L'enfant, Les Robots Et Les Écrans - Serge Tisseron

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978-2-10-076618-5

TABLE DES MATIÈRES

LISTE DES AUTEURS IX

INTRODUCTION GÉNÉRALE XI
S ERGE T ISSERON , F RÉDÉRIC TORDO

P REMIÈRE PARTIE
L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

1. Pour comprendre les objets numériques en


médiation thérapeutique, rendons d’abord aux
objets leur place dans nos vies 3
S ERGE T ISSERON
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Se subjectiver avec les objets 7


Fonctions subjectivantes de nos objets quotidiens 12
La fonction transitionnelle, 12 • Les fonctions de
trésor et de fétiche, 13 • Les fonctions de
mémoire, 15 • Les fonctions de projection et
d’introjection, 17
Des matières à habiter et à transformer 18
Des objets aux pouvoirs de contenance et de
transformation depuis les origines, 18 • Les pouvoirs
de contenance et de transformation des images, 19 •
IV TABLE DES MATIÈRES

Les pouvoirs de contenance et de transformation des


objets numériques, 20
Les objets numériques en pratique de médiation
thérapeutique 22
Familiarité, 22 • Souplesse, 23 • Stabilité et
prévisibilité, 23 • Les tablettes, 25
Une utilisation particulière des objets numériques :
en parler 26
Bibliographie 30

2. Médiations numériques et pathologies limites


en psychothérapie analytique 31
F RÉDÉRIC TORDO
Le cadre technique de la médiation numérique 32
La pratique clinique de la médiation numérique, 32
• La « règle fondamentale » de la médiation

numérique, 34
Figurativité, régression et régrédience dans la médiation
numérique 35
Sept éléments de régression formelle dans la
médiation numérique, 35 • Figurativité,
régrédience et virtualisation dans la médiation
numérique, 38
Travail du double dans la médiation numérique
des patients limites 40
L’invention de doubles numériques pour combler
le vide du double interne, 40 • Figuration de
l’auto-empathie réflexive dans la médiation
numérique, 42 • Le travail du double virtuel dans la
médiation numérique, 43
Clinique de la médiation numérique 45
En conclusion 58
TABLE DES MATIÈRES V

Bibliographie 59

3. Utilisation des tablettes numériques par


les personnes autistes 61
B ENOÎT V IROLE
Les tablettes tactiles 62
Commandes tactiles, 63 • Les applications, 64 • Les
capteurs d’images et de son, 65
Les fonctions spécifiques pour la personne autiste 66
Questions pratiques en institution 70
Utilisation comme médiation dans le cadre
thérapeutique individuel 75
Questions théoriques 76
Bibliographie 79

4. Jeux vidéo et psychose infantile 81


O LIVIER D URIS
Les enjeux d’une médiation numérique auprès d’enfants
psychotiques 83
Présentation du cadre et du jeu vidéo utilisé 86
Le jeu vidéo et l’avatar au service de l’identification
projective 93
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Un début de subjectivation : du jeu vidéo au « je vis des


hauts » 99
Conclusion 103
Bibliographie 105
VI TABLE DES MATIÈRES

D EUXIÈME PARTIE
L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

5. Un espace de recherches prometteur : les médiations


robotiques 109
S ERGE T ISSERON
La réalité du robot : une machine aux capacités encore
limitées 110
Trois modalités d’action possibles
sur l’environnement, 111 • Des capacités
d’apprentissage multiples, 113 • Des capacités de
compréhension émotionnelle, 113 • Des capacités de
simulation émotionnelle, 114
L’imaginaire du robot 115
Le risque du rejet : la vallée de l’étrange, 116 • La
fascination et le risque de l’effacement de la
distinction homme-machine, 118
Anthopomorphisme ou animisme ? 120
Des ouvertures thérapeutiques 125
Un robot pour apprivoiser les interactions
humaines, 126 • Un robot pour confident, 127 • Un
robot socialisant, 129
Rester bien portant avec les robots 130
Apprivoiser les robots 133
Bibliographie 137
TABLE DES MATIÈRES VII

6. Médiations robotiques et autisme infantile


en psychothérapie analytique 139
F RÉDÉRIC TORDO
Les dix fonctions de la médiation robotique avec
l’enfant autiste 140
1. Une fonction de simulation, 140 2. Une fonction

de théâtralisation en double, 145 • 3. Une fonction


de transformation, 146 • 4. Une fonction
d’attracteur, 147 • 5. Une fonction
d’enveloppe, 148 • 6. Une fonction de plasticité, 150
• 7. Une fonction de virtualisation, 151 • 8. Une

fonction de dimensionnalité en double, 152 • 9. Une


fonction d’inscription, 153 • 10. Une fonction de
métabolisation du vécu sonore, 155
Clinique de la psychothérapie à médiation robotique 156
En conclusion 164
Bibliographie 165

7. Un robot en institution pour adolescents autistes :


une aventure collective 167
T HIERRY C HALTIEL , R ENALD G ABORIAU ,
S OPHIE S AKKA , L AURA S ARFATY,
A NNIE BARREAU , M ÉLANIE L EGRAND , C ÉCILE L IÈGE ,
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

S ONIA NAVARRO , G WÉNAËLLE PARCHANTOUR ,


J EAN P ICARD , E DWINA R EDOIS
Naissance du projet 167
Une aventure originale à partir d’un dispositif Hôpital
de Jour « contenant » 169
Une aventure de deux ans 172
Les cinq aventuriers 179
Julien, 179 • Sidonie, 180 • Charles, 181 •

Simon, 182 • Antoine, 182


Une transformation collective et individuelle 183
VIII TABLE DES MATIÈRES

L’histoire « Les super aventures des NAO à la plage » 189


Un robot : quelle plus-value en institution soignante ? 195
Bibliographie 201
LISTE DES AUTEURS

T ISSERON Serge, Psychiatre, Membre de l’Académie des


technologies, Docteur en psychologie HDR, Chercheur
associé CRPMS (Université Paris 7 Denis Diderot), Pré-
sident fondateur de l’Institut pour l’Étude des Relations
Homme Robots (IERHR) : [email protected] et www.
sergetisseron.com
T ORDO Frédéric, Psychologue clinicien et psychanalyste,
Docteur en psychologie clinique, Chercheur associé
CRPMS (Université Paris 7 Denis Diderot), Membre
fondateur de l’Institut pour l’Étude des Relations Homme
Robots (IERHR) : [email protected]
C HALTIEL Thierry, Pédopsychiatre, hôpital de jour pour
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

adolescents, pédopsychiatrie 2, CHU de Nantes


D URIS Olivier, Psychologue clinicien, Co-créateur de la
chaîne YouTube « Psycho-Quoique »
G ABORIAU Rénald, Orthophoniste, hôpital de jour pour
adolescents, pédopsychiatrie 2, CHU de Nantes
S AKKA Sophie, Docteur en robotique, spécialisée en robo-
tique humanoïde, Enseignante-chercheuse à l’École Cen-
trale de Nantes, Chargée de mission CNRS en robotique,
Présidente fondatrice de l’association 1901 « Robots ! »
X L ISTE DES AUTEURS

S ARFATY Laura, Pédopsychiatre, hôpital de jour pour


adolescents, pédopsychiatrie 2, CHU de Nantes
V IROLE Benoît, Psychanalyste, Docteur en psychopatholo-
gie, Docteur en sciences du langage, Auteur et essayiste

BARREAU Annie, Adjointe au Directeur de la Recherche,


École Centrale de Nantes
L EGRAND Mélanie, Responsable de l’Action Culturelle du
Centre Culturel Stereolux, Nantes : www.stereolux.org
L IÈGE Cécile, Auteure-réalisatrice sonore (le sonographe),
Présidente du conseil d’administration de l’Ouvre-Boîtes
44
N AVARRO Sonia, Attachée à l’Action Culturelle du Centre
Culturel Stereolux, Nantes
PARCHANTOUR Gwénaëlle, Infirmière de secteur psychia-
trique, hôpital de jour pour adolescents, pédopsychiatrie 2,
CHU de Nantes
P ICARD Jean, Infirmier de secteur psychiatrique, hôpital
de jour pour adolescents, pédopsychiatrie 2, CHU de Nantes
R EDOIS Edwina, Infirmière diplômée d’État, hôpital de
jour pour adolescents, pédopsychiatrie 2, CHU de Nantes
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Serge Tisseron, Frédéric Tordo

’ ÊTRE HUMAIN a toujours utilisé des médiations pour


L entrer en contact avec ses semblables. Comment nous
rencontrerions-nous si nous n’avions pas d’abord une
première représentation d’autrui à travers son aspect, ses
mimiques, ses vêtements ? Et l’homme a évidemment
utilisé la même méthode pour communiquer avec ses dieux.
La preuve en est que les mêmes cadeaux concernent les uns
et les autres, qu’il s’agisse de fleurs, de nourritures diverses
ou... de mots d’amour.
En thérapie, l’utilisation de médiations est en revanche
plus récente. Pendant longtemps, l’idée a plutôt prévalu de
trouver pour les personnes souffrant de troubles mentaux
un travail correspondant à leurs capacités plutôt que des
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

médiations qui, comme leur nom l’indique, impliquent


une visée relationnelle : permettre à une personne dont
les capacités de communications et de symbolisations sont
altérées de renouer un lien avec un humain privilégié à
travers l’utilisation partagée d’une matière concrète.
Historiquement, la médiation thérapeutique est introduite
dans le champ du soin psychique par Mélanie Klein
dès les années 1930 sous la forme du dessin et du jeu
avec les enfants1 . Winnicott précise ensuite l’utilisation

1. Klein, M. (1932). La psychanalyse des enfants. Paris, PUF.


XII I NTRODUCTION GÉNÉRALE

thérapeutique d’une activité de co-création à travers le


« squiggle game1 » (traduit en français par « jeu des
gribouillis »), tandis que Marion Milner élabore une
théorie de ce qu’elle appelle une « substance malléable
d’interposition2 », entendons par là un moyen de faire
se rencontrer à la fois la réalité interne et la réalité
externe. À peu près en même temps que Marion Milner
en Angleterre, Gisela Pankow3 développe en France une
technique qui utilise le modelage, pour aboutir à un travail
de « structuration dynamique de l’image du corps » chez
les patients psychotiques. René Roussillon, dans les années
quatre-vingt-dix, reprend ces idées en développant ce
qu’il appelle le « médium malléable4 », en insistant sur la
possibilité qu’il permet de matérialiser la problématique
psychique d’un patient. D’autres formes de médiations
verront ensuite le jour : la musique, la peinture, l’écriture,
etc.
À côté de l’utilisation de ces « objets traditionnels »
utilisés comme médiation, on voit apparaître de nouvelles
expérimentations : avec la vidéo (Guy Lavallée), mais aussi
et surtout avec le numérique. C’est François Lespinasse et
José Perez qui furent les premiers (19965 ), en France, à
proposer à des enfants un atelier thérapeutique autour du

1. Winnicott, D.W. (1971). La consultation thérapeutique de l’enfant.


Paris : Gallimard.
2. Milner, M. (1955). Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole.
Revue française de psychanalyse, 1979, 5-6 : 844-874.
3. Pankow, G. (1981). L’Être-là du schizophrène. Paris : Aubier.
4. Roussillon, R. (1991). Un paradoxe de la représentation. Le médium
malléable et la pulsion d’emprise. Dans Paradoxes et situations limites
de la psychanalyse (p.130-146). Paris : PUF.
5. Lespinasse, F., Perez, J. (1996). Un atelier thérapeutique jeu vidéo en
hôpital de jour pour jeunes enfants. Neuropsychiatrie de l’enfance et de
l’adolescence, 9-10 : 501-506.
I NTRODUCTION GÉNÉRALE XIII

jeu vidéo. La médiation numérique sera ensuite progressi-


vement introduite en psychothérapie avec quelques théra-
peutes, principalement d’obédience analytique : Michaël
Stora, Benoît Virole et, plus récemment, Michel Hajji,
Vincent Le Corre, Yann Leroux, Frédéric Tordo, et Geoffroy
Willo. Toutes ces tentatives doivent bien entendu beaucoup
à Serge Tisseron qui, dès 19951 , introduit une véritable
pensée autour de l’image, et de la médiation par les images.
En 2008, il fonde également un « atelier jeu vidéo » avec
Yves Manela, directeur de l’hôpital de jour pour adoles-
cents du Centre Etienne Marcel à Paris. Mais c’est aussi,
aujourd’hui, les médiations robotiques, qui s’introduisent
dans les institutions et les pratiques en cabinet. Celles-ci ont
commencé à être pensées en France par Serge Tisseron et
Frédéric Tordo qui, dès 2013, créent l’Institut pour l’Étude
des Relations Homme-Robots (IERHR). Les conceptions
théorico-cliniques interviendront un peu plus tard, avec
la sortie de deux livres : le premier de Serge Tisseron en
20152 , le second de Frédéric Tordo en 20163 qui décrit pour
la première fois l’utilisation des robots en psychothérapie
analytique.

Cet ouvrage s’ouvre sur une première partie consacrée


 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

aux thérapies utilisant des médiations numériques, d’ores et


déjà largement développées dans de nombreuses pratiques
de consultation, aussi bien en clientèle privée qu’en ins-
titutions publiques. Serge Tisseron nous invite d’abord à
reconnaître aux objets la place considérable et largement

1. Tisseron, S. (1995). Psychanalyse de l’image. Des premiers traits au


virtuel. Paris : Dunod, 2005.
2. Tisseron, S. (2015). Le jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie
artificielle. Paris : Albin Michel.
3. Tordo, F. (2016). Le numérique et la robotique en psychanalyse. Du
sujet virtuel au sujet augmenté. Paris : L’Harmattan.
XIV I NTRODUCTION GÉNÉRALE

sous-estimée qu’ils remplissent dans notre vie psychique.


Ils participent en effet au processus de subjectivation de
multiples façons. Notre vie psychique se projette en eux
pour les habiter et les transformer, et ils le lui rendent bien :
leur utilisation nous transforme au point qu’ils finissent
par habiter notre vie psychique, et de plus en plus nos
corps sous la forme de prothèses diverses. Et les objets
numériques le font mieux encore que les autres, du fait de
leurs particularités propres.
Frédéric Tordo prolonge ces réflexions en montrant
de quelles façons les médiations numériques sont particu-
lièrement indiquées dans les problématiques narcissiques
et identitaires, voire psychotiques, chez l’enfant comme
chez l’adolescent. Le travail thérapeutique s’attache alors à
contenir, transformer, voire à créer des processus subjectifs
qui ont été impactés par des traumatismes primaires ou
secondaires.
Pour Benoît Virole, l’utilisation des tablettes numériques
offre aux personnes autistes la possibilité de contourner
leurs difficultés cognitives et/ou expressives. Elles
permettent de disposer d’une interface qui performe
des applications logicielles, en intégrant des méthodes
spécifiques, des exercices d’apprentissage, ou des ateliers
de remédiation cognitive. L’observation de l’usage libre
de ces tablettes par les personnes autistes montre qu’elles
sont d’abord investies comme des espaces d’exploration,
leur permettant de déployer leurs investigations dans des
mondes numériques. Ce dernier usage impose à l’auteur
une réflexion sur la nature du couplage entre la pensée
autistique et les mondes numériques.
Olivier Duris, enfin, montre que les jeux vidéo sont de
formidables outils pour la médiation thérapeutique dans la
clinique de la psychose infantile. Ils offrent aux patients une
possibilité de subjectivation, et des bénéfices thérapeutiques
I NTRODUCTION GÉNÉRALE XV

observables dans le cadre d’un atelier groupal en Hôpital de


Jour pour enfants.

La seconde partie aborde l’utilisation possible des robots


en thérapie. Si tout le monde sait ce qu’est un espace
numérique, puisque c’est ce à quoi nous accédons à travers
un écran, la question de savoir ce qu’est un robot est plus
complexe. Serge Tisseron nous invite d’abord à faire une
claire distinction entre la réalité des robots aujourd’hui et
l’imaginaire qui leur est associé. Bien que leurs perfor-
mances soient encore très limitées, les robots sont souvent
perçus dans un climat d’inquiétante étrangeté. Celui-ci
est lié à leur triple nature d’objets qui parlent, d’images
sorties des écrans et de substituts possibles d’humains. Rien
d’étonnant donc s’il existe de nombreuses réticences à leur
introduction dans les structures soignantes. Certains usages
s’imposent pourtant déjà.
Frédéric Tordo explore la pratique de la médiation
robotique avec l’enfant autiste, et montre de quelle façon
elle tisse ensemble dix grandes fonctions thérapeutiques.
Le robot médiateur devient alors un véritable partenaire
thérapeutique de la complexité, et de la multiplicité, qui
accompagne l’émergence, dans la relation de transfert, de
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

processus de subjectivation et d’intersubjectivité.

Enfin, Thierry Chaltiel, Laura Sarfaty, et leur équipe,


présentent la mise en place d’un atelier robotique au sein
d’un Hôpital de Jour pour un groupe de cinq adolescents
souffrant de troubles du spectre autistique. Ces jeunes sont
attirés, et performants, dans l’utilisation du robot, et cet outil
permet d’accélérer des processus tels que la découverte
d’un soi et l’accès à l’intersubjectivité patient/soignant.
XVI I NTRODUCTION GÉNÉRALE

Bien sûr, cela ne doit pas nous faire oublier les risques
psychiques que les robots peuvent faire courir, notamment
du fait des projections anthropomorphes intenses qu’ils
suscitent de la part de leurs utilisateurs. Les formes de
thérapie développées avec eux s’efforcent évidemment d’en
tenir compte. La meilleure façon d’éviter ces risques est
de construire dès aujourd’hui les balises éthiques et fonc-
tionnelles qui peuvent nous éviter de dangereuses dérives
demain. Avec les robots, et notamment avec leur utilisation
possible en thérapie, la politique de l’autruche serait la pire
de toutes !
PARTIE 1

LES MÉDIATIONS
NUMÉRIQUES
Chapitre 1

POUR COMPRENDRE
LES OBJETS NUMÉRIQUES
EN MÉDIATION
THÉRAPEUTIQUE,
RENDONS D’ABORD AUX
OBJETS LEUR PLACE DANS
NOS VIES
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Serge Tisseron

ERS L’ ÂGE DE CINQ ANS, j’adorais jouer avec la pous-


V sière. Je passais mon doigt là où j’en trouvais, je
regardais avec étonnement les petits grains qui s’y étaient
accumulés et je m’émerveillais de leur capacité à constituer
des petits amas cotonneux que ma grand-mère appelait
des « moutons ». Le terme me paraissait merveilleusement
4 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

choisi. J’aimais jouer avec les moutons, les découper et les


recoller, et je ne cessais jamais de me demander comment
ces petites billes qui paraissaient si lisses lorsque je les
émiettais entre mon pouce et mon index trouvaient le moyen
de s’agglutiner comme si chacune d’entre elles fabriquait
des filaments pour rejoindre les autres. Si j’avais été physi-
cien, j’aurais pu appeler cela une « masse critique ». Ce petit
amas s’enrichissait évidemment de tout ce qu’il attrapait,
et pour le conserver à l’insu de tous, je le cachais derrière
un vieux coffre en bois qui se trouvait à côté de la fenêtre.
Un jour, ma grand-mère le découvrit et me gronda : « Cesse
de jouer avec ces cochonneries, utilise plutôt tes jouets,
et d’abord va te laver les mains. » Mon petit amas de
poussière passa ainsi promptement dans la poubelle. J’en
fus désespéré. J’imaginais mes « moutons » m’appeler dans
l’obscurité et ce n’est que la crainte d’une punition sévère
qui m’empêcha d’aller repêcher la « chose » parmi les restes
du dernier repas familial.
La proximité empathique que j’éprouvais pour ces petits
grains était-elle si déplacée que cela ? Il a fallu que j’attende
bien des années, et une rencontre cinématographique, pour
comprendre ce qui m’était arrivé. Au début de Mon voisin
Totoro, de Miyazaki, des enfants jouent eux aussi avec des
boules de poussière, mais la vieille dame édentée qu’ils
croisent sur leur chemin, et qui ressemble tellement à ma
grand-mère, ne leur tient pas du tout le même discours.
Car, pour elle, ces boules sont des petits génies ébouriffés
qui ont la capacité de fuir dans un courant d’air, de se
nicher dans un trou, de s’envoler au moindre souffle, de
se disperser sous la main et de se rassembler plus loin. Les
intentions que j’attribuais à mes « petits moutons » n’étaient
donc pas déplacées. Bien au contraire, c’est la culture à
laquelle participait ma grand-mère qui l’empêchait de les
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 5

voir comme des créatures vis-à-vis desquelles mon empathie


avait sa place !
Mais cet objet était en réalité la médiation que je m’étais
inventée pour garder sur le métier un traumatisme dans
lequel aucun humain ne m’accompagnait. Ma petite enfance
– et une bonne partie de ma vie d’adulte – a été marquée
par la disparition brutale, quand j’avais quatre ans, d’un
grand-père paternel que j’adorais. Rien ne me fut dit de sa
mort, un jour il disparut, et c’est tout. La seule présence
qui accompagna sa disparition fut un objet : pendant une
journée, une grande boîte en bois trôna dans notre salon.
Trop petit pour voir mon grand-père installé dedans, et
considéré comme « trop jeune » pour qu’il fût nécessaire
de m’expliquer quoi que ce soit, je dus donc vivre cette
disparition seul, sans le discours d’aucun adulte. Un indice
m’y aida : mon grand-père, d’après quelques bribes de
conversation que j’avais pu surprendre, était « retourné en
poussière ». Rien d’étonnant donc si je décidai de cacher
mon trésor derrière le coffre du salon qui m’évoquait la
grande boite en bois vernis où mon grand-père, à en croire
la rumeur, serait devenu lui-même « poussière ». Mon petit
amas de poussière aurait dû me permettre, si ma grand-mère
n’y avait pas mis fin prématurément, d’affronter la dispari-
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

tion énigmatique de mon grand-père.


