0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
32 vues41 pages

Article 1420

Transféré par

Hichem Ben Youssef
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
32 vues41 pages

Article 1420

Transféré par

Hichem Ben Youssef
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Vous êtes sur la page 1/ 41

Numéro 40 - décembre 2020

Hip-hop monde(s)

L’hybridation du rap par les artistes


tunisiens : logiques locales et
internationales
Sami Zegnani

Résumé

Au lendemain de la révolution tunisienne, le rap s’est


imposé comme un symbole du changement de régime, et il
est aujourd’hui devenu une des musiques les plus
écoutées. Cependant, l’émergence d’un « rap tunisien » est
le résultat d’un processus d’appropriation qui a débuté bien
avant le changement de régime en 2011. Cet article analyse
les formes d’appropriation du rap opérées par les artistes
tunisiens, en distinguant d’une part les supports de sa
circulation et son ancrage dans le pays, et d’autre part, les
différentes formes d’hybridation qu’il y a générées. En
partant d’observations et de récits de vie de rappeurs
tunisiens, il met en évidence deux genres d’appropriation du
rap selon des logiques locales : « le rap en mobilité » et « la
culture tunisienne samplée ». mots-clés : rap tunisien,
mobilité, hybridation, imitation, globalisation, local,
révolution
Abstract

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 1/41
The hybridization of rap by Tunisian artists : local and
international logics In the aftermath of the Tunisian
revolution, rap has become a symbol for the change of
regime, and one of the most popular music genres in the
country. However, the emergence of "Tunisian rap" is the
result of a process of appropriation that began long before
regime change. This article analyzes the forms of
hybridization of rap operated by Tunisian artists,
distinguishing, on the one hand, how it has circulated and
spread in this country and, on the other hand, the different
forms of hybridization that it has generated. Based on
observations and life histories of Tunisian rappers, the
article highlights two forms of appropriation of rap : "rap in
mobility" and "sampled Tunisian culture". keywords :
Tunisian rap, transit, hybridization, imitation, globalization,
local, revolution
URL: https://www.ethnographiques.org/2020/Zegnani
ISSN : 1961-9162
Pour citer cet article :
Sami Zegnani, 2020. « L’hybridation du rap par les artistes
tunisiens : logiques locales et internationales ».
ethnographiques.org, Numéro 40 - décembre 2020
Hip-hop monde(s) [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2020/Zegnani - consulté
le 06.10.2022)
ethnographiques.org est une revue publiée uniquement en
ligne. Les versions pdf ne sont pas toujours en mesure
d’intégrer l’ensemble des documents multimédias associés
aux articles. Elles ne sauraient donc se substituer aux
articles en ligne qui, eux seuls, constituent les versions
intégrales et authentiques des articles publiés par la revue.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 2/41
L’hybridation du rap par les
artistes tunisiens : logiques
locales et internationales
Sami Zegnani
Sommaire

Le rap tunisien, un mouvement longtemps invisible


L’appropriation du rap tunisien : une circulation des
œuvres et des personnes
La circulation du rap dans les réseaux
transméditerranéens
Quitter la Tunisie pour pratiquer le rap
Les cercles de sociabilités en Tunisie comme lieu
d’apprentissage du rap

Deux formes d’hybridation de la musique hip-hop : le


« rap tunisien en mobilité » et la « culture tunisienne
samplée »
Un « rap tunisien en mobilité » : entre langue locale
et langue étrangère, entre public tunisien et public
étranger
S’inscrire dans la tradition du hip-hop pour exprimer
une situation locale, à la recherche de l’authenticité
La « culture tunisienne samplée »

Le rap tunisien produit de la globalité et du local

Notes
Bibliographie

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 3/41
Le rap tunisien, un mouvement longtemps
invisible

L’effervescence artistique autour du mouvement hip-hop et


du rap en particulier est un phénomène qui concerne de
nombreux pays africains. Au cours des dernières années,
au Burkina Faso, au Sénégal et ailleurs, des mouvements
contestataires de jeunes rappeurs ont vu le jour et ont
contribué à médiatiser certaines formes de résistance face
à des situations politiques qu’ils dénonçaient (Aterianus-
Owanga et Moulard 2016). En Tunisie, le rap a été associé
à la révolution tunisienne en tant que symbole de la
contestation, de la même manière que le rap français a été
interprété comme un symptôme des problèmes de banlieue
(Hammou 2012). La période actuelle de post-révolution
constitue un moment de consécration du rap tunisien. Il est
désormais amplement diffusé sur les plateformes de
streaming sur internet et la censure d’État est largement
affaiblie depuis la chute du régime de Ben Ali. Pourtant, cet
art n’est pas né en Tunisie avec la jeunesse révolutionnaire.

Le rap tunisien est né dès la fin des années 1980 mais sa


pratique était alors relativement anecdotique. Nous
pouvons repérer trois phases dans le développement du
rap tunisien. La première phase débute à la fin des années
1990 lorsque le rap français prend de l’ampleur, passe sur
les ondes de la radio et de la télévision et est
progressivement importé en Tunisie par le biais des
réseaux transméditerranéens. Les pionniers du rap tunisien
commencent à s’initier à cet art. Au cours de la deuxième
phase, dans les années 2000, la pratique se développe et
les premiers concerts autorisés par l’État tunisien sont
organisés malgré une surveillance très étroite du
mouvement par les services de sécurité (Golpushnezad et
Barone 2016) [1]. Le rap américain devient un modèle pour
les rappeurs tunisiens à partir du milieu des années 2000,
et le rap français perd progressivement de son influence
originelle. La troisième phase débute après la révolution, à

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 4/41
partir de 2011, lorsque le rap « underground » est diffusé
massivement sur internet grâce à la libération des réseaux
sociaux, et plus particulièrement de YouTube, jusque-là
censuré. Les radios et les télévisions commencent à
diffuser cette musique et contribuent à fabriquer des
personnages publics hip-hop en s’intéressant à leurs lyrics
et en leur accordant très régulièrement des interviews.
Durant cette période, l’État tunisien essaie de contrôler la
parole des rappeurs, mais doit aussi prendre en
considération la politique étrangère de certains pays
européens, comme la France, l’Allemagne et les États-Unis
qui voient cette discipline artistique comme un symbole de
la liberté d’expression et un moyen, parmi d’autres, de
promouvoir une transition démocratique. Dans cette
logique, les ambassades de ces pays soutiennent les
rappeurs en finançant des workshops dans toute la Tunisie
ou en invitant sur leurs sols des artistes tunisiens pour des
concerts. Mais malgré l’effervescence de la pratique,
l’étendue du public, l’intérêt des médias tunisiens et des
pays étrangers pour le rap tunisien, ce dernier souffre de
l’absence d’un marché structuré, les droits d’auteurs étant,
dans les faits, quasi inexistants.

L’objectif de cet article est de comprendre les processus


d’appropriation de cet art en distinguant d’une part, les
supports de la circulation et son développement dans le
pays, et d’autre part, les différentes formes d’hybridation [2]
qu’il a générées en Tunisie. Dans le cas du rap tunisien,
notre analyse révèle deux logiques d’hybridation : « le rap
tunisien en mobilité » et « la culture tunisienne samplée ».
La première logique renvoie à un rap marqué par la
circulation entre deux réalités socio-culturelles, celles du
local en termes sociologique et sociolinguistique et celles
du mouvement hip-hop avec ses codes artistiques. La
« culture tunisienne samplée » désigne une logique
assumée de sélection et d’appropriation d’items culturels
considérés comme typiquement tunisiens pour les intégrer
dans une œuvre artistique qui contribue à une réinvention

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 5/41
de la « culture traditionnelle » tunisienne.

Cette contribution à une socio-anthropologie du rap tunisien


a pour ambition de mesurer le poids de la globalisation
dans l’essor de ce phénomène sans gommer pour autant,
dans une perspective constructiviste, celui de la localité. Il
s’agit en cela de saisir ces pratiques sociales localisées
comme une production de structure du sentiment « formée
d’une série de liens entre le sentiment de l’immédiateté
sociale, les technologies de l’interactivité et la relativité des
contextes » (Appadurai 2001 : 257).

