Le Théâtre D'eugène Ionesco - Une Vision Complète Sur L'absurdité Du Monde
Le Théâtre D'eugène Ionesco - Une Vision Complète Sur L'absurdité Du Monde
Le Théâtre D'eugène Ionesco - Une Vision Complète Sur L'absurdité Du Monde
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créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe».2
Ionesco a souligné plusieurs fois que le point de départ d'une oeuvre
est une vision obsédante en quête d'une expression révélatrice de sa propre
signification. Il a longuement étudié la manière du peintre Gérard Schneider, y
retrouvant sa propre méthode de travail.
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façon vertigineuse en sons, entraînant dans cette folie ses manieurs, devenus
des fantoches. C'est là plus qu'une parodie du théâtre, c'est le drame de
l'homme contemporain, celui de la rupture entre les mots et les choses, entre
la parole et l'être – l’une des formes que prend dans l'art moderne la
conscience de l'absurde.
Dans Les Chaises, Ionesco reprend et pousse à ses dernières
conséquences la négation du modèle de la communication oratoire entamée
déjà dans Une lettre perdue de Caragiale: un discours électoral illogique et à
peu près incongru - dont la transmission est déréglée aussi par un puissant
bruitage - y est donné sans convaincre personne et il reste même
essentiellement inutile puisque le candidat sera imposé par une autorité
supérieure. Ionesco réduit systématiquement au néant chaque composante
de l'acte communicatif: les deux vieillards qui voudraient transmettre le
message de leur vie à l'humanité se suicident après l'avoir confié à un orateur
sourd-muet. Mais dans la salle à laquelle il s'adresse il n'y a que des chaises
vides, absence du destinataire. Et d'ailleurs ce fameux message semble ne
pas exister; le dialogue précédent des deux vieillards suggère plutôt que leur
vie ratée ne laisse rien derrière.
Dans Le Roi se meurt, se manifestent l’affrontement du burlesque et
de l’angoisse, qui sont intimement liés: burlesque du roi de comédie, ridicule
dans l’affirmation de sa puissance dérisoire; angoisse devant la mort. Le roi,
nommé Bérenger I, évoque l’ombre des souverains, mais il ne s’enferme pas
dans l’exaltation d’un tragique ou d’un grotesque étranger. La pièce ne
cherche pas à délivrer quelque message, mais à révéler la transparence d’une
peur – celle de l’anéantissement. La mort est ici partout et dans le langage lui-
même, innommée, esquivée, parlée par la reine, qui doit aider le roi à
accepter sa destruction, évoquée, affirmée et finalement reconnue. Le roi de
Ionesco est à la fois trivial, naturel et sordide dans sa grandeur, comme le
monde qu’il domine. Roi charismatique, il essaie une dernière fois de retrouver
son pouvoir magique sur les choses et les hommes, il donne des ordres fous
(«j’ordonne que les arbres poussent du plancher»), tente de noyer sa mort
dans la déclamation de cette nouvelle communiquée à tous. Le roi est
dérisoire et grotesque dans son affection de puissance. Le roi, qui est avant
tout un homme comme tous les autres, atteint par le venin de la mort, n’est
plus qu’une marionnette.
Le héros ionescien arrive à incarner les angoisses et l'aventure de
l'homme moderne aux prises avec les limites inéluctables de l'Histoire et de sa
condition, qui se fait fort de préserver en lui et autour de lui ce qui lui
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appartient en propre en tant qu'homme, contre l'invasion des objets et les
tyrannies de tout ordre. C'est là un théâtre symbolique, peuplé d'images
concrètes de l'absurde, bien plus saisissantes que la parole de ses per-
sonnages: un cadavre qui pousse, des chaises vides que personne n'occupe,
des champignons, des œufs qui remplissent la scène. Ce sont là des
métaphores - objets uniques qui portent par leur présence matérielle même, et
d'autant plus difficiles à doter d'une signification une et rigoureusement
circonscrite.
Les «rhinocéros» incarnent, de l'aveu même de l'auteur, l'esprit
fasciste, grégaire et agressif, mais aussi toute dictature qui ravit à l'homme la
liberté de se manifester en tant qu'individu, le privant des attributs de son
humanité, du droit de se chercher lui-même dans une quête jamais achevée.
