Cent Mots Pour Etre Educateur 1
Cent Mots Pour Etre Educateur 1
Cent Mots Pour Etre Educateur 1
Collection « Trames »
dirigée par Serge Vallon et
Bernadette Allain-Launay
Philippe Gaberan
Cent mots
pour être éducateur
Dictionnaire pratique du quotidien
Trames
00 1° pages Gaberan 12/09/12 16:39 Page 6
Conception de la couverture :
Anne Hébert
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
DU CÔTÉ DE CHEZ L’AUTRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
L’Autre, 23 ; L’identité, 24 ; Le modèle, 25 ; La r essem-
blance, 26 ; La différence, 27 ; L’intériorité, 28 ; L’intimité,
29 ; La nudité, 30 ; La sexualité, 31 ; L’affectivité, 32 ; La
sensorialité, 33 ; La mère, 34 ; Le père, 35 ; L’origine, 36 ;
La vie, 37 ; La mort, 38 ; La naissance, 39 ; Le temps, 40 ;
L’héritage, 41 ; L ’agrippement, 42 ; L ’attachement, 43 ;
L’image de soi, 44 ; L’estime de soi, 45 ; Le grandir , 46 ;
La souffrance, 47 ; Le traumatisme, 48 ; La car ence, 49 ;
L’abandon, 50 ; Le mor cellement, 51 ; L’échec, 52 ; Le
passage à l’acte, 53 ; La violence, 54 ; Le contr e, 55 ; Le
bonjour, 56 ; Le rituel, 57 ; La résilience, 58 ;
Le secret, 59 ; La solitude, 60 ; Le doudou, 61 ; La peur,
62 ; L’envie, 63 ; Le choix, 64 ; La volonté, 65 ; L’irrespon-
sabilité, 66 ; La culpabilité, 67 ; L’injustice, 68 ; L’exis-
tence, 69 ; Le désir, 70 ; Le plaisir, 71 ; Le bonheur, 72.
Transition :
quand il est question de praxéologie .................... 73
La déroute du politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
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Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Postface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Index des œuvres citées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
Quelques écrits sur le métier d’éducateur
et la relation éducative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
Index. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Index des noms cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
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À Sarah
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00 Premières Gaberan 15/02/08 12:43 Page 9
Introduction
Introduction 13
Introduction 15
Introduction 17
Introduction 19
L’Autre
Dans son discours, l’éducateur éprouve beaucoup de
mal à désigner la personne accompagnée dans une
relation d’aide éducative ou de soin. Tour à tour, il
utilise les termes de « clients », d’« usagers », de
« résidants », d’« handicapés »… En réalité, cette
pléthore de mots traduit le malaise que constitue la
rencontre avec l’Autre, c’est-à-dire, comme le
rappelle Alain Rey, avec la différence (Dictionnaire
historique de la langue française). Au commencement
de la relation éducative est l’Autre, l’éduqué, et non
pas Soi, l’éducateur ; au commencement est ce
presque rien et pourtant déjà tout qu’est l’individu en
souffrance. L’Autre est le point d’ancrage à la rela-
tion ; il est la référence en tant que différence. Il est
avant tout un être réel, incarné par de la chair et
hanté par une histoire ; il est du temps fait matière,
pour reprendre les mots du philosophe Henry Maldi-
ney (Penser l’homme et la folie). Il n’y a donc de
réalité éducative que dans la rencontre avec un être
réel et non pas avec un fantôme, tel cet Émile,
personnage inventé par Jean-Jacques Rousseau
(Émile ou traité de l’éducation). C’est par ses chairs et
par ses orifices que l’Autre permet l’office du quoti-
dien. Toutefois, cette matérialité ne suffit pas. Il faut
qu’elle soit articulée à ce Grand Autre évoqué par
Jacques Lacan (La logique du fantasme). L’Autre ne
peut prendre figure dans l’existence que si celui qui
l’envisage a lui-même un visage. Aussi connaître
l’Autre exige-t-il de l’éducateur de se connaître Soi,
d’abord.
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L’identité
Dans le cadre de sa pratique, l’éducateur doit garder
à l’esprit que ce qui fait l’essentiel de son travail est
le respect de l’identité de l’Autre, c’est-à-dire, « le
droit de la personne à être reconnu comme tel »
(Alain Rey). Au quotidien, la véritable urgence de
l’éducateur n’est pas tant de trouver la réponse au
« comment faire ? » que de rester vigilant à « pour-
quoi le faire ? », de sorte que ne soit pas altérée cette
interrogation fondamentale qui sous-tend le compor-
tement de l’être en souffrance : « Qui suis-je ? ».
« Qui suis-je, moi l’enfant placé suite à des maltrai-
tances parentales ? » « Qui suis-je moi l’adulte né
avec un handicap ? » Depuis 1931 et la création de la
carte nationale d’identité, l’identité est une collec-
tions de signes (la photo, l’empreinte) et de mesures
(la taille, le poids). Mais cet apparaître est insuffisant
pour saisir l’être ; la ressemblance, la permanence et
la reconnaissance sont alors les trois piliers de l’iden-
tité : la ressemblance inscrit l’être dans la filiation ; la
permanence lui permet de conserver la cohérence au
fur et à mesure de son grandir ; la reconnaissance,
enfin, soutient le sens de son existence. Il n’y a donc
pas d’identité en dehors du temps, lequel est le lit de
l’être. C’est dans son cours et au fil des événements
que l’Autre construit ce qu’il devient, porté par le
doute qui le fait sans cesse s’interroger sur qui il est
véritablement. Et lorsque ce ressort-là est distendu,
par la souffrance ou la déficience, alors il appartient
à l’éducateur de contribuer à le retendre, par le biais
de la relation d’aide éducative ou de soin.
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Le modèle
Très tôt dans sa pratique, l’éducateur est confronté au
fait qu’il est un modèle pour l’Autre. Encore faut-il
qu’il ne se leurre pas sur le sens de cette réalité ; car,
que ce soit par la séduction (il colle) ou par la
confrontation (il s’oppose), c’est l’Autre qui choisit
l’éducateur et non l’inverse. Et il le fait parce qu’il n’a
pas le choix. La nécessité de prendre appui sur un
modèle afin de se construire découle d’une des
limites essentielles de la condition humaine : nul être
ne peut atteindre seul le sens de son existence ! Cette
réalité-là légitime en retour la fonction de l’éduca-
teur. Le premier modèle dont se saisit l’enfant est le
parent du même sexe. Puis il ira chercher ailleurs
d’autres références. Mais le modèle, choisi ou plutôt
élu pour des raisons qui ne dépendent pas toutes ni
de lui ni de ses qualités, doit se garder de la tentation
du pouvoir et, à cet égard, il doit être à la fois exem-
plaire (Alain Rey) et faillible. La perfection ne doit
pas être cette qualité qui rend le modèle totalement
inaccessible, le plaçant en statut quasi divin, mais
doit viser au moins quelques qualités que le modèle
est prêt à partager parce qu’il n’en est que le déposi-
taire. L’éducateur comme modèle doit savoir se
garder de la tentation de « modeler ». C’est à cette
condition que le modèle conserve le fil de la trans-
mission.
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La ressemblance
Longtemps la différence a servi de prétexte à
masquer la ressemblance et à repousser l’Autre dans
la difformité et la monstruosité, dès lors que celui-ci
cessait d’être conforme à la norme et à l’acceptable.
L’impossibilité, réelle ou fantasmée, d’apercevoir le
même dans ce qui diffère sert alors de prétexte au
rejet et à l’exclusion, ou à une assignation à demeu-
rer dans la marge. Qu’il demeure un reste de ressem-
blance ou qu’un intérêt, généralement collectif,
pousse à voir ce qui ne se voyait plus en apparence,
et l’Autre cesse d’occuper la place de l’exclu pour
prendre celle du bouc émissaire. Il devient alors le
prétexte à un « rejet utile » dans le sens où il offre à
une collectivité la possibilité d’expier ses fautes et ses
travers. L’éducateur est celui qui continue à voir
lorsque plus rien ne s’offre à voir, empruntant cette
qualité au mentor. Il va chercher l’être au-delà du
paraître et, de la sorte, persévère dans la quête des
possibles. Pour cela l’identification est le chemin le
plus facile : cet Autre que l’éducateur accompagne
dans son cheminement vers le grandir est en fait
semblable à lui par ses désirs, ses envies, ses peines,
ses joies, ses aspirations, ses goûts. Que, partant de
là, l’éducateur partage son temps et ses passions avec
l’Autre, et tous deux signent alors, à travers la rela-
tion éducative, leur acquiescement à la ressem-
blance. Or c’est l’identique, ou plus précisément la
répétition du même, qui forme le socle de l’identité.
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La différence
Dans l’histoire des métiers du travail social, les
professionnels ont longtemps porté un « uniforme »
(par exemple une blouse, et généralement de couleur
différente selon le statut) qui permettait de distin-
guer le statut et la raison d’être là. Plus tard, la
distinction s’opère de manière plus discrète ; elle
s’exprime par le biais de la possession de « clés »
(notamment le « passe » qui permet d’aller partout et
signe une certaine liberté de circulation) ou « d’es-
paces réservés » (un bureau, une salle de réunion,
des toilettes). Comme si l’identité était un substrat
tellement fragile qu’il pourrait se dissoudre dans la
différence… ou, au contraire, dans un excès de
ressemblance. En réalité, cet Autre-là n’est guère
éloigné de ce qu’est « Soi ». Le premier réflexe
pousse donc à la recherche de signes distinctifs qui
servent d’appui pour maintenir la distance et éviter
l’assimilation. « En écrivant différance, avec un “a”,
Jacques Derrida reprend et souligne l’idée de dissé-
mination contenue dans l’étymologie du mot »
rappelle Alain Rey. Un mot que l’Être, dans son long
cheminement vers plus d’humanité, ne sait toujours
pas penser. Par peur de l’inconnu ou par réflexe de
défense, cette différence est toujours perçue comme
un reste. Selon un principe qui vient de nulle part,
sinon de certitudes transmises pour mieux tenir à
distance celui qui la porte et la montre, la différence
renvoie à un manque ou à une carence. Or la diffé-
rence est une richesse ; elle est ce qui permet à
chacun de prendre une distance avec la norme sans
pour autant basculer dans la déviance.
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L’intériorité
L’éducateur parvient assez rapidement à l’essentiel de
ce qui fait l’Autre, dans son histoire et dans son appa-
raître : soit par son statut qui lui accorde le pouvoir
d’accéder aux éléments confidentiels du dossier – au
risque de l’abus de pouvoir –, soit par l’écoute et l’at-
tention qui lui permettent de découvrir la face cachée
de l’Autre et d’accéder à son commencement (René
Girard, Des choses cachées depuis l’origine du monde).
Aussi l’intériorité marque-t-elle le jeu du visible et de
l’invisible lesquels sont, l’un et l’autre, dans un rapport
de surface et de profondeur. Certes, l’invisible peut
être porté en surface par le partage d’un secret ou par
l’engagement dans une activité de création. Mais, le
plus souvent, l’intériorité se dérobe. Elle est le fond de
l’Être, qui pour être atteint doit d’abord pousser au
risque de la perte des repères et du sentiment de
noyade ; une fois touché, l’individu essaiera de s’y
appuyer et de trouver la force et l’inspiration pour
remonter à la surface. Ce fond de l’être, que nul ne
connaît avant de l’avoir touché, se constitue dans
l’ignorance de soi. Constitué de strates et de sédimen-
tations successives de l’histoire du sujet, il conduit à
une archéologie du Moi. Pourtant – et c’est bien ce qui
fait paradoxe dans l’acte éducatif – l’intériorité est une
utopie, ou un non-lieu, dans la mesure où elle est non
localisable a priori, non cartographiable ; elle est un
socle qui s’élabore et se renouvelle en fonction de l’his-
toire propre à chaque individu. L’intériorité épouse
alors les contours de cet inconscient qui, dans un
coup de génie, conduisit Sigmund Freud à inventer la
psychanalyse.
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L’intimité
L’intimité désigne le lien de soi à soi, qui part de la
surface vers la profondeur, invisible et imperceptible
de l’extérieur, et sur lequel l’éducateur ne peut inter-
venir sans que l’Autre l’y convie. Il suffit alors d’un
rien, d’une partie de foot ou d’un chemin parcouru
côte à côte dans la voiture, pour que la confidence
restitue ce qui a été trop longtemps contenu. L’inti-
mité, c’est le derme intérieur de l’être, une peau qui
a pu être déchirée par une maltraitance, un mot ou
un regard malveillant. Dès lors que ces maux sont
empêchés d’être mis en mots, la violence se fait trau-
matisme ou cicatrice interne que, par des provoca-
tions ou des passages à l’acte, l’être exhibe telle la
marque d’une souillure ou d’une infamie. L’Autre
s’expose alors sans pudeur comme pour mieux se
convaincre de sa saleté. Il en rajoute, dit-on parfois
maladroitement, alors que, au contraire, l’éducateur
doit prêter toute son attention à cette impudeur qui
est en réalité un appel de détresse. La pudeur est une
relation au monde qui s’apprend et se construit. Si
l’Autre n’est jamais regardé comme digne de respect,
s’il est toujours transparent au regard de ceux qui
devraient l’amener à gagner en épaisseur, s’il n’est
jamais considéré comme étant un sujet, il n’a aucune
raison de penser que la façon de se montrer a un
impact sur son environnement. Car l’espace privé de
l’Être épouse les formes et les couleurs de son état
d’esprit. Lorsqu’il pénètre dans cet espace privé,
l’éducateur sait bien qu’il entre en même temps dans
l’intimité de l’Autre.
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La nudité
Loin d’évoquer la sexualité, la nudité renvoie d’abord
à cette vérité essentielle de l’Être qu’est son
incroyable fragilité, laquelle devient source de toutes
les violences possibles. Dans la relation éducative, la
nudité est ce qui d’emblée expose l’Autre à l’emprise
de l’éducateur. Elle est l’instant et le lieu des éven-
tuelles dérives. Si la personne nue s’expose tant à la
portée d’un passage à l’acte criminel, c’est aussi parce
que le corps s’offre sans défense ; pour l’individu
pervers la nudité devient alors une possibilité d’avilir
l’Être. La vie en collectivité a ceci d’épouvantable
qu’elle parvient à banaliser l’inhumain. Lorsque la
nudité de l’Autre est inutilement offerte aux regards,
ce n’est pas tant l’exposition impudique des sexes qui
est insupportable que l’impression d’un être réduit à
de la viande. Dans un passé proche, des individus
furent ainsi conduits nus à l’abattoir. Aussi la nudité
est-elle ce qui fait crise dans l’humanité de l’homme ;
elle en dit à la fois les possibles (la liberté) et les
limites (la vulnérabilité). Lorsqu’ils goûtèrent au
fruit de l’arbre du savoir, Adam et Eve se connurent
nus et en éprouvèrent de la honte, honte de se savoir
désormais exister dans le regard d’un autre (fin de
l’innocence) et d’être vus tels qu’ils sont, c’est-à-dire
dans leur condition de mortels. S’il faut respecter
l’Être et préserver sa pudeur, ce n’est donc pas en
raison de tabous imposés par les cultures et transmis
par l’histoire, mais bien parce que la nudité est ce qui
fait à la fois la fragilité et la grandeur de l’homme.
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La sexualité
Dès lors que son métier conduit l’éducateur à
travailler avec de l’humain, il ne peut que croiser la
question du sexe dans sa pratique quotidienne. Le
sexe est le point d’ancrage de tous les commence-
ments. Il est l’organe de la perpétuation de l’espèce,
passage obligé du nouveau-né et lieu d’engouffre-
ment de toutes les interrogations sur la condition
humaine. Parler de l’homme, et donc de Soi et de
l’Autre, c’est parler de sexe ; dès lors, lieu possible de
toutes les inhibitions et à la fois de toutes les exhibi-
tions, le sexe hante la relation éducative de son
rapport ambigu à l’Autre. Comme le boire et le
manger, la sexualité participe de la colonne verté-
brale de l’être. Tenter de dénier la sexualité d’un indi-
vidu – comme c’est encore le cas dans les lieux
d’enfermement ou certaines institutions spécialisées –,
c’est la rejeter dans l’anomie et la maintenir dans
l’anomalie. De tout temps les lieux clos ont donné
prise à l’imagination et aux fantasmes décrivant les
pratiques en ces lieux comme relevant de l’infâme ou
d’une sous-sexualité. Dans les années 1980, les insti-
tutions se sont ouvertes, les éducateurs se sont
professionnalisés, et la sexualité, quoique toujours
difficilement parlée, trouve à s’exprimer de façon
plus harmonieuse et plus équilibrée. L’Autre a cessé
d’être soit un monstre, à la sexualité débridée, soit un
ange, aux pulsions sublimées. L’Autre est tout
simplement parvenu au statut de Sujet, existant dans
et par son corps, comme n’importe quel autre.
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L’affectivité
Pour que se crée un lien éducatif entre l’Autre et Soi,
il faut que l’éducateur s’engage dans la proximité
affective jusqu’à prendre le risque du transfert, celui
d’être mis à une place qu’il sait pertinemment n’être
pas la sienne. Ensuite et ensuite seulement, il pourra,
en lien avec une équipe, entreprendre le travail qui
consiste à s’en déprendre. Ce n’est pas l’affectivité qui
est dangereuse, laquelle au contraire est indispen-
sable à un agrippement et au surgissement d’un lien
d’attachement, mais la façon dont elle est gérée par le
professionnel au sein d’une équipe. En effet, pour
espérer advenir à l’existence, ce qui exige de la part
de l’individu un cheminement plus complexe que sa
propre naissance, il faut d’abord que cet individu soit
relié par un cordon (matérialisation du lien physio-
logique) et lié par un nom (matérialisation d’un lien
symbolique) pour être ensuite délié, par la coupure
du cordon, et affilié, par l’acceptation volontaire de
son appartenance à une histoire. De fait, la démarche
du grandir, qui fait que l’être s’autorise à devenir ce
qu’il veut être après avoir été mis au monde sans qu’il
le demande, passe par ce va-et-vient d’une dépen-
dance et d’une indépendance affectives à l’égard de
ceux qui sont responsables de son être là au monde.
Il n’y a donc rien dans l’affectivité qui puisse venir
faire obstacle à une pratique pleinement reconnue
comme professionnelle dès lors que celle-ci est
accueillie, partagée et travaillée en équipe.
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La sensorialité
Chaque jour, l’éducateur entre dans son métier par
les sens : les tout premiers instants de la relation
éducative sont auditifs (« ça crie »), olfactifs (« ça
pue »), oraux (« ça parle ») ou tactiles (« ça
touche »). Ce surgissement de l’Autre par les sens
suscite chez l’éducateur un sentiment immédiat d’in-
vasion, d’impossibilité de tenir à distance, de débor-
dement ou d’envahissement, pouvant conduire à une
première réaction, de rejet, de refoulement ou bien
encore de fuite. Parce qu’il est un être de chair inscrit
dans la matérialité du vivant, l’Autre n’est pas un
objet déposé là, par les circonstances, mais un sujet
qui ne se contient pas d’emblée. La mise à distance
de l’Autre est une idée qui fonctionne bien en théo-
rie mais qui résiste mal à la pratique. L’Autre est
immédiatement là, donné. Son être là au monde est
éprouvé avant que d’être prouvé ; l’éducateur
rencontre un individu avant de vérifier un diagnos-
tic. Cette rupture opérée par les penseurs des
Lumières est déjà en germe dans la pensée de René
Descartes ; en effet, son primat du cogito est déjà
suffisamment empreint de doute pour qu’il
contienne en appel une conception humaniste de
l’homme. Ainsi, au commencement de ce qui fait
l’homme – et donc de la relation éducative – sont les
sensations ; elles positionnent l’être dans l’espace et
dans le temps, et orientent une vie dont l’Autre doit
retrouver le sens. C’est bien à l’éducateur que revient
le rôle de donner le cap, la direction ou le sens d’une
vie à mener, de conduire l’Être vers ce qui fait sa
capacité à s’autodéterminer.
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La mère
La fonction maternelle est une dimension essentielle
de l’acte éducatif ; à ce titre, elle inspire la posture de
l’éducateur. Pourtant, cette fonction est difficile à
exercer dans la pratique quotidienne tant elle est
chargée d’extrême et d’ambivalence. Pour Hélène
Cixous, la mère « est la structure primitive de tout
être humain » (Du mot à la vie). Elle voit et elle sait
avant que tout autre ne voit ou ne sache ; et seule
l’antériorité du lien qu’elle noue avec celui qui est
avant même de naître lui permet de maintenir cette
proximité que le temps ne cesse de défaire. Pour
Bruno Bettelheim, la mère est celle par qui le scan-
dale de l’autisme arrive. Dans son erreur, il n’a fait
que théoriser ce que tant d’autres ont proclamé avant
lui et ce qui, depuis l’origine du temps humain, n’a
jamais cessé de se murmurer dans le secret des
familles : la différence est un écart dont la mère est
forcément coupable. Cette responsabilité de la mère,
qui précède souvent de très peu la culpabilité
prononcée à son égard par la société, est amplifiée en
ces temps de désarroi et de doute. La figure de la
mère, idéalement perçue comme forcément aimante,
est aussi étroitement associée à sa possible
défaillance. La mère de l’amour à mort, celle qui ôte
ce qu’elle a donné, n’est que l’extrême visage de celle
qui féconde, personnage tragique qui se décide
commencement et fin à la fois, alors qu’elle aurait
tant voulu n’être ni l’une ni l’autre. Or, sans jamais
être la mère, l’éducateur tient l’amer de la part
symbolique de cette difficile fonction. Une fois
encore, il en exerce la limite.