À chaque fois qu’un objet associé à un souvenir trauma-
tique est touché et manipulé, les souvenirs qui leur sont
associés sont en effet remaniés. Les travaux de Edelman
(1992) l’ont confirmé en montrant que tout « souvenir » est
en réalité la reconstruction d’une expérience passée suscitée
par la réactivation du groupe neuronal activé par l’événe-
ment inaugural, et que cette réactivation est déclenchée
par une situation proche de l’expérience initiale par ses
résonances sensorielles et émotionnelles. L’objet concret
6 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

manipulé est un support privilégié de résonances et de


réélaboration.
C’est seulement si nous reconnaissons que les objets
ont cette fonction de médiation dans nos existences quoti-
diennes que nous pouvons comprendre leur rôle en situation
thérapeutique. Dans un premier temps, nous envisagerons
donc les différents usages spontanés que nous faisons de
nos objets et la manière dont ils constituent autant de média-
tions possibles. D’autant plus qu’il n’est pas rare qu’un
patient amène en séance des objets qui ont pour lui une
fonction médiatrice importante, soit pour les montrer à son
thérapeute, comme des photographies, soit plus rarement
pour lui en faire cadeau. Dans les deux cas, il est essentiel
de pouvoir identifier précisément la fonction jouée par cet
objet.
Dans un second temps, nous verrons comment l’utili-
sation des objets en thérapie se fonde plus précisément
sur leurs capacités à pouvoir constituer des supports de
projections et d’introjection, et quelle place peuvent prendre
les objets numériques dans ce processus.
Puis nous envisagerons comment la fonction de médiation
des objets s’organise autour de leur double pouvoir de
contenir certaines parties de nous-mêmes et de les transfor-
mer, et de quelle façon spécifique cela concerne les objets
quotidiens, les images et les objets numériques.
Enfin, pour terminer nous évoquerons une forme particu-
lière de thérapie prenant en compte l’importance des nou-
veaux objets numériques pour les enfants et les adolescents,
sans pour autant les introduire concrètement dans le cadre
de la séance.
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 7

S E SUBJECTIVER AVEC LES OBJETS


Les objets ne font pas seulement partie de notre envi-
ronnement, ils font aussi partie de notre vie psychique
et affective. Cela est vrai des grains de poussières dont
je m’amusais enfant, exactement comme du robot le plus
sophistiqué. Nos outils, nos vêtements, nos meubles, nos
objets domestiques racontent notre vie intérieure, et certains
contribuent à la modifier durablement. C’est le cas de ceux
que nous gardons à portée de main et qui nous servent
tous les jours, mais aussi de ceux qui dorment dans nos
caves, nos greniers et nos placards. Certains jalonnent
nos souvenirs et sont notre mémoire vivante, tandis que
d’autres sont créateurs de liens sociaux. Nous avons besoin
d’accompagner nos changements intérieurs par la création,
l’achat et l’échange d’objets parce que nous sommes avec
eux dans une interdépendance permanente.
Hélas, ceux qui évoquent l’importance de leur relation
à un objet se font parfois traiter de « fétichiste ». Quelle
erreur ! Le fétichiste est justement quelqu’un qui ne permet
pas à l’objet de vivre sa vie propre. Il le fige dans un jardin
secret du souvenir et ne le partage pas. Or nos objets les plus
importants sont ceux qui, au contraire, évoluent et accom-
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

pagnent notre histoire au fil de nos rencontres. Les objets


connectés en font évidemment partie. Quand j’entends dire
que nous sommes aliénés à notre portable, je réponds que
nous ne le sommes pas plus qu’à nos chaussures portées
depuis des siècles ! Il s’agit juste de savoir comment et
quand s’en servir... et ne pas dormir avec.
Faisons un pas de plus : les relations que nous tissons
avec nos objets créent une dynamique semblable à celle qui
nous unit à nos représentations mentales. Nous habitons nos
représentations, mais nous sommes en même temps habités
par elles, nous les transformons et nous sommes en même
8 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

temps transformés par elles. Et lorsque nous les prenons


comme point de départ pour créer des objets, ceux-ci sont
différents de l’image que nous nous en faisions au départ.
Mais aussitôt créés, ils jouent exactement le même rôle que
les représentations qui sont à leur origine. Nous les habitons
et nous nous laissons habiter par eux, nous les transformons
et nous nous laissons transformer par eux.
Le philosophe Gilbert Simondon a été le premier à tenter
de réconcilier l’homme avec ses productions. Il l’a fait en
proposant deux concepts : l’individuation et l’individualisa-
tion (Simondon, 1958 a). L’individuation est le processus
par lequel chaque chose, et chaque être vivant, acquiert
les caractères propres qui le font être intrinsèquement ce
qu’il est, et elle intervient dès le stade de la matière inerte.
Par exemple, la genèse des cristaux est, pour Simondon,
un processus d’individuation(Simondon, 1958 b). Elle se
prolonge dans l’individualisation, qui est le processus par
lequel une entité séparée devient soi-même par le fait d’avoir
une identité personnelle semblable à aucune autre, et plus
seulement du fait de son autonomie(Barthélémy, 2014).
L’individualisation, à la différence de l’individuation, se
construit au sein d’un réseau de relations interindividuelles.
C’est dans la relation qu’il entretient avec d’autres objets
et avec des humains que l’objet s’individualise, et c’est
dans sa relation avec d’autres humains, mais aussi avec des
objets, que l’être humain s’individualise. Avec l’apparition
du vivant, ce processus prend une autre ampleur. Le vivant
n’est pas seulement le résultat d’une individuation, puis
d’une individualisation, comme le cristal ou la molécule,
mais il est le théâtre d’une individualisation en permanence
réactivée.
Mais est-ce bien suffisant pour comprendre la spécificité
humaine ? C’est ici qu’il nous paraît utile de relayer les
travaux de Simondon par ceux de Raymond Cahn(1991).
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 9

Cet auteur distingue en effet entre subjectalisation et sub-


jectivation. La première relève d’une « aspiration à l’être »,
« antérieure à l’avoir, antérieure au choix d’objet, à l’ambi-
valence et donc purement affective ». Elle se constitue dans
une situation relationnelle. Il me semble que cette dimension
correspond à l’individualisation de Simondon. En revanche,
Raymond Cahn appelle subjectivation le processus qui
consiste à se familiariser avec nos expériences nouvelles
du monde, dont nos identifications, qui sont au service de
notre subjectalisation, font partie. C’est en ce sens que la
« subjectalisation permet la subjectivation, et réciproque-
ment. ». « Se subjectiver » consiste à se familiariser avec
l’impact de ces expériences sur soi, leur trouver un sens, les
« faire siennes ».
La subjectalisation peut-elle s’instaurer dans la relation
avec un personnage de fiction présent sur un écran, voire
avec un robot, puisqu’en Corée, de très jeunes enfants sont
déjà confiés à des robots ? Il n’y a pas de raison que cela
ne soit pas possible. Et la subjectivation ? Ici, la réponse
appelle une distinction entre la tentative et la réussite. Je
me souviens d’un jeune garçon de cinq ans qui avaient
éprouvé un véritable choc traumatique à regarder un film
de Spiderman avec son grand-père. Il s’était massivement
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

identifié à cette figure. Ses idéaux et son surmoi en étaient


infiltrés. Spiderman était celui qu’il voulait être. Ou plutôt,
compte tenu du caractère traumatique de cette expérience, il
serait plus juste de dire qu’il aspirait moins à être Spiderman
que Spiderman n’aspirait son Moi comme un aspirateur la
poussière ! Ce garçon n’étant guère invité à parler avec
son entourage de cette expérience identificatoire, il tentait
de résoudre ce qui lui apparaissait à juste titre comme un
véritable hold up sur son Moi en ébauchant des échanges
possibles autour de divers objets rappelant la figure de
Spiderman, et il le faisait précisément en demandant à les
10 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

posséder. Ainsi avait-il une couette Spiderman, une trousse


Spiderman, un cartable Spiderman, des taies d’oreiller
Spiderman, etc. On voit bien qu’il ne s’agissait pas pour
lui de prolonger un processus d’identification à Spiderman,
puisque justement, Spiderman n’a aucun de ces objets !
Il s’agissait plutôt pour lui de tenter d’apprivoiser ce qui
l’habitait en commençant à travailler sur les marges de
l’identification, là justement où il ne s’agissait plus d’être,
mais de vouloir avoir. Mais un peu comme il ne suffit pas de
tourner la clé de contact d’une voiture pour qu’elle démarre
(encore faut-il que les bons contacts se fassent dans le
moteur), le processus de subjectivation ne se mettait pas
en route pour autant chez cet enfant. Et c’est comme cela
qu’il finit par m’être envoyé en thérapie. Le processus de
subjectivation ne peut se faire chez l’être humain que dans
une relation intersubjective.
Le mot de subjectivation permet donc de poser le carac-
tère fondamental de l’homme pour l’homme (Tisseron, 2013
a). C’est en effet ici que le rôle des objets et celui de nos
semblables diffèrent fondamentalement. Les objets qui nous
entourent, dont les images font évidemment partie, sont des
opérateurs de changement exactement au même titre que
les représentations que nous avons dans notre esprit et les
humains que nous côtoyons. Les outils que nous utilisons
nous aident à accomplir nos objectifs, les cadeaux que nous
offrons sont des messagers et des interprètes de nos pensées,
et nos objets technologiques sont autant de médiateurs
fidèles dans nos relations avec d’autres humains. Mais ils
ne sont pas dans la logique de réciprocité subjectivante qui
organise nos relations avec nos semblables, tout au moins
avec ceux que nous acceptons de considérer comme nos
semblables, et pas comme de simples objets...
Précisons encore que s’il revient à Raymond Cahn d’avoir
proposé le mot de « subjectivation », le même processus
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 11

a été pointé dès les années 1960 par Nicolas Abraham,


philosophe et psychanalyste, dont l’œuvre se situe à la fois
dans la continuité des travaux de Ferenczi et des phénoméno-
logues(Abraham, Torok, 1978). Il l’a nommé « introjection
soutenue par un tiers » et en a fait le cœur commun de la
vie psychique et du traitement psychanalytique. À la même
époque, Françoise Dolto développait la même idée en par-
lant de « l’allant-devenant (soi) » (Dolto, 1984). L’idée sous-
jacente à ces deux approches est que chacun s’approprie les
événements dans lesquels il est engagé en s’en donnant des
représentations personnelles qu’il intègre dans son monde
intérieur. Ces représentations s’enrichissent ensuite au fil
des expériences nouvelles qui ont lieu tout au long de la
vie. Ce processus n’est pas forcément volontaire, et sa plus
grande partie échappe d’ailleurs à notre conscience. Chez
Nicolas Abraham comme chez Françoise Dolto, il nécessite
la confrontation avec un interlocuteur privilégié qui valide
les expériences du monde du sujet tout en reconnaissant
qu’elles lui appartiennent en propre. C’est ce même pro-
cessus qui a été ensuite nommé « subjectivation » (Cahn,
1998), puis « appropriation subjective » (Roussillon, 1999).
Le mot de « subjectivation » présente en français un double
intérêt sur les autres dénominations. D’un côté, il indique
clairement qu’il s’agit de rendre « subjectif », c’est-à-dire
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

que chacun est invité à s’approprier une réalité objective


en lui donnant une signification personnelle. Et d’un autre
côté, il fait référence au « devenir sujet », c’est-à-dire à la
construction de soi. Ce mot permet donc de réunir deux
idées en un seul mot : se fabriquer des représentations
personnelles des événements qu’on traverse et devenir le
sujet de sa propre histoire (Richard, Wainrib, 2006). Les
auteurs anglais ont adopté le mot mentalisation (Fonagy,
Bateman, 2004), qui me semble avoir le même sens.
12 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

F ONCTIONS SUBJECTIVANTES
DE NOS OBJETS QUOTIDIENS
Pour penser correctement les diverses utilisations que
nous pouvons faire des objets, il nous faut justement renon-
cer à les penser en termes d’objets, et nous obliger toujours
à revenir à des fonctions. Le même objet peut en effet, selon
les moments, remplir une fonction ou une autre. Aucun
objet n’incarne mieux aujourd’hui cette multiplicité des
fonctions que notre téléphone mobile. C’est pourquoi je me
suis insurgé dès l’origine contre la tendance à le qualifier de
« nouveau doudou ». Le téléphone mobile est pour chacun
d’entre nous, selon les moments, un objet qui peut remplir
une fonction de mémoire, de complice, de partenaire ou
d’esclave (Tisseron, 2015). Mais il en est de même de
tous les objets qui nous entourent, même si le téléphone
mobile a été le premier d’entre eux à pouvoir cumuler tant
de fonctions différentes.

La fonction transitionnelle
Dès les années 1960, Donald Woods Winnicott avait
remarqué que les enfants établissent une relation privilégiée
avec l’un de leurs objets entre quatre et douze mois. Et
il avait fait l’hypothèse que la stabilité de cet objet est
destinée à compenser les indisponibilités grandissantes de
la mère qui commence à réinvestir sa vie de femme et se
montre moins disponible aux attentes de son enfant. Cet
objet privilégié permettrait à l’enfant de s’accommoder de
cette nouvelle situation.
Pour jouer ce rôle, l’objet appelé « transitionnel » possède
des caractéristiques qui correspondent à une fonction bien
précise. Il s’agit d’un objet plastique et malléable - le plus
souvent un morceau d’étoffe – qui n’a pas une forme bien
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 13

définie et s’adapte à toutes les manipulations qu’en fait


l’enfant. Du point de vue de sa fonction, cet objet est à tout
moment « créé-trouvé », c’est-à-dire inventé par l’enfant
pour tenir lieu de ce qui lui manque. Il organise donc un
espace d’illusion qui accompagne le développement de
l’enfant en assurant la transition entre le moment où il
attend tout de son environnement (ce que les psychanalystes
résument en parlant de la « mère », mais le mot est ici à
prendre au sens d’environnement global de l’enfant) et celui
où il va accepter de ne pas y trouver tout ce qu’il en attend.
Autrement dit, l’attachement normal à un tel objet ne dure
qu’un temps limité, le temps nécessaire pour que l’enfant
accepte non seulement de se séparer de lui, mais aussi de
renoncer à la relation exclusive et tyrannique qu’il avait
d’abord établie avec sa « mère-environnement ». Il est alors
prêt à accepter d’investir les relations sociales en renonçant
à contrôler totalement la situation comme il tentait de le
faire précédemment (Green, Groves, Tegano, 2004).
Nous voyons que les objets appelés « transitionnels » le
sont dans deux sens différents du terme. D’un côté, ils
accompagnent un moment dans l’évolution de l’enfant pour
être ensuite abandonnés : ils font transition entre un passé et
un avenir. Et d’un autre côté, ils jouent un rôle de transition
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

entre la « mère » et l’enfant puisqu’ils permettent à celui-ci


d’accepter une plus grande distance entre elle et lui : de
ce point de vue, ils permettent d’accepter une réalité qui
ne correspond jamais exactement à ce que nous désirons
qu’elle soit.

Les fonctions de trésor et de fétiche


Mais l’objet transitionnel est loin de remplir toujours ce
double rôle. Deux dérives le guettent. La première détourne
l’enfant de l’aire d’illusions en l’engageant dans la voie de
14 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

la maîtrise et du contrôle. C’est le « trésor » (Grunberger,


1971). L’enfant constitue un amas d’objets hétéroclites
usagers, voire de déchets. Ce côté bric-à-brac du trésor
manifeste l’état fragmentaire de l’enfant. Ce qui fait tenir
ensemble les objets du « trésor », c’est l’investissement
narcissique qu’ils reçoivent de leur propriétaire. Les objets
du trésor ne viennent de personne. Il s’agit d’objets qu’il a
trouvés et pour lesquels il n’est pas entré dans un processus
d’acquisition, ni financier, ni relationnel, ce qui lui permet
d’échapper à toute forme d’angoisse de dépendance.
La seconde dérive possible de l’objet transitionnel est
le « fétiche1 ». À la différence de l’objet transitionnel,
l’objet fétiche n’est plus appelé à permettre une renégo-
ciation des relations que l’enfant entretient avec sa mère-
environnement-toujours-disponible. Il devient un substitut
de celle-ci, autrement dit une prothèse. L’objet fétiche se
distingue de l’objet transitionnel à la fois par sa forme et sa
fonction. Tout d’abord il a très souvent une forme définie
et concrète : il peut s’agir d’une peluche, d’un bibelot, d’un
morceau de bois ou d’un caillou évoquant une forme précise.
Du point de vue de sa fonction, l’objet fétiche est également
radicalement différent de l’objet transitionnel : il correspond
au désir d’être réuni à la mère primitive, c’est-à-dire à un
environnement toujours disponible à lui. Alors que l’objet
transitionnel organise un espace d’illusion qui accompagne
le développement de l’enfant, l’objet fétiche le referme. Il
est destiné à assurer l’enfant qu’un objet qui lui appartient
est capable de répondre toujours immédiatement à ses

1. Qu’il ne faut évidemment pas confondre avec un fétiche sexuel, car


c’est d’attachement dont il s’agit et pas de relation sexualisée. Les
fétiches infantiles possèdent toutefois des fonctions qui ressemblent à
celles du fétiche dans la perversion adulte. Voir Greenacre, Ph. (1970).
The transitionnal object and the fetish with special reference to the role
of illusion. International Journal of Psychoanalysis, 51 : 447-456.
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 15

attentes. Il est un tenant lieu de ce que les psychanalystes,


dans leur jargon, appellent un « sein toujours disponible ».
L’attachement à l’objet remplace définitivement une relation
devenue impossible à la mère-toujours-disponible, mais
dont l’enfant ne parvient pas à faire le deuil. L’objet fétiche
ne prépare plus aux relations avec les autres humains, il tend
à les remplacer.
Mais si l’opposition de l’objet transitionnel et de l’objet
fétiche est devenue un lieu commun de la psychanalyse,
et même de la réflexion philosophique, il est important de
rappeler que Winnicott y ajoute une notion essentielle : un
même objet peut jouer alternativement un rôle transitionnel
et un rôle de fétiche, l’un prédominant en alternance sur
l’autre. Autrement dit, Winnicott nous invite non seulement
à penser le processus plutôt que l’objet, mais aussi à penser
l’alternance sur un même objet du processus transitionnel
et du processus de fétichisation. Et c’est exactement ce que
nous devons apprendre à faire avec nos objets technolo-
giques. Mais ces trois usages possibles – transitionnel, trésor
et fétiche – ne sont pas encore tous ceux que nous pouvons
faire jouer à nos objets.

Les fonctions de mémoire


 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Certains objets sont associés au souvenir d’un événement


soit heureux comme une rencontre ou une naissance, soit
malheureux comme un décès ou un traumatisme. Il est en
général difficile de nous séparer de tels objets malgré leur
usure et le peu de services pratiques qu’ils nous rendent. Ils
nous servent en réalité à autre chose : nous les conservons
le temps qu’il nous faut pour installer en nous les représen-
tations privilégiées qui leur sont associées.
Comme mon « petit amas de poussière », de tels objets
réactivent sans cesse la mémoire du passé et permettent à
16 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

son propriétaire de la remanier d’une façon qui correspond


aux nouvelles représentations qu’il se fait de lui-même et du
monde. Les récits successifs du souvenir métabolisent peu
à peu son caractère traumatique et le rendent utilisable pour
de nouvelles élaborations imaginaires. Ce qui ne pouvait
être d’abord que revécu peut finalement être raconté, daté et
dépassé. La réminiscence brutale et invasive de l’expérience
traumatique, revécue à chaud comme si la situation était
actuelle, fait place à une évocation qui confirme son statut
de souvenir du passé.
Mais un objet est parfois porteur d’un souvenir trau-
matique si peu élaboré que leur propriétaire ne peut ni y
renoncer complètement – il espère en effet toujours avoir
accès au souvenir qui y est endormi afin de l’élaborer et
l’intégrer complètement dans son psychisme -, ni le garder
trop proche de lui car il craint un retour psychique brutal de
ce qui y est associé. Le compromis trouvé est de garder un
tel objet en le cachant1 . Il est alors relégué dans un grenier,
à la cave ou au fond d’un placard. Il n’est pas question
qu’il soit vu car le drame dont il témoigne est perçu comme
indépassable. Pourtant, il n’est pas possible non plus de
se séparer d’un tel objet car il fait partie d’une histoire.
Ce sont ces objets que les enfants ou les petits-enfants de
leur propriétaire découvrent un jour sans être en mesure
de comprendre la raison pour laquelle celui-ci les avait
conservés... D’autres fois, ils sont donnés sans un mot à un
descendant. C’est un début. En faire don, c’est accepter que
d’autres y associent leurs souvenirs et leurs représentations.
C’est une façon de changer de regard sur de tels objets, de
lâcher prise. Le don de l’objet clôt le parcours de mémoire

1. La référence théorique d’un tel objet est l’objet support de crypte au


sens où en parlent Nicolas Abraham et Maria Torok (1978), c’est-à-dire
une situation traumatique dans laquelle tout espoir de pouvoir la dénouer
un jour est perdu.
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 17

personnelle ou familiale tournée vers le passé pour l’insérer


dans une mémoire sociale tournée vers l’avenir. C’est une
forme réussie de deuil. Il appartient alors à ceux qui le
reçoivent de s’interroger sur sa signification.

Les fonctions de projection et d’introjection

Lorsqu’il joue avec ses objets privilégiés, l’enfant leur


fait volontiers jouer des rôles en lien avec sa propre vie.
Par exemple, celui qui vient d’être puni joue à punir sa
poupée, tandis que celui qui n’a pas été câliné autant qu’il
le souhaitait la câline ou au contraire le rejette comme il
s’est senti lui-même rejeté. Et à d’autres moments, il lui
parle et lui raconte des histoires comme l’adulte peut lui en
raconter à lui. L’enfant rejoue ainsi avec ses objets privilé-
giés l’ensemble de ce qu’il vit avec son adulte de référence,
comme dans une sorte de théâtre privé : les déceptions, les
colères, mais aussi les mouvements affectueux. Tout peut
être rejoué avec les objets aussi souvent que l’enfant le
désire. Il y projette des fragments de sa vie psychique et se
les réapproprie à son rythme. L’objet de projection est tout
autant un objet d’introjection.
C’est cette dynamique de projection et d’introjection
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

spécifique à l’être humain qui fonde la possibilité d’utiliser


un grand nombre d’objets différents comme médiations
thérapeutiques. Dans tous les cas, l’être humain les utilise
pour renforcer les deux fonctions psychiques qui sont à la
base de son organisation mentale : les schèmes d’enveloppe
et les schèmes de transformation (Tisseron, 1995).
18 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

D ES MATIÈRES À HABITER ET À TRANSFORMER


Les images, mais aussi les objets, tirent leurs pouvoirs
d’être des supports de contenance et de transformation
privilégiée.

Des objets aux pouvoirs de contenance


et de transformation depuis les origines
L’être humain n’a pas seulement créé des outils pour
l’aider à transformer le monde. Il les a créés pour le seconder
dans ses projets, leur accorder la confiance qu’il renonce
parfois à donner à ses semblables, et pouvoir se confier à
eux à défaut de partenaires humains. Bref, l’être humain a
créé l’ensemble de ses artefacts comme des opérateurs de
changement destinés à lui servir tour à tour d’esclaves, de
complices, de témoin et de compagnons, et bientôt, avec les
robots, de tout cela à la fois. Mais cela n’est possible que
parce qu’à tout moment, nous sommes capables d’utiliser
les objets pour transformer le monde et nous laisser trans-
former par eux, mais aussi, et tout autant, de les habiter et
de nous laisser habiter par eux.
Commençons par leurs pouvoirs de transformation. L’ob-
jet traditionnel est d’abord transformé par celui qui l’utilise,
ne serait-ce que par l’usure que son usage impose, mais
aussi par toutes les formes de détournement possible. Mais
en même temps, notre corps et notre esprit ne cessent pas
d’être transformés par les objets. Sur le plan physique, nos
vêtements ont indiscutablement contribué à réduire notre
résistance au froid, tandis que tous les moyens de transport
que nous utilisons ont réduit nos possibilités de locomotion
autonome, autrement dit les possibilités de nos jambes.
Quant à l’aspect psychologique de ces modifications, il
est largement évoqué aujourd’hui autour de la façon dont
l’utilisation d’Internet pourrait transformer nos capacités
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 19

d’attention et de concentration, et l’importance de nos


repères visuels et spatiaux dans nos apprentissages.
Les objets ont également des pouvoirs de « contenance »
qui sont au centre de nos relations avec eux. Nous les
habitons d’abord avec notre corps, soit directement quand
nous y logeons, comme c’est le cas avec nos maisons, nos
voitures et nos vêtements, soit indirectement quand nous les
utilisons pour prolonger certaines de nos actions physiques,
comme l’a bien montré Leroi-Gourhan. Mais n’oublions pas
que nous les habitons également avec notre esprit puisque
ce sont aussi nos fonctions mentales qui sont prises en relais
par eux, et que nous les habitons avec nos émotions, au
point parfois de les pleurer quand ils viennent à disparaître.
Mais nous n’habitons pas seulement nos objets, nous
acceptons aussi d’être habités par eux, et cette composante
de nos relations à eux a elle aussi deux aspects, l’un psycho-
logique et l’autre physique. Sur le plan psychologique, il
s’agit de l’importance qu’ils ont dans nos désirs, nos attentes
et nos projets. Et sur le plan physique, il s’agit de la place
de plus en plus grande qu’ils prennent à l’intérieur même
de nos corps, sous la forme de prothèses diverses et bientôt
de nano-robots pouvant accéder à l’intimité de nos cellules.
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Les pouvoirs de contenance


et de transformation des images
Ces mêmes pouvoirs se retrouvent évidemment dans le
cas des images avec deux particularités. Tout d’abord, tout
se passe comme si les images compensaient leur incapacité
à nous contenir en réalité par l’offre qu’elles nous font de
nous y projeter en pensée. À défaut d’y entrer physiquement,
nous y entrons psychiquement. Cela porte un nom dont il
est beaucoup question aujourd’hui autour des jeux vidéo, et
plus encore de la réalité virtuelle : l’immersion. Les images
20 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

ont même le pouvoir de créer l’illusion de nous contenir


avec d’autres : voir une image, c’est toujours être dans
le fantasme de l’habiter avec d’autres, parce que « voir »,
c’est « voir avec » (Tisseron, 1995). Enfin, les images ont
le pouvoir de nous imposer l’illusion de contenir en réalité
quelque chose de ce qu’elles représentent, ce dont témoigne
largement le sentiment que nous éprouvons parfois d’être
regardés par les tableaux que nous regardons, ou que le
personnage représenté sur une image pourrait habiter en
réalité cette image. Dans la littérature comme dans le
cinéma, les fantômes n’habitent aucun autre lieu mieux que
les tableaux qui les représentent.
Quant aux pouvoirs de transformation des images, leur
particularité par rapport aux simples objets consiste dans
leur pouvoir de transformer leurs spectateurs bien mieux
que ceux-ci. Ce pouvoir est à la fois recherché, dans la
propagande et la publicité notamment, et redouté, comme
le montrent les inquiétudes récurrentes autour du risque que
les images violentes puissent « rendre les enfants violents ».

