La Crise Economique Facteur Aggravant de Linstabilite en Afrique de Louest
La Crise Economique Facteur Aggravant de Linstabilite en Afrique de Louest
La Crise Economique Facteur Aggravant de Linstabilite en Afrique de Louest
REPÈRES
La crise économique,
facteur aggravant de l’instabilité en Afrique de l’Ouest
par Yannick Prost
Yannick Prost, agrégé d’histoire, ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA), est
haut fonctionnaire. Il enseigne les questions internationales au centre de préparation à l’ENA
(Sorbonne/Ulm) et l’histoire à l’IEP de Paris. Il est l’auteur (avec Justine Faure) de Relations
internationales : histoire, questions régionales, grands enjeux (Paris, Ellipses, 2008).
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1. J.-P. Azam, « Redistributive State and Conflicts in Africa », Journal of Peace Research, vol. 38, n° 4,
juillet 2001.
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REPÈRES
• le deuxième type est celui de l’État patrimonial sans complexe :
la rente pétrolière y permet tous les excès – derrière une certaine
façade à l’usage de la communauté internationale. Le Nigeria est le
principal représentant de cette catégorie. L’équilibre fragile repose ici
sur un subtil dosage entre injustices et répartition acceptable entre les
patrons du système politico-ethnique. La période « démocratique » du
président Olusegun Obasanjo n’a pas vraiment modifié le fond des
choses2 ;
• le modèle le plus courant est celui des États ayant dû composer avec
les règles de la démocratie et de bonne gouvernance, dûment soutenus
en cela par les bailleurs. Ce troisième type est celui de la démocratie
hybride, imparfaite, factice, en devenir : une démocratie dotée d’adjec-
tifs, ou de bémols… Il comprend des pays comme le Sénégal, le
Burkina Faso, le Niger, le Togo, la Gambie, la Mauritanie, ainsi que,
dans une certaine mesure et malgré les progrès, le Ghana, le Bénin ou
le Mali. Ces régimes, qui doivent accepter des concessions face à une
opposition politique que stimulent les difficultés sociales, et qui
doivent obtenir l’appui de la communauté des bailleurs, tentent, de
mauvaise ou de bonne foi, de se rapprocher du modèle de gou-
vernance occidentale. Ils cheminent sur un sentier étroit, voulant
préserver l’essentiel tout en devant se réformer. Ils demeurent fonda-
mentalement présidentialistes3. Malgré l’essor du multipartisme à
partir des années 1990, le pouvoir s’est souvent enraciné : l’accession
aux ressources de l’État renforce le gagnant des élections pour les
échéances suivantes4 et développe le réseau clientéliste. Le pluralisme
de façade souvent imposé par les bailleurs, oblige à composer avec de
multiples acteurs que l’on parvient finalement à noyauter, écarter ou
circonvenir. Il conjugue libéralisation économique et fonctionnement
patrimonial en direction des élites traditionnelles, lesquelles confir-
ment ainsi leur appui. La surveillance exercée par les bailleurs rend
tout de même ce type de pratique plus difficile, et donc plus subtil. Il
s’agit de mettre en place un processus électoral apparemment régulier,
mais où de multiples entorses et dérives finissent par réduire le carac-
tère loyal de la compétition. Or, la communauté internationale peine à
sanctionner ceux qui jouent sur le fil du rasoir : la démocratie s’évalue
en tendance, disait Raymond Aron.
2. J. Spinoza et O. Vallée, Nigeria: Is the End of Mafia Politics in Sight?, Bruxelles/Gand, RIIR/Academia
Press, « Egmont Paper », n° 19, 2008.
3. N. Van de Walle, « Presidentialism and Clientelism in Africa’s Emerging Party Systems », Journal of
Modern African Studies, vol. 41, n° 2, juin 2003.
