7PH06TE0620 Partie1
7PH06TE0620 Partie1
7PH06TE0620 Partie1
Partons du mythe d’Antigone, au sujet duquel Sophocle, notamment, a écrit une pièce qui a pour titre
le nom de ce personnage. Antigone est la fille d’Œdipe, devenu roi de Thèbes à la place de Laïos, qu’il a
tué sans savoir qu’il était son propre père, avant de délivrer la cité de Thèbes qui était sous l’emprise du
Sphinx (un être monstrueux, partiellement humain, lion et oiseau). Œdipe a ensuite épousé sa propre
mère, Jocaste, sans non plus savoir qu’elle était sa mère. Lorsqu’il prend conscience d’avoir tué son père
et épousé sa mère, il se crève les yeux et part en exil.
Les fils d’Œdipe et frères d’Antigone – Polynice et Étéocle – se partagent alors le pouvoir à Thèbes, selon
un principe d’alternance (tous les ans). Mais il arrive un moment où Polynice refuse de céder le pouvoir,
comme convenu, à son frère. C’est le début d’hostilités qui conduiront les deux frères à s’entre-tuer.
Créon, frère de Jocaste, et donc oncle d’Antigone, prend alors le pouvoir à Thèbes. Il refuse à Polynice
d’être enterré conformément aux rites en vigueur, car ce dernier est considéré comme un ennemi de la
cité, tandis qu’Étéocle peut être enterré dignement. Créon, plus précisément, interdit que l’on enterre
comme il le faudrait Polynice. Antigone qui refuse cette décision du chef de la cité est condamnée à mort.
Problèmes
a. Premier problème
Il y a en fait compétition entre deux ordres de justice : Antigone Un peu de vocabulaire
invoque des « lois non écrites », qui remonteraient aux
« origines », et qui seraient au fond supérieures aux lois de la Le droit dit « positif » – c’est-à-dire
cité, c’est-à-dire à ce que l’on appelle le droit positif. qui est « posé », du latin positum – est
le droit qui a fait l’objet d’une énoncia-
Comment une telle compétition entre les lois non écrites et les tion explicite, le plus souvent écrite,
lois de la cité est-elle possible ? et qui s’applique effectivement dans
le cadre d’une société donnée, à un
De plus, est-il acceptable de s’opposer à ce qui est légal, au
moment donné de son histoire.
droit positif, au nom de l’idée que l’on se fait de ce qui est
légitime ? A-t-on alors le droit de résister ? [Cf. la leçon sur
l’État.]
Et quelle est en outre l’origine de cette justice relevant du droit positif ? Le problème qui se pose avant
tout ici est celui-ci : où puiser les principes de justice, sinon dans le droit civil lui-même – autrement
nommé droit positif ?
Mais la « justice » n’est-elle pas supérieure (ou n’admet-elle pas des normes supérieures) à ce que
propose le droit positif ? Ainsi la justice n’est-elle pas universelle, tandis que le droit positif serait
particulier à chaque société à une époque donnée ?
Ainsi, on oppose le légitime (identifié au juste) au légal (le droit positif). Ce qui est légitime peut renvoyer à
des valeurs morales, à des valeurs religieuses, à des convictions personnelles, à des valeurs communes
à la société à laquelle on appartient, ainsi qu’à ce que l’on appelle le « droit naturel ».
Qu’est-ce que le droit naturel ? La notion de « droit naturel » est ambiguë : elle peut désigner – comme
c’est le cas ici – une norme universelle supérieure au droit positif et, à plus forte raison, aux faits. Mais
elle peut désigner également le droit du plus fort (par référence aux forces à l’œuvre dans la nature), ce
qui n’est pas du tout la même chose.
Qu’est-ce que le droit naturel (en latin : jus naturale) ? L’expression a plusieurs sens :
a) (Sens n°1) Le droit naturel peut tout d’abord renvoyer comme on le verra à la force elle-même (il s’agit alors du
droit du plus fort).
b) (Sens n°2) Mais, et c’est ce qui nous importe ici, lorsque l’on s’interroge sur ce qui est « légitime », on évoque
plutôt le « droit naturel » pour désigner autre chose que le droit du plus fort :
Dans l’Antiquité, on insistait davantage sur les « droits naturels », dans le sens de droits fondés dans l’ordre
du monde, dans la nature des choses. Ainsi l’idée générale selon laquelle, lorsqu’un dommage a lieu, une
réparation doit être octroyée en contrepartie de ce dommage, est une idée très générale qui peut être consi-
dérée comme relevant du droit naturel. Tout se passe alors comme si l’on considérait que, du fait de certains
actes commis – un crime par exemple –, l’ordre du monde est altéré, et comme si – en conséquence – il fallait
remédier à cette altération, et ainsi restaurer l’ordre, l’équilibre perdu.