Le rap tunisien est, dans cette perspective, à comprendre


comme une appropriation musicale originale par les jeunes
tunisiens d’un art ayant des prétentions à la fois
universelles et localisées, et non comme le résultat d’un
processus d’homogénéisation de la culture. Cette
appropriation est entendue comme « l’adoption [...] de traits
musicaux, de genres, de styles ou d’éléments du genre [...]
considérés comme appartenant à des univers musicaux
différents de celui de l’emprunteur » (Martin 2014 : 49). Elle
est rendue possible par la globalisation qui a offert de plus
grandes capacités de mobilité et des ressources
technologiques et identitaires pour hybrider les codes de la
culture hip-hop, les langues et les pratiques culturelles
locales, bien que ces ressources soient très inégalement
réparties en fonction du pays d’origine. En effet, pour un
Tunisien, voyager reste un périple compliqué, car les visas
sont difficiles à obtenir, et acheter un home studio relève
bien souvent d’efforts financiers conséquents.

Cette analyse repose sur trente-sept récits de vie de deux à


cinq heures menés auprès d’artistes, hommes et femmes,
du mouvement hip-hop tunisien, ainsi que sur des
observations directes réalisées dans un studio
d’enregistrement hébergé par l’association Debo, lors de
concerts et dans la rue pendant six mois. Deux villes ont
été investiguées : Tunis (et son bassin) et Sfax. L’étude

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 6/41
s’est déroulée de janvier à juin 2015 et s’inscrivait dans le
cadre du projet collectif OTMA (Observatoire des
Transformations du Monde Arabe) [3]. L’analyse des récits
de vie donne des éléments de compréhension du
fonctionnement du monde social du rap et de ses
transformations en mettant l’accent sur la configuration des
rapports sociaux, sur les mécanismes de reproduction
sociale et les processus de changement social (Bertaux
1996). Ces entretiens ont été réalisés en dialecte tunisien,
en français, et parfois, mais moins souvent, en anglais, et
enfin, très fréquemment, dans un mélange de ces trois
langues. Afin de mettre en relation le discours des artistes
sur leurs œuvres et les œuvres elles-mêmes, le lecteur
sera renvoyé à des clips disponibles sur YouTube.

L’appropriation du rap tunisien : une


circulation des œuvres et des personnes

Dans cette première partie, nous verrons comment les


artistes se sont appropriés le rap dans le contexte tunisien.
La circulation des supports joue un rôle déterminant et on y
voit d’emblée la place centrale qu’occupe la France dans la
constitution de réseaux transméditerranéens. Au-delà de la
circulation de textes et de musique, l’apprentissage repose
aussi sur la circulation d’artistes d’un pays vers un autre ou
vers des villes de Tunisie plus enclines à la diffusion
culturelle de cet art.

La circulation du rap dans les réseaux


transméditerranéens

L’association du rap à la période révolutionnaire [4] suggère


qu’il s’agirait d’un effet de mode susceptible de disparaître
après l’effervescence que le pays a connue. Or, les
statistiques récentes montrent que le rap est écouté
massivement et marque de façon frappante les jeunes
générations. En effet, il s’agit de la troisième musique la

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 7/41
plus appréciée dans le pays : 16,5 % des Tunisiens
interrogés affirment en écouter régulièrement [5], après les
chansons arabes de variétés et le mezoued/raï. Le rap
tunisien est dominant chez les jeunes âgés de 16 à 24 ans.
Presque un jeune sur deux de cette classe d’âge déclare
écouter souvent du rap. Outre l’âge, la réception du rap est
marquée par sa masculinité (23% de femmes contre 40%
des hommes de cette classe d’âge) (OTMA 2017). Cette
musique est donc bien installée dans le paysage culturel
tunisien. Une première génération de rappeurs très
influencés par le rap français, alors à son apogée, est
apparue en Tunisie à la fin des années 1990. Ce premier
développement est très lié à des réseaux
transméditerranéens, tissés entre la France et la Tunisie,
s’inscrivant dans un processus de « mondialisation par le
bas » (Tarrius 2002 ; Boubeker 2012). Des cousins, oncles
et tantes, ou simplement des voisins vivant en France, voire
parfois dans d’autres contrées d’Europe, participent à la
propagation du mouvement en Tunisie, qui ne
commercialise ni ne diffuse les œuvres issues du
mouvement hip-hop sur ses ondes officielles.

Kouki Dateacher, producteur de radio et pionnier du rap


tunisien, raconte comment il a pu devenir amateur de rap
français à la fin des années 1990 grâce à un réseau
permettant la circulation de ces œuvres dans le pays, sous
le manteau :

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 8/41
C’était l’époque de NTM, Arsenik, Faf Larage, 2bal
2neg’, Rocca, la FF, IAM, sages poètes de la rue, 3e
Œil... Ils m’ont influencé. J’utilisais le français. Je
récupérais les cassettes par un circuit d’amis. C’était
un mec qui vivait en France, il venait pendant les
vacances d’été, du coup il nous ramenait des
cassettes. [...] il n’y avait pas d’Internet [...] Les
premières paroles que j’ai pu toucher de l’album
L’École du micro d’argent [du groupe marseillais
IAM], c’était [...] une année avant mon bac [...] en
1997. Il y a une personne qui m’a donné les paroles
imprimées et moi j’étais bouche bée.

Dans un premier temps, Kouki se contente de reprendre les


lyrics des rappeurs français pour faire ses gammes. Le rap
français est alors le genre le plus facilement accessible et il
lui sert de modèle pour apprendre à rapper.

Pour Wistar, un rappeur issu du quartier populaire de El


Kabaria (sud-ouest de Tunis), la sensibilisation au rap se
fait de façon assez similaire. Cependant, sa pratique est
précédée par une passion pour les langues, ce qui se
traduit par de bons résultats scolaires et des pratiques
d’écriture à travers le slam. Popularisé dans les années
1990 en France par le film de Marc Levin Slam (1998), cet
art poétique a connu son apogée dans les années 2000,
notamment grâce à l’artiste Grand Corps Malade, ce qui
correspond à l’époque où Wistar fait ses armes dans
l’écriture. Wistar s’est familiarisé avec le rap grâce à trois
sources différentes : sa famille installée en France, les
cassettes de rap arabe des pays voisins (Maroc, Algérie),
l’antenne parabolique qui permettait d’accéder au rap
européen et américain.

À l’époque, l’accès aux réseaux sociaux est limité. En 2004,


Facebook était à peine lancé. YouTube était censuré par le
gouvernement de Ben Ali. Dans d’autres entretiens, des
artistes expliquent qu’il était possible d’accéder à YouTube

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 9/41
pour y visionner des clips ou y télécharger ses propres titres
pour les diffuser sur la plateforme. Il fallait toutefois de très
solides connaissances en informatique pour manipuler les
proxys, et être armé de patience, car le téléchargement
d’un seul titre pouvait durer plusieurs heures à cause de la
faiblesse du débit. Cependant, dans les années 1990 et
2000, la société tunisienne s’est massivement
« parabolisée », ce qui a conduit à une diffusion du rap. En
effet, nombre de Tunisiens ont contourné les taxes et les
marchés officiels de la télévision satellite, à tel point que
l’État tunisien a fini par abandonner toute forme de contrôle
en 1997 pour supprimer la taxe en 2006 (Fitouri 2012).

Malgré la stratégie répressive d’un régime qui cherchait à


contrôler tous les aspects de la vie de ses citoyens, et
particulièrement en matière de circulation de l’information,
la Tunisie n’a pas échappé au phénomène de la
globalisation, qui a rendu possible une réception
progressive du rap, puis le développement d’une pratique
artistique amateur. Dans un premier temps, l’influence
française est décisive chez les pionniers du rap tunisien,
mais un travail d’appropriation va permettre l’ancrage
progressif du rap au niveau local. La socialisation au rap ne
passe pas seulement par la circulation d’œuvres
musicales ; elle implique aussi la circulation des rappeurs
eux-mêmes, à travers un projet migratoire qui les met en
contact avec des artistes étrangers parfois plus
expérimentés.