4. B. Guèye, « La Démocratie en Afrique : succès et résistances », Pouvoirs, n° 129, avril 2009.
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5. Selon J.-F. Médard, le patrimonialisme est un mode de gouvernement fondé sur une forme de domi-
nation personnelle, empruntant à la fois à la tradition et surtout à l’arbitraire. Dans cette situation, le chef
traite toutes les affaires comme s’il s’agissait de propriétés privées. Le patrimonialisme regroupe des
pratiques comme le clanisme, le népotisme, le tribalisme, la corruption, etc.
6. E. Lavallée, « Corruption et confiance dans les institutions politiques : test des théories fonctionna-
listes dans les démocraties africaines », Afrique contemporaine, n° 220, 2006-4.
7. J.-F. Médart, « Clientélisme politique et corruption : corruption, libéralisation, démocratisation », Tiers
Monde, vol. 41, n° 161, 2000.
8. C. Thiriot, « Rôle de la société civile dans la transition et la consolidation démocratique en Afrique :
éléments de réflexion à partir du cas du Mali », Revue internationale de politique comparée, vol. 9, n° 2,
2002.
9. S. Hagberg, « “Enough Is Enough”: An Ethnography of the Struggle against Impunity in Burkina
Faso », Journal of Modern African Studies, vol. 40, n° 2, juin 2002.
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REPÈRES
de l’opposition, céder un peu de terrain, qu’il regagnera quelque temps
plus tard. Le président burkinabé a joué de cette tactique, alors que le
pouvoir béninois a réellement dû reculer.
10. A. M. Howard, « Cities in Africa, Past and Present: Contestation, Transformation », Canadian Journal of
Modern African Studies, vol. 37, n° 2/3, juin/septembre 2003 ; U. Ukiwo, « Politics, Ethno-Religious Conflicts
and Democratic Consolidation in Nigeria », Journal of Modern African Studies, vol. 41, n° 1, mars 2003.
11. Ministère de l’Agriculture (Sénégal), Enquêtes de la Direction de l’analyse, des prévisions et des
statistiques (1998-2008), Dakar, Ministère de l’Agriculture 2009.
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12. N. Hossaimn, Voices of the Poor in the Current Crises, Institute of Development Studies, « In Focus
Policy Briefing », n° 7, mars 2009.
13. Voir les décisions prises à l’automne 2008 en Espagne, pays jusqu’alors assez favorable au recru-
tement de la main-d’œuvre étrangère.
14. A. Chopin, « L’Immigré, le migrant, l’allochtone : circulations migratoires et figures de l’étranger en
Mauritanie », Politique africaine, n° 109, mars 2008.
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cas de crise mondiale est difficile à évaluer, mais elle y sera sans doute fort
sensible. Ces transferts représentent de 7 % à 19 % du PIB d’un pays
comme le Sénégal.
Les salariés du secteur formel sont parmi les premiers touchés, et les
familles bénéficiant des transferts des migrants seront vraisemblablement
fort affectées. Mais deux autres groupes sociaux vont exprimer rapidement
leur mécontentement : les fonctionnaires et les jeunes.
Les fonctionnaires sont fortement affectés par les restrictions budgétaires.
Or ils apparaissent comme l’un des deux groupes ayant la « conscience de
classe » la plus vive, le niveau d’éducation et d’analyse le plus solide, et la
meilleure organisation pour défendre leurs intérêts.
Leur rôle est sans nul doute plus affirmé dans les Les fonctionnaires
régimes du troisième type, le poids de la fonction et la jeunesse,
publique reflétant la place plus assurée des institutions premiers touchés
dans ces États, par rapport aux deux autres types. Mais
la Guinée, qui relève des catégories 1 et 3, redoute aussi la fronde des fonc-
tionnaires, et le régime s’est engagé à augmenter les salaires et à maintenir le
rythme des paiements, ce qui implique de fortes restrictions budgétaires sur
d’autres postes.
