Travail - Cours Dintroduction

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 13

Introduction : Le travail au XIXe s.

,
définition et enjeux

Page 1 : Pourquoi consacrer ce cours à l’histoire du


travail dans la France du XIXe s. (jusqu’en 1914) ?
Outre l’intérêt propre à cette thématique et les nombreux liens que celle-ci permet de
faire avec le présent, faire l'histoire du travail dans la France du XIXe siècle permet de
toucher à de nombreux aspects de l'histoire générale du pays.
Elle touche bien sûr aux grandes évolutions économiques, notamment avec
l’industrialisation, mais aussi avec un ensemble de révolutions qui transforment la
production dans la plupart des secteurs économiques (il y a aussi des révolutions
agricoles, commerciales, financières…). Les mutations de la production, l'introduction
de nouvelles technologies et la transformation des entreprises modifient profondément
les conditions de travail, qui constituent en retour un reflet de ces transformations.
Celles-ci sont aussi liées à des mutations sociales majeure de la période : l’urbanisation
et la croissance des villes, liées à l'industrialisation, qui change radicalement le paysage
démographique et social. Parallèlement, les migrations constitutives de l’exode rural
transforment les sociétés des campagnes.
L'étude des conditions de travail (horaires, salaires, sécurité) permet de comprendre les
luttes sociales et les mouvements professionnels qui en découlent – notamment les
mouvements ouvriers, mais pas ils ne sont pas les seuls – qui se traduisent dans
l’émergence des syndicats et des autres associations qui s’engagent dans la lutte pour
les droits des travailleurs et l’évolution des idées politiques. L’histoire du travail joue ainsi
un rôle significatif dans les grandes révoltes et révolutions de 1830, 1848 et 1871, qui sont
souvent liées aux conditions économiques et sociales des travailleurs. Les thématiques
du travail sont centrales dans l’évolution des idéologies politiques et dans les débats
publics, notamment à travers ce que les contemporains identifient comme une
« question sociale », liée à la misère des catégories populaires laborieuses.
En réponse à ces pressions, l'évolution des lois sur le travail (comme les lois sur le travail
des enfants ou la réduction du temps de travail) montre les changements dans la
reconnaissance des droits des travailleurs et l'intervention de l'État. Le rôle croissant de
l'État dans la régulation du travail et de l'économie, et l’émergence des premières formes
de protection sociale (assurances, caisses de secours), sont des témoins de l’a\irmation
de l’État qui constitue une facette de la modernisation politique et sociale.
Enfin, il s’agira de reconnaître le poids du travail dans l’organisation de la société,
notamment ses hiérarchies et plus largement les rapports entre les di\érents groupes
sociaux, en lien à la fois avec les conditions matérielles des revenus et des conditions de
vie, mais aussi en prenant en compte les représentations sociales attachées à chaque
groupe. Les essais, la presse, les arts et la littérature, souvent imprégnés des réalités du
travail et des conditions de vie des ouvriers, sont des témoins de ces représentations et
de leurs évolutions.

1
En somme, l'histoire du travail est une porte d'entrée privilégiée pour explorer l'histoire
économique, sociale, politique, et culturelle de la France du XIXe siècle. Elle permet de
comprendre les transformations majeures de cette époque et les multiples dimensions
des évolutions qui ont façonné la société française moderne.

Page 2 : Le travail, quelle(s) définition(s) ?


L’objectif de ce premier cours consiste à définir la notion de
travail dans le contexte social et économique du XIXe s. Et,
comme il se doit, commençons par définir ce terme, à la fois
dans ses acceptions à l’époque que nous étudions, et dans le
vocabulaire des sciences des sociétés. Partons de ses
origines étymologiques, en vous posant une question :
Vrai ou faux ? L’origine étymologique du mot « travail » est le
bas latin tripalium, qui était le nom d’un instrument de torture
constitué de trois pieux

