DRS 050 0059

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QUELS FAITS SOCIAUX POUR UNE SCIENCE EMPIRIQUE DU DROIT

Évelyne Serverin

Ed. juridiques associées | Droit et société

2002/1 - n°50
pages 59 à 69

ISSN 0769-3362
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Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2002-1-page-59.htm
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Pour citer cet article :


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Serverin Évelyne, « Quels faits sociaux pour une science empirique du droit ? »,
Droit et société, 2002/1 n°50, p. 59-69.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Droit et Société 50-2002
Quels faits sociaux pour une (p. 59-68)

science empirique du droit ?

Évelyne Serverin *
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Résumé L’auteur

Directrice de recherche au
Dans quelle mesure peut-on dire que les théories réalistes scandinaves en CNRS, membre de l’UMR
général, et celles proposées par Alf Ross en particulier, contribuent à Institutions et dynamiques
apporter des connaissances empiriques sur le droit, ce qui constitue leur historiques de l’économie (IDHE,
projet ? D’une part, on peut certes reconnaître la portée empirique d’une ENS Cachan). En prenant appui
sur une approche wébérienne
démarche qui définit le juge comme destinataire des règles, et qui intro-
qui saisit le droit à partir du
duit ainsi la pratique du droit au cœur de l’analyse théorique du droit. sens visé par les acteurs, elle
D’autre part, cependant, une telle théorie ne permet pas de saisir empiri- développe des recherches à la
quement la dimension prédictive du comportement des juges dès lors que fois empiriques et théoriques
le point de vue des acteurs sociaux demeure en dehors du champ sur le droit mis en œuvre par les
d’investigation. acteurs intéressés à la règle,
hors ou devant les tribunaux.
Comportement des juges – Effectivité – Empirisme – Prédiction – Sociologie Elle a publié de très nombreux
articles de recherche sur des
du droit.
sujets concernant les
contentieux les plus divers
(prud’hommes, accidents de la
Summary circulation, contentieux pénal
du travail…), ainsi que plusieurs
ouvrages, notamment :
An Empirical Legal Science : Based on Which Social Facts ? – De la jurisprudence en droit
To what extent may the realist Scandinavian theories in general and those privé : théorie d’une pratique,
Lyon, PUL, 1985 ;
of Alf Ross more specifically, be said to contribute to an empirical
– Transactions et pratiques
knowledge about law, which was their intention ? On the one hand, one transactionnelles (avec
may admit the empirical scope of an approach that defines the judge as P. Lascoumes), Paris, Economica,
the addressee of the rule of law, introducing the practice at the core of 1987 ;
the theoretical analysis of the law. On the other hand, however, such a – Sociologie du droit, Paris, La
theory does not enable one to catch the predictive dimension of the Découverte, coll. « Repères »,
judge’s action, since the social actor’s view has not been taken into 2000.
account.

Effectivity – Empiricism – Judges’ behaviour – Prediction – Sociology of law. * Institutions et Dynamiques


Historiques de l’Économie,
École Normale Supérieure,
61, avenue du Président Wilson,
F-94235 Cachan cedex.
<[email protected]>

