35 - Cerveau & Psycho N°35 Émotion

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Neurosciences et justice : quelles interactions ?

Cerveau & Psycho • n°35

Cerveau Psycho
Les émotions
Comment
les déchiffrer
➜ Facebook et l’amitié
France métro. : 6,95€, Bel. : 8,20€, Lux. : 8,20€, Maroc : 85 DH, Port. Cont.: 7,90€, All.: 9,90€, CH :15 FS, Can. : 10,95$, USA : 9$,TOM S. :1170 XPF

sur Internet
➜ Les enfants et leur
ami imaginaire
➜ Les secrets
de la motivation
➜ D'où vient
l’attrait pour
les coïncidences ?
- OCTOBRE 2009

M 07656 - 35 - F: 6,95 E - RD

3:HIKRQF=[U[^Z]:?a@k@n@f@a;
SEPTEMBRE

n°35 - Bimestriel septembre - octobre 2009

Couv CP35 def.indd 11 24/08/09 17:50


Pub 2eme 35 24/08/09 16:52 Page 1
cp_35_p001001_edito.xp 26/08/09 9:28 Page 1

Cerveau Psycho
Éditorial Françoise PÉTRY

Cerveau Psycho
www.cerveauetpsycho.fr
Pour la Science,
8 rue Férou, 75278 Paris cedex 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Directrice de la rédaction – Rédactrice en chef :
Émotions
Françoise Pétry
Cerveau & Psycho
Rédacteurs : Sébastien Bohler
Pour la Science :
Rédacteur en chef adjoint : Maurice Mashaal
et liberté
Rédacteurs : François Savatier, Philippe Ribeau-Gesippe, Dans une monarchie bien réglée, les sujets sont comme des poissons
Bénédicte Salthun-Lassalle, Jean-Jacques Perrier, dans un grand filet : ils se croient libres, et pourtant ils sont pris.
Émilie Auvrouin
Dossiers Pour la Science : Mes pensées, Montesquieu
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Rédacteur : Guillaume Jacquemont
ous avons généralement l’impression que nous

N
Génies de la Science :
Rédactrice : Marie-Neige Cordonnier sommes libres, que nos actes résultent de notre
Directrice artistique : Céline Lapert volonté. Mais cette liberté n’est qu’illusion selon
Secrétariat de rédaction/Maquette :
Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault,
Spinoza qui affirmait : « Les hommes sont
Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Pascale Thiollier-Dumartin conscients de leurs désirs et ignorants des causes
Site Internet : Philippe Ribeau-Gesippe. qui les déterminent. » Quelles sont ces causes ? Entre autres, les
Marketing : Heidi Chappes gènes, l’environnement, les émotions. Les émotions font la loi.
Direction financière : Anne Gusdorf
Direction du personnel : Marc Laumet Tant les expériences de psychologie que l’imagerie cérébrale
Fabrication : Jérôme Jalabert, confirment leur rôle sur le fonctionnement de l’organisme et dans
assisté de Marianne Sigogne et Emmanuelle Feuillu
Presse et communication : Susan Mackie
nos relations à autrui (voir le Dossier sur les émotions, page 45).
Directeur de la publication et Gérant :
Marie-Claude Brossollet Comment interviennent-elles dans la communication ?
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger
et Hervé This Notamment par le biais de l’imitation. Diverses expériences
Ont également participé à ce numéro : Bettina Debû, montrent que,chez des sujets observant une personne qui rit,les
Hans Geisemann
muscles du rire s’activent. Inversement, si l’on empêche un sujet
Publicité France
Directeur de la publicité : Jean-François Guillotin de contracter ses muscles du rire, d’une part, il se sent triste et,
([email protected]) assisté de Nada Mellouk. d’autre part,il ne perçoit plus cette émotion chez autrui.L’imitation
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97
Télécopieur : 0143 25 18 29
sert à communiquer et à comprendre l’état affectif d’autrui.Peut-
on maîtriser ses émotions ? Des expériences réalisées avec une
Service abonnements
Ginette Grémillon : Tél. : 01 55 42 84 04 méthode d’imagerie en temps réel révèlent qu’un sujet peut
Abonnements pour la Belgique : edigroup Belgique Sprl - 5 moduler l’activité d’une zone cérébrale associée à une émotion
place du champ de Mars - 20th floor - 1050 Bruxelles - tel.
070/233 304 - [email protected] négative,par exemple une douleur,ce qui en réduit la perception.
Abonnements pour la Suisse : edigroup sa - 39 rue Peillonnex
ch 1225 Chene Bourg - tel. 022/860 84 01 - [email protected]
Si l’on peut « manipuler » ainsi son activité cérébrale, com-
Diffusion de Pour la Science
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, ment croire que l’imagerie cérébrale puisse être d’un quelconque
Québec, H3N 1W3 Canada. secours pour confondre un accusé qui ment ? Les images révè-
Suisse : Servidis : Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis
Belgique : La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
lent l’activité du cerveau, mais aussi l’éventuelle présence de
Autres pays : Éditions Belin : 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06. lésions ou de tumeurs. Ces dernières modifient parfois le com-
Commande de dossiers et de magazines : portement des individus (voir Voyage vers l’amoralité, page 82).
08 92 68 11 40 (de l’étranger, (+33) 2 37 82 06 62) L’imagerie cérébrale pourrait être utilisée par des avocats plai-
Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public dant la non-responsabilité de leur client. Mais elle devra faire la
français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les
documents contenus dans la revue « Cerveau & Psycho », doivent preuve de sa fiabilité avant d’entrer dans les tribunaux (voir
être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, Neurosciences et justice, page 76).
75278 Paris Cedex 06.© Pour la Science S.A.R.L.
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de
représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce L’homme libre doit être capable de maîtriser ses émotions
numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft
(© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126,
et ses passions. Alors sommes-nous libres ? Au moins de sou-
Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit rire, même de se forcer à sourire, pour déclencher chez soi une
de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue émotion positive et chez autrui un réflexe d’imitation qui
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploi-
tation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). enclenchera une émotion positive, laquelle sera reproduite par
le jeu des miroirs émotionnels...

© Cerveau & Psycho - N° 35 1


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Coraline,
l’enfance Cerveau Psycho
© 2008 LAIKA Inc. Focus Features

sans repères

n°35 septembre – octobre 2009


12
La découverte
de l’aire
du langage
Musée de l’école de médecine Paris

88
Les émotions
au cœur
du cerveau

Cerveau & Psycho


58
Vivre libre
avec un cerveau
qui ne l’est pas
Linda Bucklin / Shutterstock

72 Psychologie
Cinéma : décryptage psychologique Serge Tisseron
Coraline, l’enfance sans repères 12
Ce film est le reflet d’une jeunesse désorientée.

Psychologie sociale Jean-Louis Dessalles


Destin ou coïncidence ? 18
Certains hasards sont si troublants qu’on veut y voir un sens.

Analyse Sebastian Dieguez


Éditorial 1 Michael Jackson : aux frontières de l’humain 22
L’analyse de la descente aux enfers de l’artiste.
L’actualité
des sciences cognitives 4 Psychologie et vieillissement Christopher Hertzog
G Fermez les yeux, Un esprit sain dans un corps sain 28
la musique sera plus belle L’exercice physique préserve les facultés cognitives des personnes âgées.
G Noir, c’est noir

G Aristote, le perroquet épicurien Psychologie au quotidien Nicolas Guéguen


G L’apnée endommage le cerveau Facebook : l’amitié en réseau ? 34
Internet modifie la notion même d’amitié. Pas toujours en mal.
En couverture : Raphael Queruel / Shutterstock

G Hommes et femmes, la loi du stress

G Le cerveau psychopathe :

un défaut isolé Psychologie du développement Inge Seiffge-Krenke


G Un pas vers la régénération L’ami imaginaire 40
de la moelle épinière ... Un enfant sur trois a un ami imaginaire, qui l’aide à traverser les moments difficiles.

2 © Cerveau & Psycho - N° 35


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Idées reçues
en santé mentale 92
Dossier Les schizophrènes sont dangereux

Analyses de livres 94
Émotions G Au nom du seigneur :
Un monde d’émotions Robert Soussignan la religion au crible de l’évolution
Les émotions sont-elles innées ou déterminées culturellement ? 46 Scott Atran
G Remettre du rire dans sa vie.

Mieux vivre ses émotions Moïra Mikolajczak La rigolologie, mode d’emploi


L’intelligence émotionnelle, une clé pour gérer ses émotions. 52 Corinne Cosseron
Du visage
à l’expérience subjective Paula Niedenthal
Tribune des lecteurs 95
En regardant une personne, on devine ce qu’elle ressent. 58
Les émotions
au cœur du cerveau Sylvie Berthoz
Comment le cerveau fabrique nos affects et les régule. 60
Le dérèglement Sur le site
des émotions L. Mondillon et M. Mermillod
Diverses pathologies résultent d’anomalies des aires de la peur. 66 cerveauetpsycho.fr
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Philosophie Bernard Baertschi


Vivre libre avec un cerveau qui ne l’est pas 72
Sommes-nous libres si le cerveau détermine nos actions ?

Essai Michael Gazzaniga


Neurosciences et justice 76
Les scanners cérébraux ne sont pas assez fiables pour être introduits dans les procès.

Patrick Verstichel Le cas clinique


Voyage vers l’amoralité 82
Quand une maladie du cerveau fait perdre le sens moral.
L’ami imaginaire
Jean-Claude Dupont Histoire des neurosciences
La découverte de l’aire du langage 86
Broca ouvrit la voie à la recherche de la localisation des fonctions cognitives.

Questions aux experts 40


Shutterstock

Alain Lieury
Comment rester motivé… ou le devenir ? 90
Soixante ans de psychologie livrent les clés de la motivation.

© Cerveau & Psycho - N° 35 3


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Ldes’asciences
ctuacognitives
lité

Fermez les yeux,


la musique sera plus belle
É coutez le deuxième Nocturne de Chopin,
et fermez les yeux. L’émotion gagne le
corps tout entier. Le simple fait de
fermer les yeux agit, paradoxalement, comme
une illumination qui permet de voir la vérité
centres nerveux entrent en action : le locus
cœruleus situé non loin de la moelle épinière,
et le cortex préfrontal ventromédian, loca-
lisé de l’autre côté, vers le front. Ici se trouve
le sens de l’amplification émotionnelle. L’activité
émotionnelle de la musique. du locus cœruleus rend le corps plus sensible
Des neuroscientifiques et psychologues, à toutes les stimulations tristes ou mena-
de l’Université de New York et de Tel-Aviv, çantes. La fonction première de ce noyau
ont étudié ce qui se passe lorsque, les paupières cérébral est de préparer l’organisme à faire
closes, nous ressentons cette amplification face à des dangers ou à des privations. Il s’ac-
émotionnelle. Ils ont constaté que l’activité tive lorsque nous avons du mal à percevoir
d’une zone clé de l’émotion dans le cerveau, notre environnement, et donc dans l’obs-
l’amygdale cérébrale, augmente lorsqu’on curité. Le fait de fermer les yeux abaisse donc
ferme les yeux en écoutant un morceau triste le seuil de détection par l’organisme de ce
ou angoissant. type de stimulations. Le corps devient plus
Comment expliquer cet effet ? Yulia Lerner sensible à la douleur, la tristesse, la crainte.
et ses collègues ont constaté que deux autres En retour, le locus cœruleus avertit l’amyg-
dale des réactions du corps face à ces stimu-
lations : frissons, augmentation du rythme
cardiaque, resserrement des viscères.
Quant au cortex préfrontal ventromédian,
également sollicité par l’amygdale cérébrale,
il analyse les sensations déclenchées par le
locus cœruleus. Il évalue le caractère subjectif
de l’émotion, y mêle des souvenirs et des
appréciations personnelles.
Grâce à l’action du cortex préfrontal ventro-
médian et du locus cœruleus, articulés autour
de l’amygdale, le corps et l’esprit jouent ainsi
le rôle d’une caisse de résonance pour la
musique, dont la profondeur est régulée par
la sensation que nous avons de contrôler
erstock

notre environnement. Les yeux fermés, nous


ess / Shutt

perdons prise sur ce qui nous entoure,


nous sommes plus vulnérables, plus
ages Busin

perméables aux émotions négatives.


Monkey Im

Y. Lerner et al., Eyes wide shut : amygdala mediates eyes-closed effect


on emotional experience with music, in PLoS One, vol. 4, p. 6230, 2009

4 © Cerveau & Psycho - N° 35


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Sébastien BOHLER

Noir, c’est noir


L ’humour noir, la noirceur de l’âme, les
romans noirs ou les chevaliers noirs :
le noir est le plus souvent considéré
dans nos cultures comme triste, néfaste
ou mauvais. Selon le psychologue Paul Rozin,
blanc, et plus rapidement les mots immoraux
(tricher, cruel, égoïste) lorsqu’ils sont écrits
en noir. Cela montre que la perception de la
couleur noire préactive dans le cerveau
les réseaux de neurones codant des signi-
anthropologue et psychologue passionné fications amorales. Une fois préactivées,
par les diverses formes du dégoût à travers elles sont identifiées plus rapidement, ce
les cultures, la noirceur serait dans les cultures qui explique les résultats du test.
occidentales une métaphore de l’im- Il existe ainsi une association incons-
pureté des corps ou des aliments, ciente entre le noir et l’amoralité. Les
et pour cette raison aurait une conno- psychologues ont établi qu’elle s’en-
tation négative. racine dans le besoin de pureté au
Gary Sherman et Gerald Clore, de l’Université sens littéral du terme, en montrant
de Virginie, ont mis cette hypothèse à l’épreuve, que les personnes chez qui cette
à l’aide d’un test bien connu des psychologues : différence d’identification des
le test de Stroop. Ce test repose sur l’hypo- mots est la plus prononcée
thèse que des mots sont identifiés plus vite font aussi la plus forte consom-
quand leur couleur et leur sens sont cohérents. mation de détergents, de savon
Ainsi, le mot orangeécrit en orange est décrypté mot tricher pouvait apparaître en noir ou en et de dentifrice. C’est par conséquent le besoin
plus vite que ce mot écrit en vert. Ici, il s’agis- blanc, de même que des mots à connotation de pureté qui semble sous-tendre l’associa-
sait de lire sur un écran d’ordinateur des mots morale, tel partager. G. Sherman et G. Clore tion inconsciente que nous faisons entre la
qui apparaissaient en noir ou en blanc sur un ont constaté que les gens identifient plus rapi- noirceur et l’immoralité.
fond gris, et dont la signification présentait dement les mots connotés moralement (géné- G. Sherman et G. Clore, The color of sin : white and black are perceptual
une connotation morale ou amorale. Ainsi, le reux, honnête, bon) lorsqu’ils sont écrits en symbols of moral purity and pollution, in Psychol. Sc., à paraître

Aristote,
le perroquet épicurien
O ui, les animaux peuvent ressentir
du plaisir, mais aussi en avoir
conscience. Un perroquet du nom
d’Aristote, élevé à l’Université Laval de Québec,
a réussi récemment à exprimer son plaisir de
son maître avait prononcé le mot
bon au moment où il le grattait.
Mais vint le jour où Aristote, goûtant
pour la première fois une cuillerée de
yaourt, annonça de lui-même : « Yaourt
goûter une cuillerée de yaourt. bon. » Il avait associé le qualificatif bon
Cette prouesse est le fruit d’un long entraî- à un nouvel aliment qui lui procurait
nement. D’abord, le maître d’Aristote lui a appris du plaisir. C’était la preuve qu’il avait
la signification de certains mots, tels que compris que le terme bonsert à exprimer
« gratte » ou « cacahuète ». Le perroquet a le plaisir, indépendamment de sa cause.
ensuite appris à associer le verbe donner à Une expérience anecdotique ? Pas
ces mots, pour obtenir les gratifications corres- tant que cela. Car les recherches en
pondantes en disant : « Donne gratte » ou psychologie montrent que la capacité
« Donne cacahuète ». Puis un jour, le maître, d’exprimer ses émotions positives est
pendant qu’il le grattait, lui dit : « Bon ». Dès une des clés pour vivre plus heureux.
Jean-Michel Thiriet

lors, Aristote associa le fait d’être gratté au Une maxime très épicurienne pour
mot bon, et déclara : « Gratte bon. » Mais on le perroquet Aristote.
pouvait toujours penser qu’il avait appris cette M. Cabanac, Do birds experience sensory pleasure ?, in Evol.
expression par simple association, du fait que Psy., vol. 7, p. 40, 2009

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L’apnée endommage Dans le secret


le cerveau du ronronnement
Un ronronnement est plus complexe qu’il n’y

L es spécialistes mondiaux de l’apnée, qu’il s’agisse


des plongeurs en eaux profondes ou des adeptes
de l’apnée statique, restent souvent plus de cinq
minutes sans respirer. Le record du monde, détenu par
le Français Stéphane Mifsud, est de 11 minutes 35 secondes.
paraît. Lorsqu’un chat ronronne, il émet un son
d’une fréquence de 27 hertz (27 oscillations par
seconde),une sonorité grave et légèrement rauque.
Mais dans certains cas s’ajoute à ce signal fonda-
mental une fréquence discrète beaucoup plus
Que se passe-t-il dans le cerveau quand l’apport d’oxy- élevée,proche de 400 hertz.C’est ce qu’ont décou-
gène « frais » est interrompu pendant de telles durées ? vert Karen McComb et ses collègues de l’Université
Une équipe de biologistes de l’Université de Lund en du Sussex : le message caché dans le ronronne-
Suède a mesuré la concentration d’une protéine nommée ment exprimerait une envie de nourriture, sorte
S100B dans le sang d’apnéistes professionnels s’immer- d’appel discret lancé par l’animal à ses maîtres. Les
geant pendant des durées variant entre quatre et sept éthologues ont constaté que des gens n’ayant
minutes. Cette protéine est produite par les astrocytes, jamais eu de chat reconnaissent intuitivement que
une classe de cellules entourant les neurones dans le les ronronnements comportant ce petit signal
cerveau. Elle est utilisée en clinique comme un marqueur aigu traduisent un besoin de nourriture. On pense
des dommages cérébraux, puisque sa concentration que les humains sont sensibles à cette fréquence,
dans le sang augmente après une ischémie ou un acci- car elle correspond à celle émise par les nour-
dent vasculaire cérébral provoquant un arrêt de l’oxy- rissons affamés. Le chat userait de ce strata-
génation de certains tissus. gème pour stimuler notre fibre nourricière.
Les biologistes ont constaté une forte augmentation
de la protéine S100B dans les minutes qui suivent l’apnée,
ce qui laisse supposer une ouverture partielle de la
barrière hématoencéphalique, c’est-à-dire du fin réseau
de vaisseaux qui protègent le cerveau des agressions
extérieures. On ignore la cause de ce phénomène, égale-
ment observé chez les personnes victimes d’apnées du
sommeil, mais la présence de la protéine S100B fait
redouter des lésions neuronales qui, bien que sans consé-
quences apparentes sur le moment, pourraient entraîner
des séquelles à plus long terme pour les plongeurs. Pour
Barttlomiej Nowak / Shutterstock

évaluer le vrai risque de l’apnée, les biologistes suédois


Rich Carey / Shutterstock

espèrent que ces professionnels seront suivis durant


toute leur carrière.
J. Andersson et al., Increased serum levels of the brain damages marker S100B after
apnea in trained breath-hold divers, in J. Appl. Physiol., publication en ligne avancée

À la télé, la pub c’est bien !


Sexe et publicité :
L a nouvelle loi sur l’audiovisuel public, qui bannit les publicités des
écrans à partir de 20 heures 30, devrait avoir selon les psychologues
des effets inégaux selon les programmes. En effet, une étude de
l’Université de Californie a montré que les interruptions publicitaires lors
d’un programme diminuent l’intérêt dans le cas de films, mais l’augmen-
rapports mitigés
Le sexe fait-il recette dans la publicité à la télévi-
tent pour les émissions qui présentent un « effet de lassitude », par exemple sion ou sur Internet ? Selon une étude de l’Université
des discussions sur des sujets futiles en présence de célébrités. de Colombie-Britannique au Canada, tout dépend
Dans ce type d’émissions qui ne sont pas construites autour d’une intrigue, du public auquel il s’adresse : la bagatelle aurait
l’attention et l’intérêt finissent par s’émousser, sauf si l’on insère des pauses des effets positifs sur la perception d’une publi-
publicitaires : dans ce cas, des personnes interrogées déclarent avoir davan- cité chez les hommes, mais des effets plutôt
tage apprécié le programme. De fait, les soirées « lassantes » sont plutôt négatifs chez les femmes, sauf si la scène repré-
le privilège de la première chaîne, où se concentre l’offre publicitaire. En sente un homme et une femme engagés dans une
revanche, les films sont plutôt présents sur la deuxième chaîne et la troi- relation appelée à durer. Les femmes acceptent
sième. La science et l’intuition des producteurs se rencontrent... le sexe s’il a un sens, les hommes l’acceptent en
L. Nelson et al., Enhancing the television-viewing expérience through commercial interruptions, in J.of Consumer Res., à paraître tant que tel.Aux publicitaires d’en tenir compte.

6 © Cerveau & Psycho - N° 35


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L’actualité des sciences cognitives

Cannabis : les causes de l’amnésie


L a consommation chronique de cannabis entraîne des
troubles de la mémoire épisodique que l’on attribue
généralement au fait que le tétrahydrocannabinol, la
substance active de la plante, se fixe sur des récepteurs neuro-
naux situés dans une zone du cerveau cruciale pour la mémo-
risation, l’hippocampe. Que se passe-t-il dans ce noyau
cérébral ?
Emma Puighermanal et ses collègues de l’Université de
Barcelone, de Bordeaux et de Mayence ont montré que l’ac-
tivation des récepteurs cannabinoïdes par le tétrahydro-
cannabinol entraîne une cascade de réactions biochimiques
dans les neurones de l’hippocampe, aboutissant à un dérè-
glement de la synthèse des protéines. Or on sait que la synthèse
Paul Prescott / Shutterstock
de protéines lors de la mémorisation doit être finement régulée
pour que certaines connexions entre neurones soient conso-
lidées. La perturbation de cet équilibre expliquerait que le
cannabis empêche la formation de souvenirs fiables.
Selon Giovanni Marsicano, l’un des auteurs de l’étude, les expé-
riences réalisées à Barcelone et à Bordeaux ont permis d’iden-
tifier à la fois la classe des neurones (utilisant le neuromédia-
teur nommé GABA) où se manifestent les phénomènes amné-
siques dus au cannabis et une molécule (mTOR) qui, activée par
les récepteurs cannabinoïdes, perturbe la synthèse des protéines.
Le singe
Le cannabis est une molécule dotée de vertus thérapeu-
tiques (elle est utilisée aux États-Unis pour maintenir la prise
et l’horoscope
alimentaire chez des patients subissant une chimiothérapie)
qui gagnerait à être utilisée dans certains cas à condition de
pouvoir éviter l’amnésie, par exemple en limitant l’activité de
la molécule mTOR dans les neurones GABAergiques.
E. Puighermanal et al., Cannabinoid modulation of hippocampal long-term memory is mediated by
mTOR signaling, in Nat. Neurosci., publication en ligne avancée
N ous savons (presque) tous qu’il est impossible de
prédire l’avenir, mais nous lisons (presque) tous notre
horoscope dans le journal. Cette constatation démontre,
outre une profonde incohérence, que nous sommes probable-
ment programmés pour rechercher la moindre parcelle d’infor-
mation relative à notre avenir. Les coupables auraient été iden-
tifiés : il s’agit des neurones dopaminergiques, généralement
actifs lorsque l’on attend une gratification (gagner au loto, trouver
L’humour remonte le moral l’amour de sa vie), mais dont on sait maintenant qu’ils sont
avides de toute forme d’information au sujet des gratifications

L ’humour noir est souvent pratiqué par des profession-


nels confrontés à des scènes difficiles de souffrance
ou de deuil. Les médecins urgentistes notamment en
sont friands. Pourquoi cherche-t-on à rire quand tout porte à
pleurer ? Selon une étude de la psychologue hollandaise
que nous pourrions obtenir dans un avenir proche ou lointain.
Certes, à ce jour les expériences ont été menées chez le
singe. Mais ce petit animal (le macaque rhésus) manifeste
l’exact comportement de l’amateur d’horoscope : lorsqu’il a le
choix entre attendre un heureux événement (un petit ou grand
Madelijn Strick, de l’Université de Nimègue, le recours à l’hu-
verre d’eau sucrée) et obtenir une information sur l’amplitude
mour dans des situations négatives permet de restaurer
de cet événement (une image lui annonçant la taille du verre
l’affect et d’atténuer les effets des émotions négatives. Cette
à venir), il est irrésistiblement attiré par l’image. En outre, il
psychologue a soumis des volontaires à des scènes de muti-
cherche à obtenir l’information le plus tôt possible, si on lui
lation ou de souffrance, avant de leur proposer des images
laisse le choix entre des renseignements immédiats ou différés.
réjouissantes, soit comiques (un dessin humoristique), soit
Notre cerveau est équipé des mêmes neurones. Où que
positives par leur contenu (un sourire d’enfant, un coucher
nous soyons, et indépendamment de nos espoirs et de nos
de soleil, etc.). Elle a constaté que les stimulations humoris-
craintes, nous voulons savoir ce qui nous attend. Si nous lisons
tiques avaient une capacité particulière à faire disparaître les
naïvement des horoscopes déroutants de mièvrerie, c’est
émotions négatives. En revanche, l’humour n’améliore pas
peut-être parce que les neurones dopaminergiques échap-
l’humeur quand on est dans un état émotionnel neutre. On
pent en partie au contrôle du raisonnement rationnel, qui
comprend les bienfaits des spectacles de clowns proposés
sous-tend notre esprit critique. Errare humanum est...
aux enfants atteints de maladies graves.
S. Strick et al., Finding comfort in a joke : consolatory effects of humor through cognitive distrac- E. Bromberg-Martin et al., Midbrain dopamine neurons signal preference for advance information
tion, in Emotion, vol. 9, p. 574, 2009 about upcoming rewards, in Neuron, vol. 63, p. 119, 2009

© Cerveau & Psycho - N° 35 7


cp_35_p004011_actu.xp 24/08/09 18:52 Page 8

Hommes et femmes, L’odeur


la loi du stress de la peur
Les animaux que l’on mène à

F ace au stress, hommes et femmes ont des réactions opposées. À


l’Université de Los Angeles, des volontaires ont subi un stress physio-
logique : ils devaient garder leur main dans de l’eau glacée pendant trois
minutes. Cette stimulation douloureuse a fait augmenter la concentration de
la principale hormone du stress, le cortisol. Puis on leur a fait passer un test
l’abattoir, dit-on, sentent l’odeur
de la mort et sont agités comme
par une macabre prémonition.
Vient-on de découvrir ce qui les
dit « du ballon » : il s’agit d’appuyer sur une touche d’ordinateur, ce qui fait alerte sur leur sort ? Lilianne
gonfler un ballon à l’écran. À chaque pression sur la touche, le ballon enfle un Mujica-Parodi et ses collègues de
peu plus et on gagne un dollar. Mais si l’on va trop loin, le ballon éclate et l’on l’Université de Stony Brook ont
perd tout l’argent gagné. Ce test est une bonne mesure de la prise de risque. montré qu’une personne angoissée
De cette façon, on s’est aperçu qu’après un stress, les hommes prennent sécrète une sueur qui contient
plus de risques et font plus souvent des « molécules de la peur ». Ils
éclater le ballon. L’inverse se produit ont collecté la sueur sécrétée par
chez les femmes, qui gonflent le des individus qui se jetaient d’un
ballon de façon plus prudente. avion, avant qu’ils n’ouvrent leur
Pourquoi ces différences ? Chez parachute.Puis,ils ont fait respirer
l’homme, le stress se traduit par ces extraits à des personnes
une augmentation de plusieurs allongées dans un scanner, afin
hormones dont le cortisol, l’adré- d’observer l’activité de leur
naline, mais aussi la testostérone cerveau.Leur amygdale cérébrale
qui augmente l’agressivité et la – un centre nerveux participant
prise de risque. Chez la femme, outre
au sentiment de peur – s’est
le cortisol et l’adrénaline, c’est plutôt
activée intensément. Cela montre
l’ocytocine, une hormone du lien
que la sueur d’un être angoissé
social, qui est libérée.
agit sur le centre de l’angoisse
Jean-Michel Thiriet

N. Lighthall et al., Acute stress increases sex differences in


risk seeking in the ballon analogue risk task, in PLoS One, dans le cerveau de ses voisins.
vol. 4, p. 6002, 2009

Alzheimer : informations mal transmises


O n vient de découvrir que
la préséniline, une molé-
cule qui a pour fonction
de découper en un endroit précis
la protéine nommée précurseur
risation, l’hippocampe. Le gène a
été inactivé soit en amont de la
jonction entre neurones (côté
présynaptique), soit en aval (côté
postsynaptique). L’inactivation
à l’autre, le glutamate. Il s’ensuit
une libération des réserves de
calcium intracellulaire dans le
neurone cible, ce qui participe à
la stabilisation de la synapse et
de l’amyloïde, en cause dans la présynaptique a entraîné la perte à la « mémorisation » de l’infor-
maladie d’Alzheimer, interviendrait d’une propriété essentielle à la mation. La préséniline absente,
également dans le fonctionnement mémorisation : la « potentialisa- ce mécanisme est entravé.
des synapses, les connexions entre tion à long terme », c’est-à-dire la Cette découverte montre qu’un
neurones : une mutation, présente capacité de deux neurones à défaut de transmission de l’infor-
dans certaines formes héréditaires renforcer leur communication à mation dans les zones cérébrales
de la maladie d’Alzheimer, abou- mesure qu’ils sont activés simul- de la mémorisation est peut-être
tirait à un mauvais fonctionnement tanément. En d’autres termes, la cause de la maladie d’Alzheimer
des synapses, expliquant les pertes sans préséniline présynaptique, chez certains patients. Une alter-
de mémoire et des fonctions cogni- la mémorisation n’est plus possible. native aux pistes les plus fréquem-
tives des malades. Ces travaux détaillent en outre ment explorées, mettant en cause
Les expériences, réalisées à le fonctionnement de la présé- des fibrilles entravant le fonction-
Alexander Raths / Shutterstock

l’Université de Boston, ont consisté niline au sein des synapses : nement des neurones, et les plaques
à inactiver, chez la souris, le gène normalement, cette molécule amyloïdes qui les compriment.
de la préséniline dans les neurones assure la libération d’un impor- C. Zhang et al., Presenilins are essential for regulating
d’une zone essentielle à la mémo- tant neuromédiateur d’un neurone neurotransmitter release, in Nature, vol. 460, p. 632, 2009

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L’actualité des sciences cognitives

Les rêves, berceau de la créativité


proposer des solutions créatives. Les

À quoi servent les rêves ? Une


expérience de l’Université de
Californie à San Diego a montré
qu’ils permettent au cerveau d’organiser
les informations préalablement mémo-
psychologues expliquent ce phénomène
par la théorie des «nœuds sémantiques» :
dans le cerveau, chaque nœud séman-
tique est un réseau de neurones attaché
risées, de façon à livrer la solution aux au sens d’un mot. L’activation d’un nœud
problèmes rencontrés pendant la journée. sémantique (associé à noir) avant la
Dans cette expérience, des volontaires sieste produit une pré-activation de nœuds
devaient imaginer des analogies entre des qui lui sont connectés par des liens de
triplets de mots et proposer un terme sens (dont humour,nuit etmarché). Après
commun se rapportant à chacun d’eux. Si la sieste, lorsque ces mots sont lus, ils
on leur présentait les mots humour, nuit réactivent le nœud du mot noir.
et marché, ils pouvaient par exemple Ainsi, il faut qu’une phase d’activité
proposer le terme : noir. onirique intervienne, afin que l’activité
Avant le test, les participants lisaient électrique d’un nœud se propage à ceux
des textes où apparaissait occasionnel- qui lui sont sémantiquement associés.
lement le mot noir. Ils faisaient ensuite En effet, le rêve s’accompagne d’une baisse
une sieste avant de passer l’épreuve elle- d’acétylcholine et de noradrénaline, deux
même. Les psychologues ont constaté importants neuromédiateurs cérébraux,
que ceux dont la sieste avait comporté laquelle facilite la propagation dite « hori-
une phase de sommeil paradoxal, connu zontale » de l’activité électrique entre les
pour être propice aux rêves, trouvaient différentes aires du cortex. C’est cette
plus facilement la solution au test. circulation horizontale qui autoriserait les
Ainsi, rêver leur permettait de trouver associations de sens émergeant durant
le mot noir précédemment entrevu. Les les rêves, et qui préparerait le terrain à la
résolution des problèmes de la vie réelle.
Olly / Shutterstock

rêves favoriseraient l’utilisation d’une


information préalablement rencontrée, D. Cai et al., REM , not incubation, improves creativity by
pour construire des réseaux de sens et priming assocaitive networks, in PNAS, édition en ligne avancée

Le cerveau psychopathe : un défaut isolé


I ls sont trois ce matin à remplir les ques-
tionnaires de l’Institut psychiatrique
de Londres. Tony, violeur multirécidi-
viste. Condamné à la prison à vie en 2001.
Patrick, arrêté pour le meurtre d’un homme
recherche repose sur l’idée que les capa-
cités morales, telles que l’empathie ou la
capacité de maîtriser ses pulsions violentes,
nécessitent que les différents modules
cérébraux interagissent correctement. Les
dans le contrôle des impulsions et dans
l’empathie émotionnelle, qui nous rend
sensible à la douleur d’autrui. Quant à
l’amygdale, elle est notamment respon-
sable des impulsions ou agressions. Il se
par strangulation en 1989. Romey, coupable résultats confirment cette hypothèse : pourrait donc que le cortex orbitofrontal,
d’assassinat à l’arme blanche de plusieurs par rapport à des individus normaux, les insuffisamment connecté à l’amygdale,
femmes âgées dans les années 1990. psychopathes présentent selon cette étude ne parvienne plus à inhiber les penchants
Les résultats tombent : tous trois ont une réduction des fibres nerveuses reliant meurtriers de ces individus. Les passages
de très hauts scores aux tests évaluant la le cortex orbitofrontal, à l’avant du cerveau, à l’acte seraient facilités par une absence
dangerosité d’un psychopathe. Ils ont été et l’amygdale cérébrale, un centre névral- d’empathie et une incompréhension des
associés récemment à un programme gique de la formation des émotions et des principes moraux.
d’étude scientifique du « cerveau psycho- pulsions, telles la colère ou l’agressivité. On ignore si le défaut de connexion est
pathe », visant à localiser les éventuelles Qu’a-t-on appris sur le fonctionnement inné (biologique), ou s’il résulte de carences
anomalies cérébrales chez les tueurs les mental des psychopathes ? Les fibres d’affect ou d’éducation au cours de l’en-
plus insensibles à la souffrance humaine. nerveuses identifiées, que l’on nomme fance (acquis). En tout cas, si c’est une
L’équipe de Michael Craig propose alors faisceau unciné, assurent le dialogue entre connexion cérébrale déficiente qui pousse
à ces hommes de subir une imagerie par le cortex orbitofrontal et l’amygdale. Or le un individu à tuer, comment évaluer
diffusion de leur cerveau. De cette façon, cortex orbitofrontal est indispensable pour correctement sa responsabilité ?
on visualise les faisceaux de neurones apprendre que certaines actions sont M. Craig et al., Altered connections on the road to pychopathy,
reliant différentes zones du cerveau. Cette immorales et réprouvées. Il intervient aussi in Molecular Psychiatry, publication avancée en ligne

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Pour ne pas oublier ses pilules


Trop de café
I l est plus difficile d’oublier un geste
incongru qu’un geste banal : c’est
sur cette idée que repose une
nouvelle stratégie pour améliorer
la prise de médicaments chez les
clavier d’ordinateur, une fois et une
seule, au cours d’un test de recon-
naissance de formes sur un écran. La
moitié des personnes avaient en outre
comme consigne d’appuyer sur la
fait halluciner
Attention : boire trop de café peut donner des
hallucinations ! Selon une étude de l’Université
de Durham, réalisée auprès de 200 étudiants,
personnes âgées, qui ne se souvien- touche tout en plaçant leur maingauche
les personnes buvant plus de sept tasses de café
nent pas toujours, à la fin du dîner, sur leur tête ; les autres ne recevaient
par jour ont trois fois plus de risques d’entendre
si elles ont pris ou non leurs pilules. aucune instruction particulière.
des voix que les autres. La caféine amplifie les
Ainsi, on pourrait demander à une Les participants ayant exécuté le
effets du stress, en interagissant avec le méta-
personne âgée de prendre son médi- geste « bizarre » n’ont pas commis
cament en adoptant une position parti- plus d’erreurs que de jeunes adultes, bolisme du cortisol.Or le stress peut à la longue
culière. Si, à la fin du repas, elle a un alors que les autres ont souvent oublié entraîner une distorsion des sens et même,chez
doute sur le fait d’avoir pris ou non son s’ils avaient appuyé ou non sur la certaines personnes, des hallucinations. Mieux
médicament, elle se souviendra au touche, et ont répété le geste. La vaut surveiller sa consommation de café, même
moins de ce geste inhabituel. preuve que pour mémoriser, il faut s’il reste possible, selon cette étude, que les
L’intérêt d’une telle méthode est frapper l’imagination, fût-ce au moyen personnes naturellement enclines aux hallucina-
souligné par une étude de l’Université de comportements atypiques. tions boivent plus de café que les autres.Pourquoi ?
de Saint-Louis, où des personnes âgées C’est un autre mystère.
K. Butler et al., in Aging, Neuropsychology, and Cognition,
devaient appuyer sur la touche F1 d’un vol. 16, p. 1, 2009

Les cellules de Merkel


La tentation gagne toujours Les cellules de Merkel ont été ainsi nommées
d’après leur découvreur en 1872, le neuroana-
tomiste allemand Friedrich Merkel. Il s’agit de

I l y a deux façons d’être honnête : ne pas connaître le mensonge et la


tricherie, ou résister aux tentations. Une expérience de l’Université de
Cambridge révèle que les individus se comportant honnêtement dans
des jeux de société ne présentent pas d’activation des zones cérébrales
du « contrôle cognitif ». Le contrôle cognitif désigne l’acte mental par
petites cellules présentes dans l’épiderme et
certaines muqueuses de la plupart des verté-
brés, dont on vient de découvrir la fonction
exacte :elles permettent de ressentir les contacts
lequel nous surveillons nos pensées et nos actes, qu’il s’agisse de ne légers sur la peau, ainsi que les détails des objets
pas insulter un passant qui nous aurait bousculés, ou de rester concen- que nous touchons. Les cellules sont localisées
trés sur une tâche rébarbative. En somme, les personnes se comportant à proximité des terminaisons nerveuses senso-
honnêtement ne se « forcent pas ». rielles dans l’épiderme, mais on ignore encore
Une autre partie de l’expérience a montré que les individus se compor- si les mécanorécepteurs, qui convertissent les
tant parfois de façon malhonnête présentent au contraire une forte acti- déformations de la peau en courants électriques,
vité dans ces zones du contrôle cognitif, notamment le cortex préfrontal. sont contenus dans les cellules de Merkel
Mieux encore : plus l’activité est forte dans cette zone du cerveau, plus elles-mêmes ou dans les neurones qui sont à
les gens trichent souvent au jeu et cherchent à empocher des mises de leur contact.
façon illicite.
D’où une conclusion parado-
xale : plus on cherche à contrôler
son comportement et ses pensées, Les extravertis et
plus on cède finalement à son
penchant malhonnête. Cette thèse
la chirurgie esthétique
représente la vision « volonta- Selon une étude de l’Université d’Oslo en Norvège,
riste » de la vertu, selon laquelle les personnes qui subissent le plus d’opérations
le comportement sain est consi- de chirurgie esthétique sont généralement extra-
déré comme une lutte permanente verties. Naturellement portées vers le contact
contre la tentation. La conception social et vers autrui, elles veulent un corps ou
opposée, celle « de la grâce », un visage « à la hauteur ». D’où le recours au
Diego Cervo / Shutterstock

décrit des personnes naturelle- bistouri,mais l’étude a montré que le niveau d’ex-
ment honnêtes, insensibles aux traversion augmente encore après l’opération !
assauts de la tentation. Dès lors,un seul moyen pour suivre cette spirale
J. Greene et J. Paxton, in PNAS édition en ligne avancée. d’extraversion : retourner voir le chirurgien.

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L’actualité des sciences cognitives

Un pas vers la régénération


de la moelle épinière
Des neurobiologistes français ont mis au point un traitement
qui pourrait à terme favoriser la régénération des voies nerveuses
endommagées lors d’une section de la moelle épinière.

A lain Privat et son équipe de l’IN-


SERM de Montpellier, en collabo-
ration avec le groupe de Jacques
Mallet à l’Institut du cerveau et de la moelle
épinière, à Paris, viennent de montrer qu’il
la formation des cicatrices et favoriser
la repousse des neurones.
La technique choisie sera celle des ARN
dits inhibiteurs ou ARNi, de petits frag-
ments d’acides ribonucléiques complé-
Pour le patient, ce serait alors l’espoir
d’une paralysie limitée, et d’une meilleure
préservation de ses fonctions cognitives.
Quant aux malades parkinsoniens, ils
présentent aussi des cicatrices dans une
est possible de faire repousser des neurones mentaires des gènes codant ces deux zone du cerveau participant au contrôle
sectionnés dans des expériences in vitro. protéines et qui empêchent la machinerie moteur, le noyau caudé : les neurones
Cette avancée offre un nouvel espoir pour cellulaire de convertir le gène en protéine, non détruits sont privés de la possibi-
le traitement des traumatismes de la ici la protéine cicatricielle. Après trois ans lité de faire repousser leurs rameaux termi-
moelle épinière et du cerveau, voire des de travail, l’antidote mis au point par l’équipe naux, si bien que la thérapie anticicatri-
accidents vasculaires cérébraux ou des de J. Mallet est testé sur des neurones cielle pourrait être indiquée.
maladies neurodégénératives. cultivés en présence d’astrocytes. Les Reste la question des 45 000 para-
Le principe de cette thérapie répara- résultats montrent que les neurones repous- plégiques de France : cette méthode
trice s’appuie sur le potentiel intrinsèque sent sur ces astrocytes modifiés, et qu’au- permettra-t-elle de dissoudre les cica-
de régénération des neurones. Une notion cune cicatrice ne se forme. trices neuronales formées de longue date,
qui remonte à 40 ans, lorsqu’Alain Privat Le montage moléculaire étant en place, afin de libérer la croissance des axones ?
étudiait la façon dont se développent reste à en prouver l’efficacité in vivo, d’abord L’hypothèse n’est pas hasardeuse, car
les astrocytes, cellules nutritives voisines sur l’animal de laboratoire. D’ores et déjà, les protéines qui constituent la cicatrice
des neurones. Il lui semblait déjà que ces des résultats convaincants ont été obtenus. sont renouvelées environ tous les mois.
cellules devaient jouer un rôle plus impor- Si ce type d’approche est prometteur, Aussi peut-on espérer qu’à condition d’in-
tant que celui qu’on leur attribuait, celui c’est qu’il a l’avantage de s’adapter aussi hiber les astrocytes pendant un temps
d’auxiliaires des neurones. Il suggère alors aux traumatismes crâniens, aux accidents assez long, la cicatrice redevienne
que, si les neurones ont du mal à repousser vasculaires cérébraux et même à la maladie « perméable ».
après avoir été sectionnés, c’est à cause de Parkinson. Dans un traumatisme crânien En fait, à ce jour, tout est ouvert et il
des astrocytes qui réagissent très rapi- ou un accident vasculaire cérébral, un faudra attendre les prochains mois pour
dement à toute agression contre le système important tissu cicatriciel entrave la recons- être définitivement fixés sur les possi-
nerveux. La première réaction des astro- titution des voies neuronales lésées, d’où bilités de récupération motrice des souris
cytes consiste à rétablir la barrière hémato- des paralysies ou des altérations de fonc- soumises à ce traitement. Le passage à
encéphalique, puis à constituer des cica- tions cognitives. L’injection stéréotaxique l’étape suivante devrait être réalisé chez
trices autour de ces blessures. A. Privat (au moyen de pipettes pénétrant avec des singes, puis des porcs afin que les
et son équipe montrent alors que deux précision jusqu’à la zone lésée) permet- pratiques opératoires soient standardi-
protéines produites par les astrocytes, trait d’introduire les ARNi thérapeutiques sées avant les premiers essais cliniques.
la GFAP et la Vimentine, forment ce tissu sur le site lésé et d’assurer la bonne M. Desclaux et al., A novel and efficient gene transfer strategy
reduces glial scarring and improves nerounal survival and axonal
cicatriciel qui isole le neurone de son envi- repousse des neurones. growth in vitro, in PLoS One, vol.4, p. 6227, 2009
ronnement, l’empêchant de renouer des
contacts avec ses voisins.
La confirmation de cette hypothèse
viendra de souris génétiquement modi-
fiées qui, privées des gènes exprimant
ces deux protéines, ne forment plus de
cicatrices astrocytaires après une lésion
de la moelle épinière, et présentent des
déficits moteurs moins prononcés. Dès
lors, un projet se fait jour : chez des
personnes victimes de lésions de la
moelle ou du cerveau, bloquer l’expres- Des neurones endommagés « repoussent » quand les astrocytes qui les entourent sont
sion de ces protéines pour empêcher modifiés de façon à ne plus produire la protéine cicatricielle GFAP.

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Serge Tisseron

Cinéma : décryptage psychologique

Coraline,
l’enfance sans repères
Serge Tisseron
psychiatre, psychanalyste,
Étrange œuvre cinématographique que Coraline,
docteur en psychologie, qui a connu un vif succès sur les écrans en ce début
est directeur de recherche
à l’Université Paris X, d’année. Plus de parents dans ce conte, plus d’histoire
à Nanterre.
ni de moralité à proprement parler. Derrière ce schéma
narratif, ne se cache-t-il pas une crise de transmission
des valeurs entre adultes et enfants ?

1. La vie de Coraline
se déroule dans un décor
terne et un environnement
affectif déstructuré, où les
parents jouent des rôles
indifférenciés et guident
peu leur fille.

