Villemain. Tableau de L'éloquence Chrétienne Au IVe Siècle. 1854.

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Paris.— Imprimerie Bonaventure et DucessoU, d i, [liai I
TABLEAU

L'ÉLOQUENCE
CHRETIENNE

AU 11 SIECLE

M. VILLEMAIN

Nouvelle Edition, revae et corrigée

Du Polythéisme. De la Philosophie stoïque.

Des Pères de l'Eglise grecque :


St Athanase.^ St Grégoire, St Basile, St Jean
Chrysostome,. etc., etc.
Des Pères de l'Église latine:
St Hilaire, St Ambroise.St.leiome, St Augustin
etc., etc.

De l'empereur Julien. De Symmaque et de


St Ambroise.

49*
PARIS 5.7- ¥d
DIDIER, LIBRAIRE -EDITEUR
35, '."' W DES \!i.I STINS

1854
,

PREFACE
DE L'ÉDITION DE 1849.

En voulant publier aujourd'hui de nouveau ce que


j'avais écrit , il y a bien des années , sur deux époques de
la vieille société romaine et du génie chrétien dans ses
commencements, j'ai senti ce qui manquait à ce travail,
accueilli d'abord avec faveur. Étendue des recherches ou
importance des vues , rien dans mes premiers essais ne
répondait suffisamment à la grandeur du sujet ; mais on
crut y reconnaître ,
quand ils parurent , le sentiment vrai
d'une littérature alors presque oubliée, et la reproduction
expressive de quelques types originaux que depuis long-
temps on ne regardait pas. Cela suffisait, à son heure,
pour attirer quelques moments l'attention publique
emportée par tant d'objets. 11 faut le dire encore la pré- :

occupation politique, qui souvent distrait des lettres, y


ramenait cette fois. Dans les controverses d'il y a
vingt ans, quelques esquisses de la lutte des opinions au
u" et au iv
e
siècle intéressaient la curiosité et même la

passion , en leur montrant la stérilité des efforts humains


pour refaire les temps qui ne sont plus.
Une autre dispositionplus calme un , mouvement
d'étude , un goût de poésie faisait rechercher tout ce qui
dans d'autres époques avait rajeuni la pensée et varié les

formes de l'imagination. Quelques exemples d'inspiration


et d'éloquence, puisés dans les monuments de la science

théologique , devenaient une nouveauté pour les lettres


11 PREFACE.

el une nouveauté conforme à l'état des esprits. Quelques


traits choisis de la transformation du polythéisme, l'image
de ses efforts contradictoires pour s'épurer par la morale
et s'aviver par la superstition , l'idée du progrès social
mêlé dès l'origine à la ferveur spéculative de la foi chré-
tienne, attachaient à la lecture de mes considérations sur
Symmaque Ambroise, sur Julien et Marc-Aurèle,
et saint

sur la philosophie stoïque comparée au christianisme du


même temps. Quelques souvenirs de la vie quelques ,

analyses du génie de de saint Grégoire


saint Athanase ,

de Nazianze et de saint Basile de saint Chrysostome, ,

de Synésius de saint Jérôme et de saint Augustin,


,

plaisaient d'autant plus que ma fidélité laïque et litté-


raire laissait aux pensées recueillies dans leurs ouvrages
la hardiesse et la poésie ,
que les scrupules trop res-
pectueux du xvu c siècle croyaient devoir affaiblir, et
que le siècle suivant avaient dédaignées. On me savait
gré d'un jugement plus libre et d'une admiration impar-
tiale , et par divers motifs , on approuvait cet essai dans
une voie nouvelle.
Mais depuis, les esprits ont fait de grands pas dans cette

voie, même en paraissant occupés de toute autre chose.


Le sentiment religieux est devenu plus sévère. L'érudition
a pris plus de place dans les lettres. Ce besoin d'examen
ne saurait être satisfait par l'étude seule des beautés mo-
rales qui animaient l'éloquence de quelques hommes puis-

sants par la conviction et les œuvres. Et dans un temps où


lesmonuments de cette éloquence redeviennent pour des
communions dissidentes un objet de méditation dogma-
tique , toute autre manière de les considérer peut paraître
étroite et superficielle. Il ne faut pas y renoncer cepen-
dant. On ne peut méconnaître qu'il y a dans les pères de
l'Église encore autre chose que la doctrine théologique
et que cela fut un des instruments de leur puissance. De
même qu'après le moyen âge , diverses sciences morales
que la théologie avait attirées, et comme enveloppées,
n'ont pris leur grandeur qu'en se séparant d'elle, ainsi des
controverses religieuses du iv
e
siècle on peut tirer tout un
ordre de vérités historiques qui marquent le travail de la

raison commune en même temps que


, le bienfait de la

loi chrétienne. Seulement, pour traiter ce sujet, il ne suffi-

rait pas de développer, comme je l'ai fait, mon premier


travail , d'y comprendre d'autres noms de la même épo-
que, de peindre avec plus de détail quelques grands ca-
ractères et de multiplier les témoignages de leur action
,

immédiate sur les âmes et de l'immortelle grandeur qui


reste à leurs écrits. Il aurait fallu entreprendre davan-
tage , raconter la lutte des deux sociétés dans tous les
rangs et sous toutes les formes , dans le pouvoir et dans
le peuple , dans la législation , la philosophie , les lettres,

à travers cette variété de climats, de conditions sociales et


d'instincts indigènes, que rassemblait l'étendue de l'empire.
Dans un tel enchaînement de faits et d'idées la parole ,

des orateurs sacrés . au lieu d'être le sujet d'une étude ,

serait un des événements d'un vaste récit, ou plutôt en serait

l'âme. On ne
semblerait pas citer par fragments leur génie ;

on entendre leur voix pour accuser ou pour défen-


ferait

dre, pour consoler, pour secourir au milieu de ce monde


mobile et passionné d'Alexandrie, d'Antioche, de Car-
tilage , de Milan. La vie romaine du iv
e
siècle se déploie-

rait comme drames de la muse antique sur un


ces grands
théâtre ouvert et retentissant que dominait de son har- ,

monie le chant religieux du chœur redisant aux puissants


et au peuple des conseils de prudence et de vertu.
Dans un tel tableau, faitpour montrer avec éclat ce que
sentaient diversement les âmes sous l'inspiration et le joug
de la plus grande révolution, celle de la société, de la
nation et de l'homme intérieur, tout ce que l'érudition a
IV PRÉFACE.

recueilli sur les incidents de ce combat universel devrait


trouver place. Métaphysique et archéologie, sciences et
monuments des arts, tout devrait servir à expliquer cette

lente décomposition du polythéisme , dont les traits

généraux sont faciles à saisir, mais qui offrit dans ses


détails tant de singularités philosophiques. En même
temps le travail opposé, le progrès de la foi chrétienne,
son mystère et sa publicité, toute cette peinture non pas
de l'ordre ecclésiastique seulement , mais de la société
chrétienne, de ses colonies dans le monde, devrait être le
commentaire de sa littérature nouvelle, de cette littéra-
ture de tribune et de solitude, vraiment originale dans ce
qu'elle rendait au monde et dans ce qu'elle lui donnait
pour la première fois.

Mais ce plan , dont j'ai rempli quelques parties , dépas-


sait ma faiblesse. M'atiachant surtout à ma première pen-
sée, l'étude des lettres chrétiennes dans un siècle d'en-
thousiasme et d'art, je l'ai développée par des applications
du même ordre, sans prétendre en faire sortir un ouvrage
complet et nouveau. Ce n'est donc toujours qu'un essai
sur un des caractères d'une grande époque de l'humanité,
sur l'éloquence chrétienne dans l'Église, déjà puissante au
milieu de l'ancien monde. Seulement j'ai expliqué davan-
tage ce que j'admirais. A ces orateurs sacrés dont les noms
sont partout, que l'imagination croit connaître, sans qu'on
les ait lus, j'en ai joint quelques autres moins grands par
le génie, mais non moins instructifs. J'ai mêlé plus sou-
vent la peinture des mœurs à l'histoire des idées, et mieux
marqué dans le rapport des deux Églises , l'autorité de
l'Occident et le génie de l'Orient,
On ne s'étonnera pas de ce développement nouveau
parmi beaucoup d'autres ajoutés à ma première étude.
L'événement qui a fait naguère l'admiration des peuples
civilisésla grande pensée du ponlife qui est venu bénir
,
PREFACE. V

et sacrer non pas un conquérant à Notre-Dame mais h


, ,

principe de la liberté moderne dans le monde, et avec elle


les États fondés sur sa puissance, ce spectacle si nou-

veau ne peut laisser personne indifférent. 11 écarte la

controverse , il rend la défiance injuste autant que super-


flue. Il montre que ce qui est donné de respect à l'au-
torité religieuse, loin d'ôter quelque chose à la liberté qui,

comme elle , est une force morale, lui apporte une sanc-
tion de plus.
Devant cet exemple, qui ne paraît une innovation que
parce qu'il est un retour à l'inspiration la plus antique
de la loi chrétienne, pouvait-on craindre de redire com-
bien la primauté spirituelle de Rome avait été dès l'ori-
gine le secours de tous les opprimés? Le pouvoir qu'elle
dut exercer au nom de la charité, sur la force et l'igno-
rance , ne se conçoit-il pas mieux ,
quand on voit l'ascen-
dant qu'elle peut prendre au nom de l'équité sociale sur
la civilisation avancée de notre âge? Et ne sent-on pas
davantage combien ce secours apostolique , cet édit de
justice et d'humanité qui partait de l'Église était précieux
pour la défense d'une ville de Grèce et d'Asie, quand on
le voit aujourd'hui même si puissant et si nécessaire
pour émanciper graduellement les peuples d'Italie? Puisse
la souveraineté pontificale garder ce caractère, et achever
ce qu'elle a commencé! et pour cela qu'il ne lui soit pas
demandé et qu'il ne soit pas exigé d'elle ce qui n'est pas
dans la raison des choses î

Rome ne peut redevenir la capitale politique d'un grand


État, précisément parce qu'elle doit rester la métropole
religieuse du monde. Le jour où le pontificat suprême
lui a été donné, il a été entendu qu'elle n'aurait plus ni
sénat dictatorial ni forum. Si, depuis quinze siècles, la

souveraineté laïque n'a pu demeurer à Rome à côté de la

tiare , si le droit ni la conquête n'ont pu l'y maintenir, si


le pouvoir impérial s'est toujours retiré de force ou de gré
à Constantinople, à Milan, à Ravenne, au lieu où le

pape n'était pas, la puissance élective de la législature,

celte grande part de la souveraineté moderne ne saurait ,

non plus s'établir au lieu où pape doit régner. Le sou-


le

verain pontife qui n'est prince que pour être libre, et


pour ne donner à aucun territoire étranger le privilège de
sa présence, à aucun pouvoir le droit de le protéger, peut
se montrer dans le gouvernement temporel de sa grande
cité romaine le plus sage des princes. Il peut accueillir
toutes les réf rmes d'équité , d'ordre , de progrès social.
Il peut donner bux provinces de l'État romain des libertés
locales, une administration civile. Mais il ne peut pas
constituer à Rome une tribune et tout l'appareil du gou-
vernement représentatif. Il ne doit pas plus être le sfat-
houder d'une démocratie, que le kalife doublement
absolu d'un grand État. Si une autre volonté que la sienne
pouvait disposer de Rome, Rome ne serait plus un asile
inviolable et neutre. Ceux qui soutiennent le plus la con-
dition indéfectible de la chaire apostolique n'ont jamais
prétendu que sa puissance temporelle fût infaillible. Mais
il faut qu'elle soit indépendante. Si on ne peut la conce-
voir étendue au loin et ralliant l'Italie sous une domination
unique, on la concevrait moins encore soumise à l'ascen-
dant d'une assemblée nationale, et suivant , comme par
l'inspiration d'un nouvel esprit saint, toutes les phases
d'un gouvernement de majorité.
Que le goût de l'uniformité constitutionnelle ne fasse

pas méconnaître certaines lois de la nature humaine et


de l'histoire! Un écrivain sceptique du dernier siècle ob-
servait qu'en général, le pape, comme souverain temporel
par les conditions ordinaires de son élection, de sa per-
sonne et de son pouvoir, échappait au plus grand nombre
des inconvénients et des vices de la souveraineté absolue.
Qu'à ce privilège insuffisant aujourd'hui pour des ,

yeux plus difficiles, viennent se joindre par la main d'un


grand pontife des réformes durables un exemple im- ,

mortel qui sera de l'avenir, voilà ce que doit


la tradition

souhaiter l'Europe pour l'avancement de l'Italie Pie IX !

n'est pas Rienzi , et ne doit pas lui faire place ; car Rienzi
même , sous une forme plus moderne ne , serait pas au-
jourd'hui dans Rome plus puissant et moins éphémère
qu'au moyen âge.
La tribune impérissable de Rome , celle que l'épée ne
brise pas, qui survit à la force barbare et à la force éclai-
rée ,
qui arrêtait Attila , et dont la résistance préparait la

chute de Napoléon , c'est la chaire pontificale s'adressant

à tous du sein de la grandeur ou de la captivité , du Vati-


can ou de Fontainebleau.
Que sous cet abri s'affermissent des libertés publiques ,

une administration civile! Mais que jamais le peuple de


Rome ne veuille ,
par l'agitation , asservir son Église! car
s'il triomphait , il perdrait son droit le plus précieux
celui qui a couvert et favorisé les progrès heureux de
l'Italie. Il tomberait dans cette anarchie exposée à tous
les hasards , telle que la vit le commencement du moyen
âge ; ou il essayerait encore cette représentation républi-
caine de 1798, qui ramènerait pour lui César, ou même
sans César une armée étrangère. Rome est un but d'am-
bition trop grand pour rester hors d'atteinte , s'il n'est
sacré ne peut l'être qu'en la personne du pontife,
; et il

et pour la défense de ceux qui entourent son pouvoir d'un

respect religieux. Rome si elle n'est la cité du pape ,

heureuse est une capitale sans empire


et libre par lui ,

et , comme on du temps d'Àlaric la tète coupée


le disait ,

de l'ancien monde. Il vaut mieux qu'elle soit l'âme de la


société moderne. Le succès paisible d'une grande œuvre
est à ce prix. La main qui bénit est celle qui peut affran-
chir sans retour. Tout ce qui peut être t'ait de grand par
le courage et par la pensée, il donné dès long-
avait été
temps à la France d'en offrir l'exemple au monde. Mais
cet exemple ne suffisait pas pour étendre à d'autres
peuples les institutions de la France. Il fallait pour l'Italie
une consécration qui sera d'autant plus puissante, que
l'autorité d'où elle émane demeurera souverainement
libre et respectée.
P. S. Ces pages étaient imprimées et près de paraître
au mois de février de l'année dernière. En les publiant au-
jourd'hui je ne crois pas devoir y rien changer non que
, ,

je ne sente combien ma prévoyance était courte. Mais sur


un point du moins elle me semble plus confirmée que
démentie par les événements. La pensée qui ne séparait
pas Rome de l'inviolabilité pontificale et ne croyait pas
qu'elle pût devenir la capitale républicaine d'une Italie
nouvelle est toujours vraie; et les raisons n'ont pas
changé ,
quoique Pie IX soit à Gaëte.
DU POLYTHEISME

LE PREMIER SIÈCLE DE NOTRE ÈRE

TABLEAU DE L'ELOQ. CI1R.


D[] POLYTHEISME

LE PREMIER SIÈCLE DE NOTRE ÈRE.

L'histoire du polythéisme serait infinie : le tableau seul


de sa longue décadence est difficile à retracer. Il faut ce-
pendant, pour concevoir quelle fut la tâche accomplie par
les premiers défenseurs du christianisme, chercher ce
qui les précède et ce qui les entoure ; il faut parcourir
1 état religieux et moral de l'ancien monde, pour juger
quelle résistance il opposait, ou quels secours il pouvait
offrir à la prédication d'un nouveau culte.
La lutte savante et prolongée du christianisme contre
les restes de la superstition païenne fera ressortir, dans
les siècles suivants, les principaux caractères et les al-
térations diverses du paganisme. Mais cette manière de
le connaître et de l'étudier nous tromperait sur l'état

véritable où se trouvaient les croyances humaines à la


première époque de l'Évangile, avant que la théurgie,
venant au secours du polythéisme, eût essayé de le refaire,
pour le défendre. Ce qu'il importe de remarquer d'abord,
c'est l'état où le christianisme surprit le monde.

Quand la lumière de la loi nouvelle se leva sur l'Asie,


les Romains, devenus le peuple dominateur, voyaient de-
•1 DU POLYTHEISME.

puis longtemps s'affaiblir leurs antiques croyances. C'est


une circonstance remarquable que l'affaissement du ,

paganisme,et non-seulement l'incrédulité aux faux dieux,

mais l'incertitude sur l'existence d'une nature divine, re-


montent aux plus belles époques de Rome.
Cette révolution fut d'abord lente et presque impercep-
tible. Les dogmes religieux étaient à Rome sous la garde
de l'inquisition politique; on y croyait comme à la patrie;
on les observait comme une loi tutélaire de l'État. Le com-
merce des Grecs vint tout changer ils arrivèrent avec leurs;

systèmes de philosophie si libres et si variés; et, dans le

temps même où Polybe admirait la superstition des Ro-


mains, déjà les poètes de Rome, dans leur verve un peu
rude, se permettaient d'étranges libertés. Lucile, l'ami de
Scipion et le premier satirique de Rome se moquait des ,

dieux à peu près autant que des hommes.


Dans un entretien 1
qu'il supposait entre les habitants

de l'Olympe, il les faisait plaisanter eux-mêmes sur ce


titre de père que les hommes leur donnaient à tous in-
distinctement. Dans Athènes, le philosophe Stilpon avait
été banni par sentence de l'Aréopage, pour avoir osé dire
que Minerve du Parthénon n'était pas une divinité,
la

mais l'ouvrage de Phidias; à Rome, Lucile se moquait


impunément des Romains prosternés devant ces vains
simulacres imaginés par Numa; et il compare leur idiote
2
terreur à celle des petits enfants qui prennent pour des

1. Nemo sit nostrùm quin Pater optimu' divùni,

Ut Neptunu' pater, Liber, Saturnu' pater, Mars,


Janu', Quirinu' pater, nomen dicatur ad unum.

2. Terricolas lamias Fauni quas Pompiliique


Instituere Numae, tremit lias, hic omnia ponit,
Ut pueri infantes credunt signa omnia ahena
Vivere, et esse homines; sic isthaec omnia ficta
Vira putant: credunt signis cor inesse ahenis;
Peraula nictorum veri niliil; omnia ficta.
:
DU POLYTHEISME. 5

hommes en vie toutes les statues d'airain qu'ils aperçoi-


vent. Ainsi croulait l'idolâtrie des Romains , à mesure
qu'ils sortaient de leur première ignorance.
Lucrèce fut plus savant et plus hardi que le vieux Lu-

cile.Son ouvrage, considéré comme un monument his-


torique, est une grande preuve de la décadence du pa-
ganisme chez les Romains. Les idées philosophiques ne
tombent dans le domaine du poète qu'après avoir long-
temps occupé les esprits. Lucrèce écrivait, nous dit-il,
pour dégager les âmes de la chaîne des religions pour 1
,

relever les courages abattus par la terreur, pour faire


cesser ces offrandes de victimes que les hommes trem-
blants prodiguent au pied des autels.
Ce ne sont pas précisément des dieux vengeurs du
crime et soutiens du remords que Lucrèce veut faire
disparaître : ce sont ces divinités fantastiques et capri-
cieuses qui, aux yeux du polythéiste, peuplaient l'uni-
vers comme autant de mauvais génies avec lesquels
on n'était assuré d'aucun repos, et qui se jouaient inces-

samment du sort et de la vie des hommes. Ce qu'il at-

taque, c'est, pour ainsi dire, cette sorcellerie mytholo-


gique dont l'univers était infatué, alors que la fièvre et la

peste avaient leurs temples, et qu'il n'y avait pas de grotte,


de forêt, de lac, qui ne parût receler quelque divinité.
Mais Lucrèce ne s'arrêtait point là. Disciple passionné
d'Épicure , nourri de tous les écrits de cette Grèce qui
avait épuisé tour à tour la fable et le scepticisme , il ne
voit dans l'univers et dans l'homme que la matière. Il dé-
truit toute spiritualité , toute liberté , toute conscience
sans s'inquiéter s'il rendra l'homme plus raisonnable ou
plus méchant.
On peut croire que ces opinions, empruntées par le

1. Religionuui aninios nodis exsolvere pergo. (Lucr., li)>. 1/


6 DU POLYTHÉISME.

poëte romain à Grèce oisive et subjuguée, prirent un


la

plus dangereux caractère en venant se mêler à la puis-


,

sance de Rome. Sans doute les passions de quelques


hommes s'accommodent tout aussi bien ,
pour faire le

mal , d'une croyance que d'une impiété. Le sauvage et


illettré Marius ce pâtre d'Arpinum
, instruit dans son ,

enfance à quelques pratiques d'idolâtrie grossières, ne


connaissait guère le poème de Lucrèce, et n'avait pas
besoin d'être matérialiste pour être cruel et sans pitié.

Sylla, savant et poli, croyait aux songes, et, dans le péril

d'une bataille , adorait une petite divinité dont il portait


sur lui l'image; il n'en fut pas moins aussi féroce et plus
implacable que Marius lui-même.
Toutefois, quelle que fût la superstition diverse, mais
égale de Marius ou de Sylla , l'incrédulité grecque la ,

philosophie d'Épicure une fois accueillie par l'activité


,

malfaisante des Romains s'envenima de tous les vices


,

des oppresseurs du monde. Dans les écoles d'Athènes ou


de Corinthe, un philosophe épicurien, un cynique, un
péripatéticien , discutait ingénieusement sur le vice , sur
la vertu, sur l'âme, sur les dieux. Tout cela n'était qu'un
jeu de l'esprit grec. Mais , à Rome ces patriciens si ri-
,

ches, effrénés dans leurs voluptés comme dans leur pou-


voir, en trouvant la doctrine d'Épicure parmi les arts de
la Grèce, qu'ils appelaient à eux comme un plaisir, tirè-

rent de leur science nouvelle un raffinement de cor-


ruption, de luxe et de cruauté. Le scepticisme d'un phi-
losophe grec sur l'existence des dieux, sur la réalité de la
justice, fut mis plusieurs fois en action par un proconsul
de Rome inique et spoliateur, dont l'impiété lucrative
pillait les temples de Grèce ou d'Asie.
Cette doctrine était au profit des ambitieux qui vou-
laient opprimer leurs concitoyens ; car elle inspirait la

mollesse et l'indifférence, le dégoût des périls publics et


DU POLYTHÉISME. 7

des vertus qui maintiennent la liberté d'un peuple. Ces


jeunes patriciens efféminés et sanguinaires , ces satellites
de Catilina qui vivaient dans la pratique de toutes les in-
famies et de tous les crimes, et que les historiens nous
représentent comme une bande de malfaiteurs autorisés
dans Rome; ces impurs héritiers des plus illustres Ro-
mains n'avaient pas d'autre doctrine qu'un épicuréisme
grossier et César, qui les protégeait, et qui voyait en eux
;

le séminaire d'une tyrannie future, se servit de ces mêmes


opinions pour défendre dans le sénat romain la conju-
ration et ses chefs ; il déclara 1 que tout finissait à la mort ;

que l'âme et le corps s'anéantissaient à la fois et qu'il ,

n'y avait au delà du tombeau ni joie ni douleur. Caton


défenseur de la liberté et des anciennes mœurs, repoussa
l'opinion de César, sans lui opposer aucune tradition re-
ligieuse. N'est-il pas visible par ce mémorable exemple,
que le polythéisme avait dès lors perdu toute autorité
sur les esprits éclairés, et que cette incrédulité, qui dans
quelques hommes vertueux se bornait au mépris des su-
perstitions populaires, allait dans les autres jusqu'à l'ex-
tinction de tout sentiment moral et religieux?
Le grand orateur qui combattit avec tant de force l'in-
dulgence intéressée de César pour les mauvais citoyens
et qui repoussa cette doctrine de crime et d'impunité,

en invoquant sur les traîtres la vengeance des dieux et


des lois, Cicéron s'exprime comme César dans une occa-
sion non moins publique, dans une cause plaidée de-
vant les magistrats du peuple, la défense du jeune
Cluentius ; il traite de fable et d'ineptie la croyance que
l'on puisse souffrir dans un autre monde ; il voit dans la

mort l'anéantissement de toute sensation , et allègue à

cet égard l'opinion universelle.

I. Sali., \nCattlin. bello.


8 DU POLYTHÉISME.

On nous objectera des foules d'autres passages où


Cieéron reconnaît et espère un avenir éternel. Flottant
et indécis entre les philosophies diverses , ce beau génie
recevait toutes les idées qu'il pouvait orner de son élo-
quence; et sans doute, celui de tous les systèmes qui
convient le plus à l'imagination comme à la vertu avait
droit de le séduire. Comment Cieéron n'aurait-il pas
aimé la croyance qui lui inspira ce Songe de Scipion ,

où l'immortalité de l'àme se confond si naturellement


avec celle de la gloire ? Mais nous avons voulu seulement
indiquer par un exemple que le spiritualisme n'était à
sesyeux qu'une belle conjecture, qu'il n'appuyait sur
aucune tradition religieuse, et qui de son temps était

généralement regardée comme une fable.

Quant à son opinion sur les dieux du paganisme , elle

semble également varier selon qu'il parle en orateur,


qu'il discute en philosophe ou qu'il s'épanche avec ses
amis dans la libre confiance d'un commerce familier.
Orateur, il emploie les pieuses croyances, l'intervention
miraculeuse des dieux , l'inviolabilité des autels, la sain-
teté des rites antiques. Poursuit-il Verres , son ardente
prièrefait descendre tous les dieux autour du tribunal

pour accabler un spoliateur sacrilège. Défend-il Fon-


teius , il invoque sur lui les mains tutélaires d'une sœur
qui veille à la durée de l'empire et des feux de Vesta.
Mais dans ses ouvrages philosophiques , Cieéron , libre

et ingénieux disciple des Grecs, ne voit plus dans la

mythologie vulgaire qu'un tissu de fausses traditions ou


d'allégories mal comprises. Bien que la diversité des
opinions qu'il prête à ses interlocuteurs laisse quelque-
fois une sorte d'incertitude sur sa propre pensée, il est

clair qu'il n'admet rien du polythéisme. Ses ouvrages


ne sont à la vérité que des analyses contradictoires
de toutes les opinions déjà répandues dans la Grèce ;
DU POLYTHEISME. 9

mais on ne peut douter que Cicéron , leur donnant


le crédit de son nom et la popularité de son éloquence ,

n'ait puissamment contribué à détruire dans sa pa-


trie l'ancien système religieux, dont ces opinions mon-
traient le ridicule et l'insuffisance. À travers quelques
précautions qui semblent des égards pour la croyance
reçue de l'État , les Tusculanes et la Nature des
Dieux renversent du paganisme, et le ré-
tout l'édifice
duisent à des fables ou à des symboles. Le traité de la
Divination ouvrage moins spéculatif et moins imité
,

des Grecs , n'est qu'une longue dérision d'une des


parties les plus essentielles du culte public romain ,

des auspices, auxquels Cicéron lui-même présidait, et


dont il recommande d'ailleurs l'emploi comme utile à la

république. Toutes les espèces d'oracles et de prédic-


tions, toutes les fourberies des prêtres païens et toutes
les sottises de la crédulité humaine sont attaquées dans
le second livre de ce singulier ouvrage, avec une har-
diesse que Cicéron ne cache plus sous le nom d'un inter-
locuteur étranger, mais qu'il avoue librement pour son
compte. Le cynique OEnomaùs et la foule d'auteurs grecs

qui , suivant Eusèbe , avaient écrit contre les oracles


n'avaient pu mieux faire que Cicéron dans cet ouvrage.
Les paroles par lesquelles il le termine semblent une
profession de théisme opposée aux fables du polythéisme
et aux vaines terreurs du vulgaire.
« Parlons avec vérité, dit-il; la superstition répandue
chez les peuples a opprimé presque toutes les âmes et
s'est emparée de la faiblesse humaine. Nous l'avions dit
dans l'ouvrage sur la Nature des Dieux, et nous l'avons
plus particulièrement démontré dans ce dernier écrit
convaincus comme nous le sommes que nous aurions
fait une chose utile à nos concitoyens nous-mêmes,
et à
si nous avions déraciné une telle erreur. Cependant (car
10 DU POLYTHÉISME.

sur ce point je veux que ma pensée soit bien comprise),


la chute de la superstition n'est pas la ruine de la reli-
gion. 11 est d'un sage de maintenir les observances insti-

tuées par nos aïeux dans les sacrifices et les cérémonies


publiques; et l'existence d'une nature éternelle, la né-
cessité pour l'homme de la reconnaître et de l'adorer
est attestée par la magnificence du monde et l'ordre des
choses célestes. Ainsi, de même qu'il faut propager la

religion qui se lie à la connaissance de la nature, il faut


arracher toutes les racines de la superstition. »

On ne peut confondre ce langage avec celui de Lucrèce,


qui prétendait également délivrer les âmes des terreurs
imbéciles de la superstition. Une cause première, une
nature divine remplace ici le mouvement inexplicable

des atomes d'Épicure. Était-ce le terme où s'arrêtaient


les pensées de Cicéron? Son esprit était-il étranger à
toute croyance superstitieuse ? Consultons ses lettres
monument si vrai de toutes les faiblesses de son âme
mobile et passionnée. Àpprendrez-vous quelque chose
par ce billet familier où Cicéron , annonçant à sa femme
qu'il vient d'être malade, ajoute ces paroles assez cu-
rieuses? « J'ai été soulagé si vite, qu'il semble que quel-
que dieu m'ait guéri ; aussi ne manquez pas d'offrir, avec
le soin pieux et la pureté qui vous est ordinaire , un
sacrifice à ces dieux, c'est-à-dire à Esculape et à Apol-
lon. » Mais ce passage est-il sérieux? nest-ce pas quel-
que allusion légèrement ironique comme celle de So-
crate ordonnant d'immoler un coq à Esculape ? Voilà ce
qu'il est difficile de deviner à coup sûr.
Dans le iv
c
siècle , un des apologistes du christianisme,
Lactance , accusait Cicéron , tantôt de complaisance
pour les superstitions de son temps, tantôt de compli-
cité dans ces mêmes erreurs. « Cicéron , lui dit-il

que n'essayais-tu d'éclairer le peuple ? Cette œuvre était


DU POLYTHÉISME. 11

digne d'exercer ton éloquence. Tu ne devais pas craindre


que la parole te manquât dans une cause si juste, toi
qui en défendis si souvent de mauvaises avec tant d'a-
bondance et de vigueur. Mais, apparemment, tu redoutes
le cachot de Socrate et tu n'oses prendre en main la
,

défense de la vérité. » Ailleurs, l'accusant d'avoir cru


lui-même à la vérité des apothéoses, Lactance cite ces
paroles que Cicéron avait écrites dans sa douleur, après
avoir perdu sa fille « Si jamais créature mérita d'être
:

divinisée sans doute c'est Tullie et je ferai cela pour


, ;

elle. toi, la plus vertueuse et la plus éclairée des


femmes, avec l'approbation des dieux immortels, te
plaçant aux cieux qu'ils habitent, je te consacrerai
dans la croyance de tous les mortels 1 . » Mais ce dé-
lire d'une imagination vive et tendre, ce paganisme
ùe l'amour paternel ne prouve rien sans doute sur
la croyance de Cicéron aux fables de l'antiquité; tous
ses ouvrages philosophiques sont là pour le démentir.
Il était de la religion qu'avait annoncée Socrate; il con-
tinua cette belle tradition des vérités morales; il en était

l'interprète éloquent et convaincu; mais, fidèle observa-


teur des lois de son pays, passionné pour les institutions

et lesexemples d'une république qu'il voyait disparaître,


cherchant sa force dans les souvenirs du temps passé, il
eût craint de détruire, et quelquefois il défendait, un culte
qu'il croyait gardien du patriotisme de Rome ,
parce qu'il
en avait été contemporain.
Ainsi, les hardiesses du philosophe étaient réprimées
par la prudence de l'homme d'État précaution faible :

Quod si ullum unquam animal consecranchim fuit, illud profecto


1.

Quod quidem faciam tequc omnium optimam doctissimamque,


fuit, etc. ,

approbantibus diis immortalibus ipsis, in eorum cœlo locatam ad opi-


nionem omnium mortalium consecrabo. (Cicer. Fragm. philosoph.
12 DU POLYTHÉISME.

et peu durable ,
quand elle n'est pas sincère. Les ou-
vrages de Cieéron n'en sont pas du moins la preuve
décri profond où était tombé le polythéisme parmi les
esprits éclairés. Vainement Cieéron, par une contradic-
tion plus commune qu'on ne croit, reproche à la jeune
noblesse de Rome d'abandonner le soin des auspices de ,

ne plus remplir les fonctions augurâtes : elle lisait le


traité de la Divination ; et les plaisanteries de Cieéron
décréditaient ses conseils.
Ce n'était pas seulement l'indépendance d'esprit, le

raisonnement subtil et moqueur qui resserrait chaque


jour le champ de la crédulité païenne. La cupidité y con-
tribuait, comme le bon sens : Cieéron nous le dit, en
l'approuvant. Malgré la facilité du polythéisme à rece-
voir de nouveaux dieux , et l'orgueil même que Rome
tirait de cette adoption, les chevaliers qui avaient la

ferme des impôts dans les contrées soumises à Rome,


en dehors de l'Italie, voyant qu'aux termes d'un édit des
censeurs les terres dépendantes des temples des dieux
étaient exemptes de la taxe foncière, s'opposaient à la
reconnaissance des divinités nouvelles, et par exemple
contestaient en Grèce les honneurs divins rendus à Tro-
phonius. « Ne deviennent jamais dieux immortels, di-
saient-ils
1
, ceux qui furent des hommes. » Et sur ce
principe bien contraire à tout le paganisme, ils soumet-
taient à l'impôt les terres de l'oracle thébain.
On ne peut douter que cette même époque de froi-
deur et de scepticisme n'ait vu tenter quelque effort
pour réformer le culte païen , et le rendre plus satisfai-

1. An Amphiaraus erit deus , et Trophonius? Nostri quidem publi-


cani, quum essent agri in Bœotia deoriim immortalium excepti lege cen-
soria, negabant immortales esse ullos qui aliquando boulines fuissent.
Gic. de Nat. deor., lib. III., cap. xix.)
DU POLYTHEISME. 13

sant pour la raison. Je n'en voudrais d'autre preuve


que l'ouvrage de Vairon des Antiquités romaines. Il

est visible, par les extraits de saint Augustin, que


Vairon ne se bornait pas à retrouver d'anciennes tra-
ditions locales, et qu'il les ramenait à un point de vue
philosophique peu favorable aux superstitions popu-
. laires.

L'ouvrage entier était partagé en quarante et un livres.


Ceux qui touchaient à la religion étaient placés les derniers,
par la raison, disait l'auteur, que les États se constituent
avant de se donner une religion. Il divisait la théologie,
ou connaissance des dieux, en trois espèces différentes
qu'il appelait mythologique, naturelle et civile. « La

première, disait-il, renferme beaucoup de fables con-


traires à la majesté et à la nature d'êtres immortels; par
exemple, qu'ils soient nés de la cuisse ou de la tête d'un
dieu, qu'ils aient commis des vols, des adultères. » La
seconde se composait des systèmes de la philosophie sur
l'essence des dieux. Enfin la théologie civile se bornait
,

à la connaissance des dieux admis par le culte public


et aux devoirs des citoyens et des prêtres pour la célé-

bration des sacrifices. « La première de ces théologies 1

disait Vairon, est faite pour le théâtre, la seconde poul-


ie monde, la troisième pour Rome. » Ainsi Varron , dans
cette partie de son ouvrage, suivait deux vues fort diffé-
rentes, et même contradictoires; il sapait la croyance et
défendait le culte. Son scepticisme avoué, ses objec-
tions et ses railleries ne tombaient, il est vrai, que sur
cette théologie poétique qu'il renvoyait au théâtre. Mais
sous ce nom, il frappait indirectement les choses même
qu'il voulait maintenir inviolables. La liaison était trop

1. Prima thoologia maxime accommodata est ad theatruni; seciinda


ad munduni-, tcrlia ad Urbem. (August.de Cuit. Vei, lib. VI.
14 DU POLYTHÉISME

intime, ou plutôt ressemblance trop marquée entre


la

les diverses du polythéisme, pour que le culte


parties
civil ne soutint pas des atteintes portées au récit mytho-

logique. Dans la première section de son vaste plan,


Varron plaçait cette foule d^ divinités dérisoires, indé-
centes que la crédulité païenne attachait à presque tous
,

les objets de la nature, à presque tous les actes de la


vie; il y tenait peu, et les abandonnait. Dans la dernière
partie, au contraire, il essayait de faire un choix et
d'établir une certitude. Il réduisait à vingt le nombre
des divinités principales, dont il formait le culte de la
cité. Mais l'interprétation philosophique venue
était

détruire d'avance cette part réservée du polythéisme.


Dans sa théologie naturelle, en effet, qui s'adressait
non plus à la patrie, mais à l'humanité, Varron arri-
vait au panthéisme à l'idée d'un Dieu âme du monde
,

ou plutôt d'un monde animé, d'une matière éternelle-


ment vivante seulement sa consolation de Romain et
;

d'antiquaire était de retrouver cette doctrine dans les

premières origines du culte national. Mais cet ancien culte


qui lui semblait plus pur , il ne pouvait le rétablir sous
la forme abstraite qu'il lui attribuait avec peu de fonde-
ment peut-être, et en prenant la simplicité des rites
pour de la croyance. Il tâchait, au contraire, de
celle
recueillir et de préserver ce vaste détail de traditions et
de cérémonies dont s'était chargée l'idolâtrie. Il avait
même consacré à cette étude un traité particulier sur
le culte des dieux, en dehors de son grand ouvrage. Et
dans ce traité en trois livres, dédié à Jules César, grand
pontife, il ramenait tout à des observances légales dont
la politique devait diriger l'usage. C'était l'inventaire

du polythéisme, etnon pas un obstacle à sa décadence.


Tel avait été le génie de Rome, au temps même où ses
mœurs étaient les plus simples- et les plus pures, d'as-
DU POLYTHÉISME. 15

servir la religion à la politique. Mais l'illusion était alors


partagée par les plus grands hommes de la république
et de communiquait à la foule des citoyens. A l'é-
là se

poque, au contraire, où le mépris d'une croyance ab-


surde vint plutôt des vices que des lumières, le poly-
théisme cessa tout à coup d'être un instrument pour la
politique et un frein pour le crime. Catilina meurtrier ,

d'un proscrit, souilla de ses mains sanglantes la fontaine


lustrale d'Apollon; César, méprisant l'anathème que la
politique du sénat avait inscrit sur le chemin d'Arimi-
nium, et franchissant, à la tête de ses soldats, cette
borne militaire qui n'était plus protégée par une reli-

gieuse croyance, pénétra sans obstacle jusqu'à la ville

sacrée, brisa les portes du temple de Saturne, comme


il aurait forcé une citadelle ennemie , et enleva le trésor
de la république inutilement placé sous la garde du plus
ancien des dieux. Phénomène remarquable, et qui
prouve y a quelque chose de salutaire dans un
qu'il
culte quelconque l'homme devint d'abord plus mé-
!

chant et plus vicieux, en cessant de croire une religion


qui semblait permettre tous les vices.
De cette profonde dépravation de mœurs , de cette in-
souciance pour les anciennes divinités d'un peuple libre,
de cette philosophie sceptique et de cette sensualité bru-
tale qui restèrent seules après tant de vertus immolées,
sortirent l'esclavage de Rome et le règne d'Octave. Au-
guste, dans sa jeunesse, avait mêlé quelquefois à la licence
de ses mœurs la dérision du culte des dieux. Suétone nous
a conservé le souvenir d'un repas de débauche, où des
femmes romaines, et quelques confidents d'Auguste, figu-
raient, avec lui, sous les noms et sous les attributs des
principales divinités de l'Olympe. Antoine, dans ses que-
relles avec Auguste, lui rappela cette voluptueuse apo-
théose; et les épigrammes du temps célébrèrent amère-
1(> Dl POLYTHÉISME.

ment 1
les soupers adultères des nouvelles divinités, et la

parodie sacrilège d'Octave représentant Apollon.


On concevra sans peine, dans un esprit aussi corrompu,
mais aussi éclairé que celui d'Octave, ce mépris pour les
fables du polythéisme, et cette fantaisie licencieuse de
doubler les dieux par une facile imitation des vices que
leur prêtait la Fable. Mais on peut croire aussi que l'idée

d'une puissance divine agissait peu sur l'âme d'Octave Cœ-


pias, du cruel et ingrat proscripteur deCicéron, du tyran
si précoce qui s'assura l'empire du monde autant par l'in-

flexible froideur de son caractère que par la supériorité


de son esprit.
Cependant lorsque, maître de Rome, il dépouilla la robe
sanglante des triumvirs, et qu'il aspira même au titre de
réformateur, le maintien de la religion et la prospérité du
culte des dieux furent au nombre de ses premiers soins.
Parmi toutes les dignités républicaines dont il formait le
mobilier de sa tyrannie, il n'oublia pas celle de grand pon-
tife. Aussitôt après la mort de l'insignifiant Lépide, qui en
avait été revêtu, Auguste se saisit de ce titre, afin d'être à
la fois chef de la religion et de l'État. Il fit relever les
temples abattus ou tombés en ruine, dans la fureur des
guerres civiles. 11 en dédia de nouveaux; il porta même la

réforme dans les croyances publiques en faisant brûler un


grand nombre de recueils d'oracles, pour ne réserver que
les livres sybillins, dans lesquels il fit un choix conforme

à sa politique. Il augmenta les collèges des prêtres; il fit

de nouveaux avantages aux vestales; il rétablit d'anciennes


cérémonies, des processions, des sacrifices annuels dans
les carrefours. Il allait assidûment au temple de Jupiter ;

et il avait ou il affectait mille superstitions sur les songes

1. Impia dum Pliœbi Caesar mcndacia ludit,


Dimi nova divorum cœnat adulteria.
Suelonius, in Auguslo.
DU POLYTHEISME. 17

et les présages. Enfin, il était hypocrite dans la religion


comme clans la politique
1
. Soupçonné d'inceste avec sa
fille, et rival débauché d'Antoine, il recommanda les

mœurs, le respect de la foi conjugale, la piété pour les

dieux.
Les heureux génies, les grands poètes que le sort avait

placés sous son règne , servirent cette pensée du maître


qui les protégeait. L'épicurien Horace chanta les dieux,
qu'il ne croyait pas ,
pour plaire à l'indigne protecteur de
leurs autels. Ces poésies charmantes, ces adulations ingé-
nieuses, qu'il jetait comme un voile sur le souvenir éloigné
des crimes d'Octave, associaient souvent la gloire du
prince et celle des dieux. Mêlant les illusions d'une poé-
tique reconnaissance à cette facilité de mensonge que don-
nait le polythéisme, il faisait entrevoir dans Auguste paci-
ficateur quelque divinité bienfaisante, et le saluait du nom
de Mercure ou d'Apollon, sans crainte de rappeler l'usur-
pation licencieuse qu'Octave avait faite des attributs de
cette dernière divinité.
Auguste voulait sans doute ranimer la religion des Ro-
mains par la célébration de la fête séculaire, dont Horace a
composé l'hymne sacré. C'était une majestueuse et tou-
chante cérémonie, que la réunion de la plus belle jeunesse
de l'empire, élevant vers les dieux ses mains innocentes ,

pour leur demander de laisser enfin reposer Rome dans la

conquête du monde, et d'ouvrir un long siècle de paix


après la génération qui venait de disparaître, emportant
avec elle la liberté romaine et la guerre civile. Mais l'en-
thousiasme manque aux vers du poète, et son hymne sacré
n'est qu'une pour Octave.
flatterie

Nous n'avons aucun des recueils et des commentaires


que de savants Romains, jurisconsultes et prêtres, avaient

1. Suetonius, in Augusto.
TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. 2
18 DU POLYTHÉISME.

écrits sur le culte des dieux, sur les anciens rites de la

patrie. On peut seulement affirmer que cette science reli-


gieuse, chargée de traditions et de subtilités, était très-
étendue, et renfermait une foule de notions ignorées de la

foule.
D'après Yarron, extrait par saint Augustin 1
, c'est mer-
veille de voir combien le culte même le plus simple , le

culte du laboureur, était complexe; comment la germina-


tion, la croissance et la maturité d'un épi de blé étaient
placées sous l'invocation d'autant de déités diversement
protectrices., et comment toutes les autres circonstances de
la culture, de la floraison, de la moisson, étaient chacune
dans le domaine d'un dieu particulier. Sans doute le paysan

d'Arpinum ou de la Sabine, attentif à ces détails de sa


religion rustique, connaissait mal d'autres côtés du culte
romain, et aurait eu peine à définir la déesse Mens invo-
quée par le penseur, ou à nommer toutes les divinités dont
le jeune patricien s'autorisait dans ses plaisirs, ou que la

matrone romainehonorait d'un culte pieux. Le polythéisme,


dans son ample et indécise liberté, renfermait en quelque
sorte non-seulement les religions des différents peuples,
mais les cultes spéciaux des diverses classes dhommes et
des professions diverses. Les noms des grands dieux cepen-
dant prédominaient, sauf quelques exceptions singulières
qui changeaient leur hiérarchie , et, par exemple, celle
qui donnait à Quirinus le pas sur Saturne même. Mais
l'idée même qu'on se faisait de ces dieux, leur légende
mystique et morale n'avait pas laissé de changer beaucoup,
de se transformer par l'interprétation allégorique, de se
restreindre par la désuétude, ou de s'enrichir par le temps.
Faits par l'imagination humaine, les dieux du polythéisme
étaient incessamment modifiés par elle. La trace de cepro-

1. Sanct. August. de Civit. Dei, lib. IV, cap. v.


DU POLYTHEISME. 19

grès et de ces variantes se trouve dans les poètes surtout,


principaux théologiens de l'antiquité et les seuls qu'elle
nous ait laissés. Les poètes du siècle d'Auguste sont des
témoins précieux sur l'état du polythéisme à cette époque.
La mythologie, qui faisait la partie principale et presque
historique des chants d'Hésiode et d'Homère, est devenue
dans Virgile un ornement ingénieux, dont l'usage , réglé
par le goût, sert à flatter l'imagination , sans inspirer ni
respect ni croyance. Cicéron s'était plaint qu'Homère eût
transporté aux dieux les passions humaines ; Virgile n'a
pas corrigé cette faute, dont la poésie ne saurait se passer;
mais il a, pour ainsi dire, poli et perfectionné les passions
qu'il laissait à ses dieux; il a retranché de leur histoire les
inconcevables aventures dont s'amusait la poétique crédu-
lité d'Homère ; il a rectifié ces vieux mensonges transmis
par la Grèce , sur le modèle que lui donnaient les idées

plus justes et les mœurs plus élégantes d'une civilisation


avancée.
On ne voit dans Virgile ni les querelles, ni les amours
du roi des dieux. Son merveilleux est à la fois plus vrai-
semblable et plus chaste. Ses dieux ont de la gravité; Vul-
cain même est ennobli dans ses vers. L'art de Virgile, et
pour accréditer la mythologie de
l'effort qu'il devait faire

son poème, ne se montrent pas moins dans ce souvenir de


la grandeur romaine dans ce nom sacré de Rome et ce
,

culte de sa gloire qu'il associe partout à celui des dieux.


Le polythéisme n'est plus qu'une tradition incertaine, que
l'on corrige à volonté et qui se conforme à l'orgueil natio-
nal et sert à la dignité de l'empire. L'ouvrage même de
Virgile semble renfermer démenti des fables qu'il ra-
le

conte, et explique la philosophie où devaient s'élever tous


que ne séduisaient plus les riantes folies du po-
les esprits

lythéisme. Je veux parler de cette sublime allégorie du


sixième chant, témoignage si remarquable du progrès
20 DU POLYTHÉISME.

qu'avait fait la raison poétique depuis Homère. Où le poète


grec n'avait placé qu'une évocation des morts, qui se re-
trouve dans les superstitions des peuples les plus simples,
Virgile déploie tout le dogme religieux des peines, des ré-
compenses et de la régénération des âmes ; il explique la

nature par une première cause, par une sorte de pan-


théisme qui rejette bien loin toutes les fables religieuses

de l'antiquité, et en même temps, docile à la politique


d'Auguste, il place dans le séjour des peines éternelles
celui qui méprise les dieux.

Enfin, le monument le plus complet qui nous reste delà


mythologie païenne, les Métamorphoses d'Ovide, semblent
le jeu d'une imagination poétique amusant des lecteurs
indifférents. Elles n'ont rien de cet enthousiasme de bonne
foi et de cette crédulité contagieuse qui , chez toutes les
sociétés naissantes, inspirent l'homme de génieet font pas-
ser dans les hymnes sacrés les traditions des ancêtres et
les antiques superstitions de la contrée. Parmi des hommes
peu cultivés, le poète qui célèbre les dieux de son pays
trouve son enthousiasme dans sa foi. Il est d'abord séduit
par ses récits; la force d'imagination qui l'a rendu poète
le livre plus qu'un autre aux croyances populaires ; il ne
cherche pas la religion pour varier ou pour inspirer ses
chants, il la mêle involontairement à tout ce qu'il raconte,

le merveilleux est historique ;


et c'est à cause même de la

simplicité de leurs compositions, que les premiers poètes


de l'antiquité sont remplis de fables et de prodiges divyis.
Rien n'était plus près d'eux, et ne s'offrait plus naturelle-
ment à leur esprit.
Mais lorsque, dans le haut degré de la politesse romaine,
au milieu d'une société savante Ovide, avec une admi- ,

rable industrie, mêlant les fables superstitieuses à la fable


philosophique de Pythagore , con-
recueillait les histoires
fuses des dieux, rassemblait les nombreuses amours de
DU POLYTHÉISME. 21

Jupiter, et faisait de la terre non-seulement le modèle,


mais le théâtre de tous les vices des dieux, on doit suppo-
ser qu'alors les croyances du polythéisme ne servaient
plus qu'à flatter les esprits qu'elles ne persuadaient pas. Le

poëme d'Ovide est, à la fois, le plus ingénieux commen-


taire du paganisme , et le signe le plus marqué de sa dé-
cadence. N'est-il pas visible, dès les premiers vers, que le

poète reconnaît un Dieu suprême ou une nature toute-


puissante dont il ne parlera plus , et qui va faire place au
long enchaînement de traditions vulgaires qui mériteront
d'être embellies par sa muse? Ce même Ovide, dans un
autre ouvrage , rougit de la morale du polythéisme. 11
avertit les mères de ne pas conduire leurs filles dans les
temples, de peur des mauvais exemples donnés par les
dieux. Un siècle auparavant, Térence mettait sur la scène
un jeune homme qu'un tableau de Jupiter encourage à la

séduction , et qui se sent animé et justifié par cette vue.


De Térence à Ovide, la raison avait fait quelques progrès
et l'emportait sur la superstition.

Ainsi, dans toutes les productions de la littérature, mé-


dailles incontestables de l'esprit d'un peuple, on trouve les
signes de la décrépitude et de la ruine du polythéisme
sous le règne d'Auguste. Le seul écrivain de cette époque
qui paraisse garder un respect grave et patriotique pour
les anciennes croyances de l'État, Tite Live, en rappelant
dans son histoire quelques témoignages de l'esprit religieux
des anciens généraux, a soin d'avertir, avec un regret
amer, que ces exemples datent d'un autre siècle , avant
letriomphe de la philosophie nouvelle, qui méprise les
1
dieux .

La piété de ces premiers Romains, que regrettait Tite


Live, se confondait avec leur amour de la gloire et de la

1. Ante doctrinam deos spernentem. (Tit. Liv., lib. X, cap. xl.


22 DU POLYTHÉISME.
patrie.Leur mort sur le champ de bataille était une of-
frande aux dieux. Rien surtout n'avait plus profondément
imprimé la religion dans ces âmes simples et belliqueuses,
que le continuel usage des augures et des auspices. Ces
prédictions de victoire si souvent accomplies remplissaient
lesRomains d'une orgueilleuse superstition. Les entrailles
des victimes, le chant ou le vol des oiseaux, toutes ces mi-
nutieuses observances que la guerre entretenait sans cesse,
formaient autant de puissantes habitudes pour la foi des
soldats. Vainqueurs , ils croyaient à des dieux dont ils se
sentaient protégés ; vaincus , ils attribuaient le revers de
leurs armes à des auspices négligés ou mal compris. Le
camp était un temple ; et plus la vie guerrière occupait
alors de place chez les Romains ,
plus les croyances du
polythéisme avaient d'ascendant sur les cœurs , dont elles

étaient sans cesse ou l'espérance ou l'effroi.

La vie civile des Romains n'était pas moins pleine de cé-


rémonies à la fois politiques et religieuses. La convocation
des assemblées, l'élection des magistrats, la forme du vote
populaire, tout, dans l'exercice de la liberté publique, était
précédé, soutenu, consacré par les auspices; et si souvent
l'habileté du sénat abusait de leur influence pour rompre
les assemblées et pour déconcerter ou servir des intrigues,
cette facilité même atteste la superstitieuse bonne foi du
peuple. Mais, par l'élévation d'Auguste et le caractère de
son pouvoir, la religion n'eut plus de racines dans le pa-
triotisme et les droits les plus chers des citoyens. La longue
paix de la puissance romaine interrompit l'usage des aus-
pices militaires, que, d'ailleurs, la jalousie du prince n'au-
rait pas confiés à ses généraux , sans doute de crainte que
la religion ne vînt armer l'espérance de quelqu'un d'entre
eux, et qu'au milieu d'un sacrifice, sous les yeux des lé-
gions, un chef ambitieux n'osât lire dans les entrailles d'une
victime dos prophéties contre l'empereur.
DU POLYTHÉISME. 23

L'autorité des auspices cessa de même dans Rome


lorsque toute élection fut interdite au peuple, et qu'il ne
resta plusaucun vestige de ces assemblées qui jadis s'ou-
Forum, sous la consécration des cérémonies
vraient dans le
augurâtes, pour choisir en présence des dieux les magis-
trats d'un peuple libre. Mais cette nouvelle brèche à la reli-

gion de l'État ne date que du règne de Tibère.


Au lieu de ces pratiques religieuses liées à la liberté

publique, on eut l'apothéose des empereurs. Le culte,


comme l'État, fut prostitué aux caprices de leur pouvoir.
Auguste en donna l'exemple : lui qui ne souffrait pas qu'on
le nommât seigneur, il se laissa nommer dieu. La flatterie

des rois alliés lui érigea partout des autels; et dans Athè-
nes, un temple commencé pour Jupiter Olympien fut con-
sacré au génie de César-Auguste. Un collège de prêtres fut
institué sous le nom ù'augustales. L'idolâtrie devint plus
grande encore à la mort du prince. Les Romains, dans la

sévérité de leur ancienne discipline, avaient admis le culte


des aïeux, à peu près comme il se pratique de temps im-
mémorial parmi les Chinois. Aucun des grands hommes
de la république, ni les Scipion, ni les Camille, n'avait été
divinisé publiquement mais ; le fils offrait des sacrifices aux
mânes de son père. L'âme de son père était un dieu pour
lui. Dans le temps de la vertu romaine, Cornélie, cher-

chant à détourner son second fils de la route et des périls


du premier, lui disait, suivant cet usage du paganisme ro-
main « Lorsque je serai morte, tu m'offriras le culte des
:

aïeux, et tu invoqueras le génie de ta mère ; tu ne rougiras


pas alors d'implorer par des prières ces divinités que, vi-
vantes et présentes, tu auras délaissées et trahies » 1
.

L'empire des Césars envahit aussi cette illusion tou-


chante delà piété domestique. Tibère offrait des sacrifices,

1. Corn. Nep., in Fragmentis.


24 DU POLYTHÉISME.

immolait des victimes à la divinité d'Auguste. Ces apo-


théoses servaient à la tyrannie, en aggravant l'accusation
de lèse-majesté, et en rendant sacrilèges tous ceux qu'on
voulait perdre. Cette circonstance seule peut expliquer
des faits inconcevables pour nous : comment un sénateur
romain était accusé pour avoir vendu l'image du prince,
pour avoir profané une bague qui portait cette effigie sa-
crée. Par une contradiction bizarre, les empereurs étaient
à la fois dieux et hommes on les adorait, et on priait pour
;

eux. Les délateurs accusaient Thraséas de n'avoir pas im-


molé des victimes pour la santé de Néron, pour la conser-
vation de sa voix céleste.
Domitien se donnait le titre de dieu dans ses décrets et

dans ses lettres. Il semble qu'une religion déshonorée par


de telles apothéoses dût chaque jour s'avilir davantage
dans les esprits. Au reste, il est assez difficile de déter-
miner sous quelle forme ceux qui croyaient alors aux dieux
concevaient leur existence. Pour la foule et pour le gou-
vernement, qui, en fait de religion, agit souvent comme la
foule, le culte romain n'était, sous quelques rapports,
qu'un fétichisme grossier; en voici deux exemples. Ayant
éprouvé de grandes pertes sur mer, Auguste dans une 1
,

cérémonie publique, fit retirer la statue de Neptune, et


châtia, pour ainsi dire, le dieu de son infidélité à la fortune
de Rome. Quand Germanicus* mourut, parmi les signes

de la douleur publique, l'histoire raconte que, dans les


villes municipales d'Italie, on brisa, on jeta dans les rues
les images des dieux, comme pour se venger sur elles du
malheur de la patrie. Ainsi le prince se conduisait à cet
égard comme le peuple, et l'un et l'autre comme le sau-
vage qui brise son idole. Ces exemples, qui datent de la

1. Suetonius, in Augusto.
2. Idem, in Caio.
DU POLYTHÉISME. 25
plus grande civilisation romaine, marquent assez combien
le polythéisme était incapable de réforme et devait s'adap-
ter à toutes les folies du pouvoir absolu.
Le sacerdoce ne pouvait opposer aucune résistance;
car tous les prêtres dépendaient du souverain pontife,
qui était l'empereur. Sous la république, les plus grands
citoyens avaient rempli les différentes fonctions sacerdo-
tales; mais sous l'empire, en restant toujours le partage
de la noblesse , elles tombèrent cependant aux mains des
hommes les plus médiocres : on les donnait à qui ne pou-
vait mieux faire.

Claude 1
dans sa jeunesse, fut jugé si stupide qu'on
,

ne lui accorda d'autre emploi que celui de flamen. Les


pontifes ne se distinguaient donc que par le luxe de leur
table et la richesse de leurs vêtements aux fêtes des dieux.
Un respect plus grand s'attachait aux vestales : elles avaient
d'imposants privilèges qui tenaient au souvenir de la ré-
publique, et d'autres qui étaient ajoutés par l'empire. Un
des plus éclatants honneurs rendus à Livie fut le droit de
siéger au théâtre sur le banc des vestales.
Tacite nomme quelques-unes de ces vierges, en dé-
signant leur sainteté par un terme solennel qui rentre
presque dans les idées du culte chrétien. Leur sacerdoce
était seul réel ,
parce que seul il imposait des devoirs ri-
goureux. Un des méchants empereurs, Domitien, rap-
pela ces devoirs par des supplices : sous son règne ,
plu-
sieurs vestales furent punies de mort et enterrées vives.
Ce monstre étaitun païen zélé; il remplissait avec ardeur
ses fonctions de grand pontife; mais ce culte absurde et
féroce était sans influence sur les mœurs. C'est à cette
époque, en effet, qu'il faut reporter les plus grands excès
de la corruption romaine, et ces saturnales du pouvoir

1. Suetonius,in Claudio.
26 DU POLYTHÉISME.
qui épuisèrent tout ce que la tyrannie peut inventer et
l'espèce humaine souffrir.
Quand on voit passer Tibère Caligula, Claude, Néron,
,

et, après quelque intervalle, Domitien, on conçoit com-


ment cette publicité du crime couronné dut profondé-
ment avilir les âmes, effacer toutes les empreintes na-
tives de justice et d'humanité, ébranler la conscience du
genre humain et faire douter d'une Providence dont le
,

néant paraissait encore moins inconcevable que la pa-


tience.
Tous les écrivains rendent témoignage de cette incré-
dulité, et la confondent avec l'horrible dépravation de
mœurs où tombèrent les Romains sous le règne des pre-
miers Césars. Philon 1
,
qui vivait à l'époque de Caligula,
se plaint que le monde était alors peuplé d'athées. Les
poètes, les philosophes , nous retracent les vices les plus
infâmes comme l'occupation familière des hommes de
leur temps. Des prodiges de débauche, que le délire d'une
imagination criminelle oserait à peine concevoir dans la

solitude du vice, étaient les spectacles et les fêtes de


Rome. La folie du pouvoir absolu livrait les passions d'une
Messaline et d'un Néron à tous leurs caprices; et, par
un des plus honteux avilissements de l'espèce humaine,
du vice devenaient des événements pu-
les rêves bizarres

blics ,
et figurent dans les annales de l'historien. La cruauté
se joignait à la débauche, suivant le génie du cœur humain
corrompu. On jetait des hommes dans les viviers où s'en-
graissaient les murènes ; on achetait le plaisir de couper
la tête d'un homme; le sang coulait dans un festin,
comme au Cirque. La mort était toujours de quelque
chose dans les plaisirs des Romains.
Le plus grand des maux de la tyrannie, c'est de dé-

1. Philo, Divinar. legum Allegoria, lib. III.


DU POLYTHÉISME. 27

praver ceux qu'elle opprime. Ainsi, tandis que les om-


brages de Caprée recelaient la vieillesse souillée de Ti-
bère, tandis que les jardins de Claude retentissaient des
bacchanales de Messaline , tandis que le palais de Néron,
agrandi sur les Rome, enfermait dans son en-
cendres de
ceinte jusqu'à de nouveaux repaires de prostitution pu-
blique, les premiers citoyens, corrompus par le déses-
poir d'arriver à quelque chose de grand dégradés par ,

l'esclavage et par la crainte se livraient aux distractions


,

de la volupté. Quelques-uns y cherchaient une sécurité,


en tâchant de s'avilir autant que le maître qu'ils redou-
taient : ils affectaient le vice , comme le premier Brutus
avait feint la folie. Le plus grand nombre s'y plongeaient
tout entiers, abusant ainsi sans péril des richesses de leurs
aïeux et des anciennes dépouilles du monde ; et comme
l'historien grec nous montre, dans la peste d'Athènes,
tous les excès et tous les désordres se multipliant par la

vue prochaine de la mort, ainsi, devant la dévorante con-


tagion de la tyrannie, chacun se hâtait de rassasier de
plaisir une vie précaire et menacée.

La corruption du peuple était peut-être encore plus


hideuse que celle des grands. Les plus honteuses folies
des empereurs étaient destinées à lui plaire ; leurs infa-
mies étaient pour lui le contre-poids de leurs crimes.
N'ayant eu longtemps d'autre culture morale que la dis-
cipline républicaine,il perdait tout en la perdant; et
depuis qu'il n'était plus citoyen , il était tombé au-des-
sous même de l'homme.
S'il faut en croire Juvénal, les idées d'une Providence
vengeresse ne conservaient plus aucune autorité sur cette
multitude. Les arguments de Lucrèce contre les punitions
d'une autre vie, les confidences philosophiques de César
dans le sénat romain, étaient devenus lascience du vulgaire ;

et les enfants mêmes ne croyaient plus aux fables du Tartare.


28 DU POLYTHÉISME.

Mais, comme
y a dans l'ignorance une crédulité
il

qui change d'objet et ne se guérit pas, cette multitude,


indifférente aux anciens rites de la patrie, était aban-
donnée Ce nombre prodi-
à mille sorcelleries bizarres.
gieux d'esclaves qui formaient dans l'Italie une autre

classe de peuple, augmentait encore la masse des vices


et apportait avec luiune foule de superstitions étran-
gères. Cette race d'hommes, vivant au milieu de l'ab-
jection et des supplices, était la pire de toutes, parce
qu'elle avait les vices de ses maîtres et les siens. Tous
ces mélanges de corruptions diverses élevaient sur l'at-
mosphère romaine autant de vapeurs impures , dont
quelques provinces éloignées avaient à peine évité l'at-

teinte.
A. de l'ancien culte romain succédaient ces
la régularité

cultes impurs inventés dans la mollesse et l'oisiveté de


l'Asie. Dans la vieille mythologie romaine, l'indécence
des dieux était, pour ainsi dire, corrigée par la gravité des
cérémonies. Le temple élevé même dans Rome à la déesse.
Vénus semblait une expiation plutôt qu'une offrande. Il
avait été bâti de l'argent des amendes prononcées pour 1

crime d'adultère. Presque toutes les pompes de l'ancien


polythéisme romain étaient imposantes et solennelles ;

mais la déesse Isis, ses prêtres et ses adorateurs, ne s'an-


nonçaient qu'au milieu des danses licencieuses, et ne fa-
vorisaient que de profanes amours. Ces jeunes filles ro-
maines, élevées jadis sous la loi d'une austère, pudeur,
allaient , du temps de Tibulle , consulter les prêtres
d'Isis sur la fidélité de leurs amants. Des hommes dé-
gradés, de vils eunuques d'Asie, étaient les prêtres de ces

1. Titi Livii lib. X: «Eo anno, Q. Fabius Gurges, consulis filius,


aliquot matronas ad populum stupri danmatas pecunia mulctavit; ex
quo niulctatitio aère Veneris aedem, quae prope Circum est, faciendam
curavit. »
DU POLYTHÉISME. 29
divinités étrangères; et tandis qu'autrefois le service des
dieux de la patrie était confié aux mains des premiers ci-
toyens , des généraux, des magistrats, un bateleur qui
n'était pas Romain, qui n'était pas même homme, était
le ministre de ces cultes nouveaux, transplantés à Rome
d'Egypte ou d'Asie. Si le peuple se livrait avidement à
ces spectacles grotesques , s'il préférait à la majestueuse
procession des vestales le sistre et les grelots des prê-
tresses d'isis, ou les rapides évolutions, les tournoie-
ments bizarres des prêtres mutilés de Cybèle, les grands,
les riches de Rome s'initiaient , avec plus d'ardeur en-
core, à de honteux mystères, et variaient leur ennui par
les inventions de ces charlatans d'Asie.
L'ancienne confarréation du patriciat, cette espèce
d'union à la fois religieuse et aristocratique, était si fort

négligée que , du temps de Tibère on ne put trouver , trois


patriciens otfrant les conditions nécessaires pour le sacer-
doce 1 Mais Néron se
. fit prêtre de la déesse syrienne, et
lui offrit publiquement des sacrifices, en long habit de
lin, et la tète couronnée d'une mitre orientale. Dans
cette espèce de folie que font naître le crime et le pou-
voir absolu, il s'entourait de magiciens, leur prodiguait
ses trésors , et voulait par leur secours évoquer les
mânes 2 .

En même temps, l'horreur de ces temps désordonnés,


les fréquentes révolutions du pouvoir, l'ardente curio-

sité pour un avenir qui semblait toujours une délivrance ,

l'ambition des prétendants à l'empire ,


je ne sais quelle
frénésie d'un peuple qui avait tout conquis, tout usé,
tout souffert, remplissaient les imaginations de mille rê-
veries bizarres , et donnaient un plein pouvoir à la science

1. Tacit. Annal., lib. IV, cap. xvi.


2. Caii Plin. Hist. ?iaf.,lib. XXX.
30 DU POLYTHÉISME.

menteuse des astrologues. Ils remplaçaient ,.


pour ainsi

dire, les oracles et les auspices tombés en désuétude; et


la sorcellerie s'était enrichie des pertes du paganisme.
On ne peut lire les écrivains de ce temps et remar-
quer leur langage qui est lui-même un trait historique
,

dans leur récit, sans voir avec étonnement cette reprise


de la superstition humaine, après le poëme de Lucrèce et
tant d'autres écrits de Cicéron. On ne trouve partout, dans
l'histoire des Césars ,
que présages prédictions astrolo-
,

giques, événements merveilleux. Tibère avait, comme


Louis XI, un astrologue près de lui. Plancine et Pison em-
ployaient contre Germanicus des invocations magiques.
Galba prétendait à l'empire d'après une prédiction; d'au-
tres expiaient par la mort le malheur d'avoir été prédits.
Vespasien taisait des miracles et guérissait les aveugles aux
portes du temple de Sérapis.
Comme il arrive toujours, et comme on l'a vu dans le

moyen âge , cette fausse science de la magie s'appuyait


sur des crimes véritables. L'art des empoisonnements
servait à réaliser les prédictions astronomiques. Aucun
crime ne fut alors plus commun : il était, comme dit

Tacite, un des instruments du pouvoir impérial; il infes-


tait les foyers domestiques; il semait des périls cachés et
d'odieux soupçons parmi les fêtes et l'élégance du luxe
romain.
Ce qui restait du culte ancien était encore souillé par la
corruption des mœurs publiques ; et le zèle pour les faux
dieux n'était pas moins impie dans ses vœux qu'absurde
dans son objet. Ce n'est pas une rencontre frivole que l'ac-
cord de plusieurs écrivains de cette époque ,
qui tous dé-
noncent également les prières coupables murmurées dans
les temples, les offrandes apportées aux dieux pour
en obtenir des choses honteuses. On croyait gagner la
divinité par de l'or, ou la désarmer par quelques vaines
DU POLYTHÉISME. 31

pratiques. Ainsi le culte romain, détruit dans ce qu'il


avait eu jadis de patriotique, ne gardait plus que ce qu'il
avait de corrupteur : religion immorale et mercenaire
impiété malfaisante, crédulité sans culte qui s'attachait à
mille impostures bizarres, étrangères à la patrie, confusion
de toutes les religions et de tous les vices dans ce vaste
chaos de Rome, dégradation des esprits par l'esclavage ;

la bassesse et l'oisiveté , voilà ce qu'était devenu le poly-


théisme romain.
Que faisait cependant la philosophie pour le bonheur et
l'exemple du monde? quelle vertu salutaire exerçait-elle
au milieu de tant de crimes et de maux? L'un de ses plus
éloquents interprètes, Sénèque était ministre de Néron; et

bien que sa mort doive absoudre sa vie, bien qu'il ait été

victime du tyran dont il fut l'apologiste, on ne peut voir en


lui, malgré tout l'éclat de son talent, qu'un esprit faux et
une âme combinaison la
faible, plus favorable de toutes
pour remords des choses honteuses. Lisez Tacite
faire sans :

Sénèque conseilla presque le meurtre d'Agrippine, et cer-


tainement il le justifia.

Ce n'est pas que ses ouvrages ne présentent , dans un


degré remarquable, ce genre d'élévation qui tient à
l'imagination plus qu'à l'àme, et qui trompe souvent les
hommes, en leur faisant prendre l'enthousiasme passa-
ger de leurs idées pour la force de leur caractère , et en
les engageant, sur cette confiance, dans des épreuves aux-
quelles ils ne suffisent pas. Sénèque professe une morale
sévère, excessive même mais il y manque une sorte de
;

sérieux et de vérité ; son style éblouit l'esprit sans échauffer


l'àme. La vertu n'est pour lui qu'un texte d'éloquence; il

la veut extraordinaire plutôt que bienfaisante; il dispose


les devoirs de la vie comme un poète sans goût ordonne
,

les événements d'un drame, pour la surprise et non pour


la vraisemblance. Sa morale quelque rigoureuse qu'il ,
32 DU POLYTHÉISME.

veuille la faire , ne commande point la vertu ,


parce qu'elle
n'exprime pas la conviction.

Cette philosophie n'en respire pas moins un spiritua-


lisme salutaire. Sénèque, comme tous les sages de l'anti-
quité, désire l'immortalité de lame, encore plus qu'il

ne l'affirme; mais il a des idées si hautes de la dignité


de l'homme, indépendamment de sa destinée future; il
divinise si éloquemment l'àme vertueuse, qu'on est tenté
de le placer parmi les sages dont l'enthousiasme moral
dut seconder dans le monde les sublimes leçons de l'Évan-
gile.

Quant à l'opinion de Sénèque sur le polythéisme, on


jugera si sa raison pouvait croire des fables dont il aug-
mentait lui-même le scandale et l'absurdité en concou-
rant à l'apothéose de Claude. Ce sont là de ces traits qui
montrent toutes les dispositions morales d'un peuple.
Sénèque composa le discours de Néron pour l'inaugu-
ration de Claude au rang des dieux, suivant l'usage; et,
tandis que le peuple romain éclatait de rire, en enten-
dant célébrer prudence surnaturelle de l'imbécile
la

mari de Messaline, ce même Sénèque, parodiant sa pro-


pre éloquence, opposait, dans une satire assez piquante,
a la prétendue apothéose de l'empereur, une transfigura-
tion plus vraisemblable, sa métamorphose burlesque en
citrouille; et le ridicule qu'il jetait sur ce dieu de créa-
tion nouvelle n'était qu'une partie des sarcasmes dont il

accablait tous les dieux de l'empire. Jeu d'esprit plus


digne d'un rhéteur que d'un sage , et qui caractérise par-
faitement ces époques de servilité où le talent se joue
des paroles, et croit s'excuser en se moquant de lui-
même.
Un des traits distinctifs de la philosophie de Sénèque,
c'est l'approbation du suicide, c'est l'enthousiasme
aveugle pour ce malheureux courage ou plutôt pour
DU POLYTHÉISME. 33

celte maladie d'àme qui s'accroît dans la corruption


et l'inquiétude des vieilles sociétés. Sénèque regarde la

mort volontaire comme un acte de vertu; et jamais sa


vive imagination ne trouva de paroles plus passionnées
que pour peindre et admirer le trépas de Caton.
On peut voir combien la tyrannie romaine avait hâté,
sous ce rapport, une triste philosophie qu'elle rendait
nécessaire. Le héros de la sagesse platonicienne avait été
Socrate , attendant et recevant la mort pour obéir aux
lois; chez les Romains esclaves, la vertu proclama pour
son plus grand modèle Brutus ,
qui se poignardait en la

blasphémant. Plus tard, quand la tyrannie, favorisée par


la grandeur de l'empire et par l'éloignement ou la bar-
barie des peuples qui n'étaient pas romains, eut étendu
comme un vaste fdet autour de ses victimes , ce droit de
se donner la mort devint le seul lieu d'asile qui fût ou-
vert dans le monde. Le Romain opprimé réduit de tant ,

de privilèges glorieux à l'unique possession de lui-

même, triomphait d'exercer, par le choix de sa mort,


une liberté dernière ; et cet orgueil toujours mêlé dans
la vertu des anciens trouvait une sorte de gloire à s'af-
franchir à la fois de l'esclavage et de la vie. La philoso-
phie vint encore étendre ces maximes du désespoir elle :

approuva l'homicide sur soi-même pour se dérober au


fardeau de l'existence, toutes les fois que les infirmités,
la douleur ou l'ennui la rendaient importune.
Dans le mépris de Sénèque pour les fables du poly-
théisme , et dans la rigueur stoïque de ses principes, on
retrouve cependant l'influence du sentiment religieux
1
.

1. Il est à remarquer, au reste, que Sénèque exprime, sur les peines


d'une autre vie, la même incrédulité méprisante que Cicéron dans sa

défense de Cluentius. « Songez bien, ditSénèque, dans la Consolation


à Marcia, que les morts n'éprouvent aucune douleur, et que ces ter-

reurs des enfers sont une fable La mort est le dénoùment et la fin
TABLEAU DE L'ÉLOO.'CHIÎ. o
34 DU POLYTHEISME.

L'idée consolante d'un Dieu préside à sa philosophie ; et


l'homme ne abandonné sur la terre. La profes-
parait pas
sion ouverte de l'athéisme ne se trouve à cette époque ,

de la littérature romaine, que dans les écrits du célèbre


historien de la nature. Pline , après avoir expliqué toutes
les croyances populaires par les dispositions de crainte et
de curiosité naturelles à l'esprit humain, se rit des efforts
que la philosophie voudrait faire pour concevoir les attri-

buts et les bornes de la Divinité. Cette tristesse amère


et réfléchie qui semble appartenir plus particulièrement
à certains âges de la société, et qui est le premier fruit

de l'athéisme , n'a jamais inspiré peut-être une pensée


plus désolante que les derniers mots de Pline, au mo-
ment où admet pourtant la supposition de l'existence
il

d'un Dieu. Dans une sorte de dépit contre cet aveu, il


prend en pitié ce Dieu il en énumère tous les inconvé-,

nients, toutes les misères, et dans le nombre celle de ne


pouvoir à volonté se donner la mort, « faculté, dit-il, qui,
dans les maux de la vie, est le plus grand bienfait qu'ait
reçu l'homme. » On peut longtemps réfléchir avant de
trouver dans la corruption de l'état social -et dans le

désespoir de la philosophie un plus triste argument


contre la Divinité, que cette impuissance du suicide re-
gardée comme une imperfection , et cette jalousie du
néant attribuée même aux dieux.
Mais , à côté de ce dur athéisme de Pline , Tacite

de toutes les douleurs : nos maux ne vont pas au delà ; elle nous remet
dans le calme où nous reposions avant de naître. » La même opinion se

trouve dans les tragédies attribuées à Sénèque; et Rome entière, la


Rome de Claude et de Néron, entendait retentir au théâtre cet axiome
d'une philosophie désolante « Post mortem nihil, ipsaque mors nihil. »
:

On demandera peut-être comment concilier cette doctrine avec tant de


passages de Sénèque où l'âme vertueuse est représentée comme une por-
tion de Dieu, comme un Dieu. Par une contradiction, comme arrive
il

si souvent.
DU POLYTHEISME. 35
croyait à l'astrologie ; et il rapporte sérieusement les mi-
racles de Vespasien. Tels étaient les Romains les plus

éclairés. Le peuple, la foule corrompue par les crimes


de ses maîtres et par ses propres bassesses, avait à la

fois tous les vices de la superstition et tous ceux de


l'impiété, s'excitaitau crime dans les temples, et se mo-
quait de ses dieux au théâtre Diane était fouettée sur 1
.

la scène; on y lisait le testament de défunt Jupiter; on y

tournait en dérision trois Hercules faméliques. Ce n'était


pas asssez d'adorer Auguste après sa mort Caligula se :

tit dieu de son vivant; et, par une juste offrande, on


lui immola des victimes humaines 2
. Un Romain qui,
pendant une maladie de Caligula, s'était dévoué pour
la santé du prince, fut pris au mot avec un sérieux
barbare : on le promena couronné de Heurs dans les rues
de Rome, et on termina la cérémonie en le précipitant
du roc Tarpéien.
Dans le reste du monde soumis à la puissance romaine,
l'instinct religieux n'était pas moins profané les tyrans :

de Rome avaient partout des temples. Cependant il faut


avouer que la civilisation romaine avait en diverses con-
trées rendu le culte public moins barbare. Ainsi dans les ,

Gaules et la Germanie les sacrifices humains avaient


,

cessé; et César, qui se vantait d'avoir fait deux


périr
millions d'hommes sur le champ de bataille du
, avait
moins interdit aux druides de verser le sang humain.
Rome garda toujours cette politique au dehors.
Tibère lui-même acheva de faire disparaître des Gaules
les druides qui , malgré les décrets du sénat romain , sa-
crifiaient encore des hommes à leur dieu Teutatès, et,
indépendamment de ce culte criminel, avaient, aux yeux

1. Tertulliani Apologeticus
2. S ne ton us,i in Caio.
36 DU POLYTHÉISME.

des Romains , le tort d'entretenir par leur fanatisme


l'humeur belliqueuse des habitants.
I! ne se montra pas moins ennemi des rites barbares
que la tradition carthaginoise avait laissés en Afrique.
Deux cents ans après que Carthage était devenue romaine,
on y encore publiquement des enfants en sacrifice
offrait

à Saturne Pour interdire ces horreurs dans la province


1
.

conquise le tyran de Home fit crucifier les prêtres aux


,

arbres de leur temple, aux palmiers dont les ombres


complices avaient couvert leur crime. La milice du pays,
convoquée en armes par les magistrats assistait à cette ,

sanglante punition d'un culte affreux, détesté même de


Tibère.
Depuis lors, sous les mauvais comme sous les bons
princes, tout en gardant pour son compte, au mépris
d'un ancien décret du sénat, la barbare coutume d'offrir

chaque année à Jupiter Latial le sang d'un homme 2


, d'un
étranger égorgé sur l'autel, Rome continua de prohiber
ou d'adoucir les atrocités religieuses des peuples soumis
a son empire; et au temps de Vespasien , un demi-siècle
après les exécutions de Tibère , Pline le naturaliste don-
nait cet éloge à ses concitoyens :

« On ne peut assez apprécier quelle reconnaissance est


due aux Romains, pour avoir fait disparaître ces cultes
monstrueux où tuer un homme était une œuvre sainte,
3
et le manger une chose salutaire .
»

Les armes et la justice de Rome, les habitudes plus

i. Infantes pênes Africain Satunto immolabant patam , usque ad pro-


eonsulatum Tiberii , qui cosdem sacerdotes in eisdem arborions tmipli
sui obumbralricibus scelermn votivis crucibus exposuit, tesie militia
patriae nostrae, quœ id ipsum iminus illi proconsuli fnneta est. (Tertull.
Apolog., cap. ix.)

2. Latio ad hodiernuiu diem Jo\i média in urbe huruanus sanguis


ingustatur. (Tertull. Scorpiae.)
3. Nec satis aestimari potest quantum Romanis debeatur, qui sustulere
DU POLYTHÉISME. 37

douces du midi, quelque usage du luxe et même des


lettres introduit dans les Gaules, dans quelques por-
tions de la Germanie et de la Grande-Bretagne, corri-
geaient les cultes féroces des habitants. De toutes parts
s'élevaient parmi ces peuplades sauvages des portiques,
des thermes et des temples romains On les poliçait à 1
.

la fois par les arts et par les vices d'un ingénieux poly-

théisme; Rome, alors même qu'elle était l'esclave avilie


des tyrans, était la législatrice des barbares. On ne sen-
tait pas dans les provinces le contre-coup de ces fureurs
qui décimaient le sénat,. de ces folies qui s'étalaient dans
le cirque et dans l'amphithéâtre. Sous Néron et sous
Claude, le génie romain continuait au loin à civiliser
l'univers : les rites sanguinaires des druides et des bardes
étaient refoulés dans le fond des forêts; les cultes pom-
peux de l'Italie s'étendaient avec les limites des provinces
romaines; les statues élégantes des dieux de la Grèce
remplaçaient les pierres massives et les grossiers fétiches

adorés dans le nord.


Lyon était une ville toute romaine; elle avait les mœurs
et le savoir des plus belles cités de l'Italie; des libraires
établis clans ses murs y vendaient 3 les ouvrages des beaux
esprits de Rome. Les provinces septentrionales de la

Gaule étaient moins polies; mais elles subissaient cha-


que jour davantage les lois , les mœurs et la langue des
Romains; un temple même d'Auguste, élevé sur les
bruyères incultes de l'Àrmorique, était une espèce de
progrès dans la civilisation de ces peuples, qui n'avaient
adoré longtemps que des pierres teintes de sang.
Les contrées seules de la Germanie qui résistaient aux

monstra in quibus liomiiiem occidi religiosissinium erat, mandi vero


etiam saluberrimum. » (C. Plinii Sectindi Sot. Ilist.. lib. XXX.)

i. Tac, in A g rie.
2. Plinii Junioris Epistola .
38 DU POLYTHÉISME.

armes romaines conservaient, avec leur indépendance et


leur vie à demi sauvage l'àpreté de leurs cultes sangui-
,

naires. Elles ne connaissaient pas de libation plus agréable


aux dieux que le sang des captifs romains; et le ven-
geur de la Germanie Arminius avait fait immoler sur
,

les autels les tribuns et les premiers centurions de Varus.


En avançant vers le nord , dans ces vastes régions qui
sont bornées par l'Océan et que Tacite a comprises sous
le nom de Germanie, on trouvait partout des rites cruels :

seulement les dieux de la Grèce et quelques divinités


d'Egypte y étaient mêlés, comme le souvenir d'une an-
cienne migration.
LesQuades immolaient des hommes à Mercure. Les
1

Suèves ouvraient leurs assemblées publiques par le sa-

crifice d'une victime humaine. Là, Isis recevait un culte;


ici, la Terre était adorée sous les noms qu'elle conserve
encore dans les langues actuelles du nord. Le pouvoir
des prêtres était grand chez ces nations incultes et libres;

seuls ils pouvaient frapper et punir des hommes si fiers.

Des prophétesses s'élevaient aussi parmi les vierges con-


sacrées; on les adorait à la fois comme femmes et comme
déesses; et les noms d'Angaria , de Velléda, consacrés
par la superstition des Germains, avaient plus d'une fois
effrayé la fortune de Rome. Ainsi le polythéisme des peu-
ples esclaves s'adoucissait; celui des peuples libres res-
tait féroce, et s'animait par d'horribles sacrifices, dans
les noires forêts, son dernier asile.
Nulle part le polythéisme n'était aussi florissant que
dans la Grèce, si l'on compte les statues, les temples,

lesmonuments consacrés à la religion. Dans l'abaisse-


ment de la conquête, dans l'inaction qui la suivait, le

culte des dieux semblait même devenu le plus grand ih-

), Tacit., in (ierwania.
DU POLYTHEISME. 39
térêt politique des Grecs. Les vieilles haines des cités ri-

vales étaient ensevelies sous un commun esclavage ; mais


on disputait encore pour la possession d'un temple ou
d'un terrain consacré. Sous Tibère 1
, Lacédémone plai-
dait contre Messène dans le sénat romain pour la pro-
,
,

priété du temple de Diane Limnatide. On produisait de


part et d'autre des autorités historiques et poétiques , des
édits de Philippe et d'Àntigone, deMummius, de Jules
César, et du dernier consul d'Achaïe.
Messène gagna sa cause; ce fut la seule compensation
de tous les maux dont l'avait affligée jadis sa terrible en-
nemie; et peut-être Messène dut-elle ce succès à quelque
désir d'humilier l'ombre de Lacédémone.
D'autres villes de Grèce ionienne faisaient de grands
la

efforts pour conserver à leurs temples le droit d'asile,


et le défendaient avec obstination ,
quelquefois par des
émeutes populaires. Le sénat romain , sous Tibère, il est
vrai, passa beaucoup de temps à vérifier les titres, et à
écouter les traditions fabuleuses sur
lesquelles on ap-
puyait supprima ou réduisit quel-
ce droit d'asile. Il

ques-uns de ces privilèges, mais avec réserve, et en mé-


nageant la superstition des peuples, qui n'avaient plus
guère d'autres droits sous la puissance romaine.
semble que la Grèce ne pouvait pas plus se séparer
Il

de que des arts. Partout sillonnée de monu-


l'idolâtrie

ments et de fictions elle était comme le Panthéon de


,

l'univers on n'y pouvait faire un pas sans


païen;
rencontrer quelque chef-d'œuvre des arts consacrant
une tradition religieuse. Mais l'incrédulité s'était depuis
longtemps glissée parmi les desservants du temple elle ;

s'était encore accrue par les malheurs de la Grèce. Ce


peuple de rhéteurs et de sophistes, que produisait la

1. Tacit., in Ànnâl., Mb. Y.


40 DU POLYTHÉISME.

Grèce oisive et subjuguée, était plus hardi que ne l'avait


été Socrate.
Sous la conquête romaine, qui remplaçait l'empire
macédonien il ne restait aux villes grecques qu'un ré-
,

gime municipal, au lieu de leurs anciennes institutions.


Les Romains s'inquiétaient peu d'une liberté philosophi-
que qui n'ôtait rien à l'obéissance. Il n'y avait plus de
tribunes dans la Grèce mais les sophistes pouvaient plus
;

librement que jamais, dans leurs écoles, railler le culte


des dieux. Les noms de toutes les sectes se conservaient;
mais celle d'Épicure et celle des cyniques étaient les

plus puissantes et les plus populaires : elles se mo-


quaient à la fois de l'ancienne religion et de l'ancienne
philosophie; elles appelaient la licence des mœurs au se-
cours de l'irréligion. Lucien fut le Voltaire de cette école :

il finit les disputes par la moquerie de toutes les opinions.

Mais avant que le polythéisme grec fût arrivé à ce point

de n'être plus qu'un objet .de ridicule pour les Grecs


eux-mêmes , il s'était successivement affaibli dans les

esprits par mille causes diverses. Dès le temps de Cicé-


ron , c'était une vérité convenue que ceux qui étu-
diaient la philosophie ne croyaient pas à l'existence des
dieux 1
. Ainsi, cette incrédulité, qui n'avait d'abord été
qu'un paradoxe des épicuriens , était devenue l'opinion
de toutes les sectes divisées de principes et de systèmes,
mais uniformes dans leur mépris pour le culte popu-
laire.

Athènes subjuguée n'était plus qu'une ville d'études


et de plaisirs, où l'on raisonnait incessamment sur toutes
les questions philosophiques. Avec ses lois, elle avait
perdu son ancienne intolérance; on n'entendait plus

1. Eos qui philosophiae dant operam non nrbitrari deos esse.


De ïmentione, lib. I, cap. xxix.
DU POLYTHÉISME. Ai

parler des jugements de l'Aréopage, ni des sentences des


Eumolpides.
Elle n'en semblait pas moins la métropole de l'idolâtrie

par la perfection de tant de chefs-d'œuvre consacrés


dans son sein au culte des dieux. Le polythéisme y pa-
épuré que dans le reste du monde; il n'y
raissait plus

contrariait pas autant la morale et la conscience. Pour


repousser l'établissement des jeux de gladiateurs dans
Athènes, le philosophe Démonax n'eut besoin que d'in-
voquer cet autel de la Clémence placé sous les yeux de ,

ses concitoyens, et célèbre dans leur histoire. L'apôtre


même du christianisme trouva dans Athènes un asile
pour son culte auprès de ces autels élevés aux dieux
,

inconnus. Cependant, depuis le commerce plus fréquent


de la Grèce avec l'Egypte, et depuis la conquête macé-
donienne les invasions des cultes étrangers s'étaient
,

multipliées dans Athènes. Le théâtre autrefois, dans sa


cynique liberté , surveillait la religion comme tout le
reste; et Aristophane avait fait justice de quelque dieu
grossier,venu de Thrace ou de Phrygie; mais, sous le
pouvoir de la Macédoine sous la protection des rois
,

d'Egypte, et plus tard sous le joug de Rome, cette li-

berté du théâtre avait disparu. Uu temple de Sérapis 1

avait été élevé dans Athènes par complaisance pour les

Ptolémées.
D'autres monstres d'Egypte, et enfin les empereurs
de Rome, eurent aussi leurs monuments dans la cité de
Minerve; mais l'Athénien regardait avec mépris ces apo-
théoses barbares ou serviles, en les comparant aux chefs-
d'œuvre de la vieille idolâtrie consacrée par Phidias; et
le philosophe éclectique, qui mêlait à la fois la sublime
morale, l'enthousiasme allégorique de l'Académie et le

1. Pnusanias.
42 DU POLYTHÉISME.

doute méthodique de l'école d'Aristote, ne voyait dans


le polythéisme que des fictions et des symboles.
Cette influence de l'esprit philosophique décréditait
dans toute la Grèce les oracles autrefois si célèbres et
dotés de si riches présents. La chute des diverses répu-
bliques de la Grèce avait également fait tomber beaucoup
de fêtes religieuses, qui jadis entretenaient la supersti-

tion par le patriotisme. Les savants du pays étudiaient


encore ces souvenirs dans les anciens auteurs; ils en par-
laient dans leurs histoires; les sophistes y faisaient allu-
sion dans leurs discours; mais tout cela n'était plus
vivant dans les mœurs publiques. Les mystères d'É-
leusis conservaient seuls encore leur auguste solen-
nité ;
mais les leçons qu'on y donnait aux initiés étaient
plus contraires que favorables au maintien du poly-
théisme. Ces cérémonies étaient saintes, puisque, dans
son voyage en Grèce, Néron parricide n'osa point en ap-
procher.
Une foule d'autres superstitions touchantes ou gra-
cieuses étaient conservées dans les divers cantons de la

Grèce. Plutarque, qui, si l'on peut parler ainsi, fut le

dernier des philosophes croyants , comme Lucien fut le

plus ingénieux des philosophes incrédules, Plutarque,


ramené par son admiration pour les grands hommes de
la Grèce vers le culte et les mœurs antiques, nous ra-
conte qu'ayant eu quelques démêlés avec les parents de
sa femme, pour en prévenir les suites, il alla sur le

mont Hélicon faire un sacrifice à l'Amour. Dans sa vieil-


lesse , il était encore prêtre d'Apollon, et il menait les
danses autour de l'autel du dieu. Cela ne l'empêchait
pas de raisonner sur le culte d'isis et d'Osiris avec la

liberté d'un esprit sceptique. Il peignait également sous


de vives couleurs les misères et l'abrutissement de la

superstition : mais cette même candeur qu'il a portée


DU POLYTHÉISME. 43

dans ses écrits le laissait païen de bonne foi , et lui fai-

sait adorer paisiblement les anciens dieux de la patrie.


La Grèce, à cette époque, ne doit pas être cherchée
seulement dans elle-même. Ses anciennes conquêtes,
ses arts, son génie, avaient colonisé une partie de
l'Orient. Sa langue était dès longtemps répandue dans
l'Asie Mineure et l'Egypte; des écrivains ingénieux, de
brillants sophistes commentaient la philosophie grecque
dans Antioche et dans Alexandrie. Il semblait donc que,
dans cet accroissement de son empire, le polythéisme
grec devait subir mille variations de climats et de mœurs.
L'esprit enthousiaste et superstitieux des Orientaux se
fût mal accommodé du scepticisme de l'Académie; et,

si Lucien naquit à Samosate, en Syrie, ce fut dans Athènes


qu'il apprit à railler si librement les dieux.

L'Asie Mineure offrait partout le mélange des dieux


élégants de la Grèce avec les superstitions du pays. Elle
était remplie de prêtres errants qui portaient avec eux
leurs impures divinités, et étaient astrologues et jon-
gleurs. La licence des mœurs était à la fois excitée par
le climat et la religion; d'antiques traditions conservaient
auprès d' Antioche les impurs mystères d'Adonis. Dans
Éphèse, le culte de Diane et les merveilles de son temple

faisaient vivre une foule d'ouvriers ,


qui vendaient aux
habitants et aux étrangers de petites statues de la déesse
en or et en argent. Nulle part la superstition n'était plus
lucrative.
Mais le pays où elle semblait se renouveler avec une
inépuisable fécondité, c'était l'Egypte. L'ancienne reli-

gion du pays, le romain les


polythéisme grec, le culte ,

philosophies orientales, étaient réunis et confondus


comme ces couches de limon que le Nil débordé entasse
au loin sur ses rivages. Dans le repos de la conquête
romaine, les esprits n'avaient pas d'autre occupation
44 DU POLYTHÉISME.

que ces controverses. Alexandrie , ville de commerce,


de science et de plaisirs , fréquentée par tous les naviga-
teurs de l'Europe et de l'Asie, avec ses monuments, sa
vaste bibliothèque , ses écoles, semblait l'Athènes de
l'Orient, plus riche, plus peuplée, plus féconde en vai-
nes disputes que la véritable Athènes, mais n'ayant pas
cette sagesse d'imagination et ce goût vrai dans les arts.

Alexandrie était plutôt la Babel de l'érudition profane.


Là se formait cette philosophie orientale, suspendue
entre une métaphysique tout idéale et une théurgie dé-
lirante, remontant par quelques traditions antiques à la
pureté du culte primordial, à l'unité de l'essence divine,
s'égarant par un nouveau polythéisme dans ces régions
peuplées de génies subalternes que la magie mettait en

commerce avec les mortels.

Le reste de l'Egypte était encore assujetti à mille su-


perstitions bizarresou mal comprises, qui faisaient sou-
rire de pitié le paganisme romain. D'antiques symboles 1

étaient devenus des dieux pour la foule; de là ces re-


proches que les poètes de Rome font aux Égyptiens
d'adorer des oignons et des chats; de là aussi ces guerres
civiles qui souvent dans l'Egypte armaient une ville

contre une autre pour venger l'injure prétendue de quel-


qu'une de ces innombrables divinités. Dans leur abatte-
ment sous le joug romain, les Egyptiens n'étaient capa-
bles de courage que par superstition. Un Romain qui
par hasard avait tué un chat consacré une fit éclater
sédition que les violences, les rapines des gouverneurs
n'auraient point excitée. Il y avait donc à la fois dans
l'Egypte les deux extrêmes de la superstition humaine :

le plus grossier fétichisme et la plus subtile mysticité;


et c'est par là que ce pays, se prêtant pour ainsi dire

1. Oeutser, traduction de M. Guigniaut.


DU POLYTHEISME. 45

aux besoins de la crédulité humaine dans ious les degrés,

fut ,
pendant plusieurs siècles . l'arsenal d'où sortirent
toutes les erreurs et toutes les sectes religieuses.
Parmi les peuples indépendants de Rome, et dont les
opinions se transmettaient par l'Egypte et la Syrie dans
le monde romain, il faut compter la Perse, les Indes,
et peut-être même cette contrée lointaine et mystérieuse,
qui n'est désignée nulle part dans les annales romaines,
la Chine. On sait que le nom de César, et même de eu -

rieux détails sur gouvernement et la puissance de


le

Rome se trouvent à cette époque de notre ère dans les


,

annales chinoises. Des communications plus anciennes


encore semblaient avoir rapproché les traditions de tous
les peuples, et fait circuler dans tout l'Orient des dogmes
religieux que l'on croirait échappés du christianisme.
Ces idées philosophiques qu'avait exprimées Platon, ce
Xpyo;, ou cette raison éternelle qu'il avait célébrée, se
retrouvent dans les écrits d'un philosophe chinois, qui
voyagea dans la Syrie quelques siècles avant notre ère.
On y retrouve aussi le dogme d'une triade divine que
1

l'on entrevoit dans Pythagore, dans Platon, et qui se


reproduisait, aux premiers siècles de notre ère, dans les
ouvrages de philosophie attribués à Hermès, dans les

hymnes, dans les poèmes répandus sous le nom d'Or-


phée, et jusque dans les prétendus oracles des dieux;
tant l'esprit humain était alors travaillé par la notion
confuse d'un dogme tout à la fois antique et nouveau!
Les Indes reposaient sous le joug de leur ancien sacer-
doce et dans l'immobilité de leurs castes héréditaires.
Les communications qu'elles avaient eues de temps im-
mémorial avec l'Europe, et dont les traces, oubliées par

1. « La raison a produit un, un a produit deux, deux a produit trois,


trois a produit toutes choses. » (Mémoire sur la vie et les ouvrages de
Laotseu, par M. Abel Réinusat.)
46 DU POLYTHEISME.

l'histoire , se retrouvent si manifestes dans l'ancienne


langue de la Grèce et du Latium, avaient été ranimées
par la conquête d'Alexandre trois siècles avant notre ère.
Traversée par les armes macédoniennes , l'Inde avait
ouvert ses trésors à l'avidité de l'Occident ;
c'était le nou-
veau monde de celte époque on y accourait de la : Grèce;
on en racontait mille choses merveilleuses; on y suppo-
sait des prodiges et d'inépuisables richesses. Une navi-
gation s'étaitde l'Egypte jusqu'aux bords du
établie
Gange; des sages indiens étaient venus dans la Grèce 1
;

et l'un d'eux , renouvelant le spectacle qu'avait eu l'ar-


mée d'Alexandre, s'était brûlé sur un bûcher dans la

place publique d'Athènes.


L'Egypte, sousRomains comme sous les Ptolé-
les
mées, fut en commerce avec l'Inde. Du temps de Stra-
bon , les marchands grecs et romains faisaient un conti-
nuel trafic dans l'Inde par le Nil et le golfe Arabique. Ces
hommes sans instruction ne rapportaient de leurs voya-
ges que des récits vagues et mensongers; mais l'ancienne
réputation des sages de l'Inde , l'éloignement mystérieux
de ces climats , et ce besoin de superstitions nouvelles
alors répandu dans le monde romain attiraient aussi sur
les bords du Gange quelques voyageurs enthousiastes, plus
curieux de sciences que de richesses.
Ce fut là qu'Apollonius alla rajeunir les traditions de
l'école pythagoricienne. Cet homme singulier, témoi-
gnage de l'esprit à la fois novateur et superstitieux de
son temps, cet homme, qui fut un moraliste sévère et
un charlatan théurgique , visita les brachmanes , et se
vantait d'avoir puisé dans leurs entretiens des leçons
de sagesse et des secrets magiques. Il avait trouvé
dans l'Inde les rois soumis au sacerdoce; et, de retour

h Strab., lib. XV, cap. i.


DU POLYTHÉISME. 47

dans l'empire romain il


, essaya de dominer les âmes
par les illusions d'une espèce d'illuminisme, que soute-
naient la pureté des mœurs et l'enthousiasme de la vertu.
Mais la mythologie indienne proprement dite restait

ignorée des Grecs et des Romains. Si l'on peut aperce-


voir quelques traits de ressemblance entre les divinités
de ces diverses nations, si l'Apollon des Grecs fut dessiné
sur le Crishna de l'Inde, ces emprunts à demi effacés

sont d'une date inconnue, et n'étaient pas soupçonnés par


les Grecs contemporains d'Alexandre. D'une autre part
l'Inde ne garda nulle empreinte de la conquête grecque.
Les noms de fleuves et de villes imposés par les vain-
queurs passèrent avec eux. L'ancien culte, les anciennes
mœurs, subsistaient toujours dans l'immuable indolence
cr
des habitants. Il paraît cependant qu'au i siècle de notre
ère, ce mouvement d'inquiétude et de curiosité reli-

gieuse qui agitait le monde passa jusqu'à l'inertie con-


templative des Indes, et troubla le repos du brachmane.
S'il faut en croire l'étude des monuments originaux,
l'annonce d'un avènement miraculeux se répandait alors
dans l'Inde comme dans la Judée 1
.

La Perse, nommée barbare par les Grecs, semblait


avoir eu dès longtemps un culte plus raisonnable et plus
épuré que le polythéisme d'Europe. Elle n'admettait
point les idoles; et Xerxès, dans l'invasion de la Grèce,
les fît partout détruire sur son passage; mais le culte de
Zoroastre, cette adoration de l'Être éternel, représenté
par le symbole du feu, cette antique religion des mages,
bien que respectée par Alexandre, s'affaiblit par le mé^
lange des peuples et l'influence de la conquête. Les rois
d'origine grecque eurent des temples dans lu Perse . les

idoles s'introduisirent avec les afts.

l. AsiaticaiResearches,l. I.
48 DU POLYTHÉISME.

Les mages furent persécutés et se divisèrent en sectes


nombreuses; ce qui avait été le culte de l'État devint un
rite solitaire et caché, qui se chargea de superstitions; et
la religion la plus simple enfanta cette imposture qui por-
tait le nom de magie dans tout l'Orient, et qui se répandit
parmi les Romains dégénérés.
Lorsque
la domination des derniers successeurs d'A-
lexandre fut remplacée par celle des Parthes, les rois
de cette nation eurent aussi des temples dans la Perse.
L'empire de Cyrus disparut dans celui des Parthes, dont
il prit le nom et dont il adopta en partie les usages
et les mœurs; mais les livres de Zoroastre se conser-
vaient; l'ancienne religion était chère aux vaincus, et
faisait des prosélytes au delà même des limites de la Perse.
cr
Dans le i siècle de notre ère . Sirabon parle des tem-
ples nombreux qu'il avait vus dans la Cappadoce , et où
des mages entretenaient un feu éternel , suivant leur an-
tique loi.

L'Arménie', sujette ou protégée des Romains, avait éga-


lement reçu le culte des mages. De là sortait cette philo-
sophie orientale, dont l'influence est si manifeste dans les
sectes et dans les écrits des premiers siècles de notre ère;
là remontait ce culte de Mithra, dont les mystères étaient
célèbres aux premiers temps du christianisme, et offraient
quelque ressemblance avec les cérémonies de cette loi

sainte ; là se conservait cette tradition sur l'origine du


bien et du mal, qui devait enfanter la secte des mani-
chéens, longtemps puissante, et que saint Augustin tra-
versa pour arriver au christianisme ; là fermentait une
métaphysique ardente, illuminée, qui contraste avec le

matérialisme élégant du culte grec ou romain , et les reli-

gions sensuelles de presque toute l'Asie.

I. Strab., lib. XV.


DL POLYTHÉISME. 49

La haine des Parthes contre Rome fut une barrière aux


progrès du culte romain. On ne connut jamais dans la

Perse la divinité des Césars ; et un roi des Parthes vengea


le genre humain , en reprochant à Tibère, dans une lettre

publique, les crimes et les infamies que Rome consacrait


1
par des autels .

Il nous reste à parler du peuple qui devait changer tous

les autres, en étant lui-même immuable , et qui , dès lors


répandu sur presque tous les points du monde, doit sur-
tout être considéré dans sa patrie, qu'il occupait encore,
et dans son temple que, seul de tous les peuples, il fer-

mait à l'idolâtrie. Les malheurs de la guerre, les captivi-

tés, le commerce, avaient commencé la dispersion des


Juifs, et jeté les feuillets de leurs
dans l'uni- livres sacrés
vers.Depuis le temps de Cyrus, ils étaient répandus dans
la Perse, dans la Syrie, et jusqu'à la Chine. Depuis
Alexandre, et sous ses successeurs, ils se trouvaient en
grand nombre dans les provinces de l'Asie Mineure et
dans l'Egypte; depuis Pompée, qui les subjugua, ils pé-
nétrèrent dans l'Italie et dans toutes les parties de l'em-
pire; mais,en Egypte et en Grèce, ils formaient, sous le
nom de Juifs hellénistes une classe d'hommes qui ne,

manquaient ni de savoir ni de richesses. Il semble, au con-


traire ,
que ceux qui vinrent à Rome étaient confondus
avec les plus vils Égyptiens, et ces adorateurs de la déesse
Isis, souvent réprimés par le sénat romain. On se moquait
de leurs jeûnes rigoureux , de leur circoncision et de leur
sabbat. Horace y fait allusion ; Auguste en plaisante dans
une lettre.

Au commencement du règne de Tibère, ils étaient si


nombreux à Rome, et comptés pour si peu de chose par
la tyrannie, que ce prince en fit déporter quatre mille

1. Suetonius, in Tiberio.
TABLEAU DE L'ÉLOy. CIIK. 4
50 DU POLYTHÉISME.

sous le climat insalubre de la Sardaigne. La persécution

l'ut alors assez rigoureuse pour que des philosophes païens,


qui avaient adopté la diète pythagoricienne , craignissent
d'être confondus avec ces sectateurs de cultes étrangers ,

que l'on reconnaissait surtout à l'abstinence de certaines


viandes.
Cependant plusieurs décrets du sénat attestent que
dans les provinces éloignées de l'empire la liberté du ,

culte juif était assurée ; et même à Rome , les Juifs ne tar-


dèrent pas à reparaître, perdus dans le chaos de cette ville

immense. Quelques-uns d'entre eux célébraient la fête

d'Hérode ; et tous observaient rigoureusement le sabbat.


Le peuple et les poètes s'en moquaient. Pauvres et

méprisés , eux leurs corbeilles de


ayant toujours avec
voyage \ ils occupaient hors de Rome un lieu jadis con-
sacré, et pour lequel ils payaient une taxe au trésor pu-
blic. Comme tous les persécutés, ils avaient quelque chose

de mystérieux : le peuple les maltraitait et les craignait


5
tour à tour; ils étaient devins , mendiants, astrologues,
et vendaient à bas prix des philtres et des prédictions, au
gré de ceux qui les consultaient.
Enfin, quelques Juifs dune grande naissance étaient
admis à la cour des empereurs. Mais, comme il arrive tou-
jours, leur zèle pour le culte et les mœurs de la patrie s'af-
faiblit à proportion de la richesse et du crédit qui les mê-
laient avec les vainqueurs.
Dans la Judée devenue province romaine, et dans les
autres provinces de Syrie et d'Egypte habitées par les Juifs,
!e caractère national se conservait mieux, et se montrait

1. N'unc sacri fontis nemuset delubra locantur


Judaeis, quorum cophinus fœnumque supellex. »

•i. /Ere minute


Qualiacunque voles Judœi somma vendunt.
Juv., sat. vi.
DL POLYTHEISME. 51

avec plus d'avantage. Partout, dans le monde, les Juifs por-


taient les cérémonies et les pratiques de leur loi ; mais en
Jud'ée, près du temple, ils retrouvaient l'orgueil de leur
patrie, et les promesses immortelles de leur Dieu. Le sou-
venir des grands combats des Machabées contre les rois
grecs d'Assyrie n'était pas encore éteint; même depuis la

conquête romaine, ils avaient eu des rois de leur nation.


Leurs privilèges étaient ménagés; ils avaient leurs sanhé-
drins, leurs tribunaux; et Rome ne leur interdisait que le

droit de guerre civile entre eux. Les anciennes querelles


de Jérusalem et de Samarie qui , sous les fils d'Hérode
étaient devenues plus d'une fois sanglantes, se réduisaient
maintenant à des controverses. Dans l'oisiveté de la paix
les sectes florissaient, animées par le commerce des Orien-
taux et des Grecs, dont elles empruntaient diverses doc-
trines, mais en les rapportant à la loi mosaïque-, si forte-
ment empreinte sur toute la vie du peuple juif.

Ainsi, tandis que les philosophies grecques existaient,


pour ainsi dire, hors du polythéisme, et devenaient des
espèces de religions morales opposées à la religion pure-
ment mythologique de l'État, les sectes juives au contraire
tiraient leur source de l'ancien culte du pays, et y ren-
traient de toutes parts. Pharisiens, saducéens, esséniens,
tous croyaient à la loi mosaïque ,
qu'ils commentaient en
sens divers: sans doute les thérapeutes, celte colonie d'es-
séniens solitaires et enthousiastes, avaient quelque chose
de l'austérité des premiers disciples de Pythagore sans ;

doute les saducéens, qui bornaient l'existence de l'ànie à


la durée de la vie, et mettaient le bonheur dans les plaisirs

des sens, avaient de grands rapports avec la secte d'Épi-


cure, la plus facile de toutes à imiter; peut-être même les
pharisiens superbes, inflexibles, minutieux observateurs
de la règle, sembleraient-ils, au premier coup d'œil, avoir
quelques traits de la secte stoïque : mais ces analogies ap-
52 DU POLYTHÉISME.

parentes ne. sont rien devant le caractère profondément


mosaïque imprimé sur ces trois sectes. C'était aux livres
hébreux que les saducéens empruntaient de bonne* fui
leurs dogmes ; c'était dans ces vives peintures d'abondance
et de bonheur terrestre, où se complaît l'imagination orien-
tale; c'était dans ces allégories matérielles dont se voilent
les vérités morales de la Bible, qu'ils puisaient leurs doc-
trines. Ils n'étaient que de serviles interprètes, de gros-
siers traducteurs de l'Ancien Testament Ils offraient, pour
ainsi dire, leur mollesse et leurs plaisirs, comme un gage
de leur foi. Ils ne divinisaient pas la volupté, comme avait
fait l'imagination des Grecs; mais ils la croyaient un hom-
mage à leur Dieu, un signe qu'ils étaient le peuple de son
choix.
Les pharisiens, au contraire, exagéraient la rigueur et
les minutieuses observances de la loi mosaïque. Comme ils
exerçaient presque tous les fonctions du sacerdoce, ils

avaient à la fois l'orgueil de prêtre et celui de sectaire.


Leur culte était tout matériel, imposant des pratiques exté-
rieures plutôt que des vertus, prescrivant des jeûnes rigou-
reux, mais n'inspirant pas le sacrifice des passions et l'hu-
milité. Leur foi était cependant spiritualiste. Ils croyaient

à l'immortalité de l'âme, aux peines et aux récompenses


d'une autre vie. Plusieurs d'entre eux étaient versés dans
les lettres grecques ; mais ils n'en conservaient pas moins,
avec le zèle exclusif pour leur culte, un grand dédain pour
les autres peuples.
Après les autres nations , ce qu'ils méprisaient le plus
c'était la leur. Ils s'en distinguaient par un faste de piété.
Ils portaient sur eux des thcpliilim ou espèces d'écriteaux,
sur lesquels étaient inscrits des passages de la loi mo-
saïque. Cependant leur adroite ambition se ménageait avec
les Romains; et ils gouvernèrent presque toujours sous
leurs ordres.
DU POLYTHEISME. £>3

Los esséniens étaient remarqués par les Romains pour


leur vie contemplative et solitaire; Pline les appelle une
nation éternelle, où il ne naît personne. C'était, de toutes les

sectes et de toutes les opinions, celle qui s'avançait le plus


vers cette réforme dont le monde avait besoin. Elle se dé-
tachait du judaïsme, qui avait mis autrefois les bénédic-
tions temporelles dans le nombre des enfants. Elle substi-
tuait le célibat religieux à la vie patriarcale. La règle des
esséniens cependant n'était pas uniforme à cet égard ;

quelques-uns tenaient encore à la vie active, se mariaient,


s'occupaient de labourage, et habitaient les plaines les plus
fertiles de la Palestine et de la Syrie. Mais une secte épurée,
sortie de leur sein, et qui prenait le nom de thérapeutes,
s'imposait la sévère continence, si difficile dans les climats
brûlants de l'Asie. Elle était répandue en divers lieux, et
portait avec elle, indépendamment de l'esprit juif, ce pa-
triotisme monacal entretenu par la constance des mêmes
privations et des mêmes sacrifices.
En Egypte, près du lac Mœris , il existait une colonie
semblable, décrite par Philon 1
. On croirait lire l'histoire
d'un monastère chrétien.
La vie de ces thérapeutes ressemblait h celle des trap-

pistes, à quelques austérités près. La prière et les pieux


cantiques avant le point du jour, le travail des champs, le

repas frugal et tardif avec de l'eau pure, de la farine de


froment et des feuilles d'hysope, les longues prières du
soir, voilà quelle était la vie de ces solitaires. Dans leurs
retraites, les imaginations ardentes s'enflammaient à la

lecture des livres hébraïques, et se nourrissaient de rêve-


ries et d'enthousiasme. Des réunions de femmes étaient
soumises à la même règle; elles se rassemblaient dans le
même temple que les hommes; un mur les en séparait,

i. Philo, df Vita contenvplativa.


54 m POLYTHÉISME,

sans monter jusqu'au fuite du temple: et, du haut d'une


chaire élevée, la voix de l'orateur se faisait entendre aux
deux côtés de l'assemblée.
Souvent ils se réunissaient pour des repas semblables
aux agapes des premiers chrétiens, et réglés également
par la frugalité la plus austère. Mais, dans leurs chants,
dans leurs prières , dans leurs usages , tout était encore
israélite. Séparés dans leurs fè'.es en deux chœurs, comme
pour célébrer la mémoire du passage de mer Rouge, les
la

hommes répétaient le cantique de Moïse, et les femmes


celui de Marie. On eût dit une de ces tribus captives, trans-
plantées sur les bords de l'Euphrate, et conservant les
mœurs et les chants populaires de la patrie.

Cependant ils donnaient l'exemple de ce dégoût de la vie

commune, de cette fuite au désert qui marqua les com-


mencements du christianisme, et qui s'accordait si natu-
rellement avec l'état du monde opprimé. Les thérapeutes
étaient Juifs, mais ils participaient à cette grande réfor-
mation qui se préparait par les vices et les malheurs de
l'ancienne société ; du reste, toutes les sectes et toutes les

colonies du peuple j tuf étaient rapprochées par une attente


commune.
Quelques Juifs seulement ne voyaient dans la promesse
d'un Sauveur qu'une espérance pour le salut des âmes et
pour la réforme du monde. Les Samaritains, depuis si
longtemps schismatiques, avaient à cet égard des idées
plus élevées et plus pures que les Juifs de Jérusalem mais ;

leur foi d'ailleurs était altérée par le mélange des croyances


orientales.
Ces dogmes simples de Zoroastre transmis de proche en
proche, défigurés par l'ignorance de leurs derniers secta-
teurs, étaient devenus une nouvelle idolâtrie. Les génies
remplaçaient les dieux ; c'était une autre erreur plus abs-
traite ,
plus contemplative, plus rêveuse que celle du pa-
DU POLYTHÉISMK. ,V>

ganisme romain, mais également faite pour troubler l'âme


par la superstition et la crainte. Ces génies de l'Orient, ces
intelligences émanées du Très-Haut, ces puissances inter-
médiaires ou rebelles, n'avaient point de temple ni de sta-
tues; mais le dévot oriental se croyait sans cesse en leur
pouvoir, les redoutait partout, les sentait, les souffrait en
lui-même de là ces possessions si communes dans l'his-
:

toire de cette époque. Ce n'était plus cette fureur divine,


attribuée par les païens aux interprètes de leurs dieux. Ils
vénéraient la Pythie. On exorcisait un possédé de Nazareth
ou de Samarie. Ce n'était pas non plus ces furies venge-
resses qui, dans le polythéisme grec, s'attachaient à la suite
des grands coupables. Les malfaisants génies dont parle la

Mishna rôdaient autour de l'innocence le monde était plein ;

de leurs embûches ils tourmentaient les corps et les


;

urnes. Cette superstition rendait fou.


Ainsi, dans la pureté même du déisme judaïque, germait
à cette époque une croyance qui, mal comprise, ramenait
le polythéisme; mais les Juifs, au milieu de cette corrup-
tion de leurs lois primitives, restaient un peuple séparé de
tous les autres. La conquête passait sur eux sans les at-
teindre. Ils ajoutaient à leur culte des superstitions de leur
choix ; mais ils repoussaient avec horreur les cérémonies
du culte romain.
Leur patriotisme et leur religion étaient tellement con-
fondus, que les premiers Juifs qui se firent chrétiens ces-
sèrent d'être Juifs, et que le reste de la nation n'en fut que
plus acharné dans sa haine contre l'univers dissident.
Aussi, ce peuple qui, pendant quatre-vingts ans, avait
tranquillement porté le joug de Rome, trouva-t-il tout à
coup un courage extraordinaire pour le briser. 11 avait
laissé prendre son territoire et ses villes. Il avait souffert

les pillages et les tyrannies des gouverneurs romains ; mais


quand l'insensé Calcula voulut placer sa statue dans le
56 DU POLYTHÉISME.

temple de Jérusalem, le peuple, quoique sans armes, et


déshabitué de la guerre , se souleva tout entier, et fit

comme une sédition de prières, de gémissements et de


désespoir. Le gouverneur romain n'osa point aller plus

avant, et différa l'entreprise, qui fut pour jamais écartée


par la mort de Caligula. Mais l'injure était faite, et depuis
lors il fermenta chez les Juifs une nouvelle ardeur de dé-
livrance.
Par-dessus toutes les sectes divisées de doctrines, il se
forma le parti des zélés, c'est-à-dire de ceux qui voulaient
chasser les Romains, ou périr sous les ruines du temple.
De là, ces guerres épouvantables qui firent peur aux Ro-
mains eux-mêmes, et leur donnèrent à combattre, ce qu'ils
n'avaient pas encore rencontré dans le monde, le fanatisme
religieux. Ces Juifs, si méprisés à Rome et sur tous les
points de l'empire, colporteurs, marchands, astrologues,
nourris d'usures et d'affronts, firent sur leur terre natale
une résistance héroïque. Le siège de Jérusalem surpassa en
horreur celui même de Carthage; et, dans l'un et l'autre,

un vainqueur naturellement généreux fut l'instrument de


la plus barbare destruction.
Chose remarquable! la ruine de Jérusalem semblait la
victoire du polythéisme sur le culte d'un seul Dieu. Un
nombre prodigieux d'habitants périt. Le temple fut con-
sumé par les flammes. Titus, de retour à Rome , fit porter
devant lui, dans son triomphe, les vases sacrés, le voile du
sanctuaire et le livre de la loi. Il n'y eut plus de peuple
juif; et ses cendres furent, pour ainsi dire, jetées au vent
dans tout l'univers. Cependant, ces amas de ruines n'é-
touffèrent pas la nouvelle croyance qui sortait de la Judée ;

au contraire, elle vit dans cette extermination une preuve


de sa vérité ; et Rome , après avoir vaincu et dispersé une
nation cantonnée dans un coin de l'Asie, eut une religion

cosmopolite à combattre.
DU POLYTHÉISME. ;">?

Infatué de mille rêveries bizarres, le monde romain, par


ses vices et par ses lumières, par l'affaiblissement de tous
les cultes et l'invasion des idées orientales, par la commu-
nication plus facile des peuples, et le contraste ou la con-
fusion de leurs croyances , s'agitait de toutes parts , et
mûrissait pour un grand changement. Les hommes n'y
suffisaient pas. ils commentaient d'anciennes fables, au
lieu d'y croire. Us vieillissaient le paganisme pour le ra-
jeunir : mais ils ne faisaient qu'ajouter au chaos des opi -

nions, sans trouver une croyance qui pût ranimer l'esprit

de l'homme et lier les nations entre elles.


Le christianisme seul eut cette puissance ; il profita de
l'ordre et de la paix établis dans l'empire pour se répandre
avec une incroyable rapidité. 11 marcha, pour ainsi dire, à
grandes journées sur ces vastes chemins que la politique
romaine avait ouverts d'un bout de l'empire à l'autre, pour
le passage des légions. Jl s'empara de toutes les dispositions
que la haine du joug romain laissait dans le cœur des peu-
ples asservis. Il releva par l'enthousiasme des âmes abat-
tues par l'oppression. Parlant au nom de l'humanité, de la

justice, de l'égalité primitive entre les hommes, il devait


avoir bientôt pour lui tout ce qui était esclave et souffrant,
c'est-à-dire l'univers. Il ne s'adressait pas seulement à la

société, mais à l'homme intérieur, à l'homme moral; il

lui inspirait l'amour de la vertu , l'innocence des mœurs,


l'humilité, la patience; il agissait à la fois comme un culte
et comme une philosophie; et, tandis que les philosophies

anciennes n'avaient été que le privilège du petit nombre,


il était une consolation offerte à la foule, la calmant et l'é-
clairant tout ensemble.
Cependant, que d'obstacles s'opposaient encore à la pro-
mulgation d'un culte nouveau Sur chaque point de l'em- !

pire, quelques rites anciens, quelques superstitions locales


conservaient tout leur pouvoir. Des peuples entiers étaient
§8 Dl* POLYTHÉISME.

plongés dans la plus grossière ignorance, et trop stupides


pour se défier d'aucune fable. Les autres s'accommodaient
d'un culte sans devoirs, et d'une vie toute de passions et
de jouissances. Le vieux polythéisme faisait encore le fond
de la société romaine : ses temples et ses idoles étaient
partout devant les regards; ses poètes occupaient l'imagi-
nation charmée ; ses fêtes étaient le spectacle de la foule;

il se mêlait à tout, comme un usage ou comme un plaisir;

il brillait sur les enseignes des légions, il ornait les noces


et les funérailles. Plus tard, il ensanglanta les cirques et les
théâtres. Il avait survécu à l'incrédulité même qu'il inspi-

rait ; il était devenu une sorte d'hypocrisie publique pro-


fessée par l'État; et sa décadence, étayée par le pouvoir,
l'intérêt, l'habitude, semblait faite pour durer aussi long-
temps que celle de l'empire.
DE LA

PHILOSOPHIE STOÏQUE
ET

DU CHRISTIANISME
DANS LE SIÈCLE DES ANTONINS
DE LA

PHILOSOPHIE STOIQUE
ET

DU CHRISTIANISME
DANS LE SIÈCLE DES ANTON1NS.

Au temps de la plus grande corruption romaine, deux


efforts furent tentés pour relever l'espèce humaine ;

deux réformes agirent à la fois , l'une sur le trône,


l'autre dans l'univers. Un tel concours est une marque
singulièrede ce besoin de justice et de vérité que
l'homme porte en soi. Le despotisme et l'esclavage se
trouvèrent, pour ainsi dire, lassés d'eux-mêmes; et de
toutes parts l'esprit humain essaya de remonter à quel-
que chose de mieux. On vit la vertu stoïque des Anto-
nins, et la charité de la primitive Église. Sans doute on
ne peut comparer une influence passagère à un principe
toujours vivant et le gouvernement vertueux de quel-
,

ques hommes à cette grande émancipation du genre


humain que se proposait le christianisme naissant.
Antonin et Marc Aurèle repoussèrent le culte des
chrétiens , et le persécutèrent quelquefois. Cependant
b'2 DE LA PHILOSOPHIE ST01QUE

de grands rapports semblaient les rapprocher de la loi

nouvelle. Elle était, comme leur philosophie, fondée


sur l'enthousiasme et sur la morale. On aperçoit même
dans le caractère de ces princes un progrès étranger à
la vertu stoïcienne, et qui doit peut-être s'expliquer par
une influence qu'ils méconnurent eux-mêmes. Les
dogmes de la loi chrétienne étaient encore combattus,
ignorés ou mal compris par une grande portion de la

société romaine. Un préjugé de


romain, une l'orgueil
vanité philosophique, ne permettaient pas à beaucoup
d'esprits élevés d'examiner cette religion qui avait eu
pour premiers sectateurs des vaincus et des esclaves, des
ignorants et des pauvres. Mais au milieu de cette pro-
mulgation imparfaite de la loi chrétienne , les vertus
primitives de cette religion ,
que n'avaient pas encore
altérées la richesse et le pouvoir, agissaient dans le
monde : renouvelées chaque jour par les sacrifices et les

souffrances, elles se mêlaient comme un levain salu-


taire à la masse des préjugés inhumains et des habitudes
cruelles qui formaient le fond de la société commune,
et qui ne disparaissaient pas toujours dans le caractère
des plus grands hommes.
Une cause secrète et continue répandait la pitié dans
l'univers; le monde ne voyait pas la source de ce chan-
gement; elle se cachait dans les retraites obscures du
christianisme naissant; elle était entretenue par les soins,
par la charité de ces hommes nouveaux qui recueillaient
les esclaves infirmes rejetés par leurs maîtres, les en-
fants exposés par leurs parents, les pauvres mourant de
faim à la porte des Trimalcions de Rome.
Cette sublime nouveauté d'une bienveillance sans
bornes pour nos semblables éclatait avec plus de force
encore dans les soins que les chrétiens persécutés se
rendaient l'un à l'autre. Leurs ennemis étaient frappés
ET DU CHRISTIANISME. 63

de ces vertus, sans comprendre. Lucien


les qui, parmi 1

les Grecs dégénérés, professait un double athéisme en


ne croyant ni à la Providence ni à la vertu, raconte avec
un étonnement railleur, injurieux pour lui seul, que le

législateur des chrétiens leur a mis dans l'esprit qu'ils

étaient tous frères; et il rapporte à cette occasion les pro-


diges de leur générosité, leurs voyages lointains, leurs
sacrificessans mesure pour secourir celui d'entre eux
qui tombe dans l'infortune.
Ne doit-on pas supposer que ces touchants exemples
d'union, de fidélité, de dévouement, cette abnégation
de la richesse au profit du malheur; enfin, pour parler
comme un de nos poètes,
Ces lois qui , de la terre écartant les misères
Des humains attendris font un peuple de frère»,

n'étaient pas sans influence sur cette société desséchée


par le temps et par l'égoisme? La bonté, la tendre pitié,

la charité pour les hommes, au nom du ciel, c'est sans


doute sur la terre la vertu de Dieu dont parle l'Évan-
gile;une fois semée dans les cœurs, elle ne pouvait de-
meurer inactive et stérile. Cette pitié que Dieu a mise au
fond de l'homme peut être à demi étouffée par de mau-
vaises institutions, par de barbares préjugés; mais sitôt
qu'elle se réveille dans un cœur, elle trouve mille cœurs
qui lui répondent; rien n'est contagieux comme la pitié,

rien ne sympathise plus puissamment avec tous les

hommes que l'exemple d'une bonté courageuse. Ces


bienfaits, ces secours que les chrétiens répandaient fur-
tivement sur les idolâtres, cet amour immense de leurs
frères malheureux , ces spectacles de charité qu'ils
donnaient sans cesse au monde . ne pouvaient être

i. Lucianus, de Morte Pewgritti.


