De Lhomme Boeuf Aux Ailes de Cire Ovide

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Autour

du Minotaure
Études réunies et présentées par
les différents acteurs du drame se sont modiiées et Catherine d’HUMIÈRES et Rémy POIGNAULT
complexiiées, et les articles de cet ouvrage, en

igures qui gravitent autour de lui, de l’Antiquité

sont approprié ces iliations pour les transformer à

collection Mythographies et sociétés

P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s B l a i s e Pa s c a l
Autour
du Minotaure
©
Maison des Sciences de l’Homme
4, rue Ledru – 63057 Clermont-Ferrand Cedex 1
Tel. 04 73 34 68 09 – Fax 04 73 34 68 12
[email protected]
www.pubp.fr
Diffusion en librairie : CiD – en ligne : www.lcdpu.fr

Collection « Mythographies et sociétés »,


publiée par le CELIS, Clermont-Ferrand

Illustration de couverture : Részegh Botond, Játek a megfeszített


lélek tükrével. Play with a tormented soul’s mirror, p. 30
© A szerzök, 2008 – www.reszeghbotond.ro

ISBN (édition papier) 978-2-84516-533-5


ISBN (pdf) 978-2-84516-534-2
ISSN : 2107-1098
Dépôt légal : troisième trimestre 2013
collection Mythographies et sociétés

Autour
du Minotaure

Études réunies et présentées par

Catherine d’HUMIÈRES et Rémy POIGNAULT

P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s B l a i s e Pa s c a l
Mythographies et sociétés
Collection dirigée par
Pascale Auraix-Jonchière et Véronique Léonard-Roques

Comité de lecture
Pascale AURAIX-JONCHIÈRE
Professeur à l’Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2
Sylvie BALLESTRA-PUECH
Professeur à l’Université de Nice
Yves CHEVREL
Professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne
Sylviane COYAULT
Professeur à l’Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2
Charles DELATTRE
Maître de conférences à l’Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense
Vincent FERRÉ
Professeur à l’Université Paris 13
Véronique GÉLY
Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne
Ute HEIDMANN
Professeur à l’Université de Lausanne
Isabelle HOOG-NAGINSKI
Professeur à Tufts University
Rodica LASCU-POP
Professeur émérite à l’Université de Cluj-Napoca
Véronique LÉONARD-ROQUES
Maître de conférences à l’Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2
Virginie LEROUX
Maître de conférences à l’Université de Reims
Alain MONTANDON
Professeur émérite à l’Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2
Liana NISSIM
Professeur à l’Université de Milan
Sylvie PARIZET
Maître de conférences à l’Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense
Evanghélia STEAD
Professeur à l’Université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines
Bertrand WESTPHAL
Professeur à l’Université de Limoges
6
Pa r t i e

Sortir du Labyrinthe
Autour du Minotaure
© Presses Universitaires Blaise Pascal, 2013,
ISBN (édition papier) 978-2-84516-533-5
ISBN (pdf) 978-2-84516-534-2

De l’homme-bœuf aux ailes de cire


Le Minotaure et Dédale dans l’Art d’aimer d’Ovide (II 15-96)

Christine KOSSAIFI

« L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de


deux fantaisies et le contact de deux épidermes » disait Chamfort1
dans ses Maximes. Pour que ce contact se produise, Ovide nous offre
un manuel de séduction, un traité technique – ars amatoria – qui dit
où trouver une femme et qui enseigne les manœuvres d’approche et
les artiices, artes, nécessaires à la conquête de la personne désirée.
Mais une fois que « la proie poursuivie » est enin tombée dans les
ilets qui lui étaient tendus, « l’amant joyeux » doit encore savoir la
garder (II, 1-14) : tel est le sujet du livre II. Pour illustrer la dificulté
de « cette grande entreprise », Ovide prend l’exemple de la fuite
de Dédale et d’Icare hors du labyrinthe dans lequel est enfermé
le Minotaure (v. 15-96). Dans cet univers mythique, les frontières
entre les espèces et entre les genres poétiques s’estompent et se
brouillent : l’ambivalence du monstre relète celle de Dédale en une
esthétique de l’hybride caractéristique de la poésie ovidienne.

1. Nicolas de Chamfort, Maximes et Pensées, Caractères et Anecdotes, Paris, G.-F.,


1968, § 359, p. 133.
Christine KOSSAIFI

1. Le Minotaure : entre élégie et hiérogamie

1. Le Minotaure, un être ambivalent


Le Minotaure apparaît brièvement au livre II de l’Art d’aimer
(vers 23-24) pour indiquer la in des travaux de construction
du labyrinthe, dans lequel il est maintenant enfermé, et le désir
de Dédale de quitter la Crète. Le monstre y est désigné par une
périphrase, semibouemque uirum semiuirumque bouem, « l’homme
à moitié taureau et le taureau à moitié homme »2. Ce vers, dont
la facture rafinée atteste du travail de polissage de l’auteur, dit
l’hybridité par la place des mots et fait apparaître l’image d’un
être sans nom3 et sans identité, partagé par nature entre l’homme
et le taureau. L’éclatement ontologique se transcrit par l’anaphore
de semi, sans que le poète n’éprouve le besoin de préciser où se
situe l’humain et où se trouve l’animal, tant la division entre tête
de bovidé et corps d’homme est attestée dans l’iconographie4. Le
vers mime l’ambivalence monstrueuse du Minotaure qui, sous le
pinceau des mots, s’incarne progressivement dans son écrin rythmé.
L’effet poétique est plus saisissant que dans les Métamorphoses où
le Minotaure est évoqué, plus simplement, par « sa igure double de
taureau et de jeune homme », geminam tauri iuuenisque iguram
(VIII 168) : le chiasme, qui unit l’animal et l’humain sans les faire
fusionner, insiste sur la dualité du monstre soulignée dès l’ouverture
du vers par l’adjectif geminam, tandis que sa fraîche vitalité est
suggérée par iuuenis et que le choix du terme igura indique la
dimension « plastique » du personnage5.
Dans l’Art d’aimer, Ovide met l’accent sur l’ambiguïté du
Minotaure, gage de sa richesse symbolique, et ce d’autant plus

2. Traduction Henri Bornecque, revue par Philippe Heuzé (Paris, Les Belles
Lettres, « CUF », 2002) ; Danièle Robert, Ovide. Écrits érotiques, Arles, Actes Sud,
« Thesaurus », 2003 : « l’homme à demi taureau, taureau à demi homme », dans la
continuité de M. Heguin de Guerle et M. F. Lemaistre (Paris, Classique Garnier,
1927, disponible sur le site des Itinera Electronica, légèrement modiiée).
3. Pseudo-Apollodore d’Athènes, Bibliothèque, III, 1, 3, l’appelle Astérion.
4. Cf. Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines,
s.v. « Minotaure », disponible en ligne (www//dagr.univ-tlse2.fr) et Isabelle Jouteur,
« La passion de Pasiphaé (Virgile, Bucolique VI, 45-60 ; Ovide, Art d’aimer, I, 289-
326) », p. 88, Vita Latina, 174, juin 2006, p. 71-92. En poète callimachéen, Ovide
cultive la complicité avec son lecteur cultivé.
5. Figura, « formé avec le sufixe -ūra directement sur la racine » du verbe
ingo, signiie proprement « plastique », selon Alfred Ernout et Antoine Meillet,
Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 2001, p. 236.