59
E. Serverin Du point de vue juridique, comme du point de vue philo-
Quels faits sociaux pour une sophique, le réalisme scandinave a subi la double influence des
science empirique du droit ? cultures anglaise et continentale. La structure juridique des droits
scandinaves en fait un système mixte entre le droit romano-
canonique (auquel on le rattache) et le droit de common law. La
philosophie du droit est marquée par l’empirisme de David Hume
et le positivisme du Cercle de Vienne, sans cependant avoir connu
les débordements pragmatiques et sceptiques des Américains. Il
en résulte une théorie originale, que l’on peut ranger dans la
grande famille des théories positivistes, mais qui s’en distingue
par la posture méthodologique. À l’affirmation kelsénienne de la
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possibilité d’établir une science pure du droit, les réalistes scandi-
naves ont ainsi opposé l’affirmation contraire de la possibilité de
jeter les bases d’une science empirique du droit.
Par cette revendication d’une empiricité de la science du droit,
les tenants de l’école réaliste entendaient dire, dans la lignée des
logiciens et philosophes du Cercle de Vienne, que pouvaient être
produites des connaissances scientifiques d’un genre particulier,
distinctes des connaissances analytiques, portant sur des faits, et
qui peuvent être jugées vraies ou fausses. Appliquée au droit, la
démarche conduit à produire des énoncés qui décrivent l’existence
des règles, non seulement en tant que textes, mais également en
tant que normes, c’est-à-dire en tant que textes qui visent des
conduites. Il ne s’agit pas en effet de produire des énoncés consta-
tant que telle ou telle règle existe, parce qu’édictée selon les
formes requises dans un État donné. Ce dont la science empirique
du droit doit rendre compte, en se soumettant aux tests nécessai-
res pour établir la vérité des propositions, c’est de la présence
effective d’une règle de comportement dans une société donnée.
Ainsi résumé, le projet empirique semble emporter une exigence
pratique, qui impliquerait la mise au point de procédures d’obser-
vations sur « ce qu’il en est du droit dans la société », en faisant
de la science empirique du droit une variante de la sociologie du
droit.
Peut-on parvenir à une telle conclusion ? Ou pour le dire autre-
ment, est-il vrai que l’objectif du réalisme scandinave soit de
produire des données sur les comportements visés par les règles,
et si cela était, dans quelle mesure le pourrait-il ?
Il serait tentant d’éluder la question en suggérant, comme le
fait H.L.A. Hart, que les théories scandinaves ne sont en réalité
qu’une sorte de philosophie, dans laquelle la méthode empirique
demeure à l’état de prétention sans substance 1. Et à s’attacher aux
énoncés sur les faits que proposent les auteurs de ce courant, on
1. Herbert L.A. HART, « Le constate effectivement qu’ils ne constituent pas des descriptions
réalisme scandinave », trad. de pratiques, mais des analyses de règles. Les « faits » invoqués le
française d’E. Millard, Annales de
la Faculté de droit de Strasbourg, sont dans une perspective critique, en vue de réfuter les propo-
4, 2000, p. 43. sitions sur le droit produites tant par les tenants du droit naturel

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que par les positivistes imprégnés de normativisme kelsénien. Les Droit et Société 50-2002
qualités du « sensible », de « l’observable », de « l’expérience », y
sont opposées presque terme à terme aux propositions théoriques
« dépourvues de sens empirique », « métaphysiques », « dogmati-
ques », ou « purement morales ». Ce constat pourrait nous inciter
à abandonner toute tentative de tirer quelque matériau empirique
que ce soit des théories réalistes, pour puiser dans le réservoir de
données produites dans des cadres conceptuels construits par
d’authentiques sociologues du droit, comme Durkheim et Weber 2.
Il nous semble pourtant dommageable, pour l’élargissement
des méthodes de connaissance du droit, de nous en tenir à ce
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diagnostic. Nous voudrions montrer de manière analytique, à
partir des énoncés de la théorie réaliste, et notamment ceux d’Alf
Ross, que, du point de vue de la théorie, la thèse empiriste a le
mérite d’introduire les conduites au cœur de la normativité (I), et
que du point de vue méthodologique, la voie est ouverte à des
observations sur l’ancrage social des règles (II).

I. Normes et conduites dans les sciences


positives du droit
Revenons au projet de la science empirique du droit. Il s’agit
de décrire les normes de telle manière que l’on puisse vérifier leur
existence en tant que règles qui visent à influencer les conduites.
Ainsi résumé, le projet semble peu différer de celui que formait
Kelsen dans sa science pure du droit. Plus exactement, on y trouve
les mêmes termes de référence : une norme, une conduite, un lien
à établir entre les deux. Cependant, dans le modèle empiriste, la
conduite constitue un facteur de positivité des règles (I.2), tandis
que le dispositif kelsénien en fait la cible d’un commandement
(I.1).

I.1. La conduite des sujets de l’ordre juridique,


objet de la norme kelsénienne
Le programme de la science juridique kelsénienne repose sur
trois propositions. La première proposition est qu’une norme
juridique constitue une prescription de comportement. La seconde
(qui ne s’éloigne pas sur ce point de la thèse réaliste) est que les
énoncés de la science du droit constituent des descriptions de
cette prescription. La troisième proposition (qui diffère cette fois
radicalement des positions réalistes) est que la description en
cause est un compte rendu du devoir d’obéissance, qui caractéri- 2. Pour une présentation des
théories sociologiques sur le
serait l’énoncé normatif. Ainsi, la science du droit ne se bornera droit, voir Évelyne SERVERIN,
pas à décrire les comportements visés par la norme, mais devra Sociologie du droit, Paris, La
restituer la dimension normative elle-même, en décrivant comment Découverte, coll. « Repères »,
2000.