À l’époque moderne, le « droit naturel » prend plusieurs formes. Mais sa forme la plus accomplie est sans
doute celle que l’on désigne sous l’expression « droits naturels de l’homme ». Il s’agit cette fois de droits
inscrits non plus dans la nature des choses ou dans l’ordre d’un monde jugé immuable et parfait dans son
principe, mais dans la nature de l’être humain lui-même. En tant que personne, l’homme posséderait de par
sa nature – la « nature humaine » – des droits fondamentaux, tels que le droit de voir sa vie et sa propriété
préservées, la liberté d’expression et d’opinion, etc.
Dans les deux conceptions – antique et moderne –, les droits naturels sont universels : dans leur forme
antique, ils sont valables en tout temps et en tout lieu parce qu’ils reposent sur l’ordre du monde ; dans le sens
moderne, tous les êtres humains sont considérés comme étant dépositaires de ces droits (ils possèdent ces
derniers). C’est par exemple le droit de s’exprimer librement, ou encore celui de voir sa vie préservée.
Mais au sens 1 comme au sens 2, le « droit naturel » se distingue du droit positif.
b. Deuxième problème
Une autre difficulté qui se présente est le risque d’intrusion d’éléments périphériques ou extérieurs au
droit positif dans l’interprétation de celui-ci.
— C’est une difficulté qui se pose d’abord dans la compréhension même du droit positif : a-t-on besoin
de recourir au droit naturel pour en rendre compte, ou bien est-il entièrement compréhensible de façon
autonome ?
— C’est une difficulté qui se pose encore, au niveau même de l’acte de juger, central pour l’application du
droit positif par un juge. Juger, c’est d’abord « subsumer » (= ranger sous) le fait particulier sous la règle
de droit qui est toujours générale. Mais le jugement n’est-il pas plus complexe que la simple subsomp-
tion des faits particuliers sous la règle générale du droit ? Le juge doit-il en effet s’en tenir strictement à
la lettre du droit civil, ou bien peut-il, voire doit-il intégrer aux motifs de son jugement des éléments qui
s’en écartent ? Par exemple, Meursault, dans le roman d’Albert Camus, L’Étranger (1942), se voit davan-
tage reprocher de ne pas avoir manifesté de signe de tristesse à l’occasion de l’enterrement de sa mère,
que le meurtre même dont il est accusé. N’est-ce pas là le signe d’une intrusion de la morale dans le
droit ? Ne faudrait-il pas s’en tenir au droit positif, c’est-à-dire le considérer hors de toute considération
extra-juridique ?
— A contrario, il existe sans doute un risque dans le fait d’accorder une trop grande autonomie au droit
positif, si l’on tient compte du fait qu’il peut être injuste s’il n’intègre pas, d’une façon ou d’une autre,
des possibilités de recours qui se réfèrent à des droits naturels. Par exemple, pour éviter un système
judiciaire qui serait soit trop expéditif, soit trop lent dans sa mise en œuvre, sans doute faut-il que le droit
interne d’un État se réfère à quelque chose comme un droit naturel, comme c’est le cas avec ce que la
Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (1950) énonce à l’article
6, §1 : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans
un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial […]. » Sans ce type de dispositif, ne risque-
t-on pas de voir le droit entériner la plus grande violence ? Pour avoir une idée de ce que pourrait être cette
1 - Droit et force
Lorsque l’on s’intéresse au droit, qu’il s’agisse du droit naturel ou du droit positif, il faut tout de suite
remarquer que la notion de droit s’oppose à celle de la force. Celle-ci est d’abord comprise comme
force physique, mais elle peut également prendre la forme de la ruse, de la manipulation, de l’emprise
sur autrui. Le droit relève du domaine de ce qui doit être ; les rapports de force entre individus sont
constitutifs de faits qui relèvent du domaine de ce qui est. On oppose ainsi l’être et le devoir-être, comme
on oppose le fait et le droit.
