7PH06TE0620 Partie1

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SÉQUENCE 6

PARTIE 1 : QUELLE EST L’ORIGINE DE LA JUSTICE ?

Étape 1 : S’étonner (entrée dans le cours/introduction)


Sébastien Norblin, dit Sobeck, Antigone donnant la sépulture à Polynice, 1825

Huile sur toile, 114 x 146 cm


Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts
Photo : VladoubidoOo / CC BY-SA 3.0

Partons du mythe d’Antigone, au sujet duquel Sophocle, notamment, a écrit une pièce qui a pour titre
le nom de ce personnage. Antigone est la fille d’Œdipe, devenu roi de Thèbes à la place de Laïos, qu’il a
tué sans savoir qu’il était son propre père, avant de délivrer la cité de Thèbes qui était sous l’emprise du
Sphinx (un être monstrueux, partiellement humain, lion et oiseau). Œdipe a ensuite épousé sa propre
mère, Jocaste, sans non plus savoir qu’elle était sa mère. Lorsqu’il prend conscience d’avoir tué son père
et épousé sa mère, il se crève les yeux et part en exil.
Les fils d’Œdipe et frères d’Antigone – Polynice et Étéocle – se partagent alors le pouvoir à Thèbes, selon
un principe d’alternance (tous les ans). Mais il arrive un moment où Polynice refuse de céder le pouvoir,
comme convenu, à son frère. C’est le début d’hostilités qui conduiront les deux frères à s’entre-tuer.
Créon, frère de Jocaste, et donc oncle d’Antigone, prend alors le pouvoir à Thèbes. Il refuse à Polynice
d’être enterré conformément aux rites en vigueur, car ce dernier est considéré comme un ennemi de la
cité, tandis qu’Étéocle peut être enterré dignement. Créon, plus précisément, interdit que l’on enterre
comme il le faudrait Polynice. Antigone qui refuse cette décision du chef de la cité est condamnée à mort.

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 1


Si l’on se concentre sur Antigone : confrontée à l’ordre de Créon de ne pas enterrer son frère dignement,
elle doit faire un choix :
– ou bien respecter la justice de Créon, roi de Thèbes, c’est-à-dire le droit de la cité
– ou bien suivre les notions de justice issues de la religion, inscrites dans la coutume et comprises
comme ayant une signification morale.
• Du point de vue du droit, Créon est le législateur : il fait la loi (il ne s’agit pas d’un régime démocra-
tique : il n’y a pas de séparation entre pouvoirs exécutif et législatif, les deux étant réunis dans la figure
du roi). Sa volonté l’emporte sur toute autre considération.
• Mais, du point de vue de l’idée de justice que se forge Antigone, la volonté de Créon ou la norme du
droit de la cité ne compte pas, ou plutôt chacune d’elles doit se soumettre à cette idée plus générale de
justice.

Problèmes

a. Premier problème
Il y a en fait compétition entre deux ordres de justice : Antigone Un peu de vocabulaire
invoque des « lois non écrites », qui remonteraient aux
« origines », et qui seraient au fond supérieures aux lois de la Le droit dit « positif » – c’est-à-dire
cité, c’est-à-dire à ce que l’on appelle le droit positif. qui est « posé », du latin positum – est
le droit qui a fait l’objet d’une énoncia-
Comment une telle compétition entre les lois non écrites et les tion explicite, le plus souvent écrite,
lois de la cité est-elle possible ? et qui s’applique effectivement dans
le cadre d’une société donnée, à un
De plus, est-il acceptable de s’opposer à ce qui est légal, au
moment donné de son histoire.
droit positif, au nom de l’idée que l’on se fait de ce qui est
légitime ? A-t-on alors le droit de résister ? [Cf. la leçon sur
l’État.]
Et quelle est en outre l’origine de cette justice relevant du droit positif ? Le problème qui se pose avant
tout ici est celui-ci : où puiser les principes de justice, sinon dans le droit civil lui-même – autrement
nommé droit positif ?
Mais la « justice » n’est-elle pas supérieure (ou n’admet-elle pas des normes supérieures) à ce que
propose le droit positif ? Ainsi la justice n’est-elle pas universelle, tandis que le droit positif serait
particulier à chaque société à une époque donnée ?
Ainsi, on oppose le légitime (identifié au juste) au légal (le droit positif). Ce qui est légitime peut renvoyer à
des valeurs morales, à des valeurs religieuses, à des convictions personnelles, à des valeurs communes
à la société à laquelle on appartient, ainsi qu’à ce que l’on appelle le « droit naturel ».
Qu’est-ce que le droit naturel ? La notion de « droit naturel » est ambiguë : elle peut désigner – comme
c’est le cas ici – une norme universelle supérieure au droit positif et, à plus forte raison, aux faits. Mais
elle peut désigner également le droit du plus fort (par référence aux forces à l’œuvre dans la nature), ce
qui n’est pas du tout la même chose.

2 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


Un peu de vocabulaire

Qu’est-ce que le droit naturel (en latin : jus naturale) ? L’expression a plusieurs sens :
a) (Sens n°1) Le droit naturel peut tout d’abord renvoyer comme on le verra à la force elle-même (il s’agit alors du
droit du plus fort).
b) (Sens n°2) Mais, et c’est ce qui nous importe ici, lorsque l’on s’interroge sur ce qui est « légitime », on évoque
plutôt le « droit naturel » pour désigner autre chose que le droit du plus fort :
 Dans l’Antiquité, on insistait davantage sur les « droits naturels », dans le sens de droits fondés dans l’ordre
du monde, dans la nature des choses. Ainsi l’idée générale selon laquelle, lorsqu’un dommage a lieu, une
réparation doit être octroyée en contrepartie de ce dommage, est une idée très générale qui peut être consi-
dérée comme relevant du droit naturel. Tout se passe alors comme si l’on considérait que, du fait de certains
actes commis – un crime par exemple –, l’ordre du monde est altéré, et comme si – en conséquence – il fallait
remédier à cette altération, et ainsi restaurer l’ordre, l’équilibre perdu.
 À l’époque moderne, le « droit naturel » prend plusieurs formes. Mais sa forme la plus accomplie est sans
doute celle que l’on désigne sous l’expression « droits naturels de l’homme ». Il s’agit cette fois de droits
inscrits non plus dans la nature des choses ou dans l’ordre d’un monde jugé immuable et parfait dans son
principe, mais dans la nature de l’être humain lui-même. En tant que personne, l’homme posséderait de par
sa nature – la « nature humaine » – des droits fondamentaux, tels que le droit de voir sa vie et sa propriété
préservées, la liberté d’expression et d’opinion, etc.
 Dans les deux conceptions – antique et moderne –, les droits naturels sont universels : dans leur forme
antique, ils sont valables en tout temps et en tout lieu parce qu’ils reposent sur l’ordre du monde ; dans le sens
moderne, tous les êtres humains sont considérés comme étant dépositaires de ces droits (ils possèdent ces
derniers). C’est par exemple le droit de s’exprimer librement, ou encore celui de voir sa vie préservée.
 Mais au sens 1 comme au sens 2, le « droit naturel » se distingue du droit positif.