Réponse : Faux ! C’est une étymologie très souvent avancée


mais elle est probablement fausse. D’ailleurs, elle n’a été
formulée qu’au XXe s.
Si vous voulez un complément, je vous renvoie à ce sujet à l’article « Étymologie de
« travail » » rédigée par Franck Lebas, dans l’ouvrage Idées reçues sur le travail. Emploi,
activité et organisation (sous la direction de Dujarier Marie-Anne. Le Cavalier Bleu, 2023,
p. 22-23).
« Les linguistes qui se sont penchés sur la question privilégient plutôt l’hypothèse du latin
trabs, qui signifie « poutre » et qui a donné travée et entraver en français. D’ailleurs, un
travail désigne aussi l’appareil banal d’un maréchal-ferrant, servant à immobiliser les
grands animaux (chevaux, bœufs) pour les soigner. L’idée d’une contrainte est bien là,
mais nous sommes loin de l’idée de torture. D’autres éléments ont orienté la trajectoire
du mot. Premièrement, il a été démontré (Delport, 1984) que l’espagnol trabajar et son
équivalent français travailler comportent le préfixe tra- (du latin trans qui a donné
transmettre, transformer, etc.), qui ajoute une dimension de « passage », de « transition
vers un but ». Deuxièmement, la partie finale du mot est probablement une des variantes
du radical val, qu’on trouve en français dans dévaler ou encore dans balade (les sons v et
b se correspondent dans les langues indo-européennes) et qui apporte l’idée d’un
déplacement ou d’un changement d’état. C’est sans doute sur cette base que les Anglais
ont emprunté le français travailler pour créer le verbe travel, qui signifie voyager. Ces deux
éléments, tra- et val, expliquent aussi pourquoi on appelle travail la phase finale de
l’accouchement, certes douloureuse pour la mère, quand l’enfant vient au monde et vit
son premier « passage » (Eskénazi, 2008). Mais ce n’est pas tout. Le radical val est l’image
en miroir de lav, qu’on trouve dans l’italien lavoro et le français labeur et élaborer.
L’inversion des sons consonantiques, qui est un phénomène linguistique banal
(exemples : quatre/quartier, forme/fromage), maintient donc le lien entre travail et labeur.
La famille indo-européenne de travail serait alors unifiée autour de l’idée d’un
déplacement ou changement d’état (val) rencontrant un obstacle à franchir (tra- et trabs)
que l’activité humaine (lab) entreprend de dépasser. »

2
A noter : travail en latin se dit labor, qui a donné en français labeur et laborieux. Le sens
premier de laborieux est ainsi « consacré au travail » ou « qui vit de son travail » ; on le
retrouve dans l’expression « classes laborieuses » ou « masses laborieuses », qui sont
synonymes de travailleurs et travailleuses.

Page 3 : Les acceptions du terme travail au XIXe s.


L’association du « travail » à une peine, une fatigue liée à une activité de transformation
est encore très présente dans les acceptions courantes du terme au XIXe s., comme en
témoignent les dictionnaires de cette époque. Citons ainsi article “travail” de
l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (tome XVI,
1765) :
“TRAVAIL. S. m. (Grammaire) occupation journalière à laquelle l'homme est condamné
par son besoin, et à laquelle il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité,
son bon sens et sa vertu peut-être. (...)
(...) TRAVAIL, gens de, (Commerce) qu'on nomme aussi hommes de peine, et manouvriers
; ce sont ceux qui par leur profession sont destinés à des ouvrages laborieux, à porter de
pesants fardeaux, ou à quelqu'autre exercice violent.”
Et encore un siècle plus tard, dans le Dictionnaire de la langue française, article “Travail”
d’ Émile Littré (tome 4, 1873-1874) :
“Peine qu'on prend pour faire quelque chose.
(...) Homme de travail, homme qui gagne sa vie par un métier pénible.”

Tout au long du XIXe s., le travail comme réalité sociale est donc associé à l’idée d’une
activité professionnelle ou d’un métier pénible supposant un important e\ort physique.
Toutes les activités professionnelles ne sont donc pas considérées comme du travail.
Cette distinction a des origines anciennes : elle reprend celle que l’on faisait depuis le
Moyen Âge entre d’un côté les « arts serviles » ou « mécaniques » et les « arts libéraux » --
« arts » étant ici à comprendre comme toute activité impliquant des compétences et des
méthodes -- :
- Les premiers rassemblent toutes les activités qui supposent un savoir-faire
technique et ont en commun la transformation de matière tangible ou
l'assemblage et la mise en forme de matériaux par une activité manuelle et
physique (par ex. charpenterie, maçonnerie, charrerie, menuiserie, poterie,
orfèvrerie, etc.). Celles-ci supposent des compétences qui sont apprises le plus
souvent par tradition familiale et “sur le tas” ;
- Les seconds rassemblent toutes les activités qui visent une connaissance
intellectuelle et désintéressée, considérée comme supérieure (soit le sens ancien
de libéral, détaché de toute contrainte). Celles-ci impliquent des compétences
intellectuelles -- lecture, écriture et expression (rhétorique), savoirs scientifiques
(arithmétique et géométrie, astronomie, musique), philosophie – qui nécessitent
un apprentissage à l’école et dans les universités.