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De l’homme-bœuf aux ailes de cire

qu’il utilise le terme bos, en lieu et place de celui qui était attendu
(et employé dans les Métamorphoses), taurus. L’originalité de
l’approche et la force de la représentation font toute la valeur de ce
vers auquel Ovide semble tenir6 puisqu’il réutilise l’expression dans
sa poésie d’exil, donc dans un contexte d’authenticité douloureuse ;
il afirme en effet dans ses Tristes qu’il croirait plutôt à « l’homme à
moitié bœuf », semibouemque uirum, qu’à la négligence insoucieuse
de l’un de ses destinataires, dont il est sans nouvelles7. Tentons donc
d’élucider la signiication du terme bos consciemment choisi par
Ovide, de préférence à taurus, pourtant récurrent dans la littérature8.
En faisant du Minotaure un bœuf, Ovide estompe sa masculinité
puisqu’il choisit un « terme générique », désignant un « animal
d’espèce bovine sans acception de sexe »9, de préférence à taurus,
« correspondant exact » du grec ταῦρος, qui, étymologiquement,
« spéciie le sexe de l’animal »10 et incarne la puissance fécondante
du mâle dans toute sa violence. Castré, le Minotaure s’apparente au
taurus sacriié, selon l’autre acception du mot qui « désigne aussi le
périnée (ou plus exactement les testicules ?) dans une victime »11 ;
il acquiert ainsi une nature plus riche que celle, traditionnelle, de
« taureau de Minos » puisque, en tant que bos, il porte en lui à la
fois le taureau et le bœuf, voire la vache si l’on se souvient que ce
nom peut s’employer également au féminin12. D’ailleurs, Ovide a
pris la peine, au livre I, de souligner l’ambivalence du terme en
l’employant dans ces deux sens au sein d’un même vers : Pasiphaé,
amoureuse du taureau envoyé par Poséidon, « rêve d’être tantôt
Europe, tantôt Io, l’une parce qu’elle est une vache, l’autre, parce

6. C’est l’un des trois vers que, selon l’anecdote rapportée par Sénèque le Père, il veut
absolument garder (avec celui, de facture semblable, des Amores II, 11, 10) tandis
que ses amis souhaitent les supprimer (Controverse II, 2) ; cf. infra 3. 1.
7. Tristes, IV 7, 18 ; d’après B. Lorenz, De amicorum in Ovidii Tristibus personis,
Leipzig, Frankestein et Wagner, 1881, il serait question d’un ami intime d’Ovide,
Curtius Atticus.
8. Pseudo-Apollodore d’Athènes, Bibliothèque, III, 1, 3 (ταύρου πρόσωπον),
Plutarque, Vie de Thésée, 15, 2 ; Diodore de Sicile, IV, 77 ; Pausanias I, 24, 1 ;
Sénèque, Phèdre, 1172 ; cf. aussi Virgile, En. VI, 25-26 et Maurus Servius Honoratus,
Commentaire à l’Énéide, livre IV, 14 (tauri amore lagravit).
9. A. Ernout et A. Meillet, op. cit., p. 74.
10. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris,
Klincksieck, 1999, p. 1097.
11. A. Ernout et A. Meillet, op. cit., p. 677.
12. Il est alors opposé à taurus ; cf. Thesaurus Linguae Latinae, s.v. bos. Antoine
Meillet voit d’ailleurs dans bos un mot « curieux », Esquisse d’une histoire de la
langue latine, Hachette, 1933, p. 101.

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Christine KOSSAIFI

qu’elle a été portée par un taureau », altera quod bos est, altera
uecta boue » (v. 324). Si l’on conçoit bien qu’Ovide utilise bos pour
Io, l’emploi du même mot pour Jupiter, dont la vitalité génésique
est bien connue, fait question, d’autant plus que l’intention du dieu
n’est pas des plus chastes… Faut-il se contenter de voir dans ce vers
un joli polyptote que permet l’interchangeabilité des termes ? Nous
ne le pensons pas. Le choix de bos pour désigner le Minotaure et le
parallèle avec Pasiphaé amoureuse du taureau divin nous paraissent
relever d’une approche plus complexe que celle du simple jeu
poétique.

2. Le Minotaure, fruit d’un adultère monstrueux :


la lecture élégiaque
« Fruit conçu par le crime de sa mère », conceptum crimine
matris (v. 23), le Minotaure indique jusqu’où peut mener la
force bestiale de l’amour, largement stigmatisée par les poètes
augustéens13, tandis que le jeu des allitérations en c et en m, unies à
l’assonance en i, crée un lien sonore qui lie la cause (crimine matris)
à la conséquence (conceptum). Il est le résultat monstrueux, à la
fois humain et animal, d’un désir contre nature et d’un adultère
avilissant, dont Ovide nous fait le récit au livre I. Guidée par sa
fureur passionnelle toute féminine14, Pasiphaé brûle de s’unir au
taureau envoyé par Poséidon ; avant que « le chef du troupeau,
trompé par une vache d’érable, uacca […] acerna, ne la féconde »
(v. 325-326), elle connaît une longue période de désespoir, où
elle poursuit le taureau, déplore de ne pas être une génisse, rêve
de tromper Minos par une union contre nature, connaît les affres
de la jalousie envers les autres bêtes du troupeau et, « semblable à
une Bacchante excitée par le dieu d’Aonie » (v. 312), parcourt les
forêts et les bois (v. 295-325). La comparaison avec la Bacchante
indique la dépossession de soi par une passion pervertie, tandis que
l’envie de voir des « cornes lui naître sur le front » (v. 308) transcrit
le vertige d’un désir fou, tout en signant la dimension littéraire du

13. C’est l’amour maladie, aggravée par « l’inconstance » naturelle des femmes ;
cf. par exemple, Properce III, 19 ; Virgile, Géorg. III 209-283 (dans son tableau des
dérèglements animaux sous l’effet de Vénus, Virgile inclut l’homme), dans l’axe
de Lucrèce, De Natura rerum I, 1-27 (« hymne à Vénus », force de fécondité et
livre IV : condamnation des ravages de la passion) ; lien avec la dopamine moderne.
14. La femme, dit Ovide à l’apprenti séducteur, est en effet impulsive et incapable de
retenue, de sorte que « toutes peuvent être prises », cunctas / posse capi, Art d’aimer
I, 269-270 (le passage va jusqu’au v. 278).

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De l’homme-bœuf aux ailes de cire

passage qui joue de l’intertextualité pour faire ressortir tout ce que


l’attitude de la reine peut avoir d’incongru ; Ovide « cultive [en effet
ce] motif paradoxal », et pratique, avec l’évocation des cornes, une
« réécriture ironique de la bucolique [virgilienne] VI 51 »15, tandis
que son tableau des errances montagnardes de Pasiphaé en proie
à sa passion pour le taureau s’apparente à un pastiche du pastiche
virgilien de Gallus dans la dixième Bucolique16.
« Le crime de la mère » du Minotaure est donc une image
poétique topique de la monstruosité du désir féminin17, qu’Ovide
va subtilement, comme l’a montré Isabelle Jouteur, mettre au
service d’une défense de l’adultère. En effet, posant en préalable
implicite l’irrésistible force du désir18, il invite Pasiphaé à tromper
son « mari », uir, du moins avec un homme », uir, plutôt qu’avec
une bête, à laquelle, négligeant la tradition evhémériste19, il donne
plaisamment le nom d’adulter (v. 304) ; il « s’autoreprésente [ainsi]
comme porteur de valeurs morales au moment où il va légitimer
l’adultère en le relativisant par rapport à la monstruosité d’un
accouplement bestial »20. L’esprit frondeur du poète sonne comme
une revendication de liberté contre l’arsenal législatif mis en place par
Auguste dès 18 avant J.-C. pour favoriser la natalité et lutter contre

15. I. Jouteur, op. cit., p. 89 (décalage entre la coquetterie élégiaque de la reine et les
humbles réalités des bergers).
16. Cf. notamment vers 42-49 (souffrances loin de Lycoris) 52-60 (errance dans les
forêts et chasse pour tenter de guérir son amour).
17. La « liste comporte invariablement à l’époque augustéenne au moins Médée,
Scylla et Myrrha », I. Jouteur, op. cit., p. 75. Cf. par exemple, Métamorphoses,
VIII 131-133 : Scylla repoussée par Minos à qui elle a, par amour, livré, avec le
cheveu de Nisus, son père et sa patrie, laisse éclater sa douleur et, jouant sur les
niveaux de narration, le poète convoque le parallèle avec la conception du Minotaure
pour caractériser la peridie du roi : « vraiment, elle est digne d’un époux comme toi,
celle qui, adultère, trompa, dans son enveloppe de bois, un taureau farouche, toruum
[…] taurum, et porta dans ses lancs le fruit d’un accouplement contre nature »,
discordem […] fetum ; sur toruus, cf. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris,
Gallimard, 1994, p. 194.
18. La formulation est faussement duelle : siue placet Minos nullus quaeratur
adulter / Siue uirum mauis fallere, falle uiro, « si Minos te plaît, ne cherche aucun
adultère ; si tu préfères tromper ton mari, trompe-le avec un homme » (v. 309-310) ;
le polyptote et le verbe mauis suggèrent l’attrait irrésistible du désir adultérin, après
la concession convenue à la idélité.
19. Cf. Plutarque, Vie de Thésée, XIX (Tauros, général de l’armée et athlète prestigieux
aurait eu une liaison avec Pasiphaé)
20. I. Jouteur, op. cit., p. 87, qui souligne le lien avec le sophisme euripidéen
(l’absence de responsabilité réside précisément dans la monstruosité de l’acte, ce à
quoi Ovide répond avec un « bon sens apparent : il est moins grave de tromper son
mari avec un homme qu’avec un taureau »).