© 2008 LAIKA Inc. Focus Features

12 © Cerveau & Psycho - N° 35


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mes sensibles, s’abstenir : Coraline est

Â
parents... à la différence que tout y est plus beau,
un film d’horreur parfois aussi cruel et disons-le, magique. Les libellules de bois atta-
que Shining de Stanley Kubrick, aussi chées au-dessus du lit de Coraline volent en liber-
décoiffant que Sleepy Hollow de Tim té, le jardin est somptueux et la nourriture succu-
Burton, et dont le rythme stressant lente. En plus, Coraline y trouve deux parents en
n’a rien à envier à Terminator… Mais c’est aussi un tous points semblables aux siens, mais aussi
film magnifique et merveilleux, et une véritable
parabole sur les bouleversements qui affectent
En Bref affables et souriants que les vrais sont moroses.
Bien sûr, ils ont deux gros boutons ronds cousus à
aujourd’hui les relations entre les générations. • Le film Coraline la place des yeux, mais comme ils sont absolument
propose aux enfants exquis, Coraline décide d’aller les retrouver
un monde où le héros chaque soir. Et, dans cette maison magique de ses
L’enfance livrée à elle-même tâtonne, plutôt qu’il nuits, elle rencontre aussi le dompteur du premier
ne raisonne. Il ne lui
Dans ce film américain réalisé par Henry Selick étage et les deux actrices du sous-sol, également
est guère proposé
et sorti le 10 juin 2009, Coraline s’ennuie dans le transfigurés : la petite pièce de l’un est devenue un
de clés pour résoudre
nouvel appartement où elle a emménagé avec ses les difficultés.
cirque merveilleux tandis que la cave des autres est
parents. Et on la comprend ! La maison est une un féerique et somptueux théâtre à l’italienne.
• Cette situation fait
sévère bâtisse du genre de celles qu’on trouve dans Peu à peu, évidemment, Coraline va découvrir
écho à la situation
les stations balnéaires du siècle dernier, à que tout a une contrepartie : il faut, tout d’abord,
des adolescents qui
Deauville ou Knokke-le-Zoute… mais isolée au aujourd’hui, dans leur
accepter de se faire coudre des boutons sur les
milieu de la campagne. Seule consolation, l’étage majorité, ne font plus yeux ! Puis d’autres concessions suivront, jusqu’à
supérieur est occupé par un dompteur de souris, confiance aux adultes découvrir que la charmante mère de ce second
tandis que le sous-sol abrite deux anciennes trapé- pour leur donner monde est en réalité une sorcière qui se nourrit
zistes qui vivent dans le culte nostalgique de leur des clés sur le chemin des enfants qu’elle parvient à séduire. Pour lui
brillante carrière passée. Autant dire que les ren- de la vie. échapper, Coraline ne pourra alors compter que
contres avec ces étranges personnages n’ont rien • Pour réintroduire des sur son intelligence, un chat qui parle, rencontré
d’ennuyeux ! Mais Coraline s’ennuie quand clés dans l’éducation en chemin, et un garçon un peu attardé qui se
même. Et elle s’ennuie d’autant plus, que ses des enfants, il faut leur révélera pourtant de bon conseil. Elle devra en
parents sont toujours occupés à travailler chacun réapprendre à vivre outre sauver ses propres parents que la sorcière a
dans leur coin sur leur ordinateur. Tellement avec leur corps au pris en otage, car l’une des leçons de ce film est
même que la mère de Coraline n’a plus le temps travers des punitions et que non seulement les adultes ne peuvent pas faire
de cuisiner. Le réfrigérateur ne contient aucune des gratifications, par grand-chose pour les jeunes, mais que c’est en
surprise, et Coraline s’assoit chaque jour à table une proximité accrue plus eux qui doivent leur venir en aide. Et comme
avec morosité. Mais une après-midi, en explorant avec les parents. les adultes sont de surcroît incapables de recon-
la vieille bâtisse à la demande de son père qui naître ce qu’ils en ont reçu, Coraline sera en défi-
espère ainsi s’en débarrasser, elle découvre une nitive condamnée à ne pouvoir raconter ses aven-
petite porte située au ras du sol… tures extraordinaires – et pourtant bien réelles –
À sa demande pressante, sa mère finit par l’ou- qu’au chat devenu son ami. Les figures parentales
vrir. Hélas, elle ne donne que sur un vilain mur de ne sont décidément d’aucun secours, fût-ce pour
brique. Pourtant, la nuit tombée, trois petites sou- tendre l’oreille. C’est en cela que Coraline n’est
ris sauteuses se chargent de réveiller Coraline et de guère un conte de fées, malgré les apparences.
la ramener vers la porte mystérieuse. Cette fois-ci,
elle est ouverte ! Un étrange passage mène à un
appartement en tout point semblable à celui de ses
© 2008 LAIKA Inc. Focus Features
© 2008 LAIKA Inc. Focus Features

2. Dans le monde « idéal » et onirique où pénètre


Coraline, un père plus coloré lui tend de grandes mains
qui illustrent le contact qu’elle n’a pas avec lui dans la
réalité... Sa mère, quant à elle, après avoir montré un
visage affable, se révèle être une horrible sorcière...

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Le monde des contes de fées, avec le dernier


mot laissé à une figure masculine, est décidément
bien loin derrière nous… Pour Coraline, et pour
bien des enfants d’aujourd’hui, la société est
matriarcale. Et le conte n’est plus un moyen de
mettre les enfants en garde contre les dangers
qu’ils courent, mais plutôt une façon de leur
tendre un miroir de la manière dont ils doivent
apprendre à se débrouiller sans eux.

Une (petite) part de rêve

© 2008 LAIKA Inc. Focus Features


Coraline entre dans le second monde au
moment où elle s’endort. Elle ferme les yeux… puis
les rouvre, se lève, va vers la porte mystérieuse et
pénètre dans l’appartement magique. Ce monde
est-il pour autant celui du rêve ? Rappelons que
pour Freud, le rêve est une réalité mixte qui néces-
site la collaboration de deux partenaires, qu’il
Le monde de Coraline diffère ainsi, comme nous 3. Le monde fabuleux nomme « l’entrepreneur » et « le capitaliste ». Dans
allons le découvrir, de celui du conte de fées. Tout de Coraline est surtout la vie réelle, le capitaliste est celui qui apporte les
d’abord, par la personnalité des parents. Alors que un univers de l’image, capitaux ; dans le rêve, il apporte les souvenirs de la
dans les contes de fées, les rôles sociaux sont bien parfois proche de celui veille. L’entrepreneur, quant à lui, utilise les capi-
distingués, les parents de Coraline sont un couple des jeux vidéo. Toujours taux pour réaliser son objectif ; dans le rêve, ce sont
coloré et somptueux, il est
indifférencié : même apparence, même défaut d’at- les divers désirs du rêveur qui jouent ce rôle.
aussi relativement limité,
tention à leur fille, même accaparement par leur reposant sur des images Coraline semble obéir à ce modèle puisque des élé-
travail. Quant au couple parental du second monde, peu nombreuses, ce qui ments de la vie diurne de l’héroïne se retrouvent
il s’éloigne plus encore du modèle des contes de fées le rend très différent dans le monde fantastique auquel elle accède pen-
par l’absence d’une figure masculine forte. du monde des rêves. dant la nuit. Par exemple, les chiens des deux
Coraline y rencontrera actrices auxquels l’une d’entre elles met des petites
un petit garçon qui joue ailes se retrouvent dans les chiens chauve-souris de
L’absence du père avec les images au moyen son cauchemar, et le dessin de la clé en forme de
Il existe bien sûr quelques contes dans lesquels de l’objectif bricolé bouton qui ferme le passage vers le second monde
d’un appareil photo.
une femme malfaisante tire toutes les ficelles, revient comme un leitmotiv tout au long du film.
notamment dans Blanche Neige, et dans une Pourtant, ce monde du rêve a aujourd’hui un
moindre mesure dans Cendrillon. Mais la figure concurrent, c’est celui des images. Plusieurs aspects
masculine est souvent présente sous forme d’un de ce film en rappellent l’importance. Le garçon qui
prince charmant destiné à jouer le rôle que le père deviendra le compagnon de Coraline s’est bricolé
manquant n’a pas pu tenir : faire valoir les droits un casque de moto avec un vieil objectif de caméra
de l’héroïne et lui donner le statut qui correspond qui lui permet de regarder le monde comme s’il le
à ses mérites. Ce prince charmant redresseur de filmait. Et le seul moment où Coraline et ce garçon
torts joue finalement le rôle d’un père de substitu- jouent ensemble est celui où elle utilise un appareil
tion, même si ce n’est pas là son statut dans le photo qui permet – par exemple – de faire croire
conte. Et même dans Pierre et le Loup et Le Petit que le garçon mange une énorme limace, alors que
Chaperon Rouge, un homme apparaît encore sous ce n’est qu’une mise en scène !
les traits d’un bûcheron ou d’un chasseur qui réta- En ce sens, le monde où Coraline s’introduit la
blit l’ordre patriarcal du monde. nuit pourrait bien être celui de la réalité virtuelle,
Mais dans Coraline, il n’existe pas de contre- autant que celui du rêve ! D’ailleurs, alors que le
point à la figure absente du père. Et plus encore, le monde des rêves est infini, le monde nocturne de
père du second monde se révèle vite n’être qu’une Coraline est tout petit. On peut en faire le tour
marionnette. Ses confidences à Coraline lui valent très vite, un peu comme pour la planète du Petit
d’ailleurs un traitement spécial de la part de son Prince. En outre, le monde du rêve est toujours
épouse qui le réduit à un état de semi-légume. Et plus saugrenu que la réalité, mais il est rarement
alors qu’il tente d’informer Coraline du danger plus beau. Or le monde de Coraline est, lui, somp-
qu’elle court, sa sorcière de femme le traîne tueux… exactement comme la réalité virtuelle.
comme un vulgaire pantin vers la sortie en lui rap- Dans les jeux vidéo par exemple, les couchers de
pelant qu’il doit s’occuper des courges. La traduc- soleil sont toujours magnifiques, la lumière par-
tion française fait dire à ce père entre deux bâille- faite, le paysage magique. D’ailleurs, la petite porte
ments résignés : « J’y courge. » L’homme est donc qui permet à Coraline de changer de monde a la
une courge, on ne saurait être plus clair, et dans ce taille d’un écran. L’auteur pensait-il aux mondes
monde, tout le pouvoir est à la mère. virtuels en imaginant cette ouverture dont la mère

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a voulu cacher la clé ? En tout cas, la logique qui y ment s’y prendre. Nous voici bien loin du conte de
prévaut n’est ni celle des contes de fées ni celle des fées où un personnage guide en général le héros
rêves, mais plutôt celle… des jeux vidéo. sur le bon chemin. Dans Coraline, les objectifs sont
fixés, mais jamais les moyens.
Vers une culture Il n’est donc pas étonnant que le spectateur de
du tâtonnement ce film soit invité lui aussi à découvrir au fur et à
mesure, et par ses propres moyens, les règles d’un
Dans les contes de fées, les personnages ont le monde incompréhensible. Par exemple, il voit au
mode d’emploi des objets qu’ils trouvent. Par cours du film la Lune se voiler progressivement et
exemple, le Petit Poucet sait à quoi vont lui servir les comprend seulement peu à peu que cette étrange
pierres qu’il ramasse, tout comme il connaît le mode éclipse est due à un gigantesque bouton de culot-
d’emploi des bottes de sept lieues qu’il dérobe à te qui anticipe ceux qui seront bientôt cousus sur
l’ogre. Dans Coraline, tout est différent, mais exacte- les yeux de Coraline…
ment comme dans les jeux vidéo. D’abord, les objets D’une certaine façon, ce film où l’héroïne doit
surgissent de façon imprévisible. Prenons le cas de tout découvrir par elle-même rejoint les aventures
l’anneau triangulaire percé d’un trou rond qui sera de Harry Potter. Rappelons que dans cette série, le
si utile à la fillette pour remporter son pari contre la vieux Dumbledore, qui incarne une figure paternel-
méchante sorcière… La façon dont cet anneau lui le puissante et sage, connaît l’usage des objets qu’il
arrive n’indique rien sur la manière de s’en servir. confie à Harry, mais ne le lui donne pas afin que
La scène se passe chez les deux anciennes celui-ci le découvre par lui-même. Coraline fait un
actrices. L’une d’elles propose des bonbons si vieux pas de plus : les adultes ne possèdent pas le mode
qu’ils sont tous collés les uns aux autres. Impossible d’emploi des objets qui les entourent, et en plus ils
d’en prendre un sans les emporter tous, et le sala- ne savent pas qu’ils ne l’ont pas ! Mais n’en rions pas
dier qui les contient avec eux ! Coraline refuse trop vite, car ce monde est le nôtre…
donc poliment de se servir... La vieille actrice s’em- Ainsi, Coraline n’est pas loin de renoncer à
pare aussitôt de deux aiguilles à tricoter et frappe attendre quoi que ce soit de ses parents. Sa situation
frénétiquement les bonbons. Puis, du fond du réci- fait ainsi écho à la nouvelle culture des adolescents,
pient qui contient maintenant une poudre de une culture des pairs où la solution aux difficultés
sucre, elle tire un anneau qu’elle donne à Coraline. vient du partage des compétences avec ceux qui
Elle le prend sans savoir à quoi il lui servira, et c’est ont leur âge, bien plus que d’une aide des adultes.
seulement plus tard qu’elle aura l’idée de le poser Une récente étude de l’Université de Berkeley a
sur son œil, et en découvrira le pouvoir : faire d’ailleurs révélé que les jeunes n’attendent plus
apparaître en rouge sur fond gris les objets dont grand-chose des adultes en termes d’apprentissa-
elle doit s’emparer pour vaincre la sorcière. ge. Ils sont même enclins à penser que leurs cama-
Observons maintenant le comportement de l’hé- rades sont mieux placés que leurs géniteurs pour
roïne. Dans les contes de fées, le héros est invité à leur faire découvrir ce qui leur sera utile dans la
réfléchir avant d’agir. Que sa stratégie soit person-
nelle ou suggérée par une fée ou quelque divinité, il
en a toujours une. Par exemple, dans Le Chat Botté, Un précédent : Hansel et Gretel
le chat qui va voir l’ogre sait très bien qu’il va le
Dans le conte des frères Grimm, Hansel et Gretel sont deux enfants attirés
mettre au défi de se transformer en souris… afin de
par une maison en pain d’épices où habite une effroyable sorcière, laquelle
pouvoir le dévorer ! Et la princesse de Peau d’Âne n’a pour objectif que de les manger. Ce monde rappelle l’univers merveilleux
reçoit de la fée sa tante le conseil de demander à son de Coraline où une mère initialement affable se transforme en horrible sorciè-
père la peau d’un âne producteur de richesses afin re. Toutefois, la perspective est tout autre : dans le conte des frères Grimm, les
de le dissuader de vouloir épouser sa fille. enfants doivent échapper à la sorcière pour retrouver leurs parents. En outre,
Mais Coraline, elle, n’a pas de stratégie. Par ils usent de stratégies « intelligentes ».
exemple, lorsque le chat lui suggère de défier la
sorcière en lui proposant un jeu, elle n’a aucune
idée de la manière dont elle peut gagner l’épreuve.
Pourtant, elle accepte. Et lorsqu’à la dernière étape
du combat, elle se trouve à court d’imagination,
elle lance le chat qu’elle a dans les bras au visage de
la sorcière. À ceux qui pourraient penser que
c’était mûrement réfléchi, elle donne un démenti
cinglant. Dans la dernière partie du film, elle s’ex-
cuse en effet auprès du chat d’avoir agi ainsi. C’est
parce qu’elle n’avait aucune autre idée, avoue-t-
elle… Enfin, quand les fantômes des enfants morts
conseillent à Coraline de cacher la clé de la porte
de l’autre monde pour que la sorcière ne commet-
te jamais plus aucun crime, c’est sans lui dire com-

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comme une invitation à s’amender et à changer


d’attitude, mais comme une humiliation insuppor-
table. Chez eux, la punition ne rentre pas dans un
monde de culpabilité, mais de honte. Ils manquent
tellement d’estime d’eux-mêmes que lorsqu’ils sont
punis, ils ne peuvent plus penser être estimés, et ont
parfois même des difficultés à se penser vivants. Ils
vivent la marginalité partielle et transitoire provo-
quée par la punition comme une marginalisation
totale et définitive, bref comme une catastrophe de
honte. Toute punition entraîne alors chez eux une
réaction aux antipodes de ce qui était recherché : un
surcroît d’agressivité visant à rejeter la honte qu’ils
ont l’impression qu’on veut leur imposer.

Tracy Whiteside / Shutterstock


Réhabiliter la punition
et la gratification
En quoi Coraline reflète-t-elle l’évaluation
actuelle des rapports entre parents et enfants ? Il
s’agit d’un format narratif nouveau en ce sens qu’il
4. Certains adolescents vie ! Ils acceptent toutefois l’idée que les adultes s’adresse aux enfants en abandonnant la logique du
ne font pas confiance sont encore bien placés pour leur fixer des objec- conte, où figurent des parents forts et où sont livrées
aux adultes quand il s’agit tifs… Exactement sur le modèle des « maîtres » des clés pour la vie : ici, ni parents ni clés ni straté-
de trouver des solutions dans les jeux vidéo en réseau. gies, plutôt une culture de l’immédiat et de l’impro-
à leurs difficultés,
Un deuxième aspect de la crise actuelle des visation où l’on apprend « sur le tas », ce qui rappel-
et pensent que les jeunes
de leur âge seront transmissions tient au fait que les contacts phy- le la culture des pairs qui caractérise l’adolescence
d’un plus grand secours. siques passent de plus en plus au second plan. moderne. Mais si l’on devait réfléchir aux liens
Ils passent l’essentiel Cette évolution tient en partie à l’importance prise entre le virtuel et cette évolution des rapports géné-
de leur temps entre eux. par les technologies de communication à distance. rationnels, il faudrait inclure le phénomène de
Les gens communiquent beaucoup plus, mais la « distanciation » entre parents et enfants, où la
plupart de ces échanges sont médiatisés par punition est discréditée, ce qui limite aussi la grati-
Internet et le téléphone mobile. De surcroît, les fication, comme nous l’avons expliqué. La fragilisa-
parents ont moins de proximité corporelle avec tion du lien intergénérationnel favorise-t-elle l’im-
leurs enfants que par le passé. C’est le cas des mersion des jeunes dans la culture de l’improvisa-
parents de Coraline, sauf à la fin du film lorsque tion qui est celle des jeux vidéo et de Coraline ?
son père joue avec elle sur le lit. On voit en effet de L’importance prise par le virtuel dans la vie des ado-
plus en plus d’enfants qui semblent avoir souffert lescents contribue-t-elle à fragiliser les rapports de
d’un défaut de contact corporel. Leurs parents ne proximité corporelle ? Peut-être les deux à la fois…
les frappent plus, mais ils ont malheureusement Que faire aujourd’hui face à cette situation ? Il
très peu de contacts affectueux avec leur progéni- est tout d’abord essentiel d’organiser des activités
Sur le web ture depuis que le spectre de l’inceste et de la pédo- qui engagent le corps comme support de significa-
philie a étendu une ombre de suspicion sur ces tion. Le jeu de rôle dans lequel les enfants sont invi-
Les résultats de l’étude
concernant le jeu de rôle proximités. Enfin, comme les parents sont souvent tés à jouer diverses situations pourrait remplir ce
en maternelle sont désemparés et ne savent pas quelles punitions rôle, et cela dès l’école maternelle, ce que nous
consultables sur : employer, il leur arrive d’utiliser la privation d’af- avons montré dans un travail de recherche réalisé
http://squiggle.be/serge- fection, à commencer par les « bisous du soir », entre 2007 et 2008. Une deuxième façon d’éviter la
tisseron/ comme moyen de pression. Le problème est que fracture générationnelle est de réintégrer le plus
ces enfants ne deviennent pas plus obéissants pour possible dans le jeu social les jeunes insensibles à la
autant, et tout se passe comme s’ils mettaient leur punition. Pour ce faire, il est essentiel que les
Bibliographie corps de côté. Bien sûr, ils sont capables de faire du parents et les pédagogues apprennent à manier la
sport et de subvenir aux besoins de leur corps, mais gratification autant que la punition. Car ces enfants
S. Tisseron, La Résilience,
PUF, Coll. Que Sais-je ?, celui-ci n’est plus investi comme un lieu de plaisir ont un désir de reconnaissance de leurs possibilités
2007. ou de souffrance. Il n’est qu’un espace fonctionnel à la mesure de leur angoisse d’être rejetés dans la
S. Tisseron, Vérités qu’ils peuvent facilement attaquer et tout aussi honte. Mais n’est-ce pas là aussi un élément présent
et mensonges de nos facilement utiliser pour attaquer autrui. Cela fait dans le film Coraline ? Car après tout, si la culpabi-
émotions, Albin Michel, aussi partie de la crise actuelle de la transmission. lité est énoncée par la voix qui condamne, la honte,
2005. Enfin, un troisième point de cette crise de la elle, est d’abord imposée par le regard. Alors, un
J. C. Snyders, Drames transmission ne se voit pas dans le film Coraline, monde où les yeux sont remplacés par des boutons
enfouis, Buchet/Chastel, mais est aujourd’hui très important. Il s’agit du fait ne serait-il pas finalement un monde d’où toute
1996. que la punition n’est plus perçue par certains jeunes honte serait exclue ? I

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Psychologie
sociale

Destin
ou coïncidence ?
Deux présidents emblématiques des États-Unis ont été assassinés
à 100 ans d’intervalle et leur histoire présente plusieurs points
communs. Pourquoi notre cerveau est-il irrésistiblement attiré par
de telles coïncidences, y cherchant des marques du destin ?
Les psychologues décryptent les mécanismes de cette attirance.

Jean-Louis Dessalles l est des coïncidences troublantes. Deux

I
Abraham Lincoln est élu au congrès en 1846,
est enseignant-chercheur présidents des États-Unis, John Fitzgerald devient président en 1860. Il est assassiné d’une
en Sciences cognitives
Kennedy et Abraham Lincoln, ont eu des balle dans la tête pendant sa présidence, un ven-
à l’École nationale
supérieure des destins tragiques étonnamment ressem- dredi, alors qu’il est près de son épouse. Son vice-
télécommunications. blants. John Fitzgerald Kennedy est élu au président Johnson, né en 1808, lui succède.
congrès des États-Unis en 1946, puis devient prési- La coïncidence est frappante. Elle ne s’arrête pas
dent en 1960. Il est assassiné d’une balle dans la tête là : les noms des deux présidents comportent sept
pendant sa présidence, un vendredi, alors qu’il est lettres ; John Wilkes Booth tira sur Lincoln dans
près de son épouse. Le vice-président Johnson, né un théâtre avant de se réfugier dans un entrepôt,
en 1908, lui succède. alors que Lee Harvey Oswald tira sur Kennedy
depuis un entrepôt, puis se réfugia dans un ciné-
ma (theatre en anglais) ; les noms complets des
deux assassins comportent 15 lettres ; ceux des
successeurs respectifs, Andrew Johnson et Lyndon
Johnson, en comportent 13 ; Kennedy fut tué dans
une voiture de marque Lincoln, etc.
Doit-on objectivement s’étonner d’une telle
coïncidence, penser qu’elle révèle une causalité
cachée, un bégaiement du destin ou une quel-
conque connexion magique ? Évidemment non. Il
est facile d’établir des analogies entre deux vies
remplies d’événements connus. Pour le montrer,
Kevin Kern et Kathren Brown ont établi un paral-
lèle à peu près aussi étroit entre deux autres pré-
sidents des États-Unis pris au hasard, Harry
Truman et Millard Fillmore.
Le caractère objectif de la coïncidence n’est pas
ce qui importe ici. Concentrons-nous sur la fasci-
nation elle-même. Pourquoi sommes-nous à ce
point sensibles aux coïncidences ? À bien y regar-
der, l’étonnement suscité est bien plus remar-
quable que l’événement qui le cause. On pourrait
croire qu’il s’agit encore d’un « biais », d’une fai-

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blesse de notre esprit qui se laisse piéger par les calcul (notamment, une énumération de points
apparences d’une causalité sans fondement,
comme l’ont prétendu les psychologues et écono-
En Bref communs et des aspects divergents, que nous réa-
lisons le plus souvent de façon non consciente),
mistes américains Daniel Kahneman, Paul Slovic • Les coïncidences nous un calcul dont on ne voit pas comment il pour-
et Amos Tversky en 1982. Il n’en est rien. Bien au troublent, et pourtant elles rait être appris par tâtonnements. Voyons en quoi
contraire, le processus cognitif qui nous permet n’ont, statistiquement, pas consiste ce calcul.
de repérer les coïncidences est un appareil d’une moins de chances de Le concept de complexité, qui permet de com-
précision jusque-là insoupçonnée, qui ouvre de se produire qu’un fait prendre les coïncidences et bien d’autres phéno-
nouvelles perspectives sur une classe de « calculs » « normal ». mènes cognitifs, est né dans les années 1960. Il est
dont notre cerveau semble capable. • Les coïncidences sont même né trois fois, comme fruit des réflexions indé-
d’autant plus marquantes pendantes des mathématiciens Ray Solomonoff,
que la complexité Andrei Kolmogorov et Gregory Chaitin, même si ce
Une fascination universelle de production d’un dernier croit en voir les prémices dans la pensée de
pour les coïncidences événement (sa probabilité Gottfried von Leibniz au début du XVIIIe siècle…
de se produire) diffère
L’intuition paraît infaillible lorsqu’il s’agit de Qu’est-ce que la complexité d’un objet ? C’est
de la complexité de
juger une coïncidence. On imagine facilement que le minimum d’information nécessaire pour le
description (faible quand
la coïncidence de notre exemple aurait été encore on connaît la personne
reconstituer sans ambiguïté. L’objet est simple
plus forte si les deux présidents étaient morts au impliquée). quand ce nombre est faible, complexe quand il est
même âge ou avaient porté le même prénom. important (voir la figure 2). Prenons l’exemple de
• Nous voyons
Comment le savons-nous ? Sans doute, dira-t-on, une intention cachée
la complexité des nombres. La complexité d’un
parce que de tels détails renforcent l’analogie derrière ces répétitions, nombre rond, par exemple 1 000 000, est moindre
entre les deux situations. Vrai, mais insuffisant. car le fait de supposer que celle d’un nombre pourtant plus petit,
On s’accordera sur le fait qu’un écart de 100 ans des intentions derrière tel 8 773. Le premier s’écrit au moyen d’un 1 suivi
entre les prises de fonction de Lincoln et Kennedy des ressemblances de six 0 ou encore 106. En revanche, décrire le
est meilleur qu’un écart de 93 ans, bien que l’ana- aiderait l’être humain second nombre nécessite à première vue d’énu-
logie soit aussi forte dans les deux cas. La mention à déjouer les pièges mérer ses quatre chiffres. De surcroît, les chiffres 0
de la marque de la voiture dans laquelle Kennedy tendus par autrui. et 1 ne présentent pas une forte complexité. Au
fut assassiné rompt l’analogie ; pourtant elle amé- contraire, les chiffres 7 et 8 sont plus complexes.
liore la coïncidence. Enfin, le fait que le parallèle Ainsi, 100 est plus simple que 93. On commence à
concerne deux présidents parmi les plus célèbres entrevoir que, si l’on suppose que le cerveau est
des États-Unis plutôt que deux présidents obscurs plus attentif aux données de faible complexité, il
du Guatemala est un ingrédient essentiel dans va être attiré par un écart de 100 ans (entre les
l’intérêt de l’histoire (sauf, peut-être, pour les lec- décès de Lincoln et celui de Kennedy). Reste à
teurs guatémaltèques). Or l’analogie serait tout expliquer cette attirance du cerveau pour les
aussi bonne dans le second cas. faibles complexités (nous y reviendrons).
Avant de chercher une explication, deman- Pour l’instant, examinons la façon dont le cer-
dons-nous comment nous « savons » ce qui fait veau jauge la complexité d’une situation. Si l’on
que tel élément contribue de manière positive ou revient sur le parallèle des deux décès présidentiels,
négative à la qualité de la coïncidence. L’avons-
nous appris quand nous étions enfants ? Y a-t-il
quelque chose dans l’éducation des enfants qui
leur permet de découvrir les classes de situations
dignes d’être regardées comme des coïncidences ?
En d’autres termes, le phénomène serait-il cultu-
rel avant d’être cognitif ? Trois observations ren-
dent une telle hypothèse peu crédible. D’abord,
les coïncidences fascinent sous les tropiques
comme aux pôles : généralement associées à la
pensée magique, elles ne laissent jamais personne
indifférent. De plus, il semble qu’il n’y ait place
pour aucune variation lorsque l’on juge de la
qualité d’une coïncidence, ce qui serait étonnant
si le phénomène était soumis aux aléas de la cul-
ture et de l’apprentissage. Enfin, le processus
cognitif sous-jacent repose sur un authentique
© Brooks Kraft / Sygma / Corbis

1. Morts à 100 ans d’intervalle, Abraham Lincoln


et John Fitzgerald Kennedy ont été assassinés,
après avoir suivi des carrières parallèles, laissant
des successeurs portant le même nom : pourquoi
sommes-nous étonnés par de telles coïncidences ?

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normalement, le destin de John Fitzgerald d’autres, ce que représente leur « complexité de


Kennedy est indépendant de celui d’Abraham production ». Imaginons que la plus grosse météo-
Lincoln. On s’attend à ce que la complexité de ces rite de l’année tombe dans mon jardin. C’est pos-
deux destins pris ensemble soit la somme des sible, mais « complexe » : il faut que ladite météo-
complexités de chacun pris indépendamment. Or rite « choisisse » mon jardin parmi toutes ses des-
qu’observe-t-on ? Plusieurs éléments leur sont tinations possibles sur Terre. Ce choix comporte
communs : les assassinats, la présence de leur une complexité d’environ 41 bits, c’est-à-dire que
épouse, le nom du successeur, etc. La complexité la probabilité que cela se produise (la surface de
de ces éléments ne doit être comptée qu’une seule mon jardin divisée par celle du globe terrestre)
fois. Or la complexité observée est moindre que la équivaut à celle d’obtenir 41 fois pile de suite en
complexité attendue. C’est par cette anomalie que lançant une pièce de monnaie. Je peux dormir
nous percevons la coïncidence. Là où l’on attend tranquille, la complexité me protège.
une complexité supérieure, on constate qu’elle est
inférieure. Ainsi, la force d’une coïncidence se Complexité de production
mesure par l’écart entre la complexité attendue
d’une situation et la complexité observée.
et complexité de description
Si notre cerveau effectue ce calcul, on comprend C’est ce qu’on nomme la complexité de produc-
pourquoi un écart de 100 ans est préférable, puis- tion d’un événement. Cet événement est très com-
qu’un écart de 93 ans rendrait la différence entre les plexe à produire, mais il peut être moins complexe à
deux situations plus complexe. On comprend aussi décrire : si la météorite tombe dans mon jardin, cet
pourquoi les deux situations doivent être analogues événement est très peu complexe à décrire puisque
pour former une coïncidence, car les analogies je détiens déjà tous les éléments de la description,
réduisent la complexité de l’ensemble, du fait que 2. La complexité d’un l’adresse, le pays, etc. Pour moi, mon jardin est une
certaines informations de la première situation (le objet désigne la quantité localisation extrêmement simple à décrire. Qu’une
successeur de Lincoln s’appelle Johnson) peuvent d’information qu’il faut météorite le « choisisse » pour cible serait un événe-
être reproduites à l’identique dans la seconde. pour le décrire. Par ment formidable à mes yeux, mais pas pour un
Enfin, le fait que Kennedy soit mort dans une voi- exemple, il faut moins habitant du Guatemala. Pour lui, décrire la localisa-
ture de marque Lincoln a du sens dans ce schéma, d’informations pour tion de mon jardin est complexe et avoisine les
car le nom de la marque, déjà disponible, n’est pas à reconstituer le bord caché 41 bits nécessaires pour produire l’événement. Le
compter dans les différences. du rectangle au second décalage de complexité, entre la complexité de pro-
plan sur la figure du bas
Il reste à expliquer pourquoi la coïncidence est duction et la complexité de description, est donc
que sur la figure du
plus intéressante si elle concerne (comme c’est le cas milieu : l’objet du centre nul, et le point d’impact n’a aucun intérêt à ses yeux.
qui nous intéresse ici) des personnes célèbres plutôt est plus complexe. Ainsi, on peut définir le degré d’inattendu d’un
que des personnages obscurs. Pour le comprendre, événement par la différence entre sa complexité de
nous devons distinguer deux formes de complexité. production et sa complexité de description. Dans ce
Dans un monde où tout est possible, il n’y a contexte, il est facile d’augmenter l’inattendu en
aucune place pour l’étonnement. Dans la réalité, jouant sur la complexité de production de l’événe-
certains événements sont « plus possibles » que ment. La présence, à côté du président assassiné,
non pas de son épouse, mais de l’épouse de son
ministre du Commerce, serait significativement
plus complexe à produire (que faisait-elle là ?), mais
pas beaucoup plus complexe à décrire. La coïnci-
dence aurait donc été encore meilleure si Lincoln et
Kennedy avaient tous deux péri en présence de
l’épouse de leur ministre du Commerce.
Nous pouvons maintenant expliquer en quoi la
célébrité de Kennedy et celle de Lincoln sont essen-
tielles pour que la coïncidence soit intéressante.
Supposons que l’on raconte une coïncidence simi-
laire à propos de deux présidents un peu moins
connus, ou de deux chefs d’État guatémaltèques. La
complexité de production du double événement
reste en gros la même, car les conditions qui
conduisent à de tels assassinats dépendent peu de la
célébrité des victimes. En revanche, la description
minimale de l’événement, qui inclut la détermina-
tion des protagonistes, est plus longue pour des pré-
sidents obscurs, ce qui nuit à l’intérêt de l’histoire.
L’étude des coïncidences n’a rien d’anecdo-
tique. Elle démontre l’importance de processus
d’une portée bien plus vaste, en révélant que notre

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cerveau mesure à chaque instant la complexité de


ce qu’il traite. Elle montre surtout que le cerveau
estime spontanément les écarts entre la complexi-
té de production et la complexité de description.
Les rencontres fortuites, qui sont une forme de
coïncidence, sont exemplaires à cet égard. Vous
voyagez au Guatemala et vous rencontrez votre voi-
sin de palier. L’intérêt de l’événement, pour vous et
pour ceux à qui vous ne manquerez pas de le racon-
ter, dépend de deux facteurs : la complexité de l’en-
droit et la simplicité de la personne rencontrée. Il est
plus intéressant de croiser un voisin de palier sur un
chemin de terre près d’un village perdu du
Guatemala, que de rencontrer un habitant de votre
quartier dans l’aéroport de Guatemala. L’intérêt
pour les rencontres fortuites repose encore une fois
sur un décalage de complexité. La production de
l’événement est complexe : elle demande de fixer
toutes les circonstances qui ont permis de conduire
votre voisin jusqu’à l’endroit de la rencontre. D’un
autre côté, la situation est simple à caractériser : il y
a un individu en face de vous et sa description est
concise, puisque c’est votre voisin de palier. La méca-
nique de ce phénomène fonctionne si la personne
rencontrée est un voisin ou un proche, mais égale-
ment s’il s’agit d’une célébrité, puisque les gens même espèce sont passés au même endroit à la Sur le web
connus sont, eux aussi, simples à caractériser. même heure, à une semaine d’intervalle) ont plus
de chances de mettre au point des stratégies effi- http://pertinence.dess
caces pour les capturer. Leurs chances de survie en alles.fr
Pourquoi sommes-nous fascinés ? sont augmentées. Nous avons hérité de leurs capa- http://www.unexpected
Il est spectaculaire de constater qu’un principe cités cognitives. La sélection naturelle, imitée en ness.eu
cognitif unique, le décalage entre la complexité de cela par les services de contre-espionnage, a décou-
production et la complexité de description, peut vert dans la baisse de complexité une signature effi-
expliquer l’intégralité des facteurs qui jouent sur cace des situations potentiellement dangereuses, ou
les coïncidences. Mais d’où nous vient cette facul- intéressantes. Toute simplicité anormale requiert Bibliographie
té par laquelle nous repérons chaque variation de notre attention, car l’enjeu peut se révéler vital.
complexité dans notre environnement ? Ce raisonnement évolutionniste suppose que les J.-L. Dessalles,
En étudiant la façon dont les gens communi- baisses de complexité soient généralement provo- La pertinence et
quent sur certains événements qui leur sont arrivés quées par une intention (le complot pour occire ses origines cognitives –
Nouvelles théories,
lors de conversations spontanées, j’ai constaté que un membre de la tribu) ou des causes inhérentes à Hermès-Science, 2008.
les situations qui provoquent la surprise, et donc la nature (le comportement d’une espèce anima-
N. Chater, The search for
l’intérêt des interlocuteurs, sont systématiquement le). C’est pourquoi le cerveau humain a logique- simplicity : A fundamental
liées à une baisse de complexité cognitive. Il ment associé ces baisses de complexité à des inten- cognitive principle ?, in
semble que la baisse de complexité agisse comme tions ou à des causes objectives. En conséquence, The Quaterly Journal of
un attracteur pour le cerveau. Mais pourquoi ? une baisse de complexité fortuite (un nombre Experimental Psychology,
Si l’on se place dans un cadre évolutionniste, il rond dans l’écart temporel entre deux assassinats, vol. 52 (A), pp. 273-302,
faut expliquer pourquoi certains de nos ancêtres le même jour de la semaine) est involontairement 1999.
ont survécu pour s’être alarmés dès qu’ils voyaient interprétée comme le résultat d’un dessein caché. A. Cornuéjols, Analogie,
la complexité baisser. Prenons l’exemple d’un grou- Faute d’agent humain (comment imaginer que principe d’économie et
pe d’hommes du Paléolithique, au sein duquel un quelqu’un aurait organisé deux assassinats de pré- complexité algorithmique,
certain nombre d’individus projettent d’occire un sidents à un siècle d’intervalle ?), le réflexe est sou- in Actes des 11e Journées
Françaises de
de leurs congénères. Ils se montrent tour à tour vent d’imaginer un agent non humain que l’on
l’Apprentissage, Sète,1996.
anormalement curieux, se groupent de manière appelle le destin, la fatalité, la prédestination…
J.-P. Delahaye,
inhabituelle, s’approchent en adoptant des mouve- En suivant instinctivement l’exemple de nos
Information, complexité
ments coordonnés. Celui qui observe cela sans en ancêtres, nous imaginons spontanément une et hasard, Hermès, 1994.
percevoir le caractère inhabituel ne se méfiera pas. force cachée à l’œuvre derrière les destins paral-
D. Kahneman et al.,
Nous descendons par conséquent de ceux qui ont lèles de Lincoln et de Kennedy. Le mathématicien Judgements under
su s’alarmer des situations plus structurées, et par trouvera cette attitude ridicule. Il aura raison dans uncertainty : heuristics
conséquent plus simples, que d’habitude. De ce cas, mais tort en général. Le monde n’est pas and biases, Cambridge,
même, des chasseurs qui observent des régularités toujours aléatoire, et il l’est d’autant moins qu’un MA : Cambridge
dans le passage des animaux (deux animaux de la danger menace. I University Press, 1982.

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Psychologie
Analyse

Michael Jackson : aux frontières


de l’humain
Homme ou femme, monstre
ou enfant, malade ou génial ?
Toute l’existence de Michael
Jackson fut ambiguë.
Une ambiguïté que l’artiste
a orchestrée sciemment,
en se référant aux théories
de Barnum sur le cirque,
le spectacle et les monstres.

elon les paroles du président américain

S Barack Obama, « Michael Jackson était


un artiste spectaculaire, une icône de la
musique. Tout le monde se rappelle avoir
écouté ses chansons, l’avoir regarder dan-
ser le moonwalk ». Il ajoutait cependant que cer-
tains aspects de sa vie étaient « tristes et tra-
giques ». Michael Jackson (1958-2009) a connu
une carrière de 40 ans. À l’âge de six ans, il rejoi-
gnait ses frères dans les Jackson 5. À 26 ans, sa for-
tune atteignait 75 millions de dollars. À 35 ans,
l’autoproclamé « roi de la pop » fut accusé d’attou-
chements sexuels sur un mineur de 13 ans, et régla
l’affaire à l’amiable, à coups de millions de dollars.
À ce moment, il avait déjà subi une dizaine d’opé-
rations chirurgicales et avait rendu son visage
reconnaissable entre mille. Il se mariera ensuite à
deux reprises avant d’entamer une longue et dou-
loureuse descente aux enfers, au terme de laquelle
il subira un arrêt cardiaque lié à la prise excessive
©Jan Nienheysen / epa / Corbis

d’un puissant anesthésique. Triste et tragique, c’est


le moins qu’on puisse dire... Malgré ses succès
musicaux, ses spectacles démesurés, ses chorégra-
phies extraordinaires, ses clips vidéo à succès, son
dévouement au public et ses innombrables dons à

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des œuvres caritatives, l’histoire de Michael Dans le même temps, il n’était pas difficile de
Jackson restera celle de la lente « psychopathologi- voir que la couleur de sa peau s’éclaircissait de En Bref
sation » d’une star planétaire. plus en plus. La raison invoquée par Michael
Pourtant, le « cas » Michael Jackson ne se laisse Jackson pour de tels changements de couleur fut • Michael Jackson était
probablement atteint
pas approcher facilement. Il n’existe pas un dia- qu’il souffrait d’une maladie rare, le vitiligo. La
d’un spectre assez large
gnostic simple et unique qui permette de rendre fouille au corps qu’il dut subir en 1993 a confirmé
de maladies mentales :
compte de son profil complexe. Du reste, l’analyse que Michael Jackson souffrait effectivement de dysmorphophobie,
strictement clinique n’est pas facilitée lorsqu’on problèmes dermatologiques, et le diagnostic de hypochondrie,
dispose essentiellement de la presse à scandale vitiligo était peut-être correct. C’est en 1986 dépendance à
pour se documenter ! On a parlé de dépendance à qu’aurait été diagnostiquée cette maladie rare, qui la chirurgie esthétique.
la chirurgie, aussi bien que d’hypocondrie (le syn- éclaircit partiellement la peau en rendant l’indivi- • Son existence s’est
drome du malade imaginaire), de dysmorphopho- du très sensible à la lumière. Pour cacher les caractérisée par un
bie (la conviction que certaines parties de son taches blanches que produit cette maladie, besoin maladif de rester
corps sont laides ou disgracieuses), de « syndrome Michael Jackson disait se maquiller pour se blan- confiné dans le monde
de Peter Pan » (le refus de vieillir), d’anorexie, ou chir. Pourtant, le mystère demeure. Certains sont de l’enfance, et par
de trouble obsessionnel compulsif. convaincus que sa blancheur a été obtenue par la peur du monde
d’autres moyens. Quant au nez, il aurait nécessité des adultes.
une opération suite à un accident de danse surve- • À ses débuts, il a
La dysmorphophobie nu en 1979. L’opération n’aurait pas donné entiè- parfaitement orchestré
Certains de ces diagnostics sont probablement re satisfaction, et il en aurait fallu une deuxième. les mythes entourant son
corrects, mais on n’en a aucune certitude. Peut-être C’est tout ce que l’artiste admettra. Finalement, la existence, car il désirait
de nouveaux documents vont-ils surgir prochaine- rumeur se répandit que Michael Jackson voulait faire de sa propre
ment, mais pour l’heure on ne connaît aucun dos- devenir blanc, ou du moins ressembler à un personne un spectacle et
sier médical qui étaie sérieusement de telles thèses. Blanc. Selon d’autres sources, il aurait cherché à une source de rumeurs,
Cela n’a pas empêché des spécialistes du monde se féminiser, ou à se distinguer le plus possible de jusqu’à donner naissance
à un phénomène
entier de prendre fréquemment la parole pour son père qui le tyrannisait…
de foire... qui
commenter les frasques du chanteur. Le tableau Pourtant, le malaise corporel dont semblait
l’a dépassé.
qui s’en dégage est celui d’un être extraordinaire- souffrir Michael Jackson n’était qu’une partie d’un
ment complexe et étrange, même s’il faut le problème plus profond. Il aurait été un grand
prendre avec réserve. angoissé, un hypocondriaque et un obsessionnel-
Ce qui frappe le plus chez Michael Jackson, ce compulsif... souffrant, de surcroît, d’anorexie.
sont évidemment les transformations corporelles, Tous ces troubles ont en commun de faire partie
surtout du visage. Pour l’expliquer, deux concepts du spectre des troubles obsessionnels compulsifs,
médicaux sont souvent avancés. Le chanteur c’est-à-dire de troubles mentaux et de la person-
aurait souffert de dysmorphophobie, ainsi que nalité qui se caractérisent par des perturbations de
d’une dépendance à la chirurgie esthétique. la volonté, de la perception de soi et de la réalité,
Qu’est-ce que la dysmorphophobie ? Une affec- ainsi que par des comportements impulsifs, par-
tion mentale où le sujet a une conception erronée fois autodestructeurs, visant à réduire l’anxiété
de son apparence physique et s’inquiète de détails que suscitent des pensées intrusives désagréables.
esthétiques insignifiants qui prennent des propor-
tions obsédantes dans son esprit. À l’extrême, la Une galerie
maladie peut prendre la forme d’automutilations.
Les dysmorphophobiques font des visites fré-
de pathologies mentales
quentes dans les cliniques de chirurgie plastique, Il est certain que Michael Jackson souffrait de
éveillant la suspicion des médecins. nombreuses angoisses, et était probablement
On ignore ce que Michael Jackson n’aurait pas dépressif. Les circonstances de sa mort sont enco-
aimé dans son apparence originale, mais il déci- re floues, mais qu’il en soit venu à se rendre
da de recourir plusieurs fois à la chirurgie esthé- dépendant d’un produit aussi dangereux et puis-
tique dans les années 1980. Dans l’ordre : le nez, sant que le propofol (un anesthésique général) en
puis les pommettes, le menton, le front, les lèvres dit long sur son niveau de désespoir : mieux que
et enfin les yeux. L’addiction à la chirurgie le sommeil et ses cauchemars envahissants, l’anes-
découle du sentiment de bien-être et de confian- thésie – le sommeil sans sommeil – lui permettait
ce retrouvée qui suit l’opération. Mais le résultat d’entrer dans un néant feutré et d’échapper à ses
finissant souvent par paraître insatisfaisant au conflits et paradoxes.
malade, celui-ci se plaindra à chaque modifica- Michael Jackson apparaissait fréquemment le Sebastian Dieguez
tion de nouveaux petits détails à corriger, amor- visage couvert d’un masque chirurgical, selon lui est neuropsychologue
çant un cercle vicieux qui entretient l’addiction. pour se protéger des microbes. Il semblerait en au Laboratoire de
fait qu’il ait développé des obsessions et des pho- neurosciences cognitives
Pourtant, la plupart de ces patients, comme sans
du Brain Mind Institute
doute Michael Jackson, sont bien incapables bies associées à la peur d’être contaminé. Il avait de l’École polytechnique
d’expliquer ce qu’il y a de choquant, selon eux, également une peur constante d’être agressé ou fédérale de Lausanne,
dans leur propre apparence. kidnappé, ce qui révèle un thème paranoïaque en Suisse.

