L'apogee Et Le Declin de La Revolution Urss

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N°93 DÉCEMBRE 2017 4 € la revue mensuelle du NPA

in de la révolution
-1924: apogée et décl
Russie 1917

Après Octobre, construire Les femmes dans la révolution La révolution d’Octobre


le socialisme? et la question nationale
sommaire
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Jean-Philippe Divès 1917-1924: apogée et déclin de la révolution P4 Tarif jeunes/


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Emmanuel Barot 1917, le spectre du communisme hante l’Europe P12


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Régine Vinon Les femmes dans la révolution P16
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Yann Cézard Sous les pavés, la flamme d’Octobre


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P32
Régine Vinon, Henri Wilno, Jean-Philippe Divès Recommandés en ce centenaire… P34
FOCUS l’Anticapitaliste
«Une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées» la revue mensuelle du NPA
(Léon Trotsky) P36 Comité de rédaction :
Emmanuel Barot, Yann Cézard, Jean-Philippe Divès
(chargé de l’édition), Ugo Palheta, Laurent Ripart,
Virginia de la Siega, Galia Trépère, Régine Vinon,
Henri Wilno.
Pour contacter la rédaction :
[email protected]

Gérant et directeur de la publication :


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Administration :
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Commission paritaire :
0519 P 11509

Numéro ISSN :
2269-370X

Société éditrice :
Nouvelle Société de presse, d’audiovisuel et de
communication
SARL au capital de 3 500 € (durée 60 ans)

Tirage :
3 000 exemplaires

Maquette et impression :
Rotographie, Montreuil-sous-Bois
Tél. : 01 48 70 42 22
Fax : 01 48 59 23 28
Mail : [email protected]

« La Salve de l’Aurore » (sur le palais d’Hiver à Pétrograd). 1917, Gravure de Vitali Lentchine. DR.
Editorial N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 03

L’actualité d’un centenaire

C
PAR LE COMITÉ DE RÉDACTION

C’est la deuxième fois qu’un numéro de cette revue est en- bolchevique (Jean-Philippe Divès).
tièrement consacré à un seul thème. On ne l’avait fait pré- • Mai (n° 87). La révolution de 1917 face à la « question pay-
cédemment qu’à l’occasion du 140e anniversaire de la sanne » (Emmanuel Barot).
Commune de Paris, en mars 2011. • Juin (n° 88). Crise de juin, « journées de juillet » – Impa-
Bien sûr, l’importance de l’événement et de ses suites le tience de masse et gauchisme politique dans la révolution
justifie, tant ceux-ci ont longtemps marqué l’histoire du (Jean-Philippe Divès).
mouvement ouvrier et les rapports de forces entre les • Juillet-août (n° 89). De juillet à septembre – Ou Kornilov,
classes. En bien et en mal, car si la force propulsive de la ou Lénine (Jean-Philippe Divès).
révolution est restée vivante durant des décennies, elle • Septembre (n° 90). Tout le pouvoir aux soviets ? (Laurent
n’est pas parvenue à surmonter les limites et obstacles is- Ripart).
sus de sa dégénérescence et a fini par s’épuiser complète- • Octobre (n° 91). Repères sur l’histoire du bolchevisme –
ment. L’offensive combinée des impérialismes capita- Le parti de la révolution (Patrick Le Moal).
listes et de leurs complices bureaucratiques de Moscou et • Novembre (n° 92). Il y a cent ans, l’insurrection d’Octobre
Pékin, désormais ralliés au système dominant, en a eu (Julien Varlin).
raison au tournant des années 1980-90. Une fois célébré le centenaire de l’insurrection du 25 oc-
Pourtant, dans un tobre (7 novembre
monde capitaliste en dans le calendrier oc-
crise permanente et cidental), la logique
où les éléments de était d’aborder un peu
barbarie ne cessent globalement la pé-
de s’étendre, le pou- riode révolutionnaire.
voir des travailleurs Une étape dramatique
issu de la victoire et héroïque, d’une in-
d’Octobre – jamais croyable densité, et
revu depuis et ail- dont on peut considé-
leurs – continue de rer que la mort phy-
fasciner, de mobili- sique de Lénine, le
ser l’imaginaire de 21 janvier 1924, a mar-
nouvelles généra- qué la fin. Avant un
tions militantes. intermède de quelques
D’où sa persistante années pendant les-
actualité et la néces- quelles la dictature
sité incontournable bureaucratique s’est
d’étudier une expé- consolidée, en liqui-
rience qui, quoique dant progressivement
avortée, reste fonda- les réminiscences de
trice. dictature proléta-
Au cours de l’année rienne.
écoulée, dans une Cette période révolu-
rubrique intitulée tionnaire est abordée
« Russie 1917 : la ré- ici à travers une série
volution », nous « Vers le front polonais ». 1921, affiche d’Ivan Malioutine. DR. d’articles et de thèmes,
avons traité chaque en exprimant des
mois d’un aspect de points de vue qui – le
ce processus – soit d’événements spécialement impor- lecteur averti le constatera – peuvent parfois être diffé-
tants et marquants, soit de questions ou réalités plus gé- rents, mais reflètent une diversité d’opinions qui existe
nérales l’ayant imprégné du début à la fin. Rappel de ces dans la tradition marxiste révolutionnaire et est au-
textes : jourd’hui présente au sein du NPA.
• Janvier (n° 83). La Russie à la veille de la révolution – Pour autant, nous ne cesserons pas subitement d'évoquer
Quand « ceux d’en haut » ne peuvent plus et « ceux d’en la révolution russe. De prochains numéros seront l’occa-
bas » ne veulent plus (Laurent Ripart). sion de revenir, toujours cent ans après, sur d’autres évé-
• Février (n° 84). Février 1917, le tsarisme s’écroule comme nements ou processus passés à l’histoire et devenus des
un château de cartes (Régine Vinon). jalons importants dans l’histoire et les débats du marxisme
• Mars (n° 85). Marxistes, populistes, anarchistes… Un révolutionnaire – à commencer par la question de l’Assem-
mouvement ouvrier révolutionnaire (Jean-Philippe Di- blée constituante et de sa dissolution, ou encore celle de la
vès). paix de Brest-Litovsk, avec les débats et oppositions qu’elle
• Avril (n° 86). « Thèses d’avril » : Lénine (ré)arme le Parti a générés. o
04 | Dossier

1917-1924 : apogée et déclin


de la révolution PAR JEAN-PHILIPPE DIVÈS

Que l’on soit passé après l’insurrection d’Octobre, en un temps


finalement très court, d’un formidable mouvement émancipateur
à un régime d’exploitation et d’oppression qui a été l’un des pires
de l’histoire du 20e siècle, a porté aux idéaux de la révolution, du
socialisme et du communisme un coup extrêmement dur, dont les
effets persistent jusqu’à nos jours. Cela reste aussi une énigme non
totalement élucidée, et à laquelle il est impossible de se confronter
si l’on omet ou relativise l’une des parties de la totalité.

«C
amarades travailleurs ! Rap- Au cours des années suivantes, la révolu- comber à court terme devant les armées
pelez-vous qu’à présent c’est tion apporte aux masses des acquis consi- allemandes et austro-hongroises. Les pay-
vous-mêmes qui dirigez dérables. Non tant du point de vue de leur sans-soldats russes viennent de permettre
l’Etat : nul ne vous aidera si vous ne vous unis- niveau de vie, tant sont effroyables les la victoire de la révolution prolétarienne,
sez pas vous-mêmes et si vous ne prenez pas conditions adverses qu’elles doivent alors qui seule leur promettait la paix ; dès le
entre vos mains toutes les affaires de l’Etat. affronter. Mais le pouvoir soviétique fait des mois de décembre, tous les rapports du
Vos Soviets sont désormais les organismes du pas décisifs – comme d’autres articles de ce front le confirment, ils ne sont pas prêts à
pouvoir d’Etat, nantis des pleins pouvoirs, des dossier le rappellent – dans la voie de la li- se battre un instant de plus, une rupture
organismes ayant pouvoir de décision. Ras- bération des femmes, dans celle de l’alpha- des pourparlers de paix serait suivie de dé-
semblez-vous autour de vos Soviets. Renfor- bétisation et de l’accès à la culture des plus sertions en masse et Petrograd se trouve-
cez-les. Mettez-vous vous-mêmes à l’œuvre à larges masses, ainsi que de la libération des rait immédiatement menacée.
la base, sans attendre personne (…) Prenez peuples subissant le joug du nationalisme La décision de la majorité du Parti bolche-
tout le pouvoir et confiez-le à vos Soviets. grand-russe (un volet que le régime stali- vique rencontre cependant de fortes oppo-
Gardez comme la prunelle de vos yeux la nien a pratiquement liquidé, ce qui n’a pas sitions au sein même du camp révolution-
terre, le blé, les fabriques, l’outillage, les den- peu contribué à l’éclatement de l’URSS naire. De la part du Parti
rées alimentaires, les moyens de transport – entre 1989 et 1991). socialiste-révolutionnaire de gauche, qui
tout cela sera désormais totalement votre Il est significatif que dans l’atmosphère occupait depuis le 9 (22) décembre un
bien, le bien du peuple tout entier. » Ainsi d’euphorie des premières semaines, même quart des postes de commissaire du
s’exprimait Lénine, président du nouveau la dispersion, le 6 (19) janvier, de l’Assem- peuple ; mais aussi d’un important secteur
Conseil des commissaires du peuple, dans blée constituante s’effectue avec une décon- bolchevique, incluant des dirigeants tels
son Appel à la population publié par la Prav- certante facilité. A cinq heures du matin, le que Boukharine, Ouritski, Piatakov,
da le 6 (19) novembre 20171. La continuité marin anarchiste Jelezniak, responsable de Radek, ainsi que Chliapnikov et Kollontaï
avec les conceptions qu’il venait de cou- la garde armée des locaux, se rend dans la (futurs dirigeants de l’Opposition ouvrière
cher sur papier dans L’Etat et la révolution salle où les députés cadets, socialistes-révo-
saute aux yeux. Tel était bien le « pro- lutionnaires de droite et mencheviques
gramme de gouvernement » des bolche- continuent de conférer ; il annonce qu’on lui
viks. a donné l’ordre de mettre fin à la réunion
Et de fait, les quelques mois postérieurs « parce que la garde est fatiguée », et l’affaire
ont vu se développer, dans la joie et le est réglée. Mais la suite sera beaucoup
chaos, un immense mouvement de libéra- moins aisée.
tion ouvrière, paysanne et populaire. A
travers tout le pays, de nouveaux soviets se LA « PAIX OBSCÈNE » DE BREST-LITOVSK
créent et se substituent progressivement Le mot est de Lénine. Pourtant, lui et la ma-
aux anciennes autorités locales. A la cam- jorité de la direction bolchevique (dont
pagne, les comités paysans organisent la Trotsky, commissaire du peuple – ministre
confiscation des grandes propriétés et le – d’abord des affaires étrangères puis de la
partage des terres. A la ville, les comités guerre) décident de signer, le 3 mars 1918, ce
d’usine généralisent le « contrôle ouvrier » traité qui ampute la Russie de l’époque d’un
avant de passer, devant le sabotage et quart de son territoire et de sa population,
l’hostilité des propriétaires, à des mesures et d’une plus grande part encore de sa pro-
d’expropriation qu’ensuite le nouveau duction agricole, minière et industrielle. Photo prise en marge d’une réunion du Conseil des com-
missaires du peuple, en décembre 1917 ou janvier 1918.
pouvoir légalise. C’est cela, estiment-ils, ou le risque de suc- Alexandra Kollontaï est assise à la gauche de Lénine. DR.
Dossier N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 05

de 1920-21), Sapronov, Vladimir Smirnov et gauche) pousseront les bolcheviks à res- progrès. Plus encore, atteindre un tel stade
Ossinski (qui formeront en 1919 le groupe serrer les rangs. de développement permettrait, combiné
du Centralisme démocratique, les « dé- En revanche, les SR de gauche déclarent au pouvoir des soviets, d’engager vrai-
cistes »). Contre une paix impérialiste et continuer à combattre cette paix. Ce qu’il ment un processus de construction socia-
annexioniste, ces « communistes de vont effectivement faire, en conformité liste. Quant aux positions développées
gauche » préconisent l'engagement d’une avec les traditions du terrorisme narodnik dans L’Etat et la révolution, elles restent un
« guerre révolutionnaire », si besoin au (populiste) dont leur parti est l’héritier. Le objectif, dit-il, mais sont pour l’heure tota-
moyen d’actions de guérilla. Ils s’orga- 6 juillet à Moscou, ils assassinent l’ambas- lement inapplicables.
nisent en fraction et lancent la publication sadeur allemand dans l’espoir que ce geste Dans le même temps, Lénine est loin
de leur organe, Kommunist, d’abord jour- aide à rouvrir les hostilités. Dans la foulée, d’idéaliser l’Etat à la tête duquel il se
nal puis revue théorique.2 ils lancent dans la capitale une tentative trouve. Au 8e congrès des soviets de dé-
Au 7e congrès du parti (6 au 8 mars), ils sont d’insurrection ; improvisée et dépourvue cembre 1920, il souligne ainsi que « le ca-
battus par 28 voix contre 12. Le 15 mars, le de soutien populaire, elle est rapidement marade Trotsky parle d’un ’’Etat ouvrier’’,
4e congrès des soviets ratifie le traité de circonscrite. Mais les conséquences poli- mais c’est une abstraction ! (…) En fait notre
Brest-Litovsk. Les communistes de gauche tiques sont catastrophiques. Etat n’est pas un Etat ouvrier mais ou-
s’abstiennent, mais leurs dirigeants dé- Les SR de gauche étaient en effet les seuls vrier-paysan, c’est une première chose (…)
missionnent de leurs responsabilités à la alliés des bolcheviks. Après mars, ils Mais ce n’est pas tout (…) Notre Etat est un
tête de l’Etat et du parti ; Dybenko, Kollon- avaient encore collaboré avec eux au sein Etat ouvrier présentant une déformation bu-
taï, Ossinski et Vladimir Smirnov se re- de divers organismes soviétiques. Désor- reaucratique ».
tirent ainsi du gouvernement, à l’instar mais, les bolcheviks se retrouvent seuls au
des commissaires du peuple SR de gauche. pouvoir. Une position d’où, « faisant de né- LES CONSÉQUENCES DE LA GUERRE CIVILE
Pour les communistes de gauche, « la cessité vertu » selon le mot de Rosa Luxem- En mai 1918, la guerre civile commence
conclusion par la république des Soviets burg (dans son texte de 1918 La révolution avec la révolte de la « légion tchécoslo-
d’une paix annexionniste avec l’Allemagne a russe), ils se mettent à théoriser « la dicta- vaque ». Attisée par les puissances impé-
sans aucun doute affaibli temporairement les ture d’un seul parti ». En 1920, dans Terro- rialistes qui envoient des dizaines de mil-
forces de la révolution internationale et ren- risme et communisme, Trotsky reconnaît liers de soldats appuyer les armées
forcé l’impérialisme international »3. Le qu’il y a eu « substitution du pouvoir du parti « blanches », cette guerre ne se termine –
spectre des divergences est cependant au pouvoir de la classe ouvrière », mais pour par la victoire des « rouges », au prix de sa-
plus vaste. Dans le même texte, ils dé- ajouter dans la foulée qu’« il n’y a (…) au crifices incommensurables – qu’en no-
noncent « la centralisation bureaucratique, fond, aucune ’’substitution’’ » car « les com- vembre 1920. La Première Guerre mon-
la domination de divers commissaires, la munistes expriment les intérêts fondamen- diale avait provoqué la mort de 3,3 millions
perte de l’indépendance des soviets locaux et, taux de la classe ouvrière » et « deviennent les de soldats et habitants de l’empire russe,
en pratique, le rejet du modèle de l’Etat-Com- représentants avoués de la classe ouvrière les trente mois de guerre civile en font près
mune administré par en bas ». dans sa totalité ». de 10 millions.
Le parti semble alors au bord de la rupture. La guerre civile laisse le pays exsangue, et
Mais les communistes de gauche se re- LE CHAOS ET LES CHOIX ÉCONOMIQUES sa classe ouvrière désarticulée. Edward
fusent à franchir ce pas. Ils prennent par Dans une Russie terriblement éprouvée Hallet Carr4 en décrit ainsi certains effets :
ailleurs acte de la paix de Brest-Litovsk, par la guerre mondiale, la révolution a ap- « l’approvisionnement en pétrole en prove-
reconnaissant qu’elle a débouché sur une porté un facteur supplémentaire de désor- nance de la région de Bakou et du Caucase fut
nouvelle réalité objective dont il faut s’ac- ganisation. Immédiatement après Oc- interrompu de l’été 1918 à la fin de 1919 (…) en
commoder. Bientôt, la détérioration accé- tobre, un débat oppose les tenants de la mai 1919, l’industrie ne recevait que 10 % de
lérée de la situation et les attaques venues centralisation étatique des choix écono- la quantité normale de combustible. Au cours
de toutes parts (dont celle des SR de miques et des branches industrielles, à des hivers de 1918-19 et de 1919-20, le froid fut
ceux d’une gestion ouvrière qui définirait plus encore que la faim cause de souffrance et
la politique économique du bas vers le d’incapacité (…) Des 70 000 verstes de voies
haut. Une majorité de bolcheviks estime ferrées de la Russie d’Europe, 15 000 seule-
que la seconde alternative n’est pas viable, ment n’avaient pas été endommagées (…) à la
qu’elle aggraverait le chaos, et la première fin de 1919, alors que la crise avait atteint son
option s’impose dès décembre 1917. Dans paroxysme, plus de 60 % des 16 000 locomo-
les mois suivants, les comités d’usine se tives existantes étaient hors d’usage (…) ».
dévitalisent, avant de finir par s’intégrer Mais « le symptôme le plus saisissant du dé-
aux syndicats. Dans un souci d’efficacité, clin de l’industrie fut peut-être pourtant la dis-
de ne pas se perdre en palabres alors que persion du prolétariat industriel. En Russie,
l’on fait face à une situation d’urgence, le où les ouvriers d’usines étaient en grande ma-
principe de « la direction d’un seul jorité d’anciens paysans qui n’avaient que ra-
homme » (par opposition à une direction rement coupé tous leurs liens avec les cam-
collégiale) est ensuite adopté pour les en- pagnes (…) une crise dans les villes ou les
treprises, en dépit des protestations des usines, la faim, le chômage, les arrêts de tra-
décistes et d’autres secteurs.
C’est aussi l’époque où Lénine revendique
le « capitalisme d’Etat » et affirme que sa
réalisation représenterait en Russie un
06 | Dossier

botage » fondé en décembre 1917, voit ses laquelle la nouvelle société naîtra de la
effectifs portés à 40 000 membres fin 1918 main ferme de l’Etat, imposant l’égalita-
(et beaucoup plus à la fin de la guerre ci- risme communiste et l’esprit de sacrifice
vile). Elle arrête et exécute sans procès, et de la guerre civile ; l’un des ouvrages les
vail ne posaient pas un problème de chômage sans rendre aucun compte aux autorités plus populaires parmi les militants est
au sens occidental du terme, mais un exode locales. Outre les contre-révolutionnaires alors un roman du socialiste étatiste
massif des ouvriers des villes et un retour à actifs, elle vise les membres de la bour- américain Edward Bellamy, qui décrit
leur condition de paysans ». Ce phénomène geoisie en tant que classe, mais aussi des « un Etat égalitaire discipliné, dont l’écono-
s’ajoute aux enrôlements massifs dans anarchistes et des militants d’autres cou- mie dépend d’un service du travail univer-
l’armée rouge, qui sont d’abord le fait des rants socialistes. Une des fonctions de son sel et des décisions politiques prises par
ouvriers les plus conscients. En outre, service de renseignement est dès le début une hiérarchie d’anciens ». Pour beaucoup
ceux qui restent à l’usine se rendent régu- de prévenir et réprimer les grèves (dont les de ces communistes, la désillusion sera
lièrement à la campagne afin de s’y procu- meneurs sont licenciés, emprisonnés ou terrible lorsque les différenciations so-
rer de la nourriture, en échange de pro- déportés), et assez vite de combattre les ciales progresseront encore sous la NEP,
duits industriels qui sont parfois fournis dissidences dans les rangs bolcheviques ce qui conduira à une vague de démis-
par les directions ou syndicats d’entre- eux-mêmes (leurs acteurs étant le plus sions et de suicides.
prise, mais souvent volés. Nombre de tra- souvent extraits de leur milieu et envoyés
vailleurs sont par ailleurs malades ou trop ailleurs en vertu du système des affecta- LE TOURNANT DE 1921
affaiblis pour se rendre à leur poste. Dans tions – après 1924, les choses deviendront Au sortir de la guerre civile, la fatigue est
une série d’entreprises, l’absentéisme plus sérieuses). immense et toute l’économie est à re-
frôle les 50 %. La période du « communisme de guerre » construire. Le mécontentement général
Toujours d’après des données rassem- est celle des pénuries et du rationnement, s’exprime, début 1921, dans les grèves
blées par Carr, le nombre des ouvriers de des réquisitions forcées à la campagne, ouvrières de Petrograd et de Moscou,
l’industrie, de trois millions en 1917, tombe des paiements en nature et du troc qui se suivies de l’insurrection de Cronstadt et
à 2,5 millions en 1918, 1,48 million en 1920- substituent aux échanges monétaires. Sur de son écrasement par l’armée rouge6. La
1921 et 1,24 en 1921-22. Les villes se dé- fond de lutte élémentaire pour la survie et direction du parti et de l’Etat choisit
peuplent et « plus la ville était grande, plus la d’ensauvagement général de la société, alors d’abandonner le « communisme de
diminution était sensible. Petrograd avait elle donne lieu à une hyper-centralisation guerre » pour passer à la « nouvelle poli-
perdu 57,5 % de sa population en trois ans, du pouvoir et de la prise décision poli- tique économique », qui remplace à la
Moscou 44,5 % ». La production subit un tiques, tandis que les soviets dépérissent campagne les réquisitions forcées par
effondrement général : en 1920, celle de et que l’appareil naissant du parti tend de un impôt progressif en nature, en tolé-
minerai de fer s’élève à 1,6 % et celle de plus en plus à se confondre avec l’appareil rant le développement d’une couche de
fonte à 2,4 % du niveau de 1913 ; cette pro- d’Etat. paysans aisés, et à la ville autorise dans
portion est de 41 % pour le pétrole et 27 % Les premières différenciations sociales certaines limites des activités produc-
pour le charbon. « Un calcul de valeur en apparaissent entre les sommets du parti tives ou commerciales privées. Assez
roubles d’avant-guerre montrait que la pro- et la base, communiste ou sans parti (le vite, les échanges reprennent, la produc-
duction de produits manufacturés n’attei- débat sur « les sommets et la base » est tion agricole comme industrielle se re-
gnait en 1920 que 12,9 % de la valeur de 1913, récurrent en 1920-21). Ceux qui sont en dresse – certes à partir d’un niveau très
et celle des produits demi-finis 13,6 % ». responsabilité jouissent de privilèges, bas.
Toute ceci concerne avant tout la classe encore très limités mais d’autant plus Mais quid du régime politique ? Faut-il,
sociale qui a déclenché et mené la révolu- ressentis que la misère domine et que la peut-on tenter de revenir à la démocratie
tion, en lui imprimant sa dynamique so- corruption s’étend. Simon Pirani5 cite le ouvrière de 1917-18, en revitalisant les
cialiste. Edward Hallet Carr constate : « le cas d’un membre du comité central, Ave- soviets et en légalisant les groupes ou
paradoxe naissait de ce que l’instauration de li Enoukidzé, qui a reçu une caisse mar- partis ouvriers qui ne s’opposeraient pas
la ’’dictature du prolétariat’’ fut suivie par quée « équipements militaires » mais par la force au pouvoir bolchevique ? Ou
une diminution sensible dans l’économie à la contenant en réalité du riz, du sucre, du bien la dictature du parti sur la société
fois du nombre et du poids de la classe au tabac, du vin, du cognac et autres pro- doit-elle plus que jamais être maintenue,
nom de laquelle s’exerçait cette dictature ». duits considérés de luxe. Cela conduit et même renforcée ? En mars 1921, le 10e
une « apparatchik honnête » à formuler congrès du parti, sous l’impulsion de Lé-
RÉPRESSION ET BUREAUCRATISATION une plainte, mais le bureau d’organisa- nine (qui dénonce dans l’Opposition ou-
Le 20 juin 1918 Volodarski, l’un des res- tion du comité central « sauva la mise vrière une déviation « petite-bourgeoise »,
ponsables bolcheviques les plus popu- d’Enoukidzé en acceptant son excuse im- « syndicaliste et anarchiste », aux posi-
laires à Petrograd, est assassiné par des probable selon laquelle le vin était destiné tions « incompatibles » avec l’apparte-
SR de droite. Le 30 août, c’est Ouristki qui au commissariat de la santé ». nance au parti) choisit résolument la se-
tombe sous leurs balles et le même jour, Le communisme de guerre a également conde voie.
Lénine est grièvement blessé. Suivant des effets inattendus sur le terrain idéo- De plus, ce congrès vote à la quasi-una-
l’exemple de la révolution française 125 logique. On a vu que la dictature du parti nimité une motion, également présentée
ans plus tôt, le comité exécutif des soviets est désormais considérée comme nor- par Lénine, qui prononce l’interdiction
décide alors de répondre à la « terreur male et équivalente à la dictature du pro- sous peine d’exclusion des tendances et
blanche » par la « terreur rouge ». létariat. A cette époque, signale Pirani, fractions. Des assurances orales sont
La Tchéka, organisme ad hoc « pour la ré- se développe en outre parmi les « com- données quant au fait que cette mesure
pression de la contre-révolution et du sa- munistes de guerre » la conception selon est « provisoire » et que la démocratie in-
Dossier N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 07

