1937 - La Dialectique de L'éternel Présent II - de L'ACTE - Louis Lavelle (1937 1946)
1937 - La Dialectique de L'éternel Présent II - de L'ACTE - Louis Lavelle (1937 1946)
1937 - La Dialectique de L'éternel Présent II - de L'ACTE - Louis Lavelle (1937 1946)
[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France
(1946)
DE L’ACTE
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à partir du livre de :
Louis Lavelle
DE L’ACTE.
Louis Lavelle
DE L’ACTE
[4]
Du même auteur
[5]
PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT
DE
L’ACTE
PAR
LOUIS LAVELLE
FERNAND AUBIER
[6]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 7
REMARQUE
Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).
[537]
LIVRE I
L’ACTE PUR [7]
__________
LIVRE II
L’INTERVALLE [161]
__________
LIVRE III
L’ACTE DE PARTICIPATION [335]
__________
[7]
DE L’ACTE
LIVRE I
L’ACTE PUR
Retour à la table des matières
[8]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 14
[9]
PREMIÈRE PARTIE
LA MÉTHODE
Chapitre I
L’EXPÉRIENCE DE L’ACTE
mon être même et que j’ébranle ou que je retiens par une simple déci-
sion qui dépend de moi seul.
Cependant le mouvement n’est ici que le signe et le témoin d’une
activité plus secrète. Mais il suffit à montrer qu’au lieu de me trouver
pris dans un devenir sans fin où je ne cesse de m’échapper à moi-
même, je ne saisis au contraire ce que je suis [11] que dans cet acte
par lequel je m’arrache moi-même au devenir pour recommencer sans
cesse à être, et sans lequel je ne percevrais pas le devenir lui-même.
C’est là un acte de création qui est toujours un consentement à ce que
je veux penser, produire ou être.
Mais cette théorie trouve un autre appui dans une deuxième obser-
vation qui échappe souvent à ceux qui considèrent l’acte intérieur
comme formant l’essence la plus profonde de notre être : car il ne suf-
fit pas de dire que ses effets sont extérieurs à lui, et le suivent, mais en
le dépassant sans qu’on puisse les en déduire ; il se trouve dépassé
aussi pour ainsi dire du dedans dans l’initiative qui est en lui, qui sup-
pose à son tour une efficacité pure toujours présente et disponible
qu’elle met en œuvre, mais à l’égard de laquelle elle demeure elle-
même seconde.
[13]
Ainsi l’expérience de nous-même nous montre que l’acte qui nous
est propre se trouve dépassé par des effets qui dépendent de lui, parce
qu’il les a voulus, et qui ne dépendent pas de lui, parce qu’ils résultent
de l’ordre de l’univers ; et il est également dépassé par la source dans
laquelle il puise et que l’on peut définir, en elle-même, comme une
actualité éternelle, et, par rapport à lui, comme la puissance même
qu’il actualise et qui, en s’offrant à être participée, fait apparaître
toutes les puissances du moi et toutes les puissances que nous voyons
en jeu dans le monde.
On ne s’étonne comme d’un miracle de pouvoir agir que parce que
cet acte est à la fois reçu et exercé, de telle sorte qu’au moment où
nous croyons lui donner l’être, c’est lui qui nous le donne.
appelle son contraire, qui est la passivité, mais que l’acte n’a pas de
contraire, de telle sorte que les actes ne diffèrent pas les uns des autres
en tant qu’actes, mais justement par le mélange d’activité et de passi-
vité auquel on peut les réduire.
On voit donc que poser l’acte, ce n’est point comme on nous le re-
prochera peut-être, tout résoudre par un mot. Dire que l’acte est le
fond ultime du réel, c’est dire qu’il est invisible parce qu’il ne nous est
jamais donné et qu’il ne se découvre à nous que par une œuvre à faire,
une tâche à réaliser, un devoir à remplir. Ce qui suffit pour nous pré-
server à jamais de tout soupçon d’idolâtrie.
[14]
B) L’EFFICACITÉ DE L’ACTE
ART. 4 : L’acte doit être défini comme l’efficacité toute pure : il est
la source suprême de toute détermination et de toute valeur.
a deux sens qui sont presque opposés. Car il est pris au sens de diver-
tissement lorsque nous regardons toute activité sérieuse comme une
activité utile ; mais alors, une fois que l’utilité est satisfaite et que tous
nos besoins sont comblés, on peut encore demander ce qui nous reste.
N’avons-nous qu’à mourir ? Or ce qui nous reste, n’est-ce pas préci-
sément la fin vers laquelle tendait l’activité utile et que déjà elle
commençait à esquisser et à préparer ? N’est-ce pas une activité plus
pure, libérée de toute préoccupation étrangère, se suffisant à elle-
même et jouissant, au sens plein et fort, de son propre jeu ?
On pourrait dire de l’acte qu’il est absolument indéterminé ; cela
est vrai, mais à condition que nous considérions cette indétermination
comme le signe de sa richesse et non point de sa pauvreté ; cette indé-
termination exclut toute limitation, mais c’est afin de permettre à tous
les êtres de se créer eux-mêmes, par une opération de participation,
c’est-à-dire de limitation. On pourrait le considérer comme une possi-
bilité infinie et cela [15] est légitime en un sens à l’égard des êtres fi-
nis qui, en effet, n’auront jamais fini de l’actualiser. Mais il n’est ja-
mais qu’au point même où cette actualisation se produit, de telle sorte
qu’à son égard, ce sont les êtres finis au contraire qui demeurent tou-
jours à l’état de puissances inachevées et imparfaites.
Enfin, on pourrait dire aussi que dans cet acte infini il y a une in-
différence totale au bien et au mal qui trouvent également en lui leur
origine, de telle sorte qu’au lieu d’être le principe de la valeur, il fau-
drait le subordonner d’abord au bien pour lui attribuer à lui-même une
valeur. Ce n’est là pourtant qu’une apparence. Le mal vient toujours
de la passivité, c’est-à-dire d’une limitation de l’acte qui à un certain
moment se renonce, fléchit et se laisse séduire. C’est à ce signe que
l’on a toujours reconnu l’intervention du démon dans le monde. C’est
là aussi le caractère propre de la passion. Nous disons que le mal est
victorieux de nous, que nous lui cédons. Nous avons toujours une
conscience assez claire, chaque fois qu’elle se produit en nous, de
cette lâcheté, de cette défaite. Il arrive même que ce qui nous reste
d’activité se met pour ainsi dire à son service et en devient complice :
et c’est là justement ce que nous appelons perversité. Au contraire, le
bien, c’est la pureté de l’acte enfin retrouvée ; et ce mot de pureté est
lui-même instructif : il représente pour nous l’essence originaire du
bien, c’est-à-dire cette activité transparente et innocente qu’aucune
préoccupation d’amour-propre n’est venue interrompre, qu’aucune
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 21
De plus, comment y aurait-il une fin qui fût au delà de l’acte lui-
même ? La fin d’un acte ne peut pas être un objet dans lequel il vien-
drait mourir, mais un acte plus parfait et plus pur dans lequel il vien-
drait au contraire s’épanouir. On le voit bien dans l’exercice de
l’activité intellectuelle qui cherche la vérité, mais qui, au lieu de
s’interrompre quand elle l’a trouvée, devient contemplative, c’est-à-
dire s’exerce dans une activité sans obstacle qui ne fait plus qu’un
avec son objet. Nul ne doute non plus que l’acte volontaire, au lieu de
cesser, n’atteigne son sommet au moment où les obstacles dont nous
avions fait des objets disparaissent, et où la spontanéité, interrompue
d’abord par la réflexion, coïncide à la fin avec elle.
Que l’acte ne soit pas l’opération qui produit la chose et qui ensuite
s’en détache et lui permet de subsister seule, on le montre en disant
que la chose est en acte précisément lorsqu’elle est. S’il n’y a point
d’autre être réel que l’être qui est en acte, c’est que l’être est l’acte
même. Il est dans et par l’opération qui le produit ; il est cette opéra-
tion. Il n’y a rien de réel ni en soi ni pour nous que dans l’acte même
qui en fait la réalité [17] et, lorsqu’il nous semble que cette réalité est
faite, c’est déjà qu’elle a disparu, ou du moins qu’en cessant d’être la
fin de l’acte qui l’a produite, elle est tombée au rang de matière pour
un acte nouveau. Une chose ne peut être que par l’acte intérieur qui la
soutient dans l’existence, au moins par cet acte de l’appréhension qui
lui donne cette forme tout à fait humble de l’existence qu’est
l’existence comme phénomène ou l’existence pour un autre.
Toute création se produit donc sur le chemin qui sépare l’acte par-
ticipé de l’acte absolu : elle mesure la distance qui les sépare ; de telle
sorte que de cet acte lui-même on peut dire à la fois qu’il ne crée rien,
si l’on veut dire qu’en s’engendrant lui-même éternellement il se suffit
entièrement à lui-même, et qu’il crée tout ce qui est, si l’on veut dire
qu’il offre à la participation une possibilité surabondante, qu’elle ne
cesse de mettre en œuvre, mais qu’elle n’épuisera jamais.
On comprend maintenant sans peine pourquoi l’acte qui s’exerce
toujours dans le présent n’a point lui-même d’autre efficacité qu’une
efficacité de présence. Il lui suffit de se créer lui-même : c’est là son
essence éternelle. Il n’est tendu vers aucune fin extérieure à lui et qu’il
produirait pour ainsi dire avec effort. Et en se créant, il crée tout le
reste, c’est-à-dire toutes ses manifestations et tous ses effets, qui résul-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 23
C) LA CONSCIENCE DE L’ACTE
S’ACCOMPLISSANT
nous est donné. Décrire cette activité, ce sera aussi pour nous la justi-
fier. Ce sera montrer la fin qu’elle poursuit, les limites qui la bornent,
le terme qu’elle vise et celui qu’elle atteint, la possession qui lui est
donnée, la convergence ou la disproportion entre ce qu’elle cherche et
ce qu’elle obtient. En la décrivant comme une activité de participa-
tion, inséparable de la puissance créatrice, et puisant en elle selon une
mesure qui lui est propre, nous montrerons que la totalité de
l’expérience se forme pour elle et grâce à elle ; car notre passivité ap-
parente à l’égard du monde donné, c’est la présence pour nous de tout
ce qui dans l’acte pur surpasse notre propre opération, mais est pour-
tant appelé par elle et lui répond. La matière cesse alors d’être un
terme inintelligible, irréductible et hétérogène à la pensée elle-même.
De même l’acte cesse d’être une condition transcendantale de
l’expérience, mais qui la produit en lui demeurant étrangère : il ac-
compagne la conscience et même il la constitue dans ses deux carac-
tères essentiels, l’attention à soi et la maîtrise de soi. Il n’y a plus de
chose en soi ni d’arrière-monde, puisque notre pensée est coextensive
à l’être à la fois par sa puissance et par son essence, bien que l’être la
déborde de deux manières, à la fois par l’acte éternel qui l’inspire et
par l’infinité même des apparences qui se déploient devant elle. Enfin
on voit cesser le mystère même de la correspondance entre notre pen-
sée et les choses, puisqu’elles ont la même origine et que les choses
surgissent devant la pensée pour exprimer à la fois sa puissance et ses
bornes, ce qu’elle est capable seulement d’évoquer, mais qui la para-
chève et qui est toujours pour elle indivisiblement un produit, un obs-
tacle et un don.
ART. 9 : C’est quand notre activité est la plus pure que notre cons-
cience est la plus parfaite.
tout entier, l’acte intellectuel comme tous les autres : si alors la cons-
cience de soi diminue, dira-t-on que la conscience tout court diminue
aussi et que, dans cette tension excessive, l’acte s’évanouit, comme on
peut le dire pour certains états d’inspiration, dans lesquels notre acti-
vité semble comme emportée ? Dirons-nous que c’est seulement par
insuffisance, abandon, défaut de maîtrise que nous cessons de penser à
nous-même ? Et si la conscience cesse d’être attentive à la partie indi-
viduelle et passive de nous-même, à nos états, n’est-ce point parce
que, au lieu, comme on le croit, de se perdre dans son objet, elle est
tout entière concentrée dans l’acte qu’elle accomplit et qui ne se dis-
tingue plus d’elle-même ? C’est donc dans un acte qui nous occupe
tout entier que nous devrions chercher un témoignage en quelque sorte
approché de cette identification entre l’acte pur et la conscience par-
faite qui est la définition même de l’esprit. Notre conscience, où il
nous semble que nous puissions toujours distinguer d’un acte intérieur
l’état auquel il s’applique, n’en est qu’une forme participée : elle in-
troduit une ombre dans cette pure lumière, et c’est ce contraste
d’ombre et de lumière qui constitue notre expérience même du
monde.
Nous avons peut-être tort de considérer comme acquise cette thèse
que l’imperfection de la conscience, son inadéquation, la présence en
elle d’un objet qui est un obstacle et qu’elle cherche à assimiler sans y
parvenir sont les lois fondamentales de son exercice, et qu’en obtenant
ce qu’elle cherche elle s’abolit. Nous avons nous-même l’expérience
de certains actes de pure conscience où l’amour-propre se tait, où
l’effort s’évanouit, où l’objet même cesse de nous résister et ne fait
qu’un avec l’opération qui le pénètre, qui le comprend ou qui l’utilise.
Là où la conscience est toujours agissante, elle n’est plus que lumière.
Elle jouit de sa propre suffisance dans une circulation ininterrompue
où de son acte même elle fait un être dont l’acte renaît toujours. L’acte
pur ne serait qu’une spontanéité aveugle ou une chose, c’est-à-dire ne
serait jamais un acte s’il ne poursuivait pas cet étonnant dialogue avec
soi qui est son intimité et sa spiritualité [25] même. Que dire de l’acte
de conscience fini, qui, dans sa forme la plus parfaite, se détourne de
l’objet qui lui est opposé, mais ne cesse de s’alimenter dans l’acte pur
par un double mouvement à la fois reçu et rendu qui constitue son es-
sence propre ?
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 31
[28]
PREMIÈRE PARTIE
LA MÉTHODE
Chapitre II
L’ACTE RÉFLEXIF 1
A. – DE L’ACTE SPONTANÉ
À L’ACTE RÉFLEXIF
1 Cf. notre discussion Acte réflexif et Acte créateur. Bulletin de la société fran-
çaise de philosophie, juillet-septembre 1936.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 35
B) DE L’ACTE RÉFLEXIF
À L’ACTE ABSOLU
même la raison pour laquelle cet objet est posé. Que cet objet ne
puisse pas être posé sans elle, c’est ce qu’exprime déjà le mot même
d’objet qui ne désigne rien de plus que le terme même auquel elle
s’applique. Elle part toujours du donné pour remonter jusqu’à l’acte
qui le produit ou qui l’explique ; en ce sens elle est immédiatement
transcendante par rapport à toute expérience qui s’enferme dans le
donné pur.
Mais qu’en posant un objet elle ne s’arrête qu’un moment sur lui,
cela même nous montre qu’elle s’y oppose et qu’elle le dépasse. C’est
ainsi qu’en le posant elle découvre qu’elle se pose elle-même (ce qui
est proprement la définition de la réflexion) et qu’elle porte en elle la
possibilité de se poser elle-même éternellement. Pour se poser elle-
même, il faut qu’elle sache qu’elle se pose, et qu’elle le sache pour
ainsi dire à l’infini. Nous saisissons en elle le point de jonction du
monde et du moi qui est un point où le moi semble assujetti au monde
pour que la réflexion puisse naître, mais où elle le domine toujours
pour qu’il puisse lui-même être posé. Comme la réflexion est le pou-
voir de se dépasser elle-même, en se prenant toujours elle-même
comme objet, c’est qu’elle revendique le pouvoir en s’engendrant
d’engendrer tout ce qui est. Elle nous met en présence d’une activité
qui est cause de soi, c’est-à-dire de l’essence même de toute activité
véritable. En entrant dès qu’elle commence à s’exercer dans une ré-
gression qui va à l’infini, elle témoigne que le propre de [35] l’acte,
c’est d’être toujours le premier commencement de lui-même, c’est-à-
dire d’être éternel. C’est que par la réflexion l’acte se pose à la fois
comme relatif et comme absolu, comme relatif par rapport à l’acte
créateur, et par conséquent comme possédant par rapport à lui un ca-
ractère idéal et virtuel, mais comme absolu pourtant dans la mesure où
elle est un acte elle-même, inséparable de l’acte créateur qui réalise
pour ainsi dire en elle sa propre réflexion sur lui-même.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 42
à l’égard de tous les êtres qui sont dans le monde, ce par quoi ils sont
capables de se poser eux-mêmes. C’est ce que j’exprime en disant
qu’il est infini. Il me permet de me poser, en me déterminant, mais par
participation à son essence, et en déterminant par rapport à moi un
monde qui témoigne sans cesse de mes bornes, mais pour m’offrir un
champ d’action qui est lui-même sans bornes. Et, comme on l’a dit, il
n’a point de forme, mais c’est par cette opération qui me permet de
discerner et de circonscrire des formes dans le monde que mon acte de
participation témoigne de sa réalité et de son efficacité.
La réflexion nous permet de prendre possession d’un principe qui
est toujours présent, qui nous est pour ainsi dire immanent ; elle est le
retour de l’activité sur elle-même par lequel cette activité prend cons-
cience de sa véritable nature. Mais, elle est tout à la fois un point
d’arrivée et un point de départ ; car une activité ne prouve son exis-
tence, sa fécondité, qu’en s’exerçant, c’est-à-dire par sa création. La
créature ne remonte du monde à Dieu que pour recommencer sans
cesse à créer le monde avec Dieu. Les opérations de l’esprit n’ont pas
besoin de se justifier puisque c’est par elles que le monde se justifie.
Ici plus qu’ailleurs le mouvement se prouve en marchant et la création
en est l’éternel témoin.
C) LE CERCLE RÉFLEXIF
tion. Il faut donc dire qu’il ne peut avoir d’action que sur lui-même.
C’est cette action qui est exprimée par le verbe se créer et d’une ma-
nière générale par le verbe réfléchi. C’est dans le verbe réfléchi qu’on
saisit le mieux l’essence de la conscience qui est le savoir de soi, un
savoir inséparable de l’acte même qui l’engendre.
Le verbe réfléchi exprime admirablement l’identité du moi posant
et du moi posé : il est le verbe même de la réflexion. Et dans le verbe
de la réflexion je saisis l’acte par lequel l’être se pose, non pas seule-
ment individuellement, mais universellement, en Soi et non pas seu-
lement en moi. Bien plus, il ne faut pas me demander de poser l’être
d’abord, car je ne saurais plus m’introduire, moi qui le pose, dans un
être que j’aurais moi-même posé. Je ne puis donc poser l’Être que par
l’acte même par lequel je me pose moi-même. Il est remarquable que
chaque moi, en se posant, pose nécessairement la possibilité pour tous
les autres de se poser aussi eux-mêmes par la participation d’une
« puissance infinie de se poser », ce qui suffit à montrer que le foyer
de l’Être est partout, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’un foyer qui transporte
partout non seulement sa lumière, mais sa propre nature de foyer.
a un esprit qui s’authentifie lui-même dans tout acte par lequel il au-
thentifie un objet quelconque. Le principe « A est A » réalise une dis-
tinction et une identification entre l’objet et la connaissance même que
j’en prends ; et l’intervalle qui sépare le sujet de cet attribut avant de
les rejoindre est l’intervalle même qui est nécessaire à toute réflexion
dès qu’elle commence à s’exercer.
2° Dans l’acte constitutif de la pensée, qui nous oblige, quand nous
posons une idée quelconque, à poser aussi l’idée de cette idée, et,
quand nous savons qu’une chose est vraie, à savoir aussi qu’il est vrai
qu’elle est vraie.
3° Dans cette relation fondamentale et qui donne naissance à toutes
les autres, par laquelle nous voyons la pensée qui naît de l’être, mais
qui participe à l’être elle-même et ne fait rien de plus que d’essayer de
le reconquérir, mais en donnant naissance à la conscience et au monde
représenté.
4° Dans toutes les démarches de la liberté, qui reçoit du fond
même de l’être la puissance sans laquelle elle ne pourrait pas
s’exercer et qui la réintègre dans le Tout après l’avoir lui-même trans-
formé, mais de telle sorte qu’entre ce qu’elle emprunte et ce qu’elle
rend, elle définit et constitue notre être propre.
5° Dans la théorie de la participation, où le cercle se manifeste
d’abord sous la forme de la simultanéité spatiale où toutes les posi-
tions assignables se déterminent mutuellement les unes les autres ; et,
à l’intérieur de la succession temporelle, sous la forme de ce double
parcours qui oblige l’action à marcher du passé vers l’avenir, mais
afin de permettre à l’avenir, en devenant à son tour du passé, de cons-
tituer désormais mon présent spirituel (d’une manière plus générale,
c’est le temps qui nous est donné pour ouvrir le cercle et pour le fer-
mer).
6° Dans les rapports des sujets entre eux, dont chacun agit et pâtit à
l’égard de tous les autres, afin d’exprimer par cette réciprocité même
l’unité de la source où ils puisent et la solidarité de tous les modes de
l’activité participée.
7° Dans le monde moral enfin, comme le montre l’exemple du re-
pentir, qui nous découvre le mouvement caractéristique de la réflexion
sous la forme la plus saisissante. La faute commise appartient au pas-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 48
[42]
PREMIÈRE PARTIE
LA MÉTHODE
Chapitre III
L’ACTE DIALECTIQUE
A. – L’ANALYSE CRÉATRICE
point le même que le Tout non analysé, si bien que, par une sorte de
contradiction, l’analyse qui suppose le Tout devrait y ajouter toujours.
Aussi l’analyse du Tout peut-elle être faite d’une infinité de manières.
En réalité ce que nous percevons de lui et par quoi nous formons notre
être personnel, n’a d’existence qu’en nous et par rapport à nous ; il
suppose un enrichissement indéfini pour nous qui vivons dans le
temps, mais non point pour le Tout qui n’en est que la raison ou la
possibilité éternelle.
Il n’est pas plus vrai de considérer le Tout comme le point de dé-
part de l’analyse que de le considérer comme le point d’arrivée de la
synthèse. Il n’y a pas de chemin qui en vienne ni de chemin qui mène
vers lui. Mais c’est dans le Tout que sont [43] situés tous les chemins,
et chaque être crée et situe son essence entre ce point de départ et ce
point d’arrivée que sont pour lui la naissance et la mort. Sa vie est
elle-même une exploration de l’Être. L’Être lui est toujours présent et
il n’en reste distinct que parce que sa participation est elle-même tou-
jours limitée et imparfaite.
Mais chacune de nos démarches implique à la fois une révélation
et une option personnelle par laquelle notre moi inscrit sa propre exis-
tence à l’intérieur d’un absolu qui le dépasse, mais qui ne cesse de lui
fournir, et qui donne leur soutien, leur possibilité et leur efficacité à
toutes les entreprises de notre liberté.
Je plonge dans l’univers qui me porte et me nourrit. Ma vie lui em-
prunte tout ce qu’elle est. Elle trace en lui un sillon qui est nouveau
par rapport à moi, mais qui est éternel par rapport à lui. La fécondité
de l’acte créateur ne fait qu’un avec cette faculté d’option qui me
permet de choisir en lui, par une analyse continue, les éléments qui
formeront la substance même de mon être. Et nous soupçonnons que
le plus grand des mystères, c’est que cette action puisse nous intro-
duire dans l’Être sans lui rien ajouter, et, en s’exerçant dans le temps,
nous inscrire dans l’éternité.
L’analyse pure se présente sous deux formes différentes dont l’une
n’est que l’image de l’autre. Elle est d’abord l’opération par laquelle
nous discernons sans cesse dans le monde les éléments dont nous
avons besoin pour former notre vie personnelle : or ces éléments, elle
contribue déjà à les créer puisqu’ils n’existent que par leur isolation,
c’est-à-dire par le choix même qu’elle en fait. Mais elle est l’opération
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 51
plus subtile par laquelle nous mettons en jeu, en les exerçant tour à
tour, les différentes puissances qui apparaissent dans l’acte pour qu’il
soit participé, et que la participation elle-même crée comme puis-
sances. Seulement cette double analyse ne peut pas se détacher du
Tout où elle a pris naissance et auquel elle s’applique. Elle ne doit ja-
mais le perdre de vue et elle le reconstitue sans cesse selon une pers-
pective qui nous est propre : dans le premier cas, comme un système
d’éléments qui ne peut jamais être identifié avec le Tout, mais qui me
permet d’avoir prise sur lui par la pensée et par l’action, et dans le se-
cond, comme une dialectique vivante, mais qui multiplie les moyens
de communication que je puis avoir avec tous les aspects de l’univers
spirituel.
[44]
On voit donc que, par une sorte de paradoxe, c’est la régression qui
nous ramène vers l’unité originaire de toutes les synthèses, au lieu que
la diversité progressive de ses modes, sans rien altérer de cette unité,
nous en montre pour ainsi dire le déploiement analytique. Si l’on
songe que toute analyse est à la fois imparfaite et élective, on verra
qu’elle est le moyen même par lequel nous introduisons dans le
monde notre être limité en l’obligeant à contribuer à l’œuvre même de
la création.
L’intelligence n’est rien de plus, si l’on s’en réfère à l’étymologie,
que l’acte même par lequel on discerne les éléments du réel ; vouloir,
c’est choisir ; aimer, c’est préférer ; de telle sorte que, dans chacune
des opérations caractéristiques de la conscience, nous saisissons le
caractère analytique de l’acte de participation, qui se transforme aussi-
tôt en une synthèse formatrice [46] de nous-même et du monde, et qui
n’est elle-même qu’un effet de ce que nous avons su discerner, choisir
et préférer.
On comprend donc que nous ne puissions jamais acquérir la con-
naissance selon cette méthode universelle et inflexible que décrit Des-
cartes et par laquelle, en combinant le simple avec le simple, nous ob-
tiendrions tour à tour tous les degrés de la complexité. Cette méthode
convient seulement à la mise en ordre de ce que nous venons de dé-
couvrir. Mais toutes les formes de la connaissance se soutiennent les
unes les autres ; j’avance à la fois sur les routes les plus diverses et
selon le jeu des rencontres plus encore que selon les exigences de ma
raison. Et tout résultat nouveau que j’obtiens change tous les autres ;
j’obtiens des rapprochements imprévus. Il n’y a pas jusqu’à mon point
de départ même qui ne me paraisse chaque fois nouveau. Dès lors il
est impossible que mes connaissances puissent s’accroître régulière-
ment selon une droite ; elles forment au contraire une solidarité circu-
laire qui ne comporte aucun premier commencement.
B) DE LA DIALECTIQUE
DE LA CONTRADICTION
À LA DIALECTIQUE DE LA PARTICIPATION
nous montre entre eux une parenté primitive et qui ne les sépare que
pour les obliger à manifester leur corrélation.
À l’inverse de la dialectique de la contradiction, la dialectique de la
participation, au lieu de chercher à conquérir le monde par une série
de victoires remportées contre les résistances successives, nous ap-
prend à le pénétrer en faisant jaillir en nous une pluralité de puis-
sances auxquelles le réel ne cesse de répondre. Elle ne se réduit pas à
cet artifice de la contradiction par lequel la négation est introduite au
cœur du réel pour nous donner la joie de la surmonter. Elle ne pose
pas par jeu des problèmes qui dans l’être même doivent être résolus
pour que nous puissions les poser : ce jeu peut donner une double sa-
tisfaction à notre ingéniosité et à notre amour-propre, mais il nous dis-
simule l’expérience même que nous prenons de la vie, qui est un don
que nous avons reçu et qui trouve dans l’univers la source à laquelle
elle s’alimente, l’appui qui ne lui manque jamais, la réponse qu’elle
ne se donne point à elle-même, mais qu’il ne cesse de lui donner si
son attention est assez lucide et son consentement assez pur. C’est
l’égoïsme qui élève l’obstacle devant nous, ce sont les désirs particu-
liers qui ne trouvent jamais [49] en face d’eux une satisfaction toute
prête. Mais le propre de la sagesse, c’est de découvrir que c’est l’être
qui est devant nous qui doit régler nos désirs, et que, si, au lieu de
nous en détourner, nous cherchons à le pénétrer et à en jouir, il sur-
passe toujours la force de nos désirs qui ne parviennent point à
l’épuiser : dans le pire dénuement notre âme est là tout entière avec
tout l’univers dont le secret nous est présent et pour ainsi dire livré.
Les démarches mêmes par lesquelles nous croyons nous retourner
contre lui, c’est lui encore qui les soutient et qui les permet. Nous
pouvons bien dire qu’il y a un dialogue entre le moi et le monde, mais
il vaut mieux dire que c’est ce dialogue même qui est le monde. Le
propre de la philosophie, c’est de définir les lois qui le rendent pos-
sible et le propre de la vie, c’est de les mettre en œuvre.
Le Tout dont nous faisons partie et avec lequel nous ne cessons de
communiquer, telle est l’expérience qui remplit notre existence. Elle
nous oblige, tantôt à poser le Tout, tantôt à poser le moi, mais à ne les
poser jamais que par la relation qui les unit. Le monde me porte lui-
même dans son existence comme je le porte moi-même dans ma con-
naissance. Il est donc tour à tour par rapport à moi enveloppant et en-
veloppé. Non point toutefois d’une manière réciproque et univoque,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 57
pas un fait simple dont tous les autres aspects du réel pourraient être
déduits, mais un fait double, ou si l’on veut une relation, par laquelle
mon être particulier est inséré dans l’être total, ma pensée individuelle
dans une pensée universelle, mon vouloir fini dans un vouloir infini,
— deuxièmement, la description de cet être total qui est à la fois une
pensée universelle et un vouloir infini, qui est toujours posé comme le
fondement de la possibilité de la participation, dont il est légitime de
dire, dans la mesure où il me dépasse, qu’il est pour moi un objet de
foi, mais dont l’essence se retrouve en moi dans la mesure où je suis
moi-même un être qui pense et qui veut, et que je puis définir par ce
caractère d’être cause de soi, qui, loin d’être pour moi un mystère pur,
se retrouve jusqu’à un certain degré en moi chaque fois que j’exerce
mon initiative, c’est-à-dire chaque fois que je pense ou que je veux.
Enfin, troisièmement, après avoir posé la réalité et le fondement de la
participation, il faut en décrire les modalités. Or ces modalités ne se
réduisent ni à des concepts généraux qu’il faut découvrir, ni à des no-
tions simples qu’il faut assembler, ni à des contradictions qu’il faut
surmonter. On doit les définir comme les instruments [51] sans les-
quels la participation même serait impossible : par exemple on mon-
trera que la participation crée une double corrélation fondamentale,
d’une part entre l’acte et la donnée qui le limite mais qui lui répond,
d’autre part entre l’acte et la puissance, qui le suppose et le dépasse,
mais qu’il exerce et met en œuvre. Or, de la distinction entre l’acte et
la donnée, dont dérivent, comme conditions de sa réalisation, la dis-
tinction entre le temps et l’espace, et, de la distinction entre la puis-
sance et l’acte dont dérive, comme sa forme d’expression, la distinc-
tion de l’intelligence représentative et de la volonté créatrice, nous
pouvons tirer, en utilisant toujours, à partir de l’expérience concrète
de la participation, la relation de la fin aux moyens qu’elle suppose,
un tableau schématique des opérations primitives de l’esprit, en tant
qu’elles correspondent aux articulations essentielles des choses. Les
catégories sont une analyse de l’acte de participation : elles sont im-
pliquées par lui. Le propre de la philosophie est d’abord de les énumé-
rer et de les déduire ; on ne doit les considérer ni comme des dénomi-
nations générales des choses, ni comme les semences idéales de la
vérité, ni comme des propriétés que l’esprit imposerait au réel en vertu
de sa constitution propre. Elles naissent avec la participation et sont
impliquées par elle : il suffit de la décrire pour les faire apparaître.
Elles produisent le monde tel qu’il nous est représenté et qui exprime
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 59
[58]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 66
[59]
DEUXIÈME PARTIE
ÊTRE ET ACTE
Chapitre IV
L’ACTE D’ÊTRE 2
A. – L’ACTE OU LA GENÈSE
DE L’ÊTRE
2 Cf. notre article Être et Acte. Rev. de méta. et de mor. mars-avril 1936.
3 Cf. La dialectique de l’Éternel Présent. De l’Être (Alcan).
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 67
geons en lui notre pensée et notre vie. Par opposition à toutes les
autres idées qui n’expriment rien de plus que la possibilité de leur ob-
jet, et ne permettent pas de conclure à l’égard de sa [60] réalité, l’idée
de l’être nous donne pied dans l’être, puisqu’il n’y a rien hors de lui,
de telle sorte qu’elle est d’emblée adéquate à son objet, bien que cet
objet ne soit lui-même qu’une matière pour une connaissance discur-
sive qui ne réussira jamais à l’épuiser.
Bien plus, l’être est indépendant de chaque objet particulier,
puisqu’il peut être affirmé également de tout objet, et que, quelle que
soit sa nature propre, c’est toujours le même être qu’on en affirme. Il
montre par là son identité avec l’acte, comme on le voit dans l’acte de
pensée qui est aussi capable de poser tous les objets, et qui, en tant
qu’il les pose, n’a pas plus de détermination que n’en a l’être lui-
même, que les objets déterminent. Par opposition à l’objet, qui a tou-
jours une nature ou un contenu, l’être n’en a pas, ce qui suffit à nous
montrer le caractère immatériel et, si l’on veut, subjectif de l’être
même et nous oblige à l’identifier avec l’acte qui devient ainsi la
source commune de l’être que nous attribuons en propre à chaque ob-
jet.
L’identité de l’être et de l’acte nous délivre de l’agnosticisme par
lequel, en posant l’être comme hors de nous, et comme hétérogène par
rapport à nous, nous devons le poser à la fois comme inconnu et
comme inconnaissable. Mais l’acte nous rend intérieur à l’être et
coextensif à lui par notre propre opération. L’être cesse d’être pour
nous un mystère puisqu’il ne se distingue pas de sa propre genèse, et
qu’en s’engendrant lui-même, il résout du même coup les problèmes
qui nous intéressent le plus profondément dans le monde, qui sont les
problèmes du sens et de la valeur : car le sens et la valeur sont affir-
més et créés par l’acte même au moment où il accepte de se poser. On
nous dira peut-être que nous reculons par là le mystère de l’être
jusqu’à l’acte même : on nous demandera pourquoi, si l’acte est la rai-
son de l’être, l’acte lui-même n’a pas besoin de raison. Mais nous ré-
pondons que l’acte est en effet le mystère des mystères, si nous le pre-
nons comme un objet donné que nous chercherions à expliquer par
quelque cause extérieure à lui, mais que son intelligibilité vient préci-
sément de ce que, n’ayant lui-même aucune origine, il est l’origine
éternelle de tout ce qui en a une et qu’il donne ainsi à celui qui
l’exerce l’intériorité, la disposition et la possession de lui-même, de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 68
ART. 2 : Dire que l’être exclut le néant, c’est dire que l’acte est le
passage éternel du néant à l’être.
B) L’ACTE D’ÊTRE
ne suffit pas de dire qu’être, c’est agir, comme si l’acte était par rap-
port à l’être une suite naturelle ; il faut dire que l’acte fondamental
dont tous les autres dépendent c’est l’acte même d’être dont tous les
actes particuliers sont une sorte d’expression [64] et de dispersion se-
lon les circonstances de temps et de lieu. Et je puis bien dire que l’être
m’est donné, mais il ne m’est jamais donné que comme une puissance
dont l’usage m’est laissé et qui ne se réalise que par une opération in-
térieure qu’il dépend toujours de moi d’accomplir. Il est vrai que cet
acte d’être, je ne l’accomplis jamais que d’une manière imparfaite et,
s’il faut que je l’assume, je n’y réussis jamais pleinement, je n’y réus-
sis jamais tout seul. Tous les autres êtres qui m’entourent, la nature
entière, et l’acte suprême auquel participe l’acte même par lequel je
fais de mon être un être qui est mien, doivent être là pour que je puisse
être et agir. Autrement l’Être ne serait point, comme il l’est, continu et
indivisible. Mais comme cet acte par lequel je pose mon être n’est rien
de plus que l’acte pur offert à tous les actes particuliers pour qu’ils
trouvent en lui la force de se réaliser eux-mêmes, les actions particu-
lières que je puis faire ne sont rien de plus à leur tour qu’une expres-
sion proportionnée au temps, au lieu, aux circonstances, de l’acte
constitutif de mon être propre.
L’insuffisance de l’acte qui me fait être, la limitation de chacune
de mes actions sont corrélatives d’une passivité à laquelle je demeure
toujours associé et dont je cherche toujours à me libérer. Mais cette
passivité même atteste une activité qui s’exerce ailleurs et que je suis
obligé de subir. Et la passivité et l’activité sont tellement inséparables
et même tellement indiscernables dans mon être propre que l’être
même que je reçois, au lieu de contredire l’être que je pose, ne fait
qu’un avec lui : il lui répond et il me semble même que c’est lui que je
pose, imitant en cela grâce aux lois mêmes de la participation, cet acte
sans passivité et sans limitation qui, en se posant, pose du même coup
l’intégralité même de l’être. On voit donc bien que, dans sa significa-
tion la plus vraie, l’être se confond avec l’acte d’être ; et je le retrouve
présent en moi à la fois dans la mesure où je l’accomplis et dans la
mesure où j’en dépends.
Toutes les difficultés qui portent sur le mot être viennent de ce
qu’il est pris en trois sens différents bien qu’inséparables.
1° Il y a la notion d’être, la seule qui soit pleinement universelle,
puisqu’aucun terme ne peut être posé qui ne s’y trouve contenu. Elle
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 72
ART. 4 : L’acte n’est point une opération qui s’ajoute à l’être, mais
son essence même.
ses actes sont déjà contenus en lui par une implication logique, ce ne
sont des actes qu’en apparence et ils ne le deviennent que dans la
perspective du temps. S’ils ont un caractère de nouveauté, quel est
leur lien avec l’être qui les produit ? Ils sont ce par quoi cet être se
dépasse, un élan dont on ne sait comment l’être peut lui fournir un
appui.
[66]
Si l’être n’est pas un simple nom, on s’épuisera par conséquent à
chercher ce qu’il pourrait être sinon l’acte même qui le fait être, c’est-
à-dire un acte qui se confond avec son être même. Mais nous pensons
que le même être peut accomplir une pluralité d’actes, comme si
l’unité de l’être n’était pas toujours au contraire l’effet de l’unité de
l’acte qui le pose. Nous pensons aussi que tout acte a une fin particu-
lière, comme si cette fin n’était pas le terme sur lequel l’acte se pose
et s’interrompt, comme si l’acte n’était pas à lui-même son propre
commencement et sa propre fin. Mais c’est un préjugé fort grave de
regarder l’acte comme un effet d’une réalité que l’on poserait d’abord
comme agissante. Car si, en disant qu’elle est agissante, on ne la ré-
duit pas à l’acte même, on établit entre elle et l’acte un rapport compa-
rable à celui de la cause et de l’effet, qui tend toujours à devenir entre
ces deux termes soit un lien logique, soit un lien mécanique. Or l’acte
qui pose tous les liens n’est subordonné lui-même à aucun. On ne
cherche un principe dont il dépend, un objet qu’il est capable de pro-
duire, que lorsqu’on manque de force pour élever sa pensée jusqu’à la
simplicité indivisible de son exercice parfaitement pur.
Ainsi il arrive, par une sorte de retour imprévu, que ceux qui con-
sidèrent l’être comme abstrait reprochent à l’acte d’être suspendu dans
le vide si l’être n’est pas là pour le soutenir. Mais il faut que l’être ne
fasse qu’un avec l’acte même : car si je ne veux pas que l’être soit un
objet, c’est-à-dire une image, une apparence ou un spectacle, s’il est
tout entier intimité, initiative, c’est-à-dire à la fois « en soi » et cause
de soi, c’est par le mot même d’acte que je dois le définir. Ainsi nous
ne nous bornons pas à dire, en raison de l’universalité de l’être, que de
l’acte même il faut dire qu’il est : nous introduisons entre l’être et
l’acte une connexion beaucoup plus profonde. Le mot être a un sens si
plein et si beau, il dissipe si radicalement le voile opaque que le sub-
jectivisme et le phénoménisme interposent entre le réel et nous, il
donne à notre vie tant de gravité et de simplicité, une assiette si ferme
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 74
cipe réside précisément dans un acte qui nous dépasse, bien qu’il pé-
nètre en nous de quelque manière, et que cette fin est le témoignage à
la fois de notre existence temporelle et de la liaison qui s’établit, pour
que la participation soit possible, entre une opération que j’accomplis
et une donnée qui lui répond.
On ne saurait trop insister sur l’impossibilité de considérer [70]
l’acte comme une détermination accidentelle d’un sujet qui, possédant
avant d’agir une essence immobile, fournirait ainsi à l’acte une sorte
de point d’appui. Les choses ne nous semblent telles que lorsque nous
avons affaire à des actions multiples, différentes et interrompues, qui
nous paraissent toujours associées à quelque passivité où la totalité du
moi demeure obscurément présente, malgré les alternatives de la par-
ticipation. Nous savons bien pourtant que ce n’est pas du côté de cette
passivité que nous cherchons le sujet véritable, mais du côté de l’acte
même dont la mise en jeu est pourtant si inégale et si précaire. C’est
seulement lorsque cet acte se produit que nous commençons à dire
moi.
Dès lors, quand nous avons affaire à un acte qui n’est qu’acte,
étranger à toute limitation et à toute passivité, en quoi pourrait consis-
ter le support que l’on réclame ? Il n’y a point lieu de supposer ici un
agent antérieur à cet acte même et qui en contiendrait la possibilité.
C’est l’acte au contraire qui fait l’agent. Il constitue le soi et l’épuise.
De telle sorte qu’on peut vérifier ici comment toute détermination
passive, en rompant la continuité de l’Acte, introduit avec elle un
élément d’extériorité qui, même si je le rattache à mon propre moi,
m’oblige à distinguer de ce que je suis ce qui m’appartient. Je n’ai
donc pas à établir après coup une unité entre les actes que j’accomplis,
puisque leur diversité ne trouve place dans ma conscience que par le
moyen de ma passivité, c’est-à-dire de ma défaillance.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 78
C) IDENTITÉ ET DISTINCTION
DE L’ÊTRE ET DE L’ACTE
Poser l’être comme un terme premier dont tous les autres font par-
tie ou dépendent, ce n’est encore qu’une défense contre l’attitude des
sceptiques ou des agnostiques, qui veulent ôter à la pensée et à la vie
leur liaison avec l’absolu, c’est-à-dire leur sérieux et leur gravité.
Mais aussitôt naît cette question : quel est cet être à l’intérieur duquel
je me pose ? Dirai-je que je ne puis le poser qu’en le déterminant,
qu’en opposant les uns aux autres ses aspects différents ? Mais com-
ment se fait-il alors qu’il [71] y ait en lui des aspects qui diffèrent ?
Après avoir affirmé son universalité, son univocité, que nous avions
reconnues à travers ses différences mêmes, ne serons-nous pas embar-
rassés de notre victoire ? Comment pourra-t-on expliquer que ces dif-
férences mêmes aient apparu ? N’y a-t-il point dans l’être un caractère
qui, en l’opposant pour ainsi dire à lui-même, nous permettrait
d’engendrer la multiplicité infinie de ses formes ? Or nous nous pro-
posons de montrer que c’est dans l’acte que l’être nous découvre sa
propre intériorité, que l’on ne reprochera point à l’acte, comme on le
fait à l’être, d’être une pure dénomination abstraite commune à tout ce
qui est, que cet acte en se posant se justifie, et qu’en décrivant les
conditions mêmes de son exercice nous nous obligeons à retrouver
toutes les limitations et toutes les déterminations qui constituent pour
nous la richesse du monde, toutes les formes de participation sans
cesse offertes par lesquelles tous les êtres vivants, tous les êtres pen-
sants, constituent sans cesse leur nature et leur destinée.