Quitter la Tunisie pour pratiquer le rap

Pour saisir les processus d’appropriation du rap, il est


nécessaire de comprendre le champ des possibles
linguistiques et migratoires des artistes tunisiens. C’est
paradoxalement en quittant le pays que des artistes tels
que Trappa, l’un des pionniers du rap en langue arabe, vont
élaborer un projet de rap typiquement tunisien. Ce n’est pas
sur le sol de son pays que Trappa commence à enregistrer

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 10/41
- étape cruciale pour un rappeur (Zegnani 2004). En mars
2015, autour d’une table dans le salon du studio Debo,
j’évoque les débuts du rap tunisien avec Trappa, Souhelya
(gestionnaire de l’association) et quelques autres membres
du collectif. Trappa raconte :

Je suis sorti de la Tunisie en 2000 [pour vivre aux


USA, dans le Connecticut]. J’ai jamais enregistré
avant 2000. J’ai commencé à enregistrer mes
premiers titres aux États-Unis. Je travaillais dans un
restaurant, je rappais toujours dans le restaurant. Et
il y avait un studio qui venait d’ouvrir juste à côté de
nous. Et mon boss, il a dit [au propriétaire du
studio] : « écoute chez moi, il y a un mec, un rebeu…
il rappe toujours (rires). » [...] « C’est vrai tu rappes ?
Si t’as quelque chose d’enregistré, tu me le
ramènes », et j’avais rien. Je suis rentré à la maison,
j’ai mis la télé, la playstation, j’ai mis un beat et j’ai
enregistré un truc avec le PC. Je lui ai donné, il a dit
« waouh c’est bien ». Alors il m’a appelé au studio.
C’était un collectif qui s’appelait Trinity
Entertainment. Il travaille avec Jagged Edge. Il y
avait un autre rappeur tunisien, Tshibo, qui a fait
presque la même chose à New-York [...] avec l’un
des producteurs du Wu-Tang [...]. On a travaillé
ensemble sur un album, fait des spectacles là-bas.
J’ai travaillé dans le studio après, je suis resté avec
eux pendant quatre ans. J’ai tout appris là-bas.
Après j’ai travaillé à New-York avec ce producteur.
J’ai bougé [...], j’ai monté un studio [...] Ensuite je
suis allé en France, en 2008, à Paname, à Belleville.
Là-bas, il y avait beaucoup de rappeurs tunisiens.
[...] Enfin je suis revenu ici. J’ai pris tout ce bagage et
boum. [6]

La trajectoire migratoire de Trappa n’est pas unique, même


si le départ vers les États-Unis reste atypique, les rappeurs
tunisiens ayant pour habitude de migrer vers la France et la

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 11/41
Belgique. Le fait que nombre de Tunisiens aient quitté la
Tunisie, à un moment ou un à un autre, oblige à penser le
rap tunisien dans ces mouvements migratoires. Cependant,
la quête des rappeurs en mobilité n’est pas seulement
économique, mais également culturelle, comme l’explique
Trappa :

En général [...] les immigrés [...], quand on va en


Occident, le seul but c’est de travailler [...] de faire de
l’argent. [...] Dans le cas du rap, on part d’ici pour
devenir un artiste, pour travailler dans la culture. [...]
J’ai ramené tout ce bagage pour créer un truc ici.

Trappa n’a pas choisi de migrer pour exporter son art : son
départ est motivé par un souhait d’accroître son capital
culturel, plus spécifiquement musical. Complexifiant notre
compréhension des processus d’appropriation du rap,
Trappa part aux États-Unis non pour rapper en anglais,
mais pour apprendre à rapper en arabe. Il aspire à inventer
un rap tunisien pour un public tunisien, en partant vers la
source du hip-hop : les États-Unis. Pour comprendre son
choix, il faut savoir qu’il bénéficiait d’un soutien familial pour
mener à bien son projet. D’une part, ses parents,
enseignants à l’école primaire et secondaire, l’ont aidé
financièrement à payer son billet d’avion – bien que Trappa
occupera des petits emplois pour vivre pendant huit ans.
D’autre part, il existait au sein de sa famille une certaine
expérience de la mobilité transnationale. Financé par une
bourse de l’État tunisien, son père a en effet quitté la
Tunisie pour faire ses études en U.R.S.S entre 1978 et
1983. On peut penser que ce goût familial pour l’aventure a
été déterminant dans ses dispositions à quitter le territoire
national pour réaliser un projet qui pouvait sembler
improbable à son entourage. Pour Trappa, il s’agissait de
trouver les conditions favorables à la réalisation de son
œuvre, sachant que dans le contexte tunisien d’avant la
révolution, la censure était forte et la diffusion très faible.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 12/41
Aujourd’hui encore, les rappeurs tunisiens évoquent
souvent un projet de migration vers la France et plus
largement l’Europe pour pouvoir développer leur activité
artistique. Cette mobilité est un signe de réussite et de
reconnaissance, mais elle est contrariée par des
démarches administratives longues et difficiles. Dans le
cadre de la politique d’immigration dite « choisie » instaurée
par le président Sarkozy, la France a par exemple proposé
d’accueillir sur dossier certains rappeurs, leur octroyant une
carte de séjour « compétences et talents ». En réalité, il
était extrêmement rare d’obtenir un tel visa, le nombre
annuel de dossiers ne dépassant pas les 300, toutes
disciplines confondues [7]. De plus, l’évaluation faite par les
ambassades ne porte pas sur des demandes collectives
mais sur des demandes individuelles, ce qui explique que
certains groupes peuvent être séparés lorsqu’un artiste se
voit accorder un visa, mais pas ses partenaires. Dans ce
contexte, certains rappeurs ont pratiqué la « harqa », c’est-
à-dire le départ illégal vers un pays d’Europe.

L’(im)mobilité des rappeurs tunisiens donne parfois


naissance à des collaborations transfrontalières, comme le
montre l’exemple suivant. Éloignés par plusieurs milliers de
kilomètres, deux rappeurs du groupe TrllxGng (Trill
Gang) [8] se mettent en scène dans le cadre d’un
freestyle/egotrip dans les deux mini clips (Vidéo 1 et 2)
Trilli’n World Wide.

Chacun dans un couloir mais dans deux pays différents, ils


se répondent en langue arabe. Benz est en Belgique
(même s’il indique « Holland ») et Traxnitro est resté en
Tunisie. Ils règlent ainsi leurs comptes à distance avec les
concurrents qui jalousent le TrllxGng et avec la Tunisie qui
n’offre selon eux aucune perspective : « Akhadam,
akhadam, akhdam akhdam, akhdam, akhdam, filekhar
matkouer chein, yazabi yabaï ! Wordup nigga, wouine
niichou nigga ? gouli, gouli nigga, Fuck lé Bled nigga ! » dit
Benny Benz qui vit en Belgique (vidéo 1.) : « Bosse, bosse,

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 13/41
bosse, bosse, bosse, bosse, à la fin tu n’as rien gagné, ma
bite putain ! Wordup negro, où vit-on negro ? Dis-moi, dis-
moi negro, fuck le pays negro ».

Lecture

Trilli’n # 1 / Bnz (holland)


TRLLXGNG

https://www.ethnographiques.org/IMG/distant/html/b6T8SXzgquc-
ac50-84057f4.html

Vidéo 1 : TrllxGng, Trilli’n # 1 / Bnz (holland)

Traxnitro avec le même sample en version ralentie répond


« Tounes yatiaa aasba, qaad el Mangala », que l’on pourrait
traduire par « Que la Tunisie aille se faire enculer, il ne lui
reste que l’Horloge » [9].

Lecture

Vidéo 2 : TrllxGng, Trilli’n # 2 - Trax (tunisia)


TRLLXGNG

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 14/41
https://www.ethnographiques.org/IMG/distant/html/x4dUFa2ldJc-
4f2d-30d42bb.html

Vidéo 2 : TrllxGng, Trilli’n # 2 - Trax (tunisia)

La configuration transfrontalière de « Trilli’n World Wide »


ne fait pas émerger un genre musical en soi, puisque les
deux rappeurs, situés sur deux continents différents,
partagent le même projet musical. Elle rend compte
davantage des nouvelles opportunités en termes de
mobilité offertes par la pratique artistique, et elle révèle que
les rappeurs à l’étranger restent souvent tournés vers la
Tunisie. Les ressources mobilisées sont puisées dans des
pays étrangers, mais les rappeurs continuent à s’adresser à
un public familier avec la réalité tunisienne. Au fond, ce
qu’ils expriment pourrait être résumé par une expression
couramment utilisée par les jeunes hommes et qui reflète le
désespoir d’une partie importante de la population : « Bled
mnayk ! », que l’on peut traduire par « ce pays est
niqué/foutu ! ».

La socialisation au rap passe, comme nous l’avons vu, par


la circulation des œuvres et la circulation des personnes.
Alors que la mobilité transnationale des artistes reste très
compliquée, leur mobilité à l’intérieur du pays est également
recherchée et source d’apprentissages.