04 DE LA PHILOSOPHIE STOÏQUE

perdus dans le travail que faisait alors l'intelligence hu-


maine.
De là s'élevait un sentiment de compassion mutuelle
et d'égalité sociale,qui dissipait les préjugés féroces de
la conquête de l'esclavage, montait par degrés jusqu'à
et
la philosophie la plus altière, et désarmait à la fois l'or-

gueil du maître et celui du sage. Ainsi la morale de


l'Évangile était réfléchie dans le monde païen par les
vertus et les souffrances de Ce
ses premiers apôtres.
qui, dans la loi chrétienne, répond aux sentiments
intimes de l'homme, prenait une secrète influence,
avant que ses dogmes eussent triomphé des opinions
idolâtres; et le monde païen dur et corrompu, était in-
,

sensiblement converti à l'humanité , avant de l'être à la


religion.
Il est impossible de ne pas être frappé de cette con-
jecture , si remarquable
l'on considère la transformation
que le stoïcisme éprouve dans les écrits d'Épictète et de
Marc Àurèle. Fondée sur le mépris de la douleur du ,

plaisir et de la pitié, l'ancienne philosophie stoïque vou-


lait détruire la nature plutôt que la régler. Elle avait
interdit toutes les émotions de l'âme; elle niait la dou-
leur physique; elle rougissait de la pitié, cette douleur
de l'âme, ce contre-coup du mal des autres, que Dieu
nous a donné pour nous forcer de les secourir. En éta-

blissant qu'il n'y avait pas de degré dans les fautes, et

que toute un crime, elle faisait violence à


faiblesse était
la raison comme au cœur de l'homme. De là sans doute, ,

devaient sortir des âmes invulnérables: et, lorsque le


génie républicain fut menacé par le glaive d'un dicta-
teur, lorsque tout cédait à la gloire de César, ou que
tout rampait sous Tibère, on conçoit que ces âmes aient
donné de grands spectacles au monde mais enfin leur ;

vertu n'était que le courage de mourir; leur philosophie


ET DU CHRISTIANISME. 65
autorisait le meurtre, et se réfugiait dans le suicide.
Brutus et Caton , au milieu de leur âpre patriotisme ne ,

laissent rien voir de cet amour de l'humanité qui respire


dans l'austérité des Antonins. La source même de leurs
maximes est différente, leurs vertus moins désintéres-
sées ; ils ne sont que de grands hommes : ils ont besoin
de la gloire. Le stoïcisme des Antonins, au contraire,
est nourri de cette tendre compassion , de cette justice
indulgente, de cette affection cosmopolite qui respiraient
dans la loi chrétienne.
On peut appliquer la même observation à Épictète ; et
je ne m'étonne pas qu'elle ait fait imaginer que ce phi-
losophe avait puisé dans la croyance et la pratique même
du christianisme des vertus qui ressemblent fort aux
maximes de cette religion. J'ai lu sans surprise, quoique
sans conviction, l'ingénieux et savant paradoxe qu'un
érudit étranger a publié sous ce titre : Du Christianisme
il' Epictète : il ne parait nullement probable qu'Épaphro-
dite, maître du sublime esclave Épictète , soit le même
Épaphrodite dont parle saint Paul et qu'il désigne
parmi les premiers adeptes du christianisme dans Rome.
Il serait d'ailleurs trop bizarre de supposer que le chris-

tianisme soit arrivé à l'esclave par le maître. Le recueil


d'Ëpictète est plein des dieux du paganisme, et semble
écrit dans l'idée de leur providence ; Épictète n'était pas
chrétien ; mais l'empreinte du christianisme était déjà sur
le monde.
De là ce principe si nouveau , si étranger à l'ancien
stoïcisme, cette humilité de cœur dont Épictète parle à
chaque page, et à laquelle il demande tous les sacrifices

que le Portique avait cherchés dans l'estime démesurée


des forces de l'àme et dans l'enthousiasme de l'orgueil.
On ne peut assez remarquer ce prodigieux intervalle
entre Épictète et Zenon. Une différence de même nature
TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. 5
66 DE LA PHILOSOPHIE STOÏQCE

caractérise la nouvelle philosophie de Marc Aurèle le


1
:

stoïcisme, qui n'avait épuré l'âme que par l'orgueil, ne


savait l'affermir que par l'insensibilité Marc Aurèle, au
;

contraire, élève lame par la pitié; la vertu qu'il cherche


est consacrée tout entière au bonheur des autres. « Tu
les aimeras, dit-il, si tu viens à penser
que tu es leur
frère; que c'est par ignorance et malgré eux qu'ils font
des fautes, et que dans peu vous mourrez tous. »
L'éducation de toute sa jeunesse l'avait préparé pour
cette grande épreuve du pouvoir absolu. La philosophie
était devenue pour lui une sorte de religion qu'il em-
brassait avec la ferveur d'une âme ardente. Exprime-t-il
ses scrupules et ses regrets de n'avoir pas assez profité
dans cette science sublime , ses paroles sont presque
ceiles d'une piété inquiète et d'un cœur contrit. La lec-
ture d'un livre du philosophe Ariston le trouble et
l'agite. « Je me punis, dit-il, je m'irrite contre moi-
même, je suis triste, je me consume, je me prive d'ali-
ments 2 .
»

Celte âme vive , en s'éclairant par la philosophie , con-


serva toujours la teinte superstitieuse commune à son
siècle. Marc Aurèle croyait aux présages, aux songes
prophétiques; il remerciait les dieux de lui avoir an-
noncé pendant son sommeil des remèdes pour les ver-
liges et le crachement de sang dont il fut attaqué à Gaëte
et à Chrysa.
Mais, à côté de ces faiblesses, quelle philosophie su-

1. Le bon empereur Antonin pratiqua tout le long de sa vie, bien


«

qu'il fût païen les deux préceptes de notre décalogue, qui sont d'aimer
,

Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même; et il y a grande


apparence qu'il tenait cette instruction des chrétiens. » (L'Hôpital,
Traité de la réformation de la justice, liv. IL)
2. Pœnas do, sum, Çyiaoiûtvu;, cibo careo.
irascor, tristis
Marci Aurclii Epislolx, a Maio nuper inventa
ET DU CHRISTIANISME. 67

blime, quel amour de Dieu et des hommes! Sur le trône,

Marc Aurèle obéissait au devoir, comme dans un État


libre le prince obéit à la loi fondamentale. Deux siècles
avant les empereurs chrétiens il détruisit ou du moins ,

ildésarma ces combats de gladiateurs, dont se repaissait


la curiosité romaine il ne permit qu'un jeu d'escrime
;

sans péril pour les combattants réforme bornée mal- ,

heureusement à son règne et qui ne corrigea pas les ,

mœurs romaines, que la frénésie de Commode vint effa-


roucher de nouveau.
Marc Aurèle joignit au désir de rendre les hommes heu-
reux l'ambition philosophique de les rendre meilleurs; il

souffrait la censure de ses propres actions, et il les justifiait


par des réponses et des écrits publics. Il avait promis, en
montant sur le trône, qu'il ne verserait le sang d'aucun
sénateur; il fit plus, il releva la dignité du sénat. Prince
guerrier et absolu, il lutta de toute sa vertu contre le vice

de l'empire, tempéra le despotisme par un effort con-


et
tinu sur lui-même. 11 consultait les principaux citoyens
sur toutes les affaires publiques, et il avait coutume de
dire : « N'est-il pas plus juste qu'un seul suive l'avis de
tant d'amis illustres, que de les forcer tous à suivre la vo-
lonté d'un seul':' »

Mais où devaient aboutir celte modération sublime , ces


grands exemples , et bonheur pour le
ces vingt ans de
monde? A la tyrannie de quelques monstres et aux serviles
révoltes des gardes prétoriennes. C'est là que l'on voit tout
entier l'épuisement et la stérilité de l'ancienne société ro-
maine. La dictature élevée sur les ruines de la république
ne pouvait devenir le gouvernement naturel de Rome. Elle
était née corrompue et incapable de règle et de durée. De
là vous voyez dans l'histoire , et surtout dans Tacite ,
que
tous les vœux des Romains se rejettent dans le passé, qu'ils
existent, pour ainsi dire, loin d'eux-mêmes, et que, préoc-
68 DE LA l'HlLOSUl'Ulf STOÏQUE

cupés du regret de ce qu'ils ont perdu, ils n'ont aucune


espérance de perfectionner ce qu'ils possèdent. L'ancienne
république, voilà le souvenir ineffaçable et désespérant
tout ensemble. Si Germanicus est un moment l'amour des
Romains, si Drusus emporte dans sa tombe les regrets de
l'empire, c'est que le peuple croyaitque cesjeunesprinces,
montés sur le trône, auraient tenté de rétablir l'ancienne
république. Plus tard, après de longues oppressions, au
milieu des brusques changements de l'anarchie militaire,
vous entendez le vertueux Galba qui dit à Pison : « Si la

niasse de l'empire pouvait se soutenir et garder l'équilibre


sans un modérateur suprême, j'étais digne de recommen-
cer la république. » Cette superstition des Romains pour
l'ancien gouvernement fut respectée jusque dans les formes
extérieures de l'empire. Jamais la succession au trône ne
fut réglée par les lois, et de cette incertitude sortit le pire

des fléaux, la tyrannie élective, l'usurpation militaire, les


du monde mis en loterie dans le casque des soldats,
destins
pour comble de ruine et de honte, l'empire vendu
enfin,
comme un esclave sur le marché des camps. Tacite, dont
l'âme nourrissait plus qu'aucun autre ce regret de l'an-
cienne république, a conçu, mais sans y croire, une forme
intermédiaire qui réunirait les avantages du repos et de la
liberté. Mais le polythéisme usé et avili ne pouvait plus
compatir qu'avec le despotisme; la corruption de ses dieux
justifiait les tyrans, et l'apothéose des tyrans déshonorait
ses dieux. 11 n'est presque aucun des plu^ odieux empe-
reurs qui n'ait entretenu sa cruauté par des superstitions
bizarres. Néron leur demanda l'excuse de son parricide;
Commode les souilla de sang humain.

En considérant cet état du monde, l'esprit ne peut se


défendre d'une supposition qui fut mal réalisée un siècle
plus lard, sous le règne de Constantin. Si Marc Aurèle,
dont la morale élevée a tant de rapport avec le christia-
ET DU CHRISTIANISME. 69

nisme, eût adopté le culte dont il avait les vertus, cette ré-

volution ne pouvait-elle pas alors créer la réforme politi-


que, et fonder cette souveraineté juste et modérée que
Rome cherchait en vain? Ce qui manquait à l'empire, ce
qui rendait les bons princes quelquefois cruels, ce qui don-
nait tant de férocité aux mauvais empereurs, c'était le ca-
ractère incertain et les dangers de leur pouvoir. Ils pesaient
sur le monde de la même force dont ils se sentaient re-
poussés par monde. La mort violente était presque
le la

condition naturelle du trône; et de fureurs en fureurs ils

allaient jusqu'à ce terme, comme certains de ne pouvoir


l'éviter, et d'avance méritant et vengeant leur destin. Peut-
on douter que cet état de guerre perpétuelle n'eût été
singulièrement adouci par l'adoption du christianisme qui,
consacrant les pouvoirs établis et les droits de l'espèce hu-
maine, plaçait la sécurité des princes au même lieu que
la liberté des peuples? Les chrétiens alors persécutés ré-
pétaient souvent que leurs noms ne se trouvaient dans
aucune conspiration contre les empereurs. Cependant leurs
écrits respirent l'horreur de l'injusticeet de toute tyrannie
sur la conscience et les droits naturels de l'homme. Leurs
ouvrages semblent des plaidoyers en faveur de l'espèce
humaine.
Dans nos spéculations sur ces temps antiques, serait-ce
une recherche oisive de nous demander quelle pouvait
être l'influence du christianisme sur la durée de l'empire,
s'il fût entré dans les institutions romaines cent ans plus
tôt, et sous un prince aussi vertueux que Constantin fut
violent et cruel? L'imperfection du stoïcisme, c'était de
n'appartenir qu'à quelques grandes âmes, d'être une excep-
tion parmi les hommes, et de ne pouvoir descendre jusqu'à
la foule. Ainsi de sublimes vertus n'étaient rien pour
l'exemple du monde ; elles étonnaient sans corriger; elles
semblaient n'être l'attribut obligé que de ces âmes d'élite
70 DE LA PHILOSOPHIE STOÏQUE

qui seules, selon Tacite, ne s'éteignent pas avec le corps';


mais la loi chrétienne, accessible aux esprits les plue hum-
bles, la loi chrétienne dans sa pureté primitive, espèce de
stoïcisme populaire et tempéré, eût établi une liaison entre
les hommes les plus obscurs et l'âme élevée de l'empe-
reur; elle eût perpétué des bienfaits qui passèrent avec
Marc Aurèle ; elle eût transformé la puissance, pendant
que l'empire avait encore de la grandeur et de l'unité.
Il y a peut-être autant d'exagération que d'enthousiasme
dans d'un Grec écrivant à la fin du 11 e siècle:
les paroles

< 11 une seule race d'hommes, ou grecque, ou


n'est point
barbare, ou réunie sous quelque nom que ce soit, ou vi-
vant sur des chars, ou errant sans asile, ou abritée sous
des tentes, chez laquelle, au nom de Jésus- Christ, des
prières et des actions de grâces ne soient adressées chaque
jour au Père et au Créateur de toutes choses. » Mais on
ne peut douter qu'à cette époque, sous l'empire même de
Marc Aurèle, les chrétiens ne fussent très-nombreux dans
l'empire; des légions entières étaient chrétiennes; des
villes,de vastes provinces comptaient à peine quelques
sectateurs du paganisme, prêtres ou magistrats, dont la
foitoute politique aurait suivi la volonté du prince. La
Grèce presque entière croyait échapper à la puissance ro-
maine, en se séparant des dieux de Rome, et reprenait
par l'exercice d'un culte nouveau l'indépendance qu'elle
avait perdue parla conquête. Une portion de l'Italie et tout
le midi de la Gaule adoptaient la même religion : elle se
répandait avec une incroyable rapidité chez les peuples
barbares réunis à l'empire. Ils la recevaient plus vite que
les lois romaines ,
parce qu'elle semblait une liberté dans
l'esclavage qui venait les engloutir.

1. Si, ut sapientibus placet, non cuîn corpore exstinguuntur magna*


anima5 . (Tacit. , in Agrirnln.)
ET DU CHRISTIANISME. 71

Cependant cette même époque, où le christianisme était


déjà si puissant par le nombre de ses sectateurs et l'ascen-
dant salutaire qu'ils exerçaient dans le monde , vit se re-

nouveler contre eux ces persécutions qui depuis deux siè-


cles étaient comme une tradition de l'empire. La sagesse
des Antonins ne les préserva pas de ce préjugé. Marc Àu-
rèle lui-même reproche aux chrétiens de chercher la mort,
d'y courir avec la précipitation des troupes légères, et de
ne pas l'attendre avec la gravité des sages antiques. II est
choqué du courage trop empressé des victimes. Ce courage
était celui du stoïcisme exalté par un enthousiasme plus

puissant encore. Singulier spectacle dans l'histoire du


monde! le juge et les victimes avaient presque le même
langage! En parcourant les pensées de Marc Aurèle, on
croirait souvent relire des chapitres détachés de la défense
des premiers chrétiens : c'est le même amour de l'huma-
nité, la même obéissance à la loi morale, le même mépris

du plaisir et de la mort.
Au bord du Tibre, dans ce palais de marbre et d'or bâti

par Néron, et purifié par Marc Aurèle, dans ce cabinet so-


litaire, où , loin des courtisans et des soldats du prétoire,
le souverain de cinquante millions d'hommes méditait sur
ses devoirs, main écrivit souvent sur ses tablettes les
sa
mêmes maximes, les mêmes vérités morales qu'un obscur
chrétien redisait à ses frères au fond des mines et des ca-
chots. Le préjugé politique, la tyrannie du fanatisme païen
avaient créé cet immense intervalle; et d'une extrémité
du monde social à l'autre, les vérités, pour ainsi dire, se
rencontraient sans se reconnaître.
C'est l'idée que fait naître le titre seul de l'apologie de
saint Justin : « A l'empereur Tile, M\\e Anlonin, pieux, au-
guste, à son fds très-véridique et philosophe; à Lucius,
philosophe, fds de Lucius par la naissance, et d'Antonin
par l'adoption, prince ami des lettres : à la vénérable assem-
72 DE LA PHILOSOPHIE STOÏQUE

blée du sénat et au peuple romain tout entier, au nom de


ceux qui parmi tous les hommes sont injustement haïs et
persécutés, moi, l'un d'eux, Justin, fils de Priscus, je pré-
sente ce discours et cette prière. » Le discours est digne
de ce noble début; il y règne une fermeté stoïque qui de-
vait parler à l'àme d'Antonin et à celle de Marc Àurèle.
« Vous pouvez nous faire mourir, dit l'orateur, mais vous
ne pouvez pas nous faire de mal. » Ensuite repoussant
avec une froide indignation le préjugé qui, sans examen,
voyait un crime dans le nom seul de chrétien, il rappelle
les maximes de vertu enseignées dans l'Évangile et révé-
lées par la conscience.
Mais un autre préjugé s'élevait contre les sectateurs de
la loi nouvelle; on les appelait séditieux ; on les accusait
de conspirer la ruine du pouvoir établi. Justin répond par
ces mots de l'Évangile : « Rendez à César ce qui est à Cé-
sar, et à Dieu ce qui est à Dieu. » « Ainsi, dit-il, nous ado-
rons un seul Dieu; mais en toute autre chose nous vous
obéissons avec joie, vous reconnaissant pour maîtres et
souverains, et demandant en même temps à Dieu qu'il

vous accorde la sagesse avec l'empire. »

La peinture que trace l'orateur des premières assemblées


du christianisme où la vieillesse était un sacerdoce où
, ,

l'égalité régnait avec la vertu, où les cérémonies étaient

simples et la morale sublime , cette peinture, d'une sévé-


rité presque philosophique, devait intéresser l'àme de Marc
Aurèle; et le discours entier semblait lui montrer l'appui
que sa philosophie et son amour de l'humanité auraient pu
trouver dans ces hommes nouveaux qui secouaient l'amas
de préjugés et de vices sous lequel était courbé le génie
romain, et qui s'offraient à lui pour relever l'empire par la
justice et la liberté.
Quelques années après, cependant, nous voyons une
autre apologie qui s'adresse à Marc Aurèle. Ainsi les per-
ET DU CHRISTIANISME. 73

séditions avaient recommencé; et ces routines de barbarie


légale, si difficiles à détruire, ramenaient dans les provinces
de fréquentes rigueurs contre les chrétiens dénoncés par
une populace ignorante ou des magistrats serviles. Mille

fables bizarres, mille calomnies grossières se répandaient


contre eux, comme on les a vues se reproduire, parmi les

chrétiens eux-mêmes, contre les novateurs qu'on voulait


prendre pour victimes.
Un philosophe d'Athènes devenu chrétien porta de nou-
veau à l'empereur la réclamation de ses frères persécutés.
Son écrit, conservé jusqu'à nous, a pour titre : « Ambas-
sade d'Athénagoras ,
philosophe chrétien, aux empereurs
Marc Aurèle, Antonin et Commode, vainqueurs des Armé-
niens et des Sarmates, et, ce qui vaut mieux, philosophes. »

On éprouve une sorte de stupeur en voyant ce grand nom


de philosophe donné si solennellement à l'infâme Com-
mode ,
qui , à la vérité ne régnait pas encore. Mais il est
,

visible que, dans le besoin universel de réforme qui domi-


nait alors, un pareil titre était une espèce de leurre pour
le genre humain, qui convenait à la vertu des meilleurs
princes, mais que les plus méchants voulaient se ménager.
Cet écrit tout philosophique est fondé sur le principe que
tous les cultes doivent être tolérés, parce que tous sont des
hommages à Dieu. Énumérant les objets bizarres d'adora-
tion que se faisait l'idolâtrie : « Ces choses, dit Athénago-
ras, vous et vos lois vous les permettez à tout le monde
convaincus que rejeter la Divinité sous une forme quel-
conque est impie et criminel, et que pour chacun jouir de
ses dieux est nécessaire ,
parce que le respect envers un

dieu éloigne du mal. Mais quand il s'agit de nous, notre


nom seul vous irrite. » Cette contradiction sans doute avait
un motif. Les diversités des religions idolâtres ne se dé-

truisaient pas invinciblement l'une l'autre, et pouvaient


sympathiser dans le chaos d'une crédulité commune, tan-
/4 DE LA PHILOSOPHIE STOlQUE

dis que le Dieu des chrétiens, le Dieu immatériel et pur,


était par lui-même la négation et la ruine de tout autre
dieu. Mais ce motif qui, vaguement senti, excitait la colère
de la foule, pouvait-il irriter Marc Àurèle? et son cœur ne
devait-il pas être touché de la réponse que faisait Athéna-
goras au reproche d'athéisme élevé contre les chrétiens
parce qu'ils n'adoraient pas des statues et des images?
« Nous pouvons, dit-il, vous prouver, par les préceptes de
notre loi, que nous ne sommes pas des athées. Quels sont

les préceptes dans lesquels nous sommes nourris? Je vous


le dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous mau-
dissent, priez pour ceux qui vous persécutent, afin d'être
les enfants du Père céleste qui fait luire son soleil sur les
méchants et sur les bons. » Il y a, ce me semble ,
quelque
chose de sublime dans cette manière si simple de prouver
la croyance à Dieu par la bienveillance envers les hommes.
Ailleurs , le philosophe chrétien réfute les absurdes ru-
meurs qui imputaient à sa religion des repas homicides et
de sales mystères.
Combien cette apologie ne devait-elle pas frapper l'es-
prit du prince qui dans son , livre de Maximes, se plaint
souvent de la vaine crédulité des hommes, et s'élève contre
les préjugés de la licence et de la cruauté romaines « Com- !

ment, nous qui ne pouvons voir le meurtre,


dit l'orateur,

de peur d'en être souillés, pourrions-nous donner la mort?


Nous qui nommons homicides et coupables devant Dieu
les femmes qui se font avorter, immolerions-nous des
hommes? Nous ne pouvons à la fois respecter la vie dans
le sein de
mère, croire qu'elle y devient déjà précieuse
la

devant Dieu, et immoler l'enfant quand il est né. Nous ne


pouvons à la fois nous interdire d'exposer nos enfants, re-
garder cette exposition comme un parricide, et les élever
pour leur donner la mort. »
Ces éloquentes prières firent adoucir la cruauté des
ET DU CHRISTIANISME. 75

édits; mais elles ne changèrent rien à l'ancien ordre de


choses. Rome garda son polythéisme décrépit, sa tyrannie
religieuse, les vertus sublimes mais passagères de son
prince, et le vice incurable du pouvoir absolu. Marc Au-
rèle calma quelques moments la fièvre de la corruption
romaine ; il répara des maux, il suspendit des ruines ; mais
il ne lui fut donné de remettre un principe de salut
pas
dans l'empire, et de renouveler la masse du sang romain,
tandis qu'il était temps encore, tandis que les fibres n'étaient
pas desséchées et que le cœur de la société conservait du
,

mouvement et de la vie.

La décadence du paganisme et de l'empire acheva son


cours ils tombèrent en s'étayant l'un l'autre d'ignorance
;

et de tyrannie. Les crimes , les folies se succédèrent :

Rome semblait moins vivre encore qu'achever de mourir;


il n'y eut point de révolution salutaire. Laissé longtemps
hors de la société, le christianisme y fut admis trop tard,

et régna sur des ruines. Le jurisconsulte Ulpien, attaché


aux anciennes lois et aux anciens rites de la patrie écri- ,

vait sous le règne de Dioctétien que la religion chrétienne


était la plus pernicieuse , et qu'elle renverserait l'empire.

Ce Romain ne voyait pas que l'empire se détruisait de lui-


même; que l'ancienne société avait fini sa tâche, et qu'elle
avait besoin d'être transformée pour renaître.
Nous ne chercherons pas davantage si le christianisme,
adopté dès l'époque de Marc Aurèle, aurait pu faire durer
l'empire et renouveler sa forme politique usée par les
guerres civiles et les tyrans. Sans doute d'insurmontables
difficultés rejetèrent jusqu'à l'époque de Constantin ce
dénoûment inévitable. La religion avait d'ailleurs une
autre œuvre à remplir sur la terre, que de conserver l'en-

vahissement des Romains; elle préparait l'affranchisse-

ment et la renaissance des peuples.


TABLEAU
DE

L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE
AU QUATRIÈME SIÈCLE
TABLEAU
DE

LÉLOQUENCE CHRÉTIENNE
AU QUATRIÈME SIÈCLE.

e
Le iv siècle est la grande époque de l'Église primitive,
et l'âge d'or de la littérature chrétienne. Dans l'ordre so-
cial, c'est alors que l'Église se fonda, et devint une puis-
sance publique; dans l'éloquence et les lettres, c'est alors

qu'elle produisit ces sublimes et brillants génies, qui n'ont


eu de rivaux que parmi les orateurs sacrés de la France
au xvn e siècle. Que de grands hommes en effet, que d'ora-
teurs éminents ont rempli l'intervalle d'Athanase à saint
Augustin ! Quel prodigieux mouvement d'esprit dans tout
le monde romain Quels talents déployés dans de mysti-
!

ques débats! Quel pouvoir exercé sur la croyance des


hommes! Quelle transformation de la société tout entière,
à la voix de cette religion qui passe des Catacombes sur le

trône des Césars ,


qui dispose du glaive , après l'avoir
émoussé par ses martyrs et n'est plus ensanglantée
,

que par les hérésies qui la déchirent, en sortant de son


sein.

Dans nos temps modernes, et surtout dans la France au


xvn e siècle, le christianisme en quelque sorte aidé
était
par la civilisation, s'épurait avec elle, et brillait de la même
SO TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

splendeur que les arts. Nos orateurs sacrés du xvu" siècle

sont soutenus, sont inspirés par tous les génies qui les
entourent. Ils réfléchissent dans leur langage cet éclat de
magnificence et de politesse qu'ils reprochent à la cour de
Louis XIV; ils en sont eux-mêmes revêtus et parfois

éblouis. Si Bossuet prédomine par la grandeur et l'enthou-


siasme, on sent cependant qu'il est nourri des mêmes
pensées que ses contemporains, et qu'il appartient à l'heu-
reuse fécondité de la même époque.
Mais, dans le iv
e
siècle, la sublimité de l'éloquence chré-
tienne semble croître et s'animer, en proportion du dépé-
rissement de tout le reste. C'est au milieu de l'abaissement
le plus honteux des esprits et des courages, c'est dans un
empire gouverné par des eunuques \ envahi par les bar-
bares, qu'un Athanase, un Chrysostome, un Àmbroise, un
Augustin font entendre la plus pure morale et la plus
haute éloquence. Leur génie seul est debout, dans la dé-
cadence de l'empire. Ils ont l'air de fondateurs, au milieu
tles ruines. C'est qu'en effet ils étaient les architectes de
ce grand édifice religieux ,
qui devait succéder à l'empire
romain.
Il ne peut être sans intérêt de recueillir quelques traits

du génie de ces hommes, en examinant, sous un point de


vue philosophique et moral, ce qui n'a été trop souvent
qu'un objet d'apothéose ou d'ironie. Il serait surtout cu-
rieux de confronter avec leurs temps, de replacer au mi-
lieu des passions et des idées du iv
e
siècle ces hommes
qui, dans les histoires officielles de l'Église, n'apparaissent
que comme les témoins impassibles d'une invariable tra-
dition.
On dirait, à lire ces récits, que l'ordre religieux et
civil était réglé dans le iv
e
siècle comme du temps de

1. Sanct. Greyorii theolog. Oper., t. I, p. 399.


AU QUATRIÈME SIECLE. 81

Louis XIV, que les hommes vivaient de même façon, et


qu'un martyr des premiers temps ressemblait à un évêque

de cour. Mais, dans que de différences séparent


la réalité,

ces époques! que de tableaux singuliers et nouveaux naî-


traient d'une vue impartiale jetée sur ces temps antiques!
J'entends cette impartialité de l'imagination, non moins
que du jugement, qui consiste, en cherchant la vérité
dans les faits, à ne pas teindre le récit des couleurs d'une
autre époque.
Souvent j'ai passé de longues veilles à feuilleter les re-
cueils de la doctrine et de l'éloquence des premiers siècles
chrétiens; il me semblait que je devenais spectateur de la

plus grande révolution qui se soit opérée dans le monde.


Lecteur profane, je cherchais dans ces bibliothèques théo-
logiques les mœurs et le génie des peuples. La vive ima-
gination des orateurs du christianisme, leurs combats, leur
ardeur faisaient revivre sous mes yeux un monde qui n'est
plus, et que leurs paroles expressives et passionnées sem-
blent nous avoir transmis bien mieux que ne l'a fait ,

l'histoire. Les questions les plus abstraites se personni-


fiaient par la chaleur de la discussion et la vérité du Lan
gage : tout prenait de l'intérêt et de la vie, parce que tout
était sincère. De grandes vertus, des convictions ardentes,
des caractères fortement originaux animaient ce tableau
d'un siècle extraordinaire tout passionné de métaphysique
et de théologie, et pour qui le merveilleux et l'incompré-
hensible étaient devenus l'ordre naturel et la réalité.

A cette existence toute rêveuse et tout idéale venaient


se mêler, par un contraste perpétuel, les incidents de la

vie commune, les passions, les vices ordinaires de notre


nature. Le mélange des civilisations et des peuples, que
rapprochait une religion cosmopolite, augmente encore
la singulière variété de ce spectacle. Le christianisme;
agissait diversement, était reçu à divers degrés chez des
TABLEAU DK L'ÉLOQ. CHU. 6
82 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

nations courbées également par le joug romain, mais dis-


tinctes d'origines, de mœurs et de climats. Leur caractère
primitif reparaissait à la faveur de l'enthousiasme religieux
qui les affranchissait des liens terrestres. Le Syrien, le

Grec, l'Africain, le Latin, le Gaulois, l'Espagnol portaient


dans leur christianisme les nuances de leurs caractères;
et souvent les hérésies, alors si nombreuses, étaient plus
nationales que théologiques.
Les écrits des Pères sont une image de toutes ces va-
riétés. Au milieu des controverses et des subtilités mysti-
ques, on y surprend tous les détails de l'histoire des peu-
ples, tous les progrès d'une longue révolution morale, le
déclin et l'obstination des anciens usages, l'influence des
lettres prolongeant celle des croyances, les croyances
nouvelles commençant par le peuple, et s'étayant à leur
tour du savoir et de l'éloquence, les orateurs remplaçant
les apôtres , et le christianisme formant au milieu de l'an-
cien monde un âge de civilisation ,
qui semble séparé de
l'empire romain, et qui meurt cependant avec lui.

Là paraît ce génie grec longtemps abattu par le joug


romain mais ranimé par l'ardeur du prosélytisme, et se
,

proposant de convertir le monde à sa foi, au lieu d'amuser


ses maîtres par une vaine éloquence. II se montre presque
en même temps sur tous les points de l'empire; il brille
dans l'Egypte, dans la Cyrénaïque, et surtout dans cette
Grèce asiatique dont il ne reste rien, et qui fut si célèbre
par son luxe et sa richesse. Il est puissant encore sur sa
terre natale , aux lieux mêmes d'où jadis il éclaira l'Italie
par Pythagore et conquit l'Orient par Alexandre.
e
Athènes est toujours, au iv siècle, la ville des arts et
des lettres. Pleine de monuments et d'écoles, elle attire

toute la jeunesse studieuse de l'Europe et de l'Asie. Elle


est peuplée de ces enthousiastes du premier âge, qui sont
à avides de science et de merveilleux qui veulent
la fois ,
AU UUAÏKIÈME SIÈCLE. 83

tout pénétrer, tout comprendre, qui cherchent la vérité


avec une inquiète candeur, et la défendent avec fanatisme.
Cette jeunesse suit les mouvements de ses maîtres, s'asso-
cie à leurs combats, à leurs triomphes avec la même ar-
deur, la même agitation !
, dont jadis palpitait la foule
attentive à la course des chars.
Bruyante et studieuse, elle remplit la ville d'Athènes de
ses jeux ,
venue d'un nouveau disciple
pour célébrer la ;

et elle passe de longues heures aux leçons de l'Académie.

Athènes est à la fois remplie d'églises chrétiennes et de


temples d'idoles. Le polythéisme s'y conserve, protégé par-

Les défenseurs futurs des deux cultes se trouvent


les arts.

confondus, sans le savoir, dans les mêmes écoles. Ces


jeunes hommes, si graves et si doux, admirés de leurs ca-

marades dont ils évitent les folies, ces deux inséparables


qui, parmi les séductions d'Athènes, ne connaissent que
le chemin de l'église chrétienne et celui des écoles, c'est

Grégoire de Nazianze et Basile; on les cite dans toute la


Grèce; ils excellent dans les lettres et l'éloquence pro-
fane.
Près d'eux passe souvent, sans leur parler, un jeune
homme à la démarche irrégulière et précipitée , au regard
brillant et plein de feu, laissant tomber les boucles de sa
chevelure, le cou légèrement penché, la physionomie mo-
bile et dédaigneuse. 11 porte le court manteau des philo-
sophes; mais la foule qui le suit annonce sa fortune ou
plutôt ses périls ; c'est le frère du dernier César, de Gallus
récemment immolé à la jalousie de l'empire; c'est Julien,
qui, désarmant soupçons de l'empereur Constance,
les

est venu dans Athènes pour étudier les lettres dans leur
sanctuaire, et peut-être consulter en secret sur sa desti
née les philosophes et les hiérophantes. 11 est chrétien ;
et.

I. Sanct. Gregorii theolog. Oper^, 1. 1, p. 109.


Sî TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

contre l'usage fréquent alors, il en a reçu le signe dès


l'enfance, dans le sacrement du baptême. En le confiant
à li direction d'un évêque de cour, l'ambitieux et plus
tard schismatique Eusèbe, l'empereur l'a même contraint
de prendre un degré dans l'ordre ecclésiastique et de rem-
plir l'office de lecteur dans la cathédrale de Nisomédie.
Peu maître des richesses attribuées a son rang, Julien
s'est cru souvent obligé de doter de ses offrandes les tom-
beaux des martyrs; et il faisait bâtir en commun avec son
frère une église chrétienne. On doute de sa foi cependant ;

et son amour d'Homère est l'espérance des Grecs encore


attachés à l'ancien culte. Ils vantent son génie, sa passion
des sciences. Ils annoncent de lui de grandes choses, que
semblent justifier son rang, ses talents, sa jeunesse pré-
servée par un merveilleux hasard des cruautés de Con-
stance.
Dans montre Àntioche, avec ses églises et ses
l'Asie se

théâtres, ce mélange d'imagination et de mollesse qui fa-


vorise également les austérités et les plaisirs; c'est là que
les disciples du culte nouveau ont reçu pour la première

fois ce nom de chrétien répandu deux siècles après sur


'

tous les points du monde; c'est là que Libanius, païen par


amour d'Homère, ouvrait son école que suivit Chryso-
stome; c'est là que Julien, devenu maître de l'empire et
toujours sophiste, écrira des satires contre les chrétiens,
ses sujets.Antioche est placée sur les bords du fleuve
Oronte, dans une plaine enchanteresse, que couronnent
d'âpres sommets, où vivent épars quelques solitaires. Le
christianisme a tout obtenu d'elle, excepté l'abandon de
ses courses de chars et de ses théâtres; mais aucuns jeux
sanglants n'attristent cette ville charmante. Les fêtes, les

bals nocturnes, les réunions de science et de plaisir occu-

i. Sanct. Grcgorîi tlieolog. Oper., t. 1, p. 88.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 85

pent ses paisibles habitants. Les divisions des sectes n'a-


mènent aucune violence; elles se raillent l'une l'autre,
sans se persécuter.
Libanius composera sans crainte le panégyrique de Ju-
lien, après sa mort, et sur les ruines du polythéisme; mais
la foule se presse sur les pas du jeune et éloquent Chry-
soslome. Le sanctuaire retentit des applaudissements 1

qu'excitent ses discours. On le suit dans campagnes,


les

aux portes de la ville ; de vastes toiles sont tendues dans


les airs pour défendre de l'ardeur du soleil une foule
enivrée du charme de ses paroles.
Telle est la vie de ces Grecs d'Asie , devenus sujets de
Rome et chrétiens sans avoir presque changé leurs mœurs,
et leurs usages leur génie.
Mais ailleiirs ;
dans les écrits d'Àthanase , apparaît
Alexandrie , aussi tumultueuse , aussi pleine d'orages
qu'Antioche est paisible : c'est l'entrepôt de tous les

commerces, la patrie de toutes les sectes. Elle est habi-


tée à la fois par les plus contemplatifs et par les plus in-
dustrieux de tous les hommes. Près de cet observatoire
fondé par les Ptolémées, près de cette bibliothèque im-
mense et qui s'accroît sans cesse , sont des ateliers sans
nombre. Personne ne paraît oisif, excepté les philosophes.
On est occupé tout le jour à tisser le lin à fabriquer ,

le papier, à souffler le verre, à forger les métaux 2 ; les

aveugles même travaillent. Dans cette foule d'habitants.


d'étrangers, de voyageurs, il n'est aucune opinion, aucune

secte, aucune singularité de mœurs et de doctrine qui


ne se cache sans peine, ou ne se produise impunément. Là.
jamais la persécution lente et régulière n'a pu s'établir
contre le christianisme ; il y a eu des massacres militaires ;

i. Sanrt. Chrysost. Oper., t. II, p. 280, 200.


2. Historix Avgust. Script., t. Il, p. 234.
86 TABLEAD DE t'ÉLO0UENtE CHRÉTIENNE

mais rarement des condamnations et des martyres. Une


population nombreuse et hardie fait trembler les gouver-
neurs romains. Nulle ville n'est à la fois plus studieuse

et plus agitée; les mœurs des habitants ont quelque chose


de féroce, et leurs mains sont souvent sanglantes. On se
dispute par les armes la possession d'un temple. On com-
bat plus encore pour l'archevêché. Le crédit de cette
dignité est grand sur l'esprit du peuple. Alexandrie,
par son commerce, fournit de blé Rome et l'Italie ; et

quand on voudra perdre Athanase auprès de l'empereur,


on l'accusera du projet d'affamer Rome, en suspendant
par son pouvoir le départ des flottes d'Egypte.
Constantinople, ses mœurs, son
la cour impé- luxe,
riale et ses vices paraissent mieux encore dans les grands
orateurs du iv e siècle. C'est la métropole du monde et de
la religion c'est là que brillent tour à tour sur le siège
;

épiscopal Grégoire de Nazianze et Chrysostome; mais en


même temps c'est le centre où viennent aboutir les sectes

inventées par l'esprit subtil d'Alexandrie et la philosophie


de la Grèce; c'est là qu'on vient les mettre en valeur, en
les produisant à la cour, et en tâchant d'y gagner quel-
que chambellan ou quelque eunuque du palais. Là donc se
montrent dans toute leur nudité les misères de l'empire
d'Orient, le despotisme capricieux des princes, les in-

trigues du palais, la corruption d'une grande ville faite

trop vite, qui n'était ni grecque ni romaine, et semblait


une colonie plutôt qu'une capitale. Mais Constantinople,

par sa nouveauté même, n'avait rien dans ses monuments,


dans ses fêtes, dans ses usages, qui rappelât l'idolâtrie.

Elle était de la même date que le triomphe du christia-

nisme; et, par aux empereurs chrétiens,


là, elle plaisait

ne les gênant d'aucun souvenir de culte ou de liberté.


À Rome, au contraire, le christianisme n'avait qu'une
demi- victoire. Les deux société-, les deux religions, le
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 87

passé et l'avenir étaient en présence et en guerre. Les


temples, les cirques, les théâtres, les rues même de Rome
toutes pleines de monuments païens, entretenaient le zèle

religieux d'une partie des habitants. La plupart des fa-

,
milles sénatoriales surtout tenaient encore à l'ancien culte,
comme à la gloire de leurs aïeux. Le peuple remplissait
les églises chrétiennes et les cimetières des martyrs. Les
esclaves, les pauvres embrassaient avec ardeur la foi nou-
velle qui leur donnait consolation et secours, et leur
faisait trouver en tout lieu cet autel de la Clémence que
le monde païen n'avait souffert qu'une fois, dans Athènes.
Déjà cependant on accusait les vices des prêtres, la

pompe et le faste des évêques. Au milieu du iv


e
siècle
1
, le

siège épiscopal de Rome fut disputé par un combat san-


glant. Ces dignités ainsi conquises étaient enrichies d'of-
frandes, et étalaient un luxe que censuraient les païens, et
2
auquel un d'eux oppose l'exemple de quelques évêques
des provinces, « que leur frugalité, dit-il, la pauvreté de
leurs vêtements, leur front baissé vers la terre, leur can-
deur et leur modestie recommandent au Dieu éternel et à

ses vrais adorateurs. »

Il est à remarquer que, pendant ce siècle, l'Eglise de


Rome ne produisit pas un seul grand écrivain, un seul
grand orateur comme ceux qui naissaient en Afrique, en
Grèce, en Asie; mais elle travaillait à s'étendre au loin :

elle cherchait à dominer les Églises d'Afrique , de Gaule


et d'Ibérie. Elle visait au gouvernement des hommes plu-
tôt qu'à la gloire de bien parler et de bien écrire; elle

tachait de se rendre arbitre des querelles nombreuses ex-


citées par l'esprit sophistique des Grecs ; elle offrait sa
communion aux docteurs d'Orient persécutés pour des

1. Ammian. Marcell. lib. XXVII, cap.


2. Ibid.
88 TABLEAU DK L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

controverses, et les gagnait en leur donnant asile. Pres-


que aucune secte ne se formait clans l'Église de Rome.
Son génie était en cela l'opposé du génie grec; il se tenait
aux anciens formulaires, innovait peu, redoutait le chan-
gement comme une hérésie; et, sans égaler la gloire de
l'Église d'Orient, devait à la longue l'emporter sur elle
par une sorte de prudence temporelle et de ténacité.
Le génie grec, plus libre et plus hardi, et devenu depuis
les conquêtes d' Alexandre plus oriental qu'européen,
portait dans le christianisme les subtilités, les allégories.
L'Egypte et l'Asie Mineure en étaient le principal théâtre;
mille sectes, mille opinions bizarres y naissaient de l'ima-
gination superstitieuse des habitants. Les Romains , ou
plutôt les peuples qui parlaient la langue latine , avaient
quelque chose de moins savant, de moins ingénieux; ils

n'étaient que des théologiens grossiers auprès des Grecs


d'Alexandrie; mais ils étaient plus calmes et plus sobres
dans leurs opinions. Ils se défiaient de la métaphysique
raffinée que les Orientaux mêlaient aux dogmes de la foi;

et ce schisme, cette répugnance mutuelle, qui, plusieurs


siècles après, sépara les deux Églises, avait sa racine dans
les premiers âges du prosélytisme chrétien. On devrait en
retrouver aussi la trace dans les monuments oratoires des
deux littératures; mais le parallèle ne saurait être exacte-
ment suivi. Non-seulement l'Église orientale avait une
incontestable supériorité d'imagination et d'éloquence;
mais parmi les écrivains de l'Église latine , tous ceux qui
brillèrent d'un grand éclat semblaient appartenir à

l'Orient; les uns, en effet, tels que saint Jérôme, avaient


vécu dans la Syrie, dans la Judée, et respiré l'enthousiasme
aux rives du Jourdain; les autres, Tertullien, Cyprien,
Arnobe , Augustin , nés sous le ciel brûlant de Carthage,
étaient plus orientaux que latins. La langue romaine se
transformait dans leurs écrits, et y prenait comme une
AT QUATRIÈME SIÈCLE. 89

empreinte de ce génie arabe fervent et subtil, frappé tour


à tour des soleils d'Afrique et d'Asie.
Sous ce rapport, ils étaient plus novateurs que les
Grecs; ils formaient, au milieu de l'Occident, une époque
plus singulière et plus distincte du passé. Mais essayons de
marquer ces divers caractères ,
en parcourant l'histoire et
les écrits des grands hommes qui, dans l'Orient et l'Occi-
e
dent, firent du iv siècle une époque si mémorable pour
la religion et les lettres.
90 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

DES PÈRES DE L'ÉGLISE GRECQUE.

SAINT ATHANASE.

Le premier nom qui s'offre à nous dans les fastes chré-


e
tiens du iv siècle, c'est Athanase. Sa vie, ses combats,
son génie servirent plus à l'agrandissement du christia-
nisme que toute la puissance de Constantin. Cet homme
lutta tour à tour contre les païens, les sectaires, les évêques
jaloux de sa gloire, les empereurs offensés de son altière
indépendance; et, dans cette orageuse carrière, il n'eut
pas un moment de repos ou de faiblesse. En
montrelui se

un caractère nouveau, et qui n'appartenait pas aux pre-


miers temps du prosélytisme chrétien celui d'une poli- ,

tique aussi profonde que l'àme était intrépide. Ce n'était


plus cette première ferveur d'enthousiasme qui courait
au-devant de la mort, ou la recevait avec joie. Athanase
cherche le triomphe, et non le martyre. Tel qu'un chef de
parti, telqu'un général expérimenté qui se sent nécessaire
aux siens, Athanase ne s'expose que pour le succès, ne
combat que pour vaincre, se retire quelquefois pour repa-
raître avec l'éclat d'un triomphe populaire.
Élevé au milieu des querelles religieuses, renommé dès
sa jeunesse dans le concile de Nicée , dont il rédigea en
partie les décrets, élu patriarche d'Alexandrie par le suf-
frage d'un peuple enthousiaste, exilé dans les Gaules par
Constantin, proscrit par Constance, poursuivi par Julien,
menacé sous Yalens, il mourut sur ce siège patriarcal d'où
il violemment banni, et d'où il fut vingt
avait éfé cinq fois
années absent. Vous jugez bien que les écrits d'un tel
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 91

homme ne seront pas seulement des ouvrages de théolo-


gien. S'il combat souvent sur des dogmes obscurs, impé-
nétrables, son but éclatant et simple est de fonder cette
unité religieuse que la victoire même des chrétiens et
que le partage de l'empire en deux vastes États rendaient
plus difficile; il en a, dès le premier jour, calculé la puis-
sance ; et il poursuit sans cesse l'accomplissement de cette
œuvre.
Quoique prédestiné surtout à défendre et à célébrer la
pure doctrine du christianisme, Àthanase lutta contre l'ido-
lâtrie, qui. de son temps, par les illusions et le génie de
Julien, faillit reprendre l'empire. Le lieu même de sa nais-
sance et de ses premiers travaux le portait à cette contro-
verse. Car si, de bonne heure, la foi chrétienne avait de la

Judée gagné l'Egypte, si même un des apôtres avait passé


du premier synode de Jérusalem au siège naissant d'A-
lexandrie, nulle part cependant le polythéisme n'était plus
tenace et plus inépuisable que sur cette terre des Pha-
raons, où rien ne périssait, ni la réalité, ni le mensonge,
où l'antiquité mystérieuse des monuments conservait l'an-
tiquité des croyances, où la vie était si forte qu'elle sem-
blaitune émanation divine partout répandue, et où l'ima-
gination superstitieuse du peuple faisait incessamment
pulluler de nouveaux dieux, comme les fanges échauffées
du Nil multiplient les reptiles.
Le génie grec, en venant s'imposer à l'Egypte par la con-
quête et par les colonies , loin de détruire ces vieux fer-
ments de crédulité, y mêla seulement les divinités gra-
cieuses de l'imagination et de la poésie etquand leur culte
;

vint à faiblir avec l'amour même de l'art, quand la philo-


sophie et le christianisme eurent commencé à décréditer
des dieux que leur élégance rendait corrupteurs, les divi-
nitésmonstrueuses de l'ancienne Memphis n'en reprirent
que plus de puissance. Sérapis dura plus qu'Apollon.
92 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

Inspiré par la vue de ce panthéon bizarre de l'Egypte,


le discours d'Athanase contre Us Grecs, c'est-à-dire contre
l'idolâtrie, se distingue entre les ouvrages des autres apo-
logistes méthode savante et la sagacité habile à dé-
par la

composer tout l'édifice des fables païennes, en assignant à


chaque erreur sa date et son principe. Cette analyse tou-
jours nette et vraisemblable a parfois beaucoup d'élévation
philosophique. Arrivé à la dernière forme d'idolâtrie, l'a-
pothéose des hommes après celle des astres, des éléments,
et presque de tous les êtres de la nature, « on se rejettera
peut-être, dit-il
1
, sur cette allégation que certains inven-
teurs sont devenus dieux pour avoir fait du bien aux
hommes, Jupiter en trouvant
-

la poterie, Neptune la navi-


gation, Vulcain l'art de forger, Minerve le tissage, Apollon
la musique, Diane la chasse, Junon la parure, Cérès l'agri-

culture, et d'autres les autres arts. Mais ces arts et leurs


analogues, ce n'est pas à quelques hommes, c'est à la na-

ture commune de l'humanité qu'il faut les attribuer; car


les hommes les découvrent, en se dirigeant d'après elle :

de là cette maxime vulgaire, que l'art est une imitation de


la donc quelques-uns excellent aux choses où ils
nature. Si
s'appliquent, il ne faut pas pour cela les croire des dieux,

mais bien plutôt des hommes. L'homme, en effet, naissant


capable de science, il n'est pas étonnant que quelques
hommes, attentifs à l'instinct de leur propre nature, aient
inventé les arts. »

En même temps que le philosophe chrétien enlève ahiM


à l'idolâtrie son meilleur prétexte, il flétrit la pire des apo-
théoses, celle où l'homme cherchait la consécration de ses
vices qu'il transférait aux dieux, A cette corruption Atha-
nase oppose les grandes idées de l'unité d'un Dieu suprême
et de l'immortalité de l'àme humaine. « L'àme ne meurt

I. Snnct. Athan. Oppr., t. I


, p. 1S.
U QUATRIÈME SIÈCLE. 93

pas 1
, dit-il; niais le corps meurt, quand elle s'en éloigne.

L'âme est à elle-même son propre moteur. Le mouvement


de l'âme, c'est sa vie. Lors même qu'elle est prisonnière
dans le corps, et comme attachée à lui, elle ne se rapetisse
pas à ses étroites proportions , elle ne s'y renferme pas :

mais souvent, alors que le corps est gisant immobile, et


comme inanimé, elle reste éveillée par sa propre vertu; et
sortant de la matière, quoiqu'elle y tienne encore, elle
conçoit, elle contemple des existences au delà du globe
terrestre ; elle voit les saints dégagés de l'enveloppe des
corps, elle voit ies anges et monte vers eux dans la liberté
de sa pure innocence. Tout à fait séparée du corps, et

lorsqu'il plaira à Dieu de lui ôter la chaîne qu'il lui im-


pose, n'aura- 1- elle pas, je vous prie, une bien plus claire
vision de son immortelle nature y Si aujourd hui même, et

dans les entraves de la chair, elle vit déjà d'une vie tout
extérieure, elle vivra bien davantage après la mort du
corps, grâce à Dieu qui par son Verbe l'a faite ainsi. Elle

comprend, elle embrasse en elle les idées d'éternité, les

idées d'infini, parce qu'elle est immortelle. De même que


le corps, qui est mortel, ne perçoit rien que de matériel et
de périssable, ainsi l'âme, qui voitetmédite les choses im-
mortelles, est nécessairement immortelle elle-même, et
vivra toujours : car les pensées et les images d'immortalité
ne la quittent jamais, et sont en elle comme un foyer vi-
vant qui nourrit et assure son immortalité. »

Ces hautes spéculations, familières sans doute à l'école


philosophique d'Alexandrie comme à son école chrétienne,
ne sont pour Àthanase qu'un premier pas vers le dogme
dont il est le plus exigeant interprète. Il ne les compterait
pour rien , si elles ne le conduisaient pas au symbole de
Nièce tout entier: c'est ainsi que de ce discours contre les

l. Sancl. Athaiu Oper., t. I, p. 32.


'J4 TABLEAU DE l/ÉLOQUENCS CHRETIENNE

idolâtres, chef-d'œuvre de bon sens social et de logique, il

passe immédiatement aux profondeurs de la théologie et à


la proscription absolue du rationalisme d'Arius.
Telle fut la grande œuvre accomplie par le génie d'un
homme, et consacrée par vingt ans de persécution. C'est
pour cela qu'il lutta contre tous les chefs de l'empire, de-
puis Constantin jusqu'à Julien, depuis le protecteur inté-
ressé de l'Église jusqu'à son mystique adversaire. C'est par
là qu'il a été non-seulement le promoteur le plus efficace
de la foi et du culte, mais un des plus hardis précurseurs
de cette politique religieuse qui gouverna le monde au
moyen âge. Rome a dit en canonisant Grégoire VII, « qu'il
n'avait pas existé, depuis le temps des apôtres, plus puis-
sant défenseur de l'Église. » Si , dans les mille années qui
séparent ces deux dates mémorables, il fallait citer un
homme qui tînt de l'ancien monde et du nouveau, qui rap-
pelât l'enthousiasme du christianisme naissant et fit pres-
sentir la puissance du christianisme adulte, qui fût le pre-
mier citoyen de la cité chrétienne, un législateur, un héros,
un saint, Rome ne trouverait pas de plus grand nom que
celui du patriarche et du banni d'Alexandrie, que celui du
Grec Athanase.
L'effort de sa vie, la subtilité de son génie, la constance
de sa volonté, l'entraînement de sa persuasion, ses combats
et ses sacrifices se concentrèrent particulièrement sur la

sublime métaphysique du christianisme, la partie divine de


la croyance; mais cela même était le christianisme tout
entier, et l'avenir religieux du monde.
Les sectes nombreuses et bizarres, produites dans les

premiers temps du christianisme par l'ébullition de l'esprit

oriental, commençaient à disparaître; mais une secte nou-


velle s'élevait, plus méthodique, plus simple, plus faite
pour devenir universelle : c'était la doctrine d'Arius, doc-
trine encore enveloppée à sa naissance de subtilités scola-
AU QUATRIÈME S1ÈCLK. 95

stiques, mais qui recelait au fond le pur théisme, quoique


désavoué par elle.

Un siècle plus tôt, cette secte, en décréditant le poly-


théisme et en donnant à la philosophie qui le combattait
la forme et l'ascendant d'un culte, eût aidé peut-être à la

rapide diffusion du christianisme, et facilité son empire;


mais alors elle effaçait le caractère distinctif de la foi nou-
velle, elle détruisait sa victoire; elle la faisait rentrer, elle
pour ainsi dire, dans la croyance plus ou
l'ensevelissait,
moins confuse, mais générale, dont se rapprochaient tous
ceux même qui n'étaient pas chrétiens.
Ces motifs font d'autant mieux comprendre les efforts
1
extraordinaires opposés à l'arianisme , et le génie de
l'homme qui terrassa plus que tout autre cette puissance
nouvelle protégée souvent par les empereurs.
Il ne s'est rien conservé des écrits d'Àrius. Les vain-
queurs ont aboli les monuments de leur adversaire; mais
le fondateur d'une secte si fameuse, l'homme qui tant de
fois chargé d'anathèmes sut gagner à sa cause un nombreux
parti dans le peuple, dans les évêques, à la cour des prin-
ces, et qui divisa le christianisme triomphant, était sans
doute doué de tous les talents qui font un grand sectaire.

Cependant il fut surtout aidé par le sentiment secret qui


commençait à rendre redoutable aux empereurs la puis-
sance et l'ascendant du sacerdoce chrétien. L'impérieux
Constantin, après avoir si utilement pour sa grandeur in-

voqué cet appui, en avait été bientôt jaloux et lassé; et


c'est par là surtout qu'il faut expliquer sa préférence pour
les prêtres ariens, et sa tendance à faire prévaloir dans la
religion qu'il avait adoptée une secte dissidente qui ,
plus
faible de nombre et moins sévère de doctrine, gênait moins
son ambition et ses vices. Constance, son fils, moins puis-

1. Sanct. Athan. Oper., t. I, p. 17.


9b' TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

sant et moins autorisé sur le trône d'Orient, redoutait


encore plus la tutelle de l'Église. Les évêques accusés
d'arianisme , la minorité vaincue dans le concile de
Nicée, montraient plus de complaisance pour le pou-
voir impérial , et cherchaient son appui contre les cen-
sures de leurs orthodoxes et rigoureux collègues. Con-
stance aima mieux protéger les ariens que d'obéir aux
catholiques.
Athanase resta dès lors en butte à tout le travail de hai-
nes et de calomnies qu'inspire l'esprit de secte. Ce n'est pas
seulement d'erreurs, mais de crimes qu'il était accusé; et
de quels crimes? de violences impures, de meurtres et
d'opérations magiques. Justifié avec éclat dans un concile
de Tyr, il n'en lut pas moins dégradé comme coupable et
retenu dans la ville de Trêves. Rétabli par le fds aîné et le
premier successeur de Constantin, il est banni de nouveau
sous Constance, qui partage l'empire avec son troisième
frère , ami des catholiques comme Constance l'était des
ariens. Bientôt les guerres civiles élevées dans l'empire
par les compétiteurs des deux fils de Constantin mêlent
des intérêts de parti politique aux intérêts de secte. L'em-
pereur d'Occident est tué par Magnence ,
que les soldats

revêtirent de la pourpre impériale. Constance venge son


frère, renverse Magnence qui menaçait d'envahir aussi
l'Orient, et devient seul maître de l'empire. Aussitôt les
catholiques et les ariens s'accusèrent mutuellement près
du vainqueur d'avoir favorisé son rival.
Les ariens d'Egypte dénoncèrent Athanase, que sa puis-
sance sur l'esprit des peuples rendait assez suspecta l'em-
pereur. Us lui reprochaient d'anciens efforts pour calom-
nier Constance près de son frère , et des lettres écrites à
Magnence pour lui livrer la province d'Egypte. A ces gra-
ves accusations se joignait, selon l'esprit du temps, un
crime purement théologique : Athanase était accusé d'à-
AU QUATRIEME SIÈCLE. 97

voir tenu l'assemblée des fidèles dans une église qui n'était
pas encore consacrée.
Condamné dans Antioche par un synode d'évêques ariens,
absous dans Alexandrie par un synode d'évêques ortho-
doxes, absous de nouveau dans Rome par un concile que
présidait le pape, et auquel souscrivit dans Sardique une
assemblée des évêques d'Orient et d'Occident, Atbanase
est frappépar un dernier concile tenu dans Milan, sous les
yeux d'une cour arienne et il reçoit du gouverneur d'E-
,

gypte l'ordre de quitter son siège. Pendant qu'il prétexte


des retards, et qu'il cherche à faire parvenir des apologies
à l'empereur, des troupes sont envoyées sur Alexandrie
pour enlever l'archevêque du milieu du peuple. Athanase,
par son génie, par sa prévoyance, par les soins qu'il pro-
diguait aux malheureux, était le bienfaiteur d'Alexandrie.
11 faut l'entendre raconterlui-mème la violence qu'il subit.
On reconnaîlra sans peine, dans ce récit, avec quel art
l'intrépide pontife se rendait populaire.

y avait dans l'église


1
« Il était nuit , dit Athanase, et il

du peuple qui faisait la veille de la fête du lendemain. Le


chef militaire Syrianus apparut tout à coup avec des sol-
dats, au nombre de plus de cinq mille, ayant des armes et

des épées nues, des arcs, des flèches, des lances; et il les

range autour de l'église. Moi, qui ne croyais pas juste,


dans un si grand désordre, d'abandonner mon peuple et ;

qui préférais m'exposer le premier au péril, m'étant assis


dans la chaire, j'ordonnai au diacre de lire le psaume, La
miséricorde de Dieu est grande dans 1rs siècles ; je dis au
peuple de répondre, et de se retirer ensuite chacun dans
sa maison ; mais le chef s'étant élancé dans le temple , et
les soldats assiégeant de toutes parts le sanctuaire pour me
saisir, le peuple et les prêtres me pressent, me supplient

1. Sancl. Âthan. Oper., t. I , p. 384.

TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. 7


98 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

de prendre la fuite; je refuse de le faire, ayant que chacun

d'eux en sûreté. M'étant donc levé, et ayant prié le


soit

Seigneur, je les conjurai de se retirer: J'aime mieux, di-


sais-je, être en péril, que de voir maltraiter quelqu'un de

vous.
« Plusieurs étant déjà sortis, et les autres se préparant

à les suivre, quelques solitaires et quelques prêtres mon-


tèrent jusqu'à moi, et m'entraînèrent ; et ainsi, j'en atteste

la suprême vérité , malgré tant de soldats qui assaillaient

le sanctuaire, malgré ceux qui entouraient l'église, je sortis

sous la conduite du Seigneur, et j'échappai sans être vu,


glorifiant surtout le Seigneur de ce que je n'avais pas trahi
mon peuple, et de ce que l'ayant mis d'abord en sûreté,
j'avais pu être sauvé moi-même, et me dérober aux mains
qui voulaient me saisir. »

Proscrit et fugitif, Athanase adresse à l'empereur une


apologie où il se défend avec le même calme, la même
hauteur de courage que s'd était encore dans le palais épi-

scopal d'Alexandrie ; y reprend les aecusations de ses


il

ennemis il les; réfute comme s'il s'agissait encore de


,

prouver son innocence. Rien n'est plus beau surtout que


sa réponse à l'accusation d'avoir écrit à Magnence. « Le
reproche, dit-il, d'avoir voulu irriter contre vous votre
frère d'heureuse mémoire avait du moins quelque pré-
texte, aux yeux des calomniateurs. En effet, j'avais le pri-

vilège de le voir librement; il me défendait contre vous.


Présent, il il m'a souvent appelé. Mais
m'honorait; absent,
cet infernal Magnence, Dieu m'est témoin, son Christ m'est
témoin que je ne le connais pas. Quelle familiarité pou-
vait donc s'établir d'un inconnu à un inconnu? quel motif

m'induisait à écrire à un tel homme? Par où pouvais-je


commencer une lettre à lui? était-ce ainsi : Tu as bien fait
de tuer celui qui me comblait d'honneurs et dont je n'ou-
blierai jamais l'amitié. Je t'aime d'avoir égorgé ceux qui,
AU QUATRIEME SIECLE. <)9

dans Rome, m'ont accueilli jadis avec tant de faveur 1


. »

En même temps l'éloquent évéque multiplie les preuves,


les faits, les vraisemblances qui démentent la calomnie de
ses ennemis; et, sans se plaindre de son exil et de ses
malheurs, il supplie Dieu d'éclairer le cœur de Constance.
L'empereur fut inflexible; et la persécution s'étendit
sur les amis, les partisans d'Àthanase, sur le peuple de sa
communion, avec une fureur qui rappelait l'ère sanglante
des martyrs. Pendant six ans, c'est-à-dire pendant le reste

du règne et de Constance, Athanase erra de dé-


de la vie

serts en déserts, souvent poursuivi de près par les ordres


des gouverneurs romains. Ces vastes solitudes sans verdure
et sans chemin qui ferment la haute Egypte, ces îles de
granit dont les pyramides dominent le cours débordé du
Nil; ces débris de cités, ces monuments mystérieux que
déjà on appelait antiques, quelquefois ces villes alors mo-
dernes et populeuses, où la foule cache encore mieux que
la solitude, tout dans l'Egypte servait tour à tour d'asile
au patriarche fugitif. Mais sa retraite préférée était dans
les monastères et dans les ermitages de la Thébaïde, dont
il animait les études ou partageait les austérités, passant
d'une assemblée de cénobites et de l'agitation de quelque
oasis heureuse aux veilles pénitentes du solitaire sur les
sables arides, partout gouvernant les âmes, et souvent
2
occupé de guérir les défiances, d'apaiser les divisions qui
naissaient de la vie religieuse , comme elles seraient nées
du monde, et s'élevaient entre le cloître et le désert.
C'est de là qu'il encourageait quelques évèques d'Egypte
zélés pour sa cause, qu'il adressait des lettres apostoliques
à son église d'Alexandrie, qu'il répondait savamment aux
hérétiques, qu'il lançait des anathèmes contre les persé-

i. Sanct. Athan. Opcr., 1. 1, p 290.


2. Sanct. Grecj. thcolog. Oper., t. I, p. 39"
100 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

cuteurs. Copiés par des mains fidèles, ses écrits, comme


autrefois ceux d'Origène, étaient en un moment répandus
dans toutes les sociétés chrétiennes d'Orient. Du fond de
sa cellule, il était le patriarche invisible de l'Egypte; il

avait pour le servir, pour le cacher, pour le défendre, ee'te


milice du désert enthousiaste et muette.
La mort de Constance et le triomphe passager du po-
lythéisme suspendirent seuls la proscription d'Athanase.
Julien, par une ostentation de tolérance, rappela d'abord
tous les évêques exilés par la faction arienne. Le retour
d'Athanase fut dans l'Egypte une fête telle que l'empire
!

romain n'en connaissait plus, depuis l'abolition des anciens


triomphes. Un peuple immense se précipitant hors des
murs d'Alexandrie, les rivages du Ni! couverts de specta-
teurs, le fleuve sillonné de mille barques, la mer au loin

éclairée des feux qui resplendissaient sur les hautes tours


du Muséum, ce furent là les moindres honneurs qu'Aiha-
nase reçut dans sa patrie.
Le peuple admirait en lui un saint, un grand homme,
le défenseur de la foi de Nicée, le rempart des églises
d'Orient ; son nom balançait la victoire du paganisme re-
naissant avec Julien; aussi l'empereur, effrayé de cette
puissance, et croyant voir dans Athanase la destinée du
christianisme, se hâta de l'arracher d'Alexandrie par un
nouvel exil.

Les décrets du prince respirent la haine et l'inquiétude;


il s'indigne de l'audace de celui qu'il appelle l'ennemi dès
dieux. « L'impie, il a osé, dit-il, sous mon empire, bapti-
ser encore des femmes grecques d'une illustre naissance. »

Et il ordonne de le bannir d'Alexandrie et de toute l'E-


gypte. Mais le patriarche, un moment fugitif, revint se ca-
cher dans Alexandrie même, sous la complicité du silence

I. Sanct. Grecj. thenlog. Oper.,t. I, p. 406.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 101

et du respect d'un peuple entier. L'épreuve fut courte cette


fois, et impuissante comme
même de Julien
le passage
dans le monde. A sa mort espérée
prévue dans toute et
l'Église, Athanase reparut vainqueur et comblé d'homma-

ges par le nouvel empereur, Jovien, qui régna peu.


Une dernière persécution l'attendait sous l'empire
de
Valens,zélé pour l'arianisme. encore banni, et passa
Il fut
quelques mois caché aux portes d'Alexandrie dans le ,

tombeau de son père; mais il fallut le rendre aux vœux


d'un peuple dont il était adoré , et qui ne pouvait croire
l'idolâtrie abattue et le christianisme vainqueur, en l'ab-
sence d'Athanase. Il revint s'asseoir sur la chaire ponti-
ficale; désormais trop grand pour être persécuté ou
et

protégé par l'empire, après tant d'épreuves, il mourut en


paix dans son lit, nous dit la légende romaine.
Son éloge funèbre fut prononcé par les plus illustres
orateurs d'Orient, par Jean Chrysostonie, dont le discours,
digne d'un tel sujet sans doute, n'est pas arrivé jusqu'à
nous, et par Grégoire de Nazianze, que l'élégance d'un
génie trop orné et les découragements d'une rêveuse tris-

tesse ne préparaient pas à retracer avec assez de grandeur


l'austère simplicité et la foi toujours agissante d'Athanase.
Sa mémoire resta vénérée dans l'Eglise, non comme celle
des martyrs qui, premiers, avaient cimenté de leur
les

sangla croyance chrétienne, mais comme celle d'un fon-


dateur d'empire; car il avait affermi et pour ainsi dire
fondé la tradition même, dont il fut pendant un demi-
siècle le puissant interprète et l'incorruptible témoin, sans
jamais s'inquiéter du péril, se lasser du combat, ni s'eni-
vrer du triomphe
Il n'est besoin de dire que dans les écrits inspirés au
patriarche d'Alexandrie par les vicissitudes d'une lutte si

longue, l'instruction morale occupe peu de place, quoiqu'il


ait donné parfois aux préceptes sur les mœurs une arimi-
102 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

rable expression de sévérité chrétienne conforme à sa vie


entière. Mais il fut avant tout un chef religieux; et pour
la domination comme pour la résistance, le dogme abstrait
et surnaturel est bien plus puissant que la simple prescrip-
tion morale. C'est pour les choses à comprendre,
difficiles

élevées, inaccessibles, que les esprits se sont le plus pas-


sionnés. C'est par les mots mystérieux et sacrés que les
peuples se mènent et s'agitent ;
et la morale même la plus
pure estune chose trop naturelle pour suffire toujours à
ce besoin qu'éprouve un ardent génie d'imposer sa con-
viction, et d'entraîner les âmes à sa suite.
L'intrépide, le magnanime Athanase a donc souvent
rempli ses ouvrages d'une épineuse scolastique. A part le

récit animé de ses épreuves ,


qu'il décrit du même cœur
qu'il les a souffertes, à part l'accent énergique de son in-
flexible volonté, ce n'est pas l'éloquence qu'il faut cher-
cher en lui, mais la sévère exactitude du langage dans
l'exposition des dogmes. Son génie précis et impérieux se
trouva singulièrement approprié à l'âge même de la reli-

gion, pour ainsi dire, à cette époque de crise et de matu-


rité, où, toute-puissante, mais divisée, elle avait à se rendre
compte d'elle-même et à confirmer, en les développant,
ses dogmes vainqueurs de l'idolâtrie, mais de toutes parts
attaqués dans le sein même de l'Église, et sur les ruines
qu'ils avaient faites. On dirait, à l'entendre, un législateur
plutôt qu'un apôtre ; tant il analyse et discerne avec une
subtile rigueur les éléments de la croyance dont il éclaire
les âmes ! C'est le dialecticien des mystères. Mais cela
même, ce choix exact des termes, hors desquels commence
l'erreur, cette immuable gravité de la parole théologique
tient au caractère d'Athanase autant qu'à sa doctrine. Ce
de sa puissance. En mettant tout le christia-
fut le secret
nisme dans Yontologie divine, en rejetant parmi les impies
quiconque n'admettait pas l'ordre entier des vérités ineffa-
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 103

bles , en laissant un abîme infranchissable entre Arius et


l'Église, il arma l'unité chrétienne pour des siècles; et par

la consistance qu'il donnait à la foi , il prépara la persua-


sive et confiante ardeur des orateurs sacrés de son temps.
Qu'il reste donc en tête de cette grande époque et qu'il !

y pour quelque chose de plus rare encore que


soit inscrit

l'éloquence, pour l'élévation de l 'âme, la persévérance des


desseins et la grandeur des résultats. Né pour l'action et
pour l'empire, il est le maître de ceux dont la parole sur-
passera la sienne; et il inspire leur génie, comme il a fixé
leur symbole.
On regrettera seulement qu'il ne se soit pas conservé
quelques-uns des discours que dut prononcer Athanase
au retour de ses fréquents exils, au milieu de l'enthou-
siasme populaire. On y chercherait par quels ressorts le
primat d'Egypte agissait sur ces races mélangées, sur cette
population multiforme qui remplissait Alexandrie; com-
ment il disposait des passions de cette multitude, qui
parfois se décimait elle-même par des guerres nationales
d'un quartier à l'autre, qui livrait bataille dans les rues
aux soldats romains, égorgeait, dans son palais, l'arche-
vêque arien, et sous un patriarche moins pur qu'Athanase,
traînait dans une église et immolait près de l'autel la belle
Hypathie, arrachée de sa tribune savante.
Parmi tant de doctes traités , de protestations et de
lettres d'Athanase, il ne se trouve rien de ses sermons,
des paroles évangcliques ou militantes dont il entretenait
•le zèle de ce peuple mobile et farouche qui, pour lui seul,

fut toujours si fidèle. Mais il nous est resté un écrit d'A-


thanase, monument curieux de son temps, de son génie
et de ses instincts populaires On le conçoit en effet : pré-
cisément parce grand docteur de la foi, Atha-
qu'il fut le
nase ne dut pas la considérer seulement dans ses hauteurs
théologiques, mais la suivre aussi dans ses applications
104 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

pratiques. Une des plus puissantes œuvres du christia-


nisme, un de ses plus éloquents exemples, c'était la vie

des solitaires de la Thébaïde. On voit ,


par un passage des
Confessions d'Augustin, quelle curiosité, quelle émulation
ces merveilles du désert excitaient dans la société civilisée,
parmi les oisifs des villes de Gaule et d'Italie. De plus
près , cette prédication silencieuse agissait plus fortement:
elle ravissait le peuple qui en était témoin, qui y touchait,
pour ainsi dire, par la vie pastorale et le travail des champs.
Athanase qui, dans sa jeunesse, avait passé du désert au
concile de fSicée; qui, dans ses persécutions, avait éprouvé
la foiconstante des pieux ermites, et mesuré par la fuite
la profondeur de leurs solitudes, devait leur garder un
grand souvenir et compter pour heaucoup l'appui que
leurs pénitences extraordinaires donnaient à l'Église. 11 ne
faut donc pas s'étonner qu'il ait écrit, dans le palais pa-
triarcal d'Alexandrie, une vie de l'ermite Antoine, de, cet
humble et puissant coopérateur qu'il avait suivi longtemps
au désert l
« lui versant , dit-il naïvement, l'eau sur les
mains, pour le laver. »

Athanase recueillit ces souvenirs durant une des trêves


de sa vie, sous le court et tolérant empire de Jovien, entre
l'avortement de la restauration idolàlrique de Julien et
les persécutions nouvelles de l'hérétique Valens. Il adres-
sait son récit sous forme de lettre aux religieux d'un mo-
nastère de Gaule ou d'Italie, qui lui avaient demandé cette
faveur, et dont le messager, venu d'au delà des mers, at-
tendait sa réponse, pour se rembarquer avant la saison
orageuse , et rapporter en Occident ces nouvelles du dé-
sert.
Écrivant à la hâte , et sans avoir encore le témoignage
des religieux demeurés les derniers près du solitaire, Atha-

l. Sanct. Athart. Oper., t. I, p. 79i.


AU QUATBIEME SIECLE. 105

nase conseillait de compléter son travail par des questions


à tous les voyageurs qui revenaient d Egypte. Tant la

Tbébaïde et ses austérités cachées étaient alors l'entretien


du monde! Cette histoire d'un ermite, racontée par un
des plus grands hommes publics de l'Eglise, est un mo-
nument singulier d'élévation d'esprit et de crédulité. On
saitcomment Antoine, né d'une famille égyptienne et
chrétienne après une éducation plus pieuse que lettrée,
,

se trouvant libre et riche , un jour sous l'impression plus


vive de quelques versets entendus à l'église , avait tout
quitté, vendu ses terres, et distribué sa fortune aux pau-
vres, sauf une part réservée à sa sœur qui se fit religieuse.
Pourlui, réduit à l'indigence, travaillantde ses mains, s'ap-
pliq uant à imiter les privations de quelques anachorètes dis-
persés dans les oasis du désert, il se préparait à de plus rudes
austérités, et s'avançait graduellement vers le grand désert,
où la vie religieuse ne s'était pas encore établie, et dont elle
n'avait, pour ainsi dire, touché que les bords. Son ardeur
voulait aller plus loin : et là commencent les obstacles que
les retours de la nature et la puissance même d'une ima-
gination austère mais brûlante suscitaient au jeune néo-
phyte. Athanase les décrit tels que le peuple les racontait,

et tels sans doute que le solitaire les avait sentis, c'est-


à-dire comme des tentations du malin esprit qui fatigue
de mille embûches, obsède de mille fantômes une vertu
qu'il (rouble, mais qu'il ne peut vaincre. Rien n'étonne le

pieux panégyriste dans les prodiges incessants qu'il rap-


porte. Antoine, encore voisin des villes, mais déjà soli-

taire, habitait la nuit un tombeau. Là, durant sa veille


pénitente, il luttait corps à corps contre plusieurs démons,
sans doute comme l'enthousiaste Luther imagina qu'il
disputait toute une nuit contre Satan lui-même, dont il

croyait entendre la voix dans les doutes de sa conscience


et les violentes agitations de sa pensée.
106 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

Athanase affirme même que ces luttes terribles lais-

saient le jeune ermite accablé de contusions et de bles-


sures, quoique vainqueur, et que souvent le combat n'avait
cessé que par un secours direct de Dieu, par un rayon de
lumière qui perçait la sombre voûte du sépulcre, par un
ange invis'ble qui descendait des cieux et disait à l'intré-
pide lutteur: «J'étais là; j'attendais, regardant ta rési-
stance, ô Antoine; et puisque tu n'as pas été vaincu, je
serai toujours ton auxiliaire. » Antoine avait alors trente-
cinq ans d'âge et de pureté; et les feux d'une vie abstinente,
sous le ciel d'Egypte, la lutte de la chair contre la volonté
expliquent assez le prestige de ses souffrances et le mérite
de sa victoire.

Fort de ces épreuves, il s'enfonce enfin dans le désert,


et vient habiter une ruine, d'où les amis qui s'approchaient
pour le visiter entendaient souvent sortir comme le re-

tentissement d'une lutte et les cris d'adversaires acharnés.


Mais quand ils pénétraient jusqu'à lui, la vision bruyante
s'était tue; et ils le trouvaient seul, chantant quelque
psaume de bénédiction et de délivrance.
Antoine vécut là vingt ans, attirant les âmes au désert,
multipliant par son exemple et ses conseils les ermitages
et les monastères. Aux pauvres moines qui venaient le
contempler et s'instruire près de lui , il faisait de pieuses
instructions en langue égyptienne. Tel était l'habile et pro-
fond partage du prosélytisme chrétien; la vie du désert,
imitation ou débris de la gravité mystérieuse de l'antique
Egypte, dont elle conservait la langue dégénérée en idiome
de pâtres et de laboureurs, attachait puissamment le peuple
à la foi chrétienne, tandis que dans les ports et dans les
cités, dans les conciles, les églises, les écoles, la langue
grecque conquérait à cette même foi les puissants, les sa-
vants, les étrangers et la jeunesse.
Athanase a traduit et conservé un de ces discours de
AU QUATRIEME SIÈCLE- 107

l'ermite Antoine, du successeur des prêtres de l'antique


religion, dans l'idiome populaire issu de leur langue sa-
crée. C'estune belle profession d'humilité, de simplicité,
de ferveur et de bon sens, terminée par cette idée fixe de
démons tentateurs que le saint anachorète ne cessait de
voirou de redouter, quoique les repoussant toujours. Son
but est de fortifier ses pieux visiteurs dans le détachement
du monde et l'amour du désert, sans leur conseiller ni
l'étude, ni la direction active des âmes, ces deux soutiens
de la vocation religieuse. « En fait de science , leurJit-il,
c'est assez des saintes Écritures. Mais pour la foi il est bon
de nous y fortifier par des exhortations mutuelles. Ainsi
donc, mes fils, dites-moi comme à votre père ce que vous
avez dans l'âme; et moi, comme votre ancien, je vous dirai
ce que j'ai appris de l'expérience et d'abord, ayons tous :

pour premier souci de ne pas abandonner notre œuvre, de


ne pas céder à la peine, de ne jamais dire Il y a long- :

temps que nous portons le poids de la vie ascétique; mais


plutôt de croître en ardeur, comme si chaque jour était
notre premier jour. La vie de l'homme est très-courte
comparée aux siècles à venir; la plus longue n'est rien
devant l'éternité. Dans le monde , toute chose se vend à
juste prix, et les échanges se font entre valeurs égales;
mais la vie éternelle s'achète à vil prix. L'Écriture nous

dit en effet : Les jours de la vie de l'homme sont de soixante


et dix ans; dans les plus forts de quatre-vingts ans, et au
delà, peine et douleur. Si donc nous persévérons pendant
quatre-vingts ans ou cent ans au plus dans la vie ascéti-

que, pour ces cent ans, nous n'aurons pas seulement cent
ans de béatitude , mais l'éternité : nous aurons travaillé
sur nous hériterons dans le ciel.
la terre, et

« Ainsi donc, mes enfants, ne nous lassons pas et ne nous

plaignons pas de trop attendre ou de trop faire. En re-


,

gardant le inonde, ne croyons pas que nous ayons renoncé


108 TABLEAU DE l/ELOQUENCE CHRÉTIENNE

à quelque chose de grand : car le monde entier n'est rien


à côté du ciel. Un homme qui donnerait une drachme
d'airain pour cent drachmes d'or donnerait peu et gagne-
rait beaucoup. Ainsi ferait celui qui , maitre de toute la

terre, y renoncerait pour la promesse du ciel. Que si toute


de valoir le royaume des cieux, celui qui
la terre est loin

abandonne quelques journaux de terre fuit a peine un sa-


crifice. Songez d'ailleurs, que si nous n'y renonçons par
,

vertu, il faudra les perdre par la mort, et souvent au profit

de ceux qui nous plaisent le moins, comme dit l'Ecclé-

siaste. Que personne donc ne se laisse envahir par la cupi-


dité. A quoi bon acquérir ce que nous ne pourrons em-
porter avec nous? Pourquoi ne pas nous donner plutôt ce
qui nous suivrait toujours, la prudence, la justice, la tem-
pérance, la force, la charité, l'amour des pauvres, la foi

dans le Christ, la douceur d'àme, la bonté hospitalière? Si

nous acquérons ces vertus, nous les retrouverons ailleurs


pour nous recevoir et nous introduire dans la patrie des
bienheureux. »

En lisant ces pensées venues de si loin jusqu'à nous, à


travers deux idiomes éteints, on conçoit la puissance du
solitaire sur ceux qui tâchaient d'imiter sa retraite, et l'ad-
miration de ceux qui n'osaient y prétendre. La vie du dé-
sert, c'était un degré de plus dans le sacerdoce, un progrès

de souffrance et de sacrifice atteint par quelques hommes


dans un temps où le sacerdoce même semblait ne pas suf-
fire à laferveur du zèle et au besoin d'expiation. Antoine
cependant n'y borna pas l'emploi de sa longue vie. Il sortit
parfois du désert; il fut mêlé au monde; il fut tenté du
martyre. Dès le temps du féroce Maximin, il était rentré
dans cet espoir à Alexandrie; mais, épargné ou repoussé
du supplice, on ne sait par quelle cause, il revint au dé-
sert, s'y enfonça plus avant; et, après une marche de trois
jours et de trois nuits au delà de son ancienne limite, il
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 109

arriva près d'une cime aride, au pied de laquelle coulait


une source limpide entre quelques palmiers sauvages. Il

y planta sa dernière tente vivant de quelques pains que


,

lui apportaient les moines du voisinage, ou que lin lais-

saient les Sarrasins qui traversaient le désert. Puis, afin


de n'occuper personne de lui , sur le penchant du mont
qu'il s'était choisi , entre le sable et le rocher , il défricha
un petit coin de terre, qui ensemencé suffit à sa nourri-
ture. Là encore ses visions l'assaillirent; et à défaut d'hom-
mes, elles lui apparaissaient sous l'image des bêtes féroces
errantes a travers les sables de sa brûlante solitude. Son
âme cependant avait gardé toute sa vigueur. De cette mon-
tagne où il était, priant comme Moïse, il allait gouverner
les monastères, consoler les affligés, guérir les malades.
Dans quelques grands jours, il redescendait au milieu du
monde, comme une image de l'Église primitive; et, à la
demande d'Àthanase, qui comprit la puissance d'un tel

auxiliaire contre Arius, il vint dans Alexandrie, pour con-


fondre 1 hérésiarque. Parvenu à l'âge de plus de cent ans,
son antiquité augmentait encore, dans le respect des
hommes, la majesté mystérieuse de sa solitude. En même
temps la fierté de sa foi égalait sa simplicité et relevait au-

dessus de toutes les grandeurs passagères. Les deux em-


pereurs, fils de Constantin, lui ayant écrit pour le féliciter

des miracles qu'on de son vivant « Ne vous


lui attribuait :

étonnez pas, aux religieux dont ce message avait


dit-il
1

troublé le calme, qu'un empereur, fils d'un homme, m'ait


écrit; admirez seulement que Dieu ait écrit sa loi poul-
ies hommes, et nous l'ait envoyée par son Fils. »

Dans cette ferveur d'un continuel enthousiasme, le pa-


triarche du désert atteignit sa cent cinquième année, au
milieu des colonies de solitaires formées à son exemple,

1. Sanct. Athan. Oper., t. II, p. 836.


110 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

et des nombreux monastères qui , fondés pendant sa


longue vie, s'honoraient de recevoir sa discipline et sa loi.

Déjà célèbre aux jours de la plus affreuse persécution , il

dépassa le milieu du siècle qui vit la grandeur de l'Église.


A sa dernière heure, après avoir recommandé à deux as-
sistants de sa mort d'ensevelir son corps dans la terre
pour ne pas imiter les rites superstitieux de l'ancienne
Egypte, il disposa de ses vêtements, son seul héritage.
« Partagez-les, dit-il. Donnez à l'évêque Athanase une de

mes tuniques et le manteau que j'avais reçu de lui, et qui


s'est usé sur moi; donnez mon autre tunique à l'évêque

Sérapion et gardez pour vous ma robe de poil de chèvre.


,

Adieu mes enfants. Antoine quitte ce monde et ne sera


,

plus avec vous. »

Plusieurs années après cette mort paisible le grand .

archevêque d'Alexandrie répondait au legs pieux du soli-


où il a célébré la sainteté de
taire par l'écrit sa vie. Leurs
deux noms furent réunis, et représentèrent les deux for-
ces extrêmes de la religion, la science et la simplicité,
l'élévation métaphysique et la foi naïve travaillant au
même triomphe, et dominant sur les âmes, depuis le
muséum d'Alexandrie jusqu'aux cellules silencieuses du
désert.
AU QUATRIÈME SIECLE. 111

SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE,


SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE, SAINT BASILE.

Nul évêque du iv e siècle n'égala le primat d'Egypte


pour l'élévation d'esprit et la fermeté d'àme; mais quel-
ques-uns d'entre eux furent plus grands écrivains et plus
habiles orateurs. Athanase, malgré son étude savante de
l'histoire mythologique et de la philosophie des Grecs,
dédaigne presque leur littérature ; il cite rarement Homère
et n'aspire point à l'éloquence; il ne cherche point à plaire
par l'imagination ; il se défend le pathétique ; son style
enfin, autant qu'il nous est permis d'en juger , clair el

naturel, a plus de gravité que de précision et d'éclat; il

semble ne veut pas être un orateur, mais le déposi-


qu'il
taire impassible de la vérité. Sa puissance et sa gloire sont
placées plus haut que les tribunes de la terre.
Grégoire de Nazianze au contraire, Basile et Chrysostome
appellent à leur secours toutes les inspirations et tous les
artifices du talent oratoire. Docile à leur génie, la langue
grecque exprime toutes les nouveautés de la foi chrétienne,
en paraissant encore l'idiome antique des Lysias et des
Platon ou du moins de leurs premiers imitateurs. On
,

reconnaît le génie grec ,


presque dans sa beauté native,
doucement animé d'une teinte orientale, plus abondant
et moins attique, mais toujours harmonieux et pur.
Cette fidélité aux anciens types, cette constance de lan-
gage , au milieu d'une si grande nouveauté de sentiments
et d'idées, s'explique en partie par l'étude, l'imitation,

l'enthousiasme de ces modèles, qui, en devenant profanes,


ne cessaient pas d'être sublimes aux yeux des jeunes chré-
tiens d'Àntioche et d'Athènes. Leur imagination préoccu-
112 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

pée par ces études charmantes les abjurait plus tard, sans

les oublier; c'était comme une musique apprise dès l'en-


fance , et sur laquelle on adaptait les graves paroles de
l'âge mùr.
Cette influence littéraire servait puissamment, il n'en
faut pas douter, au progrès du christianisme; et ce n'est
pas sans motif que Julien dans le court espace de son
,

règne, se hâta, pour principale persécution, de prohiber


l'enseignement des lettres grecques parmi les chrétiens.

Dans l'origine, il est vrai, la prédication chrétienne avait


été confiée surtout a des hommes sans culture, à des gens
du peuple, comme pour mieux montrer et la vertu propre
qui était en elle, et la sympathie qu'elle devait porter aux
souffrances du grand nombre. C'est le témoignage des
remarque universelle. Les païens en faisaient
faits, c'est la

une dérision, les chrétiens un titre de gloire. « L'Église


du Christ, disait un Père du iv siècle, ne s'est pas formée e

de l'Académie et du Lycée, mais du pauvre petit peuple » 1


.

Cette règle cependant ne fut. pas sans exception, même


alors. Saint Luc appartenait à une profession savante, et
Paul, d'un génie si éloquent, n'était pas illettré. Si l'en-

thousiaste simplicité des apôtres avait d'abord conquis


des disciples dans la Syrie, il est visible que les dogmes
chrétiens s'étendirent chez des peuples plus éclairés, avec
le secours des lettres et de la philosophie grecques.
Les premiers apologistes dans le 11
e
siècle, perdus ou
conservés pour nous, Méliton , Aristide, Athénagoras,
Théophile, Justin, étaient Grecs et savants. Depuis, l'es-
prit philosophique, et en généra! l'esprit d'étude, disposi-

tion fréquente dans l'empire, se porta souvent vers la nou-


velle carrière que lui ouvrait le christianisme. Plus d'un

1. « Ecclesia Christi non de Academia et Ljceo, sed de vili plebeci


congregata est. » (Hieron., in Epist. ad Galatas, cap. y.}
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 113

sophiste mécontent, ou orgueilleux de sou


monta dans art,

la chaire chrétienne; plus d'un philosophe, fatigué du


douie ou exalté par la contemplation mystique qui s'y
mêlait souvent, passa du côté de l'Église, et apporta dans
Israël , comme on disait alors, les armes dérobées à l'E-
gypte. Julien était donc conséquent et habile, pu
s'il avait
réussir, dans son effort tyrannique pour ôter au christia-
nisme les lettres qui secondaient sa victoire.
« A nous, disait-il avec une hautaine ironie, l'éloquence
et les arts de la Grèce, ainsi que le culte des dieux ; a vous
l'ignorance et la rusticité, et rien au delà de ces mots, je
crois voilà votre sagesse. » Et il
: s'autorisait de ce so-
phisme pour interdire l'instruction à plusde la moitié de
ses sujets. Cette défense injuste , blâmée par quelques
païens eux-mêmes 1
, fut ce qui blessa le plus les orateurs
chrétiens. Elle ne fit que redoubler leur ardeur pour les
sciences profanes qu'on voulait leur arracher comme une
arme de défense et de victoire. L'indignation d'un des plus
célèbres, de Grégoire deNazianze, est remarquable par
l'amour-propre naïf qui s'y mêle. « Je vous abandonne
tout le reste, dit-il ens'adressantaux païens, les richesses,
la naissance , la gloire , l'autorité , et tous les biens d'ici-
bas, charme s'évanouit comme un songe; mais je
dont le

mets la main sur l'éloquence; et je ne regrette pas les


travaux, les voyages sur terre et sur mer que j'ai entrepris
pour la conquérir 2 . »

Nous voilà bien loin de la rudesse de saint Paul, et de


son mépris pour les persuasions du langage Immain ; ce goût
des lettres profanes ne fit d'abord que s'accroître parmi les

chrétiens de la Grèce, dans le triomphe de leur culte qui


suivit la mort de Julien. Leurs orateurs devinrent aussi

1. Ammian. Marcel!., lib. XXV, cap. îv.


2. Sanct. Greg. Nazianz. Oper., t. I, p. 132.

TAliLEAC DE L'ÉLOQ. CHR. 8


1 1 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE,

brillants, aussi amoureux de belles paroles et de digres-

sions savantes que les premiers apôtres avaient été incultes


et négligés. Malheureusement cette révolution ne se borna
point au langage; l'Église aussi, l'Église presque entière
éloignée de la simplicité des temps apostoliques. Les
s'était

évêques avaient déposé le bâton de voyage' des apôtres,


pour monter sur des chars
1
,
qui les portaient avec un fas-

tueux cortège au palais de l'empereur. A la cour ils étaient


honorés à l'égal des grands officiers de l'empire. Leur voix
était toute puissante; seuls ils avaient le droit de tenir des
assemblées qui, sous le nom de concile, devenaient les

étatsgénéraux du monde chrétien. Dans les villes éloi-


gnées, la puissance de l'évêque était plus grande encore,
et ne trouvait guère d'obstacle que dans les schismes et les

ambitions de compétiteurs ecclésiastiques.


Aussi, quoique !a religion fût très-puissante, les sectes
se fortifiaient. Le zèle même des empereurs pour le chris-
tianisme, le prix immense qu'ils croyaient attacher à la

pureté de la foi ne servaient qu'à les rendre protecteurs


plus ou moins imprudents de la secte qu'ils préféraient.
Ariens ou catholiques prédominaient tour à tour, suivant
la volonté du prince, et souvent par le caprice d'une prin-
cesse ou les intrigues d'un eunuque de cour. Alors ces évê-
ques si puissants étaient exposés à des retours de disgrâce
et de despotisme. Ces persécutions violentes, interrompues
sous le règne idolâtre de Julien, recommencèrent sous Va-

lens, par le bannissement d'Athanase; mais, dans cette


nouvelle espèce de martyre, tout était changé; et on peut
dire que l'Église chrétienne triomphait encore dans l'hu-
miliation passagère de quelques-uns de ses ministres; car
c'était toujours elle qu'on prétendait venger; c'était pour
elle, mal comprise, il est vrai, dénaturée par la passion et

1. Ammian. Marcell., lib. XXVII, cap. m.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 115

l'hérésie; mais enfin c'était pour elle et en son nom que


s'armait la puissance impériale.
On concevra sans peine que ce nouvel état de la religion,

bien moins favorable à l'enthousiasme et à la vertu que les


souffrances et l'humilité des premiers temps, n'aurait pas
suscité de si grands apôtres, si la philosophie, les lettres,
les arts n'avaient pas en partie passé du côté du christia-
nisme.
Dans les deux Églises, en Orient et en Occident, les
Chrysostome, les Basile, les Grégoire de Nazianze, les Am-
broise, les Jérôme et les Augustin surpassaient en érudi
tion et en éloquence tout ce qui restait encore de sophistes
païens, et même tout ce qui les avait précédés, depuis les
temps de Tacite et de Plutarque c'était donc sous le rap-
;

port du génie une grande et nouvelle époque, une ère


glorieuse qui se formait pour l'espèce humaine.
Saint Basile et Grégoire de Nazianze sont les premiers
modèles de cette pieuse et docte éloquence consacrée à
l'enseignement régulier du peuple. Dans leur bouche, la
religion n'a plus cette ardeur de controverse , où se con-
sumait le zèle d'Athanase; elle n'est plus le glaive qui
coupe et qui divise, mais le lien qui rapproche et unit
doucement les âmes. Moins occupée du dogme, elle s'ap-
plique surtout à la réforme des mœurs et à la consolation
des affligés; souvent c'est le langage simple et tout moral
des chaires protestantes, mais animé de cette grâce orien-
tale et de ce jeune enthousiasme dont brillait le christia-

nisme à sa naissance.
Contemporains et rivaux littéraires de Julien, qu'ils
avaient vu dans les écoles d'Athènes, saint Basile et Gré-
goire de Nazianze se tinrent à l'écart sous son règne,
plutôt peut-être pour échapper à ses séductions, que par
crainte de quelque rigueur ; car le frère de Grégoire de
Nazianze, Césaire, chrétien zélé comme lui, était médecin
116 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

du palais impérial, et vivait dans la faveur du nouveau


prince, qui faisait tous ses efforts pour le ramener au pa-
ganisme.
Les deux amis dédaignèrent cet exemple et cette tenta-
tion. Basile, d'un an plus âgé que son ami, avait, au sor-
tir d'Athènes, professé l'éloquence, et en même temps
plaidé devant les tribunaux dans Césarée, sa ville natale,
et l'une de ces cités des Hellènes d'Asie, alors florissantes,
où la liberté municipale avait dès longtemps favorisé l'es-

sor du culte nouveau. Malgré l'éclat de son début dans la


double carrière de l'enseignement et du barreau, il s'en
dégoûta bien vite. Né dans une famille ancienne, d'un
père considéré pour le talent et la vertu, ses premiers
exemples de famille, sa mère, sa sœur qui fut pour lui une
Jacqueline Pascal, le mouvement religieux du monde,
son propre génie et l'espoir de consacrer utilement à Dieu
ce qu'il avait acquis de science profane, tout le fortifiait

dans la foi dont il avait été entouré dès l'enfance, mais


qu'il pouvait négliger pour les lettres et la célébrité. >< Je
commençai dès un ami de sa jeunesse,
lors, écrivait-il à
à me réveiller comme d'un sommeil profond, et ouvrant
les yeux, à regarder la vraie lumière de l'Évangile et à re-
connaître la vanité de la sagesse humaine. »

Ne peut-on pas croire aussi, dans l'ordre des causes se-


condes, que l'impression récente de sa rencontre dans
Athènes ne fut pas sans influence sur lui? Au moment
où Julien, rappelé de l'école auprès du trône, marié à
la jeune sœur de l'impératrice Eusébie, et recevant du

faible Constance, avec la pourpre de César, le comman-


dement militaire des Gaules , s'ouvrait par des cam-
pagnes glorieuses la route à l'empire et aux projets
soupçonnés en lui, Basile devait s'attacher davantage au"
culte menacé, et s'affermir dans la foi qu'il faudrait dé-
fendre un jour. Le signe de cette résolution et de ce
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 11 ?

progrès fut le baptême qu'il reçut à l'âge de vingt-sept


ans, dans la cathédrale de Césarée , devant ses conci-
toyens réunis, et comme une mission apostolique devant
la chrétienté tout entière. Aussitôt, en effet, se délivrant
de tout autre soin, même de celui de ses biens, dont
il fit d'abondantes aumônes, il partit pour visiter dans
les principaux sanctuaires, dans les villes et au désert,
cette grande Église d'Orient à laquelle il voulait se dé-
vouer, et que déchirait au milieu de sa gloire la secte
d'Arius.
Durant deux ans, il parcourut l'Egypte, la Palestine ,

la Syrie, Mésopotamie écoutant les doctrines de la foi,


la ,

discutant avec les philosophes, admirant les solitaires, et


se munissant d'enthousiasme et de foi par la contempla-
tion des lieux saints et de cette terre témoin de si grands
miracles. La il se pénétra de conviction et d'ardeur
,

pour les décrets de Nicée, et de respect pour leur inflexi-


ble défenseur; là, il vit dans les ermites Antoine et Paul
le dernier effort de l'ascétisme humain; il en blâma l'ex-
cès et l'abus dans quelques autres, et il étudia les règles
de la viecénobitique, de la retraite laborieuse en commun
qu'il préférait justement à la contemplation oisive et abso-
lue. De retour clans sa patrie avec ce trésor d'instructions,
il eut hâte d'en faire l'expérience ; et il chercha la retraite,

moins en ermite cependant qu'en homme plein de cha- ,

rité sociale, aimant avec imagination la solitude et la ren-

dant féconde parla méditation et le travail. Dans une lettre


à Grégoire de Nazianze qui paraissait encore retenu par le
monde, il a décrit lui-même sa riante Thébaïde, bien
différente de celle que choisissait l'austère pénitence des
solitaires égyptiens.

«Mon frère 1
m'avait écrit que tu souhaitais depuis

I. Sanct. Basil. Oper., t. III, p. 89.


118 TABLEAU DE LÉLOQUEISCE CHRÉTIENNE

longtemps te réunir à nous, que ta résolution était prise;


mais j'y crois difficilement, après tant cle fausses pro-
messes. D'ailleurs, pressé de mille soins, je ne pouvais
attendre. Il faut que je retourne dans la province du Pont;
et là peut-être, siDieu le veut, je terminerai mes courses.
Ayant une fois perdu les vaines espérances, ou plutôt les
songes que je me faisais sur toi car j'approuve celui qui
(

dit que l'espérance est le rêve d'un homme éveillé), je


suis allé dans le Pont, pour chercher la vie qu'il me faut.
Dieu m'y a fait trouver un asile conforme à mes goûts. Ce
que nous avons souvent pris plaisir à nous figurer en ima-
gination il m'est donné de le voir dans la réalité
, c'est :

une haute montagne enveloppée d'une épaisse forêt, ar-


rosée du côté du nord par des sources fraîches et limpides.
Au pied s'étend une plaine incessamment fertilisée par-
les eaux qui tombent des hauteurs la forêt qui jette à :

l'entour ses arbres de toute espèce, et plantés au hasard,


lui sert, pour ainsi dire, de mur et de défense.

« L'île de Calypso serait peu de chose auprès, quoique

Homère l'ait admirée plus que toutes les autres pour sa


beauté. Ce lieu se partage en deux vallées profondes :

d'un côté, le fleuve qui se précipite de la crête du mont


forme par son cours une barrière continue et difficile a
franchir: de l'autre, une large croupe de montagne, qui
communique à la vallée par quelques chemins tortueux,
ferme tout passage. Il n'y a qu'une seule entrée dont nous .

sommes les maîtres.

« Ma demeure est bâtie sur la pointe la plus avancée


d'un autre sommet; de sorte que la vallée se découvre et
sVteiid.sous mes yeux, et que je puis regarder d'en haut
le cours du fleuve, plus agréable pour moi que le Strymon
ne aux habitants d'Ampbipolis. Les eaux tranquilles
l'est

et dormantes du Strymon méritent à peine le nom de

fleuve; mais le mien, le plus rapide fleuve que je connaisse,


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 1 19

se heurte contre une roche voisine, et, repoussé par elle,

retombe en torrent qui me donne à la fois le plus ravis-


sant spectacle et la plus abondante nourriture, car il a
dans ses eaux un nombre prodigieux de poissons.
« Parlerai-je des douces vapeurs de la terre, et de la

fraîcheur qui s'exhale du fleuve? Un autre admirerait la

variété des fleurs et le chant des oiseaux ; mais je n'ai pas


le loisir d'y faire attention. y a de mieux à dire
Ce qu'il
de ce lieu, c'est qu'avec l'abondance de toutes choses, il
me donne le plus doux des biens pour moi la tranquillité. ,

Non-seulement il est affranchi du bruit des villes, mais il


ne reçoit pas même de voyageurs, excepté parfois quel-
ques chasseurs qui viennent se mêler à nous car nous ;

avons aussi des bêtes fauves, non pas les ours et les loups
de vos montagnes, niais des troupeaux de cerfs et de chè-
vres sauvages, des lièvres et d'autres animaux semblables.
Pardonnez-moi donc de fuir vers cet asile. Alcméon lui-
même s'arrêta, quand il eut rencontré les îles Echi-
nades. »

Ces agréables peintures, ces poétiques allusions ne


sentent pas l'austérité du cloître. 11 n'est pas douteux ce-
pendant que saint Basile ne suivit dès lors, avec quelques
amis, une règle de vie religieuse, dont il était le fonda-
teur, et qui s'est perpétuée de nos jours dans les mona-
stères de la Grèce et de 1 Orient. Mais cette règle, mêlant
à la vie contemplative les travaux des champs et l'étude,

s'éloignait également des rigueurs impitoyables et de l'in-

dolente quiétude de quelques moines d'Orient, vrais fakirs


du christianisme.
En face de son asile, sur l'autre rive de l'Iris qui,
descendu des montagnes d'Arménie, se jette dans l'Euxin,
était un bien de campagne héréditaire dans la famille de

Basile, et où sa mère et sa sœur venaient de fonder un


couvent de femmes, tandis que son frère aîné habitait un
120 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ermitage aux bords du même fleuve. Ainsi entouré,


Basile s'éloignait rarement de sa retraite; il eut enfin la
joie d'y attirer, à côté d'autres amis, celui qu'il aimait le
plus, Grégoire de Nazianze, qui, dans la vivacité de l'âge
et du talent, avec un caractère froissé par le monde et

tourmenté dans le désert , demandait à la vie religieuse un


état intermédiaire, réglé sans être asservi, et calme sans
solitude. La petite communauté était pauvre; mais la so-

briété et le travail des mains suppléaient atout: on bêchait,


on arrosait la terre; on exploitait des bois et des car-
rières. Une part des journées était consacrée à l'étude des
lettres chrétiennes, à l'instruction de quelques disciples
venus de Grèce et d'Asie, à la prière et aux chants reli-

gieux; et Grégoire de Nazianze se souvient presque avec


un hymnes qu'il avait entendues
égal plaisir des belles
dans le chœur de la rustique chapelle et du platane ,

qu'il avait lui-même planté dans le jardin du monastère


naissant.
Il se lassa cependant, et retourna dans sa patrie, tandis

que Basile faisait le voyage de Constantinople, pour se-,


couder l'évêque d'Ancyre dans ses luttes contre Eunomius,
interprète célèbre et nouveau de l'hérésie d'Arius. Basile
n'était pas prêtre encore il n'avait dans l'Église que
:

l'humble titre de lecteur. Julien, qui, durant son christia-


nisme apparent, avait porté ce même titre, venait de
ceindre le diadème impérial, et à la tête de légions victo-
rieuses, déployant sur ses aigles les images des dieux, il

montrait à découvert ses desseins et son génie. Une nou-


velle persécution s'annonçait, bien autrement profonde et

redoutable que celle des empereurs ariens. Basile le com-


prit; et, tout en suivant avec respect l'ordre et les délais
de promotion au sacerdoce, il avait hâte d'entrer plus
la

avant dans la cause de l'Église en péril. Mais la destinée de


Julien s'acheva plus vite encore que la vocation de son
AU QUATRIEME SIECLE. . 121

ancien condisciple. 11 eut cependant le temps de s'occuper


de Césarée pour lui faire éprouver ses rigueurs. Des tem-
ples magnifiques dont cette ville était décorée, avant sa
conversion au christianisme, il restait encore un temple
de la Fortune: un incendie soudain le détruisit. Julien,

doublement irrité de la profanation et du présage sinistre,


fit punir de mort quelques chrétiens qui parurent inno-

cents et martyrs. Cela rend d'autant plus douteux qu'il ait


à cette époque écrit à Basile les lettres conservées sous
son nom et d'ailleurs peu dignes de lui. Trop de dé-
,

fiance et de haine séparait désormais l'empereur païen et


lesdeux jeunes apôtres. Tandis que, jaloux de s'appuyer
contrele christianisme d'une grande victoire sur les

ennemis de l'empire, Julien rassemblait ses troupes et


s'avançait vers la Perse, en multipliant les cérémonies
propitiatoires et les offrandes, Basile prenait les degrés in-
férieurs du sacerdoce; et dans Césarée, l'année suivante,
quand déjà Julien n'était plus, il fut ordonné prêtre par
Eusèbe, nouvel évêque de la province. Grégoire de Na-
zianze aussi . malgré son indécision presque égale à son
ardeur, venait d'être engagé dans le sacerdoce et en ,

avait reçu le signe de la main même de son père, évêque


de Nazianze. Ainsi se trouvaient rapprochés les deux
amis. Ensemble ils triomphèrent de la délivrance du
< hristianisme, Grégoire de Nazianze avec une vivacité de
haine et d'invectives qui atteste quelle a été la grandeur
du péril et des craintes; Basile avec une éloquence plus
calme, qui marque la force et la gravité de son âme. Mais
l'éclat même de cette éloquence, en excitant l'admiration
de son ancien maître, le païen Libanius, souleva contre
lui d'âpres jalousies et l'inimitié même de l'évèque Eu-
sèbe.
Sa solitude lui restait; il y retourna souvent, et n'en
sortit que pour encourager laformation de nouveaux mo-
122 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

nastères et servir l'évêque de Gésarée , dont sa sagesse


réussit enfin à dissiper les défiances. Puissant par la con-
troverse et la science, il l'était encore plus parla charité.
Dans une grande famine dont la Cappadoce et le Pont
furent affligés, et qui, désolant aussi les pays voisins,
rendait tout secours difficile, il consola le peuple, émut
la pitié des riches, donna tout son bien et une partie du
leur aux malheureux, sans distinction de croyance, et en
soulageant avec la même libéralité les ariens, les juifs et
les idolâtres.

A la mort d'Eusèbe, il fut choisi pour lui succéder.


Possesseur de cette dignité pendant vingt ans, et métro-
politain de la Cappadoce , sa vie n'offre pas ces vicissi-

tudes aventureuses qui attachent à l'histoire d'Alhanase


ou de Jérôme ; mais elle impose par le spectacle d'une
vertu constante et d'un beau génie. Saint Basile fut le vé-
ritable évêque de l'Évangile, le père du peuple l'ami des ,

malheureux, inflexible dans sa foi, mais infatigable dans


sa charité. Pauvre lui-même de cette pauvreté qui déjà
devenait rare dans l'Église chrétienne, il n'avait qu'une
seule tunique '
, et ne vivait que de pain et de grossiers lé-
gumes ; mais il employait des trésors à embellir Césarée.
Il fit bâtir pour les étrangers et pour les indigents un hos-
pice que Grégoire de Nazianze appelle une seconde ville ;

il établit de nombreux ateliers et des écoles.


Le zèle aveugle de Valens pour l'arianisme menaça plus
d'une fois l'archevêque de Césarée. 11 brava le préfet de
l'empereur et la colère de l'empereur lui-même. Les his-
toriens ecclésiastiques ont raconté qu'un ordre d'exil allait
être donné contre Basile, lorsque le iils de l'empereur
tomba malade; le saint évêque se mit en prière, et l'en-
fant guérit mais ensuite ayant été baptisé par un évêque
;

1. Sanct. Gregor. Nyssen. Oper., t. III, p. 439.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 123

arien, il retomba malade et mourut. Ils ajoutent que l'em-


pereur ayant voulu signer l'ordre d'exil, sa plume se brisa

par trois fois. de ces prétendus miracles


Il n'est besoin
pour expliquer l'ascendant de l'archevêque de Césarée sur
un prince faible et furieux. Basile reçut Valens dans l'é-
glise, derrière le voile du sanctuaire, lui parla longtemps,
et sut apaiser sa colère par un mélange de force et de
douceur.
L'archevêque de Césarée fut souvent mêlé dans la suite
aux querelles religieuses de sa province et de tout l'Orient ;

mais il est plus intéressant de le contempler instruisant


par ses paroles les pauvres habitants de Césarée les éle- ,

vant à Dieu par la contemplation de la nature, leur expli-


quant les merveilles de la création, dans des discours où la
science de l'orateur, formé dans Athènes , se cache sous

une simplicité persuasive et populaire. C'est le sujet des


homélies qui portent le nom d Hexaméron. Parmi des er-
'

reurs de physique communes à toute l'antiquité, elles ren-


ferment beaucoup de notions justes, de descriptions heu-
reuses et vraies on croirait lire parfois de belles pages
:

détachées des Études de la nature ; c'est le même soin


pour montrer partout Dieu dans son ouvrage; c'est la
même imagination spéculative et tendre pour s'élever
aux bontés du Créateur , la même délicatesse , la même
sensibilité dans l'expression pour les faire comprendre et

les faire aimer.


On ne lit pas de semblables discours sans songer avec
étonnement à ce peuple grec chez qui des artisans, des
ouvriers occupés à gagner leur pain de chaque jour,
comme dit l'orateur, étaient sensibles à de telles instruc-

tions , y répondaient par des applaudissements et des


larmes.
Quel charme dans le début de quelques-unes de ces
homélies ! « 11 est des villes, dit l'éloquent orateur, qui.
124 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

depuis le lever du jour jusqu'au soir, repaissent leurs re-


gards du spectacle de mille jeux divers ; elles ne se lassent
pas d'entendre des chants dissolus qui font germer la vo-
lupté dans les âmes; et, souvent, on nomme heureux de
tels hommes, parce que, laissant les soins du commerce et
les arts utiles à la vie, ils passent dans la mollesse et le
plaisir letemps qui leur est assigné sur la terre. Ils ne
savent pas que le théâtre de ces jeux impurs est une école
de vices pour ceux qui s'y rassemblent. »
« Quelques autres, qui sont passionnés pour les courses

de chevaux croient combattre en songe attellent leurs


, ,

chars, changent leurs écuyers, et dans le sommeil ne , ,

sont pas délivrés de la folie qui les tourmente le jour; et


nous que le grand artisan des merveilles ap-
Seigneur , le

pelle à la contemplation de ses ouvrages nous lasserons- ,

nous de les regarder, ou serons nous paresseux d'entendre


les paroles de l'Esprit saint? Ne nous presserons-nous pas

plutôt autour de ce grand atelier de la puissance divine,


et,reportés en esprit vers les temps antiques, ne saurons-
nous pas embrasser d'un regard tout l'assemblage de la
création ? »

Fidèle à ce plan théologique et poétique , l'orateur ex-


pliquait chaque matin et chaque soir l'ordre des saisons,
les mouvements de la mer, les divers instincts des ani-
maux, leurs migrations régulières, l'existence de l'homme,
et les merveilles de sa nature.
Sans doute il s'éloigne bien de la cosmographie des
Hipparque et des Ptolomée ; et on peut voir dans ces dis-
cours la trace de ce mouvement rétrograde de ce déclin ,

prématuré que la religion mal comprise imprimait aux


sciences naturelles cultivées naguère avec gloire par l'é-
cole d'Alexandrie : ils n'en sont pas moins remplis de no-
tions d'autant plus curieuses, qu'elles étaient populaires et
offrent un témoignage du temps; mais ce qu'il faut cher-
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 125

cher surtout, c'est l'expression de ce spiritualisme auquel


la nature sert de texte et d'inspiration.
« Si quelquefois 1
, s'écrie l'orateur, dans la sérénité de
la nuit, portant des yeux attentifs sur l'inexprimable
beauté des astres , vous avez pensé au Créateur de toutes
choses , si vous vous êtes demandé quel est celui qui a
semé le ciel de telles fleurs ; si quelquefois , dans le jour,
vous avez étudié les merveilles de la lumière , et si vous
vous êtes élevé ,
par les choses visibles, à l'être invisible ;

alors vous êtes un auditeur bien préparé, et vous pouvez


prendre place dans ce magnifique amphithéâtre ; venez :

de même que ,
prenant par la main ceux qui ne connais-
sent pas une ville , on la leur fait parcourir ; ainsi je vais

vous conduire , comme des étrangers , à travers les mer-


veilles de cette grande cité de l'univers. >•

Partout les vérités morales viennent se mêler aux des-


criptionsque trace l'orateur; et le spectacle du monde
n'estpour lui qu'un sujet de pensées religieuses. Cette
magnificence des cieux lui rappelle quelque chose déplus
grand. « Là, dit-il, est notre antique patrie d'où le démon
homicide nous a précipités. Si des choses créées pour le
temps sont si grandes, que seront les choses éternelles?
Si les choses visibles sont si belles, que seront les invi-
sibles? Si l'immensité des cieux dépasse la mesure de la
pensée humaine, quelle intelligence pourra pénétrer dans
les profondeurs de l'éternité? Ce soleil périssable et pour-
tant si beau mouvements et dans sa
, si rapide dans ses ,

grandeur proportionnée au monde, œil de la nature qu'il


embellit de sa lumière, s'il nous offre une contemplation
inépuisable, que sera dans sa beauté le soleil de la jus-
tice divine? »

Quand il a parcouru ainsi des regards et de i'imagina-

I. Sancl. Basil. Oper., t. I, p. 50.


126 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

tion quelque partie de l'univers ,


quelque point de vue de
l'infini, il revient à ses auditeurs par des allocutions d'un
charme inexprimable. À-t-il expliqué devant le peuple de
Césarée la création et les mouvements de la mer, il ter-
mine par ces paroles pleines d'un enthousiasme oriental :

« Mais puis-je apercevoir la beauté de l'Océan tel qu'il pa-


rut aux yeux de son Créateur 1
? Que si l'Océan est beau et
digne d'éloge devant Dieu, combien n'est pas plus beau le

mouvement de cette assemblée chrétienne où les voix ,

des hommes, des enfants, des femmes, confondues et re-


tentissantes comme les flots qui se brisent au rivage, s'é-

lèvent, au milieu de nos prières, jusqu'à Dieu lui-


même ! »

Cette imagination sensible et pittoresque se retrouve dans


tous les autres discours de saint Basile, dans ses lettres,
dans ses moindres écrits. Passionné pour l'éloquence et la

poésie antiques, il voulait en inspirer le goût, en recom-


mander les monuments aux jeunes chrétiens de ce monde
grec d'Europe, d'Afrique et d'Asie. Il écrivit pour eux un
traité sur le bon usage à tirerde la lecture des auteurs
profanes , c'est-à-dire sur la manière d'y chercher les se-
mences de vérités naturelles et les principes de vertu qu'ils
renferment. Évidemment ce travail est encore un souve-
nir et une suite de la lutte contre Julien. Plus la maligne
intolérance de l'empereur avait prétendu dépouiller le

christianisme de l'arme et de la parure des lettres ,


plus
les deux élèves d'Athènes voulaient assurer à leur foi celte
sauvegarde chère à leur génie. Basile, d'un naturel plus
grave que son ami , n'attachait pas cependant moins de
prix à la beauté du langage. Son âme était austère, et
son imagination brillante ; le scrupule de son orthodoxie
ne tenait pas contre l'attrait de l'éloquence , ou de ce qui

1. Sanct. Basil. Oper., 1. 1, p. 39.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 127

semblait la promettre; il envoyait de sa province de Cap-


padoce de nombreux disciples au rhéteur païen Libanius.
11 lui demandait pour eux des paroles élégantes, bien sûr

de leur donner lui-même une conviction forte. Peut-être


ne savait -il pas assez malgré sa foi combien l'émotion
, ,

vraie peut se passer de la science de bien dire. Heureuse-


ment sa composition est plus simple que son goût. Initié

parle sacerdoce à cette étude des passions et des maladies


de l'âme, où le génie d'Aristote cherchait les principes
de l'éloquence, il y trouve pour peindre et émouvoir
l'homme un art plus profond que celui des rhéteurs qu'il
admire.
Plusieurs de ses homélies ne sont que des traités de
morale contre l'avarice, l'envie, l'abus de la richesse;
mais il faut l'avouer, l'onction évangélique leur donne un
caractère nouveau. Saint Basile est surtout le prédicateur
de l'aumône; il a compris, mieux que personne, ce grand
caractère de la loi chrétienne ,
qui ramenait l'égalité so-
ciale par la charité religieuse. Le triomphe de ses efforts,

c'est d'attendrir le cœur des hommes, c'est de les rendre


secourables l'un à l'autre : malheureux du monde
l'état le
voulait ainsi. Ce n'était pas une fiction oratoire que ,
le
passage où saint Basile * décrit le désespoir et les incerti-
tudes d'un père forcé de vendre un de ses enfants pour
avoir du pain. La misère, née de la tyrannie, rendait ces
exemples communs la loi les permettait. N'était-ce pas
:

alors une providence que la voix de l'orateur qui s'élevait


pour prohiber ces barbares commerces ,
pour consoler le

pauvre, pour émouvoir le riche?


Sans doute l'orateur s'emporte à une singulière hyber-
bole de langage, lorsqu'il n'établit aucune distinction entre
le riche et le voleur , considérant le bien que le riche re-

i. Sanct. Basil. Oper., t. II, p. 46.


128 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

fuse aux pauvres comme un larcin qu'il leur fait. Mais


telle était celte éloquence des premiers temps, énergique,
passionnée , frappant avec force sur des âmes engourdies
par la mollesse; elle contre-pesait tous les vices d'une so-
ciété dure et corrompue ; elle tenait lieu de la liberté, de
la justice et de l'humanité qui manquaient à la fois; elle

promettait le ciel ,
pour arracher quelques bonnes actions
sur la terre. C'est à saint Basile qu'appartient cette belle
idée si souvent développée par Massillon : Que le riche

doit être sur la terre le dispensateur des dons de la Pro-


vidence, et pour ainsi dire l'intendant des pauvres.
SaintBasile n'excelle pas moins dans les peintures de la
brièveté de la vie, du néant des biens terrestres, de la

tromperie des joies les plus pures. Après les anciens phi-
losophes, il est éloquent d'une autre manière sur ce texte
monotone des calamités humaines. La source de celte élo-
quence est dans la Bible, dont il aime à emprunter la poé-
sie, plus pittoresque et plus hardie que celle des Grecs. Il

renouvelle les fortes images de la muse hébraïque; mais


il y mêle ce sentiment tendre pour l'humanité, cette dou-

ceur dans l'enthousiasme ,


qui faisait la beauté de la loi

nouvelle. Les yeux élevés vers le ciel , il tend des mains


secourables à toutes les misères : il veut soulager, autant
que convertir.
Ses discours font aisément concevoir la puissance qu'il
avait sur l'esprit du peuple. Faible de corps, consumé par
la souffrance et les austérités , un zèle ardent le soutenait
dans ses prédications continues, ses courses pastorales,
ses voyages. Quand il mourut , tout le peuple de la pro-
vince accourut à ses funérailles. Les païens, les juifs le

disputaient aux chrétiens par l'abondance de leurs larmes;


car il avait été le bienfaiteur de tous. Plusieurs personnes
ayant péri dans la foule prodigieuse qui se pressait à son
convoi, on les trouvait heureuses d'être mortes un tel jour ;
AU QUATRIEME SIÈCLE. 129

et plus d'un enthousiaste dans son christianisme idolâtre


les nommait des victimes funéraires*.
Que si maintenant, à quinze siècles de distance, loin de
ces mœurs étranges , loin de cette société où le poly-
théisme, lÉvangile, les fables populaires, les philosophes,
les martyrs , avaient tant agité l'imagination des peuples,
on cherche l'orateur de Césarée dans les pages d'un livre,

combien n'admire-t-on pas encore son âme et son génie !

Peut-être même cette éloquence est-elle plus à l'épreuve


du temps que les harangues des grands orateurs profanes ;

car enfin cause de l'humanité est plus durable que celle


la

d'un citoyen ou d'une république célèbre; et les variations


de costume sont peu de chose ,
quand il s'agit de l'inté-

rieur de l'homme, de ses incertitudes, de ses espérances,


de toutes ses misères et de son besoin d'immortalité. Ces
idées, si présentes dans nous échappent cepen-
la réalité,

dant bien vite, quand l'imagination ne les fixe pas en nous


par l'énergie du langage. L'écrivain moraliste surtout doit
être éloquent pour être écouté c'est la puissance de l'o- :

rateur de Césarée; tout devient image dans sa langue ex-


pressive et poétique. Les comparaisons, les allégories ren-
« De même, dit-il, que
dent visibles toutes ses pensées.
ceux qui dorment dans un navire sont poussés vers le
port 2 , et sans le savoir arrivent au terme de leur course,
ainsi dans la rapidité de notre vie qui s'écoule, nous som-
mes entraînés d'un mouvement insensible et continu vers
notre dernier terme. Tu dors, le temps t'échappe; tu veil-
les et tu médites , la vie ne t'échappe pas moins. Nous
sommes comme des coureurs obligés de fournir la car-
rière. Tu passes devant toutes choses tu laisses , toutes
choses derrière toi ; tu as vu sur la route des arbres , des

1. BufxaTa £7itTdbia.
2. Sanct. Basil. Oper., t. III, p. 532.

tableau de l'éloq. chr.


130 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

prés , des eaux ,'


et ce qui peut se rencontrer d'agréable
aux regards. Tu un moment charmé, et tu as passé
as été
outre; mais tu es tombé sur des pierres, des précipices,
des rochers, parmi les bêtes féroces, les reptiles venimeux
et d'autres fléaux. Après en avoir souffert, tu les as lais-
sés encore derrière toi. Telle est la vie : ni ses plaisirs ni
ses peinesne sont durables. »
Bossuet renouvelait devant une cour voluptueuse ces
fortesimages dont saint Basile avait frappé les habitants
de Césarée. La puissance de son génie ajoutait à la ter-
reur; mais il n'y avait plus cette première ferveur d'en-
tbousiasme qui transportait les chrétiens du iv
c
siècle. Bos-
suet sans doute était plus sublime ; mais il n'était pas plus
éloquent; car l'éloquence se compose de l'action qu'elle
produit, autant que du génie qu'elle atteste.
Saint Basile eut un frère aussi célèbre que lui dans les

annales ecclésiastiques, mais qui ne saurait trouver la

môme place dans l'histoire de l'éloquence. On peut ob-


server qu'à cette époque le zèle religieux saisissait pres-
que toujours des familles entières. On voyait , comme
dans la tribu de Lévi, des pontifes remplacés par leurs
fils et plusieurs frères entrant à la fois dans le sacer-
doce.
Ce frère de saint Basile, qui portait le nom de Grégoire,
comme le célèbre orateur de Nazianze, avait d'abord em-
brassé la vie du siècle. Il s'était marié et enseignait la
,

rhétorique ,
profession si honorée à cette époque, où ce-
pendant l'art de la parole, privé des grandes occasions que
donnent les États libres, n'avait plus d'exercice réel que
dans l'Église chrétienne. Suivant une pratique alors com-
mune, il se sépara de sa femme pour s'attacher au sa-
cerdoce ; mais le goût des lettres et de la philosophie
profane l'entraînait toujours. Son frère et ses amis l'en blâ-
maient. Il hésitait entre Platon et l'Évangile; et la trace
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 131

de ses longues incertitudes se retrouve dans les abstractions


philosophiques qui bigarraient sa théologie.
Saint Basile le fit élire évèque de Nysse, dans la Cappa-
doce. Il défendit la doctrine d'Athanase, fut persécuté sous
Valens, protégé sous Théodose, parut avec éclat dans les
conciles, à la cour, et prononça dans Constantinople les
oraisons funèbres de l'impératrice Flaccille et de sa fille

Pulchérie. Le recueil de ses ouvrages nous offre aussi un


Hexaméron comme celui de saint Basile, et quelques dis-
cours sur la création de l'homme, où se trouvent de curieux
détails d'anatomie : mais l'évèque de Nysse n'avait pas,
comme saint Basile, le don de tout embellir par l'imagi-
nation et le sentiment. Sa méthode est sèche ses allégories
,

sont subtiles.
Il n'a pas non plus cette couleur orientale qui charme
dans la plupart des orateurs de l'Église grecque : chose
singulière! il est mystique parle raisonnement seul; il

est mystique sans être enthousiaste. Son âme n'est point


échauffée par les grands spectacles du christianisme nais-
sant; mais il a l'air d'appliquer les catégories d'Aristote
à cette œuvre d'inspiration et de foi.

Du reste la supériorité de sa raison est souvent remar-


quable. Il avait été chargé par l'empereur de réformer les

Églises de Palestine et d'Arabie; et à cette occasion il

visita les saints lieux. Il n'en jugeait pas moins avec une
sage sévérité ces pèlerinages qui commençaient à devenir
très-fréquents. Après avoir blâmé la licence et la vie aven-
tureuse qu'entraînaient souvent de tels voyages, il ajoute :

« * Celui qui visite les lieux saints a-t-il un avantage sur


les autres hommes, comme si Dieu habitait corporellement
dans ces lieux, de nous, etc., etc.? Ce
et s'était éloigné
n'est pas le changement d'habitation qui nous rapproche

1. Sanct. Greg. Nyssen. Oper., t. III, p. 613.


132 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRÉTIENNE

de Dieu. Quelque part que vous soyez, Dieu viendra vers,


vous, si votre âme est un asile digne de le recevoir. Si
l'homme intérieur, en vous, est plein de pensées coupables,
quand même vous seriez sur le Golgotha, sur le mont des
Oliviers , devant le sépulcre de la résurrection ,
vous êtes
aussi loin de Jésus-Christ que ceux qui n'ont jamais pro-
fessé sa loi. Conseillez donc à vos frères de s'élever vers
Dieu, et non de voyager de Cappadoce en Palestine. »

Grégoire de Nazianze, bien supérieur à l'évèque de


Nysse, n'égale pas le génie de saint Basile; mais il a dans
l'imagination quelque chose de plus brillant et de plus
gracieux. Son père, attaché longtemps à une secte de
théistes illuminés, embrassa le christianisme, et devint
évèque de Nazianze. Le jeune Grégoire, envoyé d'abord
aux écoles de Césarée, puis dans Alexandrie, puis dans
Athènes, parcourut, comme saint Basile, tout le champ
de la philosophie grecque pour arriver à l'Évangile. Il

paraît même
que Grégoire de Nazianze resta plus long-
temps que son ami dans Athènes, et y donna des leçons
d'éloquence; mais, après quelques retards, il alla rejoindre
saint Basile dans la solitude dont nous avons vu plus haut
la riante description.

Pendant le règne de Julien ,


pour remplacer la lecture
des poètes profanes, interdite aux chrétiens, il imita les
formes diverses de leurs ouvrages dans des poèmes reli-
gieux. Souvent il reprit ce travail à d'autres époques de sa
vie, et il s'en servit pour exhaler librement les inquiétudes
et les chagrins de son âme.
Saint Basile, élevé sur le siège archiépiscopal de Césarée,
avait contraint son ami d'être évêque de Sasime ,
petite
bourgade à l'extrémité de la province, triste et pauvre
séjour où le brillant élève d'Athènes se trouvait exilé ]
. Les

1. Sanct. Greg. Naziang. Oper., t. II, p. 44.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 133
plaintes amères de saint Grégoire, les violents reproches
qu'il adressait longtemps après à la mémoire de Basile ,

prouvent que les plus grands saints sont des hommes, et


qu'une amitié si pure ne fut pas sans orages. Saint Gré-
goire rejeta bientôt une tâche qui lui déplaisait, pour
venir soulager son père dans l'administration de l'Église
de Nazianze. 11 instruisait le peuple de cette ville, il le

défendait contre les vexations des gouverneurs romains,


et il exerçait par l'éloquence et la vertu cette espèce de
tribun at religieux, qui, dans ces premiers siècles, fit en
partie la puissance du sacerdoce.
Ce caractère de la prédication primitive est remar-
quable ; au lieu de recommander l'exercice rigoureux du
pouvoir, elle était favorable aux intérêts du peuple; elle
réclamait toujours pour
lui la justice et l'indulgence. Les

abus du despotisme impérial ne rendaient que trop né-


cessaire cette protection qui tenait lieu de liberté. On
sent combien les idées évangéliques si récentes encore,
les doctrines de pauvreté, d'égalité, la rançon de l'homme
par le sang d'une victime céleste, donnaient de force à
ces réclamations du christianisme en faveur du peuple et

des opprimés.
Cicéron, parlant àla grande âme de César, lui con-

seillait clémence et la bonté parce que rien n'est si


la ,

populaire, et que ces vertus rapprochent des dieux. Mais,


e
au iv siècle , lorsqu'il fallait toucher un chef militaire
ignorant et féroce, un préfet tyrannique, on ne pouvait
invoquer ni la popularité ni la gloire. 11 fallait d'autres
idées, d'autres promesses. Le christianisme était admi-
rable en cela. Il n'est rien de plus intéressant qu'un dis-
cours où Grégoire s'adresse tour a tour au peuple de
Nazianze, et au gouverneur romain accouru pour châtier
une sédition. Ses premières paroles sont toutes de conso-
lation et d'espérance. Il veut partager la destinée de ses
134 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

frères; il les plaint, les apaise, et ne les accuse pas; puis,


quand il s'adresse au gouverneur romain, son langage
devient plus sévère : « Offrez en hommage à Dieu la
bonté, dit-il
1
; c'est de tous les dons le plus cher à ses
yeux , c'est l'offrande sans tache, et qui provoque le plus
la munificence de Dieu, etc. , etc. Que rien ne vous fasse
renoncer à la pitié et à la douceur, ni l'empire des circon-
stances, ni la crainte du maître, ni l'espoir de plus hautes
dignités, ni l'orgueil du pouvoir; ménagez-vous la bien-

veillance céleste pour le temps où vous en aurez besoin;


faites pour Dieu ce que Dieu vous rendra. »

Grégoire de Nazianze était, comme son ami, zélé pour


la doctrine d'Athanase ;
et il partagea les persécutions
que Valens ,
protecteur des ariens , fit subir aux catho-
liques. L'arianisme était devenu tout-puissant dans une
partie de l'empire ; à Constantinople l'empereur avait
successivement enlevé toutes les églises aux catholiques,
et cette usurpation s'était souvent accomplie avec les plus
odieuses violences. Les catholiques cependant, privés ainsi
de l'exercice public du culte, mais nombreux encore dans
impériale, songèrent à choisir pour archevêque un
la ville

homme illustre, éloquent, qui par son génie luttât contre


l'ascendant de l'arianisme.
Grégoire, quelque temps après la mort de son père,
avait quitté l'administration de l'Église de Nazianze, et
s'était retiré dans l'isaurie; mais il ne résista point à l'es-

poir de rétablir sa communion dans la capitale de l'em-


pire; il y vint célébrer d'abord les cérémonies saintes dans
une chapelle privée, qui prit le nom d'Anastasic, en témoi-
gnage de la renaissance du culte opprimé. Bientôt son
éloquence attira la foule ; la petite église s'accrut, au grand
désespoir des ariens. Grégoire fut plusieurs fois menacé

1. Sanct. Greg. Nazianz Oper., L I, p. 337.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 135
pendant règne de Valens. Mais Théodose, vainqueur
le

de tous ses ennemis, réunissant sous sa protection les


deux empires d'Occident et d'Orient, et rendant à Rome
une gloire qu'elle n'avait pas eue depuis un siècle, se dé-
clara tout à coup favorable au parti catholique, et l'appuya
de ses édits et de ses armes. Ce fut un jour mémorable,
jour de triomphe pour les uns, de malédiction et d'effroi
pour les autres, que celui où Théodose vint avec des
soldats reprendre l'église de Sainte-Sophie, que possé-
daient les ariens. Nulle idée de tolérance n'entrait alors
dans les esprits; et cette action, qui, suivant Grégoire
de Nazïanze, fut semblable à une prise d'assaut, parut à
tous les catholiques le plus beau et
le plus saint triomphe.