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Le père
« Qui es-tu toi, pour me dire ce que je dois faire ? Tu
n’es pas mon père ! » Ce cri du cœur lancé par
l’Autre, rebelle à l’injustice du monde, l’éducateur est
appelé à le recevoir en pleine figure. Ce jeté de vérité
au visage, il doit savoir l’accueillir et le prendre, mais
pas au pied de la lettre. Car si l’éducateur n’est pas le
géniteur, il est en revanche porteur de la Loi (celle
qui fixe les limites infranchissables sauf à basculer
dans l’inhumanité) ; et c’est bien en cela qu’il assume
la fonction symbolique du père. Encore faut-il que
l’éducateur prenne garde de ne jamais oublier que ce
n’est ni l’enfant ni lui-même qui ont le pouvoir de
l’investir dans son rôle mais la société, par le biais
des règles (les lois sociales) qui fondent à la fois les
dispositifs d’accompagnement éducatifs ou de soins,
et les objectifs des mandats confiés ou des missions
déléguées. Tout comme la mère investit son compa-
gnon dans cette fonction de père et, comme tel, lui
reconnaît le pouvoir de dire « non » (Jacques Lacan),
la société, octroie à l’éducateur le pouvoir de faire
face à l’Autre. Et l’éducateur a charge d’investir et
d’occuper cette place de « chef de maison » qui, le
rappelle Alain Rey, est le sens du mot « père ». Para-
doxalement, c’est lorsque tout risque de confusion
avec le géniteur est écarté que l’éducateur parvient à
aider l’Autre à retrouver le besoin de filiation.
« Pourquoi tu n’es pas mon père ? J’aimerais bien
avoir un père comme toi ! » De la colère exprimée
dans un premier contact à cet aveu de tendresse,
l’Autre signifie la confiance retrouvée en l’adulte.
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L’origine
Selon Alain Rey, l’origine est le point de départ. Elle
est un sexe béant pour le peintre Gustave Courbet.
La superposition de ces deux sens n’est pas anodine ;
l’éducateur va l’éprouver dans sa pratique… Parce
qu’elle marque à la fois le temps et l’espace, l’origine
est début, milieu et fin, à la fois passé, présent et
avenir. Le rapport au temps hante la relation éduca-
tive (notamment lors de la conception du projet indi-
viduel) et il maltraite autant l’éducateur que l’Autre
lui-même, qui tous deux sont parfois en peine de
savoir comment le saisir et le comprendre. Que faire
de ses origines ? Comment s’en déprendre sans les
renier ? Jean-Jacques Rousseau a bien pris la mesure
de l’obstacle, qui dans son délire d’une éducation
parfaitement réussie, se confectionne un élève… sans
origine. Une plus grande connaissance du développe-
ment de l’enfant oblige à rejeter un tel subterfuge ;
l’origine pèse de tout son poids dans le devenir de
l’être. C’est tellement vrai que l’éducateur est parfois
obligé de se coltiner l’un de ces secrets familiaux qui
très souvent empêchent l’Autre de grandir. En effet, la
menace qu’il représente est suffisamment tue pour ne
pas paraître en public, ou du moins pour ne pas fran-
chir le cercle des initiés, mais suffisamment transpor-
tée pour qu’elle passe de génération en génération de
sorte à n’être jamais oubliée. Il arrive souvent que
l’action éducative échoue aux rives de l’un de ces
secrets, c’est-à-dire que l’action éducative agisse en
vain et sans aucune transformation possible de la
souffrance tant que son origine n’est pas dévoilée.
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La vie
Si l’éducateur n’est généralement pas celui qui donne
la vie (il s’agit là du rôle des géniteurs), en revanche,
il est très souvent celui qui aide à retrouver l’envie
d’être en vie. Car c’est bien « la vie de l’Autre » que
l’éducateur tient entre ses mains, à travers les actes
éducatifs posés, qu’ils soient empêchement du
passage à l’acte ou bien affirmation d’un choix
raisonné. Le trait peut paraître forcé, or il dit bien la
responsabilité de l’éducateur. En effet, comment
l’Autre peut-il demeurer maître de sa vie et réaliser
ses propres choix dès lors qu’il est frappé d’une
ordonnance de placement ou d’une mesure d’orien-
tation ? Lorsque les institutions ne sont plus que les
rouages de politiques d’action sociale et que les inter-
ventions éducatives sont formatées par des procé-
dures préétablies, il n’est plus certain que le souci de
la vie de l’Autre perdure à travers les actes posés.
Celle-ci devient l’objet de lourdes machineries dont
il est difficile de se déprendre. Nombre de mesures
judiciaires ou administratives devraient être de
protection alors qu’elles deviennent des instruments
d’aliénation. Le rôle de l’éducateur doit rester celui
d’impulser l’envie et de redonner goût à la vie.
Encore faut-il que l’éducateur reste à l’écoute de
l’Autre dont les désirs, bien réels, sont souvent
exprimés de façon trop maladroite pour être
audibles. Il importe que l’éducateur soit du côté de
l’Autre, et parfois contre l’institution. La vie s’accom-
mode mal de l’immobilisme ; elle provoque plutôt les
déséquilibres.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 38
La mort
La mort sous toutes ses formes, rupture brutale ou
bien disparition totale, hante le travail de l’éducateur.
« C’est la mort, ici ! » crache l’Autre terriblement
atteint dans son estime de soi et poussé à la révolte.
Par la séparation et les disparitions qu’il entraîne, le
placement a les effets d’une « petite mort » dont le
travail à mener pour la dépasser est aussi exigeant et
complexe que celui du deuil. « Mais non ! », répond
l’éducateur pourtant averti mais souvent surpris par
la violence de la réaction. L’impuissance pousse à
minimiser dans les mots une dramaturgie dont l’im-
pact sur l’équilibre psycho-affectif est pourtant bien
connu. Parce qu’il souffre de voir souffrir l’Autre,
l’éducateur va lui dire spontanément que ce n’est
rien, alors que ni Soi ni l’Autre ne sont convaincus de
la banalité de l’événement. Lorsqu’elle surgit de
façon brutale, la mort, petite ou grande, séparation
transitoire ou bien disparition définitive, est toujours
une fin du monde dont il faut accepter le caractère
inéluctable. La nuance va alors résider dans le « il
faut » et l’accompagnement éducatif qu’il va susciter.
Les ressorts du travail de deuil sont aujourd’hui suffi-
samment connus pour que l’éducateur n’accepte plus
d’être le complice des faux-semblants et des silences
entretenus. L’éducateur doit oser parler de la mort.
Même si chaque membre de l’équipe se mobilise à sa
manière, chacun conservant sa sensibilité, la cohé-
rence et le soutien sont exigés à l’égard de celui qui
se fait le porte-parole de l’événement.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 39
La naissance
Nul ne demande à naître ! Cette vérité est à la fois la
marque de la condition humaine et le fondement
d’une possible science de l’éducation. Elle s’impose
donc avec force dans un monde contemporain en
crise. En effet, cette vérité fait écho au sentiment de
l’absurde, que décrit Albert Camus comme appel à la
révolte contre la passivité. Et elle sous-tend l’affaire
Perruche qui a pu momentanément conduire à la
reconnaissance d’un droit à ne pas naître. Confronté
aux limites de sa condition humaine, l’Être ressent sa
naissance comme un fardeau tant qu’il ne parvient
pas à trouver du sens à son être là au monde, c’est-à-
dire tant qu’il ne croise pas tout au long de son
cheminement dans l’existence d’autres individus
susceptibles de l’aider à répondre à la question du
« pourquoi être là ? » La naissance s’impose au
vivant ; la connaissance s’offre à l’existant. La relation
éducative est un acte de co-naissance nécessaire afin
d’amener l’Autre à une naissance à lui-même qui soit
une renaissance. Celle-ci n’est pas un retour à l’iden-
tique ou à l’original, au sens de ce qui était au départ,
mais bel et bien un retour à soi porteur de transfor-
mations. C’est dans ce travail que peut notamment
s’opérer le déplacement des traumatismes par leur
mise en mots. Aussi l’éducateur prend-il le risque de
croiser la rivalité avec les naisseurs premiers que sont
les parents ; sur la défensive, ceux-ci peuvent se
revendiquer comme étant les seuls co-naisseurs de
l’Autre. Il appartient à l’éducateur de savoir apaiser
ce conflit.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 40
Le temps
Le temps est le berceau de l’Être, au sens où c’est par
la conscience de l’inscription dans un temps, un
temps irréversible, que celui-ci vient à la conscience
de son existence. Éduquer, c’est faire entrer l’être
dans le temps, tout comme Henri Maldiney a pu
écrire que « exister c’est faire entrer la matière dans
le temps » (Penser l’homme et la folie). L’essentiel du
travail de l’éducateur devrait être consacré à faire
vivre les repères susceptibles d’orienter l’Autre dans
sa trajectoire de vie et d’y faire entrer du rythme. Il
ne s’agit pas seulement d’apprendre la position des
aiguilles sur le cercle de l’horloge, ou bien de lire des
chiffres sur un cadran à quartz mais de relier, dans
l’instant, le sentiment de vécu et la raison de vivre.
Dans un passé récent mais qui semble désormais
lointain, lorsque dans les institutions les cuisiniers
préparaient les repas sur place ou lorsque les lingères
ravaudaient en présence d’un Autre tenant à son
linge comme à sa propre peau, les odeurs et le bruit
des tambours des machines marquaient le temps et
l’existence. « C’est ça le temps, le temps tout nu, ça
vient lentement à l’existence, ça se fait attendre et
quand ça vient, on est écœuré parce qu’on s’aperçoit
que c’était déjà là depuis longtemps », dit Jean-Paul
Sartre, dans La nausée. Aujourd’hui, le temps de
l’éducateur s’est vidé de l’essentiel pour se replier sur
des tâches répétitives et administratives. Paradoxale-
ment, celui-ci ne s’est jamais autant plaint de
manquer de temps… Il n’a plus le temps d’aider
l’Autre à rentrer dans le temps, à se ressaisir du sens
de sa vie.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 41
L’héritage
S’il est par trop constitué de passifs, l’avoir transmis
par héritage peut être refusé devant notaire, et donc
facilement détaché de l’existence ; mais pas l’être.
L’Être hérite une grande part de ce qu’il est. Sa forme
physique est modelée par son code génétique et son
développement psychique est déjà façonné par l’his-
toire de sa famille, les conditions de sa conception et
de sa naissance, le prénom ou le nom donné. Ainsi,
tout ce que l’Être reçoit en héritage concerne l’his-
toire de la famille et de ses secrets ; ceux-là ne se
refusent pas sauf par cette extraordinaire fuite
psychique que sont le déni ou le repli sur soi. Cette
stratégie de survie s’acquiert souvent au détriment de
l’équilibre mental, mais, dans l’instant, elle permet à
l’être de pouvoir sauver sa peau. Ainsi ce qui fait l’es-
sentiel de l’être s’enracine dans des zones volontaire-
ment ignorées, que Sigmund Freud a pu nommer
« inconscient ». Dans Peter Pan, sa superbe bande
dessinée, Régis Loisel dessine sur l’Île des enfants
perdus un territoire interdit, toujours recouvert de
brouillard, qu’il nomme Opikanoba ; quiconque s’y
enfonce revient alors vers les terribles événements de
son enfance. C’est très souvent à cette part d’héritage
que se confronte l’éducateur dans la relation éduca-
tive ; il lui revient alors d’accompagner l’Autre dans
l’inventaire de celui-ci. Il devient ainsi un porteur
d’histoire qu’il doit savoir ni occulter ni travestir par
sa pratique quotidienne.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 42
L’agrippement
Pour l’Autre mis au monde, il ne s’agit pas seulement
de naître et d’accepter cette vie reçue sans l’avoir
demandée mais de s’y accrocher, du commencement
jusqu’au terme, de la naissance à la mort. Au départ
de la vie, l’agrippement est un reste d’instinct que les
professionnels à la naissance mesurent par un
réflexe ; celui-ci traduit une forme d’accrochage
désespéré. Ce lien primitif parfois se grippe, et l’en-
fant ne s’agrippe plus parce que lui et sa mère se
prennent en grippe ; le jeu de mot peut paraître
déplacé, pourtant, il souligne bien cette dépendance
qui caractérise la condition humaine. Lorsque le lien
naturel fait défaut, le besoin vital de s’accrocher
pousse l’enfant à se raccrocher à l’éducateur profes-
sionnel. Celui-ci se sent aspiré ou bouffé, et il le dit
fortement aux collègues lorsque cet agrippement se
fait trop fort. Ce sentiment de dévoration rappelle
que l’un des tout premiers agrippements est tourné
vers le sein maternel. Il est question de cannibalisme
dans la relation éducative. Hérodote en parle tout au
long de ses mythologies, que Sigmund Freud réuti-
lise dans le champ de la psychanalyse. Si l’éducateur
doit se tenir informé de cette vérité-là, de sorte à
savoir s’en déprendre, il ne doit pas pour autant refu-
ser l’agrippement par la mise en place d’une fausse
« juste distance ». Il est mandaté ou missionné pour
être saisi par l’Autre. Qu’il soit alors le support d’un
transfert d’amour fait partie des risques du métier. Il
le sait, il en est averti (Joseph Rouzel, Le transfert
dans la relation éducative).
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L’attachement
Grandir implique la nécessité de passer du moment
instinctif de l’agrippement vers celui plus raisonné
de l’attachement. Il s’agit pour l’être en devenir de
passer d’un processus que Suzanne Robert-Ouvray
qualifie d’inné pour aller vers ce qu’elle nomme « la
création de liens affectifs et psychiques solides et
complexes ». L’éducateur est celui qui, intervenant à
des instants précis tout au long de la vie, amène
l’Autre à ouvrir ses doigts et à lâcher prise pour qu’il
puisse se rendre compte qu’il peut aller seul et reve-
nir prendre appui si nécessaire. Il va le faire en utili-
sant les atouts d’une réelle ouverture à l’Autre : « Il
faut s’attacher dans la sécurité et le respect pour
pouvoir se détacher », souligne encore Suzanne
Robert-Ouvray. La bienveillance à l’égard de l’Autre
joue un rôle primordial. Longtemps après que la
main du parent a lâché celle de l’enfant tentant ses
premiers pas, le regard porte encore le corps malha-
bile et vacillant. Le lien d’affection a une telle puis-
sance de portage qu’il continue à relier ce
qu’auparavant il a contribué à délier. Loin d’avoir ce
caractère poisseux ou collant que l’opinion lui prête,
l’amour est ce qui permet à l’être de prendre son
envol. Et parce que nul ne peut se détacher seul et
grandir, l’éducateur professionnel vient prendre le
relais de l’éducateur naturel lorsque celui-ci fait
défaut. Prendre le relais, c’est alors s’engager à
donner à l’Autre le meilleur de Soi pour faire exister
ce lien de portage qu’est l’attachement.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 44
L’image de soi
Nombreux sont les individus qui ne peuvent pas se
voir en photo et qui font des pieds et des mains pour
éviter toute captation d’eux-mêmes par l’appareil.
Parfois, l’évitement tourne à la phobie lorsque la
personne refuse jusqu’à croiser son reflet dans la
glace ; cette fuite devient le symptôme d’une grave
souffrance psychique dès lors qu’elle est l’élément
organisateur d’un moi morcelé. Ces divers comporte-
ments, échelonnés du normal au pathologique,
disent comment, dans ce jeu avec l’image, se noue le
rapport au « je ». Si l’être ne se réduit pas au paraître,
celui-ci demeure néanmoins un passage obligé pour
accéder à la conscience de soi. L’éducateur le sait
bien, qui se saisit au quotidien de tâches aussi
banales que la toilette, le maquillage ou une activité
physique et sportive, afin d’accompagner l’Autre
dans l’élaboration ou la restauration d’un schéma
corporel abîmé par la déficience, l’accident ou la
maltraitance. L’être a besoin de se voir pour savoir
qui il est ; il doit pouvoir se reconnaître avant de
vouloir se connaître. D’aucuns errent hors l’espace et
le temps, et pour ainsi dire aux frontières de l’hu-
main, faute d’accéder à une représentation mentale
d’eux-mêmes. Que cette image se travestisse au point
de n’être qu’un masque opposé aux autres et à soi-
même en dit long encore sur le rôle de l’apparence
dans sa prise de distance avec la présence au monde.
Le paraître n’est pas le tout de l’être mais il n’est pas
rien non plus. Il est ce sur quoi viennent s’adosser
l’estime de soi et l’amour de soi.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 45
L’estime de soi
L’estime de soi est la valeur que l’Autre se découvre à
travers le regard de son entourage ; elle est ce qui va
lui permettre d’être existant après avoir été fait
vivant. Les contes et les légendes situent bien l’im-
portance de ce passage par la mise en scène de fées
ou de dieux qui, penchés sur le berceau du nouveau-
né, lui attribuent, ou non, des qualités et des dons.
L’accueil à être est donc une dimension fondamentale
de ce qui fait l’Humain, dans sa faiblesse et dans sa
force. L’estime de soi inscrit l’être dans une dépen-
dance qui invite à l’alliance de l’Autre et de Soi, en
même temps qu’elle incite tous deux au renonce-
ment à l’autosatisfaction et à la toute-puissance. C’est
cet engagement dénué de toute volonté de puissance
sur l’Autre qui permet l’instauration du lien de
confiance et le passage de l’estime de soi à l’amour de
soi. Car il arrive un moment dans la vie où l’Être,
parvenu à ce qu’il veut être, doit pouvoir se passer de
cette réassurance puisée dans le regard de ses
proches. « Prends confiance en toi ! » « Aie
confiance en toi ! » Cette recommandation faite à
l’Autre d’être plus sûr de lui-même, ou d’être « bien
dans sa peau », prend souvent la forme d’une injonc-
tion dans la bouche de l’éducateur. Par défaut ou
par dépit ! Par défaut, car par manque de savoir
comment s’y prendre pour aider l’Autre à construire
cette estime de soi si nécessaire à l’autonomie et à la
prise de responsabilité. Par dépit, car par crainte de
ce qu’il faut donner de Soi pour que l’Autre se
construise. L’éducateur ne peut pas s’exonérer à bon
compte de ce travail d’élaboration de l’estime de soi.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 46
Le grandir
Il est difficile de grandir (Philippe Meirieu, Des
enfants et des hommes, t.1). Dans le meilleur des cas,
les parents assument l’étayage nécessaire au dévelop-
pement de l’Être et, par le fait même, confortent leur
rôle de géniteur par celui d’éducateur. Que, pour de
multiples raisons, cette aide vienne à manquer,
qu’elle fasse béance dans la présence et carence dans
le développement psycho-affectif, et il faudra que
l’Autre croise un adulte capable de suppléer la
défaillance (Boris Cyrulnik, Les vilains petits
canards). Parfois les circonstances se chargent de
combler les manques, et l’Autre croise ce mentor, du
nom de l’ami qu’Ulysse choisit pour prendre soin de
son fils durant son absence (Homère, L’Iliade). Mais
parfois, lorsque la souffrance est trop grande, au
point d’engendrer le dégoût de vivre, l’Autre refuse
de grandir et développe le syndrome de Peter Pan, en
référence au héros créé par James Matthew Barrie et
que le dessinateur Régis Loisel a superbement mis en
bandes dessinées. La finalité du travail mené par
l’éducateur est d’aider l’Autre à grandir, à se grandir.
La répétition des gestes au quotidien et la banalité
des tâches accomplies, lesquelles font pourtant l’es-
sentiel de la vie, contribuent alors à aider l’Autre à
trouver du sens à son être là au monde. Ce sens se
construit dans le soin pris par l’éducateur afin que
l’Autre comprenne les situations auxquelles il est
confronté et qu’il ait la possibilité de déterminer ses
propres choix. Il n’est pas de petites décisions qui ne
contribuent au grandir.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 47
La souffrance
L’Autre, celui que l’éducateur accompagne dans une
relation d’aide éducative ou de soins, est très souvent
un être de souffrance. Celle-ci, d’origine physique
(maltraitances, violences ou abus sexuels) ou
psychique (carence affective, manque d’égard ou de
respect), s’exprime par le corps (somatisation ou
automutilation) ou par le comportement (conduite
addictive ou passage à l’acte suicidaire). Il en va alors
du savoir-faire de l’éducateur et de sa responsabilité
afin de ne pas se méprendre sur la signification de ces
signes. Un manque d’écoute ou d’attention, et une
non réponse de sa part, peuvent conduire l’Autre à
vouloir recomposer la réalité, à se réinventer un
monde, à se donner des amis qu’il n’a pas, ou au
contraire à créer des personnages ennemis qui seront
la somme de toutes les persécutions et violences
subies. La première étape dans le travail de l’éduca-
teur est d’essayer d’apaiser cette souffrance par de la
tendresse et aussi de la fermeté qui permettent, l’une
et l’autre, de poser un cadre sécurisant et contenant.