Les cercles de sociabilités en Tunisie comme


lieu d’apprentissage du rap

Nombre de rappeurs nés en Tunisie n’ont pas franchi


durablement les frontières du pays, mais s’initient à ce
genre musical en fréquentant des lieux, principalement à
Tunis, où se réunissent des artistes.

Bien que le rap se soit développé dans l’ensemble du


territoire, la capitale Tunis symbolise le haut-lieu du hip-hop
tunisien. Les artistes y trouvent plus facilement des

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 15/41
ressources pour développer leur pratique artistique. Ainsi,
lorsque des ateliers d’écriture sont proposés par les
ambassades dans le sud du pays, ils sont pratiquement
toujours animés par des artistes tunisois. L’activité culturelle
reste donc fortement concentrée dans la capitale et
produire une œuvre visible sans passer par ces réseaux
tunisois est beaucoup plus difficile. Comme de nombreuses
capitales ou de villes cosmopolites, Tunis représente le lieu
du changement social, du bouleversement des mœurs,
mais aussi l’une des plaques tournantes les plus
importantes des réseaux transméditerranéens, ce qui
explique que malgré une influence culturelle croissante
américaine, la France continue de jouer un rôle central dans
le développement du hip-hop tunisien.

Le cas de Medusa illustre la place importante de la France


et de la capitale tunisienne dans le développement de la
pratique du rap. Pour elle, le rap est d’abord une histoire de
famille car l’un de ses oncles est un des rappeurs les plus
connus de France.

C’est un truc de famille. En fait, ma famille est en


France, à Trappes. Ma maman elle est revenue ici
pour se marier avec mon Papa, donc toute ma
famille est là-bas. [...] Tout le monde aime le hip-hop,
ça coule dans nos veines quoi. Mon oncle était un
membre du groupe de La Fouine, donc je connais
personnellement La Fouine [...] À chaque fois,
pendant l’été, quand ils viennent… tu vois, c’est une
histoire de famille.

Dans le cas de Medusa, le rap n’est pas seulement une


affaire de génération. Sa pratique n’est pas considérée
comme transgressive par son entourage, ce qui est loin
d’être le cas pour nombre de rappeurs tunisiens, en
particulier pour les femmes.

Fille d’une Franco-Tunisienne originaire de la ville de

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 16/41
Trappes et bien qu’ayant vécu essentiellement en Tunisie,
Medusa se sent plus francophone qu’arabophone. Elle a
grandi à Nabeul, à une cinquantaine de kilomètres de Tunis,
où elle décide de s’installer en 2009-2010, espérant que ce
déménagement sera propice au développement de son art.
Elle y côtoie des artistes qui lui apprennent à rapper en
arabe et lui enseignent à bien prononcer les lettres.

Lorsque je suis allée à Tunis, je pouvais même pas


rapper en tounsi [en tunisien], parce que dans mon
entourage familial, on parle le plus souvent en
français. [...] J’ai grandi avec mes frères et sœurs en
parlant 4 langues : français, italien, anglais et arabe.
Mais l’arabe derja (le dialecte tunisien), ce langage
tunisien difficile, je ne le connais pas bien donc
quand je suis partie à Tunis, j’étais dans une clique,
un tuniso-français qui m’a beaucoup aidée, il voulait
me guider artistiquement, Chekib Nefzaoui. Il a
toujours travaillé dans la production musicale, surtout
hip-hop. Il habitait en France puis s’est installé à
Tunis. Il y avait [...] Weld el 15 et Wistar. On était,
Weld el 15, Wistar et moi un trio inséparable en
2010-2011 avant la révolution. Donc ils m’ont aidé à
prononcer entre ‫ ذ‬/ ‫( ث‬tha, dhé). C’était un peu drôle,
on était la famille, c’était super [...] Ils se moquaient
de moi, je ne sais pas écrire en arabe, c’est vrai ce
qui leur a plu c’est le flow, la rage que je fais sortir.

On retrouve dans ce témoignage l’interpénétration des


réseaux franco-tunisiens. Un producteur français d’origine
tunisienne s’installe à Tunis et prend Medusa sous son aile.
Elle est également grandement aidée par Wistar et Weld el
15 qui vont l’aider à transformer son rapport à l’arabe
dialectal. Dans un de ses clips sorti peu après la révolution
(vidéo 3), Medusa rappe principalement en arabe, mais elle
introduit de nombreux phonèmes en français et chante son
refrain en anglais.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 17/41
Lecture

Medusa - Hold On ‫ اول ﻛﻠﯿﺐ ﻟﺮاﺑﻮرة‬Rap Tunisien


Lotfi Kaz Film

https://www.ethnographiques.org/IMG/distant/html/MmzV3AXKp88-
060a-acb35c3.html

Vidéo 3 : Medusa, Hold On ‫اول ﻛﻠﯿﺐ ﻟﺮاﺑﻮرة‬

Lady Sam, quant à elle, ne disposait pas de réseaux à


l’étranger. Elle s’initie au rap en s’intégrant dans les cercles
de sociabilité qui se forment tous les jours en centre-ville,
dans l’avenue la plus fréquentée de Tunis, l’avenue Habib
Bourguiba.

Lorsqu’en avril 2015, Lady Sam et Anonymous enregistrent


une chanson en cabine à Studio Debo, je profite de
l’occasion pour obtenir un rendez-vous avec Lady Sam. Au
cours de cette rencontre, elle m’explique ses débuts :

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 18/41
J’ai commencé à écrire des petits mots, des paroles
[de rap] vers 14 ans, 15 ans, des petits mots, des
choses d’enfant. [...]. J’étais dans un entourage
composé de rappeurs, un groupe de dub, chant et
rap. J’ai trainé avec Old Nine School, je regardais les
freestyles, Killa MC… Je les ai connus au centre-
ville, le centre-ville rassemble [...]. Il y a des endroits,
quand tu y vas, tu sais que tu vas trouver au
minimum quelqu’un que tu connais. [...] J’ai
commencé les rencontres dans la rue. Je les suivais
dans les studios, je marchais avec eux.

Cette jeune femme s’initie au rap par l’intermédiaire de ses


pairs, ce qui montre l’enracinement de cette musique dans
le pays mais elle rencontre des difficultés à rapper en
arabe, préférant largement l’anglais :

Quand je prends un stylo, ce qui me vient c’est


l’anglais. Je suis passionnée d’anglais depuis
toujours. Et même je communique, j’utilise plus
l’anglais que le français. Il y a un moment où on me
disait : « écris en arabe, essaie en arabe ». Il y a des
choses que j’ai écrites, les gens me disaient « c’est
super beau » mais moi je me retrouvais pas en
arabe.

Émanant de ces cercles de sociabilité, cette injonction à


rapper en arabe reflète un discours très répandu sur la
nécessité de l’arabisation de la société tunisienne. Dès
1956, au lendemain de l’indépendance, Bourguiba chercha
à « tunisifier » le territoire afin de revaloriser le dialecte
tunisien comme langue nationale, tout en prônant un
bilinguisme arabe-français. La réalité actuelle est toute
autre, car l’indépendance a remis en question la place des
langues étrangères. Aujourd’hui seules les élites maîtrisent
parfaitement le français et a fortiori l’anglais, malgré un
apprentissage du français dès l’école primaire. En clair, il
est probable que ces amateurs de rap veulent valoriser le

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 19/41
dialecte tunisien tout en n’étant pas en mesure de
comprendre les lyrics intégralement scandés en anglais.

Deux formes d’hybridation de la musique


hip-hop : le « rap tunisien en mobilité » et la
« culture tunisienne samplée »

Dans les parties précédentes, l’attention s’est portée sur les


sources et les lieux favorisant l’appropriation du rap. Il
convient à présent de saisir les formes d’hybridation de
cette pratique. A l’échelle des États-Unis ou de la France, la
Tunisie apparaît comme un pays ayant adopté le rap assez
récemment et qui évolue dans des contextes économique
et politique peu favorables. Dans ces conditions, quelles
peuvent être les formes d’appropriation du rap par les
Tunisiens ? La partie suivante présente deux formes
d’hybridation : le « rap tunisien en mobilité » et la « culture
tunisienne samplée ». Il faut comprendre ces deux formes
d’hybridation non pas comme des catégories étanches mais
plutôt comme des idéaux-types. Si certains rappeurs sont
clairement dans une forme plutôt que dans l’autre, bien
souvent ils pratiquent leur art en puisant dans les deux
registres.