terne sera améliorée. Mais les pro- fractionnelle qui s’est objectivement formé des tsars.
messes restent lettre morte, le provi- après le 10e congrès [et] s’est perpétué »), en D’innombrables déclarations et ana-
soire devient définitif et ainsi disparaît proposant dans le même temps une poli- lyses de Lénine, à divers moments du
le dernier espace, interne au bolche- tique d’industrialisation et de planifica- processus révolutionnaire, posent cette
visme, de démocratie prolétarienne. tion, seule à même de renforcer la classe problématique. Rappelons-nous ainsi la
La bureaucratie « communiste » se ren- ouvrière. Mais cette opposition est nette- conclusion de son discours du 3 avril
force et commence à se constituer en ment battue à la 13e conférence de jan- 1917, lors de son retour à Petrograd :
une couche sociale spécifique, dotée vier puis au 13e congrès de mai 1924. Lé- « d’un moment à l’autre, chaque jour, on
d’intérêts et d’une idéologie propres. Au nine, lui, a cessé de vivre le 21 janvier. peut assister à l’écroulement de tout l’impé-
11e congrès de mars 1922, Staline est élu Fin décembre, Staline lance le slogan du rialisme européen. La révolution russe que
secrétaire général. Les arrestations et « socialisme dans un seul pays », qu’un vous avez accomplie en a marqué les débuts
condamnations à la prison commencent an plus tard le 14e congrès fera sien en et a posé les fondements d’une nouvelle
à toucher des dissidents bolcheviques : l’érigeant en théorie. Dès lors, la liquida- époque. Vive la révolution socialiste mon-
RKSP (« Parti socialiste des ouvriers et tion de ce qui restait des traditions du diale ! » Ou en 1918, à propos de la prise
des paysans ») formé à Moscou par Pa- bolchevisme et la consolidation conco- du pouvoir par les bolcheviks : « ce n’est
niouchkine, Groupe ouvrier de Miasni- mitante du parti stalinien avanceront pas nous qui l’avons voulu, ce sont les cir-
kov, groupe La Vérité ouvrière inspiré inexorablement. constances qui l’ont imposé. Mais nous de-
par Bogdanov. vons rester à notre poste jusqu’à ce qu’ar-
LES RAISONS DE L’ÉCHEC rive notre allié, le prolétariat international ».
APRÈS 1924, UN PROCESSUS INEXORABLE Elles sont bien sûr multiples, mais deux La première cause de l’échec en Russie
Le 26 mai 1922, Lénine est frappé par facteurs essentiels doivent être souli- est donc celui de la révolution euro-
péenne. Rien n’était pourtant écrit
d’avance. En Allemagne en particulier,
c’est le facteur subjectif qui a failli à trois
reprises : en janvier 1919 par sponta-
néisme, manque de préparation et d’or-
ganisation ; en mars 1921 du fait de
l’aventurisme gauchiste propagé par la
direction de l’Internationale sous Zino-
viev et Bela Kun ; en octobre 1923, tou-
jours du fait de l’IC mais pour des raisons
opposées à celles de 1921 – cette fois un
refus d’engager le combat, motivé par le
conservatisme bureaucratique en ex-
pansion.
Il reste qu’à l’évidence, la montée de la
bureaucratie a été facilitée par une suc-
cession d’erreurs et de fautes de la direc-
tion révolutionnaire. Celle-ci considérait
Le 30 janvier 1924, lors des obsèques officielles de Lénine, à Moscou. Le porteur
de tête du cercueil est Félix Dzerjinski. A sa droite, Léon Kamenev. A sa gauche, que le « bureaucratisme » était le produit
Timothée Sapronov. DR. non d’intérêts matériels mais d’insuffi-
sances culturelles, et/ou reflétait la pres-
une première attaque. En convales- gnés. sion des anciennes classes dominantes
cence, isolé et trompé par Staline, il dé- Contrairement à Trotsky, Lénine avait et des restes de leur appareil d’Etat. Mais
couvre avec effroi l’ampleur du proces- longtemps considéré impossible qu’une c’est de l’intérieur de la nouvelle élite di-
sus de bureaucratisation, et propose à révolution en Russie se déroule d’emblée rigeante que la contre-révolution a surgi.
Trotsky de former un bloc contre l’appa- sur des bases socialistes : l’arriération du Un phénomène alors largement imprévi-
reil. Malgré une deuxième attaque, le 14 pays, son caractère très majoritairement sible, mais dont les révolutionnaires
décembre, il engage le combat contre paysan, la faiblesse numérique de son d’aujourd’hui ont toujours à tirer les le-
Staline en dictant ce qui sera connu prolétariat industriel ne le permettaient çons. o
comme son « testament ». Mais le 9 mars pas. C’est la guerre mondiale qui l’a fait
1 6 novembre dans l’ancien calendrier «julien» alors en vigueur,
1923, il subit sa troisième attaque, qui changer d’avis : la boucherie impéria- retardant de treize jours sur le calendrier «grégorien» en usage
l’écarte définitivement de toute vie poli- liste ouvrait sur tout le continent une pé- dans la plupart des pays et que la Russie adopta le 1er/14 février
de l’année suivante.
tique. riode d’« imminence de la révolution » et 2 Les textes de ses quatre numéros ont été republiés en 2011
En octobre, alors qu’a éclaté la première dès lors, du fait des conditions particu- dans un livre édité par le collectif Smolny.
3 «Thèses sur la situation actuelle», Kommunist n° 1 (avril 1918).
crise de la NEP, Trotsky à travers des lières de la Russie, la révolution socia- 4 Dans «La révolution bolchevique», tome 2 «L’ordre
textes et articles appelant à un « cours liste pouvait s’y déclencher avant de tou- économique», Les Editions de Minuit, 1974 (chapitre «Le
communisme de guerre»).
nouveau », 46 dirigeants et cadres dans cher les autres pays européens, 5 Dans son excellente étude «The Russian Revolution in
une déclaration adressée au bureau po- notamment les plus développés, où la Retreat, 1920-24 – Soviet workers and the new communist
elite» (La retraite de la révolution russe, 1920-24 – Les ouvriers
litique, dénoncent la bureaucratisation victoire du prolétariat permettrait en re- soviétiques et la nouvelle élite communiste), Routledge,
du parti et les méthodes de sa direction tour de consolider et développer les pre- Londres/New York, 2008.
6 Impossible de traiter, dans le cadre limité du présent article, de
(selon les « 46 », un « régime de dictature mières avancées dans l’ancien empire cette question particulièrement complexe.
08 | Dossier

Après Octobre, construire


le socialisme ? PAR HENRI WILNO

La prise du pouvoir par les bolcheviks les a confrontés à une


situation à laquelle ils n’étaient guère préparés: la transformation
et la gestion économiques d’un pays de 150 millions d’habitants.
Certes, la réalité avait tranché le débat ayant opposé les bolcheviks
aux mencheviks, partisans d’une subordination des tâches
politiques des socialistes au retard économique de la Russie, au
mûrissement d’un capitalisme russe. Mais une fois le pouvoir
conquis se posaient, dans une réalité difficile, des questions dont les
réponses devaient être élaborées dans l’urgence.

C
ontrairement aux socialistes uto- moyens de production communs et dépensant, de la Russie ? Il y a une chose que l’on peut dire
piques, Marx et Engels se sont tou- d’après un plan concerté, leurs nombreuses avec certitude : elle se heurtera à des obstacles
jours refusés à fournir un modèle de forces de travail individuelles comme une seule politiques bien avant de buter sur l’arriération
socialisme « clés en main », à se projeter dans et même force de travail social ».2 technique du pays. Sans le soutien étatique di-
les « marmites de l’histoire ». On trouve cepen- Mais comment se fera, dans le cadre du plan, rect du prolétariat européen, la classe ouvrière
dant dans leurs œuvres un certain nombre la répartition des facteurs de production et de russe ne pourra rester au pouvoir et transformer
de « poteaux indicateurs », pour reprendre la production elle-même ? Les textes de Marx sa domination temporaire en dictature socialiste
l’expression de Rosa Luxembourg qui ajou- et d’Engels vont dans le sens d’une réparti- durable. A ce sujet, aucun doute n’est permis. »4
tait : « nous savons à peu près ce que nous au- tion en nature non subordonnée à la loi de la
rons à supprimer tout d’abord pour rendre la valeur et d’une comptabilité en unités phy- LÉNINE EN 1917
voie libre à l’économie socialiste. Par contre, de siques. Cette vision d’une économie sans prix Avant 1917, Lénine s’était saisi de sujets éco-
quelle sorte seront les mille grandes et petites ni monnaie inspire tous les partis socialistes nomiques (comme le développement du ca-
mesures concrètes en vue d’introduire les prin- avant la Première Guerre mondiale, seul pitalisme en Russie) mais n’avait rien écrit de
cipes socialistes dans l’économie, dans le droit, Kautsky, dans son texte « Au lendemain de la particulier sur la façon de faire fonctionner
dans tous les rapports sociaux, là, aucun pro- révolution sociale », admettant le recours à la l’économie. Il commence à aborder la ques-
gramme de parti, aucun manuel de socialisme monnaie comme instrument technique.3 Par tion après son retour en Russie en avril 1917.
ne peut fournir de renseignement. Ce n’est pas ailleurs, le Manifeste du parti communiste et Dans les « Thèses d’avril », on trouve les me-
une infériorité, mais précisément une supériorité d’autres textes mettent en avant des mesures sures suivantes : « confiscation de toutes les
du socialisme scientifique sur le socialisme uto- comme l’expropriation de la propriété fon- terres des grands propriétaire fonciers. Nationa-
pique, que le socialisme ne doit et ne peut être cière, la centralisation du crédit dans une lisation de toutes les terres dans le pays et leur
qu’un produit historique, né de l’école même de banque publique, la multiplication des ma- mise à la disposition des Soviets locaux de dépu-
l’expérience...».1 nufactures nationales. tés des salariés agricoles et des paysans. Forma-
Pour ce qui est de la Russie, si mencheviks et tion de Soviets de députés des paysans pauvres
LE DÉBAT AVANT LA RÉVOLUTION bolcheviks s’opposent sur les tâches poli- (…) Fusion immédiate de toutes les banques du
D’OCTOBRE tiques et les forces motrices de la future révo- pays en une banque nationale unique placée
Les « poteaux indicateurs » chez Marx et En- lution, ils s’inscrivent néanmoins dans un sous le contrôle des Soviets des députés ouvriers.
gels consistent essentiellement en une cadre commun : le socialisme n’est pas à Notre tâche immédiate est non pas "d’introduire"
conception générale de l’économie et des élé- l’ordre du jour en Russie du fait du retard éco- le socialisme, mais uniquement de passer tout de
ments partiels présents dans divers textes. nomique du pays (environ 80 % de la popula- suite au contrôle de la production sociale et de la
Le premier point consiste en une analyse de tion vivait à la campagne). Trotsky seul s’en répartition des produits par les Soviets des dépu-
l’anarchie capitaliste où, aiguillonné par la démarque, en envisageant dans Bilan et pers- tés ouvriers. »
concurrence et la recherche du profit maxi- pectives (1906) la possibilité d’un pouvoir pro- Durant cette période, Lénine martèle sans
mum, chaque capitaliste prend des décisions létarien prenant des mesures radicales allant cesse la nécessité du « contrôle » des travail-
d’investissement et de production qui seront dans le sens du socialisme. Mais il précise leurs. A ce propos, l’économiste anglais Alec
validées ou non sur le marché et conduiront dans le même mouvement que ce pouvoir ne Nove note que le terme russe utilisé par Lé-
à des crises périodiques. A cette forme de ré- pourra se maintenir sans le soutien d’une ré- nine renvoie plus à des inspections et des vé-
gulation ex post, Marx oppose une régula- volution en Europe : « jusqu’à quel point la poli- rifications qu’à une prise de contrôle du capi-
tion consciente ex ante : il évoque ainsi une tique socialiste de la classe ouvrière peut-elle tal.5 Un développement plus systématique
« réunion d’hommes libres travaillant avec des être appliquée dans les conditions économiques des mesures à prendre se trouve dans « La
Dossier N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 09

catastrophe imminente et les moyens de la sans hésitations » (ses formulations anté- cipe du contrôle des ouvriers, contrôle appelé à
conjurer » (octobre 1917) où sont énoncées les rieures étaient beaucoup plus prudentes), se transformer en une réglementation complète
mesures suivantes : mais que « parmi les premiers pas à faire dans de la production et de la répartition par les ou-
• Fusion de toutes les banques en une seule cette voie, les mesures essentielles doivent être vriers, en une "organisation à l’échelle de
dont les opérations seraient contrôlées par des mesures telles que la nationalisation des l’Etat". »
l’État, ou nationalisation des banques, ainsi banques et des cartels. Commençons par Ces derniers aspects mis à part, la pensée
que des assurances ; prendre ces mesures et d’autres semblables, et économique de Lénine est essentiellement
• Nationalisation des syndicats capitalistes, nous verrons. Nous y verrons mieux, car l’expé- empirique : il s’agit d’arracher le pouvoir aux
c’est-à-dire des groupements monopolistes rience pratique, mille fois plus précieuse que les capitalistes… et après « nous verrons » (pour
les plus importants (syndicats du sucre, du meilleurs programmes, aura infiniment élargi reprendre la formule précitée utilisée dans la
pétrole, de la houille, de la métallurgie, etc.) ; notre horizon. » (« Pour une révision du pro- discussion d’octobre 1917 sur le programme
• Suppression du secret commercial ; gramme du parti »). du parti).
• Cartellisation forcée, c’est-à-dire l’obliga- Sur un point cependant, Lénine a un point de
tion pour tous les industriels, commerçants, vue arrêté (que tous les dirigeants bolche- A L’ÉPREUVE DU POUVOIR
patrons en général, de se grouper en cartels viques partagent) : le retard économique de Le 7 novembre 1917, Lénine proclame devant
ou syndicats ; la Russie impose d’importer les innovations le congrès des soviets : « nous devons au-
• Groupement obligatoire ou encouragement des pays capitalistes avancés. Celles-ci sont jourd’hui nous consacrer en Russie à l’édification
au groupement de la population en sociétés non seulement technologiques mais, pour d’un Etat prolétarien socialiste ». Outre cette
de consommation (et un contrôle exercé sur Lénine, concernent aussi l’organisation du perspective générale, après la prise du pou-
ce groupement). travail. C’est sous cet angle qu’il s’intéresse voir, plusieurs éléments vont se combiner
Lénine insiste sur le fait que ces mesures ne au système mis au point à partir de 1890 par pour modeler la politique économique désor-
présentent pas de difficultés techniques pour Frederic Taylor. Après avoir, dans un premier mais entreprise. Aux quelques points précé-
peu que la volonté politique existe et, pour ce temps, critiqué sans nuance le taylorisme demment exposés s’ajoutent quatre facteurs
qui est de la « nationalisation » des groupe- comme instrument d’intensification de l’ex- résultant de la situation : la révolution sociale
ments monopolistes, il explique qu’elle peut ploitation, il modifie son point de vue dès impétueuse qui secoue la Russie (les paysans
être réalisée par « simples décrets convoquant 1914 et l’apprécie comme étant aussi une ra- veulent la terre et les ouvriers ne veulent plus
un congrès des employés, des ingénieurs, des di- tionalisation de l’organisation du travail in- du pouvoir patronal), l’impact de la guerre
recteurs, des actionnaires, établissant une dustriel qui pourra avoir des effets positifs mondiale puis de la guerre civile, la désorga-
comptabilité uniforme, le contrôle par les syndi- lorsque le prolétariat prendra en mains la so- nisation liée à la chute du pouvoir de la bour-
cats ouvriers, etc. ». Il est impressionné par le ciété. Et cette orientation se renforcera après geoisie et, enfin, l’isolement de la révolution
russe.
Les premières mesures sont le décret sur la
terre (8 novembre) et le décret sur le contrôle
ouvrier (27 novembre). Le 15 décembre, un
Conseil supérieur de l’économie nationale est
institué. Le 27 décembre, les banques privées
sont nationalisées et amalgamées avec la
banque centrale (dont le gouvernement avait
pris le contrôle le 27 novembre) en une
banque du peuple de la république russe. Dé-
but janvier 1918, le gouvernement soviétique
suspend le paiement de la dette extérieure et
début février 1918, il décrète la répudiation de
toutes les dettes tsaristes ainsi que des dettes
contractées par le gouvernement provisoire
afin de poursuivre la guerre entre mars et no-
Meeting à l’usine Poutilov de Saint-Pétersbourg/ vembre 1917. En même temps, il décide d’ex-
Petrograd, en 1917. DR. proprier tous les avoirs des capitalistes étran-
gers en Russie (l’annulation des dettes
mode d’organisation de l’économie de guerre la révolution d’octobre, du fait des impératifs contractées par le tsarisme avait été proposée
allemande : une forme de capitalisme d’Etat de maintien puis de reconstruction de l’in- dès 1905 par le soviet de Saint-Pétersbourg).7
où les capitalistes privés doivent se mettre au dustrie.6 Le décret sur le contrôle ouvrier donne de
service de la mobilisation de l’appareil pro- Pour en terminer avec ces rappels de la pen- larges pouvoirs dans l’entreprise aux comités
ductif. sée de Lénine sur les mesures économiques d’usine, dont les décisions s’imposent aux
Durant la discussion qui se déroule en oc- que devrait prendre un pouvoir prolétarien, propriétaires, le secret des affaires était abo-
tobre 1917, juste avant la prise du pouvoir, sur notons une conception du contrôle ouvrier li.8 La perspective de la nationalisation des
la révision du programme du parti, face à affirmée en juin 1917 (dans « La débâcle éco- entreprises est affirmée. La « déclaration des
Boukharine qui soutient qu’il faut mettre en nomique et la façon prolétarienne de la com- droits du peuple travailleur et exploité » de
avant tout de suite un programme de me- battre ») : « nous ne préconisons pas le moins du
sures préparant le passage au socialisme, Lé- monde le passage humoristique des chemins de
nine répond que l’objectif est certes de mar- fer aux mains des cheminots et des tanneries aux
cher vers le socialisme « fermement, hardiment, mains des tanneurs. Mais nous affirmons le prin-
10 | Dossier

de 1918, « Du contrôle ouvrier à la gestion ou- est cruciale pour relancer l’économie. Les
vrière dans l’industrie », dont l’auteur écrit : obstacles sont nombreux : tendances loca-
« il [le prolétariat] a dû faire ce que dans la situa- listes de certains comités d’usine, incapacité
janvier 1918 précise ainsi que « la loi soviétique tion donnée, il était impossible de ne pas faire ».10 des organes de supervision nouvellement
sur le contrôle ouvrier et le Conseil supérieur de Une question reste pendante : celle de la coor- créés à s’acquitter de leurs tâches, désorgani-
l’économie nationale est confirmée, en vue d’as- dination entre les entreprises. Ce problème sation héritée de la guerre mondiale et appro-
surer le pouvoir du peuple travailleur sur les ex- avait été débattu par des réunions de comités fondie par la guerre civile. Trotsky décrit ain-
ploiteurs et en tant que première mesure prépa- d’usine dès avant Octobre. Si une minorité si la situation : « après la suppression du marché
rant la remise complète des fabriques, usines, anarchiste mettait en garde contre une cen- libre et du système de crédit, chaque usine res-
mines, chemins de fer et autres moyens de pro- tralisation qui se transformerait en « une sorte semblait à un appareil téléphonique dont les fils
duction et de transport, en propriété à l’Etat ou- d’autocratie », les directives sur le contrôle ou- auraient été coupés. Le communisme de guerre
vrier et paysan. » Mais cette formule ne précise vrier adoptées par la conférence des comités créa un succédané bureaucratique d´unification
pas de calendrier. d’usine de Petrograd, en janvier 1918 (citées économique. »11
Dès avant la révolution, le débat s’était enga- par David Mandel), précisent que les instruc-
gé entre deux conceptions du contrôle ou- tions émanant d’autorités supérieures DU COMMUNISME DE GUERRE À LA NEP
vrier : le contrôle « passif « et le contrôle « ac- doivent être suivies par les comités d’usine. Il fallait gagner la guerre civile, faire face à l’in-
tif » (pouvoir d’intervention dans la gestion et La coordination entre unités économiques tervention armée des impérialistes: ce fut donc
de prises de décision s’imposant aux direc-
Illustration d’époque : Lénine balayant la saleté du monde. DR.
tions d’entreprise). Après la révolution, le dé-
cret sur le contrôle ouvrier s’inscrit dans la
logique du contrôle « actif », tout en donnant
aux directions d’entreprise la possibilité de
faire appel des décisions des comités d’usine
devant les conseils économiques régionaux.
Le débat sur les modalités du contrôle conti-
nue cependant. Il va être réglé par la vie, c’est-
à-dire par le refus de coopération des pa-
trons. Dans le même temps, les
nationalisations d’entreprises commencent.
Mis à part les chemins de fer et les industries
d’armement, elles sont d’abord surtout le ré-
sultat d’initiatives locales (souvent en ré-
ponse au sabotage patronal et à la nécessité
de maintenir les entreprises en activité) : se-
lon Alec Nove, ce fut le cas de plus des deux
tiers des nationalisations intervenues
jusqu’en juin 1918. Selon des données histo-
riques soviétiques, seules 30 % des entre-
prises industrielles étaient nationalisées ou
municipalisées fin mars 1918, mais c’était
déjà le cas de 80 % des entreprises de plus de
5000 salariés.9 Les autorités centrales s’alar-
ment cependant des nationalisations incon-
trôlées. En janvier puis en avril 1918, des di-
rectives rappellent qu’aucune expropriation
ne doit avoir lieu sans l’accord du Conseil su-
périeur de l’économie nationale.
En mai-juin 1918, la situation change avec la
guerre civile et les interventions impéria-
listes qui donnent une nouvelle impulsion au
sabotage des capitalistes. Le double pouvoir
dans les entreprises devient impraticable,
que ce soit sous la forme d’un contrôle « ac-
tif » ou « passif ». Le premier secteur à être
complètement nationalisé est l’industrie du
sucre en mai 1918, suivie en juin par l’indus-
trie pétrolière, puis par la métallurgie. David
Mandel souligne que « la nationalisation n’a
pas été entreprise en premier lieu comme un pas
vers la réalisation du socialisme. Il s’agissait
avant tout d’une mesure pratique pour sauver la
révolution », et cite une brochure bolchevique
Dossier N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 11

