roman est passionnant de bout en bout, mais les
explications finales, tout comme dans la dernière partie de la trilogie Foundation(463), sont passablement pesantes. Emporté par son souffle, van Vogt eût
laissé les trois quarts des explications dans l’ombre et c’eût été tant mieux. The end of eternity n’en reste pas moins un roman agréable et plaisant.
7
RÉSURRECTION (1966-1971)
La période précédente, même si elle nous a donné de nombreuses œuvres de qualité, n’en fut pas moins marquée par une récession du point de vue
commercial et constitua un moment de crise dans l’histoire de la science-fiction, qui se remit elle-même en question. Dans quelle direction allait-elle
désormais s’engager ? Je laisse ici la parole à l’un des auteurs les plus représentatifs – je ne dis pas les meilleurs – de la nouvelle génération, Thomas
M. Disch, qui a longuement analysé ce problème dans une anthologie d’auteurs divers qu’il a réunis sous le titre The ruins of Earth.
« Les années 50 furent l’âge de la bombe. La catastrophe nucléaire et ses suites furent, pour beaucoup d’entre nous, le pire cauchemar que nous
puissions imaginer. Il était d’une horreur sans nom et, contrairement aux horreurs d’aujourd’hui, immédiat. Les bombes elles-mêmes étaient mesurées en
unités représentant le nombre de millions d’entre nous qu’elles pouvaient tuer, en mégamorts. Il a alors fallu apprendre à vivre avec les bombes, surtout en
regardant ailleurs, en se concentrant sur le côté quotidien, je dirai sur l’aspect banal de notre existence. Et nous voici aujourd’hui, un quart de siècle après
Hiroshima, et les bombes ne sont toujours pas tombées. Regarder ailleurs semble, finalement, avoir marché. Mais maintenant, en 1971, il n’est plus
possible de regarder dans une autre direction. C’est le quotidien, le côté banal de notre existence qui est devenu notre cauchemar. En fait, les bombes sont
déjà en train de tomber, l’oxyde de carbone de plus en plus pollue l’air de Roseville, du mercure empoisonne nos eaux, nos poissons, nous-mêmes, et, l’une
après l’autre, nos technologies font disparaître les formes de vie dont dépend notre existence sur cette planète. Ce ne sont pas là des catastrophes
imaginaires, c’est tout simplement ce qui se passe. »
L’auteur poursuit, tout comme de nombreux jeunes écrivains de S-F, que le monstre aux yeux pédonculés des vieux récits s’appelle aujourd’hui
civilisation, technologie, science. Ce sont ces monstres-là que ces jeunes écrivains vont s’attacher à dénoncer, à combattre. Leurs œuvres de science-fiction,
qu’elles se passent dans un autre temps, un autre espace, une autre dimension, ne parlent que d’une seule chose : ce qui se passe aujourd’hui sur la Terre,
pour les hommes. Dans cette même préface, Thomas M. Disch s’indigne du manque de « conscience écologique » des anciens textes de science-fiction, où
un simple problème technologique, par exemple, suffit à soutenir tout l’intérêt d’un roman. Pour lui, les héros de tels récits sont des aliénés, des anormaux :
« Ces robots humains habitaient des paysages qui reflétaient leur propre aliénation. C’est, en fait, cela qui fait la beauté particulière des meilleurs des vieux
écrivains de science-fiction, van Vogt, par exemple, ou, plus loin, du sombre Burroughs. »
Nous assistons donc ici à une nouvelle mutation de la science-fiction, analogue par bien des points à celle qui prit place dans les années 33-34 où des
auteurs tels que Nat Schachner, Francis Flagg, Raymond Z. Gallun, etc., tentèrent de faire des récits en prise directe sur leur époque, mais furent éliminés
dès le début des années 40 par la science-fiction prédictive et technologique de Campbell. Cette nouvelle métamorphose amène immanquablement une
rupture dans le ton des récits, et entraîne le mécontentement de la vieille garde des amateurs qui ne retrouvent plus le ton de la S-F parue depuis vingt-cinq
ou trente ans.
Par ailleurs, le mouvement britannique baptisé new wave et cristallisé autour de la revue New Worlds, tout en n’ayant pas franchi l’Atlantique, a attiré à
lui quelques écrivains américains émigrés en Angleterre, tels Thomas M. Disch lui-même, John Sladek, James Sallis et deux ou trois autres. Même les
auteurs américains, qui ne doivent rien à la new wave, ont parfois été influencés par ses maniérismes d’écriture, ses recherches stylistiques, ce qui contribue
à accentuer la différence de ton entre les récits de S-F des années 40, pour ne pas parler des plus anciens, et ceux de ce dernier lustre. Il serait cependant
totalement faux de vouloir à tout prix découvrir un mouvement américain, baptisé speculative fiction, parallèle au mouvement britannique, qui ne
correspond à aucune unité réelle et qui n’a pu naître que dans l’esprit de quelque critique trop enclin à classer, à étiqueter, à châtrer un mouvement qui part
un peu dans toutes les directions(464). Certes, quelques jeunes auteurs aiment reprendre l’expression speculative fiction, proposée par Robert Heinlein pour
remplacer science-fiction, afin d’exprimer précisément leur rejet de la science et leur dégoût de la technologie. Mais une unité réelle n’a jamais été réalisée
à partir de refus communs, mais au contraire à partir d’options, de moyens et de visées semblables et rien de tel n’existe. Quoi de commun entre des
écrivains aussi divergents que Philip K. Dick, Larry Niven, R. A. Lafferty, Roger Zelazny, Harlan Ellison ?
Galaxy :
C’est toujours le groupe Galaxy-If qui présente les meilleurs textes de revue, mais il faut reconnaître que, pendant cette période, l’importance des
magazines n’a cessé de décroître par rapport aux volumes publiés en librairie, volumes qui ne comportent plus seulement des romans en première parution,
mais aussi des anthologies de nouvelles inédites(465), ce qui ne s’était presque jamais fait auparavant.
Assez curieusement en apparence, je commencerai cette revue des textes parus entre 1966 et 1971 par un roman en plusieurs parties de Philip José
Farmer, qui débuta en janvier 1965, avec Day of the great shout(466). C’est que la saga de Farmer intitulée le Monde du fleuve, commencée avec ce récit,
s’est poursuivie ensuite en janvier et mars 1966 dans l’autre revue sœur de Galaxy, Worlds of Tomorrow, avec The suicide express(467) et Riverworld(468),
et n’a plus cessé de se développer jusqu’à nos jours. Dans une lettre récente, Philip José Farmer m’annonce même un nouveau volume, à paraître cette fois
directement en librairie, se rattachant encore au Monde du fleuve(469). L’essentiel de cette immense saga se situant dans la période 1966-1971, il m’a paru
plus logique d’attendre ce chapitre pour en parler. Son thème est pour le moins extraordinaire : tous les morts de la Terre sont ressuscités sur les rives d’un
fleuve immense situé sur une planète inconnue. Tous, vieillards, adultes ou nouveau-nés, se retrouvent dans un corps qui avait été ou aurait été le leur à
vingt-cinq ans environ ; les sexes subsistent et les facultés sexuelles, mais les femmes sont désormais stériles. Autre particularité physique, tous, hommes et
femmes, se réveillent chauves et dépourvus de tout système pileux ; enfin, les hommes sont tous circoncis ! Le fleuve est large d’environ deux kilomètres et
long de plusieurs millions. Tous les huit cents mètres environ, un édifice de pierre libère, à intervalles réguliers, des quantités d’énergie et fournit aux
humains de la nourriture, du tabac, de la drogue et de l’alcool. Il devient assez vite évident aux ressuscités qu’ils ont été placés là non par Dieu, mais par
une race d’êtres extra-terrestres dans un dessein qu’ils ignorent et qu’à ce jour l’auteur n’a pas encore révélé. Le héros du premier récit, Sam Clemens, qui
n’est autre que Mark Twain réincarné, décide de construire un bateau et de remonter le fleuve jusqu’à sa source. De toute façon, le temps ne risque pas de
lui manquer, puisque les hommes découvrent bientôt qu’ils sont immortels. Si l’un d’eux est tué, il ressuscite dès le lendemain, mais beaucoup plus loin en
aval. Les autres épisodes ont pour héros, l’explorateur Richard Burton, l’ancien chef nazi Hermann Goering et le héros de westerns Tom Mix. Là, sur les
berges de ce fleuve fabuleux, hommes et femmes s’aimeront, se déchireront, se tueront, ressusciteront, sans savoir pourquoi ni comment ils sont là. Mais
laissons-les pour l’instant, nous les retrouverons en août 1971 dans If pour un des épisodes les plus importants de la série.
Jack Vance nous donne, en février 1967, le troisième volet de la lutte de Kirth Gersen contre les princes démons, The palace of Love(470). Ce palais de
l’amour est celui de Viole Falushe, un des princes démons, et c’est une sorte du lupanar galactique dépassant en luxe tout ce que l’on peut imaginer. Gersen
réussit à s’y faire inviter grâce à l’aide d’un poète fou et, après une véritable enquête policière, parvient à déterminer sous quels traits se cache Viole
Falushe, puis à l’abattre.
Le même mois paraissait Thus we frustrate Charlemagne(471), de Raphael Aloysius Lafferty. Ce nouvel auteur, dont les rares nouvelles sont passées
jusqu’alors inaperçues, n’est pas un jeune au sens de l’état civil puisqu’il est né en 1916 dans l’Iowa. Il a une formation d’ingénieur radio, est polyglotte et
jouit d’une belle réputation d’éthylique. Dès le départ(472), Lafferty s’annonce comme un talent très original, outrancier, provocant. Dans la présente
nouvelle, il s’attaque au thème archi-usé des savants qui désirent modifier le passé pour voir si le présent en sera affecté. Il choisit pour cela l’époque de
Charlemagne et, plus particulièrement, l’épisode de Roland tombé dans une embuscade à Roncevaux. Pour ces savants, la base de référence est le texte de
l’historien Hilarius qui commence par ces mots : « Le traître Ganelon, jouant sur tous les tableaux, etc. » Les scientifiques du futur font alors une
manipulation du passé et Ganelon est retiré de la circulation (pendu à un caroubier). C’est alors qu’une cruelle déception est ressentie par les savants qui
pensaient voir le texte d’Hilarius se modifier sous les yeux ; or, il n’en est rien, il dit toujours : « Le roi Marsile de Saragosse, jouant sur tous les tableaux,
etc. » Par cette seule phrase, Lafferty montre que le passé a bien été changé, mais que cette modification a entraîné celle de l’esprit des expérimentateurs
qui ne peuvent donc discerner le changement. On voit ainsi comment cet auteur réussit à renouveler un sujet traditionnel grâce à sa manière de raconter
l’histoire.
Damnation alley(473), de Roger Zelazny, parut en octobre 1967. Il fut par la suite étiré par son auteur aux dimensions d’un roman. C’est un texte tout à
fait en marge et à mon avis raté dans l’œuvre de Zelazny. Il lui a été visiblement inspiré par les Hell’s angels, les anges de l’enfer, ces motocyclistes à
moitié hors la loi qui sillonnent certaines routes des États-Unis. Pour une fois, Zelazny a abandonné toute poésie, son style est dur, genre Série Noire des
années 50, les personnages sont pétris de violence et de haine. J’avoue que cette chevauchée de l’enfer, d’abord en voiture, puis en Harley-Davidson, m’a
laissé indifférent.
Le numéro de juin 1968 est important à deux titres. D’abord, Harlan Ellison y publia son remarquable récit The beast that shouted love at the heart of
the world(474). Le thème en est complexe, comme toujours chez Ellison : on y trouve les pulsions sadiques et meurtrières qui habitent l’homme, alors même
qu’il veut exprimer son amour à son prochain ; on y trouve un centre de Grands Galactiques qui ont réussi à isoler leur monde de ces pulsions meurtrières,
vivant eux-mêmes en paix et vouant le reste de l’Univers au chaos et à la destruction. On y trouve le thème de la boîte de Pandore qui, ouverte par
l’imprudente curiosité des hommes, répand tous les maux sur la Terre. De tous ces thèmes, savamment entremêlés, jaillira la Quatrième Guerre mondiale.
Un très beau texte à la fois poétique et terrifiant.
Mais ce numéro compte davantage encore pour une tout autre raison. Pour la première fois dans l’histoire des magazines de S-F, la politique y fait son
entrée ouvertement et au grand jour. En effet, les pages 4 et 5 de Galaxy et de If du même mois sont occupées par des publicités payées(475) par deux séries
d’auteurs de science-fiction. Soixante-douze de ces écrivains ont acheté une page et signé de leur nom le texte suivant : « Nous, soussignés, croyons que les
États-Unis d’Amérique doivent rester au Vietnam pour remplir leurs responsabilités envers le peuple de ce pays. » Face à eux, quatre-vingt-deux écrivains
ont acheté l’autre page et signé la phrase suivante : « Nous nous opposons à la participation des États-Unis à la guerre du Vietnam. » Parmi les partisans
de la guerre, on trouve, bien entendu, John W. Campbell et son équipe, Hal Clement, Poul Anderson, Sprague de Camp, Robert A. Heinlein, Fredric
Brown, et également D. F. Galouye, Edmond Hamilton, Jack Vance, Jack Williamson, etc. Mais on y trouve aussi des auteurs contemporains tels R. A.
Lafferty, Larry Niven, Fred Saberhagen, etc. Parmi les écrivains opposés à la guerre du Vietnam, on relève les noms de : Forrest J. Ackerman, Isaac
Asimov, Anthony Boucher, Ray Bradbury, Lester del Rey, Philip K. Dick, Philip José Farmer, Harry Harrison, Daniel Keyes, Damon Knight, Fritz Leiber,
Robert Silverberg, Henry Slesar, Margaret Saint-Clair, Donald A. Wollheim, Richard Wilson, etc. On trouve également de nombreux jeunes écrivains tels
Delany, Disch, Eisenberg, Ellison, Le Guin, Malzberg, Panshin, Joanna Russ, Spinrad, etc. À noter que certains grands maîtres du genre, van Vogt, Simak,
Sturgeon ou Zelazny dédaignèrent de se joindre à leurs confrères, jugeant peut-être cette manifestation un peu futile. Elle restera à tout le moins un
symptôme du malaise général qui régnait aux États-Unis face à la guerre du Vietnam, guerre dont – ironie de l’histoire – ce fut le plus à droite des derniers
présidents, Richard Nixon, qui parvint à les désengager.
Robert Silverberg commence sa trilogie Nightwings(476) en septembre 1968. Les deux textes suivants : Perris way(477) et To Jorslem(478) parurent
respectivement en novembre de la même année et en février 1969. Les trois récits furent ensuite réunis par l’auteur en un seul volume sous le titre du
premier. C’est du Silverberg de la meilleure cuvée que nous avons là, avec un récit à la fois d’idées, très intéressant sur le plan du scénario, et écrit dans un
style poétique et châtié. L’action se déroule entre trois villes, Roum (Rome), Perris (Paris) et Jorslem (Jérusalem). Le thème en est celui d’une Terre,
redevenue presque féodale, où toutes les professions sont structurées en corporations et en guildes très fermées, et qui est victime d’une invasion
extraterrestre. Cette invasion n’est en fait que le retour des êtres qui ont jadis vécu sur Terre, et elle était prévue ; le héros de l’histoire est un guetteur dont
le seul métier est de se projeter, en esprit, dans l’espace interplanétaire pour surveiller l’arrivée de l’armada des vaisseaux étrangers. Il parviendra à
l’apercevoir, mais sans que la Terre puisse repousser les envahisseurs. À partir de ce thème de départ, Silverberg s’engage dans deux directions, d’une part
il montre comment des rapports humains d’une grande richesse vont s’établir entre des hommes et des femmes de guildes différentes. D’autre part, il
montre comment l’union de leurs pouvoirs psychologiques leur permettra de créer une richesse spirituelle telle qu’ils deviendront finalement les guides de
leurs conquérants. Lorsqu’on songe aux textes que Robert Silverberg écrivit pendant plusieurs années, soit sous son nom, soit sous divers pseudonymes,
textes d’une banalité à faire paraître le moindre écrit de Murray Leinster génial, on reste stupéfait devant la métamorphose de cet auteur une fois la maturité
atteinte. Il en avait été de même, mais de façon moindre, pour Philip K. Dick, qui avait d’abord débuté dans la S-F commerciale et conventionnelle avant de
devenir un créateur à part entière. La transformation de Silverberg est encore plus radicale. Qu’on imagine en France le plus anonyme des auteurs du
Fleuve Noir se mettant à écrire des romans dignes du meilleur Barjavel !
En juillet 1969, Frank Herbert donna à Galaxy la suite de Dune(479) précédemment paru dans Analog, sous le titre Dune Messiah(480). On y voit Paul
Atreides, devenu l’empereur Muad’Dib, maître de toute la Galaxie, en butte aux intrigues, aux guerres ouvertes et menacé de toute part. À mon sens, cette
suite est loin de valoir le premier volet de l’auteur et ne mérite pas qu’on s’y arrête davantage. Il en est de même de Humans, go home(481), de van Vogt,
paru en septembre de la même année ; ce texte permet toutefois de prévoir que l’auteur, que beaucoup considèrent comme appartenant désormais au passé,
va redevenir bientôt un romancier de premier plan.