L'archevêque n'abusa point de cette victoire et de la


puissance de Théodose; il fut doux envers les ariens, et
tâcha de ne les gagner que par la persuasion. Conservant

au milieu des pompes de Constantinople et de la cour la


pauvreté des premiers temps, il n'imposait au peuple
que par ses vertus et son génie. Il ne tarda pas à déplaire,
et aux courtisans, qui ne trouvaient en lui ni faste ni
complaisance, et à tous les faux zélés, qui s'indignaient
de sa douceur.
On ne savait guère alors, dans le monde chrétien,
que souffrir ou persécuter. Théodose en adoptant la foi
,

de Nicée, s'empressa de rendre des édits tyranniques


eontre toutes les sectes dissidentes.

Les évêques ariens étaient à leur tour chassés de leurs


sièges. Tous les symboles particuliers étaient sévèrement
prohibés; et un édit impérial prescrivait une seule foi et
un Pour solenniser ce triomphe, Théodose
seul culte.
convoqua dans Constantinople un grand concile des évê-
ques d'Orient. Cette assemblée devait régler divers dé-
bats élevés sur la possession légitime des sièges, pendant
la longue domination de l'arianisme.
136 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRÉTIENNE

Les droits mêmes de Grégoire de Nazianze au siège de


Constantinople n'étaient pas encore régulièrement éta-
blis, et lui avaient été disputés par un philosophe cyni-
que, qui s'était fait passer pour un catholique persécuté,
et qui avait séduit à sa cause le patriarche d'Alexandrie
et les évêques d'Egypte. Le concile de Constantinople se
hâta de reconnaître et de consacrer Grégoire de Na-
zianze; mais bientôt des factions se formèrent dans cette
assemblée contre le vertueux archevêque; on lui repro-
chait de ne pas poursuivre les anciens ennemis de la re-

ligionmaintenant triomphante; on traitait sa charité de


tiédeur pour la foi.
Grégoire de Nazianze, ami du repos et de la solitude,

n'essaya pas de lutter contre ces orages. 11 offrit sa dé-


mission dans le concile ; il l'offrait à l'empereur; et sa vertu
ne put le sauver d'un mouvement de surprise et de dou-
leur, en voyant avec quelle promptitude elle était ac-
ceptée. Alors il n'hésita plus; et, rassemblant le peuple
et le concile dans l'église de Sainte-Sophie, il annonça,
par un dernier discours, sa résolution et sa retraite.
L'intérêt d'un tel spectacle était grand dans les m eurs
de ce siècle; et le génie de l'orateur ne parut jamais plus
brillant et plus élevé. Il rend compte avec simplicité de
sa vie, de ses épreuves, de sa foi, de ses efforts pour le
salut du peuple. Après avoir caractérisé énergiquement
les ambitions et les intrigues des évêques qu'il compare
,

aux rivalités bruyantes du Cirque et aux évolutions du


théâtre , il répond au reproche que lui fait le parti vain-
queur. '

« Tu es placé, me dit-on, depuis telle époque, à la tète


de l'Église, favorisé par le temps et par la puissance de
l'empereur. Quel signe d'un heureux changement a brillé
pour nous? Que d'hommes nous ont autrefois outragés !

Que n'avons-nous pas souffert! etc.... Puisque, par le


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 137

retour des choses humaines, nous pouvons nous venger,


il fallait punir ceux de qui nous avons reçu tant d'injures.
Eh quoi !nous sommes devenus les plus puissants; et nos
persécuteurs ont échappé!
« Oui, sans doute : car pour moi, c'est une assez grande
vengeance que de pouvoir me venger. » Et il se plaint
alors avec éloquence de ces hommes si exacts et si justes
à rendre le mal qu'ils ont souffert, et qui ne voient leur
délivrance que dans la terreur qu'ils inspirent à leur
tour.

Il répond au reproche de n'avoir pas une table


aussi
fastueuse, un magnifique cortège.
« Je ne savais pas, dit-il,

que nous dussions disputer de luxe et de magnificence


avec les consuls et les généraux d'armées. Si telles furent
mes fautes, pardonnez-les-moi ;
nommez un autre évêque
qui plaise à la foule , et accordez-moi la solitude et le

repos des champs. » En achevant ce discours, l'éloquent


orateur salue tous les lieux qui sont présents à sa mémoire,
tout ce qu'il aimait, tout ce qu'il va quitter.
« Adieu, église d'Anastasie
1
,
qui tirais ton nom de notre
pieuse confiance; adieu, monument de notre commune
victoire, nouvelle Siloé, où nous avons pour la première
fois planté l'Arche sainte , depuis quarante ans agitée et
errante dans le désert; adieu aussi, grand et célèbre
temple, notre nouvelle conquête, qui dois à la parole
sainte ta grandeur présente, bourgade de Jébus, dont
nous avons fait une Jérusalem; adieu, vous toutes, de-
meures sacrées de la foi, les secondes en dignité, qui em-
brassez les diverses parties de cette ville, et qui en êtes
comme le lien et la réunion; adieu, saints apôtres, céleste
colonie ,
qui m'avez servi de modèle dans mes combats;
adieu, chaire pontificale, honneur envié et plein de périls,

1. Sunci. Greg. Xazians. Oper., t. 1, p. 7G(î.


J38 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

conseil des pontifes , orné par la vertu et par l'âge des


prêtres; vous tous, ministres du Seigneur à la table sainte,

qui approchez de Dieu quand il descend vers nous; adieu,


chœur des Nazaréens, harmonie des psaumes, veilles
pieuses, sainteté des vierges modestie des femmes, as-,

semblée des orphelins et des veuves, regards des pauvres


tournés vers Dieu et vers moi adieu maisons hospita- ; ,

lières, amies du Christ et secourables à mon infirmité.


« Adieu, vous qui aimiez mes discours, foule empressée,
où poinçons furtifs qui gravaient mes
je voyais briller les
paroles. Adieu, barreaux de cette tribune sainte, forcés
tant de fois par le nombre de ceux qui se précipitaient

pour entendre la parole. Adieu ô rois de , la terre ,


palais
des rois, serviteurs et courtisans des rois, fidèles à votre
maître, je veux le croire, mais certainement la plupart
infidèles à Dieu. Applaudissez, élevez jusqu'au ciel votre
nouvel orateur; elle s'est tue, la voix incommode qui vous
déplaisait.
« Adieu, cité souveraine et amie du Christ (car je lui
rends ce témoignage ,
quoique son zèle ne soit pas selon
la science; et le moment de la séparation adoucit mes
paroles); approchez-vous delà vérité, corrigez-vous, quoi-
que bien tard.
«Adieu, Orient et Occident, pour lesquels j'ai com-
battu , et par qui je suis accablé. J'en atteste celui qui
pourra vous pacifier si quelques autres évoques savent
,

imiter ma retraite. Mais je m'écrierai surtout Adieu, :

Anges gardiens de cette église ,


qui protégiez ma présence
et qui protégerez mon exil; et toi, Trinité sainte, ma pen-
sée et ma gloire! Puissent-ils te conserver; et puisses-tu
les sauver, sauver mon peuple ! et que j'apprenne ebaque
jour qu'il s'est élevé en sagesse et en vertu ! Enfants, gardez-
moi le dépôt sacré; souvenez-vous de ma lapidation. Que
la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec vous tous !
»
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 130

Après avoir prononcé ces paroles , d'une émotion et


d'une grâce infinies dans le texte original , l'éloquent ar-
chevêque, toujours en butte à des haines que le talent et
la vertu ne désarment pas, quitta Constantinople. Il re-

tourna d'abord à Césarée , où il rendit hommage à la mé-


moire de Basile, qui venait de mourir; et, le cœur plein
de regrets, il se retira près du bourg d'Arianze, où il était

né. C'est là qu'il acheva sa vie loin des cours et des con-
ciles, occupé de la culture d'un petit jardin , et revenant
à cette passion des vers qui avait enchanté sa jeunesse.
La plupart de ses poésies sont des méditations reli-
gieuses, qui, malgré la différence des génies et des temps,
ont plus d'une affinité avec les rêveries de l'imagination
poétique dans nos jours de satiété sceptique et de progrès
social. 11 une surtout dont le charme austère nous
en est
semble avoir devancé les plus belles inspirations de notre
âge mélancolique, tout en gardant l'empreinte d'une foi

encore nouvelle et candide dans son trouble même.


« Hier 1
, tourmenté de mes chagrins, j'étais assis sous
l'ombrage d'un bois épais, seul et dévorant mon cœur;
car, dans les maux ,
j'aime cette consolation de s'entretenir
en silence avec son âme. Les brises de l'air, mêlées à la

voix des oiseaux , versaient un doux sommeil du haut de


la cime des arbres, où ils chantaient, réjouis par la lu-
mière. Les cigales, cachées sous l'herbe, faisaient résonner
tout une eau limpide baignait mes pieds, s'écou-
le bois;

lant doucement à travers le bois rafraîchi mais, moi je ; ,

restais occupé de ma douleur, et je n'avais nul souci de


ces choses; car, lorsque l'âme est accablée par le chagrin,
elle ne veut pas se rendre au plaisir. Dans le tourbillon de
mon cœur agité ,
je laissais échapper ces mots qui se
combattent : Qu'ai-je été? Que suis-je? Que deviendrai-je?

1. Sanct. Greg. Nazianx. Oper.,t. II, p. 8fi.


140 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRÉTIENNE

Je lignore. Un plus ssge que moine le sait pas mieux.


Enveloppé de nuages, j'erre çà et là, n'ayant rien, pas
même le rêve de ce que je désire car nous sommes déchus
;

et égarés tant que le nuage des sens est appesanti sur


nous et celui-là paraît plus sage que moi qui est le plus
; ,

trompé par le mensonge de son cœur. Je suis; dites,


quelle chose ? car ce que j'étais a disparu de moi ; et main-
tenant je suis autre chose.
« Que serai-je demain , si je suis encore? Rien de du-
rable. Je passe et me précipite, tel que le cours d'un
tleuve. Dis-moi ce que je te parais être le plus; et t'arrê-
tant ici, regarde avant que j'échappe. On ne repasse pas
lesmêmes flots qu'on a passés; on ne- revoit pas le même
homme qu'on a vu.
« J'ai existé dans mon père; ensuite ma mère m'a reçu,

et je fus formé de de l'autre. Puis, je devins une


l'un et
chair inerte, âme, sans pensée, enseveli dans ma
sans
mère. Ainsi placés entre deux tombeaux, nous vivons pour
mourir. Ma vie se compose de la perte de mes années.
Déjà la vieillesse me couvre de cheveux blancs. Mais si une
éternité doit me recevoir, comme on le dit répondez. Ne :

vous semble-t-il pas que cette vie est la mort et que la .

mort est la vie ? »


Dans les élans inquiets de sa curiosité, le poète continue
d'interroger notre double et mystérieuse nature. « Mon
âme, s'écrie-t-il , quelle es-tu? D'où viens-tu? Qui t'a

chargée de porter un cadavre? Quel pouvoir t'a liée des


chaînes de cette vie? Comment es-tu mêlée, souffle à la
matière , esprit à la chair? Si tu es née à la vie en même
temps que le corps, quelle funeste union pour moi? Je
suis l'image d'un Dieu, et je suis fils d'un honteux plaisir.

La corruption m'a enfanté. Homme aujourd'hui, bientôt


jene suis plus homme, mais poussière; voilà les dernières
espérances. Mais si tu es quelque chose de céleste, ô mon
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 141

âme! apprends-le-moi; si tu es, comme tu le penses, un


souffle et une parcelle de Dieu , rejette la souillure du
vice, et je te croirai divine. »

Au milieu de ses incertitudes, tout à coup le poète


s'arrête effrayé ; il blâme et rétracte ses paroles ; il se
prosterne devant la Trinité qu'il adore. « Aujourd'hui les

ténèbres, dit-il, ensuite la vérité, et alors, ou contem-


plant Dieu, ou dévoré par les flammes, tu connaîtras
toutes choses.... Quand mon âme eut dit ces paroles, ma
douleur tomba ; et , vers le soir, je revins de la forêt à ma
demeure, tantôt riant de la folie des hommes, tantôt
souffrant encore des combats de mon esprit agité. »

11 y a sans doute un charme singulier dans ce mélange


de pensées abstraites et d'émotions, dans ce contraste des
beautés de la nature avec les inquiétudes d'un cœur tour-
menté par l'énigme de notre existence, et cherchant à se
reposer dans la foi. Ce n'est pas la poésie d'Homère; c'est

une autre poésie, qui a sa vérité, sa nouveauté, et dès


lors sa grandeur. Je la préfère de beaucoup aux imitations
artificielles où Grégoire de Nazianze et d'autres chrétiens

cherchaient à saisir et à transporter sur des sujets reli-


gieux les formes de l'ancien idiome des Muses. Là, sou-
vent le travail devait être faible et faux. Nous n'avons pas
ce qu'avaient essayé dans ce genre deux chrétiens de la
Grèce asiatique, Apollinaire et son fils. La tragédie du
Christ souffrant peut nous en donner une idée et elle ;

nous offre du moins, parmi les langueurs fréquentes d'un


centon d'Euripide, quelques grands traits de pathétique.
On y admirera surtout une création touchante et hardie à
côté de l'Évangile, le moment où au pied de la croix la
Mère des douleurs obtient de son fils mourant le pardon
de l'apôtre Pierre, qui a péché, dit-elle, par la crainte
des hommes.
Mais c'était dans les formes neuves d'une poésie con-
142 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

templative, dans cette tristesse de l'homme sur lui-même,


dans cette mélancolie mystique si peu connue des poètes
anciens, que l'imagination chrétienne devait surtout lutter
contre eux sans désavantage. Là naissait d'elle-même cette
poésie que cherche la satiété moderne poésie de réflexion
,

et de rêverie, qui pénètre dans le cœur de l'homme,

décrit ses pensées les plus intimes et ses plus vagues


désirs.
Ici, le génie poétique de saint Grégoire se confond avec

son éloquence, et nous fait mieux comprendre ces talents


d'une espèce nouvelle suscités par le christianisme et
l'élude des lettres profanes cette nature à la fois attique
,

et orientale, qui mêlait toutes les grâces, toutes les déli-


catesses du langage à l'éclat inégulier de l'imagination,
toute la science d'un rhéteur à l'austérité d'un apôtre, et
quelquefois le luxe affecté du langage à l'émotion la plus
naïve et la plus profonde. Nulle part ce caractère ,
qui fut
si puissant sur les peuples de Grèce et d'Italie, vieillis

par le malheur social, mais toujours jeunes d'esprit et de


curiosité, nulle part ce charme de la parole, qui semble
une mélodie religieuse, n'est porté plus loin que dans les

de l'évèque de Césarée. Ses éloges funèbres sont


écrits
des hymnes ses invectives contre Julien ont quelque
;

chose de la malédiction des prophètes. On l'a appelé le


théologien de V Orient; il faudrait l'appeler surtout le

poète du christianisme oriental.


Cette poésie sans doute n'échappe pas à l'influence
qu'on peut appeler alexandrine ,
qui marque chez les diffé-

rents peuples les époques tardives de l'art; mais elle a

deux dons précieux , la grâce naturelle et la mélancolie


vraie; elle passe lentement de l'une à l'autre : c'est là
toute sa variété; mais c'en est une; c'est lemouvement
qui vous porte et vous entraîne sur le cours un peu mo-
notone de tant de méditations échappées du même cœur
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 1 43

et de la même pensée. On sent une âme, d'abord douce


et tendre ,
qui s'attriste par la vie , se trouble et s'aigrit

par malheur, puis absorbée dans l'affliction n'a plus


le ,

que ses austérités pour consolation de ses regrets, et que


ses inquiétudes pour distraction de sa douleur. L'épreuve
est un peu longue à suivre dans le recueil original formant
plus de vingt mille vers. Mais si on choisit et si on abrège,
que de beautés neuves et touchantes et quel demi- !

sourire d'une âme innocente et poétique éclaire parfois


ce fond uniforme de tristesse chrétienne! Prenez quelque
sujet cent fois traité, le beatus Me de ce siècle et de ce
rêveur, et voyez ce que son cœur y met :

« Heureux qui mène une vie solitaire, et qui, loin des

hommes attachés à la terre que foulent leurs pas, élève


à Dieu son âme Heureux encore
! qui mêlé à la multi-
,

tude, ne se laisse pas ravir au même tourbillon qu'elle,


mais donne à Dieu tout son cœur! Heureux qui, au prix
de tous ses biens abandonnés, acquiert lésus-Christ et
porte haut la croix, son seul héritage! Heureux qui, maî-
tre de possessions légitimes, peut tendre aux indigents une
main secourable! Heureuse la vie chaste qui, se dépouil-
lant de la chair, s'approche de la divine pureté! Heureux
encore celui qui, après avoir cédé quelque peu aux lois
du mariage, réserve pour le Christ la meilleure part de son
amour! Heureux qui, placé dans les rangs des chefs du
peuple, par l'offrande de ses vertus, attire Dieu vers les
hommes Heureux ! qui ,
par les élans d'une âme pure, at-,

teint aux splendeurs de la divine lumière! Heureux qui,


du travail de ses mains, sert le Seigneur et fait de sa vie
une règle pour beaucoup d'autres! Ce sont là de pleines
vendanges pour le pressoir céleste qui recueille le fruit
de nos âmes. Chaque vertu porte sa récompense, car il y
a dans la maison de Dieu diverses demeures pour divers
mérites. Heureux celui que l'Esprit saint a rendu pauvre
144 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

de passions et de vices, qui mène ici-bas une vie d'afflic-

tion, est insatiable du pain céleste, et, méritant les biens


suprêmes par son humilité, s'est attiré par sa bonté la mi-
séricorde de Dieu De toutes ces voies, prends celle qu il te
!

plaira. Si tu les prends toutes, c'est le mieux si tu en suis ;

plusieurs, c'est un second degré de mérite; si tu en suis


parfaitement une seule, c'est encore un titre; car une ré-
compense proportionnée est réservée à tous, aux parfaits
et à ceux qui le sont moins. La vie de Raab n'était pas hon-
nête; mais son zèle hospitalier l'honora. Par l'humilité, le

publïcain l'emporta sur le Pharisien, dont le cœur s'élevait


s'il se mêle
trop haut. Le célibat est en soi meilleur; mais,
au monde et devient terrestre il ne vaut pas une sage
,

union. La vie pauvre des ermites de la montagne est une


noble vie; mais souvent leur orgueil les a ravalés. Ne se
mesurant pas avec ceux qui leur sont supérieurs, ils con-
çoivent un amour-propre; et parfois, dans leur ardeur,
fol

comme de jeunes chevaux indomptés, ils posent le pied


hors de la barrière. Pour toi, prends ton vol d'une aile ra-
pide, ou ne quitte pas la terre, de peur que tes plumes ne
te manquent, et que, élevé dans les airs, tu ne retombes

brusquement.
« Une petite barque dont les parois sont fortement
clouées porte un fardeau plus lourd qu'un navire aux
jointures désunies. L'entrée des parvis célestes est étroite,
mais bien des routes y conduisent. Que chacun prenne
celle où sa nature le convie Qu'on les choisisse diverses,
!

mais toujours laborieuses! Une même nourriture ne plaît


pas à tous; un seul genre de vie ne convient pas aux
chrétiens. Le mieux pour tous, ce sont les larmes, les
veilles, l'empire sur les passions mauvaises, la lutte contre
les dégoûts, l'obéissance sous la main du Christ et le trem-
blement dans l'attente de notre dernier jour. Si tu suis cette

roule, tu ne seras plus un homme, mais un des anges. >•


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 1 45

Il y a là sans doute de la sérénité dans la mélancolie, de

l'indulgence dans l'austérité chrétienne. Le poëte n'est


pas encore brisé par la douleur, et la religion lui donne
moins que d'espérance. Ailleurs,
d'effroi cette contempla-
tion de l'àme méditant sur elle-même lui communique
un véritable enthousiasme et presque l'accent de l'apo-
théose. Troublé par le problème de la destinée humaine
il parcourt rapidement les systèmes divers qui font de
l'âme un feu, un souffle, une harmonie, ou la promènent
sous mille formes, lui faisant changer de corps comme de
vêtements; puis il s'écrie dans la confiance de sa foi :

« Écoute maintenant notre grande tradition sur l'origine


de l'àme.... Il fut un temps où le Verbe suprême, obéis-
sant à la voix du Dieu tout-puissant, forma l'univers, qui
n'existait pas. Il dit, et tout ce qu'il voulait fut. Quand
toutes les choses qui sont le monde eurent été formées,
mer, il chercha un témoin intel-
et le ciel, et la terre, et la
ligentde sa sagesse, un roi de la terre qui fut semblable à
Dieu; et il dit Déjà de purs et immortels esprits habitent,
:

pour me servir, l'immensité des cieux , rapides messagers


et chantres assidus de ma gloire ; mais la terre n'est en-
core habitée que par des êtres sans raison. Il me plaît à
moi de créer une race mêlée de ces deux natures, qui
tienne le milieu entre les substances mortelles et les im-
mortelles, l'homme, être raisonnable, jouissant de mes
ouvrages, sachant explorer les cieux, roi de la terre, et

comme un second ange suscité d'en bas pour louer mes


grandeurs et ma sagesse. Il dit, et prenant une parcelle de
la terre nouvellement créée, de ses mains vivifiantes il fa-
çonna mon corps, et, le douant de sa propre vie, il lui

communiqua son souffle, fragment détaché de la divine


essence. Ainsi j'ai été fait de poussière et d'esprit, mor-

telle image de Dieu. La nature de l'àme, en effet, touche


à ces deux extrêmes. Par le côté terrestre, je tiens à cetle
TABLEVU DE L'ÉLOQ. CHR. 10
,

146 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

vie d'ici-bas; par l'émanation divine, je porte dans mon


sein l'amour d'une autre vie. »

A ces élans de pieuse joie , le prêtre solitaire d'Àrianze


mêle souvent une douleur métaphysique et tendre, un
deuil de l'âme sur elle-même c'est la nouveauté qu'il ;

a portée dans la poésie , et qu'il reproduit sans cesse.

Vous pourrez vous en lasser. Mais quoiqu'elle revienne


comme un cri profond et monotone, il en varie
toujours,
les accidents par toutes les impressions qu'il reçoit de la

nature; car, si son cœur n'a qu'un sentiment qui l'obsède,


son imagination est parée de mille souvenirs, et ses yeiiN
encore pleins des spectacles du monde qu'il a fui. C'est

ainsi que, empruntant à la Grèce idolâtre les touchantes


images qu'elle mêlait aux douleurs de la piété domes-
tique, il chante ce qu'il appelle la monodie, le chant fu-
nèbre de l'âme.
« Quelquefois une jeune fille dans la maison de sa mère,
devant le corps inanimé de son fiancé chéri , nouvelle
épouse encore toute parée, malgré son pudique embarras,
commence la plainte funèbre; puis ses esclaves et ses
compagnes, debout sur deux rangées, gémissent tour à
tour pour donner trêve à son chant lamentable. Quelque-
fois une mère pleure un fils adolescent qui n'est plus, et

après la douleur de l'enfantement elle connaît de plus


grandes douleurs. Un homme que l'im-
pleure sa patrie ,

pitoyable guerre a ravagée; un autre sa maison brûlée


par le feu du ciel; et toi, mon âme, quelle douleur sera
digne de toi et de ta perte? Pleure, pécheur; c'est là ton
seul allégement. Je laisserai les festins et les gracieuses
compagnies de la jeunesse ; je laisserai la gloire de l'élo-
quence, l'orgueil du rang, les plaisirs, les richesses; je
laisserai la lumière du jour et les astres, brillante cou-
ronne de la terre ;
je laisserai tout à mes successeurs
et , la tète enveloppée de bandelettes , cadavre glacé , je
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 147

serai étendu sur un donnant à la douleur la conso-


lit ,

lation de pleurer, et emportant quelques éloges et quel-


ques regrets qui ne dureront pas longtemps; ensuite,
une pierre funèbre et le travail éternel de la destruction.
Mais ce nest pas là ce dont s'inquiète mon âme; et je ne
tremble que de la justice de Dieu. Où fuir, malheureux,
où fuir ma propre perversité? Me cacherai-je dans les abî-
mes de la terre ou dans les nues? Que n'est-il quelque
part, pour m'y réfugier, un lieu impénétrable au vice,
comme il en est , dit-on , à l'abri des bêtes féroces et des
contagions? Un homme, en prenant la route de terre, évite
la tempête ; le bouclier repousse la lance ; le toit d'une
maison défend contre la froidure. Mais le vice nous envi-
ronne et est partout avec nous hôte inévitable. Élie est ,

monté au ciel sur un char de feu, Moïse a survécu aux or-


dres d'un tyran meurtrier, Daniel a échappé aux lions, et
les enfants à la fournaise; mais comment échapper au
vice? Sauve-moi dans tes bras, ô Christ! ô mon roi! »
Ailleurs , le poète s'adresse tantôt à son Dieu , tantôt à
son âme; et, dans l'uniformité de sa mélancolie, la variété

de ses expressions est inépuisable. « Tu as une tâche, ô mon


âme! une grande tâche, si tu le veux. Examine qui tu es,
où tu vas, d'où tu sors, et où tu dois t'arrêter. Regarde si

ta vie présente est la vie, et s'il n'y a pas quelque chose


de mieux. Tu as une œuvre à faire, ô mon âme : épure ta
vie, et, par la pensée, vois Dieu et les secrets de Dieu, et
ce qui était avant l'univers, et ce que l'univers est pour
toi, etd'où il est sorti, et ce qu'il deviendra. Tu as une
œuvre à faire, ô mon âme épure ta vie cherche com- : ;

ment Dieu gouverne et fait mouvoir le monde, pourquoi


certaines choses sont immuables et d'autres changeantes,
et nous surtout plus mobiles que le reste. Tu as une œu-
vre à faire, ô mon âme : regarde vers Dieu seul; sache
pourquoi ce qui était naguère ma gloire est maintenant
148 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

mon ignominie; quel est mon lien avec le corps, et quel

sera le terme de ma vie; enseigne-moi ces choses, et tu


fixeras mon errante pensée. Tu as une œuvre à faire, ô mon
âme : ne te laisse pas vaincre par la douleur. »

Mais le poète s'exhortait vainement lui-même. Quelque-


fois il paraît succomber sous le poids de sa douleur, lors-
qu'à ce fonds mélancolique de la vie humaine il joint en-
core le tourment de ses souvenirs et les transes de sa foi.
Rarement une âme que la religion soutient mais sur ,

l'abîme, éprouva plus amère tristesse. Dans un dialogue


intérieur, plein de ce découragement qui touche au déses-
poir, mais n'y tombera pas, il se dépeint errant, infirme,
sans patrie, sans l'avenir d'un tombeau assuré, et, à force
de malheur, indifférent à tout, hormis à Dieu, sa terreur
et son espérance. A cette tristesse profonde, à cette ma-
ladie de l'âme, on voudrait quelque repos et le mélange
de quelques pensées plus douces Le beau génie de la
Grèce semble s'obscurcir; un nuage a voilé sa lumière;
mais c'est un des progrès moraux que le christianisme
apportait au monde, un progrès de douleur sur soi et de
charité pour les autres. Le cœur de l'homme a plus gagné
dans ce travail que son imagination n'a perdu Grégoire :

de Nazianze en est la preuve. L'orateur si brillant, si paré,


a fait place au rêveur mélancolique, mais qui n'aimerait
mieux que ses discours quelques-uns des soupirs vrais

échappés dans ses vers?


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 149

SAINT JEAN CHRYSOSTOME.

Après avoir relu et admiré l'orateur de Constantinople


et le poète du village d'Arianze, il est une autre sorte de

grandeur, une paisible élévation de génie qu'on peut cher-


cher encore, et qui est nécessaire à l'idée que l'on se forme
de l'écrivain vraiment sublime. Ce sont ces qualités plus
hautes, ou plutôt c'est la réunion de tous les attributs ora-
toires, le naturel, le pathétique et la grandeur, qui ont fait

de saint Jean Chrysostome le plus grand orateur de l'É-


glise primitive, le plus éclatant interprète de cette mémo-
rable époque.
La pensée reste d'abord confondue devant les prodigieux
travaux de cet homme, devant l'ardeur et la facilité de son
génie. Ce n'est pas dans ces rapides esquisses, dans ces
analyses incomplètes, que nous pourrons, même faible-

ment, retrouver la puissance de l'orateur et l'enthousiasme


de ses contemporains. Nous avons à peine exploré tous
ses ouvrages nous ne pouvons en reproduire que quel-
;

ques traits isolés; et le plus grand caractère d'un tel gé-


semble que nous
nie, c'est la richesse et l'ordonnance. Il

enlevons furtivement quelques carreaux des marbres de


Sainte-Sophie, comme ce voyageur anglais qui pillait les
pierres du Parthénon ; mais lédifice entier, la splendeur
de cette église orientale, le génie de cet orateur sublime
qui sauvait Antioche, qui désarmait les chefs des barbares,
qui semblait relever l'empire dégradé, et mourait en exil ;

où retrouver ces grandes images ?


Chrysostome était né vers l'an 347, dans la ville d'An-
tioche. Fils d'un père illustre qui remplissait un haut grade
des armées de l'empire en Orient , il fut élevé dans la loi
150 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

chrétienne par sa mère; mais il n'en suivit pas moins les


leçons oratoires du sophiste Libanius, ce fidèle ami de
Julien, qui lui survivait pour célébrer sa mémoire. Chry-
sostome a raconté que Libanius, apprenant de lui que sa
mère était veuve depuis l'âge de vingt ans et n'avait ja- ,

mais voulu prendre un autre époux, s'écria, en se tour-


nant vers son auditoire idolâtre : « dieux de la Grèce,
quelles femmes se trouvent parmi ces chrétiens. »

Le sophiste païen prit bientôt la plus vive admiration


pour son jeune élève; il vit avec inquiétude, mais sans ja-
lousie, s'élever près de lui ce dangereux adversaire de son
culte ;
peut-être espérait-il encore le séduire au paganisme
par la vertu de ces fables d'Homère, qu'il interprétait élo-
quemment à ses disciples. Dans la lutte prolongée des deux
religions, chaque homme d'un talent supérieur était une

conquête que les deux partis cherchaient mutuellement à


se ravir. L'admiration et l'attachement de Libanius suivi-
rent Ghrysostome au delà des premières années de la jeu-
nesse. On a conservé une lettre où il le félicite de ses suc-
cès au barreau d'Amioche. Il le vit, avec plus de peine,
sans doute, consacrer bientôt après cette éloquence au
culte chrétien. Libanius, dans sa foi pieuse aux arts de la
Grèce, regardait le génie de son élevé comme un présent
des Muses, qui aurait dû servir à défendre la cause des
dieux et de la poésie. Longtemps après, cette pensée lui
faisait dire au lit de mort « Hélas! j'aurais laissé le soin
:

de mon école à Ghrysostome, si les chrétiens ne nous l'a-


vaient ravi par un sacrilège.! »

Quand la société est divisée par une grande lutte d'o-


pinions, les travaux ordinaires de la vie n'ont point assez
d'importance pour occuper l'ardeur active du talent. Il est
bientôt emporté dans l'un ou l'autre des camps qui se com-
battent. Chrysostome se lassa vite de plaider dans le bar-
reau d'Antioche; la lecture des livres saints le saisit; l'évê-
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 151

que d'Antioche se pressa d'attacher à la société chrétienne


l'espérance d'un si beau génie. Chrysostome reçut le bap-

tême par mains de ce pieux évèque et fut fait lecteur


les ,

de l'Église d'Antioche. Son âme ardente trouva cette pré-


paration au sacerdoce trop facile et trop faible. Un ami
chrétien, portant ce nom de Basile qu'un autre a rendu si
célèbre dans l'Église, partageait et excitait sa foi et vou- ,

lait L'entraîner,, pour vivre ensemble, loin du monde et des

liens de famille, dans la pratique de la solitude sévère et


de la pénitence.

C'est ainsi que JVlassillon, dans la première ferveur de sa


foi ,
du séminaire pour les austérités de la
quitta le repos
Trappe. C'est ainsi queFénelon, dans sajeunesse; ambi-
tionnait la périlleuse tache des missions d'Orient. Ce pro-
jet ne fut combattu dans le cœur de Chrysostome que par
la résistance et les regrets de sa mère. Il faut l'entendre
lui-même raconter cette scène' touchante. Jamais son élo-
quence ne surpassa le langage persuasif et tendre de cette
femme pieuse, plus mère encore que chrétienne; et cet
exemple peut donner l'idée de la lutte entre la religion et
les sentiments naturels qui devait souvent agiter les fa-

milles de la ma mère, dit l'a-


primitive Égiise. « Lorsque
pôtre chrétien, eut appris ma résolution de me retirer dans
la soiitude, elle me prit par la main, me conduisit dans sa

chambre, et, m'ayant fait asseoir près du lit où elle m'a-


vait donné naissance, elle se mit à pleurer, et ensuite me
dit des choses encore plus tristes que ses larmes. » Rien
n'égale, dans le récit de Chrysostome, la plainte naïve de
cette mère désolée. Après avoir rappelé les peines, les
embarras, les périls d'une jeune femme laissée veuve au
milieu du monde, dans la faiblesse de son âge et de son
sexe : « Mon fils
1
, dit-elle, ma seule consolation, au milieu

l. Sanct. Chrysost. Oper.,l. I, p. 304 (in-folio).


152 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

de ces misères, a été de te voir sans cesse et de contem-


pler dans tes traits l'image fidèle de mon mari qui n'est
plus. Cette consolation a commencé dès ton enfance, lors-
que tu ne savais pas encore parler, temps de la vie où les
enfants donnent à leurs parents les plus grandes joies.
« Je ne te demande maintenant qu'une seule grâce ; ne
me rends pas veuve une seconde fois; ne ranime pas une
douleur assoupie ; attends au moins le jour de ma mort ;

peut-être me faudra-t-il bientôt sortir d'ici-bas. Ceux qui


sont jeunes peuvent espérer de vieillir; mais, à mon âge,
on n'attend que la mort. Quand tu m'auras ensevelie , et
réuni mes cendres à celles de ton père, entreprends alors
de longs voyages, passe telle mer que tu voudras per- ;

sonne ne empêchera; mais pendant que je respire


t'en
encore supporte ma présence et ne t'ennuie pas de vivre
, ,

avec moi n'attire pas sur toi l'indignation de Dieu


; en ,

m'accablant de si grands maux, sans avoir été offensé


par moi. »

Quel accent de douleur et de vérité ! C'est la simplicité


d'Homère, ou plutôt celle de la nature. La loi chrétienne,
qui semblait contredire les affections du cœur, lui rendait
quelque chose de plus saint et de plus pur. Tout le secret
du caïur d'une mère est dans cette prière si humble et
si vive, pour que son fils ne la sacrifie pas, même à la
religion.
Chrysostome n'eut pas le courage d'affliger sa mère, et
renonça d'abord au projet de s'éloigner d'elle. Mais bien-
tôt, pour se dérober aux instances des chrétiens qui vou-
laient le faire évèque, il se retira dans les solitudes voi-
sines d'Antioche. En même temps qu'il fuyait ainsi les
honneurs de l'Église, il employait son zèle et il usait même
d'artifice pour engager dans l'épiscopat cet ami qu'il avait
voulu suivie dans la retraite. Ce fut l'occasion d'un de ses
premiers écrits, le Dialogue sur le sacerdoce, ouvrage
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 153

plein d'imagination et de gravité, où il s'excuse de n'avoir


pas accepté l'épiscopat , et se vante de l'avoir habilement
imposé à qui le méritait. Il avait alors à peine vingt-cinq
ans ; et dans l'idée qu'il se forme, dans le portrait qu'il
trace de l'évêque et du prêtre, on sent une profondeur
d'observation qu'on n'attendait pas de tant de jeunesse
et de solitude. « Il ne suffit pas 1
, dit il, d'être pur pour
être digne d'un tel ministère; il faut encore beaucoup de
savoir et d'expérience. Il faut connaître les choses de la

viehumaine autant que ceux qui sont le plus mêlés au


monde, et en être en même temps plus dégagé que les
solifa ires qui se sont réfugiés sur les montagnes. Obligé,
en effet, de communiquer sans cesse avec des hommes ,

et mariés, et pères de famille, et maîtres de nombreux


serviteurs, et disposant de grandes richesses, et traitant
les affaires publiques, et placés dans les fonctions du
commandement, le prêtre a besoin d'une conduite variée,
non qu'il doive être ni trompeur, ni flatteur, ni dissi-
mulé ; mais, au contraire, plein de franchise et de liberté,
sachant montrer une condescendance utile, lorsque la
situation des choses le demande. Qu'il soit tantôt indul-
gent et tantôt sévère le même mode, en effet, ne con-
:

vient pas pour gouverner tous les esprits pas plus que ,

les médecins ne prescrivent le même remède à tous les

malades et que les pilotes n'opposent la même manœuvre


,

à tous les vents. » C'est ainsi que mêlant aux austérités du


désert la préméditation du monde, loin de toute ambi-
tion, il passa plusieurs années dans cette vie tempérante,
qui doit ajouter aux forces de l'àme tout ce qu'elle re-
tranche aux passions et aux faiblesses de la nature.
Cette réflexion se présente à l'esprit dans l'histoire de
cette époque du monde , toutes les fois que nous y voyons

I. Sanct. Clirysost. Oper , t. I, p. 426.


154 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

des hommes inconnus apporter tout à coup , au milieu du


peuple et à la cour des princes, une autorité merveilleuse.
Tous ces hommes venaient du désert. La solitude est
mère des grandes pensées ; et dans des temps vils et dé-
gradés, comme les derniers siècles de l'empire, elle in-
spire quelquefois à l'homme une force que la société
n'a plus. Mais aussi ,
pour les âmes trop faibles ou trop
ardentes, cette solitude se peuplait de fantômes. Les
extases, les manies mélancoliques transformées en préten-
dues possessions , remplissent l'histoire de cette époque ;

ainsi, de celte rude école du désert, il sortait des grands


hommes et des fous.
C'était le jugement même des contemporains ; et de là,

parmi les gentils et souvent parmi les chrétiens s'élevaient

des plaintes et des censures contre la vie solitaire. On ac-


cusait ce zèle inutile et farouche, qui se dérobait aux
charges de la société, et se consumait sans fruit. On ne se
borna point à celte controverse spéculative. L'empereur
Valens, zélé pour l'arianisme, crut décourager par la per-
sécution ceux qui ne cédaient pas aux reproches ou aux
railleries du monde. Le jeune Chrysostome du fond d'une ,

caverne qu'il habitait, répondit aux reproches et protesta


contre les rigueurs du pouvoir dans un éloquent traité à
la louange de la vie monastique. Mais discuter avec les
hommes sur les avantages de la solitude, c'est y renoncer.
Le jeune apôtre, dont ce rude noviciat, celte vie de priva-
tions et de pénitence avait détruit la santé, revint à la ville,
et continua d'y languir quelque temps, n'ayant pas même
la force de sortir de sa maison. Mais là même il put vérifier

par un exemple ce double pouvoir que la solitude diver-


sement portée exerçait sur les âmes. Il eut à consoler, à
calmer un ami revenu du désert avec la croyance d'être
incessamment possédé du démon et rapportant qe mal ,

intérieur au milieu des plaisirs et du bruit d Àntioche.


,

AU QUATRIÈME SIECLE. 155

Tous deux dans la même ville, séparés par la souffrance,


communiquaient par la foi et par l'amitié le malade de ;

corps essaya de guérir le malade d'esprit c'est l'objet des :

trois livres que Chrysostome écrivit pour Stagire et où ,

l'on peut étudier toute une crise de la nature morale de

l'homme.
Évidemment le mal était né du remède, de l'excès des
que
anstéritës cette nature s'était imposées contre sa

propre faiblesse: « Tu t'es plaint souvent, écrit le jeune


apôtre à son ami ,
qu'à l'époque où tu vivais de la vie du
siècle tu ne souffrais rien de semblable , et que c'est depuis
ton sacrifice depuis que tu t'es crucifié au monde que
, ,

tu as pris lesentiment de ton mal, ce qui suffirait pour


confondre et désespérer. Tu te plaignais encore tandis que
beaucoup d'autres qui, durant une vie de délices, avaient
éprouvé l'atteinte du mal , s'étaient si bien rétablis qu'ils
s'étaient mariés, avaient eu de nombreux enfants, et jouis-
saient de tous les biens de la vie sans nul ressentiment de
,

leur ancienne douleur, toi qui passes un si long temps


dans les jeûnes , les veilles et toutes les autres austérités

tu n'avais trouvé jusqu'à ce jour aucune guérison de ta


souffrance. » Là même était la solution du problème : il ya
la satiété de la pénitence, comme celle du plaisir. Stagire
était malade de la première, comme d'autres avaient souf-
fert de la seconde, et s'étaient guéris par le retour à la vie

moyenne de l'humanité, au bonheur de la famille. Mais


l'enthousiasme nécessaire à l'épuration du monde était
trop grande encore pour que cette explication fût admise.
Chrysostome croit son ami au pouvoir d'un démon , et le

console seulement par l'exemple de tentations semblables


que permet la Providence, et qu'elle rend plus vives dans
la solitude que dans le monde, parce que, dit-il, le soli-
taire est plus fort que le mondain. Mais à coté de cette ex-

plication donnée par l'esprit du temps, le génie du mora-


156 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

liste, du profond médecin des âmes, se montre dans le


livre second de cette Consolation : Chrysostome a soin d'y
prouver que le découragement est un mal plus accablant 1

encore que le démon. C'est l'histoire de cette maladie des


sociétés avancées qui naît du doute et de l'orgueil, et

qu'on a traitée ou plutôt qu'on a dépeinte sous le nom de


mélancolie.
Chrysostome la combat surtout par les exhortations
exemples des saintes Ecri-
religieuses, les citations et les
tures. Mais de là même et de tous les maux que le chris-
,

tianisme avait à soulager dans le monde, il fait sortir une


incomparable instruction sur le moyen déteindre cette
fièvre de tristesse et de rendre à l'àme la vie plus facile et

plus calme. 11 propose la contemplation des souffrances et


la pratique des bonnes œuvres pour remède aux décou-
ragements de l'orgueil et de l'égoïsme. « Va 2 dit -il à ,

son ami rends-toi près du chef préposé à l'hospice des


,

étrangers, fais-toi conduire où sont les malades, afin de


voir toute espèce de souffrances, de nouvelles infirmités
et toutes les causes de douleur véritable ; de là, rends-toi
à la prison publique, et, après avoir visité les autres parties
de cette demeure, passe au vestibule du bain qu'elle ren-
ferme, où sur la paille gisent quelques malheureux nus ,

tourmentés de froid, de maladie et de faim, et par leur


seul aspect et le tremblement de leur corps sollicitant la
pitié de ceux qui passent; car ils n'ont pas la force de

parler, ni d'étendre la main, dans l'accablement de leurs


maux. Ne t'arrête pas là : va jusqu'à l'hôtellerie des pau-
vres , en dehors de la ville, et tu verras que cette tristesse
dont tu te plains est ,
par comparaison , un port heureux
et tranquille. <> Belle leçon morale ! sublime enseignement!

1. "Oti ri pa6uij.ia /_a),£7rwTepa xai oaî[j.ovo:.


2. Sanct. Chrysost. Oper., t. I, p. 223.
,

AU QUATRIEME SIÈCLE. 157

Pour combattre la manie mélancolique, c'était la pitié


que Chrysostome éveillait clans l'àme c'était au nom des ;

maux que la charité avait à soulager qu'il secouait le poids


de tristesse et d'ennui dont sont parfois accablés le talent
et la richesse. Rien n'est omis dans le raisonnement
et, malgré la foi aux possessions, tout est expliqué par
l'ordre naturel. « Tu me diras, ajoute Chrysostome, que
tous ces maux dont je parle n'atteignent que le corps et ,

que ta maladie , bien plus cruelle , touche à l'àme. Nous


répondrons d'abord qu'elle est plus légère : elle ne con-
sume pas le corps comme les autres maux ; et à l'àme elle
n'imprime qu'une agitation passagère; ces maladies que
nous avons rappelées commençant par le corps ne s'y
, ,

bornent pas, elles montent jusqu'à l'àme, la troublant


sans fin et l'altérant par la douleur et l'abattement. » Enfin
le sage consolateur résume tous ses conseils et toute sa
pensée dans ce peu de mots qui rendent à l'homme toute
en l'avertissant de s'en servir pour se guérir du
sa liberté,
poison de la tristesse, comme pour se défendre des tenta-
tions du mal. « L'excès de la tristesse est plus pernicieux
que tout le pouvoir du démon car le démon lui-même ;

n'agit que par elle dans les choses où il agit et en la sup- ;

primant, tu désarmes. »
le

C'était avec cette ferme raison avec ce tempérament de ,

sagesse et de ferveur que Chrysostome, revenu du désert


pour guérir ceux que le désert avait troublés, se préparait
au sacerdoce et à cette direction des âmes par la parole
qui occupa vingt ans de sa vie, parmi la corruption et les
arts des grandes villes d'Orient. Méîèce, saint évéque d'An-
tioche, s'était empressé de lui conférer les degrés infé-
rieurs de la prêtrise. Flavien, successeur de Melèce, [or-
donna prêtre; et plusieurs écrits de Chrysostome l'ayant
déjà rendu célèbre, autant que ses œuvres de charité le
rendaient saint, il lui commit avec joie l'instruction du
,

i 08 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

peuple dans cette grande ville d'Antioche qui, peuplée de


deux cent milie habitante, chrétiens, juifs, idolâtres, tous
parlant la langue grecque, par !a réputation de ses écoles,
son commerce, ses arts, était l'Athènes de l'Orient mais ,

une Athènes dégénérée manquant de grands souvenirs ,

hors du christianisme et mêlant à l'esprit vif et léger que


,

lui reprochait Julien, la mollesse et l'humeur irritable d'un

peuple souvent affranchi et jamais libre.


Selon l'usage de la primitive Église , la prédication était
le devoir de l'évêque ; mais lorsqu'il vieillissait, ou man-
quait de talent , il faisait parler à sa place quelque jeune
ministre de l'autel ; car la parole ,
chez tous ces peuples
d'origine grecque, était le talisman du culte. Ils étaient
convertis par des prêtres éloquents, comme ils avaient été
d'abord gouvernés par des orateurs, et ensuite amusés
par des sophistes. Aussi Chrysostome 1
se plaint-il sans
cesse de voir une foule plus nombreuse à ses discours
qu'aux prières publiques. Ce n'étaient pas seulement les

chrétiens, mais les juifs, les païens qui se pressaient dans


son auditoire. Il interprétait l'Écriture avec cette vive
imagination et ce goût d'allégorie qui plaît aux Orien-
taux. Il exposait avec une éloquence digne du Portique et

de l'Évangile les devoirs de la morale; enfin, il attaquait


les vices dont Antioche était le théâtre. Il décrivait la vie

molle des grands , leurs palais de cèdre et de porphyre


le faste de leurs dépenses pour les courses du cirque , le

luxe des femmes riches qui remplissaient les rues de leurs


cortèges d'eunuques et d'esclaves , l'orgueil des philoso-
phes, qui se promenaient avec leur manteau, leur longue
barbe et leur bâton sous les vastes galeries d'Antioche.
La renommée de son éloquence se répandait dans tout
l'Orient; des sophistes païens venaient de loin pour l'en-

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. II, passim.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 159

tendre ; et son génie ajoutait à la puissance du christia-


nisme, qui trouvait encore quelques obstacles dans les

philosophes et les lettrés de


la Grèce.

Chrysostome remplissait depuis douze ans cet aposto-


lat,lorsqu'une grande occasion vint s'offrir à son génie.
En 387, l'opulente, la voluptueuse Antioche fut troublée
par une sédition aveugle et passagère , comme celles qui

peuvent s'élever chez un peuple d'une imagination mo-


bile et de mœurs efféminées.
Au sujet d'une taxe nouvelle établie par l'empereur,
on maltraita quelques-uns de ses officiers, on renversa ses
statues et celles de l'impératrice. L'effroi suivit bientôt
une révolte sans dessein et sans courage; et la malheu-
reuse ville attendait en silence la colère de l'empereur.
Antioche chrétienne depuis longtemps attachée à la

religion du milieu de sa mollesse orientale An-


même ,

tioche l'ennemie de Julien et le but de ses sarcasmes,


devait, ce semble, obtenir grâce aux yeux de Théodose.
Aussi le prince renonça-t il à sa première pensée de brûler
Antioche, de faire périr dans les flammes les citoyens au
milieu de leurs demeures et de faire passer la charrue
sur leur territoire ; car tels étaient les conseils qui s'é-
taient fait entendre dans le palais de Théodose ; il se con-
tente d'ajouteraux magistrats de la ville, qui commen-
çaient une sévère enquête, deux commissaires choisis
parmi les principaux officiers de l'armée, et revêtus d'un
menaçant pouvoir.
Dans cette stupeur de tout un peuple livré sans défense
aux rigueurs et aux soupçons d'une justice impitoyable,
d'où viendra le secours? Comment l'humanité se fera-
t-elleentendre? L'archevêque d'Antioche, Flavien, vieil-
lard vénérable, prend la résolution d'aller au loin jusqu'au
palais de Théodose essayer de fléchir sa colère. Chryso-
stome tient dans Antioche la place du vertueux pontife. 11
160 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

réunit le peuple dans le temple, il le console, le ranime,


le justifie. Tel est le sujet d'une suite de discours sans
exemple dans l'antiquité, et qui sont à la fois pour nous
un monument d'histoire et d'éloquence. Uien ne peut
-

nous faire mieux comprendre, en effet, et la dureté du


pouvoir impérial, et la mollesse de cette époque, et la
reconnaissance que devait exciter la religion l'ascendant ,

qu'elle devait prendre en se portant la protectrice de ce


,

peuple si menacé et si faible. Écoutons d'abord l'orateur


décrivant la consternation d'Antioche.
« Celte ville '
est dépeuplée par la crainte et par le
malheur. La patrie , du monde la plus
c'est-à-dire la chose
douce aux cœurs de tous les hommes, est maintenant de-
venue la plus amère. Nos citoyens fuient le lieu de leur
naissance avec la même horreur que l'on fuit le supplice;
ils s'en détournent comme d'un abîme, ils s'en échap-

pent comme d'un incendie. Lorsque le feu dévore une


maison, non-seulement ceux qui l'habitent se précipitent
au dehors on abandonne aussi les maisons voisines on
; :

laisse tout pour sauver sa vie. Ainsi , tandis que la colère


de l'empereur plane sur cette ville comme un feu rapide,
tout le monde se précipite et s'enfuit au dehors, avant que
la flamme étende plus loin ses ravages; on se croit heu-
reux de survivre; et cependant cette fuite n'est pas exci-
tée par la présence de l'ennemi. Cette captivité n'est pas
la suite d'un combat; nous n'avons pas vu l'ennemi, et
nous sommes prisonniers ou fugitifs. »
Après ces fortes peintures, Chrysostoine entretient ses
auditeurs comme dans un temps de calme à et de paix. 11
leur prêche l'hospitalité, l'aumône, le mépris des riches-
ses; il ne veut pas que le péril même et les craintes qu'il
partage avec eux ùtent quelque chose aux enseignements

1. Sancl. Chrysosl. Oper., t. 11, homilia n.


AU QUATRIEME SIECLE. 101

de la chaire chrétienne. Le lendemain , lepeuple est de


nouveau rassemblé dans l'église comme dans son lieu d'a-
sile; Chrysostome annonce l'absence de Flavien. « Quand
je regarde
!
, dit-il, du côté de cette stalle vide maintenant
et privée du maître qui nous instruisait, je sens de la joie
et des larmes je pleure de ne plus voir
;
ici notre père. Je
me réjouis qu'il soit parti pour nous sauver et détourner
de ce peuple la colère de l'empereur. C'est votre honneur
à vous d'avoir mérité un
couronne à lui
tel père; c'est sa
de se montrer si tendre pour ses enfants et de vérifier
ainsi la parole du Christ le bon pasteur a donné sa vie :

pour son troupeau. Il a entendu cette parole et il est


parti engageant sa vie pour nous tous quoique bien des
,
,

choses aient dû le retenir, son âge avancé jusqu'à l'ex-


trême vieillesse, son infirmité, le temps de l'année, la
solennité prochaine de Pâques, et, par-dessus tout, le

danger d'une sœur unique qui touche presque à son der-


nier soupir. Il a tout négligé, et sesaffections de famille, et
sa vieillesse, et sa faiblesse, et les souffrances du voyage,
et, mettant votre salut avant, tout, il a brisé tous les liens
et s'en va comme un jeune homme. »

Chrysostome continue avec une inépuisable invention


de charité il suit dans son discours le voyage de Flavien
; ,

il compte les jours de cette longue route et du sort incer-


tain d'Àntioche ; il se figure l'audience impériale et les
premières paroles de l'évêque ; et puis il s'occupe de ré-
former ce peuple , dont il a suspendu l'inquiétude. Cha-
que jour la même consolation recommence avec des formes
diverses et des incidents nouveaux « La place publique
:

est déserte, s'écrie-t-il avec un accent de triomphe plus


chrétien que patriotique ; mais l'église est remplie. Tu
gémis de la solitude d'Antioche ; réfugie-toi vers ta mère,

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. II, lioinilia m.


TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHIî. H
162 TABLEAU DE L ELOQUENCE CQItETiENNE

qui te consolera par le nombre de ses enfants et te mon-


trera des rangs pressés de frères unis. Nous cherchons des
hommes dans la ville déserte ; mais nous sommes foulés
dans l'église. » En même temps le vertueux prêtre épuise
tous les exemples de courage et de patience que donne
l'Écriture, Esther, Job, les trois jeunes Hébreux dans la

fournaise ; et il maintient les esprits à distance égale du


désespoir et de la sédition , opposant au surcroit de ter-

reur qu'a fait naître un tremblement de terre la favorable

approche de la semaine de Pâques, et gouvernant ainsi


par l'imagination et la foi ce peuple d'Orient irritable et
timide. Déjà, le voyant plus calme, il ne fait plus que
l'instruire.
?eo<mdant à cette époque même, et sans attendre de
nouveaux ordres de Théodose, les rigueurs de la justice
impériale s'étaient multipliées: de riches citoyens avaient
été arrêtés et battus de verges, leurs biens séquestrés;
leurs femmes, chassées de leurs maisons, étaient errantes
autour des prisons. Chrysostome s'était éloigné quelques
jours la terreur du peuple reprit une nouvelle force. Il
;

voulait fuir au désert ; legouverneur de la province vint


lui-même dans l'église pour rassurer la foule. On remar-
quera quelle fut alors la sainte jalousie de Chrysostome, et

ses reproches au peuple que l'Église voulait consoler et

soutenir à elle seule : « J'ai loué, leur dit-il le lendemain,


la prudence du préfet qui , voyant la ville agitée de nou-
veau et vous tous disposés àl a fuite , est venu vous a
et
rendu meilleure espérance. 3Iais je rougis pour vous d'in-
dignation et de honte, qu'après tant de discours de cette
tribune évangélique vous ayez besoin d'une consolation
étrangère. J'aurais souhaité que la terre s'ouvrit sous mes
pas et m'engloutît, au moment où j'entendais le gouver-
neur calmer tour à tour et blâmer votre crainte hors de
propos et de raison. Il convenait qu'au lieu d'être ensei-
,

AD QUATRIÈME SIÈCLE. 163

gnés par lui , vous fissiez vous-mêmes la leçon aux infidè-


les. » Ce magistrat était païen ; et c'était moins encore son
pouvoir que son culte dont l'appui offensait Chrysostome.
Contre les rigueurs des deux commissaires impériaux
qui, dès les premiers jours de leur arrivée, avaient établi
un tribunal militaire devant lequel tremblait toute la ville
,

un autre secours vint en aide au peuple chrétien.


Sur les montagnes voisines de la ville vivaient depuis
longtemps des ermites chrétiens qui dans les austérités ,

de leurs déserts semblaient expier les délices d'Antioche.


Jamais les riches campagnes de la Syrie et le beau ciel ,

qui la couronne , ne les faisaient descendre de leurs âpres


solitudes. La calamité d'Antioche les attire; ils paraissent

au milieu de la ville , ils assiègent les prisons , ils entou-


rent le prétoire : ce sont les tribuns du christianisme.
Un de ces solitaires, homme simple et sans lettres, ren-
contrant au milieu de la ville les deux commissaires de
l'empereur, les retint par leurs manteaux et leur ordonna
,

de descendre de cheval, puis il leur dit: «Allez, mes


amis, portez de ma part cet avis à l'empereur : Vous êtes
empereur, mais vous êtes homme, et vous commandez
à des hommes qui sont l'image de Dieu. Craignez la colère
du Créateur, si vous détruisez son ouvrage. Vous êtes si

fort irrité qu'on ait abattu vos images ; Dieu le sera-t-il

moins , si vous détruisez les siennes? Vos statues de bronze


sont déjà refaites et rétablies sur leurs bases ; mais quand
vous aurez tué des hommes comment réparer votre faute? ,

Les ressusciterez-vous quand ils seront morts? »


Quelques jours après, Chrysostome reprit la parole
pour célébrer la générosité chrétienne des solitaires, et
les espérances qu'elle donnait. Un nouveau coup venait de
frapper Antioche. Un ordre de l'empereur enlevait à cette
ville le titre de métropole d'Orient, et fermait en même
temps le cirque, les théâtres et les bains publics. Cette
164 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

dernière tyrannie , que le climat et les habitudes orientales


rendaient plus pénible, augmenta le désespoir des habi-
tants. Beaucoup voulaient s'enfuir au désert; Chrysostome
les retint par ses paroles. Il peint avec énergie l'horreur
dont fut saisi lui-même en pénétrant au milieu du pré-
il ,

toire,pour y suivre ses frères victimes de la rigueur des


juges et de ce spectacle même il tire l'espérance que
;

tant de maux vont enfin s'adoucir. Alors il fait entrevoir


les approches de la fête de Pâques comme v\n temps de
réconciliation pour le prince et pour le peuple.
Cependant le vénérable Flavien, après les fatigues d'un
long voyage , dans Constantinople au palais de
était arrivé

l'empereur. Admis en sa présence, au milieu des courti-


sans, des chefs de la garde, il s'arrêta loin du prince, les

yeux baissés et pleins de larmes , et exprimant par son


silence la désolation d'Antioche. L'empereur, lui adres-
sant la parole, rappela les faveurs qu'il avait faites à cette
ville, et se plaignit de l'ingratitude de ses habitants, de
leurs insultes envers lui et envers la mémoire de l'impé-
ratrice Flaccile. Flavien , versant des larmes, retraça lui-
même avec vivacité les bienfaits de Théodose , et l'égare-
ment du peuple d'Antioche ,
qu'il impute à la jalouse haine
des esprits infernaux.
Puis, revenant sur la colère même du prince, il lui dit

des paroles que rapporte, que sans doute embellit


et
Chrysostome: « On a renversé tes statues, mais tu peux
t'en élever à toi-même de plus glorieuses. Pardonne aux
coupables ; ils ne te dresseront pas dans les places publi-
ques des statues d'airain ou d'or, parées de diamants;
mais ils te consacreront dans leurs cœurs un monument
plus précieux, le souvenir de ta vertu. Tu auras autant
de statues vivantes qu'il y a d'hommes sur la terre, et
qu'il y en aura jusqu'à la fin du monde; car non-seulement

nous, mais nos successeurs et leur postérité connaîtront


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 165

cette action si loyale et si grande , et l'admireront comme


1
s'ils en avaient eux-mêmes recueilli le bienfait .

«< Mais afin que mes discours ne semblent pas une flat-

terie, je te rapporterai une ancienne parole qui montre


que les légions, les trésors et le nombre des sujets n'il-

lustrent pas les princes autant que la philosophie et la

clémence. Le bienheureux Constantin apprenant qu'une


de ses statues avait été défigurée à coups de pierres,
comme cour l'exhortait à se venger et à punir
toute la

l'outrage de son front royal il passa légèrement la main


,

sur son visage, et répondit en souriant qu'il ne sentait


aucune blessure. Couverts de confusion, les courtisans se

désistèrent de leurs sinistres avis ; et cette parole est en-


core célébrée par tout le monde ; le temps ne l'a pas fait

vieillir, et n'a pas éteint la mémoire d'une telle vertu. A


combien de trophées n'est-elle pas préférable ? Ce prince
a relevé plusieurs villes, et a vaincu beaucoup de barba-
res; mais nous n'en avons point souvenir. Cette parole,
au contraire, est dans toutes les bouches. Ceux qui vien-
nent après nous et ceux qui les suivent l'entendront et ;

il n'est personne qui puisse l'écouter sans se récrier avec


éloge , et sans faire mille vœux pour la mémoire du prince
qui l'a dite. Que si cette parole est glorieuse devant les
hommes, combien n'aura-t-elle pas mérité de couronnes
devant Dieu, qui est l'ami des hommes?
« Mais est-il besoin de rappeler Constantin et des exem-
ples étrangers, lorsque, pour t'encourager, il ne fau.t que
toi-même et tes propres actions? Souviens-toi de cet édit
proclamé dans tout l'empire, lorsqu'aux approches de la

fête de Pâques, annonçant aux criminels leur pardon , et

aux prisonniers leur délivrance, tu disais dans tes lettres,


comme si cet édit n'eût pas encore assez signalé ta clé-

1. Sanct. Chrijsost". Oper., t. II, homilia xx.


,

166 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

mence: Que n'ai-je aussi le pouvoir de ressusciter ies


morts !

« Souviens-toi maintenant de ces paroles. Voici le mo-


ment de rappeler morts à
les la vie. Même avant que la

sentence soit portée, Antioche est maintenant descendue


près des portes de l'enfer ; retire-la de cet abîme. Il ne
faut ni trésor, ni temps, ni travail; il suffit d'un seul mot,
et tu ranimes une ville ensevelie dans les ombres de la

mort. Permets qu'elle soit appelée désormais la ville de ta

miséricorde !

Songe que tu délibères non sur le sort d'une seule


« ,

ville, mais sur ta gloire, et sur le christianisme tout en-

tier. A cette heure , les Juifs , les Grecs , le monde civilisé

les barbares, ont appris nos malheurs ; ils te regardent,


ils attendent quel arrêt tu porteras sur nous. Si ta sen-
tence est humaine et généreuse, ils la célébreront, ils

rendront gloire à Dieu, ils se diront l'un à l'autre : ciel!

qu'elle est grande la puissance du christianisme ! Cet


homme qui n'avait pas d'égal sur la terre, qui pouvait tout
perdre et tout détruire , elle l'a dompté, elle l'a soumis,
elle lui a donné une philosophie que les hommes les plus

obscurs n'auraient pas. Il est grand le Dieu des chré-


tiens! des hommes, il sait faire des anges ; il les élève au-

dessus de la nature
Regarde combien il sera beau dans la postérité que
«

l'on sache, qu'au milieu des périls d'un si grand peuple


dévoué à la vengeance et aux supplices, quand tous fris-
sonnaient de terreur, quand les chefs, les préfets, les

juges étaient saisis de crainte et n'osaient élever la voix

pour les malheureux, un vieillard s'est avancé avec le sa-

cerdoce de Dieu, et par sa seule présence, par ses simples


paroles, a vaincu l'empereur; et qu'alors une grâce que
l'empereur avait refusée à tous les grands de sa cour, il

l'accorda aux prières d'un vieillard ,


par respect pour les
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 167

lois de Dieu. En effet ,. ô prince! mes concitoyens n'ont


pas cru te rendre un médiocre honneur , en me choisis-
sant pour cette mission ; car ils ont jugé '
et ce jugement
fait ta gloire) que tu préférais la religion dans ses plus
faibles ministres à toute la puissance du trône. Mais je ne
viens pas seulement de leur part ;
je viens au nom du
souverain des cieux pour dire à ton âme clémente et misé-
ricordieuse ces paroles de l'Évangile : « Si vous remettez
< aux hommes leurs offenses , Dieu vous remettra les vô-
« très. » Souviens-toi de ce jour où nous rendrons compte
de nos actions, et songe que, si tu as commis des fautes,
tu peux les effacer toutes par un pardon , sans combat
sans effort. Les autres envoyés apportent de l'or, de l'ar-
gent et des offrandes semblables : moi *, je m'approche de
ta puissance avec le livre de notre sainte loi dans les mains :

je te le présente, au lieu de tous les dons, et je te conjure


d'imiter ton souverain maître, qui, chaque jour offensé
par nos fautes, ne se lasse pas de nous prodiguer ses bien-
faits. Ne confonds pas nos espérances ; ne démens pas nos
promesses. Je veux que tu le saches : si tu veux bien apai-
ser ta colère, si tu rends à notre ville ton ancienne amitié,
je m'en retournerai plein de confiance ; mais si tuas banni
Antioche de ta pensée ,
je n'y retournerai pas, je ne verrai
plus son territoire, je le renierai pour jamais, je devien-
drai citoyen d'une autre ville : je ne voudrais pas d'une
patrie pour laquelle toi, le plus humain et le plus clément
des hommes , tu serais devenu cruel et sans pitié. »

Cette éloquence persuasive toucha l'empereur. La dou-


ceur de la loi nouvelle agissait sur cette âme violente et
guerrière. « Qu'y a-t-il d'étonnant, dit-il, si nous autres

1. Le cardinal Maury, dans son traité de V Éloquence de la chaire, sous


prétexte de traduire ce discours, l'a refait de fond en comble, y mêlant
d'autresmouvements, d'autres images, abrégeant, retranchant et faisant
une œuvre fausse au lieu d'un monument original.
1GS TABLEAD DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

hommes, nous pardonnons à des hommes qui nous ont


offensés, lorsque le maitre du monde, descendu sur la terre,
fait esclave pour nous, et mis en croix par ceux qu'il avait

comhlés de hiens, a prié son père pour ses bourreaux, en


disant : «Pardonne-leur, mon père, car ils ne savent ce
« qu'ils font. » Et en même temps il pressa de
le vieillard

repartir, pour porter cette joie au peuple d'Antioche, à la

fête de Pâques.
Flavien se fit devancer par des courriers rapides; les

fêtes remplacèrent dans Antioche le deuil public; et,


suivant le génie de l'Orient , le peuple parut aussi en-
thousiaste dans sa joie qu'il était naguère abattu dans sa
douleur.
Chrysostome rassembla le peuple, pour lui redire les
paroles de Flavien et de l'empereur.
Sans doute, il est aisé de concevoir pour l'espèce hu-
maine un et meilleur que ce des-
état plus raisonnable
potisme arrêté seulement par d'éloquentes prières. A la
pensée d'un tel abaissement et d'un tel secours, on s'in-
digne autant qu'on admire. Il faut même l'avouer, les
luttes de mourante à la voix de Démoslhène ont
la liberté

bien un autre intérêt que cette résignalion passive d'un


peuple d'xVsie, tremblant sous ses maîtres, et défendu par
la tribune chrétienne. Mais si l'on se reporte au siècle de
Théodose, aux mœurs cruelles de celte époque, si l'on
revoit en pensée le massacre de Thessalonique ordonné
par le même prince qui laissa vivre Antioche, peut-on
méconnaître le bienfait de cette religieuse éloquence? Et
même de nos jours, si l'on pense à ces villes d'Asie encore
habitées par des Grecs , si l'on songe que ces massacres,
ces exterminations ,
qu'interdisait le christianisme, y sont
aujourd'hui 1
le droit commun des barbares conseillés et

1. Publié après le désastre de Scio, et avant Navarin.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 169

recrutés par des hommes d'Europe, combien ne doit-on


pas regretter qu'il n'y ait plus de Flavien et de Chryso-
stome, pour demander à la politique des rois l'amnistie
d'Antioche, pour arrêter au nom de Dieu l'effusion du
sang chrétien ,
pour apprendre l'Évangile à ceux qui le
prêchent et qui l'ont oublié ?

Chrysostome continua pendant dix années d'instruire


le peuple qu'il avait défendu. Ses ouvrages sont le cours
le plus complet de prédication morale que nous ait trans-

mis l'antiquité chrétienne. Hormis quelques préjugés, ou


quelques complaisances pour les préjugés du temps, on y

voit partoutun beau génie, une grande connaissance du


cœur de l'homme, une charité vraiment évangélique. Ses
discours ont encore un intérêt particulier pour nous
autres modernes, curieux investigateurs du passé. La ci-
vilisation chrétienne d'Orient, cette époque sans analogie
avec le moyen âge, et qui joignait à la naïveté du zèle
religieux un haut degré d'élégance sociale, revit tout
entière dans les pages éloquentes de l'orateur d'Antio-
che.
Nous y voyons que l'influence chrétienne n'avait pas
encore réformé l'esclavage domestique. Il n'était pas ex-
traordinaire de compter, dans une opulente maison, deux
ou trois mille esclaves destinés à servir toutes les fan-
taisies du luxe le plus capricieux. On les traitait souvent
avec une dureté que blâmait inutilement la chaire chré-
tienne. Une riche matrone 1
, irritée contre quelques jeunes
filles esclaves, les faisait attacher à sa litière, et battre de
verges sous ses yeux.
Ces gens-là ne s'en croyaient pas moins chrétiens, et

étaient assidus dans les églises; mais ils avaient encore


une crédulité toute païenne pour les augures et les pré-

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. XI, p. 112.


I/O TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

sages; à la moindre maladie ils couraient à la synagogue,


consultaient des enchanteurs 1
ou portaient des amulettes,
parmi lesquelles figuraient des médailles d'Alexandre 2 ,

dont la gloire était restée comme un talisman merveilleux


chez les Grecs d'Asie.
Il était même permis de faire servir le christianisme à
ces superstitions ; pour amulettes des
on portait aussi
feuillets de l'Évangile
on en suspendait au cou des petits
;

enfants. Souvent, à leur naissance, on allumait plusieurs


lampes 3 auxquelles on donnait des noms divers; et on
,

nom de celle qui avait été le plus


transportait à l'enfant le
longtemps à s'éteindre.
Les malades se faisaient frotter avec l'huile * des lampes
allumées dans les lieux saints; on espérait guérir tous les
maux par l'imposition des mains de quelque pieux soli-
taire généralement on croyait à la magie. Les lois de
;

Théodose sont pleines de menaces contre ce prétendu


crime; et, vers la même époque, le concile de Laodicée
défendit particulièrement aux ecclésiastiques d'étudier
l'astrologie, de faire des enchantements et des philtres.
Des crimes bizarres se mêlaient aux folies superstitieuses.

Dans l'idée que âmes de ceux qui mouraient de mort


les

violente échappaient au démon, quelquefois on égorgeait


des jeunes enfants.
Une superstition plus innocente qui se conservait parmi
beaucoup de chrétiens, c'était la pratique de quelque rite
païen, la vénération pour quelque grotte ou quelque bois
sacré 5 . Ces restes d'dolàtrie étaient beaucoup plus com-
muns parmi les chrétiens des campagnes. Chrysostome se

1. Sancl. Chrysost. Oper., t. I, p. 682; t. II, p. 244.


2. Ibidem, t. \l, p. 243.
3. Ibidem, t. X, p. 107.
4. Ibidem, t. XII, p. 373.
b Ibidem, t. I, p. 727.
AU QUATRIEME SIECLE. 171

plaint 1
que les riches possesseurs de terres aimaient mieux
bâtir des granges que des temples, et que les pauvres la-

boureurs avaient bien des stades à parcourir pour trouver


une église.
Dans les grandes villes, comme Àntioche, l'éducation
des enfants était fort soignée. Dès l'âge de cinq ans, ils

suivaient les écoles publiques où l'on apprenait à lire et


à tracer des caractères sur la cire. Ils passaient ensuite aux
écoles des grammairiens, où on étudiait Homère et les au-
tres poètes grecs. Au delà étaient les écoles d'éloquence,
dont les maîtres conservaient la plupart une préférence
cachée pour l'ancien culte, qu'ils confondaient avec l'an-
cienne littérature.
Ce n'était guère qu'à la sortie de ces écoles que l'in-

fluence de la nouvelle religion s'étendait sur les jeunes


gens. Le baptême, presque toujours tardif, devenait une
initiation; le culte nouveau les saisissait dans l'âge de l'en-

thousiasme; les plus passionnés fuyaient au désert. Ceux


qui tenaient le plus au monde se livraient à l'étude du
2
droit civil ,
qui conduisait encore aux premières dignités.
Un très-petit nombre adoptaient la profession des armes 3 ,
généralement décréditée par la mollesse du temps et
par l'influence, même involontaire, de la prédication chré-
tienne.
Dans la vie des femmes , le christianisme avait encore
ajouté à la sévère discipline de l'antique gynécée. Les
fêtes, les processions païennes étaient interdites. Une jeune
fille, même entourée d'esclaves et de gardiens, ne sortait
que bien peu, et seulement à la chute du jour; elle n'as-
sistait jamais aux spectacles. Dans les églises et les basili-

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. XI, p. 74(î.

2. Ibidem, t. IX, p. 149.


3. Ibidem, 1. 1, p. 84.
172 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRETIENNE

ques des martyrs , les femmes étaient séparées par des


barrières.
Rien n'égalait cependant le luxe et la mollesse de quel-
ques-unes de ces femmes d'Orient, élevées au milieu des
parfums et des roses, ornées de toutes les parures de
FInde, et des tissus précieux de Biblos et de Laodicée.
Mais sans cesse de jeunes filles s'arrachaient à ces mono-
tones délices, pour adopter la vie austère et l'humble vê-
tement des religieuses. L'éloquence d'un orateur chrétien,
l'imagination, l'enthousiasme, les jetaient dans cette vie
nouvelle. La vanité y trouvait encore quelques attraits, les
hommages de la foule 1
, une place distinguée dans les
églises. Les orateurs sacrés du temps se plaignaient que
le profane désir de plaire se conservait trop souvent dans
cette profession sainte ; et ils nous ont même appris que,
dans cette époque de ferveur, déjà la coquetterie 2 pouvait
dessiner les plis d'une robe de bure, laisser tomber un
manteau et dévoiler des grâces que l'on cache. Beaucoup
dé vierges chrétiennes, il est vrai, se dévouaient au soin
des malades et des pauvres, s'exposaient à la mort, et

montraient des vertus sublimes dans un sexe faible. Mais


ilétait un abus, né du grand nombre des professions reli-

gieuses, et que saint Chrysostome 3 déplore avec une vive élo-


quence : de riches célibataires retiraient souvent, dans leur
maison, quelqu'une de ces filles consacrées à Dieu, sous
prétexte de les protéger, et de confier à des mains si pures
l'administration domestique. Et ces vierges, gardant l'ha-
bit plutôt que les vertus de leur état, commandaient à des
foules d'esclaves, subjuguaient l'esprit du maître, et, par
leur conduite, excitaient les railleries des juifs et des gen-

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. H, p. 590.


2. Sanct. Hieronymi Oper., t. I, p. 7S1.
3. Sanct. Chrysost. Oper., t. I, p. 103.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 1/3

tils. Quelquefois aussi des femmes qui s'étaient séparées

de leur mari, sous prétexte de continence, oubliaient leurs


vœux pour aimer librement un homme obscur ou un
esclave.
La chaire chrétienne retentissait de plaintes et d'ana-
thèmes contre ces profanes abus; mais en même temps
elle redisait comme un titre de gloire
1
qu'il y avait plus ,

de femmes consacrées à Dieu que d'épouses et de mères ;

exagération évidente, et, même en la réduisant de beau-


coup, déplorable succès, qui ne pouvait servir qu'à la chute
de la société et de l'empire !

Cependant les orateurs chrétiens recommandaient aussi


le mariage, surtout dans la première jeunesse; mais l'a-

varice et l'ambition des pères le retardaient ordinaire-


ment; et, dans les riches familles, il n'était presque tou-
jours qu'un contrat, une spéculation d'intérêt, sans que
souvent les deux époux se fussent vus l'un l'autre, avant
leur union.
Souvent , du reste , cette cérémonie se célébrait en de-
hors de la consécration religieuse, presque avec la licence

des fêtes nuptiales du paganisme. Chrysostome lui-même 2


avoue qu'il craint d'attaquer un si ancien usage, dont il

décrit avec douleur les profanes plaisirs. du jour Le soir


marqué pour la fête, un cortège de.pantomimes, de dan-
seurs et de danseuses se rendait à la maison de la jeune
épouse. A la nuit elle sortait couverte d'un voile, et mon-
tait sur un char, escortée de femmes et de jeunes filles.

La foule bruyante qui suivait, dans l'ivresse du vin et de


la joie, chantait des vers, encore mêlés de souvenirs my-
thologiques.
On se mettait aux fenêtres, la nuit, pour voir passer le

1. Sanct. Chnjsost. Oper., t. IV, p. 107.


2. Ibidem, t. III, p. 105.
174 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

joyeux cortège, précédé de flûtes et de cymbales. Il arri-


maison de l'époux, qui, la tête ornée d'une
vait ainsi à la

couronne, recevait la jeune fille des mains de la mère, sou-


levait son voile, et disparaissait avec elle. La fête conti-

nuait par des jeux, des danses de pantomimes, et les re-


pas se renouvelaient plusieurs jours.
La jeune fille , sortie de l'austère gynécée pour cette
fêtetumultueuse, paraissait d'abord timide et tremblante;
mais bientôt elle commandait avec empire, prodiguait
l'or, et souvent ruinait son époux par un luxe insensé.
L'orateur chrétien a décrit ce luxe, que ses graves paroles
ne pouvaient corriger. Il se plaint
1
que des femmes se
faisaient conduire à l'église, sur un char tout brillant de
dorure, traîné par quatre mules blanches richement or-
nées, au milieu d'une escorte d'eunuques et d'esclaves.
Ces femmes étaient vêtues de tuniques d'or et de soie,
parées de diamants, et portaient à leurs oreilles, dit l'ora-
teur, la subsistance de mille pauvres. La dévotion se mêlait
encore à ce faste mondain ; et quelques-unes des robes
les plus précieuses étaient tissues de riches dessins 2 qui
représentaient des scènes de l'Évangile.
Une autre mode attaquée par l'orateur chrétien , c'était
de se teindre le visage de nuances diverses, pour relever
des yeux. Chrysosîome regarde cette mode comme
l'éclat

une profanation de l'ouvrage de Dieu mais il recom- ;

mande aux maris 3 d'en détourner doucement leurs fem-


mes, en leur disant que ces fards sont inutiles et même ,

nuisent à la beauté.
Quelquefois la parure des hommes n'était pas moins re-

cherchée que celle des femmes


'
; et Chrysostome s'indigne

1. Sanct. Chrysost. Oper.,t. III, p. 527.

2. Asterii homilia in divitem et Lazarum.


3. Sanct. Chrysost. Oper., t. VII , p. 354.
4. Ibidem, t. VII, p. 510.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 175

contre ces jeunes chrétiens , dont les chaussures étaient


brodées d'or et de soie. Il décrit, avec une pieuse douleur,
ces palais disposés pour les saisons diverses, ces colonnes,

ces portiques, ces murailles incrustées de marbre et d'i-


voire, ces parquets en mosaïques, ces hautes fenêtres or-
nées de vitraux de diverses couleurs, enfin ces statues de
marbre et d'airain qui rappelaient les souvenirs du paga-
nisme. Il accuse par mille allusions la vie de ces sybarites
chrétiens d'Àntioche , la profusion de leur table , le luxe
de leurs fêtes, leurs ou d'argent massif in-
lits d'ivoire
crusté d'or, les vases les plus vils forgés du même métal
1

leurs bibliothèques, où des rouleaux du parchemin le plus


délié, couverts de lettres d'or, reposaient, sans être lus,
dans de précieuses cassettes.
Que faisait l'orateur au milieu de cette Babylone chré-
tienne, enchantée plutôt que corrigée par ses paroles, dans
ces églises où l'on applaudissait comme au théâtre, et
d'où l'on sortait, avant la fin de la synaxe, pour courir aux
jeux du cirque? Il cherchait surtout à faire naître la cha-
rité dans les cœurs; il profitait des mœurs douces de ce
peuple pour lui inspirer la pitié. Il était l'apôtre de l'au-

mône. Nul moraliste , nul orateur de la chaire moderne


n'a jamais égalé la vivacité persuasive et l'inépuisable
abondance que Chrysostome portait dans cette exhorta-
tion. Jamais on n'a su mieux recommander à l'homme les

misères de l'homme, ni émouvoir le cœur, pour exciter à la

bienfaisance et à la vertu. Déjà, dans la société chrétienne,


mille prétextes hypocrites glaçaient la charité, au nom
même de la foi. Il faut voir comme le vertueux orateur
s'élève au-dessus de ce christianisme pharisaïque, pour
accueillir également toutes les souffrances.
« Un homme charitable 2 , dit-il, est comme un port ou-

1. Sa7ict. Chrysosl. Oper., t. VIII, p. 18S.


2. Ibidem, t. V, p. 51.
,

176 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRÉTIENNE

vert aux infortunés; il doit tous les accueillir. Le port


reçoit également tous les naufragés; il les sauve tle la tem-
pête, bons ou méchants, quels que soient leurs fautes ou
leurs périls, et les abrite dans son sein. Vous devez faire
de mêmepour ces naufragés de la fortune, qui, sur terre,
sont battus par le vent de l'adversité. Sans les juger avec
rigueur, ni rechercher leur vie, occupez-vous de soulager
leur misère. Pourquoi vous donner les soins d'une sur-
veillance inutile? Dieu vous en décharge. Que do paroles
on dirait, combien souvent on se montrerait difficile, si
Dieu avait prescrit de rechercher d'abord exactement la
vie et les actions de chacun, et après cela seulement, de
cédera la pitié! Non, dès l'abord, nous sommes affran-
chis de cette chagrine enquêté. Pourquoi prendre un
souci superflu? Autre chose est un juge, autre chose un
chrétien qui fait l'aumône. L'aumône même n'a pris son

nom que de la pitié qui nous l'inspire. C'est à quoi saint


Paul nous invite quand il a dit « Ne vous lassez point de
:

« faire du bien à tous et principalement aux affiliés de la

« foi. » Certes, si nous examinons avec tant «te scrupule


et de sévérité quelles personnes sont indignes de nos se-
cours, nous n'en trouverions jamais assez qui les méritent
mais si nous distribuons nos offrandes à tous, même aux
indignes, nous verrons aussi venir à nous ceux qui les
méritent le plus, comme l'éprouva jadis Abraham, qui,
n'examinant pas, avec un soin trop sévère, quels hôtes se
présentaient sur le seuil de sa tente fut assez heureux ,

pour y recevoir les anges mêmes du ciel.

« Imitons ce saint patriarche; ne faisons pas d'enquête


sur lemalheur. Pour que le pauvre soit digne de l'au-
mône, il suffit de sa pauvreté. Lorsqu'un homme s'offre à
nous avec la recommandation du malheur, ne demandons
rien davantage. En l'assistant, c'est sa nature d'homme
et non le mérite de ses actions ou de sa foi que nous ho-
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 177


norons ; c'est non sa vertu qui nous touche
sa misère et
afin d'attirer sur nous-mêmes la miséricorde de Dieu. Car
si nous voulons, an contraire, discuter rigoureusement
les droits de ceux qui ont Dieu pour maître, aussi bien
que nous, il fera la même chose à notre égard ; et tandis
que nous leur ferons rendre compte de leur vie, nous se-
rons nous-mêmes déchus de la miséricorde divine car :

l'Évangile a dit Vous serez jugés comme vous aurez jugé


:

les autres. »

Chrysostome revient souvent à cette prescription d'une


charité universelle , indistincte, aveugle, dirions-nous,
s'il ne fallait pas craindre de blâmer l'excès même de 1

vertu. A. cette bienfaisance illimitée, telle qu'il la conçoi


et l'exige, qui ne discute pas avec le malheur , mais par-
tage avec lui ne trouve de terme de comparaison que
, il

dans la bonté de Dieu répandant sur tous sa lumière et sa


rosée, faisant naître pour tous également les fruits abon-
dants de la terre. L'aumône est à ses yeux non-seulement
le premiers des devoirs , mais le rachat de toutes les fau-
tes. Sans doute l'état du monde, l'excès de la souffrance
dans ics uns, de l'indifférence dans les autres inspirait ce
langage ; et la foi nouvelle en tirait une grande part de sa
puissance. C'est l'aveu que faisait vingt ans auparavant
l'empereur Julien dans la lettre célèbre où, pour réhabili-
ter le polythéisme, il lui prescrivait l'imitation de la cha-
rité chrétienne. « Ces maudits Galiléens, écrivait-il au
grand pontife Àrsace, outre leurs pauvres, ils nourrissent
les nôtres, qu'on voit manquer de nos secours. » Cotte
charité que le christianisme garda toujours comme sa mar-
que indigène, dont il se servit pour adoucir les mœurs
féroces du moyen âge, et qu'il a mise au fond même de
la civilisation moderne, seul il la possédait dans l'origine.

Ce soin des malheureux, cette application à les secourir et


à les améliorer cette vertu de la compassion devenue de
,

TABLEAU HE L'ÉLOQ. CMIl. \ 2


178 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

nos jours une des sciences de la société civile, seul il en


avait alors la pratique et la pensée. Déjà dans Chrysostome
cette pieuse ardeur est attentive à tous les accidents de la
vie, à toutes les inégalités qui se retrouvent dans la souf-
france du pauvre et peuvent l'aggraver ou l'adoucir.
,

Voici par exemple l'exorde tout en action d'une de ses


homélies au peuple d'Àntioche : « Je viens près de vous 1

aujourd'hui m'acquitter d'une ambassade juste, utile, ho-


norable pour vous. Je ne suis le délégué d'aucun autre
que des pauvres qui habitent cette ville; ce ne sont ni des
votes, ni des décrets populaires, ni la délibération d'un
sénat qui m'envoient , mais le spectacle des plus cruelles
souffrances. Comme je traversais la place publique et le

carrefour, me hâtant vers vous, vu gisant par terre


j'ai

tant de malheureux, les uns mutilés, les autres privés de


la vue, les autres couverts de plaies incurables, que j'ai

senti qu'il y aurait excès d'inhumanité à ne pas vous en-


tretenir de ces misères, lorsque tant de motifs et l'époque
où nous sommes nous y poussent avec tant de force. Il

convient toujours de recommander l'aumône; car nous


avons toujours besoin de la miséricorde de Dieu. Mais il

le faut surtout lorsque le froid est rigoureux. En été, la


douceur de la saison est un soulagement pour les pauvres:
ilspeuvent sortir presque nus, la chaleur du soleil tenant
lieu de vêtements reposer sur la pierre
, et passer les ,

nuits en plein air: ils n'ont besoin ni de chaussures, ni de


vins , ni d'aliments délicats ; ils ont assez de l'eau fraîche
des fontaines, de quelques racines, la nature leur fournis-
sant elle-même une table facile. Un autre avantage, l'oc-
casion du travail, leur est alors assuré. Ceux qui construi-
sent des maisons, ceux qui diligent des fouilles dans la
terre, ceux qui naviguent sur mer ont alors besoin des

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. III, p. 297.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 179

bras du pauvre. En effet, le corps du pauvre est pour lui

ce que sont pour les riches leurs champs , leurs maisons


et leurs autres propriétés: c'est tout son revenu; il n'en
tire pas d'ailleurs. Aussi l'été apporte quelque allégement
à l'indigence : mais l'hiver lui fait une rude guerre et ,

l'attaque au dedans par la faim , au dehors par le froid,


qui rend la chair comme
morte. Alors il faut une nourri-
ture plus substantielle, un vêtement plus chaud, un toit,
un lit, des chaussures et le reste; et en même temps le
travail manque. Donc, puisque c'est alors qu'il y a le plus
de besoins et de besoins indispensables, allons, à cette
époque où personne ne salarie le pauvre, où personne ne
lui donne d'ouvrage, mettons-nous, hommes miséricor-

dieux , à la place des entrepreneurs , et ayons pour collè-


gue dans cet emploi saint Paul, l'ami et le tuteur des
pauvres. »

La prédication de Chrysostome , savante , mais popu-


laire , saisit presque toujours ses auditeurs par des images
présentes et liées aux incidents de leur vie. Attentif à tout
ce qui peut émouvoir ou
il est un con-
distraire Antioche,
seiller public pour temps qu'un guide
la ville , en même
et un consolateur pour chaque âmefidèle delà s'est formée :

une nature d'éloquence et de pouvoir dont le génie même ,

de nos grands orateurs du xvu e siècle ne peut donner


l'idée. Plus courtes et moins habilement composées que
leurs sermons, les homélies du prêtre d'Antioche n'ont en
rien la méthode puissante , le raisonnement profond et
serré de Bourdaloue ; elles n'avancent pas dans un ordre
régulier, par des divisions subtiles exactement suivies,
vers la démonstration complète d'une vérité de morale ou
de foi. Non, l'imagination de l'orateur chrétien de Grèce
et d'Asie veut rester plus libre. Sa parole a plus d'effu-
sion ; il ne saurait l'assujettir à cette lente dialectique ; il

croit trop vivement pour avoir tant besoin de prouver; il


180 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

aime avec trop d'ardeur son Dieu et son Église pour rai-
sonner si patiemment. N'est-il pas d'ailleurs encore tout
inspiré de l'enthousiasme des premiers jours, et comme
rayonnant de leur lumière, à peu de distance du berceau
miraculeux de la foi, dans la ville où, dit-on, elle a pris

son nom? N'est-ce pas d'Antioche qu'est parti, dans le

premier siècle , l'éloquent martyr qui vint chercher les


lions du cirque à Rome et jouir de leurs morsures ? et ses
,

restes rapportés, du temps de Chrysostome, dans sa ville


natale, n'ont-ils pas, traversant comme en triomphe les

foules chrétiennes d'Asie, ressuscité l'âge héroïque de l'E-


glise encore si récent et ranimé toute la ferveur de sa foi
,

naïve? Enfin, près d'Antioche, et presque en face des


saintes montagnes, d'où sont venus les défenseurs du
peuple, l'idolâtrie vaincue ne garde-t-elle pas encore dans
le temple et les bocages de Daphné les dernières hontes
de son antique corruption , comme pour faire éclater par

le contraste la sainte pureté du culte nouveau ?

Tout permet donc à Chrysostome plus d'ardeur que de


logique plus d'images que d'arguments il émeut il pas-
,
: ,

sionne, il attendrit des âmes d'avance convaincues, et


qui , dans les tremblements de terre de leurs villes d'Asie,
croyaient entendre encore la voix prolongée des miracles

du 1" siècle. Devant cette foi vive, l'orateur n'a point à


démontrer le dogme ; mais il célèbre et inspire la vertu.
Pour cela, il est familier, persuasif, en intelligence avec
ses auditeurs.11 leur parle de tout ce qui les occupe. Tan-

tôt il de leur pieuse attention de leurs larmes plus


se loue ,

précieuses pour lui que leurs éloges tantôt il se plaint de ;

leur froideur, de leurs fréquentes absences et des distrac-


tions que leur donne le théâtre. Il les suit de ses inquiétu-
des hors de l'église ; il pressent leurs fautes, dont ni ses
paroles ni leur ancien repentir ne les préserveront ; il

soutient leur courage et les rappelle à lui, dussent-ils fail-


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 1 SI

lir encore. On ne peut se figurer l'intérêt puissant et pa-

thétique de ce dialogue entre une àme charitable et forte


et tant d'àmes faibles, mobiles, que la passion, le préjugé,
l'habitude disputent à leur propre conviction et à la main
de leur guide évangélique. C'est à la fois l'action de la

tribune populaire et celle du confessionnal ; forum c'est le

et le sanctuaire , l'union de ce qu'il y a de plus élevé dans


la parole oratoire, de plus pénétrant et de plus intime
dans la direction secrète des consciences et des cœurs.
Le charme original de ces communications , les détails

de mœurs qu'elles entraînent , la confiance familière qu'elles


supposent entre l'orateur et son peuple , et en même temps
le tour d'imagination et d'élégance qui relève tout, enno-
blit tout, ne peut se comprendre que par des exemples ;

et, dût ma traduction affaiblir cette sorte de preuves, on


me pardonnera de l'essayer encore. Chrysostome avait
souvent à contenir les transports que faisait éclater son

beau langage chez ces Hellènes d'Asie, sensibles avec excès


à l'imagination et à l'harmonie. Son humilité chrétienne
s'en offensait , en voyant surtout que la foi n'y gagnait pas.
« Que me servent, leur disait-il, vos louanges 1
, si je ne
vous vois pas faire de progrès dans la vertu? et que per-
drais-je à votre silence, si je voyais croître votre piété? La
gloire de l'orateur n'est pas dans les applaudissements des
auditeurs, mais dans leur zèle pour le bien : elle n'est pas
dans un bruit qui passe avec la parole, mais dans une fer-
veur qui dure toujours. Vos acclamations ici rendent l'ora-
teur plus célèbre ; mais le perfectionnement de votre âme
serait au tribunal du Christ une grande recommandation
pour celui qui vous enseigne. »
Cependant, cet orateur admiré se plaignait aussi parfois
de la rareté de ses auditeurs qui, presque innombrables

l. Sanct. Chrysost. Oper., t. 111, p. -2'J7.


,

182 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

aux grandes solennités, laissaient dans les jours ordinaires

l'autel presque désert , et négligeaient la parole religieuse


quand elle ne retentissait pas au milieu des pompes d'une
fête. 11 fallait que ou le zèle deChrysos-
le mal fût grave,
tome bien exigeant car il revient à ce reproche et combat
, ,

avec une verve aussi variée que piquante les excuses les ,

prétextes de cette absence, c'est-à-dire le défaut de temps,


les soins publics , les affaires privées , et surtout , dans la

saison brûlante, le poids de la chaleur, qu'on bravait à la


place publique et sur le marché, mais qu'on redoutait
dans l'église.

Il faut l'entendre traitant cette dernière excuse comme


elle le méritait, et avec une ironie moins amère que celle
de Julien contre la même Antioche, opposant à cette mol-
lesse les précautions attentives du culte nouveau , et les
austérités dont la vie païenne offrait plus d'un exemple.
«Ne voyez-vous pas, dit-il
1
à ces- faibles chrétiens, à
ces Grecs dégénérés, les athlètes d'Olympie debout au mi-
lieu de la carrière, en plein midi, comme dans une four-
naise, recevant sur leurs membresnus les rayons enflammés
du jour, tels que des statues d'airain, et luttant contre le
soleil, la poussière et la soif, afin d'attacher a cette tête
assaillie par tant de souffrances quelques feuilles de lau-
rier? Pour vous, ce n'est pas une couronne de laurier,
mais la couronne de justice qui vous est proposée en prix
«le votre attention fidèle ; et nous ne vous retenons pas
jusqu'au milieu du jour, mais dès les premiers feux du

matin ,
par ménagement pour votre indolence , nous vous
laissons libres, lorsque l'air est encore frais et n'est pas
échauffé des reflets de la lumière ; et cet éclat même du
jour, nous ne vous obligeons pas d'en supporter tête nue
les atteintes ; mais nous vous recevons sous ces voûtes

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. III, p. 131.


AU QUATRIÈME SIECLE. 183

élevées où circule un air plus libre et plus pur ; et par la

magnificence de cet abri, et toutes les inventions de notre


zèle , nous tàcbons de vous rendre facile une plus longue
assistance à nos discours. Ne soyons donc pas plus faibles
que nos petits enfants qui vont à l'école : ils n'oseraient
retourner à la maison avant midi. Quoique à peine déta-
chés du sein delà nourrice, n'ayant pas encore atteint
leur cinquième année, ils montrent delà force dans ce
corps si délicat et si tendre. Malgré la chaleur et la soif,

ils travaillent, ils peinent jusqu'au milieu du jour, assis


sur les bancs de l'école. Imitons au moins la patience des
enfants, nous, hommes faits et avancés dans la vie ; car
si nous n'avons pas seulement la force d'écouter des exhor-
tations à la vertu , comment espérer que nous pourrons
combattre et souffrir pour elle ? »

Cette attention qu'il réclame, Chrysostome la veut fer-


vente et communicative. De chacun des auditeurs il fait

un apôtre, qu'il charge d'attirer d'autres disciples et d'é-

difierceux même Rien de plus persuasif


qu'il n'attire pas.

que ce langage Pour que vous ne soyez pas venus in-


: «

utilement ici, dit quelque part l'orateur ces frères que je 1


,

vous ai souvent prié que je vous prierai toujours de nous


,

amener, avertissez -les dans leurs erreurs; donnez-leur


conseil, non pas en paroles seulement, mais en œuvres.
La meilleure instruction vient de l'exemple. Quand vous
ne parleriez pas, si à votre sortie de l'église le calme de
, ,

.votre maintien, vos regards, votre voix, montrent à ceux


qui n'y sont pas entrés le profit qu'a fait votre âme, cela
suffit pour l'exhortation et l'avertissement. Nous devons
sortir d'ici comme d'un sanctuaire d'initiés, meilleurs,
plus philosophes, et plus réglés dans toutes nos actions et
nos paroles. Que l'épouse qui voit son mari, que le père

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. III, p. 171.


,

184 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CI1RÉT1ENNE

qui voit son fils , que le fils qui voit son père, que l'esclave
qui voit son maître, que l'ami qui voit son ami que l'en- ,

nemi qui voit son ennemi sortant de que tous l'église ,

aient à cette vue la preuve des biens qu'on remporte de


là. Ils auront cette preuve, s'ils sentent que vous êtes de-

venu plus doux de cœur, plus sensé, plus religieux. »


Par ce vif et affectueux langage, par l'analyse approfon-
die des faiblesses humaines, comme par l'éclat de l'ex-
pression, Chrysostome semblerait avoir plus d'une res-
semblance avec Massillon. Ce parallèle tromperait encore
cependant, s'il nous faisait attendre de la chaire apostolique
d'Antioche des œuvres d'art polies à la manière de l'ora-
teur français. Chrysostome a moins de pureté de goût
peut-être moins de naturel, ou plutôt un autre naturel
pompeux et candide. Son abondance ne se renferme pas
dans un développement toujours heureux et varié: il esta
la fois concis et diffus, resserrant par la vivacité du tour

ses expressions choisies et répétant sa pensée sous plu-


sieurs formes. Mais cela même corrige en lui les artifices
de diction qu'il a rapportés de l'école des rhéteurs. Il re-
vient sans cesse à la chose dont son âme est émue ; et on
sent toujours quelque part sous l'harmonie de ses paroles
le son même de sa voix.
Avec cette source de pathétique et cette abondance de
cœur, nul orateur chrétien ne fut jamais plus pénétré de
l'Ecriture sainte, plus coloré de ses feux, plus empreint
de son génie. Par ce double caractère ,
par la forme écla-
tante et simple du discours, et la grâce soudaine qu'on y
remarque souvent, et qui est restée là comme un accent
de la parole vivante, c'est à Bossuet, dans ses sermons,
qu'il pourrait être comparé, si Bossuet souffrait des égaux,
et s'il n'avait eu ce don du sublime, que l'éloquence chré-
tienne atteignit rarement avant lui , même dans un siècle
plus poétiquement chrétien ,
et lorsqu'elle touchait encore
AU QUATRIÈME SIECLE. 185

à ces miracles des premiers âges , dont l'évêque de Meaux


n'était entretenu que par le travail solitaire de l'imagina-
tion et de la foi. C'est ainsi que Chrysostome, ramené
sans cesse à la contemplation des apôtres , et surtout de
saint Paul, est loin d'égaler la grandeur que Bossuet a

jetée sur ce souvenir.


Quelle ne devait pas être cependant la puissance de sa

parole, lorsque dans Àntioche, où se voyait encore la mai-


son qu'avait habitée Paul , il célébrait Rome, surtout à
cause de lui, et unissait ainsi par un seul nom les deux
Églises! « J'aime Rome 1
,
parce que Paul écrivait aux Ro-
mains et qu'il les aimait, parce qu'il a conversé de son
vivant avec eux, qu'il a terminé là ses jours, et qu'on y
garde ses restes sacrés. Rome en tire plus d'éclat que de
toute autre chose. C'est de là que seront enlevés au ciel

les restes glorieux de Paul et de Pierre. Concevez et ad-


mirez en frémissant quel spectacle verra Rome , Paul se
levant de la tombe avec Pierre, pour aller dans les airs au-
devant du Christ. Quelle sera belle cette offrande de Rome
à son Dieu! De quelle double couronne Rome sera parée!
De quelle chaîne d'or elle sera ceinte! Je ne l'admire pas
pour ses trésors, pour ses monuments et tout le reste de
ses pompes; mais parce qu'elle possède ces deux colonnes

de l'Église. Qui me donnera de toucher le corps de Paul,


de me pencher sur sa tombe de voir la poussière de ce,

corps qui a achevé l'œuvre du Christ, reçu les stigmates du


martyre et publié partout la parole sainte , de voir la pous-
sière de cette bouche que le Christ a eue pour interprète
auprès des rois, et de laquelle nous avons appris Paul et
le maître de Paul! La foudre est moins terrible pour nous

que sa voix ne le fut pour les démons. Ils ne tenaient pas


devant lui ils tremblaient, et à l'ombre de sa présence
; ,

1. Sanct. Chnjsost. Oper., t. IX, p. 834.


186 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

au seul son de sa voix, ils s'enfuyaient de loin. Cette voix


purifiait la terre ,
guérissait les malades, chassait les vices,
ramenait la vérité. Elle était ce que sont les chérubins ; elle

portait partout le Christ avec elle. Imitons-le, mes frères,


car il était homme et de la même nature que la nôtre. Mais
comme il a montré pour le Christ un grand amour, il a
franchi l'enceinte des cieux, et il a place avec les anges.
Sinous voulons faire un effort et allumer en nous la même
flamme, nous pourrons imiter ce saint apôtre. Si cela était
impossible, il n'eût pas dit, en effet : « Soyez mes imita-
« teurs, comme je le suis du Christ. »

Chrysostome excelle dans cette peinture des temps


apostoliques il y tourne incessamment ses regards et sa
;

pensée; il leur emprunte même, malgré la douceur de


son âme une , sorte d'àpreté inséparable des grands chan-
gements à faire dans la croyance humaine; censeur si in-
dulgent du peuple léger d'Antioche , il se plait à décrire
les fortes vertus de l'Église primitive et la contradiction
violente qu'elle faisait éclater parmi les hommes. A voir
de quel cœur il raconte ces épreuves de la foi , on sent
qu'il les souffrirait volontiers.

C'est ainsi qu'il décrit cent fois, et avec une variété


toujours nouvelle, l'apparition du christianisme dans le

monde et sa rapide victoire. Remettons sous les yeux de


notre siècle un de ces tableaux dont les vives couleurs
égalaient les souvenirs encore si récents des peuples
d'Asie.
« Quand la proclamation divine eut été répandue par
les apôtres 1
, lorsqu'ils parcouraient toute la terre, semant
les paroles de la foi, arrachant les racines de l'erreur, bri-
sant les vieilles lois des empires, pourchassant l'iniquité ,

nettoyant le sol sous leurs pas , et ordonnant aux hommes

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. III, p. 171.


AU QUATRIEME SIECLE. 187

de fuir loin des idoles , des temples , des autels, de leurs


fêtes et de leurs mystères et de s'élever à la connaissance
d'un seul Dieu, maitre de tout, et à l'attente des biens à
venir, pendant qu'ils parlaient du Père, du Fils et du
Saint-Esprit, qu'ils philosophaient sur la résurrection et

enseignaient le royaume des cieux , une grande guerre ,

la plus tyrannique des guerres , s'alluma , et tout fut


rempli de trouble, de bruit et de dissensions, toutes les
villes, toutes les nations, toutes les familles, toutes les
contrées civilisées ou barbares. C'est que les cuulumes
antiques étaient secouées sur leurs fondements, et que le
préjugé qui avait si longtemps régné s'ébranlait à 1 inva-
sion de croyances nouvelles, inouïes jusqu'alors. Contre
cette puissance, les empereurs s'irritaient, les gouver-
neurs de provinces sévissaient, les citoyens murmuraient,
la place publique se déchaînait , les tribunaux se passion-
naient, les glaives étaient nus, les armes préparées et la
loi en colère; de là des supplices, des vengeances, des
menaces , et partout l'appareil de ce qu'on croit la terreur.

Les flots de la mer furieuse rejetant de leur sein des na-


vires brisés sont une image de cet état du monde , où
pour la religion le fils renonçait au père, la bru à la belle-

mère, les frères se divisaient, les maîtres s'indignaient


contre les serviteurs, toute la nature était en discorde
avec elle-même, et partout s'élevait une guerre non-seu-
lement civile, mais domestique. C'est que la parole, comme
un glaive, pénétrait partout, excitait un grand combat,
une grande querelle, et faisait naître de toute part contre
les fidèles des haines et des persécutions. Les uns étaient
jetés dans les fers, les autres traînés devant les juges et
sur le chemin qui menait à la mort. Les uns voyaient
leurs biens confisqués, les autres étaient bannis de la

patrie, ou même privés de la vie combats à l'intérieur,;

périls au dehors par les amis par les indifférents par


, ,
188 TABLEAU DE [/ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ceux-là même que les liens de la nature avaient rappro-


chés.
« Devant ces épreuves, alors que les maux étaient pré-
sents ,les biens en espérance et la promesse éloignée ,

alors que les fournaises, les réchauds, les glaives, tous les
genres de tourments et de mort étaient sentis non pas seu-
lement par la crainte, mais par la souffrance, et quand
ceux qui devaient combattre n'étaient pas encore tout à
fait détachés des autels profanes, des idoles, des voluptés
et de l'ivresse du monde, qu'ils n'étaient pas accoutumés
aux contemplations sublimes de la vie éternelle, mais
encore enchaînés aux choses présentes, et paraissaient
faiblir et devoir succomber, s'ils étaient attaqués chaque
jour, vois ce que fait Paul, le confident des vérités cé-
lestes, et sois attentif à sa sagesse. Il leur parle incessam-
ment de la vie à met sous leurs yeux les récom-
venir, il

penses, leur montre les couronnes et les console par


l'espoir des biens éternels. Que dit-il donc? Il dit « Pour :

« nous les souffrances de cette vie sont trop faibles et trop

« indignes de la gloire future qui se révélera sur nos têtes;


« c'est-à-dire que faites-vous en m'opposant les bour-
« reaux, les supplices, la proscription, la pauvreté, les
'< fers? Menacez-moi de tout ce que vous voudrez, de
« toutes les choses qui semblent formidables aux hommes ;

« vous ne dites rien qui récompenses, ces cou-


vaille ces
:

« ronnes, cet échange que j'attends. L'un s'épuise et se


« termine dans cette vie l'autre n'a pas de fin dans
;

.< l'éternité. »
L'éloquent prêtre d'Antioche voulait passer sa vie au
milieu de ce peuple ingénieux, où cent mille auditeurs
admiraient ses paroles. Mais l'éclat de son génie avait attiré
sur lui les regards de tout l'empire. Le siège patriarcal de
Constantinople semblait la place désignée pour le plus
grand orateur du christianisme.
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 189

Cette dignité ne fut vacante qu'après la mort de Théo-


dose, en 397, sous le règne de ses deux fils, qui s'étaient
partagé le monde romain. Arcadius, ou plutôt l'eunuque
Lutrope, songea d'abord à Chrysostome; et ce fut la seule
faite pendant la durée
chose agréable au peuple qu'il eût
de son pouvoir. Chrysostome , les humbles refus
dont
étaient à craindre, fut attiré une conférence, et
dans
remis presque de force à un grand eunuque et à un gé-
néral, qui le conduisirent à Constantinople.
Un concile d'évèques assemblé dans cette ville célébra
son ordination ; mais tant d'honneurs ne firent que porter
à l'excès la jalousie sacerdotale. De nombreux compéti-
teurs avaient brigué cette dignité par des sollicitations et
des présents.Ceux qui ne pouvaient y parvenir voulaient
du moins qu'elle fût remplie par un choix moins éclatant.
La cour, voluptueuse et corrompue, redoutait un cen-
seur. L'ambitieux Eutrope s'aperçut bientôt que le pieux
évêque ne voudrait pas être sa créature. Le peuple seul
ce peuple qui n'avait plus ni liberté ni gloire, qui voyait
ses campagnes envahies par les barbares , se tournait avec
une sorte d'idolâtrie vers cet homme, dont la renommée
remplissait tout l'Orient.
La puissance de l'archevêque fut grande d'abord et
secondée par ces démonstrations de ferveur publique
auxquelles s'associait la protection du trône. L'impératrice
s'honora de marcher à côté de Chrysostome, dans une fête
qui fut célébrée pour transférer des reliques de martyrs
hors des murs de la ville. Cette solennité se fit dans la

nuit, sous le beau ciel des rives du Bosphore, éclairées de


mille feux. Le religieux dépôt sortant de la grande église,
à travers l'hippodrome, s'avança suivi d'une foule im-
mense de prêtres, de vierges consacrées, au milieu des
grands de l'empire, des magistrats, des citoyens, l'impé-
ratrice revêtue de la pourpre et du diadème touchant d'une
190 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

main le voile qui couvrait les reliques, et achevant à pied


cette route de plusieurs stades, jusqu'à l'église de Saint-
Thomas où , le cortège ne parvint qu'au lever du jour.
Là, Chrysostome parla , et clans l'extase de joie religieuse
qui anime ses paroles, on sent et l'impression de cette
foule émue , et toutes les espérances qu'il avait lui-même.
Mais à Constantinople, Chrysostome retrouvait les vices de
l'Asie, augmentés encore par la présence d'une cour effé-
minée. Le faible successeur de Théodose n'avait de lui

que le goût d'une vaine magnificence; c'est dans les ser-


mons du vertueux pontife que l'on retrouve la plus cu-
rieuse description de ce luxe oriental.
Arcadius ne paraissait en public qu'au milieu d'un cor-
tège de gardes revêtus d'habits magnifiques, portant des
boucliers et des lances dorées. Il était sur un char attelé

de mules blanches et tout incrusté de lames d'or et de


pierreries. Il portait de riches bracelets, des boucles d'o-
reilles du plus grand prix , un diadème orné de diamants;
sa robe en était couverte, sa chaussure même était dune
singulière magnificence; et tout cet étalage faisait de loin
l'admiration de la foule repoussée par les soldats. Les
salles, les escaliers, les cours du palais étaient sablés de
poudre d'or. C'était là que se rendaient chaque jour les

grands de l'empire qui venaient ramper devant quelque


eunuque favori.
Ces jeux du cirque, si chers à la ville d'Antioche, exci-
taient dans Constantinople encore plus d'engouement et
de fureur. Les plus riches citoyens y perdaient souvent
leur fortune la foule y consumait son temps. Mais un
;

spectacle plus séduisant encore c'étaient des comédies ,

ornées de danses et de chants, où de jeunes femmes pa-


raissaient sur la scène à visage découvert. Constantinople
de ces spectacles, que les anciennes mœurs du
était folle

paganisme n'auraient pas soufferts.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 191

Chrysostome réprima d'abord la licence hypocrite de


quelques prêtres, qui gardaient dans leurs maisons des re-
ligieuses, sous le nom de sœurs adoptives, fréquentaient
les tables sensuelles des grands et convoitaient les riches-
ses des veuves. Il censurait amèrement tous ces vices. Il
attaquait la mollesse des grands, l'oisiveté du peuple mais ;

cet apostolat chrétien de l'empire.


ne corrigeait pas le vice

Pendant qu'Arcadius faisait des lois pour détruire quelques


restes de l'ancien polythéisme, pendant que Chrysostome
envoyait des missions chez les peuples barbares, Alaric
ravageait la Grèce, et Gainas, général goth attaché au ser-
vice de l'empire, faisait trembler Arcadius, et le forçait
d'exiler son ministre Eutrope.
Ce fut un grand jour que celui où l'insolent ministre,
proscrit par son maître, poursuivi par le peuple, vint
chercher fin asile dans Sainte-Sophie, à l'abri de la chaire
pontificale. Nous ne reproduirons pas le discours trop
connu que prononça Chrysostome pour apaiser la colère
du peuple et défendre le réfugié de l'Église chrétienne;
mais on sent assez combien ces terribles disgrâces prêtaient
d'autorité à l'éloquence chrétienne, combien cette parole :

« Vanité des vanités, et tout n'est que vanité, » retentissait

avec force devant le favori déchu, tremblant au pied de la

chaire qui le protégeait, et sauvé de la colère du peuple


par la voix du pontife.
Ces drames de l'Église chrétienne attestaient la misère
du pouvoir impérial, mais faisaient ressortir la grandeur
et la puissance du culte. Peu de temps après, Chrysostome
futenvoyé en ambassade auprès de Gainas, qui, plus animé
que satisfait par la mort d'Eutrope, demandait les têtes de
quelques autres grands officiers de l'empire.
Telle était la dégradation de la cour de Byzance, que les

victimes furent conduites au camp du barbare; mais Chry-


sostome les protégeait par ses paroles. Gainas, comme la
I J2
(
TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

plupart des Goths, s'était avisé d'être arien ; et il n'avait


pris de cette religion que la haine contre le parti con-
traire. Il céda cependant; et Chrysostome, de retour à
Constantinople, prononça devant le peuple ces paroles qui
donnent une idée singulière du règne d'Àrcadius : « Je
suis le père commun de tous 1
, et je dois penser, non-seu-
lement à ceux qui sont debout, mais encore à cejx qui
sont tombés; non-seulement à ceux qui naviguent sous un
vent favorable, mais à ceux qui sont battus de la tem-
pête; c'est pour cela que je me suis quelque temps éloi-

gné de vous , faisant des voyages, usant de conseils et de


prières pour sauver de la mort les principaux de l'em-
pire. » Puis il se livrait à de pieuses réflexions sur la fra-
gilité des grandeurs et le néant de la vie.

Dans cet affaiblissement de l'empire, la religion seule


s'étendait sans cesse et transformait ce monde barbare,
dont elle ne pouvait détourner la prochaine victoire et

l'avènement. Les Goths, introduits dans les armées romai-


nes et devenus si puissants sur les conseils des princes,
entraient aussi dans l'ordre ecclésiastique. Leur conver-
sion disputée par l'arianisme était une conquête pré-
cieuse à l'Église, leur admission au sacerdoce un triomphe
de plus pour elle. Il faut entendre le langage de Chryso-
stome dans l'église des Saints-Apôtres, à Constantinople, le
jour où venait d'y prêcher un homme de la race des
Goths, nouvellement ordonné prêtre, et entouré de quel-
ques-uns de ses compatriotes qui remplissaient l'office de
lecteurs. « J'aurais voulu -, dit en commençant le pontife,
que les Hellènes fussent ici présents pour entendre ce qui
a été lu, et juger quelle est la vertu du Dieu crucifié, la

puissance de la croix, la noblesse de l'Église, le fier accent

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. III, p. 4S2.

2. Ibidem, t. XII, p. 512.


AL QUATRIÈME SIÈCLE. 193

de la foi, la honte de l'erreur, et l'humiliante défaite du


démon. Les dogmes des philosophes sont détruits chez les

peuples qui parlent leur langue, les nôtres prévalent dans


les langues étrangères. Où sont maintenant les doctrines
de Platon et de Pythagore et de ceux qui enseignaient dans
Athènes? Elles sont abolies. Où sont les doctrines des
pêcheurs et des fabricants de tentes? Elles brillent plus
que l'éclat du jour, non-seulement en Judée, mais chez
les nations barbares. Comme vous l'avez entendu aujour-
d'hui, les Scythes, les Thraces, les Sarmates, les Maures,
les Indiens et ceux qui touchent aux confins du monde,
ont adopté pour philosophie les maximes chrétiennes, que
chacun de ces peuples a traduites dans sa langue nationale.
Ne recherchant pas l'élégance du discours, mais plaçant la

philosophie dans la force des pensées, par la vertu de


leurs œuvres et l'exemple de leur vie, nos apôtres ont fait

partout retentir cette grâce de Dieu qu'ils portent dans


leur sein. Par là, et la terre habitée, et les terres sauvages,
et les villes, et les montagnes, et la Grèce, et les barbares,
et les puissants et les pauvres, et les hommes et les femmes,
et les vieux et les jeunes, ils ont tout pris dans leurs filets,

et de là ils ont passé plus loin ; et notre terre ne leur suf-


fisant pas, ils se sont avancés sur l'Océan, et ils ont pris
les contrées barbares et les lies Britanniques; et partout
où vous allez, les noms de ces pécheurs d'hommes sont
dans toutes les bouches, non pas à cause d'eux-mêmes,
mais par la puissance du crucifié qui leur a partout frayé
la voie et qui fait paraître les stupides plus sages que les

philosophes, et les hommes sans lettres plus éloquents que


les rhéteurs et les sophistes. Que personne ne soit honteux
pour l'Église, si nous avons instruit des barbares à se lever
et à parler au milieu d'elle. C'est, au contraire, sa gloire
et le témoignage de la puissance de la foi. Que les Juifs

rougissent, eux qui lisent la lettre et ignorent le sens ! Que


TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. 13
194 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

les Gentils soient pénétrés de confusion eux qui voient


briller la vérité, sont assis à sa lumière et suivent les té-
nèbres ! Que l'Église triomphe d'avoir porté partout son
vol rapide et sa splendeur! »

Tout n'était pas également vrai dans ces vives paroles :

la philosophie n'avait pas perdu toute sa puissance; et


Chrysostome lui-même est plein de souvenirs de Platon
et du travail qu'avait fait le génie des Grecs pour revendi-
quer les vérités morales par les forces de la raison, et par
la conformité de notre nature avec les idées éternelles du
juste et de l'honnête. 11 triomphe même quelquefois de
montrer le double témoignage que reçoivent ainsi de
grands principes attestés par la conscience, comme par
l'Esprit saint. Mais, dans l'enthousiasme de sa foi, il oublie
volontiers la sagesse humaine pour ne voir et ne célébrer
que l'Église, de même qu'il oublie l'empire et la patrie
romaine pour ne célébrer que l'accroissement continu de
la chrétienté dans l'univers. C'était la disposition qui nais-
sait souvent de l'ardeur de la foi et la charité cosmopo-
de
lite développée par elle; c'était, non pas un enseignement
du christianisme, mais une conséquence de la domination
absolue qu'il prenait sur les âmes. La décadence et l'éten-
due de l'empire tout ensemble favorisaient ce mouvement
des esprits en effaçant chaque jour davantage le Romain
devant l'homme et la cité devant l'Église; et puis, ne l'ou-
blions pas, Chrysostome était un Grec séparé par la foi de
ceux qu'il appelait les Hellènes, mais éloigné bien plus en-
core par sa naissance et par sa langue de ces Romains qui
n'étaient pour lui que des maîtres dégénérés dans l'Occi-
dent et toujours étrangers dans l'Orient. De Rome, il n'ad-
mirait que le pontificat fondé par saint Pierre, et dont rien
alors ne séparait l'Église grecque.
Ses négociations près des chefs barbares n'en étaient
que plus généreuses. C'était de sa part un effort semblable
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 195

à celuique dans le même siècle tenta saint Ambroise près


du tyran Maxime. Mais son zèle devint inutile. Un chef des
Huns attaqua Gainas et Constanlinople se trouva délivrée
;

parle conflit des deux barbares. Elle reprit ses jeux du

cirque et ses querelles religieuses; car on s'occupait sans


cesse de ce que l'on appelait la paix de l'Église, et fort
peu du salut de l'empire. Quelques solitaires d'Egypte,
chassés par Théophile, patriarche d'Alexandrie, intéres-
saient plus l'empereur et sa cour que ne le faisaient la

Grèce et la Thrace désolées par les barbares. Tout, dans


cette cour, n'était qu'intrigue, hypocrisie, frivolité.
Une ligne se forma pour perdre Chrysostome. On y
comptait des prêtres jaloux, des courtisans, de riches ma-
trones offensées par les censures de l'orateur, enfin l'im-
pératrice Eudoxie, et peut-être l'empereur. Un concile fut
convoqué pour servir leur vengeance. Théophile, patriar-
che d'Alexandrie, le dominait par ses intrigues et sa haine
furieuse. Plusieurs évêques, admirateurs du génie de Chry-
sostome, ne voulaient pas se séparer de sa cause, et refu-
saient d'assister au concile. Cependant Chrysostome parlait
dans les chaires de Constantinople avec une véhémence
nouvelle. «Que puis-je craindre? disait-il 1
,
serait-ce la
mort? Mais vous savez que le Christ est ma vie, et que je
gagnerais à mourir. Serait-ce l'exil? Mais la terre, dans
toute son étendue, est au Seigneur. Serait-ce la perte
des biens ? nous n'avons rien apporté dans ce
Mais
monde, et nous n'en pouvons rien emporter. Ainsi, tou-
tes les terreurs du monde sont méprisables à mes yeux;
et je me ris de tous ses biens ,
ne crains pas la pau-
je
vreté; je ne souhaite pas la richesse; je ne redoute pas
la mort , et je ne veux vivre que pour le progrès de vos
âmes. » Puis il disait encore : « Mais vous savez, mes amis

1. Sancl. Chrysost. Oper., t. 111, p. 494.


,

]'.>!> TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

la véritable cause de ma perte; c'est que je n'ai point


tendu ma demeure de riches tapisseries ; c'est que je n'ai

point revêtu des habits d'or et de soie; c'e^t que je n'ai

point flatté la mollesse et la sensualité de certaines gens.


Il reste encore quelque chose de la race de Jézabel
et la grâce combat encore pour Ëlie. Hérodiade demande
encore une fois la tète de Jean ; et c'est pour cette infamie
qu'elle danse. » Ces éloquentes invectives parurent dési-
1
gner l'impératrice Eudoxie.
Les ennemis de Chrysostome, qui siégeaient au concile,
s'armèrent de cette faute ou de cette calomnie, et, après
avoir solennellement prononcé la déposition du patriarche
pour quelques prétendus griefs de discipline ecclésiasti-
que, ils pressèrent l'empereur de le bannir pour crime de
lèse-majesté.
Chrysostome fut enlevé de nuit et jeté sur un navire, au
milieu des plaintes et des réclamations de tout le peuple;
car ce peuple, dans son abaissement, s'était attaché à ce
grand homme comme à un défenseur. Il aimait sa vie aus-
tère et simple, ses censures égales pour les grands et les
petits. En le perdant, il se sentait privé d'un appui, et se
croyait tombé au-dessous même de son esclavage ordi-
naire. Les imaginations, échauffées par ces regrets, fer-
mentèrent avec l'ardeur superstitieuse de cette époque.
Un tremblement de terre, qui fut ressenti dans Conslanti-
nople, parut un signe de la colère de Dieu.
Les ennemis de la cour, les mécontents, les orthodoxes,
poussèrent des cris de douleur et d'effroi. Le faible Arca-
dius fut effrayé, et l'impératrice Eudoxie, troublée du
tremblement de terre et de la haine du peuple, pressa
vivement le retour de celui qu'elle avait fait bannir. On fit

I. Les paroles mêmes de Chrysostome, v.: àooctav ÈvTfîya, furent


cusées d'offrir un jeu de mois insultant.
VU OUATKlKMi; SIÈCLE. H)7

partir, pour le rappeler, plusieurs députations successi-


ves; Rome menacée n'avait pas envoyé plus d'ambassa-
deurs à Coriolan.

Théophile et les évèques de son parti prirent la fuite.


Le Bosphore se couvrit de vaisseaux qui s'avançaient pour
recevoir Chrysostome. Des cierges allumés, des chants po-
pulaires célébraient son retour. En reparaissant, il refusa
d'abord de reprendre les honneurs de l'épiscopat, et vou-
lut s'arrêter dans un faubourg de Constantinople. Mais
l'enthousiasme du peuple le força de remonter dans cette
chaire que son génie rendait si puissante. Ses premières
paroles furent touchantes et simples; et elles retracent

quelques circonstances même de ce retour triomphal avec,

une que nul autre récit ne pourrait égaler, et qui


vérité
met sous les yeux le grand spectacle auquel s'ajoutait la
voix du saint archevêque. Quand il put se faire entendre :

« Béni soit le Seigneur 1


, dit-il; je le disais à mon départ,
je le répète à mon retour, et là-bas je ne cessais pas de le

dire. Vous vous souvenez que le dernier jour je vous ai

rappelé l'image de Job et ses paroles; béni soit le nom du


Seigneur dans les siècles! c'est le gage que je vous ai

laissé, c'est l'action de grâces que je rapporte. Les situa-


tions sont différentes : l'hymne de reconnaissance est le
même. Exilé, je bénissais; revenu de l'exil, je bénis en-
core. L'hiver et l'été ont une même fin , la fertilité de la

terre. Dieu qui déchaîne l'orage! béni soit Dieu


Béni soit

qui l'a calmé! Dans la diversité des temps, la disposition


de l'âme est la même. Le courage du pilote n'a été ni
amolli par le calme, ni submergé par la tempête. Béni soit

le Seigneur, et quand je me suis séparé de vous et quand


je vous ai retrouvés. J'ai été séparé de vous corporelle-
ment, mais non par l'âme. Voyez ce qu'ont fait les embû-

1. Snvrt. Chrysost. Opcr,, t. UT, p. :><)(;.


198 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ches de mes ennemis : eiles ont augmenté l'affection et le

regret pour moi. Autrefois les nôtres seuls m'aimaient;


aujourd'hui les Juifs même m'honorent. Ceux qui croyaient
éloigner de moi mes amis, m'ont concilié les indifférents.
Ce n'est pas à eux que j'en rends grâces, mais à Dieu qui
a tourné leur injustice en honneur pour moi. Les Juifs ont
crucifié le Seigneur, et le monde a été sauvé. Ce n'est pas
aux que j'en rends grâces, mais à la victime. Qu ils
Juifs
voient ce que voit notre Dieu; quelle paix, quelle gloire
leurs embûches m'ont values! Autrefois l'église seule était
remplie maintenant la place publique est devenue l'église.
;

Tout est immobile comme une seule tête personne ne ;

commande le silence, et tous sont silencieux et contrits.