367
Christine KOSSAIFI

l’adultère21. Pourtant, le choix de bos pour désigner le Minotaure,


en affaiblissant le symbolisme génésique traditionnellement associé
à taurus, affaiblit également la portée de l’analyse. Ovide semble
nous inviter à dépasser le stade politico-poétique de l’analyse pour
retrouver l’antique dimension sacrée du mythe crétois…

3. L’éclat lunaire d’une force solaire :


l’antique hiérogamie
Il s’agissait de la rencontre symbolique de deux principes
cosmiques, le Soleil et la Lune, incarnés par le taureau et la reine,
dont l’accouplement permettait d’asseoir l’autorité royale. D’après
Paul Faure, la relation de Pasiphaé avec le taureau était reproduite
par « l’union rituelle et substitutive du Roi-Prêtre et de la Grande
Prêtresse représentant la Déesse, au moment de la coïncidence
entre l’année lunaire et l’année solaire, [en un] embrassement censé
régénérer la nature comme les hommes »22. Le symbolisme zodiacal
de la constellation du Taureau, « signe de l’équinoxe de printemps
[et] associé au renouveau général de la nature »23, conirme la
puissance de renaissance dévolue au couple royal. L’éclat de
Pasiphaé, étymologiquement « celle qui brille pour tous »24, fait
d’elle une « dame de lumière »25 que Plutarque associe à Ino-
Leucothoé26, la déesse blanche, et à Daphoenée27, « déesse-mère à
tête de jument, de qui dépendait un roi sacré »28 : Pasiphaé, Daphné,

21. Leges Iuliae de adulteriis coercendis (contre l’adultère) et de maritandis


ordinibus (« sur le mariage des ordres »), renforcées en 9 après J.-C. par la Lex
Pappia Poppaea. Pour une lecture politique d’Ovide, cf. Sylvie Laigneau-Fontaine,
Ovide, Les Amours, l’Art d’aimer, Paris, Ellipses, 1999. Sur la dimension politique
du Minotaure à l’époque moderne, cf. André Siganos, Le Minotaure et son mythe,
Paris, PUF, 1993, p. 55 et n. 2.
22. P. Faure, « Crète et Mycènes », Dictionnaire des Mythologies, Yves
Bonnefoy (éd.), I, 1999, p. 272, col. B.
23. André Le Bœufle, Astronomie. Astrologie. Lexique latin, Paris, Picard, 1987,
p. 257.
24. Le mot est formé du datif de πᾶς (tout) et de la racine φαϝ-, « exprimant la notion
de lumière » ; cf. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque,
Paris, Klincksieck, 1999, p. 1168-1170 ; cf. aussi I. Jouteur, p. 72.
25. M. T. Camilloni, « Su la leggenda di Pasifae », RCCM 1986, 28, p. 56, cité par
I. Jouteur, p. 72.
26. Description de la Grèce, Laconia, III, 26, 1.
27. Agis, 9. Sur Daphoenée, cf. aussi Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, XIV, 80.
28. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001,
p. 242.

368
De l’homme-bœuf aux ailes de cire

Phébé sont autant d’images mythiques de la lune et de la lumière


naissante, source féminine de la vie viviiée par le soufle solaire
d’Hélios, dont Pasiphaé est la ille29. Le rituel initiatique réside dans
la hiérogamie, à signiication religieuse et politique, et non dans le
labyrinthe qui semble n’être qu’une création littéraire mimétique
de l’enchevêtrement du palais crétois30 et que, signiicativement,
Ovide ne mentionne pas dans cet épisode de l’Art d’aimer, alors
qu’il l’évoque dans les Métamorphoses31, où, comme nous l’avons
vu, il désigne le Minotaure par le terme taurus.
Le choix du terme bos semble donc particulièrement judicieux
puisque, par son double genre, il est en lien à la fois avec la vache
et le taureau, donc, selon le symbolisme mythique, avec la lune
et le soleil. En effet, bos, employé au masculin, forme une paire
antithétique avec uacca, tandis qu’au féminin, il est en relation avec
taurus32. Par cette bi-polarité, le Minotaure atteste de la fécondité
de la hiérogamie divine ; fruit d’un amour cosmique qui permet
l’union des principes solaire et lunaire, il incarne, comme l’antique
taureau crétois, la « force vitale élémentaire mise en relation avec
le sang » et « s’avère extrêmement viril mais aussi extrêmement
féminin, parfaitement congru à la force dévastatrice du soleil
comme à la puissance régénératrice lunaire ; tout aussi chthonien
que céleste, il est inalement associé à l’idée d’une lumière contenue
dans l’obscurité »33.
Celle-ci était peut-être déjà suggérée dans la description
qu’Ovide fait du taureau divin, père biologique du Minotaure, dans
le livre I : candidus, armenti gloria, taurus erat / signatus tenui
media inter cornua nigro : / una fuit labes, cetera lactis erant,
« il y avait un taureau blanc, la gloire du troupeau, marqué d’un tout

29. Cf. Apollodore, I, 9, 1 ; III, 1, 2.


30. Comme le rappelle Pierre Grimal, il « est le “palais de la double hache” […]
symbole […] qui a, peut-être, une signiication “solaire” », Dictionnaire de la
mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1994, p. 299.
31. VIII, 158.
32. Cf. le Thesaurus Linguae Latinae, s.v. bos : le bœuf se dit alors bos mas (« la
vache mâle »). Le choix du terme taurus ramènerait donc la symbolique au seul
principe solaire.
33. A. Siganos, op. cit., p. 50, qui fait le lien avec « la mythologie mithraïque, dans
laquelle la mise à mort du taureau a permis au soleil de briller pour la première
fois » ; sur ce mythe (repas partagé jadis avec le Soleil sur la peau du taureau mis à
mort pour abreuver la création), et ses caractéristiques cultuelles et eschatologiques,
cf. par exemple, Robert Turcan, Mithra et le mithriacisme, Paris, Les Belles Lettres,
1993 et sa synthèse plus générale, Les cultes orientaux dans le monde romain, Paris,
Les Belles Lettres, 1989.

369
Christine KOSSAIFI

petit point noir entre les cornes ; il n’avait que cette tache, tout le
reste était de lait » (v. 290-292). La luminosité, éclatante et pure, que
l’épithète candidus donne au taureau (logiquement appelé taurus) et
la couleur lactée de son pelage, cetera lactis erant, suggèrent une
nature divine et font penser à Zeus métamorphosé pour séduire
Europe34. Comme Zeus dont « le corps, selon Moschos, était de
couleur blonde, à l’exception d’un cercle d’un blanc pur qui brillait
au milieu de son front »35, le taureau ovidien porte une « toute petite
tache, au milieu, entre les cornes », media inter cornua ; ce « point »
pictural, labes, situé au même endroit que celui de Zeus, suggère la
divine beauté du taureau. Mais, contrairement à celle de Zeus, cette
tache est « petite », tenui, « noire », nigro, et, peut-être irrégulière.
Faut-il voir dans cette particularité un signe de la nature terrestre du
taureau, hypostase animale de Poséidon ? Un « trait discriminatoire
[…] qui signale sa singularité, le rend extraordinaire, mais aussi
impropre au sacriice »36 ? Une tache morale dans la royauté
crétoise ? Ovide laisse libre cours à l’ingéniosité déductive de son
lecteur… En tout cas, comme le dit Isabelle Jouteur, la blancheur de
l’animal, tout comme « l’évocation des cornes du taureau que tous
les dictionnaires des symboles mettent en relation avec la lune, du
fait de leur ressemblance avec le croissant de l’astre » rappellent
« l’ancienne dimension sacrée du mythe » (p. 91).
Dès lors, la folie de Pasiphaé prend une autre signiication37. La
hiérogamie crétoise se concrétisait par « des cornes de vache [pour]
la prêtresse » et « un masque de taureau [pour] le roi »38. C’est
peut-être aussi ce que suggère la génisse d’érable, uacca acerna39,
qui permet à Pasiphaé d’avoir l’apparence qu’elle souhaite et de

34. L’épisode est évoqué dans le deuxième hémistiche du v. 324 et dans les
Métamorphoses, II, 850-875.
35. Moschos, Europé, v. 84-85. Le rapprochement est proposé par A. S. Hollis dans
son commentaire Ovid, Ars Amatoria, book I, Oxford, 1977 et rappelé par I. Jouteur,
p. 88.
36. I. Jouteur, op. cit., p. 88. L’auteure met ce mythe en relation avec « un rituel de
fécondité » (p. 91).
37. Jean Canteins met l’épisode en rapport avec la hiérogamie, Sauver le mythe, 3.
Dédale et ses œuvres, Paris, Maisonneuve et Larose, 1994, p. 44-45.
38. Paul Faure, op. cit., p. 273. Sur les travestissements intersexuels rituels, cf. Robert
Turcan, Liturgies de l’initiation bacchique à l’époque romaine (Liber), Mémoires
de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, tome XXVII, Paris, De Boccard,
203, p. 15-16.
39. Ovide évite consciencieusement le terme bos pour désigner la vache d’érable, au
contraire de Properce 3, 19, 12 (cornua falsa bouis) ; 4, 7, 57-58 (mentitae lignea
monstra bouis, « monstre en bois de la trompeuse génisse »).