3
Page 4 : Une valeur ambivalente
Ces di\érentes acceptions du travail se traduisent dans les valeurs ambivalentes qui lui
sont associées. D’un côté, le travail comme peine est vu comme une nécessité, un
besoin, voire comme une malédiction. Dans la Bible, le travail est assimilé à la punition
divine qui condamne Adam après le péché originel, et donc l'humanité, à la peine du
travail : « A la sueur de ton visage tu mangeras du pain » (Genèse, III, 17).
Bien sûr, cette peine a\lige di\éremment les catégories d’une société : elle frappe avant
tout les plus nécessiteux, les besogneux. D’autres y échappent. Ainsi le Moyen Âge
chrétien a théorisé ces distinctions sociales en séparant les membres de la société en
trois ordres, ceux qui travaillent (laboratores), ceux qui prient (oratores) et ceux qui
combattent (bellatores). Les privilèges dont bénéficient les deux derniers groupes, et
qui sont le fondement de la noblesse, sont en grande partie des exemptions de la peine
de travailler – ou autrement dit, la justification de l’exploitation du travail des laboratores
par les autres catégories sociales, comme l’illustre cette célèbre caricature de l’époque
révolutionnaire représentant le tiers-état portant sur son dos le clergé et la noblesse – et
le fait de travailler est à l’inverse une preuve de l’appartenance au commun : exercer une
activité rémunératrice revient, pour les nobles, à déroger, soit perdre les privilèges de
son rang.
Bien sûr, la société s’est complexifiée depuis la fin du Moyen Âge. D’une part, les
privilèges ont été critiqués et abolis en 1789. A la société d’ordres succède ainsi une
société de classes, fondée sur des hiérarchies non plus héritées de la naissance et du
statut collectif mais sur le capital économique et les compétences personnelles.
Cependant, les vieilles distinctions ne disparaissent pas tout d’un coup, et les
catégories privilégiées de l’Ancien Régime restent souvent des groupes dominants dans
la société révolutionnaire, même si elles ne disposent plus de privilèges légaux, d’autant
plus que ses membres héritent d’importants patrimoines matériels (à noter, les
révolutionnaires tentent dans un premier d’imposer le rachat des droits seigneuriaux,
avant d’y renoncer face à la pression populaire).
D’autre part, la montée en puissance de la bourgeoisie – un groupe qui sous l’Ancien
Régime appartient à la roture ou tiers-état, mais qui se caractérise par un niveau de
fortune et une participation au pouvoir dérivés de certaines professions – accompagne
celle d’une nouvelle vision du travail, plus positive. L’esprit bourgeois célèbre le travail
comme une vertu permettant de s’élever dans la société, et qui la distingue à la fois de
la noblesse et des classes populaires nécessiteuses. Bien sûr, le travail en question n’a
pas grand-chose à avoir avec les activités manuelles et physiques que pratiquent ces
dernières… La bourgeoisie met en avant l’éducation et les talents intellectuels qui font
la valeur sociale de l’individu. Cette nouvelle vision produit elle-aussi des hiérarchies
sociales, même si elle autorise des voies d’ascension individuelle. Même, elle tend
également à justifier et naturaliser les inégalités sociales : les pauvres restent pauvres et
sont condamnés à travailler, c’est qu’ils n’ont pas les vertus attendues de la société et
n’ont pas consacré tout l’e\ort nécessaire pour tâcher de s’élever et sortir de leurs
conditions. C’est le sens de la fameuse réponse prêtée à un homme d’État au début des
années 1840 pour rejeter l’abaissement du cens (le niveau d’imposition qui
conditionnait le droit de vote, le réservant aux plus fortunés) : « Enrichissez-vous ! ». Au
fait, savez-vous de qui il s’agit ?