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Quoi qu’il en soit, le terme semble avoir été


Naissance d’un mythe construit sur mesure pour Michael Jackson.
Rappelons tout de même que Neverland, le nom

M ichael Jackson constitue sans aucun doute un cas unique dans les
annales du comportement humain. C’est un personnage fragile qui a
construit son propre mythe en sacrifiant son identité. L’heure des comptes n’a
que le chanteur a donné à sa propriété (construite
sur le modèle d’un parc d’attractions), n’est autre
que l’île imaginaire dépeinte dans Peter Pan, où
pas encore sonné, mais au-delà des conflits de famille et des fréquentations
les enfants ne grandissent jamais. « Je suis Peter
douteuses, on peut réfléchir sur ce qui peut créer un tel monstre planétaire qui
Pan dans mon cœur », déclara-t-il lors de sa
finit par mourir dans la déchéance. Il n’y est pas parvenu tout seul. Jackson
devint, pas tout à fait contre son gré, le lieu où l’Amérique et le monde entier
fameuse interview avec le journaliste Martin
pouvaient projeter tous les excès dont personne ne veut prendre la responsa- Bashir. Un psychiatre, Stan Katz, qui a pu évaluer
bilité. Les révélations vont maintenant se multiplier et prendre des aspects l’artiste lors de son deuxième procès, en retira la
démesurés dans les prochaines années. Le phénomène devrait, avec le temps, conviction que Michael Jackson était resté bloqué
rendre ridicules les légendes et mythes circulant sur Elvis Presley ou Marylin au stade d’un enfant de dix ans, et qu’il ne corres-
Monroe, ce qui était en partie son but. Quant à sa popularité, il avait proba- pondait pas au profil habituel d’un pédophile. Les
blement vu juste en affirmant en 2007 : « La musique a été mon exutoire, mon pédophiles utilisent les jouets pour attirer les
cadeau à tous les amoureux de ce monde. À travers elle, ma musique, je sais enfants, rarement pour y jouer eux-mêmes.
que je vais vivre pour toujours. » S’entourer d’enfants est rapidement devenu la
principale préoccupation de Michael Jackson, au
point de reléguer la musique au second plan. Pour
omniprésent dans ses vidéos clips, qui du reste comprendre cette évolution, il faut se tourner vers
comprennent d’autres thématiques intéressantes l’enfance de l’artiste. Il rejoint ses frères dans les
telles que l’enfance, la métamorphose, l’abandon et Jackson 5 en 1964, âgé d’à peine six ans. Dans les
l’évasion. Michael Jackson le reclus, vivant entouré années suivantes, devant le succès incroyable de cet
d’enfants, était manifestement terrorisé par le enfant qui a vite pris la tête du groupe, la compagnie
monde réel. C’est sans doute avec préscience qu’il de disques Motown n’hésite pas à mentir sur son âge
lança le canular du caisson hyperbare, selon lequel en le rajeunissant systématiquement de deux ans,
il dormait enfermé dans une sorte de sarcophage afin de mieux attendrir le public. On entend sou-
où régnait une pression supérieure à la pression vent dire que Michael Jackson se sentait proche des
atmosphérique, de manière à éviter la pénétration enfants et de leur monde afin de compenser l’enfan-
de tout agent infectieux. Même si l'information ce qui lui aurait été volée. Tout porte en effet à croi-
était fausse, elle révélait le fantasme d'être séparé du re qu’il fut très perturbé par son enfance, et on peut
monde et d’être maintenu jeune et en bonne santé. y voir la raison de son comportement : s’il se dégui-
Dans les années 1980, il commença à perdre du se, se transforme, se masque, et régresse, c’est pour
poids de manière inquiétante, et dans les
années 1990 à consommer nombre de produits
pharmaceutiques (sédatifs et antidouleurs). Les
images ne sont pas rares où l’on voit un Michael
Jackson titubant, apparemment désorienté, telle
une bête traquée, notamment lors de son procès
en 2005. Personne n’a oublié ces images terribles du
chanteur, qui n’était plus que le spectre de lui-
même, en pyjama, ne pouvant tenir debout sans
quelqu’un pour le soutenir.

La quête maladive de l’enfance


Peut-être le cas de Michael Jackson mérite-t-il
qu’on lui consacre une nouvelle catégorie dia-
gnostique. À lui seul, il semble incarner le proto- 1. Elephant man était
type du « syndrome de Peter Pan ». Le syndrome le film préféré de Michael
de Peter Pan n’est pas une entité médicale recon- Jackson, soulignant
nue, c’est seulement un terme se référant à une son attirance pour
les monstres. Jusqu’à
certaine immaturité chez un adulte qui refuse de chercher en lui la limite
grandir ou ne peut pas grandir. Ces individus entre l’humain et le
vivent dans un monde imaginaire, refusent de difforme ? Ici, John
faire face à leurs responsabilités d’adultes, préfè- Merrick, Elephant man,
rent la compagnie des enfants et s’adonnent à des qui était présenté comme
un phénomène de foire.
activités enfantines.
Michael Jackson a
Cependant, il n’est pas clair si le concept ren- entretenu la rumeur selon
voie à un trait de personnalité jugé relativement laquelle il voulait racheter
normal ou à un retard cognitif et affectif avéré. sa dépouille.

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échapper à celui qu’il ne veut pas être, la bête de foire


dressée par un père tyrannique et présentée de force
au public. Ce jeune enfant, coupe afro, nez large et
peau foncée, il lui a fallu s’en séparer en lançant sa
carrière solo. Le succès aidant, il put matérialiser ses
fantasmes infantiles.
Cet ensemble de pathologies fait un tableau
vraisemblablement unique dans les annales psy-
chiatriques. Pourtant, loin de susciter la moindre
compassion de la part des médias, Michael Jackson
fut rebaptisé Wacko Jacko (Jacko le barjot) et
devint l’otage d’un parc d’attractions médiatique
mondial sur lequel il n’avait plus aucun contrôle.

Michael Jackson,
créateur de son propre mythe
On ne peut pas comprendre Michael Jackson en
l’observant isolément. Il disait lui-même, sans
doute avec sincérité, qu’il n’existerait pas sans son
public. On ne peut donc envisager le comporte-
ment de ce chanteur qu’à la lumière de son hyper-
célébrité, même s’il convient de tenir compte
d’éventuels troubles comportementaux ou médi-
caux. Sans cette surexposition, qu’il cherchait en
vain à contrôler et à manipuler à son avantage, il
n’y aurait pas, à l’évidence, de « cas » Michael
Jackson. Les opérations chirurgicales, les costumes,
le maquillage, les comportements infantiles, les
folles rumeurs, ne sont pas des dérapages. Tout cela
fait partie du mythe Jackson au même titre que la

© Tom Maelsa / dpa / Corbis


musique, la danse et les vidéos. Il n’y a sans doute
que les accusations de pédophilie qui, en 1993, puis
en 2005, ne faisaient pas « partie du programme ».
Wacko Jacko est donc rapidement devenu une
bête de cirque, comme celles que l’on exhibait
jadis à un public averti dans les arrière-salles dou-
teuses des chapiteaux. David Yuan, dans un ouvra- suis gay, ou hétéro, ou je ne sais pas quoi… Le 2. Homme, femme... ou
ge publié en 1996 Freakery : cultural spectacles of plus longtemps ça leur prendra de le découvrir, le autre chose encore ?
the extraordinary body, dresse ce parallèle auda- plus célèbre je deviendrai. » Sa stratégie, délibérée Michael Jackson a cultivé
l’ambiguïté de son
cieux : il y aurait continuité entre le phénomène dès qu’il lança sa carrière solo, fut donc de navi- personnage, ce qui
Michael Jackson et les monstres de foire. Les guer sur cette étroite frontière entre le mystère a suscité la fascination
freaks, comme on dénommait ces derniers, ont en qui accroît l’intérêt du public et la limite à ne pas du public, et finalement
commun avec l’artiste de mettre en scène leur dépasser, au-delà de laquelle le mystère devient une forme de rejet
anormalité. Michael Jackson serait la version la monstrueux, choquant et repoussant. Le freak ou de condamnation
implicite.
plus récente de ces spectacles déshumanisants, chez Michael Jackson se manifeste par un réseau
constituant l’ultime celebrity freak. de références culturelles associées à l’étrange et
Certaines pistes indiquent d’ailleurs que Michael l’enfance : sa participation à The Wiz (1978), ver-
Jackson lui-même se considérait comme un freak, sion « black » du Magicien d’Oz, où il jouait
se sentant certaines affinités avec eux, et qu’il a tout l’épouvantail (qui souffrait de n’avoir pas de cer-
fait pour en devenir un. D. Yuan analyse le phéno- veau), sa résidence qui est un parc d’attractions,
mène, et parle d’enfreakment pour désigner la les animaux qui l’entourent (dont le chimpanzé
manière dont progressivement Michael Jackson a Bubbles), ses transformations corporelles, sa
commencé à faire de son personnage une bête de transgression des frontières identitaires (âge,
foire moderne. Pour créer un mythe, pour aller genre, race, sexualité), ses clips vidéo où il se
bien au-delà de sa simple condition de chanteur et métamorphose souvent.
de danseur, il fallait faire parler de lui, transgresser Dès le début de sa carrière solo, Michael
des limites, et instaurer une aura de mystère. Jackson avait confié à son manager l’autobiogra-
Sur les journalistes et le public en général, il phie de Phineas Barnum (le fameux promoteur de
confiera : « La vérité, c’est qu’ils ne savent rien et spectacles qui déclara que toute publicité est
tous vont continuer à chercher pour savoir si je bonne à prendre) en lui disant : « Ceci va être ma

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cible parfaite pour les tabloïds avides de rumeurs et


Records de scandales. Le monstre qu’il a créé a fini par lui
Michael Jackson a beau détenir le record de l’homme au plus grand nombre échapper. Quand il cessa de nourrir les attentes du
de records du monde (notamment l’album le plus vendu de tous les temps, public avec ses histoires préfabriquées, les médias
Thriller en 1982), il ne les détient pas tous. Ainsi, l’Américaine Cindy Jackson commencèrent à créer les leurs. Et le monstre ainsi
a subi plus de 50 opérations de chirurgie esthétique, ce qui la place en tête du enfanté rend les zombies de Thriller bien sympa-
Livre Guinness des Records au chapitre de la chirurgie esthétique. Elle thiques en comparaison.
dénombre trois opérations des paupières, une de la lèvre supérieure, une lipo- Michael Jackson a du reste vite compris qu'il ne
succion des genoux, des cuisses, de l’abdomen, de la taille et de la mâchoi- pouvait plus contrôler les médias. Il confia ainsi à
re ; deux opérations du nez, une augmentation mammaire, un retrait d’implant un reporter : « Pourquoi ne dites-vous pas simple-
mammaire, l’ajout d’implants dans les joues, un implant dans la lèvre inférieu- ment aux gens que je suis un Martien ? Dites-leur
re, une transplantation capillaire, une réduction du menton, deux dermabra- que je mange des poulets vivants et que j’exécute
sions partielles (abrasions de la peau pour la rendre plus lisse), deux peelings une danse vaudou à minuit. Ils croiront tout ce que
chimiques, deux resurfaçages au laser (utilisation du laser pour égaliser la sur-
vous leur direz, parce que vous êtes un reporter.
face de la peau), une ablation de microveines faciales, une ablation de grains
Mais si moi, Michael Jackson, je m’avisais de décla-
de beauté, une réparation de cicatrice, un maquillage permanent des pau-
pières, des sourcils et des lèvres, de nombreuses injections de collagène et
rer : “Je viens de la planète Mars, je mange des pou-
d’autres produits en différents endroits du corps, une opération dentaire cos- lets vivants et j’exécute une danse vaudou tous les
métique, et un blanchiment dentaire au laser. soirs à minuit”, les gens diraient : Oh mon Dieu, ce
Michael Jackson est fou. Il est “bidon”. On ne peut
croire à un seul mot qui sort de sa bouche. »

bible… Je veux que ma carrière soit le plus grand Pour comprendre


spectacle sur Terre. » C’était reprendre le slogan
du cirque Barnum, qui comprenait bien sûr une
l’inquiétante étrangeté
démonstration de freaks. Barnum était connu en Mais le problème n'est pas ce qu'il disait, mais
outre pour ses canulars (notamment de faux bien ce qu'il était. Jackson ne saurait être identifié.
monstres), et il semble que Jackson ait tenu à On a dit de lui qu’il chantait comme Al Green,
suivre cette tendance… dansait comme James Brown, mais ressemblait à
C’est ainsi que les premières rumeurs étranges Diana Ross. Ce n’est pas le seul des paradoxes ! On
courant sur son sujet furent, au milieu des a souligné les ambiguïtés de son androgynie (ni
années 1980, celle selon laquelle il dormait dans un homme ni femme), de son âge (ni jeune ni vieux,
caisson hyperbare, puis celle selon laquelle il aurait ni enfant ni adulte), de sa race (ni noir ni blanc) et
offert un demi-million de dollars à l’Hôpital de de sa sexualité sinon neutralisée, du moins
Londres pour racheter le squelette de John Merrick, trouble. S’efforçant de faire de sa propre vie une
le fameux Elephant man. Grand amateur du film œuvre imaginaire, tendant vers l’universel et le
éponyme de David Lynch, on peut même le voir neutre, Jackson glissait en fait vers tous les
danser avec le monstre dans un clip. On le sait, ce extrêmes. On n’estompe pas les limites de l’hu-
furent des rumeurs que Michael Jackson orcherstra main impunément.
lui-même. Profitant du succès de Thriller, il chercha Pour comprendre la source du malentendu
Bibliographie à susciter l’intérêt du public en offrant aux médias entre Michael Jackson et son public, il faut se
une photo mystérieuse où on le voyait allongé dans demander ce que produit sa perception dans l’es-
P. Ancet, Phénoménologie
des corps monstrueux,
une étrange machine, tel un cadavre d’extraterrestre prit de l’observateur. On peut penser qu’il navi-
PUF, 2006. dans un film de série B. guait dans cet entre-deux que Freud avait tant de
peine à saisir, se résignant à utiliser le terme
D. D. Yuan, The celebrity
freak : Michael Jackson’s Unheimlich et forçant ses traducteurs à opter
Le temps des rumeurs pour l’inadéquate « inquiétante étrangeté ». On
« grotesque glory », in
R.G. Thomsom (ed.) Mais pour le public, c’est l’image d’une person- parle parfois aussi d’« étrange familiarité ». Freud
Freakery : Cultural ne mégalomane, dérangée, solitaire, inaccessible, décrivait cette sensation comme cette « variété
spectacles of the paranoïaque et obsédée par les idées d’impureté et particulière de l’effrayant qui remonte au depuis
extraordinary body, New de contamination, inaccessible, qu’il forgea petit à longtemps connu, depuis longtemps familier ».
York University Press, petit. Le prix à payer en termes d’image pour ces L’inquiétante étrangeté signifie une hésitation
1996.
canulars alla malheureusement bien au-delà des dans l’esprit du sujet quant au statut d’une de ses
K. Mercer, Monster avantages publicitaires qu’ils lui valurent. Michael perceptions. Entre le réel et l’imaginaire, l’étran-
metaphors : notes on
Jackson allait désormais être associé à quelqu’un ge familiarité marque l’intrusion d’un objet dans
Michael Jackson’s Thriller.
sound and vision : qui fuit l’humanité, qui vit dans un monde bizar- une scène où il n’a pas, ou plus, sa place. La sen-
the music video reader, re, et que le succès et l’argent ont rendu fou. sation s’apparente donc souvent au thème de
Routledge, 1993. Si la méthode a pu fonctionner à ses débuts, le jeu l’épouvante, de l’occulte et du fantastique, mais
Sigmund Freud, médiatique a fini par se retourner contre lui. plus généralement de l’intrusion d’un élément
L’inquiétante étrangeté et Excitant la curiosité du public, tout en gardant le familier, mais tellement incongru dans le contex-
autres essais, Gallimard, mystère sur sa personnalité et multipliant les coups te courant qu’il n’est pas immédiatement recon-
1815/1919. d’éclat, Michael Jackson s’est transformé en une nu comme tel.

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Michael Jackson, l’artiste, ne manquait pas


d’illustrer certains aspects de ce concept. Sa danse
même, en deçà de l’admiration et de l’excitation
qu’elle suscitait, renvoyait parfois un certain malai-
se, la frontière entre l’humain et la machine y sem-
blait floutée. L’hypersexualité de certains mouve-
ments pouvait paraître inappropriée dans le contex-
te où ils étaient exécutés. Le moonwalk lui-même
semble « étrange » et s’apparente à un tour de passe-
passe. Il consiste à réaliser l’impossible, bouger sans
se mouvoir, avancer en reculant. De plus, le caractè-
re incongru de voir des morts-vivants ou des gangs
produire des chorégraphies millimétrées tient éga-
lement du registre de l’étrangeté. Dans tous ces cas,
il y a juxtaposition d’éléments familiers, mais appa-
remment incompatibles.
Puis il y a ses transformations faciales. Selon
Pierre Ancet, auteur de Phénoménologie des corps
monstrueux : « Le visage de l’autre est un lieu où
l’on doit toujours pouvoir se retrouver partielle-
ment, un lieu non susceptible d’intenses déforma-
tions. Le voir mis en péril touche la conscience de
soi. » Plus généralement, « de la rencontre du
monstre naît un sentiment de malaise perceptif dû
à une proximité aussi enveloppante qu’insuppor-

© Ed Souza / Santa Maria Times / Corbis


table. La perte de repères au sein du vécu corporel
trouble le fondement perceptif de la relation à
autrui ». Nous avons vu comment Michael Jackson,
on ne sait trop pourquoi, a progressivement remo-
delé son visage, comme s’il voulait gommer la
moindre survivance de son apparence originale.
Michael Jackson fit de son visage un masque, qu’il
recouvrait ensuite par un autre masque – dissimu- Certes, l’incohérence du geste révèle une perte de 3. Lors de son procès
lant la chirurgie par un masque chirurgical –, et il contact avec la réalité, mais l’effroi qu’il a suscité est en 2005, le chanteur s’est
faisait porter à ses propres enfants des masques de représentatif du sentiment bizarre que le public a livré à des pitreries qui
carnaval pour les protéger des médias et des kid- développé dans sa relation avec Michael Jackson. laissaient planer le doute
nappeurs. En se cachant, et en cachant ses enfants, Dans ses grandes lignes, le concept de l’inquiétan- sur sa capacité
à prendre conscience
il croyait se protéger, mais il ne faisait qu’exacerber te étrangeté illustre que le monde de l’enfance et de la situation,
le sentiment d’étrangeté qu’il suscitait. de l’imaginaire n’a pas sa place dans celui des et de son statut d’adulte.
adultes, l’incongruité que cela produit ne peut
Un sentiment venu du corps aboutir qu’à l’inacceptable. L’attirance et le rejet
qui en résultent reflètent le combat de « l’appareil
et de l’enfance psychique » se défendant contre les intrusions
Freud soulignait le caractère infantile et immatu- d’un domaine mental désormais révolu. Le
re de ces souvenirs anciennement familiers qui res- monstre qu’est devenu Michael Jackson est un
surgissent lors de l’inquiétante étrangeté : « Cet hybride qui combine le retour de l’infantile – et
Unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou l’étrangeté que cela produit chez un adulte –, et
d’étranger, mais quelque chose qui est familier de l’angoisse corporelle de la défiguration.
tout temps à la vie psychique, et qui ne lui est deve- Mais on peut aller encore plus loin. Selon
nu étranger que par le processus de refoulement. » P. Ancet, le monstre dérange parce qu’il renvoie au
Michael Jackson joue avec des enfants, dort avec des vécu intime du corps et à la nature malléable de
enfants et vit comme un enfant. Longtemps perçu l’image corporelle de soi chez l’enfant. Le monstre
comme un doux excentrique, il choquera avec les ne surgit pas de nulle part, il est déjà connu de
accusations dont il fut la cible, mais peut-être enco- l’observateur, mais soit celui-ci l’avait oublié, soit
re plus en mettant en péril la vie de son bébé son retour lui est insupportable. Dans ce contras-
(nommé Prince Michael Jackson II), en le tenant te, le visage de Michael Jackson apparaît comme
dangereusement par-dessus un balcon, gesticulant un révélateur de nos incertitudes et peurs liées au
au-dessus du vide, au quatrième étage d’un hôtel regard d’autrui et à notre intégrité corporelle.
berlinois. Étrange image que cet homme-enfant Pour reprendre les termes de P. Ancet : « La per-
défiguré, instable, mettant en spectacle et en danger ception de la monstruosité vient rompre le bel édi-
son propre enfant, lui-même masqué par un drap. fice de l’image de soi. » I

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Psychologie
et vieillissement

Un esprit sain
dans un corps sain
À mesure que l’espérance de vie augmente, se pose
Christopher Hertzog
est professeur une question : comment vivre longtemps
de psychologie
à l’Institut de en bonne santé physique et mentale ?
technologie de Géorgie.
Arthur Kramer, L’exercice physique préserve les muscles,
professeur de
psychologie et mais aussi les capacités cognitives.
de neurosciences, dirige
le Centre d’imagerie
biomédicale de
l’Université de l’Illinois.
Robert Wilson est
professeur de sciences
neurologiques et
comportementales au
Centre médical
de l’Université Rush
de Chicago.
Ulman Lindenberger
dirige le Centre
de psychologie
de l’Institut Max Planck
pour le développement
à Berlin.

Glenda M. Powers / Shutterstock

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hacun le sait, quand on ne fait pas

C
s’interroger : pendant combien de temps une
d’exercice physique, les muscles En Bref personne âgée peut-elle acquérir de nouvelles
ramollissent : l’exercice préserve la capacités ? Ces dernières peuvent-elles avoir une
santé du corps. Mais ce que l’on • L’intelligence n’est pas influence positive sur la cognition ? Les résultats
ignore généralement, c’est que seulement une question acquis sur un petit nombre de sujets sont-ils
l’exercice préserve aussi la santé du cerveau. de gènes. Les activités généralisables au plus grand nombre ?
Exercice ne signifie pas ici stimulation de ses neu- physiques et mentales Les expériences les plus récentes confirment
préservent l’acuité
rones par l’apprentissage d’une langue, la pratique que l’entraînement cognitif apporte des bénéfices
cognitive au cours
des mots croisés difficiles ou une tâche intellec- notables aux personnes âgées, et que ces effets
du vieillissement.
tuellement stimulante. Les chercheurs découvrent sont relativement durables. Il y a une dizaine
que l’exercice physique est aussi essentiel à la • Malheureusement, d’années, l’Institut américain d’étude du vieillis-
le déclin cognitif avec
bonne santé mentale. sement a financé une étude à grande échelle des
l’âge est inévitable. Mais
Aujourd’hui, on accepte l’idée qu’il faut exercer effets de l’entraînement sur 2 500 personnes âgées
il peut être ralenti.
sa machinerie cognitive en s’adonnant à des « jeux de plus de 65 ans. Elles devaient bénéficier d’une
• On découvre que
de l’esprit », mais plusieurs études ont montré que dizaine de sessions d’entraînement cognitif.
l’exercice physique
ce n’est pas suffisant si l’on veut conserver son En 2002, la psychologue Karlene Ball et ses col-
préserve les facultés
acuité mentale. Il faut pratiquer des activités qui cognitives. Rester en
lègues, de l’Université d’Alabama à Birmingham,
nous obligent à réfléchir, avoir une activité phy- forme préserve le corps ont publié les premiers résultats.
sique régulière, préserver son réseau social et et l’esprit. Les participants avaient été répartis au hasard
même avoir une attitude positive. Tous ces fac- en deux groupes : les uns étaient placés dans un
teurs préservent l’efficacité du fonctionnement groupe d’entraînement, où ils pratiquaient des
cognitif à mesure que l’on vieillit. exercices stimulant la mémoire, le raisonnement
Qui plus est, le cerveau âgé est plus plastique ou la vision, tandis que les autres ne bénéficiaient
qu’on ne le croit souvent. On doit oublier l’expres- d’aucun entraînement. La comparaison des résul-
sion longtemps admise : « Ce n’est pas à un vieux tats des deux groupes a révélé d’importants effets,
singe qu’on apprend à faire des grimaces. » Bien que
généralement les personnes âgées apprennent plus
lentement que les jeunes et n’atteignent pas leur
niveau d’expertise, elles peuvent améliorer leurs
performances cognitives en faisant un petit effort.
Or la proportion des personnes âgées dans les
pays industrialisés ne cesse de croître : en 1950, les
personnes âgées de plus de 65 ans représentaient
11 pour cent de la population française ; en 2000,
elle atteignait 16 pour cent, et, selon les prévi-
sions, elle devrait dépasser 23 pour cent en 2030.
Permettre aux personnes âgées de vieillir en plei-
ne possession de leurs facultés cognitives et en
forme physiquement est évidemment un objectif
pour elles-mêmes – leur qualité de vie serait
meilleure –, mais aussi pour la société, car les
coûts de la prise en charge pour perte d’autono-
mie seraient réduits.

Entraînement cognitif
Comment garder sa vivacité d’esprit tout au
long de sa vie ? Les philosophes de l’Antiquité se
posaient déjà cette question. Cicéron disait :
« C’est l’exercice seul qui soutient la vivacité de
1. La pratique des mots
l’esprit et lui conserve sa vigueur. » Les psycho- croisés et autres sudokus
logues se sont penchés sur la question au début est nécessaire, mais
Absolut / Shutterstock

des années 1970, et ont montré que l’on pouvait pas suffisante pour
améliorer notablement les performances des per- retarder la diminution
sonnes âgées en bonne santé. On a commencé à des capacités cognitives.

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et des améliorations spécifiques des performances, contrôler leur façon de penser. Il semble agir sur
c’est-à-dire que seule la capacité stimulée avait des habiletés plus générales utiles dans de nom-
progressé. Qui plus est, de nouveaux tests réalisés breuses situations où il faut réfléchir. Par exemple,
cinq ans après l’entraînement ont révélé que les la psychologue Chandramallika Basak et ses col-
bénéfices acquis lors de l’entraînement étaient lègues, de l’Université de l’Illinois, ont récemment
toujours présents. montré que l’entraînement à un jeu vidéo de stra-
tégie en temps réel, qui exige de planifier et de
contrôler l’action, améliore non seulement les
Bénéfices à long terme performances au jeu, mais aussi les performances
Lors d’autres études, les psychologues se sont aux tâches qui nécessitent planification et contrô-
intéressés aux fonctions exécutives, par exemple à le exécutif. D’autres résultats suggèrent que les
la façon dont une personne planifie une tâche, psychologues commencent à comprendre com-
vérifie à quoi il faudra faire attention, et se ment entraîner des habiletés de plus haut niveau
concentre au cours du processus. Les résultats susceptibles d’avoir des effets plus généraux sur le
sont encore plus impressionnants. Contrairement fonctionnement cognitif.
à l’entraînement focalisé sur des habiletés spéci- Mais il n’est pas nécessaire de se soumettre à ce
fiques, par exemple les stratégies de mémorisa- type d’entraînement spécialisé pour se protéger
tion, cet entraînement vise à aider les personnes à du déclin cognitif. Les activités quotidiennes telles
que la lecture peuvent y contribuer. Nous avons
examiné les données de plus d’une dizaine
d’études sur l’enrichissement cognitif. En 2003, le
neuropsychologue Robert Wilson et ses collègues,
Évolution des capacités au fil du temps de la Faculté de médecine de l’Université Rush à
Chicago, ont recruté plus de 4 000 personnes

L es capacités cognitives d’un individu évoluent avec l’âge. En plus de l’ac-


tivité physique, l’environnement influe sur les performances. Si de bonnes
habitudes préservent la santé mentale (a), il n’est pas possible de stopper
âgées, et évalué la fréquence de leur participation
à sept activités cognitives (par exemple lire des
magazines). Ils ont ensuite réalisé plusieurs entre-
complètement les effets du vieillissement (b). tiens (espacés de trois ans) au domicile des parti-
cipants, et leur ont proposé de petits tests pour
a évaluer leurs capacités cognitives. La pratique
Cognition d’une activité cognitive régulière au début de
l’étude était associée à un déclin cognitif moins
rapide au fil des ans.
Au cours des dix dernières années, plusieurs
études ont souligné le lien entre l’activité phy-
sique et la cognition. Par exemple, pour une étude
publiée en 2001, la neuropsychiatre Kristine Yaffe
et ses collègues, de l’Université de Californie à San
Francisco, ont recruté 5 925 femmes âgées de plus
Seuil fonctionnel
de 65 ans dans quatre centres médicaux aux
États-Unis. Les participantes n’avaient aucun
handicap physique qui aurait limité leur capacité
à marcher ou à pratiquer une activité physique.
20 30 40 50 60 70 80 90 100 Âge
Les volontaires avaient également été testées pour
b s’assurer qu’elles ne souffraient pas de déficits
cognitifs. Les chercheurs ont alors évalué leur
activité physique en leur demandant combien de
temps elles marchaient et combien de marches
d’escaliers elles montaient chaque jour.
Puis ils leur ont remis un questionnaire leur
demandant si elles participaient (et avec quelle
régularité) à 33 activités physiques qui avaient été
répertoriées. Après six à huit ans, les chercheurs
ont évalué les capacités cognitives de ces femmes.
Les plus actives avaient un risque de déclin cogni-
Dans un exercice, des personnes âgées (âge moyen 72 ans, en bleu) et de tif diminué de 30 pour cent. Ils ont constaté que
jeunes adultes (âge moyen 21 ans, en rouge) devaient dire si le mot qu’on leur la distance parcourue chaque jour était associée
présentait appartenait ou non à une liste qu’ils avaient mémorisée peu de temps aux performances cognitives, mais que la vitesse
auparavant. Au début, les personnes âgées étaient plus lentes, mais après ne l’était pas. Ainsi, même une activité physique
quelques séances d’entraînement, elles devenaient aussi rapides que les jeunes.
modérée limiterait le déclin cognitif des per-
sonnes âgées.

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Une activité physique modérée est profitable,


mais tonifier le système circulatoire le serait égale-
ment. Dans une étude publiée en 1995 et portant sur
1 192 personnes âgées de 70 à 79 ans en bonne santé,
la spécialiste de neurosciences cognitives Marilyn
Albert et ses collègues, de l’Université Johns
Hopkins, ont évalué les capacités cognitives à l’aide
de tâches durant environ 30 minutes, qui compre-
naient des tests de langage, de mémoire verbale et
non verbale, de conceptualisation et d’aptitude à
voir dans l’espace. Les chercheurs ont découvert que
les meilleurs indicateurs de l’évolution cognitive sur
deux ans incluaient l’activité physique et la valeur
maximale du débit pulmonaire à l’expiration. Dans
une étude publiée en 2004, d’autres chercheurs ont
aussi examiné la relation entre l’activité physique et
les changements cognitifs sur deux ans chez

Yuri Arcus / Shutterstock


16 466 personnes âgées de plus de 70 ans et qui
avaient été infirmières. Les participantes ont noté le
temps qu’elles consacraient chaque semaine à
diverses activités physiques (footing, marche, ran-
donnée, tennis, natation, cyclisme, gymnastique) et Il semble logique que les activités cognitives sti- 2. Préserver le lien
ont indiqué une estimation de leur vitesse de mulantes préservent les capacités cognitives, mais social et avoir
marche. Il apparaît que l’énergie dépensée en activi- le fait que les activités physiques aient le même une attitude positive
tés physiques est liée aux performances cognitives. effet est plus surprenant. En fait, nous savons aident le cerveau à rester
aujourd’hui que l’activité physique réduit le en bonne santé.
Une activité physique risque de décès par accident cardio-vasculaire, le
risque de diabète non insulino-dépendant, de
même modérée est profitable cancer du côlon et du sein, ainsi que l’ostéoporo-
Les travaux que nous avons décrits jusqu’à pré- se. Par ailleurs, les maladies cardio-vasculaires, le
sent ont étudié les performances cognitives sur des diabète et le cancer semblent parfois associés à
périodes relativement courtes (quelques années). une détérioration des processus cognitifs. En
Quelques études ont commencé d’examiner ce qui conséquence, on peut faire l’hypothèse que l’aug-
se passe sur des échelles de temps plus longues. mentation de l’activité physique préserve les Bibliographie
En 2003, le psychiatre Marcus Richards et ses col- facultés cognitives en réduisant aussi le risque de S. Lorant-Royer et
lègues, de l’University College de Londres, ont maladies associées à un déclin cognitif. A. Lieury, L’entraînement
demandé à 1 919 hommes et femmes de se souve- Dans une étude publiée en 2006, le psychologue cérébral : Une imposture
nir quelles activités physiques et quelles activités Stanley Colcombe et ses collègues, de l’Université intellectuelle, in
de loisir ils pratiquaient quand ils avaient 36 ans. de l’Illinois, ont examiné l’hypothèse qu’un pro- Cerveau & Psycho, vol. 31,
Puis ils ont cherché l’influence que ces activités gramme d’entraînement de fitness puisse modifier janvier-février 2009.
avaient pu avoir sur la mémoire des sujets âgés de la structure cérébrale. Cet essai de six mois a S. Li et al., Working
43 ans et sur les changements de la mémoire sur- concerné 59 volontaires en bonne santé, mais memory plasticity in old
venus entre 43 et 53 ans. Les résultats ont indiqué sédentaires, vivant en institution, âgés de 60 à age : practice gain,
que l’exercice physique et les activités de loisir pra- 79 ans. Les scanners cérébraux réalisés après l’en- transfert and maintenance,
in Psychology and Aging,
tiqués à 36 ans étaient associés à de meilleures per- traînement en fitness ont montré que même des vol. 23(4), pp. 731-742,
formances à 43 ans. L’activité physique à 36 ans entraînements relativement courts peuvent com- 2008.
était aussi associée à un moindre déclin mnésique penser partiellement la diminution du volume
G. Kempermann,
entre 43 et 53 ans. Les données suggéraient aussi cérébral associée au vieillissement normal. The neurogenic reserve
que la mémoire n’était pas protégée chez les per- Dans le même ordre d’idées, plusieurs recherches hypothesis : what is adult
sonnes qui arrêtaient de pratiquer l’entraînement réalisées chez l’animal ont révélé de multiples hippocampal neurogenesis
à 36 ans, mais qu’une pratique même commencée changements dans les structures et les fonctions good for ?, in Trends in
tard avait un effet positif. cérébrales chez les animaux exposés à des environ- Neuroscience, vol. 31(4),
En 2005, une équipe suédoise a étudié s’il y avait nements enrichis, ou complexes. De tels environ- pp. 163-169, 2008.
un lien entre la pratique d’une activité physique nements incluent généralement des roues d’exerci- A. Kramer et al.,
vers 40-50 ans et un risque de démence une ving- ce, une multitude de jouets et d’objets sur lesquels Capitalizing on cortical
taine d’années plus tard (les sujets suivis avaient grimper, qui sont renouvelés souvent, ainsi que des plasticity : influence
of physical activity
alors entre 65 et 79 ans). L’étude a montré que la compagnons de jeux. L’exposition à de tels envi-
on cognition and brain
pratique, par les quadragénaires, d’une activité ronnements entraîne plusieurs bénéfices physiolo- function, in Trends
physique fatigante qui dure environ une demi- giques. Tout d’abord, elle augmente la formation in Cognitive Sciences,
heure et ce deux fois par semaine réduit le risque de connexions entre les neurones, par le biais de vol. 11(8), pp. 342-348,
ultérieur de démence. nouvelles branches dendritiques et de synapses, les 2007.

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plus efficacement aux aléas de la vie, de mieux


Exercices et performances réguler leurs réactions émotionnelles face aux
événements, en un mot de se sentir bien et d’être
D es adultes avaient été placés dans deux groupes. Les premiers prati-
quaient la marche, les seconds suivaient seulement un programme d’étire-
ments. Les premiers ont obtenu de meilleures performances qu’il s’agisse de
satisfaites de leur vie.
En revanche, un état d’esprit négatif a des
tâches exécutives (planification d’actions ou activités multitâches), de tâches de conséquences opposées sur les capacités cogni-
contrôle (adaptation aux situations nouvelles), de tâches de repérage spatial tives. La détresse psychologique – due à une
(perception et mémorisation des informations spatiales) ou de rapidité. dépression, une anxiété chronique ou des émo-
tions négatives telles que la colère ou la honte – a
diverses conséquences négatives chez l’adulte,
Groupe de contrôle notamment le déclin cognitif. De nombreuses
Groupe ayant
pratiqué la marche études ont montré que la détresse psychologique
est associée à une incidence supérieure de la mala-
die d’Alzheimer et à divers troubles cognitifs
mineurs chez les personnes âgées.

L’influence de l’humeur
À l’évidence, il n’existe pas de remède miracle
ni de vaccin qui protégerait du déclin cognitif
Tâche Tâche Tâche Rapidité
exécutive de contrôle de repérage spatial quand on vieillit. En revanche, toutes les études
montrent qu’il existe des mesures de prévention
efficaces. Les responsables de la santé devraient
promouvoir les activités intellectuelles qui ont un
sites de connexion des neurones qui reçoivent et réel effet chez les personnes âgées. Il faudra trou-
envoient les signaux de communication. Les ver comment concilier le sport, l’activité profes-
environnements enrichis augmentent aussi le sionnelle et la vie personnelle, malgré les
nombre de cellules gliales, qui contribuent à la contraintes qu’impose le travail. En mettant à
santé des neurones, ainsi que le réseau capillaire disposition des salariés des équipements sportifs,
cérébral, apportant l’oxygène aux cellules. Les sur le lieu de travail ou à proximité, sans doute
environnements enrichis stimulent le développe- contribuerait-on à enrichir leur style de vie et, de
ment de nouveaux neurones et créent une casca- cette façon, ils feraient plus de sport.
de de modifications moléculaires et neurochi- Dans le même temps, il faut bien comprendre
miques, telle l’augmentation des neurotrophines que nous avons encore beaucoup à apprendre sur
– des molécules qui protègent le cerveau et favo- la santé mentale au cours du vieillissement, et que
risent la croissance des neurones. l’intérêt de l’exercice mental n’est pas avéré.
Certaines entreprises commercialisent des jeux
Pas seulement des puzzles sur ordinateur et d’autres supports pour l’entraî-
nement cérébral. Ces produits coûtent cher alors
et des pompes qu’aucune étude scientifique sérieuse n’a confir-
Faire des puzzles et des pompes est utile – mais mé leur intérêt. La plus grande prudence est de
d’autres facteurs stimulent aussi la santé mentale. mise face à de tels produits, qui ne présentent pas
Ainsi, s’impliquer dans des groupes sociaux amélio- les caractéristiques requises pour préserver la
re la cognition et semble contribuer à retarder l’ap- santé mentale au cours du vieillissement.
parition des démences. Pour étudier l’influence des Les études en cours nous réservent certaine-
réseaux sociaux, les psychologues tentent d’évaluer ment des surprises quant à l’évolution des capaci-
l’isolement ou au contraire l’appartenance à un tés cognitives chez les personnes âgées. Peut-être
réseau. Pour ce faire, ils demandent aux sujets s’ils découvrirons-nous que ces capacités cognitives
participent à des activités favorisant les interactions peuvent être préservées au cours du vieillisse-
sociales (les associations caritatives, par exemple), ment, et qu’il existe des moyens d’optimiser les
avec combien d’amis et de parents ils sont réguliè- performances des personnes âgées. Les progrès de
rement en contact – ce qui reflète la taille de leur la médecine s’accompagneront d’une augmenta-
réseau social –, et s’ils vivent seuls ou en couple. tion de la longévité grâce à des traitements plus
Même si les données concernant les liens entre efficaces contre diverses maladies, notamment les
l’état d’esprit et les fonctions cognitives sont démences. Aux psychologues de trouver comment
rares, les attitudes positives semblent avoir un améliorer la qualité de vie des personnes âgées, en
effet bénéfique. Ainsi, les personnes optimistes, démontrant que les attitudes et les comporte-
agréables, ouvertes aux autres et aux expériences ments positifs peuvent stimuler les capacités
nouvelles, consciencieuses et motivées auraient cognitives au cours du vieillissement, et en identi-
plus de chances de bien vieillir, de mieux profiter fiant les comportements, tel l’exercice physique,
des occasions qui s’offrent à elles, de faire face qui peuvent aider à bien vieillir. I

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Psychologie au quotidien

Facebook :
l’amitié en réseau ?
Nicolas Guéguen est Un inconnu apparaît sur votre écran et se présente
enseignant-chercheur
en psychologie sociale comme votre ami. De quel type de relation s’agit-il ?
à l’Université
de Bretagne-Sud, Les liens créés sur le Web menacent-ils le lien social ?
et dirige le Groupe
de recherche en sciences Non. D’après divers sociologues
de l’information et de
la cognition, à Vannes. et psychologues, ils le complètent.

n entend souvent dire qu’il n’y a

O
tion. Cela est paradoxal car, en réalité, naguère, les
jamais eu autant d’outils de com- technologies ont permis de favoriser les interac-
munication qu’aujourd’hui, mais tions personnelles : le cheval, puis le train, puis la
que, pour autant, nous ne sommes voiture sont certainement des éléments ayant favo-
plus capables de communiquer risé ces interactions. Avec l’arrivée d’Internet et de
comme autrefois. Bref, beaucoup pensent que les la téléphonie mobile, la sphère des rencontres
En Bref outils de la communication tuent la vraie commu- sociales s’est étendue géographiquement, notam-
nication entre les personnes. Mythe ou réalité ? ment parce que l’information circule sans que l’on
• Grâce aux réseaux
L’idée ne date pas d’hier et le vieux téléphone n’ait à se déplacer. Alors où est le problème ? Est-ce
sociaux virtuels,
fixe a fait l’objet des mêmes critiques. Il semble en parce que l’on communique plus vite et plus loin
les internautes ont
aujourd’hui cinq fois plus
effet que le modèle de la communication en face- que l’on communique plus mal ? Sommes-nous
d’amis « virtuels » à-face paraisse le modèle le plus riche d’un point réellement dans l’illusion relationnelle loin des
qu’il y a 30 ans. de vue qualitatif, social et psychologique et que les « vraies » interactions sociales d’antan ?
moyens d’interaction à distance ne permettent pas
• Les discussions sur
Internet facilitent
d’atteindre cette qualité. Ce modèle est d’ailleurs Cinq fois plus d’amis
la communication partagé par des gens qui utilisent beaucoup les
nouvelles technologies. Darius Shan, de
qu’il y a 30 ans !
entre groupes sociaux
différents (hommes, l’Université de Hong Kong, a montré que des Depuis les années 1990, les chercheurs s’inté-
femmes, catégories internautes qui consacrent une part importante de ressent à la communication entre personnes via
socioprofessionnelles), leur temps libre à naviguer sur la toile considèrent, les ordinateurs, mais il est vrai que c’est l’explo-
là où des barrières majoritairement, que les relations en face-à-face sion de l’Internet et son couplage avec la télépho-
apparaissent en sont de meilleure qualité que celles que l’on a via nie mobile et l’arrivée des réseaux sociaux sur le
situation réelle. Internet ou les réseaux électroniques et, cela, que Web qui ont, tout récemment, stimulé la
• Les amis virtuels offrent l’on interagisse avec une connaissance personnelle recherche dans ce domaine. L’objectif est d’éva-
des opportunités ou avec un inconnu. Les personnes estiment que luer l’impact de ces technologies sur les relations
personnelles et l’interaction directe permet de mieux déceler ce sociales. Les travaux, dans ce domaine, révèlent
professionnelles. que pense réellement son interlocuteur, ce qu’il des résultats souvent inattendus.
Pour les internautes ressent, et ainsi de mieux repérer et comprendre Avant de parler de qualité, évoquons la quanti-
«inhibés», ils augmentent certaines caractéristiques de sa personnalité. té. Un des premiers constats de l’analyse de l’im-
les chances de faire
Les nouvelles technologies mobiles et Internet pact des nouvelles technologies de communica-
des rencontres dans
sont certainement les moyens à qui l’on reproche le tion est qu’elles augmentent le nombre des rela-
la vie quotidienne.
plus cette diminution de la « vraie » communica- tions sociales. À la fin de l’année 2009, on estime

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qu’un habitant de la planète sur deux possédera un rage, mais également ceux qu’ils ont sur le Web,
téléphone mobile tandis qu’il y a actuellement près soit près de cinq fois plus de gens qu’il y a 30 ans.
de 1,6 milliard de personnes ayant une connexion Si les nouvelles technologies augmentent la
Internet. De fait, jamais la simple capacité statis- quantité de nos relations sociales, qu’en est-il de la
tique à interagir avec d’autres n’a été aussi impor- qualité de ces relations qui semble être la principa-
tante, et les travaux des chercheurs le confirment. le critique ? Là encore, les recherches en sociologie 1. Pour fuir le réel ?
Stacy Thayer, de l’Université du Suffolk à Boston et en psychologie montrent qu’un certain nombre Ce n’est pas parce
aux États-Unis, rappelle à juste titre, d’une part, de critiques ne sont pas forcément fondées. Selon qu’on passe beaucoup
que le nombre d’amis ou de relations que des l’une d’elles, ces technologies nous isoleraient du de temps sur des réseaux
sociaux que l’on néglige
jeunes déclarent avoir est aujourd’hui bien plus monde social le plus proche. Or il faut se garder du
les contacts réels. D’après
important qu’il y a 30 ans et, d’autre part, que la paradoxe de « dilution géographique ». des études de sociologie,
technologie Internet et la téléphonie mobile sont Si Internet donne accès à toute la planète, on les plus gros utilisateurs
les principaux vecteurs de cette évolution. observe également des effets paradoxaux sur les d’Internet sont aussi
Lorsqu’on demande à des adolescents de citer des relations plus locales. Ainsi, le professeur de com- ceux qui font le plus
noms d’amis, ils mentionnent ceux de leur entou- munication Keith Hampton, de l’Université de de rencontres « réelles ».
Ivanova Inga / Shutterstock / Cerveau & Psycho

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Pennsylvanie, a révélé qu’Internet est bien loin contraintes de la vie quotidienne (les études, les
d’isoler les gens de leur entourage immédiat : il a Record emplois, la vie familiale) ont interrompues.
montré que les plus gros utilisateurs d’Internet Le président américain
renforcent leurs relations sociales réelles avec les Barack Obama a
personnes de leur entourage immédiat, ou en 6,3 millions d’amis sur
Moins de barrières sociales
amorcent de nouvelles… sa page Facebook. La supposée pauvreté relationnelle d’Internet
Ainsi, l’internaute cherche à savoir ce qui existe Il s’agit, à ce jour, conduit souvent à se montrer peu critique envers
dans son entourage aussi bien virtuel que réel, ce du plus grand nombre la communication dans la vie réelle et le mode
qui s’y fait, et notamment s’il y a des gens partageant d’amis virtuels jamais d’établissement des relations sociales ordinaires.
des intérêts communs dans son environnement enregistrés. Selon certains sociologues, les nouvelles technolo-
géographique immédiat (par exemple, dans des gies de la communication pourraient, au contrai-
communes proches de la sienne). Le processus d’in- re, favoriser des relations sociales de meilleure
teraction s’amorce alors via des Chat, des courriels, qualité. Internet aurait l’avantage de sélectionner
et enfin par des relations en face-à-face. De fait, des des relations plus en phase avec soi-même alors
amitiés ou des relations sociales suivies sont nées de que, dans la vie réelle, cela peut se révéler plus dif-
ces pratiques. Sans le Web, il est vraisemblable que ficile du fait que les relations sont imposées :
ces relations sociales n’auraient jamais eu lieu ou école, travail, voisinage… Le sociologue Gustavo
auraient nécessité plus de temps et d’efforts. Par Mesch, de l’Université de Haïfa en Israël, a consta-
conséquent, loin d’isoler l’individu de son environ- té que les adolescents participant à des réseaux
nement social immédiat, Internet favoriserait la sociaux sur Internet tendent à avoir des amis qui
communication locale interpersonnelle... Outre leur sont plus similaires (mêmes passions, même
cette communication locale, Internet favorise égale- apparence, mêmes intérêts, préférences musi-
ment la restauration des relations sociales interrom- 2. Et si demain, Internet cales…) que les adolescents cantonnés à la vie
pues de longue date. La sociologue Corinna Di devenait votre ami ? réelle. Or, comme on le sait, la similarité est un
Gennaro, de l’Université de Harvard, a constaté que Les rencontres virtuelles facteur favorisant les amitiés durables…
restent avant tout
des relations sociales anciennes sont restaurées via Selon les sociologues, Internet, en raison des
un moyen de développer
le Web ; certains sites, tels Les copains d’avant, favo- un sens du contact informations disponibles sur les internautes, per-
riseraient la reprise d’interactions avec des per- humain, qui se mettrait d’entrer plus vite et plus efficacement en
sonnes que l’on a appréciées à des périodes impor- matérialise généralement relation avec des personnes que l’on juge sem-
tantes de la vie. Des amitiés que les aléas et les dans la réalité. blables à soi. Dans la vie réelle, l’obtention de ces
PHOTOSANI / Shutterstock

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Dmitrijs Dmitrijevs / Shutterstock


informations est d’une certaine façon plus difficile Japon, ont montré que le sentiment de solitude 3. Peux-tu me prêter
et plus aléatoire… Le Web serait ainsi l’outil idéal ton cahier de maths ?
diminue lorsqu’on communique avec des cybera-
La communication
pour favoriser des rencontres débouchant sur des mis du sexe opposé, alors que ce n’est pas le cas avec par Internet prime souvent
relations durables. des internautes du même sexe. sur la communication
Internet pourrait également favoriser les rela- directe... Connecté au
tions entre groupes sociaux, car les normes monde, mais déconnecté
sociales qui contrôlent nos relations seraient
Les enjeux de Facebook de son environnement
moins contraignantes dans un environnement vir- Les contacts glanés sur Internet peuvent avoir proche ? Les sociologues
tuel. Les rencontres sur Internet permettraient de une autre utilité : « rencontrer » des personnes bien considèrent qu’il s’agit
connaître autrui sans stigmatiser ceux qui n’appar- informées qui vous renseigneront ou vous aideront d’une idée reçue.
tiennent pas au même groupe social. Cette absen- dans la vie réelle. Charles Steinfield et ses collègues
ce de mécanismes de rejet se manifeste de diverses de l’Université d’État du Michigan ont suivi pen-
façons : ainsi, selon les psychologues sociaux D. dant deux ans des centaines d’étudiants dont cer-
Shan et Grand Cheng, de l’Université de Hong tains étaient des utilisateurs du réseau social
Kong, les relations entre les hommes et les femmes Facebook et d’autres qui ne l’étaient pas. Les cher-
sur Internet sont jugées de meilleure qualité que cheurs désiraient savoir si ce réseau d’amis a un
les interactions entre personnes du même sexe. impact sur le « capital social » des étudiants, c’est-
Selon les psychologues, ces résultats pourraient à-dire sur les avantages que procure la possibilité
être expliqués par l’anonymat relatif que procure de connaître des gens bien placés dans des réseaux
l’Internet. On y rencontre moins de contrôle pour obtenir de bons stages, un emploi ou des
social, ce qui conduit les gens à interagir sur des opportunités de voyages ou de sorties. La mesure
thèmes qui ne sont pas ceux autour desquels ils de ce capital social a été réalisée avant et après ins-
interagissent habituellement. cription sur Facebook, et également en comparant
Par exemple, un homme qui s’intéresse aux vête- le capital des étudiants présents ou non sur ce site.
ments ne peut guère trouver d’occasions d’en discu- Les résultats ont montré que le réseau Facebook a
ter avec d’autres hommes, mais sur Internet rien ne pour effet d’augmenter le capital social de ceux qui
l’empêche d’emprunter un pseudonyme et de s’im- y sont inscrits. En outre, les utilisateurs assidus, qui
miscer dans des conversations entre filles. De cette parviennent à se faire considérer comme des amis
façon, les conversations virtuelles permettent dans par des personnes ayant un certain pouvoir sur le
certains cas de s’affranchir de l’emprise du contrôle réseau ou dans la vie réelle, voient leur capital
social. En outre, les psychologues Reiko Ando et social augmenter considérablement et obtiennent
Akira Sakamoto, de l’Université d’Ochanomizu au des opportunités plus intéressantes (invitation à

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associer à des « amis » sur la toile les conduit à se


sentir moins seuls et réduit l’anxiété liée aux situa-
tions de communication réelle. Internet présente-
rait également des avantages plus ponctuels
lorsque, en raison de caractéristiques particulières
(par exemple, la laideur), la vie sociale ordinaire
pose un problème. R. Ando et A. Sakamoto ont
ainsi montré que les adultes âgés de 20 à 30 ans
considérés comme peu attrayants physiquement
ont beaucoup plus de cyberamis que les adultes
jugés attrayants. En outre, chez ces personnes, les
cyberamis ont une fonction anxiolytique !

