La Crise Economique Facteur Aggravant de Linstabilite en Afrique de Louest

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politique étrangère l 1:2010

REPÈRES
La crise économique,
facteur aggravant de l’instabilité en Afrique de l’Ouest
par Yannick Prost
Yannick Prost, agrégé d’histoire, ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA), est
haut fonctionnaire. Il enseigne les questions internationales au centre de préparation à l’ENA
(Sorbonne/Ulm) et l’histoire à l’IEP de Paris. Il est l’auteur (avec Justine Faure) de Relations
internationales : histoire, questions régionales, grands enjeux (Paris, Ellipses, 2008).

Les effets de la crise mondiale diffèrent selon les États d’Afrique de


l’Ouest : États qui ont connu l’effondrement puis une fragile conva-
lescence ; États patrimoniaux fonctionnant sans complexe sur leur rente ;
États, les plus nombreux, qui ont su composer avec les demandes de
démocratisation et de bonne gouvernance. Les processus de réforme
eux-mêmes n’ont pas réglé les blocages : la crise sociale actuelle relève
à la fois d’un choc exogène et de crises internes de développement.

politique étrangère

La crise économique mondiale a touché l’Afrique avec retard, de manière


diffuse, et avec des conséquences encore mal évaluées. Elle a stoppé une
croissance économique fragile et aggravé les conditions de vie de la
majorité des populations. Elle a surtout fragilisé les régimes politiques
africains.

Dans la dernière décennie, une sorte de compromis s’était installée entre


les citoyens, les partenaires de l’aide au développement et les dirigeants
politiques : la libéralisation, puis la démocratisation devaient aller de pair
avec des réformes structurelles. La lutte contre la pauvreté devenait un
objectif majeur des politiques, dont la rigueur était atténuée par une
reprise de l’aide et une annulation de la dette.

L’Afrique de l’Ouest, au moins en apparence, était réputée progresser :


meilleur respect des principes de l’État de droit et de bonne gouvernance,
multiplication des processus de transition démocratique, croissance du
produit intérieur brut (PIB). Assurément, ce compromis a été un jeu de
dupes. Les succès affichés ne suffisent pas à sortir les pays du mal-

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développement : ils demeurent trop dépendants d’une mondialisation qui


leur est, dans l’ensemble, peu bénéfique.

La crise économique est un choc externe et, les caractéristiques de


l’économie ouest-africaine n’évoluant guère, susceptible de se répéter. Dès
lors, elle a valeur d’enseignement, mettant à nu l’inefficacité de ces
modèles nationaux de développement. Plus que d’évaluer les dégâts d’une
crise conjoncturelle, il s’agit ici de mesurer si la légitimité et le pacte social
que proposent ces régimes politiques peuvent résister à une crise sociale de
grande ampleur, mûrie par des difficultés structurelles mais aggravée par
un choc externe, et dans quelles conditions ils peuvent sortir de ce type
d’épreuve.

Une démocratie fragile

Un système mariant patrimonialisme et encadrement des bailleurs

Le régime politique ouest-africain assure une double redistribution des


ressources1 : selon une logique de réseau identitaire (souvent ethnique),
puis entre groupes ethniques par une répartition de la richesse prélevée
sur les campagnes, et décidée par un arbitrage des élites de la capitale. Ce
système, susceptible d’assurer un niveau minimum de cohésion sociale et
territoriale, a été remis en cause dès les années 1990. Depuis, contraints par
les exigences des bailleurs, les dirigeants de ces pays louvoient pour garder
leur accès privilégié aux ressources et au pouvoir. La priorité accordée par
les bailleurs tant à la libéralisation qu’au respect des droits de l’Homme
laisse de côté la justice sociale, et la répartition des ressources est donc
demeurée fort inégale.

Cette période de transition offre un bilan mitigé.


Un bilan mitigé pour En fait, à la fin de cette première décennie du
la période de transition nouveau siècle, trois types d’États ouest-
africains peuvent être distingués :
• le premier type est celui de l’effondrement et de la fragile conva-
lescence. Le consensus national, trop faible, n’a pas résisté à un conflit
général pour les ressources. Le retour à la paix laisse des États encore
vulnérables, devant réinsérer combattants et populations. Seule l’aide
internationale peut maintenir ces États à flot : Sierra Leone, Guinée-
Bissau, Liberia. La Guinée et la Côte d’Ivoire relèvent en partie de ce
modèle ;