4
Louis-Philippe Ier
François Guizot
Adolphe Thiers
Casimir Perier

Réponse :
Il s’agit de François Guizot, ministre des A\aires étrangères entre 1840 et 1848, et
farouche opposant du su\rage universel. Le sens complet serait « Enrichissez-vous par le
travail et par l’épargne et vous deviendrez électeurs ». Les historiens s’accordent à penser
que cette citation, retenue par l'opinion publique et les détracteurs politiques de Guizot,
n’a jamais été prononcée telle quelle, mais la formule correspond bien à l’état d’esprit de
ce bourgeois libéral (au sens politique, favorable aux libertés – surtout pour la
bourgeoisie).

Page 5 : Travail et stratification sociale


Le travail a partie liée avec ce que la
sociologie appelle la stratification sociale,
soit la répartition de la population d'une
société en di\érents groupes sociaux
di\érenciés et hiérarchisés. Cette
di\érenciation résulte de l'ensemble des
di\érences sociales associées aux
inégalités de richesses, de pouvoir, de
prestige ou de connaissance, qui se
traduisent :
- dans le fait de travailler ou pas ;
- dans le type de travail réalisé.
Chaque société présente sa stratification sociale, en fonction des critères de
di\érenciation et de hiérarchisation qu’elle privilégie. Prenons cette image, une
lithographie datant de la toute fin du XIXe s., représentant Les diEérentes positions
sociales de l'homme, qui constitue un exemple d’un mode de représentation assez
populaire à cette époque. On y voit une sorte de podium répartissant di\érentes
occupations ou métiers sur des positions plus ou moins élevées, avec un versant
regroupant des professions intellectuelles, et l’autre des activités manuelles ou
physiques (ce qui est déjà un critère de distinction). Tout en haut se trouve le
commerçant, représentant de la bourgeoisie économique, tandis que les plus bas
échelons sont occupés par le paysan et l’ouvrier, les deux principales composantes des
classes populaires. Les paysans sont clairement identifiés comme le socle de la société,
avec une lecture à la fois positive (c’est sur cette classe que s’appuie le pays) et
dépréciative (les paysans sont au bas de l’échelle sociale). Cette représentation est très
révélatrice de la manière dont la France de la IIIe République concevait son organisation
sociale et les valeurs qui la sous-tendaient.

5
Page 6 : Les inégalités de revenus
Le constat d’un rapport entre le travail et la stratification sociale est toujours d’actualité.
Pour le XIXe s., il faut prendre en compte certaines données qui permettent de prendre
la mesure des inégalités internes à la société française de l’époque. Commençons par
les inégalités de revenus, à partir du tableau suivant au sujet de la Distribution des
revenus du XVIIIe siècle à 1985

Source : Morrisson Christian, Snyder Wayne W. Les inégalités de revenus en France du début
du XVIIIe siècle à 1985. In: Revue économique, volume 51, n°1, 2000. pp. 119-154.
Quelques termes pour bien comprendre ce tableau :
- 10e décile = 10% de la population la plus riche
- 5e quintile = 20% de la population la plus riche
- 1er + 2e quintile = 40% de la population la plus pauvre
D’après ce tableau, comment les inégalités de revenus ont-elles évolué entre la fin du
XVIIIe s. et la fin du XIXe s. ?
- Elles ont globalement augmenté
- Elles ont globalement diminué
- Elles n’ont pas ou peu évolué

Réponse : Il y a bien eu une réduction globale des inégalités de revenus, puisque le


rapport entre les 10% les plus riches et les 40% les plus pauvres passe de de 19 à 11, soit
une réduction de moitié. Néanmoins, ce rapport reste très élevé ! C’est juste qu’on partait
d’une situation très fortement inégalitaire à la fin de l’Ancien Régime.
Par ailleurs, ces inégalités se révèlent bien plus fortes et persistantes lorsqu’on prend en
compte les patrimoines (rappelons que le patrimoine désigne l’ensemble des biens et
richesses possédés par un individu et qu’il peut transmettre, et qui est bien souvent
largement hérité ; il est donc le fruit de l’accumulation des revenus passés d’un individu
et de ses ascendants). Ce graphique l’illustre clairement : de 1800 à 1914, la quasi-
totalité du patrimoine national (80%) était aux mains des 10 % d'individus les plus riches,
tandis que la classe moyenne peinait à en posséder 15 %, et qu’une part importante de
la population ne possédait aucun patrimoine. L’absence d’évolution en la matière dérive
du faible dynamisme de la répartition des salaires, et du manque de mécanismes
correctifs (notamment l’impôt : pour rappel, l’impôt sur les successions progressif --
avec un taux variable en fonction du niveau de richesse -- n’est instauré en France qu’en
1901, et l’impôt progressif sur les revenus en 1914 !).