Quand le cyberami remplace


un bon copain
Monkey Business Images / Shutterstock

Selon les psychologues et sociologues, dans la


mesure où l’on sait que l’apparence physique est un
facteur important de la réussite des relations sociales
(on sait que les belles personnes ont plus d’amis,
sont plus souvent invitées, plus facilement abordées,
décrochent plus facilement un emploi…), les per-
4. Les adolescents qui des fêtes, contacts pour des stages, emplois, etc.) sonnes peu attrayantes physiquement souffrent de
manquent de confiance que ceux qui n’y sont pas présents… ce mode d’interaction où l’apparence joue un rôle
en eux peuvent vaincre Il y a donc un intérêt à nouer des relations important. Sur Internet, où il faut se focaliser sur
leur timidité sur Internet sociales sur le Web, et cela peut aller jusqu’à des d’autres aspects de la personne et notamment sur ce
avant de « passer »
bénéfices psychologiques. En fait, les nouvelles tech- qu’elle dit lors du premier contact : l’importance de
à la réalité.
nologies de communication présentent une fonc- l’apparence physique diminue au profit d’autres
tion quasi thérapeutique dans le sens où elles per- qualités, ce qui favorise les interactions. On pense
mettent à des individus ayant des difficultés rela- donc que les relations amorcées via le Web servi-
tionnelles en situation réelle d’interagir avec raient à prouver que d’autres registres sont impor-
d’autres personnes via les réseaux. Il en résulte une tants pour juger autrui : sur le Web, l’appartenance
amélioration de leurs aptitudes à interagir sociale- sociale ou l’apparence physique deviennent des fac-
ment avec autrui, et une augmentation de leur teurs secondaires.
confiance lors des interactions en face-à-face. En outre, le fait de visiter régulièrement sa page
Jochen Peter, à l’Université d’Amsterdam, a montré d’amis et les pages des amis sur lesquelles on est
que les adolescents introvertis (qui déclarent se sen- présent renforce également l’estime de soi. Charles
tir mal à l’aise lors des interactions sociales, ont du Steinfield de l’Université du Michigan, a ainsi
mal à entrer en contact avec de nouvelles personnes, montré que les jeunes inscrits sur Facebook présen-
se sentent facilement intimidés) font un usage plus tent un niveau d’estime de soi privée (ce que je
marqué des nouvelles technologies et notamment pense de moi) et d’estime de soi publique (ce que
d’Internet que les adolescents extravertis (qui décla- je pense que les autres pensent de moi) qui aug-
rent entrer facilement en contact avec autrui, sont à mente progressivement. Or l’estime de soi est un
Bibliographie l’aise pour initier une conversation avec des incon- important déterminant de nombreux projets de
nus). Ces travaux ont montré que les introvertis vie (études, travail, emploi, relation amoureuse...).
C. Steinfeld et al., Social déclarent avoir plus d’amis sur Internet que les Finalement, et contrairement à ce que l’on pour-
capital, self-esteem, and
extravertis ; en outre, sur le long terme, on constate rait penser au premier abord, les nouvelles techno-
use of online social
network sites : chez eux une diminution progressive du sentiment logies de communication présentent bien des avan-
A longitudinal analysis, de repli sur soi et une meilleure aisance dans les rela- tages en termes de relations sociales, en plus d’un
in Journal of Applied tions de la vie quotidienne. Les psychologues par- intérêt psychologique pour les internautes eux-
Developmental lent de modèle vertueux, engendré via les interac- mêmes. Bien entendu, les interactions dans la vie
Psychology, vol. 29, tions sociales sur le Web : l’adolescent introverti, quotidienne demeurent indispensables, mais on
pp. 434-445, 2008. mal à l’aise dans un schéma de communication clas- s’aperçoit que les nouvelles technologies tendent à
K. N. Hampton, sique, serait incité à recourir davantage à Internet, ce enrichir et à améliorer la qualité des interactions
Neighborhoods in qui renforcerait ses aptitudes à communiquer. sociales au lieu de les détruire. Il n’y a donc pas lieu
the network society : Pavica Sheldon, l’Université de Louisiane à de s’inquiéter outre mesure si votre adolescent passe
The e-neighbors study,
Baton Rouge aux États-Unis, a confirmé ces résul- de très longues heures chaque semaine sur Internet
in Information,
Communication tats en se focalisant sur des étudiants ayant une ou avec son mobile. Il communique avec des gens
& Society, Special Issue : aversion pour la communication classique. Elle a qu’il apprécie ou sur des thèmes qui l’intéressent. Il
e-Relationships, vol. 10(5), découvert, en étudiant leur usage du réseau renforce sa compétence sociale... même si vous avez
pp. 714-748, 2007. Facebook, que, progressivement, le fait de se voir tendance à penser le contraire. 

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Psychologie
du développement

L’ami imaginaire
Environ un enfant sur trois a pendant un temps variable
un ami qui n'existe que dans son imagination. Cela n’a rien
d’inquiétant. Au contraire, ces compagnons qui aident
l’enfant à traverser une période difficile
témoignent de sa créativité.

arler avec des personnes invisibles, cela

En Bref
• Environ 20 à 30 pour
P n’a rien d’extraordinaire à l’époque du
Web : beaucoup d’internautes partici-
pent à des Chats, ont des blogs et
échangent des informations très per-
sonnelles avec des amis virtuels. Mais que faut-il
penser d’un enfant qui cherche un ami imaginai-
re – joue avec lui, lui parle et vit même avec lui
cent des enfants et comme si c’était un membre de sa famille ? Ce
adolescents ont à un phénomène, qui se manifeste surtout entre trois
moment ou un autre un et sept ans, est assez fréquent. La plupart des
compagnon imaginaire. parents sont inquiets lorsqu’ils prennent conscien-
• Les amis imaginaires ce de « l’ami imaginaire », le nom donné par les
remplissent différentes psychologues à ce compagnon invisible. Une mère
fonctions, selon l'âge écrit ainsi sur un forum sur Internet :
et les circonstances. « Notre fils, âgé de cinq ans, parle depuis trois
Ils favorisent surtout jours avec “son amie Pia”. Elle n’existe que dans son
la capacité à se mettre imagination, mais semble être bien réelle pour lui.
à la place de l'autre
Il se comporte comme s’il pouvait la voir ! Sa sœur,
et les capacités
qui a trois ans de plus que lui, ne nous avait pas
de communication.
habitués à ça. Bien que son amitié avec Pia semble
• En général, les enfants lui faire du bien, nous sommes inquiets. Faut-il le
maltraités ne s'inventent
laisser dans cette illusion ou essayer de le
pas d’amis imaginaires ;
convaincre qu’elle n’existe pas ? »
les traumatismes ont
plutôt tendance à brider
Les parents inquiets peuvent se tranquilliser.
la créativité de l'enfant et Tous les travaux de recherche sur le phénomène
son comportement de jeu. aboutissent à la même conclusion : il n’y a aucune
raison de s’inquiéter ! Les amis imaginaires n’ont

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guère été étudiés – peu de psychologues s’y sont Inge Seiffge-Krenke un moment ou à un autre de leur développement,
intéressés au cours des 100 dernières années – , étudie la psychologie mais que, le plus souvent, les parents ne le remar-
mais tous les résultats concordent pour dire que les du développement quent pas ; et les enfants eux-mêmes l’oublient et,
à l’Institut de psychologie
amis imaginaires remplissent une fonction positive ne s’en souviennent plus quand ils sont plus âgés.
de l’Université
et favorisent le développement des enfants. de Mayence. Les compagnons invisibles sont souvent des
Les compagnons invisibles sont étroitement enfants du même âge que l’enfant. Mais ce sont
liés à l’environnement de l’enfant : pour les plus parfois des animaux, des magiciens ou des super-
jeunes, l’ami imaginaire est généralement un héros. La plupart d’entre eux ont la même taille que
copain de jeu, qui peut également être présent à l’enfant, mais d’autres sont suffisamment petits
table, au moment des repas. L’enfant l’appelle par pour pouvoir être cachés dans la poche et emportés
son nom et l’ami l’accompagne souvent toute la partout – comme le kangourou invisible Pantoufle
journée. Certains psychologues pensent que de Anouk dans le film Le Chocolat (2001), de Lasse
presque tous les enfants ont un ami imaginaire à Hallström, avec Juliette Binoche et Johnny Deep.

Peluches courageuses
et poupées insolentes
Beaucoup d’enfants donnent aussi vie à une
peluche ou à une poupée à laquelle ils sont parti-
culièrement attachés, et lui attribuent une person-
nalité. Ainsi, les peluches visibles tel Hobbes – le
tigre en peluche de la série Calvin et Hobbes –
deviennent aussi des compagnons imaginaires.
Toutefois, dans cet article, nous nous référons sur-
tout aux amis qui ressemblant à un être humain,
mais qui sont invisibles.
L’une des premières descriptions du phénomè-
ne est une étude datant de 1895, réalisée par la
pédagogue Clara Vostrovsky, de l’Université
Stanford. Elle y décrit une amie qui eut, jusqu’à
l'âge adulte, plusieurs amis imaginaires. Depuis,
quelques études ont montré que les compagnons
imaginaires sont très répandus : selon les résul-
tats, entre 18 et 30 pour cent des enfants ont, à un
moment ou un autre, un ou plusieurs compa-
gnons invisibles.
Les parents, enseignants et thérapeutes sont
souvent troublés non seulement par le fait que
l’ami imaginaire est présent pendant longtemps,
parfois pendant des années, mais également par
le réalisme avec lequel les enfants semblent voir
leur compagnon devant eux. Pourtant, les enfants
savent très bien que leurs amis ne sont pas réels et
qu’ils n’existent que dans leur imagination. Par
conséquent, le phénomène des amis imaginaires
est parfaitement distinct des cas pathologiques
que l’on rencontre, par exemple, dans les psy-
choses. L’enfant ne se sent jamais à la merci de
son compagnon imaginaire – au contraire, il peut
l’habiller, le changer et le manipuler à volonté.
L’enfant détermine également la durée de son
1. L’ami imaginaire amitié imaginaire.
donne parfois le courage Dans une analyse de journaux intimes publiée
à l’enfant de en 2000, j’ai constaté que le confident imaginai-
se surpasser, par re porte souvent un nom. De plus, il a un sexe et
exemple de sauter des
une apparence physique bien définis, et des traits
obstacles toujours plus
de caractère marqués. Cependant, l’enfant ou
Shutterstock / Cerveau & Psycho

hauts. Il a parfois
une apparence humaine, l’adolescent peut changer ces caractéristiques à
parfois c’est un animal, volonté au cours du temps. Dans les journaux
ou, pourquoi pas, intimes que j’ai étudiés, j’ai trouvé quelques des-
un robot ! criptions très précises des amis imaginaires.

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Voilà un extrait des notes d’une jeune fille de Ainsi, une fillette de dix ans se sentait très seule.
15 ans : « Kathrin est une fille aimable et gra- Anne Frank Sa mère était hospitalisée depuis deux ans pour
cieuse. Elle est très mignonne quand elle est heu- et Kitty une dépression grave et l’enfant était souvent
reuse. Elle a les yeux noirs les plus beaux que j’ai seule. Dans cette situation, elle s’était inventé un
Le journal d’Anne Frank
jamais vus, incroyablement expressifs – parfois frère imaginaire qui dépendait complètement
(1929-1945) est
comme des étoiles, puis comme la mer Morte, mondialement connu. d’elle et dont elle prenait soin comme une mère
tellement profonds, calmes et tristes. Cela, c’est Son père, Otto Heinrich – tout comme elle aurait probablement souhaité
ce que peut voir une amie de l’extérieur. Mais Frank a publié qu’on s’occupe d’elle. Elle restait souvent allongée
moi, à travers ses yeux, je peux voir aussi l’inté- les mémoires de sa fille, sur son lit pendant la journée à parler avec son
rieur, savoir ce qu’elle pense. Mais en fait, je morte dans le camp frère invisible. Lorsque la mère est rentrée de l’hô-
connais mal sa vie intérieure. Par exemple, je ne de concentration pital, il a disparu sur le champ.
sais pas vraiment si elle croit en Dieu. Que dire de Bergen-Belsen. Parfois le compagnon imaginaire des enfants et
encore de Kathrin ? Elle est intelligente, ambi- De juin 1942 des adolescents les aide à surmonter des senti-
tieuse, passionnée, toujours prête à aider les jusqu'à sa déportation, ments de solitude, de perte ou de rejet. Il offre à
autres, parfois un peu difficile à comprendre ; en août 1944, Anne l’enfant une relation où il trouve de l’amour et le
parfois, elle se comporte comme une mère poule s'était cachée des nazis soutien dont il a besoin. Cela lui procure aussi une
avec quelques membres
avec tout le monde. Mais c’est comme ça qu’elle compagnie – indépendamment des circonstances
de sa famille dans une
est, sinon, elle ne serait pas Kathrin. Il y a des extérieures et de l’environnement où il grandit. En
maison d'Amsterdam.
moments où j’ai l'impression qu’elle fait tout à la Son père fut le seul
conséquence, les compagnons disparaissent sou-
perfection et je suis heureuse quand je trouve à revenir des camps. vent dès que l’enfant trouve des amis réels ou s’est
une erreur. De plus, elle ne parle pas beaucoup et Pendant ces années, accommodé d’une situation nouvelle.
elle met longtemps à accorder sa confiance à Anne s’est confiée à son Cette fonction du compagnon explique proba-
quelqu’un. Elle semble discuter souvent avec Dieu amie imaginaire Kitty. blement aussi pourquoi les personnes âgées ont
qui semble être un soutien pour elle. » parfois des amis imaginaires – bien que ce phéno-
mène n’ait presque pas été étudié jusqu’à présent.
Pour traverser Le psychiatre canadien Kenneth Shulman a rap-
porté en 1984 trois cas de patients âgés de plus de
les moments difficiles 80 ans et qui venaient de perdre leur conjoint.
Les compagnons imaginaires peuvent remplir Tous les trois faisaient revivre leur partenaire dans
diverses fonctions : certains enfants ou adoles- leur imagination, mais ils n’aimaient pas en parler
cents imaginent ces amitiés inhabituelles lors- à d’autres personnes. Ce que K. Shulman inter-
qu’ils se sentent seuls, comme le montre une prétait comme un signe qu’ils étaient conscients
étude américaine réalisée en 2004 par l’équipe de du caractère fictif de ce compagnon.
Marjorie Taylor, de l’Université de l’Oregon. Les Le psychologue du développement Jean Piaget
psychologues ont interrogé 152 enfants de mater- (1896-1980) a également observé le phénomène
nelle et ont trouvé qu’environ 70 pour cent des de l’ami imaginaire lors de ses études sur le déve-
enfants de cinq et six ans ayant un ami imaginaire loppement cognitif des enfants. Il l’a interprété
étaient des premiers-nés ou des enfants uniques. comme une forme particulière de jeu symbolique.
On crée, tout seul ou avec d’autres, une autre réa-
lité : les enfants aiment faire « comme si » – par
exemple dans des jeux de rôle. Piaget a rapporté le
Parfois le compagnon imaginaire cas du compagnon imaginaire de sa propre fille de
des enfants et des adolescents les aide trois ans, Jacqueline. Pendant deux mois, il a acca-
paré toute son attention, l’a aidée dans tout ce
à surmonter des sentiments qu’elle apprenait, l’a encouragée à obéir aux
de solitude, de perte ou de rejet. règles, et l’a consolée lorsqu'elle était triste. Puis,
subitement, il a disparu.

Des études plus anciennes de ces chercheurs


avaient révélé que les enfants et les adolescents se
Particulièrement communicatif
créent souvent des compagnons imaginaires Piaget n’a pas expliqué le compagnon de sa fille
quand surviennent des changements importants par la solitude ou des difficultés de la vie. Il l’a plu-
dans leur vie : par exemple, lorsque leur mère tôt interprété comme une preuve de créativité et
attend un bébé ou qu’une petite sœur ou un petit une envie de communiquer. Une étude réalisée
frère est né, lorsqu’un des parents est hospitalisé, en 2008 par les psychologues Anna Roby et Evan
car il est malade, ou après la mort d’une person- Kidd, de l’Université de Manchester, a confirmé
ne proche. Quand leurs parents divorcent ou cette idée. Ils ont testé les capacités verbales de
lorsque des amitiés prennent fin, par exemple à 44 enfants de maternelle et de primaire. Ceux qui
cause d'un déménagement, les compagnons ima- avaient un ami imaginaire s’exprimaient en
ginaires aident les enfants et les adolescents à moyenne mieux et étaient davantage capables de se
affronter ces situations difficiles. mettre à la place de leur interlocuteur. Une de mes

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études publiée en 2000, portant sur 241 adolescents, enfants commencent à tenir un journal intime,
a abouti à un résultat similaire : les adolescents qui une façon très personnelle d’exprimer leur créati-
ont des amis imaginaires présentent davantage vité et leur imagination. Pour cela, il faut d’abord
d’habiletés sociales, telle l’empathie, que les enfants qu’ils aient acquis une notion précise de l’intimi-
du même âge sans compagnon imaginaire. té : les très jeunes enfants ne font pas encore la dif-
Des études sur le comportement de jeu confir- férence entre informations « privées » et informa-
ment indirectement que ce sont surtout les enfants tions « publiques ». Ce n’est qu’à partir de l’âge de
mûrs et psychologiquement stables qui ont des dix ans environ qu’ils comprennent ce que signifie
amis imaginaires. Ainsi, parmi d’autres, le socio- le privé. C’est seulement à partir de ce moment-là
logue britannique David Finkelhor, de l’Université que les informations qui les concernent ou concer-
de New Hampshire à Durham, aux États-Unis, a nent autrui sont sciemment tenues secrètes.
montré que les enfants jouent d’autant moins Environ 40 pour cent des filles se confient à un
qu’ils se sentent mal à l’aise physiquement et psy- journal intime – proportion beaucoup plus faible
chologiquement. La maltraitance, le manque de chez les garçons du même âge.
soins ou d’affection brident l’imagination et font
disparaître l’envie de jouer : ces enfants ne s’inven- Du compagnon de jeu
tent généralement pas d’amis imaginaires.
Les amis imaginaires peuvent aussi apparaître
au confident
lorsque les enfants ont des difficultés à se plier aux Lorsque l’enfant grandit, la perception de soi et
règles des adultes. Le compagnon imaginaire se la description des personnes importantes chan-
permet alors ce qui est interdit à l’enfant. Évidem- gent, ainsi que les compagnons imaginaires. Les
ment, ce sont les nouveaux amis qui sont en cause enfants âgés de quatre à six ans, par exemple, se
lorsque les parents découvrent que la boîte de bis- caractérisent souvent eux-mêmes par leurs carac-
cuits a été vidée : « C’est pas moi, c’était Dris ! » téristiques physiques ou par leurs actions : « Je suis
Les enfants punissent même leur complice invi-
sible pour « leurs » méfaits – ce qui, bien évidem-
ment, n’empêche pas leur ami de récidiver. 2. L’ami imaginaire est
souvent un soutien moral
Les compagnons imaginaires remplissent une
précieux. Il aide l’enfant à
fonction similaire lorsqu’ils servent de conseiller affronter des situations
moral aux enfants. Lorsqu’ils sont en maternelle, nouvelles, un changement
les petits ont encore besoin d’un interlocuteur pour d’école, voire la rentrée
s’assurer qu’ils ont agi correctement. Un ami ima- des classes.
ginaire remplit parfois cette fonction. En général,
les compagnons apparaissent à des moments où les
enfants font de grands bonds dans leur développe-
ment cognitif. Ils offrent aux enfants en développe-
ment la possibilité d’exprimer des sentiments et des
impulsions qu’ils doivent contrôler, parce que,
maintenant, ce sont des « grands ».
En règle générale, les amis imaginaires apparais-
sent vers l’âge de trois ans, car les enfants doivent
d’abord être capables de bien faire la différence
entre eux-mêmes et autrui avant d’inventer un
partenaire. Il faut aussi qu’ils aient bien intégré
une image stable d’une autre personne, par
exemple de la mère. En 1988, le psychologue Paul
Harris, de la Faculté de médecine Harvard à
Boston, a étudié si 221 enfants faisaient bien la dif-
férence entre imagination et réalité. C’est seule-
ment à partir de trois ans qu’ils ne font plus de
confusion entre personnes réelles et inventées,
Gehirn und Geist - Andreas Rzadkowsky / Shutterstock - Lynne Carpenter

qu’il s’agisse de personnages qu’ils inventent eux-


mêmes ou de personnages de contes de fées, d’his-
toires ou de films.
L’imagination et la créativité évoluent au cours
du développement. Les enfants imaginent souvent
des jeux avec des objets présents dans leur envi-
ronnement. Ainsi, une rangée de chaises devient
vite un « train ». À l’école primaire, l’imagination
augmente encore, ce qui se manifeste souvent par
des dessins très créatifs. À l’adolescence, certains

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blond », « J’aime jouer avec des voitures ». Ce entretient de « vrais » échanges. Le besoin accru
n’est qu’à l’adolescence qu’ils commencent à se d’un alter ego explique pourquoi à l’adolescence
décrire par leurs caractéristiques psychologiques et ce sont surtout les jeunes confrontés à la solitude
morales : « Je suis timide » ou « Je suis généreux ». qui se créent des compagnons imaginaires : pour
L’élaboration de cette connaissance de soi dépend 3. Pendant se consoler et se sentir moins seul.
de la relation à autrui, qui prend de plus en plus l’adolescence, les filles
Mes analyses et les entretiens que j’ai eus avec
aiment bien confier leurs
d’importance avec l’âge. expériences et leurs
plusieurs centaines d'adolescents ont montré que
Tout comme les amis réels, les compagnons réflexions à un journal les amis imaginaires apparaissent souvent dans les
imaginaires se transforment au cours du dévelop- intime. Elles y écrivent journaux intimes des adolescents. L’adolescent
pement, comme je l’ai montré en 2008 en analy- souvent à un ami ou à une s’engage dans un dialogue avec son compagnon
sant plusieurs études à long terme. L’âge de la amie imaginaire. invisible : il l’appelle par son nom, lui raconte le
détail des événements et termine en lui disant
« Au revoir ». Dans notre étude, c’était le cas pour
un tiers des garçons et plus de 60 pour cent des
filles tenant un journal intime. Les adolescents se
posaient beaucoup de questions sur leur relation
avec leur compagnon imaginaire, qu’ils formu-
laient par écrit au moyen de questions ou de com-
mentaires. Souvent, ils invitaient leur copain ima-
ginaire à donner son point de vue.
De toute évidence, ils avaient une image très
précise de leur compagnon imaginaire. Tous les
d’adolescents ne décrivaient pas leur ami avec
autant de précision que la jeune fille mentionnée
et son amie Kathrin. Mais au cours des entretiens,
ces adolescents décrivaient volontiers l’apparence
physique (« Elle aussi, elle est grosse », « Il est plus
grand que moi ») et les conditions de vie de l’ami
imaginaire (« Elle a les mêmes problèmes que
Regisser / Shutterstock

moi », « Il a plus d’argent »).


Nous avons constaté que tous les adolescents
(filles ou garçons) choisissent plutôt des amies
imaginaires féminines – 75 pour cent des garçons
et 61 pour cent des filles – et l’ami(e) leur res-
semble beaucoup. Les garçons qui tiennent un
maternelle est caractérisé par des relations qui journal intime créent souvent une copie féminine
reposent sur une interaction physique temporai- presque parfaite d’eux-mêmes, qui leur ressemble
re : « Nous sommes amies, parce que nous aimons non seulement par l’âge et l’apparence physique,
jouer à la poupée ensemble ! » Vers sept à huit ans mais aussi par la personnalité. En revanche, les
s’ajoute la notion d’entraide : les amis sont suppo- amies des filles ne leur ressemblent pas.
sés apporter de l’aide à l’enfant. Mais ce dernier En grandissant, les principaux traits de carac-
cherche malgré tout à respecter un certain équi- tère des amis imaginaires se transforment – tout
libre : « Je te prête mon vélo si tu me prêtes ton comme ceux de l’enfant. Parfois même, ils chan-
ballon. » Le même type de relations s’établit aussi gent de nom. Voilà l’exemple de Tina, âgée de
avec l’ami imaginaire. 18 ans : « Pendant un temps, je l’ai appelée
Au début de l’adolescence, vers 12 ans, l’échan- “Cordula”. Bien que je continue de lui écrire, c’est
ge émotionnel avec l’ami (ou l’amie) devient moins personnalisé – le plus souvent sans nom,
important ; on aime parler de ses problèmes. Le Bibliographie mais c’est toujours elle. »
motif le plus fréquent de rupture d’une amitié à M. Taylor et al., The Au cours de l’adolescence, les compagnons invi-
cet âge est la trahison de la confiance : les adoles- caracteristics and sibles semblent devenir plus flous, les adolescents
cents attendent d’un bon ami qu’il (ou elle) fasse correlates of fantasy in plus âgés ne les mentionnent presque plus.
des confidences et qu’ils puissent lui révéler ses school age children : D’ailleurs, lorsque nous avons à nouveau interrogé
propres secrets. La confiance est plus importante imaginary companions, les auteurs des journaux intimes après quelques
pour les filles que pour les garçons, et les filles impersonation and social années, un grand nombre d’entre eux ne se souve-
understanding, in Child
ont davantage tendance à raconter des expé- nait plus du tout de leur ami imaginaire !
Development, vol. 40,
riences personnelles. pp. 1173-87, 2004. De toute évidence, lorsque le compagnon ima-
Ces changements aboutissent à des relations ginaire a rempli sa fonction, il est non seulement
D. Finkelhor, The
exclusives : tandis que les jeunes enfants jouent victimization of children, abandonné, mais vite oublié : tout indique que
sans distinction avec tout le monde, petit à petit le in American Journal of les enfants ont franchi, grâce à leur imagination
cercle des amis se rétrécit à quelques proches qui Orthopsychiatry, vol. 65, et à leur créativité, une nouvelle étape de leur
pensent de la même façon et avec lesquels on pp. 177-193, 1995. développement. I

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Dossier
46
Un monde
d’émotions
52
Raphael Queruel / Shutterstock
Mieux vivre
ses émotions

Vivre en paix
58
Le cerveau
avec ses émotions au cœur
des émotions

P
our les uns, elles gâchent la vie, perturbent la réflexion, poussent aux
excès. Pour les autres, elles donnent du piment à l’existence, favori-
sent l’intuition et « l’instinct ». Tout cela est vrai. Les émotions ont
deux faces, l’une rayonnante et l’autre sombre. Le procès des émo-
tions a connu de multiples rebondissements, où Platon a été sans
64
conteste le procureur le plus impitoyable, et les psychologues évolutionnistes Du visage
des avocats zélés. Mais quel est le résultat de ce match millénaire, où tout tour-
ne autour de questions simples, mais essentielles : les émotions sont-elles nos à l’expérience
alliées ou nos ennemies ? Faut-il les combattre ou les vivre pleinement ? subjective
Pouvons-nous les tourner à notre avantage ?
Sur les clichés d’imagerie cérébrale, les émotions apparaissent sous la
forme d’une mosaïque, où chacune est créée par une zone spécialisée, et où
des réseaux distribués modulent le ressenti subjectif et la capacité de parta-
ger ses émotions avec autrui. Nous sommes des êtres émotionnels par essen-
66
ce, il serait vain de le nier.
Voire. Le cerveau n’est pas le jouet des émotions, il dispose même de
modules permettant de les réguler. Un joli clin d’œil à Descartes, qui, dans
Les passions de l’âme, définissait le libre arbitre comme la capacité de prendre Les dérèglements
conscience de ses émotions, puis de juger – d’après le contexte où elles se mani- des émotions
festent – s’il est profitable d’y céder ou d’y résister. L’affect, finalement, est
une chose trop sérieuse pour être confié aux émotions. L’intelligence émo-
tionnelle s’impose de plus en plus comme l’avenir de l’homme : identifier ce
que l’on ressent, l’exprimer, le comprendre, le moduler pour l’utiliser au
mieux, telles sont les clés qui permettront peut-être un jour de vivre en paix
avec ses émotions. S. B.

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Dossier

Un monde d’émotions
Robert Soussignan
ue serait une vie sans émotions ?

Q
est maître de conférence
à l’Université de Reims Les émotions colorent les expé-
et membre du Centre riences de notre vie quotidienne
européen des sciences et nous informent sur les événe-
du goût à Dijon. ments auxquels nous attachons
de l’importance, qu’il s’agisse de la joie éprouvée à
la naissance d’un enfant ou de la tristesse que
cause la perte d’un proche. Elles s’accompagnent
de manifestations corporelles (l’augmentation du
rythme cardiaque, les sécrétions hormonales, les
expressions du corps ou du visage) et comporte-
mentales (approche, fuite ou lutte). Elles nous
permettent de nous adapter aux événements et de
réguler la physiologie de l’organisme. Elles influent
aussi sur la perception du monde, la mémoire épi-
sodique, la prise de décision, les jugements, et
constituent un puissant vecteur de communica-
tion d’informations à autrui.
Or, même si la plupart des chercheurs s’accor-
dent sur le rôle qu’elles jouent dans nos existences,
ils sont paradoxalement partagés sur leur nature,
leur classification, leur nombre, leur caractère uni-
versel et le type d’informations transmises par les
réactions corporelles... Lorsqu’on parle d’émotions,
à quoi fait-on référence ? Combien en dénombre-
t-on ? En existe-t-il de plus puissantes ou de plus
nuancées ? Comment les hiérarchiser ? C’est toute
la question du spectre des émotions.

Le socle des émotions de base


Quelles sont les quelques émotions dont on
retrouve partout dans le monde une expression
puissante et invariable ? On s’accorde sur le fait que
les émotions peuvent être réparties en émotions
positives ou négatives. En revanche, il n’existe pas de
classement consensuel qui rendrait compte de la
richesse et des nuances des réactions et des expé-
riences émotionnelles humaines, de leurs distinc-
tions et de leurs relations avec le lexique émotionnel.
Certaines émotions ont-elles un statut particu-
lier ? Les émotions de base (ou primaires) sont-
elles universelles ? Quels sont leurs liens avec les
autres émotions ? Des mots qui paraissent
proches sur le plan sémantique (par exemple,
appréhension, peur, effroi et terreur) reflètent-ils
des émotions différentes ? Sont-ils associés à des

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Combien d’émotions pouvons-nous ressentir ?


Les Anglais et les Japonais réagissent-ils de la même façon
lorsqu’ils éprouvent de la joie ? Comment se compose la palette
de nos émotions ? Aujourd’hui, les émotions sont disséquées
et classées, révélant un registre presque sans fin d’affects.

Gemenacom / Shutterstock

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a b c sympathique qui tend à produire les effets inverses


(ralentisseurs pour l’essentiel).

La thèse des programmes innés


Dans sa théorie dite des émotions discrètes,
P. Ekman propose qu’il existe, pour chaque émo-
d e f tion de base, certaines caractéristiques qui lui sont
spécifiques et d’autres qui sont communes à plu-
sieurs émotions. Parmi les caractéristiques spéci-
fiques d’une émotion, citons, pour la joie, les pro-
totypes d’expressions faciales (par exemple la
contraction des muscles zygomatiques) ou, pour la
peur, l’activation des systèmes para- ou orthosym-
1. Les six émotions de base sont (de a à f) : joie, peur, colère, surprise, tristes- pathique (l’accélération du rythme cardiaque), ou
se et dégoût. Elles présenteraient à la fois des caractéristiques spécifiques, mais aussi l’existence d’événements déclencheurs (l’image de
des traits communs, tels que leur caractère automatique et leur mise en place rapide. prédateurs). Quant aux caractéristiques communes
à l’ensemble des émotions, ce sont leur caractère
scripts différents (un script est une séquence automatique et involontaire, leur déclenchement
durant laquelle se déroule une émotion, de l’évé- rapide, leur durée limitée et leur spontanéité.
nement déclencheur jusqu’à l’action, en passant Par opposition aux émotions de base, on évoque
par l’évaluation cognitive, les sensations viscé- les émotions secondaires : à la différence des pre-
rales, les expressions motrices et les sentiments mières, celles-ci ne posséderaient pas ces caractéris-
qui l’accompagnent) ? tiques et seraient davantage liées au développement
Aristote et Descartes – et plus récemment les du langage, de la conscience de soi (l’empathie,
psychologues évolutionnistes – ont suggéré l’exis- l’envie et la jalousie), de l’auto-évaluation (l’embar-
tence d’émotions de base : joie, peur, colère, tris- ras, la fierté, la culpabilité et la honte) et à des éla-
tesse et dégoût. En revanche, des divergences borations cognitives. Selon de nombreux psycho-
apparaissent quand il s’agit de savoir si d’autres logues, contrairement aux émotions primaires qui
émotions (la surprise, l’intérêt, l’acceptation, le font déjà partie du répertoire des bébés de six mois,
mépris, la honte) en font partie. les émotions secondaires émergent tardivement,
Selon les psychologues évolutionnistes, les entre la première et la quatrième année.
émotions de base ont été façonnées et sélection- Selon la psychologie évolutionniste, qui rend
nées au cours de l’histoire évolutive des espèces En Bref compte des émotions, des processus cognitifs et
afin de fournir des programmes d’action permet- des comportements humains à la lumière des
tant de faire face à des exigences vitales. Par • Six émotions primaires contraintes qui ont pesé sur nos ancêtres du
exemple, la peur mobilise des actions d’autopro- constituent le socle Paléolithique, les émotions secondaires dériveraient
de l’expression de
tection (la fuite, l’immobilisation) en réponse à des émotions primaires. Ainsi, le modèle multidi-
nos affects. Elles sont
un événement menaçant ; un écarquillement des mensionnel du psychologue américain Robert
déjà présentes chez
yeux permettrait même de percevoir un champ les bébés de six mois.
Plutchik, souvent cité, tente de classer les émotions
visuel plus large. Au contraire, la colère est activée d’après des critères tels que l’intensité, la similitude,
• La culpabilité,
quand on cherche à défendre ses ressources ou à la polarité (chaque émotion a un opposé, tel le
l’empathie et la jalousie
poursuivre des objectifs dont la réalisation a été sont des émotions
couple joie-tristesse) et la complexité.
contrecarrée par autrui : elle entraîne la libération secondaires, plus tardives. Par exemple, l’appréhension, la peur et la terreur
d’adrénaline et de cortisol qui mobilisent les D’autres émotions constituent une classe d’émotions proches se diffé-
réserves d’énergie de l’organisme préparant à la composites, telles que renciant sur le plan de l’intensité. Par ailleurs, le
fuite ou au combat. Quant au froncement carac- l’amour, l’hostilité ou mélange de deux émotions primaires donnerait une
téristique des sourcils, il aurait pour effet de pro- la déception, sont émotion secondaire : la joie et l’acceptation pour
téger les yeux en cas d’attaque... considérées comme l’amour, la surprise et la tristesse pour la déception,
Les psychologues américains Paul Ekman et des combinaisons ou encore la colère et le dégoût pour l’hostilité.
Carroll Izard ont défendu la thèse que des pro- d’émotions primaires. Toutefois, les limites de ce modèle résident dans
grammes neuromoteurs innés, et par conséquent • Deux personnes le caractère le plus souvent arbitraire des combinai-
universels, sont à l’origine des émotions de base. éprouvent souvent sons proposées et dans l’absence de référence à des
Pour comprendre cette théorie, précisons que l’ex- des émotions différentes mécanismes qui rendraient compte des relations
pression d’une émotion s’accompagne à la fois de face à des situations entre émotions primaires et secondaires. Enfin, la
changements dans la mimique du visage, et dans identiques. Cette unicité notion d’émotion de base a été critiquée par des
l’activation de certains réseaux nerveux dans l’orga- résulte de « filtres » études ayant mis en doute l’existence de pro-
cognitifs qui prennent
nisme, les deux principaux étant le système ortho- grammes préétablis produisant un nombre limité
en compte l’expérience
sympathique qui augmente la tension artérielle et le d’expressions faciales, ainsi que l’universalité des
personnelle, la culture et
rythme cardiaque (mais également d’autres para- la sensibilité de chacun.
expressions faciales prototypiques (la contraction
mètres physiologiques) et le système nerveux para- déjà mentionnée des muscles zygomatiques dans la

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joie). Une alternative à cette approche a été propo- Bibliographie contraction des muscles du front et l’élévation des
sée plus récemment par les partisans des théories de sourcils), et lorsque les possibilités de contrôle sont
l’évaluation cognitive, que nous détaillerons plus K. Scherer et al., Are facial faibles (cela provoque la contraction des muscles
loin. Les objectifs de cette théorie sont de rendre expressions of emotion de la mâchoire avec l’étirement des lèvres et l’ou-
compte de la multitude des émotions humaines, de produced by categorical verture de la bouche). D’autres actions musculaires
affect programs or
leur délimitation ainsi que des divers facteurs qui sont toutefois possibles en fonction des circons-
dynamically driven by
font naître les émotions différenciées. appraisal ?, in Emotion, tances. On voit donc que, de façon générale, les
Les approches psycho-évolutionnistes contem- vol. 7, pp. 113-130, 2007. actions musculaires qui produisent une expression
poraines des émotions ont été fortement influen- P. Niedenthal, faciale résultent du traitement cumulé des mul-
cées par les travaux de Duchenne de Boulogne, Embodying emotion, tiples dimensions mises en jeu dans l’émotion.
auteur en 1862 d’un traité intitulé Le mécanisme de in Science, vol. 316,
l’expression faciale humaine, et surtout par les tra- pp. 1002-05, 2007. Les émotions de base
vaux de Charles Darwin. Ce dernier publia en 1872 R. Soussignan, Duchenne
L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, smile, emotional experience
sont-elles universelles ?
où l’on trouve déjà l’idée d’une correspondance and autonomic reactivity : Voilà qui permet de comprendre qu’un même
étroite entre émotions et prototypes d’expressions A test of the facial feedback événement puisse déclencher des expressions
faciales. Ainsi, la peur se caractérise par des sourcils hypothesis, in Emotion, faciales différentes (pour telle personne, un évé-
vol. 2, pp. 52-74, 2002.
relevés et droits, des yeux écarquillés, une bouche nement peut être nouveau, et pour telle autre
entrouverte et des lèvres tendues. J. Russell, Is there universal familier), mais aussi que des événements diffé-
recognition of emotion from
Il ne fait pas de doute que des mimiques dis- rents puissent provoquer la même expression.
facial expression ? A review
tinctes reflètent des émotions différenciées et com- of the cross-cultural studies, Par exemple, la psychologue Linda Camras de
muniquent des informations sur les intentions de la in Psychological Bulletin, l’Université de Chicago a observé des mouve-
personne qui les exprime. Par exemple, vers l’âge de vol. 115, 102-141, 1994. ments faciaux liés à l’émotion de dégoût (fronce-
un an, les bébés sont capables de distinguer les P. Ekman, An argument for ment du nez et fermeture des narines, retrousse-
expressions faciales de joie ou de peur de leur mère, basic emotions, in ment de la lèvre supérieure, ouverture béante de
pour savoir si une situation ambiguë est dangereuse Cognition and Emotion, la bouche) chez des bébés en réponse à une
ou non : selon l’expression qu’ils ont décodée, ils vol. 6, pp. 169-200, 1992. grande variété de stimulus (insertion d’un objet
adoptent une attitude d’approche ou d’éloigne- dans la bouche, bain, aspiration nasale) considérés
ment. En revanche, restent controversés les facteurs comme intrusifs, mais pas nécessairement dégoû-
de déclenchement des émotions faciales, la nature tants. Dans ce cas, une même expression faciale (le
de leurs liens avec les émotions, et les informations dégoût) est produite par des situations différentes
précises que ces expressions véhiculent. chez le bébé et chez l’adulte.