b. Deuxième problème
Une autre difficulté qui se présente est le risque d’intrusion d’éléments périphériques ou extérieurs au
droit positif dans l’interprétation de celui-ci.
— C’est une difficulté qui se pose d’abord dans la compréhension même du droit positif : a-t-on besoin
de recourir au droit naturel pour en rendre compte, ou bien est-il entièrement compréhensible de façon
autonome ?
— C’est une difficulté qui se pose encore, au niveau même de l’acte de juger, central pour l’application du
droit positif par un juge. Juger, c’est d’abord « subsumer » (= ranger sous) le fait particulier sous la règle
de droit qui est toujours générale. Mais le jugement n’est-il pas plus complexe que la simple subsomp-
tion des faits particuliers sous la règle générale du droit ? Le juge doit-il en effet s’en tenir strictement à
la lettre du droit civil, ou bien peut-il, voire doit-il intégrer aux motifs de son jugement des éléments qui
s’en écartent ? Par exemple, Meursault, dans le roman d’Albert Camus, L’Étranger (1942), se voit davan-
tage reprocher de ne pas avoir manifesté de signe de tristesse à l’occasion de l’enterrement de sa mère,
que le meurtre même dont il est accusé. N’est-ce pas là le signe d’une intrusion de la morale dans le
droit ? Ne faudrait-il pas s’en tenir au droit positif, c’est-à-dire le considérer hors de toute considération
extra-juridique ?
— A contrario, il existe sans doute un risque dans le fait d’accorder une trop grande autonomie au droit
positif, si l’on tient compte du fait qu’il peut être injuste s’il n’intègre pas, d’une façon ou d’une autre,
des possibilités de recours qui se réfèrent à des droits naturels. Par exemple, pour éviter un système
judiciaire qui serait soit trop expéditif, soit trop lent dans sa mise en œuvre, sans doute faut-il que le droit
interne d’un État se réfère à quelque chose comme un droit naturel, comme c’est le cas avec ce que la
Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (1950) énonce à l’article
6, §1 : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans
un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial […]. » Sans ce type de dispositif, ne risque-
t-on pas de voir le droit entériner la plus grande violence ? Pour avoir une idée de ce que pourrait être cette

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violence la plus grande, on peut prendre l’exemple, dans l’Allemagne nazie, de cet acheteur qui a acquis une
vache à un propriétaire de confession juive et qui n’aurait pas payé ce dernier : les juges donnent raison
à l’acheteur au regard du statut juridique des personnes de confession juive instauré par le régime nazi.
(Voir Olivier Jouanjan, Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, éd. PUF, 2017).
Sans envisager forcément ce cas extrême, ne faut-il pas aussi prendre en compte le risque d’un
empilement de normes, d’un excès juridique sous toutes ses formes, pouvant s’immiscer dans les détails
de l’existence humaine, niant la complexité de celle-ci ? Ou encore, ne faut-il pas pointer du doigt le
risque d’une application trop mécanique de la règle de droit ? Il existe de ce point de vue une maxime
antique : summum jus, summa injuria, que l’on pourrait (assez librement) traduire ainsi : « comble de droit,
comble d’injustice ». On a pu voir devant les juridictions françaises, des cas de vol de nourriture et autres
biens de première nécessité, par des personnes en situation de grande pauvreté devant nourrir leurs
enfants, donner lieu à une condamnation symbolique assortie d’une dispense de peine. Il est arrivé, pour
ce type de cas, que soit invoqué au tribunal un « état de nécessité » de la personne auteur du vol, et qui
justifierait son acte. Lorsque l’on entre dans ce type de logique, même sans que le juge n’aille jusqu’à
reconnaître formellement, dans sa décision, un tel état de
nécessité, on est dans une configuration judiciaire contraire à Première page du Code pénal de 1810 (original)

celle d’une application mécanique du Code pénal, lequel


pourtant réprime bien évidemment le vol. Dans ce type de cas,
comme dans d’autres, l’état de nécessité, qui remonte à des
traditions juridiques très anciennes, ou du moins la mansuétude
du juge face à une circonstance singulière, ne renvoient-ils pas à
quelque chose comme à un droit naturel qui tendrait à autoriser
l’interruption ponctuelle de la légalité ordinaire, ou du moins de
certains de ses effets ? Le droit naturel permettrait au magistrat
faisant preuve de discernement devant le cas d’espèce d’éviter
les effets d’une application trop brutale de la règle de droit.

Photo Wikimedia Commons

Étape 2 : S’interroger et débattre (la leçon)

1 - Droit et force
Lorsque l’on s’intéresse au droit, qu’il s’agisse du droit naturel ou du droit positif, il faut tout de suite
remarquer que la notion de droit s’oppose à celle de la force. Celle-ci est d’abord comprise comme
force physique, mais elle peut également prendre la forme de la ruse, de la manipulation, de l’emprise
sur autrui. Le droit relève du domaine de ce qui doit être ; les rapports de force entre individus sont
constitutifs de faits qui relèvent du domaine de ce qui est. On oppose ainsi l’être et le devoir-être, comme
on oppose le fait et le droit.
Plus précisément, le droit rectifie : il ramène ce qui est à ce qui doit être : il ordonne la réparation ou du
moins l’indemnisation des atteintes à ce qui doit être, lesquelles ont pu être constatées dans la réalité,
c’est-à-dire dans ce qui est.
Un acte de violence – qui est donc un certain type d’exercice de la force – est quant à lui, généralement,
un acte illégal, dans la mesure où il est réprimé par une loi à caractère pénal, à l’exception d’un acte
de violence qui serait à l’initiative de l’État lui-même et dans les limites prévues par le droit positif, par
exemple pour mettre fin, précisément, à un acte de violence illégal de la part d’un ou plusieurs individus.
Le sociologue allemand Max Weber (mort en 1920) indique à ce titre que l’État possède le « monopole

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de la violence physique légitime ». Autrement dit, le droit doit aussi se subordonner la force, c’est-à-dire
s’appuyer sur elle en vue d’être lui-même respecté. Il s’agit par exemple d’emprisonner une personne
condamnée pénalement pour des faits graves. Comme l’écrit le philosophe Blaise Pascal, « La justice
sans la force est impuissante », de même que « la force sans la justice est tyrannique » (fragment
« Justice force », éd. Lafuma 103 / Sellier 135). Par conséquent, si le droit apparaît fondamentalement
différent de la force, il ne s’oppose pas complètement à elle ; il s’oppose plus précisément à une force qui
aurait ce défaut de le dénier en tant que droit ; mais il requiert lui-même la force pour être appliqué.

a. Discerner le droit de la force ? (Pascal)


Mais il est possible de formuler à présent une objection à ce qui Blaise Pascal
précède, ou du moins d’exprimer un doute : est-on bien certain
du fait que le droit est fondamentalement différent de la force,
comme on l’a dit ?
Dans un fragment des Pensées, « Justice force », Pascal souligne
précisément le mélange des deux, qui, fatalement, a lieu au
détriment de la justice et au profit de la force :

« Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire
que ce qui est le plus fort soit suivi.
La justice sans la force est impuissante ; la force sans la
justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des
méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc
mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce
qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnais-
sable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la
justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle johan10 / iStock / Getty Images Plus
était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait
que ce qui est fort fût juste. »
Pascal, Pensées, « Justice force » (Brunschvicg 298,
Lafuma 103, Sellier 135).