11 y a des jeux du cirque aujourd'hui et personne n'y as- ,

siste tous affluent au temple comme un torrent. Ce tor-


:

rent, c'est votre multitude; ce bruit de fleuve, ce sont vos


voix élancées vers votre filial amour. Vos
le ciel et attestant

prières sont pour moi une couronne plus éclatante que


tous les diadèmes. C'est pour cela que je vous ai convo-
qués dans l'église des apôtres; bannis, nous venons près
de ceux qui furent bannis avant nous; nous venons près
de Timothée, le nouveau Paul, près de ces corps sancti-
fiés qui ont porté les stigmates du Christ. »

Le lendemain, dans une autre homélie au peuple insa-


tiable de l'entendre, Chrysostome comparait son Église de
Constantinople à Sara tombée, en l'absence d'Abraham,
dans les mains de l'infidèle Égyptien ; et la félicitant du
courage qu'elle avait montré pendant l'exil de son pas-
teur : « J'ai grande joie , disait-il, que vous ayez vaincu ,

et vaincu sans moi. Présent, j'aurais été pour quelque


chose dans votre victoire. Par ma retraite, le triomphe
est à vous tout entier; mais là même est une gloire pour
moi , celle de vous avoir instruits de telle sorte ,
que loin
de votre père vous montriez la noblesse de vos aines,
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 199

comme les athlètes loin du maître qui les exerçait déploient


toute leur vigueur. » Et en même temps il séparait de ses
ennemis l'impératrice, dont la voix avait demandé son
rappel ; et il lui rendait grâce, en la nommant la protec-
trice des saints et le soutien des pauvres.
Cette réconciliation toutefois était de difficile durée.
Eudoxie ne pouvait oublier sa haine et sa défaite. Les
courtisans, lts dames du palais excitaient sa colère. On
avait préparé, pour consoler l'orgueil de la princesse,
une fête à demi profane; c'était la dédicace d'une statue
d'argent, élevée en son honneur, sur la place publique,
entre le sénat et l'église de Sainte-Sophie. Des chants, des
danses célébraient cette espèce de consécration.
Chrysostome, dans une de ses homélies, blâma vivement
ces jeux qu'il accusait d'idolâtrie. Eudoxie offensée reprit
toute sa colère. Chrysostome n'avait pas fait encore annuler
les actes du concile qui l'avait condamné il siégeait sans
;

être absous. Cette irrégularité fut une arme nouvelle pour


ses ennemis. Dans cette espérance, les évêques de la

Grèce et de l'Orient sont convoqués une seconde fois à

Constantinople. Théophile, sans oser y reparaître, animait


cette intrigue épiscopale.
Pendant que le nouveau concile délibérait, Chrysos-
tome parlait dans Sainte-Sophie, et son éloquence balan-
çait tout le pouvoir de ses ennemis. Quarante évêques
s'étaient déclarés pour sa cause; les autres, plus nom-
breux, pressaient l'empereur de le bannir avant la fête de
Pâques; car on craignait que, clans ce giand jour, il ne
parût trop inviolable.
La veille de la fête, Chrysostome reçut l'ordre de quitter
son église; mais on ne pouvait lui enlever la confiance du

peuple, qui, désertant alors les églises, alla tenir l'as-

semblée chrétienne dans les bains publics bâtis par Con-


stantin. La cour, aussi cruelle que faible, envoya des troupes
200 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

de la garde gothique pour disperser cette foule. Le sang


coula près de l'autel; et des femmes, demi-nues pour
recevoir le baptême, selon l'usage du temps, furent ou-
tragées par des soldats.
Enfin l'empereur prononça l'exil de Chrysostome. 11

fut conduit d'abord à Nicée, dont le nom seul devait


avertir ses persécuteurs et les faire rougir des traitements
cruels infligés à l'éloquent défenseur de la foi. De Nicée
on l'entraîne plus loin, aux extrémités de l'Arménie, dans
un lieu sauvage et insalubre, entouré d'une population
barbare. Insulté sur la route par des moines et par un

évêque de Césarée, il fut secouru par la veuve du mi-


nistre Rutin, mis à mort quelques années auparavant.
Du fond de son exil , il ne cessa d'être en intelligence
avec les évêques qui avaient défendu sa cause, et avec
ceux qui l'adoptèrent après sa persécution, avec l'Orient,

avec l'Occident. Relégué dans la bourgade de Cucuse,


dont les abords étaient infestés par des hordes errantes,
et de là dans la forteresse d'Arabisse , à l'extrémité de
cette terre sauvage qu'enferme la chaîne du Taurus , trou-
vant là même
quelques pieux admirateurs, y recevant
des députations d'évêques et les visites de quelques amis
fidèles de Grèce et d'Asie, il communiquait, par celte
entremise, avec le monde chrétien, d'où ses ennemis
avaient voulu le bannir. On ne concevrait pas la vie sin-
gulière de ce temps, si on ne lisait les lettres que Chry-
sostome, déchu, pauvre, captif dans un désert, envoyait
sur tous les points de la terre civilisée. Violent et faible,
l'empire se dissolvait de toutes parts. Mais la société chré-
tienne, unie dans sa dispersion, ne relevant que d'elle-
même , et plus forte que toutes les souffrances et que tous
les schismes, s'entendait, se parlait, s'animait du même
zèle sur tous les points du monde. Chrysostome écrivait

en Orient aux évêques de Jérusalem, de Césarée, de Scy-


Al QUATRIEME SIECLE. 201

thopolis, d'Adana, deCorinthe, de Thessalonique et d'une


foule d'autres villes, à des moines de Syrie, de Phénicie,
d'Egypte, en Occident, à l'évêque de Carthage Aurèle
qui fut le protecteur d'/\ugustin, aux évèques de Milan,
de Brescia, d'Aquilée, de Salone, et à beaucoup de
prêtres de Rome, partout à des femmes illustres, ferventes

alliées de l'Église, sentant croître leur enthousiasme par


les malheurs de l'éloquent pontife , et placées si haut dans
sa confiance, que c'est àune d'elles, Olympiade, qu'il
adresse l'exposé le plus complet de ses souffrances et de
sa foi. Il conservait avec quelques prêtres de son ancienne
et heureuse église d'Antioche une correspondance qui
témoigne de la tendresse, comme de la force de son àme;
enfin, il surveillait encore les missions qu'aux jours de
sa puissance il avait envoyées dans la Gothie orientale,
l'Arabie et la Perse idolâtre; et il soutenait par ses lettres
le zèle des prêtres qui évangélisaient les barbares.
Image de ses souffrances et de sa fermeté, les lettres
de Chrysostome sont éloquentes comme ses discours.
Pleines du récit des maux qu'il éprouve, elles ne respi-
rent jamais ni le découragement ni la haine elles n'ont ;

pas même cette expression d'âpreté que l'Église n'épar-


gnait pas à l'empire. L'àme de Chrysostome était aussi
douce que grande. Nulle de ses lettres n'attire plus forte-
ment l'attention que celles qui sont adressées au pape
er
Innocent I . Dans la plainte qu'il lui porte , dans l'appui
qu'il réclame de la chaire pontificale, on sent, par un
nouvel et grand exemple, l'irrésistible progrès de supré-
matie où la séparation de l'empire, les fautes des princes,
les rivalités des évèques conduisaient l'Église romaine.
Comme Athanase, Chrysostome tourne ses regards vers
cette autorité spirituelle qui régnait à Rome, devant
laquelle la dictature impériale s'était retirée à Milan , et

qui regardait de haut ces querelles de la cour orientale de


202 TABLEAU DE L'ÉLOQDENCE CHRÉTIENNE

Byzance avec le patriarcat trop rapproché d'elle pour n'en


être pas opprimé.
Au moment de son second exil, et sous le coup des
violences qui l'y contraignaient Chrysostome avait adressé ,

au pontife de Rome un récit des persécutions qu'il subis-

sait, de l'irruption des soldats dans l'église, de l'inimitié


de quelques évêques, de la douleur et de l'oppression des
autres ; et il demandait un appui , ou plutôt un jugement,
que bannissement dont il fut frappé ne lui permit pas
le

d'attendre. Ce cri de délresse du patriarche de Constanti-


nople à l'évêque de Rome est mémorable dans l'histoire

de l'Église. Remontant à sa première persécution, à son


premier exil, dont il n'accuse que la faction de l'évêque
Théophile, racontant son retour populaire, puis le nou-
veau jugement préparé contre lui et les violences qui
viennent d'ensanglanter son église, il supplie le pontife
d'écrire que ces actes iniques, accomplis en l'absence
d'une des parties sont sans force, qu'il soumet aux peines
,

ecclésiastiques ceux qui les ont commis, et qu'il conserve


à celui qui n'est ni condamné ni prévenu le commerce
de ses et de sa charité. « Qu'il nous soit donné,
lettres
dit-il, un tribunal incorruptible; nous comparaîtrons,
nous ferons entendre notre défense, et nous nous mon-
trerons innocent des choses qu'on nous impute, comme
nous le sommes en effet. »
Cet appel ,
parti de Constantinople et d'un si grand
nom , devait vivement toucher Rome. Les faits d'ailleurs,

la procédure inique et remplacée par la force, le jour de

Pâques profané avaient retenti dans tout l'empire; et pen-


dant que l'évêque opprimé se plaignait, le pontife romain
recevait aussi une plainte au nom de l'Église et du peuple
de la ville impériale. Que pouvait-il, cependant? invoquer
l'ascendant du faible Honorius, empereur d'Occident,
sur le faible Arcadius , empereur d'Orient, prescrire , ou
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 203

plutôt demander un concile, honorer Chrysostome et con-


soler son Église, en l'exhortant à la patience. « Nous ne
sommes pas, répondit-il dans une lettre au clergé et au
peuple de Constantinople , nous ne sommes pas étrangers
à votre douleur; nous sommes persécutés en vous; qui
pourrait, en effet, supporter les violences de ceux qui
par devoir, étaient obligés d'être les plus zélés pour la

paix et l'union? Aujourd'hui, par un renversement de


tout ordre, on expulse de la chaire de leur église des
prêtres irréprochables; témoin notre frère et coopérateur,
Jean, votre évoque, qui, le premier, souffrit cette vio-
lence, sans avoir pu trouver de juges, sans qu'aucune
accusation ait été portée, ait été connue. Nous ne savons
pas qu'on ait jamais osé de telles choses du temps de
nos pères; elles étaient au contraire interdites, personne
n'ayant le pouvoir d'ordonner un nouvel évêque en la

place d'un évêque vivant. »

Le pontife terminait par le vœu d'un concile qu'il atten-

dait de la volonté de Dieu , n'espérant pas l'obtenir du


consentement de l'empereur.
Une lettre d'Arcadius, à son frère, empereur d'Orient,
attestait le scandale et la douleur dont les évé-
également
nements de Constantinople avaient rempli tout l'empire.
«On raconte, dit * cette lettre, qu'à Constantinople, le
saint jour de Pâques, au moment où la piété réunissait
dans un seul lieu les peuples des villes voisines, pour une
célébration des mystères plus solennelle et plus digne,
sous les yeux des chefs de l'empire, tout à coup les temples
catholiques ont été fermés, et des prêtres jetés dans les
fers, afin que l'époque même, où, par la clémence du
trône, s'ouvrent les cachots des coupables, vît empri-
sonner cette fois des ministres de religion et de paix : on

1. Sanct. Chrysost. Oper., t. III, p. 624.


,

204 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ajoute que les cérémonies saintes ont été troublées mili-


tairement, qu'il y a eu des hommes tués dans le sanc-
tuaire et de si grandes violences autour de l'autel
,
que ,

de vénérables évêques ont été traînés en exil , et que le

sang humain a souillé le saint sacrement. A ces nouvelles,


je l'avoue, nous avons été troublés; qui pourrait ne pas
craindre, après un tel attentat, la colère de Dieu? S'il y

avait quelque difficulté religieuse entre les prélats, le


jugement devait rester épiscopal. A eux, en effet, l'inter-
prétation des choses divines; à nous le respect de la reli-
gion. Mais admettons même que la sollicitude impériale
ait eu à se réserver quelque chose dans des questions

mystiques et catholiques, fallait-il que l'impatience irritée


allât jusqu'au bannissement des prêtres et au meurtre

des hommes, et que, dans le lieu qui reçoit de chastes


prières , des vœux purs et des sacrifices non sanglants,
dans ce lieu même, on vît étinceler le glaive, dont il ne
faut pas facilement menacer même une tête coupable? »
C'était là, sans doute, un grave et noble langage que
l'Église romaine inspirait à l'empereur d'Occident, en lui
donnant, avec les honneurs de la modération et de l'hu-
manité , l'avantage d'exercer sur le chef d'un autre em-
pire un droit d'avertissement et de tutelle flatteur pour
l'amour-proprc ; la conséquence politique d'un tel droit
ne pouvait échapper aux hommes d'État des deux empires.
Arcadius, en insistant sur l'avis fidèle qu'il doit a son
frère très-aimé, à son collègue sur le trône, rappelle que,
dans le débat qui s'était élevé entre les évêques d'Orient
les deux partis avaient envoyé chacun sa députation aux
prêtres de la ville éternelle et de l'Italie, et qu'il fallait dès
lors attendre la décision demandée, et ne pas innover
dans l'intervalle par le bannissement et la violence. Ainsi
concile (ecuménique et autorité disciplinaire de l'Église
romaine, voilà les deux cho?os qui, dans l'opinion du
'20.')
AL QUATRIÈME SIÈCLE.

temps, pouvaient s'élever au-dessus des capricieux orages


deByzance, et y défendre un homme vertueux contre la
corruption et l'intrigue. Mais c'était cela même , c'était

cette influence de l'empire d'Occident mêlée à celle de


l'Église de Rome, qui blessait l'orgueil d'Arcadius et
rendait plus irrévocable la disgrâce de Chrysostome. On
ignore la réponse de la cour de Byzance ; mais elle se

garda bien de convoquer un de ces conciles si fréquents


sous Théodose. Chrysostome était parti pour l'exil ne
regrettant que les amis de sa cause et de sa foi qu'il lais-

sait dans les prisons de Constantinople , pendant qu'il

s'acheminait vers les extrémités montagneuses et froides


de l'Arménie. Ce ne fut qu'après un long silence que dans
son exil ,
profitant du départ de deux prêtres fidèles , il

adressa au pontife romain une nouvelle lettre avec cette


suscription :

A Innocent, évêqde de Rome, Jean, salut dans le


Seigneur.

"Le corps habite un point du monde; mais la charité


porte partout son vol. Quoique séparés par une si grande
distance, nous sommes près de Votre Sainteté, et chaque
jour nous communiquons avec elle, en voyant des yeux
de notre affection la fermeté de votre âme votre sincé- ,

rité , votre constance à toute épreuve , et vos encourage-


ments puissants et durables. Plus les Ilots montent, plus
les écueils cachés sont nombreux et la tempête violente,
plus s'accroît votre vigilance. Ni l'éloignement , ni le

temps, ni la mauvaise situation des affaires ne voûtent


rendu indifférent. Vous imitez les excellents pilotes qui
s'éveillent surtout quand ils voient les flots soulevés, la

mer impétueuse et bruyante et la nuit la plus profonde


au milieu du jour. Aussi nous vous rendons grâces , et

nous avons besoin de vous écrire souvent pour nous satis-


206 TABLEAU DE L'ÉLOOUENCE CHRÉTIENNE

fairenous-même. Mais comme la solitude de ce lieu y


met obstacle, et que des contrées éloignées ou même voi-
sines on arrive difficilement jusqu'à nous sur la limite

reculée où nous sommes, et a travers le brigandage qui


ferme les routes, nous vous supplions de prendre en pitié

notre silence , au lieu d'accuser notre paresse. »

Rappelant alors ce que le pontife a voulu, et ce qu'il


n'a pu Chrysostome demande à son tour qu'il ne
faire,

se décourage pas et persiste dans le grand dessein qu'il


avait annoncé, la convocation d'un concile pour statuer
entre lui et les évêques ses ennemis appuyés de la cour
de Constantinople : « C'est un combat à livrer, dit-il
1
,

pour l'intérêt du monde presque entier, pour les Églises


opprimées ou déchues pour les peuples divisés, pour le
,

clergé persécuté, pour les évêques bannis pour les con- ,

stitutions des Pères indignement violées. Je vous fais et


vous réitère la prière de nous montrer une affection d'au-
tant plus grande que la tempête est plus forte. Espérons
de l'avenir quelque chose de plus pour la réforme du
mal. S'il en arrive autrement, vous avez votre couronne
prête dans la miséricorde de Dieu; et ceux qui sont injus-
tement traités recevront de l'ardeur de votre charité une
consolation qui n'est pas vulgaire. Voici la troisième année
que, retenus dans l'Isaurie entre la faim, la contagion, la
guerre, les assauts continus, la solitude sans terme, la
mort chaque jour menaçante, et partout l'épée des bar-
bares nous trouvons un grand soulagement dans votre
,

constante disposition pour nous, et une joie dans votre


cordiale affection. C'est là notre rempart, notre asile,
notre port sans orages, la source de mille biens pour
nous, le fond de notre bonheur ; et dussions-nous être rolé-

1. Sanct. Chrysost. Oper.yt. III, p. 621.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 207

gués bientôt dans un lieu plus désert encore, avec une telle
consolation de nos souffrances, nous partirons sans peine. »

La réponse du pontife à celte lettre est remarquable


dans sa simplicité; et elle prouve que si la supérior.té du
génie était du côté de l'Orient, il y avait dès lors dans la

chaire pontificale de Rome, et comme dans les traditions

de la ville souveraine, une autorité et une grandeur natu-


relle qui se sentait appelée d'elle-même à fortifier et à
conduire ces hommes, dont personne en Occident n'éga-
lait l'éloquence.

Innocent, évêque de Rome, a Jean, évêque.

« Quoique ce 1
soit de Dieu seul que l'homme innocent
doive attendre tout bien et espérer miséricorde, cepen-
dant, nous qui conseillons la prudence, nous t'adressons
encore cette lettre par le diacre Cyriaque, de peur que
l'iniquité n'ait plus de force pour accabler, que la bonne
conscience pour soutenir. Ce n'est pas à toi, le maître, le

pasteur de tant de peuples, qu'il est besoin d'apprendre


que les plus vertueux sont toujours éprouvés, pourvoir
s'ils ou s'ils persévèrent, et que la conscience
faiblissent

est une chose très-puissante contre tous les malheurs


injustes. Il doit pouvoir tout supporter, l'homme qui se
confie d'abord à Dieu, puis à sa conscience. Le juste,
en effr t ,
peut être exercé jusqu'à l'extrême souffrance; il

ne peut être vaincu ,


parce que son
prémunie par àme est
les divines Écritures que nous enseignons aux peuples et ,

qui toutes attestent que presque tous les saints ont été
diversement persécutés, passés à l'épreuve du feu, et
ont à ce prix obtenu la couronne. Que ta charité, frère

très-honoré , ait pour consolation ce témoignage intérieur

1. Sonet. Chrysost. Oper.,i. 111, p. 623.


SOS TABLEAU Dh L ELOQUENCE CHRETIENNE

de lame qui dans les tribulations est le soutien de la

vertu! car, sous les regards du Christ, la conscience


épurée jettera l'ancre dans le port de l'éternelle paix. »

La forme de cette lettre, ce tilre d'évêque conservé à


qui n'a plus l'épiscopat, cet accent de fraternelle égalité
envers un exilé, avec lequel semble partager le pontife de
Rome, en l'appelant pasteur de tant de peuples, ce lan-
gage d'une résignation si calme et si fière, tout montre as-
sez quelle puissance tutélaire et consolante résidait dans
l'Église romaine, au milieu des convulsions de la société et

des tyrannies de l'empire, et comment cette puissance de-


vait incessamment s'accroître par les fautes de tous, jusqu'au
moment où elle s'affaiblirait parles siennes, pour se raffer-

mir ensuite par ses malheurs. On peut croire que Chryso-


stome, en recevant de si loin ce saint témoignage, à défaut
de tout autre appui mortel, se soutint dans la patience
qu'il avait annoncée et partit sans regret de l'exil où il

avait tant souffert, pour l'exil où il allait mourir. Un nou-


vel ordre, en effet, arraché à la faiblesse d'Arcadius, vint
changer de lieu l'illustre banni. Ses ennemis, qui persécu-
taient, sous le nom de Joannites et comme une secte d'hé-
rétiques, beaucoup de prêtres d'Orient restés fidèles à son
génie et à son malheur, imaginèrent qu'ils affaibliraient ce
reste de pouvoir dont ils s'indignaient en le reléguant moins
loin de Constantinople et de la cour, dans un lieu désert,
sur le bord de l'Euxin.
La brutalité des soldats qui le conduisaient aggrava ou
peut-être ne fit qu'exécuter les ordres de la cour de By-
zance. Forcé de faire à pied de longues marches, tète nue,
à l'ardeur du soleil , le généreux vieillard , déjà consumé
de travaux et d'austérités, ne put achever ce pénible voyage.
Parvenu, après trois mois de fatigue, près de Comane,
bourgade du Pont, il s'arrêta avec ses gardes dans une
,

AU QUATRIÈME SIECLE. 209

église qui renfermait le tombeau d'un évêque d'Àmasie,


mort sous Maximin, avec d'autres martyrs dont Chryso-
prononcé le panégyrique dans An-
stonie avait autrefois
tioche, leur ville natale et la sienne. Cette rencontre lui
parut un avis du ciel qu'il reçut avec joie. Le lendemain
traîné malade hors de l'église, où il avait passé une nuit
agitée par la fièvre et la vision de sa fin prochaine , il ex-
pira d'épuisement à quelques stades plus loin, sur la route,
comme l'apôtre voyageur.
Malgré cet abandon et celte misère d'un si grand homme,
à la nouvelle y eut pour ses funérailles un
de sa mort, il

immense concours de religieux, de solitaires, de vierges


venus des pays voisins. Son corps fut enseveli dans l'église

où il avait pressenti sa mort, près du martyr, dont il n'au-


rait pas du égaler les souffrances sous le règne d'un fils de
Théodose. Et après un silence de stupeur et d'embarras,
tel qu'il suit ordinairement la perte d'une noble victime,
son nom retentit avec éclat dans tout l'empire et fut béa-
tifié par l'Église, comme celui d'un des plus saints et des
plus beaux génies dont elle s'honore.
Cette vie de Chi ysoslome se liait à l'histoire de son élo-
quence et de sou ascendant sur les âmes. La fermeté du
martyr explique le génie de l'orateur. Ces études grecques
dans l'école de Libanius cette piété pour sa mère, celte
,

fuite au désert, cette douce autorité sur le peuple spirituel


et léger d'Antioche, ces combats parmi les intrigues de
Constantinople, ce courage dans un long exil répondent,
pour ainsi dire, à tous les caractères que prend son élo-

quence, tour à tour ingénieuse et tendre, élégante, austère


et sublime.
Nul homme mieux rempli ce ministère de la parole
n'a
11 est le plus beau génie de la
qu'avait suscité l'Évangile.
société nouvelle entée sur l'ancien monde. Il est, par ex-
cellence, le Grec devenu chrétien. Réformateur austère,
TABLEAU DE L'ÉLOQ. CIIK. 1 t
210 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

sous ses paroles mélodieuses et vives, on sent toujours


l'imagination qui, dans la Grèce, avait inspiré tant de fa-

bles charmantes. Il a rejeté bien loin les dieux d'Homère


et les génies de Pythagore et de Platon ; mais dans son
idiome tout poétique, il représente l'aumône nous intro-
duisant sans peine dans les cieux , et accueillie par le
chœur des anges, comme une reine que les gardes recon-
naissent à son cortège, et devant laquelle ils se pressent
d'ouvrir les portes de la ville. Ce polythéisme de langage
ravissait les chré'iens néophytes de l'Orient; et la sublime
morale de l'orateur venait à eux parée de poésie.
Ces peuples étaient plus sensibles que raisonnables; et
la société d'ailleurs vieillir assez, pour que
ne peut jamais
l'imagination n'y garde pas une grande puissance. Peut-
être même ce pouvoir augmente dans les jours d'agitation
et de malaise public. Et comment ne paraîtrait-il pas invin-
cible, lorsqu'il se mêle, comme dans Chrysostome, à tous
les sentiments profonds du cœur humain, la pitié, la jus-
tice, le sacrifice de soi-même au devoir? Quelle n'est pas
surtout la puissance de cette foi intime, de cette candeur
enthousiaste ,
qui fait du génie même un instrument in-
volontaire !

L'éloquence de Chrysostome a sans doute, pour des mo-


dernes, une sorte de diffusion asiatique. Les grandes ima-
ges empruntées à la nature y reviennent souvent. Son
style est plus éclatant que varié c'est la splendeur de cette
;

lumière éblouissante, et toujours égale, qui brille sur les

campagnes de la Syrie. Toutefois en lisant ses ouvrages,


on ne peut se croire si près de la barbarie du moyen âge.
On se dit la société va-t-elle renaître sous un culte nou-
:

veau, et remonter vers une époque supérieure à l'antiquité


sans lui ressembler? Le génie d'un grand homme vous a
fait cette illusion. Vous regardez encore, et vous voyez
tomber l'empire démantelé de toutes parts.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 211

SYNÉSIUS.

Un caractère remarquable de cette époque environnée


de si près par la barbarie, c'est que les génies suscités par
le christianisme se produisaient à la fois sur tous les points
du monde romain. Ce spiritualisme qui remplaçait la
mythologie, et dont Grégoire de Nazianze offrit de si beaux
modèles dans ses vers, ne se montre pas avec un éclat
moins original dans les hymnes de Synésius,évèque de Pto-
lémaïs et contemporain de Chrysostome. Ses ouvrages sont
un monument curieux de la civilisation qui régnait encore
au iv siècle dans la Cyrénaïque, contrée de l'Afrique mé-
ridionale, anciennement colonisée par les Spartiates, quel-
que temps rivale de Carthage, tombée dans la suite sous
la domination des Ptolémées d'Egypte, et léguée par un

d'eux en héritage aux Romains, qui d'abord la déclarèrent


libre, et ne tardèrent pas à la soumettre au préteur de l'île

de Crète.
Cette fertile région que Pindare, dans ses vers, a nom-
mée le jardin de Vénus, et qui fit longtemps une partie du
commerce de l'Orient, avait perdu beaucoup de sa splen-
deur. Je pleure, disait Synésius, sur cette terre illustre de
Cyrène, qu'ont habitée les Carnéade et les Aristippe. La
capitale même dépeuplée; mais on comptait encore,
était

dans la province, quatre grandes villes, Bérénice, Àrsinoé,


Apollonie et Ptolémaïs.
C'est là que, vers le milieu du iv
e
siècle, naquit Syné-
sius d'une famille riche et illustre. Il ne fut pas, comme la

plupart des orateurs chrétiens de son temps, préparé à


l'enthousiasme par la solitude et les pratiques austères.
Quoique le christianisme se fût depuis longtemps répandu
1V± TABLEAU DE l'ÉLCXJÙENCE CBRÉTIENNE

dans la Cyrénaïque , Synésius ne reçut d'abord que l'édu-


cation philosophique. Il alla dans Alexandrie écouter les

leçons de la célèbre Hypatie qui, belle, éloquente, ver-


tueuse, enseignant à ses auditeurs charmés les vérités de
la géométrie, semblait une Muse plus sévère suscitée pour
la défense du paganisme.
Après les écoles d'Alexandrie, Synésius visita celles
d'Athènes, cherchant la que
sagesse se disputaient les
partis et les sectes philosophiques ou religieuses. De re-
tour dans sa patrie, il continua les mêmes études. Ses
concitoyens, accablés de maux par l'administration de
l'empire et les incursions des barbares, le députèrent à la

cour d'Arcadius, vers l'époque où Chrysostome venait


d'en être banni.
En apportant au faible empereur l'offrande et les prières
d'un peuple malheureux, Synésius n'appuie la liberté de
son langage que sur une philosophie élevée ,
semblable à
celle de Thémiste et de quelques autres panégyristes plus
hommes de bien que rhéteurs. « Cyrène, dit-il m'en-1

voie vers toi pour apporter à ton front une couronne d'or,
à ton âme la couronne de la philosophie, Cyrène, ville

grecque, d'un nom antique et vénérable, célébrée mille


fois dans les chants des anciens sages, maintenant pauvre
et abattue, grande ruine qui a besoin de l'empereur, pour
qu'il soit fait envers elle quelque chose digne de son anti-
quité. Tu guériras cette misère, aussitôt qu'il te plaira;
et il dépend de ta volonté que ma patrie redevenue grande
et heureuse me renvoie vers toi pour t'offrir une nouvelle
couronne. Mais la parole de l'orateur n'attend pas que son
pays soit puissant pour être libre. La vérité est toute la

noblesse du discours; et le lieu d'où il part ne le rabaisse


ni ne l'élève. »

i. Synes. epïscop. Uper.,\). 2.


VU QUATRIEME SIÈCLE. 213

Synésius justifiait la fierté de ce langage par les con-


seils qu'il donnait au prinee. A travers quelques digres-
sions et quelques faux ornements, il caractérise avec
énergie les maux de l'État, le luxe stérile de la cour, la

perte de la discipline, le nombre croissant des troupes


étrangères dans l'empire, et l'influence de leurs chefs. Ce
point surtout est fortement touché. Tandis que Chrysos-
loine. moins occupé de la patrie que de l'Église, triom-
phait à la vue du progrès des Goths dans la foi, Synésius

s'inquiète de leur présence au milieu des campagnes et


des cités romaines. Il prévoit le péril de ce secours dont il
s'indigne : il voudrait que l'armée fût exclusivement com-
posée de Romains. « Le législateur, dit-il ne doit pas 1
,

donner des armes à ceux qui n'ont pas été nourris dans
la pratique de ses lois car il n'a point de gage de leur
;

affection. Il imprudent ou un devin qui puisse


n'y a qu'un
une jeunesse nombreuse, gardant ses mœurs
voir sans effroi
étrangères, s'exercer sur notre sol aux choses de la guerre.
Ne pas préparer contre une force égale et comme si
elle .

ses bras étaient les nôtres exempter de la milice les Ro-


,

mains, qu'est-ce autre chose que courir à la ruine? Plutôt


que de souffrir les Scythes en armes au milieu de nous,
il faudrait demander à l'agriculture indigène des hommes
prêts à combattre pour sa défense et les enrôler. Dans la
,

famille, comme dans la cité, il est établi que la défense


du dehors appartient à l'homme, et que le soin de l'inté-
rieur est confié à la femme. Comment supporter que
parmi nous l'office des hommes soit rempli par des étran-
gers! et combien n'est-il pas plus honteux encore qu'un
empire puissant en hommes laisse à d'autres que ses
citoyens l'émulation militaire! »

C'étaient là d'autres réprimandes que celles de la chaire

1. Synes. episenp, Opcr .


p. 32
214 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

chrétienne : elles pouvaient être plus utiles à l'État en


réveillant le patriotisme et le courage. L'absence d'un
recrutement national pour Tannée était en effet le plus
grand vice de l'empire; Synésius, en dénonçant ce péril,

donne au fils de Théodose le conseil de fuir la mollesse


asiatique, de se mêler aux exercices des camps, à la vie
des soldats, et d'imiter l'austère simplicité des anciens
généraux grecs et romains. « C'est à cela, dit-il, que
laphilosophie t'exhorte. L'empereur sans doute ne doit
pas enfreindre les usages des Romains mais il doit regar- ;

der comme usages des Romains non les choses intro-


duites hier ou avant-hier dans l'empire affaibli , mais celles
aux jours de sa grandeur. »
qu'il pratiquait
Le mélange d'esprit philosophique et d'esprit guerrier
qui anime ce discours ne semble placé sous l'invocation
d'aucun autre culte que la pensée d'un Dieu suprême,
« pour lequel, dit l'orateur
1
, les hommes n'ont jamais
trouvé de nom qui puisse embrasser toute son essence,
mais qu'ils ont tâché d'atteindre à travers ses œuvres, en
le nommant le Père, le Créateur, le Principe, la Cause,
toutes manières indirectes et affaiblies de le chercher dans
les choses qui naissent de lui. » C'est à ce Dieu qu'il
demande de réaliser le vœu de Platon, en montrant dans
Arcadius la philosophie associée à l'empire : « Et alors,
dit-il , on ne m'entendra plus faire de discours sur les

devoirs de la royauté. »

A l'époque de cette mission qui obtint peu de soula- ,

gement pour les villes appauviies de la Cyrénaïque, Syné-


sius évidemment n'était pas encore chrétien, ou du moins
s'il avait été dès l'enfance engagé à la religion , il n'en
avait pas pris les pensées habituelles et le langage. On ne
peut marquer dans quel temps il se rapprocha du chris-

1. Synes. episcop. Oper., p. 8.


AU QUATRIEME SIECLE. 215

tianisme et reçut le baptême. Seulement plusieurs années


avant d'être attiré vers les honneurs de l'Église, dans un
de ses voyages à Alexandrie, il fut marié selon le rite

chrétien, et par le patriarche Théophile, l'ardent adver-


saire de Chrysostome. Revenu dans sa patrie, il y vivait
en paix sur les riches domaines qu'il avait reçus de ses

pères, souvent occupé de fêtes et de plaisirs, et mêlant


au goût des lettres, aux études de science la passion de la
chasse, qu'il suivait non sans péril dans les plaines de
Libye, et qu'il célébrait dans un poëme admiré des sociétés
grecques de Ptolémaïs. Étranger par goût aux discussions
théologiques alors si puissantes, et détourné de toute
pensée ambitieuse par l'état de l'empire il voulait borner ,

sa vie aux méditations de l'étude et au bonheur domes-


tique. Il n'a pas d'autre pensée dans ses lettres à quelques
savants de Grèce et d'Egypte, parmi lesquels il faut compter
Hypatie, qu'il appelle sa mère, sa sœur et son institu-
trice. A l'un de ces savants, il offre des tables astrono-
miques qu'il a rédigées sous le ciel lumineux et les nuits
étincelantes de la Cyrénaïque; et il prie la docte Hypatie
de lui envoyer d'Alexandrie un instrument de physique,
dont il indique la forme et les proportions.

C'est dans cette disposition studieuse et cet heureux


loisir qu'il écrivait à un avocat fameux de la ville d'Hé-
raclée : « Puisqu'il t'importe de savoir ce que nous fai-
sons 1
, eh bien, ami , nous philosophons, avec la solitude
pour excellente compagne ; car je n'entends aucune voix
en Libye parler philosophie, à moins que ce ne soit un
écho de la mienne. Mais, comme dit le proverbe : fais

honneur à Sparte où tu es né. J'accepte pour destinée


d'aimer et d'honorer mon pays, et je crois avoir pour
tâche de ne pas «abandonner la philosophie dans sa mau-

1. Synes episcop. Oper., p. 239.


216 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

vaise fortune. Si je n'ai pas d'autre témoin de mes efforts,

j'aurai Dieu, source de l'àme humaine; et j'imagine que


les astres mêmes me seront favorables, voyant en moi leur
contemplateur scientifique dans cette vaste contrée. De-
mande donc à Dieu pour nous, que nous restions comme
nous sommes. »
Ce vœu, qui paraît fort sincère, ne pouvait être exaucé.
Malgré sa passion pour le repos philosophique, Synésius
se voyait entraîné à prendre part aux affaires de sa patrie
souvent désolée par les courses des barbares, et intérieu-
rement agitée par des factions municipales que permettait
l'éloignement ou l'indifférence deConstantinople. Son am-
bassade lui avait suscité des ennemis et des rivaux; il com-
battait surtout dans un d'eux le chef d'un parti qui tendait
à remplir les conseils des villes par des hommes du peu-
ple, et les rangs de la milice par des étrangers sans aveu.
Pour remédiera ces maux, il voulait faire cesser dans Cy-
rène un commandement militaire qui n'était qu'une tyran-
nie, et ramener la province entière sous l'autorité de la

grande préfecture d'Egypte. Pendant qu'il luttait ainsi, sa

réputation, son talent, sa fortune attiraient sur lui les re-


gards de l'Église, toujours animée de ce prosélytisme qui
lui avait soumis l'empire romain. Vainement se retranchait-

il dans sa passion des champs « Mes doigts


et disait-il :

sont moins occupés à tenir la plume qu'à manier des


épieux et des bêches. »

Le vœu des chrétiens le pressait de toutes paris. Syné-


sius était trop éclairé, peut-être trop mondain, pour par-
tager les rêveries de quelques-uns de ces platoniciens,
qui, dans Alexandrie et dans Athènes, croyaient perpétuer
le paganisme en le transformant, par un mélange bizarre
d'abstraction et d'illuminisme. Mais il tenait fortement à
quelques idées métaphysiques peu d'accord avec la théo-
logie chrétienne. Il adoptait les idées pures des chrétiens
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 217

sur l'essence divine; mais il blâmait ou dédaignait leurs


querelles sur les dogmes sacrés de leur foi; et, dans le
calme de sa raison et de son heureuse vie, on ne pouvait
espérer qu'il se précipitât vers les autels d'un culte triom-
phant , avec cette ardeur qui jadis attirait tant de néophy-
tes vers des autels entourés de persécution et de mystères.
La simple initiation chrétienne, qui, dans les premiers siè-
cles, était un attrait assez puissant pour l'enthousiasme et
la curiosité, ne suffisait plus, maintenant que le pouvoir
et la foule étaient passés du côté du christianisme. Se con-
vertir, c'était ressembler à tout le monde; et, par cela
môme, y avait une sorte de séduction dans l'indépen-
il

dance de l'esprit philosophique, qui, dégagé des anciennes


fables, sans appartenir entièrement à la loi nouvelle, se
faisait à lui-même son culte et sa foi.

Telle était la situation d'âme où se complaisait Synésius,


savant, riche, heureux, admiré de ses compatriotes. Les
efforts des chrétiens redoublèrent pour attacher à leur
Église une si difficile conquête; ce fut une négociation
suivie par les plus célèbres évêques d'Orient. Le peuple
de Ptolémaïs le demanda pour évêque. Le patriarche
d'Alexandrie, Théophile, le pressa de consentir à sa con-
sécration. Synésius se défendait avec une modeste fran-
chise, en alléguant ses goûts, ses opinions. Il se croit assez
de vertu pour être philosophe, mais pas assez pour être
évêque, dans l'idée sublime qu'il se fait des devoirs et des
travaux de l'épiscopat.
« Songez-y, dit-il dans une lettre à son frère '
;
je partage
aujourd'hui mon temps entre le plaisir et l'étude. Quand
j'étudie, surtout les choses du ciel, je me retire en moi;
dans le plaisir, au contraire, je suis le plus sociable des
hommes. Mais un évêque doit être un homme de Dieu,

l. Synes. episcop. Oper., p. 24fi.


218 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

étranger, inflexible à tout plaisir, entouré de mille regards


qui surveillent sa vie, occupé des choses célestes, non pour
lui, mais pour les autres, puisqu'il est le docteur de la loi et

doit parler comme elle. » Un autre motif du refus de Syné-


sius, c'était son mariage. « Dieu lui-même, dit-il, la loi et
la main de Théophile m'ont donné une épouse; aussi je
déclare et j'affirme que je ne veux ni me séparer d'elle, ni
vivre furtivement avec elle comme un adultère. Je veux
et je souhaite, au contraire, en avoir de beaux et nombreux
enfants. » Enfin, il avait sur plusieurs points des opinions
dissidentes qui , formées en lui par la méthode scientifi-
que, lui paraissaient impossibles à détruire, et qu'il ne
voulait pas dissimuler. « Je ne me réduirai jamais à croire,
écrit-il à son frère, que l'àme est créée après le corps; je
ne dirai jamais que le monde et toutes ses parties doivent
être anéanties. Je crois cette résurrection dont il est tant
parlé quelque chose de mystérieux et d'ineffable; et il s'en
faut de beaucoup que je partage sur ce point les opinions
vulgaires. Sans doute, une âme philosophique qui voit la

vérité peut accorder quelque chose au besoin de l'erreur.


Il y a un rapport à saisir entre le degré de lumière que re-
çoit la vérité et l'oeil de la foule; car l'œil ne jouirait pas
sans dommage d'une lumière excessive. Si les lois de l'é-

piscopat m'accordent cette liberté, je puis être évêque, en


continuant à philosopher, n'enseignant pas les opinions
que je n'ai point, mais ne les décréditant pas et ne portant
pas atteinte à la croyance antérieure. Mais si on dit qu'il

faut changer et que l'évêque doit être peuple par les opi-
nions ,
je n'hésiterai pas à m'expliquer. Qu'y a-t-il de
commun entre le peuple et la philosophie? Appelé a l'épis-

copat, je ne veux pas faire mentir le dogme; j'en atteste


Dieu, j'en atteste les hommes. La vérité est amie de Dieu,
devant qui je veux être sans reproche. Sur cela seul, je ne
puis feindre. Passionné pour le plaisir et ayant dès l'en-
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 219

fance encouru le reproche d'aimer trop les armes et les


chevaux, je souffrirai de mon état nouveau. Quelle peine
ce sera pour moi de voir mes chiens bien-aimés h la chaîne
et mes dards rongés de rouille ! Je le supporterai cepen-
dant, si Dieu l'ordonne; malgré mon aversion pour les
soucis, je supporterai l'ennui des procès et des affaires,

comme une dette un peu lourde dont je m'acquitte envers


Dieu. Mais les croyances, je ne les voilerai pas; et ma pen-
sée ne sera pas en désaccord avec ma langue. En parlant
ainsi, je crois être agréable à Dieu; je ne veux laisser a qui
que ce soit prétexte de dire que j'ai enlevé, sans être
connu, l'élection épiscopale. Que le bien-aimé de Dieu,
mon père Théophile, sachant cela, et m'ayant marqué à
moi-même comment il le comprend, décide sur moi car, ;

ou il ne me permettra pas de rester au point où je suis


dans ma philosophie intérieure, ou perdra le droit de me il

juger plus tard et de m'effacer du tableau des évèques. »

La doctrine de Synésius sur la préexistence de lame,


doctrine suspecte alors de favoriser la métempsycose, n'a
pas aujourd'hui le caractère de dissidence qu'd lui attri-
buait; les réserves un peu obscures son qu'il mettait à
consentement sur d'autres points n'étaient pas un obstacle;
et son adoption parut aux évêques d'Orient un si grand
avantage pour les chrétiens, qu'on eut égard à tous ses
scrupules et qu'on lui permit de garder sa femme et ses
opinions.
11 n'en éprouva pas moins une grande agitation et de
vifs regrets. 11 refusa même d'abord de remplir les fonc-
tions redoutables qu'il avait acceptées, et, à peine sacré,
il se retira a l'écart. « Je reste loin des hommes dont je suis
l'évêque, écrivait-il à un ami 1

,
jusqu'à ce que j'aie appris
quelle est la nature de ce ministère. Sil peut s'accorder

1. Synes. episcop. Oper., p. 236.


220 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE f.HHÉTIENNE

avec la philosophie, je ie remplirai; s'il est contraire à

toute ma vie et à ma pensée, qu'ai-je à faire que de m'em-


barquer et de passer dans la Grèce? car, si j'abjure l'épis-
copat, il me faut renoncer àmoins de vouloir ma patrie, à
vivre méprisé et maudit, au milieu d'une foule ennemie. »
Ces considérations humaines, cependant, n'agirent pas
seules sur son esprit cette idée du beau moral qu'il avait
:

adorée dans Platon lui apparut avec plus de force encore


dans les merveilles de la charité chrétienne; et l'amour de
In justice, naturel à son âme généreuse, lui fit saisir vo-
lontiers dans l'épiscopat une arme puissante pour la dé-
fense de la faiblesse et du malheur.
A ce prix, Synésius devint évêque de Ptolémaïs. 11 ne
semble pas que sa vie ait d'abord beaucoup changé. L'étude
de la philosophie profane, les plaisirs des champs, le goût
des arts et de la poésie continuaient d'occuper ses jours.
Il y mêla seulement la méditation de l'Écriture sainte.
Mais, du reste, il parut indifférent à ces controverses de

théologie si épineuses et si subtiles, dont le sacerdoce chré-


tien fatiguait l'esprit des peuples.
Synésius, dans sa belle retraite de Libye, consacrait son
éloquence à de plus utiles sujets. Souvent il célébrait, dans
des vers pleins d'élégance et d'harmonie, les mystères de
la foi chrétienne, la grandeur de Dieu, son ineffable puis-
sance, sa triple unité, la rédemption des âmes, la fin des
sacrifices sanglants et le commencement d'une loi plus
douce pour l'univers.
Telles sont les idées qui remplissent les chants du poète
philosophe et chrétien. On sent le disciple de Platon et
l'imitateur des anciens poètes de la Grèce ; mais cette cou-
leur de métaphysique religieuse, qui est la poésie de l'a

pensée, donne à ses accents un charme d'originalité sans


lequel il n'y a point de génie. L'évêque grec du iv
e
siècle
ressemble quelquefois, dans ses chants, à quelques-uns de
AL UUATKIKME blECLE. 221

ces métaphysiciens rêveurs et poètes, que la liberté reli-

gieuse a fait naître dans l'Allemagne moderne. Ce rappro-


chement ne doit pas étonner. Le rapport des situations
morales fait disparaître la distance des siècles. La satiété et
le besoin de croyance, l'affaiblissement d'un ancien culte,
l'enthousiasme solitaire substitué aux engagements d'une
croyance vieillie, et bientôt insuffisant comme elle ; enfin,
l'adoption d'une foi nouvelle, où l'esprit, ébloui par la fa-
tigue, croit souvent retrouver ses propres idées, et se fixe
dans une règle qu'il transforme à sa manière; tel est le

travail intérieur, la révolution morale par laquelle ont


passé plusieurs de ces écrivains allemands, tour à tour in-
crédules, déistes et catholiques.
L'imagination orientale qui, dans ses abstractions comme
dans son enthousiasme , a plus d'un rapport avec la poésie
des peuples du Nord, ajoute à la vérité de ce parallèle.
Mais écoutons quelques hymnes de l'évêque marié de
Ptolémaïs, du philosophe chrétien et poète, qui mêle un
souvenir de Platon aux dogmes du christianisme :

« Viens à moi , lyre harmonieuse ; après les chansons


du vieillard de Téos, après les accents de la Lesbienne,
redis sur un ton plus grave des vers qui ne célèbrent pas
les jeunes filles au gracieux sourire, ni la beauté des jeunes
époux. La pure inspiration de la divine sagesse me presse
de plier les cordes de la lyre à de pieux cantiques ; elle

m'ordonne de fuir la douceur empoisonnée des terrestres


amours. Qu'est-ce, en effet, que la force, la beauté, l'or,

la réputation, les pompes des rois, au prix de la pensée de


Dieu?
« Qu'un autre presse un coursier ;
qu'un autre sache
tendre un arc ;
qu'un autre garde des monceaux d'or ;

qu'un autre se pare d'une chevelure tombant sur ses


épaules qu'un autre soit célébré parmi les jeunes hommes
;

et les jeunes filles pour la beauté de son visage ! Pour moi.


,

222 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

qu'il me soit donné de couler en paix une vie obscure


inconnue des autres mortels, mais connue de Dieu! Puisse
venir à moi la sagesse, excellente compagne du jeune âge
comme des vieux ans, et reine de la richesse! La sagesse
supporte en riant la pauvreté. Que j'aie seulement assez

pour n'avoir pas besoin de la chaumière du voisin, et


pour que la nécessité ne me réduise pas à de tristes in-
quiétudes.
« Entends le chant de la cigale qui boit la rosée du
matin. Regarde ; les cordes de ma lyre ont retenti d'elles-
mêmes. Une voix harmonieuse vole autour de moi. Que
va donc enfanter en moi la divine parole? Celui qui est à
soi-même son commencement le conservateur et le père ,

des êtres, sur les sommets du ciel, couronné d'une gloire


immortelle, Dieu, repose inébranlable. Unité des unités,
monade primitive, il confond et enfante les origines pre-
mières. De la jaillissant sous sa forme originelle, la monade
mystérieusement répandue reçoit une triple puissance. La
source suprême se couronne de la beauté des enfants qui
sortent d'elle, et roulent autour de ce centre divin.
« Arrête, lyre audacieuse, arrête, ne montre pas aux
peuples ces mystères très-saints. Chante les choses d'ici-
bas, et que le silence couvre les merveilles d'en haut. Mais
l'âme ne s'occupe plus que des mondes intellectuels ; car
c'est de là qu'est venu sans mélange le souffle de l'hu-
maine pensée. Cette âme, tombée dans la matière, cette
âme immortelle est une parcelle de ses divins auteurs,
bien faible, il est vrai; mais l'âme qui les anime eux-
mêmes, unique, inépuisable, tout entière partout, fait

mouvoir la vaste profondeur des cieux ; et, tandis qu'elle


conserve cet univers, elle existe sous mille formes diverses.
Une anime le cours des étoiles; une autre le chœur
partie
des anges; une autre, pliant sous des chaînes pesantes, a
reçu la forme terrestre, et, plongée dans ce ténébreux
AU QUATRIEME SIECLE. 223

Léthé , admire ce triste séjour, Dieu rabaissé vers la

terre.
« Il reste cependant, il reste toujours quelque lumière
dans ces yeux voilés; il reste dans ceux qui sont tombés
ici une force qui les rappelle aux cieux, lorsque, échappés
des flots de la vie , ils entrent dans la voie sainte qui con-
duit au palais du Père souverain.
« Heureux qui, fuyant les cris voraces de la matière et
s'échappant d'ici-bas, monte vers Dieu d'une course ra-
pide ! Heureux qui , libre des travaux et des peines de la

terre, s'élancant sur les routes de l'àme. a vu les profon-


deurs divines ! C'est un grand effort de soulever son àme
sur l'aile des célestes désirs. Soutiens cet effort par l'ar-
deur qui te porte aux choses intellectuelles. Le Père
céleste se montrera de plus près à toi, te tendant la main.
Un rayon précurseur brillera sur la route, et t'ouvrira
l'horizon idéal, source de la beauté. Courage, ô mon àme 1
!

abreuve-toi dans les sources éternelles; monte par la

prière vers le Créateur , et ne tarde pas à quitter la terre.

Bientôt, te mêlant au Père céleste, tu seras Dieu dans


Dieu lui-même. »

Synésius, dans ses autres hymnes, ramène souvent les


mêmes pensées. Cette poésie méditative a plus de grandeur
que de variété. On peut cependant apercevoir da;is les vers
de Synésius le progrès de sa croyance. L'extase un peu
rêveuse est insensiblement remplacée par une foi plus

I. Courage, enfant déchu d'une race divine,


Tu portes sur ton frout ta céleste origine.

Méditations poétiques.

On peut remarquer d'autres rapports entre les Méditations de M. de


Lamartine et cette ancienne poésie platonicienne et religieuse. Le même
parallèle pourrait s'étendre à divers ouvrages de métaphysique publiés
de nos jours en Allemagne et en France.
"224 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

positive; du poète
et l'imagination finit par se confondre
avec le symbole de l'évêque.
Tel est surtout le caractère d'un hymne au Christ , où la

sévérité du dogme est conservée tout entière sous l'éclat

des images poétiques. Il n'est pas une des formes de ce


langage qui ne se rapporte ne prévienne à la foi delSicée, et
ou ne démente quelqu'une des interprétations de l'aria-
nisme; mais tout cela par un tour heureux de l'imagina-
tion, par un élan de l'àme, et sans que le poète, au milieu
de cette abstraite théologie, abandonne ses souvenirs de
patriotisme grec et même de gloire profane. Les paroles
du texte, fidèlement traduites, peuvent seules faire sentir
cemélange d'impressions si diverses dans une intelligence
non moins naïve que savante. Ce chant jadis répété dans
plus d'une église d'Orient n'a rien qui ne respire l'ortho-
doxie romaine , et semble unir l'élévation à la grâce
mystique.
« Chantons 1
le Fils de l'épouse devenue mère sans union
mortelle. Ineffable volonté du Père! l'enfantement sacre
de la Vierge a produit sous l'image de l'homme celui dont
la présence apporta la lumière parmi les humains. Ce
rameau mystérieux a vu la souche de l'éternité. Tu es la
lumière primitive, le rayon co-éternel du Père; c'est toi

qui, perçant la nuit de la nature, resplendis dans lésâmes


innocentes; c'est toi qui as créé le monde, et qui maintiens
le cours éclatant des astres et l'immobilité de la terre ! c'est

toi qui es le sauveur des hommes ! de ton ineffable foyer


lançant une flamme qui porte la vie, tu nourris les

mondes ! de ton sein germent la lumière , l'intelligence et


l'âme. Aie pitié de ta fille enfermée dans un corps péris-
sable, dans les limites terrestres de sa destinée. Préserve
de l'atteinte des maladies la vigueur de ce corps. Donne

I. Synes, episcop. Oper., p. 341.


,

AI QUATRIÈME SIÈCLE. ±2ô

la persuasion à nos paroles , la gloire à nos actions, pour


qu'elles ne fassent pas honte à l'antique renommée de
Cyrène et de Sparte. Que libre du poids des chagrins, notre
âme mène une vie tranquille, les yeux tournés vers ta

splendeur, et que je puisse, dégagé de l'impure matière ,

me hâter sur la route qui ramène à toi, et, transfuge des


maux de la terre, me réunir à la source de l'âme! Cette
vie pure, réalise-la pour ton poète. Que, chantant un
hymne pour toi : que célébrant la gloire du Père d'où tu
sors , et l'Esprit-Saint qui partage la puissance du Père et
unit la racine à la tige, j'apaise par ta louange les nobles
douleurs de l'âme ! Salut, source ineffable du Fils! salut

transformation du Père! salut, Esprit incorruptible, centre


d'union du Fils et du Père! Qu'il vienne à moi avec Dieu,
pour rafraîchir les ailes de mon âme , et achever le don
céleste! »

Malgré cet attrait pour'Ia contemplation, Synésius em-


brassa fortement les devoirs de l'épiscopat, tel qu'il se
montrait alors zélé pour la défense du peuple et des
opprimés. 11 eut ce beau caractère de
la charité coura-

geuse des premiers temps. Andronicus, gouverneur de la


Cyrénaïque, en était le Verres il y avait introduit des ;

supplices et des tortures inconnues dans les mœurs de


cette colonie grecque. Après avoir inutilement réclamé
près de lui sous forme de conseils et de prières , Synésius
le frappa d'une sorte d'excommunication, par laquelle il

lui interdisait l'église de Ptolémaïs, et conjurait toutes les


Églises d'Orient d'imiter cet exemple.
Il est à remarquer cependant que l'évèque de Ptolémaïs

ne prétendait attacher aucun pouvoir politique à l'épisco-


pat :ces deux choses lui semblaient inconciliables. «Dans
les temps antiques ', dit-il, les mêmes hommes étaient

1. Synes. episcop. Opcr., p. 108.

TABLEAU DE l.'Él.Oy. Clin. IÔ


226 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

prêtres et juges. Les Égyptiens et les Hébreux furent long-


temps gouvernés par des prêtres. Mais comme l'œuvre
divine se faisait ainsi d'une manière tout humaine, Dieu
sépara ces deux existences : l'une fut sacrée, l'autre toute
politique. Il renvoya les uns à la matière; il rapprocha les

autres de lui. Les uns furent attachés aux affaires, et nous


à la prière : et l'œuvre que Dieu demande et d'eux et de
nous est également belle.

Pourquoi revenez-vous là-dessus, et essayez-vous de


«

réunir ce que Dieu a divisé, en mettant dans les affaires


non pas l'ordre, mais le désordre? rien ne saurait être plus
funeste. Vous avez besoin d'une protection, allez au dépo-
sitaire des lois ; vous avez besoin des choses de Dieu , allez

au prêtre de La contemplation est le seul devoir


la ville.

du prêtre qui ne prend pas faussement ce nom. »


Alais, sans doute, en sinterposant pour les opprimés,
en séparant de sa communion le préfet romain qui avait
fait injustement torturer les plus illustres citoyens de la

Cyrénaïque, Synésius, chrétien et Grec croyait ne rem- ,

plir qu'un devoir, et venger également sa foi et son pays.

Les incidents de cette lutte oubliée dans un coin du


monde marquent bien avec l'âme libre et forte de Syné-
,

sius, l'ascendant que prenait partout le sacerdoce chrétien.


Irrité des plaintes Andronicus avait fait afficher sur les
,

portes de l'église un ordre qui défendait aux suppliants de


se réfugier près de l'autel, et aux prêtres de les accueillir ;

et il faisait livrer à la torture un citoyen de Ptolémaïs sur


la place publique même, à l'heure où la chaleur brûlante
du jour écartait la foule et aggravait les souffrances de la
victime. L'évêque accourut seul pour secourir et consoler
ce malheureux. Dans la colère que lui donnait cette pitié,
Andronicus blasphéma le nom du Christ et redoubla de
rigueurs. Ce fut alors que Synésius s'arma de cette cen-
sure ecclésiastique, dont avant lui d'autres évêques avaient
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 227

usé contre des pouvoirs plus élevés que le gouverneur de


Cyrène. Mais Ambroise, en osant interdire à l'empereur
Théodose l'approche de l'autel, et en lui déclarant que
pontife il ne pourrait célébrer devant lui le divin sacrifice,
n'avait fait retentir aucun anathème, n'avait associé aucune
Église à cette défense si redoutable par elle-même. La
lettre synodale de Synésius procède autrement : elle

semble avoir quelque chose tout à la fois de l'ancienne


malédiction des Eumolpides, et des terribles interdits que
fulmina le christianisme au moyen âge. En voici les der-
niers termes :

« A ces causes \ l'Église de Ptolémaïs recommande aux


Églises ses sœurs par toute la terre que nul sanctuaire ne
s'ouvre pour Andronicus et les siens; que tout lieu saint,
que toute enceinte consacrée leur soit fermée. Je prescris
donc aux magistrats, aux particuliers de ne point habiter
sous le même toit, de ne pas s'asseoir à la même table
que lui je le prescris surtout aux prêtres. Que si quel-
:

qu'un méprise cette défense comme venant de l'Église


d'une ville sans puissance, et s'il reçoit ceux qu'elle a
condamnés parce qu'il ne croit pas nécessaire d'avoir
,

égard à une pauvre Église qu'il le sache il aura déchiré


,
,

autant qu'il est en lui l'Église universelle, dont le Christ


veut l'unité. »

Averti que cette déclaration menaçante était préparée


Andronicus fit de grands efforts pour la prévenir il mul- :

tiplia les instances et les promesses. L'évêque s'en défiait


avec justice; mais, se sentant plus jeune et moins expé-
rimenté que les prêtres qui lui conseillaient de s'abstenir
et d'attendre , il n'envoya pas sa lettre. Une sorte de con-
vention se fit même entre le Grec Andronicus, délégué
de Rome , et l'évêque stipulant pour la liberté et la vie de

1. Syncs episcop. Oper., p, 20:].


•12$ TA BLE Al DK L ELOQUENCE CURETlENSlî

tes concitoyens. » Si tu enfreins ta promesse, dit Synésius,


la sentence sera publiée, après avoir été retardée seule-
ment assez pour te convaincre d' impénitence. » Malgré
des promesses solennelles, malgré le gage déposé et reçu,

Andronicus , croyant pouvoir par de nouvelles extorsions


racheter ses anciennes fautes , s'emporta aux plus arbi-
traires violences. Il joignit les confiscations aux bannisse-
ments, les supplices aux tortures. Synésius, ému de ces
horreurs, publia la sentence; et l'adressant aux évoques
de la Cyrénaïque, il les prenait à témoin de sa modération
indignement trompée, et retraçait les attentats nouveaux
qui le forçaient d'y renoncer. «Andronicus, dit-il, a
menti à l'Église; qu'il la trouve véridique et fidèle dans
ses menaces. » La punition suivit de près celte plainte;
sur un ordre venu de Constantinople, Andronicus fut dé-
pouillé du pouvoir dont il abusait; il fut même si mal-
traité, que Synésius, dans sa charitable équité, blâma celte
façon arbitraire de réprimer l'injustice, et intercéda pour
celui qu'il venait d'accuser et qui lui semblait frappé,
disait-il, au delà même des malédictions de l'Église.

Quoi qu'il en soit, l'évêque de Ptolémaïs avait atteint


le but qu'il se proposait en délivrant sa patrie d'un pou-
voir inique; mais il ne pouvait réussir à la replacer sous
l'autorité directedu gouverneur d'Alexandrie, ville où son
crédit était grand et qui n'était séparée du point le plus
,

septentrional de Cyrène que par une traversée de cinq


jours. 11 continuait à lutter dans l'étroite enceinte de sa
terre natale, veillant avec zèle pour ses concitoyens auprès
des chefs fréquemment renouvelés que leur envoyait l'em-
pire, célébrant et secondant ceux qui gouvernaient sage-
ment sa patrie, résistant à la violence ou suppléant à la

faiblesse des autres. Il n'était pas seulement l'évêque de


Ptolémaïs, mais le délènseur de toute la province.
Son zèle s'étendait encore à des soins religieux en
AU QUATRIÈME SIÙCLE. 2*29

dehors de la Cyrénaïque. Le primat d'Egypte, sachant


qu'il ne pouvait choisir un arbitre plus habile et plus res-

pecté, lui confiait le jugement des différends' qui s'éle-

vaient entre les Églises des contrées voisines de Cyrène.


Synésius, qui défendait contre le hautain patriarche la

mémoire de Chrysostome et les droits d'un évêque de


l'Asie Mineure institué par lui, à l'époque même de son
bannissement de Constantinople, servait d'ailleurs Théo-
phile avec un zèle sincère; et loin de Rome qu'il n'a
nommée nulle part, sans lien avec l'Église récente et
agitée de Constantinople, s'il pouvait dépendre dans sa
foi, c'était de l'antique et savante Église d'Alexandrie,
métropolitaine de Libye et si grande dans tout l'Orient
par le nom d'Athanase. Chargé de statuer pour elle sur la

propriété d'un territoire dont l'évèque d'Erythrée s'était


emparé en le consacrant, il ne vit que la justice, et donna
raison à la plainte par des motifs empreints d'une pieuse
l
élévation. « Je sépare la superstition de la piété , écrivait-
il au primat d'Egypte. Elle est un vice qui a pris le masque
d'une vertu; et la philosophie la regarde comme une troi-
sième sorte d'irréligion. Rien n'est saint que ce et sacré

qui est d'abord juste et légal. Il ne m'est donc pas venu à


la pensée de m'arrêter devant la consécration prononcée ;

car l'esprit du christianisme n'est pas de faire que des céré-


monies et des chants attirent comme par un pouvoir ma-
tériel la présence divine, mais qu'elle descende d'elle-
même dans les âmes paisibles et qui appartiennent à Dieu.
Là où la colère, l'ignorance et l'obstination dominent,
comment l'Esprit-Saint viendrait-il, lui qui, présent dans
un cœur, s'enfuirait à l'approche de ces vices?»
Cette sagesse , aidée du ton de la persuasion , mainte-
nait Synésius en crédit et en honneur, au milieu des soins

1. Sijnes. episcnp. Oprr., p. 212.


230 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

publics qu'il avait tant redoutés ; mais elle était impuis-


sante pour écarter d'autres maux que l'incurie de l'empire
laissait tomber sur ses provinces les plus éloignées et les
plus faibles. La Cyrénaïque , autrefois si industrieuse et si

riche, non-seulement avait perdu son commerce et une


partie de ses arts, elle était sans cesse désolée par les incur-
sions de peuplades guerrières voisines de la Grande Syrte et
adossées au désert. Ces bandes, plus fortes par leur barbarie
que les Grecs de la Cyrénaïque ne l'étaient par leur civilisa-
tion , sous le pouvoir jaloux et la discipline dégénérée des
Romains, pénétraient dans les campagnes, brûlaient les

moissons , tuaient les laboureurs , enlevaient les enfants


pour les enrôler plus tard dans leurs rangs et ne s'arrê- ,

taient qu'au pied des villes encombrées de fugitifs. Devant


ce désastre , un nouveau gouverneur romain qui avait ,

épuisé le pays d'impôts et maladroitement dispersé les

garnisons , se tenait à l'ancre non loin de Ptolémaïs , avec


deux navires chargés de ses richesses ,
prêt à fuir si le pé-
ril devenait plus grand : « Je ne me possède pas de dou-
leur, écrivait Synésius, je suis prisonnier derrière des
murailles. Je vous écris tout occupé à épier les signaux
de feu qu'on nous fait, et à disposer d'autres signaux pour
y répondre. Le gouverneur, dit-il encore, ne se tient pas
sur les remparts comme moi le philosophe Synésius
,
;

mais il se tient près des rames , tout général qu'il est. »

Malgré l'ordre donné par le gouverneur aux habitants


de rester enfermés entre leurs remparts , dès le point du
jour, le courageux évêque sortait à cheval et s'avançait
pour s'informer de l'ennemi et la nuit, avec une élite des ,

jeunes gens de la ville, pour prévenir toute surprise des

barbares il faisait le tour de la colline sur laquelle s'éle-


,

vait Ptolémaïs 1
. « Nous assurons aux femmes, écrivait-il,

1. Synes. episcop. Oper., p. 268.


,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 231

un sommeil tranquille ,
pendant qu'elles savent qu'on
veille pour leur défense. »

Le péril fut encore écarté, et Synésius continua ses


soins et sa prévoyance pour s'assurer quelques troupes
auxiliaires et maintenir à ses concitoyens ce que l'empire
leur interdisait sans y suppléer, le droit de s'armer et de
se défendre. Il quitta même son pays pour mieux le ser-

vir et passa près de deux années en Egypte, sans doute


afin de réclamer les dispositions qui pouvaient conserver
à une province importante. A son retour, il
l'empire
trouva de nouveaux désastres et l'invasion des barbares plus
destructive que jamais. Indigné de voir ses concitoyens
tranquilles derrière leurs murailles pendant que le pays ,

était ravagé, il les avertissait de ne pas attendre le secours


imaginaire des soldats romains, mais d'enrôler les labou-
reurs pour la défense de leurs femmes, de leurs enfants et
des soldats eux-mêmes. En même temps il mettait à pro-
fit ses anciennes études des sciences mathématiques; et,
comme Archimède dans Syracuse, il s'occupait à fabri-
quer une machine de guerre pour lancer du haut des
murs des quartiers de roc dans la plaine. Témoignant à
ceux qui étaient près de lui une confiance intrépide , il

exhalait sa douleur dans ses lettres à des amis éloignés,


surtout à Hypatie, dont, malgré l'opposition de leurs
cultes , il gardait chèrement le souvenir. « Si les morts
i
oublient en enfer, lui écrivait-il de Plolémaïs assiégée
là même je me souviendrai d'Hypatie; car je m'en sou-
viens ici, quoique entouré des misères de ma patrie, ac-
cablé par la vue des malheureux qui succombent et res-

pirant l'air corrompu des corps amoncelés en attendant ,

pour moi un sort semblable au leur. Et cependant je reste


attaché à ce lieu car que puis-je faire étant Libyen né
; ,

1. Sijnes. ppiscop. Oper., p. 2f>0.


,

232 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ici et ayant sous les yeux les tombes honorables de mes


pères? »

La guerre continua : des places fortifiées étaient prises


par famine. La destruction ne s'arrêta plus; il n'y avait
plus d'asile : monuments des arts antiques et du culte
nouveau , derniers restes de la splendeur de cette floris-

sante colonie, cités, temples ,


églises, tout périssait! Rien

de plus touchant, de plus expressif que les plaintes de


l'évêque grec, qui voyait s'anéantir à la fois les deux civi-

lisations qu'il aimait.


Dans sa douleur, il mêlait tous ses souvenirs chrétiens
et profanes avec une naïveté, image curieuse de ces temps :

« Cyrène, disait-il, dont les registres publics font re-


monter ma naissance jusqu'à la race des Héraclides tom- !

beaux antiques des Doriens où je n'aurai pas de place! 1


,

malheureuse Ptolémaïs, dont j'aurai été le dernier évêque!


Je ne puis en dire davantage; les sanglots étouffent ma
voix. 3e suis tout entier à la crainte d'être forcé peut-
être à quitter le sanctuaire. Il faut nous embarquer et

fuir; mais quand on m'appellera pour le départ, je sup-


plierai qu'on attende : j'irai d'abord au temple de Dieu,
je ferai le tour de l'autel ,
je baignerai le pavé de mes lar-
mes, ne m'éloignerai pas avant d'avoir baisé le seuil et
je

la table sainte. Oh! que de fois j'appellerai Dieu oh que ! !

de fois je saisirai les barreaux du sanctuaire! mais la né-


cessité est toute-puissante ; elle est impitoyable. Combien
de temps encore me tiendrai-je debout sur les remparts
et défendrai- je le passage de nos tours ! Je suis vaincu par
les veilles ,
par la fatigue de placer des sentinelles noc-
turnes, pour garder à mon tour ceux qui me gardent
moi-même. Moi qui souvent passais les nuits sans som-
meil , pour épier le cours des astres ,
je suis accablé de

1. Synes. episcop. Oper., p. 302.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 233

ces veilles, pour nous défendre des incursions ennemies.


Nous dormons à peine quelques moments mesurés par la
clepsydre; ma part de repos m'est enlevée par le cri d'a-
lerte ; et si je fermeles yeux que de rêves affreux où me
,

jettent les pensées du jour! Nous sommes en fuite nous ,

sommes pris , blessés , chargés de chaînes , vendus en es-


clavage. ..

« Cependant je resterai à mon poste dans l'église ;


je

placerai devant moi les vases sacrés, j'embrasserai les co-


lonnes du sanctuaire qui soutiennent la table sainte; j'y

resterai vivant, j'y tomberai mort. Je suis ministre de


Dieu : et peut-être faut-il que je lui fasse l'oblation de ma
vie ; Dieu jettera quelques regards sur l'autel arrosé par
le sang du pontife. »
Le dévouement de l'évêque encouragea les habitants :

Ptolémaïs assiégée repoussa encore une fois les barbares;


ils se rejetèrent sur le reste de la province, qui fut dé-
truite et dépeuplée pour jamais. Dans l'obscurité qui
couvre l'histoire de ces temps malheureux, on ne trouve
plus de détails sur Synésius, ni même la date de sa mort.
Ce noble génie disparut au milieu des ruines de son pays.
Tout périssait dans l'empire, et périssait oublié: les ténè-
bres de la barbarie descendaient sur ce magnifique et in-
génieux Orient.
234 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

SAINT EPHREM.

Dans Chrysostome , dans Synésius , dans l'éloquent


prêtre d'Antioche comme dans l'évêque de Ptolémaïs,
nous rencontrons le génie grec empreint du soleil d'O-
Chrysostome est un Grec asiatique formé par l'in-
rient.
fluence d'Athènes. Quoiqu'il n'ait vu de la Grèce que

Constantinople, donné par l'étude sinon la simpli-


il s'est

cité des orateurs attiques du moins l'art savant et l'élé-


,

gance des écoles athéniennes. Synésius est un Grec afri-


cain un descendant des colons doriens transplantés sous
,

le ciel brûlant de la Cyrénaïque : il est né dans cette co-


lonie plus lettrée et à ce titre plus hellénique encore que
Sparte , sa rude métropole ; il s'est instruit dans cette
autre colonie grecque d'Egypte, seconde Grèce, moins
poétique et moins inspirée que la première , qui n'eut pas
d'adorateurs parce qu'elle date d'Alexandre , et qu'elle
n'eut que des rois , mais qui , de Théocrite à Plotin et à

Proclus, d'Hipparque à Galien, de Clément d'/Vlexandrie


et d'Origène à saint Athanase, embrasse un bien riche do-
maine, une bien puissante variété de l'esprit humain.
Chrysostome dans une proportion plus forte que Basile
,

et Grégoire de Nazianze, mais à un point de vue semblable,


nous montre le travail intérieur, la fusion créatrice qui,
sous les rayons de la foi chrétienne concentrés dans une
âme ardente , alliait la pensée platonique et l'imagination

d'Orient. Ces hommes ont, sous ce rapport, avec les dif-

férences d'une civilisation plus avancée et la langue de


feu des apôtres, quelque chose de ces premiers philoso-
phes que l'Ionie envoyait à la Grèce , et dont la meta-
,,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 235

physique descendue de l'Orient semblait une poésie moins


sévère que celle d'Athènes, au temps de Périclès et de
Sophocle.
Chrysostome, tout Syrien qu'il était de naissance, et
quoiqu'il dût sans doute à son origine l'abondance d'ima-
ges, le luxe d'allégories et de paraboles qui parsèment ses
écrits, ne parlait, n'entendait que la langue grecque; ou
du moins, s'il
y joignait quelque connaissance de l'hé-
breu des livres saints, il n'avait aucune habitude des idio-
mes orientaux distincts de cette langue antique. Par là
il était un apôtre étranger pour la nation syrienne. Par-
tout , en effet , hormis les grandes villes fondées ou colo-
nisées par les Grecs , cette nation avait conservé son an-
cienne langue, un des dialectes de l'arabe. Tombé de la
conquête d'Alexandre et du règne agité des Séleucides
sous le joug fastueux deTigrane, puis sous la domination
romaine, ce peuple de laboureurs qui cultivait les fertiles
campagnes arrosées par l'Oronte n'avait ni changé ses
usages , ni adopté la langue de ses vainqueurs successifs.
Le seul changement profond qui eût marqué sur lui était
celui du culte. Dès le premier siècle de notre ère le ,

christianisme s'était réfugié sur les montagnes de la Syrie;


mais il n'y avait porté ni la langue grecque qui régnait
dans les villes , ni la langue latine réservée aux décrets
impériaux qu'elle imprégnait du sceau même de la con-
quête étrangère. Dans les villages aux portes d'Antioche ,

on ne parlait que la langue syrienne. Chrysostome en fai-


sait l'épreuve, lorsqu'il allait parfois hors des murs de la
viile prier dans quelque lieu consacré, et il en exprime le
regret dans un sermon qu'il prêchait à Antioche à la fête
des martyrs, devant la accourue des campagnes
foule
voisines pour voir les cérémonies saintes. En célébrant les
mœurs laborieuses et la vie pure de ces hommes rustiques,
il les nomme un peuple séparé de lui par la langue
236 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

quoique uni dans la foi mais en même temps il fait con-


'
;

naître un
remarquable de ce siècle et de cette nation,
trait

c'est que, parmi ces hommes simples qui ne comprenaient

de ses paroles que les applaudissements et les larmes


qu'elles arrachaient aux citadins grecs d'Antioche il
y ,

avait beaucoup de prédicateurs populaires dans leur


langue nationale. C'est un des éloges qu'il leur donne;
c'est, comme il ledit, la philosophie rustique qu'il re-
connaît en eux et qu'il préfère à la science de la Grèce.
Souvent de la charrue ces hommes montaient à l'autel 2
,

et prêchaient à leurs frères la parole sainte, rappelant


ainsi l'humble origine et la prédication des premiers dis-
ciples du Christ.
Mais cette facilité d'enthousiasme ne pouvait se trouver
dans la foule, sans susciter parfois quelque interprète plus
puissant et plus durable de la pensée commune. Il y eut
donc alors des orateurs chrétiens, non-seulement clans
les deux langues polies du monde civilisé, mais dans les

dialectes vulgaires d'Orient , dans les langues syrienne et


syro-chaldéenne , où se conservent encore d'antiques li-

turgies chrétiennes murmurées dans quelques pauvres ca-


banes de Syrie et de Chaldée jusqu'aux jours espérés, et
maintenant prochains , où le génie de l'Europe ramènera
le christianisme vainqueur sur cette terre d'Orient, ber-
ceau de sa naissance humaine, et l'y ramènera par un
double avènement temporel et spirituel à la fois, amélio-
rant la vie comme il élèvera les âmes , employant au pro-
fit de l'homme la fécondité de ces beaux climats, et à
l'honneur de Dieu et de l'humanité la vive intelligence de
ces races si longtemps opprimées , mais faites de temps
immémorial pour les grands travaux et les prodiges des arts.

f. Sanct. Chrysost. Oper., t. II, p. 222.

2. Ibidem , t. II , p. 223.
Al QUATLUÈME SIÈCLE. 237

Parmi les hommes qui furent, au iv


c
siècle, les inter-

prètes tout orientaux , les prédicateurs enthousiastes et


que Chrysoslome annonçait à la ville
familiers des vérités
grecque d'Antioche, et plus tard à la Grèce demi-romaine
de Constantinople, il faut placer très-haut saint Éphrem ,

ou plutôt Ëphraïm ,
pour lui laisser un nom empreint de
son origine et qui fait pressentir son génie. L'omission de
ce nom et des souvenirs qu'il rappelle était, dans les la-

cunes de mon premier travail, la plus fâcheuse de toutes.


C'était une part d'originalité, une forme tout entière du
christianisme laissée à l'écart. En lui, vous n'avez plus
devant les yeux le Grec devenu chrétien, attiré d'abord
vers l'Asie , et de l'Asie vers la foi ; vous^ie retrouvez plus
les souvenirs d'Homère et de Platon mêlés à l'ardeur in-

spirée des prophètes et à la divine charité du Christ; vous


ne voyez plus sans cesse les fêtes et les jeux guerriers de
la Grèce antique rappelés à la pensée des chrétiens et com-
parés à l'héroïsme des martyrs. Mœurs, souvenirs, imagi-
nation , tout est asiatique cette fois ; et nous avons, à tra-
vers les versions grecques des homélies et des méditations
d'Éphraïm, la forme d'ascétisme chrétien que recevaient,

que voulaient ces peuples voisins de la Judée, premiers


prosélytes du culte nouveau proscrit par elle, et formant
une race indigène bien plus nombreuse et plus durable
que les colons grecs et les soldats romains transplantés ou
campés sur son territoire.
Peu de choses nous manquent pour bien juger aujour-
d'hui ce monument du christianisme oriental. La traduc-
tion grecque que nous en avons, contemporaine de l'ora-
teur et comme l'écho savant de son discours populaire, est
éclatante par les images, et très-simple par les tours,
pleine de ce naturel asiatique hors de nature pour nous,
mais que les répétitions fréquentes rendent bientôt acces-
sible, quand la première surprise est passée. Publiée par
238 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRETIENNE

la magnificence de la cour de Rome, dans le texte le plus

correct, la version grecque fut encore éclaircie par les


notes d'un orientaliste indigène, le savant Assemanni, ap-
pelé du mont Liban dans le dernier siècle pour être pré-
posé à la partie la plus précieuse de la bibliothèque vati-
cane, à celle qui renferme, avec le trésor des langues
d'Asie du monde oriental, et comme
, la clef l'ancien titre
de possession du christianisme sur ces beaux climats. Avec
le secours de ce savant interprète , la traduction grecque
de l'orateur syrien nous le met facilement sous les yeux.
L'érudition patiente a tout préparé pour l'admiration et
pour le goût. Il ne reste du voile arabe entre Ëphraïm et
nous que la teinte orientale dont se colore heureusement
son langage et qui tient trop au soleil de la patrie et à
,

l'inspiration de l'orateur, pour que l'éclat s'en efface.


Que je puisse compléter par cette étude nouvelle les
développements que j'ai donnés à ma première et insuffi-
sante peinture d'une si grande époque, doublement faite
pour nous intéresser! car elle est pleine des choses dont
s'occupent aujourd'hui le politique et le rêveur, l'homme
d'action et le solitaire, celui qui cherche des voies au
commerce , un gage ou une apparence à l'équilibre des
grands États, une solution pacifique au problème d'O-
rient, et celui qui, méditant sur la philosophie de l'his-

toire , demande si toute


se la gouvernements et
dette des
tout l'avenir du monde ne sont pas dans ces deux choses,
christianiser les barbares, éclairer, élever, rapprocher les
chrétiens.
Saint Éphrem, Syrien de race, fils d'un prêtre des an-
ciens dieux du pays naquit vers
, les premières années du
iv
e
siècle, sous le règne de Constantin, dans cette ville de
Nisibe, extrême frontière de la puissance romaine en
Orient , tour à tour enlevée et reprise par Sapor et par les
Romains. Instruit dans la science orientale et les supersti-
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 239

tions du vieux culte assyrien , il fut saisi de bonne heure


par le christianisme ,
qui comptait à Nisibe beaucoup de
vrais fidèles restés purs au milieu des sectaires, des juifs,

des adorateurs du feu et des idolâtres. La ferveur s'accrois-


sant par la rivalité même des cultes, les chrétiens avaient
dès lors fondé près de Nisibe plusieurs monastères de
femmes que , dans la licence de la guerre , fit respecter
Sapbr, persécuteur de dans son empire. L'évêque
la foi

orthodoxe de Nisibe tout Syrien de langue et de génie


,

était un saint personnage, renommé dans l'Orient pour

avoir animé la résistance de ses concitoyens contre les


attaques réitérées des Perses. Il fut le recours du jeune

Éphraïm maltraité par le fanatisme de son père, et il l'in-

struisit dans la religion, d'après les monuments nombreux


qu'elle avait en langue syrienne, et sans mélange d'érudi-
tion grecque. D'une nature austère et poétique, Ephraïm
embrassa la foi nouvelle sous cette forme contemplative
que lui donnait volontiers l'Orient, et qu'il a portée dans
des cultes moins sévères. Non-seulement comme Basile et
Chrysostome, monastique dès la jeunesse,
il suivit la vie
mais il y mêla le mysticisme dont ces grands esprits se dé-
fendent; il ne chercha pas seulement les rigueurs de la
solitude, mais l'exaltation de l'ascétisme. Il fut un des
premiers exemples dans le catholicisme de cette imagina-
tion religieuse qui marche à côté de la foi la dépasse par ,

l'enthousiasme, sans la contrarier par le schisme, est un


besoin de l'âme plutôt qu'un travail de la pensée, inspire

l'éloquence de sainte Thérèse, égare la ferveur de


M me Guyon , et se mêle comme une grâce étrangère et
parfois douteuse au génie de Fénelon lui-même.
Par le goût de contemplation et d'indépendance qui
suit cette disposition de l'àme peut s'expliquer comment
Éphraïm, puissant par la parole , et demeuré le docteur
célèbre de la nation syrienne , n'eut aucune dignité dans
240 TABLEAU Dis L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

l'Église ,
et ne porta que le titre de diacre d'Édesse. L'as-
cétisme mystique, lors môme qu'il s'interdit toute opinion
hétérodoxe, aime à jouir de Dieu dans la liberté de sa foi,

dans la candide simplicité de son amour, et peut s'effrayer


du sacerdoce encore plus que ne le faisait ordinairement
l'humilité des premiers fidèles. Seulement à cette pieuse
ardeur qui anime ses paroles, Ëphraïm, avec la subtilité de
l'esprit oriental, joignait une étude profonde des que-

relles religieuses du temps: en se rangeant sous l'autorité

de ceux qui élevaient la foi le plus haut, il fut l'adversaire


de toutes les hérésies qui simplifiaient le dogme et ten-
daient à le rapprocher du théisme judaïque. Il paraît que
fort jeune Éphraïm avait suivi l'évêque de Nisibeau con-
cile de Nicée , à cette assemblée d'où est sortie et à la-
quelle se rapporte toute gloire, toute influence dans le
monde chrétien du iv
e
siècle. Au retour de cette grande
école, sa vie fut longtemps solitaire et errante, et quel-
ques-unes des épreuves qu'il encourut lui firent connaître
l'extrême infortune. C'est ainsi qu'il raconte que, voya-
geant à travers la Mésopotamie, et un soir ayant reçu
l'hospitalité chez le gardien d'un grand troupeau qui fut
dévasté et pillé durant la nuit, il se trouva le lendemain
accusé de complicité dans ce vol et traîné devant les juges
au milieu des clameurs populaire? et de tous les soupçons
qui accablaient son innocence. La prison où il fut jeté
renfermait deux autres hommes accusés d'un autre crime
et purs comme lui. L'éclaircissement de la vérité fut lent
et difficile. Enfin, pendant que le jeune apôtre cherchait
en lui-même s'il n'avait point ,
par quelque faute connue
de Dieu seul, mérité l'erreur de la justice humaine, il vit

son innocence pleinement justifiée, et retrouva la liberté.

Il continua d'habiter tantôt les villes, tantôt les déserts.

Un pressentiment le conduisit dans la ville d'Édesse, fa-


meuse par la sainteté de ses souvenirs, et où lui était an-
Ali QUATRIÈME SIECLE. 241

nonce un sage dont la parole devait l'instruire. Sa première


rencontre fut très-différente ; et quelques traits de la lé-

gende peut-être allégorique conservée à ce sujet rappel-


lent les séductions dont fut troublée la jeunesse d'Augustin
et de Jérôme. Le jeune apôtre syrien ne connut cette

épreuve que pour la vaincre ; et son humilité n'est pas


l'expiation de ses faiblesses. Mais en restant austère, il était

troublé; et son imagination agitée par les transe? ie sa foi


lui présentait incessamment les terreurs de la vie à venir
et l'insuffisance de ses efforts et de ses sacrifices pour se
préparer à ce terrible passage. Ces pensées le retenaient
en longues méditations avec quelques amis qu'il appelle
ses frères, soit que parla il exprime leur association com-
mune à l'Église, ou quelque autre lien religieux qui les
unissait. On en trouve de nombreux souvenirs dans ses

écrits. Je n'en citerai qu'un qui peut faire comprendre


le travail religieux et poétique de cette âme ardente.
«Un jour, dès l'aurore 1
, m'étant levé, j'étais sorti,

avec deux de nos frères , de la ville d'Édesse la bien-ai-

méc. J'avais levé les yeux au ciel comme vers un miroir


limpide qui réfléchit l'éclat des astres sur la terre. Saisi

d'admiration ,
je disais : Si tout cela resplendit d'une
telle gloire, combien les justes et les saints, qui font la

volonté de Dieu, brilleront-ils d'une plus ineffable lumière,


à l'heure où viendra le Seigneur! Soudain s'offrit à ma
mémoire ce terrible avènement du Christ. Mes os en
tremblèrent; et, frissonnant du corps et de l'âme, je pleu-
rai et je dis en gémissant Dans quel état serai-je surpris,
:

moi, pécheur, à cette heure menaçante? Comment me


liendrai-je devant le tribunal du juge redoutable? Com-
ment m'éleverai-je du même vol que les hommes purs?
Et lorsque les saints se reconnaîtront entre eux dans la

I. Sanct. Ephrem. Oper.,t. I,p. t ô8.

TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. Mi


242 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

cour d'honneur du ciel, que ferai-je ? qui me reconnaîtra,


moi ? Les martyrs montreront leurs blessures , les soli-

taires leurs vertus, qu'aurai-je à montrer , moi ,


que ma
torpeur et ma négligence? âme vaine, âme pécheresse,
âme imprudente, ennemie de ta propre vie ,
jusques à
quand seras-tu de toute part enchaînée à la terre ? Jusques
à quand l'habitude des mauvaises pensées te dominera-
t-elle? Ne sais-tu pas que les mauvaises pensées sont un
nuage ténébreux jeté devant nous, pour empêcher de voir
la route qui mène à Dieu ? Les deux frères qui étaient

avec moi, les larmes aux yeux, me dirent : « Pourquoi ce


« gémissement, ô mon père?» Je leur dis: «Je pleure ma
« lâche indolence, ô mes fds. Dieu, dans sa bonté, nous a
« donné la lumière et je la repousse chaque jour. Si j'avais

« accompli les ordres de la divine volonté ,


je serais heu-
« reux maintenant , non-seulement moi , mais tous ceux
« qui auraient fait de même. Nous n'avons nulle excuse,
« mes frères, parce que nous péchons avec connaissance.
« Voyons la Providence divine dans tous les dons qu'elle
« nous fait. Toujours sa grâce visite nos cœurs. Si elle les
« trouve en paix, elle y pénètre, elle y demeure; mais si
« elle ne trouve pas le cœur pur elle se détourne aus- ,

« sitôt. Sa pitié seulement la ramène vers nous, parce

« que nous sommes tous variables par la volonté sans ,

« l'être par la nature. Car on nous retrouve toujours hau-


« tains et indolents, envieux et faibles, nourrissant de
« mauvais désirs , et enfoncés comme dans un bour-
« bier dans nos pensées honteuses. » Et cette âme agitée
continue d'exhaler ainsi son humble douleur entre les

deux amis qu'elle soudent et qu'elle console.


Ce ne fut que dans l'âge mûr, après de longues épreuves
de la vie cénobitique et de la vie solitaire, qu'Éphraïm
prit les premiers degrés du sacerdoce sous la consécration
d'un grand docteur de l'Egide d'Orient. Il vint à Césarée,
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 243

où Basile évêque enseignait la foi de Nicée avec cet éclat


d'éloquence qui charmait si puissamment les contempo-
rains et anime encore ses écrits. Éphraïm était accom-
pagné d'un ami qui entendait et parlait la langue grecque;
et, malgré cet obstacle de l'idiome qui le séparait de saint

Basile , il comprit si bien son génie que , dans un éloge


consacré à sa mémoire , il en donne la vive peinture ,

comme aurait fait un Grec d'Antioche ou d'Athènes. C'est


dans ce discours même qu'il a consigné le souvenir de
son voyage et de l'accueil qu'il reçut. Rien ne pourrait
remplacer l'originalité de ce témoignage , et donner au
même degré une idée des hommes et du.temps.
« Le jour, dit-il
1
, où Dieu fut ému de pitié pour moi,
et dans sa miséricorde m'offrit une occasion, j'entendis
une voix qui me disait : « Lève-toi , Éphraïm et nourris-
,

« toi de pensées. » Je répondis dans un grand trouble :

« Où faut-il les prendre, Seigneur? Dieu me dit : Vois


« dans ma maison, un vase d'or te présentera cet aliment. »

« Émerveillé de ces paroles, je me suis levé, j'ai gagné


le temple du Très-Haut, et comme, parvenu doucement au
péristyle, je penchais la tête sous les propylées, j'ai aperçu
dans le sanctuaire un vase d'élection, qui brillait au-de-
vant du troupeau, et , orné de saintes maximes, attirait

tous les regards. J'ai vu le temple pénétré de cet esprit


divin, et tout rempli de compassion pour la veuve et
l'orphelin. J'ai vu des flots de larmes, et le pasteur, éle-
vant à Dieu, sur les ailes de l'Esprit-Saint, ses prières pour
nous. »

Le génie de l'Orient respire dans ce poétique symbole ;

mais on regretterait que rien de plus familier et de plus


simple n'exprimât l'entrevue de ces deux hommes
dont l'un venait de si loin chercher l'autre. Éphraïm ,

1. Sanct. Ephrem, Oper., t. H, p. 291.


1

24 TAfiLEAO DE L'ÉLOQUENCE CURÉTIENNE

après avoir peint son extase à l'entrée de l'église de Cé-


sarée , ajoute qu'il fut donné avis de sa présence à Basile :

« Et aussitôt, dit-il, faisant appeler mon humble personne,


il m'interrogea par la bouche d'un interprète, me disant :

« Es-tu cet Éphraïm qui a noblement courbé la tète, et

« porté le joug du Verbe sauveur? et je réponds : Je suis


«• Éphraïmcoureur attardé dans la carrière céleste » et
, ;

alors cet homme divin, mettant la main sur moi, me con-


firma d'un saint embrassement, et m'offrit des aliments
de son âme sainte et fidèle , une nourriture non pas gros-
sière et corruptible , mais toute pleine d'immortelles pen-
sées ; car il disait par quelles œuvres nous pouvons nous
concilier le Seigneur, comment repousser les assauts du
péché, comment fermer les entrées du cœur, comment
acquérir la vertu de l'apôtre, et comment rendre exorable
le juge incorruptible. Alors, en pleurant je m'écriai vers ,

lui : « mon père, garde-moi de ma langueur et de ma


« faiblesse. Dirige- moi dans la voie droite; le Dieu des in-
« telligences m'a méde-
jeté vers toi ,
pour que tu sois le
« cin de mon âme. Arrête mon navire dans l'onde du
« repos. »

L'imagination chrétienne vint embellir encore cetle


scène touchante, voulut y mêler un miracle
et elle sup- ;

posa que ,
parti par l'ordre de Dieu qui lui avait montré ,

en songe une colonne lumineuse, Éphraïm était arrivé à


l'église de Çésarée le jour même de l'Epiphanie; que s'ar-

rctant à la porte du temple , et apercevant de loin Basile


vêtu de blanc avec tout son clergé , il cherchait en vain
cette colonne de feu qui lui avait été montrée. Averti
cependant de sa présence , Basile lui envoie son archi-
diacre qui, fendant la foule, arrive jusqu'à lui et lui dit:
« Bénis le Seigneur et entre dans le sanctuaire. L'arche-
vêque t'appelle. »• Éphraïm, s'étant fait expliquer ces pa-
roles par son interprète, s'excuse et dit : « Tu te trompes,
-

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 245

mon frère. Nous sommes des étrangers , des inconnus


pour lui. » dans la
L'archidiacre s'éloigne et les laisse
foule. Cependant Basile commence l'explication des livres
saints; et pendant qu'il parle, Éphraïm croit voir sortir
de sa bouche une langue de feu. L'archidiacre revient et
lui dit, en le nommant cette fois: «« Seigneur Éphraïm,
ton père l'archevêque t'appelle ; il t'invite à monter jus-
qu'à l'autel. » Éphraïm, rempli de joie, s'excuse encore,
et prie qu'on lui permette d'attendre la tin de la cérémo-
nie sainte. Il vient alors dans le sanctuaire, où Basile lui

dit : « Sois le bienvenu, père des enfants du désert, toi

qui as augmenté le nombre des disciples du Christ et


chassé les démons. Mais pourquoi ce voyage, ô mon père?
Est-ce pour venir visiter un homme pécheur? Que Dieu
t'accorde une récompense plus digne de ta peine! » Alors
Éphraïm, a-t-on raconté dans les églises d'Orient, ayant
reçu la communion
des mains de Basile lui dit « J'ai , :

une grâce demander, ù mon père, et je te prie de me


à te
l'accorder. Je sais que Dieu ne te la refusera pas. Demanda
pour moi, je te prie, que je parle la langue grecque. »
Basile répondit « La demande passe mon pouvoir; mais
:

puisque tu la fais avec une foi vive, viens, mon père, toi
le guide des enfants du désert, et prions ensemble le Sei-

gneur car il peut faire ce que tu veux.


; Lorsqu'ils eu- »•

rent longtemps prié, Basile lui dit : « Seigneur Ephraïm ,

pourquoi ne reçois-tu pas l'ordination sacerdotale? »

Éphraïm répondit par son interprète : «< Parce que je suis


pécheur. — Plût à Dieu, dit Basile, que je fusse un pé-
cheur semblable! Humilions-nous ensemble. » Et lorsqu'ils
furent agenouillés, il imposa les mains à Éphraïm , et ré-
citant l'oraison pour le diaconat, il dit en grec : « Sei-
gneur, je t'en prie , relève-nous. » Et aussitôt Éphraïm
reprit en grec : « Sauve-nous, aie pitié de nous, et gardé
nous, Seigneur, par ta grâce. » « Et depuis ce temps, dit
246 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

la légende, il exprima toute chose en langue grecque, par


ce don divin des langues qu'avaient eu les apôtres. »

Éphraïm ne dit rien de semblable sur lui-même , dans


le récit qu'il fait de son entrevue avec l'évèque de Césarée;
et occupé surtout de son apostolat populaire auprès des
indigènes de Syrie il resta toujours étranger à la langue
,

grecque, si familière aux autres Pères de l'Église d'Orient.


On ne trouve dans ses écrits aucune trace de cette philo-
sophie et de cette poésie grecques dont l'antiquité chré-
tienne était toute possédée. Éphraïm cependant fut poète,
mais poète dans la langue vulgaire de son pays , dans ce
dialecte issu de l'arabe que les Grecs de cette époque et
des siècles suivants jugeaient une langue très- riche en
expressions et en images, au point, dit naïvement Photius,
qu'on a peine à dire si c'est de la langue ou du génie de l'é-

crivain que viennent la force et l'élévation du discours. Mais


on sait ce qu'il faut admettre d'une pareille alternative, et
comment c'est toujours l'émotion et le talent de l'écrivain
qui font la force de la langue. Par le caractère propre de
son génie, comme par son idiome, Éphraïm est tout orien-
tal. Il ne peut cesser de l'être par la traduction ; seulement
chez lui l'esprit oriental prend une double forme. 11 est
antique et moderne, solennel et populaire. Nul Père de
l'Église, nul apôtre des premiers temps n'est plus nourri
de l'Écriture, n'y fait de plus fréquentes allusions; et d'un
autre côté, il a souvent les formes hyperboliques et raffi-
nées de la poésie arabe du moyen âge. Il se complaît dans
mille répétitions. Souvent son langage est diffus, autant
que celui de la Bible est expressif et court. C'est le con-
teur arabe sous la tente, au lieu du prophète sur le seuil
du temple.
En le voyant aujourd'hui à la lumière affaiblie d'un
autre idiome que le sien, on ne s'étonne pas qu'il ait été
poète ; et on conçoit la puissance qu'il dut exercer sur les
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 247

hommes de son pays. La prédication ne suffisait pas à ces


imaginations si vives. Jl leur fallait la poésie et le chant ;

et ils l'employaient comme un instrument de la pensée


religieuse qui occupait une si grande part dans leur vie.

Les sectes qui divisaient le christianisme avaient compris


cette puissance, et en faisaient un grand usage. Un Syrien
élevé dans les écoles d'Athènes, et célèbre sous le nom
d'Harmonius, avait composé en langue syrienne des chants
tout remplis des erreurs dont son père, l'hérésiarque Bar-
desane , infectait le christianisme. Éphraïm entreprit
l'œuvre contraire; et tous les dogmes de Nicée, la foi , la

morale, l'histoire évangélique , les vies et les morts saintes


furent pour lui le sujet d'hymnes en langue vulgaire ré-
pétés dans les campagnes de Syrie. Plusieurs siècles après,
ces chants se redisaient encore aux fêtes des martyrs. Il s'est

perdu sans doute pour nous une grande part de ce trésor


religieux et populaire ; mais il en reste encore de précieux
échantillons, et toute une série du même ordre qu'une
récente version nous met à portée de connaître. Ce sont
des chants funèbres consacrés presque tous à la mémoire
des saints évêques du pays, et où la frêle durée de la vie
et les consolations de la mort reviennent incessamment
avec toute la monotonie mélancolique de l'imagination et
de la vie d'Orient.

Éphraïm n'était pas seulement le poète théologien du


peuple : tous les événements qui occupaient ou affligeaient
l'empire excitaient son génienon moins zélé pour la pa-
trie que pour l'Église. Parmi
ses poèmes syriens, l'anti-
quité chrétienne a cité surtout une lamentation sur la
ruine de Nicomédie, détruite par un de ces tremblements
e
de terre qui, dans le iv siècle, ébranlèrent plusieurs fois

Jérusalem, Antioche, Apamée, Nicée, Constantinople, mais


nulle part ne furent aussi désastreux qu'à Nicomédie. Vers
le même temps et dans l'enceinte de Jérusalem., ce fléau,
248 TABLEAU DE L'ÉLOQl'ENCE CHRÉTIENNE

mêlé à l'explosion de feux souterrains, avait paru le mira-


cle même de la main divine qui, punissant le démenti
tenté par Julien contre les prophètes , secouait de dessus
terre la reconstruction du temple condamné. Les chré-
tiens le dirent avec enthousiasme; les païens en frémirent.
Dans Antioche et dans Nicée le phénomène, bien moins
,

terrible et moins réitéré semblait sinon l'accomplisse-


,

ment d'une vengeance du ciel, au moins le signe précur-


seur de sa colère. Mais à Nicomédie, l'horreur et la durée
du désastre pénétrèrent profondément les imaginations
des hommes et on ne doit pas s'élonner que l'orateur po-
;

pulaire des chrétiens indigènes de Syrie en ait fait le sujet

de ses chants et de ses appels à la pénitence et à l'aumône.


Son œuvre, en cette occasion, n'est pas venue jusqu'à
nous mais elle
; avait retenti dans les provinces romaines
d'Orient; et il y a comme une trace des peintures terribles
du poète dans le récit qu'Àmmien Marcellin a fait de cette
calamité contemporaine. On sent, au milieu de la fermeté
d'esprit et des interprétations scientifiques du guerrier
philosophe , le religieux effroi dont Éphraïm était l'inter-

prète. Quelques traits pathétiques de ce récit ont dû sortir


de l'âme d'Ammien, et rappellent le brave et humain sol-
dat qui, dans une déroute des siens, sauvait un pauvre en-
fant abandonné en plein champ par sa mère épouvantée,
et, le jetant sur le cou de son cheval, le portait à une sta-

tion romaine, avant de continuer sa fuite et de passer


l'Euphrate. Mais dans les pages de l'historien on reconnaît
aussi quelque chose des accents du poëte qui parlant ,

à la foule, avait excité la pitiédans tout l'Orient, et lutté


par le zèle de la charité contre l'incurie de l'extrême mal-
heur.
C'est ainsi que la ville de Dioclétien, la Nicomédie chré-
tienne tant haïe de Galérius, sacrifiée par Constantin à
l'incomparable situation de Byzance, se releva malgré son
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 249

affreux désastre, et eut encore des jours prospères par le

commerce et par les arts. Ces jours, elle les retrouverait

bien vite si jamais de l'ancienne Édesse à l'ancienne Ni-


,

comédie, de l'ancienne Antioche à l'ancienne Nisibe et ,

des sommets du Liban au mont Olympe d'Asie, l'Orient


chrétien redevenait libre, et que ces oasis vivantes qui ga-
gnent chaque jour sur le désert de la tyrannie turque, ces
lignées de chrétiens grecs, jacobites, arméniens, maronites
reprissent enfin leur place au soleil et au pouvoir. Alors,
chez ces peuples qui n'ont pas eu dans l'antiquité connue
d'histoire héroïque ,
qui n'eurent de grandeur que par le

christianisme , la statue d'Éphraïm serait dressée sur les


places publiques des villes dont il relevait les murailles

et nourrissait les pauvres.


Cette dernière expression est d'une vérité littérale; car
ce génie d'Éphraïm qui semblait né pour l'indépendance
de l'ascétisme solitaire, qui se refusait au sacerdoce, et qui
dansune occasion même feignit la démence pour échapper
à l'épiscopat , se pliait cependant aux soins de la plus ac-
tive charité. De retour dans sa ville préférée d'Édesse, il
y
trouva le petit peuple en proie au fléau de la famine et de
la contagion que les monopoles et la négligence des gou-
verneurs romains rendaient fréquents alors dans ces belles
contrées. Les riches étaient effrayés et inactifs ; les pau-
vres succombaiant à leurs maux. Éphraïm sort de sa cel-
lule, s'adresse aux premiers et leur demande de donner
leur argent, à défaut de leurs soins. Il se charge de tout ; il

dispose, sous une partie des élégants portiques de la ville,


un vaste hospice, et, faisant des pauvres encore valides les

serviteurs rétribués de leurs frères malades , il parvient à


rétablir l'ordre et la santé dans Édesse. La bienfaisance
perfectionnée de nos temps modernes rend plus difficile

de comprendre tout ce y avait alors de vertu salutaire


qu'il

dans la charité d'un homme il faisait ce que nul pouvoir


;
250 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

n'eût fait à sa place : il substituait le secours à l'abandon,


la miséricorde à la ruine.
Ce dévouement toutefois privé des épreuves mémora- ,

bles que episcopat donnait aux Athanase et aux Chrysos-


1

tome, ne pouvait avoir la même grandeur historique.


Apôtre d'une civilisation qui parut éteinte pendant plu-
sieurs siècles, Ëphraïm a souffert dans sa renommée des
pertes de la foi dans l'Orient. Les monuments de son génie,
plus affectueux que dogmatique, n'ont pas eu la même au-
torité que les ouvrages des grands docteurs de l'Église
orientale. La tradition chrétienne s'en est moins nourrie.
La chaire évangélique l'a moins cité. Il est resté à l'écart

dans l'histoire des lettres chrétiennes, comme il avait été


humblement solitaire dans sa vie. Onpeutcroire d'ailleurs
que ses écrits, tels que nous les avons, non-seulement ne
sont qu'une copie affaiblie, mais ne sont qu'un abrégé
incomplet de son génie. La puissance qui dominait en lui,

c'était le don des larmes. Ses dis-


pathétique, c'était le

cours entrecoupés de prières, étaient un dialogue avec


,

Dieu et son auditoire. Souvent il y mêle le récit de visions


allégoriques ou réellement présentes à ses yeux par l'ar-
deur de son imagination et de sa foi. 11 voit le Dieu auquel
il aspire; il entend, il répète ses paroles; puis il tombe
dans une humilité aussi grande que son enthousiasme.
Mais découragé sur lui-même, il est plein d'espérance et

de tendresse pour les autres. Nul homme n'a été davantage


le prédicateur de la charité, non de celle qui s'arrête seu-
lement à l'aumône, mais de celle qui aime et qui console.
Quoique plein des souvenirs de l'Ancien Testament et des
prophètes, il respire surtout la douceur évangélique. « Le
Seigneur dit-il dans une de ses homélies, a dit avec vé-
,

rité Mon joug est léger. Quel facile travail, en effet, que
:

de remettre à notre frère les offenses qu'il nous a faites ,

offenses souvent frivoles; de lui accorder quelque chose du


AU QUATRIEME SIECLE. 2ol

nôtre, et à ce prix d'être justifié ! Dieu ne vous a pas dit :

Amenez-moi de riches offrandes, des bœufs, des che-


vreaux, ou bien Apportez-moi vos jeûnes et vos veilles.
:

Vous auriez pu répondre Je n'ai pas, ou je ne puis pas.


:

Il vous a prescrit ce qui était facile et sous votre main il ;

vous a dit Pardonne à ton frère ses fautes, et je le par-


:

donnerai les tiennes. Tu lui remets une petite dette, quel-


ques oboles, quelques deniers; moi, je te remets des
milliers de talents. Tu lui fais grâce de peu de chose, tu
ne lui donnes rien de plus; moi, je le remets ta dette, et
je te donne la santé de l'àme et la béatitude. Je n'accepte
ton présent que lorsque tu es réconcilié avec ton ennemi,
que tu n'as pas laissé le soleil se coucher sur ta colère, et

que tu es en charité et en paix avec tous : alors ta prière


sera bienvenue, ton offrande accueillie , ta maison bénie
et toi-même heureux. Mais si tu n'es pas réconcilié avec
ton frère, de quel front me
demanderas-tu indulgence
et pardon? Comment m'offrir des prières, un
oses -tu
sacrifice, des prémices, quand tu gardes inimitié contre
quelqu'un? De même que tu te détournes de ton frère,
'ainsi je détournerai les yeux de tes prières et de tes

dons. »

Ces touchantes exhortations , et mille autres qui leur


ressemblent, sur la charité, sur l'aumône, sur l'amour
des pauvres, s'adressaient au peuple, aux chrétiens réunis
des villes et des campagnes. Mais beaucoup de discours
ou d'écrits d'Éphraïm n'étaient destinés qu'aux hommes
engagés dans la vie religieuse à des moines d'Egypte et
,

de Syrie. Pour cela, sans doute, malgré sa douceur et


son humilité profonde, sa sévérité est très-grande et sa foi

menaçante. La vie religieuse, qui retirait Jes hommes


de grands désordres , avait aussi ses difficultés et ses
maux; elle comprimait vague agitation des pensées,
la
sans la guérir. Beaucoup d'àmes étaient indécises entre e
252 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

cloître et le désert, et passaient incessamment de l'un à


l'autre. Pour supporter cette vie, ilfallait un enthousiasme

qui élève le cœur et une occupation assidue qui le pré-

serve. Éphraïm, en combattant avec force l'instabilité des


désirs, est habile à la prévenir et à guider l'esprit reli-
gieux dans la route qu'il a prise. « Si quelqu'un, dit-il ,

commençait une tour puis ennuyé de la con-


à élever , ,

struction voulait faire un portique; puis, les fonde-


,

ments jetés se ravisait et trouvait suffisant de faire une


,

cellule, il paraîtrait insensé. Tel le religieux qui ne sait


pas rester dans le môme asile et persévérer dans la même
œuvre. »

La censure d'Éphraïm ne s'arrête pas à ce reproche.


Pénétrant avec sévérité dansla vie monastique, elle y re-

trouve les passions humaines et presque tous les vices du


monde appliqués aux intérêts du cloître. Il semblerait
même qu'elle en exagère parfois la peinture; car la fer-
veur qui entraînait à la vie monastique et les austérités

mêmes de cette vie devaient ôter beaucoup de chances de


tentation et de faiblesse. On aimerait à croire que ce pre-
mier âge du christianisme, cette jeunesse d'une foi encore
si récemment éprouvée par la persécution communiquait

à toutes les institutions qu'elle inspirait quelque chose de


plus saint et de plus pur. Il n'en était pas ainsi cepen-
dant. Soit que l'esprit de la vieille société, cette âpreté
d'égoïsme, cette dureté superbe enracinée chez elle se ré-

fléchit encore dans la réforme qu'elle subissait, soit que


certains défauts de la nature humaine se retrouvent dans
toutes les conditions, soit enfin que la sévérité même de
la règle religieuse réveille dans quelques âmes un prin-
cipe d'orgueil difficile à séparer du principe de force qui
soutient dans les grands sacrifices, Éphraïm reproche aux
moines de son temps de bien graves erreurs et comme
une continuation de tous les travers du siècle qu'ils ont
,

AU QUATRIEME SIECLE. 253

abjuré. « Nous avons quitté le monde 1


,
dit-il, et nous
pensons au monde; nous avons abandonné les possessions
de la terre, et nous n'avons pas cessé de contester pour
elles nous avons quitté nos maisons, et nous en avons
1
,

gardé préoccupation et le souci; nous n'avons point de


la

richesse, mais nous avons de l'orgueil; nous sommes en


apparence humbles de cœur, et dans l'àme nous ambi-
tionnons les honneurs; nous paraissons aimer la pauvreté,
et nous sommes dominés par la convoitise. Peut-on ne pas
s'affliger de notre état? Il y a de quoi s'étonner de voir
les préoccupations des moines des plus jeunes surtout ,

des novices. Ils n'ont pas encore prononcé leur abjura-


tion, et déjà ils sont enflés d'orgueil; ils n'ont pas encore
l'habit, et ils ont déjà la fierté; ils n'ont pas encore en-
tendu les instructions, et déjà ils avertissent les autres ; ils

n'ont pas encore passé le péristyle, et ils se croient dans le


sanctuaire. »

Le saint docteur prolonge cette peinture avec une viva-


cité de reproches, et, il faut le dire, une abondance d'anti-
thèses qui n'est pas sans quelque affectation. La distinction
qu'il établit dans la vie des moines entre l'apparence et la

réalité, les épithètes contradictoires qu'il leur assigne,


sous ces deux aspects ,
peuvent paraître quelquefois bien
étranges et troublent toutes nos idées sur la sainteté de
ces temps. Conçoit-on, par exemple, qu'il ait pu dire sans
une exagération presque inexplicable? « A l'extérieur nous
sommes moines, par le caractère nous sommes durs et in-
humains; à l'extérieur nous sommes humbles, par le fait
nous sommes oppressifs à l'extérieur noussommes pieux, ;

en réalité nous sommes homicides; à l'extérieur nous


sommes cœur nous sommes ennemis; à
charitables, par le
l'extérieur nous sommes des ascètes, dans la conduite

1. Sanct. Ephraem. Opcr., >, I, p. 112.


254 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

nous avons l'oisiveté des athlètes ; à l'extérieur nous jeû-


nons, dans nos mœurs nous sommes des pirates; à l'exté-
rieur nous sommes pudiques, et dans le cœur adultères;
à l'extérieur nous sommes paisibles, et dans la conduite
nous sommes sans frein. »
11 faut supposer que cette sévérité de censure, dont il ne
s'exemptait pas lui-même , lui donnait un grand empire
sur ses auditeurs, et était en quelque sorte acceptée par
l'humilité de leurs scrupules; mais nous ne pouvons y
voir un témoignage historique. La au reste,
vie ascétique,

ne sera jamais qu'une exception, plus ou moins étendue,


plus ou moins nécessaire, selon la diversité des époques,

toujours très-limitée par comparaison aux autres modes


d'existence ; elle occupait une grande place dans un temps
de civilisation inégale et de lutte violente : elle était la

défense et l'arme du christianisme; mais elle n'était pas


le christianisme tout entier; elle ne le suivait pas dans
l'action immense qu'il exerçait sur les lois civiles et sur

la vie domestique. Toute cette partie de l'histoire , dont


les traces sont si marquées et seraient si précieuses à
recueillir dans les orateurs chrétiens du même temps,
apparaît peu dans Éphraïm. C'est la méditation mélan-
colique du cloître et l'imagination des solitaires qu'il rap-

porte devant la foule. De là l'exaltation de ses scrupules,


les transes de sa foi , et tout ce qui fait souvent de ses ho-
mélies un pieux soliloque, une confession à haute voix,
plutôt qu'une instruction simple et persuasive. Il lui ar-
rive aussi cependant d'associer ses auditeurs à toutes ses

pensées, de les agiter de son trouble et d'ajouter par leur


émotion à son éloquence. De toutes les inspirations
qu'Éphraïm empruntait au dogme religieux, la plus puis-
sante, comme la plus assidue, c'était la pensée du juge
.ment dernier, c'était la terreur de ce grand jour anticipée
par les fervents scrupules du solitaire, comme elle le serait
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 2ÔJ

par la conscience du coupable. Sans cesse il le mêle à ses


discours, à ses prières publiques. Une de ses prédications
surtout faisait de cette terrible annonce une réalité , une
représentation vivante, par le dialogue qui s'établissait

entre son auditoire et lui, l'inquiétude des demandes et

l'effrayante précision des réponses.

Ce discours, ou plutôt ce drame, célèbre dans toute


chrétienté d'Orient, était, au xm siècle, cité avec ad-
e
la

miration par Vincent de Beauvais, et ne fut pas sans doute


ignoré de Dante. On ne pourrait le renouveler sans l'af-
faiblir; et le pathétique en était inséparable de cette

naïveté d'étonnement et d'effroi qui entourait l'orateur.


Remontez bien au delà de notre temps et du moyen âge;
soyez par l'imagination dans une de ces villes d'Asie en-
core toutes décorées des monuments de Part grec, et ré-
cemment attirées du paganisme à la loi chrétienne. C'est
là que l'orateur ascétique, pâle de veilles et de jeûnes,
pauvre de cette pauvreté qui garde une grande puissance
de charité, monte en chaire et commence à décrire la
comparution égale de toutes les âmes devant leur juge
suprême; puis il s'arrête épouvanté; et, du milieu de son
auditoire, cette question s'élève : « Dis-nous, maître, que
vont entendre et souffrir toutes ces âmes assemblées? —
Hélas ! répond-il 1 , mes frères très-aimés du Christ, je vou-
lais aussi vous raconter ce qui doit suivre; mais frappé
d'effroi, je ne le puis; la voix me manque et les pleurs
échappent de mes yeux ; car ce récit est terrible. — Dis
nous t'en prions, au nom de Dieu et pour notre bien. —
Alors, amis du Christ, est vérifié le cachet de christianisme
que chacun a reçu dans l'Église, la profession de foi qu'il

a faite et l'engagement qu'il a pris dans le baptême; et


il sera demandé à chacun s'il a gardé sa foi inviolable,

l. Sanct. Ephraem. Oper.,t. II, p. 378.


,

256 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

sans mélange d'aucune autre secte, son cachet intact et sa


robe sans souillure. — Tous seront-ils interrogés , et les

petits et les grands? — Oui, tous ceux qui ont engagé


leur nom à l'Église, et chacun selon le degré de sa force;
car les forts seront fortement éprouvés, comme dit l'Écri-
ture ,
parce qu'il est beaucoup demandé à celui auquel il

a été beaucoup donné, et qu'il est mesuré à chacun, selon


Ja mesure dont chacun s'est servi. Au reste, grands et pe-
tits, nous avons contracté le même engagement; nous
avons été marqués du même sceau précieux; nous avons
également renoncé à Satan, et chacun de nous s'est pareil-
lement associé au Christ. Nous t'en prions, ô maître, —
apprends-nous toute la force du renoncement que nous
avons fait. — Le renoncement que chacun de nous a fait
sur les fonts du baptême est simple dans l'expression
mais grand dans la pensée; et trois fois heureux qui peut
y rester fidèle ! En quelques paroles , nous renonçons à
tout ce qui est mal devant Dieu , non pas à une chose, à
deux , à dix : au mal tout entier, à tout ce que Dieu dé-
teste. Nous disons : Je renonce à Satan et à ses œuvres.
Quelles œuvres? à savoir, la corruption, l'adultère, la dé-
bauche, le mensonge, le vol, l'envie, le poison, la divi-
nation, les enchantements, la violence, la colère, le blas-

phème, la jalousie, la haine. Oui, je renonce à l'ivresse, à


la paresse, à l'orgueil , à la mollesse; je renonce à la rail-
lerie, aux sons voluptueux de la cithare, aux chants dia-
boliques de la tragédie, aux séductions contre nature, aux
augures, à la consultation du malin esprit avec les carac-
tères inscrits sur des lames d'argent; je renonce à l'ava-
rice , à l'inimitié, à la cupidité. »

Et il continue d'énumérer l'effrayante série des vices


et des erreurs de la société moitié grecque , moitié bar-
bare, moitié chrétienne, moitié païenne, de son pays et de
son temps.
AU QUATRIÈME SIECLE. 257
Puis reprenant son dialogue : « Mais comment sera-
t-on interrogé? se fait-il dire par ses disciples. — Les
pasteurs des âmes, les évêques, les princes seront inter-
rogés sur eux-mêmes et sur leurs troupeaux; et on re-
cherchera sur chacun le dépôt spirituel que le Pasteur
suprême lui aura commis. Si, par la négligence de l'évêque
ou du prince, une brebis s'est perdue, son sang lui sera

redemandé, comme s'il l'avait versé lui-même de sa main.


Les prêtres répondront pour le peuple de l'église qui leur
a été confiée ; les diacres et le reste des fidèles seront
comptables pour leurs familles, pour leurs femmes, leurs
enfants, leurs serviteurs, leurs servantes, qu'ils ont dû
nourrir dans la crainte et dans la pensée du Seigneur,
comme le veut l'Apôtre. Ensuite les rois et les princes, les
riches et les pauvres, les petits et les grands seront inter-
rogés sur leurs propres actions ; car il est écrit : « 11 faudra
tous nous manifester devant le tribunal du Christ, et dire

ce que nous avons fait de bien et de mal. » Et il est encore

écrit ailleurs : « On ne retire personne de mes mains. » —


Nous te prions de nous dire encore ce qui doit suivre. —
Je le dirai dans l'angoisse de mon cœur; car vous ne
pourrez pas l'entendre. Arrêtons-nous, je vous en prie,
enfants amisdu Christ. —
Ces choses qui doivent suivre
donc plus formidables que celles que nous avons
sont-elles
entendues? —
IMus formidables cent fois et plus lamen-
tables, dignes de tous les pleurs et de tous les sanglots; et
si je les énonce, un tremblement saisira mes auditeurs.
— Raconte-les , ô maître , si tu le peux , afin qu'après
t'avoir écouté, nous ayons plus d'ardeur à la pénitence.
— Je le dirai avec larmes : on ne le peut dire autrement ;

car ce sont les dernières misères. Mais l'Apôtre nous ayant


donné le mandat d'en instruire les hommes fidèles, et

vous étant fidèles, je dois vous montrer ces choses; et


vous les enseignerez à d'autres. Si mon cœur se brise dans
T.UH.KAll DE L'ÉLOQ. CIIK. 17
,

2Ô8 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ce récit, secourez-moi de votre compassion , mes frères


bien -aimés.
« Alors , dis-je , lorsque tous auront été bien examinés
et leurs oeuvres mises à jour devant les anges et les hom-
mes, que toute puissance et toute force humaine aura
disparu et que tout genou sera courbé devant Dieu, comme
l'a dit l'Écriture, il séparera les uns des autres, comme le

pasteur sépare les brebis des chevreaux ; ceux qui auront


porté de bons fruits et brillé par de bonnes œuvres seront
séparés des inutiles et des coupables ; on verra resplendir
ceux qui auront gardé les commandements du Seigneur,
les miséricordieux, les amis des pauvres et des orphelins,

les hospitaliers, ceux qui ont soulagé les souffrants et les


mourants. Ceux qui pleurent maintenant, comme dit le
Seigneur, qui sont pauvres parce qu'ils ont placé leurs
richesses dans le ciel ,
qui remettent les offenses à leurs
frères, qui gardent pur et inviolable le sceau de la foi , il

les placera à sa droite ; mais ceux qui furent inutiles à


tout bien, qui ont irrité le bon Pasteur, qui n'ont pas en-
tendu sa voix, les orgueilleux, les déréglés, les insolents,

qui ont perdu ce temps favorable à la pénitence, ceux qui


ont passé toute leur vie dans la débauche, l'ivresse et la

dureté de cœur, comme ce riche qui ne fut jamais touché


de pitié pour Lazare , il les rejettera à sa gauche ; et ils

resteront là condamnés comme n'ayant pas eu de miséri-


corde et d'entrailles, sans fruit de pénitence et sans huile

dans leur lampe; mais ceux qui ont acheté l'huile du


p&uvre et en ont rempli leur vase resteront à sa droite
éclairés de sa gloire, heureux et portant la lumière dans
leurs mains; et ils entendront cette voix céleste et mi-

séricordieuse : « Venez, les bénis de mon père; possédez


« royaume qui vous
le est réservé depuis la création du
« monde. »
Et il continue par les paroles de l'Apôtre contre les
AU QUATRIÈME SIECLE. 259
maudits, et sur le supplice éternel qui les attend. « Mais
quoi? lui dit encore son auditoire, tous iront-ils aux mê-
mes supplices, et n'y a-t-il point de peines différentes? »

C'est là que le génie compatissant du prêtre syrien parait


tout entier. Il a présentes les menaces de l'Écriture; il les

répète avec componction et gémissement ; mais il se garde


bien d'y ajouter et d'épuiser l'imagination et la langue a
l'expression de douleurs matérielles , comme fit plus tard
le moyen âge et le plus grand de ses poètes. Non malgré ;

l'effroi qu'il ressent et qu'il annonce, il ne conçoit rien

au delà des pleurs et des grincements de dents de l'Évan-


gile : l'enfer est pour lui dans les cœurs. Par un mouve-
ment de pitié, ces supplices éternels qu'il résiste à racon-
ter, qu'il supplie ses auditeurs de ne pas lui demander,
et qu'il ne consent à leur révéler que sur leur ardente
prière et pour les exciter à la pénitence , il ne les révèle
pas en effet : il s'arrête à cette séparation qui commence
la béatitude des uns et la perte des autres. II en fait la

plus grande comme première des tortures qu'il avait à


la

décrire; et, dans cette douleur toute morale, il laisse la


foi chercher avec tremblement toutes les autres douleurs
de la damnation ; il en fait tout le supplice d'une éternité
malheureuse. « Alors , dit-il , les fds seront séparés des

pères et les amis des amis ; alors l'épouse sera séparée


avec douleur de l'époux, pour n'avoir pas gardé la pureté
du lit nuptial; alors seront rejetés aussi ceux qui, vierges
de corps, ont été durs de cœur et sans entrailles. »

Cette distinction est belle dans un écrivain ascétique de


ce temps, sous le ciel brûlant de Syrie, et là où l'orgueil
et le christianisme mal compris pouvaient chercher dans
une seule vertu la dispense des autres, et dans un seul et
rude sacrifice le droit de ne pardonner à personne. Il
continue , malgré son trouble ; il achève celte séparation
dont le plus grand supplice est de voir un moment la lu-
'2(30 TABLEAU DE L'ÉLOyiENCE CBRÉTIENNE

mière divine et de la perdre. 11 fait entendre la plainte

des réprouvés, leur inconsolable remords, qui parait leur


supplice même ; et quand , avec cette imagination d'O-
rient qu'on ne peut reproduire sans l'altérer, il a multi-
plié toutes les formes d'une douleur qui ne peut ni chan-
ger ni finir, y oppose les paroles de celui qui a dit:
il

« Venez à moi, vous tous qui souffrez et êtes affligés, et je


vous soulagerai et je vous recevrai dans la cité céleste
, ;

venez à moi, vous qui avez faim et je vous nourrirai. » ,

Et, répandant toute son âme dans celte espérance, il des-


cend au milieu de la foule émue de reconnaissance et
d'amour, comme elle était naguère consternée d'effroi.

Tel était le langage de ce puissant apôtre des peuples


de Syrie; telle était la promesse qui tempérait dans sa
bouche les terreurs de que dans ce monde
la foi. C'est ainsi

encore tout pétri de préjugés humains, chez ces natures


d'Orient, mobiles et violentes, que le zèle religieux pas-
sionnait parfois jusqu'au délire, il faisait de la bonté, de
la miséricorde, le fond même de la loi chrétienne. Par là,

nous pouvons concevoir comment le diacre de la ville


d'Édesse eut un si grand nom dans l'Asie, et fut appelé
par Chrysostome lui-même le grand Éphraïm, l'asile de la

vertu et le temple de l'Ésprit-Saint. C'est ce feu de charité


répandu dans ses discours qui faisait dire à saint Jérôme :


J'ai lu en grec son ouvrage qu'on avait traduit du
syriaque; et j'ai retrouvé, même dans une traduction,

l'éclat du génie. »
Éphraïm continua jusqu'à son dernier jour d'instruire
les religieux ses frères, et le peuple d'Édesse. Son ensei-

gnement, de la plus pure élévation morale, était toujours


animé par l'imaginalion et en lui l'imagination c'était la
; ,

foi même. Toutes les espérances, toutes les terreurs du

inonde invisible lui apparaissent donc aussi présentes que


si elles étaient sous ses yeux. Cette pensée lui montre les
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 261

vertus et les vices de l'homme comme autant de bons et

de mauvais anges prêts à le recevoir et à le conduire au


ciel ou dans l'abîme, au moment où s'accomplit le grand
mystère de la séparation de l'âme d'avec le corps. Dans
l'attente de ce jour, ce qu'il recommande à l'homme, c'est

de penser sans cesse au bien , afin de ne pas penser au


mal ; car l'àme ne supporte pas d'être oisive ; et la vaine

rêverie produit des œuvres de vanité, comme la médi-


tation porte des fruits de salut. Ces œuvres de vanité, il
les poursuit avec une inexorable rigueur dans tous les

monuments de la gloire humaine , dans tous les trophées


de la grandeur. néant de ces expressions de
Il a sur notre
pitié qui échappent à Bossuet du milieu de son admira-
tion pour le pouvoir et pour le génie. Il les a sans mé-
lange : car rien ne léblouit ici-bas; et son cœur est placé

plus haut que le monde.


Sa mort fut instructive comme sa vie. Son testament a

été conservé en langue syriaque , tel qu'il le dictait, à son


dernier jour, devant les amis qui remplissaient son humble
cellule. 11 s'y représente comme le laboureur qui a fini sa

journée, comme
mercenaire qui a rempli sa tâche. 11
le

n'a rien à léguer que des conseils et des prières. «Car,


dit-il Éphraïm ne laisse rien ni bâton ni besace. » Il re-
1
, , ,

commande à ses frères et à ses disciples de ne placer son


corps ni sous l'autel, ni parmi les tombes des martyrs,
parce qu'il n'est qu'un pécheur. « Ne me déposez pas
dans vos monuments, dit-il ; j'ai fait une convention avec
Dieu pour être inhumé parmi les étrangers car je suis un:

étranger et un voyageur, comme eux. » Il rappelle tous


les souvenirs de l'Écriture qui doivent donner confiance à
l'âme, et lui promettent un avenir d'immortalité. Puis,
s'adressant à ceux qui l'entouraient « Adieu mes amis, : ,

r
1. Sanct. Ephraem Oper., t. Il, p. 39. >.
262 tableau df. l'éloquence chrétienne

dit-il, priez pour moi. Voici le temps où le marchand qui


voyageait rentre dans sa patrie. Malheur à moi qui ai
perdu ce que j'avais acquis et dissipé tous mes trésors !

Adieu, cette terre! salut, ange conducteur qui séparant ,

l'âme du corps, la conduis aux demeures qu'elle doit ha-


biter jusqu'au jour de la résurrection. » Pendant qu'il
parlait au milieu des gémissements et des pleurs de la
foule qui se pressait autour de sa cellule une jeune fdle ,

de noble naissance , la fdle même du gouverneur d'Édesse,


arrive jusqu'à lui avec tous les signes d'une vive douleur,
et lui demande de permettre qu'elle apporte une urne
pour recueillir sps cendres, et qu'elle en réserve une autre
pour elle-même, dans l'espoir de mourir après lui. Le sage
vieillard, réprimandant cet injuste découragement, fait
promettre à la jeune fille de vivre ; et acceptant l'urne
qu'elle lui destinait, il recommande que cette urne ne
soit pas de marbre. Puis il l'avertit de ne plus se faire
porter en litière par des esclaves, parce que l'Apôtre a dit:
« La tête de l'homme ne doit porter que le joug du
Christ. » La jeune fdle jura de respecter cette défense :

et à la voix d'Éphraïm, la femme donnait ainsi l'exemple


d'alléger la servitude dans cet Orient où elle la partage
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 263

SAINT EPIPHANE.

Le christianisme avait porté sa puissance dans toutes


les parties du monde romain , il avait ses anachorètes et
ses monastères dans les déserts et sur les montagnes , ses
évoques dans toutes les villes , dans les bourgades même;
car à cette époque la grande force du culte nouveau et le
signe de sa victoire, c'était le nombre des églises épisco-
pales, c'est-à-dire des cités chrétiennes ayant un chef et

un conseil de prêtres. Souvent , comme de nos jours en-


core pour les terres lointaines et barbares, le
,
titre d'é

vêque se donnait là où le diocèse n'existait pas , et il était

comme le gage anticipé d'une chrétienté future. De là ces


conciles si nombreux , lors même qu'ils ne réunissaient
que les évêques d'une portion de l'empire. On sait le

spectacle que présenta Carthage au commencement du


v e siècle : d'une part, deux cent quatre-vingt-six évêques
orthodoxes , de l'autre, un nombre presque égal d'évèques
donatistes pour la seule province d'Afrique.
Ces îles nombreuses répandues sur la Méditerranée , la

plupart si florissantes au temps de la liberté grecque , et


quelques-unes encore industrieuses et riches sous la do-
mination romaine, n'avaient pas moins d'églises épisco-
pales que de villes, ou de ports un peu fréquentés. Les
chefs de ces églises prenaient part aux synodes d'Orient
ou d'Occident; et plusieurs y parurent avec éclat. Le plus
célèbre fut Épiphane, évoque de Salamine, capitale de
l'île de Chypre, qui comptait plusieurs villes importantes,
dont chacune avait également son évêque.
Né vers 310, en Palestine, d'une famille israélite de
pauvres laboureurs, et mort dans les premières années
264 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

du v siècle, sa longue vie le rendit témoin de toutes les


vicissitudes religieuses qui agitèrent l'empire depuis Con-
stantin jusqu'aux fds de Théodose. Orphelin dès l'en-

fance, il fut élevé dans la religion juive par les soins d'un
docteur de la loi, qui le recueillit dans sa maison. Privé
de ce bienfaiteur à l'âge de seize ans, maître d'une for-
tune considérable, sans autre famille qu'une sœur, il
éprouva bientôt le trouble religieux que tant d'âmes res-
sentaient alors.
Un jour, sortant à cheval d'Éleuthéropolis, la ville de
fondation romaine qu'il habitait en Judée, il rencontre
un voyageur à pied qui se dépouillait de son manteau
pour le donner à un pauvre, 'louché de cette vue : « Qui
es-tu? » dit-il à l'étranger; cette question, dans l'esprit
du temps, avait surtout un sens religieux. Aussi reçut-il
pour réponse « Dis-moi quelle est ta foi et je te dirai la
: ,

mienne? —
Je suis juif, reprit Épiphane. Comment —
donc, étant juif, répond l'étranger, interroges- tu un
chrétien? Je suis chrétien ; tu n'as rien de plus à entendre
de moi. — Mais, dit le jeune homme, pourquoi ne de-
viendrais-je pas chrétien aussi? — Le défaut de volonté
est le seul obstacle, répond l'étranger. Tu peux vouloir. »

Épiphane, saisi de ces paroles, revint à la ville avec


cet étranger, qui était un religieux du désert. Il le conduit
à sa maison, lui montre ses richesses, et lui témoigne le

désir d'embrasser le christianisme et la vie monastique.


