1937 - La Dialectique de L'éternel Présent II - de L'ACTE - Louis Lavelle (1937 1946)

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LOUIS LAVELLE

[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France

(1946)

LA DIALECTIQUE DE L’ÉTERNEL PRÉSENT

DE L’ACTE

Un document produit en version numérique par un bénévole, ingénieur français


qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène
Villeneuve sur Cher, France. Page web.

Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales"


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professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 2

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 3

Cette édition électronique a été réalisée par un bénévole, ingénieur français de


Villeneuve sur Cher qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de
Antisthène,

à partir du livre de :

Louis Lavelle

DE L’ACTE.

Paris : Fernand Aubier, aux Éditions Montaigne, 1946, 541 pp.


Collection : Philosophie de l’esprit. “La didactique de l’éternel pré-
sent.”

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte : Times New Roman, 14 points.


Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 27 février 2015 à Chicoutimi,


Ville de Saguenay, Québec.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 4

Louis Lavelle

DE L’ACTE

Paris : Fernand Aubier, aux Éditions Montaigne, 1946, 541 pp.


Collection : Philosophie de l’esprit. “La didactique de l’éternel pré-
sent.”
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 5

[4]

Du même auteur

LA DIALECTIQUE DU MONDE SENSIBLE (Belles-Lettres).


LA PERCEPTION VISUELLE DE LA PROFONDEUR (Belles-Lettres).
LA DIALECTIQUE DE L’ÉTERNEL PRÉSENT : DE L’ÊTRE (Alcan).
LA CONSCIENCE DE SOI (Grasset).
LA PRÉSENCE TOTALE (Editions Montaigne).
LE MOI ET SON DESTIN (Editions Montaigne).
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 6

[5]

PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT

COLLECTION DIRIGÉE PAR L. LAVELLE ET R. LE SENNE

LA DIALECTIQUE DE L’ÉTERNEL PRÉSENT

DE

L’ACTE
PAR

LOUIS LAVELLE

FERNAND AUBIER

ÉDITIONS MONTAIGNE, QUAI CONTI N° 13. PARIS

[6]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 7

REMARQUE

Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre


passe au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).

Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.


Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 8

[537]

Table des matières

LIVRE I
L’ACTE PUR [7]
__________

Première partie. La méthode [9]

Chapitre I. — L’Expérience de l’Acte [9]

A. — L’Acte, origine intérieure de moi-même et du monde [9]


B. — L’efficacité de l’Acte [14]
C. — La conscience de l’Acte s’accomplissant [19]

Chapitre II. — L’acte réflexif [28]

A. — De l’acte spontané à l’acte réflexif [28]


B. — De l’acte réflexif à l’acte absolu [32]
C. — Le cercle réflexif [36]

Chapitre III. — L’acte dialectique [42]

A. — L’analyse créatrice [42]


B. — De la dialectique de la contradiction à la dialectique de la participa-
tion [47]

Deuxième partie. Être et Acte [59]

Chapitre IV. — L’acte d’être [59]

A. — L’acte ou la genèse de l’être [59]


B. — L’acte d’être [63]
C. — Identité et distinction de l’être et de l’acte [70]

Chapitre V. — L’unité de l’Acte [78]

A. — L’unité de l’Acte fondement de l’unité de l’être [78]


B. — L’unité de l’Acte appréhendée au cœur même de la participation [85]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 9

Chapitre VI. — L’existence et l’essence [92]

A. — La division de l’essence et de l’existence [92]


B. — Les trois sens du mot existence [97]
C. — À la recherche de l’essence [103]

Troisième partie. Le Soi absolu [105]

Chapitre VII. — L’acte cause de soi [105]

A. — Le premier commencement éternel [105]


B. — L’actualité absolue [114]
C. — La volonté, ou l’expérience de la causalité de soi [120]

Chapitre VIII. — Le Soi pur [127]

A. — L’être en soi et par soi [127]


B. — L’ipséité pure [129]
C. — L’intimité de l’acte [133]
D. — L’acte personnel [140]

Chapitre IX. — La transcendance [145]

A. — Le lien de l’immanence et de la transcendance [145]


B. — L’acte de foi [154]

LIVRE II
L’INTERVALLE [161]
__________

Première partie. La genèse de l’intervalle [163]

Chapitre X. — L’acte pur et la participation [163]

A. — Le problème de la participation [163]


B. — L’acte, source de toutes les déterminations [170]
C. — La participation créatrice [174]

Chapitre XI. — La participation et la liberté [177]

A. — Naissance de la liberté [177]


B. — L’exercice de la liberté [190]
C. — Liberté et limitation [194]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 10

Chapitre XII. — La liberté et l’intervalle [200]

A. — L’intervalle et le jeu de la participation [200]


B. — L’intervalle et la disparité des contraires [207]
C. — L’intervalle et le moi qui se réalise [210]

Deuxième partie. Les modalités de l’intervalle [217]

Chapitre XIII. — L’un et le multiple [217]

A. — De l’un au multiple [217]


B. — Le multiple de l’un [224]

Chapitre XIV. — L’infini et le fini [234]

A. — Absolu et infini [234]


B. — La puissance et l’impuissance de la liberté [239]
C. — Réconciliation concrète [244]

Chapitre XV. — L’espace et le temps [250]

A. — L’espace et le temps comme expressions de l’intervalle [250]


B. — L’espace et le temps comme moyens de la participation [254]
C. — L’espace et le temps comme médiations entre la liberté et le monde
[261]

Troisième partie. L’intervalle rempli [269]

Chapitre XVI. — L’origine de la puissance [269]

A. — La puissance médiatrice entre l’acte pur et notre acte propre [269]


B. — La conscience, lieu des puissances [274]
C. — La puissance et l’actualisation [284]

Chapitre XVII. — L’apparition de la donnée [288]

A. — Correspondance de l’acte et de la donnée [288]


B. — L’apparition des qualités [295]
C. — La donnée et le don [302]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 11

Chapitre XVIII. — La formation du monde [311]

A. — Le monde ou l’intervalle rempli [311]


B. — De la matière à la vie [318]
C. — De la spontanéité instinctive à la spontanéité spirituelle [325]
D. — De la spontanéité spirituelle à la vocation et à l’essence [330]
__________

LIVRE III
L’ACTE DE PARTICIPATION [335]
__________

Première partie. Le Moi et la participation [337]

Chapitre XIX. — Le Moi en acte [337]

A. — Le moi, véhicule de la participation [337]


B. — Le moi, facteur de la détermination [345]
C. — Participation et devoir-être [354]

Chapitre XX. — Caractéristique de l’action [363]

A. — De l’acte à l’action [363]


B. — La création et les limites de l’action constructive [375]

Chapitre XXI. — Agir et pâtir [383]

A. — La réciprocité du pâtir et de l’agir [383]


B. — La suprématie de l’agir [390]

Deuxième partie. Le jeu de la participation [397]

Chapitre XXII. — Les choses, les idées et les êtres [397]

A. — L’implication des modes de la participation [397]


B. — La hiérarchie des modes de la participation [402]

Chapitre XXIII. — La division de la liberté [414]

A. — Le désir et la liberté [414]


B. — La liberté divisée [421]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 12

Chapitre XXIV. — Le circuit dialectique [429]

A. — La dissociation du vouloir et de l’entendement [429]


B. — L’amour et la circulation des différentes puissances de l’âme [443]

Troisième partie. L’acte triple [455]

Chapitre XXV. — L’acte de vouloir [455]

A. — Rapport de la volonté avec la liberté [455]


B. — Rapport de la volonté avec le désir, la matière, l’effort et le temps
[459]
C. — Au delà de l’effort et de la volonté séparée [468]
D. — La transition du vouloir à l’intellect [472]

Chapitre XXVI. — L’acte de penser [480]

A. — L’attention et la rétrospection [480]


B. — L’universalité représentative et la portée ontologique de la connais-
sance [487]
C. — Du concept à l’essence [497]
D. — L’intelligence spirituelle [506]

Chapitre XXVII. — L’acte d’aimer [511]

A. — L’amour et l’unité de la conscience [511]


B. — L’amour et l’altérité [517]
C. — L’amour créateur [522]
D. — L’amour, lien de la liberté et de la valeur [532]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 13

[7]

DE L’ACTE

LIVRE I
L’ACTE PUR
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[8]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 14

[9]

LIVRE I. L’ACTE PUR

PREMIÈRE PARTIE
LA MÉTHODE

Chapitre I
L’EXPÉRIENCE DE L’ACTE

A. – L’ACTE, ORIGINE INTÉRIEURE


DE MOI-MÊME ET DU MONDE

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ART. 1 : La métaphysique cherche à retrouver l’acte primitif dont


dépendent à la fois mon être propre et l’être du monde.

Le chemin qui conduit vers la métaphysique est particulièrement


difficile. Et il y a peu d’hommes qui acceptent de le gravir. Car il
s’agit d’abolir tout ce qui paraît soutenir notre existence, les choses
visibles, les images et tous les objets habituels de l’intérêt ou du désir.
Ce que nous cherchons à atteindre, c’est un principe intérieur auquel
on a toujours donné le nom d’acte, qui engendre tout ce que nous
pouvons voir, toucher ou sentir, qu’il ne s’agit point de concevoir,
mais de mettre en œuvre, et qui, par le succès ou par l’échec de notre
opération, explique à la fois l’expérience que nous avons sous les
yeux et la destinée que nous pouvons nous donner à nous-même.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 15

Il y a toujours chez le philosophe une pudeur secrète. Car il re-


monte jusqu’aux sources mêmes de tout ce qui est. Or toutes les
sources ont un caractère mystérieux et sacré, et le moindre regard suf-
fit à les troubler. C’est qu’il y a dans ces sources à la fois l’intimité de
la volonté divine, que je tremble d’interroger, et l’intimité de ma vo-
lonté propre, que je tremble d’engager. [10] L’obscurité, le mysti-
cisme, sont souvent des marques de cette pudeur. Que puis-je saisir,
que puis-je exprimer, sinon des manifestations de cette volonté pure
qui la déterminent, l’individualisent, la limitent et déjà la corrom-
pent ?
Les philosophes ont toujours cherché quel est le fait primitif dont
tous les autres dépendent. Mais le fait primitif, c’est que je ne peux ni
poser l’être indépendamment du moi qui le saisit, ni poser le moi in-
dépendamment de l’être dans lequel il s’inscrit. Le seul terme en pré-
sence duquel je me retrouve toujours, le seul fait qui est pour moi
premier et indubitable, c’est ma propre insertion dans le monde.
Mais où est le véritable point d’insertion ? Ce n’est ni dans ma
pensée solitaire, ni dans l’obstacle qui m’arrête et me découvre ce que
je ne suis pas plus encore que ce que je suis, ni dans l’angoisse qui, au
moment où je suis prêt à me donner l’être, me fait sentir mon oscilla-
tion entre l’être et le néant, bien que la pensée, l’obstacle et l’angoisse
soient inséparables de la naissance de la conscience, et même qu’elles
l’obligent sans cesse à renaître, puisqu’elles sont destinées à empêcher
l’habitude de se former, ou à m’y soustraire, si déjà elle est là. Le fait
primitif réside dans une expérience infiniment plus positive, qui est
celle de ma présence active à moi-même ; c’est le sentiment de ma
responsabilité à l’égard de moi-même et du monde.
L’expérience avec laquelle commence tout à la fois l’émotion que
la vie nous donne et la révélation de notre être propre, ne consiste
donc pas dans le spectacle déployé devant notre regard et dont nous
faisons nous-même partie, mais dans la mise en jeu d’un mouvement
que nous sommes capable d’accomplir, qui dépend de notre seule ini-
tiative, qui nous éveille à la conscience de nous-même et qui, en
changeant l’état du monde, nous montre l’empire même dont nous
disposons. Dès que je suis attentif au pouvoir que j’ai de remuer le
petit doigt, je répèterai cent fois ce geste avec le même émerveille-
ment. A ce moment-là seulement je commence à saisir le réel par le
dedans, c’est-à-dire dans l’activité même dont il dérive, qui forme
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 16

mon être même et que j’ébranle ou que je retiens par une simple déci-
sion qui dépend de moi seul.
Cependant le mouvement n’est ici que le signe et le témoin d’une
activité plus secrète. Mais il suffit à montrer qu’au lieu de me trouver
pris dans un devenir sans fin où je ne cesse de m’échapper à moi-
même, je ne saisis au contraire ce que je suis [11] que dans cet acte
par lequel je m’arrache moi-même au devenir pour recommencer sans
cesse à être, et sans lequel je ne percevrais pas le devenir lui-même.
C’est là un acte de création qui est toujours un consentement à ce que
je veux penser, produire ou être.

ART. 2 : La métaphysique est suspendue à l’expérience même de


l’acte dont je dispose, mais qui me dépasse du dedans par la puis-
sance qui l’alimente et du dehors par les effets qu’il me permet de
produire.

La métaphysique repose sur une expérience privilégiée qui est


celle de l’acte qui me fait être. Seulement on pense presque toujours
qu’il ne peut y avoir d’autre expérience que celle de l’objet. C’est
pour cela que l’acte lui-même a toujours paru impossible à saisir ; ain-
si la pensée qui saisit tout le reste a toujours paru insaisissable préci-
sément parce qu’on voulait qu’elle ne pût être saisie elle-même que
comme un objet. Il était donc naturel de la reléguer dans un monde qui
nous était caché et d’en faire soit un être hypothétique, soit une activi-
té mystérieuse que l’on appelait transcendantale pour montrer qu’elle
devait nous échapper toujours. Entre la pensée et l’objet physique on
accordait une place intermédiaire à l’état psychique qui était saisi par
une expérience bâtarde à laquelle on donnait le nom d’introspection et
dans laquelle l’acte de la pensée se créait pour ainsi dire une sorte
d’objet intérieur. Mais nous ne sommes pas bien sûr qu’il existe des
états psychiques ; et en tout cas il n’y a aucun état qui mérite ce nom
et qui ne nous paraisse exprimer une relation entre l’acte de la pensée
et un objet physique qui est notre propre corps. Mais cet acte de la
pensée, bien que n’étant jamais isolé, n’est pas pourtant ignoré de
nous. Nous l’atteignons dans une expérience permanente qui ne se
distingue pas de son accomplissement ; et cette expérience est vérita-
blement métaphysique parce qu’elle dépasse toute expérience phy-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 17

sique. Elle est à la fois personnelle et universelle parce que, si je ne


puis l’éprouver qu’au dedans de moi, elle n’est ni une pure donnée
contingente, ni une opération arbitraire, puisqu’elle est l’expérience
d’une activité de droit qui porte toujours en elle l’exigence de sa
propre justification.
L’originalité de la métaphysique, c’est de décrire cette expérience
constitutive qui possède un caractère d’intimité pure, mais par laquelle
se pose tout ce qui peut être posé, y compris [12] la pluralité des cons-
ciences et l’accord même qu’elles cherchent et qui les fuit. Ici le
monde cesse pour nous d’être une simple représentation, bien que
nous devions nous demander comment il est astreint à le devenir.
C’est toujours de nous-même qu’il s’agit et de la manière dont nous
sommes engagé dans le monde. C’est nous qui nous cherchons et qui,
en nous cherchant, devons trouver le monde qui nous détermine et que
nous déterminons à notre tour.
Je ne suis que par un acte que j’accomplis moi-même intérieure-
ment, acte toujours à l’œuvre, même quand je ne le fais pas mien, et
qui, dès que j’y participe, est toujours juge de lui-même et médiateur
entre la connaissance et le vouloir : il est le cœur et le secret de la
création.
Mais je découvre bientôt deux choses que les théoriciens de
l’activité ont toujours une tendance à laisser échapper : la première,
c’est que, si l’acte se traduit par un mouvement, l’acte réside dans la
décision même que le mouvement ait lieu, et non point dans son dé-
clenchement qui demeure toujours un incompréhensible mystère. Bien
plus, le mouvement ne jouit ici d’aucun privilège, car la même déci-
sion, qui n’est qu’un consentement pur, je la retrouve dans toutes les
démarches de ma conscience et jusque dans cette attention que je
prête au spectacle du monde et sans laquelle il ne serait rien. De part
et d’autre il y a une opération que nous sommes libre d’accomplir, et
de part et d’autre un résultat qui s’effectue dont elle est le moyen plu-
tôt que la cause : de ce résultat la science essaie de décrire le méca-
nisme, mais après qu’il s’est produit, en le considérant seulement du
dehors et dans la représentation même qu’il offre au regard. Or c’est
cette jonction de l’intérieur et de l’extérieur, d’un acte qui se réalise
en nous et d’un effet qui s’achève hors de nous, que nous essaierons
de résoudre par la théorie de la participation.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 18

Mais cette théorie trouve un autre appui dans une deuxième obser-
vation qui échappe souvent à ceux qui considèrent l’acte intérieur
comme formant l’essence la plus profonde de notre être : car il ne suf-
fit pas de dire que ses effets sont extérieurs à lui, et le suivent, mais en
le dépassant sans qu’on puisse les en déduire ; il se trouve dépassé
aussi pour ainsi dire du dedans dans l’initiative qui est en lui, qui sup-
pose à son tour une efficacité pure toujours présente et disponible
qu’elle met en œuvre, mais à l’égard de laquelle elle demeure elle-
même seconde.
[13]
Ainsi l’expérience de nous-même nous montre que l’acte qui nous
est propre se trouve dépassé par des effets qui dépendent de lui, parce
qu’il les a voulus, et qui ne dépendent pas de lui, parce qu’ils résultent
de l’ordre de l’univers ; et il est également dépassé par la source dans
laquelle il puise et que l’on peut définir, en elle-même, comme une
actualité éternelle, et, par rapport à lui, comme la puissance même
qu’il actualise et qui, en s’offrant à être participée, fait apparaître
toutes les puissances du moi et toutes les puissances que nous voyons
en jeu dans le monde.
On ne s’étonne comme d’un miracle de pouvoir agir que parce que
cet acte est à la fois reçu et exercé, de telle sorte qu’au moment où
nous croyons lui donner l’être, c’est lui qui nous le donne.

ART. 3 : Le mot acte doit être préféré au mot activité.

On peut demander pourquoi nous employons le mot acte qui


semble toujours désigner une opération particulière et limitée, plutôt
que le mot activité qui désigne la puissance même d’où tous les actes
dérivent. Il y a à cela une quadruple raison que comprendront très vite
tous ceux qui auront saisi la signification de notre analyse : c’est que
le mot activité est abstrait tandis que le mot acte est concret (il est
l’essence de l’activité qui n’est elle-même que le nom générique des
actes particuliers), — que le mot activité n’exprime jamais qu’une
possibilité, tandis que le mot acte exprime un accomplissement, —
que l’activité aurait besoin pour s’exercer d’un ébranlement extérieur
à elle, au lieu que l’acte est générateur de lui-même, — que l’activité
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 19

appelle son contraire, qui est la passivité, mais que l’acte n’a pas de
contraire, de telle sorte que les actes ne diffèrent pas les uns des autres
en tant qu’actes, mais justement par le mélange d’activité et de passi-
vité auquel on peut les réduire.
On voit donc que poser l’acte, ce n’est point comme on nous le re-
prochera peut-être, tout résoudre par un mot. Dire que l’acte est le
fond ultime du réel, c’est dire qu’il est invisible parce qu’il ne nous est
jamais donné et qu’il ne se découvre à nous que par une œuvre à faire,
une tâche à réaliser, un devoir à remplir. Ce qui suffit pour nous pré-
server à jamais de tout soupçon d’idolâtrie.
[14]

B) L’EFFICACITÉ DE L’ACTE

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ART. 4 : L’acte doit être défini comme l’efficacité toute pure : il est
la source suprême de toute détermination et de toute valeur.

En cherchant à définir l’essence de l’acte, nous ne trouvons pas de


meilleure expression que celle-ci : c’est qu’il est l’efficacité pure.
C’est en ce sens qu’on a pu le considérer comme supérieur et étranger
à toutes les formes d’existence que nous pouvons connaître et qui im-
pliquent toujours quelque détermination, c’est-à-dire quelque passivi-
té. C’est pour cela que, bien qu’il soit invisible, il est présent partout
et qu’il n’y a rien qui se produise dans le monde et dont il ne soit en
quelque sorte la puissance réalisante. De telle sorte que, s’il engendre
toujours quelque effet particulier, cet effet s’explique par lui, à l’égard
de ce qu’il a de positif, et par la nature ou les circonstances de la par-
ticipation, à l’égard des limites qui le circonscrivent et qui permettent
de le définir.
Tout ouvrage qu’il semble produire le divise, l’exprime ou le rend
visible, mais ne peut pas être regardé comme étant le terme où il abou-
tit. Toute joie inséparable de quelque possession est la joie même de
son accomplissement dont la possession n’est qu’une image figura-
tive. Il se réduit donc à son propre jeu et c’est pour cela que le mot jeu
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 20

a deux sens qui sont presque opposés. Car il est pris au sens de diver-
tissement lorsque nous regardons toute activité sérieuse comme une
activité utile ; mais alors, une fois que l’utilité est satisfaite et que tous
nos besoins sont comblés, on peut encore demander ce qui nous reste.
N’avons-nous qu’à mourir ? Or ce qui nous reste, n’est-ce pas préci-
sément la fin vers laquelle tendait l’activité utile et que déjà elle
commençait à esquisser et à préparer ? N’est-ce pas une activité plus
pure, libérée de toute préoccupation étrangère, se suffisant à elle-
même et jouissant, au sens plein et fort, de son propre jeu ?
On pourrait dire de l’acte qu’il est absolument indéterminé ; cela
est vrai, mais à condition que nous considérions cette indétermination
comme le signe de sa richesse et non point de sa pauvreté ; cette indé-
termination exclut toute limitation, mais c’est afin de permettre à tous
les êtres de se créer eux-mêmes, par une opération de participation,
c’est-à-dire de limitation. On pourrait le considérer comme une possi-
bilité infinie et cela [15] est légitime en un sens à l’égard des êtres fi-
nis qui, en effet, n’auront jamais fini de l’actualiser. Mais il n’est ja-
mais qu’au point même où cette actualisation se produit, de telle sorte
qu’à son égard, ce sont les êtres finis au contraire qui demeurent tou-
jours à l’état de puissances inachevées et imparfaites.
Enfin, on pourrait dire aussi que dans cet acte infini il y a une in-
différence totale au bien et au mal qui trouvent également en lui leur
origine, de telle sorte qu’au lieu d’être le principe de la valeur, il fau-
drait le subordonner d’abord au bien pour lui attribuer à lui-même une
valeur. Ce n’est là pourtant qu’une apparence. Le mal vient toujours
de la passivité, c’est-à-dire d’une limitation de l’acte qui à un certain
moment se renonce, fléchit et se laisse séduire. C’est à ce signe que
l’on a toujours reconnu l’intervention du démon dans le monde. C’est
là aussi le caractère propre de la passion. Nous disons que le mal est
victorieux de nous, que nous lui cédons. Nous avons toujours une
conscience assez claire, chaque fois qu’elle se produit en nous, de
cette lâcheté, de cette défaite. Il arrive même que ce qui nous reste
d’activité se met pour ainsi dire à son service et en devient complice :
et c’est là justement ce que nous appelons perversité. Au contraire, le
bien, c’est la pureté de l’acte enfin retrouvée ; et ce mot de pureté est
lui-même instructif : il représente pour nous l’essence originaire du
bien, c’est-à-dire cette activité transparente et innocente qu’aucune
préoccupation d’amour-propre n’est venue interrompre, qu’aucune
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 21

recherche d’un avantage extérieur et d’une jouissance subie n’est ve-


nue souiller.

ART. 5 : Si l’acte est l’efficacité toute pure, l’effet qu’il produit en


est le témoignage et non pas la fin, car l’acte est à lui-même sa propre
fin.

Il est vain de demander si l’acte présente par lui-même un carac-


tère d’efficacité. Car nous entendons par acte cette efficacité même ;
et, par opposition à l’acte, l’objet ou l’état sont précisément ce qui,
étant sans efficacité, témoigne pour elle. Nous pensons presque tou-
jours que l’efficacité se reconnaît pour ainsi dire à son produit. Mais
ce produit marque plutôt encore sa limitation ; tout au plus peut-on
dire que l’inefficacité qui est en lui nous rejette vers une efficacité
sans laquelle il ne subsisterait pas. On admettra volontiers que
l’efficacité réside dans le succès, mais le succès ne fait qu’un avec
l’acte [16] lui-même considéré comme opération pure ; l’effet n’y
ajoute rien, bien qu’il faille toujours qu’il demeure présent. Mais il est
le moyen de l’activité et non pas sa fin. C’est par lui que notre initia-
tive toujours limitée entre en rapport avec l’activité éternelle et trouve
en elle un objet qui lui répond. Le propre de l’idolâtrie, c’est de consi-
dérer cet objet comme ayant par lui-même une existence indépendante
et suffisante ; mais le propre de l’impiété, c’est de le mépriser, de ne
pas voir que c’est par lui seulement, en lui donnant tout son relief et
non point en cherchant à le réduire, que notre acte personnel trouve
son union, non pas seulement avec l’univers qui est devant lui, mais
avec la source même dont il dépend toujours.
On se représente presque toujours l’acte comme créateur et sa créa-
tion comme subsistant pour ainsi dire hors de lui-même : il pourrait
entrer dans le repos et disparaître quand il l’a produite. Nous pensons
au contraire que le propre de l’acte, c’est de se créer lui-même et de
n’avoir point d’autre fin que lui-même. Il serait plutôt vrai de dire en
un sens que le créé n’est pour lui que l’instrument dont il se sert pour
agir : c’est pour cela que, quoi qu’on puisse dire, c’est toujours le créé
qui passe, alors que l’acte renaît éternellement lui-même, c’est-à-dire
qu’il n’a jamais cessé d’être.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 22

De plus, comment y aurait-il une fin qui fût au delà de l’acte lui-
même ? La fin d’un acte ne peut pas être un objet dans lequel il vien-
drait mourir, mais un acte plus parfait et plus pur dans lequel il vien-
drait au contraire s’épanouir. On le voit bien dans l’exercice de
l’activité intellectuelle qui cherche la vérité, mais qui, au lieu de
s’interrompre quand elle l’a trouvée, devient contemplative, c’est-à-
dire s’exerce dans une activité sans obstacle qui ne fait plus qu’un
avec son objet. Nul ne doute non plus que l’acte volontaire, au lieu de
cesser, n’atteigne son sommet au moment où les obstacles dont nous
avions fait des objets disparaissent, et où la spontanéité, interrompue
d’abord par la réflexion, coïncide à la fin avec elle.
Que l’acte ne soit pas l’opération qui produit la chose et qui ensuite
s’en détache et lui permet de subsister seule, on le montre en disant
que la chose est en acte précisément lorsqu’elle est. S’il n’y a point
d’autre être réel que l’être qui est en acte, c’est que l’être est l’acte
même. Il est dans et par l’opération qui le produit ; il est cette opéra-
tion. Il n’y a rien de réel ni en soi ni pour nous que dans l’acte même
qui en fait la réalité [17] et, lorsqu’il nous semble que cette réalité est
faite, c’est déjà qu’elle a disparu, ou du moins qu’en cessant d’être la
fin de l’acte qui l’a produite, elle est tombée au rang de matière pour
un acte nouveau. Une chose ne peut être que par l’acte intérieur qui la
soutient dans l’existence, au moins par cet acte de l’appréhension qui
lui donne cette forme tout à fait humble de l’existence qu’est
l’existence comme phénomène ou l’existence pour un autre.
Toute création se produit donc sur le chemin qui sépare l’acte par-
ticipé de l’acte absolu : elle mesure la distance qui les sépare ; de telle
sorte que de cet acte lui-même on peut dire à la fois qu’il ne crée rien,
si l’on veut dire qu’en s’engendrant lui-même éternellement il se suffit
entièrement à lui-même, et qu’il crée tout ce qui est, si l’on veut dire
qu’il offre à la participation une possibilité surabondante, qu’elle ne
cesse de mettre en œuvre, mais qu’elle n’épuisera jamais.
On comprend maintenant sans peine pourquoi l’acte qui s’exerce
toujours dans le présent n’a point lui-même d’autre efficacité qu’une
efficacité de présence. Il lui suffit de se créer lui-même : c’est là son
essence éternelle. Il n’est tendu vers aucune fin extérieure à lui et qu’il
produirait pour ainsi dire avec effort. Et en se créant, il crée tout le
reste, c’est-à-dire toutes ses manifestations et tous ses effets, qui résul-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 23

tent toujours de la perfection plus ou moins grande avec laquelle il est


participé.
Quelle erreur de penser qu’il faut pour agir ajouter quelque chose à
l’être ! En réalité, si l’être est l’efficacité même, il suffit pour que son
activité s’exerce de le mettre à nu. Toute action qu’on voudrait y ajou-
ter apparaîtrait comme un effort impuissant de l’amour-propre qui se
croit capable d’enrichir ce qui est, quand il s’agit seulement de le dé-
couvrir.
Mais bien que le mot acte exclue le temps, puisqu’il faudrait au-
trement introduire en lui de la passivité à l’égard du passé et de
l’indétermination à l’égard de l’avenir, et qu’il y ait, comme tout le
monde le veut bien, une liaison nécessaire entre l’acte et l’actualité, il
n’a point en lui pourtant ce caractère d’immobilité qu’on attribue en
général à l’être intemporel. Bien loin de là, il est plutôt le mouvement
pur ou plutôt la mobilité parfaite tout entière intérieure à elle-même et
étrangère à tout chemin déjà parcouru ou encore à parcourir. Il est
semblable à une flamme qui se nourrirait d’elle-même et qui, sans
changer de lieu, n’aurait jamais aucune de ses parties au repos.
[18]

ART. 6 : Puisque l’acte est l’origine de lui-même et de tout ce qui


est, il est aussi créateur de ses propres raisons.

Le propre de l’acte, c’est de produire sa propre lumière, c’est de


porter sans cesse témoignage de lui-même, c’est de s’expliciter par
des raisons, c’est, si on le considère dans son essence créatrice,
d’appeler à l’existence et de soutenir par son efficacité toutes les
choses et tous les êtres qui remplissent le monde. Faut-il alors lui de-
mander ce qu’il est, puisqu’il est l’origine même de tout ce qui est, qui
tire de lui seul cela même qui le fait être ? Faut-il lui demander sa rai-
son, puisqu’il engendre toutes les raisons, c’est-à-dire les contient et
les surpasse toutes ? Faut-il lui demander de se faire voir, puisqu’il est
cette lumière dans laquelle il nous permet de tout voir ? Quand on
passe de l’acte pur à l’acte participé, il y a un renversement de pers-
pective qui est singulier, mais qui est en un certain sens la clef de tous
les problèmes dans lesquels s’embarrasse la pensée philosophique :
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 24

c’est que, si l’opposition de l’acte et de l’être est la condition même


du jeu de notre pensée, il faut que dans l’absolu l’Acte soit le principe
suprême dont l’être est pour nous la révélation, mais qu’il n’épuise
jamais ; et il faut que, dans notre conscience, l’acte participé cherche
sans cesse la présence totale de l’Être avec laquelle pourtant il ne
coïncide jamais.
Il y a donc une grande naïveté à vouloir dériver l’Être lui-même de
certaines raisons qui le fondent et le justifient. Car ces raisons elles-
mêmes ne peuvent être qu’intérieures à l’Être. Nous sommes sûr
qu’elles ne peuvent lui manquer ; et puisque l’Être est, il porte en lui
ses propres raisons, il les produit en se produisant. Puisqu’il n’y a pas
hétérogénéité entre l’être et l’intelligence qui n’a point d’autre objet
que de connaître l’être et qui est compétente pour réaliser cette con-
naissance, précisément parce qu’elle est et qu’il y a consubstantialité
entre l’être et elle, il n’y a rien non plus dans l’être qui puisse en droit
lui échapper ni repousser sa juridiction. Dire que l’Être engendre
l’intelligence, c’est dire qu’il engendre ses raisons d’être. Ainsi, tout
ce qui est doit être susceptible d’être pensé comme possible et comme
nécessaire. Et dans la mesure où il y a dans l’être un vouloir-être et où
ce vouloir-être, comme la pensée de l’être, s’applique lui aussi en
droit à la totalité de l’être indivisible, il introduit en lui une valeur qui
le sauve comme la pensée introduit en lui une intelligibilité qui
l’explique.
[19]
Dire que l’acte est créateur de ses propres raisons, c’est dire qu’il
s’offre perpétuellement à nous sous les espèces de l’intelligibilité et de
la valeur qui sont à la fois en nous les ressorts de la participation et ses
effets. Il n’y a point d’acte qui n’ait pour objet d’accroître dans le
monde les motifs de comprendre et d’aimer.
Dans le monde de la participation mon être propre dépend de ma
volonté ; quant à l’être du monde, je ne puis que le penser : il n’est en
moi qu’une idée. Mais cette volonté et cette idée sont dans un rapport
réciproque, car l’idée du monde n’existerait pas sans ma volonté qui la
soutient et ma volonté n’existerait pas sans cette idée qui l’alimente.
Par cette volonté, par cette idée, par leur rapport, le monde est sans
cesse remis au creuset : il est tenu de fournir lui-même sa propre justi-
fication. Et selon l’attitude que je prendrai à son égard, il paraîtra in-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 25

telligible ou déraisonnable, digne d’horreur ou d’admiration. C’est


toujours la liberté qui doit le reprendre en main et, selon le parti
qu’elle prend, elle peut toujours se montrer soit divine, soit démo-
niaque.

C) LA CONSCIENCE DE L’ACTE
S’ACCOMPLISSANT

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ART. 7 : L’acte, loin d’échapper à la conscience, en constitue


l’essence même.

On demande toujours comment l’acte lui-même pourrait être ac-


compagné de conscience et l’on pense qu’il n’y a conscience que de
l’objet. Mais outre qu’il n’y a de conscience de l’objet que par l’acte
même qui le perçoit, pourquoi remonterions-nous jusqu’à un tel acte,
— ce que personne n’évite, ni ceux qui font dépendre le monde de
l’acte divin, ni ceux qui font dépendre la représentation d’un acte
transcendantal, ni ceux qui font dépendre d’un acte d’attention
l’expérience telle qu’elle leur est donnée, — si cet acte n’ébranlait pas
la conscience au moment où il se produit, s’il ne nous invitait pas à
chercher dans son exercice même la raison d’être de tous les effets
qu’il produit et de toutes les données qu’il met sous nos yeux ?
Mais il y a plus : non seulement le mot acte implique nécessaire-
ment la conscience, puisque sans elle nous n’aurions affaire qu’à une
force aveugle qui ne mériterait ce nom à aucun degré, mais encore il
faut dire que c’est par lui que se constitue la conscience, c’est-à-dire
cette initiative intérieure par laquelle [20] la personne prend posses-
sion d’elle-même en s’engageant par des démarches qu’elle a choisies
et dont elle assume la responsabilité. L’acte n’est pas, comme on le
croit souvent, une opération à laquelle on conclut à partir de ses effets
(quel droit aurions-nous alors de la nommer encore un acte ?), c’est
une opération que l’on exerce pour devenir ce que l’on veut être.
On a donc tort de vouloir identifier la conscience avec la lumière
qui éclaire un objet. Car elle est l’acte même qui produit cette lumière.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 26

L’objet qu’elle enveloppe est objet de connaissance ; mais la cons-


cience, c’est la génération de cette lumière par l’acte même qui me
fait être. Il n’y a donc que de l’acte que l’on puisse avoir conscience,
encore que l’on doive soutenir que, quand cet acte s’exerce, il est tou-
jours inséparable de la connaissance de quelque objet. Il est l’éveil de
la subjectivité, il en demeure toujours le foyer. Loin d’exclure la
conscience, il en exprime la pureté originaire et toujours naissante. En
mettant l’acte hors de la conscience, on abolirait en lui l’intimité, la
subjectivité, l’appartenance, c’est-à-dire ce qui fait son essence d’acte.
Il est lui-même la démarche par laquelle l’être qui la fait se fait lui-
même en pensant qu’il la fait. Il est donc la source et l’essence de la
conscience, comme le voit Descartes, par opposition à tous ceux qui
ne laissent passer dans notre conscience que des états et rejettent la
liberté même qui les produit dans un mystère tragique où elle nous
échappe à nous-même.
Le secret de l’acte, c’est donc de créer cette relation de soi avec soi
qui est la conscience même ; il est la possibilité, avant de s’appliquer à
aucun objet, qui est toujours un phénomène, de faire de soi un être
qui, n’étant qu’un avec cet acte même, s’oppose à tous les phéno-
mènes et permet justement de les penser. Loin que l’acte par lequel je
produis ce que je suis s’oppose à l’acte par lequel je produis la cons-
cience de ce que je suis, ces deux actes se confondent. Maine de Biran
avait aperçu cette vérité fondamentale qui est la clef de la métaphy-
sique ; il l’a affirmée avec plus de netteté encore que Descartes pour
qui elle était si évidente qu’il ne pensait pas qu’elle pût être niée. Le
moi est pour Biran identique à la volonté : et le moi se connaît par cet
acte même qui le fait entrer dans l’existence. Nul ne saurait établir une
autre distinction qu’une distinction de raison entre la volonté d’être et
la volonté d’être conscient, entre son être conscient et son être même.
La coïncidence de ces deux [21] vouloirs qui se révèle encore dans
tout acte de participation est le secret de l’Acte pur, qui précède la
possibilité de leur dissociation. Celle-ci ne peut se manifester que
lorsque nous opposons à un être qui n’est pas le nôtre, et qui surpasse
notre être propre, une connaissance qui est la nôtre, mais qui,
n’ajoutant rien à ce qu’il est, ajoute pourtant à ce que nous sommes.
Mais elle ne peut se produire ni à l’égard de l’acte par lequel se fonde
notre être personnel, ni à l’égard de l’acte par lequel se fonde l’être
même du Tout.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 27

ART. 8 : La conscience ne fait qu’un avec l’intuition de l’acte


s’accomplissant.

Ce rapport de l’acte et de la conscience paraît toujours obscur


parce qu’on imagine que l’acte est posé d’abord et qu’une conscience
qui vient d’ailleurs s’applique à lui du dehors pour l’éclairer. Mais
c’est l’acte même qui engendre la conscience de tout le reste en même
temps que de lui-même.
Il est singulier que dans la prise de conscience nous soyons dispo-
sés le plus souvent à isoler l’objet de l’acte qui le saisit, en considérant
la conscience comme s’appliquant en effet à cet objet, mais non point
à l’acte qui le pose, sous prétexte que de cet acte nous ne pouvons pas
faire un objet. Mais, outre que le mot de conscience s’applique d’une
manière privilégiée à la lumière qui éclaire cet acte même quand nous
l’accomplissons et sans laquelle il ne serait pas un acte, et que le mot
de connaissance conviendrait mieux à la représentation de l’objet, il
est évident que nous n’aurions jamais l’idée de cet acte si le monde se
réduisait pour nous à un spectacle objectivé : comme le soutient par
exemple l’empirisme. Bien plus, si nous essayions de faire de l’acte
lui-même un objet, l’acte s’échapperait aussitôt vers l’opération qui
pose ce nouvel objet et qui nous permet de le saisir. Ainsi on
s’explique que Kant ait préféré mettre l’acte au delà de la conscience
que d’en faire un objet pour la connaissance. Mais la conscience n’est
pas la connaissance, bien qu’elle ne puisse pas en être séparée. Elle est
l’expérience interne de l’acte dans son initiative et dans son accom-
plissement. Que nous ayons une telle expérience, c’est ce dont té-
moigne suffisamment sans doute l’examen de la volonté. C’est en elle
que l’on saisit le mieux l’acte à l’état pur indépendamment de toute
image. Qui oserait dire que la volonté elle-même n’est connue que par
ses effets, bien qu’elle soit toujours connue avec eux ? Qui [22] ose-
rait pousser l’empirisme assez loin pour soutenir qu’elle ne peut être
qu’induite ? Or le propre de la conscience est précisément
d’accompagner et de traduire les démarches de la volonté qui naît,
fléchit, change de sens, succombe en moi et avec moi selon les alter-
natives du consentement intérieur. C’est en elle sans doute que nous
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 28

rencontrons de la manière la plus directe et la plus vive l’essence de


l’acte de participation, considéré à la fois comme reçu et comme as-
sumé, comme fondant notre propre intériorité, comme infini en droit
et limité en fait. Et l’on peut dire que c’est par leur rapport avec la vo-
lonté que la pensée et l’amour méritent encore le nom d’acte, d’abord
parce que l’un et l’autre sont impliqués par la volonté, s’il est vrai que
l’on ne peut vouloir que ce que l’on pense et ce que l’on aime, ensuite
parce que, si la pensée nous donne la représentation virtuelle d’un
monde qui surpasse notre propre vouloir, l’amour est lui-même une
sorte d’appel au vouloir d’un autre, l’attente, la demande et l’espoir
qu’il se tourne vers nous comme le nôtre se tourne vers lui et qu’il soit
notre soutien dans l’être comme nous cherchons à être le sien.
Il n’y a rien de plus beau et sans doute de plus difficile à réaliser et
à exprimer que cette conscience de l’acte s’accomplissant qui, par une
sorte de pureté et de pudeur de lui-même, tire des ténèbres et du néant
tous les objets auxquels il s’applique pour les connaître ou pour les
produire, sans devenir jamais lui-même un objet susceptible de pren-
dre place au milieu de tous les autres : semblable en cela à la lumière
qui enveloppe tout ce que nous voyons, et qui n’est vue à son tour que
par un regard assez désintéressé et assez pur pour discerner dans les
objets eux-mêmes les différentes manières dont elle se réfléchit, se
réfracte et se divise.
La conscience de l’acte s’accomplissant surpasse le temps, non
point parce qu’elle s’évade dans un monde mystérieux où le temps ne
trouverait plus de place, mais parce qu’elle s’exerce dans un présent
d’où elle ne peut sortir. Or ce présent n’est point un présent ponctuel
puisqu’au contraire il se réalise par une superposition incessante entre
la pensée de ce qui vient d’être et la pensée de ce qui va être. C’est
cette exacte superposition qui constitue la conscience même de l’acte
s’accomplissant. Cette conscience ne fait qu’un avec l’existence
même, toujours intermédiaire entre les deux néants de ce qui n’est
point [23] encore et de ce qui n’est plus, mais qui les contient en elle
dans l’indivisible unité d’une possibilité qui se réalise.
Seulement, si l’on pense que nulle activité spirituelle n’est au delà
de la conscience et que la conscience même se confond avec son pur
exercice, alors nous pouvons élargir le sens du mot expérience jusqu’à
lui faire signifier cette expérience créatrice par laquelle nous assistons
en les produisant à l’avènement de nous-même et du monde tel qu’il
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 29

nous est donné. Décrire cette activité, ce sera aussi pour nous la justi-
fier. Ce sera montrer la fin qu’elle poursuit, les limites qui la bornent,
le terme qu’elle vise et celui qu’elle atteint, la possession qui lui est
donnée, la convergence ou la disproportion entre ce qu’elle cherche et
ce qu’elle obtient. En la décrivant comme une activité de participa-
tion, inséparable de la puissance créatrice, et puisant en elle selon une
mesure qui lui est propre, nous montrerons que la totalité de
l’expérience se forme pour elle et grâce à elle ; car notre passivité ap-
parente à l’égard du monde donné, c’est la présence pour nous de tout
ce qui dans l’acte pur surpasse notre propre opération, mais est pour-
tant appelé par elle et lui répond. La matière cesse alors d’être un
terme inintelligible, irréductible et hétérogène à la pensée elle-même.
De même l’acte cesse d’être une condition transcendantale de
l’expérience, mais qui la produit en lui demeurant étrangère : il ac-
compagne la conscience et même il la constitue dans ses deux carac-
tères essentiels, l’attention à soi et la maîtrise de soi. Il n’y a plus de
chose en soi ni d’arrière-monde, puisque notre pensée est coextensive
à l’être à la fois par sa puissance et par son essence, bien que l’être la
déborde de deux manières, à la fois par l’acte éternel qui l’inspire et
par l’infinité même des apparences qui se déploient devant elle. Enfin
on voit cesser le mystère même de la correspondance entre notre pen-
sée et les choses, puisqu’elles ont la même origine et que les choses
surgissent devant la pensée pour exprimer à la fois sa puissance et ses
bornes, ce qu’elle est capable seulement d’évoquer, mais qui la para-
chève et qui est toujours pour elle indivisiblement un produit, un obs-
tacle et un don.

ART. 9 : C’est quand notre activité est la plus pure que notre cons-
cience est la plus parfaite.

On n’acceptera pas surtout de laisser identifier la conscience avec


le doute ou avec la pure recherche. La conscience obtient [24] son
point le plus haut dans la découverte, c’est-à-dire quand son opération
s’achève en coïncidant exactement avec son objet. Nous ajouterons
que, dans son exercice le plus parfait, la conscience abolit cette dualité
qui persiste en elle aussi longtemps qu’il y a encore un relâchement
dans son activité. Mais nous savons que tout acte véritable nous capte
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 30

tout entier, l’acte intellectuel comme tous les autres : si alors la cons-
cience de soi diminue, dira-t-on que la conscience tout court diminue
aussi et que, dans cette tension excessive, l’acte s’évanouit, comme on
peut le dire pour certains états d’inspiration, dans lesquels notre acti-
vité semble comme emportée ? Dirons-nous que c’est seulement par
insuffisance, abandon, défaut de maîtrise que nous cessons de penser à
nous-même ? Et si la conscience cesse d’être attentive à la partie indi-
viduelle et passive de nous-même, à nos états, n’est-ce point parce
que, au lieu, comme on le croit, de se perdre dans son objet, elle est
tout entière concentrée dans l’acte qu’elle accomplit et qui ne se dis-
tingue plus d’elle-même ? C’est donc dans un acte qui nous occupe
tout entier que nous devrions chercher un témoignage en quelque sorte
approché de cette identification entre l’acte pur et la conscience par-
faite qui est la définition même de l’esprit. Notre conscience, où il
nous semble que nous puissions toujours distinguer d’un acte intérieur
l’état auquel il s’applique, n’en est qu’une forme participée : elle in-
troduit une ombre dans cette pure lumière, et c’est ce contraste
d’ombre et de lumière qui constitue notre expérience même du
monde.
Nous avons peut-être tort de considérer comme acquise cette thèse
que l’imperfection de la conscience, son inadéquation, la présence en
elle d’un objet qui est un obstacle et qu’elle cherche à assimiler sans y
parvenir sont les lois fondamentales de son exercice, et qu’en obtenant
ce qu’elle cherche elle s’abolit. Nous avons nous-même l’expérience
de certains actes de pure conscience où l’amour-propre se tait, où
l’effort s’évanouit, où l’objet même cesse de nous résister et ne fait
qu’un avec l’opération qui le pénètre, qui le comprend ou qui l’utilise.
Là où la conscience est toujours agissante, elle n’est plus que lumière.
Elle jouit de sa propre suffisance dans une circulation ininterrompue
où de son acte même elle fait un être dont l’acte renaît toujours. L’acte
pur ne serait qu’une spontanéité aveugle ou une chose, c’est-à-dire ne
serait jamais un acte s’il ne poursuivait pas cet étonnant dialogue avec
soi qui est son intimité et sa spiritualité [25] même. Que dire de l’acte
de conscience fini, qui, dans sa forme la plus parfaite, se détourne de
l’objet qui lui est opposé, mais ne cesse de s’alimenter dans l’acte pur
par un double mouvement à la fois reçu et rendu qui constitue son es-
sence propre ?
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 31

On veut exclure la conscience de l’acte pur parce qu’on pense qu’il


est trop au-dessus d’elle. Mais c’est lui pourtant qui fonde la cons-
cience, qui l’éclaire et qui l’anime : il est à la fois le principe de la
conscience de soi et le principe de la communication de toutes les
consciences entre elles. Et si la conscience est toujours le sommet de
notre propre vie, comment penser qu’elle pourrait être abolie, là où il
n’y a plus que l’acte, qui est le sommet de la conscience elle-même ?
C’est dans les moments les plus purs et les plus hauts de notre vie, là
où notre unité intérieure est la plus parfaite, que la conscience a le
plus de transparence : en elle tous les objets ne laissent paraître d’eux-
mêmes que la lumière qui les éclaire.
On peut bien dire si l’on veut que cet acte qui est la clarté de tout le
reste nous demeure lui-même obscur. Mais c’est seulement dans la
mesure où il nous aveugle si nous voulons le regarder comme on re-
garde un objet, car l’objet se forme toujours dans cette zone de pé-
nombre où notre regard cherche moins la lumière que ce qui l’arrête et
ce qui la divise.

ART. 10 : La conscience de l’acte se réalise par un retour sur soi


qui nous conduit vers une analyse de la réflexion.

Il est difficile, dit-on, de saisir l’acte dans cette indétermination


parfaite qui appartient à l’acte pur. Mais cette indétermination n’est
pas négative, elle est en quelque sorte le point où toutes les détermina-
tions trouvent leur source et leur confluent : c’est en lui qu’elles ont
leur fondement, et non pas lui en elles. Aussi ne faut-il pas renoncer à
saisir au fond de nous-même, bien qu’il fasse cligner le regard, cet
acte originaire dont dépend tout ce que nous pensons et tout ce que
nous sommes et qui, bien qu’il ne se présente jamais à nous libre de
toutes déterminations, est le principe qui les soutient toutes.
Mais vouloir le saisir, c’est le saisir déjà, non point sans doute
comme une détermination initiale, mais dans cette volonté qui se met
au-dessus de toutes les déterminations et qui s’engendre et se réfléchit
elle-même dans une sorte de stérilité apparente absolue. Il est inévi-
table que l’acte constitutif de l’esprit semble faire de lui-même une
sorte d’objet premier dans ce retour sur [26] soi éternellement recom-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 32

mencé qu’Aristote a défini à tout jamais par cette expression « pensée


de la pensée », et sans lequel il ne serait point un acte et ne pourrait
point en quelque sorte s’attribuer à lui-même. Dans ce redoublement
qui semble stérile, il y a une fécondité sans limites : car si cette créa-
tion de soi par soi ne se réalise parfaitement que dans l’acte pur, nous
ne pouvons nous-même chercher à l’obtenir que par l’intermédiaire du
monde dont nous nous donnons la représentation et sur lequel nous ne
cessons d’agir. L’existence même du monde exprime la distance qui
sépare l’acte créateur de l’acte participé ; mais il comble cette dis-
tance. Seul l’acte pur réalise, avec l’intériorité parfaite, la parfaite
conscience de soi. Nous la cherchons sans jamais l’atteindre ; la cons-
cience que nous avons de nous même est toujours imparfaite ; elle est
solidaire de la connaissance que nous avons du monde ; et elle croît
avec elle.
Cette conscience est inséparable de l’exercice même de notre acti-
vité ; mais cette activité est toujours brisée en actions distinctes dont
chacune est corrélative d’une forme particulière de passivité. Elle se
réalise par des fonctions différentes comme l’entendement et la volon-
té par lesquelles je me représente le réel ou je le modifie, qui ne
coïncident jamais, mais qui s’opposent, se soutiennent, se complètent
l’une l’autre et me permettent d’introduire dans le réel cette interven-
tion originale par laquelle ma personnalité même se constitue.

La conscience de soi ne se réalise jamais sans l’accomplissement


de quelque action. Elle oscille sans cesse entre la pensée d’une action
que j’ai accomplie et la visée d’une action que je dois accomplir, qui
correspondent assez bien aux opérations de l’intelligence et du vou-
loir. Ainsi c’est dans un aller et un retour perpétuels que se divise en
moi cette conscience parfaite qui est celle de l’acte s’accomplissant.
Là où cet acte surpasse le temps, là où il se suffit à lui-même indépen-
damment de tout support et de tout effet, il faut que je réunisse dans le
même foyer ces deux démarches de rétrospection et d’anticipation par
lesquelles ma conscience finie oscille sans cesse entre les deux mou-
vements par lesquels elle entreprend à la fois de se posséder et de se
dépasser. Mais la conscience en moi s’étend aussi loin que l’acte
même que je suis capable d’accomplir et de faire mien : elle mesure
l’ampleur de ma participation. L’inconscient est pour elle le non-
participé. Mais ce non-participé n’est encore [27] que de la conscience
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 33

possible, qui soutient encore ma conscience réelle, et, au lieu de la


limiter, l’appelle à franchir ses propres limites. C’est donc seulement
en analysant l’acte de réflexion que nous devons essayer maintenant
de pénétrer l’essence même de l’acte en même temps que la nature de
la participation.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 34

[28]

LIVRE I. L’ACTE PUR

PREMIÈRE PARTIE
LA MÉTHODE

Chapitre II
L’ACTE RÉFLEXIF 1

A. – DE L’ACTE SPONTANÉ
À L’ACTE RÉFLEXIF

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ART. 1 : La réflexion est la prise de possession par la conscience de


l’activité qui me fait être.
La réflexion tourne le dos à la direction naturelle de la vie, c’est-à-
dire à l’impulsion et à l’instinct, mais pour remonter vers la source
même de toute activité : elle assume l’œuvre même de la création à la
fois par l’intelligence qui la comprend et par la volonté qui la pro-
longe. Elle est donc singulièrement difficile et aride ; mais une émo-
tion et une joie incomparables l’accompagnent. Elle nous donne à
l’intérieur du réel un accès plus ou moins profond ; le réel qu’elle
nous fait connaître est à notre mesure, mais elle nous hausse pour
nous le faire connaître jusqu’à la mesure même du réel.

1 Cf. notre discussion Acte réflexif et Acte créateur. Bulletin de la société fran-
çaise de philosophie, juillet-septembre 1936.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 35

Je ne puis pas me proposer une fin sans mettre en question toute


l’activité qui me fait être, ni atteindre cette fin (ou bien la manquer)
sans faire retour vers cette activité même pour en retrouver la valeur et
le sens. Et il y a dans la réflexion, au moment même où elle s’exerce,
une reprise constante de soi qui n’est point, comme on le croit, la con-
naissance des effets de notre activité après que celle-ci s’en est retirée,
mais la conscience de cette activité elle-même considérée dans son
opération constitutive et qui nous oblige à l’éprouver et à la posséder.
Car le propre de la réflexion n’est point de s’appliquer à un objet déjà
fait, mais à la puissance même de le faire, dont le mouvement se re-
trouve encore en elle, bien que changé de sens en [29] apparence,
mais dans une admirable unité et réciprocité de l’acte créateur et du
verbe réfléchissant sans laquelle l’Acte créateur ne pourrait jamais ni
être posé, ni se poser.
Avant la réflexion, l’homme est livré à la nature, c’est-à-dire à
toutes les sollicitations qui expriment en lui l’élan et l’appel de la vie
par lesquels il cherche seulement à se conserver et à s’accroître : ce ne
sont là encore que des forces qui l’entraînent. Mais ce sont aussi les
conditions qui lui permettent d’insérer dans le monde son activité par-
ticipée : il est possible qu’il s’y abandonne et ne les dépasse point. Le
propre de la réflexion, c’est de lui permettre de les prendre en main,
d’y consentir, de les diriger, de les utiliser. Elle remonte jusqu’à cette
activité originaire qui nous oblige à assumer la responsabilité de ce
que nous voulons en produisant nous-même nos propres raisons
d’agir.

ART. 2 : L’opposition de la spontanéité et de la réflexion est une


condition de possibilité de la conscience individuelle.

Faut-il dire qu’il y a une spontanéité initiale qui précède l’acte


même de la réflexion et que celui-ci vient interrompre ? Mais alors
quelle est son origine ? A-t-elle une existence indépendante ? Car
nous ne la posons jamais en elle-même, mais seulement par opposi-
tion à la réflexion qui la nie, et qui par conséquent la suppose : elle
n’existe que pour celui seulement qui a commencé à réfléchir. Et ce-
pendant, pour que la réflexion puisse se produire, il faut qu’il y ait une
certaine continuité et parenté de nature entre la spontanéité initiale et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 36

ce mouvement incurvé par lequel j’essaie de la rendre mienne et dont


dépend la genèse même de la conscience. Or s’il n’y a de spontanéité
qu’à l’égard de la réflexion qui la découvre en la niant, mais sans
pouvoir se séparer d’elle, n’est-ce pas qu’elles m’obligent à remonter
toutes deux jusqu’à un acte qu’elles divisent et qui les dépasse, afin de
me permettre de fonder en lui à la fois ma vie propre et ma conscience
personnelle ?
La spontanéité et la réflexion ne se distinguent l’une de l’autre
qu’à l’échelle humaine. C’est de leur partage précisément que résulte
la condition même de notre initiative et de notre indépendance.
L’opposition de l’instinct et du vouloir dans l’ordre pratique, celle de
la sensation et de la pensée dans l’ordre théorique, expriment bien la
différence entre ces deux formes d’activité. Elles cherchent sans doute
à s’accorder, mais ne peuvent [30] jamais être confondues, puisque de
l’intervalle même qui les sépare résulte la possibilité pour chaque
conscience de faire partie du monde, c’est-à-dire de collaborer à sa
création, de dériver et d’infléchir la puissance même dont maintenant
elle dispose, de remettre en question l’élan même qui l’anime, de le
suspendre, de l’assumer ou de le changer de sens. C’est pour cela que
la réflexion réduit toujours à une virtualité qu’il nous appartient
d’actualiser comme nous l’entendons le jeu d’une activité qui jusque-
là ne différait pas de la pure impulsion.
Cependant cette impulsion ne saurait coïncider avec l’acte même
que la réflexion cherche à retrouver et dont elles expriment l’une et
l’autre les deux faces contraires et inséparables. Ce que nous appelons
spontanéité ou impulsion, c’est aussi, quand la réflexion s’exerce, ce
qui lui résiste et qu’elle ne réussit point à réduire. Or la réflexion as-
pire à être un premier commencement. Elle s’appuie sur la spontanéité
comme sur une limite et sur un instrument. Mais elle la dépasse tou-
jours. Nous continuerons à faire partie du monde, nous resterons atta-
chés à l’instinct et à la nature, mais afin que la réflexion nous permette
de remonter jusqu’à leur première origine, c’est-à-dire jusqu’à l’unité
de cet acte créateur, à l’égard duquel la nature et l’instinct ne peuvent
être regardés comme des marques de la chute que parce que ce sont
aussi des véhicules de la participation.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 37

ART. 3 : La réflexion est le chemin qui nous conduit de la sponta-


néité naturelle vers la spontanéité spirituelle.

Quand on demande quelle est l’origine de la spontanéité, et par


conséquent de la nature, il faut répondre que c’est là l’unique moyen
sans doute par lequel la liberté de l’esprit peut être introduite dans le
monde. L’esprit se greffe lui-même sur la spontanéité naturelle : il
apparaît quand la réflexion oblige celle-ci à remonter vers son propre
principe. Dans la spontanéité naturelle l’activité et la passivité ne font
qu’un, je subis l’impulsion à laquelle j’obéis et qui ne se distingue pas
de moi-même. Mais le propre de l’esprit, c’est de me permettre de
conquérir ma propre indépendance, d’affranchir et de rendre mienne
cette activité que j’ai reçue, d’en faire un bon ou un mauvais usage,
d’en tirer tantôt une jouissance égoïste et séparée et tantôt un moyen
d’union avec le principe même qui me fait être.
La réflexion n’abolit pas la spontanéité de l’être instinctif : [31]
elle ne fait qu’en suspendre et qu’en régler le cours : c’est toujours
l’individu qui réfléchit et l’on peut dire que l’impulsion de la vie sub-
siste encore en lui quand il la met en question et dans l’acte même par
lequel il la met en question. Seulement tandis qu’il s’abandonnait à
son impulsion, il s’oubliait lui-même ; maintenant qu’il veut assumer
cette impulsion et en prendre possession, il la suspend à une activité
spirituelle qui n’est point sans rapport avec elle, qui la requiert comme
son instrument, mais qu’il ne peut découvrir qu’à condition de
l’exercer. Ainsi, par une sorte de paradoxe, l’instinct, comme on l’a
vu, ne peut appartenir à la conscience que quand elle commence à
s’en détacher ; de même que l’acte spirituel vers lequel elle tend la
dépasse aussi et ne lui appartient qu’en tant qu’elle le cherche et ne
coïncide pas avec lui. C’est dire que la conscience vit seulement de
participation : elle est une oscillation qui ne cesse jamais entre une
nature qui continue toujours à la porter et une liberté qui n’est jamais
tout à fait pure.
Il ne suffit donc pas de dire que la réflexion suppose la spontanéité,
ni même qu’elle l’éclaire et qu’elle la fait nôtre ; elle traverse la spon-
tanéité naturelle, ou de fait, qui s’impose à nous malgré nous pour at-
teindre une spontanéité spirituelle, ou de droit, qui la fonde et dont
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 38

elle est à la fois la matière et le moyen. Jusqu’au moment où cette


spontanéité a été affranchie, la réflexion se cherche mais ne s’est point
encore trouvée. On peut bien dire qu’elle n’est pas elle-même créa-
trice, bien qu’elle cherche toujours à atteindre l’acte qui, en
s’engendrant lui-même, engendre ses propres raisons : en lui on peut
dire qu’elle abdique, mais aussi qu’elle se réalise ; car ce qu’elle
trouve, c’est l’acte, c’est-à-dire l’être en tant qu’il reçoit de lui-même
l’être même qu’il a.
Ainsi la réflexion tend toujours vers cette liberté parfaite qui
n’obéit à aucune détermination externe, et qui produit sa propre justi-
fication. Il faut qu’elle surpasse la productivité de la nature pour re-
trouver cette efficacité spirituelle sans laquelle la nature même
n’aurait pour nous aucune signification : c’est pour cela qu’on les
considère comme opposées, bien que nous soyons incapables de les
dissocier. Dans les moments heureux de la vie, elles se réconcilient ;
la nature alors est devenue docile et pour ainsi dire transparente ; elle
se plie si bien à l’action de l’esprit qu’elle semble elle-même s’abolir.
Et il ne faut pas dire que la conscience a disparu : il faut dire seule-
ment qu’elle a repris tant [32] de lumière et tant d’unité que le pro-
blème n’est encore là que pour que la solution nous soit donnée,
l’effort pour qu’il triomphe et la douleur pour qu’elle nous rende sen-
sible à la joie qui l’en délivre.
La possibilité de ce retour vers l’activité initiale que nous cher-
chons à faire nôtre est la marque même de notre liberté. Et selon que
nous en usons ou non, nous nous livrons à la spontanéité de la nature
ou nous fondons notre existence spirituelle.
M. Le Senne a admirablement marqué le rôle joué par l’obstacle
dans cette dialectique. Il faut remarquer pourtant qu’il n’est jamais
qu’une occasion sans laquelle il est possible qu’elle ne naisse pas,
mais qui ne la fait pas naître nécessairement : il peut redoubler notre
élan ou le décourager s’il continue à être impuissant. Remarquons
aussi que c’est l’obstacle le plus petit qui est le plus favorable à la
naissance de la réflexion, un obstacle juste suffisant pour nous obliger,
sans capter lui-même notre attention, à obtenir de notre activité elle-
même une prise de possession spirituelle. Et peut-être même suffirait-
il de dire que la réflexion se trouve déjà impliquée dans l’expérience
la plus élémentaire qui n’est pas celle de l’obstacle, mais celle du
donné, de telle sorte que nous ne pouvons percevoir ce donné sans
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 39

prendre conscience d’une activité qui se le donne, ce qui est le com-


mencement même de toute réflexion et de toute explication. Car cette
activité qui se le donne ne s’en donne pourtant que la représentation,
ce qui nous invite déjà à la considérer comme dépassée par une activi-
té créatrice à laquelle pourtant elle montre ainsi qu’elle participe.

B) DE L’ACTE RÉFLEXIF
À L’ACTE ABSOLU

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ART. 4 : La réflexion nous montre comment nous nous créons nous-


même par un acte de participation.

Que la réflexion soit la justification et la mise en œuvre de la parti-


cipation, c’est ce que l’on aperçoit aussitôt : car d’une part, si elle est
un retour, c’est que l’activité même que nous exerçons, nous l’avons
reçue au lieu de la produire. De plus, c’est son efficacité même que la
réflexion utilise, elle lui est donc homogène. Et si la conscience ne
prend naissance qu’afin précisément de rendre nôtre une activité qui
jusque-là ne l’était pas, celle-ci n’était donc pas sans rapport avec la
conscience, puisqu’elle avait en elle le pouvoir de la susciter et que le
propre [33] de la conscience, c’est précisément de nous hausser
jusqu’à elle.
La réflexion est elle-même une démarche de ma liberté : aussi est-
elle un premier commencement, une création absolue par rapport à
moi, mais qui n’est pourtant qu’une appropriation d’une puissance
déjà incluse dans le réel, et que j’essaie seulement de retrouver pour la
rendre mienne. On ne s’étonnera pas que la réflexion se considère
d’emblée comme adéquate à tout ce qui est. Elle rend compte admira-
blement des caractères de la participation. Car elle donne naissance au
moi. Elle fait du moi l’origine de lui-même, mais en l’obligeant de
remonter jusqu’à un acte qui est l’origine commune de tout le réel.
Elle ne suppose pas arbitrairement, comme on pourrait penser,
l’existence de l’acte créateur ; elle la prouve et l’éprouve en
s’exerçant elle-même et en réalisant pour ainsi dire son opération à
rebours.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 40

La réflexion permet donc de comprendre la nature originale du moi


tout en exprimant fidèlement l’indissoluble liaison qui existe entre le
moi et l’univers. Car elle est toujours l’expérience d’une possibilité.
Et c’est cette possibilité même qui est la réalité du moi. Mais nous
dirons en même temps que cette possibilité est la possibilité du Tout et
que, bien qu’il y ait une distance infinie entre l’actualité du moi qui
soutient la possibilité du Tout et l’actualité du Tout qui soutient la
possibilité du moi, pourtant cette distance même nous oblige à penser
qu’il n’y a rien dans l’actualité du Tout qui ne puisse devenir à l’égard
du moi sa possibilité même. Nous faisons alors l’expérience de
l’insertion de notre activité propre ou participée dans une activité
première, totale et absolue qui fonde si l’on peut dire notre autonomie
dans notre dépendance elle-même et qui produit, en se réfléchissant
dans notre conscience, notre représentation du monde.
Placée entre une impulsion qui vient du corps et une inspiration qui
vient de plus haut, la réflexion nous apprend à les accorder. Elle nous
permet de remonter de celle-là jusqu’à celle-ci, d’apercevoir dans
l’impulsion même du corps non pas seulement une limitation ou une
tentation, mais une spontanéité qui nous est offerte, et de telle manière
qu’elle puisse également nous rendre esclave si nous nous bornons à
lui céder, et nous libérer si, en nous introduisant dans l’existence, elle
nous prête seulement la force dont nous avons besoin [34] pour re-
trouver, par une action propre, notre relation avec l’Absolu.

ART. 5 : La régression à l’infini qui est la marque de la réflexion


nous découvre en elle un acte qui est éternellement le premier com-
mencement de lui-même.

La réflexion ne semble supposer un objet sur lequel elle s’interroge


que pour découvrir sa possibilité. Or cette possibilité réside dans un
acte qu’il dépend de la réflexion d’accomplir, et c’est cet acte par le-
quel elle se pose elle-même qui est son objet premier et dernier. Quant
à l’objet qui nous paraît donné d’abord, il n’est que l’occasion de
l’acte même de la réflexion. Aussi voit-on qu’il n’est jamais donné,
mais qu’il est toujours posé. Et dès que nous reconnaissons qu’il est
posé, c’est que la réflexion a déjà commencé. Nous nous trouvons
donc en présence d’une activité qui est astreinte à trouver en elle-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 41

même la raison pour laquelle cet objet est posé. Que cet objet ne
puisse pas être posé sans elle, c’est ce qu’exprime déjà le mot même
d’objet qui ne désigne rien de plus que le terme même auquel elle
s’applique. Elle part toujours du donné pour remonter jusqu’à l’acte
qui le produit ou qui l’explique ; en ce sens elle est immédiatement
transcendante par rapport à toute expérience qui s’enferme dans le
donné pur.
Mais qu’en posant un objet elle ne s’arrête qu’un moment sur lui,
cela même nous montre qu’elle s’y oppose et qu’elle le dépasse. C’est
ainsi qu’en le posant elle découvre qu’elle se pose elle-même (ce qui
est proprement la définition de la réflexion) et qu’elle porte en elle la
possibilité de se poser elle-même éternellement. Pour se poser elle-
même, il faut qu’elle sache qu’elle se pose, et qu’elle le sache pour
ainsi dire à l’infini. Nous saisissons en elle le point de jonction du
monde et du moi qui est un point où le moi semble assujetti au monde
pour que la réflexion puisse naître, mais où elle le domine toujours
pour qu’il puisse lui-même être posé. Comme la réflexion est le pou-
voir de se dépasser elle-même, en se prenant toujours elle-même
comme objet, c’est qu’elle revendique le pouvoir en s’engendrant
d’engendrer tout ce qui est. Elle nous met en présence d’une activité
qui est cause de soi, c’est-à-dire de l’essence même de toute activité
véritable. En entrant dès qu’elle commence à s’exercer dans une ré-
gression qui va à l’infini, elle témoigne que le propre de [35] l’acte,
c’est d’être toujours le premier commencement de lui-même, c’est-à-
dire d’être éternel. C’est que par la réflexion l’acte se pose à la fois
comme relatif et comme absolu, comme relatif par rapport à l’acte
créateur, et par conséquent comme possédant par rapport à lui un ca-
ractère idéal et virtuel, mais comme absolu pourtant dans la mesure où
elle est un acte elle-même, inséparable de l’acte créateur qui réalise
pour ainsi dire en elle sa propre réflexion sur lui-même.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 42

ART. 6 : C’est dans l’intervalle qui sépare l’acte réflexif de l’acte


créateur que le monde se forme.

Nous nous trompons presque toujours sur la vraie nature de la ré-


flexion. Car nous raisonnons comme si elle portait sur le spectacle du
monde de manière seulement à nous en faire prendre une possession
rétrospective. Mais la réflexion est un retour vers un acte auquel elle
ne fait que participer : et c’est par cette participation qu’elle produit le
spectacle du monde, car l’acte qui la meut est à la fois son principe et
sa fin. Et c’est entre ce principe et cette fin que le monde paraît. Ainsi
le monde tout entier se forme dans l’intervalle qui sépare l’acte ré-
flexif de l’acte créateur. La même réflexion qui découvre le monde, en
un certain sens le fait être ; et sans elle, qui pourrait dire qu’il y a un
monde ? A travers le monde c’est jusqu’à l’acte créateur qu’elle re-
monte. Mais en le brisant, elle lui donne un espace intérieur qui ne
l’écarte de lui que pour l’y rejoindre et dans lequel pourront apparaître
toutes les formes de la multiplicité par lesquelles il témoigne de son
efficacité. De la nécessité de ce retour on n’arguera donc pas la vanité
de l’aller, puisqu’entre ce retour et cet aller, il y a le monde.
Si la réflexion est la démarche par laquelle j’essaie de saisir dans
son principe même l’acte à partir duquel tout se déduit ou se crée,
c’est parce que je peux tirer de cet acte même les conditions par les-
quelles mon esprit fini (ou bien tout esprit fini) est capable d’y parti-
ciper afin de produire la représentation du monde. Ainsi on peut énon-
cer ce théorème qu’il y a identité entre l’acte par lequel le monde est
créé et l’acte par lequel je suis invité moi-même à y participer.
On peut donc bien dire de la représentation du monde qu’elle est
l’image réfléchie de l’acte créateur. Mais on peut aller plus loin en-
core : car la création n’est rien de plus que l’acte par lequel [36] les
consciences particulières sont appelées, pour pouvoir se former elles-
mêmes, à se donner la représentation d’un monde.
La réflexion, en remontant jusqu’à un principe d’activité absolu
auquel elle participe, m’oblige à découvrir mes propres bornes et à le
poser lui-même comme sans bornes, ou plutôt à le considérer comme
ne pouvant jamais être posé puisqu’il est toujours posant, et qu’il est,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 43

à l’égard de tous les êtres qui sont dans le monde, ce par quoi ils sont
capables de se poser eux-mêmes. C’est ce que j’exprime en disant
qu’il est infini. Il me permet de me poser, en me déterminant, mais par
participation à son essence, et en déterminant par rapport à moi un
monde qui témoigne sans cesse de mes bornes, mais pour m’offrir un
champ d’action qui est lui-même sans bornes. Et, comme on l’a dit, il
n’a point de forme, mais c’est par cette opération qui me permet de
discerner et de circonscrire des formes dans le monde que mon acte de
participation témoigne de sa réalité et de son efficacité.
La réflexion nous permet de prendre possession d’un principe qui
est toujours présent, qui nous est pour ainsi dire immanent ; elle est le
retour de l’activité sur elle-même par lequel cette activité prend cons-
cience de sa véritable nature. Mais, elle est tout à la fois un point
d’arrivée et un point de départ ; car une activité ne prouve son exis-
tence, sa fécondité, qu’en s’exerçant, c’est-à-dire par sa création. La
créature ne remonte du monde à Dieu que pour recommencer sans
cesse à créer le monde avec Dieu. Les opérations de l’esprit n’ont pas
besoin de se justifier puisque c’est par elles que le monde se justifie.
Ici plus qu’ailleurs le mouvement se prouve en marchant et la création
en est l’éternel témoin.

C) LE CERCLE RÉFLEXIF

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ART. 7 : Il y a entre la création et la réflexion un cercle qui est ca-


ractéristique de l’Acte lui-même.

Le caractère propre de l’Acte véritable, c’est d’être à la fois


l’origine et la fin de lui-même, de ne cesser en agissant de se contem-
pler agissant, et de créer en lui l’opération par laquelle il se con-
temple. Dans cette circulation continue que nous ne parvenons à dé-
crire que dans la langue de la succession (comme [37] chaque fois que
l’analyse nous oblige à expliciter tous les termes d’une richesse indi-
visible), les deux directions nous paraissent inverses l’une de l’autre
par une simple illusion d’optique, comme dans le mouvement circu-
laire qui, bien qu’il reste fidèle à lui-même, semble tantôt monter et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 44

tantôt descendre, mais nous avons pourtant l’expérience que l’aller et


le retour ne font qu’un : jusque dans l’intuition, une certaine oscilla-
tion nous permet de les retrouver l’un et l’autre dès qu’elle perd un
peu de sa pureté. Sans cette circulation entre la création et la réflexion,
l’Acte ne serait pas un acte spirituel, il n’aurait pas d’intériorité à lui-
même. Il ne serait rien de plus qu’une chose mouvante. On ne peut
même pas dire que l’aspect réflexif de l’acte est second par rapport à
son aspect créateur, ce qui n’est vrai que dans l’ordre psychologique,
où l’ordre ontologique se découvre à nous comme étant le même
ordre, mais parcouru dans un sens opposé. En réalité on ne peut défi-
nir l’acte que comme la réciprocité de la démarche créatrice et de la
démarche réflexive. Et cela est si vrai que nous pouvons dire à la fois
que la création est première, sans quoi la réflexion n’aurait ni impul-
sion, ni aliment, et que la réflexion est première, sans quoi la création
n’aurait ni spiritualité, ni lumière.

ART. 8 : Dans le cercle où nous introduit la réflexion, le temps est à


la fois créé et aboli, ce qui est le témoignage de son caractère intem-
porel.

Il y a dans la réflexion une création de soi et une possession de soi


qui se réalisent par une reprise incessante de soi et un retour incessant
sur soi. Mais les deux opérations ne peuvent être distinguées l’une de
l’autre que par l’intermédiaire du temps et pour une conscience finie.
Dans l’acte pur elles coïncident, comme elles coïncident en nous dans
les moments où notre vie est la plus unifiée et la plus parfaite. Pour-
tant, là même où elles s’exercent dans le temps, on ne peut nier que
l’intemporel ne soit pour elles une origine, une fin, et le milieu même
où elles se déploient.
Le même mouvement qui nous introduit dans le temps nous ra-
mène dans l’éternité, et réunit à l’intelligible l’acte même de
l’intelligence. Ainsi, dans le rythme de cet aller et de ce retour qui
toujours s’achève et toujours recommence, le temps est à la fois créé
et aboli, comme dans le mouvement de la mer qui [38] semble un
rythme de l’éternité. Il se retrouve au cœur de nous-même dans
l’oscillation indéfinie de la volonté créatrice et de l’intelligence ré-
flexive qui sont le flux et le reflux de notre esprit, qui ne cessent de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 45

creuser en lui un intervalle qu’ils ne cessent de remplir. On peut dire


également que la réflexion renverse le cours du temps, et qu’elle le
suspend. Ce serait donc une erreur singulière de penser que la ré-
flexion poursuit indéfiniment son œuvre régressive et temporelle qui
ne rencontrera jamais de terme. Car on pourrait dire que son originali-
té propre, c’est au contraire de se placer d’emblée hors du temps ; de
telle sorte qu’elle puisse retrouver à chaque instant le principe même
par lequel le monde peut nous être donné, et notre action s’y insérer.
Ainsi tout acte nous semble premier, non point parce qu’il est à
l’origine du temps, mais parce qu’il est transcendant au temps : il ne
descend jamais lui-même dans le temps, bien que tous ses effets soient
tenus d’y prendre place.

ART. 9 : Le cercle caractéristique de l’Acte premier trouve son ex-


pression dans le verbe réfléchi.

Le terme de réflexion marque toujours l’opération de retour par le-


quel l’esprit prend possession de l’acte qui le fait être, acquiert la
conscience de lui-même et s’enferme pour ainsi dire dans le cercle
vivant de sa propre suffisance. Comme de tous les actes l’acte intel-
lectuel a toujours paru le plus pur parce qu’il semble le plus dépourvu
de matière, on comprend qu’Aristote ait pu le regarder comme le
sommet même de l’acte et le définir comme la pensée de la pensée, et
non point comme la pensée d’un objet. Mais cela ne peut pas suffire.
Car si la pensée exprime la lumière qui l’accompagne, le vouloir ca-
ractérise mieux son origine et l’amour sa fécondité. Mais pour saisir,
sous ces noms nouveaux, la parfaite suffisance qui est le principe de
lui-même et de tout ce qui est, il faut dire aussi qu’il est non pas le
vouloir d’une fin, mais le vouloir du vouloir, ni l’amour d’aucun être,
mais l’amour de l’amour. L’objet, la fin, l’individu ne sont ici que des
moyens qui permettent à la pensée, au vouloir et à l’amour de
s’affirmer et de se réaliser, bien que ces termes paraissent diviser et
limiter l’efficacité d’un acte intérieur qui, dans son essence la plus
profonde, se pense, se veut et s’aime lui-même éternellement.
L’essence de l’acte s’exprime par le verbe. Mais l’acte ne crée [39]
rien qui soit extérieur à lui, ou, si l’on veut, la création de ce qui est
extérieur à lui exprime l’imperfection ou l’insuffisance de la participa-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 46

tion. Il faut donc dire qu’il ne peut avoir d’action que sur lui-même.
C’est cette action qui est exprimée par le verbe se créer et d’une ma-
nière générale par le verbe réfléchi. C’est dans le verbe réfléchi qu’on
saisit le mieux l’essence de la conscience qui est le savoir de soi, un
savoir inséparable de l’acte même qui l’engendre.
Le verbe réfléchi exprime admirablement l’identité du moi posant
et du moi posé : il est le verbe même de la réflexion. Et dans le verbe
de la réflexion je saisis l’acte par lequel l’être se pose, non pas seule-
ment individuellement, mais universellement, en Soi et non pas seu-
lement en moi. Bien plus, il ne faut pas me demander de poser l’être
d’abord, car je ne saurais plus m’introduire, moi qui le pose, dans un
être que j’aurais moi-même posé. Je ne puis donc poser l’Être que par
l’acte même par lequel je me pose moi-même. Il est remarquable que
chaque moi, en se posant, pose nécessairement la possibilité pour tous
les autres de se poser aussi eux-mêmes par la participation d’une
« puissance infinie de se poser », ce qui suffit à montrer que le foyer
de l’Être est partout, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’un foyer qui transporte
partout non seulement sa lumière, mais sa propre nature de foyer.

ART. 10 : La même démarche circulaire se retrouve dans toutes les


étapes de la dialectique.

La réflexion nous fait comprendre pourquoi il y a au cœur même


du réel un cercle sans lequel on ne pourrait comprendre ni la nature de
l’acte, ni la possibilité de la participation. Le propre de la participa-
tion, c’est, au lieu d’enrichir l’être par un mouvement unilinéaire par
lequel il semble abandonner à chaque pas ce qu’il vient d’acquérir, de
le refermer sur lui-même dans chacune de ses opérations, de manière à
l’affermir dans la possession de lui-même : entre l’acte de la création
et l’acte de la réflexion qui en droit se recouvrent, le monde entier se
trouve contenu. Ce cercle trouve une expression dans toutes les étapes
de la dialectique :

1° Dans ce principe « A est A », qui implique la prise de posses-


sion de l’objet posé par l’acte même qui le pose. La vérité qui se pose,
dans le même acte, se garantit elle-même. Ce qui [40] veut dire qu’il y
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 47

a un esprit qui s’authentifie lui-même dans tout acte par lequel il au-
thentifie un objet quelconque. Le principe « A est A » réalise une dis-
tinction et une identification entre l’objet et la connaissance même que
j’en prends ; et l’intervalle qui sépare le sujet de cet attribut avant de
les rejoindre est l’intervalle même qui est nécessaire à toute réflexion
dès qu’elle commence à s’exercer.
2° Dans l’acte constitutif de la pensée, qui nous oblige, quand nous
posons une idée quelconque, à poser aussi l’idée de cette idée, et,
quand nous savons qu’une chose est vraie, à savoir aussi qu’il est vrai
qu’elle est vraie.
3° Dans cette relation fondamentale et qui donne naissance à toutes
les autres, par laquelle nous voyons la pensée qui naît de l’être, mais
qui participe à l’être elle-même et ne fait rien de plus que d’essayer de
le reconquérir, mais en donnant naissance à la conscience et au monde
représenté.
4° Dans toutes les démarches de la liberté, qui reçoit du fond
même de l’être la puissance sans laquelle elle ne pourrait pas
s’exercer et qui la réintègre dans le Tout après l’avoir lui-même trans-
formé, mais de telle sorte qu’entre ce qu’elle emprunte et ce qu’elle
rend, elle définit et constitue notre être propre.
5° Dans la théorie de la participation, où le cercle se manifeste
d’abord sous la forme de la simultanéité spatiale où toutes les posi-
tions assignables se déterminent mutuellement les unes les autres ; et,
à l’intérieur de la succession temporelle, sous la forme de ce double
parcours qui oblige l’action à marcher du passé vers l’avenir, mais
afin de permettre à l’avenir, en devenant à son tour du passé, de cons-
tituer désormais mon présent spirituel (d’une manière plus générale,
c’est le temps qui nous est donné pour ouvrir le cercle et pour le fer-
mer).
6° Dans les rapports des sujets entre eux, dont chacun agit et pâtit à
l’égard de tous les autres, afin d’exprimer par cette réciprocité même
l’unité de la source où ils puisent et la solidarité de tous les modes de
l’activité participée.
7° Dans le monde moral enfin, comme le montre l’exemple du re-
pentir, qui nous découvre le mouvement caractéristique de la réflexion
sous la forme la plus saisissante. La faute commise appartient au pas-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 48

sé. Dès lors le repentir ne l’abolit pas : il l’assume et la répare. Ainsi il


faut que nos actions se détachent de nous afin que nous puissions en
prendre possession et les rendre nôtres, c’est-à-dire leur donner leur
valeur et leur signification [41] spirituelles. Le dogme de la chute et
du retour ne fait qu’exprimer dans le langage moral ce caractère circu-
laire d’un univers dans lequel règne la participation. Cependant, ce
n’est pas, comme on l’a dit parfois, l’apparition de l’être particulier
qui constitue proprement la chute, mais l’usage qu’il fait de la puis-
sance dont il dispose et, s’il faut qu’il puisse tomber, c’est afin préci-
sément que le retour à Dieu soit toujours en lui l’effet de son propre
consentement.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 49

[42]

LIVRE I. L’ACTE PUR

PREMIÈRE PARTIE
LA MÉTHODE

Chapitre III
L’ACTE DIALECTIQUE

A. – L’ANALYSE CRÉATRICE

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ART. 1 : La méthode analytique exprime la démarche initiale par


laquelle la conscience individuelle se constitue.

La méthode analytique n’est rien de plus que le prolongement de


l’acte réflexif. Elle a comme la réflexion un caractère régressif ; elle
est la seule méthode que puisse employer un être qui n’est pas créa-
teur, qui découvre le monde au lieu de l’inventer, mais qui, par cette
découverte qu’il en fait, obtient sur lui une perspective originale par
laquelle il constitue son être propre. Pour comprendre la portée et la
valeur de la méthode analytique, il faut savoir l’interpréter comme il
faut. Il ne peut pas être question de poser d’abord un Tout qui con-
tiendrait tout ce que nous pourrons jamais découvrir en lui sous la
forme même où nous le découvrirons un jour. On pourrait déjà se con-
tenter de cet argument très simple, c’est que le Tout analysé n’est
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 50

point le même que le Tout non analysé, si bien que, par une sorte de
contradiction, l’analyse qui suppose le Tout devrait y ajouter toujours.
Aussi l’analyse du Tout peut-elle être faite d’une infinité de manières.
En réalité ce que nous percevons de lui et par quoi nous formons notre
être personnel, n’a d’existence qu’en nous et par rapport à nous ; il
suppose un enrichissement indéfini pour nous qui vivons dans le
temps, mais non point pour le Tout qui n’en est que la raison ou la
possibilité éternelle.
Il n’est pas plus vrai de considérer le Tout comme le point de dé-
part de l’analyse que de le considérer comme le point d’arrivée de la
synthèse. Il n’y a pas de chemin qui en vienne ni de chemin qui mène
vers lui. Mais c’est dans le Tout que sont [43] situés tous les chemins,
et chaque être crée et situe son essence entre ce point de départ et ce
point d’arrivée que sont pour lui la naissance et la mort. Sa vie est
elle-même une exploration de l’Être. L’Être lui est toujours présent et
il n’en reste distinct que parce que sa participation est elle-même tou-
jours limitée et imparfaite.
Mais chacune de nos démarches implique à la fois une révélation
et une option personnelle par laquelle notre moi inscrit sa propre exis-
tence à l’intérieur d’un absolu qui le dépasse, mais qui ne cesse de lui
fournir, et qui donne leur soutien, leur possibilité et leur efficacité à
toutes les entreprises de notre liberté.
Je plonge dans l’univers qui me porte et me nourrit. Ma vie lui em-
prunte tout ce qu’elle est. Elle trace en lui un sillon qui est nouveau
par rapport à moi, mais qui est éternel par rapport à lui. La fécondité
de l’acte créateur ne fait qu’un avec cette faculté d’option qui me
permet de choisir en lui, par une analyse continue, les éléments qui
formeront la substance même de mon être. Et nous soupçonnons que
le plus grand des mystères, c’est que cette action puisse nous intro-
duire dans l’Être sans lui rien ajouter, et, en s’exerçant dans le temps,
nous inscrire dans l’éternité.
L’analyse pure se présente sous deux formes différentes dont l’une
n’est que l’image de l’autre. Elle est d’abord l’opération par laquelle
nous discernons sans cesse dans le monde les éléments dont nous
avons besoin pour former notre vie personnelle : or ces éléments, elle
contribue déjà à les créer puisqu’ils n’existent que par leur isolation,
c’est-à-dire par le choix même qu’elle en fait. Mais elle est l’opération
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 51

plus subtile par laquelle nous mettons en jeu, en les exerçant tour à
tour, les différentes puissances qui apparaissent dans l’acte pour qu’il
soit participé, et que la participation elle-même crée comme puis-
sances. Seulement cette double analyse ne peut pas se détacher du
Tout où elle a pris naissance et auquel elle s’applique. Elle ne doit ja-
mais le perdre de vue et elle le reconstitue sans cesse selon une pers-
pective qui nous est propre : dans le premier cas, comme un système
d’éléments qui ne peut jamais être identifié avec le Tout, mais qui me
permet d’avoir prise sur lui par la pensée et par l’action, et dans le se-
cond, comme une dialectique vivante, mais qui multiplie les moyens
de communication que je puis avoir avec tous les aspects de l’univers
spirituel.
[44]

ART. 2 : L’analyse rompt l’unité de l’acte pur pour donner prise à


la synthèse par laquelle se constitue ce Tout qui est l’univers.

Il y a beaucoup de vanité à penser que l’analyse est toujours une


méthode seconde qui nous invite à considérer la synthèse comme
première, puisque c’est elle qui a posé d’abord le Tout que l’analyse
réduit ensuite en éléments. Mais on dira au contraire que le Tout n’est
un Tout que lorsqu’il a été reconstruit grâce à une synthèse d’éléments
que l’analyse nous a livrés ; jusque-là il était seulement une unité, et la
possibilité de l’analyser selon des méthodes différentes fait que le
Tout peut être obtenu, comme le montre la variété des perspectives
que nous pouvons avoir sur le monde et la variété des systèmes philo-
sophiques, par une infinité de synthèses différentes. De telle sorte que
les analyses et les synthèses que nous mettons en œuvre changent de
nature selon le point de départ que nous adoptons, le but que nous
poursuivons, nos dispositions affectives et nos préférences esthé-
tiques. Il ne faut jamais méconnaître la part d’arbitraire ni de subjecti-
vité qui se trouve en elles, bien qu’en fait elles doivent se corres-
pondre de quelque manière parce qu’elles opèrent à l’intérieur du
même Tout. Ce qui limite singulièrement la valeur constructive à la-
quelle la synthèse voulait prétendre, mais lui donne d’emblée une va-
leur ontologique, puisqu’elle ne quitte pas l’Être et le met pour ainsi
dire à notre portée.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 52

Les mots analyse et synthèse expriment le caractère original de


l’activité de l’esprit et nous montrent bien le rapport du moi avec le
réel et le secret même de la participation. De leur interprétation résulte
la signification que l’on donne à la métaphysique. Le propre de
l’idéalisme est d’affirmer la primauté de la synthèse ; le propre du réa-
lisme, de soutenir qu’elle est inintelligible si elle n’est pas subordon-
née à une analyse préalable, c’est-à-dire si l’Être n’est pas posé
d’abord. Mais si l’Être ne fait qu’un avec l’acte par lequel il se pose,
l’activité synthétique est toujours corrélative d’une analyse préalable
par laquelle elle emprunte à l’Être même dont elle dépend les puis-
sances qu’elle utilise et les matériaux qu’elle met en œuvre. Ces maté-
riaux n’apparaissent que pour exprimer dans la participation à la fois
la limitation d’une opération et la réponse que le réel ne [45] manque
jamais de lui fournir. On est donc extrêmement loin de donner prise à
cette critique que, dans la méthode analytique, il n’y a aucun progrès
et que l’être se trouve déjà préformé : car nous tirons de cet être même
l’opposition d’une puissance qui nous appartient et d’une donnée cor-
rélative qui est notre perspective sur l’univers. Et par là nous consti-
tuons d’une manière originale à la fois notre être propre et le visage
que le monde a pour nous.
Le principe de l’analyse, c’est que nous sommes situés dans un
Tout dont nous ne sommes pas l’auteur et que nous sommes inca-
pables d’embrasser d’un seul regard. Nous ne pouvons fixer notre at-
tention que sur un point à la fois, mais ce point, nous pouvons le choi-
sir. Quant à la liaison qu’il soutient avec tous les autres, elle dépend
tout ensemble de la direction que nous continuons à donner à notre
attention et des modifications introduites dans le réel par les initiatives
de notre liberté. De telle sorte que c’est notre pensée qui fait saillir
dans le monde les éléments de l’analyse et que la synthèse originale
qui les ordonne est l’effet, moins de notre activité propre que d’une
réponse que le réel ne cesse de lui faire, en prenant pour ainsi dire une
configuration toujours déterminée par ses propres lois, mais en rapport
avec la perspective sous laquelle notre conscience entreprend de le
saisir. C’est dire que toute méthode synthétique exprime la suite des
opérations analytiques par lesquelles nous sommes entrés tour à tour
en contact avec le réel pour constituer notre vie personnelle et notre
être même.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 53

On voit donc que, par une sorte de paradoxe, c’est la régression qui
nous ramène vers l’unité originaire de toutes les synthèses, au lieu que
la diversité progressive de ses modes, sans rien altérer de cette unité,
nous en montre pour ainsi dire le déploiement analytique. Si l’on
songe que toute analyse est à la fois imparfaite et élective, on verra
qu’elle est le moyen même par lequel nous introduisons dans le
monde notre être limité en l’obligeant à contribuer à l’œuvre même de
la création.
L’intelligence n’est rien de plus, si l’on s’en réfère à l’étymologie,
que l’acte même par lequel on discerne les éléments du réel ; vouloir,
c’est choisir ; aimer, c’est préférer ; de telle sorte que, dans chacune
des opérations caractéristiques de la conscience, nous saisissons le
caractère analytique de l’acte de participation, qui se transforme aussi-
tôt en une synthèse formatrice [46] de nous-même et du monde, et qui
n’est elle-même qu’un effet de ce que nous avons su discerner, choisir
et préférer.
On comprend donc que nous ne puissions jamais acquérir la con-
naissance selon cette méthode universelle et inflexible que décrit Des-
cartes et par laquelle, en combinant le simple avec le simple, nous ob-
tiendrions tour à tour tous les degrés de la complexité. Cette méthode
convient seulement à la mise en ordre de ce que nous venons de dé-
couvrir. Mais toutes les formes de la connaissance se soutiennent les
unes les autres ; j’avance à la fois sur les routes les plus diverses et
selon le jeu des rencontres plus encore que selon les exigences de ma
raison. Et tout résultat nouveau que j’obtiens change tous les autres ;
j’obtiens des rapprochements imprévus. Il n’y a pas jusqu’à mon point
de départ même qui ne me paraisse chaque fois nouveau. Dès lors il
est impossible que mes connaissances puissent s’accroître régulière-
ment selon une droite ; elles forment au contraire une solidarité circu-
laire qui ne comporte aucun premier commencement.

ART. 3 : Le monde est un système que nous ne cessons de former


pour le penser et de briser pour y vivre.

Il y a intérêt pour l’esprit à former un système dont toutes les par-


ties se soutiennent et s’éclairent. En tenant ainsi sous son regard la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 54

totalité du monde dans un ensemble de concepts circonscrits et qui


s’articulent, l’esprit acquiert la conscience de sa supériorité sur les
choses, il assigne à chaque terme sa place, il en fait un ressort d’une
vaste machine dont il règle le jeu ; il obtient en même temps une satis-
faction esthétique comparable à celle que nous ressentons devant un
édifice d’architecture, qui est toujours construit par nous, mais dans
lequel aussi nous habitons. Pourtant la philosophie dépasse tous les
systèmes, ou, si l’on veut, les systèmes qu’elle bâtit sont abstraits et le
concret doit toujours les remplir ; ils sont rigides et l’expérience n’y
pénètre qu’en les assouplissant ; ils ont une tendance à se clore et il
faut les ouvrir de telle sorte que leurs ramifications puissent se pro-
longer indéfiniment.
Le système d’ailleurs est triplement un échec dès que nous cessons
de le considérer comme un jeu de notre pensée destiné à nous donner
le plaisir même de nous conformer aux règles que nous avons posées
en acceptant de jouer. Car, par rapport [47] au système, tout être qui
vit a une position unique et privilégiée, de telle sorte que sa perspec-
tive sur le monde ne vaut que pour lui seul : elle est, dans un système
commun à tous, un système qui n’est connu que de lui. D’autre part,
son existence tout entière, est une suite de rencontres ; mais chaque
rencontre est transformée pour lui en occasion, de telle sorte que le
monde reçoit pour lui une signification spirituelle et personnelle que
le système même ne réussira point à traduire. Enfin si chacune de ses
actions, une fois posée, entraîne des répercussions qui sont conformes
à la loi du système, il est évident qu’au moment même où il la pose il
s’élève au-dessus du système et contribue seulement à produire les
éléments qui s’organiseront ensuite en système. Le monde est donc un
système que nous ne cessons de faire pour le penser et de briser pour y
vivre. L’essentiel c’est, quel que soit le point de départ adopté, que
notre liaison avec le Tout ne soit jamais défaillante. Voilà le système
véritable qui est toujours aussi un système ouvert.
Ainsi, l’idéal d’un système, c’est qu’au lieu de nous donner une
méthode qui nous permette de construire le réel par une démarche
temporelle qui, faute de pouvoir aller du néant à l’être, irait seulement
du simple au complexe, il nous montre une subordination si parfaite
des différents aspects du monde que, quel que soit celui qui aura été
posé tout d’abord, nous puissions retrouver tous les autres. C’est dire
que, si nous restons toujours en contact avec le réel, nous découvrons
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 55

successivement des vérités qui s’ajoutent. Ainsi doit se former sans


qu’on l’ait voulu un système qui est celui des choses elles-mêmes, et
non point un cadre fabriqué par moi et dans lequel je les mutile pour
les faire entrer, qui traduit seulement la loi par laquelle le monde ne
cesse de se faire, mais avec la collaboration incessante de la pensée et
du vouloir.

B) DE LA DIALECTIQUE
DE LA CONTRADICTION
À LA DIALECTIQUE DE LA PARTICIPATION

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ART. 4 : La dialectique décrit les différentes démarches de


l’analyse créatrice.

Peut-il y avoir un plus beau principe comme point de départ et


comme soutien de toute la méthode dialectique que cette [48] possibi-
lité de soi-même qui permet à chaque être de se réaliser par un acte
qu’il dépend toujours de lui d’accomplir, qui éclaire du même coup et
par la même opération la nature du monde et sa propre nature et qui le
rend toujours indivisiblement créateur de lui-même et collaborateur de
l’ouvrage entier de la création ?
Peut-il y avoir aussi une dialectique plus vivante que celle qui, au
lieu de s’engager dans le jeu mécanique des contradictions suscitées et
surmontées, s’établit d’emblée dans cette expérience à la fois initiale
et constante de la distinction entre un participant et un participé, et qui
en décrit à la fois les conditions et les aspects, dans les opérations
mêmes par lesquelles notre activité la découvre et la met en œuvre ?
Cette relation se justifie en se réalisant. C’est un acte accompli par
nous à chaque instant, une sorte de création de notre être propre dans
laquelle sont impliquées toutes ses conditions d’intelligibilité et qui se
connaît dans l’acte même par lequel elle se fait. Elle est donc anté-
rieure à l’opposition classique et mystérieuse du sujet et de l’objet.
Elle la justifie, mais en la transformant, car le sujet et l’objet apparais-
sent comme situés dans une unité qui les comprend l’un et l’autre, qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 56

nous montre entre eux une parenté primitive et qui ne les sépare que
pour les obliger à manifester leur corrélation.
À l’inverse de la dialectique de la contradiction, la dialectique de la
participation, au lieu de chercher à conquérir le monde par une série
de victoires remportées contre les résistances successives, nous ap-
prend à le pénétrer en faisant jaillir en nous une pluralité de puis-
sances auxquelles le réel ne cesse de répondre. Elle ne se réduit pas à
cet artifice de la contradiction par lequel la négation est introduite au
cœur du réel pour nous donner la joie de la surmonter. Elle ne pose
pas par jeu des problèmes qui dans l’être même doivent être résolus
pour que nous puissions les poser : ce jeu peut donner une double sa-
tisfaction à notre ingéniosité et à notre amour-propre, mais il nous dis-
simule l’expérience même que nous prenons de la vie, qui est un don
que nous avons reçu et qui trouve dans l’univers la source à laquelle
elle s’alimente, l’appui qui ne lui manque jamais, la réponse qu’elle
ne se donne point à elle-même, mais qu’il ne cesse de lui donner si
son attention est assez lucide et son consentement assez pur. C’est
l’égoïsme qui élève l’obstacle devant nous, ce sont les désirs particu-
liers qui ne trouvent jamais [49] en face d’eux une satisfaction toute
prête. Mais le propre de la sagesse, c’est de découvrir que c’est l’être
qui est devant nous qui doit régler nos désirs, et que, si, au lieu de
nous en détourner, nous cherchons à le pénétrer et à en jouir, il sur-
passe toujours la force de nos désirs qui ne parviennent point à
l’épuiser : dans le pire dénuement notre âme est là tout entière avec
tout l’univers dont le secret nous est présent et pour ainsi dire livré.
Les démarches mêmes par lesquelles nous croyons nous retourner
contre lui, c’est lui encore qui les soutient et qui les permet. Nous
pouvons bien dire qu’il y a un dialogue entre le moi et le monde, mais
il vaut mieux dire que c’est ce dialogue même qui est le monde. Le
propre de la philosophie, c’est de définir les lois qui le rendent pos-
sible et le propre de la vie, c’est de les mettre en œuvre.
Le Tout dont nous faisons partie et avec lequel nous ne cessons de
communiquer, telle est l’expérience qui remplit notre existence. Elle
nous oblige, tantôt à poser le Tout, tantôt à poser le moi, mais à ne les
poser jamais que par la relation qui les unit. Le monde me porte lui-
même dans son existence comme je le porte moi-même dans ma con-
naissance. Il est donc tour à tour par rapport à moi enveloppant et en-
veloppé. Non point toutefois d’une manière réciproque et univoque,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 57

puisque la connaissance a pour objet l’Être auquel elle est toujours


inadéquate et qu’elle en fait elle-même partie. Ce qui suffit pour mon-
trer que la philosophie et la vie elle-même n’ont un caractère de sé-
rieux qu’à condition que l’Absolu soit non pas devant moi et hors de
moi comme un but inaccessible, mais au contraire que je sois en lui et
qu’en lui je trace mon sillon.

ART. 5 : Les étapes de la dialectique résident dans les différentes


opérations de l’esprit par lesquelles la participation se réalise.

La méthode analytique d’Aristote, la méthode synthétique telle que


Descartes l’a empruntée aux mathématiques, la méthode dialectique
par laquelle Hegel nous montre comment la conscience essaie de se
délivrer de la contradiction, se réfèrent également à l’idée d’une parti-
cipation progressive à un être qui nous dépasse. Elles ont décrit les
moyens de cette participation plutôt que son essence véritable. La lo-
gique de la participation est, semble-t-il, la plus souple et la plus com-
préhensive de toutes. [50] Elle ne rejette point l’inclusion des con-
cepts, bien que cette inclusion ne soit jamais que potentielle ; et elle
ne repousse pas le principe de non-contradiction, bien qu’elle consi-
dère l’alternative du oui et du non comme intéressant seulement des
propositions particulières isolées de leur source commune dans l’infini
qui les réconcilie. Elle ne rejette point la composition des concepts,
bien que cette composition témoigne seulement de la puissance de
notre industrie intellectuelle, qu’il y ait encore d’autres formes de par-
ticipation comme la participation affective ou esthétique, et que cette
méthode néglige toujours ce que nous recevons au profit de ce que
nous fabriquons. Elle ne rejette enfin ni l’opposition ni la conciliation
des contraires, bien que ce soient là des problèmes intérieurs à la par-
ticipation qui n’intéressent pas l’apparition de la participation elle-
même, qui ne suffisent à fonder ni la forme de l’exigence dialectique,
ni la possibilité pour elle de trouver dans le réel une réponse capable
de la satisfaire.
Quant à la dialectique de la participation elle comporte nécessai-
rement trois étapes : premièrement la description du fait primitif tel
qu’il a été défini sous l’aspect de la pensée par Descartes, sous
l’aspect de la volonté par Biran, — dans laquelle on montre qu’il n’est
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 58

pas un fait simple dont tous les autres aspects du réel pourraient être
déduits, mais un fait double, ou si l’on veut une relation, par laquelle
mon être particulier est inséré dans l’être total, ma pensée individuelle
dans une pensée universelle, mon vouloir fini dans un vouloir infini,
— deuxièmement, la description de cet être total qui est à la fois une
pensée universelle et un vouloir infini, qui est toujours posé comme le
fondement de la possibilité de la participation, dont il est légitime de
dire, dans la mesure où il me dépasse, qu’il est pour moi un objet de
foi, mais dont l’essence se retrouve en moi dans la mesure où je suis
moi-même un être qui pense et qui veut, et que je puis définir par ce
caractère d’être cause de soi, qui, loin d’être pour moi un mystère pur,
se retrouve jusqu’à un certain degré en moi chaque fois que j’exerce
mon initiative, c’est-à-dire chaque fois que je pense ou que je veux.
Enfin, troisièmement, après avoir posé la réalité et le fondement de la
participation, il faut en décrire les modalités. Or ces modalités ne se
réduisent ni à des concepts généraux qu’il faut découvrir, ni à des no-
tions simples qu’il faut assembler, ni à des contradictions qu’il faut
surmonter. On doit les définir comme les instruments [51] sans les-
quels la participation même serait impossible : par exemple on mon-
trera que la participation crée une double corrélation fondamentale,
d’une part entre l’acte et la donnée qui le limite mais qui lui répond,
d’autre part entre l’acte et la puissance, qui le suppose et le dépasse,
mais qu’il exerce et met en œuvre. Or, de la distinction entre l’acte et
la donnée, dont dérivent, comme conditions de sa réalisation, la dis-
tinction entre le temps et l’espace, et, de la distinction entre la puis-
sance et l’acte dont dérive, comme sa forme d’expression, la distinc-
tion de l’intelligence représentative et de la volonté créatrice, nous
pouvons tirer, en utilisant toujours, à partir de l’expérience concrète
de la participation, la relation de la fin aux moyens qu’elle suppose,
un tableau schématique des opérations primitives de l’esprit, en tant
qu’elles correspondent aux articulations essentielles des choses. Les
catégories sont une analyse de l’acte de participation : elles sont im-
pliquées par lui. Le propre de la philosophie est d’abord de les énumé-
rer et de les déduire ; on ne doit les considérer ni comme des dénomi-
nations générales des choses, ni comme les semences idéales de la
vérité, ni comme des propriétés que l’esprit imposerait au réel en vertu
de sa constitution propre. Elles naissent avec la participation et sont
impliquées par elle : il suffit de la décrire pour les faire apparaître.
Elles produisent le monde tel qu’il nous est représenté et qui exprime
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 59

fidèlement le rapport entre l’opération que nous accomplissons et une


donnée qu’elle appelle, mais qu’elle ne crée pas. L’ordre entre les ca-
tégories est analytique quant à l’acte vivant de participation dont elles
dépendent et qu’elles divisent en puissances séparées ; il est synthé-
tique quant aux déterminations particulières corrélatives les unes des
autres et systématiquement interdépendantes, mais dont on pourra
pousser le recensement aussi loin que l’on voudra et par lesquelles
l’acte et la donnée se distinguent et se correspondent. Dans cette dia-
lectique de la participation, il n’y a point une démarche de l’esprit qui
ne trouve dans l’expérience qu’elle suscite sa confirmation ; mais il
n’y a pas non plus une seule démarche de l’esprit qui ne mette en jeu
notre liberté et ne donne au monde une figure en rapport avec un acte
que nous avons fait.
[52]

ART. 6 : La dialectique détermine les corrélations à la fois géné-


rales et individuelles entre l’activité que je mets en œuvre et la passi-
vité qui lui répond.

Si nous faisons tous les jours l’expérience de la participation par


un acte qui pose notre propre existence dans ses rapports avec le
monde, ce que nous demandons à connaître, ce sont les moyens
mêmes par lesquels elle se réalise. Or ces moyens, nous les portons en
nous et nous ne cessons de les mettre en œuvre ; en prendre cons-
cience, c’est s’en servir ; et s’en servir, c’est rendre réelles, vivantes et
intelligibles les conditions mêmes sans lesquelles la participation
n’existerait pas. Car l’univers présente pour nous un caractère d’unité
et la participation offre des conditions qui sont les mêmes pour tous
les êtres ; si nous ne retenons rien de plus que le caractère qui fait
d’eux des êtres finis, le propre de la participation est non point de les
enfermer dans leur nature particulière, mais de leur donner accès dans
un monde qui est le même pour tous ; en chacun d’eux la participation
est toujours ouverte.
Nous parvenons à distinguer aisément quelles sont les lois qui dé-
rivent de la seule idée de la participation et dont nous vérifions en
quelque sorte l’application dans chacune de nos opérations, dans
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 60

toutes les formes limitatives qu’elles peuvent recevoir et qui dépen-


dent de notre nature individuelle, de nos organes, de la situation même
que nous occupons dans le monde et que l’observation seule nous
permet de définir. La dialectique de la conscience ne cesse de se justi-
fier, de s’enrichir et de s’affermir au cours d’une confrontation inces-
sante entre les exigences internes sans lesquelles notre moi n’aurait
point d’accès dans l’être et les données qui leur correspondent ; celles-
ci ne cessent de se multiplier et de s’affirmer à mesure que notre acti-
vité s’exerce davantage. Par là les lois de la participation trouvent une
confirmation dans l’organisation d’une expérience qui nous est
propre. Et en même temps, cette expérience, qui traduit tout à la fois
la nature de l’homme et celle de l’individu, prend place à l’intérieur
d’un univers qui alimente toutes les expériences possibles et en est
pour ainsi dire le carrefour.
Mais qui oserait dire, par exemple, que la participation d’un être
quelconque à l’Être total puisse se réaliser autrement que sous la
forme du rapport de l’activité et de la passivité, avec [53] toutes les
conditions particulières qui se trouvent impliquées par ce rapport et
qui peuvent en être dérivées ? Nous voyons clairement et distincte-
ment, comme dirait Descartes, que ce rapport peut supporter diffé-
rentes espèces de structure, mais qu’il est nécessaire à toutes.
Il n’y a que l’être que je me donne à moi-même par un acte que
j’accomplis qui m’appartienne. Mais cet acte n’est pas tout puissant.
Sans lui je ne serais point et il n’y aurait rien pour moi. C’est par lui
sans doute que je pénètre dans l’Être, mais d’une part il se heurte à
une passivité qui se présente à lui tantôt sous la forme de l’obstacle et
tantôt sous la forme de la possession, et d’autre part il me révèle une
puissance surabondante dans laquelle je ne cesse de puiser, et qui ne
cesse de soutenir et de renouveler mes opérations et celles de tous les
êtres. Je suis donc un intermédiaire tendu entre cette activité et cette
passivité ; je les relie l’une à l’autre ; ma passivité, c’est mon activité
arrêtée, mais qui témoigne en même temps, par l’étendue et la ri-
chesse de tous les objets et de tous les états qu’elle me livre, de la plé-
nitude même de cette activité, de sa pureté et de sa valeur. Sans
l’activité que j’exerce, je ne serais rien ; sans cette activité qui me dé-
passe, mais à laquelle je participe, la possibilité pour tous les êtres
d’appartenir à l’Être et de former un monde serait abolie. Enfin, sans
cette passivité, je n’aurais rien, je ne posséderais rien, je serais étran-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 61

ger à toute détermination, puissance d’être plutôt qu’être véritable,


enfermé dans ma solitude subjective et incapable de prendre pied dans
le réel, de le connaître et d’en jouir.

ART. 7 : La dialectique justifie l’apparition de l’espace et du temps


et de l’expérience dans laquelle je m’inscris.

Si comprendre le monde, c’est précisément le faire apparaître sous


nos yeux grâce au jeu alterné de cette activité et de cette passivité tou-
jours opposées et toujours associées, il faut que le monde nous soit
toujours donné et en même temps qu’il soit une carrière toujours ou-
verte devant nous et dans laquelle notre action ne cesse de s’engager.
Il est donc à la fois espace et temps, mais de telle manière que
l’espace offre encore à la volonté les chemins entre lesquels elle pour-
ra choisir, et que le temps témoigne, en nous imposant le fardeau du
passé, de notre passivité à l’égard de nous-même. Ainsi naît une dia-
lectique de l’espace [54] et du temps qui nous permettra de déduire à
l’égard de l’univers matériel les catégories de cause et d’effet, de
force et de mouvement, d’altération et de qualité, d’élément et de sys-
tème, puis de retrouver la multiplicité ordonnée des qualités sensibles,
de manière à ajuster si exactement leur spécificité aux actes concep-
tuels de notre pensée qu’il puisse nous sembler tantôt que c’est
l’expérience qui nous amène à prendre conscience des actes mêmes
qui la fondent et qui l’expliquent, tantôt que c’est notre pensée elle-
même qui appelle les intuitions qui la réalisent et qui l’achèvent.
Par là se forme cette expérience de nous-même et du monde où
l’on voit, par l’intermédiaire du temps, la possibilité indéterminée de
l’avenir se changer toujours dans l’instant en la réalité ineffaçable de
notre passé et, par l’intermédiaire de l’espace, le monde s’opposer à
nous, mais entrer sans cesse en rapport avec nous, grâce au mouve-
ment, qui nous permet à la fois de pénétrer en lui et de subir son ac-
tion, et grâce à la qualité, qui est comme le don qu’il nous fait sans
cesse de sa présence sensible. L’espace et le temps ne peuvent être
pensés l’un sans l’autre, puisque ce sont les incidences de ma vie avec
le monde qui forment tous les événements qui remplissent ma cons-
cience, et puisque le monde lui-même n’a d’existence que par les vues
successives que la conscience acquiert sur lui tour à tour. Et ma vie
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 62

propre est une dialectique concrète des mêmes rapports d’espace et de


temps dont la dialectique abstraite décrit les conditions universelles de
possibilité communes à toutes les consciences. Ainsi se constitue un
monde qui peut être le même pour tous, bien qu’il permette à tous les
individus de l’envelopper dans une perspective qui leur est propre, d’y
choisir un objet en rapport avec leur désir, d’y imprimer une trace qui
est la marque de leur destinée personnelle. Et ce monde tout entier
deviendra une matière pour la science ou pour l’art selon que
j’essaierai de le reconstruire par des opérations intellectuelles ou de
pénétrer par une sympathie vivante jusque dans cette signification in-
térieure et secrète que son apparence peut tour à tour nous dissimuler
ou nous révéler.
On conçoit qu’une déduction analogue soit possible à l’égard du
développement de notre propre vie intérieure, qu’elle nous permette
de justifier tour à tour l’opposition du virtuel et de l’actuel, de
l’opération et de l’état, du possible et du nécessaire, du devenir et de
l’accompli, que notre conscience ne cesse d’illustrer [55] à la fois par
les mouvements du désir, du vouloir, de l’espérance et de la crainte et
par ceux du souvenir et du regret, le rôle de l’analyse psychologique
étant ici de montrer leur correspondance avec toutes les conditions
conceptuelles dont le temps est la forme schématique et sans les-
quelles un être fini ne pourrait ni se détacher du Tout, ni s’y inscrire
pour s’y réaliser. Ainsi la dialectique nous montre non pas ce que les
choses sont, mais comment elles se forment ; elle nous met en pré-
sence d’une expérience que nous produisons, c’est-à-dire dans la-
quelle nous assistons à la création de notre être propre et de l’être du
monde. Elle nous permet à chaque instant de vérifier la loi selon la-
quelle chaque être particulier se pose lui-même comme une puissance
pure, mais qui doit traverser l’épreuve du réel afin de recevoir un con-
tenu qui lui permette de s’actualiser et de prendre possession de lui-
même. Son activité doit passer tour à tour par les trois phases de la
potentialité, de l’actualisation et de la contemplation afin que, dans
l’univers qui le soutient et dont il ne cesse de changer la face, il puisse
inscrire son existence participée.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 63

ART. 8 : La dialectique pose toutes les relations des consciences


entre elles et avec l’Acte pur.

La découverte de l’Acte infini dont nous dépendons et sans la-


quelle notre être fini ne pourrait ni se poser, ni subsister ni s’accroître,
nous oblige à poser l’existence d’une infinité d’êtres finis, sans la-
quelle il faudrait borner sa puissance créatrice, mesurer les dons d’une
générosité sans mesure, oser se regarder soi-même comme unique
médiateur entre le monde et l’Acte pur. Bien plus, le monde de
l’espace et du temps n’est plus qu’un tableau illusoire s’il ne devient
pas le témoin d’autres existences que la mienne, mais intérieures à
elles-mêmes comme la mienne, si, au lieu de paraître se suffire, il ne
se découvre point à nous, soit par ce qu’il est, soit par l’usage que
nous pouvons en faire, comme l’unique moyen qui nous est donné de
communiquer avec elles. Dieu n’a point créé le monde, il a créé des
âmes qui ne pouvaient se distinguer et s’unir que par l’espace et le
temps. Et l’on n’admirera jamais assez que, pour pouvoir découvrir un
autre être qui possède dans le monde une initiative spirituelle comme
nous, que nous puissions poser comme indépendant de nous et pour-
tant semblable à nous et avec lequel nous puissions [56] nous unir de
quelque manière malgré la séparation créée par le corps, il ne suffise
pas de considérer l’intimité qui nous est propre et de l’attribuer à lui
par un raisonnement analogique, mais qu’il faille encore que nous
ayons l’expérience d’une intimité qui nous dépasse et qui, en même
temps qu’elle fonde la nôtre, fonde celle de tous les êtres. C’est donc
l’affirmation de l’esprit infini qui seule peut nous permettre d’affirmer
l’existence des autres esprits. Et pour confirmer cet argument par une
sorte de réciprocité, on observe que la découverte d’un autre esprit,
avec lequel nous commençons à éprouver un contact ou une commu-
nication véritable, nous oblige à poser l’existence d’une subjectivité
qui nous dépasse et qui nous est commune. Qu’il puisse y avoir un
autre homme : c’est, à travers lui, Dieu lui-même qui nous devient
présent.
On pourra bien dire par conséquent qu’il n’y a de rapports que de
l’homme à Dieu et que les rapports des hommes entre eux ne font
qu’exprimer les différentes manières dont chacun de nous s’unit à lui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 64

ou se sépare de lui. Toutes les consciences individuelles sont dis-


tinctes les unes des autres, et pourtant n’en font qu’une. Chacune re-
trouve en elle, comme un conflit ou un accord entre ses différentes
puissances, l’accord ou le conflit qu’elle réalise avec tous les êtres
qu’elle rencontre dans le monde. Et c’est pour cela encore que toute
âme individuelle est au service de l’âme humaine tout entière, bien
qu’elle ait besoin de toute l’humanité pour assurer son propre progrès.
Ainsi on verra tour à tour les êtres s’assembler selon des formes
d’organisation juridiques par lesquelles la volonté cherche à imiter la
nature, ou entrer en communication dans des rapports plus personnels
et plus cachés qui surpassent toute loi et dont Dieu même est le prin-
cipe. Mais si l’ordre naturel et l’ordre social imitent de quelque ma-
nière l’ordre spirituel, ils n’en tiennent pas lieu : et même il faut qu’ils
dissimulent un désordre secret pour que la liberté puisse s’exercer et
que l’ordre véritable soit toujours l’effet d’une option qu’il dépend de
nous d’accomplir.

ART. 9 : Il y a une solidarité entre toutes les étapes de la dialec-


tique.

Le mouvement de la dialectique réside d’abord dans une démarche


de séparation par laquelle l’être essaie de se séparer de lui-même pour
prendre conscience de lui-même par la réflexion. [57] Et, par une
sorte de paradoxe, cette réflexion est constitutive de son être même. Il
semble qu’elle suppose l’être et en même temps qu’elle y ajoute. Mais
ce qu’elle y ajoute, c’est cette conscience même sans laquelle il ne
serait rien. Ainsi, je commence à m’opposer comme partie au Tout
auquel j’appartiens mais que j’enveloppe ensuite par la représentation
puisque, partout où l’esprit entre en jeu, il porte avec lui l’universalité.
Dans ce Tout je distingue mon propre corps auquel je m’oppose par la
pensée, mais que je fais mien par l’affection. A ce corps, j’oppose des
objets qui lui demeurent extérieurs, mais qui sont le support de mon
action intellectuelle ou matérielle. Et je n’éprouve au dedans de moi
ma propre existence finie qu’en l’opposant en même temps à une exis-
tence infinie, qui est la source même où elle puise, et à d’autres exis-
tences finies, mais qui ne se distinguent de moi que pour que je puisse
m’unir à elles dans un double rapport de coopération et d’amitié. Ain-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 65

si les conditions mêmes de la participation font apparaître mon être


mixte, âme et corps tout ensemble, mais qui est capable de tourner son
regard tantôt vers l’acte pur dont il dépend, tantôt vers le spectacle du
monde où il faut aussi qu’il prenne place et qui, dans ce monde même,
découvre tantôt des corps qui sont pour lui des symboles ou des ins-
truments, et tantôt des esprits qui forment société avec lui et témoi-
gnent dans le monde de la présence active et visible de Dieu. Et le
propre de la dialectique c’est de montrer l’implication de ces diffé-
rentes relations, toutes solidaires, par lesquelles chaque être se consti-
tue grâce à une opération qui dépend de lui et lui permet tout à la fois
de prendre place dans le monde et de collaborer à le créer.
Elle comporte le rapport de chaque esprit avec les choses, avec les
idées, avec lui-même, avec les autres esprits et avec l’esprit pur, sans
oublier que, d’une part, je ne puis avoir de rapport avec un autre esprit
que par le moyen des choses et des idées, avec l’esprit pur que par le
moyen d’un autre esprit, et même que je ne puis me penser moi-même
que dans mon rapport avec un autre esprit ou avec l’esprit pur.

[58]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 66

[59]

LIVRE I. L’ACTE PUR

DEUXIÈME PARTIE
ÊTRE ET ACTE

Chapitre IV
L’ACTE D’ÊTRE 2

A. – L’ACTE OU LA GENÈSE
DE L’ÊTRE

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ART. 1 : L’Acte ne fait qu’un avec l’Être même considéré dans sa


propre genèse.
En posant l’Être au début de la spéculation philosophique 3, nous
avons posé non point un objet qui se trouverait en face du moi et sur
lequel celui-ci réglerait toutes ses démarches, mais un Tout dont le
moi fait partie. L’Être déborde le moi et en même temps le soutient. Il
n’y a pas un seul terme qui puisse être affirmé par la pensée s’il n’est
inclus dans l’Être et n’en constitue une détermination. C’est le même
Être qui peut nous apparaître non point comme vide, mais comme in-
déterminé avant que nous commencions à l’analyser, et qui fait éclater
l’abondance infinie des différences individuelles, dès que nous enga-

2 Cf. notre article Être et Acte. Rev. de méta. et de mor. mars-avril 1936.
3 Cf. La dialectique de l’Éternel Présent. De l’Être (Alcan).
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 67

geons en lui notre pensée et notre vie. Par opposition à toutes les
autres idées qui n’expriment rien de plus que la possibilité de leur ob-
jet, et ne permettent pas de conclure à l’égard de sa [60] réalité, l’idée
de l’être nous donne pied dans l’être, puisqu’il n’y a rien hors de lui,
de telle sorte qu’elle est d’emblée adéquate à son objet, bien que cet
objet ne soit lui-même qu’une matière pour une connaissance discur-
sive qui ne réussira jamais à l’épuiser.
Bien plus, l’être est indépendant de chaque objet particulier,
puisqu’il peut être affirmé également de tout objet, et que, quelle que
soit sa nature propre, c’est toujours le même être qu’on en affirme. Il
montre par là son identité avec l’acte, comme on le voit dans l’acte de
pensée qui est aussi capable de poser tous les objets, et qui, en tant
qu’il les pose, n’a pas plus de détermination que n’en a l’être lui-
même, que les objets déterminent. Par opposition à l’objet, qui a tou-
jours une nature ou un contenu, l’être n’en a pas, ce qui suffit à nous
montrer le caractère immatériel et, si l’on veut, subjectif de l’être
même et nous oblige à l’identifier avec l’acte qui devient ainsi la
source commune de l’être que nous attribuons en propre à chaque ob-
jet.
L’identité de l’être et de l’acte nous délivre de l’agnosticisme par
lequel, en posant l’être comme hors de nous, et comme hétérogène par
rapport à nous, nous devons le poser à la fois comme inconnu et
comme inconnaissable. Mais l’acte nous rend intérieur à l’être et
coextensif à lui par notre propre opération. L’être cesse d’être pour
nous un mystère puisqu’il ne se distingue pas de sa propre genèse, et
qu’en s’engendrant lui-même, il résout du même coup les problèmes
qui nous intéressent le plus profondément dans le monde, qui sont les
problèmes du sens et de la valeur : car le sens et la valeur sont affir-
més et créés par l’acte même au moment où il accepte de se poser. On
nous dira peut-être que nous reculons par là le mystère de l’être
jusqu’à l’acte même : on nous demandera pourquoi, si l’acte est la rai-
son de l’être, l’acte lui-même n’a pas besoin de raison. Mais nous ré-
pondons que l’acte est en effet le mystère des mystères, si nous le pre-
nons comme un objet donné que nous chercherions à expliquer par
quelque cause extérieure à lui, mais que son intelligibilité vient préci-
sément de ce que, n’ayant lui-même aucune origine, il est l’origine
éternelle de tout ce qui en a une et qu’il donne ainsi à celui qui
l’exerce l’intériorité, la disposition et la possession de lui-même, de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 68

telle sorte qu’étant à la racine même du réel, il nous apporte tant de


satisfaction et de lumière qu’il est absurde de chercher quelque chose
au delà, [61] c’est-à-dire un fondement au fondement même de tout ce
qui est. Celui qui suit le mouvement naturel de sa pensée cherche tou-
jours un acte qui soit le principe de ce qu’il veut expliquer ; et l’adulte
sur ce point ne diffère pas de l’enfant. Mais lorsqu’il demande quel est
le principe de cet acte même, c’est que la routine des mécanismes in-
tellectuels commence à se former en lui, à peu près comme si, après
avoir découvert ce qu’est la lumière qui éclaire tout ce qui existe dans
le monde, nous demandions qu’est-ce qui éclaire cette lumière elle-
même.
C’est une même chose de poser un acte d’où tout ce qui est doit
sortir et que nous sommes obligés de poser du seul fait qu’il n’y a rien
de réel qui n’ait l’acte comme origine, et de poser un acte d’où tout ce
qui est doit être déduit, car la pensée elle-même n’est pas seulement
coextensive à ce qui est, mais elle est elle-même un acte dont tout le
pensable doit pouvoir être tiré.

ART. 2 : Dire que l’être exclut le néant, c’est dire que l’acte est le
passage éternel du néant à l’être.

Le passage du néant à l’être, ou de rien à tout, qui est le mystère de


la création et l’ambition de toute explication, ne peut être réalisé que
par l’acte, c’est-à-dire par la liberté. Non point qu’il y ait ici deux
termes distincts comme le néant et l’être entre lesquels l’acte établirait
une transition. Car le néant n’est pas et l’être ne cesse jamais d’être, il
ne commence jamais. Nous opposons ces deux termes dans l’abstrait
pour décrire la nature de l’acte. En réalité, ils sont comme les deux
termes-limites de l’opération de participation par laquelle nous pas-
sons sans cesse d’une forme d’existence à une autre : la première était
donc à l’égard de la seconde un néant relatif, mais l’une et l’autre ne
sont que des formes que la participation fait apparaître à l’intérieur de
l’être sans condition qui exclut lui-même le néant, mais qui n’en pro-
vient pas. Et le temps dans lequel ces formes se succèdent et qui est la
condition de leur possibilité est lui-même inscrit dans l’être et ne pos-
sède par lui-même aucune vertu génératrice. Il est, si l’on peut dire, à
la fois dérivé et infini. Sa dérivation exprime qu’au lieu d’être la con-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 69

dition première sans laquelle l’acte ne pourrait pas s’exercer, il est


engendré par l’acte même à partir du moment où il est participé. Son
infinité exprime l’éternité de l’acte, qui trouve toujours en lui-même
son [62] propre commencement. L’acte ne s’engage à aucun moment
dans le temps, mais engage en lui à tout moment les produits de la
participation. Il ne fait qu’un avec le passage de rien à tout qui ne
cesse jamais de s’accomplir dans l’absolu, et qui, dans le relatif,
s’exprime par le passage indéfini d’une forme d’existence à une autre,
c’est-à-dire par le cycle ininterrompu des naissances. C’est là
l’élément de vérité qui se trouve dans le panthéisme : mais dans une
telle doctrine, l’acte qui fonde toutes les existences particulières ne
fait qu’un avec elles ; en lui-même il ne se distingue pas du néant pur.
Le propre de l’acte, c’est de ne pouvoir jamais être regardé comme
un donné, c’est d’être l’origine et la genèse des choses, de se con-
fondre avec le principe qui les produit. Telle est la raison pour la-
quelle l’acte se présente souvent avec un caractère négatif à l’égard de
l’être : mais c’est que l’être est confondu alors avec le donné. C’est ce
caractère négatif sur lequel ont insisté surtout ceux qui veulent que la
démarche constitutive de l’esprit soit une démarche de refus, et qui
mettent le doute méthodique au-dessus du cogito. Mais l’acte nie
l’être tout fait pour affirmer que c’est lui qui le fait. Et il serait pos-
sible sans doute de construire sur cette affirmation toute la doctrine de
l’acte qui, précisément parce qu’il est toujours un passage du néant à
l’être, doit être impossible à saisir autrement que dans son accomplis-
sement même, se replier sans cesse sur sa propre origine sous sa triple
forme de pensée, de volonté et d’amour, et se mettre toujours au delà
du monde qui est sous nos yeux afin de s’affirmer lui-même comme
en étant le principe intérieur et créateur.
La pensée du néant est contradictoire puisque cette pensée qui le
pose est elle-même un être. Mais s’il est absurde d’imaginer que nous
puissions poser le néant d’une manière absolue, du moins pouvons-
nous poser le néant de notre être individuel et, par exemple, nous re-
présenter un monde dont nous serions absent, comme le monde qui a
précédé notre naissance ou qui suivra notre mort. C’est que la pensée
à laquelle je participe est une pensée qui me dépasse, qui porte en elle
l’universalité et par laquelle je puis me penser moi-même comme un
objet présent ou absent, sans qu’elle subisse aucune altération, sinon
dans l’opération par laquelle j’y participe. La pensée du néant n’a
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 70

donc de sens que par rapport à moi. Elle me donne la conscience la


plus vive de cet acte original du vouloir, qui dans [63] chaque instant,
m’oblige à m’insérer moi-même dans l’être et par suite m’arrache à
mon propre néant par une démarche qu’il dépend de moi seul
d’accomplir. Ma volonté me laisse toujours suspendu entre le néant et
l’être, et c’est, comme on l’a dit, la pensée d’un néant dont je ne cesse
d’émerger — et dans lequel je suis toujours menacé de retomber —
qui me donne cette angoisse qui est inséparable de la vie et dont le
propre même de l’activité doit être de me délivrer. Mais il suffit que
cette pensée du néant recommence à m’effleurer pour que le monde
qui m’accueille, mais dont je puis moi-même me bannir, m’apparaisse
tout à coup comme plein de beauté, d’espoir et de lumière.

B) L’ACTE D’ÊTRE

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ART. 3 : L’acte fondamental, c’est l’acte d’être, dont la notion


d’être et le fait d’être ne sont que des expressions dérivées.

On ne s’étonnera pas que nous considérions la personne comme


exprimant l’essence la plus profonde de l’être, c’est-à-dire le caractère
qui fait que l’être est par son acte même. En disant qu’il est acte, on
ne diminue pas l’être, et même on ne le détermine pas par l’une de ses
propriétés : on en découvre pour ainsi dire la racine. Et cela apparaît
aussitôt si l’on réfléchit que lorsque je pose l’être quelque part, c’est
pour laisser entendre qu’il n’est point être seulement par rapport à moi
(autrement il ne serait rien de plus pour moi qu’un phénomène), mais
qu’il l’est encore par le pouvoir que je lui attribue de dire lui-même
« je suis ». Il est donc frappant que je ne puisse considérer le mot être
comme un substantif que parce qu’il est d’abord un « verbe », et un
verbe qui est la jonction de l’actif et du passif ; c’est parce que je pose
mon être que je pose un autre être ; mais le poser comme être, c’est
supposer qu’il est lui-même capable de se poser.
Ce qui est remarquable, c’est donc non point que l’être suppose
l’acte, mais que je ne puisse trouver dans l’être même que l’acte par
lequel il se pose, et non point seulement l’acte par lequel je le pose. Il
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 71

ne suffit pas de dire qu’être, c’est agir, comme si l’acte était par rap-
port à l’être une suite naturelle ; il faut dire que l’acte fondamental
dont tous les autres dépendent c’est l’acte même d’être dont tous les
actes particuliers sont une sorte d’expression [64] et de dispersion se-
lon les circonstances de temps et de lieu. Et je puis bien dire que l’être
m’est donné, mais il ne m’est jamais donné que comme une puissance
dont l’usage m’est laissé et qui ne se réalise que par une opération in-
térieure qu’il dépend toujours de moi d’accomplir. Il est vrai que cet
acte d’être, je ne l’accomplis jamais que d’une manière imparfaite et,
s’il faut que je l’assume, je n’y réussis jamais pleinement, je n’y réus-
sis jamais tout seul. Tous les autres êtres qui m’entourent, la nature
entière, et l’acte suprême auquel participe l’acte même par lequel je
fais de mon être un être qui est mien, doivent être là pour que je puisse
être et agir. Autrement l’Être ne serait point, comme il l’est, continu et
indivisible. Mais comme cet acte par lequel je pose mon être n’est rien
de plus que l’acte pur offert à tous les actes particuliers pour qu’ils
trouvent en lui la force de se réaliser eux-mêmes, les actions particu-
lières que je puis faire ne sont rien de plus à leur tour qu’une expres-
sion proportionnée au temps, au lieu, aux circonstances, de l’acte
constitutif de mon être propre.
L’insuffisance de l’acte qui me fait être, la limitation de chacune
de mes actions sont corrélatives d’une passivité à laquelle je demeure
toujours associé et dont je cherche toujours à me libérer. Mais cette
passivité même atteste une activité qui s’exerce ailleurs et que je suis
obligé de subir. Et la passivité et l’activité sont tellement inséparables
et même tellement indiscernables dans mon être propre que l’être
même que je reçois, au lieu de contredire l’être que je pose, ne fait
qu’un avec lui : il lui répond et il me semble même que c’est lui que je
pose, imitant en cela grâce aux lois mêmes de la participation, cet acte
sans passivité et sans limitation qui, en se posant, pose du même coup
l’intégralité même de l’être. On voit donc bien que, dans sa significa-
tion la plus vraie, l’être se confond avec l’acte d’être ; et je le retrouve
présent en moi à la fois dans la mesure où je l’accomplis et dans la
mesure où j’en dépends.
Toutes les difficultés qui portent sur le mot être viennent de ce
qu’il est pris en trois sens différents bien qu’inséparables.
1° Il y a la notion d’être, la seule qui soit pleinement universelle,
puisqu’aucun terme ne peut être posé qui ne s’y trouve contenu. Elle
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 72

ne peut pourtant être considérée comme vide et abstraite puisqu’elle


ne peut pas s’enrichir, que, pour obtenir ses déterminations particu-
lières, il faut la diviser au lieu d’y ajouter et que le mot être ne repré-
sente jamais qu’une réalité [65] individuelle et concrète, soit qu’il
s’agisse de l’univers entier, soit qu’il s’agisse de tel objet au milieu
des autres.
2° La notion d’être justement ne peut donc être séparée du fait
d’être. Or être, c’est toujours être tel ou tel, en tel temps et en tel lieu.
De telle sorte que l’universalité de la notion ne trouve son expression
que dans l’exigence pour tout être d’être justement ce qu’il est avec
tous les caractères qui le constituent, c’est-à-dire dans le fait universel
d’être toujours un individu.
3° La notion d’être était purement pensée : elle a trouvé son ex-
pression dans le fait d’être qui est toujours un fait d’expérience. Mais
toute expérience est celle d’un objet qui est extérieur par rapport à
nous. Or le propre de l’être, c’est d’être pour soi et non pour un autre :
mon être ne peut pas être affirmé par un autre, il ne peut l’être que par
moi ; c’est dire qu’il n’y a point d’être que je puisse seulement rece-
voir, sans que je me le donne en même temps à moi-même. Ainsi le
fait d’être n’est rien s’il n’est pas pour un observateur du dehors le
témoignage de l’acte d’être qui seul nous permet de saisir l’être dans
son essence et dans sa racine.
On comprendra ensuite facilement que cet acte d’être, précisément
parce qu’en nous il n’est que participé, nous mette en présence du fait
d’être qui le dépasse toujours et que l’universalité que nous devons lui
attribuer ne soit jamais que celle de sa notion.

ART. 4 : L’acte n’est point une opération qui s’ajoute à l’être, mais
son essence même.

On évite difficilement de considérer l’être comme un terme anté-


rieur à l’acte et sans lequel l’acte ne pourrait pas être posé. De même
que la substance est considérée sans doute à tort comme le support des
qualités, ainsi on fait de l’être un agent différent des actes qu’il ac-
complit, soit que ceux-ci expriment sa nature, soit qu’ils y ajoutent.
Mais en quoi consisterait cet agent, avant de commencer à agir ? Si
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 73

ses actes sont déjà contenus en lui par une implication logique, ce ne
sont des actes qu’en apparence et ils ne le deviennent que dans la
perspective du temps. S’ils ont un caractère de nouveauté, quel est
leur lien avec l’être qui les produit ? Ils sont ce par quoi cet être se
dépasse, un élan dont on ne sait comment l’être peut lui fournir un
appui.
[66]
Si l’être n’est pas un simple nom, on s’épuisera par conséquent à
chercher ce qu’il pourrait être sinon l’acte même qui le fait être, c’est-
à-dire un acte qui se confond avec son être même. Mais nous pensons
que le même être peut accomplir une pluralité d’actes, comme si
l’unité de l’être n’était pas toujours au contraire l’effet de l’unité de
l’acte qui le pose. Nous pensons aussi que tout acte a une fin particu-
lière, comme si cette fin n’était pas le terme sur lequel l’acte se pose
et s’interrompt, comme si l’acte n’était pas à lui-même son propre
commencement et sa propre fin. Mais c’est un préjugé fort grave de
regarder l’acte comme un effet d’une réalité que l’on poserait d’abord
comme agissante. Car si, en disant qu’elle est agissante, on ne la ré-
duit pas à l’acte même, on établit entre elle et l’acte un rapport compa-
rable à celui de la cause et de l’effet, qui tend toujours à devenir entre
ces deux termes soit un lien logique, soit un lien mécanique. Or l’acte
qui pose tous les liens n’est subordonné lui-même à aucun. On ne
cherche un principe dont il dépend, un objet qu’il est capable de pro-
duire, que lorsqu’on manque de force pour élever sa pensée jusqu’à la
simplicité indivisible de son exercice parfaitement pur.
Ainsi il arrive, par une sorte de retour imprévu, que ceux qui con-
sidèrent l’être comme abstrait reprochent à l’acte d’être suspendu dans
le vide si l’être n’est pas là pour le soutenir. Mais il faut que l’être ne
fasse qu’un avec l’acte même : car si je ne veux pas que l’être soit un
objet, c’est-à-dire une image, une apparence ou un spectacle, s’il est
tout entier intimité, initiative, c’est-à-dire à la fois « en soi » et cause
de soi, c’est par le mot même d’acte que je dois le définir. Ainsi nous
ne nous bornons pas à dire, en raison de l’universalité de l’être, que de
l’acte même il faut dire qu’il est : nous introduisons entre l’être et
l’acte une connexion beaucoup plus profonde. Le mot être a un sens si
plein et si beau, il dissipe si radicalement le voile opaque que le sub-
jectivisme et le phénoménisme interposent entre le réel et nous, il
donne à notre vie tant de gravité et de simplicité, une assiette si ferme
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 74

dans l’absolu, que nous ne devons point y renoncer au moment où


nous découvrons l’acte intérieur par lequel il se réalise. Et il ne faut
point que le mot acte paraisse donner à l’opération du moi fini une
sorte de prééminence par rapport à l’être total qui fonde sa possibilité,
et auquel elle lui permet de participer. Mais cet être total ne peut [67]
être regardé lui-même que comme un acte sans limitation, c’est-à-dire
sans passivité.
On pense parfois que l’être s’oppose à l’acte comme une chose
inerte à un geste créateur. Mais ce geste n’est qu’un mouvement,
c’est-à-dire l’image de l’acte et non point l’acte même. Et si on dit de
l’acte proprement dit qu’il est immobile, ce n’est point comme d’un
mouvement pétrifié, mais comme du principe qui anime tous les mou-
vements possibles. De fait, le langage oppose toujours l’être à la
chose, mais il ne les confond jamais. Quand nous disons que nous
avons affaire à un être, c’est pour marquer que ce n’est pas une simple
apparence qui est devant nous, ni un objet, mais un individu qui pos-
sède une intimité propre, une activité originale, qui est un foyer
d’initiative et qui assume la responsabilité de lui-même. Quand nous
disons non point « un être », mais « l’Être », comment lui retirerions-
nous les caractères qui font l’originalité de chaque être, bien qu’aucun
d’eux ne les réalise que d’une manière imparfaite ? Mais ils les tien-
nent de l’Être auquel ils participent : personne ne peut penser sérieu-
sement que cet Être total soit lui-même une chose immense ou une
dénomination abstraite. Au contraire, il n’y a rien en lui, mais à l’état
pur, que tous les traits que l’on retrouve à l’état d’ébauche dans
chaque être particulier et qui permettent encore de le distinguer, soit
du corps auquel il est lié, soit des choses qui menacent toujours de
l’asservir. Et c’est pour cela que nous donnons à l’Être le nom de
Dieu, ou qu’inversement nous pensons qu’il n’y a que Dieu qui mérite
le nom d’Être absolument, c’est-à-dire sans aucune détermination.
Contre cette assimilation que nous établissons entre l’être et l’acte,
on invoque sans doute la formule « operatio sequitur esse ». Mais ce
que nous voudrions montrer précisément, c’est que l’opération n’est
pas une suite de l’être, qu’il faudrait poser avant elle pour qu’elle de-
vienne possible, mais qu’elle est l’essence de l’être, la démarche inté-
rieure par laquelle il est en même temps qu’il se fait. Aussi peut-on
dire à la fois que l’être lui-même n’est rien de plus qu’opération,
c’est-à-dire efficacité, et que l’être ne fait qu’un avec l’acte d’être.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 75

ART. 5 : L’acte est lui-même sans support et sans effet.

Il semble toujours que nous ne puissions pas penser l’acte isolé-


ment. Nous voulons toujours qu’il soit l’expression, le mode, [68] la
manifestation, l’opération ou l’effet d’un sujet qui subsisterait avant
lui et qui pourrait se passer de lui. Mais on ne nous dit pas ce que se-
rait ce sujet quand il n’agirait pas, ni comment il pourrait rompre son
inertie, ni en quoi consisterait, au moment même où il agirait, la diffé-
rence entre son être et son opération. Car ce support n’est pour nous
qu’une chose et, en affirmant que l’acte doit être porté par la chose,
nous laissons entendre, d’une part, que c’est à la chose que nous attri-
buons le plus de réalité, alors qu’elle n’est qu’un phénomène pour un
sujet intérieur à lui-même et qui la pense comme hors de lui bien
qu’en rapport avec lui, d’autre part, que nous la connaissons mieux
que l’acte, alors qu’elle est toujours pour nous extérieure et jusqu’à un
certain point imperméable, tandis que dans l’acte que nous accomplis-
sons il n’y a rien qui ne soit notre intimité propre et même, s’il est vrai
que nous ne connaissons que ce que nous faisons, qui ne soit la me-
sure de tout ce que nous pouvons jamais connaître dans le monde.
Il y a même dans cette affirmation que l’acte a besoin d’un support
un curieux renversement des rapports réels entre l’extériorité et
l’intériorité. Car nous ne parlons ainsi que parce que nous considérons
ce support comme possédant l’intériorité véritable, l’intériorité de
l’essence ; tandis que l’acte obligerait l’essence à sortir d’elle-même
pour entrer en rapport avec le dehors. Mais nous savons au contraire
qu’il n’y a que l’acte, au moment où il s’accomplit, qui soit tout entier
intérieur à soi ; c’est lui qui constitue la réalité même de l’essence, et
vouloir rapporter l’acte à un support qui en diffère, c’est fonder
l’intériorité sur l’extériorité, ce qui est la prétention non pas de la mé-
taphysique, mais du matérialisme.
De même que l’acte n’a pas de support, il n’a pas d’effet. Car les
effets le limitent et ils nous montrent non point sa puissance ni son
efficacité, mais le point où il s’arrête et où pour ainsi dire il vient
mourir. Dans tout effet, l’acte est devenu chose, il s’est détaché de
moi pour se rendre visible aux yeux d’autrui et à mes propres yeux.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 76

Mais à mesure que l’acte devient plus parfait, toute distinction


s’abolit entre lui et ses effets, comme on le voit dans la pensée pure ou
dans l’amour pur. Les effets n’étaient là que comme des témoignages
dont il avait besoin tant qu’il restait imparfait. A mesure qu’il est plus
simple et plus dépouillé, ils cessent d’être nécessaires : ils ne pour-
raient que le diviser et le [69] corrompre. Ils ne volent à son secours
que quand sa faiblesse a encore besoin d’être soutenue, quand il a be-
soin de se donner à lui-même des preuves et d’appeler les choses
elles-mêmes à le justifier. Il n’y a point d’êtres dans le monde qui
soient tellement dénués qu’un acte de pure présence à eux-mêmes, à
un autre être ou à Dieu ne leur ait jamais révélé une plénitude ou une
efficacité infiniment plus grandes que toutes les paroles ou que tous
les gestes. Alors l’expression y retranche au lieu d’y ajouter. Elle
s’interrompt toujours quand l’acte tend vers son propre sommet. De
telle sorte que les mouvements mêmes par lesquels il se traduit mesu-
rent son insuffisance, comme on le voit par le rôle que l’effort y joue
et par la manière dont ils suppléent ce qui manque à l’acte dès que
celui-ci commence à fléchir.
L’impossibilité où nous sommes de saisir l’acte autrement qu’en
l’exerçant, et la tendance pourtant de la connaissance à tout objectiver,
nous conduisent à considérer l’acte comme la relation qui existe entre
l’agent qui le produit et l’effet qui en résulte. Mais l’agent n’est pas
antérieur à l’acte, puisque c’est l’acte qui fait de lui un agent et qu’on
ne réussira jamais à comprendre comment l’acte pourrait sortir d’un
terme qui serait étranger à l’acte même, c’est-à-dire comment il ne
s’engendrerait pas lui-même. D’autre part, nous le regardons toujours
comme s’exprimant par un effet, en oubliant que cet effet qui est exté-
rieur à lui n’est rien de plus que sa suite ou sa trace dans le monde des
choses et qu’il le dissimule plus encore qu’il ne le manifeste : il ex-
prime ce qui, dans tout ce que nous faisons, n’est pas pleinement acte,
ce qui se mêle à l’acte de passivité et que nous prenons pour le témoi-
gnage de sa fécondité.
C’est doublement diminuer la valeur de l’acte de vouloir qu’il soit
subordonné à la fois à l’agent qui le produit et à la fin qu’il réalise :
puisque c’est par lui que l’agent devient agent et que la fin vers la-
quelle il tend n’est rien de plus que son phénomène. Cependant on
comprend facilement que, dans la participation, nous puissions tou-
jours distinguer entre le principe de l’acte et sa fin, puisque ce prin-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 77

cipe réside précisément dans un acte qui nous dépasse, bien qu’il pé-
nètre en nous de quelque manière, et que cette fin est le témoignage à
la fois de notre existence temporelle et de la liaison qui s’établit, pour
que la participation soit possible, entre une opération que j’accomplis
et une donnée qui lui répond.
On ne saurait trop insister sur l’impossibilité de considérer [70]
l’acte comme une détermination accidentelle d’un sujet qui, possédant
avant d’agir une essence immobile, fournirait ainsi à l’acte une sorte
de point d’appui. Les choses ne nous semblent telles que lorsque nous
avons affaire à des actions multiples, différentes et interrompues, qui
nous paraissent toujours associées à quelque passivité où la totalité du
moi demeure obscurément présente, malgré les alternatives de la par-
ticipation. Nous savons bien pourtant que ce n’est pas du côté de cette
passivité que nous cherchons le sujet véritable, mais du côté de l’acte
même dont la mise en jeu est pourtant si inégale et si précaire. C’est
seulement lorsque cet acte se produit que nous commençons à dire
moi.
Dès lors, quand nous avons affaire à un acte qui n’est qu’acte,
étranger à toute limitation et à toute passivité, en quoi pourrait consis-
ter le support que l’on réclame ? Il n’y a point lieu de supposer ici un
agent antérieur à cet acte même et qui en contiendrait la possibilité.
C’est l’acte au contraire qui fait l’agent. Il constitue le soi et l’épuise.
De telle sorte qu’on peut vérifier ici comment toute détermination
passive, en rompant la continuité de l’Acte, introduit avec elle un
élément d’extériorité qui, même si je le rattache à mon propre moi,
m’oblige à distinguer de ce que je suis ce qui m’appartient. Je n’ai
donc pas à établir après coup une unité entre les actes que j’accomplis,
puisque leur diversité ne trouve place dans ma conscience que par le
moyen de ma passivité, c’est-à-dire de ma défaillance.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 78

C) IDENTITÉ ET DISTINCTION
DE L’ÊTRE ET DE L’ACTE

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ART. 6 : C’est l’identité de l’être et de l’acte qui rend l’être partici-


pable.

Poser l’être comme un terme premier dont tous les autres font par-
tie ou dépendent, ce n’est encore qu’une défense contre l’attitude des
sceptiques ou des agnostiques, qui veulent ôter à la pensée et à la vie
leur liaison avec l’absolu, c’est-à-dire leur sérieux et leur gravité.
Mais aussitôt naît cette question : quel est cet être à l’intérieur duquel
je me pose ? Dirai-je que je ne puis le poser qu’en le déterminant,
qu’en opposant les uns aux autres ses aspects différents ? Mais com-
ment se fait-il alors qu’il [71] y ait en lui des aspects qui diffèrent ?
Après avoir affirmé son universalité, son univocité, que nous avions
reconnues à travers ses différences mêmes, ne serons-nous pas embar-
rassés de notre victoire ? Comment pourra-t-on expliquer que ces dif-
férences mêmes aient apparu ? N’y a-t-il point dans l’être un caractère
qui, en l’opposant pour ainsi dire à lui-même, nous permettrait
d’engendrer la multiplicité infinie de ses formes ? Or nous nous pro-
posons de montrer que c’est dans l’acte que l’être nous découvre sa
propre intériorité, que l’on ne reprochera point à l’acte, comme on le
fait à l’être, d’être une pure dénomination abstraite commune à tout ce
qui est, que cet acte en se posant se justifie, et qu’en décrivant les
conditions mêmes de son exercice nous nous obligeons à retrouver
toutes les limitations et toutes les déterminations qui constituent pour
nous la richesse du monde, toutes les formes de participation sans
cesse offertes par lesquelles tous les êtres vivants, tous les êtres pen-
sants, constituent sans cesse leur nature et leur destinée.
L’unité de l’être ne nous permettait pas de résoudre le problème de
la participation. Car s’il y a une coupure absolue entre le néant et
l’être, si on ne passe pas de l’un à l’autre et si le néant est une notion
contradictoire, à savoir la pensée existante d’une non-existence, alors
il n’y a pas de degrés de l’Être et la participation semble impossible à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 79

comprendre. Au contraire quand il s’agit de l’Acte, il n’y a point de


difficulté à admettre qu’il reste toujours le même Acte et que, sans se
diviser, il fournisse à chaque être particulier toute la puissance effi-
cace dont il a besoin pour devenir ce qu’il est. Car le contraire de
l’activité n’est pas le néant, mais la passivité : or la passivité qui est en
nous est toujours activité dans quelque autre, de telle sorte que les dif-
férents degrés de l’activité participée, au lieu de briser l’unité de
l’Acte pur, la supposent et en témoignent.
Comme Descartes, après s’être découvert lui-même comme être
pensant, demandait : qui suis-je, moi qui pense ? ainsi nous deman-
dons aussi qui est cet être que nous ne pouvons pas faire autrement
que de poser, et qui ne peut être posé par nous que parce qu’il se pose
lui-même et qu’il nous donne ainsi le pouvoir de nous poser et de le
poser. Mais comme Descartes répondait que cet être qui pense est aus-
si un être dont toute l’essence est de penser, nous voyons bien aussi
nous-même que c’est seulement le caractère le plus profond de l’être
que nous devons examiner maintenant en disant qu’il est le pur pou-
voir [72] de se poser. Et la difficulté que nous rencontrerons ici sera la
même que celle qui est au fond du cartésianisme. Car si Descartes,
après avoir dit « je pense donc je suis », doit s’astreindre à chercher
pourquoi il y a des pensées particulières, ainsi, nous aussi nous devons
montrer comment cet acte, pour se poser, rompt pour ainsi dire sa
propre unité et semble éclater en actions particulières, qui, revêtant les
unes à l’égard des autres un caractère de passivité, introduisent dans
l’acte une opposition en quelque sorte intérieure à lui-même et que
l’on peut comparer à celle que l’on a reconnue de tous temps entre
l’être et son apparence.