Les pouvoirs de contenance


et de transformation des objets numériques
Les objets numériques ont pour particularité de pouvoir
être mis au service de toutes les fonctions que nous avons
évoquées : fonction transitionnelle, fonction de trésor, de
fétiche, fonctions de mémoire, et fonctions d’introjection et
de projection.
Mais il est essentiel de distinguer entre les usages pos-
sibles des écrans non interactifs et non connectés (sur le
modèle de la télévision), interactifs et non connectés (c’est
notamment le cas des jeux vidéo joués hors connexion), et
interactifs et connectés (comme les multiples jeux vidéo en
réseau).
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 21

– Les écrans non interactifs, connectés ou non connectés


(dont la télévision est le modèle) ne peuvent pas avoir de
fonction transitionnelle : ils sont bien trop peu malléables
pour cela ! En revanche, la projection y est également peu
présente : trop de représentations les habitent.
– Avec les écrans interactifs et non connectés, la fonction
de projection est centrale : la création d’un personnage
dans un jeu vidéo s’assimile à un véritable test de Ror-
schach.
– Avec les écrans d’Internet interactifs et connectés,
enfin, nous retrouvons toutes les fonctions des objets
traditionnels.
Internet est en effet susceptible de nombreuses manipula-
tions, et il permet de gérer en douceur la séparation d’avec
des objets d’affection. Mais il peut tout autant être un objet
fétiche, et il est évidemment un espace de projections et de
désirs d’introjection innombrables.
En outre, alors que nos objets traditionnels et les images
ne doivent leur pouvoir de contenance qu’aux projections
que nous pouvons faire sur eux ou en eux, nos objets
numériques rendent réellement possible d’y déposer des
contenus mentaux et de les y retrouver à volonté. Dans nos
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Smartphones, il y a des numéros de téléphone de nos amis


dont nous étions jusque-là obligés de nous souvenir, des
codes d’accès de leurs immeubles, leurs dates anniversaires,
et bien d’autres éléments de mémoire qui sont ainsi passés
de notre cerveau à une machine. Le Smartphone peut
éventuellement être un doudou si son utilisateur lui donne ce
rôle, mais il est capable de contenir en réalité des éléments
de la mémoire de son utilisateur que le doudou n’a jamais
eu et n’aura jamais.
22 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

L ES OBJETS NUMÉRIQUES EN PRATIQUE


DE MÉDIATION THÉRAPEUTIQUE
Dans le cadre d’un usage accompagné, les objets numé-
riques présentent plusieurs particularités intéressantes.

Familiarité
Tout d’abord, ils sont très souvent familiers aux enfants et
suscitent de leur part une curiosité importante, pour ne pas
dire un enthousiasme. Les enfants sont plus attentifs et très
motivés. Ils perçoivent leur thérapeute comme un complice
avec lequel ils partagent leurs centres d’intérêts privilégiés
et plus seulement, comme c’est traditionnellement cas,
comme une sorte de substitut parental qui aurait les mêmes
inquiétudes, pour ne pas dire le même dégoût, que ses
parents vis-à-vis des objets numériques. Ces outils per-
mettent souvent plus facilement que les outils de médiations
traditionnelles de favoriser des modes d’attention conjointe
qui constitue dans certains cas un support de remaniements
psychiques essentiels pour l’enfant. Les résultats montrent
que ces applications ont un puissant pouvoir de motivation
sur les enfants présentant un « Trouble du Spectre Autis-
tique » (TSA). Ils sont plus attentifs.
Si la familiarité de l’enfant avec l’outil numérique est un
argument en faveur de l’utilisation de celui-ci, la familiarité
de thérapeutes en est un autre ! Le jeu du squiggle inventé
par Winnicott reste pour moi un support de complicité, de
plaisir, d’exploration et de création partagée sans équivalent.
Mais c’est évidemment mon goût pour le dessin qui porte
la relation privilégiée que j’ai avec cette activité. Les jeunes
thérapeutes passionnés de jeux vidéo, ou qui ont tout au
moins grandi avec eux, trouveront à renouer avec leur
propre enfance à travers cette activité bien mieux qu’avec
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 23

aucune autre et pourront ainsi entrer plus facilement en


résonances avec ce qu’ils observent et comprennent de l’ac-
tivité de l’enfant. Ces résonances, qu’on appelle aujourd’hui
« empathie », sont en effet au cœur du travail thérapeutique
(Tisseron, 2013 a).

Souplesse

Il est facile de limiter le nombre d’informations pré-


sentes sur l’écran ou la tablette tactile, de sélectionner
certaines d’entre elles et de choisir des couleurs et des
formes d’icônes facilement visibles et compréhensibles. Les
informations peuvent ainsi se présenter de façon explicite et
sans ambiguïté.
Or les enfants présentant un Trouble du Spectre Autistique
souffrent souvent de difficultés à gérer la complexité des
informations données dans la vie de tous les jours.
Enfin, les programmes informatiques permettent de
découper l’information en séquences brèves et facilement
mises en œuvre, ce qui correspond également au profil de
certains enfants avec TSA.
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Stabilité et prévisibilité

L’ensemble des outils numériques ont pour point commun


de répondre aux comportements des usagers de façon stable
et prévisible, et donc rassurante.
En partant de cette constatation, l’armée américaine a
conçu le Sim Coach, ou psychothérapeute virtuel, pour des
soldats souffrant de PTSD (Post-Traumatique Syndrome
Disorder). Un grand nombre de ces troubles sont en effet
liés à des situations dans lesquelles la cause n’est pas une
blessure physique personnelle, ni la mort d’un camarade
24 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

de combat, mais une action du soldat lui-même, trauma-


tisé par le caractère honteux et coupable de l’action qu’il
a accomplie. Un grand nombre de soldats sont en effet
confrontés à des situations dans lesquelles ils sont amenés,
en croyant de bonne foi protéger leur vie, à blesser ou tuer
des innocents, notamment des femmes et des enfants. Il est
particulièrement difficile aux soldats qui ont vécu de telles
situations d’en parler à un psychologue ou à un psychiatre
militaire, tant la honte de ce qu’ils ont fait est importante. Le
Sim Coach, qui est une créature numérique représentée dans
la position d’un thérapeute faisant face au patient, permet à
ces soldats d’évoquer leur honte et leur culpabilité avec plus
de facilité. De la même façon que les logiciels numériques
ne jugent ni ne culpabilisent les apprentissages, et donnent
aux enfants une plus grande liberté d’expérimentation et de
complicité dans leurs activités scolaires, un coach virtuel
est accepté plus facilement par un soldat désireux d’évoquer
des pages honteuses de ses activités militaires. Le coach
virtuel n’a jamais de mimiques d’étonnement ou de gêne
face à ce que peut dire le soldat. Bien sûr, en principe, le
psychologue et le psychiatre sont formés à ne pas montrer
leurs réactions émotionnelles. Mais il leur est parfois diffi-
cile de le faire. Si un soldat raconte avoir tué par erreur une
fillette de cinq ans à un médecin qui a justement une fille
du même âge, il est probable que celui-ci laissera paraître
son trouble. Et ce trouble sera immédiatement perçu par le
soldat qui s’imposera une censure sur le récit de ce qu’il a
accompli, alors que ce récit est indispensable à la résolution
du syndrome post-traumatique.
Pour la même raison, les outils numériques sont parti-
culièrement adaptés aux enfants présentant un TSA. Le
caractère répétitif des activités informatiques correspond en
effet à ce que nous savons aujourd’hui de leurs attentes et
de leurs compétences. Ils constituent d’excellents supports
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 25

de développement éducatif chez ces enfants. Ils permettent


de développer des compétences en général peu présentes
chez eux, telles que la reconnaissance des émotions et des
habiletés sociales indispensables dans la vie de tous les jours.
La reconnaissance des émotions a en particulier fait l’objet
de programmes spécifiques sur ordinateur. Dans la plupart
des cas, il s’agit de reconnaître parmi plusieurs visages celui
qui exprime le mieux une émotion, comme par exemple le
plaisir ou la tristesse.

Les tablettes
Depuis quelques années, les tablettes tactiles ont éga-
lement fait l’objet de très nombreuses études. Elles per-
mettent en effet une communication plus intuitive utilisant
directement la possibilité pour l’enfant de toucher les pic-
togrammes qu’il voit présents à l’écran. Des résultats très
encourageants ont été obtenus dans le domaine de la recon-
naissance des émotions et également du développement de
la communication. Des logiciels permettent à des enfants
qui mettent leur doigt sur l’une des images de bénéficier
d’une synthèse vocale produisant immédiatement le son
des mots ou des phrases correspondantes. Par ailleurs, des
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

programmes ont été développés pour favoriser l’utilisation


de ces tablettes en usage partagé de façon à développer
les interactions sociales. Les activités proposées impliquent
la collaboration entre les enfants, ce qui est une tâche
particulièrement difficile pour ceux qui sont atteints de TSA.
Des progrès ont été notés dans le domaine des interac-
tions sociales et verbales des enfants ayant utilisé ce type
d’application. Les enfants atteints de TSA ayant de bons
niveaux intellectuels peuvent également réaliser ensemble
les images successives d’une histoire planifiée ou apprendre
26 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

à planifier de manière collective une action en fonction d’un


but à atteindre.

U NE UTILISATION PARTICULIÈRE DES OBJETS


NUMÉRIQUES : EN PARLER
Dans les chapitres qui suivent, le lecteur trouvera plu-
sieurs utilisations possibles des écrans dans le cours de la
séance de thérapie. J’ai moi-même développé plusieurs dis-
positifs thérapeutiques utilisant les technologies numériques
comme médiation, d’abord en thérapie de groupes, puis
en thérapie individuelle (Tisseron, 2013 b). J’y ai insisté
sur les trois raisons essentielles qui justifient mon avis de
constituer les jeux vidéo en médiation thérapeutique : leur
très fort pouvoir de susciter des émotions, des sensations et
des représentations personnelles, ce qui fait d’eux un outil
privilégié sur la voie de la subjectivation ; la mise en scène
des images de soi et des fantasmes privilégiés du joueur à
travers la construction d’un personnage qui le représente à
l’écran ; et enfin leur constitution en support de récit de telle
façon que ces jeux peuvent utilement être utilisés comme
un intermédiaire entre le mode de pensée en image lié aux
processus primaires et la construction narrative liée aux
processus secondaires.
Mais beaucoup de thérapeutes restent encore réticents à
utiliser les écrans en séance. D’abord parce qu’ils n’ont
pas une pratique personnelle des écrans ludiques. Ils sont
arrêtés par la peur de perdre le contrôle dans une activité
que beaucoup de jeunes semblent maîtriser mieux qu’eux,
et même par celle de perdre la face. Mais nos patients sont
bienveillants, ne leur refusons pas le plaisir de nous faire
découvrir parfois ce que nous ignorons encore !
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 27

À ces arguments psychologiques s’ajoutent des arguments


pratiques. Il est souvent difficile, reconnaissons-le, de faire
se juxtaposer dans le temps forcément réduit d’une séance
de thérapie, une utilisation des écrans et un travail de verba-
lisation des enjeux qui y sont mobilisés. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle j’ai gardé l’utilisation des écrans pour
les séances de thérapie de groupe pour lesquels le nombre
de participants, cinq à six en général, peut justifier les deux
heures d’activité qui permettent de faire se succéder un
temps d’écran et un temps d’échange verbal, ou, selon les
cas plusieurs temps d’écran et plusieurs temps d’échange à
leur sujet.
Je me contenterai donc de dire quelques mots ici de la
façon dont un thérapeute d’enfants et d’adolescents peut
prendre en compte la relation privilégiée des enfants aux
écrans, sans pour autant introduire un outil numérique dans
le cadre de son travail, et sans pour autant être familier avec
les jeux vidéo. Il suffit pour cela qu’il prenne en compte
les différents usages que le joueur de jeu vidéo peut faire
du personnage de pixels qu’il incarne sur l’écran et qu’on
appelle un « avatar ». L’avatar possède à la fois un très
fort pouvoir de contenir certaines caractéristiques physiques
et mentales de son créateur et utilisateur, et un très fort
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

pouvoir de transformer l’environnement numérique dans


laquelle il évolue, de se transformer lui-même et de faire
évoluer les compétences, mais aussi les représentations de
son utilisateur.
Ces caractéristiques se combinent pour produire cinq
fonctions. Toutes ne sont pas utilisées en même temps et
certaines d’entre elles peuvent même ne jamais l’être. Mais
elles sont toujours virtuellement présentes :
1. Tout d’abord, mon avatar peut être un véhicule qui me
permet d’explorer les mondes virtuels dans lesquels il
m’est impossible d’aller sans lui ;
28 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

2. En second lieu, il peut être un outil, que j’utilise comme


un prolongement de ma main pour prendre des objets
numériques dans les espaces où j’ai pu m’aventurer grâce
à lui ;
3. Il permet également d’entrer en relation avec d’autres
utilisateurs des mêmes jeux et je choisis alors de voir le
monde à travers ses yeux pour entrer en relation avec les
avatars d’autres joueurs ;
4. En quatrième lieu, il peut devenir une interface de com-
munication avec moi-même : c’est le cas si je décide de
voir mon avatar devant moi sur mon écran, comme une
poupée, ou plutôt comme un enfant dont je serais la mère.
Je le guide et le protège ;
5. Enfin, mon avatar peut devenir un espace d’incarnation
et c’est évidemment pour le thérapeute son usage le
plus intéressant. Il peut incarner une facette du joueur,
idéalisée (les rêveries glorieuses, diriger un empire, etc.)
ou sombre (le « côté obscur de la force »). Il peut incarner
une figure de l’histoire personnelle, comme une mère
envahissante, abusive ou autoritaire, un père sadique, etc.
Il peut incarner un disparu très cher auquel le joueur
donne vie. Enfin, et c’est sa dernière incarnation possible,
il peut figurer un « fantôme psychique », c’est-à-dire une
figure familiale qui ne renvoie pas à un personnage réel
que son créateur a connu, mais à une figure dont il s’est
construit la représentation à partir de discours, d’images
ou de récits qu’il a entendus dans son enfance.
Si l’utilisation de l’avatar comme véhicule et comme
outil correspond à des fonctions psychiques opératoires, son
investissement en interface de relations avec les autres, et
plus encore avec soi-même, constitue un moyen par lequel
le joueur peut apprendre à mieux se connaître lui-même.
Quant aux différentes incarnations dont l’avatar peut être le
P OUR COMPRENDRE LES OBJETS NUMÉRIQUES ... 29

support, leur signification est le plus souvent inaccessible au


joueur lui-même, mais elles constituent pour le thérapeute
un matériel extrêmement riche et potentiellement utilisable
dans le processus thérapeutique. Tenons-nous-en ici à l’es-
sentiel, puisque nous avons largement exposé ces enjeux
ailleurs (2013 b).
En thérapie individuelle, tout s’organise autour de la
capacité du joueur de pouvoir « prendre soin » de son avatar,
et de la construction narrative qu’il organise autour de lui.
D’abord avec le choix de sa race, de son sexe, de ses
compétences et de ses pouvoirs. Puis le récit des événements
au cours desquels ces pouvoirs et ces compétences se
révèlent efficaces ou au contraire inopérants. C’est le récit
des gloires et des déboires du joueur, de ses joies et de
ses peines. Enfin, le joueur peut être invité à aborder le
récit du monde social auquel il a décidé de s’associer dans
l’espace du jeu : rencontres, alliances, cadeaux... Au fur et
à mesure qu’il aborde ces différents domaines, le joueur se
constitue en narrateur de sa propre histoire. Il passe du statut
de celui auquel il arrive des choses (même si c’est par avatar
interposé) au statut de celui qui peut les raconter. Les efforts
que le joueur fait pour se donner des représentations des
situations difficiles qu’il vit dans son jeu contribuent à la
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

constitution de ce que Bion appelait « la machine à penser


les pensées ».
Le thérapeute qui a pu explorer avec un joueur les diverses
compétences de son avatar a forcément établi une bonne
relation avec lui. Il peut donc commencer à lui proposer
quelques interprétations. Mais il ne faut pas non plus se
précipiter. N’oublions pas que le travail de distanciation
narrative sur les compétences et les situations - notamment
difficiles - où est impliqué l’avatar sont une forme de
thérapie à part entière pour le joueur, et qu’il n’est pas
forcément nécessaire d’y ajouter une autre dimension.
30 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

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Chapitre 2

MÉDIATIONS NUMÉRIQUES
ET PATHOLOGIES LIMITES
EN PSYCHOTHÉRAPIE
ANALYTIQUE
Frédéric Tordo

des médiations numériques est


L A PRATIQUE CLINIQUE
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

particulièrement indiquée dans les problématiques nar-


cissiques et identitaires, voire psychotiques, chez l’enfant,
l’adolescent, ou le jeune adulte. Le travail analytique va
s’attacher à contenir, à reformer, à transformer, voire à créer
des processus subjectifs qui ne sont jamais advenus, ou
qui ont été impactés par des traumatismes primaires ou
secondaires.
Nous verrons ainsi que la médiation numérique, prise
dans une relation de transfert, permet de faire émerger le
patient en tant que sujet. Quatre étapes sont décrites, créant
les conditions d’une véritable subjectivation :
32 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

1. une régression formelle-matérielle de la pensée ;


2. une forme de régrédience ;
3. un travail de figurativité ;
4. une virtualisation du préconscient, enfin.
Au décours de ces quatre étapes, c’est un véritable « tra-
vail du double virtuel » qui est rendu possible, c’est-à-dire la
figuration numérique d’un double interne manquant, bientôt
introjecté dans le Moi.

L E CADRE TECHNIQUE
DE LA MÉDIATION NUMÉRIQUE
La pratique clinique
de la médiation numérique
En pratique clinique, on utilise la médiation numérique
directement en séance, alors que le patient sélectionne un
jeu vidéo parmi un ensemble qu’on lui propose1 . Le jeu
peut être joué sur console portable, sur console de salon, sur
ordinateur, sur tablette ou à l’aide d’un casque de Réalité
Virtuelle (ou casque VR). La diversité des supports est
intéressante à considérer, dans la mesure où elle permet
au patient de faire un « choix d’objet », au plus près de son
fonctionnement subjectif du moment. Certaines situations
cliniques contraignent cependant à choisir le jeu vidéo
pour le patient, par exemple lorsque l’on sait que le travail
va s’effectuer sur une courte période de temps, et que
l’on pense que tel jeu vidéo participera mieux de sa vie
psychique plutôt que tel autre. Dans ce cadre, le rythme

1. Pour une revue (non exhaustive) des jeux vidéo utilisés en séance,
voir : Tordo, F (2016). Le numérique et la robotique en psychanalyse. Du
sujet virtuel au sujet augmenté. Paris : L’Harmattan.
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 33

des séances ainsi que leur durée sont davantage fonction de


la problématique du patient, que de la technique des jeux
vidéo en psychothérapie analytique. De la même façon, le
type de jeu vidéo n’est pas le plus important, à condition
toutefois qu’il rende possible une palette d’interactions sub-
jectives. Par ailleurs, on peut décider de débuter le processus
thérapeutique avec un jeu vidéo, et de le finir avec celui-ci,
mais on peut aussi proposer de changer de jeu, par exemple
lorsque le patient paraît s’enliser dans une problématique
psychopathologique. En revanche, il est indispensable que
le jeu vidéo dispose d’une sauvegarde, afin que le patient
puisse retrouver sa partie d’une séance sur l’autre. C’est
particulièrement important avec les pathologies limites,
pour assurer une continuité des séances matérialisant, entre
les séances, une continuité d’être.
Aussi, le dispositif clinique apparaît souple, « élastique »,
et aménagé en fonction de l’évolution de la problématique
psychopathologique sous-jacente. Il permet à deux espaces
de symbolisation de s’épanouir, entre le fait de « jouer »
et le fait de « parler du jeu joué ». D’ailleurs, le dispositif,
comprenant le jeu vidéo et le support technologique pour
le faire fonctionner, est tout aussi important que le cadre
lui-même, qui fonctionne suivant une sorte de « triangula-
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

tion » : le sujet-joueur, le médium (comprenant le jeu vidéo


et le dispositif technique) et enfin, le thérapeute. Dès lors,
le travail devant être effectué par le thérapeute analytique
consiste également à symboliser les mouvements transféro-
contre-transférentiels entre ces trois termes de la relation
(sujet, médium numérique, thérapeute). Aussi, le thérapeute
accompagne le patient, en étant attentif à ses choix, à ce qui
se passe pour le personnage contrôlé par lui, à ses réactions
sensori-affectivo-motrice et lui propose, lorsque la situa-
tion le permet, des commentaires, voire des interprétations
(Virole, 2013). À l’instar d’Anne Brun (2013) on peut dire
34 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

que le cadre thérapeutique avec le numérique se définit par


une implication de la sensori-motricité dans l’utilisation du
médium, mais encore de la dynamique transférentielle et
de la « verbalisation » (patient-thérapeute). Aussi, « dans
le cadre de la psychothérapie psychanalytique, il convient
de s’interroger sur la façon dont le médium malléable va
structurer le cadre thérapeutique, prendre la forme de la
psyché du sujet et induire un processus de symbolisation »1 .

La « règle fondamentale »
de la médiation numérique
Du côté de l’analyste, jouer aux jeux vidéo avec son
patient est d’abord un « temps de récréation-recréation » qui
déroule, dans le domaine des « représentations d’action »
(Freud, Perron-Borelli), l’attention flottante analytique. En
effet, l’analyste est à la fois avec son patient, c’est-à-dire à
son observation pendant la séance, mais dans le même temps
il se trouve lui-même immergé dans un jeu vidéo qui capte
une grande partie de son attention, elle-même prise parfois
dans une satisfaction – un temps de « récréation ». Aussi,
l’analyste est à la fois « au patient » et « au jeu ». Dans
la cure classique, l’analyste doit écouter l’analysant en ne
privilégiant, a priori, aucun élément du discours de celui-ci,
ce qui implique qu’il laisse fonctionner le plus librement
possible sa propre activité inconsciente, suspendant les
motivations qui dirigent habituellement l’attention. De la
même façon en médiation numérique, l’analyste écoute son
patient, dans le même temps qu’il le regarde jouer, parfois
en jouant avec lui, en ne privilégiant, a priori, aucune action
numérique ni aucun élément du discours sur celle-ci. Aussi,
l’analyste doit tenter, autant que faire se peut, de proposer
un espace dans lequel les actions numériques et psychiques

1. Brun (2013), p.39.


M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 35

ne sont pas gouvernées par des préjugés conscients, voire


des défenses inconscientes, sur la façon dont le patient
joue, aussi bien que sur la façon dont il parle du jeu vidéo.
De la même manière, l’analyste se trouve pris dans une
« participation flottante », dans la mesure où il se laisse
librement aller à jouer avec son patient.
Du côté du patient maintenant, il semble parfois néces-
saire de rappeler le pendant de cette première règle analy-
tique, celle de la « libre action » dans le jeu vidéo, l’équi-
valent en médiation numérique de la libre association en
cure classique. Elle consiste à proposer au patient qui joue
de jouer comme il l’entend, en même temps que d’ajouter
qu’il est invité à dire ce qu’il pense et ressent sur ce qu’il
est en train d’agir dans le monde numérique. L’essentiel de
l’écoute analytique se situe alors à un niveau infraverbal, en
passant par l’exploration consciente et inconsciente, dans le
jeu d’une co-création, des actions numériques, comme des
sensations et des affects engendrés par elles.