ce qui été plus tard qualifié de «communisme terriblement dure, que nous n’avions d’autre solu- cheviks, son plan est clair, "Nous allons mainte-
de guerre». La désorganisation s’amplifie, le tion que d’agir aussi militairement dans le do- nant procéder à la construction de l’ordre socia-
rouble s’effondre. Se met en place une écono- maine économique (…) Mais, en même temps, il liste". Abolition de la grande propriété foncière,
mie dans laquelle les échanges entre entre- est incontestable – et on ne doit pas le dissimuler nationalisation des entreprises, répudiation de
prises d’Etat se faisaient sans paiement. Selon dans notre agitation et notre propagande – que la dette publique, planche à billets, contrôle ou-
une résolution du deuxième congrès des nous sommes allés plus loin qu’il ne le fallait du vrier dans les usines. Les résultats sont catastro-
Conseils économiques de toutes les Russies, ci- point de vue théorique et politique. Nous pouvons phiques ». Oubliés, non seulement ce qu’a
tée par Alec Nove, «les entreprises d’Etat devaient admettre dans une mesure notable les libres écrit Lénine lui-même, mais la guerre civile et
livrer leurs produits aux autres entreprises d’Etat et échanges locaux, sans détruire le pouvoir poli- l’agression extérieure.
institutions sans paiement et de la même façon ob- tique du prolétariat, mais au contraire en le conso- L’historien Lars Lih, spécialiste de Lénine, sou-
tenir les fournitures nécessaires» ; le but étant lidant.» Le 16 mars 1921, les congressistes ligne au contraire que beaucoup d’historiens
d’«aboutir à l’élimination finale de toute influence adoptent le rapport de Lénine: la Nouvelle po- ont écrit des bêtises sur le communisme de
de l’argent sur les relations des unités écono- litique économique (NEP) est lancée. guerre, présentant les bolcheviks comme étant
miques.» Le champ de la gratuité couvre aussi aveugles face à la situation du pays. A l’opposé,
les transports, le logement, l’éclairage. La ré- DES QUESTIONS POUR L’AVENIR il dit à propos de ses recherches sur la période
munération en nature représente une part de Des questions économiques fondamentales du communisme de guerre: «pour l’essentiel, j’ai
plus en plus importante par rapport à ce qui est ont donc été posées durant cette période de la montré que ses responsables n’étaient ni fous, ni
versé sous forme monétaire. Révolution, des questions qui, d’une façon ou idiots. On peut être d’accord ou non avec ce qu’ils
D’autres aspects du communisme de guerre d’une autre, seront vraisemblablement à ont fait, mais il faut admettre qu’ils s’occupaient de
visent à faire face à l’urgence, au prix de l’ordre du jour dans tout processus de révolu- problèmes réels et cherchaient à faire de leur
conséquences sociales et politiques plus que tionnarisation de la société : quelles sont les mieux.»13
problématiques pour la base sociale de la ré- limites du contrôle ouvrier ? Nationalisa- Il ne s’agit pas de nier les improvisations, les
volution, notamment les réquisitions dans tions, socialisations : quoi et comment ? erreurs aux conséquences lourdes, les illu-
l’agriculture et l’instauration d’une disci- Quelle coordination des entreprises sociali- sions, la diffusion de comportements autori-
pline de fer dans les usines (par ailleurs en sées ? Quelle articulation entre autogestion et taires dans certains secteurs du parti. Mais
partie dans la logique du taylorisme que Lé- plan ? Quel doit être le rôle de la monnaie ? comme cela a déjà été souligné, on ne peut
nine considère, on l’a vu, comme un progrès). Par ailleurs cet article n’a fait qu’évoquer, faire abstraction du fait que les bolcheviks
Aux yeux de certains bolcheviks, ce qui est voire pas du tout traité, d’autres questions étaient contraints de s’avancer en terrain in-
nécessité et gestion d’une économie rétrécie économiques que les évènements ont po- connu sauf à laisser triompher, non pas une
commence en fait à ouvrir la voie à l’établis- sées : les rapports avec le monde extérieur, le démocratie bourgeoise «civilisée» mais une
sement d’une vraie économie socialiste où le mode de gestion des entreprises, l’élabora- contre-révolution pogromiste conjuguée avec
marché, voire la monnaie, auraient disparu tion du plan… Il faut également tenir compte les armées étrangères. o
(surtout si la révolution s’étend à l’Occident du fait qu’après la prise du pouvoir, appa-
industrialisé). Victor Serge, alors à Moscou, a raissent une multitude de questions Toutes les citations de Lénine sont extraites de textes
ainsi résumé certaines des illusions qui ont concrètes à résoudre de manière non bureau- disponibles sur le site marxists.org, https://www.marxists.
org/francais/lenin/works.htm (les titres des textes sont
cours : « le régime de ce temps a été appelé le cratique : « nous ne savons pas gérer l’écono- indiqués dans l’article).
1 Rosa Luxembourg, «La révolution russe», 1918, https://
"communisme de guerre". On l’appelait alors le mie », souligne Lénine dans son rapport au 11e www.marxists.org/francais/luxembur/revo-rus/rrus.htm
"communisme" tout court et celui qui, comme congrès du Parti communiste, en 1922. Il 2 Karl Marx, «Le Capital», livre I, tome 1.
3 Wlodzimierz Brus, «Problèmes généraux de
moi, se permettait de la considérer comme provi- poursuit : « la vérité, c’est que le temps n’est plus fonctionnement de l’économie socialiste», François
soire s’attirait des regards réprobateurs ».12 où il fallait développer un programme et appeler Maspero, 1968. Dans son texte publié en 1902 et intitulé
«Au lendemain de la Révolution sociale» (qui constitue la
D’ailleurs, les mesures du communisme de le peuple à exécuter ce programme grandiose. deuxième partie de «La révolution sociale»), Kautsky (qui
guerre n’ont pas réellement les moyens d’être Cette époque est révolue. Aujourd’hui il vous faut n’est pas encore aux yeux de Lénine le «renégat» dénoncé
après 1914) examine un certain nombre de problèmes auquel
cohérentes et coordonnées sur l’ensemble du prouver que dans la pénible situation actuelle, se heurterait la transformation socialiste de l’économie,
pays. Du fait de la guerre civile et des mauvais vous savez pratiquement améliorer les condi- tels que le nombre des entreprises ou la question des biens
de consommation. Voir https://www.marxists.org/archive/
moyens de communication, même les régions tions économiques de l’ouvrier et du moujik. » kautsky/1902/socrev/pt2-2.htm
4 https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/bilanp/
fidèles au pouvoir soviétique agissent souvent Pour illustrer le fonctionnement défectueux, bilan_persp_8.html
de leur propre chef, sans aucun ordre ni coor- il raconte une histoire d’importation de boîtes 5 Alec Nove, «An economic history of the USSR», Pelican
Books,1992.
dination centrale. Les pénuries alimentaires de conserve de viande : « pourquoi, après trois 6 Cf. Robert Lienhart, «Lénine, les paysans, Taylor», Seuil,
sont accrues par les effets de sept ans de ans de révolution, dans la capitale de la Répu- 1976, rééd. 2010.
7 Eric Toussaint, «Centenaire de la révolution russe et de la
guerre et par la sécheresse, au point que la fa- blique soviétique, a-t-il fallu deux enquêtes, l’in- répudiation des dettes», sur le site du CADTM, http://www.
mine règne ou menace dans certaines ré- tervention de Kamenev et de Krassine ainsi que cadtm.org/Centenaire-de-la-revolution-russe
8 Voir https://www.marxists.org/francais/urss/
gions. La classe ouvrière est désagrégée et des directives du bureau politique, pour acheter works/1917/11/controleouvrier.htm
l’alliance avec les paysans rompue. Le mé- des conserves ? Qu’est-ce qui manquait ? Le pou- 9 Données citées par Jacques Sapir, «L’économie soviétique:
origine, développement, fonctionnement», décembre 1995,
contentement se généralise. voir politique ? Non. L’argent, on en a trouvé. » http://cemi.ehess.fr/docannexe/file/2746/sapir1995_2.pdf
10 David Mandel, «Les soviets de Petrograd- les travailleurs
Dans son rapport de mars 1921 au 10e congrès Certains se plaisent à présenter Lénine de Petrograd dans la révolution russe (février 1917-juin 1918),
du Parti communiste russe, Lénine reconnaît: comme un démiurge sachant à chaque mo- Syllepse, Page 2, M éditeur, 2017.
11 Léon Trotsky, «La nouvelle politique économique des
«nous nous sommes trop avancés dans la natio- ment où il allait et où la révolution devait al- Soviets et la révolution mondiale», 14 novembre 1922
nalisation du commerce et de l’industrie, dans le ler. Ce fut le cas parmi les staliniens. C’est https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1922/11/
lt19221114.htm
blocage des échanges locaux. Etait-ce une erreur? aussi le cas du côté opposé : ainsi, le journal 12 Victor Serge, «Mémoires d’un révolutionnaire», plusieurs
C’est certain (…) Toutefois nous avons cédé à une financier Les Echos écrit-il le 7 novembre 2017, fois réédité. Actuellement disponible, «Mémoires d’un
révolutionnaire et autres textes politiques 1908-1947», dir. Jil
nécessité impérieuse: nous avons vécu jusqu’à à propos du 100e anniversaire d’Octobre : Silberstein, Robert Laffont coll. Bouquins, 2001.
13 «Lire Lénine», entretien avec Lars Lih, revue Période, http://
présent aux prises avec une guerre si acharnée, si « quand Lénine s’empare du pouvoir avec les bol- revueperiode.net/lire-lenine-entretien-avec-lars-lih/
12 | Dossier

1917, le spectre du communisme


hante l’Europe
PAR EMMANUEL BAROT

« La lutte entre le prolétariat et la classe moyenne, entre les


soviets et le gouvernement, commencée les premiers jours
de mars, approchait de son point culminant. Ayant sauté d’un
bond du moyen-âge au 20e siècle, la Russie montrait au monde
frémissant les deux systèmes de révolution – la Révolution
politique et la Révolution sociale – aux prises dans un combat
mortel. »
(John Reed, « Dix jours qui ébranlèrent le monde », 1919).

L
e stalinisme « pèse d’un poids très puissamment aidé à stabiliser le capitalisme un rôle majeur dans la décrédibilisation au-
lourd sur les cerveaux des vivants » d’après-guerre – à travers « l’ordre de Yalta » tant du projet communiste que de l’idée
d’aujourd’hui, pour reprendre un mot qui établit les bases de la guerre froide puis même de révolution. Suite à la chute de
de Marx au début du Dix-huit Brumaire de de la « coexistence pacifique ». Et il a bloqué l’URSS et aux années 1990, la période alter-
Louis Bonaparte. En raison non seulement de dans sa sphère d’influence toute émergence mondialiste, puis les révolutions arabes, les
sa trahison de la révolution de 1917, mais aus- de processus de double pouvoir qui auraient vagues d’indignation, etc., ont fait resurgir
si de ce qu’il a corrélativement provoqué dans pu échapper à son contrôle, à l’image de sa des mouvements de masse aspirant à l’au-
le reste du monde. Dans le prolongement de répression féroce du soulèvement hongrois to-organisation démocratique. Mais on ne
sa négation bureaucratique du pouvoir « so- de 1956. peut que constater la persistante faiblesse
viétique » depuis la seconde partie des an- Aux antipodes de ce que 1917 avait projeté, il a des dynamiques de double pouvoir assises
nées 1920, le stalinisme a conduit des proces- refaçonné le monde ouvrier sur des lignes ré- sur une perspective de classe, s’efforçant de
sus révolutionnaires à l’échec, à commencer formistes, le canalisant et entretenant en lier questions démocratiques et questions so-
par la révolution chinoise de 1925-1927. Il a profondeur la passivité. Et bien sûr, il a joué ciales dans la perspective du socialisme – en

Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, assassinés le 15 janvier 1919 par les « corps
francs » dépêchés par le gouvernement social-démocrate allemand. DR.
Dossier N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste| 13

résumé, dans le sens de la logique qui condi- le champ de forces de la guerre, ce qui amène la population d’un bout à l’autre de l’Europe ».1 Il
tionna la victoire de 1917. l’Entente à stigmatiser la jeune Russie révolu- affirme même que si l’Allemagne passait aux
C’est incontestablement dans le sillage im- tionnaire comme agent de la puissance alle- mains des révolutionnaires, toute l’Europe
médiat de cette dernière, bien plus que lors mande. « Les provocateurs et les réactionnaires tomberait dans l’orbite des bolcheviks. L’ob-
du printemps des peuples de 1848, que le se mirent à crier que les Bolcheviks étaient des session constante des révolutionnaires
« spectre du communisme » est venu très agents allemands jusqu’à ce que le monde entier russes, la nécessité que la révolution s’étende
concrètement « hanter l’Europe » selon les en fût convaincu », résume John Reed dans Dix hors des frontières de Russie, devient ainsi
mots de Marx et Engels dans le Manifeste. jours qui ébranlèrent le monde. une potentialité très réelle aux yeux de leurs
On peine parfois à mesurer les conséquences Simultanément, nostalgiques du tsarisme, ennemis : le spectre est plus menaçant que
que cette « irruption des masses sur la scène russes « blancs » revanchards et viscérale- jamais.
de l’histoire » (Trotsky) induisit par-delà les ment anticommunistes, dirigés au plan mili-
frontières. L’espoir et la contagion qu’elle a taire par d’anciens hauts gradés de l’armée 2/ AGITATION ET VAGUE
inauguralement suscités, avant que la vague impériale, commencent à s’organiser, no- RÉVOLUTIONNAIRES EN EUROPE
révolutionnaire en Europe ne se referme en tamment dans les régions où le gouverne- « Ou bien la Révolution russe soulèvera le tourbil-
1924, coïncidant avec l’année de la mort de ment révolutionnaire n’exerce pas encore lon de la lutte en Occident, ou bien les capita-
Lénine, n’eurent d’égales ( pour les mêmes son pouvoir, par exemple dans le sud. Mais la listes de tous les pays étoufferont notre révolu-
raisons mais de l’autre côté de la frontière de guerre civile entre les armées blanches et tion » (Léon Trotsky au 2e Congrès pan-russe
classe) que la peur, la haine et la réaction mi- l’armée rouge que la Russie traverse jusqu’en des soviets, 26 octobre 1917, cité dans son His-
litaire, politique, économique, idéologique, 1921, en conduisant pendant trois ans aux toire de la révolution russe, chapitre 48, « Le
culturelle, des bourgeoisies du monde en- mesures du « communisme de guerre », est congrès de la dictature soviétique »).
tier. De même qu’on ne peut comprendre tout sauf une affaire interne. Les armées Dès le printemps 1917, l’Angleterre connaît un
comment les choses se sont passées en Rus- blanches sont soutenues par pas moins de 14 important un mouvement de grève. Fin 1918,
sie sans saisir en permanence leur entrelace- pays capitalistes, dont les Etats-Unis, la les monarchies allemande et austro-hon-
ment avec les processus qui s’opéraient si- France, le Royaume-Uni, l’Italie ou encore la groise tombent. Alors que la première révolu-
multanément au plan international, au Grèce. La politique des principaux dirigeants tion allemande vient de se produire, en mars
premier chef la situation d’isolement crois- de l’impérialisme est claire : il faut d’abord 1919 une république soviétique est proclamée
sant et de « forteresse assiégée » à partir de mater la révolution bolchevique à l’intérieur en Hongrie. Outre-Atlantique, les Etats-Unis
1923-24, on ne peut pas non plus comprendre de ses propres frontières, la fracturer, renfor- font face à la fin de cette année à des grèves
la situation internationale de l’immédiat cer ses opposants. Cela passe par un soutien tendues dans les chemins de fer, les mines, la
après-guerre sans mesurer combien Octobre à certaines aspirations à l’indépendance, métallurgie. La France connaît au cours de
1917 a irradié bien au-delà des frontières non pas dans le sens du droit des peuples à 1920 son plus haut degré de conflictualité so-
russes. Nous revenons ici sur quelques di- l’autodétermination, mais en appuyant des ciale et politique, tandis que l’Italie est mar-
mensions de cette configuration particuliè- bourgeoisies régionales pour que celles-ci, quée par un vaste et profond mouvement de
rement complexe au sortir d’Octobre 1917. ensuite, se retournent contre le nouveau pou- grèves et d’occupations d’usines. La même
voir. année se déclenche en Tchécoslovaquie, en
1/ « UNE RUSSIE NOUS SUFFIT » : RÉAC- Pour les dirigeants des puissances capita- décembre, une grève générale. Début 1921,
TION DE L’IMPÉRIALISME ET GUERRE listes, il s’agit là encore de se prémunir contre nouveau soulèvement ouvrier en Allemagne,
CIVILE la contagion, d’éviter que le communisme ne alors qu’en Angleterre les mineurs entament
La victoire de la révolution d’octobre ne peut se propage dans leurs propres pays, où la co- leur grève historique…
se comprendre hors du contexte de la guerre lère ouvrière comme la lassitude envers la Ces vagues de grèves excèdent largement les
impérialiste dans laquelle se sont plongés guerre ont affaibli le patriotisme extorqué questions économiques et syndicales (temps
les grands Etats en concurrence au plan aux masses dans le cadre des « unions sa- de travail, salaires). Le fleurissement de
mondial. Les douleurs de la guerre et de la crées » et sont devenues un terreau explosif. conseils ouvriers, inspirés des soviets russes,
mobilisation forcée d’un côté, les privations Cette menace a été tout de suite perçue. Lloyd en Hongrie, en Italie, en Allemagne montre
et la misère induits au plan social de l’autre, George, par exemple, est particulièrement que c’est bien la question du pouvoir qui est
ont fait de l’aspiration à la paix le facteur ma- lucide sur la possibilité que la contagion en jeu, et la possibilité d’une extension de la
jeur de la chute du tsarisme, expliquant no- russe atteigne l’Angleterre. Il explique à ses révolution, même si dans d’autres pays les
tamment la fraternisation des soldats, pay- homologues, notamment Wilson pour les luttes ouvrières sont moins intenses ou
sans en uniforme, avec les ouvriers au cours Etats-Unis et Clemenceau pour la France, que moins politiques. Evoquons brièvement seu-
des journées de février. Des différents slo- pour « former une barrière contre le bolche- lement ces trois exemples majeurs.
gans bolcheviques, c’est certainement celui visme » il faut une « politique commune », ne L’Allemagne va vivre, de fin 1918 à 1923, une
de l’arrêt immédiat de la guerre, « sans an- transigeant pas avec le fait qu’« une Russie séquence politique particulièrement com-
nexions ni indemnités », qui fut le plus popu- nous suffit ». plexe, au sein de laquelle on peut distinguer
laire, tout en distinguant radicalement les En 1919, évoquant le spectre d’un « soviet à trois épisodes révolutionnaires successifs.
bolcheviks des autres courants se revendi- Londres », il écrit dans un mémoire confiden- L’empereur Guillaume II est renversé par la
quant du socialisme. tiel : « L’Europe entière est pleine d’un esprit de révolution allemande en 1918. La République
Le décret sur la paix constitue aussi la pre- révolution. Il existe un profond sentiment non est proclamée le 9 novembre et l’armistice si-
mière conséquence au plan international de seulement de mécontentement mais de colère et
l’insurrection d’Octobre. Même s’il ampute le de révolte des travailleurs contre leurs conditions
territoire russe de façon conséquente, le trai- d’avant-guerre. L’ensemble de l’ordre social exis-
té de paix séparée avec l’Allemagne, conclu à tant, dans ses aspects politiques, sociaux et éco-
Brest-Litovsk au printemps 1918, reconfigure nomiques, est mis en question par les masses de
14 | Dossier

moiements de la direction du parti, qui finit Mais les grandes faiblesses stratégiques et
par annuler au dernier moment l’offensive. l’attentisme du parti socialiste italien
Celle-ci n’est déclenchée qu’à Hambourg, où contribuent largement à l’essoufflement du
la décision n’est pas parvenue à temps aux processus, qui se referme courant 1920
gné le 11 novembre. Mais la révolution spar- dirigeants locaux. Les sinuosités et erreurs avec l’évacuation des usines. La violence
takiste qui s’ensuit, avec ses conseils d’ou- du KPD sont au cœur des débats de l’Interna- des affrontements et le spectre révolution-
vriers et de soldats qui occupent les usines tionale communiste, créée en 1919, à partir de naire persistant jouent un rôle majeur dans
et les sièges des journaux, en Bavière tout son 3e congrès tenu en 1921. le renforcement des fascistes, qui arrivent
particulièrement, est réprimée dans le sang. En Hongrie, de mars à août 1919, socialistes au pouvoir peu après. De même, malgré le
La République de Weimar est proclamée à et communistes instaurent pendant 133 décalage dans le temps, qu’en Allemagne
l’été 1919 à l’ombre des assassinats de Rosa jours une véritable république des conseils, où Hitler accède au pouvoir en janvier 1933
Luxembourg et de Karl Liebknecht par les directement inspirée de la Russie et de la (après l’échec de sa première tentative de
corps francs diligentés par la social-démo- première révolution allemande. Voulant putsch en 1923), en combinaison avec les
cratie allemande. Si l’on se remémore le mot exporter le processus à l’Autriche, ils effets du krach de 1929 et la dramatique po-
de Lloyd George, on mesure mieux l’écra- manquent cependant de l’aide nécessaire litique de « troisième période » du KPD, im-
sante responsabilité des réformistes dans de la Russie, qui est aux prises avec la pulsée par Staline contre les « sociaux-fas-
l’échec de la révolution européenne. guerre civile. Le gouvernement commu- cistes ».
niste dirigé par Bela Kun Sans parler des autres pays, la France en
se retrouve isolé face aux particulier, les années 1930 en Europe ne
pays limitrophes, notam- sont compréhensibles qu’à l’aune des effets
ment la Roumanie et la indirects de l’échec de cette vague révolu-
Serbie soutenues par la tionnaire, consommée en 1923-1924. C’est
France et alliées aux natio- l’heure du « reflux » de la poussée ouvrière
nalistes hongrois. Le nou- et d’une restabilisation partielle du capita-
veau régime tombe. Les lisme, sur lesquels Trotsky reviendra en
impérialistes n’auront pas détail dans L’Internationale communiste
eu exactement la même après Lénine, contre la lecture « catastro-
ligne face à lui : Wilson et phiste » erronée qui continue d’y prédomi-
George, notamment, sont ner à partir de 1924. La décomposition pro-
dans la forme plus modé- gressive des petites-bourgeoisies sous
rés que Clemenceau, pour l’effet de la crise, les politiques menées
qui la guerre doit être to- consciemment par les grandes bourgeoi-
tale contre les « complices sies, notamment afin de coopter les appa-
de Lénine ». Mais c’est bien reils réformistes, la politique du stalinisme
cette ligne-là qui prévaut. qui désarme les prolétariats transforme-
Les deux « années rouges », ront l’échec de cette vague révolutionnaire
le « Biennio Rosso » italien, en une régression historique aux consé-
qui fut le moment où Bordi- quences démultipliées.
ga et Gramsci émergèrent
comme deux figures ma- 3/ 1917 ET LA MARCHE EN AVANT DE
jeures du mouvement révo- L’INTERNATIONALISME PROLÉTARIEN
lutionnaire italien, sont en « Pour le prolétariat international, la lutte
1919 et 1920 le troisième mo- contre l’impérialisme est en même temps la
ment crucial de la vague eu- lutte pour le pouvoir politique dans l’Etat,
ropéenne. Grandes mani- l’épreuve de force décisive entre socialisme et
festations ouvrières, capitalisme. Le but final du socialisme ne sera
Le bolchevik au « couteau entre les dents », dépeint par une occupations d’usine, avant atteint par le prolétariat international que s’il
association patronale française en 1919. DR. tout dans le nord, mais aus- fait front sur toute la ligne à l’impérialisme et
si mouvements paysans s’il fait du mot d’ordre "guerre à la guerre" la
En 1920, le front unique rassemblant syndi- avec occupations des terres notamment dans règle de conduite de sa pratique politique, en y
cats et partis de gauche et une grève géné- la plaine du Pô, partis initialement d’une ré- mettant toute son énergie et tout son courage
rale de quatre jours, assortis de mobilisa- volte contre la faim, dessinent la possibilité (…) Dans ce but, la tâche essentielle du socia-
tions massives dans tout le pays et d’une prise du pouvoir en Italie. Une grève lisme consiste aujourd’hui à rassembler le pro-
notamment dans la Ruhr, font échouer le générale internationale lancée les 20-21 juil- létariat de tous les pays en une force révolu-
putsch de Kapp et entraînent une nouvelle let 1919, en soutien aux prolétaires russes et tionnaire vivante et à créer une puissante
poussée des masses, qui fait ressurgir le hongrois, incarne la signification et les liens organisation internationale possédant une
spectre. Mais le processus ne se concrétise internationaux du processus. Les grandes seule conception d’ensemble de ses intérêts et
pas. villes ouvrières comme Milan ou Turin se de ses tâches, et une tactique et une capacité
Enfin, en 1923, l’« Octobre allemand », c’est- couvrent en août de plusieurs centaines d’action politique unifiées, de manière à faire
à-dire le projet d’insurrection et de prise de d’usines occupées, certaines passant sous du prolétariat le facteur décisif de la vie poli-
pouvoir dirigé par le KPD (Parti communiste relance ouvrière de la production, assorties tique, rôle auquel l’histoire le destine » (Rosa
d’Allemagne), échoue en raison des ater- de milices ouvrières. Luxembourg, « La crise de la social-démo-
Dossier N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 15