Plus précisément, le droit rectifie : il ramène ce qui est à ce qui doit être : il ordonne la réparation ou du
moins l’indemnisation des atteintes à ce qui doit être, lesquelles ont pu être constatées dans la réalité,
c’est-à-dire dans ce qui est.
Un acte de violence – qui est donc un certain type d’exercice de la force – est quant à lui, généralement,
un acte illégal, dans la mesure où il est réprimé par une loi à caractère pénal, à l’exception d’un acte
de violence qui serait à l’initiative de l’État lui-même et dans les limites prévues par le droit positif, par
exemple pour mettre fin, précisément, à un acte de violence illégal de la part d’un ou plusieurs individus.
Le sociologue allemand Max Weber (mort en 1920) indique à ce titre que l’État possède le « monopole
« Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire
que ce qui est le plus fort soit suivi.
La justice sans la force est impuissante ; la force sans la
justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des
méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc
mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce
qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnais-
sable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la
justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle johan10 / iStock / Getty Images Plus
était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait
que ce qui est fort fût juste. »
Pascal, Pensées, « Justice force » (Brunschvicg 298,
Lafuma 103, Sellier 135).
Mise en activité
Après avoir lu le texte ci-dessus, répondez au brouillon aux questions suivantes :
Quelle est précisément la position de Pascal ici ? Quelles sont les principales articulations du passage ?
—Éléments de réponse
Pour Pascal, la justice comme valeur, incapable de se défendre, est nécessairement dominée par la force,
qui se fait alors passer pour la « justice ».
Pascal soutient d’abord que si la justice est une notion distincte de celle de la force, chacune semblant
relever de son domaine et de sa logique propres, elle requiert néanmoins la force pour être respectée
comme valeur, tandis qu’une force sans justice serait pure violence condamnable. Mais ce qui apparaît
comme une exigence de subordination de la force à la justice est finalement décrit par Pascal comme
irréalisable en raison de la faiblesse intrinsèque de la justice, qui ne peut qu’être dominée par la force.
Enfin, une propriété particulière de la force est ultimement mise en avant : sa capacité à se faire passer
pour la justice, de sorte que ce qu’on appelle « justice » est en fait une force qui s’est érigée en loi (par un
acte de langage).
CNED TERMINALE PHILOSOPHIE 5
b. Calliclès et la « loi de la nature » (Platon)
Afin de mettre évidence le rapport complexe qu’entretiennent le droit et la force, on peut aller plus loin et
s’appuyer sur une notion apparemment étrange, celle de « loi de la nature », entendue comme constituée
d’un droit ou d’une loi du plus fort.
Calliclès – personnage probablement fictif, l’un des interlocuteurs de Socrate dans le dialogue platonicien
du Gorgias – adopte dans ce texte une position très étonnante, à égale distance de celle des Sophistes
historiques et de celle de Platon lui-même.
Pour les premiers, la loi – nomos en grec – est pure convention (ce qui implique l’idée d’arbitraire, ou du
moins de décision) ; elle n’a aucune assise dans la nature (physis, en grec) ; pour eux, l’ordre social de la
cité est fait de lois qui ont un caractère conventionnel.
Pour Platon, la loi trouve – ou, du moins, doit trouver – son fondement dans l’Idée du bien à laquelle la
raison et l’esprit ont accès.
Mais, pour Calliclès, les lois de la cité ne sont pas grand-chose au regard de ce qu’il appelle « loi de
la nature », ou encore : le « juste par nature ». Par cette désignation très ironique, il vise en fait de
purs rapports de force, à l’égard desquels les lois de la cité sont à ses yeux de méprisables tentatives
d’atténuation et même de renversement.
« Ce n’est même pas le fait d’un homme, de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave, pour qui la mort
est plus avantageuse que la vie, et qui, lésé et bafoué, n’est pas en état de se défendre, ni de défendre
ceux auxquels il s’intéresse. Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre.
C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes ; et, pour
effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir,
ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste
l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le
pied de l’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux.