L’attitude de l’éducateur doit osciller entre ces deux
pôles non pas au gré de son humeur mais par une
attitude d’écoute attentive, d’observation fine et une
lecture la plus précise possible des situations
présentes. La seconde étape consiste à aider l’Autre à
dépasser sa souffrance, notamment en lui permettant
d’investir dans une activité de création. Créer pour
échapper à la souffrance et ainsi se re-créer est une
opportunité à saisir par le biais, notamment, des acti-
vités dites « de médiation ». L’Autre n’est pas
condamné à la souffrance.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 48
Le traumatisme
Le traumatisme n’est pas dans « la chose » qui surgit
et percute la vie de l’Autre dans sa chair et dans son
esprit ; il est dans l’innommable qui pèse sur cette
chose et la rend incompréhensible. « Qu’est-ce qui
m’arrive ? », et surtout « Pourquoi cela m’arrive-t-il
à moi ? » Le traumatisme dure tant que dure l’inca-
pacité à trouver une réponse acceptable à ces ques-
tions. Car plusieurs obstacles surgissent sur le
chemin de la solution. Le premier naît d’un réflexe
de l’entourage visant à minimiser la violence et la
portée des événements vécus : « Ce n’est rien ! » « Ça
va passer ! » Ces mots traduisent moins un aveugle-
ment face à la gravité des faits qu’un insupportable
sentiment d’impuissance. L’entourage ne peut être
que le spectateur d’une souffrance qui le dépasse ; et
le traumatisme naît en partie de cette incommunica-
bilité qui rejette alors le mal du côté de l’indicible. Le
second obstacle à la mise en mots des événements
vient d’un sentiment de culpabilité développé par la
victime. « Pourquoi moi ? » « Qu’ai-je donc fait pour
mériter cela ? » L’idée que quelque chose aurait pu ou
dû être fait pour éviter le drame aspire l’Être dans la
spirale de la désespérance. C’est la fonction du « si…
alors » décrite par Henry Maldiney (Penser l’homme
et la folie). « Si j’avais su…, alors cela ne me serait
pas arrivé. » L’Autre endosse la responsabilité de ce
qui lui arrive. Le rôle de l’éducateur est alors fonda-
mental dans l’aide qu’il peut lui apporter pour s’en
libérer, par des mots ou par un acte créatif.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 49
La carence
L’existence de l’Être est marquée par ses limites et
sans cesse ponctuée par ses renoncements : à l’im-
mortalité, à la toute-puissance ou à la jouissance infi-
nie de tous les plaisirs. Et c’est bien parce qu’il est
conscient de ses impossibilités que l’Être est, par
essence, un sujet « manqué ». Tout le tragique de la
condition humaine, déjà décrit par les mythes, repris
par Sigmund Freud et développé notamment par le
concept de « complexe de castration », vient de cette
incontournable vérité selon laquelle la carence de
l’Être se situe moins dans le registre de « l’avoir » que
dans celui de « l’être » ; il ne suffit pas d’avoir pour
être. Ce qui n’empêche pas l’individu de céder à
l’illusion de pouvoir combler cette carence existen-
tielle par un « toujours plus » d’objets matériels
(nourriture, argent, pouvoir) ou affectifs (présence,
tendresse, cadeaux). La grande difficulté pour l’édu-
cateur, dans son accompagnement de l’Autre au
quotidien, réside alors dans sa capacité à ne pas s’en-
gager dans l’illusion de pouvoir combler le manque
(d’être un sein sublime ou un sublime saint) et à
accompagner l’Autre dans son vécu de frustration et
dans l’acceptation de son incomplétude. La tâche se
complique lorsque l’Autre a le sentiment, fondé sur
des événements réels ou sur ses propres affabula-
tions, d’avoir été lésé dans le cours de sa vie. Il peut
alors courir le risque, et le faire encourir à l’éduca-
teur de s’enferrer dans le piège d’une possible « répa-
ration », c’est-à-dire dans l’idée de pouvoir recouvrer
un dû.
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L’abandon
Nul ne peut être seul ! De la naissance à la mort, l’hu-
manité de l’Être réside dans son extrême dépendance
à autrui ; cette faiblesse, qui est aussi et paradoxale-
ment une force, l’expose, par contrecoup, à l’angoisse
d’abandon. Celle-ci ne traduit pas seulement la peur
de se retrouver seul mais aussi, et de façon plus exis-
tentielle encore, la hantise de n’être pas reconnu et
de n’être plus rien, d’être rejeté ou bien encore aban-
donné. Cette sourde terreur est transcrite dans les
mythes et le théâtre grec antique où le bannissement
et l’exil montrent un être réduit à l’errance
(Sophocle, Œdipe à Colonne). Elle est reprise par les
contes que, parfois, l’éducateur récite à haute voix, le
soir au moment du coucher, la meilleure façon de
faire taire la peur étant de parler et non de masquer
les causes qui la produisent, de les mettre en scène et
non de les voiler. « La nuit est du côté de l’intime, du
désordre et de l’abandon, alors que le jour est du côté
de l’activité et du social », dit Sophie Mollot, dans
son mémoire de fin d’études de monitrice éducatrice,
exposant la création d’un atelier conte au sein d’une
MECS. Il appartient à l’éducateur de savoir entendre la
panique que créent chez l’Autre ces instants de
passage, tel que celui du moment de l’endormisse-
ment, et de savoir créer à ces occasions des espaces
et des temps de transition ; ceux-ci permettent alors
à l’Autre de s’approprier la séparation sur un mode
différent que celui de l’abandon, et d’échapper ainsi
au sentiment de destruction de son Être.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 51
Le morcellement
Longtemps la charité a organisé la prise en charge de
l’Autre, lequel par contrecoup était automatiquement
dépossédé de sa dimension de sujet (Jacques Donze-
lot, La police des familles). Au fil du temps, cette alié-
nation de l’Autre à la bonne conscience des honnêtes
gens s’est aggravée d’un risque de morcellement, du
fait de la complexification des dispositifs de lutte
contre les mécanismes d’exclusion et de précarisa-
tion ; l’Autre devient un patient, un usager ou un
client passé entre les mains de plusieurs spécialistes,
techniciens, ou bien encore prestataires de service. Il
n’est pas sûr alors que l’unité de l’Autre, née d’une
fragile conscience de soi élaborée dans les tout
premiers instants de la vie grâce au concours d’une
mère attentive, survive à de telles manipulations.
Aussi, averti de ce risque, l’éducateur puise dans les
textes, telles les Annexes 24, les recommandations
d’une prise en charge globale de l’Autre, notamment
par le biais d’un projet insistant sur ses capacités
d’évolution. La lutte contre le morcellement inhérent
à toute relation d’aide éducative ou de soin doit donc
demeurer, au quotidien, l’un des soucis majeurs de
l’éducateur. L’objectif est d’autant plus difficile à tenir
que, paradoxalement, une rationalisation poussée à
l’extrême des pratiques tend à promouvoir une indi-
vidualisation excessive des projets et de la référence
de leurs suivis. L’éducateur se retrouve seul alors que
le travail d’équipe et une élaboration pluridiscipli-
naire des projets demeurent les meilleurs garde-fous
contre tout risque de morcellement de l’Autre.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 52
L’échec
Très souvent, l’Autre a intégré l’idée qu’il était voué à
l’échec, et il fait tout, par ses choix et par ses compor-
tements, pour conformer sa vie à cette représenta-
tion. Il se dit convaincu de ne pouvoir jamais
réussir ; il se pense comme un raté ou un bon à rien.
Il sera d’autant plus attaché à cette image de lui-
même qu’il aura croisé dans son environnement des
adultes qui, par des mots ou des regards, l’auront
réduit à cet état de déchet. Dès lors, l’échec est
d’abord du côté de l’adulte qui déchoit de sa fonction
d’aide lorsqu’il anéantit l’Autre par son mépris et lui
fait ainsi payer le prix de sa propre impuissance. Au
tout début de l’Émile, suite à une première expé-
rience ratée, Jean-Jacques Rousseau dit renoncer à
vouloir éduquer un enfant réel ; dès lors il s’invente
un élève, dont les réussites seront en tout point
conformes à celles désirées par son précepteur. Or,
s’il est bien du devoir de l’éducateur de rêver le deve-
nir de l’Autre pour que celui-ci s’en saisisse comme
d’un appel à la vie, il demeure un moment où l’édu-
cateur doit savoir se retirer et laisser à l’Autre la
maîtrise de ses choix et de son parcours. Que l’Autre
vienne à échouer, c’est-à-dire qu’il parvienne au
terme de ce qu’il pouvait espérer par ses moyens et
ses capacités, est une réalité. Que ce point
d’échouage ne corresponde pas à ce que l’adulte avait
pu espérer est encore une autre réalité possible. Mais
c’est à l’éducateur de faire le deuil de son désir et non
à l’Autre de souffrir d’un supposé échec.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 53
Le passage à l’acte
L’Autre est avant tout un Être qui demande à sortir de
sa souffrance et à être reconnu dans une identité
construite avec l’aide de l’éducateur. Malheureuse-
ment, il est souvent très maladroit dans ses appels au
secours. Par ses postures ou son comportement, il
peut même donner à voir l’inverse de ce qu’il veut
dire, provoquer le rejet alors qu’il a soif d’attention.
Parce que la souffrance le déborde ou parce que pour
diverses raisons il peine à la mettre en mots, il ne
dispose d’autre forme d’expression que le passage à
l’acte, souvent violent. Cette violence peut être diri-
gée contre l’environnement matériel qui est alors
retourné, chamboulé ou saccagé. L’Autre peut aussi
choisir de la retourner contre lui, et elle se fait muti-
lation, somatisation, vrais malaises simulés ou véri-
tables fractures de membres, tentatives de suicide,
actes manqués ou accidents réussis. Le passage à
l’acte ne doit pas être permis (rien ne peut venir l’ex-
cuser), mais il doit être compris (sa signification doit
être décodée). Au moment de la crise, le rôle de
l’éducateur est de contenir l’Autre, par le geste et par
la parole, la fermeté et la douceur, le temps que la
tension se décharge. Au corps à corps l’éducateur
absorbe ce trop plein de colère que l’Autre dégage.
Puis, le calme revenu, avec ses mots à lui ou par
l’écoute de la parole de l’Autre, l’éducateur doit
pouvoir l’aider à mettre du sens sur ce qu’il vient de
vivre, au fil du temps, afin de suspendre ses passages
à l’acte et d’accéder à une autre forme de langage.
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La violence
La crainte de devoir se confronter à la violence de
l’Autre est ce qui inquiète le plus les élèves éduca-
teurs lorsqu’ils viennent à ce métier. Pour la plupart,
leurs inquiétudes se nourrissent des représentations
propagées par les médias, notamment la télévision, et
véhiculées par l’opinion publique. Toutefois, à défaut
d’être nouveau, le fait est surtout amplifié ; en effet,
depuis l’origine de l’humanité, la présence de l’Autre,
l’étranger, est d’abord associée à l’idée d’un possible
danger pour la communauté qu’il traverse, comme
s’il était dans l’essence de la différence d’être porteuse
de violences. Pourtant, tout éducateur vérifie rapide-
ment que ce fantasme résiste peu à l’épreuve de la
rencontre : « Je m’attendais à trouver des petits durs,
et en fin de compte, j’ai eu affaire à des mômes
fragiles, à des presque gamins. » Bien sûr, il arrive
que l’Autre pousse la provocation jusqu’à l’intimida-
tion, ou qu’il saisisse l’occasion de l’arrivée d’un
stagiaire ou d’un nouvel éducateur pour tenter d’im-
poser sa « loi ». Mais ce jeu-là ne demande qu’à céder
face à la solidité de l’éducateur et sa capacité à conte-
nir cette mise en scène de la violence ; alors, loin des
paraître et des faux-semblants, émerge une seconde
violence, bien plus difficile à gérer par l’éducateur,
qu’est l’expression d’une immense soif d’amour.
Alors qu’il s’attendait à être sollicité sur le registre de
la force et de la confrontation physique, l’éducateur
se trouve interpellé sur celui de la tendresse et du
manque affectif. La violence s’efface et l’Autre appa-
raît dans son Être.
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Le contre
L’éducateur est cet adulte suffisamment au clair avec
ses propres limites, disponible et serein, pour
permettre à l’Autre de venir contre (opposition), tout
contre lui (affection). Le contre capte ainsi toute
l’ambivalence du lien tissé à travers la relation éduca-
tive. Dans un premier temps, le contre exprime un
besoin de confrontation, pour que l’Autre puisse
vérifier si ça tient et si cet adulte qui se propose au
rôle d’éducateur peut être un repère suffisamment
solide, et à la fois un appui. La séduction ne fonc-
tionne pas dans la relation éducative, et l’Autre se
méfie de ces gentillesses qui masquent mal le désir de
fuite de l’éducateur ; ou bien lorsque celui-ci dit
vouloir se mettre à la place de l’Autre, et donc à une
place qui n’est pas la sienne. Lorsque l’Autre teste
l’éducateur, c’est pour s’assurer de sa capacité à
passer de la complicité à la connivence, c’est-à-dire
d’une relation construite sur la confusion des places
à une relation fondée sur la reconnaissance de l’alté-
rité. Pour que le lien se construise, il faut que, entre
Soi et l’Autre, ça se parle et ça se tracte, et que la
négociation puisse aller, si nécessaire, jusqu’à la
dispute. « Discuter » vient de disputatio ; ainsi l’éty-
mologie vient rappeler que s’accorder ne veut pas
dire se compromettre mais savoir concéder. La
dispute n’est pas toujours la mésentente et l’éduca-
teur est toujours surpris de voir combien cet Autre,
avec lequel il est souvent « contre » (opposition), est,
au final, celui qui vient se placer « tout contre »,
dans la recherche d’une sécurité ou d’une contenance
affectueuse.
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Le bonjour
Dire bonjour à l’Autre, c’est l’accueillir et lui signifier
qu’il a une place ; d’emblée, c’est partager avec lui
l’idée qu’il existe bien une raison à sa présence en ce
lieu du bonjour, et qu’il n’est donc pas là par hasard.
Dire bonjour, c’est déjà mettre un terme au risque
d’errance sans fin, à la désespérance et la quête infi-
nie d’un ailleurs toujours meilleur. Le bonjour est
donc une invitation à la pause pour un Autre qui,
depuis sa naissance, est inscrit dans le registre de
l’exclusion ou du renfermement dans la différence.
Le bonjour traduit l’espoir d’une résilience possible.
À l’inverse, ne plus dire bonjour organise la transpa-
rence de l’Autre. L’éducateur qui renonce à pronon-
cer ce simple vocable entérine, de façon consciente
ou non, l’idée que l’être non salué serait un orga-
nisme étanche, une sorte de « monade » pour
reprendre le concept de Leibniz, c’est-à-dire un objet
qui ne peut plus rien attendre de bon de l’extérieur et
sur la peau duquel, désormais, tout glisse. Jamais,
donc, un mot aussi simple que « bonjour » n’aura
autant signifié la présence de Soi à l’Autre. Il n’est pas
qu’un signe en surface à la croisée des couloirs. Le
dire bonjour traduit l’acceptation partagée d’aller
voir ou de laisser voir au-delà de ce qui se donne
immédiatement à voir. Il appartient désormais à
l’éducateur de faire en sorte que ce petit mot ne soit
pas banalisé au point d’être définitivement relégué au
rayon des codes devenus obsolètes ; plus que jamais
dire « bonjour » est une invitation, une acceptation
et un recueil de l’Autre en Soi.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 57
Le rituel
La force et la faiblesse de l’humain résident dans sa
dépendance à autrui et à son environnement, car
celle-ci le pousse à l’élaboration de stratégies d’al-
liance le contraignant à l’ouverture et au progrès.
Toutefois, face à cette exigence, l’individu peut aussi
recourir à des stratégies plus économiques. L’élabora-
tion de rituels en est une. Chacun s’invente des
petites manies qui lui permettent de contenir l’insta-
bilité du vivant et l’incertitude liée à l’existence.
Ainsi, l’instauration de certains rituels permet de
surmonter des moments difficiles que sont les sépa-
rations, tel un deuil ou le moment du coucher chez
l’enfant placé en institution ; quoi qu’il en soit, toutes
renvoient l’être à sa solitude et à la crainte de ne
pouvoir s’en sortir. Certains rituels servent à organi-
ser le monde selon la représentation que l’individu
en a. Chacun connaît la tentation de créer le monde
à sa façon ; il s’agit d’une attitude défensive qui
permet de résister à la menace du désordre et du
chaos. L’Autre connaît bien ses mécanismes
archaïques, et il les instaure minutieusement dans les
institutions qui l’accueillent. Les rituels ne sont pas
foncièrement gênants mais deviennent encombrants
lorsqu’ils figent l’être dans l’instant d’un événement
vécu de façon traumatique ; dès lors, ils sont des
obstacles au grandir. Une façon de les contourner
n’est pas de les abolir par la force, en arguant par
exemple qu’ils sont puérils ou inutiles, mais en s’en-
gageant dans la mise en mots de ce qui fait leur
nécessité pour l’Autre.
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La résilience
En transposant dans le domaine de l’humain un
terme appartenant à celui de la physique des métaux,
Boris Cyrulnik a fait de la résilience un mot du Sud
et de soleil ; contre la fatalité et la résignation face
aux événements, il signifie pour l’Autre, frappé par
un traumatisme, la possibilité de s’en sortir. Pour
cela, la résilience fait le pari que le traumatisme laisse
une part de « sauf » dans l’individu. « Le sauf,
précise Jean-Luc Nancy, est ce qui demeure entier,
indemne, intact. Le sauf n’est donc pas le sauvé,
soustrait à la blessure ou à la souillure qui l’avait
atteint, mais il est cela (ou celui, celle) qui demeure
intact hors d’atteinte. » (Consolation, désolation.)
Toutefois, ce résidu d’existence laissé intact par les
événements ne suffit pas pour que l’Autre s’en sorte
seul. De fait, dans sa critique de la résilience, Joseph
Rouzel a raison d’avertir des risques de confusion de
ce concept avec celui de volonté, et de la tentation de
donner à croire qu’il suffirait que l’individu le veuille
pour pouvoir s’en sortir. La résilience n’est pas la
volonté. Boris Cyrulnik a bien anticipé la critique
puisque dès ses premiers travaux, et notamment son
ouvrage Les vilains petits canards, il insiste sur la
nécessité d’une aide extérieure et notamment la
rencontre avec un tiers, surgissant dans la fonction
de tuteur de résilience, pour que s’opère le travail de
dépassement du traumatisme. De par sa mission,
l’éducateur est tout désigné pour être investi par
l’Autre comme étant un possible tuteur de résilience.
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Le secret
La vie de l’Autre est très souvent organisée, voire
enkystée, autour d’un secret, c’est-à-dire autour d’un
événement dont les conséquences sont suffisamment
insupportables pour être difficilement mises en mots.
Le secret sert alors de caution au silence imposé à
ceux qui savent. Jacques Derrida avertit de l’impor-
tance du secret dans la vie de l’Être : « Je tiens le droit
au secret pour un droit éthique et politique […] Il
n’est pas seulement ce qu’on cache. Il est l’existence
même. » (Du mot à la vie) Toute pratique éducative
doit prendre appui sur cet énoncé. Car le secret, celui
qui ne traite ni d’une confidence ni d’une informa-
tion partagée de sorte à vérifier la cohérence d’une
équipe, ce secret-là, le vrai, renferme quelque chose
d’impossible, au sens où la chose à laquelle il fait
allusion sans jamais la nommer n’aurait jamais dû
avoir lieu ; le fait qu’elle ait surgi dans son caractère
indicible et par conséquent inouï la renferme dans la
parole tue. C’est la raison pour laquelle le partage du
secret est un élément fondateur de la relation éduca-
tive, qui doit absolument être couvert par des textes
législatifs ou réglementaires. Toute régression en ce
domaine mettrait en péril la relation de confiance et,
au-delà, ce qui fait l’humanité de l’homme. En effet,
dès lors que le secret peut être déposé ailleurs qu’au
fond de soi, de l’espace psychique se libère en l’Être ;
par contrecoup, celui-ci peut organiser sa vie autre-
ment qu’autour du secret et choisir de donner une
autre forme à son existence.
