Compte Rendu de Lecture Sur Quest Ce Que
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Compte Rendu de Lecture Sur Quest Ce Que
Compte-rendu de lecture
Pour évoquer pleinement Jean Onimus, il nous faudrait déplier un siècle de lecture et
d’écriture. Il nous faudrait rappeler le temps de l’après-guerre, dans lequel Charles Péguy 2 résonne
de manière si évidente. Il nous faudrait traverser les œuvres d’illustres contemporains, en prose ou
en vers, rendre hommage à Philippe Jaccottet3, à Jean Tardieu4, à Beckett5 et Camus 6 avant de
s’arrêter sur Teilhard de Chardin7, qu’Onimus accompagne dans sa quête religieuse à travers
Béance du divin (PUF, 2016). Il nous faudrait, enfin, nous asseoir dans sa salle de cours, lui qui a
exploré les notions de savoir et d’enseignement, comme lieux actifs des mutations culturelles. Et
pourtant c’est en contemporain qu’il nous parvient, dans la vigueur de son dernier essai posthume,
Qu’est-ce que le poétique ? paru chez Poesis en avril 2017, dont l’acuité nous semble aujourd’hui
d’autant plus indispensable qu’elle est nourrie par des intuitions de longue date, déployées le long
de trois ouvrages fondateurs : La connaissance poétique, (Desclée de Brouwer, 1966), Expérience
de la poésie (Desclée de Brouwer, 1973) et Etrangeté de l’art (PUF, 1992).
On ne peut s’empêcher de voir dans l’ensemble de ses recherches les prémices de ce qui
s’épanouit actuellement chez toute une génération de penseurs, écrivains, universitaires, militant
pour une reconsidération non pas de la poésie en tant que genre, mais bien plutôt du « poétique »,
dans sa dissémination incertaine et polymorphe au sein de différents modes d’expressions
artistiques, allant du cinéma à la peinture. À la crise de la poésie mais aussi à son désaveu – pensons
à la Haine de la poésie de Bataille – ces penseurs répondent par le pari d’une dilution du poétique.
L’adjectif étonne par sa mobilité. Adaptable à différents supports, il entretient « un je-ne-sais-
quoi » 8, une tonalité, un état au vague séduisant. Ainsi, ce déplacement théorique de la poésie vers
1
Saint John Perse, Vents, Œuvre poétique, T. I, Paris, Gallimard, 1953. Cité par Jean Onimus dans Qu’est-ce que le
poétique, Paris, Poesis, 2017, p. 63.
2 Citonsainsi les cinq ouvrages que Jean Onimus a consacré à Charles Péguy, dans la continuité de sa thèse de doctorat,
Incarnation : Essai sur la pensée de Charles Péguy, Cahiers de l'Amitié Charles Péguy, 1952 ; L'Image dans l'Ève de
Péguy. Essai sur la symbolique et l'art de Péguy, Cahiers de l'Amitié Charles Péguy, 1952 ; Introduction aux
Quatrains de Péguy, Cahiers de l'Amitié Charles Péguy, 1954 ; Péguy et le mystère de l'Histoire, Cahiers de l'Amitié
Charles Péguy, 1962 ; La Route de Charles Péguy, Plon, 1962 ; Introduction aux Trois Mystères de Péguy, Cahiers
de l'Amitié Charles Péguy, 1962.
3 Jean Onimus, Philippe Jaccottet : une poétique de l’insaisissable, Champ Vallon, 1982.
4 Jean Onimus, Jean Tardieu : un rire inquiet, Champ Vallon, 1985.
5 Jean Onimus, Beckett, Desclée de Brouwer, 1968.
6 Jean Onimus, Camus, Desclée de Brouwer, 1965.
7
Jean Onimus, Teilhard de Chardin et le mystère de la Terre, Albin Michel, 1991.