61
E. Serverin « les hommes devraient se comporter selon un ordre juridique
Quels faits sociaux pour une national ou international donné » 3.
science empirique du droit ? Cette dernière proposition est celle qui a soulevé le plus de
discussions parmi les théoriciens du droit. Mais les débats ont
surtout porté sur la possibilité logique pour la science du droit de
produire des énoncés qui, à la fois, soient descriptifs, et contien-
nent des énoncés vérifiables sur l’existence d’une obligation
d’adopter un certain comportement. Nous ne reviendrons pas sur
ces critiques qui ont été menées de manière particulièrement
serrée par les réalistes, et que Kelsen a tenté maintes fois de
réfuter. Ce à quoi nous préférons nous arrêter est la catégorie de
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comportements visés dans les règles. Dans un énoncé du type « le
vol est puni d’emprisonnement », Kelsen (et à travers lui, le juriste
qui décrit les normes) lit deux prescriptions : la première est une
prescription d’appliquer la sanction, et elle s’adresse aux auto-
rités ; la seconde est une prescription de se comporter comme la
norme l’indique, et elle s’adresse aux sujets de l’ordre juridique. Si
les deux catégories de prescriptions sont soigneusement distin-
guées, elles ne sont pas indépendantes, et il est clair que la
première n’est pas la plus importante. Cette hiérarchie est particu-
lièrement visible lorsque Kelsen définit le critère d’efficacité de
l’ordre juridique : « Une norme juridique, c’est-à-dire une norme
qui prescrit que, sous certaines conditions, en particulier sous la
condition que les hommes se comportent d’une certaine manière,
un acte contraignant, en guise de sanction, doit être dirigé vers ces
hommes […], est efficace si elle est suivie, c’est-à-dire si les sujets
de l’ordre juridique manifestent un comportement qui évite la
sanction ; ou si, dans le cas d’un comportement conditionnant la
sanction, la norme juridique est appliquée, c’est-à-dire si la sanc-
tion prescrite par la norme juridique est effectivement ordonnée
et exécutée par les organes compétents 4. » L’ordre dans lequel
sont traités les critères d’efficacité montre que, pour Kelsen, la
règle est norme de conduite d’abord pour les agents qu’elle
désigne, et secondairement, dans l’hypothèse où les premiers
auraient adopté un comportement non conforme, pour les agents
d’exécution. Du point de vue logique, la norme constitue une
variante d’impératif 5, appelant obéissance de la part des assu-
jettis. Le but du droit, comme l’indique Kelsen, n’est rien d’autre
que « la prévention du comportement illégal, c’est-à-dire du
3. Hans KELSEN, « Une Théorie comportement conditionnant la sanction ». Mais Kelsen ne pro-
“réaliste” et la Théorie pure du
droit. Remarques sur On Law
pose pas de test empirique de l’efficacité, et exclut de la science
and Justice d’Alf Ross », trad. du droit tout énoncé qui aurait trait au comportement réel des
française par G. Sommeregger et hommes : la description de la norme de comportement n’est pas
E. Millard, Annales de la Faculté
de droit de Strasbourg, 4, 2000, une description de « la manière dont les hommes se comportent
p. 20. réellement ». Et Kelsen dénie à toute science du droit qui voudrait
4. Ibid., p. 25. produire uniquement des énoncés sur des faits de réalité la capa-
5. Ibid., p. 22-23. cité de rendre compte de cet impératif particulier que véhicule

62
toute norme. Si la science réaliste veut décrire un impératif, alors Droit et Société 50-2002
son objet est nécessairement un devoir-être 6. Qu’en est-il de la
position réaliste ?