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La solitude
Il n’est pas besoin de se retrouver isolé au milieu d’un
désert ou d’un espace vidé de tout autre individu
pour se sentir seul. L’Être au sein d’une foule, d’un
groupe familial ou d’un couple peut soudain se sentir
envahi par une terrible angoisse de solitude. Car,
quoi qu’il fasse, il ne pourra jamais aller au-delà de
lui-même ; quel que soit son niveau d’empathie ou
de compréhension de ce qui fait la vie d’un autre, il
ne pourra ressentir les événements à sa place et se
créer des représentations qui soient autres que les
siennes propres. Personne ne peut savoir ce que vit
un autre que soi-même. Cette farce de la vie
commence avec la coupure du cordon ombilical ; la
solitude, inhérente à la condition humaine, est la
contrepartie à payer à la séparation et donc à la diffé-
renciation. Soi et l’Autre ne feront plus jamais un. Il
s’agit là d’un poids que l’Autre trouve parfois lourd à
porter, lorsque, fragile et contraint de s’assumer, il ne
tient plus que des monologues et peine à trouver
dans ses délires le sens de ce qui le fait être là au
monde. Cette solitude-là est désespérante ; elle fait
les désespérés. L’éducateur doit être à l’écoute de
cette désespérance, être attentif à cet Autre qui
soupire, peine à trouver son inspiration et son
souffle. Il doit être présent auprès de cet Autre que la
solitude épuise et vide. Et cependant, le plus dur
pour l’éducateur est de savoir renoncer, une fois
encore, à la tentation d’emplir ce vide à la place de
l’Autre. Le résultat n’en serait que superficiel et
stérile.
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Le doudou
Depuis l’origine de l’humanité, le « doudou » est un
objet magique investi par l’Être pour exorciser l’an-
goisse de mort suscitée par toute situation de
passage. C’est l’objet qui rassure parce qu’il assure la
permanence du lien entre un hier, souvent bien loin
et chaotique, un aujourd’hui très éphémère (« effet-
mère », dit Aldo Naouri) et un lendemain plus qu’in-
certain. « L’idole pouvant être comprise, là, comme
l’équivalent de ce que nous connaissons chez nos
petits enfants comme “doudou” ou comme
“nounours” et que nous avons nommé, depuis
Winnicott, “objet transitionnel” pour dire qu’il
représente la mère. Une mère dévouée, une mère
généreuse, une mère enveloppante, une mère surtout
consolatrice en toutes circonstances, qui rassure sur
toute chose, et, entre autres sinon en particulier, sur
la fameuse angoisse de mort. » (Aldo Naouri, Les
pères et les mères) L’importance du « doudou » dans
l’équilibre psycho-affectif de l’Autre est désormais
mieux perçue par l’éducateur. En cas d’absence de
« doudou », et puisqu’il est celui qui prend le relais
de la famille et du foyer originel, l’éducateur a sans
aucun doute le devoir de s’engager et d’être celui qui
offre l’objet au départ banal, anodin, quotidien, mais
qui, approprié par l’enfant, devient fétiche et porteur
de la permanence du lien. Pour rassurer l’Autre sur le
fait qu’il y aura bien un lendemain possible, l’éduca-
teur est celui qui tend l’objet à rendre à son retour. Si
l’Autre exprime alors le désir de le garder, devenu
ainsi « objet transitionnel », le doudou devient point
d’ancrage à la relation.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 62
La peur
Si le temps est le berceau de l’Être, la peur est le
moteur de son existence. Elle est ce qui ébranle la
confortable sécurité des habitudes et met l’Être en
branle au risque de se confronter une nouvelle fois à
l’échec et de perdre plus encore. Car la peur, celle qui
naît des crises de manque, des menaces de solitude
ou du poids des incertitudes de la vie, pousse l’Être à
vouloir s’en sortir ; mais encore faut-il qu’il ne soit
pas submergé par elle. En effet, paradoxalement, la
peur, notamment celle du grandir qui est une évolu-
tion loin d’être naturelle, est aussi ce qui peut pous-
ser l’Autre au repli, parce qu’il est trop fragile ou
parce qu’il souffre trop ! L’éducateur joue alors un
rôle fondamental dans l’aide qu’il peut apporter à
l’Autre pour exploiter cette peur et la mettre au
service d’un élan créatif. Il doit savoir observer l’atti-
tude de l’Autre, comprendre le rôle ambigu de la
peur, qui se fait à la fois désir et crainte, et saisir l’im-
pact de ce mouvement contradictoire sur le compor-
tement de celui-ci. Le « N’aie pas peur ! » est for-
cément un signe d’encouragement à se lancer dans
une action ou à la poursuivre, mais la parole n’est pas
suffisante si l’Autre ne ressent pas à travers celle-ci à la
fois un enveloppement et un portage, une sécurité et
une incitation à la prise de risque. C’est à travers un tel
accompagnement que l’Autre découvre peu à peu qu’il
peut dépasser ses peurs, et qu’il peut, réellement, faire
de sa vie une existence. Compagne de l’Être, la peur
est un matériau de la relation éducative.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 63
L’envie
L’envie ne fait pas forcément l’envieux… Elle cesse
même d’affecter l’Être et d’infecter son existence lors-
qu’elle se fait l’expression du désir de vivre (Alain
Rey). « Désirer, c’est aimer ce qui nous manque »,
écrit Albert Camus dans l’un de ses tout premiers
écrits (Métaphysique chrétienne et néoplatonisme).
L’envie est donc d’abord force de vie. Cette vérité est
bien comprise par l’éducateur lorsque, confronté aux
demandes répétitives de l’Autre, il l’aide à
comprendre quel est son désir plutôt que de satisfaire
d’emblée son besoin. Car l’expression des besoins,
souvent qualifiés de « faux » à juste raison, masque
en réalité un appel à comprendre le sens à être là au
monde. Le piège pour l’éducateur, englué dans une
société dite « de consommation » – laquelle,
mauvaise mère, se contente de gaver les individus
pour ne pas avoir à répondre de l’essentiel –, réside
alors dans le risque d’oublier ce qui fait le sens d’un
appel et la façon d’y répondre. L’urgence de la rela-
tion éducative est donc dans cette rencontre avec
l’Autre, susceptible de lui donner ou redonner l’envie
d’être en vie. Par son travail quotidien, l’éducateur
accompagne ce retour à l’envie de faire et de créer ; il
le fait dans la patience des paroles et des gestes répé-
tés, sans prétention à pouvoir forcer ni l’Être ni le
temps. Il devient celui qui regarde vers l’avenir,
ébauche des projets et discerne des objectifs que
l’Autre pourra s’approprier. Il se fait porteur d’envie ;
un rôle qu’il assume avec une humble ambition de
sorte à ne jamais préjuger ni de son pouvoir ni de la
capacité de l’Autre.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 64
Le choix
Le choix, en lieu et place de l’instinct, est ce qui dans
l’action quotidienne différencie le comportement de
l’homme de celui de la bête. Cette distinction crée à
la fois une rupture et une limite essentielle au sein
d’une même espèce animale. Elle détermine la condi-
tion humaine et fait l’objet de bien des crises exis-
tentielles. Pour que l’Être soit en capacité de choisir,
il faut qu’il soit en mesure de supporter la frustra-
tion ; faire un choix, c’est renoncer volontairement à
l’infini des possibles, et donc faire le deuil de la
toute-puissance. Pour autant, cette aptitude au choix
n’est pas innée. Elle est le résultat de ce qui fait adve-
nir l’Être à lui-même, c’est-à-dire d’abord l’affection
de ses proches puis l’éducation reçue de ces derniers
ou de toute personne intervenant comme tiers dans
une position d’adulte. L’éducateur joue donc un rôle
incontournable dans la capacité de l’Autre à dévelop-
per la faculté de choisir. Pour cela, il va forcément
devoir accepter d’endosser un statut que Ronald D.
Winnicott qualifie de « mauvais objet » ; en effet,
l’éducateur est celui qui, à un moment donné, signi-
fie à l’Autre qu’il ne peut pas tout avoir et qui, par
conséquent, agit le primat du principe de réalité sur
celui du principe de plaisir (Sigmund Freud). Mais le
rôle de l’éducateur ne s’arrête pas là : pouvoir faire
un choix exige que l’Être ait à la fois conscience des
opportunités qui s’offrent à lui et la capacité de
distinguer, en toute liberté, les conséquences propres
à chacune d’entre elles. Le choix constitue le socle de
la responsabilité.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 65
La volonté
Seul l’homme peut sauver l’homme du néant et le
préserver de l’angoisse d’anéantissement ! C’est bien
ce postulat qui rend incontournable le rôle de l’édu-
cateur, et qui confère à la volonté une importance
toute particulière. En effet, les philosophes de la
modernité, Arthur Schopenhauer et Friedrich
Nietzsche, puis Gilles Deleuze ou Michel Foucault,
ceux qui après les penseurs des Lumières tirent la
conclusion d’un ciel désespérément vide de toute
présence divine, font de la volonté le moteur de
l’émancipation de l’Être et de son élévation possible
au rang de sujet. Encore faut-il pouvoir résister aux
sirènes d’un retour à l’ordre moral et ne pas faire de
la volonté l’inverse seulement de la passivité ; sauf à
rendre l’Autre responsable de sa précarité et de son
exclusion possible de la norme et de l’espace social.
Cette vision restreinte de la volonté rendrait alors
l’individu seul responsable de ce qui lui advient. Si,
en apparence, l’Autre manque de volonté, ce n’est ni
par plaisir ni par désir de pinailler ; mais c’est bien
parce que la souffrance le contraint au repli sur lui-
même ou parce que, en raison de sa différence, il
peine à faire valoir et entendre ses propres aspira-
tions. L’absence manifeste de volonté n’est ni une tare
congénitale ni une fatalité liée au handicap ; elle est
plus justement la traduction d’une impossibilité à
être. C’est bien parce qu’il se dote d’outils et de
savoir-faire que l’éducateur acquiert la possibilité
d’aider l’Autre à contrer cette difficulté et à recouvrer
sa volonté.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 66
L’irresponsabilité
Sur le plan social, l’Autre est très souvent considéré
comme un éternel enfant ; celui qui, selon la racine
latine infans, n’a pas le droit à la parole. La société lui
confère alors un statut de mineur, soit par ce qu’il
l’est au regard de son âge, soit parce que, devenu
adulte, une mesure de protection judiciaire (sauve-
garde de justice, curatelle ou bien tutelle) le prive
d’une partie ou de la totalité de ses prérogatives. Or
l’évolution du droit illustre bien toute l’ambiguïté du
statut dans lequel l’Autre est maintenu. En effet, sur
le plan civil, il est souvent dépossédé du droit de
décider seul de quelques-uns des actes fondamen-
taux de la vie courante, et par le fait même installé
dans une forme d’irresponsabilité. En revanche, sur
le plan pénal, la justice lui accorde de plus en plus
rarement le bénéfice de l’irresponsabilité au regard
des délits ou des crimes par lui commis. Or, l’irres-
ponsabilité est un principe juridique qui doit
pouvoir s’exercer au bénéfice et non au préjudice de
l’Autre. En 1945, la justice française inaugure un
système juridique à la fois original et pertinent en
créant une justice pour mineurs. Celle-ci n’organisait
pas l’impunité des délinquants ou des criminels, bien
au contraire, mais tenait compte dans le jugement et
l’énoncé des sanctions de leur capacité de discrimi-
nation entre le permis et l’interdit au moment des
faits. Bref, elle reliait plus fortement encore la faute à
l’intention par l’évaluation du pouvoir de discerne-
ment du mineur inculpé.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 67
La culpabilité
Face à une réalité qui l’agresse ou le dépasse, et dont
il doit se protéger, l’Autre se forge une carapace faite
de culpabilité. Parfois, les services ou les institutions
de l’éducation spécialisée accueillent simultanément
en leur sein des jeunes semblables par leur âge, mais
qui, bien que non impliqués dans les mêmes affaires,
sont les uns « victimes » (ils ont subi une agression)
et les autres « bourreaux » (ils ont commis une
agression). Les uns et les autres sont donc situés de
part et autre d’une ligne en apparence infranchis-
sable ; pourtant les uns et les autres sont en proie à
de la culpabilité. Toutefois chez les premiers, celle-ci
est forgée de l’intérieur, tandis que pour les seconds,
elle est prononcée de l’extérieur. Un même sentiment
de culpabilité n’est donc ni élaboré ni intégré de la
même manière ; néanmoins, c’est à un même travail
de dépassement de cette culpabilité auquel doit abso-
lument s’atteler l’éducateur. En effet, celle-ci
engendre un comportement qui enkyste le temps
autour de la faute, supposée ou réelle, infligée à soi-
même ou bien perpétrée au détriment d’autrui, et qui
empêche tout processus de restauration de l’estime
de soi. Or, il ne sert à rien d’enfermer le bourreau
dans sa culpabilité, tout comme il est inconcevable
de laisser la victime s’empêtrer dans un sentiment
similaire. Aussi, sans sous-estimer ou banaliser les
événements sources de la culpabilité, l’éducateur doit
parvenir à convaincre l’Autre que ceux-ci ne figent
pas son destin ni ne l’empêchent de retrouver du
sens à l’existence.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 68
L’injustice
Ni la loi ni les institutions ne parviendront à proté-
ger l’Être de l’expérience de l’injustice, car celle-ci est
d’abord existentielle ! « Pourquoi suis-je né handi-
capé ? » « Pourquoi ai-je été abandonné ? » C’est
d’abord à ces interrogations-là que l’éducateur se doit
de répondre. Voudrait-il y échapper qu’il ne le pour-
rait pas, sauf à lâchement déserter ses responsabilités
qui le font porteur de la transmission du sens à être.
Or il s’agit là d’une vérité qu’oublient trop souvent
les sociétés modernes, préoccupées par des affaires
d’ordre et de police bien plus que de rapports
humains. Les sociétés ont absolument besoin de
règles pour fonctionner, et la justice des hommes
pallie tant bien que mal les préjudices que tout indi-
vidu est appelé à commettre sur autrui. Mais cette
justice-là ne pourra jamais se substituer à cette autre,
non pas divine, mais proprement humaine, qui
concerne l’équilibre de la raison et des sentiments. La
vie est injuste et pourtant rien ne vaut la vie ! Voilà
une vérité avec laquelle l’éducateur doit savoir
travailler, non pas en se réfugiant dans un fatalisme
de bon aloi (« c’est la vie !), mais en faisant de
chaque jour une opportunité offerte à l’Autre pour
manifester ses choix et prendre ses décisions. Ce défi
fait la valeur de l’engagement dans le métier d’éduca-
teur, sa dimension éthique. Il est une façon de faire
de l’absurde un combat pour la vie, et d’accepter par
le fait même l’héritage légué par Albert Camus.
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L’existence
La vie se donne, l’existence se prend. Celle-ci n’est
pas la longue suite des jours qui passent et que l’in-
dividu subit ; elle est ce « moi-peau » qui colle à la
fois à l’essence de l’Être (sa personnalité) et à son
paraître (ses attitudes) dès lors que celui-ci habite sa
présence au monde. Habiter, c’est s’installer dans l’es-
pace et le temps et les occuper afin de réaliser ses
proches choix. C’est le contraire de faire semblant, de
jouer à exister ou d’errer comme un spectre dont l’es-
prit resterait aliéné à un corps insupportable et
insupporté. Il y a tant de vivants qui ne sont que des
survivants. L’existence n’est pas une réalité en soi ;
elle n’est pas non plus un état donné à la naissance
mais un présent, sans cesse mouvant, qui se
construit à partir du passé (l’héritage) et du futur (le
projet). Ainsi l’Autre est mal dans sa peau et en diffi-
culté d’existence (en désexistence), lorsqu’il peine à
distinguer ce que pourrait être son devenir. « Je ne
serai jamais bon à rien ! » « Je ferai mieux de mourir,
ça débarrasserait ! » sont des cris d’angoisse dévoi-
lant moins un renoncement à être qu’un terrible
appel à l’aide. Une fois encore, l’éducateur doit rester
vigilant dans l’interprétation des propos tenus et
veiller à toujours décoder ce que les professionnels
nomment « des appels à l’envers ». Sous le couvert
d’un rejet de l’éducateur, c’est bien sa présence qui
est au contraire sollicitée. Patiente, discrète, tenace.
L’existence demeure chargée d’espoir tant que l’Autre
demeure rebelle ou capable de rêver un ailleurs.
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Le désir
Le désir est un mouvement fragile que l’Autre peut
décider de taire ou de retenir parce qu’il est trop
souffrant, ou bien engagé dans l’un de ces temps de
passage difficiles à vivre (l’adolescence ou un choix à
déterminer). Il affirme alors « n’avoir envie de
rien ! ». Là encore les mots expriment bien autre
chose que ce qu’ils énoncent. En effet, l’Autre sait
bien que ressentir du désir c’est aussi la façon la plus
tragique d’éprouver son être là au monde, car si le
désir manifeste bien une aspiration, il ne dit pas, en
revanche, comment la satisfaire. De surcroît, l’Autre
ne sait pas toujours de quoi il a envie. Le désir
surligne donc un état de manque. Et pour fuir ce
sentiment d’insatisfaction l’Autre peut s’interdire
d’avoir envie (repli sur soi ou fuite dans la conduite
addictive) et paradoxalement se placer en état
« de manque de manque ». Un redoublement qui en
dit long sur la conduite à tenir par l’éducateur : celui-
ci doit se garder de répondre seulement au
« manque » pour au contraire aider l’Autre à retrou-
ver le chemin de ses envies. À cet égard, l’éducateur
est un éveilleur de désirs. Il est celui qui porte l’envie
d’être en vie et qui, par son désir de partage et la
conviction mise dans son engagement, rend cette
envie désirable au regard de l’Autre, selon le méca-
nisme du « mimétisme » dont René Girard a subtile-
ment démonté les ressorts (Mensonges romantiques et
vérités romanesques).
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 71
Le plaisir
Aujourd’hui, la notion de plaisir est spontanément
rattachée à celle de jouissance, notamment de jouis-
sance sexuelle (Alain Rey). Sans doute faut-il alors
chercher dans ce glissement des usages la raison
pour laquelle la quête du plaisir est si absente des
objectifs visés par les projets éducatifs et, de façon
plus générale, de la réalité quotidienne de l’éduca-
teur. Les institutions peinent à se définir comme
étant des lieux de plaisir, de plaisir à vivre. L’Autre,
tout comme l’éducateur, n’est pas là pour se faire
plaisir mais pour expier et réparer des fautes ou des
erreurs passées. Il n’est pas là pour dériver vers l’on
ne saurait quels cieux ludiques – voire lubriques –
mais pour entrer dans une norme, pour s’y confor-
mer et pour s’intégrer dans l’espace social. Les activi-
tés proposées en journée, qu’elles soient scolaires,
professionnelles ou ludiques, poursuivent bien sûr
ces objectifs. Mais elles sont aussi, et peut-être
surtout, des instants privilégiés au cours desquels
l’Autre prend du plaisir à faire ce qu’il fait, reprend
pied dans sa vie, partage son plaisir avec d’autres,
crée du lien, se recrée lui et se construit des souve-
nirs par une expérience positive du temps. Il n’y a
pas d’autonomie de l’Être sans plaisir à être. Le plai-
sir devient alors cet émissaire entre ces deux mondes,
celui de la réalité et celui de l’imaginaire, qui
donnent figure et qui configurent l’existence. Le plai-
sir est le transport de l’Autre et de son être. L’éduca-
teur passe à côté de la responsabilité qui est la sienne
s’il oublie une telle vérité.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 72
Le bonheur
Il est sans doute dommage que, dans les projets indi-
vidualisés, l’autonomie figure toujours parmi l’un
des tout premiers objectifs recherchés, alors que le
bonheur, ou pour être plus juste la quête de celui-ci,
est pour ainsi dire trop souvent passé par pertes et
profits. Le bonheur n’a aucun prix sur une échelle de
valeurs indexée sur celle de l’efficacité et de la renta-
bilité ; sans doute parce qu’il ne participe pas au
calcul du produit intérieur brut d’une nation et parce
que la satisfaction des besoins l’emporte dans les
démarches qualité. Pourtant, dans la trajectoire de
l’Être, les évolutions consécutives à l’appropriation
des règles du vivre ensemble ou les acquisitions liées
à la réalisation d’un objectif défini par le projet ne
font pas toujours trace, à l’inverse bien souvent, des
moments d’intenses partages au cours desquels, loin
des statuts et des fonctions respectives de chacun, se
rencontrent deux êtres de chair. Directement en lien
avec ces temps vécus, l’une des principales activités
de l’éducateur devrait être d’aider l’Autre à se consti-
tuer des albums photos semblables à ceux rangés
dans les armoires de n’importe quelle famille. L’édu-
cateur est un aide-mémoire ; souvent il porte à lui
tout seul la trace de l’histoire de l’Autre. À cet égard,
il doit veiller à ce que les synthèses et autres rapports
aux autorités de tutelle équilibrent les temps de réus-
site et les moments d’échec, les renoncements autant
que les victoires. L’éclosion du bonheur de l’Autre est
au prix de ce travail bien fait.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 73
Transition :
quand il est question de praxéologie
LA DÉROUTE DU POLITIQUE
En 1998, dans un article donné à Forum, la revue de
la recherche en travail social, Joël Cadière souligne
« l’urgence à ouvrir un champ de connaissances
spécifiques à l’intervention sociale ». Cette urgence,
il faut la reprendre et la comprendre au regard d’une
opinion de plus en plus sévère à l’égard d’une aide
sociale portée par les financements publics. Dès le
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 74
La liberté
Dès l’instant où elle s’extirpe de son animalité, l’hu-
manité ne cesse de cheminer vers un niveau sans
cesse plus grand de liberté. Le sens du métier d’édu-
cateur est à replacer dans cette perspective anthropo-
logique ; dans la communauté des vivants,
l’éducateur est le passeur qui conduit l’Être vers sa
propre liberté. En effet, si l’éducateur concourt à l’in-
tégration sociale de l’Autre et s’il l’aide à développer
son autonomie, c’est d’abord, et au sens fondamental,
dans la mesure où il aide la personne à accéder au
sens de son être là au monde. La liberté est donc ce
qui donne du sens à la relation éducative et ce qui
fonde le travail de l’éducateur. Toutefois, celle-ci se
paie du prix de la responsabilité. Tous les mythes
fondateurs parlent de cet instant du choix où
l’homme saisit la chance d’être libre au détriment du
bonheur facile. La scène est campée dans La genèse
au moment où Ève et Adam font le choix de croquer
le fruit de l’Arbre de la connaissance. Il se retrouve
dans le récit de l’Odyssée lorsque Ulysse se soustrait
à la tentation du pays des Lotus. Enfin, Matrix, la
trilogie cinématographique des frères Andy et Larry
Wachowski, reprend cette interrogation existentielle
avec le choix entre pilule bleue et pilule rouge, entre
subir le monde tel qu’il est ou au contraire vouloir
être maître de sa vie. Ce choix-là assoie la dimension
humaine. Ce qui est commun à tous ces textes fonda-
teurs est la nécessité pour être libre de transgresser
un interdit majeur, celui qui assigne l’être à une place
le privant de la possibilité de trouver la sienne.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 86
L’égalité
L’égalité n’est pas seulement l’un des termes d’un
slogan figé dans la pierre des frontons des écoles ou
autres bâtiments publics, mais un point de tension
vers lequel converge l’humanité depuis que l’Être
s’est extirpé de son animalité. L’égalité n’est donc pas
une idée abstraite mais un possible, inventé et porté
par l’homme, qui s’actualise au quotidien grâce à une
volonté générale (projet politique) et à l’engagement
de chacun (conscience citoyenne). De fait, l’égalité a
une histoire qui est le temps du devenir humain. Au
cours du XVIe siècle, à l’inégalité de droit divin s’est
substituée l’égalité des droits civiques, et l’égalité de
culture fait face désormais à l’inégalité de nature.