L’unité de l’être ne nous permettait pas de résoudre le problème de
la participation. Car s’il y a une coupure absolue entre le néant et
l’être, si on ne passe pas de l’un à l’autre et si le néant est une notion
contradictoire, à savoir la pensée existante d’une non-existence, alors
il n’y a pas de degrés de l’Être et la participation semble impossible à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 79
Pour que le monde nous livre son mystère, il faut qu’il cesse d’être
pour nous un objet que nous cherchons à connaître et qu’il devienne
une création à laquelle nous sommes associé. Car tout objet que nous
contemplons, quelle que soit la lumière qui l’éclaire, demeure encore
extérieur à nous. Sa réalité nous est imposée, nous la subissons. Nous
l’enveloppons du regard, mais nous ne la pénétrons pas parce que
nous ne venons pas coïncider avec le principe qui la produit. Cela
n’est possible qu’à condition que le monde cesse de nous paraître hors
de nous. Or nous sommes en effet en lui, non pas simplement comme
une partie dans un tout, mais comme un coopérateur dans une entre-
prise à laquelle il a accepté de participer, qui dépend de lui et dont lui-
même dépend.
L’Être ne peut donc être saisi que par le dedans. Non point que la
pensée pure nous permette d’atteindre sous les espèces de l’Idée un
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 82
objet plus subtil et pourtant plus stable, dont l’objet sensible ne serait
que l’apparence, ni que l’introspection, en nous révélant nos états se-
crets, nous rende attentif à une sorte de résonance intime des choses
dont la connaissance ne nous donnait que le spectacle. Car on ne fait
que redoubler le mystère du monde lorsqu’on cherche à expliquer ce
que voit le regard par ce que voit la pensée, ou même par ce
qu’éprouve la sensibilité. Celle-ci sans doute m’oblige à l’aveu d’une
solidarité entre ma destinée propre et la réalité même du monde. Seu-
lement cette solidarité est une contrainte qui m’assujettit. Elle té-
moigne entre le monde et moi d’une continuité éternelle qui m’arrache
un cri dès que la moindre fibre qui me retenait à lui vient à se déchi-
rer. Cette solidarité ressentie n’est point encore acceptée et voulue. Le
monde dont je fais partie m’affecte encore comme s’il était extérieur à
moi ; je ne puis lui devenir véritablement intérieur qu’en empruntant à
la puissance créatrice la force par laquelle je m’introduis moi-même
en lui.
C’est qu’il n’y a pas d’autre dedans que l’acte même par lequel, en
consentant à être, je crée mon être propre et j’inscris dans l’être total
une marque qui subsiste éternellement. Tout objet de pensée est un
acte réalisé. Tout état de la sensibilité [75] est le retentissement d’un
acte dans une conscience qui devient réceptive à son égard. Dans
l’acte seul toute distinction entre le sujet et l’objet est nécessairement
abolie. Il n’y a rien en lui que l’on puisse voir ou sentir. Il se confond
avec son pur exercice. Il est tout entier initiative et premier commen-
cement, être et raison d’être à la fois. En lui, il n’y a que lui qui soit
nôtre : de toutes les choses du monde, il est la seule qui soit privée de
toute extériorité, la plus personnelle qui soit et qui ne peut jamais être
que personnelle.
nous paraît d’autant plus plein que sa résistance est plus grande. Parmi
les choses, les représentations visuelles ont pour nous moins de réalité
que les représentations tactiles parce que celles-ci offrent aux mou-
vements de notre corps une barrière plus solide. De plus les représen-
tations visuelles ne participent à l’être que dans la mesure où, quand
elles sont présentes, elles ne se prêtent point aux modifications de
notre fantaisie comme les représentations de l’imagination. C’est pour
cela aussi que les idées, qui paraissent dépendre directement de
l’activité de la pensée, n’ont aux yeux de la plupart des hommes
qu’une existence virtuelle. Que l’on découvre au contraire en elles une
immutabilité essentielle, qu’on reconnaisse, comme Malebranche, que
le propre de l’idée vraie, c’est de me résister, de rendre vains tous les
efforts que je pourrais tenter pour la modifier, aussitôt l’idée se con-
fond avec l’être lui-même, et c’est le devenir sensible qui s’estompe et
qui nous échappe comme un rêve. Que l’on porte enfin l’attention sur
la Valeur et sur le Bien, dès que la conscience se rend compte qu’elle
les reçoit, que ce sont là des notions qui s’imposent à nous malgré
nous, que nous ne pouvons pas les changer à notre gré, que nous
sommes contraints, dès que nous les apercevons, de les vouloir et de
les aimer, que, loin d’être toujours en suspens, ce sont les critères au
nom desquels nous jugeons nos actions [76] elles-mêmes, et que nous
sommes incertains seulement de savoir si nos actions peuvent leur être
conformes, alors nous sommes inclinés à penser que ce que nous ap-
pelions être jusque là n’était qu’une pure apparence, et que l’Être véri-
table se confond maintenant avec cette Valeur, avec ce Bien, que
l’apparence imitait, mais d’une manière toujours imparfaite. Et l’on
dira qu’elle participait à l’Être dans la mesure où elle participait au
Bien qui devient ainsi l’essence vivante de tout ce qui est.
Mais cette dernière remarque mérite qu’on s’y arrête. Car dire que
l’Être est ce qui résiste, c’est dire qu’il est un obstacle qui nous est
opposé. Or il est vrai en effet que l’être nous paraît toujours extérieur
à nous, comme si son rôle était de limiter et d’arrêter l’élan de la
conscience individuelle. Mais où pourrait se porter cet élan ? Par lui-
même il n’est qu’indétermination pure ; et à notre égard, cette indé-
termination n’est que le signe de notre faiblesse et de notre impuis-
sance. Elle ne demande jamais qu’à cesser. C’est un signe fâcheux
que de s’y abandonner et de s’y complaire. Car elle est la marque d’un
vide intérieur que nous ne sommes pas nous-même capable de com-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 84
[78]
DEUXIÈME PARTIE
ÊTRE ET ACTE
Chapitre V
L’UNITÉ DE L’ACTE
d’être est le même être. Et cela n’est possible sans doute que parce
que cet être qui appartient au fétu et qui, au lieu d’être une dénomina-
tion abstraite et générale, lui donne au contraire son caractère indivi-
duel et concret, ne fait qu’un avec l’être unique du Tout sans lequel
aucune des parties du Tout ne pourrait se soutenir. Dire que l’Être est
universel et univoque, c’est dire que nous faisons tous partie du même
Tout et que c’est le même Tout qui nous donne l’être même qui lui
appartient et hors duquel il n’y a rien. La difficulté est de savoir non
pas comment, à travers toutes les différences qui peuvent exister entre
les formes particulières de l’Être, l’unité de l’Être peut être reconnue,
mais comment ces différences peuvent apparaître [79] en elle sans
qu’elle soit en effet brisée : tel est le sens du problème de la participa-
tion.
Dès que l’on s’aperçoit que l’être, considéré dans sa réalité propre
et suffisante, n’est pas un objet, puisque nul objet n’a de sens que pour
un sujet et ne peut être par conséquent autre chose qu’un phénomène,
mais qu’il est intérieur à lui-même et qu’il est un acte qui ne cesse ja-
mais de s’accomplir, alors l’universalité et l’univocité qui, lorsqu’elles
n’étaient encore que les propriétés d’un objet, nous paraissaient mys-
térieuses et difficiles à concilier avec la multiplicité des aspects de
l’expérience, trouvent maintenant leur véritable fondement et reçoi-
vent la signification qui leur manquait. Le caractère original de l’acte,
c’est précisément de posséder cette universalité et cette univocité, de
les réaliser pour ainsi dire par son exercice même, de telle sorte que le
reproche d’abstraction que l’on pouvait nous faire quand nous par-
lions de l’universalité et de l’univocité de l’Être perd, quand il s’agit
de l’Acte, toute ombre de vraisemblance. Et on verra sans peine que,
lorsque nous avions attribué ces caractères à l’Être, c’était parce que
l’Être lui-même était nécessairement appréhendé et posé à la fois par
un acte de pensée qui demeurait toujours identique à lui-même.
L’universalité et l’univocité de l’être ne faisaient qu’un avec l’unité de
cette Pensée qui non seulement revendiquait l’être pour elle-même,
mais encore soumettait l’être à sa juridiction, se reconnaissait compé-
tente pour le connaître, pour pénétrer dans son immensité à laquelle
elle était, par son essence même, toujours inadéquate en fait et tou-
jours adéquate en droit. L’univocité de l’être n’est donc rien de plus
que la suite de la simplicité parfaite de l’acte qui le fait être ; et
l’universalité n’est rien de plus que la suite de sa fécondité infinie.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 88
Dès que l’acte s’exerce, l’une et l’autre trouvent pour ainsi dire leur
justification.
aussitôt dans tous les sens par son infinité, empêchant à jamais nos
bras de l’étreindre et de se refermer sur lui. Pour retrouver par consé-
quent son essence indivisible, il faudrait resserrer en elle la totalité de
l’espace et du temps qui constitueraient non point son expansion, mais
les conditions ou les lois de son exercice. Ce qui n’est possible que si
nous en faisons un acte parfaitement pur et non point une chose im-
mense.
Personne n’a aperçu avec une plus admirable clarté que [82] Male-
branche cette parfaite unité de l’acte, qui fait que, partout où on le
pose, il faut le poser absolument, c’est-à-dire comme indivisible, et
infini à la fois. Que l’on songe d’ailleurs aux différences que l’on
pourrait introduire dans la nature même de l’acte, en parlant d’une
pluralité d’actes : ils se distingueraient les uns des autres par leur in-
tention ou par leur objet, c’est-à-dire par leur limitation, mais non
point par leur nature propre d’acte, qui ne contient rien de plus en elle
que l’efficacité toute pure. Ainsi, il n’y a point d’activité qui ne soit
susceptible d’une multiplicité infinie d’emplois. En elle-même
l’activité absolue n’en a aucun, puisqu’elle se suffit et reste toujours
intérieure à elle-même : mais elle les permet tous. Dès qu’elle com-
mence à être participée, elle montre une souplesse et une puissance
sans mesure.
Il est remarquable que nous soyons incapables de nous représenter
la différence entre plusieurs actes autrement que par rapport aux indi-
vidus qui les accomplissent, et qui, bien qu’ils en conservent en
quelque sorte l’initiative, sont pourtant les dépositaires et les instru-
ments d’une puissance qui les dépasse. Dira-t-on alors que l’acte est la
propriété inaliénable de la conscience individuelle et qu’à moins de
tout confondre, l’acte constitutif de chaque conscience est séparé de
tous les autres ? Mais ici encore il faut prendre garde à une illusion.
Chaque être prend possession de l’acte et en dispose par une initiative
qui lui est propre. Mais son efficacité est toujours offerte et ne chôme
jamais : nulle créature ne lui ajoute ni ne lui retire jamais rien, bien
que, par l’usage qu’elle en fait, elle ne cesse de changer la configura-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 91
puiser (car il ne peut y avoir de différenciation dans l’acte que par son
objet et non par sa nature, par les bornes contre lesquelles il vient
échouer et non par son efficacité interne). Au moment où il
s’accomplit, l’acte s’engendre lui-même et rien ne peut être posé hors
de lui autrement que par rapport à lui, comme on le voit de ses condi-
tions, qui n’existent que par l’élan qui les appelle et qui les intègre, de
son objet, qui n’existe que par l’intelligence qui le pense, ou de son
effet, qui n’existe que par la volonté qui le produit. Ces conditions, cet
objet, cet effet sont des données qui ne portent point en elles-mêmes
leur raison. L’acte les explique plus encore qu’il ne les produit ; il n’y
a que lui qui soit réel, ou du moins il n’y a rien de réel que par lui,
puisque tout le reste dépend de lui et entre de quelque manière en lui
comme un élément de sa possibilité ou de sa limitation. Il est le prin-
cipe à la fois de ce qu’il accomplit et de ce qui lui résiste. Car c’est en
s’exerçant qu’il rencontre l’obstacle et c’est [84] en en prenant cons-
cience qu’il prend conscience de lui-même. Tout objet que nous pou-
vons posséder est un obstacle accepté, transformé, spiritualisé. En lui-
même il n’est qu’action. Il agit sur nous ; il suscite en nous une ré-
ponse. Et il crée notre mérite à partir du moment où la volonté que
nous avions de le vaincre se change en acceptation d’une présence qui
nous enrichit. La volonté alors est devenue amour. Cette volonté de
vaincre n’était qu’une volonté de détruire. Mais l’amour sauve ce qui
est et appelle à l’être ce qui n’est pas.
Toute puissance que nous trouvons en nous est un acte retenu, non
exercé, ou du moins dont la participation nous est offerte sans être en-
core acceptée. Tout état est l’envers d’un acte que nous avons accom-
pli ou d’un acte que nous avons subi ou encore une rencontre des
deux. Le présent n’est actualisé que par un acte de perception, le passé
et le futur que par un acte de mémoire et un acte de volonté : et les
phases du temps diffèrent l’une de l’autre, chacune d’elles possède un
contenu toujours nouveau pour témoigner des conditions nécessaires à
la réalisation de notre vie propre, c’est-à-dire de la distance qui sépare
à chaque instant l’acte pur de l’acte de participation.
On peut dire que le propre de l’acte c’est d’exprimer l’essence in-
térieure et déterminante de la relation. Sous cet aspect il traduit l’unité
de l’être parce que précisément il établit un pont entre tous ses
modes ; et c’est pour cela que nous le considérons toujours comme
ayant un point de départ et un point d’arrivée, comme unissant un
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 93
terme avec un autre, deux idées entre elles, une intention et un effet,
comme obligeant le moi à sortir pour ainsi dire de lui-même afin de
donner quelque chose lui-même et de recevoir quelque chose lui-
même, comme liant de proche en proche chaque aspect de l’être avec
le Tout dont il fait partie. La relation n’est rien de plus qu’une sorte de
réfraction de l’acte pur dans le monde de la participation, où chaque
forme d’existence possède une initiative indépendante, mais par la-
quelle précisément elle se relie en quelque manière à toutes les autres.
Ainsi il est facile de démontrer qu’il n’y a que l’acte qui soit un ;
mais il se diversifie par ces modes différents de limitation et de parti-
cipation qui font apparaître toujours quelque objet ou quelque fin par-
ticulière comme des termes auxquels il s’applique. Et l’unité de l’acte
trouve encore une confirmation dans cette observation : à savoir que,
si tous les faits sont nécessairement particuliers, toutes les démarches
de la pensée et du [85] vouloir portent au contraire en elles un carac-
tère de généralité qui témoigne de leur origine commune, qui nous
montre en elles une efficacité capable de surpasser chacun des effets
qu’elles peuvent produire et qui les rend aptes à être répétées : ce qui
implique aussitôt qu’il y a des catégories de la pensée et du vouloir.
comme un don vivant de soi qui demande toujours à être reçu, c’est-à-
dire à être actualisé.
ART. 6 : L’Acte réside dans une efficacité sans limites et, au lieu de
m’enfermer dans les limites de ma conscience subjective, m’oblige
toujours à les rompre.
Dire que l’acte est éternel, c’est dire qu’il est le premier commen-
cement de nous-même et du monde, retrouvé par nous à chaque ins-
tant. Partout où j’agis, je retrouve la même initiative absolue, la même
rupture avec tout le passé, avec la connaissance acquise et avec
l’habitude, la même remise en question de ce que je suis et de ce
qu’est le monde. Une activité sans défaillance s’offre toujours à ma
participation défaillante, sans que, dans la mesure où je consens à la
faire mienne, elle perde jamais rien de sa jeunesse et de sa nouveauté.
C’est donc comme s’il existait dans le monde une efficacité [88]
toujours disponible au cours du temps et à laquelle les différents êtres
ne cessent d’emprunter afin de l’actualiser dans leur propre cons-
cience. Il faut bien que ce soit à la même source qu’ils aillent puiser.
On ne comprendrait autrement ni comment ils réussissent à
s’accorder, ni comment ils réussissent à s’opposer : car deux forces
qui se heurtent et qui cherchent à se détruire ne peuvent être que de la
même nature. On ne gagnerait rien en disant que cette efficacité n’est
elle-même qu’une possibilité infinie, que nous posons d’avance pour
que notre propre action puisse s’exercer. Nous sommes obligés de re-
garder cette possibilité comme une possibilité réelle, ou, si l’on veut,
comme une possibilité existante. C’est dire qu’elle est un être en soi,
toujours agissant et efficace, qui ne devient un possible que par rap-
port à nous afin qu’en l’actualisant nous puissions le rendre nôtre se-
lon nos forces.
L’expérience de la participation, au lieu de nous enfermer dans le
domaine étroit de la conscience subjective, nous oblige au contraire à
l’étendre. C’est par elle que je puis poser l’acte comme me dépassant,
avec ses caractères d’unité, d’universalité, avec sa présence constam-
ment offerte à tous les esprits, avec la possibilité qu’il me donne de
penser, de vouloir et d’aimer, par une sortie de moi-même (c’est-à-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 97
dire de mon être individuel) qui ne fait qu’un avec une rentrée au
cœur de moi-même (c’est-à-dire dans le principe intérieur qui fonde
mon être individuel en même temps que tous les autres). C’est par lui
que je sens ma propre limitation et que je ne cesse d’aller au delà.
C’est par lui aussi que je fonde ma propre initiative par la reconnais-
sance même de ma dépendance. Cette idée est admirablement expri-
mée par Descartes, qui sait bien qu’en me posant comme être fini je
pose l’infini que je limite, que je ne puis donc jamais l’embrasser,
bien que je pénètre toujours en lui plus avant. Dans le langage de
l’acte, nous disons de la même manière que tout acte participé puise la
puissance même dont il dispose dans l’acte pur, bien que celui-ci de-
meure inaltéré. Et cet acte s’exerce en moi imparfaitement, mais sans
se diviser, puisque ma passivité à l’égard du monde donné est toujours
l’expression de ce qui lui répond en le surpassant. Je vois, je sais et
j’éprouve, comme Descartes à l’égard de l’infini, que, dans la mesure
même où mon attention devient plus pure et mon amour-propre plus
silencieux, l’acte même qui me fonde, en m’obligeant à fonder moi-
même ma propre réalité, fonde aussi [89] l’univers dans lequel il me
permet de m’inscrire, et qui constitue lui-même son visage variable à
travers tous les jeux alternés de la participation.
Dire que l’acte est un, c’est-à-dire non pas seulement, comme tout
le monde l’accorde, qu’il unifie tout le reste, qu’il réalise à la fois la
synthèse de tous les éléments de la connaissance et la transition dans
le temps de tout instant à un autre, c’est dire qu’il est simple et indé-
composable. Quand je comprends, quand je veux, quand j’aime, où est
la diversité de l’acte lui-même ? Il est instantané et sans parties, et
c’est quand je vous l’explique que je fais apparaître ces éléments et
ces effets qui ne sont point en lui, mais seulement dans la figure qui le
représente ou dans la trace que déjà il a laissée.
On peut dire que, dans l’unité vivante de ma conscience, je fais dé-
jà l’expérience d’un acte qui, à travers des opérations particulières
susceptibles de se répéter, de se modifier, de s’enrichir, témoigne de
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 98
[92]
DEUXIÈME PARTIE
ÊTRE ET ACTE
Chapitre VI
L’EXISTENCE ET L’ESSENCE
A. – LA DIVISION DE L’ESSENCE
ET DE L’EXISTENCE
Mais quand il s’agit d’un être libre, ce que nous appelons son exis-
tence, ce n’est pas sa phénoménalité, c’est sa liberté. Tout à l’heure
nous cherchions la possibilité de la chose et c’est cette possibilité que
nous appelions son essence. Maintenant cette possibilité nous est don-
née, elle est l’existence même de l’esprit. Mais il faut la mettre en
œuvre. Et c’est le propre de cette mise en œuvre de lui donner en effet
l’essence qui jusque-là lui manquait. Ainsi on peut dire que tout à
l’heure nous cherchions l’essence pour expliquer l’existence, qui était
pour ainsi dire impliquée par elle pour que l’esprit fût capable de la
penser, au lieu que maintenant l’existence n’est là que pour choisir et
pour engendrer son essence.
Dès lors, on voit qu’à l’égard de l’être libre c’est la possibilité de
ce qu’il sera qui constitue son essence actuelle, au lieu qu’à l’égard de
la chose son existence actuelle est la condition à laquelle l’esprit
s’attache pour retrouver son essence, c’est-à-dire une possibilité qui
ne subsiste qu’en lui et qui lui donne sur la chose une double prise à la
fois intellectuelle et matérielle.
Nous ne pouvons jamais faire autrement que de faire coïncider
l’essence des choses avec l’acte spirituel par lequel elles sont ce
qu’elles sont. Seulement, c’est ici que commence l’ambiguïté, [97] car
ou bien j’ai affaire à l’acte même par lequel je pense une chose que je
me représente et dont j’engendre la représentation par concept, ou
bien je pense à l’acte par lequel elle s’engendre elle-même du dedans
en faisant d’elle-même un être subjectif ou un moi, comme je le fais
moi-même quand je dis « cogito ». La conception de l’essence me fait
toujours hésiter entre ces deux conceptions opposées. Mais il est facile
de voir pourtant que l’acte par lequel je crée la représentation d’une
chose est destiné à me mettre sur la voie de l’acte intérieur par lequel,
en se créant elle-même, elle produit aussi sa propre manifestation. Ce
sont là deux chemins opposés, mais qui convergent vers le même
point, le premier où je cherche à reconstituer du dehors l’objectivité
de la chose, sans pouvoir coïncider avec l’acte qui la fait être, le se-
cond où j’accomplis réellement cet acte même, de telle sorte que je
suis ma propre essence, au lieu de la penser, mais sans parvenir à ren-
contrer jamais ma propre objectivité, ni à coïncider avec elle.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 107
J’ai besoin, pour pouvoir dire que je possède l’existence, non seu-
lement de l’intuition indubitable de mon acte, mais encore d’une ré-
flexion qui le redouble et le prend lui-même comme objet ; j’ai besoin
du témoignage de tous les autres êtres manifestant non pas seulement
qu’ils voient cette apparence qui est mon corps, mais qu’ils me recon-
naissent une volonté dont ils doivent pouvoir observer et ressentir les
effets.
L’univers tout entier est nécessaire pour que je puisse m’assujettir
dans l’existence. Qu’il cesse un seul moment d’en être garant, que les
autres êtres passent à côté de moi sans remarquer mon existence, que
l’univers ne porte point les traces de mon [99] action susceptibles
d’être saisies par moi et par d’autres, mon existence redevient un rêve
pur et le doute sur moi-même recommence à m’envahir.
On peut dire que je sens toujours la nécessité d’être confirmé et
soutenu dans l’existence par le jugement d’autrui, et je sombre tou-
jours dans le désespoir ou dans la folie quand je cesse d’y avoir re-
cours. L’existence de mon corps est garantie par l’affirmation d’autrui
qui le perçoit et montre par sa conduite qu’il a égard à lui. Je cherche
naturellement l’estime par laquelle ma place originale dans l’être qui
est inséparable de ma valeur est reconnue par tous ceux que je trouve
devant moi. Mépriser, ignorer quelqu’un, c’est vouloir le rejeter au
néant. Cependant il n’y a que l’amour dont je suis l’objet qui puisse
atteindre en moi non seulement ce que je montre ou ce que je fais,
mais ce que je suis, mon intimité pure et mon essence éternelle, et
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 109
même dans cet amour je puis distinguer trois degrés : l’amour d’un
indifférent, c’est-à-dire d’un être dont je n’ai point posé l’existence et
qui m’irrite quand il prétend poser la mienne, l’amour d’un être qui
me rend l’amour même que je lui porte dans une sorte d’émulation où
je pense toujours être indigne du don même que je reçois, et l’amour
de Dieu pour moi qui est le seul qui me donne l’être, le seul dont
l’objet est exclusivement spirituel, qui est la fin suprême de tout
amour puisqu’il en est la source et auquel je rapporte sans cesse dans
un élan de gratitude l’amour même qu’il m’a donné pour lui.
Quelle que soit la confiance que je puisse m’accorder à moi-même,
l’existence garde toujours pour moi une valeur originale : je ne puis y
prétendre que dans la mesure même où quelqu’un tient compte de
moi ; et il est admirable que la foi que j’ai dans l’existence des autres
êtres soit la condition de ce témoignage qu’ils m’apportent, témoi-
gnage dont j’ai besoin et sans lequel mon existence semble toujours
incapable de dépasser la subjectivité, la possibilité ou l’illusion.
Franchissons un degré de plus. Le moi individuel qui participe à
l’être total, mais ne peut s’identifier à lui, ne peut exister que par cette
totalité de l’être, dont il ne se sépare jamais que relativement. Il reste
dans l’être au moment où il se sépare, bien que l’infinité de l’être
l’environne et le dépasse. Dès lors, il ne suffit pas de dire que c’est cet
environnement infini qui le limite, mais qui le supporte ; il faut dire
encore qu’en lui-même, considéré dans cette pure intériorité qui pré-
cède et fonde sa manifestation, [100] il n’est qu’une puissance ou une
virtualité qui pour s’actualiser a besoin d’une réponse que les choses
lui font, de telle sorte qu’au moment où cette réponse nous est donnée,
nous ne savons pas si nous devons dire que nous nous donnons
l’existence ou que nous la recevons.
Mon être me vient de moi-même et de mon rapport à l’acte pur.
Mais je n’existe ou je ne fais partie du monde qu’en devenant un objet
pour autrui, en étant perçu par lui comme corps, en devenant le terme
même de son amour ou de sa haine qui font que je compte pour lui,
alors que son ignorance ou son indifférence à mon égard me laissent
seul juge de ce que je suis. Dire d’un homme qu’il n’existe pas, c’est
bien dire sans doute qu’il n’a point d’initiative personnelle, mais c’est
dire surtout que cette initiative ne parvient pas à s’exprimer, que le
monde n’en porte pas la trace et qu’elle est pour nous comme si elle
n’était pas.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 110
Quand je dis : « cela existe », je veux dire que cela existe non pas
seulement pour moi, mais pour tous, que cela mérite mon attention, a
pris pied dans le monde et dépassé le domaine de la pure possibilité.
Chose curieuse : dire qu’un être existe, c’est bien lui attribuer une ini-
tiative qui le rend capable de prendre une décision intérieure, mais
c’est savoir aussi que la prendre, pour lui, c’est la manifester.
On peut s’étonner que mon existence ait besoin d’être posée par
autrui et d’être affirmée par autrui et que ce soit là le complément né-
cessaire de cette affirmation de moi par moi qui fonde ma propre inté-
riorité à l’être. Et même il semble qu’il soit impossible à un autre être
d’affirmer mon existence propre autrement que comme phénomène.
Mais il ne faut pas oublier qu’il y a en moi de la passivité, ce qui
exige qu’il y ait une certaine alliance entre l’existence de moi affirmée
par moi et l’existence de moi affirmée par autrui. Bien plus, il y a
entre ces deux formes de l’affirmation une corrélation profonde, car
l’intimité de mon être propre peut être aussi affirmée par autrui, au
delà du phénomène de mon existence, grâce à un acte de foi accompli
à mon égard qui vise l’acte par lequel je me pose moi-même comme
une liberté, et qui peut en un sens le dépasser, puisqu’il atteint l’usage
même de ma liberté qui ne m’inspire pas toujours autant de confiance
qu’à un autre et qui me laisse souvent beaucoup de doute. De telle
sorte que je serai soutenu par autrui dans l’affirmation non pas seule-
ment de ce [101] que je suis (à la fois comme être manifesté et comme
être libre) mais encore de ce que je puis et de ce que je dois. J’ai be-
soin de toute l’humanité pour m’encourager à devenir moi-même. La
jalousie en un sens ne cesse d’élever des obstacles sur mon chemin.
Mais elle est moins à craindre que l’indifférence par l’intérêt qu’elle
me montre, c’est-à-dire déjà par la valeur même qu’elle m’accorde.
ART. 7 : L’existence, au sens le plus fort, c’est l’acte même par le-
quel je me détache de l’être pur afin de trouver en lui mon essence.
ment la même dans les termes les plus différents, qui ne diffèrent que
par ce qui leur manque, mais qui n’entrent dans l’être que par elle.
Nous voyons donc clairement que le mot existence est susceptible
de trois sens différents : il veut dire d’abord être posé comme phéno-
mène, à savoir dans l’espace et dans le temps ; il veut dire ensuite être
posé comme un être par un autre être dont l’activité affecte la mienne
et est affectée par elle, la soutient et est soutenue par elle ; il veut dire
enfin se poser soi-même, ou du moins avoir la possibilité de se poser,
c’est-à-dire être capable d’acquérir une essence. On voit sans peine
qu’il y a entre ces trois sens le rapport le plus étroit, puisque c’est
parce que je me pose moi-même par un acte de liberté, que je puis être
posé par un autre comme phénomène (dans la mesure où ma liberté se
manifeste) et comme être indépendant (dans la mesure où il reconnaît,
derrière la manifestation, la présence de la liberté qui la produit).
Mais en réalité l’existence ne pouvait nous donner une extériorité à
nous-même que pour nous introduire dans l’intériorité même de l’être.
Et sans doute le monde peut paraître à un regard superficiel constitué
seulement par des objets, mais ce sont des objets par lesquels les êtres
manifestent leur présence les uns aux autres dans une réciprocité de
relations qui les oblige à se confirmer mutuellement dans l’existence ;
tous ces objets médiatisent des rapports spirituels plus subtils. Ce sont
les instruments [103] qui permettent à chaque conscience de se réali-
ser et aux différentes consciences de communiquer.
C) À LA RECHERCHE DE L’ESSENCE
Au premier sens que nous avons donné à ce mot, l’Acte pur n’a pas
d’existence, car il n’a point d’extériorité par rapport à lui-même ni par
rapport à rien. Il est ; il est même l’être de toutes choses. En ce sens
nous pouvons dire, bien que cela scandalise parce que nous sommes
habitués à considérer l’existence comme plus que l’essence, qu’il est
l’essence pure, et que, si rien n’est que par rapport à lui, c’est ce rap-
port qui constitue aussi ce qu’il y a de propre à chaque chose, c’est lui
aussi qui donne à chaque chose son essence. Qui se tourne vers
l’existence se tourne vers la manifestation, mais qui se tourne vers
l’acte se tourne vers l’essence, c’est-à-dire vers le principe intérieur de
tout ce qui est. Et même on peut dire que c’est pour celui-là seul qui
regarde vers Dieu que le réel a une essence. Pour tous les autres
hommes, il n’est composé que de phénomènes. Or, si tous les phéno-
mènes sont engagés dans le temps et par conséquent [108] changeants
et évanouissants, l’essence n’est pas seulement l’intériorité, elle est
aussi la permanence ; elle est non pas un objet mystérieux et immobile
que l’on pourrait atteindre au delà du monde dans lequel nous vivons
par une opération de l’intelligence ou de l’imagination, mais elle est
ce qui n’est jamais objet, c’est-à-dire l’acte toujours possible, bien que
nous ne l’accomplissions pas toujours, par lequel nous retrouvons
dans chaque chose la raison invisible qui nous permet de la com-
prendre, de la vouloir et de l’aimer.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 118
[111]
TROISIÈME PARTIE
LE SOI ABSOLU
Chapitre VII
L’ACTE CAUSE DE SOI
A. – LE PREMIER COMMENCEMENT
ÉTERNEL
Si tout ce qui est doit être posé, il n’y a que l’acte lui-même qui se
pose. La pensée cherche naturellement, au-dessous des formes
fluentes de l’être qui ne peuvent la contenter, un terme premier qui les
soutienne : c’est là ce qui a donné naissance à toutes les théories de la
substance, et peut-être aussi à toutes les difficultés de la métaphy-
sique, puisque nous n’avons évidemment aucun moyen d’atteindre ce
terme qui est placé dans un autre monde que celui dans lequel nous
vivons et qui ne peut être l’objet que d’une hypothèse invérifiable. Et
l’on s’est toujours demandé quelle pouvait être l’utilité de poser ainsi
cette substance une et inconnaissable dont la relation avec les phéno-
mènes ne pourra jamais être saisie. Le terme premier ce n’est pas cet
objet contradictoire qui devrait être donné et qui ne peut jamais l’être,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 120
sivité qui s’y mêle, ni d’un état, qui ne peut pas lui servir d’origine,
puisqu’il en marquerait plutôt la chute, et dont il n’est pas lui-même le
prolongement, mais la rupture. On peut dire de l’acte qu’il est la cause
de soi et de tout ce qui est parce qu’il se réduit lui-même à l’Efficacité
[113] absolue dont participe toute démarche qui possède la moindre
efficacité relative.
tout entier intérieur à soi, c’est parce qu’il n’est rien de plus que don
de soi et parfaite générosité : il n’y a rien en lui qu’il puisse garder
comme un objet susceptible d’être possédé. Partout où il agit, c’est-à-
dire dans la sphère infinie de son efficacité, il est toujours offert en
participation à une liberté possible. La nature réunit en elle toutes les
conditions de possibilité de cette participation : il peut arriver qu’elles
[114] restent inutilisées. Et la liberté ne peut jamais être contrainte.
Mais dès qu’elle s’exerce, cette liberté est un retour vers son origine,
c’est-à-dire vers cet acte même qui lui a permis de naître et qu’elle
cherche à réaliser en soi d’une manière de plus en plus parfaite. Le
secret du monde, le principe de toute intelligibilité et de toute joie
consiste dans le circuit admirable et éternel par lequel l’acte pur se
donne en participation à tous les êtres afin qu’ils consentent à le
rendre vivant en eux. Il ne nous demande de le prendre lui-même pour
fin que pour devenir la source de nous-même. L’idéal vers lequel tend
notre élan en avant de nous, est, en arrière, le terme même auquel cet
élan se trouve suspendu. L’analyse de la participation suffit à montrer
que le propre de l’acte est d’être un cercle qui se referme sur lui-
même, où l’être total ne cesse de s’offrir à la participation afin préci-
sément de recevoir en lui des êtres qui se sont donné l’être à eux-
mêmes en mettant en œuvre une possibilité qu’il leur a proposée, mais
qu’ils gardent jusqu’au bout la liberté de ne point réaliser. C’est ce
cercle éternel qui fait de l’univers une vaste roue qui progresse sans
cesse dans le temps si l’on considère la carrière de toutes les créatures
et qui tourne toujours sur elle-même si l’on considère le mouvement
qui l’anime toute entière.
B) L’ACTUALITÉ ABSOLUE
ART. 3 : L’acte n’a point d’origine dans le temps, parce qu’il est
l’origine même du temps : en lui le temps commence toujours.
objets qui dépendent les uns des autres ou l’acte même qui, rompant
leur série, introduit dans le monde un contact nouveau avec la puis-
sance créatrice. Ainsi le pouvoir pour chaque être de commencer,
c’est le pouvoir d’être par une initiative qui lui est propre, c’est-à-dire
de se faire. Chaque être commence à chaque instant dans l’absolu. Ces
commencements ne se distinguent pas selon le temps si l’on a égard à
la source même dans laquelle ils puisent ; mais si l’on a égard à leur
relation mutuelle, il n’en est plus de même : dans la perspective de
[115] chaque acte particulier, tous les autres actes sont des objets. Et
pour se distinguer d’eux, il faut qu’il se situe lui-même au milieu
d’eux, comme un instant parmi d’autres instants, de la même manière
que le sujet qui perçoit le monde ne peut définir ses limites qu’en se
situant lui-même comme corps dans le monde qu’il perçoit.
C’est dans l’acte éternel que tous les commencements temporels
doivent trouver place : et l’exclusion des instants du temps les uns par
les autres exprimerait dans le langage de l’acte la même idée que
l’exclusion de lieux les uns par les autres dans le langage de l’objet.
De plus, comme l’objet lui-même est toujours corrélatif de l’acte de
participation, on comprend sans peine que ces deux sortes d’exclusion
soient liées l’une à l’autre et même interdépendantes comme le montre
la théorie du mouvement. Le propre de la liberté, c’est de la régler, et
par conséquent de l’empêcher de nous asservir.
L’acte n’est jamais dans le temps sinon à l’égard des événements
que nous lui rapportons et dont on peut dire seulement qu’ils le limi-
tent, mais non point qu’ils le traduisent. Chaque fois qu’il est accom-
pli par nous, il nous replonge dans l’éternité ; le moment même de la
participation peut être daté, mais c’est par rapport aux événements et
non point à l’acte même qui en soi comme en nous échappe au temps,
nous élève au-dessus de lui et fait descendre chaque fois l’efficacité,
c’est-à-dire la transcendance dans le monde donné, c’est-à-dire dans
l’immanence.
Mais il n’y a pas plus d’instant privilégié dans le temps qu’il n’y a
de lieu privilégié dans l’espace : choisir l’instant le plus éloigné pour
lui accorder une primauté métaphysique n’aurait pas plus de sens que
de choisir, pour la même raison, le lieu le plus lointain. En tout lieu,
en tout instant, nous avons une révélation du premier terme si nous
considérons en lui l’acte qui le produit et non point ses conditions li-
mitatives, c’est-à-dire les autres termes dont il dépend. Il faut donc
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 124
ART. 5 : L’acte est un acte de présence qui donne aux choses leur
actualité.
L’instant nous apporte toujours une présence ; et l’on voit bien que
la présence est un acte et non point un fait : il n’y a point pour nous
d’autre présence que celle que nous nous donnons à nous-même. Où
la présence manque, l’être manque, aussi bien l’Être absolu que l’être
participé ; et l’absence est encore une présence pensée ou idéale.
L’acte en tant qu’acte crée toujours la présence qui est le caractère
même de l’être : et cette présence ne change pas ; ce qui change, ce
sont ses modes, c’est-à-dire ces vues transitoires sur l’être dont au-
cune ne se suffit parce qu’elles sont toutes finies et imparfaites. J’ai
besoin de faire un effort pour prouver qu’il y a pour moi des choses
absentes : et il faut encore que je me les représente. Ainsi la réflexion
distingue seulement des formes différentes de la présence : elle
m’oblige à passer sans cesse de l’une à l’autre. Mais la réflexion, en
créant le temps, le surmonte aussi, car elle oppose aux différents mo-
ments où se succèdent tous les aspects du devenir une présence iden-
tique dans laquelle elle se replace chaque fois qu’elle agit.
À l’égard de l’objet toute présence est évanouissante. Elle est non
seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace ; et elle ne peut être
dans l’un sans être aussi dans l’autre ; elle est, si l’on peut dire, spatio-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 126
ART. 6 : Dans la mesure où notre activité est plus pure, elle abolit
la conscience du temps qui reparaît dès qu’elle fléchit.
Il est évident que le premier terme ne peut pas être celui auquel on
serait obligé de s’arrêter au cours d’une régression quelconque. Car
cette démarche de régression exclut la possibilité de poser un terme
qui soit le dernier.
Mais le terme premier est déjà dans la démarche de départ par la-
quelle je me pose le problème du terme premier : il y a une idolâtrie à
penser que je le trouverai du côté de l’objet, il est déjà dans l’acte par
lequel je pose cet objet qui semble m’être donné d’abord et qui
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 127
C) LA VOLONTÉ OU L’EXPÉRIENCE
DE LA CAUSALITÉ DE SOI
On n’allèguera pas que cette notion d’une activité qui est cause de
soi nous est étrangère et que le propre de la causalité, [123] c’est de
toujours être la causalité d’une chose par une autre. Car cela n’est vrai
que du monde des objets où il n’y a que de la légalité et non point de
causalité véritable. Au lieu que l’activité intérieure, telle qu’on
l’observe dans l’attention ou dans le vouloir, ne naît elle-même de
rien, mais reste toujours présente et disponible, toujours capable d’être
suspendue et reprise et ne définit notre initiative que parce que préci-
sément, au lieu d’être la suite de ce que nous étions, elle rompt au
contraire avec ce que nous sommes et exprime la prise en charge de ce
que nous allons être. Nous avons en nous dans la conscience du vou-
loir une expérience de la causalité de soi par soi. Il est vrai qu’il nous
est assez difficile de l’isoler parce que nous ne sommes pas vouloir
pur. Nous sommes toujours associé à une nature et nous croyons con-
tradictoirement que la volonté apparaît comme un effet ou un prolon-
gement de la nature. Ce qui en est la négation, comme on le voit dans
le déterminisme. En réalité, la volonté rompt avec la nature, et la dé-
passe toujours ; elle est ce qui dans notre activité ne peut pas être ex-
pliqué par la nature, ce qui y ajoute, ce qui la contredit. La nature ex-
prime sa limitation et lui demeure toujours irréductible, même si, n’y
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 132
ajoutant rien, la volonté se borne à la ratifier ; elle est cette chaîne qui
la relie au Tout par un lien de fait avant qu’elle s’en affranchisse afin
de participer à ce Tout du dedans et par un acte d’initiative ; elle est
aussi la trace que la volonté laisse derrière elle quand elle fléchit et se
convertit en habitude. La nature nous replonge dans ces ténèbres du
passé où se forment sans nous les impulsions et les instincts qui nous
asservissent. Dès lors nous comprenons très bien que la composition
de la nature et de la volonté puisse se réaliser chez les différents êtres
de manière bien différente : la volonté qui dépend de moi peut être
renoncée, bien qu’elle le soit toujours librement ; mais alors je me
confonds avec ma nature, je cesse d’être cause de moi-même, tout ce
qui se passe en moi s’explique par une causalité que je ne gouverne
plus. Et je puis au contraire, sans abolir jamais ma nature, la subor-
donner ou la transfigurer de telle sorte qu’elle devienne une servante
docile de la volonté. A la limite, là où la nature disparaît et où j’ai af-
faire à une volonté infinie, je retrouve aussi l’acte pur, c’est-à-dire un
être qui, n’étant plus limité par rien, ne subissant plus aucune action
qui vient du dehors, est la cause totale, et non plus la cause partielle de
soi. Et les êtres particuliers s’en rapprochent ou s’en [124] éloignent
plus ou moins selon que leur volonté est elle-même plus dépouillée et
plus parfaite ; de telle sorte que, contrairement à ce que l’on pense,
c’est quand ils s’unissent à Dieu le plus étroitement qu’ils deviennent
les auteurs de leur être propre.
Mais la volonté émerge toujours à la lumière comme un premier
commencement. Elle est juste l’inverse de ce qu’en faisait Schopen-
hauer : elle naît quand nous retrouvons en nous dans la participation
de l’acte créateur le premier commencement de toutes choses. Ainsi
c’est le rapport de la nature et de la volonté en nous qui nous fait
mieux comprendre ce qu’il faut entendre par acte pur ; ce que nous
pourrions exprimer en disant qu’il est une volonté dépouillée de na-
ture ; mais ce qui équivaut aussi à dire qu’il est cause absolue de soi.
Nous sommes peu frappé par cette objection que l’on nous fera
sans doute et qui vient naturellement à l’esprit, c’est que nous n’avons
pas le droit de poser cet acte pur comme un acte séparé puisque nous
ne pouvons jamais l’observer ailleurs que dans des volontés particu-
lières. Aussi le posons-nous moins comme un acte séparé, qui nous
obligerait à en faire aussi une volonté particulière, que comme le prin-
cipe intérieur et omniprésent qui anime toutes les volontés particu-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 133
[127]
TROISIÈME PARTIE
LE SOI ABSOLU
Chapitre VIII
LE SOI PUR
ART. 1 : Il n’y a que l’être total qui puisse être dit l’être en soi.
