'Alliance Franco-Russe

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 5

L’alliance franco-russe

C’est dans ce contexte d’isolement total,


Auteur : LCL Franc alors que l’idée de revanche est encore dans
beaucoup d’esprits en France que
Publié dans Le Casoar. s’ébauchent les premières initiatives d’un
éventuel rapprochement franco-russe. En
effet, alors que partout dans le monde,
I. La genèse de l’alliance de 1893. Afrique, Egypte, Indochine ou Madagascar,
les intérêts coloniaux français se heurtent
aux visées britanniques, l’option russe reste
Les relations
la seule alternative diplomatique pour sortir
franco-
de l’isolement dans lequel la France se
russes n’ont
trouve plongée depuis près de vingt ans.
cessé d’être
Il a beaucoup été répété que l’instabilité
houleuses
gouvernementale que la France subit avec
tout au long
l’avènement du régime parlementaire de la
du XIXe
IIIe République a constitué un repoussoir
siècle,
vis-à-vis du gouvernement autocrate russe.
jusqu’à être
Or, au début des années 1890, la France
marquées par
connait une réelle stabilité entre mars 1890
des conflits
et février 1892 avec le gouvernement
majeurs, que
Freycinet. Surtout1, en dépit de cette
ce soit sous
instabilité au niveau du chef du
l’Empire, ou
gouvernement, il faut bien reconnaitre que
la guerre de
Cliché : DR les titulaires des ministères régaliens
Crimée.
demeurent souvent étonnamment stables et,
Néanmoins,
de ce fait, sont à même d’inscrire leur action
après 1871, la France se trouvait isolée en
dans la durée. C’est ainsi qu’entre 1890 et
Europe du fait de la volonté de Bismarck
1897, le Quai d’Orsay a connu une grande
qui s’est attaché à modeler l’ordre européen
stabilité avec seulement deux ministres,
autour de l’« alliance des trois empereurs »,
Ribot et Hanotaux, avant que Delcassé n’en
même s’il est conscient de sa fragilité,
devienne l’inamovible titulaire durant sept
l’Autriche-Hongrie et la Russie demeurant
ans, jusqu’en 1904. Cette situation est la
en compétition aigue dans les Balkans. A
preuve qu’il existe à Paris un large
l’issue de la crise de 1877 – 1878 conclue
consensus en matière de politique étrangère.
par le traité de Berlin qui a vu la Russie
privée de l’exploitation de sa victoire contre
Or, à la même époque, Bismarck se voit
l’empire ottoman (territorialement, elle
reprocher par le jeune empereur Guillaume
visait une progression vers les Détroits), le
II sa russophilie et le fait que certaines
chancelier allemand parvient toutefois à
clauses secrètes du traité de ré assurance
ressouder l’alliance germano-austro-russe.
signé avec la Russie demeurent ignorées de
En 1881, le système bismarckien triomphe
l’allié austro-hongrois. Ce différend, attisé
avec la constitution de la Triple Alliance,
par Waldersee, le chef d’état-major
conclue entre Berlin, Vienne et Rome. La
allemand va conduire à la chute rapide du
France demeure bel et bien isolée. En 1887,
vieux chancelier. La non reconduction du
enfin, Bismarck conclut un traité de ré
traité de ré assurance, immédiatement après
assurance avec la Russie qui verrouille son
la chute de Bismarck va orienter les Russes
système diplomatique européen.
vers la France, d’autant plus que les
1
Le phénomène se renouvellera sous la IVe
République.