8 William Marx, « « État poétique » contre poésie : une crise de définition », Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi
le poétique initie une approche plus décomplexée et élargie de la recherche, s’adaptant à tout un
ensemble de pratiques sinon nouvelles, du moins perçues comme telles. Elles entretiennent l’idée
d’une migration de la poésie vers ce que les avant-gardes avaient déjà sollicitées, à savoir la vie
elle-même et son fracas imprescriptible. Détruite, la poésie ? Contaminée par le prosaïsme
ambiant ? Ou bien, au contraire, révélée dans sa capacité de rayonnement, de poétisation du
trivial ?
9
Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique, op.cit., p. 11.
10 Ibid., p. 1
4
une intériorité qui épuise toute transcendance. Elle est sa propre métaphysique ; spiritualité
poétique couronnant l’existence par des haltes, des stations au cœur même de ce qui est connu,
vécu, usé. Afin de saisir la poésie, chacune de ses phrases trace des circonvolutions, des
arabesques ; paradoxalement, il s’en dessaisit. Son discours ne se laisse donc pas facilement
enserrer, naviguant avec une grande pluralité de citations et d’exemples. Ce n’est ni un manifeste,
ni un ouvrage de pure théorie littéraire. En un mot, c’est un « je ne sais quoi » érudit et songeur,
une méditation.
Pour redonner à la poésie déchue une voix, le recours à une « poétisation » du réel et par
là-même du trivial, s’annonce donc comme une échappatoire. Onimus la déniche dans un habiter
poétique transitoire, palpitant et parfois même éphémère : dans les abstractions géométriques de
Guillevic18 ou dans les objets fatigués de Ponge. Malgré l’évocation d’un étonnement tout
philosophique, Jean Onimus ne se risque pas à évoquer le processus de défamiliarisation, dans le
sens que lui donnait le formaliste russe Chklovski et qui servit de paradigme futuriste. La
poétisation du prosaïque ne va pas, selon lui, jusqu’à célébrer la musique brinquebalante des
tramways ou la vélocité des toits d’usine. Le poétique ne doit pas calquer le prosaïque, il ne doit
pas s’adapter à sa temporalité et à sa spatialité : il doit forger le prosaïque selon ses propres règles,
ses propres rituels. Ainsi, il reconnait dans les performances de Marcel Duchamp 19 d’Arman ou
César20 un déplacement fécond du prosaïque ; les déchets se colorent de leur vie antérieure, les
bidets fond naufrage dans des salles vides. Ne gaspillons pour autant pas le poétique. Au
contraire de Blaise Cendrars, Onimus se méfie de la publicité. L’utilitarisme érode le poétique.
Pour ce dernier la poésie ne peut émerger qu’à moins d’être absolument désintéressée, pour ne pas
dilapider sa force évocatoire. Par là-même, il interroge les risques d’une « déviation » poétique qui
14 Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique, op.cit., p. 31 « La technique a une portée ontologique. Elle ne se contente
pas, comme on le croit, de produire des instruments ; elle a une action sur l’homme même, qu’elle transforme
profondément ».
15 Ibid., p. 33.
16 Ibid., p. 38.
17 Ibid., p. 36.
18 Cité à de nombreuses reprises des pages 40 à 55.
19 Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique, op.cit., p.52
20 Ibid., p. 53
6
tiendrait au besoin irrépressible de magnifier le réel, quitte à tomber dans des logiques mercantiles
– songeant, notamment, aux techniques du marketing moderne. Le poétique demeure ainsi aux
frontières de la prose ; il ne peut lui servir d’alibi, à moins d’en devenir le pâle exécutant.
Plus que la poésie des gratte-ciels, dont il sent trop l’effort, Onimus s’émeut de
l’affleurement du réel dans ce qu’il a de plus merveilleusement banal. Le poétique ne peut que
s’associer à la promesse de la nature, comme ressource vitale : « c’est par elle, à travers elle, grâce
à une intense participation, que le poétique prend conscience de ses dimensions. Il s’articule ainsi
sur la vie […] il confère alors au monde une présence esthétique et spirituelle dont, à l’évidence,
le monde a autant besoin que le désert d’eau vive »21. L’exemple du haïku illustre justement la
participation intense du poète dans le recueillement du monde, en un mot, dans sa contemplation.