Mais l’égalité n’est pas l’uniformité ou la répétition
du même. Au contraire ! C’est parce que l’égalité
maintient le droit de chacun à la différence qu’elle
permet le droit de tous à la ressemblance. Par-delà le
paraître demeure l’Être dans son appartenance à la
condition humaine. Dès lors, la confrontation à la
différence n’est pas seulement une réalité qui hante
le travail quotidien de l’éducateur, elle est une espé-
rance qui habite son engagement. La différence n’est
pas le fondement de l’inégalité parmi les hommes ;
c’est « la marge qui nourrit la norme », pour
reprendre une phrase de Claude Chalaguier, éduca-
teur et homme de théâtre dont l’œuvre s’inspire de la
vie et des travaux de Fernand Deligny. Par son enga-
gement, l’éducateur s’efforce de faire en sorte que la
différence ne soit pas considérée comme un reste…
mais comme un plus.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 87
La fraternité
La fraternité, ce troisième volet sans doute le plus
oublié du triptyque républicain, est la pierre angu-
laire du travail de l’éducateur ; elle est cette qualité
qui exige le renoncement à la toute-puissance sur
l’Autre. Pour cela l’éducateur adopte une posture,
faite de savoir-faire et de convictions, par laquelle il
s’engage à ne pas agir contre la volonté de l’Autre et
à ne pas faire à sa place. Sans renoncer à son autorité,
l’éducateur adopte par cette position la capacité à
être un appui par lequel il permet à l’Autre de se
hisser jusqu’à sa hauteur. Sans doute la notion de
« frère » renvoie-t-elle trop au passé de l’éducation
spécialisée et à son enracinement dans un mouve-
ment confessionnel pour être retenue dans le langage
courant de l’éducateur. En revanche, en lieu et place
du terme de « frère », la culture professionnelle
préfère aujourd’hui celui de « compagnon ». Étymo-
logiquement, le sens du mot renvoie à l’image de
« celui qui partage le pain avec ». La mystique
demeure mais elle se transpose judicieusement dans
ce quotidien désacralisé qu’est le temps du repas.
L’éducateur est donc celui qui partage le quotidien.
Cette proximité, si nécessaire au développement de
l’être, est parfois désavouée et rejetée au nom d’une
certaine conception du professionnalisme qui
voudrait que l’éducateur se tienne à distance de
l’Autre. La précaution vaut pour sa mise en garde
contre le risque de confusion ou de projection inhé-
rent à tout désir d’aide, mais elle devient excessive
dès lors qu’elle prive l’éducateur de cette possibilité
« d’être avec ».
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 88
L’humain
Être éducateur, c’est travailler avec de l’humain. Voilà
une évidence qui ne devrait jamais être passée sous
silence. Pendant très longtemps d’ailleurs, et avec
juste raison, les éducateurs ont revendiqué cette
spécificité pour fonder en droit leur différence, et
pour affirmer qu’une institution ou un service d’édu-
cation spécialisée ne pourrait jamais être une entre-
prise semblable à n’importe quelle autre. La valeur de
son bilan ne se décompte pas en unité marchande ; à
défaut de produire des Objets, et peut-être surtout à
défaut de fabriquer des hommes (Philippe Meirieu,
Frankenstein pédagogue), l’éducateur est un faiseur
d’humanité. Il est ce tiers accueilli par l’Autre, et non
imposé à lui, afin d’être une aide dans l’accès à la
conscience de soi. Parce qu’il est celui qui permet à
l’Autre de reprendre pied dans la vie et de renouer
avec le sens de son existence, l’éducateur conduit
l’Autre à passer du vivre à l’exister. Cet exercice est
parfois compliqué car très souvent sa différence place
l’Autre aux frontières de l’humain, dans ces zones où
le risque est grand de voir l’espèce céder à ses
instincts et lui refuser l’accès à ses droits fondamen-
taux. « L’avenir de l’espèce est dans la protection du
plus faible », dit merveilleusement Michel Serres.
Posté à l’interface entre le dedans et le dehors de l’es-
pace social, l’éducateur est un veilleur de l’humanité.
Il est celui qui prend le risque d’être toujours à part,
et qui fait de son art une science des limites, celles
qui font l’humain de l’homme.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 89
La politique
« À quoi ça sert d’être éducateur ? » Cette interroga-
tion fondamentale ne devrait jamais déserter l’enga-
gement quotidien de l’éducateur. Elle ne devrait
surtout pas céder aux sirènes de l’urgence qui pous-
sent à l’adoption de recettes et à l’installation dans
des habitudes de fonctionnement. C’est parce qu’il ne
renonce pas à se poser la question du sens de sa
contribution à l’intérêt collectif que l’éducateur fait
de la politique. Bien sûr, le vivre ensemble n’intéresse
plus grand monde dans une époque postmoderne
essentiellement guidée par l’individualisme et l’inté-
rêt privé ; il n’intéresse donc plus guère l’éducateur
non plus ! Or vouloir être éducateur, c’est fonda-
mentalement s’inscrire dans une volonté politique ;
en effet, il est impossible d’exercer ce métier sans se
doter d’une représentation de l’homme et de sa place
dans le monde et dans la société. L’un des enjeux
majeurs de toute période de « malaise dans la
culture » est sans aucun doute la défense de la démo-
cratie ; fondée sur le respect de chacun, celle-ci s’éla-
bore notamment par le passage d’une société
pyramidale qui assigne « chacun à sa place » vers
une société en réseau dans laquelle « chacun a sa
place ». Or, l’éducateur a un rôle à jouer dans ce
déplacement d’accent ; par son engagement et son
professionnalisme, il est le garant de cette idée, jaillie
au cœur du XVIIIe siècle, selon laquelle tous les
hommes naissent libres et égaux en droits. Ainsi, en
contribuant à préserver la dignité de l’Autre, l’éduca-
teur concourt à élargir l’espace de la Cité.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 90
L’éthique
L’Être est un vivant in-fini dans la mesure où il est un
sujet de désir. À la différence de l’instinct ou de la
pulsion, dont il n’a pas l’initiative, ce désir le pousse
sans cesse à surpasser les contraintes matérielles et à
s’approcher des limites de la condition humaine.
Toutefois, que l’Être soit désormais le seul acteur de
son développement (tout ce qu’il sait, il l’apprend)
ne veut pas dire que tout lui est possible. C’est cette
limite qui fonde la nécessité de l’éthique ; celle-ci a
pour unique objet de formuler les principes de
processus d’autolimitation que Cornélius Castoriadis
appelle de ses vœux. Ainsi, il est des prouesses tech-
nologiques que l’Être ne s’autorisera pas, même s’il
en a les capacités techniques, dès lors que celles-ci
auraient pour conséquences d’atteindre à la nature
humaine. Dans la relation éducative, l’éthique prend
corps dès lors que sont admises la liberté incondi-
tionnelle de l’Autre et l’impossibilité pour l’éducateur
de faire le bonheur de celui-ci malgré lui. L’éthique
signifie alors le renoncement de l’éducateur à la
volonté de toute-puissance. Elle représente un
ensemble de valeurs, communément partagées par
un corps professionnel, et auquel, individuellement,
l’éducateur adhère de son plein gré. L’éthique donne
seulement un cap à suivre ; elle ne se confond ni avec
la morale ni avec un code de déontologie, lesquels
font que, avec le temps et les habitudes prises, l’ou-
bli et la perte de sens finissent par hanter la pratique
quotidienne. Celle-ci devient alors creuse et source
d’ennui.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 91
La loi
Énoncée par oral ou bien gravée dans la pierre, la Loi
est une parole qui a pour intention de maintenir
l’homme dans l’humain. Ainsi, les récits ou textes
fondateurs énoncent des commandements ou des
interdits dont la seule légitimité est de protéger l’in-
dividu et son groupe d’appartenance de tout retour
vers le chaos. Dès lors, « Tu ne tueras point » ou « Tu
ne voleras point » sont des commandements qui
vont à l’encontre de la loi du plus fort, droit naturel
en cours dans les sociétés primitives, et qui confèrent
à l’Être la capacité de différer ses envies, de prendre
la vie ou le bien d’autrui pour satisfaire son plaisir ou
son propre intérêt. Ainsi s’instaure le temps de la
différance, qui est le temps du renoncement à l’im-
médiateté et à la facilité, lequel conduit l’Être vers
d’autres issues ; à la place du rapt et du viol surgit
l’acte créatif. L’homme sème et invente. Il donne du
souffle à son humanité. La loi dessine les contours de
son existence ; elle devient ainsi sa peau sociale. Mais
trop de lois se confondent avec des règles. Désor-
mais, dans les démocraties modernes, un fossé sépare
le laconisme des tables de pierre et la logorrhée des
codes juridiques. Les lois se surajoutent les unes aux
autres et, loin d’organiser l’espace social, elles l’en-
combrent ; elles servent de paravent aux hommes qui
les rédigent sans y croire et les imposent à la commu-
nauté pour mieux y contrevenir eux-mêmes. Si l’édu-
cateur doit se faire le porteur d’un retour à la loi, c’est
dans la mesure où celle-ci dessine la limite entre
l’animalité et l’humanité de l’homme.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 92
L’interdit
En même temps qu’elle pose des interdits fondamen-
taux, la loi est ce qui prévoit leur possible transgres-
sion, car l’un des insondables paradoxes de la
condition humaine veut que l’Être puisse transgresser
certains interdits afin de parvenir à ce qui fait son
humanité. Ainsi, au livre de La genèse, il est dit que
l’homme ne devra point goûter du fruit de l’arbre de
la connaissance ; or, c’est par la désobéissance à
l’ordre divin et par la transgression que l’humanité
surgit telle qu’elle est. Toute faute n’est donc pas
forcément un mal ! En revanche, l’inceste est un
interdit fondateur de l’humanité, et la loi qui le crimi-
nalise un texte juridique majeur, dès lors qu’il est
reconnu et admis que cette transgression est de
nature à entraîner une confusion des rôles et des
places susceptible d’anéantir l’identité de la victime. À
la différence, le vol d’un objet dans une grande
surface est un interdit fondateur de l’espace social, et
les textes qui le sanctionnent permettent la construc-
tion du vivre ensemble. Dès lors, il est des lois qui
disent l’ordre de l’humain et d’autres qui disent l’ordre
de la société. Toutes sont essentielles mais ne relèvent
pas du même registre. Aussi l’éducateur doit-il
apprendre à les discerner et savoir les dissocier, car il
est celui qui naturellement rappelle les interdits, mais
en sachant parfaitement faire la distinction entre ceux
dont la transgression est la source d’une possible
destruction de l’Être et ceux dont la transgression est
le moteur du grandir. Alors, et alors seulement, l’in-
terdit devient l’autre face de la liberté.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 93
La règle
Toute institution a besoin de règles pour fonctionner
et donc de règlements. Cette vérité étant établie, tout
ne devient pas permis, notamment la confusion si
souvent répandue entre les règles et les lois. Parce
que trop de règles se prennent pour des lois, des
institutions dégénèrent en espace de violence exercée
par des professionnels, directeurs ou éducateurs, en
proie à des délires de toute-puissance. Les lois, telles
que l’imaginaire se les représente, gravées sur la
pierre, à la fois universelles et immuables, séparent
les mondes de l’humain et de l’inhumain. Elles
tracent une limite infranchissable, en deçà de
laquelle règne le chaos des pulsions et des violences
infinies. Les règles, elles, sont établies pour organiser
le fonctionnement d’un système ; l’ensemble des
règles constitue alors un règlement intérieur. L’Éden
(ou le Paradis) avait le sien puisque Dieu signifia à
Adam et Eve qu’ils pouvaient tout faire à l’exception
de goûter de l’Arbre de la connaissance. L’un et l’autre
en furent donc dûment avertis, ce qui ne les empêcha
pas de transgresser l’interdit. Pour cela, ils n’encou-
rurent pas la sanction promise par Dieu (la mort)
mais se découvrirent responsables de leur vie (un
fardeau dont le serpent les avaient prévenus). L’édu-
cateur est à sa place lorsqu’il se fait le garant du
respect des règles ; pour autant, il doit savoir que les
règles sont posées d’abord pour aider l’Autre à gran-
dir, à se grandir. La règle libère dès lors que la trans-
gression ouvre à des espaces de renaissance à
soi-même.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 94
La responsabilité
La responsabilité première de l’éducateur, celle qui
survient avant même que la société lui confère le
droit et le devoir d’intervenir auprès d’un Autre, naît
de ce que tout être humain a besoin d’une aide exté-
rieure pour advenir à sa propre existence. Nul ne
peut être seul ! Le devoir d’assistance relève donc de
l’essence même du devenir humain ; loin des seules
déclarations solennelles, il est ce qui légitime l’émer-
gence des droits de l’homme et leur défense au quoti-
dien par des actions concrètes (Gilles Deleuze,
Abécédaire). Cette responsabilité a d’ailleurs ses
limites que Daniel Sibony, dans sa critique d’Emma-
nuel Levinas, souligne fort bien : « La responsabilité
pour l’autre est infinie ; elle augmente d’autant
qu’elle est assumée. Plus je suis responsable, plus je
le suis. D’où l’ascension asymptotique vers l’infini de
mon devoir envers autrui. » (Sibony, Don de soi et
partage de soi) Dès lors, les codes civil et pénal vien-
nent encadrer cette responsabilité. Pour l’éducateur,
être responsable, c’est mobiliser son expérience et ses
savoir-faire au service d’une prise de décision fondée,
de la manière la plus objective qu’il soit, sur l’intérêt
et la sécurité de l’Autre. La responsabilité de l’éduca-
teur s’impose donc d’autant plus qu’il se profession-
nalise et qu’il revendique la reconnaissance de son
métier. Désormais, l’enjeu n’est pas de renoncer à la
prise de risque relative à toute relation éducative,
mais de savoir l’évaluer et la contenir afin de ne pas
s’exposer à la faute.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 95
La confidentialité
Dans le champ de l’éducation spécialisée, inégale-
ment couverte par le secret professionnel, la confi-
dentialité désigne le souci que doit avoir tout
éducateur de maintenir l’équilibre entre « transpa-
rence » et « discrétion ». La confidentialité est
d’abord due à la personne accompagnée dans la rela-
tion éducative au titre de sa dignité d’être humain. Se
taire ou savoir peser les mots le concernant est une
forme de résistance à la transparence de l’individu et
à sa chosification. La confidentialité n’est donc pas
de l’ordre de la déontologie, c’est-à-dire d’une règle
qu’une corporation se donne et s’impose de respec-
ter, sauf à trahir la profession et à encourir le risque
d’une sanction. Ce garde-fou peut sans doute trouver
sa légitimité mais en après-coup, après que le sens de
ce devoir de confidentialité a été transmis et intégré
par l’éducateur. La notion de partage, notamment du
partage de l’information, est donc bien l’enjeu essen-
tiel du devoir de confidentialité. Elle suppose que
l’éducateur sache déterminer le temps, les lieux et les
formes propices au partage de l’information pour que
celle-ci ne soit ni galvaudée ni répercutée au détri-
ment de l’Autre concerné. Le devoir de confidentia-
lité relève donc du savoir-faire professionnel et de
l’engagement de l’éducateur. Il fait basculer la rela-
tion éducative de la complicité (renoncement à l’im-
partialité) vers la connivence (choix de la
proximité), en même temps qu’il inscrit celle-ci dans
la cohérence du temps et des acteurs.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 96
La reconnaissance
Tout professionnel a besoin d’être assuré que son
travail est reconnu, au moins par celui qui en récolte
les bénéfices ! Et pourtant, parmi tous les profes-
sionnels, l’éducateur est celui qui ne peut pas
escompter de l’Autre une reconnaissance directe
pour le prix de son aide ; à bien des égards, il s’in-
vestit à fond perdu dans le sens où, même si son
action est efficace, il doit d’abord restituer à l’Autre le
fruit de sa réussite. Être éducateur est un métier de
l’ombre, sans aucun doute, et cette exigence explique
pour partie la résistance de ce professionnel à
prendre la parole et à occuper les estrades média-
tiques. Pour autant, être éducateur est loin d’être un
métier ingrat pour qui ne cherche pas seulement les
honneurs et les médailles, car très souvent, l’Autre,
par un petit geste anodin, dit sa gratitude ; c’est une
main serrée plus fort ou un merci murmuré dans un
regard embué… Et cela suffit ! Car l’Autre qui s’en va
restauré dans sa dignité d’être ou bien plus riche d’un
instant de bonheur est la véritable récompense du
travail de l’éducateur. Ces petites marques d’huma-
nité retrouvée, l’éducateur doit savoir les prendre et
les engranger ; elles valent toutes les improbables
reconnaissances du politique. Alors, même si,
embarquée dans ses peurs, la société moderne raffole
des distinctions et donne à croire que les métiers qui
se voient sont forcément les plus utiles à la collecti-
vité, l’éducateur doit savoir raison garder et puiser en
lui-même la certitude de la dimension indispensable
de son métier.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 97
Le tiers
Les mythes, répercutés par les contes et les fables,
disent comment le face-à-face de deux êtres, tel celui
de deux amants ou celui de la mère et de son nour-
risson, est risque de fusion ou de dévoration de l’un
par l’autre. Il n’y a de relation éducative possible que
si, entre Soi et l’Autre, s’instaure un peu de distance,
du jeu en quelque sorte, qui permette au lien de se
distendre sans rompre et aux deux personnes de se
disjoindre sans se perdre. Le « je » et le « tu » ne
forment véritablement un « nous » (dans l’alliance
des identités et non dans la dissolution de celles-ci)
si, et seulement si, un « il » surgit en position de
garant de ce pacte symbolique. L’éducateur va surgir
en position de tiers entre l’Autre et sa famille, l’Autre
et l’institution, l’Autre et ses propres envies. Mais il
s’agit là d’une position difficile à tenir. Dans son livre,
Résistances, Jacques Derrida avertit de cette place
dangereuse : « Y a-t-il un tiers possible pour rendre
raison sans objectiver, sans identifier, même, c’est-à-
dire sans arraisonner ? » Il y a toujours tentation
pour l’éducateur de prendre l’autre à l’abordage, de
lui faire entendre raison envers et contre toutes ses
résistances et de le soumettre à son bon vouloir, d’où,
là encore, l’absolue nécessité de la présence d’une
équipe. Celle-ci lui rappelle, entre autres choses,
qu’il ne tient cette place que parce qu’un contrat
social ou une mission le mandate à la tenir. Le tiers
rappelle que la fonction n’est pas une position inves-
tie par soi mais une position dans laquelle soi est
investi.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 98
L’éducateur
Être éducateur est un métier qui, comme tout métier,
s’apprend. Par conséquent, tout le monde ne peut
pas être éducateur ! Ces deux assertions tranchent
avec des représentations et des discours qui,
jusqu’alors, inscrivent la fonction de l’éducateur
dans la seule évidence d’une présence à l’autre et
dans le simple bricolage du quotidien. Comme si le
métier d’éducateur se réduisait à « être ensemble » et
à « faire avec ». Dans un très beau livre sur les méta-
phores du métier d’éducateur, dirigé par Jean
Brichaux, des professionnels décrivent leur métier
par ses similitudes avec d’autres, comme si leur était
refusé l’accès direct à la compréhension de ce « cœur
de métier » que, pourtant, si souvent ils évoquent.