« Tu ne peux, mon ti!s, dit l'étranger, avec ces biens ter-
restres, entrer dans un cloître; mais dote et marie ta
sœur; ensuite tu pourras te faire religieux. » Peu de
temps après, Épiphane et sa sœur furent baptisés par l'é-
vêque de la ville. Épiphane vendit ses biens, dota sa
sœur, qui se fit religieuse, et, ne gardant qu'un peu d'or
nour acheter des livres, distribua le reste de sa fortune

aux pauvres; puis il entra dans un monastère sous la con-


,

AU QUATRIEME SIÈCLE. 265

duite du religieux dont la parole l'avait converti. y eut


Il

pour maître Hilarion qui, dans sa jeunesse , au sortir des


écoles d'Alexandrie , avait été disciple du solitaire An-
toine, et qui mérita que saint Jérôme ait écrit sa vie près
des lieux et des hommes témoins de sa vertu.
Assujettis aux privations les plus rudes ,
par les rigueurs
de la pénitence et par l'aridité du sol brûlant qu'ils habi-
taient, exposés aux insultes des Arabes qui parcouraient
le désert, ces premiers cénobites de Judée avaient besoin
de grands efforts de patience. Au milieu de celte vie d'a-
larmes et de souffrances, ils s'occupaient cependant des

lettres, copiaient des manuscrits en langues grecque,


hébraïque ou syriaque, et mêlaient à la méditation des
livres saints l'histoire de l'Église et des sectes qui la déchi-
raient.
Épiphane étudia surtout cette histoire, qui se confon-
dait avec les controverses que soutenaient chaque jour les
chefs de la foi chrétienne ; et il se préparait dès lors au
grand ouvrage qui a le plus recommandé son nom. Sans
avoir été affilié à aucune secte, il connut les symboles et

les livres des hérésies diverses, et tous les rêves de cet


iiluminisme oriental, qui fut accusé de si grands égare-
ments. Il se représente même comme ayant été en butte
à des séductions coupables de la part de la secte gnosti-
que, qu'il a peinte sous les plus affreuses couleurs. Sa vie
austère et sa science le préservèrent de toute erreur, et
lui acquirent une renommée que des récits merveilleux
vinrent accroître. Une légende contemporaine suppose
autour de lui des visions surnaturelles, des possédés gué-
ris , une ambassade du roi de Perse pour l'attirer à sa
cour, et lui confier sa obsédée d'un mauvais génie.
fille

Elle décrit cette ambassade, et l'appareil de ce lointain


voyage. Elle n'en indique pas l'époque; mais si, comme
on le doit présumer, ce fut avant l'expédition de Julien
266 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

quelques traits du langage attribué à Épiphane méritent


d'être rappelés, s'adressant au prince qui régna sur la

Perse pendant un demi-siècle et fut également ennemi


des chrétiens et de Rome. Selon ce récit , Épiphane ,
quit-
tant la cour du roi , après avoir guéri la princesse , refusa
tous les présents qui lui étaient offerts, ne prit qu'un
peu de pain de la table royale, et laissa ces paroles pour
adieu à Sapor Demeure en paix sur ton trône n'exci-
: « ,

tant aucun trouble contre Rome. Car, si tu es l'ennemi


des Romains, tu seras l'ennemi du Crucifié. » Ces paroles
indiquent à quel point le christianisme traité avec faveur
s'identifiait à l'empire. Mais une dernière épreuve lui res-

tait à subir ; et la tentative de Julien allait bientôt, de Mi-


lan jusqu'à Jérusalem, remuer partout les haines et tour-
ner l'Église contre César.

De retour en Judée, Épiphane fonda un monastère dans


un désert aride, que le travail des religieux rendit fertile.

Les sages de Syrie venaient l'y consulter. Il reçut , entre


autres, la visite d'un philosophe grec d'Édesse, la ville

préférée d'Ëphraïm. Après trois jours d'entretien avec


Épiphane , le philosophe ne songea plus à le quitter. Il

envoya chercher ses livres à Édesse; et le débat s'établit


entre les deux amis, opposant leurs auteurs , et compa-
rant les monuments de leurs croyances sur l'origine du
monde et les préceptes de la morale, Hésiode et Moïse,
Platon et les prophètes. Le philosophe résistait au raison-
nement; mais un miracle de chanté le vainquit. Un jour,
qu'on avait amené au monastère un possédé chargé de
fers, dont les cris et la violence effrayaient les spectateurs.
« Jeune homme, dit simplement Épiphane à ce malheu-
reux, veux-tu que j'ôte tes chaînes? » Et réalisant aussitôt
cette promesse, qui remplissait de joie le pauvre captif, il

prononce sur lui l'exorcisme, et le rend à la raison, en


lui redonnant la liberté. Le philosophe, qui discutait de-
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 267

puis un an, céda devant cette œuvre, reçut le baptême,


et se tit religieux dans le monastère où il avait trouvé

l'hospitalité et la vérité.

Selon le génie des fondateurs monastiques de ces an-


ciens temps, Épiphane voyant un coin du désert défriché,
et la maison nouvelle établie, était pressé de chercher
ailleurs, soit un autre et plus difficile travail, soit une soli-

tude plus profonde. Il voulait visiter l'Egypte, connaître


Athanase et la Thébaïde , ces deux merveilles de la puis-
sance chrétienne dans ce siècle. Laissant à sa place, pour
chef du monastère, le philosophe converti par ses pa-
roles, et s'arrachant avec peine à l'affection et aux regrets
de ses religieux , il partit furtivement, vénéra les lieux

en passant par Jérusalem, et du port de Joppé tou-


saints
cha en trois jours Alexandrie où il entendit Athanase re- ,

venu d'un de ses exils. Puis il s'avança vers la Thébaïde ,

cherchant les solitaires encore plus crue les docteurs. De


là , il revint dans les villes, parcourut les autres déserts,
et demeura sept années dans les parties de l'Egypte qui
n'étaient fréquentées que par des pâtres et des troupeaux
errants. De cet asile , sans doute, il vit passer le règne de
Julien, cette époque d'une persécution indécise, où la
puissance impériale, sans proscrire elle-même, excitait
par son ardeur pour l'ancien culte les proscriptions popu-
laires. Nulle part cette épreuve ne trouvait le christia-

nisme plus affermi qu'en Egypte, grâce à la hardiesse du


peuple d'Alexandrie, à l'autorité d'Athanase présent ou
banni, et à la puissance des solitaires dans leurs retraites
plus rigoureuses qu'aucun lieu d'exil. Épiphane alors

même gagnait à son culte des prosélytes nouveaux. On


lui attribuait aussi de miraculeux exorcismes, qui sem-
blent l'effet d'une grande puissance morale exercée sur
les âmes par l'ascendant d'une foi vive et d'une extrême
douceur.
2B8 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

Le peuple redisait le nom d'Épiphane; les évoques


d'Egypte s'entretenaient dans leurs réunions de la vertu
de cet apôtre étranger, et voulaient le faire élire évêque.
Ce fut un avertissement pour lui de s'éloigner et de fuir
vers sa patrie. Revenu d'abord dans le monastère où il
avait été initié à la vie religieuse et à la science, il n'y
trouvait plus son ancien maître.
Hilarion vieillissant, las de la foule qui se pressait autour
de lui, et se plaignant de retomber dans le siècle au mi-
lieu du cloître, était passé en Egypte vers la fin du règne
de Constance. II était parti, malgré les efforts d'un grand
nombre de chrétiens de Judée , accourus pour le retenir.

Inflexible à toutes les prières, il avait lassé leur résistance;

et, suivi de tout un peuple jusqu'à Béthulie il avait ga- ,

gné la province de Péluse; et de là visité le grand désert,

et la montagne naguère habitée par Antoine, et consacrée


par sa mort. Puis, comme instruit par cet exemple, il

avait renvoyé les religieux de Judée venus avec lui, et

s'était enfoncé dans la solitude, sous une loi si rigoureuse


de privation et de silence, qu'il avait cru commencer alors
pour la première fois de se dévouer à Dieu.
Il vécut d'abord ignoré, pendant que l'avènement de
Julien ranimait les cultes ennemis du christianisme, qui
nulle part ne furent plus implacables qu'aux lieux mêmes
où le christianisme était né. La persécution ne pénétrait
pas dans le désert. Mais Hdarion, troublé par l'empresse-
ment des habitants de l'oasis voisine, qui croyaient de-
voir à sa présence la fin d'un fléau , revint près d'Alexan-
drie. Là , il apprit que son monastère de Judée avait été
dévasté par les idolâtres de Gaza, que sa tête était pro-
scrite et que des émissaires le cherchaient. Fuyant alors
vers le désert d'Ammon, il y avait erré près d'une année;
puis, désespérant de rester inconnu dans l'Orient, il s'é-
tait avancé vers la côte de Libye et embarqué pour la Si-
AU QUATRIÈME SIECLE. 260

ci le. D'abord ignoré, bientôt reconnu à des œuvres que la

foi populaire transformait en miracles, il fut rejoint par


un de Judée, le cherchait dans le
ses disciples qui, de la

monde; et ilpour la Dalmatie. Retiré quel-


partit avec lui

que temps près d'Épidaure, non loin de Salone, où Dio-


ctétien s'était reposé de l'empire, il avait vu les habitants,
sous la terreur d'une inondation menaçante de l'Adria-
tique, accourir à lui pour qu'il préservât leur rivage; et
quand les flots de la mer furent apaisés, tout ce peuple
l'avait béni comme un sauveur. Alors il s'était encore
éloigné, et s'élant jeté de nuit dans une barque, il avait
gagné un navire en mer, et était venu chercher une der-
nière retraite dans l'île de Chypre. Là, dans un lieu dé-
sert ,à deux milles de la ville de Paphos, alors presque
en ruine, il croyait vivre obscur; mais ceux qui souf-
fraient l'eurent bientôt découvert; et de toute part on ve-
nait à lui pour être consolé ou guéri. Sa retraite fut con-
nue dans l'Orient et lui-même renvoya son disciple en
,

Judée pour saluer les religieux ses frères et visiter son


ancien monastère.
Épiphane, après s'être quelque temps arrêté dans cette
première école de sa jeunesse, l'avait quittée pour revoir
le monastère qu'il avait fondé avant son voyage d'Egypte,

et qu'il retrouva florissant et agrandi sous l'autorité du


philosophe d'Édesse. Il y rentra, non plus comme reli-
gieux , mais comme hôte, suivant un usage de ces temps.
Dans la civilisation prodigieusement inégale du monde
romain, entre les excès du luxe et de la barbarie, les
couvents étaient déjà, comme ils le furent après la chute
de l'empire, des asiles que rien n'eût remplacés, ouverts
à l'étude autant qu'à la pénitence. Là, souvent un homme,
apportant du paganisme qu'il
les sciences avait abjuré,

continuait d'en recueillir les monuments; là, s'étudiait

encore la philosophie antique pour fournir des armes à la


270 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

foi nouvelle. Et, dans ce mélange du travail et de la

prière, se formaient surtout les hommes que le suffrage


des églises portait ensuite à l'épiscopat. Épiphane ne pou-
vait échapper, dans cette retraite, à l'épreuve qu'il avait
voulu fuir en quittant l'Egypte. Bientôt il apprit que les

évèques de Palestine le désignaient pour un des évêchés


de la province. Mais, au premier avis qu'il en reçut, il

gagne le port de Césarée s'embarque pour l'île de


, et
Chypre, où il avait maintenant l'assurance de retrouver
son ancien maître.
Cependant , celui qu'il venait chercher avait songé à
s'éloigner de nouveau, à retourner dans les plus arides
solitudes d'Egypte ;
puis il avait préféré dans l'île même
de Chypre une autre retraite moins accessible et plus sau-

vage. C'était une vallée haute , resserrée entre des roches


à pic , des eaux jaillissantes et les cimes d'un bois épais ,

un de ces sites gracieux et terribles, tels que l'imagina-


tion des solitaires savait les choisir. Il était là retiré près

des débris d'un temple antique : et la nuit, dans le mur-


mure des vents engouffrés sous les voûtes en ruine et les
portiques déserts, dans ces bruits prolongés autour du
sanctuaire dévasté des faux dieux, il croyait entendre les
voix des démons et leurs clameurs pour interrompre sa
prière et troubler sa veille; et il se félicitait ', disait-il,

d'avoir ses ennemis près de lui.

A peine abordé sur le rivage de Chypre, Épiphane,


conduit par le nom du pieux solitaire , découvrit sa re-
traite.

Après cette séparation si longue les révolutions de ,

l'empire le danger du christianisme sous Julien


, et sa ré- ,

cente victoire, bien des souvenirs devaient animer l'en-


tretien de ces deux hommes. Nous avons ici encore un

1. Sancti Hieronymi Oper., t. IV, p. 89.


AU QUATRIÈME SIECLE. 271

exemple de l'alliance intime et du besoin mutuel qui rap-


prochaient les solitaires et les chefs d'églises , les âmes
contemplatives nourries au désert et les âmes éloquentes
mêlées aux débats des sectes et aux passions du monde.
Épiphane sans doute n'eut pas le grand génie d'Athanase;
mais son autorité dans l'Église , son ascendant à Jérusa-
lem et à Rome né pour ce gouver-
prouvèrent qu'il était

nement épiscopal dont il redoutait le fardeau. Le solitaire


de l'île de Chypre fut pour lui ce qu'Antoine avait été
pour Athanase, un encouragement à la vie active et
militante, un soutien pour la foi. Après deux mois pas-
sés en entretiens et en prières, Épiphane voulait partir,
retourner d'abord à Ascalon ,
puis dans un désert de Sy-
rie, pour s'y consacrer à la pénitence loin des dignités
de l'Église. « Non, lui dit le solitaire, il faut aller à Sala-
mine ; c'est là que tu dois trouver ta place. Ne résiste pas
à mes paroles, de peur de rencontrer la tempête. » Épi-
phane , sans être persuadé ,
gagna le bord de la mer, et

entre deux vaisseaux à l'ancre , dont l'un devait longer la

côte jusqu'à Salamine, et l'autre était destiné pour Asca-


lon , il choisit le dernier. Mais le navire, battu des vents,
fut rejeté , dit la légende, dans le port de Salamine , dont
le siège épiscopal était vacant , et où les autres évêques de
l'île étaient réunis pour nommer à cette dignité. Ils son-
geaient au plus ancien d'entre eux, qui n'avait pour évê-
ché qu'une pauvre bourgade; mais ce vieillard refusait,
et il annonçait que le ciel leur enverrait l'homme digne

d'être élu. Sortis alors sur la place publique, et y rencon-


trant Épiphane , ils l'entourent et le conduisent à l'église.
Et là, le vieux évèque lui conféra les degrés du sacerdoce
et l'épiscopat; et, malgré sa répugnance, il accepta la vo-
cation que le solitaire lui avait prédite, et dont il avait
déjà les vertus et la science.
Préposé à la conduite d'une église, Épiphane voulut
272 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

défendre et expliquer sa foi avec plus de précision et d'é-


tendue qu'il n'avait fait jusqu'alors. 11 écrivit un ouvrage,
sous le titre d'Anchora ,
pour désigner la base inébran-
lable à laquelle il s'attachait sur la mer des opinions hu-
maines. Cet ouvrage en appelait un autre, où l'évêque de
Chypre a surtout montré son érudition théologique et la

vigueur de son esprit. C'est l'histoire des hérésies, histoire


déjà si complexe au ir siècle, lorsque Irénée entreprit de
l'écrire , bien avant la grande scission d'Àrius. Le cata-
logue dressé par le martyr de Lyon s'était bien accru de-
puis cette époque; mais une grande idée donne encore
plus d'étendue à l'ouvrage, c'est que les hérésies ont pré-
cédé l'avènement même de la religion ,
parce que l'exis-
tence de la religion a précédé son avènement visible. Le
christianisme promis a commencé avec le monde que le

christianisme accompli est venu régénérer. Ainsi, la loi

naturelle serait non-seulement la base de la morale, mais


la religion elle-même dans
première forme, et renfer-
sa
mant déjà toute sa croissance future; et la vérité, née avec
le premier homme , et rendue visible dans le Christ , s'é-

lève avant et après toutes les erreurs. C'est là, sans doute,
une vue haute qui appartenait à la croyance de l'Église
plutôt qu'au génie de l'écrivain : elle lui permet de tout
comprendre dans son sujet, et d'y ramener jusqu'aux
écoles philosophiques de la Grèce. Il le fait sous une
forme, il est vrai , bien rapide et bien inexacte.
C'est surtout dans l'histoire des sectes chrétiennes
orientales qu'Épiphane, par son origine et par ses études,
par sa connaissance des langues et des coutumes, a jeté
de grands traits de lumière. Souvent aussi , il reproduit
de précieux fragments sur les questions qui divisaient les

esprits, depuis les interprétations subtiles d'Origène jus-


qu'aux égarements des Manichéens. Quelquefois il intro-
duit dans son récit un débat fictif ou réel, et nous fait
AU QUATRIÈME SIKCLE. 273

entendre les acteurs mêmes de ces grandes controverses.


A l'occasion d'une erreur dangereuse ou bizarre, des
choses sublimes sont dites. Voici, par exemple, comment
un défenseur d'Origène explique la supériorité de la na-
ture humaine « Le Dieu créateur
: lorsqu'il eut ordonne- 1
,

le monde, comme une grande cité, le constituant par sa

parole, qu'il eut réglé l'harmonieux concert des éléments,


et tout rempli d'êtres divers, dont l'ensemble offrit la

beauté parfaite, après avoir animé toutes les formes de la

nature, les astres dans le ciel, les oiseaux dans l'air, les

quadrupèdes sur la terre, les poissons dans l'onde, intro-


duisit enfin dans l'univers l'homme, auquel il avait pré-

paré cette belle demeure , et dont il image


faisait sa visible :

et il le plaça de sa propre main , que la statue au milieu


tel

des splendeurs du temple. 11 savait que tout ce qui serait


fait par sa main divine était nécessairement immortel;
car l'être immortel communique l'immortalité, comme
la malignité enfante le mal et l'injustice les choses in-
,

justes : l'homme donc immortel


est ; et c'est à cette fin

que Dieu l'a fait lui-même, tandis que les autres animaux,
il a ordonné à l'air, à la terre , à l'eau de les produire. >

Il une belle réponse à la préférence


y a là sans cloute
que Julien avait voulu donner aux traditions platoniques
sur le récit de la Bible ou plutôt la grandeur de ces tra-
;

ditions, l'idée que Dieu n'avait pu créer par lui-même


rien que d'immortel, et qu'il avait laissé à des puissances
inférieures les créations périssables, semble elle-même
inspirée par la Genèse, à laquelle Julien prétendait l'oppo-
ser. Sur cette donnée première , le livre d'Épiphane ren-
ferme d'admirables pensées touchant la nature de l'âme,
la destination de la mort et l'avenir de l'homme; puis, à
travers l'examen abstrait et historique des soixante sectes

l. Sancl. Epipli. Oper., t. I, p. 540.


?
TABLEAL DE L ÉLOQ. CHR. IS
,

274 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

qu'il déclare issues du christianisme etfemmes infidèles


partout il rétablit la suite et le détail du dogme chrétien
dans sa pureté la plus ancienne et la plus sévère. Ce
grand travail , rempli pour nous de choses obscures ou
incomplètes une mine précieuse pour la sagacité con-
, est
jecturale de l'érudition moderne. Quelquefois peut-être
il constate les soupçons populaires plutôt que la réalité ;

mais en cela même il est une vivante image de cette se-


conde Babel de l'Orient que formait la diversité des sectes
tour à tour bruyantes ou mystérieuses qui naissaient de ,

la foi chrétienne altérée , de la philosophie grecque deve-


nue mystique, et de quelques débris des cultes antiques
de la Perse ou de l'Inde. On sent par le contraste, à la

vue de tant d'opinions bizarres , ce qu'il y avait de salu-


taire dans les débats solennels des conciles et la tradition
de l'Église romaine. Épiphane le marque bien par l'éloge
qu'il donne à Constantin d'avoir réuni le concile de Nicée
et fixé la fête de Pâques; et il ne veut, par son ouvrage,
que maintenir et défendre en tout l'unité de la discipline

et de la foi.

Comparé aux orateurs du christianisme oriental, il n'ap-


proche pas de leur génie il n'eut rien de leur puissance
;

sur la foule ; il ne régna pas comme eux sur. le peuple


d'une grande ville. Mais à un vaste savoir, aux épreuves
du désert et du monde, à l'expérience de lointains voyages
il joignait une forte imagination qui, contrainte et retenue
dans l'aride exactitude de la controverse, éclate librement
dans quelques homélies que nous croyons son ouvrage,
malgré le doute d'un savant éditeur.
Ce ne sont plus des démonstrations purement dogmati-
ques ou de simples exhortations morales. On dirait plutôt
les fragments d'un poëme lyrique, ou la parole soudaine

d'un apôtre au milieu des monuments et sur le lieu même


du christianisme naissant, il y a là sans doute le souvenir
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 275

et la trace des premières années cTÉpiphane : c'est le lan-

gage du juif chrétien transplanté dans la Grèce. Ce carac-


tère nous frappe dès la première homélie pour le diman-
che des Rameaux. L'orateur ne se borne pas à célébrer
un religieux anniversaire , à en tirer une leçon pour le

peuple qui l'écoute. 11 est à Jérusalem, il voit entrer le


Sauveur; il chante l'hymne d'espérance; il conduit la fête.

Il au triomphe, plutôt qu'il n'en rappelle le souvenir.


assiste

La part de l'imagination est plus grande encore dans


l'homélie sur la sépulture du Christ. Les paroles « 11 est :

descendu aux enfers, » sont devenues l'inspiration d'un


chant épique qui semble d'abord moins conforme à la sé-
vérité du dogme qu'aux espérances charitables d'un pieux
enthousiasme. Toutes les douleurs cessent; et les lieux
mêmes des supplices sont détruits. On dirait la fiction

d'un poète de nos jours devancée par un Père de l'Église


orientale. Il n'en est rien cependant. Épiphane n'a voulu
célébrer que la délivrance des justes de l'ancienne loi.

Mais l'ardeur de ses expressions l'emporte plus loin ; et la

poésie paraît plus que le dogme. Les images resplendis-


santes dont il venue du Christ, l'appareil des
entoure la

saintes milices, leurs hautains défis, leurs ordres mena-


çants aux puissances infernales, tout cela ne peut se com-
parer qu'au langage mystique et guerrier de Milton. Est-ce
imitation directe, tradition commune, ou rencontre de
génie ? Qui connaît Milton doit croire que cet érudit créa-
teur, ce peintre original à travers tant de souvenirs, avait
compris les Pères de l'Église grecque dans ses immenses
lectures, et que sa théologie sectaire et curieuse n'avait
pas négligé lesavant Épiphane et, lorsqu'il décrit la vic-
;

toire de l'armée céleste s'avançant jusqu'au bord extrême


des cieux ,
penchée sur l'abîme, et du bruit de ses armes
le pénétrant tout entier, ou lorsqu'il fait retentir, avant la

défaite, dans le camp des anges révoltés, la protestation


276 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

solitaire de l'intrépide Abdiel , on croirait que dans ces


créations siy a quelque souvenir de l'évèque
grandes il

de Salamine; et on regrettera qu'ailleurs encore il n'ait


pas voulu reproduire et surpasser cette poésie de la parole
chrétienne aux premiers temps. Oui; si après son grand
poëme achevé, Milton ne tomba pas d'abord épuisé de gé-
nie,si même, sous la moisson appauvrie et tardive de son

Paradis reconquis, la cendre est tiède encore, que n'a-t-il


ranimé ses derniers vers à l'inspiration de l'israélite de-
venu chrétien et Grec , tempérant la menace des pro-
phètes par une loi plus douce, et montrant l'enfer vaincu
et comme anéanti sous la présence divine? Voici cette p::ge
d'homélie , ce récit merveilleux que la poésie seule pour-
rait agrandir :

Lorsque ces demeures fermées et sans soleil


1

, ces ca-
chots , ces cavernes eurent été tout à coup saisis par l'écla-
tante venue du Seigneur avec sa divine année, Gabriel
marchait en tète, comme celui qui a coutume de porter
aux hommes les heureuses nouvelles ; et sa voix forte, telle

que le rugissement d'un lion, adresse cet ordre aux puis-


sances ennemies : « Enlevez les portes, vous qui êtes les
« commandants. » Et du même coup, un chef s'écrie :

« Levez-vous, portes éternelles. » Les Vertus dirent à leur


tour : « Retirez-vous, gardiens pervers. » Et -les Puis-
sances s'écriaient : « Brisez-vous, chaînes indissolubles. »

Puis une autre voix : <> Soyez confondus de honte, impla-


>< cables ennemis. » Puis un autre : < Tremblez , injustes
« tyrans. » Alors, comme par l'éclat de l'invincible armée
du roi tout-puissant, un frisson un désordre, une ter-
,

reur lamentable tomba sur les ennemis du Seigneur; et


pour ceux qui étaient dans les enfers, à la présence inat-
tendue du Christ, il se fit soudain un refoulement des té-


l. Sanct. Epiph. Oper., t. I, p. 270.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 277

nèbres sur l'abîme, et il semblait qu'une pluie d'éclairs


aveuglait d'en haut les puissances infernales ,
qui enten-
daient retentir comme autant de coups de tonnerre ces
paroles des anges et ces cris de l'armée : Enlevez les

portes à l'avant-garde , et ne les ouvrez pas ; enlevez-les


du sol, arrachez-les de leurs gonds; transportez-les pour
qu'elles ne se referment jamais. Ce n'est pas que le Sei-
gneur ici présent n'ait la puissance, s'il le veut, de fran-
chir vos portes fermées; mais il vous ordonne, comme
à des esclaves rebelles, d'enlever ces portes, de les démon-
ter, de les briser. Jl ordonne, non pas à la tourbe, mais à
ceux qui commandent parmi vous, et il dit : « Enlevez
« les portes, vous qui êtes les chefs. Voici le Christ. Apla-
« nissez la voie à celui qui s'élève sur l'abaissement des
<« enfers. Son nom est le Seigneur. Il a passé à travers les
« portes de la mort; elles sont pour vous une entrée. 11

« une issue. Ne tardez


vient en faire pas. Si vous résistez,
« nous ordonnons aux portes de se lever d'elles-mêmes.
«• levez-vous, portes éternelles. »En même temps les puis-
sances ennemies s'écrièrent. En même temps les por-
tes éclatèrent, les chaînes se brisèrent, les fondements
des cachots s'ébranlèrent ; et les puissances ennemies se
renversèrent, s' embarrassant l'une l'autre, et s'entre -criant
le désespoir et la fuite. Elles frissonnaient ; elles tressail-
laient; elles couraient égarées; elles s'arrêtaient; elles
tremblaient, et elles disaient : « Quel est ce Roi de gloire,
" quel est ce puissant qui accomplit de si grandes mer-
« veilles? quel est ce Roi de gloire qui fait dans les en-
te fers ce que n'ont jamais vu les enfers? quel est celui qui
« brise notre force et notre audace, et retire d'ici ceux
« qui dormaient depuis le commencement des âges? » Les
Vertus du Seigneur répondaient : « Vous voulez savoir,
méchants ,
quel est ce Roi de gloire , c'est le Dieu fort et
« invincible ; c'est celui qui vous a chassés des voûtes ce-
278 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

« lestes, et vous a précipités, faibles et injustes tyrans;


<<
c'est celui qui vous a proscrits et vous mène en triom-
« phe à sa suite ; c'est celui qui vous a vaincus, condam-
« nés aux ténèbres et jetés dans l'abîme. Ainsi , ne tardez
« pas à nous amener les malheureux que vous avez tenus
« captifs jusqu'à ce jour. Votre empire est détruit. »

Là, dans l'ardente illusion de l'orateur, l'enfer est en


proie aux vainqueurs. Milton s'est plu à décrire les passe-

temps farouches des anges tombés , les montagnes déra-


cinées qu'ils se lancent et l'abîme ébranlé par leurs jeux.
L'orateur chrétien ravage l'enfer dans une pensée plus
consolante. « Les puissances célestes, dit-il, se hâtaient;
les unes arrachaient la prison de ses fondements ; les au-

tres poursuivaient les puissances ennemies qui s'enfon-


çaient dans les retraites les plus profondes. Ils fouillaient

les donjons, les cavernes. Les uns amenaient quelque


captif au Seigneur; les autres chargeaient de chaînes quel-
que tyran. Les autres délivraient ceux qui étaient liés de-
puis le commencement des siècles. Les uns commandaient;
les autres obéissaient à la hâte. Ceux-ci précédaient le

Seigneur; ceux-là le suivaient comme un roi vainqueur,


comme un Dieu. Lorsque le Seigneur allait pénétrer au
plus profond de l'abîme, Adam lui-même, celui qui, né
le premier, était plus avant dans la mort, entendit le bruit
des pas du Seigneur venant visiter les captifs, et aussitôt,

se tournant vers ceux qui étaient enchaînés avec lui , il

dit : « J'entends les pas de quelqu'un qui s'avance vers


« nous. S'il daigne descendre ici, nous sommes délivrés;
.< si nous le voyons seulement, nous sommes rachetés. »

Comme Adam parlait ainsi à ceux qui souffraient , le Sei-


gneur entra victorieux portant les armes de la croix. Dès
qu'Adam notre père le vit, frappant sa poitrine de stu-
peur, il s'écria : « Dieu , notre Seigneur avec tous les an-
« ges. » Jésus répondit : « Et avec ton âme. » Et, le pre-
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 2/9

riant par la main , il lui dit : « Réveille-toi du sommeil ;

.< lève-toi de la mort, à la lumière du Christ. »

Ici l'évêque , comme plus d'un grand poète des temps


modernes , succombe à l'œuvre impossible de faire par-
ler la Divinité ; et le sublime lui manque là où il fallait au
delà du sublime.
Le recueil des écrits d'Épiphane ne renferme que peu
de prédications au peuple de son église. L'autorité de sa
parole était grande cependant, et au loin reconnue. Pen-
dant la longue durée de son épiscopat , l'île de Chypre
reçut souvent les voyageurs que le zèle de la foi , la pre-
mière ardeur des pèlerinages en terre sainte et les fré-

quentes calamités de l'Italie poussaient vers l'Orient.


Salamine , rebâtie par l'empire sur les ruines qu'un trem-
blement de terre avait faites, fut une station célèbre entre
Rome et Jérusalem. On se détournait pour y descendre.
Quelquefois aussi Épiphane sortit de son île pour assister

à des conciles ou revoir son ancienne patrie. Parlant les


langues hébraïque et syriaque comme la langue grecque
seule entendue dans l'île de Chypre, sachant à la fois l'é-

gyptien vulgaire et le latin, il semblait un apôtre envoyé à


toutes les Églises du monde romain. La première occasion
qui le rappela vers la Judée fut le schisme d'Antioche, où
deux évêques, élus sous l'influence de partis divers, au
nom de la même foi , se disputaient le siège épiscopal
tandis que la secte nouvelle d'Apollinaire ,
puissante dans
la ville, avait aussi son évêque. Épiphane intervint pour
apaiser ce schisme et combattre la doctrine d'Apollinaire,
qui, zélé défenseur du christianisme sous Julien, était

accusé d'en altérer le principe , en ne reconnaissant pas


l'union de la nature humaine avec la Divinité. Entre les
deux évêques orthodoxes, Mélèce et Paulin, Épiphane,
tout en respectant la vertu du premier, s'attachait à la
cause de Paulin, qui , repoussé par une grande partie des
280 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

évêques orientaux, avait pour lui la communion du pon-


tife de Rome. Sans doute alors il connut saint Jérôme, que
Paulin venait d'ordonner prêtre, et qui passait du désert
aux débats d'Antioche. Le schisme ayant persisté par le
choix de Flavien comme successeur de Mélèce, et un
concile étant convoqué à Rome par lettres impériales,
Épiphane partit pour l'Italie avec Paulin, dont il voulait
défendre les droits, et Jérôme, uni dans la même cause,
et qui des solitudes de Syrie avait adressé plusieurs lettres
au pontife.
J^es deux évêques arrivaient à Rome, déjà célèbres par
leurs écrits et leurs luttes; et Jérôme, en reparaissant
après une longue absence dans cette ville , dont il s'était

éloigné sous le coup de la calomnie , les prenait à témoin


des scrupules sévères qu'il s'imposait. Quoique nul sou-
venir de ce voyage ne se trouve dans les écrits qui nous
sont restés d'Épiphane, notre pensée conçoit ce qu'était
la vue de Rome pour cette àme nourrie de tous les grands
spectacles de la religion dans l'Orient.
Accueilli par l'hospitalité de Paula, veuve illustre d'un
consulaire, etune des nobles Romaines qui formaient ce
sénat de femmes dont parle Jérôme, par opposition iro-
nique peut-être au paganisme opiniâtre d'une partie du
sénat romain, l'évêque de Chypre voyait entin triompher
au Capitule cette foi qu'il avait confessée chez les barbares
et admirée dans la Thébaïde. Le christianisme avait encore
en présence, à Rome, tous les cultes anciens; mais il était

vainqueur et uni dans sa victoire, sauf ces divisions inté-

rieures qui partageaient l'Église de Milan, et remplissaient


de troubles les Églises d'Orient. De nombreuses basili-

ques étaient ouvertes au peuple; les maisons de beaucoup


de riches patriciens , au lieu de cette fastueuse clientèle
qui remplissait autrefois leurs portiques, recevaient les
indigents et les infirmes , ceux qu'à une autre époque on
AU QUATRIEME SIÈCLE. 281

envoyait mourir dans les îles désertes. Après le salaire des


suffrages vendus dans les comices , après le pain distribué
par les empereurs au milieu des jeux du cirque, il y avait
maintenant le libre partage que par l'aumône la richesse

faisait avec le malheur.


A ce premier bienfait apparent du christianisme se mê-
lait, dans l'ordre moral, une autre révolution bien autre-
ment importante et salutaire. C'était, avec le respect
nouveau attaché à la dignité de l'homme la puissance de ,

compassion dont les âmes étaient saisies; et cependant la


société chrétienne, d'abord conservée si pure par la pro-
scription, n'échappait pas, en s'agrandissant, à toutes les
contagions qui l'entouraient. De même que dans quelques
familles sénatoriales, avec une tradition païenne fidèle-
ment retenue, se conservaient des habitudes graves, qui
semblaient rappeler l'ancienne république, et des mœurs
rigidesen contradiction avec le polythéisme qu'elles in- ,

voquaient ainsi dans le sein même des réunions chré-


; ,

tiennes et jusque dans le sacerdoce ,


plus d'un scandale
affligeait les regards et étonnait des témoins étrangers,
que l'Orient avait accoutumés à l'ascétisme de ses so-
litaires.

Jérôme que le pontife Damase avait


,
accueilli et qu'il
employa bientôt pour correspondre avec les évêques, n'é-
pargnait pas d'amères censures à cette Rome, d'où la ca-
lomnie l'avait autrefois exilé. Épiphane , d'une vertu plus
calme, fut admiré sans exciter l'envie, et eut sur quelques
âmes une influence respectée. Suivant une légende qui
contemporaine, il fut reçu dans le palais des fils de
parait
Théodose et jouit d'une grande autorité près d'eux.
,

Mais ce récit ne s'accorde pas avec l'âge de ces princes en-


core enfants à cette époque; et, pour l'admettre, il fau-
drait supposer un second voyage d'Épiphane à Rome,
quelques années plus'tard. La date certaine de ce premier
282 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

séjour nous le montre quittant Rome, après un hiver passé


pour retourner en Orient avec Paulin et laissant Jérôme ,

au milieu de ses grands travaux et des haines soulevées


par son austère franchise. Rentré à Salamine et puissant
sur tous les diocèses de l'ile par sa renommée et l'appui de
l'empire, il attirait dans les monastères qu'il avait fondés
beaucoup de néophytes d'Orient et d'Occident. Jérôme,
dans sa traversée pour revenir à Bethléem, s'arrêta près de
lui, au sortir des orages de Rome; et ils renouvelèrent
cette savante amitié qui ne fut troublée d'aucun orage, et
qui amena dans la suite plusieurs fois Épiphane en Ju-
dée, près du solitaire qui ne la quittait plus. Mais aupara-
vant Épiphane eut à rendre à Paula l'hospitalité qu'il
avait reçue d'elle. Lasse de Rome , malgré le bien qu'elle
y faisait, et aspirant à ce merveilleux Orient d'où s'était
levée la foi chrétienne, et où brillait toujours cette mysti-

que lumière de la Thébaïde, Paula eût voulu, dès le départ


des deux évoques s'embarquer et les suivre en Asie. Rete-
,

nue par les prières de sa famille et par des bienfaits à répan-


dre, elle supporta quelque temps encore le séjour de son
palais de Rome. Enfin, l'éloignement de Jérôme poursuivi
par des haines injustes vint ajouter au vœu que lui
avaient inspiré les entretiens d'Épiphane. Abandonnant à
ses enfants les richesses de son antique maison seule avec ,

sa fille Eustochie, dont la ferveur égalait la sienne, elle

s'embarqua pour l'Orient, et, après s'être arrêtée, comme


pour un dernier adieu dans l'ile où avait été captive Fla-
,

via Domitilla une des premières et des plus nobles victi-


,

mes de la foi chrétienne, elle quitta l'Europe et toucha


l'île de Chypre. Retenue là dix jours par Épiphane, loin
de prendre du repos, elle visita tous les monastères de la
province de Salamine , laissant à chacun d'eux de riches
présents ;
puis elle repartit pour Sélçucie gagna par terre ,

Antioche où elle revit Paulin , traversa toute la Syrie , la


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 283

Phénicie , entra dans la Judée, en visita toutes les villes,

tous les lieux célèbres , toutes les pierres sacrées, depuis la

maison du centenier Corneille jusqu'à la grotte de Beth-


léem ; et de là passant en Egypte , comme sur une autre
terre de merveilles chrétiennes , elle parcourut les sables

de Nitrie et les autres solitudes, interrogeant les plus saints


vieillards qui les habitaient. Elle fut tentée du désert; mais
elle préféra la Judée de Péluse, rapidement portée sur
; et
le Nil et sur la mer jusqu'au port de Gaza, elle revint à
Bethléem, où l'attendait l'austère bénédiction de Jérôme.
Épiphane ne tarda point à visiter ses anciens amis
de Rome transplantés en Judée; mais, malgré le respect
qui devait s'attacher à lui sur sa terre natale et dans les
lieux où avait commencé la sainteté de sa vie , il y trouva
des haines et des luttes. Les dissidences du christia-
nisme venaient alors se produire à Jérusalem, comme pour
essayer leurs forces dans son plus antique sanctuaire. Le
docte Buffîn y défendait les opinions d'Origène; Jérôme
y combattait quelques doctrines erronées d'Italie. L'héré-
siarque Pelage y viendra lui-même du fond de l'Occident.
L'évêque de Chypre, dans une lettre en grec que traduisit
Jérôme, censura vivement Origène, dont le solitaire de
Bethléem avait jusque-là beaucoup admiré le puissant gé-
nie. Buffîn s'offensa de ce blâme et Jean évêque de ; ,

Jérusalem, prit parti pour lui contre Épiphane, dont la


présence excitait, dans les solennités, le respectueux
empressement du peuple. Le débat s'aigrit; l'évêque de
Jérusalem interdit la parole à Épiphane, puis un jour, prê-
chant devant lui sur l'erreur de ceux qui attibuaient une
forme matérielle à Dieu , il le désigna de la voix et du
geste comme partageant cette hérésie; une courte ré-
ponse d'Épiphane fit éclater des acclamations et des rires
qui marquent, avec l'ascendant de la parole, la liberté par-
fois tumultueuse et toute populaire de l'ancienne Église.
284 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

Ëpiphane céda cependant; et il vint à Bethléem, chercher


près de Jérôme le repos et l'union. Mais de là même de-
vait sortir un nouveau débat. Jérôme, en restant comme
religieux et comme prêtre soumis à la règle la plus austère,
s'abstenait, par un humble scrupule, d'exercer la plus
sainte fonction du sacerdoce; et son couvent de Bethléem
manquait souvent d'un prêtre à l'autel. Jérôme avait près
de lui son frère, venu très-jeune de Borne, plein du même

zèle que lui et digne de se consacrer tout entier à la foi.


Épiphane consentit à l'ordonner prêtre non pas à Beth- ,

léem qui dépendait de Jérusalem, mais sur le territoire


,

d'Éleuthéropolis, dans le monastère que lui-même avait


habité, et où il croyait conserver une libre juridiction,
h'évêqut: de Jérusalem s'en offensa, comme d'une atteinte
à ses droits.

De retour dans l'île de Chypre, Épiphane répondit par


une lettre très-modérée aux plaintes de l'évêque de Jéru-
salem, où l'attiraient tant de souvenirs et l'amitié du Re-
ligieux de Bethléem.
Dans Fa vieillesse , il fut appelé deux fois à Constanti-
nople, d'abord près de Théodose, dont il secondait avec
ardeur la politique dans l'établissement de l'unité reli-
gieuse ;
puis, sous l'empire d'Arcadius, au concile qui se
réunissait contre Chrysostome. Épiphane parut même d'a-
bord se ranger parmi les adversaires de ce grand évêque,
non qu'il put faire cause commune avec des passions aveu-
gles , ou descendre à un sentiment de jalousie indigne de

sa vertu ; mais censeur de quelques opinions d'Origène ,

il s'inquiétait de l'appui que Chrysostome donnait à des


moines égyptiens, défenseurs de ces opinions. On supposa
même que dans le palais d'Arcadius il avait conseillé le
bannissement de l'archevêque. Chrysostome lui en écrivit
ce peu de mots : « Sage Épiphane, est-il vrai que tu as con-
'( senti à mon exil ? — Athlète du Christ , » répondit le
U QUATRIÈME SIECLE. 285

vieillard, « sois éprouvé et triomphe. » S'apercevant com-


bien de passions mondaines se mêlaient au scrupule reli-
gieux qu'il avait partagé, Épiphane s'éloignait des adver-
saires de Chrysostome. Et lorsque les évêques qui avaient
voulu s'appuyer de son nom le reconduisirent au port où
il allait s'embarquer pour son île de Chypre : « Je vous
« laisse, leur dit-il, la ville, le palais et le théâtre; » et
avec cet adieu expressif, il quitta sans retour ceux dont la

fausse piété condamnait Chrysostome.


Le vaisseau qui le ramenait ne le conduisit pas vivant

jusqu'à l'île de Chypre. Accablé de vieillesse, il était im-


mobile , rappelant à deux prêtres fidèles, dont il était ac-
compagné, les épreuves de sa vie, ses luttes contre les sec-

tes diverses. Une tempête s'étant élevée vers le soir, il

resta longtemps dans l'abattement et dans le silence, le li-

vre des Évangiles placé sur son cœur. Puis s'étant ranimé,
il fit apporter des charbons et de l'encens, le fit brûler
par ses prêtres, pria longtemps avec eux, leur dit adieu
en les embrassant, et expira, lorsque la tempête s'apai-
sait. Ses restes, ramenés à Salamine, y furent ensevelis avec
de grands honneurs ; et son nom demeura célèbre dans
l'Orient et consacré dans les deux Églises.
Avec lui et avec Cyrille d'Alexandrie, dont la vie se pro-
longe dans le v c siècle, nous voyons se fermer celte grande
époque de l'Église d'Orient qui, plus hâtive et plus écla-
tante que l'Église occidentale, eut un déclin de génie bien
plus rapide , sans les retours de grandeur et le progrès de
puissance accordés à Rome.
Après Épiphane et Cyrille en effet, et autour d'eux,
tout faiblit dans le christianisme oriental, avant même que
les barbares aient envahi le territoire qu'il occupait ; et
malgré la langue conservée, une civilisation et, pour ainsi
dire, une controverse toujours en activité, l'Église grecque
tombe un siècle même avant Mahomet. Et toutefois, dans
286 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

sa langueur, le christianisme oriental rendit encore un


grand service au monde. Sous le torrent de la conquête
arabe et dans les limites rétrécies de l'empire grec, il a
maintenu les races anciennes ; il a gardé pour l'avenir ce
que le souffle de l'Europe ranime aujourd'hui.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 287

DES PÈRES DE L'ÉGLISE LATINE.

SAINT HILAIRE.

On ne pouvait espérer dans lOccident cette succession


de grands génies dont s'honore l'Église orientale. La déca-
dence de Rome et de l'Italie, la civilisation récente et toute
latine de la Gaule et de l'Espagne n'offraient pas à l'ima-
gination autant de secours que les lettres grecques mêlées
à l'Évangile. On peut même le remarquer, la prédication
de la loi nouvelle n'avait compté chez les peuples latins
aucun homme éloquent jusqu'à Tertullien de Carthage ;

et dans le siècle qui suivit , Lactance , surnommé le Cicé-


ron chrétien , avait été plus remarquable par le soin du
langage que par l'élévation d'esprit et l'éclat du talent. Ses
ouvrages, composés vers la fin du 111
e
siècle, appartiennent
à cette longue controverse contre le paganisme, antérieure
à l'époque dont nous traçons le tableau.
Constantin victorieux , en portant vers l'Orient son trône
et l'étendard de sa foi , semblait décourager l'essor du gé-
nie dans l'Occident ; mais le culte chrétien avait pénétré
trop avant dans les âmes pour ne pas se
,
fortifier de lui-
même. Dans le nombre de ses sectateurs multipliés cha-
que jour, il rencontra des génies qui s'éveillèrent à sa
voix; et les Églises de Gaule, d'Espagne et de Mauritanie
se vantèrent de leurs orateurs comme celles de la Grèce
et de l'Asie. La doctrine d'Arius, qui parcourait tout le
inonde chrétien , trouva dans l'Occident des prosélytes
et des adversaires, Ce fut le même combat sur une autre
arène.
•28$ FABLEAU DE L'ÉLoQIENCfc, CHRÉTIENNE

Une petite ville de la Gaule eut son Athanase.


Saint Hilaire, que l'on a nommé le Rhône de l'éloquence

latine, naquit dans la ville de Poitiers, d'une famille


païenne et gauloise. 11 étudia d'abord, sans sortir de son
Il se maria, et suivit quelque
pays, alors rempli d'écoles.
temps la vie que l'on menait dans ces municipes de la
Narbonnaise et de l'Aquitaine qui ménagés par le gou- ,
,

vernement, riches et encore à l'abri des barbares , avaient


adopté les mœurs de leurs maîtres, et cultivaient les let-
tres latines avecun vif attrait de curiosité.
Dans ce studieux loisir, les esprits élevés, qui n'étaient
distraits par aucun soin public, se trouvaient naturelle-
ment portés à réfléchir sur eux-mêmes. Ils tournaient
leurs regards vers le culte nouveau; et ils arrivaient quel-
quefois au christianisme, comme à un système de philo-
sophie. Tel fut le progrès d'idées que suivit saint Hilaire.
Il a fait lui-même, pour ainsi dire, la confession de son

esprit, en montrant comment il est passé du mépris des


plaisirs sensuels à la recherche de la Divinité ; de cette re-
cherche à la croyance d'un seul Dieu; de cette croyance
à celle d'un divin médiateur et d'une àme immortelle.
L'écrit oùdonne ces détails sur lui-même, œuvre de
il

controverse savante et méthodique ne date évidemment ,

que de son épiscopat qui suivit de plusieurs années sa


,

conversion. « Je suis régénéré depuis longtemps, dit-il, et

évêque depuis peu. >• Le baptême avait du le conduire au


sacerdoce. C'était, selon la conrlilion de cette époque, la

puissance du culte nouveau, d'avoir nécessairement pour


ministres les plus croyants et les plus habiles de ses pro-
sélytes, de même que dans une guerre civile les plus ar-
dents et les plus habiles deviennent les chefs. Mais il faut
entendre Hilaire raconter ses souvenirs, et faire dans sa
propre histoire l'analyse du plus noble travail de l'esprit
humain. Tel est le début de son traité sur le dogme de la
,

Ali QUATRIÈME SIECLE. liS9

Trinité. C'est une première profession de foi qui éclaire


toute sa vie, parce que, avec l'élévation spéculative, on y
sent l'énergie dame qu'il déploya contre la force et con-
tre le malheur. « Si on croit, dit-il ,
que le meilleur et le

plus complet emploi de la vie est le repos et l'abondance


il faut reconnaître aussi que cette condition nous sera
commune avec l'universalité des animaux privés de rai-

son. Tous, en effet, quand la nature leur offre abondance


et sécurité, jouissent sans souci de la possession. Mais la

plupart des mortels, ce me semble, lorsqu'ils repoussent


loin d'eux et flétrissent dans les autres cette vie grossière
et bestiale, obéissent, sous l'inspiration de la nature, à la

pensée qu'il est indigne de l'homme de se croire né pour


le ventre et pour la paresse, plutôt que pour les grandes
entreprises et les belles études , et de supposer que celte
vie même où nous sommes envoyés n'a pas pour but quel-
que progrès dans l'éternité. Car alors il ne faut pas la ré-
puter un présent de Dieu, cette vie qui, torturée d'angois-
ses et fatiguée d'ennuis, ne ferait que se consumer sur
elle-même depuis l'ignorance du premier âge jusqu'à
,

l'imbécillité de la décrépitude. Aussi , me semble-t-il en-


core , les hommes se sont portés en principe et en action
vers quelque œuvre de patience, d'abstinence, de socia-
bilité parce qu'ils jugeaient que la vie ne saurait nous
,

être donnée par un Dieu immortel pour cette unique fin


de nous acheminer à la mort, la bonté d'un tel bienfaiteur
ne pouvant nous avoir accordé le sentiment de l'existence,
pour y attacher seulement la douloureuse nécessité de
mourir. Je jugeais également raisonnable et salutaire la
pensée de ces hommes qu'il faut garder sa conscience
pure de toute faute, et quant aux peines de la vie, y
pourvoir avec sagesse , les éviter avec précaution , ou les

porter avec, patience. »

Affermi dans ces premières vérités morales, dans l'in-

TABLEAD i>e i.'ki.oq. CHR. l!>


290 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

telligence de ces lois, qu'il y a susceptibilité brutale à ne


pas comprendre , et ravalement au-dessous de la brute à
ne pas suivre, quand on les a comprises, il sentit que son
âme avait hâte de s'élever à Dieu, auteur de ce bienfait et

source de cette lumière. Le Dieu qu'il conçoit sous ce


magnifique attribut de créateur du bien et de la vérité, il

ne peut le reconnaître dans la foule et la succession des


divinités qu'avait adorées le vulgaire. Il ne le recon-
naît pas non plus dans le Dieu que quelques-uns suppo-
sent insouciant des choses humaines ; il repousse l'opinion
de ceux qui, ne croyant à aucun Dieu, adoraient seule-
ment une force aveugle et fortuite de la nature; enfin,
toutes les formes de l'idolâtrie, soit qu'elle ait pour objet
les astres ou les simulacres des animaux , tout ce qui ra-
baisse le Seigneur de l'univers et le père de tous les êtres,
et l'enferme dans une prison de métal ou de pierre ré- ,

voltent également sa raison. De là donc une première


conviction qu'il résume en ces mots 1
: « Mon esprit te-
nait pour certain que l'être divin et éternel devait être
unique et indistinct, par la nécessité de ne laisser rien
hors de lui qui fût supérieur à lui , et qu'ainsi la toute-

puissance et l'éternité ne pouvaient appartenir qu'à un


seul, la toute-puissance n'ayant pas de degré, l'éternité

n'admettant pas de date, et Dieu devant être toute durée


et toute puissance. Au temps où je méditais en moi-même
ces choses et d'autres semblables , mes yeux tombèrent
sur les livres que la religion des Hébreux m'offrait comme
écrits par Moïse et par les prophètes. J'y trouvai ce té-
moignage que le Dieu créateur se rendait à lui-même :

« Je suis celui qui suis » et encore


; « Tu diras au fils :

« d'Israël : Celui qui est m'a envoyé vers vous. » J'admirai


cette parfaite définition de Dieu qui rendait la notion in~

I. Sanct. Hilarii Oper., p. 768.


AU QL.VTU1ÉME SIÈCLE. 291

compréhensible de la nature divine par l'expression la

mieux appropriée à l'humaine intelligence. Rien ne se


conçoit, en effet, comme plus essentiel à Dieu que d'être,
parce que celui qui est l'existence même ne peut avoir ni
fin, ni commencement, et que dans la continuité d'une
inaltérable béatitude , il n'a pu et ne pourra jamais ne pas
être. »

Voilà sans doute un beau langage, une noble idée de la

Divinité apparaissant à la méditation du philosophe comme


une condition préexistante et nécessaire des vérités mo-
rales que l'homme porte en lui-même. Hilaire semble d'a-
bord peu tenté d'ajouter à cette définition sublime dont ,

l'autorité divine lui est démontrée par son propre cœur.


1
« La parfaite science, dit-il est de connaître Dieu à la ,

fois comme impossible à ignorer et comme impossible à


décrire. Il faut le croire, le sentir, l'adorer et n'en parler
que par les hommages qu'on lui rend. » Mais cette re-
tenue était difficile à garder devant les textes de l'Évan-
gile et les diverses hérésies des premiers siècles. Le doc-
teur chrétien s'avance donc à travers les interprétations
des sectes jusqu'aux profondeurs de l'idée de Dieu. Com-
battant avec une infatigable persévérance Arius et toutes
les variantes de l'arianisme , il tend , comme Athanase , à
la plus parfaite unité de la nature divine manifestée dans
son Verbe ; mais en même temps l'idée de Dieu existe
pour lui à une hauteur d'abstraction sublime. « Dieu qui
est la vie, dit-il, ne se forme pas d'éléments composés et

périssables. Dieu, qui est la puissance, n'est p;ts mêlé d'é-


léments faibles. Dieu, qui est la lumière, ne renferme en
soi rien d'obscur. Dieu, qui est tout esprit, ne résulte pas
de substances inégales. Tout en lui est d'une même na-
ture. Ce qui en lui est esprit est lumière, puissance et

1. Sanct. Hilarii Opcr.,p. 793.


•292 TABLEAU L>E L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

vie; ce qui est vie en lui est lumière, puissance et esprit.


Tout en lui est un et parfait ; tout en lui ,est Dieu vi-

vant. <• Et ailleurs '


: •> Dieu est simple et doit être compris
par notre foi, annoncé par notre amour. Il ne peut être
atteint par nos sens; mais seulement adoré. Il n'est pas
composé de parties diverses, de telle sorte qu'en lui il
y
ait, après l'hésitation, la volonté; après le silence, la pa-
role; après le repos, l'action. 11 n'est pas soumis aux lois

de la nature, celui de qui toute nature a reçu la loi; il

n'éprouve en rien faiblesse ni diminution de puissance,


celui qui est au delà de toutes les limites de puissance,
selon cette parole du Seigneur : « Mon Père, toutes choses
>< te sont possibles. »

llilaire s'écarte cependant de cette haute spéculation

pour s'engager dans les innombrables subtilités dont la


théologie contentieuse du siècle avait surchargé l'idée de
la Divinité. Par la l'œuvre est moins élevée que le génie de

l'auteur. Mais quand il sort de cette controverse, quand il


n'est pas assujetti à réfuter la pensée des autres, il a de
belles inspirations de philosophie et d'éloquence. Devant
les profondeurs de la nature divine, et pour s'encourager
à les croire sans les comprendre,
il se propose à lui-même

les merveillesnon moins inexplicables du monde maté-


riel du monde qui nous entoure. Seulement dans le
, ,

nombre des choses qu'il désigne à ce titre, il en est que le


temps et le génie de l'homme ont dévoilées, et qu'on ne
peut plus alléguer comme des mystères naturels que la

raison doit subir. Mais si l'un des termes de comparaison


a reculé quelque peu, il n'a pas disparu. Après ces pro-
diges que le monde physique a livrés successivement à
nos regards perfectionnés, et ces fragments de lois im-
muables qu'il nous a laissé lire, il est d'autres prodiges, et

l. Sanct. Mlarii Oper. t p. 10:51.


v
Al! QUATRIÈME SIECLE. 293

quelquefois tout près de nous, dont nous ne surprendrons


jamais les causes et les lois secrètes. Souvent l'analyse
même fait surgir devant l'inventeur un autre et plus im-
pénétrable mystère. Avec la découverte même, s'accroît
l'inconnu. Les causes premières que croit saisir la science
ne sont que des causes secondes, des modes d'action , des
contre-coups lointains du principe suprême. L'esprit hu-
main est une mer qui monte et s'étend toujours, mais qui
n'atteindra jamais les.dernières hauteurs De là cette rési-
gnation nécessaire de l'intelligence et ce recours à la foi

qui fait dire à Hilaire, après d'impuissants efforts pour dé-


finir l'essence divine : « Dieu 1

,
tu nous présentes dans
ce monde bien des vérités de cet ordre dont la cause , est
ignorée et dont l'effet ne saurait être méconnu. Il est re
ligieux de croire là où il est naturel d'ignorer. Lorsque j'ai

élevé vers ton ciel la faible lumière de mes regards, j'ai cru
tout d'abord que le ciel était à toi. En voyant ce cours ré-

gulier des astres, ces étoiles du septentrion, cette étoile


du soir, avec leurs offices divers et marqués, j'ai compris
Dieu par ces choses que je ne comprenais pas elles-mêmes.
Quand j'ai vu l'élévation merveilleuse de ton Océan, sans
connaître le réservoir de ses eaux, ni la cause de cette
vicissitude régulière qui les enfle et qui les abaisse, saisis-
sant par la foi une cause inaccessible à la vue, je t'ai trouvé
dans les choses même que j'ignore. Quand j'ai fixé mon
esprit sur ce sol terrestre, qui, par une vertu secrète, dis-
sout dans son sein les germes qu'il reçoit, les vivifie par la

destruction, multiplie leur existence et les grandit autant


qu'il la multiplie, je n'ai rien vu là que je puisse expliquer
par mon propre raisonnement. Mais mon ignorance même
me sert à te comprendre. Ne pouvant expliquer l'action
de la nature, je te devine et te reconnais d'autant mieux

i. Sanet. Mlarii Oper., p M io


294 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

dans le bienfait que je reçois d'elle. L'ignorance où je suis

de moi-même m'inspire encore le même sentiment. Je


t'admire d'autant plus que je te connais moins. Le mou-
vement, la méthode, la vie de ma pensée, même en ne les

comprenant pas, je les sens; et ce sentiment, je te le

dois, ô mon Dieu, moi à qui tu donnes, avec la conscience


de l'initiative naturelle qui est en moi, la perception de
la nature qui me charme. »

Il remarquable sans doute que cette méditation re-


est
ligieuse d'Hilaire le conduise à la doctrine si clairement
exprimée de l'activité spontanée de l'âme et des percep-
tions acquises par les sens. Ainsi se retrouvait la philoso-
phie dans la religion. Les contemporains y cherchaient
autre chose : ils aimaient surtout ce mélange d'abstrac-
tions et de grandes images, sous lesquelles le docteur
d'Occident adorait le même Dieu qu'Athanase, et à son
exemple combattait le théisme des platoniciens, des Juifs
et d'Arius.

Pendant qu'une partie du monde chrétien répétait que


le Christ était né dans le temps et par cette distinction ,

semblait ramener l'Évangile à la mission d'un homme


inspiré, saint Hilaire terminait son œuvre de controverse
et de foi par une ardente prière. « O Dieu tout-puissant,

disait-il *, tant que j'aurai l'intelligence que tu m'as don-


née, je te confesserai éternel, en tant que Dieu, mais
éternel comme Père. Je ne m'emporterai pas à ce degré
de présomption et d'incrédulité de placer les impressions
de ma faiblesse au-dessus du dogme religieux de ton in-
finité, et de la révélation qui m'est faite de ton éternelle
durée. Je ne croirai pas que tu aies jamais existé sans ta

sagesse, sans ta vertu, sans ton Verbe, notre Seigneur


Jésus -Christ. Sa naissance est antérieure à l'éternité

1. Sanct. Hilarii Oper.,p. Il il.


,

AD QUATRIÈME SIECLE. 295

même y à quelque chose qui précède l'éternité. 11 y


, s'il

a du moins quelque chose qui précède le moment où


l'éternité a été sentie. »

Ici , comme dans Augustin , à la subtilité même du rai-

sonnement et de l'expression se mêle une puissance de


foi qui inspirait Hilaire et qui se soutint dans toutes les
épreuves de sa vie. Ni périls ni tentations ne manquè-
rent pour donner au symbole de Nicée tout l'éclat de la
persécution. L'arianisme souvent armé de la violence qu'il
souffrit plus tard et persécuteur avant d'être opprimé
,
,

marqua une dernière époque du martyre, et cette époque


fut la gloire d'Hilaire.

Hilaire ne fut pas seulement le contradicteur habile et


opiniâtre Son avènement à
de l'arianisme. l'épiscopat
s'était rencontré avec l'époque du plus grand effort tenté
par la puissance impériale en faveur de cette secte déjà
très-nombreuse. Il porta la peine de la résistance qu'il

opposait à des doctrines appuyées de l'autorité arbitraire


et c'est dans l'exil qu'il acheva l'ouvrage célèbre où il les

réfute.

Nous avons retracé la persécution que souffrit Athanase


en Orient. Son nom et son symbole ne furent pas moins
rigoureusement poursuivis en Occident aussitôt que ,

Constance vainqueur eut réuni sous le môme pouvoir tout


l'empire romain. Du milieu de cette cour asiatique qu'il
avait transportée d'Antioche et de Constantinople en Ita-
lie, il assembla des conciles pour faire juger près de lui

le débat religieux qui' partageait le monde. Arius avait

allumé un feu qui de longtemps ne devait s'éteindre. Le


génie de la controverse avait soufflé d'Alexandrie sur le

midi de l'Europe. On s'occupait des plus subtiles spécula-


tions de la théologie à Trêves et à Béziers , comme dans
le lieu même où l'activité de l'esprit grec les avait fait naî-

tre. Un concile assemblé dans la ville d'Arles, sous les


296 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

yeux de l'empereur, prononça la condamnation d'Atha-


nase, avec le consentement péniblement arraché d'un lé-
gat du pontife deRome. Quelques évêques opposants sont
exilés; et Constance,pour obtenir une décision plus écla-
tante, convoque un nouveau concile à Milan, dans la ville
que la politique impériale élevait comme une rivale de
Rome et un poste avancé sur les provinces d'au delà les
Alpes. Athanase y fut condamné, et plusieurs évêques ses
partisans bannis avec violence. Hilaire ne fut pas atteint,
parce qu'il n'assistait pas à ce concile.
La persécution s'étendait cependant. Après avoir fait
censurer la doctrine d'Athanase par tant de réunions
épiscopales, l'empereur avait l'aident désir de voir ce
jugement confirmé par l'autorité prédominante qu'on re-
connaissait aux évêques de la ville éternelle. C'est la re-
marque et l'expression d'un auteur païen du temps, dont
le témoignage vient à l'appui de l'antique suprématie de
l'Église romaine et de la fermeté du pontife. Suivant son
récit
1
, d'accord avec les monuments du christianisme, le
pape Libère ,
que sa vertu rendait cher au peuple , fut en-

levé de nuit par les soldats de Constance qui , ne pouvant


le vaincre, l'exilait.

Ce fut alors qu'animé par ce grand exemple, Hilaire


entra dans le débat qui agitait le christianisme vainqueur.
Il a lui-rnênie exprimé, dans quelques fragments de mé-
moires, les pensées dont il était assailli, les tentations de
sa faiblesse et le motif de sa résolution. En même temps,
il adressait à l'empereur une première supplique où res-
pirent déjà toutes les prétentions de l'indépendance reli-
gieuse , mais sans aucune trace de la violence à laquelle
il s'emporta dans la suite. Son langage est modeste et
respectueux ,
quoique sa pensée soit haute. Ce qu'il

1. A mmiani M arcell. ib. XV, cap. vu.


,

Al' QUATRIÈME SIÈCLE. 297

demande, ce que les partisans de la foi de Nicée deman-


daient alors , ce qu'ils oublièrent vainqueurs, c'est la tolé-
rance. Cette demande, il en fait un conseil de justice
autant que de prudence; et il s'élève sans effort à cette

noble idée de la liberté religieuse que les chrétiens oppri-


més et les païens déchus invoquèrent tour à tour, mais
que appuyée sur l'empire parut d'abord mécon-
l'Église

naître. Vous travaillez, dit-il, vous gouvernez l'État par


«

de sages maximes vous veillez jour et nuit afin que tous


; ,

ceux qui sont sous votre empire jouissent du bienfait de


la liberté. La connaissance de Dieu est pour l'homme un '

don qu'il lui accorde, plutôt qu'une charge qu'il lui im-
pose. Inspirant, par l'admiration des merveilles célestes,
le respect de ses divins commandements, il dédaigne toute
volonté qui serait contrainte par la force à l'adorer. Si un
pareil moyen était employé à l'appui de la vraie foi, la

sagesse épiscopale s'y opposerait et dirait : Dieu est le Sei-

gneur de tous; il n'a pas besoin d'un hommage forcé; il

ne veut pas d'une profession de foi arrachée; il ne faut


pas le tromper, mais le servir; c'est pour nous plutôt que
pour lui qu'il faut l'adorer. Je ne puis accueillir que celui
qui vient volontairement; écouter, que celui qui prie; et
marquer du signe, que celui qui professe la foi. 11 faut

adorer Dieu dans la simplicité, l'aimer de cœur, le véné-


rer avec crainte, et conserver son culte dans la probité
de notre libre arbitre. »
On peut rapprocher ce langage de celui que ,
plus tard,
Te philosophe Thémiste adressait à l'empereur Jovien
pour le remercier d'un édit de tolérance qui venait ras-
surer les partisans du polythéisme. Les paroles de Thé-
miste respirent cette élévation que donne la vérité d'un

principe. C'est le même raisonnement que celui d'Hilaire .

1. Sanct. Hilmii Oppr.. p. 1221.


298 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

c'est également le respect de la liberté de l'âme dans les


choses religieuses , fondé sur l'idée même de la grandeur
divine. Il était digne du christianisme d'adopter d'avance
cette noble interprétation; et il était beau qu'un évêque ,

dans l'ardeur même de sa foi, eût donné l'exemple et


trouvé le motif de la tolérance religieuse.
Ces libres avis furent impuissants contre la passion qui
dominait Constance. Mais en même temps cet empereur,
aveugle dans sa politique comme dans sa religion, appe-
lait au partage de l'empire Julien , naguère opprimé par
lui. Il hésita plusieurs nuits dans d'un doute
l'agitation
violent. Mais le danger des provinces romaines de la
Gaule incessamment exposées aux incursions des peu-
,

plades germaniques, l'emporta sur ses autres craintes;


et présentant lui-même aux légions le nouveau César qu'il
avaitlongtemps éloigné de leurs yeux, il lui donna la
pourpre au bruit de leurs applaudissements déjà trop
,

significatifs. Julien partait aussitôt pour la province qu'il


devait gouverner au nom de Constance; et quand il entrait
dans la ville de Vienne , au milieu de la foule qui se pres-
sait sur son passage , une vieille femme aveugle s'écriait :

« Celui-ci relèvera les temples des dieux. » Il en semblait


bien éloigné cependant. Tout en lui , excepté ses études
solitaires et ses récents souvenirs d'Athènes, attestait le

respect de la foi chrétienne. Il en suivait publiquement


les pratiques; mais, par un instinct secret, il se trouva
dès le premier jour l'espérance et l'appui de la secte qui
divisait l'Église. A quelques lieues de son camp, les plus
zélés partisans de l'arianisme tenaient un nouveau con-
cile où, prononçant une nouvelle censure d'Athanase , ils

étendaient la même peine à ses principaux défenseurs et


frappaient en particulier d'anathème Hilaire présent à
leurs débats. A peine cette sentence était-elle rendue que,
sur d'autres accusations adressées à l'empereur, Hilaire
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 299
était relégué en Phrygie. C'était la politique qu'avait sui-
vie Constantin exilant à Trêves Athanase, dont il était
gêné à Alexandrie, et transplantant les doctrines qu'il
voulait détruire.
Hilaire venait alors d'attacher à l'Eglise chrétienne wïi
de ces hommes qui , sans l'illustrer par des écrits, lui ap-
portaient l'appui d'une volonté invincible et de vertus
puissamment populaires Martin de Tours vétéran de
: ,

l'armée romaine où il avait servi dès l'âge de quinze ans,


,

et d'où il sortait, après vingt campagnes. Hilaire, qui ju-

gea d'un regard le génie de cet homme élevé dans les


camps pour l'Église, lui confère d'abord le plus humble
degré du saint ministère, et le laisse même faire encore
une campagne en Pannonie où il était né d'une famille , ,

idolâtre, et où il voulait retourner pour voir sa mère. Il


revint bientôt, selon sa promesse; mais il ne retrouva pas
le maître qu'il s'était choisi. Hilaire était parti pour le lieu
de son bannissement . à l'autre extrémité de l'empire. Il

habita plusieurs années les provinces de l'Asie romaine,


visitant les principales villes de ce monde oriental si rem-
pli de luxe et de richesses. Il gémissait d'y trouver l'aria-
nisme plus puissant encore que dans l'Occident ; et, selon
l'ardeur de sa foi, cette dissidence lui semblait l'abolition
du christianisme même. < Excepté quelques hommes,
écrivait-il, les dix provinces d'Asie où je suis ignorent
vraiment Dieu. » Ces hommes l'accueillaient avec em-
pressement ;
mais il trouvait presque leur foi indécise et
faible en comparaison de la sienne. « Je crains, disait-il,
les hérésies qui à toutes les époques pullulent en Orient.»
Il redoublait d'efforts autour de lui ; et en même temps
qu'il ranimait la foi de Nicée dans le lieu même où elle
avait été d'abord si puissante, il écrivait, pour entretenir
le zèledes évoques d'Occident, l'histoire des conciles qui
avaient consacré cette foi. A ce prix, son exil ne lui pesait
300 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

pas. Soyons toujours bannis, écrivait-il, pourvu que la


»

vérité soit prêchée. » Du fond de l'Asie Mineure, il était


en communication avec toutes les Églises des Gaules et ,

cela sans mélange de vues intéressées sans passion poli- ,

tique, pour le seul triomphe d'un dogme religieux. Cet


évoque, exilé à Laodicée, ne laissait pas seulement dans
les Gaules une Église et des amis fidèles : il y avait sa
femme et sa fille , à laquelle il écrit avec une expres-
sion touchante. Mais l'ardeur religieuse , la passion de la

croyance dominaient surtout cette âme forte. Après quatre


ans d'exil ,une grande espérance lui est offerte. Un con-
cile est convoqué à Séleucie et réunit plus de deux cents
,

évêques de tous les points de l'Orient ; Hilaire y est ap-


pelé. Il va se trouver en présence de ces théologiens
orientaux qui, par la flexibilité de leur langage, répon-
daient à toutes les subtilités de l'esprit grec. Il espère le

triomphe du dogme et de l'expression, qui n'assimile pas,


mais qui unit à la nature divine le Verbe émané d'elle.

Mais cette espérance est trompée : entre les partis qui di-
visaient le concile, l'arianisme prévalut; et Hilaire resta
seul avec quelques évêques égyptiens que la pensée d'Atha-
nase soutenait dans leur foi.

Vaincu sans être découragé, Hilaire quitte Séleucie


pour venir à Constantinople, où était alors l'empereur
Constance, qui, visitant tour h tour ses capitales d'Occi-
dent et d'Orient, promenait de l'Adige au Bosphore ses
camps et ses conciles. Là, il réclame contre sa condamna-
tion dans un mémoire libre et respectueux qu'il présente
lui-même au prince, et où il invoque le témoignage du
césar Julien, dont l'ambition dormait encore dans sa
puissance empruntée. 11 se plaignait des formules nou-
velles que l'on imposait aux chrétiens; il redemandait la

foi de l'Évangile; il offrait de la soutenir contre les ariens;


il réclamait la tolérance pour ceux qui ne partageaient
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 301

pas la croyance de l'empereur, et déplorait les persécu-


tions exercées contre les partisans d'Athanase.
Cette prière n'ayant pas réussi , saint Hilaire lança con-
tre l'empereur une sorte de manifeste , monument curieux
de la licence où s'emportait l'épiscopat contre le pouvoir
temporel. L'impétueux évèque donne sans détour à Con-
stance le nom d'Antéchrist. Il regrette le temps de Néron
et de Décius. «Nous combattrions, dit-il, ouvertement
et avec confiance contre des bourreaux et des meurtriers
, ;

ton peuple, comprenant une persécution publique, nous


suivrait comme ses chefs. Mais maintenant nous combat-

tons contre un persécuteur qui trompe contre un en- ,

nemi qui flatte, contre l'Antéchrist Constance, qui ne


frappe pas, mais caresse; qui ne proscrit pas nos têtes,
mais nous enrichit pour nous perdre ;
qui ne nous pousse
pas à la liberté chrétienne à travers les cachots, mais nous
honore dans son palais pour nous asservir, etc.
« Il ne combat pas, de peur d'être vaincu, mais il flatte

pour dominer. 11 ne confesse le Christ que pour le nier;


il cherche l'unité, pour empêcher la paix; il comprime
les hérésies, pour qu'il n'y ait plus de chrétiens; il honore
les prêtres, pour qu'il n'y ait plus d'évéques; il bâtit des

églises, pour détruire la foi.... »

Saint Hilaire, s'autorisant de la libeité de Jean devant


Hérode et des M achabées devant le roi Antiochus, pour-
suivait ainsi : « Je te déclare, ô Constance, ce que j'aurais
dit à Néron , ce que Décius et Maximin auraient entendu
de ma bouche : Tu combats contre Dieu, tu es acharné
contre l'Église, tu persécutes les saints, tu détestes les pré-
dicateurs du Christ, tu détruis la religion ; tu es le tyran,
non des choses humaines, mais des choses divines. Voilà
ce qui t'est commun avec ces empereurs païens. Voici ce
qui t'appartient en propre : Tu affectes un christianisme
menteur, et lu es le nouvel ennemi du Christ tu sers de
;
302 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

persécuteur à l'Antéchrist, et tu commences ses mystères


d'iniquité ; tu fabriques des professions de foi , et tu vis
contre la foi; tu mets le trouble dans ce qui est ancien ;

tu souilles ce qui est nouveau. »

Malgré ces invectives Hilaire revint s'asseoir sur


, le siège
épiscopal de Poitiers. Il vit passer le règne de Julien ,
qui
s'était élancé du fond de la Gaule, pour occuper, ou plu-
tôt traverser l'empire, et aller mourir aux bords de l'Eu-
phrate.
La foi un moment comprimée par cette vaine
nouvelle,
représentation du paganisme qu'avait essayée le jeune em-
pereur, ressaisit le monde avec un surcroit de puissance.
Cette énergie du martyre, qui depuis un siècle n'avait plus
à s'exercer, se trouvait ravivée sans péril, par l'ap-
parition impuissante des vieilles fables de la Grèce.
Même sous Julien , des assemblées d'évèques avaient eu
lieu sur tous les points de l'empire. Deux ans après le jour
1
où dans
, la cité de Parisii , Julien , réveillé par les cris des
soldats qui le nommaient empereur, avait adoré Jupiter
et cru voir le génie de l'empire qui lui promettait son as-
sistance , en lui annonçant qu'elle serait de courte durée ;

dans cette même ville, il s'était tenu secrètement une as-

semblée d'évèques dirigés par saint Hilaire, qui leur com-


muniquait des lettres d'Orient pour ranimer leur foi.

Bientôt la religion remonta sur le trône avec Jovien; le

sacerdoce reprit son ambition temporelle; les querelles des


catholiques et des ariens ,suspendues quelque temps par
une crainte commune , recommencèrent avec violence.
Saint Hilaire était , dans les Gaules, le défenseur de la doc-
trine d'Àthanase , dans laquelle il s'était fortifié pendant
son séjour en Orient. Le souvenir même du règne de Ju-
lien poussait les esprits vers cette doctrine, qui semblait le

1. Sanct. Hilarii Opcr., p. 1353,


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 303

plus haut degré du christianisme. Jovien l'avait embras-


sée, et Valentinien, qui lui succéda dans l'Occident, l'a-
dopta. On vit alors beaucoup d'évêques ariens pallier leur
profession de foi pour complaire à la cour.
Milan avait depuis longtemps pour évoque Àuxence, qui
avait été prêtre de l'Église d'Alexandrie, et qui, sous les

princes ariens, avait professé l'arianisme» Saint ïïilaire, le

voyant encore en crédit sous le catholique Valentinien,


l'attaqua publiquement par ses écrits. L'évêque de Milan
obtint en sa faveur un édit du prince. Hilaire fut traduit
devant le questeur , comme accusé de mettre le trouble
dans l'Eglise de Milan que l'éloquent orateur
; c'est alors
s'écriait dans une adresse au peuple et aux évêques :

« Il faut avoir pitié de la misère de notre siècle 1


, et gé-
mir sur les folles opinions d'un temps où l'on croit que
les hommes peuvent protéger Dieu, et où l'on travaille à
défendre Jésus-Christ par les intrigues du siècle. Je vous
le demande , évêques qui vous croyez tels, de quels suf-
frages se sont servis les apôtres, pour la prédication de
l'Évangile ?Sur quelle puissance s'appuyaient-ils pour
prêcher Jésus-Christ, et pour faire «passer presque toutes
les nations du culte des idoles au culte du vrai Dieu ?

Cherchaient-ils quelque crédit emprunté à la cour, lors-


qu'ils chantaient un hymne à Dieu dans un cachot, au mi-
lieu des fers, après les tourments? Étaient-ce par les édits
du prince que Paul, donné en spectacle dans le cirque,
formait une église à Jésus-Christ ? Se défendait-il par l'ap-
pui de Néron de Vespasien de Décius de ceux dont la
, , ,

haine a fait fleurir l'Évangile? Lorsque les apôtres se nour-


rissaient du travail de leurs mains, qu'ils s'assemblaient en
secret dans des chambres hautes, qu'ils parcouraient les
villes, les bourgades et toutes les nations, malgré les sé-

1. Sanct. Hilarii Oper.,p. 1267.


•'i04 TABLEAU 1>E L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

natus-consultes et les édits des rois, faut-il croire qu'ils


n'avaient pas les clefs du ciel? ou, plutôt, n'est-ce pas
alors que la vertu de Dieu se manifesta contre la haine des
hommes , alors que la prédication de l'Évangile devint
d'autant plus puissante qu'elle était plus entravée? Mais
aujourd'hui , ô douleur! les protections terrestres recom-
mandent la foi divine ; le Christ semble dépouillé de sa
vertu, tandis que l'on intrigue en son nom ; l'Église me-
nace de l'exil et du cachot : elle veut se faire croire par
force, elle que l'on croyait jadis malgré les exils et les
cachots. »

Ces regrets éloquents, inspirés à l'impétueux Hilaire par


les intrigues des ariens, pouvaient malheureusement s'ap-
pliquer aussi parfois à la domination des catholiques La
controverse étouffait la charité, et les deux partis invo-
quaient tour à tour la force à l'appui de leur croyance.
Repoussé de Milan sans autre persécution , Hilaire re-
vint à Poitiers, où l'exercice des vertus et de la charité
le consola de sa défaite. Son église, sans avoir rien de la

richesse des basiliques de l'Orient, avait emprunté quelque


chose de leur pompe religieuse. Il avait rapporté des villes
grecques d'Asie l'usage du chant mêlé aux prières publi-
ques, le matin et le soir. Lui-même composa pour ce chant
de pieuses paroles ; et il se félicitait de voir, par cet inno-
cent artifice, l'église attirant la foule plus que ne faisait le

théâtre. Souvent aussi il expliquait au peuple la sublime


morale des psaumes, qu'il appelle le céleste entretien de
l'espérance humaine, et sur lesquels il a laissé, comme
Àthanase, un savant commentaire. Au milieu de ces soins,
il mourut quelques années après son retour, ne s'occu-
pant plus de controverse, mais inflexible dans sa croyance,
et,comme il arrive aux esprits ardents et libres, dis-

graciémême sous le pouvoir du prince qui pensait


comme lui.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 305

SAINT AMBROISE.

Ce fut aussi la Gaule qui vit naître Anibroise, mais dans


une famille romaine. Son père, un des premiers digni-
taires de l'empire, était préfet de la Gaule méridionale.
Il tenait à Trêves ou à Lyon le siège de son gouverne-
ment ,
qui s'étendait sur une partie de l'Espagne et de la
Mauritanie.
Né dans le palais du prétoire, vers l'an 340, Ambroise,
dont la mère et la sœur étaient attachées au christianisme,
eut son enfance entourée de pieuses promesses et presque
de fabuleux augures. On raconta de lui , comme de Pla-
ton, quedormant un jour exposé à l'air dans son berceau 1
,

un essaim d'abeilles était venu voler sur son visage, et que


même quelques-unes se glissèrent, sans le blesser, dans sa
bouche entr'ouverte. La nourrice fut effrayée. Le père, qui
se promenait près de l'enfant avec sa femme et sa fille aî-

née, ne voulut pas, dit-on, interrompre le prodige; et,

quand il vit l'essaim d'abeilles s'envoler au plus haut des


airs, il s'écria : « Cet enfant, s'il vit, sera quelque chose
de grand ! »

Ambroise reçut d'abord dans les Gaules l'éducation la


plus lettrée, selonle goût du siècle. Son père étant venu à

mourir, il fut, très jeune encore, conduit à Rome avec sa


mère, sa sœur et un frère qu'il aimait tendrement, et dont
il a célébré la mémoire. La maison de sa mère, veuve opu-
lente d'un des grands officiers de l'empire, était fréquentée
par les prêtres de l'Église de Rome ; le jeune Ambroise re-

Yita sancti Ambrant a Paulino, ejus tiotario, conscripta.


TABLEAU DE l'ÉI.OQ. CHR. 211
,

306 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

marquait l'empressement avec lequel sa mère et sa sœur


baisaient la main de ces hôtes respectés; car cet usage, in-
connu et impossible en Orient régnait dès lors en Italie. ,

Àmbroise avec la naïveté et peut-être la malice de son


,

âge venait quelquefois vers sa mère et sa sœur leur pré-


,

senter sa main, disant qu'elles devaient aussi la baiser ,

parce qu'il était sûr de devenir un jour évêque. Cependant


il se livrait assidûment à l'étude des lettres grecques
de la philosophie et du droit civil. Il suivit le barreau,
plaida des causes avec tant d'éclat ,
que le préfet du pré-
toire le choisit pour conseil. Son frère Satyrus entra dans
la même carrière. Sa sœur avait reçu le voile religieux des
mains du pontife Libère.
La naissance et les talents d'Ambroise l'appelèrent aux
emplois publics; et le préfet Probus. qui gouvernait en
Italie sous Valentinien , le nomma procurateur de la Li-
gurie et de la province ^Emilia. Probus^ en lui déléguant
cette charge, se servit d'une expression remarquable pour
caractériser la justice et la douceur dont il lui faisait un
devoir : « Allez , dit-il , et agissez non comme un juge,
« mais comme un évêque. « Ce conseil parut plus tard
une prédiction.
Arrivé dans Milan , capitale de la province , Ambroise
se fit admirer par ses vertus, et devint si cher au peu-
ple, que son éloignement eût paru le plus grand malheur.
Milan était divisé en catholiques et en ariens. L'arche-
vêque Auxence, qui tenait toujours à Tarianisme mal- ,

gré des professions de foi plus ou moins équivoques selon


le temps, vint à mourir. Les évêques de la province étaient
réunis pour lui nommer un successeur, que le peuple de-
vait confirmer par son*suffrage ; mais dans le concile et
dans le peuple ,
les deux partis , égaux en force , se dispu-

1. Sanct. Ambrosii Oper., t. H, p. 906.


VU QUATBIBME SIÈCLE. 307
taient l'élection avec une animosité qui pouvait devenir
sanglante.
Ambroise parut dans l'église pour apaiser le désordre.
11 parlait au peuple avec beaucoup d'éloquence, lorsque,
dit-on, un enfant s'écria : « Ambroise évêque ! » Dans la

superstition du temps, cette voix de l'innocence parut un


présage certain, et fut suivie par les acclamations des deux
partis ,
qui se trouvaient fort embarrassés pour faire un
autre choix, et qui s'accordèrent avec enthousiasme.
Ambroise refusa, voulut fuir, employa même, dit-on,
des moyens bizarres pour faire douter de sa vertu. Long-
temps après il se plaignait, dans ses écrits, qu'on lui avait
imposé le sacerdoce malgré ses efforts , et qu'on l'avait

arraché du prétoire pour le traîner à l'autel.


Ambroise ,
qui n'était encore que catéchumène reçut ,

le baptême , et huit jours après fut fait évêque de Milan.

11 montra dans cette dignité toutes les vertus de sa vie


du fond de l'Orient pour le
passée. Saint Basile lui écrivit
féliciter. Un éloquent témoin nous a décrit la vie d'Am-

broise à Milan Toute la journée l'évêque était accablé de


.

mille soins; il jugeait les affaires d'une foule de chrétiens,


surveillait les hôpitaux, s'occupait des pauvres, accueillait
monde avec douceur
tout le ; à peine dérobait-il quelques
moments pour la lecture et la méditation. Tous les di-
manches , et quelquefois plusieurs jours de suite , il prê-
chait dans la basilique de Milan. Sa voix était faible , mais
on admirait son langage ingénieux et figuré. On accou-
rait pour l'entendre; des religieuses d'Afrique passaient

la mer pour venir prendre le voile des mains de l'arche-

vêque de Milan.
Ces devoirs pieux inspirèrent à saint Ambroise plus
d'un écrit ascétique, où la pureté d'une âme tendre se

révèle , au milieu des ornements souvent affectés du lan-


gage ; mais le plus beau titre de sa gloire fut le caractère
,

308 TABLEAU DE L'ELOQUENCE CHRÉTIENNE

qu'il porta dans la politique, alors mêlée sans cesse à la

religion. Homme d'État avant d'être évêque, Ambroiseen


garda le génie, et plus d'une fois le fit paraître, moins par
ambition que par nécessité.
Valentinien, en mourant, lui avait recommandé la jeu-
nesse de ses deux fils, qui se partageaient l'empire d'Oc-
cident. L'aîné de ces princes, Gratien , élève du poète
Ausone, prit la Gaule et l'Angleterre. Valentinien II con-
serva, sous la tutelle de Justine sa mère, l'Italie, l'Illyrie

et l'Afrique. Ambroise leur donnait de sages conseils,


pour le maintien de la paix et la prospérité de l'empire. Il

était cher à Gratien; mais Justine, ayant adopté l'aria-

nisme , le haissait, par esprit de secte autant que par ja-


lousie de pouvoir.
Ces querelles de cour furent tout à coup suspendues par
une révolution. Maxime, qui commandait l'armée d'An-
gleterre pour Gratien se révolta contre ce prince, et vint
,

l'attaquer dans les Gaules. Gratien, abandonné par ses


troupes, fut tué dans sa fuite, on ne sait par quelle main
mais sans doute par l'ordre et au profit de Maxime. A
cette nouvelle, la cour de Milan était plongée dans l'effroi.

On s'attendait à voir Maxime passer les Alpes et envahir


l'Occident. Justine, effrayée, n'espéra que dans le zèle
d'Ambroise ; elle lui remit entre les bras l'empereur en-
fant, et le conjura de le défendre, en éloignant la guerre.
Ambroise n'hésita point. Arrivé au camp de Maxime, il lui
persuada de ne point envahir l'Italie. Un an plus tard, ce
chef ambitieux, dans le dépit d'avoir différé son entre-
prise , se plaignit que l'archevêque de Milan l'avait ensor-

celé par ses paroles.


Tandis que la cour du jeune Valentinien respirait à
peine d'une alarme si vive, de nouvelles querelles de reli-

gion agitaient Le paganisme, qui désormais


les esprits.
était moins un culte qu'un parti, fit un nouvel effort, sou-
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 309

tenu par l'éloquence de Symmaque, sénateur et préfet de


Rome. demandait le rétablissement de
11 l'autel de la Vic-
toire, supprimé par Gratien.
Nous avons ailleurs retracé ce débat mémorable , où
saintAmbroise plaida pour le christianisme, et protégea les
réclamations du pontife de Rome; car l'Église alors, au
lieu d'être une monarchie théocratique, semblait une aris-
tocratie d'évéques où dominaient les plus éloquents et les
plus habiles. A peine Ambroise venait-il de repousser ce
faible effort du paganisme qu'il eut à combattre pour les
,

privilèges de son propre culte, attaqué bien plus vivement


par une secte chrétienne. L'impératrice Justine, peut-être
pour humilier l'homme dont elle avait imploré le secours,
lui ordonna de céder aux ariens la basilique Portia, hors
des murs de Milan. L'évêque refusa. L'impératrice, irritée,
envoya des officiers pour s'emparer d'une des églises de la
ville. Ambroise, dans l'enthousiasme de son zèle, répondit

que jamais le temple ne pou vai être livré par le prêtre.


'/

Le peuple, attaché à la communion d'Ambroise, se sou-


levait de toutes parts. Des soldats furent envoyés à la ba-
silique Portia pour s'en emparer, et y tendre des voiles
qui furent déchirés par le peuple. Dans ce désordre, un
prêtre arien, rencontré par les catholiques, allait être im-
pitoyablement massacré; Ambroise, en ce moment à l'au-
tel, lesyeux en pleurs, demanda, par une fervente prière,
que le sang d'aucun homme ne fût versé pour sa cause. En
même temps il envoya ses prêtres qui sauvèrent la vie
, ,

du malheureux arien.
Pendant plusieurs jours, cette espèce de guerre civile se
prolongea dans Milan. Une foule de marchands de la ville
élaient arrêtés; et c'était vers le temps de Pâques époque ,

où l'on était dans l'usage de délivrer les prisonniers. Sans


cesse on allait du palais de Valentinien à la basilique
d'Ambroise ; celui-ci répondait au tribun de l'empereur :
310 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

« Sivous voulez ce qui est à moi des terres de l'argent, 1


, ,

je ne le refuserai pas quoique tous mes biens soient la


,

propriété des pauvres ; mais les choses de Dieu ne sont pas


soumises au pouvoir impérial. Youlez-vous me jeter dans
les fers, me traîner à la mort? C'est une joie pour moi. Je

ne me ferai point un rempart de la foule du peuple; je


n'embrasserai point les autels en demandant la vie ; il me
sera plus doux d'être immolé pour leur défense. » Des sol-

dats furent envoyés pour se saisir de la basilique de Mi-


lan mais à la vue d'Ambroise, ils se réunirent au peu-
; ,

ple. Ambroise parla sur les tentations de Job, auquel il


comparait son péril. Puis il se justifia du reproche de sé-
dition et de tyrannie, que ne lui avaient pas épargné les
officiers de l'empereur « La tyrannie du prêtre, dit-il,
:

c'est sa faiblesse. Maxime ne dirait pas que je suis le ty-

ran de Valentinien car il se plaint que mon ambassade


;

fut comme une barrière qui l'empêcha de pénétrer en


Italie. »

Vaincue par l'obstination d'Ambroise, l'impératrice céda,


les soldats furent éloignés on ouvrit les prisons. Am-
;

broise triomphait ; et, dans l'exemple d'un homme si ver-


tueux, on pouvait déjà prévoir les excès funestes de la do-
mination ecclésiastique. Le jeune Valentinien, sentant avec
dépit toute sa faiblesse, ne put s'empêcher de dire à ses of-
ficiers : « Si Ambroise l'ordonnait, vous me livreriez à lui
les mains liées. »

Quelques mois après, cependant, l'impératrice essaya


Ambroise un docteur arien qui prit le nom
d'élever contre
d'évêque de Milan. Ambroise fut menacé d'exil, et des
soldats envoyés de nouveau contre les églises chrétiennes.

Ce fut alors qu'Ambroise introduisit dans la basilique de


Milan l'usage des chants et des hymnes, dès longtemps

I. Sanct. Ambrosii Oper., t. Il, p. 854.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 311

pratiqué dans l'Orient. Cette nouveauté séduisante aug-


mentait l'enthousiasme du peuple. Cette foule passait la

nuit dans le temple pour veiller autour d'Ambroise , et

pour le défendre. Au lever du jour, elle faisait retentir la


basilique de religieux accents. Ambroise parlait, et tout le

monde promettait de mourir avec lui.

La cour de Milan ne pouvait rien contre cet ascendant


d'un homme. Un nouveau péril la menaçait d'ailleurs ;

Maxime ,
jaloux d'affermir et d'augmenter sa puissance
par la perte de Valentinien, avait rompu tout traité et mar-
chait sur l'Italie. II fallut recourir encore à l'éloquenced'Am-
broise. 11 a lui-même rendu compte de cette mission dans
une lettre à Valentinien. Arrivé dans la ville de Trêves, où
résidaitMaxime avec sa cour et son armée l'évêque fut ,

reçu par un eunuque du palais, qui lui dit que l'empereur


ne pouvait l'écouter qu'en plein conseil. Ambroise se plai-
gnit de cette condition comme injurieuse à l'épiscopat ;

mais il fallut céder. On du l'introduisit dans le conseil

prince, qui se leva pour l'embrasser, La colère de Maxime


n'en était pas moins vive contre Ambroise, qu'il accusait
de vouloir le tromper. Ambroise se défendit dans un lan-
gage plein de noblesse, et redemanda le corps de l'infor-
tuné Gratien. « Valentinien 1 lui dit-il, t'a renvoyé ton ,

frère vivant ; rends-lui du moins les restes inanimés du


sien. Tu crains que le retour de ses dépouilles mortel-
les ne renouvelle la colère des soldats ; c'est là ton pré-
texte. Ah! celui qu'ils ont abandonné pendant sa vie, le
défendront-ils après sa mort? Comment crains-tu dans
le tombeau celui que tu as fait tuer, quand tu pouvais le
sauver? J'ai tué mon ennemi ! dis-tu. Non , il n'était pas
ton ennemi : toi seul étais le sien. C'est l'usurpateur qui
commence la guerre, et l'empereur défend ses droits.

1. Sanct. Ambrosii Oper., t. II, p. 889.


,

3 !'2 TABLEAU DE L'ELOQUENCE CHRÉTIENNE

Peux-iu donc refuser de rendre la dépouille de celui que


tu ne devais pas faire périr? Que Valentinien obtienne au
inoins les cendres de son frère pour garant de la paix !

Comment peux-tu soutenir que tu n'as pas ordonné de


tuer Gratien , lorsque tu défends de l'ensevelir? Pourra-
t-on croire que tu n'as pas envié le jour à celui auquel tu
envies même un tombeau? »

Blessé de ce discours, Maxime prit cependant un autre


prétexte pour repousser la prière d'Ambroise. Ce tyran
cour plusieurs évoques qui avaient obtenu de lui
avait à sa
lamort des priscillianistes, condamnés par un concile ;

Ambroise refusa de communiquer avec ces prêtres san-


guinaires; et le tyran affecta de s'en offenser comme d'un
outrage.
Ambroise repartit sans succès, et devança de bien peu
l'invasion de Maxime. Tout fuyait. Valentinien et sa mère
s'étaient embarqués pour aller en Orient invoquer le se-

cours de Théodose. Maxime parvint sans obstacle jusqu'à


Rome, et rétablit dans le sénat l'autel de la Victoire ;
mais
l'année suivante, en 370, sa fortune fut renversée par les
armes de Théodose. Ambroise ne parut que pour intercé-
der en faveur des vaincus, tandis que Théodose rétablis-
sait partout le pouvoir de Valentinien, dont il avait épousé

la sœur.
Cette intervention du pieux évèque ne fut pas toujours
aussi sagement inspirée que le voudrait notre respect pour
sa vf-rtu. Malgré lu générosité naturelle d'Ambroise, l'idée
de la tolérance, telle que nous la concevons aujourd'hui
n'entrait pas dans son âme. Il abhorrait la violence et le

sang, mais il n'admettait pas la liberté des croyances con-


traires à l'orthodoxie chrétienne ; et son zèle souffrait impa-
tiemment ce que le génie du pouvoir civil inspirait à Théo-
dose, pour conserver quelques droits aux cultes déchus.
Après les longues persécutions qu'avait supportées le chris-
3 .

AU QUATftIÉME SIÈCLE. 31

tianisme, les alternatives de triomphe et d'oppression qu'il


avait traversées, il était impossible qu'on ne vît pas écla-
ter des violences et des troubles sur quelques points de
l'empire.Les chrétiens, dont la résistance s'était bornée
longtemps au courage de mourir, maîtres du pouvoir,
n'avaient plus la même modération.
Après la défaite de Maxime et sous la victoire de
,

Théodose , l'agitation communiquée au monde romain


durait encore. De cruelles représailles «étaient exercées
sur les idolâtres et les juifs, rapprochés par une égale ini-

mitié contre le culte vainqueur. En Palestine, une syna-


gogue fut incendiée par les chrétiens; vers la même
époque, des moines qui se rendaient en chantant des
psaumes au tombeau des Machâbées pour invoquer ces
martyrs de la loi mosaïque, insultés par quelques hommes
de la secte des Valentiniens , détruisirent le temple et le
bois sacré où ces fanatiques célébraient leurs mystères
Le chef militaire des provinces romaines d'Orient fit rap-
port à l'empereur. Théodose ,
par ce besoin d'ordre et de
justice régulière qu'un homme de guerre habile apporte
dans la paix ,
prescrit de punir les incendiaires de faire ,

rétablir la synagogue par lévèque , et de réprimer les reli-

gieux. C'est a la nouvelle de cette résolution qu'Ambroise,


de la ville d'Aquilée, où il était alors, adresse au prince,
sous une forme respectueuse, la réclamation la plus vive,
st comme le manifeste de l'Église, désormais trop puis-
sante pour se résigner à l'égalité avec les autres cultes.
1
« Bienheureux empereur, écrit-il ,
je suis habituelle-

ment tourmenté de sollicitudes; mais jamais je n'ai senti

préoccupation aussi vive qu'en ce jour, où je vois que j'ai

à me prémunir contre le danger de prendre part à un


sacrilège. Je vous prie d'écouter patiemment mes paroles;

1. Sanct. Ambrosii Oper., t. 11, p. 9'tC.


314 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

car si je suis indigne que vous m'écoutiez je suis indigne ,

d'offrir le saint sacrifice pour vous, et de recevoir la con-


fidence de vos vœux et de vos prières. N'entendrez-vous
pas dans sa propre cause celui que vous avez entendu
dans la cause de tant d'autres? Mais il ne serait pas
impérial de refuser la liberté de la parole ; et il ne serait
pas sacerdotal de taire devant vous ce qu'on pense. »

Alors, avec un mélange singulier de respect et de véhé-


mence, sans ni#r le désordre commis, il en réclame
l'impunité ; il s'indigne à la pensée qu'une réparation soit
accordée à ceux contre lesquels la représaille était légi-
time. La synagogue reconstruite lui semblerait un triomphe
sur la foi , un monument bâti avec les dépouilles opimes
des chrétiens , commes ces temples élevés jadis aux idoles
avec le butin fait sur les Cimbres.
Dans tout ce langage, on reconnaît une passion sincère
qui n'est plus comprise d'un siècle où le respect pour la
pratique de chaque culte est une vérité religieuse. Quelque
pressante que soit la prière d'Àmbroise, il ne s'y borne
pas; et il annonce, si elle n'est pas exaucée, l'intention
de s'adresser à l'empereur devant le peuple. « En vous
écrivant, dit-il ,
j'ai fait ce qui était le plus respectueux ;

j'ai voulu de préférence me faire entendre de vous dans


votre palais, de peur que si cela était nécessaire, vous
n'eussiez à m'entendre dans l'église.
Théodose ne céda pas d'abord à cette lettre; et Am-
broise, revenu d'Aquilée, et célébrant l'office devant l'em-
pereur , lorsqu'il parla sur l'Évangile du jour, fit une
allusion manifeste à la grâce qu'il avait demandée puis ;

laissant l'allusion pour l'appel direct, il adjura Théodose


d'embrasser dans son affection l'Église tout entière. On
ne peut lire sans un vif intérêt
où le pieux évèque la lettre

raconte à sa sœur ce qu'il a dit et la promesse obtenue ,

par sa persévérance. Rien ne montre mieux le pouvoir de


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 315

la foi nouvelle et l'état de l'empire. Évidemment tout


cédait à la religion , et elle dominait jusque sur la loi ci-

vile. Mais si cette puissance était excessive sur quelques


points, dans d'autres épreuves qu'amenait le pouvoir
absolu d'un chef militaire, elle était protectrice, et sup-
pléait ce qui manquait d'ailleurs; une occasion d'exercer
cet ascendant se rencontra pendant le séjour de Théodose

en Occident.
Ce fut alors qu'Ambroise , aussi hardi envers le con-
quérant qu'il l'avait été pendant la faible minorité de
le punir du meurtre de Thessalonique.
Valentinien, osa
Moins heureux que Flavien, Ambroise ne réussit pas à
prévenir le sanguinaire courroux de l'empereur. Il s'était

éloigné de lui , se croyant sûr du pardon de Thessalo-


nique ; et il apprit tout à coup le massacre de sept mille
habitants. .

Dans sa douleur, il évita la présence du prince, et lui


écrivit avec autant de modération que de force : « Il a été
commis dans la ville de Thessalonique un attentat sans
exemple dans l'histoire. Je n'ai pu le détourner, mais
d'avance j'ai dit combien il était horrible; et toi-même en
avais ainsi jugé, en faisant de tardifs efforts pour révo-
quer tes premiers ordres. Au premier moment où il a été
connu , un synode d'évêques gaulois était assemblé. Il

n'en est aucun qui aucun qui


l'ait appris de sang-froid ,

n'en ait gémi. Dans la communion d' Ambroise, ton ac-


l
tion n'a trouvé personne pour l'absoudre » .

L'évêque continuait en rappelant le crime et la péni-


tence de David il invitait Théodose au même repentir,
;

en lui annonçant qu'il ne pourrait désormais être admis


dans le temple, et qu'il ne devait pas s'y présenter. « Je

1. « Non erat facti tui absolutio in Ambrosii communione. » (Sanct.


Ambrosii Oper., t. II, p. 83C.)
316 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

te le conseille, disait-il, je t'en prie, je t'en conjure;. c'est

une trop grande douleur pour moi, que toi, qui donnais
l'exemple d'une rare piété ,
qui montrais le modèle le plus
élevé de clémence ,
qui souvent ne laissais pas succomber
les coupables, tu ne t'affliges pas d'avoir laissé périr tant
d'innocents. » Puis , il ajoutait avec une admirable di-
gnité qui ne ressemble pas aux prétentions de suprématie
de Grégoire VII, mais à la pieuse douleur d'un chrétien
auquel le sang fait horreur : « Je n'ai contre toi nulle
haine ; mais tu me fais éprouver une crainte ;
je n'oserais

pas offrir le divin sacrifice, si tu voulais y assister. Le


sang d'un seul homme injustement versé me le défen-
drait, le sang de tant de victimes innocentes me le per-
met-il ? Je. ne le crois pas; je t'écris de ma main ces pa-
roles que tu liras seul. »
Théodose ne s'en rendit pas moins à l'église de Milan ,

et fut arrêté sur le seuil du temple par Ambroise qui lui ,

en défendit l'entrée. Les écrivains ecclésiastiques ont


placé dans sa bouche un discours moins évangélique et
moins simple que sa lettre à Théodose Il ne se trouve
'.

pas clans ses ouvrages; quoi qu'il en soit, rien n'est plus
authentique et plus mémorable que cette exclusion de
l'Égliseimposée par un pontife au monarque couvert du
sang de ses sujets. L'ambition a souvent abusé de cet
exemple. Mais si l'on se reporte au temps de Théodose à ,

cette époque où la souveraineté despotique et militaire


n'agissait que par le glaive, on bénira la mémoire du ver-
tueux pontife, dont la voix pouvait seule s'élever dans
l'esclavage du monde. Peut-être seulement Ambroise
laissa-t-il trop facilement croire à Théodose que quelques

mois de retraite et de prières pouvaient expier un si grand


crime.

1. Sanct. Ambrosii Oper., t. II, p. 8i0.


~
Al QUATRIÈME SIÈCLE. 31

Théodose retourna dans l'Orient; et Valentinien se


trouva seul maître de l'Occident, au milieu de chefs bar-
bares appelés à sa cour. Les conseils d'Ambroise ne pu-
rent sauver le jeune empereur de l'ambition d'Arbogaste,
qui le fit périr, et mit à sa place le faible Eugène. Am-
broise , fidèle à la mémoire de Valentinien, prononça
d'éloquents regrets sur sa tombe, en attendant la ven-
geance de Théodose, qui ne tarda pas à renverser Arbo-
gaste, et à réunir sous sa main les deux moitiés de l'em-
pire. C'est dans ce haut degré de gloire que Théodose,
pour la seconde fois libérateur de l'Italie, mourut à Mi-

lan. Ambroise célébra sa mémoire devant le peuple,


tandis que l'on préparait la pompe funèbre qui devait
ramener ses restes à Constantinople.
Rien de plus grand qu'un tel spectacle; Théodose avait
rendu la paix et la gloire aux Romains il avait vaincu ;

les barbares et relevé l'empire; il avait achevé l'ouvrage


de Constantin, et le surpassait en génie. Toutefois, le

discours d'Ambroise ne répond pas à de telles pensées :

déjà l'esprit superstitieuxdu moyen âge semble peser sur


le christianisme. L'orateur raconte longuement que des

clous de la croix ont servi à forger le mors du cheval de '

Thëodose et à orner son diadème. Mais il rappelle avec


une noble simplicité le souvenir de Thessalonique.
« J'ai aimé cet homme
2
dit-il, parce qu'il cherchait
,

plus les réprimandes que les flatteries. Il a pleuré, dans


l'assemblée des fidèles, le crime que la fraude des autres
lui commettre; empereur, il n'a pas rougi de
avait fait
faire une publique pénitence et depuis il n'a pas cessé
,

de pleurer sa faute. Ayant remporté une grande vic-


toire, dans la pensée qu'il avait péri des ennemis sur le

Sanct. Ambrosii Opcr., i. Il, p. (jï)9.

Ibidem, p. 701.
é

318 TABLEAU DE L'ELOQUENCE CHRÉTIENNE

champ de bataille , il s'est abstenu de l'approche des au-


tels. »

Ambroise ne survécut pas longtemps à Théodose. Sa


mémoire, que les légendes du temps ont entourée de mi-
racles, resta vénérée dans l'Occident. Nous n'avons ci t

de lui que de cette éloquence inspirée par les


les traits

mouvements de l'âme; en effet; son âme était grande et


pure, et semblait s'élever par le sentiment du devoir et
du péril; mais lorsqu'il est destitué de ce noble appui, la

recherche et le faux goût remplissent ses ouvrages : son


génie est étouffé par son siècle ,
quand il n'est pas soutenu
par sa vertu.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 310

SAINT JÉRÔME. SAINT PAULIN.

II n'est point, dans les fastes oratoires du christianisme,


un nom plus célèbre et qui parle mieux à l'imagination
que celui de saint Jérôme. Cependant éloigné de tous les ,

honneurs ecclésiastiques à une époque où déjà ces hon-


,

neurs entraient en partage avec les dignités de l'empire,


Jérôme n'eut aucune des grandes occasions de régner sur
les esprits, qui s'offraient naturellement au génie des
Athanase, des Ambroise et des Chrysostome. Toujours
errant ou solitaire , sans autre titre dans l'Église que celui
de prêtre de Jésus-Christ , il ne parut ni à la cour, ni aux
funérailles d'aucun prince. Il ne fut point chargé d'in-
struire ou de consoler le peuple de quelque grande cité;
enfin , son plus important ouvrage fut la traduction des
livres sacrés, tâche immense, plutôt que travail de génie.
C'est donc surtout dans son caractère, dans sa vie,

dans les traits épars de son éloquence /qu'il faut chercher


l'homme tant admiré des premiers siècles chrétiens.
Jérôme était né vers l'an 340 à Stridon dans la Dalma- , ,

tie, contrée alors à demi barbare; et il a rappelé lui-même

plus d'une fois cette origine à laquelle il imputait les torts


de son caractère et l'impétuosité de son âme.
Élevé dès l'enfance par des maîtres habiles , sous les

yeux d'un père riche et généreux, il fut envoyé de bonne


heure à Rome avec un jeune ami qui avait partagé ses
premières études et qui son modèle pour la vertu son
, , ,

émule pour la science , se cacha plus tard dans la vie reli-

gieuse où s'illustra Jérôme.


Au milieu de cette source du savoir d'Occident, au
pied de la chaire pontificale déjà puissante quoique per- ,
320 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRETIENNE

sécutée, le jeune Dalmate fréquentait les écoles de rhé-


teurs, à l'époque où, parmi les pompes naguère renais-
santes de l'idolâtrie , tout à coup- fut annoncée dans le
Forum la mort de Julien sur les rives de l'Euphrate, et la

retraite de son armée en deuil. 11 eut le spectacle des dou-


leurs et des joies qu'excitait ce grand événement, et il se
souvint toujours d'avoir entendu un païen zélé , un de ses
maîtres peut-être , s'écrier avec désespoir : « Comment les

chrétiens disent-ils que leur Dieu est patient et pitoyable?


Rien de plus terrible que ce courroux; rien de plus ra-
pide! Voyez : il n'a pu même différer de quelque temps
si vengeance. »

D'autres images, d'autres souvenirs non moins ineffa-


çables, s'offraient de toute part au futur apôtre de la foi,

dans la ville des Scipions et des martyrs. Son âme, na-


turellement grave et sévère , ne s'effrayait pas des spec-
tacles les plus tristes, et en recherchait la mélancolie.
Souvent, avec quelques enfants de son âge, étudiants
comme lui , il descendait le dimanche dans les cata-
combes de Rome, et parcourant lentement les sombres
allées de cette ville mortuaire, contemplant ces chapelles
antiques entremêlées de tombeaux, il se redisait ce vers
de Virgile :

Luctus ubique, pavor, et plurima mortis imago.

Et il sentait la foi naître en lui sous l'enseignement

muet de ces voûtes sacrées. Il suivait alors les leçons de


Donat, commentateur célèbre de Virgile, et celles de Vic-
torin , maitre d'éloquence venu d'Afrique à Rome, où sa

conversion éclatante au christianisme et la persécution


qu'il subit attiraient tous les regards. Il trouvait dans ces
deux maîtres l'inspiration de deux écoles : ici le goût pur
de la poésie profane, là les traditions de l'éloquence an-
AI QUATRIÈME slfcCLE. 321

tique mêlées à la ferveur chrétienne. Lui-même confon-


dait tout cela dans sa studieuse ardeur, aimant alors le

christianisme plus qu'il ne le connaissait, cherchant le

heau langage dans les orateurs, la véritémorale dans les


philosophes, et lisant assez Empédocle et Platon pour en
retenir beaucoup de pures maximes qu'il croyait, plus
tard, disait-il
l
, avoir apprises dans les épitres des apôtres.
Enfin, il s'exerça souvent à ces déclamations publiques
où se préparaient les orateurs de la Rome impériale. Mal-
gré le charme de ces études , il ne défendit pas sa jeu-
nesse contre les dangereux plaisirs de Rome. 11 tomba
dans des fautes que longtemps après il appelait ses

crimes, et dont le regret et l'image le suivaient au désert.


Cependant, à Rome même, ce dégoût de la vie com-
mune, et cette inquiétude ardente naturelle aux espri's
élevés, l'avaient bientôt ramené vers des idées plus graves.
11 reçut le baptême sous le pontificat de Libère que les ,

persécutions de Constance et de Julien avaient élevé si

haut ; et, s'éloignant de Rome , il visita d'abord Aquilée ,

dont l'Église réunion de plusieurs sa-


était célèbre par la

vants hommes, et où Athanase exilé avait laissé l'em-


preinte de sa foi, et une imitation des instituts monasti-
ques d'Egypte. H s'y lia d'amitié avec Héliodore ,
qu'il

entraîna quelque temps après en Orient, et avec Népo-


tien, dont il a immortalisé le souvenir; enfin il y connut
Ruffin, génie ardent nourri de vastes études. De là, il

passa dans les Gaules, où il trouvait la trace toute récente


des combats et du génie d'Hilaire de Poitiers. À Trêves,
où il s'arrêta , il transcrivit de sa main plusieurs traités de
ce savant évêque, recueillit d'autres ouvrages chrétiens,
et, soutenu par l'ardeur de ces recherches, il acheva sur
lui-même l'austère réforme que, dans ses souvenirs, il a

. Sanct. Jlieron. Oper., t. IV, p. 169.

TAliLKAl* DE L'KLOQ. CHR. -' I


,

322 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRETIENNE

datée non de Rome , mais des bords du Rhin. Pendant ce


séjour, il apprit la langue celtique ,
qu'il devait plus tard
retrouver en Orient, parmi ces Galates qu'avait prêches
saint Paul. Revenu à Aquilée près d'une sainte et savante

famille, dont il était l'hôte , il ne s'éloigna que par solli-

citude pour sa sœur, qui , restée seule et sans appui dans


leur patrie commune, lui faisait craindre pour elle-même
des passions dont il avait connu le danger. Pressé de cet
intérêt, il retourna à Stridon , régla des affaires de famille,
ramena sa sœur à l'austérité de la vie religieuse, et revint

à Rome pour n'y pas rester. Sans être entré dans le sa-
cerdoce, et sans autre mission que sa science et son zèle,
il faisait déjà servir sa puissante parole au triomphe de la

religion ,
qui n'était plus persécutée par l'empire , mais
trouvait encore de grands obstacles dans les souvenirs des
temps antiques, les monuments de Rome, et l'air même
qu'on y respirait. On vantait l'éloquence de ses entretiens,
et les vives paroles dont il éblouissait ses auditeurs, et
souvent accablait ses adversaires. Une imagination enthou-
siaste lui donnait beaucoup d'autorité sur plusieurs fem-
mes romaines d'une illustre naissance. Il les instruisait

par ses conseils.


Quelques prêtres de l'Église de Rome accusèrent la pu-
reté de sesmœurs. « Alors dit un de ses historiens, pre-
,

nant pour règle ces paroles de l'Évangile « Si on vous :

« persécute dans une ville, fuyez dans une autre ,


» il en-
treprit le voyage d'Orient. » Sans doute aussi ,
pour cette
âme ardente il y avait le désir de voir de près les origines
de la foi et les premiers sommets éclairés de sa lumière
d'interroger les Églises d'Orient, leurs docteurs et leurs
solitaires. La présence à Rome et le départ prochain -d'un
prêtre riche et savant de l'Église d'Àntioche offrirent à

Jérôme l'occasion qu'il souhaitait. En compagnie de ce


Grec nommé Évagre, il partit avec trois amis, Héliodore,
,

AU QUATRIÈME SIECLE. 323

qu'il connu dans la ville d'Aquilée


avait Innocent et ;

Hylas. Débarqués sur les côtes de la Thrace, ils traversè-


rent, avec de grandes fatigues, le Pont, laBithynie, la

Galatie, la Cappadoce, la Cilicie, au milieu d'un été brû-


lant; et, entrés en Syrie, ils touchèrent enfin la ville

d'Antioche. Là, Jérôme eut la douleur de se voir enlever,


par une maladie violente, deux de ses fidèles amis, Inno-
cent et Hylas. Lui-même fut en proie à des fièvres dange-
reuses. Héliodore avait poursuivi son voyage jusqu'à Jé-
rusalem. Ne pouvant ni le rejoindre ni se rendre en
Egypte, où l'appelaient d'autres amis, Jérôme languil quel-
que temps accablé de tristesse et de souffrance, et soutenu
surtout par les soins généreux d'Évagre. La passion de
l'étude ne l'abandonnait pas cependant. Dès ce premier sé-
jour à Antioche, il fréquenta les leçons publiques d'Apol-
linaire de Laodicée, ce sophiste chrétien qui s'était efforcé

d'imiter, au profit de la foi nouvelle, les formes de l'an-


tique poésie et de l'antique éloquence, avait lutté contre
la puissance et l'esprit de Julien , répondu ,
par un ou-
vrage en trente livres, aux attaques de Porphyre, et in-
terprétait l'Écriture sainte avec une liberté d'imagination
accusée plus tard d'erreur et d'hérésie. Jérôme l'écouta
cultiva son amitié, profita de sa science, mais en gardant
une foi indépendante et pure, qui ne s'écarta jamais
de la plus sévère tradition , et qui , comme il le dit lui-

même , essayait toutes les doctrines, mais ne s'attachait


qu'à la vérité.
Ëvagre possédait, à trente milles d'Antioche, une mai-
son de campagne dans le village de Maronie ; il y condui-
sit son ami encore languissant, et impatient de trouver la

solitude. Là , Jérôme connut l'ermite saint Malch , dont il

a raconté la naïve et merveilleuse histoire; et il sentit


croître en lui, par cet exemple, la passion du désert.
Revenu cependant à Antioche, il continua de s'occuper
'.VU TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHUÉT1ENKE

de l'interprétation des saintes Écritures, sans la chercher


encore dans l'étude de la langue originale , mais en s'ap-
phquant surtout à ce sens allégorique qui charmait les
Orientaux; il écrivit dans cet esprit, sur le prophète Ab-
dias, un commentaire mystique dont plus tard la subti-
lilé lui semblait puérile , et qu'il a désavoué comme une
cireur de jeunesse qu'on ne pouvait louer devant lui sans
le faire rougir. Ce n'était pas seulement la science et la
gravité qui lui paraissaient manquer à ce premier travail;
il jugeait aussi que sa conversion n'était pas encore assez
avancée lorsqu'il le fit, et qu'il lui fallait la rude éducation
de la pénitence. C'est là qu'il aspirait; et quoique Hélio-
dore , revenu près de lui ne voulût pas le suivre dans la
,

solitude, et que son ancien ami Ruffin, émigré comme lui


vers l'Orient , lui donnât l'exemple d'une vie paisible et stu-
dieuse au milieu de Jérusalem, il quitta bientôt Antioche
et s'enfuit au désert. Il choisit sur les contins de la Syrie
les sables de Chalcis, qu'avait habités d'abord l'ermite saint
Malch, et où étaient épars quelques couvents de céno-
bites.

Occupé par la pénitence et le travail, il soutint d'abord


avec force cette vie qu'il avait tant souhaitée. 11 voulut
y rappeler Héliodore, qui était retourné près de sa famille
en Occident; il lui adressait une lettre éloquente pour
lui reprocher sa désertion ; et si, plus tard, il a lui -même
blâmé comme une vanité de jeune homme et de rhéteur
le langage trop orné et les vives images prodiguées dans

cette lettre, on n'y sent pas moins, sous le luxe des pa-
roles, la ferveur du zèle et le génie du temps. « Que fais-

tu, écrit-il à son ami, dans la maison de ton père 1


, sol-

dat dégénéré? où est le retranchement, le fossé, la nuit

passée sous la tente? Déjà la trompette a sonné du haut

1. Sanct. Meron, Oper., t. IV, p. u.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 325

des cieux. » Et ne craint pas de s'écrier avec une sorte


il

de férocité religieuse « Si ton père se couche sur le seuil


:

de porte pour te retenir, passe par-dessus ton père; »


la

puis, dans un autre enthousiasme « désert embelli des :

fleurs de Jésus-Christ! ô solitude qui jouit plus familière-


ment de Dieu! Que fais-tu dans le siècle mon frère avec , ,

une «âme supérieure au monde? crois-moi, je vois ici


plus de lumière. Jusques à quand es-tu retenu à l'ombre
des toits, dans le cachot enfumé des villes? »
Cette paix du désert était cependant troublée, pour
l'enthousiaste Jérôme par de dangereux souvenirs. Seul,
,

abandonné entre l'imagination et la prière, son Ame


éprouva des tourments qu'il a retracés avec une éloquence
passionnée, mais si chaste, que la vérité du tableau n'en
peut altérer l'innocence.
< Combien de fois
1
,
dit-il, retenu dans le désert, parmi
ces solitudes dévorées des feux du soleil, je croyais
assister aux délices de Rome ! J'étais assis seul, parce que
mon âme était pleine d'amertume. Mes membres étaient
couverts d'un sac hideux. Mes traits brûlés avaient la

teinte noire d'un Éthiopien; je pleurais, je gémissais


chaque jour. Si le sommeil m'accablait, malgré ma rési-

stance, mon corps heurtait contre une terre nue. Eh


bien! moi qui, par terreur de l'enfer, m'étais cjudamné
à cette prison habitée par les serpents et les tigres ,
je me
voyais, en imagination, transporté parmi les danses des
vierges romaines. Mon visage était pâle de jeûnes, et mon
corps brûlait de désirs. Dans ce corps glacé dans cette ,

chair morte d'avance l'incendie seul des passions se ral-


,

lumait encore. Alors, privé de tout secours, je me jetais

aux pieds de Jésus-Christ, je les arrosais de larmes. Je me


souviens que, plus d'une fois, je passai le jour et la nuit

1. Sanct. llù'rnn. Oper., t. IV, p. 30.


.

326 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

entière à pousser des cris et à frapper ma poitrine, jus-


qu'au moment où Dieu renvoyait la paix dans mon âme.
Je redoutais l'asile même de ma cellule; il me semblait
complice de mes pensées. Irrité contre moi-même, je
m'enfonçais dans le désert ; et si je découvrais quelque
vallée plus profonde, quelque cime plus escarpée, là je

me jetais en prière, là je mettais mon corps aux fers.

Souvent, le Seigneur en est témoin, après des larmes


abondantes, après des regards longtemps élancés vers le

ciel ,
je me voyais transporté parmi les chœurs des anges
et, triomphant d'allégresse, "je chantais Nous accourons
:

vers toi, attirés par l'encens de ta prière. »

Une telle peinture annonce assez


ascendant l'irrésistible

de saint Jérôme. Cette âme, plus tourmentée d'elle-même


qu'elle ne pouvait l'être par le monde, se lassa de la soli-
tude, et chercha pour ainsi dire à se reposer dans les agi-
tations de la vie commune. Il revint au milieu des contro-
verses d'Antioche, et fut ordonné prêtre; mais, effrayé
des soins du sacerdoce, il reprit la vie dure et libre du
désert. Il voyagea dans les sables de la Syrie et de la

Judée, changea de solitude et de cellule, erra parmi les


ruines des anciennes cités Israélites , s'arrêta quelque
temps à Bethléem , s'appliquant avec ardeur à l'étude de
l'hébreu , et commentant les livres saints, par le spectacle
des lieux qui les avaient inspirés.
La fatigue de cette étude lui faisait souvent regretter la
délicieuse et facile préoccupation qu'il avait autrefois
trouvée dans les langues grecque et romaine. Il conser-
vait, dans sa cellule de Bethléem, les chefs-d'œuvre de
l'éloquence profane qu'il avait rassemblés jadis avec beau-
coup de soin, pendant son séjour à Rome et dans les
Gaules. C'était le seul trésor qu'il eût apporté avec lui
dans l'Orient. Le charme de ces lectures le ravissait en-»
core; et son christianisme jaloux s'effrayait d'un sembla-
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 327

ble enthousiasme. C'était à ses yeux un danger nouveau


une tentation de l'esprit, non moins redoutable que celle
des sens. On a dit avec raison que l'univers est gouverné
par des livres; cette puissance ne fut jamais plus visible
que dans la lutte des deux civilisations, pendant les pre-
miers siècles du christianisme; et rien ne peut en donner
une idée à la fois plus singulière et plus vraie que saint
Jérôme racontant qu'il luttait par la pénitence et la prière
contre le charme de la littérature profane.
Ce récit indique un état remarquable de l'esprit hu-
main et ce qu'il peut offrir de bizarre fait partie de la
,

vérité « Homme faible et misérable, je jeûnais avant de


:

lire Cicéron. Après plusieurs nuits passées dans les veilles,

après des larmes abondantes que m'arrachait le souvenir


de mes fautes, je prenais Platon. Lorsque ensuite, reve-
nant à moi, je m'attachais à lire les prophètes, leur dis-
cours me semblait rude et négligé. Aveugle que j'étais,
j'accusais la lumière !
»

Jérôme raconte que cette anxiété fut suivie d'une fièvre


violente qui consuma toutes ses forces et le jeta dans une
effrayante léthargie.
« Alors , dit-il ,
je me crus transporté en esprit devant
le tribunal du juge suprême, qui semblait entouré d'une
si vive et si éblouissante clarté, que, retombé sur la

terre, je n'aurais pu jamais y fixer les yeux. Une voix me


demanda qui j'étais : « Je suis un chrétien , répondis-je.
« Tu mens, dit le juge suprême, tu es un cicéronien et non
« pas un chrétien ; où est ton trésor , là est ton cœur. »

Ce rêve ou cette allégorie singulière n'offre-t-il pas une


bien vive image de la puissance du génie sur les imagina-
tions ardentes et studieuses? Jérôme ne nous donne-t-il
pas ici le secret de ce paganisme sans conviction, qui se
prolongea dans l'empire au milieu de la victoire et des
bienfaits du christianisme?
328 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

Prestige étonnant de l'éloquence et de la poésie ! ces


grands hommes de la Grèce et de Rome faisaient vivre
si longtemps après eux des fictions décréditées de leur
temps. Leur style, qui avait servi d'ornement à ces fables,
en était devenu, pour ainsi dire, le corps et l'essence.
C'était leur imagination qu'on adorait; et le polythéisme
n'était plus qu'une forme de littérature. Mais, dans ce
dernier domaine, obligés d'entrer encore en partage avec
l'éloquence nouvelle des orateurs sacrés, il n'avait plus
qu'un petit nombre de sectateurs obstinés : le monde
était chrétien.
Jérôme, qui semble redouter si fort pour lui-même
l'enthousiasme contagieux de la littérature profane, re-
marque ailleurs avec joie combien son empire s'était ré-

tréci. « Quel homme , dit-il , lit maintenant Aristote ?

Combien de gens connaissent les écrits ou le nom de


Platon? A peine quelques vieillards oisifs qui les relisent

dans un coin; mais nos grossiers apôtres, nos pêcheurs


d'hommes sont connus, sont cités dans tout l'univers. »
Tandis que Jérôme étudiait le texte sacré de l'Écriture
et des prophètes , et qu'il trouvait dans cette poésie
sublime l'enthousiasme dont son un âme avait besoin,
événement important pour la religion le rappela en Italie.
Le pape Damase avait assemblé dans Rome un con-
cile, pour régler les débats élevés sur l'élection de Fla-

vien évêque d'Antioche. Les évêques d'Orient s'y rendi-


,

rent.Jérôme qui était venu à Constantinople entendre


.

Grégoire de Nazianze, en partit pour accompagner à


Rome Paulin d'Antioche et le célèbre Épipbane, évêque
de Chypre. 11 reparaissait dans Rome avec l'éclat d'une
vertu éprouvée, la maturité de l'âge et du génie, et la

réputation du grand travail qu'il avait entrepris sur les


livres sacrés. Consulté comme un docteur de la foi, ses

décisions exercèrent plus d'empire que jamais. Il retrou-


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 329

vait dans la routo des vertus les plus austères quelques


Romaines qu'il avait autrefois détachées de l'orgueil de
leurs grandeurs.
Cette direction des âmes, qui l'ut si fort en usage dans
le siècle que La Bruyère a si bien ca-
de Louis XIV, et

ractérisée, semblerait donner une idée du pouvoir absolu


que Jérôme exerçait sur l'esprit de ces illustres Romaines.
Mais la différence des temps et des mœurs dément cette
comparaison. Il ne s'agissait pas alors d'inspirer, au mi-
lieu des délices d'une civilisation régulière et paisible,
quelques vertus conciliaires avec les faiblesses de la gran-
deur et de la richesse; il ne s'agissait pas de conduire,
par une molle tyrannie, les consciences erronées d'un
courtisan, d'une favorite. A cette première époque du
christianisme, les grands sacrifices, les privations écla-
tantes étaient le seul signe d'un progrès dans la vie spiri-
tuelle. L'état même de la société, cet état violent et pré-
caire , entre le joug du pouvoir absolu et les invasions des
barbares, donnait un plus grand exercice à toutes les
vertus. La religion,dévouement au malheur,
c'était le

dans l'époque la plus malheureuse du monde. Servir


Dieu, c'était réclamer une part plus grande de périls et
de souffrances, dans le naufrage commun de la so iété.
N'était-ce pas un admirable spectacle que de voir les
héritières des noms les plus glorieux de Rome idolâtre,
les filles des Scipion, desMarcellus, des Camille, se con-
sacrant aux œuvres de charité, et sacrifiant leurs trésors,
leur beauté, leur jeunesse, pour secourir des malades et
des pauvres, comme si, par une digne expiation, la Pro-
vidence eût voulu faire sortir les plus humbles consola-
trices de l'humanité, du milieu de ces familles dont la

gloire avait opprimé le monde?


Les retraites de la duchesse de Longueville et de la

belle La Vallière sont de faibles efforts, si on les compare.


330 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

aux voyages périlleux qu'entreprit cette Paula qui, sui- ,

vant l'expression de saint Jérôme, fille des Scipions,


descendue des Gracques, préféra Bethléem à Rome, et
échangea l'or de ses palais contre une cabane de la Judée.

Et lorsque l'on voit, quelques années après, Rome sac-


cagée par Alaric , l'ancien monde au pillage , et des fa-
milles romaines fuyant pour chercher un asile jusque
dans cette même Palestine où la piété les
, avait précé-
dées et avait déjà construit des monastères, on ne peut
se défendre de tout respecter dans l'enthousiasme reli-

gieux de cette époque, où l'excès même du zèle semblait


devenir une prévoyance de la charité.
Pendant le séjour qu'il fit à Rome, saint Jérôme inspira
chaque jour davantage aux femmes des plus opulentes
familles cette active bienveillance, que les malheurs du
monde rendaient si nécessaire.
Une femme de la maison des Fabius, Fabiola, instruite
par ses pieux avis, consacra de grandes richesses à fonder
les premiers hospbes publics que l'on ait élevés dans
Rome, dévouantelle-mème au soin des malades et
et, se
des pauvres, elle fit voir au monde une vertu nouvelle,
que la civilisation profane ne soupçonnait pas, et dont
l'héroïsme donne réellement aux femmes ce je ne sais
quoi de divin que l'antiquité croyait reconnaître dans
leur voix et dans leurs regards.
Le recueil des écrits de saint Jérôme atteste qu'un
grand nombre d'illustres Romaines puisaient ainsi dans
ses conseils les idées d'une charité sublime. 11 leur expli-
quait les livres sacrés , et les animait aux vertus les plus
austères ; il composait pour elles des épîtres qui sont des
traités de la plus pure morale.
Cet ascendant, exercé par un prêtre venu de l'Orient,
aurait suffi pour exciter de nouvelles jalousies , et l'àpre

vivacité de saint Jérôme ne les diminuait pas. Il attaquait


,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 33t

lui-même avec amertume de quelques prêtres de


les vices

Rome; car, suivant la loi de l'humanité, déjà l'orgueil,


le luxe et l'hypocrisie se glissaient à la suite des vertus qui
avaient étonné le monde. Déjà même il avait fallu des lois

nouvelles pour réprimer des vices inconnus jusqu'alors.


« '
Voici une grande honte pour nous , écrivait saint Jé-
rôme : les prêtres des faux dieux, les bateleurs,, les per-
sonnes les plus infâmes peuvent être légataires ; les prê-
tres et les moines seuls ne peuvent l'être : une loi le leur
interdit, et une loi qui n'est pas faite par des empereurs
ennemis de la religion , mais par des princes chrétiens.
Cette loimême ,
je ne me plains pas qu'on l'ait faite

mais je me plains que nous l'ayons méritée ;


elle fut in-

spirée par une sage prévoyance mais elle n'est pas assez ;

forte contre l'avarice on se joue de ses défenses par de


:

frauduleux fidéicommis. »

Jérôme caractérisait plus librement en-


Ailleurs saint
core d'autres vices du clergé de son temps « J'ai honte :

de le dire , écrivait-il , mais y a des hommes qui recher-


il

chent le sacerdoce et le diaconat pour voir plus librement


les femmes. La parure est tout leur soin ; leurs cheveux
sont bouclés avec le fer ; leurs doigts brillent du feu des
diamants; de crainte de l'humidité, à peine effleurent-ils
la ter.e du pied. Vous croiriez voir de jeunes époux, plu-
tôt que des prêtres. »
Ces peintures satiriques ,
qui trouvaient plus d'une ap-
plication dans Rome, irritèrent les ennemis de Jérôme;
on réveilla d'anciennes calomnies sur ses mœurs ; l'en-
thousiasme donne facilement prise aux attaques du vice et
de l'envie : on accusa Jérôme dans ses amitiés ; on voulut
attribuer à de coupables faiblesses ce qui tenait à l'empire
naturel d'une âme éloquente et religieuse.

i. Sanet. Bieron. Oper., t. IV, p. 2C0.