ART. 7 : La distinction de l’être et de l’acte exprime la condition


même de la participation.

Il y a entre l’être et l’acte un caractère commun, c’est que ni l’un ni


l’autre ne se démontre ; on ne peut les saisir que par une expérience.
Mais l’être auquel je participe ne fait qu’un avec l’acte même que
j’accomplis. Dès lors, si on demande pourquoi nous pouvons nommer
le réel pris dans sa totalité de ce double nom d’Être et d’Acte, quitte
ensuite à les identifier, il faut répondre que cette opposition et cette
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 80

identification apparaissent précisément comme inséparables de la par-


ticipation par laquelle se constitue ma vie elle-même et dont elles sont
les conditions. L’Être n’est pas devant moi comme un objet immobile
que je cherche à atteindre. Il est en moi par l’opération qui fait que je
me le donne à moi-même et qui, en me permettant de pénétrer en lui,
m’oblige à penser la totalité du réel comme l’objet d’une participation
possible. La participation m’oblige donc à admettre qu’il y a à la fois
homogénéité et hétérogénéité non seulement entre le participant et le
participé, mais encore entre le participé et le participable. La plupart
des hommes sont disposés à appeler Être la totalité du participable.
Alors l’acte serait destiné seulement à soutenir et à expliquer le parti-
cipé. Mais cet acte même, en le rendant participé, nous révèle préci-
sément l’essence du participable. De telle sorte que nous pourrons
maintenant le regarder lui-même comme être, ou regarder le partici-
pable comme étant un acte sans limitation. L’opposition d’un être qui
nous déborde et d’un acte qui n’appartient qu’à nous était nécessaire
pour que la participation fût possible ; mais elle justifie leur identifica-
tion à partir du moment où nous [73] voyons que cet acte qui nous
donne notre être, au lieu d’être extérieur à l’être, en exprime au con-
traire l’intériorité et nous permet d’y pénétrer.
On ne s’étonnera pas dès lors qu’il y ait une double antériorité de
l’être par rapport à l’acte et de l’acte par rapport à l’être, ce qui suffit à
prouver leur réciprocité et leur identité fondamentale. Il semble d’une
part que l’acte suppose l’être, si nous avons commencé par poser
l’être comme universel : alors l’acte en serait une modalité. Mais
l’acte paraît inversement être la source de l’être, qui, dès que les deux
termes sont distingués, revêt un caractère statique et semble ne pou-
voir être, à partir du moment où nous mettons en jeu les catégories,
qu’un effet et non point une cause. Si nous saisissons l’acte d’abord
en nous-même, il est le chemin qui nous conduit vers l’être, comme
on le voit dans l’idéalisme, et si, dans notre acte même, c’est sa limita-
tion qui nous frappe, alors il nous semble dépendre de l’Être total où il
a pris naissance, comme on le voit dans l’ontologie. Si nous nous con-
sidérons nous-même comme un être fini plutôt que comme un acte qui
s’accomplit, alors c’est d’un acte créateur que nous pensons dépendre,
de telle sorte que, à l’égard du Tout lui-même, c’est tantôt l’Être qui a
la priorité si nous voyons en lui le soutien de notre acte, et tantôt
l’Acte, si nous voyons en lui le créateur de notre être.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 81

De même que Platon dans le Sophiste s’inquiète de voir que le


même terme peut être appelé être et un, de telle sorte qu’alors il
semble qu’il cesse d’être un pour devenir deux, ainsi, nous nous in-
quiétons aussi de voir que le même terme puisse être appelé tour à
tour être et acte, comme si, en disant qu’il est acte, nous rejetions d’un
seul coup hors de l’être tout ce que l’acte est précisément chargé de
produire. Mais, de même que l’être et l’un ne diffèrent que selon la
perspective sous laquelle on les considère et que l’un est la saisie de
l’être, ainsi l’acte lui-même n’est point antérieur ni hétérogène à
l’être : il est l’opération par laquelle l’être se pose lui-même éternel-
lement. Et s’ils coïncident dans l’absolu, nous n’avons été amené à les
distinguer l’un de l’autre que parce que, à l’égard de la conscience
finie, il y a seulement une correspondance complexe entre l’être qui
lui est donné et l’acte même qu’elle accomplit.
Ainsi se confirme la thèse que l’acte n’est rien de plus que l’être en
tant qu’il se produit lui-même ou en tant qu’il exprime sa propre suffi-
sance.
[74]

ART. 8 : Nous ne sommes nous-même intérieur à l’Être que par


l’acte qui nous permet de coopérer avec lui.

Pour que le monde nous livre son mystère, il faut qu’il cesse d’être
pour nous un objet que nous cherchons à connaître et qu’il devienne
une création à laquelle nous sommes associé. Car tout objet que nous
contemplons, quelle que soit la lumière qui l’éclaire, demeure encore
extérieur à nous. Sa réalité nous est imposée, nous la subissons. Nous
l’enveloppons du regard, mais nous ne la pénétrons pas parce que
nous ne venons pas coïncider avec le principe qui la produit. Cela
n’est possible qu’à condition que le monde cesse de nous paraître hors
de nous. Or nous sommes en effet en lui, non pas simplement comme
une partie dans un tout, mais comme un coopérateur dans une entre-
prise à laquelle il a accepté de participer, qui dépend de lui et dont lui-
même dépend.
L’Être ne peut donc être saisi que par le dedans. Non point que la
pensée pure nous permette d’atteindre sous les espèces de l’Idée un
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 82

objet plus subtil et pourtant plus stable, dont l’objet sensible ne serait
que l’apparence, ni que l’introspection, en nous révélant nos états se-
crets, nous rende attentif à une sorte de résonance intime des choses
dont la connaissance ne nous donnait que le spectacle. Car on ne fait
que redoubler le mystère du monde lorsqu’on cherche à expliquer ce
que voit le regard par ce que voit la pensée, ou même par ce
qu’éprouve la sensibilité. Celle-ci sans doute m’oblige à l’aveu d’une
solidarité entre ma destinée propre et la réalité même du monde. Seu-
lement cette solidarité est une contrainte qui m’assujettit. Elle té-
moigne entre le monde et moi d’une continuité éternelle qui m’arrache
un cri dès que la moindre fibre qui me retenait à lui vient à se déchi-
rer. Cette solidarité ressentie n’est point encore acceptée et voulue. Le
monde dont je fais partie m’affecte encore comme s’il était extérieur à
moi ; je ne puis lui devenir véritablement intérieur qu’en empruntant à
la puissance créatrice la force par laquelle je m’introduis moi-même
en lui.
C’est qu’il n’y a pas d’autre dedans que l’acte même par lequel, en
consentant à être, je crée mon être propre et j’inscris dans l’être total
une marque qui subsiste éternellement. Tout objet de pensée est un
acte réalisé. Tout état de la sensibilité [75] est le retentissement d’un
acte dans une conscience qui devient réceptive à son égard. Dans
l’acte seul toute distinction entre le sujet et l’objet est nécessairement
abolie. Il n’y a rien en lui que l’on puisse voir ou sentir. Il se confond
avec son pur exercice. Il est tout entier initiative et premier commen-
cement, être et raison d’être à la fois. En lui, il n’y a que lui qui soit
nôtre : de toutes les choses du monde, il est la seule qui soit privée de
toute extériorité, la plus personnelle qui soit et qui ne peut jamais être
que personnelle.

ART. 9 : L’être et l’acte ne s’opposent l’un à l’autre comme ce qui


me résiste et ce dont je dispose que pour témoigner des limites mêmes
de ma puissance.

On dira qu’il y a entre l’être et l’acte une contradiction. Car l’acte,


c’est la disposition du possible. Il est essentiellement malléable et peut
être tourné dans tous les sens. Au contraire, l’être semble confondu
presque toujours avec la résistance. Et même l’on peut dire que l’être
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 83

nous paraît d’autant plus plein que sa résistance est plus grande. Parmi
les choses, les représentations visuelles ont pour nous moins de réalité
que les représentations tactiles parce que celles-ci offrent aux mou-
vements de notre corps une barrière plus solide. De plus les représen-
tations visuelles ne participent à l’être que dans la mesure où, quand
elles sont présentes, elles ne se prêtent point aux modifications de
notre fantaisie comme les représentations de l’imagination. C’est pour
cela aussi que les idées, qui paraissent dépendre directement de
l’activité de la pensée, n’ont aux yeux de la plupart des hommes
qu’une existence virtuelle. Que l’on découvre au contraire en elles une
immutabilité essentielle, qu’on reconnaisse, comme Malebranche, que
le propre de l’idée vraie, c’est de me résister, de rendre vains tous les
efforts que je pourrais tenter pour la modifier, aussitôt l’idée se con-
fond avec l’être lui-même, et c’est le devenir sensible qui s’estompe et
qui nous échappe comme un rêve. Que l’on porte enfin l’attention sur
la Valeur et sur le Bien, dès que la conscience se rend compte qu’elle
les reçoit, que ce sont là des notions qui s’imposent à nous malgré
nous, que nous ne pouvons pas les changer à notre gré, que nous
sommes contraints, dès que nous les apercevons, de les vouloir et de
les aimer, que, loin d’être toujours en suspens, ce sont les critères au
nom desquels nous jugeons nos actions [76] elles-mêmes, et que nous
sommes incertains seulement de savoir si nos actions peuvent leur être
conformes, alors nous sommes inclinés à penser que ce que nous ap-
pelions être jusque là n’était qu’une pure apparence, et que l’Être véri-
table se confond maintenant avec cette Valeur, avec ce Bien, que
l’apparence imitait, mais d’une manière toujours imparfaite. Et l’on
dira qu’elle participait à l’Être dans la mesure où elle participait au
Bien qui devient ainsi l’essence vivante de tout ce qui est.
Mais cette dernière remarque mérite qu’on s’y arrête. Car dire que
l’Être est ce qui résiste, c’est dire qu’il est un obstacle qui nous est
opposé. Or il est vrai en effet que l’être nous paraît toujours extérieur
à nous, comme si son rôle était de limiter et d’arrêter l’élan de la
conscience individuelle. Mais où pourrait se porter cet élan ? Par lui-
même il n’est qu’indétermination pure ; et à notre égard, cette indé-
termination n’est que le signe de notre faiblesse et de notre impuis-
sance. Elle ne demande jamais qu’à cesser. C’est un signe fâcheux
que de s’y abandonner et de s’y complaire. Car elle est la marque d’un
vide intérieur que nous ne sommes pas nous-même capable de com-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 84

bler. Le regard, la pensée, la volonté ont besoin de l’objet pour se po-


ser, c’est-à-dire pour être : jusque là ce ne sont que de pures virtuali-
tés. L’objet épouse pour ainsi dire leur forme et leur donne précisé-
ment ce qui leur manquait. Aussi, loin de considérer l’être comme le
contraire de l’acte, comme étant ce qui est hors de lui et lui résiste, il
faut le regarder comme identique à la perfection de l’acte, à ce qui le
réalise, à ce qui l’achève. C’est précisément parce qu’il est achevé
qu’il devient pour nous impossible à changer, comme nous le voyons
dans l’objet de la vision qui lorsqu’il est présent remplit le regard, et
au lieu de le laisser insatisfait lui fournit plus qu’il ne peut embrasser,
dans l’objet intelligible qui abolit toutes les hypothèses et donne enfin
à l’intelligence tout son jeu, dans le Bien enfin qui est l’objet de la
volonté pure et qui, loin de la limiter, se confond avec son plein exer-
cice. Ainsi on pouvait bien opposer l’acte à l’être dans l’abstrait en
considérant le premier comme une puissance indéterminée, et le se-
cond comme une réalité fixée qui lui fait obstacle et la paralyse. Mais
l’acte alors n’est que possible et non point réel, et l’être est regardé
comme extérieur à un sujet et non point comme intérieur à lui-même :
que l’acte commence à s’accomplir et que l’être s’intériorise, alors ils
se rapprochent [77] l’un de l’autre pour nous révéler leur identité pro-
fonde. L’indétermination de l’acte s’abolit : et l’être, au lieu d’être
pour lui un obstacle, n’exprime rien de plus que son accomplissement
et pour ainsi dire la possession qu’il obtient de lui-même.
Il y a beaucoup de stérilité, beaucoup d’amour-propre, et d’orgueil
de notre impuissance même, dans cette affirmation si courante que la
recherche vaut mieux que la possession. Mais que vaut alors la re-
cherche elle-même ? Cette possession que l’on refuse est-elle une pos-
session véritable ? Enfin, en se contentant de la recherche, ne veut-on
pas se suffire dans son insuffisance même ? Ne répugne-t-on pas sur-
tout à recevoir du dehors ce don qui nous ferait être, afin de paraître
soi-même tout se donner, dût-on pour cela demeurer toujours dans un
état de simple aspiration, ou de velléité pure ?
Il y a entre l’acte et l’être une contrariété apparente qui montre
bien leur identité fondamentale. Car le propre de l’être, c’est de ne
commencer jamais et le propre de l’acte, c’est de commencer toujours.
Mais ces deux caractères en se joignant définissent précisément
l’éternité. Ce qui nous montre que l’acte et l’être surpassent tous les
deux le temps, que, dans ce surpassement même, le passé et l’avenir
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 85

viennent pour ainsi dire converger, qu’ils ne s’opposent que lorsque


l’acte et l’être s’opposent de nouveau, c’est-à-dire cessent d’être pris
dans leur totalité, et que chacun d’eux appelle le secours de l’autre
pour remplir précisément ce qui lui manque.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 86

[78]

LIVRE I. L’ACTE PUR

DEUXIÈME PARTIE
ÊTRE ET ACTE

Chapitre V
L’UNITÉ DE L’ACTE

A. – L’UNITÉ DE L’ACTE, FONDEMENT


DE L’UNITÉ DE L’ÊTRE

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ART. 1 : L’unité de l’Acte fonde l’universalité et l’univocité de


l’Être.

La simple analyse logique de la notion d’être nous avait contraint


d’attribuer à l’Être un double caractère d’universalité et d’univocité 4.
La distance infinie qui le sépare du néant qu’il exclut avait suffi à
nous montrer que, là où l’être est posé, il ne peut l’être qu’absolument
et indivisiblement. Il n’est pas susceptible de degrés, il ne comporte ni
le plus ni le moins. C’est un paradoxe que nous puissions enrichir sans
cesse notre nature ou nos déterminations, mais sans rien ajouter ja-
mais à l’Être, qui, dans le moindre fétu, est déjà présent tout entier. Il
y a une infinité de manières d’être, mais l’être de toutes ces manières

4 Cf. De l’Être. Première Partie, II et III.


Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 87

d’être est le même être. Et cela n’est possible sans doute que parce
que cet être qui appartient au fétu et qui, au lieu d’être une dénomina-
tion abstraite et générale, lui donne au contraire son caractère indivi-
duel et concret, ne fait qu’un avec l’être unique du Tout sans lequel
aucune des parties du Tout ne pourrait se soutenir. Dire que l’Être est
universel et univoque, c’est dire que nous faisons tous partie du même
Tout et que c’est le même Tout qui nous donne l’être même qui lui
appartient et hors duquel il n’y a rien. La difficulté est de savoir non
pas comment, à travers toutes les différences qui peuvent exister entre
les formes particulières de l’Être, l’unité de l’Être peut être reconnue,
mais comment ces différences peuvent apparaître [79] en elle sans
qu’elle soit en effet brisée : tel est le sens du problème de la participa-
tion.
Dès que l’on s’aperçoit que l’être, considéré dans sa réalité propre
et suffisante, n’est pas un objet, puisque nul objet n’a de sens que pour
un sujet et ne peut être par conséquent autre chose qu’un phénomène,
mais qu’il est intérieur à lui-même et qu’il est un acte qui ne cesse ja-
mais de s’accomplir, alors l’universalité et l’univocité qui, lorsqu’elles
n’étaient encore que les propriétés d’un objet, nous paraissaient mys-
térieuses et difficiles à concilier avec la multiplicité des aspects de
l’expérience, trouvent maintenant leur véritable fondement et reçoi-
vent la signification qui leur manquait. Le caractère original de l’acte,
c’est précisément de posséder cette universalité et cette univocité, de
les réaliser pour ainsi dire par son exercice même, de telle sorte que le
reproche d’abstraction que l’on pouvait nous faire quand nous par-
lions de l’universalité et de l’univocité de l’Être perd, quand il s’agit
de l’Acte, toute ombre de vraisemblance. Et on verra sans peine que,
lorsque nous avions attribué ces caractères à l’Être, c’était parce que
l’Être lui-même était nécessairement appréhendé et posé à la fois par
un acte de pensée qui demeurait toujours identique à lui-même.
L’universalité et l’univocité de l’être ne faisaient qu’un avec l’unité de
cette Pensée qui non seulement revendiquait l’être pour elle-même,
mais encore soumettait l’être à sa juridiction, se reconnaissait compé-
tente pour le connaître, pour pénétrer dans son immensité à laquelle
elle était, par son essence même, toujours inadéquate en fait et tou-
jours adéquate en droit. L’univocité de l’être n’est donc rien de plus
que la suite de la simplicité parfaite de l’acte qui le fait être ; et
l’universalité n’est rien de plus que la suite de sa fécondité infinie.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 88

Dès que l’acte s’exerce, l’une et l’autre trouvent pour ainsi dire leur
justification.

ART. 2 : L’unité de l’Acte fonde la totalité de l’Être qu’elle confond


avec son infinité.

On devrait remarquer d’abord qu’entre l’acte et la totalité il y a un


lien singulièrement étroit. D’abord l’idée même de totalité ne peut pas
être objectivée : il n’y a évidemment de Tout que pour un acte qui
embrasse l’unanimité des parties dans l’unité du même regard ; mais il
n’y a pas non plus de parties, sinon par l’unité même de l’acte qui les
distingue comme parties [80] et qui déjà les totalise. Si l’on soutient
que l’idée de Tout est une idée arbitraire dans laquelle nous donnons
illégitimement à l’infini, qui nous dépasse toujours, des frontières
comparables aux nôtres, nous répondrons que l’Être que nous appe-
lons total est en effet infini, mais que cette infinité accuse seulement
le caractère également inépuisable de l’opération d’analyse par la-
quelle nous distinguons en lui des parties et de l’opération de synthèse
par laquelle nous réunissons ces parties les unes aux autres. Or, le ca-
ractère doublement inépuisable de l’analyse et de la synthèse té-
moigne de la présence en nous de l’acte qui les produit, qui ne peut
jamais être suspendu, c’est-à-dire auquel l’Être ne cesse jamais de
fournir. Et la notion même de totalité n’exprime rien de plus que
l’indivisibilité toujours présente de l’acte par lequel l’Être peut être
posé, ce qui doit permettre de considérer toutes les divisions et toutes
les constructions inachevées par lesquelles nous essayons de le réduire
comme autant de moyens par lesquels notre être fini introduit en lui sa
vie relative et participée.
Le propre de la dialectique doit être de montrer que l’acte est le
fondement commun de l’idée de totalité et de celle d’infinité. La tota-
lité est l’unité même de l’Acte considérée comme étant la source
unique et indivisible de tous les modes particuliers, qui semblent tou-
jours contenus éminemment, et pour ainsi dire par excès, dans l’élan
même qui les produit et auquel tous les êtres participent selon leur
pouvoir ; et l’infinité est l’impossibilité où nous sommes à la fois de
jamais voir tarir la naissance de tous les modes et en même temps de
les totaliser dans le plan même où ils apparaissent : car leur unité ré-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 89

side exclusivement dans le principe même qui les fonde. L’un où


s’engendre le multiple peut bien être dit un infini : ce n’est qu’un infi-
ni de puissance ; quant au multiple actuel, il est lui-même fini à
chaque instant : et à chaque instant j’essaie de le ramener à l’unité
abstraite d’un système qui ne cesse lui-même de s’enrichir indéfini-
ment, mais qui ne se referme jamais sur le Tout véritable.
Le préjugé le plus grave consiste à considérer l’univers comme un
Tout donné dans lequel à un certain moment l’Acte viendrait pour
ainsi dire prendre place, alors qu’il n’y a que l’Acte, précisément
parce qu’il est un, qui puisse, partout où il s’exerce, porter avec lui la
présence intime du Tout. Mais ce Tout n’est point une somme que
l’on obtiendrait en ajoutant les uns aux [81] autres tous les modes de
la participation. Car la participation n’est elle-même qu’une possibili-
té toujours offerte et qui ne s’interrompt jamais ; la double infinité de
l’espace et du temps sert à la figurer. Par contre, un Tout qui précède
les parties et qui les fonde, qui leur permet de naître en lui sans jamais
se détacher de lui, ne peut être que l’acte sans parties qui est à la fois
le support de chacune d’elles et le lien de toutes ; comme l’acte lui-
même, le Tout est donc indivisible ; il est transcendant à tous les
termes qu’il pourra jamais contenir, comme l’Acte est transcendant à
toutes les données qu’il fera jamais naître.
On voit maintenant comment on peut distinguer aisément deux
tendances très différentes de la pensée, selon que l’acte se trouve pour
ainsi dire oublié, et résorbé en quelque sorte dans la totalité de ses ef-
fets — ce qui produit toutes les formes de l’empirisme, du positivisme
et du matérialisme —, ou selon qu’au contraire il demeure cet acte
éternel que les effets manifestent, sans jamais le diminuer, ni
l’enrichir, ni l’altérer en aucune manière
De fait, quand on parle d’actes particuliers, comment les distingue-
rait-on les uns des autres sinon par le point de l’espace ou le point du
temps auxquels ils se localisent pour s’exercer ? Mais l’acte échappe
au temps et à l’espace. Il n’y a que ses effets qui y prennent place.
En prononçant le mot être, nous avons en vue la totalité, et cette to-
talité nous la considérons presque toujours comme enveloppant à la
fois l’espace, le temps et tout ce qu’ils contiennent. De telle sorte que
cet être qui nous paraissait un se disperse aussitôt, et qu’après avoir
essayé de le saisir dans la simplicité de son essence, il nous dépasse
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 90

aussitôt dans tous les sens par son infinité, empêchant à jamais nos
bras de l’étreindre et de se refermer sur lui. Pour retrouver par consé-
quent son essence indivisible, il faudrait resserrer en elle la totalité de
l’espace et du temps qui constitueraient non point son expansion, mais
les conditions ou les lois de son exercice. Ce qui n’est possible que si
nous en faisons un acte parfaitement pur et non point une chose im-
mense.

ART. 3 : L’unité de l’Acte, c’est l’unité d’une même efficacité, à


travers toutes les modalités de son exercice.

Personne n’a aperçu avec une plus admirable clarté que [82] Male-
branche cette parfaite unité de l’acte, qui fait que, partout où on le
pose, il faut le poser absolument, c’est-à-dire comme indivisible, et
infini à la fois. Que l’on songe d’ailleurs aux différences que l’on
pourrait introduire dans la nature même de l’acte, en parlant d’une
pluralité d’actes : ils se distingueraient les uns des autres par leur in-
tention ou par leur objet, c’est-à-dire par leur limitation, mais non
point par leur nature propre d’acte, qui ne contient rien de plus en elle
que l’efficacité toute pure. Ainsi, il n’y a point d’activité qui ne soit
susceptible d’une multiplicité infinie d’emplois. En elle-même
l’activité absolue n’en a aucun, puisqu’elle se suffit et reste toujours
intérieure à elle-même : mais elle les permet tous. Dès qu’elle com-
mence à être participée, elle montre une souplesse et une puissance
sans mesure.
Il est remarquable que nous soyons incapables de nous représenter
la différence entre plusieurs actes autrement que par rapport aux indi-
vidus qui les accomplissent, et qui, bien qu’ils en conservent en
quelque sorte l’initiative, sont pourtant les dépositaires et les instru-
ments d’une puissance qui les dépasse. Dira-t-on alors que l’acte est la
propriété inaliénable de la conscience individuelle et qu’à moins de
tout confondre, l’acte constitutif de chaque conscience est séparé de
tous les autres ? Mais ici encore il faut prendre garde à une illusion.
Chaque être prend possession de l’acte et en dispose par une initiative
qui lui est propre. Mais son efficacité est toujours offerte et ne chôme
jamais : nulle créature ne lui ajoute ni ne lui retire jamais rien, bien
que, par l’usage qu’elle en fait, elle ne cesse de changer la configura-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 91

tion du monde et de déterminer sa destinée personnelle. Outre qu’il est


impossible d’admettre sans doute qu’il y ait une véritable indépen-
dance entre les différents actes qui s’accomplissent dans le monde, ce
qui suffit à établir, par la solidarité, l’équilibre ou la compensation qui
se produisent entre ses manifestations, l’unité profonde de l’acte dont
elles dépendent toutes, il n’y a point de modification, si élémentaire
qu’on la suppose, dans l’ordre de l’univers, qui ne témoigne de la pré-
sence d’un acte participé, qui ne nous montre que cet acte conditionne
d’une certaine manière tous les autres et qui ne nous oblige à faire de
toutes les modifications que l’univers ne cesse de subir un système qui
se transforme indéfiniment.
C’est l’efficacité du même acte que je retrouve, toujours identique
à elle-même, bien que divisée et emprisonnée, à travers la [83] diver-
sité de tous les objets que je puis percevoir, à travers la diversité de
toutes les idées par lesquelles ma pensée appréhende la signification
du réel, à travers la diversité de tous les sentiments par lesquels ma vie
personnelle s’épanouit, à travers la diversité de toutes les opérations
par lesquelles je modifie et je transforme le monde qui m’environne.
Et c’est parce que cette activité est toujours identique à elle-même à
travers cette pluralité de fonctions qu’elles appartiennent toutes à la
même conscience, qu’elles se soutiennent et s’appellent nécessaire-
ment l’une l’autre, et que je passe toujours de l’une à l’autre en chan-
geant seulement son point d’application.
Il suffit d’évoquer le nom d’acte en essayant de lui donner toute sa
pureté, sans l’associer à aucune passivité qui le limite et le détermine,
pour s’apercevoir qu’il est d’une absolue simplicité. L’Acte est, si l’on
peut dire, capable de tout ; mais c’est le propre de notre conscience
particulière de le rendre toujours capable de quelque chose, faute de
quoi il n’y aurait pas de différence pour elle entre penser qu’il est ca-
pable de tout et penser qu’il n’est capable de rien.

ART. 4 : L’Acte est la source commune de tous les aspects du réel et


de toutes les relations.

Tout acte imparfait et limité est homogène à l’acte par lequel le


monde ne cesse de se créer sous nos yeux et dans lequel il ne cesse de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 92

puiser (car il ne peut y avoir de différenciation dans l’acte que par son
objet et non par sa nature, par les bornes contre lesquelles il vient
échouer et non par son efficacité interne). Au moment où il
s’accomplit, l’acte s’engendre lui-même et rien ne peut être posé hors
de lui autrement que par rapport à lui, comme on le voit de ses condi-
tions, qui n’existent que par l’élan qui les appelle et qui les intègre, de
son objet, qui n’existe que par l’intelligence qui le pense, ou de son
effet, qui n’existe que par la volonté qui le produit. Ces conditions, cet
objet, cet effet sont des données qui ne portent point en elles-mêmes
leur raison. L’acte les explique plus encore qu’il ne les produit ; il n’y
a que lui qui soit réel, ou du moins il n’y a rien de réel que par lui,
puisque tout le reste dépend de lui et entre de quelque manière en lui
comme un élément de sa possibilité ou de sa limitation. Il est le prin-
cipe à la fois de ce qu’il accomplit et de ce qui lui résiste. Car c’est en
s’exerçant qu’il rencontre l’obstacle et c’est [84] en en prenant cons-
cience qu’il prend conscience de lui-même. Tout objet que nous pou-
vons posséder est un obstacle accepté, transformé, spiritualisé. En lui-
même il n’est qu’action. Il agit sur nous ; il suscite en nous une ré-
ponse. Et il crée notre mérite à partir du moment où la volonté que
nous avions de le vaincre se change en acceptation d’une présence qui
nous enrichit. La volonté alors est devenue amour. Cette volonté de
vaincre n’était qu’une volonté de détruire. Mais l’amour sauve ce qui
est et appelle à l’être ce qui n’est pas.
Toute puissance que nous trouvons en nous est un acte retenu, non
exercé, ou du moins dont la participation nous est offerte sans être en-
core acceptée. Tout état est l’envers d’un acte que nous avons accom-
pli ou d’un acte que nous avons subi ou encore une rencontre des
deux. Le présent n’est actualisé que par un acte de perception, le passé
et le futur que par un acte de mémoire et un acte de volonté : et les
phases du temps diffèrent l’une de l’autre, chacune d’elles possède un
contenu toujours nouveau pour témoigner des conditions nécessaires à
la réalisation de notre vie propre, c’est-à-dire de la distance qui sépare
à chaque instant l’acte pur de l’acte de participation.
On peut dire que le propre de l’acte c’est d’exprimer l’essence in-
térieure et déterminante de la relation. Sous cet aspect il traduit l’unité
de l’être parce que précisément il établit un pont entre tous ses
modes ; et c’est pour cela que nous le considérons toujours comme
ayant un point de départ et un point d’arrivée, comme unissant un
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 93

terme avec un autre, deux idées entre elles, une intention et un effet,
comme obligeant le moi à sortir pour ainsi dire de lui-même afin de
donner quelque chose lui-même et de recevoir quelque chose lui-
même, comme liant de proche en proche chaque aspect de l’être avec
le Tout dont il fait partie. La relation n’est rien de plus qu’une sorte de
réfraction de l’acte pur dans le monde de la participation, où chaque
forme d’existence possède une initiative indépendante, mais par la-
quelle précisément elle se relie en quelque manière à toutes les autres.
Ainsi il est facile de démontrer qu’il n’y a que l’acte qui soit un ;
mais il se diversifie par ces modes différents de limitation et de parti-
cipation qui font apparaître toujours quelque objet ou quelque fin par-
ticulière comme des termes auxquels il s’applique. Et l’unité de l’acte
trouve encore une confirmation dans cette observation : à savoir que,
si tous les faits sont nécessairement particuliers, toutes les démarches
de la pensée et du [85] vouloir portent au contraire en elles un carac-
tère de généralité qui témoigne de leur origine commune, qui nous
montre en elles une efficacité capable de surpasser chacun des effets
qu’elles peuvent produire et qui les rend aptes à être répétées : ce qui
implique aussitôt qu’il y a des catégories de la pensée et du vouloir.

B) L’UNITÉ DE L’ACTE APPRÉHENDÉE


AU CŒUR MÊME DE LA PARTICIPATION

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ART. 5 : Il se produit, à l’intérieur de chaque conscience, une liai-


son de l’individuel et de l’universel, où l’on voit à l’œuvre l’acte
même de la participation.

Le propre de la participation, c’est de me découvrir un acte qui, au


moment où je l’accomplis, m’apparaît à la fois comme mien et comme
non mien, comme universel et personnel tout ensemble, ainsi qu’on le
voit chez le mathématicien, dans l’opération même de la démonstra-
tion, qui est un acte exécuté par lui, mais exécutable par tous. Cepen-
dant, si le mathématicien ne met pas en doute que sa démonstration ne
soit valable non seulement pour lui, individu, mais pour tout être fini
en général dans la mesure où il participe à la raison, c’est-à-dire s’il
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 94

reconnaît qu’il y a là une puissance universelle qu’il dépend de tout


être raisonnable d’exercer, on n’oubliera pas qu’elle n’est puissance
pourtant qu’à l’égard de celui qui accepte ou refuse de l’actualiser ;
dire qu’elle n’est que puissance, quand nous ne l’actualisons pas, mais
que nous pouvons seulement l’actualiser, c’est méconnaître que nous
l’actualisons par une efficacité qui est en elle, et non point en nous,
mais qui s’est changée en puissance afin précisément de nous per-
mettre de la rendre nôtre.
L’expérience de soi est donc déjà l’expérience que chacun a de sa
liaison avec un universel à la fois présent en lui et actualisé par lui à
l’intérieur de certaines limites qu’il s’oblige à reconnaître comme ses
limites et à dépasser sans cesse. Cette opposition et cette solidarité de
l’individuel et de l’universel en lui est reconnue par tout homme qui
réfléchit sur la nature de la raison et qui s’aperçoit que ce mot même
de raison ne peut rien exprimer qu’une législation à laquelle il n’est
jamais tout à fait [86] soumis, mais dont la valeur est affirmée immé-
diatement pour lui-même et pour tous. Or faire appel en soi à la rai-
son, c’est reconnaître que l’on n’est pas tout raison, bien que la raison
elle-même soit indivisible. On peut bien sans doute admettre qu’il y a
autant de raisons que d’hommes et que cette raison se répète identique
à elle-même dans chaque conscience comme la forme ou l’idéal qui
les définit toutes. Mais on expliquera toujours difficilement pourquoi,
si elle est dans l’individu, elle ne porte pas les marques de sa nature
individuelle. C’est dire qu’il n’y a qu’une raison dont tous les êtres
reconnaissent la loi bien qu’ils ne s’y conforment pas toujours. Non
point que nous voulions réaliser cette raison comme un objet,
puisqu’au contraire nous ne voyons rien de plus en elle que
l’expression de la participation de tous les individus à une activité qui
dépasse l’initiative propre de chacun. Or, si on n’éprouve pas de diffi-
culté insurmontable à dire que la même raison nous éclaire et nous
dirige tous, bien que chaque individu s’en écarte toujours, c’est qu’il
n’y a là qu’une expression abstraite de cette expérience fondamentale
que nous ne cessons jamais de refaire, à savoir que le même acte pur
ne cesse jamais de nous solliciter, bien que la réponse que nous lui
faisons soit toujours originale et toujours imparfaite.
L’acte par lequel je pense, et qui par conséquent fonde l’unité de
ma conscience, est indépendant du contenu même que je lui donne et
qui fait de moi un individu particulier : il faut sans doute que ce soit
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 95

moi qui l’accomplisse, mais cet accomplissement qui le fait mien ne


change pas sa nature et ne l’épuise pas. Il lui laisse sa parfaite dispo-
nibilité. Je le retrouve toujours inaltérable quel que soit l’usage ou
l’abus que j’en aie fait. Son universalité trouve encore une expression
en moi par la possibilité où il est de revêtir un caractère abstrait et
formel afin d’envelopper encore tout ce qui est. Mais ce serait une er-
reur grave de penser qu’il ne possède précisément l’universalité que
dans cette possibilité abstraite et formelle : car cette possibilité ex-
prime seulement qu’il demeure indivisible, même quand il est partici-
pé. Seulement la possibilité alors n’est rien de plus qu’une non-
participation. Et si nous allons du possible à l’être, en ce qui concerne
la formation de notre existence personnelle, il est évident que le pos-
sible même n’a de sens que par la manière dont il s’enracine dans
l’être absolu, de telle sorte qu’à l’égard de l’Acte pur, c’est notre par-
ticipation au contraire [87] qui devient une pure possibilité. Le secret
de la métaphysique entière se trouve précisément dans le renverse-
ment de ces rapports entre l’Être et le possible selon que l’on va de
l’Être total à l’être particulier ou que l’on remonte au contraire de ce-
lui-ci vers celui-là.
Ainsi non seulement l’acte, quand je le dépouille de l’application
concrète que j’en fais et que je le considère par rapport à moi comme
un possible universel, enveloppe en droit tout ce qui est, mais il est
indépendant de vous et de moi, fonde mon moi et le vôtre, justifie
leurs rapports, bien que, dès qu’il est assumé par votre initiative et par
la mienne, il produise à la fois notre autonomie propre et nos diffé-
rences (qui ne résultent pas seulement de notre nature individuelle,
mais encore de l’exercice même de notre liberté). Il ne paraît se répé-
ter toujours que parce qu’il est supérieur au temps et qu’il est pourtant
engagé dans le temps ; c’est qu’il l’engendre et le surpasse à la fois,
tant par la renaissance continue qu’il donne à l’instant que par le lien
qu’il établit entre tous les instants.
Dès que l’attention porte sur cet acte qui me fait, je découvre, avec
une émotion incomparable à laquelle aucune conscience sans doute ne
peut échapper, sa fécondité infinie. Une lumière l’accompagne tou-
jours, c’est qu’il n’est participé par moi que parce qu’il est partici-
pable par tous. Alors il apparaît bien encore comme l’infini de la pos-
sibilité, mais qui cesse d’être abstraite, puisqu’il est toujours offert
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 96

comme un don vivant de soi qui demande toujours à être reçu, c’est-à-
dire à être actualisé.

ART. 6 : L’Acte réside dans une efficacité sans limites et, au lieu de
m’enfermer dans les limites de ma conscience subjective, m’oblige
toujours à les rompre.

Dire que l’acte est éternel, c’est dire qu’il est le premier commen-
cement de nous-même et du monde, retrouvé par nous à chaque ins-
tant. Partout où j’agis, je retrouve la même initiative absolue, la même
rupture avec tout le passé, avec la connaissance acquise et avec
l’habitude, la même remise en question de ce que je suis et de ce
qu’est le monde. Une activité sans défaillance s’offre toujours à ma
participation défaillante, sans que, dans la mesure où je consens à la
faire mienne, elle perde jamais rien de sa jeunesse et de sa nouveauté.
C’est donc comme s’il existait dans le monde une efficacité [88]
toujours disponible au cours du temps et à laquelle les différents êtres
ne cessent d’emprunter afin de l’actualiser dans leur propre cons-
cience. Il faut bien que ce soit à la même source qu’ils aillent puiser.
On ne comprendrait autrement ni comment ils réussissent à
s’accorder, ni comment ils réussissent à s’opposer : car deux forces
qui se heurtent et qui cherchent à se détruire ne peuvent être que de la
même nature. On ne gagnerait rien en disant que cette efficacité n’est
elle-même qu’une possibilité infinie, que nous posons d’avance pour
que notre propre action puisse s’exercer. Nous sommes obligés de re-
garder cette possibilité comme une possibilité réelle, ou, si l’on veut,
comme une possibilité existante. C’est dire qu’elle est un être en soi,
toujours agissant et efficace, qui ne devient un possible que par rap-
port à nous afin qu’en l’actualisant nous puissions le rendre nôtre se-
lon nos forces.
L’expérience de la participation, au lieu de nous enfermer dans le
domaine étroit de la conscience subjective, nous oblige au contraire à
l’étendre. C’est par elle que je puis poser l’acte comme me dépassant,
avec ses caractères d’unité, d’universalité, avec sa présence constam-
ment offerte à tous les esprits, avec la possibilité qu’il me donne de
penser, de vouloir et d’aimer, par une sortie de moi-même (c’est-à-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 97

dire de mon être individuel) qui ne fait qu’un avec une rentrée au
cœur de moi-même (c’est-à-dire dans le principe intérieur qui fonde
mon être individuel en même temps que tous les autres). C’est par lui
que je sens ma propre limitation et que je ne cesse d’aller au delà.
C’est par lui aussi que je fonde ma propre initiative par la reconnais-
sance même de ma dépendance. Cette idée est admirablement expri-
mée par Descartes, qui sait bien qu’en me posant comme être fini je
pose l’infini que je limite, que je ne puis donc jamais l’embrasser,
bien que je pénètre toujours en lui plus avant. Dans le langage de
l’acte, nous disons de la même manière que tout acte participé puise la
puissance même dont il dispose dans l’acte pur, bien que celui-ci de-
meure inaltéré. Et cet acte s’exerce en moi imparfaitement, mais sans
se diviser, puisque ma passivité à l’égard du monde donné est toujours
l’expression de ce qui lui répond en le surpassant. Je vois, je sais et
j’éprouve, comme Descartes à l’égard de l’infini, que, dans la mesure
même où mon attention devient plus pure et mon amour-propre plus
silencieux, l’acte même qui me fonde, en m’obligeant à fonder moi-
même ma propre réalité, fonde aussi [89] l’univers dans lequel il me
permet de m’inscrire, et qui constitue lui-même son visage variable à
travers tous les jeux alternés de la participation.

ART. 7 : L’unité de l’Acte est appréhendée par nous au cœur même


de la participation.

Dire que l’acte est un, c’est-à-dire non pas seulement, comme tout
le monde l’accorde, qu’il unifie tout le reste, qu’il réalise à la fois la
synthèse de tous les éléments de la connaissance et la transition dans
le temps de tout instant à un autre, c’est dire qu’il est simple et indé-
composable. Quand je comprends, quand je veux, quand j’aime, où est
la diversité de l’acte lui-même ? Il est instantané et sans parties, et
c’est quand je vous l’explique que je fais apparaître ces éléments et
ces effets qui ne sont point en lui, mais seulement dans la figure qui le
représente ou dans la trace que déjà il a laissée.
On peut dire que, dans l’unité vivante de ma conscience, je fais dé-
jà l’expérience d’un acte qui, à travers des opérations particulières
susceptibles de se répéter, de se modifier, de s’enrichir, témoigne de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 98

son identité toujours disponible et me montre qu’il est participable par


moi comme il est participable par tous.
L’universalité de l’acte ne se conclut donc pas seulement de
l’indétermination et de l’infinité impliquées dans son pur exercice, qui
accumulent pour ainsi dire en lui la totalité des actions possibles. On
la vérifie encore par l’analyse de l’acte de participation qui, dans
chaque être particulier, exprime une sortie hors de ses propres limites,
un dépassement à l’égard de son individualité ou de sa nature, une
liaison avec le Tout, une communication éventuelle avec toutes les
choses et avec tous les êtres. Il est impossible de ne pas trouver la to-
talité de l’Acte déjà présente dans nos démarches les plus familières.
Il n’y a point d’action, si humble qu’on l’imagine, dans laquelle on ne
retrouve l’écho de l’acte initial auquel l’univers entier reste suspendu
et qui à chaque instant soutient encore son existence. Le moindre de
nos gestes ébranle le monde : il est solidaire de tous les mouvements
qui le remplissent.
Ce qui est important, c’est précisément d’acquérir cette expérience
par laquelle, quelle que soit la variété des circonstances et des événe-
ments dans lesquels nous sommes engagés, et bien que notre conduite,
en s’échelonnant dans le temps, se trouve [90] toujours devant une
situation nouvelle, nous reconnaissons que, lorsque notre conscience
dispose de toute sa force et de toute sa lumière, c’est parce qu’elle a
retrouvé la présence en elle d’un Acte toujours identique à lui-même,
qui est infiniment puissant et fécond, dans lequel s’alimente toute
notre vie temporelle et qui, lorsque nous nous détournons de lui, nous
abandonne à notre limitation, à notre ignorance et à notre misère, et ne
laisse plus devant nous qu’un ensemble de données dépourvues de
toute signification et de tout lien entre elles et avec nous. Alors seu-
lement on découvre que toutes les libertés ont une origine commune,
bien que chacune d’elles s’exerce par un consentement qui dépend
d’elle seule, que toutes les facultés du sujet résident dans la disposi-
tion d’une même activité, bien que chacune d’elles réalise un aspect
de la participation qui ne se confond avec aucun autre, que toutes ses
opérations mettent en jeu la même efficacité, bien que chacune d’elles
poursuive un but qui lui est propre et qui, dans l’intention qui
l’assigne, est lui-même unique et irremplaçable.
Enfin on peut dire de l’Acte que c’est quand sa simplicité est le
mieux gardée que sa fécondité est aussi la plus grande. Le propre de la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 99

vie spirituelle, c’est précisément d’atteindre un point où le dépouille-


ment et l’enrichissement croissent proportionnellement et, au lieu de
s’opposer, tendent au contraire à se confondre. L’acte nous fait éprou-
ver sa présence là où toute réalité donnée s’exténue et semble
s’évanouir, de telle sorte que cet invisible, qui tombe au-dessous de la
chose la plus petite et semble même s’abolir et, pour parler plus net-
tement, ce pur Rien, témoigne de son ascendant à l’égard de tout le
donné, au point de se convertir en une toute-puissance qui semble le
produire, mais qui le surpasse toujours.

ART. 8 : Chaque individu assume en agissant la responsabilité de


tout l’univers dans une perspective qui lui est propre.

Notre responsabilité à l’égard de l’Être total est un témoignage en


faveur de son unité ; il n’y a point d’être particulier qui ne se sente
comptable de l’univers entier, qui n’ait en réserve une idée qui le re-
présente, un idéal auquel il entreprend de le conformer ; il sent qu’il
doit prendre en main la charge même de la création. C’est que, dès
que l’acte se découvre en nous comme une possibilité offerte, il se
découvre toujours [91] comme capable de tout produire. Là est la
source métaphysique d’une ambition généreuse qui doit nous guérir
d’un égoïsme frivole. Seulement nul ne consent volontiers à recon-
naître qu’il n’est que co-créateur de l’univers, et tous les malheurs de
chaque être viennent de ce qu’il ne sait pas tracer une ligne de démar-
cation entre sa volonté particulière et la volonté absolue dont elle n’est
qu’une forme participée : elle souffre de voir d’autres volontés qui la
contredisent, sans penser qu’elles la soutiennent et la parachèvent.
Il n’est point possible à l’individu sans doute de se placer lui-
même dans le centre même de tout ce qui est, d’où émane cette infini-
té de rayons dont chacun est comme une offre faite à une liberté. Mais
chaque liberté est elle-même le centre d’un nouveau rayonnement. Et
elle réalise un équilibre fragile entre une grâce à laquelle elle ne ré-
pond pas toujours et une nécessité à laquelle elle risque toujours de
céder. De cette situation du moi, à la fois excentrique et pourtant cen-
trale, nous trouvons une sorte d’image dans ce lieu et cet instant où
nous agissons, que nous sommes obligés de situer dans l’espace et
dans le temps, qui permettent à notre action de régner en droit sur la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 100

totalité de l’espace et du temps, et qui nous obligent à trouver autour


de nous une diversité d’autant plus grande que le cercle de notre hori-
zon s’élargit lui-même davantage. D’une manière plus précise encore,
on voit alors l’unité de notre activité, qui se réalise par la pluralité des
mouvements du corps articulé ; celle-ci dessine la pluralité même de
nos intentions, et ne s’achève à son tour que par son rapport avec la
pluralité même des choses ; tous les gestes que nous faisons modèlent
tour à tour toutes les formes du réel, les multiplient, les transforment,
et prennent leur part de responsabilité dans l’acte même qui les a
créées.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 101

[92]

LIVRE I. L’ACTE PUR

DEUXIÈME PARTIE
ÊTRE ET ACTE

Chapitre VI
L’EXISTENCE ET L’ESSENCE

A. – LA DIVISION DE L’ESSENCE
ET DE L’EXISTENCE

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ART. 1 : L’être est l’unité de l’essence et de l’existence.

Quand nous employons le mot être, c’est pour désigner un terme


qui est antérieur à la distinction de l’essence et de l’existence et qui
les comprend en lui l’une et l’autre. C’est lui qui constitue leur unité,
non point leur synthèse comme si elles pouvaient de quelque manière
le précéder, mais plutôt le principe dans lequel elles apparaissent en
s’opposant l’une à l’autre dès que l’analyse ou la participation a
commencé. Personne ne songerait à exclure de l’être l’existence,
puisque ces deux mots sont souvent confondus l’un avec l’autre : mais
cela ne doit pas justifier les reproches que l’on fait souvent à l’Être,
d’être un concept vide et abstrait sous prétexte qu’il pose l’existence,
mais non point la nature de l’objet existant. Car le mot même
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 102

d’existence désigne précisément ce qui ne peut jamais rester à l’état


de simple concept, c’est-à-dire de possibilité, et qui se réduit à
l’actualité même de ce qui est. L’être, c’est donc l’indivisibilité de
l’essence et de l’existence, c’est-à-dire l’existence de l’essence, ou
l’essence prise dans son actualité et non plus dans sa possibilité.
Mais, dira-t-on, en admettant que l’existence restât contradictoire-
ment à l’état de possibilité si l’essence ne s’y trouvait pas jointe, du
moins n’est-il pas contradictoire de dissocier l’existence de l’essence,
qui alors n’est rien de plus que la possibilité elle-même. Cependant
l’univocité de l’être nous a rendu le service de nous obliger à surmon-
ter l’opposition de la possibilité et de l’existence, puisqu’on ne saurait
où mettre l’essence si on [93] ne la mettait elle-même dans l’être, de
telle sorte qu’à regarder l’existence comme étant seulement le carac-
tère des choses qui sont, il faut dire déjà qu’il y a toujours une exis-
tence de la possibilité, c’est-à-dire de l’essence. Il y a donc entre les
deux termes une sorte de réciprocité, puisque toute existence est
l’existence d’une essence, et que l’on ne peut pas poser une essence,
sans poser en même temps son existence, au moins comme essence.
Mais si l’être n’est rien de plus que la totalité indivisée des possibles,
l’essence en est en quelque sorte une partie, loin que l’on puisse faire
de l’être un résultat, un effet de la composition d’une essence et d’une
existence posées d’abord comme indépendantes l’une à l’égard de
l’autre. Tous les possibles ont une existence globale actuelle et émi-
nente à l’intérieur de l’être pur, bien qu’ils ne deviennent des pos-
sibles formels et séparés que lorsqu’ils commencent à s’en détacher
pour s’offrir en quelque sorte à la participation. En ce sens nous pou-
vons dire que, dans l’absolu, contrairement à ce que l’on pense en gé-
néral, c’est l’Être qui précède et qui fonde la possibilité et que c’est
nous qui isolons cette possibilité pour la rendre nôtre et pour la trans-
former en actualité par rapport à nous. De telle manière que, en Dieu
et en nous, le rapport de la possibilité et de l’existence est en quelque
sorte inverse, puisque l’actualité en Dieu ne devient une possibilité
qu’à l’égard de notre participation éventuelle, alors que ce qui fait
notre actualité est précisément l’acte par lequel nous rendons nôtre
cette possibilité.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 103

ART. 2 : Le propre de l’acte, c’est de dissocier l’essence de


l’existence afin de les unir.

Nous sommes habitués à considérer l’essence comme une possibi-


lité pure, une abstraction à laquelle il s’agirait de donner l’existence,
c’est-à-dire une dignité actuelle et concrète qui jusque-là lui manquait.
L’essence nous paraît donc antérieure à l’existence, qui la réalise.
Cependant, en quoi pourrait consister cette essence qui subsisterait
en dehors de l’existence et qui se réaliserait seulement en elle ? Où
sont ces limbes de la possibilité ? Si l’être est univoque, il m’oblige du
moins à considérer le possible comme un de ses modes, au lieu de le
considérer contradictoirement comme hors de lui et antérieur à lui. De
plus, nous savons bien que, quand nous voulons réaliser le passage de
l’essence à l’existence, [94] nous introduisons toujours un troisième
terme sans lequel il ne se produirait jamais, qui est l’acte avec lequel
nous identifions l’être lui-même. C’est donc de l’acte qu’il faut partir
et l’opposition entre l’essence et l’existence n’exprime rien de plus
qu’une analyse de l’acte : elle est l’effet de la réflexion.
Dès lors, faut-il accepter de considérer l’acte comme la réalisation
de l’essence ? Oui sans doute. Mais non point en ce sens que l’essence
serait donnée d’abord, en tant qu’essence pure, dans un monde mysté-
rieux et qui serait seulement un monde pensé, un monde de raison,
qu’il s’agirait pour nous de transformer en un monde existant, c’est-à-
dire de convertir en une expérience, mais en cet autre sens beaucoup
plus profond, c’est que l’acte est une démarche qui nous permet préci-
sément de faire la découverte de l’essence, et jusqu’à un certain point
de la constituer.
C’est la distinction de l’acte par lequel je me pose moi-même dans
l’être et de cet être dont je fais un objet idéal que je cherche à re-
joindre, à posséder, qui introduit dans le monde la distinction entre
l’essence et l’existence. Mais l’être contient à la fois cet acte et son
objet, la réalité que je suis et l’idéal vers lequel j’aspire. Il est l’unité
du pensant et du pensé, du voulant et du voulu, de l’aimant et de
l’aimé, et chacun se constitue lui-même en les dissociant pour les re-
joindre ensuite dans une synthèse qui lui est propre.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 104

L’unité de l’essence et de l’existence dans l’Être prend donc un ca-


ractère d’évidence dès qu’on a vu l’identité de l’Être et de l’Acte. Car
le propre de l’Acte, c’est, si l’on peut dire, de les dissocier pour les
unir. Il crée entre l’essence et l’existence un rapport de réciprocité et,
si l’on veut, un circuit ininterrompu, puisque Dieu n’est qu’essence et
que c’est son essence qui se change sans cesse en existence dans la
participation, tandis qu’en nous le propre même de la participation,
c’est de transformer sans cesse notre existence en essence. Aussi peut-
on dire qu’il n’y a d’existence que de l’être individuel, mais que le
propre de cette existence, c’est qu’elle doit être incessamment sacri-
fiée afin précisément d’acquérir une essence. C’est en assumant son
essence que le moi assume selon ses forces sa responsabilité à l’égard
non pas seulement de lui-même, mais de l’être universel.
[95]

ART. 3 : Il faut renverser le rapport classique de l’essence et de


l’existence et considérer l’existence comme le moyen de conquérir
mon essence.

Il ne faut pas craindre de renverser ici le rapport classique que la


spéculation a toujours établi entre les notions d’essence et d’existence.
Si je demande qui je suis avant de demander si je suis, je reconnais la
primauté de l’essence par rapport à l’existence. Mais je n’ai pu penser
ce que je suis que dans l’expérience qui me révèle d’abord que je suis.
Et sans doute on allèguera que ma pensée dépasse toujours mon exis-
tence individuelle, de telle sorte que, pouvant penser ce que je ne suis
pas, je puis faire aussi de ce que je suis une pure pensée que je détache
de mon existence pour l’y ajouter ensuite. Mais je suis tellement assu-
jetti dans l’être que je sais que je suis avant de savoir ce que je suis.
Mon essence, j’aurai à la trouver et à la réaliser.
L’existence est, si l’on veut, cette aptitude réelle et même actuelle
que je possède de me donner à moi-même mon essence par un acte
qu’il dépend de moi d’accomplir. Tel est le seul moyen que j’ai de
concevoir l’insertion de mon être particulier dans l’être total : cette
insertion est mon œuvre qui m’oblige, au lieu de considérer mon es-
sence comme une réalité déjà formée, qu’il faudrait ensuite on ne sait
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 105

pourquoi faire descendre dans l’existence, à la considérer au contraire


comme la fin que je dois produire et pour laquelle l’existence m’est
donnée.
L’existence n’a de sens en nous que pour nous permettre non pas
de réaliser une essence posée d’abord, mais de la déterminer par notre
choix et de coïncider avec elle. Au lieu de dire de l’essence qu’elle est
la possibilité de l’existence, nous dirons plutôt de l’existence qu’elle
est la possibilité de l’essence. C’est par le choix de notre essence que
nous fixons dans l’être notre place éternelle. Ce qui confirme notre
théorie de la réflexion.
C’est donc méconnaître le véritable rapport entre les notions que
de vouloir dériver l’existence d’une essence d’abord donnée, alors que
l’existence n’est là que pour me permettre de conquérir mon essence.
Seulement je ne puis la conquérir que par un acte de liberté ; et c’est
cet acte de liberté que l’on veut toujours exprimer en parlant du pas-
sage de l’essence à l’existence, et qui s’exprimerait mieux par un pas-
sage de sens inverse qui me conduirait de l’existence à l’essence.
[96]

ART. 4 : Il y a inversion des rapports entre l’existence et l’essence


selon qu’il s’agit des choses ou des êtres libres.

La confusion des rapports qui règnent entre l’essence et l’existence


vient de ce que ces rapports ne sont pas les mêmes quand il s’agit des
choses ou quand il s’agit des êtres libres. Quand il s’agit des choses en
effet, leur existence se présente à nous comme donnée dans le phéno-
mène. En tant qu’on les considère comme de purs phénomènes, on
peut dire qu’elles n’ont pas d’essence. Mais nous entendons pourtant
par leur essence les caractères que nous leur attribuons et qui nous
permettent de les penser par un acte de notre esprit : alors l’essence
qui est la pensée de la chose devient pour nous aussi la possibilité de
la chose. Mais l’essence que l’on atteint ainsi est notre propre essence,
ou du moins l’essence de l’esprit, en tant qu’il prend conscience de
son propre pouvoir par une réflexion qu’il exerce sur la chose. Ce qui
suffit à montrer qu’il n’y a d’essence que de l’esprit.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 106

Mais quand il s’agit d’un être libre, ce que nous appelons son exis-
tence, ce n’est pas sa phénoménalité, c’est sa liberté. Tout à l’heure
nous cherchions la possibilité de la chose et c’est cette possibilité que
nous appelions son essence. Maintenant cette possibilité nous est don-
née, elle est l’existence même de l’esprit. Mais il faut la mettre en
œuvre. Et c’est le propre de cette mise en œuvre de lui donner en effet
l’essence qui jusque-là lui manquait. Ainsi on peut dire que tout à
l’heure nous cherchions l’essence pour expliquer l’existence, qui était
pour ainsi dire impliquée par elle pour que l’esprit fût capable de la
penser, au lieu que maintenant l’existence n’est là que pour choisir et
pour engendrer son essence.
Dès lors, on voit qu’à l’égard de l’être libre c’est la possibilité de
ce qu’il sera qui constitue son essence actuelle, au lieu qu’à l’égard de
la chose son existence actuelle est la condition à laquelle l’esprit
s’attache pour retrouver son essence, c’est-à-dire une possibilité qui
ne subsiste qu’en lui et qui lui donne sur la chose une double prise à la
fois intellectuelle et matérielle.
Nous ne pouvons jamais faire autrement que de faire coïncider
l’essence des choses avec l’acte spirituel par lequel elles sont ce
qu’elles sont. Seulement, c’est ici que commence l’ambiguïté, [97] car
ou bien j’ai affaire à l’acte même par lequel je pense une chose que je
me représente et dont j’engendre la représentation par concept, ou
bien je pense à l’acte par lequel elle s’engendre elle-même du dedans
en faisant d’elle-même un être subjectif ou un moi, comme je le fais
moi-même quand je dis « cogito ». La conception de l’essence me fait
toujours hésiter entre ces deux conceptions opposées. Mais il est facile
de voir pourtant que l’acte par lequel je crée la représentation d’une
chose est destiné à me mettre sur la voie de l’acte intérieur par lequel,
en se créant elle-même, elle produit aussi sa propre manifestation. Ce
sont là deux chemins opposés, mais qui convergent vers le même
point, le premier où je cherche à reconstituer du dehors l’objectivité
de la chose, sans pouvoir coïncider avec l’acte qui la fait être, le se-
cond où j’accomplis réellement cet acte même, de telle sorte que je
suis ma propre essence, au lieu de la penser, mais sans parvenir à ren-
contrer jamais ma propre objectivité, ni à coïncider avec elle.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 107

B) LES TROIS SENS DU MOT EXISTENCE

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ART. 5 : L’existence, c’est l’être manifesté

L’indivisibilité de l’essence et de l’existence devrait nous conduire


à penser que l’existence, c’est l’être considéré dans son extériorité,
tandis que l’essence, c’est l’être considéré dans son intériorité. Et il y
a entre eux une solidarité si étroite que l’être ne se distingue pas du
néant tant qu’il n’est pas manifesté, de telle sorte que c’est là où il
l’est que sa présence peut être affirmée ; là où il ne l’est pas, nous de-
mandons qu’il le soit, sans quoi nous doutons qu’il possède la
moindre réalité, même comme puissance pure. C’est donc qu’il est là
seulement où il s’exprime.
Nous considérons en général l’existence comme impliquant la po-
sition d’un objet, et même l’objet posé plutôt encore que l’acte qui le
pose. L’existence, c’est le caractère de ce qui est toujours hors de nous
et qui ne peut par conséquent être posé que par rapport à nous (c’est-
à-dire la phénoménalité). En un sens il est plus juste de parler de
l’existence d’un autre que de l’existence de soi, et quand nous parlons
de cette existence [98] même, nous tendons toujours à faire de nous-
même un objet ou un phénomène.
Je me pose toujours jusqu’à un certain point comme indépendant
de l’acte par lequel je me pose, car, en me posant comme existant, je
prends place dans un monde manifesté, je me montre à autrui, je de-
viens pour ainsi dire l’être même de mon acte.
Ainsi Lachelier distingue admirablement dans une de ses Lettres
l’existence de l’être même ; l’existence n’est rien de plus, dit-il, que le
vide du temps et de l’espace, par opposition à l’être plein qui n’est ni
spatial ni temporel ; c’est une sorte de page blanche offerte à la parti-
cipation. Il n’est donc pas étonnant qu’elle paraisse à la fois une forme
creuse, puisqu’elle n’aura de sens que par ce qu’elle sera capable de
contenir et d’intégrer, une matière indéterminée se prêtant à l’action
par laquelle le sujet se constitue en constituant le monde, et la condi-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 108

tion externe sans laquelle cette action ne pourrait point s’exercer,


c’est-à-dire se manifester. L’existence, c’est alors ce qui est extérieur
à nous, ce qui a de l’étendue et de la durée, ce qui tend à prendre
forme et à se montrer, et même seulement ce qui revêt une surface, la
surface étant la limite même de la chose derrière laquelle elle cache ce
qui lui appartient en propre, et qui lui permet encore d’avoir des rap-
ports avec nous et de devenir pour nous une apparence pure.

ART. 6 : L’existence, c’est encore, plutôt que l’acte de se poser, le


fait même d’être posé, soit par moi-même, soit par autrui, soit par le
tout de l’être dans la mesure où il accepte de me recevoir.

J’ai besoin, pour pouvoir dire que je possède l’existence, non seu-
lement de l’intuition indubitable de mon acte, mais encore d’une ré-
flexion qui le redouble et le prend lui-même comme objet ; j’ai besoin
du témoignage de tous les autres êtres manifestant non pas seulement
qu’ils voient cette apparence qui est mon corps, mais qu’ils me recon-
naissent une volonté dont ils doivent pouvoir observer et ressentir les
effets.
L’univers tout entier est nécessaire pour que je puisse m’assujettir
dans l’existence. Qu’il cesse un seul moment d’en être garant, que les
autres êtres passent à côté de moi sans remarquer mon existence, que
l’univers ne porte point les traces de mon [99] action susceptibles
d’être saisies par moi et par d’autres, mon existence redevient un rêve
pur et le doute sur moi-même recommence à m’envahir.
On peut dire que je sens toujours la nécessité d’être confirmé et
soutenu dans l’existence par le jugement d’autrui, et je sombre tou-
jours dans le désespoir ou dans la folie quand je cesse d’y avoir re-
cours. L’existence de mon corps est garantie par l’affirmation d’autrui
qui le perçoit et montre par sa conduite qu’il a égard à lui. Je cherche
naturellement l’estime par laquelle ma place originale dans l’être qui
est inséparable de ma valeur est reconnue par tous ceux que je trouve
devant moi. Mépriser, ignorer quelqu’un, c’est vouloir le rejeter au
néant. Cependant il n’y a que l’amour dont je suis l’objet qui puisse
atteindre en moi non seulement ce que je montre ou ce que je fais,
mais ce que je suis, mon intimité pure et mon essence éternelle, et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 109

même dans cet amour je puis distinguer trois degrés : l’amour d’un
indifférent, c’est-à-dire d’un être dont je n’ai point posé l’existence et
qui m’irrite quand il prétend poser la mienne, l’amour d’un être qui
me rend l’amour même que je lui porte dans une sorte d’émulation où
je pense toujours être indigne du don même que je reçois, et l’amour
de Dieu pour moi qui est le seul qui me donne l’être, le seul dont
l’objet est exclusivement spirituel, qui est la fin suprême de tout
amour puisqu’il en est la source et auquel je rapporte sans cesse dans
un élan de gratitude l’amour même qu’il m’a donné pour lui.
Quelle que soit la confiance que je puisse m’accorder à moi-même,
l’existence garde toujours pour moi une valeur originale : je ne puis y
prétendre que dans la mesure même où quelqu’un tient compte de
moi ; et il est admirable que la foi que j’ai dans l’existence des autres
êtres soit la condition de ce témoignage qu’ils m’apportent, témoi-
gnage dont j’ai besoin et sans lequel mon existence semble toujours
incapable de dépasser la subjectivité, la possibilité ou l’illusion.
Franchissons un degré de plus. Le moi individuel qui participe à
l’être total, mais ne peut s’identifier à lui, ne peut exister que par cette
totalité de l’être, dont il ne se sépare jamais que relativement. Il reste
dans l’être au moment où il se sépare, bien que l’infinité de l’être
l’environne et le dépasse. Dès lors, il ne suffit pas de dire que c’est cet
environnement infini qui le limite, mais qui le supporte ; il faut dire
encore qu’en lui-même, considéré dans cette pure intériorité qui pré-
cède et fonde sa manifestation, [100] il n’est qu’une puissance ou une
virtualité qui pour s’actualiser a besoin d’une réponse que les choses
lui font, de telle sorte qu’au moment où cette réponse nous est donnée,
nous ne savons pas si nous devons dire que nous nous donnons
l’existence ou que nous la recevons.
Mon être me vient de moi-même et de mon rapport à l’acte pur.
Mais je n’existe ou je ne fais partie du monde qu’en devenant un objet
pour autrui, en étant perçu par lui comme corps, en devenant le terme
même de son amour ou de sa haine qui font que je compte pour lui,
alors que son ignorance ou son indifférence à mon égard me laissent
seul juge de ce que je suis. Dire d’un homme qu’il n’existe pas, c’est
bien dire sans doute qu’il n’a point d’initiative personnelle, mais c’est
dire surtout que cette initiative ne parvient pas à s’exprimer, que le
monde n’en porte pas la trace et qu’elle est pour nous comme si elle
n’était pas.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 110

Quand je dis : « cela existe », je veux dire que cela existe non pas
seulement pour moi, mais pour tous, que cela mérite mon attention, a
pris pied dans le monde et dépassé le domaine de la pure possibilité.
Chose curieuse : dire qu’un être existe, c’est bien lui attribuer une ini-
tiative qui le rend capable de prendre une décision intérieure, mais
c’est savoir aussi que la prendre, pour lui, c’est la manifester.
On peut s’étonner que mon existence ait besoin d’être posée par
autrui et d’être affirmée par autrui et que ce soit là le complément né-
cessaire de cette affirmation de moi par moi qui fonde ma propre inté-
riorité à l’être. Et même il semble qu’il soit impossible à un autre être
d’affirmer mon existence propre autrement que comme phénomène.
Mais il ne faut pas oublier qu’il y a en moi de la passivité, ce qui
exige qu’il y ait une certaine alliance entre l’existence de moi affirmée
par moi et l’existence de moi affirmée par autrui. Bien plus, il y a
entre ces deux formes de l’affirmation une corrélation profonde, car
l’intimité de mon être propre peut être aussi affirmée par autrui, au
delà du phénomène de mon existence, grâce à un acte de foi accompli
à mon égard qui vise l’acte par lequel je me pose moi-même comme
une liberté, et qui peut en un sens le dépasser, puisqu’il atteint l’usage
même de ma liberté qui ne m’inspire pas toujours autant de confiance
qu’à un autre et qui me laisse souvent beaucoup de doute. De telle
sorte que je serai soutenu par autrui dans l’affirmation non pas seule-
ment de ce [101] que je suis (à la fois comme être manifesté et comme
être libre) mais encore de ce que je puis et de ce que je dois. J’ai be-
soin de toute l’humanité pour m’encourager à devenir moi-même. La
jalousie en un sens ne cesse d’élever des obstacles sur mon chemin.
Mais elle est moins à craindre que l’indifférence par l’intérêt qu’elle
me montre, c’est-à-dire déjà par la valeur même qu’elle m’accorde.

ART. 7 : L’existence, au sens le plus fort, c’est l’acte même par le-
quel je me détache de l’être pur afin de trouver en lui mon essence.

Il n’y a d’existence manifestée que grâce à l’acte par lequel je me


détache de l’être pur, auquel j’emprunte pourtant la puissance que je
mets en œuvre, afin de devenir en quelque sorte l’origine de moi-
même. Aussi longtemps que je ne l’exerce pas, je reste dans le monde
comme pure puissance (avant la naissance, dans le sommeil ou la pa-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 111

resse), je reste dans le sein de Dieu, à proprement parler je n’existe


pas. Mais alors exister, c’est se détacher de l’être total pour prétendre
à l’indépendance (et par suite à la liberté). En ce sens le mot existence
ne convient point à la manifestation, mais au principe qui la produit.
Cependant ces deux sens qui paraissent se contredire sont pourtant
inséparables : car notre fixation dans l’être ne peut se réaliser que
grâce à l’expression phénoménale de notre liberté.
C’est le même acte qui fait de notre vie une vie visible et manifes-
tée et qui nous établit dans l’intimité de l’être ; de telle sorte qu’on
pourrait lui appliquer à la fois le mot existere qui indique l’action de
sortir et le mot d’insistere qui n’a pas gardé en français son sens an-
cien, mais qui désigne, par opposition à l’action de sortir, l’action de
se tenir sur ou dans la chose même dont on tient l’être et dont on ne se
détache plus. Ainsi l’existence s’applique à l’action de naître, mais
l’existence n’est rien si elle me laisse séparé ou isolé, au lieu de me
permettre de retrouver toujours par un acte propre l’être même qu’elle
ne peut posséder que par un retour qui fonde en lui ma vie intérieure
et participée. C’est dans l’espace et dans le temps que l’activité divine
« s’amortit », se sacrifie, afin de nous rendre capable de cette partici-
pation par laquelle, en nous demandant de traverser le monde maté-
riel, elle peut réaliser en chacun de nous le miracle continu de la résur-
rection spirituelle.
[102]
Au sens le plus fort du mot, exister veut dire accomplir un acte
libre et pur qui nous engage d’une manière absolue. Être libre, c’est se
détacher de l’Être, mais pour s’obliger à y participer, c’est-à-dire, en
se manifestant, à conquérir une essence. Ainsi l’acte, qui est le prin-
cipe de toute attribution, ne peut jamais devenir un attribut. Et l’on
voit combien il est fâcheux de lui donner une valeur adjective, comme
on le voit dans le mot « existentiel » que la philosophie allemande
tend à nous imposer, mais que notre langue repousse.
L’impossibilité d’isoler l’existence, qui est toujours indiscernable
de la chose même qui existe, est singulièrement instructive ; elle a pu,
étant invisible et confondue avec la chose même, être niée, ou être
considérée comme abstraite dès qu’on a voulu la nommer à part. Mais
en réalité elle témoigne par là qu’elle est la participation réalisée, qui
ne fait qu’un avec l’absolu dont elle participe, et qui est rigoureuse-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 112

ment la même dans les termes les plus différents, qui ne diffèrent que
par ce qui leur manque, mais qui n’entrent dans l’être que par elle.
Nous voyons donc clairement que le mot existence est susceptible
de trois sens différents : il veut dire d’abord être posé comme phéno-
mène, à savoir dans l’espace et dans le temps ; il veut dire ensuite être
posé comme un être par un autre être dont l’activité affecte la mienne
et est affectée par elle, la soutient et est soutenue par elle ; il veut dire
enfin se poser soi-même, ou du moins avoir la possibilité de se poser,
c’est-à-dire être capable d’acquérir une essence. On voit sans peine
qu’il y a entre ces trois sens le rapport le plus étroit, puisque c’est
parce que je me pose moi-même par un acte de liberté, que je puis être
posé par un autre comme phénomène (dans la mesure où ma liberté se
manifeste) et comme être indépendant (dans la mesure où il reconnaît,
derrière la manifestation, la présence de la liberté qui la produit).
Mais en réalité l’existence ne pouvait nous donner une extériorité à
nous-même que pour nous introduire dans l’intériorité même de l’être.
Et sans doute le monde peut paraître à un regard superficiel constitué
seulement par des objets, mais ce sont des objets par lesquels les êtres
manifestent leur présence les uns aux autres dans une réciprocité de
relations qui les oblige à se confirmer mutuellement dans l’existence ;
tous ces objets médiatisent des rapports spirituels plus subtils. Ce sont
les instruments [103] qui permettent à chaque conscience de se réali-
ser et aux différentes consciences de communiquer.

C) À LA RECHERCHE DE L’ESSENCE

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ART. 8 : L’essence, c’est ce qui donne à chaque chose son intimité


et sa perfection.

Nous voudrions restituer au mot essence son sens philosophique le


plus profond et qui est en même temps, si l’on peut dire, son sens po-
pulaire. L’existence ne nous est donnée que pour la conquête même de
l’essence. L’essence des choses et l’essence de nous-même nous sont
cachées, mais pour que précisément nous puissions les découvrir. Nul
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 113

n’emploie le mot essence autrement que pour désigner l’élément le


plus profond et le plus précieux de la réalité, qui se dissimule derrière
les apparences, mais que les apparences permettent aussi de découvrir
à un œil assez pénétrant. C’est, si l’on peut employer cette expression
dont nous avons montré pourtant le caractère contradictoire, « l’absolu
de la chose », cet absolu qui fait précisément qu’elle cesse d’être une
chose pour devenir un être intérieur à lui-même qui produit sa propre
apparence, au lieu de s’y réduire. Nous cherchons donc toujours
l’essence des choses, et quand elle se découvre à nous elle est si
simple que nous nous étonnons de sa fécondité ; elle donne à
l’apparence tant de relief que nous nous étonnons d’avoir mis tant de
temps à découvrir ce que nous avions pourtant sous les yeux ; elle
présente avec notre propre essence une affinité si profonde qu’au
moment où nous la saisissons, nous reproduisons pour ainsi dire en
nous le mouvement par lequel elle se produit elle-même. Ainsi
l’essence d’une chose, c’est la pureté même de cette chose dépouillée
de tous les éléments qui l’altèrent et la corrompent. C’est aussi son
principe générateur. Ainsi, il est curieux d’observer que l’essence soit
toujours obtenue par une opération de dépouillement, qui, la séparant
à la fois de ce qui lui est étranger et de ce qui la manifeste (mais
comment se manifesterait-elle autrement qu’en pénétrant dans un
monde qui lui est étranger ?), l’oblige à se confondre avec le mouve-
ment même par lequel toutes ses propriétés viennent à éclosion.
La vie spirituelle, c’est mon essence retrouvée, c’est l’ensemble
[104] des démarches par lesquelles je m’arrache à l’existence et je dé-
couvre avec mon intimité véritable l’intimité de ce qui est. Non point
que le monde des objets se trouve alors aboli, non point que je pénètre
dans un monde d’objets nouveaux qui le doublerait inutilement, mais
ce que j’atteins, ce sont en effet des actes qui se réalisent et dont pré-
cisément les objets sont les apparences ; celles-ci changent de signifi-
cation dès que l’acte cesse d’être le même. Ce qui prouve le mieux
l’identité fondamentale de l’être et de l’acte, c’est que cette essence
qui est le fond même de notre être et qui semble toujours retrouvée
par nous, ne fait qu’un pourtant, à ce moment-là, avec l’acte par le-
quel nous la créons. Il semble qu’elle précède comme son objet idéal
l’acte qui la cherche, mais aussi qu’elle le suit, puisqu’elle est pour
ainsi dire la plénitude et la perfection de cet acte même. C’est cette
nécessité pour nous de la considérer comme antérieure et postérieure à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 114

notre opération et d’identifier en elle l’objet et la fin et, pour ainsi


dire, la racine et le fruit, qui s’exprime en disant qu’elle est éternelle.
Ainsi se justifie notre séjour sur la terre, qui n’est rien de plus elle-
même que le lieu où chaque être acquiert son essence, c’est-à-dire la
choisit et se l’approprie.
En relevant la dignité de l’essence comme nous le faisons, nous
nous accordons d’abord avec la signification habituelle et presque ba-
nale de ce mot. Nous pouvons dire que l’essence n’est pas seulement
la possibilité de l’existence ou son contenu, mais que c’est elle qui la
valorise. Le propre de la valeur, c’est de marquer tous les degrés qui,
en partant des phénomènes extérieurs, me permettent de m’intimiser
et de me rapprocher par degrés de ma propre essence, qui, au lieu de
me séparer du reste du monde, me met en rapport avec l’intimité
même de tous les êtres : démarche qui me sépare en apparence des
objets ou des phénomènes, mais qui en réalité leur donne leur relief et
leur signification véritable. Le but de la vie intérieure, c’est de me dé-
couvrir l’essence et de me faire pénétrer jusqu’à elle ; et l’on n’y par-
vient qu’après avoir traversé le monde de l’existence ; il en est le
chemin, l’instrument et l’épreuve. Tous ceux qui font l’apprentissage
de la vie intérieure disent bien que dans ce monde on ne trouve point
des objets mystérieux qui seraient plus transparents et plus subtils que
les objets du monde visible ; tout objet s’évanouit et la véritable réali-
té vient se confondre avec la pureté même de certains actes qui portent
en eux-mêmes leur parfaite suffisance et dans lesquels s’exercent à la
fois un jugement [105] droit, une volonté ferme, et un amour désinté-
ressé. La conscience qui est nous-même et qui ne cesse de reconnaître
tout ce qui lui manque cherche sans cesse quelque objet, mais cet ob-
jet ne peut être possédé que par un acte qu’elle doit accomplir. Dans la
présence de l’objet, c’est cet acte même qu’elle cherche, et non point
le contraire, comme on le croit toujours ; l’objet ne présente par lui-
même aucune stabilité, aucune constance ; il est toujours appelé à dis-
paraître ; à travers lui et par lui ce que cherche la conscience, c’est
l’acte souverainement parfait dont elle dépend et avec lequel, au delà
de l’objet, et par son moyen, elle obtient toujours une participation
tout à la fois plus pleine et plus dépouillée.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 115

ART. 9 : Notre essence est la meilleure partie de nous-même : elle


est toujours inséparable de l’acte par lequel nous cherchons à coïnci-
der avec elle.

On hésite toujours quand on veut définir l’essence. Car nous sa-


vons bien que l’essence ne peut résider que dans l’acte par lequel je
me fais moi-même ce que je suis ; c’est là le cœur même de mon être.
Et nous n’éprouverions pas de difficulté à le reconnaître, si cet acte
par ailleurs ne nous paraissait pas supérieur à l’essence, et générateur
de toutes les essences puisque, considéré dans sa nature propre, il est
acte pur et non point acte participé. C’est cette considération qui va
nous conduire tout à l’heure à regarder Dieu comme étant l’essence
véritable de tous les êtres et, comme on le dit souvent, plus intérieur à
moi que moi-même. Par ailleurs, quand nous parlons de la pluralité
des essences, il faut attribuer à chacune d’elles quelque détermina-
tion ; par là l’essence se distingue naturellement de l’acte qui la pense,
de telle sorte qu’elle devient soit un objet pour une intelligence, soit
un idéal pour la volonté.
D’autre part, nous savons bien que nous ne pouvons nous contenter
de réduire ce que nous sommes à ce que nous voulons. Car, bien qu’il
soit vrai que le moi réside exclusivement au point où notre volonté
s’engage par une démarche qui lui est propre, nous avons le sentiment
que nous sommes capable de vouloir contre nous-même. Et il faut que
d’une part cette volonté divisée, artificielle et perverse soit possible
pour que nous soyons libre, et d’autre part qu’il y ait un nous-même
qui soit distinct de notre volonté pour que celle-ci ne soit pas entière-
ment indéterminée [106] et pour que ce nous-même soit à la fois notre
essence éternelle et le produit retrouvé de notre volonté. Mais nous
avons le sentiment que notre volonté ne veut rien de sérieux et de pro-
fond, qu’elle ne connaît que la misère et l’échec si elle n’est point ac-
cordée avec ce que nous pouvons appeler, selon que nous avons le
regard fixé sur ce que nous sommes ou sur ce que nous devons être,
une exigence de notre nature ou le sentiment de notre vocation.
La difficulté est de savoir comment nous pouvons reconnaître
notre essence, et comment il est possible que nous la manquions. Car
si elle est choisie par nous, il n’est plus vrai de dire qu’elle puisse être
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 116

reconnue. Et si elle est l’effet de notre choix, c’est-à-dire si elle ne


préexiste dans l’être pur que comme une disponibilité infinie, mais
qu’il s’agit pour nous de déterminer pour nous l’approprier, comment
peut-elle être manquée ?
Il y a, semble-t-il, un abus dans l’insistance avec laquelle on pré-
tend que la caractéristique véritable de l’être, c’est de se dépasser sans
cesse afin de s’engager dans un mouvement qui va lui-même à
l’infini. Il faut craindre qu’il y ait là, avec beaucoup d’ambition, la
tentation aussi de se quitter soi-même et de se perdre dans
l’indétermination. Car on ne manque pas alors de reconnaître que
c’est le mouvement seul qui compte, que les déterminations particu-
lières doivent être méprisées et qu’en se multipliant, elles nous lais-
sent toujours également misérables. C’est que sans doute l’objet de la
vie n’est pas cette perpétuelle évasion de soi dans une course éperdue
et sans but ; c’est la découverte au contraire, par un approfondisse-
ment de soi, de ce centre de soi qui constitue notre essence unique et
personnelle, et que nous risquons toujours de manquer aussi long-
temps que nous nous répandons à la surface de l’être en pensant seu-
lement à nous agrandir. Il n’y a point d’essence qui n’enveloppe dans
une perspective privilégiée la totalité du réel : mais si chaque être ré-
side dans ce qu’il a de plus intime, sa véritable grandeur consiste à
savoir trouver son essence, et sa véritable force à n’en jamais sortir.
Nous découvrons notre essence en même temps que notre moi véri-
table. L’essence se confond alors avec la meilleure partie de nous-
même, que nous ne pouvons atteindre que par une démarche de purifi-
cation.
Dans cette réhabilitation de l’essence que nous tentons, nous pou-
vons dire que l’essence n’est ni donnée ni créée, mais qu’elle est l’un
et l’autre à la fois. Elle n’est point donnée avant que [107] notre acte
ait commencé à s’exercer ; mais elle n’est pas créée non plus en ce
sens qu’elle dépendrait seulement de notre arbitraire. Chacune de ces
affirmations nous rejette vers l’autre sans que nous puissions choisir
entre elles. Est-il possible de les concilier ? Oui sans doute, si nous
admettons que l’essence ne fait qu’un tout d’abord avec les puissances
qui sont en nous, qui sont toujours en rapport avec l’ordre de
l’univers, (c’est-à-dire avec les conditions de la participation), et qu’il
dépend de nous d’actualiser. Alors on peut dire à la fois qu’il faut se
connaître pour se faire, et aussi se faire pour se connaître. L’essence,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 117

ce sont nos puissances reconnues, mises en œuvre et spiritualisées.


Mais cette essence, il faut d’abord la trouver et, puisqu’elle ne se réa-
lise que par la découverte et par l’exercice de ces puissances, on com-
prend qu’il soit si facile aussi de la manquer.
On ne nous reprochera pas de la considérer comme un pur objet de
contemplation. Ici comme partout, la contemplation n’est qu’un effet
de l’action. Nul ne contemple vraiment que ce qu’il a produit : et
l’objet même n’est que le tracé, embrassé par le regard, de tous les
mouvements que nous avons faits ou que nous devrions faire pour le
saisir. On ne contemple donc que l’essence, c’est-à-dire l’acte même
dans son accomplissement éternel.

ART. 10 : Dieu n’est qu’essence : il est, si l’on veut, l’existence


même de l’essence.

Au premier sens que nous avons donné à ce mot, l’Acte pur n’a pas
d’existence, car il n’a point d’extériorité par rapport à lui-même ni par
rapport à rien. Il est ; il est même l’être de toutes choses. En ce sens
nous pouvons dire, bien que cela scandalise parce que nous sommes
habitués à considérer l’existence comme plus que l’essence, qu’il est
l’essence pure, et que, si rien n’est que par rapport à lui, c’est ce rap-
port qui constitue aussi ce qu’il y a de propre à chaque chose, c’est lui
aussi qui donne à chaque chose son essence. Qui se tourne vers
l’existence se tourne vers la manifestation, mais qui se tourne vers
l’acte se tourne vers l’essence, c’est-à-dire vers le principe intérieur de
tout ce qui est. Et même on peut dire que c’est pour celui-là seul qui
regarde vers Dieu que le réel a une essence. Pour tous les autres
hommes, il n’est composé que de phénomènes. Or, si tous les phéno-
mènes sont engagés dans le temps et par conséquent [108] changeants
et évanouissants, l’essence n’est pas seulement l’intériorité, elle est
aussi la permanence ; elle est non pas un objet mystérieux et immobile
que l’on pourrait atteindre au delà du monde dans lequel nous vivons
par une opération de l’intelligence ou de l’imagination, mais elle est
ce qui n’est jamais objet, c’est-à-dire l’acte toujours possible, bien que
nous ne l’accomplissions pas toujours, par lequel nous retrouvons
dans chaque chose la raison invisible qui nous permet de la com-
prendre, de la vouloir et de l’aimer.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 118

En maintenant au mot d’existence le sens que nous voulions lui


donner ici, en montrant comment il y a toujours en elle une extériorité,
une sortie et pour ainsi dire un surgissement hors de l’Être pur, il n’y
aurait plus de difficulté à dire que Dieu n’est qu’essence et que
l’existence n’appartient qu’au monde.
Cependant si l’essence n’est obtenue elle-même que par une ana-
lyse de l’Être, on pourrait dire aussi que l’Être pur n’a pas d’essence
(c’est-à-dire d’essence particulière distincte de toute autre) ou encore
qu’il contient indivisiblement toutes les essences dans l’unité même
de son existence, ou encore que son essence ne fait qu’un avec son
existence même, ce qui explique assez bien pourquoi c’est Dieu qui
fait l’existence de toutes choses, pourquoi l’essence paraît toujours
une possibilité et pourquoi c’est Dieu qui l’actualise.
Il deviendrait alors également légitime de dire que Dieu n’est
qu’existence et qu’il n’est qu’essence : il n’est qu’existence puisque
tout en lui est actuel et qu’il actualise tout ce qui est, et il n’est
qu’essence parce qu’il n’y a rien d’extérieur à lui-même et qu’il donne
à tout ce qui est son intériorité.
Dans l’acte pur les deux notions ne sont plus distinctes, de telle
sorte que l’on pourrait dire également qu’il n’est pas une existence, si
l’existence est toujours extérieure à celui même qui l’appréhende, et
qu’il n’est pas non plus une essence, si l’essence est toujours particu-
lière et si elle est l’effet même de la participation. L’acte pur soutient,
mais surmonte la distinction de l’essence et de l’existence, de telle
sorte que nous pouvons le considérer tour à tour comme le pur prin-
cipe de l’existence, puisque c’est de lui que les êtres tiennent leur ac-
tualité, et comme le lieu des essences, puisque c’est en participant à
son efficacité que chaque être détermine et acquiert en lui l’essence
même qui lui est propre. Dans la volonté il y a toujours une action
[109] manifestée qui nous fait penser que c’est l’essence qui se
change en existence. Mais en réalité cette manifestation n’est qu’un
moyen par lequel notre liberté, qui pose la possibilité de notre exis-
tence indépendante, choisit elle-même notre essence éternelle.
[110]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 119

[111]

LIVRE I. L’ACTE PUR

TROISIÈME PARTIE
LE SOI ABSOLU

Chapitre VII
L’ACTE CAUSE DE SOI

A. – LE PREMIER COMMENCEMENT
ÉTERNEL

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ART. 1 : L’acte est un premier commencement éternel.

Si tout ce qui est doit être posé, il n’y a que l’acte lui-même qui se
pose. La pensée cherche naturellement, au-dessous des formes
fluentes de l’être qui ne peuvent la contenter, un terme premier qui les
soutienne : c’est là ce qui a donné naissance à toutes les théories de la
substance, et peut-être aussi à toutes les difficultés de la métaphy-
sique, puisque nous n’avons évidemment aucun moyen d’atteindre ce
terme qui est placé dans un autre monde que celui dans lequel nous
vivons et qui ne peut être l’objet que d’une hypothèse invérifiable. Et
l’on s’est toujours demandé quelle pouvait être l’utilité de poser ainsi
cette substance une et inconnaissable dont la relation avec les phéno-
mènes ne pourra jamais être saisie. Le terme premier ce n’est pas cet
objet contradictoire qui devrait être donné et qui ne peut jamais l’être,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 120

c’est l’acte qui est toujours l’origine de tout le reste et de lui-même,


qui nous fait assister à la genèse des objets possibles au moment
même où nous l’accomplissons et qui est la seule réalité qui puisse
être connue par une intuition, puisqu’elle est antérieure à la distinction
du connaissant et du [112] connu et nécessaire pour fonder cette dis-
tinction elle-même. Nous appréhendons donc le premier terme dans
une expérience véritable, qui est cette renaissance perpétuelle en nous
dans tout acte intérieur, d’un Être que nous reconnaissons toujours et
dont l’essence même est d’être éternellement naissant.
Cela suffit pour montrer que le terme premier, c’est l’acte, et que
s’il ne désigne pas l’acte il n’est qu’un concept bâtard : celui de la
substance qui est un acte immobilisé, la substance empruntant pour
ainsi dire à l’acte sa permanence et au phénomène son objectivité.
Ainsi, là où la participation se produit, je suis moi-même au point
où tout ce qui est reçoit son origine et son premier commencement.
L’expérience initiale, c’est donc l’expérience du terme premier dont
tous les autres dépendent : c’est celle de la participation, qui est à la
fois constante et éternelle, dont la réflexion fixe les conditions de pos-
sibilité, dont l’exercice permet à tous les êtres de se créer eux-mêmes
et de s’enrichir indéfiniment.
Le propre de l’acte, c’est d’être caractérisé moins encore comme
on l’a vu par l’effet qui en dérive que par son caractère d’initiative : il
est le premier terme que nous cherchons, le commencement de lui-
même et de tout ce qui est. Il est même remarquable que le mot acte
soit toujours employé par nous pour désigner une origine ; mais il est
l’origine de soi plutôt encore que l’origine de l’être, et c’est pour cela
que nous devons le considérer comme étant l’être même, au lieu de
chercher l’être dans son produit, qui n’est jamais par rapport à lui
qu’un phénomène ou un témoignage. Or dire que le terme premier est
moins celui qui pose tous les autres que celui qui se pose lui-même,
c’est dire qu’il est éternellement. Et dire qu’il exclut toute extériorité,
cela suffit déjà pour témoigner qu’il ne peut être qu’un premier com-
mencement ou qu’il a toujours été ou qu’il naît éternellement de rien.
Si l’être est acte, on comprend sans peine que le monde commence
à chaque instant, car l’acte comporte un exercice toujours actuel. Il ne
peut être déduit ni d’un acte antérieur, qui ne se distinguerait de lui
que par sa limitation et son point d’application, c’est-à-dire par la pas-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 121

sivité qui s’y mêle, ni d’un état, qui ne peut pas lui servir d’origine,
puisqu’il en marquerait plutôt la chute, et dont il n’est pas lui-même le
prolongement, mais la rupture. On peut dire de l’acte qu’il est la cause
de soi et de tout ce qui est parce qu’il se réduit lui-même à l’Efficacité
[113] absolue dont participe toute démarche qui possède la moindre
efficacité relative.

ART. 2 : Le cercle réflexif est le témoin de la primauté absolue de


l’acte.

De même que dans l’ordre logique, la position de l’être exclut né-


cessairement le non-être, et que l’affirmation du Tout exclut nécessai-
rement tout terme extérieur à lui dont il pourrait être dérivé, de même
dans l’ordre métaphysique, l’acte que nous étudions maintenant et qui
est l’origine de tout ce qui est, est nécessairement à lui-même sa
propre origine. Car d’où pourrait-il dériver sinon d’un autre acte qui le
supposerait et dont il serait pour ainsi dire la spécification ?
Ce qui nous oblige à retrouver ici le cercle qui est caractéristique
de tout ce qui est premier, et qui nous avait conduit à reconnaître que
l’idée de l’être est adéquate à l’être précisément parce qu’elle est in-
séparable de l’être même de cette idée et que l’acte n’est acte que
parce qu’il produit dans la réflexion la conscience qu’il a de lui-
même.
C’est l’idée de ce cercle, qui est le fondement à la fois de l’éternité
de l’être et de son mouvement incessant, qui constitue la véritable si-
gnification à la fois de la réminiscence platonicienne et aussi de cette
affirmation, qui est peut-être au fond de toutes les religions, c’est que
la vie spirituelle consiste toujours à revivre et à ressusciter. Car nous
ne pouvons prendre possession de ce qui est en nous et de notre place
dans l’être que par la réflexion, le propre de la réflexion étant de créer
cette disposition intérieure par laquelle nous voulons nous-même ce
que nous sommes.
Le cercle avec lequel nous identifions le terme premier nous ex-
plique pourquoi l’Acte pur et la participation sont inséparables. En
définissant l’acte comme créateur on veut dire sans doute d’abord
qu’il est créateur de soi, plutôt que créateur du monde ; mais s’il est
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 122

tout entier intérieur à soi, c’est parce qu’il n’est rien de plus que don
de soi et parfaite générosité : il n’y a rien en lui qu’il puisse garder
comme un objet susceptible d’être possédé. Partout où il agit, c’est-à-
dire dans la sphère infinie de son efficacité, il est toujours offert en
participation à une liberté possible. La nature réunit en elle toutes les
conditions de possibilité de cette participation : il peut arriver qu’elles
[114] restent inutilisées. Et la liberté ne peut jamais être contrainte.
Mais dès qu’elle s’exerce, cette liberté est un retour vers son origine,
c’est-à-dire vers cet acte même qui lui a permis de naître et qu’elle
cherche à réaliser en soi d’une manière de plus en plus parfaite. Le
secret du monde, le principe de toute intelligibilité et de toute joie
consiste dans le circuit admirable et éternel par lequel l’acte pur se
donne en participation à tous les êtres afin qu’ils consentent à le
rendre vivant en eux. Il ne nous demande de le prendre lui-même pour
fin que pour devenir la source de nous-même. L’idéal vers lequel tend
notre élan en avant de nous, est, en arrière, le terme même auquel cet
élan se trouve suspendu. L’analyse de la participation suffit à montrer
que le propre de l’acte est d’être un cercle qui se referme sur lui-
même, où l’être total ne cesse de s’offrir à la participation afin préci-
sément de recevoir en lui des êtres qui se sont donné l’être à eux-
mêmes en mettant en œuvre une possibilité qu’il leur a proposée, mais
qu’ils gardent jusqu’au bout la liberté de ne point réaliser. C’est ce
cercle éternel qui fait de l’univers une vaste roue qui progresse sans
cesse dans le temps si l’on considère la carrière de toutes les créatures
et qui tourne toujours sur elle-même si l’on considère le mouvement
qui l’anime toute entière.

B) L’ACTUALITÉ ABSOLUE

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ART. 3 : L’acte n’a point d’origine dans le temps, parce qu’il est
l’origine même du temps : en lui le temps commence toujours.

On peut demander pourquoi il existe un monde dans lequel il y a


du temps et par conséquent des commencements. Mais dans le temps
rien ne commence ou tout commence, selon que l’on considère les
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 123

objets qui dépendent les uns des autres ou l’acte même qui, rompant
leur série, introduit dans le monde un contact nouveau avec la puis-
sance créatrice. Ainsi le pouvoir pour chaque être de commencer,
c’est le pouvoir d’être par une initiative qui lui est propre, c’est-à-dire
de se faire. Chaque être commence à chaque instant dans l’absolu. Ces
commencements ne se distinguent pas selon le temps si l’on a égard à
la source même dans laquelle ils puisent ; mais si l’on a égard à leur
relation mutuelle, il n’en est plus de même : dans la perspective de
[115] chaque acte particulier, tous les autres actes sont des objets. Et
pour se distinguer d’eux, il faut qu’il se situe lui-même au milieu
d’eux, comme un instant parmi d’autres instants, de la même manière
que le sujet qui perçoit le monde ne peut définir ses limites qu’en se
situant lui-même comme corps dans le monde qu’il perçoit.
C’est dans l’acte éternel que tous les commencements temporels
doivent trouver place : et l’exclusion des instants du temps les uns par
les autres exprimerait dans le langage de l’acte la même idée que
l’exclusion de lieux les uns par les autres dans le langage de l’objet.
De plus, comme l’objet lui-même est toujours corrélatif de l’acte de
participation, on comprend sans peine que ces deux sortes d’exclusion
soient liées l’une à l’autre et même interdépendantes comme le montre
la théorie du mouvement. Le propre de la liberté, c’est de la régler, et
par conséquent de l’empêcher de nous asservir.
L’acte n’est jamais dans le temps sinon à l’égard des événements
que nous lui rapportons et dont on peut dire seulement qu’ils le limi-
tent, mais non point qu’ils le traduisent. Chaque fois qu’il est accom-
pli par nous, il nous replonge dans l’éternité ; le moment même de la
participation peut être daté, mais c’est par rapport aux événements et
non point à l’acte même qui en soi comme en nous échappe au temps,
nous élève au-dessus de lui et fait descendre chaque fois l’efficacité,
c’est-à-dire la transcendance dans le monde donné, c’est-à-dire dans
l’immanence.
Mais il n’y a pas plus d’instant privilégié dans le temps qu’il n’y a
de lieu privilégié dans l’espace : choisir l’instant le plus éloigné pour
lui accorder une primauté métaphysique n’aurait pas plus de sens que
de choisir, pour la même raison, le lieu le plus lointain. En tout lieu,
en tout instant, nous avons une révélation du premier terme si nous
considérons en lui l’acte qui le produit et non point ses conditions li-
mitatives, c’est-à-dire les autres termes dont il dépend. Il faut donc
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 124

que l’on puisse partir de partout et le philosophe qui cherche le pre-


mier terme le tient en mains dès qu’il commence cette recherche, ou
dès qu’il pose cette question.
En ce sens le premier terme peut être pris dans chaque point et
dans chaque instant puisque l’acte est toujours présent partout. Pour
montrer qu’il est étranger à l’objectivité, c’est-à-dire au temps et à
l’espace, on pourrait dire aussi qu’il n’est nulle part, ni jamais, mais
qu’il est la condition de ce qui se produit [116] toujours et partout et
qu’il n’est jamais un objet qui suppose un autre objet dont il dépend.
Au contraire on ne remonte pas au delà de l’acte et il est absurde par
exemple d’imaginer un autre acte par lequel il pourrait être déterminé.
Et c’est pour cela que chaque point ou chaque instant offre à
l’individu un centre de perspective qui embrasse la totalité du monde.

ART. 4 : L’acte s’exerce dans l’instant comme une perpétuelle re-


prise.

L’acte s’exerce toujours dans l’instant et on ne peut ni le faire dé-


border sur le passé ou sur l’avenir, ni même dire qu’il dure puisqu’on
ne peut distendre dans la durée que ce qui en lui n’est pas actuel ou en
exercice, c’est-à-dire ce qui n’est point acte. L’instant ne fait qu’un
avec l’acte même. L’acte est dans l’instant précisément parce que
l’instant est sans contenu. Il n’est pas, comme on le croit, une coupure
dans le temps. Mais il est générateur du temps. Et cette génération se
comprend bien si l’on réfléchit que tout ce que nous avons fait, tout ce
que nous pouvons faire, entre nécessairement dans le temps, mais que
tout acte que nous accomplissons nous en arrache, ce qui donne à
notre vie le caractère d’une discontinuité apparente et d’une perpé-
tuelle reprise. Le rêve qui nous livre à la passivité a un caractère de
continuité, et ce caractère de continuité nous le retrouvons dans la
chaîne des événements, une fois qu’ils sont réalisés, comme le montre
le déterminisme. Mais agir, c’est recommencer, c’est tout remettre en
question, c’est mettre en jeu la liberté qui est toujours là, bien qu’elle
ne s’exerce pas toujours, c’est retrouver le contact avec le principe
intemporel de toute création. C’est pour cela que l’acte se manifeste
toujours sous la forme d’une interruption du cours naturel des choses.
En nous il est toujours disponible, mais non pas toujours accompli :
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 125

nous pouvons nous abandonner à la passivité. C’est pour cela qu’il


paraît toujours intermittent. Il semble qu’il ait toujours besoin d’être
ranimé et régénéré. Mais à l’égard du temps il est toujours nouveau, et
dans son essence propre il est toujours le même ; car ce sont ses effets
qui descendent dans le temps et plutôt encore pour témoigner de sa
limitation que de son efficacité. Aussi le propre de l’instant est d’être
toujours ambigu : car je ne puis le situer dans le temps et lui donner
une date qu’en l’affectant d’un contenu, qu’en le rapportant à ce qui le
[117] précède et à ce qui le suit et je parle alors légitimement d’une
pluralité d’instants. Mais si l’on considère en chacun d’eux ce point
parfaitement indivisible où l’acte s’exerce, par exemple où je vous dis
oui, alors il n’y a plus qu’un instant : c’est toujours le même que je
retrouve. Seulement je n’ai pas toujours la force de m’y établir, car il
est une percée dans l’éternité.

ART. 5 : L’acte est un acte de présence qui donne aux choses leur
actualité.

L’instant nous apporte toujours une présence ; et l’on voit bien que
la présence est un acte et non point un fait : il n’y a point pour nous
d’autre présence que celle que nous nous donnons à nous-même. Où
la présence manque, l’être manque, aussi bien l’Être absolu que l’être
participé ; et l’absence est encore une présence pensée ou idéale.
L’acte en tant qu’acte crée toujours la présence qui est le caractère
même de l’être : et cette présence ne change pas ; ce qui change, ce
sont ses modes, c’est-à-dire ces vues transitoires sur l’être dont au-
cune ne se suffit parce qu’elles sont toutes finies et imparfaites. J’ai
besoin de faire un effort pour prouver qu’il y a pour moi des choses
absentes : et il faut encore que je me les représente. Ainsi la réflexion
distingue seulement des formes différentes de la présence : elle
m’oblige à passer sans cesse de l’une à l’autre. Mais la réflexion, en
créant le temps, le surmonte aussi, car elle oppose aux différents mo-
ments où se succèdent tous les aspects du devenir une présence iden-
tique dans laquelle elle se replace chaque fois qu’elle agit.
À l’égard de l’objet toute présence est évanouissante. Elle est non
seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace ; et elle ne peut être
dans l’un sans être aussi dans l’autre ; elle est, si l’on peut dire, spatio-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 126

temporelle. Car tout événement présent est un événement qui a lieu, et


c’est dans leur rapport avec un événement que toutes nos pensées,
tous nos sentiments s’actualisent. Mais la présence objective n’est
elle-même qu’une présence participée ; c’est-à-dire une pénétration
dans une présence qui est immuable parce qu’elle est celle d’un acte
dont on peut dire qu’il est étranger au temps à l’intérieur duquel se
déroulent les phénomènes, (c’est-à-dire les modes de l’être), mais
qu’il réalise chacun des moments du temps, et qu’il est en un sens
l’origine du temps lui-même (qui est la mesure de l’écart qui sépare
l’acte absolu de l’acte participé). On pourrait donc dire en un [118]
sens que l’acte est l’insertion dans le temps du supra-temporel ou de
l’éternel : si ce n’était pas là donner au temps une existence indépen-
dante alors qu’il n’est que la condition et l’effet de la participation.
Il est à peine besoin de faire remarquer à quel point le langage con-
firme cette thèse en associant toujours le présent avec l’actuel. Ces
deux mots sont devenus synonymes ; mais nous n’avons pas le droit
d’oublier que le second évoque l’acte qui rend présent justement ce
qu’il actualise. Or c’est l’expérience même de cet acte qui est celle de
l’éternité. En nommant cet acte un acte créateur, sa création peut être
dite continue, comme le voulait Descartes, à l’égard de ses formes
participées, mais elle n’entre point elle-même dans le temps et élève
jusqu’à sa propre éternité chacune de ces formes si on regarde
l’opération même qui les fait être.

ART. 6 : Dans la mesure où notre activité est plus pure, elle abolit
la conscience du temps qui reparaît dès qu’elle fléchit.

Il est évident que le premier terme ne peut pas être celui auquel on
serait obligé de s’arrêter au cours d’une régression quelconque. Car
cette démarche de régression exclut la possibilité de poser un terme
qui soit le dernier.
Mais le terme premier est déjà dans la démarche de départ par la-
quelle je me pose le problème du terme premier : il y a une idolâtrie à
penser que je le trouverai du côté de l’objet, il est déjà dans l’acte par
lequel je pose cet objet qui semble m’être donné d’abord et qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 127

m’oblige à en poser d’autres parce qu’il est lui-même incapable de se


suffire. Seulement aucun objet ne peut se suffire.
Il est donc impossible de considérer comme terme premier un fait
auquel je parviendrais à réduire analytiquement tous les autres et qui
pourrait devenir ensuite l’origine de toutes les synthèses. Car il ne suf-
fit pas qu’en s’appuyant sur lui l’esprit puisse engendrer tout le reste.
L’important, c’est qu’il s’engendre lui-même, c’est-à-dire, qu’il soit
un acte absolu et omniprésent dont je me sépare, il est vrai, mais afin
de pouvoir créer, avant de le lui incorporer, mon propre développe-
ment temporel.
On ne pensera pas que l’on substitue ici à la permanence immuable
de l’être un principe plus précaire et qui pourrait un jour cesser d’agir.
La permanence de l’être a elle-même pour [119] appui un acte qui,
n’étant qu’acte, ne peut pas défaillir. Il n’en serait point ainsi si l’acte
avait un sujet dont l’acte pourrait être, par exemple, une intermittente
modalité. Mais l’essence de l’être, c’est l’acte même : et l’on ne peut
concevoir un acte qui n’agit pas. Le repos de l’être en lui-même ne
fait qu’un avec cet acte qui n’est jamais accompli parce qu’il est tou-
jours s’accomplissant. Ainsi l’activité spirituelle, selon Descartes, ne
s’interrompt jamais ni en nous, ni en Dieu : mais c’est en nous qu’elle
connaît un progrès et des degrés et nous ne pourrions établir de jonc-
tion entre ce qu’elle est en nous et ce qu’elle est en Dieu, si, en nous,
elle ne devenait une puissance afin de pouvoir être inégalement parti-
cipée.
Le temps est lui-même vide et sans action, il ne peut exprimer que
la loi selon laquelle le monde ne cesse de se faire. On peut dire que la
conscience que nous en avons, qui ne fait qu’un avec sa réalité même,
exprime le rapport qui s’établit en nous entre notre passivité et notre
activité. Quand notre activité est au minimum, sans s’abolir toutefois,
comme dans l’attente, l’Être ne fait plus qu’un avec le temps. A me-
sure que les objets viennent le remplir, ils retiennent davantage notre
attention et le temps pour ainsi dire recule. Seulement, comme ils
s’imposent à nous, il faut les détacher de nous et les détacher les uns
des autres, ce qui nous oblige à les ordonner suivant la succession.
Cette succession même s’abolit, à mesure que notre activité croît da-
vantage. Dans la perfection de l’acte, le temps ne cesse pas seulement
d’être senti, mais il cesse d’être. Nous pourrons le retrouver encore
dans les effets ou les traces que l’acte laisse pour ainsi dire après lui :
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 128

ce qui n’est possible que quand notre activité recommence à fléchir.


Bien plus, il n’y a que les effets de la volonté qui entrent dans le
temps, mais non point son opération. Il n’y a que la recherche intellec-
tuelle qui a besoin du temps, mais non point l’acte propre de la pensée
qui contemple la vérité, pas plus que son objet intelligible : chaque
fois que la pensée s’exerce, elle repart à nouveau, elle est toujours une
origine, elle n’est jamais une suite. De même ce sont les tribulations
de l’amour qui ont une histoire, mais non point l’acte d’aimer qui abo-
lit la succession des instants, non point en apparence, mais en réalité.
C’est dire qu’avec l’apparence il abolit le temps lui-même qui n’est
qu’une apparence ou plutôt la condition de possibilité de toutes les
apparences.
[120]

C) LA VOLONTÉ OU L’EXPÉRIENCE
DE LA CAUSALITÉ DE SOI

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ART. 7 : La dualité paradoxale des termes dans l’expression cause


de soi met en lumière ce caractère original de l’acte d’être une initia-
tive pure, c’est-à-dire d’être toujours cause et jamais effet.

L’expression cause de soi est évidemment très difficile à analyser.


Car le propre du rapport de causalité c’est, semble-t-il, d’introduire
une différence entre le terme cause et le terme effet, de supposer que
la cause est déjà dans l’être pour que l’effet puisse être produit.
Laissons pour le moment le problème de savoir si l’élément de
nouveauté qui se trouve dans l’effet n’est pas lui-même nécessaire-
ment une création ex nihilo et si la théorie du changement ne se borne
pas à diminuer, mais sans l’abolir, la difficulté que nous rencontrons à
passer du néant à l’être. Quand nous disons qu’un être est cause de
soi, ne supposons-nous pas qu’il existe de deux manières comme créa-
teur de soi et comme créé par soi ? La difficulté porte donc sur la dis-
tinction que l’on peut établir entre ces deux termes ; or quand nous le
posons comme créateur, nous n’avons pas le droit de le poser comme
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 129

un terme qui existerait déjà avant de commencer à créer, ou du moins


nous ne le faisons que parce que nous posons ce créateur comme exté-
rieur à nous, ce qui fait qu’il est déjà jusqu’à un certain point une
créature, au moins une créature de notre pensée : il n’y a que lui qui
puisse se poser du dedans comme créateur. Mais nous n’avons pas le
droit non plus de procéder en sens inverse et de distinguer en lui son
acte et son être, de telle manière que son être soit par rapport à son
acte une sorte de produit analogue à ce qu’est une œuvre pour un arti-
san. Or ce que nous voulons dire, c’est seulement qu’en lui l’acte et
l’être ne font qu’un, de telle sorte qu’il n’y a rien en lui de créé qui
diffère de l’acte même qui le crée. L’être de Dieu ne fait qu’un avec
son acte éternel. Seulement il est naturel que, par comparaison avec le
rapport que nous établissons dans le temps entre la cause et l’effet,
nous employions l’expression cause de soi pour désigner un être qui
est toujours cause, qui n’a point de [121] commencement puisqu’il est
le commencement de chaque chose et l’efficacité actuelle qui la fait
être.
Ce n’est pas parce qu’il est vide et qu’il lui manque tout, c’est
parce qu’il est plein et qu’il est la suffisance parfaite qu’il renaît tou-
jours. Il se donne toujours tout à lui-même, mais on aurait bien tort de
le considérer comme étant jamais un effet de lui-même, alors qu’il est
une cause dont l’essence est de n’être que cause. On dira donc égale-
ment qu’il obtient tout ou qu’il n’obtient jamais rien, qu’il est le créa-
teur qui n’est jamais lui-même créé. Il n’y a pour lui ni spectacle ni
possession. Il est au delà. Celui qui crée n’a pas besoin de rien possé-
der. Mais dès que la participation commence, alors il donne tout à
coup un sens et une valeur à tous les objets qu’il paraissait tout à
l’heure à la fois surpasser et exclure : c’est lui précisément qui nous
donne maintenant le pouvoir de les regarder et de les posséder.

ART. 8 : La causalité de soi est inséparable de l’activité infinie et se


retrouve dans toute activité finie.

S’il y a un caractère ambigu dans l’expression cause de soi qui


semble indiquer un dédoublement impossible à réaliser entre l’être qui
se donne à lui-même l’être et l’être même qui le reçoit, c’est que cette
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 130

distinction est destinée seulement à évoquer une forme d’activité qui


la surpasse et qui en réalité l’abolit.
On peut en dire autant de la définition de l’acte conçu comme le
passage du néant à l’être. Car là où ce passage est éternel, comme
dans l’acte pur, cette expression ne traduit rien de plus que l’exclusion
du néant et l’intériorité de l’être total à lui-même. Cette expression
reçoit, il est vrai, un sens à l’égard de l’être fini parce que, d’une part,
les conditions dans lesquelles il est appelé à se donner à lui-même
l’être personnel se trouvent déterminées par l’ordre des événements
dans le temps, de telle sorte qu’avant qu’elles se soient produites il
n’est lui-même qu’un pur néant (bien qu’il soit déjà dans l’acte à titre
de puissance pure) et que, d’autre part, l’être qu’il se donne à lui-
même par un acte de sa volonté est en effet pour lui un premier com-
mencement qui lui donne accès dans la totalité de l’Être où il n’avait
point jusque-là d’existence distincte et personnelle.
Sous ces réserves nous pouvons dire qu’en Dieu ou en nous [122]
l’exercice de l’activité cause de soi, c’est-à-dire le passage du néant à
l’être, recommence pour ainsi dire à tous les instants.
En disant de l’Acte qu’il est cause de soi, nous voulons dire qu’il
est aussi cause de tout être fini qui, d’une part, dans la mesure où il est
cause de soi, trouve en lui la source même de son efficacité opératoire
et participante (de telle sorte que le degré de sa participation exprime
le degré même de son union avec lui, ce qui fait de lui la fin en même
temps que la source de son action) et qui, d’autre part, dans la mesure
où il n’est pas absolument cause de soi, subit directement ou indirec-
tement l’action d’un autre être qui à son tour est cause de soi.
Il est aisé de montrer comment l’acte, s’il est capable de créer la
moindre chose, est capable aussi de tout créer, car comme l’avait déjà
vu Descartes, l’intervalle de rien à quelque chose se confond avec
l’intervalle de rien à tout : qui peut franchir l’un peut aussi franchir
l’autre. Dès lors il apparaît qu’il y a une liaison singulièrement étroite
entre l’infinité et le pouvoir d’être cause de soi ; et cette liaison de-
vient évidente lorsqu’on pense à la fois que l’être fini ne peut pas être
cause lui-même de ses propres bornes et qu’il n’y a rien hors de cet
infini dont cet infini même puisse dépendre ; il y a même entre ces
deux notions une sorte de réciprocité puisque l’infini ne peut être con-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 131

çu autrement que comme un pouvoir de s’engendrer lui-même qui ne


s’épuise jamais.
Mais que nous puissions surpasser nos limites et surpasser même le
temps pour poser un Tout dans lequel nous sommes compris et que
nous contribuons nous-même à créer, c’est là la démarche constitutive
de l’esprit lui-même. Il est clair en effet que le Tout ne dépend que de
soi, ce qui est proprement la seule définition que l’on puisse donner de
l’Absolu. C’est cette dépendance à l’égard de soi tout seul ou, ce qui
revient au même, cette causalité de soi, qui nous permet dans un lan-
gage humain, en introduisant une dualité là où nous avons affaire à
une inscrutable unité, de pénétrer dans cette genèse intérieure de
l’Être dont l’acte volontaire par lequel nous nous faisons nous-même
nous fournit une image imparfaite.

ART. 9 : L’acte volontaire nous donne une expérience de la causali-


té de soi par soi.

On n’allèguera pas que cette notion d’une activité qui est cause de
soi nous est étrangère et que le propre de la causalité, [123] c’est de
toujours être la causalité d’une chose par une autre. Car cela n’est vrai
que du monde des objets où il n’y a que de la légalité et non point de
causalité véritable. Au lieu que l’activité intérieure, telle qu’on
l’observe dans l’attention ou dans le vouloir, ne naît elle-même de
rien, mais reste toujours présente et disponible, toujours capable d’être
suspendue et reprise et ne définit notre initiative que parce que préci-
sément, au lieu d’être la suite de ce que nous étions, elle rompt au
contraire avec ce que nous sommes et exprime la prise en charge de ce
que nous allons être. Nous avons en nous dans la conscience du vou-
loir une expérience de la causalité de soi par soi. Il est vrai qu’il nous
est assez difficile de l’isoler parce que nous ne sommes pas vouloir
pur. Nous sommes toujours associé à une nature et nous croyons con-
tradictoirement que la volonté apparaît comme un effet ou un prolon-
gement de la nature. Ce qui en est la négation, comme on le voit dans
le déterminisme. En réalité, la volonté rompt avec la nature, et la dé-
passe toujours ; elle est ce qui dans notre activité ne peut pas être ex-
pliqué par la nature, ce qui y ajoute, ce qui la contredit. La nature ex-
prime sa limitation et lui demeure toujours irréductible, même si, n’y
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 132

ajoutant rien, la volonté se borne à la ratifier ; elle est cette chaîne qui
la relie au Tout par un lien de fait avant qu’elle s’en affranchisse afin
de participer à ce Tout du dedans et par un acte d’initiative ; elle est
aussi la trace que la volonté laisse derrière elle quand elle fléchit et se
convertit en habitude. La nature nous replonge dans ces ténèbres du
passé où se forment sans nous les impulsions et les instincts qui nous
asservissent. Dès lors nous comprenons très bien que la composition
de la nature et de la volonté puisse se réaliser chez les différents êtres
de manière bien différente : la volonté qui dépend de moi peut être
renoncée, bien qu’elle le soit toujours librement ; mais alors je me
confonds avec ma nature, je cesse d’être cause de moi-même, tout ce
qui se passe en moi s’explique par une causalité que je ne gouverne
plus. Et je puis au contraire, sans abolir jamais ma nature, la subor-
donner ou la transfigurer de telle sorte qu’elle devienne une servante
docile de la volonté. A la limite, là où la nature disparaît et où j’ai af-
faire à une volonté infinie, je retrouve aussi l’acte pur, c’est-à-dire un
être qui, n’étant plus limité par rien, ne subissant plus aucune action
qui vient du dehors, est la cause totale, et non plus la cause partielle de
soi. Et les êtres particuliers s’en rapprochent ou s’en [124] éloignent
plus ou moins selon que leur volonté est elle-même plus dépouillée et
plus parfaite ; de telle sorte que, contrairement à ce que l’on pense,
c’est quand ils s’unissent à Dieu le plus étroitement qu’ils deviennent
les auteurs de leur être propre.
Mais la volonté émerge toujours à la lumière comme un premier
commencement. Elle est juste l’inverse de ce qu’en faisait Schopen-
hauer : elle naît quand nous retrouvons en nous dans la participation
de l’acte créateur le premier commencement de toutes choses. Ainsi
c’est le rapport de la nature et de la volonté en nous qui nous fait
mieux comprendre ce qu’il faut entendre par acte pur ; ce que nous
pourrions exprimer en disant qu’il est une volonté dépouillée de na-
ture ; mais ce qui équivaut aussi à dire qu’il est cause absolue de soi.
Nous sommes peu frappé par cette objection que l’on nous fera
sans doute et qui vient naturellement à l’esprit, c’est que nous n’avons
pas le droit de poser cet acte pur comme un acte séparé puisque nous
ne pouvons jamais l’observer ailleurs que dans des volontés particu-
lières. Aussi le posons-nous moins comme un acte séparé, qui nous
obligerait à en faire aussi une volonté particulière, que comme le prin-
cipe intérieur et omniprésent qui anime toutes les volontés particu-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 133

lières. Mais chaque volonté particulière nous oblige à l’affirmer en


isolant ce qu’il y a dans son exercice même de plus intérieur, de plus
pur, de plus efficace, en reconnaissant sa parenté avec les autres vo-
lontés, en découvrant dans la nature l’instrument de leur séparation et
de leur médiation mutuelle.
Or cette volonté nous conduit d’elle-même vers l’acte pur si l’on
consent d’abord à abolir en elle la nécessité de cette manifestation par
laquelle elle va toujours chercher hors de sa propre subjectivité
l’appui qui la confirme, le don qui l’achève, l’aliment qui la nourrit, et
si l’on songe que l’Être absolu n’a pas besoin d’être étranger à lui-
même pour retrouver ensuite ce qu’il doit être et ce qu’il veut être par
un acte de libération et d’intériorisation qu’il dépendrait de lui
d’accomplir, c’est-à-dire que l’existence en lui est l’existence même
de l’essence et non pas le moyen qui lui permet de la découvrir.
[125]

ART. 10 : L’être est un acte qui se veut lui-même éternellement et


qui veut la valeur qui le justifie.

Quand on essaie de pénétrer profondément dans la nature de l’Acte


absolu, alors on s’aperçoit que c’est un acte qui se veut lui-même
éternellement. Et de même que nous ne sommes, en tant que sujet et
que moi, que là où nous nous voulons nous-même, on trouve aussi que
dans l’acte pur il doit y avoir une volonté de soi par laquelle la cause
de soi reçoit sa véritable signification et devient non plus une nécessi-
té logique, mais une exigence créatrice dont la racine est indivisible-
ment métaphysique et morale. Ainsi les anciens cherchaient dans le
bien l’essence et la raison même de l’Être. L’être ne se crée lui-même
éternellement que par cette affirmation que l’être vaut mieux et infi-
niment mieux que le néant : en se créant il se justifie, il crée pour ainsi
dire sa propre raison d’être. Et toute raison d’être réside pour nous
dans la valeur même de ce que nous affirmons et de ce que nous fai-
sons.
Nous ne pouvons justifier notre vie à nos propres yeux qu’en la
faisant telle qu’elle soit préférée, voulue et aimée non seulement par
nous-même mais encore par tous ceux à qui le modèle en pourra être
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 134

proposé. Et agir moralement ce n’est pas se soumettre à une loi mysté-


rieuse à laquelle notre nature pourrait être rebelle, c’est multiplier en
soi et autour de soi toutes les raisons de préférer, de vouloir et d’aimer
la vie.
On pense quelquefois que l’affirmation de la valeur se surajoute à
l’affirmation de l’être, et qu’elle nie sans cesse ce qui est pour le ré-
former. Même alors il ne faut pas oublier que l’être est nécessaire
pour que la valeur puisse être posée, quand on veut qu’elle le nie. Il
importe surtout d’observer que c’est en descendant toujours plus pro-
fondément dans l’être que nous découvrons la valeur, que celui qui
contredit la valeur manque à la fois l’être du monde qui se dissipe en
un jeu d’apparences et son être propre, qui reste à la lisière du néant,
auquel il devient incapable de se préférer.
Nous ne pouvons vouloir l’être que parce que vouloir l’être c’est
aussi vouloir la valeur. Vouloir la valeur ce n’est pas vouloir échapper
à l’être pour s’élever au-dessus de lui. C’est avoir la révélation en
nous de cet absolu qui est l’Être même dont nous croyons que
l’expérience du monde tel qu’il nous est donné nous sépare, alors que
cette expérience en est la manifestation, [126] comme on le voit dans
la découverte de la beauté, ou la condition, comme on le voit dans
toutes les tâches auxquelles le devoir ne cesse de nous appeler.
Il est remarquable que Descartes a vu très profondément que le
pouvoir d’être cause de soi est toujours associé avec la perfection,
c’est-à-dire avec la possibilité de se suffire. C’est la qualité suprême
du Sage. Or cette efficacité suprême qui est d’abord une efficacité à
l’égard de soi peut s’exprimer de deux manières : négativement
d’abord dans le langage de la grandeur ; car une puissance hors de la-
quelle il n’y a rien doit s’engendrer elle-même éternellement ; positi-
vement ensuite, et dans le langage de la valeur ; car elle n’y parvient
que parce qu’elle crée elle-même sa suprême raison d’être.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 135

[127]

LIVRE I. L’ACTE PUR

TROISIÈME PARTIE
LE SOI ABSOLU

Chapitre VIII
LE SOI PUR

A. – L’ÊTRE EN SOI ET PAR SOI

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ART. 1 : Il n’y a que l’être total qui puisse être dit l’être en soi.

Nous avons montré qu’il est contradictoire de vouloir que l’Être


soit un objet, puisque le propre d’un objet, c’est précisément de n’être
que pour un autre et par conséquent de n’être qu’une apparence. Or le
propre de l’Être, c’est au contraire de ne point être pour un autre, mais
seulement pour soi, et si l’on craint que cette expression ne témoigne
d’une dualité dans l’Être qui en ferait encore une apparence pour lui-
même, il faut dire alors que le caractère essentiel de l’Être, c’est d’être
seulement en soi, d’être le seul terme hors duquel il n’y ait rien, qui
soit tout entier intérieur à lui-même et doive être défini comme étant
l’intimité pure. Il n’est donc point étonnant que l’on discute à l’infini
sur la « chose en soi », puisque d’une part l’esprit ne peut pas se pas-
ser d’un « en soi », qu’il est lui-même le témoignage vivant de
l’existence de cet « en soi » auquel il semble toujours sur le point
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 136

d’être arraché précisément parce qu’il n’est pas un esprit pur, et


puisque d’autre part l’existence de la « chose en soi » apparaît comme
un monstre logique auquel personne au monde ne peut attribuer aucun
sens. L’idée de la chose en soi naît au moment où l’objet posé par un
acte de l’esprit est détaché par un acte nouveau de l’acte même qui l’a
posé : mais dans la négation de la position initiale, l’objet apporte un
double témoignage de son adhérence invincible à l’esprit qui le pose ;
il est à la fois hors de lui et pour lui, il n’a pas de « en soi ».
Ce qui est en soi nous suggère donc d’abord une existence [128]
séparée de tout le reste, close sur elle-même et se suffisant à elle-
même. Cependant il n’y a que le Tout qui soit séparé radicalement de
tout le reste, puisque hors de lui il n’y a rien : mais ce Tout ne se suffit
à lui-même, ne se clôt sur lui-même, que parce que précisément il n’y
a rien d’extérieur à lui et qui puisse le clore, de telle sorte qu’on ne
peut le définir que par son infinité qui est en même temps le principe
de sa parfaite suffisance.
Or on voit sans peine qu’il n’y a que ce Tout hors duquel il n’y a
rien qui existe seulement en soi ; et même on voit que cette expression
« en soi » n’est qu’une sorte d’extension de ce caractère par lequel
nous définissons l’existence même de tous les objets qui sont dans le
monde, et dont nous disons précisément qu’ils ne peuvent être qu’en
lui. C’est comme si nous disions que le Tout est à lui-même son
propre support, ou, ce qui revient au même, qu’il n’y a rien qui ne soit
contenu en lui, mais qu’il n’est lui-même contenu nulle part, de telle
sorte que toutes les déterminations par lesquelles un être se constitue
dans ses rapports avec ce qui n’est pas lui et qui s’expriment par le
verbe actif ou le verbe passif ne peuvent être, en ce qui le concerne,
que des rapports qu’il soutient avec lui-même et qui s’expriment
comme on l’a montré, par le verbe réfléchi.

ART. 2 : L’acte en soi est aussi par soi : il est le Soi universel.

Cependant ce mot « en soi » cache encore une certaine extériorité à


soi dans la distinction qu’il suppose d’un soi contenant et d’un soi
contenu. Il évoque ainsi une sorte de relation statique et objective de
soi avec soi qui ne reçoit un sens que par des images empruntées à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 137

l’espace et à la vue. C’est qu’il n’y a point d’autre véritable en soi que
ce qui est un Soi. Et il n’y a point d’autre soi que celui qui est par soi,
de telle sorte que nous achevons ainsi de substituer à l’idole d’un ab-
solu-objet, ou d’un absolu donné, la pureté immatérielle d’un absolu-
sujet ou d’un absolu-acte, qui porte en lui l’initiative de l’opération
par laquelle il se crée, et même qui se confond avec elle. Alors que,
dans l’expression « en soi », ce que nous considérions c’était encore
l’être comme effet de lui-même, dans l’expression « par soi » nous le
considérons comme cause de lui-même, ce qui veut dire au sens strict
que, dans son essence, il n’est jamais que cause et qu’il y a toujours
abus à en faire un effet, même en ajoutant qu’il [129] n’est effet que
de lui-même. On peut dire de ce qui est par soi qu’il surpasse tout
ordre chronologique et tout ordre logique, puisqu’il n’y a aucun terme
extérieur à lui dont il puisse dépendre. Il est au delà de l’instant et du
lieu qui conditionnent les rapports des choses les unes avec les autres,
ou plutôt il fait de tout instant un maintenant et de tout lieu un ici.
On voit donc combien nous sommes éloigné de la thèse qui consi-
dère le Tout comme un objet immense hors duquel viendraient émer-
ger tour à tour, comme autant de lampes mystérieuses, toutes les
consciences particulières dont chacune aurait le pouvoir de dire moi.
Au contraire, il nous semble qu’il n’y a que le Tout qui puisse être une
subjectivité absolue, c’est-à-dire qui ne puisse jamais devenir un objet
soit pour un autre être, soit pour lui-même ; le Tout est un soi univer-
sel qui est tout à fait à l’opposé de la substance avec laquelle on tend
presque toujours à le confondre, et qui, au lieu de nous être inconnu et
de nous demeurer interdit, nous est perpétuellement ouvert, non point
sans doute parce qu’il pourra un jour devenir le terme d’une connais-
sance objective, mais parce qu’il s’offre à être participé, de telle sorte
que nous pénétrons toujours en lui dans la mesure même où notre sub-
jectivité est plus parfaite et notre acte plus pur. Et c’est parce que nous
ne sommes pas la subjectivité universelle qu’il y a pour nous des ob-
jets.
S’il est donc contradictoire de vouloir poser comme un « en soi »
un monde défini d’abord comme un objet, l’en soi du monde ne doit
pas être considéré comme l’agrandissement de notre propre « en soi »,
c’est-à-dire de notre moi, mais c’est au contraire ce moi qui est l’ « en
soi » ou le Soi du Tout, pénétré et limité par les opérations de la parti-
cipation.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 138

B) L’IPSÉITÉ PURE

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ART. 3 : L’être est l’ipséité pure.

Le préjugé essentiel de la métaphysique, c’est de penser que l’être


est du côté de l’objet, de telle sorte que la vue subjective que nous ob-
tenons sur lui est toujours irréelle et jusqu’à un certain point illusoire.
Mais que nous le voulions ou non, nous vivons toujours dans un
monde purement subjectif, nous sommes toujours intérieurs à nous-
mêmes, nous ne pouvons jamais dépasser [130] nos frontières toujours
mouvantes, l’objet même n’existe que pour nous et par rapport à nous.
De telle sorte que c’est seulement du côté de la subjectivité que se
produit en nous la coïncidence entre l’être et nous. La métaphysique
est donc l’approfondissement de la subjectivité, l’être véritable est
toujours subjectif en soi comme en nous, et l’objet précisément
marque toujours l’écart entre ces deux subjectivités qui cherchent
pourtant à s’accorder. Peut-on même dire que la conscience cherche
l’objet et ne trouve qu’en lui une satisfaction véritable, lorsque nous
savons bien au contraire que nous n’agissons jamais que pour changer
notre être intérieur, c’est-à-dire pour obtenir de nouvelles pensées ?
Tout ce qui serait incapable de devenir pour nous une pensée, serait
donc à jamais pour nous comme s’il n’était pas. Ainsi, le monde ne
nous paraît extérieur à nous qu’afin que nous puissions le rendre nôtre
par une démarche d’appropriation, mais cette appropriation laisse sub-
sister encore une certaine extériorité entre l’objet possédé et nous. A
la fin elle cesse, ou plutôt elle nous montre que ce n’est point l’objet
que nous possédons, mais seulement l’acte intérieur qui nous permet
de le posséder, auquel l’objet répond en comblant pour ainsi dire son
insuffisance. Rien n’est donc en soi du côté de l’objet, sinon
l’achèvement pour nous et sans nous d’un acte qui est commencé en
nous et par nous. Dire que l’Être est ipséité pure, ce n’est point,
comme on le croit, l’enfermer à l’intérieur des limites du moi indivi-
duel, puisque au contraire l’individuel est toujours en nous jusqu’à un
certain point de l’objectif, c’est poser au contraire une subjectivité
universelle dans laquelle nous sommes pour ainsi dire admis et où ce
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 139

qu’il y a d’individuel en nous est toujours dépassé par un acte qui est
toujours rigoureusement nôtre, mais qui est pourtant toujours un acte
de communication de l’individu avec le Tout dont il procède et vers
lequel il tend.
Mais la totalité est une ipséité absolue, c’est-à-dire qu’il n’y a rien
qui ne soit en elle, rien qui puisse être dit extérieur à elle, même si
cette extériorité n’existait que pour elle et par rapport à elle. C’est dire
qu’elle n’est qu’un acte, qu’elle exclut tout ce qui est soit objet, soit
état, puisqu’il n’y a d’objet ou d’état que par une limitation de cette
intériorité à soi qui réside exclusivement dans la coïncidence de l’être
et de l’opération qui le fait être. Et si on alléguait que l’intériorité et
l’extériorité forment un couple dont aucun des termes ne peut être po-
sé [131] sans l’autre, nous répondrions qu’il en est ici comme de tous
les couples où l’un des termes possède une positivité par rapport à
l’autre qui en est pour ainsi dire la négation 5. C’est l’extériorité ici
qui est la négation : je ne suis point moi-même extérieur ni à moi-
même ni à l’être, sinon par ma limitation et dans la mesure où il y a
dans l’être, au delà de ce que je suis, ce qui me surpasse et que je su-
bis.

ART. 4 : Le pouvoir de dire moi se fonde dans l’ipséité absolue.

Si le Tout est nécessairement intérieur à lui-même et s’il ne peut


être intérieur à lui-même que par l’initiative même qui lui permet de
se créer, alors il est l’Être qui ne peut dire que moi, il est cette ipséité
absolue dans laquelle tous les êtres particuliers puisent la possibilité
incertaine et dont la mise en œuvre leur est laissée, de dire aussi moi à
leur tour. C’est pour cela qu’au lieu de chercher, comme le font la
plupart des hommes, à parcourir et à dominer un monde qui nous de-
meure toujours extérieur et qui, dans la mesure où il nous sollicite da-
vantage, nous éloigne toujours davantage de nous-même, il nous faut
chercher à pénétrer dans un monde de plus en plus intérieur à nous-
même et où nous trouverons l’intériorité de tout ce qui est. Nous
croyons presque toujours que le propre de l’ipséité, c’est de commen-
cer avec le regard que nous jetons sur notre moi individuel et par le-

5 Cf. Chapitre XII, B.


Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 140

quel nous demeurons irrémédiablement séparé des autres êtres et du


reste du monde. Mais il n’en est pas ainsi. L’ipséité est, il est vrai, tou-
jours un premier commencement ; elle l’est à chaque instant pour
moi-même et je puis à chaque instant la perdre et me perdre aussi du
même coup. Mais je puis la retrouver toujours. Elle est la relation in-
vincible de moi-même avec moi-même qui fait que je ne me possède
et même que je ne suis que par le circuit de la réflexion, que je puis
me séparer de tout objet au monde, mais non point de cette attache
intérieure avec l’Être, qui est l’acte même par lequel je m’inscris en
lui en disant moi. Pour que je ne puisse pas m’inscrire dans l’Être au-
trement qu’en disant moi, il faut bien que l’Être soit lui-même un moi,
puisqu’il n’y a point de différence entre lui emprunter l’être et lui em-
prunter le pouvoir de dire moi. L’erreur grave, il est vrai, serait de
penser que j’emprunte à un [132] Soi déjà formé la puissance de cons-
tituer le moi qui m’est propre. Car il n’y a pas de Soi déjà formé, mais
seulement un Soi qui se forme éternellement par la possibilité qu’il
donne au moi particulier de se former lui-même en mettant en jeu
l’efficacité créatrice à l’intérieur de certaines conditions qui détermi-
nent précisément son existence en tant qu’individu. Je ne puis être sûr
d’avoir pénétré dans ma propre ipséité que lorsqu’elle me découvre ce
monde qui n’a jamais commencé et qui pourtant commence toujours,
qui me surpasse infiniment, qui est toujours présent et ouvert au fond
de moi-même, qui constitue mon essence propre et qui est l’essence
commune de tous les êtres. L’ipséité, c’est ce rapport de moi avec moi
et de moi avec tous qui nous fait naître tous à chaque instant à la
même initiative et à la même vie.

ART. 5 : L’acte est créateur de l’ipséité.

Aussi longtemps que l’on considère l’acte comme ayant sa fin hors
de lui-même, on le subordonne à un objet et il est contradictoire de le
considérer comme un principe premier. Mais c’est, par ailleurs, une
contradiction de le regarder comme enclos à l’intérieur de lui-même et
comme n’ayant aucune efficacité productive. En quoi alors se distin-
guerait-il d’une chose ? Comment dirions-nous qu’il est cause de soi ?
Comment pourrait-il obtenir la conscience de soi ?
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 141

Mais la conscience nous découvre précisément le caractère essen-


tiel de l’acte qui est à la fois sortie de soi et rentrée en soi, qui est à
lui-même son origine et sa fin et qui, sur ce trajet qui va de lui-même
à lui-même, introduit le moi et tous les objets. Le but de toute dialec-
tique est précisément de décrire les étapes de ce chemin. Mais il suffit
ici de noter l’impossibilité où nous sommes de considérer aucun terme
vers lequel l’acte serait tendu autrement que comme un moyen par
lequel l’acte s’exerce et prend possession de lui-même. Sous sa forme
même la plus humble et la plus grossière, il faut que l’acte retourne à
son point de départ, c’est lui-même qu’il éprouve, c’est de lui qu’il
cherche toujours à prendre possession à travers toutes ses créations
visibles. Celles-ci sont en effet des apparences qui sont destinées à
disparaître et qui, au lieu d’épuiser l’acte qui les a produites, le lais-
sent subsister et en dégagent la plénitude et la pureté. Ainsi à travers
notre expérience du monde et nos œuvres particulières, [133] nous
poursuivons un dialogue perpétuel avec nous-même.
Que penser à cet égard de l’acte pur dont on peut dire qu’il crée le
monde afin d’offrir à toutes les libertés qui participent de son essence
une médiation sans laquelle elles ne communiqueraient ni entre elles
ni avec lui, mais aussi afin de produire une médiation de soi avec soi,
c’est-à-dire un trait d’union entre son intelligence, sa volonté et son
amour ? C’est cette circulation, intérieure à l’acte même, par laquelle
se définit son essence et qui est constitutive de l’ipséité. Elle se mani-
feste en nous sous une forme temporelle, mais elle n’engage dans le
temps que ses effets et non pas la source éternelle qui les produit et
dont elle nous permet de recueillir en nous le jaillissement.

C) L’INTIMITÉ DE L’ACTE

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ART. 6 : L’intimité réside là où j’agis et non point là où je pâtis.

Il est difficile de définir la véritable nature de l’intimité. Je suis, di-


ra-t-on, là où je sens, et plus particulièrement là où je souffre : la souf-
france est le seul lieu du monde où ma présence ne puisse être récu-
sée. Pourtant je sais bien que je ne suis pas identique à ma souffrance,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 142

puisque je me l’attribue, et même je me l’attribue dans la mesure où


j’éprouve mes propres limites, où je reconnais mon impuissance, de la
passivité dans mon vouloir, et mon assujettissement à l’égard de cer-
taines actions extérieures dont je ne suis pas maître. Cette souffrance
n’est point, si l’on peut dire, la partie positive de moi-même ; je la re-
connais comme mienne, mais non point comme moi, puisque le moi
ne cesse au contraire de la repousser, puisqu’il cherche sans cesse à
l’expulser. C’est que l’intimité malgré les apparences n’est point là où
je pâtis, mais là où j’agis. Ici, dans l’action elle-même, si je considère
ce qui en elle est proprement acte et non point matière, objet, effet ou
fin, c’est-à-dire l’adhésion intérieure que je donne, l’engagement inté-
rieur que je prends, cette démarche secrète qui n’existe qu’en moi et
par moi, je suis tout entier intime à moi-même ; il n’y a rien qui non
seulement ne soit mien, mais même qui ne soit moi. Il n’y [134] a
point un moi qui existe d’abord, et qui produirait l’acte à un certain
moment par un déclenchement mystérieux ; il n’y a rien avant cet acte
même qui mérite le nom de moi ; et c’est parce qu’il le fait être et
qu’il le produit qu’il ne fait qu’un avec lui.
Quand on affirme que la douleur est le cœur même de l’intimité,
on ne voit pas qu’elle n’est pourtant ma douleur que par l’acte même
qui la fait mienne, qu’elle le devient par l’appropriation. Elle est la
marque d’un être en moi qui est en train de se faire ; et que je ne
puisse pas la renier, cela ne prouve pas qu’elle n’exige de moi un acte
par lequel je l’assume et qui prend sans doute une forme très diffé-
rente chez le voluptueux et chez le stoïque. Dira-t-on qu’au-dessous
de cet acte lui-même, il y a la réalité propre de la douleur qui est la
même chez tous les deux ? Mais cette réalité à son tour ne fait qu’un
avec l’acte par lequel je l’éprouve et je la sens. Et qui oserait le sépa-
rer de l’acte par lequel je l’assume ?

ART. 7 : Je ne pénètre dans l’intimité de l’être que par le succès et


non point par l’échec.

Il arrive trop souvent que nous considérions l’intimité comme


l’effet d’un choc qui ébranle notre sensibilité, et nous avons tant de
goût pour de tels ébranlements que nous passons notre vie à en cher-
cher de nouveaux, qui soient toujours plus inattendus et plus vifs.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 143

Mais l’intimité véritable exclut au contraire le choc et l’ébranlement :


elle suppose seulement un repliement sur soi et sur l’origine de soi,
une tranquillité et un silence dans lesquels nous ne cessons de naître à
nous-même et où les événements extérieurs, au lieu d’être des sollici-
tations qui nous pressent, sont comme des réponses qui d’avance
étaient presque attendues. Ainsi les uns demandent tout au dehors ; ils
veulent que le dehors produise tout en eux ; les autres paraissent ré-
sorber le dehors dans le dedans, de telle sorte qu’il paraît de la même
nature que le dedans et qu’au moment où il se montre, il n’en est que
l’épanouissement.
Seulement je ne parviens pas du premier coup à cette existence
triomphante qui est le privilège de l’activité pure. Je n’entre dans le
monde que douloureusement, car je suis un mélange d’activité et de
passivité. J’émerge à chaque instant non point du néant, mais de la
possibilité ; et cette possibilité risque à chaque instant d’être ensevelie
ou de retomber dans le jeu [135] aveugle des effets et des causes. Je
ne la domine, je ne la convertis en un moyen d’affranchissement que
grâce à un effort qui me coûte, et c’est au point même où je souffre,
où je fais effort que je puis être tenté de situer mon existence toujours
misérable et toujours militante : mais il est facile de voir que ce que je
prends ici pour le moi, ce sont les résistances même qu’il rencontre et
qui l’empêchent d’être, qu’il n’aspire lui-même qu’à se délivrer de cet
état, au lieu de s’y complaire, qu’il réside tout entier dans cette
humble activité qu’il exerce à travers mille tribulations, mais qui n’est
que le prélude d’une activité plus parfaite. La douleur, l’effort,
l’obstacle, l’objet sont les marques de mon individualité et de ma limi-
tation. Mais c’est une mauvaise méthode que celle qui consiste à dire
que je suis là où précisément je cesse d’être : à l’intérieur de ces li-
mites, il y a une positivité que l’on néglige pour fixer sur celles-ci un
regard chargé d’anxiété et de tendresse. Cependant je pénètre dans
l’être par le succès de mon activité et non point par son échec, par
l’acte que je réussis à accomplir et non point par la barrière qu’il n’est
pas parvenu à franchir encore. Je rencontre l’être en moi dans
l’exercice même d’un acte tout à la fois intellectuel et volontaire qui
témoigne de ma liberté et qui précisément pour cette raison, c’est-à-
dire parce qu’il est capable de fléchir, parce qu’il est susceptible de
degrés, parce qu’il peut changer de sens, est seul en état de rendre
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 144

compte, malgré l’univocité de l’être, des formes les plus variées de la


participation.

ART. 8 : La valeur de la vie réside dans la vigueur avec laquelle on


sait distinguer le soi de l’acte, du phénomène, qui n’est que par rap-
port à soi.

En se considérant soi-même comme un spectateur pur, on s’expose


à ne trouver l’être ni dans le moi qui le cherche au dehors ni dans ce
dehors qui n’est qu’une apparence pour le moi. Au contraire, si nous
acceptons d’abord d’opposer à l’être que nous voyons l’être que nous
sommes, cet être que nous sommes deviendra aussitôt non point un
être qui regarde, mais un être qui se fait, et nous ne considérerons pas
non plus comme réel l’objet regardé, mais seulement l’opération inté-
rieure par laquelle il se fait. Au cours de la vie, nous ne faisons jamais
rien de plus que d’essayer de distinguer en nous ce qui est soi et cons-
titue l’essence et ce qui n’est que par rapport à soi et constitue
l’apparence soit des choses soit de nous-même. L’acuité [136] de
notre vie, sa valeur dépendent de la rigueur avec laquelle nous
sommes capables d’opérer cette distinction. Il arrive que ce Soi de
l’Acte sans lequel nous n’avons pas de moi véritable et qui toujours
nous sollicite nous trouve pour ainsi dire sans réponse. De telle sorte
que nous passons notre vie à nous divertir de vivre, en nous intéres-
sant exclusivement à des objets, par exemple à notre corps, qui, au
lieu de posséder par eux-mêmes une existence propre, tiennent leur
existence, leur signification de ce Soi de l’univers que souvent ils
nous dissimulent, alors qu’ils doivent être justement les instruments
qui nous permettent d’y pénétrer. Rien n’est en soi que ce qui peut
dire moi, et tous les sujets peuvent dire moi sans se détacher du même
Soi, comme ils peuvent dire qu’ils sont sans rompre l’unité du même
être. Et comme ils font tous partie de l’être total, ils participent tous à
l’intimité du Soi absolu, ils ne se séparent jamais d’elle, bien qu’ils se
séparent les uns des autres ; à mesure qu’ils pénètrent plus profondé-
ment en eux-mêmes, ils pénètrent plus profondément en elle. C’est par
elle et à travers elle qu’ils communiquent les uns avec les autres, et
jamais directement. De telle sorte que l’intimité du moi nous sépare de
l’intimité de tout autre moi dans la mesure où il y a dans l’un et dans
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 145

l’autre de la limitation et de l’extériorité, et elle nous en rapproche


dans la mesure où elle est une intimité plus parfaite et plus pure. Il y a
donc un Soi absolu qui se constitue dans le même Acte par lequel il
permet à chaque moi de se poser lui-même dans cette relation double
et unique qu’il soutient avec lui-même et avec les autres « moi ». Le
monde n’apparaît que comme la condition et l’expression par laquelle
toutes ces relations se réalisent. On le voit bien dans l’amour qui nous
permet de saisir la nature de l’acte sous sa forme la plus vivante et la
plus concrète : il n’abolit pas la matière, mais lui donne une significa-
tion puisqu’il en fait son véhicule ; il n’abolit pas les êtres particuliers,
mais il en fait les agents d’une union mutuelle par laquelle ils fondent
leur existence et la dépassent en même temps. Il nous rend véritable-
ment membres les uns des autres, mais la pudeur persiste par laquelle
je sépare moins mon intimité de l’intimité d’autrui que mon extériorité
de son intimité ou réciproquement.
Dès lors on comprendra facilement que, dès que je commence à
m’approprier quelque chose, je subordonne en moi l’acte à la chose :
j’accomplis par conséquent une démarche de séparation qui, consti-
tuant le moi propre par la propriété même qu’il revendique, [137]
rompt sa relation à la fois avec l’unité de l’Acte dont il dépend et avec
les autres consciences qu’il exclut de cette même participation qu’il
vient de faire sienne. Il faut que je n’aie rien et même que je ne sois
rien pour retrouver en moi l’intimité infinie et obtenir une communi-
cation réelle avec tous les autres êtres, dans la mesure où ils consen-
tent de leur côté au même dépouillement.
On peut dire que la vie philosophique et la vie de l’esprit commen-
cent au moment où j’accomplis cette conversion difficile, mais néces-
saire, par laquelle, cessant d’appeler l’être ce que je rejette hors de
moi comme objet, j’appelle être ce à quoi je participe du dedans,
c’est-à-dire cette subjectivité qui me permet de dire moi. Et c’est
l’univocité de l’être qui m’oblige à poser l’existence d’une subjectivi-
té universelle sans laquelle je ne serais rien.

ART. 9 : C’est dans l’intimité de l’acte que nous découvrons les rai-
sons des choses et faisons coïncider ce que nous sommes et ce que
nous voulons.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 146

Il n’y a en réalité que l’acte qui puisse être considéré comme pré-
sentant au cours de ma vie un sérieux essentiel ; il éveille au fond
même de l’être une puissance cachée dont il fait la substance de mon
propre moi, auquel il donne d’emblée une valeur ontologique et une
dignité créatrice. Dès qu’il s’exerce, tout le reste du monde est lié au
moi et n’a plus de sens que pour moi. Et on pourrait dire que l’intimité
se forme dans ce pouvoir même que j’ai de rattacher à moi par l’acte
même que j’accomplis ce qui n’est pas moi, mais qui aussitôt devient
mien.
Si l’intimité pure se confond avec un acte accompli en nous et par
nous, on comprend sans peine pourquoi cet acte fonde notre existence
propre en même temps que celle du monde et pourquoi il introduit
dans la totalité du réel l’intelligibilité et le sens. En quoi consiste cet
acte en effet sinon dans la démarche personnelle par laquelle nous
substituons toujours à ce qui nous est donné l’opération par laquelle
nous nous le donnons, de telle sorte qu’il n’y a point d’objet qui, au
lieu d’apparaître comme un obstacle inerte et aveugle contre lequel
nous nous heurtons, ne se révèle à nous dans la relation vivante qui
l’unit soit à nous soit aux autres objets, et qui ne nous découvre du
même coup à la fois sa raison et sa valeur ? L’acte est un engagement
intérieur [138] par lequel le sujet s’oblige à comprendre les choses,
c’est-à-dire à substituer aux choses elles-mêmes les raisons qui les
font être ce qu’elles sont ; mais ces raisons n’existent évidemment
qu’en nous et pour nous, et on voit sans peine que celui qui refuse de
les chercher et d’y conformer sa conduite les chasse aussi de sa propre
vie, de telle sorte que le monde redevient pour lui un pur chaos domi-
né par une nécessité qui lui demeure étrangère. Le propre de l’acte au
contraire, c’est d’être une justification du réel par laquelle nous accep-
tons courageusement de prendre place au milieu de lui et par consé-
quent aussi d’en assumer la responsabilité : ce qui n’est possible que
par une collaboration constante avec lui qui nous oblige à l’embrasser
par la double opération de l’entendement et du vouloir, c’est-à-dire à
expliquer tout ce qui nous est donné, même le mal, mais en consacrant
toutes nos forces à y ajouter et à le réformer. Cette double opération
est subordonnée d’abord à un consentement à être qui, au lieu d’être
une abdication et un abandon, est toujours une charge que nous reven-
diquons : c’est dans l’intimité de l’acte que l’être nous révèle la pro-
fondeur de son essence perpétuellement naissante à la fois comme une
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 147

exigence et comme un appel que nous laissons souvent sans réponse ;


accomplir cet acte par lequel nous nous donnons l’être à nous-même,
c’est indivisiblement comprendre, aimer, vouloir et faire. Ces mots
désignent des aspects différents du même acte, mais qui ne peuvent
pas être dissociés ; et nous avons choisi parmi eux, comme l’usage
nous y autorise, le mot vouloir, pour représenter la totalité de l’acte,
puisqu’il n’y a pas de vouloir véritable sans que nous comprenions,
sans que nous aimions, sans que nous mettions en œuvre ce que nous
voulons ; aussi avons-nous montré que nous n’appréhendons l’être
qu’au moment même où nous le voulons, qu’il faut vouloir que les
choses soient ce qu’elles sont, qu’il règne entre elles l’ordre même
que nous y voyons, et que cet ordre soit le produit de notre esprit afin
qu’il puisse devenir l’instrument dont nous avons besoin pour changer
l’état du monde en réalisant la destinée qui nous est propre. Il y a une
solidarité étroite entre l’être et le devoir-être : ce n’est pas en tournant
le dos à l’être, mais en pénétrant jusqu’à sa racine qu’on découvre le
rôle que l’on y joue, et qui se présente toujours à nous sous la double
forme du devoir-être, et du devoir d’être. Et l’on peut dire que tous
ceux qui refusent au réel leur ratification, ne repoussent pas seulement
les conditions sans [139] lesquelles ni ce refus ni leur propre volonté
d’autre chose ne seraient possibles ; on craint qu’ils ne confondent
l’être avec l’apparence et qu’ils ne considèrent le devoir-être que
comme un rêve irréel et impuissant. Ils n’ont point fait encore cette
conversion qui, en nous obligeant à reconnaître la solidarité de l’être
tout entier et à l’accepter tout entier pour y engager notre vie, nous
conduit à en découvrir la présence dans cet acte tout intime auquel
nous participons, et qui, selon les modes différents de la participation,
produit tous les aspects du monde qui ne cessent de nous être donnés
et que nous ne cessons de modifier.
Chercher l’être, c’est donc chercher en soi cet exercice d’une acti-
vité sans défaillance, qui est tout à la fois désir d’elle-même et lumière
jaillissante, qui, au lieu d’être considérée comme absolument indéter-
minée, est le principe de toutes ces déterminations par lesquelles elle
ne cesse à la fois de se réaliser et de se posséder. Ces déterminations
font, il est vrai, de chaque être un être limité : seulement, au lieu de
limiter l’être total, elles expriment précisément son essence, qui est
d’être l’acte par lequel il se fait, grâce au don infini et généreux de lui-
même, qui permet à tous les êtres de se faire à leur tour par une opéra-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 148

tion personnelle, mais qui ne peut l’être que dans la mesure où chacun
reconnaît dans la puissance même dont il dispose un don qui lui est
fait et qu’il accepte de mettre en œuvre. C’est dire que le moi est obli-
gé de surpasser sans cesse tout ce qui est en lui acquisition et nature,
qu’il remet toujours en question tout ce qu’il a, qu’il ne se crée lui-
même et ne devient une personne que par un dépouillement intérieur
qui l’oblige à coïncider dans l’intimité du Soi pur avec l’acte par le-
quel l’Être absolu se veut lui-même éternellement. C’est dire que je ne
puis obtenir cette existence personnelle qui me permet d’être moi-
même qu’en pénétrant dans cette intimité parfaite qui est celle d’un
être hors duquel il n’y a rien et dont l’essence même est, en se don-
nant à lui-même l’existence, de me permettre aussi de me la donner.
Nous savons bien qu’il n’y a point pour nous d’autre ambition méta-
physique que d’atteindre ce point dépourvu de toute épaisseur où au-
cune distinction ne subsiste plus entre être et agir, entre ce que nous
voulons et ce que nous sommes.
[140]

D) L’ACTE PERSONNEL

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ART. 10 : L’Acte est à la fois une personne et le foyer de toute exis-


tence personnelle.