1. J.-P. Azam, « Redistributive State and Conflicts in Africa », Journal of Peace Research, vol. 38, n° 4,
juillet 2001.

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• le deuxième type est celui de l’État patrimonial sans complexe :
la rente pétrolière y permet tous les excès – derrière une certaine
façade à l’usage de la communauté internationale. Le Nigeria est le
principal représentant de cette catégorie. L’équilibre fragile repose ici
sur un subtil dosage entre injustices et répartition acceptable entre les
patrons du système politico-ethnique. La période « démocratique » du
président Olusegun Obasanjo n’a pas vraiment modifié le fond des
choses2 ;
• le modèle le plus courant est celui des États ayant dû composer avec
les règles de la démocratie et de bonne gouvernance, dûment soutenus
en cela par les bailleurs. Ce troisième type est celui de la démocratie
hybride, imparfaite, factice, en devenir : une démocratie dotée d’adjec-
tifs, ou de bémols… Il comprend des pays comme le Sénégal, le
Burkina Faso, le Niger, le Togo, la Gambie, la Mauritanie, ainsi que,
dans une certaine mesure et malgré les progrès, le Ghana, le Bénin ou
le Mali. Ces régimes, qui doivent accepter des concessions face à une
opposition politique que stimulent les difficultés sociales, et qui
doivent obtenir l’appui de la communauté des bailleurs, tentent, de
mauvaise ou de bonne foi, de se rapprocher du modèle de gou-
vernance occidentale. Ils cheminent sur un sentier étroit, voulant
préserver l’essentiel tout en devant se réformer. Ils demeurent fonda-
mentalement présidentialistes3. Malgré l’essor du multipartisme à
partir des années 1990, le pouvoir s’est souvent enraciné : l’accession
aux ressources de l’État renforce le gagnant des élections pour les
échéances suivantes4 et développe le réseau clientéliste. Le pluralisme
de façade souvent imposé par les bailleurs, oblige à composer avec de
multiples acteurs que l’on parvient finalement à noyauter, écarter ou
circonvenir. Il conjugue libéralisation économique et fonctionnement
patrimonial en direction des élites traditionnelles, lesquelles confir-
ment ainsi leur appui. La surveillance exercée par les bailleurs rend
tout de même ce type de pratique plus difficile, et donc plus subtil. Il
s’agit de mettre en place un processus électoral apparemment régulier,
mais où de multiples entorses et dérives finissent par réduire le carac-
tère loyal de la compétition. Or, la communauté internationale peine à
sanctionner ceux qui jouent sur le fil du rasoir : la démocratie s’évalue
en tendance, disait Raymond Aron.

2. J. Spinoza et O. Vallée, Nigeria: Is the End of Mafia Politics in Sight?, Bruxelles/Gand, RIIR/Academia
Press, « Egmont Paper », n° 19, 2008.
3. N. Van de Walle, « Presidentialism and Clientelism in Africa’s Emerging Party Systems », Journal of
Modern African Studies, vol. 41, n° 2, juin 2003.
4. B. Guèye, « La Démocratie en Afrique : succès et résistances », Pouvoirs, n° 129, avril 2009.

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Un État encore peu crédible

Le patrimonialisme5, s’il est présenté comme un mode alternatif de déve-


loppement, repose sur une corruption qui n’est pas acceptée6, et ne consti-
tue pas un moyen efficace de légitimer les institutions7, ou d’allouer des
ressources. Cette allocation nécessite des politiques publiques rationali-
sées, et bénéficiant d’un contrôle externe. Or les structures de ces États
paraissent souvent trop faibles pour réaliser cette mission. Une « industrie
de la réforme » s’est développée dans les pays récipiendaires, répondant à
« l’industrie de l’aide » construite par les bailleurs. La réforme, maître mot,
indéniablement attendue notamment par les fonctionnaires, tourne
souvent à l’état permanent, voire à la simple mascarade.

Une sorte de compromis perdure tant que le régime politique ne verse


pas dans l’excès. La sortie de crise focalise les États fragiles sur les diffi-
cultés immédiates et, dans le cas de l’État pétrolier, l’argent du pétrole
huile les rouages du clientélisme. Pour les régimes du troisième type, la
population reste défiante vis-à-vis des dirigeants – plus d’ailleurs que vis-
à-vis des institutions mêmes de l’État – mais elle compose avec le système,
et profite de ce dernier tout en espérant son amélioration. Derrière des
résultats électoraux qui révèlent parfois des taux de participation apprécia-
bles, on déchiffre beaucoup de méfiance et de désillusion. Le discrédit de
la classe politique et l’impuissance des institutions publiques entraînent
une « désinstitutionnalisation » de la politique et un investissement pro-
gressif du champ politique par la société civile8. C’est l’excès, le franchisse-
ment de la limite du décent, qui jette les manifestants dans la rue. Au
Burkina-Faso, le mouvement « Trop c’est trop » s’élève contre l’impunité
des nervis du régime lors de l’assassinat du journaliste Norbert Zongo9 ; au
Togo, la rue conteste les fraudes électorales manifestes en 2005 (400 à
500 morts) ; au Bénin, le mouvement « Touche pas à ma constitution »
s’oppose en 2005 au président qui tente de modifier cette dernière pour se
maintenir au pouvoir. Si le régime est efficace, il peut coopter les leaders