Une théorie pour expliquer Théories et modèles


la diversité des émotions
Plusieurs modèles ont été proposés pour classer les émotions et comprendre com-
C’est ici qu’interviennent les théories dites de ment elles émergent. Les caractéristiques des quatre principales ont été rassemblées.
l’évaluation cognitive. Plutôt que de postuler des Modèle Émotions Critères utilisés Principe
programmes neuromoteurs innés déclenchant un concernées pour définir
nombre limité de prototypes d’expressions faciales, l’émotion
ces théories proposent que la diversité des expres- Programmes Émotions primaires : – Mimiques Certaines
sions faciales et d’autres composantes émotion- neuromoteurs innés joie, peur, colère, du visage caractéristiques
nelles, notamment physiologiques et subjectives, ou surprise, tristesse, – Paramètres sont spécifiques
Théorie dégoût physiologiques de chaque
résulte de séquences ordonnées de traitement du des émotions émotion, d’autres
stimulus qui a déclenché l’émotion. En d’autres discrètes sont communes.
termes, une situation potentiellement « émotion- Modèle Émotions primaires – Intensité Les émotions
nelle » ferait l’objet d’une séquence de traitements multidimensionnel et secondaires – Similitude secondaires sont
où chacun de ses aspects serait pris en compte, psycho- – Complexité des mélanges
évolutionniste – Polarité des émotions
avant que l’émotion elle-même ne soit produite. (émotions opposées) de base.
Les différents aspects d’un stimulus qui seraient
Théorie Multitude – Nouveauté Le traitement
ainsi traités sont : la nouveauté de l’événement, sa de l’évaluation d’émotions de l’événement séquentiel de
valence (événement positif ou négatif), sa perti- cognitive humaines – Valence l’événement par
nence par rapport aux besoins ou aux objectifs de ou – Pertinence par rapport à ces
Modèle rapport aux besoins critères rend
l’individu, les possibilités pour ce dernier d’exercer – Contrôle ou non compte de la
un contrôle sur la situation, et la conformité des componentiel
de la situation différenciation
actes aux normes sociales ou à l’image de soi. – Conformité des des émotions.
Par exemple, dans le modèle proposé par Klaus actes aux normes
Scherer, de l’Université de Genève (le modèle dit Théorie Émotions primaires Représentation Les réactions
componentiel de l’émotion), la peur est ressentie des marqueurs et secondaires cérébrale des états corporelles ont
somatiques corporels des représentations
lorsqu’un événement est évalué comme soudain, neuronales.
imprévisible ou non familier (ce qui entraîne la

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a b c émotions distinctes (joie, colère, tristesse, peur,


dégoût, surprise) étaient correctement identi-
fiées par des sujets de diverses cultures. En
outre, P. Ekman a montré que des indigènes de
Nouvelle-Guinée peu exposés aux médias et au
monde extérieur parvenaient à identifier assez
bien les photographies de visages exprimant une
émotion en accord avec le contenu d’un récit.
2. Chez un nouveau-né, des odeurs désagréables pour l’adulte peuvent déclen-
cher aussi bien une expression de dégoût (a) que des sourires (b et c).
Toutefois, deux types d’arguments viennent
réfuter cette thèse. Le premier repose sur une
analyse d’ensemble de 97 études sur la reconnais-
Avec Benoît Schaal et Luc Marlier, au Centre sance des expressions émotionnelles. Les résultats
européen des sciences du goût à Dijon, nous de cette étude, tout en confirmant un accord
avons observé que des odeurs désagréables pour satisfaisant entre des personnes de différentes
les adultes pouvaient susciter aussi bien des sou- cultures, ont révélé que les personnes d’une cul-
rires que des expressions de dégoût chez le nou- ture donnée déchiffrent plus efficacement les
veau-né (voir la figure 2). Nous avons également émotions exprimées par les membres de leur
constaté que l’expérience des odeurs peu avant et propre groupe culturel que celles exprimées par
peu après la naissance (et donc leur familiarité des membres d’un groupe différent.
pour un bébé) semble jouer un rôle important Une autre objection à la thèse universaliste vise
dans l’appréciation qu’en font les nouveau-nés : le protocole d’expérimentation utilisé dans ces
dans une expérience, les bébés nés de mères ayant expériences : le plus souvent, on demande à des
consommé des produits anisés durant les dix der- personnes de diverses cultures d’identifier des
niers jours de leur grossesse réagissaient par des expressions faciales posées et exagérées, alors que
mimiques de succion et de léchage lorsqu’on leur les expressions de la vie quotidienne sont dis-
faisait respirer une odeur d’anis. crètes, voire ambiguës. Ainsi, dans une récente
En revanche, des bébés de mères n’ayant pas étude réalisée par Pamela Naab et James Russell,
consommé d’anis ont réagi à cette odeur par des des étudiants américains ont reconnu seulement
mimiques négatives. Voilà qui contredit le modèle 24 pour cent des expressions faciales spontanées
des programmes émotionnels innés (et universels), d’indigènes de Nouvelle-Guinée...
et qui plaide en faveur du modèle componentiel, où Peut-on en conclure que les émotions primaires
une émotion est produite au terme d’une séquence sont exprimées par des programmes moteurs
de traitements faisant intervenir notamment le innés ? Ces programmes innés existent sans doute,
caractère nouveau ou familier d’un stimulus. mais se mêlent à des traitements complexes, si bien
Oui mais voilà : si la théorie componentielle des que la réalité de l’expression des émotions est sujet-
émotions est correcte, que penser de l’universalité te à d’importantes variations liées à la culture et à
des émotions primaires ? Les tenants de l’universa- l’expérience de chaque individu.
lité soutiennent que les émotions primaires sont
signalées par des mimiques faciales identiques dans Quand le corps
toutes les cultures, mais que ces mimiques peuvent
s’exprimer différemment dans certaines cultures et
façonne le sentiment
circonstances sous l’effet de normes sociales. Lorsque nous ressentons une émotion, le systè-
Une telle conception est étayée par de nom- me nerveux autonome, constitué des deux vastes
breux travaux, ayant notamment révélé que les réseaux nerveux que sont les systèmes sympa-
photographies d’Occidentaux exprimant six thique et parasympathique, commandent des
modifications physiologiques telles que l’accéléra-
tion des rythmes cardiaque et respiratoire, l’ajus-
tement du diamètre des vaisseaux sanguins, la
Hommes-femmes : sécrétion d’adrénaline ou la libération de glucose.
des émotions en clair-obscur De telles modifications ont une fonction dite
adaptative, en ce sens qu’elles augmentent l’ap-

S elon diverses études consacrées aux émotions, les femmes exprime-


raient davantage leurs émotions que les hommes. Pour le vérifier, les
psychologues H. Kring et A. Gordon, de l’Université Vanderbilt aux États-
port d’énergie pour la mise en œuvre d’actions
urgentes, qu’il s’agisse de fuite ou de combat. Mais
ces bouleversements corporels informent aussi le
Unis, ont projeté des films émotionnels à des étudiants des deux sexes et
cerveau que le corps a réagi à un événement
ont analysé leurs réactions faciales. Les résultats montrent que les jeunes
important, et que ces modifications corporelles
femmes expriment effectivement davantage leurs émotions, et que cette
expressivité est proportionnelle au score qu’elles obtiennent sur une échel-
participent au ressenti émotionnel.
le de « rôle social féminin ». Autrement dit, plus les femmes présentent de Dans un article de référence publié en 1884, le
stéréotypes liés au genre féminin (douceur, sollicitude, sens de la concilia- psychologue Williams James citait un exemple
tion), plus leur visage exprime ce qu’elles éprouvent… devenu classique : se trouvant face à un ours, notre
corps réagirait initialement par un sursaut, un

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tremblement, un comportement de fuite et une


accélération cardiaque. C’est seulement ensuite que
la conscience de telles modifications corporelles
serait à l’origine de la peur en tant que sentiment.
La conception exposée par James était en rup-
ture avec l’idée dominante qui postulait la
séquence inverse où la peur surgirait en premier
lieu comme sentiment subjectif, entraînant la
fuite et les modifications corporelles comme l’ac-
célération du rythme cardiaque.
Un an plus tard, le physiologiste Carl Lange publie
un article suggérant un mécanisme similaire, et
attribuant à la conscience des sensations corporelles
l’origine de l’émotion. Si la théorie de l’émotion de
James et Lange n’a pas résisté à l’épreuve des faits,
elle a néanmoins souligné l’importance des sensa-
tions viscérales comme une composante du proces-
sus émotionnel, et a posé la question des rapports
entre émotion, cognition et conscience.
Cette importance attribuée au corps est paten-
te dans les théories contemporaines telle celle des
marqueurs somatiques, due au neurologue améri-
cain Antonio Damasio, en 1995. Cette théorie
suppose que le cerveau crée dans ses réseaux de
cellules nerveuses des représentations neuronales
des réactions corporelles qui se jouent chez un
individu, un peu comme un fichier informatique
peut créer la représentation numérisée d’une
peinture ou d’un morceau de musique. Mais selon
A. Damasio, ces représentations cérébrales des

© Images.com / Corbis
réactions corporelles jouent un rôle de premier
plan dans les prises de décision. La théorie de
l’émotion incarnée, décrite par la psychologue
américaine Paula Niedenthal, considère quant à
elle que les perceptions, les pensées ou les rappels
d’événements émotionnels nous font involontai- Où en sommes-nous aujourd’hui dans la clas- 3. Le sourire
rement revivre l’émotion concernée. sification des émotions ? Il semble que l’éventail est une expression
Une chose est certaine : la perception subjective des émotions primaires soit partagé par les êtres universelle, qui a
de l’émotion et ses manifestations corporelles ont humains de la planète entière, et qu’il inclue la une caractéristique :
partie liée. À tel point que les mouvements faciaux joie, la tristesse, la peur, la colère et la peur, et par- la contraction des muscles
modulent le sentiment subjectif de l’émotion, selon fois la surprise. Néanmoins, il serait exagéré d’af- zygomatiques.
l’« hypothèse de rétroaction faciale ». Pour le mon- firmer que l’expression de ces émotions résulte
trer, nous avons enregistré le rythme cardiaque et la entièrement de programmes moteurs innés.
sudation de personnes exposées à des séquences
vidéo suscitant des émotions positives ou négatives,
tout en leur demandant de tenir un crayon dans leur
Vers une vision unifiée
bouche : selon les cas, elles devaient ou non étirer les Au contraire, la concrétisation de ces affects
commissures des lèvres, ce qui leur faisait reprodui- semble dépendre de « filtres » cognitifs, de
re – ou non – un sourire. Tous les sujets ont été inter- séquences d’appréciation des stimulus qui nous
rogés à l’issue de l’expérience, et l’on s’est aperçu que entourent, et ces filtres sont établis en fonction
les personnes ayant étiré les commissures de leurs des expériences que nous faisons, des cultures ou
lèvres avaient ressenti plus de plaisir devant les des milieux sociaux où nous évoluons. Combien
vidéos plaisantes, et que leur rythme cardiaque et d’émotions ou d’expressions faciales d’émotions
leur sudation avaient davantage augmenté que les peuvent ainsi être produites ? Nul ne pourrait
personnes n’ayant pas reçu l’instruction d’étirer les aujourd’hui y poser une limite. Le spectacle des
commissures de leurs lèvres. L’une des hypothèses grands acteurs ou des œuvres d’art nous révèle
pour expliquer cet effet suggère que la contraction chaque jour que l’émotion est lieu de création, et
de certains muscles du visage déclencherait des que le visage a la capacité de mélanger les émo-
signaux sensoriels dans les muscles et la peau, qui tions primaires comme un peintre mélange les
seraient acheminés au cerveau où ils activeraient les couleurs, pour créer des instants affectifs sans
structures cérébrales mises en jeu dans les émotions. cesse renouvelés. I

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Dossier

Mieux vivre ses émotions

Moïra Mikolajczak L’intelligence émotionnelle est la capacité de comprendre


est chargée de recherche
au Fonds national belge ses émotions, de les exprimer avec précision et de les réguler.
de la recherche
scientifique (FNRS), Cette aptitude est essentielle pour avoir une vie équilibrée,
chercheur à la Faculté
de psychologie aussi bien dans le couple qu’en société ou au travail.
de l’Université catholique
de Louvain et chargée
de cours à l’École de
management de Louvain.

observation du rôle joué par nos émo- Sur le deuxième aspect – la prise de décision –, le

En Bref
• L’intelligence
émotionnelle est
L ’ tions dans la vie quotidienne – de même
que les recherches scientifiques menées
sur cette question – fait apparaître un
curieux paradoxe : les émotions semblent
autant optimiser qu’entraver notre fonctionnement.
Trois exemples en donnent l’illustration : le fait que
les émotions augmentent ou réduisent les chances
neurologue américain Antonio Damasio a montré
que les émotions sont indispensables puisque les
gens ayant subi des lésions dans les zones cérébrales
sous-tendant les émotions sont le plus souvent
incapables de gérer leur argent, leur vie personnelle
et professionnelle, ou leurs relations sociales. Ils
conservent leurs facultés de raisonnement et sem-
la capacité d’identifier de survie selon les cas ; le fait qu’elles améliorent la blent tout à fait normaux, mais sont handicapés
ses émotions, prise de décision, mais la perturbent aussi parfois ; dans le domaine de la prise de décision.
de les comprendre, et enfin le fait qu’elles jouent un rôle tantôt favo- De façon générale, la plupart des décisions de la
de les exprimer, de les rable, tantôt défavorable dans nos relations sociales. vie quotidienne ne se prennent pas sur une base
réguler et de les utiliser rationnelle. Il n’y a en effet pas plus de raisons de
à bon escient. préférer manger du poulet que du porc. De même,
• Les personnes
Le paradoxe des émotions il n’est pas plus « raisonnable » de partir en week-
dotées d’intelligence En ce qui concerne les chances de survie, les émo- end à la mer plutôt qu’à la campagne. Toutefois, si
émotionnelle réussissent tions ont généralement un rôle positif, préparant nos émotions accélèrent et orientent nos décisions,
mieux dans leur travail, l’organisme à faire face à diverses situations. La peur elles peuvent également les entraver ou les biaiser.
en société et en famille. accélère la détection des menaces environnantes et Les étudiants ou les candidats à l’embauche reçus
• Malgré des inégalités permet de réagir plus promptement au danger. La par un professeur ou un recruteur qui a passé une
liées au tempérament, colère augmente le tonus musculaire, ce qui aide à se mauvaise journée en savent quelque chose : l’ap-
les compétences défendre plus efficacement. Toutefois, les émotions préciation de leurs connaissances ou de leur com-
émotionnelles peuvent diminuent les chances de survie en poussant l’indi- pétence sera significativement moins bonne que
s’améliorer à condition
vidu à adopter des comportements dangereux. s’ils avaient été reçus un autre jour.
de développer
Ainsi, la colère amène à conduire imprudemment, La façon dont les émotions affectent la prise de
sa curiosité pour
ses propres émotions.
et l’excitation diminue les chances de se protéger décision a été largement étudiée, notamment par
avant un rapport sexuel. les psychologues Robert Kahneman et Amos

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1 Identifier ses émotions

A lors que certains individus distinguent aisément s’ils sont


tristes, déçus, en colère ou coupables, d’autres ne parvien-
nent pas à distinguer ces différents états et se sentent simplement
s’accompagnent d’une augmentation de la sudation, ce n’est pas
le cas de la tristesse. La gorge se noue plus spécifiquement dans
le cas de la peur… Ainsi, la perception de ses modifications phy-
« bien » ou « mal ». Il est pourtant essentiel de savoir identifier ce siologiques permet de restreindre le champ des possibles. En
que l’on ressent, pour pouvoir gérer cet affect et ne pas simplement recoupant ces informations avec l’analyse des cognitions, on par-
le subir. Sinon, une angoisse peut naître, sous forme de palpita- vient à identifier ce que l’on ressent. En outre, si l’on réussit à
tions, d’une transpiration soudaine et d’une envie de fuir. Si ces prendre un peu de recul par rapport à soi-même pour observer
symptômes ne sont pas identifiés par la personne concernée, comment on a tendance à réagir sous le coup de l’émotion (ten-
comme ceux de l’anxiété, ils peuvent laisser la victime encore plus dance à devenir agressif quand on est en colère, par exemple),
désemparée que si la peur avait été identifiée. l’identification de l’émotion se précise rapidement.
Comment reconnaître ses émotions ? Selon la psychologue Quel bénéfice en retirer ? Lorsqu’un mot est mis sur une émo-
du travail Lisa Bellinghausen, de l’Université René Descartes, tion, on a plus de moyens d’action et de régulation. Il a ainsi été
à Paris, il existe au moins trois démontré que le simple fait de
voies d’identification : la recon- mettre par écrit le contenu de ses
naissance de ses pensées ou affects réduit l’impact négatif qu’ils
cognitions, celle de ses tendances peuvent avoir sur la santé…
à l’action et celle de ses boulever- Naturellement, la capacité
sements biologiques internes, ou d’identifier ses émotions est un
sensations. avantage lorsqu’il s’agit de détec-
Prenons l’exemple de la colère ; ter le sens des émotions d’autrui :
la reconnaissance des cognitions on sait que la compréhension des
consistera à examiner quelles émotions d’autrui suppose une
pensées dominent actuellement le reproduction interne de l’état
champ de la conscience. Cela émotionnel chez l’observateur.
peut être : « La vie est injuste, je On identifie l’émotion de l’autre
ne suis pas respecté, etc. » Ensuite en la reproduisant en miroir.
vient l’identification de ses modifi- Cela explique sans doute pour-
cations physiologiques : « Est-ce quoi les individus qui savent bien
que mon cœur bat plus vite, est-ce étiqueter le contenu de leur
que je transpire, est-ce que ma propre expérience émotionnelle
gorge se noue ? » réussissent mieux dans leur vie
Le psychologue américain Paul sociale ou en famille : ils savent
Ekman a montré que la peur, la mieux se contrôler, mais aussi
tristesse et la colère se traduisent mieux détecter les réactions des
autres. Comment adapter ses
Dundanim / Shutterstock

par une augmentation du rythme


cardiaque, par opposition au décisions si l’on ne perçoit pas
dégoût, à la joie ou à la surprise. l’inquiétude, la déception ou l’irri-
Mais tandis que peur et colère tation dans le regard d’autrui ?

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Tversky qui ont reçu le prix Nobel d’économie émotions de nos interlocuteurs nous communi-
pour avoir montré comment les émotions biai- quent un ensemble d’informations sur leurs
saient les prises de risques en Bourse. Les acteurs besoins. Si notre conjoint a l’air triste, nous adap-
boursiers ont souvent des comportements irration- tons notre comportement en conséquence et
nels : par exemple, ils ont tendance à conserver trop sommes plus attentionnés, plus tendres que d’ordi-
longtemps les titres qui baissent. A. Tversky et naire. S’il a l’air en colère, nous différons l’annonce
R. Kahneman ont en partie expliqué ce phénomène d’une mauvaise nouvelle. Toutefois, malgré leurs
en montrant que les émotions négatives causées par effets facilitateurs, les émotions peuvent également
une perte financière sont plus intenses que les émo- nuire à nos rapports avec autrui. Combien de fois la
tions positives engendrées par le gain de la même colère ou la jalousie ne nous conduisent-elles pas à
somme. C’est pourquoi il est désagréable à un prononcer des paroles que nous regrettons ensuite ?
actionnaire de vendre une action qui baisse : il réa- Combien de fois ne reportons-nous pas notre mau-
lise alors une perte financière – sensation très vaise humeur sur nos proches ?
déplaisante à laquelle il peut échapper tant qu’il dif- Comment concilier, dès lors, les observations et
fère la décision de vendre ses actions. les recherches qui montrent que les émotions ont
Enfin, le troisième aspect paradoxal des émotions une fonction adaptative avec celles qui suggèrent
est leur implication dans les relations sociales. que les émotions sont au cœur de nombreux pro-
Chacun sait qu’elles sont souvent facilitatrices : les blèmes et désordres psychologiques ?

L’importance
des compétences émotionnelles
2 Comprendre ses émotions En réalité, ce qui détermine la qualité de notre
fonctionnement, ce ne sont pas tant nos émo-
tions, mais ce que nous en faisons. Et c’est ici
L ’émotion identifiée, il s’agit
d’en comprendre la cause et
les conséquences. Une fois encore,
l’attribuer au déclencheur le plus
proche, le plus évident, mais s’inter-
roger sur les causes profondes de
qu’interviennent les compétences émotionnelles,
que l’on regroupe aussi parfois sous le terme
cette compréhension aide à réguler cette manifestation. Cela peut être le
« d’intelligence émotionnelle ».
ses émotions. cas avec la tristesse, mais aussi De quoi s’agit-il ? L’intelligence émotionnelle
La compréhension des émotions avec la colère. Quand un individu regroupe cinq facultés qui s’articulent pour une
passe par la notion de besoin de accumule trop de frustration sur le cohabitation optimale avec les émotions : l’identifi-
l’être humain. En effet, les émotions plan professionnel ou personnel, il cation des émotions, leur compréhension, leur
s’enracinent dans des besoins qui peut s’énerver pour un rien. C’est expression, leur régulation et leur utilisation. Ces
sont ou ne sont pas satisfaits, et sont aussi le cas de la joie : lorsqu’un cinq piliers de l’intelligence émotionnelle sont ici
déclenchées par des événements chant d’oiseau nous rend heureux, résumés sous forme de cinq encadrés.
qui ont un lien plus ou moins ténu c’est souvent parce qu’il concrétise Les compétences émotionnelles optimisent le
avec ces besoins. Par exemple, la un état sous-jacent d’épanouisse- fonctionnement des êtres humains dans de nom-
tristesse s’enracine dans un besoin ment. Comprendre ses émotions, breux domaines, tels que la performance au tra-
de partage et d’échange non satis- c’est comprendre en quelque sorte
vail, les relations sociales et la santé. Les études des
fait. Ainsi, un individu peut se sentir sa relation au monde.
psychologues James Gross et Ricardo Munoz, de
triste parce qu’il est seul.
l’Université de Californie à San Francisco, mon-
Toutefois, l’événement qui
déclenche l’émotion en elle-
trent que de bonnes compétences émotionnelles
même, celle qui va faire diminuent le risque de développer des troubles
sourdre les larmes, peut être psychologiques : par exemple, la capacité à réguler
d’une autre nature. Cela peut ses émotions négatives protège contre la dépres-
être un film, un morceau de sion, et une faculté de relativiser ses peurs ou ses
musique. Tout à coup, on angoisses, contre les troubles anxieux.
éclate en sanglots pour une En outre, le psychologue Paulo Lopes, de
raison apparemment anodi- l’Université Yale, a montré que l’intelligence émo-
ne. La cause de cette tristesse tionnelle favorise la qualité des relations sociales. Il
n’est ni le film ni le morceau a distribué à des étudiants des questionnaires éva-
de musique : ce ne sont que luant l’intelligence émotionnelle et les a interrogés
les déclencheurs d’une émo-
sur leur vie sociale, notamment sur les relations
tion qui a une autre cause.
d’amitié ou de camaraderie avec d’autres étudiants.
Ainsi, comprendre le sens
de cette émotion, c’est évaluer
Les étudiants obtenant les meilleurs scores de régu-
ses besoins et dans quelle lation émotionnelle étaient les plus fréquemment
Konstantiynov / Shutterstock

mesure ils sont satisfaits. cités par les autres parmi leur cercle d’amis.
Lorsque, pour une raison ou La vie conjugale est également influencée par la
une autre, une explosion émo- compétence émotionnelle des époux. La psycho-
tive se produit, il faut éviter de logue Nicola Schutte, de l’Université de Nouvelle-
Angleterre en Australie, a montré que les personnes

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3 Exprimer ses émotions

L es émotions sont parfois difficiles à exprimer d’une maniè-


re socialement acceptable. Bien des gens ne parviennent
pas à expliciter ce qu’ils ressentent pour autrui, ou le font
partager ses émotions. Dans ce cas, il est démontré que l’oc-
cultation des émotions a généralement des effets délétères :
ainsi, le psychologue américain James Gross, de l’Université
d’une façon inadaptée. Il faut d’abord savoir identifier ses Stanford, a étudié les paramètres physiologiques (fréquence
émotions, puis les comprendre. Ces deux étapes réalisées, la cardiaque, transpiration) de personnes à qui l’on projetait un
difficulté consiste à trouver les bons mots pour rendre compte film suscitant du dégoût, et qui devaient masquer leur émotion.
de ce que l’on ressent, sans que l’affect trouble l’expression. Il a constaté que le simple fait de dissimuler l’émotion ressen-
On peut exprimer ses émotions oralement ou par écrit (par tie entraînait une augmentation des paramètres physiologiques
exemple dans un journal intime), et dans la plupart des cas associés, comme si les effets masqués de l’émotion se trou-
cet exercice est bénéfique. Lorsqu’il s’agit d’émotions néga- vaient renforcés chez le sujet. Ce psychologue a constaté que
tives, telles la peur ou la colère, l’expression peut être un les personnes ayant tendance à dissimuler leurs émotions
moyen de réduire l’impact négatif de l’affect. On sait par vivent moins d’émotions positives et font état de plus d’expé-
exemple grâce aux travaux de Matthew Lieberman, de riences émotionnellement négatives lors d’un échange verbal
l’Université de Californie, en 2007, que le fait de nommer avec autrui. D’autres études ont montré que le fait de cacher
une émotion exprimée sur un visage diminue l’activité de sa colère entraîne des troubles du sommeil chez les personnes
l’amygdale cérébrale, une zone du cerveau suscitant l’anxié- souffrant de maladies coronariennes, et que cette « inhibition
té. Ainsi, l’expression de l’émotion peut servir à clarifier des émotionnelle » prolongée peut altérer le fonctionnement du sys-
situations conflictuelles ou ambiguës. C’est le cas d’un couple tème immunitaire…
dont la femme se fait aborder par un autre homme lors d’une Savoir mettre des mots sur ce que l’on sent, en parler à ses
soirée, et qui ne manifeste pas assez clairement son refus. proches, partager autour de soi le monde intérieur de ses
Son conjoint le prend mal, sent la colère monter en lui : de affects : voilà une composante essentielle des compétences
retour à la maison, il décide d’exprimer son ressenti en ana- émotionnelles, qui rend la vie plus facile, mieux adaptée au
lysant les choses posément, en choisissant des mots précis. Le monde social, tout en améliorant la santé.
plus souvent, cette mise à plat désamorce les tensions
et permet à l’autre de s’expliquer, voire de s’excuser.

Parler pour se sentir bien


Dernier point positif de l’expression des émo-
tions : le partage social des émotions. Il s’agit ici
d’une tendance presque universelle à parler de ce
que nous ressentons lorsqu’il nous arrive un événe-
ment riche en émotions. Selon le psychologue
Bernard Rimé, de l’Université catholique de Louvain
en Belgique, quelque 80 pour cent des personnes
vivant un épisode émotionnel fort éprouvent le
besoin presque irrépressible de s’en confier à
autrui. Les conséquences de ce partage social des
émotions sont principalement un resserrement des
liens sociaux entre le narrateur et l’auditeur.
L’émotion confiée suscite une émotion congruente
chez l’auditeur : la communication est facilitée, les
personnes se soutiennent et s’apprécient davantage.
L’expression des émotions déteindrait favorablement
sur les relations sociales, à tel point qu’une étude
des psychologues américaines Nancy Collins et Lynn
Miller, de l’Université de Buffalo en 1994, a montré
que les personnes livrant des informations intimes à
leur sujet sont plus appréciées que celles qui s’en
tiennent à des informations classiques.
Les bénéfices d’une bonne expression émotionnelle
supposent évidemment un effet inverse en cas d’ex-
pression déficiente : c’est ce qui se passe chez les per-
sonnes qui n’arrivent pas à exprimer correctement
leurs émotions, soit qu’elles n’en aient pas l’habitude,
soit qu’elles cherchent délibérément à masquer ce
Yuri Arcus / Shutterstock

qu’elles ressentent par pudeur excessive. De surcroît,


les normes sociales de certaines sociétés ou les
usages des milieux professionnels interdisent de faire

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4 Réguler ses émotions

S avoir réguler ses émotions est évidem-


ment une quête éternelle de la philoso-
phie, aujourd’hui reprise par les scienti-
vous avez remis un rapport à votre supé-
rieur hiérarchique et qu’il vous commu-
nique une série de critiques, vous pouvez
l’effet, mieux les savourer ? Une première
méthode de régulation est la régulation
physique : exprimer au maximum, par
fiques. Il existe de nombreuses méthodes ressentir de la colère, de la déception, de des gestes, des paroles, des sourires, des
pour garder une forme de contrôle de ses l’angoisse, de la tristesse. Mais si vous vous intonations, des expressions du visage, la
émotions, dont quelques-unes seulement astreignez à une réévaluation de la situa- joie ou le bonheur qui vous traversent.
sont présentées ici. tion, tout cela peut changer. Vous pouvez Cette théorie de la régulation physique
par exemple vous dire que votre supérieur repose sur le fait que la perception intime
Atténuer n’a que très peu de temps, et qu’il se d’un sentiment s’enracine en grande par-
concentre sur les aspects négatifs par souci tie dans l’expression corporelle associée.
ses émotions négatives de rendement, le reste de votre rapport On sait par exemple que les personnes à
Comment réduire ses émotions néga- étant supposé bon. En effet, si cinq pour qui l’on demande expressément de souri-
tives ? Parmi les méthodes possibles, citons cent du travail laissent à désirer, c’est que re expriment ensuite des émotions plus
d’abord la réévaluation cognitive : il s’agit 95 pour cent sont bons. Vous pouvez aussi positives que celles qui adoptent une
de comprendre que nos émotions néga- vous rappeler que les supérieurs hiérar- expression neutre.
tives ne sont pas causées par une situation, chiques pensent rarement à insister sur ce Il existe une maladie très rare, le syn-
qui est satisfaisant. drome de Mœbius, qui se manifeste par
Normalement, un tel travail de une inertie des muscles du visage, si
remise en perspective aboutit à un bien que les patients gardent en perma-
ressenti émotionnel légèrement nence une expression neutre. Ces per-
différent. Une autre façon de régu- sonnes confient ne jamais se sentir réel-
ler ses émotions négatives est la lement tristes ni joyeuses ; tout au plus
recherche d’un contact social affirment-elles « penser de façon triste »,
accru. L’isolement est un facteur ou « penser de façon joyeuse », mais
important d’émotions négatives, jamais ne se sentent-elles vraiment por-
d’angoisse ou de tristesse : dès tées par des états affectifs internes.
lors, aller à la rencontre des Ainsi, se comporter comme si l’on était
autres pour partager ce que l’on animé de sentiments positifs peut engen-
ressent, pour renforcer des liens drer une émotion positive. Sans compter
sociaux un temps négligé, est un qu’à force de sourire, vous serez l’objet
bon réflexe. Même si l’on se sent de l’attention d’autrui et susciterez des
parfois enclin au repliement lors- réactions positives.
qu’on traverse une phase difficile, Une autre stratégie de régulation des
il vaut mieux tenter d’opérer un émotions positives consiste à en prendre
redressement émotionnel positif. totalement conscience. Concrètement, il
De toute façon, les stratégies de s’agit d’abord de repérer les moments de
régulation des émotions néga- bien-être, pour s’y attarder. Le psychologue
tives, qu’il s’agisse de la réévalua- américain Fred Bryant, de l’Université de
tion cognitive ou du renforcement Chicago, a ainsi interrogé des personnes
du lien social, demandent de sur leur capacité à prolonger la joie du
l’énergie. Il faut donc donner un moment présent, et a constaté que ces
peu de soi pour en retirer ensuite personnes étaient moins susceptibles de
davantage. traverser des épisodes dépressifs ou
Sergei telegin / Shutterstock

d’être gagnées par le stress, la culpabilité


Renforcer ou la honte. Comment s’y prendre ? Les
méthodes de méditation d’inspiration
les affects positifs bouddhiste, par exemple le mindfulness
Dans le domaine des émotions qui consiste à diriger son attention sur le
positives, la régulation a aussi son moment présent et sur ses sensations cor-
mais plutôt par l’évaluation que nous en importance. Il s’agit d’accentuer les émo- porelles, produisent des bénéfices appré-
faisons. Partant de ce constat, il est pos- tions positives, de les prolonger, ou d’en ciables : moins de problèmes de santé, de
sible de modérer l’émotion négative en augmenter la perception. Une fête réus- stress et d’émotions négatives.
recherchant une autre évaluation de la sie, la venue d’un ami, un projet enfin Finalement, il s’agit de saisir le bon-
situation, une autre façon de l’envisager. finalisé : ces événements provoquent des heur au vol : rester attentif à ce qui se
Cette approche impose souvent d’adop- émotions positives qui, par définition, passe en soi, cueillir les bonnes sensa-
ter le point de vue d’autrui. Par exemple, si sont transitoires. Comment en prolonger tions et les savourer.

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5 Utiliser ses émotions

L orsqu’on est « intelligent émotionnellement », on dispose a


priori de toutes les armes nécessaires pour faire de ses
émotions des alliées, afin de mieux réussir sur le plan profes-
sance de son enfant risque de tout voir positivement dans les
heures qui suivent. S’il reçoit à ce moment un candidat, il
risque de lui attribuer plus de qualités qu’un candidat de
sionnel, personnel, et dans ses relations sociales au sens large. même valeur dont l’entretien aura eu lieu la veille.
Mais quelle est la bonne façon d’utiliser ses émotions, pour ne Il importe de savoir faire la part des choses, d’être conscient
pas se laisser piéger par elles ? Comment les maîtriser ? de ces biais possibles, de distinguer ce qui relève d’un juge-
Car il ne suffit pas de savoir susciter ou prolonger ses ment objectif et ce qui est influencé par nos émotions. Avertis
émotions positives pour en retirer de réels bénéfices. En de ces effets trompeurs, nous sommes plus à même de minimi-
effet, les émotions positives sont à double tranchant, car ser les erreurs que les émotions peuvent nous faire commettre,
elles conduisent notamment à percevoir et à juger des situa- et à retenir plutôt leurs bons côtés. Par exemple, mettre tout le
tions ou des personnes avec plus d’enthousiasme que de rai- monde de bonne humeur avant une réunion où l’on veut faire
son. Par exemple, un recruteur venant d’apprendre la nais- passer un message important, qui sera mieux reçu.

Best Picture Ltd / Shutterstock

les plus satisfaites de leur couple ont généralement Unis. Les personnes disposant de bonnes capacités
un conjoint doué d’une bonne intelligence émotion- de régulation et de compréhension de leurs émo-
nelle, qui le rend plus facile et appréciable. tions sont moins vulnérables au stress, aux maladies
Ces études montrent que la vie sociale, tout cardio-vasculaires, à des maladies telles que l’asth-
comme le couple, repose en partie sur une capacité à me, le diabète, les maladies gastro-intestinales, voire
tempérer ses élans affectifs. Une personne sachant se certains cancers. En effet, les émotions négatives
maîtriser lorsqu’elle éprouve de la colère ou de la entraînent une libération d’hormones, tels le cortisol
déception est appréciée aussi bien en société qu’en ou l’adrénaline, dont la présence prolongée a des
famille. Des études similaires révèlent que les com- effets négatifs sur le fonctionnement de l’organisme.
pétences émotionnelles améliorent la réussite acadé- Au vu de ces résultats, il n’est pas étonnant que les
mique et professionnelle. Non seulement les émo- chercheurs aient trouvé que les compétences émo-
tions sont un atout dans le domaine vaste et com- tionnelles favorisaient la longévité. Identifier, com- Bibliographie
plexe des relations humaines, mais elles protègent prendre, exprimer, réguler et utiliser ses émotions est
M. Mikolajczak et al.,
contre les maladies, comme l’ont montré de nom- possible et présente de multiples avantages. Il faut le Les compétences
breuses études dont celles du psychiatre James savoir, pour ensuite commencer à prêter plus d’at- émotionnelles, Dunod,
Blumenthal, de l’Université de Durham aux États- tention à son propre monde émotionnel. I à paraître.

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Dossier

Du visage
à l’expérience subjective
Comment sait-on, en regardant une personne,
ce qu’elle ressent ? Parce qu’en imitant inconsciemment
l’expression faciale d’autrui, nous avons accès
à son expérience émotionnelle.

Paula Niedenthal, vez-vous déjà remarqué que les gens

A
involontairement – l’expression faciale d’autrui,
directrice de recherche à qui l’on montre un visage expri- nous parvenions plus facilement à deviner et à
au CNRS, travaille
au Laboratoire
mant la douleur reproduisent invo- identifier l’émotion que cette personne est en train
de psychologie sociale lontairement une expression de de vivre. Notamment, en s’intéressant aux expres-
et cognitive de souffrance ? Ce mécanisme d’imita- sions de joie et de tristesse, les psychologues ont
l’Université Blaise Pascal, tion s’assortit d’une autre règle : le visage du sujet montré que si l’on empêche quelqu’un de reprodui-
à Clermont-Ferrand. exprime d’autant plus la douleur qu’il distingue net- re les expressions faciales de leur vis-à-vis (par
tement les traits de la personne qui souffre. exemple, en occupant les muscles de leur visage à
Et il y a plus surprenant : lorsqu’on injecte à une une autre tâche), il commet plus d’erreurs dans
personne du botox dans la zone des sourcils, cette l’identification des émotions exprimées par ce visa-
personne devient non seulement incapable de ge. Des études plus récentes ont révélé que le fait de
reproduire la mimique de colère observée sur une bloquer l’imitation faciale empêche de comprendre
photo (car les muscles de cette partie du visage si un sourire exprime la joie, la tendresse, la com-
sont paralysés par le produit), mais encore l’exa- passion, la complaisance ou l’ironie. Cela signifie
men de leur cerveau révèle une moindre activa- que l’acte d’imiter une expression faciale et celui de
tion des zones faisant ressentir l’émotion véhicu- comprendre le sens et l’intention de cette expres-
En Bref lée par la photographie. En d’autres termes, la sion sont étroitement liés.
paralysie des muscles du visage servant à exprimer
• Pour comprendre
les émotions ressenties
la colère affaiblit l’émotion ressentie. Au cœur du décryptage :
par autrui, nous imitons On a également observé que le grand muscle
zygomatique (le muscle du rire) se contracte
l’imitation faciale
involontairement
les expressions de son spontanément lorsqu’on voit des images virtuelles Quelle est la nature de ce lien ? On comprendra
visage et reconstituons de visages souriants sur un ordinateur, ce qui n’est mieux pourquoi l’imitation améliore le décrypta-
l’état affectif associé. pas le cas si l’on observe des images neutres ou de ge des émotions, en repensant à l’expérience du
• Les personnes colère. Toutes ces observations révèlent l’impor- botox. Que montre cette expérience ? Que le fait
proches, par exemple tance des phénomènes de résonance émotionnel- de reproduire l’expression faciale d’un tiers aide le
dans un couple le, et le lien entre l’imitation de l’expression et la spectateur à reconstituer intérieurement l’expé-
harmonieux, imitent communication du sentiment. rience subjective de ce tiers, qu’il s’agisse de dou-
tellement les expressions Ainsi, l’expression des émotions sur le visage leur, de joie ou de colère. Certaines expériences de
de l’autre, que leurs d’autrui entraîne une activité motrice et cérébrale neuro-imagerie le confirment.
visages finissent par complexe de la part de l’observateur. L’imitation En effet, ce que montrent ces expériences, c’est
se ressembler au fil faciale est un phénomène central dans la commu- qu’il se passe dans le cerveau d’une personne en
des ans. nication des émotions, et un mécanisme automa- train de déchiffrer l’émotion d’autrui quelque chose
• Sans le vouloir, tique. Mais quelle est sa signification ? Quelles de très similaire à ce qui arrive dans le cerveau d’une
nous diminuons notre fonctions remplit-elle ? personne qui serait elle-même en train de vivre cette
capacité d’imitation Les recherches récentes en psychologie expéri- émotion. Une des premières études en ce sens
émotionnelle à l’égard mentale apportent quelques réponses. L’imitation consistait à mesurer l’activité dans des zones du cer-
de personnes issues
des expressions du visage remplit, semble-t-il, plu- veau liées à l’expérience de la douleur, grâce à une
d’autres groupes
sieurs fonctions. L’une des plus importantes est technique qui consiste à recueillir l’activité de neu-
culturels, ethniques
ou sociaux.
d’améliorer la compréhension de l’état émotionnel rones isolés au moyen d’électrodes. Cette étude a
d’autrui. Il semble en effet qu’en imitant – même indiqué que des neurones sensibles à la douleur s’ac-

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tivent aussi bien lorsque la personne reçoit une sti-


mulation douloureuse, que si elle voit quelqu’un
recevoir la même stimulation ! Confirmant ces
résultats, une étude d’imagerie cérébrale récente a
mis en évidence l’activation des zones cérébrales de
perception de la douleur (le cortex cingulaire anté-
rieur et l’insula) chez des femmes recevant elles-
mêmes des stimulations douloureuses ou voyant
leur compagnon en train de les subir.
Des expériences similaires ont été réalisées dans
le domaine d’une autre émotion : le dégoût. Par
exemple, des participants devaient respirer des
odeurs repoussantes, puis regardaient des extraits

Rudyanto Wijaya / Shutterstock


de vidéos montrant des visages exprimant le
dégoût. Les aires de l’insula antérieure et, dans une
certaine mesure, du cortex cingulaire antérieur,
s’activaient dans un cas comme dans l’autre. Ainsi,
les observateurs identifiaient le sens de l’expres-
sion du dégoût sur le visage des autres en recons- pourrait être un moyen efficace d’attirer l’attention Parce que nous avons
tituant intérieurement l’expérience sensorielle du sur l’émotion exprimée. Une fois l’attention orien- plus tendance à imiter
dégoût, qu’ils avaient faite par le passé. C’est la tée, l’imitation serait plus facile. les expressions faciales
piste que suggère une autre étude, montrant que Les bébés semblent avoir une connaissance des personnes du groupe
auquel nous appartenons
les lésions à l’insula conduisent à une incapacité innée de ce phénomène, car ils cherchent à établir que celles des personnes
d’interpréter l’expression du dégoût chez autrui. le contact visuel avec les personnes qui s’occupent d’un autre groupe,
d’eux, et tout se passe comme si ce contact visuel nous avons parfois
était le prélude d’un jeu d’imitation des expres- des difficultés à percevoir
Les barrières sociales ce que ressentent
sions du visage, point d’ancrage d’une compré-
de l’émotion hension par l’adulte de ce que le bébé ressent, de
des étrangers.
Ce dialogue d’apparence si simple – mais en ses besoins, de ses sentiments. À l’inverse, lorsque
réalité très complexe – entre la perception d’une nous ne nous préoccupons pas d’une personne
émotion, son expérience et son interprétation, – voire d’un groupe de personnes – nous évitons
forme la base de notre compréhension des émotions le contact oculaire pour ne pas avoir à ressentir ses
d’autrui, et par là même de notre capacité à faire sentiments et ses besoins. En chiffres
preuve d’empathie lorsque c’est nécessaire. Mais le Finalement, l’art de comprendre ce que ressent
Les expressions
dialogue reste un art difficile, et de fait nous nous autrui, et de déchiffrer le sens de ses émotions,
du visage mobilisent
limitons le plus souvent à reproduire les expressions repose à la fois sur le regard, sur l’imitation invo- 40 muscles. Parmi
faciales des personnes dont nous cherchons vrai- lontaire des expressions du visage, et sur la produc- les plus connus :
ment à comprendre l’état émotionnel. C’est ainsi tion d’un état émotionnel interne amorcé par l’imi- le grand zygomatique
que les conjoints d’un couple heureux imitent plus tation motrice. De nouvelles techniques de neuro- (bouche) et le grand
les expressions faciales de leur partenaire que ne le sciences, telle la stimulation magnétique transcrâ- orbiculaire (yeux) pour
font en moyenne un homme et une femme mis en nienne, apportent aujourd’hui des preuves décisives la joie, le corrugateur
présence l’un de l’autre. L’une des conséquences de de cette hypothèse, puisqu’il est possible grâce à (zone des sourcils) pour
ce jeu de miroirs est que les conjoints mariés de cette méthode d’inactiver les zones du cerveau res- la colère, le muscle
longue date ont tendance à se ressembler de plus en ponsables de la perception des mouvements de nos frontal (qui plisse la
plus dans leurs expressions faciales ! Ils utilisent les muscles (et donc des muscles du visage) : dans ce peau du front) et
mêmes muscles du visage de la même façon, et ce cas, on constate que les personnes chez qui ce sens le triangulaire (qui
pendant de nombreuses années, ce qui finit par des mouvements musculaires du visage est tempo- abaisse les coins
de la bouche) pour
influer sur l’aspect de leur visage. rairement entravé n’arrivent plus à interpréter les
la peur…
D’autres expériences montrent que nous imitons émotions exprimées par autrui. C’est bien la preu-
les expressions faciales de membres de notre groupe ve que la compréhension des émotions suppose de
social, par exemple des personnes de notre pays, reproduire les mouvements du visage d’autrui, puis
mais beaucoup moins celles des personnes apparte- de percevoir intérieurement ces mouvements imi-
nant à d’autres cultures ou groupes sociaux. Les tés pour que cette perception fasse émerger un état Bibliographie
expériences réalisées sur l’imitation faciale mon- affectif interne, que l’on peut alors interpréter.
trent que le contact oculaire facilite l’imitation. Cela La connaissance que nous avons aujourd’hui de G. Pourtois et al.,
pourrait d’ailleurs expliquer pourquoi nous avons ce type de mécanismes devrait nous aider à amélio- Dissociable roles of the
human somatosensory
plus tendance à imiter les expressions des membres rer nos relations sociales avec autrui (par exemple
and superior temporal
de notre groupe que de personnes « étrangères ». en développant nos capacités d’imitation), mais cortices for processing
Les comportements d’imitation faciale sont plus aussi notre perception des divers groupes sociaux social face signals,
fréquents et plus prononcés lorsque les regards des ou ethniques pour établir avec eux une communi- in Eur. J. Neurosci.,
deux personnes se croisent, et le contact oculaire cation par l’imitation plus subtile. I vol. 20, p. 3507, 2004.

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Dossier

Les émotions
au cœur du cerveau
Le cerveau est l’organe des émotions : il donne naissance à la joie,
la tristesse, la peur ou la colère. Comment tous ces affects sont-ils
mis en relation et placés sous le contrôle de la raison ?
De récentes découvertes en neurosciences l’expliquent.