Un « rap tunisien en mobilité » : entre langue


locale et langue étrangère, entre public tunisien
et public étranger

De prime abord, une partie du rap tunisien peut être


interprétée comme le produit d’une imitation des œuvres
artistiques américaines et françaises. En effet, le processus
d’imitation est entendu comme un ensemble de
« comportements et [de] pratiques (politiques, culturelles et
sociales) qui délibérément cherchent à reproduire des
gestes, des paroles, des apparences et des actions d’autres
individus pris comme modèles » (Dias 2005 : 6). Mais
comme l’explique Alice Aterianus-Owanga au sujet du
sampling -ou échantillonnage musical -, « la composition de

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 20/41
nouvelles formes se développe à partir d’emprunts à des
mélodies et des rythmes préexistants, qui sont autant
d’inspirations, à l’inverse de toute approche dichotomique
qui opposerait création et appropriation. » (2016 : 120).

Pour produire des lyrics aux sonorités proches du rap


américain, une minorité de rappeurs et rappeuses font le
choix de s’exprimer en anglais, et s’affilient explicitement au
rap américain du golden age des années 1990 ou de la
trap, courant musical plus actuel, tout en ancrant le rap
localement. Cette démarche génère nécessairement de
l’hybridation en circulant « continuellement entre deux
voies, plus encore [...] entre deux réalités » (Turgeon 2004 :
58), celle du rap US et celle de la réalité sociale et
linguistique de la Tunisie, celle d’un public international et
celle d’un public tunisien. A ce titre, une partie de ces
rappeurs tunisiens peuvent être comparés aux écrivains
valorisés par les critiques littéraires pour leur métissage qui
« s’inscrivent non seulement dans une autre culture mais
sacrifient leur langue maternelle pour écrire dans celle de
leur culture d’adoption » (Turgeon ibid.). De nombreux
rappeurs rencontrés ont en effet fait référence à leur
passion pour la langue anglaise, mais aussi pour leurs
homologues américains, en particulier de la côte est des
États-Unis.

Dans cet extrait d’entretien, Lady Sam évoque sa passion


pour l’anglais, la stratégie d’internationalisation de son
œuvre et son hésitation entre langue arabe et langue
anglaise :

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 21/41
Il y a des gens qui trouvent que c’est bizarre d’être
une fille et de rapper. En anglais, peut-être qu’il y a
pas beaucoup de gens qui comprennent l’anglais
[...], on me dit « écris en arabe », pour que les gens
comprennent. [...] Mais moi je préfère l’anglais, j’ai
réfléchi à la dimension internationale, je veux qu’en
Russie, en Australie, au Gabon ou à Cuba, je veux
qu’on me comprenne. [...] Après je peux travailler sur
des refrains en arabe et des verses en anglais car
les gens comprennent les verses. Ou le contraire, les
refrains en anglais comme une conclusion et les
verses en arabe.

Le code-switching, très présent dans le rap tunisien,


symbolise bien l’internationalisation de cet art. En même
temps, il est aussi directement lié à la situation
sociolinguistique de la Tunisie. La derja (le dialecte) est
parlée par la grande majorité de la population dès la
naissance, mais elle est également rapidement associée au
français dans l’espace public.

La question de rapper ou non en arabe se pose pour de


nombreux artistes. Rapper en tounsi, c’est aussi s’inscrire
dans une histoire locale qui ne peut parfois se raconter
qu’avec des expressions partagées, un patrimoine
langagier qui, une fois transformé en rimes, véhicule un
sens propre à la situation locale.

Malgré la forte écoute de cette musique, rapper n’est pas


socialement admis, d’autant plus si l’on est une femme.
Dans ce contexte, rapper dans une langue étrangère peut
être un moyen de se passer du public tunisien, parfois
hostile vis-à-vis des artistes féminines. On peut y voir aussi
« une volonté de s’extraire d’un milieu dans lequel on a été
catégorisé, et une ambition d’avancer vers une
reconnaissance plus large, dans un milieu différent, voire
dans un pays différent, en multipliant les circulations et
expériences au sein de différents mondes, culturels ou

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 22/41
militants, locaux comme globaux » (Cuomo 2015 : 102).

Pour Medusa, qui a choisi il y a plusieurs années de rapper


essentiellement en arabe, l’objectif est de développer un
rap tunisien à dimension internationale, son expérience en
tant que femme avec le public tunisien s’étant révélée pour
le moins difficile.

Quand je suis sur scène, je veux avoir la bonne


distance [avec le public], en plus je danse. Imagine
je danse sur scène et il y a des gars qui montent sur
scène qui veulent saboter. C’est un problème
d’organisation, de sécurité, de tout, même une fille
qui rappe on va lui dire « le rap c’est par pour toi,
retourne dans ta cuisine ».

Lors de plusieurs concerts auxquels j’ai pu assister à Tunis,


je n’ai jamais observé de difficultés liées à la sécurité.
Cependant, que ce soit en concert ou en open mic, les MCs
étaient tous masculins et la présence de femmes était
limitée au public, même s’il existe des rappeuses aguerries.
Qu’une femme prenne la parole dans l’espace public à
travers un art considéré comme vulgaire et masculin est
rarement accepté en Tunisie. L’internationalisation peut dès
lors être vue comme une stratégie de conquête d’auditeurs
plus “avertis” qu’en Tunisie.

En Tunisie, je ne suis ni médiatisée ni ne sors des


chansons. [...] Depuis un bout de temps, j’ai choisi de
travailler en cachette. Je fais des festivals, je suis
plus connue à l’extérieur de la Tunisie [...], j’ai fait
des grands festivals, mais en Tunisie, je passe
inaperçue.

Ces propos de Medusa confortent l’idée que la mobilité


constituerait pour les rappeurs une passerelle vers d’autres
horizons, et un moyen d’élargir son audience, d’avoir des
sources d’inspiration étrangères tout en ancrant le rap

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 23/41
localement par la langue ou le contenu.

S’inscrire dans la tradition du hip-hop pour


exprimer une situation locale, à la recherche de
l’authenticité

Le « rap tunisien en mobilité » formule parfois aussi une


revendication explicite à des affiliations étrangères et à des
mélanges linguistiques, qui sont employés comme source
de créativité et de réinvention du local. En effet, certains
artistes utilisent une langue étrangère et revendiquent
explicitement leur ralliement à un sous-genre du rap
américain préexistant comme une preuve de leur
authenticité. Par exemple, Kouki Dateacher affirme sa
filiation avec le rap de la côte Est des Etats-Unis, au travers
d’un style empruntant à la fois aux flows de Busta Rhymes
et de Cypress Hill [10]. Dans son morceau ‫ «( ﯾﺒﻘﻰ اﻟﻬﯿﺐ ﻫﻮب‬il
reste le hip-hop ») (audio 1), la base sonore est un
instrumental issu de l’œuvre de Marley Marl et de KRS
one : Hip Hop Lives. Cet instrumental a été produit en 2007
par un des producteurs les plus prolifiques du boom bap, dit
parfois « old school new-yorkais », de la fin des années
1980 et du début des années 1990. Kouki Dateacher
considère en effet que les intrumentals des beat-makers
tunisiens ne conviennent pas à son style « old school » et il
préfère donc récupérer des bandes sonores sur lesquelles
les plus grands rappeurs ont posé leur flow. L’introduction
de cette chanson est prononcée essentiellement en
anglais :

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 24/41
Kouki dateach, old school for ever.
(Kouki dateach, old school pour toujours.)
Keepin it real is hard for ya.
(Rester authentique est dur pour toi.)
But I keep it real caus’ it’s easy for me.
(Mais je reste authentique car c’est facile pour moi.)
And that’s hip hop, youfé lbuzz yabka lhip-hop
(Et c’est ça le hip-hop, quand lebuzz s’éteint, il reste
le hip-hop).

Il y reprend des codes classiques du rap américain. Le


refrain est un mélange plus équilibré d’arabe et d’anglais :

Youfé lbuzz, yabka lhip-hop, I represent the 90’s and


I’ll never stop.
(Quand le buzz s’éteint, il reste le hip-hop. Je
représente les années 1990 et je n’arrêterai jamais).