I.2. La conduite des juges, élément de validité de


la norme dans la science empirique du droit
On retient habituellement de la critique empiriste une dénon-
ciation virulente de la prétention du positivisme légal à rendre
compte « objectivement » d’un « devoir-être » 7. En réalité, ce qui
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est contesté, ce sont les conséquences de l’affirmation de l’exis-

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tence d’une force obligatoire du droit de l’État du point de vue de
l’observation. Si une telle force existait, alors la science du droit se
bornerait à « découvrir » les normes à la manière du jusnatura-
liste, et ne pourrait avoir aucun caractère empirique. La démarche
réaliste va consister à introduire les destinataires de la règle dans
le processus d’établissement de la validité des normes.
Suivons les étapes du raisonnement qui conduit à cette intro-
duction :
a) Tout d’abord, il n’est pas nié que le droit soit composé de
normes, ni que le contenu d’une norme juridique soit une
prescription d’adopter un comportement donné. Cependant, en
elle-même, une telle norme ne peut être dite valide, si on entend
par là qu’elle crée réellement des obligations pour les intéressés.
Une telle création ne peut résulter que de l’acceptation de la règle
par les destinataires.
b) Cependant, cette acceptation n’est pas recherchée chez tous
les destinataires de la règle. Le véritable destinataire, celui qui
peut donner sa validité à la norme, c’est le juge qui sera amené à
l’appliquer. Alf Ross affirme ainsi que la norme elle-même consti-
tue seulement une directive pour le juge d’avoir à appliquer la
norme.
c) Il en résulte une différence dans les descriptions que la 6. Ibid., p. 18.
science empirique peut faire des règles en tant que normes : cette 7. La dénonciation est
description n’est pas celle d’un devoir-être, mais consiste en un omniprésente chez Ross comme
simple jugement « d’existence », consistant à dire qu’ « une norme chez les autres tenants du
réalisme. Ainsi, pour Lundstedt,
donnée fait partie du droit en vigueur dans un pays donné ». La « les termes jugement de devoir-
conduite du juge se trouve en quelque sorte « internalisée » par la être juridique – cette construc-
tion violente, pour ne pas dire
théorie. monstrueuse, présentant en deux
Pour vérifier si le droit est en vigueur, au sens donné à ce mots la contradiction la plus
terme par la théorie, on ne s’en tiendra pas à une simple lecture radicale – constituent la
quintessence de l’idéologie
formelle, consistant à reconnaître l’existence d’un texte, édicté juridique dans son ensemble
dans certaines conditions. Ce qui devra être vérifié, c’est l’exis- (Vilhelm LUNDSTEDT, « Law and
tence de « régularités » dans la conformité aux règles. Pour Ross, Justice : A Criticism of the
Method of Justice », in Essays in
cette effectivité « est un fait social observable, consistant dans le Honour of Roscoe Pound, Oxford,
Oxford University Press, 1947,
p. 450-483).

63
E. Serverin comportement régulier de ces autorités. Les propositions de la
Quels faits sociaux pour une science du droit concerneront ce type de faits et rien d’autre » 8.
science empirique du droit ? d) Enfin, les énoncés descriptifs de règles seront complétés par
des énoncés prédictifs du comportement futur des juges. En der-
nière analyse, dire qu’une règle D est valide revient à énoncer une
proposition prédictive que les tribunaux, dans certaines circons-
tances, fonderont leurs décisions sur la directive D. La « validité »
du droit n’est pas donnée a priori, mais découverte par la
recherche.
Dès lors, la science du droit n’est plus cantonnée à une tâche
de restitution de la dimension impérative des normes. Pour être
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science empirique, elle doit rendre compte de leur dimension
prédictive, c’est-à-dire de l’influence qu’elles exercent sur les
actions, et des expectations auxquelles elles donnent lieu. Les
réalistes affrontent ainsi une question que l’assertion kelsénienne
de l’existence d’une « force obligatoire » propre du droit permet-
tait d’éluder : celle de la manière dont un droit s’enracine dans
une société. Reste à prendre la mesure de la portée de cette affir-
mation pour un programme de recherche empirique.