Mise en activité
Après avoir lu le texte ci-dessus, répondez au brouillon aux questions suivantes :
Quelle est précisément la position de Pascal ici ? Quelles sont les principales articulations du passage ?

—Éléments de réponse
Pour Pascal, la justice comme valeur, incapable de se défendre, est nécessairement dominée par la force,
qui se fait alors passer pour la « justice ».
Pascal soutient d’abord que si la justice est une notion distincte de celle de la force, chacune semblant
relever de son domaine et de sa logique propres, elle requiert néanmoins la force pour être respectée
comme valeur, tandis qu’une force sans justice serait pure violence condamnable. Mais ce qui apparaît
comme une exigence de subordination de la force à la justice est finalement décrit par Pascal comme
irréalisable en raison de la faiblesse intrinsèque de la justice, qui ne peut qu’être dominée par la force.
Enfin, une propriété particulière de la force est ultimement mise en avant : sa capacité à se faire passer
pour la justice, de sorte que ce qu’on appelle « justice » est en fait une force qui s’est érigée en loi (par un
acte de langage).
CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 5
b. Calliclès et la « loi de la nature » (Platon)
Afin de mettre évidence le rapport complexe qu’entretiennent le droit et la force, on peut aller plus loin et
s’appuyer sur une notion apparemment étrange, celle de « loi de la nature », entendue comme constituée
d’un droit ou d’une loi du plus fort.
Calliclès – personnage probablement fictif, l’un des interlocuteurs de Socrate dans le dialogue platonicien
du Gorgias – adopte dans ce texte une position très étonnante, à égale distance de celle des Sophistes
historiques et de celle de Platon lui-même.
Pour les premiers, la loi – nomos en grec – est pure convention (ce qui implique l’idée d’arbitraire, ou du
moins de décision) ; elle n’a aucune assise dans la nature (physis, en grec) ; pour eux, l’ordre social de la
cité est fait de lois qui ont un caractère conventionnel.
Pour Platon, la loi trouve – ou, du moins, doit trouver – son fondement dans l’Idée du bien à laquelle la
raison et l’esprit ont accès.
Mais, pour Calliclès, les lois de la cité ne sont pas grand-chose au regard de ce qu’il appelle « loi de
la nature », ou encore : le « juste par nature ». Par cette désignation très ironique, il vise en fait de
purs rapports de force, à l’égard desquels les lois de la cité sont à ses yeux de méprisables tentatives
d’atténuation et même de renversement.

Lisez ce que le personnage de Calliclès déclare dans le Gorgias :

« Ce n’est même pas le fait d’un homme, de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave, pour qui la mort
est plus avantageuse que la vie, et qui, lésé et bafoué, n’est pas en état de se défendre, ni de défendre
ceux auxquels il s’intéresse. Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre.
C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes ; et, pour
effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir,
ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste
l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le
pied de l’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux.
[…] — Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, on déclare injuste et laide l’ambition d’avoir plus que le
commun des hommes, et c’est ce qu’on appelle injustice. Mais je vois que la nature elle-même proclame
qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible. Elle nous montre
par mille exemples qu’il en est ainsi et que non seulement dans le monde animal, mais encore dans
le genre humain, dans les cités et les races entières, on a jugé que la justice voulait que le plus fort
commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui. De quel droit, en effet, Xerxès porta-t-il la guerre
en Grèce et son père en Scythie, sans parler d’une infinité d’autres exemples du même genre qu’on
pourrait citer ? Mais ces gens-là, je pense, agissent selon la nature du droit et, par Zeus, selon la loi de
la nature, mais non peut-être selon la loi établie par les hommes. Nous formons les meilleurs et les
plus forts d’entre nous, que nous prenons en bas âge, comme des lionceaux, pour les asservir par des
enchantements et des prestiges, en leur disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que
consistent le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et
briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos
incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre
maître dans cet homme qui était notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat.
Il me semble que Pindare met en lumière ce que j’avance dans l’ode où il dit :
« La loi, reine du monde, des mortels et des immortels. Cette loi, ajoute-t-il, justifiant les actes les plus
violents, mène tout de sa main toute puissante. J’en juge par les actions d’Héraclès, puisque, sans les
avoir achetés… »
Voici à peu près son idée, car je ne sais pas l’ode par cœur ; mais le sens est que, sans avoir acheté ni
reçu en présent les bœufs de Géryon, Héraclès les emmena, estimant que le droit naturel était pour lui
et que les bœufs et tous les biens des faibles et des petits appartiennent au meilleur et au plus fort. »
Platon, Gorgias, 483b-484c, trad. E. Chambry, éd. GF, p. 225-226.

6 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


L’expression « loi de la nature » comporte ici une dimension ironique, qui s’inscrit dans la démarche
cynique de Calliclès. C’est une expression qui relève ici de l’oxymore, c’est-à-dire de la contradiction dans
les termes.
– Il y a ironie car la loi (nomos) relève pour un Grec de la cité (polis), et non de la nature (physis).
– C’est aussi pourquoi il y a ici contradiction dans les termes, ou bien transformation du concept
de loi. Comment peut-on en effet parler de loi alors qu’on ne saurait vraiment y déroger ? Elle ne
suppose pas la possibilité d’une infraction appelant sanction.
– Il y a enfin cynisme car Calliclès se moque ouvertement des valeurs morales et des normes
juridiques qui en sont les véhicules.

Mise en activité
Après avoir lu le texte ci-dessus, répondez aux questions suivantes et comparez aux éléments de
réponse proposés par la suite:
1) Pour Calliclès, que faut-il penser de celui qui subit une « injustice » ?
2) Quelle est selon lui l’origine des lois de la cité ?
3) Quelle conception de la nature Calliclès expose-t-il ici ?
4) Quelle est la fonction de la référence à la nature dans ce passage ?

—Éléments de réponse
1) Celui qui subit une « injustice » (au sens de la doxa, c’est-à-dire de l’opinion commune, en grec), par
exemple quelqu’un qui subit un vol ou une agression, est, pour Calliclès, non pas une victime méritant
compensation (justice), mais une personne faible, qui n’a pas su se défendre.
2) Les lois (droit positif) sont apparues comme un bouclier mis en place par des faibles contre la force
des forts. C’est donc le résultat méprisable (pour Calliclès) d’une coalition des faibles contre les forts.
3) Pour Calliclès, la nature est comprise comme un champ de forces, un ensemble où se rencontrent des
puissances par principe hostiles.
Il ne s’agit pas, comme chez les Modernes (Descartes notamment), d’un ensemble de lois régissant
le mouvement nécessaire des corps, et susceptibles de faire l’objet d’une étude scientifique (dans le
cadre d’une philosophie naturelle, autrement nommée « physique »).
La nature n’est pas non plus ici un ensemble dépourvu de lois, comme le pensent par exemple les
Sophistes. La nature a elle aussi des lois. Il s’agit même d’une législation beaucoup plus importante
que celle de la cité : il s’agit pour Calliclès du cœur même de la réalité.
Mais si les lois de la nature forment une législation, celle-ci est paradoxalement dépourvue de légis-
lateur, contrairement encore à ce que pensent un certain nombre de Modernes qui font de Dieu le
législateur des lois de la nature. Les lois de la nature dont parle Calliclès ne sont rien d’autre que des
rapports de force.
4) Se référer à la nature permet à Calliclès de contester les lois de la cité en les relativisant, et même en
les présentant comme une inversion des rapports fondamentalement violents existant selon lui entre
les êtres (humains et non-humains).

c. Le droit naturel comme capacité d’action (Spinoza)


Au 17e siècle, le philosophe hollandais Spinoza élabore une théorie qui donne une consistance à la
notion de « loi de la nature » (ramenée au droit du plus fort), à travers la notion de « droit naturel ». Dans
son Traité théologico-politique, au chapitre XVI, il prend cette image : dans la nature, les gros poissons
mangent les petits. Or l’homme n’échappe pas à cette image : il est à part entière un être naturel, soumis
aux rapports de puissance à l’œuvre dans la nature.