Riches, d'une ambiguïté fertile, ces images définissent son univers dramatique
comme oeuvre ouverte, où le sens ne s'épuise et ne peut jamais s'épuiser par
la totalité des lectures scéniques.
Macbett appartient à la vague d'intertextualité shakespearienne qui
traverse aujourd’hui le théâtre; elle illustre paradoxalement la vitalité de
l'archétype. L'absurde ionescien acquiert une dimension nouvelle, plus
redevable à l'histoire contemporaine. Cette histoire d'un héros faible,
corrompu par le pouvoir, auquel il accède au prix du crime, laisse entrevoir un
mécanisme cyclique qui tourne de mal en pis, car celui qui prend la place de
Macbett à la fin est bien pire que lui. Il ne s'agit pas seulement de répétition
mais aussi de prolifération du mal. À travers l'agitation fébrile des humains, on
entrevoit la prolifération du crime de guerre, surtout dans le grand monologue
de Macbett, repris d'ailleurs par Banco, mais aussi dans les images mêmes du
massacre. C'est un avertissement à l'adresse du XXe siècle agressif et
imprudent.
À l’automne 1957, paraît Rhinocéros, nouvelle dans laquelle Ionesco
manifeste son effroi devant l'éclatement contagieux du patriotisme chauvin et
du racisme qui saisissait la France à l'occasion de la « Bataille d'Alger » (hiver
1956/1957). Comme la pièce touche en France à des sujets trop délicats, c'est
à Düsseldorf qu'elle est représentée pour la première fois en 1959, et le public
allemand y voit pour sa part une critique du nazisme.
Grâce à Eugène Ionesco, le théâtre est confronté à tous ses
possibles mais aussi à ses limites qui tournent paradoxalement chez lui en
autant de stratégies dramatiques fertiles. Crise et renaissance du langage, et
même de l'être humain par le personnage dramatique, la symbolique ouverte
des signes de spectacle, tout s'y conjugue pour poser des questions essen-
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tielles sur la destinée de l'homme moderne. Au-delà du ridicule des situations
les plus banales, le théâtre de Ionesco représente de façon palpable la
solitude de l'homme et l'insignifiance de son existence.
Un théâtre irrationaliste n'est donc pas seulement un théâtre qui
attaque les idoles du rationalisme, le progrès-vers-le-bonheur-par-la-science
(ce que Ionesco ne se gêne pas de faire à maintes reprises, de Victimes du
devoir à Tueur sans gages), c'est plus précisément un théâtre qui est conçu
pour exprimer véritablement l'irrationnel. La dynamique essentielle qui cons-
titue la dramaturgie ionescienne est la dénonciation du langage conventionnel.
Ce langage se compose de mots qui leurrent l'individu et l'empêchent de
penser. L'individu renonce à communiquer, mais il parle pour se donner
l'illusion d'exister.
Au cours d'un entretien pour la revue Express, Ionesco présente
ainsi ses intentions: «J'ai voulu exprimer le malaise de l'existence, la
séparation de l'homme de ses racines transcendantales, j'ai voulu dire
également que, tout en parlant, les hommes ne savaient pas ce qu'ils
voulaient dire et qu'ils parlaient pour ne rien dire, que le langage, au lieu de les
rapprocher les uns des autres, ne faisait que les séparer davantage, j'ai voulu
exprimer le caractère insolite de notre existence, j'ai voulu parodier le théâtre,
c'est-à-dire le monde, et que ce que j'ai écrit a été évidemment, en partie, une
parodie, peut-être même la parodie de la parodie».4
Pour Ionesco, le théâtre a sa façon propre d'utiliser la parole qui est
le dialogue, la parole de combat, de conflit et si elle se limite à l'état de
discussion chez certains écrivains, c'est une grande faute de leur part. Il faut
porter la parole à son paroxysme, pour donner au théâtre sa vraie mesure, qui
est dans la démesure. Le verbe lui-même doit être tendu jusqu'à ses limites
ultimes, le langage doit presque exploser, ou se détruire, dans son
impossibilité de contenir les significations.