Sylvie Berthoz
es émotions ont longtemps été les laissées-

L
est chargée de recherche […] Il était capable de raconter sa tragédie avec
dans l’Unité pour-compte du domaine des neuros- un détachement qui contrastait avec la gravité de
INSERM U669 ciences cognitives. Elles étaient considé- ce qui lui arrivait. Il ne laissait percer aucune
et psychologue dans rées comme trop périlleuses à étudier du émotion, racontant toujours les événements
le Service de psychiatrie fait de leur caractère éminemment sub- comme s’il en était un spectateur non personnel-
pour adolescents
et jeunes adultes jectif, ne se prêtant pas à une approche expérimen- lement engagé et impartial. » Par la suite,
de l’Institut mutualiste tale en laboratoire, par opposition au noble domai- A. Damasio et ses collègues ont démontré que la
Montsouris ne de recherche que constituait l’étude de la « rai- composante émotionnelle du psychisme façonne
son ». En outre, la recherche sur les bases cérébrales le comportement, notamment certains processus
des émotions a pâti de la conception cartésienne, de prise de décision notamment, dans un envi-
dualiste, selon laquelle le cerveau est le siège de ronnement social.
« l’esprit » et le corps celui des émotions, le premier
En Bref étant le propre de l’homme, tandis que les émo-
tions seraient communes à tous les mammifères.
Le cerveau émotionnel
• Le cerveau traite
les différentes émotions C’est presque fortuitement que l’étude scienti- Grâce à l’essor des techniques de neuro-image-
(joie, tristesse, colère, fique des bases neuronales des émotions chez rie non invasives, et parallèlement au développe-
etc.) à l’aide de modules l’homme a vu le jour. À mesure de l’avancement ment des méthodologies expérimentales des neu-
spécialisés, mais aussi des connaissances sur les mécanismes cognitifs et rosciences cognitives, l’étude des structures céré-
grâce à un circuit global cérébraux mis en jeu dans l’attention, la mémoire, brales impliquées dans la réponse émotionnelle a
qui y introduit une ou encore le raisonnement, neuroscientifiques et acquis ses lettres de noblesse et constitue aujour-
dimension rationnelle. psychologues ont progressivement constaté com- d’hui un domaine de recherche à part entière : les
• Une zone du cerveau bien les émotions peuvent influencer les processus neurosciences des affects (Affective Neuroscience,
permet de réguler cognitifs. Tout s’est déroulé comme si l’on passait en anglais). Les toutes premières études d’imagerie
volontairement l’intensité d’une vision « achromatique » – en noir et blanc – cérébrale fonctionnelle sur le traitement de stimu-
de certaines émotions. des processus cognitifs à une représentation colo- lus émotionnels ont été menées chez des patients
Elle pourrait être rée, enluminée par les processus émotionnels. déprimés, anxieux ou victimes de lésions céré-
renforcée par divers Ainsi, Antonio Damasio, de l’Université Southern brales. Néanmoins, il se peut qu’il n’y ait qu’un
types d’exercices. California, raconte à propos d’un patient dont le recouvrement partiel entre un état dépressif
• Un tempérament plus comportement a radicalement changé à la suite majeur et un état transitoire de tristesse, qui fait
ou moins émotif repose de lésions cérébrales : « Je me suis aperçu que je partie du vécu émotionnel du sujet en bonne
sur certains gènes, qui m’étais beaucoup trop soucié des capacités intel- santé. Ces deux états peuvent être sous-tendus par
semblent renforcer ou
lectuelles d’Elliot, et des facteurs mentaux sous- des réseaux neuraux en partie communs, quoique
fragiliser les connexions
tendant sa faculté de raisonnement, mais que, distincts. Ce n’est qu’en multipliant les études sur
entre zones productrices
et régulatrices d’émotions.
pour diverses raisons, j’avais complètement négli- des personnes malades, d’une part, et chez le sujet
gé de m’intéresser à sa réactivité émotionnelle. sain, d’autre part, que nous avons pu progresser

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dans la caractérisation du réseau cérébral respon- tion et cognition impliquent des systèmes céré-
sable de nos comportements émotionnels. braux en partie communs.
Aujourd’hui, on dispose d’un nombre impor- Pour étudier les émotions grâce à la neuro-ima-
tant d’études de neuro-imagerie qui permettent gerie fonctionnelle, on cherche à mettre en corres-
de comprendre avec une précision croissante pondance des changements transitoires d’état
quelles structures du cerveau nous font ressentir la
peur, la joie, mais aussi des émotions plus com-
plexes, telles que l’embarras, la culpabilité ou l’em- Tout s’est déroulé comme si l’on passait
pathie. Ces études ont révélé des circuits com-
plexes de structures interconnectées responsables d’une vision « achromatique » – en noir
de l’analyse des événements émotionnels. Mais
avant tout, comment fait-on pour étudier les émo-
et blanc – des processus cognitifs
tions en laboratoire ? à une représentation colorée, enluminée
Pour pouvoir identifier les bases neuronales des
réactions émotionnelles, il est nécessaire de les dis- par les processus émotionnels.
séquer en opérations mentales élémentaires. En
effet, une réaction émotionnelle comporte diffé-
rents processus, notamment la formation d’une émotionnel avec les variations d’activité des sys-
émotion, son expression, l’expérience subjective tèmes neuronaux qui leur sont associés. En com-
qui lui est associée et l’adaptation du comporte- parant les activités associées à des états émotion-
ment au contexte émotionnel. Ces différentes opé- nels contrastés (la peur par rapport à la joie, par
rations mettent en jeu des processus de complexi- exemple), il est possible de quantifier et de locali-
té croissante, au cours desquels les mécanismes de ser les variations d’activité.
représentation mentale évoluent. Ainsi, ils diffè- Dans cette perspective, on recourt à des modèles
rent dans ces exemples : « J’ai peur » ; « Je crains dits « d’activation émotionnelle ». Deux approches
que tu m’en veuilles » ; « Si j’étais dans ta situa- permettent de tester la façon dont le cerveau traite
tion, je serais désespérée. » C’est pourquoi émo- une émotion.
Queruel Raphael

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L’induction externe consiste à exposer le sujet à plus de la moitié des études confrontées révèlent
un stimulus déclenchant une émotion, qui peut des activations des noyaux gris centraux (voir la
être visuel (on lui présente des photos de visages figure 1), structures nerveuses localisées dans la
exprimant des émotions, des images ou des films profondeur du cerveau, et qui régulent notam-
dont l’aspect émotionnel a préalablement été vali- ment les mouvements.
dé) ou auditif. Dans ce dernier cas, on lui fait Pour les émotions négatives, il existe tout
écouter des sons émotionnels, tels des pleurs ou d’abord un lien étroit entre l’induction de la
des rires, ou encore des récits émotionnels, par peur et l’activation de l’amygdale cérébrale, une
exemple : « Ce matin, mon médecin de famille m’a zone en forme d’amande, proche des noyaux gris
centraux. Cette activation s’observe aussi bien
lorsqu’on présente à une personne des photogra-
La conscience émotionnelle phies de visages exprimant la peur, que si on lui
fait lire des mots effrayants, ou si elle entend des
est l’intensité avec laquelle nous sons inquiétants. Tout se passe comme si l’amyg-
apprécions notre ressenti émotionnel. dale cérébrale fonctionnait tel un système d’alar-
me à l’égard des menaces potentielles, mais plus
généralement de tout signal émotionnel saillant
téléphoné pour m’annoncer que ma mère est dans l’environnement.
atteinte d’un cancer en stade terminal » ou « À Chez certaines personnes, il arrive que l’amygda-
mon retour hier soir, ma femme m’a annoncé le s’active au moment de faire une présentation en
qu’elle est enceinte. » public, ou même à l’idée de cette présentation. Ces
Par opposition à l’induction externe, où l’on pré- personnes souffrent de ce que l’on nomme une
sente au sujet un stimulus réel, l’induction interne phobie sociale, peur d’apparaître en public. Peur,
consiste à lui demander de se remémorer des événe- angoisse et stress sont globalement liés à l’activation
ments personnels, des situations qu’il considère de l’amygdale cérébrale.
chargées affectivement. Le stimulus est alors produit Venons-en à la tristesse : cette fois, les résultats
mentalement, de l’intérieur. À partir de ces deux convergent vers l’activation de l’aire dite subgénua-
sortes d’induction, les neuroscientifiques peuvent le du cortex cingulaire antérieur. C’est également
ensuite étudier ce qui se passe dans le cerveau quand dans cette région que l’on a observé une diminution
on ressent passivement une émotion, mais aussi de l’activité chez des personnes déprimées. Par
quand on se focalise sur elle, en lui donnant une ailleurs, les traitements antidépresseurs en augmen-
résonance affective plus profonde, en lien avec son tent l’activité. Il y a donc une correspondance entre
histoire personnelle. les activations cérébrales associées à l’induction
transitoire d’un état de tristesse chez le sujet sain, et
À chaque émotion les variations d’activité observées dans les troubles
de l’humeur. Enfin, bien que la colère et le dégoût
son « centre » cérébral ? aient été moins fréquemment étudiés, il semblerait
Il importe ensuite de confronter les résultats de que le dégoût soit particulièrement associé à l’acti-
telles études au sein de ce qu’on nomme des « méta- vation de l’insula (notamment antérieure), et la
analyses », qui consistent à centraliser de nom- colère à l’activité du cortex orbitofrontal latéral.
breuses études consacrées par exemple à la peur, à la
joie, à la tristesse. Il s’agit de comparer les résultats Quand émotion
de ces études, et d’en extraire les résultats les plus
saillants. C’est ainsi que l’on peut aujourd’hui loca-
et cognition se conjuguent
liser certaines régions du cerveau qui semblent plus Toutefois, si certaines activations cérébrales
particulièrement impliquées dans la perception de régionales semblent dépendantes de la nature de
telle ou telle émotion. l’émotion, d’autres ne le sont pas. Ainsi, les méta-
En 2002, nous avons mis en correspondance les analyses ont également révélé que, quelle que soit
résultats d’un grand nombre d’études d’imagerie l’émotion induite, qu’elle soit plaisante ou déplai-
cérébrale. Nous avons ainsi mis au jour plusieurs sante, et indépendamment de la méthode d’induc-
notions importantes. Tout d’abord, il ne semble tion (interne ou externe), une structure cérébrale
pas exister de dominance de l’hémisphère droit située dans le lobe frontal – le cortex préfrontal
dans le traitement des émotions, ni une spécialisa- dorsomédian – est systématiquement activée. Cette
tion des zones antérieures dans les émotions posi- région cérébrale jouerait un rôle clé dans « l’inté-
tives ou des zones postérieures dans les émotions gration émotionnelle », lors de l’évaluation cogni-
négatives, ou vice versa. Ce constat est en désac- tive des caractéristiques émotionnelles des stimulus
cord avec ce qui avait été suggéré dans les modèles en fonction du contexte (voir la figure 2).
précédents issus de la neuropsychologie. Ce phénomène d’intégration des émotions et
En revanche, les émotions primaires semblent de la cognition est parfois qualifié de métacogni-
relativement localisées dans des aires spécifiques. tion. La métacognition est à l’œuvre dans la plu-
En ce qui concerne la joie, seule émotion positive, part des situations émotionnelles. C’est elle qui

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fait que l’on n’est pas effrayé quand on voit un En outre, Jonas Olofsson et ses collègues, de
animal sauvage en cage, alors qu’on le serait en l’Université d’Umea en Suède, ont constaté que la
l’absence de barreaux : l’évaluation (cognitive) de visualisation de scènes déplaisantes suscite des
la situation module en partie le déclenchement de ondes cérébrales plus intenses (encore nommées
l’émotion. Il existe donc un filtre cognitif posé sur positivités) que les scènes plaisantes. Cela suggère
l’émotion brute, qui serait produit par le cortex que les stimulus aversifs (désagréables ou dange-
préfrontal dorsomédian. reux) sollicitent davantage la focalisation rapide de
D’autres équipes de recherche se sont intéres- l’attention. Cela explique-t-il la prédominance des
sées au déroulement temporel de ces processus émotions négatives (cinq émotions négatives de
cérébraux, c’est-à-dire à leur évolution dans le base, pour une seule positive) dans le registre émo-
temps. Une telle analyse repose sur la méthode dite tionnel humain ? Dans cette perspective, les émo-
des potentiels évoqués ou magnétoencéphalogra- tions négatives auraient le pouvoir de mobiliser les
phie : il s’agit de mesurer les courants magnétiques ressources attentionnelles pour se soustraire aux
produits par les différentes zones du cerveau au dangers, et auraient rempli tout au long de notre
cours du temps, au moyen d’électrodes posées à la évolution un rôle dans notre survie…
surface du crâne. En 2007, des neuroscientifiques
tels que Amanda Holmes et Martin Heimer, de Qu’est-ce que la conscience
l’Université de Roehampton en Angleterre, se sont
demandé si le cerveau réagissait suivant une dyna-
émotionnelle ?
mique différente, selon qu’on présentait à une per- Dans le monde de l’affect, il n’y a pas que les
sonne des expressions faciales chargées émotion- émotions de base. Chaque personne a sa façon
nellement ou neutres. Il a ainsi été établi que, com- bien à elle de ressentir l’émotion, de lui donner
parativement à des visages neutres, la perception une résonance, d’en prendre conscience ou au
de visages émotionnels est associée à des modifica- contraire de la subir de façon distante et relative-
tions précoces de l’activité corticale, atteignant ment passive. La conscience émotionnelle est l’in-
leur maximum dès 120 millisecondes après l’appa- tensité avec laquelle nous apprécions notre propre
rition des visages. Ces résultats ayant été obtenus ressenti émotionnel, afin d’en évaluer les consé-
sans qu’il soit demandé aux sujets de réaliser une quences et le sens, mais aussi notre capacité à attri-
évaluation consciente du contenu émotionnel des buer des émotions à autrui. Là encore, les études 1. Une anatomie des
émotions. Les grandes
visages, ils suggèrent que notre cerveau réalise une de neuro-imagerie ont permis de mieux com- émotions primaires sont
analyse différentielle automatique, très précoce, prendre les bases neuronales de ce phénomène. Par traitées par des centres
des stimulus sociaux émotionnels. exemple, le psychologue américain Richard Lane a cérébraux spécialisés.

Joie
Putamen
Noyau caudé Pallidum

Tristesse
Partie subgénuale
du cortex cingulaire
antérieur

Colère Surprise
Cortex orbitofrontal Région
parahippocampique

Dégoût
Insula
Peur
Queruel Raphael

Amygdale cérébrale

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comparé les modifications de l’activité neuronale notamment le cortex préfrontal, le sillon tempo-
de volontaires, selon qu’ils avaient pour consigne ral supérieur, les portions antérieures des lobes
de se concentrer sur leur propre ressenti devant temporaux et l’amygdale (voir la figure 2).
des scènes émotionnelles, ou qu’on leur deman- L’orchestration de ces zones cérébrales est altérée
dait de se concentrer sur certains aspects des dans certains troubles psychiatriques, comme
mêmes scènes (l’heure indiquée par une horloge, nous avons pu le montrer avec Julie Grèzes, du
Laboratoires de sciences cognitives de Paris, dans
le cas de l’autisme.
Aujourd’hui, on peut apprendre Abordons la question de la régulation émotion-
à faire varier en direct nelle : que se passe-t-il dans votre cerveau pour
qu’en quelques secondes, vous réalisiez en voyant
l’activité de son cerveau. un matin la mine défaite de votre meilleur ami que
ce n’est pas le moment de lui annoncer que vous
êtes le gagnant d’une loterie ? Cette question a été
etc.) Lorsque les sujets devaient porter leur atten- abordée avec succès depuis peu, grâce à une nou-
tion sur des aspects particuliers, la région du cor- velle méthode d’analyse du fonctionnement céré-
tex pariéto-occipital s’activait, ce qui est logique bral : l’analyse de connectivité fonctionnelle. De
car on sait que cette zone intervient dans l’atten- quoi s’agit-il ? Lorsqu’une personne réalise une
tion spatiale. En revanche, lorsqu’ils se concen- tâche mentale, ou ressent des émotions en lisant un
traient sur leur propre émotion, c’est la région ros- texte ou en regardant des images, les scanners enre-
trale du cortex cingulaire antérieur, ou aire de gistrent l’activité de différentes zones cérébrales. La
Brodmann BA32, qui s’activait. D’autres études, connectivité fonctionnelle consiste à observer
notamment celles de Neil MacRae en 2008, ont quelles zones sont activées et les liens entre elles :
confirmé le rôle particulier du cortex cingulaire pour ce faire, on examine si l’augmentation de l’ac-
antérieur dans la représentation subjective de la tivité dans une zone particulière s’accompagne de
réponse émotionnelle. C’est cette zone du cerveau l’augmentation de l’activité dans d’autres régions
qui nous permet de prendre pleinement conscien- du cerveau. On établit ainsi des corrélations d’acti-
ce des émotions que nous ressentons, qu’il s’agisse vités entre différents sites cérébraux, qui permet-
de la peur, de la joie ou de la tristesse... tent en quelque sorte de reconstruire la façon dont
Bibliographie le cerveau s’organise pour percevoir certaines situa-
L’émotion, un chemin vers l’autre tions, pour réguler son activité, notamment quand
J. Grèzes et al., A failure des émotions sont en jeu.
Honte, fierté, culpabilité… Les émotions to grasp the affective
meaning of actions
sociales sont ressenties en présence d’un tiers, en
public, ou en relation avec autrui. Plusieurs équipes
in autism spectrum La régulation émotionnelle
disorder subjects,
ont étudié la culpabilité et l’empathie. Elles ont in Neuropsychologia, La méthode d’analyse de connectivité fonction-
examiné quelles structures cérébrales sont sollici- vol. 47(8-9), nelle a permis d’établir un modèle anatomo-fonc-
tées quand on demande, par exemple, à un sujet de pp. 1816-1825, 2009. tionnel des stratégies de régulation émotionnelle,
se représenter ce qu’une autre personne éprouve M. L. Phillips et al., qu’elles soient volontaires ou automatiques. Ce qui
dans une situation donnée. Certes, il n’est pas faci- A neural model signifie que l’on commence à avoir une idée des
le d’étudier une réaction empathique dans un envi- of voluntary and automatic zones du cerveau qui entrent en jeu lorsque nous
ronnement expérimental souvent éloigné des emotion regulation : régulons une émotion, qu’il s’agisse de refréner sa
conditions de vie réelles. Cependant, certaines implications for colère ou de tempérer sa tristesse, ainsi que de la
techniques permettent de reproduire assez fidèle- understanding the façon dont ces différentes aires cérébrales s’activent,
pathophysiology and
ment les processus empathiques spontanés, par neurodevelopment of successivement ou simultanément, et interagissent.
exemple en demandant à des volontaires de lire la bipolar disorder, in Mol. Le résultat de ces travaux, notamment ceux de la
consigne suivante : « Imaginez que vous êtes assis à Psychiatry, vol. 13(9), psychologue américaine Louise Phillips en 2008, est
côté de quelqu’un d’inconnu sur un banc dans un pp. 829,833-57, 2008. assez étonnant : notre capacité à produire un com-
parc, et que vous réalisez que cette personne pleu- R. C. deCharms, Reading portement émotionnel approprié impliquerait l’or-
re. Représentez-vous pourquoi cette personne and controlling human chestration de plusieurs circuits comprenant deux
pleure. Racontez. » De fait, une telle consigne fait brain activation using grandes voies et entretenant des relations de rétro-
appel à des mécanismes proches de ceux auxquels real-time functional contrôle. Il existerait ainsi, premièrement, une voie
recourent les cliniciens pour prendre en charge des magnetic resonance ventrale sollicitant des structures sous-corticales,
patients souffrant de troubles psychiatriques. imaging, in Trends Cogn. telles que l’amygdale, l’insula, le striatum et l’hippo-
Sci., vol. 11(11),
Dans l’ensemble, les études des mécanismes de pp. 473-81, 2007.
campe, ainsi que les régions ventrales du cortex
l’empathie ont montré qu’en plus de structures préfrontal latéral et médian, du cortex cingulaire
S. Berthoz et al.,
préalablement associées aux émotions primaires Emotions : from
antérieur et du cortex orbitofrontal.
(dont le cortex cingulaire antérieur, le cortex neuropsychology to Cette voie serait plus particulièrement impli-
orbitofrontal et l’insula), le circuit neural de la functional imaging, in Int. quée dans les processus automatiques de la régu-
« mentalisation », grâce auquel nous nous repré- J. Psychology, vol. 37(4), lation émotionnelle, qui œuvrent sans que nous
sentons l’état mental d’autrui, est activé et pp. 193-203, 2002. n’en prenions conscience : c’est ce qui permet par

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exemple à une peur de s’estomper progressive-


ment. Ainsi, un enfant voyant un chien pour la
première fois peut avoir peur de lui, mais, petit à Conscience émotionnelle
petit, il constate qu’il n’y a pas de danger, et sa peur Cortex cingulaire
antérieur (région rostrale)
est atténuée par des mécanismes internes de régu-
lation dits automatiques.
Deuxièmement, une voie dorsale incluant à la
fois les régions dorsales du cortex préfrontal (dor-
solatéral et médian) et le cortex cingulaire anté-
rieur. Cette voie serait davantage impliquée dans la
régulation volontaire et contrôlée de la réponse
émotionnelle et l’adaptation du comportement à
la situation. C’est ce circuit cérébral qui vous per-
met, si un individu vous double dans une file d’at-
tente, de ne pas l’agresser directement, mais de lui
Filtre
signifier poliment que vous attendiez là depuis émotionnel
déjà plusieurs minutes… Cortex
Mais en quoi la connaissance des zones du cer- préfrontal
dorsolatéral
veau du contrôle des émotions peut-elle nous aider Lobes temporaux
à mieux maîtriser nos élans affectifs ? Une discipli- antérieurs
Sillon temporal
ne en plein développement (même si l’on manque supérieur Amygdale cérébrale
encore d’études pour en évaluer l’efficacité) est la
Queruel Raphael

Empathie, partage émotionnel


régulation de sa propre activité cérébrale, ou neuro-
feedback. Le principe est simple : on observe l’acti-
vité de son cerveau pendant que l’on vit des émo- 2. Le traitement des émotions fait intervenir des circuits de traitement élaborés. Ainsi,
tions, et l’on s’efforce par exemple de diminuer la profondeur avec laquelle nous savourons un ressenti émotionnel (la conscience
l’activité de la zone responsable de la colère, en émotionnelle) fait intervenir le cortex cingulaire antérieur dans sa portion rostrale. Le
fixant son attention sur un écran. Le neuroscienti- contexte est pris en charge par le filtre émotionnel, localisé dans le cortex préfrontal
dorsolatéral : des paroles prononcées sur son lieu de travail peuvent être choquantes,
fique américain Christopher deCharms a ainsi mais devenir drôles dans un spectacle comique. Enfin, nous parvenons à nous
montré, par des nouvelles techniques de neuro- représenter l’état émotionnel d’autrui grâce aux lobes temporaux antérieurs, au sillon
imagerie (notamment l’imagerie fonctionnelle en temporal supérieur et à l’amygdale cérébrale.
temps réel, ou real time fMRI) qu’un individu peut
apprendre à faire varier en direct l’activité de son a permis de mettre en correspondance une person-
cerveau, et que plus il fait diminuer l’activité de la nalité anxieuse avec un gène qui intervient dans le
zone du cerveau associée à une émotion (par cycle de la sérotonine (un neuromédiateur clé de
exemple, pour la douleur, le cortex cingulaire anté- l’affectivité) et avec le degré de connectivité entre le
rieur), plus il peut atténuer le ressenti affectif asso- cortex préfrontal et l’amygdale cérébrale. Le psy-
cié (ici la douleur). Ainsi, des résultats particulière- chologue et neuroscientifique Turhan Canli, de
ment prometteurs ont été obtenus par Holger l’Université Stony Brook aux États-Unis, et le psy-
Gevensleben et ses collègues, de l’Université de chiatre Klaus-Peter Lesch, de l’Université de
Göttingen en Allemagne, chez des enfants atteints Würzburg en Allemagne, ont ainsi étudié des per-
de trouble de l’attention et de l’hyperactivité : on a sonnes dont certaines étaient porteuses d’une
constaté chez les enfants ayant suivi de telles variante courte d’un gène modulant la production
séances de régulation cérébrale une amélioration de sérotonine, et d’autres d’une variante longue. Ils
de leurs symptômes. Cette méthode de « rééduca- ont constaté que, comparativement aux sujets por-
tion cérébrale » est donc prometteuse, mais la mise teurs de la variante longue, ceux porteurs de la
en évidence d’un effet durable de ce type d’entraî- variante courte sont plus anxieux ; en outre, leur
nement cérébral reste à établir. amygdale s’active davantage à la vue de visages
menaçants ou apeurés. Enfin, chez ces personnes, le
Émotif ou non émotif ? couplage entre l’activation de l’amygdale et celle des
régions ventrales du cortex préfrontal est plus mar-
Les gènes en question qué lors de la visualisation d’images déplaisantes.
Ainsi, des avancées dans la caractérisation des De tels travaux fondamentaux montrent toute
bases cérébrales de nos comportements émotion- l’importance du lien entre les gènes, le fonctionne-
nels ont été réalisées, mais d’autres sont à venir. ment du cerveau et des émotions telles la peur ou
Actuellement, des études d’envergure sont menées l’anxiété. Il est important, dès lors, de considérer les
chez l’adolescent, pour comprendre les bases neu- émotions comme un mélange d’une prédisposition
rales de l’attachement, ou les différences interindi- génétique, et du fonctionnement cérébral, lui-
viduelles d’affectivité (pourquoi certains jeunes même fruit des gènes, de l’expérience et de l’éduca-
sont-ils plus impulsifs ou stables émotionnelle- tion… C’est certainement une des plus importantes
ment ?). À ce propos, la rencontre avec la génétique directions de recherche pour l’avenir. I

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Dossier

Laure Mondillon

Les dérèglements
des émotions
Les émotions, notamment la peur, sont traitées par des aires
« ancestrales » sous-corticales. Mais certaines aires du cortex
interviennent aussi. Diverses pathologies résultent d’anomalies
touchant l’une ou l’autre de ces aires.

Laurie Mondillon, ’émotion a une fonction adaptative :

L
taines zones du cortex, soit leurs connexions. Nous
maître de conférences,
quelle que soit l’espèce, elle prépare examinerons les pathologies liées à des anomalies
travaille dans
le Laboratoire LIP/PC2S, l’organisme à réagir pour garantir son de ces aires cérébrales et de leurs interactions.
de l’Université de Savoie. bien-être et sa survie : la colère encou-
Martial Mermillod, rage à l’attaque, la peur à la fuite, le Des troubles anxieux
maître de conférences, dégoût fait vomir l’aliment avarié que l’on vient de
travaille dans le manger par mégarde… Qu’elle soit joie, peur,
liés au cerveau archaïque
Laboratoire LAPSCO,
CNRS-UMR6024, à
dégoût, tristesse ou colère, l’émotion naît en réac- Parmi les structures cérébrales impliquées dans
l’Université Blaise Pascal tion à différents types de situations récurrentes ou le traitement des émotions, les ganglions de la base
de Clermont-Ferrand II. inattendues. Or, au cours des millions d'années sont parmi les structures les plus archaïques du
qui se sont écoulées depuis la naissance des homi- cerveau (voir la figure 1). Ces noyaux cérébraux
nidés, le volume du cerveau a considérablement seraient impliqués dans le traitement des stimulus
En Bref augmenté. L’étude de son évolution nous permet
de définir les régions impliquées dans les diffé-
sensoriels et moteurs, mais aussi dans le traite-
ment associatif des informations (pour faire un
• Les ganglions de rents niveaux de traitement des émotions et de tout cohérent de différents stimulus concomi-
la base font partie du comprendre les dysfonctionnements des proces- tants). Enfin, et c’est ce qui nous intéresse ici, ils
cerveau « archaïque » sus émotionnels, des plus primitifs (pris en charge interviendraient dans le traitement des émotions.
et commandent par le cerveau « archaïque ») aux plus élaborés La peur, nous l’avons évoqué, est salvatrice :
les réactions de peur (traités par le cortex). c’est elle qui nous fait éviter le serpent ou le chien
qui préparent à la fuite On ne peut affirmer qu’il existe une hiérarchie agressif, qui nous fait courir pour ne pas être ren-
devant un prédateur dans les pathologies liées aux émotions, ni suppo- versés par une voiture, etc. Pour certains neuro-
ou à la lutte. ser que certaines sont plus « primitives » que biologistes et psychologues, les signaux visuels
• Dans le cortex, il existe d’autres. En revanche, on peut affirmer qu’il existe sont traités par une voie de reconnaissance néces-
un réseau d’aires un continuum des émotions qui vont des plus sitant une prise de conscience du danger, pour
corticales plus évoluées automatiques (la peur du serpent) aux plus élabo- d’autres par une voie rapide non consciente : on
qui contrôlerait rées (la peur de prendre la parole en public, par ne prendrait conscience du danger qu’après l’avoir
le système des émotions.
exemple). Toutefois, les réactions les plus élaborées évité. Quoi qu’il en soit, l’activation des ganglions
• Diverses pathologies s’étant développées sur la base des plus automa- de la base a pour conséquence une activation phy-
se manifestent quand tiques, elles entretiennent des liens forts et fonc- siologique : le cœur accélère, la tension artérielle
le système de la peur est tionnent de concert. Ces émotions sont traitées, augmente, tous les sens sont en éveil.
hyperactivé ou lorsqu’il
d’une part, par diverses structures, essentiellement Mais parfois, cet état de vigilance accrue se met
est mal contrôlé par
un ensemble de noyaux cérébraux nommés les en place sans raison : on a peur ou on est anxieux
les aires corticales.
ganglions de la base, anciennes et situées dans une en l’absence de danger. L’anxiété passagère peut se
• Quelques pathologies
région sous-corticale et, d’autre part, par le cortex. transformer en troubles anxieux chroniques. La
des interactions sociales
Dans les pathologies associées aux émotions, personne qui en souffre ne peut plus maîtriser ses
résulteraient d’anomalies
du système de l’empathie.
chaque maillon de la chaîne du traitement peut réactions somatiques (son cœur bat à tout rompre
être perturbé : soit les ganglions de la base, soit cer- et elle transpire beaucoup), cognitives (elle « perd

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ses moyens ») et affectives (elle est paralysée par la les ascenseurs), correspondent aussi à une activa-
peur) sans aucune cause réelle. Il existe plusieurs tion sans cause de l’amygdale cérébrale.
stades qui vont du trouble épisodique aux Ainsi, les ganglions de la base et l’amygdale sont
troubles anxieux généralisés, caractérisés par un responsables de pathologies quand ils sont activés
état d’anxiété permanent, en passant par l’attaque sans cause. En plus de ces structures sous-corti-
de panique, plus intense, mais de courte durée. cales, des structures corticales (plus récentes au
plan évolutif) pourraient également être incrimi-
Suractivation nées, dans la mesure où elles n’exercent pas leur
rôle régulateur. En effet, les structures corticales et
de l’amygdale cérébrale sous-corticales sont reliées par divers mécanismes
Différents travaux en neurosciences cognitives et de rétroaction. Ainsi, quand l’amygdale est hyper-
en psychologie indiquent que l’amygdale cérébrale activée par un danger, les structures corticales en
est également hyperactivée dans les troubles normalisent l’activité quand le danger a disparu.
anxieux. Cette structure sous-corticale fait partie du Mais quand elles n’exercent pas ce contrôle,
système limbique – le système des émotions – et l’amygdale peut rester hyperactive sans raison.
notamment du circuit de la peur. Elle serait impli- Une suractivation de l’amygdale cérébrale peut
1. Les ganglions
quée dans les comportements de peur, de fuite et de la base sous-tendent avoir une autre conséquence. Selon Andreas
d’agression. Ces comportements primitifs, automa- les mécanismes Olsson, à l’Université Columbia, et Liz Phelps, de
tiques et normalement adaptatifs, servent à amélio- de la peur : parmi eux, l’Université de New York, des comportements
rer la survie de l’organisme face à un danger immé- citons le noyau caudé, sociaux complexes, tels que le racisme, seraient liés
diat, mais entraînent des dysfonctionnements le putamen, l’amygdale à une hyperactivation de l’amygdale. Ils ont utilisé
cérébrale et le noyau
quand l’émotion déclenchée par une situation ne accumbens. L’amygdale
l’imagerie par IRM fonctionnelle pour étudier l’ac-
correspond pas aux enjeux réels. Par ailleurs, cérébrale et le noyau tivation de l’amygdale de plusieurs sujets à qui ils
l’amygdale cérébrale participerait aussi au condi- accumbens sont aussi présentaient des photographies de personnes fai-
tionnement : si, au cours d’une randonnée, on a eu impliqués dans sant une action répréhensible (vol, agression).
très peur du vide lors d’un passage périlleux, il arri- les mécanismes Certaines de ces personnes étaient de la même cou-
ve que le souvenir de ce passage renforce la peur du de conditionnement leur de peau qu’eux (elles appartenaient au même
à un stimulus : quand
vide, même en l’absence de danger. C’est pourquoi le conditionnement est groupe ethnique ou endogroupe) ; d’autres avaient
les phobies, ou peur irraisonnée d’un animal (l’arai- inadapté, le sujet risque une couleur de peau différente (elles appartenaient
gnée) ou d’une situation sociale (la foule, le vide ou d’avoir peur sans raison. à un exogroupe). L’expérience a révélé que l’amyg-

Noyau caudé
Thalamus

Putamen

Raphaël Queruel/ Cerveau & Psycho

Noyau accumbens Amygdale


cérébrale Hippocampe

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dale était plus activée quand le « coupable » appar- est souvent associée à une dépression, ce qui illustre
tenait à un exogroupe que s’il appartenait à l’endo- les interactions entre le cortex frontal et les aires
groupe, par exemple si la personne était noire et le limbiques sous-corticales. En effet, de récentes
sujet de l’expérience était blanc. Il s’agirait d’un études en imagerie cérébrale (IRMf) ont mis en évi-
conditionnement aversif face aux membres de dence une activité anormalement basse dans la par-
l’exogroupe, ici des individus d’origine ethnique tie gauche latérale et ventromédiane du cortex pré-
différente. Cette hyperactivation semble résulter frontal. De surcroît, la dépression est d’autant plus
d’une défaillance du système de régulation norma- grave que l’activité de cette zone est faible.
lement assuré par les structures corticales. Des com- Certains neurobiologistes ont même émis l’hy-
portements racistes pourraient ainsi être en partie pothèse que le cortex orbitofrontal serait un
déterminés par une suractivation de cette structure « centre de contrôle des émotions ». Ainsi, il y
primitive, vestige de notre passé reptilien ou d’une aurait un centre des émotions, constitué des gan-
mauvaise régulation par les aires les plus évoluées glions de la base et du système limbique, qui réagi-
du cerveau : le cortex (nous y reviendrons). rait vite, mais de façon peu spécifique, et un systè-
Intéressons-nous à une autre aire sous-cortica- me de régulation, le cortex orbitofrontal, qui le
le, la substance noire et à ses conséquences sur les modulerait de façon plus précise et mieux ajustée.
émotions. Cette aire contient les neurones dopa- C’est lui qui serait chargé d’inhiber les émotions
minergiques qui produisent la dopamine indis- négatives déclenchées par les structures limbiques,
pensable au contrôle moteur. Or, dans la maladie notamment par l’amygdale cérébrale. Chez les
de Parkinson, qui se manifeste par des tremble- dépressifs, les difficultés pourraient résulter d’ano-
ments, une lenteur des mouvements et une rigidi- malies au niveau des interactions entre le cortex et
té des membres, ces neurones dégénèrent. En plus le « cerveau archaïque ».
de ses conséquences motrices, la dégénérescence Dans certaines formes de dépression, le système
de la substance noire et la diminution de la pro- de récompense (qui nous fait apprécier un bon 2. Une expérience
duction de dopamine qui l’accompagne entraînent repas, un coucher de soleil, et tous les plaisirs de la difficile peut conditionner
des troubles émotionnels. En effet, ce neuromé- vie quotidienne), essentiellement constitué du le système de la peur, qui,
diateur, parfois qualifié de molécule du plaisir, a noyau accumbens, serait défaillant. Mais, dans parfois, s’active de façon
inadaptée. S’ensuivent
un effet stimulant. Un déficit s’accompagne d’une d’autres formes, le cortex préfrontal droit serait sur- des crises d’anxiété
apathie, mais aussi de syndromes dépressifs, voire activé. Différentes techniques neurochirurgicales généralisée ou
de troubles maniaques. Quand une démence pré- sont actuellement testées dans la dépression : elles des phobies.
existait, on constate parfois qu’elle s’aggrave.

Quand le système de contrôle


est dépassé
Comme nous venons de l’évoquer, les ganglions
de la base, l’amygdale cérébrale et plus générale-
ment le système limbique ont de nombreuses
connexions avec la zone la plus récente du cerveau,
le cortex. Malgré un développement phylogéné-
tique tardif, la partie préfrontale a subi l’expansion
la plus marquée au cours de l’évolution, ce qui lui
vaut d’être la zone cérébrale la plus volumineuse
chez l’homme. Le cortex préfrontal peut être divi-
sé en trois parties, dont les atteintes provoquent
différents troubles émotionnels et comportemen-
taux : le cortex préfrontal dorsolatéral, médian et
orbitofrontal (voir la figure 3).
Selon leur localisation, les lésions ont des consé-
quences qui varient un peu : dans la partie dorsola-
térale, elles provoquent des troubles cognitifs, tels
que des anomalies de la planification, du raisonne-
ment, de l’apprentissage, de l’attention, plus géné-
ralement des anomalies des fonctions dites exécu-
tives ; une atteinte de la partie médiane conduit
principalement à une perte d’intérêt, de motiva-
tion. Ces régions sont très connectées avec cer-
taines régions plus primitives qui contrôlent la pro-
Keith Levit / Shutterstock

duction des monoamines, famille de neuromédia-


teurs à laquelle appartient la dopamine. Ainsi, une
anomalie de la partie médiane du cortex préfrontal

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Cortex frontal dorsolatéral


dans ce domaine, chez un individu alexithymique,
les situations émotionnelles déclencheraient bien
une réponse émotionnelle et ses manifestations
corporelles (dans une situation déclenchant la
peur, le sujet a le cœur qui accélère et il transpire,
par exemple), mais il n’a qu’une conscience rédui-
te de la cause de ces manifestations. Or c’est la
région préfrontale, ainsi que le cortex cingulaire
antérieur et le cortex frontal médian qui sont res-
ponsables de la prise de conscience des émotions.
Chez l’alexithymique, ces aires sont hypoactives,
de sorte que le sujet a des difficultés à se représen-
ter ses états émotionnels, à en prendre conscience
et à les réguler.
Dans le cas de pathologies liées au déficit des
régions orbitofrontales, et plus spécifiquement
Cortex orbitofrontal

Raphaël Queruel/ Cerveau & Psycho


orbitofrontales ventrales, on peut noter une désin-
hibition comportementale (le sujet adopte des
comportements inadaptés aux situations), une irri-
Cortex frontal tabilité et une fluctuation de l’humeur qui ne sont
ventromédian
pas sans rappeler les épisodes maniaco-dépressifs.
Toutefois, ces anomalies résulteraient également
visent à moduler l’activité du noyau accumbens et 3. Le cortex frontal, d’une évaluation des risques et de processus de
celle du cortex préfrontal. et notamment ses zones prise de décision inadaptés. En effet, l’alexithymie
orbitaires, ventromédianes
Enfin, le syndrome maniaco-dépressif se carac- et dorsolatérales, sont très présente quelques points communs avec les per-
térise par des alternances de phases dépressives où impliqués dans le sonnes ayant un syndrome frontal, pathologie qui
le malade est apathique et ne manifeste plus d’in- traitement des émotions au survient souvent à la suite d’un accident ou d’une
niveau cortical.
térêt pour le monde qui l’entoure, et de phases Le cortex orbitofrontal ablation chirurgicale.
maniaques où il est au contraire euphorique. On a serait le centre de contrôle On sait aujourd’hui que la prise de décision,
montré que durant les épisodes dépressifs, l’acti- des émotions. longtemps considérée comme l’apanage de la pen-
vité du cortex orbitofrontal peut être réduite de sée rationnelle, est sous l’influence directe des émo-
40 pour cent chez les personnes présentant une tions, comme l’a montré notamment le neurologue
forme familiale de la maladie. Plusieurs équipes américain Antonio Damasio, de l’Université de
ont constaté qu’à la quasi-inactivité constatée Californie méridionale. Ce dernier a étudié le com-
durant les phases de perte d’intérêt, succède une portement de Phineas Gage, employé dans une
hyperactivité liée à l’euphorie et à la motivation compagnie de chemins de fer, qui, en 1848, a survé-
excessive caractéristiques des phases maniaques. cu à un grave accident : une barre de fer lui traver-
sa la joue et ressortit par le front, détruisant le cor-
Le rôle du cortex tex orbitofrontal. Il souffrit d'un profond trouble
de la personnalité et d’une incapacité à évaluer les
et ses défaillances conséquences de ses actes, ce qui entraîna des prises
Ainsi, certaines pathologies sont dues à la de risque inconsidérées, sa déchéance et sa ruine.
conjugaison d’une hyperactivation du système des Selon A. Damasio, certaines lésions du cortex pré-
émotions aggravée par l’inefficacité des systèmes frontal peuvent altérer des compétences indispen-
de contrôle corticaux régulateurs. Une autre sables, comme « la capacité d'anticiper l'avenir et
maladie résulte également des déficits de la régu- de former des plans d'action en fonction d'un envi-
lation émotionnelle : l’alexithymie. Les personnes ronnement social complexe », sans modifier les
qui en sont atteintes ont des difficultés à exprimer capacités intellectuelles. Les décisions seraient
leurs émotions, voire à ressentir des émotions. prises sans tenir compte des risques encourus.
Selon Nicolas Vermeulen, de l’Université catho- Ainsi, nous avons évoqué des anomalies du sys-
lique de Louvain, l’alexithymie se caractérise par tème sous-cortical de la peur, des anomalies du
une vie imaginaire réduite et une pensée tournée système de régulation cortical et de leurs interac-
vers les aspects concrets de l’existence, et par une tions. Ces systèmes concernent l’individu lui-
difficulté à identifier les états émotionnels, à les même. D’autres anomalies concernent l’individu
distinguer et à les exprimer. L’expression de la dans ses relations à autrui. Cet autre mécanisme
peur, par exemple, est verbalisée par une plainte interviendrait dans l'exécution des processus
somatique : au lieu de dire « J’ai peur », le sujet dit émotionnels impliqués dans le fonctionnement
« J’ai l’estomac noué » ; au lieu de dire, « Je ne social : c’est le phénomène de résonance empa-
supporte pas cette foule », il donne une descrip- thique. Intervenant dans la reconnaissance de
tion confuse et peu élaborée de son état : « Je me l’état affectif d’autrui, ce serait l’élément central
sens mal. » D’après les résultats récents obtenus de la communication interindividuelle, garant des

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liens sociaux. Cette aptitude varie d’un individu à


l’autre et peut, dans certaines pathologies, être
altérée. Or les perturbations qui touchent le déve-
loppement et la mise en place des processus empa-
thiques empêchent les individus d’acquérir des
jugements moraux et d’adopter des comporte-
ments sociaux adaptés.

Troubles de l’empathie
et neurones miroirs
Malgré la diversité de ses définitions, neurobiolo-

© Andrew Holdbrooke / Corbis


gistes et psychologues s’accordent sur le fait que
l’empathie implique plusieurs composantes et cha-
cune d’elles pourrait être altérée. D’après Jean
Decety, de l’Université de Chicago, ces composantes
seraient le partage affectif, la flexibilité mentale per-
mettant d’adopter le point de vue de l’autre, et la fonctionnement des neurones miroirs, une hypothè- 4. L’empathie
conscience émotionnelle qui permet de distinguer se concerne l'autisme infantile. En plus des divers fait que nous pouvons nous
mettre à la place d’autrui
les émotions de soi de celles d’autrui. L’empathie déficits cognitifs et sociaux qui caractérisent ce et que nous sommes tristes
reposerait sur plusieurs aires : les aires préfrontales trouble du développement, on constate un manque quand nous voyons
impliquées dans le traitement des indices sociaux, d’empathie et de communication émotionnelle chez quelqu’un pleurer. Nous
les aires activées dans l’analyse des comportements sommes ainsi préparés à
les personnes autistes. En fait, les enfants autistes porter secours ou
(gyrus cingulaire antérieur), le système limbique peuvent imiter les mouvements, mais ne savent pas à soutenir celui qui souffre.
ainsi que l’insula assurant les connexions entre les les reproduire avec les nuances affectives néces-
aires corticales et sous-corticales. saires : un mouvement peut être correctement
Les lésions du cortex préfrontal dorsolatéral et reproduit, mais il sera par exemple brutal alors que
médian entraîneraient des troubles de la régulation le geste à imiter était doux, ou inversement. Enfin,
et de l’expression des émotions, un manque d’in- même s’ils ont des difficultés à reconnaître des
teractions sociales, une apathie ainsi qu’une pertur- visages exprimant une émotion et à adopter le point
bation de la capacité à attribuer des états mentaux de vue d’autrui, les enfants souffrant d’autisme sont
à autrui, mais aussi (nous l’avons déjà évoqué) des capables de jugements moraux, contrairement à cer- Bibliographie
atteintes du ressenti émotionnel. Ces anomalies taines pathologies citées précédemment. J. Decety et W. Ickes,
expliquent sans doute en partie le déficit émotion- Ainsi, la circuiterie qui sous-tend le traitement The Social neuroscience
nel des personnalités antisociales, notamment leur des émotions est complexe, et les pathologies résul- of empathy, MIT Press,
inaptitude à comprendre les émotions faciales et tant d’une anomalie de ce traitement sont nom- 2009.
vocales traduisant la peur et la tristesse. Parce breuses. Lorsque l’on a identifié l’aire (ou les aires) M. Mermillod et al.,
qu’elles ne comprennent pas les émotions d’autrui cérébrale(s) responsable(s) de telle ou telle patho- Troubles psychiatriques
et qu’elles-mêmes ne les ressentent pas (leur ryth- logie, il faut trouver une façon de restaurer l’activi- et stimulation cérébrale
me cardiaque n’accélère pas, elles ne transpirent té normale de ces aires. Comme ces aires sont profonde : perspectives de
pas, etc.), leur comportement est antisocial. Malgré imbriquées dans un réseau neuronal complexe, recherche clinique
et fondamentale,
ces déficits, les individus présentant des traits psy- quand on modifie l’activité d’une aire, on agit sur in Psychopathologie
chopathiques seraient capables de comprendre l’ensemble du système. Psychologues et neuros- et Neurosciences :
« froidement » le point de vue d’autrui. cientifiques cherchent à comprendre l’ensemble de Questions Actuelles,
Un autre élément est essentiel dans les aptitudes la circuiterie et les rétroactions qui unissent les dif- sous la direction
empathiques, notamment la reconnaissance des férentes aires corticales et sous-corticales. De nou- de S. Campanella
expressions faciales émotionnelles : les neurones velles techniques commencent à être expérimen- et E. Streel,
miroirs. Découverts de façon fortuite lors d’expé- tées et donnent des résultats encourageants, car De Boeck, 2008.
riences chez le singe, les neurones miroirs ont elles ont des actions très ciblées sur certaines aires. C. Besche-Richard
d’abord été associés à la planification des compor- C’est le cas de la stimulation cérébrale profonde ou et C. Bungener,
tements moteurs simples : ils s’activent quand le la stimulation magnétique transcrânienne, que Psychopathologies,
émotions et neurosciences,
singe observe autrui faire une action de la même nous testons pour la dépression. Dans la première Belin, 2006.
façon qu’ils s’activent quand le singe réalise lui- méthode, on implante une minuscule électrode
J. Decety, Une anatomie
même l’action. Mais ces neurones miroirs seraient dans une aire hypoactive et la stimulation élec- de l’empathie, in Revue
impliqués dans la détection des intentions d’au- trique appliquée restaure une activité normale ; de Psychiatrie,
trui, par un mécanisme d’imitation : grâce à eux, dans la seconde méthode, c’est l’application d’un Sciences Humaines et
l’observateur se met à la place d’autrui, identifie les champ magnétique à travers le crâne qui normali- Neurosciences, vol. 3,
émotions ressenties par la personne observée et les se l’activité de l’aire visée. Comprendre le fonction- pp. 16-24, 2005.
ressent comme s’il était à sa place. nement de notre cerveau pour mieux soigner ses A. Berthoz et G. Jorland,
Que se passe-t-il quand les neurones miroirs anomalies reste l’un des principaux objectifs de la L’empathie, Éditions Odile
fonctionnent mal ? Parmi les pathologies liées au psychologie et des neurosciences. I Jacob, 2004.