ART. 2 : L’acte en soi est aussi par soi : il est le Soi universel.
l’espace et à la vue. C’est qu’il n’y a point d’autre véritable en soi que
ce qui est un Soi. Et il n’y a point d’autre soi que celui qui est par soi,
de telle sorte que nous achevons ainsi de substituer à l’idole d’un ab-
solu-objet, ou d’un absolu donné, la pureté immatérielle d’un absolu-
sujet ou d’un absolu-acte, qui porte en lui l’initiative de l’opération
par laquelle il se crée, et même qui se confond avec elle. Alors que,
dans l’expression « en soi », ce que nous considérions c’était encore
l’être comme effet de lui-même, dans l’expression « par soi » nous le
considérons comme cause de lui-même, ce qui veut dire au sens strict
que, dans son essence, il n’est jamais que cause et qu’il y a toujours
abus à en faire un effet, même en ajoutant qu’il [129] n’est effet que
de lui-même. On peut dire de ce qui est par soi qu’il surpasse tout
ordre chronologique et tout ordre logique, puisqu’il n’y a aucun terme
extérieur à lui dont il puisse dépendre. Il est au delà de l’instant et du
lieu qui conditionnent les rapports des choses les unes avec les autres,
ou plutôt il fait de tout instant un maintenant et de tout lieu un ici.
On voit donc combien nous sommes éloigné de la thèse qui consi-
dère le Tout comme un objet immense hors duquel viendraient émer-
ger tour à tour, comme autant de lampes mystérieuses, toutes les
consciences particulières dont chacune aurait le pouvoir de dire moi.
Au contraire, il nous semble qu’il n’y a que le Tout qui puisse être une
subjectivité absolue, c’est-à-dire qui ne puisse jamais devenir un objet
soit pour un autre être, soit pour lui-même ; le Tout est un soi univer-
sel qui est tout à fait à l’opposé de la substance avec laquelle on tend
presque toujours à le confondre, et qui, au lieu de nous être inconnu et
de nous demeurer interdit, nous est perpétuellement ouvert, non point
sans doute parce qu’il pourra un jour devenir le terme d’une connais-
sance objective, mais parce qu’il s’offre à être participé, de telle sorte
que nous pénétrons toujours en lui dans la mesure même où notre sub-
jectivité est plus parfaite et notre acte plus pur. Et c’est parce que nous
ne sommes pas la subjectivité universelle qu’il y a pour nous des ob-
jets.
S’il est donc contradictoire de vouloir poser comme un « en soi »
un monde défini d’abord comme un objet, l’en soi du monde ne doit
pas être considéré comme l’agrandissement de notre propre « en soi »,
c’est-à-dire de notre moi, mais c’est au contraire ce moi qui est l’ « en
soi » ou le Soi du Tout, pénétré et limité par les opérations de la parti-
cipation.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 138
B) L’IPSÉITÉ PURE
qu’il y a d’individuel en nous est toujours dépassé par un acte qui est
toujours rigoureusement nôtre, mais qui est pourtant toujours un acte
de communication de l’individu avec le Tout dont il procède et vers
lequel il tend.
Mais la totalité est une ipséité absolue, c’est-à-dire qu’il n’y a rien
qui ne soit en elle, rien qui puisse être dit extérieur à elle, même si
cette extériorité n’existait que pour elle et par rapport à elle. C’est dire
qu’elle n’est qu’un acte, qu’elle exclut tout ce qui est soit objet, soit
état, puisqu’il n’y a d’objet ou d’état que par une limitation de cette
intériorité à soi qui réside exclusivement dans la coïncidence de l’être
et de l’opération qui le fait être. Et si on alléguait que l’intériorité et
l’extériorité forment un couple dont aucun des termes ne peut être po-
sé [131] sans l’autre, nous répondrions qu’il en est ici comme de tous
les couples où l’un des termes possède une positivité par rapport à
l’autre qui en est pour ainsi dire la négation 5. C’est l’extériorité ici
qui est la négation : je ne suis point moi-même extérieur ni à moi-
même ni à l’être, sinon par ma limitation et dans la mesure où il y a
dans l’être, au delà de ce que je suis, ce qui me surpasse et que je su-
bis.
Aussi longtemps que l’on considère l’acte comme ayant sa fin hors
de lui-même, on le subordonne à un objet et il est contradictoire de le
considérer comme un principe premier. Mais c’est, par ailleurs, une
contradiction de le regarder comme enclos à l’intérieur de lui-même et
comme n’ayant aucune efficacité productive. En quoi alors se distin-
guerait-il d’une chose ? Comment dirions-nous qu’il est cause de soi ?
Comment pourrait-il obtenir la conscience de soi ?
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 141
C) L’INTIMITÉ DE L’ACTE
ART. 9 : C’est dans l’intimité de l’acte que nous découvrons les rai-
sons des choses et faisons coïncider ce que nous sommes et ce que
nous voulons.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 146
Il n’y a en réalité que l’acte qui puisse être considéré comme pré-
sentant au cours de ma vie un sérieux essentiel ; il éveille au fond
même de l’être une puissance cachée dont il fait la substance de mon
propre moi, auquel il donne d’emblée une valeur ontologique et une
dignité créatrice. Dès qu’il s’exerce, tout le reste du monde est lié au
moi et n’a plus de sens que pour moi. Et on pourrait dire que l’intimité
se forme dans ce pouvoir même que j’ai de rattacher à moi par l’acte
même que j’accomplis ce qui n’est pas moi, mais qui aussitôt devient
mien.
Si l’intimité pure se confond avec un acte accompli en nous et par
nous, on comprend sans peine pourquoi cet acte fonde notre existence
propre en même temps que celle du monde et pourquoi il introduit
dans la totalité du réel l’intelligibilité et le sens. En quoi consiste cet
acte en effet sinon dans la démarche personnelle par laquelle nous
substituons toujours à ce qui nous est donné l’opération par laquelle
nous nous le donnons, de telle sorte qu’il n’y a point d’objet qui, au
lieu d’apparaître comme un obstacle inerte et aveugle contre lequel
nous nous heurtons, ne se révèle à nous dans la relation vivante qui
l’unit soit à nous soit aux autres objets, et qui ne nous découvre du
même coup à la fois sa raison et sa valeur ? L’acte est un engagement
intérieur [138] par lequel le sujet s’oblige à comprendre les choses,
c’est-à-dire à substituer aux choses elles-mêmes les raisons qui les
font être ce qu’elles sont ; mais ces raisons n’existent évidemment
qu’en nous et pour nous, et on voit sans peine que celui qui refuse de
les chercher et d’y conformer sa conduite les chasse aussi de sa propre
vie, de telle sorte que le monde redevient pour lui un pur chaos domi-
né par une nécessité qui lui demeure étrangère. Le propre de l’acte au
contraire, c’est d’être une justification du réel par laquelle nous accep-
tons courageusement de prendre place au milieu de lui et par consé-
quent aussi d’en assumer la responsabilité : ce qui n’est possible que
par une collaboration constante avec lui qui nous oblige à l’embrasser
par la double opération de l’entendement et du vouloir, c’est-à-dire à
expliquer tout ce qui nous est donné, même le mal, mais en consacrant
toutes nos forces à y ajouter et à le réformer. Cette double opération
est subordonnée d’abord à un consentement à être qui, au lieu d’être
une abdication et un abandon, est toujours une charge que nous reven-
diquons : c’est dans l’intimité de l’acte que l’être nous révèle la pro-
fondeur de son essence perpétuellement naissante à la fois comme une
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 147
tion personnelle, mais qui ne peut l’être que dans la mesure où chacun
reconnaît dans la puissance même dont il dispose un don qui lui est
fait et qu’il accepte de mettre en œuvre. C’est dire que le moi est obli-
gé de surpasser sans cesse tout ce qui est en lui acquisition et nature,
qu’il remet toujours en question tout ce qu’il a, qu’il ne se crée lui-
même et ne devient une personne que par un dépouillement intérieur
qui l’oblige à coïncider dans l’intimité du Soi pur avec l’acte par le-
quel l’Être absolu se veut lui-même éternellement. C’est dire que je ne
puis obtenir cette existence personnelle qui me permet d’être moi-
même qu’en pénétrant dans cette intimité parfaite qui est celle d’un
être hors duquel il n’y a rien et dont l’essence même est, en se don-
nant à lui-même l’existence, de me permettre aussi de me la donner.
Nous savons bien qu’il n’y a point pour nous d’autre ambition méta-
physique que d’atteindre ce point dépourvu de toute épaisseur où au-
cune distinction ne subsiste plus entre être et agir, entre ce que nous
voulons et ce que nous sommes.
[140]
D) L’ACTE PERSONNEL
[144]
TROISIÈME PARTIE
LE SOI ABSOLU
Chapitre IX
LA TRANSCENDANCE
A. – LE LIEN DE L’IMMANENCE
ET DE LA TRANSCENDANCE
sé, tout ce qui mérite le nom de monde est immanent à quelqu’un qui
le perçoit ou qui l’imagine. Le transcendant est au delà du monde,
c’est-à-dire au delà du réalisé. Il est l’acte même par lequel le monde
est posé, le réalisant sans lequel il n’y aurait pas de réalisé. Je dirai
donc légitimement que ma pensée est transcendante par rapport à son
objet, ma volonté par rapport à sa fin, mes opérations par rapport à
mes états, l’activité d’une autre conscience par rapport aux effets qui
la rendent sensible et la puissance créatrice par rapport au monde que
j’ai sous les yeux. Seulement, il n’y aurait ni objet, ni fin, ni états, ni
effet, ni monde, si chacun de ces termes ne se référait pas à une dé-
marche intérieure et invisible qui fonde sa possibilité [145] avant de
lui donner son actualité. Le transcendant, c’est cette démarche même ;
loin d’être sans rapport avec toutes ces formes de la réalité, qui sans
lui ne seraient rien, il est le principe même qui les fait être et dont
elles ne peuvent jamais être séparées.
De même que l’essence de l’acte, c’est évidemment d’être trans-
cendant par rapport à tous les effets et à tous les états, inversement il
n’y a qu’un acte qui puisse être transcendant, c’est-à-dire incapable de
devenir jamais effet ou état, bien que sans lui nul effet ni état ne
puisse jamais être posé.
Mais si c’est l’acte qui est, par définition, transcendant au donné,
transcendant ne veut plus dire inaccessible, ni même étranger à la
conscience, car il y a une expérience de l’acte quand il s’accomplit, et
non point seulement une expérience de la chose quand elle est donnée.
La conscience est l’acte par lequel nous nous donnons une chose et
non point cette chose telle qu’elle est donnée. Dire que l’acte exclut la
conscience, c’est en faire une force aveugle, c’est l’abolir en tant
qu’acte. Et si on insiste en prétendant qu’on ne le convertira jamais en
objet représenté, ce n’est pas pour le mettre au-dessous de celui-ci,
mais pour le mettre au-dessus : or en rendant l’objet conscient, il le
fait participer à une dignité qui est son essence même.
Nul ne peut mettre en doute que l’expérience du monde et de la vie
ne dépende d’un acte que nous accomplissons. Seulement il y a bien
de la différence entre dire que cet acte, c’est la conscience même, ou
absorber la conscience dans la connaissance de l’objet comme le fai-
sait Kant ; il y a bien de la différence entre dire qu’il n’est acte que
parce qu’il est l’unité de l’intellect et du vouloir s’exerçant indivisi-
blement, comme on le voit dans le Cogito cartésien, ou laisser en-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 155
tendre que nous ne pouvons conclure à son existence que d’une ma-
nière inductive en nous fondant sur les caractères de fait qui appar-
tiennent à l’expérience que nous avons sous les yeux. Alors sa réalité
est suspendue dans le vide : et comme on ne veut la faire ni transcen-
dante à la conscience, ni immanente à la conscience, qui est transcen-
dante à tous ses objets, on la qualifie du mot ambigu de transcendan-
tale. Seulement le mot était nécessaire quand on considérait le trans-
cendant comme un objet (ce qui le mettait pour nous hors de toute at-
teinte) et que l’on faisait de l’acte de l’esprit la simple condition de
possibilité de la conscience, alors [146] qu’il est le cœur de son actua-
lité. Que l’acte soit induit ou qu’il soit saisi immédiatement dans son
accomplissement même, c’est là la différence qui séparera à tout ja-
mais la philosophie critique du véritable spiritualisme.
C’est parce que tout acte est transcendant aux effets ou aux
marques de son opération que le moi, en tant qu’il se fait, est toujours
transcendant au moi, en tant qu’il est fait. Mais cette opération limite
un acte qui s’exerce éternellement : dès qu’elle entre en jeu,
l’efficacité créatrice descend pour ainsi dire en nous ; et quelles que
soient les bornes dans lesquelles nous l’enfermions ou les déviations
que nous lui imposions en la subordonnant à notre amour-propre, nous
faisons ici l’expérience d’une activité qui est nous et qui est au-dessus
de nous, qui par suite nous rend toujours transcendants à nous-mêmes,
c’est-à-dire à nos états. Cette expérience du transcendant est celle
d’un acte partout présent et disponible et qui s’exerce avec nous ou
malgré nous, par nous ou sans nous. Il n’y a rien en lui qui reste à
l’état de puissance, bien qu’il soit lui-même une puissance par rapport
à nous. Soit en lui-même, soit en nous, un tel acte est transcendant à
tous les phénomènes.
Ainsi la transcendance de Dieu par rapport au monde ne fait qu’un
avec la transcendance de l’acte de conscience par rapport à nos états :
ni Dieu, ni la conscience ne deviennent jamais des objets et l’on com-
prend très bien que le matérialisme et l’athéisme qui n’ont de regard
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 156
que pour eux, ne trouvent Dieu ni la conscience nulle part. C’est que
le même Dieu, c’est-à-dire la même efficacité créatrice dont dépend
tout ce qui se fait dans le monde, est bien en un sens absent du monde,
comme l’est la conscience elle-même. Quant à demander s’il n’est pas
transcendant à cette conscience, à laquelle il est toujours présent et à
laquelle même il rend le monde présent, on n’hésitera pas à répondre
qu’il lui est souverainement transcendant, puisqu’il est précisément
son au-delà, soit qu’on le regarde comme sa source, soit qu’on le re-
garde comme sa fin, et rigoureusement immanent puisqu’il n’y a rien
qu’elle ne tienne de lui et qu’elle lui emprunte sans cesse à la fois
l’élan et la croissance. [147] « Tu ne me chercherais pas si tu ne
m’avais pas trouvé » ; mais c’est en me cherchant que tu me trouves.
Dans cette double affirmation l’immanence et la transcendance font la
preuve de leur indissoluble union.
Le transcendant ne peut être que ce qui existe pour soi et non pas
pour un autre, ce qui fait qu’il y a une expérience du transcendant sans
qu’il entre dans aucune expérience. Il est ce qui ne peut être que soi,
c’est-à-dire ce qui, étant exclusivement acte, passe toutes les limita-
tions de l’individualité, mais qui permet pourtant à chaque individu de
dire « moi » dans la mesure où, n’étant pas une simple chose, il est
aussi l’auteur de lui-même, toujours au delà de ses propres états et in-
capable de s’identifier soit avec ces états eux-mêmes qu’il est obligé
de subir, et sans lesquels il n’aurait aucune existence propre, soit avec
l’acte où il ne cesse de puiser ce qui est comme une possibilité infinie
dont il ne peut rien connaître que ce qu’il en actualise. La participa-
tion qui nous met toujours entre l’acte pur et la pluralité des états ex-
prime précisément le caractère ambigu d’une existence qui se fait en
rendant pour ainsi dire immanent à elle-même un transcendant dans
lequel elle pénètre et qui la déborde toujours.
On comprend donc sans peine pourquoi notre liberté personnelle se
fonde par un acte de consentement pur, mais qui ne peut se produire
qu’au point où le moi transcende tout ce qui jusque-là lui était donné,
c’est-à-dire toute la nature.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 157
Nul n’a le droit de poser un transcendant qui serait pour nous hors
d’atteinte et sans aucun rapport avec nous. Car d’où pourrait nous en
venir l’idée ? Qu’est-ce qui nous rendrait capables seulement de le
nommer ?
La foi elle-même ne va vers le transcendant que parce qu’elle nous
fait sentir que nous avons avec lui non seulement une certaine affinité,
mais une réelle communauté d’essence. Dire que nous avons cons-
cience de nos limites, que nous ne pouvons nous enfermer dans un
horizon purement subjectif, c’est déjà dépasser ces limites, et avoir
accès dans une subjectivité universelle. Mais il y a plus, la limite dont
nous avons parlé n’est pas une [151] muraille infranchissable : elle est
fragile et recule toujours. Ce qui suffit à nous montrer sans doute
qu’entre les deux côtés de la muraille la continuité de l’être est tou-
jours maintenue. Car nous ne sommes point hors de l’Être, mais dans
l’Être. Quand nous le considérons comme une réalité donnée, nous
disons que nous en faisons partie ; quand nous le considérons comme
un acte qui s’engendre lui-même, nous disons que nous y participons.
Le mot de transcendant n’exprime rien de plus que l’idée même de ce
qui nous dépasse, mais qui ne fait qu’un avec le Tout dans lequel nous
sommes englobés, et qui nous propose sans cesse une activité à exer-
cer, mais qui ne fait qu’un avec cette activité totale par laquelle le réel
ne cesse de se faire.
Le Tout est nécessairement transcendant à l’égard de toutes les
parties qui le forment et qui, si elles venaient coïncider avec lui,
s’anéantiraient elles-mêmes comme parties et anéantiraient le Tout du
même coup. Rien ne peut être transcendant à un monde composé de
parties, sinon le Tout même à l’intérieur duquel nous les distinguons.
Mais ce Tout à l’intérieur duquel toutes les choses sont contenues
avant que l’analyse leur donne en lui une existence séparée et pourtant
liée, ne peut être qu’un acte qui les engendre.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 161
Dès lors, si nous chassons cette double superstition que tout ce qui
est réel est une chose, et que l’esprit lui-même est un pouvoir sans réa-
lité, il existe bien un monde transcendant au monde sensible, mais
c’est le monde de l’esprit. Car il est impossible qu’une chose soit
transcendante à une autre chose : elles appartiennent toujours l’une et
l’autre à un même monde dans lequel notre pensée pénètre plus ou
moins loin. Au contraire, l’esprit est toujours transcendant au monde,
comme l’acte est toujours transcendant à l’état, et le dedans au dehors.
Il n’y a point d’autre transcendant que l’esprit, qui est en effet
transcendant à l’égard de toutes les formes particulières de l’existence,
à l’égard de la limitation, de l’erreur et du mal, qui s’y mêlent tou-
jours. Mais il n’y a rien qui soit transcendant à l’esprit, puisqu’il est
toujours la genèse de soi, ni même à la participation, dans la mesure
où elle est en nous cette même genèse toujours proposée et toujours
acceptée. Et comme le monde que nous avons sous les yeux est le té-
moin des opérations de l’esprit, ainsi l’immanence plonge ses racines
dans la transcendance dont elle nous livre pour ainsi dire le secret.
C’est pour l’esprit un renoncement à lui-même, une sorte de contra-
diction interne [152] de croire qu’il puisse résoudre aucun des pro-
blèmes qu’il pose en transportant la solution au delà de ses propres
limites. S’il ne peut se passer de l’idée de l’éternité, c’est parce qu’il a
le besoin absolu de trouver dans l’Être auquel il participe une pré-
sence éternelle qui soit à la fois l’origine et le fondement de cette
constance qui est inséparable de sa propre présence à lui-même. Ainsi
un monde transcendant n’est pas un monde étranger à l’esprit ; il est
un absolu spirituel où notre propre monde trouve une puissance de
renouvellement qui ne s’épuise jamais. L’Acte pur est nécessairement
transcendant à l’égard de tous les actes participés et qui, s’ils
s’achevaient en lui, anéantiraient, en même temps que la participation,
sa propre fécondité, c’est-à-dire sa réalité même.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 162
S’il n’y a que l’esprit qui soit transcendant, il faut qu’il enveloppe
et qu’il pénètre le monde qui lui est immanent et qui, sans lui, ne sau-
rait se soutenir. La plupart des hommes ne veulent déterminer l’absolu
que négativement. Mais ils en parlent comme d’un terme positif sur
lequel il est interdit de porter la main : ainsi on peut dire que ce sont
eux qui le posent séparément et non pas ceux à qui ils en font grief et
qui ne le posent que dans sa relation avec nous. C’est seulement en
refusant de rompre le couple formé par le relatif et l’absolu que le mot
relatif reçoit à la fois son caractère de limitation et sa véritable valeur :
car si le propre du relatif ce n’est évidemment pas, comme on le croit
trop souvent, d’exclure l’absolu, ce n’est pas non plus de l’appeler
comme un terme différent auquel il serait pour ainsi dire suspendu.
Car le relatif s’inscrit à l’intérieur de l’absolu et il exprime en lui cette
sorte de genèse et de fructification unanime par laquelle, dans un acte
de générosité pure, il appelle l’infinité des êtres possibles à actualiser
leur existence par une initiative qu’il leur prête et qui pourtant leur est
propre. L’impossibilité d’établir aucune séparation entre l’immanent
et le transcendant nous a appris à vivre dans une sorte de familiarité et
d’intimité avec l’acte créateur.
On nous dénie le droit de poser l’absolu, à juste titre, semble-t-il,
[153] s’il est contradictoire que le relatif puisse poser l’absolu même
dont il dépend. Mais poser l’absolu, c’est précisément me poser
comme relatif, ou du moins affirmer ce sans quoi je ne pourrais pas
me poser moi-même comme relatif. Poser l’absolu, c’est donc recon-
naître que l’absolu me pose, ou du moins qu’il me fournit les condi-
tions qui me permettent de me poser : ce qui sans doute revient au
même, s’il est vrai que je ne puis me poser moi-même que par un acte
qui, à l’égard des déterminations de ma nature, est lui-même un abso-
lu, mais qui n’est à son tour que l’exercice d’une possibilité qui m’est
donnée et par laquelle, avec mon propre consentement, l’Acte pur se
change pour moi en un acte participé. Le transcendant est considéré
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 163
tour à tour par nous comme un absolu, en tant qu’il est posé en soi
comme le fondement de toutes les relations, et comme un infini, en
tant que tous les êtres relatifs trouvent en lui le principe de leur ac-
croissement, sans pouvoir jamais s’égaler à lui : c’est donc l’Être to-
tal, l’Acte pur, qui, par la distance qui nous en sépare, se manifestent à
nous sous les espèces de l’infinité. La liaison des deux termes absolu
et infini témoigne ainsi de la liaison entre un transcendant qui ali-
mente toutes les formes de la participation, mais qui reste au-dessus
d’elles, et un immanent dans lequel chacune d’elles doit s’inscrire : et
plus précisément encore, c’est l’infini qui est le trait d’union de
l’absolu et du relatif, c’est-à-dire de la transcendance et de
l’immanence.
On comprend dès lors comment le transcendant n’est par rapport à
l’être actuel et réalisé qu’un infini de possibilité. Seulement cette pos-
sibilité n’est point abstraite, elle est vivante et efficace : elle s’offre à
nous pour qu’en l’actualisant nous puissions pénétrer en elle et la
rendre nôtre sans que par cette actualisation nous puissions rien lui
ajouter à elle-même. De même qu’elle est à notre égard une possibilité
souveraine à laquelle nous donnons la réalité, elle est à l’égard d’elle-
même une souveraine réalité qui nous donne notre possibilité. C’est
pour cela qu’au lieu de caractériser le transcendant par le mot
d’absolu qui marque son indépendance à l’égard de toutes les relations
qui n’ont de sens pourtant que par lui, — ou par le mot d’infini, qui
marque à la fois le chemin qui nous conduit vers lui et la distance in-
franchissable qui nous en sépare, — il vaudrait mieux l’associer au
mot de liberté qui définit la causalité de soi à la fois en Dieu et en
nous, c’est-à-dire un premier terme au delà duquel on ne remonte pas ;
car elle contient, sans qu’on [154] puisse les en déduire, une pluralité
infinie d’effets dont aucun n’a droit à l’existence que par une option
même qu’elle a faite et qui contribuent à former un monde dans lequel
elle-même ne peut jamais prendre place.
On peut donc définir le transcendant de six manières différentes :
comme l’origine de toute démarche immanente, puisque c’est en lui
qu’elle prend sa source, — comme sa fin, puisque c’est vers lui
qu’elle tend, — comme le participable sans lequel elle n’aurait rien
dont elle pût participer, — comme l’aliment de tous ses progrès,
puisque sans lui on ne pourrait comprendre qu’elle pût trouver de quoi
s’enrichir, — comme le principe de tous nos devoirs, qui ne peuvent
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 164
B) L’ACTE DE FOI
On dit l’acte de foi : or il n’y a pas d’acte plus pur, ni qui puisse se
réduire comme celui-ci à sa simple essence d’acte, ni dans lequel nous
saisissions mieux comment, en nous dépouillant de tout le visible et
de tout le donné, nous ne trouvons rien de plus en nous qu’une activité
nue, qu’une initiative, qu’un consentement qui dépend de nous, mais
qui ne peuvent entrer en jeu sans que cet acte qui est entre nos mains
devienne une remise et un abandon, sans que, dans sa pureté la plus
parfaite, il cède tout ce qui paraissait lui appartenir encore pour deve-
nir transparent à un acte qui le dépasse, qui le pénètre et auquel pour
ainsi dire il se confie.
Si la foi réside elle-même dans un acte intérieur que l’on accom-
plit, on comprend qu’elle n’ait pas de sens pour celui qui refuse de
l’accomplir. Car la foi ne porte sur aucun objet donné, mais c’est elle
seule qui rend son propre objet présent à la conscience. De plus, elle
implique toujours une conduite, l’obligation de certains actes à faire et
sans lesquels sa sincérité même serait [155] suspectée. Elle rejoint
donc l’une à l’autre les phases extrêmes de l’acte depuis la démarche
secrète du sujet qui s’engage jusqu’au témoignage même qu’il se
donne par les changements visibles qu’il introduit dans le monde.
Inversement on peut dire que la foi est inséparable de tout acte
même que nous faisons : elle l’ébranle, elle forme le lien de son élan
et de son avenir, ou encore, d’une manière plus précise et dans un lan-
gage plus rigoureux, elle naît au point même où toute puissance va se
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 165
convertir en acte. Elle est nécessaire pour que cette conversion soit
possible. Ni la puissance avant qu’elle soit entrée en jeu, ni l’acte
achevé et possédé ne comportent véritablement la foi. Elle est sur le
chemin qui va de l’une à l’autre. Elle n’appartient ni à l’homme con-
sidéré comme puissance d’agir, ni à Dieu considéré comme un acte
pur, mais à l’homme en tant qu’il est appelé précisément à réaliser ses
puissances par la participation de l’Acte pur.
Il ne faut pas oublier que dans toute notre doctrine l’acte se trouve
justifié moins par ses effets que par son exercice et sa mise en œuvre.
L’acte ne peut pas être enfermé comme un concept particulier dans la
trame d’un raisonnement. Il n’est rien qui puisse être construit, bien
qu’il soit le principe même de toutes les constructions possibles. Mais
il n’est pas non plus une simple hypothèse théorique. Il est une foi
pour cette seule raison : que tout acte qui s’exerce, au moment où il
s’exerce, n’ayant ni support, ni objet, et possédant un caractère pure-
ment créateur peut être défini comme une foi qui s’affirme, le mot foi
impliquant l’obligation pour un acte qui se pose, de poser du même
coup son efficacité et sa valeur.
ART. 9 : Il n’y a qu’une Foi qui est la Foi dans l’Esprit, considéré
comme la source actuelle de toutes les possibilités du monde partici-
pé.
Mais Dieu est à la fois l’être le plus lointain et le plus proche, le plus
lointain puisqu’il dépasse infiniment toutes les formes de l’existence
participée, et le plus proche puisqu’il n’y a que lui qui soit partici-
pable. Or la Foi est plus sûre que toutes les connaissances, puisqu’il
n’y a de connaissance que d’un objet extérieur à nous, au lieu que la
Foi c’est Dieu même présent à la conscience ; elle est en même temps
l’affirmation du mystère auquel toute existence est suspendue et dans
lequel notre vie elle-même nourrit son secret, son élan et son espé-
rance.
La Foi ne fait qu’un avec la conscience même de la participation
au moment où nous la réalisons. Elle n’est pas sur le même plan que
la connaissance et ne consiste nullement à poser l’existence d’un objet
inconnu. S’il n’y avait dans le monde que des objets, alors il n’y aurait
rien de plus pour nous que la connaissance et toutes les prétentions de
la foi seraient illégitimes. Mais la foi n’a point d’autre objet ni d’autre
fin que l’acte même que nous accomplissons et que nous
n’accomplirions jamais (même s’il est un pur acte de connaissance)
sans la confiance même qui l’anime. Elle ne va pas sans lumière, mais
c’est une lumière qui éclaire cet acte même, et non point une chose
représentée que l’on prétendrait mettre à sa place. Or la Foi est la Foi
et non point la simple conscience de soi-même parce qu’il est impos-
sible d’exercer cette activité qui est nôtre sans reconnaître qu’il y a
une inspiration qui la dépasse infiniment, qui ne lui manque jamais,
mais à laquelle elle-même manque toujours.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 171
[161]
DE L’ACTE
LIVRE II
L’INTERVALLE
[162]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 172
[163]
PREMIÈRE PARTIE
LA GENÈSE DE L’INTERVALLE
Chapitre X
L’ACTE PUR
ET LA PARTICIPATION
A. – LE PROBLÈME DE LA PARTICIPATION
Dès que nous avons dépassé pourtant cette idée d’un monde donné,
dès que nous avons découvert que l’être du monde réside dans un acte
qui s’accomplit éternellement, il devient impossible que nous soyons
seulement une partie du monde, il faut que nous coopérions à cet acte
même, avec lequel nous ne pouvons pas nous confondre, puisqu’il y a
en nous de la passivité. Au lieu de dire, comme le sens commun et
peut-être comme le matérialisme, que nous sommes une partie du
monde, nous dirons [164] alors que nous participons à l’opération par
laquelle il ne cesse de se faire.
Que les deux opérations fondamentales de l’esprit soient nécessai-
rement l’analyse et la synthèse, et qu’elles n’aient de sens que l’une
par l’autre, c’est ce que nous montre tout de suite le mot même de par-
ticipation. Car s’il exprime bien la primauté de l’analyse — mais
d’une analyse singulièrement féconde qui ne retrouve point dans le
Tout des éléments déjà distingués où ils ne se trouvaient qu’en puis-
sance, car elle les fait apparaître dans le Tout par un acte de liberté, —
cette analyse elle-même devient une synthèse destinée non plus à ré-
tablir le Tout, mais à construire ou à créer en lui notre personnalité
elle-même.
Le propre de l’être pur est de se faire lui-même éternellement. Et
c’est cet acte qui fonde l’unité du monde. Mais on peut dire que le
monde se refait perpétuellement par chaque acte de participation.
C’est pour cela aussi qu’il ne peut point être considéré comme la
somme de toutes les parties qui le forment et que l’acte de participa-
tion est incapable de le diviser. Car à chaque conscience le monde est
présent tout entier ; elle l’embrasse selon une perspective qui lui est
propre, et l’on peut dire que l’activité qu’elle exerce est elle-même
inséparable de l’acte total, puisque ce qu’elle en assume exige néces-
sairement comme son corrélatif un donné qui lui répond, mais qui ex-
prime aussi tout ce qui lui manque, ce qu’il est, jusqu’à un certain
point, capable d’avoir et incapable d’être.
Pour que la participation ne crée pas entre l’être particulier et l’être
total un abîme infranchissable, il faut non seulement que nous soyons
intérieur au Tout, mais encore que le Tout nous soit présent dans une
perspective personnelle et subjective qui vient se croiser en lui avec
une infinité d’autres perspectives subjectives et personnelles de telle
manière qu’elles puissent se distinguer et s’accorder en lui sans
l’épuiser jamais. De là la suffisance qui paraît appartenir à chaque
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 174
conscience, sans laquelle elle n’aurait pas une initiative propre et qui
fait que, quand elle dit « le monde », il s’agit toujours d’un monde vu
par elle et dont elle est elle-même le centre. On comprend aussi com-
ment, l’être nous étant présent tout entier, il s’agit moins de donner
plus d’étendue à la représentation que nous en avons que de donner
toujours plus de vie et de profondeur à l’acte intérieur par lequel nous
fondons en lui notre être participé.
La participation ne fait pas de nous, comme on pourrait le [165]
croire, une simple partie du Tout. Elle n’est pas une participation à un
être déjà réalisé dont elle nous permettrait pour ainsi dire de nous ap-
proprier une part. On ne participe pas à une chose. On ne participe
qu’à un acte qui est en train de s’accomplir, mais qui s’accomplit aus-
si en nous et par nous grâce à une opération originale et qui nous
oblige, en assumant notre propre existence, à assumer aussi
l’existence du Tout. C’est pour cela que le propre de l’acte de partici-
pation, c’est de nous empêcher de jamais nous confondre avec ce que
nous sommes, avec notre nature donnée, d’élever chaque être au-
dessus de lui-même et de l’obliger à se dépasser toujours.
Il est à la fois l’essence de soi et une sortie de soi. C’est qu’il porte
encore en lui ce caractère de parfaite intériorité et d’absolue totalité
qui appartient à l’acte pur : il ne peut donc qu’exprimer l’union de la
partie et du Tout. Et c’est pour cela qu’à sa racine il est toujours né-
cessairement un acte d’amour. Tout acte particulier que nous accom-
plissons nous replace dans la perspective de l’acte créateur et, pour
ainsi dire, dans le point de vue de Dieu.
B) L’ACTE, SOURCE DE
TOUTES LES DÉTERMINATIONS
rêts, tous les choix, toutes les préférences que l’on observe dans le
monde ne peuvent ni limiter ni changer, bien que ce soit lui qui,
chaque fois, soit non point la mesure abstraite, mais l’arbitre person-
nel de leur vérité et de leur efficacité. La perversité et les souffrances
du démon viennent précisément de ce qu’il fait perpétuellement effort
pour produire une tristesse de Dieu et, si l’on peut dire, un doute et un
découragement à l’égard de sa pure efficacité créatrice, au lieu que, si
l’on parle d’une tristesse de Dieu, il s’agit seulement de cette tristesse
sur le démon, qui est positive et non pas négative, et qui ne fait qu’un
avec la surabondance de sa générosité dans le secours qu’il ne cesse
de prêter à toutes les créatures. Chacun de nous fait l’expérience que
tel est aussi l’effet de la méchanceté et de la jalousie sur un cœur pur.
Que l’on ne dise donc plus que l’Être absolu nous demeure étran-
ger comme le Dieu d’Aristote, puisque tout ce que nous [174]
sommes, c’est lui qui l’est et le fait en nous, c’est lui qui nous anime
et qui nous aime et qui s’aime en nous, et puisqu’il ne se trouve en
nous, dans cet être dont nous disposons, que l’être même qu’il nous a
donné.
C) LA PARTICIPATION CRÉATRICE
[179]
PREMIÈRE PARTIE
LA GENÈSE DE L’INTERVALLE
Chapitre XI
LA PARTICIPATION
ET LA LIBERTÉ
A. – NAISSANCE DE LA LIBERTÉ
pour moi indifférent, tout est pour moi comme s’il n’existait pas, qui
ne dépend pas de moi de quelque manière.
En tant que notre propre liberté nous fait participer à un acte qui
est cause de soi, il faut dire que c’est au point où s’exerce notre liberté
que résident notre être propre et notre rencontre avec l’être pur. Mais
la liberté revendique pourtant une initiative indépendante, de telle
sorte qu’elle prend toujours la forme d’un affranchissement ou d’une
libération : à l’égard de ce qu’elle n’assume pas, elle est une démarche
de négation ; dans ce qu’elle a de positif, l’acte pur est sa source ; par
ce qu’elle a de limitatif, elle en capte et détourne le cours. Dès lors, on
comprend sans peine comment, si la liberté ne s’exerce pas ou quelle
que soit la manière dont elle s’exerce, rien n’est changé dans l’acte
pur, bien que tout se modifie, non pas seulement dans mon être parti-
cipé, mais dans mon rapport avec les autres libertés et dans le monde
entier de la participation.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 193
d’épreuves qui mettent sans cesse en jeu des formes nouvelles de par-
ticipation. L’histoire de ma vie, c’est l’histoire de mes relations avec
les autres êtres. Ce sont eux qui me confirment moi-même dans
l’existence en me prenant comme objet de leur activité, et nous avons
montré que sans eux je n’existerais que pour moi-même, c’est-à-dire
d’une manière subjective, comme une puissance ou comme un rêve ;
je ne ferais pas partie du monde. Il n’y a pas jusqu’à la concurrence et
à la lutte qu’ils soutiennent avec moi, si je les considère sous leur as-
pect positif, qui ne m’obligent à me réaliser et ne m’assujettissent
dans un monde dont l’unité dérive de la solidarité dynamique de
toutes ses parties.
De plus, j’ai besoin des autres libertés parce que ma liberté ne peut
prendre qu’une autre liberté pour objet. Nous sentons bien qu’elle ne
s’exerce vraiment qu’en présence d’un être libre et non point en pré-
sence d’une chose. C’est la rencontre d’une liberté qui n’est pas la
mienne qui oblige la mienne à s’interroger, à s’approfondir et même à
s’actualiser. Peut-être ne se pose-t-elle [186] elle-même qu’en pré-
sence d’une autre liberté qui la contredit, de telle sorte qu’elle se dé-
couvre vraiment, non point par son échec devant quelque résistance
objective, mais par son échec en présence d’une initiative qui n’est
pas la sienne, et qui, par conséquent, lui montre qu’elle disposait elle
aussi d’une initiative, au lieu de faire corps avec un ordre naturel.
Contrairement à la liberté absolue, qui n’appelle à l’existence des li-
bertés particulières que par sa positivité propre, de telle sorte qu’étant
elle-même un don, elle se donne à elle-même en même temps qu’elle
se donne à toutes, chaque liberté particulière appelle toutes les autres
libertés, à la fois par son caractère positif et par son caractère négatif :
par son caractère positif, dans la mesure où il y a aussi en elle une su-
rabondance créatrice et généreuse, et, par son caractère négatif, non
seulement dans la mesure où elle a besoin des autres libertés pour
suppléer à ce qui lui manque, c’est-à-dire pour coopérer avec elles à la
réalisation de ces fins spirituelles qu’elle est incapable d’obtenir à elle
seule, mais dans la mesure aussi où, comme elle a elle-même d’autres
libertés pour objet, elle demande à devenir pour elles un objet à son
tour, à être soutenue et suscitée par elles, comme elle les soutient et
les suscite elle-même. Cette réciprocité n’est possible que par la limi-
tation qui est en nous, de telle sorte que, loin de méconnaître la partie
individuelle de notre nature, chacun la pose comme inséparable de sa
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 196
liberté, dont elle est pour ainsi dire le véhicule. C’est pour cela que le
rapport des libertés entre elles exprime toujours un sentiment de ten-
dresse éprouvé ou sollicité et qui s’adresse à cet individu qui est en
chacun de nous et qui, n’étant pas le même en vous et en moi, permet
précisément entre vous et moi une sympathie fondée sur la conscience
de cette misère qui nous est commune. Ce sont les conditions mêmes
dans lesquelles la liberté s’exerce qui forment aussi le principe d’où la
sympathie dérive. Et si on alléguait qu’il ne peut plus se retrouver
dans les relations entre l’acte pur et les libertés particulières, c’est-à-
dire entre l’infini et le fini, on répondrait qu’ici en effet la réciprocité
se trouve rompue, mais non pas le lien d’amour, dont la perfection
exige précisément que les unes ne cessent de recevoir et l’autre de
fournir.
[187]
ART. 5 : La discontinuité entre les libertés n’abolit ni leur solidari-
té à l’égard de l’Acte pur, ni leur solidarité mutuelle.
dire que, s’ils sont solidaires du même principe par l’activité qu’ils
exercent, ils sont en même temps solidaires les uns des autres par leur
passivité mutuelle. Ce qui permet de donner à la participation son sens
le plus fort et le plus beau, puisqu’elle n’est possible qu’en obligeant
chaque individu à prendre sur lui-même la responsabilité de toutes les
existences, de tout l’univers et de toute l’histoire. Et tout le monde
sent bien que, si le mot individu exprime toujours une distinction fon-
dée dans la nature entre deux êtres dont chacun possède une originali-
té irréductible, l’individu pourtant n’est que l’instrument de la per-
sonne, et que la personne apparaît au moment où l’individu, s’élevant
au-dessus de la nature jusqu’à l’existence spirituelle et, du même
coup, franchissant ses propres limites pour embrasser l’univers entier,
accepte de s’associer selon ses forces à l’acte même de la création.
[188]
Seule la participation nous permet de comprendre comment les
êtres sont à la fois séparés et unis. Ils sont séparés par le caractère per-
sonnel et libre de l’acte qu’ils accomplissent. Et ils sont unis parce
que tous ces actes puisent dans le même principe l’efficacité même
dont ils disposent. Ils sont donc interdépendants par leur commune
dépendance et solidaires les uns des autres dans l’unité d’une société
spirituelle où chacun assume un rôle qu’il a choisi et qu’il est seul à
pouvoir remplir.
Cependant le rapport entre l’Acte pur et les libertés particulières ne
peut être défini que par analogie avec le rapport de chacune de ces
libertés avec toutes les autres. Or, notre propre liberté est toujours li-
mitée puisqu’elle est associée à une nature individuelle qui lui fournit
à la fois une limitation et un instrument. Dès lors, l’on peut dire que,
dans la mesure où notre propre liberté participe de cette liberté pure,
elle l’imite, de telle sorte que, sous sa forme la plus parfaite, elle
cherche à appeler à l’existence d’autres libertés, à les aider et à les
soutenir dans l’effort qu’elles font elles aussi pour se libérer de leur
nature.
Il faut aller plus loin et dire qu’elle doit s’offrir elle-même en par-
ticipation, et qu’éveiller sans cesse à l’existence d’autres libertés, c’est
le seul moyen qu’elle ait de se réaliser. C’est alors seulement qu’elle
aura une véritable efficacité créatrice. Ce qui justifie la formule qu’il
ne peut y avoir d’autre fin pour l’homme que de devenir un dieu pour
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 198
Il n’est point utile de demander si l’acte que nous avons décrit dans
le livre I était un acte libre. Il faut dire qu’il était la liberté elle-même,
s’il est vrai que la liberté est l’indépendance souveraine et le pouvoir
de tirer de soi toutes ses raisons d’agir. Par conséquent les difficultés
vont commencer maintenant avec l’étude de la participation. Car,
d’une part, rien ne peut être participé que la liberté ; d’autre part,
comment peut-elle l’être sans être détruite ?