[…] — Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, on déclare injuste et laide l’ambition d’avoir plus que le
commun des hommes, et c’est ce qu’on appelle injustice. Mais je vois que la nature elle-même proclame
qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible. Elle nous montre
par mille exemples qu’il en est ainsi et que non seulement dans le monde animal, mais encore dans
le genre humain, dans les cités et les races entières, on a jugé que la justice voulait que le plus fort
commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui. De quel droit, en effet, Xerxès porta-t-il la guerre
en Grèce et son père en Scythie, sans parler d’une infinité d’autres exemples du même genre qu’on
pourrait citer ? Mais ces gens-là, je pense, agissent selon la nature du droit et, par Zeus, selon la loi de
la nature, mais non peut-être selon la loi établie par les hommes. Nous formons les meilleurs et les
plus forts d’entre nous, que nous prenons en bas âge, comme des lionceaux, pour les asservir par des
enchantements et des prestiges, en leur disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que
consistent le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et
briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos
incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre
maître dans cet homme qui était notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat.
Il me semble que Pindare met en lumière ce que j’avance dans l’ode où il dit :
« La loi, reine du monde, des mortels et des immortels. Cette loi, ajoute-t-il, justifiant les actes les plus
violents, mène tout de sa main toute puissante. J’en juge par les actions d’Héraclès, puisque, sans les
avoir achetés… »
Voici à peu près son idée, car je ne sais pas l’ode par cœur ; mais le sens est que, sans avoir acheté ni
reçu en présent les bœufs de Géryon, Héraclès les emmena, estimant que le droit naturel était pour lui
et que les bœufs et tous les biens des faibles et des petits appartiennent au meilleur et au plus fort. »
Platon, Gorgias, 483b-484c, trad. E. Chambry, éd. GF, p. 225-226.
Mise en activité
Après avoir lu le texte ci-dessus, répondez aux questions suivantes et comparez aux éléments de
réponse proposés par la suite:
1) Pour Calliclès, que faut-il penser de celui qui subit une « injustice » ?
2) Quelle est selon lui l’origine des lois de la cité ?
3) Quelle conception de la nature Calliclès expose-t-il ici ?
4) Quelle est la fonction de la référence à la nature dans ce passage ?
—Éléments de réponse
1) Celui qui subit une « injustice » (au sens de la doxa, c’est-à-dire de l’opinion commune, en grec), par
exemple quelqu’un qui subit un vol ou une agression, est, pour Calliclès, non pas une victime méritant
compensation (justice), mais une personne faible, qui n’a pas su se défendre.
2) Les lois (droit positif) sont apparues comme un bouclier mis en place par des faibles contre la force
des forts. C’est donc le résultat méprisable (pour Calliclès) d’une coalition des faibles contre les forts.
3) Pour Calliclès, la nature est comprise comme un champ de forces, un ensemble où se rencontrent des
puissances par principe hostiles.
Il ne s’agit pas, comme chez les Modernes (Descartes notamment), d’un ensemble de lois régissant
le mouvement nécessaire des corps, et susceptibles de faire l’objet d’une étude scientifique (dans le
cadre d’une philosophie naturelle, autrement nommée « physique »).
La nature n’est pas non plus ici un ensemble dépourvu de lois, comme le pensent par exemple les
Sophistes. La nature a elle aussi des lois. Il s’agit même d’une législation beaucoup plus importante
que celle de la cité : il s’agit pour Calliclès du cœur même de la réalité.
Mais si les lois de la nature forment une législation, celle-ci est paradoxalement dépourvue de légis-
lateur, contrairement encore à ce que pensent un certain nombre de Modernes qui font de Dieu le
législateur des lois de la nature. Les lois de la nature dont parle Calliclès ne sont rien d’autre que des
rapports de force.
4) Se référer à la nature permet à Calliclès de contester les lois de la cité en les relativisant, et même en
les présentant comme une inversion des rapports fondamentalement violents existant selon lui entre
les êtres (humains et non-humains).