5. Selon J.-F. Médard, le patrimonialisme est un mode de gouvernement fondé sur une forme de domi-
nation personnelle, empruntant à la fois à la tradition et surtout à l’arbitraire. Dans cette situation, le chef
traite toutes les affaires comme s’il s’agissait de propriétés privées. Le patrimonialisme regroupe des
pratiques comme le clanisme, le népotisme, le tribalisme, la corruption, etc.
6. E. Lavallée, « Corruption et confiance dans les institutions politiques : test des théories fonctionna-
listes dans les démocraties africaines », Afrique contemporaine, n° 220, 2006-4.
7. J.-F. Médart, « Clientélisme politique et corruption : corruption, libéralisation, démocratisation », Tiers
Monde, vol. 41, n° 161, 2000.
8. C. Thiriot, « Rôle de la société civile dans la transition et la consolidation démocratique en Afrique :
éléments de réflexion à partir du cas du Mali », Revue internationale de politique comparée, vol. 9, n° 2,
2002.
9. S. Hagberg, « “Enough Is Enough”: An Ethnography of the Struggle against Impunity in Burkina
Faso », Journal of Modern African Studies, vol. 40, n° 2, juin 2002.

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REPÈRES
de l’opposition, céder un peu de terrain, qu’il regagnera quelque temps
plus tard. Le président burkinabé a joué de cette tactique, alors que le
pouvoir béninois a réellement dû reculer.

La croissance économique est fragile


et ses retombées sociales discutables

Pas vraiment démocratique, un régime peu transparent peut toujours


tenter d’asseoir sa légitimité sur la résorption de la pauvreté. Or celle-ci n’a
guère reculé.

Dans l’ensemble, la réalité semble préoccupante. L’accès aux services


sociaux de base – éducation primaire, eau, électricité, santé, etc. – reste,
selon les pays, encore fortement limité. Les inégalités sont particulièrement
brutales dans les grandes villes, d’autant que celles-ci mélangent les
groupes sociaux – principalement à définition ethni-
que –, aggravant les clivages et suscitant des tacti- La pauvreté n’a pas
ques d’exclusion sur des critères identitaires10. Ces vraiment reculé
inégalités se déclinent aussi selon une logique territo-
riale, et le partage inégal du gâteau au détriment de la périphérie avive les
tensions. Certains groupes ethniques sont traditionnellement des oubliés
de la capitale, ou du pouvoir ethnicisé : descendants d’esclaves en Mauri-
tanie, Touaregs au Niger, peuples de la forêt en Guinée…

Les inégalités sont aussi sectorielles, lorsque l’agriculture est laissée


pour compte. La question foncière, notamment, suscite de fortes tensions,
aggravées par la pression démographique et la sécheresse mais aussi par
l’acquisition d’importantes surfaces de terres arables par certains investis-
seurs, agissant principalement pour le compte de pays émergents. La pay-
sannerie, inquiète de ces convoitises foncières, continue de subir la
dégradation de son environnement : déforestation (Ghana, Côte d’Ivoire),
désertification et sécheresse, destruction des terres arables, pratiques
minières désastreuses… même ralenti, l’exode rural n’est pas prêt de
s’achever. Or la terre africaine ne parvient pas à nourrir sa population. La
forte hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires (2007-2008),
si elle est réputée achevée, a déjà affaibli la résilience de la population. La
crise alimentaire, en particulier, menace toujours. Le cas du Sénégal, où les
stocks paysans sont insignifiants, et où les stocks nationaux n’existent plus,
illustre le risque désormais structurel de « troubles de la faim11 ».

10. A. M. Howard, « Cities in Africa, Past and Present: Contestation, Transformation », Canadian Journal of
Modern African Studies, vol. 37, n° 2/3, juin/septembre 2003 ; U. Ukiwo, « Politics, Ethno-Religious Conflicts
and Democratic Consolidation in Nigeria », Journal of Modern African Studies, vol. 41, n° 1, mars 2003.
11. Ministère de l’Agriculture (Sénégal), Enquêtes de la Direction de l’analyse, des prévisions et des
statistiques (1998-2008), Dakar, Ministère de l’Agriculture 2009.