Ionesco surprend donc le mot dans son bavardage et le pousse au-
delà des limites connues. Le mot devient inconnu, insolite et provocateur. Il
rompt les liens avec le réel et instaure, par contre, un rapport avec la réalité
subjective de l'individu. Le commun et le su d'après Ionesco sont dérisoires et
inutiles puisqu'ils sont stériles. Ils ne communiquent plus rien et expriment la
même vision. «Ce qui ressemble à tout ce qui se fait est mensonger, car la
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convention est mensonge impersonnel».5 On est toujours conformiste par
rapport à quelque chose, puisque l'homme est toujours une imitation de
l'humain. On ne peut que choisir entre des conformismes. Il faut oser ne pas
penser comme les autres et pour cela il faut faire preuve d'un certain courage.
Au fond, Ionesco est un esprit critique habitué à penser contre les autres, un
solitaire bien content de ne pas «avoir les idées des autres».6 «Né
désobéissant», il se définit «contre la mode» et «contre l'histoire».7 Le
conformisme est le désir de plaire aux autres. Le fait de se conformer au
schéma qui a été déjà conçu, donne à la majorité le droit de détenir les lois de
la vérité. Mais ce conformisme trahit une attitude passive ou timide à
transgresser ces lois. Le conformisme de la société et sa croyance en
l'authenticité de ses principes l'enferment dans la singularité de sa réflexion.
C'est pourquoi elle condamne toute originalité. La spontanéité et la volonté
individuelles sont bannies même de la vie la plus intime. Ionesco veut
entraîner les lois préétablies de la société dans le grossissement et
l'éclatement. Son rôle de liaison entre tradition et conformisme lui convenait
bien. « À la fin de sa vie Ionesco est devenu de plus en plus classique, il a
aimé de plus en plus la Grèce antique, la tradition, l’Académie. Il a été à la
jointure du classicisme et de l’absurde ».
La personnalité, l’écriture, le monde imaginaire d’Eugène Ionesco le
pénétraient comme s’« il vivait dans un monde de légende déjanté ». Son
univers si particulier, « sa drôlerie, l’imprévu et sa grande bonté » lui
conféraient une sorte « d’aura impénétrable ». Insaisissable et classique, à la
frontière de l’inconcevable académique, nul n’aurait songé le critiquer.
Jean d’Ormesson se souvient de quelques mots de Ionesco :
«J’invente des choses mais c’est comme ça que je vois le monde. Je suis un
auteur réaliste»; «Je vais vers ce qui est le plus extraordinaire et le plus
imprévisible pour moi».
Dans la tradition de Queneau, de Jarry et de Flaubert, Ionesco, dans
son théâtre, en s'attaquant au langage, démasque le péril du totalitarisme, de
l'installation des troubles de la paranoïa, de la libido dominandi et se moque
de la pensée figée des conformistes et des normes bourgeoises.
L'acharnement ionescien contre le langage s'explique par le fait qu'il
5 Boughaba Laita Ilham, Le délire et la folie dans le théâtre d'Eugène Ionesco, Thèse de doctorat, Université
Stendhal, Grenoble, 1994, p. 428.
6 Eugène Ionesco, Antidotes, NRF, Paris, Gallimard, 1977, pp.11-12.
7 Ibid., p.76.
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est l'expression de l'être, il reflète les actes intérieurs de la pensée. Mais le
langage peut aussi déterminer une séparation entre l'être et sa pensée et ceci
est dû au piège de l'automatisme. L'individu parle sans penser et ses mots ne
démontrent plus l'entité individuelle. C'est pour cela que Ionesco lutte contre
l'impersonnel et cherche à libérer la pensée en lui rendant sa spontanéité et
ses émotions premières.
Dans ses entretiens avec Claude Bonnefoy, Eugène Ionesco a
souvent montré le poids destructeur de l'habitude. Elle a le masque qui
déforme la réalité; elle est «la couverture grise sous laquelle on cache la
virginité du monde», elle est «l'ombre qui assombrit les couleurs», elle est,
essentiellement, «le péché originel» qui a chassé l'homme de son paradis.8
Bibliographie
8 Claude Bonnefoy, Entretiens avec Eugène Ionesco, Paris, Belfond, 1966, p.32.
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