1
premiers emprunts, déposés à la même jusqu’en 1914. C’est à cette époque, 1891,
époque par la Russie à la Bourse de Paris, que, parlant des emprunts russes, le Figaro
ont été couverts en temps très bref. Si les écrit qu’il convient « de lier le patriotisme
circonstances sont favorables à un et l’intérêt bien compris de l’épargne
rapprochement franco-russe, ce sont les française ». Les épargnants français
relations entre les chefs des deux armées qui demeurent néanmoins prudents.
vont sceller ce qui deviendra une alliance en
bonne et due forme. Au cours de l’été, Miribel, Boisdeffre,
Freycinet et Ribot mettent au point un projet
Le sous-chef d’état-major français, le de convention en six points :
général de Boisdeffre a été trois ans attaché
militaire à Saint-Pétersbourg, où il a noué - Mobilisation générale franco-russe
d’importants contacts qu’il continue à en cas de mobilisation de la Triplice.
entretenir, notamment avec le général - Soutien, toutes forces réunies, à
Obroutchev, le chef d’état-major russe qui, l’allié agressé.
marié à une française, passe tous ses étés - Effort prioritaire contre l’ennemi
dans le Périgord. En juillet 1890, Boisdeffre principal.
est invité aux grandes manœuvres russe, - Interdiction de toute paix séparée.
alors que le général de Miribel, le chef - Concertation permanente des états-
d’état-major français rencontre le ministre majors.
de la Guerre russe, également en vacances - Alignement de la durée de la
en France. L’idée d’une mobilisation convention sur la durée de la
simultanée en France et en Russie est Triplice.
acceptée tacitement, même si l’idée ne
donne pas lieu à une convention écrite. En Si Ribot et Boisdeffre sont les plus allants,
mars 1891, dans ce contexte d’une entente Miribel et Freycinet demeurent plus
cordiale franco-russe naissante, une escadre réservés car ils craignent de se faire
française est invitée à Cronstadt où les embarquer dans un conflit austro-russe.
marins français recevront un accueil Néanmoins, le 17 août 1892, Boisdeffre et
enthousiaste. Au cours de l’été, Boisdeffre Obroutchev paraphent la convention qui ne
et Obroutchev se retrouvent pour mettre sur sera ratifiée que dix-huit mois plus tard
pied une convention militaire en bonne et après qu’une escadre russe ait été
due forme. Ce sont les Russes qui proposent triomphalement reçue à Toulon. Alexandre
une « alliance défensive contre la Triple III meurt quelques mois plus tard et, lors de
Alliance ». Le 5 août 1891, le ministre des ses obsèques, Boisdeffre rencontre
Affaires étrangères russes, Giers, annonce à Obroutchev, Giers et Nicolas II qui lui
l’ambassadeur de France à Saint confirment tous qu’ils se tiendront aux
Pétersbourg, Laboulaye, que le tsar est accords de l’alliance qui ne sera pas remise
disposé à ouvrir des négociations avec en cause.
Paris.

Dès cette époque, il apparait un hiatus dans


l’accord entre les deux capitales. Saint
Pétersbourg ne veut nullement encourager
l’esprit de revanche qui flotte encore à Paris
et ne parle que d’alliance défensive. Par
ailleurs, il apparait clairement que, si pour
la France, la menace principale est
allemande, pour la Russie, le concurrent est
autrichien. Cette ambiguïté demeurera
Cliché : DR

2
Néanmoins, au-delà des manifestations fonctionné, bien qu’il ne s’agissait que
mutuelles de bonne entente des dirigeants d’une alliance strictement défensive et
des deux Etats, les malentendus originels surtout, qu’aucune des deux parties
demeurent. La France se tient sur une contractantes ne se trouvait directement
prudente réserve pour ne pas dire en retrait attaquée ou même menacée par quiconque.
sur les dossiers bulgare et ottoman.
S’agissant de la question d’Extrême-Orient
de 1905, Paris ne se considère pas concerné II. L’épreuve des faits : la crise
et ne craint pas de réaction britannique, le de juillet 1914.
traité qui vient d’être signé avec Londres ne
comportant aucune clause navale ; elle L’essayiste Albert Fabre Luce, hostile à la
n’interviet donc pas dans la crise de politique suivie par Poincaré, écrit dès 1924
Mandchurie. Mais surtout, la France n’est « L’Allemagne et l’Autriche ont fait les
pas prête à soutenir sans restriction la gestes qui rendaient la guerre possible ; la
Russie dans ses différents balkaniques avec Triple Entente a fait ceux qui la rendaient
l’Autriche-Hongrie. C’est pourquoi le probable2 ». Avec le recul, le raisonnement
France demeure sur une grande réserve lors de Fabre Luce est assez juste.
de la crise balkanique de 1908 qui avait vu Faisant fi que les Russes ne s’étaient guère
la Russie et son alliée serbe placés devant le manifestés lors de la grave crise marocaine
fait accompli lors de l’annexion de la de 1911, la démarche de Poincaré est guidée
Bosnie-Herzégovine par l’Autriche- par la hantise d’apparaitre comme un
Hongrie. Symétriquement, la Russie mauvais allié en donnant à la Russie
n’intervient pas, même par pression l’impression que la France, comme en 1908,
diplomatique, lors des crises marocaines, ne la soutiendrait pas dans la nouvelle crise
notamment celle de 1911 qui avait fait balkanique. Il craint, en cas de défection
redouter l’éclatement d’un conflit franco- française de perdre l’alliance russe et de se
allemand. trouver, lors d’une nouvelle crise, seul face
à l’Allemagne. Ce faisant, il quitte le terrain
En fait, accord militaire de nature défensif, d’une alliance défensive pour s’orienter
l’alliance franco-russe vise avant tout au vers une alliance dissuasive, avec le risque
maintien du statu quo ante en Europe. Le que la dissuasion diplomatique échoue face
tsar Alexandre III, avant de ratifier l’accord, à une Allemagne velléitaire.
a très explicitement laissé entendre à Lors de leur rencontre, juste avant que
l’ambassadeur de France qu’il n’avait pris l’Autriche ne lance son ultimatum à la
strictement aucun engagement à propos de Serbie3, Poincaré, pour les raisons exposées
l’Alsace-Lorraine et qu’il refuserait de plus haut, n’a nullement tenté de freiner
s’associer à toute entreprise de revanche. En Nicolas II dans son intention de soutenir la
fait, la Russie considère toujours que c’est Serbie dans cette nouvelle crise balkanique.
l’Autriche-Hongrie son ennemi principal et Il ne fait aucun doute que cette absence de
sûrement pas l’Allemagne, alors que la conseils de modération de la part de l’allié
France, son alliée, raisonne sa politique français, contrairement à ce qui s’était passé
étrangère de façon rigoureusement inverse. lors de la précédente crise balkanique a été
interprétée par les milieux dirigeants
Alors, que s’est-il passé lors de la crise de comme un chèque en blanc. Les dirigeants
juillet 1914 ? L’alliance franco-russe a russes étaient d’autant plus enclins à le