« Par droit naturel et institution de la nature, nous n’entendons pas autre chose que les lois de
la nature de chaque individu, selon lesquelles nous concevons que chacun d’eux est déterminé
naturellement à exister et à agir d’une manière déterminée. Ainsi, par exemple, les poissons
sont naturellement faits pour nager ; les plus grands d’entre eux sont faits pour manger les
petits ; et conséquemment, en vertu du droit naturel, tous les poissons jouissent de l’eau et les
plus grands mangent les petits. Car il est certain que la nature, considérée d’un point de vue
général, a un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance, c’est-à-dire que le droit de la
nature s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. La puissance de la nature, c’est, en effet, la
puissance même de Dieu, qui possède un droit souverain sur toutes choses ; mais comme la
puissance universelle de toute la nature n’est autre chose que la puissance de tous les
individus réunis, il en résulte que chaque individu a un droit sur tout ce qu’il peut embrasser,
ou, en d’autres termes, que le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. Et comme
c’est une loi générale de la nature que chaque chose s’efforce de se conserver en son état
autant qu’il est en elle, et cela en ne tenant compte que d’elle-même et en n’ayant égard qu’à
sa propre conservation, il s’ensuit que chaque individu a le droit absolu de se conserver, c’est-
à-dire de vivre et d’agir selon qu’il y est déterminé par sa nature. Et ici nous ne reconnaissons
aucune différence entre les hommes et les autres individus de la nature, ni entre les hommes
doués de raison et ceux qui en sont privés, ni entre les
Portrait de Baruch Spinoza, vers 1665
extravagants, les fous et les gens sensés. Car tout ce qu’un
être fait d’après les lois de sa nature, il le fait à bon droit,
puisqu’il agit comme il est déterminé à agir par sa nature, et
qu’il ne peut agir autrement. C’est pourquoi, tant que les
hommes ne sont censés vivre que sous l’empire de la nature,
celui qui ne connaît pas encore la raison, ou qui n’a pas encore
contracté l’habitude de la vertu, qui vit d’après les seules lois
de son appétit, a aussi bon droit que celui qui règle sa vie sur
les lois de la raison ; en d’autres termes, de même que le sage
a le droit absolu de faire tout ce que la raison lui dicte ou le
droit de vivre d’après les lois de la raison, de même aussi
l’ignorant et l’insensé ont droit de faire tout ce que l’appétit
leur conseille, ou le droit de vivre d’après les lois de l’appétit.
C’est aussi ce qui résulte de l’enseignement de Paul1, qui ne (Artiste inconnu), Huile sur toile
Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel,
reconnaît aucun péché avant la loi, c’est-à-dire pour tout le Allemagne
temps où les hommes sont censés vivre sous l’empire de la
nature. »
Spinoza, Traité théologico-politique, ch. 16,
1. Paul de Tarse, désigné par les Catholiques sous le nom de « saint Paul » ; apôtre de Jésus-Christ (bien que ne
faisant pas partie des 12 apôtres ayant entouré Jésus-Christ).
—Éléments de réponse
1) Pour Spinoza, la nature est le résultat de la rencontre d’individus s’efforçant chacun de persévérer
dans son être. (En latin, le terme conatus qu’emploie Spinoza désigne est l’effort que fait un individu
pour persévérer dans son être, autrement dit pour se conserver.) De sorte que les rapports entre
individus, humains ou non humains, peu importe, sont très vite d’ordre conflictuel. En dehors de la
nature, il n’y a rien : chez Spinoza, l’âme humaine et Dieu ne sont pas situés en-dehors de la nature,
la première en fait partie et Dieu est identique à la nature (le Dieu de Spinoza est immanent et non pas
transcendant).
2) Le droit naturel d’un individu s’étend aussi loin que s’étend sa puissance. Il n’y a aucune limite externe
à ce que les hommes ont réellement la puissance de faire, à part la puissance que pourraient leur
opposer d’autres hommes ou choses, ce qui réduirait leur puissance (dans son exercice). Et cela vaut
aussi bien pour l’ignorant que pour le sage. L’ignorant est conduit à suivre son appétit plutôt que sa
raison, à l’inverse du sage. Cela résulte de ce qu’il est, c’est-à-dire de sa nature individuelle. Rien ne
lui interdit, du point de vue de la nature, de suivre aveuglément son appétit, c’est-à-dire son désir. Tout
comme le sage dans son ordre, l’ignorant agit autant qu’il peut, même s’il peut beaucoup moins que le
sage.
3) La loi ici, c’est le droit positif : la distinction entre ce qui est autorisé et ce qui est défendu n’existe pas
au niveau du droit naturel. Elle est le résultat d’une convention, en tout cas, d’une institution humaine.
Nota bene
— Cela ne veut pas dire que, pour Spinoza, le droit positif permet de vraiment dépasser le droit
naturel : il le prolonge, et peut être à chaque instant remis en question par ce dernier.
— C
ela ne veut pas non plus dire que, comme pour Calliclès, le droit positif est le résultat
d’une coalition des faibles contre les forts. Pour Spinoza, le droit positif est au contraire
perçu comme un instrument utile à la multitude des hommes formant une société ; il leur
permet de s’élever à plus haut niveau d’existence collective et individuelle. « Rien dans la
nature des choses n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même, quand il vit selon
la raison », pense Spinoza : et par conséquent, les hommes ont intérêt à s’entendre pour
construire une société à l’aide du droit positif. Le droit positif permet d’accroître la puissance
d’agir de tous et donc de chacun.