Une limite que souligne Philippe Meirieu lorsqu’il
commente la phrase de Sigmund Freud sur la dimen-
sion impossible des métiers de l’humain (préface à
Être éducateur dans une société en crise). L’essentiel de
ce métier est ailleurs que dans ce qu’il donne à voir
de lui-même : la répétition au quotidien d’actes
extrêmement banals, qui ne sont que le biais par
lequel l’Autre accède au sens de ce qui le fait être là
au monde. Il y a donc de l’in-fini dans le métier
d’éducateur, dans la mesure où les résultats obtenus
atteignent rarement les espérances de départ ; mais il
y a de la créativité, aussi. L’éducateur développe une
expertise et des outils adaptés pour aider tout Autre,
quels que soient ses origines ou ses handicaps, à
accéder au grandir. L’éducateur n’est pas celui qui
normose des individus mais celui avec qui l’Autre
compose son existence.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 99
Le travailleur social
Le terme vient des pays anglo-saxons, et notamment
du Canada, où il sert à désigner l’ensemble des
métiers de la relation d’aide éducative ou de soin
auprès de personnes en situation de dépendance ou
de vulnérabilité. Les missions exercées par ce profes-
sionnel ayant suivi une formation supérieure à l’uni-
versité s’effectuent en direction de la personne mais
aussi, et de manière complémentaire, en direction
d’une modification de son environnement et de la
mobilisation du voisinage, de sorte que l’Autre
retrouve l’emprise sur lui-même. C’est sans doute la
volonté d’exprimer un retour à l’autonomie du Sujet
par une double action sur l’individu et sur l’aména-
gement de son espace de vie qui a fait le succès de ce
terme et son implantation en France, dans les années
1990. Depuis, dans l’usage courant, il tend à rempla-
cer celui d’éducateur spécialisé qu’il englobe et
dépasse. Toutefois, comme toute évolution, celle-ci
n’est pas sans conséquence. La préférence du mot
« travailleur » à celui d’« éducateur » laisse d’emblée
percevoir la dimension laborieuse de métiers inscrits
dans le domaine des services à la personne et
pouvant être régulés par un acte marchand. Conjoin-
tement, la référence explicite à une démarche éduca-
tive disparaît, et avec elle un garde-fou contre la
tentation du recours à tout processus de normalisa-
tion. Le travailleur social peut alors être assimilé à
une sorte de régisseur de l’humain et rejoindre le
groupe des agents dont le rôle est de contribuer à
garantir l’ordre, l’hygiène et la sécurité dans l’espace
social.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 100
La relation
La relation est à la fois une idée et un objet, l’outil et
le matériau du lien qui se tisse entre soi et l’Autre.
Elle est l’outil, puisque portée par une éthique et
cadrée par une déontologie, elle est ce par quoi
l’Autre s’offre au grandir. Elle est le matériau, aussi,
sa forme se modifiant sans cesse au gré des déplace-
ments psychiques de l’Autre et de l’évolution de son
comportement. Il n’y a guère de métiers, hormis ceux
de l’humain, où l’outil se fonde autant dans l’Objet
réalisé, et où le sujet et le projet se confondent dans
la trajectoire accomplie. Bien présente et tout autant
absente, la relation demeure impalpable : elle est
réelle puisqu’elle joue de la ressemblance et de la
différence pour moduler la distance séparant l’Autre
de l’éducateur ; mais elle est tout aussi virtuelle puis-
qu’il est impossible de s’en saisir pour atteindre
directement l’objectif visé. « Quelle relation as-tu
avec lui ? » C’est par cette interrogation adressée à
l’un des siens qu’une équipe tente d’explorer et de
comprendre la nature du travail mené. Et c’est bien
parce que la relation ne s’offre pas d’évidence à sa
préhension et à sa compréhension que les profes-
sionnels ont besoin de ces temps de réunion et d’ana-
lyse de la pratique au cours desquels, par des
discours sinueux et des circonvolutions intellec-
tuelles, ils tentent de se saisir de ce qui se trame entre
Soi et l’Autre. Tout comme l’artiste est bien souvent
incapable de décrire l’inspiration qui le guide, la
parole de l’éducateur est renvoyée au silence de la
relation.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 101
La triangulation
La triangulation est l’opération qui consiste à faire
surgir un tiers là ou le face-à-face entre Soi et l’Autre
conduit inexorablement à l’opposition, au conflit, à
la violence et au cercle infernal de la répression et de
la vengeance. Dans le face-à-face, l’autre est en ligne
de mire ; le regard se fait envie de dévoration ou désir
de meurtre mais non plus reflet d’une tendresse et
miroir de l’Autre. Dès lors, le face-à-face devient
lourd de connivences et de silences par économie de
la confrontation et de la différence. L’éducateur doit
toujours veiller à ne pas laisser s’installer ces silences
qui empêchent de revenir sur les actes posés. Il faut
de la polyphonie, et non pas du monologue, pour
qu’il y ait des explications possibles. La triangulation
devient alors le recours à un Objet autre, instauré
dans son rôle de tiers ; celui-ci détourne les préoccu-
pations immédiates le temps que se glissent de
l’écoute et de l’attention. Dans l’atelier ou l’activité
mise en place pour le besoin de la relation, les ratés
servent de prétexte à l’avènement de la forme. Tout
au long de son œuvre, François Tosquelles,
psychiatre désaliéniste et inventeur avec d’autres, tels
que Lucien Bonnafé et Jean Oury, de la psychiatrie
institutionnelle, exhorte l’éducateur à trianguler et à
trianguler sans cesse. Trianguler, c’est ouvrir des
voies et permettre l’instauration de carrefours, de
foisonnements et de rencontres, en lieu et place du
face-à-face qui ne laisse de la place que pour un
pauvre va-et-vient et une linéarité des consensus
repus de non-dits. Trianguler, c’est ouvrir les
possibles.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 102
La médiation
Le mot est à la mode, et il sert à désigner des réalités
diverses ; il devrait pourtant signifier le moyen
permettant d’aller de soi à soi par le biais d’un tiers.
Dans sa pratique quotidienne, l’éducateur ne peut
pas attraper de front ce qui, dans l’histoire ou la
trajectoire de l’Autre, fait sa déficience ou sa souf-
france. Se risquer à une pareille approche reviendrait
à vouloir opérer à vif ; elle provoquerait la rétraction
ou la fuite en avant de l’être en besoin d’aide. Aussi,
pour surmonter un tel obstacle, l’éducateur profes-
sionnel sait qu’il peut se saisir d’autres biais, telles les
activités du quotidien (lever, toilettes, repas ou
coucher) ou les activités de loisir (pratiques cultu-
relles ou sportives, jeux ou contes), pour tenter d’at-
teindre ce qui en l’Autre fait nœud de crispation et
provoque une gêne à son développement. L’agir n’est
alors qu’un prétexte, et le « faire avec », un support
au « être avec », c’est-à-dire l’occasion de faire émer-
ger ce qui fait les forces et les fragilités de l’être. C’est
bien là la face cachée de cet activisme dont a été
parfois taxé l’éducateur. Dès lors que les objectifs liés
à la bonne réalisation de l’activité ne l’emportent pas
sur les enjeux liés au développement de la personne,
celle-ci devient support de médiation à la relation
éducative. Mais pour que cette fonctionnalité opère,
encore faut-il que l’éducateur ne mène pas sa tâche
seulement en technicien ou agent de sa fonction
mais qu’il y mette du sien. Pour qu’elle soit de média-
tion, l’activité doit être d’abord un temps de partage.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 103
L’engagement
Être éducateur est à la fois un métier, nécessitant la
mobilisation d’un certain nombre de savoir-faire agis
par des outils (professionnalisation), et un engage-
ment, exigeant l’implication de soi et la référence à
des valeurs propres (éthique). Ce terme d’engage-
ment est encore reçu avec beaucoup de réticences et
de critiques par les éducateurs qui craignent d’aper-
cevoir en celui-ci quelques résidus archaïques de la
notion de vocation. Pourtant, l’un et l’autre mots
n’ont rien à voir ensemble. Là où la vocation exige le
sacrifice et donc l’oubli de soi, l’engagement réclame
au contraire la sublimation et donc la connaissance
de soi la plus parfaite possible. La particularité du
métier d’éducateur veut que les qualités profession-
nelles ne peuvent pas se construire indépendamment
des qualités personnelles. Ou, pour le dire autrement
et en référence aux travaux de Didier Anzieu, que le
moi professionnel est forcément accolé au moi
personnel, comme les deux dermes d’une seule et
même peau. Accolés mais non pas confondus, de
sorte que chacun d’entre eux puisse jouer son rôle
dans la complémentarité de l’autre. C’est à partir de
ce travail sur soi, que dans ses écrits Joseph Rouzel
nomme la clinique, que se construit cet ajustement
du savoir être aux savoir-faire. De celui-ci dépend
l’efficience particulière d’un éducateur ; la différence
entre deux professionnels, là où l’un réussit alors
que l’autre est tenu en échec, n’est pas seulement
une affaire de compétences maîtrisées ou non. Elle
est affaire d’accord avec soi-même, et donc d’enga-
gement.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 104
L’implication
Pour l’éducateur, l’implication au quotidien est syno-
nyme de prise de risque… Tout d’abord, celle d’être
soi dans la rencontre avec l’Autre. Doit-il rappeler
une règle, signifier un interdit ou bien encore poser
une exigence ? L’éducateur ne peut le faire ni en se
réfugiant purement et simplement derrière un règle-
ment (ce serait alors dénier sa propre responsabilité
d’adulte) ni en s’arc-boutant sur son seul bon vouloir
(ce serait alors succomber à la tentation de la toute-
puissance). Pour éviter l’écueil de ces deux extrêmes,
l’éducateur doit construire sa propre identité profes-
sionnelle et pour cela s’approprier, par soi et pour
soi, les quelques vérités de l’existence (l’inscription
de l’être dans le temps, la dépendance à l’autre, le
piège des évidences ou la finitude des actions), de
sorte à faire émerger du sens dans l’accomplissement
de chacun des actes quotidiens les plus banals. L’édu-
cateur est celui qui donne envie d’être en vie, à
condition qu’il soit lui-même convaincu du bien-
fondé de son engagement, dans la vie comme dans le
métier. L’implication de l’éducateur se traduit par la
recherche et l’accomplissement au quotidien de cet
accord avec soi-même, que Carl Rogers nomme la
congruence, et qui permet à l’Autre, en besoin d’aide,
de prendre solidement appui. Ce n’est pas pour du
faux ou pour simplement jouer un rôle ! Ce qui,
seconde prise de risque, exige que l’éducateur soit
dans une proximité avec l’Autre par laquelle il donne
à saisir à la fois des savoir-faire et une manière d’être
au monde.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 105
La promesse
L’éducateur est celui qui fait la promesse à l’Autre de
tout mettre en œuvre pour l’aider à grandir et à se
grandir. Pourtant, à l’instant même où il la prononce
(notamment lors de la rédaction du projet indivi-
duel), l’éducateur sait d’emblée qu’il peut manquer à
sa parole et échouer dans les objectifs visés, tout
simplement parce que la réussite de l’Autre dépend
autant de cet Autre que de lui-même et que, quels
que soient les savoir-faire professionnels (tels que
l’évaluation des capacités de l’être aidé et des moyens
disponibles), la vie demeure imprévisible… tant
qu’elle reste la vie. Philippe Meirieu fait de la
promesse la clef de voûte de l’engagement de l’édu-
cateur ; et chaque progrès de l’Autre, dans son
extrême fragilité, ou chaque échouage, dans son
renvoi à l’impuissance, questionne de la même
manière les raisons qui poussent au choix d’exercer
un métier impossible. C’est par ce paradoxe que le
métier d’éducateur rejoint le métier d’homme, c’est-
à-dire cette envie de maintenir les possibles et de
dépasser les limites. Elle est sans doute ce qui pousse
Jean-Marie Gaspard Itard à décréter que l’enfant
sauvage de l’Aveyron est « curable », contre l’avis de
son maître Philippe Pinel, posant les fondements de
cette éducabilité de l’Autre à laquelle croit tout
éducateur. Aussi la promesse est-elle pour l’éduca-
teur un garde-fou contre la tentation au renonce-
ment, lorsque la tâche paraît insurmontable, ou au
reniement, lorsque le fatalisme l’emporte sur la
nécessité de maintenir ce qui fait l’humanité de
l’homme.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 106
Les limites
Elles surgissent d’abord du dehors de l’Être et s’im-
posent à lui de par sa condition humaine. Il est des
prouesses qui sont à jamais inaccessibles à l’Être : se
mettre à la place d’autrui, par exemple. Ainsi, les
limites contraignent et réduisent l’Être dans ses actes
et dans sa volonté. Elles dessinent les contours d’une
certaine manière d’être au monde ; ni résignation ni
toute-puissance, elle instaure l’Être dans une humble
ambition. La limite est aussi ce qui peut venir
suspendre l’aspiration de l’Autre à naître à lui-même
dès lors que son environnement se charge de le
vouloir à sa place. Lorsque cette contrainte est trop
prégnante, l’Autre l’intègre et se pense comme inca-
pable ; les limites venant alors du dedans de l’Être.
Quoi qu’il en soit, la relation éducative conduit
inévitablement l’éducateur à la rencontre des limites :
les siennes et celles de l’Autre. De par son engage-
ment, il va accompagner l’Autre dans la déconstruc-
tion de ses repères et dans cette prise de risque que
constitue l’abandon des habitudes. Ensemble, l’Autre
et l’éducateur vont établir un lien de confiance.
Ensemble, ils vont se coltiner l’impossible, ou ce qui
est souvent pensé comme tel. Tout le savoir-faire de
l’éducateur va résider dans sa capacité à ne pas forcer
l’Autre dans sa progression. Qu’elles viennent du
dedans ou du dehors, les limites signifient à l’éduca-
teur qu’il ne peut pas approcher l’Autre de plus près
qu’un bord à bord ; tenter plus serait vouloir l’abor-
dage et saborder la relation. À cet égard, la pédagogie
est bien la science des limites.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 107
Le risque
Veilleur de l’humain, l’éducateur ne renonce jamais à
l’ouverture des possibles ; il est donc celui qui aide
l’Autre à prendre le risque de s’apercevoir autrement
que ce qu’il pense être. Être éducateur, c’est conduire
l’Autre à regarder l’avenir comme étant une ligne
horizon plus large qu’un trait posé par la fatalité ;
c’est considérer que rien n’est jamais définitivement
joué ou que rien n’est écrit qui ne puisse faire l’objet
d’une réécriture. L’histoire d’une vie n’est pas finie
tant que l’usure ne vient pas l’éteindre et que ne s’es-
souffle pas l’envie d’aller plus loin. Toute vie est un
palimpseste sur lequel chaque jour qui passe vient
réécrire son texte ; et ce jusqu’à ce que la mort
survienne. Le travail de l’éducateur consiste donc à
faire de chaque jour un présent nouveau, et à mobi-
liser ses compétences et son imagination pour faire
que ni la vie ni l’Autre ne s’inscrivent dans la répéti-
tion du même et dans l’ennui. Parfois contre l’insti-
tution, qui aime l’ordre des procédures établies, il
prend le risque de l’inconnu et de l’imprévu par une
réorganisation renouvelée des espaces et du temps. Il
ne devrait jamais avoir peur d’initier du changement.
Prenant appui sur son expérience et sur les outils
professionnels dont ils disposent, l’éducateur fait le
pari du nouveau, de l’insu et du non déjà vu. Souvent
les résultats ne sont pas à la mesure des efforts
produits. Mais peu importe. Il n’y a pas d’éducation
sans cette acceptation renouvelée du risque propre à
toute relation humaine.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 108
L’échouage
L’échouage, au sens donné à ce mot par Michel
Soëtard, marque le point ultime de la relation éduca-
tive auquel il est légitimement possible d’arriver
compte tenu à la fois des capacités de l’Autre et des
compétences de l’éducateur. Ce point d’arrivée ne
coïncide sans doute jamais avec le point visé au
départ, sauf à volontairement minimiser le potentiel
évolutif de l’Autre. Aussi demeure-t-il toujours un
reste de trajectoire au-delà du point d’échouage, mais
sur lequel il est impossible de persévérer sauf à le
faire au détriment de l’Autre. Au-delà de l’échouage
cesse le voyage et commence le déplacement
contraint et forcé, la déportation ou l’exil de soi.
L’échouage n’est pas un échec. Il n’est pas la honte
bue de l’éducateur mais, au contraire, ce qui advient
de meilleur à la relation éducative lorsque, conçue
dans la négociation, elle atteint son point ultime. Sur
la trajectoire dessinée ensemble par l’Autre et par
l’éducateur, l’échouage est le nœud du Nous. Car
avant qu’il ne survienne, il y avait bien une destina-
tion pensée de façon commune et un sens donné au
cheminement accompli. Ce sens, porté par le projet,
n’a pas de fin en soi ; il n’a de valeur que par le fait
qu’il porte et supporte l’évolution possible de l’Autre,
dont il importe qu’il progresse et non qu’il atteigne à
tout prix un point fictif désigné au départ. Le point
d’échouage ne se trouve donc pas par hasard sur une
destination. Il est tout simplement à sa place. Celle-
ci, d’ailleurs, n’est pas forcément définitive. Le
voyage peut reprendre en un autre temps et vers
d’autres horizons.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 109
L’amour
Dans les années 1980, l’amour a été interdit de rela-
tion éducative ; tout un courant de pensée a effecti-
vement imaginé qu’il n’y avait pas sa place. Sans
doute parce que ce sentiment peut être souvent
excessif jusqu’à la dévoration, voire jusqu’au passage
à l’acte incestueux ou pédophile. Pourtant, comme le
dit Jacques Derrida, chasser le mauvais sujet par la
porte et il revient par la fenêtre ; l’amour fait de
même. D’aucuns, rationalistes ou bien hygiénistes,
croient pouvoir expurger la relation de tout mouve-
ment incontrôlé, et pour cela préconisent aux profes-
sionnels de la relation humaine, éducateurs ou
soignants, de se blinder. Mais cette armure-là, si elle
n’empêche pas l’amour de s’introduire en Soi par le
biais de la rencontre à l’Autre, l’empêche de ressortir.
Silence imposé. Surgissement du tabou. Nul ne doit
parler de ce qui n’est pas censé exister ! Une telle
attitude génère les pires dommages. En effet, l’éduca-
teur doit pouvoir se laisser affecter et non infecter
par ses sentiments ; ceux-ci font partie intégrante de
la relation. À se prétendre lisse, neutre, dégagé de
tout, l’éducateur n’offre plus aucune prise à l’Autre,
lequel ne peut plus se saisir de rien pour s’agripper.
Il faut aimer l’Autre pour l’apercevoir au-delà de ce
qu’il donne à voir, pour le convaincre qu’il peut être
autre chose que ce à quoi il a été réduit jusque-là, et
pour l’aider à recouvrer l’estime puis l’amour de soi.