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Neurobiologie
Philosophie
Andreas Meyer Lindenberg

Vivre libre avec un cerveau


qui ne l’est pas
Le cerveau, organe physique de la volonté et de l’action, est soumis
à des lois déterministes qui posent la question de sa liberté.
Si nos actes sont produits par des réactions chimiques
microscopiques, où se situe la responsabilité de l’individu,
notamment au regard du droit ?

uite à un accident vasculaire cérébral,

S
Bernard Baertschi volontairement, sans y être forcé. C’est-à-dire que
est enseignant-chercheur un patient voit sa main gauche lui son intention n’est pas dépendante d’un facteur
à l’Institut d’éthique échapper : elle exécute des mouve- extérieur, comme une tumeur.
biomédicale
ments, saisit des objets, mais elle n’obéit La main capricieuse ne satisfait pas la première
et au Département
de philosophie pas au sujet qui, parfois même, ne s’en condition, alors que le meurtrier évoqué pourrait
de l’Université de rend pas compte. L’action de cette main capricieu- ne pas satisfaire l’une ou les deux autres.
Genève, et membre se – c’est ainsi qu’on l’appelle – peut devenir fran- Ainsi, ce qui empêche une action d’être libre, et
de la Commission chement gênante, voire dangereuse, par exemple qui par conséquent bloque l’imputation de res-
fédérale suisse d’éthique quand elle enclenche à l’insu de son « propriétai- ponsabilité, ce sont les facteurs qui créent des obs-
pour les biotechnologies.
re » la cuisinière électrique. Imaginons qu’un tacles au niveau cognitif (conscience et rationali-
incendie s’ensuive, ce patient serait-il responsable ? té) ou conatif (volonté). Dans tous les autres cas,
On accordera volontiers qu’il en serait causalement l’auteur est libre et par conséquent responsable de
responsable, mais non moralement ou juridique- ses actes. On dira donc, en paraphrasant l’écrivain
ment, puisqu’il n’aurait pas même conscience de allemand Robert Musil, qu’il n’y a ni crime ni délit
son acte. La différence entre cette action et celle lorsque, dans le temps de l’acte, l’auteur se trou-
d’une personne qui ferait sciemment la même vait dans un état d’inconscience ou de trouble de
chose est claire, et nous les distinguons aisément. l’activité mentale tel qu’il n’avait pas la faculté
C’est pourquoi nous estimons spontanément que d’apprécier le caractère illicite de son acte ou tel
seule la seconde personne a une responsabilité juri- qu’il n’avait pas le libre exercice de sa volonté.
dique et morale. D’autres cas sont plus difficiles,
raison pour laquelle il arrive aux tribunaux d’en
débattre : un homme âgé étrangle sa femme, et on
De la lésion à la molécule
découvre qu’il souffrait d’une tumeur cérébrale. Le Cela peut être le cas d’un homme atteint d’une
meurtre peut-il lui être imputé ? tumeur au cerveau qui exerce une pression sur
Pour pouvoir répondre à ce type de questions, certaines aires cérébrales et risque d’activer les cir-
nous nous appuyons sur une conception de l’ac- cuits de l’agressivité : le libre exercice de la volon-
tion humaine qui stipule que la responsabilité pré- té est entravé dans la mesure où la pulsion agressi-
suppose la liberté, et qu’une action est libre si elle ve est en quelque sorte suscitée de manière auto-
satisfait les trois conditions suivantes : elle est matique, par une action mécanique sur des cir-
intentionnelle et consciente, et n’est donc pas un cuits de l’agression ou de la motricité.
simple mouvement physique (tel un réflexe ou un Notre système juridique, en accord avec nos
tic) ; l’agent comprend ce qu’il fait ; enfin, il agit principes moraux, considère que divers facteurs

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nous empêchent d’agir librement. C’est le cas de indique de nouvelles limites à notre responsabilité,
certaines atteintes cérébrales, les plus évidentes mais ne saurait la supprimer, pas plus que ne le font En Bref
étant les anomalies structurelles et les lésions. Elles les conflits psychologiques ou les privations socio- • Nos actes résultent
sont à l’origine d’un déterminisme neuronal qui économiques. L’imputation de responsabilité est la de réactions
nous prive de notre liberté. Mais ce déterminisme position par défaut : nos actes sont présumés libres, biochimiques qui se
n’est pas le seul à satisfaire la clause énoncée par tant qu’on n’a pas apporté la preuve du contraire. jouent au sein de nos
Musil. Pensons au déterminisme génétique. Les per- neurones. En ce sens,
sonnes agressives présentent des concentrations Le libre arbitre ils sont déterminés par
anormales en sérotonine et, dans 25 pour cent des des forces universelles.
cas, elles ont des parents agressifs. Est-ce du condi-
et le déterminisme physique • L’acceptation
tionnement socio-familial ? Plus probablement un Les progrès récents des neurosciences et parti- du déterminisme univer-
déterminisme génétique car, tout comme les suici- culièrement de l’imagerie cérébrale nous ont fait sel impose de définir
dants, ces personnes ont une concentration anor- prendre une conscience plus aiguë du fait que cer- la responsabilité
malement basse d’une molécule nommée 5-H1AA tains comportements déviants résultent d’un individuelle en fonction
(un produit de dégradation de la sérotonine dans le fonctionnement anormal du cerveau. Dans ce cas, de critères tels
cerveau). Or cette carence est liée, dans les deux cas, les actions ne résultent pas d’une motivation par- que l’intentionnalité,
la conscience,
à la présence d’une certaine variante du gène – ou ticulière, elles résultent de l’activation de certaines
la compréhension
allèle – codant cette molécule ; les deux situations aires cérébrales. La main capricieuse se meut à
et l’absence de
sont proches, mais dans un cas, au lieu d’être dirigée cause d’une activation du cortex cérébral primai- contrainte par un tiers.
contre soi-même, l’agressivité l’est contre autrui. re, aucune raison n’y préside. Le meurtrier avait
• Les neurosciences
Il est facile d’allonger la liste de ces détermi- peut-être des raisons de tuer sa femme, mais ce ne
précisent aujourd’hui
nismes : on allègue encore les conflits psycholo- sont pas elles qui ont été les causes de son action les cas où ces différents
giques et les privations socio-économiques pour (du moins est-ce la thèse de la défense). critères peuvent être
expliquer les crimes et mettre en doute la responsa- Avoir des raisons d’agir et agir pour ces raisons, suspendus en raison
bilité de leurs auteurs. Le déterminisme neuronal c’est aussi la caractéristique d’un être doté de libre d’altérations organiques.
n’est donc qu’un déterminisme « de plus » : il arbitre. Comme ces raisons sont aussi des causes,

Linda Bucklin / Shutterstock

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(elles motivent et poussent à agir), le libre arbitre Tout dans l’Univers est régi par des lois, y compris
c’est encore avoir la capacité d’être la cause et nos actes, et la mécanique quantique n’y a rien
l’origine de ses actes. Les êtres qui disposent de changé : le fait que les particules ne soient détermi-
cette capacité ont un pouvoir causal sur leur com- nées que de façon statistique n’implique pas que
portement, mais un pouvoir causal qui est d’une l’esprit humain ait la capacité de les détourner de
autre nature que celui d’une tuile qui, en tombant, leur chemin, a justement fait remarquer le philo-
assomme un passant : ce pouvoir, nous pouvons sophe américain John Searle. Le sort du libre
l’exercer ou non, à volonté, alors que la main arbitre humain a été scellé depuis longtemps, bien
capricieuse est une sorte de tuile. avant la naissance des neurosciences, et le détermi-
La conception que nous avons de nous-mêmes nisme neuronal n’est qu’une expression du déter-
est donc celle d’un agent libre et responsable. minisme physique universel.
Certes, nous ne le sommes pas toujours et alors Que penser alors de la conception que nous
nous invoquons des excuses : l’inconscient en est avons de nous-mêmes comme d’agents libres et
une, ainsi que la compulsion ou la coercition. responsables ? Que c’est une erreur et, puisqu’il ne
Mais il s’agit d’excuses. La position par défaut est, nous paraît pas possible de concevoir les actions
je le rappelle, la responsabilité : je suis responsable humaines autrement que comme libres, c’est
de mes actes jusqu’à preuve du contraire, et cette même une illusion, analogue à l’illusion de Lyer-
preuve, il faut l’apporter. Müller, dans laquelle le fait que nous sachions que
les deux lignes sont de même longueur ne corrige
Chaque acte est causé en rien notre perception : nous continuons à les
voir de longueurs inégales.
par des réseaux neuronaux
Pourtant, quand on y réfléchit, les choses se
compliquent singulièrement. Si les comporte-
La liberté dans le déterminisme
ments déviants sont causés par des événements Cette conclusion paraît inévitable une fois
cérébraux, il n’en va pas différemment des com- qu’on s’est rendu compte que le déterminisme
portements normaux : eux aussi sont causés par physique règne partout, y compris dans notre cer-
de tels circuits. Les raisons qui nous motivent veau, et que pourtant nous faisons spontanément
sont des causes, puisqu’elles agissent sur notre une différence entre l’action d’une main capri-
comportement. La main capricieuse se meut à cieuse et celle d’une main volontaire, entre un acte
cause de l’activité du cortex cérébral primaire, qui est le fruit d’une addiction et celui qui est le
mais la main volontaire aussi ; certes, d’autres cir- fruit d’une délibération. Nous entretenons donc
cuits entrent en jeu dans le second cas, et notam- une conception incohérente de nous-mêmes,
ment le réseau pariétal, mais lui aussi est une mais il n’y a pas de moyen de faire mieux.
cause cérébrale. On dira alors que liberté et res- Cette conclusion pessimiste et déprimante
pousse certains auteurs à défendre des positions
héroïques, consistant à nier l’un des deux facteurs
Le déterminisme neuronal d’incohérence. Pour sauver le libre arbitre, les
« libertariens » en viennent à nier le déterminisme
n’est qu’une expression physique ; pour satisfaire aux exigences de ce der-
du déterminisme physique universel. nier, les « déterministes durs » proposent d’aban-
donner nos pratiques d’imputation de responsa-
bilité, et donc de réformer en profondeur les ins-
ponsabilité sont attachées à certains circuits céré- titutions de la morale et du droit. Libertariens et
braux – qui restent largement à découvrir – et déterministes durs sont ce qu’on nomme des
que, quand ils ne sont pas mobilisés, on ne peut incompatibilistes : constatant l’incompatibilité
imputer de responsabilité à l’agent. Il n’y a entre deux thèses – celle du déterminisme phy-
d’ailleurs là rien d’étonnant, puisque tous nos sique et celle du libre arbitre –, ils ne voient qu’un
états mentaux sont matérialisés dans notre cer- moyen d’en sortir : nier l’une des deux. Le prix à
veau ; ainsi, il est tout à fait plausible que l’activi- payer est très élevé. Il l’est même trop à mon sens,
té du réseau pariétal soit le corrélat cérébral des car il existe une troisième solution, nettement plus
aspects conscients ou intentionnels de l’action et économique, le compatibilisme. Celle-ci revient à
donc qu’ils constituent l’inscription cérébrale de affirmer que les deux thèses en question ne sont
notre liberté et de notre responsabilité. qu’apparemment incompatibles et qu’en les réin-
De notre liberté. Vraiment ? Si toutes nos terprétant soigneusement on peut tout à fait les
actions – à savoir celles qui satisfont aux trois concilier, ce qui permet de sauver à la fois le déter-
conditions de l’action libre et celles qui n’y satis- minisme physique et nos pratiques juridiques et
font pas – sont causées par des circuits cérébraux, morales. Voici comment.
alors toutes nos actions sont causées par des évé- Pour un compatibiliste, la conception scienti-
nements physiques. Or, à ce niveau, règne un fique du monde est globalement correcte et les
déterminisme strict, on le sait depuis le XVIIe siècle. actions humaines n’ont rien de spécial ; pourtant

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nous distinguons très bien un acte intentionnel,


effet d’un libre choix, d’un acte compulsif ou exécu-
té sans notre participation. Il apparaît alors que l’ex-
pression « agir librement » a deux sens différents.
Étant soumis au déterminisme physique, nous
n’avons pas ce pouvoir en un certain sens, mais tant
que nous ne sommes pas soumis à une contrainte
ou à une compulsion, nous avons ce pouvoir.
Comme l’a très bien compris le juriste et psycho-
logue Stephen Morse, il faut distinguer un point de
vue interne et un point de vue externe aux pra-
tiques morales et juridiques. Le point de vue exter-
ne est métaphysique ; pour lui, l’être humain ne
peut être libre que si le déterminisme physique est
faux en ce sens que l’action humaine lui échappe.
Le point de vue interne est moral et légal ; pour lui,
l’être humain est libre aussi longtemps qu’un cer-
tain type de cause ne préside pas à son action. Mais
quel type de cause ? Le type de cause qui justement
empêche l’action d’être libre, c’est-à-dire qui rend
fausse l’une des trois conditions de l’action libre. Il est donc faux de croire qu’on a besoin du libre Meurtrier à cause
Ainsi, un individu qui commet un geste assas- arbitre libertarien pour la responsabilité. d’une tumeur ? Lorsque
sin, mais qui, à aucun moment ne s’est représenté Il en résulte que la conception que nous avons l’imagerie cérébrale
permet de constater que
les conséquences de ce geste (par exemple s’il a agi de nous-mêmes ne peut plus être la même que le cerveau d’un assassin
sous le coup d’une impulsion), n’a pas agi en plei- celle que la philosophie classique nous proposait, recèle une tumeur
ne connaissance de son acte. Il ne comprend pas mais Leibniz et Spinoza déjà le savaient. Les neu- stimulant ses circuits de
vraiment ce qu’il fait. C’est le cas d’un acte impul- rosciences ne nous apprennent donc rien que nous l’agressivité, la question
sif, qui ne se représente pas pleinement ses propres ignorions sur cette question. Toutefois, lorsqu’on de sa responsabilité
pénale se pose avec
implications. Dans un même ordre d’idée, un indi- tente d’en savoir plus sur le mécanisme de ces évé-
une acuité nouvelle.
vidu éduqué depuis son plus jeune âge selon des nements naturels que sont nos actions, l’imagerie
préceptes extrémistes qui lui commandent de châ- cérébrale est une riche source d’informations. La
tier physiquement son épouse si elle ne respecte neuro-imagerie cérébrale nous montre précisé-
pas certains codes vestimentaires ou comporte- ment comment le déterminisme physique agit en
mentaux agit certes intentionnellement, mais ses nous. Ce faisant, elle nous renseigne aussi sur les
actes intentionnels sont en réalité causés par une limites de notre responsabilité juridique et mora-
organisation des valeurs que son environnement le, mais cela appartient au point de vue interne.
social a ancrées en lui. Si bien qu’il lui est peut-être
impossible de faire autrement. Dans tous ces cas, la Le comportement définit
liberté est éventuellement suspendue.
En revanche, si une personne commet un acte
la responsabilité
répréhensible en évaluant pleinement ses consé- Sur ce dernier plan, il est important de relever
quences et sans que son intention soit dictée par que rien ne permet a priori d’affirmer qu’une
des causes externes, elle est jugée libre. En d’autres lésion cérébrale va modifier l’imputation de res-
termes, la liberté est réalisée lorsque l’individu agit ponsabilité, ni même qu’elle va changer le com-
en comprenant ce qu’il fait, indépendamment de portement d’une manière telle que la morale et le
causes externes, et intentionnellement. Or c’est droit y soient intéressés. Pour ces deux institu-
seulement dans ce contexte qu’il est sensé de par- tions, c’est d’abord le comportement qui compte,
ler de responsabilité : ce concept est juridique et c’est pourquoi on ne demande si quelqu’un a un
moral, non pas métaphysique. cerveau normal que lorsque son comportement ne Bibliographie
Maintenir la différence des deux points de vue l’est pas. Stephen Morse l’a souligné à l’occasion
(interne et externe) et accepter les leçons de la du débat sur la responsabilité des adolescents aux Bernard Baertschi,
science moderne, c’est adopter le compatibilisme. États-Unis, affirmant que les neurosciences, à elles La Neuroéthique. Ce que
seules, ne pouvaient confirmer que les adolescents les neurosciences font à
Cela implique toutefois que l’on nie l’existence du
nos conceptions morales,
libre arbitre au sens que lui donnent les liberta- sont moins responsables que les adultes, car si les La Découverte, 2009.
riens et qui pour eux est une condition nécessaire différences de comportement entre adolescents et
Kathinka Evers,
de l’imputation de responsabilité. L’existence de ce adultes étaient légères, il n’importerait pas que Neuroéthique. Quand
libre arbitre-là est une illusion – à dire vrai, c’est leurs cerveaux soient très différents, et inverse- la matière s’éveille, Odile
plutôt une erreur, car il s’agit d’un concept qui ment, si les différences de comportement étaient Jacob, 2009.
dépend d’une théorie (le libertarisme) qu’on peut suffisantes pour justifier un traitement juridique John Searle, Liberté
très bien abandonner, et non pas d’un élément différent, alors il serait sans importance que leurs et neurobiologie, Grasset,
nécessaire à notre appréhension de nous-mêmes. cerveaux soient semblables. I 2004.

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Neurobiologie
Essai
Andreas Meyer Lindenberg

Neurosciences
et justice
Aux États-Unis, des images cérébrales commencent
à être présentées durant les plaidoiries. Pourtant, la méthode
n’est pas suffisamment fiable pour qu’un scanner soit utilisé
comme élément de preuve à charge ou à décharge.

maginez que vous soyez un juge au procès Les avocats ont utilisé ces images pour montrer la

I
Scott Grafton dirige
le Centre d’imagerie d’un homme nommé Bill, accusé d’un présence de lésions cérébrales susceptibles de per-
cérébrale de l’Université meurtre sordide. Les indices sont nombreux, turber le comportement de l’accusé. Ils espéraient
de Californie à Santa et tous les témoignages sont accablants. Il ainsi atténuer sa culpabilité – ou plutôt sa respon-
Barbara. semble incontestable que Bill ait commis le sabilité dans le crime jugé. Beaucoup se sont éle-
Walter Sinnott-
crime. Soudain, la défense demande l’autorisation vés contre ces initiatives. Pourtant, une partie du
Armstrong est
professeur de philosophie de présenter des clichés du cerveau de Bill, obte- public et des membres de l’appareil judiciaire
et de droit à l’Université nus par imagerie par résonance magnétique, IRM. pensent que l’imagerie cérébrale pourrait per-
Dartmouth, à Hanover, Les avocats de Bill veulent faire admettre ces scan- mettre de mieux comprendre le comportement
aux États-Unis. ners comme preuve que leur client a un cerveau aberrant d’un individu.
Suzanne Gazzaniga anormal. Ils diront que cette anomalie justifie soit
est substitut du procureur
dans le comté Placer, un verdict de non-culpabilité (parce que Bill Des scanners appelés
en Californie. n’avait pas l’intention de tuer, c’est-à-dire n’a pas
Michael Gazzaniga, prémédité le meurtre), ou un verdict de non-res-
à la barre ?
professeur de ponsabilité en raison de son état mental (il est Misant sur le fait que le système légal demande-
psychologie, dirige incapable de contrôler ses actions), ou au moins ra de plus en plus de scanners cérébraux, plusieurs
le Centre SAGE d’études
une atténuation du chef d’accusation (les jurés entreprises se sont créées. Elles prétendent que les
du cerveau, à l’Université
de Californie, à Santa devraient avoir pitié des personnes qui ont des images cérébrales peuvent détecter le mensonge
Barbara. troubles mentaux). L’accusation objecte que ces chez les témoins, les préjugés chez les jurés ou les
scanners ne devraient pas être pris en compte, juges, et les incapacités mentales chez les accusés !
parce que des images du cerveau de Bill et des Si cette position se répand, les neuroscientifiques
commentaires scientifiques risqueraient d’in- auront une influence sur les orientations du systè-
fluencer les jurés plus que de raison. me judiciaire américain ; après tout, d’autres
En tant que juge, accepteriez-vous que les scan- formes de technique scientifique, tels les tests à
ners soient présentés et commentés ? Quel crédit ADN, sont aujourd’hui considérées comme des
accorderiez-vous à ce type d’information ? outils utiles dans les enquêtes. Les adversaires de
Ce scénario n’est pas strictement une vue de l’utilisation des scanners cérébraux durant les pro-
l’esprit. Aux États-Unis, certains tribunaux ont cès pensent qu’ils sont contraires aux droits de la
déjà autorisé la présentation d’images cérébrales personne et incompatibles avec un procès juste.
(par tomographie par émission de positons, TEP, Bien que les arguments des deux camps soient
et par imagerie par résonance magnétique, IRM). convaincants, dans le cas de Bill une seule question

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se pose : les scanners cérébraux peuvent-ils révéler ont la possibilité de faire pratiquer d’autres tests
une absence de responsabilité ? Nous pensons que qui confirment ou infirment le premier résultat. En Bref
non. Ils ne devraient pas être autorisés comme En revanche, les anomalies cérébrales suscep-
• Les scanners cérébraux
preuves dans les procès, en tout cas pas dans un ave- tibles de provoquer des meurtres sordides sont pourraient-ils être utilisés
nir proche. Il ne faut jamais dire « jamais », mais rares et difficiles à confirmer. Lorsqu’une maladie pour montrer
nos technologies actuelles sont loin d’être suffisam- est rare, les faux positifs même s’ils sont peu qu’un criminel n’est pas
ment fiables pour être utilisées durant un procès. nombreux entraînent un nombre relativement responsable de son
Aujourd’hui, on ne peut pas faire confiance aux élevé d’erreurs – ce qui n’en fait pas un moyen acte ? Non, car
méthodes d’imagerie. Pour comprendre pour- fiable pour établir qu’une personne souffre d’une la fiabilité de ces images
quoi, revenons aux questions auxquelles il faut maladie qui provoque la violence. Même si le est très insuffisante
d’abord répondre pour décider si ces éléments scanner de Bill suggère une anomalie cérébrale, la et la méthode est quasi
pourraient être utilisés dans un procès. impossible à valider
probabilité qu’il ait le moindre déficit resterait
scientifiquement.
D’abord, si un scanner cérébral indique une malgré tout très faible.
anomalie, le cerveau est-il vraiment anormal ? Ce n’est pas la seule difficulté. Supposons que • Même si l’on détecte
une anomalie, rien
Non. Parce que presque tous les tests biomédicaux, nous soyons absolument certain que Bill a une
ne permet d’affirmer
de l’imagerie médicale jusqu’aux dosages biolo- anomalie. Nous ne savons pas pour autant si c’est qu’elle est la cause
giques, par exemple un dosage de l’antigène pros- ce trouble qui a provoqué son comportement cri- de l’acte criminel.
tatique, peuvent suggérer qu’il existe une anomalie minel. Rien ne prouve que d’autres personnes
• De plus, une anomalie
alors que ce n’est pas le cas. Ce sont de faux posi- ayant la même anomalie soient violentes, même si n’empêcherait pas
tifs. Ce n’est pas très grave dans le cas des maladies, certains pourraient l’être. Avec une telle variabili- la préméditation.
telles que le cancer de la prostate, car les médecins té, même si Bill présente une anomalie, on ne peut

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pas savoir si elle est en cause dans le crime jugé. absolument pas dire si les scanners étayent ou
De plus, même si la maladie de Bill le pousse à être non le diagnostic. Dans ces conditions, les éva-
violent, tous les individus violents ne deviennent luations comportementales doivent être utili-
pas des meurtriers. sées, indépendamment de l’imagerie.
Comment relier l’anomalie et le meurtre ? Pour
ce faire, il faudrait que les chercheurs aient pu étu-
dier le cerveau d’un nombre important de meur-
Bill est-il responsable ?
triers, ce qui n’est pas le cas. Un expert appelé à Imaginons que l’on parvienne à poser un dia-
témoigner dans un procès pourrait tenter de gnostic, comment utiliser ce résultat lors d’un
montrer qu’il existe une faible corrélation entre procès ? Supposons que nous savons avec certitu-
une lésion cérébrale et un comportement crimi- de que Bill a une anomalie cérébrale et qu’une
nel. Mais, aujourd’hui, aucun scientifique ne proportion notable de personnes ayant cette ano-
serait en position d’affirmer que c’est l’anomalie malie sont des meurtriers. Cela n’empêche pas
de Bill qui l’a conduit à devenir un meurtrier. que Bill puisse être reconnu coupable.
La défense pourrait dire que le scanner céré- Pour comprendre pourquoi, imaginons qu’une
bral n’est qu’un élément de preuve qui, lors- activité cérébrale particulière corresponde à un
qu’on l’associe avec les évaluations psycholo- état associé à la recherche de sensations fortes. Les
giques ou psychiatriques, permet une meilleure 1. Supposons personnes qui présentent cette activité cérébrale
qu’une anomalie
description de l’état mental de Bill au moment cérébrale finisse par être conduisent des voitures de course, sautent en
du crime. Néanmoins, nous ne connaissons pas retrouvée plus fréquemment parachute, escaladent des falaises de glace, etc. Ces
la relation entre le scanner et les autres évalua- chez certains criminels. Il activités sont relativement rares, mais, même si
tions. Chez combien de personnes peut-on relier n’en reste pas moins que ces comportements sont liés à une activité céré-
un diagnostic psychiatrique et une anomalie à ces individus ont pu avoir brale particulière, cela ne signifie pas que ces indi-
l’intention de commettre
l’imagerie ? Quelle est la proportion de ceux vidus n’agissent pas intentionnellement et délibé-
le crime. Ils pourraient
chez qui le diagnostic psychiatrique est posé et donc être reconnus rément ; ils ne souffrent d’aucune forme de com-
qui présenteront réellement l’anomalie cérébra- coupables de meurtre pulsion ou de psychose qui les rende incapables de
le ? Sans cette information, nous ne pouvons avec préméditation. se contrôler. Ces amateurs de sensations fortes

La fiabilité des détecteurs de m


P lusieurs groupes américains de recherche et
diverses entreprises affirment avoir perfec-
tionné les techniques qui pourraient être utilisées
dans les procès. Mais la fiabilité des méthodes,
par exemple celle des détecteurs de mensonges,
n’est pas satisfaisante pour servir à accuser ou à
disculper un accusé.
Tout d’abord, malgré certaines affirmations far-
felues, aucun détecteur de mensonges n’est fiable,
car il existe de nombreux faux positifs. Qui plus
est, il faut non seulement détecter le mensonge,
mais aussi l’intention de tromper. Par conséquent,
pour montrer que quelqu’un ment, un scanner
cérébral doit détecter le mensonge et l’intention
de mentir. C’est impossible. Sauf à utiliser des
méthodes indirectes.
Quand un individu ment, en général il est ner-
veux, et on pourrait le détecter sur un scanner
cérébral, mais même un prévenu innocent est ner-
veux quand on l’interroge.
Par ailleurs, quand une personne ment, elle sait
qu’elle est en train de faire quelque chose de
« mal ». Les scanners cérébraux pourraient révé-
ler une activité cérébrale particulière associée à
un jugement moral, mais on est loin d’avoir de
telles imageries cérébrales fiables. De plus, une
personne accusée à tort pourrait présenter une
activité dans les « aires du jugement moral ».
John Bailey / Shutterstock

Mais le jugement moral est sollicité très souvent


sans pour autant qu’il y ait mensonge.

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planifient leurs actes et renoncent quand les


conditions sont trop dangereuses. Ils sont respon-
sables de ce qu’ils choisissent de faire, en toute
connaissance de cause.
De même, une éventuelle anomalie cérébrale
chez les criminels ne signifie pas que l’acte crimi-
nel n’a pas été intentionnel et délibéré. Ces indivi-
dus restent capables de préméditer ou planifier
leurs actes. Lors du procès, cette capacité de « pré-
méditer leur crime » doit être prise en compte. Si,
lors du procès, les avocats plaident non coupable
au motif de la folie en présentant une évaluation
de la santé mentale de l’accusé, les anomalies céré-
brales ne peuvent justifier un acquittement : les
coupables ne souffrent pas nécessairement de
compulsion ou de psychose. Comme pour les
amateurs de sensations fortes, il est tout à fait pos-
sible qu’ils soient capables de se contrôler et de
prendre froidement leurs décisions.

Leah-Anne Thompson / Shutterstock


Pour montrer que Bill n’est pas responsable, un
scanner cérébral devrait indiquer non seulement
qu’il a été soumis à un besoin irrépressible de
commettre le crime, mais aussi qu’il était inca-
pable de contrôler sa pulsion. Les scanners céré-
2. Les tests ADN sont aujourd’hui utilisés en routine et sont admis comme preuve dans
braux ne montrent que ce qui est, et non ce qui les procès. Mais il a fallu plusieurs années avant que la méthode ne soit reconnue
pourrait être. Ils ne peuvent pas montrer que Bill comme suffisamment fiable pour être validée. En sera-t-il de même pour l’imagerie
n’a pas pu s’empêcher de commettre le meurtre. cérébrale dans les procès de demain ?

s de mensonges
De surcroît, lorsque des individus mentent au cours d’un procès,
ils essaient de le faire de manière convaincante, s’assurant que
leur mensonge est cohérent avec les faits présentés au cours du
procès. Cette stratégie nécessite du temps et de la réflexion. Les
scanners cérébraux pourraient détecter ce type d’activité. Mais
qu’ils mentent ou non, qu’ils soient coupables ou non, les accusés
ont toujours besoin de faire très attention à ce qu’ils disent, une
incohérence, même légère, risquant de les faire apparaître comme
coupables alors s’ils ne le sont pas.
Enfin, on peut partir du principe que les gens ont tendance à
dire la vérité. Ils doivent par conséquent inhiber cette tendance
spontanée lorsqu’ils mentent. Peut-être un scanner cérébral pour-
rait-il détecter cette inhibition. Mais une fois encore, même si
c’est vrai au laboratoire, cela ne l’est pas dans la réalité. Lorsque
les accusés témoignent, ils font attention à ce qu’ils disent.
Nombre d’entre eux tentent aussi de réprimer la colère et l’indi-
gnation que l’accusation suscite chez eux. Dans le contexte d’un
procès, inhiber son comportement naturel n’est pas un indicateur
fiable de mensonge.
Les partisans des détecteurs de mensonges citeront sans aucun
doute des tests indiquant que leurs méthodes sont fiables et iront
probablement jusqu’à faire des démonstrations publiques.
Néanmoins, la vie des sujets de ces expériences ne sera pas en
jeu, comme c’est le cas pour des accusés. Contrairement aux accu-
sés, les sujets auront reçu la consigne de mentir, et ils sauront que
leurs mensonges seront découverts. De telles situations sont bien
éloignées des situations réelles, et les preuves de fiabilité dans de
Shutterstock

telles expériences contrôlées ne peuvent pas être extrapolées aux


procès réels. On ne disposera certainement pas d’une procédure
fiable dans un avenir proche. Un scanner IRM ne révèle pas aujourd’hui si une personne ment.

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et la chambre devant laquelle ce dernier se dérou-


le. En règle générale, la responsabilité de la preu-
ve incombe à l’accusation, qui doit démontrer les
éléments essentiels d’un crime pendant la phase
d’établissement de la culpabilité. Mais les avocats
de l’accusé peuvent essayer d’introduire un scan-
ner cérébral, par exemple pour tenter de montrer
qu’il n’y a pas eu préméditation, ou peut-être
pour introduire des doutes parmi les jurés. On
sait bien que la première fois qu’une nouvelle
procédure scientifique est admise dans un procès,
le risque que les jurés et les juges surestiment la
valeur de cet élément est notable. Le danger est
particulièrement important lorsqu’il s’agit
d’images frappantes présentées par des scienti-
fiques reconnus. Pour réduire ce risque d’erreur,
de nombreuses juridictions exigent des accusés
qui veulent utiliser de nouvelles méthodes scien-
tifiques de démontrer qu’elles sont fiables et vali-
dées par la communauté scientifique. Ce type de
preuve sera difficile à présenter pour les scanners
cérébraux du fait de leur faible valeur prédictive
et de l’absence de consensus parmi les chercheurs
sur la validité de ces techniques.

La méthode devra être validée


pour que la société s’en empare
Phase4Photography / Shutterstock

Les questions de savoir qui doit assumer la res-


ponsabilité de la preuve, quels éléments de preuve
peuvent être autorisés et quelles maladies sont suf-
fisamment graves pour que le criminel soit déclaré
irresponsable sont des questions de société impor-
tantes. Et ces décisions doivent effectivement être
3. Un scanner cérébral Comme la responsabilité repose sur ce type de prises par la société, et non par les neuroscienti-
peut-il montrer que capacité, les scanners cérébraux ne peuvent pas fiques. Les informations que donne une imagerie
le criminel a été incapable montrer que Bill n’est pas responsable de son acte. cérébrale ne peuvent pas en elles-mêmes confir-
de contrôler sa pulsion
meurtrière ? Non, Les arguments de ce type peuvent sembler très mer la responsabilité de l’accusé ni le disculper. La
les scanners cérébraux ne « froids ». Ne devrions-nous pas ressentir de la responsabilité est une construction sociale, déter-
montrent que ce qui est, compassion pour les personnes qui ont un minée par un groupe social, et non par les résultats
pas ce qui pourrait être. trouble cérébral et les aider ? Bien évidemment. d’un test médical ou scientifique. Si la société choi-
Mais si la défense utilise des scanners cérébraux sit d’utiliser des formes d’évaluation cérébrale
pour rejeter la culpabilité, les procureurs ne comme indices pour évaluer la responsabilité d’un
devraient-ils pas les utiliser aussi pour l’établir ? criminel, alors elle doit prendre cette décision à la
Bibliographie Si un scanner cérébral révèle des anomalies et que lumière d’une information complète et précise sur
S. Zeki et certaines personnes présentant ces anomalies les diverses méthodes proposées.
O. Goodenought, Law deviennent violentes, alors un procureur pourrait Nous ne pouvons prédire l’avenir. Il est possible
and the brain, Oxford utiliser ce scanner pour convaincre un jury qu’un qu’un jour, grâce aux progrès des techniques, les
University Press, 2006. accusé donné est coupable. Et dans ce cas, des scanners cérébraux soient suffisamment fiables
J. L. Bufkin et al., personnes innocentes qui souffrent de troubles pour que l’on puisse déduire les conséquences
Neuroimaging studies of cérébraux avérés risquent d’être condamnées comportementales d’une anomalie cérébrale.
agressive and violent injustement. Ou alors elles pourraient être inter- Aujourd’hui, nous en sommes loin. Mais les scan-
behavior : Current nées contre leur gré si un scanner cérébral est pris ners cérébraux actuels n’ont qu’une quinzaine
findings and implications en compte comme une indication qu’elles sont d’années et les neuroscientifiques devront conti-
for criminology and
dangereuses pour la société. nuer à faire de la recherche fondamentale et des
criminal justice, in
Trauma, Violence and Indépendamment de toutes les incertitudes que expériences et à réfléchir sur les sens des scanners
Abuse, vol. 6 (2), nous avons évoquées, le résultat d’un procès qu’ils obtiennent avant que l’imagerie n’envahisse
pp. 176-191, 2005. dépend souvent de qui doit apporter la preuve – ce les tribunaux. Comme nous avons essayé de le
B. Garlant, Neuroscience qui est une question de loi, pas de science. montrer, les scanners cérébraux ont une trop faible
and the law, Dana Press, La responsabilité de la preuve peut différer valeur prédictive pour être utilisés aujourd’hui
2004. selon la nature de la procédure, l’étape du procès dans les procès criminels. I

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Le cas clinique

Voyage vers l’amoralité


Warner Brothers / Album / AKG

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En quelques mois, un homme détruit ses contacts sociaux


par des conduites grossières ou inconvenantes. Il se ruine en achats
inutiles, vend sa maison à perte, vole à l’étal, frappe les passants
et se retrouve en prison. Pourtant, c’était un ingénieur attentionné
et profondément moral. Que lui est-il arrivé ?

ans un hôpital du Sud de la région

D
Patrick Verstichel
est neurologue parisienne, quelque part dans la salle
au Centre hospitalier d’attente du service de neurologie,
intercommunal
de Créteil. une femme âgée d’environ 65 ans
patiente, mais semble nerveuse. Son
comportement est étrange : dès que son nom est
prononcé, elle se précipite vers la porte de la consul-
tation et glisse au neurologue : « Il faut absolument
que je vous parle en premier. Que je vous explique
la situation. » L’histoire de son époux, telle qu’elle la
relate, laisse le neurologue perplexe.
Monsieur T. était ingénieur dans une petite
entreprise de roulements à billes, où il avait débu-
té comme ouvrier, puis était sorti du rang par
promotion interne. S’il n’avait pas fait fortune, au
moins avait-il assuré à sa famille un quotidien
confortable, une jolie maison dans une banlieue
agréable de la région parisienne, de bons et sûrs
placements de père de famille et un train de vie
en rapport. Un peu après sa retraite, il y a deux ou
trois ans, il a commencé à se renfermer sur lui-
même. La déprime du retraité, a-t-on dit.
Madame T. a essayé de soutenir son mari. Mais
un beau jour, lors d’une réunion familiale, voilà
En Bref qu’il se lève, et au lieu de se rendre aux toilettes,
se déboutonne et urine dans le coin de la salle à
• Certaines atteintes manger. « Docteur, imaginez la consternation ! »
cérébrales font Tout le monde était choqué, et il a fallu faire sor-
perdre la notion tir les petits-enfants. Vertement tancé par son
des convenances entourage, Monsieur T. n’en a pas paru aussi
sociales, mais aussi affecté qu’il aurait dû l’être.
des règles morales.
• Un tel effritement
résulte d’une atteinte du Une lente descente aux enfers
« cerveau moral », qui Mais Madame T. a bien vu que l’état de son
régule notre existence mari se modifiait profondément. Auparavant
1. Dans le film Chute libre, Michael d’êtres humains vivant
Douglas campe un personnage d’employé consciencieux, scrupuleux et d’une intégrité
en société et soumis
modèle qui, du jour au lendemain, balaye reconnue, il passe aujourd’hui ses journées dans
à des règles de vie.
les convenances et les règles de la morale, une tenue négligée, refuse d’en changer, au point
• Des comportements
pour entamer un chemin irréversible vers qu’il faut lui subtiliser ses vêtements en cachette
aberrants peuvent
sa propre destruction. Ce thriller psychologique pour les laver. Pire, il ne se passe pas un jour sans
apparaître : perte de
sur fond d’analyse sociologique n’est pas que des livreurs viennent déposer au domicile des
sans rappeler la condition des patients dont toute pudeur, agressivité
vis-à-vis des proches, colis variés, correspondant à toutes sortes d’objets
le « cerveau social » périclite, généralement dont Madame T. ne voit guère l’utilité. Elle
en raison d’une maladie dégénérative. choix financiers et
professionnels apprend par les relevés bancaires que son mari a
dévastateurs. liquidé tous ses placements et réinjecté l’argent
dans des achats sur Internet !

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Lorsqu’elle essaie d’aborder le problème avec explique que son époux ne s’est pas présenté à une
lui et lui signale qu’il n’est sans doute pas néces- convocation au commissariat pour vol à l’étalage (il
saire de disposer de trois chaînes haute-fidélité, a dérobé un objet informatique de fonction mal
son mari se met en colère et devient même mena- définie, et dont il n’avait manifestement pas l’usa-
çant. Rapidement, la situation financière se dété- ge). L’affaire se résout par une simple réprimande.
riore, et il faut envisager de vendre la maison. Lors d’une deuxième visite nettement moins
Comme elle est au nom du mari, la transaction est conciliante, Monsieur T. est invité à se rendre dans
vite effectuée, et Monsieur T. se débarrasse du les locaux de la police. Cette fois, il est convaincu de
domicile à la première offre pour un prix dérisoi- coups et blessures sur un automobiliste dont le seul
re. Madame T. est très inquiète, mais que faire ? tort aurait été de se garer à cheval sur l’entrée du
Son mari devient invivable, ne tient aucun comp- parking de l’immeuble. Au lieu de faire profil bas,
te de son avis, n’en fait qu’à sa tête. Monsieur T. injurie les policiers, se déculotte, se
Elle voudrait solliciter l’aide de son fils, mais donne en spectacle. Après un passage en cellule de
de ce côté aussi, les choses sont difficiles. Le fils et dégrisement, il faut payer. La vente de la voiture
sa femme se sont en effet brouillés avec Monsieur servira à couvrir les frais. Au bout de nombreuses
et Madame T. Autrefois, ils gardaient leurs petits- heures de conciliabules, Madame T. parvient à per-
enfants le mercredi, mais, à plusieurs reprises, suader son époux de consulter un spécialiste.
Monsieur T. s’est montré extrêmement agressif L’homme qui entre dans le cabinet ressemble à
avec les enfants, les terrorisant à la plus petite un clochard, sale, mal rasé, mal vêtu. D’apparence
incartade, les menaçant à la moindre désobéis- paisible, il conteste très vite les faits qui lui sont
sance. La descente aux enfers ne s’arrête pas là. reprochés. Des histoires que tout cela, des exagé-
Installé désormais dans un petit appartement, rations, des invraisemblances. Il en vient à accu-
Monsieur T. renonce à toute hygiène, souillant ser sa femme de forcer le trait pour le mettre en
systématiquement le lit conjugal. Madame T. est difficulté et le faire passer pour un malade. Le
obligée de s’exiler la nuit dans un petit lit pliant patient est difficile à canaliser, et se prête de mau-
installé dans le salon... vaise grâce aux tests neurologiques. Certains
Puis, voici que la police s’en mêle ! Madame T. résultats ne trompent cependant pas : il existe bel
reçoit une première fois la force publique qui lui et bien des signes de dysfonctionnement des
lobes frontaux. En effet, les tests de planification
motrice (par exemple exécuter de façon répétiti-
Cortex cingulaire ve une séquence de trois gestes simples), d’exécu-
Amygdale
cérébrale tion de tâches alternées (taper en alternance avec
chaque main), ou encore la résurgence de réflexes
primitifs, orientent vers une altération des sys-
Cortex préfrontal tèmes de programmation et d’exécution dépen-
dorsolatéral dant des lobes frontaux. Une IRM cérébrale est
réalisée, montrant une atrophie à la fois des lobes
frontaux et des régions antérieures des lobes tem-
poraux. Ce type d’atrophie est caractéristique
d’une maladie neurodégénérative, la démence
fronto-temporale.

Dr Jekyll et Mr Hyde
dans le cortex préfrontal
Ainsi, un homme intègre, honnête, poli, bon
père et bon époux, est devenu, en quelques années,
une autre personne, irrespectueuse des lois et d’au-
trui, négligé, et enfreignant les règles sociales et
morales. Il n’a pas de scrupule à dilapider les éco-
Raphael Queruel

Lobe temporal nomies du couple, à détruire sa propre existence et


interne
celle de sa famille, et il n’éprouve aucun repentir
face à ses comportements. Il expérimente le vol et
2. Le cerveau social se composerait de trois grandes régions : le cortex préfrontal les voies de fait, est poursuivi par la justice, est
dorsolatéral, le lobe temporal interne et le cortex cingulaire. Le cortex temporal interne incarcéré... Ce qui ne l’empêche pas de recommen-
aide à apprécier les émotions d'autrui et enregistre les résultats de nos actes. En
cer à mal se conduire, comme s’il devenait inca-
conjonction avec le gyrus cingulaire antérieur, qui permet les modifications de straté-
gies, le cortex préfrontal dorsolatéral est susceptible si nécessaire de modifier l'action pable de tirer les leçons de ses expériences.
si le résultat n'est pas satisfaisant ni approprié. C’est pourquoi des lésions de ces Dans la littérature neurologique, le premier
centres ont des effets néfastes sur le comportement en société. Les maladies neurodégé- cas, ou tout au moins le mieux décrit, de pertur-
nératives telle la démence frontotemporale (qui touche à la fois le cortex préfrontal et bation de comportement de ce genre concernait
le cortex temporal) produisent souvent des dérèglements profonds de la vie en société. un contremaître de chantier américain nommé

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Phineas Gage, homme probe et sérieux, qui eut le


malheur de recevoir en 1848 une barre à mine au Aux origines de la socialisation
travers du crâne, à la suite d’une explosion. Mis à
part la perte d’un œil, Gage ne souffre ni de para-
lysie ni de déficit sensoriel neurologique, ni de
trouble de la parole, du geste, de la reconnaissan-
L ’anthropologue et biologiste britannique Robin Dunbar, de l’Université de
Liverpool, a proposé l’hypothèse selon laquelle le cerveau social aurait
été le moteur de l’évolution humaine. Il a étudié les mœurs de diverses
ce visuelle. En revanche, son comportement espèces de singes (chimpanzés, bonobos, babouins, etc.) ainsi que la struc-
change si radicalement qu’il devient un autre ture de leur cerveau : il s’avère que les espèces de singes ont des cerveaux
homme, au point que le médecin qui le suit écrit d’autant plus gros que les animaux vivent en sociétés nombreuses et entrete-
que, d’après ses amis, « Gage n’est plus Gage ». Ce nant des liens sociaux complexes.
nouvel homme est instable, imprévisible, colé- Selon R. Dunbar, les ancêtres de l’être humain actuel devaient vivre en
rique, querelleur, asocial, incapable de s’intégrer à groupes d’environ 150 individus, ce qui est beaucoup si l’on songe que les
chimpanzés évoluent en troupes d’une dizaine d’animaux. Dès lors, pour
une vie professionnelle ou familiale. Son langage
entretenir des relations sociales et hiérarchisées avec autant d’individus, il a
comme son comportement sont injurieux et
fallu que se mettent en place des structures cérébrales spécialisées, hautement
grossiers, et l’on déconseille aux dames de rester performantes, et qui ont été le ciment des premiers clans.
en sa présence. Son cas a été réexaminé récem-
ment par les neurologues Antonio et Hanna
Damasio, de l’Université de l’Ohio, qui ont (et préfère généralement respecter). De plus, la
reconstitué au moyen d’un modèle informatique faculté d’empathie nous incite à ne pas blesser
les lésions provoquées par la barre métallique, à ceux que nous côtoyons, d’une part, parce que
partir du crâne de Gage et des orifices d’entrée et nous partageons leur souffrance et, d’autre part,
de sortie de la barre. Ces études ont révélé que la parce que nous savons qu’ils pourraient devenir
barre a détruit le cortex préfrontal gauche. Les des ennemis. Les patients dont les lobes frontaux
similitudes avec Monsieur T. sont notables, même sont détruits ne peuvent plus partager les senti-
si le type de lésion est différent. ments d’autrui, deviennent indifférents, et per-
dent le recul nécessaire par rapport à leurs propres
Les mystères du cerveau social
Les destructions des lobes frontaux peuvent Le mode de fonctionnement
rendre amoral et asocial. La description des per-
turbations psycho-comportementales de tels
des lobes frontaux favorise
sujets a récemment conduit à proposer de réunir l’intégration des individus
les fonctions des lobes frontaux dévolues à la vie
en société sous le terme de « cerveau social ». En
dans la société.
réalité, il n’existe pas dans le cerveau de centre du
sens moral, comme le croyaient les phrénologues
du XIXe siècle. Pourtant, le mode de fonctionne- actes ; ils ne savent plus prévoir les conséquences
ment des lobes frontaux favorise l’intégration de de ce qu’ils font ou disent, et sont incapables de
l’individu dans la société. En effet, ce sont les modifier leurs comportements.
structures qui permettent de codifier et de plani- Aujourd’hui, il est difficile de déterminer avec
fier les actions, notamment les plus complexes tels précision les régions des lobes frontaux plus parti-
les propos que l’on tient à autrui, de juger l’effet culièrement impliquées dans le « cerveau social ».
qu’elles produisent et d’en déduire si ce propos Les aires internes, par leurs connexions avec le sys-
était adapté ou déplacé. tème limbique qui engendre les émotions, font
Les lobes frontaux peuvent ainsi modifier les sans doute partie de ce vaste réseau. On sait que les
actions en fonction des résultats obtenus, et avec patients tels que Monsieur T. ou Gage sont émo-
l’expérience, permettent de se projeter dans l’ave- tionnellement perturbés et ne savent plus appré-
nir pour prévoir le résultat attendu de tel acte ou cier les émotions d’autrui, perdant de la sorte un
de tel propos. Le dicton populaire qui recomman- indicateur précieux pour adapter leurs comporte-
de à un enfant de tourner sept fois sa langue dans ments. Les aires préfrontales dorso-latérales, qui
sa bouche fait référence au fonctionnement des s’activent dans les tâches d’anticipation, de planifi-
lobes frontaux, qui doivent avant toute interaction cation, de déduction, de modification de stratégie,
humaine évaluer la portée des propos tenus. Ces de représentation de soi et d’autrui, sont indiscu-
capacités ne sauraient être efficaces sans la capaci- tablement cruciales. Le développement d’interac-
té de se mettre à la place d’autrui pour « observer » Bibliographie tions humaines de plus en plus complexes, au sein
de l’extérieur les conséquences de ses actes ou de A. Damasio, de communautés de plus en plus larges, est allé de
ses paroles. Cette aptitude permet de les ajuster en L'erreur de Descartes, pair avec le développement et l’augmentation du
fonction de la personnalité ou du statut de l’inter- Odile Jacob, 2008. volume des lobes frontaux. C’est pourquoi la déso-
locuteur ; c’est ici le domaine de l’empathie. A. Damasio, cialisation et la perte des repères moraux sont mal-
C’est grâce aux lobes frontaux que l’homme Spinoza avait raison, heureusement le lot des patients chez qui ces
social définit les règles que chacun doit respecter Odile Jacob, 2003. régions sont lésées. I

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Histoire
des neurosciences

Andreas Meyer Lindenberg

La découverte
de l’aire du langage
Jean-Claude Dupont,
maître de conférences
Le neurologue Paul Broca a identifié une aire cérébrale qui,
en histoire et philosophie lorsqu’elle est lésée, entraîne une perte de la parole.
des sciences à
l’Université de Picardie, En localisant ainsi une zone du langage, il ouvrait la voie
est chercheur associé
à l’Institut d’histoire et de à la localisation des fonctions cognitives.
philosophie des sciences
et des techniques, IHPST.