Selon Calliclès, il existe donc seulement des rapports de force. Pour Spinoza, on peut analyser
ces derniers à travers la notion de droit naturel entendu comme aire d’action d’un individu,
c’est-à-dire comme puissance individuelle.
Il y a dans tous les cas une place pour le droit positif, même si pour Spinoza, ce dernier n’est
pas seulement le fruit d’une coalition des faibles, contrairement à ce qu’affirme Calliclès. À cet
égard le droit peut être défendu comme utile pour limiter les effets destructeurs des rapports
de force.
TRANSITION
Si le droit positif est aussi clair qu’on le pense, mais que la justice – en sa variété de déterminations –
est aussi insaisissable et problématique qu’on l’a dit, pourquoi ne pas tenter de ne plus se préoccuper
d’autre chose que du droit positif ? Autrement dit, pourquoi ne pas considérer que le droit positif se suffit à
lui-même ; il serait en lui-même une forme déterminée du concept de justice, qui n’aurait besoin de rien
d’autre que d’elle-même pour être et pour être conçue. Une telle position prend le nom de positivisme
juridique, et c’est de cela dont il va être à présent question.
a. L’hypothèse jusnaturaliste
Les jusnaturalistes sont, comme l’important philosophe et juriste hollandais du 17e siècle Hugo Grotius,
des auteurs qui considèrent qu’il y a des normes dans la nature, précisément au sens où il existerait un
fondement naturel des normes, et certainement pas au sens d’un droit du plus fort.
Ce type de pensée remonte à l’Antiquité. Dans le droit romain, on trouvait déjà la reconnaissance du
droit naturel. Un exemple fondamental est celui du « droit des gens » (jus gentium), c’est-à-dire le droit
des peuples. Cela concerne notamment les droits des peuples ennemis en situation de guerre. Ils ne
sauraient être traités par les belligérants sans le respect de certains principes.
b. Le positivisme juridique
Peut-on se passer de l’hypothèse du droit naturel ? C’est ce que soutiennent les théoriciens du droit
partisans du « positivisme juridique », et parmi eux le juriste autrichien Hans Kelsen (20e siècle).
TRANSITION
Le droit positif dont il est alors question, une fois posé, devient aussitôt un puissant instrument entre
les mains des protagonistes du monde judiciaire. Par ces derniers, on entend avant tout les justiciables
(ceux qui sollicitent les tribunaux ou ceux qui sont placés dans l’obligation de s’y présenter), les membres
des professions juridiques, les avocats, les procureurs, mais surtout les juges. Par son activité, le juge
interprète des lois qu’il n’a pas édictées ; mais en les interprétant, il lui arrive, parce que la loi ne dit pas
tout, de les enrichir à l’aide de sa propre contribution jurisprudentielle. Le juge est donc lui-même en
partie, par son office, à l’origine de l’élaboration de la justice entendue comme droit.
3 - Juger
C’est la raison pour laquelle, il convient de s’interroger désormais sur cet acte si difficile que celui de
juger. Que fait le juge ?
c. Justice et vengeance
Stèle du code de Hammurabi
Insistons sur le fait que la justice moderne n’est pas la loi du Talion.
Qu’est-ce que la loi du Talion ? Il s’agit d’un principe de réciprocité de
la faute et de la sanction, dont la formule la plus connue est : « œil
pour œil, dent pour dent ». D’une certaine façon, on trouve déjà la loi
du Talion en 1750 avant Jésus-Christ dans le Code de Hammourabi (un
texte babylonien à l’initiative du roi Hammourabi, -1810 ? - -1750 ?). On la
retrouve dans la Bible (voir le livre de l’Exode, 21 : 23-24 : « vie pour vie, œil
pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied »).
Mais il faut faire remarquer que la loi du Talion n’est pas la vengeance :
si la règle « œil pour œil, dent pour dent » peut paraître très dure, voire
cruelle, il s’agissait en fait aussi d’une limitation : pas plus qu’un œil pour
un œil, pas plus qu’une dent pour une dent.
La vengeance, en revanche, tend à ajouter quelque chose, un supplément
de violence, même minime, qui entraîne une escalade.