II. Un programme de connaissance des


« faits sociaux de règles »
8. Alf ROSS, « Compte rendu de Sur les bases qui viennent d’être indiquées, la démarche
l’ouvrage de Hans Kelsen : What empirique sur le droit conduit à plusieurs programmes, impli-
is Justice ? », California Law
Review, 45, 1957, p. 564 et suiv. quant une description de certains aspects des rapports entre droit
(trad. française par E. Millard et et société. On indiquera d’abord que le programme réaliste exclut
E. Matzner, in Alf ROSS, de découvrir le droit dans la société (II.1), au profit d’une recher-
Introduction à l'empirisme
juridique, Paris, LGDJ, 2002, à che des motifs des juges (II.2), sans aller jusqu’au bout de sa
paraître). découverte d’une dimension prédictive du droit (II.3).
9. Selon Karl OLIVECRONA, une
théorie sociologique du droit
signifie simplement que l’on II.1. Le refus d’une recherche du droit dans la
renonce à donner une place
quelconque au devoir-être dans société
la théorie, pour rechercher la
réalité du droit dans les idées Il faut tout d’abord écarter toute lecture « sociologique » des
relatives aux droits et aux thèses des réalistes scandinaves, en tant qu’elle signifierait que la
devoirs, et dans les émotions qui source du droit doit être recherchée dans les forces sociales plutôt
leur sont reliées. Autrement dit,
Olivecrona recherche la que dans les règles édictées par l’autorité.
normativité non dans la règle, a) Contrairement à leurs homologues américains, les réalistes
mais dans les représentations de scandinaves n’affichent aucun scepticisme vis-à-vis de la règle,
la règle en tant qu’elle crée des
droits et obligations (« Is même si, dans certaines variantes (notamment celle représentée
Explanation of Law Possible ?, par K. Olivecrona 9), la tendance à traiter le droit comme un pur
Theoria, 1948, p. 167-207, et
particulièrement p. 206). fait de réalité peut conduire à une forme de renoncement à donner
10. Alf ROSS, Toward a Realistic un statut propre à la normativité 10. Le réalisme s’oppose au
Jurisprudence : A Criticism of the moins avec autant de force aux thèses du droit naturel et du
Dualism in Law, Copenhagen, positivisme logique qu’à celles qui voudraient poser le groupe
Munksgaard, 1946, p. 49.

64
social en sujet du droit. En ce sens, le positivisme scandinave Droit et Société 50-2002
récuse, comme le positivisme kelsénien, toute conception « socio-
logique du droit ». La considération des sources du droit reste
limitée à un point de vue formel. Et de ce point de vue, le droit
n’est rien d’autre que le résultat d’un processus historique de
création des normes par un pouvoir législatif habilité 11. Ainsi se
trouvent disqualifiées les démarches d’investigation visant à
rechercher le droit dans la société, comme celles de l’école du
droit libre 12. Mais le rejet pourrait également viser la démarche
durkheimienne, selon laquelle le droit peut être vu comme le
résultat d’un processus de cristallisation des besoins sociaux, et
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enseigné en tant que tel 13. Les faits sociaux des réalistes restent
des « faits de norme », et non des productions sociales auto-
nomes.
b) En général, l’étude de l’acceptation de la règle par les
11. Alf ROSS, « Le problème des
individus ne présente qu’un intérêt secondaire pour les réalistes. sources du droit à la lumière
Olivecrona détermine la « réalité » des règles juridiques à partir d’une théorie réaliste du droit »,
des représentations subjectives de modèles de conduites 14, sans in Le problème des sources du
droit positif (Annuaire de
s’intéresser aux conduites réelles. Alf Ross se borne à en traiter l’Institut international de
comme d’un problème de « conscience juridique », distinguant philosophie du droit et de
« acceptation formelle » et « acceptation matérielle » (ou morale), sociologie juridique), Paris, Sirey,
1934, p. 173 (repris dans Alf
qui doit être étudié « selon les méthodes habituelles d’investi- ROSS, Introduction à l'empirisme
gation sociologiques ». En aucun cas ces investigations ne consti- juridique, op. cit.).
tuent un test empirique nécessaire à la découverte de la validité. 12. Ibid., p. 176.
La théorie empirique s’accommode assez bien de l’acceptation 13. Émile DURKHEIM, « Préface »,
Année sociologique, 1, 1899 : « Il
« grosso modo » du droit par les sujets, et sur ce point ne se faut apprendre à l'étudiant
démarque pas de la position kelsénienne. On sait que l’acceptation comment le droit se forme sous
du droit, qui se traduit par des comportements conformes à la la pression des besoins sociaux,
comment il se fixe peu à peu, par
règle, était traitée par Kelsen comme une preuve d’efficacité du quels degrés de cristallisation il
droit, soigneusement distinguée de sa validité, même si cette passe successivement, comment
efficacité est une « condition du maintien de la validité » 15. Pour il se transforme. Il faut lui
montrer sur le vif comment sont
les réalistes, il s’agit tout au plus de saisir ce point limite où « le nées les grandes institutions
respect formel de la loi entre en conflit avec l’acceptation juridiques comme la famille, la
propriété, le contrat, quelles en
morale », mettant la société en état d’opposition avec son droit 16. sont les causes, comment elles
ont varié, comment vraisembla-
blement elles varieront dans
II.2. Une approche réaliste des faits sociaux de l'avenir. »
norme 14. Karl OLIVECRONA, « Is
Explanation of Law Possible ? »,
Il n’existe pas en réalité d’autre lieu pour identifier la validité op. cit., p. 207.
des normes que « l’esprit des juges ». On se rappelle la définition 15. Hans KELSEN, Théorie pure du
droit, trad. française de la 2è éd.
des normes comme directives pour les juges, effectivement accep- allemande par Ch. Eisenmann,
tées par eux. La condition d’acceptation est nécessaire pour Paris, réédition LGDJ, 1999,
parfaire la validité d’une norme, dans la mesure où les réalistes p. 211-217.
16. Alf ROSS, « Author’s
rejettent l’idée d’une force obligatoire qui serait inhérente à la Response. Existence and Validity
norme. of a Norm (In reply to Two
Critics) », Philosophy Forum, VIII,
1970, p. 92.