Si l’Acte présente le caractère d’une initiative incapable de défail-


lir, et si c’est parce qu’il possède cette initiative qu’il garde toujours
une parfaite unité, alors on comprend facilement qu’il faut lui accor-
der les caractères mêmes par lesquels nous définissons la personne,
puisqu’il est ce par quoi nous pouvons tout nous attribuer, et ce qui ne
peut être attribué à rien. On peut dire en ce sens qu’il réunit en lui
toutes les propriétés que nous répartissons entre les différents sens du
mot sujet : sujet grammatical, sujet logique, sujet psychologique, sujet
métaphysique.
Mais il est en un sens le contraire d’une force, qui est toujours
aveugle, et qui, selon l’ampleur même des effets qui doivent lui être
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 149

attribués, reste toujours le témoignage de ce qui à chaque instant dans


le monde échappe à la spiritualité. L’acte n’a point de force ; il rend
toute force inutile puisque précisément il se donne à tout instant tout
ce qu’il est ; la force, c’est si l’on veut l’acte arraché à lui-même, dé-
personnalisé, et produisant l’un des changements visibles qui consti-
tuent pour nous l’extériorité.
Au contraire l’Acte n’est pas seulement une personne, mais il est le
foyer de toute existence personnelle. Que l’on ne dise pas que ce foyer
de l’existence personnelle exclut les caractères de la personne véri-
table, qui doit se distinguer de toutes les autres personnes, et se consti-
tue à travers les relations vivantes qu’elle ne cesse de soutenir avec
celles-ci. Car c’est le propre de l’acte pur de ne pouvoir être confondu
avec aucun acte participé précisément parce qu’il lui est présent et ne
cesse de le rendre possible, mais de telle sorte qu’il y a entre eux un
aller et un retour, un circuit ininterrompu qui fait que l’un ne cesse
d’offrir son efficacité et l’autre d’y puiser et de la mettre en œuvre. Si
nous accordons plus facilement l’existence personnelle à d’autres
êtres limités comme nous qu’à l’Être, tout entier intérieur à lui-même,
qui fonde l’intériorité de chacun d’eux et de tous, c’est parce que ces
autres êtres nous ressemblent, que nous pouvons nous les représenter,
qu’ils sont liés à un corps comme nous, de [141] telle sorte que nous
conjecturons en eux une expérience comparable à la nôtre, au lieu que
dans l’expérience qui nous est propre, nous oublions que l’acte qui
nous fait être exprime précisément la pureté et la perfection de cet être
personnel auquel nous n’accédons jamais nous-même tout à fait.
On n’acceptera même point cette thèse, que l’on a voulu accréditer
quelquefois, que cet être qui est capable de fonder la réalité autonome
de toutes les personnes n’en est pas une et qu’il est pour ainsi dire une
super-personne, car, outre le caractère peu intelligible de ce terme, on
craint qu’il y ait en lui plus de négation que d’affirmation.
On ne se laissera pas séduire non plus par cette autre thèse que
l’acte pur n’a pas un caractère personnel, mais qu’il se réalise par la
pluralité infinie des personnes, car c’est le propre de toute personne,
même imparfaite et limitée, de se constituer non point en s’enfermant
à l’intérieur d’elle-même, mais en appelant à l’existence, hors d’elle et
autour d’elle, d’autres personnes avec lesquelles elle forme une socié-
té spirituelle qui est une création ininterrompue dans laquelle aucune
ne se lasse de donner ni de recevoir.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 150

ART. 11 : L’individu ne reçoit la dignité de la personne que de


l’acte universel qui la lui donne.

On est tenté de dire de l’acte tout à la fois qu’il est essentiellement


personnel et radicalement impersonnel. Car nous disons qu’il est per-
sonnel parce que, dès qu’il entre en jeu, nous voyons apparaître cette
unité, cette intériorité, cette initiative, cette responsabilité et cette as-
somption de soi par soi qui sont les caractères par lesquels l’acte se
définit, et qu’il est impersonnel, non seulement parce que sa totalité et
sa perfection semblent abolir toutes les déterminations particulières
qui, étant inséparables de l’existence individuelle, forment le support
en nous de la personnalité elle-même, mais encore parce que, dans
l’expérience que nous prenons de l’acte, au moment où nous
l’exerçons, nous croyons souvent n’avoir affaire qu’à une efficacité
anonyme qui ne devient précisément personnelle qu’en nous et par le
consentement même que nous lui donnons.
Mais cette contradiction entre les conditions idéales de l’existence
personnelle, que l’acte est seul capable de fournir, et ses conditions
proprement empiriques que nous ne trouvons qu’en [142] nous, doit
être surmontée. Car l’Acte ne peut point fonder notre vie personnelle
et être en même temps au-dessous d’elle. L’existence individuelle
peut être une condition de la personne, elle n’en est pas un élément,
puisque la personne n’apparaît en nous que lorsque l’individu est sur-
passé. Et il n’est pas vrai de dire que c’est à un acte d’abord imper-
sonnel que nous donnons la dignité de la personne au moment même
où nous le rendons nôtre ; car le rendre nôtre, c’est nous élever au-
dessus de toutes les propriétés de notre nature, de tous nos états mo-
mentanés ; c’est nous rendre sien. De telle sorte que, si la personne
nous paraît toujours inséparable des limitations au milieu desquelles
elle se réalise en nous, nous oublions pourtant qu’elle ne naît point
comme personne de ces limitations elles-mêmes, mais au contraire de
leur surpassement, c’est-à-dire de cet acte auquel, lorsque nous le con-
sidérions sous une forme séparée, nous refusions ce caractère person-
nel qu’il devrait, par un étrange paradoxe, pouvoir conférer sans le
posséder. C’est qu’un acte ne peut être saisi que par celui même qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 151

l’accomplit ; nous ne le saisissons donc qu’en nous. Ainsi nous


sommes portés à l’enfermer dans nos propres limites en méconnais-
sant que nous ne sommes une personne qu’au point même où nous
nous identifions avec lui et non pas au point où nous lui opposons des
barrières. C’est pour cela qu’aucun de nous n’est tout à fait une per-
sonne.
Il serait paradoxal d’accorder le caractère de la personne à
l’individu, au moment même où il s’élève jusqu’à l’universel et de le
refuser à l’universel qui précisément le lui donne. Et si on allègue que
la personnalité se forme par le rapport même qui les unit, on répondra
que cela est vrai sans doute, mais à condition qu’au sein même de ce
rapport la personnalité n’éclate pas moins dans la participation propo-
sée que dans la participation consentie.
Le propre de la personne, c’est, loin de se confondre avec
l’individu, de relier l’individuel à l’universel, soit que l’individu soit
lui-même soumis à une loi universelle, soit, ce qui revient au même,
qu’il assume la responsabilité de l’universel. La liaison de l’individuel
et de l’universel ne peut se faire que par l’intermédiaire de la morali-
té : aussi a-t-on pu montrer qu’elle est en nous l’expression même du
devoir. Si par conséquent l’individu ne devient une personne que dans
la mesure où il rend vivant en lui un principe qu’il accepte, mais qui le
dépasse, [143] c’est que ce principe n’est point lui-même abstrait,
mais qu’il est une vie à laquelle le moi participe.
Et si l’on s’aperçoit que toute activité par laquelle notre existence
personnelle se fonde est une activité reçue, mais que nous devons
exercer comme nôtre, on n’a le choix qu’entre deux alternatives : car
il faut ou bien que nous lui donnions le caractère de la personnalité au
moment où nous la recevons en nous, ce qui laisse entendre que nous
étions déjà antérieurement une personne, ou bien il faut qu’elle nous
introduise dans l’existence personnelle en nous faisant participer à ce
pouvoir de se faire qu’elle exerce elle-même éternellement. Et cette
seconde thèse pourrait être confirmée elle-même de deux manières :
d’abord par cette observation, c’est qu’au moment où nous nous re-
connaissons nous-même comme personne, au lieu de nous séparer de
l’intimité profonde dont le monde dépend, nous commençons à la dé-
couvrir (c’est comme si nous entendions alors au fond même de l’Être
une voix qui nous répond et qui nous appelle par notre nom) ; en se-
cond lieu par l’impossibilité de nous poser nous-même comme per-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 152

sonne autrement qu’en rencontrant d’autres personnes et en essayant


de former avec elles cette société spirituelle, hors de laquelle aucune
personne particulière ne pourrait peut-être franchir les limites de la
nature individuelle qui la supporte ; de telle sorte que les personnes
mêmes ne peuvent communiquer les unes avec les autres que dans la
mesure où chacune est capable de devenir pour une autre médiatrice
entre l’activité infinie et sa propre activité participée.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 153

[144]

LIVRE I. L’ACTE PUR

TROISIÈME PARTIE
LE SOI ABSOLU

Chapitre IX
LA TRANSCENDANCE

A. – LE LIEN DE L’IMMANENCE
ET DE LA TRANSCENDANCE

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ART. 1 : La transcendance est le caractère de toute activité spiri-


tuelle par rapport aux états qui la manifestent ou l’expriment.

Les philosophes se jettent à la tête les mots de transcendant et


d’immanent, comme s’il fallait nécessairement choisir l’un et exclure
l’autre ; et ainsi ils ne cessent de se reprocher mutuellement tantôt de
vouloir en imposer par des affirmations sur un absolu dont ils ne sa-
vent rien, tantôt de s’en tenir à une expérience qu’ils refusent de dé-
passer et où leur amour-propre pense se suffire. Mais les deux mots
transcendant et immanent n’ont de sens que l’un par l’autre et le mot
de participation est destiné précisément à nous montrer comment il
faut les unir.
Tout d’abord, nous dirons que nous ne pouvons pas parler du
transcendant comme d’un monde déjà réalisé. Car tout ce qui est réali-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 154

sé, tout ce qui mérite le nom de monde est immanent à quelqu’un qui
le perçoit ou qui l’imagine. Le transcendant est au delà du monde,
c’est-à-dire au delà du réalisé. Il est l’acte même par lequel le monde
est posé, le réalisant sans lequel il n’y aurait pas de réalisé. Je dirai
donc légitimement que ma pensée est transcendante par rapport à son
objet, ma volonté par rapport à sa fin, mes opérations par rapport à
mes états, l’activité d’une autre conscience par rapport aux effets qui
la rendent sensible et la puissance créatrice par rapport au monde que
j’ai sous les yeux. Seulement, il n’y aurait ni objet, ni fin, ni états, ni
effet, ni monde, si chacun de ces termes ne se référait pas à une dé-
marche intérieure et invisible qui fonde sa possibilité [145] avant de
lui donner son actualité. Le transcendant, c’est cette démarche même ;
loin d’être sans rapport avec toutes ces formes de la réalité, qui sans
lui ne seraient rien, il est le principe même qui les fait être et dont
elles ne peuvent jamais être séparées.
De même que l’essence de l’acte, c’est évidemment d’être trans-
cendant par rapport à tous les effets et à tous les états, inversement il
n’y a qu’un acte qui puisse être transcendant, c’est-à-dire incapable de
devenir jamais effet ou état, bien que sans lui nul effet ni état ne
puisse jamais être posé.
Mais si c’est l’acte qui est, par définition, transcendant au donné,
transcendant ne veut plus dire inaccessible, ni même étranger à la
conscience, car il y a une expérience de l’acte quand il s’accomplit, et
non point seulement une expérience de la chose quand elle est donnée.
La conscience est l’acte par lequel nous nous donnons une chose et
non point cette chose telle qu’elle est donnée. Dire que l’acte exclut la
conscience, c’est en faire une force aveugle, c’est l’abolir en tant
qu’acte. Et si on insiste en prétendant qu’on ne le convertira jamais en
objet représenté, ce n’est pas pour le mettre au-dessous de celui-ci,
mais pour le mettre au-dessus : or en rendant l’objet conscient, il le
fait participer à une dignité qui est son essence même.
Nul ne peut mettre en doute que l’expérience du monde et de la vie
ne dépende d’un acte que nous accomplissons. Seulement il y a bien
de la différence entre dire que cet acte, c’est la conscience même, ou
absorber la conscience dans la connaissance de l’objet comme le fai-
sait Kant ; il y a bien de la différence entre dire qu’il n’est acte que
parce qu’il est l’unité de l’intellect et du vouloir s’exerçant indivisi-
blement, comme on le voit dans le Cogito cartésien, ou laisser en-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 155

tendre que nous ne pouvons conclure à son existence que d’une ma-
nière inductive en nous fondant sur les caractères de fait qui appar-
tiennent à l’expérience que nous avons sous les yeux. Alors sa réalité
est suspendue dans le vide : et comme on ne veut la faire ni transcen-
dante à la conscience, ni immanente à la conscience, qui est transcen-
dante à tous ses objets, on la qualifie du mot ambigu de transcendan-
tale. Seulement le mot était nécessaire quand on considérait le trans-
cendant comme un objet (ce qui le mettait pour nous hors de toute at-
teinte) et que l’on faisait de l’acte de l’esprit la simple condition de
possibilité de la conscience, alors [146] qu’il est le cœur de son actua-
lité. Que l’acte soit induit ou qu’il soit saisi immédiatement dans son
accomplissement même, c’est là la différence qui séparera à tout ja-
mais la philosophie critique du véritable spiritualisme.

ART. 2 : La transcendance, à l’intérieur du moi, de l’acte par rap-


port aux états, ne fait qu’un avec la transcendance de l’efficacité
créatrice par rapport à la réalité totale.

C’est parce que tout acte est transcendant aux effets ou aux
marques de son opération que le moi, en tant qu’il se fait, est toujours
transcendant au moi, en tant qu’il est fait. Mais cette opération limite
un acte qui s’exerce éternellement : dès qu’elle entre en jeu,
l’efficacité créatrice descend pour ainsi dire en nous ; et quelles que
soient les bornes dans lesquelles nous l’enfermions ou les déviations
que nous lui imposions en la subordonnant à notre amour-propre, nous
faisons ici l’expérience d’une activité qui est nous et qui est au-dessus
de nous, qui par suite nous rend toujours transcendants à nous-mêmes,
c’est-à-dire à nos états. Cette expérience du transcendant est celle
d’un acte partout présent et disponible et qui s’exerce avec nous ou
malgré nous, par nous ou sans nous. Il n’y a rien en lui qui reste à
l’état de puissance, bien qu’il soit lui-même une puissance par rapport
à nous. Soit en lui-même, soit en nous, un tel acte est transcendant à
tous les phénomènes.
Ainsi la transcendance de Dieu par rapport au monde ne fait qu’un
avec la transcendance de l’acte de conscience par rapport à nos états :
ni Dieu, ni la conscience ne deviennent jamais des objets et l’on com-
prend très bien que le matérialisme et l’athéisme qui n’ont de regard
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 156

que pour eux, ne trouvent Dieu ni la conscience nulle part. C’est que
le même Dieu, c’est-à-dire la même efficacité créatrice dont dépend
tout ce qui se fait dans le monde, est bien en un sens absent du monde,
comme l’est la conscience elle-même. Quant à demander s’il n’est pas
transcendant à cette conscience, à laquelle il est toujours présent et à
laquelle même il rend le monde présent, on n’hésitera pas à répondre
qu’il lui est souverainement transcendant, puisqu’il est précisément
son au-delà, soit qu’on le regarde comme sa source, soit qu’on le re-
garde comme sa fin, et rigoureusement immanent puisqu’il n’y a rien
qu’elle ne tienne de lui et qu’elle lui emprunte sans cesse à la fois
l’élan et la croissance. [147] « Tu ne me chercherais pas si tu ne
m’avais pas trouvé » ; mais c’est en me cherchant que tu me trouves.
Dans cette double affirmation l’immanence et la transcendance font la
preuve de leur indissoluble union.
Le transcendant ne peut être que ce qui existe pour soi et non pas
pour un autre, ce qui fait qu’il y a une expérience du transcendant sans
qu’il entre dans aucune expérience. Il est ce qui ne peut être que soi,
c’est-à-dire ce qui, étant exclusivement acte, passe toutes les limita-
tions de l’individualité, mais qui permet pourtant à chaque individu de
dire « moi » dans la mesure où, n’étant pas une simple chose, il est
aussi l’auteur de lui-même, toujours au delà de ses propres états et in-
capable de s’identifier soit avec ces états eux-mêmes qu’il est obligé
de subir, et sans lesquels il n’aurait aucune existence propre, soit avec
l’acte où il ne cesse de puiser ce qui est comme une possibilité infinie
dont il ne peut rien connaître que ce qu’il en actualise. La participa-
tion qui nous met toujours entre l’acte pur et la pluralité des états ex-
prime précisément le caractère ambigu d’une existence qui se fait en
rendant pour ainsi dire immanent à elle-même un transcendant dans
lequel elle pénètre et qui la déborde toujours.
On comprend donc sans peine pourquoi notre liberté personnelle se
fonde par un acte de consentement pur, mais qui ne peut se produire
qu’au point où le moi transcende tout ce qui jusque-là lui était donné,
c’est-à-dire toute la nature.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 157

ART. 3 : L’union et l’opposition de l’immanence et de la transcen-


dance constituent le moyen par lequel nous pouvons fonder nous-
même notre existence éternelle.

C’est un préjugé de penser que le transcendant puisse subsister


hors de l’immanent et qu’il faille quitter l’un pour s’élever jusqu’à
l’autre. Nous n’avons pas le droit de mépriser notre terre : elle est
pour nous à la fois un séjour et un chemin. Et c’est en elle et non point
hors d’elle que le transcendant se découvre à nous. Nul ne peut espé-
rer entrer en contact avec lui autrement qu’en accomplissant sa be-
sogne terrestre, en faisant de tous les objets qui l’entourent, de toutes
les actions qu’il accomplit autant de voies d’accès qui le mènent vers
lui. Car le propre du transcendant c’est de devenir toujours immanent.
Celui qui prétend demeurer dans l’immanent et qui se [148] borne à le
décrire lui ôte en même temps toute signification, car il ne se place
pas en ce point où l’immanent entre dans l’existence, il oublie l’acte
qui le fait être et qui, par une sorte de retour, donne à l’immanent,
aussitôt qu’il apparaît, sa véritable destination. De telle sorte que,
lorsqu’on nous propose de faire abandon de tout ce que l’expérience
nous présente pour nous replier sur le principe intérieur dont il semble
qu’elle nous sépare, ce n’est point pour qu’il abolisse l’expérience,
mais pour qu’il nous permette d’en prendre possession et de lui don-
ner sa signification. Il n’y a point de chimère plus dangereuse que de
penser que l’on peut rencontrer le transcendant par une évasion hors
de l’immanent où il dépend précisément de nous de le mettre en
œuvre.
Ce serait une erreur de sens opposé de dire que, le transcendant
n’étant qu’une possibilité pure, il nous appartient précisément de le
faire descendre dans l’immanent où il prend corps et se réalise. C’est
là renverser l’ordre des valeurs véritables. Car l’immanent n’est que
l’instrument par lequel le transcendant se manifeste ; et il ne paraît se
suffire que lorsque précisément il nous en donne la révélation. Nous
ne réussissons donc à le comprendre, à lui donner tout son relief, toute
sa plénitude que si, grâce à lui, c’est dans le transcendant que nous
pénétrons. Et peut-être l’opposition la plus vive entre les doctrines
philosophiques réside-t-elle justement en ceci, c’est que, tandis que
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 158

les uns considèrent le transcendant comme une simple puissance à


laquelle l’immanent donne pour ainsi dire son achèvement, les autres
au contraire font de l’immanent un moyen qui nous est remis et qui,
par l’usage que nous en faisons, nous permet, soit de nous y tenir,
mais en gémissant sur son insuffisance, soit de lui donner une justifi-
cation suprême dans l’acte même par lequel il nous invite à le surpas-
ser. Il est bien vrai en un sens que toute transcendance est destinée à
être changée en immanence : mais ce n’est là qu’une attitude provi-
soire ; seuls les hommes de chair peuvent s’y établir. Car l’immanence
n’a de sens, elle ne peut se soutenir qu’à condition de se changer à son
tour en transcendance.
La solidarité entre le transcendant et l’immanent ou la nécessité de
les affirmer à la fois par un acte identique de l’esprit dont elles expri-
ment les deux aspects conjugués apparaît mieux encore si on réfléchit
que la démarche dialectique qui me met en rapport avec un transcen-
dant dont je dépends, et qui est la [149] démarche même par laquelle
je constitue ma propre essence, suppose une autre démarche inverse
de celle-là et qui est, pour ainsi dire, une démarche de descente par
laquelle le transcendant s’offre toujours à la participation sous la
forme d’une pure possibilité qui, dès qu’elle s’exerce, devient un don-
né et commence ainsi à constituer le monde même où nous vivons. On
aperçoit bien ici le cercle caractéristique par lequel se découvre tou-
jours à nous le secret de l’acte créateur et qui, à tous les niveaux de
l’être, nous montre le même appel réciproque entre ces deux mouve-
ments de l’esprit qui ne cesse jamais de donner, mais aussi de recevoir
et de rendre.
Il est évident que la transcendance de l’acte à l’égard de la donnée
doit nous permettre de résoudre les difficultés qui nous obligent à la
définir par rapport à l’immanence, à les opposer l’une à l’autre et
pourtant à montrer comment elles communiquent. Car nous devons
dire, à la fois : d’une part, que la transcendance de l’acte pur est une
transcendance absolue, puisque l’acte de participation est toujours
corrélatif d’un objet ou d’un état (bien que pourtant dans cette partici-
pation on voie se réaliser le point de jonction de la transcendance et de
l’immanence, puisque l’acte même dont je participe est cet acte abso-
lument transcendant qui me donne tout l’être et toute l’efficacité dont
je dispose), et, d’autre part, que je ne le rends mien que grâce à cette
disposition même, qui est toujours limitée et imparfaite et qui, par sa
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 159

limite et son imperfection, produit ce monde même où nous vivons ;


ce qui montre comment l’immanence est véritablement suspendue à la
transcendance, mais ne cesse de traduire la puissance, la misère et
toutes les alternatives de la participation.
L’idée de progrès par laquelle on voudrait éliminer la transcen-
dance semble au contraire être la preuve de sa vérité. Car le progrès
est un dépassement incessant de ce qui est donné, et, soit que l’on
considère le progrès comme une pénétration à l’intérieur d’une réalité
qui jusque-là nous était refusée, soit que l’on considère, dans l’activité
même qui progresse, un surplus de puissance par rapport à son exer-
cice actuel, on voit que dans les deux cas il y a au delà de notre expé-
rience un transcendant qui est la condition supposée de son enrichis-
sement. Et ce transcendant va nous apparaître non pas simplement
comme opposé à l’immanent où nous vivons, mais comme le soute-
nant, le nourrissant et descendant sans cesse en lui pour l’illuminer et
[150] pour le promouvoir, bien que, dans l’essence qui lui est propre,
il nous apparaisse toujours comme inaccessible et comme inépuisable.
Ainsi le transcendant va toujours vers l’immanent, sans quoi il ne
s’offrirait jamais à la participation. Mais tout être participé va lui-
même sans cesse vers le transcendant à qui il demande à la fois
l’activité qui le fait être, le pouvoir de se déterminer et de s’accroître,
l’audace de nier, pour la dépasser, la détermination sans laquelle pour-
tant il ne serait rien, et enfin cette dernière et émouvante instance par
laquelle en se créant il pénètre dans l’être et dans l’éternité. Par là ce
mouvement réciproque, cet aller et retour par lesquels l’immanence et
la transcendance se rejoignent seront loin de nous paraître frivoles,
puisque c’est par eux que chaque être devient l’auteur de lui-même et
de son propre destin.
Dès que l’immanence, au lieu de nous fermer à la transcendance,
devient une ouverture vers elle, on voit la simplicité et l’humilité se
changer en ardeur et en confiance et les engendrer pour ainsi dire à
leur mesure. Il faut avoir conscience de sa suprême insuffisance pour
qu’une suffisance parfaite puisse se découvrir à nous : il faut créer en
soi un vide infini pour qu’une abondance infinie puisse le remplir ; il
faut sentir la faiblesse de tout ce que nous sommes pour qu’une force
à laquelle rien ne résiste nous pénètre et relève notre ambition et notre
courage.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 160

ART. 4 : Il n’y a de transcendance que du Tout par rapport aux


parties, ou de l’Acte pur par rapport aux actes participés, ou de
l’Esprit par rapport au monde.

Nul n’a le droit de poser un transcendant qui serait pour nous hors
d’atteinte et sans aucun rapport avec nous. Car d’où pourrait nous en
venir l’idée ? Qu’est-ce qui nous rendrait capables seulement de le
nommer ?
La foi elle-même ne va vers le transcendant que parce qu’elle nous
fait sentir que nous avons avec lui non seulement une certaine affinité,
mais une réelle communauté d’essence. Dire que nous avons cons-
cience de nos limites, que nous ne pouvons nous enfermer dans un
horizon purement subjectif, c’est déjà dépasser ces limites, et avoir
accès dans une subjectivité universelle. Mais il y a plus, la limite dont
nous avons parlé n’est pas une [151] muraille infranchissable : elle est
fragile et recule toujours. Ce qui suffit à nous montrer sans doute
qu’entre les deux côtés de la muraille la continuité de l’être est tou-
jours maintenue. Car nous ne sommes point hors de l’Être, mais dans
l’Être. Quand nous le considérons comme une réalité donnée, nous
disons que nous en faisons partie ; quand nous le considérons comme
un acte qui s’engendre lui-même, nous disons que nous y participons.
Le mot de transcendant n’exprime rien de plus que l’idée même de ce
qui nous dépasse, mais qui ne fait qu’un avec le Tout dans lequel nous
sommes englobés, et qui nous propose sans cesse une activité à exer-
cer, mais qui ne fait qu’un avec cette activité totale par laquelle le réel
ne cesse de se faire.
Le Tout est nécessairement transcendant à l’égard de toutes les
parties qui le forment et qui, si elles venaient coïncider avec lui,
s’anéantiraient elles-mêmes comme parties et anéantiraient le Tout du
même coup. Rien ne peut être transcendant à un monde composé de
parties, sinon le Tout même à l’intérieur duquel nous les distinguons.
Mais ce Tout à l’intérieur duquel toutes les choses sont contenues
avant que l’analyse leur donne en lui une existence séparée et pourtant
liée, ne peut être qu’un acte qui les engendre.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 161

Dès lors, si nous chassons cette double superstition que tout ce qui
est réel est une chose, et que l’esprit lui-même est un pouvoir sans réa-
lité, il existe bien un monde transcendant au monde sensible, mais
c’est le monde de l’esprit. Car il est impossible qu’une chose soit
transcendante à une autre chose : elles appartiennent toujours l’une et
l’autre à un même monde dans lequel notre pensée pénètre plus ou
moins loin. Au contraire, l’esprit est toujours transcendant au monde,
comme l’acte est toujours transcendant à l’état, et le dedans au dehors.
Il n’y a point d’autre transcendant que l’esprit, qui est en effet
transcendant à l’égard de toutes les formes particulières de l’existence,
à l’égard de la limitation, de l’erreur et du mal, qui s’y mêlent tou-
jours. Mais il n’y a rien qui soit transcendant à l’esprit, puisqu’il est
toujours la genèse de soi, ni même à la participation, dans la mesure
où elle est en nous cette même genèse toujours proposée et toujours
acceptée. Et comme le monde que nous avons sous les yeux est le té-
moin des opérations de l’esprit, ainsi l’immanence plonge ses racines
dans la transcendance dont elle nous livre pour ainsi dire le secret.
C’est pour l’esprit un renoncement à lui-même, une sorte de contra-
diction interne [152] de croire qu’il puisse résoudre aucun des pro-
blèmes qu’il pose en transportant la solution au delà de ses propres
limites. S’il ne peut se passer de l’idée de l’éternité, c’est parce qu’il a
le besoin absolu de trouver dans l’Être auquel il participe une pré-
sence éternelle qui soit à la fois l’origine et le fondement de cette
constance qui est inséparable de sa propre présence à lui-même. Ainsi
un monde transcendant n’est pas un monde étranger à l’esprit ; il est
un absolu spirituel où notre propre monde trouve une puissance de
renouvellement qui ne s’épuise jamais. L’Acte pur est nécessairement
transcendant à l’égard de tous les actes participés et qui, s’ils
s’achevaient en lui, anéantiraient, en même temps que la participation,
sa propre fécondité, c’est-à-dire sa réalité même.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 162

ART. 5 : Le transcendant peut être nommé un absolu, s’il est consi-


déré en soi, un infini, s’il est considéré par rapport à nous, une cause
libre ou une liberté, s’il est considéré dans son activité efficace à la
fois en soi et en nous.

S’il n’y a que l’esprit qui soit transcendant, il faut qu’il enveloppe
et qu’il pénètre le monde qui lui est immanent et qui, sans lui, ne sau-
rait se soutenir. La plupart des hommes ne veulent déterminer l’absolu
que négativement. Mais ils en parlent comme d’un terme positif sur
lequel il est interdit de porter la main : ainsi on peut dire que ce sont
eux qui le posent séparément et non pas ceux à qui ils en font grief et
qui ne le posent que dans sa relation avec nous. C’est seulement en
refusant de rompre le couple formé par le relatif et l’absolu que le mot
relatif reçoit à la fois son caractère de limitation et sa véritable valeur :
car si le propre du relatif ce n’est évidemment pas, comme on le croit
trop souvent, d’exclure l’absolu, ce n’est pas non plus de l’appeler
comme un terme différent auquel il serait pour ainsi dire suspendu.
Car le relatif s’inscrit à l’intérieur de l’absolu et il exprime en lui cette
sorte de genèse et de fructification unanime par laquelle, dans un acte
de générosité pure, il appelle l’infinité des êtres possibles à actualiser
leur existence par une initiative qu’il leur prête et qui pourtant leur est
propre. L’impossibilité d’établir aucune séparation entre l’immanent
et le transcendant nous a appris à vivre dans une sorte de familiarité et
d’intimité avec l’acte créateur.
On nous dénie le droit de poser l’absolu, à juste titre, semble-t-il,
[153] s’il est contradictoire que le relatif puisse poser l’absolu même
dont il dépend. Mais poser l’absolu, c’est précisément me poser
comme relatif, ou du moins affirmer ce sans quoi je ne pourrais pas
me poser moi-même comme relatif. Poser l’absolu, c’est donc recon-
naître que l’absolu me pose, ou du moins qu’il me fournit les condi-
tions qui me permettent de me poser : ce qui sans doute revient au
même, s’il est vrai que je ne puis me poser moi-même que par un acte
qui, à l’égard des déterminations de ma nature, est lui-même un abso-
lu, mais qui n’est à son tour que l’exercice d’une possibilité qui m’est
donnée et par laquelle, avec mon propre consentement, l’Acte pur se
change pour moi en un acte participé. Le transcendant est considéré
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 163

tour à tour par nous comme un absolu, en tant qu’il est posé en soi
comme le fondement de toutes les relations, et comme un infini, en
tant que tous les êtres relatifs trouvent en lui le principe de leur ac-
croissement, sans pouvoir jamais s’égaler à lui : c’est donc l’Être to-
tal, l’Acte pur, qui, par la distance qui nous en sépare, se manifestent à
nous sous les espèces de l’infinité. La liaison des deux termes absolu
et infini témoigne ainsi de la liaison entre un transcendant qui ali-
mente toutes les formes de la participation, mais qui reste au-dessus
d’elles, et un immanent dans lequel chacune d’elles doit s’inscrire : et
plus précisément encore, c’est l’infini qui est le trait d’union de
l’absolu et du relatif, c’est-à-dire de la transcendance et de
l’immanence.
On comprend dès lors comment le transcendant n’est par rapport à
l’être actuel et réalisé qu’un infini de possibilité. Seulement cette pos-
sibilité n’est point abstraite, elle est vivante et efficace : elle s’offre à
nous pour qu’en l’actualisant nous puissions pénétrer en elle et la
rendre nôtre sans que par cette actualisation nous puissions rien lui
ajouter à elle-même. De même qu’elle est à notre égard une possibilité
souveraine à laquelle nous donnons la réalité, elle est à l’égard d’elle-
même une souveraine réalité qui nous donne notre possibilité. C’est
pour cela qu’au lieu de caractériser le transcendant par le mot
d’absolu qui marque son indépendance à l’égard de toutes les relations
qui n’ont de sens pourtant que par lui, — ou par le mot d’infini, qui
marque à la fois le chemin qui nous conduit vers lui et la distance in-
franchissable qui nous en sépare, — il vaudrait mieux l’associer au
mot de liberté qui définit la causalité de soi à la fois en Dieu et en
nous, c’est-à-dire un premier terme au delà duquel on ne remonte pas ;
car elle contient, sans qu’on [154] puisse les en déduire, une pluralité
infinie d’effets dont aucun n’a droit à l’existence que par une option
même qu’elle a faite et qui contribuent à former un monde dans lequel
elle-même ne peut jamais prendre place.
On peut donc définir le transcendant de six manières différentes :
comme l’origine de toute démarche immanente, puisque c’est en lui
qu’elle prend sa source, — comme sa fin, puisque c’est vers lui
qu’elle tend, — comme le participable sans lequel elle n’aurait rien
dont elle pût participer, — comme l’aliment de tous ses progrès,
puisque sans lui on ne pourrait comprendre qu’elle pût trouver de quoi
s’enrichir, — comme le principe de tous nos devoirs, qui ne peuvent
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 164

consister qu’à chercher dans une efficace absolue le moyen de dépas-


ser ce que nous sommes, — comme un pur objet de foi, puisque le
transcendant n’est jamais atteint par nous, afin précisément que
l’opération qui nous donne l’être demeure toujours une opération qui
nous est propre et qu’elle ne puisse jamais être suspendue.

B) L’ACTE DE FOI

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ART. 6 : L’acte de foi exprime l’acte dans sa pureté et il n’y a pas


d’acte qui ne soit un acte de foi.

On dit l’acte de foi : or il n’y a pas d’acte plus pur, ni qui puisse se
réduire comme celui-ci à sa simple essence d’acte, ni dans lequel nous
saisissions mieux comment, en nous dépouillant de tout le visible et
de tout le donné, nous ne trouvons rien de plus en nous qu’une activité
nue, qu’une initiative, qu’un consentement qui dépend de nous, mais
qui ne peuvent entrer en jeu sans que cet acte qui est entre nos mains
devienne une remise et un abandon, sans que, dans sa pureté la plus
parfaite, il cède tout ce qui paraissait lui appartenir encore pour deve-
nir transparent à un acte qui le dépasse, qui le pénètre et auquel pour
ainsi dire il se confie.
Si la foi réside elle-même dans un acte intérieur que l’on accom-
plit, on comprend qu’elle n’ait pas de sens pour celui qui refuse de
l’accomplir. Car la foi ne porte sur aucun objet donné, mais c’est elle
seule qui rend son propre objet présent à la conscience. De plus, elle
implique toujours une conduite, l’obligation de certains actes à faire et
sans lesquels sa sincérité même serait [155] suspectée. Elle rejoint
donc l’une à l’autre les phases extrêmes de l’acte depuis la démarche
secrète du sujet qui s’engage jusqu’au témoignage même qu’il se
donne par les changements visibles qu’il introduit dans le monde.
Inversement on peut dire que la foi est inséparable de tout acte
même que nous faisons : elle l’ébranle, elle forme le lien de son élan
et de son avenir, ou encore, d’une manière plus précise et dans un lan-
gage plus rigoureux, elle naît au point même où toute puissance va se
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 165

convertir en acte. Elle est nécessaire pour que cette conversion soit
possible. Ni la puissance avant qu’elle soit entrée en jeu, ni l’acte
achevé et possédé ne comportent véritablement la foi. Elle est sur le
chemin qui va de l’une à l’autre. Elle n’appartient ni à l’homme con-
sidéré comme puissance d’agir, ni à Dieu considéré comme un acte
pur, mais à l’homme en tant qu’il est appelé précisément à réaliser ses
puissances par la participation de l’Acte pur.
Il ne faut pas oublier que dans toute notre doctrine l’acte se trouve
justifié moins par ses effets que par son exercice et sa mise en œuvre.
L’acte ne peut pas être enfermé comme un concept particulier dans la
trame d’un raisonnement. Il n’est rien qui puisse être construit, bien
qu’il soit le principe même de toutes les constructions possibles. Mais
il n’est pas non plus une simple hypothèse théorique. Il est une foi
pour cette seule raison : que tout acte qui s’exerce, au moment où il
s’exerce, n’ayant ni support, ni objet, et possédant un caractère pure-
ment créateur peut être défini comme une foi qui s’affirme, le mot foi
impliquant l’obligation pour un acte qui se pose, de poser du même
coup son efficacité et sa valeur.

ART. 7 : La foi traduit notre confiance dans la fécondité de l’acte


ou dans la valeur de son pur exercice.

C’est le propre des véritables principes de ne pas pouvoir être justi-


fiés par un principe plus haut dont ils pourraient être dérivés, ni par
une expérience qui en épuiserait la vérité. Ils ne peuvent l’être que par
leur fécondité, c’est-à-dire par les conséquences qu’on en tire, et par
les opérations qu’ils rendent possibles. Ils ne peuvent être posés que
par un acte de foi, mais par une foi vivante qui en un certain sens ne
fait qu’un avec la démarche même qui les met en jeu. Tel est le cas de
l’Acte dont tout dépend et qui lui-même ne dépend de rien. Aussi est-
il [156] l’objet d’une foi spirituelle par laquelle chacun de nous a
conscience de constituer son être et sa destinée, et qui ne vit elle-
même que de la réponse qu’elle ne cesse de solliciter et que Dieu ne
cesse de lui faire. On voit donc que cette foi spirituelle dont nous par-
lons, portant sur l’essence même de notre vie, et, si l’on peut dire, sur
le point même où elle s’insère dans l’Être universel, possède une effi-
cacité intérieure par laquelle elle décide véritablement de nous-même.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 166

Pourtant le propre de la foi n’est pas seulement d’être féconde,


mais de ramener notre vie tout entière à une activité presque pure, de
telle sorte que, sans porter atteinte à la maxime que l’on juge l’arbre à
ses fruits, nous sommes ici bien éloignés du pragmatisme qui semble
n’avoir d’estime que pour les effets qu’une activité peut produire. Car
l’activité spirituelle n’a qu’elle-même pour fin et les effets qu’elle
laisse derrière elle ne sont que les marques et les témoins de son degré
de perfection : ils ont d’autant plus de richesse et de plénitude qu’elle
les a voulus moins directement et même qu’elle a moins arrêté sur eux
son regard. De même, en posant cet acte d’une immobilité souverai-
nement féconde et que l’on ne peut poser qu’en le mettant en œuvre,
nous sommes à l’opposé du reproche que l’on pourrait nous faire de
nous donner par avance tout ce que nous cherchons à obtenir, et d’être
arrivé en quelque sorte avant d’être parti. Car on a tort de penser que
l’absolu en acte arrête le mouvement du moi, alors qu’il ne cesse de le
promouvoir. Et il ne faut pas méconnaître qu’on ne pétrifie pas un
acte sans l’anéantir.

ART. 8 : La foi est impliquée dans la participation comme dans sa


condition de possibilité.

Le mot même de participation implique déjà la nécessité de la Foi,


car l’être auquel nous participons ne peut être lui-même qu’un objet
de foi. Il n’y a donc qu’elle qui puisse poser l’indivisibilité de l’Être
total, c’est-à-dire l’unité du participé et du non-participé, dès que la
participation commence, et pour qu’elle soit possible. Mais cette unité
prend pour la foi une double signification puisque, d’une part, elle est
le support toujours actuel de la participation, et que, d’autre part, elle
est la condition même de son accroissement. Ainsi nous retrouvons ici
ces caractères essentiels de la foi, c’est qu’elle pose un être [157] qui
nous surpasse, mais avec lequel nous aspirons à nous unir, c’est-à-dire
qui possède pour nous une suprême valeur de telle sorte que tout objet
de foi est nécessairement pour nous un objet d’amour. Le mot foi ex-
prime admirablement ici la confiance que nous avons dans l’infinité
du secours qui nous est donné et dans l’infinité de l’avenir qui est ou-
vert devant nous, en même temps que ce courage constant par lequel,
au lieu de poser au delà de notre monde un transcendant inaccessible,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 167

comme on pense souvent que la foi doit le faire, on exige que ce


transcendant pénètre dans notre monde et s’y incarne, afin de
l’illuminer et de lui donner sa signification véritable. Ou bien, en ren-
versant les termes de ce rapport, on peut dire que le propre de la foi,
c’est de faire de l’immanent lui-même une voie d’accès vers le trans-
cendant. Mais si la foi est toujours agissante, tout homme d’action
peut être dit un homme de foi et il l’est doublement, aussi bien lors-
qu’il considère la source de son inspiration, qui est invisible, mais
dont il pense qu’elle ne peut jamais lui manquer, que lorsqu’il consi-
dère la vocation qu’il a à remplir, bien qu’elle engage un facteur qui
échappe toujours à ses prises.

ART. 9 : Il n’y a qu’une Foi qui est la Foi dans l’Esprit, considéré
comme la source actuelle de toutes les possibilités du monde partici-
pé.

Il y a entre la foi et la vie de l’esprit une sorte de consubstantialité.


L’esprit, c’est ce qui ne peut jamais devenir un objet de constatation,
ni de preuve, bien que ce soit ce qui constate et ce qui prouve ; c’est
ce qui réside entièrement dans la foi qu’il a en lui-même, ce qui ne
subsiste même que par cette foi. Ainsi comprend-on facilement que la
foi soit toujours la même et qu’elle implique toujours trois assertions
différentes et solidaires l’une de l’autre : d’abord celle de la liberté,
c’est-à-dire de cette initiative par laquelle l’esprit se donne l’être à lui-
même, ou encore est un esprit, ensuite celle de l’immortalité, c’est à-
dire de l’impossibilité pour un esprit de voir son développement arrêté
un jour, ou encore d’être asservi au temps et de se laisser à la fin em-
porter par lui, ce qui ferait de lui un objet parmi les objets, enfin celle
de Dieu défini comme l’infinité de l’esprit qui me permet de me poser
moi-même comme un être borné, sans faire échec pourtant à
l’affirmation inconditionnelle [158] de l’esprit par lui-même, c’est-à-
dire de me poser comme participant seulement à son essence pure.
Bien plus, tout le problème de la Foi se trouve réduit à celui de la
foi en Dieu. Et l’on n’invente des preuves de l’existence de Dieu que
pour établir qu’il y a en nous une exigence de la Foi que le propre de
la raison est de justifier et non pas d’abolir. C’est la Foi dans un être
purement être, c’est-à-dire dans un acte sans passivité, qui fonde ma
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 168

propre réalité, c’est-à-dire le pouvoir même que j’ai de me constituer


moi-même. Cela suffit à montrer la distance infinie qui sépare de
l’être divin l’être que nous nous donnons à nous-même, mais par une
efficacité qui vient de lui et qui nous oblige à faire de lui tout à la fois
un esprit, et la source même de tous les esprits. Doctrine qui nous
permet de comprendre deux choses : d’une part pourquoi notre vie ne
procède elle-même que par une invention libre, mais par une inven-
tion qui est une participation à la richesse inépuisable de l’activité di-
vine, de telle sorte que nous ne cessons de constituer en effet la repré-
sentation du monde que nous avons sous les yeux, sans que nous puis-
sions pourtant en être regardé comme le créateur — et d’autre part
pourquoi toutes les œuvres de la participation ne sont point contenues
analytiquement dans leur possibilité en Dieu, puisqu’il y a en lui le
pouvoir toujours offert de les produire, mais que ce pouvoir, c’est
nous qui nous en emparons et qui l’exerçons selon une initiative qui
est toujours la nôtre. Dira-t-on que c’est là seulement envelopper par
avance tout ce qui pourra jamais se produire dans une suprême possi-
bilité ? Mais la possibilité n’est pas le néant, elle n’est pas non plus
une simple abstraction. En tant que possibilité, il est vrai, elle n’a de
sens que pour nous, qui ne l’avons point encore fait entrer dans notre
expérience. Mais en elle-même elle est actualité parfaite, ou si l’on
veut, efficacité souveraine, et le pouvoir même par lequel nous actua-
lisons en nous ce qui, sans une démarche de notre liberté propre, ne
serait en effet par rapport à nous que possibilité pure.
Croire en Dieu, c’est poser l’actualité de cette suprême possibilité :
il est donc moins l’infinité de possibilité que le fondement de cette
infinité même. Cette infinité ne commence qu’avec la participation.
Mais le fondement de toutes les possibilités, c’est précisément
l’actualité absolue ; la possibilité naît dans l’intervalle qui la sépare de
l’actualisation participée. [159] Elle est la condition sous laquelle ap-
paraît l’actualité absolue afin que nous puissions en quelque sorte la
prendre en charge, mais selon nos forces ; lorsque la participation
s’effectue, cette possibilité se réalise, mais par un acte qui est nôtre,
bien que ce soit l’acte pur qui la soutienne ; et c’est parce qu’il ne
coïncide pas avec lui, que, dès qu’il s’accomplit, une expérience se
constitue. Elle est ce que, de cet acte pur, qui est pour nous un infini
de possibilité, nous réussissons à penser pour le rendre nôtre.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 169

ART. 10 : La Foi est l’acte intérieur qui fonde ma vie personnelle.

C’est en formant notre expérience du monde que nous exerçons


notre liberté et que nous devenons une personne. La personnalité ré-
side en nous dans la disposition intérieure de l’acte qui nous fait être.
Et c’est parce que mon être ne se réduit jamais à un pareil acte, c’est
parce qu’il y a en lui à la fois des possibilités non actualisées et des
données, ou de la passivité, corrélatives de l’acte qui est en moi et qui
ne se suffit jamais à lui-même, que je suis toujours une personne qui
se cherche plutôt encore qu’une personne véritable. Dieu seul, que
nous craignions d’être obligé de regarder tout à l’heure comme une
possibilité abstraite, est la personne absolue, puisqu’il est l’être qui
réalise cette indépendance plénière, cette parfaite identité entre ce
qu’il fait et ce qu’il est, qui sont les caractères essentiels de la per-
sonne et que j’aspire toujours à atteindre sans jamais y réussir. Cela
montre suffisamment que l’idée de l’absolu et celle de la personne ne
peuvent pas être dissociées : c’est pour cela que l’absolu n’est pas,
comme on l’imagine parfois, une sorte de menhir dressé au terme de
toutes les avenues de la connaissance et de l’action et destiné seule-
ment à barrer notre vue dans tous les sens. Il y a en lui une vie, c’est-
à-dire une circulation intérieure qui s’exprime dans les théologies les
plus profondes par la distinction et l’union des personnes à l’intérieur
de son acte même, et dans toutes les philosophies sans doute, par une
relation incessante entre les êtres et lui qui fait qu’ils trouvent en lui
leur origine, c’est-à-dire le principe même de leur initiative, et leur
fin, c’est-à-dire tous les biens dont ils peuvent jouir, chacun selon son
mérite. Et comme on le montrera, l’infinité est moins le caractère
propre de l’absolu, que l’expression de son rapport avec nous, rapport
toujours positif, [160] bien que toujours incommensurable. L’infinité
est la bonté même de Dieu qui se réalise par une offre inépuisable de
participation à tous les êtres particuliers qu’il appelle à se faire et qui
ne connaîtront jamais de borne, ni en ce qui concerne leur nombre, ni
en ce qui concerne leur avenir.
La Foi ne consiste donc pas, comme on le pense quelquefois, à po-
ser un être absolument transcendant et dont nous n’aurions aucune
expérience. Comment pourrions-nous avoir l’idée même d’y croire ?
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 170

Mais Dieu est à la fois l’être le plus lointain et le plus proche, le plus
lointain puisqu’il dépasse infiniment toutes les formes de l’existence
participée, et le plus proche puisqu’il n’y a que lui qui soit partici-
pable. Or la Foi est plus sûre que toutes les connaissances, puisqu’il
n’y a de connaissance que d’un objet extérieur à nous, au lieu que la
Foi c’est Dieu même présent à la conscience ; elle est en même temps
l’affirmation du mystère auquel toute existence est suspendue et dans
lequel notre vie elle-même nourrit son secret, son élan et son espé-
rance.
La Foi ne fait qu’un avec la conscience même de la participation
au moment où nous la réalisons. Elle n’est pas sur le même plan que
la connaissance et ne consiste nullement à poser l’existence d’un objet
inconnu. S’il n’y avait dans le monde que des objets, alors il n’y aurait
rien de plus pour nous que la connaissance et toutes les prétentions de
la foi seraient illégitimes. Mais la foi n’a point d’autre objet ni d’autre
fin que l’acte même que nous accomplissons et que nous
n’accomplirions jamais (même s’il est un pur acte de connaissance)
sans la confiance même qui l’anime. Elle ne va pas sans lumière, mais
c’est une lumière qui éclaire cet acte même, et non point une chose
représentée que l’on prétendrait mettre à sa place. Or la Foi est la Foi
et non point la simple conscience de soi-même parce qu’il est impos-
sible d’exercer cette activité qui est nôtre sans reconnaître qu’il y a
une inspiration qui la dépasse infiniment, qui ne lui manque jamais,
mais à laquelle elle-même manque toujours.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 171

[161]

DE L’ACTE

LIVRE II
L’INTERVALLE

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[162]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 172

[163]

LIVRE II. L’INTERVALLE

PREMIÈRE PARTIE
LA GENÈSE DE L’INTERVALLE

Chapitre X
L’ACTE PUR
ET LA PARTICIPATION

A. – LE PROBLÈME DE LA PARTICIPATION

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ART. 1 : L’être particulier participe à l’opération par laquelle le


monde se fait.

La première expérience n’est pas celle du monde, ce n’est pas celle


du corps. C’est celle du monde dont mon corps fait partie. Cette expé-
rience ne me quitte jamais ; ma vie tout entière se passe à
l’approfondir. La philosophie elle-même ne cesse de se demander
comment je puis envelopper le monde par la représentation, alors que
l’affection me découvre pourtant combien est chétive et misérable la
place que j’occupe au milieu de lui.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 173

Dès que nous avons dépassé pourtant cette idée d’un monde donné,
dès que nous avons découvert que l’être du monde réside dans un acte
qui s’accomplit éternellement, il devient impossible que nous soyons
seulement une partie du monde, il faut que nous coopérions à cet acte
même, avec lequel nous ne pouvons pas nous confondre, puisqu’il y a
en nous de la passivité. Au lieu de dire, comme le sens commun et
peut-être comme le matérialisme, que nous sommes une partie du
monde, nous dirons [164] alors que nous participons à l’opération par
laquelle il ne cesse de se faire.
Que les deux opérations fondamentales de l’esprit soient nécessai-
rement l’analyse et la synthèse, et qu’elles n’aient de sens que l’une
par l’autre, c’est ce que nous montre tout de suite le mot même de par-
ticipation. Car s’il exprime bien la primauté de l’analyse — mais
d’une analyse singulièrement féconde qui ne retrouve point dans le
Tout des éléments déjà distingués où ils ne se trouvaient qu’en puis-
sance, car elle les fait apparaître dans le Tout par un acte de liberté, —
cette analyse elle-même devient une synthèse destinée non plus à ré-
tablir le Tout, mais à construire ou à créer en lui notre personnalité
elle-même.
Le propre de l’être pur est de se faire lui-même éternellement. Et
c’est cet acte qui fonde l’unité du monde. Mais on peut dire que le
monde se refait perpétuellement par chaque acte de participation.
C’est pour cela aussi qu’il ne peut point être considéré comme la
somme de toutes les parties qui le forment et que l’acte de participa-
tion est incapable de le diviser. Car à chaque conscience le monde est
présent tout entier ; elle l’embrasse selon une perspective qui lui est
propre, et l’on peut dire que l’activité qu’elle exerce est elle-même
inséparable de l’acte total, puisque ce qu’elle en assume exige néces-
sairement comme son corrélatif un donné qui lui répond, mais qui ex-
prime aussi tout ce qui lui manque, ce qu’il est, jusqu’à un certain
point, capable d’avoir et incapable d’être.
Pour que la participation ne crée pas entre l’être particulier et l’être
total un abîme infranchissable, il faut non seulement que nous soyons
intérieur au Tout, mais encore que le Tout nous soit présent dans une
perspective personnelle et subjective qui vient se croiser en lui avec
une infinité d’autres perspectives subjectives et personnelles de telle
manière qu’elles puissent se distinguer et s’accorder en lui sans
l’épuiser jamais. De là la suffisance qui paraît appartenir à chaque
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 174

conscience, sans laquelle elle n’aurait pas une initiative propre et qui
fait que, quand elle dit « le monde », il s’agit toujours d’un monde vu
par elle et dont elle est elle-même le centre. On comprend aussi com-
ment, l’être nous étant présent tout entier, il s’agit moins de donner
plus d’étendue à la représentation que nous en avons que de donner
toujours plus de vie et de profondeur à l’acte intérieur par lequel nous
fondons en lui notre être participé.
La participation ne fait pas de nous, comme on pourrait le [165]
croire, une simple partie du Tout. Elle n’est pas une participation à un
être déjà réalisé dont elle nous permettrait pour ainsi dire de nous ap-
proprier une part. On ne participe pas à une chose. On ne participe
qu’à un acte qui est en train de s’accomplir, mais qui s’accomplit aus-
si en nous et par nous grâce à une opération originale et qui nous
oblige, en assumant notre propre existence, à assumer aussi
l’existence du Tout. C’est pour cela que le propre de l’acte de partici-
pation, c’est de nous empêcher de jamais nous confondre avec ce que
nous sommes, avec notre nature donnée, d’élever chaque être au-
dessus de lui-même et de l’obliger à se dépasser toujours.
Il est à la fois l’essence de soi et une sortie de soi. C’est qu’il porte
encore en lui ce caractère de parfaite intériorité et d’absolue totalité
qui appartient à l’acte pur : il ne peut donc qu’exprimer l’union de la
partie et du Tout. Et c’est pour cela qu’à sa racine il est toujours né-
cessairement un acte d’amour. Tout acte particulier que nous accom-
plissons nous replace dans la perspective de l’acte créateur et, pour
ainsi dire, dans le point de vue de Dieu.

ART. 2 : Le problème de la participation réside dans la détermina-


tion des rapports entre le Soi et le Moi.

Le propre de la participation, c’est de nous révéler, par une expé-


rience qui ne cesse jamais, la liaison de l’être absolu et du moi parti-
culier. Nous ne pouvons pas les penser l’un sans l’autre. On peut bien
dire sans doute qu’il y a une dialectique réciproque du Tout et de la
partie. Mais il faut craindre que cette dialectique demeure purement
verbale et qu’elle ne nous permette pas toujours de reconnaître la pré-
éminence du Tout par rapport aux parties dont il est le principe et non
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 175

point la somme. D’autre part, on allèguera peut-être que nous devons


nous borner à nous élever du moi particulier jusqu’à l’idée d’un être
sans limitation par une démarche purement inductive. Mais on ne
pourra pas négliger que cet être sans limitation est déjà présent en
nous (ou plutôt que nous sommes présent en lui) pour que nous puis-
sions le limiter. Et c’est pour cela que la difficulté, comme le montre
le deuxième livre de l’Ethique, est beaucoup moins de le poser que de
savoir comment, une fois qu’il a été posé, nous pouvons poser ensuite
les êtres particuliers. La participation est un fait dont nous sommes
tenu d’expliquer [166] la possibilité. Et nous sentons bien que ce pro-
blème est le problème même de la création. Mais ce problème com-
porte lui-même deux échelons : car on peut bien demander pourquoi il
y a des objets ou des données, c’est-à-dire pourquoi il y a un monde ;
mais on sait aussi qu’il ne peut y avoir des données, des objets, que
pour une conscience particulière qui n’est pas adéquate à la totalité de
l’être, c’est-à-dire qui n’est pas elle-même un acte pur. La question est
donc de savoir pourquoi il y a des consciences particulières pour les-
quelles il y a un monde.
Dès lors le fondement véritable de la participation consisterait à
montrer comment cette liberté parfaite par laquelle se réalise inépui-
sablement, non pas seulement le passage de l’essence à l’existence,
mais le passage du néant à l’être, ne peut s’exercer qu’en appelant à
l’existence une pluralité infinie de libertés dont chacune aurait à fran-
chir pour son compte et dans la durée la distance qui sépare sa possi-
bilité de sa réalité propre. On verrait alors le monde naître en même
temps que les consciences particulières.
La difficulté reste cependant celle-ci : c’est que, tandis que la par-
ticipation ne peut ni logiquement ni ontologiquement se passer de
l’Acte dont elle participe, cet acte semblerait pouvoir se passer de la
participation. En fait il ne peut rien y avoir hors de lui, soit comme
idéal, soit comme fin, à quoi on puisse le subordonner. De plus, en le
considérant dans sa nature propre d’acte, nous ne découvrons en lui
aucune nécessité interne à laquelle il soit tenu de s’assujettir. Il reste
seulement que l’essence de l’Acte réside dans cette générosité libre et
parfaite par laquelle, loin de créer des choses qui seraient des témoins
inertes de sa puissance, il communique à d’autres êtres, comme nous
le voyons déjà dans l’action humaine quand elle a un caractère moral,
cette dignité qui les rend à leur tour causes d’eux-mêmes.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 176

Si on peut alléguer de l’Être qu’il est une notion purement abstraite


dont il est impossible de dériver aucune forme d’existence particu-
lière, ou bien que, si nous le posons, comme nous l’avons fait, dans sa
totalité concrète, alors tous les problèmes se trouvent résolus avant
même qu’on les ait posés, on ne peut pas assurément en dire autant de
l’Acte. On ne peut prétendre ni qu’il soit une notion générale et vide,
puisqu’il ne peut être que dans et par son exercice même, ni qu’en le
posant on ne puisse sortir de lui ou le dépasser, puisqu’il est lui-même
cette [167] sortie et ce dépassement, qu’il est l’efficacité même et ne
se justifie que par ses ouvrages.
Dans le livre I, en affirmant le caractère absolu de l’Acte qui en
exprime l’intériorité et la suffisance, nous n’avons point voulu anéan-
tir le relatif, mais seulement montrer que, si les deux termes relatif et
absolu sont les deux termes d’un couple et doivent nécessairement
être posés à la fois, c’est le propre du relatif de se fonder lui-même
dans l’absolu. Dans la théorie de la participation, c’est cette liaison et
cette opposition du relatif et de l’absolu que nous entreprenons préci-
sément de justifier.
Tout le problème de la participation réside donc dans le rapport du
Moi et du Soi, c’est-à-dire dans la détermination de ce point, à
l’intérieur de l’être total qui porte une responsabilité plénière de lui-
même, où je consens à introduire la responsabilité de moi-même et par
conséquent à dire « je ». Aussi ne faut-il pas s’étonner si la force de
l’acte spirituel que je suis capable d’accomplir est toujours propor-
tionnelle à la force avec laquelle je suis capable de pénétrer dans la
solitude. Seulement, cette solitude m’ouvre un monde intérieur qui est
sans limites et où je découvre pour la première fois un principe de
communication avec tout ce qui est.
La participation m’interdit par conséquent de faire du monde un
spectacle pur ; ou, du moins, il ne peut pas être cela seulement, car
l’activité spectaculaire elle-même introduit quelque chose de nouveau
dans le monde, qui est ce spectacle même tel qu’il est représenté. Le
caractère fondamental de la participation, c’est de définir une initia-
tive qui m’est propre et par laquelle je constitue dans l’Être ma propre
réalité, grâce à un acte absolument personnel, mais qui est tel pourtant
que, dès qu’il s’exerce, il fait apparaître son corrélatif qui est le
monde.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 177

ART. 3 : Le problème de la participation est au cœur de la philoso-


phie antique et constitue encore le critère qui permet d’apprécier les
différences entre les doctrines philosophiques.

On peut dire que le problème de l’être pur et de ses rapports avec


l’être participé a été discerné par la philosophie antique avec une ad-
mirable clarté : et toutes les solutions que l’on en peut donner tiennent
sur le chemin qui va de Parménide à Platon. L’admiration qu’a tou-
jours soulevée l’œuvre de Parménide provient de la force avec la-
quelle, malgré l’incertitude de [168] l’opinion, la variété des phéno-
mènes, l’instabilité du temps, il a affirmé le caractère absolu de l’Être
dans lequel le propre même de la pensée est de nous établir : car il re-
fuse avec une magnifique hauteur le nom d’être à ce que nous voyons
et à ce qui change. C’est là une philosophie qui, chaque fois qu’elle se
renouvelle, paraît un défi et provoque dans la conscience commune
tantôt une réprobation fondée sur le témoignage que le monde apporte
à nos sens, tantôt une crainte respectueuse et une sorte d’horreur sa-
crée.
Sur Platon l’ascendant de Parménide est immense et Platon a re-
cours à la participation pour éviter la coupure absolue entre le monde
de l’être véritable et le monde des apparences, pour concilier Parmé-
nide qui n’a de regard que pour le premier avec l’opinion qui
n’attribue d’existence qu’au second. Mais la participation ne doit pas
nous faire oublier l’absolu dans lequel elle s’enracine. Seulement la
difficulté est de savoir comment elle se produit, quelle est sa significa-
tion et quelle est sa fin. Le terme d’imitation que Platon substitue sou-
vent au terme de participation est loin d’éclairer sa véritable nature.
Platon imagine bien le cercle de la chute et du retour qui est destiné à
expliquer comment ces deux mondes s’opposent et pourtant se rejoi-
gnent, comment l’âme elle-même entreprend l’ascension par laquelle
elle cherche à retrouver le séjour qu’elle a perdu. Mais la chute et le
retour sont là pour témoigner dans l’acte d’une liberté qui ne peut te-
nir que d’elle-même l’être qu’elle ne cesse de se donner. Et la compa-
raison platonicienne entre le modèle et la copie ne nous permet pas de
saisir assez nettement le propre de la participation, qui est de consti-
tuer véritablement notre être propre au cours d’une démarche par la-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 178

quelle, en créant notre essence éternelle, nous pensons ne rien faire de


plus que la retrouver.
La participation est sans doute imitation, comme l’a bien senti Pla-
ton, mais elle est davantage encore, elle est aussi invention. Elle est
imitation parce qu’elle est subordination à une réalité qui la dépasse.
Mais l’on sent bien qu’il y a les degrés les plus différents de
l’imitation. L’imitation d’un objet déjà réalisé n’en est que la forme la
plus apparente et la plus grossière ; l’imitation d’un être par un autre
est déjà singulièrement plus délicate. Elle est d’abord l’imitation de
son comportement sensible ; elle devient peu à peu celle de son inten-
tionnalité secrète : dans tous les cas elle suppose une réadaptation ori-
ginale.
[169]
Mais la véritable imitation est celle par laquelle nous essayons, soit
par la pensée, soit par l’action, de faire ressembler les choses elles-
mêmes aux idées. Et c’est notre âme surtout que nous essayons de
modeler sur elles. Mais alors on sent bien que le mot d’imitation n’est
plus à sa place. Nous avons affaire à une participation véritable dans
laquelle l’idée devient nôtre, trouve en nous une incarnation, tient de
nous ce qui la fait être dans le monde et reçoit de nous une vie impar-
faite et manifestée. Mais jusque dans l’imitation, il y a l’initiative par
laquelle on imite : cette imitation n’est jamais fidèle. Elle est un choix
et jusqu’à un certain point une création nouvelle. Enfin il ne faut pas
oublier qu’elle actualise ce qui pour nous n’était jusque-là que puis-
sance pure.
Seule la participation établit un lien entre la passivité de mon être
psychologique et l’Acte métaphysique dont il dépend et qui fonde
mon être véritable. Elle me persuade de m’élever de l’un vers l’autre.
Elle me montre que je ne puis me proposer aucun idéal, que je suis
incapable d’acquérir ce sentiment de responsabilité sans lequel je ne
pourrais pas dire « moi », si je n’acquiers d’abord la dignité d’être
cause. Et elle m’apprend que le propre de ma conscience n’est pas de
décrire mon histoire, mais de la faire.
Les différentes doctrines philosophiques fixent toutes le regard sur
la démarche fondamentale par laquelle se révèle cette participation à
l’absolu qui donne naissance à tous les problèmes de la connaissance
et de l’action. Mais elles s’opposent les unes les autres parce qu’elles
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 179

ne la considèrent pas toutes selon la même perspective. Le propre du


théisme, c’est d’envisager toujours la source de la participation et sa
fin, la distance qui les sépare permettant à chaque être d’acquérir son
essence propre par un acte de liberté, et le propre de l’humanisme,
c’est de ne faire état que du progrès de la participation, de telle sorte
qu’elle devient une création indéfinie qui n’a pas d’origine et qui n’a
pas de terme.
[170]

B) L’ACTE, SOURCE DE
TOUTES LES DÉTERMINATIONS

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ART. 4 : L’Acte est la source intemporelle de toutes les détermina-


tions temporelles qui sont les moyens de la participation.

Si l’Acte est le sommet de la réalité, il lui est omniprésent et la


domine toujours. Ce n’est que d’une manière arbitraire, ce n’est que
par rapport à nous et pour nous accommoder aux conditions de
l’existence temporelle, c’est-à-dire de la participation, que nous le
considérons soit comme le principe d’où elle dépend, soit comme la
fin vers laquelle elle tend dans une démarche de libération progres-
sive. Et si nous pensons qu’il est l’un et l’autre à la fois, c’est parce
qu’il est éternel, de telle sorte qu’il est toujours pour nous à la fois une
source et un idéal. Ainsi nous sommes bien loin de mettre au fond des
choses une volonté aveugle que nous pourrions transformer en cons-
cience libre par l’usage même que nous en faisons, mais nous pensons
que notre conscience, dès qu’elle s’exerce, fait la découverte d’une
activité spirituelle à laquelle elle participe, bien que d’une manière
toujours inégale, et qui se voile et s’obscurcit selon les intermittences
mêmes de son attention.
Il n’y a rien de plus dans l’Acte qu’une efficacité absolue, une
puissance opératoire pure. Seulement cette efficacité est toujours pré-
sente et cette puissance toujours exercée. Et ces caractères ne peuvent
naturellement nous apparaître que dans la participation : mais alors ils
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 180

témoignent toujours de la liaison entre nos démarches particulières et


le Tout où elles sont appelées à prendre place ; et c’est lui encore qui
fait éclater entre toutes les formes de l’être l’ordre et le rythme, les
correspondances et les compensations, et qui ne cesse d’éclairer notre
intelligence et d’instruire notre volonté.
Seule l’opposition du non-être et de l’être nous permet de réaliser
la nature même de l’acte, qui est pour ainsi dire le passage éternel de
l’un à l’autre. En ce sens, c’est la pensée de ce qui n’est pas qui,
comme le veut Eckart, nous fait ressembler à Dieu. La difficulté est
sans doute de considérer l’acte comme une génération intemporelle.
Mais toute génération doit l’être, elle n’engage dans le temps que la
suite de ses effets entre lesquels [171] nous pouvons bien introduire
une distinction que nous appelons celle de la cause et de l’effet, mais
qui laisse en dehors d’elle la causalité véritable, c’est-à-dire
l’efficacité créatrice. Celle-ci précisément ne peut produire qu’elle-
même. Toute succession empirique représente le sillage qu’elle laisse,
dans la mesure même où elle est participée. Les distinctions que nous
faisons en disant qu’elle est cause de soi et qui sont nécessaires au
langage ne sont pas destinées à altérer sa parfaite unité, mais au con-
traire à la traduire.
Le propre de l’acte n’est pas seulement, comme il est vrai, d’abolir
la conscience du temps, ou de réaliser la transition entre les moments
de la succession, c’est de resserrer dans un présent intemporel et qui, à
l’égard du temps, recommence toujours, l’origine commune de tous
les événements qui se produisent dans le temps : ce sont les événe-
ments en se répandant dans le temps qui font éclater son unité plénière
et sans dimensions.
L’erreur la plus grave que je puisse commettre est celle qui consis-
terait à regarder l’Être comme la somme infinie des déterminations,
alors qu’il en est seulement la source.
Aussi, quelle que soit la richesse des déterminations qui puissent
m’être données, elles ne peuvent jamais être regardées par moi
comme une fin, mais comme un simple moyen. J’ai souvent l’illusion
que je n’ai rien de plus à désirer et à vouloir que leur accroissement
indéfini. Mais nous savons bien à quel point cette poursuite est déce-
vante, puisqu’elle cherche sans cesse à posséder davantage, que rien
ne lui est donné qui ne lui échappe, et que le but vers lequel elle tend
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 181

est toujours à une distance infinie. Mais, si ces déterminations ne sont


elles-mêmes que des moyens, nous ne souffrirons pas de les voir dis-
paraître après qu’elles ont servi, car elles sont destinées seulement à
nous permettre de prendre possession d’une manière toujours plus
pure et plus parfaite de cet acte intérieur qui nous fait être, et qui exige
que nous produisions toujours quelque nouvelle détermination, mais
sans songer jamais à en retenir aucune.

ART. 5 : L’Acte pur ne peut paraître indifférent et insensible que


parce qu’il est le principe suprême de toutes les différences et de
toutes les préférences.

La difficulté de la participation réside en ceci — et l’on peut dire


que tout homme qui l’aura comprise l’aura déjà surmontée [172] —
c’est que l’acte même, étant parfait en soi et infini seulement par rap-
port à nous, étant par conséquent incapable de subir aucun accroisse-
ment, aucune diminution, aucune altération puisqu’il est la souveraine
raison d’être de tout ce qui peut être, doit demeurer identique à lui-
même quelles que soient les démarches de la liberté et la variété des
modes de la participation. Car il ne faut pas oublier que toutes ces
opérations ne sont pas seulement suspendues à lui, mais qu’elles se
produisent en lui et par lui, bien qu’elles ne produisent en lui aucune
division, ni aucun trouble. Bien plus, chaque être crée par cette parti-
cipation non seulement son développement propre, mais une vue sur
le monde, c’est-à-dire un monde qui n’affecte point l’Acte même qui
lui permet de naître et qui le porte en lui pour ainsi dire sans le subir.
Ainsi toutes les perspectives que tous les êtres prennent sur le même
objet changent sans cesse, bien qu’elles ne changent rien à l’objet lui-
même : il les porte pourtant en lui comme la condition de leur possibi-
lité et de leur accord.
La participation ne cesse de multiplier et de diversifier à l’infini les
formes particulières de l’être, par développement personnel et enri-
chissement mutuel, sans qu’elle ajoute rien à l’Être lui-même. Elle fait
éclater la fécondité de l’Être, mais ne la promet pas. C’est de l’Être
que tous les êtres tiennent ce qu’ils sont ; et c’est se placer à un point
de vue anthropomorphique que de croire que l’être que nous recevons
accroît la perfection de l’Être pur. Celui-ci n’est point une somme.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 182

Il est vain de vouloir nous demander d’établir une distinction entre


ce qu’il était avant et après la participation, car cet avant et cet après
n’ont de sens que par rapport à nous. Il ne faut pas dire qu’il ignore la
participation, mais qu’elle est tout entière en lui comme dans sa condi-
tion suréminente. Il nous appelle à jouir de lui-même sans que nous
puissions restreindre ni accroître cet infini toujours actuel. C’est le
monde qui change sans cesse, qui devient plus abondant ou plus défi-
cient, plus harmonieux ou plus disparate, plus ordonné ou plus chao-
tique selon les démarches de notre activité participée. Toutes ces dé-
marches se produisent à l’intérieur de l’être total. Or le temps est en
lui, et non point lui dans le temps. Le progrès est donc aussi en lui,
mais ne l’affecte pas. Et le monde, le temps, le progrès, les existences
particulières se produisent dans l’Être total sans faire en lui aucune
ride.
[173]
Dira-t-on alors de l’acte pur qu’il est insensible et indifférent
comme le Dieu d’Aristote ? Ce serait là une vue singulièrement insuf-
fisante et tirée d’une analogie purement humaine : l’acte pur est sou-
verainement impartial, non point parce qu’il est insensible, mais parce
qu’il porte en lui toutes les valeurs auxquelles les hommes deviennent
sensibles d’une manière préférentielle ; il porte en lui toutes les diffé-
rences qu’ils opposent entre elles du fait même de leur limitation. Il
est la toute-positivité, c’est-à-dire le principe qui permet à toutes les
préférences de se former, à toutes les différences d’apparaître. Et si
l’on disait qu’il ne choisit pas entre elles et que les choix que font les
individus par une démarche de leur liberté sont pour lui comme s’ils
n’étaient pas, nous répondrions que c’est là le transformer en un tout
matériel et statique obtenu par une simple addition de tous les modes
particuliers, et qui n’est plus considéré comme l’acte vivant et le prin-
cipe spirituel qui fonde à la fois leur possibilité et leur hiérarchie.
Nous ne dirons point sans doute que ces choix l’affectent, puisque ce
serait introduire en lui les caractères de la passivité humaine et par
conséquent lui ôter le caractère même d’Acte pur que nous lui avons
attribué : on pourrait pourtant garder tous ces mots pour ne pas rompre
sa solidarité avec l’acte participé et même aller jusqu’à dire que cet
Acte, loin de se définir comme insensibilité et comme indifférence, est
le principe qui sensibilise et qui différencie, c’est-à-dire l’Intérêt su-
prême, le Choix suprême ou la Préférence absolue, que tous les inté-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 183

rêts, tous les choix, toutes les préférences que l’on observe dans le
monde ne peuvent ni limiter ni changer, bien que ce soit lui qui,
chaque fois, soit non point la mesure abstraite, mais l’arbitre person-
nel de leur vérité et de leur efficacité. La perversité et les souffrances
du démon viennent précisément de ce qu’il fait perpétuellement effort
pour produire une tristesse de Dieu et, si l’on peut dire, un doute et un
découragement à l’égard de sa pure efficacité créatrice, au lieu que, si
l’on parle d’une tristesse de Dieu, il s’agit seulement de cette tristesse
sur le démon, qui est positive et non pas négative, et qui ne fait qu’un
avec la surabondance de sa générosité dans le secours qu’il ne cesse
de prêter à toutes les créatures. Chacun de nous fait l’expérience que
tel est aussi l’effet de la méchanceté et de la jalousie sur un cœur pur.
Que l’on ne dise donc plus que l’Être absolu nous demeure étran-
ger comme le Dieu d’Aristote, puisque tout ce que nous [174]
sommes, c’est lui qui l’est et le fait en nous, c’est lui qui nous anime
et qui nous aime et qui s’aime en nous, et puisqu’il ne se trouve en
nous, dans cet être dont nous disposons, que l’être même qu’il nous a
donné.

C) LA PARTICIPATION CRÉATRICE

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ART. 6 : La participation n’est pas l’appartenance statique à un


Tout dont on fait partie, mais la coopération dynamique à un idéal
que l’on ne cesse de promouvoir.

Le mot de participation est employé parfois pour distinguer par


exemple l’appartenance à un tout, la possibilité pour tout individu
d’être rangé à l’intérieur d’une classe ou d’un groupe. C’est là, si l’on
peut dire, le rapport de chaque être et de son concept, à condition de
prendre le concept seulement dans son extension ; mais cette partici-
pation est encore statique et nominale. Elle n’est que le signe de la
participation véritable qui est dynamique et réelle, et par laquelle
chaque être est considéré, moins encore dans son rapport avec la com-
préhension de son concept à laquelle il faudrait qu’il ajoutât pour être,
que dans son rapport avec une idée qui le dépasse, qui est pour lui un
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 184

idéal qu’il ne cessera jamais de mettre en œuvre et qu’il n’achèvera


jamais de réaliser.
Le langage fait bien la distinction entre cette participation pure-
ment extérieure et apparente, qui déjà semble nous créer des obliga-
tions, bien que nous ne les remplissions pas toujours, et cette partici-
pation réelle, affective, active, qui éveille notre attention, notre émo-
tion et nos mouvements et qui est une présence coopérante. Participer
ou ne pas participer, c’est dans ce choix bien plutôt que dans
l’alternative être ou ne pas être que réside l’exercice de notre liberté et
la disposition de nous-même.
On voit donc que, s’il y a une diversité innombrable de formes de
la participation, on peut dire qu’elles constituent une hiérarchie : au
plus bas degré on trouve cette participation subie qui est celle de la
nature, au-dessus et comme degré intermédiaire on trouve cette parti-
cipation transmise et enseignée qui est celle de la société humaine, au
degré le plus haut on trouve la participation véritable qui est participa-
tion à l’esprit, qui réside toujours dans l’acte d’une liberté, qui
s’exprime toujours [175] par une invention et qui ne cesse de pro-
mouvoir à la fois la nature et la société. Elles n’étaient là d’abord que
comme un ensemble de moyens qui m’étaient fournis, de signes qui
m’étaient adressés et d’appels qui m’étaient faits : mais ces moyens, il
fallait les mettre en œuvre, ces signes, il fallait les reconnaître, ces ap-
pels, il fallait y répondre. Tout dépend pour moi alors beaucoup moins
de ce qu’ils ont été que de ce que j’aurai su leur faire dire. Quelles que
soient les conditions matérielles qui nous sont proposées, nous fixons
toujours notre place à l’intérieur de l’Être absolu par le plan de cons-
cience où nous acceptons de vivre. La nature et la société expriment
cette liaison empirique avec le Tout qui fait de nous une partie de ce
Tout et semble nous soumettre à sa loi. Mais être une partie du Tout,
ce n’est pas en être participant : il n’y a de participation véritable que
par l’esprit, qui renverse notre relation avec la nature et la société et
qui les soumet à sa loi. A ce moment la valeur naît en introduisant
dans le monde ces fins voulues et préférées qui donnent à la nature et
à la société elle-même leur signification et leur raison d’être.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 185

ART. 7 : La participation ajoute toujours à ce que nous sommes


sans rien ajouter à l’acte infini dont elle dépend.

Le miracle de la participation, c’est qu’elle nous permet de com-


prendre comment, sans ajouter rien à l’infini en acte dont elle tient
tout ce qu’elle peut nous faire acquérir, elle ajoute pourtant sans cesse
à nous-même. Dans l’infini en acte, elle trace le sillon indéfini de tous
les devenirs temporels. Le participant est pour ainsi dire reçu dans la
source même de toute participation sans que cette source subisse au-
cun accroissement, ce qui est la marque même de sa transcendance.
La participation est donc toujours un « plus », c’est-à-dire une
création par rapport à tous les modes participants de l’existence, mais
non point par rapport à cette origine même de toute création, dont
l’essence est précisément de leur fournir éternellement les ressources
qui leur permettent à la fois de naître et de s’accroître. Chacun de nous
exerce une fonction qu’il est seul à pouvoir remplir et par laquelle il
constitue son être propre. Mais dans cette perspective qui est la
sienne, il enveloppe et met en œuvre l’activité même du Tout selon sa
capacité et sa vocation particulières. De telle sorte que le [176] même
Tout ne cesse de se suffire et de suffire en même temps à ces exis-
tences qui sont en lui, et qui, bien que chacune l’exprime d’une cer-
taine manière, ne cessent pourtant de se multiplier et de s’augmenter.
Aussi n’est-il pas contradictoire de constater qu’aucun être ne peut
assumer la responsabilité de lui-même sans assumer du même coup la
responsabilité de l’humanité tout entière et du monde tout entier. Et
l’on peut dire de la participation qu’elle est toujours totale, à la fois
par l’acte même où elle puise et qui lui reste toujours indivisiblement
présent, par le monde dans lequel elle agit et dont la moindre de ses
interventions modifie la contexture et par son retentissement sur la
solidarité même qui l’unit à toutes les autres consciences. La création
du monde, c’est la possibilité même qui est donnée à chaque cons-
cience de changer l’état du monde qui est un état périssable, mais
grâce auquel elle détermine son être éternel et le lien éternel qui l’unit
à toutes les autres consciences.
L’acte présente cette double propriété de traduire ce que nous
sommes et de manière si parfaite que cet acte se confond avec notre
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 186

être même, et de nous porter au delà de ce que nous sommes, c’est-à-


dire, en apparence, vers un objet ou une fin, et, en réalité, vers un acte
toujours plus parfait. Ainsi il n’y a rien dans tout ce qu’elle nous
donne qui ne doive être découvert et reçu, bien que cela ne puisse
l’être que par un acte qui dépend toujours de nous. Et si nous pensons
parfois avoir affaire à une création personnelle, soit dans la science,
soit dans l’art, soit dans la conduite, il convient alors d’être méfiant,
car c’est le signe que cette action dont nous sommes si fiers est un ar-
tifice et qu’elle n’a pas trouvé dans l’Être cette juste insertion et ce
parfait équilibre qui lui donnent toujours un caractère de nécessité et
pour ainsi dire d’éternité.

ART. 8 : La participation n’a point pour idéal l’extinction de la


partie dans le Tout, mais la formation d’une société spirituelle des
parties entre elles et avec le Tout.

Tous les êtres sentent assez nettement ce qui leur manque et


l’ambition qui est en eux de l’obtenir. Ce qui montre bien qu’ils ac-
ceptent de considérer l’essence de leur vie comme résidant dans un
acte de participation capable de se poursuivre indéfiniment. Mais ce
serait une grave erreur de penser qu’il [177] s’agit pour nous
d’étendre sans mesure cette participation de manière à embrasser et à
égaler un jour le Tout où nous sommes placés. Peut-on dire même que
c’est là l’idéal vers lequel chacun aspire sans que jamais il puisse es-
pérer l’atteindre ? La participation ainsi définie ne serait qu’un
égoïsme monstrueux, dans lequel notre regard se fixerait seulement
sur ce que nous pouvons acquérir, et non point sur une Valeur su-
prême à laquelle nous sommes prêts à tout subordonner, même si elle
exige de notre part le sacrifice. On ne peut nous proposer comme idéal
ce désert d’une solitude toute puissante où nous ne sentirions que la
détresse d’un effort expirant dans un triomphe inutile.
Mais la participation est tout autre chose. Elle n’anéantit pas la dis-
tance qui sépare la partie du Tout, puisque cette distance est néces-
saire à son propre jeu. Elle maintient entre la partie et le Tout une dua-
lité et une communion de tous les instants. En un sens elle accroît leur
indépendance pour accroître leur interaction, le Tout étant inépuisable
dans la générosité du don qu’il ne cesse de faire de lui-même, la partie
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 187

étant infatigable dans sa puissance d’acceptation et de coopération.


C’est ce que le panthéisme n’a point vu et qui est l’origine de toutes
ses erreurs. Il fallait faire du Tout une Liberté, et non point une Subs-
tance, pour que la participation devînt la naissance d’une autre liberté,
pour que le rapport du Tout et de la partie devînt le rapport de la liber-
té divine et de la nôtre et pour que, en se rapprochant de plus en plus
de Dieu, chaque être, au lieu de s’anéantir, sentît croître son initiative
plus encore que sa richesse.
La participation fonde mon autonomie au lieu de l’abolir, parce
qu’elle est toujours une participation à l’autonomie parfaite. Mais
cette autonomie n’a de sens que si, étant la même partout, elle n’est
pourtant point une abstraction, c’est-à-dire si elle est mise en œuvre
par des personnes distinctes et qui, par le même acte indivisible,
s’affirment à la fois comme distinctes et comme unies. Et si le secret
de chaque être particulier réside dans le dialogue intérieur qu’il entre-
tient avec Dieu par un acte de foi personnel, le secret de Dieu consiste
dans ce dialogue créateur par lequel il appelle sans cesse à l’existence
d’autres êtres libres qui, au lieu de limiter sa puissance, en témoi-
gnent.
[178]
Le propre de la participation, c’est de nous permettre, non pas seu-
lement de concevoir, mais d’éprouver et de mettre en œuvre une rela-
tion de tous les instants qui unit le moi en tant que réalité créée au moi
en tant qu’il détient une parcelle de l’activité créatrice.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 188

[179]

LIVRE II. L’INTERVALLE

PREMIÈRE PARTIE
LA GENÈSE DE L’INTERVALLE

Chapitre XI
LA PARTICIPATION
ET LA LIBERTÉ

A. – NAISSANCE DE LA LIBERTÉ

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ART. 1 : La liberté est le cœur de la participation.

La participation elle-même est inséparable de la liberté. Et même,


bien qu’il soit vrai que nous puissions légitimement attribuer à l’acte
pur, par un passage à la limite, tous les caractères positifs que nous
découvrons dans l’activité de participation, et d’abord la liberté elle-
même, le mot de liberté n’a pour nous de sens accessible que là où la
participation commence à s’exercer. Les deux notions sont réci-
proques l’une de l’autre : en effet, là où la liberté disparaît, la partici-
pation disparaît aussi, car je ne suis plus qu’une partie du Tout,
puisque ce que je possède n’est plus l’effet d’une opération que
j’accomplis. Inversement, la liberté en nous paraît toujours s’exprimer
par un choix, c’est-à-dire par une participation originale, qui fait appa-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 189

raître dans la totalité de l’Être une perspective déterminée et qui


montre qu’il doit y avoir autant de perspectives de ce genre qu’il y a
de consciences.
C’est parce que dans cet ouvrage nous partons toujours du point le
plus haut, c’est-à-dire non point d’un principe suprême qui subirait
ensuite une série de dégradations, mais de cette source de tous les
êtres qui leur permet de se créer eux-mêmes en participant à sa perfec-
tion, que nous devons commencer l’étude de la participation par celle
de la liberté, en montrant à la fois comment chaque liberté emprunte à
l’acte pur l’initiative même qu’elle met en jeu, comment elle s’en dis-
tingue par son rapport avec la nature, comment elle suppose nécessai-
rement dans le monde pour la soutenir une pluralité infinie de libertés
différentes.
[180]
La liberté est donc le cœur de la participation. Car on sait bien
qu’elle n’existe que si je suis capable de l’exercer et de la produire par
une initiative qui m’est propre. Mais on sait aussi que la seule chose
qui lui appartient, c’est l’initiative, qu’elle suppose une possibilité
sans laquelle elle ne pourrait pas entrer en jeu, qu’elle garde même
jusqu’au bout un caractère de possibilité et que l’efficacité dont elle
dispose est toujours une efficacité qu’elle emprunte.
Que l’être coïncide toujours avec le point où la véritable liberté
s’exerce, cela pourrait être suffisamment démontré par l’identification
que nous avons faite de l’être avec l’intériorité à lui-même. S’il n’en
était pas ainsi, l’être ne serait pour nous qu’un spectacle qui pourrait
susciter notre curiosité, mais auquel nous demeurerions extérieur et
qui finirait par nous lasser. Mais si la rencontre de l’être produit tou-
jours en nous une émotion incomparable, ce n’est pas seulement parce
qu’elle est la rencontre de notre être propre au point même où il
s’insère dans l’absolu, c’est parce qu’elle nous met en présence d’un
être que nous nous donnons en vertu même d’une puissance créatrice
que nous consentons à assumer. On ne s’étonnera donc point
qu’aucune question ne sollicite en nous un intérêt véritable, qu’aucun
problème ne mérite d’être posé, sinon une question, un problème qui
nous obligent à mettre en œuvre notre liberté et à engager notre res-
ponsabilité. Et les Stoïciens n’avaient pas tort de penser que tout reste
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 190

pour moi indifférent, tout est pour moi comme s’il n’existait pas, qui
ne dépend pas de moi de quelque manière.

ART. 2 : L’acte pur fait naître, par la participation de son essence,


des libertés particulières qui ont avec lui un rapport analogique.

La création n’est nullement semblable à un objet sorti des mains


d’un artisan. L’être absolu n’agit que par la communication de ce qu’il
est, c’est-à-dire qu’il ne crée que des êtres et non point des choses ;
mais le propre d’un être, c’est aussi de se déterminer, c’est-à-dire
d’être jusqu’à un certain point capable de se suffire : car dans la me-
sure même où il est lui-même un être, il est une liberté. Jusque dans
les aspects les plus simples de la création, nous devons retrouver, pour
que la réalité ne s’évanouisse pas en apparence, ces caractères de
spontanéité et [181] de totalité qui sont comme des imitations ou des
ébauches de la suffisance parfaite et par lesquels se réalise leur intro-
duction dans l’être total. Créer, c’est, pour Dieu, appeler l’infinité des
êtres particuliers à la participation de son essence. La matière n’est
pas l’objet de la création : elle naît des conditions même de la partici-
pation dont elle exprime l’inépuisable fécondité, c’est-à-dire à la fois
l’étendue et les limites. Au sens strict, il n’y a de participation qu’à
l’Acte et par un acte. L’Être total ne nous révèle sa présence que par
l’opération qui nous est propre et qui nous permet d’insérer en lui
notre être participant. Ce n’est pas, comme on le croit trop souvent, au
monde tel qu’il nous est donné que nous participons, bien que ce
monde soit évoqué par nous comme l’expression fidèle de l’acte
même de la participation : car il traduit indivisiblement ce qui lui ré-
pond et ce qui le surpasse. Toute la difficulté et tout le mystère de
l’acte créateur résident dans cette proposition en apparence contradic-
toire qu’il ne peut créer que des êtres libres, c’est-à-dire que des êtres
aptes à se créer eux-mêmes. C’est bien là la seule création qui soit ex
nihilo, car elle n’a pas besoin d’une matière préexistante semblable à
l’argile du potier. Chaque être créé passe en effet du néant à l’être,
bien qu’il ne puisse jamais subsister ailleurs que dans l’acte souverain
à l’intérieur duquel il puise par grâce le pouvoir même qu’il a de sub-
sister. Et, si la liberté pure est définie en même temps comme une
création absolue et comme une générosité sans limites, on comprend
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 191

qu’elle se manifeste elle-même par une participation de son essence


toujours offerte à des libertés sans cesse naissantes.
Ainsi, sans que l’acte pur soit capable lui-même de diminuer ou de
croître, il appelle à exister par eux-mêmes une infinité d’êtres particu-
liers dont aucun ne possédera d’autre réalité que celle qu’il a lui-
même choisie, ou qu’il s’est lui-même donnée, mais que l’acte pur ne
cesse d’alimenter et de soutenir.
La liberté de l’être particulier ne peut donc pas être définie comme
une chute, puisqu’elle est au contraire l’expression même de
l’originalité de l’acte créateur dont l’essence est de produire toujours,
c’est-à-dire d’être toujours offert en participation en ce centre inef-
fable et secret de l’Être où, jusqu’en Dieu même, la création et le sa-
crifice ne font qu’un. Car, en étudiant la nature de l’acte, nous obser-
vons en lui ces deux caractères en apparence contradictoires, c’est
qu’il est tout entier intérieur à soi (on n’agit qu’en soi et il n’y a inté-
riorité que là où un acte [182] s’accomplit), et que pourtant il est tou-
jours créateur (comme s’il se portait toujours hors de soi pour ajouter
à soi). C’est qu’il est d’abord une création inépuisable de soi, mais
une création généreuse qu’il cherche toujours à faire partager, et qui,
selon son degré de puissance, éveille autour d’elle des centres
d’initiative auxquels elle communique le pouvoir créateur qui est en
elle, ou transforme la matière même qui est devant elle afin d’adresser
aux autres consciences un message qui est aussi un don d’elle-même :
ce que l’on pourrait exprimer en effet en disant que l’acte est toujours
indivisiblement en Dieu et en nous création de soi et sacrifice de soi.
Et tel est sans doute le secret insondable de tout acte créateur.
Que l’acte pur s’exprime toujours par la création, par l’appel à
l’être de libertés différentes dont chacune se donne l’être à elle-même,
c’est ce que l’expérience vérifie, si nous acceptons d’appliquer une
méthode qui nous permet de reconnaître les caractères de l’acte pur
dans tout acte de participation. En allant de la liberté humaine à l’acte
pur, nous découvrirons entre les deux termes un rapport analogique.
En effet, si nous observons l’action même que nous accomplissons,
nous pouvons la considérer sous quatre aspects successifs : car, —
premièrement, c’est elle qui nous fait être, — deuxièmement, elle im-
pose toujours quelque modification au monde matériel, — troisième-
ment, elle crée par là une communication avec les autres consciences
sur lesquelles elle exerce une influence qui souvent tend à se convertir
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 192

en une domination comparable à celle qu’elle exerce sur les choses,


— quatrièmement, elle éveille et libère d’autres consciences, elle tend
à multiplier des centres d’initiative personnelle, elle propage autour
d’elle l’initiative dont elle dispose ; et tout le monde est prêt à recon-
naître que c’est dans la mesure où elle est capable de monter jusque-là
qu’elle est plus pure et plus parfaite. C’est là la forme d’activité de
tous ceux que l’humanité a reconnus comme ses maîtres : à la fois des
sages, des héros et des saints. Il ne faut pas s’étonner dès lors que
l’acte qui n’est qu’acte et qui se crée lui-même absolument (ou en-
core, qui existe éternellement), n’ait pas besoin pour s’exercer de
s’appliquer à une matière qu’il modifie (bien qu’on l’ait considéré
souvent comme un démiurge), qu’il n’essaie point de régner par
l’intermédiaire des lois de l’univers sur d’autres consciences (bien
qu’on l’ait considéré comme un souverain despotique), et que cette
création éternelle de soi ne fasse qu’un en [183] lui avec l’infinie libé-
ralité par laquelle il appelle d’autres êtres à partager sa propre puis-
sance et à en disposer comme il en dispose lui-même. Qu’un senti-
ment se répande, qu’une idée fructifie : ce n’est là qu’une sorte de té-
moignage ou d’écho de cet acte par lequel une liberté se constitue et
dont le propre est d’en susciter toujours une autre.

ART. 3 : C’est la participation qui fonde l’autonomie, au lieu de


l’abolir.

En tant que notre propre liberté nous fait participer à un acte qui
est cause de soi, il faut dire que c’est au point où s’exerce notre liberté
que résident notre être propre et notre rencontre avec l’être pur. Mais
la liberté revendique pourtant une initiative indépendante, de telle
sorte qu’elle prend toujours la forme d’un affranchissement ou d’une
libération : à l’égard de ce qu’elle n’assume pas, elle est une démarche
de négation ; dans ce qu’elle a de positif, l’acte pur est sa source ; par
ce qu’elle a de limitatif, elle en capte et détourne le cours. Dès lors, on
comprend sans peine comment, si la liberté ne s’exerce pas ou quelle
que soit la manière dont elle s’exerce, rien n’est changé dans l’acte
pur, bien que tout se modifie, non pas seulement dans mon être parti-
cipé, mais dans mon rapport avec les autres libertés et dans le monde
entier de la participation.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 193

La liberté humaine apparaît donc comme la suprême médiation


entre le monde et l’Acte pur. Malgré le paradoxe, nous pouvons dire
qu’il n’y a qu’elle qui nous soit donnée, mais de telle manière que
nous soyons pourtant obligé de nous la donner toujours à nous-même :
elle apparaît donc ainsi comme étant le contraire même de toute don-
née. Mais, puisque le monde nous apparaît comme traduisant toujours
les conditions mêmes de son exercice, nous pouvons dire qu’elle cesse
d’être pour nous une donnée au moment même où elle devient pour
nous le principe de toutes les données.
Le secret de la participation réside en ceci : c’est que, si elle est
une participation à un Acte pur, à un Soi absolu, elle doit faire de
chaque sujet aussi un acte ou un soi qui, au lieu de posséder
l’intériorité et la liberté absolues, tend indéfiniment vers elles. C’est
précisément l’expérience que la conscience nous donne. C’est pour
cela qu’entre la liberté divine et la liberté humaine il y a à la fois in-
dépendance et identité : indépendance, [184] parce que, partout où la
liberté s’exerce, elle est un foyer d’initiative original, — et identité,
parce que la liberté est toujours un acte créateur, de telle sorte qu’elle
est dans l’homme au-dessus de sa nature ; elle est un idéal auquel pré-
cisément il participe dans la mesure où il se délivre des chaînes qui le
retiennent : être libre, pour un être, ce n’est pas avoir réalisé les condi-
tions qui lui permettent de chercher sa lumière et son bien, c’est déjà
les avoir trouvés.
Nous savons bien que le souci que l’on montre dans le monde mo-
derne de défendre l’autonomie de l’esprit rend la participation singu-
lièrement suspecte. Mais d’abord nous ferons remarquer que la parti-
cipation, telle que nous l’entendons, fonde l’autonomie au lieu de
l’abolir ; et c’est précisément parce qu’elle est participation à l’acte
pur, c’est-à-dire à un pouvoir qui est absolument cause de soi, qui réa-
lise en soi le passage éternel du néant à l’être, que notre liberté est
possible, que nous pouvons nous arracher à la nature et devenir le
principe de nos propres déterminations. La participation ainsi conçue
est affranchissement et non point subordination. Mais la participation
a encore l’avantage de montrer à la fois comment l’activité même que
j’exerce trouve dans l’activité éternelle une source surabondante qui
ne lui manque jamais, et comment le monde dans lequel je prends
place, qui exprime ma limitation et qui pourtant m’est donné, coopère
avec moi et ne cesse de me soutenir.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 194

ART. 4 : Si l’Acte pur est tout entier participable, chaque liberté


par sa déficience appelle la pluralité infinie des libertés.

Quand une liberté limitée a apparu (et nous entendons par là


qu’elle est limitée non point dans son pouvoir d’option, mais par
l’emprunt qu’elle fait de la puissance dont elle dispose et qu’elle
n’épuise jamais et par les entraves auxquelles son efficacité est assu-
jettie), elle appelle à l’existence des libertés différentes, en vertu de
cette idée que l’Acte pur ne réserve rien et qu’il est tout entier partici-
pable, de telle sorte que chaque liberté, devant parcourir pour son
compte le chemin qui va du néant à l’être et restant toujours défi-
ciente, constituerait un privilège insupportable si ce qui n’est point
participé par elle ne l’était point par d’autres : puisqu’aucune exis-
tence n’épuise cette participation, poser l’une d’elles, c’est s’obliger à
les poser toutes. Le passage du néant à l’être se réalise en chaque
point du Tout, [185] mais il ne peut se réaliser en un point sans se réa-
liser en tous, faute de quoi l’intégrité et l’éternité du Tout ne seraient
point sauvegardées. Ainsi, chaque liberté, au moment où elle com-
mence à s’exercer, évoque toutes les autres libertés qui, par leur exer-
cice même, forment avec elle un monde doublement infini, selon
l’ordre horizontal ou de l’extension, et selon l’ordre vertical ou de la
hiérarchie, afin que Dieu se donne tout entier dans une participation
inépuisable, et qu’il garde pourtant son unité qu’elle exprime sans ja-
mais la rompre. Si l’on voulait traduire cette exigence de la totalité,
qui est inséparable de la participation, dans un langage déontologique
et non plus dans un langage ontologique, il faudrait dire que chaque
conscience particulière fait nécessairement appel à toutes les autres,
parce que le devoir ne peut être réalisé pleinement par aucune d’elles,
mais seulement par toutes. Ainsi, ma liberté exige toujours autour
d’elle d’autres libertés dont elle est incapable de se passer. Bien
qu’elle puisse toujours s’isoler, elle ne peut pas se suffire. Chaque
conscience a besoin de toutes les autres pour la soutenir. Et si l’on
voulait dire qu’il suffit qu’elle reste en rapport avec l’infinité même
de l’acte où elle puise dans un dialogue solitaire, on montrerait que les
autres consciences sont précisément pour elle les médiatrices grâce
auxquelles elle entre en communication avec lui d’une manière de
plus en plus profonde, par une série indéfinie de suggestions et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 195

d’épreuves qui mettent sans cesse en jeu des formes nouvelles de par-
ticipation. L’histoire de ma vie, c’est l’histoire de mes relations avec
les autres êtres. Ce sont eux qui me confirment moi-même dans
l’existence en me prenant comme objet de leur activité, et nous avons
montré que sans eux je n’existerais que pour moi-même, c’est-à-dire
d’une manière subjective, comme une puissance ou comme un rêve ;
je ne ferais pas partie du monde. Il n’y a pas jusqu’à la concurrence et
à la lutte qu’ils soutiennent avec moi, si je les considère sous leur as-
pect positif, qui ne m’obligent à me réaliser et ne m’assujettissent
dans un monde dont l’unité dérive de la solidarité dynamique de
toutes ses parties.
De plus, j’ai besoin des autres libertés parce que ma liberté ne peut
prendre qu’une autre liberté pour objet. Nous sentons bien qu’elle ne
s’exerce vraiment qu’en présence d’un être libre et non point en pré-
sence d’une chose. C’est la rencontre d’une liberté qui n’est pas la
mienne qui oblige la mienne à s’interroger, à s’approfondir et même à
s’actualiser. Peut-être ne se pose-t-elle [186] elle-même qu’en pré-
sence d’une autre liberté qui la contredit, de telle sorte qu’elle se dé-
couvre vraiment, non point par son échec devant quelque résistance
objective, mais par son échec en présence d’une initiative qui n’est
pas la sienne, et qui, par conséquent, lui montre qu’elle disposait elle
aussi d’une initiative, au lieu de faire corps avec un ordre naturel.
Contrairement à la liberté absolue, qui n’appelle à l’existence des li-
bertés particulières que par sa positivité propre, de telle sorte qu’étant
elle-même un don, elle se donne à elle-même en même temps qu’elle
se donne à toutes, chaque liberté particulière appelle toutes les autres
libertés, à la fois par son caractère positif et par son caractère négatif :
par son caractère positif, dans la mesure où il y a aussi en elle une su-
rabondance créatrice et généreuse, et, par son caractère négatif, non
seulement dans la mesure où elle a besoin des autres libertés pour
suppléer à ce qui lui manque, c’est-à-dire pour coopérer avec elles à la
réalisation de ces fins spirituelles qu’elle est incapable d’obtenir à elle
seule, mais dans la mesure aussi où, comme elle a elle-même d’autres
libertés pour objet, elle demande à devenir pour elles un objet à son
tour, à être soutenue et suscitée par elles, comme elle les soutient et
les suscite elle-même. Cette réciprocité n’est possible que par la limi-
tation qui est en nous, de telle sorte que, loin de méconnaître la partie
individuelle de notre nature, chacun la pose comme inséparable de sa
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 196

liberté, dont elle est pour ainsi dire le véhicule. C’est pour cela que le
rapport des libertés entre elles exprime toujours un sentiment de ten-
dresse éprouvé ou sollicité et qui s’adresse à cet individu qui est en
chacun de nous et qui, n’étant pas le même en vous et en moi, permet
précisément entre vous et moi une sympathie fondée sur la conscience
de cette misère qui nous est commune. Ce sont les conditions mêmes
dans lesquelles la liberté s’exerce qui forment aussi le principe d’où la
sympathie dérive. Et si on alléguait qu’il ne peut plus se retrouver
dans les relations entre l’acte pur et les libertés particulières, c’est-à-
dire entre l’infini et le fini, on répondrait qu’ici en effet la réciprocité
se trouve rompue, mais non pas le lien d’amour, dont la perfection
exige précisément que les unes ne cessent de recevoir et l’autre de
fournir.
[187]
ART. 5 : La discontinuité entre les libertés n’abolit ni leur solidari-
té à l’égard de l’Acte pur, ni leur solidarité mutuelle.

La discontinuité des individus apparaît comme inséparable de la


possibilité même de la participation. Car chacun demande à exercer
une initiative qui lui est propre et qui se marque précisément par une
sorte de séparation et de récusation à l’égard des actions qu’il n’a pas
lui-même produites. A ce prix seulement l’intimité de l’être en moi
peut être sauvegardée. A ce prix seulement la vie et le monde peuvent
être pour moi à chaque instant un véritable recommencement.
On demandera si cette discontinuité par laquelle je me sépare des
autres ne me sépare pas aussi de l’Acte pur et n’interrompt pas alors la
participation. Mais on répondra, d’abord, que la démarche par laquelle
je fonde mon être propre suppose elle-même une puissance qui m’est
donnée et que je me contente d’assumer ; ensuite, que je ne puis la
récuser sans perdre l’existence, bien que je puisse retourner contre son
origine la force même dont je dispose et qu’elle ne cesse de me four-
nir ; enfin, que la démarche même par laquelle je me sépare d’autrui
ne crée entre lui et moi qu’une séparation relative, à la fois parce que
nous sommes tous unis les uns aux autres par la source commune où
nous puisons, et parce que la participation ne crée pas de parties dans
le monde, elle ne rend pas les êtres distincts et sans communication :
au contraire, elle établit entre eux des relations incessantes et l’on peut
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 197

dire que, s’ils sont solidaires du même principe par l’activité qu’ils
exercent, ils sont en même temps solidaires les uns des autres par leur
passivité mutuelle. Ce qui permet de donner à la participation son sens
le plus fort et le plus beau, puisqu’elle n’est possible qu’en obligeant
chaque individu à prendre sur lui-même la responsabilité de toutes les
existences, de tout l’univers et de toute l’histoire. Et tout le monde
sent bien que, si le mot individu exprime toujours une distinction fon-
dée dans la nature entre deux êtres dont chacun possède une originali-
té irréductible, l’individu pourtant n’est que l’instrument de la per-
sonne, et que la personne apparaît au moment où l’individu, s’élevant
au-dessus de la nature jusqu’à l’existence spirituelle et, du même
coup, franchissant ses propres limites pour embrasser l’univers entier,
accepte de s’associer selon ses forces à l’acte même de la création.
[188]
Seule la participation nous permet de comprendre comment les
êtres sont à la fois séparés et unis. Ils sont séparés par le caractère per-
sonnel et libre de l’acte qu’ils accomplissent. Et ils sont unis parce
que tous ces actes puisent dans le même principe l’efficacité même
dont ils disposent. Ils sont donc interdépendants par leur commune
dépendance et solidaires les uns des autres dans l’unité d’une société
spirituelle où chacun assume un rôle qu’il a choisi et qu’il est seul à
pouvoir remplir.
Cependant le rapport entre l’Acte pur et les libertés particulières ne
peut être défini que par analogie avec le rapport de chacune de ces
libertés avec toutes les autres. Or, notre propre liberté est toujours li-
mitée puisqu’elle est associée à une nature individuelle qui lui fournit
à la fois une limitation et un instrument. Dès lors, l’on peut dire que,
dans la mesure où notre propre liberté participe de cette liberté pure,
elle l’imite, de telle sorte que, sous sa forme la plus parfaite, elle
cherche à appeler à l’existence d’autres libertés, à les aider et à les
soutenir dans l’effort qu’elles font elles aussi pour se libérer de leur
nature.
Il faut aller plus loin et dire qu’elle doit s’offrir elle-même en par-
ticipation, et qu’éveiller sans cesse à l’existence d’autres libertés, c’est
le seul moyen qu’elle ait de se réaliser. C’est alors seulement qu’elle
aura une véritable efficacité créatrice. Ce qui justifie la formule qu’il
ne peut y avoir d’autre fin pour l’homme que de devenir un dieu pour
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 198

l’homme, et nous montre suffisamment que nous ne pouvons rendre à


Dieu ce que nous avons reçu de lui qu’en faisant pour les autres ce
qu’il fait lui-même pour nous.

ART. 6 : Le paradoxe de la liberté est le même que le paradoxe de


la participation.

Il n’est point utile de demander si l’acte que nous avons décrit dans
le livre I était un acte libre. Il faut dire qu’il était la liberté elle-même,
s’il est vrai que la liberté est l’indépendance souveraine et le pouvoir
de tirer de soi toutes ses raisons d’agir. Par conséquent les difficultés
vont commencer maintenant avec l’étude de la participation. Car,
d’une part, rien ne peut être participé que la liberté ; d’autre part,
comment peut-elle l’être sans être détruite ?
Nous n’avons pu introduire quelque lumière dans ces difficiles
[189] problèmes qu’en essayant de rejoindre les résultats de deux mé-
thodes différentes : l’une qui est pour ainsi dire déductive, et qui doit
nous montrer que l’acte pur ne peut lui-même s’exercer que par une
offre infinie de participation à tous les êtres particuliers, ce qui est une
théorie de la création ; l’autre, qui en est une sorte de confirmation et
de justification, et qui doit, en analysant la liberté même qui nous ap-
partient, parvenir à montrer, d’une part qu’elle s’exerce elle-même par
la mise en œuvre d’un pouvoir qu’elle a reçu, d’autre part que, dans sa
forme la plus haute, elle n’aspire elle-même qu’à créer, c’est-à-dire à
susciter hors d’elle d’autres êtres tendant aussi à se suffire, ou encore
d’autres libertés possédant et exerçant la même initiative qu’elle pra-
tique et exerce elle-même. De telle sorte que le point le plus haut au-
quel cherche à parvenir la liberté dans son développement doit être la
consommation de son union avec Dieu et la création d’une société
entre des libertés, c’est-à-dire d’une société spirituelle. On voit donc
qu’il y a un paradoxe de la liberté, mais qui ne fait qu’un avec le para-
doxe de la participation.
Car la liberté est une initiative, mais qui est reçue. Elle est le cœur
de moi-même et l’acte par lequel je me fais, mais en même temps elle
m’oblige à sortir de moi pour créer sans cesse un objet extérieur à
moi. Elle est formation de moi et détermination de ce que je veux être,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 199

et pourtant actualisation de puissances qui sont déjà moi-même et qui


lui tracent pour ainsi dire son chemin. Elle est toujours une option
entre des possibles ; et pourtant, aussi longtemps qu’elle demeure une
option, il y a en elle un caractère d’hésitation et d’imperfection, de
telle sorte qu’elle ne s’achève qu’au moment où l’option ne peut pas
être autre qu’elle n’est et présente un caractère de nécessité. Elle est
l’affirmation de mon indépendance, de telle sorte que d’autres libertés
ne peuvent faire autrement que de la limiter ; mais pourtant, elle a be-
soin de ces libertés différentes, d’une part pour la soutenir, et d’autre
part pour lui donner une fin semblable à elle et digne d’elle à laquelle
elle se consacre : ainsi la liberté est créatrice dans la mesure où elle est
aimante. Enfin la liberté est une revendication de l’individu séparé
cherchant à se donner à lui-même tout l’être et toute la perfection dont
il est capable ; et pourtant, elle ne demeure pure que si elle s’attache à
ne rien posséder, et que si tout ce qu’elle a, elle ne cesse jamais de le
sacrifier.
[190]

B) L’EXERCICE DE LA LIBERTÉ

ART. 7 : La liberté est un retour à zéro.

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Ce qu’il y a d’admirable dans l’exercice de la liberté, c’est qu’il y a


en elle le Tout et le Rien et que c’est pour cela que nous sentons en
elle le passage du néant à l’être. Elle n’est rien ; elle est même un in-
cessant retour à zéro. De là l’aspect négatif de cette liberté qui ne se
laisse ni déterminer ni enclore par aucune des formes de l’être qui sont
déjà réalisées, qui rompt avec le passé, qui veut être toujours un pre-
mier commencement et jamais une suite, et qui fait que tout être qui
l’exerce rejette loin de lui l’habitude et le souvenir pour se placer tou-
jours à l’origine même de ce qu’il veut être, comme si toute sa vie
d’hier n’était qu’une chaîne dont il pouvait se délivrer et qu’il lui suf-
fisait de l’oublier pour l’abolir. Le sens de toutes les démarches de
purification, c’est de nous ramener ainsi vers ce pur exercice de la li-
berté d’où notre être ne cesse de renaître. C’est donc parce que la li-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 200

berté nous sépare du monde déjà fait, c’est parce qu’elle n’est point
elle-même un objet, qu’elle s’évanouit aux yeux de tous ceux qui
cherchent à la saisir : il est naturel alors qu’ils ne trouvent rien.
L’observation objective ne nous révèlera jamais que des choses déjà
faites et l’ordre implacable qui les unit.
C’est pourtant de ce Rien que nous voyons tout sortir, la représen-
tation que nous nous faisons du monde aussi bien que les modifica-
tions que notre volonté lui impose. Si la liberté est un retour à zéro,
c’est à un zéro actif et créateur qui n’est rien de plus que la puissance
même d’agir et de créer considérée dans son absolue pureté. Ainsi la
conscience que nous avons de notre liberté en train de s’exercer, c’est
la conscience même que nous prenons de l’action créatrice, en tant
que nous acceptons d’y participer.
La liberté, qui n’est pas un objet, est donc un affranchissement
perpétuel à l’égard de la tutelle de l’objet, un retour à ce zéro de la
puissance pure qui, à chaque instant, assume à nouveau l’œuvre de la
création. Il n’y a pas d’homme qui ne se réveille le matin prêt à re-
commencer sa vie tout entière au lieu de la continuer. Ambition illu-
soire si elle nous fait oublier que [191] nous devons la continuer aussi,
c’est-à-dire accepter les conditions de la participation. Mais alors elle
met entre nos mains l’univers entier comme possible et comme dispo-
nible.

ART. 8 : La liberté est la disposition du oui et du non.

C’est la disposition du oui et du non qui constitue pour nous


l’essence de la liberté, et c’est aussi dans cette disposition que réside à
la fois notre absolu propre et notre participation à l’Acte absolu : notre
absolu propre, puisque nous sommes ici dans le réduit secret où nul ne
peut s’introduire ni choisir à notre place et où ce que nous choisissons,
c’est nous-même, non point l’être que nous étions et qui s’abolit, mais
celui que nous allons être, — et la participation à l’Acte absolu,
puisqu’il s’agit ici seulement d’une option qui, par la possibilité de
dire oui, nous inscrit dans l’Être grâce à une démarche qui nous est
propre et, par la possibilité de dire non, semble nous en retirer, bien
que ce soit encore une manière de s’y inscrire que d’accomplir cet
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 201

acte qui consiste à dire non. La liberté qui met dans notre âme le oui et
le non à la fois est donc en nous un pouvoir proprement divin. Seule-
ment, le pouvoir créateur n’est rien de plus que le pouvoir de dire oui,
tandis que notre liberté ne manifeste son indépendance que par le
pouvoir qu’elle a de se refuser à l’être même qui lui est proposé et par
conséquent de se retourner contre sa propre origine. On n’en tirera pas
cette conséquence que le pouvoir de dire oui et non est situé, dans
l’ordre de l’indépendance et de la liberté, au-dessus du simple pouvoir
de dire oui. Car il est facile de voir que ce non lui-même n’est qu’un
autre oui, un oui pour ainsi dire limité et restreint à la participation
coupée du principe même dont elle dépend, et que ce non témoigne de
son impuissance puisqu’il ne réussit pas à nous retirer l’être que nous
avons reçu et que nous acceptons encore dans l’acte même qui le nie.
La générosité du don surpasse ici toujours l’ingratitude du refus. Ainsi
ce pouvoir même de dire oui ou non qui est le pouvoir de donner ou
de refuser son assentiment, montre bien qu’il y a en lui une subordina-
tion, non pas sans doute en ce qui concerne l’option même qu’il est
capable de faire, mais en ce qui concerne l’objet même de cette op-
tion. Non point que cet objet soit déjà donné avant que cette option
soit réalisée ; mais il est pourtant un possible inclus dans l’acte éternel
que l’option même dégage comme possible avant de l’actualiser.
[192]
Dans le non le plus radical, il y a encore un vouloir singulièrement
positif, un vouloir de notre être particulier et séparé, qui accepterait
d’abolir le monde et sa propre existence dans le monde plutôt que de
ne pas poser cette existence même comme absolument suffisante. Cu-
rieuse contradiction qui nous conduit à exiger du relatif lui-même
qu’il se convertisse en absolu, en refusant le seul moyen qui permette
cette conversion, qui est de le regarder comme y participant.
Quelle que soit la limitation apparente de la liberté, il suffit qu’elle
nous mette en présence d’un absolu dans le pouvoir qu’elle a de don-
ner le oui ou le non pour que notre être, notre connaissance et notre
bonheur dépendent de nous, bien que nous ne puissions toujours pro-
duire ce que nous voulons, c’est-à-dire en réalité conformer l’univers
au caprice de nos désirs. La puissance qui nous appartient est à la fois
plus subtile et plus profonde. Car l’Acte pur, qui est partout présent,
nous est toujours présent aussi. C’est lui qui donne à notre esprit le
pouvoir qu’il a de régler notre attention et de la diriger. Et, dans le
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 202

monde qui est devant elle, il dépend d’elle que nous ne manquions
jamais à la lumière qui nous est donnée, à l’appel qui nous est fait, à
l’occasion qui nous est offerte.
En tant que la liberté est une participation à l’absolu, l’absolu est
présent en elle ; et il l’est en effet dans le oui et le non qu’elle est ca-
pable de donner. Mais son pouvoir même de dire non montre qu’elle
peut elle-même s’enchaîner, introduire en elle la contradiction en
cherchant à refuser l’être par un acte de négation qui pourtant lui
donne son être propre, ou se laisser séduire par l’apparence et la pas-
sion, c’est-à-dire préférer sa limitation à son pur exercice.
On peut dire sans doute de la liberté qu’elle est l’intériorité parfaite
et qu’elle est même le fondement de toute intériorité, puisque toute
passivité suppose, au moins dans quelque mesure, un agent extérieur à
nous et qui nous limite. Cependant il y a à cet égard une grande diffé-
rence entre l’Acte absolu, auquel il n’y a rien qui soit extérieur, de
telle sorte que l’initiative et l’efficacité dont disposent les libertés par-
ticulières, viennent encore de lui, et chacune de ces libertés, qui n’est
intérieure à elle-même que par l’option qu’elle fait, mais qui suppose
elle-même une oscillation ininterrompue soit entre la raison et la pas-
sion, soit entre la grâce et la nécessité.
[193]

ART. 9 : Ce sont les conditions de la participation qui obligent la


liberté à prendre la forme du libre arbitre.

On comprend très bien que la liberté humaine ait toujours trouvé


des adversaires malgré l’évidente clarté du mot, malgré le témoignage
constant de la conscience en sa faveur, malgré cette revendication
constante de la liberté sociale qui, chez ses partisans les plus zélés,
coïncide souvent, par un curieux paradoxe, avec la négation même de
la liberté intérieure. C’est que la liberté ne peut pas être donnée, mais
seulement les conditions qui permettent de la manifester. Ces condi-
tions peuvent être réalisées, bien que tous les individus demeurent es-
claves. Cependant nier la liberté, c’est se plaindre de ne pas posséder
un pouvoir sans limites : or elle nous permet seulement de faire péné-
trer notre action dans un monde qui la déborde, et par suite elle nous
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 203

oblige à composer toujours avec la nécessité. Elle dispose de certaines


puissances qu’elle trouve à l’intérieur de nous, de certains objets
qu’elle trouve devant nous. Aussi se manifeste-t-elle toujours comme
une option : nous ne la reconnaissons que sous la forme du libre ar-
bitre, de telle sorte qu’au sens strict, la liberté, c’est-à-dire la parfaite
indépendance, serait la marque de l’Acte pur, au lieu que le libre ar-
bitre serait la marque d’un être particulier engagé dans le monde de la
pluralité, qui se trouve toujours en présence d’autres êtres dont il faut
qu’il se distingue, en présence de différents partis dont l’un deviendra
le sien.
Non point que ces partis soient autant d’objets déjà donnés avant
que la liberté s’exerce, puisque le propre de la liberté c’est d’abord de
les faire naître, c’est-à-dire d’en dégager la possibilité par un acte de
pensée, ni que le libre arbitre possède, dans la sphère même où il agit,
un caractère absolument créateur, puisqu’il réside seulement dans un
consentement qui ne peut pas être forcé. En effet le libre arbitre, par
sa liaison avec certaines conditions qui lui sont imposées, avec cer-
tains motifs et certaines fins qui lui sont toujours proposées, met clai-
rement en lumière son caractère participé. Et cette participation éclate
d’autant mieux lorsqu’on observe qu’il n’entre jamais en jeu sous la
forme d’un choix à réaliser entre des possibles qui seraient sur le
même plan. Le choix est solidaire de la valeur : il n’est intelligible que
par une hiérarchie que nous établissons entre des valeurs différentes.
Et le propre du choix, c’est de [194] créer la valeur et de la recon-
naître tout à la fois. Nous rencontrerons même ici son origine en
même temps que son véritable critère. Car nous savons tous que le
libre arbitre ne s’exerce pas selon un ordre d’option horizontal, mais
selon un ordre de préférence vertical : et cet ordre vertical, chacun de
nous en fait l’expérience, selon que son activité spirituelle s’exerce
d’une manière plus parfaite et plus pure, ou qu’il s’abandonne davan-
tage à la passivité et au corps.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 204

C) LIBERTÉ ET LIMITATION

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ART. 10 : Dire que la liberté est le pouvoir de se déterminer, c’est


la définir comme l’acte de la participation.

La définition la plus classique de la liberté est singulièrement ins-


tructive : nous disons qu’elle est le pouvoir de se déterminer. Et il est
remarquable que par détermination nous entendons aussi bien la déci-
sion volontaire que l’acte par lequel nous acceptons de nous donner à
nous-même des limites, c’est-à-dire l’acte par lequel nous acceptons
de nous faire. Sortir de l’indétermination, c’est sortir d’un état qui
jusque-là était, au moins pour nous, formé d’un ensemble de possibili-
tés indistinctes entre lesquelles nous n’avions pas choisi et dont au-
cune n’était nôtre. Se déterminer est évidemment, comme on l’a re-
marqué si souvent, faire émerger l’une d’elles et sacrifier les autres
(bien qu’aucun choix dans l’Être n’en puisse rien exclure et qu’il nous
oblige à considérer les possibilités sacrifiées comme étant les échelons
et les moyens des possibilités retenues).
Tout acte particulier suppose donc d’une part une idée négative,
c’est-à-dire une limitation ou une négation de l’acte pur, et d’autre
part une idée positive, qui marque que cet acte même, nous le prenons
en charge, au moins jusqu’à un certain point, ce qui s’exprime préci-
sément par le mot participation. Or, la participation, dira-t-on, qui ne
va jamais sans une limitation, ne peut que me donner le sentiment de
mon imperfection et de ma misère. Mais, pour un être particulier, se
limiter, c’est inscrire dans l’Être son être propre, c’est donc consentir
lui-même à être. C’est dans ce consentement que réside l’acte de par-
ticipation : il est l’affirmation non pas seulement de la [195] valeur de
l’être total, mais de la détermination qui me fait être. Et il ne faut pas
considérer seulement ce qui lui manque et ce qui la dépasse, mais ce
qui lui est intérieur et ce qu’elle me permet de posséder. Il ne faut pas
oublier non plus que je me détermine moi-même par un choix et
même par une série de choix, d’abord entre l’être et le néant, ensuite
entre des déterminations positives et affirmatives et d’autres détermi-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 205

nations négatives et destructives, enfin entre certaines manières d’agir


qui sont en rapport avec ma nature individuelle et répondent à ma vo-
cation et d’autres que j’exclus parce qu’elles n’éveillent en moi au-
cune puissance et ne sollicitent aucun intérêt. On comprend donc que
je me constitue moi-même en me limitant et que cette limitation
même devienne la marque propre de l’opération personnelle par la-
quelle j’engage ma responsabilité et par laquelle je veux être ceci et
non point autre chose.
Mais quand on considère ce choix qui nous engage comme une li-
mitation, il semble toujours qu’il nous fasse perdre quelque bien que
nous possédions déjà. Seulement jusque-là aucun bien n’était en réali-
té possédé par nous. La détermination n’est donc pas seulement limi-
tative. Il y a en elle l’affirmation d’une préférence, la volonté d’un
ordre, la visée d’une perfection qu’il nous faut nous-même créer pour
pouvoir les saisir. Dans l’Être absolu, ces limites ne sont qu’une pure
possibilité ; mais c’est parce qu’elles ne peuvent être isolées que par
nous : et, au moment où nous les isolons pour les actualiser, nous ac-
complissons précisément cette opération originale qui nous fait parti-
ciper à l’acte pur. On ne saurait donc point considérer cette opération
comme limitative à notre égard, puisqu’elle introduit dans l’être la
démarche originale qui nous fait être. On peut donc affirmer sans
crainte d’erreur que c’est non seulement par l’abondance et la richesse
des déterminations, mais encore par la rigueur et l’achèvement de
chacune d’elles, que se réalise le mieux notre participation à la perfec-
tion même de l’Être.

ART. 11 : La liberté humaine n’étant que participation, la nécessité


qui règne dans le monde marque les limites de son efficacité.

Personne jusqu’ici n’a entrepris de scruter à fond le problème des


rapports de la liberté divine et de la nôtre. Bien plus, [196] la liberté
de Dieu jointe à sa toute-puissance a presque toujours été considérée
comme faisant obstacle à notre liberté. On cherchait à les concilier
sans y parvenir. On croyait qu’il fallait, ou bien faire de la liberté di-
vine et de la liberté humaine deux principes indépendants et antago-
nistes, ou bien considérer cette liberté humaine comme une pure illu-
sion, comme un simple mode de l’activité divine. Il semble donc
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 206

qu’on n’ait le choix qu’entre un pluralisme et un monisme comme


celui de Spinoza. Pourtant il nous semble que la doctrine de la partici-
pation nous fraie un chemin entre ces deux extrêmes. C’est dans la
solution que nous apporterons au problème des rapports entre la liber-
té divine et la liberté humaine que se trouve le point le plus difficile,
mais en même temps la pierre de touche de cette doctrine. C’est ici
qu’elle doit faire la preuve de sa vérité et par conséquent triompher ou
succomber. Car si l’acte est cause de soi, ou bien il y a une participa-
tion réelle et l’acte ne peut offrir en participation que ce qu’il a, ou
plutôt que ce qu’il est, de telle sorte que tous les êtres qui en partici-
pent ont la même propriété d’être cause de soi ; ou bien les êtres parti-
culiers sont considérés soit comme créés par Dieu à la manière des
objets fabriqués par un artisan, soit comme étant des modes qui sont
l’expression de la liberté divine sans posséder eux-mêmes aucune ini-
tiative et aucune autonomie, et dans les deux cas la participation est
un leurre.
On trouverait une confirmation d’une telle vue dans cette observa-
tion, c’est que ce sont toujours les mêmes penseurs qui affirment
l’existence de Dieu et celle de la liberté humaine, ce sont toujours les
mêmes qui les nient l’une et l’autre. Les premiers pourtant ont tou-
jours à se défendre contre le reproche et le danger à la fois d’absorber
la liberté humaine dans la liberté divine, alors que, quelles que soient
les difficultés dialectiques, ils ont pourtant le sentiment que c’est la
seconde qui fonde la première, de telle sorte que c’est au point même
où notre liberté s’exerce de la manière la plus pure que notre union
avec Dieu est la plus parfaite. Ce qui confirme en un sens la vérité du
déterminisme matérialiste, puisqu’il est nécessaire qu’en nous sépa-
rant de Dieu nous devenions précisément les esclaves des passions,
c’est-à-dire du corps.
On considère presque toujours la subordination des êtres particu-
liers à l’absolu comme devant entraîner la négation de la liberté, ainsi
qu’on le voit dans le spinozisme. Mais cette [197] conséquence ne
peut pas être accordée. Car si l’indépendance parfaite, qui est le carac-
tère de l’absolu, ne se réalise d’une manière intérieure et positive que
par la liberté, c’est-à-dire par le pouvoir d’être cause de soi, on voit
alors que c’est précisément par la liberté que la participation
s’accomplit et que la nécessité exprime plutôt ce qui échappe à la par-
ticipation dans chacune des formes de l’être, mais ce qui résulte de la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 207

solidarité de toutes. Notre participation à l’absolu réside donc toujours


dans le consentement, qui ne peut pas être forcé, et qui, quelles que
soient les causes qui pèsent sur lui, garde toujours la disposition du
oui et du non. L’activité intérieure de tout être particulier vient de
Dieu, mais devient, par une adhésion qui constitue le moi de cet être,
l’activité de son propre moi. La liberté demeure donc toujours absolue
dans sa forme et Descartes avait bien vu qu’elle est égale en Dieu et
en nous, bien que l’efficacité dont elle dispose soit singulièrement
inégale en lui et en nous, ou que, même, cette efficacité soit en Dieu
tout entière, tandis que la disposition seule nous en est laissée, comme
le voulait Malebranche. Et l’on peut dire en un autre sens que la liber-
té divine est rigoureusement sans matière, puisque la matière marque
toujours l’écart qui sépare d’elle la liberté humaine ou qui mesure la
puissance qu’elle met en œuvre. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la
matière paraisse toujours contredire la liberté, qu’il règne en elle le
plus rigoureux déterminisme. Ce qui ne nous permet pas de penser ni
qu’elle mette vraiment la liberté en échec, comme si elle provenait
d’un autre principe, ni qu’elle exige que nous cherchions avec elle un
laborieux compromis, puisqu’elle est toujours la traduction de la liber-
té, qu’elle en est, si l’on peut dire, l’aspect négatif, et que, comme elle
marque toujours ses limites, elle lui fournit toujours aussi le point
d’appui de tous ses dépassements. On peut aller jusqu’à soutenir que
les aventures mêmes à l’intérieur desquelles chaque individu se trouve
engagé, loin de dépendre d’une fatalité qui s’impose à lui et qui com-
mence par restreindre l’exercice de sa liberté, sont au contraire
comme une sorte de reflet de cette détermination originale de notre
liberté par rapport à l’acte absolu. Ce qui est, comme on le voit sans
peine, juste l’inverse de la position adoptée par le déterminisme clas-
sique et le seul moyen sans doute d’accorder la liberté avec la nécessi-
té, s’il est vrai que de la nécessité la liberté ne pourra jamais être tirée,
tandis qu’il n’y a point de difficulté à considérer [198] la nécessité
elle-même comme étant le produit de la liberté, la trace qu’elle laisse
derrière elle et pour ainsi dire l’histoire de ses défaillances. Bien plus,
il y a là sans doute une vue que l’expérience confirmerait facilement
pour tous ceux qui fixent le regard sur l’acte intérieur par lequel ils
constituent leur vie secrète et personnelle et ne considèrent les événe-
ments de l’existence qu’en rapport avec lui, au lieu de s’attacher
d’abord à ces événements en se demandant comment la liberté pour-
rait s’introduire en eux et devenir capable de les modifier.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 208

ART. 12 : Tout ce que nous sommes, nous l’avons reçu et pourtant


c’est nous qui nous le donnons.

La liberté, c’est la participation elle-même en tant qu’elle est parti-


cipation à un acte qui est cause de soi et qui ne peut être présent dans
mon être, si humble qu’on l’imagine, sans le rendre aussi cause de soi.
Et l’on peut dire que l’originalité de chaque être consiste précisément
dans la sphère circonscrite où s’exerce le pouvoir qu’il a d’être en ef-
fet cause de soi.
Mais ce pouvoir est lui-même un pouvoir que nous avons reçu : il
est en nous disponible avant même que nous l’exercions. La saisie que
nous en faisons est nôtre, mais nous pouvons le laisser sans emploi.
Par cette saisie il est premier en nous et rend véritablement chaque
être cause de soi : mais il nous dépasse pourtant à la fois dans sa pos-
sibilité, que nous nous bornons à actualiser, et dans son efficacité, que
nous nous contentons d’observer comme un perpétuel miracle.
On voit la pensée hésiter entre ces deux assertions contradictoires :
que tout ce que nous sommes ou tout ce que nous avons, nous l’avons
reçu, et que c’est nous-même qui nous le donnons. Mais elles sont
toutes les deux vraies et fausses en même temps. Car en un sens, tout
est reçu, mais ce qui est reçu, c’est la liberté, c’est-à-dire la dignité
d’être cause. Or le propre de cette liberté, c’est d’emprunter à l’acte
pur à la fois sa vertu opératoire et la matière dont elle dispose, la ma-
tière exprimant toujours ce qui manque à l’opération et qui doit pour
ainsi dire lui être fourni au dehors : pourtant, cette matière elle-même
n’est pas exclusivement reçue, car elle ne peut l’être que par la dé-
marche même qui s’en empare. De telle sorte que tout nous est donné,
mais à la condition que nous acceptions de le [199] prendre et qu’il
n’y a point d’autre acte en nous que l’usage, ni d’autre possession que
l’usufruit.
La liberté peut bien encore être regardée comme le passage du
néant à l’être, et cette définition est juste, au moins jusqu’à un certain
point, puisque tout ce que la liberté produit est nouveau par rapport à
l’être libre. Mais cette nouveauté elle-même n’est pas absolue. Elle
fait surgir notre être propre de l’être total dans lequel il va prendre
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 209

place, qui lui fournit à la fois l’efficacité par lequel il se réalise et


l’étoffe de toutes ses acquisitions ; c’est de cet être qui se fait lui-
même éternellement qu’elle nous permet, en ce point où nous pouvons
dire moi, d’accueillir en nous la vertu agissante. Ici nous hésitons et
nous avons un sentiment si vif de la vérité de la participation que cette
liberté nous apparaît elle-même limitée de toutes parts. Elle l’est pour
ainsi dire de trois manières différentes :

1° parce qu’elle est un pouvoir que nous avons reçu et qu’il dé-
pend de nous de mettre en œuvre par un consentement que nous
pouvons donner ou refuser ;
2° parce qu’elle est toujours associée en nous à une nature indivi-
duelle qui porte en elle certaines puissances déterminées que
nous sommes capable d’actualiser ou de laisser à l’état de puis-
sances pures et entre lesquelles nous faisons une option par la-
quelle nous contribuons à constituer notre être propre ;
3° parce que cette liberté ne se manifeste par conséquent jamais
sous la forme d’une création, mais toujours sous la forme d’une
option, soit que l’on considère les puissances qui forment
l’originalité de chaque moi, soit que l’on considère les objets
mêmes qui lui sont offerts et auxquels son activité s’applique,
soit que l’on considère la proportion qui doit s’établir entre ces
puissances et ces objets et par laquelle nous réussissons à réali-
ser un accord entre notre vocation et notre destinée.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 210

[200]

LIVRE II. L’INTERVALLE

PREMIÈRE PARTIE
LA GENÈSE DE L’INTERVALLE

Chapitre XII
LA LIBERTÉ ET L’INTERVALLE

A. – L’INTERVALLE ET LE JEU
DE LA PARTICIPATION

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ART. 1 : La notion d’intervalle est inséparable de celle de partici-


pation.

Le propre de la participation, c’est de créer un écart entre l’acte to-


tal et l’acte particulier, afin précisément que l’acte pur ne cesse
d’inspirer et de soutenir l’acte particulier qui pourtant doit s’en sépa-
rer de manière à réaliser une démarche personnelle et assumer une
initiative qui lui est propre. Ce qui définit chaque domaine d’action,
c’est l’intervalle à l’intérieur duquel notre action pourra s’exercer. Et
on comprend sans peine qu’il peut être défini à la fois par son étendue,
c’est-à-dire par le champ qu’il laisse à notre initiative, et par le terme
spécifique dont il nous sépare, qui est toujours en rapport avec la visée
de l’activité de participation. Il n’y a point de différence entre la théo-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 211

rie de l’intervalle et la théorie de la participation. On peut dire que cet


intervalle, il n’y a point de conscience qui n’en sente vivement la réa-
lité : c’est à cet intervalle que l’on songe lorsqu’on considère la cons-
cience comme un manque que le désir, la volonté, le rêve ou
l’espérance cherchent également à remplir. C’est cet intervalle aussi
que certains philosophes modernes désignent par ces termes de fissure
ou de fêlure, comme pour marquer la présence au cœur même des
choses d’une sorte de défaut ontologique qui serait essentiel à
l’existence même de l’univers. C’est cet intervalle encore dans lequel
s’engagent tant d’aspirations insatisfaites et qui donne à toutes les
formes du pessimisme une faveur secrète à l’intérieur [201] de chaque
conscience. C’est cet intervalle enfin que (à la suite de Platon, qui es-
sayait vainement de se dégager de ces chaînes rigoureuses par les-
quelles Parménide assujettissait la pensée à l’être), tant de philosophes
réclament comme le non-être nécessaire à l’indépendance de tout être
particulier, à son développement, à sa puissance d’invention et de
création. Il est pourtant évident que cet intervalle n’est un manque que
pour nous : car il exprime précisément cette plénitude de l’être con-
cret, toujours présent, toujours offert, mais à laquelle nous ne cessons
de répondre par une action qui nous est propre et qui seule est capable
de rendre nôtre, selon une perspective unique au monde, sa surabon-
dance sans mesure.
Aussi la méditation de l’intervalle ne produira-t-elle en nous aucun
gémissement, mais seulement cette émotion pleine de gravité qui est
inséparable de la découverte, en même temps que de notre dépen-
dance à l’égard de l’acte créateur, de la nécessité où nous sommes
d’en prendre possession afin de contribuer, en nous faisant nous-
même, à changer aussi la face du monde. Car l’intervalle est indispen-
sable à la liberté ; il est la condition même de son jeu. C’est grâce à lui
que la vie reste pour nous une initiative ininterrompue, un recommen-
cement indéfini, une promesse toujours nouvelle, mais aussi une suite
imprévisible d’épreuves que l’on accepte et de dons que l’on reçoit.
L’intervalle, c’est le moi lui-même qui fait naître sous ses yeux un
monde dont il fait partie et qui pourtant n’appartient qu’à lui seul.
Ainsi celui qui suit les leçons d’un maître qui enseigne la liberté,
fonde sur cet enseignement sa liberté personnelle. Mais il n’est pas sûr
que cette liberté puisse se donner tout ce que la liberté du maître se
donnait à elle-même ; la distance qui les sépare se mesure par tous les
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 212

objets qui rappellent encore cet enseignement et qui n’ont point été
convertis par le disciple en actes de sa liberté propre.

ART. 2 : L’acte franchit l’intervalle absolu entre le néant et l’être,


en le convertissant, à l’intérieur de la participation, en un intervalle
entre le possible et le réel.

On considère presque toujours l’intervalle comme premier et le


rôle de la conscience serait d’en réunir les bords par une action que
l’on définit alors naturellement comme une action [202] de synthèse.
Mais il ne faut pas oublier que l’intervalle naît d’abord dans l’être
comme une condition de la participation et par conséquent de toutes
les synthèses par lesquelles chacun de nous le remplit, selon ses
forces, en vertu d’un acte libre.
L’intervalle absolu serait l’intervalle même qui sépare le néant de
l’être, mais cet intervalle infini, c’est celui qui est en quelque sorte
éternellement franchi par l’acte pur, en tant qu’il est créateur de lui-
même, et par l’acte participé, en tant qu’il nous permet pour notre
compte de passer nous-même, à chaque instant, du néant à une exis-
tence qui nous est propre. Mais l’impossibilité où nous sommes de
poser le néant autrement que d’une manière verbale nous oblige à éta-
blir dans l’être même cet intervalle entre l’essence et l’existence, qui
peut être traversé en deux sens différents s’il est vrai qu’en Dieu
l’existence est la suite de l’essence, et qu’en ce qui nous concerne,
nous ne devons poser notre existence qu’afin de pouvoir trouver notre
essence : car on peut bien dire que l’existence appartient à nos corps
ou à l’œuvre de nos mains, une fois qu’elle a été réalisée, mais ni nos
corps, ni l’œuvre de nos mains, n’auraient de signification véritable
s’ils n’étaient pas les instruments qui nous permettent de mettre en
œuvre notre activité intérieure afin de réaliser, en l’exprimant, notre
essence spirituelle.
Nous creusons encore un intervalle entre les possibilités et l’être,
qui est nécessaire pour que l’être devienne notre être. Mais nous sa-
vons bien que le possible est lui-même dans l’être et même qu’il y a
dans l’être une pluralité de possibles entre lesquels il faudra que nous
choisissions notre être propre. Or notre être n’est d’abord que l’être de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 213

cette possibilité ; et même de ces possibilités différentes, jusqu’au


moment où l’acte libre aura indivisiblement fondé en elles notre véri-
table réalité. Cet intervalle entre l’être possible et l’être réel se re-
trouve dans l’intervalle qui sépare pour la pensée la négation, qui est
riche d’une pluralité d’affirmations possibles, de l’affirmation réelle,
et l’absence, que je peuple aussi des présences possibles, de la pré-
sence actualisée.
Nous avons présenté autrefois sous le titre : La perception visuelle
de la profondeur, l’illustration la plus éclatante de la théorie de
l’intervalle. C’est l’intervalle en effet que la perception visuelle ouvre
devant nous, intervalle inondé de lumière qui nous permet de nous
représenter tous les objets dans la mesure où ils ne coïncident pas avec
nous, mais qui ouvre [203] devant nous le chemin du désir et qui per-
met au mouvement de le parcourir jusqu’au moment où nous attei-
gnons l’objet lui-même, c’est-à-dire au moment où nous pouvons en-
trer en contact avec lui et le posséder. La profondeur de l’image vi-
suelle exprime la distance qui sépare la possibilité de l’actualité, et
c’est le mouvement libre qui seul convertit l’une dans l’autre.
Il est remarquable que les oppositions devenues presque classiques
aujourd’hui de la raison constituante et de la raison constituée chez M.
Lalande, et en un sens différent, de la volonté voulante et de la volon-
té voulue chez M. Blondel, sont destinées l’une et l’autre à mesurer
l’intervalle qui sépare l’acte profond, dans lequel notre initiative ne
cesse de puiser, de l’opération qui l’exprime et qui demeure toujours à
son égard imparfaite et inachevée. Nul ne peut douter que tous les tra-
vaux de notre vie, toutes les œuvres que nous accomplissons, et
l’existence même du monde, que nous ne cessons de percevoir et de
transformer, n’aient pour objet de les faire coïncider.

ART. 3 : L’identité et la différence entre l’Être et l’Acte suffisent à


justifier l’intervalle entre le sujet et l’objet.

L’identité que nous avons établie dans la seconde partie du livre I


entre l’Être et l’Acte était fondée sur cette double affirmation : d’une
part, que la réalité à laquelle notre conscience nous permet d’accéder
est être et non point apparence, et, d’autre part, que cette réalité ne
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 214

peut être intérieure à elle-même que si elle est un acte qui se fait. Mais
d’où vient que nous pouvons nous servir indifféremment pour la dési-
gner des deux termes être et acte, sinon des conditions mêmes dans
lesquelles la participation se produit et qui font que j’accomplis moi-
même une démarche personnelle, temporelle, abstraite ou intention-
nelle, toujours inachevée, qui s’oppose à un objet dont elle se dis-
tingue, dont elle cherche à s’emparer, soit pour se le représenter, soit
pour le modifier, et sur lequel il faut toujours que l’acte vienne pour
ainsi dire se poser afin qu’il se réalise ? Or, c’est cet objet, qui semble
exister sans nous, bien qu’il ne puisse émerger de notre conscience
que par rapport à une démarche qui vient de nous et qui ne se résout
jamais dans les opérations que nous entreprenons pour l’assimiler ou
le produire, qui constitue pour nous l’être véritable.
[204]
L’opposition classique entre le sujet et l’objet apparaît comme
l’expression la plus simple de l’intervalle qui sépare de l’acte pur
l’acte participé. Car il faut remarquer que tour à tour nous considérons
le sujet comme une activité imparfaite qui s’efforce d’envelopper un
objet qui le dépasse toujours, et l’objet comme une détermination par-
ticulière qui borne, mais n’épuise jamais la puissance infinie du sujet.
Ce qui s’explique aisément si l’on songe que, dans l’être absolu, il n’y
a point de distinction entre le sujet et l’objet, mais que, dès que celle-
ci commence à se faire jour, l’intervalle qui se creuse peut être mesuré
dans deux sens opposés : soit que la limitation se montre du côté du
sujet qui prend conscience de son inadéquation à l’égard de la totalité
de l’objet, soit qu’elle apparaisse du côté de l’objet que la pensée cir-
conscrit, mais qui n’exprime jamais toute sa fécondité. Cette sorte de
réciprocité n’est une contradiction qu’en apparence, si l’on consent à
réfléchir que l’être pur, puisqu’il ne comporte aucune séparation entre
le sujet et l’objet, pourra être considéré tour à tour comme un sujet
infini dont l’objet particulier figure et capte une des opérations pos-
sibles et comme un objet infini dont le sujet individuel cherche une
possession qui lui échappe toujours. On comprend que ces deux pers-
pectives contiennent toutes les deux une part de vérité et qu’en
s’affirmant isolément elles donnent naissance au conflit de l’idéalisme
et du réalisme, qui est de telle nature que chacun d’eux pourtant est
assuré de triompher dans la perspective même qu’il a choisie. On voit
bien alors que le propre de la conscience, c’est précisément de se
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 215

constituer elle-même en opposant le pensant et le pensé : un écart les


sépare toujours et l’empêche de coïncider jamais soit avec l’intégralité
du pensant, soit avec l’intégralité du pensé qui, dans l’être total, sont
identiques l’un à l’autre ; cet écart paraît toujours se produire soit à
partir de l’un, soit à partir de l’autre, et tout son effort est de le rem-
plir. Il est pour ainsi dire le milieu de la participation et ce que nous
venons de dire montre assez pourquoi celle-ci nous paraît accroître
tantôt l’activité intérieure dont nous disposons et tantôt notre rayon-
nement sur le monde des objets.
[205]
ART. 4 : La conscience tout entière oscille dans l’intervalle qui sé-
pare la nature de la liberté et l’action que j’accomplis de la réponse
qui m’est faite.

On a bien tort de chercher dans la liberté une forme d’activité qui


nous appartiendrait en propre et qui, possédant un caractère créateur,
ne serait pourtant qu’à nous seul. Agir, c’est consentir à une activité
qui nous est proposée, accomplir une option par laquelle elle s’exerce
en nous et devient nôtre. Mais puisque notre activité est participée, il
est évident qu’il y a en elle à la fois de l’initiative et de la contrainte.
Où est l’initiative, sinon dans les opérations qui dépendent de notre
esprit ? Où est la contrainte, sinon dans les états qui nous sont imposés
par le corps ? Mais dans les opérations mêmes qui dépendent de notre
esprit il semble encore que le moi obéisse à une loi à laquelle il peut
se dérober, soit par inertie, soit par révolte ; par contre, quand il y
cède, il n’y a point en lui de contrainte, puisque l’acte qu’il accomplit
et l’acte par lequel il consent à cet accomplissement ne se distinguent
plus.
Le moi est pour ainsi dire pris dans une alternative ; et la cons-
cience est toujours la conscience d’une oscillation entre deux ordres
qui nous passent tous les deux : l’un est celui de l’esprit auquel on ne
participe qu’en le faisant sien, et l’autre est celui de la nature auquel
on ne participe qu’en le subissant. Le propre de la liberté est de nous
incliner soit vers l’un soit vers l’autre. Seulement, il n’y a pas entre
eux symétrie, car être libre d’opter, c’est avoir accédé à l’existence
spirituelle, qui pourtant ne peut devenir mienne que si je la veux, de
telle sorte qu’elle ne serait point participée si elle ne pouvait pour ain-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 216

si dire se retourner contre son propre principe et s’asservir à la ma-


tière. La caractéristique du libre arbitre, c’est de nous permettre
d’opter, si l’on peut dire entre la liberté et la nécessité ; c’est de pou-
voir affirmer ou nier la liberté dont il dispose, la garder ou la perdre,
de telle sorte qu’il se décide toujours entre une activité qu’il reçoit,
mais à condition qu’il la mette en œuvre, et une passivité qui s’impose
à lui et à laquelle il lui suffit de s’abandonner. Non seulement ma vo-
lonté personnelle oscille toujours entre elles, mais encore il y a tou-
jours dans la participation une implication de l’activité et de la passi-
vité : ce qui suffit à expliquer, d’une part, pourquoi je suis passif aussi
à l’égard de [206] mon activité elle-même et, d’autre part, pourquoi
tout abandon que je puis faire retentit à son tour sur mon activité, la
distend et m’oblige à la reconquérir.
Il y a donc un intervalle dans lequel oscille notre conscience et
sans lequel elle n’aurait aucun jeu. Pour déterminer d’une manière
plus précise la nature de cet intervalle, il suffit d’observer qu’il y a
une nature qui nous a été donnée et dont on ne peut pas dire que nous
soyons responsable, bien que l’hérédité empêche peut-être qu’il y ait
rien dans le monde qui soit une donnée pure et qui échappe à toute
responsabilité. Mais s’il n’y avait en nous que la nature, il n’y aurait
pas place pour la liberté. Or nous sommes aussi une raison, et si nous
n’étions rien de plus nous serions comme un automate spirituel. Mais
nous sommes raison et nature et notre conscience se porte de l’une à
l’autre sans être jamais entraînée irrésistiblement ni par l’une ni par
l’autre. Notre raison resterait abstraite sans la nature qui lui donne une
matière ; notre nature resterait aveugle si notre raison ne cherchait à
s’en emparer. Ni l’une ni l’autre prise isolément ne suffirait à consti-
tuer notre moi ; la seule chose qui nous appartienne, comme le voulait
Descartes, c’est l’usage de notre raison, mais dans ses rapports avec
notre nature.
Un nouvel intervalle apparaît donc entre l’acte que je fais mien et
la réponse qui lui est donnée. Peut-être reconnaîtrait-on que toute la
dialectique de la pensée et de la volonté consiste pour nous à obtenir
une correspondance entre l’action que nous accomplissons et un résul-
tat que nous cherchons à produire. C’est là que réside le principe de
toutes les méthodes que nous appliquons, de toutes les règles que nous
mettons en œuvre. Mais aucune méthode, aucune règle ne réussit ja-
mais tout à fait. Le résultat nous échappe jusqu’à un certain point. Il
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 217

nous apporte tantôt plus et tantôt moins que nous n’avions espéré ; et
la dialectique de la conscience est celle de nos succès et de nos
échecs, c’est-à-dire d’une manière plus générale, de nos épreuves. S’il
n’en était pas ainsi, notre vie ne courrait pas de risques. Elle se déve-
lopperait en vertu d’un mécanisme infaillible. Elle ne connaîtrait ni
l’invention personnelle, ni la bonne volonté, ni l’enrichissement.
Mais entre l’action et le résultat, l’intervalle se présente sous deux
aspects différents : c’est d’abord un intervalle qui est le même pour
moi et pour tous et qui apparaît comme créé par les conditions mêmes
dans lesquelles se réalise la participation en [207] général et la consti-
tution même de tout être fini ; c’est ensuite un intervalle subjectif, in-
dividuel et variable qui exprime les conditions dans lesquelles
s’exerce ma liberté et qui met en rapport la perspective que j’acquiers
sur le monde, non seulement avec mon originalité propre, mais encore
avec l’activité dont je dispose, c’est-à-dire avec mon mérite.

B) L’INTERVALLE
ET LA DISPARITÉ DES CONTRAIRES

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ART. 5 : L’intervalle suscite toujours des couples de contraires,


dont l’un possède toujours un privilège positif et n’appelle l’autre que
par sa limitation, comme on le voit dans les couples de la nécessité et
de la liberté ou de l’acte et de la donnée.