Nous n’avons pu introduire quelque lumière dans ces difficiles
[189] problèmes qu’en essayant de rejoindre les résultats de deux mé-
thodes différentes : l’une qui est pour ainsi dire déductive, et qui doit
nous montrer que l’acte pur ne peut lui-même s’exercer que par une
offre infinie de participation à tous les êtres particuliers, ce qui est une
théorie de la création ; l’autre, qui en est une sorte de confirmation et
de justification, et qui doit, en analysant la liberté même qui nous ap-
partient, parvenir à montrer, d’une part qu’elle s’exerce elle-même par
la mise en œuvre d’un pouvoir qu’elle a reçu, d’autre part que, dans sa
forme la plus haute, elle n’aspire elle-même qu’à créer, c’est-à-dire à
susciter hors d’elle d’autres êtres tendant aussi à se suffire, ou encore
d’autres libertés possédant et exerçant la même initiative qu’elle pra-
tique et exerce elle-même. De telle sorte que le point le plus haut au-
quel cherche à parvenir la liberté dans son développement doit être la
consommation de son union avec Dieu et la création d’une société
entre des libertés, c’est-à-dire d’une société spirituelle. On voit donc
qu’il y a un paradoxe de la liberté, mais qui ne fait qu’un avec le para-
doxe de la participation.
Car la liberté est une initiative, mais qui est reçue. Elle est le cœur
de moi-même et l’acte par lequel je me fais, mais en même temps elle
m’oblige à sortir de moi pour créer sans cesse un objet extérieur à
moi. Elle est formation de moi et détermination de ce que je veux être,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 199
B) L’EXERCICE DE LA LIBERTÉ
berté nous sépare du monde déjà fait, c’est parce qu’elle n’est point
elle-même un objet, qu’elle s’évanouit aux yeux de tous ceux qui
cherchent à la saisir : il est naturel alors qu’ils ne trouvent rien.
L’observation objective ne nous révèlera jamais que des choses déjà
faites et l’ordre implacable qui les unit.
C’est pourtant de ce Rien que nous voyons tout sortir, la représen-
tation que nous nous faisons du monde aussi bien que les modifica-
tions que notre volonté lui impose. Si la liberté est un retour à zéro,
c’est à un zéro actif et créateur qui n’est rien de plus que la puissance
même d’agir et de créer considérée dans son absolue pureté. Ainsi la
conscience que nous avons de notre liberté en train de s’exercer, c’est
la conscience même que nous prenons de l’action créatrice, en tant
que nous acceptons d’y participer.
La liberté, qui n’est pas un objet, est donc un affranchissement
perpétuel à l’égard de la tutelle de l’objet, un retour à ce zéro de la
puissance pure qui, à chaque instant, assume à nouveau l’œuvre de la
création. Il n’y a pas d’homme qui ne se réveille le matin prêt à re-
commencer sa vie tout entière au lieu de la continuer. Ambition illu-
soire si elle nous fait oublier que [191] nous devons la continuer aussi,
c’est-à-dire accepter les conditions de la participation. Mais alors elle
met entre nos mains l’univers entier comme possible et comme dispo-
nible.
acte qui consiste à dire non. La liberté qui met dans notre âme le oui et
le non à la fois est donc en nous un pouvoir proprement divin. Seule-
ment, le pouvoir créateur n’est rien de plus que le pouvoir de dire oui,
tandis que notre liberté ne manifeste son indépendance que par le
pouvoir qu’elle a de se refuser à l’être même qui lui est proposé et par
conséquent de se retourner contre sa propre origine. On n’en tirera pas
cette conséquence que le pouvoir de dire oui et non est situé, dans
l’ordre de l’indépendance et de la liberté, au-dessus du simple pouvoir
de dire oui. Car il est facile de voir que ce non lui-même n’est qu’un
autre oui, un oui pour ainsi dire limité et restreint à la participation
coupée du principe même dont elle dépend, et que ce non témoigne de
son impuissance puisqu’il ne réussit pas à nous retirer l’être que nous
avons reçu et que nous acceptons encore dans l’acte même qui le nie.
La générosité du don surpasse ici toujours l’ingratitude du refus. Ainsi
ce pouvoir même de dire oui ou non qui est le pouvoir de donner ou
de refuser son assentiment, montre bien qu’il y a en lui une subordina-
tion, non pas sans doute en ce qui concerne l’option même qu’il est
capable de faire, mais en ce qui concerne l’objet même de cette op-
tion. Non point que cet objet soit déjà donné avant que cette option
soit réalisée ; mais il est pourtant un possible inclus dans l’acte éternel
que l’option même dégage comme possible avant de l’actualiser.
[192]
Dans le non le plus radical, il y a encore un vouloir singulièrement
positif, un vouloir de notre être particulier et séparé, qui accepterait
d’abolir le monde et sa propre existence dans le monde plutôt que de
ne pas poser cette existence même comme absolument suffisante. Cu-
rieuse contradiction qui nous conduit à exiger du relatif lui-même
qu’il se convertisse en absolu, en refusant le seul moyen qui permette
cette conversion, qui est de le regarder comme y participant.
Quelle que soit la limitation apparente de la liberté, il suffit qu’elle
nous mette en présence d’un absolu dans le pouvoir qu’elle a de don-
ner le oui ou le non pour que notre être, notre connaissance et notre
bonheur dépendent de nous, bien que nous ne puissions toujours pro-
duire ce que nous voulons, c’est-à-dire en réalité conformer l’univers
au caprice de nos désirs. La puissance qui nous appartient est à la fois
plus subtile et plus profonde. Car l’Acte pur, qui est partout présent,
nous est toujours présent aussi. C’est lui qui donne à notre esprit le
pouvoir qu’il a de régler notre attention et de la diriger. Et, dans le
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 202
monde qui est devant elle, il dépend d’elle que nous ne manquions
jamais à la lumière qui nous est donnée, à l’appel qui nous est fait, à
l’occasion qui nous est offerte.
En tant que la liberté est une participation à l’absolu, l’absolu est
présent en elle ; et il l’est en effet dans le oui et le non qu’elle est ca-
pable de donner. Mais son pouvoir même de dire non montre qu’elle
peut elle-même s’enchaîner, introduire en elle la contradiction en
cherchant à refuser l’être par un acte de négation qui pourtant lui
donne son être propre, ou se laisser séduire par l’apparence et la pas-
sion, c’est-à-dire préférer sa limitation à son pur exercice.
On peut dire sans doute de la liberté qu’elle est l’intériorité parfaite
et qu’elle est même le fondement de toute intériorité, puisque toute
passivité suppose, au moins dans quelque mesure, un agent extérieur à
nous et qui nous limite. Cependant il y a à cet égard une grande diffé-
rence entre l’Acte absolu, auquel il n’y a rien qui soit extérieur, de
telle sorte que l’initiative et l’efficacité dont disposent les libertés par-
ticulières, viennent encore de lui, et chacune de ces libertés, qui n’est
intérieure à elle-même que par l’option qu’elle fait, mais qui suppose
elle-même une oscillation ininterrompue soit entre la raison et la pas-
sion, soit entre la grâce et la nécessité.
[193]
C) LIBERTÉ ET LIMITATION
1° parce qu’elle est un pouvoir que nous avons reçu et qu’il dé-
pend de nous de mettre en œuvre par un consentement que nous
pouvons donner ou refuser ;
2° parce qu’elle est toujours associée en nous à une nature indivi-
duelle qui porte en elle certaines puissances déterminées que
nous sommes capable d’actualiser ou de laisser à l’état de puis-
sances pures et entre lesquelles nous faisons une option par la-
quelle nous contribuons à constituer notre être propre ;
3° parce que cette liberté ne se manifeste par conséquent jamais
sous la forme d’une création, mais toujours sous la forme d’une
option, soit que l’on considère les puissances qui forment
l’originalité de chaque moi, soit que l’on considère les objets
mêmes qui lui sont offerts et auxquels son activité s’applique,
soit que l’on considère la proportion qui doit s’établir entre ces
puissances et ces objets et par laquelle nous réussissons à réali-
ser un accord entre notre vocation et notre destinée.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 210
[200]
PREMIÈRE PARTIE
LA GENÈSE DE L’INTERVALLE
Chapitre XII
LA LIBERTÉ ET L’INTERVALLE
A. – L’INTERVALLE ET LE JEU
DE LA PARTICIPATION
objets qui rappellent encore cet enseignement et qui n’ont point été
convertis par le disciple en actes de sa liberté propre.
peut être intérieure à elle-même que si elle est un acte qui se fait. Mais
d’où vient que nous pouvons nous servir indifféremment pour la dési-
gner des deux termes être et acte, sinon des conditions mêmes dans
lesquelles la participation se produit et qui font que j’accomplis moi-
même une démarche personnelle, temporelle, abstraite ou intention-
nelle, toujours inachevée, qui s’oppose à un objet dont elle se dis-
tingue, dont elle cherche à s’emparer, soit pour se le représenter, soit
pour le modifier, et sur lequel il faut toujours que l’acte vienne pour
ainsi dire se poser afin qu’il se réalise ? Or, c’est cet objet, qui semble
exister sans nous, bien qu’il ne puisse émerger de notre conscience
que par rapport à une démarche qui vient de nous et qui ne se résout
jamais dans les opérations que nous entreprenons pour l’assimiler ou
le produire, qui constitue pour nous l’être véritable.
[204]
L’opposition classique entre le sujet et l’objet apparaît comme
l’expression la plus simple de l’intervalle qui sépare de l’acte pur
l’acte participé. Car il faut remarquer que tour à tour nous considérons
le sujet comme une activité imparfaite qui s’efforce d’envelopper un
objet qui le dépasse toujours, et l’objet comme une détermination par-
ticulière qui borne, mais n’épuise jamais la puissance infinie du sujet.
Ce qui s’explique aisément si l’on songe que, dans l’être absolu, il n’y
a point de distinction entre le sujet et l’objet, mais que, dès que celle-
ci commence à se faire jour, l’intervalle qui se creuse peut être mesuré
dans deux sens opposés : soit que la limitation se montre du côté du
sujet qui prend conscience de son inadéquation à l’égard de la totalité
de l’objet, soit qu’elle apparaisse du côté de l’objet que la pensée cir-
conscrit, mais qui n’exprime jamais toute sa fécondité. Cette sorte de
réciprocité n’est une contradiction qu’en apparence, si l’on consent à
réfléchir que l’être pur, puisqu’il ne comporte aucune séparation entre
le sujet et l’objet, pourra être considéré tour à tour comme un sujet
infini dont l’objet particulier figure et capte une des opérations pos-
sibles et comme un objet infini dont le sujet individuel cherche une
possession qui lui échappe toujours. On comprend que ces deux pers-
pectives contiennent toutes les deux une part de vérité et qu’en
s’affirmant isolément elles donnent naissance au conflit de l’idéalisme
et du réalisme, qui est de telle nature que chacun d’eux pourtant est
assuré de triompher dans la perspective même qu’il a choisie. On voit
bien alors que le propre de la conscience, c’est précisément de se
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 215
nous apporte tantôt plus et tantôt moins que nous n’avions espéré ; et
la dialectique de la conscience est celle de nos succès et de nos
échecs, c’est-à-dire d’une manière plus générale, de nos épreuves. S’il
n’en était pas ainsi, notre vie ne courrait pas de risques. Elle se déve-
lopperait en vertu d’un mécanisme infaillible. Elle ne connaîtrait ni
l’invention personnelle, ni la bonne volonté, ni l’enrichissement.
Mais entre l’action et le résultat, l’intervalle se présente sous deux
aspects différents : c’est d’abord un intervalle qui est le même pour
moi et pour tous et qui apparaît comme créé par les conditions mêmes
dans lesquelles se réalise la participation en [207] général et la consti-
tution même de tout être fini ; c’est ensuite un intervalle subjectif, in-
dividuel et variable qui exprime les conditions dans lesquelles
s’exerce ma liberté et qui met en rapport la perspective que j’acquiers
sur le monde, non seulement avec mon originalité propre, mais encore
avec l’activité dont je dispose, c’est-à-dire avec mon mérite.
B) L’INTERVALLE
ET LA DISPARITÉ DES CONTRAIRES
C) L’INTERVALLE
ET LE MOI QUI SE RÉALISE
d’art, à la possession actuelle d’un objet qui les intègre tous, qui nous
donne une satisfaction dernière et qui, sans arrêter le mouvement de
l’imagination, lui donne, à l’intérieur de ses propres bornes, un ali-
ment pourtant inépuisable. La participation quantitative ouvre devant
nous les voies communes qui permettent à chacun de nous d’obtenir
avec l’Être une coïncidence unique et qualitative d’où toute différence
de grandeur s’est retirée. Ce qui se trouve suffisamment justifié par
l’intervalle qui sépare la pensée mathématique de la réalité sensible, le
mouvement de son produit, et, dans la création artistique, la technique
la plus savante de la plus humble réussite.
Ainsi la marque véritable de la participation ne réside point dans
l’apparition d’une infinité quantitative à l’intérieur de laquelle notre
esprit s’engagerait pour obtenir un accroissement sans mesure. Car
l’infinité quantitative exprime bien sous une forme symbolique la loi
de la participation qui, en joignant mon être particulier à l’Être total,
me met en rapport avec une réalité qui ne cesse de me fournir ; mais, à
la considérer isolément, [214] il semble qu’elle m’oblige moins en-
core à me chercher qu’à me fuir, qu’elle m’empêche de rien posséder
en me laissant toujours également éloigné d’un bien que je poursuis et
qui m’échappe toujours. Elle exprime le progrès de la participation,
mais non point sa valeur concrète et individuelle : celle-ci ne se réalise
que par la qualité, qui est corrélative de la quantité et qui lui donne à
elle-même un contenu et une signification.
Il n’y a que l’acte accompli par tel individu, en tel lieu et à tel mo-
ment, qui soit un acte réel. Mais alors, il fait toujours surgir du réel
une forme de participation unique et incomparable qui ne doit pas être
évaluée seulement selon la grandeur, mais selon la proportion, la me-
sure et la justesse. Il y a peut-être dans notre vie des sommets qui ne
peuvent pas être dépassés. La qualité est dans l’ordre objectif ce que
la vocation est dans l’ordre subjectif. Il existe un absolu de
l’individualité, un dernier terme dans l’actualisation de ses puissances
propres qui est, si l’on peut dire, sa perfection. Chacune de nos dé-
marches réelles en demeure séparée par un intervalle qui lui donne
précisément son élan et son jeu.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 225
[217]
DEUXIÈME PARTIE
LES MODALITÉS DE L’INTERVALLE
Chapitre XIII
L’UN ET LE MULTIPLE
A. – DE L’UN AU MULTIPLE
L’unité de l’acte n’est pas une unité que l’on pose, c’est une unité
qui se réalise. Ce qui n’est possible qu’à condition que cet acte même
puisse se créer avant de rien créer, c’est-à-dire qu’il produise sans
cesse sa propre intériorité à lui-même, ou encore cet intervalle spiri-
tuel par lequel il fait sans cesse de lui-même son propre objet. Si notre
participation à la vie de l’esprit se [218] réalise essentiellement par la
réflexion, c’est que la réflexion nous manifeste un caractère de l’esprit
pur plus profond sans doute que celui qui apparaîtrait dans une activi-
té créatrice comparable à une aveugle spontanéité. C’est dans la ré-
flexion que l’esprit saisit la perfection de son activité propre. En nous
elle est seconde. Mais l’acte pur est un acte qui ne cesse à la fois de
créer sa propre réflexion, ou de réfléchir sa propre création ; et il n’a
le droit au nom d’acte que parce qu’il engendre sa propre lumière.
L’imagination nous conduit presque toujours à croire que le propre de
l’acte, c’est de produire quelque objet extérieur à lui. Mais il faut
d’abord qu’il se produise lui-même, c’est-à-dire qu’il produise cette
lumière qui l’éclaire et sans laquelle il ne serait rien, ou n’aurait aucun
droit du moins à ce nom d’acte qu’on lui donne.
On ne se laissera donc pas arrêter par l’argument de Platon que
l’on ne peut sans briser l’unité de l’être dire soit que l’être est un, soit
que l’un est être. Car on peut donner à l’être une infinité d’autres
noms qui, au lieu de briser son unité, nous montrent seulement son
identique et inépuisable fécondité. Ainsi je dirai de l’acte pur qu’il est
pensée, et dans cette pensée pure, je sais bien que je fais tenir, sous les
espèces du pensable, la totalité de ce qui est. Mais par le mot pensée
l’acte est à la fois trop déterminé, puisque nous savons bien que l’acte
surpasse la pensée et la fait être, et insuffisamment déterminé,
puisqu’il faut aussi qu’il soit tout entier volonté, sans quoi il n’y aurait
pas en lui d’efficacité créatrice, et tout entier amour, sans quoi cette
efficacité même ne porterait point en elle le principe de son mouve-
ment. Dans l’acte il n’y a aucune séparation possible entre ces trois
aspects qui le constituent indivisiblement et qui ne s’opposent qu’afin
de créer l’intervalle dans lequel toutes les formes variées et impar-
faites de la participation parviendront à se produire. La distinction que
l’on peut faire entre les différentes fonctions de l’esprit n’est jamais
décisive ni absolue, et chacune d’elles appelle toutes les autres pour la
soutenir ; mais la possibilité même de cette distinction est singulière-
ment instructive : car chacune exprime l’acte tout entier. Et l’on ne
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 229
peut l’isoler sans que les deux autres surgissent pour lui fournir ce qui
lui manque en initiative, en ardeur ou en lumière.
L’Être n’est identique à l’Esprit que s’il est une génération et une
invention continues de soi par un rapport de soi avec soi. Or la plurali-
té exprime cette production de l’être par soi [219] qui se retrouve en
tous les points de son immensité, — qui, en chacun de ces points et
pour ainsi dire à tous les niveaux, se réalise par une invention absolue,
un passage du néant à l’être, — qui peuple le monde de libertés, en
montrant que se créer, c’est se créer en créant autre chose que soi,
comme on voit l’amour qui est un et qui ne peut se réaliser que dans
l’appel à l’existence d’autres êtres qui ont l’amour pour origine et
pour fin.
Et c’est la vie même de l’esprit qui exige l’apparition d’une plura-
lité infinie d’esprits particuliers qui devront se constituer eux-mêmes
par une démarche originale de leur liberté, de manière à s’opposer et à
s’unir, à se donner les uns aux autres un mutuel appui et, en tournant
leur attention, leur volonté, leur amour ou leur prière vers le principe
même qui leur donne la vie, à refermer cet admirable circuit entre le
créateur et la créature le long duquel se réalise tout ce qui est.
un infini par rapport à nous, c’est-à-dire qui contient en lui d’un seul
coup le principe et la raison d’être d’une série inépuisable de termes
dont aucun ne l’enrichit, bien que chacun d’eux soit toujours une créa-
tion indépendante. Ainsi, chaque acte participé trouve son origine
dans l’acte pur et ne s’en sépare jamais. Le propre de l’acte, c’est
d’être, dans son essence même, une fructification et une générosité
sans limites : et c’est pour cela que, comme l’acte dont il participe,
l’acte participé, à son [220] tour, est toujours créateur, c’est-à-dire of-
fert sans cesse lui-même à quelque participation et coopération nou-
velles. Or, on comprend assez facilement quelle est la source de la
multiplicité si on se rend compte que celle-ci est seulement
l’expression de cette participation toujours proposée et qui exige une
infinité de modes non pas seulement pour que l’absolu tout entier soit
en droit participable, mais encore pour que chaque être participé se
constitue lui-même librement, c’est-à-dire en actualisant, en organi-
sant, et en hiérarchisant des aspects différents de l’être total, afin qu’il
ne reste jamais identifiable avec aucun d’eux, ce qui annihilerait son
indépendance en le bloquant dans une essence statique et séparée.
Si nous prenons un exemple, on voit d’une manière particulière-
ment nette comment la pluralité des idées est inséparable par exemple
de l’apparition de la pensée. Car chaque idée comme telle, bien que
prenant place dans l’être, lui est pourtant inadéquate, de telle sorte
qu’il faut la pluralité et même l’infinité des idées pour que nous puis-
sions espérer retrouver, sans jamais l’atteindre, l’être total à l’intérieur
duquel nous les avons détachées. Ainsi l’intelligence sauvegarde son
libre jeu, d’une part, grâce à la possibilité qu’elle a de constituer le
contenu même de la conscience par le choix qu’elle fait de ses con-
naissances et par la manière dont elle les organise et, d’autre part,
grâce à cette responsabilité qu’elle prend à l’égard de la vérité qui est
son ouvrage, ce qui l’expose à l’erreur, mais permet que le monde où
elle vit soit toujours jusqu’à un certain point le monde qu’elle s’est
donné.
On ne dira donc pas de la pensée qu’elle se rompt elle-même en
idées. On peut prétendre sans doute qu’elle est l’idée de toutes les
idées qu’elle pensera jamais. Toutefois on risque par là une ambiguïté.
Ou bien il faut considérer chaque idée comme étant un acte particulier
qui est en effet à l’égard de la pensée dans le même rapport que l’acte
de participation à l’égard de l’Acte pur, avec cette réserve pourtant
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 231
Le rapport des libertés entre elles nous place donc au cœur du pro-
blème de la création. Car, d’une part, la liberté exprime bien dans
l’être le principe originaire qui le fait être et, d’autre part, le propre de
la liberté, c’est d’appeler toujours à l’existence une autre liberté qui,
précisément parce qu’elle est distincte d’elle, forme aussitôt avec elle
une société spirituelle : c’est dans cette société réelle de Dieu avec lui-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 232
même, de Dieu avec les créatures, des créatures avec Dieu et des créa-
tures entre elles que la liberté trouve son véritable exercice. Mais c’est
aussi dans cette liberté, qui est toujours créatrice d’elle-même, c’est
dans cette unité et dans cette pluralité des libertés, c’est dans les rap-
ports mutuels que les différentes libertés soutiennent entre elles, que
réside tout le mystère de l’Être. Le propre de notre doctrine, c’est de
substituer à la relation des parties avec le Tout la relation des libertés
entre elles et avec le principe qui les soutient toutes. Nous sentons très
vivement toutes les difficultés auxquelles une telle recherche nous ex-
pose. Mais on nous accordera [222] sans doute que la participation,
telle que nous l’avons définie, ne traduit rien de plus que cet écart et
en même temps cette union entre la liberté pure et les libertés particu-
lières qui se réalisent de quatre manières : d’abord par la nécessité
pour la liberté participée de s’exercer dans un acte de consentement,
qui peut se changer en un refus sans doute, mais sans que ce refus
puisse éviter d’être un consentement à l’activité même qu’il met en
jeu, et dont il change le sens ; — ensuite par la nécessité pour cette
liberté participée d’être associée à une spontanéité ou à une nature qui
la limite et dont elle se délivre, mais qui lui donne aussi l’élan qu’elle
assume et qu’elle dirige ; — par la nécessité aussi pour elle de trouver
devant elle une matière qui lui serve d’obstacle et de moyen, qui four-
nisse tout à la fois l’effet, le symbole et la trace de son exercice ; —
par la nécessité enfin, en présence de la pluralité des fins qui lui sont
sans cesse offertes précisément parce qu’elle pénètre dans un monde
qui la dépasse, de se manifester elle-même par un libre arbitre qui est
pour ainsi dire une élection continue d’elle-même à travers la durée.
Si c’est l’unité de l’Acte pur qui appelle, dans la démarche même
par laquelle il se crée, une infinité d’êtres particuliers à se créer eux-
mêmes par une participation de son essence, le rapport de l’esprit et
des déterminations et le rapport de l’unité et de la multiplicité numé-
riques ne sont rien de plus que les expressions et les symboles de la
connexion profonde, à l’intérieur du même Être, entre l’acte qui est
souverainement cause de soi et l’acte qui appelle une infinité d’autres
êtres à devenir causes de soi à leur tour. Or il est bien évident que ce
n’est pas leur infinité qui fait difficulté, car il suffit que l’un d’eux ap-
paraisse dans le monde pour qu’il en apparaisse une infinité qui peu-
vent être considérés comme exprimant tout à la fois la fécondité sans
mesure de l’acte créateur et l’originalité inépuisable des démarches
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 233
C’est parce que la liberté est la source même de l’être que toutes
les difficultés inséparables du problème de l’univocité peuvent trouver
ici leur solution. Car, si cette unité de dénomination entre l’être absolu
et l’être qui en participe exprime alors entre eux une unité métaphy-
sique profonde et essentielle, c’est afin, précisément, que l’être qui
participe présente, dans l’ordre qui lui est propre, la même puissance
d’être cause de soi qui appartient à l’être absolu. Autrement, comment
pourrait-on dire qu’il possède un être qui est le sien ? C’est cet être-là
que lui donne précisément la participation, alors qu’on pense souvent
qu’elle devrait l’abolir. Et si elle ne le lui donne pas, comment pour-
rait-on la nommer véritablement une participation ? Elle n’en serait
que l’apparence ou la négation. C’est là ce que Malebranche n’a pas
vu, ou du moins n’a pas exprimé avec une suffisante clarté ; car nul
n’a montré plus admirablement que lui que l’acte divin est lui-même
indivisible, qu’il est présent partout, que c’est lui qui nous anime et lui
qui agit en nous ; mais la suspicion, les défiances auxquelles sa doc-
trine a donné naissance se seraient dissipées d’elles-mêmes s’il avait
affirmé avec autant de force que cette activité divine est aussi la nôtre,
que nous ne sommes rien si elle ne nous libère, que sa présence en
nous, c’est le pouvoir que nous avons d’y consentir et, par ce consen-
tement même, de fonder une existence qui nous appartient. Notre dé-
pendance la plus parfaite à l’égard de Dieu, qui est l’indépendance
souveraine, réside dans cette possibilité qu’il nous donne de constituer
notre propre indépendance, même à l’égard de lui qui nous la donne.
Que l’univocité ne puisse point être mise en doute, cela résulte
immédiatement non pas seulement des caractères propres qui appar-
tiennent à l’être, mais encore de la seule réalité de la participation qui
fait que c’est le même être auquel vous participez et auquel je parti-
cipe, et le même être encore auquel je participe et qui constitue mon
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 234
être participé. Qui nie l’univocité déchire la tunique sans couture, ôte
à la vie tout son sérieux et crée entre l’absolu et le relatif, et entre les
différents relatifs, un fossé qui ne pourra plus être comblé.
Mais si nous considérons maintenant dans les termes particuliers
[224] non plus l’unité de l’être auquel ils participent, mais l’originalité
caractéristique de la participation elle-même, alors le mot analogie
retrouve tout son sens. Car chacun de ces termes, sous peine de ne
pouvoir prétendre lui-même à l’être, cherche à acquérir pour son
compte et à l’intérieur de ses propres limites une suffisance qui imite
la suffisance de l’être pur. Par exemple, notre propre volonté imite
l’acte qui est cause de soi et est encore cause de soi à sa manière. Il y
a donc d’une part entre l’être pur et les êtres finis, d’autre part entre
les êtres finis eux-mêmes, une analogie qui est fondée sur leur suffi-
sance relative, et cette analogie est un principe d’une extrême fécondi-
té, puisqu’il permet de retrouver symétriquement en chacun d’eux et
sous des formes différentes un caractère qui est commun à tous, et
qu’au lieu d’exclure l’univocité il la suppose, si l’on accepte de re-
connaître que c’est parce qu’ils dépendent du même être que l’on
trouve en eux des formes d’indépendance différentes, mais qui se ré-
pondent.
B) LE MULTIPLE DE L’UN
nature différente, c’est l’acte qui les compte, c’est-à-dire encore qui
les réunit. Son rôle est précisément de mettre en relation toutes les
parties de la réalité. Il est la relation des choses entre elles, c’est-à-dire
précisément leur unité qui les rend intérieures au même Tout. C’est lui
enfin qui met les consciences elles-mêmes en communication les unes
avec les autres : car elles sont séparées dans la mesure où elles pâtis-
sent, tandis que, dans la mesure où elles agissent, chacune d’elles con-
tient en elle le monde : elles découvrent qu’elles dépendent toutes de
la même source et convergent toutes vers la même fin.
Nous pouvons dire que le propre de la discontinuité, c’est
d’exprimer l’originalité toujours nouvelle de l’acte de liberté qui
fonde la participation. La liberté est toujours un premier commence-
ment. La continuité ne peut apparaître que dans l’activité pure où elle
puise et dans cette sorte de détente où ses effets s’accumulent à partir
du moment où elle fléchit elle-même. On pourrait ajouter que, dans
chacune de ces reprises par lesquelles elle ponctue pour ainsi dire son
action, elle demeure [227] hors d’état de renier ses démarches anté-
rieures. C’est qu’elle ne peut être liée au Tout que si, entre ses inter-
ventions successives, elle reste une puissance pure ; mais cette puis-
sance elle-même se détermine toujours en s’actualisant, de telle sorte
qu’au cours même de son développement l’être constitue peu à peu à
la fois l’unité de son caractère et la continuité de son histoire.
On observe le même rapport entre la continuité et la discontinuité
dans la formation même de la science. Car le discontinu de l’atome ou
de l’électron n’exprime rien de plus que le point sur lequel pour ainsi
dire se pose notre attention : il est l’expression objective d’un acte de
liberté. Mais il rompt lui-même une continuité supposée qui est, si
l’on veut, celle de l’espace ; et tout l’effort de la pensée en la rompant
est de la convertir en une continuité déterminée et pensée dont les
ondes nous fournissent une sorte d’image et les statistiques une sorte
d’approximation schématique.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 238
Nul ne doute que les deux idées d’un et de multiple soient soli-
daires l’une de l’autre, ce qui veut dire qu’elles forment une seule
idée. Car, non seulement l’un est défini comme la négation du mul-
tiple et le multiple comme la négation de l’un, mais encore l’un n’est
rien s’il n’est pas le multiple unifié et le multiple n’est rien s’il n’est
pas l’un divisé, puis retrouvé à la fois dans ses éléments et dans leur
somme. De ces deux termes pourtant, le premier possède comme on
l’a montré, une véritable prééminence : il n’abolit pas le multiple,
mais il le domine. Il le requiert et il le construit. L’un est l’opération,
et le multiple l’objet de l’opération. Cela suffit à justifier à la fois leur
opposition et leur indissolubilité.
Le multiple cesse alors d’être une sorte de scandale. Il n’est pas
l’effet de quelque catastrophe par laquelle l’un aurait tout à coup écla-
té : il n’en représente point les débris. Si l’un est acte, le multiple est
inséparable de son exercice même. Il fait corps avec lui comme la
numération avec l’unité. Et c’est pour cela qu’il peut apparaître tour à
tour par rapport à l’un comme un enrichissement progressif ou comme
un morcellement restrictif. [228] On peut également considérer la sé-
rie des nombres comme résultant de la répétition et de la composition
de l’unité avec elle-même et comme exprimant sa division indéfini-
ment répétée : alors le nombre entier n’est plus qu’un nombre frac-
tionnaire dont le rapport à l’unité est momentanément négligé. Les
partisans de la méthode synthétique ne retiennent que le procédé de
composition par lequel la série des nombres reçoit toujours quelque
nouvel accroissement : mais ils ne doivent point oublier que la puis-
sance infinie par laquelle l’unité se pose contenait nécessairement en
elle la virtualité de la série tout entière ; la répétition de l’unité se pro-
duit précisément à partir du moment où l’unité-acte, se posant comme
une unité-objet et refusant de s’identifier avec elle, revendique la pos-
sibilité de poser à l’infini d’autres unités-objets dont elle ne cesse aus-
sitôt de faire la synthèse. Les partisans de la méthode analytique ne
retiennent que le procédé de division par lequel les nombres fraction-
naires ne cessent de s’échelonner entre une unité qu’ils ne parviennent
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 239
Mais tout acte participé peut être également regardé comme inté-
rieur à l’acte pur qu’il divise et qu’il n’assume lui-même
qu’imparfaitement. Le panthéisme a été surtout attentif à cette inclu-
sion de toutes les parties dans le Tout, ou à la subordination de l’acte
participé à l’acte pur. Il est pourtant évident que la partie ne se résorbe
pas dans le Tout, puisqu’il est vrai aussi qu’elle s’en détache et que
l’acte participé ne serait pas un acte s’il ne possédait pas une initiative
qu’il emprunte à l’acte pur, mais qui est pourtant la sienne.
Si nous partons au contraire de la partie, nous pouvons dire qu’elle
se multiplie un certain nombre de fois de manière à se rapprocher de
plus en plus du Tout sans parvenir cependant à se confondre avec lui,
puisque cette multiplication ne peut avoir elle-même aucun terme. De
la même manière nous pourrions dire que l’acte participé, qui em-
prunte à l’acte pur toutes les puissances dont il dispose, se rapproche
de lui (mais sans s’identifier avec lui) dans la mesure où sa tension
augmente et où son efficacité est plus parfaite. La coïncidence réside-
rait dans un passage à la limite qui précisément ne pourra jamais être
atteinte.
Quand on veut que l’un engendre le multiple, à la fois par multipli-
cation et par division de lui-même, on se borne à exprimer [230] une
sorte de nécessité logique fondée elle-même sur la nature du couple
où chacun des termes appelle l’autre sans lequel il ne pourrait pas être
posé. Mais il y a dans cette nécessité logique une expression du carac-
tère le plus profond de l’acte créateur, qui ne peut s’engendrer lui-
même sans communiquer et faire partager sa puissance, sans engen-
drer en même temps non point des choses distinctes de lui, mais des
êtres doués de la même liberté que lui et à l’égard desquels il se sent à
la fois séparé et uni. La double opération de multiplication et de divi-
sion par laquelle se traduit le rapport de l’un et du multiple trouve ici
une admirable application puisque ces libertés nouvelles multiplient la
sienne — sans quoi elles n’auraient point d’indépendance et
d’initiative, c’est-à-dire ne seraient pas des libertés, — et en même
temps la divisent, sans quoi on ne pourrait comprendre sans doute ni
leur origine (car elles ne peuvent se passer d’une origine, puisque ce
sont des libertés limitées, c’est-à-dire inséparables d’une nature), ni le
nom commun de liberté que l’on peut leur donner à toutes et qui n’est
intelligible que par une liberté identique dans laquelle elles puisent à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 241
[234]
DEUXIÈME PARTIE
LES MODALITÉS DE L’INTERVALLE
Chapitre XIV
L’INFINI ET LE FINI
A. – ABSOLU ET INFINI
qui nous fait être et dont notre développement dans le temps exprime
seulement les conditions d’appropriation.
Car c’est de l’homme que nous devons dire qu’il est une créature infi-
nie, c’est-à-dire qui n’est jamais achevée, jamais finie. En ce sens il
serait légitime d’affirmer (toujours en prenant les mots dans un sens
strict et en considérant dans l’Absolu ce qu’il est plutôt que les formes
de participation qu’il rend possibles) qu’il est à lui-même sa propre
fin, qu’il est la perfection du fini.
On convient cependant que cette application du terme fini présente
une sorte de paradoxe. Et on en voit facilement la raison. C’est que le
mot de fini évoque toujours pour nous une série d’opérations que nous
avons parcourues l’une après l’autre et qui, à un certain moment,
pourrait recevoir un achèvement. Or le propre de la participation, c’est
précisément de ne pouvoir jamais être achevée : autrement elle cesse-
rait d’être la participation. De telle sorte que l’Absolu n’est point fini
au sens où nous pourrions le rencontrer un jour après une énumération
[237] exhaustive : il l’est seulement dans cet autre sens, qu’il est le
principe premier auquel rien ne manque puisqu’il est la source de tout
ce qui peut être, c’est-à-dire de l’infinitude même de la participation.
Alors il ne faut point douter que cet absolu même ne constitue le véri-
table infini actuel, comme le voulait Descartes. Et ce qui le prouve,
c’est ce double argument : que nous voyons clairement et distincte-
ment à la fois la puissance que nous avons de poursuivre sans jamais
la suspendre l’opération de notre pensée, et l’impossibilité de tenir
cette puissance autrement que pour le signe même de notre imperfec-
tion, qui est incapable de se suffire sans une perfection en acte qui dé-
termine en elle le désir même qu’elle a de se dépasser toujours.
L’Absolu permet à tous les êtres de s’accroître, mais il ne reçoit
lui-même aucun accroissement : c’est pour cela qu’il se repose en lui-
même et que le terme d’éternel lui convient mieux que le terme
d’infini, puisqu’en effet ces deux termes s’opposent l’un à l’autre
comme le mouvement et le repos.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 248
Si nous considérons l’être même du Tout, cet être ne peut être dé-
fini que par la parfaite suffisance. Cette parfaite suffisance peut sans
doute être considérée comme une infinité actuelle. C’est la suffisance
d’un acte qui ne peut être conçu qu’en exercice. Et son infinité
n’exprime rien de plus, à l’égard de toutes les formes particulières de
la participation, que ce caractère par lequel il ne cesse jamais de pro-
duire ou, si l’on veut, de fournir, de telle sorte que, dans l’opposition
du fini et de l’infini, l’infini reconquiert une sorte de priorité et de pri-
vilège.
Or c’est dans la certitude que nous avons que le Tout est infiniment
participable que réside notre véritable sécurité. De ce Tout nous ne
pouvons jamais être dissociés, et lorsque nous croyons le perdre, c’est
nous qui nous perdons. Mais c’est lui qui recueille encore ce qui nous
reste. Car nul n’échappe à l’être, même celui qui lui refuse son con-
sentement. Cependant dans ce Tout, rien n’est présent que d’une ma-
nière suréminente et ne devient nôtre autrement que par la participa-
tion qui nous est laissée, de telle sorte qu’il se présente à nous comme
un infini qui ne [238] nous manquera jamais. Ainsi seulement il nous
soutient au lieu de nous dissiper ; il nous fortifie au lieu de nous dé-
sespérer. L’acte participé ne s’engage pas dans un chemin qui n’a pas
de terme et dont les différentes étapes restent toutes également éloi-
gnées du but vers lequel il nous mène. Car ce chemin, c’est dans l’être
qu’il est tracé et s’il n’a point de bout, c’est parce que, en chacun de
ses points et non pas seulement au bout, il nous en donne la posses-
sion.
Sans doute on pourrait prétendre que cette marche vers un infini
qui nous échappe toujours n’est point une marche illusoire et alléguer
que, si elle n’atteint jamais la fin vers laquelle elle tend, du moins elle
ne perd jamais ce qu’elle quitte, qu’elle le porte toujours en elle et ne
cesse d’en accroître sa propre substance. C’est là en effet ce que l’on
voit dans l’Evolution créatrice de M. Bergson. Mais nous ne cèderons
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 249
point à une telle apparence. Car, ni nous ne pensons que l’acte créa-
teur soit dans le temps autrement que par les formes particulières de la
participation, ni nous n’inclinons vers cette image d’un être qui
s’enflerait ainsi au cours du temps de toutes les acquisitions qu’il réa-
lise l’une après l’autre. Notre progrès intérieur est un dépouillement
plus encore qu’un enrichissement : il donne à notre intention un carac-
tère de pureté et pour ainsi dire de nudité. Le moi ne cherche plus à
retenir ni à posséder. Il ne songe pas à accaparer ni à tarir cette activi-
té dans laquelle il puise, qui subsiste sans lui et à laquelle sa participa-
tion n’ajoute rien. Dans la participation, il met le participable au-
dessus du participé et l’union avec l’Être auquel il participe au-dessus
du contenu actuel de la participation.
Bien que le mot infini marque toujours la disproportion de l’acte
pur et de l’acte de participation et qu’il exprime la carrière qui reste
toujours ouverte devant notre liberté, il est utile cependant de conti-
nuer à s’en servir pour qualifier l’unité de l’Acte dont dépendent
toutes les formes particulières de la participation. C’est alors qu’on
peut parler d’un infini actuel. Mais il ne se réduit ni à la sommation de
tous les termes d’une série indéfinie, ni à la loi qui les engendre ; il est
l’efficacité pure dans laquelle trouvent toujours à puiser les êtres indi-
viduels pour constituer leur nature propre par un acte de liberté. Et en
posant l’infini actuel, nous voulons dire seulement que ces êtres parti-
culiers ne dépendent pas seulement les uns des autres, mais qu’ils dé-
pendent tous ensemble de cette même unité invisiblement [239] et
souverainement féconde qui fonde à la fois leur autonomie propre et
leur mutuelle solidarité. Dès lors, à l’égard des êtres participés,
l’infinité de l’Un actuel s’exprime de trois manières :
B) LA PUISSANCE ET L’IMPUISSANCE
DE LA LIBERTÉ
regarde la vie comme la poursuite qui ne cesse jamais d’un objet défi-
ni d’abord comme étant hors d’atteinte : ce qui nous fait mépriser ce
qui nous est donné en nous portant vers ce qui ne peut jamais l’être.
C’est là nous arracher à l’être au lieu de nous y établir. C’est
s’interdire même cet accroissement que l’on nous promet,
puisqu’aucun accroissement n’est possible là où l’on n’a jamais rien
possédé.
Seule la présence même de l’infini, qui n’est point devant nous
comme une cible, mais dans lequel nous faisons notre séjour, peut
nous rendre désintéressé à l’égard de toutes les déterminations parti-
culières qui peuvent nous échapper. Car nous pouvons les manquer,
mais nous ne pouvons pas perdre la source commune dont elles dé-
pendent et qui les engendre toutes. L’infini nous montre que l’on ne
s’évade pas de l’être. Mais il ne faut pas que nous ne retenions en lui
que son indétermination pour nous évader de l’expérience qui nous est
donnée, de la tâche que nous avons à accomplir : c’est en
s’assujettissant en lui que cette expérience, que cette tâche acquièrent
leur valeur propre et leur signification absolue.
C) RÉCONCILIATION CONCRÈTE
L’infini exprime bien sans doute l’intervalle qui sépare l’acte pur
de l’acte participé et par conséquent la condition de la participation
elle-même. Mais ce n’est pas une raison pour considérer la participa-
tion sous sa forme exclusivement limitative ou négative. Car, d’une
part, cet infini qui lui fait défaut lui est pourtant présent de quelque
manière, comme une carrière ouverte devant elle et, d’autre part, la
participation ne peut pas [245] être considérée seulement sous l’aspect
d’une quantité susceptible d’être accrue indéfiniment. Car il y a dans
la manière même dont notre élan intérieur s’arrête et se circonscrit,
une affirmation positive et qualitative qui témoigne de la manière
même dont nous abordons la totalité du réel, dont nous nous inscri-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 256
Cette présence même de l’infini dans le fini auquel il donne son ca-
ractère de perfection se vérifie dans toutes les formes de la création
artistique, et d’abord dans le langage poétique. Ici en effet
l’expression est unique et même elle ne peut jamais être changée ; le
sens, au contraire, est multiple ; on ne parviendra jamais à le délimi-
ter, ni à l’épuiser. C’est donc dans le fini que l’art cherche à faire tenir
l’infini. Et sans doute on pourrait prétendre que dans l’art ce sont les
opérations mêmes que nous accomplissons qui sont finies, tandis que
le sensible au contraire évoque en nous une résonance infinie. Mais
cette remarque est instructive, car la finitude de nos opérations, c’est
la finitude même de la participation, tandis que le sensible qu’elles
évoquent, c’est la réponse même qu’elles reçoivent du Tout qui les
surpasse toujours. Et ce qui est le plus remarquable, c’est que ce sen-
sible est d’autant plus suggestif et évocateur que l’opération qui s’en
empare possède elle-même un caractère plus ferme et plus distinct.
Ainsi, dans l’œuvre d’art comme partout, il y a un infini présent
qui tient non pas dans le dépassement du fini, mais dans sa perfection.
Et la perfection du fini, c’est cette justesse dans la proportion, cette
appropriation rigoureuse aux circonstances, cette force que donne une
exacte fidélité à soi-même, cette vérité spirituelle affirmée et assumée
qui est ma vérité, une vérité faite mienne, trouvée et aimée, qui est à
ma mesure, qui, me découvrant le monde et la place que j’y tiens, me
le fait paraître toujours identique et toujours nouveau, et me donne
cette force et cette joie d’inventer toujours qui est le secret même de
l’acte créateur.