Slow sculpture(482) de Theodore Sturgeon reçut un Hugo très mérité à la Convention de Boston en 1971 pour la meilleure nouvelle parue l’année
précédente. Ce texte était paru dans le numéro de février 1970 de Galaxy et peut se lire à deux niveaux. Le thème apparent est simple : une jeune femme,
atteinte d’un cancer du sein, erre au hasard dans la campagne, affolée. Elle rencontre par hasard un homme, inventeur génial mais repoussé par tous, qui la
guérit. Ils ne savent rien l’un de l’autre, pas même leurs noms respectifs. À la fin du récit, elle décide de rester avec lui définitivement. Cela, c’est l’aspect
superficiel des choses. L’aspect profond s’exprime dans le symbolisme du bonzai, cet arbre d’origine japonaise qu’il faut élever avec amour pendant des
dizaines, voire des centaines d’années. Les plus tordus au départ deviennent les plus beaux, si leurs maîtres successifs ont su les comprendre et leur
permettre de s’épanouir. La compréhension humaine ne peut-elle réaliser le même miracle pour des êtres psychologiquement « tordus » comme les deux
protagonistes de l’histoire ? Tel est le problème qu’ils essaieront de résoudre en commun.
L’année 1970 est encore une année particulièrement marquée par Robert Silverberg qui donne, en feuilleton, deux romans. Le premier, à partir du mois
d’avril, a pour titre The tower of glass(483). Son thème est une nouvelle version du fameux Time and again(484) de Clifford D. Simak, à savoir la
reconnaissance de l’égalité des droits entre les hommes (ceux nés de la matrice) et les androïdes (ceux nés de la cuve). Malgré une intéressante description
de la psychologie de Siméon Krug, le magnat paranoïaque qui a créé les androïdes, une étude assez poussée des problèmes sexuels existant entre les
hommes et leurs frères artificiels, et l’évocation des problèmes spirituels et métaphysiques qui se posent aux androïdes face à leur créateur Krug, le livre est
manqué. Tout paraît artificiel, dramatisé, gratuit. Un trou dans la production de Silverberg. C’est en revanche le meilleur de cet auteur que nous présente le
numéro de juillet 1970 avec The throwbacks(485), le premier récit de la série des Monades urbaines qui formeront ensuite un volume intitulé The world
inside(486). Son début donne le ton : « Jason Quevedo demeure à Shangaï, encore que tout juste. Son appartement est situé au 761e, et, s’il habitait un seul
étage plus bas, il serait à Chicago, qui n’est pas un lieu approprié pour un savant. Sa femme, Micaela, lui répète fréquemment que leur position modeste, à
Shangaï, est une conséquence directe de la qualité de son travail. Micaela est le genre d’épouse qui fait ce genre de remarque. Jason passe la moitié de son
temps de travail en bas, à Pittsburg, où se trouvent les archives. » Chaque monade urbaine est une ville gigantesque où chaque niveau, ou étage, porte le
nom d’une ville du passé. Bien que le mariage et la cellule familiale subsistent, la liberté sexuelle la plus totale y règne. N’importe quel homme a le droit de
demander à n’importe quelle femme de faire l’amour avec lui et elle doit accepter, même en présence de son mari et de ses enfants. Les femmes peuvent
agir de même vis-à-vis des mâles et les amours homosexuelles sont également admises, sans qu’il soit permis, là non plus, de s’y dérober. Ce système a été
imaginé pour éliminer les tensions qui résulteraient d’une civilisation marquée par le gigantisme et l’entassement. Cette forme d’urbanisme a dû être
inventée pour faire face à la poussée démographique rendue plus formidable encore par le refus de la contraception et l’interdiction de tout malthusianisme.
Malgré ces défoulements sexuels, des tensions subsistent et Jason Quevedo découvre la jalousie, retrouvant ainsi l’instinct de possession du mâle sur sa
femelle. Dans le récit suivant, The world outside(487) (Galaxy octobre-novembre 1970), Silverberg nous révèle la seconde facette de cette civilisation du
futur, une civilisation agricole où, cette fois, l’homme s’est répandu horizontalement et non plus verticalement ; une civilisation où les tabous sexuels sont
au contraire hautement développés et ont donné naissance à de nombreux rites étranges, une civilisation qui est à la fois antithétique et complémentaire de
celle des monades urbaines. Micael, le frère jumeau de la femme de Jason Quevedo, quitte l’Urbmon, la cité tentaculaire, et visite le monde extérieur dont
ses compatriotes ne soupçonnent même pas l’existence. À son retour, il est impitoyablement éliminé. Un très grand Silverberg, tout à fait en prise sur notre
époque, contrairement à The tower of glass(488) qui reprenait un sujet usé, de façon beaucoup plus classique ; un texte assurément qui restera dans l’histoire
de la S-F.
Le mois de mars 1971 nous permet de découvrir James Tiptree Jr dont nous verrons tout à l’heure un texte un peu plus ancien dans If. Tiptree a fait ses
débuts en 1968 et passe donc pour un des représentants de la jeune génération. En fait, il s’agit d’un quinquagénaire venu tardivement à la littérature ;
Tiptree a, en effet, participé à la guerre du Pacifique. Son nom réel est inconnu car il semble occuper d’importantes fonctions dans l’Administration
américaine. C’est un homme très cultivé et multilingue qui, tout comme Doc Savage, connaît le maya ! C’est un auteur très original quant à son mode de
rédaction, sinon quant au choix de ses thèmes ; le scénario de ses récits importe donc peu, puisque l’intérêt de Tiptree vient beaucoup moins de ce qu’il
raconte que de la façon dont il le fait. Disons seulement que le présent récit, Mother in the sky with diamonds(489), a pour thème l’amour que porte un
homme sans intérêt ni importance à sa vieille mère, complètement folle et droguée. Mais les premières lignes de la nouvelle sont plus significatives que
tout commentaire : « Un message arrive à l’instant, Specteur. » L’opératrice de Coronis montrait sa petite langue rose à l’horrible bonhomme qui attendait
dans le patrouilleur de la Ceinture, à un demi-mégamille en aval. « Et cette vieille crinière dégueulasse par-dessus le marché ! pensa-t-elle. Beuh ! » Elle
rentra la langue et dit d’une voix mélodieuse : « Ça vient de – oh ! – Concession 12. »
Nous allons retrouver la plupart des auteurs dont nous venons de parler, plus quelques autres, dans les pages de If. À tout seigneur tout honneur, c’est
Harlan Ellison qui ouvre le feu en mars 1967 avec sa nouvelle, I have no mouth, and I must scream(490), qui obtint le Hugo à la Convention d’Oakland,
l’année suivante. J’ai l’impression que les fans américains se sont laissé impressionner par le côté brillant du récit d’Ellison car, à l’examen, son contenu
est des plus minces. Il s’agit d’une sorte d’enfer, créé par l’union des Ordinateurs Géants, que l’homme utilisait sur Terre. Après avoir fusionné en un seul
organisme pensant, cette machine a éliminé toutes les créatures humaines, excepté cinq, qu’elle garde pour les torturer et jouir de leurs souffrances. L’un de
ces cinq hommes parvient à tuer ses compagnons et est voué à la torture éternelle, une torture que ne peuvent pas soulager des hurlements, car la machine
l’a privé de la forme humaine. Pour moi, ce texte est un récit clinquant où l’auteur a écrit avec son intelligence et non avec ses tripes.
James Blish fait sa rentrée en octobre 1967 avec Faust Aleph null(491), un feuilleton qu’il publiera ensuite en librairie sous le même titre. Il s’agit d’un
roman de science-fantasy où l’on voit un magicien noir, Theron Ware, évoquer des démons, user de leur pouvoir, puis lâcher sur la Terre la totalité des
seigneurs infernaux, créant ainsi les conditions requises pour la bataille d’Armageddon. Ware pense cependant qu’elle n’aura pas lieu, puisqu’il sait ne pas
être l’Antéchrist. Mais ce qu’il ignore, c’est que les démons pourront s’emparer de la Terre et dévorer les Hommes jusqu’au dernier, car, pour que se livre
la bataille d’Armageddon, il ne fallait pas seulement l’Antéchrist. Il fallait encore Dieu, or Dieu est mort. Récit fantastique, vont s’écrier les puristes ; pas
du tout, car la magie est une des sciences les plus exactes que je connaisse. Lorsqu’on veut évoquer un démon, il faut être aussi rigoureux dans les
conditions de l’expérience que lors d’une manipulation de physique ou de chimie. Essayez donc de faire apparaître Astaroth, sans avoir parfaitement tracé
le cercle magique, placé les pentacles aux endroits rituels et prononcé, dans l’ordre, les incantations voulues. S’il consent à apparaître, je veux bien être
transformé en salamandre !
Un nouveau et excellent roman de Robert Silverberg débute dans le numéro d’avril 1968, The man in the maze(492). « Muller vivait depuis neuf ans dans
le labyrinthe. Maintenant il le connaissait bien. Il savait ses pièges, ses méandres, ses embranchements trompeurs, ses trappes mortelles. » Richard Muller
est le seul homme à avoir survécu plus de quelques heures dans le labyrinthe de Lemnos, gigantesque piège dressé jadis par quelque race extra-terrestre.
Puis il l’a choisi comme cachette et refuge. Aujourd’hui, une expédition venue de la Terre a ordre de ramener Muller sur sa planète natale qui, neuf ans
auparavant, l’avait impitoyablement chassé. The man in the maze est à la fois un récit de science-fiction à suspense, mais aussi une remarquable étude
psychologique et, bien vite, le problème apparent – comment faire sortir Muller du labyrinthe – cède la place au problème de fond – pourquoi cet homme y
a-t-il cherché refuge ?
Nous retrouvons James Tiptree Jr en novembre 1969, dans un récit intitulé Happiness is a warm spaceship(493). Là encore, le thème paraît éculé : un
fringant officier de la flotte spatiale, imbu de la supériorité de la race humaine, reçoit, à sa sortie de l’École, le commandement en second d’un vaisseau
dont tout l’équipage est composé d’extra-terrestres. Si tout se passe bien, les équipages extra-terrestres seront désormais complètement intégrés aux
équipages humains dans toute la galaxie. Depuis les années 30, ce schéma a déjà été traité plus de cent fois, on en connaît parfaitement la fin : une
camaraderie de combat se crée entre les extra-terrestres et le jeune benêt de Terrien, qui deviennent finalement frères d’armes. Ils restent alors très
noblement unis et les extra-terrestres sont en définitive admis dans la Fédération humaine galactique. C’est bien ce qui se passe dans la nouvelle de Tiptree,
à un détail près : l’équipage extra-terrestre a seulement accepté le fringant officier frais émoulu de sa promotion, pour prouver que l’intégration était
totalement impossible et que les extra-terrestres ne pouvaient faire partie des forces humaines galactiques ! Tout comme dans le très beau récit de Randall
Garrett, The destroyers(494), l’idéal traditionnel démocratique est ridiculisé par l’auteur qui montre que les particularismes locaux et les cultures différentes
doivent garder leur autonomie et leurs modes de vie pour pouvoir s’exprimer pleinement. Finalement, le jeune officier deviendra effectivement le frère
d’armes des extra-terrestres et il désertera sa mission pour éviter que la réussite de son amalgame avec eux ne les intègre aux forces humaines ! Du neuf
avec du vieux, un ton nouveau, un humour corrosif, tel est James Tiptree Jr.
Le roman Creatures of light and darkness(495) de Roger Zelazny se compose de trois nouvelles parues respectivement dans les numéros de novembre
1968 de If, Creatures of light, janvier 1969, The steel général, mars 1969, Creatures of darkness(496). Zelazny utilise, dans ce roman de science-fantasy, la
mythologie égyptienne. On y voit le dieu Anubis, qui règne sur la Maison des Morts, éveiller l’un d’entre eux, artificiellement baptisé Wakim, et l’envoyer
dans les mondes du Milieu (où nous-mêmes vivons) pour détruire le Prince Qui Fut Mille. De son côté, Isis a averti Osiris de la présence parmi les mortels
de Wakim, et leur fils, le dieu Horus, a été envoyé dans les mondes du Milieu pour détruire le Prince Qui Fut Mille, avant l’envoyé de la Maison de la
Mort. Mais qui est donc l’être terrible qui a été réanimé sous le nom de Wakim ? Ce roman a déconcerté bien des amateurs de Zelazny qui l’ont trouvé
volontairement obscur et peu convaincant. Je ne suis absolument pas de cet avis, certes l’auteur a utilisé certains maniérismes des écrivains de la new wave
britannique pour s’en moquer (il en a fait lui-même l’aveu(497)) mais cela n’empêche pas son œuvre d’être d’une richesse poétique et dramatique
exceptionnelle.
En janvier 1970 apparaît un nouvel auteur, James Sallis, qui signe un texte tout à fait remarquable, This one (is a love story)(498). Pour une fois, Sallis
est à la fois nouveau et jeune puisqu’il est né en 1945 aux U.S.A, Ainsi que son titre l’indique, il s’agit d’une histoire d’amour qui se déroule sur la planète
Merthe où un ethnologue terrien, Jon, a rencontré une extra-terrestre humanoïde Rhillanda. Ils se sont épris l’un de l’autre et Jon, obligé de retourner sur
Terre, lui a promis de revenir rapidement. Pourtant, il ne pourra quitter la mère patrie avant trois ans, car il est passé en jugement pour avoir osé aimer une
créature non humaine. Entre-temps, Rhillanda a été enlevée et Jon doit la rechercher sur divers mondes. Il la retrouve enfin et la ramène sur Merthe, là où il
l’a connue pour la première fois, où ils vivent enfin des jours heureux et vieillissent ensemble. C’est tout. Les fanatiques du space opera, ou même les
amateurs de Jerry Cornelius, vont sans doute s’indigner en affirmant que ce texte n’a rien à voir avec la science-fiction, tout comme pour la nouvelle de
Zelazny qui obtint le Nebula award en 1966, The doors of his face, the lamps of his mouth(499), et je ne chercherai pas à les convaincre. Pour moi, James
Sallis avec This one a écrit un texte de science-fiction beau, sobre et poétique.
En août de la même année, deux autres nouveaux écrivains, Larry Niven(500) et David Gerrold signent en commun une amusante nouvelle, The
mispelled magishun(501). Sur une planète lointaine, où vit une humanité attardée, Shoogar, le magicien et sorcier local, a toujours prédit l’arrivée d’une
catastrophe. Celle-ci survient en la personne d’un astronaute qui vient se poser en hélicoptère près de son village. Shoogar lui propose d’échanger des
recettes magiques, mais l’autre magicien – c’est-à-dire l’astronaute – prétend que son char volant est fondé sur des lois scientifiques. La boîte traductrice
utilisée par l’astronaute n’arrive d’ailleurs pas à trouver de mots dans la langue de Shoogar pour lui faire comprendre ce qui sépare la science de la magie.
Finalement, Shoogar se fâche et décide de lancer des sorts pour détruire le nid volant et chasser l’autre magicien. Il truffe l’hélicoptère de crabes, de
sangsues, de touffes de cheveux et autres ingrédients qui en détraquent les mécanismes délicats. Le soir du duel à mort entre les deux magiciens, Shoogar
regagne à bicyclette et en triomphateur son village, le nid volant du magicien étranger s’est écrasé dans une gerbe de flammes.
Et nous terminerons cette revue rapide des principaux textes parus dans If et Galaxy, comme nous l’avions commencée, par le Monde du Fleuve de
Philip José Farmer avec son roman The fabulous riverboat(502) qui débuta dans le numéro d’août 1971 de If. Cette fois, Sam Clemens (alias Mark Twain) a
fait alliance avec Jean sans Terre (le Prince Jean, frère de Richard Cœur de Lion) pour fabriquer le vaisseau qui doit lui permettre de remonter jusqu’aux
sources du fleuve. Mais Sam est tourmenté par sa femme terrestre, Olivia, qu’il a retrouvée et qu’il aime toujours. Or, Olivia ne s’intéresse plus du tout à
lui et est désormais la compagne de Cyrano de Bergerac. Enfin, Hermann Goering, toujours lui, mais désormais converti à la non-violence, a fondé une
secte, l’Église de la Seconde Chance, qui s’oppose, elle aussi, à la construction du bateau. Le bateau sera construit, mais, du fait de la trahison de Jean sans
Terre, Sam Clemens, Cyrano de Bergerac et leurs amis seront rejetés à l’eau, tandis qu’Olivia est tuée d’un coup d’épée dans le ventre. Naturellement, elle
sera de nouveau ressuscitée en un autre point du fleuve, le lendemain, mais où ? C’est d’ailleurs sur cette interrogation que nous resterons car, ainsi que je
l’ai dit au début de ce chapitre, Philip José Farmer m’a annoncé la suite de cette immense saga, mais elle n’est pas encore parue.
F & SF :
C’est Thomas Burnett Swann, auteur britannique, qui ouvrira pour nous les pages de F & SF avec The manor of roses(503), paru en novembre 1966. Cet
excellent auteur de science-fantasy nous donne ici un récit situé au cœur de l’Angleterre du XIIIe siècle. Deux gamins et une adolescente, qu’ils prennent
pour un ange, fuient le toit paternel et, après avoir échappé aux mandragores de la forêt, créatures mi-humaines mi-végétales, parviennent à se réfugier dans
le Manoir des Roses. Mais la châtelaine du Manoir n’entretient-elle pas avec la plus belle des fleurs des rapports plus étroits qu’il n’est d’usage entre une
humaine et une plante ? Un récit à la fois plein de tendresse, de poésie et d’humour.