370
De l’homme-bœuf aux ailes de cire

vivre l’expérience de l’altérité ; avec la complicité de Dédale qui,


pour reprendre l’analyse de Pascal Quignard, a réussi à inventer
une machine « d’une conception si ingénieuse que le taureau s’y
trompe et introduise son fascinus dans sa vulve, [elle] peut connaître
la volupté des bêtes (ferinas uoluptates), les désirs non convenus
(libidines illicitas). La génisse de Pasiphaé est le cheval de Troie du
désir »40 : elle a pour fonction de tromper le taureau et de le rendre dur,
comme le suggère la racine acer-, « être piquant, aigu, pointu »41, sur
laquelle est formé l’adjectif acerna, épithète de uacca dans le texte
d’Ovide : « abusé », deceptus (I, 325), par cette vache dont Hygin
nous dit qu’elle était « habillée du cuir d’une véritable génisse »42,
le taureau est pris, -ceptus, et éloigné de son état animal naturel
pour chuter, de-, dans une génisse artiicielle. Cette manipulation
génétique permet l’insémination de Pasiphaé, impleuit, c’est-à-dire
le passage d’un statut à un autre, le franchissement d’une limite,
dont le Minotaure porte en lui la marque. L’expérience de Pasiphaé
peut donc s’apparenter à une initiation : en entrant dans la vache, la
reine connaît une forme de mort, un ensevelissement qui rappelle
celui de la ille de Mycérinos dans une génisse de bois creux doré, en
Égypte43 ; elle subit ainsi une métamorphose dont atteste le fruit de
son union, symbole de son initiation ; « conçu » par elle, conceptum
(v. 23), le Minotaure est, étymologiquement, « ce qu’elle a pris
avec elle », con-ceptum, ce qu’elle a ramené de son expérience et
« recueilli au fond d’elle »44.
La richesse suggestive du texte d’Ovide, poète érudit, attentif
à tous les détails et soucieux de ne rien laisser au hasard, atteste
du jeu ludique sur la mythologie, tout en trahissant peut-être la
fascination de l’auteur pour toutes les formes de transgression. En
cela, il s’apparente à Dédale, dont la fuite hors du palais de Minos
constitue un autre trait de génie qui va occuper la narration au début
du livre II.

40. Pascal Quignard, op. cit., p. 207.


41. A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, op. cit.
42. Hygin, Fabula 40.
43. Cf. Hérodote, Histoires, livre II, 130-131.
44. A. Ernout et A. Meillet, op. cit., p. 96.

371
Christine KOSSAIFI

2. Dédale : l’ambivalence de la nature humaine

1. Une personnalité complexe : entre audace et humilité


Ovide donne à Dédale une personnalité complexe qui relète
celle du Minotaure, entre hybris et passivité. L’acte d’enfermement,
clausit (v. 23), qu’il a effectué contre le monstre, se répète contre
lui : retenu en Crète par Minos, il commence par supplier le roi,
auquel il demande longtemps et patiemment de le laisser partir. Ses
requêtes, qu’Ovide nous fait entendre au discours direct, s’étendent
sur six vers et sont renforcées par des déictiques et des intensifs,
et haec et multo plura (v. 31), et ce n’est que lorsque il a réalisé
l’impossibilité de voir son désir satisfait (v. 32), qu’il se résout à une
fuite audacieuse ; en cela, il se rapproche de Pasiphaé qui poursuit
longtemps le taureau avant d’agir pour concrétiser son désir. Il
prend bien soin également de rassurer Jupiter sur la nature de son
entreprise, qui est d’ordre affectif, motivée par son amour pour sa
terre natale, terra paterna, v. 26, et non par une volonté secrète de
rivaliser avec les dieux, non ego sidereas adfecto tangere sedes, « je
n’ai pas, moi, l’ambition de toucher aux espaces stellaires » (v. 39).
Et, si « la nouveauté de son voyage le charme » (v. 75), il reste
maître de lui et continue à « voler entre les deux », comme il l’avait
conseillé à Icare (v. 63). Il se montre ainsi respectueux de l’aurea
mediocritas et vertueux, au sens horatien du terme : « la vertu est
le milieu entre deux vices, à égale distance de l’un et de l’autre »45 ;
conscient des limites de sa nature d’homme, il supplie Jupiter de
« l’aider dans son entreprise » (v. 38) et sait aussi apprécier le
rôle positif joué par Minos, un roi « très juste », iustissime (v. 25),
qui stimule son génie et réveille son intelligence en lui donnant
« l’occasion de prouver [son] ingéniosité » (v. 34) ; c’est lui qui lui
apprend à se dépasser lui-même et qui, par là, d’une certaine façon,
lui fait subir une initiation, qui le rapproche, une fois encore, de
Pasiphaé.
Cependant, à côté de cette humilité respectueuse, Dédale fait
aussi preuve d’arrogance ; sûr de son talent et de ses capacités, il
lance un déi au cosmos tout entier : « qu’un chemin nous soit donné
par le Styx et nous passerons les eaux du Styx à la nage ; c’est moi
qui doit recréer les lois propres à ma nature », per Styga detur iter,
Stygias transnabimus undas ; / sunt mihi naturae iura nouanda meae

45. Epist. I, 18, 9 : Virtus est medium uitiorum et utrimque reductum ; cf. aussi
Carm. II, 10, 5.

372
De l’homme-bœuf aux ailes de cire

(v. 41-42). La détermination de Dédale, martelée par l’assonance


majeure en a, se lit dans la construction de la phrase : l’ellipse de la
conjonction de subordination si donne à la proposition l’allure d’un
déi lancé par le destin ou par une puissance indéinie, suggérée par
le passif personnel detur qui met en valeur le substantif iter ; le verbe
au futur et à la première personne du pluriel montre la volonté de
Dédale de relever le déi, tandis que sa place entre undas et Stygias,
qui fait écho à per Styga, souligne la dificulté de l’entreprise et
l’orgueil du personnage ; le vers suivant le montre décidé à violer
– une fois encore – les lois de la nature. Sa décision est le résultat
d’un raisonnement rigoureux, évoqué aux vers 35-37 (juste avant
la modeste supplique à Jupiter, ce qui souligne bien l’ambiguïté du
personnage) : Minos, maître « des terres et des lots » ne permet sa
fuite « ni par terre ni par mer ». Il est prisonnier, mais « il reste la
route du ciel : c’est par le ciel qu’[il] tentera le voyage », restat iter
caeli : caelo temptabimus ire. Le polyptote dont l’effet est renforcé
par le rapprochement des deux termes indique à la fois le lien de
cause à effet entre les deux propositions et l’assurance de Dédale,
prêt à passer par les airs et sûr de lui, comme le montre le futur de
l’indicatif préféré au subjonctif. Dédale oscille ainsi entre humilité et
orgueil et cet entre-deux s’incarne dans les ailes de cire qu’il invente.

2. Les ailes de cire de l’homme-oiseau-bateau


Il fabrique le premier planeur par imitation des ailes des oiseaux,
dont il s’inspire pour déier les lois de la pesanteur. Le travail est
méthodique46 : les plumes sont disposées avec ordre et régulièrement,
disponit in ordine (v. 45), pour reproduire l’aile de l’oiseau et ainsi
s’approprier la vertu de cet animal ; elles sont ensuite solidement
ixées par du il de lin et « l’extrémité est collée avec de la cire
ramollie au feu », ceris adstringitur igne solutis (v. 46-47) ; la place
du terme igne entre adstringitur et solutis souligne le rôle du feu qui
assouplit la cire47 et permet l’encollage des ailes tout en assimilant
implicitement Dédale à Héphaïstos, l’artisan divin48, mais aussi

46. Il sera davantage détaillé dans les Métamorphoses VIII, 189-200, où une
comparaison avec la lûte de Pan (v. 191-192) éclaire la dualité psychologique de
Dédale, par assimilation implicite au dieu mi-bouc mi-homme.
47. Celle-ci fonctionne comme la glu dont Dédale passe aussi pour être l’inventeur :
cf. Pline, H. N. 7, 198.
48. Cf. Françoise Frontisi-Ducroux, Dédale : mythologie de l’artisan en Grèce
ancienne, Paris, Maspero, 1975, p. 125-134 ; d’après [Platon], Alc. 1. 121a, il
appartient à l’arbre généalogique d’Héphaïstos.