Contrairement à l’aliénation technique, la contemplation poétique appelle une participation
personnelle, un accueil actif. Paul Valéry, dans « Nécessité de la poésie » (1937), définissait
justement la poésie comme un « certain état, état qui est à la fois réceptif et productif » 22.
Ce recours à la nature favorise une réflexion sur la dimension spatio-temporelle du
poétique, qu’Onimus revendique comme émancipatrice. Le poétique permet de construire un
temps et un lieu durable ; bien loin du mirage futuriste, Onimus le ciselle dans les œuvres flottantes
de Jaccottet, dans le sacre cosmique de Claudel, dans l’éblouissement de Follain. Ce vœu réactive
l’ambition, chère à Schlegel, d’une poésie autotélique, le dynamisme de la poésie s’identifiant au
dynamisme de la nature, comme processus d’auto-génération. En cela, le poétique s’oppose au
prosaïque définit par Onimus comme « ce qui peut être un jour technicisé, c’est-à-dire fabriqué
automatiquement et indéfiniment répété »23.
Le reproductible vient s’affronter à l’indivisible. Nous affleurons à une autre thèse avancée
par Onimus : le poétique « nous insère dans l’unité d’un constant émerveillement »24. Cette unité,
contrairement à l’éternelle reproductibilité, conserve aux choses leur aura première. En ce sens, la
poésie a un rôle écologique à jouer, elle nous invite à respecter notre demeure, à savoir exister en
osmose avec notre environnement. Plus encore, elle nous libère de l’artifice, puisque, pour Onimus
– l’héritage de Kant se démarque – l’art doit être naturel. Créer nous rattache à une nature
signifiante.
L’opposition naturel / technique glisse par la suite vers celle d’une nature / culture sans que
les termes n’aient vraiment été interrogés et en particulier le sens du mot « culture ». La culture
populaire, celle qu’Onimus associe à plusieurs reprises au « divertissement », entretient le règne
du prosaïque, digestion effrénée du réel, si bien que « le poète ne se sent plus protégé par [elle] » 25.
La culture se range donc plutôt du côté du système ; elle est ce qui encadre notre relation au monde,
la bride, la normalise. Opposée à l’ostracisation de la poésie telle qu’elle s’est faite aussi bien chez
les symbolistes que, plus tard, chez les formalistes, s’émancipant de toutes les tentatives de
textualisation outrancière ou de conceptualisation à visée totalisante, Onimus a foi en une « culture
vivante, ce plus être qui seul peut donner un sens à l’existence »26.
Notre amateur de vers célèbre une poésie de l’attention, de la joie, et du concret. Nature de
l’homme et du monde, réunis dans une conscience festive de l’instant, qui affirme une position
ontologique du poétique : « C’est l’irruption, la révélation de l’Être […] Ici, rien d’artificiel, rien
de surajouté : c’est la simple présence des choses les plus ordinaires vécue dans son extension ».
Aucune visée métaphysique n’est donnée à la poésie ; aucun crédit à des jeux verbaux et à des
prouesses sémantiques ; ses citations s’égrènent comme des aphorismes. L’état poétique se trouve
développé et justifié d’une manière ontologique, alors-même que la modernité critique lui avait
tourné le dos. Se faisant, Onimus s’éloigne du formalisme et du structuralisme et puise dans le
premier romantisme une vigueur « poésophique » astructurelle et universelle.
Dans une seconde partie, Jean Onimus ajoure l’ouverture qu’il a dessinée, s’adressant au
poétique par des mots qui disent l’infime, le souterrain, la fraîche pénombre. Mais avant d’atteindre
ce refuge, ou plutôt, avant de le bâtir, le poète ou l’artiste sont tentés par l’évasion, pour ne pas
dire l’effraction du réel. Revenant à une association bien connue, celle du poète des grands
chemins, conscient de la démesure du monde, Onimus installe quelques décors – certes un peu
attendus – qui sont autant d’asiles. Îles et grottes, posées sur l’infini de l’océan ou de la montagne,
incarnent le recueillement propre au poétique. A cet exil, l’auteur fait correspondre le retour, « la
réintégration du familier ». En effet, l’engagement de la poésie dans le réel s’ancre
paradoxalement dans ses débordements, dans une mutinerie permanente du sensible, du donné.