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Spinoza cherche à analyser rationnellement les rapports de puissance à l’œuvre dans la nature et même à
construire une analyse du droit positif qui s’appuie sur sa conception du droit naturel.

Lisez à présent ce texte de Spinoza :

« Par droit naturel et institution de la nature, nous n’entendons pas autre chose que les lois de
la nature de chaque individu, selon lesquelles nous concevons que chacun d’eux est déterminé
naturellement à exister et à agir d’une manière déterminée. Ainsi, par exemple, les poissons
sont naturellement faits pour nager ; les plus grands d’entre eux sont faits pour manger les
petits ; et conséquemment, en vertu du droit naturel, tous les poissons jouissent de l’eau et les
plus grands mangent les petits. Car il est certain que la nature, considérée d’un point de vue
général, a un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance, c’est-à-dire que le droit de la
nature s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. La puissance de la nature, c’est, en effet, la
puissance même de Dieu, qui possède un droit souverain sur toutes choses ; mais comme la
puissance universelle de toute la nature n’est autre chose que la puissance de tous les
individus réunis, il en résulte que chaque individu a un droit sur tout ce qu’il peut embrasser,
ou, en d’autres termes, que le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. Et comme
c’est une loi générale de la nature que chaque chose s’efforce de se conserver en son état
autant qu’il est en elle, et cela en ne tenant compte que d’elle-même et en n’ayant égard qu’à
sa propre conservation, il s’ensuit que chaque individu a le droit absolu de se conserver, c’est-
à-dire de vivre et d’agir selon qu’il y est déterminé par sa nature. Et ici nous ne reconnaissons
aucune différence entre les hommes et les autres individus de la nature, ni entre les hommes
doués de raison et ceux qui en sont privés, ni entre les
Portrait de Baruch Spinoza, vers 1665
extravagants, les fous et les gens sensés. Car tout ce qu’un
être fait d’après les lois de sa nature, il le fait à bon droit,
puisqu’il agit comme il est déterminé à agir par sa nature, et
qu’il ne peut agir autrement. C’est pourquoi, tant que les
hommes ne sont censés vivre que sous l’empire de la nature,
celui qui ne connaît pas encore la raison, ou qui n’a pas encore
contracté l’habitude de la vertu, qui vit d’après les seules lois
de son appétit, a aussi bon droit que celui qui règle sa vie sur
les lois de la raison ; en d’autres termes, de même que le sage
a le droit absolu de faire tout ce que la raison lui dicte ou le
droit de vivre d’après les lois de la raison, de même aussi
l’ignorant et l’insensé ont droit de faire tout ce que l’appétit
leur conseille, ou le droit de vivre d’après les lois de l’appétit.
C’est aussi ce qui résulte de l’enseignement de Paul1, qui ne (Artiste inconnu), Huile sur toile
Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel,
reconnaît aucun péché avant la loi, c’est-à-dire pour tout le Allemagne
temps où les hommes sont censés vivre sous l’empire de la
nature. »
Spinoza, Traité théologico-politique, ch. 16,

1. Paul de Tarse, désigné par les Catholiques sous le nom de « saint Paul » ; apôtre de Jésus-Christ (bien que ne
faisant pas partie des 12 apôtres ayant entouré Jésus-Christ).

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Mise en activité
Après avoir lu le texte ci-dessus, répondez aux questions suivantes et comparez votre travail aux
éléments de réponse qui suivent :
1) Explicitez la conception de la nature par Spinoza.
2) Pourquoi l’ignorant a-t-il le droit de faire « tout ce que l’appétit [lui] conseille » ?
3) Pourquoi n’y aurait-il « aucun péché avant la loi » ?

—Éléments de réponse
1) Pour Spinoza, la nature est le résultat de la rencontre d’individus s’efforçant chacun de persévérer
dans son être. (En latin, le terme conatus qu’emploie Spinoza désigne est l’effort que fait un individu
pour persévérer dans son être, autrement dit pour se conserver.) De sorte que les rapports entre
individus, humains ou non humains, peu importe, sont très vite d’ordre conflictuel. En dehors de la
nature, il n’y a rien : chez Spinoza, l’âme humaine et Dieu ne sont pas situés en-dehors de la nature,
la première en fait partie et Dieu est identique à la nature (le Dieu de Spinoza est immanent et non pas
transcendant).
2) Le droit naturel d’un individu s’étend aussi loin que s’étend sa puissance. Il n’y a aucune limite externe
à ce que les hommes ont réellement la puissance de faire, à part la puissance que pourraient leur
opposer d’autres hommes ou choses, ce qui réduirait leur puissance (dans son exercice). Et cela vaut
aussi bien pour l’ignorant que pour le sage. L’ignorant est conduit à suivre son appétit plutôt que sa
raison, à l’inverse du sage. Cela résulte de ce qu’il est, c’est-à-dire de sa nature individuelle. Rien ne
lui interdit, du point de vue de la nature, de suivre aveuglément son appétit, c’est-à-dire son désir. Tout
comme le sage dans son ordre, l’ignorant agit autant qu’il peut, même s’il peut beaucoup moins que le
sage.
3) La loi ici, c’est le droit positif : la distinction entre ce qui est autorisé et ce qui est défendu n’existe pas
au niveau du droit naturel. Elle est le résultat d’une convention, en tout cas, d’une institution humaine.

Nota bene

— Cela ne veut pas dire que, pour Spinoza, le droit positif permet de vraiment dépasser le droit
naturel : il le prolonge, et peut être à chaque instant remis en question par ce dernier.
— C
 ela ne veut pas non plus dire que, comme pour Calliclès, le droit positif est le résultat
d’une coalition des faibles contre les forts. Pour Spinoza, le droit positif est au contraire
perçu comme un instrument utile à la multitude des hommes formant une société ; il leur
permet de s’élever à plus haut niveau d’existence collective et individuelle. « Rien dans la
nature des choses n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même, quand il vit selon
la raison », pense Spinoza : et par conséquent, les hommes ont intérêt à s’entendre pour
construire une société à l’aide du droit positif. Le droit positif permet d’accroître la puissance
d’agir de tous et donc de chacun.
Selon Calliclès, il existe donc seulement des rapports de force. Pour Spinoza, on peut analyser
ces derniers à travers la notion de droit naturel entendu comme aire d’action d’un individu,
c’est-à-dire comme puissance individuelle.
Il y a dans tous les cas une place pour le droit positif, même si pour Spinoza, ce dernier n’est
pas seulement le fruit d’une coalition des faibles, contrairement à ce qu’affirme Calliclès. À cet
égard le droit peut être défendu comme utile pour limiter les effets destructeurs des rapports
de force.