373
Christine KOSSAIFI

le dieu boiteux exilé de l’Olympe, comme il est, lui, exilé, exilio


(v. 25), en Crète. Une fois l’ouvrage achevé, les ailes sont ixées aux
épaules, aptat, accomodat, et leur fonctionnement en est expliqué
à Icare (v. 50 et 65-67). La mutation artiicielle est alors terminée ;
un nouvel hybride est né des mains de Dédale : à l’homme-bœuf-
vache répond l’homme-oiseau et à l’enfermement symbolique du
Minotaure au cœur de la terre dont il est l’émanation correspond
l’envol de l’artisan divin, depuis une colline à la symbolique
implicitement riche49, vers l’éther et vers le feu. Le champ lexical,
qui innerve le texte, met en lumière cette récurrence des éléments
de l’air et du feu, opposés à la terre et à l’eau50, qui sont rattachées à
Minos et au Minotaure. Le cosmos semble ainsi se structurer sur une
tension empédocléenne en un jeu d’oppositions binaires, relétant la
« fondamentale dualité » qui caractérise « l’œuvre d’Ovide », selon
Anne Videau51.
Mais le poète nous dit aussi que l’agencement des plumes
constitue la « rame des oiseaux », remigium uolucrum (v. 45).
Variation sur la formulation virgilienne de l’Énéide, où Dédale
consacre à Phébus « la rame de ses ailes », remigium alarum (VI, 19),
l’expression assimile les oiseaux à des vaisseaux volants52 et le vol à
la navigation. Ovide fait ainsi implicitement allusion à la dimension
rationnelle de la légende, rapportée par Diodore (IV, 77), selon
laquelle Dédale et son ils se sont enfuis par mer « sur un navire que

49. Cette « colline moins haute qu’une montagne » (v. 71) constitue peut-être
une allusion voilée au meurtre de Talos, neveu et élève de Dédale, mais artisan si
habile que celui-ci, jaloux, l’a jeté du haut de l’Acropole ; c’est ce meurtre qui est à
l’origine de son exil en Crète (ce qui confère une certaine ambiguïté à l’expression
fatis iniquis, « des destins injustes », v. 27). Selon Jean Canteins, op. cit., Sauver le
mythe, 3. Dédale et ses œuvres, p. 36-42, cette élévation prélude également à la mort
d’Icare qui reproduit celle de Talos (que Canteins appelle à tort Perdix, qui est la
sœur de Dédale).
50. Air et feu : caeli, caelo (v. 37), sidereas […] sedes (v. 39), aerias […] uias (v. 44),
uolucrum (v. 45), aera (v. 53 et 54), aetherias […] sole per auras (v. 59), caloris
(v. 60), uentos (v. 63 et 86), aurae (v. 64). Terre et eau : terra paterna (v. 26), et
terras et […] aequora (v. 35), tellus, unda (v. 36), undas (v. 41), aerias […] uias
(v. 44), freto (v. 61), aequoreis […] madescet aquis (v. 62), pisces (v. 77), piscosis
[…] uadis (v. 82), aequora symboliquement opposé à caelo (v. 87), aquae (v. 92), in
undis (v. 95), tellus, aequora (v. 96).
51. Anne Videau, « Rhétorique et poétique de la dualité dans les poèmes ovidiens »,
p. 197, in Hélène Casanova-Robin (dir.), Ovide, igures de l’hybride, Paris,
Champion, 2009, p. 197-209.
52. Ce jeu intertextuel constitue peut-être également une allusion voilée à la
métamorphose des vaisseaux d’Énée en nymphes marines dans l’Énéide, IX,
116-122.

374
De l’homme-bœuf aux ailes de cire

Pasiphaé [leur] avait fourni » en un voyage malencontreux au cours


duquel Icare se noie en abordant à l’île qui porte son nom. De fait, le
lien entre le vol et la navigation est constant dans le texte ovidien :
Dédale présente son invention à Icare comme « le navire, carinis,
qui doit les ramener dans leur patrie » (v. 51) et il lui conseille
d’adapter ses voiles, uela, aux soufles des vents (v. 64) ; de même,
le souci de se repérer d’après les constellations et de longer les
côtes en gardant, autant que possible, les terres en vue, ainsi que
l’itinéraire que suivent les deux hommes d’abord vers le nord-est et
l’Asie Mineure, pour éviter les vents dominants, font référence aux
techniques de la navigation. Dédale (et Icare) se rapprochent ainsi
des Argonautes, qui ont fabriqué le premier navire et osé violer le
domaine de Poséidon ; mais alors que ces derniers ont bénéicié de
la protection et de l’aide d’Athéna, déesse technicienne protectrice
des métiers du bois, Dédale est à lui-même sa propre Athéna : il a
son génie pour seule protection dans cette épreuve initiatique qu’il
subit53.
L’invention de Dédale unit donc l’eau à l’air et partant la terre
au feu ; elle réconcilie les contraires et, le temps d’un vol, elle fait
éclater la dualité qui semblait constitutive du cosmos ovidien54.
Elle met aussi en lumière l’intelligence et l’ingéniosité, ingenium
(v. 43), de celui qui sait reproduire le réel55, observer la nature
et tirer proit de ses ressources, en une relation agonistique où le
moindre écart est fatal : ce que Dédale donne à Icare, ce sont « des
armes, arma » (v. 50) pour « rompre l’air », aera rumpe (v. 54) ;
mais cette violence faite au cosmos exige que l’on en connaisse
le fonctionnement implacablement mécanique et que l’on respecte
l’harmonie éristique de ses quatre éléments en restant à sa place. C’est
ce que Dédale rappelle à son ils : voler trop « près du soleil » (v. 59),
c’est imposer à la cire une chaleur qu’elle ne peut physiquement pas
supporter, impatiens cera caloris (v. 60) ; s’approcher trop près de la

53. Sur la nef Argo, « vaisseau sacré magique, doté d’une âme vivante et d’une
personnalité », cf. Yves Dacosta, Initiations et sociétés secrètes dans l’antiquité
gréco-romaine, Paris, Berg International, 1991, p. 91 et p. 108 sur la symbolique
du navire ou de l’oiseau, « image de l’aide indispensable pour franchir le gouffre
séparant la mort (réelle ou initiatique) de la résurrection ».
54. Il convient donc de nuancer l’analyse, trop systématique, d’A. Videau : le poète
– nous explorerons cet aspect dans notre 3 – a le pouvoir de réorganiser le cosmos
qui, de ce fait, ne nous apparaît pas comme « un monde rationnel de la dualité
réversible, fermé sur lui-même », in « Rhétorique et poétique de la dualité dans les
poèmes ovidiens », op. cit., p. 209.
55. Le lien mimétique avec le réel est indiqué dans les Métamorphoses, VIII, 195, où
Dédale s’efforce « d’imiter les ailes d’oiseaux véritables », ut ueras imitetur aues.