Kouki Dateacher · Kouki Dateacher : ‫ﯾﺒﻘﻰ اﻟﻬﯿﺐ ﻫﻮب‬

Audio 1 : Kouki Dateacher, ‫ﯾﺒﻘﻰ اﻟﻬﯿﺐ ﻫﻮب‬

Les deux couplets de ce titre sont scandés essentiellement


en arabe avec quelques phonèmes en anglais et plus
marginalement en français. Il s’agit de monorimes en ga
puis en ta. Les rimes en ga plongent l’auditeur arabophone

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 25/41
dans la Tunisie des campagnes, celle qui ne prononce pas
le qa, ‫ ق‬et remplace cette lettre par le ga , ce qui participe
à une ouverture récente pour les dialectes tunisiens qui
n’étaient jusqu’avant la révolution pas ou peu employés
dans les médias officiels. On peut donc y voir un acte
politique dans le sens où ces accents méprisés sont alors
valorisés dans une chanson de rap.

Ce titre n’est pas facile à comprendre pour tous les


auditeurs. D’une part, il requiert une certaine connaissance
du hip-hop de la East Coast, pour repérer la ferveur que
déclare Kouki Dateacher pour ce courant musical ; d’autre
part, il nécessite de comprendre l’arabe dialectal et
l’anglais, afin de décrypter les nombreux néologismes qu’il
prononce. A la 57ème seconde, il prévient l’auditeur :
« Vocabulaire siib aalik khtarni Flow Digga » : « [Mon]
vocabulaire est trop dur pour toi car je suis un flow digga ».
« Flow Digga » renvoie au groupe qu’il a fondé avec Killa
MC. Parmi ces néologismes, l’un d’entre eux a retenu notre
attention : « cgeng zat » que Kouki Dateacher a décrypté
pour nous en entretien :

Je suis de formation anglophone [...] même quand je


rappe en dialecte tunisien […] on dirait que c’est de
l’anglais. Par exemple, moi quand je dis « cgeng
zat » ça veut dire « cigaro wa zetla » [un joint de
cannabis]. Je peux dire « cigaro wa zetla » comme
tout le monde, mais j’essaie d’inventer un truc
comme les Afro-Américains : ils inventent des mots
tous les jours, pourquoi on fait pas la même chose ?
Le problème c’est qu’en Tunisie le public ne veut
pas. Il veut quelque chose qu’il comprend. Il veut
« Dhaaba abi lel souk. Edha laouta ouwa el fouk »
[Mon père est au marché. Ceci est le bas, cela le
haut] [11].

Selon Kouki, les Tunisiens s’attendent à un rap facile à


écouter alors que l’une des traditions de ce genre consiste à

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 26/41
crypter son message pour des raisons ludiques et
esthétiques, mais aussi pour attirer l’attention du public
profane (Auzanneau 2001). En cela, à l’image des rappeurs
américains de la côte Est, l’objectif de Kouki consiste à
brouiller son message tout en participant à une critique
sociale locale, dirigée donc plutôt vers un public tunisien.
Brouiller le contenu peut être aussi utile face à un éventuel
regard de la police [12]. Au lendemain de la révolution,
certains rappeurs en ont parlé explicitement dans les
textes, injuriant publiquement la police, mais une féroce
répression s’est abattue sur une partie d’entre eux [13].

Pour Kouki comme pour Médusa, le « rap tunisien en


mobilité », constitué de phonèmes inventés à la manière
des rappeurs américains ou issus d’une langue étrangère
peut être interprété comme une stratégie d’évitement d’une
certaine surveillance morale, policière et politique. A défaut
de pouvoir s’exprimer totalement librement ou de quitter le
pays, le rap ainsi proposé circule d’un cadre de référence à
l’autre, ou en invente de nouveaux.

Un autre rappeur explique comment il a pu véhiculer des


idées contestataires vis-à-vis du régime en s’adressant à
son public sans que la police ne puisse le comprendre :

Je me disais comment placer un gros mot sans que


ça choque ? Et j’insultais le gouvernement avec trois
initiales : I-FI-ZI. Je disais : « IFIZI El daoula [l’Etat],
IFIZI el hqouma [le gouvernement] ». Et ça c’est les
initiales pour dire « iedek fi zebi » [ta main sur ma
bite] [...] Je crée comme des codes, on se comprend
entre jeunes... Sans que ça choque l’autre
personne... Et ça je l’ai chanté... [...] Cette chanson
je l’ai chantée dans un concert, derrière le Ministère
de l’intérieur. [...] J’ai jamais eu de problème. Le seul
problème que j’ai eu c’est avec ma mère ! [...] C’était
très politique.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 27/41
On voit bien à travers ces extraits que si ces rappeurs
associent leur pratique au rap états-unien à partir du choix
des bandes sonores utilisées, ils créent aussi des
néologismes en langue arabe pour exprimer une situation
politique locale.

L’ancrage local s’exprime particulièrement bien dans la


production de clips dans l’espace public urbain. Le choix
des lieux peut ainsi rendre compte d’une réalité locale que
les rappeurs souhaitent retranscrire. Ils sont toutefois
confrontés à une contrainte majeure, celle de l’illégalité de
ces tournages. En effet, la procédure d’autorisation délivrée
par les autorités est longue et souvent vouée à l’échec.
Ainsi deux rappeurs m’ont proposé en avril 2015 de
participer à la production d’un clip dont le tournage était
illégal. Nous avons dans un premier temps effectué un
repérage des lieux. L’idée de ce clip était de montrer
l’envers du décor de la société tunisienne, qui arbore
fièrement ses symboles de richesse sur l’avenue
Bourguiba, mais qui cache, à deux rues de cet axe, des
bâtiments insalubres, et les conditions de vie très difficiles
des populations pauvres. Les rappeurs souhaitaient donc
faire un plan du majestueux hôtel Africa puis embarquer le
spectateur, sur un instrumental jazzy à la manière de De la
Soul ou de A Tribe Called Quest, dans une petite rue
perpendiculaire à l’hôtel pour entrer dans la cour d’un
immeuble délabré. Arrivés dans la cour de ce bâtiment,
nous avons pris les escaliers pour tourner sur le toit (photo
1) et dans les coursives fragiles qui relient les appartements
(photo 2). Cependant, un habitant nous a demandé de
quitter les lieux. Nous avons dû alors renoncer à ce script
pour tourner un clip dans l’espace public de l’avenue
Bourguiba, malgré les risques de confiscation du matériel
par la police.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 28/41
Photo 1 : Prise de vue sur la terrasse d’un immeuble des
quartiers pauvres de Tunis.
Auteur : Sami Zegnani

Photo 2 : Repérage des lieux par les artistes sur une


coursive.
Auteur : Sami Zegnani

Le « rap tunisien en mobilité » reflète une volonté qui peut


sembler paradoxale, celle d’ancrer localement son œuvre
tout en cherchant des inspirations étrangères et parfois un

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 29/41
public étranger. Ces circulations, emprunts multiples et
situations d’entre-deux génèrent une créativité artistique.
Face à une situation politique, économique et sociale
difficile, le rap tunisien en mobilité permet à nombre de ces
femmes et hommes de dresser une critique sociale et
politique malgré une potentielle censure politique ou
morale.

La « culture tunisienne samplée »

Pour d’autres artistes, le lien à la culture tunisienne est


encore plus manifeste, et l’autochtonie davantage
revendiquée. L’artiste autochtone serait ainsi celui ayant
une « connaissance empirique du milieu », et se
présenterait en « authentique représentant d’une culture
supposée » (Cauvin-Verner 2008). En cela, un autre genre
d’hybridation que je nomme « la culture tunisienne
samplée » s’assimile, chez ces rappeurs, à une démarche
réflexive dans laquelle les origines et l’histoire tunisienne
sont explicitement valorisées et revisitées. Le projet de « la
culture tunisienne samplée » consiste à sélectionner des
éléments de la « culture locale » pour en faire l’objet central
manifeste de leur rap, et une marque de distinction à l’égard
du « rap tunisien en mobilité ». Dans le « rap tunisien en
mobilité », la circulation est continuelle entre culture locale
et culture hip-hop internationale, entre langue locale et
langues étrangères, entre public tunisien et public étranger.
Dans la « culture tunisienne samplée », l’ancrage local est
plus fort, le rap est d’abord considéré comme un outil
servant à exprimer en priorité une « culture » et des
problématiques sociales locales.