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 9


Résumons-nous et allons plus loin
Le droit positif semble constituer en soi-même une notion plutôt claire et bien déterminée, puisqu’il
est – comme nous l’avons vu – l’ensemble des normes faisant l’objet d’une convention humaine ; il est
établi, posé, généralement dans des textes ; valable pour une société donnée, il varie selon les temps et
les lieux. En revanche, la notion de « justice » semble plus évanescente : soit elle trouve son origine dans
des convictions morales voire religieuses (songeons à Antigone) ; soit elle provient de principes naturels
universels (les droits naturels), comme c’est le cas avec les droits naturels de l’homme.
Mais il y a plus grave que cette indétermination : il se pourrait en effet que la justice n’existe pas ou, du
moins, qu’elle ne soit pas cernable. Il se peut en effet que, dans la pureté originelle de sa notion, elle ait
été trahie, et que son beau nom ait servi à recouvrir la force pour la masquer. Il se peut alors que cette
forme première de la justice soit inaccessible et inconnaissable. Il se pourrait encore qu’elle ne soit plus
que le nom de ce qui nie la puissance à l’œuvre dans la nature, comme si « juste » devait désigner plutôt
les rapports de force fondamentaux à l’œuvre au sein de la nature, et comme si nous avions oublié cela.

TRANSITION
Si le droit positif est aussi clair qu’on le pense, mais que la justice – en sa variété de déterminations –
est aussi insaisissable et problématique qu’on l’a dit, pourquoi ne pas tenter de ne plus se préoccuper
d’autre chose que du droit positif ? Autrement dit, pourquoi ne pas considérer que le droit positif se suffit à
lui-même ; il serait en lui-même une forme déterminée du concept de justice, qui n’aurait besoin de rien
d’autre que d’elle-même pour être et pour être conçue. Une telle position prend le nom de positivisme
juridique, et c’est de cela dont il va être à présent question.

2 - L’hypothèse du droit naturel et le positivisme juridique


Sous l’expression « droit naturel », il est cependant possible
d’entendre tout à fait autre chose que ce qu’en dit Spinoza : non
plus une aire d’action définie par la puissance individuelle, mais
Un peu de vocabulaire
une norme inscrite dans la nature des choses ou dans la nature
des hommes Or cela est envisageable si, contrairement à ce qui Les « jusnaturalistes » (du latin
vient d’être exposé, on ne se résigne pas à ramener en dernière « jus naturale » : « droit naturel »)
instance le droit à des rapports de force ou de puissance. sont les théoriciens du droit naturel ;
ce sont avant tout des juristes, mais
En un sens lâche du terme, Spinoza pourrait presque être leur propos a une dimension philo-
considéré comme un jusnaturaliste ; mais, en fait, il n’entend pas sophique. Le jusnaturalisme est la
du tout par « droit naturel » la même chose que ce qu’on entend doctrine selon laquelle il existe un
habituellement par cette expression dans le cadre des formes les droit naturel.
plus classiques du jusnaturalisme. Qu’entend-on habituellement
par là ?

a. L’hypothèse jusnaturaliste
Les jusnaturalistes sont, comme l’important philosophe et juriste hollandais du 17e siècle Hugo Grotius,
des auteurs qui considèrent qu’il y a des normes dans la nature, précisément au sens où il existerait un
fondement naturel des normes, et certainement pas au sens d’un droit du plus fort.
Ce type de pensée remonte à l’Antiquité. Dans le droit romain, on trouvait déjà la reconnaissance du
droit naturel. Un exemple fondamental est celui du « droit des gens » (jus gentium), c’est-à-dire le droit
des peuples. Cela concerne notamment les droits des peuples ennemis en situation de guerre. Ils ne
sauraient être traités par les belligérants sans le respect de certains principes.

10 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


Dans leur versant moderne, les droits naturels sont avant tout les « droits naturels de l’homme »,
autrement appelés « droits de l’homme ». C’est le cas avec la Déclaration des Droits de l’Homme et
du Citoyen du 26 Août 1789. Les droits naturels de l’homme, c’est en tout cas l’idée que les individus
humains, du fait de la nature humaine générale et fondamentale qui est la leur, ont des droits
fondamentaux, inaliénables (c’est-à-dire qu’on ne saurait légitimement leur enlever ces droits). Ces
droits sont par exemple la liberté d’opinion et d’expression, le droit de propriété, etc.
Il y a un rapport très étroit entre ces différentes versions du jusnaturalisme et le problème d’Antigone
exposé plus haut : il y a d’un côté les lois écrites, c’est-à-dire le droit positif (c’est-à-dire posé, établi),
et d’un autre côté les lois non écrites : un droit qu’on estime naturel (inscrit dans la nature des choses
ou des hommes). Le droit naturel ainsi considéré peut quelquefois entrer en contradiction avec le droit
positif ; il peut alors éventuellement être sollicité, selon certaines conditions déterminées, pour contester
voire censurer tel ou tel aspect du droit positif. Il est plus généralement considéré comme le fondement
du droit positif, qui a vocation à s’y conformer.

b. Le positivisme juridique
Peut-on se passer de l’hypothèse du droit naturel ? C’est ce que soutiennent les théoriciens du droit
partisans du « positivisme juridique », et parmi eux le juriste autrichien Hans Kelsen (20e siècle).

Qu’est-ce que la théorie pure du droit ?


Un mot sur la théorie du droit selon Hans Kelsen. Ce dernier est l’auteur d’une Théorie pure du droit.
Dans cet ouvrage (1934 pour sa première édition, 1960 pour la seconde), il définit la théorie – pure – du
droit comme « une théorie du droit positif – du droit positif en général » (Théorie pure du droit, trad.
C. Eisenmann, Bruxelles, Bruylant / Paris, L.G.D.J, 1999, p. 9). Elle vise à connaître le droit tel qu’il est,
non à énoncer ce qu’il devrait être. Kelsen qualifie cette théorie de « pure » parce qu’il la conçoit comme
excluant tous les éléments extérieurs au seul domaine du droit (comme la morale ou la religion par
exemple).

Peut-on se passer du droit naturel ?