375
Christine KOSSAIFI

mer, c’est charger les plumes d’humidité et empêcher leur mobilité,


mobilis aequoreis pinna madescet aquis (v. 62). Mais Icare, dans
son impétuosité, n’écoute pas ces conseils…

3. Icare, l’apprenti oisillon trop impétueux


« Enfant joyeux » et « ignorant », il est semblable à ces
« oisillons sans force auxquels leur mère doit apprendre à voler ». La
comparaison met l’accent sur l’état de dépendance d’Icare, dont la
survie dépend de l’obéissance à l’autorité paternelle, et sur l’amour
exclusif et total que lui porte Dédale, dont la tendresse prend parfois
des manifestations maternelles. Son attachement à son ils se lit
dans les « baisers qu’il donne à son petit né de lui », paruo dedit
oscula nato (v. 69), dans les larmes, lacrimas, qui coulent sur « ses
joues paternelles » (v. 70), dans les tendres conseils qu’il lui donne
avant leur « fuite malheureuse » (v. 72)56 ; il lui est si uni qu’il va
jusqu’à proposer à Minos d’accorder indifféremment la grâce du
retour à l’enfant ou à l’adulte, selon son bon vouloir (v. 29-30). La
nature fusionnelle de cette relation donne au texte une dimension
tragique et morale : la mort d’Icare et la souffrance de Dédale qui
en est le corollaire57 sont la punition d’une métamorphose trop
audacieuse ; c’est ce que suggère Ovide dans les paroles qu’il prête
à Dédale : « où es-tu et sous quel axe du ciel voles-tu ? », ubi es,
quoque sub axe uolas ? (v. 94). Si la première interrogation, dans
sa simplicité, vient naturellement aux lèvres d’un père angoissé, la
formulation recherchée de la deuxième question fonctionne comme
un rappel poétique de la situation incongrue des deux personnages,
qui se trouvent dans un endroit où ils ne devraient pas être, sub
axe, et qui font ce que, par nature, ils ne peuvent faire, uolas. En
causant la mort d’Icare, l’invention des ailes mutile Dédale, « père
malheureux, qui n’est plus père », pater infelix, nec iam pater (v. 93),
selon la riche formulation ovidienne qui joue sur les focalisations,
externe et omnisciente, pour renforcer le pathétique de la situation.
Mais la désobéissance d’Icare ne signiie pas seulement la
punition du père ; elle fait aussi sens par elle-même et porte en elle
la même polarité, négative et positive, que celle qui structure la
personnalité de Dédale. Icare incarne en effet l’excès : il vole « avec
trop de hardiesse », fortius (v. 76), se montre « trop téméraire »,

56. Dédale se rapproche ainsi d’Hélios et Icare de Phaéton (Mét. II, 1-149).
57. Chez Virgile, Dédale est si accablé de souffrance qu’il ne parvient pas à sculpter
sur le temple d’Apollon l’épisode de la mort de son ils (En. VI, 30-33).

376
De l’homme-bœuf aux ailes de cire

nimium temerarius (v. 83) et choisit une « route trop élevée »,


altius egit iter (v. 84) ; il refuse de « voler entre les deux » et renie
l’idéal du juste milieu et de la mesure pour monter vers le soleil,
sans être « armé » pour cela ; or, si l’on décrypte avec Paul Diel la
signiication psychanalytique du mythe, « le soleil étant symbole de
l’esprit, l’envol vers le soleil symbolise la spiritualisation ; mais le
vol à l’aide d’ailes de cire ne peut signiier que la forme insensée de
la spiritualisation : l’exaltation vaniteuse »58. Icare, puni, tombe dans
l’eau et se noie « dans les profondeurs subconscientes (océaniques)
[des] désirs corporels »59. Cependant, la neutralité du récit ovidien
permet aussi une lecture positive du mythe d’Icare. Pascal Quignard
voit ainsi dans la chute d’Icare « la relève imaginaire de la tombe du
plongeur de Paestum ». Tomber dans la mer, c’est, selon lui, renaître
après l’épreuve brûlante du feu solaire : « la création du monde,
c’est tomber pour rejaillir. Le saut dans l’abîme, le saut dans la
mort constituent le premier temps. Aphrodite resurgit en ruisselant
à la surface de la mer. L’oiseau-plongeon ramène dans son bec la
terre »60. De fait, Ovide insiste sur la jeunesse d’Icare, puer, qu’il
compare, comme nous l’avons dit, à « des oisillons sans force »
(v. 66). Les deux lectures se complètent en une riche symbolique
que le texte lui-même soutient et permet. Comme le Minotaure et
Dédale, Icare relète l’ambivalence de la poésie.

3. Ovide, « père » du Minotaure et de Dédale :


l’ambivalence de la poésie

1. Le Minotaure ou l’ambiguïté de l’élégie


Par cette igure hybride, Ovide caractérise l’ambiguïté
générique, thématique et stylistique de l’élégie, en même temps
que sa capacité à renouveler le mythe. Comme le remarque Isabelle
Jouteur, « le monstre relète […] de façon privilégiée divers aspects
d’un programme esthétique auquel il permet d’avoir accès en

58. Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, Petite Bibliothèque
Payot, 1966, p. 49.
59. Ibid., p. 51.
60. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, op. cit., p. 231 ; sur la tombe du plongeur de
Paestum, cf. p. 228-229.

377
Christine KOSSAIFI

rélexivité »61. La périphrase qui déinit le Minotaure, « homme


mi-bœuf et bœuf mi-homme », les adjectifs composés semibouem
et semiuirum, qui le caractérisent, la symétrie et le parallélisme de
construction de ce vers esthétiquement réussi et très apprécié du
poète62, peuvent suggérer une tension dynamique des contraires,
au point de parler, comme Anne Videau, d’une « rhétorique et
d’une poétique de la dualité »63. Mais Ovide nous invite à dépasser
cette dualité par l’ambiguïté même du terme bos : le Minotaure
est un « être mêlé », à l’image de l’élégie érotique, « association
composite »64 qui porte la confusion des repères et des genres au
niveau esthétique. Ovide revendique implicitement une iliation
monstrueuse qui l’assimile au Minotaure dont l’hybridité permet
de revisiter les lois de la nature en « un mélange total » qui fait
cohabiter les contraires au sein d’une même entité, selon la
déinition stoïcienne du κρᾶσις δι᾽ ὅλων65. Cette hétérogénéité est
un aspect essentiel de la poétique ovidienne, qui rejette le principe
aristotélicien et horatien de conformité au réel66 au proit de la notion
d’hybridité, qui permet d’explorer toutes les formes de poésie67.
De fait, ce passage de l’Art d’aimer, construit à la façon des
métopes grecques par juxtaposition de petits tableaux variés68, se
révèle à l’analyse aussi hybride que le Minotaure. La narration se

61. Isabelle Jouteur, « Hybrides ovidiens au service de l’imagination créatrice »,


p. 55, in Hélène Casanova-Robin (dir.), Ovide, igures de l’hybride, op. cit., p. 43-58.
62. Cf. Sénèque le Père, Controverse II, 2.
63. Anne Videau, « Rhétorique et poétique de la dualité dans les poèmes ovidiens »,
op. cit., p. 207-208.
64. Isabelle Jouteur, « Hybrides ovidiens au service de l’imagination créatrice »,
op. cit., p. 56.
65. Cf. Alexandre d’Aphroditè, Du mélange, 216, 14-218, 6 ; il s’agit du mélange,
dans lequel « les composants s’interpénètrent intégralement au point d’occuper
simultanément (et paradoxalement) le même lieu tout en conservant leur identité
et leurs propriétés intactes », Virginie Leroux, « Hybride et irisation d’Ovide à
Sénèque », in Hélène Casanova-Robin (dir.), Ovide, igures de l’hybride, op. cit.,
p. 293.
66. Cf. l’analyse de Mario Citroni, « The Ars Poetica and the Marvellous », in
Paradox and the Marvellous in Augustan Literature and Culture, Philip Hardie (éd.),
Oxford University Press, 2009, p. 19-40.
67. C’est ce qu’Ovide afirme indirectement dans ses Amores III, 12, v. 41 : « la
féconde liberté des poètes s’étend à l’inini », exit in immensum fecunda licentia
uatum (notons la tonalité sacrée du terme uatum).
68. La technique est callimachéenne et se retrouve chez Horace ; cf. Pierre Grimal,
Essai sur l’art poétique d’Horace, Paris, Sédès, 1968, p. 155 et Christine Kossaii,
Recherches sur la poétique de Théocrite, Lille, Presses Universitaires du Septentrion,
1998, p. 42.

378
De l’homme-bœuf aux ailes de cire

structure en fragments de sensibilité qui attestent de la capacité du


poète à entrer dans la psychologie de ses personnages et à varier
les genres et les registres, – prière humoristique aux divinités
élégiaques, narration mythologique, astronomie, géographie,
étiologie –, avant le retour au thème du début par parallélisme entre
l’entreprise de Minos et celle du poète : les distiques élégiaques de
l’Art d’aimer parlent d’amour et de poésie, comme le Minotaure
unit en lui l’homme et le bœuf, mais s’ouvrent aussi à l’astronomie,
à la géographie des voyages ou à l’étiologie, comme la masculinité
du Minotaure s’enrichit de la féminité de la vache. C’est donc
une esthétique de la variatio qui est à l’œuvre dans ce passage,
situant Ovide dans la lignée des néotéroi et des callimachéens69
et témoignant de la même liberté créatrice que Dédale. Explorons
donc la signiication d’un tel rapprochement.