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La crise économique : un défi pour les régimes

Le développement de la crise économique en Afrique montre bien l’engre-


nage enclenché par la crise sociale. Dans un contexte délicat (séquelles des
chocs exogènes de 2007-2008), la crise affecte sérieusement les revenus
monétaires de la population12.

La récession « importée » réduit les revenus de la population

La croissance démographique se poursuivant à un rythme soutenu, elle va


continuer de fournir une main-d’œuvre surabondante, et le chômage reste
en conséquence très élevé malgré la croissance économique de ces der-
nières années. En cas de crise mondiale, les secteurs exportant vers les pays
développés licencient. Or la majorité des économies ouest-africaines
demeurent dépendantes de ces secteurs. Ainsi le coton représente-t-il 45 %
des recettes commerciales du Bénin. En Côte d’Ivoire, la filière du cacao
fait vivre, directement ou indirectement, un tiers de la population. Les
exportations minières sont essentielles pour la Mauritanie (32 % du PIB en
2006), le Ghana (50 % des recettes d’exportations, 15 % de la main-
d’œuvre), la Guinée (20 % du PIB) où les recettes devaient, au printemps
2009, connaître une baisse de 20 % à 30 %. Enfin, le pétrole assure l’essen-
tiel des revenus d’exportation du Nigeria.

Parce qu’elles relèvent du secteur formel, ces branches offrent les


meilleurs salaires, et les plus stables. Et la contraction de la demande des
pays développés provoque un chômage multiplicateur de chute d’activité
dans les services. La solution migratoire ne peut plus jouer son rôle de
soupape de sécurité pour une population jeune et sans perspective. Les
frontières tendent à se fermer depuis quelque temps déjà13, et l’augmen-
tation du chômage des pays développés a aggravé le processus de ferme-
ture en 2009. Il en est de même dans les autres pays du continent ainsi que
dans les pays émergents (pays du Golfe, Libye), où les diasporas d’Afrique
de l’Ouest avaient l’habitude de s’installer. Dans les pays du Nord, la con-
traction de l’activité et la hausse du chômage affectent une diaspora qui
devrait diminuer ses transferts d’argents (en Espagne, 620 000 immigrés
ont perdu leur emploi en 2008). Ailleurs, dans des pays peu respectueux
des droits individuels, les migrants sont des cibles particulièrement vulné-
rables tant au populisme qu’aux expulsions14. L’évolution des transferts en

12. N. Hossaimn, Voices of the Poor in the Current Crises, Institute of Development Studies, « In Focus
Policy Briefing », n° 7, mars 2009.
13. Voir les décisions prises à l’automne 2008 en Espagne, pays jusqu’alors assez favorable au recru-
tement de la main-d’œuvre étrangère.
14. A. Chopin, « L’Immigré, le migrant, l’allochtone : circulations migratoires et figures de l’étranger en
Mauritanie », Politique africaine, n° 109, mars 2008.

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Crise économique et instabilité en Afrique de l’Ouest

REPÈRES
cas de crise mondiale est difficile à évaluer, mais elle y sera sans doute fort
sensible. Ces transferts représentent de 7 % à 19 % du PIB d’un pays
comme le Sénégal.