Les lois
Photo Wikimedia Commons
Les lois sont le résultat de l’action du pouvoir
législatif. Elles sont un ensemble de règles
décidées par une collectivité pour régir les relations entre citoyens et les relations entre la puissance
publique et les citoyens, généralement par l’intermédiaire des représentants de ces derniers, et selon le
critère de la majorité absolue (50 % des votants, plus une voix).
En matière de droit civil – à savoir le droit qui régit les relations entre personnes, physiques ou morales –,
le Code civil qui s’applique actuellement provient du Code civil de 1804 (entré en vigueur sous Napoléon
Bonaparte, alors Premier consul) ; il a bien évidemment été très fortement remanié depuis.
→ Il est souvent plus facile d’abroger (supprimer) une loi que de modifier un article de la Constitution ;
bien souvent, pour cette dernière, il faut beaucoup plus que la majorité absolue d’une assemblée pour
la modifier. Souvent, d’autres procédures que le vote d’une assemblée sont requises.
La coutume
On parle aussi de « droit coutumier » ; par exemple, dans le domaine du tracé des frontières, lorsqu’avec
le temps, une habitude a été acquise, par un État, de ne pas contester l’existence d’une frontière
maritime, lorsque plus généralement un État s’est comporté tacitement de manière telle qu’il reconnaît
une frontière, une coutume est alors établie. Autrement dit, un fait, avec le temps, a acquis le statut d’une
norme juridique opposable.
Au niveau international, on parle de droit coutumier international (sur lequel il est possible de s’appuyer
devant une juridiction internationale telle que la Cour internationale de justice, « CIJ »).
Au niveau national, des usages ou coutumes (us et coutumes) peuvent être reconnus par les juges : en
France, concernant par exemple la vente d’aliments pour le bétail, un « usage en matière agricole » a été
admis, qui « autorise les parties à conclure verbalement les ventes d’aliments pour le bétail ».
→ Voir https://www.dictionnaire-juridique.com/definition/usages-et-coutumes.php).
Au niveau local, enfin, il existe de très nombreuses coutumes.
Le jugement considéré comme l’issue d’une procédure dans le cadre d’une institution – l’institution
judiciaire – n’est en outre pas dépourvu de risques ou difficultés. On peut en mentionner quelques-uns :
— Nous avions noté plus haut la maxime juridique : Summum jus, summa injuria : l’excès de droit est un
danger. (Voir plus haut.)
— Il peut s’agir aussi de la mauvaise qualification des faits, c’est-à-dire de la mauvaise « subsomption »
d’un fait sous le droit. Par exemple, un fait qualifié de délit alors qu’il s’agit d’un crime, ou inversement.
Mais l’on peut faire remarquer que, dans le cas d’un État de droit, les erreurs doivent pouvoir être recti-
fiées au cours du parcours judiciaire de l’affaire. Ainsi, le jugement d’un procès en première instance
peut être contredit par un procès en deuxième instance (Cour d’Appel), et, ce dernier peut donner lieu à
cassation par un autre tribunal (la Cour de cassation, en France).
Conclusion
Partis de la figure d’Antigone, nous avons interrogé l’origine et donc l’essence de la justice.
La justice se comprend d’abord dans son opposition à la force. Mais nous avons vu à quel point il pouvait
être difficile de distinguer entre justice et force, avec toujours le risque que la seconde ne réduise la
première à rien, tout en empruntant éventuellement ses apparences et son vocabulaire pour en usurper
le prestige.
Réfléchissant à l’origine de la justice qui s’incarne dans le droit, nous avons également construit une
distinction entre droit naturel et droit positif, pour envisager surtout l’intérêt philosophique du positivisme
juridique de Hans Kelsen, c’est-à-dire d’une certaine conception de la théorie du droit, qui, à l’inverse
du jusnaturalisme, prétend ne pas avoir à recourir au droit naturel dans la description des normes
juridiques. Le concept central était alors celui de hiérarchie des normes.
La référence au droit positif nous poussant à explorer davantage l’origine judiciaire de l’idée de justice,
nous nous sommes arrêtés, enfin, sur la spécificité de l’acte de juger – la « subsomption » – et sur les
difficultés afférentes à un tel acte qui s’appuie sur une diversité de sources du droit. Si rendre justice,
c’est fondamentalement résoudre un litige, l’office du juge, sans être pour autant arbitraire, n’a rien de
mécanique ; fonction régalienne, elle est aussi humaine.