’offre 500 francs à celui qui m’apporte-

J
soit d’un trouble de « l’âme raisonnante » qui régit
« ra un exemple de lésion profonde des
lobules antérieurs du cerveau sans
lésion de la parole. » Le médecin Jean-
l’action volontaire. Sans statut spécifique, les
troubles du langage resteront ainsi longtemps égarés
entre paralysies et maladies mentales.
Baptiste Bouillaud lance ce défi singu-
lier en 1848 à l’Académie royale de médecine, après Le langage,
la discussion enflammée qui suit une de ses présen-
tations de cas d’aphasie avec lésion cérébrale. Ce
instrument de la pensée
défi illustre le débat qui faisait alors rage parmi les Les choses se précisent au XVIIe siècle, lorsque le
médecins neurologues : les fonctions cérébrales langage acquiert un double statut : celui d’un systè-
En Bref sont-elles localisées dans des aires bien définies ou me de production de sons et de production de sens.
réparties dans le cerveau, lequel fonctionnerait On distingue désormais l’acte de pensée et l’acte de
• On s’est longtemps comme un tout ? Les « localisationnistes » s’oppo- parole, ce dernier étant attribué au corps plutôt
demandé si la faculté sent alors aux « globalistes ». Le défi de Bouillaud qu’au cerveau. On recherche les processus physiolo-
du langage avait son sera relevé 13 ans plus tard par Paul Broca. giques de la parole. Ainsi, en 1668, le cartésien
siège dans le cerveau. On ne peut comprendre le caractère passionné Géraud de Cordemoy compare dans son Discours
• Puis, la localisation du débat, un des plus fameux de l’histoire des neu- physique de la parole l’instrument phonatoire à un
cérébrale confirmée, rosciences, et l’apport fondamental de Broca sur instrument à vent. Au siècle des Lumières, on s’ac-
certains ont soutenu l’aphasie sans rappeler quelques éléments de l’his- corde cependant sur l’idée qu’il faudrait délaisser ce
qu’une aire particulière toire des rapports du cerveau et du langage. terrain de l’anatomie de l’appareil phonatoire pour
en était le siège, d’autres Les pertes du langage sont décrites depuis remonter aux centres moteurs qui en organisent et
n’envisageant qu’une
l’Antiquité, puisque quelques cas se trouvent déjà en contrôlent les mouvements, c’est-à-dire le cer-
fonction répartie dans
dans les écrits d’Hippocrate. Grand expérimenta- veau. La tâche est ardue pour deux raisons : le cer-
tout le cerveau.
teur, Galien sectionne les nerfs impliqués dans la veau est alors pratiquement inaccessible à une
• C’est Broca qui a, production vocale, ce qui paralyse les muscles laryn- exploration autre qu’anatomique, et elle représente
le premier, associé
gés. Puisque ces muscles viennent du cerveau, un enjeu philosophique important. En effet, la
une lésion localisée
pense-t-il, c’est que ce dernier est bien le siège d’une question de la localisation du langage dans les
à une perte du langage.
faculté vocale. Mais la voix n’est pas le langage. Au structures cérébrales rejoint celle, très débattue, de
• L’aire de Broca assure
Moyen Âge, l’activité mentale est séparée en diverses la localisation de l’âme ou de la pensée dont le lan-
la production de
fonctions, mais la faculté du langage n’y trouve pas gage serait l’instrument.
la parole. L’aire de
Wernicke est nécessaire
sa place. Si le langage distingue bien l’homme des Si l’on ignore encore tout de la localisation
à la compréhension animaux, il a le même statut que le geste, celui d’un d’éventuelles aires cérébrales, on observe et on
du sens de la parole. acte volontaire. Les troubles du langage peuvent décrit de plus en plus de troubles du langage.
donc résulter soit d’une paralysie de l’organe vocal, L’abbé de l’Épée et Jacob Rodrigue Peirere réédu-

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quent les « mal-parlants », bègues, sourds- Le débat reste cependant assez confus. Puisque
muets… Puis le médecin italien Giovanni Battista la pensée est unifiée, le cerveau doit fonctionner
Morgagni pratique des autopsies sur des sujets qui comme un tout, y compris pour le langage. C’est
présentent simultanément une perte de la parole et pourquoi certains refusent aux fonctions supé-
une paralysie consécutives à une attaque cérébrale. rieures une localisation qu’ils accordent aisément
Tous ces cas laissent pressentir le rôle du cerveau, aux fonctions motrices. Dans ce contexte, quel est
mais de façon encore très floue. Certains pensent le statut du langage parlé ? En ce qui concerne le
que le trouble de la parole est dû à une atteinte de langage, la méthode anatomoclinique se révèle
la mémoire, d’autres à l’« affaiblissement » de la bien difficile à appliquer parce qu’on ne dispose
langue. Cette dernière est souvent rendue respon- pas encore d’un nombre suffisant d’études cli-
sable des troubles, mais par certains aspects de ses niques précises des troubles du langage. Pourtant,
déficits, le malade est considéré proche de l’amné- plusieurs admettent avec Bouillaud que la perte
sique, ayant perdu la mémoire des mots. du langage peut exister sous deux formes : soit
une incapacité à comprendre, mémoriser et pro-
duire des mots, soit une incapacité motrice à les
Dans le cerveau, mais où ? produire. Ces deux formes seront respectivement
Au début du XIXe siècle, les troubles du langage désignées quelques années plus tard par les noms
sont – enfin – reconnus comme une maladie. La d’aphasie de Wernicke et d’aphasie de Broca (voir
médecine est alors dominée par l’École de Paris, l’encadré page 91).
qui prône une démarche scientifique rigoureuse Au début des années 1860, plusieurs discussions
destinée à découvrir les causes des maladies : la animées se déroulent à la Société d’anthropologie
méthode anatomoclinique. Par cette méthode, on de Paris : certains anthropologues supposent qu’il
observe chaque cas avec rigueur, on pose l’hypo- existe un parallèle entre le développement du cer-
1. Dans les années 1850,
thèse de la cause du trouble, on vérifie l’hypothè- veau et celui des races humaines et des classes
les débats étaient vifs lors
se post mortem, et l’on essaie de trouver des corré- des séances de l’Académie sociales. Ils cherchent à classer les êtres humains en
lations statistiques entre tous les cas étudiés. (ici l’Académie fonction du volume ou de la forme des régions
Certes, des méthodes alternatives furent propo- des sciences). Les occipitales, frontales et pariétales du crâne. À l’évi-
sées. Ainsi, Franz Joseph Gall a étudié quelques cas académiciens s’affrontaient dence, les enjeux de cette polémique anthropolo-
de perte du langage. Le père de la phrénologie pen- notamment sur la question gique sont idéologiques, et ils ne peuvent être
de la localisation
sait que la forme du crâne permettait de deviner les des fonctions cérébrales : compris hors du contexte colonial, social et poli-
capacités cognitives des individus. Ainsi, il avait les facultés, tel le langage, tique – souvent raciste – de l’époque. Ces discus-
étudié le crâne de quelques personnes atteintes de sont-elles localisées dans sions s’accompagnent d’une renaissance des
trouble du langage, et cette étude corrélée aux don- des aires spécifiques ou sciences du cerveau, à laquelle l’anatomiste Louis
nées biographiques de ces personnes l’avait conduit sont-elles assurées par un Pierre Gratiolet contribue avec le psychiatre et
vaste réseau cérébral ?
à postuler que la partie frontale du cerveau contient anatomiste François Leuret. Ce dernier démontre
La découverte de l’aire de
un centre de la mémoire verbale et un centre du Broca a validé la thèse la régularité des replis cérébraux chez l’homme et
sens de la parole. Toutefois, bien que son système de la localisation en établit une toponymie précise. Mais pour
phrénologique et ses bosses crâniennes aient été des fonctions cérébrales. Gratiolet, « toutes les parties cérébrales participent
peu convaincants, il déchaîna les passions.
Même si Bouillaud soutient Gall contre les
savants du moment, il ne défend pas son système
phrénologique. En revanche, il fait sienne son
idée de la spécialisation cérébrale des fonctions
(les différentes aires cérébrales accomplissent des
tâches différentes et spécifiques). Bouillaud passe
avec raison pour le héraut du principe de la
double dissociation, selon lequel, d’une part, si
les aires du langage sont bien localisées dans les
lobes frontaux et que ceux-ci sont lésés, alors le
langage doit être perturbé. D’autre part, si les
lobes frontaux sont intacts, mais que d’autres
zones du cerveau sont lésées, alors le langage doit
être épargné. Il attend la mise en évidence d’un
siège du langage pour confirmer la méthode ana-
tomoclinique au niveau cérébral.
Avec les premiers cas qu’il présente en 1825 à
Underwood & Underwood / Corbis

l’Académie de médecine, et ceux qui suivront,


Bouillaud passionne ses contemporains qui s’in-
téressent aux questions des localisations céré-
brales et, notamment, celle du langage. C’est dans
ce contexte qu’il lancera son défi des 500 francs.

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à la fois et également à la pensée ». Pendant ce Ainsi s’est forgé ce que le neurologue français
débat, Broca reprend la question de la localisation Pierre Marie considérera comme un mythe, dont il
des fonctions cognitives tout en prenant parti voudra se débarrasser en 1906 dans un article inti-
contre la phrénologie – mais elle est déjà dépassée. tulé « La troisième circonvolution frontale gauche
Ernest Auburtin, gendre et disciple zélé de ne joue aucun rôle spécial dans la fonction du lan-
Bouillaud, pense que si l’on parvenait à démontrer gage » ! Il avait tort. L’histoire confirmera que ce
la localisation ne serait-ce que d’une seule fonction « mythe » était bien la première preuve de la locali-
cognitive, telle la parole, la théorie des localisations sation de la production de la parole dans une aire
serait validée. Il déclare à la Société d’anthropolo- cérébrale qui deviendra l’aire de Broca, le faisant par
gie que s’il advenait qu’un seul malade de son ser- là même passer à la postérité.
vice ayant perdu l’usage de la parole ne présente
aucune lésion, il renoncerait à cette théorie. L’aphasique n’est pas
En avril 1861, Broca accueille justement dans
son service à Bicêtre un malade nommé Leborgne,
« boiteux de l’intelligence »
qui ne peut prononcer que la syllabe tan et La question en suspens depuis le début du
quelques jurons. L’analyse post mortem de son cer- siècle, celle des rapports des troubles du langage,
veau révélera s’il y a ou non une lésion, et, le cas de la mémoire et de l’intelligence est réactivée avec
échéant, si elle est localisée. Broca présente la pièce la découverte de Broca. Selon ce dernier, comme
anatomique à la Société d’anthropologie juste selon Bouillaud, l’aphasie est une amnésie verba-
après l’autopsie, pour prendre date. L’autopsie le, une sorte d’amnésie motrice définitive, tou-
révèle que « le lobe frontal de l’hémisphère gauche chant seulement les mouvements de la parole.
est ramolli dans la plus grande partie de son éten- Armand Trousseau quant à lui considère – à tort –
due. » Puis après quelques mois, suivent les que l’amnésie ne touche pas que les mots, mais
fameuses « remarques sur le siège de la faculté du que « l’entendement est aussi touché », et il dira :
langage articulé ». Pourtant, Broca reste prudent. « L’aphasique boitera toujours de l’intelligence. »
Six mois après le cas Leborgne, le cas Lelong De surcroît, la question de la définition clinique
semble impliquer la troisième circonvolution fron- des troubles du langage est loin d’être tranchée.
tale gauche. Puis d’autres cas sont signalés, notam- Dans son article de 1869, Broca tente de distinguer
ment au service de Charcot à la Salpêtrière où Broca l’alogie (dans le cadre des démences), l’amnésie
est devenu chirurgien. Les années suivantes ne font verbale (aujourd’hui nommée aphasie), l’aphémie
que renforcer la conviction de Broca. La localisation (aujourd’hui l’anarthrie), et l’alalie mécanique (les
gauche signe une dissymétrie fonctionnelle entre les dysarthries). Ce sera son dernier article sur le lan-
deux hémisphères. Pour le langage, « nous sommes 2. Ce cerveau est celui gage. Broca délaisse cette question pour se consa-
gauchers du cerveau » écrit-il en 1864. L’année sui- du patient nommé crer à l’anthropologie.
Leborgne et surnommé
vante, il dispose de plus de 20 autopsies et il consi- Tan. Tan était en effet
Peut-être Broca est-il découragé, car le nombre
dère entendue l’affaire de ce qu’il nomme « l’aphé- la seule syllabe que de publications sur l’aphasie ne cesse d’augmenter
mie », parce que seule la ce patient était capable et les lieux anatomiques supposés de l’aphasie se
faculté d’articuler les mots est de prononcer multiplient aussi vite que les signes cliniques… Il
atteinte, et que les malades à cause de la lésion soutient qu’il n’y a qu’un seul site de lésion, déter-
entendent et comprennent (flèche) qu’il présentait minant la perte de la parole. Mais il a contre lui les
dans l’aire identifiée par
tout ce qu’on leur dit. Mais Paul Broca (le cartouche) adversaires de la localisation, et ceux qui pensent
c’est finalement le terme comme étant celle qu’une activité aussi complexe que la parole
d’aphasie qui sera retenu. du langage. humaine nécessite le concours de plusieurs centres,
ce que la multiplicité des lésions retrouvées après
autopsie des aphasiques semble confirmer.
Au début des années 1870, la neurologie enre-
gistre de rapides progrès. Plusieurs neurologues
font des expériences de stimulation du cortex, et
leurs résultats confortent la notion de centres céré-
braux : les activités mentales complexes résulte-
raient d’une association de différents centres inter-
connectés. En ce qui concerne le langage, il s’agit dès
lors, élargissant la perspective de Broca à la fonction
langagière tout entière (pas seulement à la produc-
tion, mais aussi à la compréhension), de construire
une théorie neurophysiologique plausible. La
Musée de la Faculté de médecine, Paris

méthode des partisans de l’association de centres


interconnectés consiste à concevoir un schéma
théorique cohérent du langage rendant compte de
sa complexité, puis à en confirmer autant que pos-
sible l’exactitude par l’observation clinique.

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Les principaux types d’aphasie


L ’aphasie est définie aujourd’hui comme un trouble spécifique
du langage. Cela exclut les perturbations du langage résul-
tant d’une désorganisation globale du fonctionnement cérébral
l’hémisphère gauche chez la quasi-totalité des droitiers et chez les
trois quarts des gauchers. L’examen du patient aphasique com-
prend l’exploration de l’expression des langages oral et écrit et
(confusion mentale, démence) ou de difficultés de communication de leur compréhension. On peut ainsi définir différentes variétés
liées à des atteintes des organes sensoriels (oreille, œil) ou des d’aphasies, chacune correspondant à des lésions localisées dans
fonctions motrices. L’aphasie résulte d’une lésion cérébrale de des aires bien définies.
Principaux types d’aphasie Langage spontané Capacité à répéter Compréhension Dénomination Aires lésées

Aphasie de Broca Difficile Perturbée Normale Un peu perturbée Aire de Broca

Aphasie de Wernicke Normal Perturbée Déficiente Perturbée Aire de Wernicke

Aphasie de conduction Normal Perturbée Normale Perturbée Faisceau arqué gauche


Opercule pariétal

Aphasie Difficile Normale Normale Perturbée Lobe préfrontal gauche


transcorticale motrice

Aphasie Normal Normale Déficiente Perturbée Partie inférieure du lobe


transcorticale sensorielle temporal gauche

Aphasies sous-corticales Parfois normal Normale Normale Perturbée Thalamus


Région lenticulostriée

C’est ainsi que selon le neurologue britannique vraies sur l’aphasie, il nous faut faire abstraction de
Henry Bastian, la fonction du langage est assurée tout ce que nous avons lu ou appris sur les images des
par le jeu de quatre centres spécialisés (sensoriels et mots, sur les aphasies de réception et de conduction,
moteurs, pour la parole et l’écriture) et de ce sché- sur les centres du langage, etc. Il faut nous borner à
ma découlent quatre ordres différents de troubles : examiner les faits sans idées préconçues ».
l’amnésie ou incapacité de se rappeler les mots et
trouble important de la pensée ; l’aphasie ou perte
de la parole et de l’écriture ; l’aphémie ou perte de
Une histoire sans fin
la parole ; l’agraphie ou perte de l’écriture. En 1874, Notons qu’en 1980, on a réalisé une étude au
le neurologue allemand d’origine polonaise Carl scanner du cerveau de Leborgne, pièce anatomique
Wernicke décrit des cas de patients capables d’arti- miraculeusement retrouvée, qui a confirmé la locali-
culer normalement, mais sans comprendre le dis- sation des lésions que Broca avait faites et l’absence
cours produit ni le sens des mots employés, et qui d’atteinte de la zone de Wernicke. Les idées sur le
présentent une lésion d’une zone spécifique située centre de Broca ont par ailleurs évolué, grâce à la
dans le lobe temporal gauche. neuro-imagerie fonctionnelle combinée aux ana-
Selon lui, la région frontale, motrice, est le siège lyses neurolinguistiques. L’aire de Broca élabore un
de la représentation des mouvements et la région programme moteur qui permet de mettre en mou-
temporale, sensorielle, celle de la représentation des vement de manière coordonnée les éléments anato-
sons. Les fibres qui relient ces deux régions forment miques nécessaires à la prononciation des mots et à
l'arc intermédiaire entre les représentations des sons leur articulation harmonieuse (lèvres, langue, palais,
et celles des mouvements. Les lésions peuvent tou- pharynx, larynx). Mais elle ne peut être considérée
cher ces différents éléments anatomiques. À cette comme une aire de commande motrice pure puis-
époque, la diversité des tableaux cliniques de l’apha- qu’elle traite aussi les informations concernant la
sie perturbe les neurologues. Pourtant, toutes les perception et la compréhension des stimulus ver-
aphasies sont des combinaisons plus ou moins baux. Elle intervient avant la production motrice
complexes de l'aphasie sensorielle, l’aphasie motrice comme une aire associative impliquée dans le traite-
et l'aphasie de conduction (voir l’encadré ci-dessus). ment de la perception de la parole. Elle est engagée
Ces schémas compliqués semblaient parfois s’éloi- dans les processus syntaxiques et sémantiques de
gner de la réalité anatomoclinique. De plus, chacun l’acte de langage, permettant notamment la sélec-
avait tendance à proposer sa propre classification des tion d’une réponse appropriée parmi d’autres
aphasies. Certains, tel le neurologue britannique réponses possibles. Bibliographie
John Hughlings Jackson, sont en désaccord avec Si Broca a eu le mérite de localiser une aire essen- D. Forest, Histoire
Broca. Jackson remet même en question l’existence tielle du langage, conférant à la fonction langagière des aphasies, PUF, 2005.
de centres du langage articulé. Soixante ans après le un statut neurologique propre, distinct de celui des P. Broca, Écrits sur
défi lancé par Bouillaud, le débat se poursuit parmi autres formes d’activité cognitive, force est de l’aphasie (1861-1869),
les neurologues quant à la localisation des aires du constater que la cartographie précise des fonctions L’Harmattan, 2004.
langage. Comme nous l’avons évoqué, Pierre Marie du langage n’est pas achevée et que les mécanismes F. Schiller, Paul Broca,
est hostile à toute localisation. D’une façon générale neuronaux du langage ne sont pas élucidés, malgré explorateur du cerveau,
selon lui, « Si nous voulons acquérir des notions 140 ans de recherche et de débats passionnés. I Odile Jacob, 1990.

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Questions aux experts

Alain Lieury
Comment rester motivé... ou le devenir ?
Qui n’a jamais rêvé de se motiver entièrement pour un travail, ou
de transmettre cette force aux autres ? Plusieurs théories se complètent
pour identifier les grandes règles de l’engagement psychologique.

L
a recherche en psychologie de la motivation a der- Ainsi, les psychologues américains Douglas Hall et
Alain Lieury est
professeur émérite
rière elle plusieurs décennies, et pourtant... Les Khalil Nougaim ont observé en 1968 que, dans une
de psychologie dirigeants d’entreprise continuent à commettre entreprise, les cadres ressentent un besoin de réussite
cognitive de souvent les mêmes erreurs. Il serait (assez) facile d’évi- toujours très fort même lorsqu’ils ont bénéficié de
l’Université ter les plus grossières, à condition de retenir trois leçons. multiples avancements. À tel point que, chez eux,
Rennes 2, ancien
même les besoins biologiques ne sont pas toujours
directeur du
Laboratoire Leçon n°1 : satisfaits. Le modèle de Maslow a donc ses limites...
de psychologie Ventre affamé n’a pas d’oreilles
expérimentale.
Leçon n°2 : Savoir récompenser
Dès 1943, le psychologue américain Abraham
Maslow hiérarchise les besoins humains selon une À l’époque où Maslow proposait sa théorie hiérar-
échelle où un besoin supérieur ne s’exprime que chique, les premières recherches quantitatives sur la
lorsque le besoin du niveau inférieur est satisfait (voir la motivation étaient menées chez le rat de laboratoire,
figure page ci-contre). Si les besoins physiologiques élé- soumis à diverses tâches telles que trouver la sortie d’un
mentaires (faim, soif, etc.) sont satisfaits, d’autres appa- labyrinthe. Dans les années 1940, le psychologue améri-
raissent (besoin de sécurité, de confort matériel). cain Clark Hull perçoit la nécessité de lier la motivation
Ensuite viennent les besoins d’affection, d’amour, d’ap- à l’apprentissage, car il a observé qu’un rat ne travaille
partenance sociale. Puis apparaissent les motivations que s’il est affamé, puis récompensé. Ainsi s’instaure
sociales que l’on peut regrouper sous le terme de besoin une pratique, devenue classique, qui consiste à mettre
d’estime, qui correspond dans le langage courant à les rats à la diète avant de leur donner une récompense
l’ambition. Le besoin le plus élevé serait la réalisation de lorsqu’ils arrivent à sortir du labyrinthe…
soi, de ses intérêts, aptitudes et valeurs. Mais il n’y a pas Outre-Atlantique, où la psychologie est une science
toujours de différence tranchée entre les catégories de comme la physique et la chimie, cette loi dite du renfor-
Maslow, notamment entre le besoin d’estime et celui cement – car il s’agit de renforcer un comportement par
d’appartenance : dans le cas de l’achat de vêtements, des alternances de privation et de récompense – a été
« être à la mode » correspond aussi bien au besoin d’ap- appliquée au système des primes dans le marketing : le
partenance à un groupe qu’au besoin d’estime. vendeur n’est que faiblement payé pour créer un besoin
Mais c’est surtout la hiérarchisation qui pose une (l’équivalent du besoin alimentaire chez le rat de labo-
difficulté. La satisfaction d’un besoin supérieur n’appa- ratoire), puis est « renforcé » par une prime (l’équiva-
raît pas toujours quand le besoin inférieur est réalisé. lent de la boulette de nourriture) quand il atteint son
objectif (l’équivalent de la sortie du labyrinthe). Bien
entendu, les renforcements négatifs (brimades ou pri-
vations) réduisent les comportements indésirables.
Mais la théorie du renforcement n’explique pas
toutes les motivations. Ainsi, les psychologues améri-
cains Harry Harlow, puis Edward Deci ont découvert
une autre forme de motivation, qui pousse à s’adon-
ner à une tâche sans besoin de récompense : il s’agit
Xavier Gallego Morell / Shutterstock

de la motivation intrinsèque, intérêt que l’on porte à


une tâche pour elle-même. C’est la curiosité, le plaisir
de réaliser l’activité. Or, curieusement, de multiples
expériences ont montré que les récompenses, l’argent,
les prix, diminuent cette motivation intrinsèque, de

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Alain Lieury

même que toute forme de pression ou de sur- (la seule motivation est alors d’échapper aux sanctions).
veillance. C’est que la motivation intrinsèque Besoin C’est pourquoi la motivation uniquement liée au renforce-
de réalisation
irait de pair avec le sentiment de choisir libre- ment peut avoir des conséquences néfastes comme le
ment, l’« autodétermination »... Besoin
d’estime
découragement et la rébellion.
Besoin
Leçon n°3 : Renforcer d’amour Déceler les signes de découragement
le sentiment d’indépendance Besoin
de sécurité Le découragement au travail a été expliqué par le psycho-
Il faudrait réintroduire dans le travail le besoin Besoins logue américain Martin Seligman, qui a montré que des
d’autodétermination, c’est-à-dire de choisir physiologiques chiens de laboratoire n’ayant pas la possibilité d’éviter des
librement son activité. Des chercheurs ont mon- La pyramide chocs électriques dans une première phase d’une expérien-
tré que la motivation est d’autant plus grande des besoins ce restaient passifs lorsqu’on leur donnait, dans un second
qu’on se sent compétent et performant. La com- de Maslow. temps, la possibilité d’échapper aux chocs : ces chiens
Les besoins les plus
pétence perçue rejoint le concept classique d’esti- fondamentaux ont étaient résignés. La résignation résulte de l’apprentissage
me de soi, mais en plus spécifique : il est possible été indiqués du plus préalable de l’impuissance. M. Seligman emploiera à cette
d’avoir un fort sentiment de compétence perçue élémentaire (en bas) fin le terme de « résignation apprise ».
pour son activité professionnelle, tout en se sen- au plus élaboré (en J’ai un jour donné une conférence dans une grande entre-
haut). Dès qu’un
tant mauvais... en musique, par exemple. Selon la besoin d’un niveau prise où soufflait un vent de rébellion. Il ne s’agissait pas
théorie de E. Deci et Richard Ryan, dite de inférieur est satisfait, encore de résignation, mais l’affaire était mal engagée. En
« l’évaluation cognitive », la motivation intrin- le besoin du niveau examinant le lieu de travail, il m’est apparu que, non seule-
sèque résulterait de deux besoins humains fonda- juste supérieur peut ment les personnes travaillaient dans un bureau commun,
se manifester.
mentaux : le besoin de se sentir compétent (la sans cloisons, mais qu’il était question de passer à une for-
compétence perçue) et le besoin de choisir libre- mule d’espace partagé. Dans ces conditions, les employés ou
ment (l’autodétermination). cadres arrivent au travail sans avoir de bureau attitré et s’ins-
Notons que la compétence est le plus souvent tallent à une place libre, comme dans un bus. Or la premiè-
subjective et ne correspond pas obligatoirement à re forme d’autodétermination est la capacité à déterminer
la réalité. L’essentiel est d’apprécier ce que l’on son espace de vie et de travail.
fait. C’est pourquoi un manager, en laissant un Ce qui distingue la rébellion de la résignation est souvent
employé choisir son activité, favorise son senti- le degré de compétence du sujet. Lors d’une intervention
ment d’autodétermination ; en valorisant son donnée au Centre de formation des apprentis, les profes-
travail, ses initiatives, il renforce la compétence seurs m’ont expliqué qu’au cours d’apprentissages répétés et
perçue, et l’ensemble assure une part de motiva- monotones, certains élèves se rebellaient. Étaient-ce les
tion intrinsèque bénéfique à l’engagement. En élèves les plus faibles ? Pas du tout, c’étaient les meilleurs !
revanche, ne pas témoigner sa satisfaction risque Bibliographie Finalement, quelles sont les clés d’une bonne motiva-
d’affaiblir la motivation intrinsèque. A. Lieury, tion ? Tout d’abord, accorder le niveau de qualification et de
Que se passe-t-il si la sensation de compétence Psychologie responsabilités à la compétence du sujet, en évitant qu’il se
baisse ou si la contrainte s’accroît ? L’enfant ou Cognitive, Manuels sente trop compétent pour ce qui lui est demandé. Ensuite,
l’adulte cessent de pratiquer l’activité pour le Visuels, Dunod, lui offrir autant d’autodétermination que possible, tout en
plaisir qu’elle procure, et n’y consentent que pour 2008. s’assurant que son sentiment de compétence ne s’effrite pas,
les avantages associés : on dit alors que la motiva- A. Lieury et en prodiguant félicitations et récompenses en rapport avec
F. Fenouillet,
tion est extrinsèque. Il en existe une large la qualité du travail. Il aura ainsi un miroir de sa compéten-
Motivation et
gamme. Leur première qualité est de laisser les réussite scolaire, ce. Or rappelons que compétence perçue et autodétermina-
motivations intrinsèques s’exprimer ! Ainsi, un Dunod (2e édition), tion sont les deux piliers de la motivation intrinsèque.
élève peut être en partie motivé par le fait d’obte- 2006. Concrètement, il s’agit de mettre en place un système de
nir son diplôme, tout en gardant une bonne sen- F. Fenouillet, travail où l’employé décide de s’investir dans ce qui l’inté-
sation de compétence. Un sportif professionnel La Motivation, resse le plus, et où les fruits de son travail sont valorisés.
peut avoir intérêt à donner à l’occasion une exhi- Dunod, 2003. Valoriser ces besoins aboutit à une motivation persistante
bition gratuite, pour le plaisir. Malheureusement, R. J. Vallerand et (intrinsèque) et évite des désagréments sociaux, tels que la
les motivations extrinsèques peuvent devenir E. Thill, Introduction rébellion ou l’absentéisme… I
à la psychologie
tyranniques : c’est le cas de l’élève qui ne travaille de la motivation,
plus que pour les notes, ou de l’employé lassé de Québec, Vigot, Posez vos questions sur cerveauetpsycho.fr
son travail ennuyeux et de son patron tyrannique 1993.

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Idées reçues en santé mentale

Les schizophrènes
sont dangereux
Non, mais cette idée reçue tient au fait que les homicides
qu’ils commettent sont particulièrement médiatisés. Un suivi
psychiatrique régulier réduit les risques de passage à l’acte.

Bernard Granger, ne enquête récente réalisée en France a

U
D’autres chiffres montrent que les actes délictueux
psychiatre, est révélé que 48 pour cent des personnes ou criminels sont souvent le fait de malades mentaux,
professeur des
universités, praticien interrogées pensaient que les schizo- psychotiques notamment, qui représentent près de
hospitalier phrènes étaient dangereux pour autrui, dix pour cent des personnes incarcérées.
à l’Hôpital Cochin, ce chiffre étant encore plus élevé aux
Assistance publique- États-Unis. Cette idée est entretenue par les médias qui
Hôpitaux de Paris. L’impulsion du délire
mettent en avant les faits divers tragiques impliquant
des malades mentaux. On se souvient du double Jean-Étienne Esquirol, médecin aliéniste français
homicide commis à l’Hôpital psychiatrique de Pau en du XIXe siècle, décrivait ainsi la « monomanie homi-
décembre 2004 ou du meurtre plus récent d’un étu- cide », c’est-à-dire les troubles mentaux conduisant à
diant dans une rue de Grenoble en novembre 2008. des homicides : « Les aliénés attentent à la vie de leur
Dans les deux cas, les auteurs des crimes étaient des semblable ; les uns devenus très susceptibles, très irri-
patients atteints de schizophrénie et suivis pour cette tables, dans un accès de colère, frappent, tuent les
maladie. Est-ce à dire que la schizophrénie rende ceux personnes qui les contrarient ou parce qu’ils croient
qui en sont atteints particulièrement dangereux et que être contrariés ; ils tuent les personnes qu’ils pren-
l’on doive redouter les personnes qui en souffrent, nent à tort ou à raison pour des ennemis dont il faut
voire les enfermer pendant de longues périodes pour se défendre ou se ranger : les autres, trompés par des
éviter les passages à l’acte ? illusions des sens ou des hallucinations, obéissent à
Rappelons d’abord que les personnes schizophrènes l’impulsion du délire. »
représentent un pour cent de la population et qu’elles La première description caractérise surtout les
commettent très rarement des homicides. Il y a en homicides ou tentatives d’homicide des délirants
France environ 1 000 homicides par an, mais on iden- chroniques qui – comme les personnes souffrant de
tifie le meurtrier dans les trois quarts des cas seule- paranoïa – se sentent persécutés par un groupe de
ment. La majorité des homicides sont commis par des personnes ou une personne isolée ; c’est aussi le cas
gens « normaux », qui agissent par intérêt, vengeance des personnes érotomanes, qui ont l’illusion déliran-
ou jalousie. Moins d’une personne sur 100 ayant com- te d’être aimées et qui, après avoir été rejetées, s’atta-
mis un homicide est déclarée non responsable de son quent dans une phase de rancune ou de dépit à l’ob-
acte et bénéficie d’un non-lieu en vertu de l’ar- jet de leur délire ou à leurs proches. Ces deux mala-
ticle 122-1 du code pénal : « N’est pas pénalement res- dies sont par essence dangereuses. Ce n’est pas le cas
ponsable la personne qui était atteinte, au moment des de la schizophrénie, décrite dans la seconde partie du
faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant texte d’Esquirol.
aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » Cette maladie aux multiples visages se caractérise
Ces malades mentaux déclarés irresponsables ne sont par trois grands groupes de symptômes : les idées déli-
pas tous schizophrènes. On peut donc déduire de ces rantes et les hallucinations, les symptômes de retrait,
données qu’une dizaine d’homicides sont commis par les symptômes de discordance, c’est-à-dire la difficul-
des schizophrènes chaque année. té à intégrer de façon cohérente et harmonieuse les

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Bernard Granger

diverses fonctions psychiques. Les personnes schizo-


phrènes forment une catégorie relativement hétérogè-
ne de patients, car les trois groupes de symptômes se
combinent dans des proportions variées et ne sont pas
tous forcément présents en même temps.
La schizophrénie commence en général entre 18 et
28 ans et s’atténue avec l’âge. Elle nécessite un traite-
ment médicamenteux – par les antipsychotiques prin-
cipalement – et une prise en charge psychologique et
sociale. La gravité de la maladie est très variable, cer-
tains sujets atteints de schizophrénie menant une vie
quasi normale, d’autres étant hospitalisés en perma-

Shutterstock/ Yalayama
nence, toutes les situations intermédiaires entre ces
deux extrêmes étant possibles.

Facteurs aggravants
nation pour les armes, des pensées ou des pratiques
Ainsi, il est faux de dire que tout schizophrène est perverses, des menaces écrites ou verbales, une tendan-
violent et doit être considéré comme un criminel en ce dépressive ou encore des traits de personnalité anti-
puissance. Toutefois, il serait tout aussi inexact de nier sociale (le sujet peut transgresser les règles sans mani-
que la schizophrénie soit un facteur de dangerosité, fester ni culpabilité ni empathie pour la victime).
qui, soulignons-le, n’est pas systématique. Les actes
violents concernent en effet un sous-groupe des per- Suivi psychiatrique :
sonnes schizophrènes, ce qui permet dans une certai- une prévention efficace
ne mesure de prévoir les passages à l’acte et de
prendre des mesures de prévention. Soulignons un point essentiel. Il est avéré que le
Les études les plus pertinentes consistent à suivre des risque de passage à l’acte est inversement proportion-
cohortes de patients et voir dans quelle proportion ils nel à l’intensité du suivi : une étude a comparé deux
commettent des actes violents ou dangereux. Ainsi une groupes de patients schizophrènes suivis en consulta-
étude anglaise publiée en 2003 portant sur 271 patients tion, le premier groupe venant en consultation toutes
atteints de schizophrénie et ayant duré deux ans a les semaines, le second une fois par mois. Dans ce der-
montré que pendant cette période 25 pour cent des nier groupe, le risque de passage à l’acte violent était
sujets avaient été agressifs et violents. Parmi les facteurs quatre fois supérieur à celui observé dans le premier.
prédictifs de violence, on trouve la prise de substances Enfin, si les sujets atteints de schizophrénie sont dan-
illicites et d’alcool, et les antécédents d’actes violents. gereux, ils le sont avant tout pour eux-mêmes, puisque
Bibliographie
Plus généralement, comme nous l’enseignent la le risque de suicide est environ cinq fois plus élevé que
plupart des études, les caractéristiques des patients dans la population générale (dix pour cent contre deux B. Granger et
schizophrènes violents rejoignent celles retrouvées pour cent). Par ailleurs, les patients schizophrènes sont J. Naudin, Idées
dans le reste de la population. Ce sont majoritaire- plus souvent que d’autres personnes victimes de vio- reçues sur la
schizophrénie,
ment des hommes jeunes, ayant un statut socio-éco- lences, environ deux fois plus souvent, comme l’a mon- Le Cavalier Bleu,
nomique défavorisé, abusant des drogues et de l’al- tré une étude menée récemment au Royaume-Uni. Paris, 2006.
cool, et ayant déjà commis des violences. En résumé, l’acte criminel perpétré par un patient M. Landry, L’état
Il existe d’autres facteurs de risque plus spécifiques schizophrène est rare. Ces actes sont sans mobile, sans dangereux. Un
de la schizophrénie. En premier lieu viennent les idées préméditation ni dissimulation. Ils touchent plus jugement déguisé
délirantes, notamment de persécution, avec un persé- volontiers un proche et peuvent être associés à un en diagnostic,
cuteur désigné, et les hallucinations, lesquelles com- trouble de l’humeur. Ils sont plus fréquents en cas de L’Harmattan, coll.
Psycho-Logiques,
portent parfois l’injonction d’agresser ou de tuer. Dans prise de stupéfiants ou d’alcool, de désocialisation et Paris, 2003.
le cas du meurtrier de l’étudiant grenoblois, on sait d’arrêt du traitement. Cependant, tous les actes homi-
qu’il était sujet, depuis plusieurs années, à des halluci- cides ou les actes violents des patients schizophrènes
nations enjoignant de tuer et qu’il avait déjà commis n’entrent pas dans ce schéma, si bien que, malgré
des agressions. De plus, les risques de violence aug- toutes ces données, il n’est pas toujours possible de
mentent quand le malade cesse de prendre ses médica- prévoir et donc de prévenir un passage à l’acte violent
ments ou en change. D’autres signes spécifiques font chez un schizophrène, dont la dangerosité n’est pas
redouter un passage à l’acte : les idées délirantes méga- inhérente à la maladie, mais concerne seulement un
lomaniaques, les rêveries diurnes d’agression, la fasci- petit groupe des personnes qui en souffrent. I

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Analyses de livres

Au nom du seigneur : Que ce soit pour expliquer les dieux, les rituels, les
la religion au crible de l’évolution appartenances à des groupes religieux, ou la moralité reli-
Scott Atran gieuse, l’auteur démontre principalement deux choses.
Éditions Odile Jacob Premièrement, que l’on ne peut pas systématiquement
(423 pages, 35 euros, 2009) expliquer les phénomènes religieux par un mécanisme
strictement cognitif, émotionnel, moral ou social ; deuxiè-
Ce livre, extrêmement riche en idées, mement, que chaque fait religieux est plus complexe et
en recherches citées, en théories visi- plus spécifique que ce que d’autres théories de la reli-
tées et critiquées, sera une bonne surprise gion soutiennent.
pour ceux qui croient encore à une explication unique Par exemple, les humains attribuent aux êtres surna-
ou spécifique à la religion. Il le sera également pour ceux turels à la fois une cognition et une psychologie semblable
qui croient que la religion est strictement nécessaire aux humains et quelques éléments étranges ou singu-
pour le fonctionnement psychologique de l’être humain liers, ce qui facilite leur transmission ; ils ont tendance à
(par exemple, la religion comme réponse aux questions « voir » la présence de ce type de divinités dans des situa-
existentielles) et de la société (la religion en tant que barrage tions ambiguës et critiques, en les percevant comme des
à l’anomie sociale, la disparition des valeurs du groupe). agents prédateurs ou comme des agents protecteurs. Ιls
Il bat aussi en brèche les conceptions de la religion comme s’attachent aux dieux avec émotion, passion et avec un
partie d’un mode de fonctionnement typique de l’homme engagement coûteux, autant de caractéristiques qui ne
primitif ou de l’enfant. résultent pas seulement des mécanismes cognitifs par
L’argument principal est que la religion n’a pas une lesquels ils conçoivent la divinité. Enfin, les humains érigent
fonction adaptative unique et spécifique dans le cadre les divinités au statut d’observateurs de la moralité et de
de l’évolution de la psychologie humaine. Elle mobilise la tricherie au sein de la société, ce qui transforme les dieux
plutôt une combinaison de caractéristiques cognitives, en stabilisateurs de la cohésion groupale.
émotionnelles, morales et sociales qui, elles, découlent Une seule certitude : la religion est un phénomène compo-
de mécanismes ayant eu une certaine utilité adaptative site qui nécessite plus que jamais une approche pluridisci-
pour l’espèce humaine. Cette logique adaptative explique plinaire. Une bonne leçon de relativisme pour comprendre
pourquoi les structures de la religion semblent comporter les élans passionnés de la religion dans notre monde.
une certaine universalité. Vassilis Saroglou

Remettre
du rire dans sa vie
mieux-être, et une revue correcte des données scientifiques
La rigolologie, mode d’emploi existantes, montrant comment le rire peut être béné-
Corinne Cosseron fique pour la santé. Ces études sont, sur le sujet du rire,
Éditions Robert Laffont en assez petit nombre, contrairement, par exemple, aux
(342 pages, 20 euros, 2009) études sur les bénéfices émotionnels du sourire, ou des
émotions positives.
Les médias adorent traiter le sujet de Outre ce louable souci de référencement, la partie la
la « thérapie par le rire », notamment plus intéressante est certainement celle où l’auteur, elle-
la télévision : les images de personnes même praticienne de ce qu’elle appelle la « rigolologie »,
riant à gorges déployées sont de fait plus attractives et accro- aborde les aspects concrets de cette approche, et invite le
cheuses que celles d’un échange feutré de paroles, habi- lecteur dans les coulisses du rire : elle en décrit les prére-
tuelles au monde de la psychothérapie. Comment donc ne quis, les exercices facilitateurs, les pratiques sur le long
pas éprouver une certaine méfiance envers un livre trai- terme. Elle raconte des « commandos de rire » dans les
tant de ce thème ? Méfiance suivie d’intérêt, car après lieux publics, ou les manières de déclencher une crise de
tout, autant s’informer avant de critiquer, ou pire, de rejeter… fou rire collective. L’impression globale est celle d’un
Remettre du rire dans sa vie se présente comme un ouvrage ouvrage intéressant et sincère, dans sa dimension clinique,
de vulgarisation destiné au grand public. Il propose une malgré ses limites scientifiques. Et puis, comme le remarque
synthèse complète sur l’utilisation du rire dans le domaine l’auteur, même si le rire n’augmente pas nécessairement
du développement personnel. On y retrouvera un intéres- la durée de vie, il améliore sa qualité…
sant survol de l’historique récent du rire comme outil de Christophe André

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Tribune des lecteurs

D’après ce que vous écrivez (voir problème : l’hubris semble presque lation, circulant à rebrousse-poil le long
Cerveau & Psycho n° 34), la maladie de par définition faire partie intégrante des axones, annulent les potentiels d’ac-
l’hubris serait une tendance assez récente de toute forme de pouvoir. tion pathologiques en provenance du
chez les hommes politiques, puisque vous corps des neurones. Pourquoi s’annihi-
citez Blair, Bush, Berlusconi, Sarkozy. lent-ils ? Connaît-on le mécanisme de
Ne peut-on en repérer les signes à toutes En psychologie, la jalousie est une cette annulation ?
les époques ? De Gaulle et Mitterrand émotion qui fait intervenir ce qu’on Melissa Vaurino, Périgueux
étaient-ils hubristiques ? Que dire des nomme la théorie de l’esprit, c’est-à-dire
dictateurs ? la capacité à se représenter ce que pense Réponse de Constance Hammond
Antoine Lutz, Strasbourg autrui (Est-ce qu’il m’aime ? Est-ce qu’il Les potentiels d’action évoqués
dit la vérité ? Est-ce qu’il a des inten- par la stimulation cheminent dans
Réponse de Sebastian Dieguez tions cachées ?). En vous lisant, on se les deux sens, vers les terminaisons
Dans leur article original sur le demande donc si l’apparition de la jalousie de l’axone et vers le corps cellulaire.
syndrome d’hubris, David Owen et chez l’être humain, à l’époque de la forma- Un potentiel d’action est transmis le
Jonathan Davidson évaluaient les chefs tion des premières unions monogames, long de l’axone par des ions, en l’oc-
d’État américains et britanniques n’aurait pas été un ingrédient impor- currence des ions sodium. Pour que
sur 100 ans. Aucun de leurs critères tant dans le développement de la théorie ces ions « voyagent », il faut qu’ils
ne semble réservé à l’histoire récente : de l’esprit dans notre espèce ? entrent dans l’axone par des voies de
la maladie du pouvoir est probable- Lucie Desmaretz, Paris passage nommées canaux sodium.
ment aussi ancienne que l’humanité. Lorsque les ions sodium entrent dans
Ce qui change c’est le contexte dans Réponse de Nicolas Guéguen une portion d’axone, ils dépolarisent
lequel ces individus officient. Ainsi, Je ne connais pas de travaux ayant la membrane de cette portion d’axone
l’histoire des institutions politiques invoqué cette explication du rôle de et créent de ce fait un nouveau poten-
semble être une longue lutte pour la jalousie chez l’humain ou de telles tiel d’action. Cette dépolarisation active
minimiser la capacité de nuire des conséquences de ce sentiment. Pour les canaux sodium voisins et les ions
personnalités hubristiques (sépara- les chercheurs travaillant sur ce thème, sodium vont de nouveau entrer un peu
tion des pouvoirs, élections démocra- la jalousie est née pour éviter l’infidé- plus loin et recréer un potentiel d’ac-
tiques, mandats, surveillance médi- lité du partenaire, mais pas pour les tion. C’est ainsi que les potentiels d’ac-
cale, etc.). Mais on peut constater que mêmes raisons selon qu’il s’agit de tion « voyagent » le long de l’axone
des changements historiques récents l’homme ou de la femme. L’homme dans un sens ou dans l’autre.
semblent favoriser l’émergence de serait jaloux pour éviter que sa femme À présent, pour comprendre pour-
nouveaux excès. Notamment, l’ac- n’aille avec un autre partenaire occa- quoi les potentiels d’action ne peuvent
croissement du pouvoir médiatique, sionnel et donc qu’il n’ait à élever se croiser, il faut savoir une seule chose
l’importance de la « communication » des enfants qui ne sont pas les siens. de plus : les canaux sodium, une fois
ainsi que la mondialisation de l’éco- La femme serait jalouse pour éviter ouverts, s’inactivent ; c’est-à-dire qu’ils
nomie et des conflits semblent faire que l’homme ne parte avec une autre sont dans un état où ils ne peuvent se
perdre un peu la tête à certains hommes partenaire et qu’il cesse de subvenir rouvrir immédiatement. Dès lors, quand
politiques. Ces facteurs contextuels aux besoins de sa compagne et de sa un potentiel d’action est passé, le suivant
ne sont pas suffisamment pris en consi- progéniture. Il est possible que, progres- doit attendre quelques millisecondes
dération par D. Owen, le théoricien sivement, la jalousie ait activé d’autres avant de pouvoir passer lui aussi. A
principal du syndrome d’hubris. Il y états affectifs ou cognitifs tels que celui fortiori quand deux potentiels d’ac-
a donc encore de la marge pour raffiner de la théorie de l’esprit que vous invo- tion sont « face à face », les canaux
ce syndrome avant qu’il ne devienne quez, mais, à ma connaissance, aucun sodium sont inactivés en amont et en
une véritable entité médicale. chercheur n’a apporté de preuve empi- aval de la portion d’axone dépolarisée,
Quant aux dictateurs, et à De Gaulle rique de cette hypothèse. et plus rien ne peut se transmettre dans
et Mitterrand, ils étaient sans aucun un sens ni dans l’autre.
doute victimes d’hubris, si l’on s’en
tient aux critères proposés. Que ce Dans votre très intéressant article
syndrome permette de la sorte de sur les mécanismes de la neurostimula- Posez vos questions sur notre site
mettre tout ce monde dans le même
panier constitue évidemment un
tion, vous expliquez que les potentiels
d’action produits par l’électrode de stimu-
cerveauetpsycho.fr
© Cerveau & Psycho - N° 35 95
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Dans votre prochain numéro

Être inséré dans une communauté paraît aujourd’hui


être l’ingrédient le plus important d’une vie saine.
Les contacts sociaux protègent contre les maladies
cardio-vasculaires, la dépression, les pertes de mémoire
Se soigner et même... contre le rhume ! La diversité des réseaux d’amis
ou de connaissances agirait sur l’équilibre hormonal
par le groupe et même sur le système immunitaire.

La psychologie
des conducteurs
Nos comportements au volant intéressent de plus
en plus les psychologues. Sur la route, le cerveau
doit traiter de nombreuses informations, ce qui peut
entraîner fatigue cognitive et lassitude.
Krisvoskeev Vitaly / Shutterstock

Le conducteur se laisse alors plus facilement


distraire par des stimulus perturbateurs : musique,
téléphone, GPS… Ces nouveaux « distracteurs »
expliqueraient pourquoi l’inattention
est la première cause d’accident, devant l’alcool.

L’ocytocine est une hormone libérée pour faciliter


L’ocytocine, l’accouchement et permettre la lactation.
l’élixir de C’est aussi l’hormone de l’amour, de la confiance,
de l’attachement, de la générosité.
la confiance Peut-on envisager d’administrer cette molécule
pour traiter la dépression ou la phobie sociale ?
Les neurobiologistes étudient cette éventualité,
mais restent prudents.
Niderlander / Shutterstock

En kiosque
le 7 novembre 2009
Imprimé en France – Maury Imprimeur S. A. Malesherbes – Dépôt légal septembre 2009 – N° d’édition 076035-01 –
Commission paritaire : 0713 K 83412 – Distribution NMPP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 148889 –
Directeur de la publication et Gérant : Marie-Claude Brossollet

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