332 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

La mort du pontife Damase , en privant saint Jérôme


d'un admirateur et d'un appui , vint encore favoriser la
haine de ses détracteurs. Il céda, et résolut de retourner
dans son humble cellule de Bethléem. Rien n'est plus tou-
chant et plus grave que ses adieux à lune des illustres
Romaines dont il avait mérité la pieuse confiance. Après
avoir repoussé en quelques mots les calomnies de ses dé-
tracteurs: Noble Asellà, dit-il, c'est ainsi que je vous
«

au moment de m'embarquer, triste et les


écris à la hâte,
yeux pleins de larmes je rends grâces à Dieu d'avoir été
;

jugé digne d'être haï par les hommes. Insensé ! j'ai voulu
chanter ie cantique du Seigneur sur une terre étrangère .

et, abandonnant le mont Sinaï, j'ai recherché le secours


de l'Egypte. J'avais oublié l'Évangile, qui nous apprend
qu'au sorîir de Jérusalem
le voyageur est dépouillé,,

meurtri , pour mort. Mes ennemis ont jeté sur moi


laissé

la honte d'un faux crime. Mais je sais qu'à travers la bonne

du la mauvaise renommée on arrive également au ,

royaume des cieux.


« Saluez Paula et Eustochie, qui sont toujours, en dé-

pit du monde mes sœurs en Jésus-Christ. Saluez Albina


,

leur mère, Marcella, Marcellina, Félicité, et dites-leur :

« Nous serons tous un jour devant le tribunal de Dieu où ,

« chacun montrera la conscience qu'il a eue pendant sa


« vie. > Adieu, modèle de la vertu la plus pure, souve-
nez-vous de moi, et, par vos prières, apaisez les flots sur
ma route. »

Embarqué au port de Rome où l'avaient accompagné


de nombreux amis, Jérôme retourna par un long circuit
dans l'Orient, descendit dans l'île de Chypre pour jouir ,

de l'hospitalité d'Epiphane revenu d'Italie longtemps avant


lui, revit également Paulin dans Antioche, et arriva entin
à Jérusalem, qu'il appelait désormais sa patrie. L'Egypte,
cette terre de la science et de la solitude, manquait encore
,

AU OUATKIEME SIECLE. àSô


au long noviciaL de l'interprète des livres saints. 11 repartit
bientôt de Jérusalem pour visiter la Thébaïde et Alexan-
drie, parcourut les déserts de Nitrie, sans tout admirer
dans la vie des solitaires , et vint écouter le savant aveugle
Didyme qui , dans la chaire de l'école chrétienne qu'avait
illustrée Origène, portait avec les dogmes de la théologie
les souvenirs de la philosophie grecque, et quelque chose
des sciences cultivées par Hipparque etPtolémée. Sous ce
maître auquel Jérôme donne, par plaisanterie, le nom de
voyant, que les Hébreux réservaient à leurs prophètes, il

apprit ce qu'il ignorait encore, après l'enseignement de


Constantinople et de Rome; et, pressé d'en faire usage
pour son grand travail sur l'Écriture sainte, il revint dans
sa chère Bethléem. Il y reprit avec ardeur cette étude de
la langue hébraïque qui , après avoir été dans sa jeunesse
une sorte de frein et de pénitence imposée à son imagina-
tion trop ardente , fut une des occupations de sa vie, et fit
en partie le caractère de son éloquence. Il acheta chère-
ment alors les leçons d'un savant Israélite, qui n'osait le
voir que dans la nuit, par crainte d'irriter ses compatriotes
en leur paraissant livrer à un chrétien , à un étranger, les

mystères de l'idiome sacré. Ce secours et une opiniâtreté


de travail plus grande que l'impatience qu'il éprouvait
parfois, le rendirent enfin maître de cette langue difficile,
dont les rudes aspirations remplacèrent, dit-il ,
pour lui

l'harmonieuse éloquence qu'il avait tant aimée. Jaloux de


devenir l'interprète des monuments de la foiau lieu où
elle était née, il ne sortit plus de Bethléem , ou du moins
de la Judée ; mais, de Rome, on accourait vers lui. Quel-
ques-unes de ces femmes illustres dont il avait inspiré la
piété , Paula et sa fille Hustochie arrivaient à Bethléem et y
fondaient plusieurs monastères. C'était une colonie ro-
maine transplantée sur cette terre barbare et sacrée,
l'aula, avant même de quitter Rome, avait étudié la
,,

334 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

langue hébraïque. C'était dans cette langue qu'elle redisait


à Bethléem les chants du Psahniste, et elle la parlait,

sans aucune trace de prononciation romaine. Sa fille Eus-


tochie partageait son ardeur de savoir, comme sa charité.
Bientôt se réunirent près d'elles des religieuses de patries
et de conditions diverses, riches et pauvres, mais sou-
mises à la même règle et au travail commun. Cependant
Jérôme traduisait de la langue grecque les homélies d'O-
rigène et les traités de Didyme, revoyait, pour en multi-

plier les copies correctes, la version célèbre des Septante


et poursuivait la traduction latine de la Bible entière, en
y mêlant des préfaces et des commentaires empreints de
l'éloquence du texte original. De savants hommes venaient
le consulter d'Italie, d'Espagne et d'Afrique. Attentif à
toute nouveauté qui s'élevait dans la foi, il était des pre-
miers à la combattre; et, de Bethléem, il instruisait Rome.
Il semble même porter dans cette mission une sorte d'à-
preté contre la ville éternelle, bien qu'il en respecte re-
ligieusement la primauté pontificale. Mais, soit le souve-
nir des calomnies qu'il avait encourues, soit le dégoût des
scandales qu'il avait blâmés, soit la haine d'un chrétien
contre ce qui restait encore de paganisme indélébile dans
les magnificences du Capitole et du Forum, il ne peut
presque nommer Rome sans colère. Dans son langage 1
,

dans celui des dissidents au xvi siècle Rome est


e
comme , ,

Babylone, la prostituée couverte de pourpre. Il se plaint

d'y avoir rencontré un sénat pharisien qui se préparait à le


condamner, et il exhale sa pieuse joie d'avoir fui les jeux
impurs des Lupercales, pour revoir l'hôtellerie de Marie,
et la grotte où est né le Sauveur. Cette terre de Judée,

ce soleil, ces souvenirs sacrés ont pour son âme un charme


irrésistible ; et on sent qu'il ne saurait plus vivre ailleurs

1. San et. Hieron. Oper., t. IV, p. 493,


,

AU QUATRIÈME SIECLE. 335

qu'à Bethléem. Il voudrait réunir dans cet asile ceux qui


lui sont le il écrit lui-même pour les
plus chers. Tantôt
appeler, tantôt douce autorité de Paula et
il emprunte la

d'Eustochie. Il se sert de ces captives de la foi, de ces


voix pures formées par sa parole, pour attirer d'autres
âmes à la solitude. Rien de plus poétique et de plus tou-
chant que la lettre où Paula et Eustochie invitent Marcella,
dont les conseils avaient déterminé leur vocation reli-
gieuse, à venir les rejoindre à Bethléem. Les deux gran-
deurs de la religion nouvelle sont en présence , celle de
1
son berceau et celle de son empire. « 11 y a là , disent
Paula et Eustochie en parlant de Rome, une sainte Église,

les trophées des apôtres et des martyrs , la vraie confession


du Christ, la foi prêchée par l'apôtre, et le nom chré-
tien grandissant chaque jour sur l'abaissement du paga-
nisme. Mais le mouvement même, la grandeur, la puis-
sance de Rome, le besoin de voir et d'être vu, de saluer
et d'être salué, déparier et d'entendre, de regarder même
malgré soi cette foule immense d'hommes , tout cela dé-
tourne delà vocation et de la paix religieuse. Ici, au con-
traire, dans cette campagne du Christ, tout est simplicité,

tout est silence. Où que vous alliez, le laboureur, appuyé


sur sa charrue, murmure les losanges de Dieu le mois- ,

sonneur se délasse par le chant des psaumes , et le ven-


dangeur en taillant sa vigne, redit quelque chose des ac-
,

cents de David. Ce sont les chants d'amour de ce pays, les


mélodies du berger l'accompagnement du laboureur. »
,

Jérôme à cette lettre de Paula et d'Eustochie ajoutait ses


conseils. Il invite aussi Marcella à quitter Rome avec son
arène sanglante et ses licencieux théâtres ,
pour la paix et
lesombrages de Belhléem. C'est Bethléem qu'il recom-
mande. Jérusalem, sa curie, sa garnison romaine, ses

1. Sanct. Hieron. Opev., t. IV, p. 351.


336 TABLEAU DE L ÉLOOUENCE CHRÉTIENNE

spectacles, tout cela lui paraît trop ressembler à Rome


elle-même : permet pas le re-
l'affluence des étrangers n'y
pos et le recueillement de lame. Il la visitait rarement; et
il loue presque un saint- du christianisme de n'avoir passé
dans cette ville qu'un seul jour quoiqu'il ait longtemps ,

vécu dans la Judée. Il s'indigne d'ailleurs à la pensée de


croire un lieu plus saint qu'un autre, et d'enfermer dans
une étroite enceinte celui que le ciel ne contient pas.
« Les vrais adorateurs, dit-il, adorent Dieu, sans être à
Jérusalem ni sur le mont Garizim. » C'est ainsi que , ré-
pondant à Paulin, célèbre par son éloquence, il ne le

presse pas de quitter l'Italie, et lui montre comment il

peut y bien vivre. Mais , ce qu'il ne croit pas nécessaire à


la vertu, il le conseille pour l'inspiration; et, en admirant
avec quel art savant, quel éclat de pureté cicéronienne
et quelle abondance de pensées Paulin a célébré l'empe-
reur Théodose, il ne peut se défendre de ce vœu « s'il :

m'était donné de conduire un tel génie non sur les monts


d'Aonie et les cimes de l'Hélicon que chantent les poètes,
mais à travers Sion le Thabor et les sommets du Sinaï
,
;

s'il donné d'enseigner ce que j'ai appris et de


m'était ,

transmettre comme un dépôt les mystères des prophètes,


il naîtrait pour nous quelque chose que la Grèce savante
ne possède pas ;
» puis , caractérisant avec rapidité les
principaux apologistes latins du christianisme, Tertullien,
Cyprien , Lactance , Hiiaire : « Je viens à toi , dit-il, mon
compagnon et mon ami , mon ami , avant que je te con-
naisse. » Et il indique dans l'histoire des lettres chré-
tiennes, et dansU'interprétation de l'Écriture , une grande
place à prendre., que lui-même a remplie.
Paulin ne quitta pas l'Occident, où il devint plus tard
évèque de Noie; mais il reçut encore de Bethléem des
encouragements et des réponses à ses scrupules et à ses
doutes. Jérôme gardait dans sa retraite cette âpre fierté
AU QUATRIEME SIÈCLE. 337

<|iii lui avait t'ait tant d'ennemis à Rome. On le croira


même, affranchi par l'âge et la solitude, il était plus im-
pétueux et plus sévère dans ses derniers écrits. Cette in-

quiète vigilance, il ne la portait pas seulement autour de


lui; et ce n'est pas un faible témoignage de l'activité reli-
gieuse de ce temps que de le voir, du fond de la Judée,
réfuter les doctrines d'un moine d'Italie, Jovinien, qui
tendait à supprimer le mérite des abstinences chrétiennes.
Cet Épicure de la loi nouvelle, comme l'appelle saint .Jé-
rôme sans créer de schisme apparent et sans attaquer
,

le dogme, jetait dans Église un grand trouble, en déta-


1

chant les âmes du joug de la règle et en niant ce qui fai- ,

sait une des forces du christianisme. Jérôme vit le danger;

et sa pureté d'àme comme sa prévoyance, se montre


,

dans l'énergie de sa censure. Ce n'est pas seulement


au nom des maximes chrétiennes qu'il réclame. Vertus
païennes, préceptes de philosophie, exemples empruntés
aux sages de l'Inde et de la Grèce , aux barbares et aux
peuples civilisés, tout lui sert à établir le principe de la

domination de l'esprit sur les sens, et du perfectionne-


ment moral par les privations matérielles. Jovinien avait
gagné beaucoup de partisans à sa doctrine déguisée sous
le nom d'élégance de mœurs et d'urbanité. Le solitaire
lui oppose de graves raisonnements et d'amers sarcasmes
Adressé de Bethléem à Rome, cet écrit parut d'abord ex-
cessif. Les amis auxquels Jérôme le confiait pour le pu-
blier le supprimèrent, dans la crainte d'offenser les esprits
par un éloge du célibat, porté jusqu'à la réprobation du
mariage. Mais l'ouvrage fut connu; des copies s'en répan-
dirent en Judée et en Italie. Et Jérôme, que Pamma-
chius , le gendre de Paula, avait averti de ses objections
et de ses doutes, lui répondit, avec un peu d'orgueil
mondain peut-être : « Je ne suis pas aussi heureux que
la plupart des auteurs de notre temps; je ne puisa vo-
TARI.EAU DE L'ÉLOy. CHU. '22
,

338 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

lonté corriger mes erreurs. Aussitôt qui j'ai écrit quelque


chose, amis, ennemis, avec un zèle divers, mais une
égale ardeur, le jettent dans le public , et prodiguent
l'éloge ou le blâme. » Mais ce qu'il ne pouvait plus chan-
ger, il le défend ; et il rétablit le vrai sens de ses paroles
qui , véhémence naturelle à son génie n'im-
malgré ia ,

pliquaient en effet qu'une préférence mais non pas une ,

exclusion. Jovinien, condamné, resta sans défenseurs; et


on put voir dans cet exemple avec la rapide communica- ,

tion d'idées entre tous les points de la société chré-


tienne , l'ascendant que gardait Jérôme au fond de sa re-
traite.

11 y avait trouvé près de lui un plus redoutable adver-


saire ,
dont l'animosité n'éclata que plus tard. Ruffin ,

après vingt années de séjour en Orient, quittant le mo-


nastère qu'il avait fondé sur le mont des Oliviers , et où
souvent il recevait la visite savante de Jérôme , était

parti pour revoir Rome et l'Italie. Yersé dans la langue


grecque, qu'il avait étudiée longtemps en Egypte, il rap-
portait avec lui les ouvrages d'Origène ,
qu'il avait en
partie traduits et dont le génie était déjà célèbre en Oc-
cident, mais suspect d'erreur et d'hérésie. A Rome, il ne
tarda pas à traduire le plus important et le plus difficile
de ces ouvrages, le Livre des Principes. Et dans la pré-
face il se recommandait de l'exemple et de l'approbation
de Jérôme. Les docteurs de l'Église latine, les amis, les

ennemis du solitaire se troublent et s'agitent à cette nou-


velle. On écrit de Rome
Rethléem, pour obtenir un à
désaveu, en adressant Jérôme la traduction accusée à
d'hérésie. Jérôme répond en blâmant les erreurs d'Ori-
gène, dont il admire la science, l'ardeur, le génie, mais
qu'il ne suit pas dans toutes ses opinions; et il relève la
témérité de Ruffin malgré sa répugnance à combattre un
,

homme qu'il a loué. En même temps il lui écrit à lui-


,

AU QUATK1E.UE SIECLE. 339


même pour se plaindre de ses insidieux éloges, et ï\

semble lui parler encore avec un reste d'amitié. Mais


Ruftîn s'indigne contre un ancien ami dont les explica-

tions l'accusent , et la controverse s'engage , d'Aquilée


à Rome, avec une véhémence et une rapidité qui nous
étonnent. Rien ne montre mieux quel vaste auditoire
avait le christianisme dans le monde, et en même temps
combien il était encore en défiance contre les restes de
l'ancienne société et l'opposition de l'ancien culte. Parmi
toutes les accusations que Ruffin élève contre Jérôme, il

lui reproche le travail même qui fit en partie sa gloire.


11 le trouve imprudent et coupable de traduire de nou-
veau les livres saints : - Ne voyez-vous pas, s'écrie-t-il,
combien cette entreprise doit ajouter à l'incrédulité des
Gentils? Ils n'ignorent pas ce qui se passe parmi nous.
Lorsqu'ils sauront que notre loi est corrigée ou changée ,

ne diront-ils pas entre eux : « Ces gens-là se trompent


« et ils ne possèdent pas la vérité. Voyez, quand ils le veu-
« lent, ils corrigent leur loi et l'amendent. Évidemment,
« ily avait d'abord erreur, puisqu'on l'a corrigée et évi- ;

« demment aussi on ne peut regarder comme divin ce


,

« que l'homme change à son gré. » Voilà le service que


nous a rendu ta science, c'est de nous faire juger dénués
de raison par les Gentils. »

En même temps Ruffin reprochait à Jérôme d'avoir


conservé une coupable préférence pour la littérature pro-
fane. Et, lui rappelant ce rêve bizarre que Jérôme a ra-
conté, il l'accuse de manquer à son serment; et sans
doute, il disait vrai. L'accusation et la faute, le repentir
et la rechute sont un trait caractéristique de cette époque
de l'esprit humain.
Ruffin, si savant lui-même, paraît cependant parfaite-
ment sincère dans son indignation contre la préoccupa-
tion studieuse qu'il reproche à son ancien ami. « S'il la
340 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE
1
nie, dit-it ,
je puis citer en témoignage beaucoup de nos
frères qui, dans leurs cellules, sur le mont des Oliviers,
ont copié pour lui des dialogues de Cicéron. J'ai tenu
leurs cahiers dans mes mains, et je les ai relus ; et je sais

qu'il leur donnait un plus fort salaire pour ce travail que


pour toute autre copie. Il ne pourra nier lui-même que,
venant pour me voir de Bethléem à Jérusalem, il appor-
tait avec lui un dialogue de Cicéron , et que, dans son
paganisme grec, il me donna un dialogue de Platon, que
j'ai gardé quelque temps. Mais pourquoi m'arrèter long-

temps à une chose manifeste? Jérôme dans le monastère ,

de Bethléem il n'y a pas longtemps, faisait encore œuvre


,

de grammairien profane, et il expliquait son cher Virgile


et les auteurs lyriques, comiques, historiques, à des en-
fants qu'on lui confiait pour leur enseigner la crainte du
Seigneur. »

La défense de Jérôme n'est pas moins véhémente que


l'attaque. Ce n'est pas, il faut l'avouer, de part et d'autre
la majestueuse controverse de Bossuet et de Fénelon. Et
cependant la situation était plus grande peut-être. Ce
réfugié romain qui, entre la crèche et le calvaire, au pied
des monuments de la foi , se dévouait à l'interprétation
des saintes Écritures, ce savant, qui ne voulait être rien
dans l'Église que son disciple et son défenseur, ce voyageur
qui, dans Bethléem, donnait l'hospitalité et la science
aux fugitifs de l'Italie, il y avait là sans doute une admi-
rable autorité à prendre. Mais Jérôme parait quelquefois
oublier, dans l'amertume du sarcasme, la sainteté de sa
mission et la dignité de son génie. Quelques paroles tou-
chantes lui échappent cependant ; et c'est lui dont le cœur,
aigri par tant d'injures mutuelles, est le plus près de la

conciliation et de la paix. Ruffin ne répondit plus; et il

1. Sanct. Hieron. Oper., i. IV, p. i20.


AU QU.VTItIÈME SIÈCLE. 34l

acheva ses jours en Occident, chassé de l'Italie par une


invasion de barbares , et retiré dans un coin de la Sicile,

loin de Rome et de Bethléem.


Un autre souvenir de ce temps, c'est le commerce épis-
tolaire de Jérôme el d'Augustin; l'un, athlète vieilli dans
les travaux et les querelles', mais plein d'ardeur encore ;

l'autre, plus jeune, d'un caractère moins énergique et plus


doux, mais également infatigable apôtre, et plus persuasif,
parce qu'il était plus aimé; tous deux représentant, avec une
nuance orientale, le génie romain dans l'Église universelle.
On souhaiterait que ces deux hommes , si bien faits pour
être en communion de pensées, aient pu se voir et s'en-
tendre, et que la fiction d'un écrivain célèbre, qui les a
mis en présence, soit une anecdote de l'histoire. A part
l'anachronisme auquel s'est plu son imagination en les

supposant tout deux du même âge, troublés à la même


époque des mêmes passions, quel intérêt véiidique n'au-
rait pas eu leur entretien , si la jeunesse de l'un s'était

rencontrée avec la vieillesse de l'autre, comme le permettait


la réalité ! Quels élans de douleur et de génie seraient
sortis de lame d'Augustin visitant avec le solitaire de
Bethléem les lieux sacrés dont Jérôme était comme le gar-
dien et l'interprète? Et si le poids des années n'eût pas

retenu Jérôme, s'il eût visité la province d'Afrique,


combien ce Dalmate rempli des souvenirs de Rome et ,

fier de voir dans sa retraite de Judée une descendante des

Scipions, aurait conçu de grandes pensées à l'aspect de


Carthage devenue romaine et chrétienne, devant la chaire
d'Augustin converti ! Et que de choses ces deux âmes
tant éprouvées auraient eu à se confier l'une à l'autre !

11 n'en fut pas ainsi : Augustin, comme il le dit , ne vit

Jérôme que par les yeux d'Alype; et c'est de loin seule-


ment, et à travers la distance des mers, qu'ils se trans-
mirent leurs pensées.
342 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRETIENNE

Augustin commença cette tardive liaison, moins par


des félicitations sur les travaux du solitaire, que par la
demande d'un nouveau travail qu'attendaient de lui les
Églises d'Afrique ; c'était la traduction de ces grands doc-
teurs de l'Église d'Orient, Athanase , Grégoire, Basile,
Chrysostome , dont le génie n'était qu'à demi connu dans
l'Occident, et qu'Augustin lui-même lisait peu dans leur
langue. Cette œuvre lui paraissait plus utile que de con-
tinuer à traduire sur le texte hébraïque les livres saints
que la version des Septante rendait accessibles à tout
l'Orient grec, et que , d'après cette version , on avait déjà
traduits en latin *.

A ce jugement , à ce vœu, Augustin joignait une cen-


sure. Il blâmait Jérôme d'avoir justifié le mensonge en ,

supposant simulée la réprimande que l'apôtre Paul adres-


sait à Pierre.

Augustin ne peut admettre cette feinte. 11 voudrait


consulter Jérôme sur d'autres questions religieuses; mais
une lettre ne suffit pas ; il attendra davantage du prêtre
qu'il envoie près de lui ,
pour recueillir ses précieuses
2
paroles. « Et cependant, ce prêtre ne pourra écrit-il ,

jamais entendre de bouche autant de choses que je le


ta
voudrais; et à son retour, lorsque je recueillerai de son
sein les trésors que tu y auras versés, il ne comblera pas
le vide qui est en moi; il n'apaisera pas la soif que j'ai de

tes pensées. » Cette lettre ne parvint pasd'abordà Jérôme;

celui qui devait la porter fut retenu en Afrique. Une


seconde lettre n'obtint pas de réponse. Augustin craignit
que ce silence n'eût pour motif la publicité qu'avait reçue
sa lettre dont quelques copies s'étaient répandues dans
,

1. C'était la version dite Vêtus italien, dont H reste quelques frag-

ments d'un style bien moins énergique et moins coloré et d'une fidélité
moins littérale, que la traduction de saint Jérôme.
2. Sanct. Hieron. 0per.,t. IV, p. (!03.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 343

Rome. Il écrivit pour s'en excuser, tout en renouvelant


l'objection qu'il avait faite. Jérôme répondit en homme
blessé de la rétractation qui lui était demandée dans la

lettre arrivée jusqu'à lui. Du reste, il ne discute pas; et


cette réserve n'est pas sans amertume et sans fierté. « A
Dieu ne plaise 1
, écrit-il au jeune docteur africain, que
j'ose effleurer en rien les livres de ta béatitude. II me
suffit de défendre les miens, sans attaquer ceux d'autrui.
Ta prudence sait d'ailleurs fort bien sans doute que chacun

abonde dans son sens, et qu'il y a un jeu puéril, sem-


blable au travail des jeunes rhéteurs, à chercher la célé-
brité , en accusant les hommes illustres. Je n'ai pas la folie

de me tenir pour offensé par la différence de tes interpré-


tations sur l'Écriture , et tu n'es pas sans doute blessé que
j'aie un avis contraire au tien. Ce
qu'il y a maintenant à

faire pour toi, c'est d'aimer celui qui t'aime; et dans


l'arène des saintes Écritures de ne pas venir, jeune homme,
provoquer un vieillard. Nous avons eu notre temps, et
nous avons fourni notre carrière du mieux que nous avons
pu. Aujourd'hui ,
pendant que tu t'élances et franchis de
longs espaces , nous avons droit au repos. Et en même
temps; s'il m'est permis de le dire avec tout respect pour
toi , afin que tu ne paraisses pas seul emprunter quelque
choses aux poètes , souviens- toi de Darès et d'Entelle, et
du proverbe vulgaire : Le bœuf fatigué enfonce le pied
plus fortement. »

Avant d'avoir reçu cette réponse, Augustin avait écrit


à Jérôme une autre lettre où il insistait sur ses objections, ,

et paraissait surtout blâmer l'entreprise d'une traduction


nouvelle des livres saints. Il y opposait le même scrupule
que Ruffin ,
le danger d'inquiéter le peuple en offrant à sa

foi des expressions auxquelles il n'était pas accoutumé. Et,

i. Sanct. Eieron. Oper., t. IV, p. 608.


MA TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRETIENNE

à l'appui de celte crainte, il citait les réclamations et le

tumulte élevés dans une église d'Afrique où l'évêque avait


lu, d'après la traduction de Jérôme, un passage du pro-
phète Jonas ,
qu'un l'accusa d'avoir falsifié, et qu'il fut
obligé d'abandonner sur le témoignage des Juifs qui
dominaient dans la ville, et qui déclarèrent à tort ou à
droit que l'ancienne version chantée dans la liturgie et
traduite des Septante était plus conforme au texte original
des livres saints. On peut voir là quelle était la civilisation

de ces villes d'Afrique, où des Grecs, des Latins, des Juifs,


étaient en présence avec leurs langues et leurs traditions
diverses, pour défendre ou discuter la foi nouvelle.
Jérôme, en répondant à l'évêque d'Hippone, se montre
peu jaloux d'engager le combat contre un tel adversaire.
Quelques traits assez vifs lui échappent cependant, mais
il les émousse; et, soit humilité , soit lassitude, il revient
au contraste de son âge et de son modeste sacerdoce avec
la jeunesse et la dignité d'Augustin. « Cesse 1
, lui dit-il,

de provoquer un vieillard qui se cache au fond de sa cel-


lule Si tu veux exercer ou montrer ta science, cherche
des jeunes gens éloquents et célèbres, comme il y en a
beaucoup a Rome qui puissent et qui osent lutter contre
,

toi. Pour moi, soldat autrefois, vétéran aujourd'hui, je

dois célébrer tes victoires et celles des autres, et non avec


un bras débile rentrer dans la lutte. » Puis il ajoutait :

« Il ne convient pas que moi, qui, depuis la jeunesse


jusqu'à cet âge , suis resté dans un monastère, travaillant
à grand'peine avec de saints religieux, j'o?e écrire contre

un évèque de ma communion, contre celui-là même que


j'ai commencé d'aimer avant de le connaître ,
qui le pre-
mier m'a provoqué à l'amitié , et que je me suis félicité

de voir s'élever après moi dans la science de l'Écriture. »

1. Sanct. Ilieron. Oper., t. IV, p. 61 2.


AU QUATRIÈME S1KCLE. 34J

A ce refus de discuter, à ces plaintes modestement


hautaines, Augustin répondit avec douceur, avec respect,
mais en insistant sur l'objection qu'il avait faite. Puis,

avec cette tendresse de cœur dont personne ne fut mieux


doué, il déplorait la controverse prolongée de Jérôme et
de Ruffin, ce mal d'une discorde si éclatante entre deux
personnes longtemps unies et dont l'amitié était connue

de presque toutes les Églises; il s'en affligeait comme d'un


trouble, il s'en inquiétait comme d'un fâcheux pronostic
sur l'instabilité des affections humaines. Lui qui avait
souvent souhaité de voir Jérôme, il ne sait plus quel vœu
former; il ne conçoit pas comment la haine est née de
l'amitié entre ceux qui, dégagés des soins du monde,
suivaient librement le Seigneur, et vivaient ensemble sur
celte même terre que le Seigneur a foulée de ses pas , et

où il disait : <• Je vous donne ma paix; je vous laisse ma


paix après moi. » « Malheur à moi, s'écrie Augustin, de
ne pouvoir vous trouver ensemble quelque part! Ému,
affligé, inquiet comme je le suis, je me jetterais à vos
pieds, je pleurerais de toutes mes forces, je vous sup-
plierais de toute mon affection. »
Ainsi pressé et averti, et recevant à la fois plusieurs
lettres d'Augustin , Jérôme se défendit enfin , et en
réclamant surtout son droit d'interpréter l'Écriture sainte,
d'après ce qu'il appelle la vérité hébraïque. Cependant il

incline au repos, et il prie Augustin de ne pas forcer un


vétéran à de nouveaux combats. « Toi qui es jeune, dit-il

en finissant, et élevé sur le trône épiscopal, instruis les


peuples et enrichis des moissons nouvelles d'Afrique ies
maisons romaines. C'est assez pour moi ,
qu'avec un
auditeur et un lecteur dans le coin d'un pauvre monas-
tère ,
je murmure quelques mots. » Augustin répondit
encore, réfutant les objections et ne se blessant pas de
l'humeur, plus calme que le solitaire, sans être moins
346 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

absolu dans son opinion , et se bornant à lui demander la

liberté dans l'amitié.


On aime à penser que ces deux beaux génies de la so-
ciété chrétienne restèrent unis .et qu'à si longue distance
ils communiquaient. Un des disciples d'Augustin , celui-là
même qui, sous son inspiration , traça le premier essai
d'une histoire universelle ramenée à l'unité par la pensée

de la Providence Orose prêtre espagnol après avoir


,
,
,

visité Alexandrie, vint à Bethléem apporter à Jérôme les


paroles d'Augustin , et des lettres où il le consultait sur
l'origine de l'àme. Faisant un grand voyage pour ajouter
si

aux leçons d'Augustin celles de Jérôme, Orose trouva le


solitaire plein d'admiration pour l'évèque et malgré son
,

âge et la fierté de son génie , aimant à reconnaître cette


autorité nouvelle, dont il s'était blessé d'abord.
Tandis que Jérôme poursuivait son grand travail, diri-
geait la science et la foi de ses fidèles de Bethléem, cor-
respondait avec ses amis d'Occident, les barrières de l'em-
pire étaient forcées, l'Italie en proie aux barbares, Rome
assiégée et bientôt prise par Alaric. Le contre-coup de
ces désastres était porté jusqu'en Judée par l'arrivée de
quelques-unes de ces familles romaines tombées de leurs
grandeurs dans l'exil et la misère. C'était à l'époque même
où l'éloquent interprète de l'Écriture méditait sur le plus
terrible de ses prophètes, et avait devant les yeux les me-
naçantes visions d'Ézéchiel. Les journées laborieuses de
Jérôme, ses veilles solitaires sont troublées par la pré-
sence de tant de malheureux concitoyens qui lui arrivent
de si loin, « et viennent, dit-il, mendier à Bethléem. »
Il apprend successivement la mort de ses plus chers amis,

le péril et la désolation de Rome. 11 en est accablé; il n'a


plus d'autre pensée; il se sent captif dans l'esclavage de
ses frères. Il oublie, dit-il, son propre nom et ne sait
que pleurer. Cependant, pauvre comme il est, il donne
AU QUATRIEME SIÈCLE. 347

asile aux fugitifs dans son monastère; il laisse là toute


étude pour consoler et secourir. Puis, après qu'il s'est
longtemps occupé de tout, tenant sa cellule ouverte aux
fugitifs que le ciel lui envoie, il reprend son travail il le ;

prolonge, comme à la dérobée, pendant les heures de la


nuit ; il cherche à tromper par cette œuvre le trouble ar-
dent de son âme; et, l'imagination toute remplie des
malheurs qu'il a vus et des souffrances qu'il a soula-
gées , il interprète les antiques malédictions prononcées
sur le peuple juif à la lueur lointaine des incendies qui
ravagent l'Occident.
Par là, sans doute, il faut expliquer le caractère de
grandeur et de mélancolie si fortement empreint dans les

traductions de saint Jérôme. Il n'a pas eu seulement l'in-

spiration des lieux, cette inspiration puissante qu'il avait


entretenue par la recherche assidue de tous les souvenirs,
parcourant avec de savants Israélites tous les coins de la

terre de Judée. Il a de plus l'inspiration des malheurs de


son siècle de ces malheurs égaux à tout ce que les pro-
,

phètes donnent à décrire et il les sent avec une âme


lui ;

grande et généreuse que l'ardeur de la foi et l'austérité


de la pénitence n'ont endurcie que pour ses propres dou-
leurs, et qui garde à celles d'autrui la compassion la plus
tendre.
Au milieu de ces travaux, Jérôme avait dépassé quatre-
vingts ans. Il semble que cette vie sainte, cette vieillesse

avancée devait être inviolable et s'éteindre dans le repos.

Il n'en fut pas ainsi : les malheurs de Rome n'étaient que


le commencement des désastres de tout l'empire; et les
provinces les plus éloignées recevaient le contre-coup de

cette calamité , en même temps qu'elles en recueillaient


les victimes. Partout le jour des barbares était venu cha- ,

cun de ces peuples se jetant sur le côté de l'empire qui


lui était donné en proie. La Palestine fut ravagée par les
348 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

Ismaélites ou Sarrasins qui débordaient à travers le désert


qu'avait d'abord habité Jérôme. Leurs courses vinrent
menacer Bethléem; et le solitaire ne se crut préservé que
par un miracle de la Providence divine; mais un autre
péril s'élevait près de lui. La guerre civile des sectes était
partout , comme l'invasion des barbares; et, dans cette
activité convulsive qui se mêlait à l'agonie de la société
romaine, on voyait les missionnaires du schisme comme
ceux de la foi chercher d'un bout de l'empire à l'autre des
refuges et des alliances. Le principal contradicteur d'Au-
gustin, cet opiniâtre et hardi sectaire dont le nom rappelle
l'orageux océan près duquel il était né, Pelage, était arrivé
de la Bretagne sous le soleil du Thabor. Condamné par tous
les évèques d'Occident, mais absous par quelques évèques
d'Orient, il venait consacrer sa personne et sa secte par
l'approche des lieux saints, et chercher le nom de Jéru-
salem à opposer au nom de Rome. Il trouva dès l'abord
un appui dans l'évèque Jean, que sa jalouse inimitié con-
tre le solitaire de Bethléem rendait favorable à tout nova-

teur. Un grand parti se forma pour cet étranger dans la


ville de Jérusalem. Sa doctrine, qui consiste surtout dans
un sentiment orgueilleux des forces de l'âme, plaisait à
l'imagination élevée de quelques-unes des femmes ro-
maines que le zèle de la foi avait conduites en Orient. Son
éloquence les charmait. En Afrique, il avait adressé une
lettre célèbre à Démétriade, fdle d'un consulaire, et la

plus riche héritière de Rome, qu'elle avait quittée pour


un couvent de Carthage. A Jérusalem, il intéressait à sa
cause la pieuse et savante Mélanie, ancienne protectrice
de Ruffin ,
qui, retourné en Occident, la laissait à d'au-
tres amitiés et à d'autres controverses que les siennes.

La partialité pour les opinions de Pelage ne resta pas


renfermée dans ce cercle de quelques âmes d'élite. Le
peuple même y prit part, selon le génie de ce temps. Je-
AU QUATRIEME SIÈCLE. M9
rouie, averti de l'influenceque prenait une doctrine re-
poussée par l'Église de Rome, la combattit dans une
lettre à Ctésiphon et dans un écrit en forme de dialogue
,

où il opposait un défenseur de la grâce et un disciple de


Pelage. Les différences étaient si subtiles et la question si

haute qu'on a peine à comprendre comment celte méta-


physique chrétienne mettait le feu aux passions popu-
laires. Mais Jérômeen reprochant aux Pélagiens de se
,

lier exclusivement à la force de la volonté, et de ne pas


admettre la nécessité de la grâce , les accusait de suppri-
mer la prière, de s'égaler à Dieu, et de renouveler les
vices de toutes les sectes depuis le pharisaïsme jusqu'au
stoïcisme. L'animosité croissait par ces reproches. Les en-
nemis que s'était suscités Jérôme, quelques hommes cor-
rompus qu'avait blessés son âpre censure, saisirent cette
occasion de se venger de lui. Une troupe armée au nom
de Pelage, sortant de Jérusalem, vint assaillir dans Beth-
léem les deux couvents bâtis près de la grotte du Sau-
veur, et habités par les pénitentes et les disciples du soli-
taire. Un diacre et quelques serviteurs furent tués dans
ce tumulte, les monastères pillés. Paula et Eustochie,
échappées du milieu de ces scènes d'horreur, se retirè-
rent avec leurs religieuses et Jérôme dans une tour for-
tifiée , dont les agresseurs ne pouvaient s'emparer. L'au-
torité du gouverneur romain de Jérusalem fit enfin cesser
ce désordre; mais la fondation de Jérôme était en partie

détruite. Son courage fut grand au milieu de cette


épreuve et quand il eut réussi à faire éloigner par le
;

gouverneur romain l'hérésiarque Pelage, son esprit prend


même une expression de gaieté. « Sachez, écrit-il à un
ami que sans secours humain mais par un jugement de
, ,

Dieu sans doute, Catilina est chassé non-seulement de la

ville, mais de la Palestine entière. Nous sommes seule-


ment chagrins qu'il soit resté avec Lentulus bon nombie
350 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

d'affiliés de la conjuration qui sont encore au port de


Joppé. »

La sécurité se rétablit cependant; et quoique les ruines


ne fussent pas réparées, l'intrépide vieillard reprit ses
études au milieu des fidèles rassemblés près de lui , et il

put appeler de nouveau quelques amis éloignés. Une


grande douleur vint l'éprouver encore. La fille de Paula,
Ëustochie, venue avec elle des palais de Rome dans une ca-
bane de la Judée Ëustochie, du cœur
, le plus noble et d'un
esprit admirable , lui est enlevée par une mort prématurée.
La douleur du solitaire fut extrême. C'est alors qu'il reçut
l'envoyé d'Augustin et lui montra toute l'affliction dont il

était accablé, et qu'il n'essayait pas même de combattre.


Il écrivit cependant bientôt à Augustin pour le féliciter

de ses nouveaux ouvrages et de sa renommée croissante.


Ce fut un des derniers soins de sa vie : ce rare et lointain
dialogue entre ces deux hommes nous avertit de chercher
ce qui les réunit et ce qui les sépare , et de marquer ici

quelques traits de leurs grandes physionomies. Un pre-


mier contraste se présente à la lecture même des lettres
qu'ils s'adressaient. On dirait presque deux idiomes diffé-

rents. Jérôme, malgré la précipitation dont il s'accuse et


la négligence de ses rapides dictées , conserve en grande
partie la belle diction romaine. Augustin a tous les défauts
d'une langue gâtée par l'affectation et la barbarie. L'un,
transplanté sur une terre tout orientale, entre des Syriens
et des Hébreux, empruntant souvent les idiotismes de
leurs langues lorsqu'il traduit les livres saints ,
gardait
dans ses propres écrits la pureté de cette langue latine
qu'il parlait à Rome dans sa jeunesse. Augustin sur cette ,

côte d'Afriqueoù le punique n'était presque plus entendu


de personne, ne parle que la langue latine, mais telle que
l'Afrique la faisait dans l'impétueuse ardeur de Tertullien.
Si nous passons aux choses mêmes, au génie, à l'in-
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 351

fluence de ces deux hommes, de grandes différences nous


frappent, au milieu d'une égalité de gloire et de vertu.
Tous deux sont nourris des lettres profanes, ont aimé
avec passion la poésie , et la cherchent encore dans la re-
ligion. Jérôme, à part même sa science hébraïque, par
son étude approfondie de la langue grecque, l'emporte
sur son jeune rival. C'est un plus grand lettré. Sur une
partie cependant de cette littérature séculière qui , avouée
ou désavouée, objet d'enthousiasme ou de repentir, oc-
cupait tant de place dans la pensée chrétienne, le carac-
tère d'esprit d'Augustin, la subtile profondeur qu'il mêle
à l'imagination, lui rendent la supériorité. Il est plus phi-
losophe ;se plaît à la métaphysique; il s'en sert pour
il

expliquer, ou plutôt pour croire les mystères du^dogme.


Jérôme qui avait beaucoup lu la philosophie grecque
,

beaucoup lu les traités philosophiques de Cicéron de ,

Brutus et de Sénèque, ne, leur emprunte que des choses


qui tiennent aux mœurs et ne s'engage pas dans les spé-
,

culations sublimes sur le temps, l'infini, les idées éter-


nelles. Augustin , avec quelques dialogues de Platon et les

traités philosophiques de Cicéron , s'est élevé à une hau-


teur de vues métaphysiques qui fait pressentir Descartes
et Malebranche. Par cela même il a été un plus grand
docteur de dont Jérôme était un impétueux
la foi , et bril-
lant défenseur. Le caractère de ces deux hommes fut , en
effet, d'être également fidèles à la tradition et craignant
bien plus la nouveauté que l'obéissance. Mais en se con-
formant avec un respect égal aux dogmes de l'Église, l'un
s'occupait surtout de les imposer avec passion l'autre y ,

découvrait des raisons profondes. Jérôme, épris d'admi-


ration pour le génie d'Origène et traducteur éloquent de
quelques-uns de ses écrits , tout en reprochant d'abord
au\ prêtres romains de ne blâmer ce savant homme que
par envie de sa gloire, l'abandonnait sur toutes les choses
35-2 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

condamnées dans ses ouvrages. Augustin , défenseur infa-


tigable de l'orthodoxie chrétienne, en était pour ainsi
dire le premier gardien, et, par sa prévoyance à combattre
tout commencement d'opinion dissidente, souvent devan-
çait Ruine, jamais ne l'inquiétait. Dans cette grande juris-
prudence du christianisme qui soutient et développe l'œu-
vre primitive, nul n'a fait davantage. Il fut pour l'Occident
le fécond et populaire interprète des principes qu'Atha-
nase avait promulgués en Orient. Ici, tout autre parallèle
cesse pour lui ; et le vieux athlète de Bethléem ne peut
que regarder avec admiration cette lumière qui de l'Afri- ,

que, envahie par les Vandales, éclaire l'Italie.


Tous deux, témoins précieux pour l'histoire des mœurs
et des usages de leur temps en sont des peintres hardis
, :

Jérôme "avec plus de force; Augustin avec plus de bien-


sance. Augustin n'a guère adressé qu'aux manichéens des
reproches (pie Jérôme ne craint pas d'infliger aux prêtres
mêmes de son Église. Son âme* ardente s'emportait aisé-
ment à l'hyperbole de Juvénal, et tirait de sa vertu même
une liberté de langage qui rappelle trop parfois ce qu'elle
flétrit. Et cependant nulle part aussi les charmes de la
,

retraite pure et laborieuse ne sont retracés sous de plus


douces images. Partout, au milieu des expressions ar-
dentes du solitaire, on aperçoit une grande science du
cœur, une grande expérience de ce gouvernement des
âmes, qu'un pape du moyen âge appelait l'art des arts 1
.

Cet art qu'il enseigne dans quelques lettres à des reli-


gieux , il en faisait l'épreuve sur ces illustres Romaines,
d'autant plus dévouées à son génie, qu'elles avaient elles-
mêmes un esprit supérieur. Alais là, comme ailleurs , son
autorité n'eut pas cette étendue qu'un naturel plus heu-
reux donnait à la parole d'Augustin. 11 est le directeur

l. Arlem artium regimen esse animaruiu. Gerbert, Epist.


AI QUATRIÈME SIECLE. 353

obéi avec passion par quelques âmes solitaires, plutôt que


l'apôtre aimé du monde qu'il contredit et qu'il corrige.

C'est qu'il n'a point cette tendresse d'àme dont Augustin


ne se guérit jamais, et qui le rendait si compatissant à l'er-

reur, au milieu d'un système de prédestination en appa-


rence inexorable. Augustin aimait l'humanité et se fît écou-
ter d'elle, lui enseignant avec effusion la plus sévère
doctrine. Jérôme aimait surtout le sacrifice et l'effort. Par
là il eut moins de pouvoir, et ses écrits parlent moins au
cœur. De même qu'il ne s'adressa pas aux hommes réu-
nis, et ne fut ni prédicateur ni évêque, les pensées qu'il a
laissées après lui ne conviennent qu'au petit nombre. Il

offre de grands traits à l'imagination ; il unit à la rêverie


du solitaire la verve du controversiste; mais il est peu lu,
parce qu'il console peu. Quelques-unes de ses lettres ce-
pendant, quelques souvenirs, quelques aveux épars jusque
dans ses discussions les plus vives, ont plus d'un rapport
avec les On y sent parfois cette
Confessions d'Augustin.
douceur qui touche d'autant plus dans une âme forte et
sévère; mais on y sent surtout un génie qui combat, qui
souffre et qu'on admire. Ce qu'il était, il le fut jusqu'à la

dernière heure de sa longue vie. Entre les soins de la cha-


rité et l'ardeur du travail, il vieillit sans faiblir, ou du
moins la faiblesse du corps n'atteignit pas son âme. C'est
à la fin de sa traduction des prophètes, c'est en parlant
d'un des moins célèbres, Sophonias, que son génie mélan-
colique éclate avec une incomparable éloquence, et que
la prédiction accomplie sous ses yeux dans les malheurs
de la Judée lui arrache les plus pathétiques accents. Sa vue
s'obcurcissait, sa tète était chancelante, ses membres lan-
guissants, et sur le lit où il était retenu, il se redressait
avec effort en saisissant d'une main une corde attachée à
la voûte. Cependant il continuait sa tâche, dictait aux uns,
écoutait et consolait les autres, et veillait encore sur ces
TABLEAl 1)1. L'ËLOQ. CHR. 23
354 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

monuments de la foi dont il était devenu l'immobile gar-


dien. C'est au milieu de tels soins qu'il cessa de vivre, et
passa du travail a l'immortelle paix.

Mort en 420, après les désastres de l'invasion d'Alaric,


il en a recueilli toute la tristesse dans ses derniers écrits;

et on sent qu'il ne peut se sauver de telles pensées qu'en


remontant vers Dieu. C'est le caractère qui donne un inté-

rêt si profond à l'éloquence latine de ce temps, depuis Jé-


rôme jusqu'à Salvien. Elle n'a pas les grâces et l'élégance
du génie grec à son déclin , ou plutôt dans sa renaissance
chrétienne; mais elle a plus de force et de mélancolie. Elle
s'est corrigée à la rude école des barbares qui désolaient
l'empire. Elle est inspirée par les maux qu'elle dépeint;
et son imagination pleine de sombres couleurs s'est agran-
diedu spectacle de la réalité.
Jérôme fut en amitié ou en querelle avec tous les hom-
mes célèbres de cette époque il les a lui-même caracté- ;

risés dans son catalogue des auteurs chrétiens , modèle


d'une biographie éloquente et rapide. Mais nous ne rappe-
lons ici que ceux dont le talent est original, ou qui peu-
vent nous éclairer sur l'esprit de leur siècle.
A ce titre, on ne saurait oublier Paulin, évêque de Noie,
auquel on a le premier attribué l'héroïsme de charité re-

nouvelé par Vincent de Paul. On raconte en effet que


Paulin se livra lui-même en esclavage 1 ,
pour racheter le

fils d'une pauvre veuve. Mais ce fait paraît difficile à placer

1 . Ce touchant sacrifice est mis en scène , sous d'autres noms dans


, le

poème îles Martyrs. En général, il n'est aucune fiction de ce bel ouvrage


qui ne soit empruntée aux souvenirs et aux mœurs de l'Église primitive.
Le poëte est à cet égard d'une admirable fidélité, moins peut-être par
une étude lente et détaillée que par cette première vue de génie qui
,

appartient à quelques hommes. Sous ce rapport, la critique l'ut très-


superficielle. On s'étonna, par exemple, de la loi païenne attribuée au
père de Cymodocée, et l'on mit en doute la vérité des contrastes que
faisait naître le combat des deux cultes. Que dire cependant, lorsque
AL" QUATRIÈME SIECLE. 355

dans sa vie, et ne s'accorde pas avec la destinée d'un con-


sulaire qui jouissait d'une immense fortune.
Né dans l'ingénieuse ville de Bordeaux, vers l'an 353,
Paulin sortait d'une famille sénatoriale, et remplit les pre-
mières dignités de l'empire. Il fut consul avec Ausone,
près duquel il avait étudié l'éloquence. Il épousa une des
femmes les plus riches de la province d'Espagne, et il réu-
nit sur sa tête tout ce qu'un homme pouvait avoir de cré-
dit, de richesse et de félicité, sous le despotisme des em-
pereurs!
De laborieuses épreLives s'y mêlèrent et lui donnèrent la
satiété du monde , tout en augmentant sa pitié pour le

malheur. En butte à des haines dont il n'explique pas la

cause , il chercha, dit-il , le repos des champs et le culte

de Dieu dans la douce paix du foyer domestique. La femme


à laquelle il était uni l'engageait à la retraite religieuse; et

dans ses voyages , dans les soins nombreux de sa vie pu-


blique, il avait senti l'influence de quelques-uns des hom-
mes puissants du christianisme , saint Ambroise à Milan ,

saint Martin dans les Gaules , et à Rome d'autres hommes


moins célèbres , mais inspirés du génie même de l'Église
dominante.
Déjà dans la maturité de l'âge, il reçut le baptême, et,
s'éloignant du centre de l'empire, alla vivre quelques an-
nées en Espagne. Là, il vendit de vastes domaines pour en

distribuer le prix aux pauvres et, dans la simplicité de la ;

vie la plus austère, il offrit un grand exemple de cette in-


épuisable charité qui gagnait tant de cœurs au christia-
nisme. Ce n'était pas que ce sacrifice poussé si loin ne

l'on voit, par les monuments originaux, que ce combat durait encore à
e
la fin du iv siècle, et lorsqu'on lit, clans saint Jérôme, l'agréable descrip-
tion d'une famille de Home, où le grand-père était pontife de Jupiter, et
tenait sur ses genoux sa petite-fille enfant, qui récitait des prières chré-
tiennes?
.'}.")ë
TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

trouvât des censeurs. Saint Ambroise, en exprimant l'ad-


miration que lui cause une telle vertu, prévoit les plain-
tes , les reproches qui vont s'élever contre cette impru-
dence, cet oubli des grandeurscet abandon du sénat par ,

un homme d'une si ancienne maison et d'une éloquence


si renommée. Paulin éprouva d'abord, en effet, les rigou-

reux anathèmes du monde qu'il avait quitté. Il devint


comme étranger à ceux auxquels il avait été le plus cher.
Malgré le poids de cette disgrâce, sa résolution ne fut pas
ébranlée. Un des premiers combats qu'il eut à rendre fut
contre les reproches d'un ancien ami, son maître dans les

lettres. Esprit élégant et léger, comprenant peu la forte

croyance qui saisissait les âmes, Ausone lui adressait des


vers pour le rappeler au monde et à la littérature. Imita-
teur de l'ancienne poésie, il avait soin de surcharger son
style d'allusions mythologiques par bon goût plutôt que
par croyance. Il redouble cette fois en écrivant à Paulin ,

comme s'il y avait eu pour le séduire quelque vertu dans


ces mots de la Fable qu'avait employés Virgile. Par une
contradiction assez étrange et commune alors, il mêle à
ces souvenirs des images chrétiennes. En rappelant Paulin
dans leur patrie commune, en décrivant la demeure cham-
pêtre de patricien et de poète où il l'attend, il n'oublie
pas l'église fréquentée du hameau ; et il espère que le Fils

de Dieu, touché de ses prières , ramènera son ami. La pen-


sée païenne revient cependant. Blessé du silence de son
ami , et le croyant entraîné à la religion par sa femme, il

lui disait: « Mon cher Paulin, si tu crains d'être trahi,


d'être accusé à cause de mon amitié, que ta femme l'i-
gnore; peux dédaigner les autres, mais ne dédaigne
lu
pas ton père; c'est moi qui fus ton premier maître et ton
premier guide dans les honneurs c'est moi qui t'ai con- ;

duit le premier dans la société des Muses. »

II renouvelait dans une autre épître ses plaintes et ses


,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 35?

prières : « Qui t'empêche, dit-il , moins un


d'écrire au sa-
lut , un adieu, et de confier ces signes heureux à des ta-

blettes? « Puis, s'indignant de la silencieuse froideur de


son ami, il lui souhaitait poétiquement tous les malheurs
qu'il pouvait trouver dans ses classiques souvenirs; il le

condamnait à errer triste et farouche comme le Belléro-


phon d'Homère, et s'écriait en finissant « Muses, divi- :

nités de la Grèce! entendez cette prière et rend» un . /.

poète aux Muses du Latium. »

Paulin répondit, et même en vers, pour consoler un


peu son ami. Rien de plus poétique et de plus intéressant
que ce contraste « Pourquoi dit-il ô mon père rap-
: , , !

pelles-tu en ma faveur les Muses que j'ai répudiées? Ce


cœur consacré maintenant à Dieu n'a plus de place pour
Apollon et pour les Muses. Je fus d'accord avec toi jadis

pour appeler, non pas avec le même génie, mais avec la


même ardeur, un Apollon, sourd dans sa grotte de Delphes,
et pour nommer les Muses des divinités, en demandant aux
bois et aux montagnes ce don de la parole qui n'est ac-
cordé que par Dieu. Maintenant une autre force, un plus
grand Dieu subjugue mon âme. »

y a surtout un grand charme dans les derniers vers


Il

d'une seconde épître de Paulin à Ausone; c'est, comme déjà


nous l'avons vu , le spiritualisme au lieu de la mythologie ;

c'est l'amitié ennoblie par une espérance pure et céleste.


« Rien ne t'arrachera de mon souvenir, écrit Paulin à
son ami : pendant toute la durée de cet âge accordé aux
mortels, tant que je serai retenu dans ce corps, quelle que
soit la distance qui nous sépare, je te porterai dans le fond
de mon cœur. Partout présent pour moi ,
je te verrai par

la pensée ,
je t'embrasserai par l'âme; et lorsque, délivre
de cette prison du corps ,
je m'envolerai de la terre, dans
quelque astre du ciel que me place le commun là je
père ,

te porterai en esprit, et le dernier moment qui m'affran-


358 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

chira de la terre ne m'ôtera pas la tendresse que j'ai pour


toi. Car cette àme qui, survivant à nos organes détruits, se
soutient par sa céleste origine, il faut bien qu'elle con-
serve ses affections comme son existence. Elle ne peut ou-
bliernon plus que mourir. »
Pendant qu'il répondait par des sentiments si tendres
au reproche d'insociable sévérité que s'attirait souvent le
zèle des premiers chrétiens, Paulin allait être engagé
par le lien le plus fort à la foi qu'il avait adoptée. Comme
il était à Barcelone et assistait dans l'église aux solen-
nités de Noël , la une sorte d'élection popu-
foule, par
laire, demanda qu'il fûtordonné prêtre. Entraîné par ce
vœu public, il céda, malgré son effroi du saint ministère,
et reçut les premiers degrés du sacerdoce , se réservant
d'être attaché , non à une Eglise particulière , mais à la

chrétienté ; car il songeait à revenir en Italie, et se regar-


dait surtout comme disciple d'Àmbroise. Un de ses pre-
miers soins fut d'écrire à un autre homme célèbre du
temps , son compatriote Sulpice Sévère ,
qui ,
jeté dans la

vie religieuse, se sentait troublé de l'étonnement et du


blâme qu'il avait excités. Paulin l'encourage par son
exemple et , se montre animé de l'ardeur même que le

peuple a portée dans son ordination. Bientôt il quitta


l'Espagne, visita saint Àmbroise à Florence, puis vint à
Rome , où ,
parmi des témoignages empressés d'estime ,

il trouva quelques signes de jalouse défaveur. 11 y resta


peu de temps, et se retira dans une petite campagne,
près du tombeau de l'évèque saint Félix, aux portes de
a ville de Noie où trois siècles auparavant Tibère faisait
,

la dédicace du temple d'Auguste. 11 vécut seize ans dans

cet asile avec sa femme Thérasia, devenue sa sœur. C'est


eu commun avec elle qu'il écrivait à Augustin pour le
remercier de ses ouvrages et lui demander son amitié.
On sent à la première réponse d'Augustin quel attrait de
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 359

cœur et quelle estime lui inspirait Paulin. Il l'associe déjà

à tous les soins de sa famille chrétienne. II le prie de


s'unir à lui pour détourner par ses conseils le fils de Ro-
manien , le jeune Licentius, de la passion de la poésie et
des dangereuses distractions qui le retiennent à Rome.
Paulin s'acquitta de cette œuvre , comme il avait répondu
aux reproches d'Ausone. Il adressa des vers à celui qu'il
voulait éloigner de la poésie. Ces vers manquent de force ;

mais y a quelque charme dans cette voix grave qui


il

avertit le jeune poëte et lui parle sa langue pour le ra-


,

mener à des pensées plus austères.


Paulin, dans sa retraite, n'exerça pas l'autorité qui
aux grands orateurs chrétiens du même siècle.
s'attachait
Dans une seule occasion, il eut à prononcer un discours
mêlé aux intérêts et aux passions d'alors, le panégyrique
du victorieux et tout- puissant Théodose, dont païens
et chrétiens se disputaient l'éloge et l'apothéose , mais
que Flavien et Ambroise osaient seuls avertir. Dans ce
discours, écrit, selon toute apparence, après la défense
d'Eugène pour rehausser le triomphe de la croix sur la
et
dernière rébellion païenne Paulin, comme il le dit lui- ,

même, s'appliquait à célébrer, en Théodose, moins l'em-


pereur que le serviteur de Dieu, moins le dominateur
superbe que l'homme soumis au Christ grand non par le ,

trône, mais par la foi. En cela, du reste, il touchait la

vraie grandeur de Théodose , et il expliquait et servait sa


rapide victoire et la ruine d'Arbogaste et d'Eugène. C'est
•en ce même sens que le solitaire de Bethléem, Jérôme , le

remerciant de ce discours, qu'il avait reçu dans sa re-


traite, lui écrivait
1
: «J'ai lu avec plaisir l'écrit que tu m'as

1. « Libruni tuum, quem pro Theodosio principe prudenter ornateque


compositum transmisisti , lubenter logi. Félix Theodosius, qui a tali

Christi oralore defendisti. Illustrasti purpuras ejus, legum


et utilitatem
l'utuiïs sa;culis consecrasli. » Sanct. llieron. Epist. 13 ad Paulin.
360 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

envoyé, ton discours habile et éloquent pour le prince


Théodose. Heureux Théodose, d'être défendu par un
tel orateur de Jésus-Christ ! tu as illustré sa pourpre, et
consacré dans le souvenir des siècles futurs l'utilité de
ses lois. » Un autre ouvrage plus vaste qu'il avait entre-
pris sur le paganisme, et qu'attendait Augustin, ne fut
pas achevé. Plus pieux que théologien , et apportant du
commerce du monde un reste de tolérance, il ne se mêla
pas aux grandes controverses et ne fut l'adversaire ni

l'appui d'aucun dissident. Consulté par Augustin sur


quelques problèmes spéculatifs de la croyance chrétienne,
il ne porte pas dans ses réponses la profondeur et l'imagi-
nation de l'évêque d'Hippone. moins puissant par la
Il est

méditation que par la charité. Lorsqu'il célèbre dans ses


vers quelque souvenir religieux, il donne souvent a ses
expressions une grâce touchante. Ce n'est plus l'art an-
cien, et le christianisme n'avait pas encore renouvelé la

poésie. Au lieu de ces odes d'Horace si élégantes, vous


trouverez des vers où le chrétien solitaire s'adresse à un
évèque venu de son diocèse à demi barbare au fond de ,

la Dacie pour assister à la fête annuelle du martyr dont


,

Paulin semblait garder le tombeau. Rien ne saurait mieux


peindre l'hospitalité des temps antiques ranimée par le

christianisme. Au moment où cet évêque s'éloigne, après


quelques mois de séjour, Paulin lui adresse ses vœux, le

suit en espérance dans son dangereux voyage, et le voit


rendu à ces rudes nations qu'il civilise par la foi , à ces
climats glacés qu'il adoucit par la charité. 11 se confie à sa
promesse de revenir célébrer le même anniversaire. Et il
le revit en effet, selon l'esprit aventureux de ce temps,

où sans cesse de grands périls étaient bravés, de grandes


fatigues souffertes pour satisfaire à quelque pieux de-
,

voir. Paulin ne s'éloigna pas de la ville de Noie ; et bien-


tôt il y fut retenu par les malheurs qu'il avilit à secourir.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 361

Élu évêque par les habitants, il se vit en présence de la

plus affreuse calamité. C'était le temps de l'invasion des


Goths en Italie. La désolation s'étendit partout. Noie fut
prise d'assaut et saccagée.
L'évêque tomba dans les mains des barbares; mais
échappant à leur avance par sa charité qui avait tout
donné d'avance, et se taisant respecter par sa vertu, dès
qu'd fut libre, il trouva dans les richesses sauvées par
1 Eglise de quoi délivrer d'autres captifs. Ce fut l'occu-

pation de ses dernières années; et de là sans doute la

légende qui raconte que, volontairement substitué à un


pauvre captif, il avait été conduit en Afrique et em-
ployé à la culture d'un jardin, puis remis en liberté, et
renvoyé avec de grands honneurs par le roi des Vanda-
les. Mais tout dans ses écrits témoigne qu'il ne quitta pas
l'Italie; et Augustin, qui célèbre sa vertu et l'invite plu-

sieurs fois à venir en Afrique, n'aurait pas oublié un dé-


vouement semblable. Paulin demeura le consolateur des
maux de sa patrie: et jusqu'à ses derniers jours , il resta
près de ceux qu'il pouvait servir et dont il partageait les
souffrances.
I)e tels hommes jetés çà et là dans l'empire étaient une
sorte de refuge et de protection publique. Ces peuples
barbares ,
qui envahissaient l'Italie avec un instinct de
destruction, étaient adoucis par la religion des vaincus.
Souvent leur fureur s'arrêtait à la porte de la basilique
chrétienne, où se réfugiaient les enfants et les femmes.
Dans la superstition du temps, on célébrait comme un
miracle ce témoignage involontaire du sentiment reli-

gieux inné dans le cœur de l'homme.


Le culte des saints et des martyrs ramenait pour le

peuple une sorte de polythéisme local. On en trouve


quelques traces dans les lettres et dans les poèmes de
saint Paulin. Ces pieuses croyances y remplacent la mé-
362 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRETIENNE

taphysique élevée du christianisme oriental ; mais la mo-


rale est la même. Le seul discours qui reste de l'évêque
de Noie est une éloquente exhortation à l'aumône. L'ora-
teur fait de la charité le premier devoir du chrétien , et le

premier titre devant Dieu. Ainsi , sur tous les points du


monde , le christianisme était l'espérance des malheu-
reux ; et leur nombre même augmentait sa puissance.
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 363

SAINT AUGUSTIN.

Nous arrivons à l'homme le plus étonnant de l'Église


latine, à celui qui porta le plus d'imagination dans la

théologie, le plus d'éloquence et même de sensibilité

dans la scolastique; ce fut saint Augustin. Donnez-lui un


autre siècle, placez-le dans une meilleure civilisation, et
jamais homme
n'aura paru doué d'un génie plus vaste et
plus Métaphysique, histoire, antiquités, science
facile.

des mœurs, connaissance des arts, Augustin avait tout


embrassé. Il écrit sur la musique comme sur le libre
arbitre ; il explique le phénomène intellectuel de la mé-
moire, comme il raisonne sur la décadence de l'empire
romain. Son esprit subtil et vigoureux a souvent consumé
dans des problèmes mystiques une force de sagacité qui
aux plus sublimes conceptions.
suffirait

Son éloquence, entachée d'affectation et de barbarie,


est souvent neuve et simple sa morale austère déplai- ;

sait aux casuistes corrompus que Pascal a flétris ses ;

ouvrages , immense répertoire où puisait cette science


théologique qui a tant agité l'Europe, sont la plus vive
image de la société chrétienne à la fin du xi e siècle.

Eh quoi ! était-ce à Carthage , transformée en colonie


romaine ; était-ce à Hippone , à Tagaste , à Madaure pe- ,

tites villes sans nom, et qui n'ont pas même de ruines ;

était-ce sur cette côte d'Afrique , aujourd'hui si barbare


que florissait cet homme éloquent et ingénieux , ce hardi
métaphysicien ,
qui rappelle quelquefois Platon , et à qui

Bossuet a emprunté plus d'une grande idée ?

On a besoin ,
pour concevoir ce phénomène , de repor-
ter les yeux sur la civilisation de l'Afrique, depuis la
364 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

conquête romaine, et surtout depuis le christianisme. On


ne se figure ordinairement d'autre Cartilage que celle
d'Annibal. Mais il ne faut pas oublier que sur le sol de cet
ancien empire un peuple nouveau s'était formé, et que s'il

restait encore quelque partie de la race indigène, et quel-


ques débris des mœurs puniques, le gouvernement , les

tribunaux, les spectacles, le luxe, étaient importés de


Rome. Carthage, plusieurs fois rebâtie par les Romains ,

était par la magnificence et par la richesse une des pre-


mières villes de l'empire, rivale d'Antioche et d'Alexan-
drie. Elle conservait, sous le pouvoir du proconsul ro-
main, des libertés municipales, et un sénat ou conseil
public révéré dans toute la province d'Afrique. Le génie
commerçant de l'ancienne Carthage se retrouvait dans la
colonie romaine fondée sur ses ruines. Elle partageait
avec l'Egypte le privilège d'aliment* r les marchés d'Italie.

Son port, ses quais, ses édifices faisaient l'admiration des


étrangers. Une de ses rues, que l'on appelait la rue Cé-
leste, était remplie de temples magnifiques; une autre,
celle des Banquiers, étincelait de marbre et d'or. La nou-
velle Carthage ne négligeait pas les lettres ; elle avait des
écoles nombreuses et célèbres où l'on enseignait l'élo-
quence et la philosophie. De longs voiles blancs suspen-
dus à la porte de ces écoles annonçaient que sous les

fables des poètes se cachent d'utiles vérités. Carthage avait


aussi des théâtres. On y représentait les plus beaux ou-
vrages dramatiques de l'ancienne Rome, et les meilleures

imitations de la tragédie grecque. Les comédies que l'Afri-


cain Térence , esclave en Italie , avait fait admirer des Ro-
mains, étaient maintenant applaudies dans sa patrie, de-
venue romaine par la langue et les mœurs.
Il parait même que ces imaginations d'Afrique se pas-

sionnaient pour les arts avec une étonnante ardeur et un


enthousiasme moins éclairé mais aussi vif que celui des
AL QUATRIÈME SIECLE. 3<).">

peuples de la Grèce. Au u' siècle, Carthage était appelée


la Muse de V Afrique. On se pressait en foule sur la place
publique pour entendre un sophiste, un rhéteur célèbre.
Ainsi l'ingénieux Apulée dissertait, devant le peuple de
Carthage, sur les fables et la littérature des Grecs, et se
vantait des applaudissements d'une ville si studieuse et si

savante *.

Bientôt le christianisme fit paraître à Carthage une


autre espèce d'orateurs qui parlaient avec plus de force et
de sérieux ,
pour des intérêts plus élevés. On allait les

écouter dans les cavernes et dans les tombeaux. Le culte


devint public, fut persécuté, et chaque jour plus puis-
sant.
« Que ferez-vous, disait Tertullien 2
, de tant de mil-
liersd'hommes, de femmes de tout âge, de tout rang,
qui présentent leurs bras à vos chaînes? De combien de
feux, de combien de glaives, n'aurez-vous pas besoin?
Déeimerez-vous Carthage? »

Tel fut le progrès de cet enthousiasme, que là, comme


ailleurs . la cruauté des gouverneurs romains fut vaincue
par la foule des victimes. Toute la province d'Afrique se
remplit d'églises, d'évêchés. Le nombre, la richesse des
chrétiens s'accroissaient dans les époques de tolérance ;

le zèle et la foi s'exaltaient dans les jours de persécution ;

et cette alternative favorisait ainsi doublement l'essor du


culte nouveau.
Dès le temps de Cyprien , au milieu du 111
e
siècle,
l'Église d'Afrique comptait plus de deux cents évêques
qui présidaient dans toutes les villes la société chrétienne
chaque jour plus nombreuse. Cette civilisation tout ecclé-

i. « Quae autein major laus aut certior quam Carthagini boue dicere,
ubi tota civitas eruditissimi estis? » (Lucii Apuleii Florid. lib. JV.
2. Tertulliani Oper., p. 88.
,,

366 TABLEAU DE L'ELOQUENCE CHRÉTIENNE

siastique ne laissait pas d'agir puissamment sur l'esprit

des peuples. Une bourgade auparavant à demi sauvage


une petite ville reculée et voisine du désert recevait par
l'apostolat chrétien le même symbole, les mêmes livres,

et quelque chose de la science dont le christianisme s'ap-


puyait à Rome et dans la Grèce.
À la vérité , les querelles suivaient cette lumière nou-
velle. Il y avait des schismes , des hérésies à Tagaste et à
Madame. Mais cette théologie contentieuse ne faisait

qu'exciter encore la vivacité naturelle aux habitants de


ces climats. Cette influence servait plus peut-être à aigui-
ser les esprits qu'à réformer les mœurs. A Carthage, la
corruption était affreuse , et , même parmi les chrétiens
de grossiers usages altéraient la pureté du culte. Dans les
églises et sur les tombeaux des martyrs on célébrait de
bruyants festins poussés jusqu'aux désordres de l'ivresse.

D'autres coutumes barbares se conservaient dans quel-


ques villes, et généralement une sorte de férocité se mê-
lait au christianisme des habitants.
Nulle part, en effet, les disputes sur le dogme ou
même sur quelques points de discipline ne furent aussi
sanglantes qu'en Afrique. La principale secte fut celle des
donatistes, espèce de rigoristes et de mystiques sangui-
naires , dont les maximes et les fureurs offrent plus d'un
rapport avec celles des anabaptistes et des indépendants.
D'autres sectes étrangères au christianisme , et pure-
ment orientales , agitaient encore la turbulente imagina-
tion des habitants de l'Afrique. Nulle part la secte des
manichéens, qui, partie des confins de la Perse, s'était
répandue presque partout sur les pas du christianisme,
n'avait plus de partisans et de plus habiles missionnaires.
Elle adoptait en partie les dogmes du culte chrétien con- ,

trefaisait sa hiérarchie ; et il n'était pas rare de trouver


dans une petite ville de la province d'Afrique un évèque
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 367

catholique, un évêque donatiste, et un évoque mani-


chéen , animant chacun ses sectateurs , se disputant la foi
des peuples, et distribuant des livres et des symboles.
C'est au milieu de cette agitation des esprits , dans cette
Babel des opinions humaines, dans ce chaos de passions
religieuses ,
que naquit Augustin , avec une imagination
ardente, insatiable de science, de plaisirs et d'amour. Sa
mère était catholique fervente, son père païen, ou indif-
férent , un de ses parents donatiste. La ville de Tagaste
où il naquit, en 354, avait récemment passé de la secte
de Donat à la communion de Rome.
Destiné au christianisme dès le berceau , et fait caté-

chumène par les soins de sa pieuse mère sans recevoir ,

le baptême il étudia d'abord dans une de ces écoles de


,

grammaire où les jeunes Romains lisaient Térence et Vir-


gile. L'ardeur qu'il portait à cette lecture le faisait appe-
ler, dit-il, un enfant de grande espérance. Peu attentif à
l'étude de la langue grecque, dont les difficultés le rebu-
taient, il pour cette négligence frappé par ses maî-
était

tres ; et dans sa piété d'enfant il priait Dieu de détourner


de lui ces corrections sévères.
Bientôt envoyé de Tagaste aux écoles plus sa-
il fut
vantes d'une ville voisine Madaure, la patrie d'Apulée,
,

où se conservaient avec des restes puissants de paganisme


quelques traditions des lettres et de la philosophie grec-
ques. Rappelé de Madaure après sa seizième année, il

passa près d'un an dans sa famille, pendant que son père,


qui n'avait que peu de biens, réunissait ses modiques
épargnes pour lui faire suivre à Carthage les cours d'élo-
quence dont se composait la grande éducation d'alors.
Conduit à Carthage, il y trouva l'écueil de séductions
que plus tard son repentir a dépeintes. Mais il garda la
dignité de l'àme au milieu même des passions qu'il s'est
amèrement reprochées. A l'attrait de l'étude, aux exer-
368 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

cices brillants de la parole se joignait pour son esprit


ardent le goût de ces drames imités de la Grèce que la

civilisation romaine avait transportés sur les théâtres de


Carthage , et dont un siècle auparavant saint Cyprien ,

dans son zèle , s'effrayait encore plus que de l'inhumanité


des jeux de gladiateurs. « Les spectacles, dit Augustin,
nie ravissaient , tout remplis qu'ils étaient des images de
ma misère et des aliments de ma flamme. »

Cependant, ni le bruit de l'école, ni l'émotion du


théâtre, ne suffisaient au cœur de ce jeune homme né
pour l'amour de la vertu et la recherche de la vérité. Au
milieu de la corruption commune, attaché fidèlement à
une femme dont il eut à dix-neuf ans ce fils tant pleuré
dans ses Confessions , il s'occupait d'études plus élevées
que les déclamations de ses maîtres. Après les livres de
Cicéron sur l'éloquence, il lut sa défense de la philoso-
phie sous le titre ^Hortensias ; et cette lecture changea
sa pensée et ses vœux , lui lit mépriser les espérances du
inonde , et le remplit d'ardeur pour la vérité. Cette vé-
rité , c'était surtout dans la religion qu'il devait la cher-
cher ; car il avait encore plus de tendresse de cœur que
de curiosité. Mais en aspirant vers Dieu , il hésitait sur le
culte à lui offrir. Il assistait aux solennités de l'Église

chrétienne ; mais là même il portait des pensées profanes.


Ilessayait de lire les saintes Écritures; mais l'humilité
du langage lui déplaisait, et lui paraissait trop au-dessous
de la belle élocution romaine c'est-à-dire il n'entendait ,

pas encore ce langage sublime et familier dont il fut ravi


plus tard , et que dans un traité vraiment original il mit
alors au-dessus de toute la science des orateurs antiques.
C'est ainsi qu'il se laissa entraîner à la secte des mani-
chéens, non pas telle que la représente Épiphane, en lui
attribuant d'impurs mystères, mais telle qu'elle se mon-
trait dans sa doctrine publique, donnant une explication
VU QUATRIÈME SIKCLE. 369

fautive niais spécieuse du mal et du bien mêlés dans


l'univers, unissant à des croyances superstitieuses de
sévères abst'nences. et sur un fond de symboles et de
fables empruntés au culte antique des mages, mettant
les noms de l' Esprit-Saint et du Christ. Assortie aux ima-
ginations de l'Orient où elle était née, cette doctrine
s'était naturalisée sans peine sous le ciel d'Afrique, et elle
comptait à Carthage de nombreux et puissants sectateurs.
Dans le besoin de croyance, et l'incertitude qu'éprouvait
le jeune Augustin, elle domina son esprit et le retint pen-
dant plusieurs années sans que cependant il ait pénétré
dans la hiérarchie intérieure qu'elle formait, ni dépassé le

plus humble rang de ses néophytes, celui d'auditeur. Mais


là même il faisait déjà d-:s prosélytes à la croyance qu'il

avait adoptée. 11 y attira d'abord un de ses premiers élèves,


Alype, son ami le plus fidèle, et dans la suite évêque
comme lui. Il y entraîna également un homme considé-
rable, Romanien , riche citoyen de Tagaste.
Ayant perdu son père dès les premiers temps de ce sé-
jour à Carthage , il avait trouvé dans Romanien le plus
généreux appui et la plus consolante amitié. Logé dans
sa maison et secouru de sa fortune, il poursuivit pendant
trois ans des études oratoires auxquelles il mêlait beau-

coup de libre travail, et toutes les distractions de la rêve-


rie et du prosélytisme. Puis il revint à Tagaste près de

sa mère, qui gémissait surtout de le voir attaché à la secte


des manichéens, et dans de pieux rêves espérait son re-
tour à la foi chrétienne. Mais Augustin , tout en donnant
des leçons de grammaire et de lettres, cherchait à inspi-
rer sa doctrine nouvelle. Sa mère ayant prié un évêque
de discuter avec ramener à la vérité l'évêque
lui et de le ,

refusait, se souvenant d'avoir passé lui-même par cette


erreur et de s'en être guéri sans conseils étrangers, à la

seule lecture des livres manichéens. Comme elle insis-


TUII.l'Ai: DE L'ÉLOQ. CHR. 2'»
370 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

tait avec des prières et des larmes ;


« Allez, lui dit-il, con-
tinuez ainsi; car il est impossible qu'un fils pleuré avec
de telles larmes périsse jamais. » Cette parole la soutint
comme une promesse du ciel.

L'àme affectueuse d'Augustin devait être dès lors attirée


vers la religion par tous les sentiments de famille et
d'amitié. Il un ami d'enfance un
avait retrouvé à Tagaste ,

compagnon d'étude moins éloigné que lui de la foi chré-


,

tienne mais indécis encore et préoccupé surtout de la


,

science. Saisi tout à coup d'une fièvre violente, ce jeune


homme, sous le froid de la mort, reçut le baptême sans le
savoir, par les soins de ceux qui l'entouraient. Bientôt la
connaissance lui étant revenue, Augustin, qui veillait à

son chevet, voulut plaisanter sur la cérémonie sainte; mais


son ami s'en indigna et l'avertit de cesser avec une autorité
dont le jeune incrédule demeura surpris et troublé.
L'apparente guérison fut courte. Le malade mourut
quelques jours après, laissant Augustin désespéré. «La
patrie, dit-il, m'était devenue un supplice, la maison pa-
ternelle une souffrance. Tout ce que j'avais mis en com-
mun avec lui devenait sans lui pour moi un affreux tour-
ment. Mes yeux le cherchaient partout et il ne m'était pas
rendu. Je haïssais toutes les choses, parce qu'il n'y était
pas, et qu'elles ne pouvaient plus me dire : « Il va venir, •>

comme pendant sa vie. J'étouffais, je soupirais, j'étais bou-


leversé. Je n'avais ni calme ni pensée, car je portais mon
âme déchirée et mal à l'aise d'être portée par
sanglante ,

moi , et je ne trouvais pas où la déposer. Ni les frais bo-


cages, ni les jeux, ni les chants, ni l'étude, ni la poésie, ne
lui étaientun repos. Tout me semblait hideux et la lu- .

mière même. Tout ce qui n'était pas lui me devenait in-


supportable et odieux, hormis les gémissements et les
larmes. »

Longtemps après, en décrivant sa douleur avec cette


AU QUATRIEME SIECLE. 371

sensibilité qui s'observe elle-même, Augustin montrait


l'action du temps qui ne s'arrête pas, qui cbaque jour
vient et passe, et en venant et en passant met en nous
d'autres images et d'autres souvenirs. Dans sa première
tristesse, il s'éloigna de nouveau de Tagaste, et revint à
Carthage, cherchant la célébrité. 11 y ouvrit une école de
rhéteur, et, comme il le dit avec un regret mêlé de dé-

dain , il vendit l'ait de vaincre par la parole. Quelques-


uns de ses jeunes compatriotes l'avaient suivi, et Roma-
nien lui coufia son fils, celui même qui prit pour la poésie
un goût passionné dont s'alarma plus tard la piété d'Au-
gustin. Mais alors Augustin était loin d'un tel scrupule,
et faisait lui-même des vers.
Selon l'usage de quelques grandes villes de l'Italie et de
la Gaule romaine , des prix de poésie se décernaient
chaque année sur le théâtre de Carthage. Augustin con-
du temps,
courut. Telles étaient les illusions superstitieuses
qu'un devin lui fit offrir de lui assurer par les prestiges
de son art cette palme enviée. Le jeune poète croyait à la
science des devins ; et à cette époque même il étudiait
l'astrologie judiciaire. Mais le devin mettant pour con-
dition à son secours magique une immolation de victimes,
Augustin refusa par dégoût de ces rites idolâtres qui lui

semblaient une offrande au démon. Vainqueur sans magie,


il reçut en plein théâtre la couronne poétique des mains

du proconsul Vindicianus, qui, parvenu par sa science au


titre de premier médecin, avait été appelé au gouverne
ment d'une grande province. Vindicianus s'il n'était pas ,

chrétien, était un sage formé par l'étude. Admettant avec


bonté Augustin près de lui, et ayant remarqué son goût
pour l'astrologie , il l'avertit de ne point se livrer à cette
science menteuse. •< 11 s'y était lui-même, disait-il, appliqué
dans sa jeunesse , et il aurait pu sans doute y faire de
grands progrès, puisqu'il avait compris plus tard les livres
'M± TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

d'Hippocrate. Mais bientôt, convaincu de la fausseté d'une


telle science y avait renoncé ne croyant pas qu'un
, il ,

homme grave dût prendre pour profession l'art de tromper


les hommes. >> Augustin défendait sa crédulité en citant
l'exemple de quelques prédictions réalisées. Le proconsul
ne voyait là qu'un hasard, comme celui qui, lorsque vous
ouvrez à l'aventure les pages d'un poète, vous fait quel-
quefois tomber sur un vers en rapport singulier avec la

pensée qui vous occupe, quoique le poète, en écrivant,


n'y ait nullement songé.
Mais ni ces fines remarques ni les moqueries de Né-
bride, un des plus chers amis d'Augustin, ne le guéris-
saient de son amour du merveilleux; seulement, à cette
crédulité Augustin joignait une grande sagacité pour les
sciences. A vingt ans il avait compris sans maître les Ca-
tégories d'Aristote ;
il étudiait tout ce qu'on savait alors.
Quoique peu familier avec les livres de Platon , il s'élevait

naturellement à l'idée du beau dans l'univers. Ce fut le

texte du premier ouvrage qu'il écrivit à vingt-six ou vingt-


sept ans, et qu'il dédiait à un célèbre rhéteur de Rome,
Hiérius , dont le nom oublié semblait alors au futur apôtre
le plus digne objet d'émulation.
Cet écrit, qu'Augustin négligea et qui ne s'est pas
conservé, était le premier
de son esprit pour se effort

dégager du manichéisme, auquel il tenait encore sans y


avoir pénétré. Il attendait, pour se fortifier dans cette
croyance, un docteur fort vanté, Faustus, qui vint à
Carthage. Il l'entendit en public, souhaita de le connaître
pour discuter avec lui, y parvint, et s'aperçut que cet
apôtre du manichéisme n'était qu'un parleur facile, joi-
gnant aux notions vulgaires de sa secte la connaissance
de quelques discours de Cicéron et de quelques traites

de Sénèque, mais étranger aux sciences dont la pensée


du jeune rhéteur était avide. Faustus ne lui cacha pas son
AU QUATRIEME SIECLE. 373
ignorance, et lui parut seulement épris d'un vif amour
des lettres. Ils lurent ensemble des orateurs et des
poètes; et Augustin, en aimant l'esprit agréable et la

sincérité de Faustus, se détachait de ses doctrines que


n'appuyaient aucune force de raisonnement et aucune
étude des sciences et de la nature. Augustin ne trouvait
plus à s'instruire à Carthage; il aspirait vers Rome; ce
dessein lui coûtait à exécuter, malgré ses amis et sa mère.
Il le cacha à Romanien, et il trompa sa mère qui était

venue le rejoindre à Carthage, et qui le suivit au port où


il allait ramener ou partir avec
s'embarquer, voulant le

lui. Il un ami, et de
prétexta lintention de dire adieu à
rester à bord seulement jusqu'à l'heure où le vaisseau
mettrait à la voile, et il engagea sa mère à demeurer près
du rivage, dans un oratoire dédié à saint Cyprien, où elle
passa la nuit en prières. Mais cette nuit même le vent se
leva, et malgré sss regrets il partit.

Une lois à Rome, dans ce temple et cet égout de l'uni-


vers où affluaient toutes les nations et toutes les sectes,
et où le manichéisme était puissant, Augustin, accueilli
d'abord par les affidés de ce culte, et reçu à demeure
chez un d'eux, y tomba malade et vit de près la mort
sans demander le baptême. Rétabli de sa souffrance, il
s'occupa de réunir des élèves; et malgré sa prononciation
étrangère, il réussit; mais peu satisfait de cette profession
précaire, il tourna les yeux vers les écoles publiques.
L'appui des manichéens lui servit encore. Quelques-uns
d'entre eux avaient accès et faveur près du préfet de
Rome, Symmaque, célèbre par sa défense modérée du
paganisme. La ville de Milan, chaque jour plus florissante
depuis que la cour impériale y avait fixé son principal
séjour, avait fait demander au préfet de Rome un maître
d'éloquence pour un cours public qu'elle voulait établir.
Symmaque, après avoir essayé par une épreuve l'habileté
374 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

d'Augustin , le désigna et le fit partir pour Milan. Rome


n'avait pu retenir fortement le jeune Africain ni lui inspi-
rer l'ardente admiration qu'avait sentie saint Jérôme
trente ans auparavant, lorsqu'il parcourait, en se rappe-
lant des vers de Virgile , la silencieuse horreur des cata-
combes chrétiennes. Ses lectures, sans le conduire encore
à la vérité, le mettaient en doute de l'erreur. Il avait re-
trouvé à. Rome, dans les rangs du barreau, un de ses
plus chers compatriotes, Alype, son ancien disciple à
Carthage. Séparé de son maître, Alype, qui, comme lui,
avait apporté d'Afrique une prédilection pour le mani-
chéisme, n'avait pas conservé son àme à l'abri des san-
guinaires plaisirs de Rome, goût des et il avait pris le
jeux du cirque. Mais en recevant cette atteinte de la
cruauté romaine, il conservait encore une rigide droiture.
En lutte pour la justice avec un magistrat du prétoire
dont il était l'assesseur, il quitta volontiers Rome pour
suivre à Milan un ami dont il partageait l'anxiété reli-
gieuse.
Milan , c'est là qu'Augustin , errant depuis tant d'années
autour de la foi chrétienne, devait enfin trouver un doc-
teur de celte foi assez puissant pour le convaincre et
l'émouvoir. Ambroise, evêque de Milan, auquel il se pré-
senta dès son arrivée, l'accueillit avec une douceur pa-
ternelle, et Augustin allait assidûment l'entendre à l'église.

Indifférent d'abord pour le fond même des choses, il était

séduit par l'agrément du discours, qu'il jugeait cependant


moins gracieux et moins orné que celui de Faustus. Tou-
tefois, sans enlrer dans la foi catholique, dont il ne con-
naissait pas bien encore les dogmes et les mystères, son
du manichéisme et ne croyait plus qu'à
esprit se détachait
une philosophie qui ne devait pas lui suffire longtemps.
Un secours nouveau lui était envoyé; sa mère, ne pou-
vant supporter la longueur de la séparation qu'elle avait
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 375


tant pleurée, avait quitté l'Afrique avec un fils qui était
resté près délie , et arriva tout à coup à Milan. Nébride
possesseur d'un vaste domaine aux portes de Carthage ,

s'ar radiant à sa famille et à sa mère qui ne pouvait le


suivre, vint également le rejoindre. Enfin Romanien ce , ,

riche et généreux citoyen de Tagaste , éprouvé par divers


malheurs, passa la mer pour revoir lami qu'il regrettait,

et lui amener de nouveau son fils aine, toujours épris de


la poésie.

Se retrouvant ainsi entouré de tous ceux qu'il aimait,


Augustin, dégoûté du manichéisme, redevenait plus heu-
reux, sans être plus calme. Il tenait encore au monde;
il aspirait aux honneurs, à la fortune, au mariage. Cette
dernière ambition, qui entretient les deux autres, l'oc-
cupait surtout. Son cœur ne pouvait y renoncer. Sa mère
ne l'en détournait pas, espérant que le mariage le con-
duirait au baptême. Alype seul, plus ferme contre l'at-

trait dune passion que sa jeunesse s'était constamment


interdite, alléguait les obstacles que cet état nouveau ap-
porterait à la vie paisible qu'ils avaient projeté de menei
ensemble dans l'étude et la philosophie. Augustin per-
sistait, et il avait recherché la main d'une jeune fille de
Milan. Dans l'attente de cette union , il se sépara de la

femme qu'il avait aimée à Carthage , et qui était revenue


près de lui en Italie. Elle retourna en Afrique , se vouant
à Dieu , et laissant à Augustin le fils eu de qu'elle avait
lui. Malgré cet exemple, il retomba dans une nouvelle
faiblesse. Mais le trouble de coeur qu'il avait senti, le

besoin de réforme et de vérité le ressaisit bientôt; il re-


passait avec amertume le long temps écoulé depuis sa
dix-neuvième année, où il avait commencé d aimer la sa-
gesse, et il se disait : « Voilà que j'ai trente ans, et je va-
cille encore dans le même bourbier. » 11 allait entendre
la prédication d'Ambroise, et quoiqu'il n'eût d'abord que
376 TABLEAU DE [/ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ld curiosité mondaine de comparer le talent de l'orateur


à sa renommée, il se sentait attiré aux choses mêmes
qu'exprimait cette parole puissante et convaincue. Sou-
vent reçu près de ce grand évèque, et témoin de son tra-
vail continuel de magistrat chrétien dérobant à peine aux

affairés et à la foule quelques moments pour la lecture,


toujours obsédé et toujours attentif et calme, il était en-
cure plus frappé de sa vie que de ses discours. On sait

comment il fut enfin vaincu, se relira dans la solitude et


fixa dans le christianisme la longue inquiétude de son
esprit et de son cœur.
Que pouvait alors offrir le monde profane, pour retenir

un génie tel que celui d'Augustin? Tout, dans l'ordre


civil, était asservi et dégradé la religion seule était libre
:

et conquérante. Augustin, rhéteur à Milan, avait eu le

privilège de prononcer le panégyrique du consul alors en


fonction. Quelle tâche mesquine pour son éloquence!
Le christianisme, au contraire, nourrissait son âme
de spéculations sublimes , l'enivrait de cet amour idéal
qu'il avait cherché jusque dans les plaisirs des sens , et

lui promettait cette jouissance si douce de régner sur les

urnes.
C'est dans les propres écrits d'Augustin, c'est dans le

plus original de tous, dans ses Confessions . qu'il faut


chercher la première partie de sa vie, qui n'est autre que
l'histoire de ses passions et de ses pensées On défigure-
rait, en voulant les reproduire, ces peintures si fortes et

si naïves d'une âme ambitieuse , aimante, que le plaisir

enivre et ne satisfait pas, que la célébrité fatigue, que


l'étude même agite, et qui poursuit toujours une fantas-
tique espérance de bonheur et de vérité. C'est la maladie
des hommes de génie, dans les jours de décrépitude so-
ciale. Quand il n'y a plus ni liberté, ni patrie, ni passion
des arts, quand les âmes vulgaires sont éteintes par le
AD QUATRIEME SIECLE. 377

malheur, ou plongées dans le matérialisme d'un grossier


bien-être , alors celles qui se détachent de cette tourbe
rampante aspirent vers un autre monde. Le spiritualisme
semble naître du désespoir ou du dégoût, quoiqu'il puisse
s'unir à l'activité morale ici-bas, et élever les choses mê-
mes de la terre en les épurant. Mais quand la vie sociale
n'offre rien de grand, souvent cette ardeur du génie, pri-
vilège de quelques hommes, s'emporte et s'égare en spé-
culations mystiques. Ils sont enthousiastes du ciel ,
parce
qu'ils ne sont pas assez dignement occupés sur la terre.

Leur âme, incapable d'inaction, prend l'infini pour car-


rière.
Augustin a lui-même décrit ces choses avec une viva-
cité merveilleuse. Depuis quelque temps, il était plus
agité qu'à l'ordinaire : il fréquentait l'église chrétienne;
il lisait les livres des apôtres ; il repassait dans sa pensée
l'exemple de Yictorin , rhéteur comme lui célèbre ,
qui,
sous le règne de Julien avait quitté son école plutôt que
,

sa foi. La visite d'un de ses compatriotes qui lui raconta


ce qu'il avait vu des solitaires d'Egypte vint porter le der-
nier coup à son âme. 11 faut l'entendre lui-même : .

« Dans cette lutte violente de l'homme intérieur, dans


ce combat que je livrais hardiment à mon cœur, le visage

troublé ,
je saisis Alype , et m'écriai '
: « Où sommes-
« nous; qu'est-ce que cela? que viens-tu d'entendre? Les
« ignorants se hâtent et ravissent le ciel ; et nous, avec nos
« sciences sans cœur, nous nous roulons dans la chair et le
« sang. Parce qu'ils nous ont précédés, est- il honteux de
« suivre? N'est-il pas plus honteux de n'avoir pas même la

« force de suivre? » Je dis encore je ne sais quelles choses


semblables; et je m'élançai loin de lui, dans ce mouve-
ment impétueux , tandis qu'il se taisait , me regardant avec

]. Sarict. Augusl. Oper., i. I, p. 15?.


378 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

surprise, car ce n'était pas ma voix ordinaire. Mon visage,


mes yeux l'accent de ma
, voix exprimaient mon àme au ,

delà de mes paroles.


« Il y avait, dans notre demeure, un petit jardin à no-

tre usage, comme toute la maison, car le maître de cette


maison n'y logeait pas. L'agitation de mon âme m'emporta
vers ce lieu , où personne ne pourrait interrompre ce dé-
bat violent que j'avais commencé avec moi-même, et

dont vous saviez , ô Dieu! l'issue que j'ignorais....

« Je m'avançai donc dans ce jardin , et Àlype me suivait

pas à pas. Moi, je ne m'étais pas cru seul avec moi-même,


tandis qu'il était la ; et lui, pouvait-il m'abandonner dans
le trouble où il me voyait? Nous nous assîmes dans l'en-
droit le plus éloigné de la maison ; je frémissais dans mon
âme, et je m'indignais de l'indignation la plus violente
contre ma lenteur à fuir dans cette vie nouvelle, dont
j'étais convenu avec Dieu , et où tout mon être me criait

qu'il fallait entrer. »

Augustin retrace toute cette tragédie intérieure de


l'âme avec une profondeur et une naïveté d'émotion bien
rare dans l'antiquité. Nulle part on ne voit mieux ce ca-
ractère de réflexion et de tristesse que le culte chrétien
développait dans l'homme. Il semble qu'on n'avait ja-
mais ainsi raconté l'histoire anecdotique de l'âme , en
surprenant ses plus vagues désirs, ses plus furtives émo-
tions.
« Cependant Alype, assis à mon côté , attendait en si-
lence la fin de ce mouvement extraordinaire. Mais lors-
qu'une méditation attentive eut tiré du fond de moi-même
toute ma misère, et l'eut entassée devant mes yeux, je
sentis s'élever en moi un orage chargé d'une pluie de
larmes. Pour le laisser éclater tout entier, je m'éloignai
d'Alype, car la solitude me paraissait plus favorable à
l'occupation de pleurer. Je me retirai assez loin pour que
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 379
sa présence ne me fût plus importune. Tel j'étais alors,

et il le comprit; j'avais dit seulement quelque chose où


le son de ma voix semblait déjà appesanti par mes pleurs :

il s'était levé , et il resta près du lieu où nous avions été


assis; immobile de stupeur. Moi, je me jetai à
i-1 était

terre sous un figuier, je ne sais pourquoi et je donnai ,

libre cours à mes larmes; elles jaillissaient à grands flots,

comme une offrande agréable pour toi, ô mon Dieu! et je


t'adressais mille choses non pas avec ces paroles mais
, ,

dans ce sens « O Seigneur jusques à quand t'irriteras-tu


: !

« contre moi? Ne te souviens plus de mes anciennes ini-

« quités. « Car je sentais qu'elles me retenaient encore. Je


laissai échapper ces mots dignes de pitié « Quand? quel :

« jour? demain? après-demain? pourquoi pas encore?


« pourquoi cette heure n'est -elle pas la fin de ma
« honte? »

« Je me disais ces choses, et je pleurais avec amertume

dans la contrition de mon cœur. Voilà que j'entends sor-


tir d'une maison une voix, comme celle d'un enfant ou

d'une jeune fille, qui chantait et répétait en refrain ces


mots : « Prends, prends, lis. » Changeant aussitôt de
lis;

visage, je me mis à chercher avec la plus grande atten-


tion si les enfants, dans quelques-uns de leurs jeux, fai-

saient usage d'un refrain semblable; je ne me souvins pas


de l'avoir jamais entendu. J'arrêtai mes larmes et me le-
vai, ne voyant là qu'un ordre du ciel donné
qui m'était
d'ouvrir un livre et de lire le premier chapitre que je
trouverais.
« J'avais entendu dire d'Antoine qu'il avait été averti
par une lecture de l'Évangile au milieu de laquelle il ,

était survenu par hasard, prenant pour lui les paroles

qu'on lisait « Va vends tout ce que tu possèdes, donne-


: ,

«de aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux.» Cet


oracle, ô mon Dieu! l'avait sur-le-champ tourné vers toi.
380 TABLEAU DE l/ÉLOQUENCG CHRÉTIENNE

< Ainsi, je revins à grands pas, au lieu où était assis

Alype, car j'y avais laissé le livre de l'Apôtre lorsque je

m'étais levé. Je le pris, je l'ouvris et je lus en silence le

premier chapitre où tombèrent mes yeux : « Ne vivez pas


..dans les festins, dans l'ivresse, dans les plaisirs et les

« impudicités, dans la jalousie et la dispute; mais revêtez-


« vous de Jésus-Christ, et n'ayez pas de prévoyance pour
« le corps, au gré de vos sensualités. » Je ne voulus pas
lire au delà, et il n'en était pas besoin. Aussitôt en effet
que j'eus achevé cette pensée, comme si une lumière de
sécurité se fût répandue sur mon cœur, lesténèbres du
doute disparurent.
« Alors, ayant marqué le passage du doigt, ou par
quelque autre signe, je fermai le livre et le fis voir à

Alype. »

Ce pieux délire, cette éloquente extase explique assez


quelle force d'imagination Augustin devait porter dans sa
foi nouvelle: cependant il montra beaucoup de calme
pour exécuter son projet de quitter le monde. Quoique

souffrant de la poitrine ', il attendit les vacances de l'école


de Milan; et alors, ayant averti les principaux citoyens
de lui chercher un successeur, il se retira àquelques
lieues de Milan , à Cassiciacum, dans la maison de cam-
pagne d'un ami, Verecundus, riche citoyen de la ville,
qui favorisait chez Augustin une croyance religieuse qu'il
ne partageait pas encore. Il avait près de lui sa mère,
son frère venu avec elle d'Afrique, son fils Adéodat, trois

de ses parents, Alype, et deux jeunes gens confiés à ses


soins , dont l'un était le fils de Romanien. Le travail, la

promenade et les entretiens de philosophie religieuse oc-


cupaient la petite société. Déjà chrétien de cœur et de
pensée, Augustin commençait et terminait chaque jour-

1. Siuirt. Augvst. OfJftf», t. I, p. 317,


,

AU" QUATRIÈME SIÈCLE. 3S 1

née par la prière. beaucoup dans cette retraite,


11 écrivit
donnant à ses ouvrages la forme même de libres confé-
rences avec ses amis et avec ses élèves. Ce que Cicéron
avait fait pour la vie publique, pour la vie de gloire et
de tribune, Augustin le fait ici pour la vie intérieure de
l'âme, pour les questions que l'homme s'adresse à lui-
même sur sa destination et ses devoirs. La scène et les
acteurs ont bien changé sans doute. Nous sommes loin
,

de ces temps actifs de Rome, où, dans le court repos des


fériés latines, un consul, un chef du sénat, de célèbres

orateurs, de futurs tribuns, Crassus, Antoine, Sulpi-


cius, s'entretiennent du grand art de l'éloquence dont ils
sont armés, et des luttes du forum où ils vont rentrer
,

tout à l'heure , l'un pour y briser sa vie sous l'effort


même de la parole , les autres pour perdre la leur sous le

fer de la proscription. Nous sommes loin aussi de ces


temps de splendeur et d'élégance patricienne, où Cicéron
fait entendre le docte Varron discutant quelques pro-
blèmes de la philosophie des Grecs . au milieu du riche
dépôt de leurs ouvrages, et devant les statues de leurs
sages et celles des plus illustres Romains. A ces glorieux
souvenirs, à ces noms tout historiques ont succédé quel-
ques noms obscurs , noms de quelques néophytes
les

sans puissance dans lemonde, sans éclat de talent, étran-


gers à ce qui fait la recommandation ordinaire des hom-
mes. Mais là même apparaît le progrès de l'humanité.
Ces hommes obscurs, cette petite colonie d'humbles rê-
veurs s'occupent assidûment des mêmes problèmes que
se proposaient, dans leurs magnifiques loisirs, quelques-
uns des premiers citoyens de Rome. La vérité est descen-
due ou plutôt l'homme s'est élevé pour se rapprocher
,

d'elle. C'est la pensée qui fait naître le premier ouvrage


d'Augustin, qui rappelle, non par l'intention, mais par
le litre et la forme, les Académiques de Cicéron. Il
y
,

382 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

combat le scepticisme avec une affirmation bien plus con-


fiante et plus absolue que ne l'avait fait l'orateur romain.
Il ne veut pas seulement rectifier et modérer le doute;
il a besoin de le détruire pour élever sur la certitude
morale la conviction religieuse. Ce livre est donc le

préambule de son apostolat et de sa vie nouvelle ; et cet


apostolat , cette vie , se consacre , non pas à quelques
hautes spéculations réservées pour les sages, mais à l'é-

ducation de tous par les mêmes vérités. Ce qu'il com-


mence ainsi dans ses trois livres contre les Académiciens
il le développe et l'achève dans ses dialogues sur la vie

heureuse et sur l'ordre, c'est-à-dire la Providence. Les


pensées de ces différents entretiens s'enchaînent et ten-
dent au même but.
Augustin adresse le premier de ces ouvrages au pro-
tecteur de sa jeunesse, à Romanien que des malheurs
,

venaient d'atteindre, et privaient d'une partie de la for-


tune dont il avait fait un si noble usage. Il l'en console,
ou plutôt il l'en félicite. « Ce qui t'appartient, lui dit-il 1
,

c'est d'avoir toujours désiré ce qui est bienséant et


honnête, d'avoir mieux aimé être généreux que riche,
et juste que puissant, de n'avoir jamais fléchi devant
l'adversité ni devant la méchanceté. C'est là ce je ne sais
quoi de divin qui sommeillait en toi dans la douce langueur

de ton heureuse vie, et ce que, par de dures épreuves,


une secrète providence a voulu ranimer. Éveille-toi,
éveille-toi, je t'en prie ; tu te féliciteras, crois-moi ,
que ,

par aucune des prospérités qui captivent les hommes


imprudents, les biens de ce monde ne t'aient séduit. Ils
travaillaient à me tromper moi-même au milieu de tous
mes discours , si un mal de poitrine ne m'avait forcé
d'abandonner ma vaine profession , et de me réfugier dans

J. Sanct. Âugust. Oper., 1. 1, p. 251.


AU QUATRIEME SIECLE. 383

le sein de la philosophie. C'est elle maintenant qui , dans


ce loisir que nous avions vivement souhaité , nourrit et
fortifie mon âme. C'est elle qui m'a délivré de la super-
stition où je t'avais entraîné ; car c'est elle qui m'enseigne
qu'il ne faut rien adorer, ou plutôt qu'il faut tout mépriser
de ce qui est vu par les yeux mortels et touché par les

promet de prouver clairement le vrai


sens. C'est elle qui
Dieu, le Dieu caché, et qui déjà daigne nous le montrer,
comme à travers des nuées lumineuses. »
Cette dédicace ne suffit pas à l'amitié d'Augustin. Dans
la suite de l'ouvrage, en tête du second livre, il revient
à l'expression des sentiments qui l'unissent à Romanien ,

des services qu'il en a reçus, de la reconnaissance qu'il


lui porte depuis le moment où , jeune et pauvre, il allait

avec son secours étudier au loin , jusqu'à ce temps de


retraite et de loisir dont il jouit maintenant. « Tous les
avantages de cette liberté , dit-il , ma fuite des désirs
superflus, ma délivrance des soucis terrestres, ma vie, ma
raison , mon retour à moi-même mon ardente recherche ,

de la vérité mon effort pour la découvrir, et mon espoir


,

d'en atteindre le point le plus élevé , c'est à ton inspiration,


à ton appui que je le dois. »
Alors il raconte comment , depuis le départ de Roma-
nien , le zèle qu'il sentait déjà pour la philosophie s'est
enflammé d'une ardeur nouvelle à la lecture des livres
saints. Ces deux pensées, dont l'une devait plus tard
dominer l'autre, sont encore, en effet, toutes confondues
dans l'âme d'Augustin. Sa ferveur est philosophique
autant que chrétienne. Elle se plaît aux idées platoni-
ciennes, à cette image du beau, splendeur de la per-
fection morale et visible dans les œuvres de l'art comme
dans les vérités de la conscience. Par là on conçoit sans
peine que le premier travail d'Augustin dans sa retraite,
et sa préparation au christianisme , aient été l'examen de
384 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

cette doctrine philosophique à laquelle il tenait encore,


et dont il avait besoin de délivrer sa foi naissante , ou qu'il

voulait concilier avec elle.


Les détails , les peintures de la vie commune mêlés au
dialogue plaisent par le naturel. Il n'y a rien là de ces
poétiques souvenirs et de ces noms illustres dont Platon
entoure la parole de Socrate. L'entretien commence quel-
quefois dans la salle des bains, ou, par un beau soleil
d'hiver, dans la prairie voisine de la maison. On l'interrompt
pour lire la moitié d'un chant de Virgile; charmante
préoccupation qu'Augustin ne se reprochait pas encore.
Puis la discussion reprend avec une nouvelle vivacité.
Augustin , dont les expressions étaient recueillies à mesure
qu'il parlait, commence par déclarer que l'homme doit
savoir la vérité , et que même , s'il pouvait être heureux
sans la vérité , elle lui serait encore nécessaire. Noble affir-

mation ,
que l'auditoire du philosophe n'entend pas sans
quelque doute! La vérité, le bonheur, cela leur parait
d'ailleurs de bien graves questions qui, pour les traiter

dignement, demanderaient de grands hommes. « N'exigez


pas dans cette chaumière répond Augustin, ce qui est ,

partout bien difficile à rencontrer. Mais rendez-vous compte


de ce dont vous doutez. Car les grandes choses étudiées
par les esprits ordinaires les élèvent. >• La discussion ainsi
encouragée s'engage faiblement d'abord , en l'absence
d'Alype. 11 n'y a pas de bonheur sans la recherche de la

vérité ; mais peut-on la découvrir? Telle est la conclusion


des premiers entretiens qui conduisent à l'examen du
doute philosophique de l'Académie.
Après quelques jours d'intervalle, durant lesquels on a
lu Virgile et le jeune Licentius a fait des vers, la petite

société se réunit de grand matin, achève avec les labou-


reurs quelques travaux pressés , et reprend sa conférence
interrompue. Augustin résume en peu de mots le scepti-
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 385

cisme de l'Académie, et Alype se charge de le défendre.


On conçoit en effet que du sein même du christianisme,
auquel l'ami d'Augustin était dès lors entraîné comme lui,

on pouvait voir avec faveur et accueillir comme un appui


pour la foi cette défiance de la raison humaine ce doute ,

méthodique dont s'armait l'Académie. On pouvait en pro-


fiter pour dire, comme le fait Alype, que dans l'incer-

titude des sciences humaines, un Dieu seul peut montrer


à l'homme où est la vérité. Mais Augustin tout en ,

approuvant cette pensée d'Alype, rejette par une vue plus


haute le secours dangereux d'un scepticisme qui repous-
serait toute autre évidence que celle de la religion et il ;

combat avec force les deux assertions de l'Académie que ,

nulle connaissance n'est assurée, que nul assentiment ne


doit être absolu. Aux motifs d'incertitude tirés du faux
rapport des sens de leurs illusions de leurs mensonges
, ,

il répond que les sens n'apportent qu'une apparence, que

c'est l'âme qui juge , et qu'elle voit par le raisonnement.


Il montre que, dans les actions et dans les principes, la

simple probabilité substituée à la certitude ne préserve


pas de l'erreur et qu'elle est impuissante à régler la vie.

Enfin pour dernier argument il nie le doute qu'il combat


,
,

et le déclare une précaution une réserve sous laquelle ,

les disciples de Platon cachaient leur croyance philoso-

phique ou du moins si quelques-uns d'entre eux ont, en


:

effet admis au fond de leur âme un principe illimité de


,

scepticisme, il leur oppose comme seuls héritiers delà


vraie tradition du maître ces philosophes d'Alexandrie,
dont la métaphysique enthousiaste seivait le christianisme
1
que leur inimitié combattait. < Cette voix de Platon , dit-

il en finissant, la plus pure et la plus éclatante qu'il y ait

dans la philosophie, s'est îetrouvée dans la bouche de

I. Sanct. August. Op<>r., t. I, p. ÎS)4.

TABLEAU DE 1/ÉLOQ CHU. 25


, ,,
,

386 TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

Plotin , si semblable à lui ,


qu'ils paraissent contemporains
et cependant assez éloigné de lui par le temps pour que ,

le premier des deux semble ressuscité dans l'autre. »


Au moment de son passage au christianisme dans cette ,

épreuve de méditation et d'étude qui suivit la crise de sa


conversion Augustin ne rejette pas la philosophie il ne
, ,

lui impute pas un scepticisme exagéré il la veut plus :

dogmatique et plus sûre de la vérité qu'elle ne croit l'être

et il reste son disciple tout en cherchant un autre appui.


« Quelle que soit, dit-il, à tout prendre, la sagesse
humaine ,
je sais que je ne la possède pas encore ; mais
n'étant qu'à la trente-troisième année de mon âge, je ne
dois pas désespérer d'y atteindre quelque jour. Dédaignant
tous les prétendus biens des mortels ,
j'ai résolu de me
dévouer à cette unique recherche ; et, comme les objec-
tions des Académiciens n'étaient pas un médiocre obstacle
pour m'en détourner, je me suis fortifié contre elles, suffi-

samment, je crois. Il n'est douteux pour personne, en


effet, que deux forces concourent à nous instruire, l'au-

torité et la raison. Sur le premier point, je ne veux en rien


m'écarter de l'autorité du Christ, car je n'en connais pas

de plus forte. Quant à cet ordre de preuves qui se poursuit

par la subtilité de la raison et tel que je suis


( ,
je désire

m'approprier le vrai , non-seulement par la foi , mais par


l'intelligence), j'ai l'assurance de trouver chez les plato-
niciens bien des choses qui ne répugnent pas à nos dogmes. •>

Les dialogues sur la Vie heureuse et sur V Ordre, placés


dans les intervalles de la discussion sur la secte acadé-
mique , ont le même caractère. C'ebt également la philo-
sophie conduisant à la religion ety restant unie. Augustin,
dans préambule du premier de ces ouvrages adressé à
le

un magistrat de la ville de Milan Manlius Théodorus ,

épris comme lui de passion pour les recherches philoso-


phiques , rappelle toutes les révolutions de son esprit
AU gUATUIÈME SIÈCLE. 387

depuis le jour où la lecture de Y Hortensias de Cicéron


l'avait enflammé d'enthousiasme. Bien des nuages ont
obscurci sa route ; et il a suivi sur l'océan des astres men-
teurs. Une superstition puérile, dont il ne désigne pas
l'objet, l'a détourné de l'étude même; et lorsque son
esprit plus ferme a dissipé cette nuit et voulu se confier à
la science plutôt qu'à l'autorité, il a rencontré des hommes
à qui la lumière matérielle semblait digne d'être adorée
comme souveraine et divine. 11 n'était pas convaincu par
eux; mais il espérait sous leurs symboles quelque grande
vérité qui se découvrirait un jour. Détrompé de cette
illusion , il est resté au milieu des flots en butte à tous les

vents et longtemps dirigé par l'Académie. Enfin il a tou-


ché la terre et vu l'étoile du septentrion. Cette lumière du
spiritualisme qu'il invoque ainsi, ce n'est pas seulement à
la voix d'Àmbroise qu'il l'a reconnue. Après avoir entendu
le saint évêque parler sur Dieu et sur l'âme , il était encore
retenu par les ambitions du monde. La lecture de quel-
ques livres de Platon comparés aux interprètes des divins
mystères l'a rempli d'une nouvelle ardeur ; et il a voulu
rompre tous ses liens.
De là sans doute dans sa retraite le travail philosophique
mêlé à l'émotion religieuse. La crise de méditation et de
foi retracée dans les Confessions n'avait pas été son épreuve

dernière. Cette âme ardente, au milieu du repos qu'elle


donné par la volonté de croire, ne cessait de cher-
s'était

cher l'appui du raisonnement. Un entretien sur le bonheur


entre des âmes pures que soutient et inspire un homme
de génie dans la simplicité d'une vie encore ignorée, et
le pressentiment d'une grande vocation , il y a là sans
doute un charme singulier. Cet entretien commence le

jour anniversaire de la naissance d'Augustin , comme pour


la célébrer. 11 a près de lui sa mère, son frère, ses deux
disciples, le jeune poète fils de Romanien et Trygétius,
388 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

qui a déjà porté les armes ; deux de ses parents, peu cul-
tivés par les lettres, mais qui lui représentent le bon sens
naturel; enfin , son fils Adéodat , « dont l'esprit, dit-il, si

je ne suis trompé par ma tendresse, promet quelque


chose de grand. » C'est avec eux qu'il aborde cette ques-
tion du bonheur qui pour lui est celle du devoir, et sur
laquelle Cicéron avait jeté de si nobles pensées, au milieu
des périls de sa glorieuse carrière.
Le nom de ce grand homme lui revient bien vite , et
l'entretien est en partie placé sous son invocation. Il faut
l'entendre lui-même citer celui qu'il imite.
L'homme qui a
« ce qu'il souhaite est-il heureux?
avais-je dit. Ma mère alors prenant la parole : « S'il veut,
«< dit -elle, et s'il obtient ce qui est bien, il est heureux;
« s'il veut le mal et qu'il l'obtienne, il est misérable. »
Ma mère, en souriant d'approbation, vous avez
lui dis-je

atteint les hauteurs de la philosophie; les paroles vous ont


manqué pour vous expliquer comme Cicéron mais ; ce que
vous avez dit est sa pensée. Dans Y Hortensius écrit à la

louange et pour la défense de la philosophie, quelques-


uns, dit-il , non pas philosophes, maisdisputeurs habiles,
déclarent heureux ceux qui mènent la vie qu'ils veulent.
C'est une erreur. Car vouloir ce qui ne convient pas, cela
même est le plus grand des maux et on est moins mal- ;

heureux de manquer le but auquel on aspire que d'aspirer


au mal, la corruption de la volonté apportant plus de
dommage que la fortune ne peut apporter de bien. A ces
paroles, elle fit une telle exclamation que nous crûmes
voir un homme supérieur assis parmi nous et moi, :

cependant, je comprenais de quelle source divine venaient


ces vérités. »

Mais nous, ne serons-nous pas étonnés que l'expression


même éloquente d'une vérité si simple parût alors une
révélation? Ne voit- on pas là ce qu'avait éprouvé de dé-
AU QUATRIÈME SIECLE. 389

cadence la société romaine? Le monde païen n'offrait plus


les exemples d'élévation et de force d'àme dont quelques-

uns de ses grands hommes avaient laissé le souvenir; et


les maximes de vertu que ses sages avaient proclamées
étaient ignorées de la foule et cachées dans des livres
qu'elle ne lisait pas. L'œuvre du christianisme n'était donc
pas seulement d'apporter au monde des vérités nouvelles,
mais de promulguer ,
pour le grand nombre, ce qui avait
été le privilège de quelques âmes, et, en élevant les croyan-

ces morales , de les rendre populaires. Lorsque Sénèque


avait dit : « Entre Dieu et l'homme de bien il existe une
affinité sous la médiation de la vertu ,
» il avait dit la même
chose que les disciples d'Augustin lorsqu'ils répondent à
ses questions, que le bonheur c'est posséder Dieu, et
«

que posséder Dieu c'est bien vivre et faire ce qu'il or-


donne. » Lorsque Cicéron dans son Traité sur les biens ,

et les maux , avait réuni autour du riche voluptueux tous


les biens de la terre, les lui avait donnés avec la santé, et
l'avait déclaré misérable en comparaison de celui qui souf-
frepour la vertu il avait d'avance épuisé les couleurs d'un
,

tableauque renouvelle Augustin, et qu'il ne surpasse pas.


Mais ce qui avait été un héroïsme rare devenait une
croyance vulgaire. Ce qui n'avait été inspiré qu'à peu de
grands esprits par une abstraite contemplation de la

vertu trouvait maintenant l'appui d'un Dieu rapproché


de l'homme sous l'image la plus sublime et la plus pure,
celle de la vertu visible et de l'innocence condamnée. Ce
Dieu, toutefois, Augustin le conçoit aussi dans son essence
d'éternelle vérité. Il le sent au ciel et dans le cœur de
l'homme ; il le sent avec amour. C'est là ce qui enlève
l'entretien à quelques subtilités- sur le caractère de la sa-
gesse, bien définie cependant par ces deux mots : la mo-
dération de l'âme. Cette sagesse nécessaire au bonheur, il

lui faut un soutien. Il ne suffit pas à l'âme de jouir d'elle-


390 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

même et de se contempler dans l'orgueil de son sacrifice

et de son effort. Elle a besoin d'un Dieu qui lui parle et


d'une sagesse plus haute qui l'éclairé et la rassure. C'est
par là qu'Augustin achève et transforme les nobles idées

empruntées à la vertu antique.


« Cet avertissement, dit-il, qui nous presse de songer à
Dieu, de le chercher, d'avoir soif de lui, vient à nous de la

source même de la vérité. C'est le soleil intérieur qui res-


plendit dans nos âmes que nous exprimons
; c'est sa vérité

lors même que de nos yeux, ou trop faibles ou trop sou-


dainement ouverts nous craignons de le regarder en face.
,

Il n'est rien autre chose que Dieu lui-même dans sa per-

fection immuable. Tant que nous cherchons, sans être


encore désaltérés à cette source nous devons avouer que ,

nous n'avons pas atteint notre mesure; et par là, bien que
Dieu nous soit en aide, nous ne sommes ni sages ni heu-
reux. La pleine satisfaction des âmes, la vie vraiment heu-
reuse, c'est de connaître pieusement et pleinement celui
qui vous mène vers la vérité ,
quelle est cette vérité , et

par quels liens elle vous rapproche de la perfection su-


prême, trois choses qui ne montrent aux âmes éclairées

qu'un seul Dieu, une seule substance en dehors des fables


diverses de la superstition. Ici ma mère reconnaissant des
paroles gravées dans sa mémoire, et comme réveillée en
sursaut à l'accent de sa foi , répète avec transport le ver-
set du prêtre :

Trinité sainte, accueille nos prières.

« Oui, ajoute-t-elle, voilà la vie heureuse , la vie parfaite

à laquelle nous devons espérer d'être rapidement conduits


par la foi solide , la vive espérance et la brûlante cha-
rité. » Et ce sont de cette simple femme qui
les paroles

résument un entretien plein des souvenirs du génie an-


tique.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 391

La pensée de Cicéron se retrouve aussi dans quelques


passages du traité sur l'Ordre. Mais deux choses donnent
à ce dialogue un caractère particulier, la naïve familiarité
des détails et l'élévation religieuse des sentiments. Augus-
tin , dans une de ces dédicaces dont il emprunte la forme

à l'orateur romain, s'adresse à un ami, Zénobius, homme


de lettres et poète, qui sans doute appartenait ou inclinait
à la foi nouvelle par la contemplation philosophique. Plus
d'une fois Zénobius l'avait interrogé sur' la question de la

Providence, et dans des entretiens rapides, et par des vers,


et même de bons vers, dit Augustin , où , en exposant ses
vœux et ses doutes , il le pressait de répondre. Augustin
raconte comment ce problème lui est revenu à l'esprit
pendant sa méditation nocturne. Réveillé il rêvait en ,

écoutant le murmure inégal du ruisseau qui , le long de


sa demeure courait sur les rochers. Averti par quelque
,

bruit que ses deux élèves, qui étaient couchés dans la


même chambre, ne dormaient pas, il demande à Licentius
quelle est à son avis la cause du retentissement inégal qu'il
entend. Le jeune homme répond que le ruisseau est sans
doute embarrassé çà et là par les feuilles d'automne amon-
celées dans son cours; et il voit là un incident de l'ordre
général. Augustin, qui lui reprochait trop de préoccupa-
tion pour la poésie , approuve cette réflexion , et l'entre-
tien continue sur le rapport des effets et des causes, sur
l'ordre de Dieu et sur la science humaine.
Au lever du jour, Augustin, resté seul, versa des larmes
et pria longtemps, en songeant au grand problème qu'il se
proposait et à l'ardeur que ces jeunes gens qui lui étaient
confiés portaient dans de si nobles études. C'est là ce qui
donne à de tels souvenirs un charme sans égal. On peut
concevoir une discussion plus méthodique et plus forte.
Peut-être même la raison moderne trouvera-t-elle qu'elle
apprend peu de choses à cette école. Mais ce qui s'y mon-
392 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

tre et ce qui fait pressentir une grande puissance exercée


sur les hommes, c'est l'âme du maître, sa candeur enthou-
siaste avec tout le travail d'un génie subtil, sa tendresse de
cœur et son austérité. Nous ne dirons pas que là Augustin
est déjà complètement chrétien dans le sens théologique ;

car il n'expose pas le dogme, quoiqu'il énonce sa foi, mais


il a cette ferveur pour Dieu qui est la piété du philosophe.

Et cette ferveur, il voudrait la rendre communicative. En


discutant l'idée abstraite de l'ordre dans l'univers , il re-
monte à Dieu, non par effort de logique, mais par entraî-
nement d'amour; et il souhaiterait que tous ses amis, que
tous ceux qui sont attentifs à la même pensée et épris de
la même vérité , fussent présents à ses discours ; tant il

sent déjà dans son cœur que sa philosophie est un apos-


tolat !

L'ardeur des deux jeunes gens, cette vivacité de leur


âge qui contraste avec la gravité de leurs études, les pe-
tits incidents de la dispute , les mouvements de l'amour -
propre , et la leçon morale qui les corrige , tout cela est
rendu avec une grâce infinie- On y sent l'ascendant qu'Au-
gustin devait prendre sur les âmes par l'intérêt passionné
qu'il portait à l'idée du bien. Un tort de caractère, une

saillie d'orgueil échappée à l'un de ses élèves lui fait verser


des larmes.
Cette sensibilité était une des puissances de son génie.
Mais ce qui doit nous frapper surtout , c'est le caractère

spéculatif et libre que gardait sa pensée alors même qu'il

semblait dominé par la foi. Chez quelques-uns des


le plus
premiers défenseurs du christianisme la défiance et le ,

dédain des sciences humaines étaient inséparables de l'ar-


deur pour le culte nouveau. Ceux même qui les avaient
étudiées, et qui s'indignaient que Julien voulût les leur
interdire, n'empruntaient aux monuments de l'antique
sagesse que quelques témoignages involontaires à l'appui
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 393

des vérités primitives, ce que Tertullien appelle le cri

d'une àme naturellement chrétienne. Augustin, plus hardi,


considère toutes les connaissances humaines comme au-
tant de degrés qui élèvent l'àme vers Dieu. Il y reconnaît
partout le principe qui rend Dieu nécessaire et qui subsiste
en lui. Cette idée, sans doute, est toute platonicienne.
Quandla raison était remontée à Dieu par elle-même, elle
avait dû se servir de ses instruments ,
c'est-à-dire des
sciences, et chercher dans leurs lois, dans la vérité qui les
règle , une image et comme un symbole de la suprême
intelligence. De là cette puissance des nombres presque
divinisée par Pythagore et Platon, et ce nom d'éternel géo-
mètre donné au Dieu créateur. Augustin reprend ce même
enchaînement d'idées, cette voie libre du raisonnement
qu'avaient suivie les sages antiques. Il suspend sa foi, pour
se la démontrer à lui-même en y ramenant tous les tra- ,

vaux de la pensée et il permet à Alype son émule dans


, ,

la religion comme dans l'étude de nommer vénérable et ,

presque divine la philosophie de Pythagore, dont lui-même


adopte les maximes et le langage.
Aussi, en même temps qu'il définit l'ordre, la justice de
Dieu, il ajoute : « Dans la musique dans la géométrie,
1
,

dans les mouvements des astres, dans les rapports né-


cessaires des nombres, l'ordre domine tellement que , si

quelqu'un veut le voir à sa source et dans son sanctuaire,


il le trouvera dans ces sciences, ou il y sera conduit par
elles. »

Cette route, cependant, pour s'élever à Dieu, il ne la

propose pas à tous. Devant les obscurités que présente le

spectacle du monde, il aperçoit deux voies à suivre, la


raison et l'autorité. « La philosophie 2
, dit-il, promet la

1. Sanct. August. Oper., t. I , p. 335.


2. Ibidem, p. 33(i.
394 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

raison et n'affranchit qu'un petit nombre d'esprits, non


pas en leur faisant dédaigner les divins mystères , mais en
les leur faisant comprendre comme ils doivent être com-
pris; et la vraie, la pure philosophie n'a pas d'autre affaire
que d'enseigner quel est le principe éternel de toutes cho-
ses, quellesuprême intelligence et quelle émanation sans
mélange en est sortie pour notre salut. C'est le Dieu uni-
que, tout-puissant dans sa triple majesté, père, fils et

esprit saint, que nous enseignent les divins mystères »

Aux yeux d'Augustin , et d'après le conseil qu'il donne,


i'autorité , soit divine , soit humaine , bien que cette der-
nière trompe souvent, doit être la règle du gtand nombre.
La conviction ainsi formée, lorsqu'elle ne sera pas démentie
par les actes , suffira pour la vertu elle ne suffira pas pour
;

le bonheur ici - bas ; Augustin n'admet pas que l'âme


puisse être heureuse si elle n'est éclairée, et si elle obéit

seulement à l'autorité sans y joindre ses propres lumières.


On reconnaît là sans peine la doctrine naturelle de ce no-
ble esprit. Ces préliminaires de la religion qu'il croit indis-
pensables non pas à la justice de l'homme , mais à la sa-

tisfaction de son âme, ce sont toutes les connaissances où


apparaît la raison, langues, calcul, histoire, dialectique,
éloquence, musique, poésie, géométrie, astronomie ; en-
fin c'est la philosophie, c'est-à-dire l'étude, l'analyse des
grands problèmes du monde et de l'humanité.
Le passage de l'esprit à cette philosophie sublime est
admirablement exprimé. Après avoir montré la loi des
nombres partout présente dans l'univers et l'intelligence ,

humaine retrouvant plus visible en elle-même cette loi


dont les objets extérieurs ne lui offrent que des ombres et
des vestiges : « Parvenue là , dit-il
1
, la raison s'est élevée
plus haut ; elle a beaucoup prétendu ; elle a osé prouver

1. Sanct. August. Oper.,t. I,p. 348.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 395

l'âme immortelle. » C'est à cette raison ainsi éclairée par


l'étude , à cette tradition philosophique qu'Augustin s'a-
dresse d'abord sur les questions de la matière et de la

forme , du temps de , l'espace , du mouvement du-


, de la

rée , de l'existence dans le temps et hors du temps :

« C'est, dit-il, après avoir recueilli les enseignements de


cette philosophie, et conçu par la pensée les nombres
purs , les quantités intelligibles , c'est avec le secours de
tous les arts libéraux enfin que l'esprit s'approchera de
l'idée de Dieu ,
qu'on ne connaît qu'en ne le comprenant
pas.
Aussi Augustin, en livrant son âme à toute la ferveur

de la foi religieuse ,
gardait l'enthousiasme de la science ;

il s'élevait à Dieu par la contemplation philosophique


comme par la piété, par le raisonnement comme par l'a-
mour. Qu'à ce principe de hautes pensées vienne se mêler
l'active administration des œuvres dans l'épiscopat, le gé-

nie de la controverse tempéré par la plus affectueuse cha-


rité, une sorte de dictature exercée sur la province d'Afri-
que, et de là sur l'Italie par l'influence religieuse ,
quand
elle était la première de toutes, et on concevra comment
s'est formé un des noms les plus grands et les plus popu-
laires du christianisme. Mais cette gloire était encore loin
d'Augustin et cachée dans l'avenir. Il ne sentait à cette
époque de sa vie que la passion de l'étude , la pieuse can-
deur des affections de famille, le zèle de la foi et l'ardeur ,

philosophique presque au même degré. Sur quelques-uns


des plus grands problèmes , sa pensée est indécise ; mais
cette incertitude, les alternatives qu'il se pose à lui-même
ne changent pas pour lui le devoir et le but. Il se demande
si l'âme humaine fait partie de l'éternelle raison, ou si elle

en est distincte. Mais quelle que soit la réponse, il y trouve


également , avec la tendance nécessaire au bien , l'immor-
talité. S'élever à la vertu non par la foi seulement, mais
,
,

396 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

par le raisonnement, voilà l'œuvre d'une âme bien in-


struite. L'esprit exercé par l'étude ramène à la connais-
sance de Dieu toutes les sciences humaines, comme autant
de chemins qui, des divers points de l'horizon, condui-
raient au même temple. L'àme réglée par la vertu, et qui
se sera donné le calme et l'harmonie , aura pour récom-
pense ce qu'Augustin ne peut exprimer sans un ravisse-
ment d'enthousiasme. « Elle osera voir Dieu, dit-il
1
, et
la source même d'où émane le vrai , le père même de la

vérité. Grand Dieu ! quels seront ses regards élevés vers


vous! qu'ils seront purs et nobles! qu'ils auront de force,
de constance, de sérénité, de béatitude! Que pouvons-
nous en penser et en dire? Nous n'avons pour cela que
des paroles de chaque jour profanées par les plus miséra-
bles choses. » Et il achève, en exhortant ses amis à toutes
les grandes études de science et de philosophie qu'il leur

a montrées comme des efforts et des progrès vers Dieu.