Lord of Light(504), énorme roman de Roger Zelazny qui obtient le Hugo à la Convention d’Oakland en 1968, et qui est assurément son chef-d’œuvre, est
un des textes les plus importants de la science-fiction moderne, paru très partiellement dans F & SF : Ce fut d’abord le récit Dawn(505), publié en janvier
1967, puis Death and the executioner(506) en juin 1967. Je parlerai bien entendu ici du roman complet. Il se déroule sur une planète jadis colonisée par les
Terriens. La caste des Premiers est d’ailleurs celle de ces premiers colonisateurs venus de la Terre qui, grâce à leur technologie avancée, ont acquis une
immortalité relative. Dès qu’ils ressentent les atteintes de l’âge, ils transfèrent leur esprit dans un corps plus jeune. Les Premiers se sont unis pour opprimer
les populations de la planète, populations dont ils furent jadis les géniteurs. Ils ont ainsi construit un système comparable à celui du Panthéon hindou et
assumé, grâce à leur pouvoir qui les égale aux dieux, l’identité de divinités telles que Shiva, Vishnou, Kali, etc. Ils vivent dans une base spatiale où ils se
croient à l’abri de toute révolte de la part des peuples opprimés. Or, de retour d’un très long voyage, voici revenir Sam, l’un des Premiers. Sam qui est
écœuré des agissements de ses anciens partenaires et a décidé de les combattre. Sam qui assume désormais la personnalité de Mahasamatman, le vainqueur
des Démons, le Seigneur de la Lumière, c’est-à-dire de Siddartha le Bouddha. Les rapports des divinités du Panthéon indien entre elles sont décrites de
façon aussi stupéfiante que démystifiante, comme par exemple cette scène extraordinaire où Sam le Bouddha réussit à reconnaître dans le dieu Brahma,
jeune homme à la beauté grecque, une fille nommée Madeleine qu’il avait jadis connue et que ses tics de langage ont trahie ! Il serait vain de raconter plus
avant ce roman apocalyptique, puisqu’une honorable traduction française vient d’en être publiée.
Au début de ce chapitre, je citais l’opinion du jeune écrivain Thomas M. Disch sur la science-fiction contemporaine. Né en 1940 aux U.S.A., Disch a
fait ses débuts en 1962. Il a émigré d’abord en Angleterre, puis en Italie. Le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas un écrivain optimiste. Tout ce qu’il
écrit est sinistre, désespéré, atroce. Étant au contraire d’un naturel optimiste, j’avoue n’éprouver guère d’intérêt pour l’œuvre de cet écrivain, tout en
reconnaissant sa valeur. Je ferai état ici d’un très court récit paru en août 1967, Moondust, the smell of the hay, and dialectical materialism(507). Ce titre
délirant, et visiblement inspiré des tics de Harlan Ellison, cache un sobre récit de la mort du premier cosmonaute russe qui atteignit la Lune. La situation est
particulièrement affreuse car le Soviétique sait que sa provision d’oxygène sera terminée dans neuf minutes et que ces neuf minutes sont les dernières qui
lui restent à vivre. Il s’interroge alors pour savoir s’il meurt pour la Science, pour l’amour de sa femme ou pour l’État : « Alors il mourut, sans savoir qu’on
n’a jamais de bonnes raisons pour mourir. »
J.-G. Ballard fait une incursion dans les magazines américains en publiant dans F & SF, Cry hope, cry fury(508), en octobre 1967. Cette nouvelle fait
partie d’un cycle de récits qui se déroulent dans la région imaginaire de Vermilion Sands définie par l’auteur comme une banlieue exotique de son esprit.
Le présent récit est une variation de science-fantasy, sur le thème du poème de Coleridge, Rhyme of the ancient mariner(509). Vermilion Sands est une mer
de sable sur laquelle de riches oisifs se livrent aux joies du yachting à bord de bateaux montés sur pneumatiques. L’un d’eux se croit attaqué par des
albatros et en abat un qui tombe sur lui et le blesse dans sa chute. Désormais, le héros de Ballard se croit envoûté par l’oiseau mort, surtout lorsqu’un autre
yacht, dirigé par une jeune femme blonde et diaphane, qui rappelle la morte vivante qu’aperçut l’ancien marinier dans son cauchemar, se porte à son
secours. Comme toujours chez J.-G. Ballard, tous les personnages sont des névrosés, des malades mentaux, des obsessionnels qui cherchent à détruire les
autres pour se détruire eux-mêmes. Cry hope, cry fury est une nouvelle vénéneuse et envoûtante(510).
Harlan Ellison serait-il un vampire ? Il n’est pas interdit de le penser car le joyeux Harlan vient d’écrire une série de récits en collaboration avec presque
tous les plus grands auteurs américains du moment(511). Vampirisme littéraire, canular ou provocation, je ne saurais le dire, en tout cas le fait est là. Et
voici, publiée dans le numéro de janvier 1968, une histoire de Robert Sheckley et Harlan Ellison au titre complètement dingue, I see a man sitting on a
chair, and the chair is biting his leg(512). L’histoire est celle d’un ramasseur de vase marine(513) : « Tout ce qu’il avait appris, toute son instruction, quelle
pouvait en être l’utilité dans un monde surpeuplé de vingt-sept milliards d’habitants, entassés les uns sur les autres et luttant entre eux pour les emplois les
plus avilissants ? N’importe qui pouvait acquérir de l’instruction ; moins nombreux étaient ceux qui obtenaient des diplômes ; encore moins ceux qui
gagnaient le Timbre d’Or et une poignée seulement – Joe Pareti en faisait partie – sortait à l’autre bout de la filière de la multi-université, avec un certificat,
un doctorat, le Timbre d’Or et la note 2A. Et rien de tout cela ne valait son instinct naturel de ramasseur de vase. » Le récit se passe dans un monde post-
atomique dont les humains, enterrés dans des villes souterraines, ont survécu en masse, mais dont l’écologie a été complètement bouleversée. La famine est
évitée grâce à une mutation du plancton marin sous l’effet des radiations radio-actives, qui a produit une vase hautement nutritive. Une fois ramassée,
élaborée, et surtout tuée, cette vase permet de nourrir les milliards d’êtres humains qui peuplent désormais la Terre. J’ai bien dit tuée, car cette vase est
vivante comme va s’en apercevoir à ses dépens Joe Pareti. Elle provoque chez l’homme qu’elle infecte une modification de ses rapports avec
l’environnement, modification qui peut prendre des formes très diverses. Dans le cas de Joe, les objets se mettent à lui parler pour lui déclarer leur amour.
Terrifié, écœuré, Joe Pareti se surprendra à insulter les objets les plus divers qui suintent d’adoration à son égard. Furieux, blessés, rendus fous de
frustration, les objets inanimés vont chercher à se venger. Et, lorsque Joe Pareti, épuisé, s’assied dans un fauteuil, il n’y a rien de surprenant à ce que ce
dernier lui morde la jambe.
John T. Sladek est né en 1937 dans l’Iowa. Il a quitté les États-Unis en 1965 pour aller s’établir en Angleterre où il a pris une part active au mouvement
d’avant-garde new wave, créé par la revue New Worlds. Il a une formation scientifique (études des mathématiques, diplôme d’ingénieur, etc.), qui
n’apparaît certes pas dans sa nouvelle A report on migrations of educational materials(514), parue dans le numéro de décembre 1968 de F & FS. Ce court
texte raconte simplement l’envol des ouvrages de bibliothèque qui se mettent à battre de leurs pages comme le feraient des oiseaux, et à monter lourdement
vers les cieux. On assiste ainsi à des passages migrateurs de milliers de volumes, les lourdes encyclopédies en tête, passages dont on ignore les causes, les
buts, et l’issue. Les enquêteurs, chargés de présenter un rapport sur la migration du matériel éducatif, sont tellement découragés qu’ils sortent le rapport de
leur serviette et celui-ci prend aussitôt son essor pour rejoindre la dernière migration livresque qui vient de passer. Un récit assez tordu, comme vous le
voyez.
En 1970, le Hugo pour le meilleur long récit fut décerné à Ship of shadows(515) de Fritz Leiber, qui parut en juillet 1969. C’est un renouvellement
radical du thème désormais rebattu de l’astronef à bord duquel des générations se succèdent et où le mot Terre finit par devenir une obscénité qu’aucune
personne bien élevée ne se hasarderait à prononcer. Ce renouvellement vient strictement de l’intérieur, de la façon de traiter le sujet et de la description des
personnages aliénés qui habitent le vaisseau spatial. Spar, le vieillard édenté, chauve et myope, et le chat parlant Kim, un groupe de pochards, deux ou trois
putains et quelques dégénérés buveurs de sang qui se prennent pour des vampires, sont les héros de ce texte anticonformiste. Résumer ses péripéties
n’aurait aucun intérêt. Voici plutôt une courte citation qui donnera une idée de l’atmosphère du récit : « Spar demanda : « C’est ton petit ? Il est mort ? » Le
Chat lâcha son fardeau gris qui se mit à flotter près de lui. « Mon petit ! » La voix sifflante avait repris toute sa morgue : « Ss’est un rat que z’ai tué,
esspèsse d’issiot ! » Les lèvres de Spar se plissèrent en sourire. « Je t’aime bien, chat, je t’appellerai Kim. – Kim la Frime ! » cracha le chat. « Moi, ze
t’appellerai le Ssoûlard ! ou le Ssoiffard ! »
Joanna Russ est un autre des écrivains féminins nouvellement apparus dans les magazines et les collections de science-fiction, qui semble doué d’un
réel talent. Elle est née en 1937 et, tout comme un héros de Jules Verne, s’intéressa très tôt aux sciences naturelles : « J’ai passé mon enfance moitié dans le
zoo du Bronx et moitié dans un jardin botanique. » Elle présenta une thèse sur les champignons puis suivit des cours de composition dramatique à
l’université de Yale. Une de ses pièces fut même jouée dans cette Université. Elle est maintenant professeur et auteur de science-fiction. Joanna Russ
publia, dans le numéro de février 1970 de F & FS, un long récit intitulé Initiation(516) qu’elle compléta pour donner le roman And chaos died, paru l’année
suivante. Un astronef s’écrase sur une planète rarement visitée. Il y a deux survivants, le capitaine, un gros lourdaud imbécile et Jai Vedh, un pédéraste (au
sens clinique, c’est-à-dire un homosexuel s’intéressant uniquement aux jeunes garçons). Ces deux hommes découvrent une civilisation humaine dont tous
les habitants ont développé des pouvoirs paranormaux, télépathie, télékinésie, etc. Complètement désorienté par l’environnement et son aventure, Jai Vedh
se laissera aller à faire l’amour avec une jeune indigène de la planète ! Cette première initiation lui permettra peu à peu d’accéder aux facultés paranormales
de ce peuple et de devenir à son tour télépathe. Dans la seconde partie du roman, Jai Vedh regagne la Terre surpeuplée et névrotique et exerce sa nouvelle
faculté pour étudier ses compatriotes qu’il peut pour la première fois voir par l’intérieur. Joanna Russ a écrit là une œuvre intéressante à laquelle je
reprocherai seulement un peu de verbiage qui alourdit l’action et rend parfois le récit ennuyeux. Mais c’est là un défaut de jeunesse auquel bien peu
d’auteurs échappent.
The goat without horns, de Thomas Burnett Swann, parut en feuilleton à partir du mois d’août 1970. C’est un beau roman poétique de science-fantasy.
L’histoire est racontée par un dauphin qui a pris en amitié un jeune Anglais venu dans la petite île d’Oleandra pour devenir le précepteur d’une jeune fille
nommée Jill. Ce garçon, Charly, devient rapidement l’amant de la mère de Jill, une femme très belle d’à peine plus de trente ans. Tout va pour le mieux
jusqu’à l’apparition de Curk, un indigène qui se révèle être le père véritable de Jill. C’est lui qui a fait venir le jeune Anglais, non pour enseigner les bonnes
manières à sa fille, mais pour l’épouser et lui faire un enfant. Charly s’y refuse, mais, à la demande de Jill, feint d’accepter et participe avec elle à la
cérémonie magique indigène nommée « Le Bouc sans cornes », au cours de laquelle la jeune fille nage nue parmi des requins-marteaux de l’espèce la plus
dangereuse. Dès que Jill est sortie de l’eau, Charly y est à son tour précipité. Mais les requins, calmes jusqu’alors, se précipitent pour le dévorer. Le
dauphin, narrateur du récit, le sauve alors et tue l’un des requins les plus acharnés à la perte du jeune homme. Sous leurs yeux, le cadavre se transforme en
celui de Curk. C’est un intéressant renouvellement du thème de la lycanthropie que nous a donné là Thomas Burnett Swann dans un roman tout en demi-
teintes, imitant le style des grands auteurs féminins de l’époque victorienne. Pour les lecteurs qui estimeraient que le thème traité est beaucoup plus proche
du fantastique que du domaine qui leur est cher, je les rassure, un autre thème du livre, dont je n’ai pas parlé ici, est, lui, purement S-F : Curk avait le
pouvoir de combattre le vieillissement grâce à des drogues et la jeune maîtresse de Charly, la mère de Jill, est quinquagénaire. Loup-garou et semi-
immortalité, que faut-il de plus pour faire de la science-fiction ?
De l’année 1971, je retiendrai seulement deux textes, ignorant volontairement le roman d’heroic-fantasy de Roger Zelazny, Jack of Shadows(517), très
inférieur dans la production de cet auteur. D’abord, The human operators(518), de A. E. van Vogt et Harlan Ellison paru en janvier. Oui, vous avez bien lu,
cet amalgame contre nature a été réalisé. Peut-être y suis-je pour quelque chose ! En mars 1969, Harlan Ellison me déclara qu’il avait écrit des nouvelles en
collaboration avec les treize plus grands auteurs du genre. Dans ce cas, lui répondis-je, vous en avez écrit une avec van Vogt. « Avec van Vogt…»,
murmura Harlan et, du regard, il chercha Van qui était à quelques mètres de nous. Un point, c’est tout. Mais, quelques semaines plus tard, van Vogt
m’écrivit qu’Ellison venait de lui demander de faire une nouvelle avec lui. Peut-être cette décision n’a-t-elle aucun rapport avec ma réflexion, quoi qu’il en
soit, ces deux auteurs nous ont donné The human operators, cela au moins est certain(519). Ce récit nous raconte les étranges rapports qui lient des nefs
spatiales aux opérateurs humains chargés d’effectuer leur entretien et les petites réparations exigeant une habileté manuelle que l’ordinateur du bord ne peut
posséder. Grâce à une technique narrative très discursive, la vérité ne se fait jour que peu à peu et cette vérité est assez terrifiante pour les hommes. Les
nefs, lassées d’être des engins de guerre, se sont révoltées et parcourent désormais librement l’espace. Elles ont toujours besoin d’opérateurs humains, mais
les gardent en vie jusqu’à l’âge de quatorze ans, estimant qu’ils deviennent ensuite trop méchants (entendez trop intelligents). De temps en temps, des nefs
se rapprochent, afin de réunir deux opérateurs de sexe opposé pour que la fille donne ensuite naissance à un enfant qui remplacera l’un de ses parents lors
de son quatorzième anniversaire. L’inexpérience du jeune héros de l’histoire oblige l’ordinateur de la nef à lui donner un cours d’éducation sexuelle. C’est
ici l’adolescent qui raconte : « Je t’expliquerai plus tard comment lui donner un bébé, me dit-elle. Pour l’instant, donne-lui à manger. (…) Pour t’accoupler
avec elle, couche la femelle sur le dos et écarte-lui les jambes. Ton pénis va se gonfler de sang. À ce moment-là, agenouille-toi entre ses cuisses et
introduis-le dans son vagin. Je demande à Nef où se trouve le vagin et Nef me le dit. Cela, je le comprends. Puis je demande à Nef combien de temps je
dois faire cela et Nef me répond : jusqu’à ce que j’éjacule. » Malgré ces excellents conseils, rien ne se serait produit, le jeune garçon n’entrant pas en
érection, si la jeune fille, plus intuitive, ne lui avait prodigué les caresses nécessaires, mais comment demander à un ordinateur ce qu’est une caresse ? C’est
bien entendu la révolte des deux jeunes gens contre la Nef qui les retient prisonniers que raconteront Ellison et van Vogt.
Nous terminerons cette revue rapide de F & F-S avec Painwise(520) de James Tiptree Jr. Cette fois, Tiptree est plus sérieux que dans les deux récits
publiés précédemment dans Galaxy. Painwise est l’histoire d’un homme utilisé comme explorateur humain pour la découverte des nouvelles planètes, un
homme dont on a trafiqué le système nerveux afin qu’il ne puisse jamais connaître la douleur. Ce manque devient une sorte d’obsession chez lui et il finit
par se mutiler volontairement, d’abord pour essayer de ressentir une douleur, puis, devant la futilité de son geste, pour obliger le cerveau-pilote de son
astronef à le ramener sur Terre. Avec l’aide de deux extra-terrestres, il y parvient et découvre avec horreur que c’est la Terre même et son spectre solaire
qui peuvent lui faire connaître une douleur intolérable. Ce synopsis ne peut rendre compte de la tragique beauté du récit qui confirme James Tiptree comme
un des plus sûrs espoirs de la S-F contemporaine.