F IGURATIVITÉ , RÉGRESSION
ET RÉGRÉDIENCE
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

DANS LA MÉDIATION NUMÉRIQUE


Sept éléments de régression formelle
dans la médiation numérique
La technique psychanalytique à médiation numérique sol-
licite une « régression formelle du penser », chez le patient
comme chez l’analyste. Elle consiste dans le passage de la
« pensée » à des modes d’expression, de symbolisation et
de comportement d’un niveau « minimal » du point de vue
de la complexité, de la structuration et de la différenciation
(Laplanche, Pontalis, 1967). Il s’agit essentiellement d’une
36 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

régression formelle du langage verbal à l’expression de


modalités sensori-affectivo-motrices.
Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliciter
cette forme de régression en séance (Tordo, 2016) : 1. Les
modalités verbales de la pensée sont peu sollicitées, dans
la mesure où le patient passe par des actions matérielles et
des images, bien davantage que par des mots, pour jouer et
progresser dans le monde numérique ; 2. La narration vidéo-
ludique soutient également cette forme de symbolisation,
puisque le joueur s’oriente, pour construire un récit qui lui
appartient, par ses propres actions. Celles-ci auto-génèrent
une histoire, puisque le patient mène des choix d’actions
(conduire son personnage dans un environnement précis,
battre un ennemi plutôt que tel autre, etc.) qui sont autant de
constituants d’éléments d’une « narrativisation » qui permet
au patient d’inventer une histoire inédite, pour lui-même
mais encore de lui-même (Genvo, 2009) ; 3. La régression
formelle est encore alimentée par la posture du patient en
séance : le patient est, en effet, très souvent « avachi » dans
le fauteuil, comme pour fouir en lui ; 4. Plus largement, c’est
la situation spatiale des deux protagonistes de la situation
analytique qui alimente la régression formelle. En effet, le
dispositif de la séance implique rarement un face à face,
mais le plus souvent un « côte à côte » qui brouille les
limites corporelles patient-thérapeute. Cette « intimité »,
engendrée par la proximité spatiale, se trouve aussi nourrie
par une identification narcissique du patient à l’analyste,
dans la mesure où c’est très souvent le thérapeute qui joue
le premier, pour faire découvrir le gameplay1 à son patient.
L’analyste joue ainsi avec son patient, parfois même en
même temps que lui, par exemple lorsque le dispositif

1. Terme qui correspond à l’ensemble des règles implicites et explicites


du jeu vidéo, qui a pour équivalent en français le terme de « jouabilité ».
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 37

technique comporte plusieurs supports numériques pour


jouer à deux (deux tablettes, deux consoles portables, etc.),
ou encore que le jeu vidéo propose de jouer à deux sur un
même support (Brothers, a tale of two sons, par exemple).
C’est alors que l’analyste accepte de rendre visible sa
propre régression, en miroir de la régression de son patient.
Or, en analyse, « toute communication analytique ne res-
titue le matériau que pour autant qu’elle parvient à porter
témoignage de la régression transférentielle du patient en
étroite relation avec les contenus régressifs de la vie psy-
chique de l’analyste et la possibilité de celui-ci d’entrer en
contact avec eux »1 ; 5. Le patient est également amené à
régresser, notamment lorsqu’il s’immerge pour la première
fois dans un jeu vidéo que lui propose le thérapeute. En
effet, le temps d’appropriation de la jouabilité, autant que
de l’interface, conduit à une perte de contrôle du Moi,
ainsi qu’un accès moindre aux processus secondaires ; 6.
Par ailleurs, c’est la qualité du médium numérique qui
confronte à cette régression formelle, propre à l’immersion.
Celle-ci est comme une « plongée dans l’eau » (Amato),
comme la sensation d’être entouré d’une réalité totalement
différente (Murray), qui capte toute l’attention et tous les
sens perceptifs. Lorsque l’immersion psychique a atteint
un niveau suffisant, le patient-joueur peut faire l’expé-
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

rience de la « zone », correspondant à un état subjectif de


dédifférenciation avec le numérique : le patient fait alors
corps avec la machine ; 7. Enfin, la régression formelle
est encore sollicitée par l’utilisation tactile des supports
numériques. La tablette par exemple, contraint le joueur à
jouer par le « toucher », dans un contact sensori-moteur
avec la machine. De la même façon, les technologies à

1. Fédida (2000), p.9.


38 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

retour sensoriel (manettes vibrantes, écran à retour hap-


tique, etc.) peuvent aussi organiser dans la psyché une
sorte de « touchant-touché technologique » – la technologie
touchée « touche » en retour –, re-convoquant, dans une
régression formelle co-créée, des préformes réflexives, voire
des formes réflexives sensorielles.

Figurativité, régrédience et virtualisation dans


la médiation numérique
L’expérience analytique à médiation numérique opère
ainsi, suivant notre hypothèse, une régression formelle
des processus de symbolisation, en réveillant des modes
d’expression de la vie psychique « primitive » (Freud).
La capacité du thérapeute à se laisser prendre au jeu de
cette régression prépare alors un mouvement de régré-
dience (Botella et Botella, 2001). Celui-ci est une sorte
d’accentuation de la régression formelle, faisant partie
de la plasticité normale du fonctionnement psychique, et
avec un ordre principal qui serait le progrès. C’est-à-dire
qu’il est à entendre comme un mouvement en devenir,
comme un « potentiel de transformation » ; autrement dit,
virtuel. Pour Botella et Botella, la manifestation la plus
évidente de la régrédience est le rêve, qui fait revivre les
tendances et désirs psychiques, depuis longtemps dépassés ;
ainsi, le rêve « ajoute à la régression formelle la régres-
sion matérielle » (Freud). Et c’est précisément dans cette
liaison entre régression formelle et régression matérielle
que la médiation numérique opère : celle de faire vivre
« matériellement », autant que le jeu vidéo utilisé le permet,
les désirs psychiques, les vécus subjectifs ou encore les
souvenirs traumatiques, cette fois sans passer par la voie
hallucinatoire comme dans le rêve, mais en passant par des
images numériques qui se présentent au patient-joueur dans
un écran. L’expérience subjective est alors plus proche
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 39

du fantasme préconscient-conscient (Tordo, 2012), que de


l’activité onirique à proprement parler.
C’est ce mouvement qui peut donner accès en séance,
chez le patient comme chez le thérapeute, à un travail
de « figurativité » (Anzieu, 1994), ou de « figurabilité »
(Botella & Botella), correspondant à une « régression for-
melle de la pensée » qui s’exprime maintenant principa-
lement sur le mode des images sensorielles et motrices.
Ce travail va consister à mettre en récit, en image et en
sens, la sensorialité telle qu’engagée par la régression
formelle-matérielle de la médiation numérique, suivant un
procédé primordial de liaison. Concrètement, par exemple,
on peut demander au patient en train de jouer, ou à son
décours, de raconter une histoire autour de son expérience
numérique, comme il le ferait pour un rêve. L’objectif est
alors de solliciter, par l’intermédiaire du numérique, des
représentations de choses chez le patient qui miment, peu ou
prou, l’inscription inconsciente des images et des sensations,
notamment traumatiques. En effet, comme le soulignent
Botella et Botella : « Les événements d’avant le langage, et
en particulier leurs effets traumatiques, certaines émotions
et affects, ne peuvent être entendus par l’analyste que grâce
à une figurabilité, à un parcours préalable de sa pensée
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

sur la voie régrédiente impliquant son psychisme bien plus


largement que les réseaux de représentations de mots et de
choses, préconscientes ou inconscientes »1. C’est alors, en
quelque sorte, le « hors langage » traumatique qui est révélé
par le « hors-langage » vidéoludique.
Autrement dit, c’est l’opération de ce travail de figura-
tivité dans la situation analytique à médiation numérique
qui va assurer, progressivement, la possibilité d’une liai-
son entre différents registres de représentations, entre les

1. Botella et Botella (2001), p.1169.


40 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

choses inconscientes et les mots. En définitive, c’est aussi


le Préconscient qui est virtuellement appelé à jouer son rôle
de système-liant entre les différents registres du « penser »,
alors qu’il est régulièrement mis en défaut chez le patient
limite.
Résumons-nous :
1. Le jeu vidéo induit, par lui-même, une régression for-
melle de la pensée ;
2. La situation analytique à médiation numérique renforce
celle-ci, par une liaison avec la régression matérielle :
c’est la régrédience de la médiation numérique ;
3. Les images regardées sont commentées, interprétées,
grâce à un travail de figurabilité, chez le patient comme
chez le thérapeute. Ce faisant, les expériences trauma-
tiques primaires peuvent être également travaillées ;
4. Le préconscient est alors, virtuellement, amené à jouer
son rôle de liaison entre différents registres de représen-
tations (images visuelles, images numériques, etc.).
Suivant notre hypothèse, ce sont ces quatre principales
étapes de la médiation numérique thérapeutique qui créent
les conditions, comme nous allons le voir maintenant, pour
que le patient advienne en tant que sujet.

T RAVAIL DU DOUBLE DANS LA MÉDIATION


NUMÉRIQUE DES PATIENTS LIMITES
L’invention de doubles numériques
pour combler le vide du double interne
En effet, le travail de figurativité en médiation numérique
permet aussi de voir l’émergence chez le patient limite d’une
véritable subjectivation, voire d’une subjectalisation (Cahn,
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 41

1998). Revenons d‘abord, pour le comprendre, sur la situa-


tion du sujet « névrotico-normal » (Tordo, 2016). Il est, dès
l’origine, dans un rapport de duplicité réflexive : d’emblée,
il est « deux en un » (Abraham, 1963), c’est-à-dire qu’il
a la faculté d’être sujet et, dans le même temps, objet,
pour lui-même. Ainsi, les processus, conscients comme
inconscients, recèlent un certain niveau de réflexivité. Cela
est rendu possible par un dédoublement de l’image du Moi,
c’est-à-dire par un « décollement » entre deux parties du
Moi. La première partie, nous la nommons l’autrui-en-soi,
une sorte de « poste d’observation, d’attention, de transfor-
mation et de virtualisation », qui est aussi une « figuration
virtuelle » dans l’appareil psychique. C’est le double interne
et virtuel du sujet. La seconde partie du Moi concerne tous
les états subjectifs (sensations, affects, pensées, etc.) qui
sont observés, au sein même du Moi, par ce double virtuel.
L’ensemble de ce processus, qui fonde le sujet comme
réflexif, nous le nommons l’« auto-empathie réflexive ».
Or, en psychanalyse, nous rencontrons des patients, essen-
tiellement adolescents et jeunes adultes, qui n’ont pas eu la
place de développer ce processus. Ils apparaissent comme
des « non-sujets » : l’autrui-en-soi, qui devrait occuper une
place dans le Moi, en est absent. C’est ce qui explique
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

aussi qu’ils ne peuvent s’auto-observer, se transformer, ni


encore se virtualiser. Pour se sentir tout de même un peu
exister, ils vont alors rechercher ce double virtuel manquant,
constamment, mais à l’extérieur, essentiellement de deux
manières : 1. Ils externalisent tout ou partie de leur vie
psychique « immature », dans des objets externes qui se
révèlent comme « doubles » ; 2. Ce faisant, ils captent
dans tous ces objets l’image de « bouts du Moi », qui
figurent en particulier le double virtuel : c’est donc une
sorte de « captation externe » (Tordo, 2016) de l’image
figurée de l’autrui-en-soi. Or, cette captation-externalisation
42 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

s’exerce très souvent au sein même du numérique, dans


la mesure où c’est un espace qui propose des myriades
d’images de doubles numériques ou technologiques (avatars,
selfies, etc.). Autrement dit, la machine numérique est moins
recherchée pour ce qu’elle est, que pour ce qu’elle montre
au « non-sujet » qu’il n’est pas, dans une quête incessante,
au dehors, d’un succédané au « travail du double ».

Figuration de l’auto-empathie réflexive


dans la médiation numérique
C’est pourquoi aussi, la situation analytique à médiation
numérique avec le patient limite permet, suivant notre
hypothèse, la figuration de l’auto-empathie réflexive, et ceci,
précisément, à deux niveaux (Tordo, 2016) :
1. D’une part, celui de la figuration « transitionnelle »
de l’auto-empathie réflexive. En effet, l’externalisation
technologique de parties du Moi (clivés ou déniés,
par exemple) dans le monde numérique, peut venir
figurer l’image d’un décollement entre deux parties du
Moi : entre celle qui reste au dedans, et celle qui est
externalisée dans la machine, au dehors. Autrement
dit, ce mouvement figure la duplicité normale de
l’image du Moi, dans la mesure où deux parties de
celui-ci apparaissent maintenant comme séparées,
entre le dedans et le dehors, comme elles devraient
l’être intra-psychiquement. L’écran technologique est,
en quelque sorte, ici, à l’image de celui qui devrait
faire « limite » entre le double virtuel et les contenus
psychiques qui en sont l’objet ;
2. D’autre part, le niveau suivant lequel le double numérique
figure, en le mimant, le double interne. En effet, l’auto-
empathie réflexive est aussi représentée matériellement,
c’est-à-dire concrètement, par l’incarnation d’un double
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 43

numérique (par exemple un avatar numérique). Cette


incarnation passe d’abord par des actions numériques,
et Serge Tisseron (2003) d’évoquer ce rapport à l’action
dans le jeu vidéo, en rappelant que la technologie du jeu
vidéo développe la possibilité d’intervenir dans l’image
de telle façon qu’une action réelle produise un change-
ment réel dans l’image. Ainsi, la continuité subjective du
spectateur est assurée par l’exercice d’une action sur la
succession des images, de telle façon qu’il y introduise
sa propre loi de durée. Aussi, l’action nous apparaît
comme le premier lien subjectif qui se forme avec l’objet
numérique ou le personnage numérique : le sujet devient,
peu à peu, spectateur de ses propres actions (Tisseron,
2008).
Pour résumer, deux niveaux de l’auto-empathie réflexive
peuvent être figurés par la médiation numérique : 1. La
figuration d’une limite « transitionnelle », comme ligne
de partage entre deux parties du Moi, à partir de l’écran
qui « sépare » un dedans d’un dehors ; 2. La figuration
du double interne, à partir de l’incarnation d’un double
numérique.

Le travail du double virtuel


 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

dans la médiation numérique


Pour autant, le travail de figurativité de l’auto-empathie
réflexive doit s’accompagner d’un autre travail, plus essen-
tiel encore : celui d’une introjection progressive, une véri-
table appropriation psychique (Roussillon) de ce qui a été,
dans un premier temps, figuré par la médiation numérique.
Ce travail n’est possible qu’avec l’aide d’un tiers-thérapeute,
qui pointe progressivement le lien, grâce à un travail d’in-
terprétation, entre la figuration permise par le numérique
– figuration d’une limite dans le Moi et figuration d’un
44 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

double externe numérique - et le manque interne du patient


– absence de cette limite dans le Moi et absence du double
interne. Nous appelons ce travail, « travail du double vir-
tuel » (Tordo, 2016) qui consiste, virtuellement, en une
« figuration numérique » de la création d’un double interne,
qui fait aussi « limite », et qui fait bientôt retour dans le
Moi.
Autrement dit, le travail thérapeutique à médiation numé-
rique consiste à « faire passer » au-dedans le double virtuel
qui n’est, au départ, que figuré au dehors dans les mondes
numériques. Ce travail s’engage principalement par le biais
des actions numériques, assurant peu à peu le lien entre
« être spectateur de ses propres actions numériques » (par
le double numérique) et « être spectateur de ses propres
actions psychiques », comme une amorce du double interne.
Autrement dit encore, le travail analytique va consister dans
le passage, assuré notamment par le Préconscient virtuelle-
ment engagé, du double numérique à l’introjection, à partir
de ce dernier, du double virtuel. Le transfert avec l’analyste
se manifeste alors suivant une sorte de « double retourne-
ment » : d’une part, le thérapeute représente le « sujet »
que le patient n’est pas1 ; mais c’est aussi le « double
numérique » qui représente ce « sujet virtuel » que le patient
n’est pas encore, qui reste donc à construire dans la situa-
tion analytique, mais que le thérapeute reconnaît d’ores et

1. Se substitue ainsi au transfert névrotique par déplacement, un « trans-


fert par retournement » tel que Roussillon l’évoque, tandis que « l’ana-
lyste n’est pas mis à la place de quelque personnage de l’histoire libidi-
nale du sujet, c’est la place du sujet lui-même qu’il occupe. L’analysant
vient faire vivre à l’analyste ce qu’il n’a pas pu vivre et symboliser de
son expérience propre, il vient lui faire sentir ce qu’il ne peut sentir en
lui, il vient lui faire voir ce qu’il ne peut voir de lui ou ce qui n’a jamais
été vu de lui ou trop mal vu pour être intégrable » (1999, p.108). Voir
aussi la notion de « transfert spectral » (Tordo, 2016).
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 45

déjà au patient comme une première forme d’« existence » à


part entière. Tout le travail thérapeutique va consister alors
à « indiquer » au patient la « voie » de tous ces « sujets
virtuels », pressentis à la fois dans le transfert avec l’ana-
lyste mais encore dans les doubles numériques, pour qu’il
puisse enfin les introjecter. Ainsi, la situation analytique
doit permettre la possibilité d’une première introjection, non
pas seulement des doubles « captés-externalisés » dans les
mondes numériques, mais encore, dans les progrès du travail
de la médiation thérapeutique, de la personne de l’analyste
comme sujet « reconnaissant » : « Je te reconnais en tant
que sujet à part entière, même si c’est au départ simplement
par les contenus que tu captes-externalises dans ce double
numérique ».
En définitive, il s’agit d’une tentative de recréation, dans
le cadre analytique, des premiers temps intersubjectifs qui
ont gouverné à l’instauration de l’auto-empathie réflexive
(Tordo, 2016), dans le transfert avec l’analyste, et par la par-
ticipation du médium numérique. Car, en effet, le médium
n’est pas médiateur, c’est-à-dire aussi thérapeutique, d’em-
blée, mais toujours dans une dynamique transfero-contre-
transférentielle (Kaës).
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C LINIQUE DE LA MÉDIATION NUMÉRIQUE


Pierre est un adolescent de quinze ans, qui m’est orienté
par l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), dans une problé-
matique d’échec scolaire, et de pathologie limite exces-
sive du jeu vidéo. Il est placé à la naissance dans une
famille d’accueil, dans la mesure où sa mère biologique
est « inconséquente », « psychotique », avec un père qui
n’est pas connu. L’assistante familiale est de tout temps
46 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

investie comme une « mère », y compris en tant qu’elle est


nommée par Pierre : « Maman ».
Au début de la psychothérapie analytique, Pierre est un
adolescent qui ne fait rien dans le monde social, sauf jouer
à des jeux vidéo toute la journée. Il se manifeste comme
un « non-sujet » (Tordo, 2016). Avec Pierre, le travail de
la médiation numérique a comporté deux mouvements : un
premier mouvement qui consiste à jouer à de multiples jeux
vidéo, directement en séance ; le second a consisté à évoquer
ses propres actions dans ses jeux vidéo préférés, mais sans
passer par la médiation numérique en séance. Durant les
deux premières années, nous n’avons été en séance que
« Jeu vidéo », alternant entre parole sur le jeu vidéo et parole
dans le jeu vidéo. Aussi, chez Pierre, tout passe par les
actions : le travail de la médiation numérique a permis le
passage de l’action comme agir à l’action comme forme de
symbolisation motrice.
Pendant plusieurs séances, Pierre me parle du jeu vidéo
Garry’s Mod School RP. Nous décidons tous les deux d’y
joueur en séance, sur mon ordinateur. Son avatar numérique
va venir représenter une version numérique de lui-même,
et contenir une partie de sa vie psychique : c’est un véri-
table « double numérique ». En effet, ce jeu vidéo offre
la possibilité de jouer un étudiant, et de le jouer vraiment,
puisqu’il s’agit d’un Role-Play (une « interprétation d’un
rôle »), qui offre ainsi une forme de théâtralisation subjec-
tive. Or, il joue dans le jeu vidéo un garçon sage, discipliné,
respectant les codes de la scolarité, studieux même, ce qu’il
n’est pas du tout en réalité ! Il « capte » alors une partie
de lui-même, peu ou prou idéalisée, dans son avatar pris
comme double, de deux manières complémentaires : d’une
part, il se figure dans une situation nouvelle (« Je suis dans
un collège où j’aimerais être »), mais également virtualise
ses propres contenus subjectifs autrement que ce qu’ils ne
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 47

sont actuellement (« je m’y sens bien, sage et discipliné »).