C’est dans la joie esthétique et peut-être dans toute joie véritable
que l’on saisit le mieux ce point de rencontre du fini et de l’infini qui
nous permettra de faire comprendre notre désaccord avec tous ceux
qui engagent l’être tout entier dans un progrès [248] indéfini au cours
de la durée. Outre que ce progrès est lui-même un idéal qui, s’il ne
comportait aucune régression s’imposerait à nous mécaniquement et
abolirait notre liberté, qui ne tient à l’absolu que parce qu’elle rend
possible à chaque instant non seulement un retour en arrière, mais un
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 259
fini en même temps qu’il est un, nous échappe si nous poursuivons cet
infini par une aspiration indéterminée et se livre à nous au moment
même où il s’intimise, c’est-à-dire au moment où il remplit avec exac-
titude la capacité de notre conscience finie : il n’est pour nous le Tout,
que quand il devient notre tout.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 261
[250]
DEUXIÈME PARTIE
LES MODALITÉS DE L’INTERVALLE
Chapitre XV
L’ESPACE ET LE TEMPS
les choses et entre les êtres ; mais ces séparations elles-mêmes, ils
nous permettent de les franchir, soit par le mouvement, soit par la
mémoire. Et dans leur liaison avec l’intervalle, on voit clairement
comment l’espace et le temps ne peuvent jamais être dissociés, du
moins si c’est l’espace qui sépare, bien qu’il soit formé de positions
simultanées, mais précisément parce qu’il nous subordonne à la ma-
tière ; et si c’est le temps qui unit, non seulement parce qu’il permet
de rapprocher les corps les uns des autres par le mouvement, mais
parce que, bien qu’à l’inverse de l’espace, qui les rendait simultanés,
il introduise entre eux un intervalle nouveau et plus profond, qui est
celui de la succession, c’est lui encore [252] qui le franchit par la mé-
moire en les délivrant de leur matérialité, et qui vainc ainsi lui-même
l’intervalle qu’il a creusé
C’est donc l’espace et le temps qui font apparaître le contraste et la
relation entre la présence et l’absence, (qui ne sont que le développe-
ment même de la notion d’intervalle) et qui nous donnent, pour ainsi
dire, une disposition de cet intervalle, où notre situation vis-à-vis des
autres êtres est tantôt déterminée par nous et tantôt subie. Ils ne rom-
pent pas la présence totale qui est celle de l’Acte sur lequel se fonde la
participation et qui s’exprime par ce fait qu’il entre toujours de
l’espace et du temps dans notre expérience. Mais ils la divisent pour-
tant d’une certaine manière, ou, si l’on veut, ils opposent l’une à
l’autre, à l’intérieur d’une présence immuable à laquelle on ne peut
pas se soustraire, une présence et une absence relatives, comme on l’a
vu dans la théorie des contraires. L’espace par sa simultanéité absolue
est une image de la présence totale : et c’est pour cela que les objets
géométriques nous semblent des objets éternels, que les objets empi-
riques les plus changeants nous paraissent susceptibles d’occuper tou-
jours le même lieu et que l’espace lui-même est pour nous comme une
matière indifférente et toujours sous notre regard à laquelle nous pou-
vons donner sans l’altérer les figures les plus différentes ; seulement
cette simultanéité et cette immutabilité de l’espace pur ne sont pas
l’objet d’une expérience concrète, ce ne sont que des idées : elles ne
peuvent être que pensées. Mais nous n’obtenons jamais que des simul-
tanéités particulières qui s’excluent les unes les autres et qui ainsi
donnent naissance à l’absence. Car la présence et l’absence, dans leur
origine et dans leur nature proprement spirituelles, n’ont de significa-
tion que par rapport à un acte de l’attention dont l’absence exprime
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 264
B) L’ESPACE ET LE TEMPS
COMME MOYENS DE LA PARTICIPATION
que le monde, qui est tout entier présent dans l’instant, n’a lui-même
aucune réalité permanente, qu’il n’est qu’une mince surface toujours
variable que notre activité, qui lui demeure attachée par la donnée,
trouve toujours devant elle, mais qu’elle déborde toujours, soit en
avant soit en arrière, selon une dimension temporelle qui est la condi-
tion sans laquelle notre vie participée ne pourrait pas être notre œuvre.
L’instant est donc la jointure d’une présence éternelle et d’une pré-
sence temporelle, c’est-à-dire disparaissante. Car tout acte que nous
accomplissons nous fait participer selon nos forces à cette efficacité
omniprésente qui, en devenant nôtre, nous oblige à éterniser ce que
nous faisons. Au contraire, l’objet, qui lui est corrélatif et qui exprime
notre limitation, qui appelle sans cesse un objet différent, qui ne pos-
sède rien en lui qui lui permette de subsister, ni même d’être posé (au-
trement que par l’acte même qui le pose), ne cesse de périr. Aucune
de nos opérations ne peut se passer d’une matière sans laquelle elle ne
serait pas participée ; mais la formation et l’anéantissement de cette
matière sont la double condition incessante qui permet à [257] ces
opérations de se réaliser et de déterminer notre place dans l’être sans
condition.
La participation est donc la rencontre d’une présence de fait, dont
le contenu ne cesse de se renouveler et de nous fuir, et de la présence
d’un acte qui actualise le fait, mais qui l’abandonne toujours dès qu’il
a été en quelque sorte déterminé par lui afin d’inscrire dans l’absolu
notre essence participée. Ainsi, la participation qui ne fait qu’un avec
la liberté, nous donne la responsabilité de nous-même. Et c’est parce
qu’elle est une participation à l’éternité de l’acte pur qu’elle immorta-
lise l’être même qu’elle nous permet de nous donner ou, en d’autres
termes, c’est parce qu’elle est une ouverture sur l’éternité que la liber-
té nous donne l’immortalité.
On comprend donc facilement qu’on puisse faire de l’instant le lieu
de rencontre de l’esprit et de la matière ; c’est pour cela qu’il a deux
significations différentes : le monde matériel meurt et renaît dans
chaque instant, il n’est pour nous qu’une apparence dépourvue de pro-
fondeur. De fait, nous voyons bien qu’il ne cesse de se dissiper ; il est
l’épreuve qui permet à tous les êtres de se réaliser, mais qui se dérobe
définitivement quand ils meurent, c’est-à-dire quand ils y sont parve-
nus. Seulement, c’est dans l’instant aussi que, chaque fois que la ré-
flexion nous permet de nous reprendre et de triompher du jeu des phé-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 269
C) L’ESPACE ET LE TEMPS
COMME MÉDIATIONS ENTRE
LA LIBERTÉ ET LE MONDE
minée. Il faut donc que dans l’espace il n’y ait jamais rien qui ne soit
posé et par conséquent circonscrit et fini, bien que nous puissions
poursuivre en lui à l’infini l’acte de poser ou de circonscrire : c’est là
l’œuvre du mouvement, qui est en effet le facteur de liaison entre
l’espace et le temps. Sans lui on ne pourrait pas distinguer dans le
temps des instants successifs ; il ne serait rien de plus que l’expression
de l’infinité idéale qui est inséparable de tout acte participé.
La distinction entre l’espace abstrait et l’espace concret, c’est la
distinction entre tous les mouvements possibles et tous les mouve-
ments réalisés, entre toutes les constructions que nous pouvons faire et
toutes les constructions que nous avons faites, entre le schéma d’un
acte infini qui surpasse toutes les opérations dont nous sommes ca-
pables et le support de toutes les qualités sensibles qui sont corréla-
tives des opérations que nous avons véritablement effectuées.
Quant au temps, il est le chemin perpétuellement offert à la partici-
pation. C’est en lui que s’engage le désir qui exprime ce qui nous
manque et la distance qui nous sépare toujours de l’être pur ; ce désir
qui ne cesse de se renouveler fournit à la liberté l’élan dont elle a be-
soin, mais dont il lui appartient de disposer. Elle ne peut elle-même
sortir de l’indétermination que si elle suscite quelque objet fini qui, en
lui répondant, lui permette de sortir aussi de la potentialité. Cet objet,
il est vrai, elle le dépasse toujours : autrement elle ne pourrait en lui
que s’éteindre et se mortifier. Pourtant nous savons aussi que c’est
dans la perfection de chacune des fins qu’elle se donne tour à tour
qu’elle réalise la plénitude même de son efficacité. On voit apparaître
[264] alors la variété infiniment variable des formes de l’être. Ainsi se
constitue un monde qui est le même pour tous, puisque toutes les li-
bertés participent du même acte pur, et qui est propre à chacun,
puisque chaque liberté a conquis pourtant l’indépendance. C’est pour
cela que le temps est à la fois la manifestation du réel et l’épreuve du
moi. De là ces formules célèbres que c’est le temps qui dévoile la vé-
rité, que le temps, selon Thalès, a tout découvert, qu’il est le meilleur
conseiller des mortels et encore la pierre de touche et la meule de nos
pensées.
L’acte s’actualise donc par le moyen de l’espace et du temps. Mais
l’hétérogénéité qui les sépare, en nous obligeant à reconnaître que
chaque instant enveloppe en lui la totalité des points de l’espace et,
qu’inversement, chaque point de l’espace est capable de traverser
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 276
former, mais encore quand on considère que le temps qui renaît tou-
jours nous arrache sans cesse à un monde statique et fini pour nous
replacer au premier commencement de nous-même et du monde, et
que l’espace, qui est le lieu de toutes les directions, met pour ainsi dire
sous nos yeux une pluralité infinie de directions simultanées entre les-
quelles nous ne cessons de choisir. C’est l’espace et le temps qui sont
donc d’abord les véhicules de la possibilité et du passage de la puis-
sance à l’acte ; c’est par eux que la puissance se distingue de l’acte et
qu’elle est elle-même actualisée : c’est donc par eux que la liberté
même s’exerce.
Mais si l’avenir exprime cette puissance en tant qu’elle est toujours
offerte à la participation, ce qui fait qu’elle devient aussitôt pour nous
une source d’invention, le passé exprime cette même puissance en tant
qu’elle est devenue nôtre, qu’elle est pour nous un objet de possession
dont nous sommes capable de disposer comme nous disposons de
nous-même. Que l’instant même où nous vivons paraisse avancer sans
cesse sur la ligne du temps, c’est le signe du rapport toujours variable
qui ne cesse de s’établir entre l’acte pur et la participation. Quant à
l’espace qui semble bloquer devant nous tout le réel dans un monde
déjà réalisé, il ne faut pas oublier qu’il n’est pas exclusivement pour
nous un spectacle, ou que du moins, s’il en est un, c’est un spectacle
changeant que nous ne cessons en quelque sorte de produire. D’abord
ce spectacle même, en tant que spectacle, ne peut pas être pour nous
une réalité ; il est en rapport avec nous sans être nous ; tous ces lieux
que nous n’occupons pas, où nous situons les objets représentés, ne
sont pour nous [266] que des lieux virtuels, ceux que nous pourrions
occuper et vers lesquels le mouvement est capable de nous porter.
Ainsi, comme on l’a montré, si le propre du temps, c’est de virtua-
liser l’acte même afin que nous soyons capable de l’assumer et d’y
participer, l’espace qui se répand autour de nous et qui dans le présent
même nous livre une infinité de chemins différents dans lesquels notre
mouvement peut s’engager et entre lesquels nous pouvons choisir,
actualise pour ainsi dire nos possibilités. Seulement, tandis que le
propre de l’acte participé, c’est toujours d’évoquer une donnée qui en
est corrélative, cette donnée, c’est l’espace seul qui la fournit. Bien
qu’il ne puisse être lui-même pensé que par un acte qui distingue en
lui des positions et qui les rassemble, c’est-à-dire par une activité spa-
tialisante, on peut dire qu’il se présente toujours à nous sous la forme
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 278
tion inséparable d’un acte de l’esprit qui peut toujours être refait et
cette infinité du tout individuel qui est toujours tel ou tel, à laquelle
l’esprit cherche toujours à appliquer une analyse qui ne sera jamais
capable de l’épuiser.
tion qui les unit, ne peut pas être engagé lui-même dans l’espace ni le
temps : il n’y engage que ses effets. Mais le devenir ne peut pas être
opposé à l’être. Il lui est intérieur. Il est le moyen par lequel l’être par-
ticulier se constitue à l’intérieur de l’être total, le sillage de son action,
le témoignage de l’intervalle qui sépare l’acte pur de l’acte de partici-
pation, et de l’effort progressif qui cherche à le remplir. L’être ne lui
est point subordonné. C’est lui qui est subordonné à l’être. Il n’est
point un être naissant et périssant à chaque instant. Il se déploie tout
entier au sein même de l’être où il est l’instrument qui permet à la per-
sonnalité de se créer elle-même par une transformation incessante de
son être possible en son être réalisé.
Rien de plus instructif que de méditer sur ce devenir qui n’a
d’existence actuelle que dans l’instantané. C’est le signe que nous de-
vons toujours le traverser, mais que nous ne pouvons jamais nous y
établir. Seulement l’instant est en même temps la percée toujours re-
nouvelée de notre activité participée dans le présent éternel. Ainsi
c’est l’indivisibilité du pur instant qui sauve la spiritualité du monde.
C’est elle qui m’interdit de coïncider avec le donné autrement que
d’une manière tangentielle. Mais dans ce même instant où s’exprime
ma limitation, se réalise cette activité purement spirituelle qui ressus-
cite le passé, anticipe l’avenir et convertit sans cesse ce que je veux en
ce que je suis.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 281
[269]
TROISIÈME PARTIE
L’INTERVALLE REMPLI
Chapitre XVI
L’ORIGINE DE LA PUISSANCE
A. – LA PUISSANCE MÉDIATRICE
ENTRE L’ACTE PUR
ET NOTRE ACTE PROPRE
d’une part à considérer l’infini, qui en soi est un acte pur, comme
étant à l’égard du fini une puissance qui ne cesse de lui fournir,
mais que le fini n’a jamais cessé d’actualiser, c’est-à-dire de
rendre sienne : c’est là en nous la distinction de la puissance et
de l’opération ;
d’autre part à considérer l’opération même, en tant qu’elle est par-
ticipée, comme incapable du se suffire (parce qu’elle est [270]
abstraite et intentionnelle) et comme appelant toujours par con-
séquent une donnée qui la limite, mais aussi qui lui répond, qui
la surpasse et qui l’achève.
danger, nous le savons bien, est d’en faire un acte déjà réalisé pour
ainsi dire en idée, et auquel l’actualisation donnerait seulement une
existence manifestée. C’est parce que nous concluons ainsi de l’acte à
la puissance que la puissance (comme les facultés) a toujours paru une
explication abstraite et purement nominale. Mais il importe d’abord de
laisser dans la puissance un certain caractère d’indétermination : car
nous ne pouvons pas savoir toutes les puissances dont nous aurions pu
disposer si nous avions consenti à en faire usage : et de maintenir en-
suite qu’il n’y a rien de plus dans la puissance même que l’acte en tant
que non-participé, mais en tant qu’il est toujours susceptible de l’être.
Il n’y a donc jamais de puissance qui ne soit un autre aspect d’une ac-
tivité véritablement exercée, du moins s’il est vrai que la corrélation
de ces deux termes est la marque d’une véritable réciprocité qui les
unit et qui fait que ce qui est acte en Dieu est toujours puissance en
nous, que ce qui est acte en nous n’est jamais en Dieu que puissance.
Le rôle médiateur de la possibilité entre l’Acte pur et l’acte partici-
pé permet en effet, en passant de l’un à l’autre, d’observer un renver-
sement singulier dans les conditions mêmes de son application. Car si
cet Acte pur ne peut jamais se présenter à [274] l’égard de l’acte de
participation que comme une possibilité, il faut dire pourtant qu’à
l’égard de l’Acte pur, c’est l’acte participé qui n’est jamais qu’une
possibilité. Seulement dans les deux cas nous allons de l’actuel au
possible et non point inversement. C’est l’actualité de la partie, par
exemple, du Moi, qui est la condition sans laquelle le Tout ne serait
jamais posé comme une possibilité infinie : et c’est l’actualité du Tout
qui est la condition sans laquelle les parties ne pourraient pas être po-
sées comme des possibilités toujours renaissantes. On ne peut pré-
tendre que c’est le Tout possible qui est la condition de la partie pos-
sible et que c’est la partie actuelle qui est la condition du Tout actuel :
car, dans les deux cas, le mot Tout n’est pas pris avec la même accep-
tion. Le Tout qui est la condition de possibilité de la partie n’est pas
un Tout possible, mais un Tout actuel qui permet à la partie de con-
quérir en lui l’existence actuelle sans qu’elle lui ajoute ou lui retire
rien à lui-même. Et le Tout qui est l’effet de l’actualisation des parties
peut bien être considéré comme leur somme, mais c’est une somme
qui n’est jamais achevée : ce tout ne sera jamais actuel.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 287
B) LA CONSCIENCE,
LIEU DES PUISSANCES
y ajoute, mais parce qu’il le limite. C’est qu’il y a identité entre l’être
et la totalité du possible : le divorce se produit seulement en nous et
par rapport à nous et c’est pour cela que le possible qui est toujours à
notre disposition nous paraît seulement une condition offerte, mais
qui, avant que la liberté s’en empare, est privée de sa mise en œuvre,
bien qu’en même temps le possible déborde toujours ce que nous
pouvons faire pour nous montrer l’imperfection de tout ce que nous
avons fait et nous proposer sans cesse quelque action nouvelle.
Cependant, si la distinction de l’être et du possible n’a de sens que
par rapport à la participation, il ne suffit pas de les identifier dans
l’absolu. Il faut que le possible soit limité de manière à répondre aux
conditions actuelles de la participation : c’est là ce que nous pourrions
appeler le possible prochain. Mais on voit alors que le mot possible
exprime moins un manque qui est en lui qu’un manque qui est en
nous, qu’il soutient un rapport avec ce que nous sommes, mais qu’il
nous invite à faire de ce que nous sommes, non point une réalité dont
nous nous contentons, mais une activité que nous ne cessons de pro-
mouvoir. C’est pour cela que le possible est lié avec notre nature et
pourtant la dépasse toujours ; il est pour ainsi dire un regard que nous
jetons, en la prenant elle-même pour centre, sur la totalité du réel, ce
qui équivaut à dire qu’il est au point de jointure de la nature et de la
liberté.
Car le possible n’est pas seulement ce que nous pouvons penser,
c’est aussi ce que nous pouvons faire. Et nous entrons [276] en con-
tact avec lui non point seulement dans la démarche par laquelle nous
formons l’hypothèse, mais encore dans celle par laquelle nous prenons
la responsabilité de l’action que nous allons accomplir. Ainsi la possi-
bilité, c’est la réalité tout entière remise au creuset. Mais il ne faudrait
pas croire qu’il n’y a pas une réalité de cette possibilité elle-même. Et
nous pouvons dire que le propre de la possibilité, c’est de nous per-
mettre de dégager, à l’intérieur même de l’efficacité absolue, une
puissance par laquelle elle deviendra nôtre, qui ne s’actualisera
qu’avec notre consentement, bien que cette actualisation ne soit
d’abord qu’un appel qui demande à l’univers même de lui répondre.
En ce sens, Bergson a raison de dire que, penser le Tout, c’est penser
tout le réel et non tout le possible, et la plus grande de toutes les er-
reurs, c’est de croire que le possible est plus grand que le réel. Seule-
ment il y a bien de la différence entre la réalité de l’acte où puise la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 289
qui les unit ; et c’est pour cela qu’elles peuvent être considérées
comme ayant en quelque sorte une existence éminente dans
l’efficacité de l’acte pur, et une existence conditionnelle dans l’acte
participé dont elles expriment le prélude : elles lui fournissent les
moyens, en les actualisant, de s’accomplir. On comprend donc que
nous soyons limités par les puissances mêmes dont nous croyons dis-
poser, et que nous les invoquions toujours pour montrer que nous fai-
sons en effet tout ce que nous pouvons. Mais on comprend aussi qu’il
soit impossible de tracer une ligne de démarcation exacte entre ce que
nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas, puisque ces puissances,
c’est toujours à l’efficacité infinie que nous les empruntons, ce que
l’on exprime en même temps en disant qu’il n’y a rien qui nous soit
impossible avec l’aide de Dieu.
ternes n’y suffisent que lorsque notre liberté elle-même fléchit : car
c’est à elle que le choix des puissances qui doivent être actualisées se
trouve pour ainsi dire remis.
Avant que la tendance se manifeste, nous n’avions affaire qu’à une
possibilité abstraite. C’est la tendance qui exprime la transition entre
la possibilité abstraite et l’action que nous sommes capables
d’accomplir, et qui en quelque sorte réalise cette possibilité. On voit
aussi comment la puissance, quand elle est saisie sous la forme de la
tendance ou du désir, paraît nécessairement appartenir à la nature,
puisque notre liberté n’est pas encore intervenue pour la faire sienne.
Et l’on comprend enfin comment la pluralité des tendances est la con-
dition qui permet à chacune d’elles à la fois de demeurer en suspens
au lieu de nous entraîner nécessairement, et à la liberté de choisir
entre elles et de ne laisser aucune d’elles s’actualiser en nous sans que
nous lui ayons donné notre consentement. Or, si la liberté est supé-
rieure à toutes les tendances, c’est parce que les tendances
n’expriment rien de plus que la division d’une activité mise à notre
disposition comme un jeu de possibilités qui se compensent, mais que
nous ne pouvons assumer à notre tour que par une participation à
l’acte pur, par un retour à son unité où l’initiative qui nous est propre
redevient vivante, et nous permet justement de nous créer par une op-
tion entre les puissances qui nous sont données et qu’il dépend de
nous d’actualiser.
On voit maintenant comment le mot puissance peut prendre deux
sens différents ; car il désigne d’abord cette puissance indéterminée
qui est la liberté, qui nous relie à l’acte créateur et qui nous rend ca-
pable de tout produire, ou du moins qui met entre nos mains un con-
sentement qui ne peut être forcé. Elle reste [280] distincte de l’acte
pur dans la mesure où elle est une virtualité qui ne se réalise que si
nous le voulons. Mais il y a en même temps des puissances détermi-
nées, c’est-à-dire des tendances qui nous relient à la nature, qui insè-
rent dans le monde notre être participé, qui limitent notre liberté et lui
fournissent un instrument, et sans lesquelles nous ne pourrions com-
prendre ni comment elle se distingue de l’acte pur, ni comment elle
s’exprime par un choix, ni comment elle dispose d’une efficacité qui
ne vient pas d’elle, mais qui ne s’exerce que par elle. Ainsi les ten-
dances sont nous sans être nous : nous en sentons la présence en nous
avant même que notre liberté s’exerce ; elles nous pressent, toujours
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 293
prêtes à s’actualiser sans que notre consentement ait été donné, es-
sayant toujours de nous surprendre et ne cessant de nous troubler
quand on gêne leur libre jeu. En comparaison l’acte libre, avant de
s’être accompli, semble abstrait et décoloré ; c’est un pouvoir arbi-
traire dépourvu de réalité et sans rapport avec le moi vivant. Mais
qu’il commence à entrer en action, alors tout change : il repousse ces
tendances du côté de la nature, il les juge, il établit entre elles une hié-
rarchie, il essaie d’en faire la synthèse. Le moi n’est plus que là où il
agit et les tendances deviennent la matière dans laquelle il se forme
afin de s’affirmer.
L’apparition des puissances correspond à une division de l’acte
pur. Seulement cette division n’est pas réalisée dans l’acte même : elle
ne se produit que quand la liberté opère et afin qu’elle puisse opérer.
Ainsi on peut dire que c’est la liberté qui se divise afin précisément de
pouvoir participer à l’acte de la création, et le refaire sien. Il est donc
naturel que ces puissances paraissent précéder en fait l’exercice de la
liberté, bien qu’elles le suivent en droit comme l’instrument et les
conditions sans lesquelles elle ne pourrait pas être mise en œuvre ;
elles supposent donc l’usage de la faculté qui les crée, mais afin de
trouver en elles un appui. C’est pour cela que notre nature ne peut pas
être considérée comme une fatalité pure, que nous sommes ce que
nous sommes afin de pouvoir devenir ce que nous voulons être, et
qu’il y a toujours une mystérieuse correspondance entre notre nature
individuelle et notre vocation spirituelle : non point que celle-ci soit
un effet de celle-là, car c’est celle-ci au contraire qui produit et ap-
pelle celle-là.
[281]
ART. 7 : La puissance exprime à la fois notre limitation et les res-
sources dont notre liberté dispose, comme on le voit dans l’exemple
de l’habitude ou dans celui du caractère.
elle devient une liaison en puissance par laquelle, nous retournant vers
ce Tout, nous cherchons à l’envelopper, à créer notre intégrité propre
par le regard que nous dirigeons vers lui, afin de collaborer avec lui,
de le marquer de notre empreinte et d’inscrire en lui par un acte origi-
nal et autonome notre existence participée.
L’idée de puissance se trouve donc toujours liée à la limitation de
notre état actuel. Elle exprime à la fois la misère du moi et cette admi-
rable initiative par laquelle son être véritable est toujours celui qu’il
est capable de se donner. C’est notre liaison de fait avec le Tout qui
fournit à la liberté les puissances dont elle dispose, c’est-à-dire la ma-
tière qu’elle met en œuvre.
Il y a donc une réciprocité entre le monde qui s’impose à nous et le
monde que notre liberté prend en charge. Mais cette réciprocité était
nécessaire pour que notre liberté, qui est elle-même sans matière,
trouvât toute la matière dont elle a besoin afin de s’exercer, pour que
chaque être pût se replacer lui-même dans cette situation originaire où
le monde se fait, c’est-à-dire devient pour lui une immense possibilité,
et pour que, enfin, il puisse par un libre choix se renoncer lui-même et
se contenter de le subir comme une fatalité, ou bien remettre en ques-
tion à chaque instant la signification et la valeur de tous les événe-
ments qui le remplissent.
La difficulté reste toujours de discerner quelle est la nature d’une
puissance non exercée et quel est son séjour. Et sans doute nous de-
vons dire d’abord qu’elle réside dans le Tout à l’intérieur duquel notre
liberté elle-même vient pour ainsi dire l’isoler pour l’actualiser. Mais
pourtant il y a des puissances qui sont aussi en nous et non pas seule-
ment dans le Tout, puisqu’elles suffisent à caractériser notre être
propre et que c’est par elles que notre [282] être propre se distingue de
l’être d’autrui. Mais ces puissances ne peuvent être en nous qu’à la
manière des tendances et des habitudes ; elles se reconnaissent donc à
ce signe qu’elles peuvent s’actualiser sans que la conscience ait à in-
tervenir. Le propre de la volonté est de les inhiber, ou bien de consen-
tir à leur exercice, ou bien encore de les composer les unes avec les
autres pour réaliser des fins qu’elle a choisies. Elle va aussi au delà. Il
y a en elle une faculté d’invention ; elle peut former des tendances et
des puissances nouvelles non point en les puisant toutes faites à
l’intérieur du Tout, mais en puisant pourtant en lui l’efficacité qui lui
permettra de constituer toujours des habitudes nouvelles. Cet acte est
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 295
C) LA PUISSANCE ET L’ACTUALISATION
créé par elle ; il a tort cependant de vouloir que cet objet soit posé
d’abord, et de faire de la puissance une simple virtualité abstraite qui
le redouble et le reflète après coup et dont on ne comprend ni ce
qu’elle est, ni comment elle naît, ni quelle est sa fonction. L’idéalisme
a tort de penser que l’on puisse déduire intégralement la donnée de la
puissance ; mais le matérialisme a encore plus tort d’imaginer que la
donnée puisse être posée indépendamment de la puissance qui n’en
n’est pas le stérile décalque, puisque c’est elle au contraire qui la fait
surgir de l’infinité même du réel.
On comprend maintenant pourquoi l’être n’éprouve de joie véri-
table que dans l’exercice de ses puissances ; c’est par cet exercice
même qu’il les éprouve et qu’il les découvre. C’est par lui qu’il ac-
quiert le sentiment de ce qu’il est, qui ne se distingue pas de ce qu’il
peut. Mais ce qu’il peut n’est rien que par ce qu’il veut, qui en est
pour ainsi dire la gratuite disposition, de telle sorte que par là son être
se résout dans un acte libre. Dans l’exercice de ses puissances, chacun
de nous est semblable à un prisonnier qui brise ses chaînes, à l’insecte
qui sort du cocon. Il frémit de s’apercevoir tout à coup comme une
possibilité pure dont il ne peut pas mesurer toute l’ampleur, puisqu’il
ne peut la connaître que par son actualisation même, mais comme une
possibilité dont l’actualisation lui est remise et réside toujours entre
ses mains. Ainsi il ne pénètre en soi que grâce à l’acte même par le-
quel il se quitte. Il ne rentre en soi qu’au moment même où il sort déjà
de soi. Et il acquiert tout à la fois un être intérieur et secret qui ne dé-
pend que de lui seul, et cette existence [286] extérieure qui lui permet
de prendre place dans le monde et dont le monde même témoigne.
Il n’y a point d’émotion plus vive sans doute que celle qu’éprouve
l’artiste au moment où il voit l’œuvre surgir de sa pensée, qui vient
prendre forme et s’incarner en elle. L’émotion qu’éprouve le specta-
teur est la même, bien qu’elle soit de sens contraire : il découvre au
contact de l’œuvre la pensée qui en lui aurait pu la produire. Cette
émotion est celle qui correspond à la transformation d’une possibilité
en réalité ou à l’actualisation d’une puissance. Et l’on peut dire que
cette émotion est double. Car, d’une part, elle exprime cet ébranle-
ment que nous donne la rencontre en nous de cette puissance même
que nous ne soupçonnions pas et qui précisément ne se révèle que
quand elle commence à s’exercer. Et d’autre part, elle exprime aussi
cette joie que nous donne la pénétration de notre activité propre dans
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 299
[288]
TROISIÈME PARTIE
L’INTERVALLE REMPLI
Chapitre XVII
L’APPARITION DE LA DONNÉE
A. – CORRESPONDANCE DE L’ACTE
ET DE LA DONNÉE
7 Telle est la tâche que nous avions précisément entreprise dans notre Dialec-
tique du monde sensible. (Belles-Lettres.)
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 305
pourtant que par un acte qu’il me faut accomplir, mais dans lequel il
n’y a jamais assez d’ouverture, ni de puissance d’acceptation. C’est
pourtant ce dernier exemple qui me fait comprendre le mieux les véri-
tables rapports de l’acte et de la donnée ; car derrière la plus humble
donnée, bien qu’elle n’appartienne qu’à la nature, il y a précisément
un Acte surabondant qui est la source de l’acte participé, et qui, à la
frontière même où celui-ci expire, m’apporte encore le don de sa pré-
sence miraculeuse et le témoignage de son infinie richesse.
La difficulté de la théorie de la participation, c’est toujours de lui
laisser assez de souplesse pour éviter de cristalliser l’activité de
l’esprit dans des concepts indéformables, pour ne pas établir une cor-
respondance mécanique entre le concept et la donnée. Car d’une part
derrière chaque concept, il y a l’infinité de l’esprit qui s’exprime par
la possibilité d’une invention sans cesse renouvelée, et d’autre part
c’est cette même infinité qui, surpassant toujours notre opération, met
dans chaque donnée une sorte de surplus impossible à prévoir et à dé-
duire. Ce qui fait que chaque démarche de l’esprit est irrecommen-
çable parce [295] qu’elle est accomplie par un être individuel et libre,
et que chaque donnée représente un contact unique avec le réel qui est
lui-même inimitable et inépuisable.
Cependant on peut aller encore plus loin. Car, dans l’acte même
par lequel on perçoit la couleur et le son, il y a une signification de la
couleur et du son dont la couleur et le son viennent pour ainsi dire té-
moigner : c’est le peintre ou le musicien plutôt que le savant qui nous
obligeront à accomplir un acte qui trop souvent fléchit ou est livré à
l’habitude, mais qui seul peut donner à la couleur et au son ce relief,
cette acuité, cette présence vivante que sans lui ils ne posséderaient
jamais. C’est cet être pour ainsi dire ultra-conceptuel qui permettra au
philosophe, dans la dialectique des qualités, de reconnaître dans le
monde perçu l’harmonie toujours cherchée et toujours perdue entre les
mouvements de notre esprit et les données qu’elles actualisent.
Tout n’est pas faux dans le rapport que le formalisme établit entre
la forme de la pensée et le sensible qui vient la remplir. Mais leur
convenance demeure un mystère inintelligible. Nous croyons au con-
traire que le dessin même de cette forme doit être poussé au delà des
catégories les plus générales de la pensée, qu’il peut être précisé
jusqu’au point où, sans annihiler le sensible, comme dans
l’intellectualisme traditionnel, il appelle pourtant telle espèce particu-
lière du sensible qui achève pour ainsi dire de le réaliser.
La diversité infinie des qualités sensibles nous permet de com-
prendre comment se réalise dans l’expérience concrète, à travers les
différences et les ressemblances les plus fines, la connexion de l’un et
du multiple. C’est la multiplicité des objets qui me frappe d’abord
parce qu’elle est en rapport à la fois avec la satisfaction du besoin et
avec les conditions de la pensée conceptuelle. Mais la multiplicité des
qualités sensibles est plus primitive et plus profonde. C’est cette mul-
tiplicité qui doit être regardée à la fois comme l’effet immédiat de la
participation et comme le moyen d’une communication variée avec
l’univers qui produit ce jeu intérieur sans lequel l’unité du moi serait
une unité morte, sans relation avec le monde, et qui ne serait point son
propre ouvrage.
[300]
La qualité sensible n’est donc pas un écran entre le réel et nous ;
elle n’est pas non plus une sorte de scandale pour l’activité, qui
l’appelle et la pénètre, mais sans l’abolir. On la voit alors acquérir une
sorte d’intériorité, de transparence et de spiritualité : elle devient le
moyen de coïncidence et de communion le plus délicat, le plus vivant
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 314
[302]
C) LA DONNÉE ET LE DON
qui soutient le désir ; c’est lui qui est la fin du vouloir qui, autrement,
resterait éternellement intentionnel.
[304]
On peut se servir ici encore une fois de la comparaison du regard
qui tient tout le réel devant lui de telle sorte que, pour peu qu’il flé-
chisse ou qu’il s’obscurcisse, le réel recule et se dissipe. Et même, ce
qu’il en voit, c’est l’obstacle que le réel lui oppose, et qui ne cesse
pourtant de lui fournir et de l’enrichir. Il en est de même de l’ouïe,
dont les sons que l’on entend viennent rompre et parfois blesser la
puissance d’entendre, comme si elle ne pouvait s’exercer avec perfec-
tion qu’en écoutant le silence. On ne peut donc tirer la couleur du seul
exercice du regard, ni le son du seul exercice de l’ouïe ; l’un de ces
termes appelle l’autre, mais comme son complément et son contraire.
De même on ne tire pas davantage de la connaissance son objet, ni du
désir le plaisir, ni de la volonté la fin vers laquelle elle tend ; l’activité
participée vise toujours un but que nous ne pouvons nous donner à
nous-même que par l’acte même qui nous le fait recevoir comme un
don.
ART. 9 : Bien que la donnée soit une limite de l’acte, l’acte à me-
sure qu’il s’exerce davantage, l’affine et la multiplie au lieu de la
faire reculer et de l’abolir.
cherche autre chose que lui-même. J’ai besoin d’un objet sur lequel
mon regard se pose, d’un être différent de moi auquel je puisse adres-
ser mon amour et qui lui réponde. C’est une grande injustice de mé-
dire du donné, s’il est vrai, comme on l’a montré, que je cherche tou-
jours moins à le réduire qu’à le produire. C’est légitimement [306]
qu’on lui accorde parfois une valeur absolue, bien que ce soit le plus
souvent pour de mauvaises raisons. Car il n’est point cette résistance
inerte et aveugle contre laquelle je bute et qui opposerait à mon activi-
té impuissante un obstacle impossible à franchir ; il est au contraire un
écho que renvoie sans cesse l’acte pur à l’acte participé, toujours en
corrélation avec lui, bien que toujours le dépassant. Le propre de cet
acte ne peut point être de s’accroître sans cesse, en délaissant ou en
absorbant toutes les formes du réel qu’il actualise tour à tour ; c’est au
contraire de chercher en elles un répondant et un soutien. L’ambition
de la conscience n’est pas d’engloutir le monde dans sa propre soli-
tude, mais de communiquer avec lui dans une sorte de réciprocité où
elle puisse aussi demander et recevoir.
Dès lors, on ne s’étonnera pas que le donné, loin de s’exténuer, à
mesure que notre activité s’exerce davantage, ne cesse au contraire de
s’enrichir : tous les aspects de l’expérience se multiplient, se diversi-
fient et s’affinent. Le moindre geste accompli par nous semble nous
révéler une forme du réel qui jusque-là était demeurée ensevelie. On
voit se former sur l’univers, dans le domaine intellectuel, esthétique,
politique, religieux, une pluralité infinie de perspectives différentes,
mais convergentes ; et chacune d’elles acquiert d’autant plus de com-
plexité, de délicatesse et d’unité intérieure que l’activité qui la produit
est elle-même plus grande. Au contraire, lorsque cette activité fléchit,
toutes ces différences s’effacent, tous les contours s’abolissent, le
monde retourne à l’état de nébuleuse.
Le rapport de l’acte pur et du monde donne prise à deux thèses qui
paraissent contradictoires : la première que le monde, c’est ce qui
manque à l’acte, puisque, si l’on veut qu’il y ait un monde, il faut
qu’il y ait une conscience pour laquelle il y a du donné, c’est-à-dire
qui participe à l’acte sans pouvoir l’épuiser ; la seconde que ce monde
doit nous paraître d’autant plus vaste, d’autant plus varié et d’autant
plus plein que l’acte de participation a lui-même plus de force et de
délicatesse. Mais elles ne sont sans doute contradictoires qu’en appa-
rence : car le donné qui manque à l’acte n’est que le donné d’une ma-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 321
[311]
TROISIÈME PARTIE
L’INTERVALLE REMPLI
Chapitre XVIII
LA FORMATION DU MONDE
lui l’essai de ses propres forces paraît sans lui débile et sans appui.
Mais en même temps il n’existe que dans ses rapports avec nous : il
est donc toujours pour nous une apparence. L’être ne peut pas être
confondu avec le monde qui en témoigne, mais qui le dissimule et le
révèle à la fois ; et l’on sent très bien qu’à mesure que notre activité
devient plus parfaite, elle le traverse et ne laisse subsister de lui que la
forme expressive de relations plus secrètes entre l’être total et notre
être participé. Le monde ne peut donc pas être identifié, comme on le
fait souvent, avec l’objet même de la participation.
Il n’y a pas non plus de monde qui serait posé d’abord et qui pro-
duirait en nous la représentation que nous en avons par une sorte
d’action sur notre conscience. Mais c’est en nous inscrivant [312]
dans l’être total par un acte qui nous est propre que nous faisons naître
un monde qui surpasse toujours notre représentation actuelle (ce que
le réalisme a raison de maintenir), qui n’est pourtant que par cette re-
présentation (ce que l’idéalisme met en lumière), et que nous essayons
toujours d’égaler par une activité qui lui demeure toujours inégale.
C’est une chose admirable que le monde qui nous résiste ou qui
nous accable soit aussi le milieu sur lequel rayonnent notre connais-
sance et notre action, qu’il n’y ait qu’un monde et que chacun puisse
prendre sur lui une perspective qui lui est propre, et qui dépend de
l’activité de son regard, qu’enfin le même monde dans lequel paraît
régner une nécessité implacable puisse fournir à chaque être à la fois
les moyens et le témoignage de l’exercice de son activité libre.
C’est dans l’intervalle qui nous sépare de l’acte pur que naissent
toutes les libertés qui expriment avec la nôtre sa fécondité infinie.
C’est en communiquant avec elles que nous communiquons avec lui ;
le monde est l’instrument par lequel il agit sur nous, par lequel il ne
cesse à la fois de nous instruire et de nous émouvoir. Ainsi ne
s’étonnera-t-on pas que Lachelier dans sa lettre XXXVIII puisse dire
du monde extérieur qu’il est le trait d’union entre les âmes. Mais il ne
les unit que parce que d’abord il les sépare.
Puis-je dire par conséquent que je m’insère dans le monde, que je
m’y inscris ? Je m’insère et je m’inscris dans l’être sans doute, mais
non point dans le monde. Car ce monde, il existe pour moi, tandis que
je suis moi et non pas pour moi. C’est donc aux autres de m’insérer ou
de m’inscrire dans un monde qui existe pour eux.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 327
d’avoir été voulu, avant d’être actualisé, puis de disparaître pour être
spiritualisé. Quand nous disons de l’Être total qu’il est au delà du pré-
sent phénoménal, nous voulons dire non pas qu’il est dans un autre
monde dont celui-ci serait la doublure, mais qu’il est dans un présent
qui n’est plus la coupure entre un avenir possible et un passé accom-
pli, c’est-à-dire dans lequel cet avenir et ce passé ne font qu’un. L’être
total ignore cette perspective individuelle et subjective qui fait appa-
raître à nos yeux le monde et qui suppose la passivité du corps et des
sens ; tous les états en lui sont abolis, le passé et l’avenir se recou-
vrent ; ils ne se distinguaient qu’afin de m’offrir comme possible un
acte qui devait recevoir de l’être total une sorte de confirmation avant
de s’incorporer à l’être du moi.
[314]
puis poser aucun acte sans poser un objet qui n’est point intégré en
moi, mais rejeté et repoussé hors de moi. J’exerce ma liberté précisé-
ment en le posant, c’est-à-dire en refusant de m’identifier avec lui, en
affirmant par rapport à lui mon indépendance, mon hétérogénéité,
mon infinité. Dans cette démarche qui ne cesse jamais, par laquelle je
fais toujours naître en moi de nouveaux états, devant moi de nouveaux
objets, je jalonne les différentes étapes d’une liberté qui évoque tou-
jours de nouveaux aspects de l’Être dont aucun n’est capable, ni de
l’épuiser, ni de le borner.
Plus ma perception s’enrichit, plus ma liberté se délie et se purifie.
On voit donc à quel point nous sommes éloigné de penser que
l’ambition de l’esprit est de réaliser une sorte d’identification avec
l’objet lui-même dans une intuition mystérieuse. Nous ne pouvons
jamais chercher qu’à nous identifier avec un acte toujours plus dé-
pouillé, ce qui nous oblige à faire apparaître d’autres objets ou
d’autres états qui ne commencent à exister pour nous que lorsque nous
avons commencé déjà à nous détacher d’eux. Et c’est pour cela que
nous ne connaissons rien [316] de l’état ou de l’objet que par cet acte
même qui, en nous obligeant à le pâtir ou à le construire, le maintient
en relation avec nous dans un monde intérieur ou extérieur dont nous
restons toujours en un certain sens indépendant, précisément parce
qu’il ne subsiste que par notre consentement et qu’il est toujours
jusqu’à un certain point notre ouvrage.
Ce serait une erreur de penser que l’activité n’est rien de plus ici
que l’opération par laquelle j’appréhende un état ou un objet, qui exis-
teraient déjà avant cette opération elle-même. L’état ou la chose ne
sont pas non plus de pures créations de ma conscience séparée. On les
voit apparaître comme un retentissement ou un écho, dans la partie
réceptive de mon être, de l’activité même que j’exerce : le sentiment
et la perception qui me les rendent présents sont à moi sans être moi.