On ne manquera pas de considérer l’inégalité qui existe entre les


deux contraires que l’on associe en différents couples. Il y en a tou-
jours un qui possède par rapport à l’autre une priorité positive et
l’autre en est toujours en quelque sorte la négation, ce qu’il est facile
de justifier par des exemples. Mais si l’un de ces deux termes possède
toujours par rapport à l’autre un invincible ascendant, c’est parce que
leur opposition se réalise toujours au sein d’un terme plus haut à
l’intérieur duquel naît l’intervalle qui les sépare et qui est nécessaire à
leur jeu. En cela consiste le secret de la participation.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 218

Ainsi nous pouvons opposer l’une à l’autre la liberté et la nécessi-


té, qui n’ont de sens que l’une par rapport à l’autre, la liberté étant
elle-même le terme premier, puisque nous avons sans doute une expé-
rience de la liberté et que la nécessité ne peut être définie que par né-
gation, comme ce qui ne peut ni être, ni être conçu autrement qu’il
n’est. La liberté au contraire se trouve toujours liée à l’option et à la
possibilité. Or c’est dans l’intervalle qui sépare les deux termes de ce
couple que s’exerce l’activité qui nous est propre. Mais il est évident
que ce couple lui-même n’a de sens que par rapport à un Acte su-
prême dont la liberté tient tout ce qu’il y a de positif en elle, auquel
pourtant elle ne fait que participer, ce qui fait qu’elle appelle son con-
traire, à savoir la nécessité, comme condition et expression à la fois de
son opération. C’est cette limitation introduite jusque dans ma liberté
même qui en fait un libre arbitre, c’est-à-dire [208] une faculté ca-
pable d’opter entre une liberté pure vers laquelle elle cherche toujours
à s’élever et une nécessité qui menace de l’asservir et à laquelle elle
risque toujours de succomber. Cependant l’Acte suprême dont nous
parlons ici surmonte à la fois la liberté et la nécessité : au lieu d’être la
synthèse qui les unit, il est plutôt le principe qui fonde leur opposition.
Car il est une liberté parfaite qui trouve en elle-même l’unique origine
de ce qu’elle est ou de ce qu’elle fait, mais qui ne peut pas connaître
ces imperfections dans la connaissance et ces hésitations dans la déci-
sion inséparables d’une liberté d’option : de telle sorte qu’au lieu de
s’opposer à la nécessité, il coïncide avec elle dans l’indivisible unité
d’une spontanéité spirituelle.
Il est facile de voir que nous pouvons opposer de la même manière
l’acte à la donnée en montrant que ces deux termes sont corrélatifs,
mais que l’acte possède une priorité puisqu’il n’y a de donnée que par
lui. Et pourtant cette opposition ne se réalise que par un Acte qui ne
comporte aucune limitation, auquel ne répond aucune donnée et qui
rend possibles à la fois l’acte participé et la donnée qui lui est corréla-
tive. Dans le couple formé par l’activité et la passivité, la passivité est
subordonnée à l’activité, puisqu’on peut dire de la passivité qu’elle est
une non-activité, une activité limitée et interrompue, mais non point
de l’activité qu’elle est une négation de la passivité ou une moindre
passivité, ce qui ne suffirait pas à engendrer l’activité, sinon dans la
mesure où, en niant la négation qui est inséparable de cette passivité,
on fait apparaître justement l’affirmation primitive sans laquelle la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 219

première négation n’aurait pas pu être. Cela montre suffisamment que


l’opposition de la passivité et de l’activité se produit elle-même au
sein d’une activité supérieure aux deux termes du couple et dans la-
quelle elles se déterminent et s’opposent. La passivité est donc tou-
jours seconde, mais elle ne l’est par rapport à l’activité avec laquelle
elle forme couple que parce que toutes les deux le sont d’abord par
rapport à une activité participable qui surpasse l’activité participée.
Ainsi, c’est parce que l’opposition de l’acte de participation et de la
donnée donne au premier de ces termes un privilège de droit sur le
second à l’intérieur même du couple que nous pouvons considérer
l’Acte pur comme un absolu qui épuise la totalité même de l’être, qui
est au-dessus de la participation et qui en fournit toutes les conditions.
[209]
ART. 6 : Dans les couples de l’un et du multiple, de l’universel et
du particulier, de la présence et de l’absence, il y a aussi un privilège
positif de l’un, de l’universel et de la présence.

De même nous posons toujours le couple de l’un et du multiple où


les deux termes se déterminent l’un par rapport à l’autre. Mais l’un
possède une prééminence par rapport au multiple, qui est le non-un ;
c’est l’un, si l’on veut, qui est l’affirmation puisqu’il est l’acte de
l’esprit, et le multiple la négation puisqu’il ne cesse de nous fuir aussi
longtemps que l’un ne l’a pas ressaisi, par exemple en le comptant, en
en faisant un nombre. Mais poser cet un, qui est le contraire du mul-
tiple, c’est donc se référer à un Un qui contient en lui les deux con-
traires, soit que le multiple soit obtenu par division de l’un et atteste sa
richesse, soit qu’il soit obtenu par multiplication et atteste sa fécondi-
té. La division fait apparaître le multiple dans l’un comme la réalité
même qui le remplit, comme l’infinité qu’il contient en puissance ; et
la multiplication est la même opération mais considérée dans son dé-
veloppement plutôt que dans son principe : pas plus que l’autre elle
n’abolit l’un qui la produit et ne pose dans le multiple aucun terme
nouveau sans l’enfermer avec ceux qui le précèdent dans l’unité d’un
nombre, c’est-à-dire dans sa propre unité, dont le multiple témoigne
toujours, puisqu’il ne réussit point à lui échapper.
Il est remarquable que la connaissance elle-même se présente tou-
jours à nos yeux sous la forme d’une opposition entre l’universel et le
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 220

particulier. Ici l’universel possède encore une sorte de privilège


puisqu’il exprime l’unité même de notre esprit ; aussi on comprend
que l’universel ait été considéré comme l’objet propre de la connais-
sance, que le particulier lui fasse échec et que nous cherchions tou-
jours à l’y réduire. Si tout acte de l’esprit présente nécessairement un
caractère d’universalité, nous pouvons dire que le particulier, c’est
précisément sa négation, c’est-à-dire le non-universel. Pourtant, dans
l’opposition de l’universel et du particulier, l’universel est lui-même
toujours abstrait et c’est le particulier qui est concret. Aussi peut-on
les considérer l’un et l’autre comme la scission d’un Universel concret
qui les comprend tous les deux et qui, au moment même où la partici-
pation commence, ne nous permet précisément de saisir l’universel
que sous la forme d’une puissance pure, ou d’une [210] catégorie,
dont la simple application ne suffit pas à nous donner la présence du
réel, et le concret sous la forme d’un particulier qui ne peut être,
semble-t-il, que donné, qui résiste aux entreprises de la pensée et ne
cesse de les limiter.
On rencontrera les mêmes caractères enfin dans l’opposition de la
présence et de l’absence. Car il est évident que la présence et
l’absence ne peuvent être pensées que par leur corrélation. Mais nul
ne doutera que ce ne soit la présence qui est positive, même si elle se
révèle à nous avec une acuité particulière quand l’absence tout à coup
cesse ; et nul ne peut mettre en doute que c’est l’absence qui est sentie
comme une non-présence. Mais il est remarquable que toute absence
est nécessairement absence de quelque chose. Autrement, elle ne se
distinguerait pas du néant. Nous ne pourrions même pas en parler.
Non seulement le sentiment de l’absence est lui-même présent, mais
l’objet absent est lui-même présent de quelque manière soit par l’idée
qui nous le représente, soit par l’appel qui nous porte vers lui, soit par
le vide qu’il nous fait éprouver, soit par le besoin que nous en avons
ou le simple malaise que cette absence même nous donne. C’est donc
le signe que cette absence elle-même n’est qu’une forme particulière
de la présence, une présence insuffisante et mécontente d’elle-même
qui cherche à en susciter une autre qui lui manque. Nous ne pouvons
pas avoir l’expérience d’une absence véritable et absolue. Nous pas-
sons sans cesse d’une présence à une autre, et c’est la première que
nous appelons absence lorsque c’est l’autre que nous désirons. Mais
ce sont là des déterminations opposées d’une Présence absolue et qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 221

ignore l’absence, à l’intérieur de laquelle les présences particulières


sont toutes comprises bien qu’elles paraissent s’exclure d’une certaine
manière, comme la présence du désir exclut la présence de la chose et
peut être nommée à son égard une absence.

C) L’INTERVALLE
ET LE MOI QUI SE RÉALISE

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ART. 7 : Le moi ne coïncide jamais avec lui-même et l’intervalle qui


l’en sépare est exprimé par sa faculté infinie de dépassement.

La difficulté même où nous sommes de définir la nature du moi et


de le saisir jamais comme un objet séparé nous montre [211] bien la
véritable nature de la participation. Nous ne rencontrons le moi nulle
part : il est un être qui se forme, mais qui n’est jamais formé, qui se
cherche, mais qui ne se trouve jamais. Si nous regardons du côté des
objets, nous ne voyons rien de plus que notre corps au milieu du
monde : nul ne consent à dire que ce corps, c’est le moi. Si nous re-
gardons du côté de cette activité invisible qui ne fait qu’un avec la
conscience de soi, nous ne trouvons en elle qu’une potentialité mysté-
rieuse, mais qu’il dépend de nous d’actualiser, un idéal vers lequel
nous ne cessons de tendre et avec lequel nous ne coïnciderons jamais.
L’être du moi est un être limité, mais qui ne veut pas rester enfermé
dans ses propres limites : qu’il les sente, c’est le signe qu’il est déjà au
delà. C’est donc un être qui se dépasse toujours, mais qui, dans
l’effort même qu’il fait pour se dépasser, avoue les limites où il de-
meure retenu. Il est le rapport, ou l’instable équilibre, entre ses limites
de chaque instant et sa faculté infinie de dépassement. Cette faculté de
dépassement exprime l’intervalle dans lequel le moi ne cesse de se
mouvoir ; et c’est le même intervalle, mais aussi le même équilibre
instable entre ce que nous sommes et ce que nous voulons être, que
l’on retrouve soit dans l’opposition entre notre nature individuelle, ou
notre caractère, et cette législation universelle et rationnelle à laquelle
nous essayons de le soumettre, — soit dans l’opposition entre cette vie
purement extérieure que nous menons presque toujours (et dans la-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 222

quelle nous cédons aux sollicitations soit du corps, soit de la société),


et cette parfaite intériorité à nous-même que nous poursuivons sans fin
et qui n’est pour nous qu’un idéal toujours lointain et toujours mena-
cé.
L’activité propre du moi appelle nécessairement l’idée d’un inter-
valle à l’intérieur duquel elle joue. Cet intervalle mesure le champ où
elle s’exerce, lui permet de tracer les chemins où elle s’engage et
d’allier à l’initiative qu’elle met en jeu une contrainte qui la limite et
qu’elle subit. C’est dans cet intervalle que se nouent toutes les rela-
tions qu’elle a avec le monde et que se forme le monde même où elle
vit. La réalité concrète de cet intervalle s’accuse en nous par l’écart
qui sépare ce que nous désirons de ce que nous avons. Et l’on peut
dire que l’être nous devient présent non pas au moment où le désir
cesse, mais au moment où le désir coïncide avec l’objet du désir. C’est
dans cette rencontre que se produit l’acte qui nous donne l’être. Enfin
cet intervalle est mesuré par le temps, c’est-à-dire par le chemin [212]
même qui nous est donné entre les deux limites de la naissance et de
la mort, et qui nous permet de faire un certain usage de l’être que nous
avons reçu en lui imprimant la marque de tout ce que nous avons
choisi. C’est le temps qui, en introduisant le retard dans notre vie,
creuse cette triple distance entre le fini et l’infini, l’idée et l’être,
l’absence et la présence, qui est la condition même de toute participa-
tion.

ART. 8 : L’intervalle quantitatif qui sépare l’individu du Tout ne


prend une valeur concrète que par l’intervalle qualitatif qui sépare
chaque individu de son essence ou de sa vocation.

Il y a dans le problème de la participation une ambiguïté essentielle


qu’il importe de dissiper. Car nous pensons presque toujours que
l’intervalle qui sépare l’Acte pur de l’acte participé est d’ordre exclu-
sivement quantitatif. Dès lors il nous semble que le propre de la parti-
cipation, c’est de marquer nos limites, mais aussi de les repousser sans
cesse : il lui suffit de s’accroître toujours, elle doit s’engager dans un
progrès qui va jusqu’à l’infini. C’est là un aspect de la participation
que l’on ne veut pas méconnaître, mais qui pourtant a un caractère
abstrait, schématique, et qui exprime seulement, pour ainsi dire, la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 223

possibilité de la participation telle qu’en droit elle est offerte à tous.


Elle offre pour les différentes consciences un terrain de comparaison
qui permet d’établir entre elles des rangs, ce qui lui donne une sorte de
séduction. Mais la participation quantitative évoque seulement la dila-
tation de notre action phénoménale à travers l’espace et le temps. Or
nous savons bien que la valeur métaphysique de la participation con-
siste non point dans son étendue, mais dans sa profondeur. Chacun de
nous sent qu’il y a beaucoup de vanité dans cet accroissement indéfini
de notre puissance sur les choses ou sur les idées, qui risque de nous
éloigner toujours davantage de notre essence véritable. Cette exten-
sion continue de la participation n’a de sens que si elle est une occa-
sion qui chaque fois nous oblige à accomplir le repliement sur soi qui
nous rend à nous-même. En ce sens, notre faculté d’intériorisation est
proportionnelle à notre risque de divertissement. La fin que les
hommes poursuivent n’est point la même pour tous : chaque individu
cherche une possession de lui-même absolument originale et qui est
l’expression de sa vocation spirituelle. On a raison de vouloir dépasser
toujours ses propres limites. Mais il [213] faut distinguer entre les li-
mites de l’existence qui nous est donnée et celles de l’essence que
nous cherchons à acquérir. C’est dans l’intervalle qui les sépare que
notre activité possède une efficacité véritable. Il arrive que notre vie
soit manquée, faute pour nous d’avoir su reconnaître la destinée à la-
quelle nous étions appelés, faute d’avoir su nous enfermer assez ri-
goureusement dans les limites de nos puissances et d’avoir su réaliser
tout l’être qu’elles enveloppaient.
Ce n’est pas dans le rêve de l’infini, ni même dans l’aspiration in-
déterminée qui nous porte vers lui, que l’absolu se révèle à nous, mais
dans la manière dont nous savons circonscrire l’être que nous sommes
et pousser jusqu’au dernier point la vocation qui nous est assignée : en
ce sens, c’est souvent l’étroitesse qui est la richesse véritable et la fi-
délité à soi qui est la véritable fidélité à Dieu. On comprend alors
pourquoi c’est dans la saisie de ses déterminations particulières que se
réalise le mieux notre union avec l’Être total, et pourquoi c’est dans
l’exact accomplissement de nos tâches limitées que notre participation
à l’Acte pur est la plus parfaite. Notre communication avec l’infini
s’exprime par la perfection de notre action en chaque point. L’infini
nous engage dans une série d’essais qui n’a point de terme, mais ces
essais tendent toujours eux-mêmes, comme on le voit dans l’œuvre
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 224

d’art, à la possession actuelle d’un objet qui les intègre tous, qui nous
donne une satisfaction dernière et qui, sans arrêter le mouvement de
l’imagination, lui donne, à l’intérieur de ses propres bornes, un ali-
ment pourtant inépuisable. La participation quantitative ouvre devant
nous les voies communes qui permettent à chacun de nous d’obtenir
avec l’Être une coïncidence unique et qualitative d’où toute différence
de grandeur s’est retirée. Ce qui se trouve suffisamment justifié par
l’intervalle qui sépare la pensée mathématique de la réalité sensible, le
mouvement de son produit, et, dans la création artistique, la technique
la plus savante de la plus humble réussite.
Ainsi la marque véritable de la participation ne réside point dans
l’apparition d’une infinité quantitative à l’intérieur de laquelle notre
esprit s’engagerait pour obtenir un accroissement sans mesure. Car
l’infinité quantitative exprime bien sous une forme symbolique la loi
de la participation qui, en joignant mon être particulier à l’Être total,
me met en rapport avec une réalité qui ne cesse de me fournir ; mais, à
la considérer isolément, [214] il semble qu’elle m’oblige moins en-
core à me chercher qu’à me fuir, qu’elle m’empêche de rien posséder
en me laissant toujours également éloigné d’un bien que je poursuis et
qui m’échappe toujours. Elle exprime le progrès de la participation,
mais non point sa valeur concrète et individuelle : celle-ci ne se réalise
que par la qualité, qui est corrélative de la quantité et qui lui donne à
elle-même un contenu et une signification.
Il n’y a que l’acte accompli par tel individu, en tel lieu et à tel mo-
ment, qui soit un acte réel. Mais alors, il fait toujours surgir du réel
une forme de participation unique et incomparable qui ne doit pas être
évaluée seulement selon la grandeur, mais selon la proportion, la me-
sure et la justesse. Il y a peut-être dans notre vie des sommets qui ne
peuvent pas être dépassés. La qualité est dans l’ordre objectif ce que
la vocation est dans l’ordre subjectif. Il existe un absolu de
l’individualité, un dernier terme dans l’actualisation de ses puissances
propres qui est, si l’on peut dire, sa perfection. Chacune de nos dé-
marches réelles en demeure séparée par un intervalle qui lui donne
précisément son élan et son jeu.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 225

ART. 9 : Chaque être essaie de franchir, sans y parvenir jamais tout


à fait, l’intervalle entre l’être et l’avoir.

On a souvent essayé pendant ces dernières années, aussi bien en


Allemagne qu’en France, de pénétrer la relation entre être et avoir 6.
Ces deux auxiliaires qui gouvernent notre langue et notre pensée ex-
priment peut-être tous les objets auxquels nous pouvons prétendre. Et
l’on n’a pas de peine à montrer que les hommes les plus profonds ne
se préoccupent que d’être et les plus légers que d’avoir. Pourquoi, si-
non pour cette première raison que je ne suis rien sinon ce que je suis
capable de me faire, de telle sorte que l’être est souverainement exi-
geant puisqu’il m’oblige à mettre en jeu toute mon activité, au lieu
que l’avoir, c’est ce que je reçois, c’est ce qui me permet de disposer
de certains biens par lesquels j’accrois sans cesse ma possibilité d’être
affecté, ce qui limite mon ambition à la recherche d’un objet capable
d’agir sur moi ; et pour cette seconde raison aussi, c’est que mon être
est invisible et me réduit [215] à mes rapports avec moi-même et avec
Dieu, tandis que mon avoir est une apparence que je puis faire éclater
à tous les yeux et par laquelle la réalité de ce que je suis, même si in-
térieurement elle m’échappe, devient manifeste pour tous ceux qui
m’entourent ?
Cependant la participation empêche que les rapports de l’être et de
l’avoir soient seulement des rapports d’opposition. Car ce que je suis,
c’est-à-dire l’acte par lequel je ne cesse de m’accomplir moi-même,
ne se distinguerait pas de l’acte divin, s’il ne rencontrait pas une ma-
tière qui le limite et dans laquelle je détermine mes propres attributs.
Mais de ces attributs, dirai-je que je les suis, ou dirai-je que je les pos-
sède ? Au delà, nous sentons bien que la relation de possession avec
ce qui nous entoure est susceptible de se distendre et de devenir de
plus en plus lâche, mais qu’il n’y a rien en droit qui puisse lui échap-
per. Mais, loin de pouvoir dissocier ce que je suis de ce que j’ai, ne
faut-il pas dire que, si l’acte par lequel je me crée moi-même est un
acte participé, il en résulte que mon être est précisément mon avoir ?
Pourtant ce serait là une illusion nouvelle dans laquelle il importe de

6 Cf. Gabriel Marcel. Etre et Avoir.


Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 226

ne pas tomber. Je ne suis pas véritablement ce que j’ai, mais je suis le


regard de désir et l’opération de consentement par lesquels je me
l’attribue. On ne possède jamais que soi, c’est-à-dire l’acte que l’on
fait ; et la chose n’est pas l’objet de la possession, mais le moyen qui
rend possible l’acte même de posséder. C’est ce qui explique pourquoi
il est si difficile de posséder et que les plus riches souvent ne possè-
dent rien, pourquoi je ne possède véritablement aucun bien matériel,
mais seulement l’appropriation que je m’en fais. C’est pour cela aussi
que je choisis ce que je possède et que posséder n’est point exclure,
puisqu’il n’est jamais question de la chose, mais seulement d’un acte
que j’accomplis et qui ne peut empêcher le vôtre ni en tenir lieu. C’est
pour cela enfin que le spirituel qui renonce à tous les biens devient
aussi maître de tous, c’est-à-dire de l’opération même qui les produit :
on voit bien alors que pour lui la possession et l’être s’accompagnent ;
de même que c’est au moment où il ne songe à rien retenir que tout lui
semble donné, c’est au moment où il réalise le sacrifice personnel de
l’être du Moi que l’être du Tout lui est uni.
Mon être réside seulement dans l’acte même que j’accomplis. Et
Dieu qui n’est qu’être est aussi sans avoir. Mais l’avoir est inséparable
du moi qui ne parvient jamais à devenir un soi [216] véritable ; alors il
se retourne vers son être fini qui est toujours pour lui jusqu’à un cer-
tain point un objet dont il veut qu’il lui appartienne ; il soutient avec le
monde entier des relations qui sont jusqu’à un certain point des rela-
tions d’extériorité et qui lui permettront de faire de ce monde même sa
propriété.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 227

[217]

LIVRE II. L’INTERVALLE

DEUXIÈME PARTIE
LES MODALITÉS DE L’INTERVALLE

Chapitre XIII
L’UN ET LE MULTIPLE

A. – DE L’UN AU MULTIPLE

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ART. 1 : Le rapport de l’un et du multiple trouve son fondement


dans l’essence même de l’Acte pur.

C’est se laisser singulièrement aveugler par la simplicité des mots


que de vouloir attribuer d’abord à l’acte une parfaite unité, de briser
toute relation entre cette unité et la multiplicité infiniment féconde qui
est la vie même de la conscience. C’est confondre l’unité de l’esprit
avec l’unité de l’objet ou du point. Mais l’unité de l’esprit est l’unité
d’une diversité qu’il ne cesse de produire et de réduire : elle est diver-
sifiante et unifiante à la fois ; elle n’est soi que parce qu’elle est rap-
port avec soi, c’est-à-dire véritablement unité de soi, dans un perpé-
tuel dialogue avec soi et retour vers soi.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 228

L’unité de l’acte n’est pas une unité que l’on pose, c’est une unité
qui se réalise. Ce qui n’est possible qu’à condition que cet acte même
puisse se créer avant de rien créer, c’est-à-dire qu’il produise sans
cesse sa propre intériorité à lui-même, ou encore cet intervalle spiri-
tuel par lequel il fait sans cesse de lui-même son propre objet. Si notre
participation à la vie de l’esprit se [218] réalise essentiellement par la
réflexion, c’est que la réflexion nous manifeste un caractère de l’esprit
pur plus profond sans doute que celui qui apparaîtrait dans une activi-
té créatrice comparable à une aveugle spontanéité. C’est dans la ré-
flexion que l’esprit saisit la perfection de son activité propre. En nous
elle est seconde. Mais l’acte pur est un acte qui ne cesse à la fois de
créer sa propre réflexion, ou de réfléchir sa propre création ; et il n’a
le droit au nom d’acte que parce qu’il engendre sa propre lumière.
L’imagination nous conduit presque toujours à croire que le propre de
l’acte, c’est de produire quelque objet extérieur à lui. Mais il faut
d’abord qu’il se produise lui-même, c’est-à-dire qu’il produise cette
lumière qui l’éclaire et sans laquelle il ne serait rien, ou n’aurait aucun
droit du moins à ce nom d’acte qu’on lui donne.
On ne se laissera donc pas arrêter par l’argument de Platon que
l’on ne peut sans briser l’unité de l’être dire soit que l’être est un, soit
que l’un est être. Car on peut donner à l’être une infinité d’autres
noms qui, au lieu de briser son unité, nous montrent seulement son
identique et inépuisable fécondité. Ainsi je dirai de l’acte pur qu’il est
pensée, et dans cette pensée pure, je sais bien que je fais tenir, sous les
espèces du pensable, la totalité de ce qui est. Mais par le mot pensée
l’acte est à la fois trop déterminé, puisque nous savons bien que l’acte
surpasse la pensée et la fait être, et insuffisamment déterminé,
puisqu’il faut aussi qu’il soit tout entier volonté, sans quoi il n’y aurait
pas en lui d’efficacité créatrice, et tout entier amour, sans quoi cette
efficacité même ne porterait point en elle le principe de son mouve-
ment. Dans l’acte il n’y a aucune séparation possible entre ces trois
aspects qui le constituent indivisiblement et qui ne s’opposent qu’afin
de créer l’intervalle dans lequel toutes les formes variées et impar-
faites de la participation parviendront à se produire. La distinction que
l’on peut faire entre les différentes fonctions de l’esprit n’est jamais
décisive ni absolue, et chacune d’elles appelle toutes les autres pour la
soutenir ; mais la possibilité même de cette distinction est singulière-
ment instructive : car chacune exprime l’acte tout entier. Et l’on ne
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 229

peut l’isoler sans que les deux autres surgissent pour lui fournir ce qui
lui manque en initiative, en ardeur ou en lumière.
L’Être n’est identique à l’Esprit que s’il est une génération et une
invention continues de soi par un rapport de soi avec soi. Or la plurali-
té exprime cette production de l’être par soi [219] qui se retrouve en
tous les points de son immensité, — qui, en chacun de ces points et
pour ainsi dire à tous les niveaux, se réalise par une invention absolue,
un passage du néant à l’être, — qui peuple le monde de libertés, en
montrant que se créer, c’est se créer en créant autre chose que soi,
comme on voit l’amour qui est un et qui ne peut se réaliser que dans
l’appel à l’existence d’autres êtres qui ont l’amour pour origine et
pour fin.
Et c’est la vie même de l’esprit qui exige l’apparition d’une plura-
lité infinie d’esprits particuliers qui devront se constituer eux-mêmes
par une démarche originale de leur liberté, de manière à s’opposer et à
s’unir, à se donner les uns aux autres un mutuel appui et, en tournant
leur attention, leur volonté, leur amour ou leur prière vers le principe
même qui leur donne la vie, à refermer cet admirable circuit entre le
créateur et la créature le long duquel se réalise tout ce qui est.

ART. 2 : L’Acte pur ne produit pas la pluralité en rompant son uni-


té, mais en s’offrant pour ainsi dire à une participation toujours nou-
velle.

L’Acte, c’est ce qui se fait de soi, c’est l’efficacité pure, dont le


moi n’est jamais que le moyen, l’instrument et le véhicule. Mais il
serait vain d’imaginer que l’acte pur vînt se rompre en âmes indivi-
duelles comme l’âme se romprait ensuite elle-même en idées particu-
lières. Le propre de l’Acte, c’est d’être précisément une unité indivi-
sible. La participation ne le diminue pas ; elle ne lui retire rien. Il
semblerait même plutôt qu’elle lui ajoutât toujours quelque initiative
nouvelle, comme si l’on pouvait rien ajouter à un acte sans passivité :
et rien ne s’y ajoute en effet, puisqu’il porte en lui l’origine commune
de toutes les naissances, bien que chaque naissance soit toujours pre-
mière à l’égard même de l’être qui naît. Nous nous trouvons ici sans
doute en présence de la propriété caractéristique de l’Absolu qui est
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 230

un infini par rapport à nous, c’est-à-dire qui contient en lui d’un seul
coup le principe et la raison d’être d’une série inépuisable de termes
dont aucun ne l’enrichit, bien que chacun d’eux soit toujours une créa-
tion indépendante. Ainsi, chaque acte participé trouve son origine
dans l’acte pur et ne s’en sépare jamais. Le propre de l’acte, c’est
d’être, dans son essence même, une fructification et une générosité
sans limites : et c’est pour cela que, comme l’acte dont il participe,
l’acte participé, à son [220] tour, est toujours créateur, c’est-à-dire of-
fert sans cesse lui-même à quelque participation et coopération nou-
velles. Or, on comprend assez facilement quelle est la source de la
multiplicité si on se rend compte que celle-ci est seulement
l’expression de cette participation toujours proposée et qui exige une
infinité de modes non pas seulement pour que l’absolu tout entier soit
en droit participable, mais encore pour que chaque être participé se
constitue lui-même librement, c’est-à-dire en actualisant, en organi-
sant, et en hiérarchisant des aspects différents de l’être total, afin qu’il
ne reste jamais identifiable avec aucun d’eux, ce qui annihilerait son
indépendance en le bloquant dans une essence statique et séparée.
Si nous prenons un exemple, on voit d’une manière particulière-
ment nette comment la pluralité des idées est inséparable par exemple
de l’apparition de la pensée. Car chaque idée comme telle, bien que
prenant place dans l’être, lui est pourtant inadéquate, de telle sorte
qu’il faut la pluralité et même l’infinité des idées pour que nous puis-
sions espérer retrouver, sans jamais l’atteindre, l’être total à l’intérieur
duquel nous les avons détachées. Ainsi l’intelligence sauvegarde son
libre jeu, d’une part, grâce à la possibilité qu’elle a de constituer le
contenu même de la conscience par le choix qu’elle fait de ses con-
naissances et par la manière dont elle les organise et, d’autre part,
grâce à cette responsabilité qu’elle prend à l’égard de la vérité qui est
son ouvrage, ce qui l’expose à l’erreur, mais permet que le monde où
elle vit soit toujours jusqu’à un certain point le monde qu’elle s’est
donné.
On ne dira donc pas de la pensée qu’elle se rompt elle-même en
idées. On peut prétendre sans doute qu’elle est l’idée de toutes les
idées qu’elle pensera jamais. Toutefois on risque par là une ambiguïté.
Ou bien il faut considérer chaque idée comme étant un acte particulier
qui est en effet à l’égard de la pensée dans le même rapport que l’acte
de participation à l’égard de l’Acte pur, avec cette réserve pourtant
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 231

que la pensée ne fonde sa réalité que par la participation, c’est-à-dire


par les idées mêmes qu’elle pense, au lieu que l’Acte pur, qui soutient
toutes les participations possibles, ne dépend d’elles en aucune ma-
nière. Ou bien il faut dire que l’idée est l’objet de la pensée plutôt que
son acte, et alors la pensée qui est l’acte même de la participation, est
au-dessus de toutes les idées qu’elle pense, de telle sorte qu’en ce sens
on ne pourrait pas dire qu’elle est elle-même [221] une idée, puisque
ce serait demander à un acte de se convertir lui-même contradictoire-
ment en un objet.
Il n’est peut-être pas nécessaire d’établir une relation aussi directe
que l’a fait Malebranche entre l’acte infini qui gouverne le monde et
les événements particuliers qui s’y accomplissent. Cet acte infini n’a
de relation immédiate qu’avec notre liberté propre : et tout le pro-
blème métaphysique est de définir cette relation ou plutôt de décrire
l’expérience spirituelle par laquelle nous en prenons possession. Mais,
quand le pas est franchi, la nature de l’univers et les lois qui le régis-
sent semblent pouvoir être déduites des conditions mêmes qui permet-
tent à chaque liberté de s’exercer et d’entrer en rapport avec toutes les
autres libertés. Et l’on entrevoit comment c’est l’acte pur qui, pour se
réfléchir dans une conscience individuelle, doit engendrer toutes les
formes possibles de la multiplicité.
Il ne faut donc pas que nous cherchions à dériver le multiple de
l’un, ni l’un du multiple, car aucun des deux termes ne peut être posé
sans l’autre. C’est un rapport qu’il s’agit seulement pour nous de dé-
crire. Le pluriel est intérieur à l’esprit : son activité même dès qu’elle
s’exerce, le pluralise.

ART. 3 : Le rapport de l’un et du multiple peut être réduit au rap-


port de la liberté absolue et des libertés particulières.

Le rapport des libertés entre elles nous place donc au cœur du pro-
blème de la création. Car, d’une part, la liberté exprime bien dans
l’être le principe originaire qui le fait être et, d’autre part, le propre de
la liberté, c’est d’appeler toujours à l’existence une autre liberté qui,
précisément parce qu’elle est distincte d’elle, forme aussitôt avec elle
une société spirituelle : c’est dans cette société réelle de Dieu avec lui-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 232

même, de Dieu avec les créatures, des créatures avec Dieu et des créa-
tures entre elles que la liberté trouve son véritable exercice. Mais c’est
aussi dans cette liberté, qui est toujours créatrice d’elle-même, c’est
dans cette unité et dans cette pluralité des libertés, c’est dans les rap-
ports mutuels que les différentes libertés soutiennent entre elles, que
réside tout le mystère de l’Être. Le propre de notre doctrine, c’est de
substituer à la relation des parties avec le Tout la relation des libertés
entre elles et avec le principe qui les soutient toutes. Nous sentons très
vivement toutes les difficultés auxquelles une telle recherche nous ex-
pose. Mais on nous accordera [222] sans doute que la participation,
telle que nous l’avons définie, ne traduit rien de plus que cet écart et
en même temps cette union entre la liberté pure et les libertés particu-
lières qui se réalisent de quatre manières : d’abord par la nécessité
pour la liberté participée de s’exercer dans un acte de consentement,
qui peut se changer en un refus sans doute, mais sans que ce refus
puisse éviter d’être un consentement à l’activité même qu’il met en
jeu, et dont il change le sens ; — ensuite par la nécessité pour cette
liberté participée d’être associée à une spontanéité ou à une nature qui
la limite et dont elle se délivre, mais qui lui donne aussi l’élan qu’elle
assume et qu’elle dirige ; — par la nécessité aussi pour elle de trouver
devant elle une matière qui lui serve d’obstacle et de moyen, qui four-
nisse tout à la fois l’effet, le symbole et la trace de son exercice ; —
par la nécessité enfin, en présence de la pluralité des fins qui lui sont
sans cesse offertes précisément parce qu’elle pénètre dans un monde
qui la dépasse, de se manifester elle-même par un libre arbitre qui est
pour ainsi dire une élection continue d’elle-même à travers la durée.
Si c’est l’unité de l’Acte pur qui appelle, dans la démarche même
par laquelle il se crée, une infinité d’êtres particuliers à se créer eux-
mêmes par une participation de son essence, le rapport de l’esprit et
des déterminations et le rapport de l’unité et de la multiplicité numé-
riques ne sont rien de plus que les expressions et les symboles de la
connexion profonde, à l’intérieur du même Être, entre l’acte qui est
souverainement cause de soi et l’acte qui appelle une infinité d’autres
êtres à devenir causes de soi à leur tour. Or il est bien évident que ce
n’est pas leur infinité qui fait difficulté, car il suffit que l’un d’eux ap-
paraisse dans le monde pour qu’il en apparaisse une infinité qui peu-
vent être considérés comme exprimant tout à la fois la fécondité sans
mesure de l’acte créateur et l’originalité inépuisable des démarches
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 233

particulières par lesquelles la participation se réalise. Et l’on peut dire


que l’infinité des êtres libres réalise dans le temps et sous une forme
participée le même passage du néant à l’être dont l’acte pur exprime à
la fois la possibilité immanente et l’actualité transcendante.
[223]
ART. 4 : L’univocité de l’Être appelle l’analogie au lieu de
l’exclure.

C’est parce que la liberté est la source même de l’être que toutes
les difficultés inséparables du problème de l’univocité peuvent trouver
ici leur solution. Car, si cette unité de dénomination entre l’être absolu
et l’être qui en participe exprime alors entre eux une unité métaphy-
sique profonde et essentielle, c’est afin, précisément, que l’être qui
participe présente, dans l’ordre qui lui est propre, la même puissance
d’être cause de soi qui appartient à l’être absolu. Autrement, comment
pourrait-on dire qu’il possède un être qui est le sien ? C’est cet être-là
que lui donne précisément la participation, alors qu’on pense souvent
qu’elle devrait l’abolir. Et si elle ne le lui donne pas, comment pour-
rait-on la nommer véritablement une participation ? Elle n’en serait
que l’apparence ou la négation. C’est là ce que Malebranche n’a pas
vu, ou du moins n’a pas exprimé avec une suffisante clarté ; car nul
n’a montré plus admirablement que lui que l’acte divin est lui-même
indivisible, qu’il est présent partout, que c’est lui qui nous anime et lui
qui agit en nous ; mais la suspicion, les défiances auxquelles sa doc-
trine a donné naissance se seraient dissipées d’elles-mêmes s’il avait
affirmé avec autant de force que cette activité divine est aussi la nôtre,
que nous ne sommes rien si elle ne nous libère, que sa présence en
nous, c’est le pouvoir que nous avons d’y consentir et, par ce consen-
tement même, de fonder une existence qui nous appartient. Notre dé-
pendance la plus parfaite à l’égard de Dieu, qui est l’indépendance
souveraine, réside dans cette possibilité qu’il nous donne de constituer
notre propre indépendance, même à l’égard de lui qui nous la donne.
Que l’univocité ne puisse point être mise en doute, cela résulte
immédiatement non pas seulement des caractères propres qui appar-
tiennent à l’être, mais encore de la seule réalité de la participation qui
fait que c’est le même être auquel vous participez et auquel je parti-
cipe, et le même être encore auquel je participe et qui constitue mon
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 234

être participé. Qui nie l’univocité déchire la tunique sans couture, ôte
à la vie tout son sérieux et crée entre l’absolu et le relatif, et entre les
différents relatifs, un fossé qui ne pourra plus être comblé.
Mais si nous considérons maintenant dans les termes particuliers
[224] non plus l’unité de l’être auquel ils participent, mais l’originalité
caractéristique de la participation elle-même, alors le mot analogie
retrouve tout son sens. Car chacun de ces termes, sous peine de ne
pouvoir prétendre lui-même à l’être, cherche à acquérir pour son
compte et à l’intérieur de ses propres limites une suffisance qui imite
la suffisance de l’être pur. Par exemple, notre propre volonté imite
l’acte qui est cause de soi et est encore cause de soi à sa manière. Il y
a donc d’une part entre l’être pur et les êtres finis, d’autre part entre
les êtres finis eux-mêmes, une analogie qui est fondée sur leur suffi-
sance relative, et cette analogie est un principe d’une extrême fécondi-
té, puisqu’il permet de retrouver symétriquement en chacun d’eux et
sous des formes différentes un caractère qui est commun à tous, et
qu’au lieu d’exclure l’univocité il la suppose, si l’on accepte de re-
connaître que c’est parce qu’ils dépendent du même être que l’on
trouve en eux des formes d’indépendance différentes, mais qui se ré-
pondent.

La participation comporte trois échelons différents : dans l’ordre


de l’activité, elle s’exprime par la liberté qui concilie l’universalité de
l’efficacité que nous mettons en œuvre avec la disposition que nous en
avons ; dans l’ordre de l’être, elle s’exprime par l’analogie de ces
formes participées, qui s’accorde avec l’univocité de la source où elles
puisent toutes ; dans l’ordre de l’intelligence enfin, elle s’exprime par
l’idée de relation, de fonction ou de proportion qui, au lieu d’abolir
l’unité de la pensée, la réalise.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 235

B) LE MULTIPLE DE L’UN

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ART. 5 : La participation se réalise par la distinction, qui spécifie


l’unité originaire, mais sans l’abolir.

La participation nous montre immédiatement le privilège de l’acte


de distinction par lequel nous fondons l’originalité de notre être au
sein de l’être total. On a tellement insisté sur le caractère synthétique
de toutes les opérations de l’esprit que l’on a oublié quelquefois que
toute naissance est une distinction qui s’opère à l’intérieur de la con-
fusion originaire, que l’intelligence est la faculté des idées claires et
distinctes, que la volonté est une rupture de l’indifférence et distingue
toujours une [225] fin particulière qui mérite d’être poursuivie,
comme l’amour distingue parmi tous les êtres un être dont la réalisa-
tion de ma destinée paraît dépendre. Il n’y a point de démarche de la
liberté qui n’introduise dans le monde une distinction, c’est-à-dire qui
ne soit créatrice d’une forme d’être absolument unique et incompa-
rable. Ce qui suffit à prouver qu’il n’y a rien dans le monde qui ne soit
concret et individuel.
Mais c’est la même participation qui montre pourquoi toutes ces
formes d’être, toutes distinctes les unes des autres, sont pourtant étroi-
tement solidaires les unes des autres, puisqu’elles dépendent égale-
ment du même acte absolu dans lequel ne cessent de puiser toutes les
activités participantes. Aussi disons-nous justement que le monde
dans lequel nous vivons est un monde de relations, la relation
n’exprimant rien de plus, à l’échelle de la participation, que l’unité
même du principe qui soutient tous les modes.
C’est seulement avec la participation que naissent l’opposition du
sujet et de l’objet et toutes les formes de différenciation. Mais tous les
opposés, tous les différents sont également compris dans l’être ; il suf-
fit par conséquent que la participation, qui est l’expérience primitive
et le fondement de toute autre expérience, nous apparaisse comme
possible pour que la dialectique devienne capable de justifier à la fois
l’intervalle qui sépare les contraires, les intermédiaires qui les unissent
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 236

ainsi que la pluralité de leurs couples et les systèmes qu’ils consti-


tuent. D’une manière plus générale on peut dire que le propre de la
liberté, c’est d’introduire dans le monde la différence, mais que
chaque différence appelle toutes les autres.
L’Être présente un caractère d’unité ; et la multiplicité est tout en-
tière du côté de la participation. Par conséquent, on comprend sans
peine qu’elle ne peut avoir une existence propre. Elle est créée et abo-
lie sans cesse par la participation : elle témoigne à chaque instant de
son originalité ; elle est pour ainsi dire la marque de son niveau. Et
c’est pour cela que la considération de toute multiplicité de termes
nous découvre entre eux une solidarité qui atteste l’origine commune
de tous les actes de participation, une possibilité de répétition qui nous
montre à la fois les conditions communes auxquelles la participation
est soumise et la disponibilité permanente qu’elle nous donne de cer-
taines puissances essentielles à son exercice, enfin, une diversité ina-
liénable qui est inséparable du caractère toujours nouveau [226] et
personnel de chacune des opérations par lesquelles elle se réalise. Ce
qui permet d’expliquer assez bien pourquoi la diversité ne rompt pas
l’unité de l’Acte et pourquoi elle présente un caractère à la fois numé-
rique et qualitatif.
Cette observation donnerait enfin à la notion de différence un ca-
ractère singulièrement vivant, si l’on réussissait à montrer que la dif-
férence est toujours inséparable de la préférence et que toutes les dis-
tinctions que nous pouvons introduire entre les choses sont toujours en
corrélation avec les variations du désir et les démarches de la liberté.

ART. 6 : La multiplicité est elle-même un acte interrompu et repris.

S’il est de la nature de l’acte d’être indivisible, la division ne pour-


rait naître que de ses interruptions successives, c’est-à-dire de sa liai-
son avec la passivité. Le multiple, comme le remarque Spinoza, ne
peut pas appartenir à l’essence des choses. Tout acte réunit. La numé-
ration, dit-on, est un acte, mais c’est un acte constamment arrêté et
repris. S’il n’était pas suspendu, il resterait une unité pure. De telle
sorte que la multiplicité est engendrée plus encore par l’acte qui cesse
que par l’acte qui se poursuit. Dès que l’on suppose des éléments de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 237

nature différente, c’est l’acte qui les compte, c’est-à-dire encore qui
les réunit. Son rôle est précisément de mettre en relation toutes les
parties de la réalité. Il est la relation des choses entre elles, c’est-à-dire
précisément leur unité qui les rend intérieures au même Tout. C’est lui
enfin qui met les consciences elles-mêmes en communication les unes
avec les autres : car elles sont séparées dans la mesure où elles pâtis-
sent, tandis que, dans la mesure où elles agissent, chacune d’elles con-
tient en elle le monde : elles découvrent qu’elles dépendent toutes de
la même source et convergent toutes vers la même fin.
Nous pouvons dire que le propre de la discontinuité, c’est
d’exprimer l’originalité toujours nouvelle de l’acte de liberté qui
fonde la participation. La liberté est toujours un premier commence-
ment. La continuité ne peut apparaître que dans l’activité pure où elle
puise et dans cette sorte de détente où ses effets s’accumulent à partir
du moment où elle fléchit elle-même. On pourrait ajouter que, dans
chacune de ces reprises par lesquelles elle ponctue pour ainsi dire son
action, elle demeure [227] hors d’état de renier ses démarches anté-
rieures. C’est qu’elle ne peut être liée au Tout que si, entre ses inter-
ventions successives, elle reste une puissance pure ; mais cette puis-
sance elle-même se détermine toujours en s’actualisant, de telle sorte
qu’au cours même de son développement l’être constitue peu à peu à
la fois l’unité de son caractère et la continuité de son histoire.
On observe le même rapport entre la continuité et la discontinuité
dans la formation même de la science. Car le discontinu de l’atome ou
de l’électron n’exprime rien de plus que le point sur lequel pour ainsi
dire se pose notre attention : il est l’expression objective d’un acte de
liberté. Mais il rompt lui-même une continuité supposée qui est, si
l’on veut, celle de l’espace ; et tout l’effort de la pensée en la rompant
est de la convertir en une continuité déterminée et pensée dont les
ondes nous fournissent une sorte d’image et les statistiques une sorte
d’approximation schématique.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 238

ART. 7 : La participation peut être interprétée à la fois comme une


opération de division et comme une opération de multiplication.

Nul ne doute que les deux idées d’un et de multiple soient soli-
daires l’une de l’autre, ce qui veut dire qu’elles forment une seule
idée. Car, non seulement l’un est défini comme la négation du mul-
tiple et le multiple comme la négation de l’un, mais encore l’un n’est
rien s’il n’est pas le multiple unifié et le multiple n’est rien s’il n’est
pas l’un divisé, puis retrouvé à la fois dans ses éléments et dans leur
somme. De ces deux termes pourtant, le premier possède comme on
l’a montré, une véritable prééminence : il n’abolit pas le multiple,
mais il le domine. Il le requiert et il le construit. L’un est l’opération,
et le multiple l’objet de l’opération. Cela suffit à justifier à la fois leur
opposition et leur indissolubilité.
Le multiple cesse alors d’être une sorte de scandale. Il n’est pas
l’effet de quelque catastrophe par laquelle l’un aurait tout à coup écla-
té : il n’en représente point les débris. Si l’un est acte, le multiple est
inséparable de son exercice même. Il fait corps avec lui comme la
numération avec l’unité. Et c’est pour cela qu’il peut apparaître tour à
tour par rapport à l’un comme un enrichissement progressif ou comme
un morcellement restrictif. [228] On peut également considérer la sé-
rie des nombres comme résultant de la répétition et de la composition
de l’unité avec elle-même et comme exprimant sa division indéfini-
ment répétée : alors le nombre entier n’est plus qu’un nombre frac-
tionnaire dont le rapport à l’unité est momentanément négligé. Les
partisans de la méthode synthétique ne retiennent que le procédé de
composition par lequel la série des nombres reçoit toujours quelque
nouvel accroissement : mais ils ne doivent point oublier que la puis-
sance infinie par laquelle l’unité se pose contenait nécessairement en
elle la virtualité de la série tout entière ; la répétition de l’unité se pro-
duit précisément à partir du moment où l’unité-acte, se posant comme
une unité-objet et refusant de s’identifier avec elle, revendique la pos-
sibilité de poser à l’infini d’autres unités-objets dont elle ne cesse aus-
sitôt de faire la synthèse. Les partisans de la méthode analytique ne
retiennent que le procédé de division par lequel les nombres fraction-
naires ne cessent de s’échelonner entre une unité qu’ils ne parviennent
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 239

point à épuiser et un néant qu’ils ne parviennent point à atteindre ;


mais ils ne doivent point oublier que les nombres fractionnaires ne
sont point contenus dans l’unité avant l’opération même qui les défi-
nit, sans réussir, il est vrai, à les en détacher. De telle sorte que la mé-
thode synthétique est moins créatrice qu’elle ne le croit, et la méthode
analytique plus qu’elle ne le pense. Elles ne diffèrent que par leur
cheminement. Mais la première met en valeur l’originalité de toutes
les opérations de l’esprit et la seconde la source commune où elles
s’alimentent. Il est admirable que l’unité soit ainsi l’origine identique
d’un double processus de composition et de division, d’un mouvement
par lequel elle semble produire hors d’elle des nombres qui lui ajou-
tent et d’un autre mouvement par lequel elle les découvre en elle
comme s’ils y étaient contenus. Ainsi les êtres particuliers multiplient
l’être pur qui pourtant les renferme tous.
On trouve donc dans la formation des nombres une double image
de la participation : l’unité étant elle-même un principe absolu à partir
duquel tous les nombres pourront être obtenus par sous-division, mais
étant en même temps un principe générateur qui en chaque point du
monde les engendre par multiplication. On pourrait dire qu’on a af-
faire ici à deux genèses différentes du réel dont l’une peut être regar-
dée comme une genèse intérieure et l’autre comme une genèse exté-
rieure. Et il [229] est remarquable que si nous considérons l’unité
toute pure, elle demeure la même, soit qu’on la divise, soit qu’on la
multiplie par elle-même ; il est même remarquable que le produit de
cette division et le produit de cette multiplication soient identiques.
On n’oubliera pas que nous avons aussi distingué déjà au chapitre
XII-B. deux sens différents du mot un. Car l’un peut être le contraire
du multiple : il entre dans le multiple même comme principe de com-
position. Mais il peut être aussi le principe commun de l’un et du mul-
tiple qui nous permettrait d’obtenir en lui le multiple par division,
c’est-à-dire grâce à l’apparition d’un autre un qui, riche de son carac-
tère absolu, serait capable de se répéter indéfiniment.
Cependant il ne suffit pas de dire que l’un de la numération est un
acte pour expliquer comment nous sommes amenés à compter, c’est-
à-dire pourquoi il y a une numération. L’un de la numération ne peut
pas être isolé de l’un vivant tel qu’on le trouve dans la conscience du
mathématicien qui décide de compter, et qui est plus près de l’acte
pur.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 240

Mais tout acte participé peut être également regardé comme inté-
rieur à l’acte pur qu’il divise et qu’il n’assume lui-même
qu’imparfaitement. Le panthéisme a été surtout attentif à cette inclu-
sion de toutes les parties dans le Tout, ou à la subordination de l’acte
participé à l’acte pur. Il est pourtant évident que la partie ne se résorbe
pas dans le Tout, puisqu’il est vrai aussi qu’elle s’en détache et que
l’acte participé ne serait pas un acte s’il ne possédait pas une initiative
qu’il emprunte à l’acte pur, mais qui est pourtant la sienne.
Si nous partons au contraire de la partie, nous pouvons dire qu’elle
se multiplie un certain nombre de fois de manière à se rapprocher de
plus en plus du Tout sans parvenir cependant à se confondre avec lui,
puisque cette multiplication ne peut avoir elle-même aucun terme. De
la même manière nous pourrions dire que l’acte participé, qui em-
prunte à l’acte pur toutes les puissances dont il dispose, se rapproche
de lui (mais sans s’identifier avec lui) dans la mesure où sa tension
augmente et où son efficacité est plus parfaite. La coïncidence réside-
rait dans un passage à la limite qui précisément ne pourra jamais être
atteinte.
Quand on veut que l’un engendre le multiple, à la fois par multipli-
cation et par division de lui-même, on se borne à exprimer [230] une
sorte de nécessité logique fondée elle-même sur la nature du couple
où chacun des termes appelle l’autre sans lequel il ne pourrait pas être
posé. Mais il y a dans cette nécessité logique une expression du carac-
tère le plus profond de l’acte créateur, qui ne peut s’engendrer lui-
même sans communiquer et faire partager sa puissance, sans engen-
drer en même temps non point des choses distinctes de lui, mais des
êtres doués de la même liberté que lui et à l’égard desquels il se sent à
la fois séparé et uni. La double opération de multiplication et de divi-
sion par laquelle se traduit le rapport de l’un et du multiple trouve ici
une admirable application puisque ces libertés nouvelles multiplient la
sienne — sans quoi elles n’auraient point d’indépendance et
d’initiative, c’est-à-dire ne seraient pas des libertés, — et en même
temps la divisent, sans quoi on ne pourrait comprendre sans doute ni
leur origine (car elles ne peuvent se passer d’une origine, puisque ce
sont des libertés limitées, c’est-à-dire inséparables d’une nature), ni le
nom commun de liberté que l’on peut leur donner à toutes et qui n’est
intelligible que par une liberté identique dans laquelle elles puisent à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 241

la fois leur efficacité et la possibilité qu’elles ont de s’opposer et de


s’unir.

ART. 8 : La matière ne paraît introduire dans l’acte la différencia-


tion que parce qu’elle traduit la possibilité de la participation.

L’acte est l’origine commune de l’unité et de la diversité. Ce qui


semblera évident si l’on songe non seulement que ces deux termes
sont inséparables l’un de l’autre, mais encore que la diversité elle-
même ne peut être que l’effet d’une activité qui doit s’exercer pour
être, et qui se reconnaît comme identique au cours de son exercice
même. C’est pour cela que nous admettons sans difficulté la possibili-
té pour l’acte d’être perpétuellement recommencé et même de subir
sans être altéré une infinité de métamorphoses.
Mais il ne suffit pas de dire que c’est là sa possibilité : il faut mon-
trer comment elle se réalise ; or on fait appel pour cela à une matière
dont l’origine resterait mystérieuse et qui, en recevant l’unité de
l’acte, produirait en lui la différenciation. Ainsi les Anciens considé-
raient la matière comme l’unité d’une étoffe infiniment souple et qui,
non seulement se prête à toutes les [231] opérations que nous voulons
lui faire subir, mais encore leur permet de se distinguer. Or, c’est là
projeter simplement en elle sous la forme d’une possibilité statique
l’unité et la diversité qui sont inséparables de tout acte qui
s’accomplit. Et ce serait une solution peut-être tentante, mais exclusi-
vement verbale, de soutenir que de l’union entre un acte indifférencié
et une matière indifférenciée la différence pourrait sortir. Poser l’acte
et la matière, c’est déjà poser la différence et par conséquent se don-
ner le problème comme résolu.
C’est donc une thèse trop simple que de mettre le principe de la di-
vision dans une matière indéterminée considérée comme irréductible à
l’acte pur ; car cette matière ne peut être que la condition de la divi-
sion ou son effet ; elle ne peut pas être son origine. Elle définit
l’intervalle qui s’intercale entre l’un et le multiple et qui est le rapport
des deux opérations symétriques et inséparables d’union et de division
par lesquelles l’acte se réalise.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 242

En réalité, la matière n’est que la possibilité abstraite de recevoir


toutes les formes, tandis que c’est l’acte qui les crée. La matière, qui
est l’insuffisance même, reçoit les formes du dehors ; jusque-là elle
reste dans cet état de virtualité négative que l’on désigne par un mot
méprisant en disant qu’elle est informe. L’acte, qui est la plénitude et
la suffisance parfaites, introduit la forme, l’ordre dans tout ce qu’il
touche, dans toute participation qui commence, si humble qu’elle
puisse être. Il n’est pas informe, mais sans forme, parce qu’il est lui-
même l’esprit, c’est-à-dire le principe invisible de toutes.
Ainsi, l’opposition même de l’acte et de la matière n’est qu’un
moyen pour nous d’exprimer les conditions de la participation ; mais
tout ce que la matière contient de réalité, même négativement, c’est de
l’acte même qu’elle le tient, et l’absence de détermination qui lui est
propre n’est en réalité que l’expression inversée, statique et immobili-
sée de toutes les déterminations possibles offertes d’un seul coup par
l’acte pur à tous les êtres qu’il appelle à la vie, c’est-à-dire qu’il ap-
pelle à se faire.

ART. 9 : L’unité n’est point intelligible par elle-même : elle ne le


devient que si elle est l’unité du multiple.

La spéculation philosophique n’a jamais cessé de tourner autour du


problème de l’un et du multiple, car le monde, la conscience, et le
rapport de la conscience et du monde dérivent de [232] leur relation.
Pourtant l’unité comme telle a toujours été considérée comme étant
l’expression de l’intelligibilité elle-même, de telle sorte qu’elle n’a
jamais été pour nous un problème, mais plutôt la solution de tous les
problèmes. C’est la multiplicité au contraire qui a toujours paru un
scandale dont il importait de se délivrer. Pourtant il est visible que, si
la multiplicité se trouve abolie et réduite à l’unité, c’est alors le monde
lui-même qui disparaît, comme ne craignait pas de le reconnaître M.
Meyerson qui, pour sauver le monde, jalonnait les entreprises de la
raison d’une suite d’irrationnels destinés à défendre la réalité elle-
même contre l’œuvre identificatrice, c’est-à-dire destructive, de la rai-
son. C’est que l’unité absolue n’est l’unité de Rien. L’identité, c’est-à-
dire l’indifférence totale, ne fait qu’un avec le néant. Et l’opposition
du néant et de l’être, c’est l’introduction dans le néant même de la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 243

première différence. Dès lors, considérer l’identité comme le principe


suprême de toute intelligibilité, c’est marquer suffisamment que l’être
même est non pas l’objet essentiel de toute explication, mais un pro-
blème qui n’admet aucune solution positive, qui exige non seulement
de la part de l’intellect, mais de la part du vouloir un véritable refus et
qui ne peut nous donner un réel apaisement que par le retour au néant.
Mais l’acte lui-même doit être considéré comme le principe à la
fois de l’un et du multiple. C’est en lui que l’un et le multiple se joi-
gnent et l’on peut dire qu’il les suppose nécessairement l’un et
l’autre : non seulement tout acte unifie et implique une multiplicité
sans laquelle il ne pourrait pas être, mais encore il porte en lui l’unité
qui divise et sans laquelle les termes de la division ne feraient pas par-
tie du même ensemble et par conséquent ne formeraient pas une mul-
tiplicité.
Le propre de l’unité n’est donc pas d’abolir la multiplicité en pré-
tendant la réduire. Toute unité active est organisatrice de la multiplici-
té et d’abord la produit. Cependant, cette multiplicité n’est pas une
multiplicité absolument indéterminée, comme on le croit en général,
une unité qui se répète indéfiniment. Jusque dans le nombre où l’on ne
retient rien de plus que la possibilité de cette répétition, il faut, pour
qu’elle se réalise, une distinction temporelle ou spatiale entre les uni-
tés, et peut-être l’une et l’autre à la fois, que le nombre n’abolit que
parce qu’il est lui-même plus abstrait. En fait, on ne peut poser une
unité différente de la première que par une différence qui est [233] en
elle, et si le nombre peut s’accroître à l’infini, c’est à la fois parce que
tout acte est éternel et peut être indéfiniment recommencé et parce que
la plus humble différence que j’introduis dans le réel en appelle une
infinité d’autres, sans que le réel puisse jamais être considéré comme
leur somme.
Le nombre est un moyen pour nous d’engendrer le réel avec la
seule multiplicité, c’est-à-dire avec la seule idée de la différence pure,
sans que cette différence soit autre qu’une différence pensée, comme
on le voit dans la distinction d’une unité et d’une autre unité. Le temps
et l’espace sont destinés à créer entre ces unités une distance qui est la
distance entre deux opérations en ce qui concerne le temps et la dis-
tance entre deux objets, c’est-à-dire entre deux opérations effectuées,
en ce qui concerne l’espace.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 244

[234]

LIVRE II. L’INTERVALLE

DEUXIÈME PARTIE
LES MODALITÉS DE L’INTERVALLE

Chapitre XIV
L’INFINI ET LE FINI

A. – ABSOLU ET INFINI

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ART. 1 : L’opposition entre l’infini et le fini est l’intervalle même à


l’intérieur duquel s’exerce la participation.

Le propre de l’intervalle, c’est de s’exprimer encore sous la forme


d’une opposition entre le fini et l’infini. Cette opposition traduit assez
bien le caractère essentiel de la participation, puisque le fini est inté-
rieur à l’infini et pourtant incapable de l’égaler. Cependant, nous ne
devons point considérer cette opposition comme donnée et statique ;
c’est une opposition vivante et qui exprime le rapport de l’acte pur et
de l’acte participé, du moi et de l’absolu. Alors on comprend sans
peine que l’infini soit pour le fini à la fois une source et un idéal : il
est une source quand on considère en lui son efficacité créatrice, il est
un idéal quand on considère non plus l’impulsion, mais
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 245

l’accroissement qu’il donne au moi fini et qui ne peut pas trouver de


terme sans que le moi fini soit lui-même anéanti.
Il y a entre les deux termes fini et infini la plus étroite solidarité.
C’est un jeu de mots de dire que le terme infini est un terme purement
négatif et qu’il exprime seulement la négation des limites où nous
sommes enfermés et où résident tous les objets de notre expérience.
Car comment cette expérience est-elle possible ? On a beau dire que
seul le fini nous est donné : tel est le fait qui demande précisément que
nous l’expliquions. La possibilité même du fini suppose toujours un
au-delà dans lequel s’engagent à la fois la pensée et le désir. Tout ce
qui me révèle mes limites les élargit.
C’est leur au-delà, comme l’a très bien vu Descartes, qui constitue
la suprême positivité dont le fini apparaît toujours comme [235] une
limitation. Cependant cet argument lui-même paraît purement logique
et ne nous convainc qu’à demi. Car nous pensons presque toujours
qu’il y a une distance ontologique impossible à franchir entre le fini
qui est toujours actuel et possédé, et l’infini qui n’est jamais que vir-
tuel et imaginé. Cet infini, c’est notre rêve. Mais un tel argument n’est
pourtant pas sans réplique. Car où est l’être véritable ? Il n’est ni dans
les bornes de notre existence finie et donnée, ni dans l’indétermination
d’un infini qui ne pourra jamais être étalé, ni embrassé. L’être n’est ni
dans le fini, ni dans l’infini : il est seulement dans leur rapport. Il est
précisément dans le mouvement qui nous empêche de rester enfermé à
l’intérieur de nos propres bornes, qui nous oblige à la fois à les penser
et à les dépasser. Là se produit l’acte autonome de la participation et
l’opposition du fini et de l’infini n’en est qu’une analyse explicative.
Je suis fini à chaque instant, mais je me vois moi-même fini, de telle
sorte que je me vois aussi comme infini, c’est-à-dire comme assujetti
à un développement dont chaque étape m’enferme dans de nouvelles
bornes que je ne perçois elles-mêmes qu’en les dépassant. Je ne suis
donc fini à chaque instant qu’afin de réaliser ma participation à
l’absolu par un développement qui est lui-même infini. Il ne faut point
en conclure que ce développement n’est rien de plus qu’une idée
(c’est-à-dire une possibilité) et que la réalité consiste seulement dans
chacune de ses phases, au moment où elle s’actualise. Car ce qui
compte, c’est l’efficace interne qui les porte en elle et qui les produit.
Là est la réalité actuelle qui nous rejoint à l’absolu, le principe même
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 246

qui nous fait être et dont notre développement dans le temps exprime
seulement les conditions d’appropriation.

ART. 2 : L’acte pur est au-dessus de l’opposition de l’infini et du fi-


ni, ce qui nous permet de nier en lui les deux termes et de les affirmer
tous les deux.

L’acte est au-dessus de toutes les oppositions, mais il ne faut pas


dire qu’il les contient toutes ; car elles naissent seulement là où la par-
ticipation commence ; elles n’atteignent pas l’acte lui-même ; elles ne
se produisent qu’entre les modes particuliers de l’acte dès que nous
voulons attribuer à chacun d’eux une valeur absolue ; elles trouvent
leur solution dès que nous reprenons conscience de leur relativité et
que nous regardons vers le [236] principe qui les fonde, qui les sou-
tient, et qui les réconcilie comme un foyer de perspectives différentes.
Il ne faudrait dire de l’Acte lui-même ni qu’il est fini, ni qu’il est
infini. Et même il est douteux que l’une ou l’autre de ces deux expres-
sions puisse présenter un sens quand il s’agit d’un acte et non d’une
chose, et d’un acte qui est posé comme parfaitement un. C’est la parti-
cipation qui rend raison de l’opposition de ces deux termes ; mais
l’acte lui-même lui échappe. Il n’y a aucune opération qui nous per-
mette, comme quand il s’agit d’une chose, de l’embrasser pour en
faire le tour ; et il n’y a rien dans sa nature même qui soit indéterminé
et inachevé, bien qu’il le soit toujours tout entier à l’égard de chaque
être particulier qui a commencé d’y participer. Et quand nous disons
qu’il n’est ni fini ni infini, ce n’est pas pour montrer qu’il se dérobe à
notre pensée, puisque nous voyons clairement et distinctement pour-
quoi il ne peut être ni l’un ni l’autre, bien que ces deux termes oppo-
sés y trouvent leur principe et leur raison d’être.
Il est si vrai de dire que l’opposition entre le fini et l’infini n’est
rien de plus que la manifestation de l’intervalle qui nous sépare de
l’Absolu, c’est-à-dire la condition de la participation, que c’est par
rapport à nous seulement qu’il faut dire de l’Absolu qu’il est un infini,
et que même, en serrant de plus près le sens des mots, nous pourrions,
en niant en lui chacun de ces deux termes tour à tour, montrer qu’ils
lui conviennent l’un et l’autre d’une manière pour ainsi dire négative.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 247

Car c’est de l’homme que nous devons dire qu’il est une créature infi-
nie, c’est-à-dire qui n’est jamais achevée, jamais finie. En ce sens il
serait légitime d’affirmer (toujours en prenant les mots dans un sens
strict et en considérant dans l’Absolu ce qu’il est plutôt que les formes
de participation qu’il rend possibles) qu’il est à lui-même sa propre
fin, qu’il est la perfection du fini.
On convient cependant que cette application du terme fini présente
une sorte de paradoxe. Et on en voit facilement la raison. C’est que le
mot de fini évoque toujours pour nous une série d’opérations que nous
avons parcourues l’une après l’autre et qui, à un certain moment,
pourrait recevoir un achèvement. Or le propre de la participation, c’est
précisément de ne pouvoir jamais être achevée : autrement elle cesse-
rait d’être la participation. De telle sorte que l’Absolu n’est point fini
au sens où nous pourrions le rencontrer un jour après une énumération
[237] exhaustive : il l’est seulement dans cet autre sens, qu’il est le
principe premier auquel rien ne manque puisqu’il est la source de tout
ce qui peut être, c’est-à-dire de l’infinitude même de la participation.
Alors il ne faut point douter que cet absolu même ne constitue le véri-
table infini actuel, comme le voulait Descartes. Et ce qui le prouve,
c’est ce double argument : que nous voyons clairement et distincte-
ment à la fois la puissance que nous avons de poursuivre sans jamais
la suspendre l’opération de notre pensée, et l’impossibilité de tenir
cette puissance autrement que pour le signe même de notre imperfec-
tion, qui est incapable de se suffire sans une perfection en acte qui dé-
termine en elle le désir même qu’elle a de se dépasser toujours.
L’Absolu permet à tous les êtres de s’accroître, mais il ne reçoit
lui-même aucun accroissement : c’est pour cela qu’il se repose en lui-
même et que le terme d’éternel lui convient mieux que le terme
d’infini, puisqu’en effet ces deux termes s’opposent l’un à l’autre
comme le mouvement et le repos.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 248

ART. 3 : L’expression « infini actuel » sert à marquer une sorte de


privilège de l’infini sur le fini et à évoquer la parfaite suffisance de
l’acte pur, en tant qu’elle soutient toutes les formes possibles de la
participation.

Si nous considérons l’être même du Tout, cet être ne peut être dé-
fini que par la parfaite suffisance. Cette parfaite suffisance peut sans
doute être considérée comme une infinité actuelle. C’est la suffisance
d’un acte qui ne peut être conçu qu’en exercice. Et son infinité
n’exprime rien de plus, à l’égard de toutes les formes particulières de
la participation, que ce caractère par lequel il ne cesse jamais de pro-
duire ou, si l’on veut, de fournir, de telle sorte que, dans l’opposition
du fini et de l’infini, l’infini reconquiert une sorte de priorité et de pri-
vilège.
Or c’est dans la certitude que nous avons que le Tout est infiniment
participable que réside notre véritable sécurité. De ce Tout nous ne
pouvons jamais être dissociés, et lorsque nous croyons le perdre, c’est
nous qui nous perdons. Mais c’est lui qui recueille encore ce qui nous
reste. Car nul n’échappe à l’être, même celui qui lui refuse son con-
sentement. Cependant dans ce Tout, rien n’est présent que d’une ma-
nière suréminente et ne devient nôtre autrement que par la participa-
tion qui nous est laissée, de telle sorte qu’il se présente à nous comme
un infini qui ne [238] nous manquera jamais. Ainsi seulement il nous
soutient au lieu de nous dissiper ; il nous fortifie au lieu de nous dé-
sespérer. L’acte participé ne s’engage pas dans un chemin qui n’a pas
de terme et dont les différentes étapes restent toutes également éloi-
gnées du but vers lequel il nous mène. Car ce chemin, c’est dans l’être
qu’il est tracé et s’il n’a point de bout, c’est parce que, en chacun de
ses points et non pas seulement au bout, il nous en donne la posses-
sion.
Sans doute on pourrait prétendre que cette marche vers un infini
qui nous échappe toujours n’est point une marche illusoire et alléguer
que, si elle n’atteint jamais la fin vers laquelle elle tend, du moins elle
ne perd jamais ce qu’elle quitte, qu’elle le porte toujours en elle et ne
cesse d’en accroître sa propre substance. C’est là en effet ce que l’on
voit dans l’Evolution créatrice de M. Bergson. Mais nous ne cèderons
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 249

point à une telle apparence. Car, ni nous ne pensons que l’acte créa-
teur soit dans le temps autrement que par les formes particulières de la
participation, ni nous n’inclinons vers cette image d’un être qui
s’enflerait ainsi au cours du temps de toutes les acquisitions qu’il réa-
lise l’une après l’autre. Notre progrès intérieur est un dépouillement
plus encore qu’un enrichissement : il donne à notre intention un carac-
tère de pureté et pour ainsi dire de nudité. Le moi ne cherche plus à
retenir ni à posséder. Il ne songe pas à accaparer ni à tarir cette activi-
té dans laquelle il puise, qui subsiste sans lui et à laquelle sa participa-
tion n’ajoute rien. Dans la participation, il met le participable au-
dessus du participé et l’union avec l’Être auquel il participe au-dessus
du contenu actuel de la participation.
Bien que le mot infini marque toujours la disproportion de l’acte
pur et de l’acte de participation et qu’il exprime la carrière qui reste
toujours ouverte devant notre liberté, il est utile cependant de conti-
nuer à s’en servir pour qualifier l’unité de l’Acte dont dépendent
toutes les formes particulières de la participation. C’est alors qu’on
peut parler d’un infini actuel. Mais il ne se réduit ni à la sommation de
tous les termes d’une série indéfinie, ni à la loi qui les engendre ; il est
l’efficacité pure dans laquelle trouvent toujours à puiser les êtres indi-
viduels pour constituer leur nature propre par un acte de liberté. Et en
posant l’infini actuel, nous voulons dire seulement que ces êtres parti-
culiers ne dépendent pas seulement les uns des autres, mais qu’ils dé-
pendent tous ensemble de cette même unité invisiblement [239] et
souverainement féconde qui fonde à la fois leur autonomie propre et
leur mutuelle solidarité. Dès lors, à l’égard des êtres participés,
l’infinité de l’Un actuel s’exprime de trois manières :

1° par cette totalité intensive de l’Être, qui, au lieu d’exclure ap-


pelle la multiplicité extensive de ses formes particulières, cha-
cune de celles-ci évoquant l’infinité, dès qu’elle envisage son
rapport avec celle-là, soit pour se donner à elle-même un déve-
loppement qui ne finit pas, soit pour pluraliser les formes
d’existence qui réalisent avec elle, sans l’achever jamais, la to-
talité de la participation ;
2° par cette puissance que nous attribuons toujours à l’Être qui ne
chôme jamais et par laquelle, loin de pouvoir arriver à l’enclore
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 250

lui-même à l’intérieur de certaines limites qui constitueraient


son existence propre, nous ne le considérons comme capable de
se suffire que parce que non seulement il se donne à lui-même
l’existence, mais il la donne en même temps à tout ce qui
existe. Ce qui est puissant l’est toujours pour faire exister ce qui
n’était pas.
3° par cette sorte d’égalité que gardent à son égard tous les êtres
finis, non point seulement par comparaison avec lui, mais parce
qu’ils sont tous hors d’état de rien posséder par eux-mêmes et
qu’ils tiennent de lui leur être véritable, c’est-à-dire leur liberté,
qui n’est rien sinon le pouvoir de se donner tout.

B) LA PUISSANCE ET L’IMPUISSANCE
DE LA LIBERTÉ

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ART. 4 : L’opposition de l’infini et du fini traduit l’action d’une li-


berté toujours renaissante, mais toujours engagée dans des détermi-
nations.

Cette thèse que l’opposition entre l’infini et le fini exprime le rap-


port de l’acte absolu et de l’acte participé trouve une confirmation
dans l’analyse de la liberté. Elle est en un sens la clef de la participa-
tion. D’abord, la liberté est bien un absolu présent qui, par l’exercice
même de notre initiative, nous donne place dans l’être inconditionné.
Comment cela est-il possible alors qu’elle semble engagée dans un
monde dc déterminations ? Mais [240] livré à lui-même un tel monde
est régi par un déterminisme inflexible ; elle ne peut se laisser prendre
par lui, il faut qu’elle le surpasse en lui demeurant liée. Il faut
qu’aucune de ses opérations ne puisse être intégralement expliquée
par une cause qu’elle subit ou par une fin qui l’attire. Dans
l’inspiration qu’elle reçoit, dans l’efficacité dont elle dispose, il faut
qu’elle soit toujours au delà de ce que nous pouvons nous représenter
ou de ce que nous pouvons vouloir. Elle ne se réduit jamais à aucune
donnée, et les transcende toutes. Ce qui ne peut s’expliquer que si,
d’une part, au lieu de trouver son origine dans quelque détermination
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 251

qui la précède, elle rompt la chaîne des déterminations pour retourner


jusqu’au principe dont elles dépendent toutes à la fois (ce qui se con-
firme par l’expérience même de cette liberté qui remet toujours tout
en question et redevient toujours le premier commencement de tout ce
qui est) et si, d’autre part, elle ne se laisse emprisonner par aucune fin
particulière qu’elle peut atteindre, mais garde encore une puissance
inemployée par laquelle elle la dépasse toujours. Ainsi, le champ infi-
ni qui s’ouvre devant la liberté créatrice et qui l’empêche de s’épuiser
dans aucun objet n’est que l’expression de la source surabondante et
toujours présente à laquelle elle emprunte une efficacité intarissable.
C’est ce qui explique pourquoi la liberté ne chôme pas, et renaît tou-
jours. C’est parce qu’elle est participée qu’elle traduit tout à la fois sa
subordination à l’égard de l’acte pur et l’indépendance de sa propre
opération par des actions toujours limitées et qui forment les étapes
successives d’un progrès qui est lui-même illimité.

ART. 5 : L’infinité est l’expression de l’unité de l’être ; et les dé-


terminations finies, au lieu de nous en laisser éternellement séparé,
fixent en lui notre séjour et nous en livrent la disposition.

L’unité est identique à l’infinité sous laquelle elle se manifeste à


nous dès que la participation commence à s’exercer.
On ne peut établir aucune séparation entre l’un et l’infini. C’est la
double condition pour que l’un ne soit pas vide et abstrait, ce qui nous
obligerait à en faire non point le sommet de l’être, mais son abolition,
et pour que l’infini témoigne de son caractère indéchirable et de
l’impossibilité où nous sommes de considérer aucune de ses parties
autrement que dans sa relation avec toutes les autres. Mais nous pou-
vons dire que la participation [241] naît de cette disjonction idéale
entre l’un et l’infini, ou encore que l’infini est le visage sous lequel
l’un se découvre à nous dès que la participation commence à
s’exercer.
Si l’acte indivisible et sans parties ne trouve en nous qu’un exer-
cice participé, on comprend qu’en s’accomplissant il fasse apparaître,
par sa limitation même, un ensemble de déterminations particulières et
qui se multiplient à mesure que cette participation devient elle-même
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 252

plus étendue et plus parfaite. Ainsi l’infinité se découvre à nous non


point par l’effort que nous faisons pour dilater notre propre expérience
en nous éloignant toujours davantage de son origine, mais par un re-
tour vers cette origine, qui oblige l’Absolu à s’étaler en infini pour
nous permettre de mesurer à la fois la distance qui nous en sépare et la
solidarité impossible à rompre que nous gardons pourtant avec lui.
Le rôle de l’infini est donc de nous rappeler sans cesse et nos li-
mites et la possibilité pour nous de les dépasser toujours. Il nous rem-
plit tout à la fois d’humilité et d’espérance. Mais il n’est pas un but
placé devant nous et qui s’éloigne à mesure que l’on s’en approche,
puisque c’est dans l’infini même que nous sommes situés. C’est lui
qui nous soutient ; il est l’origine de notre sécurité ; c’est lui qui rend
possibles tous nos mouvements, qui leur donne à la fois leur aisance et
leur ampleur. Il n’y a pas d’infini en soi et qui serait séparé de nous
par une muraille infranchissable ; mais l’infini est la manière même
dont l’absolu se livre à nous si nous consentons à accomplir une dé-
marche qui se renouvelle toujours et à laquelle la réalité ne cesse ja-
mais de répondre.
On décrit toujours l’infini comme le signe même de notre servitude
parce que nous ne parviendrons jamais à le conquérir. Il nous asservit
en effet s’il nous interdit de nous contenter de ce que nous avons et
nous oblige à manquer ce que nous cherchons. Alors il nous ôte l’être,
au lieu de nous le donner. La conscience qui ne cesse de sortir de soi
afin de se dépasser ne trouve plus son séjour ni en soi ni hors de soi.
Mais le même infini au contraire nous délivre si nous le considérons
non plus dans ce qu’il nous refuse, mais dans ce qu’il nous promet et
dans ce qu’il nous offre. Son rôle est de ranimer sans cesse l’élan de
notre âme et de lui donner toujours une carrière nouvelle. Alors, c’est
toute possession finie qui enchaîne si l’on s’y arrête ; et c’est l’acte
libre qui a besoin de l’infini pour se mouvoir.
[242]
Ce serait une erreur grave, un nihilisme et un suicide ontologique
de penser que c’est en niant les déterminations particulières que l’on
saisira le mieux l’essence de l’esprit dans l’acte même qui fait l’esprit
comme tel. Le oui à un infini dont on pense qu’on ne peut l’atteindre
est parfois le moyen le plus subtil de dire non à toutes les formes de
l’être qui sont à notre portée. Nous ne pouvons point accepter que l’on
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 253

regarde la vie comme la poursuite qui ne cesse jamais d’un objet défi-
ni d’abord comme étant hors d’atteinte : ce qui nous fait mépriser ce
qui nous est donné en nous portant vers ce qui ne peut jamais l’être.
C’est là nous arracher à l’être au lieu de nous y établir. C’est
s’interdire même cet accroissement que l’on nous promet,
puisqu’aucun accroissement n’est possible là où l’on n’a jamais rien
possédé.
Seule la présence même de l’infini, qui n’est point devant nous
comme une cible, mais dans lequel nous faisons notre séjour, peut
nous rendre désintéressé à l’égard de toutes les déterminations parti-
culières qui peuvent nous échapper. Car nous pouvons les manquer,
mais nous ne pouvons pas perdre la source commune dont elles dé-
pendent et qui les engendre toutes. L’infini nous montre que l’on ne
s’évade pas de l’être. Mais il ne faut pas que nous ne retenions en lui
que son indétermination pour nous évader de l’expérience qui nous est
donnée, de la tâche que nous avons à accomplir : c’est en
s’assujettissant en lui que cette expérience, que cette tâche acquièrent
leur valeur propre et leur signification absolue.

ART. 6 : Le rapport de l’infini et du fini se réalise par le nombre,


par le temps et l’espace, par la relation de l’identité avec la diversité,
qui témoignent également de notre puissance et de notre impuissance.

Il est remarquable que l’idée de l’infini associe toujours l’idée de


notre puissance à celle de notre impuissance, de ce qui nous manque
et de ce que nous pouvons acquérir ; elle est donc caractéristique de la
participation.
Mais il est remarquable aussi qu’elle ne se réalise que dans
l’abstrait et par l’intermédiaire de la quantité. Elle est inséparable de
l’idée de répétition. Nous ne parvenons à la saisir que par l’idée d’une
opération que nous pouvons toujours interrompre et recommencer. De
telle sorte qu’elle est liée d’une manière [243] privilégiée au nombre,
qui est tel qu’il peut toujours être accru d’une unité nouvelle. Il est
donc le témoignage de l’indéfectibilité de l’acte pur qui est toujours
par rapport à la participation un premier commencement et avec le-
quel nous pouvons toujours rompre ou reprendre le contact. Mais
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 254

l’infinité n’apparaît que si nous considérons tous ces actes participés


comme formant une série homogène dans laquelle ils deviennent
semblables entre eux afin de pouvoir être joints, et encore une série
abstraite et éventuelle dans laquelle il n’y a rien d’actuel qui soit sus-
ceptible d’être véritablement répété : car c’est dans le même absolu
concret que chacun de ces actes puise, et la forme finie qu’il reçoit
quand il se réalise est elle-même toujours concrète.
Il existe une liaison extrêmement étroite entre le temps et le
nombre qui paraissent se conditionner mutuellement, puisque le temps
implique déjà une multiplicité de moments et que nous ne pouvons
compter que dans le temps. Pourtant, le temps garde à la suite de tous
ces moments un caractère de continuité qui témoigne de l’unité même
de l’acte dont la participation nous permet de disposer ; et, inverse-
ment, le nombre les arrache pour ainsi dire à la succession et il intro-
duit dans le temps une discontinuité d’éternité.
De plus, la disproportion entre le fini et l’infini nous oblige à asso-
cier d’une manière plus directe l’idée de l’infini au temps qu’à
l’espace. Car l’infini du temps est inséparable de l’idée d’un processus
dont nous concevons facilement qu’il n’ait point de terme ; soit en
arrière dans le passé, soit en avant dans l’avenir, nous continuons sans
difficulté à nous engager par la pensée dans un temps dont nous
sommes absent. Et nous apercevons nettement ici comment l’infini est
lié à un acte de l’esprit constituant par degrés et unilinéairement une
série inachevable d’objets finis qu’il se donne tour à tour. De telle
sorte que l’infini atteste, semble-t-il, la puissance réelle de l’esprit
lorsque nous considérons son opération, et son impuissance apparente
lorsque nous considérons un objet réel qu’il se flatterait d’égaler.
C’est pour cela que l’infini dans l’espace, précisément parce que
l’espace est formé de parties simultanées que nous devons, au moins
idéalement, saisir toutes à la fois, ne reconquiert un sens pour nous
que lorsque nous y joignons de quelque manière l’infinité dans le
temps en imaginant un parcours qui dilaterait sans cesse l’horizon tou-
jours limité que nous avons sous les yeux. [244] Alors elle vérifie
avec une clarté saisissante que le propre de la participation, comme
son caractère analytique suffirait déjà à le montrer, est toujours de
nous placer à mi-chemin entre un infiniment grand que nous sommes
incapables d’embrasser et un infiniment petit que nous sommes inca-
pables d’isoler.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 255

Il y a plus : il est impossible de penser l’infinité en dehors de la di-


versité. Or le contraire de la diversité, c’est l’identité. Mais l’infinité,
c’est précisément la diversité totale ramassée dans l’identité d’un
même acte de pensée. Et l’on peut dire que, dans cette infinité,
l’identité est en effet une expression de l’Acte qui, partout où il
s’exerce, introduit son indécomposable unité, tandis que la diversité
appartient aux modes imparfaits de la participation dont aucun pour-
tant ne peut être séparé de l’Acte même dont il participe. Une fois de
plus, on constate que l’infinité n’appartient pas à l’Acte directement,
mais seulement indirectement et par son rapport aux termes particu-
liers qui trouvent en lui son origine et qu’il ne cesse de multiplier.
L’infinité n’est là que pour témoigner à la fois de la liaison néces-
saire de tout acte de participation avec la totalité de l’Être, qui ne mé-
rite le nom d’infini que relativement à la participation elle-même et
pour exprimer sa loi intérieure. L’Acte pur est un absolu qui ne se
change en une infinité de puissance qu’à partir du moment où la parti-
cipation a commencé ; cette infinité est la marque du surpassement
actuel de tout acte participé ; c’est l’infinité d’une participation éven-
tuelle et qui nous demeure toujours offerte.

C) RÉCONCILIATION CONCRÈTE

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ART. 7 : L’unité du fini et de l’infini se réalise par la juste mesure.

L’infini exprime bien sans doute l’intervalle qui sépare l’acte pur
de l’acte participé et par conséquent la condition de la participation
elle-même. Mais ce n’est pas une raison pour considérer la participa-
tion sous sa forme exclusivement limitative ou négative. Car, d’une
part, cet infini qui lui fait défaut lui est pourtant présent de quelque
manière, comme une carrière ouverte devant elle et, d’autre part, la
participation ne peut pas [245] être considérée seulement sous l’aspect
d’une quantité susceptible d’être accrue indéfiniment. Car il y a dans
la manière même dont notre élan intérieur s’arrête et se circonscrit,
une affirmation positive et qualitative qui témoigne de la manière
même dont nous abordons la totalité du réel, dont nous nous inscri-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 256

vons en lui et dont nous en prenons possession, c’est-à-dire dont nous


choisissons précisément ce que nous sommes, au lieu de nous perdre,
pour nous accroître sans cesse, dans une indétermination sans limites.
En un sens, notre véritable progrès consiste moins à nous dilater de
plus en plus qu’à nous resserrer toujours davantage sur notre propre
unité.
Cette analyse montre bien le lien étroit qui existe entre le fini et
l’infini. En réalité, on ne passe ni du fini à l’infini par une opération
d’extension, ni de l’infini au fini par une opération de limitation. Ils
s’opposent l’un à l’autre dans une expérience qui nous oblige d’abord
pour actualiser l’un à faire de l’autre une puissance pure. Mais ils ne
se trouvent réunis que lorsque, dans la perfection du fini, c’est la pré-
sence même de l’infini qui apparaît et qui se réalise. Alors, loin
d’opposer le fini à l’infini en disant que l’infini c’est le fini dépassé et
nié, il faut dire que l’infini, c’est le fini affirmé, non pas seulement
comme on pourrait le croire dans sa relation extrinsèque avec les
autres finis, mais encore dans sa valeur intrinsèque et dans sa perfec-
tion spécifique comme fini. La perfection inanalysable du fini té-
moigne non plus de l’infinité qui le dépasse, mais de l’infinité qui lui
demeure présente. C’est au moment où rien ne peut s’ajouter au fini
comme tel qu’il enclôt l’infini, qu’il peut être appréhendé par une in-
tuition qui défie par sa richesse tout inventaire conceptuel. On peut
dire que cet accord entre le fini et l’infini s’exprime par l’idée de la
juste mesure. Cette juste mesure que nous demandons, c’est, dans
chaque circonstance donnée, l’absolu mis à notre portée. Et l’on peut
dire que l’infini est beaucoup moins pour nous ce qui nous dépasse et
dont nous ne pourrions rechercher la possession que pour nous y dis-
soudre et nous y perdre, que ce qui nous comble et qui, par consé-
quent, à tout moment, remplit exactement notre capacité. Aussi dit-on
justement que le trop est souvent moins que le moins et que l’excès de
biens nous empêche de reconnaître les seuls biens qui nous appartien-
nent et qui sont ceux dont nous sommes capables de jouir. Car celui à
qui l’infini est devenu présent n’est pas tant celui qui cherche [246]
toujours à se dépasser que celui qui est capable de se connaître, c’est-
à-dire de se mesurer.
Le but de la philosophie n’est pas d’ajourner notre rencontre avec
l’Être dans un avenir qui s’éloigne sans cesse, ni même dans un avenir
prochain ; il est de nous permettre de réaliser cette rencontre immédia-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 257

tement, c’est-à-dire toujours, ou encore à travers tout ce que nous


avons sous les yeux. L’infini véritable ne se découvre point à moi
dans le désir ou dans le rêve, mais dans cette démarche juste par la-
quelle j’accueille avec une exacte simplicité ce qui actuellement m’est
donné. Et le geste le plus humble l’exprime s’il est à sa place et ne
comporte aucune dissonance. Il y a un infinitisme qui n’est qu’une
inquiétude de l’âme, qui nous ôte le repos et ne cesse de nous entraî-
ner dans une course effrénée et sans but, mais il y a un autre infini-
tisme qui relève jusqu’à l’absolu la valeur d’un brin d’herbe ou d’un
signe de la main.
Notre participation à l’acte pur s’exprime dans la perfection posi-
tive de chaque œuvre particulière, et non point dans l’effort que nous
faisons pour nous dépasser sans cesse par une fuite vers l’infini où le
contact et la possession du réel nous échappent toujours. Ainsi l’infini
ne consiste pas à nous détourner toujours de ce que nous venons
d’atteindre et à quitter sans cesse ce que nous avons pour chercher ce
que nous n’avons pas et dont nous ne pouvons jamais faire que nous
l’ayons ; il consiste dans le mouvement par lequel nous poussons et
pénétrons sans cesse la possession de ce que nous avons, qui est iné-
puisable, bien qu’elle puisse être reprise ou laissée, précisément parce
qu’elle est devant nous une totalité toujours offerte. Pour qu’elle rem-
plisse toujours exactement la capacité de notre âme, pour qu’elle ne
laisse en elle aucune place à l’inquiétude, au regret ou au désir, il faut
qu’elle réalise à chaque instant une juste proportion entre ce qui nous
est donné et ce que nous sommes capables d’accueillir.
En disant : à chaque jour suffit sa peine, nous acceptons que
chaque jour l’absolu même nous devienne présent. On méprise trop
souvent ceux qui se contentent de peu. Car il arrive que ce peu dont ils
se contentent, ils l’agrandissent à la mesure de leur âme, tandis qu’une
âme petite trouve les choses les plus grandes toujours trop petites.
C’est que la perfection consiste moins à se sentir satisfait de cer-
taines limites que la nature nous a imposées, qu’à tracer [247] nous-
mêmes ces limites, afin de créer avec l’être total une ligne de contact,
une surface de communication qui est d’autant plus subtile et d’autant
plus sensible qu’elle est elle-même mieux définie.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 258

ART. 8 : La création artistique est un exemple privilégié où l’on


appréhende dans la perfection même du fini un infini présent.

Cette présence même de l’infini dans le fini auquel il donne son ca-
ractère de perfection se vérifie dans toutes les formes de la création
artistique, et d’abord dans le langage poétique. Ici en effet
l’expression est unique et même elle ne peut jamais être changée ; le
sens, au contraire, est multiple ; on ne parviendra jamais à le délimi-
ter, ni à l’épuiser. C’est donc dans le fini que l’art cherche à faire tenir
l’infini. Et sans doute on pourrait prétendre que dans l’art ce sont les
opérations mêmes que nous accomplissons qui sont finies, tandis que
le sensible au contraire évoque en nous une résonance infinie. Mais
cette remarque est instructive, car la finitude de nos opérations, c’est
la finitude même de la participation, tandis que le sensible qu’elles
évoquent, c’est la réponse même qu’elles reçoivent du Tout qui les
surpasse toujours. Et ce qui est le plus remarquable, c’est que ce sen-
sible est d’autant plus suggestif et évocateur que l’opération qui s’en
empare possède elle-même un caractère plus ferme et plus distinct.
Ainsi, dans l’œuvre d’art comme partout, il y a un infini présent
qui tient non pas dans le dépassement du fini, mais dans sa perfection.
Et la perfection du fini, c’est cette justesse dans la proportion, cette
appropriation rigoureuse aux circonstances, cette force que donne une
exacte fidélité à soi-même, cette vérité spirituelle affirmée et assumée
qui est ma vérité, une vérité faite mienne, trouvée et aimée, qui est à
ma mesure, qui, me découvrant le monde et la place que j’y tiens, me
le fait paraître toujours identique et toujours nouveau, et me donne
cette force et cette joie d’inventer toujours qui est le secret même de
l’acte créateur.
C’est dans la joie esthétique et peut-être dans toute joie véritable
que l’on saisit le mieux ce point de rencontre du fini et de l’infini qui
nous permettra de faire comprendre notre désaccord avec tous ceux
qui engagent l’être tout entier dans un progrès [248] indéfini au cours
de la durée. Outre que ce progrès est lui-même un idéal qui, s’il ne
comportait aucune régression s’imposerait à nous mécaniquement et
abolirait notre liberté, qui ne tient à l’absolu que parce qu’elle rend
possible à chaque instant non seulement un retour en arrière, mais un
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 259

retour à zéro, on s’aperçoit aisément qu’il y a des moments de notre


vie dont il est impossible et même impie de demander qu’ils soient
dépassés, dont nous souhaitons seulement le maintien ou le renouvel-
lement, dont le seul souvenir remplit encore d’espérance nos moments
les plus vides et les plus misérables. La joie esthétique est une joie
contemplative qui embrasse une possession présente, circonscrite, tout
entière donnée et dont la perfection est inséparable de son caractère
accompli et pour ainsi dire achevé. Le miracle de l’art, c’est qu’il met
à notre portée dans le sensible même et par une suite de gestes enfer-
més dans une œuvre qui est maintenant sous nos yeux, une réalité qui
comble en nous le désir, qui le ressuscite et qui ne l’épuise jamais.
C’est pour cela que nous pouvons considérer l’œuvre d’art comme un
infini donné. Mais c’est pour cela aussi qu’elle nous donne en quelque
sorte la présence de l’Absolu. Elle figure admirablement nos rapports
avec lui. Car lui aussi est tout entier présent ; il n’y a rien en lui qui se
refuse ; il n’est pas pour nous un principe éloigné dont nous nous
sommes depuis longtemps séparé, ni un idéal vers lequel nous tendons
sans jamais pouvoir l’atteindre. Mais il n’est pas seulement une pré-
sence qui est devant nous et qui nous est toujours offerte comme celle
de l’œuvre d’art ; il est une présence dans laquelle nous sommes nous-
même inscrit, dans laquelle nous accomplissons tous nos actes et qui
les accueille toujours. L’infini représente pour nous non point le terme
hors d’atteinte d’une marche qui ne s’interrompt jamais, mais tous les
chemins qui nous sont ouverts dans une réalité toujours présente, dont
nous ne pouvons nous évader, et qui nous dévoile toute la richesse qui
est en elle en réponse à toutes les sollicitations de la pensée et du vou-
loir.
Nul ne peut penser, sous prétexte que l’Être est partout présent,
qu’il suffise du premier regard pour s’en emparer : on ne saisit ainsi
que l’apparence ou le concept, et non point l’être même considéré
dans son essence véritable, c’est-à-dire au point même où il naît. C’est
qu’il ne se laisse point appréhender par des mains trop grossières : il
ne se montre à nous que là où nous sommes capables d’accomplir un
acte très pur et qui nous [249] donne une extrême émotion parce qu’il
est à la fois une genèse et une lumière. Il est admirable que l’être qui
est un se dérobe aussi longtemps que son unité demeure abstraite,
mais qu’il se découvre au contraire par cet acte qui nous permet de
saisir l’absolu même de la différence ; et que le même être, qui est in-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 260

fini en même temps qu’il est un, nous échappe si nous poursuivons cet
infini par une aspiration indéterminée et se livre à nous au moment
même où il s’intimise, c’est-à-dire au moment où il remplit avec exac-
titude la capacité de notre conscience finie : il n’est pour nous le Tout,
que quand il devient notre tout.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 261

[250]

LIVRE II. L’INTERVALLE

DEUXIÈME PARTIE
LES MODALITÉS DE L’INTERVALLE

Chapitre XV
L’ESPACE ET LE TEMPS

A. – L’ESPACE ET LE TEMPS COMME


EXPRESSIONS DE L’INTERVALLE

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ART. 1 : L’espace et le temps sont les modes par lesquels


l’intervalle se réalise, et proprement les véhicules de l’absence.

Nous voudrions entreprendre maintenant une déduction de l’espace


et du temps. Au lieu de nous borner à les décrire en montrant qu’ils
sont les caractères communs de toute expérience, au lieu de les poser
comme les conditions formelles sans lesquelles l’expérience telle que
nous l’avons sous les yeux serait impossible, nous voudrions montrer
que l’espace et le temps doivent naître nécessairement comme les
moyens de la participation, comme les instruments sans lesquels l’être
fini ne pourrait ni prendre place dans le Tout, ni s’en distinguer, ni s’y
unir, ni acquérir en lui un développement infini. S’il en est ainsi,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 262

l’espace et le temps sont les caractères constants de l’expérience de


tout être fini en général, et non point seulement ces caractères de
l’expérience humaine qui ne seraient que l’expression de notre consti-
tution mentale ou de notre constitution physiologique.
En ce sens l’espace et le temps doivent nous apparaître comme les
moyens sans lesquels nous ne pourrions ni poser notre liberté propre,
ni concevoir l’intervalle qui nous sépare du Tout et qui nous a permis
d’opposer l’un au multiple et le fini à l’infini.
Il est remarquable que les deux notions d’espace et de temps appa-
raissent l’une et l’autre sous la forme d’un vide qui doit être rempli.
Or c’est là le sens même que nous donnons à l’intervalle. Il est même
difficile d’évoquer soit l’espace, soit le [251] temps, autrement que
sous la forme d’un intervalle entre deux points ou d’un intervalle entre
deux instants. C’est la matière qui remplit l’intervalle spatial et la vie
qui remplit l’intervalle temporel : mais on ne peut définir l’espace et
le temps que comme de purs intervalles. C’est par eux que se réalise la
distinction entre les objets ou la distinction entre les événements ; plus
deux objets sont distants dans l’espace, plus deux événements sont
éloignés dans le temps, plus ils nous paraissent privés de communica-
tion l’un avec l’autre. Dès qu’ils se rapprochent, ils tendent à s’unir.
Ainsi l’intervalle qui les sépare les met aussi en relation.
Le lieu et l’instant ne sont pas faits pour être pensés, ils sont faits
pour être occupés ; et dans ce lieu et dans cet instant qui sont occupés,
il semble toujours que nous ayons remporté une victoire sur l’espace
et sur le temps. L’espace et le temps nous proposent des fins et par
conséquent nous séparent nécessairement de la fin que nous visons. Ils
nous permettent d’atteindre des fins particulières, mais en nous en
proposant d’autres, sans cesse plus lointaines, qui réveillent en nous
l’activité du vouloir. C’est pour cela qu’ils nous laissent toujours mé-
contents parce qu’il semble qu’ils nous laissent toujours séparés de
l’Être, de telle sorte que nous finissons naturellement par les considé-
rer comme une sorte d’écran qui nous le dissimule. En ouvrant ainsi
devant nous un chemin à parcourir, ils nous montrent que rien ne peut
nous appartenir jamais que par une action qu’il dépend de nous
d’accomplir. Le temps et l’espace définissent donc l’intervalle qui sé-
pare pour nous l’être du phénomène. Mais ce sont eux aussi qui sépa-
rent le sujet percevant de l’objet perçu et l’élan du désir de la fin dési-
rée. L’espace et le temps sont le moyen de toutes les séparations entre
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 263

les choses et entre les êtres ; mais ces séparations elles-mêmes, ils
nous permettent de les franchir, soit par le mouvement, soit par la
mémoire. Et dans leur liaison avec l’intervalle, on voit clairement
comment l’espace et le temps ne peuvent jamais être dissociés, du
moins si c’est l’espace qui sépare, bien qu’il soit formé de positions
simultanées, mais précisément parce qu’il nous subordonne à la ma-
tière ; et si c’est le temps qui unit, non seulement parce qu’il permet
de rapprocher les corps les uns des autres par le mouvement, mais
parce que, bien qu’à l’inverse de l’espace, qui les rendait simultanés,
il introduise entre eux un intervalle nouveau et plus profond, qui est
celui de la succession, c’est lui encore [252] qui le franchit par la mé-
moire en les délivrant de leur matérialité, et qui vainc ainsi lui-même
l’intervalle qu’il a creusé
C’est donc l’espace et le temps qui font apparaître le contraste et la
relation entre la présence et l’absence, (qui ne sont que le développe-
ment même de la notion d’intervalle) et qui nous donnent, pour ainsi
dire, une disposition de cet intervalle, où notre situation vis-à-vis des
autres êtres est tantôt déterminée par nous et tantôt subie. Ils ne rom-
pent pas la présence totale qui est celle de l’Acte sur lequel se fonde la
participation et qui s’exprime par ce fait qu’il entre toujours de
l’espace et du temps dans notre expérience. Mais ils la divisent pour-
tant d’une certaine manière, ou, si l’on veut, ils opposent l’une à
l’autre, à l’intérieur d’une présence immuable à laquelle on ne peut
pas se soustraire, une présence et une absence relatives, comme on l’a
vu dans la théorie des contraires. L’espace par sa simultanéité absolue
est une image de la présence totale : et c’est pour cela que les objets
géométriques nous semblent des objets éternels, que les objets empi-
riques les plus changeants nous paraissent susceptibles d’occuper tou-
jours le même lieu et que l’espace lui-même est pour nous comme une
matière indifférente et toujours sous notre regard à laquelle nous pou-
vons donner sans l’altérer les figures les plus différentes ; seulement
cette simultanéité et cette immutabilité de l’espace pur ne sont pas
l’objet d’une expérience concrète, ce ne sont que des idées : elles ne
peuvent être que pensées. Mais nous n’obtenons jamais que des simul-
tanéités particulières qui s’excluent les unes les autres et qui ainsi
donnent naissance à l’absence. Car la présence et l’absence, dans leur
origine et dans leur nature proprement spirituelles, n’ont de significa-
tion que par rapport à un acte de l’attention dont l’absence exprime
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 264

toujours le relâchement. L’espace et le temps sont comme une disten-


sion absolue de l’acte pur, mais qui peut toujours être surmontée. Ils
sont les véhicules de l’absence plutôt que de la présence, mais c’est
pour cela aussi qu’ils rendent possibles des présences disparates, qui
ne se produisent elles-mêmes que dans cette coïncidence de l’instant
et du point où il semble que la distinction de l’espace et du temps et
leur réalité même viennent pour ainsi dire s’évanouir. Mais l’espace
n’est lui-même que dissémination : il y a en lui sans doute une copré-
sence idéale de toutes ses parties, mais qui n’a de sens que dans une
aperception de l’esprit. Le temps à son tour ne cesse d’actualiser des
présences particulières ; mais elles ne s’échappent [253] que pour
qu’il puisse les introduire, grâce à la mémoire, dans l’intemporalité
d’une présence totale.

ART. 2 : L’espace et le temps nous permettent de lier l’un et le mul-


tiple, l’infini et le fini.

C’est encore la liaison du temps et de l’espace qui nous permet


d’opposer l’un et le multiple et de les unir. Car il n’y a pas d’autre
moyen sans doute de penser le multiple que de le penser par la distinc-
tion des lieux ou la distinction des instants. Cependant il ne suffit pas
de considérer qu’il y a là une simple lecture de l’expérience et que ces
deux formes de multiplicité sont distinguées par nous empiriquement.
Car, d’abord, elles n’en font qu’une, puisque toute multiplicité doit
être énumérée, c’est-à-dire égrenée le long du temps : le multiple est
un acte qui s’engage dans le temps, qui oppose sans cesse l’opération
qu’il fait à celle qu’il a faite ou qu’il vient de faire ; c’est un acte à la
fois continu et interrompu, c’est-à-dire qui réintègre à chaque instant
dans l’unité la multiplicité qu’il fait naître. Cependant, comment peut-
il être interrompu sinon parce que l’espace lui fournit précisément une
pluralité de positions distinctes, comme dans toute collection concrète
qui cesse d’être un tas pour devenir un nombre lorsque les éléments
qui la forment peuvent être séparés par un intervalle ? Et comment
l’unité de cette multiplicité pourrait-elle se réaliser si nous ne dispo-
sions que du temps où elle ne cesse de s’évanouir et de renaître. La
mémoire même n’y suffirait pas puisqu’elle laisserait subsister une
hétérogénéité entre ce qui a été compté et qui appartient au passé, et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 265

l’acte même par lequel je compte dans le présent ; et puisqu’elle a


elle-même besoin, pour se représenter dans leur ensemble les opéra-
tions qu’elle a faites, du schéma d’une simultanéité formée de parties
distinctes, c’est-à-dire du schéma d’un espace imaginé. Ce qui suffit
pour montrer que la multiplicité ne peut être appréhendée que là où
l’espace nous permet de l’embrasser par l’unité d’un même regard.
L’espace et le temps justifient aussi la distinction et la liaison du
fini et de l’infini. Car ils nous obligent à occuper une place circons-
crite à l’intérieur d’une étendue et d’une durée sans limites, mais en
les dominant pourtant l’une et l’autre par la pensée, de telle sorte que
nous pouvons occuper par la pensée tous les lieux et tous les instants
possibles. Et ce serait une [254] idolâtrie singulière de considérer cette
double infinité comme une infinité statique, ce qui est une contradic-
tion. Il n’y a pas d’autre infinité actuelle que celle de l’acte pur. De
telle sorte que l’infinité de l’espace et du temps sont une infinité pro-
duite par nous pour ainsi dire comme un moyen de participation et
destinée à montrer que, quel que soit l’horizon que nous ayons
jusqu’ici embrassé, il nous reste toujours du mouvement qui nous
oblige à le dépasser, sans que jamais l’Acte pur puisse cesser de nous
fournir.

Il est singulièrement instructif pour la théorie de la participation


d’observer que, si l’espace et le temps seuls nous permettent de nous
penser nous-même comme une partie dans un Tout, ce Tout pourtant
ne peut jamais être embrassé par nous, ce qui nous mettrait pour ainsi
dire à son niveau et par conséquent abolirait notre propre nature de
partie. Ce qui s’exprime assez bien par la nécessité à la fois de poser
le Tout, c’est-à-dire de poser l’indivisibilité de l’espace et du temps,
(ou de l’acte qui fonde la participation), mais en même temps de le
poser comme infini, ce qui permet à l’intervalle qui nous en sépare de
subsister et de laisser par conséquent à notre activité participée, c’est-
à-dire à notre existence, son irréductibilité.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 266

B) L’ESPACE ET LE TEMPS
COMME MOYENS DE LA PARTICIPATION

Retour à la table des matières

ART. 3 : Le temps rend possible le progrès de la conscience par la


conversion de l’avenir en passé grâce à la liaison dans l’instant de
l’éternité de l’acte avec la fugitivité de l’apparence.

La dualité de l’espace et du temps exprime le double moyen par


lequel la participation se réalise. Ce qui permet à la fois de les déduire
l’un et l’autre et de montrer qu’on ne peut pas les séparer.
Le temps, d’abord, c’est l’acte même en tant qu’il est participé, en
tant qu’il échelonne notre vie selon un ordre successif qui permet à
notre conscience de réaliser un progrès spirituel indéfini. Il nous em-
pêche de jamais coïncider avec l’Être et même avec notre être propre.
Mais il permet à notre propre puissance créatrice de s’engager dans un
avenir qu’il lui appartient [255] de déterminer, non point toutefois
d’une manière absolue, puisque le passé pèse sur elle et que toute ac-
tion que nous accomplissons est elle-même subordonnée à des condi-
tions que le monde lui impose ; mais c’est du côté de cet avenir que
notre indépendance s’affirme avec la faculté de convertir la possibilité
en réalité. D’autre part, cette action même que nous venons de faire et
qui recommence toujours ne se perd point sans laisser de trace : elle
s’incorpore à nous et devient notre nature, de telle sorte que nous ne
sommes pas seulement assujetti au passé qui s’est réalisé sans nous,
mais encore au passé même que nous avons contribué à produire. Non
point d’ailleurs que nous soyons à l’égard de ce passé dans un état de
pure servitude : car l’activité et la passivité se recroisent sans cesse
non pas seulement à travers le temps et dans l’opposition du passé et
de l’avenir, mais dans l’avenir lui-même que nous ne déterminons
qu’en partie, qui vient au-devant de nous et qu’il nous faut subir, et
aussi dans le passé qui demeure hors de notre portée à la fois parce
que nous l’oublions et parce qu’il est lui-même inchangeable, mais
qui est aussi le lieu privilégié de notre activité s’il est vrai qu’elle ne
cesse de le ressusciter et d’en disposer.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 267

Le temps par sa fugitivité même nous empêche de rien posséder, il


est toujours évanouissant. Il n’y a rien de réel en lui que l’instant qui
lui-même rend irréel tout ce qui le traverse. Mais cela même est ins-
tructif. Car le propre de l’instant, qui est une pure limite entre l’avenir
et le passé, c’est de nous permettre de les convertir sans cesse l’un
dans l’autre, c’est-à-dire d’obtenir la réalisation et la possession spiri-
tuelles de l’être qu’en nous tournant vers l’avenir nous cherchons sans
cesse à nous donner, et ainsi de rendre possible la démarche par la-
quelle nous parvenons à nous inscrire nous-même dans l’être éternel.
La notion de l’instant éclaire elle-même toute la théorie de la parti-
cipation. Car il n’y a d’instant que par la rencontre du sujet et de
l’objet : c’est par leur présence l’un à l’autre que se forme l’instant. Si
l’on pouvait détacher le sujet de tout objet, il ne serait rien de plus que
la présence d’une puissance et non point une présence actualisée ; et si
l’on pouvait détacher l’objet du sujet, il ne serait rien de plus que la
possibilité d’une présence, mais non point une présence réalisée. Or la
puissance du sujet s’actualise au moment où la possibilité de l’objet se
réalise. Alors l’instant apparaît. Et l’on voit surgir une ambiguïté dont
on peut dire qu’elle est singulièrement révélatrice : car, si l’on [256]
regarde l’instant du côté de l’objet, il semble que nous ayons affaire à
une multiplicité infinie d’instants à travers lesquels tout ce qui surgit
dans l’être semble aussitôt englouti dans le néant. Ce qui est le signe
sans doute que l’objet est le témoin et le moyen de l’accès dans l’être,
mais n’est point l’être même. Car inversement, c’est l’instant qui nous
fait pénétrer dans le présent, dans ce présent dont il faut dire que nous
ne sommes jamais sorti et que nous ne sortirons jamais. Or ce présent,
c’est le présent de l’acte, qui est une présence indivisible au Tout et à
nous-même. Supposons maintenant que l’instant ne soit pas cette li-
mite évanouissante dont nous venons de parler, supposons qu’il ait la
moindre épaisseur. On ne comprendrait alors ni comment cette immo-
bilisation du temps pourrait lui permettre ensuite de reprendre son
cours, ni comment nous pourrions éviter de nous confondre pendant
cet instant, si court qu’on l’imagine, avec cet objet, cet état ou cette
chose qui viendrait en remplir le contenu. C’est parce que l’instant ne
nous donne jamais qu’un contact tangentiel avec l’être réalisé qu’il
nous délivre toujours, en nous obligeant à prendre la responsabilité de
nous-même et à nous identifier avec un acte qui se réalise. Ce qui suf-
fit à montrer, comme nous essaierons de l’établir au chapitre XVIII,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 268

que le monde, qui est tout entier présent dans l’instant, n’a lui-même
aucune réalité permanente, qu’il n’est qu’une mince surface toujours
variable que notre activité, qui lui demeure attachée par la donnée,
trouve toujours devant elle, mais qu’elle déborde toujours, soit en
avant soit en arrière, selon une dimension temporelle qui est la condi-
tion sans laquelle notre vie participée ne pourrait pas être notre œuvre.
L’instant est donc la jointure d’une présence éternelle et d’une pré-
sence temporelle, c’est-à-dire disparaissante. Car tout acte que nous
accomplissons nous fait participer selon nos forces à cette efficacité
omniprésente qui, en devenant nôtre, nous oblige à éterniser ce que
nous faisons. Au contraire, l’objet, qui lui est corrélatif et qui exprime
notre limitation, qui appelle sans cesse un objet différent, qui ne pos-
sède rien en lui qui lui permette de subsister, ni même d’être posé (au-
trement que par l’acte même qui le pose), ne cesse de périr. Aucune
de nos opérations ne peut se passer d’une matière sans laquelle elle ne
serait pas participée ; mais la formation et l’anéantissement de cette
matière sont la double condition incessante qui permet à [257] ces
opérations de se réaliser et de déterminer notre place dans l’être sans
condition.
La participation est donc la rencontre d’une présence de fait, dont
le contenu ne cesse de se renouveler et de nous fuir, et de la présence
d’un acte qui actualise le fait, mais qui l’abandonne toujours dès qu’il
a été en quelque sorte déterminé par lui afin d’inscrire dans l’absolu
notre essence participée. Ainsi, la participation qui ne fait qu’un avec
la liberté, nous donne la responsabilité de nous-même. Et c’est parce
qu’elle est une participation à l’éternité de l’acte pur qu’elle immorta-
lise l’être même qu’elle nous permet de nous donner ou, en d’autres
termes, c’est parce qu’elle est une ouverture sur l’éternité que la liber-
té nous donne l’immortalité.
On comprend donc facilement qu’on puisse faire de l’instant le lieu
de rencontre de l’esprit et de la matière ; c’est pour cela qu’il a deux
significations différentes : le monde matériel meurt et renaît dans
chaque instant, il n’est pour nous qu’une apparence dépourvue de pro-
fondeur. De fait, nous voyons bien qu’il ne cesse de se dissiper ; il est
l’épreuve qui permet à tous les êtres de se réaliser, mais qui se dérobe
définitivement quand ils meurent, c’est-à-dire quand ils y sont parve-
nus. Seulement, c’est dans l’instant aussi que, chaque fois que la ré-
flexion nous permet de nous reprendre et de triompher du jeu des phé-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 269

nomènes, nous retrouvons l’acte identique et toujours disponible qui


nous introduit dans le présent de l’éternité.
La participation, précisément parce qu’elle est participation à un
acte éternel, est toujours elle aussi un premier commencement, c’est-
à-dire une liberté ; mais comme elle ne peut nous détacher de l’acte
éternel qu’en nous engageant dans le temps, elle est un premier com-
mencement qui doit recommencer toujours. Et c’est pour cela que son
exercice est soumis à de perpétuelles intermittences, de telle sorte que
le temps lui-même n’est continu, ou même n’est, que parce qu’il n’est
rien de plus lui-même que le relâchement de l’acte pur. Aussi n’est-il
pas à proprement parler constitué, mais plutôt ponctué par des instants
dont chacun, étant toujours acte et créateur d’actualité, est moins un
instant du temps qu’un instant d’éternité.
Ce qui est le plus important à notre sens dans la théorie de la parti-
cipation, c’est que le propre de l’acte (même de cet acte de participa-
tion qui est nous-même) c’est de s’exercer toujours dans le présent. Il
est un pendant qui ne connaît ni avant ni [258] après. De là on peut
tirer que l’avant et l’après n’existent que comme des effets de la parti-
cipation destinés à traduire et à réparer son insuffisance en nous per-
mettant par un développement autonome de créer peu à peu notre être
propre.

ART. 4 : L’espace donne à la participation un objet toujours nou-


veau, mais en réalisant lui-même une sorte de figuration de l’éternité.

On voit maintenant assez clairement quel est le rôle de l’espace par


la liaison même qu’il soutient avec le temps. Car l’espace exprime
précisément dans l’acte temporel ce qui le limite et lui fournit un objet
qu’il est capable d’étreindre. Nous avons vu que le temps pur, préci-
sément parce qu’il est perpétuellement fluent et qu’il ne peut être arrê-
té même pendant un moment très court, m’empêche de rien posséder ;
ou plutôt, il me montre que mon être propre réside seulement dans
l’acte qui doit renaître toujours. Aussi le temps est-il incapable de me
fournir aucune donnée réelle. Ces données pourtant, que l’acte ne
cesse d’appeler, c’est l’espace qui à chaque instant ne cesse de les
fournir dans une coupe horizontale du devenir où tous ceux qui met-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 270

tent l’Être du côté du donné pensent naturellement que la totalité du


réel est située.
Bien plus, l’espace nous donne une certaine image de
l’immutabilité même de l’Être : il nous semble que c’est toujours le
même espace que peuplent les objets les plus différents et qui, sans
être lui-même altéré, est traversé par la multitude infinie des change-
ments qui remplissent le monde. La géométrie, qui étudie des figures
assujetties seulement à la condition d’être dans l’espace, les cristallise
dans une perfection immobile. Il suffit de dissocier par la pensée
l’espace du temps pour que l’espace revête aussitôt ce caractère
d’éternité ; il l’acquiert proprement, non pas en étant pour ainsi dire
présent à travers toutes les phases du devenir temporel, car alors on ne
pourrait pas concevoir qu’il fût étranger au changement, mais en étant
proprement intemporel. Et comme il donne à une multitude infinie
d’objets possibles le caractère de la simultanéité, il ne faut pas
s’étonner que ce soit sur le modèle de la simultanéité spatiale que
nous nous représentions toujours l’univers spirituel dès que nous le
concevons comme soustrait au changement et à la mort. Ce qui est
une objection que l’on dirige souvent contre la croyance à
l’immortalité.
[259]
Ainsi, par une sorte de paradoxe, c’est l’éternité de l’Acte pur qui
se trouve, pour ainsi dire, figurée par l’espace, alors que le temps où
se produit l’acte participé, semble, pour ainsi dire, le diviser et le sé-
parer sans cesse de lui-même. Mais on comprend assez facilement
qu’il en soit ainsi si on réfléchit que le temps, étant le moyen de la
participation, doit exprimer précisément son essentiel inachèvement et
son progrès illimité : ainsi il semble qu’à chaque instant elle nous sé-
pare de l’être pour nous donner avec lui un nouveau contact. Mais
l’Être nous demeure toujours indivisiblement présent. Il faut donc
qu’il le soit par la forme même de la donnée en tant qu’elle surpasse
l’acte même que nous rendons nôtre : c’est le rôle de l’espace, qui est
la matrice du monde réel, et que nous pouvons légitimement regarder
comme immuable et éternel si nous le considérons en lui-même, abs-
traction faite des distinctions que nous pouvons faire en lui, bien que
chacune de ces distinctions soit en rapport avec un acte participé,
donne à cet acte un objet et un soutien et reçoive de cet acte même
une place à l’intérieur du devenir. L’espace me donne une sorte
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 271

d’image statique de l’éternité même de l’Acte : idéalement, je puis le


contempler d’un seul regard. Mais en lui, c’est le temps que je con-
temple, puisque c’est en lui que le mouvement s’accomplit et qu’il ne
cesse de varier à l’infini le visage que le monde me propose. En lui
viennent s’unir cette analyse créatrice par laquelle la participation ne
cesse de poursuivre ses propres opérations et cette synthèse unifica-
trice qui nous permet de les embrasser dans la totalité même de l’Être.
Il est lui-même éternel si on le considère dans sa totalité indivi-
sible, c’est-à-dire comme une infinité de positions simultanées, mais
idéales, que l’on ne peut distinguer les unes des autres que par la pen-
sée et d’une manière purement abstraite ; mais à aucune d’entre elles
on ne peut faire correspondre encore aucun objet éternel, ni même au-
cun objet réel. Cet objet lui-même qui individualise les positions de
l’espace ne peut apparaître en lui que par une analyse, c’est-à-dire par
une opération temporelle qui l’actualise en un point et en un instant
déterminés. La coïncidence du point et de l’instant donnera à l’objet
sa réalité, car l’instant le relie à l’acte participé et le point à cette ac-
tualité donnée qui surpasse la participation, mais qui est toujours évo-
quée par elle. L’espace est le contenu identique de chaque instant et
de tous les instants. Il est éternel comme l’est [260] la participation, en
tant qu’elle est toujours offerte. Il ne se produit qu’avec la participa-
tion comme le schéma de toutes les participations possibles ; il est
donc une potentialité éternelle. On comprend qu’il soit lui-même sans
épaisseur comme l’instant, qu’il ne loge en lui que la phénoménalité,
qu’il puisse apparaître comme étant le lieu de l’Être puisqu’il est le
lieu de la participation effectuée, que l’on ne puisse y distinguer que
des événements évanouissants qui portent tous la marque du temps,
que l’esprit se meuve toujours au delà de l’espace dans un avenir où
l’être est encore indéterminé, ou en deçà de l’espace qui lui a permis
de se réaliser, c’est-à-dire dans un passé où il est maintenant possédé
et spiritualisé ; l’espace est précisément le moyen de convertir cet
avenir en passé, mais sans être lui-même autre chose que le mince
écran que la participation doit traverser pour trouver dans la totalité de
l’être cette confirmation dont elle a besoin et sans laquelle nous ne
serions jamais assuré qu’elle ait franchi les limites de notre propre
subjectivité.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 272

ART. 5 : C’est le temps qui nous permet d’introduire dans le monde


à la fois le sens et la valeur.

Le temps donne un sens à tous les événements, au monde et à


nous-même. Il est naturel que ce sens, ce soit dans l’avenir que nous
le cherchions. Et c’est vers l’avenir que toute action est en effet ten-
due. Cependant ce serait une idolâtrie que de dire que l’avenir consi-
déré en lui-même et tel qu’il se produira est la raison d’être de tout ce
qui est, c’est-à-dire à la fois du présent et du passé. En réalité l’avenir
nous permet non pas de trouver le sens du monde ou de notre propre
vie, mais de lui en donner un. Pour cela, il faut que nous ayons posé la
valeur d’une fin qui n’existe encore pour nous qu’en idée, et que nous
entreprenions de la réaliser : il faut, puisqu’elle donne un sens à notre
vie, que nous soyons prêt à lui sacrifier cette vie. Ainsi le monde n’a
point un sens qu’il s’agirait pour nous de découvrir : il n’a de sens que
celui que nous réussissons à lui infuser par une action spirituelle, qui,
si elle manque, le laisse subsister comme un pur mécanisme dont nous
ne faisons aucun usage.
Quand nous disons que c’est l’avenir qui donne un sens au présent,
il ne faut point l’entendre dans un sens trop littéral. Car cet avenir
n’est lui-même rien tant qu’il n’est pas entré dans l’être sous la forme
du présent. Seulement il faut que cet [261] être nous apparaisse avec
le caractère de la valeur, il faut qu’il soit d’abord désiré et voulu, qu’il
se présente donc comme un objet intentionnel, il faut ensuite non seu-
lement qu’il ait été actualisé, mais qu’il ait traversé l’épreuve de
l’actualisation, afin qu’il devienne l’objet d’une possession spirituelle
impérissable. De telle sorte que c’est non seulement l’avenir, mais
l’avenir, en tant qu’il est, après être entré dans le présent, devenu lui-
même passé, qui donne à tous les événements qui se produisent et à
toutes les actions que nous pouvons accomplir leur signification véri-
table. Nous ne savons jamais s’il peut être vrai de dire d’une chose
qu’elle sera ; mais nous savons à coup sûr qu’il est vrai ou faux de
dire qu’elle a été. C’est qu’elle a alors pénétré dans l’être ; mais c’est
parce qu’elle n’y a pénétré qu’après avoir été d’abord voulue comme
future qu’elle a donné à l’être la marque de la valeur.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 273

Le sens exprime le rapport des choses avec le moi, leur prise de


possession par le moi et par conséquent aussi la formation et la créa-
tion de notre être personnel dans le monde. Nous disons, à la fois le
sens du temps et le sens de la vie ; et il est manifeste que le temps n’a
pour nous un sens que pour que nous puissions donner un sens à notre
vie. Le sens du temps qui va du passé à l’avenir nous permet de pro-
poser à notre activité une fin éventuelle que nous transformons ensuite
en une acquisition réalisée. Il exprime en quelque sorte la condition
abstraite d’une telle transformation. Mais nous disons que notre vie a
un sens lorsque cette fin, nous l’avons choisie par un acte de liberté et
qu’elle s’est incorporée ensuite à notre être même : car alors, ce que
nous sommes devient l’effet même de ce que nous avons voulu.

C) L’ESPACE ET LE TEMPS
COMME MÉDIATIONS ENTRE
LA LIBERTÉ ET LE MONDE

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ART. 6 : L’espace et le temps sont indéterminés et sont pourtant les


moyens de toute détermination.

L’espace et le temps sont informes, et pourtant ils sont les soutiens


de toutes les formes. Ils sont des cadres vides, mais qui demandent à
être remplis. Seulement on ne peut expliquer comment cette détermi-
nation peut apparaître, comment cette [262] forme peut être tracée,
comment ce contenu peut se constituer que si on rattache l’espace et le
temps aux conditions générales qui rendent la participation possible.
Ce sont les instruments de la participation, les chemins du progrès spi-
rituel qui nous apportent à chaque instant et en chaque lieu un objet
toujours nouveau. C’est l’acte de participation qui est l’origine com-
mune du temps et de l’espace, qui les engendre l’un et l’autre. Alors le
temps, où l’acte de participation s’accomplit, trouve dans l’espace la
matière même des opérations les plus différentes. Il offre à l’exercice
de la liberté un champ d’indétermination dynamique qui trouve dans
un champ d’indétermination statique une réponse dont elle a besoin en
même temps qu’un instrument d’objectivation. La présence continue
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 274

d’un espace dont la figure ne cesse de changer est toujours corrélative


d’un temps dans lequel le changement ne cesse de se produire : elle en
est l’image à chaque instant. Elle porte en elle le tracé de tous les
mouvements que nous avons accomplis ; et ces mouvements (même
ceux qui paraissent se produire d’une manière mécanique) ne sont que
la forme visible de l’acte même qui leur a donné naissance, dont ils
expriment le degré de tension ou le fléchissement. Le temps et
l’espace ne sont d’abord des milieux vides qu’afin que le temps puisse
devenir le lieu de l’action et l’espace secondairement le lieu de la re-
présentation. Dès que l’acte de participation commence à s’exercer,
l’espace et le temps s’opposent l’un à l’autre, mais entrent en rapport
l’un avec l’autre. Alors leur double indétermination cesse : leur
double possibilité s’actualise. Dans le même présent apparaît une plu-
ralité d’instants dont chacun constitue une limite unique et indéfini-
ment variable entre un avenir imaginé ou désiré et un passé remémoré
ou possédé. Dans l’étoffe commune et indifférente de la spatialité où
tous les points sont relatifs les uns aux autres, chacun d’eux devient
un lieu qui acquiert une particularité et une originalité absolues. De
telle sorte que des actes toujours nouveaux, qui s’effectuent tous en un
moment privilégié du temps, suscitent des données toujours hétéro-
gènes qui occupent dans l’espace des places toujours différentes.
Cependant il y a à cet égard bien de la différence entre le temps et
l’espace. Car l’infinité n’appartient en propre qu’au temps et non
point à l’espace. Ce qui apparaît avec assez de clarté si l’on songe que
le temps est le moyen qui permet de lier l’acte participé avec l’acte
pur, liaison qui oblige l’acte participé [263] à s’engager lui-même
dans un développement sans limites et dont témoigne plus clairement
encore la nécessité où l’on est d’engager tous les instants successifs
dans un même présent éternel où il semble qu’ils viennent pour ainsi
dire affleurer tour à tour. Or l’infinité de l’espace ne pourrait être
qu’une infinité actuelle : ce qui ne va pas sans contradiction quand il
ne s’agit pas de l’Acte pur. Mais en réalité, elle n’est rien de plus que
l’infinité du temps qui se projette dans l’espace pour y poursuivre sans
trêve des opérations de détermination et d’actualisation qui ne
s’achèvent jamais. Aussi bien l’espace est-il assuré de ne jamais lui
manquer. Dans le temps, nous ne pouvons jamais rien saisir que l’acte
d’appréhender quelque objet qui est dans l’espace ; mais c’est par cet
objet que l’acte, et le temps où il s’exerce, reçoivent une forme déter-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 275

minée. Il faut donc que dans l’espace il n’y ait jamais rien qui ne soit
posé et par conséquent circonscrit et fini, bien que nous puissions
poursuivre en lui à l’infini l’acte de poser ou de circonscrire : c’est là
l’œuvre du mouvement, qui est en effet le facteur de liaison entre
l’espace et le temps. Sans lui on ne pourrait pas distinguer dans le
temps des instants successifs ; il ne serait rien de plus que l’expression
de l’infinité idéale qui est inséparable de tout acte participé.
La distinction entre l’espace abstrait et l’espace concret, c’est la
distinction entre tous les mouvements possibles et tous les mouve-
ments réalisés, entre toutes les constructions que nous pouvons faire et
toutes les constructions que nous avons faites, entre le schéma d’un
acte infini qui surpasse toutes les opérations dont nous sommes ca-
pables et le support de toutes les qualités sensibles qui sont corréla-
tives des opérations que nous avons véritablement effectuées.
Quant au temps, il est le chemin perpétuellement offert à la partici-
pation. C’est en lui que s’engage le désir qui exprime ce qui nous
manque et la distance qui nous sépare toujours de l’être pur ; ce désir
qui ne cesse de se renouveler fournit à la liberté l’élan dont elle a be-
soin, mais dont il lui appartient de disposer. Elle ne peut elle-même
sortir de l’indétermination que si elle suscite quelque objet fini qui, en
lui répondant, lui permette de sortir aussi de la potentialité. Cet objet,
il est vrai, elle le dépasse toujours : autrement elle ne pourrait en lui
que s’éteindre et se mortifier. Pourtant nous savons aussi que c’est
dans la perfection de chacune des fins qu’elle se donne tour à tour
qu’elle réalise la plénitude même de son efficacité. On voit apparaître
[264] alors la variété infiniment variable des formes de l’être. Ainsi se
constitue un monde qui est le même pour tous, puisque toutes les li-
bertés participent du même acte pur, et qui est propre à chacun,
puisque chaque liberté a conquis pourtant l’indépendance. C’est pour
cela que le temps est à la fois la manifestation du réel et l’épreuve du
moi. De là ces formules célèbres que c’est le temps qui dévoile la vé-
rité, que le temps, selon Thalès, a tout découvert, qu’il est le meilleur
conseiller des mortels et encore la pierre de touche et la meule de nos
pensées.
L’acte s’actualise donc par le moyen de l’espace et du temps. Mais
l’hétérogénéité qui les sépare, en nous obligeant à reconnaître que
chaque instant enveloppe en lui la totalité des points de l’espace et,
qu’inversement, chaque point de l’espace est capable de traverser
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 276

l’infinité du temps et de se différencier en chaque instant, nous oblige


à établir entre eux non point une sorte de parallélisme stérile, mais une
correspondance toujours variable qui est l’effet de notre liberté ; elle
ne s’exerce qu’en s’actualisant toujours par la synthèse qu’elle effec-
tue entre ces deux claviers de possibilités : celui qui lui permet en
chaque instant de s’appliquer à des points différents et celui qui lui
permet en des instants différents de modifier toujours l’état de chaque
point.
On remarquera aussi que le même acte participé qui nous engage
dans l’espace et dans le temps afin de devenir capable de s’exercer,
nous délivre pourtant à la fois de l’un et de l’autre. C’est dans l’espace
et le temps que tout se fait et se défait. C’est là que l’acte de participa-
tion vient lui-même s’éprouver avant d’acquérir, comme on le voit
dans le vouloir le plus élémentaire, un caractère de spiritualité et de
pérennité. Mais on ne saurait être surpris que le même acte qui crée le
temps et l’espace ne puisse pas leur être assujetti. Il les surpasse parce
qu’il les produit. Il ne peut pas se laisser émietter par leur double mul-
tiplicité. Il les lie l’une à l’autre ; et dans chacune d’elles, il lie les uns
aux autres les éléments même qui les forment. Ainsi on ne s’étonnera
pas que par la même démarche il crée l’espace et le temps et les abo-
lisse, car le même acte qui est éternellement présent à lui-même est
omniprésent, dans l’espace et dans le temps, à tous les modes finis de
la participation.
[265]
ART. 7 : L’espace et le temps sont les instruments de possibilité par
lesquels notre liberté construit le monde, en réalisant une correspon-
dance incessante entre l’opération et la donnée ou entre l’intelligible
et le sensible.

Que l’espace et le temps nous fournissent les schémas du détermi-


nisme qui lie tous les phénomènes les uns aux autres quand nous con-
templons l’univers comme un objet de spectacle, mais qu’ils soient
corrélativement les instruments de notre liberté, c’est ce qui apparaît
assez clairement, non pas seulement quand on pense que ce détermi-
nisme est lui-même l’œuvre de notre liberté, une conquête de
l’expérience par l’esprit et que c’est sur lui que nous appuyons toutes
les entreprises par lesquelles nous agissons sur le monde pour le ré-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 277

former, mais encore quand on considère que le temps qui renaît tou-
jours nous arrache sans cesse à un monde statique et fini pour nous
replacer au premier commencement de nous-même et du monde, et
que l’espace, qui est le lieu de toutes les directions, met pour ainsi dire
sous nos yeux une pluralité infinie de directions simultanées entre les-
quelles nous ne cessons de choisir. C’est l’espace et le temps qui sont
donc d’abord les véhicules de la possibilité et du passage de la puis-
sance à l’acte ; c’est par eux que la puissance se distingue de l’acte et
qu’elle est elle-même actualisée : c’est donc par eux que la liberté
même s’exerce.
Mais si l’avenir exprime cette puissance en tant qu’elle est toujours
offerte à la participation, ce qui fait qu’elle devient aussitôt pour nous
une source d’invention, le passé exprime cette même puissance en tant
qu’elle est devenue nôtre, qu’elle est pour nous un objet de possession
dont nous sommes capable de disposer comme nous disposons de
nous-même. Que l’instant même où nous vivons paraisse avancer sans
cesse sur la ligne du temps, c’est le signe du rapport toujours variable
qui ne cesse de s’établir entre l’acte pur et la participation. Quant à
l’espace qui semble bloquer devant nous tout le réel dans un monde
déjà réalisé, il ne faut pas oublier qu’il n’est pas exclusivement pour
nous un spectacle, ou que du moins, s’il en est un, c’est un spectacle
changeant que nous ne cessons en quelque sorte de produire. D’abord
ce spectacle même, en tant que spectacle, ne peut pas être pour nous
une réalité ; il est en rapport avec nous sans être nous ; tous ces lieux
que nous n’occupons pas, où nous situons les objets représentés, ne
sont pour nous [266] que des lieux virtuels, ceux que nous pourrions
occuper et vers lesquels le mouvement est capable de nous porter.
Ainsi, comme on l’a montré, si le propre du temps, c’est de virtua-
liser l’acte même afin que nous soyons capable de l’assumer et d’y
participer, l’espace qui se répand autour de nous et qui dans le présent
même nous livre une infinité de chemins différents dans lesquels notre
mouvement peut s’engager et entre lesquels nous pouvons choisir,
actualise pour ainsi dire nos possibilités. Seulement, tandis que le
propre de l’acte participé, c’est toujours d’évoquer une donnée qui en
est corrélative, cette donnée, c’est l’espace seul qui la fournit. Bien
qu’il ne puisse être lui-même pensé que par un acte qui distingue en
lui des positions et qui les rassemble, c’est-à-dire par une activité spa-
tialisante, on peut dire qu’il se présente toujours à nous sous la forme
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 278

d’une donnée et qu’il est le type et le support de toute donnée. Non


point qu’il soit lui-même jamais donné isolément ; mais rien ne peut
être proprement donné que ce qui est donné dans l’espace ; il est le
caractère qui fait précisément que les qualités deviennent pour nous
des données. Et si l’on pouvait concevoir un temps pur où notre vie se
renouvellerait sans cesse sans que l’acte accompli par nous à chaque
instant formât jamais spectacle devant nous, il n’y aurait point à pro-
prement parler de donnée. L’espace et le temps figurent donc admira-
blement la scission et la correspondance de l’acte participé et de la
donnée. Et comme le temps nous permet d’accomplir toujours des
actes nouveaux et de les varier par une initiative qui recommence tou-
jours, on comprend aussi que l’espace ne soit lui-même qu’un im-
mense tableau où, à toute opération que nous sommes capable de
faire, correspond dans le monde une qualité qui lui répond et qui est
toujours originale et inimitable.
C’est la raison pour laquelle enfin le temps et l’espace nous per-
mettent d’établir un lien entre l’intelligible et le sensible, lien qui, au
lieu de les opposer en les situant dans deux mondes différents entre
lesquels on ne parvient pas à établir une harmonie réelle, les rend au
contraire étroitement solidaires. D’une part en effet l’intelligible ex-
prime toujours pour nous une construction que notre esprit peut faire
et cette construction, nous la réalisons toujours par un acte qui
s’accomplit dans le temps, mais qui pourtant saisit son objet, dès qu’il
est construit, dans une intuition intemporelle. De telle sorte que la
croyance à [267] l’éternité de l’intelligible se justifie également par la
disponibilité permanente que nous avons de cet acte constructif et par
la possibilité corrélative de le recommencer en tout instant et en tout
lieu, c’est-à-dire en nous servant de l’espace et du temps comme des
schémas généraux de la participation, indépendamment de toute forme
actuelle et concrète qu’elle pourra recevoir. L’intelligible joue donc
un rôle de médiateur entre la participation possible et la participation
réalisée ; mais en chaque lieu, en chaque instant, là où la participation
est considérée non pas comme un pouvoir abstrait, mais comme un
pouvoir qui se réalise, l’intelligible se joint nécessairement au sensible
qui lui correspond et qui l’achève, mais qui représente toujours par
rapport à lui un surplus et ne pourra jamais s’y réduire. Dès lors, il ne
faut pas s’étonner que l’intelligible et le sensible, au point où ils vien-
nent s’unir, nous permettent de faire coïncider cette infinité de répéti-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 279

tion inséparable d’un acte de l’esprit qui peut toujours être refait et
cette infinité du tout individuel qui est toujours tel ou tel, à laquelle
l’esprit cherche toujours à appliquer une analyse qui ne sera jamais
capable de l’épuiser.

ART. 8 : L’indivisibilité de l’Acte qui, dans le pur instant, engendre


le devenir sans s’y trouver lui-même engagé, sauve la spiritualité du
monde.

Toute participation présente ce caractère d’être à l’égard de l’acte


pur une limitation (encore qu’il y ait beaucoup à dire sur ce point et
que, jusque dans l’infini actuel, l’offre et le don qu’il fait de lui-même
ne doivent pas être considérés comme un pur partage, mais comme
une générosité essentielle et toujours enrichissante) et d’être à notre
égard, et à l’égard du monde même que fait apparaître l’acte participé,
une création. Or c’est cette participation qui fait de l’espace et du
temps les conditions de sa possibilité, conditions qui ne sont pas don-
nées antérieurement à son exercice, mais qu’elle crée par son exercice
même.
Dès lors, l’identité de l’acte à travers le temps et à travers l’espace
nous oblige moins peut-être à détacher l’acte de l’espace et du temps
qu’à le considérer comme omniprésent, c’est-à-dire comme présent
toujours et partout. Et c’est parce que l’acte réside au point où
l’espace et le temps s’engendrent à la fois, non pas seulement dans
leur universalité abstraite, mais [268] dans leur relation concrète, pré-
sente et vécue, que l’unité de l’acte engendre toutes les modalités de
ce qui est.
Ainsi il est remarquable que l’espace et le temps nous fournissent
une sorte de champ de médiations entre l’indivisibilité de l’acte pur et
la pluralité infinie des aspects de l’expérience. C’est pour cela aussi
que toute opération particulière semble susceptible d’être indéfiniment
recommencée quand on la considère dans l’espace et le temps homo-
gènes, alors qu’elle est toujours unique dans son ordre quand on la
considère dans le hic et le nunc de son application concrète.
Il est donc bien évident que l’acte qui engendre l’espace et le
temps, qui produit à la fois la multiplicité de leurs éléments et la rela-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 280

tion qui les unit, ne peut pas être engagé lui-même dans l’espace ni le
temps : il n’y engage que ses effets. Mais le devenir ne peut pas être
opposé à l’être. Il lui est intérieur. Il est le moyen par lequel l’être par-
ticulier se constitue à l’intérieur de l’être total, le sillage de son action,
le témoignage de l’intervalle qui sépare l’acte pur de l’acte de partici-
pation, et de l’effort progressif qui cherche à le remplir. L’être ne lui
est point subordonné. C’est lui qui est subordonné à l’être. Il n’est
point un être naissant et périssant à chaque instant. Il se déploie tout
entier au sein même de l’être où il est l’instrument qui permet à la per-
sonnalité de se créer elle-même par une transformation incessante de
son être possible en son être réalisé.
Rien de plus instructif que de méditer sur ce devenir qui n’a
d’existence actuelle que dans l’instantané. C’est le signe que nous de-
vons toujours le traverser, mais que nous ne pouvons jamais nous y
établir. Seulement l’instant est en même temps la percée toujours re-
nouvelée de notre activité participée dans le présent éternel. Ainsi
c’est l’indivisibilité du pur instant qui sauve la spiritualité du monde.
C’est elle qui m’interdit de coïncider avec le donné autrement que
d’une manière tangentielle. Mais dans ce même instant où s’exprime
ma limitation, se réalise cette activité purement spirituelle qui ressus-
cite le passé, anticipe l’avenir et convertit sans cesse ce que je veux en
ce que je suis.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 281

[269]

LIVRE II. L’INTERVALLE

TROISIÈME PARTIE
L’INTERVALLE REMPLI

Chapitre XVI
L’ORIGINE DE LA PUISSANCE

A. – LA PUISSANCE MÉDIATRICE
ENTRE L’ACTE PUR
ET NOTRE ACTE PROPRE

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ART. 1 : Nous ne pouvons franchir l’intervalle que par une double


opposition de l’acte avec la puissance et avec la donnée.

La participation ne se réalise que par l’intervalle et cet intervalle


sépare toujours le fini de l’infini. Mais la question se pose maintenant
de savoir comment cet intervalle peut être franchi. C’est évidemment
à condition que le fini trouve dans l’infini le principe qui lui permet à
la fois de se former et de s’accroître. Cela n’est possible que par une
double opposition qui nous oblige :
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 282

d’une part à considérer l’infini, qui en soi est un acte pur, comme
étant à l’égard du fini une puissance qui ne cesse de lui fournir,
mais que le fini n’a jamais cessé d’actualiser, c’est-à-dire de
rendre sienne : c’est là en nous la distinction de la puissance et
de l’opération ;
d’autre part à considérer l’opération même, en tant qu’elle est par-
ticipée, comme incapable du se suffire (parce qu’elle est [270]
abstraite et intentionnelle) et comme appelant toujours par con-
séquent une donnée qui la limite, mais aussi qui lui répond, qui
la surpasse et qui l’achève.

De même que l’opération, au moment où elle s’exerce, ne rejoint le


réel que par la liaison avec la donnée, elle n’épuise pas non plus cet
acte même qui lui fournit toutes ses ressources, auquel elle n’ajoute
rien quand elle s’exerce, auquel elle ne retire rien quand elle ne
s’exerce pas, mais qui, par rapport à elle, apparaît comme la puissance
que chacun met en œuvre dans la situation qu’il occupe dans le
monde, selon l’usage qu’il fait de sa liberté. Si c’est parce que toute
opération participée est nécessairement une opération particulière
qu’elle fait apparaître dans un monde, qui est le produit de la partici-
pation, une pluralité de données qui se renouvelle toujours, c’est pour
la même raison qu’elle nous oblige à distinguer, à l’intérieur de l’acte
pur, une pluralité de puissances que l’on ne tarit jamais, qui sont tou-
jours offertes à la participation dès que celle-ci a commencé et qui la
surpassent indéfiniment. C’est l’étude du rapport entre l’activité per-
sonnelle et les différentes puissances dont elle dispose qui constitue la
dialectique de l’esprit. Et l’on conçoit facilement qu’entre le jeu de
ces puissances et ce système de données qui constitue pour nous le
monde, il y ait non pas seulement une liaison, mais encore une exacte
correspondance comme entre le dessin et la main qui le trace. Alors le
monde peut être regardé non pas comme la matière, mais comme le
produit de la participation.
La puissance en est l’instrument. Et elle fait apparaître la participa-
tion à la fois comme une démarche par laquelle chaque être puise dans
une sorte d’au-delà de toute existence réalisée, et comme une dé-
marche par laquelle il actualise certaines données grâce à un acte qu’il
dépend de lui seul d’accomplir.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 283

On pourrait exprimer la même idée en disant que la puissance ne se


distingue de l’acte pur en lui demeurant unie, mais de manière à
rendre possible la participation, qu’à condition qu’elle se scinde elle-
même en deux puissances différentes et pourtant corrélatives : l’une
est active et en relation avec notre liberté dont l’exercice nous est lais-
sé ; mais nous savons pourtant que son exercice resterait purement
virtuel, ne posséderait aucune efficacité et ne parviendrait pas à nous
inscrire nous-même dans l’Être, s’il n’y avait pas aussi une puissance
passive, ou une puissance d’être affecté, qui vînt lui répondre et [271]
par laquelle l’indivisibilité de l’être en chaque point se trouvât main-
tenue. Ainsi, comme la puissance de désirer un objet appelle celle
d’être affecté par sa jouissance, la puissance de penser appelle celle
d’être affecté par l’idée vraie. Cette corrélation rigoureuse suffit à ex-
pliquer d’abord pourquoi nous avons souvent l’impression d’être af-
fecté avant même d’agir, de telle sorte que notre action paraît alors
suggérée par l’affection, ensuite pourquoi, si tout acte accompli par
nous est toujours en relation avec une donnée, le mot donnée surpasse
singulièrement le sens qu’on lui attribue en général quand on le limite
à la sensation.

ART. 2 : L’univocité de l’Être est maintenue grâce à la liaison du


fini et de l’infini par l’intermédiaire de l’idée de puissance.

L’idée de puissance, comme Leibnitz l’avait vu admirablement, est


la seule qui se montre capable d’établir un lien entre le fini et l’infini.
Ou, s’il est vrai que l’infini lui-même exprime le rapport entre l’être
total et l’être participé, alors il faut dire que la puissance seule pré-
sente un caractère d’infinité en ouvrant devant l’être fini un chemin
qui est lui-même sans limites. On voit bien que c’est ici en effet que
doit se faire la jonction entre l’Acte pur ou la parfaite efficacité et les
actions particulières qui l’expriment sans qu’aucune d’elles réussisse à
l’épuiser. L’Acte pur devient une puissance infinie dès qu’il s’offre à
nous comme participable, ce qui permet d’une part à l’univocité de
l’Être de ne point se rompre, et d’autre part à chaque être particulier
de porter sa part d’initiative et de responsabilité personnelles dans la
création de l’univers tout entier. Il n’est donc une puissance que par
rapport à moi ; mais il est en moi la puissance positive à laquelle
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 284

j’emprunte l’efficacité même qui me permet d’accomplir tous les


actes que je considère comme miens.
Le mot de puissance est tombé peu à peu en discrédit à la fois
parce que, quand la chose n’est encore qu’une puissance, elle est in-
saisissable et indéterminable, et parce que, dès qu’on essaie de la sai-
sir et de la déterminer, on ne voit plus en elle qu’un double virtuel et
inerte de la chose elle-même, et qui a encore besoin de secours exté-
rieurs pour être réalisé. Dès lors on comprend que le mot de puissance
ait fini par paraître une idole verbale. Mais d’abord la puissance en
tant que puissance ne nous échappe pas absolument : et le propre de la
conscience c’est, [272] non pas, comme on le croit, de nous donner le
spectacle des objets, mais d’être un débat entre des puissances qui
n’ont pas encore trouvé leur objet. D’autre part, la réflexion qui est,
comme nous l’avons montré, un retour à la source nous met par là
même en présence de la puissance, non point il est vrai d’une puis-
sance stérile et nominale, mais d’une puissance active inséparable de
notre liberté qui s’en empare et commence à la mettre en œuvre. Enfin
cette puissance n’est elle-même ni absolument indéterminée, ni la
simple reproduction idéologique d’un effet déjà connu ; car, précisé-
ment parce qu’elle nous rapproche de la source originaire dont dépen-
dent toutes les choses particulières, elle dépasse sans doute tout effet
qu’elle est capable de produire, en enveloppe d’autres avec lui, et ne
succombe pas quand il se réalise. Par contre, précisément parce
qu’elle n’est rien de plus que la participation même telle qu’elle nous
est offerte, on comprend qu’il faille la réaliser afin d’en prendre pos-
session : car la démarche même par laquelle nous l’actualisons sup-
pose non seulement un consentement qu’il dépend de nous de donner,
mais encore un accord avec le réel qui ne dépend pas exclusivement
de nous, qui nous confirme et nous assujettit dans l’être, qui crée entre
l’acte que nous accomplissons et la réponse que lui fait l’univers cette
réciprocité par laquelle seulement peuvent être assurées notre exis-
tence propre et notre insertion dans l’existence du Tout.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 285

ART. 3 : Le mot de puissance ne représente aucune réalité indépen-


dante, mais seulement la relation réciproque de l’acte pur et de l’acte
de participation.

Si l’être réside seulement dans l’acte qui est actuellement exercé,


on admettra facilement qu’il n’y a pas d’être en soi qui soit un être en
puissance, et que la puissance à son tour, dans la mesure où elle fait
partie de l’être, est elle-même actuelle de quelque manière.
Tout d’abord, ce qu’il faut noter, c’est que tout l’être de la puis-
sance réside dans une relation. Elle est une relation entre l’être absolu
qui est un acte pur et l’être participé qui met en jeu notre initiative.
Elle exprime leur liaison ou leur solidarité ; elle est le fait même de
leur communication. Dès lors il ne faut pas s’étonner que l’on puisse
trouver des difficultés à réaliser la puissance isolée, et que, chaque
fois que l’on essaie d’atteindre un être réel, ce soit toujours un être qui
s’actualise.
[273]
Si la puissance est toujours intermédiaire entre deux actes diffé-
rents et que ce soit dans l’acte seulement que se produit le contact
avec l’Être, on comprend bien qu’elle soit un concept bâtard toujours
suspecté et qui semble présenter un caractère d’irréalité. Et l’on com-
prend aussi qu’à l’égard de l’acte participé, l’Acte pur reste une puis-
sance ou même une possibilité qui surpasse toujours ce qu’il est ca-
pable d’actualiser, de même qu’à l’égard de l’Acte pur, l’acte partici-
pé doive présenter un caractère d’éventualité sans lequel notre liberté
cesserait d’être sauvegardée.
Cette observation suffit à montrer que l’acte et la puissance non
seulement sont toujours deux notions relatives l’une à l’autre, mais
encore sont inséparables en un sens plus profond qu’on ne croit et qui
permet de répondre à ces questions que l’on a faites si souvent : « N’y
a-t-il pas une sorte de contradiction interne dans la notion de puis-
sance, puisqu’elle est la notion d’une activité que l’on n’exerce pas ?
Quelle est la forme d’existence qui appartient à la puissance comme
telle ? En quoi consiste une puissance endormie, une puissance qui
n’agit pas et qui pourtant existe en nous sans qu’elle agisse ? » Le
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 286

danger, nous le savons bien, est d’en faire un acte déjà réalisé pour
ainsi dire en idée, et auquel l’actualisation donnerait seulement une
existence manifestée. C’est parce que nous concluons ainsi de l’acte à
la puissance que la puissance (comme les facultés) a toujours paru une
explication abstraite et purement nominale. Mais il importe d’abord de
laisser dans la puissance un certain caractère d’indétermination : car
nous ne pouvons pas savoir toutes les puissances dont nous aurions pu
disposer si nous avions consenti à en faire usage : et de maintenir en-
suite qu’il n’y a rien de plus dans la puissance même que l’acte en tant
que non-participé, mais en tant qu’il est toujours susceptible de l’être.
Il n’y a donc jamais de puissance qui ne soit un autre aspect d’une ac-
tivité véritablement exercée, du moins s’il est vrai que la corrélation
de ces deux termes est la marque d’une véritable réciprocité qui les
unit et qui fait que ce qui est acte en Dieu est toujours puissance en
nous, que ce qui est acte en nous n’est jamais en Dieu que puissance.
Le rôle médiateur de la possibilité entre l’Acte pur et l’acte partici-
pé permet en effet, en passant de l’un à l’autre, d’observer un renver-
sement singulier dans les conditions mêmes de son application. Car si
cet Acte pur ne peut jamais se présenter à [274] l’égard de l’acte de
participation que comme une possibilité, il faut dire pourtant qu’à
l’égard de l’Acte pur, c’est l’acte participé qui n’est jamais qu’une
possibilité. Seulement dans les deux cas nous allons de l’actuel au
possible et non point inversement. C’est l’actualité de la partie, par
exemple, du Moi, qui est la condition sans laquelle le Tout ne serait
jamais posé comme une possibilité infinie : et c’est l’actualité du Tout
qui est la condition sans laquelle les parties ne pourraient pas être po-
sées comme des possibilités toujours renaissantes. On ne peut pré-
tendre que c’est le Tout possible qui est la condition de la partie pos-
sible et que c’est la partie actuelle qui est la condition du Tout actuel :
car, dans les deux cas, le mot Tout n’est pas pris avec la même accep-
tion. Le Tout qui est la condition de possibilité de la partie n’est pas
un Tout possible, mais un Tout actuel qui permet à la partie de con-
quérir en lui l’existence actuelle sans qu’elle lui ajoute ou lui retire
rien à lui-même. Et le Tout qui est l’effet de l’actualisation des parties
peut bien être considéré comme leur somme, mais c’est une somme
qui n’est jamais achevée : ce tout ne sera jamais actuel.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 287

B) LA CONSCIENCE,
LIEU DES PUISSANCES

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ART. 4 : Le possible est dans l’Être même dont nous le dégageons


par une réflexion analytique pour penser et pour agir.