Au fur et à mesure de ce jeu de rôle, mais surtout de la
reprise subjective en séance de cette part subjective captée
dans le double numérique, il devient capable de dire que,
dans le jeu, il s’y anticipe : c’est le début d’un travail de
virtualisation subjective Autrement dit, cette part « captée »
du double numérique, devient chez lui le support d’un
processus d’introjection d’un double interne, permettant de
se subjectiver, en se virtualisant comme un autre moi-même,
puisque son avatar devient progressivement une figure à
laquelle il souhaite maintenant « ressembler ».
Ainsi, le travail de la virtualisation psychique, par le tru-
chement d’une tentative d’auto-empathie réflexive (Tordo,
2016), a débuté alors que le double numérique de Pierre
est venu enrichir le double virtuel, s’y fondre, dans une
nouvelle subjectivation de soi. La médiation numérique est
venue soutenir une transformation psychique, partant d’une
régression formelle-matérielle (au niveau même des actions
matérielles dans le jeu vidéo Garry’s Mod School RP),
pour aboutir à un mouvement en devenir, une virtualisation
d’un soi-même, c’est-à-dire celle aussi de ses processus
psychiques en action : « Mon avatar bouge, pourquoi pas
moi ? » pourrait venir résumer ce en quoi a consisté le
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

travail de la médiation numérique avec Pierre, mais encore,


grâce au travail de figurativité : « Le mouvement de mes
processus psychiques de transformation subjective, pourrait
être à l’image de ceux de mes personnages qui apparaissent
à l’écran ». Autrement dit, le personnage numérique vient
figurer une partie de mon Moi-virtuel, c’est-à-dire aussi de
mes propres processus psychiques en devenir.
Le tournant de la psychothérapie analytique à médiation
numérique s’est manifesté alors que Pierre est devenu
capable de parler, pour lui-même, du sens pris par ses
actions dans le jeu, dans une auto-empathie réflexive
48 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

motrice : il est passé du jeu vidéo au « Je vidéo ». Au


départ, cela semblait impossible pour Pierre, qui manifestait
un embarras chaque fois que nous portions notre attention
sur le sens de ses actions dans le jeu vidéo. Ici, Pierre
manifestait son manque, celui d’un tiers-interne pour se
dire, recherché âprement dans les jeux vidéo, et chez son
thérapeute (« transfert par retournement » / « transfert
spectral »), mais en vain. Aussi, dans le progrès de la
psychothérapie, je n’étais plus pour lui l’« autrui-en-soi »,
le double interne, qui porte attention et sens à ses propres
actions, matérialisées par les actions dans le jeu vidéo, mais
il parvenait à le faire pour lui-même. Du coup, son appareil
à langage est venu prendre le relais, mettant en forme et
en sens ses propres actions. Aujourd’hui, Pierre est un
élève qui « passe », très éloigné de l’image du « décrocheur
scolaire » qui lui collait auparavant à la peau, et la médiation
numérique de servir ce dessein, dans la mesure où elle est
venue accompagner la maturation psychique adolescente,
dans une dynamique transférentielle.
Je reçois Éric, quinze ans lors de la première rencontre,
lui aussi adressé par l’ASE, dans le cadre d’une adolescence
limite, accompagnant une dépressivité qui se révèle, et
s’apaise, par un usage excessif du jeu vidéo. Placé pour
maltraitance physique des parents dans une famille d’ac-
cueil, je le vois à raison d’une fois par semaine pendant un
an. Nous ne parlerons jamais de lui, il s’y refuse, à tout le
moins directement. Nous parlons simplement des jeux vidéo
auxquels il joue. Nous jouons aussi en séance, en régressant
ensemble, recréant régulièrement l’impression de nous trou-
ver dans un bain sensori-moteur à deux, dans un travail de
co-création portant sur les stratégies, les choix d’actions, les
faiblesses et les forces des personnages que l’on commande,
en restant au niveau même des actions telles qu’elles se
déclinent dans les jeux vidéo. Nous regardions également
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 49

de nombreuses vidéos sur YouTube de « YouTubers » qui


montrent leurs incroyables talents à jouer d’astuces pour
progresser aux jeux auxquels Éric s’adonne régulièrement.
C’est le seul accès possible, mais encore « potentiel », à sa
vie psychique. La parole n’est « permise » qu’au niveau de
ces actions numériques-matérielles, mais encore psychiques,
et nous restons à ce niveau d’élaboration : nous restons au
plus près de son fonctionnement psychique.
Lors d’une séance, sans le mettre en mots, il vient avec
un gros sac à l’intérieur duquel se trouve un très grand
ordinateur portable, qu’il me montre, esquissant un léger
sourire à mon adresse. Il allume son ordinateur, puis me
présente tous ses jeux, mais s’attarde sur un des jeux sur
lequel il est en ce moment, Farming Simulator, un jeu de
gestion agricole. C’est le tournant de la psychothérapie.
Le jeu vidéo participe, lors des séances suivantes, d’une
virtualisation psychique : il s’anticipe maintenant « agri-
culteur » dans sa vie professionnelle. Ici, la régression
permise par le cadre analytique, a permis que s’affirme,
d’une manière totalement inconsciente dans le courant de
la cure, une forme de régrédience par la transformation
d’une élaboration sur des actions matérielles en actions
psychiques, en passant de la création d’un « agriculteur
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

numérique » au projet de l’« agriculteur virtuel » : Éric


devient un sujet qui se réalise, et se subjectivise, dans le
monde social. La médiation numérique est pour lui comme
une fenêtre ouverte sur le monde, un monde dans lequel il
peut se penser en tant que sujet agissant. Aujourd’hui, Éric
réalise son projet d’insertion professionnelle, en intégrant
une école pour apprendre son futur métier.
Présentons maintenant l’utilisation de la médiation numé-
rique avec David, un enfant de neuf ans à haut potentiel,
avec organisation psychotique. Il est en cure depuis six
ans avec moi. Voyons directement ensemble une séquence
50 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

clinique (en verbatim), qui marque également un tournant


thérapeutique, pour mieux saisir les implications dans une
psychothérapie d’enfant de la médiation numérique :
— « Donc tu dis que tu as mal, alors que tu n’as pas mal ?
Alors qu’est-ce qui se passe par rapport à ça, qu’est-ce que
tu en penses ?
— J’en pense qu’il faut que je me remette dans la fran-
chise, et garder un peu de respect.
— Tu veux dire, pour toi ?
— Oui.
— Tu n’en as plus ?
— D’autant que, jusqu’à aujourd’hui, j’essaie d’être
quelqu’un de mature. Je me suis rendu compte que, naturel-
lement, je n’étais pas quelqu’un de mature. Que je pouvais
toujours essayer, ça marcherait pas.
— Tu as adopté alors une forme de faux toi-même ?
— Oui, exactement ! De contre-moi. De faux moi-même,
voilà !
— Et à partir du CE1 donc ?
— Par contre, vous pouvez m’interroger, je n’ai pas su
pourquoi ce chamboulement psychologique, et normale-
ment je saurais jamais.
— Non, peut-être que tu ne sais pas le mettre en mots,
mais peut-être que ça s’accompagne de sensations.
— J’avoue qu’en CE2, j’aurais dit que c’était peut-être
une sensation de nouveau.
— De nouveau, d’accord.
— Et peut-être la quitter pendant une semaine aurait fait
une progression. Parce que je rentrais de classe de neige, un
petit stage écolier.
— Mais, tu vois, David, le chamboulement, qu’est-ce que
ça évoque chez toi ?
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 51

— Chez moi, tout est différent ! Genre, je pars, une


semaine plus tard, tout est différent. Enfin, je ne me sens
plus moi-même.
— Donc, c’est comme s’il y avait un toi-même, qui n’était
pas toi-même, puis un autre toi-même, et que les deux
n’arrivaient pas à se réunir ?
— C’est à peu près ça ! Même que c’est ça ! Parce que
dans mes pensées, je suis moi-même, mais dans la réalité,
je ne suis pas moi-même.
— Et ce décalage entre toi-même dans la réalité et
toi-même dans tes pensées, comment on va faire pour
réassocier ? Et ce que tu as envie d’être réassocié ?
— Dans mes pensées, je suis moins mal, mais dans mes
pensées, c’est le vrai David.
— Et, est-ce qu’il y a quelque chose que tu fais, une
activité ou autre, qui te permet de réunir ces deux parties
de toi, c’est-à-dire ce faux-toi et ce vrai-toi ?
— Oui, le Basket ! Au Basket, ça les réunit, et ça ne fait
pas contrôler.
— Ce qui veut dire qu’au Basket, tu parviens à réunir le
toi-même en pensée et le toi-même en réalité.
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

— Oui, ils sont réunis.


— Une autre activité ?
— Oui, le bateau.
— Là, le toi-même en pensée, il rejoint la réalité ?
— Oui, mais sauf que dans le bateau, disons que le faux
moi-même est plus au-dessus que pour le Basket. Deux,
trois mille mètres au-dessus.
— Mais quoi, il vient masquer le vrai toi-même ?
— Oui, il vient le masquer, avec une part de mon vrai
moi-même.
52 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

— Et avec d’autres objets, mis à part ces activités qui


sont sportives.
— J’ai un autre sport où les deux se réunissent, mais qui
n’est pas tellement un sport. Enfin, c’est une autre matière
de notre corps qui va bouger. Les échecs ! Les échecs, c’est
un sport, mais c’est pas les pieds ou les mains qui bougent.
C’est la pensée, la concentration, la tactique.
— Donc, c’est peut-être plus facile de réunir aux échecs
le toi-même en pensée dans la réalité, parce que tu dois
penser aux échecs ?
— Oui ! Par contre, aux échecs, il le dépasse moins qu’au
bateau, mais il dépasse le mal.
— Et là, aujourd’hui, avec moi, tu te sens le faux toi-
même, le vrai toi-même, tu arrives à exprimer ton vrai
toi-même en pensée ?
— Je me sens le vrai moi-même ! Oui, mais les séances
d’avant, c’était pas tout à fait. C’était les ex-aequo, mais
vraiment qui se battaient ! C’était vraiment un gros conflit,
pas comme au basket. Au basket, ça se montre que c’est en
conflit. Avec toi aussi, ça se montre un petit peu.
— Est-ce que tu veux dire qu’il y a un lieu où ton toi-même
en pensée arrive à rejoindre la réalité, c’est ici ?
— Oui !
— Est-ce qu’avec les écrans, tu y arrives aussi ?
— Avec les écrans, non je n’y arrive pas. Franchement,
avec les écrans, non ! Devant les écrans, c’est rien ! Même
les jeux vidéo.
— Donc, il te faut une relation... ?
— Du cœur !
— Du cœur. Mais, alors, au sein de la famille, y’a pas
ça ?
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 53

— Au sein de ma famille ? Quelques-unes. Si on fait, à la


base, ça serait, oui, ma petite sœur, grande sœur. Avec ma
petite sœur, je me sens, dans la base du seulement négatif.
Et avec ma grande sœur, je me sens seulement dans la base
positif.
— Tes parents ?
— Franchement, mes parents, j’en sais rien. C’est du
rien !
— C’est du rien, tes parents, d’accord.
— Comme pour les jeux vidéo !
— Donc, pour l’instant, il n’y a pas cette relation du cœur,
qui permet de te réunir.
— Pour l’instant !
— Ah ! Ce qui veut dire que tu l’envisages ?
—Je veux dire que, avant, y’avait que du positif, jusqu’à
mes quatre ans environ, c’était que du positif. Après, je
ne sais pas pourquoi pour l’instant, y’a eu du négatif.
J’envisage que, sans m’en rendre compte, je suis plus positif
que négatif.
— Mais avec tes parents, par rapport à ce toi-même en
pensée, est-ce que tu envisages une relation de cœur comme
tu peux en avoir avec tes sœurs ?
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

— Non franchement, rien.


— Aujourd’hui, comme dans le futur, avec tes parents, y’a
du rien. On pourrait dire ça ?
— Oui !
— Et dans le futur avec les écrans. Ou avec un robot,
tiens !
— Avec un robot, je sens qu’il y aurait du ex-aequo.
— Alors, explique-moi, qu’est-ce que tu veux dire ? Ce
serait ex-aequo entre ton toi-même en pensée et ton toi-
même en réalité ?
54 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

— Oui ! Voilà !
— Donc, ils se battraient les deux toi-même ?
— J’en sais rien, mais je pourrai avec le robot établir une
relation de cœur.
— On verra ça, parce que bientôt, je vais avoir un robot
ici.
— J’en ai déjà eu deux, un robot en chien, et un petit
robot.
— Très bien, est-ce que tu veux jouer maintenant ?
— Comme tu veux ! »
Puis vient un temps de jeu vidéo avec le jeu « Prune » sur
tablette numérique. Il s’agit d’un jeu basé sur le toucher,
avec un esprit poétique, où il faut faire pousser un arbre suf-
fisamment pour que les bourgeons répartis sur les branches
éclosent. Pour cela, il faut tailler les branches inutiles, en
donnant une direction à la pousse de l’arbre afin qu’elle
atteigne la lumière. Il participe ainsi du virtuel psychique,
puis permet de travailler les mouvements subjectifs de
l’enfant, comme nous allons le voir avec la séquence-jeu de
la séance. Alors que David joue :
— « Toi qui me disais qu’avec les écrans, tu n’as pas une
relation avec toi-même ?
— Là, j’ai une relation que c’est assez nouveau.
— D’accord, ah ! Comme tu as reconnu le chamboule-
ment psychologique ?
— Voilà !
— Et, est-ce que tu te sens avec toi-même en jouant ?
— Oui, je me sens avec moi-même. Parce que c’est un
jeu, soit tu fais comme ça [désignant le mouvement de ses
doigts sur l’écran afin que la pousse de l’arbre penche vers
la droite], soit tu fais comme ça [désignant maintenant le
mouvement de ses doigts sur l’écran afin que la pousse de
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 55

l’arbre penche vers la gauche], et donc ça vient de moi-


même, enfin de ma franchise, voilà ! Je ne réfléchis pas, je
fais comme ça, ou comme ça !
— Soit on fait comme ça, soit on fait comme ça, qu’est-ce
que tu veux dire ? Soit on est à gauche, le toi-même en
pensée ? Soit on est à droite, le toi-même en réalité ?
— Oui, voilà !
— Et tu préférerais le faire pencher à droite ou à gauche ?
— Tout dépend de l’obstacle !
— Et ça fait conflit ? Ils se battent les deux ?
— Non, pas du tout !
— Pourquoi ?
— Parce que, c’est un jeu vidéo, déjà ! Je me sens apaisé
des conflits en jouant. »
En début de travail psychanalytique, David apparaît
comme un enfant dont l’imaginaire flirte avec la matière
délirante de ses fantasmes. Le clivage entre un bon objet
aimé et un mauvais objet haï, est patent, ce dernier étant
ordinairement le dépositaire des pulsions agressives de
l’enfant. Régulièrement persécuté ainsi par un de ses
deux parents, en tant que l’un est bon, l’autre mauvais,
alternativement. Indissociablement, le Moi de David est
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

aussi clivé entre des représentations d’un soi-même pourri


ou « idiot » (ce sont là ses propres termes) et un soi-même
roi, tout-puissant. Il se comporte alors de deux manières
caricaturales, en tant que « roi de la famille » puis, par
l’effet de la projection de la représentation d’un bon objet
au dehors, comme un « débile ». Aussi, cette forme de
dissociation manichéenne, provoque régulièrement des
effondrements de nature psychotique. Il est alors dans le
« néant », et se tape fortement la tête avec ses points, pour
signifier à ses parents qu’ils ont tort de le penser autrement
que ce qu’il dit qu’il est. Dans la progression de la cure
56 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

cependant, et comme on peut le voir dans cette séquence de


séance, les sentiments très contradictoires, et inconciliables,
envers les objets, soutenus par une pulsionnalité agressive et
violente, s’amenuisent. Les affects prennent une coloration
moins radicale : c’est le « négatif » ou le « positif », en
contrepoint d’affects auparavant tous plus archaïques les
uns que les autres. C’est aussi le « rien », soit l’absence
de considération, de préoccupation, donc d’identification
projective, vis-à-vis des parents, ou des figures tutélaires.
L’apaisement de l’intensité de la vie pulsionnelle mène ainsi
à des revirements de l’humeur beaucoup moins violents, et
supportables, pour David. La séquence clinique montre un
enfant clivé, autant au niveau des objets que du Moi, mais
aussi à l’égard de la réalité. Soit qu’il ne parvienne à la
rejoindre, ou c’est pour mieux y déposer par identification
projective tout un matériel persécutoir. David vient illustrer
également combien la médiation numérique intervient en
tant qu’assimilée au rythme de la séance. Elle vient en
continuité avec elle, comme reprise du matériel clinique
précieusement acquis par la parole, mais aussi comme
reprise subjective par l’intermédiaire du double numérique.
Il était assez évident, chez David, que les mouvements
de ses mains, balayant par le toucher de droite à gauche
l’écran pour que l’arbre pousse de travers en fonction de
ces directions, reprenaient les mouvements psychiques
propres au clivage de son Moi. Mais encore que le clivage
Moi-réalité s’en trouve alors apaisé, dans la mesure où,
la direction de l’arbre mimant le clivage des directions
inconciliables du Moi, David voit représenté, dans la réalité,
son lui-même en pensée. Autrement dit, le « soi-même » en
pensée, son vrai lui-même, rejoint ici la réalité : quelque
chose de son Moi (clivage bon-mauvais, clivage du Moi) se
trouve maintenant représenté dans une réalité (choix d’une
direction de l’arbre qui penche vers la gauche ou vers la
M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 57

droite). C’est aussi s’apercevoir qu’une relation à du « rien »


peut devenir une « relation de cœur », et de pouvoir penser
qu’il n’en est pas autrement avec des personnes contenantes
de son entourage, essentiellement avec ses parents.
Aussi, ce que représente David, c’est le processus d’auto-
empathie réflexive médiatisée, en tant qu’il externalise une
part de lui-même dans le jeu vidéo qui fait bientôt retour
sous la forme d’une symbolisation sensorielle (balayage des
mains), figurant réflexivement la ligne de partage entre le
bon et le mauvais, que vient symboliser dans le numérique
le « tronc de l’arbre ». Ici, nous avons donc un processus
inconscient (clivage) qui vient à être figuré à partir d’une
« démarcation » de l’image matérielle vidéo-ludique (côté
gauche du tronc de l’arbre, côté droit de ce même tronc ;
« élagage numérique » des branches de l’arbre).
En ouverture, nous pouvons maintenant dire un mot
sur l’utilisation de la Réalité Virtuelle en psychothérapie
analytique. Nous recevons Grégoire, un enfant âgé de neuf
ans, en classe de CM1. C’est un enfant qui se présente
comme très inhibé de ses affects, avec des troubles dans les
apprentissages, présenté par ses parents comme « hyperac-
tif ». Nous utilisons le jeu vidéo « Cosmic Roller Coaster »
lors de la dixième séance, avec un casque de VR.
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

En jouant, Grégoire semble très impressionné d’« être


dans le jeu », me dit-il. Il ajoute, au décours de l’immer-
sion :
« J’ai été très surpris, parce que quand je regardais à
droite, je voyais la chose entière. Il y avait comme une sorte
de planète orange, et à l’intérieur, je pouvais passer dedans.
Sinon, dans les autres planètes, je ne pouvais pas. Je pensais
que je passerais au-dessus. À la place du tunnel, je pensais
que ce serait des rails – Qu’est-ce que tu as ressenti dans
ce tunnel ? – Quelque chose qui m’avait un peu stressé. Au
premier tunnel, lors de la grande descente, avec la vitesse !
58 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

J’étais un peu angoissé, ça m’avait l’air d’aller vite, comme


si j’étais complétement dedans ».
L’effet d’immersion, dans une régression formelle-
matérielle, permet à Grégoire d’élaborer ses affects à partir
des données figuratives de l’image matérielle numérique,
alors qu’il se ressent « dans l’image ». C’est la première
fois que j’entends Grégoire « se sentir », c’est-à-dire
« auto-emphatiser » réflexivement ses affects, parce que,
me dit-il : « Je ressens plus d’émotions dans le casque
qu’en général ». Ce qui lui permet de faire le lien entre
ces affects tels que déployés par la VR, et les affects qu’il
peut maintenant métaboliser, et faire correspondre à un
moment de « séparation » : « C’est comme lorsque j’ai su
que mon AVS1 avait trouvé un autre travail, parce qu’elle ne
gagnait pas beaucoup d’argent. J’ai peur qu’on ait du mal à
en trouver une... comme une perte ». Ainsi, ici, Grégoire,
par le truchement de l’immersion dans la VR, parvient
à se décoller de ses affects, provoqués par la régression,
empruntant le « circuit » du travail du double en passant
d’un « se sentir dans l’image » à un « se sentir dans un
passé » qui fait trauma (perte).

E N CONCLUSION
Le numérique, en permettant au sujet de se reconnaître en
tant que sujet agissant, constitue un espace de subjectivation,
en action, et de virtualisation. L’auto-empathie réflexive, en
se médiatisant, permet au sujet de représenter son monde
subjectif comme une altérité extérieure, pourtant bien inté-
riorisée. C’est aussi ce qui explique que l’on utilise le jeu
vidéo, et plus largement le numérique, comme espace de

1. Auxiliaire de Vie Scolaire.


M ÉDIATIONS NUMÉRIQUES ET PATHOLOGIES LIMITES ... 59

médiation thérapeutique. On attend en effet de la relation


avatariale, par exemple, qu’elle permette une rencontre
subjective. La création d’un double numérique vient décol-
ler parfois de l’absence souvent patente du double virtuel.
Travailler sur le double, fut-il extérieur et numérique, permet
de donner une forme à ce double virtuel manquant, et parfois
mener à la voie de son introjection.
La médiation numérique s’offre ainsi comme une « porte
d’entrée » à des formes de symbolisation difficilement
convocables autrement avec ces patients.

B IBLIOGRAPHIE
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60 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

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Chapitre 3

UTILISATION DES TABLETTES


NUMÉRIQUES PAR
LES PERSONNES AUTISTES

Aspects théoriques et pratiques

Benoît Virole
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

pour les
L E FORT INTÉRÊT DES ENFANTS AUTISTES
tablettes numériques est un fait d’observation.
L’intensité de cet intérêt est tel qu’il inquiète souvent
les parents et les professionnels qui peuvent voir dans
cette passion le risque d’un enfermement supplémentaire
et d’une rupture accrue de communication. Conçues pour
un usage strictement individuel – le format d’écran ne
permet pas la vision conjointe - les tablettes semblent plutôt
des obstacles devant le travail éducatif et thérapeutique.
Mais inversement, les tablettes numériques sont aussi
des systèmes palliatifs aux difficultés de communication
62 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

des personnes autistes. Elles permettent un usage facilité


d’images, de textes, de sons, offrant à la personne autiste
la possibilité de contourner ses difficultés expressives
et/ou motrices. Elles permettent ainsi au professionnel
accompagnateur de la personne autiste, de disposer d’une
interface pouvant performer des applications logicielles
intégrant des méthodes spécifiques, des programmes
d’éducation, des exercices d’apprentissages, des ateliers
de remédiation cognitive, des systèmes de communication
alternative. Elles sont donc des vecteurs remarquables
d’aide aux personnes autistes et en particulier aux enfants.
L’observation de l’usage libre de ces tablettes par les
personnes autistes montre qu’elles sont d’abord investies
comme des espaces d’exploration leur permettant de
déployer leurs investigations dans des mondes virtuels,
neutres émotionnellement, et particulièrement réactifs.
Ce dernier usage impose une réflexion sur la nature du
couplage entre la pensée autistique et les mondes virtuels.

L ES TABLETTES TACTILES
Les tablettes numériques se présentent sous la forme d’un
objet maniable pouvant être soit saisi à deux mains, soit posé
sur une table à plat ou bien encore disposé sur un support
oblique. Leur taille varie selon les dimensions de l’écran. Le
format 10 pouces est le plus adapté car il permet une vision
confortable à bonne distance, une manipulation adaptée et
la possibilité d’un partage à deux de la vision écran. Les
formats plus petits gagnent en portabilité mais exposent à
des maniements plus rapides, donc à des chocs, et limitent
les tablettes à une utilisation strictement individuelle peu
adaptée à une utilisation avec des professionnels et au
partage avec les parents. L’espace écran des tablettes est
U TILISATION DES TABLETTES NUMÉRIQUES ... 63

conçu pour une perception visuelle rapide de l’ensemble des


objets graphiques, sans qu’il soit nécessaire d’effectuer une
longue exploration oculaire. L’espace écran d’une tablette
est adapté à la taille du spot attentionnel et évite une sur-
charge en mémoire de travail séquentiel (pas de trop longue
poursuite oculaire pour rechercher les objets graphiques).
Les enfants autistes peuvent avoir une vision complète
de l’écran sans être perturbés par des stimuli externes.
Conçus au départ pour le confort visuel et l’ergonomie
logicielle de tout et un chacun, les écrans des tablettes se
sont ainsi révélés, par l’usage, remarquablement adaptés aux
possibilités de traitement visuel des personnes autistes1 .

Commandes tactiles
Les commandes des tablettes sont tactiles. Le contact
du doigt de l’utilisateur sur un objet graphique enclenche
un événement. Pour passer d’un écran à un autre, il suf-
fit de faire glisser l’image. Il en résulte une interactivité
intuitive très forte, étayée sur les affordances (appuyer,
glisser). Le terme d’affordance désigne le complexe cognitif
associant en un tout indissociable la perception d’un objet,
sa connaissance, la décision d’action sur cet objet et les
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

1. Pour une synthèse des particularités développementales des enfants


autistes, cf. Mottron, L., (2006). L’autisme, une autre intelligence. Mar-
daga : Bruxelles.
64 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

modalités de cette action1 . Le déclenchement de ces affor-


dances permet une séquence courte entre la perception d’un
objet graphique, l’intention subjective de faire une action
et la réalisation de l’événement. Ce circuit court évite les
frustrations des enfants autistes devant la résistance du réel
à réaliser leur intention. Toutefois, il arrive que les enfants
autistes tentent de réaliser quelque chose sur la tablette et
n’y parviennent pas. Cela peut être le cas, par exemple,
quand une application a été déplacée de son endroit habituel.
Une vigilance sur l’emplacement des icônes correspondant
aux applications est donc nécessaire. Le toucher de l’écran
obéit à certaines contraintes de durée et de force de la
pression du doigt. Même si les gestes de toucher et de faire
glisser sont naturels et fortement intuitifs, il peut exister des
difficultés chez certains enfants autistes à bien les contrôler.
Un apprentissage est parfois nécessaire.