2. Les ailes du poète : entre mimésis et fantasia


Ailé, comme les oiseaux, mais aussi comme Callimaque,
ὁ πτερόεις70, ou comme Éros qui « a deux ailes pour s’envoler »,
le poète porte l’hybride en lui et ses vers que, tel un dieu, il sait
faire naître du chant rythmé des mots, relètent la matérialité et
la divinité de la création poétique. C’est ce que suggère le jeu de
correspondances qu’Ovide esquisse entre les ailes fabriquées par
Dédale, celles, doubles, d’Éros et le distique élégiaque qui constitue
la texture même de ces ailes et dont le battement mesuré rythme
la respiration du texte, tout en reproduisant, par le déséquilibre
entre l’hexamètre et le pentamètre, l’enfermement sur terre et le
mouvement d’envol vers le ciel, objet de la narration mythologique.
Mais faire chanter la légère élégie en lui imposant une mesure
cadencée s’avère aussi délicat que de réguler les battements des
ailes d’Éros, dificile est illis inposuisse modum (v. 20).
C’est pourquoi le récit mythique insiste sur le travail de
fabrication effectué par Dédale : si le talent, ingenium (v. 43), de
l’artisan astucieux, ingeniosus (v. 34) est indéniablement nécessaire,
il n’est en aucune façon sufisant : c’est par l’artiice de l’art, artes,
qu’Amour peut être ixé (v. 17) pour devenir une « œuvre d’art »,
artis opus (v. 14), et c’est par le « travail de l’art », labor artis (v. 48),

69. Sur l’inluence de Callimaque et de Théocrite sur les élégiaques, cf. Richard
Hunter, The Shadow of Callimachus. Studies in the Reception of Hellenistic Poetry
at Rome, Cambridge University Press, 2006.
70. Callimaque, Aitia, fr. 1. 1. Pf., v. 32 (« réponse aux Telchines »).

379
Christine KOSSAIFI

que Dédale concrétise son invention et change la nature du réel et


de l’homme. Les ailes qu’il a fabriquées ne sont d’abord que « des
plumes », pinnae71, et ne deviendront alae qu’une fois leur eficacité
prouvée par le vol (v. 68, 73), au terme d’un travail d’élaboration
concrète qui rapproche Ovide de Philétas.
Mais le poète se doit de savoir maîtriser son imagination et de
« voler entre les deux » (v. 63), l’image poétique tirant sa force de la
maîtrise des moyens c’est-à-dire de sa capacité à tromper le lecteur
par son apparente cohérence ; Dédale, « cet illusionniste dont le
métier était l’apparence trompeuse », selon la déinition de Pascal
Quignard72, y parvient parfaitement ; Icare, au contraire, laisse
fondre la cire de ses ailes et donne l’image ridicule des rouages
mécaniques d’une invention en échec : « il agite ses bras dénudés,
se démène et n’a rien pour se soutenir » (v. 89-90). Ovide peut
alors jouer, bien avant l’heure, de la technique cinématographique
du champ et du contrechamp pour nous faire apercevoir, en même
temps, les yeux terriiés de l’enfant « en haut du ciel » et « les eaux
vertes » de la mer qui semblent littéralement monter vers lui. Ce
jeu sur la verticalité donne son pathétique au texte et sa légitimité
à l’imago, conçue comme image poétique visant, à la fois, à faire
voir un être en mouvement, dans sa matérialité et ses dimensions
spatio-temporelles, et à faire réléchir sur la part respective de
l’imagination et de la raison dans la création poétique. Car, si Ovide
veut relever « l’impossible déi d’une hybridité dynamique », selon
les mots d’Isabelle Jouteur73, il sait aussi que, comme l’afirme
Horace dans son Art poétique, il n’est pas d’hybridité viable sans
cohérence ou sans « faux semblable au vrai » pour emprunter la
formulation d’Hésiode74.

3. Une entreprise nouvelle : l’exemplum miroir de l’œuvre


Dès lors, on comprend qu’Ovide insiste sur la nouveauté et la
dificulté de son entreprise, magna paro (v. 17) : faire croire à son
lecteur qu’il peut « emprisonner un dieu oiseau », deum uolucrem
detinuisse paro (v. 98), quand Minos, malgré tout son pouvoir,
« n’a pas pu retenir les plumes d’un homme », non potuit Minos

71. Terme récurrent : v. 22, 45, 49, 57, 62.


72. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, op. cit., p. 54.
73. Isabelle Jouteur, « Hybrides ovidiens au service de l’imagination créatrice »,
op. cit., p. 49.
74. Hésiode, Théogonie, v. 27.

380
De l’homme-bœuf aux ailes de cire

hominis conpescere pinnas (v. 97) ; l’asyndète qui unit ces deux
vers dit à la fois l’audace du poète et l’apparente impossibilité de
sa réussite ; il s’attaque à un dieu ailé, deum uolucrem, quand le roi
s’en est pris à un homme et à des plumes, hominis […] pinnas, et
n’a pu que constater son échec, non potuit, en tête de vers. Mais la
formulation du vers 98, qui rapproche un présent à valeur de futur,
paro, d’un ininitif parfait, detinuisse, suggère à la fois la réussite et
l’humour du poète, maître de ses sujets et de ses effets, proche de ses
personnages et complice de ses lecteurs, auxquels il offre un double
plaisir, celui de la narration et celui de la lecture métaphorique. Par
sa capacité à mentir vrai, il provoque notre adhésion volontaire et
consciente au mensonge poétique et au merveilleux75.
Nous pouvons alors comprendre la stupeur du pêcheur quand
il aperçoit, depuis la mer où il s’efforce de prendre du poisson, les
hommes volants là-haut dans le ciel ; l’émotion qui le saisit est si
forte qu’il en perd le contrôle de son esprit et « sa main droite [lâche]
l’ouvrage qu’elle avait entrepris » (v. 78). Le passage brutal du
plan d’ensemble représentant Icare en vol au gros plan sur la main
d’un inconnu, aliquis (v. 77), transcrit au niveau esthétique la forte
surprise du personnage, mais caractérise aussi l’état de perturbation
psychologique que le poète crée chez son auditeur, une sorte de
θάμβος76 qui associe plaisir, étonnement et douleur, semblable à
celui qu’a ressenti le chevrier de l’Idylle I de Théocrite (v. 146-
148) ; or, la mention du pêcheur chez Ovide n’est pas innocente, elle
fait allusion à celui qui, chez Théocrite, orne la coupe du chevrier
et qui, lui aussi, s’efforce de prendre ce qu’il peut (v. 39-44). Par
l’évocation du « roseau tremblant », tremula arundine, dans la main
du personnage (v. 77), Ovide dessine l’image du vent qui soufle sur
le roseau, lui-même symbole de l’humanité ordinaire et de la musa
tenuis de l’élégie, tout en caractérisant, par l’hypallage, la thématique
poétique du stupor : la stupeur du pêcheur est paradigmatique de
celle du lecteur et elle a une dimension essentiellement poétique,
s’apparentant à ce que les Arabes appellent tarab77.

75. Sur cet aspect, cf. l’analyse très ine de Florence Klein, « Prodigiosa
mendacia uatum : Responses to the Marvellous in Ovid’s Narrative of Perseus
(Metamorphoses 4-5) », p. 211, à propos des ailes de Persée et du sens du merveilleux
dans cet épisode, in Philip Hardie, Paradox and the Marvellous in Augustan
Literature and Culture, op. cit., p. 189-212.
76. Le thambos grec désigne un sentiment d’étonnement stupéié où l’effroi se mêle
à la fascination.
77. Le terme désigne un état psychologique aussi complexe que celui que caractérise le
grec thambos mais avec une connotation plus positive (il s’agit plus d’un ravissement

381
Christine KOSSAIFI

Conclusion
Cet épyllion qui ouvre le livre II de l’Art d’aimer apparaît donc
comme un exemplum complexe et fonctionne comme une mise
en abyme de l’ensemble de l’œuvre, dont il nous donne la clé de
lecture : l’existence du Minotaure rappelle la force de l’instinct et
son enfermement dit la nécessité de le maîtriser. La conquête du ciel
grâce aux ailes de cire créées par Dédale annonce le triomphe du
jeune homme victorieux de la femme qu’il courtise, grâce aux
conseils du poète ; la volupté d’Icare quand il s’approche du soleil
est à l’image de la jouissance physique de l’homme et de la femme,
dont l’évocation termine les livres II et III ; sa chute dans la mer
évoque la métamorphose détumescente du fascinus en mentula.
Mais cette histoire érotique cryptée qu’il faut savoir déchiffrer a
surtout un sens poétique. Rélexion sur la création littéraire, sur le
problème de la représentation de l’hybride et sur la nature du plaisir
que donne le poète ou que prend le lecteur, l’Art d’aimer est un
chant d’amour pour la poésie, un manuel pseudo-didactique qui dit
l’universel pouvoir d’Éros et l’importance de cette divine uoluptas
dont Lucrèce faisait, au début de son De rerum natura, un principe
poétique et cosmique de vie.