L’aggravation des tensions sous-jacentes

Les salariés du secteur formel sont parmi les premiers touchés, et les
familles bénéficiant des transferts des migrants seront vraisemblablement
fort affectées. Mais deux autres groupes sociaux vont exprimer rapidement
leur mécontentement : les fonctionnaires et les jeunes.
Les fonctionnaires sont fortement affectés par les restrictions budgétaires.
Or ils apparaissent comme l’un des deux groupes ayant la « conscience de
classe » la plus vive, le niveau d’éducation et d’analyse le plus solide, et la
meilleure organisation pour défendre leurs intérêts.
Leur rôle est sans nul doute plus affirmé dans les Les fonctionnaires
régimes du troisième type, le poids de la fonction et la jeunesse,
publique reflétant la place plus assurée des institutions premiers touchés
dans ces États, par rapport aux deux autres types. Mais
la Guinée, qui relève des catégories 1 et 3, redoute aussi la fronde des fonc-
tionnaires, et le régime s’est engagé à augmenter les salaires et à maintenir le
rythme des paiements, ce qui implique de fortes restrictions budgétaires sur
d’autres postes.
La seconde catégorie, celle de la jeunesse, n’est pas homogène, mais les
relations restent fluides entre le monde étudiant et celui de la jeunesse sans
qualification – et plus généralement sans emploi. Le chômage les menace
toutes deux. Les étudiants, traditionnellement premiers émeutiers en
Afrique de l’Ouest, se mobilisent fréquemment pour des questions maté-
rielles, notamment les conditions d’études. Or la crise budgétaire pro-
voque une dégradation rapide d’un système fragilisé par des années de
négligence. Les classes aisées tendant à opter pour une éducation privée,
l’égalité des chances par l’école est destinée à se réduire encore, attisant
d’autant le ressentiment des perdants.
Plus généralement, les couches de population les plus vulnérables
risquent d’être affectées par les premières restrictions budgétaires – qui
concernent notamment les programmes sociaux.
Enfin, certains États devront faire face à la résurgence d’une question
souvent mal résolue : celle des anciens combattants. Leur réinsertion
semble être limitée : Touaregs au Niger, combattants de Côte d’Ivoire, du
Liberia, du Sierra Leone, de Casamance…
Face à l’alignement croissant des mécontents, les États révèlent leur
incapacité à canaliser la colère. Voilà bien la limite de la démocratie « de
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politique étrangère l 1:2010

pacte15 » (qui caractérise plus particulièrement des États du troisième


type), où les partis politiques, au fil des alternances, s’entendent pour de
pas remettre en cause le système, laissant les populations sans recours ins-
titutionnel. La dérive n’est pas systématique : le Bénin semble évoluer
favorablement selon une « dynamique d’institutionnalisation » – essor de
la société civile et capitalisation des expériences électorales successives, et
de mieux en mieux menées16. Mais le Bénin lui-même est vulnérable aux
tensions sociales : les élections locales du printemps 2008 ont été entachées
d’irrégularités, et la réforme de la carte administrative a suscité des
troubles (octobre 2008), renforcés par la suspension des versements des
subsides sur les produits de première nécessité.

La démocratie « de pacte », système faussement démocratique et encore


réellement patrimonial, empêche l’émergence d’une alternance institu-
tionnelle crédible. Les mécontents se tournent alors vers le nouveau
mouvement social, et le meneur charismatique qui le conduira : dirigeant
syndical, ou militaire. Il peut être aussi un « expert » encore vierge de la vie
politique, tel Yayi Boni au Bénin. Dans tous les cas, la pire solution est
d’ouvrir le champ des possibles par une élection et d’en voler les résultats
à la population.

Dans une situation sociale déjà tendue, dans un cadre politique peu
propice au dialogue avec des pouvoirs parfois discrédités, et alors que les
inégalités peuvent recouper de dangereux clivages territoriaux ou
ethniques, le terrain est favorable à l’explosion.

La cristallisation du mécontentement : la crise politique

L’histoire africaine récente fournit bien des exemples d’émeutes insurrec-


tionnelles ayant débuté par des incidents mineurs. Si l’élection se gagne à
la campagne, le pouvoir tombe généralement en ville.

La grande pauvreté urbaine, en plein essor, a aggravé la criminalité et


l’insécurité, instaurant un climat de suspicion vis-à-vis de l’Autre, et un
ressentiment croissant envers les pouvoirs publics17, notamment dans les

15. Au départ, il s’agit d’une entente entre les partis politiques pour empêcher la réversibilité du pro-
cessus démocratique dans d’anciens pays de dictature. Mais le « pacte » a dérivé vers un accord pour
la distribution des postes et, surtout, pour empêcher, en cas d’alternance au gouvernement, les pour-
suites contre les actes délictueux des hommes politiques. Voir O. Dabène (dir.), Amérique latine, les
élections contre la démocratie ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
16. C. Mayrargue, « Yayi Boni, un président inattendu : construction du candidat et dynamiques élec-
torales au Bénin ? », Politique africaine, n° 102, 2006.
17. F. Roubaud, « La crise vue d’en bas à Abidjan : ethnicité, gouvernance et démocratie », Afrique
contemporaine, n° 206, été 2003-2.

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Crise économique et instabilité en Afrique de l’Ouest

REPÈRES
groupes ethniques pris pour cibles. Ce climat prépare le terrain à des inci-
dents plus graves ; et dans ce contexte, les mouvements de jeunes, notam-
ment parmi les désœuvrés sans qualification, sont aisés à mettre en
marche. Ainsi, en Côte d’Ivoire au début des années 2000, les restrictions
budgétaires « développent les petits métiers de la révolte : au Nord comme
au Sud, les “barragistes”, racketteurs et coupeurs de route. Les “cabris
morts”, c’est-à-dire les étudiants sans diplôme ni avenir, n’avaient plus
rien à perdre et tout à gagner à la mobilisation et à la grève. Un mouvement
insurrectionnel […] s’est diffusé du Nord vers le Sud, puis de la capitale au
moindre village18 ».