cratie », « Thèses sur les tâches de la so- périalisme, il s’agit maintenant qu’elle nationale communiste et qui s’étaient
cial-démocratie », 1915). serve de façon organisée, stratégiquement poursuivis ensuite, notamment chez
Dans le dernier tiers du 19e siècle, le mou- planifiée, de point de départ de la révolu- Trotsky et Gramsci, sont à relancer à l’aune
vement ouvrier russe s’était forgé, après tion mondiale : qu’elle devienne le maillon de cette intrication de l’international et du
les premières générations des « popu- fort des prolétariats d’Europe. Simultané- national.2 Corrélativement, l’étude des
listes », grâce à une première appropria- ment, les dirigeants bolcheviques sont formes contemporaines du « développe-
tion du marxisme, avec les traductions du conscients que l’action de ces derniers sera ment inégal et combiné » (sur lequel
Capital et du Manifeste effectuées par Plé- indispensable afin de pérenniser les pre- Trotsky avait fondé la théorie de la révolu-
khanov. La social-démocratie allemande miers acquis russes. Cela conduit à la créa- tion permanente), des structures écono-
représente alors un modèle, et Kautsky tion, en mars 1919, de la Troisième Interna- miques, des formations sociales et des
sera longtemps la principale référence de tionale. La formation de partis Etats doit également revenir au centre de
Lénine. La genèse et le développement du communistes prêts à jouer leur rôle d’orga- nos études.3
POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de nisation et de direction est pour cela cru- Il ne nous appartient pas seulement de
Russie) sont marqués par le souci d’ancrer ciale. D’où, lors du 2e congrès de 1920, les contribuer à hâter la liquidation de la
le marxisme dans la situation nationale « 21 conditions » visant à cadrer l’adhésion croyance selon laquelle un autre monde ne
spécifiquement russe, sans jamais sacri- des partis existants à l’Internationale com- serait pas possible et le spectre de la révolu-
fier à ce but l’internationalisme proléta- muniste. tion ne pourrait pas revenir hanter les nuits
rien. Ces exigences conduisent à de nombreuses des bourgeoisies d’aujourd’hui et de demain.
A l’été 1914, le ralliement de la Deu- scissions, par exemple en Italie ou en Affronter l’impérialisme contemporain,
xième Internationale aux politiques France avec la fondation de la SFIC (« sec- comme les formes nationales de la domina-
d’union sacrée (et au vote des crédits de tion française de l’internationale commu- tion bourgeoise et de la réaction, exige de re-
guerre) des différentes bourgeoisies na- niste », rupture majoritaire de la SFIO lors penser un programme et une stratégie de
tionales mène Lénine, Rosa Luxem- du congrès de Tours de cette même année), combat au niveau international. L’internatio-
bourg, Trotsky et d’autres, lors des et induisent de ce fait nombre de recompo- nalisme à venir ne saurait être seulement ce-
conférences de Zimmerwald en 1915 et sitions politiques, mais aussi syndicales, lui d’une « solidarité » par-delà les frontières,
de Kienthal en 1916, à déclarer que dans différents pays. La nouvelle interna- bien que celle-ci soit vitale, mais aussi celui
celle-ci a fait faillite. Ils mettent alors en tionale poursuit son adresse aux peuples, de la reconstruction d’un véritable « parti
avant la nécessité d’un nouvel interna- en organisant notamment le « congrès des mondial de la révolution ». Si nous ne voulons
tionalisme révolutionnaire contre la peuples d’Orient » à Bakou en 1920. pas qu’il reste de l’ordre du témoignage, notre
boucherie nationaliste (Lénine défen- Mais la vague révolutionnaire en Europe centenaire de 1917 doit servir de nouveau
dant le « défaitisme révolutionnaire » et la retombe définitivement en 1924. En Russie, point de départ en ce sens. o
nécessité de « transformer la guerre impé- l’isolement et les stigmates de la guerre ci-
rialiste en guerre civile »), se donnent vile fournissent le terreau sur lequel la 1 Cité par Pierre Broué dans son « Histoire de
comme perspective, aussi minoritaires contre-révolution bureaucratique pros- l’internationale communiste », 1919-1943 (Paris,
Fayard, 1997, p. 97). Voir aussi Ernest Mandel,
soient-ils, de travailler à une nouvelle père, avec en particulier son incroyable « Octobre 1917 : Coup d’Etat ou révolution sociale ? La
union de la classe ouvrière contre la justification doctrinale, le « socialisme légitimité de la révolution russe », chapitre 2 « L’enjeu
international », Cahiers d’Etudes et de Recherches
guerre par-delà les frontières. Pendant dans un seul pays », au son duquel le drame n°17/18, 1992.
et après la révolution de 1917, leur volon- stalinien scandera ses terreurs. 2 Enormément de travaux ont été consacrés à
Gramsci et son analyse, dans les « Cahiers de
té d’œuvrer à l’extension de cette der- prison », de l"« Etat intégral » dans les pays à tradition
nière au reste du monde, en commen- 4/ REPRENDRE AUJOURD’HUI CES démocratique et parlementaire, et face au fascisme et
au bonapartisme ; à Poulantzas également, et nombre
çant par les « maillons forts » du DÉBATS de théories contemporaines de l’Etat capitaliste, en
capitalisme mondial que représentaient A l’heure où le centenaire de 1917 a réactivé particuliers concernant les tournants autoritaires dans
les pays « démocratiques ». Mais bien peu sont revenus
alors les pays d’Europe occidentale, le matraquage dans la presse bourgeoise sur ceux de Trotsky, incroyablement caricaturé sur ce
l’Allemagne, l’Angleterre, la France, est des mythes tenaces sur le « coup d’Etat » de plan, sur les Etats d’« Occident », alors que l’existence
même de ses ouvrages sur l’Allemagne, la France,
l’une de leurs obsessions majeures. 1917, le « totalitarisme » de Lénine, le « fana- l’Angleterre ou encore l’Espagne, suffit à imaginer qu’il
L’« Appel aux peuples du monde entier » du tisme » des bolcheviks, la déconstruction s’est penché dessus en profondeur. Corrélativement,
bien peu ont abordé les convergences, par-delà
soviet de Petrograd (14 mars 1917) avait de ces mythes autant que les débats sur la les divergences stratégiques sur la question de
déjà exprimé la large conscience de l’enjeu nature et l’histoire du stalinisme montrent « l’hégémonie », qui existent sur ce point entre lui (qui
était donc loin, comme Lénine d’ailleurs, de croire
mondial de la guerre, avec sa revendica- toute leur importance. La réflexion sur la que le « modèle » de 1917 pouvait se transplanter
tion d’une paix « sans annexions, ni indem- signification, les résonances et l’impact au mécaniquement dans les pays capitalistes avancés de
tradition démocratique et parlementaire) et Gramsci.
nités et le droit des peuples de disposer d’eux- plan international de 1917 sont un axe par- Pour un regard renouvelé sur leurs rapports, voir Juan
mêmes ». Dans ses « Thèses » d’avril 1917, ticulièrement important pour réaborder les Dal Maso, « El marxismo de Gramsci. Notas de lectura
sobre los Cuadernos de la cárcel », CEIP, 2016 ; revoir
Lénine va plus loin et estime qu’il est déjà questions d’orientation et de stratégie dans également Antoine Artous et Daniel Bensaïd, « A
temps de « rénover l’Internationale », de le cadre de l’impérialisme convulsif qui a l’Ouest, questions de stratégie », Critique communiste
n° 65, 1987.
« prendre l’initiative de la création d’une In- réactivé, ces dernières années, la grande 3 Sur cette actualité de la théorie du développement
ternationale révolutionnaire, d’une Interna- contradiction entre la structure interna- inégal et combiné, voir Neil Davidson, « We Cannot
Escape History. States and Revolutions », Haymarket
tionale contre les social-chauvins et contre le tionale du capital et le système des Etats- Books, 2015 ; ainsi que les débats croisés entre David
"centre" », dans les conditions concrètes de nations. Harvey et Ellen Meiksins Wood sur l’impérialisme
et le « nouvel ordre impérial » à l’ère néolibérale, les
la toute nouvelle situation. La reconstruc- De ce point de vue, les débats sur les condi- transformations des Etats-nations et le rapport entre
tion de l’Internationale devient concrète- tions de la révolution en « Occident », le les structures économiques et les formes politiques ;
et sur ce dernier point, Daniel Bensaïd, « Eloge de la
ment à l’ordre du jour. front unique et le gouvernement ouvrier, politique profane », Paris, Albin Michel, 2008,
La Russie étant le « maillon faible » de l’im- ouverts lors des 3e et 4e congrès de l’Inter- chapitre 6 « Nouveaux espaces ».
16 | Dossier

Les femmes dans la révolution


PAR RÉGINE VINON

La révolution russe a, comme toutes les révolutions, fait


trembler la société sur ses bases. Les relations sociales en
ont été bouleversées : rapports entre les classes, bien
entendu, mais aussi entre hommes et femmes. Ces
dernières ont été, comme souvent dans les grands
moments de l’histoire, des actrices de premier plan. Elles
sont cependant rarement mentionnées, car l’histoire est
encore trop souvent celle des « grands hommes »…

L
es femmes ont joué un rôle à toutes du mariage. dans l’usine, mais comme beaucoup
les étapes de la lutte contre le tsa- Dans les usines, qui voient affluer le per- d’autres cette loi fut contournée par les pa-
risme : alphabétisation des cam- sonnel féminin au début du 20e siècle, le trons. Les femmes sont en moyenne
pagnes par de jeunes bourgeoises affli- sort des femmes est particulièrement la- payées 50 % de moins que les hommes,
gées de la situation des paysans, mentable : « celle qui était enceinte ne peut elles travaillent de 11 à 12 heures par jour,
poseuses de bombes quand l’époque fut quitter son travail que lorsqu’elle ressent les souvent beaucoup plus. Les travailleuses
au nihilisme, militantes socialistes et premières contractions et doit le reprendre participeront de plus en plus aux combats
communistes. Et elles furent nombreuses dès le lendemain de l’accouchement, sous syndicaux et politiques : lors des grèves
à participer pleinement à l’immense cou- peine de se voir infliger une amende ou d’être économiques de 1894-96 à Saint-Péters-
rant qui en 1917 emporta sur son passage licenciée. »1 Il n’existe bien sûr pas de congé bourg et lors de la grève historique du tex-
le tsar et son régime. Des personnages maternité et chaque année, 30 000 d’entre tile en 1896, ouvrières et ouvriers dé-
comme Alexandra Kollontaï, première elles meurent en couches, sans assistance brayèrent ensemble à l’unanimité. Une
femme ministre au monde, Inessa Ar- médicale. En 1894, suite à des grèves, le semaine de grève contraignit le gouverne-
mand ou Larissa Reisner sont les plus gouvernement tsariste avait promis d’as- ment à limiter à 11h30 la durée de la jour-
connues de ces combattantes, mais nul- surer la présence d’une sage-femme dans née de travail.
lement des exceptions. Derrière elles, il y toutes les entreprises de plus de cent Les femmes se sont d’abord illustrées, au
en eut des milliers d’autres. « Le succès femmes, ainsi qu’un lieu pour accoucher milieu du 19e siècle, dans les couches su-
d’une révolution dépend du niveau de parti-
cipation des femmes », disait Lénine. Ce
fut le cas pour la Russie, où la révolution
mit tout en oeuvre pour changer leur vie
en mettant en place la législation la plus
avancée de tout le monde occidental de
l’époque. Des avancées comme le droit à
l’avortement ne seront obtenues en
France que... 58 ans après la révolution
russe !

LA SITUATION DES FEMMES AU DÉBUT


DU 20E SIÈCLE
Si la situation des ouvriers et des paysans
était terrible dans le pays, les femmes
russes subissaient en outre de plein fouet
le poids d’une société rurale patriarcale,
régie pendant des siècles par le servage,
aboli seulement en 1861. L’Eglise ortho-
doxe, très influente, les considérait
comme des êtres inférieurs. L’illettrisme
touchait les deux tiers d’entre elles et leur
sort à l’intérieur de la famille même était
détestable : il était tout à fait admis et re-
commandé de battre les femmes, la loi
l’autorisant explicitement. Symbole qui
en dit long, la tradition voulait que le
père remette le fouet à son gendre le jour
Dossier N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 17

périeures de la société. Le livre de Jean- vail, la cession de la terre aux paysans et LA RÉVOLUTION ET SES CONQUÊTES
Jacques Marie, Les Femmes dans la révolu- la suppression de la censure. Les tirs lais- Au début de 1917, la situation était deve-
tion russe, dresse le portrait de jeunes sèrent sur le pavé des milliers de morts et nue insupportable du fait de la guerre : les
filles révoltées par les énormes inégalités blessés. Cette répression aveugle fit beau- réserves de vivres s’amenuisant, les
des conditions de vie, étouffant dans le coup pour la prise de conscience du plus femmes étaient contraintes de piétiner
carcan du patriarcat, et quittant le grand nombre, et marqua le début de la des heures durant avant d’aller au travail
confort de leur vie oisive pour se consa- révolution d’octobre 1905, à laquelle les pour obtenir une maigre nourriture. La
crer d’une façon ou d’une autre, à chan- femmes participèrent massivement. police elle-même décrivait une situation
ger, ou du moins à améliorer la société. C’est au cours des années suivantes que explosive. C’est dans ce contexte qu’eut
Certaines vont aller dans les campagnes s’opéra une différenciation entre fémi- lieu la journée internationale des femmes,
tenter d’alphabétiser les paysans, nistes bourgeoises et ouvrières. Les le 23 février (8 mars dans notre calendrier)
d’autres vont devenir poseuses de femmes, quelle que soit leur condition so- 1917. Une grève spontanée d’ouvrières du
bombes, telles Vera Figner, qui abattit le ciale, n’avaient aucun droit, et celles des textile d’un quartier de Saint-Pétersbourg
tsar Alexandre II en 1881 et passa 20 ans milieux cultivés et privilégiés entendaient entraîne les métallos d’usines voisines.
au bagne, ou Sofia Perovskaïa, qui orga- que ça change. Leurs revendications trou- Les partis révolutionnaires, au début réti-
nisa cet attentat et fut la première femme vaient un écho dans toutes les couches de cents car persuadés que les grévistes al-
russe pendue pour raison politique. Ou la population féminine. C’est pourquoi les laient au massacre, sont contraints de
encore Véra Zassoulitch, qui tira sur le sociaux-démocrates, mencheviks comme suivre le mouvement qui s’étend de jour
préfet de Pétersbourg en 1878. bolcheviks, militèrent activement pour en jour. En quelques jours de manifesta-
L’engagement des femmes dans la lutte orienter une partie du travail de propa- tions, le régime tsariste s’effondre.
politique et sociale s’affirma cependant à gande socialiste en direction des femmes. Puis, ce fut la révolution d’octobre qui
partir de la révolution de 1905. Il faut dire qu’il y avait du retard à rattra- amena les bolcheviks au pouvoir. Ceux-ci
per, car le problème de la différence des pouvaient dès lors mettre en pratique leur
1905, LE TOURNANT droits entre femmes et hommes avait été politique d’émancipation des femmes.
Le 9 janvier, appelé aussi Dimanche longtemps négligé au sein des organisa- La révolution russe va réaliser en très peu
rouge, l’armée tire sur une immense tions du mouvement ouvrier, très mascu- de temps les revendications défendues
foule de manifestants pacifiques, dont de lin et voyant même au départ d’un très par les féministes partout dans le monde.
nombreuses femmes et enfants, venus mauvais œil l’arrivée en masse d’ou- Les décrets concernant les femmes se
remettre une supplique au souverain. La vrières dans les usines – un phénomène bousculent dès le début de la prise du pou-
manifestation, avec des allures de pro- que l’on retrouve partout dans le monde. voir par les bolcheviks : le mariage reli-
cession, demandait respectueusement En 1907 naquit l’Association d’assistance gieux est aboli à la fin de l’année 1917 et le
au tsar de faire réintégrer des militants mutuelle des travailleuses, chargée de mariage devient une simple formalité ci-
ouvriers licenciés pour faits de grève, convaincre celles-ci d’adhérer aux partis vile. Tous les enfants obtiennent les
ainsi que de meilleures conditions de tra- et syndicats ouvriers. Elle participa à la mêmes droits, qu’ils soient « légitimes »
conférence internationale des femmes so- ou non. Le divorce se fait sous consente-
Le 23 février 1917 à Pétrograd (Saint-Pétersbourg),
8 mars dans le calendrier occidental, les ouvrières cialistes de Stuttgart, théâtre d’une ment mutuel. La non-ingérence de l’Etat et
manifestent à l’occasion de la journée internationale des confrontation ouverte entre les différentes de la société dans les relations sexuelles
femmes… et donnent le coup d’envoi de la révolution. DR.
positions et méthodes politiques. Clara entre individus est proclamée, sauf en cas
Zetkin2, figure allemande du féminisme de violences. Par conséquent, l’adultère et
marxiste, fit adopter une résolution affir- l’homosexualité ne sont plus considérés
mant que les partis socialistes de la Deu- comme des délits.
xième Internationale avaient le devoir de L’autorité du chef de famille disparaît du
lutter pour le droit de vote des femmes, en Code civil. Alexandra Kollontaï2 le justifie
précisant que le droit de vote n’était pas ainsi : « il n’y a pas de morale dans la nature.
un but en soi, mais qu’il s’agissait d’un Les relations sexuelles ne doivent pas être
moyen de renforcer, grâce à la présence du honteuses, ni un péché. Il s’agit d’une mani-
prolétariat féminin, la lutte contre la do- festation naturelle, comme manger et boire ».
mination de classe et contre la propriété Le pouvoir prévoit un réseau de crèches et
privée. de jardins d’enfants. En janvier 1918 est
Sous la pression de Lénine est créée officiellement créé le « Département pour
une publication spéciale pour les la protection de la maternité et de l’en-
femmes prolétaires : La travailleuse (Ra- fance ». Cet organisme est chargé de ga-
botnitsa), dont le premier numéro sort rantir l’assistance aux femmes enceintes
en 1914. La guerre envoyant de nom- et aux jeunes mères, et de veiller au res-
breux hommes combattre au front, pect de la législation. Celle-ci prévoit no-
leurs postes sont occupés massivement tamment un congé maternité de 16 se-
par des femmes et des enfants. Une maines, la dispense des travaux trop
nouvelle couche de travailleuses ac- pénibles, l’interdiction des mutations géo-
cède à la prise de conscience que sus-
cite l’exploitation capitaliste. C’est
d’ailleurs une manifestation de femmes
qui déclenche la fin du tsarisme.
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cipation des femmes ouvrières au combat dance qui héritera de la richesse familiale,
de l’ensemble de leur classe sociale pour tandis que la fonction des femmes de la
le renversement du capitalisme. classe travailleuse est de maintenir les gé-
graphiques et des licenciements de Les communistes savaient que l’oppres- nérations de travailleurs d’aujourd’hui et
femmes enceintes, l’interdiction du tra- sion des femmes est une conséquence de de demain au sein de leur propre famille,
vail de nuit pour les femmes enceintes ou la division de la société en classes so- autrement dit la reproduction de la force
ayant récemment accouché, l’accès à des ciales, et que la fin de cette oppression ne de travail pour le système capitaliste.
cliniques appropriées à la maternité, à des peut se décréter. Pour qu’elle cesse, il faut Contrairement aux féministes voulant
cabinets de consultation et à des crèches. donner aux femmes les moyens de leur partager le travail domestique au sein de
Alexandra Kollontaï est nommée commis- émancipation, en étant capables de socia- la famille, les bolcheviks voulaient le sor-
saire à la Protection sociale au sein du liser les tâches ménagères. Lénine poin- tir de ce cadre pour le faire passer dans la
conseil des commissaires du peuple. Elle tait « le travail le plus improductif et ardu que sphère publique, y compris l’éducation
fait publier plusieurs décrets ouvrant des la femme effectuait » dans la petite unité des enfants. Lorsque tout cela serait ac-
droits nouveaux pour les femmes : régle- économique de la famille. Il fallait, disait compli, la famille deviendrait inutile et
mentation de la durée du travail, en parti- Kollontaï, que « les cuisines particulières dépérirait, comme l’Etat. L’amour serait
culier pour les femmes et les jeunes de soient remplacées par des cuisines collec- alors délivré du carcan familial, et l’union
moins de 16 ans, qui ne doivent pas tra- tives, que la couture, la blanchisserie et le entre deux personnes se ferait librement.
vailler la nuit. Un décret de juin 1918 ins- nettoyage deviennent, à l’instar de la mine ou Au congrès des femmes ouvrières et pay-
taure deux semaines de congés payés, que de la métallurgie, des branches de l’écono- sannes de 1918, Inès Armand, militante
la classe ouvrière française n’obtint qu’en mie. » Et elle ajoutait : « la famille est inutile d'origine française ayant rejoint les bol-
1936 ! et même nuisible du point de vue de l’écono- cheviks, pose ainsi le problème, dans un
Le nouveau code de la famille adopté en mie ». exposé sur la libération des femmes de
1918 balaie des siècles de pouvoir patriar- Marx et Engels avaient déjà, bien avant, l’esclavage domestique : « sous le capita-
cal et ecclésiastique pour établir une nou- décrit la famille comme une forme sociale lisme, la femme travailleuse devait supporter
velle doctrine fondée sur les droits indivi- mouvante correspondant à un mode don- le double fardeau du travail à l’usine et du
duels et l’égalité entre les sexes. Les né de production. Le système capitaliste, travail ménager à la maison. Non seulement
femmes enceintes devaient indiquer le disaient-ils, fait peser presque toute la elle devait filer et tisser pour le patron de
moment de la conception, le nom et charge financière de l’éducation des en- l’usine, mais elle devait encore laver, coudre
l’adresse du père et si à ce moment là, elles
avaient eu des rapports sexuels avec plu- Au premier rang d’un détachement de gardes rouges. DR.
sieurs hommes, la loi imposait à tous le
devoir de subvenir aux besoins de l’en-
fant. Le droit d’héritage est supprimé. Le
pouvoir ouvrier légalise, fin 1920, l’avorte-
ment et le rend libre et gratuit. Vis-à-vis
des populations musulmanes de Russie,
le congrès qui leur est consacré décide
l’abolition de la polygamie, l’interdiction
du mariage des petites filles et la fin de
l’obligation de porter le voile.

LA CONCEPTION DE LA FAMILLE
Toutes ces dispositions pour consacrer
l’égalité juridique des femmes et des
hommes, étaient sous-tendues par une
conception globale de la famille. La
conception dominante était que la famille
tendrait à disparaître, au même titre que
l’Etat, dans une société sans classes, dé-
barrassée de l’exploitation. Les bolche-
viks avaient là la possibilité de mettre en fants et du maintien du foyer sur les et cuisiner pour sa famille… Mais aujourd’hui,
pratique leurs idées. Depuis fort long- épaules des unités familiales de travail- c’est différent. Le système bourgeois est en
temps, militants et militantes du mouve- leurs, qui dépendent essentiellement des train de disparaître. Nous approchons d’une
ment ouvrier avaient réfléchi à la situa- salaires pour leur survie, au lieu que cette période de construction du socialisme. Pour
tion de la famille et de la femme. Marx, dépense sociale soit assumée par le gou- remplacer des milliers et des millions de pe-
Engels et Bebel ont beaucoup écrit sur la vernement ou par la classe capitaliste. tites unités économiques individuelles, de
famille bourgeoise et prolétaire, et tous L’apparition de la famille prolétaire a éga- cuisines rudimentaires, malsaines et mal
ces penseurs liaient l’émancipation des lement commencé à différencier claire- équipées, et l’incommode baquet à lessive, il
femmes aux luttes du prolétariat. ment le caractère de l’oppression dont nous faut créer des structures collectives
Quelqu’un comme Alexandra Kollontaï, souffrent les femmes des différentes exemplaires, des cuisines collectives, des
une dirigeante bolchevique, a toujours classes ; le rôle des femmes des classes do- cantines collectives et des laveries collec-
formulé comme objectif d’associer l’éman- minantes est de reproduire la descen- tives. » Elle spécifie que sous le socialisme,
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les équipements collectifs « seront pris en ment devant la loi, mais encore dans la vie, tées à procréer et à s’occuper de leur foyer.
charge, non par les femmes travailleuses dont l’égalité avec l’ouvrier. Il faut, à cette fin, que En France, le Parti communiste aban-
on utiliserait les compétences ménagères, les ouvrières prennent une part de plus en donne toutes les luttes qui auraient pu
mais par des gens employés spécialement plus grande à la gestion des entreprises pu- faire de lui un parti révolutionnaire, entre
pour ces tâches précises. » bliques et à l’administration de l’Etat (...) Eli- autres, la lutte des femmes pour leur
Peu de temps après, elle écrit à propos du sez donc plus d’ouvrières communistes ou émancipation. Pourtant, à sa création, le
congrès et de ses débats : « si des questions sans parti au Soviet». Et il concluait : « le PCF s’opposait à la loi de 1920, qui condam-
telles que la protection de la maternité et de prolétariat ne parviendra pas à s’émanciper nait les avorteuses et celles qui avortaient
l’enfance ont été mises en avant au congrès, complètement sans avoir reconnu aux comme des criminelles. Dans ces an-
ce n’est pas parce que les femmes travail- femmes une liberté complète. » nées-là, le Parti communiste lié à la révo-
leuses ne s’intéressent qu’à ces problèmes et lution russe n’avait pas peur de défendre
pas à d’autres. Jusqu’à ce que nous soyons REPRISE EN MAINS STALINIENNE la contraception, le droit à l’avortement et
débarrassés des formes anciennes de la fa- La dégénérescence de l’URSS et l’installa- la possibilité pour les femmes de se faire
mille, de la vie domestique et de l’éducation tion de la bureaucratie revint sur de nom- élire. C’est ainsi qu’en 1924, une militante
des enfants, il est impossible de créer l’indivi- breux acquis de la révolution, en particu- ouvrière, Joséphine Pencalet, était élue
du nouveau, il est impossible de construire le lier ceux qui concernaient les femmes. En sur une liste communiste au conseil muni-
socialisme. » 1936, l’année où commencent les procès cipal de Douarnenez, dans le Finistère. Et
Les bolcheviks considéraient, selon une de Moscou, la dictature stalinienne inter- cela, alors que les femmes n’avaient ni le
formule que Trotsky emploiera plus tard, dit l’avortement. Elle décrète aussi l’aug- droit de vote ni celui d’être élues.
que « l’émancipation véritable de la femme mentation des frais de divorce. Il faut Dans un chapitre de son ouvrage La Ré-
est impossible sur le terrain de la misère so- « protéger la nouvelle famille soviétique » et volution trahie, intitulé « Thermidor au
cialisée »3. lutter contre ce que les bureaucrates ap- foyer », Trotsky explique pourquoi
pellent « une attitude légère et négligente l’émancipation des femmes n’a pas eu
FAIRE PARTICIPER LES FEMMES envers le mariage ». lieu : « à la famille, considérée comme une
Ils sont bien conscients qu’au-delà petite entreprise fermée, devait se
des lois, il faut un changement ra- substituer, dans l’esprit des révo-
dical de la place des femmes dans lutionnaires, un système achevé de
la société, notamment en leur don- services sociaux : maternités,
nant la possibilité de participer à crèches, jardins d’enfants, restau-
la création des richesses. Comme rants, blanchisseries, dispen-
l’affirme Alexandra Kollontaï en saires, hôpitaux, sanatoriums, or-
1921 : « l’acte révolutionnaire le plus ganisations sportives, cinémas,
important est l’introduction du tra- théâtres, etc. L’absorption com-
vail obligatoire pour les hommes et plète des fonctions économiques
les femmes adultes. Cette loi a appor- de la famille par la société socia-
té un changement sans précédent liste, liant toute une génération
dans la vie de la femme. Elle a modi- par la solidarité et l’assistance
fié le rôle de la femme dans la société, mutuelle, devait apporter à la
l’Etat et la famille, de façon bien plus femme, et dès lors au couple, une
importante que tous les autres dé- véritable émancipation du joug sé-
crets depuis la révolution d’Octobre culaire. Tant que cette oeuvre
et qui accordaient à la femme l’égali- n’aura pas été accomplie, qua-
té politique et civique » Le parti se rante millions de familles sovié-
donne pour but de faire entrer les tiques demeureront, dans leur
femmes ouvrières, paysannes, grande majorité, en proie aux
ménagères ou employées dans mœurs médiévales, à l’asservisse-
toutes les organisations liées aux ment et à l’hystérie de la femme,
soviets. Il faut que des femmes aux humiliations quotidiennes de
soient élues à tous les niveaux. Il l’enfant, aux superstitions de l’une
demande à des militantes d’aller et de l’autre. A ce sujet, aucune il-
faire de la propagande parmi les lusion n’est permise. Et c’est préci-
femmes en se faisant embaucher « Rabotnitsa » (« La Travailleuse »), revue bolchevique sément pourquoi les modifications
destinée aux femmes ouvrières. DR.
comme ouvrières pour tenter de successives du statut de la famille
changer les habitudes. en URSS sont celles qui caracté-
Selon la célèbre phrase de Lénine, Cette dégénérescence stalinienne a des risent le mieux la nature véritable de la
« chaque cuisinière doit apprendre à diri- conséquences sur tous les partis de l’In- société soviétique et l’évolution de ses
ger l’Etat », le but est d’associer les femmes ternationale communiste. Non seulement couches dirigeantes. » o
à tous les échelons des prises de décisions. ils deviennent de simples exécutants de la
Lénine écrit, dans un article de la Pravda politique contre-révolutionnaire dictée 1 Jean-Jacques Marie, « Les Femmes dans la révolution
russe », Seuil, 2017.
de 1920 : « les ouvrières doivent prendre une par la diplomatie stalinienne, mais ils re- 2 Clara Zetkin est à l’origine, avec Alexandra Kollontaï, de
plus grande part aux élections (...) Nous en- prennent également à leur compte les la Journée internationale des femmes . La première eut
lieu le 19 mars 1911.
tendons que l’ouvrière conquière non seule- idées réactionnaires sur les femmes, invi- 3 « La Révolution trahie », 1936.
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La révolution d’Octobre et
la question nationale
PAR LEMMY K.