2
Alfred Fabre-Luce, La Victoire, Gallimard, Paris, française en visite d’Etat à Saint Pétersbourg ait
1924, p. 252. définitivement quitté le territoire russe, ce qui
3
L’Autriche a bien pris soin de ne lancer son empêchait une réaction franco-russe directement
ultimatum à la Serbie qu’après que la délégation coordonnée par un contact physique entre les deux
chefs d’Etat.

3
croire que ces propos, ou plutôt ce manque d’état-major ne lui a laissé penser que les
de propos, se situait en droite ligne dans mesures de pré mobilisation des corps
ceux tenus pas les ambassadeurs successifs, d’armée de Moscou, Odessa, Kiev et Kazan
Delcassé et Paléologue. C’est le même seraient prises dès le lendemain de leur
Delcassé qui avait décidé de son propre chef départ5. Paléologue flairant ce qui était en
que la lecture prudente et purement train de se passer interroge Sazonov qui lui
défensive de l’alliance franco-russe qui oppose la dénégation la plus ferme, alors
avait toujours eu cours à Paris, notamment qu’outre les quatre corps cités plus haut, il
lors de la crise bosniaque de 1908 et les avait été décidé en conseil des ministres
guerres balkaniques de 1912 et 1913 était l’après-midi même, la mise sur pied de
totalement dépassée et qu’il convenait de se guerre des flottes de la Baltique et de la mer
montrer beaucoup plus pro actifs dans cette Noire. Par la suite, dans son récit, Poincaré
alliance. Il a réussi à en convaincre Poincaré déplore à plusieurs reprises n’avoir jamais
et Paléologue, alors directeur des Affaires été consulte ou seulement informé des
politiques au Quai d’Orsay avant qu’il ne lui mesures décidées par Saint Pétersbourg.
succède à Saint Pétersbourg. Quant à la nouvelle officielle de la
mobilisation générale, ce n’est qu’avec
beaucoup de retard que l’ambassade en est
avertie, et donc Paris.

Durant toute cette période, au cours de


laquelle des décisions cruciales vont être
prises par les autorités russes, on ne peut
que constater une forte tendance à la
rétention d’information de leur part, comme
si, une fois blanc-seing reçu des autorités
françaises, celles-ci ne comptaient plus
Cliché : DR comme partie prenante. Manifestement,
l’alliance russe était en train de déraper et,
Cet accord tacite donné par leurs alliés comme l’avait craint, à fort juste titre,
français n’a pu que pousser l’état-major Freycinet lors de son élaboration, la France
russe à accélérer la mobilisation. était en train de se retrouver à la remorque
Officiellement, alors que le 28 juillet, de son alliée russe, alors qu’elle ne se
l’Autriche déclarait la guerre à la Serbie, trouvait nullement attaquée, ou même
c’est le 29 que Saint Pétersbourg décidait impliquée dans la crise en cours qui relevait
une mobilisation partielle des corps d’une lutte d’influence austro-russe dans les
d’armée de la frontière austro-russe et le 30 Balkans.
que cette mesure était élargie à la
mobilisation générale. En fait, ces mesures Dans toute cette affaire, il convient
avaient été largement anticipées. Sans n’en également de ne pas mésestimer les soucis
avoir aucunement été averti officiellement, de politique intérieure qui furent ceux de
Paléologue, l’ambassadeur de France en Poincaré. En effet, les élections toutes
Russie pouvait constater de visu une activité récentes de mai 1914 avaient amené un net
militaire inhabituelle dans les gares infléchissement de la majorité vers la
moscovites4. Poincaré lui-même note que gauche et la majorité de la Chambre s’était
jamais au cours de leur séjour en Russie, fait élire sur son opposition à la loi de trois
aucun dirigeant, tsar, ministre ou chef ans. Les hommes politiques modérés, dont

4
Paléologue, Le crépuscule des Tsars, Journal 1914 5
Poincaré, Au service de la France, Tome 4,
– 1917, Le Mercure de France, Paris, 2007, pages 59 l’Union sacrée, Plon, Paris, 1927, pages 295 et 296.
– 60.