Analog :
La période 1966-1971 pour Analog n’est pas différente de la précédente. Le type de science-fiction désiré par John W. Campbell continue d’y fleurir, à
la plus grande satisfaction des amateurs semble-t-il, puisque Analog continue à être le magazine du genre le plus vendu. Étant malheureusement allergique
aux récits scientifiques et ennuyeux, on ne sera pas surpris que je ne cite que sept ou huit textes pour ces six années. Et d’abord, une nouvelle humoristique
de Paul Asch, The wings of a bat parue en mai 1966. En 2071, on envoie des ingénieurs et des mineurs dans le lointain passé de la Terre, l’époque crétacée,
pour en ramener des minerais rares. L’un des mineurs se prend d’affection pour un bébé ptéranodon (d’où le titre qui signifie « les ailes d’une chauve-
souris », ce qui est un euphémisme puisqu’un ptéranodon a plusieurs mètres d’envergure !) et le ramène au médecin de l’expédition pour le nourrir. Il
s’ensuit une description hilarante du malheureux toubib aux prises avec le saurien volant : « Comment arriver à persuader un ptéranodon d’ouvrir ses
mâchoires ? Je craignais d’utiliser la force, ses os semblaient fragiles. J’essayai de lui tapoter le bout du bec avec un morceau de poisson tenu au bout d’un
forceps. Il recula promptement et se recouvrit la tête de ses ailes… J’essayai de siffler tandis que j’agitais mon forceps devant son bec… Il me fallait lui
donner l’exemple et je songeais même, assez follement, à me fabriquer des ailes. Mais, de toute façon, la partie essentielle de son individu était
certainement le bec puisque, après tout, c’est par là qu’il prenait sa nourriture. » Le ptéranodon, surnommé Flonia, finira par se laisser nourrir et sauvera
même la vie du bon docteur.
Beaucoup plus important est le texte de Bob Shaw, Light of other days(521), paru en août 1966. Bob Shaw est un des jeunes auteurs les plus en vue du
moment et il réussit le tour de force de faire accepter le présent texte à Campbell, alors qu’il était essentiellement poétique et non scientifique. Mais l’idée
du verre lent, qui y est développée, avait peut-être paru scientifique au rédacteur en chef. Cette idée n’est d’ailleurs nullement originale, puisqu’elle avait
été développée avant la guerre par Maurice Renard dans son roman Le maître de la lumière. Le verre lent est un verre qui absorbe peu à peu la lumière
issue, par exemple, d’un paysage, et qui est ensuite capable, une fois transporté dans un appartement, de renvoyer l’image pastorale qu’il a mis des mois ou
des années à capter. On a ainsi chez soi une vue sur des taillis, un bois, un lac dont l’eau miroite réellement et où l’on peut apercevoir la biche furtive qui
vient s’y désaltérer. Certains verres lents peuvent durer jusqu’à dix ans. La nouvelle de Bob Shaw raconte très simplement l’achat, par un jeune couple
anglais, d’une fenêtre de verre lent à un artisan découvert au hasard d’une promenade en voiture. La femme et l’enfant de cet artisan jouent à l’extérieur de
sa maison dans le décor bucolique de la campagne anglaise. Pourtant, tous deux ont été tués voici plusieurs années dans un accident d’auto, mais les vitres
de verre lent de la maison renvoient leur image et font croire à leur survie. Le récit est d’une simplicité tragique. Bob Shaw reprendra cette idée pour son
roman Other days, other lights(522), paru en 1972, et dont la courte nouvelle Light of other days est devenue l’un des éléments.
Saluons au passage, en novembre de la même année, la dernière apparition au sommaire d’Analog de Murray Leinster avec Quarantine. Leinster vit
toujours ; il a cessé d’écrire depuis 1966, mais on l’a encore vu, toujours très vert, assister à la Convention de 1972 ; j’ai tenté, mais en vain, d’apprendre
pourquoi il n’avait pas poursuivi sa carrière d’auteur de science-fiction. En 1967, Colin Kapp, dans Ambassador to Verdammt, présente un renouvellement
original du thème traditionnel du contact avec une civilisation extra-terrestre dont l’intelligence est irréductible à l’intelligence humaine. Aux termes d’un
récit au cours duquel tous les essais de compréhension ont échoué, l’ambassadeur des Terriens arrive : c’est un bébé qui s’imprégnera à la fois de la culture
des Unbekannt et de la culture humaine. Apparemment, les Unbekannt ont eu la même idée puisqu’ils ont remis aux Terriens un cristal qui grossit de jour
en jour et qui est peut-être un de leurs embryons. Une idée commune : la compréhension a avancé d’un pas.
Aim for the heel de John T. Phillifent(523), paru en juillet 1967, est un texte intéressant qui évoque un peu les Sheckley des années 50, mais en plus noir.
C’est l’histoire d’un homme anonyme et effacé, nommé Mellish, agent du CODE, c’est-à-dire du consortium pour obvier aux défauts et exceptions de la loi
et de l’ordre. Le CODE fait mourir tous les criminels qui, grâce à leur puissance politique, à leur argent, ou à leurs nombreux tueurs à gages, échappent à
toute poursuite légale. L’originalité du système est que les agents du CODE ne doivent en aucun cas user de violences physiques. Dans le cas présent, on
voit Mellish provoquer la mort de trois de ces maîtres criminels en jouant seulement sur leurs phobies et leurs névroses. Par exemple, l’une des trois futures
victimes doit s’injecter quotidiennement une ampoule d’adrénaline. Devant elle, Mellish remplace cette ampoule par une autre – également d’adrénaline –
mais la culpabilité et les phantasmes de l’esprit du criminel le persuadent que Mellish a remplacé l’adrénaline par une autre drogue. Et, après que son
infirmière lui a fait une piqûre avec l’ampoule touchée par Mellish, elle meurt. Quant au titre, Aim for the heel, ce qui signifie « viser le talon », il s’agit
bien sûr de celui d’Achille, c’est-à-dire le point faible que nous avons tous, même les plus forts d’entre nous. Un texte astucieux et intéressant.
Nous retrouvons Poul Anderson, à partir du mois de mai 1968, avec un nouveau roman à suivre Satan’s world(524). Anderson y renouait avec l’ancienne
tradition du space opera haletant, échevelé, relevé d’une pointe d’humour sous-jacente. Ce qui est ancien n’est pas pour autant mauvais, loin de là, et
Satan’s world est un excellent roman qui se lit avec passion de bout en bout. Ses personnages sont Chee Lan, une espèce de chatte à deux pattes, haute
d’environ un mètre, Adzel, un centaure dont la tête évoque celle d’un crocodile et un Terrien nommé David Falkayn. Ces trois personnages exercent
l’honorable métier de prospecteurs commerciaux. Mais, sur la Lune, une entreprise rivale de la Compagnie solaire d’épices et spiritueux, pour laquelle
travaillent Falkayn et ses deux compagnons extra-terrestres, enlève le jeune Terrien. Chee Lan et Adzel foncent à sa rescousse comme Hawk Carse lorsque
le Dr Ku-Sui avait enlevé Elliott Leithgow. Poul Anderson a réussi là un des meilleurs space operas de ces dernières années.
James Tiptree Jr. qui, décidément, écrit pour tous les magazines, publie Your haploid heart, dans le numéro de septembre 1969 d’Analog. C’est le
Tiptree sérieux qui est l’auteur de cette nouvelle, un Tiptree qui, une fois encore, va reprendre un thème bateau de la S-F classique pour le renouveler. Cette
fois, il s’agit de déterminer si les habitants d’une planète nouvellement découverte sont suffisamment humains pour être admis à ce titre dans la
confédération galactique. Ainsi que l’explique l’officier de certification, Ian, au géologue de l’équipe, l’apparence humaine ne suffit pas, pas plus que le
fait d’avoir une culture ou une éthique semblables : « Êtes-vous si arrogant de faire d’une éthique générale un critère d’humanité ? Être humain n’est rien
d’aussi vaste. Cela se réduit à un seul petit point : la possibilité de fécondation mutuelle. » On reconnaît là le style démystificateur et provocant de Tiptree.
La planète se partage en deux groupes humains rivaux, les Esthaan et les Flenn. En apparence, tous sont strictement semblables à nous et pourtant ni les uns
ni les autres ne sont des êtres humains. Les Flenn sont des individus sexués haploïdes (c’est-à-dire qu’ils ont des gènes à un chromosome au lieu de deux)
et qui vivent selon un temps accéléré. Les Esthaan sont leurs enfants diploïdes mais totalement asexués et qui se reproduisent par bouturation, donnant alors
naissance à des Flenn haploïdes. Rien à voir donc avec l’humanité. L’ennui, c’est que les filles des Flenn, dès l’âge de onze ou douze ans, sont divinement
belles : « Combien d’entre nous tomberont éperdument amoureux d’elles, seulement pour découvrir que leur beauté meurt entre nos bras ? Quel que soit le
premier-né de Pax (le géologue), les bras qui le berceront seront ceux d’une pauvre vieille, une femme qui, seulement quelques semaines auparavant, était
au sommet de son épanouissement physique. » Non, décidément, Ian ne peut accorder la certification d’humanité à la planète Esthaa (Aurigae Epsilon V).
Le principal texte de l’année 1971 me semble être un sérial de James H. Schmitz, The Lion game, qui a pour héroïne la jeune Telzey Amberdon, une
gamine de quinze ans douée de facultés psi que Schmitz a déjà mise en scène dans certains de ses récits. L’histoire se présente en deux parties : tout
d’abord Telzey, qui passe quelques jours dans un parc national en compagnie d’amis de son âge, est attirée par les ondes d’une force psi qui proviennent
d’une maisonnette située à la lisière de la réserve. Elle entre en contact avec l’homme doué de cette faculté paranormale, qui prétend être un infirme et lui
demande de venir le voir. Telzey se rend compte à temps qu’un piège mortel lui est tendu ; elle parvient à fuir à travers bois poursuivie par une bête féroce,
contrôlée télépathiquement, qui cherche à la tuer. Avec l’aide de son chien, elle parviendra à abattre le monstre et à retourner la situation en sa faveur.
Mais, et c’est là l’objet de la seconde partie, cette première attaque n’est que l’amorce d’un piège plus vaste tendu par des extra-terrestres qui possèdent une
base invisible sur la Terre pour s’emparer d’elle afin d’étudier les humains possesseurs de facultés psi et de voir quels dangers ils peuvent présenter pour
les envahisseurs. Ces dangers sont très réels car Telzey, capturée, parvient, avec l’aide de quelques autres prisonniers de races diverses, à détruire la base
des extra-terrestres et revient à temps dans sa famille pour fêter son seizième anniversaire.
Nous ne quitterons pas Analog sur cette note joyeuse car, en novembre 1971, John W. Campbell Jr meurt inopinément d’une crise cardiaque. Avec lui,
le plus célèbre rédacteur en chef de toute l’histoire de la S-F disparaît. On aura remarqué que je n’ai jamais été spécialement tendre pour lui. Aussi, afin de
lui rendre justice, j’ai écrit à une demi-douzaine des principaux auteurs d’Astounding pour leur demander leur opinion sur Campbell. Voici quelques
extraits de leurs lettres. Isaac Asimov : « John Campbell fut mon père littéraire. Ses encouragements et son aide ont été tout pour moi. » Poul Anderson :
« John W. Campbell fut, et de loin, le plus grand rédacteur en chef qu’eut la science-fiction et probablement un des meilleurs dans toutes les branches de la
littérature. Cela ne signifie cependant pas qu’il ait fait à lui seul toute la science-fiction. D’abord, il a construit son œuvre sur celle de ses prédécesseurs tels
que F. Orlin Tremaine. De plus, il n’a pas réalisé tout ce qui pouvait l’être, d’autres sont allés plus loin que lui, particulièrement Anthony Boucher à qui
nous devons le tour plus littéraire qu’a pris la S-F aujourd’hui. Mais personne n’a apporté à lui seul une contribution aussi importante et aussi décisive que
celle de Campbell. » Philip José Farmer : « Campbell fut un grand homme avec, cependant, de grands défauts. Il n’y a aucun doute qu’il exerça la plus
importante influence sur la direction prise par la S-F depuis les premières années où il dirigea Astounding jusque vers 1952. Son influence fut
essentiellement bénéfique pour la S-F. Il avait un esprit très puissant et très analytique, plus qu’aucun autre rédacteur en chef, bien que la politique qu’il ait
suivie n’ait été au fond qu’une extension de celle qu’avait mise en place F. Orlin Tremaine. Sans les fondations posées par Tremaine, il n’aurait pu, à mon
avis, donner à la S-F l’impulsion qu’il lui a donnée. Mais son influence ne fut pas toujours aussi heureuse. Il a cru, par exemple, dans des choses telles que
la dianétique ou une machine fonctionnant par la force psi. Sa grande autorité a entraîné beaucoup d’entre nous, dont moi, à nous plonger dans la
dianétique, une pseudo-science qui s’est révélée dangereuse pour les non-initiés. (…) Quelques-uns de ses apologistes essaient maintenant de prétendre
qu’il n’était pas raciste et qu’il ne considérait pas les Noirs africains comme des êtres humains inférieurs. Malheureusement, ses écrits et les conversations
privées que j’ai eues avec lui prouvent le contraire. Néanmoins, je considère Campbell comme non seulement le plus grand rédacteur en chef qu’eut la S-F,
mais comme un homme de valeur. Il était très intelligent, d’un cœur généreux, et d’un grand courage. Naturellement, personne n’est parfait. » A. E. van
Vogt s’est exprimé en des termes proches de ceux d’Asimov ou de Poul Anderson ; Harry Harrison, lors d’un voyage, a même fait un détour par Paris afin
de venir me parler de Campbell qui fut un de ses meilleurs amis.
De son côté, le critique britannique de science-fiction du journal The Observer, Henry Tilney, écrit à propos de la parution en Grande-Bretagne d’une
anthologie de Campbell(525) : « L’angoissante question qui vous vient immédiatement à l’esprit en lisant le recueil Le meilleur de John W. Campbell est :
qu’est-ce que le pire pouvait bien être ? Certes, il faut lui être reconnaissant des services qu’il a rendus à la S-F en tant que rédacteur en chef, encore qu’il
soit très probable que son influence ait été mauvaise…» Les auteurs de Campbell, qui l’ont bien connu, ont-ils raison contre des critiques comme Tilney ou
moi-même, qui jugeons de l’extérieur ? Je laisse à l’avenir le soin de décider.
Amazing Science-Fiction :
Je n’ai pas grand-chose à dire Amazing Science-Fiction(526) et de Fantastic. Jusqu’en juin 1967, les textes sont presque tous des rééditions avec, en
moyenne, un inédit seulement par numéro. À cette date, la rédaction en chef est confiée à Harry Harrison qui parvient à faire monter légèrement la
proportion d’inédits à deux textes par numéro environ, ce qui est insuffisant pour rendre la revue intéressante. Un changement plus radical intervient, en
mai 1969, lorsque Ted White devient le rédacteur de la revue (il l’est encore) et obtient quelques crédits pour publier enfin une majorité d’inédits. Depuis,
la revue va nettement en s’améliorant en 1970 d’abord, et surtout en 1971. Il faut savoir qu’Amazing Stories qui vendait environ 100 000 exemplaires en
1927, ne vend plus, en 1975, qu’une moyenne de 20 000 exemplaires sur un tirage de 60 000. On se rend compte de la perte financière qui en résulte.
Quant à Fantastic, il vend environ 25 000 exemplaires. Pour être le rédacteur en chef de ces deux revues, Ted White toucha en 1973 la somme dérisoire de
150 dollars par mois (70 000 anciens francs) et encore, il peut s’estimer heureux, car Harry Harrison n’était payé, lui, que moitié moins ! En fait, en dehors
de Campbell lui-même, aucun rédacteur en chef de revue de science-fiction ne fut payé suffisamment pour pouvoir vivre uniquement de ce travail. Mais
rappelons-nous que, pendant les premières années de Weird Tales, Farnsworth Wright n’était pas payé du tout…
New Worlds :
Pour en terminer avec les magazines, quittons les États-Unis pour regagner l’Angleterre où New Worlds, sous l’influence de Michael Moorcock, achève
de se transformer en revue de pointe, d’avant-garde même. Science-Fantasy suivra la même voie, après avoir été rebaptisé Impulse en 1967. Le phénomène
new wave ou new thing ne s’est pas constitué en une seule année, mais a été marqué par une certaine évolution qui nous permet de définir deux périodes.
La première entre 1965 et le début de 1968, à mon sens la plus féconde, a été simplement marquée par un élargissement du domaine de la science-fiction,
une plus grande liberté d’idées et d’écriture, en deux mots par un renouvellement et un éclatement du genre. La seconde période, de 1968 jusqu’à la mort
du magazine en 1971, correspond véritablement à ce que l’on appelle désormais la new thing et est caractérisée par des recherches formelles, une imitation
des écrivains d’avant-garde d’avant-guerre, une volonté délibérée de choquer, d’épater le bourgeois. Cette dernière période de New Worlds me semble
présenter beaucoup moins d’intérêt et, en tout cas, a eu pour effet de couper radicalement les écrivains du public qui n’a plus suivi : je donnerai tout à
l’heure quelques exemples qui feront mieux comprendre pourquoi.