6
Page 7 : Le travail comme marqueur social
La nature de marqueur social qui caractérise le travail se traduit de nombreuses
manières. Par les revenus, mais aussi dans les manières d’être, les modes de vie, les
comportements, le lieu de vie et le logement, les apparences physiques et
vestimentaires. Cela est parfaitement illustré par ce dessin satirique paru en 1869 dans
un grand journal de l’époque, Le Monde illustré, et intitulé “Le retour au travail”. Le
dessinateur (Crafty) représente une scène qui se passe sur un de ces grands boulevards
que les travaux d’Haussmann ont ouverts dans la capitale. On y voit des ouvriers qui
sortent de leur travail et empruntent les boulevards pour se rendre dans les quartiers où
ils résident. Deux groupes sociaux bien distincts entrent en contact. Les ouvriers sont
aisément reconnaissables à leurs vêtements – ils portent des outils, des bérets et des
blouses ; la blouse en particulier su\it à identifier l’ouvrier : c’est un vêtement ample
destiné à ne pas gêner les mouvements, faite de lourd coton pour protéger le corps et
teinte de couleur sombre car appelée à se tâcher – et à leur comportement grossier : on
les voit se déplacer par groupes bruyants, bousculant les autres passants, marchant sur
la robe d’une dame ou emportant la laisse d’un chien que promène sa maîtresse. Ces
autres passants sont des bourgeois, élégamment vêtus et se déplaçant pour le plaisir de
la promenade. L’image est évidemment une satire des classes populaires travailleuses,
taxées de mauvaises manières, et de « faire tache » dans les quartiers bourgeois et ses
nouveaux boulevards. Elle traduit également l’existence d’une ségrégation spatiale qui
marque la ville. Aux bourgeois les centres rénovés par l’haussmannisation, aux classes
laborieuses les périphéries où doivent être rejetées les activités productives et les
habitations des classes qui font tourner ces dernières.

“Le retour au travail”, dessin de Crafty, paru dans Le Monde illustré, 1869

7
Page 8 : Travail au sens statistique versus travail au sens
sociologique
Nous retrouvons deux approches assez distinctes du travail dans la manière dont les
sciences de la société abordent cette réalité :
• D’un côté une approche statistique, fréquemment retenue par les études
économiques, examine le travail dans sa dimension quantifiable d’emplois,
d’activités professionnelles orientées vers la production de biens ou de service,
indépendamment de leurs valeurs ou incidences sociales ;
• De l’autre l’approche sociologique considère le travail dans toutes ses dimensions
sociales : ce que le travail fait à celui ou celle qui l’exerce et à sa place dans la
société, y compris, et surtout, les activités répétitives, pénibles et non gratifiantes
réalisées dans la contrainte qui est le lot des classes populaires.
Pour avoir une idée plus nette du travail et des travailleurs du XIXe s., force est de
s’appuyer sur une approche statistique. Or, cette époque est justement le siècle où la
statistique publique se constitue comme discipline et comme activité. Rappelons ce
qu’est cette dernière : la collecte régulière de données d'observation relatives à une
société ou à des groupes d'individus, à leur traitement et à leur analyse, et à
l’établissement de prédictions sur les évolutions futures. La statistique est pensée au
XIXe s. comme l’outil indispensable du gouvernement par les États : le terme dérive d’État
à travers l’italien statista (« homme d’État, statiste »), en passant par l'allemand
Staatskunde (connaissance ou science de l'État). Son essor traduit à la fois l’a\irmation
des pouvoirs étatiques et l’émergence d’un nouveau régime social caractérisé par
d’importantes évolutions, voire par le principe d’une évolution permanente.
L’une des traductions de cette statistique est l’institution du recensement général et
régulier de la population. Cette pratique existe sous l’Ancien Régime mais c’est l’époque
révolutionnaire qui la rend systématique et en perfectionne les outils. Le recensement
général de 1801 ouvre ainsi la voie à une série régulière d’opérations censitaires. Savez-
vous à quel intervalle de temps les recensements sont e\ectués depuis le début du XIXe
s. ? (chi\re)
Réponse : Tous les 5 ans ! Les recensements généraux sont ainsi conduits en 1801, 1806,
1811, 1821, 1826, 1831, 1836, 1841, 1846, 1851, 1856, 1861, 1866, 1872 (retard d'un an
dû à la guerre franco-prussienne), 1876, 1881, 1886, 1891, 1896, 1901, 1906 et 1911.
Néanmoins, on estime que les données ne sont véritablement fiables qu’à partir du
milieu du XIXe s. Le bulletin individuel est introduit en 1876 (auparavant, on se fonde sur
les déclarations des agents communaux).
Or, les recensements se préoccupent à partir d’un certain moment de connaître les
professions exercées par les individus, et de les quantifier. C'est lors du recensement de
1851 qu'est introduite pour la première fois une question sur la profession. Définir les
professions pose cependant des défis redoutables qui donnent lieu à des tâtonnements
dans la seconde moitié du XIXe s. La profession est d’abord l’activité que déclarent les
individus recensés. Il faut ensuite, pour traiter ces informations, établir des catégories qui
permettent de coaguler une multitude d’activités dans des agrégats : professions,
branches ou secteurs d’activité… suivant des critères de regroupement qui ont forcément
un caractère arbitraire, et qui évoluent dans le temps ! Néanmoins, ces statistiques