Lorsque l’on prétend examiner le droit, et seulement le droit, il s’agit pour Kelsen d’opérer une éviction
de tout ce qui n’est pas strictement juridique, bien que pouvant, sous un autre point de vue que celui de la
science du droit, entretenir parfois un certain rapport avec le droit positif, à savoir le droit dit « naturel »,
la morale, la métaphysique (interrogation rationnelle portant sur la connaissance de ce qui excède
l’expérience sensible, comme Dieu ou l’âme, ou encore ici des notions comme la liberté ou la nécessité),
ainsi que les sciences humaines et sociales.
Cela a notamment pour conséquence une non prise en compte du prétendu droit naturel. De ce point de
vue, le droit naturel revient peu ou prou à la morale. Les droits naturels de l’homme par exemple ont beau
être déclarés, cela ne fait pas pour autant d’eux des droits au sens du droit positif, c’est-à-dire que cela ne
les inscrit pas dans la logique propre à l’ordre juridique. Peu importe, pour Kelsen, qu’il existe ou non des
droits naturels au sens des jusnaturalistes. Cela ne change rien à l’affaire : pour qu’il y ait droit, dans le
seul sens qui importe (le droit positif), il faut qu’il y ait deux choses :
— Que la norme considérée soit efficace, c’est-à-dire qu’elle soit susceptible de produire des effets.
Autrement dit, il faut que l’infraction constatée à cette norme entraîne généralement une sanction. (Par
exemple, en droit pénal, une peine de prison.)
— Que la norme considérée soit valide, c’est-à-dire qu’elle soit compatible avec une norme de rang
supérieur.
De quoi s’agit-il exactement ici ?

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 11


La pyramide des normes
Il s’agit du fait que Kelsen se représente les normes au sein d’une hiérarchie ou pyramide des normes.
Partons d’un exemple : le Conseil constitutionnel français est juge de la compatibilité – ou non – des
lois de droit à l’égard de la Constitution de la Ve République : la Constitution rassemble un ensemble
de normes de rang supérieur à celui des lois de la République. Celles-ci sont elles-mêmes considérées
comme supérieures aux décrets, lesquels sont à leur tour supérieurs aux arrêtés et aux circulaires. Le
Juge administratif (au sommet duquel se trouve, en France, le Conseil d’État) examine la compatibilité
avec la loi des décisions d’un niveau inférieur à celui de la loi (décrets, arrêtés, circulaires). La loi est
décidée par le pouvoir législatif (Assemblée Nationale et Sénat) et les décrets, arrêtés et circulaires
relèvent (généralement) de l’une des formes du pouvoir exécutif (gouvernement, ministre, préfet, recteur
d’académie, maire, etc.). Le Juge administratif peut par exemple annuler une décision administrative
– par exemple un refus de permis de construire – qu’il juge non compatible avec ce dont dispose la
loi, de la même façon que le Juge constitutionnel peut censurer une loi qu’il juge anticonstitutionnelle.
Par exemple, le 29 décembre 2012, une taxe de 75 % sur les revenus supérieurs à un million d’euro
(au-delà du premier million d’euro) a été censurée par le Conseil constitutionnel, qui a considéré, qu’en
l’occurrence le mode de calcul retenu pour cette taxe portait atteinte au principe constitutionnel de
l’égalité des citoyens devant les charges publiques.
(Voir : www.lemonde.fr/politique/article/2012/12/29/le-conseil-constitutionnel-censure-l-impot-de-75-
sur-les-tres-hauts-revenus_1811406_823448.html.)

Résumons-nous et allons plus loin


Nous tenons ici une position forte, celle du positivisme juridique. Cette position définit un domaine
suffisant de la justice, qui se conçoit indépendamment de toute autre considération, et en particulier
de toute considération morale ou métaphysique. Cette position relève de la théorie du droit, c’est-à-
dire d’une réflexion en juriste sur les normes juridiques, mais elle acquiert aussi une valeur et une
signification importantes en philosophie. Il faut alors insister sur son opposition à la théorie du droit
naturel (jusnaturalisme), entendu comme la reconnaissance de normes qui existeraient dans la nature et
qui auraient vocation à s’imposer au droit positif. Du point de vue du positivisme juridique, il n’y aurait nul
besoin d’un tel droit naturel pour rendre compte du fonctionnement du droit positif. Le concept-clé est
alors celui de hiérarchie des normes.

TRANSITION
Le droit positif dont il est alors question, une fois posé, devient aussitôt un puissant instrument entre
les mains des protagonistes du monde judiciaire. Par ces derniers, on entend avant tout les justiciables
(ceux qui sollicitent les tribunaux ou ceux qui sont placés dans l’obligation de s’y présenter), les membres
des professions juridiques, les avocats, les procureurs, mais surtout les juges. Par son activité, le juge
interprète des lois qu’il n’a pas édictées ; mais en les interprétant, il lui arrive, parce que la loi ne dit pas
tout, de les enrichir à l’aide de sa propre contribution jurisprudentielle. Le juge est donc lui-même en
partie, par son office, à l’origine de l’élaboration de la justice entendue comme droit.

3 - Juger
C’est la raison pour laquelle, il convient de s’interroger désormais sur cet acte si difficile que celui de
juger. Que fait le juge ?

12 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


a. Une fonction régalienne
Rendre justice est traditionnellement une fonction régalienne (du latin « rex » : le roi), dans la mesure où
– par exemple dans l’Ancien Régime français –, elle était rendue par le roi ou au nom de celui-ci. Par la
suite, la justice est devenue indépendante du pouvoir exécutif. Le Chef de l’État, c’est-à-dire désormais,
s’agissant de la France, le Président de la République française, est le garant de l’indépendance de
l’institution judiciaire. Les magistrats rendent désormais justice « au nom du peuple français » (le peuple,
et non plus le roi, étant détenteur de la souveraineté). La justice continue ainsi d’être une fonction que
l’on peut dire régalienne, au même titre par exemple que la défense, car elle est jugée essentielle à la
souveraineté de l’État, même si elle n’est plus entre les mains d’un roi ni même, de façon directe, du
pouvoir exécutif.

b. Spécificité du jugement dans le domaine judiciaire


Lorsque l’on parle de jugement dans le domaine du droit, au sens d’un jugement rendu par un magistrat
dans le cadre d’un litige opposant plusieurs parties, il ne s’agit pas du jugement esthétique (ex : « c’est
beau ») ; il ne s’agit pas non plus exactement du jugement au sens de la « jugeote » (qui désigne un
certain trait d’intelligence dans l’analyse et la résolution de problèmes, notamment d’ordre pratique).
Il ne s’agit pas davantage du jugement conduisant à une conclusion dans le domaine scientifique ou
théorique (« c’est vrai », « cet énoncé est vrai »).
Il s’agit ici du jugement qui s’appuie sur le
droit positif (la loi de cité), lequel est toujours
formulé de façon générale (le droit ne saurait Un peu de vocabulaire
viser telle ou telle personne physique ou morale
Le juge subsume le cas particulier sous la loi générale,
en particulier), pour déterminer si le cas qui se ce qui revient à dire qu’il subsume le fait sous le droit.
présente tombe ou non sous telle ou telle norme Par exemple :
de droit positif. - Ce geste particulier commis par X en direction de Y, en
→ C’est – comme on l’a vu – ce que l’on appelle tel lieu et à tel moment [= fait],
- relève de [= subsomption]
la « subsomption ».
- la catégorie de la tentative d’assassinat [= droit].

c. Justice et vengeance
Stèle du code de Hammurabi
Insistons sur le fait que la justice moderne n’est pas la loi du Talion.
Qu’est-ce que la loi du Talion ? Il s’agit d’un principe de réciprocité de
la faute et de la sanction, dont la formule la plus connue est : « œil
pour œil, dent pour dent ». D’une certaine façon, on trouve déjà la loi
du Talion en 1750 avant Jésus-Christ dans le Code de Hammourabi (un
texte babylonien à l’initiative du roi Hammourabi, -1810 ? - -1750 ?). On la
retrouve dans la Bible (voir le livre de l’Exode, 21 : 23-24 : « vie pour vie, œil
pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied »).
Mais il faut faire remarquer que la loi du Talion n’est pas la vengeance :
si la règle « œil pour œil, dent pour dent » peut paraître très dure, voire
cruelle, il s’agissait en fait aussi d’une limitation : pas plus qu’un œil pour
un œil, pas plus qu’une dent pour une dent.
La vengeance, en revanche, tend à ajouter quelque chose, un supplément
de violence, même minime, qui entraîne une escalade.