Alors que l’empire russe avait porté l’oppression nationale à


un paroxysme, le pouvoir soviétique, au cours de ses
premières années d’existence, a fait plus pour la liberté et
l’autodétermination des peuples que tout autre gouvernement
dans le monde à n’importe quelle période historique.

L’
empire russe, qui a pour origine la Lituanie « provinces du Nord-Ouest », Etat-nation. Ces mouvements nationaux
principauté de Moscou au 13e siècle l’Ukraine « Petite Russie ». Elle impose la participent activement à la révolution de
sous la domination mongole, s’est langue russe comme langue officielle et fa- 1905 : en Géorgie ou en Lettonie, des terri-
progressivement agrandi pour devenir en vorise la religion orthodoxe qui est religion toires insurgés parviennent même à se li-
1914 le pays le plus grand et le plus peuplé d’Etat. Elle considère l’ukrainien et le biélo- bérer pendant plusieurs mois du joug tsa-
du monde (exceptés les empires colo- russe comme des dialectes russes, elle in- riste.
niaux) : 22,8 millions de km² et 175 millions terdit les langues nationales dans l’admi- En février 1917, la chute du régime tsariste
d’habitants. nistration, la presse, les écoles. Elle déporte suscite beaucoup d’espoirs parmi les
Le « rassemblement des terres russes » est des populations et installe des colons, peuples opprimés de Russie. Le gouverne-
réalisé au début du 16e siècle, la Sibérie est russes ou non russes. Elle réprime les ré- ment provisoire joue la montre, renvoyant
conquise au 17e, le littoral de la mer Bal- voltes nationales (les Polonais en 1861- la question à la future assemblée consti-
tique est annexé au début du 18e (avec la 1864, par exemple). tuante, voire s’oppose aux aspirations na-
fondation de Saint-Pétersbourg), la plus Le régime tsariste est antisémite : « zones tionales, comme en Finlande ou il dissout
grande partie de la Pologne avec ses dé- de résidence » dans lesquelles sont canton- la diète à majorité social-démocrate2 qui a
pendances lituanienne, biélorusse et nés 95 % des Juifs de Russie, numerus clau- eu l’audace de proclamer sa souveraineté
ukrainienne ainsi que le littoral de la mer sus dans les établissements scolaires, in- nationale pour régler la grave crise du ravi-
Noire à la fin du 18e, le Caucase et la Fin- terdictions professionnelles, sans oublier taillement. C’est donc à la révolution d’oc-
lande au début du 19e, le Turkestan russe les nombreux pogroms sinon organisés, du tobre que revient la lourde tâche d’apporter
(en Asie centrale) et l’extrême orient (avec moins encouragés, favorisés par les autori- une solution à la question nationale.
la fondation de Vladivostok) au milieu du tés tsaristes. « Aucune nationalité de Russie
19e, etc. Ses frontières (hors Pologne et Fin- n’est aussi opprimée et persécutée que la na- LE POSDR3 ET LA QUESTION NATIONALE
lande) correspondent à peu près à celles de tion juive » (Lénine). Son 2e congrès en 1903 est connu pour la fa-
l’URSS de 1945. meuse division entre mencheviks et bol-
LA MONTÉE DE LA QUESTION NATIONALE cheviks, il l’est moins pour la rupture avec
LA RUSSIE TSARISTE, VASTE AVANT OCTOBRE 17 des organisations SD nationales, Bund4 et
« PRISON DES PEUPLES » La question nationale est souvent liée à la SDKPiL5, sur la question nationale. Avec le
L’empire russe compte une centaine de na- question sociale. Dans les territoires habi- Bund, c’est sur l’aspect organisationnel (le
tionalités : Russes (minoritaires : 43 % au tés par des minorités nationales, les gros fonctionnement du parti multinational)
recensement de 1897), Ukrainiens (18 %), propriétaires fonciers sont le plus souvent que cela coince. Le Bund, qui avait été re-
Turco-Mongols (12 %, Tatars de la Volga ou russes. De nombreux membres de diffé- connu en 1898 comme « organisation auto-
de Crimée en Europe, Azéris dans le Cau- rentes nationalités se joignent aux révoltes nome, dont la compétence propre se limite aux
case, Kazakhs et Ouzbeks en Asie Centrale, paysannes contre le servage.1 questions concernant spécialement le proléta-
Bouriates en Sibérie, etc.), Polonais, Fin- A la fin du 19e siècle, en réaction au déve- riat juif », exige le fédéralisme et le « mono-
nois (dans le nord de la Russie européenne, loppement capitaliste accéléré et à la poli- pole » de la représentation du prolétariat
Finlandais, Estoniens, Mordves, etc.), Alle- tique de russification, se développent de juif. Avec la SDKPiL, c’est sur l’aspect pro-
mands, Juifs, Biélorusses, Lettons, Litua- façon inégale des mouvements nationaux, grammatique (les revendications natio-
niens, Géorgiens, Arméniens, Iraniens (Ta- très divers politiquement et socialement, nales). La SDKPiL, qui est opposée à l’indé-
djiks, etc.), Roumains (en Moldavie nationalistes bourgeois ou petits-bour- pendance de la Pologne, rejette
actuelle), montagnards du Caucase (Tché- geois, socialistes de diverses tendances. catégoriquement le « droit à l’autodétermina-
tchènes, etc.), Grecs, Bulgares… Notamment chez les Ukrainiens, les Esto- tion pour toutes les nations incluses dans les
Pour Lénine, « la Russie a battu en temps de niens, les Lettons, les Lituaniens, les Géor- limites de l’empire russe », inscrit dans le pro-
paix le record mondial de l’oppression des na- giens, les Arméniens (dont la majorité vit gramme du parti conformément à la posi-
tions sur la base d’un impérialisme grossier, sous domination turque), les Azéris (avec tion de la Deuxième Internationale6.
médiéval, économiquement arriéré, militaire une forte dimension pan-turque), les Tatars Le 4e congrès de 1906 unifie provisoirement
et bureaucratique ». La Russie tsariste ne re- de la Volga, etc. En Pologne et en Finlande le parti, ses fractions russes, menchevique
connaît aucun droit national : la Pologne se constitue une bourgeoisie nationale qui et bolchevique, et ses organisations SD na-
est ainsi appelée « pays de la Vistule », la aspire à l’indépendance, à la création d’un tionales, Bund, SDKPiL et SD lettone. Le
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« droit à l’autodétermination » est mainte- sa propre théorie de la nation, en opposi- dans l’esprit de la reconnaissance de ce droit,
nu dans le programme. Le POSDR adopte tion avec la théorie « psycho-culturelle » de dans l’esprit de la répudiation des privilèges
un fonctionnement semi-fédéraliste : orga- Bauer ou en s’appuyant sur la théorie « his- d’Etat de quelque nation que ce soit ».
nisation de conférences nationales pour torico-économique » de Kautsky. Il entend Etre pour le droit à l’autodétermination,
chaque nationalité, représentation des or- comme à son habitude « mettre la politique c’est être contre les annexions, « les an-
ganisations nationales dans les instances aux postes de commande » et construire un ciennes et les nouvelles » (« l’annexion est une
du parti, notamment au comité central, programme solide et cohérent sur la ques- violation des droits d’autodétermination d’une
création de groupes spéciaux de littéra- tion nationale. Qu’il résume par « l’unité des nation, c’est-à-dire l’établissement des fron-
ture, d’édition, d’agitation dans la langue ouvriers de toutes les nationalités, allant de tières d’un Etat contre la volonté de sa popula-
de chaque nationalité, etc. pair avec l’égalité la plus complète des natio- tion ») et « pour la libération immédiate et sans
Avec la crise des empires autrichien et turc, nalités et la démocratie la plus conséquente de conditions des colonies », « du Turkestan, de
la question nationale explose en Europe. l’Etat ». Boukhara, de Khiva, etc. »
La polémique fait rage dans la SD euro- La démocratie la plus conséquente signifie Le droit à l’autonomie nationale dans un
péenne, entre l’aile droite, « social-chau- « une large autonomie régionale et une admi- Etat fédéral ne va pas jusqu’au bout de
vine », contaminée par le nationalisme de nistration autonome locale parfaitement dé- l’égalité complète et réelle entre les na-
sa propre bourgeoisie (on le verra en 1914 !), mocratique ». L’unité des ouvriers de toutes tions, seul le droit effectif à la séparation le
les austro-marxistes, Renner et Bauer, qui les nationalités ne peut se réaliser que dans garantit. C’est le seul moyen qui rende pos-
prônent « l’autonomie nationale culturelle un parti commun régi par le « centralisme sible dans l’immédiat l’action commune
extraterritoriale » dans le cadre d’une hy- démocratique ». L’égalité complète des na- avec les mouvements nationaux pour ren-
pothétique grande Autriche démocratique, tionalités implique de lutter contre toute verser le tsarisme, sans être à leur re-
morque, et ultérieurement la constitution
d’une fédération librement consentie entre
les nations, qui ne pourra être réalisée que
sous la direction de la classe ouvrière.
Lénine compare avec le divorce : « les réac-
tionnaires sont contre la liberté du divorce (…)
Les démocrates estiment que les réaction-
naires sont des hypocrites, qu’ils défendent en
fait l’omnipotence de la police et de la bureau-
cratie, les privilèges d’un sexe et la pire op-
pression de la femme ; ils pensent qu’en fait la
liberté de divorce ne signifie pas la dislocation
des liens de la famille mais au contraire leur
renforcement sur des bases démocratiques,
les seules qui soient possibles et stables dans
une société civilisée (...) De même que, dans la
société bourgeoise, les défenseurs des privi-
lèges et de la vénalité, sur lequel repose le ma-
Lénine, champion du droit des nations opprimées riage bourgeois, s’élèvent contre la liberté du
à l’autodétermination. DR. divorce, de même dans un Etat capitaliste, nier
la libre détermination des nations, c’est-à-dire
les « internationalistes intransigeants » oppression nationale, donc contre le natio- la liberté de se séparer, c’est défendre pure-
comme Rosa Luxembourg qui, au nom de nalisme russe, contre l’imposition de la ment et simplement les privilèges de la nation
l’internationalisme prolétarien et de la langue officielle russe, et aussi pour... le dominante et les méthodes policières de gou-
lutte contre le nationalisme bourgeois, droit à l’autodétermination des nations, y vernement au détriment des méthodes démo-
sont contre la séparation nationale, le tout compris jusqu’à la séparation, l’indépen- cratiques. »
sous l’arbitrage du principal théoricien de dance. Le droit à l’autodétermination est le point
la SD Allemande, Kautsky. Pour Lénine, « la constitution d’un Etat natio- focal du programme national de Lénine. Il
nal autonome ou indépendant reste pour le concentre les divergences avec les autres
L’APPORT STRATÉGIQUE DÉCISIF moment en Russie le privilège de la seule na- courants de la SD européenne qui sont
DE LÉNINE tion grand-russe. Nous, prolétaires, nous ne tous, pour des raisons très différentes,
Lénine, qui s’en est désintéressé depuis défendons de privilèges d’aucune sorte ; nous contre le droit à la séparation. Aux accusa-
1903, se replonge dans la question natio- ne défendons pas non plus ce privilège-là (…) tions de concession envers le nationalisme
nale à partir de 1912. Il faut dire qu’elle est L’Ukraine par exemple est-elle appelée à bourgeois, Lénine répond que reconnaître
devenue incontournable au sein de la SD de constituer un Etat indépendant ? Cela dépend le droit à l’indépendance ne veut pas dire
Russie même. Le bloc d’août, qui s’est de mille facteurs imprévisibles. Et sans nous soutenir n’importe quelle revendication in-
constitué contre la sécession bolchevique7, perdre en vaines conjectures, nous nous en te- dépendantiste : « le droit des nations à l’auto-
regroupe, outre les mencheviks, toutes les nons fermement à ce qui est incontestable : le
organisations SD nationales et adopte, sur droit de l’Ukraine à constituer un tel Etat.
proposition du Bund, le principe de « l’au- Nous respectons ce droit ; nous ne soutenons
tonomie culturelle ». pas les privilèges du Grand-Russe par rapport
L’ambition de Lénine n’est pas d’élaborer aux Ukrainiens ; nous éduquons les masses
22 | Dossier

« la libre union de nations libres, en tant que chaque république fédérée (dans la limite
fédération de Républiques soviétiques natio- des compétences réservées à l’Union),
nales ». Elle laisse la possibilité à chaque leur reconnaît le droit de sortir de l’Union
citoyen de choisir sa nationalité et octroie et impose que le territoire de chacune
détermination ne doit pas être confondu à tous les ouvriers et paysans résidant sur d’elles ne puisse être modifié sans son ac-
avec la question de savoir s’il est opportun le territoire de la Russie soviétique, quelle cord.
pour telle ou telle nation de se séparer, cette que soit leur nationalité, les mêmes droits Au niveau international, l’Internationale
dernière question doit être résolue par le politiques que les citoyens russes. communiste adopte des « thèses sur les
parti SD dans chaque cas particulier d’une La Russie soviétique, sous l’égide du Nar- questions nationale et coloniale » à son 2e
manière totalement autonome, du point de komnats8, crée une trentaine d’entités na- congrès en 1920 (prolongé par le 1er
vue des intérêts du développement social tionales autonomes. Elle y mène une poli- congrès des peuples de l’Orient à Bakou).
tout entier et des intérêts de la lutte de tique volontariste, d’une part de formation Ces thèses, complétées au 4e congrès en
classe du prolétariat pour le socialisme ». de cadres nationaux, alors que les bolche- 1922, appellent à distinguer nettement les
Par contre, nier ce droit à l’autodétermi- viks y sont souvent peu ou pas implantés, « nations opprimées, dépendantes » et les
nation revient de fait à être complice du d’autre part de développement des « nations oppressives et exploiteuses ». Elles
nationalisme oppresseur. La polémique cultures nationales (langue, littérature, imposent aux partis communistes des
sûrement la plus connue est celle avec etc.). Aucun régime au monde n’a autant pays impérialistes d’avoir une interven-
Rosa Luxembourg : « par crainte du natio- fait pour la promotion de la culture de ses tion systématique contre leur propre im-
nalisme de la bourgeoisie des nations oppri- minorités nationales. périalisme, en « aidant matériellement et
mées, Rosa Luxembourg fait en réalité le jeu Deux exemples d’entités nationales, moralement les mouvements ouvriers révolu-
du nationalisme cent-noir des grand- prises pas tout à fait au hasard9 : tionnaires dans les colonies » et en « com-
russes ».
A noter une faiblesse stratégique de Lé-
nine, son combat contre « l’autonomie na-
tionale culturelle extraterritoriale » des
austro-marxistes et du Bund, qu’il assi-
mile au « nationalisme le plus raffiné et
pour cette raison, le plus pernicieux », alors
que cela peut être un élément de solution
de la question nationale, pour les peuples
sans territoire ou pour les nationalités
enchevêtrées inextricablement sur un
même territoire. Et d’ailleurs, les bolche-
viks au pouvoir l’appliqueront de fait
pour la nation juive ou au Daghestan (14
langues officielles).
Les positions de Lénine ne font pas l’una-
nimité dans le parti bolchevique, qui
n’est pas exempt de nationalisme grand-
russe (on le verra avec Staline par la
suite) et qui compte aussi ses « interna-
tionalistes intransigeants » (Boukha- Déclaration d’indépendance de la République démocratique de Géorgie, le 26
mai 1918. DR.
rine).

LES RÉALISATIONS DE LA RÉVOLUTION • l’Etat des travailleurs allemands de la battant opiniâtrement et sans merci les ten-
D’OCTOBRE Volga, peuplé en majorité de descendants dances colonisatrices de certaines catégories
Adopté juste après la révolution d’Oc- des colons allemands que Catherine II, d’ouvriers européens bien payés travaillant
tobre, le décret sur les nationalités pro- princesse allemande, a fait installer près dans les colonies ». Elles invitent enfin les
clame « l’égalité et la souveraineté de tous les de Saratov au 18e siècle (la mère de Lénine partis communistes des pays dominés à
peuples du pays, leur droit à l’autodétermi- en était issue !) participer activement aux mouvements
nation, y compris la sécession et la formation • la Kalmoukie, peuplé de Kalmouks, un révolutionnaires dans leur pays, notam-
d’Etats indépendants ». La Russie sovié- peuple mongol de religion bouddhiste qui ment ceux des paysans pauvres, à consti-
tique reconnaît ainsi l’indépendance de la a émigré dans les steppes du nord de la tuer un « front unique anti-impérialiste »
Finlande, la Pologne, l’Ukraine, les pays mer Caspienne au 17e siècle (Lénine avait avec les organisations nationalistes bour-
Baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie), les par son père des ascendants kalmouks, geoises tout en « conservant leur complète
pays du Caucase (Géorgie, Azerbaïdjan, d’où l’origine de ses yeux bridés !) indépendance politique ».
Arménie), dirigés presque tous par des Après la guerre civile, l’URSS (Union des
partis nationalistes bourgeois. républiques socialistes soviétiques) est AVEC DES LIMITES...
La République socialiste fédérative sovié- créée par la fédération des quatre répu- Les bolcheviks ont été confrontés à la
tique de Russie, proclamée le 12 janvier bliques socialistes soviétiques de Russie, guerre, une guerre improprement appe-
1918, quelques jours après la dissolution Biélorussie, Ukraine et Transcaucasie. Sa lée « civile », qu’ils n’avaient pas souhai-
de l’assemblée constituante, est basée sur constitution établit la souveraineté de tée, dont ils se seraient bien passés et qui
Dossier N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 23

a apporté son lot de destruction, de fa- la Russie tsariste, les revendications his- UN ESSAI DE BILAN
mine, de mort, de barbarie. Au cours de toriques des minorités nationales, l’en- La Russie tsariste était antisémite, répri-
cette guerre, le principe du « droit des na- chevêtrement des populations qui y mait les minorités nationales, leur impo-
tions à disposer d’elles-mêmes » s’est lar- vivent. La Russie soviétique a procédé à au sait une politique de russification systé-
gement effacé au profit des rapports de moins deux arbitrages qui ont posé pro- matique. Les pays impérialistes alliés,
forces militaires sur le terrain. Les terri- blème dans l’actualité récente : l’est de qui sont officiellement, comme le pré-
toires incorporés dans la Russie sovié- l’Ukraine, peuplé à l’époque majoritaire- sident américain Wilson, pour « le droit
tique ont quasiment tous été « libérés » ment de Russes, le Haut-Karabagh, peuplé des peuples à disposer d’eux-mêmes », se
par l’armée rouge. majoritairement d’Arméniens mais ratta- gardent bien de l’appliquer à leurs colo-
L’Ukraine en est un cas symptomatique. ché à l’Azerbaïdjan. nies et tracent sur la carte, sans consulta-
Elle devient un immense champ de ba- tion des populations concernées, les fron-
taille entre l’armée allemande (jusqu’en … ET DES PROBLÈMES PLUS GRAVES tières des Etats de l’Europe centrale et
novembre 1918), l’armée ukrainienne de Au printemps 1920, le dictateur polonais orientale lors du traité de Versailles et de
Petlioura, les armées vertes de Makhno et Pilsudski, pensant que le moment était ses annexes. La Russie soviétique recon-
de Grigoriev, les armées des Russes Blancs venu de réaliser son rêve d’une Grande Po- naît le droit à l’autodétermination, y com-
de Dénikine et Wrangel, l’armée française logne qui, comme au début du 17e siècle, pris le droit à l’indépendance, crée des
(qui occupe des ports de la mer Noire), s’étendrait de la mer Baltique à la mer entités nationales autonomes, libère les
l’armée polonaise de Pilsudski et, bien sûr Noire, conquiert la plus grande partie de cultures nationales opprimées, etc.
aussi, l’armée rouge : la capitale Kiev l’Ukraine, avec le soutien de la France, et Le bilan du jeune pouvoir soviétique sur
change dix fois de mains entre décembre s’y livre à de sanglants pogroms. L’armée la question nationale est donc incontesta-
1917 et juin 1920. rouge, s’appuyant sur les soulèvements blement positif. Même s’il y a eu des er-
des paysans ukrainiens qui n’ont pas ou- reurs, parfois sérieuses comme lors de
blié les siècles d’oppression qu’ils sont su- l’aventure militaire en territoire polonais
bis de la part de la noblesse polonaise, le – dont une majorité de la population fit
repousse rapidement jusqu’à la ligne alors le choix de défendre son indépen-
Curzon10. La poursuite de son offensive en dance nationale. Et il est terni par la grave
territoire polonais, décidée par Lénine négation du principe du droit à l’autodé-
contre l’avis de Trotsky, n’aboutit pas au termination qu’a signifié le renversement
soulèvement ouvrier et paysan pro-com- du gouvernement menchevique élu de la
muniste escompté mais à un désastre mi- République démocratique de Géorgie, sui-
litaire, sanctionné par le traité de Riga qui vi de l’annexion pure et simple de ce pays.
fixe la frontière à environ 200 km à l’est de Mais l’histoire ultérieure a montré que ce
la ligne Curzon. Lénine avait semble-t-il forfait, conduit sous l’autorité de Staline
oublié cette citation qu’il faisait en 1916 et de son homme-lige Ordjonikidzé,
d'Engels, lequel écrivait à Kautsky en pré-annonçait en fait la contre-révolution
1882 : « le prolétariat victorieux ne peut impo- bureaucratique. o
ser un bonheur quelconque à aucun peuple
étranger sans compromettre par là sa propre 1 Notamment celles de 1667-1671 dirigée par Razine et
victoire ». de 1773-1775 dirigée par Pougatchev, qui font trembler le
régime tsariste.
La question géorgienne est cependant en- 2 Dans tout l’article, l’expression est employée dans son sens
core plus sérieuse. La Géorgie, indépen- historique, traditionnel jusqu’en 1914, c’est-à-dire représentant
les intérêts de la classe ouvrière et se réclamant du marxisme.
dante depuis mai 1918, est une place-forte 3 Parti ouvrier social-démocrate de Russie, fondé en 1898
historique du menchevisme et donne une au congrès de Minsk
4 Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne
majorité de plus de 80 % aux mencheviks et de Russie, fondée en 1897
Si les bolcheviks ont finalement gagné lors des élections nationales de février 5 Social-démocratie du royaume de Pologne et de Litua-
nie, fondée en 1894. Sa dirigeante la plus connue est Rosa
cette guerre, c’est que les paysans et les 1919. Le gouvernement menchevique de Luxembourg.
minorités nationales ont préféré la « ter- Noé Jordania procède à une réforme 6 Au congrès de la Deuxième Internationale tenu à Londres
en 1896, ses deux organisations polonaises s’affrontent sur
reur rouge » (qui, malgré tous ses excès et agraire et accorde une certaine autonomie la question de l’indépendance de la Pologne. Le PPS (Parti
toutes ses tares, leur donnait la terre et les aux minorités abkhaze et ossète. A travers socialiste polonais, fondé en 1892 et dont le dirigeant le plus
connu est Pilsudski) est pour, la SDKPiL est contre. Kautsky
droits nationaux) à la « terreur blanche » le traité de Moscou de mai 1920, il légalise ajoute dans la résolution politique adoptée « le plein droit de
(qui leur refusait et l’un et l’autre). De plus, les organisations bolcheviques géor- libre détermination de toute les nations », qui fait office de
compromis mais a été peu discuté.
si le rapport de forces militaire a souri aux giennes, tandis que le pouvoir soviétique 7 Lénine scissionne le POSDR et fonde le parti bolchevique lors
bolcheviks en Ukraine ou en Sibérie par reconnaît à nouveau la Géorgie indépen- de la conférence de Prague en janvier 1912. Le bloc d’août,
constitué en août 1912 sous l’égide de Trotsky, se désagrège
exemple, il leur a été défavorable en Fin- dante. En février 1921, après avoir organi- peu après en raison de son hétérogénéité politique
lande, en Lettonie ou en Estonie, ou les sé un simulacre d’insurrection, Staline 8 Commissariat du peuple aux nationalités, composé de
non-russes, dirigé par le géorgien Staline de 1917 à 1923,
« Rouges », qui étaient pourtant majori- ordonne à l’armée rouge d’envahir la remplacé en 1924 par un soviet des nationalités.
taires, sont écrasés par les « Blancs », qui Géorgie, laquelle est conquise après de 9 A noter que Staline dissoudra ces deux républiques auto-
nomes pendant la Deuxième Guerre mondiale et déportera
ont appelé à leur secours des troupes alle- violents combats. La Géorgie fera ensuite leur population.
mandes. l’objet du « dernier combat » de Lénine, le- 10 Du nom de ce diplomate anglais qui a proposé une fron-
tière basée grosso modo sur la composition nationale de
Il y a aussi la question des frontières des quel ne verra pas la sanglante répression la population, Polonais à l’ouest, Lituaniens, Biélorusses et
différentes entités nationales, rendue du soulèvement national géorgien d’août Ukrainiens à l’est. La frontière polonaise actuelle correspond
à peu près au tracé de la ligne Curzon.
compliquée par la politique coloniale de 1924 (plus de 10 000 morts).
24 | Repères

Chronologie de novembre 1917 à janvier 1924


Des « dix jours qui ébranlèrent le monde »
à la contre-révolution stalinienne
PAR DANIEL MINVIELLE

Sept années se sont écoulées entre la prise de pouvoir par


les soviets et le début de sa liquidation par la contre-
révolution stalinienne, en 1924. Les facteurs qui expliquent
ces évolutions de la société soviétique sont extrêmement
nombreux et complexe, mais le premier d’entre eux est à
chercher sur le terrain de la lutte des classes, aussi bien à
l’échelle de la Russie qu’à l’échelle mondiale, dont la
révolution russe n’était en fin de compte que le premier
épisode.