8
constituent des données essentielles dont se servent les historiens de la société pour
comprendre le travail, à côté d’autres sources que nous aborderons plus tard.

Page 9 : La population active en France de 1851 à 1911


Commençons par étudier l’évolution d’une donnée générale : l’e\ectif de la population
active. Selon la définition moderne de l’INSEE, la population active regroupe les
personnes en emploi et les personnes au chômage, donc toutes les personnes en âge et
en situation de travailler, qu’elles occupent un emploi ou non.
Graphique : Évolution comparée de la population totale et de la population active en
France
Source : Évolution de la population active en France depuis cent ans d'après les dénombrements
quinquennaux. In: Etudes et conjoncture - Union française / Economie française, 8-9ᵉ année, n°3,
1953. pp. 230-288.
La population active augmente au cours de la seconde moitié du XIXe s. : elle passe de
14,2 millions en 1856 à 20,9 en 1911, soit une croissance de 47% (soit en moyenne
+0,85% par an). La population active peut augmenter en vertu de plusieurs facteurs :
parmi cette liste, lesquels s’appliquent d’après vous à la France de cette époque ?
- L'augmentation générale de la population (croissance démographique)
- L'augmentation du taux d'activité (part des actifs et des actives dans l'ensemble
de la population)
- L'augmentation de l'âge au travail
- L'augmentation de la population active féminine (part des femmes dans l'emploi)
- L'augmentation de la population active étrangère (immigrés)

Réponse : Tous, sauf, l’augmentation de l’âge au travail !


La période voit en e\et une croissance de la population totale, qui passe de 35,7 millions
en 1851 à 39,2 en 1911, soit une augmentation de 9,8% (+0,16% chaque année en
moyenne). Le rythme de la croissance démographique générale est donc bien inférieur à
celui de la population active, et ne saurait donc l’expliquer entièrement. En e\et, la
France du XIXe s. se caractérise par un régime démographique original par rapport à ses
voisins européens : la baisse de la fécondité et de la natalité y est précoce,
accompagnant celle de la mortalité, si bien que le solde naturel y reste faible ; la France
ne connaît pas de boom de sa population associé à ce que les démographes appellent la
période de « transition démographique ».
Il y a parallèle une augmentation du taux d’activité (le rapport entre le nombre d'actifs et
l'ensemble de la population correspondante), comme l’illustre ce graphique :
Ce taux passe de 40% à plus 50% entre 1856 et 1911, avec deux phases d’accélération
dans les années 1870 puis la première décennie du XXe s.
Ce graphique montre également la progression plus rapide du taux d’activité des femmes
de 25% environ à 40% au cours de la même période. Celui-ci reste inférieur à celui des
hommes, mais sa progression compte largement dans celle du taux d’activité général. Il
y a donc de plus en plus de femmes en situation d’activité. La population active féminine
passe de 4,4 millions en 1856 à 7,7 en 1911. On voit aussi la proportion des femmes
actives dans la population active augmenter. Ce graphique illustre la proportion de la
population active masculine en France dans la population active totale : celle-ci passe