Basalte, 225 x 79 x 47 cm - Paris,


Musée du Louvre
Photo : Mbzt / CC BY 3.0

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 13


Quant à la justice moderne, elle convertit la lésion consécutive à la faute en une sanction réputée
équivaloir cette lésion ; il ne s’agit pas d’une sanction identique à ce qui a été commis. Ainsi, il va s’agir,
par exemple, d’une certaine durée de détention ou d’une certaine somme d’argent (amende).
→ Notons que la « vendetta » est une vengeance impliquant directement les proches de la victime
présumée.

d. Le juge comme tiers


Un autre trait distinctif de la justice par rapport à la vengeance est
l’intervention du juge comme tiers, c’est-à-dire comme celui qui
s’interpose.
L’enjeu de l’interposition du juge réside dans le fait d’éviter de se
faire justice soi-même. Se faire justice soi-même présente au moins
trois risques : 1°/ celui de la vengeance (c’est-à-dire d’abord, comme
on l’a vu : l’excès, le supplément de violence), 2°/ celui du manque
de discernement du fait d’un manque d’objectivité, et 3°/ celui,
psychologique, du défaut d’acceptation de la sanction par celui qui
la reçoit (tandis que, selon un fonctionnement idéal de la justice – Photo : Chris Ryan / OJO Images / via Getty
l’idéal n’étant certes pas le réel –, le condamné accepte sa peine Images
après avoir reconnu publiquement sa responsabilité).
L’interposition du juge comme tiers ne ramène pas pour autant son intervention à une médiation (bien que
celle-ci puisse être exercée par des juges, mais il s’agit d’une procédure très particulière). La médiation
(le plus souvent mise en œuvre par un médiateur) se contente de guider les différentes parties en
présence vers un accord à l’amiable. Ce que fait le juge en tant que juge n’a pas le caractère d’une simple
aide prodiguée aux parties, ni même celui d’une simple proposition de résolution d’un litige, mais il s’agit
d’une décision de justice qui possède « l’autorité de la chose jugée », c’est-à-dire qu’une fois rendue
définitive, sa décision produit une série d’effets de droit.
→ Il s’agit notamment d’un effet de reconnaissance de la vérité qui se trouve juridiquement établie
au sein de la décision ; on parle de « force de vérité légale » (selon le juriste Henri Capitant). Cette
« vérité » devient alors un élément acquis, non contestable, notamment dans le cas de procédures
juridiques ultérieures, à l’occasion desquelles mention pourrait être faite des éléments dont la
« vérité » a été reconnue. Insistons sur le fait que cette vérité est légale ; elle n’est pas exactement
du même ordre que, par exemple, la vérité scientifique (telle qu’on l’obtiendrait à partir d’une
démonstration mathématique par exemple).

e. Les sources du droit


Le juge doit s’appuyer sur les sources du droit, dont les principales sont :

Les conventions internationales


Il s’agit de pactes ou traités qui obligent réciproquement les États ayant ratifié le traité (selon des
procédures extrêmement formalisées). Ainsi, la « Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales » (1950) est un traité qui lie les différents États signataires (dont la France). Ce
traité a créé la Cour européenne des droits de l’homme.

14 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


La Constitution (loi fondamentale) Code civil des Français, 1804

Il s’agit d’un ensemble de normes, généralement


écrites, supérieures aux lois ; ces normes
déterminent les rapports fondamentaux entre les
pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) et posent
un certain nombre de principes fondamentaux. En
France, il s’agit actuellement de la Constitution
de la Ve République (1958).
→ Le « bloc de constitutionnalité » est
l’ensemble de normes – Constitution
comprise – reconnues comme ayant un rang
constitutionnel. Ce qui, en France, inclut
des « principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République » (« PFRLR »),
établis par le Juge constitutionnel (le Conseil
constitutionnel), bien que ne figurant pas
explicitement dans le texte constitutionnel.
Il s’agit donc d’une interprétation par le
juge. C’est le cas par exemple du principe
de la « liberté d’association », reconnu en
1971 comme entrant dans le cadre de la
Constitution de la Ve République (voir plus
bas).

Les lois
Photo Wikimedia Commons
Les lois sont le résultat de l’action du pouvoir
législatif. Elles sont un ensemble de règles
décidées par une collectivité pour régir les relations entre citoyens et les relations entre la puissance
publique et les citoyens, généralement par l’intermédiaire des représentants de ces derniers, et selon le
critère de la majorité absolue (50 % des votants, plus une voix).
En matière de droit civil – à savoir le droit qui régit les relations entre personnes, physiques ou morales –,
le Code civil qui s’applique actuellement provient du Code civil de 1804 (entré en vigueur sous Napoléon
Bonaparte, alors Premier consul) ; il a bien évidemment été très fortement remanié depuis.
→ Il est souvent plus facile d’abroger (supprimer) une loi que de modifier un article de la Constitution ;
bien souvent, pour cette dernière, il faut beaucoup plus que la majorité absolue d’une assemblée pour
la modifier. Souvent, d’autres procédures que le vote d’une assemblée sont requises.

La jurisprudence (décisions de justice)


Les décisions de justice, surtout dans les systèmes juridiques issus du droit romain (comme c’est le
cas en France), « font jurisprudence », c’est-à-dire que, bien souvent, elles imposent pour l’avenir les
principes qu’elles introduisent. Elles doivent donc aussi, généralement, se conformer aux principes
admis dans les décisions antérieures, sauf lorsqu’une situation nouvelle se présente (ou bien il s’agit d’un
« revirement de jurisprudence », ce qui est relativement rare).
C’est ainsi que les choses ont lieu en France, du moins lorsque ces décisions sont prises par la juridiction
la plus élevée dans la hiérarchie des juridictions : la Cour de Cassation pour la justice judiciaire (droit
civil, droit pénal), le Conseil d’État pour la justice administrative, le Conseil constitutionnel pour la
jurisprudence relative aux lois fondamentales (Constitution).
→ En France, concernant le domaine de la loi, la jurisprudence vise normalement à établir les « principes
généraux du droit » (« PGD »), c’est-à-dire des principes qui ne sont pas explicitement formulés dans

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 15


la loi mais qui résultent d’une interprétation de la loi par le juge. Ainsi, en France, en 1995, par une
très célèbre décision (« Commune de Morsang-sur-Orge »), le Conseil d’État a intégré la notion de
« respect de la dignité de la personne humaine » dans les critères de « l’ordre public », au nom duquel
est alors apparue fondée la décision du maire de la Commune de Morsang-sur-Orge d’interdire
un « spectacle » de « lancer de nains » (activité pourtant pratiquée avec l’accord des personnes
intéressées). Jusqu’à cette date, la dignité de la personne humaine ne faisait pas partie de la liste des
critères de « l’ordre public ».