Jean Onimus s’était à ce sujet distingué par un essai précurseur sur la poésie domestique 27 . Le
recours à l’espace de la « maison totale » comme réalité archétypale et donc collective
fonctionnait, selon lui, comme un appel à la métamorphose, à l’enchantement, par l’évocation
d’indices familiers, de formes incongrues et rêveuses.
Mais passons à présent à ce qu’il nomme « l’arrière-pays », cette dimension en sus du
monde prosaïque, où l’intime et l’altérité fécondent la distance. Le poétique se meut dans une
transparence totale, il élargit et rétrécit la clôture du monde dans une dialectique qui donne aux
choses leur réelle consistance : « la réalité en se rapprochant s’éloigne, devient mystérieuse, neuve,
et c’est alors qu’on la sent proche qu’on peut s’unir à elle, qu’on peut abattre les barrières de la
prose »28. Cette contradiction de l’espace extérieur et de l’espace intérieur caractérise l’état
poétique, en tant qu’elle le maintient dans un indéfinissable qui est aussi, selon la formule
d’Onimus « l’intouché », c’est-à-dire la virginité. Le prestige du primitif renvoie à celui de
l’unique ; le poète doit s’éloigner du byt de la vie quotidienne, monotonie bourgeoise et empesée,
il doit refuser l’exact pour célébrer « l’indistinct »29. Plus que le beau, Onimus cherche le sublime ;
état de grâce qui fait advenir la nature et le monde dans leur état originel, terriblement unique parce
qu’ineffable.
Cette transcendance du poétique, que l’on ne peut pas embrasser – et surtout pas la critique
littéraire – s’établit donc dans une forme d’inachevé, « poésie des ruines »30 qui défend avec
délicatesse le pouvoir de la suggestion. Cette idée demeure essentielle pour aborder le « je-ne-sais-
quoi » dont il a été à plusieurs reprises questions ; le renoncement à la mimèsis a permis au poétique
d’acquérir une autonomie plus grande, parce que plus souple et détachée, mais aussi de s’alanguir
dans le contingent. La sacralité qu’Onimus prête au poétique ne peut en effet pas se détacher du
contingent, en tant que réalité irréductible : « ce sacré est indissociable des phénomènes les plus
contingents qui font le tissu de l’existence quotidienne », comme le souligne Jean-Claude Pinson 31.
La poésie de Francis Ponge et de Jacques Réda mais aussi de Jean Follain, l’incarne tout à fait,
réhabilitant l’épaisseur du réel, par son aspect le plus transitoire et insaisissable, coulant dans les
objets quotidiens une familiarité mystérieuse. Il en va d’une certaine étrangeté, mi-effrayante, mi-
joyeuse, qui appartient au sensible. Citons, pour mémoire, cette déclaration d’Onimus, condensant
une des thèses essentielles du livre : « Le poétique donne à percevoir le spirituel à travers le
avons certes conscience, qui nous touche de près, que nous partageons avec d’autres, mais qu’il est impossible de
définir nettement ».
30 Ibid., p. 113.
31 Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, essai sur la poésie contemporaine, op.cit., p. 94.
9
sensible, celui-ci, il faut apprendre à le traverser ».32 L’emploi du verbe « traverser » instaure de
nouveau, au sein de l’état poétique, une forme d’état de grâce ; tous ne peuvent pas passer de
l’autre côté, tous ne sont pas voyants. Le sacré ne se cueille pas au bord d’un chemin, il
s’appréhende, selon Onimus, dans notre accueil du monde.