Ils marquent une fois de plus la distance qui sépare de l’acte pur mon
acte participé.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 331
B) DE LA MATIÈRE A LA VIE
nous ne serions pas séparé de l’acte pur, mais sans lequel nous ne re-
cevrions pas de lui, comme la récompense de nos efforts, ce que notre
pure initiative ne suffirait pas à nous donner. Elle est la négativité de
l’acte pur, étrangère à toute détermination comme lui, et telle pourtant
que l’acte participé, s’introduisant entre lui et elle, introduit dans le
monde en s’exerçant l’infinité des déterminations. Ce qui nous permet
de voir en elles tantôt un obscurcissement de l’acte pur (comme dans
toutes les théories de la chute), tantôt un enrichissement progressif de
la matière elle-même (comme dans toutes les doctrines de
l’évolution).
La matière ne doit donc pas être exclue de la participation : il fau-
drait dire seulement qu’elle en est, non pas le plus bas degré (puisque
toute participation est spirituelle), mais à la fois le moyen et la limite.
Elle joue en réalité un triple rôle : premièrement, elle limite notre ac-
tivité, mais elle l’oblige en même temps à entrer en jeu ; sans elle
notre activité demeurerait à l’état de puissance. On peut bien dire
qu’elle est un obstacle, mais qui permet à notre activité de ne point
demeurer solitaire, d’entrer en rapport avec l’activité qui la dépasse et
dont dépend l’univers tout entier. De telle sorte qu’il n’y a point
d’activité humaine qui puisse demeurer immatérielle et qu’en
s’incarnant notre activité ne cesse en même temps et indivisiblement
de créer et de recevoir. Ainsi il n’y a point d’œuvre, même la plus
humble, qui ne surpasse le dessein, même le plus beau.
[321]
Deuxièmement, il est bien vrai de dire que la matière nous indivi-
dualise. Il ne faut pas prendre parti dans la querelle qui divise ceux qui
défendent l’individualisation par la forme et ceux qui soutiennent
l’individualisation par la matière. Car l’individualisation se produit au
point même où la forme et la matière se rencontrent, c’est-à-dire au
point où la matière montre le rôle nécessaire qu’elle joue dans la cons-
titution même de la forme. La matière sépare les individus les uns des
autres ; elle fait que la vie spirituelle pour chacun d’eux demeure un
secret ; que cet écran disparaisse, et l’on verrait les âmes se dissoudre
dans l’unité de l’esprit pur, aucune d’elles ne pourrait garder cet écho
émouvant dans son intimité subjective d’un corps qui est le sien et qui
donne à tout ce qui lui arrive une unicité et une originalité absolues.
Mais cette individualité qui semble produite par la matière n’est elle-
même que la condition de cette individualité produite par la forme,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 336
bien que celle-ci paraisse d’une tout autre nature ; car l’intimité sub-
jective dont il s’agit n’est une intimité et ne me permet de dire moi
que par un libre arbitre qui n’est point une indétermination absolue,
qui est mon libre arbitre, et qui précisément n’est possible et ne peut
entrer en jeu que s’il rencontre des conditions qui lui sont offertes, des
propositions que la nature ne cesse de lui faire et sans lesquelles il
n’aurait jamais ni à opter ni à consentir.
Troisièmement, la matière qui est l’instrument qui sépare les indi-
vidus les uns des autres, c’est-à-dire qui leur permet d’être des indivi-
dus, ou encore d’être, est aussi le moyen qui leur permet de communi-
quer. Ce que l’on pouvait prévoir en réfléchissant à ceci, c’est que
l’on ne peut penser la séparation que par rapport à l’union et que cette
séparation met déjà en relation les deux termes qu’elle sépare. Le
propre de la matière en effet, ce n’est pas seulement de m’obliger à
actualiser mes puissances, mais encore de m’obliger à témoigner sans
cesse de ce que je suis ; c’est par elle que je marque le monde de mon
empreinte, que je deviens un spectacle pour autrui. Et chacun de ces
témoignages est un don que je lui fais de moi-même. Le monde maté-
riel est un monde commun à tous : c’est le lieu de tous les chemins et
de toutes les rencontres. C’est sur lui que portent toutes les connais-
sances qui permettent aux hommes de s’accorder et de faire l’épreuve
de la vérité ; c’est en lui que se réalisent tous les ouvrages par lesquels
ils mettent en œuvre les puissances de leur esprit et font l’épreuve de
leur valeur.
[322]
La matière est donc pour chaque conscience l’organe par lequel
elle s’exprime et par lequel elle se forme, et elle est en même temps
l’organe par lequel les différentes consciences se séparent et
s’unissent. Mais ces trois caractères se retrouvent dans le rôle joué par
notre propre corps : car il est d’abord l’instrument de notre vie sépa-
rée, et pourtant l’instrument de notre communication avec tous les
êtres. D’autre part, il est au service de la vie et c’est pour cela qu’il est
le moyen de toutes nos conquêtes. Enfin, comme la vie elle-même, il
est au service de l’esprit et ne reçoit sa dernière signification que par
le sacrifice.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 337
[325]
C) DE LA SPONTANÉITÉ INSTINCTIVE
À LA SPONTANÉITÉ SPIRITUELLE
D) DE LA SPONTANÉITÉ SPIRITUELLE
À LA VOCATION ET A L’ESSENCE
Il n’y a pas de fin plus haute pour personne que d’« être soi ». Mais
être soi, c’est être un tel et non pas un autre, et pourtant être libre. Ce
qui devient possible, non pas comme on le croit souvent, par la simple
ratification de notre nature, mais par la liaison que nous établissons
entre le moi de la nature, sans lequel nous ne prendrions pas place
dans l’existence, et l’infinité d’une puissance spirituelle, dans laquelle
nous ne cessons de puiser et qui fait que l’univers même dépend de
nous, mais dans une perspective et selon une exigence qui sont préci-
sément caractéristiques de notre vocation. Celle-ci est elle-même en
rapport avec des conditions de possibilité qui nous sont fournies par la
nature, sans lesquelles nous n’aurions point d’existence individuelle et
serions hors d’état de tirer la liberté de l’indétermination et de
l’arbitraire. De telle sorte que tous ces éléments qui nous viennent de
la nature : le caractère, les circonstances, le temps et le lieu, nous ap-
paraissent comme autant d’appels qui nous sont adressés et qui, selon
la manière dont nous leur répondons, nous permettent de réaliser une
vocation qui nous est personnelle. On comprend comment notre vie
peut rester livrée à la nature ; mais il dépend de nous de nous élever
au-dessus d’elle par une option qui l’utilise, en lui donnant une signi-
fication spirituelle. Cette option, au lieu de rendre la vocation inutile
ou de la ruiner, la fait naître comme l’objet en nous de cette volonté
permanente d’être ce que nous avons choisi d’être ; mais ce choix ne
peut se produire qu’entre des possibilités qui nous sont fournies par la
nature et auxquelles il dépend de nous de consentir avant de les actua-
liser. Ce qu’il nous appartient de faire, c’est de dégager notre être pro-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 346
tant elle suppose des puissances qui peuvent rester inexercées. Ainsi,
coïncider avec soi, c’est précisément actualiser ces puissances et trou-
ver par là dans l’être même une place et une réalité qui leur répond.
Cet être qui nous est ainsi proposé, c’est aussi notre bien. Aussi peut-
on dire que notre essence est en Dieu comme le meilleur de nous-
même, mais à [332] quoi nous pouvons toujours manquer et toujours
nous montrer infidèle.
Tout le problème de la vocation consiste donc à savoir quelle est la
distinction que je dois faire entre l’essence même que Dieu me pro-
pose et qui est toujours au fond de moi comme la partie la meilleure et
pour ainsi dire la partie idéale de moi-même, et l’essence même que je
parviens à réaliser et dont je réussis à prendre une possession effec-
tive. Il y a là un intervalle qui est nécessaire pour que je puisse me
donner à moi-même mon être propre, qui reste toujours en rapport
avec mon mérite. Je ne puis jamais coïncider exactement avec moi-
même, autrement je cesserais un jour de tenir ma propre réalité d’un
acte de participation ; je viendrais par conséquent m’identifier avec
Dieu, c’est-à-dire, ce qui revient au même, avec le dessein que Dieu a
sur moi : c’est le signe même de l’humilité de dire que j’y tends tou-
jours, mais sans jamais y parvenir. Et ma vie consiste à me chercher
afin de me trouver, ce qui veut dire proprement me faire. Cela n’est
possible que si je me purifie sans cesse de toutes les actions inconsidé-
rées que j’ai pu accomplir, qui étaient autant de déviations par rapport
à la vocation à laquelle j’ai été appelé, qui ont laissé en moi leur souil-
lure, mais dont une certaine matérialisation du passé jointe à une cer-
taine défiance à l’égard de la bonté de Dieu, c’est-à-dire de sa souve-
raine positivité, ont pu me faire penser qu’elles étaient ineffaçables.
[335]
DE L’ACTE
LIVRE III
L’ACTE DE
PARTICIPATION
[336]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 351
[337]
PREMIÈRE PARTIE
LE MOI ET LA PARTICIPATION
Chapitre XIX
LE MOI EN ACTE
De même qu’il n’y a qu’un fragment d’espace qui soit occupé par
notre corps et auquel se trouvent liées toutes les sensations internes
qui sont sans doute le principe de l’appartenance et de l’intimité de
l’individu à lui-même, il faut dire que l’activité que nous exerçons est
une activité reçue et participée qui donne lieu à la conscience que
nous avons de notre propre responsabilité, bien que notre pensée
s’étende bien au delà de ce que nous sommes capables de vouloir
nous-mêmes, tout comme notre regard s’étend bien au delà de ce que
nous sommes capables d’éprouver comme nôtre.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 352
Nous avons analysé tour à tour toutes les oppositions qui peuplent
l’intervalle à l’intérieur duquel agit notre liberté. Il faut voir mainte-
nant cette liberté à l’œuvre. C’est parce que la liberté est toujours liée
à la nature qu’il y a un progrès de la conscience. Or ce progrès con-
siste précisément à faire que chacun des actes que nous accomplissons
devienne véritablement un acte de liberté. Mais la liberté est toujours
pour nous un idéal. Elle n’est jamais complètement affranchie : il n’y
a point en elle de démarche concrète qui ne dépende d’une situation
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 356
On peut dire aussi qu’elle est la démarche par laquelle le moi porte
témoignage de lui-même, trouve une place dans le monde où il réussit
à s’exprimer et pour ainsi dire à s’incarner, et qu’en même temps elle
est la démarche par laquelle le moi se forme et se crée lui-même ; elle
nous montre même qu’il y a une solidarité évidente entre ces deux
démarches, tant parce que le moi a besoin de se manifester pour ne
pas demeurer à l’état de puissance pure, que parce que, en se manifes-
tant, il s’engage, il entre en contact avec le réel dont il reçoit les dé-
terminations sans lesquelles il serait à jamais privé de contenu. On
peut dire par suite qu’il n’y a point en nous d’acte si pur qu’il n’ait
besoin d’une forme manifestée qui, en lui donnant un corps, lui donne
aussi sa réalité spirituelle, mais qui l’oblige à considérer cette œuvre
même qui paraît dépendre de lui, comme un apport qu’il reçoit et
comme un don qui lui est fait.
[344]
ART. 5 : La participation ne peut pas être dissociée de la commu-
nion.
B) LE MOI,
FACTEUR DE LA DÉTERMINATION
Croire que c’est là une imitation de Dieu, c’est vouloir faire un Dieu
de soi, c’est-à-dire se détourner de Dieu. Il n’y a que lui qui soit acte
pur, et dont l’essence réside dans une générosité absolue, constam-
ment offerte en participation : car nous ne pouvons juger de son es-
sence que par les témoignages mêmes qu’il nous en montre. Récuser
la participation pour avoir davantage, pour obtenir avec lui une union
plus étroite, c’est récuser les moyens qu’il nous propose pour réaliser
cette union, c’est nous préférer nous-même avec nos virtualités non
exercées à tous les dons qu’il ne cesse de nous faire, dès que nous
commençons à les exercer. Nous devons dire de l’acte pur à la fois
qu’il se suffit lui-même et qu’il trouve dans l’infinité des détermina-
tions particulières que la participation ne cesse de produire cette effi-
cacité surabondante qui, au lieu de s’ajouter à son essence, la réalise et
la remplit.
C) PARTICIPATION ET DEVOIR–ÊTRE
que l’esprit n’est pas dans le Tout comme une chose plus petite dans
une chose plus grande, mais qu’il se constitue comme esprit par l’Acte
qui pense le Tout et qui lui permet de participer à l’Acte éternel par
lequel le Tout lui-même ne cesse de se faire.
La participation n’est rien de plus qu’un consentement à être, mais
qui nous oblige à prendre notre part dans l’œuvre de la création. Elle
me montre que, si je ne me suis pas donné l’être, du moins je suis ca-
pable de me donner l’être que je serai. Je n’ai reçu que la possibilité,
mais il dépend de moi de l’actualiser. Il m’appartient de reconnaître
dans ce que je puis être ce que je dois être et de le faire mien. Quand
je dis que je choisis ma propre voie, je ne la choisis pas pourtant d’une
manière arbitraire : puisque je fais partie du Tout, il faut, non point
que cette voie y soit déjà tracée, mais qu’elle y trouve pourtant une
borne de départ, une disposition du terrain telle qu’elle est obligée de
se régler sur elles ; ainsi, il y a dans la nature un nœud de possibilités
dont le propre de la liberté est seulement de faire usage.
Le problème de la participation n’est pas, il est vrai, un problème
second et tel que nous puissions nous demander comment un moi posé
d’abord participe d’un acte pur qui, en droit, en serait indépendant.
C’est un problème premier, inséparable d’une expérience permanente,
que nous ne cessons d’analyser pour en prendre conscience et pour
l’enrichir, et qui nous montre alors la présence en chaque instant d’un
acte qui nous dépasse et que notre opération limite, puis, d’un consen-
tement ou d’un refus que nous lui donnons, qui ne vont jamais que
jusqu’à un certain point et qui nous permettent d’être justement ce que
nous sommes.
Le rapport entre l’acte pur et le moi se retrouve dans celui de l’âme
et du corps : car c’est leur union qui nous est donnée et qui est
l’expérience même que nous vivons. Nous ne connaissons l’âme
qu’incarnée et trouvant dans le corps à la fois un obstacle et un ins-
trument : et le problème est de savoir comment on peut les distinguer,
et non point comment on peut les unir, puisque ces deux termes ne se
présentent jamais à nous qu’associés.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 371
[356]
ART. 12 : La démarche qui promeut l’individu particulier dans
l’existence n’est pas une chute, bien qu’elle puisse rendre possible la
chute par l’usage même qu’il fera de cette existence.
Le problème que nous étudions ici est celui du rapport entre l’unité
de l’activité et la pluralité de ses formes particulières. D’où provient
cette pluralité ? Comment est-elle possible sans rompre l’activité ori-
ginelle elle-même ? Comment celle-ci subsiste-t-elle tout entière dans
chacune de ses formes et produit-elle entre ces formes elles-mêmes
une solidarité systématique qui, au lieu d’abolir la liberté, lui fournit
les conditions sans lesquelles elle ne pourrait pas s’exercer ? Tels se-
ront nos thèmes de méditation dans ce livre III.
Mais la difficulté reste toujours d’expliquer la transition de l’être
total aux êtres particuliers. On ne dira pas que l’acte divin se brise en
actes de participation. On ne peut pas dire non plus qu’il produit hors
de lui des foyers d’initiative, indépendants de lui et qu’il prive de sa
présence et de son secours. Mais il demeure indivisible, puisqu’il est
l’efficacité plénière et totale, qui est telle pourtant qu’elle exprime sa
fécondité en appelant à l’existence une infinité d’êtres différents dans
lesquels il n’agit que pour leur permettre d’agir selon une initiative
qu’ils lui empruntent et qui pourtant leur est propre, et sans jamais se
substituer à eux, puisqu’il ne cesse jamais de leur fournir la puissance
même par laquelle ils fondent leur indépendance. De telle sorte que,
par une sorte de paradoxe, il ne se sépare jamais d’eux bien qu’il faille
qu’ils puissent se séparer de lui ou du moins tourner contre lui l’action
même qu’ils en ont reçue. Ou bien encore, dans un autre langage, on
dira que la même participation qui, à l’égard de Dieu qui la rend pos-
sible, est toujours un don qu’il nous a fait, peut devenir une chute par
l’usage que nous en faisons à l’égard de ce qu’il a voulu de nous.
Si l’apparition de la liberté humaine peut donc être considérée sous
un certain aspect comme étant une séparation par rapport à l’acte pur,
bien qu’elle implique pourtant un retour vers lui, ce n’est point cette
séparation que nous pourrions jamais considérer comme une chute. La
chute n’est pas dans l’apparition même de la liberté, c’est-à-dire de la
personne ; elle ne peut pas résider dans cette offre de participation qui
ne cesse de nous être [357] faite par la puissance créatrice : elle con-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 372
siste seulement dans l’emploi que nous pouvons faire de cette admi-
rable liberté qui nous inscrit dans l’être par un acte qui ne dépend que
de nous. La liberté qui vient de Dieu, et qui, pour nous permettre de
nous unir à lui par une démarche qui nous est propre, doit nous per-
mettre aussi de nous en séparer, mais par la puissance même que nous
lui empruntons et que nous retournons pour ainsi dire contre lui, n’est
pas le témoignage de notre infirmité, mais de notre dignité, ni de la
parcimonie de Dieu à notre égard, mais de sa générosité : elle est le
don suprême qui est au-dessus de tous les autres dons, le don qu’il
nous fait de son essence même, un don qui est tel que nous pouvons le
repousser, mais par l’usage même que nous en faisons, et qui est tel
que, s’il venait à manquer, tous les biens du monde seraient pour nous
sans saveur ; car il est seul capable de rendre nôtres tous les biens que
nous pouvons recevoir. La liberté n’est pas le péché, elle est cette pos-
sibilité du péché qui subordonne notre vie tout entière à un choix que
nous devons faire et lui donne par conséquent une valeur exclusive-
ment spirituelle. Il y a donc dans la liberté cette ambiguïté essentielle
qui fait que, pour fonder notre propre initiative, elle doit, soit nous
rendre Dieu lui-même présent, soit séparer de lui et retourner contre
lui la puissance même qu’il nous donne : ce qui, en élevant jusqu’à
l’absolu notre moi particulier, le transforme en démon. Il n’y a qu’une
forme du pêché : c’est, pour le moi, de se préférer à Dieu.
Ceux qui disent qu’être, c’est vouloir, que vouloir, c’est se séparer
et que c’est cette volonté de séparation qui est le péché jettent
d’emblée une malédiction sur l’existence. La volonté qui est la possi-
bilité de la participation est le premier de tous les biens : c’est par elle
que nous recevons le pouvoir de nous créer nous-même. Et le péché
est un certain usage de la volonté, mais non point son essence. Car s’il
faut se séparer pour être, le retour vers le principe même dont nous
nous sommes détachés n’est pas un acte vain qui rétablit un équilibre
que nous avons troublé, puisque, dans l’intervalle, nous nous sommes
nous même fait.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 373
quelle nous devons préférer l’être au néant, malgré toutes les misères
et tous les obstacles de notre vie, l’élan profond qui nous porte vers lui
par une sorte de joie d’être, qui demeure présente à travers ces misères
et ces obstacles mêmes.
Le mot devoir-être exprime particulièrement bien la condition
même de la participation par contraste avec l’Etre total ou l’Acte pur.
Il exprime cet appel intérieur vers l’Etre qui nous oblige à sortir du
néant pour devenir par un choix et par un effort ce que nous ne
sommes pas, ou du moins qui n’est pas [360] encore nôtre, afin d’en
mériter la possession et la jouissance. Le propre de la participation est
de nous permettre d’assumer l’acte par lequel l’Etre se crée, se veut et
s’aime, en acceptant le monde tel qu’il est, mais afin de le promouvoir
de telle manière que toutes les puissances qui sont en lui puissent
s’exercer comme elles doivent avec notre concours, c’est-à-dire en
rendant possible la réalisation de notre vocation par un acte libre.
C’est donc la participation qui est l’origine de tous mes devoirs,
d’abord parce qu’elle fait de mon être même un devoir-être, c’est-à-
dire un être qui n’est en moi que comme une possibilité ou une puis-
sance, mais qui ne peut se réaliser et s’actualiser que par moi, qui
pourtant ne fais qu’un avec elle. Or je passe insensiblement de ce de-
voir-être, qui appelle l’action par laquelle le présent d’aujourd’hui de-
viendra le futur de demain, et qui par conséquent est créatrice du
temps (ce qui explique suffisamment pourquoi elle n’est pas dans le
temps), à cet autre devoir-être par lequel une dignité ontologique
m’est proposée à laquelle je ne puis pas manquer sans préférer le
néant à l’être, c’est-à-dire sans nier qu’il y ait dans le monde des va-
leurs que je puisse servir : ce qui est l’essence même de l’immoralité.
La participation, en m’engageant dans le temps, c’est-à-dire en faisant
de mon être un devoir-être, cache donc tout à la fois une suprême am-
bition, puisque tout l’être que je posséderai jamais, il faut que ce soit
moi qui me le donne, et une suprême humilité puisqu’elle est l’aveu
de tout ce qui me manque, et de cette contrainte même que je subis
qui m’oblige à me réaliser à l’aide de matériaux et parmi des condi-
tions qui ne cessent de m’être fournis.
On peut dire que le principe et le critère de tous les devoirs con-
siste dans ce retour à l’origine même de la participation, dans cette
inquiétude qui naît en moi et par laquelle je reconnais que l’acte de
participation que j’accomplis n’est jamais assez pur, ni assez ardent,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 376
[363]
PREMIÈRE PARTIE
LE MOI ET LA PARTICIPATION
Chapitre XX
CARACTÉRISTIQUE
DE L’ACTION
A. – DE L’ACTE À L’ACTION
ment pour moi, et qui m’oblige à faire de l’acte d’être l’acte d’exister.
Ainsi l’acte de participation m’oblige à puiser l’efficacité qu’il met en
œuvre dans un principe qui est offert à tous, mais afin de créer cet être
individuel qui pourra prendre place dans un monde dont il est
l’artisan, et qui est devenu commun à tous.
On observerait les mêmes démarches dans tous les aspects de
l’acte, soit qu’il s’applique à des fins matérielles, soit qu’il s’applique
à des fins intellectuelles. Il remonte toujours à la même et unique
source, mais il tend toujours à produire, grâce à un effort purement
personnel, des créations qui prennent place dans un seul et même
monde, qu’il s’agisse du monde sensible ou du monde intelligible,
jusqu’au moment où tous ces mondes créés par nous afin de nous
créer nous-même deviendront les instruments mêmes qui permettront
aux êtres particuliers de se comprendre et de s’unir. Chacun d’eux doit
reconnaître l’identité de son origine et de sa fin ; mais il faut qu’elles
[366] demeurent séparées pour que, sur le chemin qui les rejoint,
s’introduise l’acte de participation qui précisément le fait être.
Si le propre de l’acte, c’est d’être intérieur à lui-même, on com-
prend sans peine que la participation doit faire apparaître une opposi-
tion de l’intériorité et de l’extériorité, bien que cette opposition n’ait
de sens que par rapport à nous. Elle naît comme toutes les autres op-
positions de l’imperfection de l’intériorité, dès qu’elle est participée,
car elle appelle alors un corrélatif qui la nie. Alors on comprend aussi
que l’acte reste le secret de notre intimité, qu’il se produise au point
même où la participation est consentie, mais qu’il nous oblige, pour
dépasser les limites de notre conscience subjective, à actualiser notre
être virtuel dans un univers réel, c’est-à-dire à produire une liaison
entre l’intérieur et l’extérieur qui convertit l’acte en action.
Nous avons le sentiment que toute action demeure virtuelle tant
qu’elle ne revêt pas une forme matérielle. Ce qui est vrai en un sens
tant en raison de l’effort qu’elle exige alors et qui ne cesse de
l’affermir, qu’à cause de sa pénétration à l’intérieur du réel qui ne
cesse de lui donner et de l’enrichir. De là l’importance dans toutes nos
démarches du passage de l’intention au fait : c’est dans ce passage
même que nous avons le sentiment de nous engager de manière déci-
sive à la fois à l’égard de nous-même et à l’égard de l’univers entier,
que nous marquons de notre empreinte, dont nous devenons solidaire
et par lequel nous acceptons d’être jugé.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 383
ART. 4 : L’action ne peut pas être isolée de l’acte qui est pour elle
à la fois un principe et un idéal.
nous avons, vers l’acquisition d’une manière d’être qui nous manque,
alors qu’elle cherche à obtenir un résultat, à produire une création vi-
sible, l’acte auquel l’action emprunte son efficacité, et qui est la
source d’où dérive tout ce que nous pouvons produire, se désintéresse
de toutes les fins qui ne sont pas les moyens de son propre accomplis-
sement. C’est cette inversion du rapport de moyen à fin qui forme la
différence la plus remarquable entre l’acte et l’action. Il ne peut rien y
avoir dans l’acte qui soit extérieur à lui ; il s’achève en lui-même dans
une perpétuelle délivrance spirituelle à laquelle l’action ne parvient
jamais : c’est son rôle de rester toujours servante.
Aussi y a-t-il des actions manquées. Mais l’acte ne peut jamais
l’être. Jusque dans la participation il exprime une prise de responsabi-
lité totale de nous-même, comme on le voit dans cette expression faire
acte de présence, qui a le sens le plus humble quand il s’agit de la pré-
sence du corps, et le sens le plus fort quand il s’agit d’un engagement
de tout mon être : dans ce second sens, tout acte est en effet un acte
commun de présence à soi et au monde.
[371]
L’action possède toujours un caractère d’extériorité ; c’est par là
qu’elle nous donne l’existence au sens précis que nous avons donné à
ce mot pour marquer à la fois qu’elle nous oblige à réaliser nos puis-
sances et à prendre place dans un monde où un autre être peut recon-
naître notre présence et se déterminer par égard pour elle. Au contraire
l’Acte qui nous donne l’être est toujours intérieur à lui-même et il
reste par rapport à l’action à la fois son principe et sa récompense. Il
est naturel encore, précisément parce qu’elle produit un ouvrage dans
le temps, que l’action m’échappe dès qu’elle est accomplie ; mais
l’acte qui engendre le temps est une présence toujours retrouvée :
c’est donc moi seulement qui peux lui échapper en me laissant divertir
par les objets particuliers que le temps me montre tour à tour. L’acte,
qui est l’esprit même considéré dans son unité et dans sa fécondité
infinie, ne se laisse retenir dans aucune des fins particulières de
l’intelligence et de la volonté. A travers elles, c’est lui-même qu’il
retrouve toujours.
La perfection de l’acte se réalise dans l’acte de contemplation où
l’acte n’a point d’autre objet que lui-même. De cet acte nous pouvons
distinguer l’action elle-même qui vient de lui, et qui peut bien en être
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 388
elles participent de plus en plus. C’est pour cela que le monde vaut ce
que vaut la conscience même qui se le représente. Chacun de nous, en
jugeant le monde, se juge. Et l’on comprend facilement que, dans la
mesure où notre intelligence devient plus distincte et notre volonté
plus pure, le monde nous remplisse davantage d’admiration, bien que,
du même coup, il apparaisse comme transitoire et destiné à périr dès
qu’il aura rempli son rôle, qui est d’être le marche-pied de notre as-
cension spirituelle.
On ne peut donc pas considérer sans une émotion métaphysique
incomparable les deux aspects opposés de l’acte créateur dont chacun
de nous fait sans doute l’expérience à chacun des instants de sa vie : à
savoir que nous sommes créés, mais seulement dans une possibilité
que nous avons reçue et qu’il nous appartient de mettre en œuvre afin
de nous créer nous-même par un acte personnel et toujours nouveau.
De telle sorte que, si toute créature est solitaire, elle est en même
temps une solitude rompue ; du côté de Dieu, par la communication
qu’il fait de lui-même, par un appel qu’il ne cesse de nous faire, de
notre côté, par une communication que nous ne cessons de recevoir,
par une réponse que, en se servant de l’intermédiaire du monde, il ne
cesse de nous donner. Dire que le monde est infini, c’est dire que
l’intervalle qui nous sépare de Dieu ne pourra jamais être rempli (ce
qui risque de nous [375] décourager), mais aussi qu’il n’y a rien qui
ne puisse un jour nous être donné (ce qui nous remplit d’une espé-
rance inépuisable). Nous ne tombons pas ainsi dans l’erreur du pan-
théisme pour lequel le monde n’est pas l’effet de l’acte créateur parce
qu’il en est la limitation. La limitation existe, il est vrai, dans les cons-
ciences particulières, mais comme la condition qui leur permet de se
créer elles-mêmes : ce n’est que pour elles qu’il existe un monde. Et
bien qu’elles n’ajoutent rien à l’acte absolu et qu’elles ne puissent
subsister qu’en lui et par lui, elles sont en lui l’expression, non pas
d’une restriction de son essence, mais de son jaillissement même
(comme on le voit dans l’amour qui est toujours un et intérieur à soi,
bien que sa vie et sa croissance soient de s’offrir toujours en partage.)
Chacune d’elles de son côté trouve dans le monde qui est devant elle,
non point un obstacle qui arrête et divise son élan, mais l’objet et la
marque de son propre développement. Seulement le propre de l’acte
pur est de donner toujours. Tandis que le propre de la conscience par-
ticulière est de toujours recevoir, puisqu’elle reçoit d’abord la puis-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 392
y avoir de fin que spirituelle et que l’ouvrage que nous produisons n’a
de sens que pour permettre à notre activité de s’exercer et, par consé-
quent, à notre vie spirituelle de se conquérir. Ainsi l’on peut dire que
notre acte est toujours à la fois inférieur et supérieur à sa propre créa-
tion, supérieur à elle puisqu’elle ne se soutient que par lui et qu’en
droit il la dépasse toujours, et inférieur pourtant à elle, puisqu’il y a en
elle une réponse que le réel lui adresse et qui pour ainsi dire l’achève.
La participation ne contredit donc pas la création, mais elle est le
seul moyen que nous ayons de la rendre intelligible. Si l’on dissocie la
création de la participation, la création n’est plus que celle d’une
chose qui, une fois qu’elle est entrée dans l’existence, est privée de
tout lien avec l’acte créateur. Elle est donc dépourvue de sens. Mais si
l’acte créateur est d’abord création de soi, qui est indivisiblement ex-
pansion de soi et don de soi, on comprend qu’il puisse appeler
d’autres êtres à se créer eux-mêmes par une sorte de fécondité et de
générosité qui est son essence propre, que chaque créature puisse
trouver sa justification dans l’amour même qu’elle a pour l’être et
pour la vie et dans l’usage qu’elle en prétend faire, et que le monde
que nous avons sous les yeux soit à la fois la condition, le moyen,
l’effet et le symbole des alternatives d’une participation sans cesse
offerte, exercée, repoussée ou reprise. Ce qui montre qu’en Dieu
comme en nous la signification de [377] l’être ne peut résulter que de
l’intention même qui l’assume.
Par suite, il n’y a pas de prééminence de l’acte par rapport à l’être,
qui pourrait s’exprimer en considérant l’être comme étant à l’égard de
l’acte un surplus qui le dépasse toujours. On ne peut parler de surplus
qu’à l’égard de la puissance, au moment où elle se réalise, bien qu’elle
possède toujours elle-même plus d’ampleur qu’aucune de ses formes
réalisées. Ce que nous appelons l’être réalisé, ou le monde, n’est ja-
mais qu’une expression limitée ou imparfaite de l’acte lui-même et,
pour ainsi dire, le moyen par lequel s’introduit en lui l’acte participé.
Mais l’être réalisé ou le monde, c’est une manifestation de l’Etre, plu-
tôt que l’Etre même : c’est toujours un phénomène.
Dans sa racine la plus profonde, l’Etre ne fait qu’un avec l’Acte.
Loin d’être, comme on le croit parfois, antérieur à l’Acte qui s’en dé-
tacherait ensuite pour essayer de le retrouver ou de le promouvoir, il
réside dans l’Acte même, c’est-à-dire justement dans le mouvement
intérieur par lequel il se constitue.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 394
Il n’y a pas d’action qui nous donne une satisfaction plus parfaite
que l’action constructive : elle seule est capable de nous montrer le
réel naissant pour ainsi dire de notre propre opération. Ainsi le
nombre que nous obtenons par numération, la figure, que nous obte-
nons par un tracé conforme à sa loi de génération, nous permettent
d’observer dans un objet que nous pouvons embrasser d’un seul re-
gard les démarches qui leur ont donné naissance. En elles l’esprit con-
temple, à travers son œuvre, l’activité même qui l’a produite. Or, dans
toutes les formes de l’action, ne retrouve-t-on pas le même caractère ?
Et l’esprit n’éprouve-t-il pas une sorte d’ivresse à reconnaître ainsi
dans toute réalité qu’il est capable de posséder l’image et l’effet à la
fois de son efficacité créatrice ? Jusque dans le tableau du peintre, y a-
t-il rien de plus que la somme des coups de pinceau qu’il a donnés
tour à tour ?
Une telle conception nous apporte en effet une grande lumière sur
le rapport de notre activité et du réel. Et peut-être le réel n’est-il rien
de plus pour nous que le point d’intersection de [378] toutes les opéra-
tions que nous avons dû faire pour le saisir. On peut même aller
jusqu’à dire que ces opérations imparfaites et engagées dans le temps
ne s’achèvent que dans cet objet même où il semble qu’elles
s’inscrivent et se réalisent éternellement : ce qui s’accorde assez bien
avec le rôle du temps, qui est de nous permettre de constituer nous-
même notre être éternel.
Mais on n’acceptera pas pourtant cette vue sans réserves. Car une
action constructive, c’est la création elle-même, mais mise, pour ainsi
dire, à notre échelle. Et s’il n’y a pas de construction qui ne soit as-
treinte à se donner d’abord un élément qu’elle prend pour point de
départ (peu importe que cet élément soit l’atome, ou la relation), en-
suite un milieu homogène et plastique contenant une diversité idéale
et qui (sous une forme déjà spatio-temporelle) soutient la possibilité
de toutes les constructions que nous pourrons effectuer en lui tour à
tour, c’est que tout acte de construction, au lieu d’être, comme on le
pense parfois, un acte d’invention véritable, est un acte de participa-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 395
Il n’y a pas de conception de l’acte qui soit plus claire que celle par
laquelle nous le réduisons à une construction pure ; car notre volonté
consciente assemble alors des matériaux en vue d’une fin qu’elle a
choisie ; et elle réalise ainsi une création progressive dont nous sui-
vons et réglons successivement les degrés.
Seulement l’acte constructif ne laisse subsister que le schéma arti-
ficiel de l’acte véritable, comme on le voit par les éléments dont il faut
qu’il dispose et par la fin qu’il cherche à obtenir, mais pour satisfaire
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 397
tructive à une autre activité plus profonde dont elle est l’instrument ;
comme il en est de la graine qui croît et fructifie, pour laquelle nous
préparons le sol et dont nous réglons le développement, mais sans le
produire.
[383]
PREMIÈRE PARTIE
LE MOI ET LA PARTICIPATION
Chapitre XXI
AGIR ET PÂTIR
s’exprime mon être participé : l’une qui fait de moi l’agent ou l’acteur
de mon être même, l’autre qui fait de moi le spectateur d’un monde
qui me dépasse, mais avec lequel je suis toujours en contact. Ainsi, le
monde à son tour pourra être considéré sous deux aspects différents :
un aspect précisément par où il est un spectacle, qui nous oblige à
l’observer et à le décrire, un aspect par où il est une création à laquelle
nous collaborons, création que nous retrouvons à la fois dans la modi-
fication que nous imprimons au spectacle et dans l’opération inté-
rieure par laquelle nous réalisons le spectacle comme spectacle.
Il est évident d’autre part, que, comme nous l’avons établi, nous
n’atteignons l’intimité essentielle de l’être et, pour ainsi [384] dire, sa
racine, que dans l’acte même que nous accomplissons, dont nous pou-
vons dire qu’il est nôtre dès que nous l’assumons, et qui nous introduit
au cœur de l’être sans condition. Quant au spectacle qui n’existe au
contraire que pour nous et par rapport à nous, il réalise aussitôt la dé-
finition même de la phénoménalité. Il n’est pour nous qu’une appa-
rence. C’est pour cela qu’il peut être saisi et circonscrit, défini avec
beaucoup plus d’exactitude et de sécurité que l’acte intérieur qui le
soutient, qui ne réside que dans son pur exercice, ne peut jamais deve-
nir pour moi un objet que je contemple, et qui, étant participé, est tou-
jours inachevé, hésitant et sans cesse repris. C’est le phénomène qui
deviendra donc le domaine privilégié de la recherche scientifique.
On comprend par suite comment le phénomène peut recevoir une
double interprétation qui le rabaisse ou le relève tour à tour : car,
puisque j’oppose l’être que je suis au monde qui n’est pour moi qu’un
phénomène, les autres êtres ne connaissent de moi que le phénomène
que je montre. Bien plus, dès que je cesse de me poser moi-même du
dedans par un acte qui m’engage tout entier et fonde ma valeur onto-
logique, c’est-à-dire dans la proportion même où cet acte fléchit, je
m’éloigne davantage de ce centre intérieur où je revendique la respon-
sabilité de ce que je suis, je deviens, moi aussi, le spectateur de mes
propres états et je ne suis plus pour moi que le phénomène de moi-
même.
Cependant en présence du monde que j’ai sous les yeux, je ne puis
pas demeurer spectateur pur. D’abord j’assiste à une pièce que je con-
tribue à faire, qui change pour moi selon la direction originelle de
mon attention, qui cesse bientôt d’être pour moi une apparence arbi-
traire pour révéler une signification, répondre à des désirs latents
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 402
qu’à condition de les laisser agir sur moi, comme j’agissais tout à
l’heure pour les produire. Sans cette passivité dont j’ai besoin et vers
laquelle je tends, toute action intellectuelle demeure abstraite, toute
action volontaire demeure intentionnelle. Il y a donc là une réciprocité
de l’agir et du pâtir qui montre que dans le monde de la participation,
dès que l’un des deux manque, c’est l’être même qui se retire.
Nous disons très justement de l’acte pur, pour exprimer [386] qu’il
est étranger à toute passivité, qu’il est impassible. La passivité naît
avec la limitation, c’est-à-dire avec la participation. Non que l’acte de
participation puisse être considéré lui-même comme contenant de la
passivité, dans sa nature propre d’acte : nous dirons plutôt que la pas-
sivité caractérise la non-participation, c’est-à-dire est inséparable de la
participation elle-même ; car en elle l’activité et la passivité se trou-
vent toujours unies, mais de telle manière, d’une part, que l’acte
même que nous accomplissons doit toujours être reçu sans qu’il puisse
l’être autrement que par une adhésion, un consentement qui dépendent
de nous seuls, et de telle manière, d’autre part, que cette adhésion ou
ce consentement, il dépende de nous de le donner aussi, non point seu-
lement à ce que nous acceptons de faire, mais à la réponse même que
le monde nous fait et qui parfois nous comble et souvent nous déçoit.
Ainsi c’est dans le consentement que se concilient à la fois notre
autonomie et notre subordination et même, dans un consentement qui
est double, puisqu’il incline vers nous la dignité d’un acte qui nous
surpasse, mais qu’il est capable de rendre nôtre, et puisqu’il relève
jusqu’à lui ce qui nous est donné et qui ne pourrait pas l’être si nous
ne l’avions point accepté.
En entendant toujours par passivité une passivité à l’égard du
monde, on néglige donc une passivité beaucoup plus profonde qui est
celle de mon activité même à l’égard de cette efficacité dont elle dis-
pose, qu’elle a reçue, mais qu’elle n’a pas créée. Si notre passivité à
l’égard de cette activité absolue était parfaite, nous ne ferions plus
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 404
ART. 4 : C’est notre activité qui détermine notre passivité, mais par
l’intermédiaire du monde.
Il n’y a pas d’idée plus belle que celle qui nous permet de considé-
rer notre être passif comme l’effet de notre être actif, comme en ex-
primant à la fois l’élan et la limite, le succès et l’échec : il est comme
notre ombre qui nous accompagne toujours. L’opposition de l’activité
et de la passivité, c’est l’opposition en nous de l’agissant et de l’agi.
Quand je dis de moi-même que je suis passif, cette passivité est en-
core mienne ; elle est en moi, au moins jusqu’à un certain point. Pour-
tant le moi me paraissait résider exclusivement dans l’acte que
j’accomplissais, au moment même où je l’accomplissais ; mais si ma
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 406
B) LA SUPRÉMATIE DE L’AGIR
Il n’y a aucun philosophe qui ait sans doute approfondi plus que
Malebranche la notion d’une activité pure de toute passivité. Et c’est
pour cela qu’il a refusé de la diviser, de l’attribuer soit aux corps, soit
aux âmes et qu’elle demeure toujours pour lui une expression de
l’efficacité divine. Peut-être Malebranche n’a-t-il pas élaboré suffi-
samment l’étude des actions particulières et de leurs différentes
formes, bien qu’il ait admirablement vu que si l’activité que nous
exerçons n’est pas nôtre, la liberté qui est nôtre réside dans le consen-
tement que nous lui donnons. On admet facilement que dans cette
conception on puisse dire que les corps soient créés à chaque instant
dans leur état de repos ou de mouvement, et les âmes avec les puis-
sances actuelles dont à chaque instant elles disposent, l’usage de ces
puissances nous étant toujours laissé.
Mais il reste nécessaire de se demander si les esprits peuvent agir
sur les esprits, les corps sur les corps, les esprits sur les corps et les
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 408
corps sur les esprits. On comprend sans peine qu’aucune de ces possi-
bilités ne peut être admise : car l’activité reste toujours intérieure à soi
et ne sort jamais de soi ; partout où elle s’exerce elle emprunte à la
même source et, bien que la passivité en soit toujours corrélative, cette
passivité témoigne beaucoup moins de l’ascendant de l’activité sur
elle, que de la limitation qu’elle rencontre dans son exercice pur. Dès
lors on ne dira pas qu’un objet puisse agir sur un autre objet car, en
tant qu’objets, ils sont l’un et l’autre dépourvus d’efficacité, bien qu’il
puisse y avoir entre eux une relation susceptible de prendre la forme
d’une loi. On ne dira pas qu’un esprit puisse agir sur un autre esprit,
car, en tant qu’esprits, ils possèdent l’un et l’autre une initiative
propre et ne peuvent tirer que d’eux-mêmes les raisons de toutes leurs
démarches. Et [391] si la pluralité des esprits pourrait nous induire à
penser que les esprits sont tour à tour actifs et passifs les uns à l’égard
des autres, l’esprit comme tel n’est jamais passif. Là où la distinction
entre l’activité et la passivité cesse de se faire, c’est, comme on l’a vu
dans la théorie des contraires, qu’il a résolu cette activité et cette pas-
sivité elles-mêmes dans une forme d’activité supérieure à toutes deux.
La passivité correspond à l’introduction dans le monde de la matière
et du corps. Et l’esprit les utilise non point pour agir sur les autres es-
prits, mais pour suggérer et éveiller dans d’autres esprits un acte qui
leur est propre. De même, on ne peut dire ni que l’esprit agisse sur le
corps, bien qu’il trouve dans le corps le témoin de son insuffisance, et,
pour ainsi dire, l’ombre de son opération, ni que le corps agisse sur
l’esprit, puisque le corps n’exprime rien de plus dans la conscience
que ce qu’elle est capable de subir.