Le rapport entre l’être et le possible est au cœur même de la philo-


sophie. Seulement, il ne suffit pas de dire que nous pouvons conclure
rétrospectivement de l’être au possible et que par conséquent le pos-
sible suppose l’être, puis l’abolit par la pensée pour lui donner ensuite
une pure existence de pensée. L’expérience de la participation con-
siste dans une démarche libre qui convertit l’être total, c’est-à-dire
l’activité absolue (et non point la réalité phénoménale) en un faisceau
de possibilités qui n’ont de sens que par rapport à nous, mais qui nous
permettent, en les actualisant, d’en disposer et de les rendre nôtres.
Sans doute il nous semble presque toujours que la possibilité est un
dépassement de la réalité et que la réalité n’en est qu’une détermina-
tion ou une limitation. Mais c’est le contraire qui est vrai. Si la possi-
bilité paraît toujours plus vaste que l’acte même que nous accomplis-
sons, c’est que cet acte n’est lui-même qu’un [275] acte de participa-
tion. Et le propre de la possibilité, c’est de le relier précisément à la
source infiniment féconde où il trouve soit origine : seulement, par
rapport à cette source elle-même, la possibilité exprime toujours non
seulement un suspens, mais encore une limitation par laquelle nous
isolons en elle la condition d’une action particulière que nous voulons
assumer. C’est l’analyse de l’efficacité absolue qui la rompt en possi-
bilités.
On comprend maintenant que le mot possibilité présente deux ac-
ceptions différentes dont l’opposition est instructive et montre bien
quels sont les caractères de la participation. Car, d’une part, ce qui
n’est que possible est toujours moindre à notre égard que ce que la
perception actualise, de telle sorte que le possible apparaît alors
comme un manque. Mais par contre, le possible déborde de toutes
parts le réel que nous actualisons, qui se détermine non pas parce qu’il
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 288

y ajoute, mais parce qu’il le limite. C’est qu’il y a identité entre l’être
et la totalité du possible : le divorce se produit seulement en nous et
par rapport à nous et c’est pour cela que le possible qui est toujours à
notre disposition nous paraît seulement une condition offerte, mais
qui, avant que la liberté s’en empare, est privée de sa mise en œuvre,
bien qu’en même temps le possible déborde toujours ce que nous
pouvons faire pour nous montrer l’imperfection de tout ce que nous
avons fait et nous proposer sans cesse quelque action nouvelle.
Cependant, si la distinction de l’être et du possible n’a de sens que
par rapport à la participation, il ne suffit pas de les identifier dans
l’absolu. Il faut que le possible soit limité de manière à répondre aux
conditions actuelles de la participation : c’est là ce que nous pourrions
appeler le possible prochain. Mais on voit alors que le mot possible
exprime moins un manque qui est en lui qu’un manque qui est en
nous, qu’il soutient un rapport avec ce que nous sommes, mais qu’il
nous invite à faire de ce que nous sommes, non point une réalité dont
nous nous contentons, mais une activité que nous ne cessons de pro-
mouvoir. C’est pour cela que le possible est lié avec notre nature et
pourtant la dépasse toujours ; il est pour ainsi dire un regard que nous
jetons, en la prenant elle-même pour centre, sur la totalité du réel, ce
qui équivaut à dire qu’il est au point de jointure de la nature et de la
liberté.
Car le possible n’est pas seulement ce que nous pouvons penser,
c’est aussi ce que nous pouvons faire. Et nous entrons [276] en con-
tact avec lui non point seulement dans la démarche par laquelle nous
formons l’hypothèse, mais encore dans celle par laquelle nous prenons
la responsabilité de l’action que nous allons accomplir. Ainsi la possi-
bilité, c’est la réalité tout entière remise au creuset. Mais il ne faudrait
pas croire qu’il n’y a pas une réalité de cette possibilité elle-même. Et
nous pouvons dire que le propre de la possibilité, c’est de nous per-
mettre de dégager, à l’intérieur même de l’efficacité absolue, une
puissance par laquelle elle deviendra nôtre, qui ne s’actualisera
qu’avec notre consentement, bien que cette actualisation ne soit
d’abord qu’un appel qui demande à l’univers même de lui répondre.
En ce sens, Bergson a raison de dire que, penser le Tout, c’est penser
tout le réel et non tout le possible, et la plus grande de toutes les er-
reurs, c’est de croire que le possible est plus grand que le réel. Seule-
ment il y a bien de la différence entre la réalité de l’acte où puise la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 289

possibilité et qu’elle ne cesse de diviser, et la réalité du phénomène


qui actualise le possible et ne l’épuise jamais.
Cependant l’idée de possibilité fournit un prétexte à tous ceux qui
cherchent à s’évader du réel, au lieu de s’y assujettir. L’idée de possi-
bilité les séduit seulement par son indétermination ; elle nourrit leur
rêverie par la distance même qui la sépare du réel, et ils n’acceptent
pas de voir qu’elle est précisément un moyen de pénétrer à la source
du réel, afin que nous puissions, en l’actualisant, le faire nôtre.

ART. 5 : La conscience réalise l’expérience du possible et la dispo-


nibilité de la puissance.

Le centre de la philosophie réside donc bien dans la formation de


l’idée de possibilité. Et cette idée présente deux aspects, puisque
d’une part elle est le produit d’une analyse de l’Être, mais que d’autre
part cette analyse est le produit de ma liberté. L’acte pur se transforme
en possibilité grâce à une opération qui permet à la liberté de
s’exercer, et qui déjà l’exprime. La liberté joint l’une à l’autre les
deux idées de possibilité et de disponibilité.
C’est la conscience qui, en chacun de nous, est le laboratoire des
possibilités. C’est en elle qu’elles se constituent, c’est-à-dire qu’elles
deviennent des idées que nous ne cessons de confronter entre elles
afin d’en peser la valeur. C’est la conscience qui les imagine et c’est
elle aussi qui les met en œuvre. Et même on [277] peut dire en un sens
qu’il n’y a rien de plus dans la conscience que des possibilités et que
c’est pour cela que l’actualisme matérialiste aboutit à nier l’existence
de la conscience. A l’égard de l’expérience, le possible ne se distingue
pas du Rien tant qu’il n’est pas actualisé ; seulement il y a une actuali-
té du possible, si on le considère en lui-même et non pas par rapport à
autre chose vers quoi il doit nous conduire. Car la possibilité s’oppose
bien à l’existence actualisée ou manifestée : mais elle possède l’être
elle-même et précisément cet être que la conscience lui donne, quand
elle l’isole à l’intérieur de l’être pur afin de fonder toute démarche de
participation. La conscience, c’est l’être du possible et c’est en même
temps l’expérience du possible. On peut dire qu’elle actualise le pos-
sible comme possible.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 290

Si le mot de possibilité garde encore une acception abstraite et in-


tellectuelle, le mot de puissance indique déjà sa susception par le moi
et sa relation avec une liberté qui se pose le problème de sa réalisa-
tion. On peut dire que la puissance apparaît tantôt sous la forme de la
possibilité lorsque c’est la réflexion qui la dégage par ses supputa-
tions, tantôt sous la forme de la tendance ou du penchant lorsqu’elle
traduit la vie individuelle de l’être, avant que la réflexion soit entrée
en jeu, c’est-à-dire les conditions mêmes de son insertion dans un
ordre naturel.
On comprend donc que ce soit dans la conscience en tant qu’elle
est inséparable de la liberté qu’il faille chercher le secret du réel parce
que non seulement elle est la possibilité du réel, mais encore la réalité
de cette possibilité. L’acte pur est à notre égard une possibilité infinie
dans laquelle nous puisons toutes les puissances qui nous font agir. La
distinction entre la possibilité et la puissance, c’est que la puissance
est la possibilité non point actualisée, mais déjà assumée comme
nôtre.
On voit maintenant pourquoi on peut dire à la fois que toutes les
possibilités sont à notre disposition, ce qui exprime la liaison néces-
saire entre l’acte participé et l’acte pur dans lequel il ne cesse de plon-
ger et qui ne cesse de le nourrir, et que les puissances que nous met-
tons en œuvre sont en nous plutôt qu’en lui, non point que nous vou-
lions contester qu’elles soient aussi en lui par l’efficacité même
qu’elles lui empruntent, mais elles la divisent, la mettent à notre por-
tée, c’est-à-dire en corrélation avec notre individualité et notre liberté.
En disant de l’acte pur qu’il est une puissance infinie, nous le con-
sidérons déjà dans son rapport avec une participation [278] éventuelle,
encore que non actuelle. Mais nous avons tort d’imaginer que cette
puissance puisse subsister dans le temps comme une sorte de réserve
inemployée destinée à soutenir nos opérations discontinues et à les
rendre possibles ; cette représentation n’a de sens que par rapport à
nous. Car en soi l’acte est étranger à la fois au temps et à la potentiali-
té. On ne peut nullement le confondre avec un faisceau de puissances
retenues, qui ne seraient point encore séparées les unes des autres et
qui auraient besoin de notre intervention à la fois pour devenir dis-
tinctes et pour devenir actuelles. Ces puissances n’apparaissent
comme puissances qu’entre deux actes, l’acte pur et l’acte participé, et
pour permettre le passage de l’un à l’autre. Elles forment la relation
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 291

qui les unit ; et c’est pour cela qu’elles peuvent être considérées
comme ayant en quelque sorte une existence éminente dans
l’efficacité de l’acte pur, et une existence conditionnelle dans l’acte
participé dont elles expriment le prélude : elles lui fournissent les
moyens, en les actualisant, de s’accomplir. On comprend donc que
nous soyons limités par les puissances mêmes dont nous croyons dis-
poser, et que nous les invoquions toujours pour montrer que nous fai-
sons en effet tout ce que nous pouvons. Mais on comprend aussi qu’il
soit impossible de tracer une ligne de démarcation exacte entre ce que
nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas, puisque ces puissances,
c’est toujours à l’efficacité infinie que nous les empruntons, ce que
l’on exprime en même temps en disant qu’il n’y a rien qui nous soit
impossible avec l’aide de Dieu.

ART. 6 : Les puissances sont elles-mêmes des tendances que la li-


berté suscite et met en œuvre comme les conditions de son exercice.

Quand nous prononçons le mot de puissance, nous évoquons tantôt


une action retenue, mais qui se réaliserait si l’obstacle qui la retenait
venait à disparaître, tantôt une disponibilité qui doit entrer en jeu
pourvu que la liberté s’en empare. C’est cette actualité de la virtualité
qu’il faudrait maintenant essayer de définir. Elle consiste dans la ten-
dance ; et il est remarquable que ce mot convienne aussi bien pour
désigner une force physique, mais qui est empêchée d’agir, et un be-
soin de l’organisme ou un désir qui déjà sollicite la conscience, mais
sans se réaliser. Or, pour qu’une force ou un désir demeurent ainsi en
nous, mais [279] n’arrivent pas à s’exercer, il leur faut trouver sans
doute dans une autre force ou dans un autre désir le principe même de
ce qui les arrête. Ce qui suffirait pour montrer que l’idée même d’une
puissance qui reste à l’état de puissance suppose une pluralité de puis-
sances qui se font dans une certaine mesure équilibre. Il suffit que
l’équilibre se rompe pour que l’une d’elles s’actualise, ce qui montre
comment les conditions mêmes de la participation doivent réaliser né-
cessairement la corrélation de l’un et du multiple. Et l’on comprendra
sans peine comment la rupture d’équilibre qui se produit entre nos
puissances est toujours l’effet d’une cause extérieure dans le monde
physique, tandis que dans le monde de la conscience les causes ex-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 292

ternes n’y suffisent que lorsque notre liberté elle-même fléchit : car
c’est à elle que le choix des puissances qui doivent être actualisées se
trouve pour ainsi dire remis.
Avant que la tendance se manifeste, nous n’avions affaire qu’à une
possibilité abstraite. C’est la tendance qui exprime la transition entre
la possibilité abstraite et l’action que nous sommes capables
d’accomplir, et qui en quelque sorte réalise cette possibilité. On voit
aussi comment la puissance, quand elle est saisie sous la forme de la
tendance ou du désir, paraît nécessairement appartenir à la nature,
puisque notre liberté n’est pas encore intervenue pour la faire sienne.
Et l’on comprend enfin comment la pluralité des tendances est la con-
dition qui permet à chacune d’elles à la fois de demeurer en suspens
au lieu de nous entraîner nécessairement, et à la liberté de choisir
entre elles et de ne laisser aucune d’elles s’actualiser en nous sans que
nous lui ayons donné notre consentement. Or, si la liberté est supé-
rieure à toutes les tendances, c’est parce que les tendances
n’expriment rien de plus que la division d’une activité mise à notre
disposition comme un jeu de possibilités qui se compensent, mais que
nous ne pouvons assumer à notre tour que par une participation à
l’acte pur, par un retour à son unité où l’initiative qui nous est propre
redevient vivante, et nous permet justement de nous créer par une op-
tion entre les puissances qui nous sont données et qu’il dépend de
nous d’actualiser.
On voit maintenant comment le mot puissance peut prendre deux
sens différents ; car il désigne d’abord cette puissance indéterminée
qui est la liberté, qui nous relie à l’acte créateur et qui nous rend ca-
pable de tout produire, ou du moins qui met entre nos mains un con-
sentement qui ne peut être forcé. Elle reste [280] distincte de l’acte
pur dans la mesure où elle est une virtualité qui ne se réalise que si
nous le voulons. Mais il y a en même temps des puissances détermi-
nées, c’est-à-dire des tendances qui nous relient à la nature, qui insè-
rent dans le monde notre être participé, qui limitent notre liberté et lui
fournissent un instrument, et sans lesquelles nous ne pourrions com-
prendre ni comment elle se distingue de l’acte pur, ni comment elle
s’exprime par un choix, ni comment elle dispose d’une efficacité qui
ne vient pas d’elle, mais qui ne s’exerce que par elle. Ainsi les ten-
dances sont nous sans être nous : nous en sentons la présence en nous
avant même que notre liberté s’exerce ; elles nous pressent, toujours
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 293

prêtes à s’actualiser sans que notre consentement ait été donné, es-
sayant toujours de nous surprendre et ne cessant de nous troubler
quand on gêne leur libre jeu. En comparaison l’acte libre, avant de
s’être accompli, semble abstrait et décoloré ; c’est un pouvoir arbi-
traire dépourvu de réalité et sans rapport avec le moi vivant. Mais
qu’il commence à entrer en action, alors tout change : il repousse ces
tendances du côté de la nature, il les juge, il établit entre elles une hié-
rarchie, il essaie d’en faire la synthèse. Le moi n’est plus que là où il
agit et les tendances deviennent la matière dans laquelle il se forme
afin de s’affirmer.
L’apparition des puissances correspond à une division de l’acte
pur. Seulement cette division n’est pas réalisée dans l’acte même : elle
ne se produit que quand la liberté opère et afin qu’elle puisse opérer.
Ainsi on peut dire que c’est la liberté qui se divise afin précisément de
pouvoir participer à l’acte de la création, et le refaire sien. Il est donc
naturel que ces puissances paraissent précéder en fait l’exercice de la
liberté, bien qu’elles le suivent en droit comme l’instrument et les
conditions sans lesquelles elle ne pourrait pas être mise en œuvre ;
elles supposent donc l’usage de la faculté qui les crée, mais afin de
trouver en elles un appui. C’est pour cela que notre nature ne peut pas
être considérée comme une fatalité pure, que nous sommes ce que
nous sommes afin de pouvoir devenir ce que nous voulons être, et
qu’il y a toujours une mystérieuse correspondance entre notre nature
individuelle et notre vocation spirituelle : non point que celle-ci soit
un effet de celle-là, car c’est celle-ci au contraire qui produit et ap-
pelle celle-là.
[281]
ART. 7 : La puissance exprime à la fois notre limitation et les res-
sources dont notre liberté dispose, comme on le voit dans l’exemple
de l’habitude ou dans celui du caractère.

Il ne peut y avoir de liberté personnelle à l’intérieur de l’Être total


que s’il y a d’abord une liaison de fait entre notre existence propre et
l’existence du Tout (ce qu’une représentation déterministe du monde
se contente de mettre en lumière), mais si en même temps cette liaison
de fait nous permet, grâce à la limitation où elle nous réduit, de faire
effort pour la vaincre et si, changeant de sens et cessant d’être subie,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 294

elle devient une liaison en puissance par laquelle, nous retournant vers
ce Tout, nous cherchons à l’envelopper, à créer notre intégrité propre
par le regard que nous dirigeons vers lui, afin de collaborer avec lui,
de le marquer de notre empreinte et d’inscrire en lui par un acte origi-
nal et autonome notre existence participée.
L’idée de puissance se trouve donc toujours liée à la limitation de
notre état actuel. Elle exprime à la fois la misère du moi et cette admi-
rable initiative par laquelle son être véritable est toujours celui qu’il
est capable de se donner. C’est notre liaison de fait avec le Tout qui
fournit à la liberté les puissances dont elle dispose, c’est-à-dire la ma-
tière qu’elle met en œuvre.
Il y a donc une réciprocité entre le monde qui s’impose à nous et le
monde que notre liberté prend en charge. Mais cette réciprocité était
nécessaire pour que notre liberté, qui est elle-même sans matière,
trouvât toute la matière dont elle a besoin afin de s’exercer, pour que
chaque être pût se replacer lui-même dans cette situation originaire où
le monde se fait, c’est-à-dire devient pour lui une immense possibilité,
et pour que, enfin, il puisse par un libre choix se renoncer lui-même et
se contenter de le subir comme une fatalité, ou bien remettre en ques-
tion à chaque instant la signification et la valeur de tous les événe-
ments qui le remplissent.
La difficulté reste toujours de discerner quelle est la nature d’une
puissance non exercée et quel est son séjour. Et sans doute nous de-
vons dire d’abord qu’elle réside dans le Tout à l’intérieur duquel notre
liberté elle-même vient pour ainsi dire l’isoler pour l’actualiser. Mais
pourtant il y a des puissances qui sont aussi en nous et non pas seule-
ment dans le Tout, puisqu’elles suffisent à caractériser notre être
propre et que c’est par elles que notre [282] être propre se distingue de
l’être d’autrui. Mais ces puissances ne peuvent être en nous qu’à la
manière des tendances et des habitudes ; elles se reconnaissent donc à
ce signe qu’elles peuvent s’actualiser sans que la conscience ait à in-
tervenir. Le propre de la volonté est de les inhiber, ou bien de consen-
tir à leur exercice, ou bien encore de les composer les unes avec les
autres pour réaliser des fins qu’elle a choisies. Elle va aussi au delà. Il
y a en elle une faculté d’invention ; elle peut former des tendances et
des puissances nouvelles non point en les puisant toutes faites à
l’intérieur du Tout, mais en puisant pourtant en lui l’efficacité qui lui
permettra de constituer toujours des habitudes nouvelles. Cet acte est
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 295

toujours un acte libre, c’est-à-dire rigoureusement un acte par lequel


nous dépassons sans cesse ce que nous sommes.
Le caractère enfin réalise une sorte de médiation entre la nature et
la liberté. Car d’abord je le reconnais comme mien, et même jusqu’à
un certain point comme moi ; il n’est pas sans relation avec la cons-
cience, qui le pénètre de lumière, ni avec la volonté, qui suspend ses
réactions ou qui les dirige. Mais de plus, il est une réalité subjective et
psychologique qui dépasse déjà la nature parce qu’il la convertit en
une multiplicité de sollicitations que, dans le moi lui-même, son indi-
vidualité adresse à sa liberté.
L’homme est un faisceau de puissances qu’il dépend de lui de ne
pas laisser perdre en les laissant sans emploi. Il est impossible de se
plaindre que ces puissances nous enferment dans des limites trop
étroites à la fois parce qu’il n’y a aucune d’elles dont aucun homme
puisse être jamais assuré d’avoir fait un usage suffisant (de telle sorte
qu’il pèche toujours beaucoup plus par manque de courage que par
manque de moyens), et parce que les puissances mêmes que nous pos-
sédons peuvent être sans cesse accrues et enrichies (puisque le propre
de ces puissances, c’est de caractériser non pas notre être séparé, mais
notre liaison avec l’Être total). Actualiser ces puissances, les multi-
plier, mais en les unifiant et en les hiérarchisant, telle est la tâche de
chacun de nous dans la vie, qui, au lieu de nous permettre de nous
plaindre de notre limitation, nous invite au contraire à nous demander
si nous réussissons jamais à mettre en œuvre toutes nos ressources.
Nous pouvons introduire ici une précision singulière dans cette dé-
finition que nous avons donnée de la liberté en disant qu’elle [283] est
l’acte par lequel nous nous créons nous-même. Le propre de la parti-
cipation, nous le savons, c’est de nous montrer comment nous
sommes créé créateur. Or dira-t-on que ce qui est créé en nous en ef-
fet, c’est la puissance, et que nous nous créons nous-même par
l’emploi que nous en faisons ? Il conviendrait plutôt d’affirmer que
cette puissance n’exprime rien de plus que le rapport que je soutiens
avec l’acte pur, en tant qu’il est susceptible d’être participé par moi à
condition que j’y consente. C’est pour cela que, s’il y a d’abord en
moi une multiplicité finie de puissances déjà déterminées par laquelle
s’exprime la limitation de ma nature, je n’y demeure point enfermé.
Car mon activité même, dès qu’elle commence à s’exercer, reconnaît
en elle une puissance infinie, ambitieuse du Tout, qui cherche à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 296

l’embrasser et affirme par là à la fois ce qui lui manque et sa solidarité


avec un principe auquel il ne manque rien, puisqu’elle ne cesse d’y
puiser afin de renouveler son élan et de l’accroître indéfiniment. Il
serait contradictoire sans doute de vouloir que cette puissance infinie
eût, en tant que puissance, une sorte d’actualité séparée ; elle a sa
source dans un acte pur d’où toute puissance est exclue, mais qui de-
vient puissance par rapport à moi afin que ma liberté puisse à la fois
se constituer comme activité indépendante et disposer d’une efficacité
qu’elle est pourtant incapable de se donner.
On peut dire que la constitution du monde de la nature et du monde
de la conscience n’exprime rien de plus que les moyens par lesquels
l’acte pur peut devenir un acte participé, c’est-à-dire les conditions qui
doivent être réalisées pour qu’il ne reste plus à l’égard de tous les
êtres finis comme une puissance inemployée, ou encore pour qu’il de-
vienne mon acte propre. Les lois de la participation sont les lois qui
doivent fonder l’appropriation ou l’appartenance. Et l’on comprend
sans peine que ces conditions soient les mêmes pour tous, bien que
chaque liberté doive nécessairement en faire un emploi original et ir-
réductible. C’est dans cet emploi que se réalise de la manière la plus
parfaite la liaison de l’universel et de l’individuel, puisqu’il faut pou-
voir être un être fini pour être capable de devenir ensuite tel être fini,
unique au monde et capable de dire moi.
[284]

C) LA PUISSANCE ET L’ACTUALISATION

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ART. 8 : La puissance n’est rien que pour et par son actualisation


même.

La théorie de la puissance nous permet maintenant de pénétrer plus


avant dans la théorie de la participation. Car participer, c’est actualiser
pour la rendre nôtre une puissance qui n’existait comme puissance que
par la disposition même que nous en avions. De telle sorte que rien ne
peut être pour nous, ni connu de nous que par cette actualisation
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 297

même. De plus, si la puissance exprime la condition de possibilité de


la participation, et que toute participation soit un engagement person-
nel et libre, il faut donc que la puissance soit actualisée sous peine de
ne pas remplir sa fonction véritable, de provoquer une hésitation sur
l’existence qu’on lui attribue, et même de nous obliger à nous deman-
der si c’est en nous qu’elle existe, ou seulement dans cet univers des
possibles, qui, avant que nous ayons commencé nous-même d’agir, ne
se distingue pas de l’Acte pur. Mais l’opération qui l’actualise doit
marquer à son tour son caractère participé, c’est-à-dire l’impossibilité
où elle est de se réaliser par ses seules forces et sans qu’un secours
extérieur vienne répondre à son appel et lui fournir ce qui lui manque.
Il faut donc que la puissance traverse la matière pour qu’elle acquière
elle-même cet être qui réside non point, comme on le croit quelque-
fois, dans l’effet qu’elle a produit, mais dans l’acte qu’elle a accompli
pour le produire. Or, si l’esprit consiste dans une activité qui ne fait
qu’un avec son propre exercice, c’est-à-dire dans une liberté, on peut
dire que le corps est l’instrument même qui nous permet de nous réali-
ser nous-même comme esprit.
Ce qui est vrai, c’est donc que la puissance n’a de sens que par
rapport à son actualisation éventuelle, qui non seulement la démontre,
mais encore la produit afin de se produire elle-même. C’est, pourrait-
on dire, par la médiation de la puissance que la liberté se donne à elle-
même les moyens dont elle dispose, soit qu’elle la laisse agir, soit
qu’elle compose les puissances entre elles pour produire des ouvrages
toujours nouveaux. Ainsi dans la puissance la liberté crée et trouve ses
propres conditions : et [285] elle ne peut s’exercer qu’en les mettant
en œuvre, ce qui lui permet de s’engager elle-même, à la fois en mar-
quant l’être de son empreinte et en recevant de lui une réplique qui la
confirme et l’authentifie.
Le rapport que nous avons établi entre la puissance et son actuali-
sation suffit à expliquer comment l’idéalisme et le matérialisme
s’opposent l’un à l’autre et pourquoi il y a entre eux une sorte de réci-
procité. Car l’idéalisme montre très justement que l’objet ne peut exis-
ter que par l’exercice d’une puissance qui est en nous (et qui est indi-
visiblement intelligence et vouloir) ; il nous montre que l’objet appa-
raît au moment précisément où cette puissance se réalise. Mais le ma-
térialisme a raison d’insister surtout sur une sorte de dépassement et
de débordement de la puissance par l’objet qui est évoqué plutôt que
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 298

créé par elle ; il a tort cependant de vouloir que cet objet soit posé
d’abord, et de faire de la puissance une simple virtualité abstraite qui
le redouble et le reflète après coup et dont on ne comprend ni ce
qu’elle est, ni comment elle naît, ni quelle est sa fonction. L’idéalisme
a tort de penser que l’on puisse déduire intégralement la donnée de la
puissance ; mais le matérialisme a encore plus tort d’imaginer que la
donnée puisse être posée indépendamment de la puissance qui n’en
n’est pas le stérile décalque, puisque c’est elle au contraire qui la fait
surgir de l’infinité même du réel.
On comprend maintenant pourquoi l’être n’éprouve de joie véri-
table que dans l’exercice de ses puissances ; c’est par cet exercice
même qu’il les éprouve et qu’il les découvre. C’est par lui qu’il ac-
quiert le sentiment de ce qu’il est, qui ne se distingue pas de ce qu’il
peut. Mais ce qu’il peut n’est rien que par ce qu’il veut, qui en est
pour ainsi dire la gratuite disposition, de telle sorte que par là son être
se résout dans un acte libre. Dans l’exercice de ses puissances, chacun
de nous est semblable à un prisonnier qui brise ses chaînes, à l’insecte
qui sort du cocon. Il frémit de s’apercevoir tout à coup comme une
possibilité pure dont il ne peut pas mesurer toute l’ampleur, puisqu’il
ne peut la connaître que par son actualisation même, mais comme une
possibilité dont l’actualisation lui est remise et réside toujours entre
ses mains. Ainsi il ne pénètre en soi que grâce à l’acte même par le-
quel il se quitte. Il ne rentre en soi qu’au moment même où il sort déjà
de soi. Et il acquiert tout à la fois un être intérieur et secret qui ne dé-
pend que de lui seul, et cette existence [286] extérieure qui lui permet
de prendre place dans le monde et dont le monde même témoigne.
Il n’y a point d’émotion plus vive sans doute que celle qu’éprouve
l’artiste au moment où il voit l’œuvre surgir de sa pensée, qui vient
prendre forme et s’incarner en elle. L’émotion qu’éprouve le specta-
teur est la même, bien qu’elle soit de sens contraire : il découvre au
contact de l’œuvre la pensée qui en lui aurait pu la produire. Cette
émotion est celle qui correspond à la transformation d’une possibilité
en réalité ou à l’actualisation d’une puissance. Et l’on peut dire que
cette émotion est double. Car, d’une part, elle exprime cet ébranle-
ment que nous donne la rencontre en nous de cette puissance même
que nous ne soupçonnions pas et qui précisément ne se révèle que
quand elle commence à s’exercer. Et d’autre part, elle exprime aussi
cette joie que nous donne la pénétration de notre activité propre dans
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 299

le réel qui lui répond, et dont la réponse nous émerveille et surpasse


toujours la sollicitation même que nous lui avons adressée, et même
notre attente.

ART. 9 : Le champ de la puissance s’étend du besoin au devoir.

Dans l’ordre de la nature, le propre de la puissance, c’est de créer


en nous un besoin, le besoin même de l’actualiser. Mais dans l’ordre
de la volonté, elle fait naître en nous le devoir qui est l’exigence de
cette actualisation. Le besoin est en quelque sorte le signe de la puis-
sance dont il nous révèle la présence, mais le devoir résulte de son
rapport avec la liberté qui le prend en main et revendique la responsa-
bilité de sa mise en œuvre. Le devoir apparaît au point même où la
puissance, se découvrant à nous comme une participation à assumer et
à propager, nous voyons que nous ne pourrions la mépriser et la lais-
ser à l’abandon sans jeter le discrédit sur l’acte créateur et refuser d’y
coopérer. C’est cet exercice de nos puissances qui constitue notre vé-
ritable idéal. Il réalise une médiation entre l’être de Dieu et notre être
propre, c’est-à-dire entre l’acte pur et l’acte participé, puisqu’il traduit
à la fois la libre disposition qui nous est donnée des puissances qui
sont en nous, et pourtant leur subordination à l’égard d’un acte absolu
où nulle puissance ne peut être séparée de son exercice. Le devoir
franchit tout l’intervalle qui sépare une puissance offerte de la pureté
retrouvée d’un acte spirituel : il éveille d’abord les puissances endor-
mies, et c’est pour cela qu’il a de la parenté avec le besoin, bien qu’il
en soit [287] aussi le contraire, puisque le besoin est profondément
engagé dans la nature, au lieu que le devoir ne cesse de lui résister
pour nous affranchir de sa servitude et nous élever au-dessus d’elle. Il
a donc toujours des luttes à soutenir, une unité à réaliser, une hiérar-
chie à maintenir. Il crée un trait d’union entre les puissances qui lui
donnent une matière, et la liberté qui les restitue pour ainsi dire à
l’acte pur, mais en introduisant en lui notre existence personnelle.
Cette actualisation suscite en nous la réflexion et l’effort, connaît les
conflits, l’option et le sacrifice : c’est alors proprement qu’elle
s’accompagne en nous du sentiment du devoir. Mais il arrive aussi
qu’elle se produise avec une si extrême simplicité, une aisance si par-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 300

faite qu’elle ressemble à la fois à une vocation naturelle et à un effet


de la grâce.
C’est parce que la participation se manifeste toujours par une ac-
tualisation de nos puissances qu’elle se présente toujours à nous sous
deux aspects qui semblent s’opposer, mais en réalité coïncident. Tan-
tôt en effet il nous semble que notre vie est une création incessante de
nous-même. Et comment en serait-il autrement, puisque la puissance
en elle-même avant de s’exercer ne se distingue pas pour nous du
néant ? Tantôt il nous semble que toutes nos actions ne sont elles-
mêmes que la manifestation et le témoignage de ce que nous sommes.
Et comment en serait-il autrement puisque nous ne faisons rien sans
avoir la puissance même de le faire, qui en contient par avance
l’essence et la raison ? C’est donc la conception de la puissance qui
nous permet de justifier la notion d’une liberté participée. Mais pour
lui donner toute sa force, on ne se contentera pas de considérer le moi
comme formé de puissances déjà déterminées et distinctes auxquelles
leur actualisation n’ajouterait rien : il faut dire que c’est dans l’acte
pur plutôt qu’en nous que le choix de la liberté les fait apparaître
comme puissances, ce qui les subordonne à la liberté au lieu de leur
subordonner la liberté, et qu’en les réalisant après les avoir détachées
de l’acte comme virtualités nous leur rendons une actualité nouvelle
qui porte cette fois le sceau de notre personnalité.
En résumé, si nous partons de l’acte pur, nous rencontrons la cons-
cience, qui en le divisant, devient un lieu de possibilités, mais ces pos-
sibilités ne cessent d’entrer en jeu par une option libre qui, en les réa-
lisant, fonde notre vie personnelle, c’est-à-dire entreprend de nous
faire participer, par une sorte de retour, à la simplicité et à l’unité de
l’acte pur.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 301

[288]

LIVRE II. L’INTERVALLE

TROISIÈME PARTIE
L’INTERVALLE REMPLI

Chapitre XVII
L’APPARITION DE LA DONNÉE

A. – CORRESPONDANCE DE L’ACTE
ET DE LA DONNÉE

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ART. 1 : L’opposition de l’acte et de la donnée est corrélative de


l’opposition de l’acte et de la puissance.

L’acte participé, actuellement exercé, ne se trouve lié à l’acte pur,


il ne fait corps avec lui, que parce que l’acte pur demeure à son égard
une puissance dans laquelle il puise et qu’il n’a jamais fini
d’actualiser. Mais en quoi consiste cette actualisation même ? Com-
ment se distingue-t-elle de la pure puissance ? De quelle manière tel
acte particulier pourra-t-il se distinguer de tout autre ? Il faut pour cela
que cet acte, qui est toujours incomplet et inachevé, reçoive une dé-
termination qui marque sa subordination ou sa passivité à l’égard de
l’acte pur, et cela jusque dans la manière dont il s’inscrit lui-même à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 302

l’intérieur de l’Être, c’est-à-dire dans la part d’être qu’il obtient. C’est


dire qu’il doit toujours être corrélatif d’une donnée. C’est cette corré-
lation de l’acte et de la donnée qui est le fondement de la théorie de
l’expérience, qui nous montre comment la participation est qualitative
et non pas seulement quantitative, et qui rend compte de tous ses suc-
cès et de tous ses échecs.
Ainsi les conditions requises par la possibilité de la participation
font apparaître une double opposition, entre l’acte et la puissance
d’une part, entre l’acte et la donnée d’autre part, de telle sorte que
toute opération participée est elle-même intermédiaire entre une puis-
sance et une donnée. Considérons cette opération même qui est tou-
jours limitée et imparfaite ; elle ne peut pas se suffire comme opéra-
tion, car alors, dans l’ordre intellectuel, elle demeure abstraite et, dans
l’ordre pratique, intentionnelle. [289] Dès qu’elle devient efficace,
c’est-à-dire dès qu’elle rencontre le réel, elle fait surgir quelque don-
née qui la surpasse et qui lui répond. La dialectique de l’expérience
essaiera de décrire cet intervalle entre l’acte et la donnée, de chercher
les lois de leur accord ou de leur désaccord.
La primauté de l’acte pur par rapport à toutes ses formes partici-
pées qui sont toutes présentes à la fois et d’une manière pour ainsi dire
suréminente dans son exercice intemporel, nous empêche de considé-
rer le donné comme un scandale fortuit qu’il s’agirait pour nous de
réduire, puisqu’il n’est pas hétérogène à l’acte lui-même, mais qu’il
doit nécessairement se former en vertu des conditions mêmes de la
participation. De la même manière, nous ne devons pas nous plaindre
d’un intervalle impossible à franchir qui séparerait nos aspirations in-
térieures, les exigences de notre conscience ou de notre raison, d’un
monde indifférent et hostile et qui ne nous ne permettrait jamais de les
satisfaire. Car, si cet intervalle ne se creuse lui-même que dans l’unité
de l’Être total, on comprend qu’il y ait, entre les puissances qui sont
en nous et les données qui leur répondent dès qu’elles s’exercent, une
correspondance au moins idéale, que ce qui nous est donné surpasse
sans doute ce que nous pourrions nous-même produire, mais que nous
puissions aussi l’interpréter afin d’y reconnaître ce qui nous est propo-
sé ou ce qui nous est demandé, et qu’enfin il dépende toujours de nous
que cet intervalle dans lequel nous introduisons notre être propre
rende possible tantôt une harmonie et tantôt un conflit entre les termes
mêmes qu’il oppose.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 303

Nous avons argumenté dans le livre I comme si l’Être et l’Acte


s’identifiaient, et par conséquent l’Acte et le Tout nous ont paru se
confondre. Pourtant ce qui est vrai de l’Acte pur hors duquel il n’y a
rien, puisque l’acte participé tient de lui l’efficacité qui le fait être,
n’est pas vrai de cet acte participé lui-même. Sans doute nous pouvons
le considérer comme la puissance de tout produire ; mais il
n’enveloppe le Tout qu’en puissance, et il appelle toujours une donnée
corrélative qui lui fournit un objet susceptible d’être possédé. En ce
sens on a pu dire au contraire que c’est la donnée qui est tout (comme
le fait l’empirisme) bien qu’elle ne soit rien sans l’acte même qui la
fait être. Dans le monde de la participation, c’est donc leur coïnci-
dence qui constitue l’être véritable.
C’est parce que nous sommes nous-même composés d’activité
[290] et de passivité que l’être peut nous apparaître tantôt comme
identique à l’Acte pur, tantôt comme identique à cette totalité donnée
qui constitue pour nous l’univers. Or la conscience, qui n’est que
puissance, constitue précisément l’instrument de médiation entre cet
acte et ces données, et c’est pour cela qu’il y a toujours en elle un
double mouvement selon qu’elle remonte vers l’efficacité souveraine
à laquelle elle emprunte son activité propre, ou selon qu’elle la met en
œuvre en faisant surgir sans cesse du réel de nouvelles données qui ne
cessent de répondre à chacune de ses opérations.
La perfection de la participation s’exprime par une juste proportion
entre l’acte et la donnée. Ce même mot proportion exprime à la fois la
justesse dans les opérations de notre pensée et la justice dans nos rela-
tions avec les autres hommes. C’est lui encore qui nous permet de dé-
couvrir, dans le monde, des occasions et d’y répondre, de discerner,
dans l’espace, ce que nous devons viser et, dans le temps, le moment
opportun qu’il ne faut ni devancer ni laisser passer.

ART. 2 : Il y a une correspondance réglée entre l’acte et la donnée.

Le monde, avant que nous le pensions, nous apparaît comme une


immense donnée, mais une donnée éventuelle et qui n’est point encore
donnée à quelqu’un. Les opérations par lesquelles nous cherchons soit
à le penser, soit à le modifier, n’abolissent pas son caractère donné,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 304

mais le réalisent et font apparaître ainsi une pluralité infinie de don-


nées hétérogènes, qui sont toujours en corrélation avec les opérations
que nous avons accomplies et qui jusqu’à un certain point les tradui-
sent. L’empirisme raisonne comme si ces données subsistaient par
elles-mêmes indépendamment des opérations qui les actualisent. Et
l’intellectualisme raisonne comme si la donnée elle-même était une
illusion qui pourrait venir se résorber dans l’opération. Nul n’a vu
mieux que Kant l’indissolubilité de l’acte et de la donnée qui dépend
du caractère participé de notre activité, mais la donnée lui a apparu
comme une limite de fait au delà de laquelle on ne pouvait pas aller, et
il n’a pas cherché à la déduire. D’autre part, dans l’appréhension syn-
thétique de la donnée par l’opération, il n’a jamais cherché à dégager
le rapport original entre la qualité de la donnée et la spécificité de
l’opération. Ce [291] qui est proprement l’objet d’une dialectique du
concret 7.
La difficulté de la philosophie, c’est précisément d’établir une cor-
respondance réglée entre l’acte et la donnée. Sans doute on pourrait
dire que ce problème est toujours résolu, puisqu’il ne peut pas y avoir
d’autre donnée que celle que l’acte de participation fait surgir de
l’infinité inépuisable de l’acte pur. Mais il resterait à expliquer pour-
quoi l’acte nous paraît souvent insuffisant ou manqué, pourquoi aussi
le donné nous apporte souvent plus que l’acte n’avait attendu ou espé-
ré. Cette inégalité est nécessaire pour qu’il subsiste entre les deux un
intervalle sans lequel la conscience s’évanouirait. C’est pour cela que
tantôt l’acte semble poursuivre une donnée qui lui échappe, tantôt au
contraire la donnée s’impose à nous sans que nous puissions prendre
possession de l’acte qu’elle suppose et qu’elle suggère. Peut-être peut-
on dire que ce sont là les deux démarches essentielles qui caractérisent
la conscience : l’une plus volontaire qu’intellectuelle et qui tend tou-
jours à créer des nouvelles données, l’autre plus intellectuelle que vo-
lontaire et qui tend à s’emparer par une opération des données qui lui
sont apportées.
De même que la puissance ne pouvait se séparer de l’acte qu’en se
donnant à elle-même la possibilité d’un développement infini, c’est-à-
dire en appelant l’existence du temps, afin de pouvoir s’exercer, de

7 Telle est la tâche que nous avions précisément entreprise dans notre Dialec-
tique du monde sensible. (Belles-Lettres.)
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 305

même l’opposition de l’acte et de la donnée suffit maintenant pour


rendre compte, dans le temps lui-même, de la corrélation de l’acte et
de la donnée, puisque le propre de l’acte est de se tourner nécessaire-
ment vers l’avenir, mais pour évoquer une donnée qui ne peut être
réalisée sans appartenir aussitôt au passé. L’être ne quitte jamais le
présent, mais c’est dans le présent même qu’il dissocie l’avenir de
l’acte du passé de la donnée, ce qui les convertit éternellement l’un
dans l’autre.
Il y a bien évidemment une primauté de l’acte qui doit être mainte-
nue, puisque sans lui il n’y aurait pas de donnée. Mais le propre de la
donnée, c’est d’apporter à l’acte le terme dernier sur lequel il se re-
ferme et qui, au lieu, comme on le croit, de le limiter, lui permet en
chaque point de s’achever, c’est-à-dire de s’exercer enfin avec pléni-
tude, ce qui nous fait croire souvent qu’il y a en elle plus de richesse
que dans l’acte même. Non point que l’acte par lui-même puisse être
considéré comme exclusivement vide et formel : il y a toujours en lui
de l’aspiration [292] et du désir, c’est-à-dire un appel vers une déter-
mination, à laquelle d’avance il donne un sens par le mouvement
même qui le porte vers elle. Mais cette détermination, cet état lui don-
nent en revanche une possession, qui est d’abord la possession de lui-
même. Ainsi on a toujours les états que l’on mérite. Car si l’état ex-
prime la manière dont l’être nous est donné, l’acte exprime la manière
dont nous nous le donnons.
L’opération que nous accomplissons ne peut manquer de produire
un monde dont la figure change sans cesse selon que cette opération
est elle-même plus ou moins pure. Et nous trouverions une confirma-
tion de l’identité que nous avons essayé d’établir entre l’Être et l’Acte
dans la deuxième partie du livre I, en montrant que, quand cette activi-
té fléchit, la passivité s’introduit peu à peu dans notre conscience, le
monde s’épaissit, mais aussi s’obscurcit ; au lieu d’être un don, il de-
vient un obstacle. Ou bien, si notre activité renonce à le vaincre, il se
change en un rêve dont la réalité s’atténue progressivement. Nous sen-
tons peu à peu notre être qui sombre et le monde, qui n’était pour nous
qu’un spectacle et qui ne se soutenait que par notre pensée et notre
volonté, sombre avec elles.
Mais l’acte est le pouvoir toujours renaissant de faire surgir de
nouvelles données dont chacune surpasse infiniment son exercice ac-
tuel, bien que pourtant elle le traduise ; il ne se laisse emprisonner par
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 306

aucune et s’affranchit de toutes. Sans doute il n’y a point de donnée


qui n’apparaisse comme distincte de l’acte par lequel je me la donne
et qui par conséquent ne semble être indépendante de lui et même le
devancer ; mais elle est toujours en rapport avec l’acte qui l’évoque,
bien que cet acte ne suffise pas à la produire. Elle s’impose donc à lui
avec un caractère de nécessité et résiste à tous les efforts par lesquels
je voudrais la modifier selon mes caprices. C’est cette résistance qui
est toujours à mes yeux le signe de son objectivité : ce que l’on peut
observer à la fois dans le contenu sensible de l’acte de perception,
dans le contenu intelligible de l’acte de pensée, dans la passivité de
ma conscience à l’égard de l’œuvre créée par ma volonté, dans la su-
bordination de l’amour chez celui qui aime au consentement de l’être
aimé. On ne peut donc pas couper entre l’acte et la donnée. Autrement
l’acte reste purement virtuel et cesse de s’actualiser et la donnée reste
une pure possibilité que la conscience cesse de réaliser. C’est la raison
pour laquelle il est impossible de s’en tenir soit à la pensée pure, [293]
soit au fait pur, et pour laquelle aussi nous avons toujours le devoir de
mettre la première en œuvre et de spiritualiser l’autre.

ART. 3 : Il y a un double dépassement de la donnée par l’acte et de


l’acte par la donnée.

La participation est toujours une rencontre entre l’acte participé et


une certaine donnée. Mais cette rencontre immobiliserait la participa-
tion et l’isolerait de l’être absolu auquel elle demeure toujours unie,
s’il n’y avait pas en elle un double débordement de la donnée par
l’activité qui la pose et qui fait qu’elle est toujours par rapport à celle-
ci une simple limitation, et de cette activité elle-même par une donnée
qu’elle appréhende, mais sans jamais l’épuiser. Contradiction appa-
rente que l’on résoudra facilement si l’on remarque que la donnée
n’exprime rien de plus, par sa passivité même, que l’au-delà de l’acte
participé. Ce qui permet une fois de plus de justifier les prétentions
contraires de l’idéalisme et du réalisme, puisque l’état est toujours en
deçà de l’acte si nous considérons celui-ci dans son infinité comme le
fait l’idéalisme, et qu’il est toujours au delà, si nous considérons l’acte
sous sa forme actuelle et participée. Dans ce double dépassement, on
voit bien comment le sensible et l’opération cherchent à s’égaler, mais
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 307

sans jamais y parvenir. Cela ne pourrait se produire qu’à la limite,


comme le suggère une observation précédente (livre II, ch. VIII, art.
1) sur la distinction d’une puissance active et d’une puissance passive
qui ne se distinguent précisément que pour que la participation soit
possible.
Il y a donc un appel de la donnée par l’acte, bien que la donnée
semble toujours le devancer ou le prévenir. Mais ce n’est jamais abso-
lument, comme le pensent les empiristes. Quand ils n’oublient pas
l’acte sans lequel elle ne serait rien, puisque c’est lui qui l’actualise,
ils le considèrent comme second, alors que le propre de la donnée,
c’est seulement de déborder toujours (et non pas seulement de limiter)
cet acte qui l’actualise, de telle sorte qu’elle l’éveille, le ranime,
l’oblige à se multiplier et à se tendre afin de chercher à l’égaler, mais
sans qu’il puisse jamais y parvenir.
Pour maintenir à la donnée son originalité et le caractère de surplus
qu’elle revêt toujours par rapport à l’opération, il faut non seulement
qu’elle apparaisse comme une sorte d’effet et d’écho de l’opération,
de réponse qui lui est donnée, mais il faut aussi qu’elle puisse à son
tour la susciter, la ranimer ou [294] la rectifier. C’est précisément ce
que l’on peut observer dans l’activité de l’artiste, qui est une sorte de
dialogue ininterrompu avec la matière, qui lui imprime une forme
qu’il a conçue, mais qui se laisse conduire par l’aspect fortuit que la
matière peut lui offrir, par les hasards de la réussite, et par cette forme
même qu’il vient de lui conférer et qui, comme une donnée nouvelle,
ne cesse d’infléchir en lui le mouvement de la pensée et du désir. Rien
n’est plus instructif à cet égard que l’observation du peintre dont la
conscience et le pinceau rivalisent pour saisir cette intensité ou cette
délicatesse d’une couleur qui lui échappent toujours.
D’une manière plus générale, on peut dire de l’attention qu’elle se
laisse toujours surprendre ou dépasser par la richesse infinie du
moindre objet qui est devant elle. Le même caractère apparaît d’une
manière beaucoup plus significative ou plus émouvante dans les rap-
ports des volontés entre elles : quelles que soient les demandes que
j’adresse aux autres hommes, et qui me rendent toujours exigeant et
prompt au reproche, je ne mesure jamais tout ce qu’ils m’apportent,
d’abord par ce qu’ils sont, et, à plus forte raison, dès que je commence
à être l’objet de leur intention ou de leur amour. Je n’épuiserai jamais
les bienfaits d’une présence humaine, qui ne se découvrent à moi
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 308

pourtant que par un acte qu’il me faut accomplir, mais dans lequel il
n’y a jamais assez d’ouverture, ni de puissance d’acceptation. C’est
pourtant ce dernier exemple qui me fait comprendre le mieux les véri-
tables rapports de l’acte et de la donnée ; car derrière la plus humble
donnée, bien qu’elle n’appartienne qu’à la nature, il y a précisément
un Acte surabondant qui est la source de l’acte participé, et qui, à la
frontière même où celui-ci expire, m’apporte encore le don de sa pré-
sence miraculeuse et le témoignage de son infinie richesse.
La difficulté de la théorie de la participation, c’est toujours de lui
laisser assez de souplesse pour éviter de cristalliser l’activité de
l’esprit dans des concepts indéformables, pour ne pas établir une cor-
respondance mécanique entre le concept et la donnée. Car d’une part
derrière chaque concept, il y a l’infinité de l’esprit qui s’exprime par
la possibilité d’une invention sans cesse renouvelée, et d’autre part
c’est cette même infinité qui, surpassant toujours notre opération, met
dans chaque donnée une sorte de surplus impossible à prévoir et à dé-
duire. Ce qui fait que chaque démarche de l’esprit est irrecommen-
çable parce [295] qu’elle est accomplie par un être individuel et libre,
et que chaque donnée représente un contact unique avec le réel qui est
lui-même inimitable et inépuisable.

B) L’APPARITION DES QUALITÉS

Retour à la table des matières

ART. 4 : La qualité se produit à la frontière de l’activité de partici-


pation et de l’activité absolue.

Les mots : le donné, la matière, la nature, le monde expriment tou-


jours, selon une abstraction décroissante, la distance qui sépare l’acte
pur de l’acte participé.
Le mot de donné nous oblige d’abord à remonter jusqu’à un don-
nant qui est nous-même. En ce sens nous pouvons dire que le donné,
c’est nous qui nous le donnons, et c’est pour cela qu’il s’évanouirait si
nous cessions un seul moment de le soutenir par un acte qui le pose.
Mais cet acte qui est nécessaire, sans lequel le donné ne serait rien, ne
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 309

suffit pas pourtant à le former. Sans quoi on ne comprendrait pas qu’il


pût nous apparaître comme un donné. Il faut que l’opération même qui
nous le donne soit dépassée par une activité à laquelle elle participe,
mais de manière qu’un tel dépassement crée entre cette activité et
cette opération un intervalle déterminé, que la qualité vient remplir.
On comprend donc facilement qu’on ait pu commencer par définir
la qualité comme étant seulement une apparence subjective, ce qu’elle
est en effet puisqu’elle n’existe que pour un sujet et par rapport à lui.
Cependant il faut expliquer comment cette apparence peut naître. Or
nous voyons qu’elle exprime l’acte de participation que nous venons
d’accomplir ; de telle manière qu’elle est en quelque sorte cet acte
contemplé. Le monde que je vois est en un sens la forme visible de
l’acte même par lequel un tel spectacle peut être appréhendé ;
l’apparence marque la distance qui me sépare de l’être ; ce qui est la
raison pour laquelle le monde des apparences porte en lui-même un
caractère d’infinité.
Mais il y a dans la qualité quelque chose de plus qu’une apparence
qui m’est donnée. Car cette apparence est d’abord la manifestation de
l’acte secret et invisible par lequel je me donne l’être à moi-même.
Comment maintenant cette manifestation elle-même est-elle pos-
sible ? Elle se produit toujours sur la ligne-frontière [296] qui sépare
l’activité participée de l’activité non-participée, l’activité que j’exerce
de la passivité que je subis : si elles se rencontrent, c’est précisément
parce que la participation ne rompt pas l’unité de l’acte pur qui est
proprement indéchirable ; leur coïncidence est l’expression même de
son unité. C’est pour cela que la qualité porte la marque de ce que je
suis, bien qu’elle soit un signe qui me révèle un au delà de moi-même
à travers lequel je ne cesse de m’élargir et de m’enrichir. Dès lors, la
qualité n’est pas seulement une apparence qui surgit inopinément de-
vant moi, ni l’expression de l’activité même que j’exerce pour
l’appréhender, elle est aussi, comme le sont par exemple votre visage
ou vos paroles, le témoignage d’une activité qui me surpasse, mais
dont le contact m’est pour ainsi dire donné. Dès lors on comprend
sans peine que la qualité puisse être l’instrument de toute communica-
tion entre les consciences individuelles. C’est qu’en elle-même elle est
déjà une rencontre.
Cela permet de comprendre les divergences qui se produisent dans
l’interprétation de la qualité où les uns sont portés à voir une illusion
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 310

subjective et les autres la véritable essence des choses. Mais la qualité


a autant de réalité que le sujet individuel lui-même. Elle exprime en
quelque sorte la coïncidence qui se produit entre l’opération qu’il ac-
complit et la réponse même que lui fait le réel. En un sens, c’est cette
coïncidence qui est l’être même : la distinction que nous tentons
d’établir entre elles après coup, indépendamment de la participation,
ne laisse subsister qu’une double possibilité abstraite postérieure en
quelque sorte à la rencontre qui l’actualise.
Nous saisissons ainsi dans l’opposition de l’opération et de la qua-
lité un entrecroisement singulièrement instructif entre le subjectif et
l’objectif d’une part, l’individuel et l’universel de l’autre. Car il
semble que l’opération vienne de nous et la donnée qualitative du de-
hors, de telle sorte que l’une paraît subjective et que l’autre paraît ob-
jective. Mais en même temps l’opération nous fait communiquer avec
la source même de tout ce qui est, et c’est pour cela qu’elle porte en
elle un caractère d’universalité, au lieu que la donnée qualitative ex-
prime toujours ce qu’il y a d’imparfait et d’insuffisant dans l’acte qui
l’appréhende, de telle sorte qu’elle porte toujours la marque de
l’individuel.
On voit donc que ce que nous cherchons dans cette troisième par-
tie, c’est, au lieu de constituer une philosophie formelle, à fonder
d’abord, dans la théorie de la participation, la distinction [297] de la
matière et de sa forme et de montrer comment elles s’appellent et se
correspondent. Ce qui nous permettra de surmonter la contradiction de
l’abstrait et du concret en prouvant qu’ils ne peuvent être dissociés,
qu’aucun des deux ne possède un véritable privilège, que chacun
d’eux exerce par rapport à l’autre une fonction complémentaire, de
telle sorte qu’on ne peut percevoir l’insuffisance de l’un sans chercher
dans l’autre la réalité véritable, comme le montre dans l’histoire de la
pensée l’oscillation indéfinie entre l’idéalisme et l’empirisme. Enten-
dons bien que la tâche de l’esprit ne sera pas seulement, comme celle
de Kant, de dénombrer les formes fondamentales ou les actes constitu-
tifs par lesquels l’expérience peut être pensée, mais de chercher, ce
que Kant n’a pas fait, à mettre en rapport les différents aspects du sen-
sible avec la diversité de ces actes eux-mêmes qui s’achèvent en eux,
sans pouvoir pourtant leur être réduits.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 311

ART. 5 : La qualité n’est rien sans l’opération qui la pose ; mais


c’est dans la qualité que l’opération se réalise.

Le sensible et l’intelligible, ou si l’on veut la qualité et l’opération,


sont inséparables. Le sensible ne peut apparaître que grâce à un acte
déterminé de l’esprit qui l’évoque et le fait surgir devant nous. Aussi
a-t-on raison de renverser le mot de Leibnitz et de dire qu’il n’y a rien
dans les sens qui n’ait été d’abord dans l’intellect. Mais par contre, il
n’y a pas d’acte intellectuel qui se suffise à lui-même et qui n’évoque
une sensation qui l’achève et qui lui réponde. On ne se laissera donc
pas arrêter par cette objection que le concept est toujours postérieur à
la sensation, qu’il est un produit de la réflexion qui suppose la donnée
et qui l’interprète. Seulement, il est important de montrer que
l’implication de l’opération et de la qualité est si parfaite qu’à côté de
la démarche par laquelle nous croyons conceptualiser la qualité, il y a
une démarche inverse et plus profonde par laquelle nous réalisons le
concept. C’est celle que l’on retrouve dans toutes les fonctions supé-
rieures de la pensée, par exemple dans l’art et dans la morale, et qui
prouve que partout où il entre en jeu, l’esprit revendique une activité
spécifiquement créatrice.
Le terme de qualité exprime le point où s’établit le contact entre
l’être et nous ; et il est admirable que ce soit en ce point que l’être soit
le plus proche de nous et que pourtant nous soyons ébranlé dans la
partie la plus subjective et la plus intime [298] de nous-même. De
telle sorte que, si dans la qualité le réel est présent, c’est seulement par
une atteinte que nous subissons. Au contraire, l’opération nous intro-
duit dans le réel par un acte que nous accomplissons et sans lequel la
qualité même n’aurait pas d’universalité ; mais l’opération demeure
abstraite et impuissante, elle ne nous émeut pas, elle n’actualise rien
de plus en nous que la puissance participatrice, tant que la qualité
n’est pas venue répondre à son appel et remplir pour ainsi dire le vide
qu’elle ouvrait à l’intérieur de notre conscience.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 312

ART. 6 : La diversité des données qualitatives est toujours en rap-


port avec la diversité des opérations qui les actualisent.

La diversité des données qualitatives est toujours en corrélation


avec la diversité des démarches que notre esprit est capable
d’accomplir. Seulement on demandera pourquoi ces démarches elles-
mêmes peuvent se distinguer les unes des autres autrement que par
leur différence d’extension ou d’ampleur dans l’intervalle même qui
sépare le fini de l’infini, c’est-à-dire comment peuvent naître dans le
monde des distinctions qualitatives. Mais on observera que les diffé-
rences d’extension n’ont qu’un caractère abstrait et schématique : car
d’une part, la mise en jeu de la participation suppose non pas seule-
ment une relation linéaire entre la partie et le tout, mais une pluralité
de relations spécifiques issues à la fois des deux conditions spatiale et
temporelle sans lesquelles la participation serait impossible, et des
situations qui s’établissent entre les différents sujets de la participation
dont les initiatives demeurent toujours indépendantes et imprévi-
sibles ; et d’autre part, toute opération concrète de la conscience a une
intention particulière, une fin qui lui est propre et dont elle pose la va-
leur, de telle sorte qu’elle doit toujours faire surgir du réel une donnée
unique et rigoureusement originale.
On a essayé souvent de déterminer la structure intellectuelle qui
correspond à chaque qualité en cherchant à l’y réduire. Mais il s’agit
là d’une réduction abstraite, comme on le voit dans les interprétations
du son ou de la couleur par l’optique ou par l’acoustique qui, au lieu
d’expliquer le son et la couleur, les détruisent.
Car réduire la qualité au mouvement, c’est vouloir la réduire à un
tracé que nous pouvons effectuer dans l’espace et dans le [299] temps
et qui est une sorte d’acte matérialisé : mais cette réduction est sché-
matique parce que le tracé s’évanouit lui-même à chaque instant, tan-
dis que la qualité en intègre les différentes phases, parce qu’il est le
plus souvent hypothétique, au lieu que la qualité est actuelle et sen-
sible, et parce qu’elle est ce qui nous est donné et ce qui surpasse tou-
jours ce que nous pouvons effectuer.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 313

Cependant on peut aller encore plus loin. Car, dans l’acte même
par lequel on perçoit la couleur et le son, il y a une signification de la
couleur et du son dont la couleur et le son viennent pour ainsi dire té-
moigner : c’est le peintre ou le musicien plutôt que le savant qui nous
obligeront à accomplir un acte qui trop souvent fléchit ou est livré à
l’habitude, mais qui seul peut donner à la couleur et au son ce relief,
cette acuité, cette présence vivante que sans lui ils ne posséderaient
jamais. C’est cet être pour ainsi dire ultra-conceptuel qui permettra au
philosophe, dans la dialectique des qualités, de reconnaître dans le
monde perçu l’harmonie toujours cherchée et toujours perdue entre les
mouvements de notre esprit et les données qu’elles actualisent.
Tout n’est pas faux dans le rapport que le formalisme établit entre
la forme de la pensée et le sensible qui vient la remplir. Mais leur
convenance demeure un mystère inintelligible. Nous croyons au con-
traire que le dessin même de cette forme doit être poussé au delà des
catégories les plus générales de la pensée, qu’il peut être précisé
jusqu’au point où, sans annihiler le sensible, comme dans
l’intellectualisme traditionnel, il appelle pourtant telle espèce particu-
lière du sensible qui achève pour ainsi dire de le réaliser.
La diversité infinie des qualités sensibles nous permet de com-
prendre comment se réalise dans l’expérience concrète, à travers les
différences et les ressemblances les plus fines, la connexion de l’un et
du multiple. C’est la multiplicité des objets qui me frappe d’abord
parce qu’elle est en rapport à la fois avec la satisfaction du besoin et
avec les conditions de la pensée conceptuelle. Mais la multiplicité des
qualités sensibles est plus primitive et plus profonde. C’est cette mul-
tiplicité qui doit être regardée à la fois comme l’effet immédiat de la
participation et comme le moyen d’une communication variée avec
l’univers qui produit ce jeu intérieur sans lequel l’unité du moi serait
une unité morte, sans relation avec le monde, et qui ne serait point son
propre ouvrage.
[300]
La qualité sensible n’est donc pas un écran entre le réel et nous ;
elle n’est pas non plus une sorte de scandale pour l’activité, qui
l’appelle et la pénètre, mais sans l’abolir. On la voit alors acquérir une
sorte d’intériorité, de transparence et de spiritualité : elle devient le
moyen de coïncidence et de communion le plus délicat, le plus vivant
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 314

et le plus profond entre le réel et nous. Et la connaissance ne peut plus


être définie comme l’instrument de notre détachement à l’égard du
sensible, puisqu’elle est aussi sa prise de possession. Il n’y a donc
point de connaissance, si haute qu’on puisse l’imaginer, qui ne porte
en elle la présence du sensible, et qui ne demande à s’achever en elle.

ART. 7 : L’apparition de l’objet se produit au point de rencontre de


la qualité et de l’opération.

La conscience se présente toujours à nous sous la forme d’une ini-


tiative qui reçoit une certaine réponse, c’est-à-dire sous la forme d’un
dialogue entre notre activité et notre passivité. Quant à cette passivité,
nous la lions toujours à l’idée d’un objet que notre activité actualise et
auquel nous attribuons la propriété même de nous affecter.
Le premier caractère de l’objet, c’est bien de s’offrir à nous comme
une sorte d’image ou d’illustration, non point il est vrai d’une chose
qui serait placée derrière, mais d’un acte que nous accomplissons et
dont il nous représente pour ainsi dire la configuration. Pourtant, il
n’est pas l’effet de cet acte même, mais plutôt son retentissement à
l’intérieur de l’activité totale : par là il témoigne de l’intervalle qui les
sépare, à la fois par la distance à laquelle nous le voyons et par la qua-
lité même qui le définit, qui est toujours en corrélation avec le carac-
tère original de notre opération. Aussi comprend-on facilement que
l’objet ne soit pour nous qu’une représentation, mais que le réel la dé-
passe toujours, de telle sorte qu’il a derrière lui un immense arrière-
plan, qui est au delà de la participation et dont on ne peut pas dire
qu’il lui soit homogène avant que la participation nous permette d’y
pénétrer.
Le miracle de l’objectivité se produit au point où l’opération con-
ceptuelle qui jusque-là n’était que possibilité pure s’accomplit, c’est-
à-dire au point où elle rencontre une qualité sensible qui jusque-là
n’était que subjective et individuelle, mais de telle sorte que cette opé-
ration et cet état, la première donnant à [301] l’état son universalité, et
celui-ci donnant à celle-là son actualité, se répondent et se recouvrent.
On pourrait considérer l’opposition du sujet et de l’objet comme la
réalisation la plus claire de l’idée même de l’intervalle : de fait nous
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 315

sommes toujours disposés à considérer l’activité de l’esprit comme


ayant pour fin d’abolir cet intervalle ; et il nous semble que le sujet, à
mesure que la connaissance devient plus parfaite, tend soit à venir
coïncider avec l’objet, comme le réalisme le suppose, soit à la résor-
ber dans sa propre activité, comme le soutient l’idéalisme. Pourtant la
distinction entre le sujet et l’objet exprime admirablement les condi-
tions de la participation, parce qu’elle montre la séparation et la liai-
son nécessaires non pas seulement entre la représentation et le repré-
senté, mais d’abord entre ce que nous faisons et ce que nous subis-
sons, c’est-à-dire entre notre activité et notre passivité. Or c’est cette
réciprocité d’une action exercée et d’une action reçue qui nous fait
être, qui nous rend solidaires d’un univers dont nous faisons partie
sans pourtant nous confondre avec lui.
On peut dire que le propre de la participation, c’est de s’attacher
d’abord à créer entre le sujet et l’objet un intervalle sans lequel elle ne
pourrait pas se produire : c’est elle qui permet au sujet de s’opposer à
lui-même un objet qui est pour ainsi dire la réponse du réel à la dé-
marche même qu’il vient d’accomplir. Mais cette séparation n’est que
le moyen d’obtenir entre le sujet et l’objet cette exacte coïncidence où
le sujet accomplit l’acte personnel qui lui donne de l’objet une posses-
sion véritable.
Il y a là un effet que nous n’observons pas seulement dans la
double modification que nous imprimons à l’objet et qu’il nous im-
prime à son tour. Nous l’observons aussi dans les rapports que nous
avons avec nous-même, où nous ne cessons d’enregistrer et de subir
les actions mêmes qui viennent de nous et qui contribuent à transfor-
mer notre activité propre, et surtout dans nos rapports avec les autres
êtres, où la fin la plus haute de l’amour consiste à devenir nous-même
de la part d’autrui l’objet du même acte que nous accomplissons nous-
même à son égard : l’amour devient alors une qualité pure où l’on voit
deux actes se déterminer mutuellement dans un acte plus haut dont ils
sont l’un et l’autre le témoignage consenti et participé.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 316

[302]

C) LA DONNÉE ET LE DON

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ART. 8 : La donnée répond à notre opération et l’achève, et la


conscience cherche moins à la réduire qu’à la produire.

À partir du moment où la réflexion en s’exerçant nous a mis en


présence de la pure activité de l’esprit, la donnée qui, dans
l’expérience vulgaire, était considérée comme la véritable réalité, est
devenue au contraire une sorte de scandale que l’on s’efforçait tou-
jours de réduire. Mais cet effort s’est toujours révélé inefficace. Le
donné ne paraît résister à l’acte de la pensée, que parce qu’il lui ré-
pond. Il est une pensée qui s’achève. Si c’est l’exercice de mon activi-
té qui confère au réel son caractère d’actualité, la donnée est une pré-
sence qui en est corrélative. Si l’acte participé est toujours inégal à
l’acte pur, et s’il garde ainsi un caractère inévitable de vide et
d’inachèvement, la donnée qu’il évoque lui assure en chaque point
une plénitude concrète et suffisante. Remonter de la donnée jusqu’à
l’acte, ce n’est donc pas chercher à la réduire, mais à la produire. Dans
sa forme la plus haute, à laquelle on donne le nom d’invention,
l’activité de l’esprit multiplie les données et leur confère plus
d’intensité et de richesse, au lieu de les décolorer et de les dissiper par
l’abstraction. L’intelligence doit se reconnaître en elles en les péné-
trant et leur donner leur signification et leur valeur. L’art les renou-
velle et les transfigure : il leur donne leur relief et leur éclat. Et la vo-
lonté mesure ses succès par le changement même qu’elle introduit
parmi les données, sans lequel elle ne pourrait pas prendre place dans
le réel, ni dépasser la virtualité subjective, c’est-à-dire la simple inten-
tion.
La plus grande difficulté peut-être dans les rapports entre l’activité
et la passivité consiste à comprendre que la passivité n’est pas seule-
ment limitative, mais enrichissante. Car au point même où mon activi-
té s’arrête, ce que je rencontre, c’est non point le néant, ni même mon
propre néant, mais l’être tout entier dans ses rapports avec moi ; c’est
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 317

alors précisément que je commence à posséder. C’est pour cela que la


perception est orientée vers l’objet, l’intelligence vers l’idée, le désir
vers le plaisir, la volonté vers une œuvre qu’elle subit après l’avoir
faite. [303] De telle sorte que produire, c’est se mettre toujours en état
de recevoir.
Aucun acte que j’accomplis n’a de sens autrement que par une fin
qui doit toujours m’être donnée, à l’égard de laquelle je deviens moi-
même passif, bien que mon activité alors, au lieu de s’abolir, vienne
s’achever en elle dans une sorte d’étreinte. Sans elle l’acte garderait
un caractère formel ; l’imagination en lui donnant une sorte de pâture
pourrait bien le transformer en désir, il lui manquerait encore le con-
tact du réel, comme si, au moment où nous assumons l’être en nous
par une initiative propre, il fallait encore, précisément parce que notre
existence est participée, que l’Être y consentît, c’est-à-dire apportât
une réponse à une sollicitation que nous lui avons adressée, mais qui
seule peut nous affermir en lui et justifier pour ainsi dire l’être même
que nous nous sommes donné. L’être passe toujours l’acte que je suis
capable d’accomplir : or c’est précisément ce qui le passe qui nous
devient présent dans la donnée selon la perspective de cet acte même
que nous venons de faire. On ne s’étonnera donc pas que l’acte ne
puisse aller jusqu’au bout de lui-même qu’en venant prendre corps
dans une donnée, bien que cette donnée elle-même ne puisse pas être
séparée de l’acte qui nous permet de remonter jusqu’à sa source, qui
lui donne sa signification et son intériorité. L’acte participé est donc à
la limite, au point de rencontre et de coïncidence entre une activité
dans laquelle il puise et qui ne cesse de l’inspirer par le haut, et une
passivité sensible qui s’impose à lui et qu’il ne cesse de subir par le
bas, mais de telle manière pourtant que ce qu’elle lui apporte soit tou-
jours en corrélation avec son acte propre, c’est-à-dire avec l’accès
qu’au fond de lui-même il aura su donner à l’activité pure.
Il faut garder ce beau mot de donné qui implique toujours la pré-
sence d’un don ; on considère souvent le donné comme un point de
départ, mais il est aussi en un sens un point d’arrivée, puisqu’il est
toujours corrélatif d’un acte que j’ai accompli et même, en quelque
sorte, son aboutissement et sa fin. Toute opération de la conscience est
donc tendue vers un certain donné qu’il m’appartient précisément de
recevoir. Et c’est dans ce donné que l’idée se réalise, autrement on a
le droit de dire que ce n’est qu’une idée : c’est l’espoir de ce donné
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 318

qui soutient le désir ; c’est lui qui est la fin du vouloir qui, autrement,
resterait éternellement intentionnel.
[304]
On peut se servir ici encore une fois de la comparaison du regard
qui tient tout le réel devant lui de telle sorte que, pour peu qu’il flé-
chisse ou qu’il s’obscurcisse, le réel recule et se dissipe. Et même, ce
qu’il en voit, c’est l’obstacle que le réel lui oppose, et qui ne cesse
pourtant de lui fournir et de l’enrichir. Il en est de même de l’ouïe,
dont les sons que l’on entend viennent rompre et parfois blesser la
puissance d’entendre, comme si elle ne pouvait s’exercer avec perfec-
tion qu’en écoutant le silence. On ne peut donc tirer la couleur du seul
exercice du regard, ni le son du seul exercice de l’ouïe ; l’un de ces
termes appelle l’autre, mais comme son complément et son contraire.
De même on ne tire pas davantage de la connaissance son objet, ni du
désir le plaisir, ni de la volonté la fin vers laquelle elle tend ; l’activité
participée vise toujours un but que nous ne pouvons nous donner à
nous-même que par l’acte même qui nous le fait recevoir comme un
don.

ART. 9 : Bien que la donnée soit une limite de l’acte, l’acte à me-
sure qu’il s’exerce davantage, l’affine et la multiplie au lieu de la
faire reculer et de l’abolir.

Il y a dans le rapport indissoluble qui unit l’acte à la donnée et qui


fait que sans la donnée l’acte demeurerait virtuel et que sans l’acte la
donnée resterait enfouie dans les ténèbres, un paradoxe qu’il importe
d’abord de mettre en évidence. C’est parce que l’acte en effet est seu-
lement participé, bien qu’en droit et dans son essence même il de-
meure un et indivisible, qu’il y a pour lui une donnée ; car la donnée
exprime ce qui subsiste dans la conscience de passivité et, si l’on pou-
vait dire, ce qui montre le caractère limité de l’opération que nous ac-
complissons et qui est sans cesse au delà de ses limites. Pour une acti-
vité parfaite, il n’y a point de donnée. Dès lors, il semble qu’à mesure
que l’activité devient plus imparfaite, le champ du donné doit
s’étendre et qu’à la limite, quand cette activité disparaît, le monde doit
n’être qu’une donnée pure. Seulement la primauté de l’acte est telle-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 319

ment évidente que, si l’esprit n’éprouve, sinon aucun malaise, du


moins aucune contradiction, à imaginer un acte exclusif de toute don-
née, c’est-à-dire Dieu sans le monde, précisément parce que la donnée
est toujours, par rapport à l’acte, une borne qui semble lui être impo-
sée, il est impossible au contraire d’imaginer une donnée qui ne soit
donnée à personne, [305] c’est-à-dire qui ne soit pas actualisée par
l’acte même qui trouve en elle sa borne. Bien que la donnée s’oppose
à l’acte, c’est donc l’acte même qui lui donne sa réalité comme don-
née. Ainsi il est naturel d’imaginer que l’activité, à mesure qu’elle
croît, fasse reculer peu à peu la donnée. C’est la thèse que l’on trouve
chez les intellectualistes qui la considèrent comme un intelligible con-
fus et dont je n’ai pas encore pris possession : elle devrait à la limite
s’évanouir dans un acte qui l’épuise. C’est là faire de la donnée
comme une sorte de tache qui serait destinée à disparaître dans le
monde réel, s’il pouvait devenir parfaitement transparent pour
l’intelligence. Ce qui est, selon nous, une erreur grave. Car la coïnci-
dence de l’acte et de la donnée n’abolit pas la donnée qui, dans cette
coïncidence même, répond à l’acte en lui apportant ce qui précisément
le surpasse. C’est parce qu’il n’est qu’un acte de participation que
l’acte de l’intelligence appelle le sensible sans lequel il demeure for-
mel. Le sensible à son tour présente d’autant plus de délicatesse et
d’éclat que l’acte qui le saisit a lui-même plus de force et plus de sub-
tilité ; mais il ne peut être que saisi par nous ; et ni l’attention la plus
aiguë ne suffit à le produire, ni le schématisme le plus savant des opé-
rations mathématiques ne réussit à en tenir lieu. Il faut toujours qu’il
soit pour nous une rencontre par laquelle l’acte même qui le cherche
trouve sa récompense, et prouve en quelque sorte sa valeur ontolo-
gique grâce à la possibilité qu’il a de déterminer notre passivité à la
fois par ce qu’il est et par sa liaison avec ce qui lui manque.
Au lieu de considérer la donnée comme un terme inintelligible que
notre activité cherche à réduire, il faut, puisqu’il n’y a de donnée que
pour une activité qui se la donne, que la donnée ait avec cette activité
même une certaine affinité. Aussi n’exprime-t-elle pas seulement la
limite, mais encore le succès de la participation. Il y a en effet dans
tout acte que nous accomplissons un caractère de déficience, et s’il
actualise la puissance par le consentement qu’il lui donne, il n’y par-
viendrait pas par ses seules ressources d’acte participé : c’est qu’il
n’est alors qu’un pur pouvoir d’obtenir. Ainsi, dans son pur produit, il
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 320

cherche autre chose que lui-même. J’ai besoin d’un objet sur lequel
mon regard se pose, d’un être différent de moi auquel je puisse adres-
ser mon amour et qui lui réponde. C’est une grande injustice de mé-
dire du donné, s’il est vrai, comme on l’a montré, que je cherche tou-
jours moins à le réduire qu’à le produire. C’est légitimement [306]
qu’on lui accorde parfois une valeur absolue, bien que ce soit le plus
souvent pour de mauvaises raisons. Car il n’est point cette résistance
inerte et aveugle contre laquelle je bute et qui opposerait à mon activi-
té impuissante un obstacle impossible à franchir ; il est au contraire un
écho que renvoie sans cesse l’acte pur à l’acte participé, toujours en
corrélation avec lui, bien que toujours le dépassant. Le propre de cet
acte ne peut point être de s’accroître sans cesse, en délaissant ou en
absorbant toutes les formes du réel qu’il actualise tour à tour ; c’est au
contraire de chercher en elles un répondant et un soutien. L’ambition
de la conscience n’est pas d’engloutir le monde dans sa propre soli-
tude, mais de communiquer avec lui dans une sorte de réciprocité où
elle puisse aussi demander et recevoir.
Dès lors, on ne s’étonnera pas que le donné, loin de s’exténuer, à
mesure que notre activité s’exerce davantage, ne cesse au contraire de
s’enrichir : tous les aspects de l’expérience se multiplient, se diversi-
fient et s’affinent. Le moindre geste accompli par nous semble nous
révéler une forme du réel qui jusque-là était demeurée ensevelie. On
voit se former sur l’univers, dans le domaine intellectuel, esthétique,
politique, religieux, une pluralité infinie de perspectives différentes,
mais convergentes ; et chacune d’elles acquiert d’autant plus de com-
plexité, de délicatesse et d’unité intérieure que l’activité qui la produit
est elle-même plus grande. Au contraire, lorsque cette activité fléchit,
toutes ces différences s’effacent, tous les contours s’abolissent, le
monde retourne à l’état de nébuleuse.
Le rapport de l’acte pur et du monde donne prise à deux thèses qui
paraissent contradictoires : la première que le monde, c’est ce qui
manque à l’acte, puisque, si l’on veut qu’il y ait un monde, il faut
qu’il y ait une conscience pour laquelle il y a du donné, c’est-à-dire
qui participe à l’acte sans pouvoir l’épuiser ; la seconde que ce monde
doit nous paraître d’autant plus vaste, d’autant plus varié et d’autant
plus plein que l’acte de participation a lui-même plus de force et de
délicatesse. Mais elles ne sont sans doute contradictoires qu’en appa-
rence : car le donné qui manque à l’acte n’est que le donné d’une ma-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 321

tière opaque et indéterminée ; mais ce donné va recevoir une forme,


s’organiser, faire paraître des aspects toujours nouveaux qui raniment
sans cesse les démarches de notre vie spirituelle, à mesure même que
notre activité s’y applique, le pénètre et le saisit plus étroitement. Le
donné n’était d’abord qu’un non-moi [307] immense et anonyme qui
devient peu à peu une réalité intime et familière et qui répond par de-
grés à tous les mouvements de notre conscience et semble pour ainsi
dire les épouser.
Cependant il ne faudrait pas oublier que cette extraordinaire proli-
fération des données, consécutive au progrès d’un acte qui devrait,
semble-t-il, les dissoudre, reçoit pourtant une compensation par la-
quelle la contradiction entre l’acte et les données est tout à la fois re-
trouvée et surmontée. Il y a une misère de l’esprit qui agit peu et pour
qui le monde reste une donnée fruste. Dès que l’esprit s’éveille, les
objets viennent peupler l’espace environnant, proportionnellement au
degré de présence et au degré de souplesse de l’attention. Mais il ar-
rive que l’attention reste encore serve à leur égard. Et il y a un stade
plus haut de l’activité dans lequel les données elles-mêmes sont en-
core sous nos yeux, bien qu’elles cessent de nous retenir ; à mesure
que l’activité devient plus pure et plus parfaite, elle ne trouve plus en
elles que l’expression et le véhicule d’une intention spirituelle. On
voit donc la distance entre l’acte et la donnée s’atténuer. Les objets
particuliers nous intéressent moins par eux-mêmes que par le pouvoir
qu’ils nous permettent d’exercer en posant notre regard sur eux. Ainsi
l’amour le plus élevé contient en lui la vertu de tous les signes qui le
manifestent, et qu’il produit presque sans le vouloir. Et tout le monde
sait qu’il y a une activité de l’esprit qui est si simple et si dépouillée
qu’elle ne cherche plus cette pluralité et cette richesse des données
que poursuit toujours une activité plus impatiente, et qu’elle accueille
tout ce qu’elle trouve sur son chemin, non point comme un objet au-
quel elle s’attache, mais comme une occasion qui l’éprouve, ou une
lumière qui la guide. Au plus bas et au plus haut degré de l’esprit, ces
données semblent disparaître, au plus bas parce qu’elles ne sont point
encore distinguées, au plus haut parce qu’elles sont devenues si trans-
parentes que rien ne subsiste d’elles que l’opération intérieure qui leur
donne leur signification.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 322

ART. 10 : L’opposition de l’acte et de la donnée permet de discer-


ner dans la conscience un double appel et une double réponse du réel
et du moi.

Les termes acte et donnée n’expriment encore que le schéma idéal


de toutes les formes de la participation. Et ce schéma est [308] encore
durci par tous ceux qui le réduisent à la relation d’un effort et d’un
obstacle ou d’une résistance, qu’ils veuillent par là accroître leur mé-
rite ou justifier leur désespoir. Mais le monde n’a un sens, notre parti-
cipation à l’Être n’est éprouvée et voulue que si nous sommes ca-
pables de discerner partout dans le monde des réponses qui nous sont
faites et que nous n’avouons pas toujours, des appels qui nous sont
adressés et auxquels nous ne prêtons pas toujours l’oreille. Alors le
monde se révèle à nous comme un jeu de correspondances que le
propre même de notre conscience est de reconnaître et de notre liberté
de mettre en branle.
Il y a quelque chose de vrai dans cette opinion commune contre la-
quelle pourtant nous nous sommes si souvent élevé, que le réel réside
dans l’objet : c’est que nous ne serions nous-même qu’une pure possi-
bilité si notre activité ne venait pas rencontrer pour y prendre place un
monde valable pour tous et ratifié aussi par tous. Seulement cet objet,
les uns en font un obstacle qui les arrête, et les autres une occasion qui
leur est offerte. Nous pensons que le donné est antérieur à l’obstacle
ou à l’occasion et ne devient l’un ou l’autre que par une démarche de
notre liberté. Dirai-je que l’expérience de cette feuille de papier blanc
est pour moi un obstacle ou une occasion ? Elle pourra devenir l’un ou
l’autre selon qu’elle s’interpose entre ma pensée et moi, ou fournit à
ma pensée un chemin qui la réalise : elle peut devenir une barrière ou
un appel. D’une manière générale, on peut dire que l’obstacle se pro-
duit de deux manières : soit qu’un terme dans le réel s’isole et de-
vienne indépendant de tous les autres, car alors il bloque le mouve-
ment de mon esprit au lieu de le susciter et d’être une ouverture sur la
totalité de l’être ; soit qu’il y ait dans notre activité elle-même une di-
rection déjà déterminée, ou par notre nature, ou par notre choix, et qui
vienne se heurter contre une réalité présente, au lieu que cette activité,
à mesure qu’elle se détache davantage de la nature et de l’amour-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 323

propre, ne doit se déterminer au contraire que par les tâches mêmes


que le présent lui propose.
C’est qu’il y a identité entre la découverte de l’Être et celle de
notre être propre : il y a donc une erreur à penser qu’ils peuvent
s’affronter, puisque c’est dans l’Être que notre être propre se consti-
tue. Il est impossible aussi qu’ils ne puissent point être accordés, bien
que cet accord, nous puissions jusqu’à un certain point l’ignorer ou le
refuser précisément parce que [309] notre participation à l’Être ne
peut résider que dans un acte libre. Mais c’est par un cheminement
dans l’Être qu’il découvre et réalise à la fois notre vocation.
Cependant, à l’intérieur de l’Être total, on peut dire en un sens que
tous les événements constituent des rencontres dont il nous appartient
de reconnaître la signification, afin d’en faire le meilleur usage. Il est
trop simple de penser que ces rencontres résultent toujours d’une op-
position qu’il s’agit de surmonter. Ou du moins cette opposition n’est
là qu’afin d’introduire dans le monde une dialectique vivante qui en
fait jaillir à la fois un appel et une réponse. La conscience ne se pré-
sente pas sous la forme d’un conflit qu’il dépend de nous de vaincre,
mais sous la forme d’un double appel et d’une double réponse entre le
réel et moi qui permettent à toutes ses fonctions de s’exercer. Car
nous faisons cette expérience que l’appel, ou la réponse, vient tantôt
de nous et tantôt des choses, mais que nous ne savons pas toujours ni
les reconnaître quand il s’agit des choses, ni les mettre en œuvre
quand il s’agit de nous. Il est facile de voir pourtant que le critère du
réel et la marque de son unité résident précisément au point où se pro-
duit cette réciprocité de l’appel et de la réponse qui, en les empêchant
de se confondre et en permettant d’intervertir leur rôle, crée
l’intervalle dont la liberté a besoin pour s’exercer et lui donner ce jeu
intérieur où tout ce qui dépend d’elle lui paraît à la fois initiative exer-
cée et grâce reçue.
Il est impossible de poser le donné sans poser un être qui donne.
On peut dire en un sens que c’est le moi qui se le donne ; mais cela est
vrai seulement dans la mesure où rien ne peut être pour lui donné s’il
n’accepte de le recevoir. Cependant on ne reçoit rien que de
quelqu’un. Et c’est pour cela que le sensible ressemble toujours à une
offre que je ne cesse d’accueillir. J’anthropomorphise donc naturelle-
ment les choses pour expliquer qu’elles paraissent se porter au devant
de moi, m’envoyer des messages, m’adresser des appels, témoigner à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 324

mon égard d’une sympathie à la fois affective et significative. Mais je


ne pousse pas cet anthropomorphisme jusqu’au bout. Car il n’y a que
les êtres qui puissent se donner les uns aux autres ; et le monde sen-
sible est précisément l’intermédiaire par lequel ils communiquent et
ne cessent de se manifester les uns aux autres une présence intention-
nelle.
[310]
Ici encore on voit comme la théorie de la participation suffit à fixer
notre position à l’égard de l’idéalisme et du réalisme. Ces deux doc-
trines dissocient l’acte de la donnée et les réalisent isolément. Mais la
vie de la conscience se produit dans l’entre-deux : c’est la participa-
tion qui les oppose et qui les unit.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 325

[311]

LIVRE II. L’INTERVALLE

TROISIÈME PARTIE
L’INTERVALLE REMPLI

Chapitre XVIII
LA FORMATION DU MONDE

A. – LE MONDE OU L’INTERVALLE REMPLI

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ART. 1 : C’est le monde qui remplit l’intervalle entre l’acte pur et


l’acte de participation.

Le monde est l’intervalle qui sépare l’acte pur de l’acte de partici-


pation. Mais il est en même temps ce qui remplit cet intervalle. Il est
médiateur entre nous et lui. Aussi comprend-on sans peine que, si
nous nous attachons à lui, s’il nous retient et s’il nous capte, il con-
somme en effet la séparation de l’acte participé et de l’acte pur. Mais
il les rejoint au contraire, s’il est pour nous un véhicule de significa-
tions, s’il est traversé par la pensée, la volonté et l’amour, au lieu de
les arrêter sur lui et d’en devenir proprement l’objet.
Il est facile maintenant de se prononcer sur le degré de réalité qui
appartient au monde. Il est vrai de dire qu’il nous surpasse et qu’il est
pour nous le modèle même de toute réalité, et que l’esprit qui fait sur
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 326

lui l’essai de ses propres forces paraît sans lui débile et sans appui.
Mais en même temps il n’existe que dans ses rapports avec nous : il
est donc toujours pour nous une apparence. L’être ne peut pas être
confondu avec le monde qui en témoigne, mais qui le dissimule et le
révèle à la fois ; et l’on sent très bien qu’à mesure que notre activité
devient plus parfaite, elle le traverse et ne laisse subsister de lui que la
forme expressive de relations plus secrètes entre l’être total et notre
être participé. Le monde ne peut donc pas être identifié, comme on le
fait souvent, avec l’objet même de la participation.
Il n’y a pas non plus de monde qui serait posé d’abord et qui pro-
duirait en nous la représentation que nous en avons par une sorte
d’action sur notre conscience. Mais c’est en nous inscrivant [312]
dans l’être total par un acte qui nous est propre que nous faisons naître
un monde qui surpasse toujours notre représentation actuelle (ce que
le réalisme a raison de maintenir), qui n’est pourtant que par cette re-
présentation (ce que l’idéalisme met en lumière), et que nous essayons
toujours d’égaler par une activité qui lui demeure toujours inégale.
C’est une chose admirable que le monde qui nous résiste ou qui
nous accable soit aussi le milieu sur lequel rayonnent notre connais-
sance et notre action, qu’il n’y ait qu’un monde et que chacun puisse
prendre sur lui une perspective qui lui est propre, et qui dépend de
l’activité de son regard, qu’enfin le même monde dans lequel paraît
régner une nécessité implacable puisse fournir à chaque être à la fois
les moyens et le témoignage de l’exercice de son activité libre.
C’est dans l’intervalle qui nous sépare de l’acte pur que naissent
toutes les libertés qui expriment avec la nôtre sa fécondité infinie.
C’est en communiquant avec elles que nous communiquons avec lui ;
le monde est l’instrument par lequel il agit sur nous, par lequel il ne
cesse à la fois de nous instruire et de nous émouvoir. Ainsi ne
s’étonnera-t-on pas que Lachelier dans sa lettre XXXVIII puisse dire
du monde extérieur qu’il est le trait d’union entre les âmes. Mais il ne
les unit que parce que d’abord il les sépare.
Puis-je dire par conséquent que je m’insère dans le monde, que je
m’y inscris ? Je m’insère et je m’inscris dans l’être sans doute, mais
non point dans le monde. Car ce monde, il existe pour moi, tandis que
je suis moi et non pas pour moi. C’est donc aux autres de m’insérer ou
de m’inscrire dans un monde qui existe pour eux.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 327

Le monde n’est qu’un spectacle dont je suis le spectateur ; il n’est


que ma représentation, mais, du moins, moi qui l’ai, je la domine et je
n’en fais pas partie. Il est toujours un non-moi dans lequel je ne trouve
pas place. Il ne fait que m’apparaître : et il disparaît à ma mort, et
même à chaque minute, sans que l’être du moi en reçoive aucune at-
teinte.

ART. 2 : Le monde est éternellement périssable.

Le monde est l’effet de la participation : il n’a d’existence que dans


l’instant, il est donc éminemment périssable ; il est comme une coupe
ou un plan transversal à l’intérieur de notre [313] vie spirituelle. Il est
le lieu où s’opère la jonction de notre activité et de notre passivité, où
la virtualité qui appartient à l’avenir se convertit toujours pour nous en
un accomplissement et une possession qui appartiennent désormais au
passé. Les hommes ont attendu pendant longtemps la fin du monde ;
mais le monde finit et commence à chaque instant, il n’a point de pro-
fondeur. Ce que Descartes dit de la matière de notre corps, qu’elle
s’écoule sans cesse comme l’eau d’une rivière, est vrai du monde ma-
tériel tout entier. Il est toujours là, bien qu’il s’échappe toujours. Il se
forme sous le regard de l’homme. Et le monde existe pour nous plutôt
que nous ne sommes véritablement pris dans le monde. Avant la nais-
sance, après la mort, il n’y a plus pour nous de monde. Le monde
porte toujours en lui les traces de toutes les actions qui ont été faites,
les instruments de toutes celles qui pourront l’être ; mais cela même
est le signe que l’activité qui a laissé en lui sa trace et qui aujourd’hui
encore en fait revivre le sens, est une activité purement spirituelle, que
celle qui découvre ces instruments et qui les met en œuvre dépasse le
monde et cherche sa fin au delà.
Cela nous permet de considérer le monde que nous avons sous les
yeux comme un passage de tous les instants, comme une pellicule de
l’Être qui doit être toujours traversée pour que nous puissions obtenir
l’être à notre tour. Au lieu d’être, comme on le croit, la réalité dont
nous participons, le monde est donc créé en un sens par l’acte même
de la participation, mais de telle manière que, puisqu’il exprime notre
coïncidence mobile avec l’être total, et pour ainsi dire ce que nous re-
cevons de lui sans cesse, il ne puisse devenir nôtre qu’à condition
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 328

d’avoir été voulu, avant d’être actualisé, puis de disparaître pour être
spiritualisé. Quand nous disons de l’Être total qu’il est au delà du pré-
sent phénoménal, nous voulons dire non pas qu’il est dans un autre
monde dont celui-ci serait la doublure, mais qu’il est dans un présent
qui n’est plus la coupure entre un avenir possible et un passé accom-
pli, c’est-à-dire dans lequel cet avenir et ce passé ne font qu’un. L’être
total ignore cette perspective individuelle et subjective qui fait appa-
raître à nos yeux le monde et qui suppose la passivité du corps et des
sens ; tous les états en lui sont abolis, le passé et l’avenir se recou-
vrent ; ils ne se distinguaient qu’afin de m’offrir comme possible un
acte qui devait recevoir de l’être total une sorte de confirmation avant
de s’incorporer à l’être du moi.
[314]

ART. 3 : Le monde m’exprime et me limite.

Si le monde doit être considéré comme l’effet de la participation, il


se présente pourtant alors sous deux aspects qui sont bien différents
l’un de l’autre : car, d’une part, il est l’expression de mon activité par-
ticipée ; toutes les représentations qui le forment ne sont que le point
d’aboutissement de certaines opérations sensibles ou conceptuelles. A
cet égard, il apparaît comme le tableau formé par l’extrémité de toutes
les lignes de l’attention. Il est un spectacle que je me donne à moi-
même, selon la direction de mon regard. Et, d’autre part, cette activité,
cette attention, ce regard sans lesquels il n’y aurait point pour moi de
monde, ne suffisent pas à le créer. Le monde est en même temps ce
qui leur fait obstacle, ce qui leur impose une barrière. Il est ce que je
saisis, mais parce qu’il me résiste. Le monde se forme au point même
où mon activité, mon attention, mon regard ne passent plus. Le spec-
tacle est donc la ligne de démarcation et aussi le point de rencontre
entre l’opération par laquelle je me donne la représentation et le repré-
senté qui m’est donné. On sait que le propre de l’idéalisme, c’est
d’insister davantage sur l’opération, et le propre du réalisme sur le
donné. Mais cela suffit à montrer que le monde est pour moi plus
qu’un spectacle, et même que le spectacle du monde n’est rien de plus
que sa surface. Aussi derrière le spectacle, il y a un immense arrière-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 329

monde, encore inconscient pour moi, c’est-à-dire non participé, mais


qui est indéfiniment ouvert à la participation.
On comprend donc que le monde s’agrandisse sans cesse pour moi
à mesure que ma participation s’accroît et devient plus parfaite. Et
pourtant dans cette grandeur du monde, je ne reconnais pas toujours
l’acte qui, par son exercice, produit pour ainsi dire cet agrandissement
indéfini, bien que le progrès de la perception et de la science suffisent
à en rendre témoignage.
Bien plus, il naît ici une difficulté, que nous avons déjà rencontrée,
et qui à première vue semble insurmontable, c’est que la grandeur de
l’univers, c’est pourtant à mes yeux la grandeur de la donnée. Or la
donnée qui appartient à l’ordre de la passivité devrait reculer à mesure
même que l’activité progresse. Mais cela ne saurait être admis : car la
passivité absolue, ce n’est pas la donnée, c’est le monde non-participé
qui demeure à l’état d’inconscient pur, et qui ne devient pas pour moi
un [315] spectacle, de telle sorte que le monde comme spectacle de-
mande lui-même à être actualisé et est toujours l’expression de
l’opération qui l’actualise. Cependant, s’il faut accorder quelque chose
à l’objection proposée, on peut observer que, quand nous donnons à
notre conscience sa forme d’activité la plus haute et la plus pure, le
monde en effet ne se présente jamais comme un véritable spectacle :
tout objet que nous apercevons est l’occasion et le véhicule d’une ac-
tion, c’est une idée qui se réalise, une intention de nous ou sur nous,
un signe vivant qui met en rapport ma volonté et la vôtre, de telle
sorte que je cesse d’être extérieur au spectacle qui se change pour moi
en un ensemble de mouvements spirituels dans lesquels je suis engagé
et auxquels je contribue. Dès lors la participation n’accroît plus
l’étendue du monde, son horizontalité, mais elle accroît sa profondeur,
sa verticalité.

ART. 4 : Ma liberté s’exerce en faisant naître toujours hors de moi


de nouveaux objets, en moi de nouveaux états, qui donnent au monde
son contenu.

C’est l’acte que j’accomplis qui, en mettant l’objet en rapport avec


moi, le fait mien et me permet de le nommer une perception. Je ne
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 330

puis poser aucun acte sans poser un objet qui n’est point intégré en
moi, mais rejeté et repoussé hors de moi. J’exerce ma liberté précisé-
ment en le posant, c’est-à-dire en refusant de m’identifier avec lui, en
affirmant par rapport à lui mon indépendance, mon hétérogénéité,
mon infinité. Dans cette démarche qui ne cesse jamais, par laquelle je
fais toujours naître en moi de nouveaux états, devant moi de nouveaux
objets, je jalonne les différentes étapes d’une liberté qui évoque tou-
jours de nouveaux aspects de l’Être dont aucun n’est capable, ni de
l’épuiser, ni de le borner.
Plus ma perception s’enrichit, plus ma liberté se délie et se purifie.
On voit donc à quel point nous sommes éloigné de penser que
l’ambition de l’esprit est de réaliser une sorte d’identification avec
l’objet lui-même dans une intuition mystérieuse. Nous ne pouvons
jamais chercher qu’à nous identifier avec un acte toujours plus dé-
pouillé, ce qui nous oblige à faire apparaître d’autres objets ou
d’autres états qui ne commencent à exister pour nous que lorsque nous
avons commencé déjà à nous détacher d’eux. Et c’est pour cela que
nous ne connaissons rien [316] de l’état ou de l’objet que par cet acte
même qui, en nous obligeant à le pâtir ou à le construire, le maintient
en relation avec nous dans un monde intérieur ou extérieur dont nous
restons toujours en un certain sens indépendant, précisément parce
qu’il ne subsiste que par notre consentement et qu’il est toujours
jusqu’à un certain point notre ouvrage.
Ce serait une erreur de penser que l’activité n’est rien de plus ici
que l’opération par laquelle j’appréhende un état ou un objet, qui exis-
teraient déjà avant cette opération elle-même. L’état ou la chose ne
sont pas non plus de pures créations de ma conscience séparée. On les
voit apparaître comme un retentissement ou un écho, dans la partie
réceptive de mon être, de l’activité même que j’exerce : le sentiment
et la perception qui me les rendent présents sont à moi sans être moi.
Ils marquent une fois de plus la distance qui sépare de l’acte pur mon
acte participé.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 331

ART. 5 : Les lois du monde expriment les conditions nécessaires au


jeu des différentes libertés, à leur séparation et à leur accord.

Dès que la participation commence, le monde nous apparaît sous la


forme d’un ensemble de phénomènes matériels ; il n’est alors que la
manifestation et la figure de cet acte de participation qui en contient le
principe et le sens, mais qui ne peut pas se passer des phénomènes,
puisqu’ils sont aussi les instruments par lesquels il se réalise, de telle
sorte que l’ordre même de leur assemblage témoigne toujours de
l’opération qui les soutient et met également en lumière ses victoires
et ses défaillances.
De plus, au delà de la liberté qui m’appartient, l’action d’une autre
liberté ne peut être saisie par moi que dans ses effets, c’est-à-dire dans
une expérience objective. Ici encore, c’est l’intervalle entre ma liberté
et l’Acte pur qui fait qu’il y a pour moi un monde ; mais la démarche
la plus humble de la liberté d’autrui me met aussi en présence d’un
fait qui limite la sphère de ma liberté propre. La liberté et le fait
s’appellent donc l’un l’autre, non pas seulement comme deux con-
traires, mais parce que le fait, c’est la liberté bornant la liberté elle-
même, ou encore le témoignage de l’irréductibilité de l’acte libre pour
celui qui ne l’accomplit pas ou ne l’accomplit plus. Non point que
l’on veuille dire d’une manière idolâtrique que tout fait est l’œuvre
délibérée d’une liberté, puisque l’acte n’est jamais créateur que de
[317] lui-même ; nous voulons dire seulement, ce que tout le monde
sans doute pourrait nous accorder, que le fait, s’il fixe les frontières de
l’acte de participation, est aussi le témoignage d’un acte qui le sur-
passe, et qu’il mesure leur écart. Ainsi le monde n’exprime rien de
plus que les conditions et les effets compensateurs qui président au jeu
des différentes libertés, à leur séparation et à leur accord. Ce sont là
les lois du monde qui paraissent limiter l’acte libre et ne sont rien de
plus que les instruments d’une participation toujours offerte. Celle-ci
trouve en nous des dispositions, hors de nous des matériaux qu’elle
doit utiliser. Et les effets, dès qu’elle entre en jeu, vérifient les lois du
monde et, en un certain sens, les produisent.
Il est évident que la distance entre l’acte participé et l’acte pur ex-
plique à la fois la liberté, la nécessité et leur liaison. Car, d’une part,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 332

c’est ce qu’il y a de positif dans la participation qui fonde notre liber-


té, mais d’autre part, c’est ce qui lui manque qui la soumet à la néces-
sité. Et on comprend par là comment la liberté et la nécessité se trou-
vent liées, puisque ce sont les degrés mêmes de ma liberté qui déter-
minent pour ainsi dire les formes corrélatives de nécessité auxquelles
je me trouve assujetti. Cette nécessité s’exprime sous la forme d’une
relation entre tous les termes particuliers, qui est telle que, si l’un
d’entre eux est donné, les autres apparaissent selon un certain ordre.
C’est là, si l’on peut dire, une expression de la totalité de l’être, qui
fait que telle détermination positive appelle de proche en proche
toutes les autres. Mais d’une part, la liberté est un retour à la source,
de telle sorte qu’elle ne s’introduit pas elle-même dans le jeu de tous
ces termes qui se conditionnent. D’autre part, cet ordre est lui-même
hypothétique, il exige qu’une condition soit posée, ce qui est précisé-
ment le rôle propre de la liberté. Ainsi, elle introduit toujours la possi-
bilité dans l’existence, et au lieu d’exclure l’ordre des conditionnels,
c’est elle qui le met en branle. Enfin on peut dire qu’à l’égard de cet
ordre même, elle est une susception par laquelle, au lieu de
l’abandonner à lui-même et de le laisser se développer en vertu des
conditions déjà posées, elle assume une de ces conditions, grâce à
l’actualisation d’une puissance qui sans elle serait restée sans emploi.
[318]

B) DE LA MATIÈRE A LA VIE

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ART. 6 : La liberté ne paraît sortir par degrés de la nature que


parce que c’est la liberté qui crée la nature comme la condition même
de son développement.

Il est tentant de faire sortir par degrés la liberté de la nature, en


montrant comment, à mesure que la nature acquiert elle-même plus de
complexité, il s’introduit en elle plus d’indétermination, de telle sorte
que la possibilité d’un choix parvient peu à peu à se faire jour. C’est là
une thèse célèbre qui se trouverait confirmée en apparence par cette
vue, c’est que la liberté croît à mesure que l’on s’éloigne davantage de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 333

ces aspects élémentaires de l’être qui se révèlent à l’observation dès


qu’elle recule vers les origines.
Cette entreprise peut nous séduire et n’est pas entièrement dépour-
vue de vérité. Elle nous séduit parce qu’elle semble nous faire assister
à une sorte de genèse par laquelle nous avons l’illusion de voir l’être
s’enrichir par degrés à partir de ses formes les plus simples, aussi voi-
sines que possible du néant, pour trouver peu à peu dans la liberté sa
forme la plus indépendante et par conséquent la plus parfaite. Et elle
n’est pas dépourvue de vérité parce qu’il est vrai que l’on peut faire de
l’être à la fois une histoire empirique et une déduction dialectique, en
montrant quelles sont les étapes ou les conditions successives qui ja-
lonnent son ascension. Mais ni cette histoire, ni cette déduction ne
nous montrent le véritable rapport entre la liberté et la nature. Car,
quel que soit le degré de complexité de la nature, on comprend mal
comment, s’il règne en elle de la nécessité, on pourra en faire à un cer-
tain moment jaillir de l’indétermination. D’autre part, l’origine de la
nécessité reste elle-même un insondable mystère : car d’où vient-elle
et comment peut-elle se poser ? Enfin on aura beau amenuiser l’être
autant qu’on le voudra, on ne franchira jamais, si on le considère en
tant que donnée, ou comme fait, l’intervalle qui le sépare du néant.
Mais cet intervalle, l’acte libre le franchit précisément à chaque
instant. Il n’y a donc que lui qui soit premier. S’il peut paraître histo-
riquement ou dialectiquement le dernier, c’est que, [319] pour appa-
raître, il doit créer toutes les conditions qui lui permettent de
s’exercer. Ainsi s’engendre la nature qui est suspendue tout entière à
un acte libre, de telle sorte que ce qui, dans l’ordre de l’expérience,
paraît un point d’arrivée est, dans l’ordre ontologique, un point de dé-
part. A partir de ce moment, la nécessité qui règne dans la nature
cesse d’être une pure donnée : elle est, comme toute nécessité, condi-
tionnelle, en ce sens qu’elle suppose une condition sans laquelle elle
n’existerait pas en tant que nécessité, et qui est l’accomplissement de
l’acte libre. C’est cet accomplissement qui crée la nécessité comme le
socle dont il a besoin et sur lequel il s’appuie.
Sur ce point encore la théorie de la participation doit nous per-
mettre de justifier à la fois le naturalisme, puisque, si la nature offre à
la liberté les conditions et les moyens sans lesquels elle ne pourrait ni
entrer en jeu ni s’insérer elle-même dans la totalité de l’Être, ces con-
ditions et ces moyens restent livrés à leur propre jeu si elle refuse d’en
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 334

faire usage, et l’idéalisme, puisque la représentation que nous nous


faisons du monde et la manière même dont nous en disposons dépen-
dent de l’action de notre liberté et l’expriment avec une telle fidélité
que la liberté paraît alors requérir et intégrer la nature elle-même
comme l’organe de sa réalisation.

ART. 7 : La matière est le moyen et la limite de la participation.

Il semble que la matière soit l’obstacle ou du moins la limite de la


participation. Car c’est elle qui marque notre séparation à l’égard de
l’Acte pur. Aussi est-elle toujours pour nous comme une résistance à
vaincre et un fardeau qui nous accable. Mais elle est aussi un instru-
ment de la participation, car c’est elle qui, en supportant notre action,
nous permet de sortir de nous-même, de pénétrer à l’intérieur du réel,
de convertir notre virtualité en actualité. De plus encore, elle nous
donne une image ou un symbole de la participation, puisque c’est elle
qui nous montre, dans une sorte de spectacle, tous les témoignages de
ce que nous avons pensé et de ce que nous avons fait. Enfin et surtout,
elle nous permet de constituer cette frontière sensible entre le réel et
nous où nous communiquons avec lui, mais avec une admirable déli-
catesse, de telle sorte qu’il ne nous donne jamais de lui-même que ce
que nous sommes capables [320] d’en accueillir. Ainsi la matière
semble posséder la même indétermination que l’acte pur, comme on
l’a souvent observé, bien que ce soit pour des raisons opposées,
puisque l’acte est capable de créer toutes les déterminations, et elle, de
les recevoir toutes ; mais c’est pour cela aussi que, comme l’acte pur,
aucune d’elles ne l’altère : elle survit aussi à toutes et paraît posséder
une sorte d’éternité qui imite la sienne.
On comprend donc bien que la matière, en me donnant un corps,
me permette de n’être plus seulement une pure puissance subjective,
mais de prendre place dans ce monde de l’extériorité où j’acquiers une
existence à la fois pour moi et pour tous. C’est pour cela que le corps
est à la fois une limite et un don, le contraire de l’acte, et pourtant son
témoignage et son véhicule.
La matière peut donc être définie comme la condition de possibilité
de la participation : un don négatif que nous avons reçu et sans lequel
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 335

nous ne serions pas séparé de l’acte pur, mais sans lequel nous ne re-
cevrions pas de lui, comme la récompense de nos efforts, ce que notre
pure initiative ne suffirait pas à nous donner. Elle est la négativité de
l’acte pur, étrangère à toute détermination comme lui, et telle pourtant
que l’acte participé, s’introduisant entre lui et elle, introduit dans le
monde en s’exerçant l’infinité des déterminations. Ce qui nous permet
de voir en elles tantôt un obscurcissement de l’acte pur (comme dans
toutes les théories de la chute), tantôt un enrichissement progressif de
la matière elle-même (comme dans toutes les doctrines de
l’évolution).
La matière ne doit donc pas être exclue de la participation : il fau-
drait dire seulement qu’elle en est, non pas le plus bas degré (puisque
toute participation est spirituelle), mais à la fois le moyen et la limite.
Elle joue en réalité un triple rôle : premièrement, elle limite notre ac-
tivité, mais elle l’oblige en même temps à entrer en jeu ; sans elle
notre activité demeurerait à l’état de puissance. On peut bien dire
qu’elle est un obstacle, mais qui permet à notre activité de ne point
demeurer solitaire, d’entrer en rapport avec l’activité qui la dépasse et
dont dépend l’univers tout entier. De telle sorte qu’il n’y a point
d’activité humaine qui puisse demeurer immatérielle et qu’en
s’incarnant notre activité ne cesse en même temps et indivisiblement
de créer et de recevoir. Ainsi il n’y a point d’œuvre, même la plus
humble, qui ne surpasse le dessein, même le plus beau.
[321]
Deuxièmement, il est bien vrai de dire que la matière nous indivi-
dualise. Il ne faut pas prendre parti dans la querelle qui divise ceux qui
défendent l’individualisation par la forme et ceux qui soutiennent
l’individualisation par la matière. Car l’individualisation se produit au
point même où la forme et la matière se rencontrent, c’est-à-dire au
point où la matière montre le rôle nécessaire qu’elle joue dans la cons-
titution même de la forme. La matière sépare les individus les uns des
autres ; elle fait que la vie spirituelle pour chacun d’eux demeure un
secret ; que cet écran disparaisse, et l’on verrait les âmes se dissoudre
dans l’unité de l’esprit pur, aucune d’elles ne pourrait garder cet écho
émouvant dans son intimité subjective d’un corps qui est le sien et qui
donne à tout ce qui lui arrive une unicité et une originalité absolues.
Mais cette individualité qui semble produite par la matière n’est elle-
même que la condition de cette individualité produite par la forme,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 336

bien que celle-ci paraisse d’une tout autre nature ; car l’intimité sub-
jective dont il s’agit n’est une intimité et ne me permet de dire moi
que par un libre arbitre qui n’est point une indétermination absolue,
qui est mon libre arbitre, et qui précisément n’est possible et ne peut
entrer en jeu que s’il rencontre des conditions qui lui sont offertes, des
propositions que la nature ne cesse de lui faire et sans lesquelles il
n’aurait jamais ni à opter ni à consentir.
Troisièmement, la matière qui est l’instrument qui sépare les indi-
vidus les uns des autres, c’est-à-dire qui leur permet d’être des indivi-
dus, ou encore d’être, est aussi le moyen qui leur permet de communi-
quer. Ce que l’on pouvait prévoir en réfléchissant à ceci, c’est que
l’on ne peut penser la séparation que par rapport à l’union et que cette
séparation met déjà en relation les deux termes qu’elle sépare. Le
propre de la matière en effet, ce n’est pas seulement de m’obliger à
actualiser mes puissances, mais encore de m’obliger à témoigner sans
cesse de ce que je suis ; c’est par elle que je marque le monde de mon
empreinte, que je deviens un spectacle pour autrui. Et chacun de ces
témoignages est un don que je lui fais de moi-même. Le monde maté-
riel est un monde commun à tous : c’est le lieu de tous les chemins et
de toutes les rencontres. C’est sur lui que portent toutes les connais-
sances qui permettent aux hommes de s’accorder et de faire l’épreuve
de la vérité ; c’est en lui que se réalisent tous les ouvrages par lesquels
ils mettent en œuvre les puissances de leur esprit et font l’épreuve de
leur valeur.
[322]
La matière est donc pour chaque conscience l’organe par lequel
elle s’exprime et par lequel elle se forme, et elle est en même temps
l’organe par lequel les différentes consciences se séparent et
s’unissent. Mais ces trois caractères se retrouvent dans le rôle joué par
notre propre corps : car il est d’abord l’instrument de notre vie sépa-
rée, et pourtant l’instrument de notre communication avec tous les
êtres. D’autre part, il est au service de la vie et c’est pour cela qu’il est
le moyen de toutes nos conquêtes. Enfin, comme la vie elle-même, il
est au service de l’esprit et ne reçoit sa dernière signification que par
le sacrifice.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 337

ART. 8 : La matière prise en elle-même n’est que le cadavre de la


vie.

Nous ne voulons pas confondre la nature avec la matière qui n’en


est que le cadavre, qui imite en un sens la pérennité de l’esprit,
puisqu’elle demeure toujours présente comme l’esprit, mais pour
montrer pourtant le caractère périssable de tous les édifices qu’elle
nous permet de bâtir, qui sont les instruments de notre activité partici-
pée, et qui doivent s’écrouler un jour et retourner à cette indétermina-
tion, à ce chaos des éléments où la vie trouve les conditions toujours
nouvelles et toujours provisoires qui permettent aux êtres particuliers
de constituer leur essence spirituelle : il est beau que ces conditions
puissent se dissoudre lorsqu’elles ont rempli leur emploi, et se prêter
toujours à d’autres combinaisons. On ne s’étonnera pas non plus que
la matière, considérée en elle-même comme objet pur, et abstraction
faite de sa relation avec l’esprit qu’elle doit servir, retombe sous les
lois du pur mécanisme où les rapports des parties se trouvent détermi-
nés exclusivement par leur état, c’est-à-dire par leur position mutuelle
dans l’espace et dans le temps.
On voit maintenant les raisons qui ont conduit Descartes à identi-
fier la matière avec l’étendue, qui est le lieu infiniment ductile de
toutes les opérations de l’esprit, un rien toujours présent, une pure
multiplicité continue et indéterminée, dont le rôle est de se prêter à
toutes les combinaisons que la pensée peut imaginer : ces combinai-
sons donnent naissance aux mathématiques où la pensée n’a affaire
qu’à son propre jeu et qui pourtant nous mettent en présence d’un ob-
jet pur, inerte et abstrait et d’où la vie s’est retirée. Mais le monde
possède pourtant des déterminations que l’esprit doit reconnaître, sans
être capable [323] de les construire ; il y a l’individualité des instants
et des lieux, il y a ces assemblages d’éléments distincts que
l’observation nous présente et pour lesquels les mathématiques ne
nous fournissent jamais qu’un cadre que nous devons sans cesse re-
faire. La matière n’est plus alors une possibilité pure offerte à une ac-
tivité arbitraire. Elle porte déjà les marques d’une participation réali-
sée. Et désormais nous ne réussirons à éclairer sa nature qu’en la met-
tant en relation avec la vie ; la vie en effet est cette spontanéité origi-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 338

naire et reçue qui donne à la pensée, à la volonté, à l’amour, l’élan


dont la réflexion nous permet de prendre possession. Elle est le moyen
d’appeler à l’existence les consciences individuelles. C’est la vie qui
explique la matière qu’elle produit, comme l’escargot produit lui-
même cette coquille où il s’abrite, qui permet et qui mesure les étapes
de son développement, qui définit son originalité, qui le sépare des
autres êtres et qui règle ses rapports avec eux. La matière telle que
l’étudie la science, ce sont les coquilles vides. Et celui qui voudrait
expliquer les aspects du monde matériel par certaines combinaisons
entre des éléments inertes ressemblerait à celui qui, en rencontrant ces
coquilles, expliquerait leur formation en oubliant l’escargot vivant
qu’elles logeaient autrefois.

ART. 9 : La spontanéité de la vie est intermédiaire entre l’inertie de


la matière et l’activité de l’esprit pur.

La matière donne à l’esprit à la fois l’instrument et les résistances


dont il a besoin ; mais c’est la vie qui permet de passer de l’une à
l’autre : elle assure leur fonction. Le temps qui détruit tout ne détruit
pas la matière, qui est comme le temps l’expression de nos limites et
qui a la même pérennité que le temps lui-même : mais tout ce qu’il
détruit, il le réduit à l’état de pure matière. La vie est donc toujours
plus fragile qu’elle ; elle lui emprunte et lui restitue sans cesse les
éléments dont elle a besoin pour former le corps qu’elle anime. Elle
rend enfin à la terre toute cette terre même qu’elle a pétrie. C’est
qu’elle essaie d’arracher à l’indétermination de la matière un composé
individuel capable de subsister et qui puisse devenir le support d’une
liberté. Mais ce composé lui-même, c’est dans le temps qu’il se fait et
se défait. Le vivant est donc astreint à naître et à mourir, bien que la
vie ne cesse de pénétrer la matière et de créer toujours en elle de nou-
veaux vivants. Il ne suffit pas de considérer [324] la matière comme
une indétermination pure où la vie ne fait que se dissoudre : car la
pourriture où elle entre est comme un laboratoire où tous les germes
retrouvent leur fécondité.
Or la vie elle-même n’est rien de plus qu’une spontanéité : elle est
une offre qui nous est faite et qui ne reçoit sa signification véritable
qu’au moment où elle se convertit en liberté. Elle est nous-même dans
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 339

la mesure où nous faisons partie de la nature ; et elle n’est pas nous-


même dans la mesure où nous ne sommes pas ce que nous sommes
sans l’avoir choisi. C’est entre ce moi de la nature et ce moi de la li-
berté qu’oscillent toutes les démarches de notre vie : elles ont pour
objet de les amener à coïncider, mais de telle manière que l’acte libre
soit toujours en rapport avec notre nature, et que la nature trouve dans
l’acte libre sa signification et sa raison d’être. La liberté prend en
charge la nature, c’est-à-dire la spontanéité, qui est pour ainsi dire le
moyen par lequel elle reçoit l’activité même qu’elle utilise ; et, grâce à
cet assemblage d’éléments périssables qui constituent notre corps, elle
crée notre être personnel, renvoyant ces éléments vers
l’indétermination de la matière lorsqu’ils lui ont servi, mais haussant
par la mémoire jusqu’à l’éternité d’un acte spirituel toutes les acquisi-
tions qu’elle a obtenues.
Au moment où l’être reçoit la vie, il ne peut la recevoir que comme
une spontanéité qu’il dépend de lui de mettre en œuvre, mais qui ex-
prime pourtant sa limitation et sa passivité, c’est-à-dire les conditions
dans lesquelles s’exerce sa liberté, plutôt que sa liberté même. C’est
pour cela que cette spontanéité est elle-même une nature qui est prise
dans la totalité de la nature. C’est pour cela aussi que chaque être qui
reçoit la vie devient en un sens le centre du monde, se prend lui-même
pour un absolu, et entre en concurrence avec tous les autres êtres dont
chacun se considère aussi lui-même comme un absolu. Mais cette
concurrence est un témoignage de leur solidarité, qui trouve une ex-
pression jusque dans la nature où les êtres se soutiennent les uns les
autres, à la fois en s’engendrant et en se dévorant. Il y a entre eux,
pourrait-on dire, une réciprocité d’existence qui trouve une sorte de
témoignage dans le spectacle même du monde où l’existence de cha-
cun cesse d’être un rêve subjectif afin d’être attestée par tous les
autres, où, dans les formes les plus hautes de la vie sociale, la gloire
elle-même n’est qu’une existence reconnue et subie par tous.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 340

[325]

C) DE LA SPONTANÉITÉ INSTINCTIVE
À LA SPONTANÉITÉ SPIRITUELLE

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ART. 10 : L’insertion de ma liberté dans l’être total ne peut se faire


que par l’intermédiaire de la nature.

Si la participation réside toujours dans l’exercice d’un acte de li-


berté, mais si cette liberté doit elle-même être acquise, on comprend
que notre insertion dans le monde doive se manifester d’abord sous la
forme de la passivité, bien que la passivité ne soit jamais absolue,
puisqu’elle ne peut pas se suffire et que, dès qu’elle est reconnue
comme telle, nous commencions déjà à nous en dégager. C’est la rai-
son pour laquelle l’homme commence par recevoir l’existence, qu’il
est soumis d’abord à toutes les influences qui émanent de l’univers, de
la terre, de la race, de la société, de la famille. Ce n’est que peu à peu
qu’il réussit à constituer un foyer d’indépendance personnelle dans
lequel il retrouve l’origine intérieure de toutes les démarches de sa
pensée et de sa conduite. Il n’est d’abord qu’une partie de l’univers
pour devenir bientôt participant de l’acte même qui le crée.
Il faut donc que nous soyons d’abord extérieur à l’être qui n’est
que soi, pour que nous puissions devenir intérieur à lui et à nous-
même par un acte qu’il dépend exclusivement de nous d’accomplir :
c’est cette extériorité à nous-même qui fait aussi de nous-même une
nature dont nous ne cessons de nous libérer par une intimisation crois-
sante de notre vie propre. Il faut donc aussi être d’abord extérieur à soi
pour devenir par degrés intérieur à soi. De telle sorte que la nature est
une condition de la liberté parce que celle-ci doit toujours être conçue
comme une libération. Notre liberté même n’est jamais totale ; elle
tient à la nature par un cordon ombilical qui n’est tranché qu’à notre
mort. Ce lien est si étroit qu’il faut que la nature reste toujours sous
nos yeux pour nous fournir les signes de ce monde spirituel dans le-
quel il nous appartient de pénétrer. Et même chacune de nos actions
doit imposer sa marque au réel et lui demander une réponse par la-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 341

quelle la conscience ne cesse de s’enrichir, si nous voulons que les


pures possibilités qui étaient d’abord en nous puissent s’exercer et se
changer en une possession éprouvée et spiritualisée.
[326]
Le propre de mon activité participée, c’est d’être une activité pré-
férentielle qui se limite elle-même et qui fait toujours un choix parmi
les possibilités infinies qui lui sont offertes : ce choix n’est jamais ar-
bitraire, mais toujours en corrélation avec les déterminations insépa-
rables de ma situation particulière dans le monde, c’est-à-dire de ma
passivité ou de ma nature. Il y a entre ma nature et le choix que je fais
une correspondance qu’il m’appartient de régler, faute de quoi je
manque ma vocation ; mais, dans la mesure où je la réalise, il semble
que ma nature a elle-même été appelée à l’existence par un acte de ma
liberté et comme la condition sans laquelle il lui serait impossible de
s’exercer. L’acte pur n’est précédé lui-même d’aucune puissance qu’il
actualise ; toutes les puissances lui sont en quelque sorte postérieures :
elles sont cet acte même offert en participation. Mais par lui-même il
ne connaît aucune division : à chaque instant il tire le tout de l’être du
néant, et le choix qu’il fait, c’est ce choix même de l’Être où la seule
positivité de toutes les puissances se trouve contenue d’une manière
pour ainsi dire éminente.

ART. 11 : La spontanéité est le véhicule de la liberté, bien qu’elle


commence par la limiter et l’emprisonner.

Il y a entre la spontanéité et la liberté la liaison la plus étroite ;


d’abord nous dirons que la liberté suppose la spontanéité et ne pour-
rait pas se manifester sans elle ; la liberté est même sans doute la
forme la plus profonde et la plus pure de la spontanéité. Et pourtant la
liberté se développe en même temps contre la spontanéité. Elle la met
en question, elle la soumet à la réflexion, elle la discipline. C’est dans
le rapport entre la spontanéité et la liberté que réside le secret de la
participation. Cette spontanéité, c’est un don que nous avons reçu ; et
ce don, il nous semble d’abord que c’est nous-même. Mais il nous ap-
partient de le convertir en liberté ; et cela n’est possible qu’à partir du
moment où la conscience de soi nous oblige à le rejeter du côté de la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 342

nature en ne considérant nous-même comme nôtre que le consente-


ment que nous lui donnons. Ainsi cette activité plonge toujours dans
le désir, mais le désir est en même temps la marque de nos limites.
Être libre, ce n’est pas s’en détacher pour le juger au nom d’un prin-
cipe différent dont on verrait mal l’origine, c’est descendre jusqu’à sa
racine et le confronter [327] avec l’infini où notre être trouve non plus
les bornes qui le contraignent, mais l’élan intérieur qui le délivre.
L’instinct, c’est donc encore la spontanéité de l’acte pur, mais en-
veloppée dans une situation de fait qui s’impose à nous dès notre nais-
sance. Ces circonstances, cette situation, se trouvent déterminées par
l’ordre du monde, c’est-à-dire par les conditions qui obligent les diffé-
rentes libertés à se limiter les unes les autres. Et l’on peut en un autre
sens penser qu’elles sont appelées par une décision profonde de cha-
cune d’elles, comme les conditions dont dépend notre propre dévelop-
pement sont suscitées par l’élan même qui le soutient et qui le porte
lui-même jusqu’à son point le plus haut. Mais il ne faut point
s’étonner que cette spontanéité naturelle qui est le support de la spon-
tanéité spirituelle paraisse pourtant lui être contraire : elle échappe à la
conscience personnelle ; elle cherche à assurer la survivance de l’être
individuel, ou du moins de ce vaste ensemble dont il fait partie, et au-
quel il arrive qu’elle le sacrifie. Notre liberté ne peut la faire sienne
qu’au moment où elle en devient indépendante et où elle cherche à
retrouver la spontanéité spirituelle dont elle était seulement le véhi-
cule. Ainsi la spontanéité instinctive peut être un intermédiaire entre
la spontanéité de l’acte pur qu’elle capte en la mettant pour ainsi dire
à notre disposition et la spontanéité libre qui doit se greffer sur elle
pour que l’acte pur devienne un acte participé.
De plus cette spontanéité instinctive n’apparaît jamais à mes yeux
que rétrospectivement, c’est-à-dire lorsque l’activité de mon esprit a
commencé de s’exercer, qu’elle a rencontré un obstacle et un soutien
dans l’impulsion d’un corps que je reconnais être mon corps, et qui
me permet d’imaginer qu’il existait d’abord une sorte d’élan indéter-
miné à l’intérieur duquel l’esprit et le corps se sont opposés l’un à
l’autre. Cette vue n’est pas dépourvue d’intérêt, mais elle a
l’inconvénient de faire apparaître la spontanéité primitive sur le mo-
dèle de cette nature à laquelle l’esprit s’oppose dès qu’il commence à
penser et dans laquelle il semble alors qu’il vient pour ainsi dire
s’implanter. Nous avons ici en effet un bon exemple de ces opposi-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 343

tions de contraires que nous avons examinées dans la théorie de


l’intervalle (chapitre XII. B), et dans lesquelles l’un des termes nous a
toujours paru avoir par rapport à l’autre une suprématie. Seulement
c’est la liberté qui est au-dessus de la nature, puisqu’il n’y a qu’elle
qui puisse être rigoureusement cause absolue [328] de soi ; c’est elle
par conséquent qui, en s’opposant à elle-même dès qu’elle devient
participée, fait apparaître la nature, qui est corrélative pour ainsi dire
de l’imperfection et de l’insuffisance de la participation.

ART. 12 : La nature n’est ni bonne ni mauvaise, elle devient l’un ou


l’autre par l’usage qu’en fait notre liberté.

Nous avons montré comment l’Acte lui-même est toujours sans


support, bien que la participation ne puisse être séparée d’une sponta-
néité naturelle dont le monde est pour ainsi dire le visage, mais qui est
la condition sans laquelle la participation ne pourrait jamais nous être
offerte : l’acte personnel de participation lui emprunte à la fois son
élan et sa matière, mais en ne cessant pourtant de la nier et de nous en
libérer. On peut dire que pour beaucoup d’êtres le rôle de la cons-
cience est de prêter l’oreille à toutes les suggestions de la spontanéité
naturelle et de s’y abandonner. Mais le propre de la conscience, c’est
de vivre par l’esprit, c’est-à-dire de rompre les limites où la nature
nous enserre, de surmonter la passivité à laquelle elle nous assujettit,
et de faire d’elle le point de départ et le moyen d’une activité qu’elle
mettait à notre portée, mais afin de nous apprendre nous-même à la
découvrir et à la mettre en œuvre.
Laissons de côté la matière proprement dite, qui n’est qu’une na-
ture que la vie n’a pas encore pénétrée ou qu’elle a déjà abandonnée et
qui, si elle sépare les consciences les unes des autres, forme aussi,
comme le montre la science, un spectacle objectif qui leur sert de lan-
gage commun et anonyme. Considérons la nature proprement dite
dans ses rapports avec la liberté. Nous voyons alors clairement que la
nature, c’est l’être même de la vie tel que nous l’avons reçu, que les
uns admirent et que les autres décrient, qui surpasse infiniment par sa
grandeur et par sa beauté le pouvoir de la volonté, mais qui est surpas-
sé par lui dans la mesure où celui-ci comporte une action spirituelle
qui dépend de nous et nous libère de son esclavage. Il ne s’agit point
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 344

par conséquent de rabaisser la nature, ni de l’exalter. Elle est le moyen


même par lequel l’acte pur se met à notre portée et nous donne la dis-
position d’une spontanéité qui est telle que nous pourrons tantôt, en
lui cédant, demeurer pris dans ses réseaux comme les plantes et les
animaux, tantôt, en l’assumant par la réflexion, en faire le véhicule de
notre affranchissement spirituel.
[329]
La nature est en un sens l’inverse de la liberté ; elle exprime de la
participation même cet aspect de passivité qui enferme dans ses li-
mites l’usage que nous faisons de notre liberté. Et l’on comprend très
bien que l’on puisse louer la nature qui nous subordonne à un ordre
magnifique, mais que nous subissons et qui nous dépasse, et médire
de la liberté qui remet entre nos mains une activité dont nous pouvons
toujours faire un mauvais usage. Mais si c’est cet usage qui compte, la
nature n’est par elle-même ni bonne ni mauvaise : elle n’est rien de
plus que la vivante spontanéité qui donne à la liberté les forces mêmes
dont elle dispose et que cette liberté doit tourner vers des fins spiri-
tuelles. La nature peut se montrer cruelle, mais aussi longtemps que la
liberté n’a point paru, elle est toujours innocente. Le bien et le mal ne
sont point dans la nature, mais dans la relation qui s’établit entre la
nature et la liberté : dès que l’esprit cherche une jouissance dans la-
quelle il se complaît, l’esprit s’avilit ; dès que la nature devient pour la
vie de l’esprit soit un instrument, soit un aiguillon, soit un symbole,
elle se transfigure.
Bien que la nature ne soit par elle-même ni bonne ni mauvaise et
que le bien et le mal ne dérivent jamais que d’une option de la liberté,
on comprend sans peine que tous les mouvements de la nature puis-
sent être regardés comme bons ou comme mauvais, quand ils auraient
en effet ce caractère s’ils étaient accomplis par un acte libre.
Mais il importe de ne point maudire la nature pour relever la valeur
de la liberté, qui ne peut se passer d’elle sans demeurer une possibilité
abstraite, ou sans tomber dans le caprice et dans l’artifice. La nature a
déjà un caractère divin : il y a en elle une perpétuelle fécondité ; elle
fournit à la liberté une spontanéité qu’elle renouvelle et ranime tou-
jours ; dès que l’esprit se tourne vers elle, elle lui donne la révélation
de la beauté. La liberté a bien tort de la regarder comme son ennemie ;
elle est le théâtre où elle se réalise ; il n’y a point un seul acte libre qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 345

ne trouve dans la nature un instrument, une ébauche et parfois un mo-


dèle.
[330]

D) DE LA SPONTANÉITÉ SPIRITUELLE
À LA VOCATION ET A L’ESSENCE

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ART. 13 : Le rôle de la vocation, c’est de concilier la nature avec la


liberté.

Il n’y a pas de fin plus haute pour personne que d’« être soi ». Mais
être soi, c’est être un tel et non pas un autre, et pourtant être libre. Ce
qui devient possible, non pas comme on le croit souvent, par la simple
ratification de notre nature, mais par la liaison que nous établissons
entre le moi de la nature, sans lequel nous ne prendrions pas place
dans l’existence, et l’infinité d’une puissance spirituelle, dans laquelle
nous ne cessons de puiser et qui fait que l’univers même dépend de
nous, mais dans une perspective et selon une exigence qui sont préci-
sément caractéristiques de notre vocation. Celle-ci est elle-même en
rapport avec des conditions de possibilité qui nous sont fournies par la
nature, sans lesquelles nous n’aurions point d’existence individuelle et
serions hors d’état de tirer la liberté de l’indétermination et de
l’arbitraire. De telle sorte que tous ces éléments qui nous viennent de
la nature : le caractère, les circonstances, le temps et le lieu, nous ap-
paraissent comme autant d’appels qui nous sont adressés et qui, selon
la manière dont nous leur répondons, nous permettent de réaliser une
vocation qui nous est personnelle. On comprend comment notre vie
peut rester livrée à la nature ; mais il dépend de nous de nous élever
au-dessus d’elle par une option qui l’utilise, en lui donnant une signi-
fication spirituelle. Cette option, au lieu de rendre la vocation inutile
ou de la ruiner, la fait naître comme l’objet en nous de cette volonté
permanente d’être ce que nous avons choisi d’être ; mais ce choix ne
peut se produire qu’entre des possibilités qui nous sont fournies par la
nature et auxquelles il dépend de nous de consentir avant de les actua-
liser. Ce qu’il nous appartient de faire, c’est de dégager notre être pro-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 346

fond, c’est-à-dire celui qui répond le mieux à ce que nous sommes et à


ce que nous pouvons être, ou qui tire des puissances qui sont en lui le
plus d’efficacité et le plus de valeur : le temps est indispensable pour
cela. Mais il n’y a pas lieu de craindre, comme on le fait trop souvent
quand il est question de ce double processus [331] d’aller et de retour
que nous avons décrit dans la théorie de la réflexion, que nous ren-
trions à l’intérieur de l’être total sous la forme même où nous en
étions sorti, puisque dans l’intervalle nous avons actualisé non pas en
soi (puisque dans l’être éternel il n’y a point de possibilité), mais en
nous et par l’intermédiaire de la nature, ce qui jusque-là n’était pour
nous qu’une possibilité éternelle.
Le propre de la liberté, c’est de ne pouvoir se passer de la nature,
mais de la transformer, de l’ennoblir ou de l’avilir par l’usage même
qu’elle en fait. Et c’est pour cela qu’il n’y a jamais correspondance, à
plus forte raison coïncidence, entre les hiérarchies fondées sur la na-
ture, qui dépendent du nombre, de la grandeur, de la délicatesse des
ressources qu’elle met à notre disposition, et les hiérarchies fondées
sur la liberté, qui dépendent de la pureté de l’intention dans l’emploi
que nous pouvons en faire, si humbles que ces ressources puissent
être.

ART. 14 : La vocation, c’est la recherche d’une coïncidence de soi


avec soi, c’est-à-dire avec la meilleure partie de soi.

Le rapport que nous pouvons établir entre la vocation et la liberté


réside tout entier dans l’analyse de cette expérience qui est au fond de
la conscience, que l’être est obligé de se chercher lui-même afin
d’obtenir une coïncidence avec soi qui semble toujours lui être refu-
sée. En quoi consiste donc cette coïncidence avec soi ? Et quelle est la
différence entre le soi que l’on cherche et le soi qui le cherche ? Nous
savons bien que c’est le temps qui les sépare. Mais si le soi est déjà
avant qu’on le cherche, à quoi sert cette recherche elle-même ? Et
quelle est la différence entre le moi avant qu’il se soit trouvé et le moi
qui s’est trouvé ? Il est évident que cet intervalle, qui ne semble se
creuser que pour s’abolir, doit enfermer en lui tout le secret de la par-
ticipation : car il montre à la fois que notre essence ne peut devenir
nôtre que par un acte qu’il dépend de nous d’accomplir, et que pour-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 347

tant elle suppose des puissances qui peuvent rester inexercées. Ainsi,
coïncider avec soi, c’est précisément actualiser ces puissances et trou-
ver par là dans l’être même une place et une réalité qui leur répond.
Cet être qui nous est ainsi proposé, c’est aussi notre bien. Aussi peut-
on dire que notre essence est en Dieu comme le meilleur de nous-
même, mais à [332] quoi nous pouvons toujours manquer et toujours
nous montrer infidèle.
Tout le problème de la vocation consiste donc à savoir quelle est la
distinction que je dois faire entre l’essence même que Dieu me pro-
pose et qui est toujours au fond de moi comme la partie la meilleure et
pour ainsi dire la partie idéale de moi-même, et l’essence même que je
parviens à réaliser et dont je réussis à prendre une possession effec-
tive. Il y a là un intervalle qui est nécessaire pour que je puisse me
donner à moi-même mon être propre, qui reste toujours en rapport
avec mon mérite. Je ne puis jamais coïncider exactement avec moi-
même, autrement je cesserais un jour de tenir ma propre réalité d’un
acte de participation ; je viendrais par conséquent m’identifier avec
Dieu, c’est-à-dire, ce qui revient au même, avec le dessein que Dieu a
sur moi : c’est le signe même de l’humilité de dire que j’y tends tou-
jours, mais sans jamais y parvenir. Et ma vie consiste à me chercher
afin de me trouver, ce qui veut dire proprement me faire. Cela n’est
possible que si je me purifie sans cesse de toutes les actions inconsidé-
rées que j’ai pu accomplir, qui étaient autant de déviations par rapport
à la vocation à laquelle j’ai été appelé, qui ont laissé en moi leur souil-
lure, mais dont une certaine matérialisation du passé jointe à une cer-
taine défiance à l’égard de la bonté de Dieu, c’est-à-dire de sa souve-
raine positivité, ont pu me faire penser qu’elles étaient ineffaçables.

ART. 15 : L’idée de la vocation nous conduit du problème des rap-


ports de notre nature avec notre liberté au problème des rapports de
notre liberté avec notre essence spirituelle.

Il y a deux interprétations en apparence opposées de l’essence qui


sont singulièrement instructives. Car il semble d’une part que
l’essence soit l’unité profonde de notre être, antérieure à son dévelop-
pement et qui le conditionne, de telle sorte qu’il s’agirait seulement
pour notre conscience de la découvrir et de la retrouver par une dé-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 348

marche de purification, derrière des apparences extérieures qui la re-


couvrent et la dissimulent ; et il semble d’autre part que l’essence soit
le produit de notre action, qu’elle soit créée en nous par des dé-
marches successives et qu’elle ne soit constituée qu’à la mort qui les
intègre toutes. Seulement, ce ne sont pas là deux conceptions contra-
dictoires entre lesquelles nous sommes obligés de choisir : elles ex-
priment [333] admirablement l’une avec l’autre le caractère le plus
profond du réel, qui est d’être un acte éternel, acte qu’il nous faut ac-
complir pour être et qui ne peut jamais être réduit au rang de chose, de
telle sorte qu’il paraît toujours s’exercer dans le temps, mais que, dans
le temps, il semble à la fois, comme le montre le cercle caractéristique
de la réflexion, toujours antérieur à chacun de nos mouvements
comme l’origine qui le fonde, et postérieur pourtant, comme la fin
vers laquelle il tend. C’est que le temps n’est rien de plus que la pers-
pective à travers laquelle nous nous représentons la participation,
moins quand nous la mettons en œuvre, puisque cette mise en œuvre
est toujours présente, que lorsque nous regardons après coup la courbe
même qu’elle trace à l’intérieur de l’être éternel. Car notre essence est
en lui, mais sans que nous puissions dire si elle est en lui avant notre
action comme sa source, ou après elle comme sa fin. En ce qui nous
concerne pourtant, nous distinguons cette source de cette fin afin pré-
cisément que cette essence puisse se réaliser par nous et par consé-
quent devenir nôtre. Le temps n’est ainsi que le moyen par lequel, en
les rejoignant, nous constituons en Dieu notre essence éternelle par
une participation de l’acte divin. Il semble donc absurde de dire que
nous pouvons manquer notre essence, et pourtant cela est nécessaire,
si la source et la fin se distinguent non plus en apparence, mais en réa-
lité, si par conséquent le temps est bien fondé, s’il subsiste toujours
quelque distance entre ce que nous avons fait de nous-même et la vo-
lonté que Dieu avait sur nous et qui n’a pas cessé de s’exprimer par
les circonstances au milieu desquelles nous avons été placés par lui, et
auxquelles nous n’avons pas toujours su répondre. De telle sorte que,
dans l’union la plus étroite avec Dieu, nous restons cependant distinct
de lui parce que nous ne sommes jamais tout à fait nous-même, c’est-
à-dire tout à fait conforme au modèle éternel de nous-même qui existe
en lui éternellement et qu’il n’avait cessé de proposer à notre vouloir.
La subordination du temps à l’éternité, ou plutôt la nécessité où
nous sommes de le situer lui-même dans l’éternité, nous permet,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 349

semble-t-il, de résoudre le problème de l’essence, dont il est vrai que


nous ne pouvons que la découvrir, mais dont il faut en même temps
que nous la voulions. Il est évident que cette volonté ne peut avoir de
sens que par rapport à nous ; c’est elle qui nous fait être ; elle s’exerce
donc dans le temps. Même si l’essence est une découverte, elle est
d’abord pour nous une [334] quête, mais qui ne peut avoir d’autre ob-
jet que notre éternelle possibilité en Dieu, qui ne devient pourtant
notre réalité éternelle que dans la mesure où nous l’avons désirée,
cherchée et trouvée. Et tout le laborieux effort de notre vie temporelle
a pour fin de nous faire pénétrer dans l’éternité, où le désir que nous
avons de Dieu est purifié, mais non point aboli.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 350

[335]

DE L’ACTE

LIVRE III
L’ACTE DE
PARTICIPATION

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[336]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 351

[337]

LIVRE III. L’ACTE DE PARTICIPATION

PREMIÈRE PARTIE
LE MOI ET LA PARTICIPATION

Chapitre XIX
LE MOI EN ACTE

A. – LE MOI, VÉHICULE DE LA PARTICIPATION

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ART. 1 : La participation du moi à l’Acte pur se réalise grâce à des


médiations qui sont les mêmes pour tous, mais par une démarche per-
sonnelle de chaque liberté.

De même qu’il n’y a qu’un fragment d’espace qui soit occupé par
notre corps et auquel se trouvent liées toutes les sensations internes
qui sont sans doute le principe de l’appartenance et de l’intimité de
l’individu à lui-même, il faut dire que l’activité que nous exerçons est
une activité reçue et participée qui donne lieu à la conscience que
nous avons de notre propre responsabilité, bien que notre pensée
s’étende bien au delà de ce que nous sommes capables de vouloir
nous-mêmes, tout comme notre regard s’étend bien au delà de ce que
nous sommes capables d’éprouver comme nôtre.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 352

Le propre de la participation, c’est moins encore de poser comme


un objet de foi une source d’activité où je puise et qui me dépasse in-
finiment, que de me donner l’expérience d’une activité dont je dis-
pose, mais qui n’est pas mienne, que j’éprouve comme reçue, de la
même manière que l’énergie musculaire que je mets en œuvre dans la
moindre démarche volontaire appartient [338] à mon corps ou à
l’univers, mais non point proprement à moi, bien que l’usage m’en
soit laissé.
C’est cette contradiction apparente d’une activité indivisiblement
exercée et reçue qui fait l’essence même de la participation. Puisque le
mot de participation désigne toujours un acte que j’accomplis, on peut
dire que la participation se prouve elle-même et prouve la validité de
ses différentes opérations en s’accomplissant. Elle est un accès dans
l’être dont la révélation est toujours donnée et toujours nouvelle ; elle
ne cesse de m’émerveiller et remplit ma conscience d’une émotion qui
ne se flétrit jamais. Et c’est en disant : « Je suis celui qui est » que
Dieu nous défend le mieux contre le panthéisme parce qu’il ne peut
s’offrir en participation que par le pouvoir qu’il donne à tous les êtres
qu’il appelle à l’existence d’y pénétrer en disant eux-mêmes : « Je
suis ».
Nous avons étudié dans le livre II les conditions générales de la
participation. Il est temps de montrer maintenant de quelle manière
elle se réalise.
Il ne faut pas oublier que le propre de la participation, c’est tou-
jours de mettre en rapport l’être avec l’Etre, ou l’acte qui nous est
propre avec l’Acte infini. Cette participation ne sera possible que
grâce à un ensemble de médiations qui sont l’espace, le temps, la ca-
tégorie, l’objet, mais ces médiations ne sont pas des réalités dont nous
participons, elles ne sont que les instruments de la participation et
c’est pour cela que, bien que ce soient les moyens par lesquels nous
parvenons à déterminer notre moi individuel, elles sont elles-mêmes
les puissances du moi en général. Leur rôle est de nous permettre de
remonter vers cette souveraine efficacité créatrice qui nous anime
dans l’accomplissement de la vocation qui nous est propre.
Car la participation garde toujours elle-même un caractère person-
nel, non point seulement parce qu’elle suppose un acte de la personne,
mais encore parce qu’au lieu de nous mettre en rapport avec un prin-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 353

cipe universel et abstrait, elle nous unit à un Etre vivant et concret


dont nous reconnaissons la présence partout, avec lequel nous for-
mons société et lions des liens d’amitié. Et sans doute cet être nous ne
le voyons pas, parce qu’il ne peut devenir un objet, mais c’est lui qui
fonde et qui soutient toute société et toute amitié qui peuvent naître
entre autrui et nous : comme le dit l’Évangile, il faut que Dieu soit
présent entre eux pour que deux êtres se trouvent réunis. C’est [339]
que la participation n’est réelle que lorsqu’elle met en contact les per-
sonnes entre elles, et non point les personnes avec les choses ; et cette
participation n’est possible que dans une réalité qui leur est commune,
et qui n’est point l’unité de l’objet toujours au-dessous d’elles dont
elles se servent comme d’un simple langage, mais l’unité de la source
dans laquelle elles puisent ce qui les fait être, et qui leur permet à la
fois de se comprendre et de s’enrichir les unes les autres indéfiniment.

ART. 2 : Il y a un double enveloppement du monde par l’activité du


moi et de l’activité du moi par l’activité créatrice.

Le secret de la participation réside dans cette relation cyclique,


dans ce double enveloppement qui nous oblige à faire de chaque être
particulier une perspective sur le Tout capable de s’égaler à lui, mais
seulement en puissance, et à le considérer en même temps, en tant
qu’il est limité dans son actualité même, comme trouvant le principe
de son existence dans ce Tout qui le contient et sans lequel il ne pour-
rait pas se soutenir. Ainsi c’est le Tout qui donne à la partie cette sorte
de consubstantialité potentielle avec lui par laquelle elle participe de
son essence même et qui est tout à la fois la source et la fin de son
propre développement.
Bien plus, c’est ce double enveloppement qui fonde la distinction
et l’union de l’être particulier et de l’Etre universel, ou de la cons-
cience individuelle et de l’esprit pur, qui sauvegarde l’initiative du
moi et qui nous empêche tout à la fois de le laisser isolé et de l’abolir
dans le Tout. Le secret du monde réside dans leur union qui ne se pro-
duirait pas sans leur séparation et qui ne fait qu’un avec elle : là est le
moteur de notre vie et le moteur de toutes choses. L’acte pur et l’acte
participé sont toujours en un sens incommensurables l’un par rapport
à l’autre : même dans l’acte participé, bien que son efficacité soit em-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 354

pruntée, il y a une indépendance qui peut le rendre rebelle. Il faut


maintenir entre eux un certain degré d’incommunicabilité afin de
rendre possibles leur existence propre et la réalité même de leur com-
munication ; par là seulement on pourra expliquer dans l’être particu-
lier son perpétuel enrichissement, son incessante renaissance.
Le propre de l’idéalisme, c’est de repousser ce double enveloppe-
ment dont nous parlons et sans lequel la participation [340] elle-même
est impossible. Il reconnaît volontiers en effet que l’acte de ma pensée
enveloppe le monde et que le monde en dépend, mais il ne veut pas
concéder qu’elle se reconnaît elle-même comme subordonnée à une
activité qui la dépasse, qui l’anime, par laquelle elle est enveloppée et
dont elle dépend. Il n’a égard qu’à l’autonomie de la pensée, mais
qu’il identifie avec l’autonomie de ma pensée. Il ne voit pas que
l’autonomie en moi, qui suis un être fini et relatif, ne peut être qu’une
participation de l’autonomie radicale qui est celle de l’être absolu. Et
cette démarche par laquelle je me pose comme source de mon acte
propre me dissimule cette autre démarche qui en est solidaire, par la-
quelle je me pose par rapport à l’être total dans lequel je m’inscris et
sans lequel je ne serais rien. Démarche qui a autant d’importance que
l’argument : « Je pense donc je suis » de Descartes, et qui est sans
doute impliquée par lui. Je ne puis pas me contenter de me considérer
comme cause à la fois et comme effet de moi-même. Car le pouvoir
de me poser moi-même comme cause, je ne dispose que de son exer-
cice seulement : il est à son tour un effet, puisque je l’ai lui-même re-
çu.
Ce double enveloppement, qui fait que l’être particulier contient le
Tout en puissance comme le Tout le contient en réalité, semble donc
créer entre eux un double dépassement, puisque la puissance porte en
elle une infinité qui va au delà du Tout réalisé, et que le Tout lui-
même, sans lequel il n’y a rien, va au delà de la puissance, et de
l’infinité même de son développement, puisqu’il les contient. Mais il
n’y a pas homogénéité entre ces deux dépassements, puisque le dépas-
sement du Tout par la puissance n’est possible que lorsque le Tout est
considéré comme un objet auquel elle s’applique et non point comme
l’acte qui la nourrit.
De même il y a, semble-t-il, entre l’acte pur et l’acte du moi une
transcendance mutuelle, sans quoi ni l’un ni l’autre n’aurait une initia-
tive réelle, c’est-à-dire n’aurait le droit au nom d’acte : et cela est vrai
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 355

en un sens, bien que cette transcendance ne soit pas uniquement réci-


proque, puisque l’acte du moi emprunte à l’acte pur non pas seule-
ment son efficacité, mais le pouvoir même par lequel il affirme son
indépendance à son égard. Ce qui nous permettrait par ailleurs de dire
que nous sommes toujours immanent à Dieu, bien qu’il nous soit lui-
même toujours transcendant.
L’expérience de la participation me montre que je suis pris [341]
moi-même dans l’univers avec mes propres bornes, non point seule-
ment comme corps, mais comme être psychologique déterminé et as-
sujetti à des états. Alors l’être m’est donné et je le subis, et les bornes
mêmes où il me resserre évoquent une totalité de l’être à l’intérieur de
laquelle elles sont pour ainsi dire tracées. Cette circonscription de
mon être propre me confère l’existence, et cette existence n’a de sens
que pour un autre ou pour moi-même qui la pose, comme je poserais
l’existence d’un autre. Mais en tant que je la pose ou dans
l’expérience que je fais de ma propre activité, je dépasse pour ainsi
dire mes propres bornes, et l’activité par laquelle je me veux moi-
même ne m’est pas seulement intérieure, elle se découvre à moi
comme une participation de l’activité créatrice qui elle-même soutient
et enveloppe tout ce qui est. De telle sorte que, si je dois me recon-
naître comme contenu moi-même dans un univers que je contiens
pourtant par l’acte de ma conscience, ce n’est là encore qu’une sorte
de réduplication d’un mouvement plus profond de l’âme, qui ne re-
connaît en elle la mise en jeu de la puissance créatrice que pour se su-
bordonner à elle.

ART. 3 : La nature est l’instrument de la participation spirituelle,


mais qui ne cesse de la mettre en péril.