Le poétique est a priori partout. La seule réserve qu’apporte l’auteur réside dans une
différenciation étymologique entre fabrication et création. La fabrication, du côté de l’utilitaire,
étouffe le poétique tandis que la création, portée à la limite de l’enthousiasme, ne s’exerce qu’en
creux, par soubresauts. Lorsqu’il y a création, il y a poétique 33. L’appel du génie, le désir du
spontané, de la fantaisie, caractérisent l’époque moderne. Tentons de faire dialoguer, selon le
même principe d’associations qui gouverne l’ensemble de l’essai, les formes de créations évoquées
par Onimus et le versant poétique qu’elles cristallisent.
L’évolution des formes théâtrales et romanesques vers le poétique, souligne la transition
d’une autonomisation du champ poétique à la fin du XIXe siècle à sa dissémination progressive.
L’auteur en veut pour preuve le théâtre de l’absurde, éminemment poétique parce qu’espace
« d’explosions actives », selon la formule de Genet, façonnant des béances dans la prose. Le roman
témoigne, dans son exposé, d’une autre facette primordiale du poétique, à savoir l’émotion, la
rêverie, la sensualité, tout ce qui, d’Alain-Fournier à Giono et Colette, tisse une réalité invisible,
non pas parce qu’elle est un réel inversé, mais simplement parce qu’elle figure la traversée évoquée
précédemment. Poursuivant sa promenade dans les différents types de création qui excèdent le
champ littéraire, Onimus y voit, pour chacune d’entre elle, l’empreinte fragile mais néanmoins
lancinante d’un certain ethos poétique. Ainsi les arts abstraits décuplent notre engagement
imaginaire et sont en cela plus poétiques qu’artistiques, leur désordre favorise la suggestion. Dans
l’art non abstrait, il importe de rendre présent, comme Alfred Béguin l’a si admirablement
démontré, et non pas d’imiter. Le poétique, au cinéma, réside dans l’intensité, c’est-à-dire dans les
changements de rythmes, dans l’alternance entre l’arrêt, le souffle et l’accélération qui le rendent
impossible à raconter. Le poétique, au cinéma, ne peut être narratif. La photographie se fait au
contraire contemplative. Proche du haïku, elle fixe l’instant dans un « jaillissement du
poétique »34.
Seule la musique, enfin, peut condenser toutes les facettes du poétique, c’est-à-dire un état
en arrière du langage. C’est pourquoi Onimus a suivi un chemin inverse à celui des formalistes. Il
a préféré capter cette volatilité, cette tension qui se trouve dans l’acte créateur et s’attache au réel
d’une certaine manière, plutôt que de partir du texte, de l’état structuré et pour ainsi dire déjà
fossilisé du poétique, qui, toujours s’épuise à se dire. Le poétique « précède : c’est l’existence
même qui s’éveille, s’étonne, s’indigne, s’extasie, avant que les concepts et leurs mots ne soient
fixés et articulés »35. Réfutant une irruption du dehors, une compréhension du poétique par son
versant le plus explicite, il invite à un sentir poétique. Par sa justesse seule, et non par des artifices
langagiers, le poétique, innervé dans le langage, peut créer des images-mondes. La métaphore,
fidèle à sa portée ontologique, est érigée en unique échappatoire.
et devient proprement mystique »37. Il est un cheminement intérieur, qui se lie à des réalités
concrètes de manière épisodique et fulgurante ; un adjectif qui, loin d’apporter un quelconque
attribut aux choses, leur confère une essence.