Ce retour d’amour dans la relation doit permettre à
l’Autre de se remplir autrement que par le recours
aux conduites addictives ou à la violence.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 110
L’ami
Le surgissement du mot « ami » pour caractériser le
lien entre l’éducateur et l’Autre surprend et pose
forcément problème. D’une part, parce que ce terme
d’ami est souvent confondu avec celui de copain ; il
est donc suspecté d’entretenir une proximité généra-
trice de confusion des rôles de chacun. D’autre part,
et de façon plus fondamentale encore, parce que la
racine étymologique du mot « ami » est commune
avec celle du mot amour. L’ami étant « celui qui
aime », son surgissement dans le langage de l’éduca-
teur renvoie donc à la question de la part des affects
dans la relation éducative. Certes, un mouvement de
rationalisation des pratiques souhaiterait expurger la
relation de cette dimension humaine ! Mais, aujour-
d’hui et après avoir entendu la leçon freudienne, est-
il vraiment possible de nier l’existence de l’in-
conscient dans la relation ? Paul Fustier affirme que
la totalité du travail de l’éducateur ne peut pas s’épui-
ser dans un rapport salarié (Le lien d’accompagne-
ment), que sa présence requise auprès de l’Autre va
bien au-delà du contrat et qu’elle recèle inévitable-
ment une part de symbolique. C’est cette part que le
mot ami prétend pouvoir gérer. L’ami est celui qui
peut donner parce que, en retour, il est aussi celui
qui accepte de recevoir ; il est celui qui « donne
soins » autant qu’il « prend soin ». L’éducateur se
nourrit de l’Autre. Le mot « ami » bouleverse ainsi la
représentation des places occupées par chacun et fait
que l’Autre n’est pas inscrit dans la seule dépendance
à l’éducateur.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 111
Le mentor
Dans son Odyssée, Homère a imaginé un héros parti-
culier. À la fois discret et très présent, il est l’incar-
nation d’Athéna et en même temps vieux sage aux
paroles écoutées ; il s’agit de Mentor. Celui-ci est
l’ami auquel Ulysse confie son fils, Télémaque, au
moment de son départ pour la guerre de Troie. Ainsi
le père confie-t-il son fils à un autre homme, élu
parmi les proches, pour être le modèle tout au long
de l’absence, avec pour mission particulière de veiller
sur l’enfant et de l’aider dans ses choix et ses déci-
sions. Pour l’aider et non pour décider à sa place !
Car jamais Mentor ne va dicter à Télémaque une atti-
tude, une parole ou un geste. Se gardant bien de se
mettre à la place du rejeton d’Ulysse, il permet à ce
dernier de surseoir à ses impulsions, de conserver
son sang-froid et de le mettre à profit pour collecter
l’un après l’autre chacun des éléments importants
d’une situation, de les analyser et de s’en servir afin
de déterminer la forme et la nature de sa réaction.
C’est bien en cela que Mentor est l’archétype de
l’éducateur ! Il est celui qui accompagne l’Autre dans
les moments forts de la vie et qui, à la différence du
précepteur que Jean-Jacques Rousseau donne à
Émile, ne lui impose jamais rien, ni ne fait à sa place.
Cette posture particulière de l’éducateur exige de lui
d’être très présent auprès de l’Autre et en même
temps capable de se tenir en retrait. Il impulse et
soutient par instants ; il libère et laisse agir à d’autres.
Il est celui à qui l’Autre doit tout et à qui pourtant il
ne demande rien en retour, parce qu’il a été désigné
pour cela.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 112
La différance
L’éducateur est celui qui se moque des effets de
surface et qui sait voir au-delà de ce que l’Autre lui
donne à voir. Il est celui qui sait entendre dans les
paroles dites, ou voir dans les gestes de l’Autre, bien
plus que ce qui est explicitement signifié. Ainsi
perçoit-il dans le passage à l’acte violent autant de
colère que d’appel à l’aide ! Ainsi ressent-il dans l’ex-
pression de l’Autre autant de haine que d’amour
(Mélanie Klein et Joan Rivière, L’amour et la haine).
Toutefois, cette qualité-là ne lui vient pas spontané-
ment. Au contraire même, elle est une compétence
qui s’élabore dans la lutte contre une tendance natu-
relle à tout être humain d’interpréter avant d’obser-
ver et de juger avant de savoir. Aussi l’éducateur
est-il celui qui écoute et observe sans pour autant se
rendre complice, qui comprend une attitude sans
pour autant l’excuser et qui conduit des actions
s’adressant à l’Être et pas seulement au paraître. La
différance, concept emprunté au philosophe Jacques
Derrida, traduit cette posture par laquelle l’éducateur
diffère son appréciation sur l’Autre tant qu’il n’a pas
saisi en quoi celui-ci diffère. En jouant sur le double
sens du mot différer, « retarder » et « distinguer », la
différance exprime cette qualité par laquelle l’éduca-
teur sursoit son jugement et sa réaction le temps de
comprendre la spécificité d’une situation. La diffé-
rance permet la création d’un espace temps néces-
saire à l’instauration de la reconnaissance de l’Autre
dans ce qui fait à la fois sa différence et sa ressem-
blance.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 113
Le regard
Jacques Lacan (Écrits, 1966) puis Françoise Dolto
(L’enfant du miroir) ont fait du « stade du miroir » un
moment crucial du développement de l’Être. Le
miroir peut être un verre poli ou bien un cristallin,
une glace suspendue à un mur ou bien le regard
aimant d’un proche. Ainsi, le premier miroir tendu
au nourrisson est la pupille de sa mère dans laquelle
il apprend à se reconnaître comme un et différencié.
Plus tard, c’est encore dans un regard, celui de l’édu-
cateur, que l’Autre peut trouver les ressources pour
grandir. Il y guette des encouragements. Il y puise un
sentiment de valeur (estime de soi) puis de réassu-
rance (amour de soi). Or, il suffit que le regard de
l’éducateur se dérobe pour que l’Autre renoue avec
l’angoisse de devenir transparent et de n’être plus
rien. Aussi, l’une des plus grandes compétences
développées par l’éducateur est-elle d’être en mesure
de développer et de soutenir son regard. Celui-ci
initie et porte la possible transformation de l’Autre :
que celui-ci se sente reconnu comme étant digne de
partager une activité, capable de la mener jusqu’au
bout et de la réussir, alors que jusqu’ici il avait
toujours été considéré comme indigne d’exister ou
comme n’étant qu’un raté, et la force de ce regard de
l’éducateur peut infléchir celui qu’il porte à lui-
même. Si, de surcroît, le regard reflète de l’empathie,
c’est-à-dire une forme d’ouverture bienveillante à
l’Autre, il devient à double sens : tourné vers l’inté-
rieur autant que vers l’extérieur, il relie Soi et l’Autre
au sein de la démarche du grandir.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 114
L’attention
L’attention est le point focal où se concentrent les tout
premiers éléments de la relation éducative ; elle est un
objet inconsistant et impalpable, et qui cependant
détermine de manière fondamentale sa façon d’être
ouvert à l’Autre. Elle conduit à entendre et à voir l’im-
perceptible de l’Être, c’est-à-dire tout ce qui, en surface
et par des signes minimalistes, traduit dans l’instant
les sentiments de celui-ci. Elle est à la fois l’outil et le
matériau de la relation, puisque exercée dans l’instant,
elle permet de prévenir les passages à l’acte et d’antici-
per tout mouvement de destruction tourné contre soi
ou l’environnement. Se manifestant de manière
constante, elle finit par forger un cadre rassurant. L’at-
tention à l’Autre est une compétence indispensable à
l’éducateur. Elle se forge dans l’apprentissage, car il
existe des méthodes pour la développer, mais elle
s’origine dans le parti pris d’une décentration de soi et
d’une ouverture au monde qui ne se commande pas. Il
ne sert à rien d’asséner à l’élève éducateur la nécessité
d’être attentif à l’Autre si celui-ci n’en perçoit pas le
sens ; de fait, il est des personnes qui souvent ne
perçoivent rien de l’infime et qui se retrouvent
toujours devant le fait accompli. Il est tellement plus
facile de ne pas prêter attention ou de faire semblant
de ne pas voir les événements par crainte de se retrou-
ver engagé dans la relation. Car l’attention est une
tension qui agit la décentration du souci de soi vers le
souci de l’Autre. Elle est ce qui empêche de s’écono-
miser et ce qui fait qu’au terme d’une journée, l’édu-
cateur est « vidé » alors qu’il lui semble n’avoir pas
fourni d’efforts particuliers.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 115
L’observation
L’observation fait partie de ces mots à double tran-
chant puisqu’il se situe autant du côté de la
surveillance de l’Autre (le placer sous observation)
que de la bienveillance à son égard (observer pour
comprendre). L’éducateur réussit son approche de
l’Autre quand celui-ci lui répète régulièrement avec
la même surprise non feinte : « Mais comment t’as
fait pour deviner ? » Par une observation fine et
attentive, l’éducateur parvient à déceler les attitudes,
les gestes ou les paroles qui annoncent des change-
ments de comportements et des passages à l’acte
possibles. Loin d’organiser la transparence de l’Autre,
l’observation donne à l’éducateur cette petite
longueur d’avance qui lui permet de ne pas être trop
souvent pris au dépourvu (cela arrive, bien sûr !) et
de pouvoir anticiper une réponse ou un positionne-
ment. Il n’y a aucune magie ni psychologie dans cette
compétence à pouvoir anticiper par l’observation,
même si effectivement cet atout peut faire la diffé-
rence entre deux professionnels. L’éducateur renforce
sa posture lorsqu’il ne se saisit pas de cette supério-
rité pour asseoir son pouvoir sur l’Autre mais pour
instaurer un climat de sécurité et de confiance. Car si
l’Autre peut parfois trouver agaçant d’être ainsi
dévoilé et mis à nu, il sait aussi extraire de cette
situation la preuve qu’il existe dans le regard de
l’éducateur, et prendre appui sur ce constat pour se
réassurer et reconstruire son identité. À cet égard, la
capacité à observer est bien l’un des tout premiers
savoir-faire de l’éducateur.
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L’écoute
Sur un voilier, l’écoute est la corde par laquelle le
navigateur exerce son action sur la voile ; tendue ou
bien relâchée, elle permet de la border ou, au
contraire, de la choquer et ainsi de remonter au vent
ou bien de partir grand large. Ainsi, d’objet a priori
banal, l’écoute gagne son statut de pièce maîtresse du
voyage. Il en est de même dans la relation éducative.
Il faut entendre l’Autre pour le comprendre. Le lien
entre l’entendre et le comprendre est d’ailleurs telle-
ment fort que l’entendement et la compréhension
sont devenus synonymes au fil du temps. Et pour-
tant, l’écoute n’est pas une disposition naturelle à
l’éducateur. Au contraire, comme tout individu, il est
plutôt portée d’emblée à interpréter les dires de
l’Autre ou à les juger en fonction de ce qu’il aurait
souhaité entendre et comprendre. Ainsi naissent les
malentendus et les discordes qui font chavirer la rela-
tion. L’écoute est donc une compétence qui s’ac-
quiert, se cultive et se développe avec l’expérience.
Car tout comme le regard porté par l’éducateur
permet à celui-ci de voir au-delà du paraître, l’écoute
professionnelle sait entendre ce qui ne s’énonce pas
toujours de façon explicite dans le discours. Comme
la voile sait cueillir la plus petite risée, l’écoute sait
elle aussi fendre les silences et se saisir du moindre
mot pour permettre à l’Autre et à l’éducateur de
tracer leur route ensemble. L’écoute n’est pas seule-
ment la réception des dires de l’Autre ; elle est aussi
acceptation de ce qu’il est. L’écoute se fait alors
ouverture au voyage et disposition au partage.
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L’apprivoisement
Deux êtres qui se rencontrent alors qu’ils ne se
connaissent pas ne sont pas censés devoir se faire
confiance, du moins pas immédiatement. Cette
évidence de la nature non spontanée du lien, l’édu-
cateur l’éprouve au quotidien lorsque, nouveau dans
une institution ou un service, il arrive au sein d’un
groupe inconnu afin d’exercer ses fonctions ou, à
l’inverse, lorsqu’il est lui-même chargé d’accueillir un
nouvel arrivant afin de l’intégrer dans son groupe de
référence. Le face-à-face passe alors par une phase de
tests qu’une équipe de professionnels sait fort bien
repérer, telles des provocations verbales ou phy-
siques, ou des tentatives de manipulation parfois
extrêmement déstabilisantes. L’Autre cherche ainsi à
savoir ce que l’adulte qu’il a en face de lui connaît des
règles de l’institution, comment il se les approprie
afin de les faire respecter et s’il est capable de les
assumer jusqu’à la sanction. Bref, l’Autre cherche à
savoir si « ça » tient ; et il est d’autant plus curieux
de le vérifier que, dans son histoire passée, il a eu
déjà maille à partir avec des adultes défaillants ou
maltraitants. Échaudé, il veut s’assurer qu’il peut
venir s’appuyer contre ce nouvel adulte, tout contre,
à la fois dans l’opposition et la recherche d’affection.
Cette phase-là, qu’Antoine de Saint-Exupéry a su si
bien décrire à travers le dialogue entre le Petit Prince
et le renard, demande du temps et de la patience.
C’est bien après l’épreuve de celle-ci que surgit la
confiance, au détour d’une confidence partagée en
un temps et en un lieu bien souvent imprévus.
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L’accompagnement
Dans le milieu des années 1980, le mot accompagne-
ment fait son entrée dans le vocabulaire de l’éduca-
teur, et vient progressivement se substituer au terme
de « prise en charge ». En effet, dans un contexte
social laissant plus de place à la participation active
et à l’initiative de la personne aidée, ce dernier
devient par trop péjoratif. Il connote trop fortement
une attitude passive de l’Autre. Le mot « accompa-
gnement », quant à lui, suggère l’image de deux
personnes cheminant ensemble, côte à côte. Toute-
fois, l’étymologie en dit bien plus puisqu’elle renvoie
à la notion de partage. Le compagnon, cum pagnere,
est celui qui partage le pain avec, le pain ayant
d’abord ici une valeur symbolique ; sont ainsi mis en
commun le labeur et les temps de loisirs, les peines
et les joies. C’est bien ce sens-là du partage qu’il faut
retenir de l’usage du mot accompagnement dans le
champ de l’éducation. En effet, outre le temps et les
tâches à accomplir au quotidien pour que l’Autre
paraisse socialisé ou bien normalisé, sont surtout
partagés des secrets, des tourments et des espérances
liés à une histoire de vie. Dès lors, partager, ce n’est
ni imposer ni forcer l’Autre à prendre ce qui lui est
tendu par l’éducateur. La notion d’accompagnement
introduit la nécessité de prendre en compte le temps
dans la relation ; celui-là seul permet à la personne
de participer activement à l’élaboration de ce qui fait
son cheminement dans la vie.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 119
Le partage
L’essentiel de l’éducateur n’est pas tant dans ce qu’il
fait mais dans ce qu’il est. Dans sa réflexion sur l’édu-
cation spécialisée, Carl Rogers évoque cette qualité
particulière qu’est la congruence, c’est-à-dire l’accord
de l’Être avec lui-même. L’éducateur veille à n’impo-
ser rien qu’il n’accepterait lui-même, n’ordonne rien
qu’il ne soit capable d’exécuter, ne propose rien qu’il
ne serait en mesure d’assister. C’est pourquoi le choix
des supports sur lesquels il s’appuie pour construire
la relation éducative vient du ventre et non de la tête.
Pour être éducateur, il faut avoir envie de partager :
« Il importe et d’avoir lieu et d’avoir des lieux
possibles à partager. » (Daniel Sibony, Don de soi ou
partage de soi ?) Ce support au partage peut être une
passion pour un sport (matérialisée par une salle ou
un terrain, des vestiaires, des compétitions et leurs
déplacements) ou pour un art (la musique, le dessin,
la sculpture). Pour l’un ou l’autre de ces supports à la
rencontre et au partage, il importe que l’éducateur
estime l’Autre digne d’accéder à cette passion ou à cet
art qu’il possède et qui le possède. Il ne sert à rien de
se dire éducateur – c’est même une imposture que de
le faire – si celui qui se revendique comme tel ne sait
pas au préalable ce pourquoi il est là et ce qu’il est
capable de donner. Il ne doit donc pas s’installer dans
son rôle, pauvre de recettes apprises par cœur et
faible d’un lexique des bonnes procédures à accom-
plir. Tous ces artifices renvoient au faire semblant ;
tous éloignent du partage.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 120
Le référent
Il n’est pas celui qui a la seule et totale responsabilité
de l’accompagnement d’une personne désignée mais
celui qui a le souci de son suivi. À cet égard, le réfé-
rent est un garde-fou contre l’oubli, l’incohérence ou
la négligence ; un aide-mémoire dit François Gou-
raud (La notion de référence en internat éducatif). Son
surgissement dans le champ de l’éducation spéciali-
sée peut paraître paradoxal tant il est effectivement
attendu d’un éducateur qu’il demeure vigilant aux
besoins et aux désirs de tout Autre ; or, cette fonction
de veilleur n’est ni naturelle ni évidente. En effet,
l’accompagnement éducatif est sans cesse menacé de
morcellement en raison de la multiplicité des inter-
venants (la famille, les instances de protection judi-
ciaires ou sociales, l’autorité de tutelle, les insti-
tutions, etc.), des lieux et supports d’intervention
(l’internat, le foyer, l’école, l’entreprise, les lieux de
soins, etc.) de sorte que le terme de « référent de
continuité » a pu être utilisé (Avenard et Martin-
Blachais, L’amélioration de la prise en charge des
mineurs protégés). Pour cela il est chargé de collecter
les informations au quotidien, de les retranscrire lors
des temps forts de la démarche éducative (élabora-
tion des projets, bilans, synthèses) et d’en maintenir
la trace, visible et lisible, dans le dossier de la
personne. Par son rôle, le référent est donc un point
d’ancrage pour l’Autre en quête de sens. Loin d’être
celui qui assume tout, et tout seul, il est plutôt celui
qui relie.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 121
L’expérience
Dans tous les secteurs professionnels, l’expérience
est une qualité recherchée et très souvent valorisée.
En revanche, dans le champ de l’action sociale, elle
est souvent perçue comme un poids, sans doute en
raison de son impact direct sur les budgets (complé-
ments de salaire non négligeables) et de sa répercus-
sion indirecte sur le vieillissement des équipes.
Aussi, dans le champ de l’action sociale comme
ailleurs, il est absolument nécessaire de ne pas
réduire l’expérience à l’ancienneté ; en clair, l’accu-
mulation du temps passé dans une institution ou
dans un métier, et la confrontation renouvelée à des
situations similaires ne suffisent pas pour construire
une « expérience ». Celle-ci n’émerge chez l’éduca-
teur que dans la mesure où il est capable de repérer
ce qui fait sens à travers la diversité des actions
menées au quotidien, et comment, à partir de ce sens
dégagé, il peut élaborer des stratégies d’action à la
fois généralistes et spécifiques à tout Autre. Lorsque
l’éducateur dit travailler avec de l’humain, il signifie
fortement que toute rencontre avec l’Autre est forcé-
ment particulière même si, au sein d’un établisse-
ment spécifique, la population accueillie présente
forcément des caractères communs. L’expérience
n’exonère pas l’éducateur de la nécessité d’examiner
chaque situation comme étant nouvelle tout en
pouvant mobiliser des enseignements collectés par
ailleurs. L’expérience est donc une dimension de l’en-
gagement qui se construit et se renouvelle au fur et à
mesure du cheminement au sein du métier.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 122
L’incertitude
Tout comme la pédagogie est la science des limites,
l’éducation est l’art de vivre l’incertitude au quoti-
dien. Entre Soi et l’Autre, le lien est à retisser chaque
jour. En effet, l’éducateur ne peut jamais prédire quel
va être le comportement de cet Autre qu’il accom-
pagne ; l’imprévisibilité est son lot. De même, et
quelles que soient les compétences qu’il met en
œuvre, il ne peut jamais être sûr du résultat de son
action. L’acceptation de ces limites est le gage d’un
renoncement à la toute-puissance et à la totale
maîtrise sur l’Autre. Accepter l’incertitude ne veut
pas dire pour autant être libre de poser n’importe
quel geste et d’encourir n’importe quelle consé-
quence. L’éducateur élabore la décision qui précède
toute mise en œuvre de l’action à partir d’éléments
objectifs (connaissance du handicap, connaissance
du cadre, concertation avec une équipe pluridiscipli-
naire, etc.) et d’éléments subjectifs (observation,
intuition, expérience, etc.). Ces matériaux livrent
des indications sur la faisabilité du projet visé et
contribuent à l’élaboration d’une évaluation de
départ. En revanche, échappent à l’éducateur et font
peser l’incertitude sur la conduite de l’action, la réac-
tivité de la personne accompagnée dans un projet et
sa capacité à pouvoir faire face aux situations et à
leur évolution. Dans la relation éducative, la maîtrise
d’un projet est partagée ; elle laisse toute la place à
l’Autre. Le résultat ne peut donc pas être obtenu à
tout prix, voire à n’importe quel prix.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 123
Le projet
Dans la société postmoderne, le projet colle à la peau
de l’Être, sommé d’en avoir un sauf à n’être pas.
Quand les mots sont à la mode et que celle-ci
formate les paraîtres, alors s’accroissent les risques
de confusion entre l’être et l’avoir. Le projet n’est pas
un gadget ; il est un dessein, élaboré ensemble par
Soi et l’Autre, qui permet à ce dernier de trouver ou
de retrouver un sens à sa vie par le biais de toutes ces
infimes actions constitutives de la réalité du quoti-
dien. C’est en ce sens que le projet relève d’une
humble ambition, car toutes ces actions mises bout à
bout constituent finalement la trame d’une histoire.