Le processus insurrectionnel peut aussi naître d’une fédération des


mécontentements autour du mouvement syndical. Le scénario des années
1989-1991 s’est répété dans plusieurs pays, à quelques variantes près.
Ainsi, au Bénin, les syndicats ont lancé un mot d’ordre de grève dans un
contexte de profond marasme économique et de corruption, qui a abouti à
la convocation de la conférence nationale en février
1990. Au Niger, la crise constitutionnelle dérive d’un La Guinée est
climat social tendu – multiplication des grèves et emblématique d’une
manifestations de fonctionnaires contre la baisse du dangereuse spirale
pouvoir d’achat. Les syndicats se sont alliés avec les
groupes de consommateurs (Coalition équité, qualité et lutte contre la vie
chère), et exigent le retrait de la TVA sur les denrées, et une maîtrise des
prix. Or le gouvernement s’est engagé à une plus grande rigueur budgé-
taire, ce qui implique la fin des subventions et une hausse de la pression
fiscale. Là aussi, la contestation ne passe plus par les partis, mais par la
société civile.

Le cas guinéen (2003-2007) est sans doute emblématique d’une dange-


reuse spirale. La longue dégradation des conditions économiques et
sociales sous un régime politique scandaleux qui se criminalisait (narco-
État), a provoqué une série de troubles à partir de 2003. Les fonctionnaires
ont manifesté contre la déliquescence des services publics et la flambée des
prix ; mais ce sont les syndicats qui ont pris le mouvement en main.
Implanté dans un secteur restreint de la population active, le syndicat
guinéen jouit d’une légitimité symbolique, et s’exprime au nom d’autres
catégories sociales inorganisées19. Alors que grèves et manifestations
avaient émaillé l’année 2006, la provocation de Lansana Conté dans

18. M. Galy, « Cabri mort n’a pas peur de couteau - Notes sur jeunesse et violence dans la crise
ivoirienne », Outre-terre, n° 11, 2005-2.
19. M. McGovern et M.-E. Pommerolle, « Janvier 2007. Sekou Touré est mort », Politique africaine,
n° 107, octobre 2007.

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politique étrangère l 1:2010

l’affaire du détournement de fonds Fodé Soumah - Mamadou Sylla a mis


le feu aux poudres au début de l’année 2007.

Les alliances nouées dépendent alors de chacune des histoires natio-


nales. La plus probable unit les syndicats avec les représentants de la
société civile (étudiants ou associations), entraînant derrière elle les classes
modestes ou moyennes paupérisées. Dans le meilleur des cas, le pouvoir
hésite à mener la répression jusqu’au bout, et recule prudemment : il cède
du terrain, quitte à tenter de le regagner par la suite (Guinée, 2007). Mais
la spirale peut reprendre, les manifestations se faire plus violentes, jusqu’à
la chute finale du régime. D’autres pouvoirs, plus sensibles à la pression
internationale, finissent par accorder des concessions plus substantielles
(Togo après 2005, Bénin). Il semble que la violence endémique, ou récente,
qui caractérise plus fortement les États des premier et troisième types,
renforce les risques de répression.

Le mouvement peut aussi prendre une dimension populiste. Un meneur


hier inconnu défie une classe politique souvent discréditée, quitte à placer
son action sous le signe de Dieu. Les nouveaux mouvements religieux
bousculent des Églises établies, restées neutres. Dans la plupart des pays,
l’islamisme demeure un mouvement relativement faible, qui doit compo-
ser avec le pouvoir, ou est tenu en échec20 ; les courants les plus radicaux
restant relégués à des actions criminelles et terroristes dans la zone sahélo-
saharienne21. Les Églises chrétiennes millénaristes, comme certains pente-
côtistes, exercent sans nul doute un impact plus fort, annonçant la fin
d’une ère – selon certains « prophètes » impliqués, elle pourrait être immi-
nente et… brutale22 –, et l’émergence d’un monde meilleur.