Les applications

Techniquement, une tablette est un micro-ordinateur por-


table exécutant des applications logicielles. Les applications
sont lancées par le toucher de leur icône sur les bureaux
virtuels (espace écran). Certaines applications existent par

1. À la différence d’une psychologie « académique » séparant ces


niveaux et leur attribuant des modalités séparées de traitement représenta-
tif, la psychologie dite « écologique » intègre sous le terme d’affordance,
le couplage entre la perception, la cognition et l’action sur le monde.
Cf. Gibson, J.J. (1977). The Theory of Affordances. Dans R. Shaw & J.
Bransford (dir.), Perceiving, Acting and Knowing. Toward an Ecological
Psychology (p.67-82). Hillsdale, NJ : Lawrence Erlbaum Associates, ou
dans Virole, B., Radillo, A., (2003). Cyberpsychologie. Paris : Dunod.
Très utilisé dans le domaine de l’ergonomie logicielle comme dans celui
de la recherche en réalité virtuelle, le concept d’affordance est majeur
pour la compréhension de l’usage des interfaces numériques par l’enfant
autiste.
U TILISATION DES TABLETTES NUMÉRIQUES ... 65

défaut sur la tablette mais la plupart doivent être téléchar-


gées par le biais d’une connexion internet. La connaissance
de certaines précautions d’usage dans le téléchargement
est impérative (ne pas télécharger sans vérification des
sources, faire attention aux inscriptions commerciales, etc.).
La recherche des applications est aidée par un moteur
de recherche qui permet d’afficher des listes d’applica-
tions disponibles, certaines gratuites (moyennant souvent
l’affiche de publicités), certaines payantes. Le choix des
applications mises à disposition des personnes autistes et de
leur entourage professionnel est crucial. Il engage la nature
du projet d’utilisation des tablettes (usage communicatif,
éducatif, rééducatif, de remédiation thérapeutique, ludique,
culturel, en individuel, en groupe, etc.). Dans un cadre
institutionnel, ce choix impose une réflexion sur les buts
d’usage et un test préalable de ces applications. Souvent,
l’utilisation des tablettes montre des faits contre-intuitifs.
Certaines applications dont nous sommes enclins à penser
qu’elles seront utiles aux enfants autistes ne sont pas inves-
ties alors que d’autres, non pressenties, le sont fortement.
Une période d’observation et l’acception d’un empirisme
sont donc nécessaires.
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Les capteurs d’images et de son

Toutes les tablettes disposent d’une caméra et d’un


micro intégrés permettant la captation de photos, de sons,
d’images vidéo, souvent de très bonne qualité et permettant
une restitution immédiate à l’écran. Les fichiers peuvent
être conservés et classés pour tous les usages classiques.
Les tablettes permettent ainsi d’avoir à disposition un outil
permettant de capturer et de reproduire des événements, des
objets, des situations.
66 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

L ES FONCTIONS SPÉCIFIQUES
POUR LA PERSONNE AUTISTE
On distingue six fonctions principales dans l’utilisation
des applications présentes sur les tablettes numériques avec
les personnes autistes :
1. Une fonction de communication. Plusieurs applications
dédiées à la communication avec les personnes autistes
sont aujourd’hui disponibles sur le marché. Globalement,
elles sont construites sur le principe de bibliothèques
thématiques d’images et de pictogrammes, associées à
des fichiers permettant l’émission sonore du mot, et que
la personne autiste peut utiliser pour pallier ses difficultés
de communication. Il s’agit là des mêmes principes que
les techniques de support image. La numérisation et le
maniement tactile les optimisent et offrent de nouvelles
possibilités. Un des intérêts de l’usage des tablettes est la
possibilité de création d’un répertoire d’images adaptées
à chaque sujet, à chaque situation. Utilisées comme sup-
port image, certaines applications peuvent présenter des
séquences de pictogrammes correspondant aux actions
à entreprendre de façon séquentielle ou aux événements
(par exemple : début du groupe, aller dans la cuisine,
faire un gâteau, parler ensemble, fin du groupe, heure
des parents). L’enfant autiste peut voir la séquence de
pictogrammes, peut les toucher pour déclencher d’autres
images explicatives, peut les modifier, etc. Cette fonction
est souvent présentée comme étant l’intérêt principal des
tablettes pour les enfants autistes. C’est, à notre avis,
dommageable car il s’agit là d’une simple réduction de
l’usage des tablettes à un support dynamique d’images.
Or, elles offrent d’autres possibilités pour l’enfant autiste.
2. Une fonction d’apprentissage. Les applications sont choi-
sies pour aider l’enfant autiste à apprendre des notions,
U TILISATION DES TABLETTES NUMÉRIQUES ... 67

des contenus de connaissances (les couleurs, les formes,


les notions, etc.). Des applications dédiées aux enfants
autistes existent. Les différentes méthodes packagées
(TEACCH, ABA, ...) peuvent être associées à des conte-
nus (exercices, images, ateliers, etc.) disponibles sous
forme d’applications et destinés aux apprentissages spéci-
fiques de l’enfant autiste. Cet usage impose une réflexion
préalable sur le type d’approche choisie pour l’enfant
autiste. Il nécessite l’établissement d’une logique de
progression dans les apprentissages. Cette progression
ne peut être qu’individuelle dans la mesure où un des
traits sémiologiques majeurs de l’autisme est la grande
variabilité des profils cognitifs liée à la variabilité des
corrélats neuro-développementaux impliqués comme à
la variabilité des modes de compensation et de régulation
mis en place par l’enfant autiste. Il est aussi possible
d’utiliser des applications standards existant pour tous
les enfants et qui peuvent être utilisées avec profit. Enfin,
il est possible de construire ses propres programmes
d’apprentissage pour chaque enfant et d’élaborer une
progression « à la carte ». Dans tous les cas, ce type
de fonction nécessite la connaissance des niveaux d’effi-
cience de chaque enfant autiste.
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3. Une fonction remédiation. Il est possible d’utiliser les


applications des tablettes dans une perspective de remé-
diation, donc non centrée sur les contenus de connais-
sance mais bien sûr les contenants. Ainsi, les fonctions
exécutives (attention, mémoire de travail, planification
d’actions, évaluation des actions, modifications des buts)
sont des contenants cognitifs fondamentaux, souvent
modifiés, voire sévèrement altérés, par le développement
autistique. Les applications numériques sont d’excellents
systèmes d’aide à la remédiation des fonctions exécu-
tives. Certaines sont dédiées (par exemple Cognibulle),
68 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

d’autres peuvent être des jeux vidéo présents sur tablette


et détournées par le professionnel de l’usage ludique
pour une fonction de remédiation. Une familiarisation des
professionnels avec les notions de fonctions exécutives
est nécessaire pour utiliser ce type d’usage.
4. La fonction mémoire. Les tablettes, comme les ordina-
teurs, sont des systèmes mémoriels. Ils conservent dans
le temps et classifient les contenus. Cette fonction est
massivement investie par les autistes au travers de l’usage
du capteur photo et vidéo pour saisir des événements,
les garder en mémoire et les revoir. La maniabilité des
tablettes permet d’utiliser très aisément des vidéos prises
dans la vie quotidienne et les utiliser sur le plan éducatif
ou thérapeutique. La clinique montre que cet usage vidéo
est très investi par les enfants autistes : ils utilisent la
caméra comme un prolongement de leur regard, ce qui
nous permet de mieux comprendre les particularités des
intérêts autistiques, et cherchent à retrouver les images
prises et conservées en mémoire. Il est aussi possible que
les enfants autistes aient besoin d’un support externe de
conservation et de classification pour organiser psychi-
quement leurs expériences de vie.
5. La fonction connaissance et culture. Avec les tablettes,
il est possible d’utiliser Internet si elles sont connec-
tées et de disposer d’une ouverture sur des espaces
numériques partagés. Cette fonction n’est pas spécifique
des tablettes mais l’expérience clinique de l’usage des
tablettes avec des personnes autistes montre qu’il est très
utile de pouvoir disposer à tout moment d’un moteur
de recherche pour afficher des images et des contenus
de connaissances nécessaires à la communication avec
les personnes autistes (et pas uniquement par l’affichage
des plans de métro de New York ou de Moscou !). À
notre sens, la possibilité de pouvoir disposer d’un accès
U TILISATION DES TABLETTES NUMÉRIQUES ... 69

à Internet à l’intérieur d’une prise en charge éducative ou


thérapeutique d’une personne autiste dépasse le simple
gain technique : elle est constitutive d’un nouveau rap-
port à la personne autiste, rapport ouvert vers le monde,
et triangulant la relation avec elle par la présence d’une
réalité culturelle et sociale partagée.
6. Une fonction d’immersion centrée sur la libre explo-
ration des mondes virtuels. La personne autiste utilise
la tablette pour lancer des applications choisies par lui.
Ces applications peuvent être des jeux, des simulateurs
de réalité, des objets virtuels, des avatars. La personne
autiste s’immerge dans ces mondes virtuels et réalise
des actions, souvent avec une forte charge émotionnelle
pouvant déclencher des mouvements (hand flapping par
exemple). Très souvent, ces jeux vidéo ne sont pas
utilisés de façon standard mais sont détournés par l’enfant
autiste qui s’intéresse à d’autres événements que les buts
usuels de jeu (par exemple ; faire tomber un avatar dans
un trou noir plutôt que de le mener aux buts de jeu).
Ce type d’usage peut dérouter le professionnel ou le
parent, surtout si la personne autiste utilise de façon
répétitive des mêmes séquences de jeux ou détourne des
applications vers un usage stéréotypé. Il est, à notre sens,
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

très important de comprendre la fonction structurante


de cet usage répétitif des mondes virtuels chez le sujet
autiste qui recherche la constance des événements et une
intégration spatio-temporelle maîtrisée. Cela ne signifie
pas qu’il faille laisser les enfants autistes utiliser les
tablettes pendant des heures de cette façon, mais avant
d’intervenir pour une sollicitation nouvelle, il est néces-
saire de comprendre en profondeur le besoin de réassu-
rance de la personne autiste, et qui est offert de façon
remarquable par l’usage des mondes virtuels. Ce type
d’usage peut être à la source d’un partage d’expérience
70 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

avec le professionnel accompagnant. Celui-ci s’intéresse


alors à la façon d’utiliser la tablette par la personne
autiste et l’accompagne dans son usage en s’efforçant de
repérer les répétitions de script d’actions afin d’évaluer
quand il est possible de les interrompre pour proposer
d’autres stimulations. La technique d’utilisation des jeux
vidéo avec les sujets autistes varie avec le style et la
formation de chaque professionnel. La première tâche est
de susciter l’attention. On y parvient en proposant des
applications produisant des effets visuels abstraits sur
l’écran avec un rythme et des couleurs. Puis on montre à
l’enfant comment déclencher et arrêter ces événements
visuels en touchant l’écran. Progressivement, on met en
place des logiciels de parcours où l’enfant autiste peut se
projeter dans l’actant virtuel. Il vaut mieux commencer
par des actants abstraits plus que par des actants anthro-
pomorphes. Ensuite, quand l’enfant accepte de jouer et
de manipuler l’actant, l’utilisation de jeux virtuels permet
des résultats thérapeutiques considérables1 . Dans de nom-
breux cas, l’enfant autiste s’émancipe progressivement de
l’aide du thérapeute pour agir seul dans le monde virtuel.

Q UESTIONS PRATIQUES EN INSTITUTION


En pratique, l’utilisation des tablettes dans un centre pour
personnes autistes pose un certain nombre de questions
techniques que nous listons ci-dessous. Chaque équipe en
fonction de son propre projet peut décider des réponses à

1. Sur l’utilisation des jeux vidéo en psychothérapie, voir Virole, B.


(2003). Du bon usage des jeux vidéo et autres aventures virtuelles. Paris :
Hachette, pour un texte initial, et Virole, B. (2013). La technique des
jeux vidéo en psychothérapie. Dans S. Tisseron (dir.), Subjectivation et
empathie dans les mondes numériques (p.31-49). Paris : Dunod.
U TILISATION DES TABLETTES NUMÉRIQUES ... 71

ces questions. Nous émettons simplement un avis technique


destiné à préciser les enjeux de chaque question.
1. Chaque personne doit-elle avoir sa tablette dédiée ? Cela
paraît difficile à mettre en place en institution mais on
peut rapidement être confronté au problème d’un enfant
qui construit un catalogue d’images personnelles ou qui
sauvegarde une partie de jeu commencé par lui. Une
bonne façon de faire est de choisir antérieurement toutes
les applications disponibles sur toutes les tablettes et
de nominer les répertoires dans lesquels les données
spécifiques de chaque enfant peuvent être stockées. Une
autre option consiste à ne rien conserver de chaque utili-
sation, mais il est dommage de ne pas utiliser la fonction
mémoire de ces tablettes ; ce qui impose une forme
d’allocation des contenus à chaque enfant. Une option
tierce consiste à dédier chaque tablette à des utilisations
différentes : l’une pour le travail sur pictogrammes, une
autre pour la saisie vidéo, une autre pour les jeux, etc. et
de nominer des répertoires dédiés à chaque enfant.
2. Doit-on encourager les parents à utiliser aussi à la mai-
son une tablette numérique avec leur enfant ? Il semble
difficile de laisser l’enfant partir avec la tablette utilisée
dans l’institution mais il est certain que des parents
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

peuvent demander s’il est bon de laisser leur enfant


utiliser leurs propres tablettes à la maison. Une réponse
adéquate semble être d’aider les parents à comprendre
l’intérêt de leur enfant pour les tablettes numériques et
à les guider dans les modalités d’usage. Un pas supplé-
mentaire pourrait être l’usage des mêmes applications
pour la continuité de la communication de l’intérieur de
l’institution jusqu’à la maison, ce qui met en jeu le type
de relation qu’une équipe veut nouer avec les parents.
Dans tous les cas, l’explicitation précise aux parents de
l’usage professionnel des tablettes est une nécessité.
72 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

3. Est-elle en libre disposition pour le patient, ou est-elle


réservée à des espaces temps particuliers ? Tout dépend
des situations, du projet d’équipe, et surtout de l’in-
ternalisation collective dans l’équipe des fonctions des
médiations numériques. Il peut exister des situations où
une personne autiste utilise une tablette comme sup-
port exclusif de communication et l’en priver paraît
contre-productif, assimilable à la frustration d’un moyen
d’expression. Mais il peut exister aussi des situations où
l’usage est réservé à une utilisation thématique en atelier.
Il peut exister des transitions entre les deux situations,
des évolutions dans les usages et les investissements.
Personnellement, nous sommes enclins à penser que la
meilleure solution est de considérer les tablettes numé-
riques comme des vecteurs naturels, disponibles à tout
moment, un peu, toutes proportions gardées, comme on
laisse en libre disposition du papier à dessiner et des
crayons. Mais il peut exister des façons différentes de
répondre à cette question compte tenu des situations et
projets de chaque institution.
4. Les tablettes doivent-elles être connectées à Internet en
WIFI ? À notre avis, il est absurde de se priver de la
possibilité de connecter au Web comme de ne pas pouvoir
télécharger des applications. La mise à disposition d’une
borne WIFI dans l’établissement est une nécessité de
premier ordre.
5. Faut-il mieux des produits Apple (Ipad) ou des systèmes
utilisant Androïd ? Ce n’est pas une question de goût
mais une question stratégique. Le monde Apple est un
monde sûr, productif, mais fermé. Le système d’appli-
cation Androïd est ouvert et permet de télécharger des
applications intéressantes, souvent gratuites, développées
par des chercheurs, des cliniciens, des associations, etc.
En étant ouvert au monde Windows, il est possible
U TILISATION DES TABLETTES NUMÉRIQUES ... 73

de gérer et partager des fichiers images, vidéo et de


développer soi-même des applications. C’est possible,
mais plus limité sur Apple, et tout téléchargement doit
passer par le magasin commercial.
6. Laisse-t-on les personnes autistes utiliser librement
toutes les applications ou doit-on réguler l’usage en
contrôlant les applications disponibles ? À notre avis,
il est nécessaire pour les professionnels d’organiser
les espaces numériques avant la mise à disposition
des personnes autistes (en tout cas pour les enfants
et adolescents). Cela signifie organiser les bureaux
écrans, la disposition des icônes, le paramétrage des
affichages, et de connaître l’ensemble des applications
mises à disposition du sujet. La constitution du premier
bureau apparent lors de la mise sous tension doit être
particulièrement réfléchie.
7. Les tablettes sont-elles fragiles et nécessitent-elles des
précautions d’usage et une maintenance ? Elles sont
robustes mais il faut mieux les protéger par un étui adapté
permettant également leur installation en plan incliné sur
une table. Il est nécessaire de vérifier la propreté des
doigts des enfants avant l’utilisation et prendre garde à ce
qu’ils n’aient pas à la main des objets durs qui pourraient
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

rayer l’écran. Avant leur utilisation, il faut s’assurer de la


charge batterie et il convient de systématiser les recharges
(par exemple : chaque soir avant de quitter l’institution).
Mais les principales précautions sont d’ordre logiciel.
Il faut veiller à la bonne organisation des données, au
choix des noms de dossier et de fichier, ainsi qu’à la
veille contre les virus et les applications imposant des
publicités intempestives. Il est impératif de ménager la
possibilité d’un temps réel de travail professionnel sur
ces différents points.
74 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

8. Existe-il un danger ou une contre-indication à l’utilisa-


tion des tablettes ? Il est difficile de discerner un danger
objectif dans l’utilisation des tablettes. Il reste que ce
sont des objets physiques. Des sujets très agités peuvent
ne pas pouvoir les utiliser correctement. L’expérience
clinique atteste cependant que les tablettes sont très
bien respectées y compris par des enfants autistes agités.
Toutefois, il reste des précautions d’usage en particulier
sur l’interface tactile qui peut demander un apprentissage
chez des sujets malhabiles ou clairement dyspraxiques.
Sur le plan de l’excitation, on rencontre avec les tablettes
numériques les mêmes constats faits avec les jeux vidéo
sur écran standard : l’utilisation d’une interface numé-
rique stimulante visuellement a un effet apaisant chez
les enfants agités et excités. Il reste la gestion délicate
de la fin d’utilisation d’un jeu ou d’une application. Elle
doit être anticipée par le professionnel et gérée de façon
idoine. La meilleure façon étant d’anticiper, de préparer
le moment de la sauvegarde et la prise de conscience
chez l’enfant qu’il retrouvera ses contenus numériques
(fonction mémoire).
9. L’usage d’une tablette peut-elle renforcer les traits autis-
tiques et contribuer à enfermer l’enfant dans une « bulle
numérique » ou à développer un risque d’addiction ?
Le constat d’une forte attraction des enfants autistes
pour les interfaces numériques et singulièrement les
tablettes peut laisser craindre au risque d’accentuation
du retrait de la relation et des activités attendues par
l’entourage parental ou soignant. Cette crainte n’est pas
justifiée quand on partage au préalable avec l’enfant
l’expérience numérique et que l’on agit sur le plan
éducatif (temps d’utilisation, choix des applications), en
toute connaissance de cause, c’est-à-dire en comprenant
les déterminants de cette attraction : généralement la
U TILISATION DES TABLETTES NUMÉRIQUES ... 75

recherche d’expériences faites par l’enfant autiste dans


des mondes virtuels rassurants par leur constance et
offrant de prime une stimulation sensorielle adaptée.
Laisser seul un enfant autiste avec une tablette numérique
peut être judicieux mais à la condition que l’entourage
parental et professionnel comprenne la nature des actions
que l’enfant entreprend (type de jeu, type d’utilisation).
Dans ce cadre, il n’est pas à craindre un risque d’enfer-
mement ou d’addiction.

U TILISATION COMME MÉDIATION DANS LE


CADRE THÉRAPEUTIQUE INDIVIDUEL
Les tablettes sont par définition d’usage individuel. Elles
sont donc peu propices à l’utilisation dans le cadre d’une
médiation thérapeutique individuelle. Elles peuvent par
contre servir de transition à l’utilisation d’une interface
numérique de plus grande dimension – un écran d’ordi-
nateur – avec lequel un travail psychothérapeutique peut
être entrepris. Nous avons détaillé dans l’ouvrage Éloge
de la pensée autiste, la technique d’utilisation psychothé-
rapeutique des interfaces numériques avec les personnes
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

autistes et nous évoquerons ici juste quelques générali-


tés. Elle constitue un élément dans l’ensemble complexe
et difficile de la psychothérapie de l’autisme. Rappelons
que celle-ci, telle que nous la concevons, est un vecteur
parmi les autres vecteurs de prise en charge, qu’elle ne
suppose évidemment pas la psychogenèse de l’autisme,
entité d’origine neurodéveloppementale. Mais les personnes
autistes, enfants comme adultes, ont aussi une vie psychique,
souffrent d’angoisses intenses, et cherchent à exprimer des
contenus émotionnels et des intentions dans des formes
76 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

expressives souvent difficilement compréhensibles. La psy-


chothérapie est ici une aide précieuse. Elle est centrée sur la
singularité du déploiement de la pensée autistique, cherche
sa compréhension phénoménologique, son rapport au temps,
à l’espace, aux objets, ne vise pas à sa normalisation mais
cherche avec le patient les conditions pour son adaptation à
une réalité effective. Les mondes virtuels permettent alors
aux personnes autistes de réaliser des intentions d’action
dans des mondes simulés, souvent simplifiés et ainsi plus
aisés à être encodés cognitivement. La constance de ces
mondes permet également la répétition des intentions d’ac-
tion entraînant des réponses identiques. La réassurance sur
la constance du monde est alors renforcée. Toute la difficulté
réside dans la capacité du thérapeute à partager, ne serait-ce
qu’à minima le monde phénoménologique de l’autisme, à
comprendre la nécessité de la répétition, à être attentif aux
micro-variations de réalisation par lesquelles la personne
autiste émet des intentions nouvelles souvent imperceptibles
et enfin à se dégager d’une valorisation excessive de la
communication au profit d’une co-présence authentique.