65
E. Serverin Mais quelles méthodes faut-il employer pour parvenir à des
Quels faits sociaux pour une énoncés vérifiables sur les « faits de norme » ? On peut en identi-
science empirique du droit ? fier deux, impliquées plus que développées par la théorie.
a) La première, qu’avait aperçue Alf Ross, consiste à s’attacher
au moment de la prise de décision, en observant la manière dont
le juge applique les directives, et en évaluant notamment le poids
de ces directives parmi les autres facteurs intervenant dans la
prise de décision : « La question de savoir dans quels rapports se
trouvent, en réalité, le texte fixé et les motifs libres dans l’inter-
prétation […] ne peut naturellement être résolue d’une manière
générale, mais seulement par l’analyse des méthodes qui,
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actuellement, gouvernent la juridiction dans un lieu et un moment
donnés. Une pareille théorie, détaillée et positive des sources et
des méthodes, qui serait d’un grand intérêt, fait jusqu’à présent, à
ma connaissance, complètement défaut 17. » Ce constat de carence
ne conduit pas cependant à l’abandon de toute revendication de
découverte de tels faits. L’approche empirique de la validité des
normes s’effectuera non par l’observation directe, mais de manière
indirecte par la saisie des régularités des comportements des
juges, telle qu’on peut l’appréhender dans les décisions qu’ils
rendent. En dernière analyse, la preuve de la validité d’une règle
résultera de l’étude des décisions des juges, et un système juri-
dique sera dit en vigueur si les règles qu’il contient « sont réelle-
ment employées par les tribunaux dans l’élaboration de leurs
décisions » 18.
b) Le suivi de cette démarche indirecte d’étude des décisions
des tribunaux devrait conduire à la systématisation des règles
ainsi découvertes. En effet, puisqu’une règle ne peut être reconnue
comme existant réellement en tant que norme que si elle a été
effectivement appliquée, elle doit être identifiée de manière systé-
matique par une recension exhaustive des décisions des tribunaux.
Or une telle procédure n’a jamais été envisagée par les réalistes.
S’agissant de la preuve de l’existence des règles, il est évident que
la science du droit s’en remet aux pratiques habituelles des juris-
tes, lesquelles ne sont ni explicitées ni justifiées.
En termes de gains de connaissance, le bilan de la méthode
d’identification des règles valides n’est guère exaltant. Si la démar-
che empirique revient à dire qu’est du droit valide ce que font les
tribunaux, et si on laisse aux juristes le soin de définir ce qu’il en
est de ces pratiques, la méthode empirique se confond avec la
17. Alf ROSS, « Le problème des méthode traditionnelle d’étude de la jurisprudence des tribunaux
sources du droit… », op. cit.,
p. 183. (dans les systèmes continentaux) ou des précédents (pour les pays
18. Riccardo GUASTINI, « Alf Ross : de common law). De ce point de vue, la démarche ne semble pas
une théorie du droit et de la pouvoir renouveler les méthodes en cours dans les facultés de
science juridique », in Paul droit. L’appel aux « faits » se réduit alors à une pure proclamation
AMSELEK (sous la dir.), Théorie du
droit et science, Paris, PUF, 1994, rhétorique.
p. 262.