9
de 69,2% en 1856 à 63,1% en 1911, ce qui signifie que la part des actives passe de 30,8%
à 36,9%. Il y a donc une féminisation de l’activité au cours de notre période.
Le tableau suivant détaille la répartition et l’évolution de la population active par grandes
branches et par sexe.
Il montre que les femmes sont très présentes dans la population active agricole (près de
la moitié). Ce chi\re est en fait à prendre avec des pincettes : la participation des femmes
dans les activités agricoles n’est pas toujours prises en compte dans les recensements,
car la part entre les activités domestiques et celles de l’exploitation agricole donne lieu à
des évaluations très diverses. Les travailleuses sont également nombreuses dans
l’industrie, autour de 30%. Elles représentent aussi une part non négligeable des services
domestiques (entre 10 et 15%) et occupent une part croissante dans le commerce (de 4
à 11%). En revanche, elles comptent peu dans les professions libérales et les services
publics, avec une augmentation de 1 à 5% (principalement due à la part des femmes dans
l’administration publique), ainsi que dans les transports. Beaucoup de professions ou
secteurs professionnels restent fermés aux femmes, en particulier ceux qui supposent
une formation universitaire, à une époque où l’accès des filles à l’enseignement
secondaire puis supérieur connaît une progression très lente et très limité.
La féminisation de l’emploi constitue l’une des réponses à l’augmentation du besoin
d’activité en France, liée à la croissance de la production et de l’économie. L’autre
réponse est le recours à la main-d’œuvre étrangère à travers l’immigration. Le nombre
d’étrangers sur le territoire français double entre 1851 et 1911 : il passe d’environ 379.000
à 1 million en 1881 et 1,1 millions en 1911. La part des étrangers dans la population totale
passe de 1% à 2,8%. En 1911, les étrangers constituent 5% de la population active. Il s’agit
en e\et pour leur grande majorité d’individus – le plus souvent des hommes – en âge de
travailler, et venus en France dans la perspective d’y trouver un emploi.
La fourchette de l’âge des actifs et actives en revanche n’augmente pas au cours de notre
période. Voyons ce graphique : Répartition proportionnelle de la population active par
groupes d'âge (En %)
La proportion de jeunes travailleurs (moins de 20%) passe de 15 à 13,9%, soit une très
légère diminution qui correspond aux progrès timides de la scolarisation secondaire qui
retarde l’entrée des individus dans le travail ;
La proportion des travailleurs âgés de plus de 60 ans connaît une diminution un peu plus
nette, de 15,8 à 12,3%, qui dessine en creux une augmentation du nombre d’actifs et
actives qui se sont retiré.e.s de la vie active, et qui sont donc à la retraite – à ne pas
confondre avec l’augmentation du nombre de pensions versées à des travailleurs ayant
quitté la vie active, qui sont loin de toucher l’ensemble des anciens actifs de notre
période, même le système de retraite connaît une progression à la fin de notre période.
On voit donc se dessiner des évolutions – retard de l’entrée dans le monde du travail et
anticipation du retrait de la vie active – qui se prolongeront au XXe s. mais ne sont qu’à
leur exorde à notre période.

Page 10 : Les secteurs d’activité


Intéressons-nous maintenant à l’évolution des secteurs d’activité. Selon la définition
statistique o\icielle (INSEE), un secteur regroupe des entreprises de fabrication, de
commerce ou de service qui ont la même activité principale (au regard de la

10
nomenclature d'activité économique considérée). On distingue généralement trois
grands secteurs. A quels secteurs s’associent ces activités ?
• Secteur primaire • services marchands et non-
• Secteur secondaire marchands
• Secteur tertiaire • transformation plus ou moins
élaborée des matières premières
(industries manufacturières,
construction)
• exploitation des ressources
naturelles (agriculture, pêche,
forêts, mines, gisements)