OCTOBRE 17, LES PREMIERS DÉCRETS la corruption dans une société ruinée et dé-
DE L’ETAT OUVRIER sorganisée par la guerre, de renforcer le
Le 7 novembre 1917 (25 octobre dans l’ancien contrôle ouvrier sur les entreprises, de libé-
calendrier russe), la situation de double rer les paysans de leurs dettes et de prendre
pouvoir entre les institutions républicaines le contrôle des banques, d’organiser la dis-
et les soviets prend fin. Au fil des mois, les tribution des ressources… Une tâche d’au-
bolcheviks étaient apparus aux yeux des tant plus difficile que l’Etat ouvrier se
masses comme le seul parti ayant la volonté heurte au sabotage des couches sociales
de répondre à leurs exigences, « le pain, la hostiles à la révolution : patrons d’entre-
paix, la terre ». Elles avaient fait l’expé- prise, fonctionnaires des ministères, tra-
rience de la nécessité de liquider le régime vailleurs des chemins de fer et des services
de février et s’étaient appropriées le mot de communication qui refusent d’exécuter
d’ordre défendu par Lénine depuis son re- les ordres du pouvoir, alors que le pays est
tour d’exil en avril 1917 : « tout le pouvoir aux confronté à la guerre impérialiste et à la
soviets ». guerre civile. Il y répond en faisant appel à
Un gouvernement provisoire, « conseil des l’initiative des masses, en incitant les tra-
commissaires du peuple » composé de bol- vailleurs à régler directement les pro-
cheviks et présidé par Lénine, est élu par le blèmes de l’Etat, à leur niveau.
2ème congrès panrusse des soviets. Des re- Le 20 décembre 1917 est créée la Tcheka,
présentants du parti socialiste-révolution- « commission de lutte contre le sabotage et la
naire de gauche y entreront quelques se- contre-révolution ». Elle deviendra, sous le
maines plus tard. Dès sa prise de fonctions, nom de Guépéou, un des outils de répres- La délégation russe (avec Trotsky au centre) arrivant à Brest-
ce gouvernement prend une série de dé- sion de la contre-révolution stalinienne. pour les pourparlers de paix avec l’Allemagne. DR.
crets. Concernant la terre, les paysans sont Elle est à son origine une arme que se
invités à continuer ce qu’ils ont déjà com- donne le pouvoir soviétique, en s’appuyant d’eux-mêmes est proclamé. Ils sont invités,
mencé : se servir eux-mêmes, chasser les sur le prolétariat organisé et armé, pour en même temps, à construire, avec la Rus-
grands propriétaires fonciers, se partager mettre fin au sabotage économique, sie des soviets, ce qui deviendra en 1922
leurs terres. Concernant la paix, un appel contraindre les cheminots à faire rouler les l’Union des républiques socialistes sovié-
est lancé auprès des divers belligérants de trains, les agents du télégraphe à trans- tiques.
la Première Guerre mondiale pour un ar- mettre les communications, permettre à
mistice immédiat. Le secret diplomatique l’Etat ouvrier de fonctionner, de faire face à SORTIR DE LA GUERRE IMPÉRIALISTE,
est aboli. Les soldats pour invités à désobéir ses ennemis. BREST-LITOVSK
à leurs officiers et à engager directement, de Par ailleurs, du fait des annexions territo- Le 26 novembre 1917, sans réponse à son ap-
tranchée à tranchée, une campagne pour la riales multiples menées par la Russie des pel à un armistice général, le pouvoir so-
cessation des combats. tsars, la question des nationalités mine la viétique adresse une demande d’armistice
Concernant le pain, il s’agit de lutter contre société. Le droit des peuples à disposer à l’Allemagne et ses alliés. Elle est acceptée
Repères N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 25

et prend effet le 15 décembre pour une du- Sous la menace, le gouvernement sovié- le 15 mars 1918, les communistes de
rée de deux mois. Les négociations pour tique déplace son siège à Moscou. Pour Lé- gauche et les SR de gauche quittent le gou-
un traité commencent le 22 décembre à nine et Trotsky, démonstration est faite aux vernement. La cause en est leur opposi-
Brest-Litovsk, en Biélorussie. yeux des classes ouvrières internationales tion à la signature du traité de Brest-Li-
Trois positions s’affrontent au sein du pou- de la traîtrise de l’empire allemand. tovsk que, partisans de la guerre
voir à propos de ce traité. Pour Lénine, il Le 3 mars 1918, Trotsky signe sans le lire le révolutionnaire, ils considèrent comme
faut en finir immédiatement avec la traité qui lui est présenté et entérine la une capitulation. Les communistes de
guerre, signer la paix aux conditions po- perte de l’Estonie, de la Lettonie et de gauche rentreront assez vite dans le rang
sées par l’Allemagne et ses alliés. Pour l’Ukraine. Cela correspond à 26 % de la po- mais les SR de gauche, le 6 juillet 1918, as-
Trotsky, qui conduit les négociations, c’est pulation totale, 27 % de la superficie, 26 % sassinent l’ambassadeur d’Allemagne en
« ni guerre ni paix ». Il veut, comme Lé- des voies ferrées, 75 % de la production Russie et organisent dans le même temps
nine, cesser les combats au plus vite, mais d’acier et de fer de l’ancien empire russe. un soulèvement à Moscou, qui est rapide-
signer la paix, c’est permettre à l’empire ment réduit.
allemand de regrouper ses forces sur un VERS L’ISOLEMENT DES BOLCHEVIKS AU Le 30 aout 1918, les SR de droite assas-
seul front et ainsi prolonger l’hécatombe SEIN DU POUVOIR SOVIÉTIQUE sinent le chef de la Tcheka de Petrograd et
dont sont victimes les soldats des deux Jusqu’à la prise du pouvoir, en novembre organisent un attentat contre Lénine, qui
bords. L’Etat ouvrier ne doit pas signer de 1917, socialistes-révolutionnaires, menche- est grièvement blessé. Le 6 septembre
traité qui se retournerait contre ses frères viks, bolcheviks, anarchistes de divers 1918, ils constituent un « directoire » gou-
de classe anglais, allemand ou français, à courants participaient à la démocratie so- vernemental en exil, postulant au rempla-
moins que la démonstration ne soit faite viétique qui s’était structurée au cours des cement du gouvernement soviétique
que son avenir est en jeu. Il doit simple- mois de révolution et s’était fédérée dans lorsque les armées blanches en auront fini
ment cesser le combat et appeler les sol- un « congrès panrusse des soviets ». Le se- avec lui.
dats des autres pays à en faire autant. Un cond de ces congrès a pris acte du renverse- Ce même 6 septembre, le gouvernement
troisième courant, celui des « commu- ment de Kérensky, décrété « tout le pouvoir soviétique proclame la « terreur rouge ».
nistes de gauche » (avec Boukharine, Os- aux soviets », élu le « conseil des commis- Les bolcheviks, désormais seuls à assu-
sinski et d’autres) qui se constituent en saires du peuple » qui allait désormais as- mer le pouvoir, ne se font pas d’illusions.
sumer le gouvernement de l’Etat, en lien Ils savent que si la contre-révolution l’em-
avec un comité exécutif permanent de plu- porte, la vengeance sera impitoyable. Les
sieurs dizaines de membres. masses russes, elles, en font l’expérience
Cette décision entraîne une scission des So- directe, par la sauvagerie de la répression
cialistes-révolutionnaires en SR de gauche, des troupes blanches. La peine de mort
qui participeront durant quelques mois au avait été abolie par la révolution de février
gouvernement aux côtés des bolcheviks, et mais, avec la guerre civile, cette abolition
SR de droite, qui s’en éloignent pour mener, n’a plus de sens, les exécutions som-
avec les mencheviks, une opposition ou- maires, les attentats se multiplient. En
verte au pouvoir soviétique, pour le retour même temps qu’il décrète la « terreur
à la « démocratie », c’est-à-dire à la répu- rouge », le pouvoir soviétique met en place
blique bourgeoise que la révolution d’oc- un embryon de justice, sous le contrôle
tobre a renversée. des soviets, tout en répondant aux mas-
Ils comptent pour cela sur une Assemblée sacres perpétrés par leurs ennemis au
constituante qui, suite à une décision prise même niveau, le passage par les armes.
en juin par Kérensky, se réunit les 16 et
17 janvier 1918. Les élections s’étaient te- LA GUERRE CIVILE
nues en décembre selon des modalités Pour la Russie des soviets, la guerre mon-
ayant donné une majorité aux SR de droite diale terminée, ce n’est pour autant pas la
et aux mencheviks. Cette majorité, refu- paix… Les armées blanches encerclent de
sant d’entériner les mesures prises par le toute part le territoire très réduit que
-Litovsk pouvoir soviétique, prétend au contraire contrôle le pouvoir soviétique.
les abolir et affirmer la suprématie de la Le 28 janvier 1918, il avait été décidé de
Constituante sur les Soviets. C’est ouverte- créer une Armée rouge. Pour faire face aux
fraction, veut mener une « guerre révolu- ment la volonté de renverser l’Etat ouvrier, armées blanches, l’Etat soviétique dispose
tionnaire » en s’appuyant sur l’efferves- de restaurer l’Etat bourgeois. certes de millions de soldats, de travail-
cence sociale qui règne déjà, en particulier Le 17 janvier 1918, le pouvoir soviétique y leurs déterminés à ne pas laisser l’ancien
en Allemagne. répond en dissolvant l’Assemblée consti- pouvoir se restaurer. Mais cela ne suffit pas
Lénine se rallie alors à Trotsky. Le 10 fé- tuante, décision entérinée par le 3ème face à des armées composées pour l’essen-
vrier, la délégation des soviets quitte les congrès des soviets qui se réunit quelques tiel de professionnels, officiers et sous-offi-
négociations en annonçant que ses jours plus tard. Cela marque la rupture dé- ciers de l’ancienne armée tsariste, aidées
troupes cessent le combat. Le 22 février, fin finitive avec les partis menchevik et SR de par ailleurs par l’ensemble des pays impé-
de la période d’armistice, les armées alle- droite, dont certains membres lieront sans
mandes reprennent l’offensive. L’avancée tarder des alliances avec la contre-révolu-
est fulgurante et conduit le front à quelques tion blanche.
dizaines de kilomètres de Pétersbourg. Lors du 4ème congrès des soviets, qui débute
26 | Repères

blessures mal soignées. Trois millions de ter plus longtemps, permettre d’urgence
civils sont mort pour les mêmes raisons. La à l’économie de repartir en réintrodui-
guerre a fait 4,5 millions d’orphelins. sant certaines relations marchandes. On
rialistes. Il faut centraliser le commande- Quatre millions de personnes sont mortes met donc fin à la réquisition systéma-
ment, acquérir des compétences. du typhus et de famine lors de l’été 1921. tique de la production agricole. Un petit
Le 17 mars 1918, Trotsky devient « commis- La société soviétique est marquée de rup- commerce privé, permettant des
saire du peuple pour l’Armée et les forces tures profondes entre la paysannerie, sur échanges, est de nouveau autorisé. La
navales » et en assurera le commandement qui a reposé l’essentiel du poids écono- grande production industrielle et le sys-
central. Le 27 mai, le service militaire de- mique de la guerre, et le pouvoir de l’Etat, tème financier restent sous le contrôle de
vient obligatoire ; et il est décidé de faire concentré entre les mains du parti bolche- l’Etat.
appel à des « spécialistes militaires », an- vique. Le résultat ne tarde pas à se faire sentir.
ciens officiers du tsar non engagés dans les Les révoltes paysannes s’étaient exacer- La NEP réussit à relancer l’économie, sur
armées blanches, placés sous le contrôle de bées au cours de l’année 1920. Trotsky la base de la remise en place de relations
« commissaires politiques » et la menace s’en était inquiété et avait fait la proposi- marchandes, un certain retour du capita-
d’une exécution à la moindre trahison. tion, repoussée, de mettre fin au commu- lisme sous le contrôle de l’Etat ouvrier.
A partir de mai 1918, pour répondre aux be- nisme de guerre et de lancer une réforme
soins de la guerre, diverses mesures sont de l’économie. La situation ne pouvait LE COMBAT PERDU DE LÉNINE ET
prises. C’est le «communisme de guerre» : que s’aggraver. La situation devient cri- TROTSKY
centralisation de la gestion des unités écono- tique pour le pouvoir au début de l’année En mai 1922, Lénine est victime d’une at-
miques, nationalisation de l’industrie petite et 1921 : recrudescence des révoltes pay- taque cérébrale qui le tient écarté du pou-
grande, monopole d’Etat sur le commerce des sannes ; montée des revendications ou- voir. A son retour, en octobre, il découvre
produits de première nécessité, interdiction vrières, en particulier à Petrograd, alors l’ampleur d’une crise qui se prépare au
du commerce privé, conscription du travail qu’un vif débat, mené par l’« Opposition sommet du parti, où une fraction se
universel, péréquation dans la répartition des ouvrière » dirigée par Chliapnikov et Kol- constitue autour d’une « troïka » compo-
produits et des richesses… Ces richesses étant lontaï, à lieu dans le parti sur la place des sée de Zinoviev, Kamenev et Staline et
pour l’essentiel produites par la paysannerie, syndicats dans l’organisation de la pro- commence une campagne dirigée contre
«péréquation dans la répartition» se traduit duction ; révolte des marins de Cronstadt Trotsky.
dans les faits par «réquisition des produits et de l’armée noire de Makhno.
agricoles». Ces réquisitions seront à l’origine L’île de Cronstadt est une base navale
de nombreuses révoltes paysannes, allant protégeant Petrograd. Les marins de
jusqu’à la constitution «d’armées vertes» qui Cronstadt avaient été un des fers de lance
lutteront aussi bien contre l’armée rouge que de la révolution. Mais fin février 1921, le
contre les armées blanches. Une de ces «ar- ras-le-bol l’emporte, y compris chez les
mées vertes», dite «noire» du fait que son diri- marins communistes, du fait de leur
geant, Nestor Makhno, était anarchiste, com- propre situation mais aussi de celle qui
bat à partir de mars 1918 au sud de l’Ukraine. est faite à leurs familles, paysans soumis
Alliée à l’Armée rouge contre les armées aux réquisitions. Ils s’insurgent contre le
blanches qui interviennent en Ukraine, elle pouvoir des bolcheviks, exigeant le re-
contribue à les défaire, pour ensuite se retour- tour à la démocratie des soviets…
ner contre l’Etat ouvrier. Le pouvoir considère qu’il ne peut laisser
Confrontée à de multiples difficultés, l’Ar- une telle situation perdurer, alors qu’il
mée rouge va cependant repousser les ar- doit en même temps faire face aux muti-
mées blanches. La menace bien réelle neries paysannes, dont celle de Makhno
jusqu’au début 1919 d’une intervention di- qui cherche à constituer une commune
recte des impérialismes US, français et bri- paysanne dans la zone d’Ukraine qu’il
tannique, s’éloigne du fait de la crainte contrôle. Le 5 mars 1921, un ultimatum
qu’une telle intervention ne déclenche des est lancé aux mutins. Le 7 mars, l’Armée
mutineries, comme celle qui s’est produite, rouge donne l’assaut à la forteresse, sur
début 1919, au sein de la Marine française, la Neva gelée. Les combats s’achèvent le
la mutinerie de marins de la Mer Noire. 20 mars 1921. En aout 1921, les troupes de
La guerre civile s’achève sur le traité de Makhno sont définitivement défaites et
Riga, signé en mars 1921 avec la Pologne, leur chef part en exil. Derrière les questions de personnes se
qui fixe les frontières définitives entre la joue en réalité la survie de l’Etat ouvrier.
Russie des soviets (qui comprend de nou- DU « COMMUNISME DE GUERRE » À LA Car la guerre civile n’a pas seulement rui-
veau l’Ukraine) et la Pologne, la Lettonie et « NOUVELLE ÉCONOMIE POLITIQUE » né l’économie, elle a aussi transformé la
l’Estonie, qui ont acquis définitivement En mars 1921, le congrès du Parti commu- démocratie soviétique d’octobre 1917 en
leur indépendance. Ces frontières devien- niste russe décrète le passage à la NEP son contraire. La centralisation des déci-
dront, le 30 décembre 1922, celles de l’URSS. (nouvelle économie politique). Lénine sions nécessaires à la conduite de la
s’est rallié à la proposition que Trotsky guerre et de l’économie a transformé la
BILAN CATASTROPHIQUE avait faite un an plus tôt : il faut en finir structure soviétique en un organisme de
Il y a eu dans l’Armée rouge quelques avec la situation de pénurie et les réquisi- transmission des décisions prises aux
980 000 morts, dont les deux tiers pour tions que la paysannerie ne peut suppor- sommets de l’Etat ouvrier vers les soviets
Repères N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 27

locaux, chargés en dernier ressort de les qui se comporte de façon de plus en plus naient dans les tranchées, des régiments
mettre en œuvre. autoritaire et grossière. refusaient de monter au front. Puis une
Le fonctionnement du « communisme de En juillet, une crise éclate, la « crise des multitude de mouvements sociaux ont
guerre » a par ailleurs entraîné la mise ciseaux » selon les mots de Trotsky. De- éclaté. Mouvements de grèves à Londres,
en place d’un appareil administratif de vant l’écart de prix croissant entre les Paris, Barcelone, Turin, Milan, Gènes…
plus en plus nombreux, une bureaucra- produits industriels et les produits agri- Insurrections en Yougoslavie, en Rouma-
tie d’Etat par laquelle passent toutes les coles, les paysans font la grève des ré- nie, en Bulgarie, en Pologne… Et surtout
décisions. Cette nouvelle bureaucratie coltes, une nouvelle campagne se déve- en Allemagne, comme l’espéraient les di-
« communiste », placée au cœur de la cir- loppe dans les campagnes contre le rigeants bolcheviques, tel Lénine qui af-
culation des ressources de la société pouvoir. C’est le résultat de l’incapacité firmait, en mars 1918 : « la vérité absolue,
alors que celle-ci manquait de tout, y de la bureaucratie, dénoncée par Trotsky c’est qu’à moins d’une révolution allemande,
trouvait des intérêts matériels – limités quelques mois plutôt, à développer, par nous sommes perdus »...
dans un premier temps mais qui iront une planification à long terme rigoureuse La révolution allemande éclate effective-
croissants. Et elle était aux premières et coordonnée, de véritables améliora- ment fin octobre 1918. Mais elle est répri-
loges pour bénéficier du redémarrage de tions dans les quantités et la qualité des mée dans le sang par la social-démocra-
l’économie due à la NEP. produits industriels destinés à l’agricul- tie, main dans la main avec les Corps
Ainsi se constituait, avec les paysans ture. francs, bandes armées de militaires réac-
riches, les koulaks et le petit capitalisme Le 8 octobre, Trotsky demande au comité tionnaires. Toutes les autres tentatives
marchand renaissant du fait de la NEP, la central de décider un tournant dans la révolutionnaires échouent, selon des
base sociale sur lesquelles allait s’appuyer vie intérieure du parti. Il faut l’ouvrir à la processus qui mettent en évidence le fait
des dirigeants du parti, dont Staline, pour jeunesse ouvrière, lui redonner la base que les bourgeoisies et leurs alliés so-
instaurer leur pouvoir. Cela d’autant que le sociale qui était la sienne au moment de ciaux-démocrates ont tiré les leçons de la
parti communiste russe, parti unique au la révolution d’octobre. Il est rejoint le 15 révolution russe, mais aussi que, comme
pouvoir, était, par la force des choses tota- octobre par la prise de position de 46 res- le disait un dirigeant du PC allemand
lement imbriqué dans cette structure bu- ponsables du parti, dans une lettre adres- après la défaite, « les masses étaient prêtes
reaucratique avec laquelle il avait fini par sée au comité central, la « lettre des 46 ». pour la révolution, pas les révolution-
se confondre pour une bonne part. Lequel répond en adoptant à l’unanimité, naires ».
le 5 décembre, une résolution sur la « dé- Préparer les révolutionnaires, les partis
mocratie ouvrière »... qui ne l’engagera à communistes qui se constituent partout en
rien. rupture avec la social-démocratie, à diriger
Trotsky poursuit l’offensive, le 8 décembre, les révolutions, était une des tâches ur-
avec un texte appelé Cours nouveau, dans gentes qui incombe aux dirigeants bolche-
lequel il développe les mesures qui, selon viks. Ils ont tenté de la remplir à travers la
lui, permettront à cette « démocratie ou- direction de la Troisième Internationale,
vrière » de renaitre, au parti de se régéné- dont le premier congrès s’est tenu à Mos-
rer. Le 14 décembre, la troïka commence cou, en mars 1919 et qui se réunira ensuite
une campagne contre lui et les « 46 ». C’est en juillet 1920, juin 1921 et novembre 1922,
le début d’une offensive contre tous ceux avant la mainmise de la bureaucratie stali-
qui essaient de mettre en cause les posi- nienne sur le mouvement communiste in-
tions de la bureaucratie, désormais taxés ternational.
de « trotskysme ». Les dirigeants bolcheviques cherchent à
Lénine meurt le 21 janvier 1924. Sa dé- structurer le mouvement communiste in-
pouille est embaumée et exposée. Il est éri- ternational, à ajuster sa politique aux
gé en icône par la bureaucratie stalinienne, évolutions du contexte géopolitique, à
qui commence à réécrire l’histoire pour rendre les sections de l’Internationale ca-
tenter d’effacer des mémoires le rôle de pables d’assumer leur rôle de partis révo-
Trotsky, en faire un hérétique, opposant de lutionnaires. Mais ils ont peu de prise sur
toujours au grand Lénine, faire de ceux qui la politique de ces sections, tandis que la
L’Armée rouge victorieuse : illustration détiennent désormais le pouvoir ses seuls vague révolutionnaire s’achève partout
d’époque. DR.
et légitimes héritiers… Fin décembre 1924, par des échecs. Au 3e congrès, en juin
Staline lance le mot d’ordre : « socialisme 1921, l’IC change de stratégie, de la « tac-
Trotsky engage la bataille politique dans un seul pays ». Il tourne ainsi radicale- tique de l’offensive » au mot d’ordre de
contre ces tendances et c’est ce qui lui ment le dos à la politique qui avait été « conquête des masses ». L’heure n’est
vaut l’offensive menée contre lui. Lénine jusque là celle du parti bolchevique. plus à se préparer à conduire les masses
le rejoint dans le combat mais sa santé révoltées vers la prise du pouvoir, mais à
rechute en décembre 1922. Conscient LA CONTRE-RÉVOLUTION STALINIENNE ET gagner leur confiance, en vue des pro-
qu’il ne pourra plus jamais assurer le L’ÉCHEC DE LA VAGUE RÉVOLUTIONNAIRE chaines montées révolutionnaires. Ces
rôle central qu’il a joué à la tête du parti EN EUROPE montées révolutionnaires se produiront
et du pouvoir, il se pose la question de sa La révolution russe n’était pour les bol- bien, mais elles se heurteront au stali-
succession. Le 25 décembre 1922, il écrit cheviks qu’un des éléments d’un mouve- nisme qui a contribué à stériliser pour
son « testament ». Le 6 mars 1923, il rompt ment bien plus vaste qui touchait toute des décennies le mouvement révolution-
toute relation personnelle avec Staline l’Europe. En 1917, des soldats se muti- naire marxiste international. o
28 |En débats
Quelle démocratie ouvrière contre
le despotisme d’usine ?
PAR ROBERT PELLETIER

«Le communisme, c’est le pouvoir des soviets plus l’électrification de


tout le pays», déclarait Lénine en novembre 1920. Mais quid de
l’organisation de la production et du travail, des rapports de pouvoir
dans l’économie et les entreprises?