La seconde catégorie, celle de la jeunesse, n’est pas homogène, mais les
relations restent fluides entre le monde étudiant et celui de la jeunesse sans
qualification – et plus généralement sans emploi. Le chômage les menace
toutes deux. Les étudiants, traditionnellement premiers émeutiers en
Afrique de l’Ouest, se mobilisent fréquemment pour des questions maté-
rielles, notamment les conditions d’études. Or la crise budgétaire pro-
voque une dégradation rapide d’un système fragilisé par des années de
négligence. Les classes aisées tendant à opter pour une éducation privée,
l’égalité des chances par l’école est destinée à se réduire encore, attisant
d’autant le ressentiment des perdants.
Plus généralement, les couches de population les plus vulnérables
risquent d’être affectées par les premières restrictions budgétaires – qui
concernent notamment les programmes sociaux.
Enfin, certains États devront faire face à la résurgence d’une question
souvent mal résolue : celle des anciens combattants. Leur réinsertion
semble être limitée : Touaregs au Niger, combattants de Côte d’Ivoire, du
Liberia, du Sierra Leone, de Casamance…
Face à l’alignement croissant des mécontents, les États révèlent leur
incapacité à canaliser la colère. Voilà bien la limite de la démocratie « de
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Dans une situation sociale déjà tendue, dans un cadre politique peu
propice au dialogue avec des pouvoirs parfois discrédités, et alors que les
inégalités peuvent recouper de dangereux clivages territoriaux ou
ethniques, le terrain est favorable à l’explosion.
15. Au départ, il s’agit d’une entente entre les partis politiques pour empêcher la réversibilité du pro-
cessus démocratique dans d’anciens pays de dictature. Mais le « pacte » a dérivé vers un accord pour
la distribution des postes et, surtout, pour empêcher, en cas d’alternance au gouvernement, les pour-
suites contre les actes délictueux des hommes politiques. Voir O. Dabène (dir.), Amérique latine, les
élections contre la démocratie ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
16. C. Mayrargue, « Yayi Boni, un président inattendu : construction du candidat et dynamiques élec-
torales au Bénin ? », Politique africaine, n° 102, 2006.
17. F. Roubaud, « La crise vue d’en bas à Abidjan : ethnicité, gouvernance et démocratie », Afrique
contemporaine, n° 206, été 2003-2.
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REPÈRES
groupes ethniques pris pour cibles. Ce climat prépare le terrain à des inci-
dents plus graves ; et dans ce contexte, les mouvements de jeunes, notam-
ment parmi les désœuvrés sans qualification, sont aisés à mettre en
marche. Ainsi, en Côte d’Ivoire au début des années 2000, les restrictions
budgétaires « développent les petits métiers de la révolte : au Nord comme
au Sud, les “barragistes”, racketteurs et coupeurs de route. Les “cabris
morts”, c’est-à-dire les étudiants sans diplôme ni avenir, n’avaient plus
rien à perdre et tout à gagner à la mobilisation et à la grève. Un mouvement
insurrectionnel […] s’est diffusé du Nord vers le Sud, puis de la capitale au
moindre village18 ».
18. M. Galy, « Cabri mort n’a pas peur de couteau - Notes sur jeunesse et violence dans la crise
ivoirienne », Outre-terre, n° 11, 2005-2.
19. M. McGovern et M.-E. Pommerolle, « Janvier 2007. Sekou Touré est mort », Politique africaine,
n° 107, octobre 2007.
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Association s’est élevée contre l’appropriation des terres par des individus
extérieurs à la communauté Ga, notamment les Ashantis. Les Patriots for
the Protection of Western Region’s Heritage (PPWR) réclament « les
ressources indigènes pour les indigènes », notamment les réserves pétro-
lières23. Les actes de violence ont déjà suivi les slogans.