Réponse :
- Le secteur primaire qui regroupe l’ensemble des activités dont la finalité consiste
en une exploitation des ressources naturelles : agriculture, pêche, forêts, mines,
gisements ;
- Le secteur secondaire qui rassemble l’ensemble des activités consistant en une
transformation plus ou moins élaborée des matières premières (industries
manufacturières, construction) ;
- Le secteur tertiaire qui se définit par complémentarité avec les activités agricoles
et industrielles (secteurs primaire et secondaire):
o marchand (commerce, transports, activités financières, services rendus
aux entreprises, services rendus aux particuliers
o non-marchand (administration publique, enseignement, santé humaine,
action sociale)

Page 11 : L’évolution des secteurs d’activité


Regardez attentivement ce graphique : Importance relative de la population active
française dans les secteurs économiques.
Source : Évolution de la population active en France depuis cent ans, art. cité
Comment l’effectif de la population active employée dans les différents secteurs évolue-t-il ?

11
L’évolution apparaît clairement. Au cours de la seconde moitié du XIXe s., on assiste
à une baisse de la part du secteur primaire dans la population active, qui occupe plus
de la moitié des actifs en 1851, et 43% en 1911. Parallèlement se produit une
augmentation de la part des actifs du secteur secondaire (de 25 à 30%) et du secteur
tertiaire (de 22 à 27%). S’amorce ainsi le passage d’une société majoritairement
agricole vers une société dominée par les services et les activités de transformation
qui s’épanouira au siècle suivant. Parallèlement, la part de la population rurale
(habitant les campagnes) passe de 68,9% à 55,9%, et la part de la population urbaine
augmente en proportion. Il importe toutefois de se rappeler que jusqu’à la Première
Guerre mondiale la France reste un pays dans lequel l’agriculture et la ruralité restent
des traits marquants.

Page 12 : La montée du salariat


Au-delà de la répartition des actifs dans les grands secteurs d’activité, une autre
grande évolution touche le travail au XIXe s. : la montée du salariat. Celui-ci désigne
un mode d'organisation du travail basé sur la relation entre un travailleur qui loue sa
force de travail à un employeur en échange d’une rémunération (salaire). Ce mode
d’organisation existe bien avant le XIXe s. sous des formes diverses, mais il devient
progressivement la catégorie juridique dominante du monde du travail.

12
Source : Marchand Olivier. Salariat et non-salariat dans une perspective historique.
In: Economie et statistique, n°319-320, Décembre 1998. pp. 3-11.
La part des salariés dans la population active passe selon les estimations de 48,3% en 1851
à 59,2% en 1911. Mais il s’agit d’une moyenne : dans le même temps, ce taux passe pour les
actifs non-agricoles de 59,5% à 80,2%. En dehors de l’agriculture, qui connaît à notre période
une évolution inverse (la diminution du nombre et de la part des salariés), le salariat est donc
le mode dominant de l’organisation du travail à la fin du XIXe s. Son essor a donc à voir avec
l’organisation socioéconomique des secteurs secondaires et tertiaires, notamment avec
l’affirmation de l’organisation capitaliste de ces secteurs. Rappelons que le capitalisme, dans
sa définition la plus simple, désigne un régime économique et social dans lequel les capitaux,
source de revenu, les moyens de production et d'échange n'appartiennent pas à ceux qui les
mettent en œuvre (les travailleurs). L’essor du salariat a donc partie liée avec celui du
capitalisme.

Page conclusive
La présentation de ces grandes évolutions du travail et de la population active nous amène
pour conclure ce premier à cours à rappeler les thématiques que nous aborderons par la
suite :
• Quels sont les facteurs qui permettent d’expliquer ces évolutions ?
• Quels impacts ces évolutions ont-elles eu sur les conditions de travail et de vie
des classes laborieuses populaires, et sur les di\érentes catégories qui la
composent (femmes, étrangers) ?
• Quelles réponses ont-elles provoqué de la part de ces dernières (les luttes
populaires et politiques pour l’amélioration de ces conditions, les
mouvements sociaux) et de la part de l’État (les politiques sociales) ?
• Quel lien peut-on faire entre les questions du travail et des conditions de vie des
classes populaires avec l’histoire politique du pays ?
Les 5 prochains cours prendront comme entrées les grandes catégories de travailleurs en
fonction de leurs branches d’activité :
- Le travail ouvrier
- Le travail agricole
- Le travail domestique
- Le travail des employés (dans les services)
- Le monde de la boutique

13

Vous aimerez peut-être aussi