Q UESTIONS THÉORIQUES
Il serait dommage de se restreindre à un usage purement
opératoire des tablettes numériques sans réfléchir à leur
apport à la compréhension de l’autisme. Elles ne sont pas de
simples gadgets technologiques palliatifs aux difficultés de
communication mais des systèmes cognitifs externes dotés
d’intelligence logicielle permettant aux autistes d’exercer
leur pensée et leurs intentions d’actions dans un cadre réac-
tif adapté, émotionnellement neutre, constant et stimulant.
L’intérêt massif des autistes pour les tablettes s’explique par
la possibilité offerte par des systèmes répondant de façon
U TILISATION DES TABLETTES NUMÉRIQUES ... 77

stable et adaptée aux spécificités de traitement perceptif


et temporel de l’autisme, tout en évitant les perturbations
inhérentes à l’interaction avec une personne humaine. Com-
prendre les modalités de couplage entre le monde intérieur
du sujet autiste et les mondes numériques permet ainsi non
seulement d’avoir une meilleure intelligibilité des forma-
tions autistiques – en particulier par une attention à des
phénomènes cognitifs originaux - mais également d’agir sur
le plan des prises en charge, qu’elles soient définies comme
éducatives et/ou thérapeutiques.
Nous proposons un triptyque conceptuel permettant de
classer de façon résumée quelques questions théoriques
relatives à l’utilisation des tablettes numériques dans la
perspective d’une meilleure compréhension de l’autisme.
L’individuation. En actionnant des commandes motrices
sur une tablette, en effectuant des choix logiciels, en déclen-
chant des événements, l’enfant autiste réalise une inten-
tionnalité d’action. Cette intentionnalité mobilise sur le
plan cognitif ses fonctions exécutives (attention sélective,
planification, contrôle de l’action, flexibilité) et contribue
à leur harmonisation, surtout quand elle est partagée avec
empathie par un professionnel accompagnant ou un parent ;
sur le plan de la construction subjective, elle mobilise une
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

précipitation de la subjectivité par une mise en acte d’un


« je » virtuel contribuant ainsi à une dynamique d’indivi-
duation. Une étude intéressante pourrait être consacrée à
l’impact de l’utilisation des interfaces numériques sur la
constitution du « je » chez les personnes autistes.
La cohésion cognitive. La neurobiologie contemporaine
de l’autisme a mis en évidence les singularités, variables
selon les sujets, du traitement perceptif, cognitif et émotion-
nel des personnes autistes. L’appétence à certaines formes,
à des dynamiques, à des objets particuliers, les intérêts
électifs, les compétences particulières, les inactivations de
78 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

certains secteurs de l’efficience intellectuelle attestent du


fonctionnement singulier de la cognition autistique. Cer-
taines particularités sont des modalités réussies de régula-
tion, d’autres en sont des échecs. L’investissement excep-
tionnel des mondes numériques peut être compris comme la
recherche d’une cohésion cognitive permettant aux autistes
de réaliser virtuellement ce qu’ils ne peuvent faire réelle-
ment, en particulier une exploration du temps cyclique et
d’un espace constant. Les jeux vidéo sont des intégrateurs
permettant à l’enfant autiste d’être rassuré sur la cohérence
du monde. Une autre formulation consisterait à dire que les
mondes virtuels sont des systèmes compensateurs destinés
à maintenir une homéostasie du soi autistique. L’enfant
autiste cherche à rendre le monde extérieur cohérent à son
monde interne en produisant des effets ou en cherchant
électivement les éléments congruents dans les applications
virtuelles.
La virtualisation. Un des jeux les plus appréciés par les
enfants autistes, comme par ailleurs les autres enfants, est
Angry Birds : dans ce jeu, l’enfant anticipe des trajectoires
spatiales de projectiles. La nature figurative des objets a peu
d’importance. Ce qui est fondamental et génère l’attraction
des enfants autistes est la possibilité de virtualiser une
trajectoire, marquée par une trace anticipatrice, avant de
lancer, avec une intense jubilation, le projectile qui va
suivre les traces indiquées. Il s’agit là d’une explication
remarquable d’un processus de virtualisation : imagination
réflexive d’une trajectoire adéquate à une situation analysée,
décision d’action, contrôle de l’acte réalisé, modification
éventuelle des conditions initiales. On pourrait citer toutes
sortes d’applications de ce même type sur les tablettes qui
stimulent une remarquable physique naïve, c’est-à-dire une
connaissance intuitive du monde. En réalisant des actions
numériques, en manipulant des objets et des images, en
U TILISATION DES TABLETTES NUMÉRIQUES ... 79

déplaçant des avatars, en filmant des événements et en les


reproduisant, l’enfant autiste couple son monde intérieur
avec des représentations externes et virtualise ses intentions
d’actions en dehors de toute réalisation praxique réelle, si
ce n’est l’action tactile sur la surface de la tablette. Cela
peut sembler être une réduction du champ d’expérience, un
enfermement dans l’espace clos d’applications ludiques qui
par ailleurs peuvent nous paraître grossières et inintéres-
santes. Or, ce ne sont pas les contenus figuratifs, l’aspect
sémantique, les scénarios de jeu, les thèmes imaginaires qui
importent – souvent ils sont négligés par l’enfant autiste –
mais bien la virtualisation de la pensée et de l’action. En
ce sens, les tablettes numériques ouvrent des pistes nou-
velles non seulement pour la compréhension des personnes
autistes mais de façon plus large pour comprendre la muta-
tion anthropologique majeure que nous vivons tous avec le
développement des technologies cognitives. Laissons-nous
aller, pour conclure ce texte, à une métaphore qui s’impose
à nous depuis le début de l’écriture de ce texte : peut-être
devrions-nous accepter de voir dans ces enfants autistes
penchés sur leurs tablettes numériques, de nouveaux scribes,
initiateurs d’usages inédits, passeurs de monde et explora-
teurs d’inconnus ?
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

B IBLIOGRAPHIE
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Chapitre 4

JEUX VIDÉO
ET PSYCHOSE INFANTILE

Sur l’intérêt d’une médiation numérique


en Hôpital de Jour pour enfants

Olivier Duris
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert


dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous :
« Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? »
Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi,
si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis .
(Baudelaire, 1869, pp. 109-110)
82 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

traitant de la ques-
P OURQUOI COMMENCER UN TEXTE
tion des jeux vidéo par une citation de Charles Baude-
laire ? Cet anachronisme peut en effet en étonner plus d’un.
Cependant, un lien peut être fait entre le poème en prose
Les Fenêtres et la pratique des jeux vidéo en médiation
thérapeutique. Quand l’auteur observe ce qu’il se passe à
travers une fenêtre fermée, et refait l’histoire de la femme
qu’il aperçoit « par-delà des vagues de toits », il décrit ce
que peut ressentir un joueur qui observe son avatar virtuel à
travers un écran.
Mais quittons cet aparté pour revenir sur la question
des jeux vidéo et leur usage dans une médiation thérapeu-
tique. Rappelons tout d’abord au lecteur que les jeux vidéo
peuvent être reliés au concept de play tel qu’il a pu être
décrit par Winnicott (1971) : un jeu spontané et universel
offrant à l’enfant une expérience créative s’inscrivant dans
le temps et l’espace, lui permettant ainsi d’habiter un espace
transitionnel n’appartenant ni au monde intérieur ni au
monde extérieur, et de manipuler des objets extérieurs
qu’il mettra au service de ce qu’il a pu prélever de sa
propre réalité interne. Il est bien évidemment important
de préciser que les mondes numériques ne constituent pas
« en eux-mêmes » un espace transitionnel, puisqu’ils ne
peuvent fonctionner comme tel qu’à partir du moment où
une acceptation de la séparation est en route et qu’une
socialisation est envisageable.
Cependant, malgré l’intérêt aujourd’hui reconnu de
l’usage des jeux vidéo en tant que médiation thérapeutique
(Leroux, 2009), force est de constater qu’il n’existe
actuellement que peu d’articles ou d’ouvrages décrivant
les effets thérapeutiques que peut avoir la pratique de cette
médiation dans la clinique de la psychose.
Notre but sera ainsi de montrer au lecteur que les mondes
numériques peuvent bel et bien s’avérer être des espaces
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 83

offrant au joueur une possibilité de subjectivation (Tordo,


2013, 2016), et que leur usage dans un atelier thérapeutique
à médiation peut avoir des effets cliniques conséquents, plus
particulièrement dans le champ de la psychose infantile.
Pour ce faire, nous nous attarderons, après avoir présenté
les enjeux de la médiation numérique dans le domaine de la
psychose infantile et le dispositif clinique avec lequel nous
travaillons depuis deux ans, sur le cas d’un enfant que nous
suivons dans le cadre d’un atelier groupal « jeux vidéo »,
dans un Hôpital de Jour pour enfants.

L ES ENJEUX D ’ UNE MÉDIATION NUMÉRIQUE


AUPRÈS D ’ ENFANTS PSYCHOTIQUES
Précisons tout d’abord pourquoi les univers vidéoludiques
peuvent être considérés comme un médium malléable,
concept redéfini par Roussillon (1991) comme objet
transitionnel du processus de représentation. Les univers
vidéoludiques peuvent en effet rendre perceptible et
manipulable l’activité représentative de par leurs propriétés
perceptivo-motrices. Les composantes perceptives des
enfants participant à ces groupes à médiation numériques
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

sont évidemment les plus sollicitées, du fait de la place


importante occupée par l’écran de jeu, mais un travail
moteur et sensoriel peut également être relevé, tant dans
les déplacements observés dans la salle où se déroulent
les ateliers que dans le rôle important des vibrations de
la manette ou du contact avec les touches du clavier
d’ordinateur. Les outils numériques deviennent ainsi un
réel support pour la mise en mots et offrent une possibilité
de travail clinique riche et créative. Les images virtuelles
proposées par le jeu vidéo permettent également d’acquérir
le statut de médium malléable à l’outil numérique. En
84 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

effet, elles peuvent être insérées dans un espace offrant


des possibilités de rêverie, d’illusion et d’inventivité, et
offrent au joueur une possibilité d’interaction avec le monde
numérique dans le contrôle de l’avatar. De plus, ces images
virtuelles, « indestructibles » et pouvant prendre toutes
les formes, transforment les différences quantitatives en
variation qualitatives (Roussillon, 1991). Un lien peut ici
être fait avec la notion d’espace transitionnel de Winnicott
(1971), l’enfant éprouvant le plaisir de créer un objet dont
il aura besoin dans l’illusion de sa capacité créatrice.
Dans une pratique institutionnelle auprès d’enfants psy-
chotiques, l’intérêt de l’utilisation d’un objet médiateur est
d’engager un travail thérapeutique prenant en compte le
langage du corps et de l’acte, les patients étant en deçà des
processus de symbolisation secondaires, vectorisés par les
mots (Brun, 2014). Devient alors possible une inscription
d’expériences sensori-motrices (Piaget, 1936) non inscrites
dans l’appareil de langage : ces dernières étant en effet
expérimentées avant l’apparition du langage verbal, il est
possible qu’elles s’inscrivent selon des modalités autres
que langagières comme le langage du corps, de l’affect
ou la mise en jeu de matériaux de nature sensorielle et
motrice, qui sont particulièrement sollicités dans le cadre
des médiations thérapeutiques. Pourront ainsi s’activer les
processus de passage du registre perceptif et sensori-moteur
au figurable. L’utilisation spécifique du médium par chaque
enfant du groupe renvoie ainsi à la réalité historique et psy-
chique de son lien à l’objet, les modalités de figuration de
ce lien dépendant à la fois du travail singulier du médiateur
et de la réalité psychique de groupe. Le contact avec l’objet
médiateur, dans une situation de thérapie groupale à média-
tion, peut donc réactiver des expériences des premiers mois
de la vie qui renvoient à une réalité historique identifiable
dans l’histoire de l’enfant, particulièrement chez les enfants
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 85

psychotiques. C’est en effet la perception dans la réalité du


médium malléable, et des sensations que ce dernier pourra
provoquer chez l’enfant, qui permettra de réactualiser ces
traces perceptives d’expériences antérieures. Le passage par
le médium malléable, outil caractérisant à la fois l’objet
matériel dans sa concrétude et le lien transférentiel au
thérapeute, focalisé par l’objet médiateur, permettra ainsi
un travail de symbolisation par un retour au sensori-moteur,
premier temps historique de l’activité de symbolisation.
Enfin, il nous paraît essentiel de revenir rapidement sur
l’intérêt d’une pratique groupale à médiation thérapeutique.
En effet, en plus d’apporter un cadre contenant faisant
office d’enveloppe groupale (Anzieu, 1981) offrant une
possibilité de constitution d’un espace interne et d’une
temporalité propre, une prise en charge groupale offre la
possibilité d’effectuer un travail sur la différenciation entre
soi individuel et soi groupal, puis entre soi et autrui. Un
passage du pôle isomorphique au pôle homomorphique
(Kaës, 1976) permet ainsi aux sujets qui composent le
groupe d’élaborer la différenciation de l’espace de l’appareil
psychique groupal et de celui de l’appareil psychique indi-
viduel. De plus, un travail groupal peut permettre la mise
en place d’un dispositif de cothérapie – dispositif qui peut
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

apparaître comme nécessaire auprès de jeunes patients


fonctionnant dans le registre de l’archaïque, augmentant
les possibilités de contenance et permettant un meilleur
travail sur les notions de pareil et d’identique en relation
première, pour tenter un passage vers la notion de couple et
de triangulation.
86 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

P RÉSENTATION DU CADRE
ET DU JEU VIDÉO UTILISÉ
Dans notre pratique quotidienne en Hôpital de Jour pour
enfants1 , le dispositif mis en place pour les ateliers à média-
tion « jeux vidéo » est assez simple. Situés dans une grande
salle, nous sommes tous assis, les patients, une éducatrice et
moi-même, les uns à côté des autres, en face d’un grand mur
sur lequel est projeté l’écran de l’ordinateur ou de la console
de jeu. Chaque enfant joue vingt minutes, avant de laisser
la place au suivant. Le joueur est assis à côté du thérapeute
et échangera sa place avec les autres enfants une fois son
tour terminé. L’utilisation du projecteur permet ainsi que
chacun puisse voir ce qu’il se passe dans le jeu sans être
totalement serré devant l’ordinateur. Pour le cas clinique
que nous allons rapporter, le jeu vidéo utilisé fut Spore,
développé par le studio Maxis. Celui-ci offre au joueur
la possibilité de commencer une partie en contrôlant une
cellule vivant dans les fonds océaniques, qui évoluera de
plus en plus pour devenir une créature terrestre pouvant
contrôler une tribu, puis une civilisation, avant de conquérir
l’espace. Pour ce faire, le joueur doit commencer sa partie
en nourrissant sa cellule, soit avec d’autres organismes
vivants, soit avec des plantes, soit les deux. Le type de
nourriture choisi permettra par la suite de définir si l’avatar
du joueur sera carnivore, herbivore ou omnivore. Lors de la
phase créature, l’avatar du joueur quitte l’océan pour profiter
d’un nouvel environnement : la terre ferme. Il devient alors
possible de rencontrer d’autres créatures générées par le
jeu, et de sympathiser avec elles ou de les attaquer pour
se nourrir. Le choix de nourriture effectué lors de la phase
cellule a ici toute son importance. En effet, si le joueur n’a

1. Hôpital de Jour Centre André Boulloche, CEREP-Phymentin, Paris.


J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 87

nourri sa cellule qu’avec des cellules végétales, sa créature


terrestre ne pourra se nourrir que de fruits qu’elle cueillera
dans les arbres, et si sa cellule n’a été nourrie qu’avec
des cellules « animales », sa créature sera obligée de tuer
d’autres créatures afin de se nourrir de leur viande.
Le jeu Spore offre au joueur une grande possibilité de
modification de l’avatar numérique, lui permettant de rajou-
ter divers éléments (bouches, yeux, nez, bras, jambes, mains,
etc.), ces choix influençant directement son apparence et son
animation, mais également ses compétences (attaquer, voler,
sympathiser, etc.). À chaque moment, le joueur peut décider
de modifier son avatar. Il lui est également possible, à tout
moment, de recommencer une nouvelle partie depuis la
phase cellule, sans supprimer la précédente, en choisissant
simplement une nouvelle planète dans laquelle se déroulera
l’histoire. Ainsi, du fait de tous ces changements d’avatar
et de monde possibles, Spore se révèle être une sorte de
« pâte à modeler numérique » (Tisseron, 2006), permettant
au joueur d’interagir avec ses créations et d’évoluer dans
un monde incroyablement grand et riche, tant dans les
rencontres possibles que dans les interactions permises au
joueur.
Rappelons au lecteur que les caractéristiques que le
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

joueur peut rajouter ou enlever à son avatar sont appelées


« objets » : l’avatar ne serait donc au final qu’un assemblage
d’objets numériques, comparables à des objets partiels
mobilisant le désir chez le sujet et lui offrant la possibilité
d’une mise en sens de l’objet (Tisseron, 2009). L’avatar
devient alors le point de départ du désir mais également
son point d’arrivée, puisqu’il montre au joueur tout ce
qu’il peut lui donner. De plus, il lui permet de devenir le
spectateur de ses propres actions dans un monde virtuel
(Tisseron, 2008), entrant et interagissant dans le jeu. Par
la morphologie, les détails de son visage et de son corps,
88 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

les mouvements possibles et le nom que le joueur pourra


lui donner, un investissement aura lieu et cette situation
pourra offrir au sujet un espace de symbolisation : le joueur
crée en effet un être unique dans lequel il pourra déposer
et mettre en scène certaines de ses parts subjectives. De
plus, à travers les gestes de son avatar, le joueur va pouvoir
exprimer ses propres émotions (le faire chanter, pleurer,
crier, etc.) : l’avatar devient alors véhicule des émotions et
de la subjectivité du joueur (Tordo, 2016), renforçant ainsi
son implication immersive.

Le cas d’Alexis
Alexis est un enfant de dix ans admis à l’Hôpital de Jour il y a
maintenant cinq ans pour un retard de langage. Il présente une
psychose infantile avec également quelques traits autistiques :
très renfermé sur lui-même, il parle peu, mais crée cependant
un contact avec l’autre par des regards ou certains gestes. Je
le suis une fois par semaine dans le cadre d’un atelier « jeux
vidéo ».
Tout d’abord, le jeu Spore est présenté aux trois enfants qui
composent le groupe thérapeutique : deux garçons et une
fille, situés entre neuf et douze ans et présentant tous trois
une psychose infantile. Le médium a très vite été apprécié
par les enfants et ces derniers se sont montrés très investis
et intéressés : il n’a en effet suffi que d’une demi-séance
pour expliquer les mécanismes de jeu au groupe. Lors de la
première séance, les enfants décident tous les trois de créer
une partie commune sur une planète à laquelle ils donnent le
nom de l’Hôpital de Jour. Un seul avatar est par conséquent
jouable, et chacun participe à son évolution. Chaque enfant
peut en effet, une fois que son tour de jeu arrive, modifier
l’apparence de celui-ci, sans que cela ne dérange les deux
autres. Les transformations d’avatar sont d’ailleurs presque
toujours observables dès qu’un enfant commence à jouer, et
peut avoir lieu plusieurs fois durant le même tour de jeu. Deux
séances suffisent pour que les enfants passent de la phase
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 89

cellule à la phase créature, la première phase étant beaucoup


plus courte que la seconde.
L’avatar créé par les enfants est un être carnivore, qui doit
donc attaquer les autres créatures terrestres pour se nourrir
et évoluer. Lors de la troisième séance, Alexis constate que
faire manger des fruits à son avatar provoque chez ce dernier
des vomissements, faisant ainsi à chaque fois baisser sa jauge
de vie et l’emmenant petit à petit vers une mort certaine. La
première fois que son avatar vomit, Alexis rit en s’exclamant
« Tu as vomi ! », puis, suite à mon questionnement, il m’avoue
apprécier les régurgitations de son personnage. À partir de ce
moment, et pendant de très nombreuses séances, Alexis effec-
tue constamment la même action, et ce pendant la totalité de
son tour de jeu, soit vingt minutes : dès qu’il prend la souris en
main, il se dirige vers les arbres pour y manger les fruits afin de
faire vomir son personnage, et s’énerve quand les bras de son
avatar sont trop courts pour attraper certains fruits situés trop
en hauteur. Il ne répond que très peu à nos diverses questions,
si ce n’est parfois avec de simples « oui » ou « non », voire
même avec un rire qui nous semble « forcé ». Ainsi, pendant de
nombreuses séances, nous n’arrivons uniquement qu’à savoir
qu’il aime que son avatar vomisse. Généralement, quand ce
dernier est à la limite de la mort, Alexis suit alors les conseils
des autres membres du groupe et part attaquer une créature
afin de nourrir son personnage pour restaurer sa santé. Il repart
alors ensuite vers les arbres fruitiers pour recommencer à vomir.
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Cette répétition constante de périodes de vomissements fut


assez difficile à supporter pour l’éducatrice et moi-même, qui
ressentions un dégoût assez fort au bout de quelques séances.
Cependant, il nous semblait important de laisser ce jeu répétitif
continuer, tant que nous ne comprenions pas ce qui pouvait en
être la cause.
Après avoir parlé du jeu d’Alexis aux différents soignants de
l’institution lors d’une réunion de synthèse, j’apprends qu’à son
arrivée à l’Hôpital de Jour, il n’arrivait pas à entrer en contact
avec les autres, enfants et soignants, et se faisait vomir lors de
ses moments d’angoisse ou de grande colère.
90 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

Je revois alors plusieurs moments que je n’avais alors que


peu relevés depuis le début de l’année, comme par exemple
Alexis disant à son voisin qui le taquinait pendant qu’il contrôlait
l’avatar « Arrête, sinon je vais te manger », faisant semblant
de manger l’éducatrice assise à côté de lui en mimant les
gestes et les bruits de la créature ou imitant la démarche de
la créature lorsqu’il rentrait ou sortait de la salle. Lors de la
séance suivante, un des enfants s’amuse à faire danser la
créature, et Alexis, en voyant cela, se met également à danser
avant de regagner sa place en imitant la démarche de l’avatar.
L’éducatrice lui dit alors « On dirait que tu es la créature », il
nous regarde en souriant et répond « Créature ». Lorsque vient
son tour de jeu, il recommence à faire vomir son personnage.
Les autres enfants demandent pour la première fois pourquoi
Alexis répète tout le temps la même action. Je rebondis sur
cette question en demandant à ce dernier si son avatar vomit
car il se sent effrayé dans ce grand monde, et qu’il est perdu
et incapable pour le moment de nouer des liens d’amitié avec
les autres créatures ; il acquiesce. Il se met alors à jouer en
se collant à moi, pour la première fois, et commence à faire se
promener son avatar, sans se diriger vers les arbres fruitiers. Il
part nager loin dans l’océan, jusqu’à ce qu’apparaisse l’énorme
« monstre des eaux » : en effet, un des enfants avait remarqué
lors de la séance précédente que s’il s’éloignait trop dans
l’océan, un monstre géant apparaissait pour le dévorer d’un
coup, ce monstre étant le moyen trouvé par les développeurs
pour empêcher le joueur de partir trop loin dans l’océan et
ainsi l’obliger à retourner sur la terre ferme. Alexis semble très
enjoué à la vue de cette scène – il m’était impossible de savoir
si la scène qui lui plaisait tant était celle de la dévoration de son
avatar ou celle de la renaissance depuis un nouvel œuf qui avait
lieu directement après. Je dis alors à Alexis « C’est étrange,
j’ai l’impression que quand ton avatar ne se fait pas vomir pour
montrer à tout le monde qu’il a peur, il tente courageusement de
se diriger vers le monstre des eaux. C’est en tout cas effrayant
que ce monstre le dévore à chaque fois, heureusement que
ta créature renaît directement quand tout ceci arrive ». Il ne
répond pas mais me sourit, puis recommence plusieurs fois la
même action en se faisant dévorer par la créature des eaux.
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 91

Lors de la neuvième séance, l’un des trois enfants, qui a alors


le premier tour de jeu, demande à créer sa propre partie sur
une nouvelle planète, à laquelle il donne son propre nom, en
recommençant ainsi à la phase cellule. Ce premier pas vers
une différenciation a pu se faire sans véritable refus de la part
des membres du groupe ; le fait qu’il est toujours possible, en
un simple clic, de retourner sur la toute première planète créée
et de continuer l’aventure avec l’avatar d’origine y est certaine-
ment pour quelque chose. Il nous semble cependant important
de rapporter le fait qu’au moment où la deuxième enfant du
groupe prend son tour de jeu, elle décide de retourner sur
ladite planète d’origine, ce qui provoque une grande excitation
chez Alexis qui attend encore son tour. Ce dernier se met alors
à applaudir et à frapper le sol avec ses pieds, tout en souriant
pendant de nombreuses minutes.
Cette deuxième enfant annonce alors vouloir tenter de se faire
des amis parmi les autres créatures. Nouer des liens d’amitié
avec les autres personnages du jeu n’est pas une chose aisée :
il faut en effet rajouter des éléments de « charme » sur sa
créature et se diriger vers d’autres espèces afin de danser
devant eux pour lancer un jeu d’imitation. L’espèce en face va
alors reproduire quelques danses en particulier, et un jeu de
miroir devra se mettre en place entre elle et l’avatar du joueur
pour que ce dernier reproduise les mêmes danses afin de créer
un lien d’amitié. J’apprends aux enfants du groupe comment
effectuer toutes ces actions. Celle qui joue alors à ce moment
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

tente d’effectuer ce jeu d’imitations à plusieurs reprises, mais


échoue. Vient alors le tour d’Alexis, qui tente la même action. Il
ne réussit pas et, au bout de plusieurs échecs, retourne vers
les arbres fruitiers pour se faire vomir. Je lui demande alors si
le fait de vomir est une réponse à cet échec dans la tentative
de se faire des amis, il acquiesce. Je lui dis alors que lors de
la prochaine séance, je l’aiderai à créer une créature qui sera
beaucoup plus apte à charmer les autres personnages, il jubile.
Il fait alors vomir son avatar jusqu’à ce que ce dernier trépasse
tout en répétant « C’est pas toi, c’est pas toi », puis « Tu veux
mourir ! ». Juste après la renaissance de son avatar, il décide
de changer l’apparence de ce dernier en une grande forme
longue et fine. Il peine beaucoup à créer son nouvel avatar et
92 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

prend alors ma main en la posant sur la souris de l’ordinateur


et me dit « Je t’aide ». C’est la première fois qu’il s’adresse
directement à moi sans que je lui pose de question. Je l’aide à
créer la créature qu’il souhaite, et la séance prend fin.
Lors de l’avant-dernière séance, j’annonce aux enfants que
nous allons changer de jeu deux semaines plus tard, comme
cela était prévu depuis le début d’année. Les enfants font
alors entendre leur désir de créer des liens d’amitié avec les
autres créatures. Il faut cependant attendre le tour de jeu de la
troisième enfant pour que se réalise enfin cette action, ce qui
provoque une très forte émotion chez les différents membres
du groupe, et particulièrement chez Alexis qui se lève et se
met à sauter partout dans la salle, avant de se placer entre
le projecteur et le mur afin que son ombre apparaisse dans le
jeu pendant qu’il danse et mime l’avatar mordant un ennemi.
Ce passage entre le projecteur et le mur est bien évidemment
accompagné par l’éducatrice et moi-même, qui commentons la
scène en faisant le lien entre son ombre et lui-même, distingués
de l’avatar dans le jeu.
Lors de la dernière séance de Spore, Alexis est le dernier
à jouer. Il interagit désormais beaucoup plus avec les autres
enfants du groupe, ainsi qu’avec les adultes. Lorsqu’un des
enfants réussit à nouveau à se faire des amis, il se met à danser
entre le projecteur et le mur afin que son ombre apparaisse
dans le jeu, tout en criant « Yes ! » ou « Vas-y, bouge ! ». Si l’un
des enfants se bat contre d’autres créatures, il frappe l’avatar de
l’ennemi sur le mur ou fait semblant de le mordre, et s’extasie à
chaque fois qu’un combat est gagné ou qu’une nouvelle amitié
est créée. Lorsqu’arrive son tour de jeu, Alexis tente de se
diriger vers d’autres créatures pour les attaquer, tout en passant
à côté de nombreux arbres fruitiers sans s’intéresser à leurs
fruits.
Il est important de relever que le comportement d’Alexis a
changé, et que ce dernier est devenu capable de donner des
conseils aux autres enfants, ainsi que de les nommer chacun
par leurs prénoms (ce qu’il ne faisait pas dans le groupe
auparavant). Les demandes d’aide qu’il effectue auprès de moi
sont passées d’un « Je t’aide » à « Olivier, je n’y arrive pas ».
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 93

De plus, il ne parle plus comme s’il était le personnage qu’il


contrôle, mais parle directement à ce dernier en lui donnant
des indications comme « Tu dois aller par-là », même quand il
a lui-même la manette en main.