Dans les États du troisième type, il faut envisager une perte possible de
pouvoir, plus ou moins forte, sur certains territoires où la crise budgétaire
va aggraver les carences du régime et réduire son contrôle. C’est bien sûr le
cas de la zone sahélo-saharienne24, déjà évoquée, avec la reprise de l’insur-
rection touarègue. Se nourrissant du chômage des jeunes, elle trouve un
nouveau souffle dans l’absence de « perspectives de progression sociale
des combattants de la première heure25 ». Le recul de l’État peut également
se poursuivre dans les banlieues des métropoles macrocéphales, les trans-
formant en zones de non-droit. Cette
contraction de l’administration est favorisée L’entrepreneur
par une tentation forte en période de crise, privé de sécurité,
notamment en termes d’impasse budgétaire, acteur politique potentiel
celle de la « décharge », qui transfère à
d’autres acteurs, notamment privés, des fonctions qui relèvent habituel-
lement de l’État26 central. La circonscription de Guediawaye-Pikine
(banlieue sensible de Dakar comptant 1 million d’habitants) n’abrite ainsi
que 50 policiers pour assurer la sécurité. Dès lors, des comités de vigilance
(traditionnels au Nigeria), voire des milices, s’organisent pour pallier
l’absence de l’État. Et ce phénomène peut en entraîner un autre, celui
de l’entrepreneur privé de sécurité : qui est potentiellement un acteur
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27. Pour mesurer la complexité et la diversité des cas, voir le numéro intitulé « Décentralisations et
développements », de la revue Afrique contemporaine (n° 221, 2007-1).
28. D. Diop, Décentralisation et gouvernance locale au Sénégal. Quelle pertinence pour le dévelop-
pement local ?, Paris, L’Harmattan, 2006.
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guïtés déjà décrites, la décentralisation n’évite ni les écueils d’un système
électoral détourné, ni la corruption, ni la mauvaise gouvernance. Quant à
la prolifération des ONG, elle explique aussi la parcellisation des actions
de développement, tout en accentuant l’hétérogénéité de la société civile
africaine, et notamment ses clivages identitaires29. Les dysfonctionnements
actuels du système de sécurité alimentaire30 montrent que la réforme est
nécessaire à tous les échelons : il s’agit de contrôler l’action d’un État tenté
par l’instrumentalisation de l’aide ou son détournement, de mettre fin à la
concurrence des bailleurs et des organisations non gouvernementales
(ONG) s’inscrivant dans des effets de mode ou des doctrines pour capter
les ressources des donateurs, et de mettre en place de véritables évalua-
tions, sans complaisance, des politiques de l’aide.
***
Ainsi la crise sociale reflète-t-elle pour l’essentiel l’aggravation de dérives et
de blocages repérés dans les dernières années et que le processus de réfor-
mes, soutenu et parfois salué par les bailleurs, n’a pas su régler. Son intensité
résulte de la conjonction d’un choc exogène relativement fort mais difficile à
évaluer, et d’une crise de sous-développement assez générale qui perdure,
accentuée par la crise alimentaire. Celle-ci demeure souvent liée aux systè-
mes politiques, et à la gestion publique telle qu’elle est encore pratiquée par
de nombreux États. L’ampleur de la crise sociale pourrait sanctionner des
régimes critiquables, mais il faut craindre qu’un tel ébranlement n’affecte
également les États qui tentent d’être vertueux. Considérant les caractéris-
tiques de l’économie ouest-africaine, et l’absence d’évolution de la dépen-
dance au Nord, une telle situation est évidemment appelée à se répéter.
À court terme, il est urgent que les bailleurs maintiennent, voire aug-
mentent leur soutien pour protéger des populations vulnérables. Au-delà
d’une mesure sociale, d’un soutien politique à des régimes pourtant peu
vertueux, il s’agit là de prévenir des troubles et de futurs conflits. Mais à
plus long terme, il faudra bien revoir les modalités de l’aide : une crise
économique majeure peut être le moment de prendre des décisions
radicales, et d’envisager la rupture avec des systèmes ayant démontré
leur inefficacité.
MOTS CLÉS
Afrique de l’Ouest, Crise économique mondiale, Aide internationale, Démocratisation
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