La coutume
On parle aussi de « droit coutumier » ; par exemple, dans le domaine du tracé des frontières, lorsqu’avec
le temps, une habitude a été acquise, par un État, de ne pas contester l’existence d’une frontière
maritime, lorsque plus généralement un État s’est comporté tacitement de manière telle qu’il reconnaît
une frontière, une coutume est alors établie. Autrement dit, un fait, avec le temps, a acquis le statut d’une
norme juridique opposable.
Au niveau international, on parle de droit coutumier international (sur lequel il est possible de s’appuyer
devant une juridiction internationale telle que la Cour internationale de justice, « CIJ »).
Au niveau national, des usages ou coutumes (us et coutumes) peuvent être reconnus par les juges : en
France, concernant par exemple la vente d’aliments pour le bétail, un « usage en matière agricole » a été
admis, qui « autorise les parties à conclure verbalement les ventes d’aliments pour le bétail ».
→ Voir https://www.dictionnaire-juridique.com/definition/usages-et-coutumes.php).
Au niveau local, enfin, il existe de très nombreuses coutumes.

f. La difficile tâche du juge


La tâche du juge est extrêmement délicate.
Un aspect difficile, et peut-être problématique par ailleurs, est la dimension éventuellement
« prétorienne » que peut prendre la justice. Il s’agit du fait de rendre des décisions de justice très
éloignées de la lettre de la loi. Dans la décision, évoquée plus haut, sur la liberté d’association (Conseil
constitutionnel, 1971), il y a une dimension prétorienne dans l’intervention du juge qui se fait à défaut de
texte.
→ La liberté d’association est certes reconnue par une célèbre loi de 1901. Mais, au niveau
constitutionnel, elle n’est pas un principe exposé dans la Constitution de la Ve République. Il a fallu
que le Conseil constitutionnel l’érige au niveau constitutionnel, par une décision de 1971. Cet acte
d’interprétation, comme tout acte d’interprétation, peut être perçu par certains, de façon critique,
comme un acte de création d’une norme. Voir www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/
francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/1971/71-44-dc/decision-n-71-44-dc-du-
16-juillet-1971.7217.html

Le jugement considéré comme l’issue d’une procédure dans le cadre d’une institution – l’institution
judiciaire – n’est en outre pas dépourvu de risques ou difficultés. On peut en mentionner quelques-uns :
— Nous avions noté plus haut la maxime juridique : Summum jus, summa injuria : l’excès de droit est un
danger. (Voir plus haut.)
— Il peut s’agir aussi de la mauvaise qualification des faits, c’est-à-dire de la mauvaise « subsomption »
d’un fait sous le droit. Par exemple, un fait qualifié de délit alors qu’il s’agit d’un crime, ou inversement.
Mais l’on peut faire remarquer que, dans le cas d’un État de droit, les erreurs doivent pouvoir être recti-
fiées au cours du parcours judiciaire de l’affaire. Ainsi, le jugement d’un procès en première instance
peut être contredit par un procès en deuxième instance (Cour d’Appel), et, ce dernier peut donner lieu à
cassation par un autre tribunal (la Cour de cassation, en France).

16 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE


— Autre difficulté : le juge peut être amené à faire preuve de casuistique, c’est-à-dire à considérer les
affaires en tenant compte de la singularité des cas (au regard de laquelle se dresse la généralité de la
loi). Entre, d’une part, la singularité d’un cas – qui, presque toujours, tout à la fois, ressemble à et diffère
des autres cas connus –, et, d’autre part, la généralité de la loi, il existe un abîme que l’acte du jugement
vise à combler.
— Ajoutons que la justice des hommes n’est pas épargnée par le risque d’erreur judiciaire, telle que :
condamner un innocent ou innocenter un coupable.
— Enfin, un autre risque est celui de la disproportion des délits (et plus généralement des infractions) et
des peines. Un philosophe italien du 18e siècle, Cesare Beccaria, a insisté précisément sur le principe de
proportion entre les délits et les peines (voir son ouvrage Des délits et des peines, 1764).

Conclusion
Partis de la figure d’Antigone, nous avons interrogé l’origine et donc l’essence de la justice.
La justice se comprend d’abord dans son opposition à la force. Mais nous avons vu à quel point il pouvait
être difficile de distinguer entre justice et force, avec toujours le risque que la seconde ne réduise la
première à rien, tout en empruntant éventuellement ses apparences et son vocabulaire pour en usurper
le prestige.
Réfléchissant à l’origine de la justice qui s’incarne dans le droit, nous avons également construit une
distinction entre droit naturel et droit positif, pour envisager surtout l’intérêt philosophique du positivisme
juridique de Hans Kelsen, c’est-à-dire d’une certaine conception de la théorie du droit, qui, à l’inverse
du jusnaturalisme, prétend ne pas avoir à recourir au droit naturel dans la description des normes
juridiques. Le concept central était alors celui de hiérarchie des normes.
La référence au droit positif nous poussant à explorer davantage l’origine judiciaire de l’idée de justice,
nous nous sommes arrêtés, enfin, sur la spécificité de l’acte de juger – la « subsomption » – et sur les
difficultés afférentes à un tel acte qui s’appuie sur une diversité de sources du droit. Si rendre justice,
c’est fondamentalement résoudre un litige, l’office du juge, sans être pour autant arbitraire, n’a rien de
mécanique ; fonction régalienne, elle est aussi humaine.

Pour aller plus loin


Outre la lecture des ouvrages dont des extraits vous ont été ici proposés, ainsi que les pistes également
suggérées par des éléments de l’OA qui va suivre, vous pourriez aussi explorer les références suivantes :
1) Écouter une émission sur France Culture, « Les nouveaux chemins de la connaissance »,
proposant un entretien avec Dimitri El Murr, au sujet de la justice, dans l’âme et dans la cité, chez
Platon : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/
lectures-de-la-republique-de-platon-14-theorie-de
2) Sur le fragment « Justice force » (en relation avec d’autres fragments), dans les Pensées de Pascal,
voir la conférence de Jean-Louis Poirier : http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/
pascal-pensees-raisons-des-effets-jean-louis-poirier.
3) Pour approfondir, sur Pascal toujours, vous pouvez écouter cette émission d’entretien
avec Laurent Thirouin, autour de la question « La force peut-elle être juste ? » : https://
www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/
que-fait-la-police-44-blaise-pascal-la-force-peut
4) Enfin, un livre accessible et qui propose des chapitres qui résument la pensée des principaux
philosophes de la justice : La Justice de Platon à Rawls de C. Begorre-Bret et C. Morana (Eyrolles,
2012) ; en particulier les chapitres sur Platon, Aristote, Pascal et Rousseau. Un intéressant point de vue
contemporain dans le chapitre sur Rawls.

CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 17

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