La confrontation avec le pouvoir marque le moment critique. Le


« syndrome ivoirien » caractérise l’abandon du clientélisme équilibré au
profit d’une préférence accordée à un groupe contre un autre, ouvrant la
voie à l’autochtonie porteuse d’exclusion, de conflit et finalement de
guerre civile. Il est tentant pour certains pouvoirs irresponsables, notam-
ment les moins démocratiques, d’instrumentaliser de tels clivages. La
situation nigériane est particulièrement préoccupante, les États fragiles de
la côte (Liberia, Sierra Leone, Guinée) laissent affleurer les cicatrices
fraîches, et même un État plus stable comme le Ghana n’est pas à l’abri des
risques : la dernière période électorale y fut le théâtre de tensions ethni-
ques générées par la défense d’intérêts économiques. La Ga-Dangbe Youth

20. African Studies Review, vol. 47, n° 2, septembre 2004.


21. Cf. l’échec des « talibans » nigérians de l’été 2009.
22. J.-P. Dozon, L’Afrique à Dieu et à Diable. États, ethnies et religions, Paris, Ellipses, 2008.

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Crise économique et instabilité en Afrique de l’Ouest

REPÈRES
Association s’est élevée contre l’appropriation des terres par des individus
extérieurs à la communauté Ga, notamment les Ashantis. Les Patriots for
the Protection of Western Region’s Heritage (PPWR) réclament « les
ressources indigènes pour les indigènes », notamment les réserves pétro-
lières23. Les actes de violence ont déjà suivi les slogans.

Comment endiguer le mouvement fatal ?

Le spectre de l’État failli et de la crise majeure

La spirale peut-elle atteindre le point de rupture qui a marqué les années


1990 – rupture ayant dévasté les États de notre première catégorie : le
Liberia d’abord, avec propagation de la guerre aux pays voisins ? La foule
des anciens combattants désœuvrés et des jeunes sans avenir représente
une masse de manœuvre idéale pour tout phénomène insurrectionnel.

Dans les États du troisième type, il faut envisager une perte possible de
pouvoir, plus ou moins forte, sur certains territoires où la crise budgétaire
va aggraver les carences du régime et réduire son contrôle. C’est bien sûr le
cas de la zone sahélo-saharienne24, déjà évoquée, avec la reprise de l’insur-
rection touarègue. Se nourrissant du chômage des jeunes, elle trouve un
nouveau souffle dans l’absence de « perspectives de progression sociale
des combattants de la première heure25 ». Le recul de l’État peut également
se poursuivre dans les banlieues des métropoles macrocéphales, les trans-
formant en zones de non-droit. Cette
contraction de l’administration est favorisée L’entrepreneur
par une tentation forte en période de crise, privé de sécurité,
notamment en termes d’impasse budgétaire, acteur politique potentiel
celle de la « décharge », qui transfère à
d’autres acteurs, notamment privés, des fonctions qui relèvent habituel-
lement de l’État26 central. La circonscription de Guediawaye-Pikine
(banlieue sensible de Dakar comptant 1 million d’habitants) n’abrite ainsi
que 50 policiers pour assurer la sécurité. Dès lors, des comités de vigilance
(traditionnels au Nigeria), voire des milices, s’organisent pour pallier
l’absence de l’État. Et ce phénomène peut en entraîner un autre, celui
de l’entrepreneur privé de sécurité : qui est potentiellement un acteur
politique...

23. Economist Intelligence Unit, Ghana, avril 2009.


24. A. Fatau Musah, West Africa: Governance and Security in a Changing Region, New York, Inter-
national Peace Institute, « Africa Program Working Paper Series », février 2009.
25. F. Deycard, « Le Niger entre deux feux. La nouvelle rébellion touarègue face à Niamey », Politique
africaine, n° 108, décembre 2007.
26. A. Mbembe, « Du gouvernement privé indirect : l’État en voie de privatisation », Politique africaine,
n° 73, mars 1999.

175
politique étrangère l 1:2010

Ce phénomène se prolonge selon un processus salué habituellement


comme un signe de démocratisation par les bailleurs : la décentralisation.
Si le transfert des compétences aux acteurs locaux peut au premier abord
apparaître comme une mesure favorable, l’expérience laisse sceptique27. La
décentralisation au Sénégal, accélérée dans les années 1990 alors que le
régime socialiste à bout de souffle rencontrait de graves difficultés budgé-
taires, a surtout consisté en un délestage des responsabilités de l’État sans
que ce dernier n’accorde ni l’autonomie, ni les moyens financiers logique-
ment attachés à un tel transfert de compétences28. Donner les responsabili-
tés sans le pouvoir ni les moyens, en espérant que les bailleurs combleront
le déficit pour empêcher la remise en cause d’une idée qu’ils défendent
depuis longtemps : voilà une perspective intéressante pour un pouvoir
central en difficulté.