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II.3. L’introduction à une approche sociologique Droit et Société 50-2002

de l’influence des normes sur les actions


Il existe cependant une autre implication de l’affirmation selon
laquelle la vérification empirique est la clé de la découverte de la
validité du droit. C’est celle de l’attribution d’effets prédictifs à la
régularité des comportements des juges. Selon une formulation
souvent employée par Alf Ross 19, une proposition énonçant la
validité d’une règle de droit équivaut à une proposition prédictive
sur le fait que les tribunaux, dans certaines circonstances, fonde-
ront leurs décisions sur cette directive 20. Ainsi, les énoncés concer-
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nant les décisions des juges ne sont pas de simples descriptions de
ce qu’ils font habituellement, sauf à transformer la validité en pur
résultat statistique. Ils contiennent également l’affirmation que,
pour l’avenir, les tribunaux raisonneront selon les mêmes principes.
On reconnaît là la fonction principale du précédent, qui constitue
visiblement la référence de ce schéma prédictif. Mais surtout, cette
équivalence entre validité et prévisibilité revient à attribuer à la
règle une finalité de réduction de l’incertitude, qui est l’indice de la
reconnaissance de la portée sociale du droit. Avant tout, le droit est
orienté vers l’action. Pour agir, les hommes ont besoin de prendre
appui sur des faits et des connaissances. L’approche réaliste
partage alors avec les théories empiriques et sociologiques une
définition des « faits de droit » comme garanties pour les actions,
sans cependant s’engager dans une science pratique du droit.
a) Dans la tradition sceptique de David Hume, c’est de l’incer-
titude et du doute que naît le besoin de connaissance. Or la connais-
sance peut résulter de l’expérience ou de la raison. La raison consi-
dère a priori la nature des choses, et l’expérience, qui dérive entière-
ment des sens et de l’observation, constitue un moyen d’inférer ce
qui résultera dans l’avenir 21. Dans l’action, l’expérience est préfé-
rable à la raison. Cette opposition entre raison et expérience nourrit
également toute la tradition réaliste nord-américaine, dont l’expres- 19. Et notamment dans Alf ROSS,
On Law and Justice, London,
sion la plus célèbre était fournie par Oliver Wendell Holmes : Stevens, 1958.
« Prenez la question fondamentale, qu’est-ce qui constitue le droit ? 20. Alf ROSS, « Validity and the
Vous pouvez trouver des textes d’auteurs expliquant qu’il y a des Conflict between Legal Positivism
différences entre ce qui est décidé par les cours du Massachusetts and Natural Law », Revista
Juridica de Buenos Aires, IV, 1961
ou d’Angleterre, qu’il existe un système de raison, qu’il y a une (trad. française par E. Millard et
déduction des principes d’éthiques ou d’axiomes à propos de ce qui E. Matzner, in Alf ROSS,
est admis ou ce qui ne l’est pas, qui peut coïncider ou non avec les Introduction à l'empirisme
juridique, op. cit.).
décisions. Mais si nous prenons l’avis de notre ami l’homme ordi- 21. David HUME, Enquête sur
naire, nous découvrirons qu’il ne se soucie pas deux secondes des l’entendement humain, Paris,
axiomes et des déductions, mais qu’il veut savoir ce que les cours GF Flammarion, 1983, p. 106.
du Massachusetts ou d’Angleterre sont inclinées à faire en fait. Les 22. Oliver W. HOLMES, The Path of
the Law [1897], reproduit dans
prophéties à propos de ce que les cours feront en fait, et rien de Louis MENAND (ed.), Pragmatism,
plus présomptueux, sont ce que j’entends par le droit 22. » New York, Vintage Books, 1997,
p. 149.