Lorsque l’Autre se reconnaît à travers ce qu’il est lui-
même en train de tisser, il peut se dire autonome,
c’est-à-dire libre de ses actes et de ses choix. Inscrit
dans la démarche du grandir, le projet fait ainsi le
pari que l’Autre peut accéder à une part jusque-là
non visible de lui-même ; il est donc un saut dans
l’inconnu que l’Autre, et son éducateur, acceptent de
prendre à responsabilité égale. La qualité de l’éduca-
teur réside alors dans sa capacité à savoir se retirer de
la démarche lorsque, par rapport aux objectifs initia-
lement visés, l’Autre atteint un niveau de résultat
satisfaisant ; l’éducateur lui laisse ainsi le mérite du
chemin parcouru. Ce faisant, il fait sienne cette
recommandation du poète Khalil Gibran qui rappelle
aux parents que « vos enfants ne sont pas vos
enfants », et que l’éducateur est l’arc qui propulse
l’Autre sur sa trajectoire (Khalil Gibran, Le prophète).
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 124
Le sens
Le sens est au carrefour de la matérialité et de la
spiritualité de la relation éducative. C’est un mot qui
se trouve à la croisée des chemins car il est à
sens multiple. Le tout premier évoque les
sensations : l’Autre, ça crie, ça sent, ça frappe, ça
s’impose, ça s’expose, ça implose sans que Soi n’y
puisse rien, à part fuir ou maintenir tout ce déborde-
ment à distance. L’éducateur entre dans son métier
tout comme l’individu entre dans la vie : par les sens.
Ce sont eux qui vont indiquer la direction à prendre
et donner le sens à suivre ; mais il faudra savoir
éponger les cris, les odeurs et les touchers pour, peu
à peu, les dépasser et accéder à l’au-delà des effets de
surface. Pour être éducateur, il faut être en mesure de
puiser sa raison d’agir aux deux sens du mot sens ;
celui qui parvient à la fois à conserver la dimension
charnelle du lien à l’autre et à s’en abstraire, afin de
dessiner librement un projet. Le sens n’est pas une
voie qui préexiste à l’être, celle-ci se dessine au gré
du cheminement, de sorte que, au fil des déplace-
ments, la vie s’ouvre sur l’existence. Et c’est lorsque
prend forme cette métamorphose que l’éducateur
peut recourir à l’ultime sens du mot et théoriser sa
pratique : le savoir surgit toujours en après-coup. Au
commencement n’est pas le verbe, sauf dans un
monde où l’être est créé et non pas engendré. S’il y a
un sens à « être éducateur » et pas seulement à « faire
l’éducateur », il est dans cette volonté de laisser adve-
nir l’Autre à sa place.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 125
La transformation
Le philosophe ne devrait jamais renoncer à la trans-
formation du monde, dit Louis Althusser (Sur la
philosophie). L’éducateur, lui, ne devrait jamais
renoncer à la transformation de l’Être dans son
rapport à lui-même et aux autres. À bien des égards
donc, l’éducateur et le philosophe devraient chemi-
ner en commune compagnie ; pour les fins respec-
tives, et néanmoins très proches, que l’un et l’autre
visent, et aussi pour le matériau identique auquel ils
recourent. Tous deux, en effet, font du quotidien de
l’Être l’instrument d’une possible représentation de
ce qu’il est ; c’est la vie qui fait l’Être en même temps
que l’Être fait la vie. Ainsi l’Être devient l’acteur de sa
propre transcendance (donne lui-même du sens à
son être là au monde) et fait de sa vie une existence.
Il faudrait donc renouer avec le temps où les philo-
sophes étaient éducateurs et les éducateurs philo-
sophes, de sorte à retrouver le fil de la transformation
et des hommes et du monde. Ce n’est pas là une
affaire d’utopie mais bel et bien de volonté et de
projet. Encore faut-il admettre que cette transforma-
tion puisse s’accomplir non pas par le recours à la
violence et au mépris, mais par la recherche de l’al-
liance entre l’Autre et l’éducateur. Ainsi, dans l’ul-
time de l’intime, là où le je émerge par le biais de la
rencontre entre Soi et l’Autre, dans le corps à cœur et
le cœur à corps, prend source une possible transfor-
mation qui ne soit pas une fabrication. Il est alors
possible d’imaginer que l’Autre puisse atteindre une
certaine sérénité et l’éducateur faire œuvre utile.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 126
L’écrit
Longtemps les éducateurs se sont inscrits dans une
tradition orale dès lors qu’il s’agissait de parler de
leur travail ; ils développaient alors à l’égard de l’écrit
les mêmes soupçons que ceux formulés par Socrate
ou son élève Platon. À l’instar de ces maîtres, il était
pour eux inconcevable que l’échange soit dans le
rapport écrit, qui fait plutôt instrument de police, et
non dans la discussion, laquelle suscite la concerta-
tion. Il faut respecter ce passé et faire en sorte que
l’écrit ne tue pas l’oral ; au contraire, celui-ci doit
venir renforcer celui-là afin d’asseoir les compétences
professionnelles de l’éducateur. « Écrire ne m’a pas
quitté de toute ma vie sauf à la guerre. » (Fernand
Deligny, Essi & copeaux) Il faudrait que cette ligne de
conduite serve de ligne d’horizon aux éducateurs
pour que, à leur tour, ils ne lâchent jamais la plume.
Dans un monde complexe, la supériorité de l’écrit
sur l’oral vient de ce qu’il fait trace. Il permet, par
exemple, de transmettre l’information à des profes-
sionnels appelés à devenir acteurs de la relation alors
qu’ils ne l’ont pas initiée. De plus, il supplée l’éduca-
teur dans sa fonction de gardien de la mémoire de
l’Autre. Encore faut-il que l’écrit demeure vivant et
que, une fois réalisé, il ne soit pas enterré dans un
dossier ou dans un tiroir. Tout comme un artisan
amène avec lui sur le chantier sa caisse à outils,
l’éducateur doit tenir les écrits à portée de main.
Sinon ils ne servent à rien ; ni à lui ni à l’Autre, pour
qui ils doivent rester matériellement et intellectuelle-
ment accessibles.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 127
L’équipe
Le mot « équipe » n’existe pas dans le dictionnaire
d’Alain Rey ; y figure, en revanche, le verbe « équi-
per ». D’origine anglo-saxonne, scipian à pour étymo-
logie « naviguer ou embarquer ». De là à relier
l’équipe et l’équipage, l’idée vient d’elle-même ; la
métaphore du voyage nourrit fréquemment les
discours sur l’éducation. S’équiper, c’est donc s’em-
barquer et, simultanément, se « pourvoir de choses
nécessaires à une activité » ; dès lors l’éducateur fait
figure de professionnel ayant besoin de s’appareiller
pour se lancer dans l’aventure de la relation éduca-
tive. L’équipe est l’un des tout premiers outils de
l’éducateur ; celui sans lequel il ne peut pas exercer
convenablement son métier. Accompagner l’Autre
dans sa démarche du grandir est une tâche si
complexe que nul ne peut prétendre pouvoir y parve-
nir seul ; il n’y a d’éducateur possible qu’au sein d’une
équipe ! Pour autant, l’affaire n’est pas facile et les
évidences sont encore une fois trompeuses. L’équipe,
c’est d’abord un fantasme ou bien un idéal de travail ;
ce n’est jamais un Objet élaboré une bonne fois pour
toute dès lors qu’une liste de noms de professionnels
la compose. Une équipe ce n’est pas qu’un plan-
ning affiché en salle de réunion. Une équipe c’est
beaucoup plus que cela ! C’est un esprit, dit-on
couramment, qui porte vers le même objectif des
hommes et des femmes identifiés par leurs valeurs. Ils
peuvent s’engueuler, ils n’en restent pas moins du
même bord. Alors, l’équipe joue son rôle de tiers dans
la relation entre Soi et l’Autre ; elle permet à l’éduca-
teur de prendre le risque du transfert.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 128
Les partenaires
Dans l’histoire moderne du métier d’éducateur, la
construction du lien entre Soi et l’Autre a longtemps
représenté l’essentiel, voire la totalité, du dispositif
d’aide éducative ou de soin mis en place et du travail
effectué. Être éducateur se résumait à « être avec » et
il ne fallait alors guère plus de mots pour dire la
vérité de ce qui se tramait. Cette focalisation sur
l’Autre avait pour conséquence néfaste de sérieuse-
ment escamoter le réel et de réduire la complexité
d’une existence à sa plus simple dimension, celle du
paraître. Or, l’Autre préexiste à l’éducateur. Avant
que de naître à la relation, il est au sein d’une famille.
Et celle-ci ne peut être réifiée sous prétexte d’une
décision d’orientation ou de placement. Le triangle
Soi-l’Autre-l’équipe, qui pourrait être tenté par le
repli et l’enfermement, est donc contraint à recher-
cher d’autres angles ; la famille en est un, et aussi les
autorités judiciaires ou policières. À ceux-là s’ajou-
tent encore les tutelles, les élus ou, plus quotidien-
nement, le tissu géographique et humain dans lequel
s’inscrit le dispositif d’aide. Ainsi, loin d’être plate et
linéaire, la relation éducative compose une géométrie
dans un espace-temps désormais ouvert. Loin de
relier seulement deux points entre eux, elle réunit un
grand nombre de partenaires. Lesquels, pour être
pleinement associés à ce qui se fait entre Soi et
l’Autre, doivent être sollicités et informés de façon
régulière et pertinente. Ici s’ouvre un nouveau
champ de compétences que l’éducateur doit absolu-
ment investir.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 129
Le cahier de liaison
Il y eut un temps, dans l’histoire du métier d’éduca-
teur, où le cahier de liaison n’existait pas ; sinon
peut-être sous la forme de petits bouts de papier lais-
sés derrière soi comme autant de repères plus ou
moins fragiles. Pour contrer l’aléatoire et l’improvisa-
tion auxquels sont soumises toutes les interactions
humaines, le cahier de liaison est venu donner de la
consistance au temps éducatif et de l’épaisseur au
quotidien ; il a fini par s’imposer auprès des équipes
dans son rôle de journal de bord. Il est devenu l’ou-
til indispensable pour collecter les informations,
relater les événements forts de la vie d’un groupe ou
d’une structure, se faire l’écho des coups de gueule
ou des coups de blues, des avancées ou des impasses
du travail réalisé au jour le jour. Il est une mémoire
vivante. Par contre coup, dans une société qui se
judiciarise sans cesse un peu plus, il est aussi devenu
l’une des toutes premières pièces saisies par la justice
lors d’une enquête ordonnée par un juge. L’éducateur
doit-il alors taire la spontanéité de ses écrits, voire
les censurer ? Faut-il accepter que le cahier de liaison
ne soit plus ce matériau à partir duquel se travaillent
les doutes, les hésitations ou bien les échouages ? Le
cahier de liaison n’est pas fait pour être lu par un
membre extérieur à une équipe et celui-ci, sauf
dérives avérées, ne devrait jamais être un élément à
charge retenu contre l’éducateur, car il doit pouvoir
déverser ses affects sur le papier plutôt que de laisser
la relation s’infecter.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 130
La réunion
Les réunions sont des lieux d’élaboration de la
pensée du travail éducatif en train de se faire, dans la
mesure où elles sont tout d’abord des lieux de
partage de l’information et donc d’élaboration de
sens et de cohérence. Les réunions sont aussi des
lieux de discussion et de dispute (la réunion admet
le désaccord) autour de situations et de comporte-
ment afin de tâcher d’y voir plus clair ; elles sont
enfin des lieux non pas de décisions, qui sont
souvent prises ailleurs et par d’autres instances, mais
de contribution à l’élaboration de ces décisions. Au
cours du temps et de la professionnalisation de leur
pratique, les éducateurs ont su gagner en efficacité
en sachant distinguer les différents types de réunion,
les organiser, les structurer et les animer de sorte à ne
plus « perdre du temps ». Toutefois, dans le domaine
des métiers de humain (l’éducation, la politique et le
soin), l’efficacité n’est pas dans le gain de temps
(aller vite) mais dans cette supposée perte de temps
que représente l’exploration de tous les possibles. Il
faut bien comprendre qu’en matière de relation
éducative et d’accompagnement de la personne, il n’y
a jamais de certitudes acquises ; à défaut d’être
nouvelle, chaque situation oblige à repenser le
contexte au regard de l’histoire de la personne, de sa
pathologie et de ses marges d’évolution propres.
C’est à travers la confrontation d’idées, et donc dans
l’espace-temps de la réunion, que se construit une
vision plurielle de la situation et l’élaboration d’une
possible réponse.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 131
Le chef de service
La création du poste de chef de service s’est avérée
nécessaire dès lors que n’a cessé de croître la taille
des institutions. Il devint alors indispensable qu’une
personne devienne garante de la cohérence de l’en-
semble des prestations assurées et qu’elle puisse
assurer cette fonction de chef de service d’une façon
dégagée de la relation à l’Autre au quotidien. Ainsi,
cet échelon hiérarchique a fini par s’imposer aux
équipes. Toutefois, sa nécessité présente ne doit pas
faire oublier le temps où les orientations éducatives
étaient réfléchies de façon collective et les responsa-
bilités assumées de même ; un temps où l’éducateur
prenait une part active à la dynamique institution-
nelle. « On fait à sa tête, quand on agit contre les
conseils des autres et qu’on est incapable d’entendre
raison » dit Condillac dans l’article consacré à
« chef » (Dictionnaire des synonymes). La remarque
conduit au cœur de ce qui fait désormais la problé-
matique du « petit chef » : son incapacité à prendre
appui auprès d’un autre que lui-même. Le petit chef
est celui qui est obligé de jouer du pouvoir et d’abu-
ser de sa position pour se faire respecter. Il devient
celui qui n’est plus reconnu pour son autorité, c’est-
à-dire pour sa capacité à construire la cohésion d’une
équipe par des compétences assises sur une connais-
sance du métier. Dans sa généalogie, le mot « chef »
donne naissance à ceux de caporal, cabot, caprice,
chavirer ; si le chef est bien celui qui donne le cap à
son équipage, le petit chef est en revanche celui qui
conduit son équipe à la dérive.
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 132
L’institution
L’institution est à la fois l’outil et le matériau de la
relation éducative : elle est un matériau dans la
mesure où elle représente l’unité politique et admi-
nistrative qui rend possible le travail de l’éducateur ;
elle est un outil car elle s’offre comme un cadre
contenant et sécurisant au service de l’action quoti-
dienne. C’est donc un élément incontournable de la
réalité de l’éducateur et qui pourtant ne va pas de soi.
Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises institutions.
Les institutions sont d’abord ce qu’en font les
hommes : « Comme quoi le courage et l’esprit ne
sont pas déductibles d’une organisation : il n’y a pas
de structure qui, une fois mise en place, permette
d’avoir du cœur et du courage au niveau de ce qui
fait acte, de ce qui fait prendre une part active à l’évé-
nement, plutôt que de se rabattre sur l’activisme qui
panse les plaies. » (Daniel Sibony, Don de soi ou
partage de soi ?) Cette très belle formule avertit que
tout système finit par fonctionner dans l’oubli des
principes qui l’ont fait naître ; et les belles intentions
ou les grands idéaux se décomposent d’autant plus
vite que s’émousse l’envie de ceux qui, héritiers plus
ou moins lointains du fondateur, font au quotidien la
vie de cette institution. Faute d’être animée par des
hommes qui croient en l’impossible et en veulent,
l’institution devient une grosse « machine » ne fonc-
tionnant plus que pour elle-même et dans le mépris
de l’humain (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille
Plateaux). Que la machine s’enraye et que l’institu-
tion dysfonctionne n’est alors que pure logique !
01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 133
Le pouvoir
Le pouvoir « c’est le droit d’user de la puissance », dit
Condillac. La formule est courte et ramassée sur elle-
même mais elle ouvre du même coup à tous les
possibles ; elle peut mener l’éducateur vers l’abus de
pouvoir ou bien le guider vers une position de
mentor. En effet, soit l’éducateur use de sa force ou
de son statut pour imposer à l’Autre sa propre vision
de son devenir, soit, au contraire, sûr de cette même
force et de ce même statut, il s’efface afin de laisser à
cet Autre la possibilité au final de décider de son
choix. Dans l’écart entre ces deux postures et par le
jeu ainsi ouvert, s’effectue le passage du pouvoir à
l’autorité nécessaire à tout éducateur. Ce passage-là
se fait obligatoirement avec la participation active de
l’Autre. C’est lui qui, au cours d’une période d’appri-
voisement, souvent faite de provocations ou de
séductions, aperçoit, ou non, en l’éducateur un
adulte animé d’un vrai désir d’écoute et de partage.
L’éducateur n’a pas à séduire ou à dominer. Il n’a pas
besoin de recourir à la force ou à la crainte pour faire
autorité et devenir une référence pour l’Autre. Il a
seulement le devoir d’être en accord avec lui-même
et avec les valeurs ayant déterminé son engagement.
Ce passage de la position de pouvoir à celle d’auto-
rité n’est donc pas un renoncement de l’adulte à
exercer ses responsabilités ; bien au contraire, il est
ce par quoi celles-ci s’affirment. L’autorité traduit
alors la conviction selon laquelle aucun processus de
transformation ne peut s’accomplir sans l’adhésion
de l’Autre à celui-ci.
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Y
Ce petit mot réduit à une voyelle en dit bien plus que
la plupart des gros mots. « Vous n’y arriverez pas ! »
dit une mère à l’éducateur que j’étais le jour où, pour
la première fois, elle amenait sa fille dans le service.
« Y » ramasse tout l’impossible dans ses deux bras
levés au ciel, à la fois l’espace et le temps, l’origine et
le but. « Y indique le lieu où l’on est, où l’on va… »
dit Alain Rey. C’est le « y » de « y arriver » ou de
« s’en sortir » qui est partagé autant par l’Autre que
par Soi, l’éducateur. Souvent Soi et l’Autre rêvent
ensemble de ce « y », et de son terme, sans que pour
autant il ait la même image pour l’un et pour l’autre.
Ce « y » explicite quoi qu’il en soit un ailleurs
possible et réparateur. Il est celui qui permet de tout
effacer et de tout reprendre de zéro. Comme s’il
pouvait en être des maux de la vie comme des mots
inscrits sur une ardoise que le temps éponge en
passant. Ce « y » parle d’une issue et d’un bout du
tunnel ; d’un bout qui se dérobe tant que l’être ne
parvient pas à combler ses vides, à renoncer aux
mirages et autres fausses sorties. Toutes les béances
de l’âme ne valent pas comme issue de secours ; elles
sont souvent des leurres qui replongent l’être dans le
labyrinthe de son histoire. Le fil qui permet alors de
s’en sortir est tissé des projets tramés entre Soi et
l’Autre tout au long de la relation d’aide éducative ou
de soin ; car ce « y » reste toujours un lieu rêvé,
imaginé ou fantasmé tant que ni Soi ni l’Autre ne
savent d’où ils viennent et où ils vont.
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Conclusion
Conclusion 137
Conclusion 139
Conclusion 141
Postface
1. http://www.smithmagenis.com
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Filmographie
AFORTS. 2005. L’envie d’agir. Professionnel parmi les autres,
Paris, AFORTS.
BARLET, D. ; COURCELLE, G. 2003. Le secteur social : entre-
tiens, école, métiers, Paris, CNED.
PAGES, J. 1999. Métiers à risques : le travailleur social face à
ses responsabilités, Gradignan, ANTHEA (Parole donnée).
ROURE, L. ; MANGIN, E. 2001. Jeunes en grande difficulté :
aux limites de la psychiatrie, de la justice, de l’éducatif et
du social, Draguignan, ANTHÉA.
Sites internet
http://www.lesocial.org/
Le portail du social et du médiocosocial en France.
http://www.travail-social.com/
OASIS – Organisation d’acteurs sociaux indépendants et
solidaires, le portail du travail social.
http://www.lien-social.com/, site de la revue Lien social.
http://www.aforts.com/
AFORTS, le site des centres de formation en travail social.
http://www.social.gouv.fr/htm/pointsur/travail_soc/metier
s/educateur_s.htm
http://www.onisep.fr/
http://www.cidj.com/
http://www.educspe.com/
Le site des étudiants du travail social.
http://www.philippegaberan.fr
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01 Intérieur 8/02/07 17:40 Page 153
Index
Abandon, 50 Différence, 27
Accompagnement, 118 Doudou, 61
Affectivité, 32 Échec, 52
Agrippement, 42 Échouage, 108
Ami, 110 Écoute, 116
Amour, 109 Écrit, 126
Apprivoisement, 117 Éducateur, 98
Attachement, 43 Égalité, 86
Attention, 114 Engagement, 103
Autre, 23 Envie, 63
Bonheur, 72 Équipe, 127
Bonjour, 56 Estime de soi, 45
Cahier de liaison, 129 Éthique, 90
Carence, 49 Existence, 69
Chef de service, 131 Expérience, 121
Choix, 64 Fraternité, 87
Confidentialité, 95 Grandir, 46
Contre, 55 Héritage, 41
Culpabilité, 67 Humain, 88
Désir, 70 Identité, 24
Différance, 112 Image de soi, 44
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Collection « Trames »
dirigée par Bernadette Allain-Launay et Serge Vallon