Nous avons analysé tour à tour toutes les oppositions qui peuplent
l’intervalle à l’intérieur duquel agit notre liberté. Il faut voir mainte-
nant cette liberté à l’œuvre. C’est parce que la liberté est toujours liée
à la nature qu’il y a un progrès de la conscience. Or ce progrès con-
siste précisément à faire que chacun des actes que nous accomplissons
devienne véritablement un acte de liberté. Mais la liberté est toujours
pour nous un idéal. Elle n’est jamais complètement affranchie : il n’y
a point en elle de démarche concrète qui ne dépende d’une situation
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 356

qui la limite et qui la soutient, qu’elle doit utiliser et dépasser, mais à


laquelle il faut d’abord qu’elle consente : la liberté de penser reste en
contact avec une expérience sans laquelle elle serait dépourvue de ma-
tière, la liberté de vouloir avec un désir sans lequel elle serait dépour-
vue d’élan, et la liberté même d’aimer avec une sympathie sans la-
quelle elle serait dépourvue d’ardeur et de tendresse.
Chacune de nos actions, au moment où elle s’accomplit, utilise une
puissance qui est en nous, qui appartient à l’ordre de la [342] nature,
qui est en rapport avec certaines données, sur laquelle elle se greffe et
qu’elle assume, mais qui l’assujettit à des obligations en rapport avec
une situation déterminée à la fois dans l’espace et dans le temps. C’est
pour cela que la participation peut être réduite parfois à la possession
d’une nature qui fait partie elle-même de la Nature et qui l’exprime
selon une perspective particulière. Mais, outre que la participation à la
nature ne peut pas subsister seule et qu’on ne découvre la nature que
par opposition à la volonté et par rapport à l’usage que l’on en fait, on
peut dire que, dans cette conception, la nature reste en fait sans expli-
cation, et que la naissance de la volonté, son accord ou son désaccord
avec la nature demeurent autant de problèmes insolubles. Au con-
traire, si la participation naturelle est le moyen de la participation spi-
rituelle, on comprend à la fois comment elle peut apparaître, comment
nous pouvons tantôt nous en contenter, tantôt trouver en elle
l’obstacle et le soutien de celle-ci : le rapport qui les associe constitue
le drame de la liberté, c’est-à-dire le drame de notre vie.
On perçoit bien alors en quoi consiste la chute. Elle consiste dans
une sorte de retour de la liberté vers la nature, ou plutôt dans une
complicité de la liberté avec elle, qui fait qu’au lieu de l’utiliser
comme moyen en vue des fins de la vie spirituelle, elle renonce au
contraire à ces fins, ou la prend elle-même pour fin. Mais même lors-
qu’elle semble s’être délivrée de la nature, la liberté est toujours en
péril ; car elle produit elle-même une nature nouvelle, de telle sorte
que son succès est toujours pour elle une menace : elle risque toujours
de venir s’identifier avec son ouvrage et de se laisser emprisonner
avec lui dans le déterminisme où, dès qu’il est abandonné à lui-même,
il vient aussitôt prendre place.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 357

ART. 4 : Le moi, en actualisant les puissances qui sont en lui, forme


et reçoit à la fois sa propre réalité.

Le moi peut être défini comme le véhicule et le lieu de la participa-


tion. Nous n’avons conscience de nous-même qu’au moment où nous
nous détachons du Tout, c’est-à-dire de l’Acte, mais c’est alors aussi
que le Tout devient pour nous un objet de connaissance, c’est-à-dire
devient un monde. En ce sens le moi peut être considéré comme mé-
diateur entre l’Acte et le monde.
Le moi ne crée rien ; on peut même dire que tout lui est donné,
[343] sauf la disposition de cette puissance intérieure qu’il doit exer-
cer pour que tout lui soit donné : or c’est cette disposition qui est lui-
même. C’est là sans doute ce qu’entendait le P. Laberthonnière quand
il disait : « Il ne faut pas entreprendre de doser ce qui est de Dieu et ce
qui est de nous. Tout est de Dieu, puisque nous recevons tout, et tout
est de nous puisque finalement nous ne sommes rien et nous ne fai-
sons rien que nous ne voulions être et que nous ne voulions faire. »
On comprend donc bien que la participation s’exprime nécessaire-
ment par une double opération de réflexion et de dédoublement : par
une opération de réflexion, grâce à laquelle nous nous reprenons afin
de réaliser dans notre conscience même la présence efficace du prin-
cipe qui nous permet à chaque instant de recréer cette perspective sur
le Tout qui est pour nous le Monde ; par une opération de dédouble-
ment qui nous permet de nous distinguer à la fois de ce principe et du
monde, qui nous oblige à reconnaître dans ce principe une inspiration
et une loi qu’il dépend de nous de mettre en œuvre dans un monde
dont nous sommes le spectateur et le juge, mais qui ne cesse de nous
fournir. C’est de ce dédoublement en quelque sorte bilatéral que déri-
vent la pluralité de dialogues intérieurs qui constituent la vie concrète
de notre conscience. C’est donc la participation qui est le fondement
de notre initiative. Elle est un choix, mais qui fait éclater à nos yeux la
puissance de l’acte créateur et la richesse du monde. Elle nous ap-
prend beaucoup moins à dominer le réel qu’à l’actualiser par rapport à
nous.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 358

On peut dire aussi qu’elle est la démarche par laquelle le moi porte
témoignage de lui-même, trouve une place dans le monde où il réussit
à s’exprimer et pour ainsi dire à s’incarner, et qu’en même temps elle
est la démarche par laquelle le moi se forme et se crée lui-même ; elle
nous montre même qu’il y a une solidarité évidente entre ces deux
démarches, tant parce que le moi a besoin de se manifester pour ne
pas demeurer à l’état de puissance pure, que parce que, en se manifes-
tant, il s’engage, il entre en contact avec le réel dont il reçoit les dé-
terminations sans lesquelles il serait à jamais privé de contenu. On
peut dire par suite qu’il n’y a point en nous d’acte si pur qu’il n’ait
besoin d’une forme manifestée qui, en lui donnant un corps, lui donne
aussi sa réalité spirituelle, mais qui l’oblige à considérer cette œuvre
même qui paraît dépendre de lui, comme un apport qu’il reçoit et
comme un don qui lui est fait.
[344]
ART. 5 : La participation ne peut pas être dissociée de la commu-
nion.

D’une part, en reconnaissant qu’elle n’est que participation, la par-


ticipation se dépasse elle-même pour communier avec le principe
même qui la fonde. Et d’autre part, la relation par laquelle chaque être
particulier se distingue de l’autre suppose et appelle une communion
avec lui qui n’est possible que par le principe commun dont ils dépen-
dent l’un et l’autre. La participation, c’est l’unité même de l’Etre, à
chaque instant rompue et rétablie ; elle est la condition de la réalisa-
tion d’une unité vivante qui est toujours une union, c’est-à-dire une
unité voulue et non point une unité donnée. Seulement cette union
n’est un effet de la participation que parce que la participation la sup-
pose et est soutenue par elle : car elle n’exprime rien de plus que
l’efficacité de cet acte parfaitement un et parfaitement pur où la parti-
cipation puise à la fois l’initiative par laquelle elle se sépare et la fé-
condité par laquelle elle s’enrichit.
L’être auquel nous participons nous est présent tout entier, bien
que nous n’en puissions jamais rendre nôtre qu’un aspect ou qu’une
perspective limitée. Mais c’est son unité indivisible qui reste la source
de la participation. Ainsi la participation, qui maintient l’initiative ori-
ginale du participant, se double nécessairement d’un acte d’union, qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 359

maintient à la fois le caractère de réalité du participé et la solidarité


indéchirable non seulement du participant et du participé, mais encore
du participé et du non-participé. Sans cette union pensée, touchée et
vécue, comment la participation serait-elle intelligible ? Comment
pourrait-elle être ébranlée ? Comment engendrerait-elle un progrès
indéfini ? Mais en se joignant à la participation, l’union de notre être
particulier à l’être absolu nous permettra de considérer chacune des
étapes de ce progrès non plus comme étant une preuve de notre insuf-
fisance et de notre misère, mais comme possédant au contraire une
valeur inconditionnelle. Sans cette union, comment l’Etre pourrait-il
être même nommé ? Comment notre être propre pourrait-il être saisi
lui-même comme être relatif ? L’union avec l’Absolu au contraire doit
être l’objet d’une appréhension immédiate et d’une expérience pri-
mordiale pour que nous puissions définir notre être propre comme
participé et relatif.
Car nous ne pouvons point considérer la participation de [345]
l’être fini à l’être infini comme analogue à une marche progressive où
l’être fini serait le mobile et l’être infini le but. Tout but est à la fois
particulier et extérieur. Comment le Tout où nous sommes placés,
comment le principe même qui nous anime serait-il pour nous un but ?
Ni l’air n’est le but de l’oiseau, ni la mer celui du poisson, et l’Etre
total est à la fois notre air et notre mer. L’élan qui soutient un mou-
vement n’en est pas le but : il est bien au delà ; il en est l’origine,
l’essence et la jouissance, et l’acte pur est pour moi cet élan. Il y a
donc une grande illusion et une grande vanité à penser que le propre
de la participation, c’est d’être un accroissement indéfini, intensif et
extensif à la fois, de mon être particulier. Car elle serait incapable
alors d’obtenir cette présence du Tout qui serait pour elle un simple
mirage et s’éloignerait toujours. Mais le Tout ne peut nous être pré-
sent que si, au lieu de nous diriger vers lui, nous agissons en lui et en
communion avec lui. Alors la participation est elle-même désintéres-
sée ; elle n’est pas avare, elle ne songe ni à acquérir, ni à retenir. Elle
sait qu’elle plonge toujours actuellement dans le Tout, dont la pré-
sence ne peut jamais lui être retirée. C’est en lui qu’elle s’exerce par
un acte toujours identique et toujours nouveau, qui ressemble à une
respiration ininterrompue où notre être propre se constitue par un
double mouvement d’emprunt et de restitution pour se nourrir indéfi-
niment du Tout sans jamais rien y ajouter.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 360

Ce qui nous permet de comprendre comment la participation peut


creuser dans l’univers un sillage qui est nôtre, et même qui est nous,
sans qu’elle laisse pourtant aucune ombre à l’intérieur de l’acte pur.

B) LE MOI,
FACTEUR DE LA DÉTERMINATION

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ART. 6 : La participation explique le double mystère de notre force


et de notre faiblesse.

La participation nous découvre cet abîme où plongeait le regard de


Pascal quand il s’effrayait à la fois de notre grandeur et de notre mi-
sère. C’est elle seule qui nous montre en nous la jointure de
l’intériorité et de l’extériorité, ou plutôt une intimité qui ne cesse de
s’approfondir et qui ne peut rien obtenir qu’elle ne se l’approprie. On
ne conteste donc point que la participation [346] n’implique
l’impuissance, l’erreur et la douleur, mais qui sont la rançon d’une
puissance, d’une vérité et d’une joie qui pourront véritablement nous
appartenir. Nous ne saurions nous contenter de considérer la participa-
tion comme nous engageant dans une infinité théorique et transpa-
rente, à l’intérieur de laquelle nous réaliserions un progrès plein de
continuité et de sécurité. Car l’infini est pour nous à la fois positif et
négatif : notre élan intérieur ne s’empare de l’infinité qui s’ouvre de-
vant nous que pour nous faire sentir avec effroi l’infinité de ce qui
nous manque. L’infinité de ce que nous pouvons gagner se double
toujours de l’infinité de ce que nous pouvons perdre. Et plus notre es-
pérance est haute, plus est profond l’abîme qu’elle nous oblige à cô-
toyer toujours. Il y a dans l’âme une angoisse dont on peut dire qu’elle
crée en nous une crainte, une douleur toujours proportionnelles à
l’espoir et à la joie que nous sommes capable de nous donner. Telle
est l’expérience pleine et parfaite que nous avons de l’infini et qui fait
que l’infini ne serait pour nous qu’un rêve indéterminé et innocent, si
sa face négative venait tout à coup à lui manquer. Et c’est pour cela
que nous ne donnons point davantage à Dieu, comme on le croit sou-
vent, en lui retirant la connaissance de notre misère ; nous rompons
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 361

alors sa relation avec le monde, c’est-à-dire que nous lui retirons sa


fonction créatrice et sa fonction providentielle. Mais s’il est le soula-
gement de nos maux, c’est parce qu’il ne leur est point étranger ; il
est, si l’on peut dire, l’expérience de ce néant, puisqu’il est cet acte de
victoire pure que l’Etre, qui est cause de soi, ne cesse de remporter sur
lui ; comment n’aurait-il pas l’expérience de toutes les défaillances
qui menacent toujours, sans son aide, de nous y faire retomber ?
Ce qui nous permet de donner à la participation tout son sens, c’est
donc de l’assujettir elle-même à l’intérieur d’un Etre éternel qui ne lui
manque jamais, mais où elle garde pourtant un caractère de progrès et
de renouvellement indéfini : elle est une ouverture sur un univers qui
est une inépuisable merveille ; et cette ouverture ne cesse de s’élargir
à mesure même que notre essence, qui ne se forme que par degrés,
croît et s’enrichit davantage.
Le mot de participation exprime admirablement notre état qui est
initiative et dépendance à la fois. C’est cette dépendance qui est la
plus évidente et que notre orgueil éprouve le plus de difficulté à
avouer : ceux qui ne reconnaissent pas la dépendance de leur acte
propre à l’égard de l’acte absolu, ne reconnaissent [347] pas non plus
leur dépendance à l’égard du monde qui leur paraîtra l’œuvre de leur
esprit.

Pour comprendre à la fois quelle est la valeur de l’idée de partici-


pation et comment la participation ne peut se réaliser que par un acte
qui nous donne notre être même, il suffit d’imaginer la stérilité d’une
conscience qui se donnerait à elle seule une représentation totale et
adéquate de l’être, mais pour laquelle l’être ne serait rien de plus
qu’un spectacle pur. Que serait ce moi qui se donnerait le spectacle de
l’Etre et qui n’en ferait pas partie ? Un tel spectacle serait vraiment un
spectacle de comédie insuffisant pour assurer la réalité soit de l’objet
représenté, soit du moi qui se le représente.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 362

ART. 7 : Les déterminations particulières témoignent de la positivi-


té de la participation en même temps que de sa négativité.

Nous n’accepterons pas sans restriction la formule célèbre : omnis


determinatio negatio est. Ou du moins nous dirons que toute détermi-
nation est à la fois affirmation et négation et qu’il y a un péril égal à
négliger l’un ou l’autre de ses aspects au profit de l’autre. C’est
l’union en elle de l’affirmation et de la négation qui fait l’essence
même de la participation. Mais ce qui importe, c’est que dans la dé-
termination nous ne perdions jamais de vue la réalité même de cet être
total dont elle doit nous donner la présence, au lieu de nous la dissi-
muler, et qui se découvre en nous beaucoup mieux quand nous cher-
chons à l’approfondir que quand nous cherchons à la dépasser, dans
l’humble appréhension de celui qui sait s’en contenter que dans
l’avidité sans frein de celui qui la fuit toujours et a toujours les mains
vides.
C’est que toute détermination contient un élément de positivité,
c’est qu’elle est une négation relative et non pas absolue, et que le réel
n’est pas la négation, mais l’intégration de toutes les déterminations.
On consent volontiers à considérer toutes les différences comme im-
pliquant une rupture de la spiritualité de l’acte pur, mais à condition
que l’effet de cette rupture soit de produire une nature qui fournit
l’élan dont elle a besoin à une liberté qui la prolonge à la fois et qui la
contredit. Seulement nous ne pouvons pas regarder la liberté même
comme un retour à l’universel par l’abolition des différences : car
alors elle se détruirait elle-même ; il faut dire au contraire qu’elle
prend à son compte ces différences qui lui sont proposées, mais pour
leur [348] donner une signification intérieure par laquelle elle pourra
définir sa vocation unique et irremplaçable. Les différences ne sont
pas, comme on le croit, le scandale de l’esprit, mais le moyen même
par lequel il se réalise en mettant en œuvre sa fécondité sans mesure.
Cette idée que la participation produit dans le monde des détermi-
nations sans lesquelles elle ne pourrait pas s’exercer, trouve une justi-
fication remarquable dans le rôle joué par l’imagination qui ne cesse
de produire dans l’univers de nouvelles formes. Car il est évident que
tout acte de participation doit s’exprimer par une opération créatrice,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 363

mais qui suppose une extériorité, c’est-à-dire un espace, une matière


qu’elle divise et qu’elle circonscrit en l’assujettissant à sa propre uni-
té, et par conséquent en introduisant en elle une forme. Le progrès de
la participation se réalise ainsi par la construction incessante de nou-
velles formes. Plotin dit : « On s’assimile d’autant plus à l’être qui n’a
pas de forme qu’on participe plus de la forme. » Nous dirons presque
dans le même sens que c’est en participant à l’être qui n’a pas de
forme que l’on crée toutes les formes et que l’on donne à son être
même une forme qui lui est propre.
Le rapport de la participation et des déterminations apparaît avec
une force singulière dans la création artistique où l’œuvre, au lieu de
limiter l’activité de l’artiste, la réalise. Autrement on sait bien qu’elle
resterait à l’état de puissance indéterminée ou de virtualité pure. On
voit que la richesse qu’elle paraît posséder avant de s’être exprimée
n’est qu’un leurre. C’est quand cette puissance commence à s’exercer,
quand l’œuvre naît, quand elle prend forme et acquiert un contour,
que la participation s’accomplit, que l’absolu acquiert pour nous un
caractère de présence, que l’éternité même pénètre dans le temps. Et
le miracle de l’œuvre d’art, c’est que, dans le fini et par la rigueur
même avec laquelle elle le détermine, elle fait tenir l’infini. Si l’on ne
craignait pas le paradoxe, on dirait que le propre de l’infini, c’est de
fuir l’indéfini, c’est-à-dire l’indétermination, et de ne se montrer ja-
mais à nous au contraire que dans la perfection de la détermination.
Nous ne pouvons actualiser et posséder l’infini que dans la qualité, et
dans la quantité où nous le cherchons et qui croît sans cesse, il nous
échappe toujours.
Il y a donc une erreur grave à penser que la perfection même de
notre vie exige un repliement sur la pureté de l’acte intérieur, [349]
par une sorte d’exclusion et d’abolition de toutes les déterminations
particulières. Et celui qui chercherait là une appréhension plus pleine
du réel risquerait de ne trouver qu’une richesse illusoire. Quand la
couleur m’est donnée, le propre de l’esprit n’est pas de la refuser afin
d’atteindre un principe immatériel qui la rendrait inutile, mais de per-
cevoir dans cette couleur une beauté significative où transparaît
l’omniprésente fécondité de la puissance créatrice. C’est l’impie qui,
se voilant la face et tenant clos les yeux que Dieu lui a donnés pour
admirer les merveilles de sa création, ne veut avoir de regard que pour
son propre zèle, qui n’est pas, comme il le croit, un acte plus pur.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 364

Croire que c’est là une imitation de Dieu, c’est vouloir faire un Dieu
de soi, c’est-à-dire se détourner de Dieu. Il n’y a que lui qui soit acte
pur, et dont l’essence réside dans une générosité absolue, constam-
ment offerte en participation : car nous ne pouvons juger de son es-
sence que par les témoignages mêmes qu’il nous en montre. Récuser
la participation pour avoir davantage, pour obtenir avec lui une union
plus étroite, c’est récuser les moyens qu’il nous propose pour réaliser
cette union, c’est nous préférer nous-même avec nos virtualités non
exercées à tous les dons qu’il ne cesse de nous faire, dès que nous
commençons à les exercer. Nous devons dire de l’acte pur à la fois
qu’il se suffit lui-même et qu’il trouve dans l’infinité des détermina-
tions particulières que la participation ne cesse de produire cette effi-
cacité surabondante qui, au lieu de s’ajouter à son essence, la réalise et
la remplit.

ART. 8 : L’acte fondamental de l’esprit, c’est de sortir de


l’indétermination, c’est-à-dire de faire apparaître la forme.

Quand nous employons le mot de détermination nous savons bien


que c’est toujours avec faveur. Le réel se détermine par l’acte même
qui nous permet d’en prendre possession : ce n’est point alors le bor-
ner et le mutiler, c’est lui donner en chaque point son caractère de per-
fection et d’achèvement. La détermination engendre la forme. Penser,
vouloir, aimer et être, c’est sortir de l’informe et de l’indéterminé. Il
ne suffit pas ici pour discréditer la forme et la détermination
d’invoquer un infini qui nous échappe toujours : il faut craindre au
contraire que l’attrait de cet infini cache une attitude négative et une
impossibilité de rien saisir d’une main vigoureuse dans l’instant même
[350] où nous vivons, un abandon facile à une sorte de dérive. L’infini
n’est point ce qui se détend et se dissout au delà de toutes les fron-
tières, mais l’acte même qui les trace, et qui enclôt le fini dans un con-
tenu si parfait qu’il témoigne, dans sa forme la plus humble, de la pré-
sence de l’esprit pur.
On peut dire encore que l’acte fondamental de l’esprit par lequel il
exprime sa fécondité, sa puissance et la possession intérieure qu’il
peut acquérir de lui-même, est un acte de distinction, acte qui, à
chaque instant, se referme sur lui-même et pourtant se poursuit tou-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 365

jours. C’est la distinction, selon Anaxagore, qui crée le monde et qui


le met en ordre. C’est elle qui, chez Descartes, est la marque même de
l’activité de la pensée et de la coïncidence entre ses opérations et
l’essence même de la réalité, telle qu’elle a été voulue par Dieu. C’est
elle qui donne aux choses leur indépendance objective, leur originalité
qualitative, leur valeur et leur suffisance à l’intérieur même du Tout
où je les inscris en les circonscrivant, et dont elles sont une expression
d’autant plus parfaite qu’elles ont elles-mêmes un dessin plus net et
plus sûr.
On ne s’étonnera pas par conséquent que l’esprit ne possède jamais
rien que des objets définis et par l’acte même qui, en les définissant,
les fait être. Mais on comprend facilement que l’objet même n’a de
sens que par et pour l’opération qui l’engendre, et dont il est à la fois
l’instrument et le symbole ; aussi la destinée de l’objet est-elle tou-
jours d’être rejetée et de périr dès que cette opération s’est exercée et
que, par la médiation du souvenir, elle est devenue pour ainsi dire une
puissance permanente de notre être participé.

ART. 9 : La participation vise la valeur plutôt que la grandeur par


une volonté du Tout, qui, au lieu de nous égaler au Tout cherche en
lui la vocation qui nous est propre.

Nous sommes naturellement portés à considérer la participation


comme devant faire de l’accroissement d’être le but fondamental de
notre vie et pour ainsi dire la valeur suprême. Et cela peut bien être
regardé comme vrai d’une certaine manière, puisque les relations
quantitatives peuvent servir dans un certain sens de représentation aux
relations spirituelles et que l’on n’hésite point, à propos de la pensée
ou de l’amour, à parler de leur pureté ou de leur force plus ou moins
grandes. [351] Mais il ne faut pas, sur ce point, être dupe d’une illu-
sion. La grandeur est toujours abstraite. Elle ne prend un sens que
dans le monde de l’espace, c’est-à-dire dans cet ordre horizontal où
l’être, occupant une place déterminée, peut accroître indéfiniment
l’ampleur de sa perspective sur l’ensemble des choses. Mais ce n’est
là que le symbole de la valeur. Car la valeur, ce n’est pas le phéno-
mène, sur lequel l’homme peut augmenter indéfiniment son empire et,
par l’usage qu’il en fait, perdre son être en pensant l’agrandir. La va-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 366

leur seule nous introduit dans l’être, en déterminant un ordre vertical


dont on peut bien dire qu’il exige le temps et qu’il est parcouru dans le
temps, mais à condition que ce temps ne soit pas le temps du mouve-
ment et de l’inertie, ni le temps qui conduit tout changement vers un
état d’équilibre, mais ce temps invisible et spirituel dans lequel la li-
berté ouvre un intervalle infini entre l’Etre considéré comme l’objet
d’un acte de suprême affirmation et l’Être considéré comme un objet
de suprême négation, c’est-à-dire entre le Bien et le Mal. Le Bien,
c’est le justificatif de l’Etre à l’égard du désir et de la volonté qui se
portent vers lui. C’est l’Etre en tant qu’après avoir été désiré et voulu
il est capable d’être possédé par nous. La réalité positive du Mal est
donc, si l’on peut employer cette expression, coextensive à celle du
Bien, puisque c’est l’Etre nié, bien que la volonté emprunte à l’Etre
même le pouvoir de révolte par lequel elle cherche à le détruire : on
comprend aussi comment n’y réussissant jamais, elle ne peut que le
pervertir.
Ne dira-t-on pas du moins que, le long de cette échelle verticale
qui sépare le Bien du Mal, la souveraine affirmation de la souveraine
négation, il y a toute une suite de degrés auxquels il est difficile de
donner un sens sans faire intervenir la grandeur de la participation ?
Cependant il faut introduire ici une distinction essentielle. Car nous ne
pouvons pas contester l’idée d’un progrès intérieur de la conscience
sans mettre en danger non seulement la moralité, mais la vie spiri-
tuelle tout entière. Et pourtant nous ne pouvons point laisser porter
atteinte à l’univocité de l’Etre sans porter atteinte au caractère ontolo-
gique de la participation. Il n’y a donc pour nous qu’une ressource,
c’est que nous ne puissions nous constituer nous-même comme être
que par une volonté non point de nous-même, mais de l’Etre total, à
travers toutes les alternatives de la participation, volonté qui est la
marque même de notre union avec [352] l’Etre et avec le Bien et qui,
dans la mesure où elle fléchit, ne retire rien à l’Etre, mais étend sur le
monde la négation ou le mal, c’est-à-dire l’ombre de tout ce qu’elle
refuse.
On peut donc bien dire de toute volonté particulière qu’elle est une
volonté du Tout, mais non point en ce sens qu’elle chercherait elle-
même à s’égaler au Tout, car ce serait pour elle tendre à disparaître ;
et celui qui désire conquérir le Tout ne cesse de se perdre lui-même.
Vouloir le Tout, c’est le vouloir pour lui et non pas pour nous, c’est le
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 367

vouloir en tant qu’il nous dépasse et que nous pouvons précisément le


poser comme Tout. Chaque être se veut à son tour en tant qu’il est lui-
même dans le Tout, en tant qu’il y coopère et qu’il a dans le Tout une
vocation unique et irremplaçable. De telle sorte que, parallèlement au
mouvement par lequel il cherche à s’accroître et à dépasser ses
propres limites, il y a un autre mouvement solidaire du précédent par
lequel il se limite, il se circonscrit, il entreprend de déterminer son
essence et de coïncider avec elle. Ainsi on peut dire que le progrès de
la conscience tend vers un terme qui est obtenu par un double mou-
vement d’expansion de soi et de resserrement sur soi dont les deux
phases s’accompagnent et se compensent toujours.

ART. 10 : La participation nous met en rapport avec l’absolu au


point même où nous rencontrons l’exacte mesure.

Si la vie est toujours une participation en acte, la participation est


aussi le problème essentiel de la philosophie qui doit en expliquer le
fondement et la possibilité. Nul être en effet n’est capable de subsister
en dehors de cette participation elle-même. La participation seule
permet d’accorder l’individuel avec l’universel, l’éternité où nous pui-
sons avec le temps où nous agissons, une activité qui nous dépasse et
qui ne peut être que reçue, avec une initiative ou un consentement in-
térieur par lesquels notre personne elle-même se réalise. Elle seule
nous permet de pratiquer une véritable mesure à la fois dans nos af-
firmations et dans nos actions, d’allier la confiance avec l’humilité, le
sentiment d’être soutenu et comme porté par le Tout dont nous faisons
partie et celui de la responsabilité qui nous appartient et dont nous ne
pouvons pas être déchargé. Elle nous donne la certitude de n’être pas
abandonné dans l’isolement, de ne rien faire qui ne compte et qui de
quelque manière ne doive nous [353] être rendu, de coopérer selon
une tâche qui ne peut être que la nôtre à l’œuvre de la création, et de
faire partie d’une société spirituelle qui est telle qu’il n’y a rien qui
puisse se produire dans la conscience d’aucun de ses membres qui
n’ait un retentissement dans la conscience de tous.
L’individu attache toujours la plus grande importance à
l’empreinte originale que son action laisse dans le réel, mais il ne faut
pas qu’il méconnaisse que cette empreinte ne traduit pas autre chose
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 368

que la forme particulière de sa participation à l’être, la manière origi-


nale dont il pénètre en lui et détermine en lui sa situation unique et
incomparable. De là l’émotion même que son action lui donne et dont
l’œuvre la plus belle qu’il a pu produire n’est jamais qu’une sorte de
témoin.
Nous avons tous, il est vrai, une tendance à penser que cette parti-
cipation, attestant seulement l’écart qui nous sépare du Tout, est la
preuve de notre insuffisance et de notre misère. Alors nous cherchons,
pour y remédier, à accroître indéfiniment l’étendue de la participation
elle-même ; et c’est ainsi que l’on voit les hommes tenter de régner
sur des régions de plus en plus vastes de l’espace et du temps, comme
si ces signes apparents de leur puissance n’étaient pas en même temps
des signes de leur dissipation. Mais la valeur et même la réalité de la
participation sont d’une tout autre nature. Elles ne diffèrent point par
la quantité qui est toujours abstraite et n’existe qu’à la surface de
l’être, là où l’on a affaire à des choses qui se répandent, se multiplient
et se comptent. Dans sa racine la plus profonde la participation exclut
la grandeur. Elle cherche l’essence, c’est-à-dire la qualité pure qui
nous permet d’atteindre dans notre rapport unique avec l’Absolu,
l’absolu de nous-même. Il est bien évident qu’ici la quantité,
l’apparence visible sont également abolies. Nous touchons l’Absolu,
au moment où nous remplissons la destinée qui nous est propre, si
humble soit-elle, avec le plus de simplicité. C’est cette porte étroite
qu’il dépend de nous de trouver qui est le chemin de la perfection et
qui seule peut nous permettre de traverser le monde des apparences et
d’avoir accès dans l’Etre véritable.
Cependant cette relation de l’individu et de l’Absolu ne peut pas
exclure toutes les formes médiates de la participation qui doivent con-
tribuer à la préparer et à la réaliser, mais qui ne doivent jamais ni la
capter ni la diviser : les entreprises de la science et de l’art, les obliga-
tions inséparables des différents [354] groupes dont l’individu fait
partie, de la famille, de la profession, de la patrie ou de l’humanité
sont des moyens par lesquels l’individu cherche à se dépasser afin
d’entrer en communication avec l’universel. Mais aucun de ces
moyens ne peut être pris lui-même pour une fin ; il ne doit pas tenir la
place de l’Absolu, mais il peut nous en livrer la possession, pourvu
qu’il soit si bien en rapport avec le temps, le lieu, les circonstances
mêmes où nous sommes placés qu’il soit aussi la matière ou
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 369

l’expression de notre vocation individuelle et la condition sans la-


quelle elle serait incapable de se réaliser.
Il y a beaucoup d’orgueil à dire que le vide de notre conscience est
infini et que l’infini seul pourra le remplir. Dieu lui-même ne se donne
à nous que selon notre capacité, et la moindre marque de sa présence
suffit à combler l’âme la plus spacieuse.

C) PARTICIPATION ET DEVOIR–ÊTRE

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ART. 11 : L’expérience de la participation est celle de la responsa-


bilité que j’assume à l’égard d’une puissance d’agir qui me dépasse.

La dissociation que nous établissons entre des termes séparés, par


exemple entre l’acte pur et le nôtre, rend la participation très difficile
à expliquer. Pourtant on pourrait dire qu’elle tient tout entière dans
cette expérience par laquelle nous sentons que nous mettons en jeu
une puissance qui n’est pas nôtre, mais dont nous avons la disponibili-
té, par une action qui est nôtre et qui engage notre responsabilité.
C’est la même difficulté que nous rencontrons lorsque, considérant la
participation comme une subordination, nous croyons qu’elle nous
oblige à abandonner notre autonomie, alors qu’au contraire c’est elle
qui la fonde. On ne peut participer à l’initiative absolue que pour fon-
der sa propre initiative personnelle.
En réalité nous ne pouvons dire je qu’au moment où nous venons
de découvrir en nous le principe même de toute intériorité et de toute
efficacité. Dire je ce n’est point se séparer de l’Etre, mais c’est au
contraire s’y inscrire et en prendre la responsabilité selon ses forces.
Ou bien encore, le je ne peut jamais être que le sujet d’une action ; et
je suis là où j’assume une puissance spirituelle qui m’est offerte, mais
qui me dépasse, qui [355] ne m’appartient pas plus que l’énergie phy-
sique (qui n’en est elle-même que l’expression matérielle et la forme
déchue), bien que, comme dans l’énergie physique, il m’appartienne
de la rendre mienne, c’est-à-dire d’en faire usage et de la mettre en
œuvre. Car le secret de la participation tient dans cette observation
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 370

que l’esprit n’est pas dans le Tout comme une chose plus petite dans
une chose plus grande, mais qu’il se constitue comme esprit par l’Acte
qui pense le Tout et qui lui permet de participer à l’Acte éternel par
lequel le Tout lui-même ne cesse de se faire.
La participation n’est rien de plus qu’un consentement à être, mais
qui nous oblige à prendre notre part dans l’œuvre de la création. Elle
me montre que, si je ne me suis pas donné l’être, du moins je suis ca-
pable de me donner l’être que je serai. Je n’ai reçu que la possibilité,
mais il dépend de moi de l’actualiser. Il m’appartient de reconnaître
dans ce que je puis être ce que je dois être et de le faire mien. Quand
je dis que je choisis ma propre voie, je ne la choisis pas pourtant d’une
manière arbitraire : puisque je fais partie du Tout, il faut, non point
que cette voie y soit déjà tracée, mais qu’elle y trouve pourtant une
borne de départ, une disposition du terrain telle qu’elle est obligée de
se régler sur elles ; ainsi, il y a dans la nature un nœud de possibilités
dont le propre de la liberté est seulement de faire usage.
Le problème de la participation n’est pas, il est vrai, un problème
second et tel que nous puissions nous demander comment un moi posé
d’abord participe d’un acte pur qui, en droit, en serait indépendant.
C’est un problème premier, inséparable d’une expérience permanente,
que nous ne cessons d’analyser pour en prendre conscience et pour
l’enrichir, et qui nous montre alors la présence en chaque instant d’un
acte qui nous dépasse et que notre opération limite, puis, d’un consen-
tement ou d’un refus que nous lui donnons, qui ne vont jamais que
jusqu’à un certain point et qui nous permettent d’être justement ce que
nous sommes.
Le rapport entre l’acte pur et le moi se retrouve dans celui de l’âme
et du corps : car c’est leur union qui nous est donnée et qui est
l’expérience même que nous vivons. Nous ne connaissons l’âme
qu’incarnée et trouvant dans le corps à la fois un obstacle et un ins-
trument : et le problème est de savoir comment on peut les distinguer,
et non point comment on peut les unir, puisque ces deux termes ne se
présentent jamais à nous qu’associés.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 371

[356]
ART. 12 : La démarche qui promeut l’individu particulier dans
l’existence n’est pas une chute, bien qu’elle puisse rendre possible la
chute par l’usage même qu’il fera de cette existence.

Le problème que nous étudions ici est celui du rapport entre l’unité
de l’activité et la pluralité de ses formes particulières. D’où provient
cette pluralité ? Comment est-elle possible sans rompre l’activité ori-
ginelle elle-même ? Comment celle-ci subsiste-t-elle tout entière dans
chacune de ses formes et produit-elle entre ces formes elles-mêmes
une solidarité systématique qui, au lieu d’abolir la liberté, lui fournit
les conditions sans lesquelles elle ne pourrait pas s’exercer ? Tels se-
ront nos thèmes de méditation dans ce livre III.
Mais la difficulté reste toujours d’expliquer la transition de l’être
total aux êtres particuliers. On ne dira pas que l’acte divin se brise en
actes de participation. On ne peut pas dire non plus qu’il produit hors
de lui des foyers d’initiative, indépendants de lui et qu’il prive de sa
présence et de son secours. Mais il demeure indivisible, puisqu’il est
l’efficacité plénière et totale, qui est telle pourtant qu’elle exprime sa
fécondité en appelant à l’existence une infinité d’êtres différents dans
lesquels il n’agit que pour leur permettre d’agir selon une initiative
qu’ils lui empruntent et qui pourtant leur est propre, et sans jamais se
substituer à eux, puisqu’il ne cesse jamais de leur fournir la puissance
même par laquelle ils fondent leur indépendance. De telle sorte que,
par une sorte de paradoxe, il ne se sépare jamais d’eux bien qu’il faille
qu’ils puissent se séparer de lui ou du moins tourner contre lui l’action
même qu’ils en ont reçue. Ou bien encore, dans un autre langage, on
dira que la même participation qui, à l’égard de Dieu qui la rend pos-
sible, est toujours un don qu’il nous a fait, peut devenir une chute par
l’usage que nous en faisons à l’égard de ce qu’il a voulu de nous.
Si l’apparition de la liberté humaine peut donc être considérée sous
un certain aspect comme étant une séparation par rapport à l’acte pur,
bien qu’elle implique pourtant un retour vers lui, ce n’est point cette
séparation que nous pourrions jamais considérer comme une chute. La
chute n’est pas dans l’apparition même de la liberté, c’est-à-dire de la
personne ; elle ne peut pas résider dans cette offre de participation qui
ne cesse de nous être [357] faite par la puissance créatrice : elle con-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 372

siste seulement dans l’emploi que nous pouvons faire de cette admi-
rable liberté qui nous inscrit dans l’être par un acte qui ne dépend que
de nous. La liberté qui vient de Dieu, et qui, pour nous permettre de
nous unir à lui par une démarche qui nous est propre, doit nous per-
mettre aussi de nous en séparer, mais par la puissance même que nous
lui empruntons et que nous retournons pour ainsi dire contre lui, n’est
pas le témoignage de notre infirmité, mais de notre dignité, ni de la
parcimonie de Dieu à notre égard, mais de sa générosité : elle est le
don suprême qui est au-dessus de tous les autres dons, le don qu’il
nous fait de son essence même, un don qui est tel que nous pouvons le
repousser, mais par l’usage même que nous en faisons, et qui est tel
que, s’il venait à manquer, tous les biens du monde seraient pour nous
sans saveur ; car il est seul capable de rendre nôtres tous les biens que
nous pouvons recevoir. La liberté n’est pas le péché, elle est cette pos-
sibilité du péché qui subordonne notre vie tout entière à un choix que
nous devons faire et lui donne par conséquent une valeur exclusive-
ment spirituelle. Il y a donc dans la liberté cette ambiguïté essentielle
qui fait que, pour fonder notre propre initiative, elle doit, soit nous
rendre Dieu lui-même présent, soit séparer de lui et retourner contre
lui la puissance même qu’il nous donne : ce qui, en élevant jusqu’à
l’absolu notre moi particulier, le transforme en démon. Il n’y a qu’une
forme du pêché : c’est, pour le moi, de se préférer à Dieu.
Ceux qui disent qu’être, c’est vouloir, que vouloir, c’est se séparer
et que c’est cette volonté de séparation qui est le péché jettent
d’emblée une malédiction sur l’existence. La volonté qui est la possi-
bilité de la participation est le premier de tous les biens : c’est par elle
que nous recevons le pouvoir de nous créer nous-même. Et le péché
est un certain usage de la volonté, mais non point son essence. Car s’il
faut se séparer pour être, le retour vers le principe même dont nous
nous sommes détachés n’est pas un acte vain qui rétablit un équilibre
que nous avons troublé, puisque, dans l’intervalle, nous nous sommes
nous même fait.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 373

ART. 13 : L’acte pur, en fondant la participation, introduit dans le


monde la valeur et la raison d’être.

En ce point initial, indivisible et omniprésent, où l’être émerge du


néant, il est évident que l’être ne peut apparaître que comme [358]
voulu, et il ne peut l’être que comme la valeur suprême. C’est alors
aussi que l’Etre est reconnu comme Dieu. Ce qui nous permet
d’expliquer comment il est impossible d’émerger à la conscience de
l’être, même de la manière la plus indéterminée et la plus humble,
sans que cette aurore de participation ne nous apporte déjà un com-
mencement de lumière, d’espérance et de joie.
La relation entre Dieu et le monde de la participation est si pro-
fonde que Dieu même n’est jamais pensé par nous que comme créa-
teur, c’est-à-dire par rapport à des êtres particuliers qui lui empruntent
ce qu’ils sont et qui l’adorent. Cependant son activité créatrice est la
marque non pas, comme on l’a dit, de son insuffisance, mais au con-
traire de sa suffisance plénière, du moins si cette activité elle-même ne
doit jamais être considérée comme s’exerçant en vertu d’une nécessité
naturelle ou d’une nécessité logique, qui semblent toujours s’imposer
du dehors, mais en vertu de cette nécessité de générosité ou d’amour
qui, au moment même où elle se manifeste, n’exprime rien de plus
que la perfection intérieure et gratuite de la liberté pure.
Il ne faut point se scandaliser d’entendre dire que Dieu a besoin du
monde comme le monde a besoin de Dieu : mais il y a, nous le savons
bien, une distance infinie entre ce besoin d’indigence qui appelle tou-
jours un autre être pour l’aider et recevoir de lui ce qui lui manque et
ce besoin de surabondance, qui l’appelle pour le faire être et tout lui
donner.
Il y a donc une grande chimère à vouloir remonter du monde que
nous avons sous les yeux à un Dieu qui l’a créé. Car nous savons à
quel point ce monde peut nous apparaître comme imparfait, si on le
compare à l’aspiration qui est en nous et qui tend toujours à le réfor-
mer et à le dépasser. Seulement cette aspiration ne peut nous obliger à
tendre vers Dieu comme vers un idéal inaccessible, qu’en nous obli-
geant en même temps à remonter vers Dieu comme vers la source qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 374

ne cesse de l’inspirer et de le soutenir. Et le monde apparaît comme le


moyen qui nous est offert pour répondre à cette inspiration en réali-
sant par degrés notre essence individuelle. De telle sorte que l’on ne
doit pas conclure du monde à Dieu comme à la cause dont il dépend,
mais de la signification que le monde est capable de prendre pour
nous, dès que notre activité spirituelle commence à s’exercer, à un
principe d’où dépendent indivisiblement le moi et le monde, et qui
permet d’expliquer à la fois leur opposition [359] et leur accord. Nous
justifions Dieu non point par l’existence de fait que le monde possède,
mais en réalisant sa présence en nous et en vivant en conformité avec
elle. Nous le justifions non pas par sa création, mais par ce qu’il est
possible, désirable, exigible que nous en fassions.
Nous disons légitimement que Dieu est la raison du monde : mais
il est plus vrai de dire en un sens qu’en se produisant et en produisant
le monde, Dieu produit ses propres raisons (qu’il s’agira pour nous de
reconnaître et de mettre en œuvre).

ART. 14 : La participation crée un devoir-être qui est lui-même


l’origine de tous nos devoirs.

La participation se manifeste en nous d’abord sous la forme du dé-


sir qui nous montre à la fois ce que nous sommes et ce qui nous
manque, notre ambition et notre limitation, qui nous enracine dans la
nature, qui caractérise notre être comme l’être même d’une possibilité
qu’il dépend de nous d’actualiser, qui est en quelque sorte une activité
donnée, c’est-à-dire proposée et suggérée qu’il appartient à notre vo-
lonté d’assumer et d’infléchir. Sous un autre aspect, la participation
s’exprime par le devoir-être considéré comme générateur de notre être
propre, avec les deux sens du mot devoir-être, soit qu’on le considère
comme un simple devancement de l’être réalisé, soit qu’on le consi-
dère comme une obligation de le réaliser. Le devancement exprime
simplement le passage de la possibilité à l’actualité, qui est la condi-
tion même de toute vie temporelle. L’obligation exprime une subordi-
nation de notre liberté à cet acte pur qui réalise le passage éternel du
néant à l’être et qui, posant la valeur absolue de l’être par comparai-
son au néant, met la participation à l’être au-dessus du néant de la par-
ticipation. Le désir retrouve à la fin, au-dessus de l’obligation par la-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 375

quelle nous devons préférer l’être au néant, malgré toutes les misères
et tous les obstacles de notre vie, l’élan profond qui nous porte vers lui
par une sorte de joie d’être, qui demeure présente à travers ces misères
et ces obstacles mêmes.
Le mot devoir-être exprime particulièrement bien la condition
même de la participation par contraste avec l’Etre total ou l’Acte pur.
Il exprime cet appel intérieur vers l’Etre qui nous oblige à sortir du
néant pour devenir par un choix et par un effort ce que nous ne
sommes pas, ou du moins qui n’est pas [360] encore nôtre, afin d’en
mériter la possession et la jouissance. Le propre de la participation est
de nous permettre d’assumer l’acte par lequel l’Etre se crée, se veut et
s’aime, en acceptant le monde tel qu’il est, mais afin de le promouvoir
de telle manière que toutes les puissances qui sont en lui puissent
s’exercer comme elles doivent avec notre concours, c’est-à-dire en
rendant possible la réalisation de notre vocation par un acte libre.
C’est donc la participation qui est l’origine de tous mes devoirs,
d’abord parce qu’elle fait de mon être même un devoir-être, c’est-à-
dire un être qui n’est en moi que comme une possibilité ou une puis-
sance, mais qui ne peut se réaliser et s’actualiser que par moi, qui
pourtant ne fais qu’un avec elle. Or je passe insensiblement de ce de-
voir-être, qui appelle l’action par laquelle le présent d’aujourd’hui de-
viendra le futur de demain, et qui par conséquent est créatrice du
temps (ce qui explique suffisamment pourquoi elle n’est pas dans le
temps), à cet autre devoir-être par lequel une dignité ontologique
m’est proposée à laquelle je ne puis pas manquer sans préférer le
néant à l’être, c’est-à-dire sans nier qu’il y ait dans le monde des va-
leurs que je puisse servir : ce qui est l’essence même de l’immoralité.
La participation, en m’engageant dans le temps, c’est-à-dire en faisant
de mon être un devoir-être, cache donc tout à la fois une suprême am-
bition, puisque tout l’être que je posséderai jamais, il faut que ce soit
moi qui me le donne, et une suprême humilité puisqu’elle est l’aveu
de tout ce qui me manque, et de cette contrainte même que je subis
qui m’oblige à me réaliser à l’aide de matériaux et parmi des condi-
tions qui ne cessent de m’être fournis.
On peut dire que le principe et le critère de tous les devoirs con-
siste dans ce retour à l’origine même de la participation, dans cette
inquiétude qui naît en moi et par laquelle je reconnais que l’acte de
participation que j’accomplis n’est jamais assez pur, ni assez ardent,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 376

ni assez désintéressé, ni assez profond. C’est dans la manière dont je


l’accomplis que j’éprouve le degré de ma liberté : aussi longtemps que
cette liberté se trouve contrainte par des causes extérieures qui pèsent
sur elle et la divertissent, elle sent en elle un devoir qui la presse et qui
lui donne l’impression d’un choix qu’elle ne cesse de faire et par le-
quel elle se cherche elle-même, mais sans s’être encore trouvée. Mais
elle ne s’est véritablement conquise qu’au moment où tout choix a
disparu et où elle coïncide avec sa propre nécessité.
[361]
Le mystère de la liberté réside précisément dans l’impossibilité où
je suis de refuser la participation : car, en la refusant, je l’exerce. Et
celui même qui dit : je ne veux pas être, et qui se retire du monde par
le suicide, contribue par ce geste à déterminer le monde.

ART. 15 : Toute participation est participation de l’Absolu bien


qu’elle soit toujours en rapport avec notre mérite.

On a bien tort de considérer la participation comme étant seule-


ment l’origine de notre misère ; c’est là l’effet de cette ambition infi-
nie qui est en nous et par laquelle nous cherchons à nous confondre
avec le Tout, comme pour cesser d’exister en tant qu’être particulier.
C’est là ne voir dans la participation que son aspect négatif, et non
point son aspect positif. C’est négliger qu’elle est un don, qui est meil-
leur que tous les dons, puisqu’il réside dans la possibilité de les acqué-
rir. C’est négliger surtout qu’il n’y a pas de degrés dans l’être, que
l’être qui devient nôtre par la participation, ce n’est rien si ce n’est pas
l’Absolu, et que si nous ne sommes liés à l’Absolu que par une rela-
tion, il faut que cette relation soit elle-même absolue. Après cela, se
plaindre de ce qui nous manque, c’est mettre les modes de l’être au-
dessus de l’être même : ce que l’on peut regarder comme le signe d’un
esprit proprement superficiel, qui est incapable de descendre en lui-
même jusqu’à ce dernier point où s’accomplit l’acte qui nous donne
l’être et qui remplit toute la conscience de joie et d’angoisse à la fois.
C’est méconnaître que l’on ne grandit qu’en s’approfondissant. C’est
méconnaître aussi que notre union à l’absolu ne se réalise pas en quit-
tant sans cesse notre être particulier pour nous porter sans cesse vers
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 377

quelque nouveau mirage, mais en accomplissant la tâche qui nous est


propre, c’est-à-dire en exerçant notre activité à la place même que
nous occupons dans le monde et dans les limites mêmes qui nous sont
assignées. Seul prouve la réalité de la participation celui qui la fonde
en la voulant. Et celui-là même qui la nie la met en œuvre dans l’acte
même qu’il voudrait retourner contre elle.
Ce qu’il y a d’admirable dans le monde de la participation, c’est
qu’il est une démocratie ouverte où chacun se donne à lui-même la
place qui lui convient, qui est toujours en rapport avec une démarche
de sa liberté, c’est-à-dire avec son mérite. [362] Il ne sert à rien de
dire que nul ne s’y introduit sans mettre en œuvre quelque privilège,
car la marque du privilège, c’est son exclusivité. Au lieu que, dans le
monde de la participation, il n’y a pas de bien obtenu par l’un qui ne
soit pas pour l’autre un exemple et déjà une aide.
Ce qui nous montre le mieux l’essence de la participation et nous
prouve aussi le mieux sa valeur, c’est qu’elle ne réside nullement,
comme on le croit souvent, dans un acte d’acquisition, mais au con-
traire dans un acte créateur qui est un don de soi sans cesse renouvelé.
Et le miracle de l’acte, c’est qu’il ne nous donne l’être que pour nous
obliger à le donner, afin de le faire partager.
Il est même vain de parler de certains dons, en enviant chez l’un
une intelligence plus subtile, chez l’autre une volonté plus forte, ou
une sensibilité plus délicate ou plus ardente, car la participation la plus
parfaite est celle qui ne suppose aucun don particulier et qui les rend
inutiles : c’est celle qui, ne faisant usage que de la simplicité, réside
dans un retour au naturel et qui, pour cette raison même, n’appartient
qu’à l’élite la plus rare. Mais c’est parce qu’elle ne requiert aucune
aptitude et repose seulement sur une pure disposition intérieure de la
liberté.
Le spectacle du monde que j’ai sous les yeux, les amis que je puis
obtenir, et la destinée même qui m’échoit sont toujours en rapport
avec mon mérite. Non pas que l’on puisse jamais les considérer
comme en étant la conséquence nécessaire et l’expression adéquate,
car il y a dans toutes nos démarches un appel auquel le réel répond par
une sorte de dépassement, conformément à des lois qui sont les lois
mêmes du monde et dont il n’y a aucun artifice ni aucun déclic qui
puisse nous rendre maître. Il y a donc toujours une correspondance
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 378

entre l’initiative et l’événement, mais sans que je puisse réduire cette


correspondance à une relation pleinement intelligible : en fait, elle ne
s’éclaire jamais qu’après coup dans une sorte d’expérience qui est tou-
jours pour moi une illumination et qui montre à quel point le réel dé-
passe toutes mes prévisions. Mais c’est abolir la vie spirituelle que de
croire que l’on peut disposer d’elle par un mécanisme qui réussit tou-
jours.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 379

[363]

LIVRE III. L’ACTE DE PARTICIPATION

PREMIÈRE PARTIE
LE MOI ET LA PARTICIPATION

Chapitre XX
CARACTÉRISTIQUE
DE L’ACTION

A. – DE L’ACTE À L’ACTION

Retour à la table des matières

ART. 1 : L’acte a toujours une rigoureuse unité, mais la participa-


tion se réalise par une pluralité d’actions différentes.

L’acte est unique et toujours semblable à lui-même. Ce caractère


se retrouve jusque dans l’acte participé. Prenons par exemple l’acte
intellectuel : dirons-nous qu’il y en a plusieurs sortes ? Oui sans doute
en apparence, puisqu’il y a autant d’actes que d’objets différents aux-
quels notre pensée s’applique ; mais c’est pourtant le même acte agis-
sant de la même manière et se conformant aux mêmes exigences qui
constitue ces objets de pensée distincts, dès que la participation a
commencé et afin d’en représenter toute la richesse possible. Dira-t-on
que ce n’est pas le même acte qui recommence dans le temps, mais
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 380

que ce sont des actes séparés et datés ? On l’accordera sans doute si


l’on considère la vie individuelle de celui qui les accomplit, mais non
point si l’on considère l’acte même qu’il retrouve, et dont on dit vo-
lontiers qu’il se répète, mot qui n’a de sens précisément que pour
montrer la possibilité que nous avons, à chaque instant du temps,
d’échapper au temps, pour refaire l’expérience spirituelle de son iden-
tité et de son éternité. Si la répétition cesse d’être cela, elle cesse abso-
lument d’être un acte, elle tombe définitivement dans le temps : elle
n’est plus que le corps mort d’une habitude, un mécanisme, c’est-à-
dire juste le contraire d’un acte. L’éternité même de l’acte se mani-
feste d’abord par une présence qui ne peut jamais nous manquer, bien
que nous lui manquions souvent, et qui est précisément la présence
infinie de l’esprit à lui-même, ensuite par cette découverte que tout
acte que nous accomplissons, nous pouvons le répéter indéfiniment.
[364]
Mais dès que l’acte se trouve engagé dans la participation, il
s’exprime nécessairement par une pluralité d’opérations différentes
qui ont besoin du temps comme condition de leur exercice, de
l’espace comme champ de leur application, et qui supposent une plu-
ralité de sujets qui les accomplissent et une pluralité d’objets qui les
déterminent. Le progrès de la dialectique, c’est d’étudier la relation de
ces différentes espèces de pluralité entre elles et avec l’unité de l’acte
pur.
Or si l’acte demeure toujours identique à lui-même, d’où provient
en lui la différence entre les opérations, sinon de quelque passivité
qui, en rompant son unité, introduirait en lui des déterminations parti-
culières ? C’est là en effet ce que nous observons quand nous passons
de l’acte à l’action. Il y a une pluralité d’actions ; quand nous attri-
buons à l’action un caractère de continuité, comme quand nous disons
d’un homme qu’il est un homme d’action, c’est encore dans le temps
que cette action se développe ; enfin dans l’action nous ne pouvons
faire abstraction ni de l’individu qui l’accomplit, ni de la matière à
laquelle elle s’applique, ni de la résistance qu’elle doit vaincre, ni de
l’effort et de la persévérance dont elle doit faire preuve. Au contraire
le mot acte, par exemple, quand nous disons de l’une de nos actions
qu’elle est un acte, comporte toujours une simplicité parfaite et une
ouverture vers l’absolu. L’acte est intemporel, puisqu’il réside dans
l’indivisibilité même de la décision : c’est pour cela qu’il ne dure pas
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 381

et qu’il paraît instantané à l’inverse de l’action qui paraît posséder


toujours un caractère de continuité ; mais c’est que le propre de
l’action est de s’étendre dans un temps déterminé afin de produire une
fin particulière, au lieu que l’acte, précisément parce qu’il surpasse le
temps, trouve toujours en lui-même à la fois son origine et sa fin. Il est
au delà de l’effort et de la résistance ; il n’a pas besoin de persévérer ;
il réalise une unité de notre être qui est si plénière qu’elle est comme
une entrée dans l’Etre pur, qui ne comporte lui-même ni pluralité
d’éléments, ni pluralité de moments ; tout autre acte est moins un acte
nouveau que cette unité de nous-même affirmée et retrouvée une fois
de plus ; et nous ne pouvons plus établir de distinction en lui entre ce
qui vient de nous et traduit ce que nous sommes et ce qui est un appel
ou une exigence de la puissance créatrice à laquelle nous n’avons fait
que répondre.
A l’égard de l’acte, les actions n’en sont que des formes divisées
[365] et imparfaites. L’action exprime le point de suture entre l’acte
qui est toujours transcendant et le phénomène qui sans elle n’aurait
point de soutien. Elle a des effets visibles dans l’espace et dans le
temps. Elle est le témoignage de ce que je suis ; elle est également né-
cessaire à la formation de mon être propre et à la possibilité de ma
communication avec les autres êtres. Alors que l’acte me met toujours
au-dessus de la participation, c’est l’action qui la réalise.

ART. 2 : Le propre de l’action, c’est d’actualiser notre acte indivi-


duel dans un univers réel.

L’acte ne peut être participé qu’à condition de devenir action. De


telle sorte que le seul moyen que nous ayons de gagner le Ciel, c’est
de passer d’abord sur la Terre. L’acte moral est moins un acte particu-
lier que l’essence même de l’acte saisi dans cette option profonde par
laquelle je constitue ma personne, dans une solidarité voulue de l’être
et de la valeur. Tout autre acte n’est acte qu’en apparence, puisqu’il
suppose soit un abandon à la passivité, soit un doute introduit dans
l’acte au moment même où l’acte se pose. C’est ici seulement que
nous rencontrons à proprement parler l’acte d’être ; mais il ne
m’engage véritablement qu’en m’engageant aussi dans le monde par
une action qui porte témoignage pour tous les êtres et non pas seule-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 382

ment pour moi, et qui m’oblige à faire de l’acte d’être l’acte d’exister.
Ainsi l’acte de participation m’oblige à puiser l’efficacité qu’il met en
œuvre dans un principe qui est offert à tous, mais afin de créer cet être
individuel qui pourra prendre place dans un monde dont il est
l’artisan, et qui est devenu commun à tous.
On observerait les mêmes démarches dans tous les aspects de
l’acte, soit qu’il s’applique à des fins matérielles, soit qu’il s’applique
à des fins intellectuelles. Il remonte toujours à la même et unique
source, mais il tend toujours à produire, grâce à un effort purement
personnel, des créations qui prennent place dans un seul et même
monde, qu’il s’agisse du monde sensible ou du monde intelligible,
jusqu’au moment où tous ces mondes créés par nous afin de nous
créer nous-même deviendront les instruments mêmes qui permettront
aux êtres particuliers de se comprendre et de s’unir. Chacun d’eux doit
reconnaître l’identité de son origine et de sa fin ; mais il faut qu’elles
[366] demeurent séparées pour que, sur le chemin qui les rejoint,
s’introduise l’acte de participation qui précisément le fait être.
Si le propre de l’acte, c’est d’être intérieur à lui-même, on com-
prend sans peine que la participation doit faire apparaître une opposi-
tion de l’intériorité et de l’extériorité, bien que cette opposition n’ait
de sens que par rapport à nous. Elle naît comme toutes les autres op-
positions de l’imperfection de l’intériorité, dès qu’elle est participée,
car elle appelle alors un corrélatif qui la nie. Alors on comprend aussi
que l’acte reste le secret de notre intimité, qu’il se produise au point
même où la participation est consentie, mais qu’il nous oblige, pour
dépasser les limites de notre conscience subjective, à actualiser notre
être virtuel dans un univers réel, c’est-à-dire à produire une liaison
entre l’intérieur et l’extérieur qui convertit l’acte en action.
Nous avons le sentiment que toute action demeure virtuelle tant
qu’elle ne revêt pas une forme matérielle. Ce qui est vrai en un sens
tant en raison de l’effort qu’elle exige alors et qui ne cesse de
l’affermir, qu’à cause de sa pénétration à l’intérieur du réel qui ne
cesse de lui donner et de l’enrichir. De là l’importance dans toutes nos
démarches du passage de l’intention au fait : c’est dans ce passage
même que nous avons le sentiment de nous engager de manière déci-
sive à la fois à l’égard de nous-même et à l’égard de l’univers entier,
que nous marquons de notre empreinte, dont nous devenons solidaire
et par lequel nous acceptons d’être jugé.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 383

L’acte devance l’exercice des puissances. Il les contient en elle. Il


en ramasse en quelque sorte l’efficacité. Au contraire l’action les ac-
tualise ; et c’est dans cet intervalle qui les sépare de leur actualisation
que nous nous formons peu à peu nous-même. Je sais bien qu’aussi
longtemps que mes puissances demeurent en moi sans être exercées,
et que je reste dans une période d’attente, je n’ai point encore assumé
la responsabilité de moi-même. Mais l’action inscrit dans mon être
même les effets de mon initiative. Elle imprime sa marque à la fois au
monde et à moi-même. De là cette importance privilégiée, cette émo-
tion extraordinaire que j’éprouve toujours quand je convertis mon in-
tention en action, quand mon corps s’avance, quand je commence à
me risquer, à m’aventurer, quand je mets en jeu mes virtualités, quand
je cesse de les retenir et de les peser, quand mon moi possible devient
un moi réel, quand je prends la responsabilité d’une existence que je
produis au dehors, [367] qui s’inscrit dans le monde et qui devient
visible pour tous. L’anxiété qui s’empare de la conscience, lorsqu’elle
descend pour ainsi dire jusqu’à la racine d’elle-même, c’est toujours
le sentiment qu’elle a que son être même réside dans sa liberté, c’est-
à-dire dans le pouvoir de transformer une possibilité subjective, et qui
n’a de sens que pour elle, en une présence objective agissante et effi-
cace qui détermine sa destinée et jusqu’à un certain point celle de
l’univers.
On résiste souvent à la participation parce qu’on pense qu’elle con-
siste à prendre une part d’une réalité qui est déjà donnée. Mais cette
réalité, il s’agit toujours de la faire mienne, comme quand je participe
à votre douleur. Et puisqu’il s’agit de la participation à un acte, il est
évident qu’elle ne peut se produire que si cet acte, nous consentons à
l’exercer. Ainsi la participation suppose toujours que nous emprun-
tons l’élan qui nous permet d’agir, mais que nous accomplissons une
action originale qui, si elle ne crée pas les choses, s’en empare et les
modifie.
Or l’action brise la solitude de la subjectivité ; elle est une pénétra-
tion à l’intérieur du réel : elle réconcilie l’homme et l’univers. Car elle
réalise l’unité entre les différentes puissances de la conscience, qui
jusque-là étaient en conflit les unes avec les autres, et les subordonne
toutes à une même efficacité, où elles s’accordent entre elles de ma-
nière à constituer par leur exercice l’unité d’un même univers.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 384

Ce qui suffit à montrer pourquoi, si l’action ne peut être considérée


que comme la mise en œuvre d’une démarche intérieure, c’est pour-
tant cette mise en œuvre qui compte, qui fait l’épreuve de tous les
mouvements de notre âme, et qui en les actualisant, achève de leur
donner non pas seulement leur existence manifestée, mais leur véri-
table existence spirituelle.

ART. 3 : L’action est tout à la fois l’expression de nous-même et le


dépassement de nous-même ; et l’on trouve en elle le moyen de réali-
ser cette sortie de soi et cette rentrée en soi par lesquelles nous pou-
vons caractériser l’acte lui-même.

Le propre de l’action, c’est à la fois d’exprimer ce que nous


sommes et de nous porter au delà, ce qui ne peut recevoir une explica-
tion que si notre être même est une puissance, mais qui ne s’actualise
que par la relation vivante qu’elle soutient à [368] chaque instant avec
l’être sans condition. La même idée peut être exprimée d’une autre
manière : toute action est en rapport avec notre nature, mais elle est
aussi un dépassement de cette nature ; sans nous permettre de perdre
jamais le contact avec elle, elle nous oblige à chercher, à l’intérieur de
l’acte pur, cette participation consentie et assumée qui nous permettra
de la rendre nôtre, c’est-à-dire de nous en délivrer et de la transmuer
en une essence spirituelle. Elle est le trait d’union de notre nature et de
notre essence.
Elle est donc l’expression de l’impossibilité pour aucun terme par-
ticulier de s’enfermer en soi et de se suffire. Elle introduit toujours
une relation entre deux termes qui ne peuvent être définis sans contra-
diction comme absolument séparés. Elle ne fait que traduire l’infinité
inséparable de l’être en tant qu’il est engagé dans une procédure de
participation : elle manifeste sa totalité, son indivisibilité, son omni-
présence opératoire. Dans l’acte, le tout se donne à lui-même avant
ses parties : dans l’action chaque partie témoigne de ce qui lui
manque, mais de sa solidarité avec les autres parties. En nous et hors
de nous, elle est donc en rapport avec des données : elle suppose un
intervalle dans lequel elle se meut et qui lui permet à la fois de se ré-
fléchir dans son propre principe et de se réaliser elle-même sous la
forme d’un progrès.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 385

L’action possède des traits en apparence contradictoires parce


qu’elle est mixte et ambiguë comme la participation elle-même, qui
est la relation vivante de la partie et du Tout. Elle nous exprime et elle
nous fait. Elle est sortie de soi vers un objet auquel elle s’applique et
rentrée en soi dans l’exercice du pouvoir qui nous fait être. Elle nous
divertit et nous unifie à la fois. Elle impose notre marque aux choses
et fait qu’elles nous marquent à leur tour. Elle nous permet de nous
étendre et de rayonner autour de nous, et pourtant ramène tout à nous.
Elle réside dans un enrichissement et dans une conquête, et pourtant
elle nous oblige à nous livrer et à nous donner.
On ne s’étonnera donc point que le progrès de la conscience ne soit
possible que par un oubli de soi, mais qui est la condition même de
notre propre élargissement intérieur. De telle sorte que c’est quand
nous rompons avec nous-même, c’est-à-dire avec nos propres limites,
que nous découvrons aussi nos profondeurs les plus secrètes et que
cette apparente sortie de soi est en même temps une véritable rentrée
au cœur de soi-même. Car [369] sortir ainsi de ce moi limité, séparé,
insuffisant, étranger à lui-même et au monde, c’est pénétrer dans un
Soi illimité, ouvert, surabondant, qui est l’intimité parfaite où le moi
se découvre enfin dans la source qui le fait être, dans la vocation qui
lui est propre, dans son rapport avec les autres êtres qui ont des voca-
tions différentes et pourtant solidaires.
Nul ne peut mettre en doute que l’acte lui-même, bien qu’il
s’accomplisse toujours par une initiative intérieure, ne se caractérise
par un éloignement de soi qui, comme on le voit dans la volonté, dans
l’intelligence ou dans l’amour, nous oblige à nous tourner vers une
œuvre, vers une idée, vers une personne, à nous quitter et à nous sacri-
fier pour elles. Et nul ne peut mettre en doute pourtant qu’en même
temps et par la même démarche, ce ne soit l’essence même de notre
être qui ne se découvre à nous et qui n’entre en jeu dans sa liaison
avec l’être total auquel il emprunte à la fois l’initiative dont il dispose
et les données mêmes qui lui répondent : nous sommes alors devenu
tellement intérieur à nous-même que notre action paraît résider tout
entière dans une puissance qui s’actualise. Il est admirable que celui
qui, pour se chercher lui-même, s’enferme dans ses propres limites, se
manque et ne trouve qu’un objet évanouissant, tandis que celui qui
accepte de porter en lui-même la responsabilité de l’acte créateur n’ait
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 386

jamais besoin de s’occuper de lui, bien qu’il soit toujours au centre de


lui-même.
Dire de l’acte qu’il est sorti de soi, cela veut dire qu’il nous fait
sortir de notre propre limitation ou encore de notre extériorité et par
conséquent qu’il nous fait rentrer dans cette intériorité parfaite et infi-
nie que nous abandonnons chaque fois que nous nous attachons trop
étroitement à nous-même ou que nous voulons garder quelque posses-
sion personnelle ou séparée.

ART. 4 : L’action ne peut pas être isolée de l’acte qui est pour elle
à la fois un principe et un idéal.

La distinction la plus remarquable entre l’acte et l’action apparaît


aussitôt si l’on observe que l’action ne peut être définie que dans un
couple qui l’oppose à la passion, de telle sorte qu’elle lui est toujours
associée jusque dans l’effort par lequel elle essaie de la vaincre. Elle a
donc toujours de l’ascendant par rapport à la passion. Et nous retrou-
vons ici la loi de tous les [370] couples telle que nous l’avons décrite
dans le livre II (chap. XII-B) et qui fait que l’un des deux termes pos-
sède toujours une priorité par rapport à l’autre parce que le couple se
forme par la division d’un troisième terme qui les surpasse tous les
deux, mais dont le premier exprime une participation imparfaite et
l’autre à la fois la négation et le surplus. Ce troisième terme, c’est
l’Acte qui n’a lui-même aucun contraire, ce que l’on voit assez clai-
rement si l’on songe que l’Acte ne fait qu’un avec l’Etre, dont le con-
traire serait le Néant, ce qui signifie qu’il n’a pas de contraire.
De là les caractères que nous attribuons à l’acte et par lesquels,
alors que l’action comporte toujours le travail et l’effort et engendre le
mérite, comme on le voit dans l’action morale, il surmonte au con-
traire toutes les contradictions, reste pur de toute passivité, et transfi-
gure l’individu dans une sorte de gloire.
L’action imite l’acte et cherche à s’en approcher. Mais l’acte ex-
prime l’identité du principe de l’être avec l’être même. Il est « ce qui
fait être ». C’est pour cela qu’il exclut aussi toute imperfection et tout
inachèvement. De là l’expression être en acte qui veut dire simple-
ment être. Alors que l’action nous emporte toujours au delà de ce que
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 387

nous avons, vers l’acquisition d’une manière d’être qui nous manque,
alors qu’elle cherche à obtenir un résultat, à produire une création vi-
sible, l’acte auquel l’action emprunte son efficacité, et qui est la
source d’où dérive tout ce que nous pouvons produire, se désintéresse
de toutes les fins qui ne sont pas les moyens de son propre accomplis-
sement. C’est cette inversion du rapport de moyen à fin qui forme la
différence la plus remarquable entre l’acte et l’action. Il ne peut rien y
avoir dans l’acte qui soit extérieur à lui ; il s’achève en lui-même dans
une perpétuelle délivrance spirituelle à laquelle l’action ne parvient
jamais : c’est son rôle de rester toujours servante.
Aussi y a-t-il des actions manquées. Mais l’acte ne peut jamais
l’être. Jusque dans la participation il exprime une prise de responsabi-
lité totale de nous-même, comme on le voit dans cette expression faire
acte de présence, qui a le sens le plus humble quand il s’agit de la pré-
sence du corps, et le sens le plus fort quand il s’agit d’un engagement
de tout mon être : dans ce second sens, tout acte est en effet un acte
commun de présence à soi et au monde.
[371]
L’action possède toujours un caractère d’extériorité ; c’est par là
qu’elle nous donne l’existence au sens précis que nous avons donné à
ce mot pour marquer à la fois qu’elle nous oblige à réaliser nos puis-
sances et à prendre place dans un monde où un autre être peut recon-
naître notre présence et se déterminer par égard pour elle. Au contraire
l’Acte qui nous donne l’être est toujours intérieur à lui-même et il
reste par rapport à l’action à la fois son principe et sa récompense. Il
est naturel encore, précisément parce qu’elle produit un ouvrage dans
le temps, que l’action m’échappe dès qu’elle est accomplie ; mais
l’acte qui engendre le temps est une présence toujours retrouvée :
c’est donc moi seulement qui peux lui échapper en me laissant divertir
par les objets particuliers que le temps me montre tour à tour. L’acte,
qui est l’esprit même considéré dans son unité et dans sa fécondité
infinie, ne se laisse retenir dans aucune des fins particulières de
l’intelligence et de la volonté. A travers elles, c’est lui-même qu’il
retrouve toujours.
La perfection de l’acte se réalise dans l’acte de contemplation où
l’acte n’a point d’autre objet que lui-même. De cet acte nous pouvons
distinguer l’action elle-même qui vient de lui, et qui peut bien en être
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 388

dite tantôt la quête ou l’essai et tantôt l’effet ou la trace, mais jamais


la fin. Pour mesurer la différence et le rapport entre l’acte et l’action,
pour apercevoir comment l’acte dépasse l’action, l’abolit et la rend
inutile, bien qu’elle soit peut-être la condition sans laquelle l’acte
même ne pourrait pas être retrouvé, il suffit de considérer, par
exemple, dans les démarches de l’intelligence, l’action de chercher,
qui est longue, laborieuse, pénible, pleine de reprises et de retours, en
l’opposant à l’acte par lequel on découvre la vérité et on la contemple,
qui nous contraint à oublier dès qu’il se produit les chemins que l’on a
suivis pour y parvenir, qui tient tout entier dans un instant indivisible,
que l’on peut perdre ou ressaisir, mais qui demeure identique à lui-
même, et vers lequel il semble que nous nous haussions à des mo-
ments différents du temps, mais sans qu’il soit lui-même jamais pri-
sonnier du temps.
On ne saisit donc point la véritable nature de l’acte dans les tribula-
tions de l’action, mais dans la dernière pointe où elle se délivre et
s’achève. Au moment en effet où l’action atteint la fin qu’elle a pour-
suivie, l’esprit s’élève au-dessus de cette fin elle-même et retrouve la
pureté absolue de son propre [372] jeu. L’action meurt dans le succès
même qu’elle vient d’obtenir ; mais l’esprit qui l’abandonne pour ain-
si dire à elle-même retrouve par sa médiation une opération pure qu’il
n’aurait pas pu accomplir autrement. Dans la participation, comme on
l’a montré, les actions imitent encore l’acte et cherchent, au delà de la
fin qu’elles visent, à le produire.
Il y a donc, dans l’acte de contemplation, au delà de tous les objets
que l’intelligence peut poursuivre, au delà de toutes les fins que la vo-
lonté peut se proposer, une totalité et une immutabilité que ces objets
expriment sans les diviser, ni les altérer. Au contraire, le propre de
l’action c’est de creuser toujours une inadéquation entre la connais-
sance et la volonté : c’est dans l’intervalle qui les sépare qu’elle se
meut, et sa tâche est toujours de convertir une virtualité en actualité.
Mais l’acte, c’est cette actualité exercée, présente et possédée : en lui
l’opération de la connaissance et l’opération du vouloir ne se distin-
guent plus.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 389

ART. 5 : C’est par l’intermédiaire de l’action que nous retrouvons


l’acte qui la dépasse et l’abolit.

L’action elle-même ne peut jamais être isolée de l’acte qui la rend


possible. Mais une même démarche visible mérite tantôt le nom d’acte
et tantôt le nom d’action. Elle mérite le nom d’acte quand son effet
manifesté n’a de sens que comme témoin de la disposition spirituelle
dont il est pour ainsi dire la trace ; et elle ne mérite que le nom
d’action quand l’intention intérieure n’avait pour objet que de pro-
duire une fin particulière et utile. Il y a dans toute opération de
l’activité une certaine liaison du fini et de l’infini ; mais dans l’action,
c’est le fini qui compte et l’infini lui est subordonné, au lieu que dans
l’acte le fini, au lieu d’être négligé et oublié, devient si plein et si par-
fait qu’il porte en lui la marque et la présence actuelle de l’infini dont
il dépend.
Il est très remarquable que, dans le langage religieux, où nous pou-
vons saisir la signification essentielle des mots portée pour ainsi dire
jusqu’à l’absolu, le mot acte n’est point employé pour désigner la pro-
duction d’un effet nouveau, mais une ouverture intérieure à une force
infinie qui envahit et remplit notre conscience, comme on le voit dans
l’expression l’acte de foi. La foi n’est pas seulement foi en Dieu,
c’est-à-dire en [373] un principe transcendant ; elle est foi dans sa pré-
sence en nous et dans le don qu’il nous fait de lui-même ; elle est foi
dans la participation. L’acte d’espérance et l’acte de charité qui sont
inséparables de l’acte de foi, nous montrent la participation exercée et
mise en œuvre, mais moins encore par une démarche qui dépendrait
de nous seul que par une coopération affective avec une puissance à
laquelle nous n’opposons plus de résistance, qui nous inspire et à la-
quelle nous ne cessons de donner notre consentement, notre confiance
et notre amour. Dans l’espérance, nous lions le temps à l’éternité ;
dans la charité, nous abolissons toute pensée limitative et destructive :
nous posons la valeur inconditionnelle de toutes les formes, même les
plus humbles, de la participation.
Il est remarquable que le même langage religieux dise action de
grâces, comme si l’acte impliquant toujours une efficacité divine ac-
tuelle, l’action de grâces était à son tour une démarche purement indi-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 390

viduelle, par laquelle nous reconnaissons nous-même l’origine de


cette efficacité, une fois qu’elle s’est exercée.
Nous considérons presque toujours l’acte comme le pouvoir de
faire. Et c’est pour cela que, malgré la distinction classique entre faire
et agir, nous voulons que l’acte produise quelque effet. Et c’est par
rapport à cet effet que nous le jugeons. Cela veut dire que, pour que
nous puissions le juger, il faut qu’il devienne de quelque manière ob-
jet et spectacle à nos yeux et aux yeux d’autrui. C’est pour cela que
l’acte est toujours défini par nous comme créateur et que, si tout acte
participé peut être considéré comme modificateur d’un milieu déjà
donné, l’acte pur est créateur absolument, ou fait surgir le monde de
rien.
Seulement nous pouvons dire que la participation et la création ne
peuvent pas être comprises l’une sans l’autre. Le mystère n’est pas
dans la création d’un objet qui serait le monde, qui se détacherait de
l’acte qui lui a donné naissance et serait abandonné alors à ses propres
lois : car il n’y a d’objet que pour un sujet, pour une conscience qui
l’appréhende comme un terme extérieur à elle et qu’elle regarde. La
difficulté est donc de montrer comment peuvent se former des cons-
ciences pour lesquelles il y a des objets, c’est-à-dire qui participent de
l’acte pur, mais qui ne sont pas purement actes, c’est-à-dire qui sont à
la fois déterminées et limitées par des objets qu’elles peuvent seule-
ment se représenter. Le [374] monde remplit l’intervalle qui sépare
l’acte pur de l’acte participé. Or si l’essence de tout acte, c’est de se
suffire, mais de s’offrir à la participation par générosité pure, on sent
très bien alors, d’une part, qu’il doit y avoir tous les modes et tous les
degrés possibles de la participation et, d’autre part, que chaque objet
possède un principe d’intelligibilité qui lui est propre, dont le rôle est
d’exprimer entre l’acte pur et l’acte participé une communication ré-
glée.
On comprend aussi à quel point le monde est au-dessous de Dieu :
il n’est pas à proprement parler son effet, son œuvre et son produit. A
cet égard, Dieu se trouve entièrement disculpé de tous les reproches
que peuvent lui adresser ceux qui, considérant le monde, ne sont frap-
pés que par ses imperfections. Il n’y a en effet de monde que pour des
consciences imparfaites qui sont séparées de Dieu par un intervalle
infini, mais qui cherchent à faire éclater, dans la vérité et dans la beau-
té du monde, la perfection même de cet acte auquel par son moyen
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 391

elles participent de plus en plus. C’est pour cela que le monde vaut ce
que vaut la conscience même qui se le représente. Chacun de nous, en
jugeant le monde, se juge. Et l’on comprend facilement que, dans la
mesure où notre intelligence devient plus distincte et notre volonté
plus pure, le monde nous remplisse davantage d’admiration, bien que,
du même coup, il apparaisse comme transitoire et destiné à périr dès
qu’il aura rempli son rôle, qui est d’être le marche-pied de notre as-
cension spirituelle.
On ne peut donc pas considérer sans une émotion métaphysique
incomparable les deux aspects opposés de l’acte créateur dont chacun
de nous fait sans doute l’expérience à chacun des instants de sa vie : à
savoir que nous sommes créés, mais seulement dans une possibilité
que nous avons reçue et qu’il nous appartient de mettre en œuvre afin
de nous créer nous-même par un acte personnel et toujours nouveau.
De telle sorte que, si toute créature est solitaire, elle est en même
temps une solitude rompue ; du côté de Dieu, par la communication
qu’il fait de lui-même, par un appel qu’il ne cesse de nous faire, de
notre côté, par une communication que nous ne cessons de recevoir,
par une réponse que, en se servant de l’intermédiaire du monde, il ne
cesse de nous donner. Dire que le monde est infini, c’est dire que
l’intervalle qui nous sépare de Dieu ne pourra jamais être rempli (ce
qui risque de nous [375] décourager), mais aussi qu’il n’y a rien qui
ne puisse un jour nous être donné (ce qui nous remplit d’une espé-
rance inépuisable). Nous ne tombons pas ainsi dans l’erreur du pan-
théisme pour lequel le monde n’est pas l’effet de l’acte créateur parce
qu’il en est la limitation. La limitation existe, il est vrai, dans les cons-
ciences particulières, mais comme la condition qui leur permet de se
créer elles-mêmes : ce n’est que pour elles qu’il existe un monde. Et
bien qu’elles n’ajoutent rien à l’acte absolu et qu’elles ne puissent
subsister qu’en lui et par lui, elles sont en lui l’expression, non pas
d’une restriction de son essence, mais de son jaillissement même
(comme on le voit dans l’amour qui est toujours un et intérieur à soi,
bien que sa vie et sa croissance soient de s’offrir toujours en partage.)
Chacune d’elles de son côté trouve dans le monde qui est devant elle,
non point un obstacle qui arrête et divise son élan, mais l’objet et la
marque de son propre développement. Seulement le propre de l’acte
pur est de donner toujours. Tandis que le propre de la conscience par-
ticulière est de toujours recevoir, puisqu’elle reçoit d’abord la puis-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 392

sance de donner, ensuite et précisément selon la manière même dont


elle exerce cette puissance même de donner, tous les biens qu’elle est
capable de désirer.

B) LA CRÉATION ET LES LIMITES


DE L’ACTION CONSTRUCTIVE

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ART. 6 : La participation, au lieu d’exclure la création, la rend in-


telligible en la mettant à notre portée.

On considère souvent l’acte créateur comme produisant hors de lui


un ouvrage qui pourrait ensuite subsister sans lui ainsi que l’ouvrage
d’un artisan. Mais il n’y a de pouvoir créateur que ce pouvoir de se
créer, qui fait participer toutes les créatures à sa propre essence créa-
trice ; l’acte pur ne peut créer que des êtres et non point des choses.
Quant aux choses, elles sont toujours un effet de l’acte participé, non
point qu’il puisse jamais les tirer du néant, mais, en tant que choses,
elles expriment sa limitation et sa passivité : elles sont la marque
moins de sa perfection que de son impuissance. Et c’est pour cela que
nous ne créons pas la matière ; il n’y a point pour elle de premier
[376] commencement ; nous la rencontrons toujours devant nous, et
nous nous bornons à lui donner une forme toujours nouvelle. Elle est,
pour ainsi dire, l’empreinte de notre activité dans une réalité que nous
ne parvenons jamais à pénétrer tout à fait. C’est pour cela que la ma-
tière est toujours présente et toujours évanouissante, qu’aucun produit
de l’activité ne subsiste comme chose indépendamment de cette acti-
vité même, c’est-à-dire de l’opération qui tout à l’heure l’a voulue ou
de l’opération qui aujourd’hui la contemple.
Il semble pourtant que le propre de l’acte, ce soit d’engendrer un
produit qui commence par en être la fin et qui en devient ensuite
l’effet. Il faudrait alors que l’acte ne fût qu’un moyen et que sa raison
d’être fût hors de lui ; et le produit de l’acte serait au-dessus de l’acte
même. Mais le produit de l’acte ne peut être considéré ni comme son
effet, puisqu’il est en un sens sa limitation et, pour ainsi dire, la trace
qu’il laisse dans la totalité du réel, ni comme sa fin, puisqu’il ne peut
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 393

y avoir de fin que spirituelle et que l’ouvrage que nous produisons n’a
de sens que pour permettre à notre activité de s’exercer et, par consé-
quent, à notre vie spirituelle de se conquérir. Ainsi l’on peut dire que
notre acte est toujours à la fois inférieur et supérieur à sa propre créa-
tion, supérieur à elle puisqu’elle ne se soutient que par lui et qu’en
droit il la dépasse toujours, et inférieur pourtant à elle, puisqu’il y a en
elle une réponse que le réel lui adresse et qui pour ainsi dire l’achève.
La participation ne contredit donc pas la création, mais elle est le
seul moyen que nous ayons de la rendre intelligible. Si l’on dissocie la
création de la participation, la création n’est plus que celle d’une
chose qui, une fois qu’elle est entrée dans l’existence, est privée de
tout lien avec l’acte créateur. Elle est donc dépourvue de sens. Mais si
l’acte créateur est d’abord création de soi, qui est indivisiblement ex-
pansion de soi et don de soi, on comprend qu’il puisse appeler
d’autres êtres à se créer eux-mêmes par une sorte de fécondité et de
générosité qui est son essence propre, que chaque créature puisse
trouver sa justification dans l’amour même qu’elle a pour l’être et
pour la vie et dans l’usage qu’elle en prétend faire, et que le monde
que nous avons sous les yeux soit à la fois la condition, le moyen,
l’effet et le symbole des alternatives d’une participation sans cesse
offerte, exercée, repoussée ou reprise. Ce qui montre qu’en Dieu
comme en nous la signification de [377] l’être ne peut résulter que de
l’intention même qui l’assume.
Par suite, il n’y a pas de prééminence de l’acte par rapport à l’être,
qui pourrait s’exprimer en considérant l’être comme étant à l’égard de
l’acte un surplus qui le dépasse toujours. On ne peut parler de surplus
qu’à l’égard de la puissance, au moment où elle se réalise, bien qu’elle
possède toujours elle-même plus d’ampleur qu’aucune de ses formes
réalisées. Ce que nous appelons l’être réalisé, ou le monde, n’est ja-
mais qu’une expression limitée ou imparfaite de l’acte lui-même et,
pour ainsi dire, le moyen par lequel s’introduit en lui l’acte participé.
Mais l’être réalisé ou le monde, c’est une manifestation de l’Etre, plu-
tôt que l’Etre même : c’est toujours un phénomène.
Dans sa racine la plus profonde, l’Etre ne fait qu’un avec l’Acte.
Loin d’être, comme on le croit parfois, antérieur à l’Acte qui s’en dé-
tacherait ensuite pour essayer de le retrouver ou de le promouvoir, il
réside dans l’Acte même, c’est-à-dire justement dans le mouvement
intérieur par lequel il se constitue.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 394

ART. 7 : La création à notre échelle se manifeste toujours sous la


forme d’une synthèse constructive.

Il n’y a pas d’action qui nous donne une satisfaction plus parfaite
que l’action constructive : elle seule est capable de nous montrer le
réel naissant pour ainsi dire de notre propre opération. Ainsi le
nombre que nous obtenons par numération, la figure, que nous obte-
nons par un tracé conforme à sa loi de génération, nous permettent
d’observer dans un objet que nous pouvons embrasser d’un seul re-
gard les démarches qui leur ont donné naissance. En elles l’esprit con-
temple, à travers son œuvre, l’activité même qui l’a produite. Or, dans
toutes les formes de l’action, ne retrouve-t-on pas le même caractère ?
Et l’esprit n’éprouve-t-il pas une sorte d’ivresse à reconnaître ainsi
dans toute réalité qu’il est capable de posséder l’image et l’effet à la
fois de son efficacité créatrice ? Jusque dans le tableau du peintre, y a-
t-il rien de plus que la somme des coups de pinceau qu’il a donnés
tour à tour ?
Une telle conception nous apporte en effet une grande lumière sur
le rapport de notre activité et du réel. Et peut-être le réel n’est-il rien
de plus pour nous que le point d’intersection de [378] toutes les opéra-
tions que nous avons dû faire pour le saisir. On peut même aller
jusqu’à dire que ces opérations imparfaites et engagées dans le temps
ne s’achèvent que dans cet objet même où il semble qu’elles
s’inscrivent et se réalisent éternellement : ce qui s’accorde assez bien
avec le rôle du temps, qui est de nous permettre de constituer nous-
même notre être éternel.
Mais on n’acceptera pas pourtant cette vue sans réserves. Car une
action constructive, c’est la création elle-même, mais mise, pour ainsi
dire, à notre échelle. Et s’il n’y a pas de construction qui ne soit as-
treinte à se donner d’abord un élément qu’elle prend pour point de
départ (peu importe que cet élément soit l’atome, ou la relation), en-
suite un milieu homogène et plastique contenant une diversité idéale
et qui (sous une forme déjà spatio-temporelle) soutient la possibilité
de toutes les constructions que nous pourrons effectuer en lui tour à
tour, c’est que tout acte de construction, au lieu d’être, comme on le
pense parfois, un acte d’invention véritable, est un acte de participa-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 395

tion. Un acte spécifiquement créateur devrait tirer le Tout de lui-


même sans avoir besoin de recourir ni à un premier élément, qui de-
vrait lui être fourni, ni à un intervalle indéterminé, qui serait le milieu
dans lequel il se déploie et hors duquel il serait incapable de progres-
ser. C’est dire assez qu’un acte créateur ne peut créer que lui-même,
ou que c’est lui-même qui est le Tout.
Or, à partir du moment où nous admettons qu’il y a un monde qui
traduit l’action de la puissance créatrice, nous entrons dans les che-
mins de la participation. Et il est naturel alors que nous songions à une
méthode constructive synthétique qui est toujours analogue à la pro-
duction des nombres, que Leibnitz comparait justement à la création
du monde.
De plus, l’activité participée ne se soutient pas toute seule : non
seulement elle vient de plus haut, mais elle est une sollicitation adres-
sée au réel, qui exige qu’un apport lui soit fourni et que les caractères
de cet apport infléchissent son opération et contribuent à déterminer
son efficacité. Tel est le rôle du système de numération dans la forma-
tion de la série des nombres ; de l’espace, dans la formation de la fi-
gure ; de la couleur, dans la formation du tableau. Notre opération ne
peut apparaître comme une limitation de l’acte pur que si elle requiert
dans le réel une donnée à laquelle elle s’applique, avec laquelle elle
doit s’accorder et sans laquelle elle ne pourrait [379] d’elle-même
trouver son achèvement. Cette matière qui lui est offerte est la rançon
de l’imperfection qui est en elle et sans laquelle elle ne serait pas
l’opération individuelle d’une liberté. C’est pour cela que l’action,
sous sa forme la plus simple, ne semble rien faire de plus que
d’assembler et de désassembler les éléments du réel.
On voit donc que toute action participée doit être matérielle pour
être réelle : autrement elle reste virtuelle ; elle n’est qu’un projet, un
essai, une intention, un espoir dont on peut se contenter, en pensant
qu’elle est alors plus spirituelle et plus pure, alors qu’elle demeure
subjective et que nous ne savons plus si le réel accepte de lui ré-
pondre, s’il consent à l’accueillir et à la recevoir. C’est en prenant
contact avec la matière que l’action s’éprouve, qu’elle franchit les li-
mites du rêve, qu’elle nous comble ou déçoit notre attente et fait que
nous pouvons la nommer une action réussie ou une action manquée.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 396

La correspondance du construit et du donné, qui le surpasse tou-


jours, montre à la fois la fécondité de la participation et ses limites.
Elle montre que cette construction, qui nous fournit un cadre abstrait
que le donné doit remplir, n’épuise pas la nature de l’acte. Cette cons-
truction n’est elle-même qu’un instrument : c’est pour cela aussi
qu’elle est une règle mécanique dont l’application peut se répéter in-
définiment. Elle ne se suffit pas sans un désir qui l’ébranle et qui pose
la valeur de la fin qu’elle cherche à obtenir. Elle ouvre devant nous
une voie au terme de laquelle c’est le réel qui doit s’offrir à nous. Et
on comprend sans peine que ce réel soit en rapport non pas seulement
avec la construction même que nous avons opérée et qui ne nous en
donne que le corps, mais avec le désir profond qui l’a inspirée et qui
nous en donne l’âme.
Le propre de la participation, c’est de réunir deux démarches diffé-
rentes dont la première est un consentement pur, un oui à l’Etre qui
nous est constamment proposé, et la seconde une démarche créatrice
ou constructive par laquelle nous l’assumons d’une manière person-
nelle dans une œuvre qui n’est pas seulement nôtre, mais qui est nous-
même. Il ne faut réduire l’acte de participation ni à un oui de simple
abandon, de crainte de tomber dans le quiétisme, ni à une invention
absolue de la conscience particulière, dont on ne voit ni où elle puise-
rait son élan, ni comment elle resterait solidaire de la totalité même de
l’Etre.
[380]
ART. 8 : L’action constructive ne nous donne qu’un schéma de
l’acte véritable ; elle est toujours inséparable de l’action attentive et
subordonnée à une activité qui la surpasse.

Il n’y a pas de conception de l’acte qui soit plus claire que celle par
laquelle nous le réduisons à une construction pure ; car notre volonté
consciente assemble alors des matériaux en vue d’une fin qu’elle a
choisie ; et elle réalise ainsi une création progressive dont nous sui-
vons et réglons successivement les degrés.
Seulement l’acte constructif ne laisse subsister que le schéma arti-
ficiel de l’acte véritable, comme on le voit par les éléments dont il faut
qu’il dispose et par la fin qu’il cherche à obtenir, mais pour satisfaire
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 397

une aspiration intérieure qui surpasse toute construction et met la


construction même à son service. A cette fin elle-même que l’on
cherche à produire, il arrive que l’on accorde une valeur trop grande.
Car elle n’est rien de plus qu’un témoignage par lequel l’acte se mani-
feste, un moyen par lequel il prend possession de lui-même. L’œuvre
que nous réalisons ne doit jamais, malgré les apparences, être considé-
rée comme son but ou son dénouement, qui lui permettrait ensuite de
rentrer dans le repos. C’est une médiation qui lui permet de s’exercer
et de s’éprouver, c’est-à-dire d’être en tant qu’acte participé et de
s’engendrer lui-même.
De plus la construction ne doit point chercher à forcer le réel, ni
même à y ajouter pour faire la preuve de notre puissance. Elle ne peut
pas négliger qu’elle doit s’assujettir à certaines conditions de possibi-
lité, à une architecture intérieure qu’elle se borne à épouser. Dès lors il
semble que l’activité constructive soit subordonnée elle-même à une
activité attentive qui, dans la connaissance que nous prenons de
l’objet, suit avec fidélité tous les délinéaments du réel, qui, dans la
connaissance proprement rationnelle, retrouve le fin réseau de rela-
tions par lequel chacun des termes de notre pensée s’unit à tous les
autres, qui, dans les différentes formes de notre activité pratique,
cherche à reconnaître cette exacte correspondance entre les exigences
de l’esprit et celles de l’événement qui nous découvre partout dans le
monde la présence de la valeur. Car l’action la plus parfaite ne con-
siste pas dans une construction audacieuse, mais dans un amour effi-
cace.
[381]
Enfin il ne faut pas méconnaître que la construction est l’auxiliaire
de l’action, plutôt que son essence véritable ; elle prépare pour ainsi
dire les cadres et l’échafaudage, qui obligent notre activité participée à
mettre en jeu toutes les ressources de notre intelligence et de notre
volonté. Mais ce ne sont pas seulement les matériaux qui sont em-
pruntés, c’est encore l’élan qui anime cette activité constructive et, si
l’on veut, son principe générateur : il y a en elle une source
d’efficacité où elle puise, une puissance de renouvellement et
d’enrichissement, un idéal vers lequel elle tend et qui détermine cha-
cune de ses opérations plutôt qu’il n’est déterminé par elles, enfin une
sorte d’imprévisibilité et de surpassement du résultat obtenu par rap-
port au dessein proposé, qui nous obligent à associer l’activité cons-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 398

tructive à une autre activité plus profonde dont elle est l’instrument ;
comme il en est de la graine qui croît et fructifie, pour laquelle nous
préparons le sol et dont nous réglons le développement, mais sans le
produire.

ART. 9 : L’activité constructive trouve sa contre-partie dans


l’activité destructive.

L’activité constructive est corrélative chez tout être participé d’une


activité destructive par laquelle, ne pouvant pas faire que la totalité de
l’être dépende de lui et soit entre ses mains, il utilise la puissance qu’il
a reçue pour détruire tout ce qu’il ne peut pas réduire à son service :
attitude dans laquelle il entre beaucoup de jalousie et par laquelle il
penserait s’agrandir jusqu’à l’infini en restant seul au monde. Chaque
homme pourra découvrir ce qu’il y a en lui de démoniaque lorsqu’il
cherchera ainsi au fond de lui-même ces mouvements fugitifs, ces
vœux à peine esquissés auxquels il ne donne aucune suite, par lesquels
il songe à l’anéantissement de tout ce qui le limite, de tout ce qui
l’arrête, de tout ce qui le surpasse : ceux même qui reculent devant
une telle pensée y cèdent pourtant quand ils sentent en eux une incli-
nation, si vite réprimée qu’elle puisse être, à diminuer ce que tout à
l’heure ils consentiront à admirer.
La valeur de l’activité constructive dans la participation positive
trouve donc une sorte de contre-partie dans cette ivresse de destruc-
tion par laquelle l’être croit relever sa puissance, non pas seulement en
créant autour de lui le désert et la [382] solitude, mais encore en re-
plongeant dans le néant par sa seule volonté et pour ainsi dire dans un
instant ce qui n’a pu être édifié que par les efforts de beaucoup
d’hommes et avec beaucoup de temps. Cette sorte de violence pas-
sionnelle où l’être, irrité de sa propre limitation, la répare en se re-
tournant contre toute création qui ne vient pas de lui a sa source loin-
taine dans un instinct essentiel à la nature humaine : on la trouve aussi
bien chez l’enfant que chez le conquérant.
Une méditation sur l’idée de destruction par laquelle l’être croit
pouvoir s’égaler plus facilement au Tout que par une opération posi-
tive et personnelle qui l’accepte et en porte la charge, nous permettrait
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 399

de pénétrer très profondément dans la nature de notre activité propre


qui, à l’égard de l’activité totale, est toujours limitative, et dont la dé-
marche la plus originale et par laquelle elle constitue sa propre indé-
pendance est toujours une démarche d’inhibition, avant d’être une
démarche d’acceptation et de coopération.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 400

[383]

LIVRE III. L’ACTE DE PARTICIPATION

PREMIÈRE PARTIE
LE MOI ET LA PARTICIPATION

Chapitre XXI
AGIR ET PÂTIR

A. – LA RÉCIPROCITÉ DE L’AGIR ET DU PÂTIR

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ART. 1 : La distinction entre l’activité et la passivité crée la rela-


tion de l’être et du phénomène.

Au langage par lequel on oppose toujours l’intériorité à


l’extériorité, et qui n’a de sens véritable que par rapport à l’espace, il
faut substituer, dès que l’on a affaire aux démarches constitutives du
réel, l’opposition de l’activité et de la passivité. C’est elle qui est au
cœur de la participation et qui permet d’expliquer la distinction de
l’univers et du moi ainsi que les relations qui les unissent.
Car si je ne suis que là où je m’engage, là où je me crée moi-même
par un acte que je choisis et que je fais, il est évident que tout ce qui
déborde cet acte et qui lui marque des limites cesse d’être moi, mais
prend une existence pour moi et par rapport à moi. De telle sorte que
je puis distinguer en moi deux fonctions différentes par lesquelles
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 401

s’exprime mon être participé : l’une qui fait de moi l’agent ou l’acteur
de mon être même, l’autre qui fait de moi le spectateur d’un monde
qui me dépasse, mais avec lequel je suis toujours en contact. Ainsi, le
monde à son tour pourra être considéré sous deux aspects différents :
un aspect précisément par où il est un spectacle, qui nous oblige à
l’observer et à le décrire, un aspect par où il est une création à laquelle
nous collaborons, création que nous retrouvons à la fois dans la modi-
fication que nous imprimons au spectacle et dans l’opération inté-
rieure par laquelle nous réalisons le spectacle comme spectacle.
Il est évident d’autre part, que, comme nous l’avons établi, nous
n’atteignons l’intimité essentielle de l’être et, pour ainsi [384] dire, sa
racine, que dans l’acte même que nous accomplissons, dont nous pou-
vons dire qu’il est nôtre dès que nous l’assumons, et qui nous introduit
au cœur de l’être sans condition. Quant au spectacle qui n’existe au
contraire que pour nous et par rapport à nous, il réalise aussitôt la dé-
finition même de la phénoménalité. Il n’est pour nous qu’une appa-
rence. C’est pour cela qu’il peut être saisi et circonscrit, défini avec
beaucoup plus d’exactitude et de sécurité que l’acte intérieur qui le
soutient, qui ne réside que dans son pur exercice, ne peut jamais deve-
nir pour moi un objet que je contemple, et qui, étant participé, est tou-
jours inachevé, hésitant et sans cesse repris. C’est le phénomène qui
deviendra donc le domaine privilégié de la recherche scientifique.
On comprend par suite comment le phénomène peut recevoir une
double interprétation qui le rabaisse ou le relève tour à tour : car,
puisque j’oppose l’être que je suis au monde qui n’est pour moi qu’un
phénomène, les autres êtres ne connaissent de moi que le phénomène
que je montre. Bien plus, dès que je cesse de me poser moi-même du
dedans par un acte qui m’engage tout entier et fonde ma valeur onto-
logique, c’est-à-dire dans la proportion même où cet acte fléchit, je
m’éloigne davantage de ce centre intérieur où je revendique la respon-
sabilité de ce que je suis, je deviens, moi aussi, le spectateur de mes
propres états et je ne suis plus pour moi que le phénomène de moi-
même.
Cependant en présence du monde que j’ai sous les yeux, je ne puis
pas demeurer spectateur pur. D’abord j’assiste à une pièce que je con-
tribue à faire, qui change pour moi selon la direction originelle de
mon attention, qui cesse bientôt d’être pour moi une apparence arbi-
traire pour révéler une signification, répondre à des désirs latents
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 402

qu’elle réveille ou qu’elle suscite, et devenir peu à peu un don qui ne


cesse de m’enrichir. C’est cette transfiguration de l’apparence qui
seule permet de la rendre intelligible et de la mettre en rapport avec
l’Etre qu’elle manifeste.

ART. 2 : La participation se réalise par une réciprocité de l’agir et


du pâtir.

L’acte participé ne suffit pas à nous donner l’être. Il n’est lui-


même qu’une sollicitation que nous adressons au réel. Il [385] faut
que le réel lui réponde, que ce soit lui plutôt que nous qui nous donne
ce que nous demandons. Je ne suis donc confirmé et assujetti dans
l’être qu’au moment où je deviens passif à l’égard de l’acte même que
j’accomplis, prenant place ainsi dans un univers qui accepte de
m’accueillir. Cette réciprocité entre l’univers et moi, entre l’acte que
je fais et l’aspect du réel qu’il évoque, est seule capable d’assurer mon
insertion et mon équilibre à l’intérieur de la totalité même de l’être.
L’apparition de cet aspect du réel ne fait pas échec à la participation,
mais l’exprime et l’achève.
L’univers et le moi peuvent donc nous sembler légitimement actif
et passif l’un à l’égard de l’autre, bien que ce ne soit pas tout à fait
dans le même sens. Car il est vrai, d’une part, que l’univers s’impose à
nous de telle manière que nous le subissons plutôt que nous ne le
créons (ce que la philosophie empiriste a vu avec une grande clarté) ;
et il est vrai d’autre part que cet univers, notre pensée le domine, qu’il
n’a de sens que par rapport à l’opération qui le pense, qu’il est tou-
jours l’effet et le résidu de cette opération (ce qui est la thèse de
l’idéalisme intellectualiste). Ainsi l’univers et le moi s’embrassent
l’un l’autre, et en se donnant l’un à l’autre, chacun donne à l’autre
l’existence qui lui manquait.
Il y a dans l’opposition même entre agir et pâtir un singulier para-
doxe. Car je suis là où j’agis, et c’est dans l’acte que j’accomplis que
je fonde mon être propre, en marquant l’univers de mon empreinte. Là
où je pâtis au contraire, j’éprouve ma limitation, je subis un état qui
s’impose à moi malgré moi. Et pourtant mon action ne se suffit jamais
à elle-même ; elle cherche un objet ou une fin que je ne puis posséder
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 403

qu’à condition de les laisser agir sur moi, comme j’agissais tout à
l’heure pour les produire. Sans cette passivité dont j’ai besoin et vers
laquelle je tends, toute action intellectuelle demeure abstraite, toute
action volontaire demeure intentionnelle. Il y a donc là une réciprocité
de l’agir et du pâtir qui montre que dans le monde de la participation,
dès que l’un des deux manque, c’est l’être même qui se retire.

ART. 3 : Le propre de l’activité de participation est de se déployer


entre deux formes opposées et corrélatives de passivité : la passivité à
l’égard de l’acte pur et la passivité à l’égard du corps.

Nous disons très justement de l’acte pur, pour exprimer [386] qu’il
est étranger à toute passivité, qu’il est impassible. La passivité naît
avec la limitation, c’est-à-dire avec la participation. Non que l’acte de
participation puisse être considéré lui-même comme contenant de la
passivité, dans sa nature propre d’acte : nous dirons plutôt que la pas-
sivité caractérise la non-participation, c’est-à-dire est inséparable de la
participation elle-même ; car en elle l’activité et la passivité se trou-
vent toujours unies, mais de telle manière, d’une part, que l’acte
même que nous accomplissons doit toujours être reçu sans qu’il puisse
l’être autrement que par une adhésion, un consentement qui dépendent
de nous seuls, et de telle manière, d’autre part, que cette adhésion ou
ce consentement, il dépende de nous de le donner aussi, non point seu-
lement à ce que nous acceptons de faire, mais à la réponse même que
le monde nous fait et qui parfois nous comble et souvent nous déçoit.
Ainsi c’est dans le consentement que se concilient à la fois notre
autonomie et notre subordination et même, dans un consentement qui
est double, puisqu’il incline vers nous la dignité d’un acte qui nous
surpasse, mais qu’il est capable de rendre nôtre, et puisqu’il relève
jusqu’à lui ce qui nous est donné et qui ne pourrait pas l’être si nous
ne l’avions point accepté.
En entendant toujours par passivité une passivité à l’égard du
monde, on néglige donc une passivité beaucoup plus profonde qui est
celle de mon activité même à l’égard de cette efficacité dont elle dis-
pose, qu’elle a reçue, mais qu’elle n’a pas créée. Si notre passivité à
l’égard de cette activité absolue était parfaite, nous ne ferions plus
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 404

qu’un avec elle, le monde de la participation n’existerait pas. Mais


c’est l’originalité de l’acte de participation, par sa distance même à
l’égard de l’acte pur, de créer notre passivité à l’égard du monde : le
monde est pour ainsi dire l’ombre portée de tout ce qui, dans l’acte
pur, le supporte et le transcende. Ainsi notre dépendance à l’égard du
monde n’est rien de plus que l’expression en sens inverse de notre dé-
pendance à l’égard de l’acte créateur.
Seulement, toute la passivité qui est en moi étant nécessairement
corrélative de l’activité même que j’exerce, je puis dire aussi légiti-
mement que je produis moi-même ma propre passivité. Il ne suffit
donc pas de dire que la liaison de l’activité et de la passivité
n’exprime rien de plus que la liaison de notre [387] être positif et de
nos limites. Non seulement dans l’exercice de mon activité propre il y
a un caractère par où cette activité n’est pas exclusivement l’initiative
de mon être séparé, mais une activité qui me dépasse et dont je dis-
pose d’une manière d’autant plus parfaite que je lui fais moins obs-
tacle, — mais il faut ajouter encore que mon activité comme telle ne
peut pas se séparer de la puissance, c’est-à-dire ne peut pas s’exercer
véritablement avant de pénétrer dans le temps et d’imposer par consé-
quent son empreinte au monde matériel. Autrement elle demeurerait
dans un état de pure indétermination ; ou bien, étant engagée dans le
temps, recommençant sans cesse, et ne laissant aucune trace, elle
n’aurait aucun sérieux. C’est le privilège de l’acte pur que l’acte en lui
coïncide avec l’être ; mais l’acte participé ne reçoit l’être que dans son
rapport avec le phénomène, c’est-à-dire dans la réponse même que le
monde lui fait, qui l’enrichit, et qui l’achève. De telle sorte que nous
rencontrons ici le principe qui nous a permis de déduire l’existence de
la matière, puisqu’elle est tout à la fois le moyen par lequel se réalise
notre passivité à l’égard de notre activité même, et qu’au lieu
d’exprimer seulement les limites de la participation, elle témoigne en-
core d’une réalité qu’elle appelle, mais qui la dépasse, et qu’elle est
toujours obligée d’accueillir.
Ainsi, le propre de l’activité participée, c’est de se mouvoir entre
deux formes différentes et opposées de la passivité : car, d’une part,
nous pouvons dire que tout l’élan qui l’anime, elle le reçoit, de telle
sorte qu’il n’y a rien de plus en elle qu’un acte de consentement. A
l’égard de l’acte pur, comment ne la considérerait-on pas comme une
passivité ? Mais cette passivité est d’une forme si singulière que c’est
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 405

au moment où elle est la plus parfaite, où il y a en nous le plus


d’abandon et le moins de résistance, qu’elle est en même temps la
plus unifiée et la plus pure.
L’autre passivité est celle que nous subissons de la part de
l’univers et du corps ; or, bien qu’elle limite notre activité, et qu’elle
rende possible l’option que nous devons faire à chaque instant entre
l’autonomie et la passion, elle est l’inverse de l’autre, sans être pour-
tant dépourvue de parenté avec elle. Car elle exprime en un sens le
degré de l’activité participée : elle en mesure la déficience, de telle
sorte que c’est quand notre activité devient moins parfaite (ou que sa
passivité à l’égard [388] de l’acte pur est moins pleine) que la passivi-
té à l’égard du corps commence à s’accroître. Ce qui suffirait peut-être
à rendre possible une déduction du corps et du monde à partir de la
tension même de notre acte libre.
En résumé notre esprit se trouve toujours inséparable d’une passi-
vité, sans laquelle nous ne pourrions pas le saisir même comme activi-
té ; mais le mot passivité a deux sens qui sont corrélatifs l’un de
l’autre, puisque cette activité elle-même, étant une activité de partici-
pation, est une activité reçue, et puisque la distance qui sépare
l’activité totale de notre activité propre fait apparaître en nous une
passivité qui est celle de l’objet ou du corps. La première forme de
passivité exprime en quelque sorte la possibilité de la participation, et
la seconde, sa limite.

ART. 4 : C’est notre activité qui détermine notre passivité, mais par
l’intermédiaire du monde.

Il n’y a pas d’idée plus belle que celle qui nous permet de considé-
rer notre être passif comme l’effet de notre être actif, comme en ex-
primant à la fois l’élan et la limite, le succès et l’échec : il est comme
notre ombre qui nous accompagne toujours. L’opposition de l’activité
et de la passivité, c’est l’opposition en nous de l’agissant et de l’agi.
Quand je dis de moi-même que je suis passif, cette passivité est en-
core mienne ; elle est en moi, au moins jusqu’à un certain point. Pour-
tant le moi me paraissait résider exclusivement dans l’acte que
j’accomplissais, au moment même où je l’accomplissais ; mais si ma
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 406

passivité se trouve déterminée par mon activité même et en demeure


inséparable, alors on comprend bien que je sois moi-même un être
mixte et que je ne puisse pas rejeter cette passivité hors de moi,
comme le fait le sage stoïcien, sans mutiler du même coup ma propre
nature. Ce serait une sorte de négation et même de suicide du moi de
le considérer comme passif à l’égard d’un autre que lui-même : ce qui
n’arrive jamais sans doute quand l’expérience est assez fine.
Ainsi, c’est un acte qui vient de moi qui cherche à déterminer l’être
même du moi dont il émane. A cet égard, il n’est que sa possibilité ; et
je ne rencontre mon intimité avec moi-même que dans les états que
j’éprouve ou que je subis, qui mesurent pour ainsi dire l’efficacité de
l’acte que j’ai accompli et font que [389] je deviens ce que je suis au
moment seulement où l’univers que mon acte sollicite m’apporte une
réponse qui me réalise. C’est cette passivité à l’égard de son activité
même qui fait que chacun a du monde la représentation qu’il mérite.
Mais ma passivité à l’égard de l’activité intellectuelle reste en
quelque sorte indirecte : elle s’exprime par la représentation et fait
naître devant moi le monde comme une apparition ; au contraire, ma
passivité à l’égard de l’activité volontaire est beaucoup plus pro-
chaine : elle s’exprime par le sentiment, elle est inséparable de la pré-
sence d’un corps qui m’appartient.
Seulement, comme je ne puis pas détacher mon activité participée
de cette activité pure qui l’inspire et dans laquelle je puise sans cesse,
je comprends facilement que ma passivité exprime toujours ce qui
surpasse cette activité participée, bien qu’elle soit toujours en corréla-
tion avec elle et déterminée par elle. De là cette interprétation sponta-
née et en un sens légitime que ma passivité est l’effet d’une activité
étrangère ; ce qui ne peut être accepté pourtant que si on ajoute qu’elle
m’est étrangère sans cesser pourtant de faire corps avec mon activité
propre qui définit à la fois leur démarcation et leur rencontre. C’est
cette démarcation ou cette rencontre qui constitue pour nous le
monde. Je suis toujours obligé de passer par l’intermédiaire du monde
pour que mon activité puisse déterminer ma passivité : le monde est
l’entre-deux qui les sépare et les unit. Aussi est-ce lui qui paraît tou-
jours agir sur moi alors qu’il est plutôt cette ligne-frontière, ce lieu de
coïncidence et ce point d’attache de mon activité participée et de
l’activité absolue où viennent se réfléchir toutes mes puissances et qui
me donne le spectacle de leur jeu. Par suite, c’est bien le moi qui se
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 407

détermine lui-même et qui donne au monde le visage que nous lui


voyons ; mais on comprend qu’aucun aspect de ce visage ne puisse
être considéré par lui comme étant l’être véritable, que le moi veuille
toujours dépasser tout ce qu’il voit et tout ce qu’il subit, puisqu’il n’a
lui-même d’affinité qu’avec cet acte suprême dont tous les modes par-
ticuliers de l’existence suggèrent la beauté et la richesse, mais en dis-
simulant son unité et son intimité.
Quand nous sommes capables de reconnaître une harmonie entre
nos états et notre propre activité d’auto-détermination, alors ces états
se trouvent pénétrés et illuminés, ils cessent [390] de s’imposer à nous
et de nous contraindre, ils manifestent non plus notre servitude, mais
notre liberté à laquelle ils donnent, pour ainsi dire, un corps.

B) LA SUPRÉMATIE DE L’AGIR

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ART. 5 : La passivité en nous n’est pas l’effet d’une activité étran-


gère, mais seulement la marque des limites jusqu’où notre activité
s’est exercée.

Il n’y a aucun philosophe qui ait sans doute approfondi plus que
Malebranche la notion d’une activité pure de toute passivité. Et c’est
pour cela qu’il a refusé de la diviser, de l’attribuer soit aux corps, soit
aux âmes et qu’elle demeure toujours pour lui une expression de
l’efficacité divine. Peut-être Malebranche n’a-t-il pas élaboré suffi-
samment l’étude des actions particulières et de leurs différentes
formes, bien qu’il ait admirablement vu que si l’activité que nous
exerçons n’est pas nôtre, la liberté qui est nôtre réside dans le consen-
tement que nous lui donnons. On admet facilement que dans cette
conception on puisse dire que les corps soient créés à chaque instant
dans leur état de repos ou de mouvement, et les âmes avec les puis-
sances actuelles dont à chaque instant elles disposent, l’usage de ces
puissances nous étant toujours laissé.
Mais il reste nécessaire de se demander si les esprits peuvent agir
sur les esprits, les corps sur les corps, les esprits sur les corps et les
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 408

corps sur les esprits. On comprend sans peine qu’aucune de ces possi-
bilités ne peut être admise : car l’activité reste toujours intérieure à soi
et ne sort jamais de soi ; partout où elle s’exerce elle emprunte à la
même source et, bien que la passivité en soit toujours corrélative, cette
passivité témoigne beaucoup moins de l’ascendant de l’activité sur
elle, que de la limitation qu’elle rencontre dans son exercice pur. Dès
lors on ne dira pas qu’un objet puisse agir sur un autre objet car, en
tant qu’objets, ils sont l’un et l’autre dépourvus d’efficacité, bien qu’il
puisse y avoir entre eux une relation susceptible de prendre la forme
d’une loi. On ne dira pas qu’un esprit puisse agir sur un autre esprit,
car, en tant qu’esprits, ils possèdent l’un et l’autre une initiative
propre et ne peuvent tirer que d’eux-mêmes les raisons de toutes leurs
démarches. Et [391] si la pluralité des esprits pourrait nous induire à
penser que les esprits sont tour à tour actifs et passifs les uns à l’égard
des autres, l’esprit comme tel n’est jamais passif. Là où la distinction
entre l’activité et la passivité cesse de se faire, c’est, comme on l’a vu
dans la théorie des contraires, qu’il a résolu cette activité et cette pas-
sivité elles-mêmes dans une forme d’activité supérieure à toutes deux.
La passivité correspond à l’introduction dans le monde de la matière
et du corps. Et l’esprit les utilise non point pour agir sur les autres es-
prits, mais pour suggérer et éveiller dans d’autres esprits un acte qui
leur est propre. De même, on ne peut dire ni que l’esprit agisse sur le
corps, bien qu’il trouve dans le corps le témoin de son insuffisance, et,
pour ainsi dire, l’ombre de son opération, ni que le corps agisse sur
l’esprit, puisque le corps n’exprime rien de plus dans la conscience
que ce qu’elle est capable de subir.
Pourtant c’est la corrélation de l’activité et de la passivité partout
où la participation s’exerce qui fonde tous les modes d’union entre les
formes particulières de l’être. Il serait séduisant de dire que mon union
avec Dieu, avec un autre corps, avec un autre être, réside toujours
dans la passivité qu’ils m’imposent et par laquelle ma solidarité avec
eux se réalise pour ainsi dire au cœur de moi-même. Toutefois cette
explication, d’une part, ne ferait pas une distinction suffisante entre
Dieu, qui est acte pur, le corps, qui est toute passivité, et un autre être
conscient, qui est comme nous mêlé d’activité et de passivité ; et,
d’autre part, l’impossibilité où nous sommes de considérer un acte
comme agissant hors de lui-même nous oblige à voir dans cette passi-
vité qui est en nous le répondant de notre acte participé par lequel il
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 409

s’unit à ce qui le dépasse, à une présence qu’il appelle et qui lui


manque.

ART. 6 : Dans la solidarité même de l’activité et de la passivité, la


primauté de l’activité éclate toujours.

Notre passivité à l’égard de notre activité propre et la réciprocité


en nous de l’agir et du pâtir nous permettent de retrouver ce cercle que
nous avons essayé de décrire dans l’analyse de la réflexion, et que le
rôle du temps est de rendre possible, loin que le temps engage l’être
lui-même dans un progrès unilinéaire et illimité. Or la corrélation de
notre activité [392] et de notre passivité s’exprime par cette observa-
tion que nous n’appréhendons rien que ce qui s’impose à nous, que la
liberté nous assujettit, que l’être qui saisit est saisi à son tour, que
nous ne parvenons à poser, à soutenir l’être du monde que si nous
sommes posés et soutenus par lui nous aussi.
La passivité ne peut donc pas être considérée comme une simple
négation de l’activité : il y a dans chacune d’elles une originalité posi-
tive, qui fait qu’elle nous rejette vers l’autre qui lui donne ce qui lui
manque, à savoir l’activité vers la passivité qui lui donne son contenu
et la passivité vers l’activité qui seule lui donne un caractère conscient
et l’actualise. Et on ne peut pas détacher l’activité de la passivité à la
fois parce que nous sommes passifs à l’égard de l’activité même que
nous exerçons et parce qu’il n’y a pas de passivité qui ne suppose un
acte par lequel nous accueillons et nous recevons cela même qui
s’offre à nous comme s’il nous était imposé.
S’il y a une détermination du non-moi par le moi, mais qui est cor-
rélative d’une détermination du moi par le non-moi, cette double dé-
termination pourtant n’est pas univoque. Car il n’y a de détermination
réelle que celle qui est le produit d’une activité. De telle sorte que l’on
peut dire qu’en déterminant le non-moi, le moi qui subit cette déter-
mination à son tour se détermine ainsi lui-même, ou encore que, toute
efficacité provenant de l’être total, le moi détermine par son initiative
la manière même dont le Tout en agissant sur lui le fera ce qu’il est.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 410

Il ne faut pas se scandaliser quand il arrive à l’empirisme


d’opposer victorieusement le fait à l’acte : ce n’est malgré les appa-
rences qu’une victoire de l’acte pur sur l’acte participé.
Dans le même sens nous avons montré au chapitre V que l’être de
chacun de nous ne réside pas seulement dans l’acte par lequel il pose
tout le reste, mais dans le fait même pour lui d’être posé par un acte
qui est en un sens transcendant à son être même, que ce soit l’acte pur,
l’acte par lequel il se pose lui-même, ou l’acte par lequel il est posé
par un autre. Par là se révèle même le principe qui fonde la solidarité
étroite de tous les êtres, qui fait que nul ne peut achever pour ainsi
dire sa réalité que dans et par la conscience de tous les autres, non pas
seulement parce qu’il réside en elle comme une image, ou comme un
objet de leur pensée, mais encore parce qu’il faut qu’il puisse devenir
en outre l’objet de leur volonté et de leur amour.
[393]
Si nous considérons maintenant les ressorts de notre conduite, c’est
le privilège de toute action du corps de faire surgir dans l’expérience
un objet perçu, c’est le privilège de toute action de l’âme de faire sur-
gir dans la conscience une image ou un sentiment. Et tout l’effort de
l’homme est d’obtenir par la détermination de son activité ou de sa
volonté certains effets dans sa passivité ou dans sa sensibilité. C’est ce
que cherchent l’art, la science, la morale et la politique. Mais il faut
avoir beaucoup de philosophie pour s’apercevoir que ce rapport n’est
point aussi simple qu’un rapport de cause à effet.
On peut dire seulement que tel acte déterminé que j’accomplis est
toujours en corrélation avec tel objet ou tel état déterminé qu’il ap-
pelle, bien que je ne m’en aperçoive pas toujours. Car l’univers ne me
fournit jamais que ce que je lui demande par mon action ; c’est elle
qui, en me donnant mon être propre, suscite dans l’être total ce reten-
tissement ou cet écho qui la dépasse toujours et que j’appelle précisé-
ment le réel. Or nous possédons une admirable sécurité quand nous
obtenons cette vue sur le monde que les événements qui nous arrivent
et le sort même qui nous échoit sont en rapport avec les actions que
nous avons accomplies. Non point que nous puissions prévoir
d’avance ce qui nous est donné, comme si on pouvait le posséder en
idée avant de le posséder en réalité, ce qui est méconnaître singuliè-
rement la nature de l’idée ; mais tout en sachant que ce qui nous sera
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 411

donné répond toujours à ce que nous avons fait, nous ne pouvons ou-
blier que ce donné y ajoute toujours, qu’il y a en lui une nouveauté
imprévisible, qui fait que la sécurité dont nous parlons est toujours
une attente, qui est elle-même chargée à la fois de crainte et
d’espérance.

ART. 7 : Il y a deux attitudes de la conscience selon qu’elle porte


intérêt uniquement aux états qu’elle éprouve ou à l’acte qui les pro-
duit.

Il y a deux attitudes différentes de la conscience : l’une par laquelle


nous nous attachons à nos états en cherchant à les produire en nous
par le dehors, et par conséquent en restant toujours passif à leur égard.
Elle ne peut que nous divertir et nous asservir. Il faut craindre que la
civilisation s’engage de plus en plus dans cette voie, qu’elle multiplie
en nous les [394] moyens d’obtenir des effets particuliers auxquels
nous n’aurons pas intérieurement contribué, mais qui s’émousseront
peu à peu et dont nous deviendrons par degrés incapables de jouir.
Il y a une autre voie : c’est celle par laquelle nous recherchons une
participation, toujours plus parfaite et plus pure, à l’acte même qui
nous fait être et dans lequel nous puisons la lumière et la vie. Alors les
états ne nous manqueront pas, car il n’y a pas un seul acte que nous
accomplissons qui ne détermine dans le monde un ébranlement et en
nous un écho. Mais ces ébranlements, il ne faut s’attacher ni à les pro-
duire, ni à les capter ; c’est en leur demeurant indifférents et en nous
retournant vers la source intérieure qui leur donne l’être que nous at-
teignons le principe non seulement de notre unification, puisque, en
chacun de ces états, nous retrouvons l’indivisibilité même de l’esprit,
mais encore de notre libération, puisque l’état, au lieu de nous con-
traindre en nous imposant soit une résistance soit une jouissance et
d’interrompre l’acte de participation, le prolonge et l’achève.
Et peut-être faut-il dire qu’il n’y a dans le monde que deux sortes
d’hommes : ceux qui n’ont de regard que pour des états qu’ils cher-
chent à subir et avec lesquels ils aspirent à se confondre, et ceux qui
n’ont de regard que pour une activité intérieure qui les multiplie, mais
qui, sans vouloir ni les retenir, ni les posséder, ne cesse pourtant de les
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 412

pénétrer et de les dépasser. Et nous savons bien que vouloir réduire le


moi à des états comme le fait l’empirisme et la sagesse bouddhique,
c’est dire en même temps que le moi n’existe pas.
Au delà des actions particulières qui s’opposent à des états qui les
limitent, mais qu’elles produisent, il y a une constance de l’acte inté-
rieur qui est un état habituel de notre âme, qui ne se divise pas et n’a
pas de pluriel. Il porte pour ainsi dire en lui l’efficacité et la raison
d’être de toutes les actions que nous pouvons accomplir, sans que des
volitions différentes aient besoin d’intervenir. Il représente une sorte
de sommet de la conscience. Il ne se distingue pas de l’unité de l’acte
de participation, en tant qu’il s’exprime dans le temps, bien qu’il l’ait
déjà surmonté. En lui l’opposition traditionnelle de l’acte et de l’état
se trouve donc abolie.
Le propre de l’acte, c’est de nous permettre de constituer notre
propre réalité en même temps que celle du monde. Déjà [395] par
conséquent nous sentons que l’être est là où l’acte se produit plutôt
que dans ses effets qui n’en sont que le témoignage, le signe ou
l’épreuve. C’est pour cela aussi que le mot acte est toujours laudatif,
ce qui nous permet, non pas seulement, après avoir identifié l’acte
avec l’être, d’identifier encore l’être avec la valeur, mais encore de
considérer le mal comme une chute, c’est-à-dire comme un pur flé-
chissement de l’activité, de le mettre toujours en rapport avec la pas-
sivité ou la passion. La passivité n’a pour nous de sens et de prix que
si elle est la réponse que le réel fait à notre activité et pour ainsi dire
sa récompense, et non point si elle nous surprend pour nous asservir.

ART. 8 : Au point le plus haut de la conscience, l’activité et la pas-


sivité ne se distinguent plus.

La passion peut bien être considérée comme étant l’inverse de


l’action. Et cette opposition doit sans doute être maintenue. Cependant
il est très remarquable qu’il n’y a pas d’action qui, dans la mesure où
elle a elle-même plus de force, ne semble être alliée à la passion. Il
n’y a pas de passion qui ne soit génératrice d’action. De telle sorte
qu’il ne suffit pas de dire, comme on le soutient souvent superficiel-
lement, que cette action apparente n’est que subie, tandis que l’action
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 413

véritable au contraire met toujours en jeu une initiative autonome. Les


rapports sont ici plus complexes qu’il ne semble. Et il faut distinguer
entre les passions. Mais il est remarquable que, dans les passions les
plus hautes et les plus nobles, l’ébranlement même que nous recevons,
et qui semble être la marque de notre passivité, est pourtant la touche
de cette activité infinie qui nous dépasse, mais qui nous pénètre, et
qui, au lieu de limiter notre activité propre, ne cesse de l’engendrer, de
la promouvoir, en obtenant de nous le consentement le plus personnel
à la fois et le plus nécessaire.
Nous ne pouvons jamais dire pourtant que notre passivité n’est rien
de plus que l’écho en nous de notre activité propre. Nous savons bien
qu’il y a dans cette passivité même un surplus que nous recevons ;
notre activité est capable de l’appeler et non point de se le donner.
Aussi, à mesure que l’activité acquiert elle-même plus de force et plus
d’ardeur, l’option semble se retirer d’elle et l’obstacle s’effacer, elle
devient irrésistible : il semble alors qu’elle ne se distingue plus de la
passion dans [396] laquelle c’était la liberté qui paraissait réduite au
silence. Mais la dualité entre l’activité et la passivité nous est si fami-
lière que, lorsque l’une submerge l’autre, nous risquons de commettre
quelque méprise. Pourtant il y a là encore deux états contraires. Mais
la conscience s’y trompe quelquefois parce que la liberté peut aller
chercher une alliée dans la nature, qui triomphe souvent sous son
nom : par contre, quand c’est la liberté spirituelle qui s’exerce, nous
nous sentons portés plutôt qu’entraînés ; il y a dans notre âme plus de
douceur et de lumière, un consentement plutôt qu’un rapt. La théorie
de la disparité des contraires que nous avons exposée au chapitre X
nous a permis de comprendre pourquoi, bien que la passivité évoque
toujours l’activité et soit, pour ainsi dire, son contraire, elles se réfè-
rent l’une et l’autre à un acte sans passivité, qui est tel qu’il n’est point
lui-même le contraire de la passivité, mais la cause qui la fait appa-
raître, comme le complément et la compensation de l’acte limité et
participé qui s’était d’abord détaché de lui.
On peut dire que l’activité et la passivité se rejoignent par le haut,
au sommet de la participation, au point où notre activité la plus per-
sonnelle n’est qu’un pur consentement à l’égard d’une activité qui la
dépasse, où notre pâtir, cessant de subir, devient pour ainsi dire un
agir sans entraves, où il faut avoir traversé beaucoup d’efforts pour
voir enfin tout effort s’abolir.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 414

Le point le plus haut de la conscience, c’est celui où elle ne peut


plus faire de distinction entre l’acte par lequel elle cherche à conquérir
et l’acte par lequel elle se sent elle-même conquise. Ainsi il est permis
d’affirmer, ce que le bon sens populaire confirme, qu’il y a une
coïncidence de l’activité et de la passivité qui est le signe que nous
avons découvert l’être véritable. Cette coïncidence se produit au mo-
ment où, derrière tous nos états, tous les désirs de l’égoïsme, toutes les
préoccupations de la vanité, nous rencontrons en nous un pur acte de
l’esprit qui s’accomplit avec une telle nécessité que nous ne savons
plus si c’est un objet qui nous est offert ou un produit de notre volon-
té.
A la limite la passivité est un acte reçu qui occupe toute la capacité
de la conscience et, par la lumière et la joie qu’il lui donne, est une
justification d’un certain empirisme spirituel. Seulement le danger de
cet empirisme, c’est de nous incliner souvent à nous dispenser de
l’acte au lieu de le pousser jusqu’au dernier point, et de considérer
comme une loi habituelle de notre vie ce qui n’en exprime que
l’extrémité la plus fine.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 415

[397]

LIVRE III. L’ACTE DE PARTICIPATION

DEUXIÈME PARTIE
LE JEU DE LA PARTICIPATION

Chapitre XXII
LES CHOSES, LES IDÉES
ET LES ÊTRES

A. – L’IMPLICATION DES MODES


DE LA PARTICIPATION

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ART. 1 : Toute conscience est le centre d’une perspective sur le


monde qui est commune à tous les êtres finis et qui est impliquée dans
une autre perspective qui est propre à chaque être fini.

La participation se présente nécessairement sous deux formes : car


premièrement il y a des conditions abstraites et générales communes à
tous les êtres et qui sont telles que sans elles la participation serait im-
possible ; et il y a en second lieu la mise en œuvre de ces conditions
par une liberté personnelle dont l’exercice est toujours inséparable de
certaines puissances qui lui sont offertes, d’une certaine situation dans
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 416

laquelle elle est engagée, de certaines circonstances de temps et de


lieu.
La participation est donc le principe même de ce que nous sommes
à la fois comme être fini en général et comme tel être fini qui est moi.
Car elle ne peut s’exercer qu’à condition qu’il y ait en même temps
une différence et une conformité de nature entre l’Etre dont nous par-
ticipons et celui que nous acquérons par la participation. Ce que nous
exprimons par la distinction même que nous établissons entre l’âme et
l’esprit, les âmes ne cessant jamais d’être emprisonnées et séparées les
unes des autres par le corps, alors [398] qu’elles cherchent pourtant à
s’en délivrer en se haussant jusqu’à l’esprit qui est seul capable de les
unir.
Nous ne pouvons pas dire de chaque individu qu’il est une partie
de la totalité du monde. Il enveloppe cette totalité dans une perspec-
tive qui n’appartient qu’à lui et qui dépend de la distance relative qui
le sépare de l’Etre pur, de la qualité en lui de l’attention, du vouloir et
de l’amour. Quant à l’Etre pur, il n’est pas, comme on pourrait le
croire, la somme de toutes ces perspectives : au sens strict, il ne les
contient pas en lui, bien qu’il les rende possibles. On peut dire seule-
ment qu’il en est le foyer. C’est le corps humain qui me permet de
comprendre pourquoi le moi individuel est toujours le centre d’un
univers spatio-temporel qui s’étend autour de lui dans tous les sens. Et
l’on peut bien dire sans doute que le propre de la pensée rationnelle,
c’est d’abolir ce centre privilégié, de considérer tous les centres
comme équivalents et de constituer ainsi à la fois une représentation
abstraite de l’univers qui soit la même pour tous et un système de
règles de conduite fondé sur la réciprocité, c’est-à-dire qui soit con-
forme à la justice. Pourtant on ne peut pas méconnaître que cette
forme de représentation, ou cette conception de la conduite, ne garde
un caractère purement schématique où l’unité concrète de la personne
disparaît. La connaissance rationnelle, la conduite juste, doivent tou-
jours être réalisées par cet être unique placé lui-même au centre de
l’univers spatio-temporel, engagé dans une situation unique et qui
porte la responsabilité de toutes les démarches qu’il pourra accom-
plir ; c’est ainsi que ma représentation du monde est toujours sensible
en même temps que rationnelle, que ma conduite porte la marque de
ma vocation personnelle en même temps qu’elle doit être en accord
avec les règles générales de la justice. Aussi est-il légitime que je me
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 417

considère moi-même comme le centre du monde, comme l’origine du


temps et de l’espace, ce qui me permet, par l’acte de la participation,
de fonder, dans le grand monde où je vis, un monde qui est le mien et
dont j’assume la responsabilité personnelle.

ART. 2 : La participation fonde notre autonomie et notre responsa-


bilité personnelles, mais en même temps notre solidarité avec l’Acte
pur et avec tous les êtres.

On a montré comment la participation fait éclater l’admirable iden-


tité entre la source et la fin de notre activité, mais en [399] creusant
entre elles un intervalle qu’elle ne cesse de franchir, de telle manière
pourtant qu’au moment où la source est de nouveau atteinte, il n’y a
rien là qui lui soit ajouté, bien que le moi ait trouvé en elle une possi-
bilité qu’il a rendue sienne, c’est-à-dire dont il a fait précisément son
essence propre. Ainsi, la participation est toujours nouvelle à la fois
par l’initiative qui est en elle et par l’acte même dont elle participe qui
est une création éternelle de soi : elle est une naissance ininterrompue.
Même quand elle affecte la forme d’une réduplication, comme dans la
réflexion, elle est encore pour nous un commencement absolu. Même
lorsqu’elle n’est qu’une imitation, elle est encore une invention.
Mais l’originalité de la participation, c’est non pas, comme on le
croit, de nous assigner des limites dans l’être afin de nous permettre
de les élargir indéfiniment, mais plutôt de nous déposséder de tous les
biens particuliers afin de nous replier sur le principe même dont ils
dépendent. De telle sorte qu’elle cherche moins à les posséder qu’à les
produire. Cependant la plupart des hommes sont beaucoup plus préoc-
cupés du fruit de la participation que de l’acte même qui le fait être.
C’est ce fruit qu’ils cherchent à capter et dont ils veulent jouir : là est
le principe même de leur égoïsme. C’est ce qui fait aussi qu’ils se dé-
sintéressent des autres êtres et de la manière même dont ils réalisent la
participation pour leur compte. Ainsi ils manquent d’amour et même
de tolérance. Et pourtant ils devraient être capables de reconnaître que
la valeur de la participation réside dans l’acte même qu’ils mettent en
œuvre et qui les dépasse, qui est offert à tous et qui ne les pénètre et
ne se livre à eux que dans la mesure même où ils peuvent s’unir à tous
les autres êtres, comme s’il ne répandait sa richesse qu’au point même
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 418

où se produit entre eux cette communication qui les rend solidaires en


laissant son efficacité une et indivisée.
C’est qu’il n’y a pas d’autre participation à l’être que celle qui se
réalise par un acte que j’accomplis ; et c’est cet acte qui me donne
mon être même, et non point la fin qu’il serait destiné à produire et
que je serais un jour capable d’obtenir. Et ce qui le prouve, c’est que
je ne puis moi-même atteindre un autre être par mon être même, c’est-
à-dire que je ne puis agir véritablement sur lui, ni par la promesse
d’un objet qu’il pourrait posséder, ni par la promesse d’un état qu’il
pourrait acquérir, mais seulement par l’éveil d’une responsabilité qu’il
pourra [400] exercer, c’est-à-dire d’un acte qu’il pourra lui-même
faire. Ainsi je parle d’une action exercée sur un autre, et non point
d’un acte, précisément parce que l’acte ne peut être qu’intérieur à moi
et accompli par moi, ou suscité dans un autre qui l’accomplit pour soi
en recourant à un principe d’efficacité qui nous est commun, tandis
que l’action est inséparable d’une matière, d’une passivité qui évoque
le corps de celui qui l’accomplit et de celui qui la subit. Et
l’éducation, faute de disposer de l’action d’une liberté sur une autre
liberté, qui est impossible, se contente trop souvent d’une action exer-
cée par la liberté sur la nature.
On voit donc que la participation fonde notre autonomie et notre
responsabilité personnelles, qui n’existeraient pas sans elle, mais
qu’en même temps, et pour ainsi dire par la même opération, elle réa-
lise notre solidarité parfaite avec l’Acte pur et avec tous les êtres.
Peut-être était-ce là la représentation du monde que se faisait Leibnitz,
du moins si l’on accepte la belle interprétation qu’en donne Lachelier
(page 131 des Lettres), lorsqu’il nous montre « les monades envelop-
pées les unes dans les autres, chacune étant ce qui se cache de réalité
dans chaque point mathématique, toutes n’étant qu’un esprit unique,
qui n’est ni objet ni sujet, qui se fait sujet dans le monde et qui se
donne l’image de lui-même dans chaque monade sous la forme de
l’étendue. »
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 419

ART. 3 : C’est parce que la participation ne se réduit pas au pur


accroissement de nous-même qu’elle nous découvre des formes
d’existence toujours nouvelles avec lesquelles elle nous fait communi-
quer.
Le mot de participation ne peut pas être prononcé sans qu’il
évoque aussitôt pour moi une limitation à l’égard de l’Etre total et in-
conditionné. Mais je sais bien en même temps que cette limitation qui
est en moi est la condition de mon propre accroissement. Cependant,
si je me bornais à dire qu’à l’égard de l’Etre total je ne suis rien de
plus qu’une pure limitation à laquelle mon propre accroissement
cherche à porter remède, je me défendrais difficilement du pan-
théisme. Car il ne suffit que l’être pur se limite lui-même pour que
l’être particulier apparaisse, puisqu’il y a dans l’être particulier une
initiative exercée et personnelle qui ajoute sans cesse au monde sans
rien ajouter [401] à l’acte pur dont elle manifeste seulement le mys-
tère et l’infinité. Si l’essence de l’acte pur, c’est d’être en même temps
la parfaite intériorité à soi et cet éternel au delà de soi qui fait qu’il
s’offre sans cesse à la participation sans connaître lui-même aucun
devenir, comme on le voit dans cette charité parfaite qui ne fait qu’un
avec les dons mêmes qu’elle ne cesse de répandre, mais qui ne peut
point être diminuée et ne peut plus être enrichie par eux, alors on
comprend que la participation ne puisse pas être séparée de la créa-
tion, à condition toutefois que la création ne soit pas la création d’une
chose, mais cette sorte de communication de l’acte créateur à des êtres
qu’il rend capables de se créer eux-mêmes.
C’est pour cela que tout être qui vit de la participation, loin de
souffrir de sa propre limitation, jouit toujours de sentir en lui la pré-
sence de l’acte créateur et de cette dignité à laquelle il est élevé et qui
le rend capable d’y coopérer. Loin de viser une identification abstraite
avec le Tout qui l’annihilerait lui-même en même temps que la ri-
chesse même du Tout, il cherche à multiplier et à varier à l’infini ses
rapports avec le Tout, à faire apparaître sans cesse en lui des qualités
nouvelles qui, loin de briser son unité, ce qui risquerait de se produire
s’il était une chose, le manifestent et l’épanouissent parce qu’il est un
acte créateur.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 420

Or, il suffit que nous rencontrions une conscience qui n’est pas la
nôtre pour que l’infinité de l’esprit et la réalité de la participation nous
apparaissent. C’est pour cela aussi que, dans la mesure où la participa-
tion est plus profonde, elle appelle à l’être d’autres consciences que la
nôtre qu’elle éveille à la vie, qu’elle féconde et par lesquelles elle se
sent fécondée, avec lesquelles elle tend à former une société spiri-
tuelle et auxquelles elle cherche à s’unir par un lien d’amour. Mais
pour que cette union soit possible, il faut que ces consciences soient
distinctes de la nôtre, au lieu d’être confondues avec elle. La perfec-
tion de l’amour, c’est de vouloir un autre être comme différent de soi
mais comme uni à soi. L’erreur la plus grave que l’on puisse com-
mettre, c’est de penser que la conscience cherche toujours à dominer,
à régner, et, d’une manière générale, à enclore en soi tout ce qui est.
C’est là un vœu non seulement chimérique et impossible, mais qui ne
produirait jamais en nous, s’il se réalisait, qu’un désert d’orgueil et
d’ennui. Le moi n’est qu’une forme creuse à laquelle le non-moi seul
peut donner un aliment. [402] Il est la faculté de se rendre présent ce
qui n’est pas lui.
Mais une conscience ne peut être séparée d’une autre conscience
que par ce qu’il y a de passivité dans toutes deux. Ce qui suffit pour
justifier l’apparition de la matière ou des corps. C’est à cette matière
que s’applique sans cesse le vouloir par lequel nous essayons de la
surmonter, de la pénétrer, d’en faire l’instrument de nos fins spiri-
tuelles. Pourtant cela ne serait pas possible si cette matière elle-même
ne prouvait pas son affinité avec la conscience, c’est-à-dire si elle
n’était pas susceptible d’être pensée. On voit donc comment se for-
ment les trois mondes : celui des êtres, celui des choses et celui des
idées, qui sont subordonnés l’un à l’autre, mais tels pourtant que le
monde des choses est nécessaire pour que les êtres puissent être sépa-
rés les uns des autres et surmonter cette séparation par les témoi-
gnages et les messages qu’ils ne cessent de s’envoyer les uns aux
autres, — et que le monde des idées est nécessaire à son tour pour que
les choses acquièrent une signification spirituelle et qu’elles puissent
devenir pour les différentes consciences un moyen de se comprendre
les unes les autres et le véhicule de leurs intentions mutuelles.
Que les choses soient nécessaires pour que les consciences puis-
sent être séparées, qu’elles doivent être transformées et spiritualisées
en idées pour que l’esprit puisse les reconquérir, et que, par le moyen
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 421

des choses et des idées, les différentes consciences puissent entrer en


communion dans une société spirituelle où chacune d’elles est pour
toutes les autres médiatrice entre l’acte pur et son être propre, telle est
l’image que nous nous faisons du monde de la participation, et cette
image, qui nous donne la satisfaction la plus haute, ouvre devant nous
une tâche et une espérance illimitées.

B) LA HIÉRARCHIE DES MODES


DE LA PARTICIPATION

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ART. 4 : La distinction entre les êtres est l’effet de la liaison entre


leur liberté et leur matérialité.

En réalité, la distinction entre les êtres est un produit non point de


la liberté seule, ni de la matérialité seule, mais de leur liaison insépa-
rable. Car nous voyons clairement que le propre [403] de la liberté,
c’est de faire de nous une source d’initiative absolue de telle sorte
qu’elle est créatrice en nous de la personne. Et de même je puis dire
que la matérialité est pour ainsi dire la zone opaque qui permet aux
esprits particuliers de se séparer de l’esprit pur ou de se séparer les
uns des autres, de telle sorte qu’elle exprime et fonde leur individuali-
té. Ainsi la liberté est la marque de leur originalité positive ou, si l’on
veut, inventive, et la matérialité, de leur originalité négative ou, si l’on
veut, limitative. Mais la matière ne peut pas se soutenir toute seule,
car alors elle serait négation pure et s’effondrerait dans le néant ; elle
est donc en rapport avec une conscience dont elle est en un sens la
condition de réalisation. Et inversement, la liberté se confondrait avec
l’esprit pur si elle ne rencontrait pas dans la matière même les fron-
tières à l’intérieur desquelles elle doit s’exercer.
Dès lors on s’explique la liaison de l’esprit et du corps, et que toute
action de l’esprit paraisse nécessairement exercée sur le corps, comme
si l’esprit voulait à la fois franchir les bornes où le corps l’enserre, lui
imprimer une marque qui le spiritualise et recevoir de lui une actuali-
sation de ses propres virtualités dans un monde qui porte témoignage
pour lui, dans lequel il puisse prendre place et qui lui soit commun
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 422

avec tous les autres esprits. Ainsi le corps, obstacle et instrument de


l’esprit, est aussi en même temps moyen de séparation et moyen
d’union entre les esprits. C’est par lui qu’ils peuvent communiquer,
former une société, engager entre eux des relations où ils ne cessent
mutuellement d’agir et de pâtir. Ce sont les esprits faibles qui se plai-
gnent du corps comme d’une entrave ; les esprits vigoureux le louent
comme le serviteur de leurs desseins et le véhicule de toutes leurs vic-
toires.
Le premier effet de la participation réside par conséquent dans la
liaison de l’âme et du corps qui ne sont point proprement séparés,
mais que je sépare à partir du moment où je veux expliquer comment
la participation a sa source dans un acte intérieur, mais qui est tou-
jours corrélatif d’une passivité par laquelle je reçois l’influence de
tout ce qui m’entoure : c’est, si l’on peut dire, de cette passivité ins-
trumentale dont je dois me servir pour témoigner de ce que je suis et
marquer le monde même de mon empreinte ; c’est elle qui constitue
mon corps.
Le corps humain est donc susceptible d’être déduit ; car il est le
point de jonction de l’acte et de la donnée, et par conséquent [404] la
condition qui nous permet, précisément parce que nous ne sommes
point acte pur, d’être aussi donnés à nous-même et même, puisque ce
corps m’appartient et que pourtant je le subis, de devenir en quelque
sorte passif à l’égard de moi-même. Mais c’est par lui aussi que je ne
cesse d’entrer en rapport avec un monde qui tout à la fois me contraint
et me porte, et qui est pour ainsi dire un système de médiations entre
tous les êtres particuliers. Et il faut que ce monde soit donné, mais que
jusque dans sa nature de monde donné et dans son rapport avec nous,
il atteste, par la possibilité que nous avons à la fois de le percevoir et
de le modifier, notre propre participation à l’activité créatrice.

ART. 5 : La hiérarchie des choses, des idées et des êtres est une
condition et un effet de la participation.

L’originalité de la participation, c’est d’être le nœud entre l’unité


de l’acte pur et son infinitude : cette unité est celle de la source origi-
naire où elle puise, dont l’infinité exprime la fécondité sans mesure.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 423

L’unité est le principe de la participation et l’infinité, le champ qui lui


appartient et où elle s’exerce, comme si elle prenait pour fin et cher-
chait à rejoindre, sans y réussir jamais, le principe même qui l’anime.
C’est pour cela que la participation pose toujours, au delà du moi, un
nouvel objet qu’il doit percevoir, une nouvelle idée qu’il lui faut pen-
ser, un nouveau sujet avec lequel il pourra entretenir une communica-
tion réciproque.
Ainsi, le problème se pose de savoir comment, pour que la partici-
pation soit possible, il apparaît un monde formé par un ensemble de
déterminations qui se conditionnent les unes les autres à l’intérieur
d’un système hiérarchique afin que l’unité de l’acte pur ne soit pas
rompue et que toutes ensemble constituent une échelle de médiations
entre l’être total et l’être particulier. En réalité, c’est seulement à tra-
vers cette échelle de médiations que le moi prendra possession de lui-
même en se situant dans un monde où il ne peut occuper une place
déterminée qu’en l’embrassant tout entier par une relation complexe
et variable qui constitue sa vie propre. C’est pour créer sa propre es-
sence que le moi produit cette infinité de déterminations particulières
par lesquelles le monde se constitue.
C’est pour cela que le monde se présente à nos yeux sous un [405]
triple aspect, qui apparaît toujours comme l’effet d’une analyse du
Tout : soit que je considère ce monde comme un ensemble de choses
qui s’opposent au vouloir en fournissant en même temps les termes
auxquels il s’applique, soit que je le considère comme un ensemble
d’idées par lesquelles les choses deviennent transparentes à mon intel-
ligence et lui fournissent ces raisons ou ces valeurs qui dirigent toutes
mes actions, soit que je le considère comme un ensemble d’êtres ou de
consciences qui sont à la fois plus séparés et plus unis que ne le sont
les choses et que ne le sont les idées, mais qui ne peuvent se passer
des choses pour agir les uns sur les autres et des idées pour se com-
prendre les uns les autres.
La hiérarchie de ces trois plans de l’être devient ensuite assez
claire si l’on pense que les choses expriment encore ce qui est exté-
rieur au moi, mais qu’en agissant sur elles le moi se dépasse lui-
même, participe à l’œuvre de la création, enrichit sa propre conscience
et nourrit toutes ses autres fonctions, — que les idées sont déjà une
intériorisation à nous-même de cet univers que nous avions dû poser
d’abord comme étant hors de nous, mais que cette intériorisation fait
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 424

encore de notre pensée un foyer de perspective subjectif sur la totalité


même des choses, — et qu’enfin les autres êtres nous permettent de
nous dépasser nous-même, non point du côté de l’extériorité comme
le font les choses, ni du côté de l’intériorité subjective comme le font
les idées, mais du côté de cette intériorité universelle qui est le foyer
non pas seulement de toutes les consciences, mais encore de toutes les
conditions de leur existence, c’est-à-dire de tous les modes particuliers
de la réalité qui, comme les choses et comme les idées, leur permet-
tent à la fois de se séparer et de s’unir.
Il est évident que le propre de la participation, c’est de faire tou-
jours apparaître une dualité entre deux termes qu’elle met précisément
en relation. La dualité de l’acte pur et de l’acte participé est généra-
trice de la dialectique ; elle se manifeste nécessairement sur trois
plans : dans l’univers, par la distinction et la relation entre les objets
qui m’entourent et mon propre corps considéré comme l’instrument
des perceptions qui les appréhendent et des mouvements qui les modi-
fient ; dans ma conscience, par une distinction et une relation entre
mes idées, qui m’appartiennent et qui pourtant me dépassent ; dans la
société des personnes, par la relation et la distinction entre mon moi et
les autres moi, qui fondent leur réciprocité et qui [406] font que ce que
je subis n’est pas seulement la marque de ma limitation, mais aussi
l’effet d’une initiative comparable à la mienne et qui, jusque dans les
contraintes qu’elle m’impose, enrichit mon activité même. Mais ces
trois modes de la participation n’en font qu’un et ils demandent à être
déduits dans l’ordre inverse du précédent. Car, premièrement, si l’acte
pur appelle à l’existence une liberté, il en appelle une infinité et l’on
peut dire que le rapport de chacune d’elles avec toutes médiatise le
rapport de chacune d’elles avec lui. Secondement, la relation du moi
avec l’acte pur par la médiation des autres libertés permet de définir la
conscience elle-même comme un rapport sans cesse changeant entre
ma conscience individuelle et mes idées qui en droit sont communes à
toutes les consciences. Et troisièmement, la séparation et la communi-
cation des libertés entre elles appelle à l’existence comme ses condi-
tions de possibilité à la fois l’existence des corps et les lois du monde
matériel.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 425

ART. 6 : Si hors de moi l’être se définit par la résistance, il y a trois


degrés de résistance : celle des choses, celle des idées, celle des
autres consciences. Et cette résistance est toujours pour moi un appui.