Pourtant c’est la corrélation de l’activité et de la passivité partout
où la participation s’exerce qui fonde tous les modes d’union entre les
formes particulières de l’être. Il serait séduisant de dire que mon union
avec Dieu, avec un autre corps, avec un autre être, réside toujours
dans la passivité qu’ils m’imposent et par laquelle ma solidarité avec
eux se réalise pour ainsi dire au cœur de moi-même. Toutefois cette
explication, d’une part, ne ferait pas une distinction suffisante entre
Dieu, qui est acte pur, le corps, qui est toute passivité, et un autre être
conscient, qui est comme nous mêlé d’activité et de passivité ; et,
d’autre part, l’impossibilité où nous sommes de considérer un acte
comme agissant hors de lui-même nous oblige à voir dans cette passi-
vité qui est en nous le répondant de notre acte participé par lequel il
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 409
donné répond toujours à ce que nous avons fait, nous ne pouvons ou-
blier que ce donné y ajoute toujours, qu’il y a en lui une nouveauté
imprévisible, qui fait que la sécurité dont nous parlons est toujours
une attente, qui est elle-même chargée à la fois de crainte et
d’espérance.
[397]
DEUXIÈME PARTIE
LE JEU DE LA PARTICIPATION
Chapitre XXII
LES CHOSES, LES IDÉES
ET LES ÊTRES
Or, il suffit que nous rencontrions une conscience qui n’est pas la
nôtre pour que l’infinité de l’esprit et la réalité de la participation nous
apparaissent. C’est pour cela aussi que, dans la mesure où la participa-
tion est plus profonde, elle appelle à l’être d’autres consciences que la
nôtre qu’elle éveille à la vie, qu’elle féconde et par lesquelles elle se
sent fécondée, avec lesquelles elle tend à former une société spiri-
tuelle et auxquelles elle cherche à s’unir par un lien d’amour. Mais
pour que cette union soit possible, il faut que ces consciences soient
distinctes de la nôtre, au lieu d’être confondues avec elle. La perfec-
tion de l’amour, c’est de vouloir un autre être comme différent de soi
mais comme uni à soi. L’erreur la plus grave que l’on puisse com-
mettre, c’est de penser que la conscience cherche toujours à dominer,
à régner, et, d’une manière générale, à enclore en soi tout ce qui est.
C’est là un vœu non seulement chimérique et impossible, mais qui ne
produirait jamais en nous, s’il se réalisait, qu’un désert d’orgueil et
d’ennui. Le moi n’est qu’une forme creuse à laquelle le non-moi seul
peut donner un aliment. [402] Il est la faculté de se rendre présent ce
qui n’est pas lui.
Mais une conscience ne peut être séparée d’une autre conscience
que par ce qu’il y a de passivité dans toutes deux. Ce qui suffit pour
justifier l’apparition de la matière ou des corps. C’est à cette matière
que s’applique sans cesse le vouloir par lequel nous essayons de la
surmonter, de la pénétrer, d’en faire l’instrument de nos fins spiri-
tuelles. Pourtant cela ne serait pas possible si cette matière elle-même
ne prouvait pas son affinité avec la conscience, c’est-à-dire si elle
n’était pas susceptible d’être pensée. On voit donc comment se for-
ment les trois mondes : celui des êtres, celui des choses et celui des
idées, qui sont subordonnés l’un à l’autre, mais tels pourtant que le
monde des choses est nécessaire pour que les êtres puissent être sépa-
rés les uns des autres et surmonter cette séparation par les témoi-
gnages et les messages qu’ils ne cessent de s’envoyer les uns aux
autres, — et que le monde des idées est nécessaire à son tour pour que
les choses acquièrent une signification spirituelle et qu’elles puissent
devenir pour les différentes consciences un moyen de se comprendre
les unes les autres et le véhicule de leurs intentions mutuelles.
Que les choses soient nécessaires pour que les consciences puis-
sent être séparées, qu’elles doivent être transformées et spiritualisées
en idées pour que l’esprit puisse les reconquérir, et que, par le moyen
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 421
ART. 5 : La hiérarchie des choses, des idées et des êtres est une
condition et un effet de la participation.
même son origine et qui donne sans cesse un consentement que je suis
incapable de forcer. L’être objectif, c’est une autre subjectivité, c’est
une volonté qui n’est pas la mienne.
Il ne sert de rien d’ailleurs de prétendre que cette volonté, je puis
agir sur elle, la plier et la fléchir de quelque manière. Nous savons
bien que nous n’agissons alors que sur les sentiments et sur le corps,
c’est-à-dire sur toute la passivité qui lui est associée. Mais au moment
où elle donne son adhésion, c’est elle qui la donne, par un acte qui ne
peut venir que d’elle, puisque c’est lui qui la fait être. Et, en ce sens,
quand une autre volonté me cède, elle me résiste autant qu’elle me
cède, puisque cet acte même par lequel elle me cède, s’il n’est pas un
simulacre, est encore le sien.
C’est donc une doctrine un peu simple et qui cache plus d’orgueil
qu’on ne pourrait croire de penser que la réalité ne se révèle à nous
que par l’obstacle que nous trouvons sur notre chemin. Car cela sup-
pose que, si je pouvais accroître suffisamment la force dont je dispose,
cet obstacle même pourrait toujours être surmonté. Mais votre volonté
n’est pour moi un obstacle que si je considère ma volonté propre
comme capable de régner sur l’univers, si je vous considère donc
comme une chose. Or votre volonté est pour moi beaucoup plus
qu’une chose. Elle est l’être même qui, en vous comme en moi, se ré-
vèle par une initiative que je ne dois chercher ni à incliner, ni à briser.
Elle est ce qui [408] précisément m’oblige à ne point m’identifier
moi-même avec l’activité absolue ; elle me donne en vous la vision
objective de ce que je suis et m’oblige, pour comprendre notre mu-
tuelle indépendance et notre mutuelle limitation, à remonter jusqu’à
un principe commun auquel nous participons tous les deux. On
s’aperçoit facilement que je ne puis éviter de me considérer moi-
même comme un centre autonome d’action, bien que cela puisse de-
venir un principe de guerre si je ne reconnais pas hors de moi
l’existence de centres d’action différents qui possèdent la même auto-
nomie ; mais je ne puis pas la reconnaître sans m’apercevoir que
toutes ces initiatives puisent à la même source ce qui leur permet aussi
de communiquer et de s’unir. C’est pour cela que la vie de l’humanité
consiste nécessairement tout entière dans ces alternatives d’hostilité et
d’amitié qui forment les relations concrètes d’abord entre les êtres les
plus proches, ensuite entre les hommes de tous les pays et de tous les
temps.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 427
tout nous ne pouvons pas penser un esprit séparé sans poser du même
coup la possibilité pour lui de communiquer avec d’autres esprits sé-
parés, comme s’ils étaient tous non point des parties de l’Esprit pur,
mais des puissances qui participent de sa lumière, qui trouvent en elle
leur origine, leur règle et leur idéal.
Mais le rapport de l’Esprit pur et des esprits particuliers est le mys-
tère de la liberté. L’être est saisi en nous par une expérience, c’est-à-
dire non point comme un objet, mais dans l’acte même par lequel il se
fait. Nous appréhendons, nous effectuons à chaque instant ce passage
du néant à l’être (qui n’est rien de plus que l’exclusion du néant ou
l’expérience de l’éternité même de l’Etre) dont Descartes a montré
comment il se réalise dans l’absolu par l’argument ontologique et
d’une manière participée par le Cogito. C’est ce que l’on peut expri-
mer en disant que l’essence de l’acte divin, c’est d’être un acte créa-
teur, qui est indivisiblement créateur de soi et créateur de toutes les
puissances, présentes et offertes en lui dans une sorte de surabon-
dance, et par lesquelles il invite tous les êtres possibles à se créer eux-
mêmes, grâce à un acte dont l’efficacité est encore en lui bien que la
liberté qui l’assume conquière par là l’être même qui lui est propre.
Les différents esprits n’ont donc pas été créés séparés par la reproduc-
tion multipliée d’un modèle identique, par la conformité à un type
éternel dont ils seraient autant d’exemplaires répétés. Alors en effet, il
n’y aurait point entre eux de communication véritable ; chacun d’eux
vivrait dans un monde séparé et il y aurait seulement entre ces mondes
des [411] ressemblances et des différences fondées sur l’usage sem-
blable ou différent qu’il aura pu faire de facultés identiques. Dans la
théorie de la participation, au contraire, les esprits s’accordent, non
point parce qu’ils se répètent les uns les autres, mais parce qu’ils ont
une source commune, parce qu’ils mettent en œuvre, non pas des acti-
vités semblables, mais une activité unique par une disposition person-
nelle de leur liberté qui suffit à expliquer pourquoi ils vivent tous dans
le même monde, bien qu’ils aient sur le monde une multiplicité infinie
de perspectives, qui sont toutes différentes, mais toutes convergentes.
Ainsi la multiplicité des esprits est médiatrice entre l’unité de
l’acte et la multiplicité infinie des idées et des choses, celles-là étant la
raison de celles-ci qui les éprouvent et les obligent à se réaliser. Mais
les idées et les choses ne sont que les moyens par lesquels les diffé-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 430
[414]
DEUXIÈME PARTIE
LE JEU DE LA PARTICIPATION
Chapitre XXIII
LA DIVISION DE LA LIBERTÉ
A. – LA LIBERTÉ ET LE DÉSIR
de leur objet, nous permettront de constituer notre être propre par une
relation avec le Tout dont notre conscience assumera la responsabilité.
Avant que les différentes fonctions se séparent les unes des autres
ou dès qu’elles viennent de nouveau se confondre, la conscience qui
les contient déjà en puissance ou qui en porte encore en elle la trace,
peut être définie comme une sensibilité pure ; non point comme cette
sensibilité différentielle qui reconnaît dans le réel avec une délicatesse
de plus en plus grande la gamme infinie des nuances et des valeurs,
mais comme cette sensibilité générale qui est la racine de l’autre, qui a
une extrême profondeur métaphysique et par laquelle je découvre et
j’éprouve la présence même du moi, comme inséré dans cette totalité
de l’Etre qui le dépasse et dont il est pourtant solidaire. La sensibilité
apparaît donc en un certain sens comme [415] étant la participation
vécue. C’est l’intimité du moi qu’elle me révèle et cette intimité est à
la fois accueillie et subie ; elle est le tout lui-même qui m’envahit et
qui m’éveille à une vie propre, mais sans qu’elle puisse être séparée
de lui. Elle est une appréhension confuse, mais directe, de mon être
personnel au cœur même de l’Etre total. La sensibilité est liée à
l’expérience primitive et métaphysique que nous faisons de la partici-
pation. Elle n’en est pas seulement l’idée. Sans elle, le monde ne se-
rait qu’un spectacle, c’est-à-dire que nous cesserions d’en faire partie.
Aussi comprend-on sans peine que, quelle que soit l’évolution ulté-
rieure des fonctions de la conscience, quel que soit l’accroissement de
notre lucidité critique et de notre puissance créatrice, la sensibilité ne
se laisse pas oublier, malgré la suspicion dont elle peut être l’objet de
la part de certaines des fonctions de l’esprit qui trouvent naissance en
elle, ne se détachent jamais d’elle et restent impuissantes, si elle re-
fuse de les ratifier. C’est par elle que nous restons dans le monde,
qu’il y a un être du monde et que nous avons un être propre : ils
s’éloignent l’un de l’autre et cessent de se joindre — bien plus, cha-
cun d’eux recule et se dissipe, — dans la mesure où nous revenons à
l’indifférence. C’est ce qu’exprime fort bien le langage quotidien qui
ne peut employer les mots participer, prendre part et prendre sa part
qu’au sens d’être affecté. La sensibilité, c’est la participation réalisée
et non plus virtuelle : ses variations en mesurent les degrés.
On voit que cette sensibilité qui nous donne le Tout lui-même dans
sa coexistence avec notre moi, bien qu’elle exprime leur union et
qu’elle semble résider principalement dans notre propre passivité à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 434
l’égard du Tout, ne peut pas être une passivité pure, puisque la passi-
vité pure n’est jamais qu’une limite, qu’elle est toujours corrélative
d’une activité exercée dans la conscience même qui reconnaît sa
propre passivité et qu’en réduisant le sujet à l’état de chose, elle lui
ôterait la réalité actuelle de la participation qu’elle était destinée préci-
sément à fonder. La sensibilité est la caractéristique d’un être mixte,
mais dans lequel la forme et la matière ne se sont pas encore disso-
ciées : car elles ne pourront l’être que par une victoire qui précisément
nous rendra maître de nous-même.
[416]
ART. 2 : La sensibilité exprime le rapport sans cesse variable entre
le désir et le couple du plaisir et de la douleur.
rable infini. L’objet particulier du désir est pour elle une tentation à
laquelle il lui arrive de céder. Mais ce qu’elle cherche dans l’objet,
c’est un signe, un appel auquel elle doit répondre, proprement une oc-
casion qui lui est préparée, qui met par exemple au-dessus d’un désir à
satisfaire un devoir à remplir. La vertu de l’occasion, c’est de nous
montrer que, si l’acte libre semble toujours devancer un effet qui lui
correspond, leur solidarité est pourtant si étroite que tout doit se passer
aussi comme si c’était cet effet qui sollicitait d’abord la démarche de
notre liberté. Il n’y a point d’homme qui ne reconnaisse avoir fait lui-
même de telles expériences, qu’il met sur le compte du hasard ou de la
providence selon son degré de foi. Mais elles s’expliquent assez aisé-
ment si l’on n’oublie pas, d’une part, [420] que la passivité n’est ja-
mais une passivité à l’égard d’un objet, mais à l’égard de l’Acte même
auquel nous participons en tant précisément qu’il nous dépasse, que
l’occasion elle-même ne s’offre qu’à celui qui a commencé d’agir et
qui, par là, est capable de l’évoquer et de la reconnaître, et enfin, que
tout acte participé est lui-même en liaison avec une nature déjà indivi-
dualisée, ce qui permet à chaque être de discerner dans le monde les
objets privilégiés de sa vocation particulière.
mites. Elle traduit en nous la présence d’une nature qui est, pour ainsi
dire, la matière que notre liberté utilise, mais pour nous affranchir de
son esclavage. (Notre limitation s’exprime de la même manière du
côté de la connaissance par le caractère passif de la sensation, qui ne
fait d’abord que nous affecter, et que le propre de la connaissance est
de transformer en objet, grâce à un jugement qui rompt
l’assujettissement où d’abord elle nous retenait.)
Mais le caractère original de la sensibilité n’est pas, comme on le
croit, d’exprimer les influences différentes que nous subissons et qui
suffiraient à faire naître le plaisir ou la douleur, le désir ou la répul-
sion, en vertu d’une sorte de mécanique qui serait la même pour tous
les êtres. Il y a dans chaque être une sorte de constante affective qui
demeure la même à travers les [421] états les plus contraires et que
l’on considère le plus souvent comme étant un effet de sa nature
propre. Elle est en corrélation avec les conditions d’insertion de son
activité participée à l’intérieur de l’univers. Celles-ci déterminent en
moi une sympathie positive et négative qui m’unit à ses différentes
parties, sympathie qui possède toujours un caractère préférentiel et
électif, mais me rend apte à aimer et à haïr, à ressentir toujours
quelque nouveau bienfait ou quelque nouvelle blessure. Cette cons-
tante affective ne se borne pas à traduire le caractère individuel de ma
nature : il y a plus, elle montre précisément la relation que ma nature
individuelle soutient avec ma liberté, car si l’affectivité en effet
s’impose à moi, je la conduis d’une certaine manière, je lui cède ou je
lui résiste, je l’infléchis comme je l’entends, je collabore avec elle ou
je l’exalte ; ou au contraire je lui prête à peine audience, et je la laisse
se dissiper comme une sorte d’orage auquel je serais demeuré indiffé-
rent. Les causes qui l’ont ébranlée ne me paraissent plus valoir la
peine qu’elle me donne tant de trouble. Pourtant, au centre le plus pro-
fond du moi, je sens aussi que c’est elle qui est moi, que je suis enga-
gé tout entier en elle, que c’est elle que je veux, et qu’en ce sens c’est
moi qui la produis, dans la mesure où elle est le ressentiment en moi
de la valeur suprême que j’attribue aux démarches de ma liberté, dès
que celle-ci a opté véritablement.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 440
B) LA LIBERTÉ DIVISÉE
l’on veut, l’amour que chacun donne de l’amour qu’il reçoit. Et l’on
trouve ici une contre-épreuve à l’analyse du précédent chapitre,
puisqu’à l’acte par lequel s’exerce chacune de ces fonctions corres-
pond une donnée qui lui est propre, savoir : à l’intelligence, l’idée ; à
la volonté, la chose ; à l’amour, un autre être.
C’est parce que l’acte pur se change en une potentialité infinie, dès
qu’il commence à être participé, qu’on le voit éclater en une multipli-
cité inépuisable de consciences particulières dont chacune se définit
comme une liberté qui la rend cause d’elle-même et qui lui permet
d’entrer en communication avec toutes les autres consciences et de
s’unir à elles par l’amour. Chaque conscience particulière à son tour
doit demeurer inséparable de la totalité de ce monde à l’intérieur du-
quel elle vient prendre place : ce qui l’oblige à l’embrasser comme
une représentation de son intelligence en même temps qu’elle doit in-
sérer en lui l’efficacité de son vouloir. Cette distinction est fondamen-
tale parce qu’elle est la condition de la participation et de notre solida-
rité avec un monde qui nous surpasse et que nous contribuons pour-
tant à produire. Mais elle n’est pas absolue, sans quoi le vouloir ne
serait point, il agirait en aveugle ; et l’intelligence à son tour ne rece-
vrait aucun ébranlement.
Il est évident maintenant que, dans l’exercice de chacune de [426]
ces fonctions, nous retrouvons le même intervalle sans lequel la parti-
cipation ne pourrait pas se réaliser. C’est cet intervalle, comme on l’a
dit, qui, dans l’intelligence, sépare toujours la représentation de
l’objet, dans la volonté, l’intention de la fin et dans l’amour, l’aimant
de l’aimé. Dès lors, l’activité intellectuelle à son tour doit éclater en
une infinité de représentations différentes afin qu’elle laisse subsister
la distinction entre l’être et la connaissance, qui s’évanouirait si la
connaissance était d’emblée totale, et afin que le progrès de la cons-
cience soit l’œuvre continue du sujet : de telle sorte qu’elle est as-
treinte à constituer un univers que notre pensée n’épuisera jamais. De
même, l’activité volontaire doit éclater en fins particulières afin de
disposer de ce jeu qui assure son indépendance et permet son enrichis-
sement. Et l’on verra, en étudiant le circuit dialectique dans le chapitre
suivant, que les idées de l’intelligence sont destinées à préparer les
fins du vouloir qui sont elles-mêmes les moyens par lesquels l’amour
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 445
noue entre les différentes consciences les liens d’une société spiri-
tuelle
Chaque fonction n’est qu’une perspective particulière sur le Tout
et elle est astreinte à agir dans le temps par une sorte de progrès conti-
nu. Dès lors, étant sans cesse débordée par son objet éventuel, elle
rencontre devant elle une multiplicité toujours renaissante et qu’elle
n’aura jamais fini de réduire. De là ce caractère commun à la connais-
sance, au vouloir et à l’amour, qui oblige chacune de ces fonctions à
s’exercer par une pluralité d’opérations en pénétrant dans une infinité
ouverte devant elle et qu’elle ne parviendra jamais à épuiser. L’unité
du principe qui connaît, qui veut, ou qui aime, appelle dans chaque
domaine une multiplicité surabondante qui exprime son efficacité et
qui la surpasse, qui lui donne une matière et lui permet de la dominer.
Mais s’il est vrai qu’il ne faut jamais perdre de vue l’unité des
fonctions de l’esprit qui seule nous permet, à l’intérieur même de la
participation, de réaliser une union avec l’Acte pur, c’est-à-dire une
image de son unité, chacune d’elles réalise pourtant l’unité dans le
domaine qui lui est propre, puisque l’intelligence réalise l’unité entre
les idées, la volonté l’unité entre les choses et l’amour l’unité entre les
êtres. Ici l’unité et la diversité sont tellement inséparables que chacune
de ces fonctions semble produire d’abord une diversité, dont on ne
voit pas toujours [427] qu’elle est le moyen de mettre en œuvre son
unité même, qui n’est jamais qu’un pouvoir d’unifier.
[429]
DEUXIÈME PARTIE
LE JEU DE LA PARTICIPATION
Chapitre XXIV
LE CIRCUIT DIALECTIQUE
A. – LA DISSOCIATION DE L’ENTENDEMENT
ET DU VOULOIR
l’assumons. Elle fonde notre initiative limitée qui s’exprime par une
démarche de consentement ou de refus et par le choix de certaines fins
particulières. Elle doit trouver devant elle un obstacle qui fait appa-
raître, corrélativement à son exercice, un monde donné et qui imprime
à la conscience un caractère de passivité. C’est dire que l’acte qui est
devenu nôtre est débordé par la richesse infinie de l’être, qui est l’acte
même considéré comme non exercé par nous. Cet acte non exercé ne
peut pas être séparé pourtant de l’acte exercé. C’est pour cela qu’il se
produit une autre forme de participation, inséparable de la participa-
tion volontaire et créatrice, et qui est la participation intellectuelle ou
cognitive, dans laquelle je cherche à envelopper le monde tout entier
par la représentation, mais en construisant il est vrai cette représenta-
tion, ce qui est la seule [430] manière dont je puis transformer
l’obstacle en objet, l’assimiler et le reconquérir, le mettre en relation
avec moi et lui donner une intériorité par rapport à moi. Nous pensons
toujours sans doute que la connaissance parfaite viendrait coïncider
avec son objet. Mais alors on ne pourrait plus la distinguer de l’acte
même de la création. Or, la marque de notre être fini réside précisé-
ment dans l’écart qui les sépare. Il faut donc que la connaissance ne
nous donne plus que la virtualité de l’objet, et non pas sa réalité. La
volonté de son côté ne nous donnait pas l’objet en totalité, mais en
partie seulement. Ce qui veut dire qu’elle était modificatrice, et non
pas créatrice. Et la participation se réalise justement à l’intérieur de
l’intervalle qui sépare une intelligence qui n’est jamais que virtuelle
d’une volonté qui n’est jamais que modificatrice. C’est cet intervalle
qui est la marque constitutive de notre être fini.
Le principe de la distinction entre l’entendement et la volonté ré-
side en ceci : que le Tout à l’intérieur duquel il faut que je m’inscrive
doit m’apparaître nécessairement comme un monde que je connais,
comme un spectacle que je me représente, afin qu’il puisse être aussi
un objet auquel ma volonté s’applique et que je contribue à créer.
C’est pour cela que la volonté par laquelle, en modifiant le monde et
en y ajoutant, je me crée moi-même, s’étend beaucoup moins loin que
l’intelligence qui en droit est coextensive au Tout. C’est fausser tous
les rapports entre les fonctions de la conscience que de faire
l’intelligence si humble qu’elle puisse considérer le Tout comme un
mystère dont la connaissance nous est refusée, et la volonté comme si
ambitieuse qu’elle puisse prendre le Tout comme l’objet même
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 450
n’est jamais qu’un essai toujours susceptible d’être repris (bien qu’il
ne soit pas sans laisser quelques traces dans la disposition même de
l’intelligence), au lieu que l’action volontaire, dès qu’elle est engagée,
porte en elle un caractère irrévocable : elle pèse sur ma destinée, bien
que je sois toujours capable de l’amender par une action nouvelle.
La liberté est limitée, sinon dans son option, du moins dans son
pouvoir. Elle n’est pas limitée dans son option, bien que cette option,
elle ne réussisse pas toujours à la donner. Mais, quand elle y parvient,
alors, elle veut ce qu’elle veut d’une volonté absolue. L’initiative à
laquelle elle participe, dans la mesure où elle la fait sienne, est donc
inconditionnelle.
Mais la dissociation de l’intelligence et de la volonté qui n’a pas de
sens dans l’acte pur, où l’ordre contemplé ne fait qu’un avec l’ordre
produit, est la condition de possibilité de la participation puisque,
comme on l’a montré, il ne peut pas y avoir de volonté sans une lu-
mière qui l’éclaire, sans un ordre universel qu’elle reconnaît, auquel
elle se soumet, hors lequel elle ne pourrait se proposer aucune fin et
qu’elle respecte encore malgré elle au moment où elle entreprend de
le troubler. Ainsi la dissociation entre ces deux fonctions qui pourtant
dérivent toutes deux de la même source rend possible ce paradoxe,
c’est que la volonté qui cherche à se dérober à l’ordre nous enchaîne
au moment où elle pense nous délivrer, tandis qu’une volonté qui lui
demeure fidèle nous délivre au moment où elle semble se donner à
elle-même des chaînes.
On explique ainsi que la solidarité entre la volonté et l’intelligence
trouve une confirmation dans cette double observation : la première,
c’est que si l’on considère le caractère participé de leur opération,
l’une se manifeste toujours à nous sous la forme d’un consentement,
l’autre d’un assentiment ; la seconde, c’est que, dès que cette opéra-
tion commence à s’exercer, elle produit toujours une détermination,
mot qui désigne à la fois la décision de la volonté et l’effet de la dé-
marche de l’intelligence : la volonté nous fait saisir la détermination
dans son principe et l’intelligence dans son accomplissement,
[443]
Il est donc naturel que l’acte volontaire et l’acte intellectuel parais-
sent s’identifier à leur origine, c’est-à-dire dans l’attention, et à leur
sommet, c’est-à-dire quand chacun d’eux reçoit son application der-
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 463
nière et pousse son exercice jusqu’au bout : alors leur opposition ces-
serait dans l’unité retrouvée de l’acte pur. L’intelligence dépend de la
volonté dans son exercice. C’est la volonté qui produit l’acte de
l’intelligence et il n’y a pas d’acte de la volonté qui à son tour ne
doive produire un objet que l’intelligence puisse posséder sous la
forme d’une représentation ou d’une idée. Mais une fois que
l’intelligence s’est exercée, elle lie la volonté, comme le croyait Spi-
noza. La participation à l’universel dépend de nous ; mais une fois
qu’elle est effectuée, elle s’impose à nous ; et tout acte libre
s’accomplit dans le nécessaire. Ainsi Duns Scot marque admirable-
ment que l’intelligence détermine nécessairement la volonté quand
elle lui présente l’Absolu sous la forme de l’infini.
C’est enfin parce que la volonté s’exerce seulement dans le temps
qu’aucun des actes qu’elle nous fait accomplir ne serait susceptible
d’être recommencé. Mais c’est parce que l’opération de l’intelligence
porte sur un objet éternel qu’elle peut être sans cesse reprise et qu’elle
est assurée de le retrouver toujours.
B) L’AMOUR ET LA CIRCULATION
ENTRE LES DIFFÉRENTES PUISSANCES
DE L’ÂME
tant il nous semble que c’est toujours plus de produire une chose ma-
térielle que de [444] produire seulement une chose idéale. C’est peut-
être parce qu’elle est non point seulement un objet d’intuition pour
nous, mais un objet de spectacle pour tous, bien que ce soit par
l’intermédiaire de l’idée que cette chose nous devienne présente. Par
contre, quelle que soit la fécondité de l’idée, elle demeure pour nous
abstraite tant qu’elle n’est pas mise en œuvre par l’individu dans le
temps et le lieu, ce qui implique qu’il lui manque une matière qui lui
est opposée et dans laquelle elle a encore besoin de s’incarner pour
être. Or c’est là la justification de l’action matérielle qui, en associant
toujours la volonté à l’intelligence, montre ce qu’il y a de borné et
d’insuffisant dans l’opération de chacune d’elles, qui pourtant donne à
l’autre précisément ce qui lui manque. L’intelligence donne à l’acte sa
lumière et la raison intérieure qui le justifie ; et c’est de la volonté que
vient l’initiative, la victoire sur l’obstacle, et aussi cette requête du
réel et cet achèvement de l’acte intellectuel qui individualise
l’universel et objective notre activité propre.
Mais si ces deux facultés sont toujours associées et se prêtent un
mutuel appui, elles demeurent distinctes et se combattent souvent. Et,
bien que l’acte intellectuel paraisse toujours un acte de réflexion et de
repliement sur soi-même, tandis que l’acte volontaire marque toujours
une sortie de nous-même vers le dehors qui nous engage au milieu des
choses, on comprend pourtant que l’on puisse, selon que l’on envisage
de préférence le premier ou le second, incliner davantage vers une
doctrine de la nécessité où l’on pense le monde dans ses raisons, ou
vers une doctrine de la liberté dont l’idée de la personne forme le
centre. La participation seule nous permet de comprendre à la fois leur
conflit et leur relation.
Or il faut reconnaître que ces différentes formes de l’activité intel-
lectuelle et volontaire, idéale et matérielle ne réussissent à s’unir, et
même à se confondre, que si elles sont subordonnées l’une et l’autre à
la création par amour qui contient en elle leur diversité et qui en
même temps l’abolit : car le propre de l’amour c’est d’exprimer la
perfection même de la spontanéité, puisque il est sans doute le seul
mouvement de l’âme qui ne puisse être commandé, et de créer pour-
tant sa propre justification, par la valeur même qu’il attribue à l’objet
aimé.
[445]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 465
cipe. De telle sorte qu’il donne à la conscience une unité qui réside
dans cette circulation spirituelle par laquelle elle trouve dans la source
même qui lui donne l’être le confluent de tous ses mouvements. Les
actions particulières de l’intelligence et de la volonté ne sont que les
détours qui constituent la vie intérieure de l’amour ; elles portent té-
moignage pour lui ; elles lui permettent de s’engendrer lui-même éter-
nellement et, si l’on peut dire, de se prendre lui-même pour fin. Elles
l’obligent à créer le monde pour faire retour à lui-même : et le monde
n’est que par cette création et par ce retour. Au cœur de la conscience,
l’amour est un mouvement dont il semble qu’il naît en elle et qu’après
avoir fait éclore la totalité du réel il se termine encore en elle ; mais
nous voyons bien pourtant que c’est au delà d’elle qu’il trouve à la
fois l’origine de son élan et le terme même dans lequel il se dénoue,
de telle sorte que notre propre unité ne peut pas être séparée de l’unité
même de l’être total à laquelle elle demeure suspendue et dont elle
reçoit tout l’être qui lui appartient. Ce qui implique que nous accom-
plissons nous-même un acte qui ne dépend que de nous seul, mais qui
en reconnaissant son insuffisance nous donne aussi notre véritable
suffisance.
[449]
ART. 13 : La distinction des fonctions nous permet d’affirmer et de
réaliser l’unité de l’être et de la valeur, ce qui est déjà la fin propre
de chacune d’elles quand elle pousse son exercice jusqu’au bout.
l’esprit. Pour les uns, c’est la volonté seule qui compte, ce que l’on
observe chez tous ceux que l’on appelle proprement hommes
d’action : ils cherchent à dominer le monde, comme on le voit dans les
conquérants. D’autres sont avides seulement de le comprendre,
comme s’ils mettaient les idées au-dessus des choses ; et ils se mépri-
sent les uns les autres, puisque les premiers considèrent les choses
comme les réalités véritables et les idées comme des illusions subjec-
tives, tandis que les autres pensent que les idées seules agrandissent
notre être et sont l’objet d’une possession authentique. Il y en a enfin
qui sont indifférents aux idées et aux choses et pour lesquels le
moindre regard d’amour vaut mieux à la fois que la [452] science uni-
verselle et que l’empire du monde ; et ils ont raison de penser que
l’amour peut suffire à tout, mais c’est lorsqu’il suscite l’intelligence et
la volonté au lieu de les anéantir dans l’indétermination d’une effusion
pure.
Cependant, malgré la solidarité de ces trois fonctions et
l’intercommunication qui ne cesse de se produire entre elles, qui nous
oblige à les retrouver toutes dès que chacune d’elles s’exerce jusqu’au
dernier point, nous sentons bien le danger qu’il y a à changer leur
point d’application, soit que l’on tente de comprendre les choses ou de
les aimer, au lieu d’en faire les instruments du vouloir, soit que l’on
applique sa volonté et son amour aux idées, au lieu de tourner vers
elles son intelligence, soit que l’on entreprenne, au lieu d’aimer les
autres êtres, ou bien de les connaître comme des idées, ou d’en faire
seulement les objets du vouloir. C’est de la permutation que nous in-
troduisons entre ces différentes fonctions, en donnant à chacune
d’elles une fin qui convient seulement à l’une des deux autres, que
dérivent sans doute les principaux troubles de notre activité théorique
et de notre activité pratique.
La solidarité des fonctions de l’âme est si étroite que, bien que
chacune d’elles soit bonne dans la mesure où elle est une expression
de l’acte pur, elle est capable de produire les pires effets si elle se sé-
pare des deux autres, comme on le voit dans l’intelligence qui vou-
drait se suffire à elle-même sans éclairer le vouloir et l’amour, dans le
pur vouloir qui repousserait les secours de l’intelligence ou de
l’amour, et dans l’amour lui-même à son tour s’il ne se laisse pas pé-
nétrer par l’intelligence et diriger par le vouloir. Alors l’intelligence
demeure abstraite et impuissante, la volonté capricieuse et inquiète,
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 473
l’amour trouble et aveugle. Dans tous les cas, chacune de ces fonc-
tions, si nous la considérons isolément, poursuit quelque fin de son
choix dont elle commence par être privée et qu’elle ne peut atteindre
qu’au prix de beaucoup d’efforts et de tribulations. C’est ce qui arrive
à la volonté quand elle n’est qu’égoïste, à l’intelligence quand elle
n’est qu’industrieuse, à l’amour quand il n’est que passionnel.
Peut-être même pourrait-on dire que le mal résulte toujours d’une
séparation entre ces trois fonctions de l’âme qui cessent de se prêter
un mutuel appui : alors on voit l’intelligence se complaire dans son
propre jeu en se désintéressant de l’action et de la valeur, la volonté
s’enivrer de sa puissance sans chercher [453] à l’éclairer de lumière et
à la pénétrer de charité, et l’amour s’abandonner à sa pure ardeur sans
connaître de raison ni de frein.
La même disjonction des fonctions qui permet à la liberté de jouer
permet encore à chaque fonction de retourner contre elle-même dans
son domaine propre la puissance même dont elle dispose : ce qu’on
voit dans l’intelligence quand elle se réduit à n’être que critique, dans
la volonté qui détruit à l’aide de cette force même qui lui a été donnée
pour construire, dans l’amour lorsqu’il se renverse lui-même en haine.
Mais chaque fonction ne demeure fidèle à elle-même que quand
elle est soutenue en nous par les deux autres, la volonté quand
l’intelligence l’éclaire et que l’amour la dirige, l’intelligence quand un
vouloir aimant l’anime et l’inspire, et l’amour quand il est pénétré de
lumière et que le vouloir coopère avec lui. Dans cette convergence des
différentes puissances de l’âme l’effort cesse, nous ne faisons plus de
choix individuel et arbitraire. Chacune de nos fonctions s’exerce
comme elle le doit, c’est-à-dire conformément à la vocation qui lui est
propre sans rompre l’unité de la source dont elles dépendent toutes.
[454]
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 474
[455]
TROISIÈME PARTIE
L’ACTE TRIPLE
Chapitre XXV
L’ACTE DE VOULOIR
A. – RAPPORT DE LA VOLONTÉ
AVEC LA LIBERTÉ
rien ne peut être créé que par un acte d’amour et ne peut se maintenir
dans l’être que par un amour qu’il se porte à lui-même ou dont il est
lui-même l’objet, on peut considérer l’amour comme étant la source
de tout ce qui est. Mais il semble que la volonté jouisse à cet égard
d’une sorte de privilège : car tandis que l’intelligence semble la prise
de possession d’un être déjà donné et que l’amour exprime la raison
d’être de l’acte [456] créateur plutôt que sa forme nue, la volonté au
contraire, abstraction faite de toute fin, semble réaliser à chaque ins-
tant, par l’acte même qu’elle accomplit, le passage incessant du néant
à l’être. Elle anime l’intelligence et l’amour, qui la justifient. Elle est
présente dans la moindre des opérations que nous pouvons accomplir.
C’est elle qui représente à nos yeux l’acte créateur dans son originalité
la plus pure. Et l’acte de volonté le plus humble intervient encore dans
l’économie de la création et s’en rend responsable jusqu’à un certain
point. Bien plus, il y a toujours quelque détermination dans l’acte
d’intelligence, qui ne produit que la vérité, ou dans l’acte d’amour, qui
ne peut produire que le bien de l’être aimé, tandis que la volonté ré-
side dans une initiative absolue, dans une efficacité indéterminée. Si
on la considère en elle-même, si sa puissance s’exerce sans obstacle,
elle est indifférente à la nature de son effet et capable de tout produire,
de telle sorte qu’elle est à l’origine tout à la fois de l’intelligence et de
l’amour : et de son usage dépend l’erreur comme la vérité, et le mal
comme le bien.
Si on prend le mot volonté dans son acception la plus générale,
alors la volonté, c’est l’être même considéré pour ainsi dire à sa
source. L’intelligence et l’amour en procèdent. Elle seule a droit au
nom d’être pur, puisqu’elle ne possède encore aucune détermination et
que toutes les déterminations naissent de son exercice même,
l’expriment à la fois et la limitent. La profondeur essentielle du vou-
loir, c’est qu’il est l’être qui se veut et qui en se voulant se crée. Elle
traduit admirablement l’intériorité de l’être qui est cause de soi, et qui
réalise un cercle parfait où il est source et fin de lui-même. L’être
commence avec le vouloir et il ne veut rien de plus que l’être de son
propre vouloir. Il ne suffit donc pas de dire que ce que l’on veut le
plus profondément, c’est l’être, mais il faut dire encore que l’être ne
peut être atteint véritablement que dans la volonté profonde qu’il a de
lui-même : c’est d’elle que toutes les autres formes de l’existence, y
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 476
n’est pas encore l’amour. La volonté, dont tout dépend, par elle-même
ne nous donne rien ; il faut toujours qu’elle vienne se dénouer dans
une activité qui la dépasse et qui la rend inutile ; elle est la privation,
le choix et la poursuite d’une fin qu’elle cherche à atteindre par un
effort. Il n’y a jamais en elle cette nécessité propre à l’intelligence ou
à l’amour qui ont atteint leur objet et s’exercent désormais avec pléni-
tude. En ce sens, on peut même dire qu’elle n’est pas à elle-même sa
propre fin, qu’elle appelle toujours une autre activité dans laquelle il
faut qu’elle se dénoue. Elle retient de [459] l’acte ce caractère essen-
tiel qui en fait toujours une origine, une initiative, et un premier com-
mencement : seulement ce n’est que par rapport à nous ; et c’est pour
cela qu’elle est toujours une démarche de séparation qui suscite une
matière à laquelle elle s’oppose, des obstacles qui lui résistent et
qu’elle cherche toujours à vaincre.
auquel elle donne ou refuse son adhésion et qu’elle infléchit à son gré,
qui nous fait comprendre pourquoi elle possède une initiative, mais
qui n’est pourtant que participée.
Seulement la participation nous donne la disposition du oui et du
non ; elle ne nous permet de pénétrer nous-même dans l’être que par
notre propre consentement. Elle met entre nos mains l’inhibition qui
est le moyen même de l’acte volontaire et par laquelle la spontanéité
se trouve à chaque instant suspendue afin précisément que nous puis-
sions, grâce à la réflexion, nous désolidariser de toute détermination
particulière en considérant ce qu’il y a en elle de négatif et, en niant
cette négation, [460] retourner à chaque instant vers la source infinie
d’où dérivent toutes les déterminations et qui les surpasse, afin de pui-
ser en elle l’être même que nous voulons être. A cet égard il y a,
comme on le voit, un usage positif du jugement négatif qui n’est pas
seulement un jugement critique, mais qui, en nous obligeant à élargir
chacune de nos affirmations particulières, nous permet de maintenir à
l’égard de chacune d’elles la transcendance du principe suprême dont
elles dépendent toutes.
L’acte ne peut demeurer indivisible, tout en étant participé, que s’il
met en nous le désir qui est inséparable des puissances mêmes dont
nous disposons : mais alors l’intervention originale de notre volonté
ne se manifeste que par un consentement ou une inhibition.
Ainsi la volonté descend jusqu’à la racine même du désir. Si elle
dépasse ses formes particulières et limitées qui sont solidaires de la
situation que nous occupons dans le monde et des circonstances où
nous sommes placés, si elle cherche la seule chose que nous puissions
désirer absolument, alors elle retrouve cette activité spirituelle essen-
tielle que le désir enveloppait pour la mettre à notre portée. Par là le
vouloir est intermédiaire entre la nature (ou le désir) et l’Acte pur ; il
nous permet de passer de l’un à l’autre. Il est, si l’on peut dire, le
chemin qui monte de la nature à la grâce : c’est pour cela qu’on em-
ploie ce mot pour désigner aussi bien le degré le plus primitif et le
plus bas de notre activité, comme dans cette expression, le vouloir-
vivre, que sa forme la plus évoluée, la plus haute et la plus pure,
comme lorsqu’on pense que son caractère propre, c’est d’être déter-
miné par la seule raison. Aussi longtemps que la volonté s’exerce, elle
ne peut pas se séparer de la nature, ni se substituer à elle, puisque c’est
de la nature qu’elle reçoit cette limitation qui lui permet de s’exercer
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 480
et les forces mêmes qu’elle met en jeu pour la dépasser : loin de con-
tredire la spontanéité, elle s’y associe, et l’épouse avant de la recour-
ber vers son origine.
partis qui lui sont offerts, non seulement aucun d’eux ne la retient et
ne l’asservit, mais encore en procédant indéfiniment par analyse et par
synthèse, qui sont les deux seuls moyens dont disposent notre pensée
et notre action, elle ne cesse de composer de nouveaux aspects du
monde, c’est-à-dire d’en changer la face, en introduisant en lui une
activité créatrice par laquelle du même coup elle constitue notre per-
sonnalité elle-même.
L’intelligence à son tour ne fait que suivre tous les trajets de
l’action volontaire et, selon que le réel l’arrête ou lui ouvre passage,
elle trace les contours de tous les objets.
Mais on reste à mi-chemin dans l’étude du problème de la volonté
quand on pense qu’elle a pour objet des choses, des fins [462] maté-
rielles par lesquelles elle transforme le visage du monde. Sans doute
elle ne peut pas s’en passer : mais ce ne sont pour elle que des média-
tions. C’est par elles que notre moi ne cesse de s’enrichir et de se con-
quérir.
Il y a, pour ainsi dire, dans l’évolution de l’acte volontaire deux
étapes. Car si la volonté peut paraître d’abord poursuivre des fins ma-
térielles, nous savons bien qu’aucune de ces fins qui assurent le règne
du corps n’est capable de la satisfaire. Comment n’aurait-elle point
elle-même pour objet son propre règne, qui est spirituel ? Et c’est pour
cela qu’à travers toutes les modifications qu’elle introduit dans le
monde, la volonté ne cherche rien de plus qu’à retrouver l’unité même
de l’acte qui l’inspire et dont il faut qu’elle se sépare, pour en porter
elle-même la responsabilité. A ce moment-là seulement la volonté
peut être considérée comme nous révélant son véritable rôle, qui est
d’être une servante de l’esprit.
possède une existence et une valeur non pas seulement pour moi, mais
pour tous.
L’acte est toujours l’origine de l’action. Mais l’acte est toujours so-
litaire par le caractère unique de la source où il puise, par le caractère
unique de son assomption dans la conscience du moi. L’action est tou-
jours sociale par son objet et par sa destination ; elle s’adresse à
d’autres ; ce n’est pas nous seul qu’elle intéresse, mais l’humanité tout
entière. Nous ne pouvons pas l’interrompre sans penser qu’elle pourra
être reprise par d’autres consciences auxquelles nous l’avons pour
ainsi dire léguée.