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E. Serverin Pour Max Weber également, le droit a pour fonction essentielle
Quels faits sociaux pour une de garantir des attentes 23. C’est en sociologue attentif à compren-
science empirique du droit ? dre ce qui fonde les régularités sociales qu’il a analysé la fonction
du droit : « Les personnes qui ont entre elles des rapports de
créancier à débiteur ou des rapports d’échanges nourrissent,
chacune de son côté, l’espoir que l’autre partie se comportera
d’une manière qui soit en rapport avec ses propres intentions.
Pour cela, aucune “règle” extérieure à ces deux personnes et
destinée à garantir ce comportement, à le prescrire ou à le provo-
quer par le moyen d’un appareil de coercition ou sous la pression
de la désapprobation sociale n’est absolument nécessaire, du point
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de vue théorique 24 ». Mais « il va de soi, cependant, qu’une
garantie juridique appuyée sur la force, et spécialement sur celle
de l’État, n’est pas indifférente même pour de telles institutions.
La presque totalité du mouvement des échanges est aujourd’hui
garantie par la contrainte juridique 25. »
b) Si on ne peut reprocher aux réalistes d’avoir manqué la
dimension prédictive du droit, on peut regretter qu’ils n’aient pas
poussé plus avant l’analyse.
On aurait ainsi pu attendre une étude plus fine des énoncés de
validité prédictifs, qui aurait permis notamment d’identifier les
sujets de l’énonciation. Comme le relève Hart, Ross n’est pas
parvenu à fournir un compte rendu plausible de l’usage par un
juge de l’expression « ceci est une règle valide ». Cette incapacité
23. Évelyne SERVERIN, « Agir selon résulte du fait que de tels énoncés prédictifs ne pouvaient être le
des règles dans la sociologie du fait que de personnes décrivant, d’un point de vue externe,
droit de Max Weber », in Évelyne l’existence d’une règle. Or cette dimension ne peut être trouvée
SERVERIN et Arnaud BERTHOUD
(sous la dir.), La production des dans les énoncés produits par le juge, mais seulement dans ceux
normes entre État et société civile, que pourraient produire des personnes extérieures au groupe. La
Paris, L’Harmattan 2000, p. 209- distinction proposée par H.L.A. Hart entre l’énoncé interne et
239.
24. Max WEBER, Économie et
l’énoncé externe de règles est tout à fait éclairante de ce point de
société, tome 2 : L’organisation et vue 26. Cette lacune n’est pas innocente, et traduit la difficulté
les puissances de la société dans d’une théorie très marquée par le normativisme 27 à faire entrer
leurs rapports avec l’économie,
Paris, Plon Pocket, 1995, p. 35 (1re des tiers intéressés à la règle dans le processus de production
édition allemande Wirtschaft und d’énoncés prédictifs. En ce sens, la seule présence de cette
Gesellschaft, 1922). fonction de prédiction n’est pas suffisante pour ranger la science
25. Ibid., p. 37.
empirique du droit au rang d’une science pratique 28, et encore
26. Herbert L.A. HART, « Le
réalisme scandinave », op. cit., moins d’une sociologie du droit.
p. 48-49. Mais ce qu’il importe de considérer, c’est que la théorie laisse
27. Du moins dans la version du ouverte la possibilité de concevoir une influence sociale des règles
réalisme que propose Ross.
qui ne soit pas réduite à un jeu de « commandements appuyés de
28. Ross était d’ailleurs très
réservé sur la possibilité d’une menaces ». Pour les personnes intéressées au droit, les règles ne
science pratique : comp. Alf ROSS, sont pas seulement des contraintes. Elles sont les points d’appui
Kritik der sogenannten sur lesquels elles fondent des attentes légitimes. Et cette conclu-
praktischen Erkenntnis [Critique
de la prétendue cognition sion, le réalisme scandinave peut la partager avec tous ceux qui
pratique], Copenhagen, Leipzig, accordent au droit une place centrale dans la vie sociale.
Levin & Munksgaard, 1933.

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