En contrefort d’une interrogation sur l’invasion de la technique qui manque sans doute de
références philosophiques marquées, Onimus établit un diagnostic psychique, argument récurent
de ses précédents essais. Ce dernier s’alarme du malaise de notre civilisation « avancée » et sur
son « renoncement culturel » 38, reprenant, en la dépassant, une des thèses principales de l’ouvrage
de Freud, Malaise dans la civilisation, selon laquelle la sublimation de la pulsion de mort ne peut
s’effectuer que par le recours à l’art, socle tangible d’une harmonie sociale tout autant que
refoulement, confinement de nos souffrances, de nos émotions contraires. Le prosaïque
provoquerait un état de veille monotone et lénifiant, entrecoupé de crises violentes qui
fonctionneraient comme exutoires, ne parvenant pas à « guérir » la société. Soin palliatif prodigué
à des existences jugées mortifères, il serait le cadre ultime de la civilisation policée, cadre
réfractaire dans lequel éclaterait, par intervalles, des déflagrations disharmoniques. Loin d’être
considérés comme une création artistique, ces « instants paroxystiques », que Jean Onimus
considère comme le propre de la création musicale actuelle, sont perçus comme des
« défoulements nerveux, avec déferlements, physiologiquement insupportables, de décibels et
rythmes si pressés qu’ils défient la danse »39 ; ils cadencent le retour à une sauvagerie que le vernis
matérialiste ne suffit pas à endiguer.
De ce fait, Onimus introduit une hiérarchie entre différents types de sublimations
artistiques, certaines étant considérés comme malsaines, voire proches de la « schizophrénie »
tandis que d’autres, appartenant à un temps révolu ou menacé, se pratiquent dans une catharsis
commune. Cependant, cette incursion dans les formes modernes de création paraît trop peu étayée
et même pratiquée pour servir de véritable argument. Par ailleurs, on ne peut que déplorer le survol
de formes artistiques évoquées comme « populaires » et le jugement très tranché, parce qu’investi
par des catégories essentialistes, concernant une création de type utilitaire. La vocation de cet essai,
contrairement à ce qu’il annonce par endroit, n’est donc pas de réfléchir au poétique hors du champ
littéraire. En effet, les différentes formes de créations dont il fait l’inventaire rapide et que nous
avons évoquées plus haut, se confinent à une vision canonique de l’art, d’abord dans le champ
37
Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique ?, op.cit., p.183.
38 Ibid., p.54
39 Ibid., p. 40.
12
littéraire (théâtre et roman), puis au sein des arts plastiques, du cinéma et de la musique. Le
« renoncement culturel » évoqué par l’auteur nous apparaît donc comme le renoncement d’une
certaine génération face au tournant du XXI e siècle, introduisant des jugements de valeur, liées
aux notions d’utilité mais aussi de mercantilisme, qui ont été largement remis en cause et dépassés
aujourd’hui40. Regard en arrière d’un grand amateur de vers du XX e siècle cet essai dont « la
nostalgie poigne le cœur »41 se risque ainsi à des diagnostics éculés voire inadaptés.
40 Voir à ce sujet l’article d’Étienne Candel, « Des coquelicots à la sueur du cheval : le « poétique » comme stratégie
de communication », Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de « poétique » », avril 2017, URL :
http://www.fabula.org/lht/18/candel.html, page consultée le 03 juin 2017.
41 Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique ?, op.cit., p. 159.
42 Ibid., p. 158.
43 Jean-Claude Pinson, Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine, op.cit.
44 Ibid., p. 16.
13
Paradoxe du naufragé
A la fameuse question posée par Hölderlin dans Pain et vin, « à quoi bon des poètes en
temps de détresse ? », Onimus rétorque, à l’instar de Mandelstam, par une bouteille jetée à la mer.
Pour notre part, nous ne retiendrons de cet essai que cette puissance de débordement qu’il impulse,
cette foi inestimable dans l’à-venir du poétique et dans son pouvoir de réenchantement. Ce
témoignage, aussi, qui a le mérite de penser une écologie poétique, par ramifications parfois
nostalgiques. En redonnant au poétique une dynamique verticale, Onimus souhaite remédier à
l’indifférence technique, colorant l’existence d’une contingence sacrée. Néanmoins, peut-être
aurait-il été bon de ne pas vouloir traverser, de laisser à la réalité sensible sa présence suffisante et
pleine. La vertu de l’horizontalité n’a rien d’une platitude ni d’une routine. Adossés au monde,
nous n’attendons aucune réponse. Nous en sommes les bienheureux naufragés.