A
l’occasion du centenaire de la révo- Un certain nombre d’auteurs, de militants face d’eux dans le capital. La division manu-
lution russe, de nombreux ou- s’étaient déjà penchés sur la question de facturière leur oppose les puissances intellec-
vrages sont publiés, republiés ou l’organisation du travail. C’est ainsi que tuelles de la production comme la propriété
traduits qui apportent des éclairages si- Robert Linhart, en 1976, dans son ouvrage d’autrui et comme pouvoir qui les domine.
non nouveaux, en tous cas plus détaillés « Lénine, les paysans, Taylor »1 décortiquait L’enrichissement du travailleur collectif et
sur les principales phases du renverse- les théorisations de Lénine sur les vertus par suite du capital en forces productives so-
ment du capitalisme en Russie. Ainsi, de l’organisation capitaliste du travail. ciales a pour effet l’appauvrissement en
dans le dossier « Retours sur Octobre 17 » Plus récemment Bruno Trentin, syndica- forces productives individuelles. »3
du numéro 34 de la revue Contretemps, An- liste italien, reprenait le débat à partir Dans les traditions du mouvement ou-
toine Artous, dans son article « L’imprévu d’une critique de Gramsci, en remettant vrier, le conflit entre le capital et le travail
de la question de l’Etat », aborde la ques- en cause à cette occasion certains présup- se concentre sur la dépossession des
tion du despotisme d’usine. Après avoir posés de l’action syndicale.2 Si d’autres moyens de production qui permet aux ca-
rappelé la faible prise en compte de cette auteurs ont depuis abordé cette question, pitalistes de s’approprier le surproduit du
question par Lénine et les bolcheviks, il la publication en français d’importants travail. Les mobilisations ouvrières ont le
nous laisse sur notre faim en en restant, ouvrages ciblant les développements de la plus souvent pour enjeu la lutte pour une
dans ce texte, à une formulation générale révolution russe dans les usines fournit autre répartition de la plus-value. Les
et atemporelle : « le despotisme d’usine ne des matériaux nouveaux pour aborder questions d’organisation du travail sont
décrit pas – comme on le dit parfois – des cette question. En fait plusieurs questions, en général abandonnées aux dirigeants
formes d’organisation de la production du 19e qui ne sont évidemment pas indépen- d’entreprise, les luttes se réduisant en fait
siècle ou même seulement le taylorisme, il dé- dantes, restent à approfondir. à limiter les excès de violence de la hié-
signe les conditions générales du procès de rarchie.
production capitaliste caractérisé par une DESPOTISME D’USINE
séparation entre les tâches de conception/ Le mode de production capitaliste se ca- LE TAYLORISME
organisation du travail et son exécution ». ractérise pour les travailleurs par une La première conséquence de l’appropria-
Puis l’auteur passe à autre chose… Il me double dépossession : d’une part, ils tion par les capitalistes des moyens de
semble qu’on ne peut pas laisser là les perdent la propriété des outils de produc- production a été la moindre énergie mise
choses, pour plusieurs raisons. tion, qui deviennent la propriété privée par les producteurs, dessaisis de leurs ou-
des capitalistes, de l’autre ils perdent la tils de travail, à produire pour un patron.
LE DROIT À LA CRITIQUE maîtrise technique, organisationnelle du Le système de Taylor aura pour fonction
Dans les courants trotskystes en France, procès de production. première d’augmenter la productivité du
la critique de la révolution russe a long- Marx avait abordé cette question. « Ce travail. Le moyen consiste à donner au
temps été prisonnière d’une certaine frilo- n’est pas seulement le travail qui est divi- propriétaire capitaliste les moyens de
sité. Tout semblait se résumer à la critique sé, subdivisé et réparti entre divers indivi- s’approprier toutes les connaissances pra-
de Trotsky dans La Révolution trahie : « l’in- dus, c’est l’individu lui-même qui est mor- tiques jusqu’alors monopolisées par les
terdiction des partis d’opposition a conduit à celé et métamorphosé en ressort ouvriers.
l’interdiction des fractions. L’interdiction des automatique d’une opération exclusive, Taylor, qui a été d’abord ouvrier puis
fractions a aboutit à l’interdiction de "penser de sorte que l’on trouve réalisée la fable contremaître, a constaté par lui-même que
autrement" que le dirigeant infaillible. Le absurde de Menenius Agrippa, représen- les ouvriers ont des connaissances profes-
monolithisme du parti, instauré de manière tant un homme comme fragment de son sionnelles empiriques qu’ils cachent à la
policière, a amené l’impunité pour la bureau- propre corps ». Avec la manufacture, « les hiérarchie et utilisent pour ralentir la pro-
cratie, impunité qui devenait la source de puissances intellectuelles de la production se duction malgré les ordres, menaces, ré-
l’arbitraire illimité et de la corruption. » La développent d’un seul coté parce qu’elles dis- compenses et primes. Il en déduit que « la
chute du Mur de Berlin et ses suites ont paraissent sur tous les autres. Ce que les ou- première obligation [d’une direction
permis de « passer à autre chose ». vriers parcellaires perdent se concentre en « scientifique »] est constituée par le ras-
En débats N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 29

« Allez là où il y a du travail, le 1er mai est la fête du travail ».


semblement délibéré, par ceux 1920, affiche d’Ivan Malioutine. DR. gnant de la réduction de la journée de
qui font partie de la direction, de travail, de l’utilisation de nouveaux
la grande masse de connais- procédés de production et d’organisa-
sances traditionnelles qui, dans tion du travail, sans causer le moindre
le passé, se trouvait dans la tête dommage à la force de travail de la po-
des ouvriers qui s’extériorisait pulation laborieuse. »8
par l’habileté physique qu’ils Dans le même temps l’augmentation
avaient acquise par des années de la productivité peut fournir les
d’expérience. »4 Le fordisme bases matérielles de la disparition
viendra en complément du de l’Etat : « Au contraire, l’introduction
taylorisme en organisant la du système Taylor, orientée correcte-
mise en commun des travaux ment par les travailleurs eux-mêmes,
parcellisés avec un contrôle, s’ils sont suffisamment conscients, sera
une automatisation des gestes le moyen le plus sûr d’assurer à l’avenir
et de leurs temps d’exécution. une réduction considérable de la jour-
née de travail obligatoire pour l’en-
L’ALIÉNATION semble de la population laborieuse, ce
Dès le Manifeste, Marx sou- sera le moyen le plus sûr pour nous de
ligne les « effets destructeurs du réaliser en un laps de temps relative-
machinisme et de la division du ment bref une tâche que l’on peut for-
travail ». L’aliénation sociale muler à peu près ainsi : six heures de
dans le capitalisme se consti- travail physique par jour pour chaque
tue à partir du moment où le citoyen adulte et quatre heures de tra-
travailleur est séparé de ses vail d’administration de l’Etat. »9
outils de travail, soumis à l’es- L’ambiguïté naît de la priorité don-
clavage du machinisme. Il de- née à l’augmentation de la producti-
vient « naturel » qu’il ne dé- vité assise sur l’organisation capita-
cide pas comment il doit liste du travail, qui doit précéder les
travailler ni ce qu’il doit pro- tentatives de rupture avec la division
duire. capitaliste du travail : « l’expropria-
Le capitalisme conforte cette tion des capitalistes entraînera néces-
« normalité » par des institu- ments poussés se font contre l’ouvrier ; ils sairement un développement prodi-
tions comme l’école, la famille, les mé- visent à l’écraser et à l’asservir encore davan- gieux des forces productives de la société
dias. Les richesses produites, les forces tage, sans aller au-delà d’une distribution humaine. Mais quelle sera la rapidité ́ de ce
productives échappent au travailleur, lui rationnelle et raisonnée du travail à l’inté- développement, quand aboutira-t-il à une
font face comme des éléments extérieurs rieur de la fabrique. Une question se pose rupture de la division du travail, à la suppres-
incompréhensibles, mystérieux. Cette tout naturellement : et la distribution du tra- sion de l’opposition entre le travail intellec-
aliénation globale, qui interdit à l’homme vail à l’intérieur de la société tout entière ? tuel et le travail manuel, à la transformation
et au travailleur d’avoir un droit de regard Quelle masse de travail se fait pour rien à du travail en "premier besoin vital", c’est ce
sur ce qui constitue la base de la vie, la l’heure actuelle, du fait de l’incohérence, de que nous ne savons ni ne pouvons savoir. »10
production, est propre au capitalisme et l’état chaotique où se trouve plongé l’en-
au salariat. Ce sont les rapports écono- semble de la production capitaliste ! »6 LES ENJEUX DE LA DÉMOCRATIE
miques et sociaux, construits sur la divi- Pour finalement être reconnu comme par- « SOVIÉTIQUE »
sion capitaliste du travail qui en sont res- tiellement utile : « à l’insu de ses auteurs et Dans un pays où la classe ouvrière est déjà
ponsables. L’émancipation humaine, par contre leur volonté ́, le système Taylor prépare peu qualifiée, situation qui ne fera que
voie de conséquence, viendra de l’aboli- le temps où le prolétariat prendra en main s’amplifier avec les ponctions effectuées
tion de ces rapports. toute la production sociale et désignera ses du fait de la guerre mondiale puis de la
propres commissions, des commissions ou- guerre civile, l’expropriation du savoir ou-
LE TAYLORISME COMME BASE vrières, chargées de répartir et de régler judi- vrier, sa réduction à des taches parcel-
DE LA PRODUCTION SOCIALISÉE ? cieusement l’ensemble du travail social. La laires aussi simples et normalisées que
L’appréciation de Lénine sur le système grande production, les machines, les chemins possible ne se résume pas à une simple
Taylor, tout en évoluant au fil du temps, de fer, le téléphone, tout cela offre mille possi- captation des connaissances par des tech-
est pour le moins chargé d’ambiguïtés. bilités de réduire de quatre fois le temps de niciens ingénieurs. Lénine propose d’af-
D’abord, un jugement critique qui dé- travail des ouvriers organisés, tout en leur fronter cette situation avec le mot d’ordre
nonce un « système scientifique pour pres- assurant quatre fois plus de bien-être que « apprendre à travailler, c’est à présent la
surer l’ouvrier » : « le système Taylor, c’est maintenant. »7 tâche principale de la république des soviets,
l’asservissement de l’homme par la ma- Au bout du compte, « la tâche qui incombe à une tâche qui concerne le peuple entier »11 et
chine »5. Mais en se précisant, cette cri- la République socialiste soviétique peut être la proposition d’introduire systématique-
tique devient moins radicale, Lénine brièvement formulée ainsi : nous devons in-
semblant regretter que l’organisation troduire dans toute la Russie le système Tay-
scientifique du travail soit limitée à l’inté- lor et l’élévation scientifique, à l’américaine,
rieur de l’usine : « tous ces perfectionne- de la productivité ́ du travail, en l’accompa-
30 |En débats
sociale pour en faire accepter les tie et dotées d’une direction collective ».
contraintes. De ce fait, les débats se Quant à leurs objectifs, ils consistent en
concentrent sur les organes, le niveau et le « la mise en place de nouvelles conditions de
type de représentation censés assurer travail [et] l’organisation du contrôle absolu
ment les méthodes tayloriennes dans l’in- cette démocratie sociale. de la production et de la distribution par les
dustrie. travailleurs. » Cette résolution aborda éga-
Le seul garde-fou était que celles-ci de- QUI EXERCE LE « CONTRÔLE OUVRIER » ? lement les questions « politiques », récla-
vaient être mises en place sous la direc- A partir de février 1917, le prolétariat s’or- mant notamment qu’il y ait « une majorité ́
tion des travailleurs eux-mêmes. Mais ganise, prend ses affaires en mains. Les prolétarienne au sein de toutes les institu-
face aux tâches de l’heure, c’est un autre comités d’usine, qui se constituent par tions jouissant d’un pouvoir exécutif. »13
fonctionnement qui est privilégié : « toute milliers dans toute la Russie, organisent Dès mars 1917, c’est l’idée du contrôle ou-
la grande industrie mécanique, qui constitue les ouvriers dans les entreprises sous le vrier qui s’impose, tout d’abord « offen-
justement la source et la base matérielle de contrôle des assemblées générales. Cette sif » avec la mise en avant des revendica-
production du socialisme, exige une unité ́ de construction se fait à partir de leurs reven- tions ouvrières, en souffrance depuis
volonté rigoureuse, absolue, réglant le travail dications « immédiates ». La journée de février, puis rapidement « défensif »
commun de centaines, de milliers et de di- huit heures, l’arrêt de la répression sont puisqu’il faut assurer le maintien, le redé-
zaines de milliers d’hommes. Sur le plan tech- les points de départ. Les comités d’usine marrage de l’activité économique, indus-
nique, économique et historique, cette néces- se donnent pour mission d’épurer les trielle. Il faut imposer aux propriétaires
sité ́ est évidente, et tous ceux qui ont médité ́ rangs de l’administration des usines pour d’organiser la production depuis l’appro-
sur le socialisme l’ont toujours reconnue prendre en main l’ensemble de leur ges- visionnement des matières premières
comme une de ses conditions. Mais comment tion. La résolution finale de la conférence jusqu’à leur distribution ; ou les remplacer
une rigoureuse unité ́ de volonté peut-elle être des comités d’usines de Kharkov les décrit quand ils refusent de le faire ou se sont en-
assurée ? Par la soumission de la volonté ́ de comme des « organisations combattantes, fuis ; et assurer la sécurité des entreprises.
milliers de gens à celle d’une seule personne élues sur le principe de la plus large démocra- En pratique, ces comités ne remettent pas
(…) la soumission sans réserve en cause le droit de la direc-
à une volonté ́ unique est abso- tion capitaliste à gérer les
lument indispensable pour le aspects économiques et
succès d’un travail organisé sur techniques de la produc-
le modèle de la grande indus- tion. Les débats et les déci-
trie mécanique. Elle est deux sions sont déterminés par
fois et même trois fois plus in- deux questions : la désorga-
dispensable dans les chemins nisation de l’ensemble du
de fer. Et c’est ce passage d’une système productif et le sa-
tâche politique à une autre en botage des propriétaires
apparence totalement diffé- des moyens de production.
rente de la première, qui consti- Au moment de l’insurrec-
tue toute l’originalité ́ du mo- tion de février 1917, il exis-
ment actuel. La révolution vient tait plusieurs organisations
de briser les plus anciennes, les syndicales mais avec une
plus solides et les plus lourdes faible influence au sein des
chaînes imposées aux masses usines. La plupart de leurs
par le régime de la trique. dirigeants étaient des
C’était hier. Mais aujourd’hui la mencheviks, hostiles à
même révolution exige (…) jus- l’idée que les ouvriers
tement, dans l’intérêt du socia- puissent intervenir dans la
lisme, que les masses obéissent gestion des usines. Au cours
sans réserve à la volonté unique des premiers mois de 1917,
des dirigeants du travail. Il est les effectifs des syndicats
clair qu’une pareille transition grimpèrent de quelques di-
ne se fait pas d’emblée. »12 zaines de milliers à un mil-
Les débats, les conflits ne lion et demi. La plupart de
porteront pas sur la mise en ces nouvelles adhésions
cause du despotisme d’usine s’avéraient cependant de
sous l’angle de la division ca- pure forme : appartenir à un
pitaliste du travail dans la syndicat s’inscrit dans la
production. Renonçant, au tradition pour tout ouvrier
nom de la nécessité du réta- et toute ouvrière radicale.
blissement de l’activité éco- LA DÉPOSSESSION DES
nomique, à toute remise en COMITÉS D’USINE
cause de l’organisation du Fin août 1917, la conférence
travail, Lénine et les bolche- des comités d’usine de Pe-
« Capitalistes de tous les pays, unissez-vous ». 1919,
viks misent sur la démocratie affiche de Victor Nicolaïevich Deni. DR. trograd avait mis en place
En débats N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 31

un « conseil central des comités d’usine » la reconstruction de l’appareil de produc- lisation pour la guerre, de l’industrie, du ravi-
ayant pouvoir de remettre en cause les dé- tion. Dans la pratique, c’est en grande par- taillement, de l’administration (d’où étatisme
cisions des comités. A partir de ce mo- tie l’attitude de la bourgeoisie, des pro- et bureaucratie) ; enfin, dictature d’un par-
ment, les débats et tensions se sont cristal- priétaires des moyens de production, qui ti... Il n’est, dans ce redoutable enchaînement
lisés entre la nécessité de la centralisation a déterminé les décisions et leur rythme, de nécessités, pas un anneau que l’on puisse
des décisions économiques et les préroga- notamment en ce qui concerne les natio- ôter, pas un anneau qui ne soit rigoureuse-
tives des comités d’usine comme struc- nalisations. ment conditionné par celui qui le précède et
tures de base. Le débat sur la nature du contrôle ouvrier qui ne conditionne celui qui le suit. »18
Tout le monde était conscient de la néces- s’est résumé à la place prise par les syndi- Depuis, le capitalisme a étendu son mode
sité de coordonner les activités écono- cats dans la gestion économique et indus- de production à l’ensemble de la planète,
miques, les approvisionnements et la dis- trielle de la Russie, dans un système où les et l’organisation capitaliste du travail s’est
tribution. Mais les positions défendues décisions étaient de plus en plus prises grandement « perfectionnée ». Avec la gé-
par les partis, syndicats ou soviets étaient loin du niveau des entreprises. La crois- néralisation du taylorisme couplée au for-
plus déterminées par des rapports de sance de la bureaucratisation « par en disme, puis le toyotisme et le lean manage-
forces politiques que par l’efficacité sup- haut et par en bas », comme l’a décrit Marc ment, l’étape actuelle vise la captation de
posée de telle ou telle organisation de l’ac- Ferro15, a achevé de réduire les pouvoirs l’ensemble des capacités des travailleurs.
tivité. Les soviets sont des organisations des organisations « d’en bas » au profit des Le récent documentaire de Cash Investiga-
géographiques qui regroupent les pay- structures « d’en haut » qui ont été de plus tion montrant les conditions d’exploita-
sans, les soldats et les ouvriers. Pour ces en plus étroitement contrôlées par le par- tion chez Free et Lidl illustre cette sinistre
derniers, les choses se compliquent car la ti. réalité.
guerre et la construction d’un appareil Isaac Deutscher rappelle ce que fut, après Dans toute la période des Trente glo-
d’Etat « ouvrier » absorbent une grand Octobre, son orientation vis-à-vis des co- rieuses, le mouvement syndical a large-
part des plus conscients et politisés. Dans mités d’usine : « les bolcheviks en appelèrent ment accepté, partagé la logique de la
les entreprises, ils sont remplacés par des alors aux syndicats pour rendre un service un puissance productive incontournable du
soldats revenant des combats, des ou- peu particulier à l’Etat soviétique embryon- taylorisme et du fordisme. Ce n’est qu’à
vriers-paysans qui souvent gardent une naire : discipliner les comités d’usines. Contre partir de Mai 68, des grèves des OS, de la
double activité et/ou des attaches sociales la volonté de ceux-ci, les syndicats formèrent lutte des Lip que cette approche a été re-
doubles qui pèsent sur leurs positionne- leur propre organisation nationale ouvrière, mise en cause. De nombreux sociologues
ments politiques. Les débats avec les com- annoncèrent la convocation d’un congrès ont commencé à ausculter les organisa-
munistes de gauche, l’Opposition ou- panrusse des comités et exigèrent leur sou- tions du travail pendant que médecins
vrière, les anarchistes, à partir de mission totale à ses décisions. Les comités (notamment du travail) et psychologues
présupposés politiques différents, ont no- étaient cependant trop puissants pour capi- mettaient en avant les dégâts du travail.
tamment porté sur ces divergences à pro- tuler si vite. Vers la fin de 1917, on parvint à un Même si ces questionnements concernent
pos du niveau de décision. compromis par lequel les comités acceptaient d’abord la santé physique voir psychique
Pour Lénine et surtout Trotsky, les ur- un nouveau statut : ils formeraient la base or- des travailleurs, de nombreux auteurs
gences économique et militaire imposent ganisationnelle sur laquelle les syndicats commencent à mettre le travail, son orga-
une centralisation des décisions au niveau eux-mêmes s’appuieraient ; mais du coup, nisation au cœur de l’émancipation, du
national, comme dans le cas central des bien sûr, ils se trouveraient de facto incorpo- changement de société. o
chemins de fer.14 En situation de guerre, rés aux syndicats. Peu à peu, ils renoncèrent
de désorganisation économique quasi to- à s’opposer aux syndicats, que ce soit locale-
1 Seuil, 1976.
tale, les chemins de fer sont au coeur des ment ou au plan national, voire simplement à 2 Bruno Trentin, « La cité du travail. Le fordisme et la
enjeux industriels et militaires. Si leur or- agir indépendamment d’eux. Les syndicats gauche », Fayard, 2012.
3 Karl Marx, « Le Capital », Editions sociales, tome 2,
ganisation et leur fonctionnement ne devenaient désormais les canaux privilégiés page 50.
peuvent être pris en charge par les seuls par lesquels le gouvernement dirigeait l’in- 4 Frederic Winslow Taylor, « La direction scientifique
des entreprise », Dunod, 1957, page 80.
cheminots, la centralisation s’est faite dustrie. »16 5 œuvres, Editions du progrès/Editions sociales (5e
d’en haut, par des organes d’Etat autono- édition), tome 20, pages 156-158.
6 Ibid., page 157.
misés qui ont imposé une brutale intensi- L’ACTUALITÉ DE CES QUESTIONS 7 Ibid., page 158.
fication de travail. La manière dont devait Pour Rosa Luxembourg, « le socialisme doit 8 Œuvres, tome 42, pages 64-65.
9 Ibid., page 65.
s’effectuer la prise en main de l’économie être fait par les masses, par chaque prolé- 10 Œuvres, tome 20, page 157.
et des entreprises n’était manifestement taire. C’est là où ils sont rivés à la chaîne du 11 Œuvres, tome 33, page 375.
12 Ibid.
pas clairement établie. capitalisme que la chaîne doit être rompue ».17 13 Cité par Maurice Brinton, « Les Bolchéviques et
Lénine, Trotsky et les bolcheviks ont Les questions soulevées par la mise en le contrôle ouvrier, 1917-1921 – L’Etat et la contre-
révolution », Les Nuits rouges, 2017, page 33.
concentré leurs réflexions sur les ques- cause de l’organisation capitaliste du tra- 14 Voir Robert Linhart, op. cit., chapitre 4.
tions de pouvoir politique, auxquelles se vail ne sauraient résumer l’ensemble des 15 « Des soviets au communisme bureaucratique »,
réédition 2017, Gallimard Folio histoire.
sont ajoutées les questions militaires. interrogations liées à la révolution russe et 16 « Soviet Trade Unions : Their Place in Soviet Labour
Avec des hésitations sur le caractère même à l’évolution de ce socialisme « réellement Policy », 1950,
https ://www.marxistsfr.org/archive/deutscher/1950/
de la révolution en cours, de la société en existant ». Victor Serge proposait en 1920 soviet-trade-unions/index.htm
construction ; avec l’évocation d’un capi- une réponse provisoire (sur laquelle il re- 17 « Notre programme et la situation politique »,
discours au Congrès de fondation du Parti communiste
talisme d’Etat, de déformations bureau- viendra lui-même par la suite) aux interro- d’Allemagne (Ligue Spartacus).
cratiques et autres formules renvoyant gations : « suppression des libertés dites dé- 18 « Les anarchistes et l’expérience de la révolution
russe », in « Mémoires d’un révolutionnaire et autres
aux difficultés objectives de la construc- mocratiques ; dictature appuyée au besoin écrits politiques ­– 1908-1947 », Bouquins Fayard, 2001,
tion d’un appareil d’Etat « nouveau » et de par la Terreur ; création d’une armée ; centra- p.148.
32 |Lectures

Sous les pavés, la flamme d’Octobre


PAR YANN CÉZARD

C
e n’est certes pas l’été. Mais pour fêter des décennies de refus, y trouvant enfin bué en France. Ce livre, aussi érudit qu’idiot
le centième anniversaire de la révolu- une explication lumineuse mais non my- dans son principe même, avait représenté
tion d’Octobre, nous osons recom- thologique de la révolution, débarrassée une telle outrance que des historiens se
mander quelques pavés… En l’occurrence : des enfumades du stalinisme comme des voulant tout de même sérieux se sont sentis
• L’Histoire de la révolution russe de Léon accusations délirantes de toute une his- dans l’obligation de faire machine arrière et
Trotsky (Seuil, collection Points Essais, toire anti-bolchevique de la révolution ou d’élaborer un « modèle explicatif » plus
deux tomes) ; du « coup d’Etat ». plausible, moins « guerre froide », de la ré-
• Les Bolcheviks prennent le pouvoir. La révo- volution russe. Ainsi Nicolas Werth, l’un des
lution de 1917 à Petrograd d’Alexander Ra- OCTOBRE ENTRE DEUX FEUX historiens français les plus lus sur le sujet,
binowitch (La Fabrique) ; Car c’est là le double écueil : longtemps et qui écrivit la « partie russe » du Livre noir,
• La Révolution russe d’Orlando Figes (Galli- l’historiographie dominante, à l’ouest et à se déclara ensuite troublé par certaines ré-
mard, Folio Histoire, deux tomes). l’est, fut dominée par deux points de vue actions et par… la préface générale de Sté-
On pourrait benoîtement justifier une telle soi-disant antagonistes mais se confortant phane Courtois à l’ouvrage.
ordonnance par le fait que, comme le signa- l’un l’autre. La révolution comme coup Il n’en avait pas moins écrit lui-même des
lait Trotsky dans sa préface, les travailleurs d’Etat, et la révolution comme exploit d’un choses aussi terribles qu’absurdes, ren-
russes ont accumulé davantage d’expé- parti discipliné et dirigé comme une armée voyant certaines politiques bolcheviques
riences en une seule année que d’autres par son chef suprême (et son fidèle second, brutales pendant la guerre civile à une idéo-
peuples en plusieurs siècles. Mais c’est aussi l’incomparable Staline). Pris en étau, ou- logie, par principe, de la terreur, tout en ex-
que ces pavés se lisent (presque) comme des bliés alors, deux éléments fondamentaux pliquant à l’inverse le massacre de cen-
romans. de la révolution russe : la diversité des mili- taines de milliers de paysans, d’ouvriers, de
D’abord, un monument : l’Histoire de la révo- tants, y compris des militants bolcheviques Juifs, par les armées blanches, par le
lution russe de Trotsky. Ce livre écrit en exil (puisque c’était une armée de héros ou de contexte de la guerre civile. Ses remords
sur l’île turque de Prinkipo entre 1930 et fanatiques), et la dynamique révolution- aboutirent à une vision d’ensemble un peu
1932, d’une plume merveilleuse, est un ex- naire, dans sa diversité, son explosivité, moins grossière de la révolution d’Octobre,
ploit théorique : on y trouve à la fois un récit ses contradictions, des classes populaires tragique « malentendu » entre les paysans
serré des événements, l’explication extraor- de l’Empire russe. qui voulaient la terre, les nationalités leur
dinairement vivante de leur logique poli- Certes, les choses se sont depuis affinées. indépendance, les ouvriers le contrôle de
tique, et toute une philosophie de l’histoire Etrangement, la publication en 1997 du leurs usines, et les bolcheviks qui voulaient
mise concrètement en œuvre. La force de Livre noir du communisme y a même contri- bien leur donner tout cela pour prendre le
Trotsky, c’est de pouvoir prendre un double pouvoir, pour mieux le reprendre dès que
point de vue, celui de l’homme d’action, du possible afin d’accomplir leur vrai pro-
militant qui a vécu les événements, y a pris gramme, « communiste », par la violence.1
des décisions, les a mises en œuvre, et celui Une interprétation devenue fort classique
d’un théoricien qui prend du recul, analyse désormais. Et un peu plus fine, donc, que la
les tendances lourdes de la lutte des classes. littérature de guerre froide d’antan, mais
D’où des morceaux de bravoure de natures aussi en comparaison d’une vieille ren-
bien différentes : un récit emballant des gaine disons social-démocrate, qui faisait
journées de février, de la description des l’apologie de la révolution des masses et
prises de terres, de la montée des senti- démocratique de février pour mieux
ments politiques « bolcheviks » au sein des condamner le coup d’Etat factieux et totali-
soviets de soldats ou d’ouvriers ; et dans un taire d’Octobre (Cohn-Bendit vient encore
tout autre registre, tout un chapitre compa- de la ressortir à la radio…). Puisqu’un
rant la logique des révolutions « du passé » Werth (un Marc Ferro d’ailleurs) notent
avec celle de 1917, l’antagonisme des tout de même que les bolcheviks, à la diffé-
classes, le double pouvoir ou encore, dans rence des mencheviks et autres réfor-
l’un des ultimes chapitres du livre, une ré- mistes, furent à peu près les seuls à bien
flexion sur Lénine, la décision de prendre le vouloir reprendre les revendications des
pouvoir en octobre et « le rôle de l’individu masses en question.
dans l’histoire ».
Le point de vue de Trotsky est-il biaisé par ET SI ON LISAIT LÉNINE ?
son éventuelle partialité ? Ce fut la double Mais il reste toujours ces deux grandes né-
accusation des staliniens et des bourgeois. gligences : l’oubli des contingences histo-
Pourtant nombre d’ex-staliniens, souvent à riques (une guerre mondiale, une guerre
l’occasion du grand désarroi de la chute de civile, la faim dans les villes, etc.) avec les-
l’URSS, l’ont redécouvert. Ils l’ont lu après quelles les bolcheviks durent se coltiner,
Lectures N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 33