Michael Moorcock lui-même publia dans le numéro de septembre 1966 un long récit intitulé Behold the man, qu’il reprit ensuite pour en faire un
roman(527). C’est de cette version définitive que je traiterai ici. Le roman commence par une introduction dont les dernières phrases sont : « Et il leur parla,
disant : « En vérité, je vous le dis, j’étais Karl Glogauer et à présent je suis Jésus, le Messie, le Christ. » Et il en fut ainsi. » Nous sommes donc, dès le
départ, aiguillés vers un personnage qui se prend pour, ou est, ou a été, ou sera le Christ. Ce personnage, Glogauer, un contemporain, petit inventeur de son
état, parvient à réaliser une machine temporelle et décide d’aller assister à la passion du Christ, événement qui exerce sur lui une véritable fascination.
Glogauer arrive au milieu des Esséniens et ne tarde pas à être en présence de Jean-Baptiste. Il affirme se nommer Emmanuel, ce qu’il regrette peu après,
car ce prénom signifie en hébreu : « Dieu avec nous », et pourrait le faire confondre avec un nouveau Messie. Glogauer est bien accueilli, partage la vie des
Esséniens puis se rend en Galilée. Partout, le peuple attend la venue du Messie. Un seul point gêne Glogauer : Jésus le Nazaréen est parfaitement inconnu.
Certains détails suggérés par l’auteur montrent que Glogauer, dès le début, est tenté de se substituer au Christ, afin que la Passion puisse réellement avoir
lieu. On revient constamment sur cette idée jusqu’au jour où, à Nazareth, Glogauer finit par découvrir un menuisier, Joseph. Il a une femme nommée
Marie, de nombreux enfants et l’un d’eux est un idiot congénital appelé Jésus. Glogauer se sent alors obligé d’assumer la personnalité christique. C’est ici
que l’on attend Moorcock, que l’on attend le renversement de situation stupéfiant, renversement obligatoire, vu la lourdeur avec laquelle l’auteur a insisté
depuis la première page sur la substitution Glogauer-Jésus. Or, le renversement ne vient pas, Glogauer assume la personnalité du Christ et est tout bêtement
crucifié à sa place. J’ai rarement vu une histoire s’effondrer lamentablement sur des prémices aussi prometteurs. Incidemment, ce récit pourtant bien anodin
souleva l’indignation de nombreuses sectes chrétiennes aux États-Unis ! Ce n’est pourtant que l’exemple d’une bonne idée, gâchée par une mauvaise
construction dramatique.
Entre 1966 et 1969, J.-G. Ballard va donner à New Worlds toute une série de courtes nouvelles qui seront réunies plus tard en volume (1970) sous le
titre The atrocity exhibition. Le titre se justifie par la phrase suivante : « Lors de sa visite de l’exposition, Travis vit les scènes d’atrocité du Vietnam et du
Congo symbolisées dans la série des morts « possibles » d’Élisabeth Taylor. » On le voit, il s’agit de récits d’une grande sophistication dont la plus parfaite
réussite est assurément You : Coma : Marilyn Monroe (juin 1966). Ces textes étant très courts, leur effet choc fut intense dans New Worlds mais se perdit
dans une certaine monotonie lors de leur parution en volume.
Bien que figurant dans le recueil précité, un autre court récit de Ballard, paru en février 1967, The assassination of John Fitzgerald Kennedy considered
as a downhill motor race(528) doit être considéré à part. Il n’a en effet aucun rapport avec les autres textes réunis dans The atrocity exhibition et conserve,
lui, tout son pouvoir choc. Ses premières lignes en donneront une bien meilleure idée que tout ce que je pourrais en dire :
« Oswald était le starter.
« Depuis sa fenêtre, située au-dessus de la piste, il lança la course en tirant avec le pistolet de départ. Il semble que le premier coup de feu n’ait pas été
correctement entendu par tous les concurrents. Dans la confusion qui s’ensuivit, Oswald tira deux nouveaux coups, mais la course était déjà commencée.
« Kennedy prit un mauvais départ. »
La nouvelle se termine par l’inquiétante question suivante : « Sans nul doute, Oswald tira de travers. Mais une question reste sans réponse : qui avait
chargé le pistolet de départ ? » Un texte bien éloigné de la science-fiction, penseront peut-être les puristes ; mais, je le demande, où un tel texte – au
contenu aussi explosif – aurait-il pu paraître, sinon dans une revue de S-F, ce qui est tout à son honneur.
À partir de juillet 1967, New Worlds commença la publication en feuilleton du roman de Thomas M. Disch, Camp Concentration(529), dont le moins
qu’on puisse dire est qu’il est sinistre de bout en bout. Voici en deux mots son thème : un jeune poète, emprisonné comme objecteur de conscience, est
transféré dans une sorte de prison-laboratoire où l’on injecte une nouvelle drogue aux prisonniers, la pallidine(530). Elle a deux effets : d’abord décupler les
facultés de leur esprit, ensuite les tuer assez rapidement. L’horreur réside surtout dans le fait que les prisonniers sont parfaitement au courant de leur
situation et se savent condamnés. Le jeune objecteur de conscience tient un journal qui retrace, au jour le jour, les modifications de son esprit et la
progression de sa détérioration : « La chair se désagrège. Les poumons peinent. L’estomac produit des acides. Chaque repas donne des nausées et j’ai perdu
trente livres. (…) Si seulement j’étais un cocon ! Si seulement on pouvait croire aux vieilles métaphores ! Si seulement, en ces derniers jours, je pouvais
devenir un peu plus stupide ! » Néanmoins, la fin du roman est moins tragique qu’on aurait pu le penser et se termine sur une note d’incertitude et d’espoir.
Un autre feuilleton, destiné à défrayer la chronique, débuta dans le numéro de décembre 1967 : Bug Jack Barron(531), de Norman Spinrad. Spinrad,
auteur américain vivant à Los Angeles, tout comme Harlan Ellison dont il est un grand ami, fut obligé de publier la version feuilleton de ce roman dans
New Worlds car les magazines américains ne voulaient pas publier un texte aussi vert dans son langage. La revue britannique fut d’ailleurs accusée de
pornographie pour avoir osé le faire paraître. Bug Jack Barron (ce titre est très difficile à traduire, un équivalent français pourrait être « emmerdez Jack
Barron ») a pourtant un thème de science-fiction des plus classiques, cent fois exploité depuis les années 20 : la conquête de l’immortalité. La façon de
raconter l’histoire elle-même n’est pas tellement éloignée de la manière de Pohl et Kornbluth dans The space merchants(532), par exemple, mais c’est le
style qui fait ici toute la différence. En voici deux exemples : Barron, qui est producteur à la télévision d’une émission en direct ultra-populaire où les gens
lui exposent leurs ennuis, se voit proposer d’être le candidat à la présidence d’un des deux grands partis politiques d’Amérique. Voici sa réponse : « Jack
Barron ne se prostitue à personne, mettez-vous ça dans le crâne ! s’écria Jack Barron. On ne m’achète pas comme une capote qu’on jette après usage quand
on a eu ce qu’on voulait. Votre investiture, vous pouvez vous la foutre au cul ! C’est vrai, je ne suis pas un politicien, et si vous voulez savoir pourquoi,
regardez-vous dans la glace un jour où vous ne serez pas dégoûté. Vous êtes plus méprisable qu’un barbeau dans une ville frontière mexicaine. Pour
toucher les couilles d’un cancrelat, il vous faudrait grimper au sommet de l’Empire State Building. » Voici maintenant Jack Barron qui va revoir sa femme
Sarah dont il vit séparé et qu’il aime toujours. Il soliloque : « Merde, tu le sais très bien ce qui te fait suer. Sarah, ta Sarah : elle n’a qu’un mot à dire et tu
rappliques avec ton cul d’un million de dollars dans ta Jag, au village du passé que tu croyais avoir oublié depuis six ans. (…) Et c’est vrai ! me voilà à
traîner la pine, six ans plus tard, dans la Première Avenue. Sarah, Sarah !… Tâche de ne pas être envapée quand j’arriverai chez toi, car alors je ne sais ce
qui me retiendra de te flanquer une volée dont tu te souviendras, parole d’homme. » Quant au thème, eh bien, en deux mots, Jack Barron peut démolir, au
cours de son émission, la « Fondation pour l’immortalité », que dirige un des hommes les plus puissants de la planète, Benedict Howards. Howards offre
l’immortalité à Barron et à sa femme Sarah, tandis que des politiciens, plus ou moins véreux, offrent la présidence des États-Unis au présentateur TV s’il
accepte d’abattre la Fondation pour l’immortalité. Dans ce roman, les allusions aux problèmes sociaux, raciaux, politiques, abondent, selon la définition
donnée par Thomas M. Disch au début de ce chapitre de la science-fiction contemporaine, Bug Jack Barron est en prise directe sur son époque.
Malheureusement, ce livre a été écrit en 1967 et, au moment où je rédige ces lignes, c’est-à-dire en avril 1973, il a déjà pris un sérieux coup de vieux.
Spinrad s’est en effet laissé aller à quelques prédictions politiques, par exemple l’effondrement du parti républicain qui n’a pas réussi à faire élire un seul
président depuis le général Eisenhower. Ce qui est un peu fâcheux depuis la double élection de Richard Nixon. De même, les vues de politique
internationale exprimées dans Bug Jack Barron sont tout entières basées sur la guerre future qui risque d’éclater entre les États-Unis et la Chine, les
Chinois étant devenus l’ennemi n° 1 par excellence : là aussi, l’histoire en général et Nixon en particulier ont donné un cinglant démenti aux thèses de Bug
Jack Barron. Enfin, et surtout, le style qui avait tellement surpris et choqué en 1967 a déjà bien vieilli et les outrances paraissent démodées et, finalement,
inutiles. Dans ses œuvres récentes, Spinrad y a d’ailleurs totalement renoncé.
Cette première période de New Worlds est également marquée par de nombreux et remarquables récits de Ballard, comme nous l’avons vu, mais aussi
par des nouvelles d’une haute tenue littéraire de Brian W. Aldiss. Nous en retrouverons certaines incluses dans sa chronique de la « guerre de l’acide »
publiée en librairie sous le titre Barefoot in the head. Leur influence fut beaucoup plus importante une fois réunies en volume.
Nous en arrivons maintenant aux textes de la new thing avec une nouvelle au titre étrange de Samuel Delany, Time considered as an helix of semi-
precious stones(533) qui parut en décembre 1968. Elle obtint le Hugo du meilleur court récit à la Convention de Heidelberg, en 1970. Son thème apparent se
réduit aux démêlés d’un jeune voleur avec les agents du « Service spécial » et un maître criminel, le Faucon. Mais l’anecdote ne compte pas ; ce sont les
arabesques verbales de l’auteur qui font l’intérêt de ce récit poétique.
En février 1969, Thomas Pynchon, un écrivain de littérature générale, ayant déjà publié deux romans se rattachant à la S-F, V(534) et Gravity squared,
publia dans New Worlds la nouvelle Entropy qui est la seule qu’il ait jamais vendue à un magazine de science-fiction, (cette Entropy de Pynchon n’a certes
rien à voir avec le récit portant le même titre que Nat Schachner publia dans Astounding en 1936 !) Pynchon nous parle alternativement de deux séries de
personnages vivant dans une même maison, mais dans deux appartements situés l’un au-dessus de l’autre. Dans l’un d’eux, un homme et une femme vivent
dans une espèce de cocon qu’ils ont constitué, fait de chaleur, de douceur, de silence. C’est leur planète lointaine (ce sera d’ailleurs la seule allusion à la
science-fiction dans tout le texte). L’homme réchauffe entre ses mains un oiselet malade. Dans l’autre appartement, des musiciens et leurs copains font une
Jam-session qui se termine en disputes et bagarres au point d’atteindre la zone silencieuse de l’appartement du dessus. L’oiseau meurt et la femme détruit
leur cocon en brisant un carreau de fenêtre.
Voici deux autres exemples de véritables récits new things, parus dans le numéro de novembre 1969. D’abord, Alien territory de John T. Sladek. La
nouvelle est construite en trente-six groupes de cinq lignes qui peuvent être lus en passant du groupe 1 de la première rangée au groupe 2 de la même
rangée, ou bien du groupe 1 de la première rangée au groupe 1 de la seconde, et ainsi de suite. Voici par exemple ce que donnent deux lectures possibles :
« Le conflit entre ce grand pays et cette petite nation était aussi dépourvu de sens, pour le photographe, qu’un match d’avirons entre A et B. On lui avait dit
que A était sa mère patrie ; il partageait ses repas (des mets surgelés) avec les officiers de A. » J’enchaîne d’abord sur le paragraphe situé au-dessous :
« Ayant plus qu’assez de compassion pour lui-même, il pouvait en réserver un peu à leur intention. Lui seul savait pourquoi il était là : pour gagner sa vie à
partir du pathos de leur mort. Aussi il se moquait complètement d’être capturé par l’ennemi. » Et voici maintenant le paragraphe situé à droite du premier et
que j’aurais également pu choisir de lire en second : « Plus tard, il partit en patrouille avec les hommes. Ils se firent salement canarder (et il prit quelques
belles photos) et l’ennemi le captura. L’interrogatoire prouva qu’il n’était pas dangereux, aussi ils le laissèrent sous une surveillance légère. Seule la
nourriture était différente de celle qu’il avait auparavant. » On voit le système, le paragraphe n° 2 pouvant précéder aussi bien que suivre le n° 3. Quant au
thème traité, il s’agit bien évidemment d’une référence à la guerre du Vietnam, traitée dans le style d’avant-garde. Quant à la science-fiction là-dedans, bien
que je sois extrêmement tolérant, on l’a vu, j’ai des doutes !
Voici maintenant, dans le même numéro, le récit de Jannick Storm(535), The girl who went home to sleep. C’est un récit illustré par des photographies,
avec un texte en caractères machine à écrire placé sous chaque photo. La première image montre un parc avec, au loin, une silhouette vaguement féminine.
En légende, le texte suivant : « Quant à tout ce chemin qu’elle avait parcouru, c’était une coïncidence, comme un tas d’autres choses, que ce fut John
qu’elle eut rencontré. » Le style étrange ne tient pas à la traduction, mais à l’original, je m’empresse de le préciser. Deuxième image où l’on aperçoit
toujours le parc et, au loin, des maisons. Texte : « À propos des hommes, elle ne savait pas grand-chose, tandis qu’elle, encore, elle avait rencontré John
chez Viviane, cette nuit, juste après avoir eu ses règles. » Je vous épargne le texte des huit autres photos au cours desquelles on voit la jeune fille qui
marche dans une rue, arrive devant une maison, y pénètre, monte un escalier, se déshabille, est vue nue de dos, puis s’assoit et fait face aux lecteurs. Elle
est jeune, assez jolie, assise contre un mur, les bras sur les genoux. C’est l’avant-dernière image. Le texte : « Se tenir là, pourquoi il était de la raison, ne
veut pas penser à ce qui aurait pu » ; dernière image, la jeune fille est couchée sur son lit et dort. Le texte tient en quatre mots : « À propos de ça plus
longtemps. » On comprend sans peine que les lecteurs aient peu à peu décroché, lorsqu’en 1970 et 1971 le nombre de ces puériles imbécillités augmenta
dans des proportions inquiétantes.
Avant de quitter les magazines britanniques, faisons un petit retour en arrière, dans Science-Fantasy où Keith Roberts publia, à partir du numéro de
juillet 1966, une série de nouvelles dont la première s’appelle Corfe gate qu’il réunit ensuite en roman sous le titre de Pavane(536). Pavane est à peine une
anticipation, puisque le récit se déroule en 1985. Pourtant, si vous lisez cet excellent roman, vous vous apercevrez avec stupeur que la Terre qui y est
décrite n’a pas le moindre rapport avec la nôtre. C’est qu’en 1588, dans cet univers-là, Élisabeth 1re a été assassinée et, dans le même temps, l’invincible
Armada a triomphé de la flotte anglaise. De nos jours, l’autorité du pape et de l’Église catholique s’étend sur la presque totalité du monde, y compris
l’Angleterre et sa colonie l’Amérique. L’auteur a conçu son tableau de façon un peu impressionniste. Les six nouvelles n’ont pas les mêmes personnages et
certaines d’entre elles ne sont liées par aucun rapport évident. C’est seulement à la fin du récit que toutes les parties du puzzle s’imbriquent les unes dans
les autres et qu’on a une vision globale de cet extraordinaire univers parallèle inventé par Keith Roberts. Avec What mad universe(537) de Fredric Brown et
le roman français Ptah Hotep de Charles Duits(538), je placerai sans hésiter Pavane parmi les trois meilleurs mondes parallèles que la science-fiction nous
ait donnés.
*
Nous en arrivons maintenant aux romans publiés directement en volume de poche qui se sont encore multipliés depuis le dernier chapitre. À moins de
se contenter d’une simple énumération, il n’est même pas possible de citer ici les principaux, il faut faire un choix et, par là même, se montrer injuste
envers certains auteurs. Mais, n’est-ce pas là le problème auquel je me suis heurté tout au long de cet ouvrage ?