extatique, généralement d’origine esthétique, que d’une stupeur effrayée). Pour le


thambos : Raymond Adolph Prier, Thauma idesthai : The Phenomenology of Sight
and Appearance in Archaic Greek, Florida State, University Press, 1989, p. 84-97 ;
Jean-Pierre Vernant, « Au miroir de Méduse », in L’individu, l’amour, la mort, Paris,
Gallimard, 1989, p. 117-129 ; C. Kossaii, « Transe », in J. Poirier (éd.), Dictionnaire
des mots et concepts de la création, éditions universitaires de Dijon (à paraître). Pour
le tarab : Gilbert Rouget, La musique et la transe, Paris, Gallimard, 1990, p. 505 ;
Sami W. Asmar, Kathleen Hood, « Modern Arab Music : Portraits of Enchantment
from the Middle Generation », in Sherifa Zuhur, Colors of Enchantment : Theater,
Dance, Music and the Visual Arts of the Middle East, Le Caire, American University
of Cairo Press, 2001, p. 297-320 ; Christine Kossaii, « Tarab », in J. Poirier (éd.),
Dictionnaire des mots et concepts de la création, op. cit.

382
Autour du Minotaure
© Presses Universitaires Blaise Pascal, 2013,
ISBN (édition papier) 978-2-84516-533-5
ISBN (pdf) 978-2-84516-534-2

Table des matières

Rémy POIGNAULT
Avant-propos .................................................................................. 9

Partie 1 Le mythe antique et ses raisons

Fabrice ROBERT
Le Minotaure dans l’Antiquité :
un être sans nom, un personnage sans légende ............................ 27

Charles DELATTRE
Une écriture rationnelle de la violence :
le Minotaure dans la tradition mythographique antique............... 41

Laurence GOSSEREZ
Le mythe de Dédale et d’Icare selon saint Ambroise
(Ep. 5, 19 ; Exc. 2, 129 ; Virgin. 18, 116-117) .............................. 55
Table des matières

Partie 2 Dans les méandres du Labyrinthe

Patrick ABSALON
Les offrandes faites aux monstres :
iconographie et symbolique du tribut ........................................... 73

Marie-Françoise HAMARD
Portrait de l’artiste en Minotaure
Objets romanesques, igures mythiques et trajectoires identitaires
dans Le Feu de Gabriele D’Annunzio .......................................... 89

Jérémie MAJOREL
Plus d’un il : le Minotaure de Blanchot....................................... 99

Étienne WOLFF
Thésée et le labyrinthe dans L’Emploi du temps (1956)
de Michel Butor .......................................................................... 109

Olivier MAILLART
Le labyrinthe de la mémoire
Sur La Stratégie de l’araignée de Bernardo Bertolucci ............. 119

Éric NUEVO
Le devenir-Minotaure de Jack Nicholson
dans Shining de Stanley Kubrick................................................ 131

Partie 3 Mythe et identité

Stavroula KEFALLONITIS
Montherlant ou le Minotaure démasqué..................................... 145

Lito IOAKIMIDOU
Pour une ontologie de l’identité
Le Minotaure théâtral et sa iliation mythique
chez Montherlant, Kazantzakis et Hofmannsthal ....................... 157

Maxime DECOUT et Emmanuel FLORY


Albert Cohen : le personnage juif
aux prises avec le dédale du mythe du Minotaure ..................... 173

Marie-Camille TOMASI
Le monstre aux carrefours du Moi
Étude comparée des résurgences minotauriennes
dans les œuvres de James Joyce et Henry Bauchau ................... 187

474
Table des matières

Partie 4 La part du féminin

Élisabeth GAVOILLE
Pasiphaé, la femme qui voulut être vache .................................. 205
Franck COLLIN
Errabunda bouis uestigia :
Pasiphaé, l’irrésistible intuition d’un renversement ................... 219
Mireille BRÉMOND
Autour du Minotaure d’André Suarès ........................................ 237
Natalie NOYARET
Pulsions et passions
Le Minotaure et les autres dans El jardín dorado,
de Gustavo Martín Garzo (2008)................................................ 249
Hélène MARQUIÉ
Danse d’Ariane et quête de nouveaux sens
Errand into the Maze de Martha Graham (1947) ....................... 263

Partie 5 Métamorphoses du mythe

Anne G. GRAHAM
Thésée ou le monstre tragique dans Phèdre de Racine .............. 277
Alexandre PLANQUE TAFTEBERG
Hippolyte et le Minotaure dans les réécritures du mythe de Phèdre
Fin XXe-début XXIe siècle ......................................................... 293
Sophie FISCHBACH
« Le Minotaure » de Supervielle
ou l’humanisation subversive ..................................................... 307
András KÁNYÁDI
Aspects du Minotaure
dans la prose hongroise contemporaine...................................... 323
Nadège CENTELLES-LE BOUFFANT
Le Minotaure-matériau dans le théâtre de Francisco Nieva
Le mythe à l’épreuve de l’érotisme des profondeurs ................. 335
David MARRON
Désirs et monstruosités au cœur du labyrinthe
À propos de l’opéra The Minotaur
d’Harrison Birtwistle et David Harsent ...................................... 349

475
Table des matières

Partie 6 Sortir du Labyrinthe

Christine KOSSAIFI
De l’homme-bœuf aux ailes de cire
Le Minotaure et Dédale
dans l’Art d’aimer d’Ovide (II 15-96) ......................................... 363
Monique CRAMPON
Les avatars d’Icare au XIXe siècle :
la place de Jules Verne................................................................ 383
Catherine d’HUMIÈRES
De troubles secrets : Le vol d’Icare d’Étienne Schréder ............ 397

Création Le Labyrinthe

Delphine IMBERT
Le Labyrinthe ............................................................................. 415

Auteurs ....................................................................................... 443

Résumés-Abstracts ..................................................................... 453

Table des matières ...................................................................... 473

476
Mythographies et sociétés
Collection dirigée par
Pascale Auraix-Jonchière et Véronique Léonard-Roques

Cette collection du CELIS a pour vocation d’accueillir,


sans limites chronologiques ni culturelles, des études
consacrées aux mythes, aux contes et aux légendes.
L’approche retenue se veut sociopoétique au sens où elle
questionne les relations que ces grands modèles culturels
entretiennent avec le contexte socio-historique dans lequel
ils s’inscrivent. Les travaux ici publiés s’attachent donc
particulièrement aux enjeux esthétiques et idéologiques qui
commandent le déploiement et les réécritures de tels récits
fondateurs ou mémorables.

Dans la même collection


– Les Antigones contemporaines (de 1945 à nos jours), Rose Duroux
et Stéphanie UrdIcIan (dir.), 2010.
– Médée, l’altérité consentie, Florence FIx, 2010.
– Le Cid, igure mythique contemporaine ?, Bénédicte MathIos (dir.), 2011.
– Mythes sacriiciels et ragoûts d’enfants, Sandrine Dubel et Alain
Montandon (dir.), 2012.
– Mythes de la rébellion des ils et des illes,Véronique Léonard-Roques
et Stéphanie UrdIcIan (dir.), 2013.
Le Minotaure se situe au centre d’un écheveau de
passions familiales, souvent violentes, parfois
perverses, toujours compliquées, à l’image de son
étrange demeure, et le mythe ne cesse de nous
interroger. Au cours des siècles, les relations entre
les différents acteurs du drame se sont modiiées et
complexiiées, et les articles de cet ouvrage, en
étudiant les réécritures du mythe du Minotaure et des
igures qui gravitent autour de lui, de l’Antiquité
jusqu’à nos jours dans les domaines les plus variés,
littérature, bien sûr, théâtre, bande dessinée, arts
picturaux, danse, cinéma…, ont tenté d’envisager la
façon dont ceux qui se sont inspirés de ce mythe se
sont approprié ces iliations pour les transformer à
leur gré et élaborer de nouvelles créations.

Catherine d’Humières est Maître de conférences à


l’Université de Cergy-Pontoise.
Rémy Poignault est Professeur de latin à l’Université
Blaise-Pascal.

25 €

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