D’autre part, nous ne pouvons pas séparer l’action de la chose, qui
paraît en être la négation, mais qui est tout à la fois pour elle un obs-
tacle et un instrument, un point d’application et un effet. Elle est le
terme opaque qui sépare l’action de l’acte pur, mais qui sert à l’action
de soutien et qui demande toujours [465] à être transformé par elle. Et
l’on voit assez clairement les deux rôles différents que la chose est
appelée à jouer à l’égard du vouloir et qui permettent d’en distinguer
deux espèces, selon que cette chose apparaît comme un empêchement
qui le trahit ou comme le corps même qui l’incarne.
La matière est la condition de ce dédoublement, de cette distance
avec soi, sans lesquels nulle activité ne serait une activité de participa-
tion. En effet, on n’agit pas sur soi, du moins directement et immédia-
tement, mais seulement sur le monde, ou sur sa propre nature en tant
qu’elle fait partie du monde. Le monde et la nature sont donc à la fois
le moyen de l’action participée et l’expression qui la traduit. C’est en
agissant sur le monde que le moi se fait. En disant que notre action se
produit dans le monde, nous retrouvons le circuit caractéristique de la
participation qui, de même qu’il nous oblige à nous proposer comme
fin le principe qui nous inspire, nous oblige à marquer de notre em-
preinte la matière qui nous limite.
L’étude des rapports entre l’acte et l’action nous permet de com-
prendre le rôle de la matière dans le monde ainsi que sa nature et le
degré d’existence que nous devons lui attribuer, car :
On voit dès lors pourquoi les choses sont l’objet naturel du vouloir.
La fonction essentielle de la volonté, c’est de produire des œuvres par
lesquelles je triomphe des obstacles opposés à ma finitude, j’inscris
mon être propre dans l’Etre universel, je marque l’univers entier de
mon empreinte et j’engage ma responsabilité vis-à-vis des autres êtres.
Sans doute il y a dans le vouloir une expression du caractère universel
et indivisible de l’acte qui me fait être, de telle sorte qu’il y a aussi en
moi une volonté de comprendre et une volonté d’aimer, et que ma vo-
lonté peut s’appliquer à des idées ou à des êtres aussi bien qu’à des
choses ; mais ce qui fait le caractère original [467] du vouloir, c’est de
me montrer qu’il faut passer par l’intermédiaire des choses pour que
je puisse, soit actualiser une idée et en prendre possession, soit at-
teindre véritablement un être différent de moi.
que rien n’est acquis, et que nous nous sommes retirés du temps réel
qui s’écoule désormais sans nous. En ce qui nous concerne, on peut
dire qu’elle est un temps retardé ou perdu, sauf dans la mesure où elle
doit nous permettre, lorsque la décision se produit, de mieux remplir
le temps retrouvé. C’est donc la décision qui nous fait de nouveau pé-
nétrer dans le temps réel. Tant que nous délibérions, le temps était
pour nous suspendu : nous nous étions élevé dans un monde de possi-
bilités étranger au temps, et où les phases mêmes de l’examen psycho-
logique que nous en faisions ne pouvaient être distinguées temporel-
lement les unes des autres que par les événements extérieurs auxquels
nous pouvions les faire correspondre. Disons que la décision est in-
temporelle ; mais elle est la décision de faire entrer dans le temps un
événement nouveau ; elle est une descente dans le temps qui nous
permettra de donner accès dans l’éternité à l’être même que nous au-
rons choisi. Mais pour cela il faut que la décision ait elle-même porté
des fruits dans le temps à la fois par l’effort que nous aurons dépensé
pour la soutenir, et par les suites qu’elle aura produites et qui la sur-
passeront toujours.
[468]
La liaison de la volonté avec le désir, avec le temps, avec l’effort,
suffit donc à nous révéler en elle un composé d’activité et de passivité
qui exprime clairement les caractères inévitables de toute activité par-
ticipée. Aussi est-il impossible de considérer la volonté indépendam-
ment du retentissement dans la conscience de chacune de ses opéra-
tions. Elle est inséparable de l’affectivité : et toutes nos passions, la
joie comme la douleur, la crainte, le regret et l’espérance peuvent éga-
lement être définies comme les affections de la volonté.
De plus, la volonté qui nous détache de la nature bien qu’elle la
prenne pour instrument afin de constituer notre être personnel grâce à
l’effort et à travers la durée, fonde notre mérite et nous introduit dans
le monde de la moralité. Nul ne peut nier l’étroite solidarité de la vo-
lonté et de la valeur : et les difficultés inséparables du problème de la
valeur viennent précisément de cette tendance naturelle qui pousse la
conscience à transformer toujours son objet en objet de connaissance ;
mais dissociée de son rapport avec la volonté, la valeur s’écroule. Il y
a identité entre vouloir et assumer ce qu’on veut, identité entre
l’assumer et poser sa valeur. De même, si vouloir, c’est se vouloir et
vouloir l’être même dont on fait partie, alors on comprend aisément
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 488
C) AU DELÀ DE L’EFFORT
ET DE LA VOLONTÉ SÉPARÉE
ART. 9 : L’effort prépare une activité spirituelle plus pure dans la-
quelle il se dénoue.
La volonté ne peut pas être séparée de l’effort, précisément parce
qu’elle est un passage de la spontanéité de l’instinct à l’activité de
l’esprit et que, dès que l’effort cède, elle vient se résoudre soit dans
l’un, soit dans l’autre. Dans les deux cas, alors, l’unité intérieure est
réalisée et le corps cesse pour nous d’être un obstacle, soit que l’esprit
abdique devant lui et devienne docile à toutes ses impulsions, soit que
l’acte intérieur soit si parfait et si pur que le corps le suive, avec une
sorte d’innocence, sans que sa présence soit aperçue.
[469]
C’est en considérant ce caractère individuel et borné de l’acte vo-
lontaire qu’on a pu dire que « dans l’homme, tout ce qui n’est pas in-
volontaire est petit ». Même dans une activité purement instinctive, on
trouve la grandeur de ces puissances de la nature à laquelle la volonté
semble se montrer si inégale.
Pourtant si misérable qu’elle soit, bien qu’elle semble rapetisser la
nature et qu’elle puisse la corrompre, elle est plus grande qu’elle.
C’est qu’elle ne refuse de lui céder qu’afin de conquérir une initiative
propre que la nature ne pouvait qu’asservir, mais grâce à laquelle elle
retrouve une activité spirituelle qui la dépasse, et dont elle ne s’était
séparée que pour fonder sa liberté sur le consentement même qu’elle
lui donne.
On comprend maintenant pourquoi la volonté a nécessairement un
caractère de contention : c’est qu’elle tend à réaliser l’unité de notre
conscience qui est aussi l’unité entre le moi et le monde ; que cette
contention vienne à manquer, cette unité n’est plus qu’apparente, le
moi se disperse et s’abolit dans le jeu des forces naturelles. Mais la
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 489
D) LA TRANSITION DU VOULOIR
À L’INTELLECT
ment qui, en elle, nous permet de nous créer nous-même par l’acte
constitutif de la conscience.
On peut bien dire que l’entendement est premier dans l’ordre de la
connaissance ; mais sa fonction propre, c’est d’abord de reconnaître
l’existence et la primauté du vouloir qui le met lui-même en œuvre
afin qu’il éclaire toutes ses démarches.
Cependant, il n’y a pas d’acte qui mérite ce nom sinon celui dont
nous avons conscience pendant que nous l’accomplissons. Or cet acte
est toujours acte de volonté si nous considérons en lui l’initiative et
l’efficacité, comme il est acte de pensée si nous considérons la lu-
mière qui l’éclaire, sans laquelle il serait non pas un acte, mais une
force, c’est-à-dire un objet pour un acte de pensée qui le pose. Loin de
considérer l’acte volontaire comme excluant la conscience, nous le
considérons comme constituant la conscience elle-même, c’est-à-dire
comme sa démarche initiale, dans laquelle on trouve une intentionna-
lité éprouvée et consentie, qui cherche tout à la fois son objet et sa rai-
son. De cette expérience initiale toutes les fonctions de la conscience
sont l’épanouissement.
Maine de Biran s’est admirablement rendu compte de ce caractère
premier de l’acte volontaire qui porte en lui le mystère du monde et le
mystère de notre être propre. Il a passé sa vie entière à le scruter. Et il
dit « si je savais comment je remue la main et comment je veux je
saurais tout ». Il apercevait fort bien que le double problème insépa-
rable de l’acte volontaire, c’est, d’une part, celui de la liaison de notre
esprit avec notre corps, et, d’autre part, celui de notre liaison avec
l’acte [474] pur, dont la même volonté qui semble nous en détacher
nous rend pourtant inséparable. Mais dire que la volonté ne peut pas
être connue, c’est dire seulement qu’elle ne peut jamais devenir une
représentation ou un objet pour l’intelligence, ce qui est évident,
puisque la transformer en représentation ou en objet, ce serait
l’anéantir en tant qu’activité actuellement exercée, c’est-à-dire préci-
sément en tant que volonté. Il y a donc une sorte de contradiction,
comme on l’a remarqué souvent, à vouloir retourner l’intelligence
contre le vouloir qui la produit. Mais cela ne veut pas dire que le vou-
loir lui-même demeure obscur, sinon au sens même où nous le dirions
de la source même de tout éclairement, en alléguant qu’elle ne peut
pas elle-même être éclairée. C’est qu’elle engendre sa propre lumière,
ce qui est proprement le caractère de la conscience, dont on retrouve
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 494
Non seulement la volonté produit une action sur les choses dont
l’effet est d’enrichir l’intelligence que nous en avons, non seulement
la volonté, en nous introduisant dans le réel, introduit en lui, précisé-
ment parce qu’elle exprime le caractère limité de la participation et
qu’elle est toujours liée à un corps, une [477] multiplicité d’objets par-
ticuliers, tous en rapport avec lui, et que la pensée reconquiert par la
représentation et réintègre en quelque sorte dans la même unité spiri-
tuelle, mais encore on peut dire que l’action de la volonté se change
toujours en contemplation quand elle s’achève ; après nous avoir per-
mis de pénétrer dans le réel, il faut bien qu’elle nous en donne la pos-
session. Alors se produit la contemplation dans laquelle c’est la volon-
té qui se contemple et qui jouit d’elle-même.
De là cette impression inévitable que la volonté est toujours une
quête, tandis que l’intelligence est une possession. Dès lors, on peut se
demander si la volonté, dont on pense presque toujours qu’elle utilise
l’intelligence seulement comme moyen, ne trouve pas aussi dans
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 497
[480]
TROISIÈME PARTIE
L’ACTE TRIPLE
Chapitre XXVI
L’ACTE DE PENSER
A. – L’ATTENTION ET LA RÉTROSPECTION
nous ne pouvons obtenir autrement et qui est la seule fin que nous
puissions nous proposer, puisqu’elle est la seule que nous puissions
posséder. Il s’institue donc un cercle au cours de notre vie entre la re-
présentation et l’action qui ne cessent de se nourrir l’une l’autre et de
rendre possible le progrès de notre vie personnelle, jusqu’au moment
où, dans ces éclairs de lumière qui se produisent parfois au sommet de
notre conscience, la contemplation et l’action ne font plus qu’un. Car
l’action conduite jusqu’à son dernier terme et, pour ainsi dire, jusqu’à
son point de perfection, ne doit plus pouvoir être distinguée de la con-
templation. Mais le rapport de l’action et de la contemplation nous
montre d’une manière particulièrement saisissante le caractère essen-
tiel de la vie de l’esprit qui, dans tous les domaines, cherche notre
[482] union avec la totalité de l’Etre et doit toujours nous mettre en
présence, pour que notre personnalité elle-même puisse se constituer,
d’un intervalle qui tour à tour se creuse et s’abolit.
règne dans les choses et dont nous finissons par penser que c’est nous
qui le lui imposons et non pas elles qui nous le livrent.
Par contre, on comprend bien aussi d’où vient l’illusion qui nous
conduit à considérer l’intelligence comme un miroir, et que l’on
trouve encore exprimée par le mot de spéculation, ou par le mot même
« inventer », qui veut dire trouver. La connaissance en effet fait tou-
jours apparaître dans l’être absolu un objet ou une idée, qui expriment
à la fois le succès de son opération, sa limitation, et la réponse que le
réel lui adresse. Oubliant dès lors l’acte même qu’il vient d’accomplir,
l’entendement croit qu’il se borne à accueillir en lui cet objet ou cette
idée comme dans un miroir sensible, alors que c’est l’objet [485] ou
l’idée au contraire qui sont le miroir même où il lit à chaque instant
l’image de sa propre activité.
ART. 3 : Tous les traits d’une connaissance qui est à la fois ré-
flexive et endogène sont admirablement représentés par la mémoire.
B) L’UNIVERSALITÉ REPRÉSENTATIVE
ET LA PORTÉE ONTOLOGIQUE
DE LA CONNAISSANCE
mais comment aussi elle ne cesse de les lier les unes aux autres afin
d’obtenir de l’être une représentation qui nous en donne une posses-
sion de plus en plus parfaite. C’est ainsi que l’acte pur, dès qu’il
commence à être participé, éclate en une multiplicité infinie de repré-
sentations qui forment les fins de l’intelligence et dont on peut dire
qu’elles renouvellent sans cesse son propre jeu, puisque, à mesure que
la sphère de notre connaissance s’accroît, les points de contact qu’elle
nous donne avec l’inconnu croissent aussi d’une manière progressive.
C’est donc l’analyse qui est l’opération essentielle de la connais-
sance, c’est elle qui nous permet de distinguer incessamment dans le
monde des aspects nouveaux. L’intelligence est une faculté qui dis-
cerne des différences ; la plus fine et la plus pénétrante est celle qui
discerne dans le monde les différences les plus subtiles et les plus dé-
licates. Et la valeur de toutes les synthèses qu’elle obtiendra ensuite,
leur richesse et leur complexité seront en quelque sorte proportion-
nelles à la valeur des distinctions analytiques qu’elle aura faites
d’abord. L’analyse et la synthèse ne sont les deux opérations fonda-
mentales de l’intelligence que parce qu’il nous faut, afin de participer
à l’être, nous en distinguer de quelque manière, puis distinguer en lui
des aspects toujours différents et toujours nouveaux qui n’ont pourtant
de sens que par rapport à notre conscience et qui [494] sont destinés à
former un système toujours insuffisant et toujours perfectible, qui est
précisément le système de la connaissance. On peut dire que cette
connaissance est déjà notre ouvrage, bien qu’elle ne soit que le pre-
mier moment de la participation, celui qui nous permet d’accomplir
dans la lumière cet acte de volonté par lequel nous nous créons nous-
mêmes en collaborant à la création de l’univers.
Cependant ces termes que le Moi distingue dans la richesse inépui-
sable de l’être afin d’en faire l’objet actuel d’une affirmation, sont
tous en relation avec lui dans la mesure où ils expriment autant
d’aspects différents de la participation. C’est la condition sans laquelle
ils seraient incapables de pénétrer dans l’unité d’une même cons-
cience. C’est leur relation avec l’unité de cette conscience, et, par son
intermédiaire, avec l’unité de l’acte pur, qui nous oblige à les considé-
rer comme participant les uns des autres. Ils ne peuvent être liés les
uns aux autres que par cette participation mutuelle qui n’est qu’une
suite de leur participation commune à l’unité d’un même principe et
qui les oblige à la fois à s’imbriquer les uns dans les autres par ce
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 514
qu’ils possèdent et à s’appeler les uns les autres par ce qui leur
manque. Ainsi, en observant d’abord qu’il n’y a pas d’autre participa-
tion vraie que celle de notre propre liberté à l’égard de l’acte pur, on
peut dire que la participation de tous les objets de pensée les uns aux
autres en est une expression, dont la connaissance organisée nous
offre le tableau systématique. C’est la raison pour laquelle on a tou-
jours reconnu que le problème du jugement, c’est déjà le problème de
la participation, et que les écoles qui nient la possibilité de la partici-
pation ou qui considèrent tous les objets de pensée comme réellement
séparés, ont rendu impossible toute théorie du jugement.
On observe enfin que, dans le jugement, la participation s’exprime
par la disposition de l’affirmation et de la négation, ce qui montre
comment, dans l’ordre de la connaissance aussi bien que dans l’ordre
de l’action, elle manifeste le pouvoir que nous gardons toujours soit
de nous réserver, soit de nous engager et, en nous engageant, soit de
donner, soit de refuser notre consentement à l’être, ou à telle relation
entre certains modes de l’être qui n’a de réalité que par rapport au
Tout, où le même acte qui les distingue doit aussi les unir.
[495]
ART. 8 : C’est parce que la pensée fait elle-même partie de l’Etre
qu’elle est compétente à la fois pour le connaître et pour nous le don-
ner.
C) DU CONCEPT À L’ESSENCE
qui sépare l’abstrait du concret. C’est cette règle qui constitue le con-
cept. L’acte conceptuel réside donc dans une opération susceptible
d’être toujours répétée, et qui supplée ce qui lui manque en compré-
hension par une extension qui en droit est toujours indéfinie, et qui
mesure la distance entre sa virtualité et son actualité.
Ce qui nous montre qu’il y a dans l’Acte une disponibilité éter-
nelle, c’est donc qu’à l’échelle même de la participation, il s’offre tou-
jours à nous dans le concept comme la possibilité de la répétition in-
définie d’une opération à laquelle une présence sensible ne répond pas
toujours. Or c’est le caractère même de toute participation d’être tou-
jours identique à elle-même dans sa source et toujours originale dans
l’opération qui la fait nôtre et qui lui donne chaque fois un nouvel ob-
jet. Alors il semble qu’elle nous replace à l’origine même de la créa-
tion. Et l’on comprend bien l’éloge ou le blâme que l’on peut adresser
au concept, puisque, quand nous refaisons une opération que nous
avons déjà faite, nous pouvons ou bien l’accomplir comme la pre-
mière fois en lui gardant la même jeunesse (alors l’éternité nous de-
vient chaque fois présente dans le temps), ou bien nous imiter nous-
même (et oublier l’éternité pour devenir prisonniers de l’habitude,
c’est-à-dire de la matière et du temps).
L’acte conceptuel, dans la mesure où il est susceptible de se répé-
ter, fonde encore l’action technique. Il ne peut pas être considéré
comme exprimant la perfection même de l’acte, qui ignore toute répé-
tition et toute technique et demeure toujours à la fois une invention
pure et une création unique et irrecommençable. L’acte ne doit pas en
effet être réduit à l’activité conceptuelle ou à l’activité technique qui
expriment toujours une règle imposée pour ainsi dire à l’objet du de-
hors. Non seulement il présente un caractère toujours nouveau et ne
peut jamais se convertir en un mécanisme à produire des répétitions,
mais encore on peut dire qu’il élimine la dualité entre l’opération et
l’objet de l’opération et qu’au lieu de se soumettre à une règle, il la
produit pour ainsi dire en se produisant lui-même. Toute universalité
conceptuelle ou technique imite l’acte plutôt qu’elle ne le traduit : elle
porte la marque de son unité, mais de manière à s’appliquer à une plu-
ralité infinie d’objets qui peuvent être pris indifféremment l’un ou
[499] l’autre pour satisfaire nos besoins, dans la mesure où la matière
dont ils sont faits est elle-même plus homogène.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 519
nous le représente, mais cela veut dire qu’elle ne peut s’exercer qu’en
le rendant présent. La distinction [504] du passé et de l’avenir se fait
par opposition au présent que nous vivons, mais nullement par rapport
au présent que nous pensons.
De plus, le propre de l’acte intellectuel, c’est de retrouver et de ré-
péter une certaine opération, dont nous disposons toujours comme on
le voit dans le concept, que nous pouvons reproduire en des temps
différents, introduire quand nous le voulons dans notre durée ; c’est de
contempler, comme on le voit dans l’idée, une réalité toujours vivante
et présente, que le devenir n’altère pas, qui échappe au temps et qui
est toujours identique à elle-même comme le sont les choses éter-
nelles.
Comme les fonctions de la conscience nous mettent au-dessus des
déterminations qu’elles produisent, ainsi la pensée nous met au-dessus
de ses représentations et nous ramène vers l’unité de l’acte dont elles
dépendent toutes.
Nous pouvons bien considérer l’activité de la pensée, de même que
toutes les autres formes de l’activité participée, comme engageant
notre vie dans le temps. Mais le propre de la vérité, c’est de nous
soustraire au temps, et les vérités les plus belles, les seules qui sou-
tiennent notre vie et qui la portent, sont des vérités qui demeurent en
nous et qu’il s’agit pour nous non point d’inventer, mais de découvrir.
Ainsi la pensée crée un lien permanent entre notre vie temporelle et
l’éternité et, comme on l’a dit, le propre de l’esprit, c’est beaucoup
moins de nous permettre une avancée illusoire sur la ligne du temps,
que de constituer notre propre respiration dans l’éternité.
On comprend maintenant que la forme la plus haute de la connais-
sance, ce soit la contemplation. Mais la contemplation va au delà de la
rétrospection et du concept ; on peut même dire qu’elle abolit la repré-
sentation comme telle. Car ce qu’elle me donne, c’est la présence
même de l’Etre avec assez de pudeur pourtant pour qu’en m’unissant
à lui par un mouvement d’amour, je n’oublie pas que mon être propre
n’est qu’un être participé.
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 525
D) L’INTELLIGENCE SPIRITUELLE
[511]
TROISIÈME PARTIE
L’ACTE TRIPLE
Chapitre XXVII
L’ACTE D’AIMER
ART. 1 : L’amour a son origine dans le désir, mais il intègre les dif-
férentes fonctions de la conscience et en réalise l’unité.
voie d’accès vers un être réel ayant au moins autant de dignité que
celui qui aime, et capable de répondre par un acte personnel à l’acte
même qui le prend pour fin. C’est avec l’apparition de l’acte d’aimer
que le cycle de la participation se referme et trouve son unité.
C’est donc seulement dans l’amour que l’intelligence et la volonté
remplissent leur véritable destination et se réunissent. Ainsi il peut en
être considéré tour à tour comme l’origine et la synthèse. Et si l’on
voulait l’en dissocier, il ne resterait de lui qu’un mouvement de la
chair, un appel de la nature dont le rôle serait de solliciter notre âme,
mais qui ne trouverait en elle aucune réponse. L’acte d’aimer, loin de
commencer à s’exercer, resterait enseveli dans la servitude de
l’instinct. L’amour, c’est l’intelligence éclairant la volonté et
l’obligeant à rejoindre l’Etre dont elle s’était détachée, comme le
montre la formule de Spinoza sur l’impossibilité de ne pas aimer ce
que l’intelligence fait voir. Aussi peut-on dire qu’il n’y a d’amour vé-
ritable que celui qui a traversé la conscience claire, et même que
l’amour seul est capable de parfaire l’intelligence, s’il est vrai qu’au
delà de l’intelligence (qui ne connaît que des choses ou des idées), il
est seul à pouvoir faire que les êtres au fond d’eux-mêmes soient
vraiment « d’intelligence » (c’est-à-dire à leur permettre à la fois de se
connaître et de s’accorder). L’amour peut donc être défini comme la
perfection même du vouloir, précisément parce qu’il est la synthèse
du vouloir et de l’intelligence ou encore un acte de volonté ration-
nelle. La difficulté [516] n’est pas tant, comme on le croit, de savoir
comment un acte d’amour peut obtenir ensuite la ratification de
l’intelligence que de savoir au contraire comment la volonté peut
trouver dans l’intelligence un objet qu’elle puisse aimer. L’intervalle
entre la volonté et l’amour est le témoignage et la mesure de notre im-
perfection : mais c’est cet intervalle que l’intelligence remplit.
L’amour se porte donc vers l’Etre ; et l’on peut dire que c’est par là
qu’il s’oppose de la manière la plus décisive à la volonté et à
l’intellect bien qu’il les requière l’une et l’autre. Car l’Etre en tant
qu’objet de l’amour ne peut être posé que comme actuel et présent,
tandis que, si l’objet du désir est toujours un objet futur qui ne peut
être par conséquent représenté que comme possible, c’est l’affaire de
la volonté de le réaliser. L’intelligence par contre me donne la repré-
sentation actuelle de cette possibilité : mais cette possibilité est une
représentation seulement, tandis que l’amour dépasse dans la présence
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 537
B) L’AMOUR ET L’ALTÉRITÉ
tous les êtres, il n’a jamais plus d’ardeur, ni plus de perfection, que
lorsque le sentiment de cette commune coopération, en faisant irrup-
tion dans la conscience, se change en une mutuelle médiation. Le pa-
radoxe et la beauté de l’amour, c’est précisément d’être l’acte d’une
liberté, qui prend pour objet une liberté différente, et qui, au point
même où celle-ci fonde son indépendance, réussit à s’y unir.
Si la volonté d’un autre est pour nous le plus grand de tous les obs-
tacles, le propre de l’amour, c’est précisément de se la concilier et de
la vaincre. Il est donc remarquable que l’amour me porte vers une
existence qu’aucune autre fonction de l’esprit ne me permettrait de
découvrir : cette existence, c’est celle d’une personne. Ce qui montre
suffisamment le caractère ontologique de l’amour, car cette existence
qui n’est pas la nôtre, qui même ne dépend pas de nous, l’amour nous
permet, non seulement de la rendre solidaire de la nôtre, mais encore
d’y pénétrer. L’amour est le droit d’accès dans l’intimité de ma cons-
cience qui est accordé à une autre conscience : et sa réalité ne se
prouve que par l’expérience, c’est-à-dire par la possibilité qu’elle a
d’en faire usage.
Sans l’amour, l’être ne sortirait jamais de lui-même. Mais sous sa
forme la plus humble, l’amour qui, à travers le désir, recherche un
autre corps, essaie d’atteindre un autre esprit, une puissance de penser,
de vouloir et d’aimer, emprisonnée dans un corps comme le nôtre et
qui tend, elle aussi, à rompre sans cesse les frontières de sa solitude.
Beaucoup s’arrêtent à l’amour des corps, pensent qu’il se suffit et
qu’il nous donne tout ; mais [522] il ne nous donne que le plus facile.
S’il ne nous donne rien de plus, il ne nous donne rien et même il rend
impossible l’amour véritable, qui dépasse l’autre et le rend inutile à
mesure qu’il devient lui-même plus parfait et plus pur.
C) L’AMOUR CRÉATEUR
besoin de trouver hors de nous d’autres êtres avec lesquels nous puis-
sions former une société spirituelle, non point une société où règne la
contrainte et qui demeure pour nous anonyme, qui prolonge la nature
et nous plie à des lois que nous ne pouvons que subir, mais une socié-
té où tous ceux qui la forment veulent leur diversité et leur unité à la
fois : ce qui est proprement l’essence de l’amour.
Ainsi l’amour cède toujours à une force qui nous dépasse, mais à
laquelle nous donnons une adhésion intérieure, de telle sorte qu’il
produit toujours des effets qui dépendent de nous, bien que nous en
soyons plutôt l’instrument que l’auteur. Ce qui montre suffisamment
que tout amour qui remonte jusqu’à son principe est amour de Dieu et
que, si ici la création descend de Dieu vers nous sans remonter de
nous vers Dieu, du moins cette création n’est spirituelle et personnelle
que par notre consentement, c’est-à-dire par l’amour que nous avons
pour lui, qui réalise en nous l’efficacité de sa présence et dont on re-
trouve la vertu agissante à tous les degrés de l’amour, dans l’amour
que nous avons pour un autre être, et jusque dans celui que nous avons
pour nous-même, quand il est réglé comme il faut.
teint. Nul au monde sans doute n’oserait dire que la pure essence de
l’amour ne se trouve que dans l’amour malheureux, dans cet amour
déchiré, combattu et qui doute de lui-même jusqu’au moment où il a
obtenu l’écho qu’il appelle.
Il y a plus d’orgueil que d’humilité, et de raidissement que de véri-
table sincérité, dans la prétention de pouvoir aimer sans retour. La né-
cessité de ce retour est elle-même impliquée dans le mouvement de
l’amour, dans ce besoin et dans cet élan qui sont inséparables de sa
naissance. Elle a elle-même des raisons métaphysiques qui se dissimu-
lent si l’on y mêle des susceptibilités issues de l’amour-propre.
L’amour unilatéral qui prétend se suffire fait penser à cette forme
d’idéalisme où le monde devient un pur produit de l’activité du sujet,
qui ne se soucie pas de trouver dans sa représentation une réponse que
le réel lui adresse. Mais, comme le concept que le sensible vient rem-
plir, l’amour d’un autre être crée un vide intérieur que l’amour qu’il a
pour nous est seul capable d’occuper. Et ce qu’il y a d’admirable ici,
c’est que cet objet vers lequel notre liberté est tendue, ce n’est plus
une chose que nous avons conquise, ni un état que nous avons obtenu,
c’est une liberté, c’est un autre être qui se donne à nous. Il faut donc
aussi qu’il y ait en nous une liberté qui se donne et que ce don mérite
d’être reçu. Dès lors, si l’on prend le mot dans son sens le plus fort et
non point dans le sens humiliant qu’on lui donne presque toujours, où
on laisse entendre que c’est l’apparence seule ici qui est en jeu et non
point la réalité, on peut dire que notre devoir le plus strict à l’égard
des autres hommes, c’est d’être pour eux aimable, c’est-à-dire digne
d’être aimé. Car nous devons relever le sens des mots les plus beaux
et non point nous avilir jusqu’à leur usage commun. Et l’on verra que
ce que je cherche là, [525] c’est beaucoup moins la promesse d’un
avantage que la possibilité d’un sacrifice. Dans l’amour véritable, je
m’offre moi-même tout entier pour être possédé plus encore que je ne
cherche à posséder. Il y a toujours dans la volonté d’être aimé un ap-
pétit de sacrifice. Tel est le point peut-être où se marque le mieux la
différence entre le désir qui ne songe qu’à prendre et l’amour qui ne
songe qu’à donner, c’est-à-dire à se donner.
Tout d’abord nous disons que l’on ne peut pas aimer autrui sans
chercher à faire naître en lui l’amour, puisque c’est cet amour, dès
qu’il l’éprouve, qui lui donne l’être à lui-même. Que nous soyons de-
vancés nous-mêmes dans l’amour dont nous sommes l’objet, ou que
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 546
nous suscitions les premiers cet amour chez autrui en l’aimant, il tend
à se produire une conversion indissoluble entre l’amour que je donne
et celui que je reçois, car l’union entre deux êtres ne peut présenter un
caractère privilégié que par la conscience du secours mutuel qu’ils se
prêtent dans ce consentement et cette participation à l’être qui est leur
être même. Ainsi à cette question : peut-on aimer seul ? il faut ré-
pondre que, dans un amour solitaire, cette communauté d’être vers
laquelle le propre de l’amour est de nous permettre de remonter ne
serait pas atteinte. Aussi faut-il dire qu’il n’y a pas d’amour qui soit
proprement malheureux : là où il nous semble que ce n’est point l’être
que nous aimons qui nous répond, c’est Dieu.
trer. Car le regard d’un autre suffit à me donner une place dans
l’univers des objets, mais son amour passe au delà ; il pénètre
jusqu’au cœur de mon être, il atteint mon activité intérieure dans son
exercice même qu’il ne cesse d’éveiller, de fortifier. Il l’arrache à la
subjectivité ; il lui donne place dans l’universalité du monde spirituel.
Ainsi l’amour par lequel nous pouvons découvrir d’autres êtres et
être découverts nous-même par eux, nous montre leur union avec nous
sans rompre notre indépendance personnelle ni la leur, mais au con-
traire en les confirmant. En nous obligeant à remonter jusqu’à un
principe commun dont nous dépendons tous, mais qui nous permet
d’être les uns pour les autres les instruments de médiation du même
acte créateur, il nous fait comprendre en quel sens il est vrai de dire
que les autres êtres sont en nous et nous en eux, que nous sommes par
eux et eux par nous. Il fonde la double possibilité que nous avons de
les affirmer et d’être affirmés par eux.
sans doute de la tendance que l’on a à vouloir poser un sujet selon les
lois mêmes qui nous ont permis de poser un objet. Mais le sujet ici,
c’est, précisément, ce qui ne peut pas être objet pour nous, de telle
sorte que nous ne pouvons poser un autre sujet que dans l’acte par le-
quel nous nous posons nous-même, mais en l’élargissant assez pour
que nous soyons obligé de poser autrui afin d’achever de nous poser
nous-même. Ce qui apparaît peut-être comme nécessaire si on pense
non seulement que mon être propre, étant intérieur à lui-même, bien
que participé, évoque d’autres êtres possibles, également intérieurs à
eux-mêmes et participés, pour que l’intégralité du Tout soit partici-
pable, de telle sorte, que ce sont eux qui soutiennent mon existence
dans le Tout, mais en outre que, dans la mesure où je suis moi-même
participé, je possède en effet une existence qui, si elle n’est pas un
rêve subjectif, doit pouvoir être affirmée, c’est-à-dire pensée, voulue,
aimée par d’autres êtres qui m’entourent. J’ai donc besoin de poser
une autre conscience qui soit elle-même un foyer original de vie per-
sonnelle afin, d’une part, de franchir moi-même les bornes de ma
propre intimité subjective, tout en demeurant dans l’intimité de l’être
universel, et afin, d’autre part, de pouvoir affirmer dans l’être ma sub-
jectivité propre par la reconnaissance même dont elle est l’objet, le
compte qu’on en tient, la place et la valeur qu’elle est capable
d’obtenir dans le jugement d’autrui. Chose admirable, c’est à partir du
moment où s’établissent des relations entre ma propre conscience et la
conscience d’un autre que j’ai seulement le droit de prononcer le mot
intimité, comme si je ne pouvais découvrir et éprouver ma propre in-
timité que dans mon intimité même avec autrui.
Si l’on peut considérer comme l’acte constitutif de notre vie spiri-
tuelle l’acte par lequel, nous détournant du spectacle du [529] monde,
nous découvrons notre subjectivité propre, on peut dire que son acte le
plus émouvant et qui aussitôt lui donne une profondeur et un horizon
sans limites, c’est l’acte par lequel nous reconnaissons que cette sub-
jectivité elle-même retient l’attention et l’intérêt d’une autre cons-
cience et acquiert ainsi tout à coup une signification universelle et on-
tologique qui la dépasse et à laquelle elle n’osait pas prétendre. Et
c’est, si l’on peut dire, la plus grande découverte métaphysique dont
toutes les autres dépendent que d’apercevoir que cette subjectivité, qui
n’était que mienne et par laquelle je croyais me séparer du monde, est
l’essence même du monde, sa réalité vraie, commune à tous, ouverte à
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 550
tous, dès que les apparences qui nous la cachaient ont pu être traver-
sées.
Si l’on consent maintenant à étendre le sens du mot objet de telle
manière qu’il puisse envelopper non pas seulement la représentation
sensible ou le concept, mais tous les termes auxquels mon activité
s’applique, alors on pourra dire qu’en me posant comme sujet, je me
pose aussi comme objet, puisque l’acte de la pensée, participant de
l’infini, est toujours capable du redoublement par lequel il dépasse la
démarche même qu’il vient d’accomplir, mais que pourtant j’ai besoin
d’être posé comme objet en tant que sujet capable de se dépasser lui-
même indéfiniment, en continuant à faire partie du monde, et qu’à ce
titre je ne puis l’être que par un autre être, par la foi qu’il a en moi et
par la coopération qu’il ne cesse de m’offrir.
On peut bien dire que c’est l’amour qui engendre nos corps. Mais
ce n’est là encore qu’une image de sa fonction véritable, car nous sa-
vons aussi que le propre de l’amour, c’est de vouloir l’existence non
seulement de l’être qu’il engendre, mais de l’être même qu’il aime ;
l’amour naît quand je découvre cette existence d’un autre, quand je ne
cesse de porter témoignage pour elle, de l’affirmer et de la relever, de
trembler pour elle, de la soutenir et de l’accroître. Se sentir aimé, c’est
sentir que l’on est voulu comme existant par un autre, c’est s’attribuer
à soi-même une densité d’être qui était restée en doute jusque-là, ou
que l’on avait pu se refuser à soi-même par humilité, c’est [530] vou-
loir se montrer digne de cet amour dont on est l’objet, c’est craindre
de n’être jamais à son niveau, c’est découvrir les puissances mêmes
qui sont en soi et mettre tout son zèle à les exercer. L’amour a une
double portée ontologique : d’abord, parce qu’il est le lien de l’être
fini et de l’Etre infini, ce qui montre qu’il n’y a d’amour que de Dieu,
mais que l’amour que nous avons pour un être particulier ne peut être
lui-même qu’un amour infini parce qu’il a toujours Dieu lui-même
comme objet, de telle sorte qu’il donne à celui qui aime cette coexten-
sion spirituelle avec la totalité de l’Etre, qui permet de maintenir
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 551
nous savons bien aussi qu’un tel amour ne peut pas être forcé. Peut-
être aurait-on trouvé la clef de ce mystère si l’on pouvait être assuré
que le propre de l’amour véritable, c’est de produire toujours une ré-
ponse, si silencieuse et si lointaine qu’elle puisse être par opposition
au désir ou à la passion qui, ne cherchant que leur propre avantage,
doivent au contraire la négliger. La liberté demeure une simple possi-
bilité tant que l’amour n’est pas né. Mais agir par amour, c’est, pour
chacun de nous, agir comme de soi-même. L’amour est donc
l’actualité de la liberté. Nul n’a mieux marqué ce caractère de l’amour
que Dante au chant XVIII du Purgatoire dans l’un des passages les
plus beaux de la Divine Comédie : quand « l’amour qui s’allume en
vous surgit de nécessité, il n’est encore que le désir ». Mais « en vous
aussi est le pouvoir de le réprimer, la noble vertu que Béatrice appelle
le libre arbitre ». Or, le libre arbitre cherche l’amour véritable qui re-
pousse l’assujettissement du désir et qui donne une satisfaction et une
nourriture tout à la fois à l’intelligence et au vouloir. L’amour renou-
velle perpétuellement en nous le sentiment de notre liberté : quand il
est pour nous une chaîne, c’est qu’il est mort.
Mais il ne réalise une unité si parfaite de nos puissances intérieures
que parce qu’il crée en nous une nécessité d’une forme nouvelle, que
l’on peut appeler une nécessité spirituelle : alors nous ne pensons plus
qu’il nous soit possible ni de cesser d’aimer, ni d’aimer autrement.
Une telle nécessité, au lieu de contredire notre liberté, en exprime la
perfection, qui n’était point atteinte aussi longtemps que cette liberté
manquait de lumière et qu’elle croyait pouvoir opter entre des partis
différents. Ici encore, l’amour ne met en jeu la contradiction que pour
la surmonter. Et il montre une fois de plus qu’il est l’extrême pointe
où notre passivité et notre activité non seulement se réconcilient, mais
se confondent. Il est peut-être la seule chose au monde qui ne puisse
pas être commandée. Mais comment faut-il l’entendre ?
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Dirons-nous qu’il exige un consentement que nous sommes seuls à
pouvoir donner, ou qu’il est une fatalité irrésistible à laquelle nous ne
pouvons pas nous dérober ? On voit la pensée humaine osciller tou-
jours entre ces deux interprétations de l’amour. La première seule lui
convient. La seconde n’a en vue qu’une attraction physique et pas-
sionnelle. Et l’on peut dire que dans l’amour, comme dans toutes les
fonctions de l’esprit, ce sont là les deux extrêmes entre lesquels se
Louis Lavelle, DE L’ACTE. (1946) 555
l’amour, elles sont le signe du défaut d’amour ; il n’y a que lui qui
crée, parce qu’au delà même de toutes les démarches de la participa-
tion, il consomme notre union avec la puissance créatrice. C’est en lui
que l’essence de l’Etre se découvre à nous dans cette fécondité infinie
que nous ne cessons de désirer, de vouloir et de produire : il est l’Etre
même, considéré dans le principe interne et efficace qui le fait être en
posant sa valeur. Il réconcilie l’unité de ce principe avec la multiplici-
té toujours croissante des foyers de participation. Le propre de
l’amour, c’est de susciter sans cesse d’autres consciences capables
d’aimer à leur tour. La seule chose qui puisse nous soutenir dans les
occupations même les plus vulgaires de notre vie, c’est qu’elles soient
faites pour quelqu’un.
L’amour est donc le sommet de la participation qui suppose, con-
tient et dépasse toutes ses formes particulières. Il peut être considéré
par nous comme le principe et la fin de tous nos actes, comme la rai-
son de tous nos états, qui expriment en quelque sorte ses effets dans la
partie passive de nous-même. C’est lui qui anime à la fois la volonté
qui cherche toujours à le dégager, et la pensée qui l’éclaire et lui
donne toujours un nouvel aliment. Lui seul me donne une possession
véritable qui implique la double joie de comprendre et de consentir.
Mais il surpasse l’intelligence et ajoute pour ainsi dire à sa lumière en
subordonnant les raisons de la raison aux raisons du cœur. Et il sur-
passe la volonté en ajoutant à ses propres forces, en lui imprimant un
élan qui la porte toujours au-dessus d’elle-même : l’amour nous per-
met d’accomplir des actes dont la volonté la plus puissante se montre-
ra toujours incapable, s’il n’est pas là pour la soutenir.
Il n’y a pas d’autre justification du monde que celle-ci, c’est que je
puisse toujours découvrir en lui de nouveaux objets à vouloir, à com-
prendre et à aimer. L’acte d’aimer, c’est la perfection même de l’acte
de vouloir et de l’acte de comprendre. Il donne aux deux autres actes
leur achèvement, il nous met en présence d’un absolu, d’une fin su-
prême où toutes les restrictions du vouloir et de l’intellect sont abo-
lies. Il n’y a rien dans le [536] monde qui puisse se soutenir et persé-
vérer dans l’existence sans être aimé : et on trouve encore l’amour de
soi et l’amour de Dieu dans la créature la plus abandonnée ; ce qui
sauvegarde partout l’essence même de la participation. Mais l’amour
de soi pour soi et de Dieu pour soi et pour nous ne devient en nous
l’amour des autres êtres et l’amour de Dieu que par un effet de notre
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liberté et s’exprime toujours par un choix fondé à la fois sur les dispo-
sitions de la nature, et sur le discernement de la valeur. En droit, notre
amour doit surpasser tous les choix, mais il ne peut s’étendre à tous
les êtres que s’il se confond avec la charité.
L’amour est infini, actuel et toujours vivant. N’oublions pas que
c’est le temps seul qui lui livre l’infinité ; mais dans cette infinité il ne
se dissipe pas : il ne perd rien de son unité. C’est comme un cercle qui
toujours s’accroît et dont le foyer se ranime toujours.
En s’achevant sur l’acte d’aimer, la dialectique de l’Acte retrouve
comme dénouement une opération concrète qui nous rappelle la dé-
marche inaugurale de la réflexion par laquelle elle s’était ouverte dans
le premier livre de cet ouvrage. Car le propre de l’amour, c’est de
nous permettre, comme la réflexion, de remonter vers le principe
même dont notre existence dépend, mais en reconnaissant, comme le
montrait déjà la théorie de la réflexion, que l’activité qui l’anime, il
l’emprunte à ce principe vers lequel il tend et dont il reçoit l’élan
même par lequel il part à sa recherche. De telle sorte qu’on a pu dire
que comme c’est la pensée suprême qui se réfléchit en nous, c’est
l’amour pur qui s’aime aussi en nous. Et il est également vrai que la
réflexion peut être regardée comme une médiation qui nous donne
toujours de nouveaux motifs d’aimer et que c’est l’amour qui la sus-
cite comme si la lumière en nous était toujours un effet de la fer-
veur 10.
Fin