Bien que Trappa admette que son entrée dans le


mouvement rap se soit fait grâce à l’écoute du rap français,
il affirme aussi que son attrait pour cet art a toujours été
d’abord musical et se passionne pour le rap américain dont
les sonorités lui rappellent la musique africaine, et plus
particulièrement tunisienne :

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 30/41
Moi mon contact avec le hip-hop c’est la sonorité, les
oreilles, le flow, j’entendais du rap américain mais je
ne comprenais pas à l’époque. [...] Parce qu’à cette
période, en Tunisie, il n’y avait pas de rap [...] Le rap
n’est pas avec la mélodie, il est dans le beat et pour
nous [...] c’était original. Et puis aussi dans notre
culture tunisienne, on a aussi les percussions, la
culture africaine en général. On aime les
percussions, on aime les beats [...] C’était facile pour
nous de prendre cette culture.

Il s’initie au rap via l’écoute d’une musique qui vient de


France, mais dont l’attrait est pour lui lié à des rythmes qui
font écho à l’histoire musicale du pays. Dans la grande
majorité des genres musicaux tunisiens, la darbouka et les
tambourins, instruments de percussion, sont omniprésents.
Certains rythmes utilisés dans la fantasia (spectacle donné
par des cavaliers armés simulant des assauts rythmés par
des tambourins) sont ainsi étrangement proches des
rythmiques classiques du rap (vidéos 4 et 5).

Lecture

2015 ‫اﻟﻔﺎرس رﯾﺎض ﺑﻦ ﺳﺎﺳﻲ ﺑﻄﻞ ﺗﻮﻧﺲ اﻟﻔﺮوﺳﯿﺔ‬


Allagui Chouaieb

https://www.ethnographiques.org/IMG/distant/html/VL6CZoVqZcks8332-
c336b50.html

Vidéo 4 : Exemple de rythmes utilisés dans la fantasia

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 31/41
Lecture

Learning 90’s Boom Bap Hip Hop Music Theory in


2017
The Daydream Sound

https://www.ethnographiques.org/IMG/distant/html/F_bNkpFTdUgs29e4-
8f7504e.html

Vidéo 5 : Exemple de rythmiques classiques du rap

On pourrait ajouter que les pratiques culturelles arabes et


berbères ont été marquées par la joute oratoire poétique
pratiquée aussi bien par les hommes (Planeix 2014) que
par les femmes (Taine-Cheikh 1994 ; Rovsing Olsen 2004).
Que ce soit sous la forme d’odes religieuses, guerrières ou
amoureuses, la joute oratoire et la poésie constituent un
héritage important des sociétés arabo-berbères et plus
largement africaines qui peuvent expliquer la sensibilité des
Tunisiens à la rythmique et à la dimension poétique du rap.

Pour Trappa et d’autres artistes, les processus de création


musicale et d’écriture doivent reposer sur une logique
d’échantillonnage de la « culture tunisienne » telle qu’ils se
la représentent. Le projet d’un rap tunisien passe selon eux
par un travail conscient de réappropriation de cet héritage
tunisien revendiqué.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 32/41
Mais aujourd’hui [...] il n’y a plus de recherche.
[Normalement] la musique hip-hop prend la richesse
de tous types de musique. Maintenant, on est entrés
dans un cadre où il y a une musique hip-hop et ils
puisent uniquement dans le hip-hop. Avant c’était : tu
prends tous types de musique, tu la développes [ta
propre musique]. Et le concept de la musique hip-
hop peut se développer partout dans le monde,
parce que partout dans le monde, il y a un style de
musique propre au pays dont tu peux t’inspirer pour
créer ta musique. Et ça on l’a perdu. On n’a pas vu
des Français qui ont pris de la musique française et
qui ont travaillé avec.

Trappa considère que le travail des Américains, qui a


consisté à revisiter toute la musique afro-américaine pour
créer du rap, n’a pas encore eu d’équivalent en France
comme en Tunisie. Il estime qu’un rappeur tunisien devrait
pouvoir recycler, échantillonner des éléments traditionnels
tunisiens, qu’ils soient alimentaires, artisanaux, musicaux
ou plus globalement relatifs au vécu « intime » des
Tunisiens. C’est pourquoi avec son jeune frère Vipa, il
produit une œuvre musicale qui s’appuie sur une
« culture » qu’il considère comme spécifique à la Tunisie.
Ces pratiques et objets « tunisiens » sont sans nul doute
eux-mêmes des hybridations produites au cours de l’histoire
des brassages méditerranéens. En cela, les rappeurs
participent à la réinvention d’une culture locale lorsqu’ils
sélectionnent des items pour en faire des emblèmes dans
leurs chansons. Dans le titre Capucin (Vidéo 6), Trappa
digresse par exemple sur le capucin, qui est une boisson
caféinée tunisienne très consommée, s’apparentant à un
expresso sous une couche de lait (ou un macchiato). Tout
en étant typique, le capucin est un probable vestige de la
présence italienne au XIXeme et au début du XXème siècle
en Tunisie (De Montety 1937).

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 33/41
Capucin, brasmek, kil ad, qoulou Trappa [...]
(Capucin, s’il te plaît, comme d’habitude, dis-lui
Trappa)
Capucin, initi berda wé ena nchrib fik [...]
(Capucin, tu es froid et je te bois [quand même])

Cigaro, kiberah, kilyoum, mafema chein jdid


(Une cigarette, hier comme aujourd’hui, il n’y a rien
de nouveau)
Khbar koulou qdima [...]
(Les actualités sont anciennes)

Louqt kré qlib, lioum lé keina khdima [...]


(Alors que le paiement du loyer approche,
aujourd’hui on n’a toujours pas trouvé de travail)

Taks rbina, laabed rbina [...]


(Le temps est terne, les gens sont ternes)

[Refrain]

Trachef, echbed, ekhzren, kharaj


(Déguste le capucin, tire sur la cigarette, garde dans
tes poumons, expire).
Louaqt qaad idour, wé nbanek ouahdi ma capucin
(Le temps passe, et je suis assis seul avec mon
capucin)

Lecture

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 34/41
Trappa - Capucin (Trachif ejbid e5zin 5arej)
trappaa Kekli

https://www.ethnographiques.org/IMG/distant/html/XNCNGkKrdzA-
9a9b-6a3f2b4.html

Vidéo 6 : Trappa, Capucin

La pratique décrite par Trappa est très courante en Tunisie,


« trachef » que je traduis par « déguster » consiste à boire
un seul et même café pendant plusieurs heures, même
froid. Il est consommé à petites gorgées. A travers cette
thématique, Trappa évoque la routine quotidienne de ces
jeunes, qui sans travail et sans espoir de voir leur situation
s’améliorer, s’adonnent à la consommation du capucin et
de la cigarette.

Un autre exemple est donné avec la chansonTrouchkik [14]


(Vidéo 7) du jeune Vipa, mélange de mezoued - musique
bédouine très populaire avec sa darbouka (percussions), sa
mezoued (cornemuse) - et de rap dans la plus pure
tradition, avec ses basses caractéristiques et sa monorime
par couplet. Les paroles en sont cependant
incompréhensibles pour la plupart des Tunisiens. Trouchkik
est un néologisme circulant dans le réseau de Debo qui m’a
été expliqué par Trappa que l’on peut traduire par
« satisfaire » ou, de façon plus familière, « mettre bien ».
Dans ce texte, Vipa enjoint avec humour ses auditeurs à
trouver une femme qui les satisfasse et les invite à « se
ranger ». Ici, on retrouve des éléments d’une culture
tunisienne supposée, dans le refrain : Vipa parle de
« khobza taliene » qui est un pain très consommé en
Tunisie - issu lui aussi de la présence italienne. Khobza
taliene fi kouchtek signifie « le pain italien dans ton panier »,
et indique probablement une connotation sexuelle compte
tenu du registre lexical du titre de la chanson.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 35/41
Lecture

Vipa - 07 Trouchkik
VIPA ZRIGUIBOW

https://www.ethnographiques.org/IMG/distant/html/kF-
jluiBlCU-d367-20619e8.html

Vidéo 7 : Vipa, Trouchkik

Dans le projet artistique défendu par les tenants de la


« culture tunisienne samplée », l’hybridation répond à une
recherche d’authenticité qui s’exprime par un fort ancrage
local, symbolisé par la sélection de pratiques et d’objets
alimentaires, artistiques ou artisanaux construits comme
typiques. Ils représentent, dans l’esprit de ces artistes, une
singularité tunisienne, du fait peut-être des multiples
mélanges et hybridations des cultures méditerranéennes
dont ils sont issus, mais aussi du sens de leurs usages
courants. Les sélectionner est à la fois une façon de se
montrer fier d’un héritage supposé et de mettre en œuvre
ce principe du hip-hop, qui consiste d’abord à se
réapproprier sa propre culture.