4
Poincaré au premier chef, craignaient 1918, mais dans un contexte radicalement
beaucoup qu’une abrogation de la loi de différent, la Russie ayant disparu.
trois ans ne produise un effet désastreux sur Un des chefs de file de ce courant de pensée
les milieux dirigeants russes, d’où sa n’était autre que Delcassé, ancien, et futur
volonté de les rassurer sur les intentions ministre des Affaires étrangères de la
françaises. Ce souci transparait première année de la guerre, qui, lorsqu’il
explicitement dans les Souvenirs publiés était ambassadeur de France à Saint
par Poincaré et l’on sait combien tous les Pétersbourg, tenait le langage suivant à
termes en ont été pesés avant leur Poincaré7 :
publication.
Cette dérive de l’alliance franco-russe avait « Je vous garantis que l’empereur Nicolas et
été perçue d’emblée par des observateurs ses ministres, tous ses ministres, sont
avertis. C’est notamment le cas de Jean pacifiques. Je considère néanmoins que,
Jaurès qui s’apprêtait à la dénoncer à la une d’un jour à l’autre, ils peuvent être débordés
de l’Humanité le soir où il fut assassiné. par une grande houle de nationalisme slave
Paradoxalement, c’est également la et se voir obligés d’attaquer l’Autriche pour
perception qu’en a eue Jacques Bainville lui disputer la suprématie des Balkans. Et
dont le moins que l’on puisse dire est qu’il cela se produirait pas plus tard que demain
peut difficilement être assimilé à un si l’Autriche, en collusion avec la Bulgarie,
pacifiste internationaliste. Dès le 5 essayait de violenter la Serbie. Que ferons-
novembre 1914, il notait dans son Journal6 : nous alors ? Ergoterions-nous sur le texte
« Le gouvernement français a été sacro-saint de l’alliance pour démontrer à la
manœuvré par ses alliés, et il n’a pas donné Russie qu’elle ne doit pas compter sur
le moindre symptôme de son libre-arbitre ». nous ? La laisserions-nous seule aux prises
Bainville écrivait ces réflexions à avec l’Autriche, sous la menace d’une
l’occasion de la publication du Livre Bleu, invasion allemande ? Que ferions-nous ? Je
c’est-à-dire les documents diplomatiques vais vous dire, moi, ce que nous ferions, ce
britanniques relatifs à la crise de juillet que nous serions obligés de faire : nous
1914. mobiliserions immédiatement ! ».
Ceci écrit, il est évident que l’immense
majorité de la classe politique française, Il s’agit là de l’illustration lumineuse du
Poincaré en tête, voulait la paix et n’était risque de l’alliance franco-russe dans lequel
pas des « va-t-en-guerre » à tous crins. Il Freycinet craignait de se trouver entrainé
n’en demeure pas moins qu’avec la lors de la conclusion de l’alliance et de la
multiplication des crises extérieures, démonstration prémonitoire du
notamment marocaines et balkaniques, un déroulement de la crise de juillet 1914.
certain nombre d’hommes politiques, de
diplomates et de militaires, persuadés qu’il La France s’est laissé prendre au piège de
serait de plus en plus difficile d’éviter une son traité d’alliance avec la Russie, en se
guerre européenne, avaient renforcé les faisant entrainer dans une guerre générale
liens franco-russes jusqu’à modifier la européenne qui a arraché ce cri de rage à
portée d’origine du traité d’alliance. Leur Lyautey :
raisonnement reposait sur l’idée qu’avec
une Russie forte, il serait possible de « La guerre ! Mais, ils sont complètement
vaincre l’Allemagne, de mettre fin à son fous à Paris ! Une guerre entre Européens,
hégémonie, et de remodeler la carte de c’est une guerre civile ! ».
l’Europe, toutes idées que l’on retrouvera en

6
Bainville Journal inédit 1914, Plon, Paris, 1953, 7
L. Claeys, Delcassé, Acala, Pamiers, 2001, page
pages 155 et suivantes. 252.

Vous aimerez peut-être aussi