Sa mère, cette femme simple et pieuse dont il admirait la

sagacité dans les questions philosophiques, était encore


présente à cet entretien. Il s'adresse à elle en le terminant :

« Méritons, dit-il, par l'excellence de notre vie, qu'il nous


soit permis d'atteindre à ces vérités; autrement Dieu ne
pourra nous entendre. Mais si nous vivons bien il ,

nous exaucera sans peine. Prions-le donc qu'il nous en-


voie non pas des richesses ou des honneurs des choses ,

tombent au moindre obstacle,


fragiles et chancelantes qui
mais des biens qui nous rendent bons et heureux. Et pour
que de tels vœux soient énoncés avec plus de ferveur,
nous t'en chargeons, ô ma mère, aux prières de laquelle
j'ai pleine confiance, et je m'assure que Dieu aura disposé
mon âme de telle sorte que je ne préfère rien à la vérité

que je n'aie pas d'autre volonté, d'autre pensée, d'autre

1. Sanrt. August. Oper., t. I, p. 351.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 397

amour. Et je persiste à croire que ce que nous souhai-


tons par tes mérites, nous l'obtiendrons à ta demande. »
A ces entretiens que sa parole inspire et remplit , Au-
gustin joignait de fréquentes méditations; et il les a re-
produites sous une forme originale, qui est elle-même une
image expressive de sa philosophie. Dans le dialogue sur
l'Ordre, il avait énoncé avec force le principe de l'activité
de l'àme, de cette initiative de la pensée indépendante des
sens et qui conçoit tant de choses en dehors de leur té-
,

moignage. « Moi , avait-il dit, par un mouvement intérieur


et secret, je puis séparer ou réunir les notions diverses;
et cette puissance s'appelle ma raison. »

Cette partie, ou plutôt cette forme du moi humain, qu'il


avait ainsi définie par son action , il l'interroge dans le si-
lence de tous les objets extérieurs. De là , les Soliloques ,

dernier fruit de sa retraite- »< Vers ce temps, remarque-t-il


dans la revue de ses ouvrages, j'écrivis deux livres selon
mon goût et mon cœur, pour sonder la vérité dans les
choses que je désirais le plus savoir, m'interrogeant et me
répondant à moi-même comme si nous étions deux, la rai-

son et moi , bien que je fusse seul. » Il ajoute que cet ou-
vrage n'a pas été achevé. Et comment le serait-il? où finit

le dialogue de l'homme avec lui-même?


Une fervente prière précède cette méditation et dispose
l'âme au tranquille enthousiasme dont elle a besoin pour
se voir et se bien reconnaître. C'est ici , en effet , une sorte
d'extase de réflexion qui ne ressemble en rien à cette émo-
tion violente , à cette crise de repentir et de foi éprouvée
dans le jardin de Milan. La résolution est prise; l'effort
n'est plus nécessaire, et l'invocation, quoique ardente, res-
pire le calme. Elle est comme le mouvement d'une âme
engagée sans retour. La raison a dit elle-même à Augustin
de prier le Dieu de vérité, le Dieu de sagesse, le père de
la béatitude, du bien du beau
, et de la lumière intelligible.
398 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

11 prie avec confiance , avec sérénité : « Reçois ton fugi-


tif
1
, Dieu très-clément, dit-il. Que j'aie assez souffert à tes

yeux que j'aie été assez longtemps l'esclave des ennemis


;

que tu as vaincus, et servi de jouet aux tromperies du


inonde. Reçois ton esclave qui s'enfuit loin d'eux vers toi,

comme ils m'avaient reçu lorsque je fuyais de toi. Je n'ai


que la volonté. Je ne sais rien , sinon qu'il faut mépriser
les choses fragiles et passagères, et chercher les biens
éternels. Je le fais ne sachant que cela, et ignorant par où
on arrive à toi. Inspire-moi, dirige-moi, soutiens-moi. Si
c'est par la foi qu'on te trouve, donne-moi la foi ; si par la

vertu, donne-moi la vertu ; si par la science, donne-moi Ja


science. »

Et sous les auspices de cette pieuse initiation , il cher-


che en effet la science , en reprenant son dialogue avec la

raison. « J'ai prié Dieu , lui dit-il. — Que veux-tu donc


savoir? répond la raison, » comme si pour cette noble na-
ture il était entendu que la science est un des plus grands
biens que puisse demander la prière. « Je souhaite con-
naître Dieu et l'âme. —
Ne veux-tu rien de plus? Rien. —
— Eh bien, cherche; mais d'abord explique comment, si
la démonstration de Dieu se fait devant toi , tu pourras
dire : c'est assez. » Et l'entretien continue avec ce mé-
lange de subtile dialectique et de sensibilité rêveuse où
excelle le génie d'Augustin.
Cet écrit singulier a sans doute donné à un grand méta-
e
physicien du xvn siècle l'idée d'un entretien avec la raison
e
suprême, avec le Verbe. Mais l'apôtre du iv siècle ne s'é-

lève pas à la sublimité que le scepticisme de Fontenelle


lui-même admirait dans le dialogue de Malebranche. L'ar-
gumentation d'Augustin est plus simple et plus précise.
Seulement, quelques souvenirs du monde, quelque regret

1. Sanct. August. Oper., t. I, p. 257.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 399
ou quelque trace de la passion surmontée se mêlent en-
core dans l'àme du jeune chrétien à la méditation abstraite
de la vérité; mais la raison lui en fait honte, et affermit la

victoire de la foi. Augustin espère, à mesure qu'il s'ap-

prochera de la lumière divjne , être moins tenté de repor-


ter ses regards vers les ténèbres qu'il a quittées, et qui es-
sayent de plaire encore à son aveuglement. A part ce reste
d'émotion vaincue , il poursuit sans trouble l'œuvre qu'il
s'est proposée , la recherche de la vérité par le raisonne-
ment avec le secours de la vertu. La forme de ce raisonne-
ment appartient à la science philosophique elle est une :

belle expression du spiritualisme et l'argument de Des- ;

cartes : « Je pense, donc je suis , » ressort tout entier des


questions que la raison adresse à Augustin. « Sais-tu si tu
existes? — Je le sais. — D'où le sais-tu? — Je l'ignore.
— Sais-tu si tu penses? Je — le sais. — Il est donc vrai
que tu penses. »
Ce qui frappe surtout dans celte méditation , c'est une
étude des facultés de l'homme, du sens intérieur de l'àme,
de son activité propre, de l'ordre d'idées qui lui est inné
ou naturel. L'existence éternelle de la vérité, l'erreur pos-
sible des sens, la vue claire de l'àme sont démontrées par
une série d'inductions où la méthode guide et devance la
foi. C'est l'âme seule qui sent, et puisqu'elle sent la vérité,
elle est nécessairement de même nature et immortelle
comme Quelques doutes cependant s'élèvent encore.
elle.

Les arguments connus n'ont pas achevé la conviction que


souhaite Augustin. La raison lui répète que si ce qui est
compris dans un sujet dure toujours, ce sujet durera de
même que la science est dans l'àme, que l'àme doit donc
;

durer autant que la science que la science est la vérité,


;

et que la vérité étant nécessaire, dure toujours. La même

rigueur de raisonnement le conduit à chercher dans les


sciences mathématiques une preuve de l'action pure et
400 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

toute intellectuelle de l'àme. Là, en effet, des vérités qui


ne tombent pas sous les sens, et auxquelles l'imagination
résiste, sont démontrées pour l'intelligence. « La réflexion 1
,

dit le mystérieux interlocuteur d'Augustin, comme un mi-


roir qui varie selon la diversité des objets, se figure et place
devant les yeux un carré de telle ou telle grandeur. Mais l'in-
telligence intérieure, qui veut voir la vérité, se portera de
préférence vers l'idée qui nous fait jugerquetous ces objets
sont carrés. — Mais, reprend Augustin, on pourra dire
qu'elle juge d'après la perception habituelle des yeux. —
Pourquoi donc, répond la raison, juge-t-elle que toute
balle d'une forme régulière doit offrir au toucher une sur-
face plane? L'œil a-t-il jamais vu ou peut-il voir rien de
tel, lorsque l'imagination même ne saurait se le représen-
ter? N'éprouvons-nous pas une chose du même ordre
lorsque nous formons par la pensée un cercle très-petit,
en y traçant des lignes de la circonférence au centre?
Lorsqu'en effet nous avons tiré deux lignes entre lesquel-
les il n'y aurait point place pour une piqûre d'aiguille, nous
ne pouvons , même par une supposition fantastique, pla-
cer dans l'intervalle d'autres lignes qui , sans se toucher,
viennent aboutir au centre : et cependant !a raison nous
crie qu'il peut en être tiré en nombre incalculable, et que
dans cette étroitesse infinie elles ne se rencontreront
qu'au centre, de telle sorte qu'à tous les points de leur
distance un cercle pourrait être décrit entre elle. »

Ainsi jusqu'aux plus subtiles abstractions de la pensée


mathématique, tout concourait au travail religieux d'Au-
gustin ; il transformait tout en éléments de sa foi. Il avait

trouvé dans l'existence nécessaire de la vérité l'existence


de Dieu. Il trouvait l'existence immatérielle et immortelle
de l'àme , et dans la nature immortelle de la vérité qu'elle

1. Sanct. August. Oper.,t. I, p. 384.


,

AL! QUATRIÈME SIECMi. 401

conçoit , et dans sa manière de la concevoir en dehors des


sens et au delà des apparences.
Telles étaient les occupations d'Augustin, pleines de
curiosité savante et de candeur. Il avait adressé à quel-

ques-uns de ses amis de Milan les premiers dialogues


écrits dans sa retraite. 11 reçut de Nébride un remercî-
menl et des éloges dont il fut touché, et qui le firent

longtemps réfléchir. Rien de plus naïf et de plus élevé


que la réponse où il rend compte de sa rêverie sur la

lettre de son ami ,


lampe après
qu'il a lue à la lueur de la

souper. Il s'est couché, et il a songé à tous les problèmes


philosophiques dont la solution lui manquait pour être
heureux comme le supposait Nébride, après avoir lu son
,

traité sur le Bonheur. Comment être heureux, sans pos-

séder la science des premières causes ? Est-il du moins


presque heureux dans cet ordre d'imitation affaiblie où
nous laisse, au dire de Platon, le modèle idéal que l'âme
voit et n'atteint pas? Alors il a parcouru de la pensée ce
monde intelligible dont il n'y a ici-bas qu'une image ra-
petissée par le miroir qui la reflète. Puis il s'est dit qu'il

fallait dormir. Il a continué cependant de méditer sur l'âme,


sur le corps, sur laprééminence de lame, sur la vérité,
sur la place qu'elle a dans le cœur ou dans l'intelligence
et il s'est dit : « Mais, si l'âme meurt avec le corps, la
véritémeurt donc', ou bien la vérité n'est pas l'intelli-
gence, ou l'intelligence n'est pas dans l'âme, ou ce qui
contient quelque chose d'immortel peut mourir et cela ;

ne saurait être. Nos soliloques l'ont prouvé. Je suis per-


suadé ; mais je ne sais quelle habitude des maux de cette
vie nous donne frayeur et trouble. Enfin, lame mourût-
elle avec le corps, ce qui me semble impossible, j'ai re-
connu, pendant le loisir de cette retraite, que le bonheur

1. Sanct. Auyust. Oper., t. 11, p. 6.

TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. 26


,

102 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRETIENNE

n'était pas dans les plaisirs des sens. Pat- là, sans doute,
et d'autres choses semblables, je parais heureux ou pres-
que heureux à mon cher Nébride. Que je le sois aussi à
mes propres yeux. Que puis-je y perdre? et pourquoi me
refuser à une opinion. favorable? Voilà ce que je me suis
dit; puis j'ai fait ma prière, comme de coutume, et je
me suis endormi. »

N'est-ce pas un précieux supplément aux Confessions


d'Augustin et au récit de son laborieux avènement à la foi

chrétienne? Quel calme après le trouble violent du cœur


et dans l'activité continue de l'intelligence ! Peu de jours
après, il reçut une autre lettre de Nébride, qui lui de-
mandait s'il avait fait de nouveaux progrès dans le discer-

nement du monde sensible et du monde intellectuel. Dans


sa réponse, il ne se félicite que d'un changement bien
lent, comme la gradation insaisissable qui cbaque joui-
conduit de l'enfance à la jeunesse. Il sent toutefois que
les yeux de son àme , longtemps troublés et appesantis
parles impressions matérielles, s'épurent et s'élèvent sous
l'influence de la raison ce qui lui montre combien ce
:

que nous comprenons par l'intelligence est supérieur à ce


que nous voyons. « Ranimé par cette pensée, dit-il lors- ,

que ayant employé le secours de Dieu je commence à


m' élever à lui et aux biens véritables je suis parfois telle- ,

ment rempli du sentiment anticipé des choses éternelles


que je m'étonne d'avoir eu besoin du raisonnement pour
croire ce qui est aussi présent pour moi que chaque
homme est présent à soi-même. »

Parvenu à ce degré d'élévation spirituelle et de pieuse


confiance, Augustin avait accompli l'œuvre de sa retraite.
Il revint à Milan avec sa famille et ses amis , n'ayant pas
achevé la lecture du prophète Isaïe, qu'Ambroise lui avait

indiquée et qu'il croyait ne pas comprendre encore , mais


continuant à méditer sur l'essence immortelle de l'âme,
,

AU QUATRIÈME SIECLE. 403

et s'approehant du baptême en disciple de Platon et de


l'Évangile.
Augustin fut baptisé par saint Ambroise, en même
temps que son fils Adéodat et son ami Alype dans la se- ,

maine de Pâques, selon l'usage habituel alors. Un tel bap-


tême était le signe de l'apostolat. Augustin n'eut plus
d'autre pensée que de retourner dans sa patrie et de se
dévouer à cette vie nouvelle au milieu de ses concitoyens.
Il quitta Milan avec sa famille et quelques amis, entre au-
tres Évode de Tagaste, naguère officier de l'empire, tout

occupé maintenant de pensées religieuses, et plus tard


évèque d'un diocèse d'Afrique, lise rendait au port d'Os-
tie pour s'embarquer ;
mais là sa mère , si heureuse de le

voir enfin tout entier au christianisme tomba malade et


,

mourut après quelques jours. Ce n'est que dans les pa-


roles mêmes d'Augustin qu'on peut retrouver toute sa dou-
leur, et l'élévation de pensées religieuses qui avait été
comme un pressentiment de cette douleur. Son entretien
avec sa mère à une fenêtre de la maison d'Ostie , d'où la

vue s'étendait sur les jardins et le rivage, l'élan mutuel


de leurs âmes au delà de tous les objets visibles de la terre

et du ciel , leur vœu pour que tout se taise dans la na-


ture, que l'âme elle-même se taise et s'oublie, et que
Dieu seul soit entendu dans le silence de tous les êtres et
dans le ravissement de la pensée qui le contemple ce ,

langage ne saurait être égalé. Les derniers jours de Mo-


nique, sa confiance en Dieu, le courage d'Augustin lut-
tant et vaincu par une si grande affliction, le scrupule qu'il
a devant Dieu d'avoir pleuré sa mère morte si saintement
et la prière fervente qu'il adresse pour elle, bien des an-
nées après, en la pleurant encore, ce sont des choses qu'il
faut laisser dans l'effusion du cœur qui les a exprimées
avec tant de tristesse et de foi.

Sous l'impression de cette première douleur , Augustin


404 TABLEAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

différa son départ pour l'Afrique


et s'arrêta près d'une ,

année dans Rome, occupé de méditations, de doctes en-


treliens et étudiant par ses yeux quelques grandes insti-
,

tutions monastiques qu'il contribua plus tard à propager


dans sa patrie. Toujours philosophe, méta- et portant la
physique dans la problème de l'es-
religion, il reprit ce
sence et de la destinée de l'âme, qui est le plus grand in-
térêt de l'existence et le plus naturel emploi de la pen-
,

sée, quand elle s'élève. Il le discutait avec Évode qu'une


longue méditation avait préparé, et il résumait dans un
dialogue écrit les traits principaux de leur entretien. Rien
de plus vaste et de plus précis que le sujet tel qu'il est in-
diqué par les premières paroles d'Évode. « Souvent, dit-il

à son ami 1
, et sur diverses questions que je t'adressais,
tu m'as découragé par je ne sais quelle maxime grecque
qui nous défend de nous enquérir des choses au-dessus
de nous. Mais je ne crois pas que nous-mêmes soyons au-
dessus de nous. Si donc je t'interroge aujourd'hui sur
ne mérite pas de recevoir pour réponse Que
l'âme., je :

nous importe ce qui est au-dessus de nous? mais je dois


apprendre de toi ce que nous sommes. » Et il demande
d'où vient l'âme ,
quelle est sa nature , son étendue, pour-
quoi elle a été donnée au corps, comment elle est modi-
fiéeen s'unissant à lui et comment, lorsqu'elle en est
,

séparée? Augustin, dans un dialogue entrecoupé d'objec-


tions, parcourt ce cercle entier , rectifiant parfois la ques-
tion y répondant toujours
, Dieu, dit-il 2 est non-seu-
: <<
,

lement le créateur, mais la patrie de l'âme, » ce quia sans


doute inspiré l'expression sublime de Malebranche: « Dieu
est le lieu des esprits, comme l'espace est le lieu des
corps. »

l. Sanct. August. Oper., t. I, p. iOI.


'2. Ibidem.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 405
« Lame, dit-il encore, autant que la chose créée peut
se rapprocher de son auteur, a quelque ressemblance avec
Dieu : elle est incorporelle ; elle voit les'choses invisibles.

Elle sent par le corps ; elle connaît par elle-même. Les


animaux ont la sensation l'homme seul a la science et la ;

raison. L'àme a plusieurs degrés, dont le moindre est de


participer à la vie terrestre et d'animer la matière. Vien-
nent ensuite, comme autant de progrès naturels de l'âme
qui la reportent à sa céleste origine, la domination sur les
sens , les travaux de l'esprit et le génie des arts, la bonté

supérieure à la science, l'amour de Dieu et le sentiment


de sa providence, la pureté parfaite et l'aspiration vers
Dieu , enfin la contemplation de Dieu dans la pure lumière
de la vérité. »

On s'étonnera sans doute de voir mêlées à ces sublimes


espérances des définitions mathématiques, et même des
figures de géométrie. Dans un siècle bien plus savant,
Euler , chrétien zélé et profond géomètre, fit parfois le
même usage de la science. C'est le caractère d'une vive
conviction de tout ramener à elle ; et la volonté , cette
grande partie de la foi , domine trop l'esprit pour ne pas
faire servir à la chose qu'il croit toutes les choses qu'il
sait. Ce qu'on doit admirer dans Augustin, c'est que l'ac-
tivité de son génie spéculatif n'ait rien perdu à la sincérité

de sa foi, et que même sous une forme inexacte et con-


trainte il veuille appuyer par la science ce qu'il recevait
de la tradition. En dehors de ces emprunts faits à la géo-
métrie pour expliquer un ordre de vérités non moins
certain, mais différent, il tire du raisonnement pur de
belles définitions, qui sont elles-mêmes des preuves. « La
raison, dit-il. est le regard de lame voyant la vérité par
elle-même, et non par le corps. » Et cependant, il faut

l'avouer, un peu de confusion et d'incertitude se mêle


encore à la philosophie d'Augustin.
406 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

« La raison, se demande- t-il n'est-elle pas la contem-


,

plation même de la vérité? ou n'est-elle pas la vérité elle-


même? Quoi qu'il en soit, l'âme ne pourrait la contem-
pler, si elle n'avait un point d'affinité avec elle. Cette
union de l'âme qui contemple, et de la vérité qui est con-
templée, suppose ou que l'âme est le sujet, et que la

vérité est en elle, ou que la vérité est le sujet, et que


l'âme est en elle , ou qu'elles forment deux substances.
Dans la première supposition l'âme est aussi immortelle ,

que la raison universelle; dans la seconde, même néces-


sité. Si cette vérité qu'on appelle la raison est immuable ,

comme il apparaît , rien de ce qui est en elle ne peut


changer; toute la difficulté est pour la dernière hypo-
thèse. Si, en effet , l'âme est une substance et la raison une
autre substance à laquelle l'âme s'unit, on peut croire
sans absurdité que l'une existant, l'autre peut cesser
d'être. Mais il est manifeste que tant que l'âme ne se
sépare pas de la raison et s'y attache , elle doit durer et
vivre. Par quelle force, en effet, peut-elle en être séparée?
par une force corporelle moins puissante qu'elle, d'origine
inférieure, de condition diverse? Cela ne se peut, etc., etc.

Il faut donc ou que ou


la raison rejette l'âme loin d'elle,
que l'âme s'en éloigne par sa volonté. Mais la raison n'a
pas dans sa nature de motif de se refuser et comme de se
dérober à l'âme. »

Malgré ce que la suite du raisonnement peut offrir

d'incomplet ne sent-on pas dans ce passage, avec une


,

singulière hardiesse d'hypothèse corrigée plus tard, un


noble effort d'esprit qui rappelle et qui devançait plus
d'une méditation profonde de la science moderne?
Augustin se plaisait à ce travail, et exerçait par de
telles épreuves de son cher Adéodat. On le voit
l'esprit

dans le dialogue du Maître qu'il écrivit à cette époque, et


où il reproduit les questions, et, dit-il , les expressions
AD QUATRIÈME SIÈCLE. 407
mêmes de son fils, dont le génie précoce inspirait à sa
tendresse une sorte de terreur. La question était haute et
subtile. Il s'agissait de rechercher le rapport des signes et
des idées, la puissance de l'idée que le signe ne transmet
pas réellement, mais qu'il réveille dans l'âme à laquelle il

donc la question même de l'origine des


s'adresse. C'était
connaissances humaines, de l'aptitude de l'esprit à conce-
voir, et de l'ordre de vérités qu'il conçoit nécessairement
et qui lui est inné ou conforme. C'était la doctrine de la

réminiscence de Platon, mais réduite à une forme moins


poétique, et prenant tantôt une sévère précision, et tantôt
une majesté religieuse.
Commençant par de subtiles analyses du langage , ce
dialogue s'élève à des vues très-hautes, et renferme toute
la théorie qu'a développée Malebranche sur la présence

de Dieu dans l'âme humaine. La doctrine des idées éter-


nelles en fait le fond sans doute, car c'était la croyance
qu'Augustin avait reçue des platoniciens mais il y ajoute ;

par l'observation et par pour juger des cou-


la foi. « Si

leurs, dit-il, et de tout autre objet, nous consultons la


lumière, les éléments de ce monde, les objets eux-mêmes
et les sens qui nous servent d'interprètes; pour les choses
c'est la vérité intérieure que notre raison
intelligibles,
interroge.Tout ce que nous percevons, en effet, nous le
percevons ou par le sens corporel ou par l'âme l'un per- ;

çoit les choses sensibles, l'autre les choses intelligibles.


Lorsqu'il s'agit des choses que nous voyons par l'âme,
c'est-à-dire par l'intelligence et la raison, nous exprimons
ce que nous percevons à cette lumière intérieure de la
vérité, dont l'être qu'on appelle homme est éclairé. Mais
celui qui nous écoute , s'il voit aussi les mêmes choses du
regard simple et secret de l'âme les apprend réellement
,

non de mes paroles, mais de sa propre contemplation. Ce


n'est pas moi qui, même en disant la vérité, la lui en-
,

408 TAiH.EAU DE L ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

seigne, puisqu'il la voit. Il est instruit non par mes dis-


cours , mais par les choses mêmes , Dieu les dévoilant au
dedans de lui '. «

Cette conformité de l'àme humaine avec la vérité est-


elle en effet une science antérieure ? Est-il vrai de dire
que l'âme n'apprenne point par cela seul qu'elle est pré-
disposée à savoir? Faut-il également interpréter par l'ac-
tion immédiate de Dieu ce que l'esprit éprouve sous l'in-

fluence de la vérité qui lui est annoncée par la parole et


l'exemple? Ne suffit-il pas que la raison soit l'attribut
dont Dieu a doué sa créature, et la grâce divine est-elle
nécessaire pour l'intelligence comme pour la vertu? Bien
des questions peuvent donc naître sur les paroles d'Au-
gustin. Mais qui n'en aimerait la beauté morale? Et au
moment où le philosophe se montre tout à fait chrétien
où déjà il a yeux le problème de la prédestina-
devant les

tion et de la liberté combien sa théorie des facultés de


,

lame prend-elle de grandeur par les espérances de sa


foi! Quel accent il donne à la voix intérieure de l'âme et ,

combien sous d'autres noms il exprime avec force ce que


Rousseau disait éloquemment au dernier siècle Sur les ! «

principes universels, dit-il, que nous entendons par l'âme,


nous ne consultons pas cette voix qui retentit au dehors,
mais la vérité qui préside à notre intelligence; et les
paroles seulement nous avertissent peut-être de la con-
sulter. Celui qui est ainsi interrogé, et qui enseigne,
habite dans le cœur de l'homme; c'est le Christ, c'est-à-

dire l'immuable vertu de Dieu et sa sagesse éternelle, que


toute âme raisonnable consulte, mais qui ne s'ouvre à
chacune qu'autant que chacune peut la comprendre, selon
sa volonté méchante ou bonne. Et si l'âme est trompée,
ce n'est pas le tort de la vérité qu'elle consulte, de même

1. Sanct. August. Oper., t. I, p. 560.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 409
que ce n'est pas la faute de cette lumière répandue au
dehors si les yeux corporels sont souvent trompés. »
On le voit par cette première épreuve sur une intelli-
gence qui lui était si chère, Augustin avait dès lors dans
la pensée tout ce traité du libre arbitre qu'il préparait
bientôt après par des discussions avec Évode, et qu'il
écrivit plus tard en Afrique. Puis pendant qu'il était à
Rome ,
qu'il avait sous les yeux et la ?ecte puissante dont
il s'était séparé, et les grands symboles de l'Église à
laquelle il s'était dévoué, il composait rapidement deux
traités de controverse sur les mœurs des manichéens et ,

sur les mœurs de l'Église catholique, c'est-à-dire l'attaque


et la défense du dogme par les œuvres.
Ces deux écrits ne forment qu'un ouvrage, dont les

parties mêmes ne sont pas complètement distinctes. Car


dans la peinture de l'Église catholique , Augustin mêle
déjà beaucoup d'objections et d'attaques contre le mani-
chéisme, qu'il accable à la fois par les accusations directes
et par le contraste des vertus opposées. Mais à part les
détails que cette polémique fournit sur l'histoire d'une
secte singulière, qui représentait, en Occident, la lutte de
l'esprit orientalcontre le christianisme, on peut en tirer
une vue générale d'un intérêt plus élevé. Augustin fait ici
pour la philosophie morale ce qu'il avait fait pour la mé-
taphysique dans ses premiers dialogues 11 reprend la

chaîne des plus belles traditions de l'humanité; il em-


prunte à la sagesse antique ce qu'elle avait dit sur les
obligations imposées à l'homme; et il en montre la sanc-
tion et la pratique dans la loi chrétienne, sous l'influence
d'un nouveau et plus puissant principe. De même que
les idées éternelles de Platon, les types de vérités néces-
saires et l'action immédiate de l'âme qui reconnaît ces
vérités lui avaient parule fondement de la métaphysique,

ainsi pour base de la morale, il admet les maximes de la


410 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE
1
vertu païenne. « Il faut, dit-il , recourir aux préceptes
de ceux qui passent pour avoir été des sages. La raison
humaine a pu s'élever jusque-là. Car elle était non pas
plus sûre de la vérité, mais plus confiante dans la pra-
tique, en s'appliquant aux choses de Tordre humain.
Lorsqu'il s'agit d'aborder les choses divines , elle se dé-
tourne ; elle ne peut regarder; elle palpite; elle se trouble;
elle est éblouie par l'éclat delà vérité, et elle retombe non
par choix mais par lassitude à ses ténèbres accoutumées.
Combien que l'âme ne trouve un
alors est-il à craindre
surcroît de faiblesse dans ce repos même que cherche sa
fatigue! Il faut donc, quand nous voulons, par une dis-
pensation de la sagesse suprême, nous réfugier dans les
ténèbres, que l'ombre tutélaire de l'autorité nous vienne
en aide , et, par la voix des miracles et des livres saints,
nous présente la vérité sous des teintes plus douces. »
Ainsi, morale humaine et dogme révélé, puissance de
la raison pour s'élever à la vertu, autorité de la tradition

nécessaire à la foi , voilà le double principe auquel s'at-


tache Augustin, et qu'il ne cessa d'interpréter sous toutes
les formes ,
dans sa longue carrière ! A ces règles de tem-
pérance , de courage , de justice et de prudence qu'avait
posées la philosophie antique, le christianisme, confirmant
la loi de Moïse , avait ajouté le précepte d'aimer Dieu de
tout cœur , de toute âme , et de toute pensée : et dans
l'amour de Dieu il comprenait l'amour de l'humanité,
cette charité que Cicéron avait désignée de ce nom même,
mais en la faisant naître seulement de la justice et de la

prudence, sans lui donner pour principe cette ardeur


religieuse qui la rendait nouvelle et si puissante. C'est ce
que l'âme d'Augustin se plaît surtout à développer.
L'antiquité, pleine de contradictions entre son culte et sa

1. Sanct. August. Oper., 1. 1 , p. 708.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 411

morale, tout en déifiant les passions et les vices, avait fait

l'apothéose de la sagesse et de la bonté. Elle avait dit :

« Faire du bien aux hommes, c'est être dieu. » Le chris-


tianisme disait : « La charité envers les hommes est le
plus sûr progrès dans l'amour de Dieu. » C'est ce prin-
cipe de bienfaisance, d'humanité pieuse ,
qui fait le fond
des mœurs que décrit Augustin.
Il n'ajoute pas sans' doute à la prédication primitive ;

mais montre comment elle était obéie ce qu'elle avait


il ,

accompli de changements dans l'ancienne société, ce


qu'elle devait prendre de puissance sur la société barbare.
Ce n'est pas seulement, il le dit, un culte plus pur,
l'adoration du vrai Dieu, l'aspiration à l'éternelle vérité,
une religion contemplative; c'est un changement de la

vie, un progrès de la société et de l'humanité entière.


S'adressant à cette Église dont il n'est encore que le

simple fidèle, il dénombre dans un langage plein d'en-


thousiasme tous les bienfaits, toutes les puissances qu'il
reconnaît en elle : <> C'est toi, dit-il, qui, offrant douceur
à l'enfance, forte discipline à la jeunesse, et repos à la

vieillesse, diriges et enseignes, selon l'âge du corps et

l'âge de l'esprit. Tu soumets par une chaste obéissance la

femme au mari non pour le plaisir , des sens , mais pour


la naissance des enfants et la société domestique. Tu
donnes le pouvoir aux maris sur les femmes , non pour
la dépression d'un sexe faible , mais sous la loi d'une sin-
cère amitié. Tu subordonnes les fils aux pères par une
libre dépendance, et tu confies aux pères sur les fils
une autorité sainte. Tu réunis les frères par un lien de
religion plus fort et plus étroit que celui du sang. En
respectant tous les engagements de la nature et du choix,
tu doubles par la charité les liens de parenté et d'al-
liance. Tu instruis les esclaves à s'attacher aux maîtres
moins par la nécessité de leur condition que par le senti-
,

412 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ment du devoir. Tu rends les maîtres indulgents pour


les esclaves par la considération du grand Dieu, père
commun de tous. Tu réunis les citoyens aux citoyens
les nations aux nations, et tous les hommes entre eux au
nom de leurs premiers parents, les rapprochant non par
la société seulement, mais par la fraternité. Tu instruis
les rois à veiller au bien des peuples, les peuples à se
soumettre aux rois. Tu enseignes à qui est dû l'honneur,
à qui l'affection , à qui le respect, à qui la crainte , à qui
la consolation, il qui les avertissements, à qui les conseils,
à qui les censures et les reproches, à qui la punition,
montrant comment tout le monde n'a pas droit à toute
chose, et comment à tous est due la charité, et à per-
sonne l'injustice ••

Quoique ce tableau fût mêlé de quelques ombres, et


que dans cet écrit même Augustin déplore plus d'une
erreur et plus d'un vice de la société chrétienne, il est
impossible de ne pas reconnaître la fidélité des traits

principaux. Le christianisme ne demandait pas encore


l'abolition de l'esclavage, mais il en allégeait la rigueur,
il en changeait le caractère; il améliorait la famille; il

humanisait la cité. Il n'était pas seulement une loi exté-


rieure et publique, un culte solennel substituant à la

licence des fêtes antiques de purs et austères symboles. Il

était surtout une loi intérieure de perfectionnement qui,


réglant même le désir et la pensée, n'abandonnait au
caprice et a l'égoïsme aucun des rapports de l'homme
avec ses semblables. Il faisait en cela deux grandes
choses : il prescrivait comme obligation vulgaire, au nom
de l'humanité, ce que la philosophie avait réservé pour
les âmes d'élite; et en même temps qu'il appelait tous les
hommes à la vertu , il les comprenait tous dans la cha-
rité. Son action politique n'était pas moins puissante que
sa discipline morale. Il jetait les fondements d'un droit
AU QUATRIÈME SIECLE. 113

public , d'un droit des gens qui devait ensuite exister à


part de lui, et devenir l'attribut même de la société civile.
Tout était faible contre une telle influence; elle triom-
phait de tout, excepté des barbares, qu'elle devait lente-
ment transformer, mais dont elle ne pouvait prévenir la

victoire. Ce qui dans le même siècle nous avait frappés


sur un autre point de l'empire, dans ces provinces grec-
ques soumises à Rome, mais plus chrétiennes que ro-
maines, se retrouve même en Italie, et près du foyer des
anciens vainqueurs. Le sentiment romain s'était affaibli

par la sympathie cosmopolite. Les institutions guerrières


étaient négligées. Une autre milice attirait les âmes. Ce ne
sont pas seulement les nombreux anachorètes d'Orient
que célèbre Augustin, ce ne sont pas seulement ces mil-
liers de religieux disséminés dans les déserts d'Egypte.
A Rome, et dans toute l'Italie, un grand nombre de com-
munautés religieuses étaient formées, quelques-unes sous
des règles extrêmement austères. C'est la seconde partie
du tableau tracé par Augustin. Après avoir indiqué l'ac-
tion générale de la foi chrétienne dans la société, il

montre sa domination à part, ses colonies au milieu du


monde romain , et les efforts de zèle, les excès de rigueur
sur elles-mêmes dont elles étonnaient le reste des hommes.
Devant ces grands caractères de la société chrétienne,
ces exemples de vertu solitaire, et cette influence commu-
nicative de douceur et de charité, la discipline du mani-
chéisme paraissait hypocrite et corrompue, ses mystères
suspects. Ce n'est pas que cette secte n'eût aussi le pré-
cepte '
d'aimer Dieu et L'humanité, mais enveloppé de
fables et d'erreurs grossières. Puissante, elle ne sut rien
fonder; persécutée, elle s'affaiblit promptement, et se dé-
grada dans les épreuves où avait grandi le culte chrétien.

i. Sanct. August. Oper., t. I, p. 707.


4l4 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

Après tant d'écrits achevés ou commencés dans cette


année de séjour à Rome, Augustin repartit pour l'Afrique
en 388, au moment où la victoire de Théodose sur Maxime
pacifiait l'empire, et augmentait partout la puissance
chrétienne. ne s'arrêta que peu de temps à Carthage,
Il

revit quelques-uns de ses disciples dans les lettres, et


même quelques sectateurs du manichéisme , et revint à
Tagaste, pour aller vivre près de cette ville, dans une
campagne, avec un petit nombre d'amis occupés de la

même foi et des mêmes études. Alype était sans doute


avec lui ,
peut-être Évode, dont le nom reparaît quelques
années plus tard dans des controverses chrétiennes. Mais
Nébride, quoique de retour en Afrique et touché des
mêmes pensées qu'Augustin, vivait éloigné de lui. Il lui

écrivait avec un mélange de profondeur et de gaieté sui-

des questions de psychologie : tantôt il le plaignait d'être


trop souvent distrait de la vie contemplative par l'atten-
tion qu'il donnait aux affaires de ses concitoyens; tantôt
il l'interrogeait sur les phénomènes de la pensée dans le
sommeil , et il en tirait une preuve ou de l'activité spon-
tanée de l'âme, ou d'une influence exercée sur elle par
les puissances célestes. Plusieurs fois, dans leurs entre-
tiens, deux philosophes s'étaient demandé si l'âme
les

n'avait pas quelque chose de corporel et Nébride incli- ;

nait à ce matérialisme contradictoire avec lui-même,


dont Tertullien ne s'était pas défendu, et qu'a reproduit le
pieux et enthousiaste Bonnet de Genève, par la supposi-
tion d'une monade impérissable à laquelle le principe
pensant serait attaché. Augustin, sans décider absolument
la question , l'écarté et s'attache surtout à montrer com-
ment il conçoit en dehors des sens l'action libre de la

pensée , et sa communication immédiate avec les vérités

abstraites qui résident en Dieu.


Interprète en cela de l'école platonicienne , il devance
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 415

l'axiome de Leibnitz. « Il n'y a rien dans l'intelligence qui

n'ait passé par les sens, si ce n'est l'intelligence elle-


même. Souviens-toi , dit-il '
par une distinction non moins
précise que ce que nous appelons comprendre se fait en
,

nous de deux manières par le mouvement interne de


:

l'esprit et de la raison lorsque nous comprenons l'exis-


,

tence même de l'intelligence et d'après le témoignage ;

des sens lorsque nous comprenons l'existence d'un


,

corps. » Mais la curiosité de Nébride élevait une bien


autre question. Il demandait si la raison suprême, la
souveraine sagesse formatrice de toutes choses contient
en soi et la raison du genre humain et la raison par-
ticulière chaque homme. On sent quelle erreur,
de
quelle espèce de panthéisme intellectuel pouvait sortir
de ce problème. La réponse d'Augustin est d'une subtile
profondeur. « Pour constituer l'homme, écrit-il à Nébride^
il y a quelque chose qui est de l'homme en général, et
qui n'est ni ma raison ni la tienne; mais dans le cercle
du temps, chaque homme a sa raison distincte qui vit
sous cette loi commune. Cela même étant très-obscur
je ne sais pas bien par quelle comparaison Péclaircir.

Peut-être faut- il recourir à ces sciences dont les prin-


cipes sont inhérents à notre intelligence. Dans la géométrie,
il y a la raison de l'angle et la raison du carré. Quand je

veux tracer un angle, c'est l'idée seule d'un angle qui se


présente à moi. Mais je ne pourrais pas tracer un carré si

je ne concevais simultanément l'idée de quatre angles.


Ainsi chaque homme est créé avec une raison qui le fait

homme; mais dans un peuple, quoique la raison soit


une, il y a quelque chose qui est la raison non de
l'homme, mais des hommes. Si donc Nébride fait partie

1. Sanct. August. Oper., t. II, p. 1!

2. Ibidem.
,

410 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

de ce tout, comme cela est en effet, et siun tout se


compose de parties, Dieu, créateur du tout,ne peut
manquer de tenir compte des parties. Il y a donc une
raison commune la masse des hommes, qui n'est pas
à
en propre à l'homme, quoique par un merveilleux enchaî-
nement tout revienne à l'unité. Bien des choses sont >•

comprises dans ces paroles, l'universalité de la raison, et


l'individualité des âmes, la nature semblable de celles-ci,
et leurs traits divers, le produit de chaque intelligence et
le travail commun des intelligences, et le rapport de
Longtemps après, ce problème d'une raison
l'un à l'autre.
universelle distincte de Dieu, ou unie et confondue en
Dieu revenait, dans une lettre d'Évode, s'offrir aux médi-
tations d'Augustin. Sa réponse ne nous est pas connue
et sans doute elle ne levait pas toutes les difficultés qui
avaient agité son esprit. Mais dans l'intervalle Augustin
était devenu l'évèque d'Hippone, le guide révéré des
chrétiens d'Afrique, et l'autorité suppléait à la science.
Pendant son séjour près de Tagaste il ne faisait encore ,

que se préparer par l'étude à cette grande vocation qu'il


. ne souhaitait pas, mais où il était attiré de toute part il ;

commentait la Genèse contre les manichéens il étudiait ;

les prophètes , et se pénétrait du génie de saint Paul,


dont il admirait l'éloquence autant que la morale. Cepen-
dant, au milieu de ces austères pensées, d'autres études
le charmaient encore. Dans les premiers loisirs de sa
retraite , il avait commencé un ouvrage sur la musique ;

il en écrivit six livres dans la forme de dialogues entre le

maître et l'élève, et comme le résumé des leçons qu'il

donnait à son fds Adéodat. Les détails en paraissent


d'abord tout élémentaires et techniques ; et d'après les
conditions particulières aux langues modulées des Grecs
et des Romains, ces détails touchent plus à la versification

qu'à la science musicale. La durée des syllabes, leur


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 4J7

valeur et leur mélange , tous les effets du rhythme, touti s


les variétés du mètre , toutes les formes du vers sont
expliqués avec une curieuse exactitude qui ressemble à
ceile deQuintilien dans quelques chapitres, ou d'un com-
patriote d'Augustin, de Térentianus Maurus, dans son
poème didactique. On ne s'étonnera pas que cette science
de nombre oratoire et poétique, à laquelle Cicéron attache
tant de prix dans ses traités sur l'éloquence, ait si fort
occupé le brillant rhéteur de Carthage. Mais enfin ce n'est
qu'une partie, et la partie matérielle de l'art. Six autres
livres devaient traiter de la mélodie, et auraient compris sans
doute, avec les vues morales de Platon sur la musique
et la poésie, ce que l'inspiration chrétienne y ajoutait
encore.
Augustin raconte, dans ses Confessions , avec quel ra-
vissement d'esprit dont s'inquiète son scrupule, il écou-

tait le chant religieux nouvellement introduit dans l'Église


de Milan. 11 croit plus sage la sévérité d'Athanase, qui
ramenait le chant des psaumes à un débit accentué; et
bien qu'en se souvenant des larmes qu'il a versées aux
premiers jours de sa foi, il espère avoir été touché moins
par l'harmonie que par les pensées mêmes, ce n'est pas
sans hésitation qu'il approuve cette sensible puissance
que l'art venait mêler à la religion. 11 l'admet cependant
comme un secours à l'âme faible pour s'élever aux sen-
timents de la piété; il y voudrait seulement une simpli-
cité, dont sans doute il eût donné les règles et l'exemple
dans la suite de son ouvrage. Mais il n'acheva pas ce tra-
vail pendant sa retraite près de ïagaste; plus tard, il en
fut distrait par les du sacerdoce; et, comme il le
soins
dit, en homme passionné pour les arts, « toutes ces dé-
lices lui échappèrent des mains. » Encore tout Romain

par la science et le goût, il ne supposait pas que cette


belle langue, qui .s'altérait autour de lui dans la rude po-
TABLKAU DK L'ÉLOQ. CHR. !2î
418 TABLEAU DE L'ÉLUULENCE CHRÉTIENNE

pulation delà province d'Afrique, changerait bientôt par


tout l'empire ;
mélange des peuples elle se
que dans le

hérisserait d'accents étrangers, etque les chants de l'É-


glise, dans l'accroissement populaire du culte, remplace-
raient par des consonnances la variété savante des mètres
poétiques. De là, pour lui, tant de minutieux détails sur
cette prosodie que le monde chrétien allait oublier. Mais
on y sent par intervalle aussi l'esprit nouveau dont ce
monde s'animait, et qui devait, au milieu même de la
barbarie , faire briller des rayons d'une flamme si pure,
et ramener par la contemplation à la poésie.
Par ce caractère, l'ouvrage d'Augustin, même incom-
plet, demeure un précieux monument. Nous voyons dans
sa correspondance que ses amis le lui demandaient, et

qu'on l'étudiait dans les petites réunions de chrétiens let-

trés que comptaient quelques villes d'Afrique. Aujourd'hui


plus d'un passage de cet écrit offrirait sans doute à l'ar-
tiste érudit de curieux indices pour l'histoire de la musi-
que chez Romains. Ce qui doit nous y intéresser,
les c'est

la philosophie d'Augustin cette tendance à l'idéal


, qu'il

portait partout. Elle se mêle par des traits de lumière à


l'aridité même de occupe
ses premières définitions , et elle

une grande place dans le sixième livre. C'était comme


une préparation à la théorie poétique et musicale qu'Au-
gustin avait réservée pour l'autre moitié de son ouvrage.
Il
y prélude en remontant à l'origine des nombres et en
indiquant, au delà des rapports sensibles d'harmonie qui
frappent l'oreille, un rapport plus caché qui produit l'é-
motion. La mémoire ne recueille pas seulement ce qu'Au-
gustin appelle les sensations matérielles de l'àme; elle
reçoit aussi en dépôt des perceptions toutes spirituelles.

« J'en parlerai brièvement, dit Augustin *. Plus ces mou-

1. Sanct. August. Oper. t 1. 1, p. 688.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 411)

vements spirituels sont simples, moins ils demandent de


paroles, et plus ils ont besoin de la pure lumière de
l'àme. Cetle harmonie qui dans les nombres sensibles ne
se retrouve pas certaine et constante , mais dont nous
reconnaissons ici-bas comme l'image et l'écho fugitif, ne
serait pas désirée par l'âme si la notion n'en existait quel-
que part. Or, ce n'est pas sur un point de l'espace et du
temps. L'un est inégal et l'autre passager. Où la places-tu
donc, dis-le moi,si tu le peux? Ce n'est pas dans les for-

mes corporelles, dont à la seule vue tu n'oseras pas affir-


mer l'exacte proportion. Ce n'est pas dans les divisions
du temps. Nous ignorons si elles sont plus étendues ou
plus courtes qu'il ne faudrait. Où se trouve donc celte
harmonie que nous souhaitons dans la forme et le mou-
vement des corps, mais pour laquelle nous ne nous fions
pas à eux? Elle se trouve dans ce qui est supérieur au
corps, dans l'âme ou dans ce qui est au-dessus de
lame. «

Ainsi Dieu est la source idéale de l'art, comme celle


de la vertu. L'imagination d'Augustin ne peut s'élever à

cette hauteur spéculative , sans s'étendre encore ; ou plu-


tôt toutes les parties de sa métaphysique se tiennent tel-

lement que lorsqu'il touche à une d'elles dans le point où


elle se rapporte à une question de morale ou d'art, les
autres semblent répondre, et le système apparaît tout

entier. A cette harmonie suprême qui règle d'en haut les


efforts de l'art viennent se lier dans sa pensée l'harmonie
du mouvement des astres et le rapport de la terre avec les

cieux. Puis, à cette harmonie matérielle réglée par une


divine sagesse se joint l'harmonie morale, qui fait que
toute chose, même le mal est à sa place dans l'univers.
,

Une théodicée une théorie d'optimisme rapidement es-


,

quissée sort pour lui de cette contemplation où il parais- ,

sait ne chercher que la source la plus élevée de l'art.


420 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CtlllÉTlhN.Mi

Rien ne saurait mieux marquer le mouvement de son


génie que la digression involontaiie où il est entraîné,

après avoir montré dans le plaisir que donne l'imitation

harmonique le besoin de chercher ailleurs la joie suprême


de l'àme , cette joie qui la soutient et la règle. « Quelles
sont, dit-il \ les choses supérieures? Ce sont celles où ré-
harmonie, où
side la souveraine, l'immuable, l'éternelle
letemps n'existe pas, non plus que le changement, et
d'où le temps émane et prend son cours, tandis que le
mouvement du ciel s'accomplit sur lui-même, ramène les
corps célestes au même point, et sous une loi d'harmonie
et d'unité voit se succéder les jours, les mois, les années,
les lustres et toutes les révolutions des astres. Ainsi la
terre obéit au ciel, et les astres, dans le cercle harmo-
nieux de leurs périodes, sont associés au concert de l'u-
nivers.
« Bien des choses dans ce mouvement nous paraissent
irrégulières et désordonnées, précisément parce que nous
sommes attachés à cet ordre selon notre portée , et sans
savoir quelle beauté peut tirer de nous la divine provi-
dence. C'est ainsi qu'un homme placé comme une sta-
tue dans un coin du plus vaste et du plus magnifique
palais ne pourra connaître la beauté de cet édifice dont
il fera lui-même partie. C'est ainsi qu'un soldat sur le

champ de bataille ne peut voir l'ordonnance de toute l'ar-

mée. C'est ainsi que dans un poëme, si chacune des syl-

labes, pendant la durée de temps où elle est prononcée,


recevait l'intelligence et la vie, cela ne leur suffirait pas
pour se complaire dans l'harmonie et la beauté de l'ou-
vrage entier qu'elles ne pourraient saisir dans son ensem-
ble, formé qu'il serait de leur succession passagère. Ainsi
l'homme pécheur est ordonné de Dieu, comme un mal

1. Sanct. Auyust. Oper., t. 1, )>. 527.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 421

qui ne gâte pas l'univers. 11 est devenu, en effet, cou-


pable par la volonté , en s'écartant de cet ordre universel
auquel il tenait, s'il fût resté soumis à Dieu : et il est alors
ordonné à part, que n'ayant pas voulu exécuter la
afin
loi il soit
, puni par elle. Or tout ce qui est conforme à la
loi est juste et tout ce qui est juste ne saurait être con-
,

sidéré comme un mal. Car même dans les mauvaises ac-


tions des hommes se manifestent les bonnes œuvres de
Dieu. »

De ces vues si hautes , de cette chaîne harmonique de


vérités, qui vibre tout entière dès qu'un anneau seul est
touché, devait jaillir une clarté nouvelle sur tout le mé-
canisme de l'art. Les sons ne semblent plus qu'un voile
derrière lequel apparaît la pensée. Ces vers , ces chants,
dont la cadence a été si exactement mesurée, ont besoin
de plaire par une autre et indéfinissable harmonie. Après

avoir compté les ïambes du premier vers de l'hymne


d'Ambroise :

Deus Creator omnium

cherchez-y tout ce qu'il renferme, c'est-à-dire l'harmo-


nie de tous les sentiments, de toutes les images que fait
naîtreou que rappelle ce vers la joie que l'âme éprouve ,

à cette harmonie, et le jugement qu'elle porte de cette

joie d'après les nombres cachés qu'elle écoute au dedans


,

d'elle-même la musique, c'est l'art d'exprimer tous ces


:

souvenirs, toutes ces émotions, toutes ces idées, tous ces


nombres enfin qui se lèvent dans l'âme, au son d'une
parole. Mais à côté de cet idéal pris dans la grandeur des
ouvrages de Dieu, et dans l'aptitude de l'âme humaine à
les comprendre et à les sentir, il est une proportion qui
ne doit pas être dépassée entre la nature de l'homme et
les moyens que l'art emploie. Cela même est une appli-
422 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

cation de la loi d'harmonie. « Que cherchons-nous dans


la lumière, principe de toutes les couleurs? dit Augus-
tin
l
Que cherchons-nous dans la lumière et les couleurs?
.

le point qui convient à nos sens. Nous nous détournons


d'un éclat trop nous ne voulons pas regarder une
vif ;

nuit trop noire. De même pour les sons; un son trop re-
tentissant nous blesse; nous n'aimons pas un son trop
faible et comme un chuchotement
, et cela ne tient pas ;

seulement à l'intervalle de temps , mais au son même qui


est la lumière des nombres , et qui a pour contraire le

silence, comme les couleurs ont pour contraire l'obscu-


rité. »

Ainsi l'art se rapporte à l'homme, est en proportion et


en affinité avec lui; mais le principe de l'art se rapporte
à Dieu , et fait partie des lois de l'univers. Ici la pensée
d'Augustin se tourne en élans de piété. Jusque-là il était

surtout platonicien. Il empruntait à son maître la théorie


des idées éternelles. Maintenant , ce qui l'occupe, ce n'est
plus seulement la métaphysique de l'art ; c'en est ,
pour
ainsi dire, la religion. Il s'effraye à l'idée de ce pouvoir
donné à une âme âmes ses associées
d'agir sur d'autres ,

et ses égales dominer par la pensée et l'harmonie.


, de les

Quelle tentation pour l'orgueil Quelle chance de perdre !

la vérité et de s'éloigner de la contemplation de sa pure


,

image! Il faut donc que l'âme, en proportion même de


cette force physique, de cette puissance, dont elle dis-
pose pour agir par des signes sensibles sur les autres
âmes, s'affranchisse et s'épure pour remonter vers Dieu.
Cette beauté , cette perfection cherchée dans les arts est

bonne en soi; mais il ne faut pas y mettre tout notre


amour, et encore moins dans les honneurs et dans les
louanges qui s'obtiennent par elle. Aimer Dieu de toute

1. Sanct. August. Oper., t. I, p. 524.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 423
son âme, et les autres âmes comme la sienne, c'est pour
l'homme se conformer à l'ordre. Hors de là tout l'affaiblit

et l'abaisse ; mais inspiré d'un tel amour, il règle et il

élève les choses inférieures dont il se sert : «Ainsi, dit


Augustin, avec son gracieux enthousiasme, ne rejetons
pas des œuvres de la divine providence ces harmonies
liées à nos jours d'épreuve et de mortalité , car elles ont
leur beauté, et ne les aimons pas comme si de tels biens
donnaient le bonheur. Qu'elles soient pour nous une
planche sur les flots que nous ne repoussons pas comme
,

un poids incommode, que nous n'embrassons pas comme


un stable appui, et dont nous nous passerons, en sachant
bien nous en servir. »

Ainsi tout ramenait Augustin à la pensée désormais do-


minante de sa vie. Pour lui l'esthétique finissait par la
prière, et l'amour de l'art se confondait avec l'enthou-
siasme religieux ; un autre caractère de son génie sera
d'être profond et subtil pour les sages, accessible et pa-
thétique pour les simples. Mais cette dernière puissance
lui vint surtout avec l'épiscopat, avec le besoin de parler
souvent au peuple, de se donner tout à lui, et d'obtenir

moins ses applaudissements que ses larmes.


Pendant sa retraite de Tagaste, il est encore et surtout
philosophe mais philosophe chrétien se fortifiant par la
, ,

méditation dans cette foi que plus tard il se rendra fami-


lière par les œuvres , n'en prenant encore que les grandes
et premières vues, et les éclairant par des idées générales,
les démontre par
par des analogies savantes, plus qu'il ne
laméthode purement théologique. Il semble que dans la
sphère même du dogme et de l'autorité il ait besoin de ,

respirer l'air libre de la pensée spéculative. Cela paraît


dès l'abord dans le traité de la Vraie Religion, adressé à
son ami Romanien , dont il avait auparavant égaré vers le
manichéisme la conviction chancelante, et qu'il voudrait
,

424 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE


1
fixer désormais au culte chrétien. Là, Platon est célébré,

est invoqué comme le témoin de ces vérités aperçues di-


rectement par l'âme comme le révélateur de cette pure
,

lumière qu'une sagesse divine est venue manifester aux


hommes, et qu'elle a consacrée par son sacrifice. Seule-
ment ce qui était la pensée abstraite et réservée du philo-

sophe maintenant aux yeux d'Augustin la confession


est
publique; et l'œuvre commune, depuis que de la seule
contrée de la terre où le Dieu unique était adoré, sont
partis des hommes qui ,
par leurs vertus et leurs paroles
ont partout répandu le feu de l'amour divin.
Frappé de ce grand spectacle, et touché de cette flamme,
Augustin n'essaye pas un exposé dogmatique, une dé-
monstration rigoureuse. Il croit, il parle à des croyants;
et sa conviction s'indignerait d'une lente analyse. Mais
son esprit a gardé en dehors de cette pieuse certitude la
même curiosité savante, le même amour spéculatif des
arts. Si, dans les Dialogues sur la Musique ,
l'aspiration

vers Dieu et le sentiment de sa grandeur infinie venaient


animer les détails de versification et de rhythme, dans le

Traité sur la Religion., pensée du philosophe épris de


la

l'ordre et de la beauté qu'il cherche dans Dieu s'échappe


incessamment vers cet horizon lumineux que lui ouvrent
les arts, et qui lui semble éclairé d'un reflet affaibli de la

splendeur divine. Il s'arrête à l'idée d'un monument d'ar-

chitecture ; il s'en explique les effets et la symétrie par


une loi suprême de convenance et d'unité. Il trouve la

cause de ce qui plaît aux yeux et à l'àme dans un prin-


cipe antérieur aux impressions qui se produisent ici-bas.
En découvrant Dieu partout, il s'élève à lui comme à la
source idéale de la perfection dans les arts, en même
temps qu'il l'adore présent sur la terre, et associé aux

1. Sanct. August. Oper.. t. I. p. 748, 750.


AU QUATRIEME SIECLE. 425

souffrances humaines. Cela même donne à sa spiritualité


nouvelle quelque chose de touchant que n'avait pas le

platonisme, et où respire cette élévation tendre et hu-


maine , ce chaste mélange du ciel et de la terre que la

peinture moderne a porté dans les sujets religieux au


xvi e siècle.
Sous cette impression toute spéculative, le traité d'Au-
gustin n'est ni une démonstration théologique ni un té-
moignage purement historique. Dans sa pensée, les faits
er
surnaturels accomplis dans le I siècle à l'appui de l'Évan-
gile ont cessé de se renouveler, afin de laisser quelque
mérite à la croyance. Mais la tradition est toute récente;
et la conversion rapide des peuples continue la merveille
de l'apostolat. Ilborne presque à cette preuve vivante,
se
et à la preuve inépuisahle qu'il trouve dans les rapports
de l'àme humaine avec la religion de pureté et d'amour
qui lui est annoncée. C'était là son raisonnement, comme
c'était sans doute la cause principale de sa foi. Parcourant
tous les objets de culte que l'homme s'était faits jusque-
là, tout ce qu'il avait cru, tout ce qu'il avait adoré 1
, depuis
la plus éclatante idolâtrie jusqu'à la plus ahstraite, depuis
l'idolâtrie des mages jusqu'à celle du sage orgueilleux qui
concentrerait sur lui-même sa foi et son amour, il trouve
partout insuffisance ; et de cette revue , il revient au
christianisme entouré de ses livres sacrés, de ses martyrs
et de ses pieux solitaires. Tel est ce traité, monument du
cœur d'Augustin plutôt que démonstration de sa croyance,
et destiné à marquer une date dans le progrès religieux

de son esprit plutôt qu'à servir de preuve à la vérité qu'il


avait embrassée.
Pendant qu'il s'exerçait dans cette vie de méditation et
d'étude, il fut frappé d'une grande douleur. Le fils auquel

1. Sanct. August. Oper., t I, p. ;Sf>.


,

426 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

il une part de tous ses travaux de toutes ses


rapportait ,

pensées si tendrement aimé lui fut enlevé par la


, ce fils

mort. Ce n'est que longtemps après qu'il touche dans ses


écrits à ce douloureux souvenir. Mais on peut dans son
silence même , dans l'abattement dont fut frappée tout à
coup cette âme si active et si occupée, sentir quelle était

sa blessure ,
et comment , vers le même temps, il fut jeté
plus avant encore dans la vie religieuse, et reçut le sa-
cerdoce. La retraite qu'il s'était faite depuis son retour en
Afrique compagnie de quelques amis et de quel-
, dans la

ques élèves était déjà soumise à une sorte de règle volon-


,

taire rapprochée des instituts monastiques. Mais il crai-


gnait de s'engager à des devoirs plus grands; sachant que
son nom se répandait parmi les chrétiens du pays, dans un
temps où les exemples des ordinations soudaines et popu-
laires étaient encore fréquents, il évitait de paraître dans
les villes qui avaient un évêque à nommer. Se croyant
comme il le dit , fort en sûreté à Hippone , dont le siège

épiscopal n'était pas vacant , il y vint pour voir un ami


qu'il voulait engager à partager sa retraite religieuse près
de Tagaste. Mais lorsqu'il parut dans l'église d'Hippone ,

le peuple, qui savait qu'il avait donné une part de son bien
aux pauvres et qu'il était le savant adversaire des mani-
chéens, demanda par acclamation qu'il fût ordonné prê-
tre. L'évèque, d'un âge avancé, et qui, Grec de naissance,
avait peine à prêcher en langue latine, souhaitait avec ar-
deur un tel secours pour lui-même et pour son Église.
Augustin se laissa vaincre , comme Ambroise à Milan , et

Paulin à Barcelone; humblement, la


« et il accepta, dit-il

seconde place au gouvernail dans un temps où il ne ,

savait pas encore manier la rame. » À peine ordonné


prêtre et au milieu des larmes qu'il versait il demanda
, ,

quelque temps pour se préparer à l'exercice du ministère,


dont il était épouvanté; puis disant aHieu à sa retraite de
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 427

Tagaste, il vint, avec la petite colonie qu'il y avait formée,

habiter près de l'église d'Hippone. Là, prêchant le peuple


à la place de l'évêque Valère , soutenant des controverses
publiques avec quelques dissidents religieux , fondant des
œuvres de charité, écrivant des ouvrages, homme d'action
et de solitude , il commença cette vie du sacerdoce dont ,

il fut un si grand modèle.


Ce fut alors même qu'il reprit un des plus difficiles pro-
blèmes dont il s'était occupé à Rome, la question du libre
arbitre, à laquelle il laissait la forme d'un entretien avec
Ëvode dont les demandes et les objections ne sont indi-
,

gnes ni d'Augustin, ni du sujet.


Cette question ,
premier corollaire de la spiritualité de
l'âme et condition de toute morale , avait exercé , dès
l'extrême jeunesse, l'esprit curieux d'Augustin. « C'est
elle, dit-ilau commencement de ce dialogue, qui m'avait
jeté de lassitude parmi les hérétiques. » Il désigne ainsi les
manichéens, dont, en effet, la théogonie bizarre et les
prohibitions minutieuses étaient autant d'efforts de l'ima-
gination humaine, pour résoudre le problème « D'où :

vient lemal sur la terre? » Cette secte si étrange qu'elle ,

soit à nos yeux ne semblait alors qu'une fraction du


,

christianisme, et son explication de l'homme et de l'uni-


vers était en partie greffée sur les traditions des livres
saints. A part les fables qu'elle y mêlait, elle avait entrevu
un rayon de vérité, dans Finfluence pernicieuse qu'elle
attribuait à la matière , et dans le combat qu'elle suppo-
sait entre le bon et le mauvais principe , la lumière et les

ténèbres. Cela même l'avait conduite à imiter plusieurs des


iibstinences chrétiennes. Mais l'erreur fondamentale qu'elle
avait empruntée de l'antique Orient l'idée d'un dieu du ,

mal aussi puissant que le dieu du bien, trompait et acca-


blait l'homme en lui ôtant l'appui qu'il trouve dans la
,

prière et dans la volonté. Quelquefois même elle le dé- ,


,

428 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

gradait jusqu'à la pratique de coupables mystères analo-


gues au pouvoir malfaisant qu'ils célébraient.
Sans avoir connu ces derniers égarements du mani-
chéisme , Augustin en avait du moins épuisé les rêveries ,

les recevant avec une crédulité inquiète, comme des ré-


ponses à ses doutes philosophiques, plutôt que comme des
règles pour sa foi, et bientôt fatigué d'y croire et impuis-
sant à croire autre chose. De là sa plainte d'avoir été ac-
cablé par cette secte sous de tels amas de fables futiles
que si la passion de découvrir le vrai ne lui avait obtenu
le secours divin , il n'aurait pu se relever de cet abîme et
respirer de nouveau dans une libre recherche courte et :

belle peinture où se trouvent en quelque sorte expri-


,

mées les conditions mêmes du problème à résoudre ,

l'aspiration vers la vérité, la nécessité du secours divin, la


puissance de l'âme, c'est-à-dire toutes ces questions de la

liberté spirituelle et de la grâce, qu'Augustin ne traite

qu'en partie dans ce premier ouvrage, et qui furent une


des grandes controverses de sa vie. La doctrine de Pelage
n'avait pas encore agité l'Église. Sans défiance d'une
erreur qui n'était pas née , et voulant surtout établir le
libre arbitre de l'homme, Augustin employa, pour le dé-
finir, plus d'une expression dont Pelage abusa dans la

suite, comme d'un témoignage anticipé à l'appui de son


altière doctrine.

Mais en dehors de ces spéculations de la théologie appa-


raissent les grandes et premières données du problème
philosophique, la réalité et l'évidence de la loi morale,
l'aptitude naturelle de l'àine à la discerner, sa liberté insé-
parable de son intelligence, sa responsabilité résultant de
l'une et de l'autre. Augustin traite ces points divers d'une
manière qui n'est pas neuve pour nous, sans doute, et qui

ne l'était pas pour les disciples de Platon ; mais quel en-


seignement que toutes ces pensées de la sagesse antique
AD QUATRIÈME SIÈCLE. 429

devenant la préparation au culte nouveau! Épictète avait


dit : •< Se faire des idées droites sur les dieux est le com-
mencement de la piété, » expliquant ainsi comment la

raison, chez les païens, corrigeait les croyances qu'elle


semblait garder. Augustin, qui cite cette parole, l'applique
à la justification des voies de la Providence et à la défense
de la justice et de la bonté de Dieu dans la liberté de
l'homme. Dieu est juste, parce que la loi est évidente ,

autant qu'elle est vraie. Cela conduit d'abord Augustin à


cette grande théorie des idées éternelles où il remontait
toujours, et dont le christianisme était pour lui la vivante
image. Ce n'est pas la prohibition , ce n'est pas même le

dommage qui constitue le mal; il existe en lui-même; et

ni le silence de la loi , ni le consentement de celui qui

souffre ce mal , n'en changerait le caractère ; il est tout

enlier dans l'infraction à la vérité absolue. De là naturel-


lement la distinction entre la loi divine , c'est-à-dire la
vérité absolue, et la loi temporelle , l'une qui ne change
jamais, l'autre qui doit être obéie jusqu'à ce qu'elle soit
changée au nom de la première. Il fait même en pas-
, ,

sant, une application de ce principe au gouvernement des


peuples, dont la forme plus ou moins libre lui paraît de-
voir dépendre du degré de lumière où ils sont parvenus ,

de telle sorte que leur droit s'étend avec leur raison. Cet
ordre, cette disposition régulière et calme qu'il demande
à une société il l'exige d'autant plus de l'âme humaine
,

prise isolément et considérée dans sa propre puissance.


Son empire sur elle-même, voilà sa liberté. Cette liberté
est une force et une science la science du bonheur, ,

comme celle de la vérité. Augustin ne les sépare pas.


L'intérêt qui l'occupe est social autant que religieux. En
posant le principe de cette loi éternelle qui nous prescrit
de détourner notre amour des choses temporelles et de
l'élever plus haut , il résume tous les devoirs d'ici-bas
430 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

comme autant de conséquences de la loi suprême : « Que


crois-tu, dit-il \ qui nous soit commandé par la loi tem-
porelle, si ce n'est, pour les choses qui sont nôtres dans le
temps, de les posséder de manière à maintenir la paix et
la sociabilité humaine, autant qu'elles peuvent être main-

tenues. Ces choses sont le corps et les avantages qui en


dépendent , la santé , la force , la beauté et tous les autres

dons, ou d'un moindre prix, ou d'autant plus précieux


qu'ils sont nécessaires à la vertu. Puis vient la liberté; qui
n'existe que pour les âmes heureuses et réellement atta-

chées à la loi éternelle; j'entends cette liberté dont se


sentent en possession ceux qui n'ont pas les hommes pour
maîtres , et que désirent ceux qui veulent être affranchis

de la puissance des hommes; puis les parents, les frères,


l'épouse, les enfants, les proches, les amis, et tout ce qui
nous est uni par quelque lien , enfin la patrie ,
qui est
comme une mère pour nous, les honneurs, la célébrité et

ce qu'on appelle la gloire populaire , et en dernier lieu la

fortune , dont le nom comprend toutes les choses dont


nous sommes légitimes propriétaires. »
Telle est la variété de rapports et de personnes dans la-
quelle Augustin renferme avec les devoirs de l'homme
, ,

la libre un contem-
action de son âme. Car ce n'est pas
platif, un cénobite qu'il a devant les yeux, c'est l'homme

militant au milieu du monde c'est l'homme mêlé à une


,

vie plus active que ne la laissait l'empire. Seulement il


indique cette partie de son sujet plutôt qu'il ne la déve-
loppe. Génie métaphysique et tendre ayant besoin d'ex-
pliquer et d'aimer la justice de Dieu, il a hâte de s'élever
à la contemplation de la Providence et d'écarter les nua-
ges qui semblent la voiler. « Nous n'avons fait, dit-il, que
frapper à la porte des grandes choses qu'il faut décou-

1. Sanct. August. Oper., t. 1, p. 582.


J,,

AU QUATRIÈME SIECLE. 43

vrir; nous commencerons à y pénétrer avec


et lorsque
Dieu pour guide, vous jugerez quelle distance du premier
entretien au second et combien celui-ci l'emportera
,

non -seulement par la nouveauté des recherches, mais par


la majesté du sujet et l'éclat de la vérité. Il va toucher, ••

en effet, aux plus sublimes questions de la théodicée, le


bienfait du libre arbitre c'est-à-dire du droit de faillir,
,

mais du pouvoir de mériter ; l'accord de la prescience di-


vine avec la liberté humaine.
Dans cet ordre d'idées il commence par une preuve
nouvelle de l'existence de Dieu. Cette preuve, il la de-
mande non plus au spectacle du monde non plus aux ,

traditions du genre humain mais à la nature même de ,

l'homme. L'homme existe il vit il pense. Sa pensée ; ;

n'est pas le résultat ou l'ensemble des impressions reçues


par les sens. Elle n'est pas ce sens intérieur qui recueille
les perceptions des sens , et en garde le souvenir. Tout ce
qui sert à sentir ce que nous savons n'est que l'instru-
ment de la raison. Quant à la raison qui distingue entre
ses instruments, qui discerne leurs divers témoignages et

se sent supérieure à eux, comment se comprend-elle si ce


n'est par elle-même? Comment saurez -vous que vous
possédez la raison si vous ne le percevez parla raison? Le
fait de la pensée prouve donc la raison; et la raison
prouve Dieu, car, qu'y a-t-il au-dessus d'elle, si ce n'est
la vérité? et la vérité, c'est Dieu.
Le développement de cette belle preuve ramène encore
la théorie si chère à saint Augustin, la théorie d'une vé-
rité absolue que l'âme humaine ne peut méconnaître
mais qui ne fait pas partie d'elle-même, et qui existerait
quand même il n'y aurait pas d'hommes pour la croire et

de monde pour la réaliser. « Tu ne nieras pas , dit-il \

1. Sanct. August. Oper., t. I, p. 599.


,

i'i'± TABLEAU DE L ELOQUENCE CHRETIENNE

qu'il est une vérité immuable qui renferme en soi toutes

les choses invariablement vraies, et que tu ne peux dire


ni tienne , ni mienne , ni particulière à aucun homme
mais offerte et présente à tous pour être comme une
,

lumière à la fois secrète et publique. Peut-on dire en ,

effet ,
que tout ce qui apparaît semblable à tous ceux qui
raisonnent appartienne en propre à la nature d'aucun
d'eux? Tu te souviens sans doute de ce qui a été dit na-
guère sur les sens corporels, que les choses dont la per-
ception nous est commune, les couleurs et les sons que
toi et moi nous voyons, nous entendons en même temps,
n'appartiennent pas à l'essence de nos yeux et de nos
oreilles, mais nous sont communes par la sensation. De
même les choses que toi et moi nous voyons en commun
par l'esprit , tu ne peux dire qu'elles appartiennent à l'es-
prit de l'un de nous. Ce que voient les yeux de deux
personnes n'est dans yeux ni de l'une ni de l'autre;
les

c'est une tierce substance où se rencontrent leurs re-


gards. >-

Il y a donc une vérité extérieure à l'âme , supérieure à


l'âme; y a donc un Dieu. Nous ne pouvons exprimer
il

avec quel charme d'imagination, quelle extase de langage,


Augustin décrit la puissance de cette vérité , l'éloquence
de cette muette parole, l'éclat de ce soleil idéal qui éclaire
toutes choses et que préfèrent à tout les âmes dont la vue
intérieure est assez forte pour en supporter les rayons. 11
est difficile de réunir une plus vive impression de la na-
ture à une pensée plus abstraite et plus élevée. On sent
que yeux de ce penseur sévère ont longtemps contem-
les

plé le spectacle du monde à la lumière éblouissante de


,

Carthage et de Rome. Il s'en souvient, en cherchant le jour


ailleurs; et ce souvenir qu'il combat, cette splendeur du
ciel d'Afrique, dont il est encore assailli, jette sur ses mé-

ditations une surabondance d'éclat poétique. C'est ainsi


,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 433


qu'après une brillante peinture , où il n'a cessé de compa-
rer à l'attrait idéal de la vérité toutes les puissances maté-
rielles et sensibles de la nature et des arts, rêvant un
horizon immense
lumineux, un concert de voix harmo-
et
nieuses qui se succèdent il s'écrie ' « S'il pouvait , :
y
avoir un chant gracieux et sans terme , et que tous ceux
qui s'y plaisent vinssent pour l'entendre, se pressant et se
disputant les places , il ne leur resterait rien de ce qu'ils
auraient entendu , et ils seraient seulement effleurés par
des paroles fugitives. Ce soleil même, si con-
je voulais le
templer, et si j'en avais toujours la puissance, m'aban-il

donnerait à son couchant, il se voilerait de nuages par in-


tervalle , et je perdrais malgré moi le bonheur de le voir.

Enfin , si j'avais sans cesse le plaisir de voir la lumière et


d'entendre le sonde la voix, que m'en reviendrait-il de
grand ? Mais cette beauté de la sagesse et de la vérité
pourvu qu'on garde la constante volonté d'en jouir, elle
n'écarte personne par l'encombrement de la foule, elle ne
passe pas avec le temps , ne change pas de lieu , n'est pas
interceptée par la nuit ou offusquée par l'ombre, n'est pas
soumise aux sens. De tous les points du monde, attirant
ceux qui la cherchent elle , d'eux; elle y est tou-
est près

jours; elle ne manque nulle part et jamais; elle avertit en


public; elle instruit en secret; elle transforme tous ceux
qui la voient, et elle n'est changée en mal par personne. »

Au milieu de cet enthousiasme, l'admirateur de Platon,


et son disciple dans la théorie des idées éternelles et de
l'abstraite vérité des nombres, adopte aussi la doctrine et
le langage d'un autre philosophe moins spiritualiste , ou
plutôt, s'il est permis de le dire, autrement spiritualiste.

Il emprunte à Aristote l'idée d'une sagesse, lumière supé-


rieure de l'àme , et faculté nécessaire qui se développe en

l. Sanet, August. Oper., t. I, p. G02.

TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. 28


434 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

elle. C'est là un des points sur lesquels il rappro-


sans doute
chait dans sa pensée les deux grands philosophes, dont
les opinions dissidentes entre elles pour des yeux moins

attentifs lui semblaient, dit-il \ amenées par les siècles et


la discussion à un seul système de vraie philosophie.

Dans cette alliance, sans doute il fait prédominer la


forme d'opinion la plus analogue à son génie. Cette ap-
titude que sous le nom de sagesse Aristote avait constatée
dans l'àme humaine, Augustin lui donne le caractère im-
personnel et général que Platon attachait à l'idée de vérité ;

ou plutôt il en fait à la fois une notion naturelle à l'esprit


humain et la vérité qui existe en dehors de lui et qui
, ,

existerait toujours quand même il n'y aurait pas d'âmes


,

humaines pour la recevoir, et pour en être éclairées. « La


sagesse dit-il 2 est-elle autre chose que la vérité en la-
, , ,

quelle on voit et on possède le souverain bien ?


L'argument tiré de la diversité des sagesses humaines et

des buts différents qu'elles se proposent ne lui fait pas


obstacle. « Supposez, dit-il encore, qu'il existe autant de
souverains biens que de choses diverses, ambitionnées à
ce titre par les hommes, s'ensuit-il qu'il n'y ait pas une
commune à tous, parce que les biens que les
sagesse
hommes voient et choisissent à sa lumière sont multi-
ples? Si vous en doutez, vous pouvez douter aussi que
la lumière du soleil soit une, parce que les choses qu'elle
nous fait voir sont diverses et nombreuses. » La compa-
raison manque d'exactitude comme toutes celles qui rap-
prochent l'esprit et la matière. Dans l'ordre moral, la vérité
absolue n'est pas le flambeau des vérités aperçues par l'àme :

elle en est l'essence même. Elle ne les montre pas; elle

les fait. Mais ce qui importe , c'est le fond même de l'idée

1. Sanct. August. Oper., t. I, p. 294.


2. Ibidem, 1. 1, p. 596.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. g
435
exprimée par Augustin, c'est la manière dont, réunissant
deux principes de la science antique, il donne une règle
intérieure à l'àme, en même temps qu'il reconnaît sa li-

berté. De quelque côté qu'il s'approche de la vérité, par la

contemplation de Dieu ou par l'analyse des facultés de


lame, il arrive également à dire : « Mal faire n'est pas au-
tre chose que négliger les lois éternelles, dont l'âme a
l'intuition immédiate, et qu'elle perçoit par elle-même; ><

puis, animant cette croyance philosophique d'une ferveur


religieuse, il s'écrie 1
: « Malheur à ceux qui renoncent à
te prendre pour guide, et s'égarent au milieu des traces
de tes pas ; à ceux qui aiment tes signes au lieu de toi,

et oublient ce que tu conseilles! ô douce lumière de


l'àme épurée, ô sagesse! tu ne cesses en effet de signaler
qui tu es, et quelle est ta grandeur. Tes signes, ce sont
toutes les splendeurs de la création. L'artiste fait signe
au spectateur de son ouvrage, qui en admire la beauté,
de ne pas borner là son attention mais, après avoir du ,

regard parcouru l'œuvre entière, de reporter une affec-


tueuse estime sur celui qui l'a faite. Ainsi ont besoin
d'être avertis les hommes qui aiment ce que tu fais, au
lieu de t'aimer, et qui , écoutant un sage éloquent ,
pen-
dant qu'ils se plaisent au charme de la voix et à L'artifice

heureux des paroles, perdent la grandeur des pensées


dont ces paroles ne sont que le retentissement. Malheur
à ceux qui s'éloignent de ta clarté et s'attachent à leurs ,

ténèbres! te tournant le dos, ils se plongent dans des


œuvres terrestres cachées par leur ombre ; et là même
cependant, du cercle de ta lumière quelque rayon échappé
vers eux est ce qui les charme encore. » Augustin re-
connaît toutefois que ces pieux élans de l'àme n'ont
pas résolu les difficultés du problème. Assuré de Dieu

l. Sanct. August. Oper., t. I, p. 604.


436 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

et de la vérité, il lui reste à mettre la justice de l'un et


l'évidence de l'autre en rapport avec la libre et faible
nature de l'homme. Il ramène dans l'argumentation d'É-
vode les objections tirées de la bonté de Dieu et de sa
prescience. Auteur de tout bien, pourquoi a-t-il donné le

pouvoir du mal ? La volonté dont il savait infailliblement


l'usage était-elle libre en effet? La réponse sur le premier
point est encore un mélange de la philosophie ancienne
et du christianisme. Augustin reprend d'abord une divi-
moyens,
sion d'Aristote entre les biens qu'il appelle grands,
et inférieurs. Ce ne sont pas seulement les grands biens
de l'âme, c'est-à-dire les vertus qui viennent de Dieu ; ce
sont aussi toutes les puissances de l'âme, ces biens in-
termédiaires qui peuvent tourner à mal, mais sans les-
quels l'homme, n'étant pas capable d'effort, ne serait pas
capable de vertu.
L'autre objection occupe plus longtemps Évode. Il ne
peut concevoir ensemble la prescience et la liberté. Dieu
est juste autant que prévoyant. Comment dans sa justice
punira-t-il des fautes nécessaires? Comment ne serait pas
nécessaire ce qu'il a prévu? Et comment ne pas reporter
au Créateur ce qui a dû être nécessairement fait par la

créature? L'instinct de l'homme et la grandeur de Dieu


repoussent ces arguments. Mais le génie d'Augustin ne se
contente pas de ce premier témoignage , et il veut par la

subtile définition des paroles faire sortir la réponse de


l'objection même. « La volonté, dit-il
1
, ne serait ni nôtre

ni volonté, si elle n'était pas en notre pouvoir. Or si elle

est en notre pouvoir, nous sommes libres d'en user;


d'où il résulte que sans contester la prescience entière
de Dieu, nous voulons ce que nous voulons. Lorsqu'en
effet il a la prescience de notre volonté, cette volonté

1. Sanct. August. Uper., t. J, p. 613,


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 437

qu'il connaît existera; elle sera une volonté, car c'est

une volonté qu'il a prévue ; elle ne pourrait pas être une


volonté, si elle n'était pas en notre puissance il a donc
;

prévu également cette puissance. Sa prescience ne m'ôte


donc pas le pouvoir d'autant plus assuré pour moi que
celui dont la prescience est infaillible a prévu que j'au-
rais ce pouvoir. >*

Évode cède à l'enchaînement impérieux de ces termes


s'interprétant l'un l'autre, pour arriver à mettre la dé-
monstration dans la contradiction même. Augustin con-
tinue cependant à expliquer comment la prescience divine
n'agit pas sur ce qu'elle voit, et assiste à ce qu'elle ne fait

pas. Mais à part cet appareil logique, la meilleure réponse


est dans le sentiment intérieur de l'àme qui s'atteste à elle-

même sa liberté morale, en même temps qu'elle ne peut


méconnaître la toute-science de Dieu, et qui, comprenant
également ces deux vérités d'ordres divers, n'a pas besoin
de les concilier pour les croire.

Augustin va plus loin; il veut ôter tout prétexte à la

plainte de l'homme, et épuiser les preuves de la justice


de Dieu dans la destinée qu'il nous a faite. Deux vues bien
différentes le soutiennent dans cet effort, l'exaltation spi-
ritualiste et l'humilité, la croyance à la grandeur de l'âme
et la conviction de ses misères : l'une lui fait regarder le
bienfait de l'existence morale, le don de la pensée immor-
telle comme trop grand pour être jamais dégradé de son
prix par les fautes de la volonté libre; l'autre lui fait bé-
nir Dieu dans tout ce que l'homme peut souffrir. « Cette
âme pécheresse, dit -il, est supérieure à tout ce qui .

manque de raison et de pour faillir. Dans son


liberté
abaissement, elle l'emporte encore sur la plus éclatante
splendeur de ces astres, que par une grande erreur quel-
ques-uns adorent comme la substance de Dieu même. » Il

poursuit cette idée jusqu'à sa dernière limite, s'attachant


,

438 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

à démontrer que la vie de l'intelligence est un bien incom-


parable, plus fort que tous les maux, et dont la possession
est chère à ceux même qui se donnent la mort. Mais, dira-
t-on, ce n'était pour Dieu ni une difficulté, ni un travail,
de disposer tout ce qu'il a dans un tel ordre que nulle
fait

créature ne fût amenée au dernier excès du malheur.


Tout-puissant il le pouvait tout bon, il ne devait pas l'en-
;

vier à l'homme. La réponse semble déjà renfermer cette


théorie de Y optimisme qu'illustra Leibnitz et qu'il conci-
liait également avec le dogme religieux de la chute de

l'homme. L'ordre des créatures est réglé par une gra-


dation si équitable que nul changement n'y doit être
souhaité, et que les inégalités concourent à l'unité de
l'ensemble. Mais alors si les fautes, sans être commandées
par la prescience de Dieu, sont nécessaires à la perfec-
tion de son ouvrage, pourquoi sont- elles punies?
La solution se devine sans peine ; et il n'était pas besoin

de tout le génie subtil d'Augustin pour se démêler dans


ces détours que le bon sens éclaire. Ce n'est pas la faute
mais la puissance de faillir qui prend place comme un
élément nécessaire dans le plan de la création. L'inno-
cence et le bonheur, la faute et la peine contribuent éga-
lement à l'harmonie de cette œuvre; mais l'alternative

était libre; et c'est le mauvais choix de la volonté qui em-


porte avec lui la punition que seul il a rendue nécessaire.
Ce qui dérangerait l'ordre du monde, ce serait qu'il y eût
la souffrance durable sans la faute, ou la faute sans la

peine. Augustin donne à ces vérités simples une énergie


singulière. Je ne sais si la mélancolie amère et méprisante
de son plus éloquent disciple a jamais surpassé la compa-
raison qu'il fait de l'homme pécheur au milieu du monde
avec l'esclave chargé par châtiment de nettoyer l'égout de
la maison , et servant ainsi à l'épuration par l'opprobre.

Mais dans les méditations de l'âme sur un si grand sujet,


AU QUATRIÈME .SIECLE. 439

il siérait mal de s'arrêter à l'expression, et de regarder la


lame brillante et affilée du trait qui pénètre le cœur. Ce
qu'il faut étudier surtout dans cet ouvrage, ce qui est plus
instructif et plus salutaire à l'âme que le dédain misan-
thropique pour la nature humaine, c'est la piété contem-
plative , l'admiration de Dieu dans les fautes qu'il permet
comme dan s les vertus qu'il inspire, l'aveu de sa providence
partout manifeste, le recours à sa grâce toujours espé-
rée, le sentiment de sa grandeur toujours reconnue. Car
on ne peut ni louer le bien sans remonter à lui, ni blâmer
le mal sans dire que le mal, c'est l'altération du modèle qui?

la main divine avait tracé.

A cette hauteur de méditation, Augustin trouve le calme


et la lumière il ne désespère pas l'homme il ne l'élève
; ;

pas orgueilleusement. Quoiqu'il n'énonce pas encore la

doctrine de la grâce avec la précision qu'il lui donnera


dans la suite, il en pose le principe; et rien n'est plus loin
du fatalisme que la manière dont il conçoit l'œuvre du
Créateur et la liberté de l'homme. Il n'y a rien dans son
langage de la dureté que Rousseau reprochait à celui qu'il
appelle le rhéteur Augustin, tout en imitant sa passion et
sa logique. On y sent plutôt cet abandon de reconnaissance
envers Dieu, cette humilité tendre dont Rousseau s'est
1
inspiré plus d'uneïois. « Dieu, dit-il , dans le résumé de
sa réponse du péché et du malheur, Dieu ne
aux griefs

doit rien à personne il donne tout gratuitement


, quel- :

qu'un prétendrait-il que quelque chose lui est dû par


Dieu à cause de ses mérites ? certainement l'existence du
moins ne lui était pas due; et puis quel mérite as-tu à
pour devenir meilleur par la
t'élevers vers ton auteur,
grâce de Que lui as-tu donc
celui qui t'a fait vivre?
avancé que tu puisses réclamer comme une dette? » Et

1. Sanct. August. Oper., t. 1, p. 628.


440 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

dans le même mouvement d'âme il achève d'énoncer la

doctrine qui, reportant toute reconnaissance vers Dieu,


attend de lui tout secours. « Les hommes, dit-il, doivent
donc tout à Dieu, et d'abord ils lui doivent ce qu'ils sont,
en tant qu'ils existent, puis tout ce qu'ils peuvent deve-
nir de meilleur, s'ils le veulent, et tout ce qu'ils ont
reçu pour le vouloir. Personne n'est responsable de ce

qu'il n'a pas reçu; mais on est justement responsable de


n'avoir pas acquitté sa dette, et l'homme a une dette s'il a
reçu une volonté libre et une faculté suffisante. »

Ces dernières paroles indiquaient tout ce qu'Augustin


aurait à développer et à défendre dans les longs combats
sur la prédestination et nous ne l'y suivrons pas.
la grâce ;

Mais il fallait marquer le moment de sa vie où le philoso-


phe est devenu non pas seulement chrétien, mais théolo-
gien, mêlant à la spéculation métaphysique la foi la plus
ardente. Cette foi ,
qui le soutenait dans l'explication de
l'énigme humaine, lui apportait un nouveau problème
qu'avait entrevu l'antiquité. L'homme n'est pas seulement
faillible, mais déchu; et la liberté n'a pas seulement à se
défendre d'une faiblesse présente, mais à se relever d'une
corruption originelle. Le devoir n'en est pas diminué;
l'effort n'en est pas moins possible ; mais le secours divin
en est plus nécessaire; et le prix immense, mystérieux du
sacrifice qui a racheté l'homme , exige encore l'appui de
la grâce qui le soutient. Là s'ouvrait tout un monde de
spéculations insolubles. Augustin n'y entre pas cette fois,
et satisfait d'avoir répondu aux principales questions de
son ami, il l'avertit que, dût-il s'en présenter de nouvelles
à son esprit, l'étendue de ce livre oblige de le. finir et de
se reposer quelque temps de semblables débats.
Et en effet, prêtre et bientôt coadjuteur d'Hippone, Au-
gustin se sentait entraîné dans tous les devoirs actifs de la
parole sainte et de la charité, l'enseignement du peuple,
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 441

la controverse avec les dissidents, la direction choisie de


quelques âmes, l'ascendant sur toutes, une part dans le

gouvernement civil d'alors, la correspondance, les consul-

tations, les voyages, la vie d'apôtre et de juge, de chef de


l'Église et de défenseur de la cité. Dans un tel travail, le

temps semblait manquer pour approfondir les problèmes


illimités de la spéculation chrétienne, à moins que, deve-

nant la cause de quelque dissidence nouvelle ils ne ren- ,

trassent pour ainsi dire dans la vie commune de la religion,


et ne fissent d'une méditation abstraite un intérêt popu-
laire et passionné. Mais avant qu'il en fût ainsi du libre
arbitre et de la grâce, le génie d'Augustin avait à s'exercer
ailleurs. Sa première puissance devait être ce quel'évêque
d'Hippone avait cherché en lui, la prédication, non pas
ornée et savante, comme celle de Basile et de Chrysostome,
mais une prédication courte et familière appropriée à ce ,

peuple laborieux qui, debout dans l'église, y restait peu


de temps, et retournait au travail des champs. La multi-
tude de ses sermons nous fait comprendre cette puissance.
C'était, comme il le remarque, le secours qui avait toujours
manqué au culte païen, non que la société fût privée de
morale, car elle n'aurait pu vivre, mais la religion n'en
1
avait pas. « Il convenait, dit-il ,
à des dieux tutélaires de
ne point cacher aux peuples qui les adoraient les règles
d'une vie honnête, mais de les leur communiquer à
haute voix, et d'annoncer publiquement des peines pour
les coupables et des récompenses pour les justes. Quel-
que chose de semblable a-t-il jamais retenti dans les tem-
ples des dieux? » Et signalant alors toutes les impiétés
superstitieuses des cérémonies païennes, tous les mauvais
exemples que le culte donnait aux mœurs, il prévient la

seule défense que le polythéisme pouvait tirer de quel-

1. Sanct. August. de Civitate Dei, lib. H, cap. vi.


442 tableau de. l'éloquence chrétienne

ques initiations plus austères comprises dans la variété de


ses cultes ; et il insiste avec force sur le silence des prê-
tres païens, et leur impuissance à donner aucun enseigne-
ment moral.
« Qu'on ne vienne pas, dit-il, nous vanter je ne sais
quels chuchotements murmurés à l'oreille de rares initiés
et transmis comme par une religion qui se cache pour
enseigner les bonnes mœurs et la probité; mais qu'on
nous montre, qu'on nous cite des lieux consacrés aux
réunions du culte païen , où le peuple, au lieu de jeux
célébrés par des chants et des danses obscènes, entendît
ce que les dieux ordonnent afin de réprimer l'avarice,
l'ambition, la débauche, et où les misérables humains ap-
prissent ce que Perse les accusait d'ign orer.
« Qu'on nous dise en quels endroits de telles leçons

étaient données au nom des dieux et suivies par les hommes


attachés à leur culte comme on voit nos églises s'ouvrir
,

pour un semblable usage, dans tout lieu où s'étend la foi


chrétienne. »

Augustin avoue bien cependant que les écoles de phi-


losophie ont quelque chose de cette œuvre négligée
fait

dans les temples païens. Il reconnaît que chez les Grecs


des hommes d'un esprit pénétrant ont découvert de gran-
des vérités dans Tordre moral ; mais il en conclut seule-
ment, à part les erreurs où les a fait tomber la faiblesse

humaine, que c'est à eux qu'il aurait fallu décerner les


honneurs divins prostitués à des idoles impures. « Com-
bien, dit-il 1 la lecture publique des ouvrages de Platon
,

dans son temple ne serait-elle pas meilleure et plus hon-


nête que les mutilations des prêtres de Cybèle dans les
temples des démons !
»

Cette réforme des mœurs par la parole, cette action popu-

I. Sanct. Auqust. de Civitate Dei, lib. I!, cap. vu.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 443

laire, Augustin s'y dévoua comme à la science qu'il avait


tant aimée. Les occasions en étaient fréquentes. Le chris-
tianisme vainqueur était de toutes parts entouré des images
de la vie païenne. A Carthage et dans les autres villes
d'Afrique mémoire des martyrs était célébrée par des
, la

festins sur leurs tombeaux et des libations poussées jus-


qu'à l'ivresse. Augustin, qui par une lettre pressait Aurèle,
évêque de Carthage, d'interdire cette profanation dans
son Église, la fit cesser dans celle d'Hippone. Ce fut un
grand effort, et pendant deux jours une sorte de débat
entre la sévérité du prêtre et l'impatience du peuple qui ,

voulait sa fête accoutumée. Augustin l'emporta par ses


exhortations et ses larmes. Telle était l'émotion qui domi-
nait son âme et faisait sa puissance sur les imaginations
d'Afrique. La parole chrétienne était le gouvernement de
ces hommes mobiles et passionnés. Tantôt elle ne faisait
que corriger une coutume grossière tantôt elle inspirait;

une admirable charité elle était à la fois sous la dicta-


: ,

ture et la conquête, une tribune amie du peuple et la voix


du censeur qui réprimait les fautes que la loi n'atteint pas.
Elle allait plus loin, s'attachant à la pensée de l'homme
et élevant des natures incultes et violentes à l'idée de per-
fection et de sacrifice. C'est ainsi qu'Augustin fut quarante
ans le guide de l'Église d'Hippone, et de là le consolateur
de beaucoup de souffrances dans cette province romaine,
souvent déchirée par les sectes, l'anarchie et l'invasion
barbare.
Hippone même était divisée en deux partis religieux,
et les donatistes y avaient un évêque qui , dans sa com-
munion , comme Valère et Augustin dans la leur, n'était

pas seulement pontife mais arbitre et juge d'une foule


,

Le premier acte d'Augustin, évêque, fut


d'intérêts civils.
une avance envers lui. Se retranchant le titre qu'il ne lui
donne pas il ne met en tête de sa lettre que ces mots
, :
444 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

« Augustin à son honorable et très-cher seigneur Procu-


léien ; » mais il lui propose de chercher ensemble la vérité,

ou dans une discussion publique, devant des juges choi-


sis et le peuple assemblé, ou dans une conférence sans

témoins, ou par des lettres qui seraient lues aux fidèles


des deux communions. Le combat ne fut accepté sous
aucune forme. Mais il faut croire que la vertu d'Augustin
adoucissait près de lui ceux que ses écrits combattirent
tant de fois ailleurs ; car la violence des sectes troubla ra-
rement Hippone. Aimé de tous, infatigable dans la charité
comme dans l'étude, il veillait à l'éducation des jeunes
enfants, au soulagement. des pauvres, à la paix de la cité,

en même temps qu'il travaillait pour la chrétienté d'Occi-


dent. Il ne quittait jamais Hippone pour longtemps; mais
de ce modeste asile ses regards se portaient sur l'Afrique
et sur le monde. Rien ne peut donner l'idée de cet ardent
apostolat: prédication morale, traités dogmatiques, con-
troverses avec les sectaires, les docteurs de sa commu-
nion et les païens , il suffisait à tout.

Nous avons parlé de ses discussions avec le solitaire de


Bethléem, de l'espèce de trêve que lui demandait ce
et

puissant contradicteur. Près de lui Augustin trouvait ,

d'autres luttes, sans cesse renaissantes. Dans ce siècle où


tout le monde était passionné de théologie, la petite ville

d'Hippone, habitée par des mariniers indigènes et des


familles romaines un amphithéâtre scolastique
, devenait
où quelque docteur manichéen se présentait pour entrer
en lice contre le célèbre évèque. C'était un grand spec-
tacle. Le peuple y assistait avec curiosité. Des greffiers
publics recueillaient les objections et les réponses.
Ce qui se passait à Hippone se renouvelait dans d'autres
villes d'Afrique. Augustin avait sur divers points de la pro-
vince romaine des amis et des correspondants qui ne sont
pas indignes de lui , et qui font comprendre cette civili-
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 445

sation qu'avaient propagée Rome et l'Évangile. Ce n'étaient


pas seulement quelques évêques instruits en Italie, ou
quelques grands officiers, un proconsul, un tribun mili-
taire apportant à Carthage l'esprit de la cour de Milan et

des grandes familles de Rome; ce n'étaient pas seulement


quelques hommes élevés avec Augustin , ou formés dans
son Église, Nébride dont il eut sitôt à déplorer la perte,
Alype qui fut évêque de Tagaste et sans cesse près de lui,

Évode qui, longtemps après leurs doctes entretiens, lui


posait dans ses lettres de nouveaux problèmes sur Dieu
et la raison , Possidius , le témoin de sa vie et appelé à
l'épiscopat dangereux d'une ville encore idolâtre. En de-
hors de ces rangs et loin de Carthage et d'Hippone, à Milève,
à Constantine, presque dans tous les diocèses qui cou-
vraient l'Afrique romaine, il se conservait trace de science,
ily avait dans l'évêque et dans quelques prêtres romains
ou schismatiques un goût d'études spéculatives. C'était
l'œuvre de la controverse religieuse , entée sur la civilisa-

tion romaine devenue l'éducation presque générale.


et

Dans ces villes de la Numidie, dont la victoire retrouve


aujourd'hui l'enceinte marquée par des ruines , étaient
ordinairement réunis des indigènes gardant leur vieille

langue comme une liberté dernière , des Grecs amenés de


loin par la navigation et le commerce, ou venus de la Cy-
rénaïque par l'intérieur du pays, des Juifs qui se croyaient
dans leur patrie sous ce ciel brûlant, et conservaient avec
leurs rites sacrés l'usage encore intact de leur idiome na-
tional ; Romains d'Afrique issus d'anciens colons.
enfin des
Au du pays qui portaient ce nom
milieu des constructions
de mapalia que leur donne Virgile, s'élevaient, comme le
signe de la conquête les gradins du cirque, le prétoire
, ,

quelques temples aux divinités de Rome ou de l'ancienne


Afrique, et à Madaure les statues des dieux encore debout
sur la place publique, puis l'église chrétienne, et presque
446 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

toujours deux églises partagées entre deux communions


dissidentes. Dans l'une d'elles souvent un débat s'enga-
geait entre l'évêque et quelque docteur étranger.
Augustin, dans ses missions hors d'Hippone, rencontra
plus d'une fois cette épreuve et la soutint devant un audi-
toire partial et tumultueux. Quelque chose de l'intérêt
profond qui , dans la France du xvu e siècle, attachait aux
controverses religieuses les esprits les plus élevés d'une
société polie , occupait avec plus de véhémence les habi-
tants d'une ville d'Afrique, ou plutôt l'attrait qu'ont au-
jourd'hui tant d'âmes pour ces questions dominait alors,
mais sans partage, sans autre soin social et comme le seul
enseignement, la seule passion du temps.
A ces éléments de lutte intellectuelle que la division des
sectes jetait dans la province romaine d'Afrique , il faut
joindre les débats intérieurs qui s'élevaient dans son
Église; l'influence des monastères y commençait, et elle
entraînait des abus à réformer. L'ardeur d'imagination
tournée en austérité qui, sous le ciel d'Egypte et de Syrie,
dévouait tant d'hommes à la contemplation et à l'ascé-

tisme ne devait pas être moins puissante en Numidie. Il


,

ne s'était pas cependant formé dans les sables du désert


une autre Thébaïde , et les hauteurs de l'Atlas ne rece-
laient pas de solitaires comme les montagnes voisines d'An-
tioche. Mais des couvents s'établissaient dans les villes ; et

à Carthage, cette Rome d'Afrique, nombreux.


ils étaient
Dans quelques-uns, les religieux vivaient du travail de.
leurs mains selon le précepte de l'apôtre littéralement
,

interprété « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas


:

manger; mais dans d'autres ils étaient oisifs et voulaient


>•

vivre d'offrandes, alléguant ces paroles de l'Évangile :

« Voyez les oiseaux du ciel , ils ne sèment pas ; et les lis

des champs, ils ne filent pas. » Les laïques même pre-


naient part à cette question du travail ou de l'oisiveté des
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 447

moines, et leurs débats violents troublaient l'Église de


Cartbage. Augustin, à la prière de l'évèque, écrivit pour
blâmer une erreur de discipline que condamnait sa vie
entière. A cette pieuse paresse, il oppose les rudes occu-
pations de l'épiscopat chargé de' tant de soins, de l'embar-
ras de tant d'affaires à concilier ou à juger. S'il est exempt
lui-même de cette tâche qu'il impose aux cénobites, com-
bien n'aimerait-il pas mieux quelques heures de travail
matériel , et le reste du temps libre pour la prière et la
lecture!
Mais ce qu'il combat surtout avec une vivacité d'expres-
sions qui rappelle les âpres censures de saint Jérôme, c'est
la fainéantise de moines errants qu'on s'étonne de voir
ainsi multipliés, et ainsi décrits à cette époque de ferveur
primitive , et en présence de sectes rivales , dont la cen-
sure ne devait rien pardonner. Augustin redoute cet exem-
ple pour l'honneur de la vie religieuse, qu'il voudrait pro-
pager par toute l'Afrique : « Serviteurs de Dieu, dit-il en
s'adressent à l'évèque Aurèle et aux religieux qu'il repré-
sente , soldats du Christ méconnaissez-vous les ruses de
,

l'insidieux ennemi qui a dispersé en tout lieu, sous l'habit


de moines, tant d'hypocrites parcourant les provinces,
sans mission , ne s'arrêtant nulle part?
sans résidence ,

Les uns portent des reliques de martyrs ou prétendues ,

telles, et les font valoir ; d'autres vantent leurs amulettes et


leurs préservatifs; d'autres, ne se faisant faute de mentir,
racontent qu'ils ont des parents et des proches dans telle
ou telle contrée, et qu'ils vont les visiter. Tous deman-
dent, tous exigent qu'on leur donne, ou pour subvenir
aux besoins de leur pauvreté lucrative , ou pour récom-
penser leur feinte vertu. »
Mais le grand combat d'Augustin , la lutte de sa vie
entière était contre les sectes. Celle qui par ses bizarres
doctrines s'éloignait le plus de la foi chrétienne , tout en
,

448 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

lui dérobant, comme plus tard le mahométisme, une par-

tie de ses traditions, le manichéisme, qu'on vit ailleurs et


dans d'autres temps pousser aux plus grandes violences
ses fanatiques sectateurs, était alors paisible en Afrique.
Il y formait plutôt une société mystique qu'une religion
populaire. La hiérarchie de ses élus, astreinte à la diète
pythagoricienne , semblait ,
par quelques-unes même des
rêveries dont elle était préoccupée, incliner à un esprit de
douceur et de paix. Elle recherchait les discussions sa-
vantes en y portant l'élégance et la subtilité qu'Augustin
avait remarquées dans la parole de Faustus. D'autres
exemples prouvent que le manichéisme avait d'habiles in-
terprètes,même parmi les simples auditeurs. Mais c'était

surtout contre ses prêtres que discutait Augustin. Rien


n'expliquera mieux que le titre seul d'une de ces confé-
rences à quel point la rigueur des anciens édits de l'em-
pire était oubliée, et la libre discussion publiquement re-
connue. Le cinq des calendes de septembre, sous le
«

consulat des hommes très-illustres Arcadius Auguste


consul pour la seconde fois, et Ruffm, cette discussion a
été soutenue contre Fortunat ,
prêtre des manichéens,
dans la ville du territoire d'Hippone, dans les bains de
Sossius , en présence du peuple. »

Quelques années après Augustin évêque renouvelait , , ,

la même épreuve contre Félix autre manichéen et en , ;

même temps il réfutait par ses écrits d'anciens ouvrages


de Manichée ou de ses premiers disciples, et un livre de
Faustus contre le christianisme. Les objections de ses ad-
versaires, ou recueillies aux débats, ou transcrites de leurs
ouvrages, ne sont pas, sauf la vérité, trop inférieures à ses
réponses ,
pour la méthode , l'expression et même la con-
naissance des livres saints. Il y avait donc dans cette secte
si erronée dès l'origine , et si dégradée au moyen âge , un

degré de culture savante que la persécution étouffa clans


AU QUATRIÈME SIECLE. 449

la suite. Augustin , tout en la combattant avec force, en


reprochant des folies à sa doctrine et des vices honteux à
quelques-uns de ses affiliés, a par moment quelque retour
d'intérêt et d'indulgence pour des erreurs qu'il a parta-

gées. D'autre part, les manichéens, tout en accusant sa


désertion, l'admirent et le regrettent; mais ils lui repro-

chent de défigurer leur doctrine et même d'altérer le chris-


tianisme , dont ils.se prétendent les plus véridiques inter-
prètes : « Tu te fâches contre la vérité, lui écrivait l'un
d'eux, comme Hortemius contre la philosophie. En lisant

et en .relisant tes écrits, j'ai trouvé partout le grand ora-


teur, et presque le dieu de l'éloquence; je n'ai trouvé
nulle part le chrétien. Je t'ai vu armé contre tout, en n'affir-
mant rien. Enfinjenepuis letaireà ta sainteté très-patiente,

tu m'as paru, et c'est un fait assuré, n'avoir jamais été ma-


nichéen , n'avoir pu connaître les dogmes secrets de ce
mystère, et poursuivre, sous le nom de Manichée, Annibal
ou Mithridate. Je l'avoue, marbres dont resplendit le
les
palais de la famille Anicia brillent de moins d'art et d'élé-
gance que tes ouvrages. Si tu voulais te mettre d'accord
avec la vérité quel ornement tu serais pour nous! » La
,

naïveté de ce langage est instructive : on y voit qu'à part


même la croyance religieuse , ce qu'il y avait de sobre et
de sensé dans la philosophie d'Augustin déplaisait aux
imaginations ardentes des manichéens. Pour eux , celui
qui rectifie le doute illimité, mais admet l'examen , est
sceptique. Évidemment, c'est le débat de l'illuminisme
contre la religion.

Augustin combattit cette secte une grande partie de sa


vie et il n'est presque aucun de ses ouvrages où il ne se
;

souvienne du manichéisme pour le réfuter ou pour se pré-


munir contre toute opinion qui en approche. Sa doctrine
de la grâce est une réponse à l'erreur fondamentale des

manichéens. Son livre contre Faustus est une défense mé-


TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. 29
450 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

thodiquc du christianisme, dont cet habile rhéteur de


Milève acceptait les monuments et niait la doctrine. Les
objections extraites de son ouvrage et les réponses se sui-
vent comme dans un débat public ; et elles remettent sous
nos yeux, dans sa plus vive image, ce libre conflit de
croyances où s'agitaient les esprits en Afrique, au iv e siècle.
Augustin semble s'y plaire , comme Bossuet dans les con-
troverses de son temps; et quoiqu'il ait eu plus d'une fois
à défendre la ville d'Hippone de quelque invasion mani-
chéenne , il n'invoqua jamais pour la repousser d'autre
force que la discussion.

Plus nombreux et plus puissants , les donatistes ensan-


glantèrent souvent l'Afrique, où- leur secte était née, et où
elle se renfermait, comme une passion locale, comme une
haine renouvelée de Carthage contre Rome. On est tenté
de croire à cette lutte instinctive quand on voit dès l'ori-
,

gine l'ardent apologiste du christianisme Tertullien se , ,

séparer si volontiers de l'Église romaine , et la résistance

à la chaire pontificale semêler à l'orthodoxie même du


martyr saint Cyprien. La première dissidence des dona-
tistes ne portait également sur aucun des dogmes de la

foi; elle étaitune prétention d'orgueil et de sévérité plu-


tôt qu'un dissentiment de croyance. Elle commença par
une protestation contre quelques évêques ,
qui , dans des
temps de persécution, avaient livré le dépôt des Écritures
saintes et n'avaient pas été pour cette faiblesse irrévoca-
,

blement condamnés par la sage indulgence de Rome. Deux


hommes du nom de Donat l'un évêque de Calame et
, ,

appuyé sur le crédit d'une femme riche et puissante de


Carthage, l'autre devenu évêque de cette ville, étendirent
successivement ce schisme, qui d'abord était la lutte des
rigoristes contre les modérés. Bientôt, quoique accusé
d'avoir aussi dans son sein des hommes qui avaient cédé
dans les jours d'épreuve, ce parti divisa toute la province.
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 451
Lorsque la puissance impériale eut changé le culte et

substitué la faveur pour les chrétiens à la persécution, les


donatistes, par une destinée commune aux opinions ex-
trêmes, se trouvèrent encore ses adversaires. Constantin ,

en les frappant de restrictions et d'amendes, les fortifia.

Leur schisme devint par moments une guerre civile. En-


levées par des édits, reprises par des émeutes, leurs églises
finirent par leur être laissées. Et cette secte, si voisine de
la communion romaine que ses affiliés venaient demander
l'appui d'Augustin contre le manichéisme, demeurait pro-
fondément séparée de l'Église, dont elle avait tous les
dogmes.
Prétendant qu'elle avait seule, par la fermeté de sa dis-
cipline, gardé le dépôt de la vérité, et qu'elle était l'Église

universelle, elle nommait un évêque de Rome, et le fai-


sait résider à Rome comme
, le représentant de son droit
absolu; en même temps, par une autre conséquence
extrême de son principe elle baptisait de nouveau tout
,

chrétien qui passait dans ses rangs. Bientôt et du temps ,

même d'Augustin , les donatistes comptèrent en Afrique


non pas autant de sectateurs, mais autant d'évèques qu'en
avait l'Église romaine. Telle était leur puissance, et le

fonds d'orthodoxie conservé par eux que ceux de leurs


,

évêques qui revenaient à l'unité étaient admis avec leurs


titres , leurs honneurs et sans ordination nouvelle. Mais
cet exemple était rare; et les deux communions, rappro-
chées par le symbole , divisées par la discipline ,
quelque-
fois en présence dans un orageux concile ,
plus souvent
assemblées à part, luttaient sur presque tous les points

de l'Afrique. Cette rivalité n'était ni toujours ni par-


tout la même. Les donatistes, subdivisés eux-mêmes
en sectes diverses, et invoquant parfois les rigueurs de
l'empire contre ceux qui se détachaient de la secte prin-
cipale, avaient dans leur sein , comme tous les partis., des
452 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

hommes éclairés et des hommes violents. Les premiers,


qui se composaient de beaucoup de membres de ce clergé
si nombreux et de riches citoyens des villes , soutenaient
des discussions, écrivaient des livres , et s'attachaient sur-
tout à montrer que leur dissidence n'était pas une hérésie.
Mais à côté de ces hommes, et jusque dans l'épiscopat
donatiste ,
il y avait des esprits ardents à la vengeance ; et
ils trouvaient pour instrument tout un peuple en qui les
souvenirs de la persécution, l'animosité nationale et l'ar-

deur du ciel de l'Afrique avaient excité au plus haut degré


l'emportement des haines religieuses. C'étaient ceux qu'on
nommait circoncellions, comme pour exprimer énergique-
ment par un mot cette guerre de barbares rôdant autour
des demeures qu'ils incendient.
Ces hommes, presque tous laboureurs ou pâtres des
villages de Mauritanie et de Numidie, n'avaient qu'un fa-
natisme farouche, entretenu par les discours de quelques
prêtres que leurs ignorants sectateurs. A.
plus féroces
certaines époques ils abandonnaient par troupe leur
demeure, erraient dans les campagnes, dévastaient les
propriétés delà secte dominante, et quelquefois massa-
craient les prêtres catholiques qui tombaient dans leurs
mains. Ils se croyaient alors visités par l'esprit divin , et

prenaient leurs meurtres pour des holocaustes agréables


à Dieu.
La rigueur des lois, et même la cruauté des soldats
romains, ne pouvaient rien sur ces hommes; on les tuait
sans les émouvoir. Ils se vantaient du nombre de leurs
saints. Souvent, parmi eux, des hommes et même des

femmes se donnaient la mort par le fer, ou en se préci-


pitant, comme pour devancer le martyre.
Augustin passa la plus grande partie de sa vie à com-
battre la doctrine des donatistes, et quelquefois invoqua
contre eux les édits et les magistrats. II veut cependant
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 453

toujours que l'on s'abstienne à leur égard de la peine de


mort, lors même qu'ils ont répandu le sang de leurs
adversaires. Tel est le vœu qu'il a consigné dans une lettre
au tribun de la province , vœu mémorable qui mériterait
d'être inscrit dans notre législation moderne.

AUGUSTIN 1
AU TRIBUN MaRCELLIN , TRÈS-AUGUSTE SEIGNEUR
ET TRÈS-CHER FILS, SALUT EN DlEU.

« J'ai appris que ces circoncellions et ces clercs du ,

parti donatiste, que l'autorité publique avait transférés


de la juridiction d'Hippone à votre tribunal avaient été ,

entendus par votre excellence et que la plupart d'entre


;

eux avaient avoué l'homicide qu'ils avaient commis sur le


prêtre catholique Restitute, et les blessures qu'ils ont
faites à Innocent, prêtre catholique, en lui crevant un
œil et en lui coupant un doigt. Cela m'a jeté dans une
grande inquiétude que votre excellence ne veuille les
punir avec toute la rigueur des lois, en leur faisant souffrir
ce qu'ils ont fait!

« Aussi j'invoque par cette lettre la foi que vous avez en

Jésus -Christ; et, au nom de sa divine miséricorde, je


vous conjure de ne point faire cela, et de ne point per-
mettre qu'on Quoique nous puissions en effet
le fasse.

paraître étrangers à la mort de ces hommes qui sont


soumis à votre jugement, non sur notre accusation, mais
sur l'avis de ceux auxquels est confié le soin de la paix
publique, nous ne voulons pas que les souffrances des ser-
viteurs de Dieu soient vengées, d'après la loi du talion,
par des supplices semblables. Non que nous voulions
empêcher qu'on ôte aux hommes coupables le moyen de
mal faire, mais nous souhaitons que ces hommes, sans

i. Sanct, August. Oppr., t. II, p. 396.


454 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

perdre la vie , et sans être mutilés en aucune partie de


leur corps, soient, par la surveillance des lois, ramenés,
d'un égarement furieux , au calme du bon sens , ou dé-
tournés d'une énergie malfaisante, pour être employés à
quelque travail utile. Cela même est encore une condam-
nation mais peut- on ne pas y trouver un bienfait plutôt
:

qu'un supplice, puisqu'en ne laissant plus de place à l'au-


dace du crime, elle permet le remède du repentir? Juge
chrétien, remplis le devoir d'un père tendre; dans ta
colère contre le crime, souviens- toi cependant d'être
favorable à l'humanité ; et en punissant les attentats des
pécheurs, n'exerce pas toi-même la passion de la ven-
geance. »

Augustin terminait cette lettre touchante par des rai-


sons prises dans l'intérêt du christianisme, et qui lui

commandaient la douceur que cela : « J'atteste, disait-il ,

seul est utile, est salutaire à l'Église catholique ou pour ;

ne point paraître sortir de ma juridiction je l'atteste du ,

moins de l'Église d'Hippone. Si tu ne veux pas écouter la


prière d'un ami, écoute le conseil d'un évêque. » Il
adressait pour le même sujet une lettre non moins exprès
sive au proconsul d' Afrique. « Épargne, lui disait-il, ces
coupables convaincus ; laisse-leur la vie et le temps du
repentir. »

Cependant le même homme qui a écrit ces belles pa-


roles en faveur des circoncellions coupables approuva '

les rigueurs, les prohibitions, les amendes employées pour


convertir à la religion les donatistes même paisibles. Il
2
répéta dans ses controverses, et dans ses lettres, qu'il
était bon de forcer les hommes à sortir d'erreur. Il justifia

1. Sanct. August. Oper., t. IV, p. 78.


2. Ibidem, t. IV, p. 595.
AU QUATRIEME SIECLE. 455
les décrets des empereurs à cet égard , et vanta 1
les con-
versions arrachées par de telles violences. Nous ne rap-
pellerions pas cette triste doctrine, si, dans le xvn e siècle,
l'intolérance religieuse ne s'en était fait un argument et
une autorité.
En présence de ces sectes chrétiennes, tyranniques ou
persécutées, le paganisme conservait dans l'Afrique d'as-
sez nombreux adorateurs. Il avait encore, malgré les édits

impériaux, des temples, des prêtres et des sacrifices.


2
Quelques-uns de ces rites empreints de la barbarie pu-
nique , se liaient à des souvenirs antérieurs à la conquête
romaine, et se conservaient dans plusieurs villes, comme
un reste d'indépendance et de patriotisme. Les païens
d'Afrique donnaient aux chrétiens même nationaux le

nom de romains; et cela seul explique la résistance à un


culte qui semblait celui du vainqueur.
Grossier et féroce dans la foule, ce paganisme s'était
fort épuré dans quelques hommes plus instruits; et les
ouvrages d'Augustin nous offrent à cet égard de curieux
monuments. Moins occupé des païens que des donatistes,
il eut cependant des discussions fréquentes avec les pre-
miers; il les recevait même à sa table; et le goût des
sciences le rapprochait de quelques-uns de ces hommes
zélés pour la philosophie grecque et l'érudition mytho-
logique.
Leurs lettres conservées parmi les siennes sont un
curieux témoignage. Un savant grammairien de Madaure,
Maxime, lui écrivait, pour expliquer son paganisme, et
donner un sens philosophique aux fables dont il était
charmé « Quil existe, dit-il 3 un Dieu souverain, sans
:
,

1. Sanct. August. Oper., t. IX, p. 2VI.


2. Ibidem.
3. Tbidem t. II, p. 19.
,

45G tableau de l éloquence chrétienne

commencement, sans postérité, qui est comme le père


tout-puissant de la nature, il n'est personne assez dérai-
sonnable, assez aveugle pour ne pas le reconnaître avec
certitude ; eh bien ! les vertus de ce Dieu répandues dans
l'œuvre de la création , nous les invoquons sous des noms
divers, parce que nous ignorons le nom propre qui lui

convient à lui-même. En effet, le mot Dieu est un nom


commun à tous les cultes; ainsi, tandis que nous adres-
sons à des parties de ce grand être différents hommages
nous paraissons l'adorer tout entier. » A ce langage élevé
le philosophe de Madaure mêle un reste du dédain litté-

raire dont s'étaient armées les écoles païennes contre le

culte nouveau. Ilrépugne aux noms peu poétiques de


quelques saints honorés dans les églises de Numidie. Il
s'indigne à l'idée de voir préférer à Jupiter foudroyant
Mijqdon, à Junon, à Minerve, à Vénus à Vesta Sanaes, ,

à tous les dieux immortels I'archimartyr Namphanion.


Les honneurs qu'on rend à leurs tombeaux lui semblent
des apothéoses décernées à des coupables; quand il et

voit des insensés abandonner les temples et négliger les


mânes de leurs ancêtres pour ce culte profane il recon- }

naît dit-il le présage du poète


, , :

Home devant ses dieux a juré par les ombres.

« 11 croit voir renaître cette guerre d'Actium, où les divi-

nitésmonstrueuses d'Egypte lançaient contre les dieux


romains des traits qui ne pouvaient les atteindre. » Malgré
cette illusion de rhéteur prêtant à des souvenirs d'étude
la puissance d'une conviction religieuse, il hésite, il s'in-

quiète, et il consulte Augustin ,


qu'il appelle un sage, et

dont il semble tout à la fuis invoquer et craindre le génie.


Il le prie de mettre de côté son éloquence, ses argu-

ments empruntés à l'école de Chrysippe, sa dialectique


AU QUATRIÈME SIECLE. 4o7

qui ne laisse de certitude à personne , et de lui faire con-


naître en réalité quel est ce Dieu que les chrétiens reven-
diquent pour eux seuls, et qu'ils voient présent dans
leurs mystérieux sanctuaires. « Pour nous, dit-il
1
avec
un retour d'orgueil païen , nos dieux, nous les adorons au
grand jour, au vu et au su de tous les mortels; nous les
rendons propices par de gracieuses offrandes, et nous
tâchons que notre culte soit connu et approuvé de tous.
Mais je suis trop vieux pour m'engager dans ce combat,
m'en rapporte
et je volontiers à la sentence du poëte de
Mantoue :

.... Trahit sua quemque voluptas.

« ne doute pas, homme illustre, déserteur


Cependant je
de ma que cette lettre, si par hasard elle tombe
religion,
dans des mains étrangères, ne périsse parles flammes,
ou de toute autre manière; s'il en arrive ainsi on aura ,

détruit un papier, et non ma doctrine dont l'original ,

subsistera dans tous les cœurs religieux.


« Puissent te conserver les dieux, par l'entremise des-
quels , nous tous mortels qui habitons la terre, nous
honorons et nous adorons sous mille modes divers, et

dans une discordante harmonie, le père commun des


dieux et des mortels. » Malgré la gravité de ces dernières
paroles, Augustin trouva la lettre peu sérieuse; il ne s'ar-

rête pas à cette profession de foi théiste , cachée sous le

superstitieux respect des fables qu'avait consacrées l'an-


tique poésie; et il répond aux raisonnements et au dépit

du vieux lettré avec cette supériorité qui permet l'ironie.


Quant à la dérision jetée sur la rudesse obscure et barbare
de quelques noms chrétiens, il la renvoie sans peine à
tant d'ignobles déités du paganisme romain; et puis,

I. Sanct. August. Opi'r , t. II, p. 20.


,

4Ô8 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

comme il l'indique, la vulgarité de ces noms qui blessait


le savant attirait la foule; c'étaient pour elle des patrons
indigènes et populaires. « Pouvais-tu bien, dit-il ', t'ou-
bliertoi-même à ce point qu'homme africain écrivant ,

pour des Africains, lorsque tous deux nous sommes en


Afrique , tu croies devoir repousser outrageusement les
noms puniques? Si en nous voulons interpréter ces
effet

mots, Namphanion ne pas un messager de


signitie-t-il

bonne nouvelle? » Et par ce seul exemple il montre ce


qui reste caché dans une foule de détails du même temps,
combien l'unité du christianisme servait souvent à con-
soler de l'unité de l'empire et rendait aux différents,

peuples confondus par la conquête des souvenirs distincts


et nationaux qu'ils ne pouvaient trouver ailleurs.
Augustin ne combat pas moins facilement l'objection
du rhéteur de Madame contre le secret dont s'entourait
le y oppose les initiations furtives de
culte chrétien. 11

quelques cérémonies païennes, et la publicité honteuse


de quelques autres, telles que les célébraient alors même
sur les places publiques les décurions et les primats de la

ville de Madame.
Mais n'espérant pas sans doute vaincre les illusions
opiniâtres de Maxime, il s'abstient de répondre à sa ques-
tion principale , et n'essaye pas de révéler le dogme à qui
semble si peu préparé pour le recevoir. « Sache seule-
2
ment, lui dit-il pour que tu n'en ignores et que tu ne
,

sois pas entraîné à des insultes sacrilèges ,


que les chré-
tiens catholiques, dont l'église est établie même dans votre
ville, ne rendent de culte à aucun mort, et n'adorent
comme divinité rien de ce qui a été fait et créé par Dieu
mais Dieu seul, qui a fait et créé toutes choses. »

1. Sanct. August. Oper., t. II, p. 21.


2. Ibidem , p. 22.
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 459


La discussion s'arrêta là sans doute entre le prêtre chré-
tien et le vieillard trop charmé de sa langue païenne pour
la désapprendre. Bien des années après, malgré la rigueur
croissante des édits impériaux,, la ville de Madaure, dans
ses magistrats et dans son peuple, était encore attachée au
polythéisme; mais elle aimait et révérait Augustin, jadis
élève de ses écoles, et maintenant évêque célèbre dans toute
l'Afrique. Une lettre écrite au nom de ses habitants, pour
lui recommander un d'eux, le saluait de ces mots 1
: « A
notre père Augustin , salut éternel dans le Seigneur ! »

Mais cette expression et quelques autres, qui lui avaient

paru d'abord l'annonce d'une conversion publique , n'é-


taient qu'une imitation des formes déjà dominantes. Au-
gustin le sentit avec douleur , sans être moins favorable à
ceux qu'il appelait ses parents et ses frères ; et sa réponse
est une exhortation fervente à l'abandon d'un culte désor-
mais sans excuse devant le monde , et « contre lequel
dit-il
2
, les puissances du siècle, qui jadis persécutaient
les chrétiens par zèle pour les idoles, tournent maintenant
leur colère et leurs lois. »

A côté de cette philosophie du paganisme mêlée aux ,

souvenirs littéraires de Maxime de Madaure on peut voir ,

la mysticité du même culte dans les confidences d'un


autre contemporain, auquel Augustin avait demandé quel-
ques détails sur sa croyance. Il se nommait d'un nom ,

romain , Longinien , était prêtre des dieux dans la pro-


vince d'Afrique , mais appartenait à cette école de poly-
théisme, plus orientale que latine, qui sous Julien avait
voulu ranimer le sacerdoce païen par un mélange de tra-
ditions antiques et d'ascétisme contemplatif. Rien n'in-
dique pour nous quel lieu il habitait, Cartilage ou quelque

1. Sanct. August. Oper., t. II, p. 841.


2. Ibidem, p. 841.
460 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ville de Numidie; mais nous voyons par la lettre que lui

écrit Augustin , et par sa réponse, qu'ils avaient eu plus


d'un entretien sur les questions religieuses. C'est donc un
nouvel exemple du degré de culture morale et de lumières
conservé loin de Rome et dans les ruines mêmes du culte
déchu. C'est en même temps un précieux témoignage de
ce commerce paisible d'idées, de ce désir d'union dans la

vérité qui rapprochait de nobles âmes séparées de toute


la distance d'un grand culte à un pieux effort de libre
méditation.
Voici comment s'écrivent l'un à l'autre ces deux
hommes :

a Longinien, Augustin.

« On cite ce mot d'un ancien l


,
que pour ceux qui veu-
lent avant tout être hommes de bien, le reste de la science
est facile. Cette maxime, qui est de Socrate , si je me sou-
viens exactement, avait été précédée dès longtemps par la
maxime révélée, qui enseigne brièvement et tout ensemble
à l'homme l'obligation d'être bon et la manière de l'être :

Tu aimeras ton Dieu de tout cœur, de toute cime, de toute


pensée, et ton prochain comme toi-même. Pour qui est pé-
nétré de ce précepte, il ne s'agit pas de trouver facile le

reste de la science; toute la science utile et nécessaire est


acquise. Comme je crois donc avoir vu dans la sincérité de
tes entretiens avec moi que tu veux avant tout être homme
de bien, le Dieu meilleur que tout et de qui l'âme hu-
maine reçoit la bonté, j'ose te demander comment tu
juges qu'il faut l'adorer ; car sur le devoir même de l'adorer
je connais déjà ton sentiment.
« Je demande aussi ce que tu penses du Christ car je ,

sais que tu n'en tiens pas peu de compte mais crois-tu ;

i. Sonet. August. Oper.,t. II, p. 845.