Le rap tunisien produit de la globalité et du


local

Après avoir rappelé la progressive émergence du rap en


Tunisie, nous avons analysé les logiques d’hybridation du
rap tunisien et dégagé deux idéaux-types. Dans les deux
cas, l’appropriation passe souvent par l’usage de l’arabe,

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 36/41
mais pas nécessairement. Pour beaucoup de rappeurs
tunisiens, il s’agit avant tout de créer des textes qui
s’inspirent du vécu des personnes et d’un quotidien qui
n’est pas transposable à d’autres contextes nationaux,
même si la misère, les difficultés avec la police et le
chômage sont des thématiques internationales. Le « rap
tunisien en mobilité » et « la culture tunisienne samplée »
se construisent donc en regard des influences du rap
américain et français. Au demeurant, la « culture tunisienne
samplée » tire aussi sa source de genres musicaux locaux
comme le mezoued qui ont pu inspirer les artistes. Les
rappeurs tunisiens s’inscrivent dans un rap universel qui
véhicule des valeurs de créativité et d’authenticité mais qui
prône également des appartenances identitaires localisées,
tendance que l’on retrouve dans d’autres pays, comme l’a
montré par exemple Niang (2014) pour le Sénégal.
L’attachement à son quartier, à ses pairs est ainsi très
présent. Ce processus de création artistique reflète bien le
changement social actuel, qui articule plus largement un
phénomène de mondialisation et la revendication forte
d’appartenances autochtones.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 37/41
Notes

[1] On retrouve un phénomène similaire au Maroc, où les rappeurs se sont à la fois


appuyés sur l’État et ont développé des espaces alternatifs. Ainsi l’opposition
courante entre « rap corrompu » et « rap authentique » formulée par certains
rappeurs et leurs publics ne peut rendre compte du développement de la scène
artistique dans ces contextes politiques nationaux (Moreno Almeida 2013)

[2] L’hybridation est ici entendue comme l’ensemble des « processus


socioculturels par lesquels des structures ou des pratiques distinctes, qui
existaient séparément, se combinent pour générer de nouvelles structures et
pratiques » (García Canclini 2005)

[3] Projet collectif coordonné par l’Ined et l’Ird et financé par le MAE.

[4] Cette période a commencé à être visible internationalement en décembre


2010, suite à l’immolation d’un vendeur ambulant de légumes qui s’est vu
confisquer sa marchandise par la police, mais a commencé après des
mouvements sociaux dans le sud de la Tunisie dès 2008.

[5] Les chiffres présentés ont été produits par l’auteur et sont issus de l’enquête
« Enquêter les transformations de la société tunisienne » (ETST), réalisée en 2017
(3 300 personnes) par l’OTMA.

[6] Notes de terrain, mars 2015.

[7] Ce visa a été remplacé en 2016 par un « passeport talent » qui, à notre
connaissance, n’a encore permis à aucun rappeur tunisien de s’installer en
France.

[8] Trill est un adjectif issu de la culture hip-hop américaine qui mélange les mots
« true » et « real ».

[9] L’Horloge désigne l’un des monuments de l’avenue Bourguiba le mieux


conservé de Tunis et qui remplaça, lors du coup d’État de Ben Ali en 1987, la
statue à l’effigie de Habib Bourguiba, président vieillissant déchu par son Premier
Ministre.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 38/41
[10] Bien ce groupe soit basé à Los Angeles, leur style se rapproche beaucoup
plus du rap new-yorkais que du rap de la côte Ouest.

[11] Kouki reprend ici des expressions utilisées pour apprendre l’arabe classique à
l’école primaire.

[12] La consommation du cannabis en Tunisie est un vrai tabou et plusieurs


rappeurs que j’ai interrogés ont connu des périodes d’incarcération pour avoir
consommé un simple joint. D’après l’avocat Ghazi Mrabt près de 40% de la
population carcérale (en garde à vue, en détention provisoire ou après un
jugement) a été emprisonnée pour consommation de cannabis.

[13] Voir par exemple « l’affaire Weld El 15 » :


https://next.liberation.fr/musique/2013/07/02/le-rappeur-tunisien-weld-el-15-va-
etre-libere_915292

[14] Le titre est tiré de l’album Aadheka Libik disponible sur les plateformes de
streaming. Voir aussi le concert « Erkez Hip-hop » des mêmes artistes en 2018 :
https://www.facebook.com/IFTunisie/videos/170464290533907/

Bibliographie

APPADURAI Arjun, 2001. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de


la globalisation. Petite Bibliothèque Payot, Paris.

ATERIANUS-OWANGA Alice, 2016. « Sampler les bruits de la ville, archiver les


traces des balles. La création musicale hip-hop contre les politiques de l’amnésie
au Gabon », Gradhiva, 24, p. 108-135.

ATERIANUS-OWANGA Alice et MOULARD Sophie, 2016. « Cherchez le


politique… Polyphonies, agencéité et stratégies du rap en Afrique », Politique
africaine, 141 (1), p. 5-25.

AUZANNEAU Michelle, 2001. « Identités africaines : le rap comme lieu


d’expression », Cahiers d’études africaines, 163-164, p. 711-734

BERTAUX Daniel, 1996. Le récit de vie. Paris, Armand Colin.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 39/41
BOUBEKER Ahmed, 2012. « Les mondes de l’immigration des héritiers. Ancrages
et transmigration », Multitudes, 49 (2), p. 100-110.

CAUVIN-VERNER Corinne, 2008. « Les Hommes bleus du Sahara, ou


l’autochtonie globalisée », Civilisations, 57, p. 57-73.

CUOMO Anna, 2015. « Des artistes engagés au Burkina Faso : Rappeurs


burkinabé, trajectoires artistiques et contournements identitaires », Afrique
contemporaine, 254 (2), p. 89-103.

DE MONTETY Henri, 1937. « Les Italiens en Tunisie », Politique étrangère, 5, p.


409-425.

DIAS Nélia, 2005. « Imitation et Anthropologie », Terrain, 44, p. 5-18.

FITOURI Aida, 2012. « « Parabolisation » et logiques des acteurs en Tunisie »,


Tic&Société, 5 (2-3), p. 190-208.

GARCIA CANCLINI Néstor, 2005. Culturas Híbridas. Estrategias para entrar y salir
de la modernidad. Buenos Aires, Paidós.

GOLPUSHNEZAD Elham et BARONE Stefano, 2016. « “On n’est pas à vendre”.


L’économie politique du rap dans la Tunisie post-révolution », Politique africaine,
141, p. 27-51.

HAMMOU Karim, 2012. Une histoire du rap en France. Paris, La Découverte.

MARTIN Denis-Constant, 2014. « Attention, une musique peut en cacher une


autre », Volume !, 10 (2) , p. 47-67

MORENO ALMEIDA Cristina, 2013. « Unravelling Distinct Voices in Moroccan


Rap : Evading Control, Weaving Solidarities, and Building New Spaces for Self-
Expression », Journal of African Cultural Studies, 25 (3), p. 319-332.

NIANG Abdoulaye, 2014. « Le rap prédicateur islamique au Sénégal : une


musique « missionnaire » », Volume !, 10 (2), p. 69-86.

PLANEIX Ariel, 2014. « Compte rendu du colloque : « Anthropologie du Maroc et

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 40/41
du Maghreb » », Journal des anthropologues, 136-137, p. 399-405.

ROVSING OLSEN Miriam, 2004. « Le musical et le végétal : essai de décryptage.


Exemple berbère de l’Anti-Atlas », L’Homme, 171-172 (3), p. 103-124.

TARRIUS Alain, 2002. La mondialisation par le bas. Paris, Éditions Balland.

TAINE-CHEIKH Catherine, 1994. « Pouvoir de la poésie et poésie du pouvoir. Le


cas de la société maure », Matériaux arabes et sudarabiques (GELLAS), 6
(Nouvelle série), p. 281-310

TURGEON Laurier, 2004. « Les mots pour dire les métissages : jeux et enjeux
d’un lexique », Revue germanique internationale, 21, p. 53-69.

ZEGNANI Sami, 2004. « Le rap comme activité scripturale : l’émergence d’un


groupe illégitime de lettrés », Langage et société, 110 (4), p. 65-84.

ethnographiques.org L’hybridation du rap par les artistes tunisiens : logiques locales et (...) Page 41/41

Vous aimerez peut-être aussi