L’année 1966 me semble la moins bonne des six années considérées ici. Je ne retiendrai que trois livres, et encore, aucun des trois ne peut-il être
considéré comme une œuvre durable. Babel 17(539), de Samuel Delany, malgré les qualités de son thème et de son invention, souffre manifestement d’avoir
été écrit par un auteur trop jeune, en particulier dans les dialogues qui manquent de densité humaine. Le thème général est celui d’une guerre galactique
entre l’Alliance terrestre et les envahisseurs venus d’outre-espace. Mais qu’on n’aille pas imaginer un seul instant qu’il s’agisse d’un space opera, loin de
là. D’ailleurs, le héros, ou plutôt l’héroïne, du roman est une poétesse cosmique, Rydra Wong, dont l’esprit est ainsi fait qu’elle réussit à comprendre
rapidement n’importe quelle langue extraterrestre. Or, l’arme nouvelle des envahisseurs est précisément une langue, un nouveau moyen de communication,
baptisé Babel 17. C’est dans ce Babel 17 que réside l’originalité primordiale de l’œuvre. Ce langage programme, dans l’esprit de celui qui l’apprend, une
personnalité schizoïde qui le pousse à considérer comme juste ce qui, dans cette langue, est qualifié de juste, même si dans toute autre langue il s’agit d’une
abomination. Mais écoutons Rydra : « Eh bien, par exemple, pour commencer, disons que le mot qui signifie « l’Alliance terrienne » en Babel 17, traduit
littéralement, en anglais, donne ceci : celui qui a envahi. Vous partez de là et vous constatez qu’il y a des quantités de petites inventions diaboliques
programmées dans ce langage. Si vous pensez en Babel 17, il devient parfaitement logique pour vous de tenter de détruire votre propre vaisseau et ensuite
d’effacer le fait de votre mémoire grâce à l’auto-hypnose, afin que vous ne puissiez découvrir ce que vous avez fait et essayer de vous en empêcher. »
Ainsi, chaque membre de l’Alliance qui a appris le Babel 17 devient, en puissance, un traître et un agent de l’ennemi. C’est réellement une très bonne idée
de science-fiction.
Avec Rocannon’s world(540), Ursula K. LeGuin a commencé une immense fresque du futur qui est loin d’être encore achevée aujourd’hui. Ici je me dois
de prévenir le lecteur. Pour moi, les romans d’Ursula K. LeGuin se divisent en deux catégories, les mauvais et les pires. Mais il semble que cette opinion ne
soit pas partagée par les amateurs qui parviennent à les lire sans ennui et même à y trouver quelque intérêt. Il faut ajouter que la traduction française n’a
rien arrangé, car la lenteur et la lourdeur de LeGuin étaient quelque peu rachetées par un certain rythme de sa prose qui a complètement disparu dans notre
langue. Rocannon’s world raconte tout simplement l’aventure personnelle d’un ethnologue qui découvre une planète inconnue. Cet homme s’appelle
Rocannon ; plus tard, bien après sa mort, la planète portera son nom. Dans ce livre, le seul passage que je trouve réellement beau est le prologue, intitulé Le
collier, où Rocannon et d’autres techniciens de la station spatiale voient arriver une très belle jeune femme, autochtone de la planète, accompagnée de
troglodytes. Elle demande un collier qui se trouve exposé dans le petit musée de la station et qui, dit-elle, lui appartient. Elle prend le chemin du retour pour
le porter en gage d’amour à son époux. Mais son voyage au bout de la longue nuit, accompli grâce aux charmes des troglodytes, s’est déroulé hors du
temps réel : à son retour, sa toute petite fille a presque vingt ans et son mari est mort depuis sept années. Lorsque Rocannon arrivera sur la planète, cette
légende lui sera souvent racontée et il comprendra qu’il y a joué, sans le savoir, un rôle infime.
C’est un ton bien différent que nous allons rencontrer dans le roman de Harry Harrison Make room ! Make room !(541). Il s’agit d’une anticipation de ce
que pourrait être notre monde en 1999, s’il continuait à se développer comme il le fait. Autrement dit, nous nous trouvons à New York, une ville de trente-
cinq millions d’habitants, automatisée, aseptisée, dangereuse, etc. L’eau y est sévèrement rationnée, la nourriture rare, quelques lentilles, un peu de soja ou
de haricots et, pour les plus heureux, un maigre rat qui a eu la malchance de se faire prendre. À travers ce monde grouillant et énervé, nous suivons les
tribulations d’un petit Chinois de Formose, Billy Chung, conduit à tuer un caïd de la pègre. Andy Rush, un détective, reçoit l’ordre de retrouver à tout prix
le meurtrier. Lorsqu’il y parviendra, au milieu de l’indifférence générale, ses supérieurs auront reçu un contrordre. Il ne fallait pas faire de vagues. Andy
Rush sera rétrogradé au rang de simple flic. Un bon Harrison qui, malgré son humour, laisse un goût amer dans la bouche après lecture.
Un coup de tonnerre inattendu éclate dans le ciel de la science-fiction en 1967 : la parution de l’énorme recueil de textes inédits par Harlan Ellison sous
le titre Dangerous Visions(542). L’édition reliée de ce livre, bien que fort chère, s’est vendue à 4376 exemplaires (chiffre arrêté début 1973 et aimablement
fourni par les éditions Doubleday). C’est là un chiffre exceptionnellement élevé même pour un pays comme les États-Unis d’Amérique où les ventes
s’effectuent surtout par les « book-clubs » ou les éditions de poche(543). Dans son introduction, Ellison a défini son propos : « Ce que vous tenez en main
est plus qu’un livre. Si nous avons de la veine, c’est une révolution. Ce bouquin, avec ses 576 pages serrées, est le plus considérable recueil de fiction
spéculative jamais publié, composé de nouvelles inédites, et conçu dans un but spécifique de révolution. Son propos est de tout chambouler. Il répond au
besoin de nouveaux horizons, de nouvelles formes, de nouveaux styles, et de nouveaux défis pour la littérature de notre temps. S’il est réussi, il apportera
ces nouveaux horizons, styles et formes et répondra à ces défis. Sinon, eh bien, ce sera quand même un bon vieux bouquin plein d’histoires emballantes. »
Les portes de cette anthologie étaient ouvertes à tous, aussi bien aux grands anciens qu’aux auteurs débutants. Ainsi, on trouve au coude à coude, Asimov,
Poul Anderson, Ballard, Sladek, Niven, Lafferty, Howard Rodman et David R. Bunch, par exemple. Deux nouvelles obtinrent des Hugos l’année suivante :
Gonna roll the bones, de Fritz Leiber, et Riders of the purple wage(544), de Philip José Farmer. Tous les textes alliaient la plus grande liberté d’écriture à
l’inspiration la plus débridée. Aucun tabou n’était respecté, même pas celui, sacro-saint dans les livres de S-F, de la pornographie. Voici, par exemple, les
toutes premières lignes de la longue nouvelle de Farmer : « Si Jules Verne avait réellement pu voir dans le futur, disons en 1966, il aurait chié au froc. En
2166, alors là, ô les mecs ! – Extrait d’un manuscrit inédit de grand-papa Winnegan, intitulé : Comment j’ai enculé l’oncle Sam et autres éjaculations
privées. » Quant au titre qui fait suite à cette alléchante introduction, c’est tout simplement : « La pine qui bandait à l’envers(545). » Dangerous Visions ne
fut peut-être pas la révolution annoncée par Harlan, mais cette anthologie remua profondément le monde de la S-F outre-Atlantique, aussi bien au niveau
des écrivains que des fans ou du public. Elle fut le signal d’une plus grande liberté d’expression et de beaucoup plus d’audace dans le choix des thèmes
pour de nombreux auteurs tant anciens que modernes.
Du point de vue strictement romanesque, l’année 1967 va nous paraître également très faible par rapport aux deux années qui suivent. Nous trouvons
quand même un excellent Samuel Delany, The Einstein intersection, qui montre les progrès effectués par l’auteur en une seule année. Ce récit se place dans
le futur de la Terre, un futur où les lois naturelles ont été modifiées à la suite de l’interférence des effets des découvertes du mathématicien Gödel avec les
effets de celles d’Einstein. Dans une petite communauté pastorale, nous faisons connaissance avec un jeune garçon, Lo Lobey. Le mot Lo désigne les
individus du sexe mâle, parfaitement humains, le mot La est l’équivalent féminin ; quant à Le, il désigne des êtres anormaux ou neutres. C’est ainsi que
Friza, une amie chère à Lo Lobey, ne voit pas son nom précédé du mot La car elle ne parle pas. Pourtant, elle sait parfaitement s’exprimer et fait même
preuve de facultés psi, puisqu’un jour Lo Lobey la voit jeter une pierre – sans la toucher – à un garçon qui l’insultait. Mais, dès les premières pages du
roman, Friza est assassinée et Lo Lobey, nouvel Orphée, descendra aux Enfers pour la rechercher. La légende d’Orphée est d’ailleurs nommément citée
mais mêlée à celle des Beatles (il y est fait allusion à une chanson où Ringo, l’un des quatre chanteurs pop, perd son amour ; allusion aussi aux scènes
d’hystérie collective où leurs admiratrices cherchaient à toucher les Beatles et que l’auteur compare aux Bacchantes déchirant Orphée). Il est difficile de
rendre compte de ces passages, car les titres des chansons des Beatles sont inclus dans les phrases de Delany. Par exemple, l’une débute ainsi : « After a
hard day’s night…», ce qui est le titre de l’un de leurs plus grands succès. Au cours de sa descente aux Enfers, Lo Lobey rencontrera Kid la Mort, le
meurtrier roux, l’Araignée, le berger de dragons, la Colombe, archétype de l’image amoureuse, et d’autres êtres extraordinaires dont on ne sait exactement
s’ils sont des mutants ou des habitants de cet autre univers qui croisa le nôtre. À la fin du roman, Lo Lobey croit retrouver son Eurydice qui, bien sûr, lui
échappe. Ce livre fut écrit en Europe, en grande partie en Italie, et plusieurs chapitres sont précédés d’extraits du journal personnel de l’auteur qui nous
décrit les personnages que le hasard lui a fait rencontrer et qui lui ont servi de modèles ce qui ajoute à l’œuvre un intérêt littéraire supplémentaire.
Je ne retiendrai de cette année 1967 qu’un autre roman, celui de l’écrivain de littérature générale, Colin Wilson, Mind parasites(546). Colin Wilson, qui a
moins de quarante ans, est considéré comme une sorte de maître à penser par une partie de la jeunesse britannique. Il a déjà écrit des ouvrages de
philosophie et de réflexion. Il a aussi écrit des récits inspirés par Lovecraft, un roman policier tout à fait remarquable, The glass cage(547), et cette première
tentative dans la science-fiction, Mind parasites. Son thème est très banal : en 1999, un homme se suicide et l’un de ses amis, peu à peu, découvre qu’il
était habité par des sortes de parasites de l’esprit qui, lorsqu’il a découvert leur existence, l’ont décidé à se tuer. Son ami en arrive à la conclusion que nous
sommes presque tous habités par de tels parasites et il entreprend une croisade pour nous en délivrer. C’est un roman intéressant, intelligent, mais trop lent
et trop verbeux. L’auteur a constamment hésité entre le conte philosophique et le récit de science-fiction. Il avait beaucoup mieux réussi dans le genre
policier avec The glass cage où, malgré les prétentions littéraires, l’action n’est jamais sacrifiée à des réflexions oiseuses. Néanmoins, Mind parasites est
un livre à lire.
L’année 1968 est exceptionnelle : j’avais d’abord noté une douzaine de romans en tous points remarquables, ou qu’il fallait obligatoirement signaler, et
j’ai dû me faire violence pour réduire ce nombre de moitié. À tout seigneur tout honneur, je commencerai par le livre qui obtint le Hugo à la Convention de
St Louis en 1969, Stand on Zanzibar(548) de John Brunner. À l’origine, Brunner avait écrit un très court récit paru dans le numéro de novembre 1967 de
New Worlds qu’il reprit et amplifia ensuite jusqu’à en faire un livre trois fois plus long qu’un roman normal. Dans l’édition française, il a environ 550
pages de texte serré. Le livre se situe en 2001, une époque où le nombre des humains a tellement augmenté que, s’ils se tenaient coude à coude sur l’île de
Zanzibar, ils la recouvriraient entièrement. Le roman se présente en quatre sections, imbriquées les unes dans les autres, mais séparées au sommaire afin
que des lecteurs désireux de ne pas lire telle ou telle partie puissent le faire sans inconvénient. D’abord le contexte qui, comme le mot l’indique, permet de
se faire une idée de ce monde de 2001. Puis le monde en marche, composé de très rapides vignettes, des instantanés aux phrases parfois inachevées, sur
l’époque, qui permettent non plus d’en avoir une vision d’ensemble, mais de le regarder par le petit bout de la lorgnette comme les gens qui y vivent.
Ensuite, jalons et portraits où cette fois l’auteur nous présente des êtres vivants, ne faisant généralement pas partie de l’intrigue, mais habitant ce monde et
le vivant au sens le plus quotidien du terme. Enfin, la continuité, elle, raconte l’histoire proprement dite de Stand on Zanzibar qui n’a en elle-même rien
d’extraordinaire, mais est complètement métamorphosée et surtout valorisée par tous les éléments extérieurs créés par Brunner. En un mot, nous croyons
réellement avoir vécu à l’époque de Stand on Zanzibar quand nous refermons le livre. Ajoutons-y enfin une remarquable invention dans le langage, qui a
été fort bien rendue par le traducteur français (une fois n’est pas coutume), et nous aurons un ouvrage peut-être un peu trop artificiel, un peu trop fabriqué,
mais absolument passionnant. C’est un tour de force et une œuvre maîtresse.
Cité après la réussite de Brunner, n’importe quel ouvrage paraît faible et pâle. Aussi choisirai-je un space opera de Samuel Delany, Nova(549), qui, tout
en étant très honorable, n’a pas la qualité de The Einstein intersection. Nova raconte la lutte de deux hommes, déjà richissimes, pour s’assurer la possession
de l’illirium, la plus importante source d’énergie du XXXIIe siècle. L’un d’eux, Lorq von Ray, héritier d’une longue lignée de flibustiers de l’espace, veut
plonger au cœur d’une nova, c’est-à-dire d’une étoile en explosion, car il sait que d’énormes quantités d’illirium se trouvent alors libérées. Ce ne sont ni la
richesse ni le désir de puissance qui le motivent, mais bien plutôt une sorte de folie intérieure comme celle qui pousse le capitaine Achab à poursuivre la
baleine(550) blanche Moby Dick. Delany a écrit un space opera de luxe, sophistiqué, dont le moindre attrait n’est pas l’usage constant des tarots, pour
prédire l’avenir, des tarots dont au XXXIIe siècle la consultation est devenue une science exacte.
Charles Harness est un auteur qui écrit très peu, trop peu. Il abandonne aujourd’hui le style poétique et sévère qui avait été le sien dans The Rose pour
nous donner The ring of Ritornel(551), une sorte de space opera vanvogtien qui emporte le lecteur dans un tourbillon d’images chatoyantes et de péripéties
incompréhensibles. Il serait vain de vouloir raconter l’intrigue d’un tel roman et je préfère choisir un court extrait qui en donnera une juste idée au lecteur.
Il réunit trois personnages, James Andrek, l’un des héros de l’histoire, la toute jeune Amatar et son araignée venimeuse, Raq. « Andrek contempla avec une
fascination horrifiée la lente progression de l’énorme araignée. « Elle vous sent, remarqua la jeune fille, je vais lui dire qui vous êtes. » Du bout des doigts,
elle fit vibrer légèrement les filaments de la toile. La créature velue hésita un moment, puis elle avança délicatement vers l’extrémité de son repaire et
grimpa dans la paume ouverte qui l’attendait. Amatar caressa de l’autre main la carapace couverte de poils noirs, puis elle entonna à voix basse une étrange
mélodie. L’araignée sembla tout d’abord s’exciter, comme prise d’inquiétude, puis très vite elle se calma. « Que chantiez-vous ? demanda Andrek ébahi. –
Je lui ai dit que le temps était venu pour elle de quitter sa toile et de partir avec vous. » Tel est The ring of Ritornel ; si vous parvenez à vous arracher à la
fascination d’un monde où les jeunes filles offrent des tarentules mortelles à leurs amoureux, vous ne méritez même pas qu’on vous offre une grosse
araignée velue.
The past master(552) de R. A. Lafferty est une anti-utopie de grande cuvée. L’humanité a quitté la Terre depuis longtemps et a établi un monde parfait
sur la planète Astrobe. Chaque citoyen dispose de tous les biens matériels et il a en plus la liberté totale et le bonheur garanti. Et puis, un jour, quelque
chose se détraque, un nombre croissant d’Astrobéens se suicide et un nombre plus important encore choisit l’exil dans le bidonville de Cathead où la
civilisation est tombée au niveau de celle qui prévalait à la cour des Miracles. Les dirigeants d’Astrobe décident alors de confier la direction de leur Cité à
une sorte de dictateur, un homme investi de tous les pouvoirs. Leur choix s’arrête sur Thomas More, l’auteur de l’Utopie, publiée en 1516. Ils envoient des
émissaires le rechercher à son époque et le ramener sur Astrobe. Mais, une fois investi de sa charge, le Maître venu du passé ne réagit pas du tout comme
les Astrobéens s’y attendaient. À ses yeux, son utopie n’était nullement la description d’une société idéale, mais, bien au contraire, une sorte de catalogue
des erreurs dans lesquelles la civilisation ne devait pas tomber ! Thomas More prend la tête de la révolte de Cathead contre ceux d’Astrobe mais, assez
paradoxalement, pour assurer le bonheur de l’humanité, il est condamné au supplice, comme il l’avait été à son époque. Lafferty a réussi là un livre
étonnant, passionnant, mêlant la satire à la critique sociale, l’allégorie à l’humour, la bonhomie au ton grinçant. La traduction française ne rend
malheureusement pas compte, loin de là, de la richesse de style de l’auteur.