Il est inévitable que nous considérions comme la marque même de


l’être l’indépendance à notre égard. Car nous ne sommes nous-même
que par l’activité que nous exerçons ; et tout ce qui en dépend, tout ce
qui peut être modifié à notre gré, n’est à notre égard qu’un phéno-
mène, une matière ou un mode qui ne possède pas en soi l’existence
véritable. Aussi y a-t-il beaucoup de vrai dans cette idée que le propre
du réel, c’est de nous résister. Biran l’avait bien vu, mais il n’avait pas
suffisamment approfondi le problème de la résistance : en liant trop
étroitement l’activité participée au corps dans l’effort musculaire, il
avait fait de l’obstacle ou de la résistance physique le signe de tout ce
qui me dépasse.
Cependant, Malebranche déjà avait montré que la résistance
n’appartient pas seulement à l’objet, mais qu’elle appartient à l’idée,
alors que les hommes considèrent trop souvent l’idée comme étant le
produit fugitif et infiniment malléable de leur pensée et de leur volon-
té : mais l’idée vraie est elle-même une réalité ; c’est l’observation de
cette résistance qu’elle m’oppose qui contribue, mieux que toute autre
réflexion, à justifier l’existence [407] d’un monde intellectuel auquel
ma pensée ne fait jamais que participer.
Mais, ni la résistance de l’objet, ni celle de l’idée, n’épuisent la no-
tion de résistance. Aucune d’elles n’est une résistance impossible à
surmonter : car il n’y a point d’obstacle, si puissant qu’on le suppose,
qui ne puisse être vaincu idéalement par un effort plus puissant en-
core. Et bien que l’idée, considérée dans sa vérité même ait un carac-
tère proprement immuable, elle est cependant mon œuvre, de telle
sorte qu’en elle je rencontre non point la limite de mon activité, mais
sa perfection. Par contre, il y a une résistance que je ne surmonterai
jamais, c’est celle que m’oppose une autre liberté, c’est-à-dire un être
qui n’est pas moi et qui fonde son indépendance sur une activité dont
lui-même dispose. Ainsi je rencontre l’être à la fois en moi, dans ma
participation personnelle à l’absolu, et en tout autre être qui est lui
aussi un foyer de participation, dont toute démarche trouve en lui-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 426

même son origine et qui donne sans cesse un consentement que je suis
incapable de forcer. L’être objectif, c’est une autre subjectivité, c’est
une volonté qui n’est pas la mienne.
Il ne sert de rien d’ailleurs de prétendre que cette volonté, je puis
agir sur elle, la plier et la fléchir de quelque manière. Nous savons
bien que nous n’agissons alors que sur les sentiments et sur le corps,
c’est-à-dire sur toute la passivité qui lui est associée. Mais au moment
où elle donne son adhésion, c’est elle qui la donne, par un acte qui ne
peut venir que d’elle, puisque c’est lui qui la fait être. Et, en ce sens,
quand une autre volonté me cède, elle me résiste autant qu’elle me
cède, puisque cet acte même par lequel elle me cède, s’il n’est pas un
simulacre, est encore le sien.
C’est donc une doctrine un peu simple et qui cache plus d’orgueil
qu’on ne pourrait croire de penser que la réalité ne se révèle à nous
que par l’obstacle que nous trouvons sur notre chemin. Car cela sup-
pose que, si je pouvais accroître suffisamment la force dont je dispose,
cet obstacle même pourrait toujours être surmonté. Mais votre volonté
n’est pour moi un obstacle que si je considère ma volonté propre
comme capable de régner sur l’univers, si je vous considère donc
comme une chose. Or votre volonté est pour moi beaucoup plus
qu’une chose. Elle est l’être même qui, en vous comme en moi, se ré-
vèle par une initiative que je ne dois chercher ni à incliner, ni à briser.
Elle est ce qui [408] précisément m’oblige à ne point m’identifier
moi-même avec l’activité absolue ; elle me donne en vous la vision
objective de ce que je suis et m’oblige, pour comprendre notre mu-
tuelle indépendance et notre mutuelle limitation, à remonter jusqu’à
un principe commun auquel nous participons tous les deux. On
s’aperçoit facilement que je ne puis éviter de me considérer moi-
même comme un centre autonome d’action, bien que cela puisse de-
venir un principe de guerre si je ne reconnais pas hors de moi
l’existence de centres d’action différents qui possèdent la même auto-
nomie ; mais je ne puis pas la reconnaître sans m’apercevoir que
toutes ces initiatives puisent à la même source ce qui leur permet aussi
de communiquer et de s’unir. C’est pour cela que la vie de l’humanité
consiste nécessairement tout entière dans ces alternatives d’hostilité et
d’amitié qui forment les relations concrètes d’abord entre les êtres les
plus proches, ensuite entre les hommes de tous les pays et de tous les
temps.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 427

Ajoutons enfin que la résistance de l’objet ou la résistance de


l’idée limitent et déterminent mon activité physique ou intellectuelle
en lui donnant un objet auquel elles s’appliquent. Mais, seule la résis-
tance d’une autre volonté, précisément parce qu’elle met en jeu une
activité que je n’exerce pas moi-même, n’est pas l’objet d’une expé-
rience, mais d’une foi ; seule, elle est positive, au lieu d’être négative ;
seule, elle m’oblige à sortir de moi-même, accroît au lieu de le res-
treindre le champ de cette activité dont je ne trouve en moi qu’une
participation imparfaite et ne permet pas qu’on lui applique, du moins
dans le rapport qu’elle soutient avec ma propre conscience, le célèbre
axiome, sur lequel on a fait déjà certaines réserves : omnis determina-
tio negatio est.
Il ne faut pas oublier enfin, dans cette théorie de la résistance, que
si la résistance nous limite, soit qu’il s’agisse de la résistance de
l’objet à l’égard du corps, ou de la résistance de l’idée à l’égard de la
volonté, ou de la résistance d’une autre volonté à l’égard de la mienne,
dans tous les cas cette résistance est pour moi un appui. De telle sorte
que c’est parce que le sol est ferme sous les pieds et parce que la ma-
tière arrête le mouvement de la main, que le corps peut prendre son
élan et mon activité imprimer ses traces sur le monde, que c’est parce
que l’idée impose à la pensée la liaison des éléments qui la forment,
l’oblige à suivre son contour et à respecter les conditions de son intel-
ligibilité que la pensée se distingue de l’imagination et prend posses-
sion d’une [409] réalité qui la dépasse toujours, que c’est parce que,
enfin, notre volonté se sent toujours bornée par la rencontre des autres
volontés qu’elle cesse de se confondre avec le caprice et qu’elle donne
à ses entreprises une efficacité positive qui tire sa force de la collabo-
ration et du consentement qu’elles sont capables de lui donner. Ainsi,
c’est la résistance du réel qui nous supporte et qui nous rend solidaires
de la totalité même de l’être.

ART. 7 : La multiplicité des esprits est médiatrice entre l’acte abso-


lu et la multiplicité des idées et des choses.

Il n’y a pas d’aspect particulier de l’être qui ne se présente sous


une forme imparfaite et inachevée. Voyez l’objet, si justement nommé
objet, puisque j’en suis séparé et qu’il est toujours pour moi un idéal
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 428

de la pensée et du vouloir. Il est ce qui me manque, ce qui donne à


mes puissances leur point d’application et leur contenu. Mais je ne
puis jamais arriver à le posséder, ni à l’épuiser. Il n’a de sens que par
rapport à l’acte qui l’appréhende et qu’il a pour mission de susciter, de
soutenir, de renouveler et d’enrichir indéfiniment. Aussi semble-t-il
avoir plus de stabilité que cet acte même, alors qu’il est appelé à dis-
paraître dès qu’il a servi et que, comme le monde, il disparaît en effet
tous les jours. Voyez l’idée, dont je dis qu’elle est toujours abstraite :
je la cherche sans cesse, mais elle ne cesse de me fuir. Elle a moins de
réalité que l’objet et c’est pour cela que je m’efforce de l’incarner
dans une œuvre où il me semble que je vais réussir à l’emprisonner. Et
pourtant elle a plus de réalité que cette œuvre qui disparaît alors
qu’elle lui survit, bien que mon esprit éprouve toujours la même diffi-
culté à la retenir et à la fixer. L’objet n’est donc qu’à la surface de
l’être, au lieu que l’idée nous fait pénétrer dans son intimité d’une
manière beaucoup plus profonde. Et pourtant elle n’est elle-même
qu’une médiation toujours évanouissante. Que dire de notre âme elle-
même qui est si mobile et si insaisissable, qui se fait toujours et qui
n’est jamais faite ? Elle est au-dessus de l’objet et de l’idée, bien
qu’elle ait besoin tout à la fois de l’idée, qui est pour elle une fin qui
la dirige, mais qui n’existerait pas sans elle, puisque c’est elle qui la
pense, et de l’objet, sur lequel elle s’appuie pour éprouver l’idée et la
réaliser, bien que cet objet périsse sans cesse. L’objet et l’idée ne sont
que les moyens dont l’âme a besoin pour se constituer elle-même. Elle
repousse l’objet dans [410] le néant, dès qu’il a permis à l’idée qui
avait surgi en elle de recevoir du réel un contenu qui lui manquait.
Mais l’âme seule a à sa disposition les puissances de la mémoire qui
lui permettent de coïncider à la mort avec l’idée qu’elle a réussi, par
l’intermédiaire de l’action, à faire vivre, c’est-à-dire à rendre sienne.
Le problème de l’un et du multiple, comme on l’a vu au chapitre
XIII, n’intéresse donc la multiplicité des choses et la multiplicité des
idées que d’une manière indirecte. En lui-même, il porte sur la multi-
plicité des consciences. Là du moins on voit que le multiple ne peut
être posé que dans sa relation avec l’un : car l’unité est le caractère
même de l’esprit, de telle sorte qu’il n’y a une pluralité d’objets dans
le même monde que parce que le monde est pensé comme monde par
l’unité de l’esprit, une pluralité d’idées dans le système de la connais-
sance que parce que ce système est l’ouvrage de l’esprit, et que sur-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 429

tout nous ne pouvons pas penser un esprit séparé sans poser du même
coup la possibilité pour lui de communiquer avec d’autres esprits sé-
parés, comme s’ils étaient tous non point des parties de l’Esprit pur,
mais des puissances qui participent de sa lumière, qui trouvent en elle
leur origine, leur règle et leur idéal.
Mais le rapport de l’Esprit pur et des esprits particuliers est le mys-
tère de la liberté. L’être est saisi en nous par une expérience, c’est-à-
dire non point comme un objet, mais dans l’acte même par lequel il se
fait. Nous appréhendons, nous effectuons à chaque instant ce passage
du néant à l’être (qui n’est rien de plus que l’exclusion du néant ou
l’expérience de l’éternité même de l’Etre) dont Descartes a montré
comment il se réalise dans l’absolu par l’argument ontologique et
d’une manière participée par le Cogito. C’est ce que l’on peut expri-
mer en disant que l’essence de l’acte divin, c’est d’être un acte créa-
teur, qui est indivisiblement créateur de soi et créateur de toutes les
puissances, présentes et offertes en lui dans une sorte de surabon-
dance, et par lesquelles il invite tous les êtres possibles à se créer eux-
mêmes, grâce à un acte dont l’efficacité est encore en lui bien que la
liberté qui l’assume conquière par là l’être même qui lui est propre.
Les différents esprits n’ont donc pas été créés séparés par la reproduc-
tion multipliée d’un modèle identique, par la conformité à un type
éternel dont ils seraient autant d’exemplaires répétés. Alors en effet, il
n’y aurait point entre eux de communication véritable ; chacun d’eux
vivrait dans un monde séparé et il y aurait seulement entre ces mondes
des [411] ressemblances et des différences fondées sur l’usage sem-
blable ou différent qu’il aura pu faire de facultés identiques. Dans la
théorie de la participation, au contraire, les esprits s’accordent, non
point parce qu’ils se répètent les uns les autres, mais parce qu’ils ont
une source commune, parce qu’ils mettent en œuvre, non pas des acti-
vités semblables, mais une activité unique par une disposition person-
nelle de leur liberté qui suffit à expliquer pourquoi ils vivent tous dans
le même monde, bien qu’ils aient sur le monde une multiplicité infinie
de perspectives, qui sont toutes différentes, mais toutes convergentes.
Ainsi la multiplicité des esprits est médiatrice entre l’unité de
l’acte et la multiplicité infinie des idées et des choses, celles-là étant la
raison de celles-ci qui les éprouvent et les obligent à se réaliser. Mais
les idées et les choses ne sont que les moyens par lesquels les diffé-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 430

rents esprits ne cessent de refaire, par la pensée et par l’action, un


monde qui est propre à chacun et qui est commun à tous.

ART. 8 : Il y a une réciprocité entre les choses et entre les idées


mais la seule véritable réciprocité est intentionnelle et s’exerce entre
les êtres.

Le monde ne peut être cohérent qu’à condition qu’il y ait toujours


en lui réciprocité entre toutes ses parties et, qu’en ce qui concerne les
rapports du sujet et de l’objet, chacun d’eux puisse être considéré à la
fois comme déterminant et comme déterminé. Or, cette double déter-
mination réciproque, je la vérifie aussi bien à propos des objets sen-
sibles, dont je puis bien dire que je les appréhende en les construisant,
mais qui, en même temps, m’imposent leur présence locale et tempo-
relle et l’originalité de leurs qualités sans que je parvienne à les ré-
duire, — à propos des idées, dont je puis croire qu’elles ne se distin-
guent pas de l’opération par laquelle je les pense, et qui pourtant ont
une rigueur, une solidité et une nécessité internes qui me contraignent
et un contenu si riche que je ne l’épuiserai jamais, — à propos des
autres êtres enfin, qui subissent l’effet de mes moindres démarches
comme je subis moi-même les leurs.
Seulement, il y a bien de la différence entre ces trois sortes de réci-
procité. Car, en ce qui concerne les choses elles-mêmes, je ne puis pas
dire qu’elles agissent sur moi, bien qu’elles puissent [412] ébranler
mon corps ; mais elles n’ont pas d’intentionnalité à mon égard. Elles
n’expriment rien de plus que la limite et le surplus de la participation,
une réponse produite dans la totalité de l’être par la sollicitation de
mon activité propre. En ce qui concerne les idées, elles ne me mon-
trent plus, comme les choses, un monde qui est extérieur à moi, mais
elles m’ouvrent son intimité, de telle sorte que, si elles ont besoin de
ma conscience qui les évoque, ce sont elles qui la déterminent pour
ainsi dire du dedans et qui lui apportent cette signification qui est
comme la présence et la touche de l’Esprit. Mais, c’est seulement dans
nos rapports avec d’autres êtres que nous avons affaire à une récipro-
cité réelle ; non pas seulement parce que chacun d’eux a à l’égard de
l’autre une volonté particulière, mais encore parce que ces deux vo-
lontés puisent à la même source l’efficacité dont elles disposent et, en
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 431

en assumant la responsabilité, doivent former ensemble une société où


chacune, par le double intermédiaire des choses et des idées, puisse à
la fois éprouver son indépendance et son union avec l’autre. Dans un
tel monde, toute activité procède de l’Acte pur : mais il faut qu’elle
soit exercée par des consciences particulières qui ne semblent agir ré-
ciproquement l’une sur l’autre que parce que c’est le même principe
qui agit en chacune d’elles et qui les détermine en les subordonnant
soit aux choses, soit aux idées, afin de leur permettre de se dépasser
elles-mêmes, soit vers le dehors, soit vers le dedans, et de communi-
quer entre elles.
Or, si on admet que Dieu seul me donne l’être, c’est-à-dire
l’initiative personnelle dont je dispose, je n’existe, je ne fais partie du
monde que parce que, par le moyen de mon corps, je puis entrer en
relation avec les choses et les marquer de mon empreinte, que parce
que, par le moyen de ma pensée, je puis entrer en relation avec des
idées que les autres êtres peuvent penser avec moi, que parce que, en-
fin, ces choses et ces idées sont des témoignages externes ou internes
par lesquels ma propre existence pourra être affirmée et reconnue par
autrui. Ainsi, comme Dieu me donne l’être, ce sont les autres êtres qui
me donnent l’existence. Je n’existe que pour eux. Aussi ne faut-il pas
s’étonner si je ne puis constituer mon existence par la participation
qu’à condition de sortir sans cesse de moi-même. Je cherche toujours
une chose, une idée ou un être que je puisse prendre pour objet de ma
volonté, de ma pensée ou de mon [413] amour. L’amour du prochain
n’est que l’exigence suprême de mon activité dans mes rapports avec
les autres êtres ; cette exigence est la même que celle qui oblige la
connaissance à s’incarner dans des représentations et le vouloir à
s’exprimer par une modification qu’il fait subir à des choses.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 432

[414]

LIVRE III. L’ACTE DE PARTICIPATION

DEUXIÈME PARTIE
LE JEU DE LA PARTICIPATION

Chapitre XXIII
LA DIVISION DE LA LIBERTÉ

A. – LA LIBERTÉ ET LE DÉSIR

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ART. 1 : La sensibilité nous révèle l’intimité de la participation par


l’indistinction même où elle laisse l’activité et la passivité.

La participation s’exprime par l’opposition et la corrélation de la


passivité et de l’activité. Et l’on peut dire que la vie de la conscience
consiste dans les différentes manières dont cette opposition et cette
corrélation se réalisent. La classification des fonctions de la cons-
cience n’en est qu’une expression : elle trouve son origine dans la
constitution de la sensibilité qui est le témoignage de la participation,
mais qui laisse encore la passivité et l’activité dans l’indistinction ;
c’est d’elle qu’émergeront à la fois toutes ces fonctions différentes
qui, grâce à la distance qui les sépare et qui sépare aussi leur opération
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 433

de leur objet, nous permettront de constituer notre être propre par une
relation avec le Tout dont notre conscience assumera la responsabilité.
Avant que les différentes fonctions se séparent les unes des autres
ou dès qu’elles viennent de nouveau se confondre, la conscience qui
les contient déjà en puissance ou qui en porte encore en elle la trace,
peut être définie comme une sensibilité pure ; non point comme cette
sensibilité différentielle qui reconnaît dans le réel avec une délicatesse
de plus en plus grande la gamme infinie des nuances et des valeurs,
mais comme cette sensibilité générale qui est la racine de l’autre, qui a
une extrême profondeur métaphysique et par laquelle je découvre et
j’éprouve la présence même du moi, comme inséré dans cette totalité
de l’Etre qui le dépasse et dont il est pourtant solidaire. La sensibilité
apparaît donc en un certain sens comme [415] étant la participation
vécue. C’est l’intimité du moi qu’elle me révèle et cette intimité est à
la fois accueillie et subie ; elle est le tout lui-même qui m’envahit et
qui m’éveille à une vie propre, mais sans qu’elle puisse être séparée
de lui. Elle est une appréhension confuse, mais directe, de mon être
personnel au cœur même de l’Etre total. La sensibilité est liée à
l’expérience primitive et métaphysique que nous faisons de la partici-
pation. Elle n’en est pas seulement l’idée. Sans elle, le monde ne se-
rait qu’un spectacle, c’est-à-dire que nous cesserions d’en faire partie.
Aussi comprend-on sans peine que, quelle que soit l’évolution ulté-
rieure des fonctions de la conscience, quel que soit l’accroissement de
notre lucidité critique et de notre puissance créatrice, la sensibilité ne
se laisse pas oublier, malgré la suspicion dont elle peut être l’objet de
la part de certaines des fonctions de l’esprit qui trouvent naissance en
elle, ne se détachent jamais d’elle et restent impuissantes, si elle re-
fuse de les ratifier. C’est par elle que nous restons dans le monde,
qu’il y a un être du monde et que nous avons un être propre : ils
s’éloignent l’un de l’autre et cessent de se joindre — bien plus, cha-
cun d’eux recule et se dissipe, — dans la mesure où nous revenons à
l’indifférence. C’est ce qu’exprime fort bien le langage quotidien qui
ne peut employer les mots participer, prendre part et prendre sa part
qu’au sens d’être affecté. La sensibilité, c’est la participation réalisée
et non plus virtuelle : ses variations en mesurent les degrés.
On voit que cette sensibilité qui nous donne le Tout lui-même dans
sa coexistence avec notre moi, bien qu’elle exprime leur union et
qu’elle semble résider principalement dans notre propre passivité à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 434

l’égard du Tout, ne peut pas être une passivité pure, puisque la passi-
vité pure n’est jamais qu’une limite, qu’elle est toujours corrélative
d’une activité exercée dans la conscience même qui reconnaît sa
propre passivité et qu’en réduisant le sujet à l’état de chose, elle lui
ôterait la réalité actuelle de la participation qu’elle était destinée préci-
sément à fonder. La sensibilité est la caractéristique d’un être mixte,
mais dans lequel la forme et la matière ne se sont pas encore disso-
ciées : car elles ne pourront l’être que par une victoire qui précisément
nous rendra maître de nous-même.
[416]
ART. 2 : La sensibilité exprime le rapport sans cesse variable entre
le désir et le couple du plaisir et de la douleur.

La conscience affective nous livre la présence commune du monde


et du moi dans leur indivisible union, dans leur relation à la fois per-
manente et variable. C’est pour cela que l’activité et la passivité vien-
nent s’y associer : elle exprime en quelque sorte leur relation sans
cesse oscillante. Elle accompagne toutes les démarches de la cons-
cience, même les plus hautes : mais c’est parce qu’elle est un retentis-
sement en nous des rapports même que nous soutenons avec le
monde. On peut bien lui attribuer sans doute une sorte de primauté
chronologique : mais ce serait une erreur de la convertir en une pri-
mauté ontologique. Et cette primauté ne provient pas seulement de sa
confusion originelle qui se dissiperait en nous par degrés, mais de la
nécessité où nous nous trouvons d’être reçus pour ainsi dire dans
l’être, c’est-à-dire d’avoir une nature, pour être capables de nous en
affranchir par degrés en faisant prédominer en nous une activité qui ne
se donne à nous que si nous consentons nous-mêmes à la prendre en
mains et à l’exercer.
Ce qui montre encore le caractère d’indistinction de la conscience
affective, c’est qu’elle devance l’apparition du plaisir et de la douleur
et les contient pour ainsi dire l’un et l’autre en puissance ; c’est
qu’elle est un désir, mais qui n’est point encore détaché de l’état qui le
suggère ou qui déjà le traduit. Mais la sensibilité est comme un appel
intérieur qui nous oblige à épanouir toutes les fonctions de la cons-
cience. Comment en serait-il autrement puisque, d’une part, ce couple
du plaisir et de la douleur sans lequel le monde serait pour nous indif-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 435

férent, c’est-à-dire sans lequel la sensibilité elle-même ne serait rien,


apparaît comme étant l’origine de toutes les valeurs que nous pourrons
ensuite reconnaître dans le monde ; et puisque, d’autre part, le discer-
nement entre le plaisir et la douleur ne peut s’effectuer sans que la
conscience ne cherche aussitôt à faire prévaloir le premier sur la se-
conde, ce qui exprime l’essence même du désir ? De telle sorte que le
plaisir et la douleur doivent être considérés avec le désir lui-même
comme les éléments constitutifs de la sensibilité et qu’ils peuvent dans
une certaine mesure être déduits, grâce à une démarche proprement
circulaire, soit que nous regardions le désir comme étant le principe
qui, [417] en attestant notre finitude, produit le plaisir et la douleur,
selon qu’il est satisfait ou contredit, soit que le plaisir et la douleur
apparaissent comme l’objet d’une expérience secondaire qui nous ré-
vèle seulement la présence du désir, ou d’une expérience primitive qui
le fait naître ou le ressuscite.

ART. 3 : Le désir est intermédiaire entre la puissance et l’acte par


lequel la liberté en dispose.

La participation doit se présenter nécessairement sous la forme


d’une rencontre qui est, si l’on veut, celle de la passivité et de
l’activité, et peut être explicitée de quatre manières différentes.
C’est notre activité même qui est reçue et dont nous trouvons en
nous la disposition. Elle est alors une puissance dont l’exercice dé-
pend de nous. Dans la mesure où elle est une puissance, que nous
pouvons mettre en œuvre ou non, elle exprime notre relation à l’égard
de l’acte pur. Mais elle comporte deux étapes : le désir, qui, en nous
introduisant dans une nature qui nous limite, nous fournit les moyens
dont notre liberté même dispose, et la liberté, qui est un pouvoir dont
nous ne ferions point usage s’il ne nous était pas lui-même donné.
Mais cette activité du désir ou de la liberté appelle aussitôt à
l’existence, en tant qu’activité, une double passivité — qui est celle de
l’affection (qui répond au désir) et de l’objet, tantôt extérieur et tantôt
intérieur, selon qu’il est en rapport avec les mouvements du corps ou
avec les mouvements de l’âme seule (que la liberté actualise). Il est
remarquable que le même mot de sensibilité s’applique à la fois au
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 436

désir et à l’affection ; et le même mot de création à l’acte de la liberté


et à l’univers visible et invisible qu’elle appelle à l’existence.
S’il y a, comme on l’a montré, une relation très étroite entre la
puissance et le besoin, on peut dire maintenant sous une forme plus
précise que la puissance appelle le désir ; car elle exprime à la fois ce
qui nous manque et ce que nous sommes capables d’acquérir ; c’est le
désir qui est pour ainsi dire la transition de l’un à l’autre. Il est donc
médiateur entre la puissance et l’acte. Ce n’est pas encore un acte vé-
ritable, c’est seulement un acte qui commence et qui ne devient à pro-
prement parler notre acte que lorsque la liberté consent à l’assumer.
Or le caractère propre du désir, c’est de ne pouvoir se donner à [418]
lui-même l’objet qui est capable de le satisfaire. Il ne peut que le rece-
voir. Car cet objet, c’est précisément ce qui le surpasse. Il vient rem-
plir le vide du désir. Il ne peut être confondu avec le plaisir, qui est le
signe et l’effet de sa possession, mais non point cette possession elle-
même.
La liaison entre le désir et le plaisir traduit le caractère limité de la
participation de deux manières : d’abord par la subordination du désir
à l’égard de la nature, ensuite par la subordination du plaisir à l’égard
de l’objet qui le produit. C’est pour cela que le mot affectivité com-
prend en lui aussi bien le désir que le plaisir même. Dès qu’une scis-
sion s’introduit à l’intérieur de l’acte pur, il apparaît en nous une
forme de passivité qui est inséparable de l’acte participé et qui traduit
à la fois un appel vers un objet qui lui manque, comme on le voit dans
le désir, et une subordination à cet objet, dès qu’il lui est donné,
comme on le voit dans le plaisir. Le propre de la liberté c’est, au con-
traire, de marquer un retour à l’initiative absolue, qui n’abolit pas le
désir, mais l’empêche pourtant à la fois d’agir sans mon consentement
et de devenir l’esclave d’aucun objet, lui garde un mouvement infini,
et, en l’obligeant à remonter à sa source positive et spirituelle, le su-
bordonne non pas à la nature, mais à l’acte pur. Alors elle produit
dans la conscience une joie dont l’objet, à l’inverse de l’objet du plai-
sir, réside non plus dans la possession de ce qui manque à l’acte de
participation, mais dans la plénitude de cet acte même.
La participation est une possibilité, mais qui m’est offerte et qui
tend toujours par conséquent à s’actualiser ; c’est une insuffisance qui
tend à se remplir. De là sa liaison avec le désir qui lui donne cet élan,
cette hardiesse que nous sentons en elle ; mais le rôle du désir n’est
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 437

que de solliciter la liberté qui, selon son degré de force ou de courage,


change la participation en une promesse qui nous est faite ou un de-
voir qui nous est imposé.

ART. 4 : Le désir est le support de la liberté qui transforme l’objet


vers lequel il tend en une occasion de son propre exercice.

Il est impossible de concevoir un être qui ait une origine ou un


commencement et qui n’ait pas un terme ou un achèvement. Entre les
deux, il se produit un devenir qui est nécessaire à son accomplisse-
ment et que l’on peut appeler sa destinée, si on le considère dans ses
rapports avec les causes qui le déterminent, [419] et sa vocation, si on
le considère dans cet appel intérieur que nous cherchons toujours à
entendre et auquel notre liberté ne cesse de répondre. Or, si la nature
semble nous fournir une multiplicité de désirs qui brisent l’acte pur et
qui l’emprisonnent, c’est pour en faire à la fois le support et
l’aiguillon de notre activité participée ; mais c’est notre liberté qui en
fait usage et qui, tantôt abandonne le désir à lui-même ou le laisse
s’éteindre, et tantôt au contraire le promeut au delà de tous les objets
qui paraissaient devoir lui suffire. De même, aucun désir ne peut être
comblé sans un objet qui lui soit donné : mais le désir ne coïncide ja-
mais avec lui ; il est tantôt en deçà, tantôt au delà. La relation qui les
unit est toujours jusqu’à un certain point indirecte et inadéquate. C’est
dans le jeu qu’elle nous laisse que la liberté s’exerce : et le propre de
la liberté, c’est de déterminer cette relation, de nous l’approprier et
d’en fixer la nature et le sens.
La correspondance entre l’activité et la passivité se trouve éclairée
par la description de l’occasion dont Malebranche, au moment où il la
substituait à la causalité, voyait qu’elle exprime admirablement les
lois les plus profondes de l’univers spirituel, mais en sauvegardant
une liberté qui, au lieu d’être abolie par la participation, ne fait qu’un
avec elle. Car si la liberté doit demeurer une initiative pure, elle ne
peut pas être ébranlée cependant sans la touche du désir : or le propre
du désir, c’est précisément de reconnaître l’objet désirable, bien que le
rapport qui les unit n’appartienne encore qu’à l’ordre de la nature. Le
désir se laisse donc assujettir par l’objet désirable, mais non point la
liberté. Elle le dépasse toujours ou, si l’on veut, elle tend vers un dési-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 438

rable infini. L’objet particulier du désir est pour elle une tentation à
laquelle il lui arrive de céder. Mais ce qu’elle cherche dans l’objet,
c’est un signe, un appel auquel elle doit répondre, proprement une oc-
casion qui lui est préparée, qui met par exemple au-dessus d’un désir à
satisfaire un devoir à remplir. La vertu de l’occasion, c’est de nous
montrer que, si l’acte libre semble toujours devancer un effet qui lui
correspond, leur solidarité est pourtant si étroite que tout doit se passer
aussi comme si c’était cet effet qui sollicitait d’abord la démarche de
notre liberté. Il n’y a point d’homme qui ne reconnaisse avoir fait lui-
même de telles expériences, qu’il met sur le compte du hasard ou de la
providence selon son degré de foi. Mais elles s’expliquent assez aisé-
ment si l’on n’oublie pas, d’une part, [420] que la passivité n’est ja-
mais une passivité à l’égard d’un objet, mais à l’égard de l’Acte même
auquel nous participons en tant précisément qu’il nous dépasse, que
l’occasion elle-même ne s’offre qu’à celui qui a commencé d’agir et
qui, par là, est capable de l’évoquer et de la reconnaître, et enfin, que
tout acte participé est lui-même en liaison avec une nature déjà indivi-
dualisée, ce qui permet à chaque être de discerner dans le monde les
objets privilégiés de sa vocation particulière.

ART. 5 : Il y a dans la sensibilité une constante individuelle où la


liberté trouve la matière de notre vocation.

Il est admirable que la participation ne puisse pas se produire sans


que nous soyons affectés : c’est l’affection qui témoigne de son ap-
propriation. L’affection est liée sans doute à la matière, qui est non
pas la cause qui la détermine, mais seulement le moyen sans lequel il
n’y aurait en nous aucune passivité. Cependant nous savons qu’il n’y
a pas à proprement parler passivité à l’égard de la matière, mais seu-
lement, par l’intermédiaire de la matière, à l’égard de l’activité même
que nous mettons en œuvre. Et nous savons aussi que cette activité
elle-même n’est point une activité pure, qu’elle est toujours reçue par
nous et qu’elle ne peut pas l’être sans ébranler en nous une émotion,
sans susciter un désir, sans éveiller une inspiration.
C’est la sensibilité qui nous permet de comprendre, d’une part,
comment la participation est toujours nécessairement individualisée,
et, d’autre part, comment elle cherche toujours à triompher de ses li-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 439

mites. Elle traduit en nous la présence d’une nature qui est, pour ainsi
dire, la matière que notre liberté utilise, mais pour nous affranchir de
son esclavage. (Notre limitation s’exprime de la même manière du
côté de la connaissance par le caractère passif de la sensation, qui ne
fait d’abord que nous affecter, et que le propre de la connaissance est
de transformer en objet, grâce à un jugement qui rompt
l’assujettissement où d’abord elle nous retenait.)
Mais le caractère original de la sensibilité n’est pas, comme on le
croit, d’exprimer les influences différentes que nous subissons et qui
suffiraient à faire naître le plaisir ou la douleur, le désir ou la répul-
sion, en vertu d’une sorte de mécanique qui serait la même pour tous
les êtres. Il y a dans chaque être une sorte de constante affective qui
demeure la même à travers les [421] états les plus contraires et que
l’on considère le plus souvent comme étant un effet de sa nature
propre. Elle est en corrélation avec les conditions d’insertion de son
activité participée à l’intérieur de l’univers. Celles-ci déterminent en
moi une sympathie positive et négative qui m’unit à ses différentes
parties, sympathie qui possède toujours un caractère préférentiel et
électif, mais me rend apte à aimer et à haïr, à ressentir toujours
quelque nouveau bienfait ou quelque nouvelle blessure. Cette cons-
tante affective ne se borne pas à traduire le caractère individuel de ma
nature : il y a plus, elle montre précisément la relation que ma nature
individuelle soutient avec ma liberté, car si l’affectivité en effet
s’impose à moi, je la conduis d’une certaine manière, je lui cède ou je
lui résiste, je l’infléchis comme je l’entends, je collabore avec elle ou
je l’exalte ; ou au contraire je lui prête à peine audience, et je la laisse
se dissiper comme une sorte d’orage auquel je serais demeuré indiffé-
rent. Les causes qui l’ont ébranlée ne me paraissent plus valoir la
peine qu’elle me donne tant de trouble. Pourtant, au centre le plus pro-
fond du moi, je sens aussi que c’est elle qui est moi, que je suis enga-
gé tout entier en elle, que c’est elle que je veux, et qu’en ce sens c’est
moi qui la produis, dans la mesure où elle est le ressentiment en moi
de la valeur suprême que j’attribue aux démarches de ma liberté, dès
que celle-ci a opté véritablement.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 440

B) LA LIBERTÉ DIVISÉE

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ART. 6 : La liberté se divise en fonctions différentes afin de créer


l’intervalle dans lequel la participation réussit à s’exercer.

La diversité des fonctions est le moyen et l’effet à la fois de la par-


ticipation, c’est-à-dire du rapport qui s’établit entre le moi et le Tout.
Et l’on peut dire qu’elle exprime solidairement la communication in-
térieure du moi avec lui-même par laquelle il constitue son unité, et
ces communications réglées qui s’établissent entre le moi et le monde
et par lesquelles il ne cesse en même temps d’en accueillir l’influence
et de le marquer de son empreinte. C’est cette sorte d’inadéquation de
soi à soi qui crée la conscience, c’est-à-dire un dialogue intérieur où
chaque fonction joue le rôle d’un interlocuteur différent ; elle nous
oblige à nous dépasser nous-même et à nous tourner vers le Tout par
[422] un mouvement de pensée, de volonté ou d’amour, mais afin de
faire de nous-même un être qui soit notre œuvre, dont nous devons
nous détacher par la pensée pour devenir capable de le vouloir et le
vouloir tel qu’il soit digne que nous l’aimions. Et l’on peut dire que
tous les mouvements de l’âme ont pour objet d’établir une unité entre
ce que l’on sait, ce que l’on peut et ce que l’on aime, bien que cette
unité, si elle était réalisée parfaitement, dût abolir la vie de la cons-
cience qui exige qu’elle soit toujours cherchée et ne soit jamais obte-
nue.
La conscience ne peut s’exercer qu’en prenant possession du
monde par l’intelligence et en lui imposant sa marque par la volonté.
Non pas que le monde préexiste à la conscience autrement que dans
cette efficacité souveraine, qui permet à la conscience dès qu’elle y
participe, de se le donner à elle-même, comme l’objet privilégié de sa
représentation et la fin prochaine de son action. Car il n’y a de monde
donné que pour une conscience qui se le donne. Mais la conscience
n’entre en jeu que pour que le monde que nous créons par la représen-
tation et par l’action puisse donner satisfaction à l’intelligence et au
vouloir, c’est-à-dire soit tel qu’il n’y ait rien en lui qui soit pour nous
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 441

sans raison, rien que nous ne produisions en lui dont nous


n’apercevions la valeur.
Or il est impossible que nous puissions introduire partout dans le
monde la raison et la valeur autrement que par une subordination en
nous de la passivité à une activité pure, qui est créatrice d’elle-même,
et qui, en se créant, crée du même coup les motifs qui la justifient.
Ainsi, l’avènement de l’acte dans une conscience particulière se
produit par la formation et par l’exercice de nos puissances. Ce sont
ces puissances qui, par leur diversité même, nous détachent de l’acte
pur et permettent à notre conscience de se faire. C’est le rapport de ces
puissances entre elles qui forme notre vie intérieure. Et l’on montrera
qu’aucune d’elles ne possède de primauté absolue à l’égard des autres,
puisque chacune d’elles appelle toutes les autres comme un complé-
ment sans lequel elle ne pourrait pas se soutenir 8.
Dès que l’attention, le vouloir ou l’amour surgissent à l’intérieur
[423] de la conscience, le monde s’éveille devant nous et nous nous
éveillons nous-même au monde.
Cette distinction des fonctions est, si l’on peut dire, une division de
la liberté et la condition sans laquelle elle ne pourrait pas s’exercer.
Elle creuse un intervalle entre l’entendement, qui représente le pos-
sible et la volonté, qui l’actualise. Elle les oppose et les réconcilie, ce
qui n’est possible que par l’amour qui franchit leur intervalle. Ce qui
nous oblige, comme on le voit, à mettre la liberté au-dessus du vou-
loir, puisqu’elle se scinde en trois fonctions différentes pour produire
les conditions qui lui permettent d’agir.
Non seulement l’intervalle qui sépare les trois fonctions de la
conscience est nécessaire pour que notre activité de participation
puisse s’exercer, mais encore il y a dans chacune d’elles un intervalle
indispensable à son propre jeu : c’est, en ce qui concerne
l’intelligence, l’intervalle qui sépare l’attention de son objet, ou l’idée
de la chose ; en ce qui concerne la volonté, l’intervalle qui sépare
l’intention de l’effet, ou, si l’on veut, le vouloir du pouvoir ; en ce qui
concerne l’amour, l’intervalle qui sépare l’aimant de l’aimé, ou, si

8 Jusque dans l’unité de l’acte pur, le dogme théologique de la Trinité exprime


cette vivante intériorité du Soi absolu, qui est le principe et modèle de ce jeu
dérivé des puissances par lequel notre conscience propre se constitue.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 442

l’on veut, l’amour que chacun donne de l’amour qu’il reçoit. Et l’on
trouve ici une contre-épreuve à l’analyse du précédent chapitre,
puisqu’à l’acte par lequel s’exerce chacune de ces fonctions corres-
pond une donnée qui lui est propre, savoir : à l’intelligence, l’idée ; à
la volonté, la chose ; à l’amour, un autre être.

ART. 7 : La déduction des différentes fonctions de la conscience ne


fait qu’un avec la déduction des conditions de l’acte libre.

Le propre de la participation, c’est qu’elle nous permet de nous


établir dans l’être, de poursuivre en lui un progrès indéfini, sans que
nous puissions jamais coïncider avec lui, alors que toute autre concep-
tion de nos rapports avec l’être nous oblige à nous placer devant lui
comme devant un spectacle dont nous cherchons à pénétrer le secret.
Dès lors, la théorie de la participation doit nous permettre non seule-
ment d’expliquer l’originalité, la diversité et le bien-fondé des diffé-
rentes formes de notre activité, mais encore de les déduire en quelque
sorte à partir des conditions de possibilité de la participation elle-
même. Il ne suffit pas de dire que la participation ne peut être libre,
comme on l’a montré dans la théorie de l’intervalle, que [424] s’il y a
en elle du jeu, si elle est pour ainsi dire intérieurement divisée de ma-
nière à pouvoir tour à tour être passive et active à l’égard d’elle-
même, matière et forme de soi tout ensemble ; il est évident encore
qu’une participation continue, unilatérale, comme celle que l’on con-
çoit parfois lorsqu’on fait de la participation un simple accroissement
de l’être particulier qui cherche par degrés à s’égaler au Tout, donne-
rait au temps un privilège ontologique qu’on ne peut pas lui accorder
au détriment de l’espace, abolirait devant la liberté la pluralité des
possibles simultanés et s’interdirait de justifier notre solidarité actuelle
avec cette présence totale à laquelle nous ne pouvons être liés que par
une pluralité d’actions réelles et virtuelles dont le rapport varie sans
cesse et qui ne parviennent jamais à coïncider. Ainsi, en déduisant la
pluralité de nos fonctions, la liberté déduit les conditions mêmes de
son propre exercice.
Cela permettra de donner de la conscience elle-même une défini-
tion un peu différente de celle qu’on en donnait d’abord quand on en
faisait une relation entre le sujet et l’objet ou entre le moi et l’univers :
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 443

on peut dire maintenant que la conscience n’est rien de plus qu’une


relation intérieure entre ses différentes fonctions. Elle les distingue les
unes des autres et les oppose entre elles afin de se produire elle-même
en réalisant leur vivante unité. L’intervalle qui sépare de l’acte pur
l’acte de participation rend cet acte corrélatif d’une puissance qui n’a
jamais fini de s’exercer. Mais il y a une pluralité de puissances qui
font que ce n’est pas seulement de l’être total que l’être fini est séparé,
mais encore de lui-même. Il faut qu’il soit séparé de soi pour pouvoir
agir sur soi.
On comprend bien dès lors que la conscience doive se scinder en
fonctions différentes afin de prendre en main la direction même de ce
mouvement qu’elle me donne et fonder mon existence personnelle.
Elle est d’abord comme une révélation du moi à lui-même dans les
rapports qu’il soutient avec l’univers ; mais cet univers qui ne se dé-
couvre encore à elle que par les touches du plaisir et de la douleur, il
faudra d’une part, le connaître par des représentations, indépendam-
ment de ces touches elles-mêmes, si elle doit agir sur celles-ci au lieu
de se contenter de les subir. Et le désir, d’autre part, devra se changer
en volonté si nous devons l’éprouver, le rendre nôtre et devenir
maîtres des objets qui sont destinés à le servir, au lieu de nous borner
à attendre qu’ils viennent le satisfaire. De là la naissance d’une [425]
intelligence qui se tourne vers le Tout, qui cherche à se le représenter
et à lui devenir adéquat, et d’une volonté qui prend la responsabilité
de mon être même et contribue à le créer en ne cessant jamais de le
modifier. La distinction et la liaison entre l’intelligence et la volonté
nous fourniront ainsi les principes d’une déduction du contenu de la
conscience, de sa relation avec le monde qui l’entoure et de sa com-
munication avec les autres consciences. Mais ni l’une ni l’autre ne
perdent jamais le contact avec la sensibilité qui leur a donné nais-
sance, qui ne cesse de les animer l’une et l’autre, qui se développe et
s’affine avec elles, qui reste le critère le plus délicat et le plus sûr du
succès de leurs opérations. Il faut enfin que l’activité de la pensée et
celle de la volonté aient apparu l’une et l’autre et se soient unies, pour
que l’amour puisse rétablir l’unité vivante de notre âme, et que notre
sensibilité justifiée et assumée transfigure ce qui tout à l’heure n’était
que la passivité de notre moi en son acte le plus profond.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 444

ART. 8 : Comme l’acte pur se manifeste par la mise en jeu de liber-


tés particulières, chaque liberté appelle à son tour des fonctions sépa-
rées dont chacune s’exprime par des opérations différentes : mais
chacune évoque l’unité qui la fonde, au lieu de la rompre.

C’est parce que l’acte pur se change en une potentialité infinie, dès
qu’il commence à être participé, qu’on le voit éclater en une multipli-
cité inépuisable de consciences particulières dont chacune se définit
comme une liberté qui la rend cause d’elle-même et qui lui permet
d’entrer en communication avec toutes les autres consciences et de
s’unir à elles par l’amour. Chaque conscience particulière à son tour
doit demeurer inséparable de la totalité de ce monde à l’intérieur du-
quel elle vient prendre place : ce qui l’oblige à l’embrasser comme
une représentation de son intelligence en même temps qu’elle doit in-
sérer en lui l’efficacité de son vouloir. Cette distinction est fondamen-
tale parce qu’elle est la condition de la participation et de notre solida-
rité avec un monde qui nous surpasse et que nous contribuons pour-
tant à produire. Mais elle n’est pas absolue, sans quoi le vouloir ne
serait point, il agirait en aveugle ; et l’intelligence à son tour ne rece-
vrait aucun ébranlement.
Il est évident maintenant que, dans l’exercice de chacune de [426]
ces fonctions, nous retrouvons le même intervalle sans lequel la parti-
cipation ne pourrait pas se réaliser. C’est cet intervalle, comme on l’a
dit, qui, dans l’intelligence, sépare toujours la représentation de
l’objet, dans la volonté, l’intention de la fin et dans l’amour, l’aimant
de l’aimé. Dès lors, l’activité intellectuelle à son tour doit éclater en
une infinité de représentations différentes afin qu’elle laisse subsister
la distinction entre l’être et la connaissance, qui s’évanouirait si la
connaissance était d’emblée totale, et afin que le progrès de la cons-
cience soit l’œuvre continue du sujet : de telle sorte qu’elle est as-
treinte à constituer un univers que notre pensée n’épuisera jamais. De
même, l’activité volontaire doit éclater en fins particulières afin de
disposer de ce jeu qui assure son indépendance et permet son enrichis-
sement. Et l’on verra, en étudiant le circuit dialectique dans le chapitre
suivant, que les idées de l’intelligence sont destinées à préparer les
fins du vouloir qui sont elles-mêmes les moyens par lesquels l’amour
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 445

noue entre les différentes consciences les liens d’une société spiri-
tuelle
Chaque fonction n’est qu’une perspective particulière sur le Tout
et elle est astreinte à agir dans le temps par une sorte de progrès conti-
nu. Dès lors, étant sans cesse débordée par son objet éventuel, elle
rencontre devant elle une multiplicité toujours renaissante et qu’elle
n’aura jamais fini de réduire. De là ce caractère commun à la connais-
sance, au vouloir et à l’amour, qui oblige chacune de ces fonctions à
s’exercer par une pluralité d’opérations en pénétrant dans une infinité
ouverte devant elle et qu’elle ne parviendra jamais à épuiser. L’unité
du principe qui connaît, qui veut, ou qui aime, appelle dans chaque
domaine une multiplicité surabondante qui exprime son efficacité et
qui la surpasse, qui lui donne une matière et lui permet de la dominer.
Mais s’il est vrai qu’il ne faut jamais perdre de vue l’unité des
fonctions de l’esprit qui seule nous permet, à l’intérieur même de la
participation, de réaliser une union avec l’Acte pur, c’est-à-dire une
image de son unité, chacune d’elles réalise pourtant l’unité dans le
domaine qui lui est propre, puisque l’intelligence réalise l’unité entre
les idées, la volonté l’unité entre les choses et l’amour l’unité entre les
êtres. Ici l’unité et la diversité sont tellement inséparables que chacune
de ces fonctions semble produire d’abord une diversité, dont on ne
voit pas toujours [427] qu’elle est le moyen de mettre en œuvre son
unité même, qui n’est jamais qu’un pouvoir d’unifier.

ART. 9 : La pluralité des fonctions est corrélative de l’insuffisance


de chacune d’elles, qui l’astreint à évoquer dans le réel un objet sépa-
ré qu’elle ne parvient jamais à réduire.

La participation exige nécessairement qu’il se constitue dans l’âme


des fonctions séparées telles qu’aucune n’épuise la totalité de l’être,
c’est-à-dire l’efficacité de l’acte pur, que chacune appelle par consé-
quent d’autres fonctions corrélatives et trouve dans le Tout un terme
qui lui correspond, mais qu’elle ne parvient jamais à réduire. C’est ce
que l’on observe dans l’intelligence, qui se sépare de l’objet pour le
penser et qui, au moment même où elle le pense, le révèle au lieu de
l’abolir, — dans la volonté dont l’acte le plus secret s’exprime par un
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 446

acquiescement ou un refus et qui, dès qu’elle entre en jeu, doit se sé-


parer de la fin à laquelle elle s’applique et la quitte une fois qu’elle l’a
obtenue, — dans l’amour enfin, qui pose l’existence d’un autre être et
son indépendance à l’égard de nous avec une intensité d’autant plus
grande que nous lui sommes plus unis. C’est en se séparant mutuelle-
ment que les trois fonctions de l’esprit se séparent de leur objet
propre, avec lequel elles ne coïncideraient que si elles abolissaient
elles-mêmes leur séparation.
La distinction des fonctions apparaît nettement dans la nécessité
pour chacune d’elles de se proposer un objet séparé, puisque le propre
de l’intelligence, c’est d’engendrer une représentation, le propre de la
volonté, d’atteindre une fin, le propre de l’amour, de chercher une
communion avec un autre être. Il semble d’abord que l’intention vo-
lontaire soit le témoignage le plus parfait de la puissance même que je
possède : car elle change les choses. Mais elle ne peut rien sans le
concours des choses elles-mêmes qui infléchissent toujours l’intention
et la conduisent vers une autre fin que celle qu’elle a visée. De même,
l’acte intellectuel est essentiellement un acte d’attention, mais dans
lequel la vérité est produite et subie en même temps : il est la re-
cherche d’une évidence et d’une nécessité, mais dans laquelle il y a
une connivence entre ce que j’exige que les choses soient pour les
comprendre, et la manière dont elles m’obligent à reconnaître ce
qu’elles sont (encore que les choses puissent me [428] contraindre à
changer ces exigences elles-mêmes et, en les modelant sur elles, à les
approfondir.) Enfin dans nos relations avec les autres hommes, où
l’amour se trouve toujours de quelque manière intéressé, je sais bien
que je donne mon amour, mais au moment même où je le donne je
sais aussi que, quand même il n’est pas payé de retour, je reçois de
l’objet aimé plus encore que je ne lui donne.
L’initiative que je crois avoir dans la volonté, dans l’intelligence
ou dans l’amour n’est jamais aussi entière qu’on le croit ; il y a tou-
jours dans le réel une sollicitation à laquelle notre activité ne reste pas
insensible et sans laquelle elle ne se trouverait point ébranlée. On le
voit bien dans le plaisir qui quelquefois devance le désir et l’éveille,
dans cette lumière même qui attire vers elle le regard plus encore que
le regard ne la cherche, dans cette présence d’un amour offert qui pré-
cède la naissance de l’amour et qui le produit ; ce qui nous fait penser
que « le désirable », « l’intelligible » ou « l’aimable » ont plus de réa-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 447

lité que le désir, l’intelligence et l’amour, dont le rôle est seulement de


les discerner et de leur répondre. Quand l’acte devient plus parfait, les
deux termes de chaque couple entrent dans une sorte de réciprocité et
de complicité où chacun nourrit l’autre et le fortifie. Alors la partici-
pation ne réserve rien : elle est devenue union et consentement pur ;
ce qui apparaît avec une clarté particulière dans le rapport de
l’attention et de l’évidence parce qu’ici la conscience obtient plus fa-
cilement un désintéressement sans mélange.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 448

[429]

LIVRE III. L’ACTE DE PARTICIPATION

DEUXIÈME PARTIE
LE JEU DE LA PARTICIPATION

Chapitre XXIV
LE CIRCUIT DIALECTIQUE

A. – LA DISSOCIATION DE L’ENTENDEMENT
ET DU VOULOIR

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ART. 1 : La participation se réalise dans l’intervalle qui sépare


l’entendement, qui n’est que virtuel, de la volonté qui n’est que modi-
ficatrice.

L’expérience de la participation nous montre comment nous pre-


nons possession d’un monde qui a été créé sans nous, mais que nous
modifions sans cesse afin de créer et de constituer en lui notre être
propre : ce qui suffit pour justifier la distinction primitive de
l’entendement et du vouloir.
La dissociation de l’entendement et du vouloir est donc la condi-
tion qui permet à un esprit de se constituer comme esprit, d’être doué
d’initiative et de posséder une existence autonome. Car la volonté,
c’est l’acte devenu nôtre et saisi pour ainsi dire au moment où nous
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 449

l’assumons. Elle fonde notre initiative limitée qui s’exprime par une
démarche de consentement ou de refus et par le choix de certaines fins
particulières. Elle doit trouver devant elle un obstacle qui fait appa-
raître, corrélativement à son exercice, un monde donné et qui imprime
à la conscience un caractère de passivité. C’est dire que l’acte qui est
devenu nôtre est débordé par la richesse infinie de l’être, qui est l’acte
même considéré comme non exercé par nous. Cet acte non exercé ne
peut pas être séparé pourtant de l’acte exercé. C’est pour cela qu’il se
produit une autre forme de participation, inséparable de la participa-
tion volontaire et créatrice, et qui est la participation intellectuelle ou
cognitive, dans laquelle je cherche à envelopper le monde tout entier
par la représentation, mais en construisant il est vrai cette représenta-
tion, ce qui est la seule [430] manière dont je puis transformer
l’obstacle en objet, l’assimiler et le reconquérir, le mettre en relation
avec moi et lui donner une intériorité par rapport à moi. Nous pensons
toujours sans doute que la connaissance parfaite viendrait coïncider
avec son objet. Mais alors on ne pourrait plus la distinguer de l’acte
même de la création. Or, la marque de notre être fini réside précisé-
ment dans l’écart qui les sépare. Il faut donc que la connaissance ne
nous donne plus que la virtualité de l’objet, et non pas sa réalité. La
volonté de son côté ne nous donnait pas l’objet en totalité, mais en
partie seulement. Ce qui veut dire qu’elle était modificatrice, et non
pas créatrice. Et la participation se réalise justement à l’intérieur de
l’intervalle qui sépare une intelligence qui n’est jamais que virtuelle
d’une volonté qui n’est jamais que modificatrice. C’est cet intervalle
qui est la marque constitutive de notre être fini.
Le principe de la distinction entre l’entendement et la volonté ré-
side en ceci : que le Tout à l’intérieur duquel il faut que je m’inscrive
doit m’apparaître nécessairement comme un monde que je connais,
comme un spectacle que je me représente, afin qu’il puisse être aussi
un objet auquel ma volonté s’applique et que je contribue à créer.
C’est pour cela que la volonté par laquelle, en modifiant le monde et
en y ajoutant, je me crée moi-même, s’étend beaucoup moins loin que
l’intelligence qui en droit est coextensive au Tout. C’est fausser tous
les rapports entre les fonctions de la conscience que de faire
l’intelligence si humble qu’elle puisse considérer le Tout comme un
mystère dont la connaissance nous est refusée, et la volonté comme si
ambitieuse qu’elle puisse prendre le Tout comme l’objet même
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 450

qu’elle entreprend de conquérir. On voit donc que ces deux fonctions


se complètent l’une l’autre et compensent leur insuffisance mutuelle,
chacune d’elles donnant à l’autre ce qui lui manque : la volonté nous
donne notre être personnel, ce que la représentation ne saurait faire,
mais c’est l’intelligence qui nous permet de saisir dans la représenta-
tion l’être même qui est au delà de notre vouloir. C’est le vouloir qui
nous établit dans l’absolu de l’acte créateur et l’intelligence dans son
universalité ; aussi le vouloir cherche-t-il l’intelligence et, dans sa
forme la plus haute, il coïncide avec elle. Alors on voit à la fois le
vouloir atteindre l’intelligible et l’intelligible se réaliser.
[431]
ART. 2 : La volonté fonde notre être personnel, mais c’est
l’entendement qui l’inscrit dans la totalité de l’Etre.

La dissociation de la volonté et de l’intelligence est la condition de


la participation. Car l’intelligence maintient la liaison avec le Tout ;
c’est pour cela qu’elle est universelle et qu’elle enveloppe en droit
l’intégralité du réel. Mais, sous peine de se résorber dans le Tout et
d’abolir la participation au lieu de la fonder, il faut qu’elle enveloppe
ce Tout seulement en idée, de telle sorte que la réalité est toujours au
delà de la représentation que l’intelligence nous fournit. Par contre, il
faut qu’à côté de cette perspective qu’elle nous donne sur le réel, la
participation nous permette de pénétrer nous-même à l’intérieur du
réel, c’est-à-dire de contribuer à le faire, ce qui explique pourquoi
l’intelligence dépasse toujours la volonté en extension tandis que
celle-ci dépasse toujours l’intelligence en efficacité. Et l’efficacité
même de l’intelligence, c’est à la volonté qu’elle l’emprunte.
Par suite, il est impossible que le moi s’identifie avec
l’intelligence, car l’intelligence nous représente partout ce qui nous
dépasse et ce qui est extérieur à nous. Aussi Malebranche disait-il jus-
tement que la vérité, nous ne la voyons pas dans notre propre enten-
dement, mais dans l’entendement même de Dieu. Par contre il est im-
possible que le moi ne s’identifie pas lui-même avec le vouloir. Car le
vouloir, c’est l’être même en tant que nous l’assumons. De telle sorte
qu’il est individuel, comme l’intelligence est universelle, ce qui suffit
à expliquer aussi pourquoi il est temporel, alors que l’intelligence est
intemporelle. C’est pour cela aussi que l’intelligence ne peut prendre
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 451

comme fin que le Tout qu’elle s’efforce d’embrasser par la représenta-


tion dans un progrès indéfini, au lieu que la volonté suppose une op-
tion et prend naturellement pour objet des fins particulières : en pre-
nant le Tout pour objet, elle tend à s’annihiler comme volonté séparée.
On comprend maintenant que la liberté puisse se définir par une oppo-
sition entre une fonction théorique de la conscience qui embrasse vir-
tuellement la totalité de l’univers et une fonction pratique par laquelle
nous engageons en lui la réalité de notre être personnel. L’acte intel-
lectuel est le pouvoir de tout comprendre ; il nous oblige, en posant un
objet, à les poser tous, et, à la fois, à les distinguer et à les unir. L’acte
volontaire produit [432] toujours un objet nouveau, mais il n’est qu’un
aspect de l’acte créateur qui, lui-même, ne cesse de produire le monde
comme un objet toujours nouveau.
L’intelligence enveloppe la totalité du monde, mais dans une pure
représentation, tandis que la volonté nous donne un accès, mais singu-
lièrement étroit, dans sa réalité. Ainsi on voit qu’elles sont insépa-
rables l’une de l’autre, que l’intelligence a plus d’ampleur, mais que la
volonté a plus de densité.
On pourrait dire encore que le propre de la participation, c’est de
dissocier l’unité de l’acte pur en une dualité qui est celle de l’intellect
et du vouloir, c’est-à-dire de l’acte créateur et de l’acte réflexif. En
identifiant l’être avec l’acte, nous supposions déjà, comme le sens
commun nous y invite, que l’explication ne peut être que la création
retrouvée. Seulement, nous ne la retrouvons que par la méthode ré-
flexive : c’est au cours de la réflexion que la conscience se constitue
elle-même par une démarche de participation qui nous permet
d’opposer à l’opération par laquelle nous pensons la réalité, telle
qu’elle nous est donnée, l’opération par laquelle nous y ajoutons en lui
imprimant notre marque, c’est-à-dire qui nous permet d’opposer en
nous, mais en les associant l’un à l’autre, l’entendement et le vouloir.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 452

ART. 3 : L’entendement fournit à la volonté la possibilité qu’elle


actualise : et leur opposition permet de reconnaître la différence entre
l’Etre, l’Idée et l’Idéal.

Si l’intellect en lui-même ne me donne rien de plus que la repré-


sentation de ce qui est et s’il ne peut m’en donner la représentation
qu’en le virtualisant, cette virtualité du réel est toujours en rapport
avec l’acte original qui l’engendre et qui d’abord exprime seulement
sa possibilité. C’est cette possibilité que la volonté actualise, mais
pour cela il faut aussi qu’elle engage la destinée même de mon être
personnel au delà de tout ce qu’il est capable de penser, en donnant
aux représentations de l’entendement un caractère de réalité qu’elles
ne possèdent pas par elles-mêmes. C’est pour cela que la volonté me
fait participer du dedans à l’Etre dont l’entendement ne me donne rien
de plus que l’idée, de telle sorte que c’est par leur rapport que je puis
moi-même m’inscrire dans un monde qui me dépasse, bien que la vo-
lonté seule possède un privilège ontologique, comme le pensait Des-
cartes, qui ne craignait point de [433] dire qu’elle est en l’homme telle
qu’elle est en Dieu. On comprend dès lors pourquoi, si le propre de
l’entendement, c’est d’être universel, au lieu que la volonté garde tou-
jours un caractère personnel, il faut que les opérations de
l’entendement gardent un caractère purement représentatif : c’est en
effet dans le sujet particulier que l’entendement prend naissance,
comme une puissance d’embrasser le Tout par la conscience, c’est-à-
dire seulement de se le représenter. Ainsi, le Tout pénètre en nous par
la représentation, comme nous pénétrons en lui par le vouloir.
Cependant, si c’est la volonté qui nous permet de prendre pied à
l’intérieur de l’Etre, l’acte qui produit la représentation est lui-même
un acte de la volonté. Et la représentation qui dépasse la volonté par
son infinité représentative est dépassée à son tour par la volonté qui
non seulement la produit, mais qui cherche à produire la chose elle-
même qu’elle nous représente.
On confirmerait la même relation entre l’entendement et la volonté
en observant le sens même de leurs démarches : on voit alors que le
propre de l’entendement, c’est de nous élever du sensible jusqu’à
l’idée, tandis que le propre de la volonté, c’est de nous permettre de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 453

descendre de l’idée jusqu’au sensible qui lui donne un corps et la réa-


lise. Pourtant le sensible dont nous partons et celui où la volonté vient
s’incarner ne peuvent pas être confondus ; et l’intervalle qui les sépare
mesure l’originalité et l’ampleur de la participation, ou, si l’on veut,
notre part contributive à la création du monde.
Mais le double dépassement de l’entendement par le vouloir et du
vouloir par l’entendement est plus subtil encore. L’entendement ne
dépasse pas seulement la volonté par la virtualité et la volonté ne dé-
passe pas seulement l’entendement par la réalité. Car inversement, le
propre de l’entendement, c’est toujours de proposer à la conscience un
objet déterminé et limité, tandis que la volonté ne s’en contente pas et
le prend toujours comme point de départ d’un élan qui le dépasse.
Ainsi, on peut dire aussi bien que la volonté cherche à réaliser ce que
l’entendement a conçu et qu’elle nous porte toujours en même temps
au delà de tout ce qu’il a pu concevoir. Par là, elle promeut et enrichit
sans cesse l’entendement à la fois parce qu’elle le met en branle, de
telle sorte qu’avant d’exclure tous les possibles qu’il lui représente
sauf un, c’est elle encore qui l’oblige à les penser et pour ainsi dire à
les faire foisonner, — et [434] parce qu’elle s’intercale entre deux ac-
tions de l’entendement, celle par laquelle il anticipe le réel avant que
la volonté s’y applique, et celle par laquelle il en prend possession une
fois qu’elle l’a produit. L’intervalle entre ces deux actions définit le
progrès de la connaissance dans la mesure où il procède du progrès de
notre vie personnelle et où il ne cesse de la former et de l’enrichir.
Nous opposons à l’Etre à la fois l’idée, qui est moins que lui et qui
permet de se le représenter, et l’idéal, qui est plus que lui et qui per-
met de le dépasser. Mais il y a dans cette double opposition beaucoup
d’illusion : car d’une part, l’idée et l’idéal ne seraient rien si on ne
pouvait pas les situer dans l’Etre et s’ils n’exprimaient pas avec lui
quelque relation particulière — et, d’autre part, nous voyons bien que,
si l’idée est moins que l’Etre, elle est pourtant une vue sur l’Etre qui
viendrait coïncider avec lui si elle devenait tout à coup totale et que, si
l’idéal est plus que l’être, c’est parce qu’il est corrélatif, dans l’être
même, du mouvement qui tend de son ébauche vers son achèvement.
C’est dire que la distinction entre l’être, l’idée et l’idéal n’est intelli-
gible que par la participation qui nous oblige, pour nous réaliser, à
appliquer d’abord à l’être notre pensée et à l’appréhender comme une
idée avant de lui appliquer notre volonté et d’aspirer vers lui comme
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 454

vers un idéal. Le propre de la participation, c’est précisément de lier


toujours la volonté à la pensée de manière à convertir toute idée en
idéal.

ART. 4 : L’intellect est ébranlé par le vouloir et trouve dans


l’action du vouloir sa confirmation et son achèvement.

La solidarité de l’intellect et du vouloir apparaît d’une manière par-


ticulièrement profonde si l’on fait réflexion que l’intelligence, comme
l’a si bien montré M. Bergson, réfracte pour ainsi dire toutes mes ac-
tions possibles dans la représentation qu’elle me donne du monde, de
telle sorte qu’une volonté idéale la devance toujours. Ce qui trouve
une confirmation remarquable si l’on ajoute qu’il n’y a point d’idée
dont je ne cherche à prendre possession dans une réalité que je dois en
quelque sorte produire avec mes mains pour que l’idée même sorte de
l’indétermination et puisse véritablement être pensée. Ainsi ce n’est
que quand l’idée a acquis un corps qu’elle obtient l’être, même
comme idée. De telle sorte que l’on voit nettement [435] ici non pas
seulement la connexion de l’idée et du sensible, telle que nous l’avons
exposée au chapitre VIII, mais encore une connexion de l’intellect et
du vouloir, qui semble nous montrer que c’est par la médiation du
vouloir que l’intelligence elle-même s’exerce ou même, d’une ma-
nière plus précise, que l’intelligence ne peut rien posséder de plus que
ce qui a été primitivement produit par le vouloir, soit qu’il s’agisse
d’une création qui nous surpasse, soit qu’il s’agisse d’une création qui
nous est propre. L’intelligence reprendrait donc en sous-main l’œuvre
du vouloir : c’est pour cela qu’elle l’imite, qu’elle nous donne
l’impression de refaire le réel, qu’il y a toujours en elle une construc-
tion idéale, que toute construction technique confirme et reproduit.
Elle ne contemple que ce qu’elle a elle-même parcouru et embrassé,
c’est-à-dire recréé par le regard. La pensée rêveuse produit des images
confuses. La pensée abstraite produit des schémas. Les mathéma-
tiques, qui sont l’ouvrage le plus parfait de l’intelligence, nous mon-
trent bien le pouvoir qu’elle a de forger les cadres mêmes dans les-
quels elle cherche à faire entrer la totalité du réel, soit qu’elle nous
montre dans l’arithmétique toutes les combinaisons possibles de la
multiplicité pure, soit qu’elle nous montre dans la géométrie et dans la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 455

cinématique toutes les combinaisons possibles des points et des ins-


tants : elles échouent, il est vrai, dans la qualité qui n’est pas comme
on le croit de la quantité confuse, mais de la quantité réalisée, qui sur-
passe toutes les opérations par lesquelles la pensée cherche à
l’engendrer parce qu’elle est ce qui, dans l’être même, les achève et
fournit une réponse à leurs sollicitations.
Pourtant cette dépendance de l’intelligence à l’égard de la volonté
apparaît aussi en ce qui concerne la qualité, là où nous cherchons non
point à la réduire, comme dans la science, mais à la produire, comme
dans l’art. Dans l’art en effet l’esprit utilise toutes les ressources de
l’imagination pour ébaucher la représentation, qui deviendra tout à
l’heure l’ouvrage même du vouloir : il anticipe celui-ci dans sa totali-
té, forme et contenu à la fois. Mais quand le vouloir entre en jeu, nous
savons bien qu’il n’ajoute point seulement un corps à l’idée, mais
qu’en paraissant lui ajouter un corps il transforme l’ébauche d’une
idée en une idée véritable. C’est que l’idée elle-même ne peut se réali-
ser que si elle prend corps, c’est-à-dire en un certain sens, au delà de
la conscience qui l’a formée. Elle n’est, même comme idée, que quand
elle s’est incarnée. Ce qui suffit à montrer que [436] l’intelligence ne
peut être dissociée de la volonté et qu’il y a entre elles réciprocité, s’il
est vrai à la fois que la volonté est toujours orientée vers une fin qui
devra être contemplée et que celle-ci ne peut l’être que par la produc-
tion d’un objet qui dépend elle-même d’une volonté créatrice (qui
peut surpasser la nôtre, mais être aussi la nôtre). De telle sorte que
l’art, précisément parce qu’à l’inverse de la science il cherche à at-
teindre la réalité concrète et non pas seulement le schéma qui lui per-
mettra de l’encadrer ou de la reproduire selon une technique de répéti-
tion, nous offre un exemple privilégié qui nous permet de saisir la liai-
son originale de la pensée et de l’action, puisqu’il nous montre dans
l’action les moyens d’effectuer et d’achever notre pensée, et dans
cette pensée achevée, effectuée, et possédant un objet qu’elle est ca-
pable désormais de contempler, la seule fin qui puisse donner à
l’action sa signification véritable.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 456

ART. 5 : Dans l’acte intellectuel et dans l’acte volontaire on trouve


également une hypothèse sur l’efficacité de la pensée et de l’action :
la seconde comporte seule un risque véritable parce que son résultat
est irrévocable.

Si l’on considère la démarche de l’intelligence et celle de la volon-


té, on trouve entre elles un singulier parallélisme. L’intelligence ne
procède que par hypothèses qu’elle demande au réel de vérifier. Seu-
lement, elle laisse subsister différentes hypothèses possibles qui nous
donnent du même objet des explications également vraisemblables
selon la fin particulière que nous nous proposons d’atteindre.
L’intervalle entre ces fins proprement humaines et la réalité plénière
de l’objet suffit à justifier le caractère général et schématique de
chaque hypothèse et l’aptitude égale de plusieurs hypothèses diffé-
rentes pour nous permettre d’atteindre le même objet particulier,
comme le montre bien l’histoire même de la science.
L’acte volontaire est aussi une hypothèse, mais qui porte sur une
action qu’il dépend de nous d’accomplir. Il est une hypothèse pourtant
parce qu’il n’y a jamais coïncidence entre la fin que nous avons choi-
sie et celle que nous réalisons : celle-ci ne dépend pas seulement de
nous, mais encore de l’ordre du monde hors duquel elle est incapable
de réussir. Que l’on ne dise point d’ailleurs que, si nous parlons ici
d’hypothèse, c’est seulement parce que l’intelligence, ici encore, in-
tervient et compare entre [437] elles les fins possibles du vouloir
comme elle compare les explications possibles de l’objet. L’hypothèse
dont nous parlons n’est point intérieure à la délibération : c’est le
risque même du vouloir, au moment où il met en œuvre la décision
qui vient d’être adoptée. Or ce risque ne se présente pas avec les
mêmes caractères dans l’hypothèse théorique, quand nous la soumet-
tons à une épreuve destinée à la vérifier. Sans doute on dira que de
part et d’autre nous faisons appel à une expérience acquise dans la-
quelle la mémoire et l’imagination collaborent avant de trouver leur
confirmation dans une expérience actuelle ; que ni l’une ni l’autre ne
peuvent tenir compte de toutes les circonstances ; qu’elles nous expo-
sent à tous les mécomptes de l’erreur et de la faute, à tous les troubles
du scrupule et du regret. Mais dans l’hypothèse théorique, l’épreuve
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 457

n’est jamais qu’un essai toujours susceptible d’être repris (bien qu’il
ne soit pas sans laisser quelques traces dans la disposition même de
l’intelligence), au lieu que l’action volontaire, dès qu’elle est engagée,
porte en elle un caractère irrévocable : elle pèse sur ma destinée, bien
que je sois toujours capable de l’amender par une action nouvelle.

ART. 6 : L’entendement, en pensant le concept, la volonté en le met-


tant en œuvre, font apparaître le sensible dans l’intervalle qui les sé-
pare de l’acte pur.

On pense souvent que l’absolu se révèle à nous dans la causalité du


concept qui constitue une médiation entre l’activité pure et notre acti-
vité participée. Mais le concept n’est pas cause par lui-même, il ne
l’est que par une volonté qui s’en empare pour le mettre en œuvre.
Ainsi le concept n’est qu’un instrument, mais c’est le vouloir qui
l’utilise. Le vouloir possède une initiative personnelle qui n’appartient
qu’à celui qui l’exerce ; mais dès qu’il se conforme à l’universalité de
la raison, il prend pied dans l’être en soi dont il nous avait d’abord
séparé.
C’est le rôle de la volonté individuelle de poursuivre la réalisation
ou, si l’on veut, l’actualisation du concept, dans les circonstances par-
ticulières où elle se trouve placée : alors, elle sera créatrice dans la
sphère qui lui est propre, poursuivant, dans cette sphère, l’ouvrage
même de Dieu. Seulement, comment y parviendra-t-elle, comment
fera-t-elle que le concept qui est universel devienne sien, qu’il cesse
d’être abstrait et vide et [438] reçoive un contenu qui le remplisse si le
sensible ne vient pas toujours s’y joindre et lui donner ce qui lui
manque ? Aussi, bien que le réel en soi ne fasse qu’un avec l’idéal et
avec l’intelligible, l’idéal ne peut jamais être atteint par nous,
l’intelligible ne s’achève jamais en nous. L’intervalle qui nous sépare
du réel en soi permet précisément à notre activité d’entrer en jeu et
l’apparition du sensible ou du donné témoigne, soit dans l’ordre de
l’intelligence, soit dans l’ordre de la volonté, du niveau de notre acti-
vité participée en exprimant, dans chaque cas particulier, non pas seu-
lement son insuffisance, mais aussi ce qui, dans l’être même, se trouve
évoqué et révélé par la démarche qu’elle vient d’accomplir et qui lui
répond toujours avec une exacte fidélité. Il n’y a de vérité et de mora-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 458

lité que dans cette parfaite adéquation de l’activité et du sensible, qui


dès qu’elle est éprouvée au lieu d’être pensée et voulue, produit la
beauté. On retrouve ici entre l’intelligence et la volonté une sorte de
symétrie, qui permet de les opposer toutes les deux à la sensibilité.
Car elles expriment l’une et l’autre l’activité de la conscience, la pre-
mière en tant que cette activité réussit à prendre possession d’une réa-
lité donnée, la seconde en tant qu’elle entreprend de la modifier ou de
la déterminer ; mais elles cherchent toutes deux à engendrer un effet
qui possède une valeur pour la sensibilité. Il faut donc que la sensibili-
té soit toujours l’écho de ce que nous avons fait, que la sensation ré-
ponde au concept et le sentiment à l’intention, bien qu’il y ait dans la
sensation et dans le sentiment quelque chose de plus qui est la réponse
du réel et le secret de Dieu.

ART. 7 : Il y a implication entre l’entendement et la volonté qui ne


peuvent s’exercer isolément.

La volonté et l’entendement ne s’opposent que parce qu’ils


s’impliquent d’une certaine manière puisque, d’une part, je ne puis
vouloir qu’en sachant que je veux, qu’en me situant dans un monde
que je connais, qu’en me représentant une fin et les moyens de
l’atteindre, qu’en prenant possession par l’entendement de mon action
réalisée, et puisque, d’autre part, je ne puis connaître qu’à condition
d’être moi-même l’agent de cette connaissance, c’est-à-dire à condi-
tion de vouloir connaître et même de soutenir et de régénérer toutes
les démarches de la recherche par un effort nouveau, de reconstruire le
donné grâce [439] à certaines opérations et d’adhérer par une affirma-
tion à l’objet même de la connaissance, dès que je l’aurai obtenu.
Mais la réciprocité entre la volonté et la connaissance apparaît aus-
sitôt si l’on réfléchit que c’est la connaissance qui éclaire nécessaire-
ment l’acte du vouloir, sans quoi cet acte serait une force et non point
un acte, et que la volonté est présente dans l’acte même qui produit la
connaissance, sans quoi il n’entrerait pas lui-même en jeu. L’unité de
l’acte apparaît clairement dans l’impossibilité où nous sommes
d’établir une séparation réelle entre la pensée et la volonté, du moins
s’il est vrai que nous sommes toujours obligés de penser notre volon-
té, et de vouloir notre pensée.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 459

Ainsi l’implication réciproque de l’intelligence et de la volonté est


si étroite que chacune d’elles vit des ressources qu’elle emprunte à
l’autre. Car d’une part, c’est la volonté qui ébranle nécessairement
l’activité de l’intelligence et, d’autre part, la volonté ne peut prendre
comme fin qu’un objet que l’intelligence lui a d’abord représenté,
bien qu’il arrive inversement que la volonté ait dû d’abord le produire
pour que l’intelligence puisse en prendre pleinement possession.
Mais l’interaction de ces deux fonctions est plus profonde encore
qu’on ne pense : car le vouloir suppose l’intellect puisqu’il peut être
défini comme l’introduction et l’efficacité même de la connaissance à
l’intérieur du réel, et qu’il est lui-même orienté vers une fin qui ne
peut jamais être une fin pour nous que lorsqu’elle est devenue pour
l’intellect un objet de possession contemplative. Puisque d’autre part
l’intelligence comporte une option dans la mesure où elle dépend du
vouloir, car pour connaître il faut choisir de connaître, c’est bien par
cette option que notre être se constitue, mais grâce précisément à des
connaissances qu’il ne cesse d’acquérir et sans lesquelles son être
même n’aurait point de contenu.
Il y a enfin correspondance entre l’intelligence et l’espace d’une
part, entre la volonté et le temps d’autre part. Car nous voyons bien
que le propre de l’intelligence, c’est de nous fournir un objet que nous
puissions contempler, dont la représentation soit claire et distincte et
susceptible d’être construite, tandis que le propre de la volonté, c’est
de nous proposer une fin à venir que nous puissions produire avec
toutes les ressources que le passé nous fournit. Et l’implication de
l’espace et du temps dans le mouvement figure assez bien
l’implication même de [440] l’intelligence sans laquelle la conscience
n’appréhenderait aucun objet, et de la volonté sans laquelle elle ne
recevrait aucun ébranlement.
On peut bien dire sans doute, comme nous l’avons montré, que
l’acte, quand il s’exerce, est toujours dans le présent, ce qui veut dire
qu’il est étranger au temps et qu’il n’y a jamais que le désir qui ait de-
vant lui un avenir et le regret qui ait derrière lui un passé. A cet égard
l’intelligence et la volonté le dépassent toutes deux, encore qu’il y ait
entre elles une opposition très significative : car l’acte volontaire, bien
qu’il exprime la participation personnelle à l’acte pur, celle par la-
quelle nous assumons la responsabilité de notre être propre, est la
marque de nos limites, de telle sorte qu’il traduit notre limitation et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 460

exprime pour ainsi dire une descente de l’éternité dans le temps, au


lieu que l’acte intellectuel, bien qu’il ne nous donne jamais qu’une
représentation pure qui garde toujours un caractère de virtualité, enve-
loppe pourtant en elle la totalité même de l’être, de telle sorte qu’il
nous oblige à replacer dans l’éternité toutes les formes de la réalité
dont nous n’avons eu l’expérience que dans le temps.

ART. 8 : La primauté qu’on attribue soit à l’intelligence soit à la


volonté est apparente et réciproque.

Ce serait sans doute une grande erreur de penser que l’intelligence


puisse précéder la volonté et, par conséquent, nous dispenser à aucun
moment de son usage puisque, au contraire, la volonté est nécessaire
pour mettre l’intelligence en mouvement et même pour produire ce
monde intelligible qui deviendra ensuite pour nous un objet de con-
templation. Faut-il en conclure que la volonté a une primauté par rap-
port à l’intelligence, qu’elle en est en quelque sorte génératrice et dire
que l’intelligence suppose d’abord un acte volontaire pour constituer,
sous la forme d’une représentation, cela même que ma volonté est
hors d’état de créer et que l’acte volontaire possède une double effica-
cité par laquelle il crée l’idée et par laquelle il la dépasse ?
On comprend cependant que nous puissions attribuer aussi à
l’intelligence une sorte de primauté de droit, puisque c’est elle qui
nous révèle le Tout dans lequel s’inscrit notre volonté et dont elle dé-
pend, qu’elle lui donne la lumière qui l’éclaire, que c’est elle enfin qui
nous révèle cet ordre entre les phénomènes qui, au lieu de limiter la
puissance du vouloir, est un moyen qu’il [441] utilise et qui lui donne
cette puissance même dont il dispose. Bien plus, on ne peut contester
que l’acte intellectuel ne soit en un autre sens plus près de l’acte pur
que l’acte volontaire parce qu’il recouvre en droit la totalité de l’être
et qu’il marque la subordination même de mes démarches indivi-
duelles à l’égard de ce tout de l’être où elles ne cessent de puiser.
C’est pour cela que l’on ne veut que dans la lumière de l’intelligence,
et que le vouloir appelle l’intelligence, mais pour s’y soumettre. La
volonté sans doute nous donne pied dans l’être, et l’intelligence ne
nous en donne qu’une représentation idéale ; mais c’est elle qui est la
règle même du vouloir. On comprend donc bien d’où provient la pri-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 461

mauté apparente de l’intelligence par rapport à la volonté, puisque


c’est elle qui nous permet de nous représenter l’être même dans son
universalité. Notre volonté nous situe en lui par l’exercice d’une acti-
vité qui nous est propre. Toutefois on ne saurait méconnaître que de la
totalité de l’être l’intelligence ne nous donne qu’une représentation ou
une idée. Au lieu que la volonté nous fait pénétrer dans son essence
par un acte qui constitue notre personnalité elle-même et qui fonde la
participation, de telle sorte que chacune de ces fonctions devance
l’autre selon que nous considérons le Tout où nous nous situons, ou
l’acte qui nous y situe.
Ainsi quelle que soit la profondeur avec laquelle la volonté nous
enracine dans l’Etre, nous ne pouvons pas réduire à la volonté l’acte
fondamental de l’Esprit. Nous devons sauvegarder, comme le fait La-
chelier, son caractère éminemment intellectuel, et considérer
l’intelligibilité comme l’idéal vers lequel il est tout entier orienté. En
ce sens on peut dire que la volonté est de la terre, que l’intelligence est
du ciel. On peut dire encore que c’est par la volonté que l’acte pur de-
vient un acte participé, mais que c’est par l’intelligence, comme le
reconnaissait Malebranche et peut-être déjà Descartes, qu’il s’offre
tout entier à la participation.
Quand on soutient qu’il y a une primauté de l’intelligence par rap-
port au vouloir, c’est que l’on veut marquer qu’il y a une primauté du
Tout par rapport aux parties et que notre propre volonté finie ne peut
elle-même se soutenir que par sa liaison avec le Tout dont
l’intelligence lui fournit une sorte de possession représentative. Seu-
lement c’est par la volonté que se produit notre propre insertion per-
sonnelle dans l’être, et l’on peut dire alors que l’intelligence est un
organe de médiation entre la [442] volonté divine et la nôtre ; c’est sur
elle que notre volonté se règle, au lieu qu’en Dieu l’intelligence est le
moyen par lequel sa volonté se fait connaître pour être participée.
C’est l’intelligence qui introduit, avec la conscience, notre propre
présence dans le monde. Mais elle ne peut pas être dissociée de la vo-
lonté qui constitue pour ainsi dire son efficacité. Ainsi il n’y a pas de
difficulté à dire qu’elle en est le produit.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 462

ART. 9 : Quand l’option volontaire coïncide avec la nécessité de


l’acte intellectuel, on retrouve l’unité de l’acte pur.

La liberté est limitée, sinon dans son option, du moins dans son
pouvoir. Elle n’est pas limitée dans son option, bien que cette option,
elle ne réussisse pas toujours à la donner. Mais, quand elle y parvient,
alors, elle veut ce qu’elle veut d’une volonté absolue. L’initiative à
laquelle elle participe, dans la mesure où elle la fait sienne, est donc
inconditionnelle.
Mais la dissociation de l’intelligence et de la volonté qui n’a pas de
sens dans l’acte pur, où l’ordre contemplé ne fait qu’un avec l’ordre
produit, est la condition de possibilité de la participation puisque,
comme on l’a montré, il ne peut pas y avoir de volonté sans une lu-
mière qui l’éclaire, sans un ordre universel qu’elle reconnaît, auquel
elle se soumet, hors lequel elle ne pourrait se proposer aucune fin et
qu’elle respecte encore malgré elle au moment où elle entreprend de
le troubler. Ainsi la dissociation entre ces deux fonctions qui pourtant
dérivent toutes deux de la même source rend possible ce paradoxe,
c’est que la volonté qui cherche à se dérober à l’ordre nous enchaîne
au moment où elle pense nous délivrer, tandis qu’une volonté qui lui
demeure fidèle nous délivre au moment où elle semble se donner à
elle-même des chaînes.
On explique ainsi que la solidarité entre la volonté et l’intelligence
trouve une confirmation dans cette double observation : la première,
c’est que si l’on considère le caractère participé de leur opération,
l’une se manifeste toujours à nous sous la forme d’un consentement,
l’autre d’un assentiment ; la seconde, c’est que, dès que cette opéra-
tion commence à s’exercer, elle produit toujours une détermination,
mot qui désigne à la fois la décision de la volonté et l’effet de la dé-
marche de l’intelligence : la volonté nous fait saisir la détermination
dans son principe et l’intelligence dans son accomplissement,
[443]
Il est donc naturel que l’acte volontaire et l’acte intellectuel parais-
sent s’identifier à leur origine, c’est-à-dire dans l’attention, et à leur
sommet, c’est-à-dire quand chacun d’eux reçoit son application der-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 463

nière et pousse son exercice jusqu’au bout : alors leur opposition ces-
serait dans l’unité retrouvée de l’acte pur. L’intelligence dépend de la
volonté dans son exercice. C’est la volonté qui produit l’acte de
l’intelligence et il n’y a pas d’acte de la volonté qui à son tour ne
doive produire un objet que l’intelligence puisse posséder sous la
forme d’une représentation ou d’une idée. Mais une fois que
l’intelligence s’est exercée, elle lie la volonté, comme le croyait Spi-
noza. La participation à l’universel dépend de nous ; mais une fois
qu’elle est effectuée, elle s’impose à nous ; et tout acte libre
s’accomplit dans le nécessaire. Ainsi Duns Scot marque admirable-
ment que l’intelligence détermine nécessairement la volonté quand
elle lui présente l’Absolu sous la forme de l’infini.
C’est enfin parce que la volonté s’exerce seulement dans le temps
qu’aucun des actes qu’elle nous fait accomplir ne serait susceptible
d’être recommencé. Mais c’est parce que l’opération de l’intelligence
porte sur un objet éternel qu’elle peut être sans cesse reprise et qu’elle
est assurée de le retrouver toujours.

B) L’AMOUR ET LA CIRCULATION
ENTRE LES DIFFÉRENTES PUISSANCES
DE L’ÂME

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ART. 10 : Toute création implique une dissociation de


l’entendement et du vouloir dont l’amour seul rétablit l’unité.

Nous considérons toujours que le propre d’une action, c’est de


produire dans le monde quelque effet nouveau. Et nous pensons
presque toujours à l’action matérielle qui introduit à l’intérieur de
notre expérience un objet qui n’y était pas. Mais ce n’est pas là un
acte véritable, puisqu’on ne connaît pas le ressort dont il dépend. Est-
ce même produire une chose ? C’est faire seulement qu’elle se pro-
duise par le jeu des forces naturelles. Car on ne peut pas agir sans
connaître comment on agit. Agir, c’est être intérieur à l’efficacité
même de son action. Mais n’est-ce point là le caractère de l’action in-
tellectuelle, et l’idée n’est-elle pas une création de la pensée ? Pour-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 464

tant il nous semble que c’est toujours plus de produire une chose ma-
térielle que de [444] produire seulement une chose idéale. C’est peut-
être parce qu’elle est non point seulement un objet d’intuition pour
nous, mais un objet de spectacle pour tous, bien que ce soit par
l’intermédiaire de l’idée que cette chose nous devienne présente. Par
contre, quelle que soit la fécondité de l’idée, elle demeure pour nous
abstraite tant qu’elle n’est pas mise en œuvre par l’individu dans le
temps et le lieu, ce qui implique qu’il lui manque une matière qui lui
est opposée et dans laquelle elle a encore besoin de s’incarner pour
être. Or c’est là la justification de l’action matérielle qui, en associant
toujours la volonté à l’intelligence, montre ce qu’il y a de borné et
d’insuffisant dans l’opération de chacune d’elles, qui pourtant donne à
l’autre précisément ce qui lui manque. L’intelligence donne à l’acte sa
lumière et la raison intérieure qui le justifie ; et c’est de la volonté que
vient l’initiative, la victoire sur l’obstacle, et aussi cette requête du
réel et cet achèvement de l’acte intellectuel qui individualise
l’universel et objective notre activité propre.
Mais si ces deux facultés sont toujours associées et se prêtent un
mutuel appui, elles demeurent distinctes et se combattent souvent. Et,
bien que l’acte intellectuel paraisse toujours un acte de réflexion et de
repliement sur soi-même, tandis que l’acte volontaire marque toujours
une sortie de nous-même vers le dehors qui nous engage au milieu des
choses, on comprend pourtant que l’on puisse, selon que l’on envisage
de préférence le premier ou le second, incliner davantage vers une
doctrine de la nécessité où l’on pense le monde dans ses raisons, ou
vers une doctrine de la liberté dont l’idée de la personne forme le
centre. La participation seule nous permet de comprendre à la fois leur
conflit et leur relation.
Or il faut reconnaître que ces différentes formes de l’activité intel-
lectuelle et volontaire, idéale et matérielle ne réussissent à s’unir, et
même à se confondre, que si elles sont subordonnées l’une et l’autre à
la création par amour qui contient en elle leur diversité et qui en
même temps l’abolit : car le propre de l’amour c’est d’exprimer la
perfection même de la spontanéité, puisque il est sans doute le seul
mouvement de l’âme qui ne puisse être commandé, et de créer pour-
tant sa propre justification, par la valeur même qu’il attribue à l’objet
aimé.
[445]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 465

ART. 11 : L’amour rend possible une circulation entre les diffé-


rentes fonctions de la conscience dont il est à la fois l’origine et la fin.

L’amour peut être considéré comme établissant dans l’être une


synthèse du vouloir et de l’intelligence. Car on ne peut vouloir ce que
l’on pense sans l’aimer : et c’est cette union en nous du réel et de
l’idéal qui nous constitue en tant que personne. Mais il y a plus : et
l’on peut dire que c’est l’amour qui ébranle le vouloir et lui imprime
le mouvement qui l’oblige à se représenter, par le moyen de
l’intelligence, l’objet même dont il a besoin. De telle sorte qu’il est le
fondement commun du vouloir et de l’intelligence.
Mais il faut aller plus loin encore : car l’originalité de l’amour,
c’est précisément de dépasser la représentation et l’idée, de découvrir
derrière elles un être réel, une vie, une conscience, d’établir ainsi un
rapport entre les esprits en les obligeant à remonter jusqu’au principe
commun de leur existence et de leur unité ; l’amour est donc à la fois
l’origine et la fin de la participation. Car le propre de la volonté, quel
que soit le but plus lointain qu’elle poursuive, c’est toujours d’agir sur
les choses : c’est par leur intermédiaire qu’elle actualise les puissances
du moi. Au contraire, le propre de l’intelligence, c’est de reprendre
possession des choses elles-mêmes et d’en faire des idées. Mais
l’amour transcende à la fois les idées et les choses : il s’adresse tou-
jours à des êtres.
On observe donc une véritable circulation entre les trois opérations
fondamentales de l’esprit et l’on va toujours de l’une à l’autre par un
chemin qui ne s’interrompt jamais. Ainsi, c’est le vouloir qui en-
gendre l’intelligence, et l’objet de l’intelligence qui suscite l’amour.
Mais, en sens contraire, c’est l’amour qui ébranle le vouloir, et il est
impossible de justifier le vouloir par lequel notre être s’engage et
marque le monde de son empreinte autrement que par l’exercice de la
pensée. Ainsi on ne peut poser aucune de ces trois fonctions sans que
les deux autres paraissent engendrées par elle, ce qui suffit à produire
entre ces trois opérations de l’esprit une chaîne qui n’a pas de fin.
Leur distinction assure le jeu intérieur de la conscience : mais il y a
entre elles une réciprocité qui assure son unité, c’est-à-dire l’unité de
l’acte même sur lequel elle se fonde. On l’observe [446] d’abord dans
le rapport de la pensée et de la volonté. Car je pense ma volonté et je
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 466

veux ma pensée. Mais j’aime l’exercice de l’une et de l’autre à la fois,


d’un amour qui les réconcilie.
Tout objet peut avoir avec notre activité deux sortes de rapports
différents, soit que nous cherchions seulement à nous le représenter,
ce qui est la fonction propre de l’intelligence, depuis la perception
jusqu’à l’idéation (car l’intelligence demeure toujours contemplative),
soit que nous voulions son existence. Mais l’esprit ne peut vouloir que
l’esprit, de telle sorte que si l’intelligence, en tant qu’elle se distingue
de la volonté, a pour objet la simple représentation, tandis que la vo-
lonté cherche à posséder la chose, la conscience elle-même ne peut
avoir de rapports qu’avec une autre conscience qui la limite et qui la
détermine, mais qui agit sur elle, contribue à l’enrichir, et qui est le
seul terme qui puisse posséder pour elle un intérêt véritable. Un être
n’est jamais orienté vers une idée, ni vers une chose, mais vers un
autre être dont il se sent solidaire, et avec lequel il cherche à s’unir par
l’intermédiaire des idées et des choses.
En un autre sens, on dira que le propre du vouloir, c’est de viser
toujours un objet, que cet objet ne peut être possédé que par
l’intelligence qui le connaît et que, dès qu’il est connu, cet objet de-
vient un moyen de communication entre les consciences, que l’amour
même requiert comme son instrument. De telle sorte que l’amour pa-
raît être la fin que les deux autres fonctions sont destinées à préparer
et à rendre possible. Mais c’était lui qui les avait ébranlées comme les
conditions même qu’il devait mettre en œuvre pour se réaliser. Il n’y a
que lui qui ne soit pas un moyen destiné à nous permettre d’atteindre
une certaine fin, mais la fin même qui donne à la conscience tout à la
fois cette plénitude et cette suffisance, cette fécondité et cette joie
créatrice qui montrent que toutes les fins particulières ne sont par rap-
port à lui que des expressions ou des moyens, et qu’il est le principe à
partir duquel tous les objets de l’intelligence et du vouloir doivent être
déduits. Les différentes fonctions de la conscience sont donc liées
entre elles de manière à former un cercle qui fait de la conscience une
expression et une image de l’unité de l’Acte pur : ce cercle c’est
l’amour qui le réalise.
L’amour est d’abord le moteur de toutes les opérations de la cons-
cience. Il est en elle cette touche de l’acte pur qui l’appelle [447] à la
participation. Mais il en est aussi la fin. Car c’est lui qui achève le
cycle de la participation et qui la fait remonter vers son propre prin-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 467

cipe. De telle sorte qu’il donne à la conscience une unité qui réside
dans cette circulation spirituelle par laquelle elle trouve dans la source
même qui lui donne l’être le confluent de tous ses mouvements. Les
actions particulières de l’intelligence et de la volonté ne sont que les
détours qui constituent la vie intérieure de l’amour ; elles portent té-
moignage pour lui ; elles lui permettent de s’engendrer lui-même éter-
nellement et, si l’on peut dire, de se prendre lui-même pour fin. Elles
l’obligent à créer le monde pour faire retour à lui-même : et le monde
n’est que par cette création et par ce retour. Au cœur de la conscience,
l’amour est un mouvement dont il semble qu’il naît en elle et qu’après
avoir fait éclore la totalité du réel il se termine encore en elle ; mais
nous voyons bien pourtant que c’est au delà d’elle qu’il trouve à la
fois l’origine de son élan et le terme même dans lequel il se dénoue,
de telle sorte que notre propre unité ne peut pas être séparée de l’unité
même de l’être total à laquelle elle demeure suspendue et dont elle
reçoit tout l’être qui lui appartient. Ce qui implique que nous accom-
plissons nous-même un acte qui ne dépend que de nous seul, mais qui
en reconnaissant son insuffisance nous donne aussi notre véritable
suffisance.

ART. 12 : Chacune des fonctions nous transporte hors de nous-


même et nous fait rentrer en nous-même, mais de manière à devenir
une médiation à l’égard de l’acte pur.

Chacune des fonctions de la conscience, la représentation, le vou-


loir et l’amour, nous oblige à nous transporter hors de nous-même
pour poser un objet qui lui donne une fin et une raison d’être et à ren-
trer en nous-même pour y jouir de notre propre enrichissement. Ce
double mouvement est caractéristique de la participation. Car il faut
qu’un être sorte de soi, qu’il se quitte spirituellement lui-même par
une sorte de sacrifice qui est aussi un don de soi, afin de pénétrer dans
ce qui le dépasse, qui pénètre aussi en lui de quelque manière de telle
sorte qu’il puisse en prendre possession. C’est ce double mouvement
que l’on retrouve dans toutes les fonctions de la conscience et qui
nous permet d’établir entre elles une exacte correspondance, puisque
l’intelligence nous apporte à la fois la présence de l’objet, et une [448]
lumière qui nous éclaire nous-même, que la volonté est à la fois une
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 468

création extérieure et une création de notre propre moi, que l’amour


est amour de soi et amour d’autrui à la fois. Et il y a une liaison si
étroite entre les deux aspects de ces différentes opérations que l’on
peut considérer chacun d’eux tour à tour comme étant par rapport à
l’autre premier et second : c’est qu’il en est à la fois la cause et l’effet.
Mais par une justice admirable qui préside à la participation, celui qui
n’agit que par avidité n’entre jamais en contact avec le réel, il resserre
ses propres limites lorsqu’il pense les reculer ; il n’y a que la générosi-
té qui, en nous portant toujours au delà de nous-même, soit capable de
nous enrichir.
Les fins que nous poursuivons ne sont que les instruments qui
permettent à notre activité de s’exercer ; il y a dans chacune de ses
formes une sorte de redoublement qui atteste le caractère réflexif de la
participation et qui met cette activité elle-même au-dessus de tous les
termes qu’elle semble poursuivre. Ce que l’on peut exprimer en disant
qu’au-dessus de la pensée de tel objet, il y a la pensée de la pensée,
au-dessus du vouloir de telle fin, il y a le vouloir du vouloir, au-dessus
de l’amour de tel être, il y a l’amour de l’amour : expressions par les-
quelles s’affirme la valeur absolue de la participation et le recours à
l’acte pur comme au principe suprême qui fonde la pluralité et l’unité
de tous ses modes.
Nous sentons bien tout le danger qu’il y a à faire de l’intelligence
un principe supérieur à l’individu intelligent, du vouloir un principe
supérieur à l’individu voulant, de l’amour un principe supérieur à la
fois à l’individu aimant et à l’individu aimé. Pourtant nous sentons
aussi que c’est le seul moyen que puisse avoir l’être fini de donner à
ses propres opérations une confiance qui dépasse celle qu’il a en lui-
même et qui la fonde, c’est-à-dire de trouver dans chacune d’elles une
participation à l’Absolu. L’intelligence pure, la volonté pure, l’amour
pur ne sont que des médiations entre l’Acte pur et notre acte propre,
mais qui nous permettent d’enraciner dans l’Absolu chacune des opé-
rations que nous accomplissons.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 469

[449]
ART. 13 : La distinction des fonctions nous permet d’affirmer et de
réaliser l’unité de l’être et de la valeur, ce qui est déjà la fin propre
de chacune d’elles quand elle pousse son exercice jusqu’au bout.

On comprend très facilement comment l’Etre peut devenir pour


nous le Vrai quand il est la fin de la pensée, le Bien quand il est la fin
du vouloir et Dieu quand il est la fin de l’amour. La vérité ne nous le
présente encore que dans son intelligibilité, c’est-à-dire dans sa virtua-
lité ou dans sa possibilité, mais qui lui donne place à l’intérieur de
notre esprit. Le vrai se change en bien quand il sollicite notre volonté
qui le met en œuvre ; et il devient le beau quand il se réalise dans un
objet de contemplation qui ébranle notre sensibilité. Mais il n’y a que
l’amour qui puisse le poser comme un Etre dont dépend notre être
propre. C’est le jeu, l’opposition et la liaison de ces différentes opéra-
tions de l’esprit dans leur rapport avec l’absolu qui fonde la possibilité
de la participation. Bien que chacune des fonctions de la conscience
garde nécessairement une autonomie propre, et qu’il y ait péril à les
confondre, elle exprime pourtant, dans le domaine qui est le sien, la
conscience tout entière et joue elle-même le rôle qui normalement ap-
partient aux deux autres dans un domaine différent. C’est ainsi que
l’amour du bien ou de la vérité ne fait qu’un avec l’intelligence qui les
discerne et avec la volonté qui les produit, que l’intelligence qui pense
une idée la crée et lui donne une valeur par un seul et même acte de
conscience, que la volonté, dès qu’elle s’engage, éclaire et aime la fin
qu’elle a choisie. Dans la mesure où chacune de ces fonctions s’exerce
plus pleinement, elle porte pour ainsi dire en elle l’efficacité des deux
autres ; il semble à la fois qu’elle la requiert et qu’elle la réalise. Ce
qui suffit à expliquer que les philosophes puissent accorder tour à tour
la prééminence à l’une et à l’autre d’entre elles et réussir à montrer
qu’elle satisfait également à toutes les exigences de la conscience.
Car le propre de l’intelligence, c’est de produire l’évidence, le
propre de la volonté c’est de chercher la possession, et le propre de
l’amour c’est d’engendrer la joie de l’âme : mais il est aussi difficile
de dissocier ces trois états que de dissocier les trois fonctions qui les
engendrent. Il n’y a pas d’évidence intellectuelle qui ne soit une joie
et une possession, ni de possession [450] volontaire qui ne soit une
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 470

évidence et une joie, ni de joie qui n’implique une évidence et une


possession.
De plus, bien que les différentes fonctions de la conscience
s’opposent nécessairement l’une à l’autre pour que la participation
soit possible, et que la vie intérieure résulte précisément de leur jeu, il
y a cependant un point où leur unité peut être réalisée et pour ainsi
dire reconquise : dès que nous la rencontrons à nouveau, alors nous
éprouvons que la pénétration de l’intelligence, l’effort du vouloir et
l’ardeur de l’amour se rejoignent et ne font qu’un. On sent bien tout
d’abord qu’il y a entre ces fonctions une unité profonde qui est l’unité
même du principe qui les fonde et qui exige qu’elles se soutiennent
entre elles. Elles résident toutes dans une affirmation commune, non
pas seulement de l’être et de la valeur, mais encore de la valeur de
l’être, c’est-à-dire de l’identification de la valeur et de l’être véritable.
C’est le rôle de la connaissance de poser l’être. Mais c’est peu qu’il
soit connu s’il n’est pas voulu. Et comment le serait-il en dehors de
l’amour qui en pose la valeur ? Dans tous les cas, au moment où l’acte
atteint son plus haut point, l’intervalle disparaît, c’est la présence
même de l’être qui nous semble donnée : et c’est dans cette unique
présence que la pensée, la volonté et l’amour de ce qui est se réunis-
sent et se confondent.

Si on voulait montrer l’implication réelle des différentes fonctions,


on pourrait peut-être regarder la pensée et le vouloir comme étant
deux voies d’accès dans l’Etre, et l’Etre même comme l’Amour, à la
fois parce qu’il réalise une synthèse de la pensée et du vouloir (vouloir
un objet de pensée, c’est l’aimer, avant de le réaliser et de le produire)
et parce qu’il est l’Acte suprême qui fonde à la fois l’altérité de
chaque moi en tant qu’objet de l’amour, et la communion de tous, en
tant précisément qu’ils sont capables d’aimer.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 471

ART. 14 : Le mal résulte toujours du jeu séparé des différentes


fonctions ou d’une permutation de leur emploi.

Les trois fonctions de la conscience nous révèlent la présence dans


le monde des choses, des idées et des êtres ; et le rapport que l’on peut
établir entre elles nous révèle le rapport ontologique qui existe dans le
monde entre ces trois modes d’existence.
De plus, notre volonté, précisément parce qu’elle exprime à la fois
notre initiative et nos limites, traduit d’une part, le [451] caractère
créateur de notre action et, d’autre part, engage nécessairement cette
action dans la matière et dans le temps. Par contre l’intelligence, pré-
cisément parce qu’elle enveloppe la totalité du réel, ne nous met en
rapport avec lui que par la représentation : tout est pour elle objet ou
concept ; on a tort sans doute de se servir pour la figurer de la compa-
raison du miroir qui dissimule l’activité qui est en elle ; cependant,
elle est la prise de possession d’une réalité déjà formée ; c’est ce
qu’exprime déjà le mot représentation ; dans le même sens, on dira
qu’elle est rétrospective et réflexive ; mais, toutes les choses qu’elle
fait connaître, parmi lesquelles il faut comprendre les créations tempo-
relles de la volonté, elle les soustrait au temps, elle les élève au rang
de vérités valables pour tous les temps. L’amour qui ne s’adresse qu’à
des personnes réunit l’une à l’autre la volonté et l’intelligence ; car
c’est par lui que nous voulons qu’un être soit ce qu’il est plutôt que ce
que nous voulons qu’il soit, de telle sorte que l’amour nous unit à lui
en nous faisant coopérer à l’acte même qui l’a créé. Mais, c’est par lui
que nous le connaissons comme personne et non point comme chose.
De telle sorte qu’il produit une transmutation des deux autres fonc-
tions de la conscience puisqu’il trouve dans l’être et non point dans la
chose l’objet de la volonté, dans la personne et non dans l’idée celui
de l’intellect.
On comprend très bien que cette opposition des différentes fonc-
tions sur laquelle repose leur unité, qui est une image et en même
temps une réalisation de l’unité de l’acte pur, rende possible ce jeu des
relations par lequel se fonde l’originalité de chaque conscience parti-
culière. Et les hommes se distinguent les uns des autres par l’accent
qu’ils mettent sur l’une ou l’autre de ces démarches essentielles de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 472

l’esprit. Pour les uns, c’est la volonté seule qui compte, ce que l’on
observe chez tous ceux que l’on appelle proprement hommes
d’action : ils cherchent à dominer le monde, comme on le voit dans les
conquérants. D’autres sont avides seulement de le comprendre,
comme s’ils mettaient les idées au-dessus des choses ; et ils se mépri-
sent les uns les autres, puisque les premiers considèrent les choses
comme les réalités véritables et les idées comme des illusions subjec-
tives, tandis que les autres pensent que les idées seules agrandissent
notre être et sont l’objet d’une possession authentique. Il y en a enfin
qui sont indifférents aux idées et aux choses et pour lesquels le
moindre regard d’amour vaut mieux à la fois que la [452] science uni-
verselle et que l’empire du monde ; et ils ont raison de penser que
l’amour peut suffire à tout, mais c’est lorsqu’il suscite l’intelligence et
la volonté au lieu de les anéantir dans l’indétermination d’une effusion
pure.
Cependant, malgré la solidarité de ces trois fonctions et
l’intercommunication qui ne cesse de se produire entre elles, qui nous
oblige à les retrouver toutes dès que chacune d’elles s’exerce jusqu’au
dernier point, nous sentons bien le danger qu’il y a à changer leur
point d’application, soit que l’on tente de comprendre les choses ou de
les aimer, au lieu d’en faire les instruments du vouloir, soit que l’on
applique sa volonté et son amour aux idées, au lieu de tourner vers
elles son intelligence, soit que l’on entreprenne, au lieu d’aimer les
autres êtres, ou bien de les connaître comme des idées, ou d’en faire
seulement les objets du vouloir. C’est de la permutation que nous in-
troduisons entre ces différentes fonctions, en donnant à chacune
d’elles une fin qui convient seulement à l’une des deux autres, que
dérivent sans doute les principaux troubles de notre activité théorique
et de notre activité pratique.
La solidarité des fonctions de l’âme est si étroite que, bien que
chacune d’elles soit bonne dans la mesure où elle est une expression
de l’acte pur, elle est capable de produire les pires effets si elle se sé-
pare des deux autres, comme on le voit dans l’intelligence qui vou-
drait se suffire à elle-même sans éclairer le vouloir et l’amour, dans le
pur vouloir qui repousserait les secours de l’intelligence ou de
l’amour, et dans l’amour lui-même à son tour s’il ne se laisse pas pé-
nétrer par l’intelligence et diriger par le vouloir. Alors l’intelligence
demeure abstraite et impuissante, la volonté capricieuse et inquiète,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 473

l’amour trouble et aveugle. Dans tous les cas, chacune de ces fonc-
tions, si nous la considérons isolément, poursuit quelque fin de son
choix dont elle commence par être privée et qu’elle ne peut atteindre
qu’au prix de beaucoup d’efforts et de tribulations. C’est ce qui arrive
à la volonté quand elle n’est qu’égoïste, à l’intelligence quand elle
n’est qu’industrieuse, à l’amour quand il n’est que passionnel.
Peut-être même pourrait-on dire que le mal résulte toujours d’une
séparation entre ces trois fonctions de l’âme qui cessent de se prêter
un mutuel appui : alors on voit l’intelligence se complaire dans son
propre jeu en se désintéressant de l’action et de la valeur, la volonté
s’enivrer de sa puissance sans chercher [453] à l’éclairer de lumière et
à la pénétrer de charité, et l’amour s’abandonner à sa pure ardeur sans
connaître de raison ni de frein.
La même disjonction des fonctions qui permet à la liberté de jouer
permet encore à chaque fonction de retourner contre elle-même dans
son domaine propre la puissance même dont elle dispose : ce qu’on
voit dans l’intelligence quand elle se réduit à n’être que critique, dans
la volonté qui détruit à l’aide de cette force même qui lui a été donnée
pour construire, dans l’amour lorsqu’il se renverse lui-même en haine.
Mais chaque fonction ne demeure fidèle à elle-même que quand
elle est soutenue en nous par les deux autres, la volonté quand
l’intelligence l’éclaire et que l’amour la dirige, l’intelligence quand un
vouloir aimant l’anime et l’inspire, et l’amour quand il est pénétré de
lumière et que le vouloir coopère avec lui. Dans cette convergence des
différentes puissances de l’âme l’effort cesse, nous ne faisons plus de
choix individuel et arbitraire. Chacune de nos fonctions s’exerce
comme elle le doit, c’est-à-dire conformément à la vocation qui lui est
propre sans rompre l’unité de la source dont elles dépendent toutes.

[454]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 474

[455]

LIVRE III. L’ACTE DE PARTICIPATION

TROISIÈME PARTIE
L’ACTE TRIPLE

Chapitre XXV
L’ACTE DE VOULOIR

A. – RAPPORT DE LA VOLONTÉ
AVEC LA LIBERTÉ

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ART. 1 : La volonté, dans son acception la plus générale, repré-


sente à nos yeux l’acte créateur dans son originalité la plus pure.

On comprend très bien que chacune des fonctions par lesquelles se


spécifie dans notre conscience l’essence de l’acte pur puisse être prise
dans une acception si générale que toutes les autres fonctions puissent
lui être réduites. Alors elle se confond elle-même avec l’acte pur. Ce
qui suffit sans doute à nous montrer pourquoi dans l’acte pur toutes
les fonctions sont présentes à la fois, mais sans qu’il soit possible de
les distinguer. Ainsi il est facile de voir que, puisque le propre d’une
intelligence parfaite, c’est de coïncider avec son objet et qu’il n’y a
rien en droit qui puisse lui échapper, nous sommes inclinés naturelle-
ment à identifier l’acte pur avec l’acte intellectuel. De même puisque
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 475

rien ne peut être créé que par un acte d’amour et ne peut se maintenir
dans l’être que par un amour qu’il se porte à lui-même ou dont il est
lui-même l’objet, on peut considérer l’amour comme étant la source
de tout ce qui est. Mais il semble que la volonté jouisse à cet égard
d’une sorte de privilège : car tandis que l’intelligence semble la prise
de possession d’un être déjà donné et que l’amour exprime la raison
d’être de l’acte [456] créateur plutôt que sa forme nue, la volonté au
contraire, abstraction faite de toute fin, semble réaliser à chaque ins-
tant, par l’acte même qu’elle accomplit, le passage incessant du néant
à l’être. Elle anime l’intelligence et l’amour, qui la justifient. Elle est
présente dans la moindre des opérations que nous pouvons accomplir.
C’est elle qui représente à nos yeux l’acte créateur dans son originalité
la plus pure. Et l’acte de volonté le plus humble intervient encore dans
l’économie de la création et s’en rend responsable jusqu’à un certain
point. Bien plus, il y a toujours quelque détermination dans l’acte
d’intelligence, qui ne produit que la vérité, ou dans l’acte d’amour, qui
ne peut produire que le bien de l’être aimé, tandis que la volonté ré-
side dans une initiative absolue, dans une efficacité indéterminée. Si
on la considère en elle-même, si sa puissance s’exerce sans obstacle,
elle est indifférente à la nature de son effet et capable de tout produire,
de telle sorte qu’elle est à l’origine tout à la fois de l’intelligence et de
l’amour : et de son usage dépend l’erreur comme la vérité, et le mal
comme le bien.
Si on prend le mot volonté dans son acception la plus générale,
alors la volonté, c’est l’être même considéré pour ainsi dire à sa
source. L’intelligence et l’amour en procèdent. Elle seule a droit au
nom d’être pur, puisqu’elle ne possède encore aucune détermination et
que toutes les déterminations naissent de son exercice même,
l’expriment à la fois et la limitent. La profondeur essentielle du vou-
loir, c’est qu’il est l’être qui se veut et qui en se voulant se crée. Elle
traduit admirablement l’intériorité de l’être qui est cause de soi, et qui
réalise un cercle parfait où il est source et fin de lui-même. L’être
commence avec le vouloir et il ne veut rien de plus que l’être de son
propre vouloir. Il ne suffit donc pas de dire que ce que l’on veut le
plus profondément, c’est l’être, mais il faut dire encore que l’être ne
peut être atteint véritablement que dans la volonté profonde qu’il a de
lui-même : c’est d’elle que toutes les autres formes de l’existence, y
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 476

compris l’intelligence et l’amour, tiennent la puissance même qui leur


permet de subsister.
C’est le vouloir absolu, total et immuable, qui permet à tous les
hommes de reconnaître leur parenté : ils communient dans la même
participation à l’infinité du vouloir. Mais ils commencent à se distin-
guer les uns des autres par l’usage qu’ils en font, ou d’une manière
plus simple, par le point même où ils [457] l’arrêtent et au delà duquel
ils n’ont pas la force ou le courage de le porter.

ART. 2 : La volonté ne se confond pas avec la liberté ; elle en est la


mise en œuvre, mais avec la collaboration de l’intellect et de l’amour.

On pourrait penser que la volonté se confond avec la liberté que


nous avons définie au début du livre II comme l’acte caractéristique et
constitutif de la participation. Mais il n’en est rien : d’abord, parce que
la liberté est présente aussi bien dans l’intelligence et dans l’amour
que dans la volonté elle-même. Il serait bien injuste en effet de sous-
traire à la liberté l’intelligence qui est précisément notre ouverture sur
le monde et le facteur essentiel de la libération de la conscience ; mais
on y tend naturellement parce qu’on considère en elle le résultat au-
quel elle mène, plutôt que l’acte qui le produit ; et on ne veut pas faire
une distinction aussi nette entre l’opération de la pensée et son objet
qu’entre l’opération de la volonté et sa fin, comme si la volonté venait
s’éteindre dans la fin obtenue et possédée, et que l’intelligence au con-
traire reçût sa perfection dans l’objet actualisé et représenté. De
même, on ne retient dans l’amour que la spontanéité dont il est insépa-
rable, qui tantôt est primitive et tantôt acquise, mais en négligeant tou-
jours le consentement que nous lui donnons et sans lequel pourtant
l’amour est absent.
De plus, on croit que la volonté témoigne plus nettement du carac-
tère humain et participé de l’acte libre, parce qu’elle semble pouvoir
se décider indépendamment à la fois de cet ordre rationnel auquel
l’intelligence doit toujours se soumettre et de cette spontanéité qu’elle
contredit souvent et à laquelle il nous semble que l’amour cède tou-
jours. D’autre part, l’intelligence n’atteint que des idées et l’amour
n’atteint que des êtres, que nous découvrons, au lieu de les produire.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 477

La volonté au contraire paraît accuser plus directement le caractère


créateur de notre activité parce qu’elle engendre des œuvres visibles
qui trouvent place dans le monde matériel, qui existent aussi bien pour
les autres que pour nous et dont la responsabilité remonte pourtant
jusqu’à nous.
Mais la liberté se distingue de la volonté parce que la distinction
des trois fonctions apparaît comme la condition et le moyen [458] par
lesquels elle se réalise, acquiert le jeu qui lui est nécessaire, cherche
des raisons dont aucune ne la contraint et se sépare de la spontanéité
qu’elle entreprend pourtant toujours de retrouver, enfin parce que la
volonté, si elle suppose la liberté, est la mise en action de l’acte libre,
s’engage dans le temps, exige toujours un effort à accomplir, une ré-
sistance à vaincre, une réalisation à obtenir, qui me change moi-même
en changeant l’état du monde, et qui est valable à la fois pour moi et
pour tous.

ART. 3 : Le vouloir se définit par l’intervalle qui sépare l’intention


de la fin.

Le vouloir comme l’intellect pourrait se définir par l’intervalle qui


le sépare de l’être. Mais cette définition ne suffit pas parce qu’elle ne
permettrait pas de distinguer l’intellect lui-même du vouloir. Il im-
porte de caractériser cet intervalle d’une manière qui soit propre ex-
clusivement au vouloir. De même que l’activité théorique de la cons-
cience crée, pour se mouvoir, l’intervalle qui sépare l’idée du réel, le
propre de son activité pratique, c’est, comme on l’a dit, de créer
l’intervalle qui sépare l’intention de la fin, ou le vouloir du pouvoir.
C’est là une transposition dans l’ordre spirituel, c’est-à-dire dans
l’ordre d’une vie dont nous assumons la responsabilité, de l’intervalle
que la nature creuse déjà entre le désir et la satisfaction.
La volonté est l’initiative par laquelle l’individu tend à se donner
quelque chose qu’il n’a pas. Elle ne doit pas être confondue avec
l’Acte, qui est toujours une possession. En un sens on peut dire qu’elle
cherche la participation plutôt qu’elle ne la réalise. C’est pour cela
qu’il y a une volonté de connaître qui s’exerce avant que l’acte de la
connaissance se produise, et qui l’appelle ; une volonté d’aimer qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 478

n’est pas encore l’amour. La volonté, dont tout dépend, par elle-même
ne nous donne rien ; il faut toujours qu’elle vienne se dénouer dans
une activité qui la dépasse et qui la rend inutile ; elle est la privation,
le choix et la poursuite d’une fin qu’elle cherche à atteindre par un
effort. Il n’y a jamais en elle cette nécessité propre à l’intelligence ou
à l’amour qui ont atteint leur objet et s’exercent désormais avec pléni-
tude. En ce sens, on peut même dire qu’elle n’est pas à elle-même sa
propre fin, qu’elle appelle toujours une autre activité dans laquelle il
faut qu’elle se dénoue. Elle retient de [459] l’acte ce caractère essen-
tiel qui en fait toujours une origine, une initiative, et un premier com-
mencement : seulement ce n’est que par rapport à nous ; et c’est pour
cela qu’elle est toujours une démarche de séparation qui suscite une
matière à laquelle elle s’oppose, des obstacles qui lui résistent et
qu’elle cherche toujours à vaincre.

B) RAPPORT DE LA VOLONTÉ AVEC LE DÉSIR,


LA MATIÈRE, L’EFFORT ET LE TEMPS

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ART. 4 : La volonté est inséparable du désir, mais elle remonte, par


l’intermédiaire de l’inhibition ou du consentement, jusqu’à l’activité
suprême qui est la source commune de tous les désirs.

Ma volonté ne peut assurer l’insertion de mon être propre dans


l’Etre absolu que par l’intermédiaire d’une nature qui est l’être même
en tant qu’il impose sa réalité à ma conscience, non point seulement
comme un objet (c’est-à-dire sous la forme du spectacle du monde),
mais encore comme une puissance qui m’attache à lui, en me subor-
donnant à lui (c’est-à-dire sous la forme de la spontanéité et du désir).
C’est le désir qui est le don même de la vie. Mais le désir n’est qu’une
proposition qui m’est faite. Et le rôle de la volonté, c’est de permettre
à la liberté de l’assumer. C’est donc la distance qui sépare la volonté
du désir qui permet au moi de se constituer lui-même. Non point que
la volonté puisse se déterminer indépendamment du désir, ou même
contre lui : c’est au contraire l’impossibilité pour la volonté de se sé-
parer du désir dont elle reçoit à la fois son impulsion et sa matière,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 479

auquel elle donne ou refuse son adhésion et qu’elle infléchit à son gré,
qui nous fait comprendre pourquoi elle possède une initiative, mais
qui n’est pourtant que participée.
Seulement la participation nous donne la disposition du oui et du
non ; elle ne nous permet de pénétrer nous-même dans l’être que par
notre propre consentement. Elle met entre nos mains l’inhibition qui
est le moyen même de l’acte volontaire et par laquelle la spontanéité
se trouve à chaque instant suspendue afin précisément que nous puis-
sions, grâce à la réflexion, nous désolidariser de toute détermination
particulière en considérant ce qu’il y a en elle de négatif et, en niant
cette négation, [460] retourner à chaque instant vers la source infinie
d’où dérivent toutes les déterminations et qui les surpasse, afin de pui-
ser en elle l’être même que nous voulons être. A cet égard il y a,
comme on le voit, un usage positif du jugement négatif qui n’est pas
seulement un jugement critique, mais qui, en nous obligeant à élargir
chacune de nos affirmations particulières, nous permet de maintenir à
l’égard de chacune d’elles la transcendance du principe suprême dont
elles dépendent toutes.
L’acte ne peut demeurer indivisible, tout en étant participé, que s’il
met en nous le désir qui est inséparable des puissances mêmes dont
nous disposons : mais alors l’intervention originale de notre volonté
ne se manifeste que par un consentement ou une inhibition.
Ainsi la volonté descend jusqu’à la racine même du désir. Si elle
dépasse ses formes particulières et limitées qui sont solidaires de la
situation que nous occupons dans le monde et des circonstances où
nous sommes placés, si elle cherche la seule chose que nous puissions
désirer absolument, alors elle retrouve cette activité spirituelle essen-
tielle que le désir enveloppait pour la mettre à notre portée. Par là le
vouloir est intermédiaire entre la nature (ou le désir) et l’Acte pur ; il
nous permet de passer de l’un à l’autre. Il est, si l’on peut dire, le
chemin qui monte de la nature à la grâce : c’est pour cela qu’on em-
ploie ce mot pour désigner aussi bien le degré le plus primitif et le
plus bas de notre activité, comme dans cette expression, le vouloir-
vivre, que sa forme la plus évoluée, la plus haute et la plus pure,
comme lorsqu’on pense que son caractère propre, c’est d’être déter-
miné par la seule raison. Aussi longtemps que la volonté s’exerce, elle
ne peut pas se séparer de la nature, ni se substituer à elle, puisque c’est
de la nature qu’elle reçoit cette limitation qui lui permet de s’exercer
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 480

et les forces mêmes qu’elle met en jeu pour la dépasser : loin de con-
tredire la spontanéité, elle s’y associe, et l’épouse avant de la recour-
ber vers son origine.

ART. 5 : La volonté est inséparable des fins particulières que le dé-


sir lui propose et dont elle fait l’objet de son choix, c’est-à-dire
l’instrument de sa liberté.

Le désir est la marque de la limitation de mon activité qui est su-


bordonnée à la fois à la nature et aux choses. Le propre de la volonté,
c’est de subordonner ma nature et les choses à une [461] activité qui
ne peut pas se passer d’elles, mais qui les prend comme point de dé-
part et comme moyens de son progrès spirituel. C’est parce qu’elle est
engagée dans la matière et inséparable du corps, qui est l’instrument
immédiat de ses victoires et de ses défaites, que la volonté est liée plus
étroitement qu’aucune autre fonction de la conscience à mon être in-
dividuel et séparé, qu’elle peut poursuivre des fins égoïstes et se re-
tourner contre le Tout où elle a pris naissance et auquel elle emprunte
tout son mouvement.
On peut dire que, dans le désir, l’acte absolu se trouve pour ainsi
dire capté et limité par le corps de telle sorte que le désir n’est pas
seulement en rapport avec le corps, mais qu’il exprime pour ainsi dire
son impulsion. Avec la volonté, le corps change de rôle : ce corps est
toujours un corps de désir, mais la volonté le réduit au rôle
d’instrument afin qu’il serve la liberté, au lieu de l’asservir. Ainsi la
volonté le prend toujours pour appui. C’est pour cela qu’elle se pro-
pose des fins particulières et qu’elle suppose dans le monde des corps
en rapport avec le nôtre sur lesquels elle puisse agir. Ainsi c’est elle
qui appelle dans l’être toutes les déterminations, tant par la nécessité
où elle est d’être liée elle-même à un corps qui exprime sa limitation
et les conditions mêmes de son activité participée, que parce qu’elle
est astreinte à distinguer partout autour d’elle des objets qui sont non
seulement corrélatifs de ses besoins, mais qui sont les fins de ses opé-
rations limitées et momentanées. Bien plus, la pluralité même de ces
opérations, dans sa relation avec la pluralité des objets qui leur corres-
pondent, est le moyen privilégié qui permet à la liberté de s’exercer.
Car non seulement elle peut choisir à chaque instant entre différents
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 481

partis qui lui sont offerts, non seulement aucun d’eux ne la retient et
ne l’asservit, mais encore en procédant indéfiniment par analyse et par
synthèse, qui sont les deux seuls moyens dont disposent notre pensée
et notre action, elle ne cesse de composer de nouveaux aspects du
monde, c’est-à-dire d’en changer la face, en introduisant en lui une
activité créatrice par laquelle du même coup elle constitue notre per-
sonnalité elle-même.
L’intelligence à son tour ne fait que suivre tous les trajets de
l’action volontaire et, selon que le réel l’arrête ou lui ouvre passage,
elle trace les contours de tous les objets.
Mais on reste à mi-chemin dans l’étude du problème de la volonté
quand on pense qu’elle a pour objet des choses, des fins [462] maté-
rielles par lesquelles elle transforme le visage du monde. Sans doute
elle ne peut pas s’en passer : mais ce ne sont pour elle que des média-
tions. C’est par elles que notre moi ne cesse de s’enrichir et de se con-
quérir.
Il y a, pour ainsi dire, dans l’évolution de l’acte volontaire deux
étapes. Car si la volonté peut paraître d’abord poursuivre des fins ma-
térielles, nous savons bien qu’aucune de ces fins qui assurent le règne
du corps n’est capable de la satisfaire. Comment n’aurait-elle point
elle-même pour objet son propre règne, qui est spirituel ? Et c’est pour
cela qu’à travers toutes les modifications qu’elle introduit dans le
monde, la volonté ne cherche rien de plus qu’à retrouver l’unité même
de l’acte qui l’inspire et dont il faut qu’elle se sépare, pour en porter
elle-même la responsabilité. A ce moment-là seulement la volonté
peut être considérée comme nous révélant son véritable rôle, qui est
d’être une servante de l’esprit.

ART. 6 : La volonté est inséparable de l’effort, qui témoigne en


nous de la jonction, par le moyen de la matière, entre l’individuel et
l’universel.

Il s’agit de montrer maintenant que la volonté ne peut s’exercer


que par le moyen de certains obstacles qu’elle rencontre et qui vien-
nent de la matière, grâce à une victoire qu’elle doit remporter sur eux
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 482

et qui suppose un effort, et enfin en se déployant dans le temps, qui est


le milieu même où elle s’exerce, et où elle lutte pour la victoire.
Commençons par établir pourquoi tout acte volontaire est insépa-
rable de l’effort, puisque c’est dans l’effort que la conscience appré-
hende le mieux la volonté au cours de son exercice même. L’effort
réside dans cette sorte de renversement de l’activité spontanée par le-
quel le corps, cessant d’être le principe même de notre activité, en de-
vient seulement l’instrument. Cette conversion est toujours laborieuse,
et même douloureuse. Elle ne peut pas se produire sans la médiation
de l’intelligence qui nous permet de dépasser les limites de notre
corps et qui nous établit dans l’universel. Alors le désir, qui est une
puissance concrète de la conscience, n’a point d’autre rôle que de
donner la vie intérieure et la force de réalisation à une possibilité abs-
traite qui est l’objet de notre pensée, à laquelle il faut qu’il se subor-
donne, et dans laquelle il faut qu’il trouve à se satisfaire [463] en se
dépassant ; c’est cette subordination qui ne peut pas être obtenue sans
effort. Elle seule pourtant peut nous permettre de ratifier le désir et de
le faire nôtre ; c’est grâce à elle que l’individualité de notre nature
peut être assumée par nous et réclamer une place dans un monde spiri-
tuel qui est notre ouvrage. C’est cette jonction de l’individuel et de
l’universel, du matériel et du spirituel qui est la fonction propre de la
volonté. On comprend sans peine qu’elle soit toujours précaire et
qu’elle ne se réalise que par une suite de degrés.
On voit là les limites de notre pouvoir beaucoup mieux que dans la
simple résistance que rencontre notre volonté quand elle se borne à
agir sur les choses. C’est l’intervalle entre le vouloir et le pouvoir qui
reste encore la marque propre de la participation ; et la dialectique de
la volonté doit nous montrer toutes les alternatives par lesquelles il se
creuse et s’élargit ou, au contraire, se rétrécit et se comble.
Mais aussi longtemps que la volonté s’exerce, le moi est divisé
avec lui-même : elle a besoin d’un effort pour soulever le corps défail-
lant ou pour triompher des résistances qu’il nous impose. C’est ici
qu’apparaît le mieux le double caractère de la volonté qui est, à la
fois, au sens général, l’origine de toutes nos opérations, et, au sens
spécifique, le point de soudure entre ce que nous sommes et ce qui
nous limite, mais aussi qui nous dépasse et nous permet de nous enri-
chir. Par là elle est le véritable principe de l’action : elle suppose une
fin qu’elle cherche à réaliser, une matière sur laquelle elle agit et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 483

qu’elle spiritualise. C’est elle qui forme le pont entre le sujet et


l’objet, beaucoup mieux que l’intelligence qui ne nous donne jamais
de l’objet qu’une représentation. La volonté, au contraire, ne peut pas
rester intentionnelle ou idéale. L’idée lui est nécessaire pour qu’elle
puisse se définir à elle-même son intention. Mais l’action va au delà :
elle n’est pas une simple expression de l’intention ; en pénétrant dans
le réel pour le modifier, elle nous oblige à en prendre possession. Bien
plus, elle nous permet de gouverner notre corps, ce qui est plus facile
que de gouverner nos désirs et nous donne le seul moyen que nous
ayons de les arracher à la pure nature. Elle les virtualise pour les
mettre à l’épreuve : par le contact qu’elle nous donne avec le réel, par
sa complexité imprévisible, par la révélation inattendue qu’elle nous
apporte, par la rupture des barrières de la subjectivité à laquelle elle
nous contraint, l’action éclaire, élargit, approfondit nos désirs [464] et
nous révèle des désirs nouveaux, plus essentiels que ceux que nous
pensions avoir. Ainsi la volonté ne prolonge pas seulement le désir
pour l’assimiler et pour l’infléchir, elle réagit sur lui, le transforme, le
fortifie et l’épure.
Bien plus, il n’y a pas d’action qui ne soit elle-même une œuvre et
qui ne présente quelque indépendance à l’égard de l’agent ou de
l’ouvrier. Par là, la volonté devient solidaire du monde qu’elle marque
de son empreinte : par là, elle entre en communication avec tous les
êtres et leur est pour ainsi dire livrée. Ainsi chaque action volontaire
laisse des traces dans lesquelles s’engagent les pas de ceux qui nous
suivent. On peut dire qu’elle est sans cesse continuée et reprise : il y a
en elle une virtualité qui ne s’épuise pas et qui est une sorte d’image
dans la durée de l’infinité et de l’éternité de l’acte dont elle procède.

ART. 7 : La volonté est inséparable de la matière, à travers laquelle


elle convertit l’acte en action.

Le domaine du vouloir est le domaine où l’acte se convertit en ac-


tion. L’action exprime cette forme particulière de la participation qui
tend à s’exprimer ou à se manifester au dehors par la création d’une
œuvre originale, par une marque personnelle imprimée à l’univers, qui
m’affranchit de la subjectivité, affirme ma responsabilité propre, et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 484

possède une existence et une valeur non pas seulement pour moi, mais
pour tous.
L’acte est toujours l’origine de l’action. Mais l’acte est toujours so-
litaire par le caractère unique de la source où il puise, par le caractère
unique de son assomption dans la conscience du moi. L’action est tou-
jours sociale par son objet et par sa destination ; elle s’adresse à
d’autres ; ce n’est pas nous seul qu’elle intéresse, mais l’humanité tout
entière. Nous ne pouvons pas l’interrompre sans penser qu’elle pourra
être reprise par d’autres consciences auxquelles nous l’avons pour
ainsi dire léguée.
D’autre part, nous ne pouvons pas séparer l’action de la chose, qui
paraît en être la négation, mais qui est tout à la fois pour elle un obs-
tacle et un instrument, un point d’application et un effet. Elle est le
terme opaque qui sépare l’action de l’acte pur, mais qui sert à l’action
de soutien et qui demande toujours [465] à être transformé par elle. Et
l’on voit assez clairement les deux rôles différents que la chose est
appelée à jouer à l’égard du vouloir et qui permettent d’en distinguer
deux espèces, selon que cette chose apparaît comme un empêchement
qui le trahit ou comme le corps même qui l’incarne.
La matière est la condition de ce dédoublement, de cette distance
avec soi, sans lesquels nulle activité ne serait une activité de participa-
tion. En effet, on n’agit pas sur soi, du moins directement et immédia-
tement, mais seulement sur le monde, ou sur sa propre nature en tant
qu’elle fait partie du monde. Le monde et la nature sont donc à la fois
le moyen de l’action participée et l’expression qui la traduit. C’est en
agissant sur le monde que le moi se fait. En disant que notre action se
produit dans le monde, nous retrouvons le circuit caractéristique de la
participation qui, de même qu’il nous oblige à nous proposer comme
fin le principe qui nous inspire, nous oblige à marquer de notre em-
preinte la matière qui nous limite.
L’étude des rapports entre l’acte et l’action nous permet de com-
prendre le rôle de la matière dans le monde ainsi que sa nature et le
degré d’existence que nous devons lui attribuer, car :

1° la matière est d’abord pour nous ce qui sépare les différents


êtres les uns des autres et leur permet par conséquent d’avoir un corps,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 485

c’est-à-dire une passivité, sans laquelle non seulement ils n’auraient


pas d’existence finie, ou individuelle, mais encore seraient incapables
d’entrer en communication les uns avec les autres par une double ac-
tion exercée et subie ;
2° du même coup elle est ce qui permet à la participation de se réa-
liser par une victoire et une conquête de notre conscience sans cesse
obtenues et agrandies malgré l’opacité et la résistance qu’elle ne cesse
de lui opposer, et qui lui permettent non seulement d’accroître sans
cesse son activité propre, mais de l’accroître par une pénétration dans
le réel dont on peut dire que c’est au moment où il se laisse surmonter
qu’il lui fournit le plus. Ainsi, loin de maudire notre corps, il faut dire
que c’est par sa liaison avec lui que notre vie peut acquérir sa vocation
et son sens ;
3° nous n’avons cessé de répéter que la matière ne pouvait pas
avoir d’existence en soi, précisément parce que l’existence en soi ne
peut appartenir qu’à un acte qui est soi. La matière [466] ne peut exis-
ter que pour une conscience ou pour un soi, ce qui veut dire qu’elle ne
peut être que phénomène. Seulement le phénomène ici va se trouver
singulièrement relevé, non pas seulement parce qu’il y a derrière lui
un immense arrière-plan qui est, si l’on veut, tout le réel qui n’est pas
encore phénoménalisé, mais encore parce que, si je me considère en
tant que je suis mon propre phénomène pour moi-même aussi bien
que pour autrui, la matière apparaît alors comme le moyen par lequel
mon être intérieur se manifeste et se réalise. Elle n’est donc pas un
simple témoignage de ce que je suis, mais le moyen même par lequel
je le deviens. En faisant la liaison entre l’intérieur et l’extérieur, on
peut dire, par conséquent, que l’action produit la réalité même du
moi : car elle oblige à la fois mon activité à s’exercer et les autres
êtres à la reconnaître, à en tenir compte et à lui donner place dans le
monde ;
4° mais il ne suffit pas de dire que l’activité profonde de notre moi
ne se réalise qu’en se manifestant, c’est-à-dire en prenant une appa-
rence corporelle : il faut dire inversement que, si le monde extérieur se
présente d’abord à nous sous une forme phénoménale, c’est-à-dire
comme un spectacle pur (ce qui est, grâce à l’intervalle que lui offre la
troisième dimension, l’objet propre de la fonction visuelle, et d’une
manière dérivée, de la fonction représentative tout entière), c’est au
moment où ce spectacle devient la matière de notre action qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 486

s’introduit en lui, découvre en lui une résistance et lui imprime cer-


taines modifications, qu’il prend pour nous un caractère de réalité.
Expérience que tous les hommes sont capables de vérifier, qui dis-
tingue et unit la réalité et l’apparence, réconcilie l’idéalisme et le réa-
lisme, et, sans séparer l’action de la représentation, nous oblige à
mettre la réalité du côté de l’action.

On voit dès lors pourquoi les choses sont l’objet naturel du vouloir.
La fonction essentielle de la volonté, c’est de produire des œuvres par
lesquelles je triomphe des obstacles opposés à ma finitude, j’inscris
mon être propre dans l’Etre universel, je marque l’univers entier de
mon empreinte et j’engage ma responsabilité vis-à-vis des autres êtres.
Sans doute il y a dans le vouloir une expression du caractère universel
et indivisible de l’acte qui me fait être, de telle sorte qu’il y a aussi en
moi une volonté de comprendre et une volonté d’aimer, et que ma vo-
lonté peut s’appliquer à des idées ou à des êtres aussi bien qu’à des
choses ; mais ce qui fait le caractère original [467] du vouloir, c’est de
me montrer qu’il faut passer par l’intermédiaire des choses pour que
je puisse, soit actualiser une idée et en prendre possession, soit at-
teindre véritablement un être différent de moi.

ART. 8 : La volonté est inséparable du temps dans lequel elle oblige


l’acte à descendre.

Entée sur le désir et se soutenant toujours par l’effort, la volonté


s’engage nécessairement dans le temps qui dépend si étroitement du
désir et de l’effort qu’il semble que ce soient eux proprement qui
l’engendrent. Cependant à quel moment la volonté nous introduit-elle
dans le temps ? On pourrait penser sans doute que c’est au moment où
elle délibère, puisque la délibération pèse les motifs, retourne de l’un
à l’autre et en droit prolonge indéfiniment leur examen, tandis que la
décision qui la clôt semble elle-même ponctuelle et intemporelle,
comme un retour à l’acte pur dans le monde de la participation. Mais
cela ne va point sans quelque difficulté. Car la délibération elle-même
se poursuit dans un temps purement subjectif, avec un va et vient et
des oscillations où il semble à chaque instant que tout recommence,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 487

que rien n’est acquis, et que nous nous sommes retirés du temps réel
qui s’écoule désormais sans nous. En ce qui nous concerne, on peut
dire qu’elle est un temps retardé ou perdu, sauf dans la mesure où elle
doit nous permettre, lorsque la décision se produit, de mieux remplir
le temps retrouvé. C’est donc la décision qui nous fait de nouveau pé-
nétrer dans le temps réel. Tant que nous délibérions, le temps était
pour nous suspendu : nous nous étions élevé dans un monde de possi-
bilités étranger au temps, et où les phases mêmes de l’examen psycho-
logique que nous en faisions ne pouvaient être distinguées temporel-
lement les unes des autres que par les événements extérieurs auxquels
nous pouvions les faire correspondre. Disons que la décision est in-
temporelle ; mais elle est la décision de faire entrer dans le temps un
événement nouveau ; elle est une descente dans le temps qui nous
permettra de donner accès dans l’éternité à l’être même que nous au-
rons choisi. Mais pour cela il faut que la décision ait elle-même porté
des fruits dans le temps à la fois par l’effort que nous aurons dépensé
pour la soutenir, et par les suites qu’elle aura produites et qui la sur-
passeront toujours.
[468]
La liaison de la volonté avec le désir, avec le temps, avec l’effort,
suffit donc à nous révéler en elle un composé d’activité et de passivité
qui exprime clairement les caractères inévitables de toute activité par-
ticipée. Aussi est-il impossible de considérer la volonté indépendam-
ment du retentissement dans la conscience de chacune de ses opéra-
tions. Elle est inséparable de l’affectivité : et toutes nos passions, la
joie comme la douleur, la crainte, le regret et l’espérance peuvent éga-
lement être définies comme les affections de la volonté.
De plus, la volonté qui nous détache de la nature bien qu’elle la
prenne pour instrument afin de constituer notre être personnel grâce à
l’effort et à travers la durée, fonde notre mérite et nous introduit dans
le monde de la moralité. Nul ne peut nier l’étroite solidarité de la vo-
lonté et de la valeur : et les difficultés inséparables du problème de la
valeur viennent précisément de cette tendance naturelle qui pousse la
conscience à transformer toujours son objet en objet de connaissance ;
mais dissociée de son rapport avec la volonté, la valeur s’écroule. Il y
a identité entre vouloir et assumer ce qu’on veut, identité entre
l’assumer et poser sa valeur. De même, si vouloir, c’est se vouloir et
vouloir l’être même dont on fait partie, alors on comprend aisément
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 488

que vouloir, c’est vouloir un monde spirituel et personnel dans lequel


on trouve place et que l’on contribue à maintenir et à produire.

C) AU DELÀ DE L’EFFORT
ET DE LA VOLONTÉ SÉPARÉE

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ART. 9 : L’effort prépare une activité spirituelle plus pure dans la-
quelle il se dénoue.
La volonté ne peut pas être séparée de l’effort, précisément parce
qu’elle est un passage de la spontanéité de l’instinct à l’activité de
l’esprit et que, dès que l’effort cède, elle vient se résoudre soit dans
l’un, soit dans l’autre. Dans les deux cas, alors, l’unité intérieure est
réalisée et le corps cesse pour nous d’être un obstacle, soit que l’esprit
abdique devant lui et devienne docile à toutes ses impulsions, soit que
l’acte intérieur soit si parfait et si pur que le corps le suive, avec une
sorte d’innocence, sans que sa présence soit aperçue.
[469]
C’est en considérant ce caractère individuel et borné de l’acte vo-
lontaire qu’on a pu dire que « dans l’homme, tout ce qui n’est pas in-
volontaire est petit ». Même dans une activité purement instinctive, on
trouve la grandeur de ces puissances de la nature à laquelle la volonté
semble se montrer si inégale.
Pourtant si misérable qu’elle soit, bien qu’elle semble rapetisser la
nature et qu’elle puisse la corrompre, elle est plus grande qu’elle.
C’est qu’elle ne refuse de lui céder qu’afin de conquérir une initiative
propre que la nature ne pouvait qu’asservir, mais grâce à laquelle elle
retrouve une activité spirituelle qui la dépasse, et dont elle ne s’était
séparée que pour fonder sa liberté sur le consentement même qu’elle
lui donne.
On comprend maintenant pourquoi la volonté a nécessairement un
caractère de contention : c’est qu’elle tend à réaliser l’unité de notre
conscience qui est aussi l’unité entre le moi et le monde ; que cette
contention vienne à manquer, cette unité n’est plus qu’apparente, le
moi se disperse et s’abolit dans le jeu des forces naturelles. Mais la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 489

contention ne doit jamais être considérée elle-même comme un der-


nier terme : elle demande à être dépassée ; car elle appelle et prépare
l’avènement d’une activité plus intérieure et plus pure qui est située
plus haut que l’effort et n’a plus besoin de recourir à lui, qui convertit
tous les obstacles qui lui sont opposés en instruments de son succès et
réalise, par une sorte de détente intérieure et d’abandon de tout amour-
propre, l’accord de notre être avec lui-même et avec le Tout. Ce qui
suffit pour établir qu’un tel idéal ne puisse être réalisé aisément hors
de certaines minutes bienheureuses, dont nous gardons toujours le
souvenir, mais que nous souffrons aussi de n’être jamais capable de
ressusciter à notre gré.
Car, ce qu’il s’agit de retrouver, c’est la simplicité et l’intégrité de
cet acte spirituel qui abolit la volonté propre et qui ne ressemble à une
détente et à un abandon que parce que, loin d’être au-dessous de
l’effort, il est au-dessus : il réside dans une attention si dépouillée,
dans une union si parfaite au principe intérieur qui nous donne l’être,
qu’il semble produire une sorte de silence en nous et hors de nous et
que toutes les forces qui nous résistaient tout à l’heure et qu’il nous
fallait vaincre paraissent avoir changé de sens et nous être devenues
dociles. Mais c’est nous qui le sommes devenus. Ce qui explique
pourquoi nous pouvons dire à la fois que nous ne devons faire que
[470] notre volonté, c’est-à-dire qu’aucun acte ne doit être accompli
par nous sans que notre consentement soit donné, et que, pourtant,
nous ne devons jamais faire notre volonté, c’est-à-dire ne jamais ac-
complir une action qui trouve dans notre nature individuelle son ori-
gine et son fondement.

ART. 10 : La volonté amorce seulement l’acte de participation qui


se consomme quand l’entendement et l’amour s’exercent conjointe-
ment avec elle.

On ne peut pas s’arrêter à cette conception de la volonté selon la-


quelle elle pourrait elle-même obtenir tout ce qu’elle vise grâce à un
effort personnel et séparé par lequel elle modifierait à son gré les
choses extérieures. Car, sous sa forme la plus haute et pour ainsi dire
dans sa plus parfaite réussite, la volonté, au lieu de se tendre par un
effort, se résout dans une spontanéité spirituelle où son initiative
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 490

propre, au lieu de s’opposer à l’ordre qui règne dans l’univers,


s’accorde avec lui et le fonde ; et si elle paraît limitée par l’objet au-
quel elle s’applique, c’est pour que cet objet, loin d’être considéré
comme sa fin véritable, puisse devenir le témoignage de son exercice
et le moyen par lequel elle se réalise.
Mais si c’est avec la volonté que la participation commence, on
peut dire que c’est de son exercice même qu’il faut dériver l’existence
de la nature, qui est la condition sans laquelle elle ne pourrait pas agir,
et de l’intelligence et de l’amour, qui sont les moyens par lesquels elle
retourne à sa source, au lieu de rester une activité séparée. Telle est la
raison pour laquelle la volonté peut ne pas s’exercer ou même
s’exercer difficilement, mais toujours par un oui ou un non qu’elle
donne librement. La liberté n’est elle-même, comme on l’a montré au
chapitre X, qu’une pure possibilité jusqu’au moment où la volonté
accepte de la prendre en main : aussi n’y a-t-il, parmi les fonctions de
l’esprit, que la volonté qui paraisse témoigner pour elle ; au contraire,
dans la connaissance et dans l’amour, la conscience semble recevoir
plutôt que créer. Et pourtant nous savons bien que lorsque leur con-
cours lui est apporté, la volonté, au lieu d’abdiquer, reçoit alors sa
forme la plus parfaite. Ce qui disparaît seulement, c’est ce vouloir de
choix, individuel, superficiel et hésitant, et qui cherche partout sans la
rencontrer une fin capable de le satisfaire ; mais il cède la place à ce
vouloir profond, qui porte [471] en lui à la fois sa certitude et sa né-
cessité parce qu’il a découvert la coïncidence de notre bien propre
avec le bien absolu.
Il y a donc toujours un grave danger dans l’exercice de la volonté.
Car, par opposition à l’intelligence et à l’amour, elle ne peut être que
si elle se dépasse. Et dans l’ivresse qu’elle a de son initiative et de son
pouvoir, elle est toujours tentée d’en abuser et, pour mieux éprouver
son indépendance, de la retourner contre cette activité totale dans la-
quelle elle puise son origine. La volonté, non point par sa nature, mais
par la disposition qu’on en fait, est donc la source de tout péché. Aussi
faut-il reconnaître qu’elle n’est rien de plus que la première étape de
la participation, et, pour ainsi dire, la condition initiale de toute parti-
cipation, mais qui ne lui permet de s’accomplir, en demeurant insépa-
rable du tout dont elle participe, que si l’intelligence lui prête sa lu-
mière et l’amour sa puissance unitive. Alors il se produit entre les
fonctions de la conscience une dialectique intérieure si subtile que la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 491

raideur de la volonté s’assouplit, que son indépendance s’atténue dans


cette surabondance d’activité qu’elle reçoit et qui élargit pourtant son
initiative au lieu de la restreindre, que les obstacles qu’elle faisait
naître sur son chemin s’aplanissent et que l’unité de l’acte pur tend à
se reproduire à l’intérieur même de notre conscience et dans la sphère
de notre activité participée.
On peut dire que c’est parce que ce mot de volonté, si on le prend
dans toute sa généralité, exprime l’essence même de l’acte pur, mais
désigne en même temps une fonction particulière de l’esprit, que
celle-ci peut chercher à l’emporter sur les deux autres, ce qui la rend
capable de tous les désordres : en droit, elle ne peut pas en être disso-
ciée et leur emprunte à la fois son contenu, sa signification et sa pléni-
tude.
Ainsi la volonté, précisément parce qu’elle participe immédiate-
ment de la puissance créatrice est nécessairement de toutes les fonc-
tions de la conscience la plus fragile et la plus exposée, celle dont je
puis faire le plus mauvais usage. Elle met entre nos mains, comme
l’avait bien vu Descartes, l’infini de la responsabilité. Elle est prompte
à céder au désir ou à s’enivrer de la gratuité de son pouvoir individuel
et arbitraire, ou à répudier par jeu sa propre unité, comme on le voit
dans ces expressions « faire sa volonté » et même « faire ses quatre
volontés », si elle n’emprunte pas à l’intelligence cette lumière qui lui
permet de [472] se replacer elle-même dans la totalité de l’univers, à
l’amour un principe d’union avec tous les êtres qui le peuplent.
Le propre de l’intelligence, en effet, c’est de réaliser cette forme de
la participation par laquelle j’acquiers une représentation du Tout,
c’est-à-dire par laquelle je mets le Tout en rapport avec moi ; alors
seulement la volonté me permet d’insérer en lui mon activité propre,
ce qu’elle ne peut songer à entreprendre que si elle est portée par
l’amour de l’Etre, c’est-à-dire du Tout auquel elle cherche à s’unir (ou
qu’elle cherche à maintenir). Il y a une ardeur de la volonté, et c’est
toujours l’amour qui la lui donne. Et quand la volonté est parfaitement
pure, elle se laisse pénétrer par l’amour et ne fait qu’un avec lui. La
volonté, l’intelligence et l’amour, si on les considère séparément, ont
la même indétermination. Or, c’est leur interaction qui les détermine.
Car la volonté ne peut rien chercher à produire que ce qu’elle est ca-
pable d’aimer, mais il faut que l’intelligence le lui montre. Elle est
orientée vers un bien vers lequel l’amour seul peut la porter, mais que
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 492

l’intelligence doit comprendre et approuver. Ce qui explique suffi-


samment que, comme on l’a dit au chapitre XXIV. B, le mal résulte
toujours d’une dissociation des puissances, soit que la volonté
s’exerce sans le secours de l’intelligence ou de l’amour, soit que
l’intelligence se contente de la représentation sans en faire un moyen
de vouloir et d’aimer, soit que l’amour enfin repousse l’intelligence
qui l’éclaire et la volonté qui l’assume. Lorsque ces trois fonctions se
trouvent accordées, se portent et se soutiennent l’une l’autre, alors
l’unité même de la conscience est reconquise ; on a affaire à cette gé-
nérosité volontaire dont parle Descartes qui est tout éclairée par
l’intelligence et animée par l’amour.

D) LA TRANSITION DU VOULOIR
À L’INTELLECT

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ART. 11 : L’acte du vouloir crée la lumière qui l’éclaire.