,,

AU QUATRIÈME HECLE. 461

qu'on ne peut arriver à heureuse que par la voie


la vie

qu'il a montrée; et, sans refuser de le suivre, tardes-tu


seulement? Ou penses-tu qu'il existe soit une, soit plu-
sieurs autres voies pour arriver à ce bien si précieux?
voilà ce que je désire savoir, sans être importun, je pense;
car je t'aime pour le motif que j'ai dit; et je crois, non
sans raison, être aimé de toi. »

Celui auquel s'adressait ce langage d'une si affectueuse


tolérance répond avec une vénération un peu timide à son
respectable seigneur et très-saint père Augustin : « Tu
m'imposes , dit-il
l
, un grand fardeau et une mission diffi-

cile ,
par la nécessité de répondre à tes questions dans ce
temps, sur de tels sujets, et avec les principes de mon
opinion, c'est-à-dire d'homme païen. »

Il l'essaye cependant ; et selon le système des mystiques


rénovateurs du polythéisme, remonte non pas à la
il

sagesse de Socrate, ni à quelques livres hébreux, dit-il


mais aux traditions d'Orphée et de Trismégiste, et à une
révélation primitive faite par les dieux aux trois parties
du
monde, à la naissance des siècles, « avant, dit-il encore,
que l'Europe eût un nom que l'Asie en reçût un, et que ,

la Libye possédât un homme de bien comme tu l'as été et

le seras toujours; car de mémoire d'homme, à moins que

tu ne prennes pour vrai le fabuleux récit de Xénophon,


je n'ai ouï citer, ni rencontré dans les livres, ni vu mortel
ou s'il en est un, personne après lui, qui comme toi tra-

vaille incessamment à connaître Dieu, et qui, par la pureté


de l'âme rejetant le poids du corps, puisse aussi facile-
ment s'élever à lui et le posséder par l'espoir d'une con-
science irréprochable, et non par une douteuse croyance. »
Paraissant ainsi envelopper l'évêque chrétien lui-même
dans cette doctrine orphique, qui consiste tout entière

1. Sanct. August. Oper., t. Il, p. 84«.


462 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

à se rapprocher de Dieu par l'exaltation et la pureté de


l'àme, il ajoute humblement : « Par quelle voie arriver
jusque-là? 11 t'appartient plus de le savoir et de me l'in-

diquer à moi-même, sans secours étranger, que de l'ap-


prendre de moi. Comme je m'avoue trop faible encore
pour m'acheminer à cette demeure du souverain bien où
m'appelle mon sacerdoce , dans l'espérance de le pou-
voir un jour cependant, je rassemble les provisions du
voyage.
« La sainte et antique tradition que je garde, la voici en

peu de mots La meilleure voie vers Dieu est celle de


:

l'homme de bien qui, pieux, pur, équitable, chaste, véri-


dique dans ses paroles et dans ses actions, éprouvé sans
être séduit par les changements des temps fortifié par la ,

compagnie des dieux, et mûri par les puissances de Dieu,


c'est-à-dire pénétré par les vérités de l'unique, de l'uni-
versel, de l'incompréhensible, de l'ineffable et de l'infati-
gable Créateur, par ces vertus que vous nommez des
anges, hâte sa course vers lui de toutes les forces du cœur
et de la pensée. Telle est la voie par laquelle, purifié
selon les pieuses maximes et les expiations saintes des
antiques mystères ,l'homme s'élance avec une constante
ardeur.
« Quant au Christ , le Dieu matériel et spirituel de ta
croyance ,
par lequel tu es sûr d'arriver à cet Être su-
prême et bienheureux , véritable père de toutes choses,
je n'ose et je ne puis te dire ce que je pense, parce que là

où j'ignore je crois très-difficile de définir. Mais comme


tu as bien voulu , en retour de mon respect pour tes ver-
tus, me laisser voir depuis longtemps que tu m'aimes,
j'aipour témoignage d'une vie pure mon soin vigilant de
ne pas te déplaire à toi dont l'àme communique chaque
,

jour avec Dieu et la certitude qui t'est donnée que pour


,
,

être heureux de t'aimer, j'observe fidèlement la règle et


,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 463


la ligne de ton jugement sur moi. » En même temps, il

lui demandait ses écrits, et dans des paroles presque chré-


tiennes, il lui souhaitait de continuer à jouir de l'amour
de Dieu et à lui plaire par une constante sainteté.
II manquerait quelque chose au caractère de cette let-
tre et à la peinture de l'état moral qu'elle atteste, si nous
ignorions comment l'accueillit Augustin. Évidemment,
cette religion du cœur, distincte des formes de la croyance,
le touchait. U se félicite, dans sa réponse au pontife ido-
lâtre, semence salutaire qu'il voit croître et s'élever
de la

entre eux. « La réserve à nier ou à affirmer sur le Christ


lui paraît dit-il un tempérament qu'il accepte volon-
, ,

tiers dans un païen. » Il est prêt d'ailleurs à l'instruire et

à lui communiquer tous ses ouvrages, mais il veut aupa-


ravant éclaircir un seul point. Et alors répétant les ,

paroles mêmes de Longinien sur l'efficacité des vertus


morales pour s'élever vers Dieu, et en même temps sur
l'emploi nécessaire des rites antiques, il rapproche ces
deux idées , il en cherche toute la portée , comme si , à la
question qu'il avait posée dans sa première lettre en suc-
cédait une autre plus générale et plus haute , celle que
Platon avait absorbée dans V Eutijphron, la sainteté de l'àme
considérée à part des formes religieuses. « Je sens dans
1
tes paroles, ajoute-t-il ,
qu'à tes yeux il ne suffit pas,
dans la voie qui conduit à la Divinité, que l'homme de
bien contente les dieux par la piété, la justice, la pureté,
la chasteté, la vérité de ses paroles et de ses actes, et
s'avance entouré de ce cortège rers legrand Dieu créa-
teur de tout ; il faut encore qu'il soit épuré par les pieuses
cérémonies et les expiations que prescrivent les rites an-
tiques. Je voudrais donc savoir quelle chose suivant toi ,

est à épurer par des cérémonies saintes dans celui dont la

I . Sanct. August. Oper., t. II, p. 847.


464 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

vie pieuse, équitable, pure, véiidique, honore les dieux,


et par eux le Dieu unique, le Dieu des dieux. » Alors, in-
sistant sur cette double contradiction d'une purification
nécessaire ,
quand il y a pureté de l'àme , et d'une purifi-
cation possible par des cérémonies, quand cette pureté
n'est pas, il presse le pontife païen d'expliquer une telle

difficulté, et lui indique encore d'autre questions qui s'y


rapportent. « L'homme doit- il être vertueux pour parti-
ciper aux saints mystères, ou doit-il y participer pour

devenir vertueux? La vertu ,


quel qu'en soit le degré,
n'est-elle pas insuffisante pour atteindre à la vie heureuse
qui vient de Dieu, si on n'y joint le secours des cérémo-
nies saintes? Ou bien la pratique de ces cérémonies fait-

elle une partie même de la vertu, de sorte que ce ne


soient pas deux choses, et que dans la vie honnête soit
comprise la vie sanctifiée? »

Nous n'avons pas la réponse; mais la demande en dit

assez. Il n'y avait pas seulement ici le débat amical du


pontife chrétien avec l'interprète spiritualiste d'un culte
idolâtre transformé sans le savoir, il y avait la question
qui naissait dans le sein même du christianisme , et que
l'ignorance a parfois obscurcie , la question de la préémi-
nence des œuvres. La poser, c'était la résoudre ; car c'était
dire que la grandeur des pratiques religieuses est surtout

dans les vertus qu'elles soutiennent et qu'elles consacrent.


J'ai peine à croire que le païen contemplatif, dont nous
avons cité quelques belles paroles, n'eût pas admis cette
vérité, et que sa réponse n'eu.* pas offert une affinité de
plus avec la doctrine de celai dont il sentait si profondé-
ment la vertu.
Mais le peuple païen n'entendait rien à ce culte exta-
tique ou rationnel auquel s'élevaient quelques âmes d'é-
lite. Persécuté après avoir été si longtemps oppresseur,
il s'emportait à de cruelles violences. A Suffecte, en Nu-
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 4b5
midie pour venger le renversement d'une statue d'Her-
,

cule, les païens de la ville avaient massacré soixante chré-


tiens. Non loin d'Hippone, à Calame, dans une ville qui
avaitpour évêque l'ami et le biographe d'Augustin, Pos-
sidius, animé de la même douceur que lui un édit de ,

l'empereur Honorius ,
qui prohibait la licence des fêtes
païennes, excita de grands troubles. Les païens, nom-
breux dans la ville ayant formé le bruyant cortège d'une
,

de ces fêtes, le firent passer devant l'église; un tumulte


s'éleva, et l'église fut assaillie. Sur la plainte de l' évêque
demandant au conseil de la ville l'exécution de l'édit, les
violences se renouvelèrent. Les membres du conseil, tous
attachés à l'ancien culte, hésitaient; et la foule, imputant
aux opérations magiques des chrétiens un violent orage
qui, dans l'intervalle, avait éclaté sur la ville, attaque de
nouveau l'église, y met le feu, poursuit l'évêque et fait

plusieurs victimes. L'effroi qu 'éprouvèrent ensuite les au-


teurs de ce désordre, et l'intervention réclamée d'Augus-
tin , nous montrent un nouvel aspect du caractère païen
à cette époque non plus
, le lettré enthousiaste ou le con-
templatif, mais le vieux citoyen tenant aux anciens rites
comme à une liberté locale, et s'occupant de sa patrie
plus que des questions religieuses. C'est la pensée de deux
lettres écrites par Nectaire , riche habitant de la ville de
Calame. 11 ne nie pas les excès commis par ses conci-
toyens; il ne peut les excuser devant la loi; mais il ré-

clame lindulgence, et croit Augustin le médiateur naturel


pour l'obtenir. <• L'évêque, dit-il ', ne doit contribuer
qu'au salut des hommes, ne prendre aux jugements
qu'une part favorable , et mériter devant Dieu par ses ver-
tus le pardon des fautes d'autrui. Je te demande donc, de
toute la force de mes prières ,
que celui qui n'est pas cou-

1. Sanctt Augùst. Oper., t. II, p. 223.

TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. 30


466 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

pabîe soit défendu , s'il faut le défendre ,


que toute rigueur
soit écartée des innocents. Fais ce qui t'est demandé se-
lon ta nature. Les dommages peuvent
compensés par être
des amendes. Nous prions seulement qu'on épargne les
supplices. »

Augustin était parti pour Calame , afin de se ranger


près de l'évêque son ami , et d'apaiser les violences et les
ressentiments. Il entendit tour à tour les deux partis,
donna des conseils de paix aux chrétiens, et ensuite reçut
les païens sur leur demande, et leur parla longtemps de
ce qu'ilfallait faire et pour détourner leur péril présent,

etpour acquérir leur salut éternel. Ce n'est qu'après cette


médiation bienveillante, et de retour dans Hippone,
qu'Augustin répondit à la lettre du vieux citoyen de Ca-
lame. On retrouve dans son langage le génie du temps et
cette controverse ornée qui se mêlait à tous les intérêts
de la vie. En honorant le zèle de Nectaire, et sans refuser
tout à fait l'intercession qui lui est demandée, il déplore
les vices de la société païenne; il en veut la réforme, et
trouve miséricordieuse la punition qui peut y contribuer.
Ce dévouement que Nectaire témoigne pour sa patrie, ces
maximes sur le devoir du bon citoyen qu'il emprunte à ,

la République de Cicéron , étaient inséparables de vertus


civiles et privées qui maintenant, dit Augustin, ne sont
plus enseignées que dans les auditoires de peuples formés
par les églises chaque jour plus nombreuses.
Ainsi le christianisme revendiquait avec la vérité reli-

gieuse l'ascendant' politique. Sans nier les fortes vertus de


l'ancienne Rome, il s'en prétendait désormais dépositaire,
et dans les règles qu'il donnait pour la vie spirituelle, il

songeait à comprendre les devoirs de la vie publique. Les


paroles d'Augustin attestent qu'à la même époque un
effort était fait par la prédication païenne pour mettre
dans la religion qu'elle essayait de défendre la morale qui
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 467

lui avait manqué jusque-là. « Je sais , dit-il ', avec une


nuance d'ironie, que tout ce qui a été anciennement ra-

conté sur la vie et les mœurs des dieux doit être compris
et expliqué tout autrement par les sages : on a maintenant
pour les peuples réunis dans les temples de très-salutaires
interprétations de ce genre; hier ou avant-hier, nous en
avons entendu. »

Quel que fût le caractère de ce tardif effort, il disparut


entre l'influence chrétienne et l'invasion barbare : et on
ne doit pas s'étonner que l'évêque d'Hippone, qui écoutait
avec bienveillance l'enthousiasme solitaire d'un païen ré-
formateur, dédaigne cette réforme pour la foule , dont
elle ne corrigeait pas les passions et la licence, et dont
elle ne pouvait expliquer le culte sans le détruire.
Le zélé patriote de Calame ne se découragea pas cepen-
dant ; et quand il vit les rigueurs de la justice impériale
menacer ses concitoyens, il invoqua de nouveau le se-
cours d'Augustin. Ta lettre éloquente 2 lui écrit-il, m'a
« ,

fait entendre la voix du philosophe, non pas de celui qui

doutait dans l'Académie, mais du consulaire Tullius, lors-


que, sauveur de tant de citoyens, il apportait du forum
son drapeau victorieux dans les écoles éblouies de la

Grèce. » S'efforçant alors de se rapprocher d'Augustin,


sinon dans le dogme chrétien, au moins dans la croyance
d'un Dieu suprême et d'une vie éternelle, il en parle avec
ce caractère d'esprit civique et romain qui forme une
nuance distincte dans le spiritualisme païen, dont nous
avons recueilli quelque traits. « J'écoute avec reconnais-
sance , lui écrit-il , en réponse à ses exhortations au chris-
tianisme, ton conseil d'aspirer à la patrie céleste. Tu ne
veux pas m'assigner pour seule patrie celle que renferme

1. Sanct. August. Oper., t. II, p. 228.


2. Ibidem, p. 287.
,

468 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

une enceinte de murailles , ni celle que la philosophie ap-


pelle le monde et déclare commune à tous les hommes,
mais celle qui est habitée par le grand Dieu et par les
âmes qui ont bien mérité de que tous les cultes
lui , celle

poursuivent par des sentiers divers, et que nous ne pou-


vons décrire par la parole mais peut-être atteindre par
,

la pensée. Bien que ce soit là pour nous la patrie qu'il

faut surtout désirer et chérir, je ne crois pas qu'il faille


abandonner où nous sommes nés, qui nous a versé
celle

les premiers rayons de la lumière qui nous a nourris ,

qui nous a élevés, et, ce qui revient surtout à ma cause,


qu'on ne peut bien servir sans trouver après la mort un
asilepréparé dans les cieux. »
Mêlant à ces nobles pensées une exagération de l'école
stoïcienne, il argumente de l'axiome que toutes les fautes

sont égales pour réclamer une impunité commune; et

après une vive peinture des inquiétudes et de l'effroi de


ses concitoyens sous l'enquête impériale, il supplie Au-
gustin, comme s'il était maître tout-puissant, de considé-
rer Dieu , l'opinion des hommes , la popularité qui s'at-
tache a la bonté, et de chercher la gloire de pardonner
plutôt que celle de punir.
Possidius, dans l'intervalle, avait quitté Calame pour se
rendre à Rome. C'était cet évêque lui-même qui, venant
près d'Augusiin s'embarquer au port d'Hippone, lui avait
remis la lettre de Nectaire Ce fait seul indique assez que,
pénétré des sentiments de son maître, il allait en Italie

non des punitions rigoureuses, mais des se-


solliciter,

cours. Il n'y avait pas à craindre pour les païens de


Calame cette colère de la puissance que Chrysostome avait
redoutée pour Antioche. Augustin peut répondre avec
calme aux vives supplications du zélé patriote. En rele-
vant son paradoxe sur l'égalité absolue des fautes, exa-
gération qui, d'ailleurs, dans le stoïcisme était un prin-
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 469

cipe de sévérité et non d'indulgence , il l'avertit d'invoquer


plutôt la douceur de la loi chrétienne; et en maintenant
la nécessité de punir, il fait espérer une modération que
sans doute il inspira.
Nulle rigueur, en effet, n'ensanglanta Calame. Revenu
de Rome, et désormais en paix avec les païens, Possidius
se vit en butte aux complots des donatistes. Sauvé de leurs
violences, il intervint en leur faveur, et fit atténuer la
peine qui frappait un de leurs chefs. C'est ainsi que dans
cette ville , divisée en sectes ennemies, il passa de longues
années, calmant les haines par la charité, et surmontant
les périls par le courage, jusqu'au jour où l'invasion des
Vandales ne lui laissa plus d'asile qu'Hippone assiégée.
Cette modération qu'Augustin communiquait autour
de lui, il la portait dans les idées comme dans les senti-
ments, et il s'en servait pour résoudre la foule de ques-
tionsque l'ardeur du zèle et l'ignorance faisaient naître
incessamment. Quelques exemples seuls peuvent en don-
ner l'idée. Un riche citoyen d'Afrique, Publicola., écrivait
à l'évêque d'Hippone une lettre
1
pleine de ces scrupules
dont se trouvait hérissée la vie du chrétien. Sur une fron-
tière de la province, les barbares, qui se chargent de
transporter les contributions, s'engagent dans les mains
du tribun ou du décurion par un serment à leurs dieux;
s'obligent sous le même serment à garder les moissons
ils

des métairies voisines et à conduire les voyageurs. N'y


a-t-il pas péché pour les chrétiens qui acceptent cet enga-
gement? Les moissons n'en sont-elles pas infectées, et le
propriétaire atteint de la faute de ses métayers, quand
ceux-ci sont chrétiens? Les difficultés n'étaient pas moins
grandes pour l'intérieur de la province, où le chrétien
rencontrait non plus l'idolâtrie grossière de quelques

l. Sanct. August. Oper., t. II, p. 107.


470 TARLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

peuplades indigènes, mais les restes transplantés du poly-


théisme romain , et les monuments dont il avait orné sa
conquête. Une hostile défiance s'attachait même aux rui-
nes. Un chrétien peut-il boire de l'eau d'une source ou
d'un puits qui a servi pour les sacrifices, ou qui se trouve
dans l'enceinte d'un temple devenu désert? peut-il se bai-
gner dans des thermes où il est offert de l'encens aux
idoles? peut-il prendre du bois dans les forêts sacrées? A
toutes ces inquiétudes , Augustin ' répond avec la même
sagesse : « Celui , dit-il, qui a juré par les faux dieux pé-
cherait deux fois s'il était parjure. Profiter de sa fidélité,

ce n'est pas s'associer à la forme de son serment, mais à


ce qu'il fait de bon en gardant sa promesse. » Quant aux
scrupules sur la fontaine sacrée , sur les offrandes qui au-
raient servi au culte des idoles, il ne peut s'empêcher de
sourire. « Si cette crainte était fondée, dit-il, les apôtres
n'auraient dû prendre aucun aliment dans Athènes ,
puis-
que la ville entière était consacrée à Minerve. » Enfin , de
toutes les abstentions qu'inspirait l'horreur du paganisme,
une seule l'arrête mais par un motif d'équité
, ; il ne veut
pas que les chrétiens prennent pour leur usage les débris

des temples et des idoles, les arbres des bois sacrés, par
crainte non de profanation, mais d'avarice; et il condamne
le zèle intéressé des destructeurs.
Aux objections du paganisme mourant , à sa transfor-

mation mystique , aux derniers combats rendus autour de


ses ruines, il faut joindre pour Augustin les doutes qui
s'élevaient au sein même du culte vainqueur, et dont il

était souvent le confident et l'arbitre. Parmi les hommes


engagés au christianisme, ou qui devaient lui appartenir
par tradition domestique, il y avait des esprits sceptiques,
sans être dissidents. Cela se rencontrait surtout chez quel-

I. Sancl. August. Oper., t. II, p. 11 1.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 471

ques hommes habitués à l'étude. Ainsi , dans une de ces


réunions d'amis lettrés telle que l'offrait dès lors une ville

d'Afrique , après avoir raisonné sur les théories de l'art

oratoire et les différents systèmes de philosophie , on tou-


chait à la science du christianisme, au fond même de ses
dogmes. Ce pas l'obstination du préjugé païen ou
n'était ,

la prétention d'une secte rivale mais une certaine rési- ,

stance du libre penser dans des hommes que ne dominait


d'ailleurs aucune passion de parti. Tel paraît un noble
Romain, Volusien, d'une famille attachée au christianisme,
.l'ami du tribun Marcellin, qui se sentant trop faible de ,

science pour lui répondre, réclame l'appui d'Augustin.


Les deux amis adressent leurs lettres à l'évêque. Volusien '

avait résumé dans la sienne les objections qu'il avait re-


cueillies , la difficulté de concilier la grandeur du Dieu de
l'univers avec son incarnation mortelle , les miracles qu'on
lui attribue et qui semblent petits pour un Dieu. Marcellin
ajoute d'autres questions sur le caractère même de la loi

nouvelle. Pourquoi a-t-elle été substituée à l'ancienne loi,

puisqu'elle reconnaît le même Dieu ? n'est -elle pas en dés-


accord avec la constitution de l'État , lorsqu'elle prescrit
de ne jamais rendre le mal pour mal de tendre l'autre
le ,

joue à qui vous a frappé , et de donner la tunique à qui a


pris le manteau, toutes choses contraires à la loi civile, et
à la protection de la province romaine contre l'ennemi ?
Il demande une réponse une solution éclatante de ces
,

objections. « Car, pendant qu'on les faisait dit-il , un ,

propriétaire considérable du pays d'Hippone était là pré-


2
sent, qui louait ironiquement ta sainteté , et soutenait que
t'ayant adressé ces questions , il n'avait obtenu rien de
satisfaisant. »

\. Sanct. August. Oper.,t. II, p. 399.


2. Ibidem , p. 408.
472 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

C'est le travail des esprits que nous marquons par ce dé-


tail, et non la démonstration des vérités religieuses. Les
deux réponses d'Augustin ne sont pas ce que la conviction
et la science les auraient faites dans le siècle de Bossuet et

de Leibnitz. Le raisonnement est moins sévère par cela


même que la foi est plus vive. Mais on est frappé de l'af-

fectueuse tolérance d'Augustin dans l'ardeur de cette foi ;

il aime la sincérité de Volusien ; il ne blâme pas cette li-

bre conférence ; il en discute les hardiesses ; et puis il

esquisse à grands traits ce qui répondait à tout, le spec-


tacle dont le monde était saisi , et qu'il se donnait à lui-
même par son changement de croyance. « Le Christ vient;
dans sa naissance, sa vie, ses paroles, ses actions, ses souf-
frances, sa mort, sa résurrection, son ascension, s'accom-
plissent toutes les annonces des prophètes. Il envoie
l'Esprit-Saint; il en remplit les fidèles assemblés dans une
maison, en prière et en attente du don qui leur était pro-
mis. Animés de l'Esprit-Saint , ils parlent tout à coup les
langues de tous les peuples; ils accusent hardiment l'er-
reur; ils publient la vérité , ils exhortent à la pénitence,
et promettent la bonté divine. Leur prédication de la vraie
religion est suivie de signes et de miracles. L'infidélité se
soulève violemment contre eux; ils souffrent selon les
prédictions; ils espèrent selon les promesses; ils ensei-
gnent selon la loi. Peu nombreux ils sont partout dissé- ,

minés; ils convertissent les nations avec une merveilleuse


facilité; ils se multiplient au milieu des ennemis, crois-
sent par la persécution, et s'étendent par les entraves jus-
qu'aux extrémités de la terre. Du sein des plus ignorants,
des plus humbles et des plus isolés sortent la lumière, la

gloire , la foule , les plus éclatants génies et les plus élo-


quentes paroles. Toutes les habiletés des logiciens et des
docteurs, ils les soumettent au Christ , et les font servir à
prêcher la voie du salut. Dans les alternatives du malheur
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 473

et de la prospérité , ils pratiquent sans cesse la patience et


la modération. Dans le déclin du monde, qui fatigué tou-
che à son dernier âge, ils attendent avec plus de certitude
qu'il n'est prédit l'éternel bonheur de la cité céleste : et

cependant l'infidélité des nations frémit contre l'Église du


Christ. Celle-ci triomphe en souffrant, et professe sa foi

au milieu des cruautés qu'on lui oppose. Pour faire place


à l'immolation de la vérité révélée, et longtemps cachée
sous le voile des promesses mystiques, les sacrifices qui
en étaient la figure sont tombés avec la ruine même du
temple. Réprouvée par les infidèles, la nation juive, arra-
chée de ses demeures, est dispersée dans tous les lieux du
monde , afin de porter partout les livres saints , et pour
que le témoignage de la prophétie qui avait annoncé le

Christ soit fourni par ses adversaires qu'on y lise la , et


prédiction de leur incrédulité même. Les temples et les
statues des démons, les rites sacrilèges sont tour à tour
abolis. Les hérésies contre le Christ, et cependant au nom
du Christ, se multiplient , comme elles avaient été pré-
dites, pour exercer la doctrine de la religion sainte. Tout
cela se voit accompli tel qu'on l'a lu dans les prophètes,
ou est attendu tel qu'ils l'ont annoncé. Quelle âme éprise
de l'éternité et touchée de la brièveté de la vie présente
lutterait contre la hauteur et la lumière de cette divine
autorité? »

Dans sa réponse au tribun Marcellin, au magistrat dont


ses conseils avaient plus d'une fois inspiré la modération,
il triomphe par l'objection même qui lui est faite. Cette
douceur, cette abnégation de l'intérêt privé qu'on repro-
che au christianisme est le principe d'union que les plus
sages législateurs cherchaient pour la cité. Bien compris, il

fonderait, il mieux que ne l'ont fait les


consacrerait l'État
plus grands hommes. C'est une réponse anticipée à l'as-
sertion réfutée par Montesquieu, que des chrétiens parfaits
474 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

ne seraient pas de bons citoyens. C'est en même temps


l'annonce de ce nouveau droit des gens introduit dans le
monde avec le christianisme. « Si la république ter-
restre ', dit Augustin, observait les préceptes chrétiens, la

guerre même ne serait pas faite sans humanité , et sous


l'accord paisible de la religion et de la justice, les vaincus
seraient plus facilement ménagés. » Puis il ajoute admira-
blement : « Si la loi chrétienne blâmait toutes les guerres,

il eût été dit aux soldats qui , dans l'Évangile , demandent


la voie du salut , de jeter leurs armes et d'abandonner la

milice. Mais il leur a été dit seulement : Ne rançonnez


personne; ne faites dommage à personne; que votre solde
vous suffise. Celui qui prescrit de se contenter de sa solde
n'a pas interdit la guerre. Que ceux qui croient la doc-
trine chrétienne contraire à l'État forment une armée de
soldats tels que le veut cette doctrine, qu'ils donnent des
sujets, des maris, des pères, des fils, des maîtres, des ser-
viteurs , des rois , des juges , des gardiens du trésor et des
receveurs d'impôts , tels que la loi du Christ a commandé
de l'être, et qu'ils osent dire qu'elle est ennemie de l'État,

ou plutôt qu'ils avouent que bien obéie elle en est le sa-


lut, » Mais ces sages maximes n'étaient pas toujours en-
tendues comme le demande Augustin; et le changement
de croyances , la transfusion d'un nouveau principe dans
tout l'ordre social , et le passage de la contemplation re-
ligieuse à la vie active et guerrière s'accomplissait plus
lentement que la ruine de l'empire. Le christianisme ren-
contrait une société affaiblie par un long despotisme et ,

où la division intolérante des sectes jetait encore un affai-


blissement né de la réforme même.
Tandis que les disciples de Chrysostome étaient persé-
cutés dans la Grèce, que les restes de l'arianisme agitaient

1. Sanct. August. Oper., t. II, p. 415.


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 475
la Gaule et l'Italie ,
que les fureurs des donatistes oppri-
més ensanglantaient l'Afrique, et que partout déjeunes
Grecs et de jeunes Romains restaient oisivement plongés
dans la contemplation et la prière , du fond du Nord ac-
couraient à cheval , et sur des chariots de guerre , des
hommes féroces , impitoyables , acharnés à détruire. Ils

chassaient devant eux un peuple timide. Convertis sans


être humanisés , dans leur christianisme grossier, qu'en-
flammait l'esprit de secte, ils brûlaient les villes et les tem-
ples; tout fuyait, tout périssait devant eux; ils étaient aux
portes de Rome avec Alaric à leur tête.
Deux fois ce chef rançonna Rome sans la prendre. Il

lui donna même un roi, tandis que le faible Honorius


cachait dans Ravennes sa pourpre impériale. Puis enfin
Alaric , lassé de faire de Rome un jouet , la brisa. Chose
singulière! avant ce dernier coup , Rome était redevenue
presque païenne! La peur s'était réfugiée vers les anti-
ques idoles. Des cérémonies défendues par les lois de
Gratien et de Théodose avaient publiquement reparu. Le
préfet de Rome avait appelé des aruspices toscans; et le
dernier de ces consuls , vain simulacre de l'ancienne ré-
publique,, ressuscita ,
par une autre parodie , les cérémo-
nies augurales le jour de son installation. Cette année
même, en 410, Rome fut prise d'assaut, et désolée par le

meurtre et le pillage ; il n'y eut d'asile que dans les églises


chrétiennes.
La manière dont cette calamité fut ressentie par tous
les peuples est un des traits mémorables de cette époque.
Reaucoup de familles illustres avaient fui , et elles por-
taient avec elles, en Afrique et en Asie, le récit et l'image
de ce grand désastre; mais le monde, ce monde romain

composé de vaincus apprit cette nouvelle avec une sorte


,

de joie. Le génie chrétien, secondant la vieille jalousie des


nations triomphait de voir tomber la ville enivrée du
,
476 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

sang des martyrs. Alors même, un nombreux concile était


assemblé dans Carthage , et réclamait l'exécution des lois

contre les donatistes. Le bruit de la chute de Rome y re-


tentit , comme un grand coup de la Providence excitant
plus de respect religieux que de douleur. On aperçoit ce
sentiment à travers l'éloquente qu'exprime l'évêque pitié

d'Hippone dans plusieurs sermons prêches au peuple de


Carthage. Cependant une grande récrimination s'élevait de
la part de tous ceux qui n'étaient pas chrétiens. Assez
nombreux encore aux deux points opposés , dans l'aristo-

cratie sénatoriale et dans les villages, les païens regardaient


cette calamité comme une vengeance des dieux , et une
punition de la victoire du culte nouveau. Dans l'affaiblis-

sement du polythéisme et le besoin qu'avaient ses secta-


teurs d'attacher à leur croyance vieillie de plus vivants
symboles, Rome, par sa grandeur matérielle, par ses pa-
lais et ses temples , était devenue pour eux un type reli-

gieux, une divinité dont la ruine ajoutait le sacrilège à tous


les malheurs. Ces mêmes voix qui, depuis un siècle, impu-
taient au christianisme tout désastre accidentel, tout fléau
passager de l'empire , lui reprochaient bien plus cette
grande et dernière catastrophe. Elles rappelaient, en l'ac-

cusant , les anciennes prospérités de Rome sous le culte


des dieux , et le génie de la république qu'elles prenaient
pour la puissance même de ce culte.
Augustin répondit d'abord dans les chaires des basi-
liques de Carthage par les souvenirs de l'histoire romaine.
Avant la victoire d'Àlaric , Rome avait brûlé sous les Gau-
lois et sous Néron. Dans ce siècle même elle avait repoussé
loin de ses murs l'invasion des barbares encore païens; et
ceux qui venaient aujourd'hui de la vaincre étaient chré-
tiens, malgré leur hérésie. En même temps il laissait voir

son espérance que Rome serait encore la métropole du


monde , et qu'après le désastre expiatoire qui frappait
AL QUATRIÈME SIÈCLE. 477

l'ancienne ville des faux dieux, elle serait la ville éternelle


des peuples régénérés. Il voulut faire plus, et, au milieu
des soins que sa charité prodiguait aux victimes échappées
du sac de Rome , il entreprit de répondre par un grand
ouvrage d'histoire et de philosophie à toutes les plaintes

du paganisme. C'est la Cité de Dieu , monument original


de l'interprétation du passé par le génie nouveau qui
changeait le monde, et vivant parallèle des deux civilisa-
tions qui précédaient le moyen âge.
Les infatigahles travaux de l'ambition, les conquêtes, la
gloire y sont jugés par l'abnégation chrétienne; c'est l'o-
raison funèbre de l'empire romain prononcée dans un
cloître. Quand un voyageur moderne passe à Rome , son
imagination est assaillie par les plus grands contrastes des
choses humaines : il voit des processions de moines dans
le Forum ; il entend de pieuses psalmodies près des lieux
où parlaient Cicéron et César ; il aperçoit sous la Rome
nouvelle sans armes
, et sans empire , cette Rome guer-
rière, dont il ne reste que des ruines et des épitaphes ;

mais, dans une révolution si prodigieuse, il reconnaît ce-


pendant la grandeur de cette domination spirituelle qui
fut exercée par la Rome pontificale. Tel est presque le

spectacle que l'ouvrage d'Augustin fait passer sous nos


regards. Sans doute la marque du temps se trouve dans
une foule d'arguments subtils ou de mystiques hyperbo-
les; mais on y sent cette première sève du christianisme
dont parle Bossuet une ardente conviction anime tout
;

l'ouvrage et cette conviction est l'arrêt de mort de l'an-


,

cienne société. Il est peu de livres où l'on puisse décou-


vrir plus de détails précieux sur les moeurs et la philoso-
phie antiques; mais un plus grand objet vous saisit : on
regarde cette cité céleste que la croyance des peuples sub-
aux intérêts de gloire et de patrie; on conçoit alors
stituait

que l'empire devait périr quand tout ce qui restait ,


,

4/8 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

d'énergie morale dans le monde civilisé se tournait vers

ces pieuses contemplations, et cédait l'univers aux bar-


bares.
Cette disposition d'esprit apparaît dans les témoignages
mêmes d'admiration qu'excita d'abord l'ouvrage d'Au-
gustin.Un de ces Romains lettrés qui prirent part au
gouvernement de l'Afrique Macédonius près duquel , ,

l'évêque d'Hippone exerça souvent le droit d'intercession


charitable que réclamait l'épiscopat , avait reçu les trois
premiers livres de la Cité de Dieu. Saisi par cette lecture
qui , dit-il , l'enlève à d'autres causes de sollicitude il ,

voit , comme Augustin , dans la chute de Rome un argu-


ment contre le polythéisme ; et se résignant à cette preuve
achetée si cher : « Tu t'es servi , lui écrit-il
J
, du très-

puissant exemple d'une calamité récente ; et bien que tu


aies ainsi beaucoup fortifié ta cause, je n'aurais pas voulu
de cet appui , si le choix eût été libre. Mais puisque de là

venait la plainte de ceux que tu avais à convaincre de


folie , il a fallu chercher là les témoignages de la vérité.
Je t'écris ceci , occupé par d'autres soins qui , bien que
frivoles quand nous regardons à la fin des choses, sont
nécessaires selon la condition humaine. Si j'ai du loisir

et si je survis, je t'écrirai encore d'Italie pour rendre à


cette œuvre d'une si haute doctrine un hommage toujours
insuffisant. »

A l'époque même où il commençait ce vaste ouvrage


qu'il reprit à divers intervalles et n'acheva que bien des
années après , Augustin était l'àme d'un nouvel effort
tenté pour rétablir entre les chrétiens d'Afrique l'unité

religieuse. Sur un édit d'Honorius réfugié dans Ravenne,


les évêques catholiques et donatistes étaient convoqués à

Carthage , tandis qu'Alaric , maître de l'Italie , menaçait

1. Sanct. August, Oper., t. 11, p. 535.


,,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 479

la Sicile et se préparait à envahir l'Afrique, pour y fonder


le siège de son empire , et faire de Carthage la canitde de
Rome et d'une partie de l'Occident. Mais assaillie par une
tempête dans le court passage de Reggio à Messine, sa
flotte à demi détruite est rejetée sur le rivage. Frappé de
ce désastre et atteint de maladie, meurt, laissant l'A- il

frique à conquérir par un autre barbare moins généreux


que lui. Ses lieutenants, inquiets pour sa conquête d'Italie
et pour sa cendre, le font ensevelir dans le lit d'une

rivièredont les flots un moment détournés reviennent


, ,

cacher sa tombe. Carthage, toute remplie de fugitifs de


Rome, qui oubliaient leur malheur en se pressant aux jeux
du cirque et du théâtre , n'a plus à craindre l'invasion du
vainqueur d'Italie , et jouira pendant quelques années
encore de son luxe et de la paix. Près de six cents évêques
s'y rendirent , divisés en deux partis presque égaux de
catholiques et de donatistes. Afin d'éviter les orages d'une
assemblée si nombreuse ,
par un ordre du tribun Mar-
cellin qui devait la présider, dix- huit évêques sont choisis
de chaque côté pour soutenir ou conseiller le débat , et
en assurer la reproduction fidèle.
En acceptant cette épreuve, les évêques catholiques,
dans une lettre écrite par Augustin au tribun Marcellin
avaientannoncé s'ils étaient vaincus l'intention d'aban-
, ,

donner l'épiscopat et de se laisser conduire par ceux


auxquels ils seraient redevables du bienfait de la vérité;
et s'ils étaient vainqueurs, s'ils prouvaient qu'en Afrique
et au delà des mers l'Église n'avait pas failli , ils offraient
d'y recevoir à leur rang les évêques donatistes , de par-
tager avec eux l'épiscopat , ou de l'abdiquer en commun
pour le tenir d'une élection nouvelle. Mais dans cette
lutte, égale en apparence, l'avantage était tout d'un côté.
Malgré l'habileté de quelques adversaires sortis du barreau
de Carthage pour entrer dans la hiérarchie donatiste
ÎSO TABLEAU DE L'ÉLOQUENCB CHRÉTIENNE

Augustin domina par sa parole une controverse où les

dogmes fondamentaux n'étaient pas engagés, et où le

dissentiment naissait tout entier d'une querelle de disci-


pline. La discussion, demeurée célèbre sous le nom de
Conférence de Carthage, fut terminée après trois jours
par une décision du tribun Marcellin ,
qui déclarait les
donatistes convaincus d'erreur et ordonnait leur réunion
à l'Église, en même temps que l'interdiction de leur
culte. À l'issue de ce débat, Augustin s'en fit l'historien
dans un récit abrégé que la passion du temps rendait po-
pulaire. Puis il reprit avec ardeur l'œuvre laborieuse de
ramener à sa conviction, de gagner, d'adoucir ceux dont
la sentence impériale avait proclamé le retour. Mais sa
vie entière ne devait pas voir le terme d'un tel effort. Le
procès se ranima le lendemain du jugement ; et la réunion
imposée suscita des haines plus fortes. Ce fut alors qu'Au-
gustin eut le plus de violences à déplorer et' de rigou-
reuses punitions à prévenir ou à tempérer par ses prières.
Il n'y manqua jamais; et quoique sa doctrine, d'abord si

favorable à la tolérance religieuse et n'admettant que la

persuasion, sans contrainte, eût fléchi devant l'ardeur


des uns et les fautes des autres , son cœur généreux ne
changea pas ; et, à défaut d'un principe de liberté de con-
science invoqué naguère par les chrétiens , mais oublié
depuis leur victoire , et peu compris de tout le monde, il

garda le zèle de la charité. Par là, sans doute , il exerça


sur les âmes plus d'empire que tout autre : des villes où
dominait depuis longtemps la secte donatiste, touchées
par la parole d'Augustin, revinrent à la communion dont
il était l'apôtre. Dans une de ses lettres , il félicite d'un
changement semblable les principaux habitants de la ville

de Cirthe. Mais longtemps après, dans d'autres villes im-


portantes, telles que Césarée, il retrouvait ses adversaires
de la Conférence de Carthage encore puissants sur les
AU QUATRIÈME SIECLE. 4SI

esprits, et lui opposant leurs réponses ou la protestation


de leur silence devant un peuple divisé ; et il avait sans

cesse à recommencer une controverse qui ne s'arrêta que


sous le joug accablant des Vandales.
Cette division des sectes fut le tléau de l'Afrique ro-
maine ; elle y fomentait les rivalités des grands officiers
de l'empire , comme elle y attirait l'invasion barbare.
Au milieu du triomphe de l'Église sur les donatistes, le
tribun Marcellin , son zélé défenseur, succombant aux
calomnies du parti qu'il avait vaincu pour elle , était

condamné comme coupable de tiahison et périssait à


Carthage, pleuré et consolé par Augustin. Mais, pendant
que les donatistes opprimés étaient encore assez puissants
pour se venger de leurs ennemis par la main même de
l'empire qui prohibait leur culte, une autre secte s'éle-
vait, et, en peu de temps, de Carthage elle touchait à
Jérusalem, et elle agitait les Églises d'Orient et d'Occi-
dent. C'était la doctrine de Pelage , ce nouveau travail de
la pensée humaine sur elle-même, cet effort de la volonté
libre prétendant se soustraire à l'appui même de Dieu , rêve
d'orgueil et de force qui vient se jeter entre les invasions
des Goths et des Vandales. Cette doctrine, rapidement
portée de Rome en Orient par un moine de la Grande-
Bretagne, n'excitait pas, comme la secte des donatistes,
une sorte de guerre civile; elle ne devait pas, comme
l'arianisme, diviser le monde romain et devenir l'initia-

tion chrétienne d'une partie des peuples barbares ; elle

semblait une abstraction toute morale qui commandait


d'autant plus la vertu à l'homme qu'elle lui en reconnais-
sait la puissance; enfin, elle touchait de près à l'opinion
qu'Augustin avait défendue dans le traité du Libre arbitre,
en revendiquant l'action spontanée de l'âme sous le regard
éternel de Dieu , mais là il s'était arrêté ; et cette àme ,

que la prescience de Dieu n'enchaînait pas, il la conce-


TABLEAU DE l'ÉLOQ. CHR. 31
482 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

vait et la voulait soutenue par sa grâce, afin qu'elle fût


reconnaissante autant qu'elle était libre.
Survenait un logicien sévère qui de la liberté de l'âme
concluait sa force absolue, et prétendait que la volonté se
suffisant à elle-même rendait superflu tout secours de la

bonté divine. Mais si l'âme créée libre était par elle seule

capable de tout bien , si sa nature même faisait sa vertu ,

elle ne naissait donc pas affaiblie et déchue ; ainsi sous les

noms de la liberté et de la grâce s'agitait la question en-


du christianisme Le principe de la liberté de l'âme
tière

était le fondement de la morale mais la croyance au se- ;

cours divin, l'effort pour le mériter, l'espoir de l'obtenir

était le lien même du culte. Par là s'explique l'infatigable


ardeur d'Augustin contre la doctrine de Pelage, ses lettres,
ses écrits , ses appels au pontife de Rome pour faire cen-
surer ceux qu'il appelle de subtils et éminents génies,
d'autant plus égarés qu'ils se sont avec plus d'orgueil
confiés à leurs forces. Pour lui , comme s'il eût été dans
la vocation de son génie méditatif de combattre sans cesse,
il commença sur ce problème abstrait de la grâce une
controverse qui ne cessa plus. Ce dernier combat devint
même le titre principal et le caractère dominant de sa
théologie. C'est qu'en effet nul sujet de contemplation
n'était mieux approprié aux deux puissances diverses de
sa nature , la sagacité métaphysique et la tendresse de
cœur. Par l'une , dans cette question l'étude
il portait
attentive des facultés de l'âme par l'autre il s'élevait à ; ,

Dieu avec ces élans de confiance et d'amour que la science


ne donne pas. A la fois philosophe et mystique ,
plus il

étudiait l'homme ,
plus il sentait la nécessité du secours
divin.
Ne vous étonnez donc pas que , dans l'activité de sa vie
épiscopale et le calme de sa conviction , il art gardé le

génie curieux et spéculatif de sa jeunesse. Pour lui le tra-


AU QUATRIÈME SIÈCLE. 483
vail métaphysique se mêlera toujours à la foi religieuse.
Il osera chercher dans l'intelligence humaine, non pas
seulement l'idée, mais la similitude de Dieu et concevoir
le mystère de la nature divine à l'aide des puissances unies
et diverses qu'il aperçoit dans l'àme. Et ce ne sera pas
seulement une image un symbole rapidement jeté dans
,

un pieux discours. Il par une décomposition


s'y arrêtera
savante des phénomènes de l'âme des impressions qu'elle ,

reçoit par les sens, de la science intime qu'elle porte en


elle et de la pensée qu'elle produit par la parole. Combat-
tant à côté de la secte naissante de Pelage les restes puis-
sants de l'arianisme, il écrit un nouveau traité sur le
dogme qu'avait défendu avec tant d'ardeur Hilaire de
Poitiers. Sa foi n'est pas moins vive; mais son langage est
différent. Ce que la tradition impose, il veut le démontrer
à la raison. Et il remplit une grande part de son ouvrage
par l'analyse des facultés intellectuelles et morales de
l'homme. L'intelligence 1
se connaît et s'aime ; et cette
connaissance , cet amour font partie de son unité. Ce sont
des conditions inséparables. L'àme s'applique tout entière
à chacune d'elles en restant elle-même indivisible ; et en
même temps l'idée qu'elle conçoit dans les choses spi-
rituelles, étant conforme à une vérité nécessaire, est
comme un verbe éternel qu'elle enfante. C'est là pour
Augustin une première image de l'essence divine ; il croit
en reconnaître une autre dans les éléments mêmes de
l'âme, la mémoire, la pensée la volonté, trois formes du ,

même être qui se pénètrent et se confondent. Cette com-


paraison ,
que Bossuet a reproduite avec toute la puissance
de son langage et le respect majestueux de sa foi , n'est
pas dans Augustin un simple élan mystique, un effort de
l'imagination pour atteindre l'incompréhensible. Elle lui

1. Sanct. August. Oper., t. VIII, p. 879.


,

484 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

sert à expliquer les attributs de la pensée humaine. On


dirait qu'il les voit mieux , et comme agrandis au foyer
d'une plus vive lumière, et au lieu de s'éblouir de cet
éclat religieux dont il les entoure , il les discerne et les
définit en eux-mêmes avec méthode d'observation la
la

plus attentive. Soit qu'il démontre la nature une et com-


plexe de l'âme, soit qu'il analyse ce qu'elle reçoit des
sens, et ce qu'elle perçoit directement, soit qu'il suive à la

trace l'aptitude dont elle est douée pour trouver par elle-

même la vérité dans les choses intellectuelles, tandis


qu'elle a besoin de l'apprendre d'autrui dans les choses
matérielles , soit enfin qu'il expose l'action de l'âme sur
elle-même , la manière dont elle se saisit et s'examine
partout il jette sur ces mystères des clartés qu'a suivies ou
retrouvées Leibnitz.
On peut s'étonner sans doute de quelques subtilités
qu'il ajoute à la hardiesse de sa première pensée. Les

communications de l'homme avec le monde extérieur,


l'objet, la perception, l'attention sont encore pour lui
une image du type divin une trinité mystérieuse. Mais
,

lorsqu'il abandonne ce langage figuré, avec quelle préci-


sion il détermine la double nature de l'homme et dé- ,

gage le principe pensant et de la matière et de la force


vitale!
Déjà dans d'autres écrits où cette science d'observa-
,

tion était le moins attendue il avait marqué par des


,

nuances profondes la séparation des sens et de l'âme , de


l'instinct et de l'intelligence. II avait montré non pas au
nom de la foi , mais par l'expérience, que l'âme est une
chose distincte, et ses agents corporels, ses instruments,
ses organes une autre chose. 11 en avait vu la preuve dans

cette puissance de distraction qui fait que l'âme préoccu-


pée n'aperçoit pas l'objet placé devant les yeux, et cesse
d'agir par la volonté sur le mouvement même du corps
,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 485

qu'elle anime. En même temps qu'il décrivait le méca-


nisme des nerfs, il avait montré comment l'âme, lors-
qu'elle veut concevoir Dieu ou s'étudier elle-même se
, ,

détourne de toutes les impressions des sens, les jugeant


non-seulement inutiles, mais contraires, et comment elle
a par elle seule d'innombrables objets d'attention étran-
gers à tout l'ordre des corps. Enfin dans des observations
jetées çà et là sur les facultés des animaux, il avait montré
où elles s'arrêtent, et le domaine réservé de l'âme humaine.
Ces vues diverses se résument ici dans une page toute phi-
losophique.
<•
Voyons, dit-il
1

, où est placé le point de réunion de


l'homme extérieur de l'homme intérieur. Tout ce que
et
nous avons dans l'existence de commun avec la brute ap-
partient à l'homme extérieur. En effet , ce n'est pas seu-
lement le corps qu'il faut appeler l'homme extérieur, c'est

aussi cette portion de la vie qui soutient l'organisme.


Lorsque les images des objets déposées dans la mémoire
reviennent par le souvenir, c'est encore un acte qui ap-
partient à l'homme extérieur; et les animaux mêmes peu-
vent recevoir par les sens l'impression des objets du de-
hors, en garder le souvenir, et entre ces objets rechercher
ce qui leur est utile , fuir ce qui leur est déplaisant. Mais
noter ces impressions, les retenir non-seulement sous une
sensation immédiate , mais en les confiant exprès à la mé-
moire ; et lorsqu'elles commencent à s'effacer par l'oubli
les graver de nouveau par le ressouvenir et la réflexion, de
sorte que la mémoire ayant d'abord fourni matière à la
pensée , ensuite la pensée affermisse la mémoire, se créer
enfin une vue fictive des objets, en recueillant et en rap-
prochant de çà et de là ce qui était dispersé et dans cet ,

ensemble discerner le vraisemblable du vrai, non pour les

i. Sanct. August. Oper., t. Mil, p. 9i3.


,,

486 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRETIENNE

choses spirituelles, mais pour les choses matérielles, cette


épreuve et toute autre semblable ,
quoique faite sur des
objets sensibles et par l'entremise des sens , ne se fait pas
en dehors de la raison et n'appartient qu'à l'homme.
L'œuvre d'une raison plus haute encore c'est de juger ,

des objets corporels d'après des règles idéales et éternelles.


Ces règles, si elles n'étaient pas au-dessus de la raison
humaine, elles ne seraient pas immuables, et si notre in-
telligence n'y mettait pas quelque chose du sien nous ne ,

pourrions pas d'après elles juger des objets matériels; or,


nous en jugeons, suivant des rapports de proportions et
de formes que l'esprit sait toujours subsistants. »
Mais cette beauté de la matière, cette perfection de la
forme dont Augustin s'est occupé dans d'autres écrits
,

n'est pas à ses yeux le principal objet de l'attention de


l'àme. Bien que dans l'image qu'elle en conserve , et dans
les jugements qu'elle en porte l'âme obéisse à des règles ,

éternelles de convenance et d'harmonie elle a d'autres ,

sujets d'admiration plus élevés et plus dignes d'elle. Là


surtout se complaît la pensée d'Augustin. Les arts ne sont
pour lui que le la grandeur morale
degré inférieur de ;

c'est à cette voué son amour. Voilà ce


grandeur qu'il a

qu'il exprime avec un charme d'imagination ou plutôt un


mouvement de cœur qui vient animer tout à coup les ab-
stractions de son langage : « Quand je me rappelle \ dit-il
Carthage que j'ai vue , et quand je me figure Alexandrie
que je n'ai pas vue , et que parmi ces formes imaginaires
ma raison en affecte de préférence quelques-unes, tou-
jours les mêmes ; là sans doute s'exerce et brille d'en haut
le jugement de la vérité affermi sur les règles incorrup-
tibles qui lui appartiennent ; et s'il est mêlé de quelque
ombre des images terrestres , il n'en est pas cependant

1. Sanct. August. Oper., t. VIII, p. 883.


,

AU QUATRIEME SIÈCLE. 487


obscurci et troublé. Mais voici ce qui importe davan-
tage : resterai-je soit au-dessous , soit au milieu de ces
vapeurs, et comme exclu de la clarté des cieux, ou, comme
on l'éprouve au sommet des plus hautes montagnes
jouissant de l'air libre et pur, verrai-je la lumière la plus
sereine sur ma tête et l'épaisseur des nuages à mes pieds?
D'où vient en effet que mon cœur s'enflamme d'une ardeur

fraternelle, quand j'apprends qu'un homme a souffert


pour la beauté et la vérité de la foi? Si cet homme m'est
montré, je veux l'attirer à moi, le connaître, l'engager
par l'amitié. Si j'en ai l'occasion, je m'approche de lui, je
lui parle ,
je prolonge l'entretien; je lui exprime mon
affection dans les termes les plus forts. Je veux en lui le
même sentiment même
expression qu'il trouve en
, la

moi; forme par la confiance cette union spirituelle,


et je

ne pouvant si promptement rechercher et voir le fond du


cœur. Je l'aime donc fidèle et courageux lui portant un ,

pur et fraternel attachement. Mais s'il avoue dans nos en-


tretiens ou révèle sans le vouloir qu'il a sur Dieu quelque
croyance grossière ,
qu'il en attend une récompense char-
nelle ,
qu'il a souffert pour cette erreur, ou par l'espoir
d'une somme d'argent, ou par le vain désir d'une gloire
humaine, mon affection, heurtée et comme repoussée, se
détourne de qui ne la mérite pas , et reste attachée au
modèle idéal qu'elle avait cru voir en lui , et pour lequel
je l'avais aimé. »

Rien de plus éloquent que cette analyse en action de


la puissance du sentiment moral. Et on n'a jamais mieux
peint cette sympathique perception de la vertu, semblable
à celle du grand et du beau dans les arts , et plus infail-

lible encore. Mais l'école de Platon suffisait pour inspirer


ce langage. Cherchons sur quel autre point le philosophe
chrétien se sépare du sage d'Athènes, et ce qu'il ajoute
aux traditions de l'Académie. Il faut l'entendre discuter
488 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

cette doctrine de la réminiscence par laquelle Platon expli-


quait les germes de vérité naturels à l'âmehumaine, en
donnant pour preuve des connaissances qu'elle avait
acquises dans une vie antérieure l'exemple de cet enfant
qui, interrogé sur quelque problème de géométrie, avait
répondu comme s'il possédait cette science. « C'est que
sans doute, dit Augustin, les questions étant posées gra-
duellement et avec art, l'enfant voyait ce qu'il fallait voir,

et disait ce qu'il avait vu. Si c'était le souvenir de choses


connues dans une autre vie , tous ou à peu près tous ne
seraient pas capables du même effort , en étant interrogés
par la même méthode; car tous n'ont pas été géomètres
dans cette autre vie. Mais il faut croire plutôt que la na-
ture de l'intelligence est ainsi faite, qu'à la suite de vérités
intellectuelles enchaînées naturellement, par une disposi-
tion du Créateur, elle voit telles conséquences, à la clarté

d'une certaine lumière incorporelle , de même que l'œil

discerne les objets placés dans le rayon de la lumière


matérielle qu'il perçoit et pour laquelle il est conformé. »

C'est là combattre Platon avec une forme d'imagination


qui semble lui avoir été en partie dérobée. Restait à expli-
quer le travail intérieur de cette âme créée capable de
trouver la vérité, ou plutôt en ayant déjà le dessin et la
trace en elle-même. Pour Augustin , si la vérité n*est pas
une réminiscence, elle est une intuition primitive, une
inspiration; et par la il touche de bien près à l'opinion
qu'il a contredite. L'homme trouve en lui-même la vérité,

mais il ne peut la trouver que par la réflexion, par l'at-

tention interne de l'âme sur elle-même. Jusque-là il la

possède sans la connaître , ou plutôt il la connaît sans y


penser. Il croit l'avoir découverte au moment où ill'a com-
prise; et il la remet en dépôt dans la mémoire. • Mais, dit
Augustin il est une autre et plus secrète profondeur de
,

la mémoire, où, lorsque nous y avons pensé pour la pre-


,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 489

mière nous avons trouvé cette vérité, et où s'engendre


fois,

le Verbe intérieur qui n'est d'aucune langue science ve- ,

nue de la science, vision dérivée de l'immortelle vision ,

conception qui se manifeste par la pensée, mais émane


d'une conception qui résidait dans la mémoire et s'y ca-
chait. » Ne sont-ce pas là les idées innées comme les

entendait Départes et comme les reconstruit l'analyse


moderne, le rapport mystérieux de l'àme avec les vérités

nécessaires , et sa puissance naturelle de les reconnaître


et d'y croire? Sous le symbole religieux dont Augustin
enveloppe cette étude des facultés de lame, il porte même
une grande précision de langage.
« Lorsque l'homme dit-il encore avec une profondeur
1
,

pleine de clarté , commence à réfléchir sur la nature de


son esprit et à trouver le vrai, il ne le trouve pas ailleurs
que dans lui-même , et il trouve non ce qu'il ignorait
mais ce dont il ne s'avisait pas. Que saurions-nous, en effet,

sinous ignorions ce qui est dans notre âme, nous qui ne


pouvons rien savoir que par elle? Mais telle est la puis-
sance du travail de la pensée que l'âme ne se met en pré-
sence d'elle-même que lorsqu'elle se pense; et il est telle-
ment vrai que rien n'apparaît à l'esprit sans la réflexion,
que celui qui pense tout ce qu'on peut penser ne peut se
voir qu'en se méditant. Dire comment l'esprit qui ne peut
se séparer de lui-même ne se voit pas cependant, lorsqu'il
ne se médite pas, comme si son essence était autre chose
que sa présence, je ne le puis. On le dit avec raison de
l'organe de la vue. L'œil occupe une place marquée dans
le corps, porte ses regards au dehors, les élève jusqu'aux
cieux et ne se voit pas, si ce n'est devant un miroir; il

n'en est pas de même de l'esprit qui se place en sa propre


présence , en pensant à soi. Dirons-nous qu'alors c'est

i. Sanct. August. Opp r . t. VIII, p. 952.


,

490 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

une partie comme une


de lui-même qui regarde l'autre ,

partie denous-même, nos yeux, regardent d'autres parties


de notre corps. Mais quoi de plus absurde à dire ou à pen-
ser? D'où se séparerait l'âme, sinon de soi? devant qui
pose-t-elle, sinon devant elle-même? Autrement, elle ne
sera donc plus là où quand elle ne se voyait
elle était ,

pas. Mais, si elle se déplace pour être vue, où se fixe-


t-elle pour voir? se dédouble-t-elle en quelque sorte de
manière à être là où
peut voir et là où elle peut
elle ,

être vue, d'elle-même et spectable pour


spectatrice
elle, etc., etc. ? Il reste à supposer que cette vue de l'âme
est conforme à sa nature et que lorsqu'elle se médite
,

elle ne se déplace pas mais rentre en soi par un retour


,

insensible et que lorsqu'elle ne se médite pas elle ne se


, ,

voit pas , il est vrai , elle n'a pas intuition d'elle-même ,

mais elle se sait, comme par un souvenir qui lui est resté,

de même que pour celui qui possède plusieurs sciences ,

elles sonten dépôt dans son souvenir et il ne s'en pré- ,

sente quelque chose à son esprit que lorsqu'il y pense le ,

reste demeurant enveloppé dans cette notion mystérieuse


de la mémoire. »

En méditant ainsi sur ces facultés humaines élevées si

haut par leur imparfaite ressemblance avec l'être divin,


Augustin rencontre plus d'une inspiration de la sagesse
antique ; ses souvenirs le ramènent à ce traité de Horten-
sius ,
première passion de sa jeunesse, où l'enthousiasme
de l'orateur philosophe avait éveillé celui du chrétien et

de l'apôtre. Il l'admire, il l'aime encore; mais il a main-


tenant une certitude plus haute que les espérances qu'il
avait recueillies dans cet ouvrage. Cicéron, au milieu de
sa noble ardeur, avait gardé ses doutes; et, en aspirant à
l'immortalité de son nom , il n'était pas assuré de celle
de son âme. « Si ce qui est en nous le sentiment, la
raison, disait-il, est mortel et éphémère, il y a grande
AU QUATRIÈME SIÈCLE. 491

apparence qu'après les devoirs de la condition humaine


remplis, la fin sera douce et qu'il n'y aura rien de pénible
à s'éteindre et à se reposer de la vie; ou si, comme l'ont

voulu les sages antiques, les plus grands et les plus


célèbres, nous avons des âmes immortelles et divines,

plus elles auront été actives dans leur carrière, c'est-à-dire


dans le perfectionnement de la raison et la recherche de
la vérité, moins elles se seront mêlées aux vices et aux
erreurs des hommes, plus le retour au ciel leur sera
facile. que nous voulions nous éteindre en paix
Ainsi , soit

après avoir vécu dans de telles pensées, soit que nous

espérions passer sans retard dans un séjour meilleur,


mettons à ces nobles études tout notre effort et tout notre

soin. »

Ces dernières et nobles paroles, où se retrouvait une


moitié de la vie d'Augustin, n'obtiennent pas grâce, on

peut le croire ,
pour le doute exprimé par le philosophe.
En honorant cet amour de la vérité donné pour but à
l'existenceAugustin n'y voit pas un appui suffisant aux
,

malheureux mortels; et son dernier livre n'est plus rempli


que de sa foi et de sa confiance au Dieu qu'il s'est dé-
montré à lui-même.
Mais pendant que la controverse et la méditation se
partageaient ainsi les plus grandes âmes pendant que les ,

sectes luttaient avec autant de violence que de subtilité,

et que les docteurs d'Afrique étaient profondément occupés


de ces débats, l'empire d'Occident, abaissé par la prise

de Rome tombait en pièces de toutes parts.


,

Les Goths régnaient dans la Grèce et la moitié de


l'Italie; les Vandales désolaient l'Espagne; les Francs
ravageaient les frontières de la Gaule; et les Huns étaient
en marche pour écraser peuples civilisés et peuples bar-
bares.
L'Afrique ne pouvait échapper à tous ces fléaux. Le
492 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

comte Boniface, gouverneur de cette province, et l'un des


premiers généraux de l'empire, fut calomnié dans la cour
de Ravenne, où les soupçons et l'intrigue s'augmentaient
en pioportion de la faiblesse. Ce gouverneur romain,
ayant perdu sa femme, voulut entrer dans la vie reli-

gieuse; mais quelque temps après , il prit en mariage une


nièce de Genséric, roi des Vandales établis en Espagne.
Cette alliance augmenta les mécontentements de la cour
de Ravenne, qui destitua le comte Boniface, et sur son
refus de se soumettre, le fit ennemi de l'empire.
déclarer
Le Romain offensé prit les armes, et, pour se défendre,
appela les Vandales. Ces barbares passèrent en Afrique
au printemps de l'année 428, sur des vaisseaux prêtés par
le gouverneur romain. Ils prirent possession de la Mau-

ritanie, qu'il leur cédait; mais bientôt, peu satisfaits de


leur partage, ils désolèrent les cantons voisins, et mena-
cèrent toute la province alors florissante.
Rien de plus curieux pour l'histoire que le langage
d'Augustin à ce général romain qui perdait son pays par
ambition et par colère. On y voit quel pouvoir l'esprit

religieux exerçait sur des hommes emportés par les pas-


sions les plus violentes. Augustin, après quelques pieuses
paroles, arrive ainsi à la cruelle apostasie du gouverneur
d'Afrique :

« Souviens -toi ', lui dit-il, quel tu étais, tant qu'a vécu
ta femme de religieuse mémoire , et dans les premiers
jours de sa mort; à quel point la vanité du siècle te
déplaisait , combien tu désirais le service de Dieu. Nous
en sommes témoins, nous à qui tu ouvris alors ton âme
et tes pensées; nous étions seuls avec toi, moi et mon
frère Alype; car je ne pense pas que les soins terrestres,

dont tu es occupé, aient eu assez de pouvoir pour effacer

1 Sonet. Augvst. Oper., t. 11, p, 8 4.1


Ali QUATRIÈME SIÈCLE. 193

entièrement ces choses de ton souvenir; tu voulais aban-


donner tous les emplois publics pour te retirer dans un
saint repos, et vivre dans cette vie où les solitaires se

consacrent à Dieu.
« Qui t'en a détourné, sinon la réflexion que tu as
faite, d'après nos avis, que tu serais bien plus utile aux
églises, en continuante les défendre du ravage des bar-
bares, et en ne prenant toi-même du monde que ce qui
est nécessaireau soutien de la vie, sous le bouclier d'une
austère continence, et défendu au milieu des armes tem-
porelles par les armes de l'esprit, qui sont plus fortes et

plus sûres. »

Après avoir rappelé ces promesses oubliées, Augustin


touche avec un art singulier à la trahison du gouverneur :

« Que dirai-je de la désolation de l'Afrique, du ravage


que font les barbares, pendant que tu es retenu par des
intérêts de famille, et que tu n'ordonnes rien pour dé-
tourner ces maux? Qui aurait supposé, qui aurait craint
que Boniface, comte du palais et de l'Afrique, occupant
cette province avecune si grande armée et un si grand
pouvoir, les barbares deviendraient si hardis, avance-
raient si loin, grand espace, et ren-
désoleraient un si

draient déserts tant de Qui n'aurait dit,


lieux habités?
quand tu prenais la puissance de comte que non-seule- ,

ment les barbares seraient domptés, mais qu'ils devien-


draient tributaires de la puissance romaine? et main-
tenant tu vois à quel point l'espérance des hommes est
démentie ; et je n'ai pas besoin de t'en parler davan-
tage ; car tu peux penser à cet égard plus que je ne puis
dire. »

Augustin combat le ressentiment que le général romain


avait contre les ministres de l'empire. Il n'oppose point à
sa colère des principes de devoir politique et de fidélité ,

mais seulement le pardon des injures prêché par l'Évan-


194 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

gile. « Ne sois pas tenté \ dit-il, d'être un de ces fléaux


par lesquels Dieu frappe les hommes qu'il veut punir.
Songe qu'il garde des peines éternelles à ces méchants
qu'il emploie pour infliger aux autres des peines tempo-
relles. Tourne-toi vers Dieu; contemple le Christ qui a fait

tant de bien , et souffert tant de maux. Tous ceux qui


veulent faire partie de son royaume aiment leurs ennemis,
font du bien à ceux qui les haïssent , et prient pour ceux
qui les persécutent. Si tu as reçu de l'empire romain des
bienfaits,quoique terrestres et périssables, car il ne peut
donner que ce qu'il a lui-même, ne rends pas le mal
pour le bien si au contraire tu en as reçu d'injustes
:

traitements, ne rends pas le mal pour le mal. Laquelle est


vraie de cesdeux suppositions je ne veux pas l'examiner, ,

jene puis le juger; je parle à un chrétien et je lui dis , :

Ne rends pas le mal pour le bien, ni le mal pour le mal »


Ces idées de perfection religieuse, seules puissantes à
cette époque , agirent sur le cœur du général romain. Il

rompit sa coupable alliance. Il rentra sous le pouvoir de


l'empereur, armes pour chasser les Vandales.
et prit les

La guerre ces barbares, animés par une


fut affreuse;
haine de secte qui servait de prétexte à leurs rapines et à
leurs fureurs, saccagèrent toute cette côte d'Afrique rem-
plie de cités commerçantes. Ils massacraient les prêtres et
les femmes. Trois villes seulement Carthage Hippone et , ,

Cirthe , échappèrent à leurs ravages.


Dans ce chaos de misères , Augustin prodiguait les

exemples de courage et de charité. Une de ses lettres


donne mieux que toutes les histoires une idée des maux
de l'Afrique. Elle s'adresse à des prêtres qui demandaient
s'il leur était permis de fuir, et de quitter leur diocèse, à

l'approche de l'ennemi. Sa réponse est qu'ils ne doivent

1. Sanct. August. Oper., t. II, p. 630.


,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 495

se retirer qu'avec le peuple , et qu'après le peuple. « Il

faut qu'ils se trouvent à ce dernier moment de péril , où


la foule se presse dans l'église, les uns demandant le bap-
tême, les autres le sacrement de pénitence, tous la conso-
lation et les secours célestes. » Telle était l'image de cette
société mourante sous les coups des barbares.
Augustin réfute ensuite l'excuse égoïste de quelques
prêtres qui prétendaient se réserver pour le reste du
peuple. -<
supposons-nous dans un péril
Pourquoi, dit-il,

commun, sous le fer de l'ennemi, que tous les prêtres


vont périr, et que tous les laïques ne périront pas? Pour-
quoi n'espérons-nous pas qu'il survivra quelques laïques,
et aussi quelques prêtres pour leur donner des secours?
et cependant, s'il doit s'élever un combat entre les mi-
nistres de Dieu, pour savoir qui doit fuir et qui doit rester,
afin que l'Église ne soit pas entièrement désertée ou par
la fuite, ou par la mort de tous ses prêtres, cette contesta-
tion, à mon avis, doit être réglée par le sort, qui dési-
gnera ceux qui peuvent fuir et ceux qui doivent rester 1
.
»

Augustin pour lui-même le conseil de dévouement


prit
qu'il donnait. Il refusa de quitter Hippone, assiégée par
lesbarbares, et s'enferma dans cette ville, où le gouver-
neur d'Afrique, moins heureux contre les Vandales qu'il
ne l'avait été d'abord contre l'empire, vint se réfugier
avec les débris de ses troupes.
Augustin, alors âgé de soixante-seize ans, l'esprit encore
occupé de controverses sur la prédestination et la grâce,
prodiguait ses soins aux combattants et aux blessés; il les

animait de sa foi. Son nom était vénéré même des Van-


dales. Ces barbares attaquèrent faiblement des murs dé-
fendus par la présence du saint pontife , et bientôt consa-
crés par sa mort ; car dans le troisième mois du siège

1. Sanct, August. Oper., t. II, p. 640.


,

496 TABLEAU DE L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE

accablé d'inquiétudes et de soins, il expira le cœur déchiré


par les maux de son pays, et les yeux attachés sur cette
cité céleste, dont il avait écrit la merveilleuse histoire.
L'année suivante, Carthage fut prise et ruinée par Gen-
séric; cette seconde Église orientale, si savante et si agitée,

qui s'étendait depuis Carthage jusqu'au désert, fut anéantie


pour des siècles. Augustin avait été le dernier grand homme
de l'Afrique; et la barbarie commençait après lui.

A peine, dans cette rapide esquisse, avons-nous désigné


la moindre partie de ses ouvrages. Nous ne pouvons rap-
peler que ces grands traits d'éloquence qui firent partie
des actions de sa vie, ou qui donnent l'image de son
temps. Dans l'immensité de ses écrits, dans la variété de
ses controverses, il suffît de voir ce caractère d'universalité
religieuse reproduit par Bossuetdans les siècles modernes.
En effet, malgré le mérite inégal des ouvrages, malgré
e
tout ce que la rouille du iv siècle mêle au génie d'Au-
gustin, la vie et les travaux de Bossuet font seuls com-
prendre l'évêqne d'Hippone ; avec cette différence que
jeté dans un siècle plein de catastrophes et de désordres
Augustin eut besoin d'un caractère plus actif et plus
hardi, et que son imagination , effarouchée par tant de
désastres , fut souvent aussi bizarre que celle de Bossuet
est sublime.
Mais ce qu'on ne peut méconnaître , c'est l'influence

qu'à si grande distance un de ces hommes exerça sur


l'autre. Cette influence n'est pas seulement celle de la
doctrine transmise par un puissant interprète; c'est l'as-

cendant d'un esprit vaste et libre sur un génie plus sévère


qui se plaît à son entretien et s'anime de son ardeur. Après
la Bible, il n'y a pas eu pour l'éloquence originale de Bos-

suet une source d'inspiration plus féconde que les ouvrages


de saint Augustin. II les étudiait sans cesse; il les admi-
rait en les transformant. Il n'en reçoit pas seulement,
AU QUATRIEME MECLE. 497

comme de Tertullien, quelques traits d'imagination poé-


tique, dont il augmente l'énergie en la rendant plus natu-
relle; il tire de ce modèle incorrect, mais grand, tout un
ordre de vues métaphysiques et religieuses qu'il embellit
de son langage; il en garde l'empreinte dans la méditation
et dans la controverse. La Cité de Dieu était le premier
essaidu Discours sur l'histoire universelle. Mais ce qui
semblait un amas de ruines inégales ou de marbres encore
informes est devenu le monument d'un art sublime. Les
sermons de Bossuet, son œuvre sinon la plus grande, au
moins la plus naturelle, sa vocation première et sa pensée
soudaine, attestent encore mieux sa prédilection pour
l'évèque d'Hippone. Quelque hardiesse de cette imagina-
tion africaine y brille toujours et fait partie de l'éclat qu'on
admire, ou dans la grandeur irrégulière des idées, ou dans
la nouveauté des images, ou dans la vivacité des expres-

sions toutes frémissantes encore de l'accent oratoire. Ce


n'est pas tout. Bossuet a vu dans saint Augustin le philo-
sophe autant que le théologien. C'est par son autorité
peut-être qu'il a été conduit vers Descartes et qu'il a gardé
sous l'enthousiasme de la foi une raison si ferme et si

haute. Ne soyons donc pas étonnés que oans cette Église


du parmi ces grands orateurs des deux empires,
iv e siècle,

personne qu'Augustin à l'âme de Bos-


n'ait autant parlé

suet. Le grand orateur moderne cherchait dans les lettres


chrétiennes quelque chose de plus élevé que l'art et le
génie.
On ne retrouve pas dans l'évèque d'Hippone ce beau
langage et ces grâces éloquentes de l'Asie chrétienne. Il

ne parle pas pour Antioche et pour Césarée; il est plus

sérieux et plus inculte : souvent il est barbare, sans être


simple, parce que la barbarie d'un peuple en décadence
a quelque chose de subtil et de contourné. Mais son âme
est inépuisable en émotions neuves et pénétrantes. C'est
TABLKAl DE L'ÉLOQ. CHR.
-
:(2
,

498 TABLEAU DE L ELOQUENCE CBRETIENNE

par là qu'il ravissait les cœurs, qu'il faisait tomber les

armes des mains à des hommes féroces accoutumés à


s'entre-déchirer dans une fête annuelle. Nul art, nulle
méthode ne règne dans ses discours. Ils diffèrent autant
des belles homélies de Chrysostome que les mœurs rudes ,

des marins d'Hippone s'éloignaient des arts et du luxe de


Constantinople.
Lorsque saint Augustin parlait dans Carthage , son style
devenait plus pompeux et plus fleuri ; mais sa puissance
était toujours la même , celle qu'il demande à l'orateur
chrétien , le don des larmes. Cette tendre vivacité d'âme
qui jette tant de charme dans ses Confessions, revit jus-
qu'au milieu des épines de sa théologie. Moins élevé
moins brillant que les Basile et les Chrysostome, il a
quelque chose de plus profond. Il est moins éloquent,
mais plus évangélique , car il parle davantage au cœur de
l'homme.
Nous avons achevé ce court tableau de l'éloquence
chrétienne au iv e siècle. En la prenant dans Alexandrie,
au pied de la chaire d'Athanase , nous l'avons suivie dans
toutes les contrées du monde alors connues, de Bethléem
aux villes de la Gaule, de Constantinople à Milan , d'An-
tioche à Carthage. Partout elle nous a guidés sur les pas
d'une civilisation singulière ,
qui réunissait tous les con-
trastes d'enthousiasme et de satiété , de luxe et d'igno-
rance. Elle a été pour nous comme le flambeau de ce
monde intermédiaire, qui n'appartient plus à l'antiquité,
et pas encore à l'histoire moderne.
L'espace d'un siècle a vu se multiplier toutes ces tri-

bunes chrétiennes qui furent remplacées par les Goths et


les Vandales. Bien des réflexions naissent de ce spectacle.

La domination religieuse y parait la puissance du génie


autant que celle de l'Église. Ces hommes, dont la voix
s'élève et entraine les peuples étaient les premiers nom-
,
,,

AU QUATRIÈME SIÈCLE. 499


mes de leur temps par le talent, par la vertu, par la
science. On cherche en vain qui leur comparer dans le
domaine désert du polythéisme. Ils sont les orateurs de
la grande réforme du monde, les interprètes de la su-

blime nouveauté qui transporte tous les esprits. On croit


leur parole parce qu'on l'admire on l'admire d'autant
, et
plus qu'on la croit. Us ont tout ensemble plus de lumières
et de foi que leurs contemporains et les dominent par ,

ce double empire leur zèle n'est pas un calcul qui s'ap-


;

puie sur l'ambition et la crainte; le soupçon d'hypocrisie


n'approche pas de leurs âmes. Leur religion est secourable
et populaire.

Et cependant ce pouvoir ecclésiastique qui s'élevait


soutenu par de si grandes vertus, vit périr l'état social, et

fut impuissant à le sauver. Les choses religieuses et les

intérêts civils trop confondus ôtèrent aux hommes cette


active énergie qui maintient les empires. On oubliait les
fortes vertus pour les abstinences monacales, la patrie
pour le cloître , et la guerre pour la controverse. Ce siècle
de splendeur théologique fut l'avant-scène de la barbarie :

tant il est vrai que la religion , secours divin des âmes


n'est pas un instrument politique qui suffise à tout , et ne
peut suppléer, pour les États, ni le travail , ni la liberté,

ni la gloire!
î 8 $ i r, l !, % l \; r i c § ï .

DE L'EMPEREUR JULIEN.

Une société peut longtemps exister sans arts et sans lit-

térature. Quelques chants populaires font toute sa poésie;


quelques traditions, ses annales; elle n'a pas d'autres phi-
losophes que ses prêtres. Mais lorsqu'un peuple ,
favorisé
par le climat et développé par les institutions, s'est adonné
aux lettres, elles deviennent une partie de sa vie et de
sa puissance; elles ne peuvent s'affaiblir ou disparaître,
sans que l'esprit de la nation elle-même ne semble bais-
ser et s'éteindre. Liées au culte, aux traditions, aux mœurs
de l'État, les lettres en suivent le progrès, le déclin et la

chute. Elles vivent et meurent avec lui. Considérées sous


ce dernier point de vue, elles deviennent, dans leur stéri-
lité même, une curieuse instruction, et l'image la plus
fidèle des derniers moments d'une société. Quand on les
voit, pauvres d'imagination et faibles de raison, commen-
ter de vieux faits, reprendre de vieilles disputes, s'obsti-

ner pour des opinions détruites, c'est que la société est

devenue comme ces vieillards qui redisent le passé, et


n'ont plus ni sensation ni mémoire du présent. Heureux
si, près de cette civilisation qui meurt, il s'élève une autre
animée d'un esprit fécond et nouveau c'est
civilisation :

la métempsycose d'un empire et les époques se suc- ;

cèdent alors pour lui comme les générations dans une


,

famille.
Ces transitions climalériques, ces maladies de renou-
vellement, sont souvent mortelles aux peuples qui les

éprouvent. La société romaine périt dans le passage du


,

DE L EMPEREUR JULIEN. 501

polythéisme au culte chrétien; en quelques siècles tout


fut changé depuis la race d'hommes jusqu'aux noms des
,

lieux; et ce n'était pas seulement des invasions de peuples


étrangers, des colonies de barbares qui avaient fait cette

révolution. Elle sortait de la lutte intérieure de l'ancienne


société, dont les éléments ne pouvaient plus ni compatir
ensemble ni s'améliorer par eux-mêmes.
On est quand on parcourt les der-
frappé de cette idée ,

niers monuments de la littérature païenne, témoignages


de l'ancien monde près de finir. On croit lire des rêveries
de vieillards et des songes fiévreux de mourants; mais cet
état même est curieux à constater, et dément l'opinion
vulgaire qui regarde l'indifférence religieuse des peuples
comme un signe d'épuisement social.
Pour ne s'arrêter qu'au polythéisme grec et romain
jamais il n'inspira tant d'ardeur superstitieuse, jamais il

ne fut défendu par de plus mystiques enthousiastes ,


que
dans le siècle qui précéda sa ruine et celle de l'empire. 11

était devenu la folie de ses derniers sectateurs, et il avait


pris , par la contradiction et le désespoir, une exagération
plus absurde que la crédulité des premiers temps. Car
l'imagination qui fait du passé, et qui rêve sur
l'utopie
des souvenirs, a tout l'entêtement du préjugé et toute
l'impétuosité de l'esprit novateur.
Le chef de cette société, ou plutôt de cette école, fut

Julien ,
que l'on a traité tour à tour d'apostat et de philo-
sophe ,
et qui n'était qu'un fanatique du passé. Que l'on

se figure , en effet, un nouveau culte s'emparant du monde,


le patriotisme local remplacé par une fraternité cosmo-
polite, l'ancienne philosophie, l'ancienne éloquence dé-
daignées pour des idées nouvelles, les anciens rites chassés
par des rites nouveaux, puis les crimes d'une politique
barbare mêlés àla victoire et aux vertus des chrétiens :

un jeune prinee plein d'imagination et d'enthousiasme


,

502 de l'empereur julien.

souffre dans l'exil la tyrannie ombrageuse de Constance,


qui a fait périr toute sa famille. Constance est chrétien
c'est assez pour que Julien soit polythéiste; Constantin a
détruit l'ancien culte de l'empire , c'est assez pour que
Julien veuille le rétablir. y trouve de grands exemples
Il

de vertu qu'il adore ; et son fanatisme, qui cherche par-


tout des prétextes, se croit justifié par la philosophie de
Marc-Aurèle. Alors, dans le chaos d'idées anciennes et
nouvelles qu'il rassemble, despote et républicain ,
païen
dévot et païen novateur ,
plagiaire du christianisme qu'il

proscrit , chargeant de cérémonies bizarres le paganisme


qu'il épure, sacrificateur, devin, général, empereur, so-
phiste , Julien réunit dans sa personne tous les rôles du
paganisme, et leur imprime un nouveau caractère par
cette espèce de superstition raisonneuse et préméditée,
qu'il se donne à lui-même.
Quand nous lisons l'histoire, quand nous entendons un
chrétien du iv e siècle s'écrier, au nom de Julien : « Il fut

traître envers Dieu, mais non traître envers l'univers, »

nous pensons bien qu'il y avait de la grandeur et du génie


dans cet homme singulier ; mais c'est surtout comme re-
présentant de l'ancienne société, comme témoignage de
la lutte le temps, qu'il mérite d'être étudié.
contre
En au milieu même de cette infatuation du passé,
effet,

dont il est saisi, dans cette tentative si hardie de recon-


struire l'ancienne croyance du monde les idées nouvelles ,

l'assiègent et le pénètrent; il voudrait être plus supersti-


tieux que le roi Numa; il voudrait enchérir sur les fables
poétiques d'Homère cherche à croire plus que l'on n'a
; il

cru jamais, comme pour mettre en sûreté les débris des


traditions païennes; et cependant il appelle la morale au
secours du dogme du préjugé grec
chancelant. Il se défait
et romain contre les juifs; il reconnaît le dieu suprême
qu'ils adorent; et, dans sa restauration religieuse, en
DE l'empereur julien. 503
même temps qu'il multiplie les sacrifices sanglants, et

tout l'appareil du culte païen, il voudrait établir près de


chaque temple des instructions morales et des hôpitaux.
Ainsi, le génie entreprenant de Julien ne pouvait se
renfermer dans les bornes des anciennes opinions qu'il
prétendait rétablir; et, retenu par une imitation supersti-
tieuse du passé ,
il était emporté cependant par les idées
nouvelles qui dominaient son siècle. Homère pour lui
est
comme la Bible pour nos prédicateurs ;
y prend des pré-
il

ceptes de charité ; il refait avec la morale chrétienne les


fables sensuellesdu polythéisme et cache des idées nou- ,

velles sous des mots antiques. En même temps il affecte


de regarder le paganisme de son temps comme une cor-
ruption du véritable paganisme, qu'il cherche dans la plus
obscure antiquité.
Ce singulier travail devait affaiblir le génie naturel de
Julien. Aussi son éloquence est-elle à la fois mystique et
subtile ,
pleine d'emphase et de sophismes. Rien n'est
vrai rien n'est simple dans cet effort pour vivre hors de
,

son temps, pour imiter, pour exagérer une civilisation qui


n'est plus.
Julien, par sa haine aveugle contre le christianisme,
par son esprit rigide et moqueur, par sa forte volonté qui
le fit général et conquérant, malgré son goût pour les
études et le repos philosophiques offre de grands traits ,

de ressemblance avec Frédéric. Ces deux âmes avaient été


jetées dans un moule semblable et la différence des ,

temps fit peut être seule le grand contraste qui se mêle à

leurs nombreuses analogies. Tous deux nés près du trône,


ils eurent à supporter une jeunesse pleine d'entraves de ,

périls, et menacée par la dure tyrannie de leurs proches.


Julien fut emprisonné dans un cloître ; Frédéric, dans un
château fon; l'un redouta la cruauté de son oncle Con-
stance, l'autre la colère d'un père implacable; tous deux
,

,5(M DE L'EMPEREUR JULIEN.

furent préservés par le besoin que le trône avait d'un hé-


ritier ; tous deux passèrent ce temps de rude épreuve dans
la philosophie et les lettres , en s'attachant précisément
aux études qui leur étaient le plus interdites. L'un élevé ,

de force dans le christianisme dévorait en secret les ou- ,

vrages des sophistes païens ; l'autre , menacé par un père


qui aurait voulu brûler tous les livres , recevait furtive-
ment les ouvrages des plus hardis écrivains du xvm e
siècle.

Frédéric, dans les donjons de Spandau, s'animait en lisant


Voltaire, comme Julien, dans l'église d'Antioche, en étu-
diant le sophiste païen Libanius. Cette contrainte égale-
ment éprouvée ne fit qu'exciter également deux esprits
vifs et pleins de vigueur. Ils eurent la haine des opinions
qu'on leur avait imposées , et le fanatisme de celles qu'on
leur avait défendues. Mais la philosophie de Julien fut
empreinte de la superstition de son temps; elle fut austère
et mystique ; celle de Frédéric eut la licence et le scep-
ticisme du sien. Julien eut les mœurs pures et la tête

exaltée; Frédéric eut les mœurs corrompues, et le cœur


dur.
La philosophie de l'un et de l'autre, venant en partie
de leur orgueil, ne les défendit pas de l'ambition. Julien
.mis à la tête d'une armée, avec sa démarche négligée,
son attitude pensive , ses doigts tachés d'encre ,
parut
d'abord un sophiste hors de sa place; Frédéric, devenu
roi , et n'ayant pas oublié ses leçons de philosophie épi-
curienne , s'enfuit à sa première bataille; mais bientôt
Julien et Frédéric devinrent de grands généraux , firent

admirer leur courage, et enlevèrent après eux cœurs


les

des soldats ; ici la comparaison s'arrête : l'une des deux


existences fut courte, moissonnée au milieu de sa tâche ,

après dix-huit mois de règne.


Frédéric remplit toute la carrière de la vie humaine
acheva ses desseins et jouit de sa gloire. On ne peut dire
DE L'EMPEREUR JULIEN. 505
ce qu'eût essayé Julien par les armes et les lois. 11 est à

remarquer cependant qu'il était en lutte avec son siècle ;

que sa philosophie était rétrograde et stérile, tandis que


la philosophie de Frédéric, malgré ses erreurs, se liait au

progrès social, et n'excluait pas la liberté, sans la vouloir.

Julien fut persécuteur, quoique généreux; Frédéric tolé-


rant ,
parce qu'il était sceptique.

Julien, par une victoire d'un moment et par une ten-


tative insensée ,
précipita la ruine de l'ancien culte et des
anciennes opinions ; Frédéric fut le créateur d'une puis-
sance durable.
, ,

s-* rm^*-^m-^^ra-8-m-§-s-8-fr g-s-^-g-g-s-s-e-g-g-g-g-

DE SYMMAQUE

DE SAINT AMBROISE.

Un des hommes les plus remarquables qui aient paru


dans les dernières époques de l'empire est sans doute
Symmaque. Défenseur des fables du paganisme, il fut
admiré par les chrétiens. Pendant une longue vie, et sous
larapide succession de tant d'empereurs, il remplit les
premières dignités de l'État il cultiva tous les arts de :

l'esprit, au milieu de lu barbarie qui naissait déjà de tou-


tes parts.

Proconsul d'Afrique ,
préfet de Rome ,
prince du sénat,
pontife , il eut par-dessus tous ces titres la réputation de
grand orateur comparé à Cicéron. Pour nous,
1
, et fut
Symmaque est un exemple curieux de l'état des lettres et
de la civilisation païenne au iv e siècle; et à ce titre on peut
l'étudier.
Symmaque était zélé pour le polythéisme. L'histoire
explique comment au , milieu de la ruine de l'empire
dans la chute de la discipline , dans l'oubli des vertus
guerrières quelques âmes ardentes avaient pu lier les
,

sentiments qu'elles éprouvaient au souvenir et au regret

« O linguam miro verborum fonte fluentem


Romani decus eloquii !

Os dignura aetcrno cinctuni quod fulgeatauro!


Prudent, lib. I.
DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. 507

de l'ancienne religion , contemporaine de la gloire de


Rome. Le paganisme, si docile sous la main des tyrans,
tenait cependant aux plus belles époques de la républi-
que. Avant de s'avilir par l'apothéose d'Auguste, il s'était

honoré des vertus de Scipion et ce regret de la liberté


:

perdue ces nobles traditions que depuis tant de siècles,


, ,

les âmes généreuses se transmettaient dans le silence de


l'esclavage ,
parlaient en sa faveur , et s'autorisaient des

malheurs publics. Enfin cette poésie, cette éloquence, qui


devaient être la consolation et le refuge des âmes élevées,
étaient toutes remplies des fables et de la philosophie
païennes. Lors même que le scepticisme, généralement
répandu, décréditait ces ingénieux mensonges, leur séduc-
tion agissait encore, à défaut de leur autorité. Elle inspi-
rait à des esprits, même éclairés, une sorte d'attachement
pour un culte inséparable de tant de beaux souvenirs, qui
faisaient le charme de leurs études. Ainsi, tandis qu'une
partie de la foule ignorante tenait encore aux idoles de
ses aïeux, regrettait les fêtes licencieuses de l'ancienne
religion, et dans sa haine aveugle contre les chrétiens,
leur reprochait tous les maux qu'elle souffrait, quelques
âmes généreuses, quelques esprits séduits par le charme
de l'éloquence et des lettres , s'opiniâtraient pour des fa-
bles qu'ils ne croyaient pas , mais qu'ils aimaient , dont
leur imagination se laissait doucement flatter , et qu'ils
confondaient avec les deux biens qu'avait perdus Rome, la

gloire et la liberté.
Dans les époques successives d'une société , comme
dans les différents âges de la vie de l'homme , c'est une
disposition naturelle à notre esprit d'imputer les maux
qu'il souffre à l'absence des illusions qu'il a perdues.
Ainsi, philosophe et homme d'Etat, Symmaque défendait,
au milieu du siècle de Théodose , le culte et la théogonie
de Numa. Des intérêts politiques animaient encore son
.')08 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE.

zèle : la fondation de Constantinople, cette grande époque


du christianisme, avait laissé dans le peuple et le sénat de
Rome un sentiment de regret et de jalousie. Constantin
avait endurci dans leurs erreurs ceux qu'il voulait punir,
et le sénat de Rome, humilié de n'être plus l'unique
sénat de l'empire, marquait du moins son dépit et sa
rivalité par son obstination dans le culte des faux dieux.
C'était là que s'était réfugié l'orgueil de l'ancienne métro-
pole du monde. Symmaque , au premier rang des séna-
teurs de Rome , se trouvait engagé dans la défense du
polythéisme, par cet intérêt commun et cet amour-propre
d'une grande assemblée , si puissant sur l'esprit de ceux
mêmes qui la dominent. Du reste, on ne trouve dans ses
écrits nulle expression de haine contre le christianisme :

comme Pline le Jeune , il va même jusqu'à louer la vertu


des chrétiens. Ce n'est pas le seul trait de ressemblance
que l'on aperçoive entre ces deux orateurs, qui, à trois
siècles de distance, brillèrent dans le sénat romain. Sym-
maque, avec moins de goût et de pureté, travaille à re-

produire l'ingénieuse élégance de Pline, plus accessible à


l'imitation que la grande éloquence des beaux siècles de
Rome. Le hasard a voulu que ces deux hommes, qui,
chacun dans leur temps, parurent le modèle de l'éloquence,
ne nous soient guère connus que par un recueil de lettres '.
Les lettres de Symmaque respirent également le goût de
l'étude et de la vertu quelques-unes sont adressées à Au-
;

sone, qui passait alors pour un grand poète, et que ses


vers, et la reconnaissance de l'empereur, son disciple,

1. M. Angelo Maio, si justement célèbre par ses précieuses décou-


vertes et par ses manuscrits palimpsestes a retrouvé et publié quelques
,

fragments des panégyriques de Symmaque. Mais ces débris d'un genre


d'ouvrage insignifiant par Lui-même n'offrent aucun intérêt pour l'histoire
ou pour le goût. Que faire aujourd'hui des compliments adressés à Va-
lentinien ou à G rai ion?
DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBKOISE. 509

portèrent au consulat. C'est pour le féliciter de cette di-


gnité ,
que Symmaque lui écrit , avec ce goût d'allégorie
philosophique et religieuse qui caractérise son éloquence:
« Nos ancêtres ,
pleins de sagesse en cela comme en d'au-
tres choses , temple de l'Honneur et celui de
ont placé le

la Vertu à côté l'un de l'autre pour indiquer ce qui se ,


,

réalise en vous, que les récompenses de l'honneur se trou-


vent au même lieu que les mérites de la vertu. Non loin
de ce double temple, on aperçoit encore l'autel des Muses
et la fontaine qui leur est consacrée, parce que l'éloquence

mo-
aplanit souvent la route vers les grandes dignités. Ces
numents de nos aïeux expliquent votre élévation au con-
sulat. La gravité de vos mœurs et votre goût des études

antiques vous ont mérité la haute distinction de la chaise


curule. Beaucoup d'autres, après vous, rechercheront avec
ardeur les arts et l'éloquence, sœur de la gloire. Mais qui
pourra trouver un disciple aussi puissant, un débiteur
aussi fidèle? »

Les lettres de Symmaque , d'un tour élégant et concis ,

sont stériles de faits et d'idées : sous le pouvoir absolu ,

les grandes dignités , les grands talents même ont peu


d'occasions de faire des choses éclatantes. Cicéron écrivait
à un Romain de son temps « A qui voulez-vous que je :

fasse donner le gouvernement des Gaules? » Rome était


libre encore, puisque un homme y pouvait exercer tant
d'empire par l'éloquence et la vertu.

On ne peut se défendre d'un sourire , en voyant , deux


siècles après, Pline le Jeune, orateur et consulaire comme
Cicéron , demander les ordres de l'empereur sur l'impor-
tante question de savoir s'il faut réparer les bains publics
d'une petite ville d'Asie. Symmaque, non-seulement ne
peut s'élever aux grands intérêts de la liberté romaine,
qui rendent les lettres de Cicéron si attachantes et si vives;
mais il n'a pas même le dédommagement d'une obéissance
510 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE.

honorée par les vertus du prince et la grandeur de l'em-


pire. Il n'a point à recevoir les ordres d'un Vespasien ou
d'un Trajan. Préfet de Rome , il prononçait des panégyri-
ques à la gloire des tyrans passagers que le caprice des
soldats faisait monter sur le trône, et bientôt disparaître.
Ses lettres sont remplies desnoms barbares de ces Francs
ou de ces Germains, qu'une fausse politique appelait à la
cour des empereurs et aux premières dignités de l'État. On
croirait qu'un autre peuple habite l'Italie. Les maîtres n'y
sont plus. La terre romaine a changé de face et sur ce ,

grand théâtre où paraissaient les conquérants du inonde ,

on n'entend que quelques sophistes qui dans la langue ,

des anciens dominateurs du monde, flattent des soldats et


des barbares. Les décombres d'un vaste monument,
l'aspect des colonnes renversées, des murailles ouvertes
et noircies, a quelque chose de moins triste que cette dé-
gradation morale d'un grand peuple , tombant en ruine de
toutes parts, et laissant apercevoir dans ses débris un ves-
tige à demi effacé de son ancienne gloire.
Cette décadence semble suivre la progression même de
la servitude. Pline , écrivant à Trajan , ne lui donnait que
lenom de seigneur, qui, dans les mœurs du temps était ,

leterme de bienséance pour tous les citoyens. Les lettres


de Symmaque sont chargées de tous les titres de la do-
mesticité du Bas-Empire ; et ces princes ,
qui duraient
si peu, y sont traités , non-seulement de divinité, mais
d'éternité.
Symmaque sent avec regret ce qui manque de gran-
deur à son temps et de liberté à son langage , et ce qui
réduit souvent ses lettres à de vaines formules ou à une
brièveté trop discrète. Il se plaint quelquefois de ne pou-
voir échanger avec ses amis qu'une redite d'insignifiants
saluts. 11 n'admet pas cette maxime arrachée par dépit à
un d'eux, qu'il ne faut désormais prendre rien plus à cœur
,

DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBHOISE. 511

que les affaires privées ; et il envie le temps d'autrefois


1
« où nos pères , dit-il ,
jetaient dans leur correspondance
familière les affaires mêmes de la patrie ,
qui maintenant
sont petites ou nulles. » A défaut de cette liberté perdue ,

il voudrait trouver des sujets d'entretien qu'on n'ait pas


essayés encore. Ces sujets se rencontraient peu. Rien n'est
plus présent à l'homme
et n'agit plus sur lui que la société
qui l'entoure ne peut s'en séparer par l'imagination et
; il

l'étude. Symmaque y revient donc souvent, malgré sa


réserve. Sans compter les faits de droit municipal et civil
que la science a recueillis dans quelques-unes de ses let-
tres ,
qui sont des rapports à l'empereur, on peut tirer de
presque toutes des inductions pour l'histoire, ou du moins
pour la peinture des mœurs. La rareté des grandes actions
au milieu de révolutions fréquentes, le défaut de génie
dans la culture assidue de l'esprit , l'illusion des formes
antiques mêlée à du pouvoir absolu, la lutte pro-
la réalité

longée des souvenirs contre un monde nouveau, ressortent


et s'expliquent par ce témoignage où tout est expressif, le
silence sur quelques points , autant que les détails sur
d'autres. Le sénat ne paraît plus occupé de ces grands
débats de vindicte publique , où l'ardeur de l'accusation
et de la défense rappelait presque l'ancienne liberté du
forum. Il n'est plus le tribunal où comparaissent des pré-
teurs et des proconsuls en face des provinces opprimées
qui portent plainte. S'il est une fois appelé à délibérer sur
le rebelle Gildon, c'est seulement une formalité pour con-
damner de loin un ennemi vaincu. Réduit à être le sénat
municipal de Rome tandis que le pouvoir
, est à Constan-
tinople et à Milan , il que ce qui
n'a plus d'autre soin
semblait à Juvénal le dernier vœu des Romains panem et ,

1. Symm. Epùt., lib. II, epist. 35.


Ô 12 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBKOlSE.

Dans 1e dépérissement de la culture en Italie ,


par les

maux de la guerre civile, l'extension des grands domaines


et le nombre croissant des esclaves à la place des libres
colons, la subsistance du peuple de Rome, qui dès le
premier siècle de l'empire exigeait tant de prévoyance,
était devenue plus difficile et plus incertaine. Le mal ou

la crainte de la famine agitait souvent cette foule immense.

C'était la plus grande inquiétude après les barbares. Le


sénat s'en occupait par des légations fréquentes à Constan-
tinople et à Milan, et, dans l'intervalle, par des offrandes
volontaires. Là se montrait, dans le patriciat romain, un
dévouement secourable, et une charité patriotique à côté
de celle du culte nouveau. Les lettres de Symmaque
attestent combien, pendant sa préfecture, il mettait de
zèle à seconder le magistrat chargé particulièrement de
cette grande affaire des approvisionnements de Rome; et

elles indiquent aussi la facile exagération des alarmes. Au


moment où Rome venait de recevoir, en hommage à son
ancienne grandeur, un riche butin de victoire et des orne-
ments de triomphe que Théodose lui envoyait d'Orient,
Symmaque dans le remercîment solennel qu'il adresse à
,

l'empereur, en décrivant la joie de la ville de Romulus,


comme il l'appelle, croit avoir besoin d'ajouter: « J'ose

espérer davantage
1
. augmen-
Vous enverrez une flotte qui
tera les ressources de ce peuple dévoué. Le sénat, mêlé
au peuple, viendra la recevoir aux embouchures du Tibre.
Tous honoreront comme sacrés ces navires nous apportant
l'heureux tribut des moissons d'Egypte. »

Le même souci le suivait dans la retraite. Elle n était

paisible pour lui que lorsque, avant l'approche de l'hiver


et les vents orageux de l'automne, il avait, de sa campagne
aux bords du Tibre, compté les navires qui d'Afrique ou ,

l. Symm. Epia t., lib. X, episl. 22.


DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBR01SE. 513

de; J\Iacédoine, venaient apporter des blés à Rome. Au


soin de nourrir ce peuple, accoutumé si longtemps à être
enrichi des dépouilles du monde, il fallait joindre des
fêtes pour le distraire. C'était la prétention qui lui était
restée de sa grandeur démocratique, et une des obligations
imposées aux anciennes dignités républicaines conservées
sous l'empire. Ces magnificences, ces jeux publics, que
Tacite appelle les futilités du pouvoir, occupaient beaucoup
Symmaque, et sa questure, sa préture , l'installation de
son fils dans les mêmes honneurs, et enfin son consulat,
furent marqués par sa sollicitude et ses libéralités pour le
cirque. Ses lettres sont remplies des recommandations
qu'il donne pour acheter au loin des chevaux de course ,

faire venir des bêtes féroces, et fournir des gladiateurs à


l'arène. Car, malgré la victoire du christianisme, la passion
de ces jeux sanglants reparaissait toujours. 11 semble même
qu'elle se liait à ce qui restait d'orgueil militaire aux Ro-
mains ; et nous voyons Symmaque, dans une de ses lettres,

remercier l'empereur Théodose d'avoir envoyé des captifs


sarmates pour combattre dans l'arène « et servir, dit-il

encore l
, aux plaisirs du peuple de Mars. »

D'autres souvenirs païens ,


qui contrastent moins avec
la douceur élégante de Symmaque, et tiennent également
à son patriotisme, se trouvent épars dans ses lettres. C'est
une pensée commune entre lui et les nobles Romains aux-
quels il s'adresse , et comme un des liens de leur amitié,
qu'il désigne souvent par des expressions réservées à l'ini-

tiation religieuse. On le voit partout fidèle avec gravité


aux observances du culte dont il devait être le défenseur
public , revenant à Rome pour quelque fête sacrée ou pour
une séance du collège des pontifes. II rappelle ses amis à
ce devoir; il blâme ceux qui s'excusent et s'absentent. II

1. Symm. EpisU, lib. X, epist. 61.

TABLEAU DE L'ÉLOQ. CHR. 33


514 DE SYMMÀQUE ET DE SAINT AMBROISE.

ne veut pas se faire suppléer ni déléguer à personne le

soin des choses divines, « dans un temps, dit-il, où s'éloi-


gner des autels est une manière de solliciter. » Il annonce

avec joie la résolution, prise entre les pontifes, de pro-


longer le temps des fêtes et d'en augmenter la pompe,
pour attirer la protection des dieux sur les citoyens il a ;

presque les inquiétudes d'un ancien aruspice, en appre-


nant que , dans une ville d'Italie , des sacrifices réitérés
n'ont pas encore expié un présage funeste. Enfin, cher-
chant à rétablir la croyance par la rigueur, il invoque la

sévérité des anciennes lois contre une vestale , coupable


d'avoir enfreint ses vœux.
Ce zèle paraît sincère. Dans le secret d'une lettre, comme
dans un discours public, Symmaque
Dieux de s'écrie : «

la patrie, faites grâce à notre négligence des cérémonies

saintes! et cependant ce paganisme ainsi pratiqué, et


»<

rappelé sans cesse par quelques mots, par la mention d'un


usage, parun souvenir d'enfance, ou par un devoir cruel,
s'estempreint d'un nouveau caractère et date évidemment
d'une nouvelle époque. C'est encore l'ancien culte romain ;

ce n'est plus la croyance païenne. L'expression abstraite


de la divinité revient plus souvent. La miséricorde divine
est invoquée en termes presque chrétiens, et au nom des
œuvres accomplies pour la mériter. Sous les images con-
servées des dieux on sent une autre doctrine. Au milieu
,

du scrupuleux respect pour le rituel antique, le pontife de


Jupiter donne à deux de ses amis cette louange toute
philosophique , d'être investis du sacerdoce des lettres et
de la vertu, expression qui sans doute aurait étonné les
anciens prêtres saliens. Quelquefois même un peu de
scepticisme se mêle à son zèle de magistrat idolâtre. Ce
silence des oracles , cette interruption avouée de la puis-
sance merveilleuse des temples, qui désespérait Libanius
et les païens mystiques d'Orient , fait sourire le sénateur
DE SYM.MAQUE ET DE SAINT A.MBROISE. 515
de Rome; et, dans une lettre où il s'excuse de n'avoir pas
répondu à un ami, « Ne vois-tu pas, dit-il
1
,
que les
oracles d'autrefois ont cessé de parler ;
qu'il ne se lit plus
de réponses écrites dans l'antre de Cumes; que les feuil-
lages de Dodone ne parlent plus, et qu'on n'entend plus
de poëmes sortir des soupiraux de Delphes ? Souffre donc
que, faible mortel fabriqué des mains de Prométhée, je
cesse de confier au papyrus ces paroles fugitives, que
depuis longtemps on ne lit plus sur les feuilles des sibylles. »

Certes, y a loin de cette facile résignation et de ce rai-


il

sonnement ironique aux invocations et aux sacrifices par


lesquels Julien et ses amis espéraient forcer le silence des
dieux, et rendre à l'oracle de Daphné la voix prophétique
que lui avait ôtée , disaient les prêtres idolâtres , le voisi-

nage profane d'une sculpture chrétienne.


Symmaque n'a rien de ces illusions fanatiques. Satisfait
des traditions pontificales, et y cherchant une forme de
culte plutôt qu'un enthousiasme, il n'a pas, comme quel-
ques nobles Romains de ce temps, joint à son sacerdoce
les dignités et les croyances de la secte orientale de Mithra.
Il n'imite pas en cela l'homme que du reste il admire le

plus, le préteur d'Italie, le docte Prétextât, que les témoi-


gnages contemporains nous montrent initié à tous les mys-

tères de Grèce et d'Asie , en même temps que profondé-


ment de Rome, véritable
instruit des antiquités religieuses
illuminé du polythéisme, communiquant autour de lui la
foi à sa vertu encore plus qu'à ses dieux, et cher au peuple
romain comme une grande image de l'ancienne patrie.
Cette manière de ranimer le culte en le chargeant de
superstitions nouvelles ne va pas à la prudence de Sym-
maque. Il évite toute innovation ainsi que tout excès. Il

n'a pas contre les chrétiens même d'expression plus forte

1. Symm. Epist., lib. IV, epist. 33.


,

T)IG DE SYMMAQUE ET DE SAINT À.MBROISÉ.

que celle de rivaux des choses saintes. 11 craint de les


offenser; et, lorsqu'il s'agit d'honorer par des hommages
publics ce même Prétextât tant célébré dans ses lettres
il s'inquiète que les pontifes aient permis aux vestales de
lui consacrer une statue dans Rome ; il voit dans ce témoi-
gnage , « avec l'oubli des conditions du temps présent,
dit-il, une infraction au calme sévère et à la vocation
sublime de ces vierges saintes, » et ce scrupule, fondé sur
le respect qui leur est dû, n'est pas sans doute un ména-
gement pour elles seules.

Enfin, à cette prudence il joint la tolérance, si rare sur-


tout alors. Il a des amis parmi les chrétiens. Si , en recom-
mandant avec instance un chrétien de Césarée qui récla-
mait contre une charge arbitraire imposée par le fisc à
ses concitoyens, il a soin d'ajouter : « Je suis gagné à sa
cause et non à sa secte; »> ailleurs il écrit à un homme
puissant : « Je vous présente mon saint ami, l'évêque Sé-
vère, estimable aux yeux de toutes les sectes, et dont je
ne dis rien de plus, par désespoir d'atteindre à son mérite
et par crainte d'offenser sa vertu. »

On croira sans peine, cependant, que ni cette modé-


ration , ni les talents de Symmaque ne pouvaient le pré-
server toujours au milieu des vicissitudes de l'empire et
dans la lutte inégale des deux cultes qui divisaient l'Occi-

dent. Sa parole applaudie avait quelquefois offensé. Plu-


sieurs de ses lettres, malgré la réserve habituelle du lan-
gage, le font voir inquiet et menacé, cherchant la retraite,
déplorant ce qu'il appelle les disgrâces amères de ses dis-
cours, ou même invoquant le nom stérile des lois, et se

plaignant qu'une oppression militaire pèse sur son domaine.


Avant même cette crise de sa fortune et lorsqu'il occupait
encore la préfecture de Rome, il fut en butte à des inimi-
tiés puissantes qui tenaient au grand débat de la société
romaine entre le pouvoir croissant du christianisme, maître
,

DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. 517

du palais et d'une partie du peuple, et les païens d'Italie,


nombreux encore et rassurés à dessein par la présence de
magistrats de leur culte. Il fut accusé d'être persécuteur
et de vouloir venger l'injure des temples par des outrages
à la loi chrétienne. Chargé de l'exécution d'un éditimpé-
rial qui ordonnait de punir les dommages faits aux murs
de Rome, on supposa qu'il en abusait pour livrer à la
prison ou aux tortures les chrétiens dont le zèle n'épar-
gnait pas toujours les monuments profanes marqués à
leurs yeux de l'empreinte d'un culte sacrilège, lien avait,

disait-on, fait arrêter plusieurs, et fait amener à Rome


des évêques enchaînés. Un ordre public de l'empereur
désignant avec sévérité le magistrat objet de ces plaintes,
vint tout àcoup prescrire une enquête, et mettre l'accusé
en demeure de se défendre.
Le devoir était facile, et la réponse irrésistible. Le préfet
de Rome, se défiant des conséquences de l'édit, n'avait

fait encore aucun acte. « J'ai prévu , dit-il ,


quels soup-
çons les rivaux pourraient former, et j'avais remis sous le

sceau, à la préfecture du prétoire, les ordres sacrés de


l'empereur. Ma conjecture ne m'a point trompé; car je
suis accusé d'avoir exécuté avec rigueur ce qu'évidem-
ment commencé. » En même temps il alléguait,
je n'ai pas
avec l'enquête favorable du prétoire, les lettres et l'auto-
rité de l'évèque de Rome du pape Damase qui déclarait
,
,

que nul des siens moindre injure, que


n'avait souffert la
nul des sectateurs de sa foi n'avait été détenu ni chargé
de chaînes; et enfin il affirmait que. même pour toute
autre cause, et parmi les accusés de divers crimes, il ne
se trouvait pas un seul chrétien dans les prisons de Rome.
La justification était complète; mais le grief était ailleurs,

moins dans les actes que dans l'invincible contradiction


des croyances ; ou plutôt il tenait à un seul acte de la vie de
Symmaque, et au seul grand souvenir qui soit resté de lui.
518 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE.

A mesure que le christianisme s'élevait en puissance et


multipliait ses bienfaits sur le monde , le défenseur mo-
déré, mais opiniâtre, des croyances païennes devenait plus
suspect et moins facile à supporter. En vain sa dignité
morale le rapprochait du culte qu'il méconnaissait ; vaine-
ment grande partie du sénat s'attachait à
aussi la plus
l'ancien culte comme au dernier de ses privilèges qui
pouvait lui rendre les autres. La foi nouvelle, partout
libre et victorieuse, était trop ardente pour n'être pas
d'abord exclusive. Aux lois déjà rendues pour appauvrir
et gêner le culte païen , elle joignait cet ascendant du
prosélytisme, plus puissant que les lois. Symmaque, d'ail-

leurs, en évitant avec précaution de blesser les intérêts


et les personnes, ne savait pas contenir dans son àme des
vœux plus offensants peut - être pour la fierté du culte
vainqueur. Par une illusion commune aux hommes, vou-
lant rendre extérieurement à sa croyance ce qu'elle avait
perdu en force et en réalité il avait inspiré l'idée et reçu
,

la mission de réclamer de l'empire le rétablissement de

l'autel de la Victoire dans le sénat romain. Défenseur de

cette cause, peu de temps avant l'époque où il fut accusé


par la défiance du peuple chrétien, il s'adressait au jeune
Valentinien, déjà menacé par l'ambition et la puissance
de Maxime. C'était un dernier effort du paganisme, s'ar-

mant d'un péril de l'empire.


La destinée de cet autel de la Victoire avait été fort in-
certaine et fort changeante. Placé au milieu du sénat de
Rome , il avait subsisté même sous Constantin ;
il fut en-
levé par l'ordre de Constance, son fils; Julien le rétablit;

Valentinien, grand et heureux capitaine, respecta, mal-


gré son zèle pour l'Église , une dernière superstition qui
se confondait avec celle de la gloire; Gratien, son succes-
seur, parmi les sévérités qu'il exerça sur le culte païen,
dont il supprima les pensions et les privilèges , détruisit
DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. 519
de nouveau cet autel qui choquait vue des membres la

chrétiens du sénat. La plus grande partie de l'assemblée


réclama dès lors par le conseil et la voix de Symmaque ;

mais la protestation des sénateurs chrétiens avait déjà


prévenu l'empereur, et Symmaque ne fut pas même
écouté. On ne voit cette discussion reparaître que quinze
ans plus tard, et dans la faiblesse du règne de Valentinien II.

Un célèbre écrivain de nos jours, saisissant tout ce


qu'il y avait de poétique dans le choix d'une pareille di-
vinité , a placé sur une scène animée par son éloquence
ledébat de cette grande question, à laquelle il donne
pour auditeurs et pour juges le sénat et Dioclétien. Dans
la fiction de son ouvrage , le christianisme est encore op-
primé, et cependant il élève une voix libre contre la reli-
gion de l'empire, qui s'appuie tout à la fois sur les rai-
sonnements d'une philosophie sceptique, sur les traditions
de la Fable, sur les souvenirs et les monuments de la
gloire de Rome. Dans la vérité historique, cette fameuse
controverse pour l'autel de la déesse autrefois si chère à ,

Rome ne s'est pas élevée sous les yeux d'un empereur


,

païen et victorieux qui , dans le culte d'une semblable


idole , aurait voulu défendre et respecter sa propre gloire.
Ce n'est point le christianisme encore faible et persécuté,
qui vient ébranler le piédestal de la puissante déesse, de-
vant le trône guerrier de son adorateur ; c'est l'idolâtrie
qui, cent ans plus tard, vaincue, terrassée, n'osant plus
défendre tous ses dieux , ne cherchant plus à les expli-

quer par de subtiles allégories, s'attache obstinément à


un souvenir moins religieux que politique et, recon- ,

naissant déjà le triomphe et la possession paisible du culte


nouveau , cherche à se ménager un étroit asile et une
dernière tolérance dans l'orgueil du prince et la dignité

de l'empire.
Sous ce rapport, le discours de Symmaque peut servir
,

520 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE.

à caractériser une des époques décisives de la lutte entre


les deux religions; et il montre à quel point les progrès
de la loi nouvelle avaient amené l'ancienne religion
chassée sucessivement de tout le terrain qu'elle occupait,
perdant les mensonges de la tradition sacerdotale, les
illusions de la du platonisme, et
théurgie, les subtilités
n'étant plus qu'un antique préjugé, un reste de coutume
locale défendu sans chaleur et sans conviction. « Nous
redemandons disait Symmaque *, le système de religion
,

qui longtemps fut profitable à la république. Comptez


tous les empereurs de l'une et de l'autre secte, de l'une
et de l'autre opinion. Parmi ceux qui sont le plus près de

nous, l'un a observé lui-même les cérémonies de nos


aïeux, l'autre les a permises. Si la religion des anciens ne
fait pas autorité, que du moins mo- la dissimulation des
dernes un exemple. Quel homme est assez ami des
soit

barbares pour ne pas redemander l'autel de la Victoire?


Nous avons d'ordinaire une prévoyance inquiète et nous ,

évitons ce qui peut paraître un fâcheux augure. Eh bien!


sachons au moins rendre au nom de la Victoire l'hom-
mage que nous refusons à sa divinité Prince, votre éter- !

nité lui doit déjà beaucoup; elle lui devra davantage.


Qu'ils détestent sa puissance, ceux-là qui n'ont pas éprouvé
son secours! Mais vous, n'abandonnez pas une protection
amie des succès et de la gloire. Cette puissance a droit
sur les prières monde. Que si l'on oubliait les
de tout le

hommages dus à la déesse, on devrait du moins respec-


ter la majesté du sénat. Faites, je vous en supplie, que
les traditions reçues dans notre enfance, nous puissions,
dans notre vieillesse, les transmettre à notre postérité.
L'amour de l'habitude est puissant. » Puis, faisant allusion
aux serments d'obéissance à l'empereur, autrefois jurés

i. Symmachi Relatio ad imperatorem.


1

DE SYMMAQl'E ET DE SAINT AMBROISE. 52


sur cet autel , il : « Où
prêterons-nous serment
s'écriait

à vos lois et à vos paroles? Quelle religion épouvantera


l'âme perfide, et lui interdira le mensonge dans les témoi-
gnages ? Tout est plein de Dieu, sans doute, et il n'y a pas
lieu d'asile pour les parjures ; mais c'est un puissant se-
cours contre la pensée du crime ,
que d'être pressé par la
présence même d'un objet sacré. Cet autel
est le lien de
la concorde, la Rien ne donne plus
garantie de la fidélité.

de crédit à nos décisions que de paraître rendues sous ,

la foi du serment. Cette assemblée, devenue profane, sera

donc ouverte au parjure? Et voilà ce qu'approuveront des


princes illustres, qui sont eux-mêmes sous la sauvegarde

du serment public! Mais le divin Constance, me dira-


t-on, a fait la même chose! Imitons plutôt les autres ac-
tions de ce prince, qui n'aurait rien entrepris de sembla-
ble si , avant lui, un autre avait commis la même faute. La
chute de nos devanciers nous corrige et ; la réforme naît
du blâme qui s'attache à l'exemple d'un premier tort. On
peut croire que le père de Votre Majesté, en essayant une
chose nouvelle, n'était pas en garde contre ce qu'elle
avait d'odieux. La même justification peut-elle nous con-
venir, si nous imitons une chose désapprouvée? Que
votre éternité emprunte plutôt au même prince d'autres
exemples, qu'elle pourra plus dignement mettre en usage.
Constance n'a rien soustrait aux privilèges des vierges sa-
crées. Il a conservé le sacerdoce dans les familles nobles.
II n'a point refusé les dépenses nécessaires aux cérémo-
nies du culte romain. Marchant à travers les rues de la
ville éternelle , sur les pas du sénat satisfait , il a vu nos
autels d'un regard pacifique. Il a lu le nom des dieux
gravé sur les monuments. II a demandé les origines des
temples. Il a rendu hommage à leurs fondateurs; et, tan-

dis que lui-même suivait d'autres croyances, il a conservé


à l'empire ses rites antiques. En effet, chacun a ses cou-
,

522 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE.

tûmes et son culte. L'intelligence éternelle assigne à toutes


les villes différents protecteurs. De même que les âmes
sont partagées aux mortels naissants, ainsi de célestes
génies sont fatalement assignés aux différents peuples.
Vient ensuite l'intérêt public, au nom duquel surtout
l'homme revendique les dieux. »

L'orateur, s'attachant alors à l'autorité de la tradition et


des siècles, introduisait dans son discours, par une figure
de rhéteur, l'antique Rome venant plaider pour ses dieux :

« Prince, lui fait-il dire ,


père de la patrie, respectez la

où je suis parvenu sous cette loi sacrée; laissez-


vieillesse
moi mes antiques solennités. Je n'ai pas lieu de m'en re-
pentir : ce culte a mis l'univers sous mes lois; ces sacri-

fices , ces cérémonies saintes , ont écarté Annibal de nos


murs et les Gaulois du Capitole. Ai-je vécu si longtemps
pour recevoir l'affront d'un tel blâme? etc. » « Ainsi, re-

prenait l'orateur, nous demandons la paix pour les dieux


de la patrie, pour les dieux indigènes. Il est juste de re-
connaître, sous tant d'adorations différentes, une seule
divinité. Nous contemplons les mêmes astres; le même
ciel nous est commun; le même monde nous enferme.
Qu'importe de quelle manière chacun cherche la vérité?
Une seule voie ne peut suffire pour arriver à ce grand se-
cret de la nature. »

Que ne doit-on pas remarquer dans ce singulier mor-


ceau d'éloquence ? Quelle fidèle peinture d'un peuple qui
n'existe plus que dans les souvenirs Quelle notion cu- !

rieuse sur l'état du paganisme et sur la manière dont les


,

esprits élevés envisageaient alors les formes religieuses


qu'ils essayaient de défendre ! Quels symptômes de mort
pour le paganisme dans cette facile reconnaissance d'un
culte naguère persécuté! Quelle froideur dans cette élo-
quence pompeuse ! Symmaque , dans le reste de cette
harangue, réclamait les revenus et les titres enlevés au
DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. 523

sacerdoce païen , et le droit de tester en faveur des prê-


tres et des vestales. « Que le trésor des bons princes di- ,

sait-il , se remplisse des dépouilles de l'ennemi , et non do


celles des prêtres. Que les mourants dictent leur volonté
avec confiance, et qu'ils sachent que, sous des princes qui
ne sont point avares , les testaments sont inviolables. Eh
quoi ! la religion de Rome est-elle mise hors du droit ro-
main ? quel nom donner à cette usurpation de fortunes
particulières que nulle loi n'a frappées? Les affranchis
reçoivent les biens qui leur sont légués. On ne conteste
pas aux esclaves les avantages qu'un testament assure.
Les nobles vierges de Vesta et les ministres des saints
mystères se voient seuls exclus des possessions transmises
par héritage. Que leur sert-il de dévouer au salut de la

patrie la chaste pureté de leurs corps, d'appuyer l'éternité


de l'empire sur les secours célestes , d'étendre sur vos
armes et sur vos drapeaux la salutaire influence de leurs
vertus, et de former des vœux efficaces pour tous? Ils ne
jouissent pas des droits établis pour tous. Eh quoi ! l'o-

béissance que l'on rend aux hommes est donc mieux payée
que dévouement aux dieux? Par là, nous faisons tort à
le

la république qui ne gagne jamais rien à être ingrate. »


,

A ce langage philosophique et grave , Symmaque ne


craint pas de mêler l'ancien argument du peuple, qui attri-

buait à l'oubli du culte des dieux les maux de la guerre,


les désastres et les stérilités des saisons. Cependant il

associe volontiers la religion nouvelle au privilège de pro-


téger l'empire. « Que les mystères secourables, secrets
appuis de toutes les religions, dit-il , favorisent votre clé-
mence que ceux-là surtout qui protégèrent vos ancêtres
;

vous défendent et soient honorés par nous. Nous de-


"
,

mandons cette forme de religion qui a conservé l'empire


à votre divin père, et lui a donné, après un règne heu-
reux, de légitimes successeurs. » Combien cette apologie
524 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE.

sans conviction ,
cette obscure profession de déisme bizar-
rement unie à certaines formes de culte, devait -elle
sembler faible devant la victoire et l'enthousiasme des
orateurs chrétiens! Animés de tous les souvenirs d'une
lutte si longue conservant au milieu de leur triomphe,
,

encore nouveau , toutes les vertus amassées dans la pro-


scription ,
puissants au nom de la justice , ils accablent
sans effort les opinions vacillantes et les préjugés décrépits
du polythéisme. Mais pourquoi, dans ce salutaire renou-
vellement du monde, la persécution, changée de mains ,

vint-elle plus d'une fois au secours de la parole chrétienne,


qui avait presque achevé sa tâche? On s'étonne, en voyant
a quel degré de faiblesse étaient réduites les croyances
païennes, que les empereurs chrétiens ne les aient pas
laissées tranquillement mourir.
L'éloquence de Symmaque ne resta pas sans réponse.
L'Église avait alors en Occident un illustre apôtre, un
homme dont la vertu faisait à moitié le génie , une de ces
âmes généreuses qui dans la lutte de la civilisation et
,

de la barbarie, époque la plus féconde en grands crimes,


paraissent çà et là sur la terre pour justifier et consoler ,

l'espèce humaine c'était saint Ambroise. D'abord engagé


:

dans les fonctions publiques, il avait rempli, sous Valen-


er
tinien I , la charge de gouverneur de Milan, L'histoire de
son élévation à l'épiscopat est connue, et marque bien
les mœurs du temps. Il était venu un jour, avec l'autorité
de sa charge , dans l'église de Milan pour y apaiser une
,

émeute élevée parmi les chrétiens de la ville, qui s'occu-


paient en ce moment d'élire leur évèque, selon les formes
populaires de la primitive Église. La présence de ce ma-
gistrat respecté concilia les esprits, en réunissant tout à
coup sur lui-même les suffrages des partis opposés. Dans
la pieuse ferveur de la société chrétienne, cette rencontre
parut un coup du ciel. On choisit Ambroise pour évèque,
,

DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE. 525

quoiqu'il ne fût pas encore chrétien ; et peu de jours lui

suffirent à l'accomplissement de toutes les conditions du


sacerdoce. Saint Ambroise ,
portant les lumières et le

génie d'un homme d'État dans l'administration de l'Église,


servit et honora puissamment la cause du christianisme.
Nul homme n'a mieux rempli la grande et salutaire idée
de ce tribuhat religieux, élevé par la loi chrétienne, et
qui , dans l'anéantissement de toute liberté civile, de toute
justice politique, pouvait seul alors s'interposer entre les
violences d'un pouvoir changeant , mais toujours absolu ,

et les misères du peuple, gouverné sans règle et sans


pitié. C'est avec ce caractère auguste qu'il apparaît dans
l'histoire, libre et hardi conseiller des princes, défenseur
des opprimés dans les deux religions, et faisant du sacer-
doce un ministère public de paix , de clémence et d'hu-
manité.
On conçoit aisément combien saint Ambroise , animé
de la ferveur et de la sainte jalousie de son culte, devait
repousser avec avantage les faibles assertions de Sym-
maque. « Eh quoi! dit-il dans une première adresse à
l'empereur, ils se plaignent de la perte de quelques biens,
ceux qui n'ont jamais épargné notre sang ; ils demandent
des privilèges, ceux qui naguère, par les lois de Julien,
nous refusaient le droit de parler et d'instruire ! » Saint
Ambroise affirme d'ailleurs que le plus grand nombre des
membres du sénat romain est chrétien et que le rétablis- ,

sement de l'autel de la Victoire serait une persécution


contre tant de sénateurs forcés d'assister aux sacrifices
,

impurs que l'on offrirait sous leurs yeux et de respirer ,

la vapeur du sacrilège.

Dans une seconde adresse à l'empereur, l'orateur chré-


tien presse plus étroitement Symmaque, et, joignant aux
impérieux démentis qu'il lui oppose une émulation
d'éloquence , il l'imite , en le réfutant : « Ce n'est pas là
526 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE.

dit-il , ce que Rome vous a chargé de dire ; elle parle un


autre langage : Pourquoi , dit-elle , m'ensanglantez-vous
chaque jour par le stérile sacrifice de tant de troupeaux?
Ce n'est pas dans les fibres palpitantes des victimes mais ,

dans la valeur des guerriers que se trouve la victoire.


C'est par une autre science que j'ai conquis le monde. Ce
fut les armes à la main que Camille renversant les Gau- ,

lois du haut de la roche Tarpéienne, enleva leur étendard


déjà flottant sur le Capitule. Le courage vainquit ceux que
les dieux n'avaient pas repoussés. Ce n'est pas au milieu
des autels du Capitule, mais dans les bataillons d'Annibal,
que Scipion a trouvé la victoire. Pourquoi m'objectez-vous
l'exemple de nos aïeux? Je hais le culte de Néron. J'ai

regret de mes erreurs passées ;


je ne rougis pas dans ma
vieillesse de changer avec le monde entier. 11 n'est jamais
trop tard pour apprendre. Il n'y a point de honte à passer
dans un meilleur parti. J'avais cela de commun avec les

nations barbares de ne point connaître Dieu. Vos sacri-


fices se bornent à verser le sang des bêtes. Cherchez-vous
la voix de Dieu dans les entrailles des victimes? Venez et
entrez sur la terre dans la céleste milice : c'est là que nous
vivons et que nous combattons. Que j'apprenne les mys-

tèresdu ciel par les témoignages du Dieu qui l'a créé, et


non par celui de l'homme qui ne se connaît pas ! Qui
croirai-je sur Dieu, plutôtque Dieu lui-même? Comment
puis-je vous croire, vous qui confessez que vous ne savez
pas ce que vous adorez? » Combien ces vives affirmations,
cette certitude de croyance, ne donnaient-elles pas d'as-
cendant à saint Ambroise La victoire du christianisme est
!

là. Ses disciples étaient fervents et convaincus; ils savaient,


ils croyaient , ils voulaient; tandis que leurs adversaires
erraient, accablés d'avance par le doute, entre les fables
insoutenables du polythéisme et les subtiles explications
de la philosophie , à la lueur faible d'un déisme qu'ils
DE SYMMÀQUE ET DE SAINT AMBROISE. 527

n'osaient avouer. Cette supériorité d'une foi vive , cette


puissance d'un pieux dévouement contre une tradition
affaiblie n'apparaît pas moins dans le culte que dans la

croyance. Devant ces prêtres païens qui réclament des


immunités perdues et croient l'autel détruit s'il est pauvre,
saint Àmbroise montre avec un accent de triomphe le

sacerdoce chrétien grandi par la souffrance, et se félicitant

même dans sa victoire que les lois aient mis un obstacle


aux dons qui pouvaient l'enrichir. A ces vestales, objet de
tant d'honneurs et si peu nombreuses malgré le prix ,

offert à leur vocation ,


la pourpre éclatante , le pompeux
cortège et la liberté d'un vœu temporaire, il oppose ce
prosélytisme qui remplissait les monastères chrétiens.
« Elevez, dit-il, vos yeux et votre âme. Voyez ailleurs ce
peuple d'innocence , cette foule si pure , cette assemblée
de vierges ; leur tête n'est pas ornée de bandelettes ; elles
n'ont qu'un voile grossier ennobli par son usage. Elles ne
recherchent pas, elles repoussent ce qui relève la beauté;
elles n'ont ni pourpre ni luxe , mais l'habitude du jeûne.
Point de privilèges ,
point de recherches délicates, rien
enfin que des devoirs qui raniment en elles des vertus. »
A ces contrastes entre les deux religions entre les deux ,

sociétés, l'orateur chrétien ajoute enfin ce qui fait l'espé-


rance de tout grand effort. 11 ne dédaigne pas l'autorité
des temps antiques invoquée par Symmaque mais ; il n'y
voitqu'un commencement. C'est plus tard que jaillit la
lumière de même que l'univers est sorti par degrés du
,

chaos, ainsi l'espèce humaine se perfectionne ; et le pro-


grès continuel de la vie sociale la conduit vers un culte
plus épuré. C'était l'argument des chrétiens. Avec un im-
mortel avenir, leur sainte loi promettait la justice et l'éga-

lité sur la terre. L'imagination de saint Ambroise est du


reste animée de toutes les inspirations du génie profane ;

son style ingénieux et brillant se pare quelquefois avec


5-28 DE SYMMAQUE ET DE SAINT AMBROISE.

trop peu de discrétion des ornements que sa mémoire


emprunte aux écrivains de l'ancienne Rome. C'est un
chrétien, disciple des poètes profanes. Sa diction porte
cependant la marque de son siècle, et n'est exempte ni
d'affectation ni de rudesse. Cet ordre habile et secret, cet
heureux enchaînement d'idées qui régnent dans le style
,

des grands écrivains n'étaient plus connus. Une préci-


,

sion quelquefois obscure et forcée, une grandeur inégale


et jamais simple, de l'affectation jusque dans les mouve-

ments de l'âme, voilà les défauts de cet orateur auquel


il n'a manqué qu'un siècle plus heureux et des contem-
porains plus dignes de lui. Mêlant l'irrégularité du génie
oriental à l'imitation des formes élégantes du siècle d'Au-
guste il a moins de pompe et de goût que son adversaire,
,

dont le style est resté tout romain et tout profane. Mais


que nous font ici les fautes de goût? Il importe bien da-
vantage d'observer les vicissitudes de l'esprit humain , et
le génie des grands hommes , au milieu du renouvelle-
ment des sociétés.

FIN.

De l'imprimerie do Ch. Lahure (ancienne maison Crapelel


rue de Vaugirard', 9, près de l'Odéon.
TABLE

MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME.

Pages
Du Polythéisme dans le premier siècle de notre ère :}

De la Philosophie stoïque et du christianisme dans le siècle des


Antonins 61

Tableau de l'éloquence chrétienne au iv e siècle ,


7<)

Des Pères de l'Église grecque. — Saint Atlianase 90


Saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, saint
Basile 111
Saint Jean Chrysostome 149
Synésius 211
Saint Éphrem 234
Saint Ëpiphane 20:i

Des Pères de l'Église latine. — Saint Hilaire 287


Saint Âmbroise 305
Saint Jérôme saint Paulin
, 319
Saint Augustin 363
De l'empereur Julien 50(1

De Symmaque et de saint Ambroise - 506

'71/
/§/ '

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TABLEAU DE l'éloq. chr.\'S!v '

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