d’une part, et après tout, la politique ré- démarre en juillet 17 et va jusqu’à la prise peuple russe une expérience cruelle vouée
fléchie et débattue, souvent âprement, des du pouvoir en octobre3, il montre à quel d’avance à l’échec ».
bolcheviks, d’autre part. Comme le fait re- point « l’action politique, ce n’est pas un trot- On croit alors lire l’œuvre d’un fou. Mais un
marquer Lucien Sève dans un intéressant toir de la perspective Nevski » (disait le révo- fou qui aurait dépouillé des montagnes
petit livre (Octobre 1917, une lecture très cri- lutionnaire du 19e siècle Tchernychevski, d’archives russes, avec une excellente in-
tique de l’historiographie dominante, Editions cité par Lénine dans sa Maladie infantile du tention : que faisaient, exprimaient, dési-
sociales), ces historiens, même les plus sé- communisme, le gauchisme), cette avenue raient les différents groupes sociaux de
rieux, ont tous plus ou en moins en com- droite et large de Petrograd. Pas seulement l’empire russe, de la fin du 19e siècle jusqu’à
mun de ne pas avoir réellement lu Lénine. parce que le parti bolchevique dut faire de la fin de la guerre civile ? On suit à travers
Un peu comme si, dans un étrange élan de la « tactique ». C’est aussi parce que ses dif- des centaines de pages, la trajectoire de gé-
matérialisme… vulgaire, les idées de ceux férentes composantes n’étaient pas sou- néraux, de petits paysans « entrepre-
qui firent la révolution et la dirigèrent ne vent d’accord entre elles sur ce qu’il fallait neurs », d’ouvriers des débuts de l’indus-
comptaient pour rien ! faire, ni en juillet ni en octobre. Et que la trialisation, de militants bolcheviques ou
Au passage : il est donc fort utile pour com- force du parti fut d’accepter le débat, de jau- mencheviques en usine, de simples soldats,
prendre Octobre de lire du… Lénine. Entre ger les situations concrètes et diverses de autant de petites biographies qui donnent à
autres : Les Lettres de loin, La Catastrophe im- tout le pays, pour réussir à mener malgré penser. On y voit s’incarner des tendances
minente et les moyens de la conjurer, L’Etat et tout une politique cohérente et déterminée. lourdes mais aussi passablement confuses
la révolution… et divergentes de la société russe. On voit
Le livre de Trotsky, lui, a ce charme de nous FIGES, HISTORIEN DES MILLE concrètement ce que fut la révolution pour
dire ce que pensaient, ce que voulaient, ce RÉVOLTES RUSSES les « masses » populaires, à hauteur
que débattaient les révolutionnaires. Bref, L’apport de Figes est tout différent. d’homme et de femme.
c’est un livre d’histoire pour celles et ceux D’abord parce que son point de vue sur Et tout réactionnaire semble-t-il par ail-
qui rêvent (modestement) de faire l’his- les bolcheviks est… ridicule. D’emblée, leurs, on voit dans son livre comment les
toire. Lénine est campé en psychopathe. Au paysans se saisirent des terres, comment
Pourquoi s’imposerait-on alors la lecture de nombre de ses « attitudes politiques » les soldats passèrent d’un patriotisme
Figes et de Rabinowitch ? Parce qu’ils ap- (page 285 du tome 1), d’ailleurs expli- atavique à la mutinerie, comment se mul-
portent chacun quelque chose d’extraordi- cables par « ses origines nobles » : « son tiplièrent les prises de contrôle des usines
naire, sur deux plans tout à fait différents. par des comités ouvriers, comment les
soldats de l’armée rouge furent recrutés,
RABINOWITCH, HISTORIEN et comment l’armée rouge fut une grande
DES MILITANTS BOLCHEVIQUES école d’alphabétisation pour des millions
Le livre de Rabinowitch2 est une histoire de paysans. Extraordinairement hostile
des militants de Pétrograd. Il nous « ré- aux révolutionnaires, il est fasciné par la
vèle » (car on oublie, on est toujours encore révolution. Et plus exactement les révolu-
un peu stalinisés…) à quel point le mouve- tions de 1917 : « non pas une seule révolution
ment ouvrier et révolutionnaire, et dans ce politique, mais une multiplicité de révolu-
mouvement le parti bolchevique lui-même, tions sociales et nationales ».
était vivant donc divers, contradictoire, Mais comment ces mille révoltes ont-elles
mouvant. Comme le résume Rabinowitch, pu s’entraîner les unes les autres, pour
dans son Introduction écrite dans les an- aboutir à une gigantesque transforma-
nées 1970 : « mon objectif prioritaire aura été tion révolutionnaire de la société ? Il fal-
de restituer (…) le développement de la révolu- lait, pour que cela devienne possible, une
tion "par en bas". » Ce qui, dit-il, l’a amené à révolution politique, et qu’il y ait donc
s’opposer aussi bien à la plupart des histo- une force politique qui la veuille et qui
riens occidentaux (Octobre comme « résul- soit capable de la mener. On ne peut donc
tat d’un coup d’Etat exécuté de main de maître comprendre ce qui a pu se passer, ce qui a
et sans soutien significatif de la population ») fait de cette révolution une source d’ins-
qu’aux historiens soviétiques (« inévitabilité piration encore aujourd’hui pour celles et
historique du processus et rôle essentiel d’un ceux qui n’acceptent pas la société capita-
parti fortement discipliné sous la direction de liste et ses horreurs, en opposant la spon-
Lénine »). Or, « en octobre, les objectifs des bol- tanéité révolutionnaire des masses à l’ac-
cheviks, du moins tels que les masses les com- tion du parti bolchevique, mais plutôt en
prenaient, bénéficiaient d’un ample soutien cherchant comment elles ont pu se com-
populaire », « en 1917, à Petrograd, le parti bol- poser. o
chevik ne ressemblait guère à l’organisation approche dogmatique et son ton domina-
disciplinée, autoritaire et conspirative effica- teur ; son intolérance à l’égard de toutes 1 Nicolas Werth, « 1917. La Russie en révolution »,
Découvertes Gallimard, chapitre « Utopies et
cement contrôlée par Lénine que décrivent la formes de critiques venant de ses subordon- malentendus d’Octobre ».
plupart des comptes rendus historiques. » nés ; et sa tendance à ne voir dans les 2 Ce livre a déjà fait l’objet d’une recension détaillée
dans notre revue (n° 81 de novembre 2016), par Ugo
D’où des pages formidables qui décrivent masses qu’un matériau nécessaire à ses Palheta.
les initiatives contradictoires, les débats, le projets révolutionnaires ». Comme le dit 3 Deux autres de ses livres, non traduits en français,
vont pour l’un de la révolution de février aux journées
« bordel » qui régnait parfois, à des mo- Gorki, semble-t-il fort approuvé par Fi- de juillet, pour l’autre des lendemains de l’insurrection
ments cruciaux de la révolution. L’auteur ges : « il s’estime en droit de faire avec le d’Octobre à l’éclatement de la révolution allemande
en novembre 1918.
34 |Lectures

Recommandés en ce centenaire…
PAR RÉGINE VINON, HENRI WILNO, JEAN-PHILIPPE DIVÈS

P
… Parmi bien d’autres ouvrages publiés à demandèrent avidement "avez-vous apporté comme les hommes engagés dans la
cette occasion, évidemment impossibles à quelque chose à lire ?" » révolution prolétarienne. R.V.
tous chroniquer, et dont certains sont de Souvent édité, cet ouvrage vient d’être
véritables « classiques » qui, curieusement, republié en poche au Mercure de France, LA RÉVOLUTION DANS LA CULTURE
n’avaient jamais été traduits en français – collection Temps retrouvé (560 pages, 11 ET LE MODE DE VIE
outre le livre de Rabinowitch sur lequel euros). Entre 1917 et 1927, année où l’on peut
revient l’article précédent, c’est le cas du Retourné aux Etats-Unis pour écrire son considérer que la contre-révolution
Pétrograd rouge. La Révolution dans les livre, John Reed a pris une part active à la bureaucratique est accomplie, la Russie est
usines (1917-1918) de Stephen A. Smith, création du parti communiste de ce pays, le théâtre d’un formidable bouleversement
enfin disponible grâce aux éditions Les avant de revenir en Russie soviétique en social et culturel. Pour les dirigeants
Nuits rouges. 1919. Il a participé en juillet 1920 au 2e bolcheviques, les questions du mode de vie
congrès de l’Internationale communiste et et de la culture ne doivent pas être ren-
DIX JOURS QUI ÉBRANLÈRENT LE MONDE a été élu membre de son comité exécutif. voyées à un futur incertain mais sont d’une
Commençons par ce livre de John Reed, Mort du typhus en octobre 1920, à l’âge 33 importance immédiate. Sous une forme
qu’en 1920 Lénine avait « recommandé du ans, il est enterré sur la place Rouge à très synthétique, le livre de Nicolas Fornet
fond du coeur aux travailleurs de tous les Moscou. R.V. (Les bons caractères, 2016, 8,20 euros)
pays », « car il décrit de manière véridique et passe en revue l’immense œuvre de
extraordinairement vivante des événements LES FEMMES DANS LA RÉVOLUTION transformation entreprise malgré la guerre
d’une importance considérable pour l’intelli- RUSSE civile et l’agression étrangère.
gence de ce qu’est la révolution prolétarienne, Ce livre de Jean-Jacques Marie (Seuil, 21 Education et pédagogie, émancipation des
de ce qu’est la dictature du prolétariat ». euros) comble un vide. Car l’histoire de la femmes, des nationalités opprimées et des
Il est vrai que ce journaliste américain révolution russe, de même que celle de Juifs, droits des homosexuels, rapports
engagé du côté des insurgés du monde nombreux événements historiques, aborde avec les religions, théâtre, cinéma,
entier a remarquablement décrit ce que très peu le rôle des femmes. Or elles sont musique, peinture, architecture, etc. : tout
furent ces journées d’octobre 1917, qu’il a souvent en première ligne, car ce sont elles cela est saisi par le vent de transformation
vécues à Pétrograd. Les raisons de la qui subissent toutes les exploitations et impulsé par le nouveau pouvoir, mais aussi
révolution d’abord, avec la guerre et son oppressions, sociales en tant qu’ouvrière par ceux et celles qui sont directement
cortège de morts, la faim, l’impréparation sous-payées et maltraitées, de genre à concernés. La lutte contre l’analphabétisme
du régime. Reed met en évidence la division travers notamment le mépris culturel des et pour l’éducation est une priorité : il s’agit
irréconciliable entre les riches qui festoient hommes. de donner à chacun, dans les plus brefs
à l’arrière et l’horreur de la boucherie de En Russie, pendant la guerre impérialiste, délais, la capacité de s’inscrire dans les
14-18, les aspirations des masses qui ce sont elles qui piétinent des heures transformations en cours. Dans la popula-
s’aperçoivent que seuls les bolcheviks durant dans le froid pour essayer de nourrir tion se répand une soif de savoir et de
parlent vrai en exigeant la paix, le pain et la leur famille. Ce sont tout naturellement culture, tandis que beaucoup d’acteurs
terre pour les paysans, alors que le gouver- elles qui n’en peuvent plus et se révoltent culturels se rallient à la révolution et
nement provisoire les réprime. pour obtenir du pain et le retour de leurs acceptent des postes officiels, à l’instar des
Il dépeint l’ébullition, ce que peut être un maris partis au front. C’est une manifesta- peintres Chagall et Malevitch.
peuple qui se soulève, propose une série de tion d’ouvrières du textile, à l’occasion de la L’auteur n’escamote pas les difficultés
scènes vécues, prises sur le vif, en nous journée internationale de lutte des femmes, auxquelles cette œuvre transformatrice
entraînant dans le tourbillon révolution- qui sonne le début de la révolution de s’est heurtée. Le manque dramatique de
naire : « quel admirable spectacle que les 40 février. moyens pèse lourdement, mais aussi les
000 ouvriers de Poutilov allant écouter des Il était temps de donner toute leur place à conflits entre institutions nouvelles
orateurs social-démocrates, socialistes ces femmes qui ont lutté et largement décentralisées et administrations vite
révolutionnaires, anarchistes et autres, contribué à faire tomber le régime tsariste. bureaucratisées. Les mesures législatives
également attentifs à tous et indifférents à la On côtoie dans cet ouvrage de grandes ne signifient pas toujours la fin des préjugés
longueur des discours ! » La soif de culture et figures féministes des premiers combats et des comportements discriminatoires,
d’information semble inépuisable : « nous contre le tsarisme, poseuses de bombes ou tant vis-à-vis des femmes que des homo-
nous rendîmes sur le front de la 12e armée (...) éducatrices de la paysannerie, et les sexuels. Les conflits au sein du monde
des hommes hâves, pieds nus, dépérissaient militantes bolcheviques qui furent le fer de culturel sont exacerbés (et par certains
dans la boue éternelle des tranchées ; à notre lance des avancées législatives de la Russie aspects ont une résonance encore actuels) :
approche, ils se dressèrent, les faces contrac- soviétique, comme la légalisation de de quel art la révolution a-t-elle-besoin ?
tées, leur peau bleuie par le froid paraissant à l’avortement et le divorce, libérant ainsi du Certains des partisans du nouveau régime
travers les déchirures des vêtements, et nous carcan de l’Etat et de l’Eglise les femmes veulent envoyer au rancart la culture
Lectures N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste | 35

classique et promouvoir une « culture mesures exceptionnelles prises pour plein et entier des tendances bureaucratiques
prolétarienne », ce qui suscite le scepticisme vaincre les armées blanches, ont créé un aboutissant à la dégénérescence totale que
de Lénine et de Trotsky. Les avant-gar- terreau favorable au développement de la l’on trouve dans les différents partis réfor-
distes, tenants des formes nouvelles parfois bureaucratie. En fait, la contre-révolution mistes et staliniens et dans l’Eat soviétique. Si
les plus échevelées en peinture, musique et avait « deux têtes » : l’une était bien visible on ne fait pas la distinction essentielle entre
théâtre, ont pleine liberté mais sont souvent (les Blancs et les impérialistes), l’autre se ces deux phénomènes (…) on place le mouve-
incompris des secteurs populaires, tandis profilait (la bureaucratie). Et c’est cette ment ouvrier devant une impasse et non une
que s’y opposent les tenants du Proletkult. dernière qui l’a emporté. C’est évidemment contradiction dialectique. On ne peut plus
On peut juger que l’auteur passe un peu vite un aspect essentiel du bilan à tirer d’Oc- alors que conclure à l’impossibilité de
sur certaines évolutions, comme la fin tobre. L’auteur avance quelques pistes afin l’auto-émancipation du prolétariat. ». Plus
progressive mais assez rapide de la liberté de se prémunir du péril mais, bien sûr, la simplement, pour Mandel la bureaucratisa-
de la presse. Par ailleurs, les tracasseries ou réflexion reste ouverte. tion de la Russie soviétique vient fonda-
les difficultés matérielles amèneront A propos de la bureaucratie, Olivier mentalement d’en haut, elle a des causes
certains créateurs à quitter la Russie. Mais Besancenot reprend les thèses de l’histo- non seulement politiques mais aussi
au total ce livre, facilement acces- matérielles, elle renvoie au contexte
sible, rend compte d’une époque de d’isolement de la révolution. Des
bouillonnement et de progrès questions à approfondir… H.W.
immenses, où comme l’a écrit le
musicien Chostakovitch, « on MÉMOIRES D’UN RÉVOLUTIONNAIRE
chargeait un piano sur un camion et on Signalons enfin que l’imposant recueil
allait donner des concerts dans les de textes de Victor Serge, publié en
fabriques et les usines, les unités 2001 dans la collection Bouquins de
militaires ». H.W. Robert Laffont, est toujours disponible
(Mémoires d’un révolutionnaire et autres
QUE FAIRE DE 1917 ? écrits politiques 1908-1947, 1050 pages,
Dès l’introduction de son essai, 30,75 euros) et qu’il peut donc être avisé
sous-titré Une contre-histoire de la d’en faire l’acquisition maintenant.2
révolution russe (Autrement, 17 euros), D’abord militant anarchiste, empri-
Olivier Besancenot énonce son sonné en France durant plusieurs
objectif : « tordre le coup aux deux années, Serge a adhéré au parti
vérités récurrentes consacrées à 1917 : communiste (bolchevique) de Russie
la révolution d’octobre n’est pas un peu après son arrivée dans le pays, en
coup d’Etat mais bien une révolution ; 1919. Collaborateur de l’Internationale
la révolution ne fut pas coupable, mais communiste, il a rejoint l’opposition de
victime de la contre-révolution gauche dirigée par Trotsky, duquel il
bureaucratique qui allait la terrasser s’est éloigné à la fin des années 1930,
dans les années 1920 ». L’objectif est sans toutefois abandonner ses
rempli et l’ouvrage utile. convictions communistes antibureau-
Les manifestations et grèves de cratiques. Déporté par le régime
masse de février sont décrites de stalinien, Serge s’était trouvé miracu-
façon vivante. Il en est de même leusement libéré et expulsé d’URSS
pour le mouvement multiforme juste avant les premiers procès de
(comités d’usine, soviets, etc.) Moscou, comme résultat d’une
d’auto-organisation qui a suivi et qui campagne internationale à laquelle
se renforce et radicalise face avaient pris part de nombreux
l’incapacité du gouvernement intellectuels, parmi eux d’importants
provisoire de satisfaire les revendications rien Marc Ferro sur un double mouvement « compagnons de route » du stalinisme.
populaires. Le parti bolchevique, devenu de bureaucratisation : « par le haut » du côté L’auteur a donc été un acteur de premier
un parti de masse, apporte à ce mouvement des dirigeants et « par le bas » du fait de la plan des événements, dont il en rend
une coordination et une orientation : « sans désignation au sein des soviets et des compte (ces écrits politiques sont en
le parti bolchevique, les soviets ne se seraient comités d’usine de responsables qui majeure partie consacrés à la révolution
pas emparé du pouvoir ». Olivier Besancenot tendent à se perpétuer dans leurs fonctions. russe), en outre, avec tout son talent de
rappelle aussi que le parti de 1917 n’est en Ernest Mandel, dans « De la bureaucratie »1, grand écrivain. On n’est évidemment pas
rien le bloc monolithique décrit après coup insistait pour sa part sur la nécessité de obligé de partager toutes ses analyses et
par l’historiographie stalinienne. « distinguer nettement deux groupes de positions, mais il est impossible de ne pas y
Quasi immédiatement, le nouveau pouvoir phénomènes et se garder d’assimiler abusive- trouver des fulgurances, toujours actuelles
va être confronté à l’intervention étrangère ment les deux : les tendances potentielles à un et utiles. J.-Ph.D. o
et à la contre-révolution interne. La début de bureaucratisation, germes absolu-
révolution russe « était d’emblée condamnée ment inhérents au développement d’un 1 http ://www.ernestmandel.org/new/ecrits/
à un choix tragique : abdiquer ou défendre mouvement ouvrier, à partir d’une certaine article/de-la-bureaucratie
2 Comme pour les autres ouvrages mentionnés
chèrement sa peau ». Les destructions de la extension numérique et d’une certaine dans nos pages, par exemple à la librairie La
guerre civile ont été terribles et, avec les ampleur de pouvoir (…) ; le développement Brèche, 27 rue Taine, 75012 Paris.
36 |Focus N°93 DÉCEMBRE 2017 l’Anticapitaliste

«Une irruption violente des masses dans le domaine


où se règlent leurs propres destinées» (Léon Trotsky)

C
« Frapper les Blancs avec le coin [de l’Armée] rouge ». 1919, lithographie de Lazar Lissitzky. DR.

Certains de nos lecteurs pourront citer culaires, en crée de nouvelles et les renverse point avec un plan tout fait de transforma-
pratiquement par cœur ces lignes magis- encore. La dynamique des événements révo- tion sociale, mais dans l’âpre sentiment de
trales, extraites de la préface du premier lutionnaires est directement déterminée par ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien
volume de l’Histoire de la révolution russe. de rapides, intensives et passionnées conver- régime. C’est seulement le milieu dirigeant
D’autres sans doute ne les connaîtront sions psychologiques des classes consti- de leur classe qui possède un programme
pas encore. Pour toutes et tous, elles tuées avant la révolution. politique, lequel a pourtant besoin d’être
restent plus que jamais une invitation à C’est qu’en effet une société ne modifie pas vérifié par les événements et approuvé par
lire, réfléchir et débattre… ses institutions au fur et à mesure du besoin, les masses. Le processus politique essentiel
Le trait le plus incontestable de la Révolu- comme un artisan renouvelle son outillage. d’une révolution est précisément en ceci
tion, c’est l’intervention directe des masses Au contraire: pratiquement, la société consi- que la classe prend conscience des pro-
dans les événements historiques. D’ordi- dère les institutions qui la surplombent blèmes posés par la crise sociale, et que les
naire, l’Etat, monarchique ou démocratique, comme une chose à jamais établie. Durant masses s’orientent activement d’après la
domine la nation; l’histoire est faite par des des dizaines d’années, la critique d’opposi- méthode des approximations successives.
spécialistes du métier: monarques, mi- tion ne sert que de soupape au mécontente- Les diverses étapes du processus révolu-
nistres, bureaucrates, parlementaires, jour- ment des masses et elle est la condition de la tionnaire, consolidées par la substitution à
nalistes. Mais aux tournants décisifs, quand stabilité du régime social: telle est par tels partis d’autres toujours plus extré-
un vieux régime devient intolérable pour les exemple, en principe, la valeur acquise par mistes, traduisent la poussée constamment
masses, celles-ci brisent les palissades qui la critique social-démocrate. Il faut des cir- renforcée des masses vers la gauche, aussi
les séparent de l’arène politique, renversent constances absolument exceptionnelles, in- longtemps que cet élan ne se brise pas
leurs représentants traditionnels et, en inter- dépendantes de la volonté des individus ou contre des obstacles objectifs. Alors com-
venant ainsi, créent une position de départ des partis, pour libérer les mécontents des mence la réaction : désenchantement dans
pour un nouveau régime. Qu’il en soit bien gênes de l’esprit conservateur et amener les certains milieux de la classe révolution-
ou mal, aux moralistes d’en juger. Quant à masses à l’insurrection. naire, multiplication des indifférents et, par
nous, nous prenons les faits tels qu’ils se pré- Les rapides changements d’opinion et d’hu- suite, consolidation des forces contre-révo-
sentent, dans leur développement objectif. meur des masses, en temps de révolution, lutionnaires. Tel est du moins le schéma des
L’histoire de la révolution est pour nous, proviennent par conséquent non de la sou- anciennes révolutions.
avant tout, le récit d’une irruption violente plesse et de la mobilité du psychique hu- C’est seulement par l’étude des processus
des masses dans le domaine ou se règlent main, mais bien de son profond conserva- politiques dans les masses que l’on peut
leurs propres destinées. tisme. Les idées et les rapports sociaux comprendre le rôle des partis et des lea-
Dans une société prise de révolution, les restant chroniquement en retard sur les nou- ders que nous ne sommes pas le moins du
classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait velles circonstances objectives, jusqu’au monde enclin à ignorer. Ils constituent un
évident que les transformations qui se pro- moment où celles-ci s’abattent en cata- élément non autonome, mais très impor-
duisent entre le début et la fin d’une révolu- clysme, il en résulte, en temps de révolution, tant du processus. Sans organisation diri-
tion, dans les bases économiques de la socié- des soubresauts d’idées et de passions que geante, l’énergie des masses se volatilise-
té et dans le substratum social des classes, des cerveaux de policiers se représentent rait comme de la vapeur non enfermée
ne suffisent pas du tout à expliquer la marche tout simplement comme l’œuvre de «déma- dans un cylindre à piston. Cependant le
de la révolution même, laquelle, en un bref gogues». mouvement ne vient ni du cylindre ni du
laps de temps, jette à bas des institutions sé- Les masses se mettent en révolution non piston, mais de la vapeur. o

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