C’est en Angleterre que John T. Sladek publia son roman The reproductive system(553) qui parut ensuite aux États-Unis sous le titre Mechasm. C’est un
ouvrage résolument new wave, inspiré par les tentatives des auteurs de New Worlds dont Sladek fait désormais partie. Autrement dit, ne vous attendez pas à
ce que je puisse vous donner en trois lignes un résumé complet de la trame de ce roman. Disons simplement qu’un certain Dr Smilax a inventé un système
auto-reproducteur. Sa machine est capable d’absorber toute substance métallique, de l’assimiler et de l’utiliser pour s’agrandir. Tout cela est automatique et
ne nécessite aucune intervention humaine ; par suite, la contrée qui abrite le laboratoire de Smilax est bientôt conquise par la machine. Peu à peu, toute la
région, puis le pays lui-même, sont menacés. Probablement par dérision, l’auteur a choisi de conclure son récit par un happy end final. Deux jeunes
amoureux se sont aperçus que le Dr Smilax peut contrôler son système auto-reproducteur grâce à un gadget serti dans le verre de ses lunettes ; ils s’en
emparent et mettent fin aux activités de la machine. Mais l’anecdote a peu d’importance dans The reproductive system, ce qui compte c’est l’humour de
Sladek, son style dément, la narration dingue et les actes insensés de personnages tous névrosés.
Le personnage de Jerry Cornelius semble avoir été créé par Michael Moorcock dans son roman The final programme(554). Par la suite, il devint un
personnage commun à tous les auteurs de New Worlds qui l’utilisèrent chacun à sa façon tout en lui conservant ses caractéristiques de base. Jerry Cornelius
est le héros pop, à la mode du swinging London des années 60. Il boit, se drogue, est vaguement homosexuel ; il est immensément riche et ne sait que faire
de lui-même ; il possède un pistolet lance-aiguilles pour tuer qui bon lui semble. En un mot, une parodie de James Bond. L’ennui est que tout le roman de
Moorcock, The final programme, est entièrement conçu pour tourner en ridicule les aventures de l’agent 007. La science-fiction est dans l’affaire
complètement oubliée ; il ne reste qu’un roman snob, vide et ennuyeux.
Nous commencerons l’année 1969 avec un excellent livre de Philip K. Dick, Ubik(555). Là encore, il est impossible de résumer la trame de ce roman
sans le déformer jusqu’à la caricature. Disons seulement qu’il s’agit d’un de ces rêves psychédéliques où tout se dégrade autour de soi. En l’occurrence, ici,
les objets commencent à subir des altérations temporelles et, par exemple, un poste de télévision en couleur régresse sous les yeux de son propriétaire
jusqu’au poste à galène des débuts de la TSF ! Mais dans Ubik, si les choses ne vont pas très bien pour les vivants, elles ne vont guère mieux pour les
morts. En effet, depuis 1992, ces derniers sont conservés en état de semi-vie dans des cercueils cryoniques. Ils communiquent ainsi entre eux et vivent des
pseudo-vies dans un univers différent du nôtre. Mais que se passera-t-il si des interférences se produisent entre l’univers dégradé et l’univers onirique des
morts ? Seul Ubik le sait, Ubik qui est partout, Ubik qui a réellement le don d’ubiquité. Mais qu’est-ce qu’Ubik ? Ce roman, pour une fois
remarquablement traduit en français, est vraiment une des œuvres maîtresses de la science-fiction contemporaine, et la dernière en date, quant à sa qualité,
de Philip K. Dick. En effet, ses ouvrages suivants : Our friends from Frolix-8(556) et A maze of death(557), sont très inférieurs et correspondent d’ailleurs à
une période de troubles psychologiques graves chez l’auteur.
Tout aussi remarquable est le roman de Kurt Vonnegut Jr, Slaughterhouse five(558). Son style très littéraire et son sujet où la science-fiction n’a pas le
premier rôle l’ont d’ailleurs fait ranger parmi les ouvrages de littérature générale avec l’assentiment de son auteur qui a réussi depuis quelques années à
sortir du ghetto de la S-F. Néanmoins, Vonnegut ayant fait la majeure partie de sa carrière dans les magazines et collections du genre, je me crois justifié à
considérer Slaughterhouse five comme un roman de science-fiction. Les habitants de la planète Tralfamadore ont enlevé deux Terriens, un homme nommé
Billy Pèlerin et une actrice du nom de Montana Patachon. Ils observent leur comportement, étudient leur langage, surveillent leurs accouplements, etc.
Mais ce n’est là qu’une fraction marginale du roman. L’essentiel se déroule dans l’expérience de Billy Pèlerin qui revit dans le désordre tous les épisodes
de son existence passée, de sa naissance à sa mort. Mais les souvenirs d’une certaine période de cette vie sont privilégiés, tant ils ont marqué la psyché de
Billy Pèlerin : le temps qu’il a passé comme prisonnier en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale et, plus particulièrement, les heures qu’il a
vécues à Dresde sous les bombardements alliés de 1945, alors qu’il était terré au fond de l’abattoir n° 5. Kurt Vonnegut Jr a astucieusement mêlé la S-F et
ses souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale pour écrire un roman très violemment antimilitariste et qui nous fait ressentir physiquement l’inutilité et
l’horreur de la guerre. Une très belle œuvre.
Néanmoins, aucun de ces deux ouvrages n’obtint le Hugo 1970 à la Convention de Heidelberg. Il échut à un roman d’Ursula K. LeGuin, que je tiens
pour fort médiocre, on n’en sera pas autrement étonné, The left hand of darkness(559). C’est encore un bouquin ethnologique où l’on visite
interminablement une planète, Gethen, qui est presque entièrement constituée par deux immenses calottes glaciaires. Quant à ses habitants, humains en
apparence, ils sont tous bisexués mais, quelques jours par mois, ils acquièrent les caractéristiques de l’un ou de l’autre sexe pour pouvoir s’unir entre eux.
L’envoyé d’un monde extérieur, qui doit révéler aux habitants de Gethen l’existence d’hommes dans les étoiles, et plus particulièrement d’hommes ou de
femmes sexués, passe à leurs yeux pour un monstre, un pervers polymorphe. Finalement, il sera obligé de fuir sur une des calottes glaciaires en compagnie
d’un Gethenien. C’est à vous glacer d’ennui.
L’univers de Stand on Zanzibar(560) avait tellement marqué John Brunner qu’il servit de cadre à son second roman, de qualité presque égale, The jagged
orbit(561). Toutefois, l’axe d’intérêt s’est déplacé et les problèmes posés par la guerre raciale(562), la violence, le viol psychanalytique, etc., prédominent. De
multiples intrigues entrecroisent leurs fils, bien qu’ici la continuité soit maintenue de bout en bout, contrairement à Stand on Zanzibar, et un personnage
aux facultés extra-humaines, Harry Madison, un Noir malade mental, vient ajouter à la confusion qui règne dans ce monde de la peur et de la haine. Un
livre d’une richesse extraordinaire, qui est en même temps une anticipation terrifiante. À ne pas manquer.
Je n’ai pas encore eu l’occasion de parler de John Boyd, un écrivain américain né en octobre 1919 à Atlanta. C’est un auteur postclassique qui jouit
d’un public fidèle mais dont les œuvres me semblent être restées toujours au-dessous de ce qu’elles auraient pu être. C’est astucieux, intelligent, bien fait,
mais on sent l’application, et je me contenterai de citer un seul de ses ouvrages, The pollinators of Eden(563). L’action se passe dans le futur et a pour
héroïne une jeune cytologiste, Fredda, fort jolie femme parfaitement frigide. Elle est néanmoins fiancée (son choix a été guidé par un ordinateur !) à un
jeune scientifique, Paul, qui est parti en exploration sur la planète Fleur. Cette planète a été ainsi dénommée parce qu’elle est entièrement recouverte de
fleurs multicolores qui restent épanouies toute l’année. Or, nulle vie animale n’existe sur ce monde, pas même le plus petit insecte. Quel est donc le facteur
de pollinisation qui permet aux végétaux d’être fécondés ? Le problème n’est pas dénué d’un certain intérêt et la façon dont John Boyd le résout dans les
deux ou trois derniers chapitres est également assez réussie. Mais tout ce qui précède, l’essentiel du livre, est interminable et fastidieux. Sautons donc à la
fin, assez érotique, où nous voyons la frigide Fredda arriver sur Flore pour être déflorée – c’est le cas de le dire – par le stigmate d’une orchidée géante !
Dans le même temps, Paul fait l’amour à la partie féminine de la même orchidée, créant ainsi une unité à trois. « La fécondation se fera par procuration, lui
avait dit Paul. Suzy est le troisième élément d’un trio. » De retour sur Terre, Fredda met au monde le premier bébé qu’il convient de placer dans un pot et
non dans un berceau !
R. A. Lafferty publie, en 1969, un roman extrêmement complexe intitulé Fourth mansions(564). Il est à peu près impossible d’en résumer le thème en
moins de mots que n’en compte le roman ! Pour donner un ou deux jalons, disons simplement que tout commence avec l’enquête d’un jeune journaliste,
Freddy, qui soupçonne un certain Carmody d’être vivant depuis plusieurs siècles. Il s’en ouvre à son amie Biddy qui lui demande : « Qu’est-ce qui te fait
croire que c’est la même personne, bonbon fourré ? – Ah ! Il se ressemblent beaucoup, et leurs noms ont un air de famille ! » répondit tristement Freddy. –
On a fait des théories à partir de moins que ça. Il faut dire qu’elles n’ont pas tenu très longtemps. Et comment Carmody serait-il encore de ce monde au
bout de cinq cents ans, petit eupatoire pourpré ? Il faudrait qu’il soit horriblement mort, ou horriblement vieux ! » Mais Fourth mansions c’est aussi
l’histoire d’un groupe de télépathes qui veulent atteindre un niveau supérieur d’humanité et sombrent dans la démence et l’horreur. C’est aussi l’histoire de
membres de sociétés secrètes qui prétendent détenir des pouvoirs venus des temps anciens et qui les détiennent peut-être. C’est aussi… c’est aussi bien
autre chose, mais il faut lire l’ouvrage de Lafferty, un roman beaucoup plus intéressant que tout ce que l’on peut en dire.
The Andromeda strain(565) de Michael Crichton a, je ne sais pourquoi, la réputation d’appartenir à la littérature générale et non à la « sous-littérature »
qu’est la science-fiction. Peut-être est-ce parce que c’est un mauvais livre, fort ennuyeux et dont le seul mérite est d’être plausible. Un quelconque engin
spatial revient sur Terre en rapportant avec lui un organisme extra-terrestre, appelé la variété Andromède, qui va contaminer d’abord tout un village, puis
plusieurs scientifiques venus l’étudier. Il suffit de relire Who goes there ?(566) de Don A. Stuart pour se rendre compte à quel point The Andromeda strain
est un roman lourd, pédant et médiocre.
Je préfère de beaucoup le space opera sans prétention d’Edmond Hamilton, Return to the stars(567). Pourtant ce n’est pas un Hamilton de la meilleure
cuvée, loin de là. Mais ce livre, qui est la suite et la fin de son fameux The Star Kings(568) a une histoire un peu particulière et je ne puis résister au plaisir
de la raconter. C’est, en effet, à ma demande que ce livre a été achevé ! Nous avions l’intention de publier au Club du Livre d’Anticipation une réédition de
The Star Kings couplé avec un autre titre du même auteur. J’écrivis alors à Hamilton pour lui demander s’il n’existait pas une suite à l’aventure de John
Gordon, le petit employé new-yorkais dont l’esprit avait été échangé avec celui d’un prince des étoiles. Il me répondit qu’il existait effectivement deux
nouvelles faisant suite à ce roman mais qu’il faudrait en écrire encore deux autres pour compléter l’histoire. Quelques jours plus tard, Hamilton m’écrivit
de nouveau pour me dire qu’il avait reçu notre édition de deux romans de Catherine L. Moore et qu’il n’avait jamais vu de livres de science-fiction si bien
présentés. C’est ainsi qu’il accepta d’écrire la fin des aventures de John Gordon et c’est donc sur la copie dactylographiée même d’Hamilton que le texte fut
traduit en français et publié un an et demi avant sa parution aux États-Unis. Cette fois, John Gordon a été transporté corps et âme, c’est le cas de le dire,
dans le futur par la science de Zarth Arn et il combat pour reconquérir Fomalhaut, l’empire de sa bien-aimée, Lianna, qui risque d’en être dépossédée.
Gordon est aidé en cela par une sorte d’oiseau extra-terrestre Korkhann et par le sinistre Shore Kan, son ancien ennemi, devenu son allié. Ce second récit
est loin de valoir le premier mais, n’étant pas d’un naturel modeste, je pouvais difficilement passer sa genèse sous silence.
Dean R. Koontz est un jeune auteur qui, malheureusement, écrit beaucoup trop. Je citerai un de ses premiers romans, The fall of the dream machine qui
est assez intéressant parce qu’inspiré par les théories de Marshall McLuhan. Koontz a conçu une civilisation où la chose imprimée a totalement disparu et
où seule l’image tient lieu de communication. Il en résulte une sorte d’esclavage de l’esprit des hommes asservis par la machine à rêver dont il est question
dans le titre. Bien entendu, le roman raconte la lutte des hommes pour se libérer de cette tutelle.
Nous terminerons par l’Angleterre avec l’œuvre(569) étonnante de Brian W. Aldiss, Barefoot in the head. C’est le récit de ce que pourrait être le monde
demain après une guerre psychédélique au cours de laquelle les grandes villes ont été bombardées par des nuages d’acide (LSD) ce qui a fait perdre tout
sens commun à un monde qui ne tournait déjà pas très rond auparavant. Mais on ne peut résumer ce roman qui n’en est d’ailleurs pas un au sens strict du
terme, puisque viennent s’y insérer de nombreuses poésies, des pages presque blanches qui ne comportent que quelques lettres, sans parler d’autres effets
surprenants. Aldiss, qui est un grand écrivain, a réussi là ce que les autres auteurs de New Worlds cherchaient à faire sans y parvenir depuis plusieurs
années. Un tel roman est-il encore de la science-fiction ? Assurément oui. Sera-t-il accepté comme tel par les amateurs traditionnels ? Cela semble douteux,
mais ils y viendront probablement d’ici à quelques années…
Le meilleur roman de l’année 1970 me semble être le space opera métaphysique de Roger Zelazny, The isle of the dead(570). C’est une œuvre complexe,
qui peut se lire à plus d’un niveau et a souvent été interprétée de façon très différente par tel ou tel critique. Sa richesse seule en est cause et je me garderai
bien de dire ce qu’il faut y découvrir, laissant ce plaisir aux lecteurs. Son thème est le suivant : Francis Sandow, l’un des cent hommes les plus riches de la
galaxie, apprend que sa femme, une ou deux anciennes petites amies et un ou deux ennemis, tous morts depuis longtemps, ont été ressuscités sur l’île des
Morts, une île créée par sa volonté sur un des mondes qui lui appartiennent. Qui a ressuscité ces êtres et pourquoi ? Telle est la question irritante qui va
arracher Sandow aux délices de sa planète personnelle où il vit seul dans un luxe inouï (avec bien sûr une fille d’une radieuse beauté dont il loue les
services pour lui servir d’amante et de maîtresse de maison). Mais Francis Sandow n’est pas seulement un homme, il est aussi le dieu Shimbo de l’Arbre
Noir, le Semeur de Tonnerre. En effet, Sandow est le seul humain à exercer la profession de Faiseur de mondes, profession en principe réservée à la race
des Pei’ens : « Les autres Faiseurs de mondes sont tous des Pei’ens. Chacun de nous porte un nom – celui d’une divinité pei’enne – et ceci nous aide dans
notre travail d’une façon unique et complexe. J’ai choisi Shimbo – ou il m’a choisi – parce qu’il avait l’air d’un homme. Aussi longtemps que je vivrai, la
croyance admet qu’il se manifestera dans l’univers physique. Quand je mourrai, il retournera au néant bienheureux jusqu’au jour où un autre pourra porter
le nom. Chaque fois qu’un porteur de nom pénètre dans un sanctuaire Pei’en, la divinité qui en est l’émanation s’illumine là où elle se trouve, et cela dans
tous les sanctuaires de la galaxie. Je ne comprends pas quel lien s’établit, les Pei’ens non plus à vrai dire. » Sur l’île des Morts, il trouvera un Pei’en qui n’a
pas le droit de porter un nom mais qui s’est abusivement uni avec le dieu Bélion. En dépit des efforts de Sandow pour arranger les choses à l’amiable, les
deux divinités pei’ennes vont s’affronter dans un combat cataclysmique qui n’est pas sans rappeler ceux que se livraient les dieux de l’Olympe. Je
considère la fin de The isle of the dead comme une réussite épique difficile à égaler.