S’il faut placer la volonté au seuil de toutes les opérations de la


participation, c’est d’abord parce que nous saisissons bien en elle ce
caractère d’être une initiative, un premier commencement par lequel,
comme nous le montre l’expérience psychologique que nous en avons,
notre vie recommence pour ainsi dire à chaque instant. C’est ensuite
parce que, bien que participée, [473] elle nous révèle, dans le système
même de la participation, la nature d’une activité créatrice, du passage
de rien à quelque chose, puisque, même en la considérant comme
simplement modificatrice, elle est, au regard de la modification pro-
prement dite, créatrice ex nihilo ; de telle sorte que, si l’acte volontaire
est défini lui-même comme une modification imprimée au réel, c’est
lui encore qui nous fait participer à l’acte créateur, puisque la création
elle-même peut être identifiée avec une modification infinie. On voit
enfin que si, en se créant, elle nous crée nous-même, c’est qu’elle est
la réalisation vivante en nous de cette causalité de soi sur laquelle re-
pose la théorie de l’acte pur et dont nous posons l’efficacité absolue
comme la condition non pas seulement logique, mais éprouvée, de
notre activité participée. C’est l’acte qui se crée lui-même éternelle-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 493

ment qui, en elle, nous permet de nous créer nous-même par l’acte
constitutif de la conscience.
On peut bien dire que l’entendement est premier dans l’ordre de la
connaissance ; mais sa fonction propre, c’est d’abord de reconnaître
l’existence et la primauté du vouloir qui le met lui-même en œuvre
afin qu’il éclaire toutes ses démarches.
Cependant, il n’y a pas d’acte qui mérite ce nom sinon celui dont
nous avons conscience pendant que nous l’accomplissons. Or cet acte
est toujours acte de volonté si nous considérons en lui l’initiative et
l’efficacité, comme il est acte de pensée si nous considérons la lu-
mière qui l’éclaire, sans laquelle il serait non pas un acte, mais une
force, c’est-à-dire un objet pour un acte de pensée qui le pose. Loin de
considérer l’acte volontaire comme excluant la conscience, nous le
considérons comme constituant la conscience elle-même, c’est-à-dire
comme sa démarche initiale, dans laquelle on trouve une intentionna-
lité éprouvée et consentie, qui cherche tout à la fois son objet et sa rai-
son. De cette expérience initiale toutes les fonctions de la conscience
sont l’épanouissement.
Maine de Biran s’est admirablement rendu compte de ce caractère
premier de l’acte volontaire qui porte en lui le mystère du monde et le
mystère de notre être propre. Il a passé sa vie entière à le scruter. Et il
dit « si je savais comment je remue la main et comment je veux je
saurais tout ». Il apercevait fort bien que le double problème insépa-
rable de l’acte volontaire, c’est, d’une part, celui de la liaison de notre
esprit avec notre corps, et, d’autre part, celui de notre liaison avec
l’acte [474] pur, dont la même volonté qui semble nous en détacher
nous rend pourtant inséparable. Mais dire que la volonté ne peut pas
être connue, c’est dire seulement qu’elle ne peut jamais devenir une
représentation ou un objet pour l’intelligence, ce qui est évident,
puisque la transformer en représentation ou en objet, ce serait
l’anéantir en tant qu’activité actuellement exercée, c’est-à-dire préci-
sément en tant que volonté. Il y a donc une sorte de contradiction,
comme on l’a remarqué souvent, à vouloir retourner l’intelligence
contre le vouloir qui la produit. Mais cela ne veut pas dire que le vou-
loir lui-même demeure obscur, sinon au sens même où nous le dirions
de la source même de tout éclairement, en alléguant qu’elle ne peut
pas elle-même être éclairée. C’est qu’elle engendre sa propre lumière,
ce qui est proprement le caractère de la conscience, dont on retrouve
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 494

la présence dans tous les actes de l’intelligence avant qu’ils


s’appliquent à aucun objet.

ART. 12 : La volonté, en se subordonnant à une loi universelle, té-


moigne qu’elle assume un acte qui la dépasse.

La volonté représente en un certain sens la forme la plus pure de


l’acte et il semble que l’intelligence et l’amour la déterminent de
quelque manière. Mais elle ne peut rien vouloir qu’elle ne puisse ai-
mer, de telle sorte qu’elle engendre l’intelligence, qui perçoit
l’essence même des choses qui sont dignes de son amour.
Considérons le rapport de la volonté et de l’intelligence, en réser-
vant pour plus tard son rapport avec l’amour, qui suppose toujours la
médiation de l’intelligence. Il semble d’abord que c’est la volonté qui
déborde l’intelligence, puisqu’elle est dans la conscience l’initiative
même de la participation, et que l’acte de penser comme l’acte
d’aimer n’est possible que par elle. C’est là une primauté que Des-
cartes a admirablement marquée à la fois en Dieu et en l’homme et
qui nous montre comment la volonté est toujours capable, à la fois
dans la connaissance et dans l’action, de se porter au delà de ce que
l’intelligence lui représente. Or cela apparaît avec plus de netteté en-
core si l’on considère que le propre de l’intelligence, c’est toujours
d’avoir pour objet la représentation ou l’idée, de telle sorte qu’elle
semble toujours postérieure à l’Etre dont elle cherche à prendre pos-
session, ce qui l’oblige à partir du sensible afin d’essayer de le retrou-
ver par une opération abstraite, tandis que le propre de [475] la volon-
té, c’est de nous engager, dès sa première démarche, dans l’être et non
point dans la représentation, de telle sorte qu’elle paraît toujours le
devancer et le créer et que, si elle implique une idée sans laquelle elle
ne pourrait pas agir, cette idée n’est encore qu’un possible, mais
qu’elle met en œuvre, qu’elle éprouve et qu’elle réalise. Ainsi elle fait
coïncider l’idée avec l’être. Elle est seule à nous permettre d’atteindre
une vérité concrète et métaphysique.
Mais si l’intelligence dépend de la volonté, celle-ci dépend aussi
de l’intelligence qui la déborde à sa manière. Car le propre de
l’intelligence, c’est de lui permettre de s’établir dans l’universel,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 495

c’est-à-dire de retrouver le principe même dont elle s’était séparée, et


dont elle portait en elle l’efficacité.
Ainsi notre volonté qui constitue notre initiative propre s’inscrit
elle-même dans un monde qu’elle n’a pas créé et dont l’intelligence
lui donne la représentation, de telle sorte qu’elle se subordonne à
l’intelligence dès sa première démarche. Comme l’a encore vu Des-
cartes, il y a en Dieu une primauté absolue de la volonté par rapport à
l’entendement ; mais notre propre volonté, bien que première en nous,
n’agit selon sa véritable destination que si elle s’assujettit à
l’entendement qui lui permet de retrouver les décrets de la volonté
divine et de s’accorder avec eux.
Or cette observation appelle elle-même une contre-partie : en effet,
lorsque Descartes met dans l’homme la volonté au-dessus de
l’entendement, il n’entend point, à proprement parler, rendre ces deux
fonctions indépendantes l’une de l’autre : car nul n’a insisté autant
que lui sur l’unité indivisible de l’esprit. La primauté de la volonté est
destinée surtout à montrer que l’activité spirituelle surpasse toutes ses
déterminations. Elle nous découvre sa simplicité, là où au contraire
l’entendement nous montre sa richesse et sa fécondité dans la pluralité
infinie de ses représentations. En un sens, on pourrait dire que
l’activité de la volonté, au moment où elle se détermine, se change en
entendement et engendre des représentations qui lui fournissent les
moyens dont elle va se servir et les fins auxquelles elle pourra
s’appliquer. Ainsi, par une sorte de paradoxe, l’entendement qui nous
donne une représentation universelle du monde dans laquelle la volon-
té inscrit l’action qui lui est propre, apparaît comme étant, dans la me-
sure même où il n’a affaire qu’à une [476] représentation, le produit
de la volonté qui l’appelle à l’existence comme la condition même de
son exercice.
L’effort le plus profond que l’on ait fait pour garder à la volonté
son caractère d’indépendance personnelle a conduit à la définir par
l’autonomie, c’est-à-dire par la soumission à une loi universelle
qu’elle s’est elle-même prescrite. Mais pourquoi faut-il qu’elle se
soumette à une loi ? Pourquoi y a-t-il sur elle un règne de l’universel ?
Et comment peut-on réaliser en elle autrement que d’une manière abs-
traite, du moins si on considère une volonté isolée, la distinction entre
un agent qui commande et un sujet qui obéit ? Nous sommes con-
traints alors d’introduire une différence entre la volonté et la raison, la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 496

volonté gardant l’initiative personnelle et la raison ayant seule en elle


le caractère de l’universalité. Mais d’où peut venir cette universalité,
sinon du rapport de notre être individuel avec le Tout où il est situé et,
dans le langage de l’activité, de la participation reconnue de l’activité
que nous exerçons à une activité qui la dépasse, et avec laquelle elle
ne peut pas rompre, sans manquer à l’essence même qui la fait être ?
Alors seulement la dualité de celui qui commande et de celui qui obéit
se trouve présente à l’intérieur de la participation et pour que la parti-
cipation elle-même soit possible : car il faut nécessairement distinguer
en elle une activité qui nous transcende et dans laquelle nous puisons,
et celle qui est nôtre et que nous exerçons. Mais la dualité des termes
n’est posée que par l’opération qui les relie. Alors notre autonomie, au
lieu de se trouver rompue, se trouve véritablement fondée. Car le
principe qui nous fait agir est au delà de nous-même, mais il est plus
profondément nous-même que nous-même, puisqu’il est ce qui nous
fait être, et qui, nous obligeant à vaincre sans cesse la passivité qui
nous limite, nous oblige à réaliser en nous l’idéal d’une activité pure.

ART. 13 : De même que le mouvement de l’intelligence a l’acte de


volonté pour origine, cet acte a l’intelligibilité elle-même pour fin.

Non seulement la volonté produit une action sur les choses dont
l’effet est d’enrichir l’intelligence que nous en avons, non seulement
la volonté, en nous introduisant dans le réel, introduit en lui, précisé-
ment parce qu’elle exprime le caractère limité de la participation et
qu’elle est toujours liée à un corps, une [477] multiplicité d’objets par-
ticuliers, tous en rapport avec lui, et que la pensée reconquiert par la
représentation et réintègre en quelque sorte dans la même unité spiri-
tuelle, mais encore on peut dire que l’action de la volonté se change
toujours en contemplation quand elle s’achève ; après nous avoir per-
mis de pénétrer dans le réel, il faut bien qu’elle nous en donne la pos-
session. Alors se produit la contemplation dans laquelle c’est la volon-
té qui se contemple et qui jouit d’elle-même.
De là cette impression inévitable que la volonté est toujours une
quête, tandis que l’intelligence est une possession. Dès lors, on peut se
demander si la volonté, dont on pense presque toujours qu’elle utilise
l’intelligence seulement comme moyen, ne trouve pas aussi dans
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 497

l’intelligence sa fin, c’est-à-dire, dans un objet qu’elle puisse contem-


pler, l’unique objet aussi qu’elle puisse posséder. Car la volonté
semble appartenir elle-même à l’ordre du devenir, mais sa fin c’est de
cesser de devenir, de coïncider avec l’être dans la perfection même
d’un acte d’intelligence. Car que peut chercher la volonté qui est tou-
jours personnelle, sinon de nous faire participer à un ordre qui est uni-
versel ? Cet ordre, il faut qu’elle nous inscrive en lui et il semble, par
conséquent, que le rôle de l’intelligence, c’est d’abord de nous per-
mettre de le découvrir ; c’est alors que se constitue pour nous la con-
naissance. Mais cet ordre, nous contribuons aussi à le faire : c’est à la
volonté qu’il appartient de le maintenir et de le promouvoir ; dès lors
le sens de son action, c’est encore de produire de l’intelligibilité dans
le monde, de telle manière que ce monde, une fois qu’elle aura agi,
permette à l’intelligence de s’exercer plus pleinement et d’obtenir une
satisfaction plus parfaite. On voit donc que dans la volonté on trouve
l’unité infiniment féconde de l’acte pur, puisqu’elle ne se borne pas à
introduire le moi dans un monde qui serait d’abord intelligible, en se
soumettant simplement à sa loi, mais qu’elle coopère encore dans la
mesure de ses forces, dans la situation qu’elle occupe, à accroître son
intelligibilité.
Ainsi, le propre de la volonté, c’est de vouloir des raisons qui la
justifient : elle est donc la recherche de la nécessité, et lorsqu’elle est
consommée, elle ne fait qu’un avec l’intelligence qui est précisément
la connaissance de toutes les raisons. De là aussi cette instabilité que
l’on observe dans la volonté qui n’est rien de plus qu’une suite
d’essais toujours repris et souvent manqués, alors que le propre de
l’intelligence, ce n’est [478] pas seulement, comme on le croit sou-
vent, de l’éclairer, mais encore de la conduire au port : c’est quand
elle est en possession de l’intelligible que la volonté atteint sa fin véri-
table, qui est un bien assuré et immuable. On peut dire enfin dans le
même sens que la volonté nous permet bien de créer nos résolutions,
mais que, si toutes nos résolutions fondent notre existence person-
nelle, c’est parce qu’elles aboutissent à nous donner la disposition
d’une réalité spirituelle que nous retrouvons en nous plutôt que nous
ne la créons. C’est reconnaître que le vouloir, qui suppose toujours
l’effort et le travail, doit toujours finir par se résoudre, soit que l’on
dise qu’à ce moment-là il s’abolit, soit que l’on dise qu’il s’achève,
dans une vérité vivante qu’il nous a permis de découvrir, et qui alors
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 498

s’identifie avec l’acte par lequel nous la pensons, mais en l’assumant


et en nous solidarisant avec elle. Alors nous avons dépassé cette mul-
tiplicité de fins particulières qui constituent l’objet propre de la volon-
té : car, ce que l’on comprend, c’est aussi ce que l’on veut toujours.
Aussi les objets de l’intelligence ont-ils pour nous un caractère de gé-
néralité, ce qui peut s’interpréter de deux manières : soit que la volon-
té, pour la mettre en œuvre, produise une action de répétition, soit que
la contemplation qui s’y applique leur reconnaisse un caractère
d’éternité.
Cependant la distinction et la liaison de l’intelligence et du vouloir
doivent toujours subsister pour que le jeu de l’activité demeure pos-
sible, que l’intelligence elle-même devienne nôtre et que ce qu’elle
nous livre, ce soit, non pas un objet mort, mais la démarche spirituelle
qui nous fait être. Seule cette subordination de l’intelligence à la vo-
lonté, qui trouve pourtant dans l’intelligence le terme de son mouve-
ment, nous permettra de subordonner une dialectique abstraite et lo-
gique qui ne peut pas dépasser le possible à une dialectique concrète
et morale qui lui donne à la fois sa réalité et sa valeur. Ainsi nous
agissons toujours selon l’intelligence et en vue de l’intelligence, mais
par un acte de bonne volonté qui persiste encore, même quand
l’intelligence semble incapable de nous éclairer. On peut même dire
que c’est seulement la bonne volonté qui est capable de produire
l’intelligibilité véritable ; et que le propre de la mauvaise volonté,
c’est de chercher toujours à l’obscurcir et à y échapper. On ne
s’étonnera donc pas que le scepticisme naisse toujours du primat de
l’intelligence [479] spéculative sur la volonté créatrice : il se produit
nécessairement quand on attend de l’intelligence ce qu’elle n’est ca-
pable de fournir que par la volonté même qui l’anime, et qui, dès
qu’elle entre en jeu, poursuit toujours un objet qu’elle puisse à la fois
comprendre et aimer.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 499

[480]

LIVRE III. L’ACTE DE PARTICIPATION

TROISIÈME PARTIE
L’ACTE TRIPLE

Chapitre XXVI
L’ACTE DE PENSER

A. – L’ATTENTION ET LA RÉTROSPECTION

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ART. 1 : Il y a une implication de la pensée et du vouloir, mais qui


tend vers un dernier terme où la contemplation et l’action ne font
qu’un.

Il importe de ne jamais dissocier l’intelligence de l’activité sous le


prétexte par exemple que le propre de l’intelligence c’est, comme il
est vrai, de nous donner une représentation de l’être déjà posé. Car
d’abord cette représentation n’est point elle-même passive ; c’est
l’intelligence qui se la donne, de telle sorte qu’elle dépend d’un acte
qui nous paraît autre que l’acte de volonté parce qu’il produit un
changement dans la représentation plutôt que dans les choses. Pour-
tant à l’origine de l’acte de pensée nous sentons bien que la volonté
est présente ; dès que la curiosité est ébranlée, la volonté commence à
entrer en jeu. On ne peut pas connaître sans vouloir connaître ; et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 500

même on peut se demander si la fin essentielle de la volonté ne con-


siste pas toujours dans un accroissement de la conscience et, par con-
séquent, de la connaissance.
Mais nous avons défini la volonté comme le pouvoir de produire
dans le monde certains effets matériels et de créer, si l’on peut dire,
une modification de sa forme visible. Or l’implication de la volonté et
de l’intelligence se reconnaît encore à ce signe que nous ne pouvons
pas connaître le réel sans prendre contact avec lui, sans avoir prise sur
lui et par suite sans agir sur lui afin d’obtenir, pour ainsi dire, dans la
représentation une image de l’action même que nous venons
d’accomplir. Seulement, on voit bien qu’il y a, de la volonté à
l’intellect, changement de sens ; chacune de ces fonctions utilise
l’autre comme moyen : la première a la modification qu’elle introduit
[481] dans le monde pour fin, la seconde a pour fin l’idée qui en-
gendre cette modification et dont nous ne pouvions prendre posses-
sion avant que celle-ci se fût produite. Ainsi on peut montrer que le
mouvement de l’intelligence va toujours du donné au pensé, de telle
sorte que sa tâche semble toujours être de transformer le sensible en
concept. Au contraire le mouvement de la volonté, c’est de nous con-
duire du pensé au réalisé, de telle sorte que c’est au concept qu’elle
vient joindre le sensible dans lequel il s’incarne. C’est donc la direc-
tion selon laquelle s’effectue le passage entre le sensible et le concept
qui caractérise le rapport de la pensée au vouloir.
Telle est la raison pour laquelle la pensée semble toujours purifier
et spiritualiser la matière, au lieu que la volonté la prend elle-même
pour objet, de telle sorte que l’on peut dire à la fois qu’elle la domine
et qu’elle s’y asservit. Mais la première qui a la matière pour point
d’appui, la quitte donc et tend nécessairement vers l’abstraction pour
mieux assurer l’indépendance de l’esprit. Au lieu que la seconde re-
tourne vers la matière, moins encore pour la transformer que pour
permettre à l’esprit de s’éprouver et de se réaliser, c’est-à-dire
d’acquérir l’efficacité et la vie.
Fichte dit : « Nous n’agissons que parce que nous connaissons ;
mais nous connaissons parce que notre destinée est d’agir ». Seule-
ment nous savons bien que les rapports de la connaissance et de
l’action sont plus subtils ; car on peut dire aussi que toute action est un
appel au réel, une demande de connaissances nouvelles, et que ce que
nous cherchons toujours à travers l’action, c’est une connaissance que
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 501

nous ne pouvons obtenir autrement et qui est la seule fin que nous
puissions nous proposer, puisqu’elle est la seule que nous puissions
posséder. Il s’institue donc un cercle au cours de notre vie entre la re-
présentation et l’action qui ne cessent de se nourrir l’une l’autre et de
rendre possible le progrès de notre vie personnelle, jusqu’au moment
où, dans ces éclairs de lumière qui se produisent parfois au sommet de
notre conscience, la contemplation et l’action ne font plus qu’un. Car
l’action conduite jusqu’à son dernier terme et, pour ainsi dire, jusqu’à
son point de perfection, ne doit plus pouvoir être distinguée de la con-
templation. Mais le rapport de l’action et de la contemplation nous
montre d’une manière particulièrement saisissante le caractère essen-
tiel de la vie de l’esprit qui, dans tous les domaines, cherche notre
[482] union avec la totalité de l’Etre et doit toujours nous mettre en
présence, pour que notre personnalité elle-même puisse se constituer,
d’un intervalle qui tour à tour se creuse et s’abolit.

ART. 2 : L’attention témoigne à la fois de la liaison entre l’acte de


penser et l’acte de vouloir, et de la solidarité entre l’activité et la pas-
sivité dans tout acte participé.

L’intérêt de l’attention, c’est de nous permettre de saisir


l’interpénétration de l’acte intellectuel et de l’acte volontaire, qui ne
peut pas en être dissocié. Dans l’attention, il semble que c’est la vo-
lonté elle-même qui voit. De plus elle nous rend admirablement sen-
sible la corrélation de l’activité et de la passivité de l’esprit, qui reçoit
du réel à proportion même que l’acte de l’attention a plus d’intensité
et de pureté. L’acte d’attention réalise ainsi la liaison la plus parfaite
de l’unité de la pensée et de la multiplicité des objets puisqu’en de-
meurant la même, elle est assez souple et assez docile pour épouser
l’infinie variété de leurs contours.
Il y a plus : on n’allèguera pas que l’intelligence ne peut pas être
réduite à un acte d’attention sous prétexte qu’elle est avant tout la fa-
culté qui construit la représentation ; car l’attention et la construction
ne sont pas deux actes différents, mais deux actes qui se recouvrent ;
qu’est-ce en effet qu’être attentif au réel, sinon discerner les éléments
qui le forment et suivre leurs liaisons, c’est-à-dire se prêter à ce mou-
vement intérieur qui les fait être et obtenir une coïncidence entre leur
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 502

architecture réelle et l’opération idéale qui, cherchant à les recréer, en


exprime pour ainsi dire la possibilité ?
Mais on ne traduit que l’un des aspects de l’acte intellectuel quand
on veut qu’il soit une construction pure. Car il faut se demander en-
core quel est le mobile qui inspire cette construction (qui n’exprime
autrement qu’une pure loi de possibilité) ; il faut éviter d’oublier que
cette possibilité même est extraite par nous d’une forme d’existence
dont elle exprime rétrospectivement la condition idéale ; il faut enfin
ne pas considérer la connaissance comme résidant dans le pur concept
et ne pas laisser en dehors d’elle soit le sensible, soit la correspon-
dance entre le concept et le sensible. Et l’on verra alors que cette
construction, même sous sa forme la plus pure, n’atteste rien de plus
que la docilité d’un acte d’attention par lequel nous établissons [483]
une correspondance aussi fidèle et aussi exacte que possible entre le
rythme de nos pensées et le rythme des choses.
C’est l’attention qui nous fait le mieux comprendre comment la
participation, à mesure qu’elle est plus parfaite, tend toujours à réali-
ser une identité de plus en plus rigoureuse entre son aspect actif ou
constructif et son aspect passif ou réceptif. L’extrémité de l’attention
ne fait qu’un avec l’extrémité de la docilité au réel : non point que la
volonté ici abdique ; mais il y a en elle tant de pureté et de dépouille-
ment qu’elle vient pour ainsi dire retrouver avec fidélité la forme
même de l’acte créateur.
Quand on pose la question de savoir si l’acte est conscient, c’est à
l’attention qu’il faut penser. Elle est l’éveil de la conscience, elle en
est même la démarche constitutive. Il peut sembler sans doute qu’elle
intéresse la conscience dans la mesure même où son objet se refuse à
elle, et que la conscience l’abandonne pour porter sur l’objet, dès
qu’elle remporte son premier succès : ainsi l’intervalle qui est néces-
saire à la participation se comble peu à peu. Seulement il serait vain
de penser que, lorsque l’attention s’efface devant son objet, l’acte
d’attention cesse, ou même que l’attention devienne inconsciente. Ce
qui serait supposer qu’entre l’acte et son objet il y a hétérogénéité de
nature. Mais que l’objet apparaisse quand l’attention devient plus par-
faite, c’est le signe que l’objet lui-même n’est plus que le dessin d’un
acte d’attention qui a triomphé des obstacles qui jusque-là le rete-
naient. Non seulement elle demeure présente, mais elle s’actualise et
s’achève dans la représentation dès que celle-ci vient s’offrir à nous.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 503

L’intelligence est semblable au regard qui nous découvre le monde


et qui permet à nos pas de s’y engager. Ainsi c’est elle qui guide la
volonté. Mais, comme le regard, elle dépend aussi de la volonté et
change notre représentation du monde selon la direction que la volon-
té lui imprime. Or l’attention de l’intelligence nous permet de saisir
l’intelligible comme l’attention du regard saisit le visible. L’un et
l’autre n’ont de sens que par elle, puisque c’est elle qui les actualise
dans une lumière sans laquelle elle ne pourrait pas s’exercer, mais qui
sans elle n’éclaire rien. Il n’y a que l’œil qui soit capable de percevoir
la lumière, mais ce n’est pas lui qui la produit : image qui suffit à évo-
quer la puissance de la pensée et ses limites.
On ne peut donc pas laisser de côté cette passivité de
l’entendement [484] que Descartes et Malebranche ont essayé l’un et
l’autre de maintenir et qui est inséparable de l’activité, précisément
parce qu’elle est incapable de rien nous apporter sans la volonté qui
doit à la fois se tourner vers elle et lui donner pour ainsi dire une sorte
de consentement. La connaissance est au point de rencontre de
l’activité et de la passivité ; c’est pour cela qu’elle est tout à la fois
produite et reçue, ce qui montre pourquoi la pensée, si on la prend
dans son essence la plus dépouillée, réside dans une parfaite attention
au réel. Cette attention doit être libre de toute préoccupation et de
toute souillure. Loin qu’elle soit alors une inaction de l’âme, elle est
son opération la plus pure. Seulement cette opération doit s’assujettir
exactement à ce que le réel nous découvre : elle en suit, elle en retrace
tous les contours. C’est pour cela qu’elle nous donne l’illusion de
l’avoir construit, et même, en un certain sens, de l’avoir créé. Mais
elle témoigne par là de sa subordination à l’égard d’une activité créa-
trice à laquelle on peut dire seulement qu’elle participe. Plus sa subor-
dination est rigoureuse, plus elle a de fécondité, et plus elle a l’illusion
d’exercer une puissance qui lui est propre. A quoi vient se joindre
cette observation que, puisque nous pouvons introduire dans le réel
des schémas ou des artifices techniques en rapport avec certaines fins
particulières que notre volonté se propose, ces schémas ou ces arti-
fices qui utilisent, mais en les raidissant et en les déformant, les lignes
d’action efficace infiniment plus souples dont l’intuition esthétique ou
psychologique nous permet de suivre le dessin, doivent nous révéler
une sorte de primauté de notre pensée abstraite sur l’ordre même qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 504

règne dans les choses et dont nous finissons par penser que c’est nous
qui le lui imposons et non pas elles qui nous le livrent.
Par contre, on comprend bien aussi d’où vient l’illusion qui nous
conduit à considérer l’intelligence comme un miroir, et que l’on
trouve encore exprimée par le mot de spéculation, ou par le mot même
« inventer », qui veut dire trouver. La connaissance en effet fait tou-
jours apparaître dans l’être absolu un objet ou une idée, qui expriment
à la fois le succès de son opération, sa limitation, et la réponse que le
réel lui adresse. Oubliant dès lors l’acte même qu’il vient d’accomplir,
l’entendement croit qu’il se borne à accueillir en lui cet objet ou cette
idée comme dans un miroir sensible, alors que c’est l’objet [485] ou
l’idée au contraire qui sont le miroir même où il lit à chaque instant
l’image de sa propre activité.

ART. 3 : Tous les traits d’une connaissance qui est à la fois ré-
flexive et endogène sont admirablement représentés par la mémoire.

On ne peut introduire aucune distinction entre l’acte de la pensée et


l’acte de la réflexion. Le propre de la réflexion, qui prétend se suffire,
c’est de nous faire remonter vers l’acte créateur : elle capte et canalise
l’acte créateur. Ainsi la pensée ne s’inscrit elle-même dans l’être que
parce qu’elle commence à s’exercer au moment précisément où l’acte
créateur se trouve pour ainsi dire remis en question, où il se redouble
en nous afin de constituer notre conscience et notre liberté. L’objet
apparaît au point même où ce retour commence à se faire. C’est pour
cela que je considère naturellement l’intelligence comme étant
l’opération par laquelle je prends possession d’un objet déjà posé, au
lieu qu’elle est précisément l’opération par laquelle je le pose. Elle est
bien en un sens rétrospective, non point parce qu’elle tourne le regard
vers un monde tout formé, mais parce que, tournant le regard vers
l’acte créateur, elle mesure la distance même qui l’en sépare par la
révélation du monde qui se forme alors devant elle.
Nous ne pouvons pas contester que le soleil de la connaissance il-
lumine le monde devant nous. Seulement il est placé derrière nous,
aussi c’est le monde qu’il nous montre et non point lui-même. Nous
voyons tout en lui, mais nous ne le voyons pas. Et pourtant, le propre
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 505

de la réflexion, c’est de tourner le regard intérieur vers ce foyer de


lumière sans lequel le monde ne serait rien.
La distinction la plus simple entre la connaissance et le vouloir
consiste à dire de la connaissance qu’elle prend possession de l’être
réalisé, tandis que la volonté au contraire, en nous faisant participer à
la puissance créatrice, considère toujours une forme de réalité qu’il
dépend de nous de produire. Ainsi l’opposition de l’entendement et de
la volonté traduit cette opposition du passé et de l’avenir, c’est-à-dire
cette condition de l’existence temporelle, qui est le moyen de la parti-
cipation. C’est pour cela que la connaissance semble souvent le con-
traire de la vie, car elle nous donne le spectacle de ce qui vient d’être,
[486] non point de l’être achevé, puisqu’elle se distingue au contraire
de l’être par son inachèvement, mais dans le devenir même, de
l’accompli.
On ne s’étonnera pas par conséquent du privilège dont jouit la
mémoire dans la connaissance. Elle en est sans doute la forme la plus
désintéressée et la plus pure. Car la perception est encore toute mêlée
à l’action. Mais si toute science commence avec l’acquisition de
l’expérience, toute science est d’abord une mémoire et la connais-
sance du réel affecte toujours le caractère d’une histoire.
De plus la mémoire témoigne de la merveilleuse fécondité d’une
pensée qui semble tirer tout d’elle-même. Elle suppose sans doute un
acte préalable, qui n’est point étranger à la connaissance, mais qui
peut-être ne la produit qu’au moment où il laisse retomber son effet
dans le passé. Ainsi ce qui fait l’originalité de l’acte de perception, si
on le dissocie de la mémoire représentative qu’il commence à former
par son exercice même, c’est d’être plutôt un acte de volonté qu’un
acte de connaissance. Mais cet acte, comme on l’a montré souvent, a
pourtant la connaissance pour fin. Car nous agissons toujours pour
posséder une représentation que nous n’avions pas. Dès lors, on ne
peut plus s’étonner de trouver dans la mémoire tous les traits caracté-
ristiques de la connaissance, non plus seulement selon Platon, mais
aussi selon Descartes. Car elle possède la faculté d’évoquer et par
conséquent de se donner à elle-même par ses seules forces, en en for-
mant de nouveau la représentation, tous les objets de connaissance
dont elle portait en elle la possibilité avant de l’actualiser. Elle ne sort
jamais d’elle-même, et sa richesse intérieure ne fait qu’un avec l’acte
par lequel elle la produit au jour.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 506

La mémoire ne doit donc pas être considérée seulement comme re-


présentant un monde déjà réalisé, qui serait à la fois statique, inerte et
mortifié. Car ce passé a dépouillé son enveloppe matérielle et s’est
pour ainsi dire spiritualisé. C’est au moment où il revit en nous que
nous percevons son essence éternelle qui est devenue en quelque sorte
intérieure à nous-même, s’est transmuée en notre propre substance et
nous donne cette admiration et cet émerveillement de notre présence à
l’Etre, qui jusque-là nous était étranger, et dont maintenant notre acti-
vité dispose.
Mais alors la mémoire n’est pas simplement représentative. [487]
Elle nous donne aussi le sens. Ce qui veut dire qu’elle se tourne vers
le passé et vers l’avenir à la fois, ou qu’elle est le point de coïncidence
dans le présent pur de l’activité représentative et de l’activité créa-
trice.
Dès lors la liaison privilégiée de la connaissance et de la mémoire
peut être justifiée par une triple raison : la première, c’est que la mé-
moire seule peut nous donner du réel une possession à la fois person-
nelle et permanente, de telle sorte qu’avoir la mémoire des choses,
c’est véritablement les connaître, parce que c’est être capable d’en
disposer ; la seconde, c’est que, à travers l’intervalle qui sépare le pas-
sé du présent, la mémoire réalise entre l’objet et le sujet de la connais-
sance, ou entre l’acte et la donnée, une distinction beaucoup plus
claire que celle que l’analyse parvient à effectuer entre ces deux
termes au sein de la perception elle-même ; la troisième, c’est qu’il y a
pourtant dans la mémoire entre l’objet représenté et la conscience une
relation beaucoup plus étroite que dans la perception, puisque la mé-
moire a produit une sorte de renversement qui fait que cet objet est
maintenant en nous et non point hors de nous : il dépend donc mainte-
nant de nous de le tirer du néant, c’est-à-dire de l’absence, par un
pouvoir purement spirituel qui ne peut l’évoquer sans le faire sien,
sans l’assimiler et le transfigurer.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 507

B) L’UNIVERSALITÉ REPRÉSENTATIVE
ET LA PORTÉE ONTOLOGIQUE
DE LA CONNAISSANCE

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ART. 4 : La priorité apparente de la pensée, c’est la priorité non


seulement de la conscience, mais de la représentation du Tout consi-
déré comme la condition de tout acte participé.

L’originalité de la pensée n’est pas tant de nous donner du réel une


vision rétrospective que de chercher à l’embrasser tout entier par la
représentation. Ce qui fait renaître entre le vouloir et l’intellect le pro-
blème de leur priorité relative. Dans l’ordre de la participation, on
peut bien dire que la volonté est première dans la mesure où elle est
l’initiative par laquelle nous introduisons notre être personnel à
l’intérieur de l’être total, dans la mesure par conséquent où il y a en
elle une dignité ontologique qui paraît manquer à la connaissance,
puisque celle-ci ne peut nous donner que la représentation. Pourtant
on ne peut mettre [488] en doute qu’il n’y ait aussi une priorité de
l’acte intellectuel par rapport à l’acte volontaire, comme on le voit
dans le « Je pense », non seulement parce que hors de toute pensée la
volonté ne serait rien, mais parce que cette priorité de l’intelligence à
laquelle la volonté est obligée de se subordonner marque la supréma-
tie même du Tout sur la partie, qui donne à la volonté elle-même la
lumière et la règle dont elle ne peut pas se passer. Autrement la volon-
té, utilisant l’intelligence comme moyen, mais montrant qu’elle est
incapable de s’en séparer, met le Tout à son service et corrompt tout
l’ordre du monde. Et il faut pourtant qu’elle le puisse pour qu’elle par-
ticipe elle-même de l’absolu, qu’elle soit à son tour un premier com-
mencement et qu’il y ait en elle une initiative créatrice qui ne soit ja-
mais ni déterminée ni forcée.
Si par conséquent c’est la volonté qui me donne l’être, c’est par la
pensée qu’elle me permet de pénétrer dans un Etre qui me dépasse,
qu’elle met en relation avec moi, auquel elle donne une véritable inti-
mité avec moi. Mais il faut aller plus loin, car c’est la pensée qui, par
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 508

une réduplication que nous avons décrite au chapitre II dans la théorie


de la réflexion, nous donne l’intimité avec nous-même, la conscience
que nous avons de nous-même et fait de notre volonté une volonté qui
est véritablement la nôtre. C’est donc par la pensée que chaque être
acquiert cet espace intérieur dans lequel il se meut ; c’est elle qui, en
enveloppant en droit la totalité même de l’Etre, donne à moi-même et
au Tout une commune intériorité.
On ne peut contester que la pensée soit la condition intégrante de
tout acte de participation. Car on voit aussitôt que je ne puis m’insérer
moi-même dans le Tout qu’à condition, d’une part, que ce Tout, je
puisse l’embrasser par un acte qui est mien et qui ne me confonde pas
cependant avec l’Acte par lequel le Tout se constitue, ce qui est le
propre de la pensée, et, d’autre part, que cette pensée enveloppe de
lumière l’acte volontaire, qui autrement ne serait pas mon acte propre,
mais en requérant cependant son indépendance, puisque je ne suis
moi-même un être qui fait partie du monde que si ce monde n’est pas
pour moi un spectacle pur et que si mon action ne cesse de le marquer
et par conséquent d’y ajouter. Ce qui suffirait à montrer comment la
pensée, en me donnant la représentation, est médiatrice entre l’acte
créateur et l’acte volontaire, en ne cessant d’éclairer le premier dans
ses effets et le second dans son principe.
[489]
C’est pour cela sans doute que l’agir cognitif était, selon Duns
Scot, antérieur à l’acte volitif. Car il me révèle à moi-même en me
révélant le monde avant de me permettre d’insérer en lui mon action :
mais on est au rouet s’il est vrai que, dans cet agir cognitif, on a af-
faire à un agir qui m’oblige déjà à me vouloir en tant qu’être connais-
sant, comme condition de mon être voulant. C’est la même primauté
que Descartes a voulu montrer en rompant le doute par le Cogito ; non
point que le vouloir ne soit pas présent dans le Cogito, mais il n’y est
présent que parce que nous savons qu’il y est présent, de telle sorte
que c’est par notre accès dans la lumière que nous avons accès à la
fois dans l’être du monde et dans notre être propre. Et l’expérience de
la participation repose sur cette opposition même que nous décou-
vrons en nous entre l’infinité de droit de l’acte intellectuel (qui est
coextensif à la totalité de l’intelligible, c’est-à-dire à la totalité de
l’être) et la limitation de fait de l’acte volontaire (qui se retrouve
jusque dans l’opération actuelle de l’intelligence, puisque c’est lui qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 509

la soutient, c’est-à-dire qui lui donne l’être). On peut bien renverser le


rapport et parler d’une infinité de droit de l’acte volontaire et d’une
limitation de fait de l’acte intellectuel, comme on l’a fait au chapitre
XXIV. A. 3 : mais cela ne peut pas nous faire oublier que l’infinité
n’appartient ici encore qu’à l’ordre de la possibilité, qui est l’ordre de
l’intelligence, au lieu que la limitation est toujours une détermination
qui, même quand elle est un caractère de l’objet pensé, est aussi,
comme le double sens du mot l’indique, un effet du vouloir.

ART. 5 : La pensée, bien que virtuelle et représentative, est coexten-


sive en droit à la totalité du réel.

Nous avons montré au chapitre XXIV non seulement qu’il y a im-


plication par chaque fonction de l’esprit des deux autres, mais encore
que chacune de ces fonctions règne sur la conscience tout entière qui,
partout où elle agit, est toujours en même temps et indivisiblement
pensée, vouloir et amour. L’intellect ne semble jouir par conséquent
d’aucun privilège par rapport aux deux autres fonctions, car c’est lui
sans doute qui nous permet de nous connaître voulant et aimant, mais
il n’abolit pas à son profit l’originalité du vouloir, pas plus que le vou-
loir et l’amour ne résorbent les deux autres fonctions de la conscience,
[490] bien qu’ils puissent chacun à son tour s’y appliquer et les enve-
lopper. Cependant si c’est dans l’intervalle qui sépare l’activité créa-
trice de l’activité réflexive que la représentation du monde se forme,
c’est donc le rôle original de la pensée d’embrasser la totalité du réel
d’une manière virtuelle et spectaculaire et elle nous permet ainsi de
marquer en lui notre place.
Il appartient alors à l’intelligence de nous faire saisir d’une ma-
nière particulièrement directe le caractère d’universalité qui est insé-
parable de l’acte dont le moi participe. Car elle pense le moi lui-même
et le moi au milieu du monde. Dès sa première démarche, elle oblige
le moi à se dépasser, elle lui donne une ouverture sur tout ce qui est,
elle le situe et le juge. C’est l’intelligence qui, en me donnant la repré-
sentation du Tout, me permet aussi de discerner dans le Tout mon être
particulier et limité. Elle est plus vaste que lui et au-dessus de lui.
C’est pourtant moi qui pense et qui me pense, mais par une activité
telle que je puis me représenter à moi-même, sans que je conserve à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 510

mon propre moi le moindre privilège par rapport à d’autres objets de


représentation. Et même si je voulais me mettre tout entier du côté du
moi qui pense, en oubliant qu’il y a aussi un moi pensé, alors
l’intelligence tendrait à me confondre avec le Tout, comme si par la
connaissance, ainsi qu’on l’a dit souvent, je devenais les êtres et les
choses que je connais.
On comprend donc que si l’exercice de l’intelligence est toujours
limité, il n’y ait pas de définition limitative de l’intelligence, ce qui
veut dire que le propre de l’intelligence c’est de pouvoir pénétrer par-
tout, ou d’être coextensive en droit à la totalité de l’Etre.
Ce qui nous remplit d’admiration quand nous voyons l’intelligence
en œuvre, c’est qu’il n’y a aucun des aspects du réel auquel elle puisse
se juger inégale : elle aspire toujours à en embrasser la totalité. Non
point au sens où nous disons que la volonté est capable de tout pro-
duire, car la volonté nous paraît toujours une sorte de puissance pure
qui ne peut s’exercer qu’en créant une œuvre qui lui est en quelque
sorte extérieure ; et l’on peut bien dire que, dans la perfection même
de son accomplissement, elle vient coïncider avec cette œuvre réali-
sée, mais alors elle ne fait plus qu’un avec l’intelligence qui la pos-
sède en la contemplant. Au contraire, l’intelligence nous paraît sans
doute une forme particulière de l’activité, mais qui est capable de pé-
nétrer toutes les autres et d’appréhender leur essence. Elle [491]
semble jouir d’une sorte de prééminence sur tous les aspects du réel et
sur toutes les fonctions de la conscience parce qu’elle est capable de
les comprendre également en elle, au double sens du mot comprendre
qui veut dire à la fois contenir et rendre raison. Ce qui explique suffi-
samment les prétentions de l’intellectualisme qui consiste à considérer
l’acte intellectuel non pas comme une espèce particulière de l’acte,
mais comme l’acte même saisi dans son originelle pureté.
Ainsi on comprend assez bien le privilège que l’on a pu accorder à
l’acte intellectuel sur tous les autres, si l’on songe que, sous sa forme
parfaite, il devrait venir coïncider avec l’être absolu, sans qu’il y ait
rien de celui-ci qui pût demeurer hors de lui. Ce qui nous conduirait
non pas à abolir l’activité de l’intellect devant une réalité statique qui
lui serait devenue étrangère, mais plutôt à considérer l’être lui-même
comme nous révélant son essence dans la perfection d’un acte auquel
il ne manque plus rien : tel est le caractère sans doute de cette pensée
de la pensée dont Aristote avait fait le sommet de l’édifice de l’Etre.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 511

ART. 6 : La pensée exprime les conditions universelles de la parti-


cipation telles qu’elles doivent être assumées par une liberté indivi-
duelle.

L’opposition de l’intelligible et du sensible trouve sa véritable ra-


cine dans la distinction qu’il faut nécessairement réaliser à l’intérieur
de la participation entre celle de l’être fini en général et celle de tel
être particulier. La première fera apparaître dans l’être des formes in-
telligibles et permettra de déduire les catégories, c’est-à-dire toutes les
conditions de possibilité de la liberté ; la seconde y introduira des
formes sensibles et les démarches effectives de l’activité libre. Par là,
il nous est permis de comprendre aussi bien l’accord entre
l’intelligible et le sensible que l’accord entre la raison et la liberté.
L’abstrait, le concept, l’universel, expriment les instruments formels
de la participation : mais sans eux, le concret, l’intuition, le particulier
ne pourraient pas se produire ; ainsi le problème de leur accord se
trouve résolu puisque, sans le schéma général de toute participation
possible, aucune participation individuelle ne pourrait être réalisée.
On comprendra aussi pourquoi on a pu considérer l’abstrait [492]
comme traçant seulement par rapport au réel l’esquisse de sa possibili-
té dont le concret serait l’achèvement. Car si l’universel exprime la
puissance absolue et indéterminée de l’esprit, la participation fait qu’il
garde toujours pour nous le caractère d’une virtualité. Il faut donc,
pour qu’il atteigne le réel, qu’il se referme sur une donnée qui ex-
prime sa limitation, mais qui lui apporte un contenu : ce qui suffit à
expliquer pourquoi nous ne pouvons rencontrer l’Etre qu’au point où
l’universel et l’individuel viennent pour ainsi dire s’embrasser.
Mais de l’universel on peut dire encore qu’il traduit la relation
entre l’individuel et le Tout au point où cette relation est actualisée par
la conscience. Et s’il a toujours pour nous plus de dignité que
l’individu qui le pense, et même plus de réalité, bien que celle-ci soit
justement nommée abstraite, c’est-à-dire ne prenne une existence que
dans cet être qui la pense, c’est parce qu’au moment où il la pense il
se subordonne à un acte qui le dépasse et qui est à la fois la loi com-
mune de toutes les consciences et la source commune où elles puisent.
Dès lors, on se trompe également sur l’essence du réel quand on veut
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 512

l’immobiliser soit dans l’abstrait pur, soit dans la perfection de la na-


ture individuelle : elle se détermine précisément par cet acte de parti-
cipation qui découvre dans l’universel le fondement de notre vocation
individuelle.
Ainsi on peut dire de tout individu qu’il est le porteur et le véhicule
de l’universel, qu’il cherche à le mettre en œuvre, à en assurer le
règne et à lui donner toute la vie et tout le développement dont il est
lui-même capable. De telle sorte que, sans l’épuiser jamais et en rece-
vant toujours de lui ce qui le fait être, il assume pourtant à son égard
une responsabilité véritable. Ce qui montre bien quel est le caractère
de la participation qui ne peut pas s’exercer sans tenir de plus haut
l’élan qui l’anime, bien que cet élan ne trouve sa justification et la
preuve même de son existence que dans l’usage qu’elle en peut faire.
Nous savons bien que tout acte de participation est l’acte d’un in-
dividu et que la liberté est toujours la liberté personnelle ; mais il y a
des conditions universelles de son exercice qui s’expriment précisé-
ment par l’acte intellectuel ; et il y a le sentiment qui l’accompagne,
qui le rend mien, et qui est comme le sillon laissé dans ma conscience
particulière par cette démarche concrète de la liberté où je commence
à engager la responsabilité qui m’est propre. Peut-être même pourrait-
on montrer que [493] là où la responsabilité n’est pas en jeu, le senti-
ment ne peut pas naître, mais que c’est la pensée qui crée la responsa-
bilité ; ce qui justifierait ceux de nos contemporains qui considèrent
l’angoisse comme le sentiment primitif inséparable de la découverte
de notre propre présence dans l’Etre.

ART. 7 : La connaissance est une analyse de l’Etre et les termes


qu’elle y distingue sont tous des effets de la participation et doivent
aussi participer les uns des autres comme on le voit dans le jugement.

Le propre de la connaissance, c’est de se distinguer de l’être afin


précisément de nous permettre d’en prendre possession, de fixer en lui
notre place et d’y tracer notre destinée. Elle se meut donc dans l’être,
bien qu’elle lui demeure inadéquate. Cette inadéquation est la condi-
tion même de son enrichissement. Cela suffit à expliquer pourquoi la
connaissance n’atteint jamais que des formes particulières de l’être,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 513

mais comment aussi elle ne cesse de les lier les unes aux autres afin
d’obtenir de l’être une représentation qui nous en donne une posses-
sion de plus en plus parfaite. C’est ainsi que l’acte pur, dès qu’il
commence à être participé, éclate en une multiplicité infinie de repré-
sentations qui forment les fins de l’intelligence et dont on peut dire
qu’elles renouvellent sans cesse son propre jeu, puisque, à mesure que
la sphère de notre connaissance s’accroît, les points de contact qu’elle
nous donne avec l’inconnu croissent aussi d’une manière progressive.
C’est donc l’analyse qui est l’opération essentielle de la connais-
sance, c’est elle qui nous permet de distinguer incessamment dans le
monde des aspects nouveaux. L’intelligence est une faculté qui dis-
cerne des différences ; la plus fine et la plus pénétrante est celle qui
discerne dans le monde les différences les plus subtiles et les plus dé-
licates. Et la valeur de toutes les synthèses qu’elle obtiendra ensuite,
leur richesse et leur complexité seront en quelque sorte proportion-
nelles à la valeur des distinctions analytiques qu’elle aura faites
d’abord. L’analyse et la synthèse ne sont les deux opérations fonda-
mentales de l’intelligence que parce qu’il nous faut, afin de participer
à l’être, nous en distinguer de quelque manière, puis distinguer en lui
des aspects toujours différents et toujours nouveaux qui n’ont pourtant
de sens que par rapport à notre conscience et qui [494] sont destinés à
former un système toujours insuffisant et toujours perfectible, qui est
précisément le système de la connaissance. On peut dire que cette
connaissance est déjà notre ouvrage, bien qu’elle ne soit que le pre-
mier moment de la participation, celui qui nous permet d’accomplir
dans la lumière cet acte de volonté par lequel nous nous créons nous-
mêmes en collaborant à la création de l’univers.
Cependant ces termes que le Moi distingue dans la richesse inépui-
sable de l’être afin d’en faire l’objet actuel d’une affirmation, sont
tous en relation avec lui dans la mesure où ils expriment autant
d’aspects différents de la participation. C’est la condition sans laquelle
ils seraient incapables de pénétrer dans l’unité d’une même cons-
cience. C’est leur relation avec l’unité de cette conscience, et, par son
intermédiaire, avec l’unité de l’acte pur, qui nous oblige à les considé-
rer comme participant les uns des autres. Ils ne peuvent être liés les
uns aux autres que par cette participation mutuelle qui n’est qu’une
suite de leur participation commune à l’unité d’un même principe et
qui les oblige à la fois à s’imbriquer les uns dans les autres par ce
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 514

qu’ils possèdent et à s’appeler les uns les autres par ce qui leur
manque. Ainsi, en observant d’abord qu’il n’y a pas d’autre participa-
tion vraie que celle de notre propre liberté à l’égard de l’acte pur, on
peut dire que la participation de tous les objets de pensée les uns aux
autres en est une expression, dont la connaissance organisée nous
offre le tableau systématique. C’est la raison pour laquelle on a tou-
jours reconnu que le problème du jugement, c’est déjà le problème de
la participation, et que les écoles qui nient la possibilité de la partici-
pation ou qui considèrent tous les objets de pensée comme réellement
séparés, ont rendu impossible toute théorie du jugement.
On observe enfin que, dans le jugement, la participation s’exprime
par la disposition de l’affirmation et de la négation, ce qui montre
comment, dans l’ordre de la connaissance aussi bien que dans l’ordre
de l’action, elle manifeste le pouvoir que nous gardons toujours soit
de nous réserver, soit de nous engager et, en nous engageant, soit de
donner, soit de refuser notre consentement à l’être, ou à telle relation
entre certains modes de l’être qui n’a de réalité que par rapport au
Tout, où le même acte qui les distingue doit aussi les unir.
[495]
ART. 8 : C’est parce que la pensée fait elle-même partie de l’Etre
qu’elle est compétente à la fois pour le connaître et pour nous le don-
ner.

Nous ne devons pas rabaisser la valeur ontologique de


l’intelligence malgré le caractère virtuel de l’objet de la représenta-
tion. Nous dirons au contraire que l’une des difficultés essentielles du
problème de la connaissance provient de ce que l’on a mis d’abord
l’intelligence hors de l’être en cherchant à expliquer ensuite comment
il lui était possible de le rejoindre. Mais il est évident que le problème
est insoluble si l’intelligence est hétérogène à l’être. Au contraire,
c’est l’homogénéité de la connaissance et de l’être qui rend l’être con-
naissable.
Et il suffit d’observer que la pensée possède l’être elle-même pour
ne plus s’étonner qu’elle soit compétente pour connaître la totalité de
l’être, et même pour comprendre le sens et la valeur de la thèse intel-
lectualiste, qui implique l’identité essentielle de l’être et de la pensée
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 515

considérée dans la perfection même de son exercice. En d’autres


termes, c’est l’identité du connaissant et du connu qui, précisément
parce qu’elle est toujours postulée, mais qu’elle n’est jamais réalisée,
rend possible la vie même de la pensée. Alors le connaître, au lieu de
nous séparer de l’être, comme on le croit presque toujours, est la voie
d’accès qui nous permet de pénétrer en lui 9.
Il est remarquable que, sur ce point encore, nous puissions pour-
suivre une comparaison qui n’est pas seulement métaphorique entre la
connaissance et la lumière. Car, d’une part, la lumière ne nous révèle
jamais que certaines parties du monde, celles précisément qui sont
éclairées, bien qu’en droit nous la considérions comme capable
d’éclairer tout ce qui est ; et, d’autre part, à mesure que s’approfondit
notre connaissance du monde physique, nous finissons par nous de-
mander si cette lumière, qui paraissait nous révéler seulement la sur-
face d’un monde différent d’elle, n’en est pas aussi l’essence la plus
secrète. Ainsi la grandeur de l’intelligence vient de la nécessité même
où elle est de recréer le monde tout entier d’une manière virtuelle ou
subjective afin précisément de fonder notre existence personnelle par
un acte qui nous est propre, et qui est pourtant l’acte même dont le
monde dépend.
[496]
Si toute connaissance est elle-même dans l’être, il est évident
qu’elle ne peut pas en être simplement représentative. Elle ne se dé-
tache jamais tout à fait de l’absolu où elle a pris racine et qu’elle vise
pour en prendre possession. Quand nous disons que la représentation
n’est qu’une virtualité, il faut donc ajouter que cette virtualité pourtant
est incluse dans l’Etre.
Et le privilège de ma pensée, c’est encore de me poser comme un
individu pensant, c’est-à-dire comme un moi possédant à la fois
l’intériorité à lui-même et la responsabilité de lui-même, mais par une
puissance concrète qui, au lieu de le séparer de tout le reste de
l’univers, lui permet au contraire de l’embrasser et de s’y unir. Je me
pose ainsi comme réel par la pensée, mais à l’intérieur d’un univers
auquel je participe par la représentation : et je me pose comme réel
dans cet univers par le pouvoir même que j’ai de me le représenter.

9 Cf. La Présence Totale, deuxième et troisième parties.


Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 516

C’est donc bien ici que se trouve le point de jointure de l’individuel et


de l’universel, où la pensée que j’exerce est mienne à la fois parce que
c’est moi qui assume la réalisation de ce caractère d’universalité que
je lui donne, et parce que la distance qui sépare en elle la démarche
individuelle et son idéal universel n’est jamais abolie. Ce qui peut
s’exprimer encore sous une autre forme en disant qu’elle laisse tou-
jours subsister un intervalle, à l’intérieur duquel je crée mon être
propre, entre l’activité représentative et l’activité créatrice. C’est cette
union toujours variable et toujours en péril de l’individuel et de
l’universel, qui n’arrivent jamais à coïncider, qui donne à ma pensée
une tonalité affective, c’est-à-dire qui fait apparaître dans l’individuel
un affect de l’universel. Et c’est cet affect qui donne à la pensée elle-
même son caractère émouvant et, pour ainsi dire, dramatique, ce que
l’on sent avec une extrême intensité dans une entreprise intellectuelle
comme celle de Descartes, au moment où il isole l’acte constitutif de
la réflexion, c’est-à-dire l’acte même par lequel notre pensée propre se
sent obligée, pour assumer sa place dans l’être, de remettre à chaque
instant en question tout ce qui est, de rompre toutes ses relations avec
le réel, comme s’il s’agissait pour elle de le retrouver ou de le refaire
tout entier à l’aide de ses seules forces.

On ne s’étonnera donc pas que le mot connaître ait un sens très


fort, celui même que le mot verbe essaie de traduire, et qui implique
tantôt l’idée d’un certain maniement de l’objet qui, en nous livrant son
usage, nous livre sa signification, tantôt l’idée d’une certaine cohabi-
tation avec son essence et, pour [497] ainsi dire, avec son secret, qui,
dépassant toutes les représentations pour se changer en intuition, réa-
lise la coïncidence entre l’acte par lequel nous le pensons et l’acte
même qui le fait être.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 517

C) DU CONCEPT À L’ESSENCE

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ART. 9 : La pensée cherche le concept qui est une opération abs-


traite susceptible d’être répétée indéfiniment, mais qui ne coïncide
exactement ni avec la réalité concrète, ni avec l’acte intérieur qui la
produit.

Chacune des fonctions de la conscience se meut dans un intervalle


qui est nécessaire à son jeu et qui est caractéristique de la participa-
tion. Il y a d’abord un intervalle qui sépare chaque fonction des deux
autres et qui montre que l’unité de la conscience est toujours pour
nous un idéal, c’est-à-dire n’est jamais pleinement réalisée. Mais il y a
encore un intervalle qui est en quelque sorte intérieur à chaque fonc-
tion et qui est la condition de son exercice et de tous ses progrès. On
pourrait sans doute définir la pensée par l’intervalle qui la sépare de
l’être, mais alors il faudrait donner de la volonté et de l’amour des dé-
finitions à peine différentes. Il est donc préférable de caractériser
l’intervalle propre à la pensée en disant qu’elle se meut toujours elle-
même entre l’abstrait et le concret et qu’elle cherche toujours à les
distinguer et à les rejoindre. C’est là l’intervalle qui sépare un acte que
notre esprit accomplit d’un objet dans lequel il se réfléchit ; l’esprit ne
cesse d’osciller de l’un à l’autre, l’objet fournissant à l’acte son appli-
cation et l’acte conférant à l’objet sa justification. Aussi la connais-
sance nous apparaît-elle toujours comme un dialogue de la raison et
de l’expérience. Ce qui suffit à expliquer pourquoi la raison qui juge
de tout ne suffit à rien, pourquoi elle règle à la fois la démarche de la
pensée et celle de la volonté, mais sans être capable de donner à la
première un objet qu’elle puisse contempler, à la seconde une fin
qu’elle puisse posséder.
On ne peut pas se borner à identifier la connaissance avec la repré-
sentation. Elle est plutôt l’acte par lequel la représentation est engen-
drée. Mais cet acte s’achève toujours sur une présence qui doit nous
être donnée : il est l’expression d’une règle virtuelle et opératoire, qui
reste toujours séparée de cette présence [498] par la distance même
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 518

qui sépare l’abstrait du concret. C’est cette règle qui constitue le con-
cept. L’acte conceptuel réside donc dans une opération susceptible
d’être toujours répétée, et qui supplée ce qui lui manque en compré-
hension par une extension qui en droit est toujours indéfinie, et qui
mesure la distance entre sa virtualité et son actualité.
Ce qui nous montre qu’il y a dans l’Acte une disponibilité éter-
nelle, c’est donc qu’à l’échelle même de la participation, il s’offre tou-
jours à nous dans le concept comme la possibilité de la répétition in-
définie d’une opération à laquelle une présence sensible ne répond pas
toujours. Or c’est le caractère même de toute participation d’être tou-
jours identique à elle-même dans sa source et toujours originale dans
l’opération qui la fait nôtre et qui lui donne chaque fois un nouvel ob-
jet. Alors il semble qu’elle nous replace à l’origine même de la créa-
tion. Et l’on comprend bien l’éloge ou le blâme que l’on peut adresser
au concept, puisque, quand nous refaisons une opération que nous
avons déjà faite, nous pouvons ou bien l’accomplir comme la pre-
mière fois en lui gardant la même jeunesse (alors l’éternité nous de-
vient chaque fois présente dans le temps), ou bien nous imiter nous-
même (et oublier l’éternité pour devenir prisonniers de l’habitude,
c’est-à-dire de la matière et du temps).
L’acte conceptuel, dans la mesure où il est susceptible de se répé-
ter, fonde encore l’action technique. Il ne peut pas être considéré
comme exprimant la perfection même de l’acte, qui ignore toute répé-
tition et toute technique et demeure toujours à la fois une invention
pure et une création unique et irrecommençable. L’acte ne doit pas en
effet être réduit à l’activité conceptuelle ou à l’activité technique qui
expriment toujours une règle imposée pour ainsi dire à l’objet du de-
hors. Non seulement il présente un caractère toujours nouveau et ne
peut jamais se convertir en un mécanisme à produire des répétitions,
mais encore on peut dire qu’il élimine la dualité entre l’opération et
l’objet de l’opération et qu’au lieu de se soumettre à une règle, il la
produit pour ainsi dire en se produisant lui-même. Toute universalité
conceptuelle ou technique imite l’acte plutôt qu’elle ne le traduit : elle
porte la marque de son unité, mais de manière à s’appliquer à une plu-
ralité infinie d’objets qui peuvent être pris indifféremment l’un ou
[499] l’autre pour satisfaire nos besoins, dans la mesure où la matière
dont ils sont faits est elle-même plus homogène.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 519

Le concept n’exprime en effet rien de plus qu’une opération ac-


complie par la pensée, mais qui demeure insuffisante parce qu’elle
n’est pas elle-même créatrice. Il ne me permet pas de rejoindre la réa-
lité. Il n’y parvient que par un apport qui lui vient du dehors et sans
lequel la représentation ne pourrait elle-même se former.
Mais il ne faut pas médire de l’abstrait qui ne devient étranger au
réel que si on l’objective ou si on l’immobilise. Seulement l’abstrait
n’a de sens que par l’acte intérieur qui le soutient ; il réside lui-même
dans une intention ou une visée. C’est cette intention ou cette visée
qui forment l’essence même de tout concept. Mais la fin de
l’intention, ou son point de visée, c’est le concret, qui ne diffère de
l’abstrait que parce qu’il le réalise et l’achève. Et il est naturel que
nous puissions opérer entre l’abstrait et le concret une sorte de renver-
sement parallèle à celui que nous avons établi entre l’individuel et
l’universel. Quand l’abstrait nous apparaît sous une forme schéma-
tique, c’est le concret qui devient pour nous le réel. Mais quand le
concret nous apparaît comme une simple donnée, alors c’est l’abstrait
qui, en lui assignant une signification intérieure, devient pour nous la
réalité véritable.
On voit bien que le propre de la pensée, c’est de nous détourner
d’abord de la réalité que nous avons sous les yeux, mais afin d’obtenir
une coïncidence avec une autre réalité plus profonde et qui, sans abo-
lir la réalité sensible, nous en révèle la signification. Cette réalité doit
nous apparaître comme virtuelle, ou en puissance ; elle est donc su-
bordonnée à l’acte même par lequel nous la pensons, c’est-à-dire à un
acte qui l’engendre, et qui la contemple à mesure même qu’il
l’engendre. La difficulté émouvante du problème de l’intelligence
vient précisément de ce qu’elle implique un divorce et cherche un ac-
cord entre l’acte par lequel nous construisons les choses et l’acte par
lequel elles se font. C’est pour cela précisément que son acte demeure
pour nous un acte d’abstraction. Pourtant le concret lui-même ne dif-
fère pas du point de rencontre de toutes les relations abstraites par les-
quelles je m’efforce de le penser. Sans doute chacune de ces relations,
dans la mesure où elle est abstraite, lui demeure en quelque sorte exté-
rieure ; mais réaliser leur totalité ce serait s’identifier avec le principe
intérieur qui le [500] fait être. C’est ce principe que nous essayons
nous-même de retrouver, de vivre et de faire nôtre par la sympathie,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 520

qui au lieu de s’opposer à l’œuvre de l’intelligence, y prélude et


l’achève.

ART. 10 : La participation naît du désir, qui trouve dans le concept


la condition de possibilité de son objet.

Toute la théorie de la participation tient dans la double correspon-


dance du désir et du concept avec l’objet. C’est sur elle aussi que re-
pose la distinction de l’activité théorique et de l’activité pratique ainsi
que la possibilité de leur accord. Le désir, c’est l’activité du sujet en
tant qu’elle est déficiente, mais qu’elle cherche pourtant ce qui lui
manque, lui accorde d’avance une valeur, le détermine déjà par la di-
rection même dans laquelle elle s’engage et contribue à en dessiner le
contour, bien qu’elle n’ait pas le pouvoir de le remplir. Il est l’élan du
sujet. Le concept réalise un autre aspect de l’activité : il est la loi de
construction qui exprime la possibilité de l’objet et qui peut, soit se
fixer dans un schéma déterminé, soit nous permettre de retrouver dans
une pluralité d’objets individuels une armature commune qui nous
donne prise sur eux par une opération de la pensée, avant de nous
donner prise sur eux par une opération de la technique. Le concept est
vide de son objet, mais autrement que le désir : le vide du concept est
un vide d’abstraction, tandis que le vide du désir était un vide
d’aspiration. On remarquera de plus que le concept, en déterminant les
conditions de possibilité de l’objet, offre au désir le moyen par lequel
il se réalise. Il est l’instrument du désir et on comprendrait mal autre-
ment comment l’activité qui le forme pourrait être ébranlée. L’un et
l’autre ne trouvent leur achèvement que dans l’objet où le réel nous
devient présent, mais qui représente par rapport à l’un et à l’autre un
surplus où se marque leur limitation. Cette analyse nous obligerait à
établir une correspondance entre la faculté de désirer et la faculté de
concevoir et, bien que le désir ait un caractère de généralité qui fait
que l’infini seul est capable de le satisfaire, à chercher dans la table
des concepts la table des désirs primordiaux par lesquels se traduit
toute activité de participation. On s’apercevrait alors que le concept ne
joue jamais que le rôle d’intermédiaire entre le désir et l’objet ; car le
désir ne fait qu’appeler le terme qui doit le satisfaire, tandis que le
concept détermine les conditions de possibilité sans lesquelles [501] il
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 521

ne pourrait ni être, ni être pensé, ni être possédé. Seulement, à travers


le concept, c’est vers le sensible que tend le désir : c’est en lui seule-
ment qu’il peut être comblé. C’est lui seul, et non point le concept, qui
nous en donne la présence et la jouissance. De telle sorte que le con-
cept ne paraît hétérogène au sensible que parce qu’on l’a réduit à un
cadre inerte, au lieu de chercher à retrouver derrière ce cadre l’activité
même qui l’édifie et ne trouve son dernier mot que dans le sensible
qui le remplit. Le propre de la participation, c’est de faire naître en
nous un désir d’abord indéterminé, mais qui forge le concept, c’est-à-
dire le moule déterminé dans lequel l’objet pourra être reçu.

ART. 11 : Par opposition au concept qui exprime une loi de cons-


truction, l’idée traduit l’efficacité inépuisable d’un acte de contempla-
tion.

Le concept exprime la possibilité que nous avons de disposer des


objets mêmes de notre expérience. C’est pour cela qu’il est une loi de
construction et que l’opération qu’il enferme peut être indéfiniment
répétée. Il est le fondement à la fois de notre activité intellectuelle et
de notre activité technique. Mais il n’en est pas de même de l’idée :
elle est toujours pour nous un idéal. Elle est l’union entre l’acte pur et
l’acte participé. Aucun objet donné, aucune œuvre de nos mains ne
parviendra jamais, sinon à la suggérer, du moins à l’épuiser. Elle
donne lieu à des créations qui recommencent toujours, mais dont au-
cune ne peut être répétée. Le concept exprime l’ascendant de notre
activité sur l’objet qui dépend d’elle. Mais l’idée subordonne notre
activité à une inspiration qu’elle ne pourra jamais égaler. Elle est le
fondement de notre activité spirituelle, de notre activité artistique et
de notre activité morale.
Il faut garder à l’idée le caractère de réalité profonde et essentielle
que lui donnait Platon, mais en lui conservant cette efficacité inté-
rieure sans laquelle elle ne serait qu’une chose et qui en fait une mé-
diation privilégiée entre l’acte pur et nos actes propres. Ainsi, à
l’inverse du concept qui suppose le sensible et qui cherche à le recons-
truire, l’idée appelle le sensible dans lequel elle cherche toujours à
s’incarner. Comme l’acte pur, l’idée sera donc un idéal pour la cons-
cience particulière, ce qui ne veut pas dire, comme on le croit tou-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 522

jours, la fin [502] inaccessible vers laquelle elle ne cesse de tendre,


mais le principe positif et actuel qui ne cesse de l’animer.
L’idée dépasse pourtant l’intelligence qui la conçoit, comme
l’objet dépasse l’acte qui le perçoit, puisqu’elle a une fécondité qui ne
nous manquera jamais, qu’elle soutient, inspire, alimente notre pensée
et notre conduite. Seulement, tandis que l’objet exprime la richesse du
donné auquel l’expérience nous permet de participer, l’idée exprime la
fécondité même de l’acte dont notre intelligence réalise seulement un
aspect.
Nous ne négligeons pas que le mot idée évoque une vision de
l’esprit, que le désir le plus profond de l’âme est toujours de voir, que
son acte le plus parfait est la contemplation et que cette vision de
l’esprit, loin de le réduire au rang de spectateur passif d’une réalité à
laquelle il demeurerait étranger, exprime admirablement l’essence
même de la participation, puisque cette vision elle-même est un acte,
qu’elle ne peut rien se donner qui ne la dépasse et qu’elle ne reçoive
en même temps, et qu’enfin, chercher et aimer, c’est faire effort pour
voir ce que l’on cherche et ce que l’on aime, et dont la vision ranime
sans cesse notre recherche et notre amour. Il importe par conséquent
de laisser à l’idée ce caractère d’objectivité et d’éternité que lui avait
attribué Platon, qui la met au delà des démarches de la conscience in-
dividuelle. Ce qui fait que je dois plutôt la saisir par un acte
d’attention que la produire par un acte de construction, comme cela
arrive pour le concept, qu’elle m’éclaire et me prête sa lumière plutôt
que je ne l’éclaire et ne lui prête la mienne, que, comme le voyait bien
Malebranche, elle me résiste bien plus que la chose et que je suis in-
capable d’en faire ce que je veux. Le moi la découvre plutôt qu’il ne
l’invente. On peut bien imaginer quelquefois que c’est lui qui la crée,
puisque, sans l’acte de conscience qui la soutient, elle se dissiperait
aussitôt, mais c’est elle aussi qui crée le moi, qui l’empêche de de-
meurer une simple puissance formelle, qui lui donne un contenu, qui
lui ouvre un accès dans ce monde spirituel identique pour tous, mais
où chacun possède une perspective qui lui est propre et qui lui permet
de se distinguer des autres êtres et pourtant de communiquer avec eux.
Le rapport de l’avenir et du passé et la conversion éternelle de l’un
dans l’autre nous apportent une lumière singulière sur le problème de
la participation et sur les conditions mêmes de notre accès dans le
monde des idées. Car il semble que nous ne [503] puissions rien pos-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 523

séder qui n’appartienne au passé, c’est-à-dire qui ne soit de


l’accompli ; et dans le passé, il n’y a point d’action ni d’événement
dont la réalité ne soit maintenant spirituelle. Mais est-ce à dire qu’elle
est désormais immobile et morte ? Comment pourrait-elle avoir alors
une existence dans l’esprit ? Comment pourrions-nous l’évoquer en-
core ? Ne donne-t-elle pas à notre âme à la fois son élan et son conte-
nu ? C’est à la jonction du passé et de l’avenir, au point où toute trace
de ce qui a été est un essai de ce qui va être, que nous saisissons le
mieux le propre de l’idée qui, dans notre conscience, est toujours à la
fois une trace que l’être a laissée en nous et une tentative de mise en
œuvre ou de création, une lumière qui m’éclaire et un idéal qui
m’invite à agir, de telle sorte qu’elle nous fait remonter jusqu’à la na-
ture de cet acte pur qu’elle met à notre portée, mais qui est à la fois
entendement et volonté, et qui permet à ces deux fonctions de la cons-
cience de se dissocier afin précisément que la participation devienne
possible.

ART. 12 : L’acte de penser est intemporel à la fois par son objet et


par son opération.

On a trop insisté sur le caractère discursif et constructif de l’acte


intellectuel sans s’apercevoir que les opérations successives qu’il con-
tient en constituent seulement le prélude et non pas l’essence ; l’acte
intellectuel se produit au moment où la preuve aboutit ; il ne réside
pas dans le détail de la preuve, sinon dans la mesure où ce détail con-
tient un enchaînement d’actes indivisibles dont chacun me donne d’un
aspect du réel une vision indivisible. L’acte intellectuel est intempo-
rel, non point parce que les termes auxquels il s’applique, en se liant
les uns aux autres, forment un tableau d’ensemble qui constitue la vé-
rité et qui est indépendant du temps, mais parce qu’au moment même
où il s’exerce, il n’occupe aucun temps, qu’il est une percée du regard
dans une réalité éternelle, une coïncidence momentanée de la pensée
avec elle.
L’événement lui-même, dès que la pensée s’y applique, est sous-
trait au temps et il participe à son intemporalité. Nous pensons le pas-
sé qui n’est plus, l’avenir qui n’est pas encore par une opération qui
s’accomplit toujours dans le présent. On dit justement que la pensée
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 524

nous le représente, mais cela veut dire qu’elle ne peut s’exercer qu’en
le rendant présent. La distinction [504] du passé et de l’avenir se fait
par opposition au présent que nous vivons, mais nullement par rapport
au présent que nous pensons.
De plus, le propre de l’acte intellectuel, c’est de retrouver et de ré-
péter une certaine opération, dont nous disposons toujours comme on
le voit dans le concept, que nous pouvons reproduire en des temps
différents, introduire quand nous le voulons dans notre durée ; c’est de
contempler, comme on le voit dans l’idée, une réalité toujours vivante
et présente, que le devenir n’altère pas, qui échappe au temps et qui
est toujours identique à elle-même comme le sont les choses éter-
nelles.
Comme les fonctions de la conscience nous mettent au-dessus des
déterminations qu’elles produisent, ainsi la pensée nous met au-dessus
de ses représentations et nous ramène vers l’unité de l’acte dont elles
dépendent toutes.
Nous pouvons bien considérer l’activité de la pensée, de même que
toutes les autres formes de l’activité participée, comme engageant
notre vie dans le temps. Mais le propre de la vérité, c’est de nous
soustraire au temps, et les vérités les plus belles, les seules qui sou-
tiennent notre vie et qui la portent, sont des vérités qui demeurent en
nous et qu’il s’agit pour nous non point d’inventer, mais de découvrir.
Ainsi la pensée crée un lien permanent entre notre vie temporelle et
l’éternité et, comme on l’a dit, le propre de l’esprit, c’est beaucoup
moins de nous permettre une avancée illusoire sur la ligne du temps,
que de constituer notre propre respiration dans l’éternité.
On comprend maintenant que la forme la plus haute de la connais-
sance, ce soit la contemplation. Mais la contemplation va au delà de la
rétrospection et du concept ; on peut même dire qu’elle abolit la repré-
sentation comme telle. Car ce qu’elle me donne, c’est la présence
même de l’Etre avec assez de pudeur pourtant pour qu’en m’unissant
à lui par un mouvement d’amour, je n’oublie pas que mon être propre
n’est qu’un être participé.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 525

ART. 13 : Le terme de la pensée, c’est de retrouver l’acte constitutif


des essences éternelles.

C’est parce que l’objet de la pensée est d’exprimer la liaison de


l’être particulier et de l’être total que la pensée est intemporelle et
éternelle. Elle ne peut rien connaître qui ne devienne pour elle une
essence ; mais les essences pourtant la dépassent [505] toujours ; elles
sont inépuisables, bien que ce soit la pensée qui les réalise et qu’elles
ne se distinguent pas de son acte même. Elles sont bien, si l’on veut,
le produit de la participation, puisque c’est nous qui les pensons ; mais
nous ne les pensons que par subordination à un au-delà qui règle les
démarches mêmes de notre pensée : ce sont les véritables médiations
entre notre conscience et l’acte pur. De là leur multiplicité toujours en
rapport avec une option qui dépend de nous, et l’impossibilité où nous
sommes de penser aucune d’elles isolément, ou de réaliser son achè-
vement. Ainsi nous ne pouvons pas dire de l’essence qu’elle subsiste
sans qu’aucune conscience la perçoive : elle réside sans doute dans
l’être total avant que l’être fini l’y découvre ; mais à l’égard de l’être
fini, l’être total n’est encore qu’une possibilité surabondante où
l’essence n’a aucune existence distincte avant qu’une pensée s’y soit
appliquée. Et, comme on l’a montré au chapitre VI.C, nous sommes
nous-même à la recherche de notre propre essence ; or celle-ci est
pour nous une fin plutôt encore qu’un objet ; il s’agit tout à la fois de
la découvrir et de la faire : comment en serait-il autrement puisqu’il
n’y a rien de plus dans l’Etre absolu qu’un acte, mais que nous ne
pouvons pas assumer tout entier ? Ce n’est pas nous qui lui donnons
l’être, mais sans nous elle ne serait pas un être séparé ; c’est elle au
contraire qui nous donne l’être et sans elle nous ne serions rien. Ainsi
on peut dire qu’elle est pensée et voulue par nous, mais sans être créée
par nous. C’est pour cela aussi que, si le mot essence traduit notre en-
racinement métaphysique dans l’Etre total, le mot personne traduit la
démarche par laquelle notre volonté la reconnaît et en prend posses-
sion : c’est pour cela que chacune de nos actions produit une réso-
nance dans notre moi tout entier, qu’elle implique une cohérence, qui
nous échappe souvent, avec beaucoup d’autres, qu’elle appelle des
suites que nous subissons et qui nous surprennent aussi, comme si ce
qu’il y a de fixe et de stable dans l’essence était à la fois la cause et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 526

l’effet de notre conduite et constituait le témoignage, et non point la


négation, de l’exercice d’une responsabilité toujours une et toujours
nouvelle.
Notre pensée intemporelle est supportée par un corps périssable.
Mais on n’a jamais donné un sens à l’immortalité qu’en montrant que
ce corps périt en effet chaque jour et que, chaque jour, le moi, par
cette pensée et ce vouloir qui constituent peu [506] à peu son essence
propre, prend place pour ainsi dire à son insu à l’intérieur de l’être
éternel.
En réalité, l’action nous apparaît comme nécessaire pour enrichir et
éprouver notre pensée en nous permettant d’en prendre une possession
plus parfaite. Mais toute action est extérieure et transitoire et ne peut
avoir pour fin que de préparer une possession intime et toujours dis-
ponible qui constitue l’acte véritable. C’est pour cela aussi qu’il peut
arriver parfois que la pensée acquière une telle plénitude que l’action
en paraisse empêchée, comme si elle suffisait à nous donner par
avance tout ce que l’action pouvait nous promettre.

D) L’INTELLIGENCE SPIRITUELLE

Retour à la table des matières

ART. 14 : La pensée, en cherchant à penser la matière, produit la


science, qui ne peut se suffire si elle n’est pas reliée aux autres formes
de la participation.

La plus grande erreur dont pourrait souffrir la réflexion philoso-


phique serait, semble-t-il, de faire du sujet une activité spirituelle qui
aurait pour rôle unique de prendre possession du monde que nous
avons sous les yeux, c’est-à-dire de penser la matière. Il est inévitable
alors que l’esprit lui soit de quelque manière subordonné, puisqu’elle
le dépasse et qu’il cherche à la conquérir, de telle sorte que son auto-
nomie s’exprime seulement par la possibilité qu’il a d’affirmer, de
nier ou de réserver son jugement, et que son œuvre propre réside seu-
lement dans la constitution du savoir scientifique.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 527

L’intelligence en effet dans la mesure où elle se limite à la déter-


mination des objets, des relations qui les unissent, des moyens qui
nous permettent d’en disposer produit la science dans sa double fonc-
tion théorique et pratique. Mais il est évident que la science ne suffit
pas à absorber toute l’activité de la conscience, ni même toute
l’activité de l’intelligence tant parce qu’elle met entre nos mains des
instruments dont elle ne nous permet pas de régler l’usage, que parce
qu’elle doit toujours être subordonnée à la fois à nos relations avec les
autres êtres et à notre propre vocation spirituelle.
La valeur de la science, c’est d’exprimer la participation en tant
qu’elle est soumise à des lois valables pour l’homme en [507] général
et non pas seulement pour tel homme. Mais en ce sens la science est le
bien de l’humanité elle-même, la marque qu’elle imprime à l’univers.
Elle est son œuvre et témoigne de sa puissance de pénétration à
l’intérieur du réel. C’est pour cela qu’elle change d’aspect sans cesse.
Elle ne discerne pas toujours dans le réel les mêmes éléments, ni les
mêmes relations : elle a sur lui une perspective qui change indéfini-
ment à mesure que nos appareils sont plus perfectionnés et que notre
raison est plus exigeante.
Mais la science est en même temps la science de tel homme. Cha-
cun de nous habite ainsi à la fois dans un monde commun à tous et
dans la représentation individuelle qu’il réussit à s’en faire. De cette
représentation il faut dire à la fois qu’il la fait et qu’elle le fait. Et sans
que nous puissions soutenir que ce que nous sommes se confond avec
ce que nous connaissons, notre ouverture sur le réel se mesure pour-
tant sur notre connaissance et comporte tous les degrés depuis
l’ignorance jusqu’au savoir absolu. Ajoutons tout de suite pourtant
que cette ouverture de l’âme ne peut pas nous contenter et risque
même de devenir toujours une fermeture, si le savoir, au lieu de nour-
rir en nous la volonté et l’amour, entreprend de se suffire à lui-même,
comme on le voit quand il se réduit soit à la pure représentation objec-
tive, soit à la pure représentation conceptuelle, et plus encore, à un pur
pouvoir sur les choses que la technique nous donne, et qui, en rame-
nant la représentation au second rang, ne se soumet lui-même à aucun
principe ni à aucun idéal qui en règle l’emploi.
Le rôle de l’intelligence c’est d’alimenter sans cesse en nous la
puissance affective et la puissance volontaire et ainsi de ranimer et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 528

d’enrichir indéfiniment notre vie spirituelle. Le danger serait qu’elle


vînt s’y substituer et la confisquer.
On ne peut pas se contenter d’opposer l’intelligence aux deux
autres fonctions de la conscience qui échapperaient décisivement à sa
juridiction. Elle jouit par rapport à celles-ci d’un prestige indiscutable,
précisément parce qu’elle les pénètre et les enveloppe à leur tour. Non
seulement elle peut avoir le sentiment et le vouloir pour contenu ;
mais encore on peut dire qu’elle s’associe à leur élan et qu’elle
l’illumine, au point qu’on ne peut plus distinguer ce qui vient d’elle et
ce qui vient d’eux. Elle nous donne de cet élan même une possession
actuelle qui est active et contemplative à la fois. Car le propre de
l’action [508] c’est de chercher à mettre en œuvre ces mêmes raisons
que l’intelligence cherche à connaître, mais dont celle-ci n’obtient que
par le moyen de l’action une contemplation tranquille et heureuse.

ART. 15 : La pensée ne s’applique pas seulement à la connaissance


des choses matérielles, mais aussi à la connaissance des spirituelles.

On ne peut limiter l’intelligence à une activité purement représen-


tative. C’est la rabaisser que de vouloir qu’elle s’applique exclusive-
ment à la considération des choses matérielles ; la véritable intelli-
gence s’applique d’abord aux spirituelles. Sous sa forme la plus vi-
vante et la plus aiguë, elle nous donne la connaissance des autres
êtres : elle est au fond de cette pénétration psychologique qui déjà re-
joint l’amour. Nous savons bien que les difficultés les plus graves
dans l’exercice de l’intelligence portent non point sur la connaissance
de l’objet, ni sur la constitution du concept, que la réflexion philoso-
phique a tant de fois analysées, mais sur ces actes intérieurs qui appar-
tiennent à la conscience plutôt qu’à la connaissance proprement dite :
alors elle ne peut pas se détacher du vouloir et de l’amour, qui
l’animent, mais dont elle doit prendre possession en les enveloppant
de lumière.
De plus, si le vouloir cherche la valeur, c’est elle qui la discerne.
On a dit parfois qu’il était plus difficile de reconnaître le bien que de
l’accomplir, mais aussi qu’il s’agissait avant tout de le voir pour le
faire et que l’on ne pouvait pas découvrir la loi de l’ordre sans s’y
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 529

soumettre. L’action serait alors comme un fruit de la pensée. Or, nous


sentons bien que c’est parce qu’il y a de l’action dans la pensée même,
que la pensée ne se borne pas à éclairer l’action, mais qu’elle est une
exigence de l’action et que déjà elle commence à la produire. Alors
seulement l’on comprend la véritable nature de la pensée qui ne peut
jamais être détachée de cet acte total où elle prend racine, qui éveille
toutes les autres fonctions de la conscience et collabore déjà avec
elles, faute de quoi elle serait un abstrait pur qui n’évoquerait pour
nous qu’un tableau ou un nom et qui ne nous donnerait aucune voie
d’accès dans la réalité elle-même.
Seulement quand on oppose à la pensée l’être dont elle cherche à
prendre possession, on regarde souvent cet être comme un [509] objet
qui lui est toujours en quelque manière hétérogène, et il est naturel
qu’on limite la pensée à la connaissance de la matière, ce qui est le
caractère propre de la science. Mais la matière n’apparaît elle-même
que par l’exercice de la pensée. Elle n’est qu’un mode de l’être. Et si
la pensée en est un autre, il faut, puisque son application est univer-
selle, qu’elle se connaisse elle-même ainsi que toutes ses opérations.
Elle est donc la lumière qui éclaire non pas seulement l’univers où
notre corps se déploie, mais encore le dedans de nous-même avec
toutes les impulsions de notre sensibilité, toutes les déterminations de
notre volonté. Elle enveloppe en elle tous les objets et toutes les ac-
tions possibles. Elle pénètre et dirige toutes nos démarches. Elle sur-
veille et contrôle toute notre vie. Bien que l’objet auquel elle
s’applique soit toujours particulier, elle le replace dans l’universel,
c’est-à-dire dans l’Etre même dont le propre de la participation est de
le détacher, mais afin de l’y rétablir. Et la nécessité qui est en elle
n’exprime rien de plus que l’impossibilité où nous sommes de rien
concevoir qui n’ait son origine et sa raison à l’intérieur de l’Etre total,
c’est-à-dire qui ne soit un effet de la participation.
Ainsi l’intelligence semble d’abord prendre pour objet la représen-
tation des choses, mais nous savons bien que, sous sa forme la plus
délicate, l’intelligence c’est toujours l’intelligence spirituelle, c’est-à-
dire l’intelligence de soi et d’autrui qui permet à toutes les cons-
ciences de s’accorder dans l’unité d’un acte de communion qui, au
lieu de s’opposer à l’intelligence, demeure toujours soutenu par elle,
comme le montre cette expression : être d’intelligence.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 530

Il ne suffit pas pour comprendre une chose de pouvoir la construire


(de manière à en faire une perception ou un concept), mais il faut aus-
si la vouloir, ce qui n’est possible que si nous avons de l’amour pour
elle. Ainsi on ne s’étonnera pas qu’au sens strict nous ne puissions pas
comprendre les choses : il n’y a en elles rien à comprendre. L’ordre
mécanique était pour les Anciens un ordre fortuit. Il n’est jamais
qu’un moyen pour nous de communiquer avec un autre être semblable
à nous et que nous trouvons sur notre chemin. C’est lui seul que nous
sommes capables de comprendre quand nous découvrons en lui une
initiative comparable à la nôtre à laquelle elle peut s’unir, qui la de-
vance, la soutient et l’inspire.
On reconnaîtra donc que l’indivisible unité de l’acte se retrouve
[510] dans l’acte de penser lorsqu’on ne le limite pas à la représenta-
tion du monde matériel. Car la distinction entre le sujet connaissant et
l’objet connu, qui ici demeure toujours nécessaire, s’abolit dans
l’ordre spirituel ; comme le dit avec profondeur saint Augustin : « In
spiritualibus et aeternis ea videre est ipsa habere ». Ce que l’on pour-
rait exprimer aussi en disant que la parfaite science appelle nécessai-
rement le parfait amour, comme le parfait amour contient la parfaite
science.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 531

[511]

LIVRE III. L’ACTE DE PARTICIPATION

TROISIÈME PARTIE
L’ACTE TRIPLE

Chapitre XXVII
L’ACTE D’AIMER

A. – L’AMOUR ET L’UNITÉ DE LA CONSCIENCE

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ART. 1 : L’amour a son origine dans le désir, mais il intègre les dif-
férentes fonctions de la conscience et en réalise l’unité.

Nous ne pouvons point rencontrer le problème de l’amour sans


évoquer le rapport de l’amour et du désir. Et, de fait, la participation
est nécessairement entée sur la nature qui est la condition même de sa
possibilité. On ne s’étonnera donc pas que l’amour ait son origine
dans le désir qui est l’appel en nous de la nature, bien que l’amour le
transfigure, oblige la volonté et l’intelligence à s’en emparer, de telle
manière qu’il devienne à la fin un appel de l’esprit pur. L’amour, c’est
le désir ratifié par l’intelligence et par la volonté et incorporé par elles
à notre âme elle-même.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 532

Mais l’amour ne se détache jamais de son origine. Il est un désir


spiritualisé, mais qui continue à ébranler la sensibilité : il réalise la
réconciliation la plus parfaite de l’activité et de la passivité, car il est à
la fois l’acte le plus pur que nous puissions accomplir et le don le plus
gratuit que nous puissions recevoir. Et il ne se consomme qu’au mo-
ment où celui qui est le sujet de l’amour en devient à son tour l’objet.
Or le propre de la sensibilité, c’est de réaliser déjà elle-même cette
unité de l’activité et de la passivité qui met toujours en corrélation le
désir et le plaisir, comme l’intelligence mettait toujours en corrélation
le concept avec la donnée, et la volonté son opération avec son ou-
vrage. Toutefois, tandis que le caractère original de l’intelligence,
c’est toujours de subordonner l’acte de la pensée aux exigences de la
réalité, tandis que le caractère original de la volonté c’est de subor-
donner la réalité aux exigences de l’intention, on trouve dans la sensi-
bilité une sorte de va-et-vient et d’aller et [512] retour entre le plaisir
et le désir qui fait que non seulement ils s’appellent et se répondent,
mais encore se nourrissent et se surpassent l’un l’autre, de telle ma-
nière que l’on peut dire également que le désir survit dans le plaisir et
que l’on jouit déjà de désirer : et l’on peut dire également que c’est le
désir qui est un mouvement de notre âme, tandis que le plaisir est seu-
lement un état que nous subissons, ou que le désir nous rend esclave
tandis que le plaisir libère en nous une activité qui, jusque-là, était re-
tenue.
Il ne faut donc pas s’étonner que l’on trouve déjà dans le désir
l’unité de la conscience à l’état naissant. Ensuite les différentes fonc-
tions de l’esprit la dissocient : comme on l’a montré au chapitre XIII,
elles se distingueront les unes des autres et entreront en conflit afin de
permettre à notre liberté de se constituer. Le propre de l’amour sera de
fonder l’unité plénière de la conscience lorsque leur synthèse sera réa-
lisée. A ce moment-là on ne peut pas dire que la sensibilité soit abo-
lie : elle est comblée. Et c’est pour cela que l’on considère parfois
l’amour comme relevant de la sensibilité seule. La sensibilité en effet
exprime en nous les traces de tous les actes que nous pouvons accom-
plir, aussi bien des actes de l’intellect que de ceux du vouloir : lorsque
cette activité a atteint son plus haut point, toute sa capacité se trouve
remplie. C’est ce qui se produit dans l’amour qui peut être défini
comme une sorte d’affect de l’acte pur.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 533

ART. 2 : L’amour ne peut pas se passer de la volonté ; mais celle-ci


ne suffit pas à le produire.

On peut trouver des difficultés à penser que l’amour dépend de la


volonté et que pourtant il résiste à la volonté et lui échappe. Mais il en
est ici de l’amour comme de l’intelligence. Il ne suffit pas plus de
vouloir aimer pour aimer que de vouloir comprendre pour com-
prendre. Et même il y a dans l’effort volontaire une sorte de préoccu-
pation et de raideur qui paralyse le jeu de l’intelligence et de l’amour
au lieu de le favoriser. Mais ce qu’il y a d’admirable dans l’acte
d’aimer et qui montre comment il intègre et surpasse l’acte de vouloir,
c’est que je ne puis aimer sans vouloir aimer, de telle sorte que
l’amour véritable exprime toujours ma volonté la plus forte, la plus
pure et la plus profonde, bien que ma volonté pourtant soit impuis-
sante pour le faire naître. Je ne puis aimer ce que je veux, ni qui je
veux. Il y [513] a même je ne sais quoi de ridicule et d’odieux dans
l’idée d’un amour que la volonté pourrait produire. Il faut qu’il y ait
en lui une activité que j’exerce et que je reçois en même temps. Il
nous élève jusqu’à ce sommet de la participation où la liberté ne fait
qu’un avec le don. C’est que la volonté c’est nous-même, au lieu que
l’intelligence ou l’amour c’est toujours une rencontre du réel, une ré-
ponse qu’il nous fait. La volonté ne connaît que la vertu. Dans
l’exercice de l’intelligence et de l’amour, il faut toujours qu’il y ait
une grâce qui nous soit faite. La volonté cherche par conséquent à
laisser apparaître en nous l’objet de l’intelligence ou de l’amour plutôt
qu’elle ne cherche à les produire ; mais lorsqu’elle entreprend de les
imiter ou de les suppléer, en forgeant soit la vraisemblance, soit la
bienveillance, elle met en évidence ce qui lui manque et la distance
qui la sépare des opérations qu’elle est hors d’état d’accomplir. Pour-
tant si le mot de volonté désigne l’initiative qui est en nous et qu’il
dépend de nous de régler, alors on ne peut pas dire que la volonté soit
sans effet sur l’intelligence et sur l’amour. C’est à elle qu’il appartient
d’éveiller ces puissances pures qui résident au cœur de nous-même et
de les mettre en œuvre. Mais l’erreur de la volonté, c’est de
s’imaginer qu’elle est capable de déterminer leur objet, c’est de
s’attribuer à elle-même une vertu créatrice, c’est de croire qu’elle peut
engendrer l’intelligible ou l’aimable, c’est de ne pas reconnaître que
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 534

son rôle, c’est seulement de leur ouvrir accès à l’intérieur de la cons-


cience en laissant à l’intelligence et à l’amour le soin de les accueillir.
Et précisément, il y a souvent dans la volonté une obstination, une
ambition de se suffire qui manifeste le défaut d’intelligence ou le dé-
faut d’amour. Non point que la volonté ici soit dépourvue d’efficacité,
bien qu’il faille qu’à un certain moment elle fasse silence, soit quand
l’évidence apparaît, soit quand l’amour se découvre. Pourtant la vo-
lonté ne se retire jamais de la conscience ; elle est l’activité même qui
demeure présente au sein de l’intelligence et de l’amour ; on peut tou-
jours lui reprocher de n’avoir rien fait pour les éveiller, de leur avoir
fait obstacle, d’avoir négligé de les entretenir et de les promouvoir, de
n’en avoir pas fait le meilleur usage. De telle sorte que la distinction
des trois fonctions de l’esprit ne peut jamais être abolie.
C’est lorsque la volonté demeure une volonté séparée, ambitieuse
de se donner à elle-même son objet ou sa fin, qu’elle prétend jouer le
rôle de l’intelligence ou de l’amour et devenir [514] l’arbitre unique
de la vérité et de la valeur. Mais lorsque la sagesse atteint son véri-
table sommet, alors la volonté s’accorde avec le donné, le pénètre et
en prend possession, au lieu de chercher à le contraindre et à le dépas-
ser. Ce que nous nous attachons à comprendre et à aimer, c’est tout ce
que notre situation dans le monde a mis sur notre chemin et propose à
notre participation.

Dans l’amour le plus haut et le plus pur, toutes les fonctions


s’exercent à la fois : elles se soutiennent et s’exaltent pour ainsi dire
les unes les autres. Aucune d’entre elles n’a plus de jeu séparé. Elles
se pénètrent et réalisent enfin l’unité de notre conscience. Mais alors
nous ne refusons rien de ce que la vie nous apporte, et dans
l’événement le plus humble, dans les tâches les plus misérables, nous
reconnaissons et nous réalisons la présence même de l’Absolu.
L’amour qui a traversé et qui porte encore en lui la volonté et
l’intelligence devient une sorte de touche sensible de l’Acte pur.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 535

ART. 3 : L’intelligence remplit l’intervalle entre le vouloir et


l’amour.

Quelle que soit la communauté apparente de direction entre


l’intelligence et l’amour qui semblent également nous éloigner de
nous-même pour nous porter soit vers un autre objet, soit vers un autre
être, nous ne pouvons pas méconnaître qu’il y a de l’une à l’autre in-
version de sens. Car l’intelligence convertit en elle-même, c’est-à-dire
en idée, tout terme auquel elle s’applique, au lieu que le propre de
l’amour, c’est de se convertir lui-même en l’être aimé. La forme la
plus haute de l’intelligence est celle sans doute dans laquelle
l’inflexion est devenue la même : mais elle suppose l’amour, elle se
réalise par lui et à la fin ne fait qu’un avec lui.
Il y a donc une profonde opposition de nature entre la connaissance
et l’amour. Car bien que l’essence de la connaissance ce soit d’être
tendue vers l’objet, c’est pour soi que l’on connaît ; même si elle ne
poursuit pas un but utilitaire, la connaissance élargit indéfiniment
notre conscience. Au contraire, bien que l’amour la dilate plus encore,
il ne se laisse pas enfermer en elle ; ce sont les autres que l’on aime et
c’est pour eux qu’on les aime et non pas pour soi.
La marque de l’amour, c’est de nous obliger à vouloir l’être [515]
d’un autre, comme on veut son être propre, de le vouloir pour lui et
non pas pour soi, et de se vouloir soi-même pour lui.
De plus, l’intelligence ne nous donne rien de plus que la connais-
sance ou la représentation de l’objet, c’est-à-dire sa virtualité ou sa
possibilité. A la limite elle tend à se confondre avec lui, ce qui aboli-
rait, il est vrai, à la fois l’objet et le sujet. Mais il suffit qu’elle soit
assujettie à transformer en objet tout ce qu’elle connaît, pour qu’il lui
soit interdit d’atteindre l’être en soi, l’être tel qu’il est comme foyer
d’initiative indépendant. Enfin elle a besoin de la volonté pour être
ébranlée ; et celle-ci ne cherche un objet qu’elle puisse comprendre
qu’afin de poser sa valeur et d’être capable de l’aimer. C’est donc vers
l’amour qu’elle tend et avant même qu’elle entre en jeu, c’est obscu-
rément l’amour qui l’anime. Cet amour ne peut s’exercer à son tour
que si l’objet que lui présente l’intelligence n’est lui-même qu’une
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 536

voie d’accès vers un être réel ayant au moins autant de dignité que
celui qui aime, et capable de répondre par un acte personnel à l’acte
même qui le prend pour fin. C’est avec l’apparition de l’acte d’aimer
que le cycle de la participation se referme et trouve son unité.
C’est donc seulement dans l’amour que l’intelligence et la volonté
remplissent leur véritable destination et se réunissent. Ainsi il peut en
être considéré tour à tour comme l’origine et la synthèse. Et si l’on
voulait l’en dissocier, il ne resterait de lui qu’un mouvement de la
chair, un appel de la nature dont le rôle serait de solliciter notre âme,
mais qui ne trouverait en elle aucune réponse. L’acte d’aimer, loin de
commencer à s’exercer, resterait enseveli dans la servitude de
l’instinct. L’amour, c’est l’intelligence éclairant la volonté et
l’obligeant à rejoindre l’Etre dont elle s’était détachée, comme le
montre la formule de Spinoza sur l’impossibilité de ne pas aimer ce
que l’intelligence fait voir. Aussi peut-on dire qu’il n’y a d’amour vé-
ritable que celui qui a traversé la conscience claire, et même que
l’amour seul est capable de parfaire l’intelligence, s’il est vrai qu’au
delà de l’intelligence (qui ne connaît que des choses ou des idées), il
est seul à pouvoir faire que les êtres au fond d’eux-mêmes soient
vraiment « d’intelligence » (c’est-à-dire à leur permettre à la fois de se
connaître et de s’accorder). L’amour peut donc être défini comme la
perfection même du vouloir, précisément parce qu’il est la synthèse
du vouloir et de l’intelligence ou encore un acte de volonté ration-
nelle. La difficulté [516] n’est pas tant, comme on le croit, de savoir
comment un acte d’amour peut obtenir ensuite la ratification de
l’intelligence que de savoir au contraire comment la volonté peut
trouver dans l’intelligence un objet qu’elle puisse aimer. L’intervalle
entre la volonté et l’amour est le témoignage et la mesure de notre im-
perfection : mais c’est cet intervalle que l’intelligence remplit.
L’amour se porte donc vers l’Etre ; et l’on peut dire que c’est par là
qu’il s’oppose de la manière la plus décisive à la volonté et à
l’intellect bien qu’il les requière l’une et l’autre. Car l’Etre en tant
qu’objet de l’amour ne peut être posé que comme actuel et présent,
tandis que, si l’objet du désir est toujours un objet futur qui ne peut
être par conséquent représenté que comme possible, c’est l’affaire de
la volonté de le réaliser. L’intelligence par contre me donne la repré-
sentation actuelle de cette possibilité : mais cette possibilité est une
représentation seulement, tandis que l’amour dépasse dans la présence
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 537

la représentation elle-même et va toujours jusqu’à l’être qu’elle repré-


sente. L’amour apparaît ici comme la synthèse du caractère d’actualité
inséparable de la représentation et du caractère de réalité inséparable
de tous les objets du vouloir.
C’est donc l’amour, précisément parce qu’il unit à la lumière de
l’intelligence ce caractère de réalité qui accompagne toutes les dé-
marches du vouloir, qui nous fait pénétrer dans le secret le plus pro-
fond de l’Etre. On désire et on veut ce qui n’est pas ; mais on n’aime
que ce qui est. On ne pense que des représentations ; on n’aime que
des êtres. La plupart des hommes au contraire se détournent de ce qui
est et prétendent n’aimer que l’idée ou l’idéal, c’est-à-dire ce qui n’est
pas. C’est une manière de se justifier de ne pouvoir rien aimer. Les
hommes les plus vigoureux connaissent le seul amour véritable,
l’amour difficile de ce qui est, qui produit dans la conscience la joie
de l’être, en comparaison de laquelle toutes les satisfactions que nous
pensons obtenir ne sont que des illusions que le vent emporte. Or
l’amour de l’Etre ne peut pas être l’amour d’une chose, qui n’est ja-
mais pour nous que représentation, idée ou phénomène. Il ne peut pas
être non plus l’amour de l’ouvrage de notre volonté, puisque cette
modification que nous imprimons à l’univers n’a point d’autre fin que
de changer la représentation que nous en avons afin précisément de
permettre à la vie de l’esprit de se réaliser. Il n’y a être en effet que là
où il y a intériorité, [517] foyer original d’initiative et de conscience,
et déjà personnalité et liberté.

B) L’AMOUR ET L’ALTÉRITÉ

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ART. 4 : L’amour fonde et dépasse en même temps mon existence


individuelle.

On ne peut pas considérer l’amour comme une opération qui


s’ajoute à l’être ou un attribut qui le détermine ; il est l’essence de la
participation ; c’est par lui que le moi se constitue en rejoignant le
principe dont il dépend. L’amour fonde mon existence individuelle sur
l’acte même qui la dépasse et par lequel je la dépasse. En lui se réalise
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 538

le circuit éternel entre le principe sur lequel se fonde la participation et


l’exercice de celle-ci. J’aime toujours au delà de moi parce que je ne
puis aimer en moi que ce qui est la source même de l’être et de la vie.
L’amour anime et dénoue cette démarche réflexive que nous avons
définie dans le livre I et qui est constitutive de notre conscience indi-
viduelle : il exprime notre découverte de l’Etre pur et notre union avec
lui, car l’amour ne trouve sa fin que dans l’Etre, et l’être ne fait qu’un
avec l’amour qu’il a pour lui-même et par lequel il se pose et persé-
vère à se poser. De telle sorte que le moi dont l’existence n’est que
participée ne peut aimer sans se renoncer, c’est-à-dire sans sortir de
lui-même, et sans trouver hors de lui-même la réalité dont il participe
et qui ne cesse à la fois de le renouveler et de l’enrichir.
On prétend souvent pourtant qu’il n’y a d’amour que de soi, que le
moi est naturellement l’objet et le sujet de l’amour et que le dialogue
caractéristique de la conscience elle-même résulte précisément de la
distinction que nous introduisons entre ces deux aspects du moi et de
la relation qui les unit. Telle serait la signification la plus profonde de
cette dualité du sujet et de l’objet que l’on considère seulement
comme la condition formelle de la possibilité de la conscience : car on
sait bien que l’activité constitutive du moi qui se connaît est insépa-
rable de l’activité du moi qui s’affirme et qui se veut. Cependant
l’amour de soi se heurte métaphysiquement à de nombreuses difficul-
tés. Comme quand il s’agit de la connaissance, la distinction entre
l’objet et le sujet de l’amour n’est jamais réalisée ici que d’une [518]
manière imparfaite ; elle nous paraît contraire à la nature des choses ;
elle n’est jamais obtenue que par une inversion de la direction nor-
male des fonctions de la conscience qui est singulièrement instructive.
On n’aime, on ne connaît que ce qui n’est pas soi. C’est en connais-
sant, en voulant, en aimant le non-moi que le moi s’enrichit, se consti-
tue et se possède. Pour se connaître, pour s’aimer, on est obligé de
transformer le moi en objet, c’est-à-dire de le déterminer, d’en faire
un être déjà fixé et circonscrit, c’est-à-dire le contraire précisément de
cette activité même du moi que la connaissance et l’amour cherchent
également à saisir. Admettons encore que le propre de la connaissance
de soi, ce soit en effet d’effectuer cette transformation du moi en ob-
jet, bien que, dans cet objet le moi ne se reconnaisse jamais lui-même.
Du moins on ne peut éviter d’avouer que la seule chose qui soit digne
d’être aimée, c’est l’activité qui nous donne l’être, dans laquelle nous
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 539

ne cessons de puiser, que nous limitons, à laquelle nous sommes infi-


dèles, mais qui pourtant ne nous manque jamais. En nous il n’y a donc
que Dieu qui mérite d’être aimé. Et Dieu est le seul être dont l’essence
est de s’aimer lui-même éternellement. Quand nous nous aimons
nous-même, c’est lui que nous aimons, ou ce qui en nous participe de
lui. Et le vice de l’amour-propre, c’est seulement d’aimer ses propres
bornes, c’est-à-dire de s’aimer là où précisément la participation
s’interrompt. L’amour-propre est donc un amour qui défaille.

ART. 5 : C’est parce que la participation est la racine de l’amour


qu’il réalise à la fois la distinction et l’union de l’un et du divers.

Nous ne pourrions pas sans doute expliquer la possibilité de


l’amour sans la participation qui, en reliant tous les êtres au même
Tout, les relie aussi les uns aux autres, ou qui, d’une manière plus pré-
cise, en faisant dépendre toutes les libertés d’une Liberté suprême à
laquelle elles participent et qui les fonde, réalise entre elles une inter-
dépendance dans l’acte même par lequel elles constituent leur initia-
tive propre. Ainsi, si dans l’action de la puissance créatrice nous trou-
vons toujours le même amour partout présent et partout offert,
l’amour même qui nous élève vers elle comme vers la condition de
notre être et de notre accroissement, mais qui ne fait qu’un avec celui
par lequel elle nous appelle à l’être, nous oblige à trouver dans les
[519] autres consciences, au moment où elles se réalisent, un exemple
et un moyen qui nous invitent à nous dépasser nous-même et, par une
mutuelle entremise, à nous réaliser avec elles : et cet amour que nous
avons pour elles n’est rien de plus que la suite de ce mouvement
d’amour qui est à l’origine de la création ; il le réfléchit pour ainsi dire
à travers son œuvre.
Dès lors, c’est parce que toutes les personnes dans l’exercice de
leur initiative propre sont solidaires de l’Acte absolu sans lequel elles
ne pourraient rien, qu’elles sont aussi solidaires les unes des autres.
C’est leur rapport commun avec lui qui fait leur rapport mutuel, rap-
port qui fonde leur indépendance propre sur leur unité profonde dans
le principe même où elles trouvent l’être et dont la découverte consti-
tue l’amour. C’est seulement au moment où il apparaît que nous pou-
vons dénouer l’antinomie entre l’universel et le particulier, ou entre
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 540

l’un et le divers, que l’effort de la pensée philosophique a toujours été


de surmonter. Non seulement en effet c’est en se distinguant les uns
des autres et même en s’opposant les uns aux autres que les individus
font la preuve du lien qui les unit, non seulement l’union ne peut être
ce qu’elle est, c’est-à-dire un acte constamment voulu et réalisé, que
par cette distinction et cette opposition mêmes ; mais encore le propre
de l’amour, contrairement à ce que l’on croit souvent, c’est de vouloir
ces différences, au lieu de les abolir, c’est de réaliser l’union grâce à
la différence même qu’il affirme et qu’il surmonte à la fois. La syn-
thèse de l’un et du divers s’effectue donc ici non plus par une opéra-
tion théorique, mais par un acte vivant qui est l’amour même. Ainsi on
peut dire que c’est l’amour qui établit un lien entre les parties du Tout
ou entre les parties et le Tout et qui fait même qu’il y a un Tout et des
parties. Il est donc le principe de toutes les synthèses. Et l’on voit que
l’amour est en droit universel et qu’il ne se limite que par notre limita-
tion. On peut aller plus loin et dire que la dualité, que l’on considère à
juste titre comme caractéristique de la conscience et qui est, soit une
dualité à l’intérieur du moi lui-même, soit une dualité entre moi et un
autre moi, soit une dualité entre le moi et le Tout, se trouve posée par
l’amour même comme une condition de sa possibilité et qu’elle est
posée et maintenue avec une force d’autant plus grande que l’amour
est plus grand, et, par conséquent, qu’il établit un lien plus intime
entre deux termes qui ne se distinguent que pour se soutenir l’un
l’autre dans l’absolu par le lien même qui les unit. Cette dualité [520]
par laquelle se manifeste l’unité de l’acte et qui se résout dans l’union,
se réalise d’une manière toujours imparfaite et précaire dans l’amour
de soi précisément parce que je ne puis pas établir en moi une distinc-
tion réelle entre deux êtres différents, de telle sorte que je m’aime
comme un autre sans pouvoir dire de cet autre qu’il m’aime à son
tour. Elle se réalise d’une manière réelle et réciproque, bien
qu’insuffisante, dans l’amour d’un autre, puisque je pose cet autre
comme différent de moi et que j’appelle son amour qui ne m’est pas
toujours rendu. Elle se réalise d’une manière parfaite et surabondante
dans l’amour de Dieu, puisque l’amour que j’ai pour lui, sans pouvoir
jamais égaler l’amour qu’il me porte, ne cesse de se renouveler et de
s’enrichir en vivifiant tout à la fois l’amour que j’ai pour moi et
l’amour que j’ai pour autrui, qui en sont, si l’on peut dire, à la fois le
moyen et les degrés.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 541

ART. 6 : L’amour, loin de souffrir de la différence entre autrui et


moi, tire de cette différence même son élan et sa joie.

Il ne suffit pas de dire que dans l’amour le moi poursuit à travers


un autre être le dialogue qu’il entretient sans cesse avec lui-même ; il
ne se prolonge point, comme on le dit parfois, dans un autre. Il ne
cherche pas à se contempler dans un miroir, ni à atteindre hors de soi
un interlocuteur vivant qu’il ne trouve jamais tout à fait en soi. Il n’y a
d’amour véritable que là où, au lieu de souffrir de la différence entre
autrui et moi, c’est cette différence même qui me donne de la joie.
Dans l’amour, je conçois autrui comme autre que moi, je le veux
comme un autre moi et non pas pour moi et par rapport à moi. De là le
sentiment d’humilité et d’indignité qui se mêle à la pudeur et accom-
pagne souvent les formes les plus pures de l’amour. Jamais l’essence
de l’être ne s’affirme d’une manière aussi pleine et aussi parfaite que
quand il aime : par contre il n’y a que l’essence de l’être aimé qui re-
tienne son attention, c’est d’elle seule qu’il affirme à la fois l’être et la
valeur.
Nous sommes bien éloignés de penser qu’il y ait dans l’amour une
sorte d’impossibilité ou de contradiction, qui provient de notre limita-
tion, de la séparation irréductible entre les consciences, de la solitude
où chacune d’elles se trouve nécessairement enfermée. Cette limita-
tion et cette séparation sont tout à la fois les obstacles et les moyens
sans lesquels l’amour ne [521] pourrait pas s’exercer. L’égoïsme gé-
mit de l’altérité, mais non pas l’amour : sa joie au contraire, c’est la
présence même dans le monde d’êtres différents de lui et qu’il puisse
aimer. C’est ce qui est distinct de moi, qui possède hors de moi une
initiative séparée, que mon amour appelle et dont il a besoin. Com-
ment voudrait-il le réduire à lui en continuant encore à l’aimer ? Il
n’aimerait alors que soi. Comment voudrait-il s’absorber en lui ? Il
veut un être indépendant de lui afin précisément de l’aimer. Il lui suf-
fit de faire partie du même monde, c’est-à-dire de participer au même
principe qui lui donne l’être, de contribuer à favoriser son développe-
ment en associant son action à l’action qui le crée et à l’action par la-
quelle il se crée, de coopérer avec lui dans l’univers de la participa-
tion. Aussi peut-on dire qu’en droit l’amour est universel ; il s’étend à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 542

tous les êtres, il n’a jamais plus d’ardeur, ni plus de perfection, que
lorsque le sentiment de cette commune coopération, en faisant irrup-
tion dans la conscience, se change en une mutuelle médiation. Le pa-
radoxe et la beauté de l’amour, c’est précisément d’être l’acte d’une
liberté, qui prend pour objet une liberté différente, et qui, au point
même où celle-ci fonde son indépendance, réussit à s’y unir.
Si la volonté d’un autre est pour nous le plus grand de tous les obs-
tacles, le propre de l’amour, c’est précisément de se la concilier et de
la vaincre. Il est donc remarquable que l’amour me porte vers une
existence qu’aucune autre fonction de l’esprit ne me permettrait de
découvrir : cette existence, c’est celle d’une personne. Ce qui montre
suffisamment le caractère ontologique de l’amour, car cette existence
qui n’est pas la nôtre, qui même ne dépend pas de nous, l’amour nous
permet, non seulement de la rendre solidaire de la nôtre, mais encore
d’y pénétrer. L’amour est le droit d’accès dans l’intimité de ma cons-
cience qui est accordé à une autre conscience : et sa réalité ne se
prouve que par l’expérience, c’est-à-dire par la possibilité qu’elle a
d’en faire usage.
Sans l’amour, l’être ne sortirait jamais de lui-même. Mais sous sa
forme la plus humble, l’amour qui, à travers le désir, recherche un
autre corps, essaie d’atteindre un autre esprit, une puissance de penser,
de vouloir et d’aimer, emprisonnée dans un corps comme le nôtre et
qui tend, elle aussi, à rompre sans cesse les frontières de sa solitude.
Beaucoup s’arrêtent à l’amour des corps, pensent qu’il se suffit et
qu’il nous donne tout ; mais [522] il ne nous donne que le plus facile.
S’il ne nous donne rien de plus, il ne nous donne rien et même il rend
impossible l’amour véritable, qui dépasse l’autre et le rend inutile à
mesure qu’il devient lui-même plus parfait et plus pur.

C) L’AMOUR CRÉATEUR

ART. 7 : L’amour est une création mutuelle de deux êtres qui


s’aiment.

L’amour de Dieu pour lui-même est le contraire même d’un amour


de complaisance. C’est un amour créateur ou un amour de générosité
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 543

pure. Aussi s’exprime-t-il en appelant à l’être toutes les créatures aux-


quelles il donne la liberté, c’est-à-dire la puissance même de s’aimer
et de l’aimer. Ce qui explique pourquoi nous ne pouvons l’aimer
qu’en imitant l’amour qu’il se porte à lui-même, c’est-à-dire en ai-
mant les autres êtres, en poursuivant vis-à-vis d’eux cet acte de la
création par lequel nous les voulons comme différents de nous,
comme portant en eux un foyer d’initiative et d’indépendance person-
nelle qui les fait participer, comme nous, avec nous, au même acte qui
nous fait être.
On comprend donc pourquoi il y a toujours dans l’amour un carac-
tère créateur. Jusqu’ici nous avons montré que l’amour est avant tout
la découverte d’un autre être, ou, si l’on veut, de l’Etre. Mais puisque
l’être est acte, il est évident que la découverte de l’Etre est inséparable
de la conscience de l’acte, c’est-à-dire de son exercice voulu et con-
senti dans nous et par nous. Aimer, c’est découvrir un tel acte en
œuvre hors de soi et en soi simultanément. C’est entrer, dans cette
mise en œuvre, en émulation avec autrui qui nous aide et que nous
aidons, qui nous engendre et que nous engendrons dans l’amour
même qui nous unit. La nature elle-même, dès qu’elle est pénétrée
d’amour, engendre le corps qui est déjà le véhicule de l’âme : c’est en
engendrant l’enfant que dans l’homme le père même est engendré.
L’émotion incomparable que donne l’amour vient précisément de ce
qu’il révèle en nous la présence actuelle de l’acte créateur exercé en
quelque sorte sur nous et au delà de nous, mais avec notre propre coo-
pération dans une responsabilité consciente et assumée. Et la beauté
de l’amour le plus simple [523] consiste encore dans cette sorte de
mutuelle soumission qui fait que deux êtres acceptent d’être engen-
drés l’un par l’autre à la vie.
Cette sorte de création réciproque de deux êtres l’un par l’autre qui
est caractéristique de l’amour nous découvre en lui le sommet de
l’acte de participation : au lieu de supposer son objet, l’amour le dé-
couvre et lui donne l’être en l’aimant. L’acte ici ne porte pas sur une
œuvre matérielle ; il éveille une autre liberté, ce qui est toujours sa fin
véritable ; il la soutient dans une existence où il a pourtant besoin
d’être soutenu lui-même à la fois par cette autre liberté et par le prin-
cipe commun dont elles dépendent l’une et l’autre. Ici, nous ne cher-
chons plus à devenir maîtres des choses comme par la volonté, ou à
les réduire en représentations comme par l’intelligence ; nous avons
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 544

besoin de trouver hors de nous d’autres êtres avec lesquels nous puis-
sions former une société spirituelle, non point une société où règne la
contrainte et qui demeure pour nous anonyme, qui prolonge la nature
et nous plie à des lois que nous ne pouvons que subir, mais une socié-
té où tous ceux qui la forment veulent leur diversité et leur unité à la
fois : ce qui est proprement l’essence de l’amour.
Ainsi l’amour cède toujours à une force qui nous dépasse, mais à
laquelle nous donnons une adhésion intérieure, de telle sorte qu’il
produit toujours des effets qui dépendent de nous, bien que nous en
soyons plutôt l’instrument que l’auteur. Ce qui montre suffisamment
que tout amour qui remonte jusqu’à son principe est amour de Dieu et
que, si ici la création descend de Dieu vers nous sans remonter de
nous vers Dieu, du moins cette création n’est spirituelle et personnelle
que par notre consentement, c’est-à-dire par l’amour que nous avons
pour lui, qui réalise en nous l’efficacité de sa présence et dont on re-
trouve la vertu agissante à tous les degrés de l’amour, dans l’amour
que nous avons pour un autre être, et jusque dans celui que nous avons
pour nous-même, quand il est réglé comme il faut.

ART. 8 : L’amour appelle la réciprocité, qui est une réciprocité de


don et de sacrifice.

Si l’amour surmonte l’opposition de l’un et du divers, c’est parce


qu’il nous permet d’établir une communication avec les autres êtres
qui n’est réelle qu’à condition qu’elle soit elle-même réciproque.
[524]
Trait sur lequel on n’insiste pas assez, comme si, dans cette volon-
té de réciprocité, il y avait quelque trace d’égoïsme et d’amour-propre
qui fît obstacle à la pureté de l’acte d’aimer. Il y a dans l’amour en
effet une telle ardeur créatrice, un tel élan de générosité et de sacrifice
que nous croyons altérer et corrompre ce pur mouvement de notre
âme si nous désirons être payés de retour. Nul ne peut mettre en doute
pourtant que l’amour cherche toujours une réponse, qu’aimer, c’est
vouloir aussi être aimé, qu’autrement on a affaire à un amour souf-
frant qui peut s’exagérer ses propres mérites, mais qui prend cons-
cience de ce qui lui manque et sait bien que son idéal n’est point at-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 545

teint. Nul au monde sans doute n’oserait dire que la pure essence de
l’amour ne se trouve que dans l’amour malheureux, dans cet amour
déchiré, combattu et qui doute de lui-même jusqu’au moment où il a
obtenu l’écho qu’il appelle.
Il y a plus d’orgueil que d’humilité, et de raidissement que de véri-
table sincérité, dans la prétention de pouvoir aimer sans retour. La né-
cessité de ce retour est elle-même impliquée dans le mouvement de
l’amour, dans ce besoin et dans cet élan qui sont inséparables de sa
naissance. Elle a elle-même des raisons métaphysiques qui se dissimu-
lent si l’on y mêle des susceptibilités issues de l’amour-propre.
L’amour unilatéral qui prétend se suffire fait penser à cette forme
d’idéalisme où le monde devient un pur produit de l’activité du sujet,
qui ne se soucie pas de trouver dans sa représentation une réponse que
le réel lui adresse. Mais, comme le concept que le sensible vient rem-
plir, l’amour d’un autre être crée un vide intérieur que l’amour qu’il a
pour nous est seul capable d’occuper. Et ce qu’il y a d’admirable ici,
c’est que cet objet vers lequel notre liberté est tendue, ce n’est plus
une chose que nous avons conquise, ni un état que nous avons obtenu,
c’est une liberté, c’est un autre être qui se donne à nous. Il faut donc
aussi qu’il y ait en nous une liberté qui se donne et que ce don mérite
d’être reçu. Dès lors, si l’on prend le mot dans son sens le plus fort et
non point dans le sens humiliant qu’on lui donne presque toujours, où
on laisse entendre que c’est l’apparence seule ici qui est en jeu et non
point la réalité, on peut dire que notre devoir le plus strict à l’égard
des autres hommes, c’est d’être pour eux aimable, c’est-à-dire digne
d’être aimé. Car nous devons relever le sens des mots les plus beaux
et non point nous avilir jusqu’à leur usage commun. Et l’on verra que
ce que je cherche là, [525] c’est beaucoup moins la promesse d’un
avantage que la possibilité d’un sacrifice. Dans l’amour véritable, je
m’offre moi-même tout entier pour être possédé plus encore que je ne
cherche à posséder. Il y a toujours dans la volonté d’être aimé un ap-
pétit de sacrifice. Tel est le point peut-être où se marque le mieux la
différence entre le désir qui ne songe qu’à prendre et l’amour qui ne
songe qu’à donner, c’est-à-dire à se donner.
Tout d’abord nous disons que l’on ne peut pas aimer autrui sans
chercher à faire naître en lui l’amour, puisque c’est cet amour, dès
qu’il l’éprouve, qui lui donne l’être à lui-même. Que nous soyons de-
vancés nous-mêmes dans l’amour dont nous sommes l’objet, ou que
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 546

nous suscitions les premiers cet amour chez autrui en l’aimant, il tend
à se produire une conversion indissoluble entre l’amour que je donne
et celui que je reçois, car l’union entre deux êtres ne peut présenter un
caractère privilégié que par la conscience du secours mutuel qu’ils se
prêtent dans ce consentement et cette participation à l’être qui est leur
être même. Ainsi à cette question : peut-on aimer seul ? il faut ré-
pondre que, dans un amour solitaire, cette communauté d’être vers
laquelle le propre de l’amour est de nous permettre de remonter ne
serait pas atteinte. Aussi faut-il dire qu’il n’y a pas d’amour qui soit
proprement malheureux : là où il nous semble que ce n’est point l’être
que nous aimons qui nous répond, c’est Dieu.

ART. 9 : L’amour réconcilie dans la conscience de l’individu


l’activité avec la passivité.

On ne peut méconnaître que l’amour, bien qu’il divise toujours


l’amour de Dieu et bien qu’en droit il s’adresse à tous les hommes,
possède toujours en fait un caractère interindividuel. Et comment
pourrait-il en être autrement, puisque l’amour ne peut avoir aucun ca-
ractère abstrait, qu’il intéresse chaque être dans ce qu’il y a en lui
d’unique, d’intime et de secret, et qu’il tend les mains vers un autre
être, particulier lui aussi, accédant comme nous à une existence qui lui
est propre, à la fois limité et fraternel ? Autrement, comment pour-
rions-nous établir entre lui et nous une connexion, une communauté,
une assistance réelle et efficace ? Ainsi le caractère individuel de
l’amour trouve son explication dans notre double nature qui est active
et passive à la fois : l’amour jaillit de la partie active de notre [526]
âme, mais en même temps il est éprouvé dans cette partie passive où
nous subissons l’action d’autrui, quelquefois cette pure action de pré-
sence, qui est déjà en lui une action d’amour avant d’être parvenue à
la conscience distincte d’elle-même. C’est ce lien entre notre passivité
et l’activité d’un autre qui nous rend passifs non seulement à l’égard
de lui, mais encore à l’égard de nous, et qui crée la solidarité la plus
étroite entre tous les aspects du monde de la participation. L’émotion
que donne l’amour est inséparable du retentissement, dans cette partie
passive de nous-même et qui accuse nos propres limites, des dé-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 547

marches de notre activité considérées dans leur rapport avec l’activité


qu’elles sollicitent et qui leur répond chez un autre être.
Cette réciprocité de l’amour cherchée et pour ainsi dire exigée, qui
ne se rencontre à aucun degré dans la relation entre la volonté et son
ouvrage, entre l’intelligence et la représentation, où l’objet n’est point
une personne qui peut nous prendre à son tour pour un objet, permet
de comprendre la valeur métaphysique de l’amour. Dans l’amour, un
autre être est pour nous une fin et nous sommes aussi une fin pour lui.
Ainsi s’établit entre deux êtres une réciprocité qui ne peut être réalisée
dans nos rapports avec les choses, ni dans nos rapports avec les idées
des choses. On mesurera ici la distance entre un acte comme l’acte
intellectuel ou l’acte volontaire, qui sont toujours un appel adressé au
réel, mais qui font jaillir en lui comme réponse soit une lumière qui
l’éclaire, soit une modification de sa forme visible, et l’acte d’amour
qui réalise la présence pour nous d’un autre être pourvu d’initiative,
de volonté, possédant lui aussi une puissance d’aimer qui devance nos
vœux, les multiplie, les ranime, les rectifie, les surpasse et pénètre
dans notre conscience même qu’il ne cesse de promouvoir et avec la-
quelle il ne cesse de coopérer, qu’il oblige enfin à la fois à
s’approfondir et à s’épanouir. Dans cette réciprocité où chacun, tour à
tour et en même temps, donne et reçoit, le problème des rapports entre
l’activité et la passivité, qui ne peuvent que s’opposer dans le même
être, mais qui dans deux êtres différents s’opposent pour se recouvrir
(puisque chacun d’eux veut sa propre passivité), trouve enfin une so-
lution. Et l’on sait comment la différence entre les sexes, si elle paraît
fonder dans la nature une distinction unilatérale entre la passivité et
l’activité, oblige l’amour, par une sorte de compensation, à la changer
de sens, dès [527] que la conscience vient pénétrer la nature, jusqu’à
ce que, dans sa forme la plus pure, il crée entre les êtres une égalité où
l’action exercée par chacun d’eux est proportionnelle à son degré
d’élévation spirituelle.
De plus, que chacun puisse ainsi devenir, en tant qu’être personnel
et libre, un objet pour un autre être, cela permet de vérifier une vue
que nous avions présentée dans le chapitre VI du livre I sous la forme
d’une distinction entre l’être et l’existence. Nous disions alors que, si
l’être est intérieur à nous-même, et ne peut nous être donné que par
nous-même, l’existence, c’est notre être reconnu et confirmé par un
autre. Or, nous voyons ici l’être et l’existence se soutenir et se péné-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 548

trer. Car le regard d’un autre suffit à me donner une place dans
l’univers des objets, mais son amour passe au delà ; il pénètre
jusqu’au cœur de mon être, il atteint mon activité intérieure dans son
exercice même qu’il ne cesse d’éveiller, de fortifier. Il l’arrache à la
subjectivité ; il lui donne place dans l’universalité du monde spirituel.
Ainsi l’amour par lequel nous pouvons découvrir d’autres êtres et
être découverts nous-même par eux, nous montre leur union avec nous
sans rompre notre indépendance personnelle ni la leur, mais au con-
traire en les confirmant. En nous obligeant à remonter jusqu’à un
principe commun dont nous dépendons tous, mais qui nous permet
d’être les uns pour les autres les instruments de médiation du même
acte créateur, il nous fait comprendre en quel sens il est vrai de dire
que les autres êtres sont en nous et nous en eux, que nous sommes par
eux et eux par nous. Il fonde la double possibilité que nous avons de
les affirmer et d’être affirmés par eux.

ART. 10 : L’amour, en posant un lien subjectif entre deux êtres,


pose l’objectivité de chacune de leurs subjectivités.

On peut prétendre que j’ai besoin de l’objet qui me résiste et sur


lequel je m’appuie pour me confirmer moi-même dans l’existence.
Mais cet objet n’est d’abord pour moi qu’une représentation qui sans
doute me révèle le spectacle du monde, mais reste toujours une pers-
pective de ma conscience. Quand cet objet me résiste, il me révèle une
limite de mon action, mais que je puis indéfiniment reculer à mesure
que ma force s’accroît. Ni dans l’un ni dans l’autre cas, ma solitude
n’est rompue. [528] Pourtant, si c’est par le dedans que je suis capable
de m’affirmer moi-même ou si, en d’autres termes, il n’y a que moi
qui puisse me poser, je puis me demander quelle est la valeur de cet
acte même par lequel je m’affirme et je me pose moi-même. Suffit-il à
m’inscrire dans le monde, à élever jusqu’à l’objectivité ma propre
subjectivité ?
D’autre part on pense en général qu’il est plus difficile de poser un
autre sujet, que de poser un objet. Mais nul ne peut mettre en doute
que c’est un acte que nous accomplissons sans cesse. Il s’agit donc de
justifier sa possibilité. Et les difficultés que l’on y trouve proviennent
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 549

sans doute de la tendance que l’on a à vouloir poser un sujet selon les
lois mêmes qui nous ont permis de poser un objet. Mais le sujet ici,
c’est, précisément, ce qui ne peut pas être objet pour nous, de telle
sorte que nous ne pouvons poser un autre sujet que dans l’acte par le-
quel nous nous posons nous-même, mais en l’élargissant assez pour
que nous soyons obligé de poser autrui afin d’achever de nous poser
nous-même. Ce qui apparaît peut-être comme nécessaire si on pense
non seulement que mon être propre, étant intérieur à lui-même, bien
que participé, évoque d’autres êtres possibles, également intérieurs à
eux-mêmes et participés, pour que l’intégralité du Tout soit partici-
pable, de telle sorte, que ce sont eux qui soutiennent mon existence
dans le Tout, mais en outre que, dans la mesure où je suis moi-même
participé, je possède en effet une existence qui, si elle n’est pas un
rêve subjectif, doit pouvoir être affirmée, c’est-à-dire pensée, voulue,
aimée par d’autres êtres qui m’entourent. J’ai donc besoin de poser
une autre conscience qui soit elle-même un foyer original de vie per-
sonnelle afin, d’une part, de franchir moi-même les bornes de ma
propre intimité subjective, tout en demeurant dans l’intimité de l’être
universel, et afin, d’autre part, de pouvoir affirmer dans l’être ma sub-
jectivité propre par la reconnaissance même dont elle est l’objet, le
compte qu’on en tient, la place et la valeur qu’elle est capable
d’obtenir dans le jugement d’autrui. Chose admirable, c’est à partir du
moment où s’établissent des relations entre ma propre conscience et la
conscience d’un autre que j’ai seulement le droit de prononcer le mot
intimité, comme si je ne pouvais découvrir et éprouver ma propre in-
timité que dans mon intimité même avec autrui.
Si l’on peut considérer comme l’acte constitutif de notre vie spiri-
tuelle l’acte par lequel, nous détournant du spectacle du [529] monde,
nous découvrons notre subjectivité propre, on peut dire que son acte le
plus émouvant et qui aussitôt lui donne une profondeur et un horizon
sans limites, c’est l’acte par lequel nous reconnaissons que cette sub-
jectivité elle-même retient l’attention et l’intérêt d’une autre cons-
cience et acquiert ainsi tout à coup une signification universelle et on-
tologique qui la dépasse et à laquelle elle n’osait pas prétendre. Et
c’est, si l’on peut dire, la plus grande découverte métaphysique dont
toutes les autres dépendent que d’apercevoir que cette subjectivité, qui
n’était que mienne et par laquelle je croyais me séparer du monde, est
l’essence même du monde, sa réalité vraie, commune à tous, ouverte à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 550

tous, dès que les apparences qui nous la cachaient ont pu être traver-
sées.
Si l’on consent maintenant à étendre le sens du mot objet de telle
manière qu’il puisse envelopper non pas seulement la représentation
sensible ou le concept, mais tous les termes auxquels mon activité
s’applique, alors on pourra dire qu’en me posant comme sujet, je me
pose aussi comme objet, puisque l’acte de la pensée, participant de
l’infini, est toujours capable du redoublement par lequel il dépasse la
démarche même qu’il vient d’accomplir, mais que pourtant j’ai besoin
d’être posé comme objet en tant que sujet capable de se dépasser lui-
même indéfiniment, en continuant à faire partie du monde, et qu’à ce
titre je ne puis l’être que par un autre être, par la foi qu’il a en moi et
par la coopération qu’il ne cesse de m’offrir.

ART. 11 : L’amour ne se contente pas d’affirmer l’existence


d’autrui, mais pénètre dans le secret de l’intimité où sa possibilité
s’actualise.

On peut bien dire que c’est l’amour qui engendre nos corps. Mais
ce n’est là encore qu’une image de sa fonction véritable, car nous sa-
vons aussi que le propre de l’amour, c’est de vouloir l’existence non
seulement de l’être qu’il engendre, mais de l’être même qu’il aime ;
l’amour naît quand je découvre cette existence d’un autre, quand je ne
cesse de porter témoignage pour elle, de l’affirmer et de la relever, de
trembler pour elle, de la soutenir et de l’accroître. Se sentir aimé, c’est
sentir que l’on est voulu comme existant par un autre, c’est s’attribuer
à soi-même une densité d’être qui était restée en doute jusque-là, ou
que l’on avait pu se refuser à soi-même par humilité, c’est [530] vou-
loir se montrer digne de cet amour dont on est l’objet, c’est craindre
de n’être jamais à son niveau, c’est découvrir les puissances mêmes
qui sont en soi et mettre tout son zèle à les exercer. L’amour a une
double portée ontologique : d’abord, parce qu’il est le lien de l’être
fini et de l’Etre infini, ce qui montre qu’il n’y a d’amour que de Dieu,
mais que l’amour que nous avons pour un être particulier ne peut être
lui-même qu’un amour infini parce qu’il a toujours Dieu lui-même
comme objet, de telle sorte qu’il donne à celui qui aime cette coexten-
sion spirituelle avec la totalité de l’Etre, qui permet de maintenir
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 551

l’univocité ; ensuite parce qu’il pose l’existence de l’objet aimé, solli-


cite son activité intérieure et appelle en lui une sorte de retour qui fait
que de deux êtres qui s’aiment, chacun est doublement nécessaire à
l’autre afin de le poser en quelque sorte du dehors dans l’existence,
mais non point absolument du dehors, cependant : car il ne le pose
ainsi du dehors que pour évoquer en lui une intimité solidaire de la
sienne et qui devient commune avec la sienne en un point où elles font
toutes deux la preuve de leur mutuelle origine et de cette naissance
incessante du multiple dans l’un, sans laquelle l’un ne serait qu’une
unité abstraite et idéale, et non une union concrète et vivante qui ne
cesse de se produire et de renaître pour ainsi dire indéfiniment. On
comprend donc que l’amour lui-même garde toujours une extrême
timidité ; il reste un rêve, une espérance, une possibilité qui n’ose ni
s’avouer à elle-même, ni se considérer comme étant jamais capable de
s’actualiser aussi longtemps qu’il n’a point reçu de réponse. Mais
c’est cette réponse, s’il la reçoit, qui lui donne l’être et qui le donne
aussi à celui qui l’accorde. Alors son élan intérieur redouble ; la trans-
formation de la possibilité qui était en lui en actualité lui paraît à peine
croyable, mais il sent qu’il dépend encore de lui de la réaliser et une
émotion incomparable l’envahit au moment de s’y résoudre.
Ainsi, c’est dans l’acte d’amour que l’on saisit le mieux la liaison
indissoluble de l’acte pur et de la participation. On l’y trouve pour
ainsi dire non point comme une simple possibilité, mais comme une
expérience indéfiniment présente, vécue et éprouvée. Dans le moment
où il aime, chaque être pénètre dans le secret de l’acte créateur ; il fait
sienne cette puissance qui reste mystérieuse quand on essaie de la dé-
finir par un concept, et qui devient aussi claire que la lumière du jour
lorsqu’elle vient habiter en nous, qui non seulement donne à tout ce
que nous [531] voyons une efficacité et un sens, mais qui nous montre
aussi d’une manière si évidente que l’acte qui nous fait être est à la
fois reçu et créé par nous, que nous devenons intérieur à nous-même
dans la mesure où nous nous dépassons pour chercher une fin hors de
nous-même et que le principe par lequel les êtres s’unissent est aussi
celui qui fonde l’unicité inaliénable de leur vie la plus personnelle et
la plus cachée.
N’est-ce pas dans cette union d’un être avec un autre être que l’on
observe son engagement le plus profond, son option la plus grave, sa
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 552

pudeur la plus farouche, de telle sorte que son intimité ne se découvre,


et en fait ne se réalise, qu’au moment même où il semble la rompre ?
Mieux encore que l’intelligence, l’amour nous rend sensible la réa-
lité de la participation. Car non seulement il nous montre à l’œuvre,
jusque dans ses démarches les plus humbles, l’efficacité même de la
puissance créatrice, mais encore il appelle une réciprocité qui le rend
imparfait, quand elle lui manque, et fait éclater la liaison nécessaire,
au cœur de la participation, entre un acte que j’exerce et un acte qui
me soutient. Car l’être de celui qui aime dépend sans doute de l’amour
qu’il éprouve lui-même et qui, commençant par l’amour de soi et
rayonnant sur tout l’univers, est comme un engagement absolu du dé-
sir et du vouloir à l’intérieur de l’Etre et de la Vie dont il devient soli-
daire et qu’il demande pour ainsi dire à assumer ; c’est donc par
l’amour qu’il entre dans l’être, mais, comme on le voit, sans pouvoir
se poser autrement qu’en sortant de lui-même et en se dépassant indé-
finiment. Cependant, bien qu’il semble que ce soit plus d’aimer que
d’être aimé, bien que ce soit là que réside l’acte véritable, l’intimité, la
générosité parfaite d’une démarche qui n’a pas besoin de salaire,
pourtant cet amour manque d’efficacité s’il ne suscite pas partout
l’amour ; et l’amour qu’on lui rend le confirme, le redouble. A partir
du moment où il est reconnu et accepté, il est pour ainsi dire objectivé.
Or tandis que l’objet n’est jamais posé par la perception que comme
une apparence, le privilège de l’amour, c’est de ne jamais poser son
objet autrement que comme une intériorité ou une liberté qui cesse
d’être isolée dans le monde, qui n’est plus l’origine incertaine d’elle-
même, exposée à un doute contre lequel elle ne peut être à elle-même
sa propre garantie, mais qui se rompt dès qu’elle se découvre dans la
même et indivisible opération de [532] l’esprit, comme à la fois po-
sante et posée, à la fois voulante et voulue.
Bien plus, l’amour est l’acte qui nous fait perdre l’existence. Il est
toujours don de soi et sacrifice. Mais l’on peut dire que ce qu’il nous
fait perdre, c’est seulement l’existence au sens étroit et individuel du
mot et qu’il faut qu’il nous la fasse perdre pour nous faire pénétrer
dans l’Etre où il n’y a plus rien qui puisse demeurer extérieur à nous-
même, où tout est pour nous intimité pure. Mais cela n’est possible, et
notre être personnel n’évite de se dissoudre et de s’abolir en lui que si
l’amour dont nous sommes l’objet nous restitue une existence nou-
velle, bien différente de celle que nous avons perdue, et qui réside
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 553

dans cette activité toute spirituelle pour laquelle notre individualité


séparée avait accepté elle-même de se sacrifier.

D) L’AMOUR, LIEN DE LA LIBERTÉ


ET DE LA VALEUR

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ART. 12 : L’amour est l’actualité de la liberté, qui s’identifie en lui


avec une nécessité spirituelle.

Tout le problème de l’amour est de savoir comment une liberté


peut devenir un objet pour une autre liberté. Car nous ne pouvons pas
nous contenter de dire, comme on le fait souvent, qu’une liberté, à
partir du moment où elle a été découverte par une autre liberté, est
devenue pour elle un objet de respect. Le respect ne possède qu’un
caractère négatif ; il impose à notre liberté des bornes, il laisse à une
autre liberté son indépendance ; il ne permet pas de l’atteindre, il ne
nous donne aucune communication avec elle. C’est là le rôle de
l’amour, qui commence avec cette émotion inséparable de la rencontre
d’une liberté qui n’est pas la nôtre, avec le sentiment d’une fraternité
qui les unit, avec cette attente, cette crainte, cette promesse qui nais-
sent à la fois dans notre conscience dès que s’esquissent des relations
possibles avec elle. Je n’aime qu’au point même où j’obtiens le con-
tact avec cette liberté qui n’est pas la mienne et qui délivre la mienne
au lieu de l’asservir. Alors, nous découvrons l’identité réelle de la li-
berté et de l’amour, car la liberté d’un autre est aussi la fin de mon
amour ; et c’est quand cet amour naît en moi que ma propre liberté se
réalise, qu’elle acquiert un contenu. C’est pour cela aussi qu’elle [533]
cherche à susciter l’amour en autrui, c’est-à-dire l’exercice même de
cette liberté qui est en lui et qui ne se réalise que quand il a trouvé lui
aussi un objet d’amour.
Aussi, est-ce un leurre véritable que de croire que l’amour puisse
être une possession qui ressemble à une domination ou à une con-
quête. L’amour est infiniment plus subtil et plus exigeant ; il demande
le consentement de l’être aimé, consentement dont nous savons bien
qu’il ne nous le donne que s’il nous donne librement son amour. Et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 554

nous savons bien aussi qu’un tel amour ne peut pas être forcé. Peut-
être aurait-on trouvé la clef de ce mystère si l’on pouvait être assuré
que le propre de l’amour véritable, c’est de produire toujours une ré-
ponse, si silencieuse et si lointaine qu’elle puisse être par opposition
au désir ou à la passion qui, ne cherchant que leur propre avantage,
doivent au contraire la négliger. La liberté demeure une simple possi-
bilité tant que l’amour n’est pas né. Mais agir par amour, c’est, pour
chacun de nous, agir comme de soi-même. L’amour est donc
l’actualité de la liberté. Nul n’a mieux marqué ce caractère de l’amour
que Dante au chant XVIII du Purgatoire dans l’un des passages les
plus beaux de la Divine Comédie : quand « l’amour qui s’allume en
vous surgit de nécessité, il n’est encore que le désir ». Mais « en vous
aussi est le pouvoir de le réprimer, la noble vertu que Béatrice appelle
le libre arbitre ». Or, le libre arbitre cherche l’amour véritable qui re-
pousse l’assujettissement du désir et qui donne une satisfaction et une
nourriture tout à la fois à l’intelligence et au vouloir. L’amour renou-
velle perpétuellement en nous le sentiment de notre liberté : quand il
est pour nous une chaîne, c’est qu’il est mort.
Mais il ne réalise une unité si parfaite de nos puissances intérieures
que parce qu’il crée en nous une nécessité d’une forme nouvelle, que
l’on peut appeler une nécessité spirituelle : alors nous ne pensons plus
qu’il nous soit possible ni de cesser d’aimer, ni d’aimer autrement.
Une telle nécessité, au lieu de contredire notre liberté, en exprime la
perfection, qui n’était point atteinte aussi longtemps que cette liberté
manquait de lumière et qu’elle croyait pouvoir opter entre des partis
différents. Ici encore, l’amour ne met en jeu la contradiction que pour
la surmonter. Et il montre une fois de plus qu’il est l’extrême pointe
où notre passivité et notre activité non seulement se réconcilient, mais
se confondent. Il est peut-être la seule chose au monde qui ne puisse
pas être commandée. Mais comment faut-il l’entendre ?
[534]
Dirons-nous qu’il exige un consentement que nous sommes seuls à
pouvoir donner, ou qu’il est une fatalité irrésistible à laquelle nous ne
pouvons pas nous dérober ? On voit la pensée humaine osciller tou-
jours entre ces deux interprétations de l’amour. La première seule lui
convient. La seconde n’a en vue qu’une attraction physique et pas-
sionnelle. Et l’on peut dire que dans l’amour, comme dans toutes les
fonctions de l’esprit, ce sont là les deux extrêmes entre lesquels se
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 555

produisent toutes les démarches de la participation. Si on les isole, il


se produit entre elles une contradiction invincible ; mais entre elles il
y a aussi toute une suite de degrés qui montrent la prévalence variable
de l’activité ou de la passivité. Et lorsque celle-ci a été purifiée, trans-
figurée et dépassée, alors la liberté, ne subissant plus aucune con-
trainte du dehors, devient à elle-même sa propre nécessité.

ART. 13 : L’amour permet de reconnaître l’identité de l’acte et de


la valeur.

De même que l’intimité nous avait permis de réaliser une identifi-


cation entre l’être et l’acte, puisque l’être ne peut avoir d’autre intério-
rité que l’acte par lequel il se pose, de même l’amour nous permet de
réaliser une identification entre l’acte et la valeur, puisque l’amour,
c’est l’acte reconnaissant dans la valeur la raison même qu’il a de se
poser et qu’inversement, la valeur, c’est l’être en tant qu’il est pour la
conscience un objet de suprême intérêt, c’est-à-dire un objet d’amour.
C’est cette liaison entre l’amour et la valeur qui, au lieu de nous per-
mettre d’opposer l’amour au désir, fait de l’amour le désir suprême,
nous découvre tous nos désirs, les multiplie et nous oblige toujours à
passer au delà. C’est elle aussi qui fait que l’amour est toujours créa-
teur, qu’il nous anime dans la poursuite de la vérité, qui est la fin de
l’intelligence, mais aussi dans la poursuite de toutes les fins de la vo-
lonté, qui nous apparaissent toujours comme meilleures que notre état
présent. C’est elle qui nous permet de comprendre pourquoi il y a en
nous un mouvement qui nous porte vers le haut, le haut se confondant
ici avec l’origine première de ce mouvement avant qu’il se soit asservi
à des objets ou qu’il se soit renoncé en faveur de l’habitude et du mé-
canisme.
C’est ce retour qui est créateur, et qui explique tout le progrès qui
se réalise dans le monde. Le progrès ne consiste pas à s’éloigner de
l’acte créateur, mais à s’éloigner du monde réalisé vers [535] une
création qui recommence toujours. C’est pour cela qu’il est une puri-
fication. On est donc éloigné de penser comme beaucoup d’hommes
que c’est le mécontentement et l’inquiétude qui nous obligent à créer.
Du moins, n’y a-t-il là que des conditions négatives qui ne suffisent
pas à faire naître en nous l’élan qui leur manque. Loin d’appeler
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 556

l’amour, elles sont le signe du défaut d’amour ; il n’y a que lui qui
crée, parce qu’au delà même de toutes les démarches de la participa-
tion, il consomme notre union avec la puissance créatrice. C’est en lui
que l’essence de l’Etre se découvre à nous dans cette fécondité infinie
que nous ne cessons de désirer, de vouloir et de produire : il est l’Etre
même, considéré dans le principe interne et efficace qui le fait être en
posant sa valeur. Il réconcilie l’unité de ce principe avec la multiplici-
té toujours croissante des foyers de participation. Le propre de
l’amour, c’est de susciter sans cesse d’autres consciences capables
d’aimer à leur tour. La seule chose qui puisse nous soutenir dans les
occupations même les plus vulgaires de notre vie, c’est qu’elles soient
faites pour quelqu’un.
L’amour est donc le sommet de la participation qui suppose, con-
tient et dépasse toutes ses formes particulières. Il peut être considéré
par nous comme le principe et la fin de tous nos actes, comme la rai-
son de tous nos états, qui expriment en quelque sorte ses effets dans la
partie passive de nous-même. C’est lui qui anime à la fois la volonté
qui cherche toujours à le dégager, et la pensée qui l’éclaire et lui
donne toujours un nouvel aliment. Lui seul me donne une possession
véritable qui implique la double joie de comprendre et de consentir.
Mais il surpasse l’intelligence et ajoute pour ainsi dire à sa lumière en
subordonnant les raisons de la raison aux raisons du cœur. Et il sur-
passe la volonté en ajoutant à ses propres forces, en lui imprimant un
élan qui la porte toujours au-dessus d’elle-même : l’amour nous per-
met d’accomplir des actes dont la volonté la plus puissante se montre-
ra toujours incapable, s’il n’est pas là pour la soutenir.
Il n’y a pas d’autre justification du monde que celle-ci, c’est que je
puisse toujours découvrir en lui de nouveaux objets à vouloir, à com-
prendre et à aimer. L’acte d’aimer, c’est la perfection même de l’acte
de vouloir et de l’acte de comprendre. Il donne aux deux autres actes
leur achèvement, il nous met en présence d’un absolu, d’une fin su-
prême où toutes les restrictions du vouloir et de l’intellect sont abo-
lies. Il n’y a rien dans le [536] monde qui puisse se soutenir et persé-
vérer dans l’existence sans être aimé : et on trouve encore l’amour de
soi et l’amour de Dieu dans la créature la plus abandonnée ; ce qui
sauvegarde partout l’essence même de la participation. Mais l’amour
de soi pour soi et de Dieu pour soi et pour nous ne devient en nous
l’amour des autres êtres et l’amour de Dieu que par un effet de notre
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 557

liberté et s’exprime toujours par un choix fondé à la fois sur les dispo-
sitions de la nature, et sur le discernement de la valeur. En droit, notre
amour doit surpasser tous les choix, mais il ne peut s’étendre à tous
les êtres que s’il se confond avec la charité.
L’amour est infini, actuel et toujours vivant. N’oublions pas que
c’est le temps seul qui lui livre l’infinité ; mais dans cette infinité il ne
se dissipe pas : il ne perd rien de son unité. C’est comme un cercle qui
toujours s’accroît et dont le foyer se ranime toujours.
En s’achevant sur l’acte d’aimer, la dialectique de l’Acte retrouve
comme dénouement une opération concrète qui nous rappelle la dé-
marche inaugurale de la réflexion par laquelle elle s’était ouverte dans
le premier livre de cet ouvrage. Car le propre de l’amour, c’est de
nous permettre, comme la réflexion, de remonter vers le principe
même dont notre existence dépend, mais en reconnaissant, comme le
montrait déjà la théorie de la réflexion, que l’activité qui l’anime, il
l’emprunte à ce principe vers lequel il tend et dont il reçoit l’élan
même par lequel il part à sa recherche. De telle sorte qu’on a pu dire
que comme c’est la pensée suprême qui se réfléchit en nous, c’est
l’amour pur qui s’aime aussi en nous. Et il est également vrai que la
réflexion peut être regardée comme une médiation qui nous donne
toujours de nouveaux motifs d’aimer et que c’est l’amour qui la sus-
cite comme si la lumière en nous était toujours un effet de la fer-
veur 10.

Fin

10 La Dialectique de l’Eternel Présent que nous avons entreprise a été inaugurée


par un premier volume intitulé De l’Etre, où nous avons montré la primauté
de cette notion par rapport à toutes les autres : ce qui nous avait permis, s’il
n’y a rien au delà de l’être et si toute autre notion l’implique, de réaliser la
liaison avec l’Absolu de l’expérience que nous avons de nous-même et de
l’expérience que nous avons du monde. Dans le présent volume qui traite de
l’Acte, nous avons montré que l’intériorité de l’Etre, c’est un acte toujours en
exercice et auquel nous ne cessons de participer. Nous montrerons bientôt
comment notre participation à l’Acte pur nous permet de résoudre les rap-
ports du Temps et de l’Eternité. Ce nouveau volume sera suivi ultérieurement
de deux autres : l’un traitera de l’Ame humaine, et le dernier de la Sagesse.

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