Quelle politique mener ? Maintenir un filet de sécurité, réformer à chaud


Face aux risques d’instabilité, les moyens des États sont réduits : la situa-
tion des finances publiques, déjà tendue pour certains, se dégrade encore,
et les bailleurs représentent le dernier soutien possible.
Rompant avec les préconisations des années 1990, le Fonds monétaire
international (FMI) insiste désormais sur une approche équilibrée entre
relance, maintien de l’orthodoxie budgétaire à moyen terme pour ne pas
compromettre le retour à la croissance, et prise en compte des dégâts
sociaux de la crise. Mais si une politique expansionniste est acceptable, elle
doit tenir compte de la viabilité de la dette. Ainsi la relance budgétaire
sera-t-elle difficile, et le maintien des programmes sociaux représente
désormais un véritable casse-tête.
En premier lieu, il s’agit d’éviter une aggravation de la sortie du poli-
tique. Après les troubles des années 1990, une « fatigue de la révolte » est
certes visible, mais elle pourrait aussi avoir un aspect inquiétant, celui de
la perte d’espoir dans le combat politique et donc dans la construction de
la citoyenneté.
Il faut également savoir rompre, le cas échéant, avec le culte du « tout-
local », qui présente l’action des acteurs non étatiques auprès des commu-
nautés, des villages, comme la meilleure solution au développement. Le
pendant de cette « ONG-isation » de l’Afrique serait l’accélération de la
décentralisation, dont les vertus de démocratie de proximité sont censées
constituer une panacée contre les maux des régimes. Outre quelques ambi-

27. Pour mesurer la complexité et la diversité des cas, voir le numéro intitulé « Décentralisations et
développements », de la revue Afrique contemporaine (n° 221, 2007-1).
28. D. Diop, Décentralisation et gouvernance locale au Sénégal. Quelle pertinence pour le dévelop-
pement local ?, Paris, L’Harmattan, 2006.

176
Crise économique et instabilité en Afrique de l’Ouest

REPÈRES
guïtés déjà décrites, la décentralisation n’évite ni les écueils d’un système
électoral détourné, ni la corruption, ni la mauvaise gouvernance. Quant à
la prolifération des ONG, elle explique aussi la parcellisation des actions
de développement, tout en accentuant l’hétérogénéité de la société civile
africaine, et notamment ses clivages identitaires29. Les dysfonctionnements
actuels du système de sécurité alimentaire30 montrent que la réforme est
nécessaire à tous les échelons : il s’agit de contrôler l’action d’un État tenté
par l’instrumentalisation de l’aide ou son détournement, de mettre fin à la
concurrence des bailleurs et des organisations non gouvernementales
(ONG) s’inscrivant dans des effets de mode ou des doctrines pour capter
les ressources des donateurs, et de mettre en place de véritables évalua-
tions, sans complaisance, des politiques de l’aide.

***
Ainsi la crise sociale reflète-t-elle pour l’essentiel l’aggravation de dérives et
de blocages repérés dans les dernières années et que le processus de réfor-
mes, soutenu et parfois salué par les bailleurs, n’a pas su régler. Son intensité
résulte de la conjonction d’un choc exogène relativement fort mais difficile à
évaluer, et d’une crise de sous-développement assez générale qui perdure,
accentuée par la crise alimentaire. Celle-ci demeure souvent liée aux systè-
mes politiques, et à la gestion publique telle qu’elle est encore pratiquée par
de nombreux États. L’ampleur de la crise sociale pourrait sanctionner des
régimes critiquables, mais il faut craindre qu’un tel ébranlement n’affecte
également les États qui tentent d’être vertueux. Considérant les caractéris-
tiques de l’économie ouest-africaine, et l’absence d’évolution de la dépen-
dance au Nord, une telle situation est évidemment appelée à se répéter.

À court terme, il est urgent que les bailleurs maintiennent, voire aug-
mentent leur soutien pour protéger des populations vulnérables. Au-delà
d’une mesure sociale, d’un soutien politique à des régimes pourtant peu
vertueux, il s’agit là de prévenir des troubles et de futurs conflits. Mais à
plus long terme, il faudra bien revoir les modalités de l’aide : une crise
économique majeure peut être le moment de prendre des décisions
radicales, et d’envisager la rupture avec des systèmes ayant démontré
leur inefficacité.

MOTS CLÉS
Afrique de l’Ouest, Crise économique mondiale, Aide internationale, Démocratisation

29. J.-P. Dozon, op. cit. [22].


30. P. Janin, « “Le Soleil des indépendances alimentaires” ou la mise en scène de la lutte contre la faim
au Mali et au Sénégal », Hérodote, n° 131, 2008-4.

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