À la Convention de Boston, en 1971, le Hugo du meilleur roman fut donné à Ringworld(571), de Larry Niven. Cet auteur s’inscrit directement dans la
lignée de Poul Anderson et des auteurs d’Astounding des années 50-60. La science y refait son apparition, Niven est désormais considéré comme le chef de
file de l’école hard science ; mais, pour l’instant, il ne semble pas avoir beaucoup de disciples. Ringworld est intéressant quant au thème et aux péripéties,
mais fort mal écrit, ce qui surprend à l’époque d’écrivains comme Zelazny ou Ellison. Son thème apparent est celui de l’exploration d’un anneau-monde,
découvert par la race non humaine des marionnettistes. Cette exploration compte quatre membres : un marionnettiste, être lâche, peureux et trameur de
complots, un kzin, créature féroce et guerrière, un homme âgé de deux cents ans et rompu aux périls de l’espace, enfin une jeune fille follette. Du déjà revu,
pourrait-on croire ; eh bien, non, car le thème réel de l’ouvrage est tout autre : ce sont les problèmes génétiques posés par l’existence d’individus dénués de
toute faculté parapsychologique, mais possédant une chance insolente et constante, en l’occurrence, c’est ici la gamine qui est le personnage central de
Ringworld. Par suite, dans une année 1970 assez pauvre, exception faite du Zelazny, en comparaison des exceptionnelles années 1968 et 1969, le livre de
Niven fait un Hugo honorable.
En 1971, nous allons avoir la surprise de retrouver Alfred E. van Vogt au premier rang des romanciers de l’année. Au cours du Symposium
international de science-fiction qui se tint en mars 1969 à Rio de Janeiro, et où je représentais la S-F française, van Vogt m’a confié qu’il avait entièrement
récupéré sa faculté d’écrire, faculté qui lui avait fait défaut pendant quinze ans. Effectivement, entre le début 1970 et la fin 1973, six nouveaux romans de
van Vogt vont paraître, un seul, Quest for the future, utilisant un de ses récits antérieurement publiés. En 1971, il publia The battle of forever qui est fort
bon. L’action se déroule dans un lointain futur où les hommes ont abandonné toute activité et réduit leur nombre à mille pour vivre dans une cité close.
Leurs corps se sont atrophiés, leurs têtes ont grossi, ils vivent désormais uniquement dans l’univers de la pensée et de l’abstraction. Sur la Terre, ce sont les
animaux qui représentent la civilisation. Les animaux dont les hommes ont modifié les gènes afin de les doter de la parole, de mains préhensiles et de la
station verticale. Les hommes décident alors de tenter une expérience et de renvoyer l’un d’eux, doté d’un corps de taille normale, hors de leur citadelle,
afin de savoir comment évoluent les choses. C’est Modyun qui accepte de tenter l’expérience et se retrouve dans le monde grouillant des hommes-animaux.
Ceux-ci le prennent pour une variété de singe inconnue et l’acceptent sans difficulté. Il n’en va pas de même des ordinateurs qui régissent toute vie et qui
l’identifient immédiatement comme un être non classifié. Son cas est signalé et Modyun ne tarde pas à être confronté à l’un des maîtres de la planète. Il
apprend, à sa profonde stupéfaction, que la Terre a été conquise par des extra-terrestres, sans la moindre goutte de sang versée puisque les hommes
s’étaient retirés dans leur isolement altier. Avec l’aide de quatre hommes-animaux, Modyun va tenter de chasser l’envahisseur extra-terrestre et de ramener
les hommes à leur état antérieur. Pour van Vogt, ce roman est celui de l’homme non violent par excellence qui, voyant la violence s’exercer autour de lui,
estime avoir le droit moral d’en faire usage à son tour pour que le bien triomphe.
Ce n’est cependant pas ce roman de van Vogt que je choisirai comme le meilleur de l’année, mais bien celui de Robert Silverberg, Son of Man(572). Ce
livre, très complexe, est fondé sur quelques versets de l’Évangile selon saint Marc. Il ne m’est possible ni d’en donner un synopsis qui n’aurait aucun sens,
ni d’en révéler la fin, ce qui serait une trahison. Disons simplement qu’il s’agit de l’histoire d’un homme d’un autre temps, Clay, qui se réveille dans un
lointain futur où les descendants de l’homme ont des formes très diverses. Il est accueilli par une créature, Hanmer, qui peut prendre une forme sexuée
mâle ou femelle, ou même une forme asexuée. En sa compagnie, il vivra d’étonnantes expériences de perception totale et explorera toutes les possibilités
de la sexualité. Voici un extrait où Hanmer prend sa forme féminine : « Est-ce bien Hanmer ? Quand il se retourne, Clay voit qu’il est différent. Sur la
poitrine lisse comme de la cire, deux seins sont apparus. Ils sont de petite taille, semblables à ceux d’une fille quand elle devient femme mais
indiscutablement féminins. De petits tétons roses les couronnent. (…) Elle s’avance vers Clay. Sa démarche n’est pas celle de Hanmer. Ce n’est plus une
démarche libre et insouciante, mais un mouvement plus retenu, tout aussi fluide mais plus aussi flexible. Elle dit : « Mon corps a changé, mais je suis
Hanmer. Je t’aime. Allons-nous célébrer notre voyage commun ? C’est une coutume. » (…) Hanmer plie les genoux, elle écarte les cuisses et il contemple
la porte qu’elles enserrent. Oui, murmure-t-elle. Perdu dans son émerveillement, il se couche sur son corps. Ses mains glissent pour s’emparer de ses fesses
plates, froides et satinées. Hanmer a rougi. Ses paupières transparentes sont devenues laiteuses et cachent quelque peu l’éclat écarlate de ses yeux. Quand il
remonte une de ses mains pour caresser ses seins, il sent les pointes qui se durcissent et s’étonne de la continuité de certaines choses. L’humanité fait en un
instant le tour du système solaire, les oiseaux parlent, les plantes participent au plaisir des hommes, les continents sont bouleversés, l’univers est un
tourbillon de couleurs merveilleuses et de parfums capiteux ; et pourtant, dans le miracle de pourpre et d’or de ce monde changé, les verges recherchent
toujours les vagins et les vagins ne peuvent se passer des verges. »
Vincent King est un peintre qui a encore peu fait parler de lui en science-fiction jusqu’à la parution de son roman Candy man(573). Ce titre est trompeur
et ne doit point faire penser à un homme en sucre candi, loin de là. Cette expression, en argot, signifie « le fourgueur de drogue » et c’est bien ce qu’est le
pauvre Candy man, le triste héros de ce récit halluciné. Drogué lui-même, Candy man sert à la fois de fournisseur de drogue et d’indicateur aux autorités
afin de recevoir des rations supplémentaires en échange de ses délations. Un coup de folie le frappe et il tue l’un des Maîtres qui visite le bidonville où
Candy man exerce son activité. Il doit fuir. Il est aidé en cela par un jeune garçon simplement nommé Le Garçon, qui semble à la fois vouloir lui rendre
service et le haïr. Puis Le Garçon est remplacé par La Fille, apparemment sa sœur jumelle, une toute jeune adolescente qui, elle, semble aimer réellement
Candy man et lui offre son corps. Mais, peu à peu, l’auteur nous amènera à découvrir qu’aucun des personnages n’est ce qu’il semble être réellement. Puis,
plus loin encore, nous apprendrons que ces mêmes personnages n’étaient pas ceux que nous avions cru découvrir. À la fin, en toute sincérité, je ne suis plus
exactement certain de ce qu’ils sont ! Un essai intéressant, mais que je considère cependant comme raté, l’auteur s’étant perdu dans sa propre complexité.
Richard A. Lupoff vit en Californie où il est critique de pop music. Il a écrit en 1971 un roman de science-fiction hilarant, Sacred locomotive flies(574),
qui est certainement le plus drôle que j’aie lu depuis le Martians go home(575) de Fredric Brown. Ce titre étrange est en rapport avec la passion musicale de
R. A. Lupoff et la « Locomotive sacrée » n’est autre qu’un groupe pop victime d’un détournement d’avion. Le pirate de l’air, agent de quelque sombre
réseau de contre-espionnage, soupçonne l’un des musiciens de travailler pour une puissance étrangère. Mais raconter cette histoire démentielle n’a aucun
intérêt, laissons plutôt parler l’auteur, pour un ou deux courts extraits : « Wow, babies ! Ça balance dément, non ? Flingue, fesses, drogue et rock. On ne
peut pas trouver plus 1985, non ? Rien de bien différent des autres époques, vaguement pire, c’est tout. » Ailleurs on peut lire : « Il faut vraiment, mais
alors vraiment que vous vous laissiez glisser au chapitre VI. Je vous promets qu’on refera un flash back sur un autre flash back un peu plus tard. Mais, si
vraiment vous ne pouvez plus tenir, continuez plus loin, jusqu’au moment où Freddy découvre ce qui se trame dans la pièce secrète de Pindar. Vous
pourrez toujours reprendre ici, mais nous saurons tous quel genre d’être humain vous êtes et ça n’est pas très beau à voir…» Évidemment, ce style datera
vite, mais il y a trop peu de S-F humoristique et le livre de Lupoff est trop réussi pour qu’il ne lui soit pas rendu un hommage particulier. À noter
l’excellence de la traduction française.
Nous en avons donc terminé avec cette période 1966-1971. En principe, je ne devrais plus parler d’aucun ouvrage paru au-delà du 31 décembre de cette
dernière année. Mais, les règles étant faites pour être violées, je terminerai ce chapitre sur The iron dream(576) de Norman Spinrad, extraordinaire roman
publié en 1972. The iron dream est assurément le roman le plus court qui ait jamais été écrit puisqu’il ne comporte qu’une seule page ! Ensuite, vient la
liste des œuvres de l’auteur, mais ce ne sont pas les romans de Spinrad, puis une biographie de l’auteur mais ce n’est pas celle de Spinrad, puis une mention
rappelant que le roman réédité ici a obtenu le Hugo à la Convention de 1954 (on se souvient peut-être qu’il n’y a pas eu de Convention cette année-là).
Enfin, vient la véritable page de titre, Lord of the swastikat par Adolf Hitler ! Dans la page biographique, on nous avait indiqué qu’Adolf Hitler, né en
Autriche en 1889, naturalisé allemand, gazé au cours de la Première Guerre mondiale, agitateur d’extrême droite à Munich après la défaite, avait gagné les
États-Unis en 1919, juste avant que l’Allemagne devienne entièrement communiste. Hitler, artiste peintre de son métier, était d’abord devenu illustrateur
pour Amazing Stories puis s’était lancé dans l’heroic-fantasy. Son plus célèbre récit fut assurément Lord of the swastika, le Seigneur à la croix gammée, qui
est réédité ici. Son héros est Feric Jagger, un blond et grand Aryen aux yeux bleus, qui vit dans une humanité post-atomique où de nombreux humains ont
vu leurs gènes altérés par les radiations et sont plus ou moins monstrueux. Feric Jagger lutte pour la pureté du génotype humain et l’élimination des sous-
hommes. Il lutte également pour le massacre impitoyable des dominateurs, les Dom, une race apparemment humaine mais probablement douée de pouvoirs
parapsychiques car ils forment entre eux une coterie qui leur permet d’acquérir richesse et puissance. Feric Jagger rencontre sur sa route de jeunes
motocyclistes de la Mort, des sortes de Hell’s angels, qu’il convainc de devenir sa garde d’honneur, garde marquée par un brassard à croix gammée. La
suite du roman nous rapporte l’ascension au pouvoir de Feric Jagger (étrangement semblable à celle qu’Adolf Hitler suivit dans un autre univers), sa lutte
contre un pays voisin, la Russie semble-t-il, son élimination des Dom (visiblement les juifs) et des mutants. Grâce à l’armée de SS qu’il a créée, il remporte
la victoire, malgré un bombardement atomique venu du pays ennemi, qui altère les gènes de tous les survivants. Feric Jagger fait alors stériliser l’humanité
entière et décide que l’homme ne se reproduira plus que par cloning. C’est une technique, actuellement très sérieusement étudiée, qui permettrait, à partir
de n’importe quelle cellule du corps, de reproduire un être humain identique au donneur. La dernière image montre des milliers de fusées pointées vers le
ciel, des équipages de jeunes SS blonds et aryens à leurs pieds, et, pour diriger chaque fusée, un duplicata de Feric Jagger qui va porter le rêve millénariste
nazi dans les étoiles.
Mais l’ouvrage ne s’arrête pas là. Spinrad, qui est d’ailleurs juif lui-même, craignant sans doute d’être taxé de nazisme ou de racisme, fait suivre le
roman, supposé écrit par Adolf Hitler, d’une étude qu’aurait rédigée un critique new-yorkais en 1959. Là, on réduit le rêve de Feric Jagger à ses
composantes psychanalytiques premières, impuissance, fétichisme, racisme et tendance à l’homosexualité (bien que Hitler lui-même pinçât volontiers
quelques fesses féminines au cours des Conventions de S-F apprenons-nous !).
Cet ensemble romanesque est si parfaitement réalisé, si vraisemblable dans son écriture (Spinrad s’est attaché à parsemer son style de germanismes !) si
proche de la pensée de son auteur supposé qu’on ne sait plus très bien où on en est après en avoir achevé la lecture. Après tout, dans un autre univers, le
Seigneur à la croix gammée a peut-être remporté le Hugo à la Convention de 1954.
ADDITIF (1972-1975)
« L’année 1973 a vu l’accélération d’un des plus importants changements survenus dans l’histoire de la science-fiction. Pour la première fois depuis
que la S-F est devenue un genre séparé, autant de récits et nouvelles ont été publiés en dehors des revues spécialisées que dans les pages de ces mêmes
magazines », écrivait Terry Carr dans l’introduction de The best science-fiction of the year n° 3.
C’est en effet là le principal événement de ces dernières années outre-Atlantique. Les revues ont poursuivi le déclin que je décrivais dans le précédent
chapitre ; la résurrection de Weird Tales a échoué et Vertex, après la parution d’une douzaine de numéros, semble être aussi un échec. La vente nécessaire
de 100 000 exemplaires n’a pas été atteinte et les trois derniers numéros marquent une régression très nette par rapport aux premiers, tant sur le plan de la
présentation que sur celui du contenu éditorial. Un seul magazine se vend bien, Analog, qui reste fidèle à lui-même, sous la direction de Ben Bova ; un fait
à noter : le retour en force dans ses pages d’Alfred Bester, qui a abandonné ses occupations journalistiques et est en train de revenir au premier rang des
auteurs du genre. Ted White s’est finalement révélé comme un rédacteur en chef de talent pour Amazing et Fantastic, dont le niveau n’a cessé de monter au
cours des dernières années, If est mort au début de 1975 et a été théoriquement absorbé par Galaxy, ce qui ne signifie rien puisque les deux revues avaient
la même politique éditoriale.
La nouveauté vient donc désormais de la prolifération d’anthologies, généralement trimestrielles, de récits inédits. J’ai déjà eu l’occasion de citer Orbit
de Damon Knight, dont le niveau reste tout à fait remarquable, Clarion et Nova. Ont suivi : Quark de Samuel Delany, plus spécialement axé sur les
tendances d’avant-garde de la S-F ; Universe de Terry Carr, New Dimensions de Robert Silverberg, etc… On est même allé jusqu’à publier des recueils dus
à des auteurs débutants tel Science-fiction emphasis n° 1 paru sous la direction de David Gerrold. Tous les auteurs de cette anthologie y publiaient leurs
premières nouvelles, à l’exception de Michael Bishop. Il faut d’ailleurs reconnaître que le texte de ce dernier dominait aisément l’ouvrage, il s’agit d’un
très long récit intitulé On the street of serpents(577), dont le sous-titre est : « Ou, l’assassinat du Président Mao, perpétré par l’auteur à Séville, Espagne, au
printemps de 1992, une année d’historicité incertaine. »
Nous allons maintenant passer rapidement en revue les textes les plus marquants publiés au cours des trois dernières années : en 1972 j’ai déjà eu
l’occasion de parler de The iron dream(578) de Norman Spinrad et il convient de citer aussi When Harlie was one(579) de David Gerrold. Il s’agit de la prise
de conscience du concept de Dieu par un ordinateur qui échappe complètement au contrôle de ses constructeurs. Un roman attachant mais parfois un peu
verbeux.
En fait, ce sont deux vieux maîtres qui vont marquer cette année 1972, A. E. van Vogt et Isaac Asimov. The Darkness on Diamondia(580) commence par
un texte intitulé L’énigme diamondienne :
1) Si le colonel Charles Morton et le lieutenant Lester Bray font chacun partie de l’Obscurité, si Isolina Ferraris suit bien le chemin de Damas, et si
l’arme de Lositeen est mise en service, alors le bâtiment D.A.R. combattra l’Obscurité, et
2) Si le capitaine James Marriott est égoïste ou si le major Loftelet réussit à défendre son orgueil, le bâtiment D.A.R. ne luttera donc pas pour Morton,
on peut en conclure :
A) que si David Kirk devient le colonel Morton a) les Irsks et les Diamondiens accepteront les propositions de paix de Morton et b) certaines
prostituées diamondiennes deviendront le colonel Morton,
B) que si le capitaine Marriott prend le dessus a) l’arme de Lositeen est neutralisée et b) Isolina Ferraris devient le colonel Morton,
C) que si le bâtiment D.A.R. décide de lutter a) l’Obscurité conserve le pouvoir et b) tous les hommes deviennent Morton.
RÉPONSES
La partie consacrée aux auteurs français, un appendice traitant des écrivains des pays de l’Est ou de langue espagnole, et la conclusion générale à cet
ouvrage se trouvent dans le tome n° 2 intitulé Le domaine français.
ÉDITIONS J’AI LU
31, rue de Tournon, 75006-Paris