L E JEU VIDÉO ET L ’ AVATAR AU SERVICE


DE L ’ IDENTIFICATION PROJECTIVE
Un des premiers points qui nous semble essentiel à relever
dans le comportement qu’a pu nous montrer Alexis, aussi
bien dans son rapport au groupe que dans sa manière
de jouer et d’interagir avec l’outil vidéo-ludique, est la
prédominance du mécanisme de l’identification projective
(Klein, 1946), mécanisme possible du fait des possibilités
offertes par son avatar virtuel.
L’avatar des jeux vidéo peut en effet être perçu comme
une figure projective du soi, investie narcissiquement. La
construction de l’avatar pourrait alors jouer le rôle de
« miroir conteneur » (Givre, 2013), une partie de l’intériorité
du joueur se trouvant comme mise en gestion à l’extérieur.
Ainsi, l’avatar numérique offre au joueur une possibilité
d’identification imaginaire, étant perçu dans l’image et non
en tant que personne réelle. Le joueur crée ainsi un être
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

unique dans lequel il pourra déposer et mettre en scène


certaines de ses parts subjectives. Cependant, le cas d’Alexis
nous montre bien que dans certains cas, cette capacité de
miroir conteneur peut se retrouver en défaut.
Rappelons que l’identification projective peut se
faire en lien avec n’importe quel type objet, et non
uniquement l’objet maternel. En effet, si nous considérons
l’identification projective comme le processus permettant de
projeter sur un objet des aspects psychiques intolérables tout
en essayant de contrôler l’objet, qui sera alors vécu comme
ce qui a été projeté en lui, nous pouvons remarquer dans
94 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

les séquences cliniques précédemment décrites qu’Alexis


a pu projeter dans l’avatar numérique qu’il contrôlait une
partie de lui-même, particulièrement dans les vomissements
répétitifs qu’il fait endurer à ce dernier.
Les vomissements d’Alexis lors de son arrivée à l’Hôpital
de Jour plusieurs années avant les séances décrites seraient,
selon nous, à relier au concept de pictogramme de Piera
Aulagnier (1986), reliquat d’un passé lointain resté inscrit
dans le corps par manque de relais symbolique. En effet, au
niveau de la représentation originaire que le pictogramme
constitue, il est possible de considérer la psyché comme
productrice de l’objet haï, et qu’en raison de la spéculari-
sation de l’instance dans le représenté, elle s’identifierait
partiellement à lui. Se débarrasser du mauvais en le rejetant
exige alors de détruire la mauvaise zone sensorielle qui l’a
engendré, puisque cette dernière lui est indissociablement
liée. Le degré particulier de spécularisation que comporte
le pictogramme pouvait ainsi être visible dans les vomisse-
ments d’Alexis, ainsi que sa mise en rapport de zone corpo-
relle et d’objet, et du lien entre affect et représentation :
« Quand l’enfant vomit, il voit dans cette flaque sale
qui se répand, qu’on éponge avec dégoût, lui-même et son
propre corps1 ».
Nous pouvons ainsi émettre l’hypothèse que le jeu Spore
a permis à Alexis, par le mécanisme d’identification projec-
tive, de rejouer ces vomissements des années précédentes
où son Je était alors ramené à la phase originaire, iden-
tifié et reflété dans une bouche vomissante et remettant
en cause aux niveaux corporel et sensoriel l’alternative
dedans/dehors. Cette hypothèse peut d’ailleurs être vérifiée,
selon nous, au niveau des changements observés chez Alexis
après la première interprétation que j’ai pu lui faire après

1. Aulagnier (1986), p. 350.


J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 95

que le groupe se soit questionné sur sa manière de jouer :


c’est en effet à partir de ce moment précis qu’Alexis a
commencé à se détacher de son jeu répétitif, en tentant
de faire effectuer d’autres actions à son avatar et en provo-
quant les vomissements de ce dernier uniquement après des
moments de frustrations provoqués dans le jeu – l’incapacité
de se faire des amis par exemple. Cette interprétation a
pu ainsi figurer la scène au plus près du pictogramme, par
une tentative de « penser en images » des choses corpo-
relles via l’usage de mots communicables à Alexis, dans
l’espoir de retrouver le processus psychique dans lequel il se
trouvait immobilisé et hors d’atteinte. Précisons qu’Alexis
ne projetait pas directement ce pictogramme dans l’avatar,
mais plutôt cette partie de lui-même datant de l’époque
des vomissements, alors qu’il était lui-même perdu dans
l’Hôpital de Jour et n’arrivait pas à rentrer en contact avec
les autres, comme cela pouvait se percevoir dans son jeu,
plusieurs années après. L’interprétation effectuée par le
thérapeute offre ainsi au patient une possibilité de figuration
lui faisant défaut.
L’identification projective servirait ainsi, dans un contexte
psychotique, à maintenir un lien symbiotique avec l’objet,
créant une barrière encore floue au niveau de la différencia-
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

tion soi/objet : le sujet transmet dans le but de garder l’objet


(Ciccone, 2012). L’identification projective pathologique
crée donc des objets psychiques incorporés en les liant au
Moi par un lien symbiotique d’aliénation. Il devient alors
possible de comprendre qu’à l’inverse de l’objet interne
introjecté qui est transformé par le sujet, l’objet incorporé
n’est pas – ou peu – transformé par le sujet mais transforme
le sujet lui-même.
Cette transformation du sujet en lui-même est visible chez
Alexis, qui allait jusqu’à imiter la démarche de son avatar de
Spore dans le groupe et qui acquiesça même à l’observation
96 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

de l’éducatrice « On dirait que tu es la créature ». Nous pou-


vons ainsi supposer qu’Alexis se trouvait dans une situation
d’identification projective pathologique, où la projection
l’emportait sur l’introjection, empêchant ainsi un travail de
subjectivation puisque son Moi se perdait et s’aliénait en
empruntant l’identité de l’avatar ainsi pénétré. La figure
de l’avatar dans le jeu vidéo permettrait alors de recevoir
ces fragments projetés, ce contenu mental insupportable et
effrayant dont Alexis cherchait à se débarrasser en péné-
trant l’objet pour le contrôler ou pour emprunter son iden-
tité. Cependant, il convient de préciser que le changement
d’attitude d’Alexis, observable après les interprétations qui
ont pu être effectuées durant les séances, peut nous amener
à supposer qu’il utiliserait la forme d’identification pro-
jective pathologique décrite par Rosenfeld (1969), utilisée
par le sujet psychotique pour communiquer et pouvant
être perçue comme une forme distordue et intensifiée de
l’identification projective normale. En effet, Alexis semble
réceptif aux interprétations et non menacé par une possible
réintroduction en lui de ce contenu perturbant. Son jeu
nous montre au contraire une tentative d’apporter une sorte
de réponse ou de résolution à tout ce qu’il projette dans
son avatar et sur lequel il n’a pas la capacité de poser des
mots, sa capacité de figuration étant en défaut. C’est en
effet après avoir entendu ma première observation qu’il
changea de manière de jouer, passant dans cette séance d’un
vomissement répétitif à la dévoration à plusieurs reprises de
son avatar par le « monstre des eaux », rejouant peut-être ici
une autre angoisse insupportable pour que des mots puissent
enfin être posés dessus. C’est d’ailleurs à la séance suivante
qu’Alexis, ne parvenant pas à créer des liens d’amitié entre
son avatar et les autres créatures, retourna faire vomir sa
créature, acquiesçant à ma remarque sur le fait que ces
vomissements pouvaient être une réponse à l’incapacité de
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 97

se faire des amis. C’est alors juste après que je lui dise que
je l’aiderais la semaine suivante à créer un avatar plus apte à
charmer les autres qu’il jubila et changea l’apparence de ce
dernier. Tuer sa créature en la faisant vomir en répétant
« C’est pas toi, c’est pas toi » peut ici être perçu, soit
comme une tentative de parler à cette dernière en signifiant
« Ce n’est pas toi qui réussira à charmer les autres, donc
tu dois mourir », soit – et c’est une des hypothèses que
nous cherchons à soutenir – une tentative de se détacher de
cette identification projective pathologique, le « C’est pas
toi » étant prononcé afin d’insister sur le fait que l’avatar
n’était pas Alexis, et vice-versa. Annoncer que je l’aiderais
à modifier l’apparence de sa créature pour lui permettre
de parvenir à ses fins a en effet pu lui montrer que je
pouvais également avoir un contrôle sur cet avatar, que
j’étais également en mesure de le modifier, prouvant ainsi
que ce personnage virtuel n’était pas Alexis mais bel et
bien une sorte de pâte à modeler numérique dans laquelle
il lui était possible de projeter ses contenus internes. Ce fut
d’ailleurs la première fois qu’Alexis s’adressa directement
à moi, prenant ma main pour la poser sur la souris de
l’ordinateur en prononçant « Je t’aide », nous montrant
ici que sa propre subjectivité n’était pas encore acquise,
mais que la reconnaissance de l’autre pouvait se faire, en
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

particulier dans une situation de demande d’aide.


En reprenant les termes de Bion (1983), nous pouvons
ici émettre l’hypothèse que l’objet-contenant dans lequel
Alexis a envoyé ses éléments β, ces émotions brutes cher-
chant à être assimilées et dont l’accumulation provoquait
en lui une « indigestion mentale », était bel et bien le jeu
vidéo en lui-même, et plus particulièrement l’avatar. Ce
dernier représente en effet le(s) joueur(s) et interagit avec
l’environnement virtuel, rejoue des ressentis comme la peur,
l’anxiété, la colère ou autres, vomit les fruits qu’il mange
98 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

depuis les arbres fruitiers de par sa capacité à recevoir


les projections d’Alexis. Ceci nous permet d’avancer que
l’identification projective pathologique empêche la différen-
ciation soi/autrui. Cela signifierait donc que les interpréta-
tions qui ont pu être faites à Alexis quant à sa manière de
jouer et au comportement de son avatar, relèveraient de la
fonction α – soit une tentative de restituer des éléments α
–, et donc une élaboration lui permettant de se débarrasser
des sensations et motions trop douloureuses et intenses afin
de les renvoyer de manière « affaiblies » par la médiation
d’une capacité de rêverie. Ainsi, les éléments β seraient
projetés dans l’écran et plus particulièrement dans l’avatar,
observés et élaborés par le groupe et par le thérapeute placé
à côté de l’enfant, qui peut alors les mettre en mots, tout
en faisant attention à poser ces mots sur l’avatar lui-même
pour éviter de se retrouver trop intrusif face au sujet.
Voir son avatar se faire des amis offrit ainsi à Alexis la
possibilité de sortir totalement de son blocage répétitif, le
conduisant vers un passage de l’identification projective
à l’identification introjective, un travail de deuil pouvant
être mis en place afin de permettre à la dépendance à
l’objet « avatar vomissant » de céder, et à ses éléments
β de commencer à être intégrés en tant qu’éléments α.
Que l’avatar soit contrôlé par un autre membre du groupe
n’empêcha pas ce déblocage, cette introjection d’éléments
α apportée aussi bien par nos commentaires interprétatifs
que par les actions effectuées par l’avatar dans le jeu. Nous
pourrions ainsi penser que le fait que ce dernier soit contrôlé
par un autre à ce moment a pu aider Alexis à prendre en
compte la présence de l’avatar comme objet-contenant, et
ainsi la différence entre lui et l’objet numérique, l’aidant
alors à briser le lien symbiotique jusqu’alors marqué par
une forte dépendance identificatoire.
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 99

U N DÉBUT DE SUBJECTIVATION : DU JEU


VIDÉO AU « JE VIS DES HAUTS »
Un cadre approprié permettrait ainsi à l’enfant présentant
une psychose infantile de parvenir à la situation d’« entre-
jeu » (Roussillon, 2008). Cet entre-jeu peut être décrit
comme le jeu de l’entre-je, qui désigne le lieu où deux aires
de jeux se chevauchent : celle du patient et celle du théra-
peute. Cet entre-jeu est indispensable pour l’appropriation
subjective et donc l’avènement du Je, tout comme Winnicott
(1971) le faisait remarquer dans l’importance de la fonction
de « miroir primaire » des états internes du bébé qu’occupe
la mère de ce dernier, fonction miroir nécessaire pour que le
bébé puisse entrer en contact avec son propre monde affectif.
Ainsi, l’enfant psychotique présentant un défaut au niveau
de son propre appareil à penser et donc une incapacité
à profiter seul des possibilités de subjectivation offertes
par les jeux vidéo pourrait, par le biais d’un autre-sujet
incarné par le thérapeute observant son jeu et effectuant des
commentaires et interprétations sur ce dernier, se rapprocher
de l’avènement de son Je et donc être amené à un début
de subjectivation. La structure symbolique du jeu vidéo –
la règle du jeu imposée par les développeurs pouvant être
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

perçue comme Loi du jeu – ainsi que le rapport à l’altérité


n’étant pas accessibles pour certains sujets psychotiques,
nous pensons également que c’est le cadre d’un groupe
thérapeutique qui pourrait s’avérer intéressant pour amener
le patient vers une compréhension et une prise en compte
de la différenciation soi/autrui, condition nécessaire pour
atteindre la subjectivation.
La première étape dans le groupe que nous avons pu
considérer comme un début d’individuation a eu lieu, selon
nous, lors de la séance dans laquelle un des enfants a décidé
de changer de planète pour recréer une nouvelle partie à
100 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

laquelle il donna son propre nom. En effet, les trois enfants


du groupe jouaient jusqu’alors à Spore en contrôlant le
même avatar sur la même planète, et étaient alors tous trois
confondus dans cette même figure numérique. Le fait de
recréer un nouvel avatar tout en lui donnant son nom a per-
mis au second enfant de faire entendre sa propre singularité
dans le groupe, mais également aux deux autres enfants de
prendre conscience que cette action était possible. Alexis
ne changea jamais d’avatar, mais nous pouvons considérer
qu’étant donné qu’il a pu observer dans le groupe les deux
autres enfants, à des moments différents, s’approprier une
nouvelle figure numérique, cela lui permit de se rapprocher
petit à petit d’une différenciation avec les autres membres
du groupe.
Nous pouvons ainsi relever le fait qu’Alexis, au fil des
séances, a pu commencer à parler de lui en utilisant le
pronom personnel « Je », et qu’il lui devenait par la suite
possible de s’adresser aux autres membres du groupe par
leurs prénoms, tout en les aidant dans leurs temps de
jeu respectifs en leur donnant des conseils. Ceci pour-
rait ainsi être perçu comme un début du processus de
séparation/individuation (Mahler, 1973), par lequel Alexis
devenait capable de percevoir une différenciation entre lui et
les autres, l’emmenant petit à petit vers une différenciation
entre Je et non-Je.
Ce début d’appropriation subjective a pu, selon nous,
être provoqué par différents facteurs : tout d’abord le pas-
sage d’un des enfants sur une autre planète qui permit
d’apercevoir le début d’une possible différenciation de
l’avatar, ainsi que le fait que je propose à Alexis de l’aider
à créer un avatar plus apte à charmer les autres créatures et
que ce dernier soit contrôlé par une autre enfant au moment
de la création de liens d’amitié avec d’autres créatures. De
plus, un des moments qui a pu, selon nous, s’avérer essentiel
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 101

pour une appropriation subjective, dans le cas d’Alexis, fut


le passage de celui-ci entre le projecteur et le mur sur lequel
était projeté le jeu et les mots qui ont pu être posés par le
groupe sur cette expérience. C’est en effet par cette action
qu’Alexis put faire apparaître sa propre ombre dans le jeu,
la faisant interagir dans l’univers vidéo-ludique en imitant
la danse de l’avatar et en mimant ses morsures envers ses
ennemis. Cette imitation ludique est bien évidemment à
différencier de l’imitation observable dans les tout premiers
mois du bébé, révélant chez Alexis la capacité de construire
une image de la réalité perçue, ou souhaitée, et donc un
accès au travail de symbolisation (Piaget, 1936). Ce premier
passage de projection de sa propre image corporelle dans
le jeu ayant lieu au moment de la création de liens d’amitié
entre l’avatar et une autre créature, nous pouvons penser
qu’il serait dû à une volonté de l’enfant de ne plus être dans
un lien de dépendance à l’objet numérique mais de se sentir
lui-même dans le jeu, effectuant les actions nécessaires
sans avoir à passer par un tiers. Ce passage fut, selon nous,
essentiel pour le passage d’Alexis vers son appropriation
subjective, de par la projection dans l’écran de l’image de
son corps, tout comme l’enfant peut percevoir son image
dans le miroir (Lacan, 1949).
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

La projection de l’ombre de son corps dans l’écran de


jeu, par sa position entre le projecteur et le mur, ainsi que
les mots de l’éducatrice et moi-même accompagnant cette
expérience de l’enfant, ont pu offrir à Alexis une prise de
conscience de son unité corporelle. L’enfant psychotique
peut en effet présenter un vécu morcelé de son corps, et se
retrouver face à son image spéculaire entière, même si elle
se retrouve sous forme d’une ombre projetée, permet alors
une jubilation suite à la contemplation de son image. Cette
ombre projetée peut en effet être comparée à la Gestalt
décrite par Lacan (1949), avec pour seule différence que
102 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

la symétrie ne se retrouve pas ici inversée, mais qu’elle


reproduit à l’identique les mouvements d’Alexis.
Ainsi, par la projection de l’image de son corps, sous
forme d’ombre, à l’intérieur de l’écran de jeu, Alexis a pu
se regarder tout comme l’enfant le fait devant le miroir, en
mimant les gestes de son avatar, conduit par son immersion
dans le jeu et sa relation avec la créature virtuelle à laquelle
il restait encore attaché. De plus, des commentaires ont
évidemment été effectués de la part de tous les membres du
groupe, lui confirmant que c’était bel et bien son ombre que
l’on pouvait apercevoir dans le jeu. Ainsi, le regard et les
paroles des autres membres du groupe ont pu occuper cette
position de sujet regardant, confirmant le « C’est bien toi »
qu’Alexis pourra s’approprier en un « C’est moi », prenant
alors conscience de son existence distincte et pensant ainsi
le Je pour la première fois en relation avec une image le
représentant. Cette émergence du Je chez Alexis est bel et
bien visible dans la clinique que nous avons rapportée : c’est
en effet à partir de son premier passage devant « l’écran de
jeu-vidéo-miroir », accompagné par une mise en mots et un
regard des thérapeutes vers lui, qu’il fut capable de passer
d’une demande exprimée par un « Je t’aide » à un « Olivier,
je n’y arrive pas ». De plus, nous avons pu relever durant
l’année trois passages d’Alexis entre le projecteur et le mur,
ayant lieu à chaque fois où les actions engagées dans le
jeu devenaient intenses et chargées d’émotions pour un ou
plusieurs enfants du groupe. C’est après cette projection
de son ombre dans le jeu qu’Alexis commença à parler à
son avatar en utilisant le pronom « Tu », utilisant le « Je »
pour parler de lui ou poser des questions le concernant.
Nous pouvons ainsi considérer que ces passages devant le
« jeu-vidéo-miroir » ont pu aider Alexis dans la formation
de son Je et donc dans son devenir sujet, lui permettant par
la suite de se différencier des autres membres du groupe,
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 103

qu’il peut désormais nommer par leurs prénoms respectifs,


ainsi que de la figure de l’avatar qui s’avère être désormais
considérée comme un autre, de par l’utilisation du pronom
« Tu ».
Ainsi, du fait des processus de séparation/individuation,
observables dans le groupe et dans le jeu lui-même, ainsi
que ce passage dans un écran pouvant faire office de ce que
nous pourrions appeler « écran de projections numérique »,
nous pouvons bel et bien considérer qu’Alexis s’est engagé
dans un processus d’appropriation subjective, lui permettant
un début de formation du Je et par conséquent un pas
vers le devenir sujet. Les jeux vidéo s’avèrent ainsi bel
et bien être des espaces offrant au joueur des possibilités
de subjectivation, même si – ce que nous considérons être
une précision essentielle – cette subjectivation ne peut
se faire, dans le cas de la psychose infantile, qu’avec
un cadre thérapeutique approprié et en présence de tiers,
particulièrement incarné dans la figure du thérapeute. Nous
avons pu également observer le rôle que pouvait jouer le
cadre groupal dans le processus de séparation/individuation.
Ce cadre n’est cependant pas essentiel, selon nous, pour
permettre une subjectivation au sujet psychotique par l’outil
numérique, mais s’avère particulièrement riche et clinique-
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

ment pertinent pour être pris en compte par les thérapeutes


et personnels soignants intéressés par ce type de médiation.

C ONCLUSION
Pour conclure, il nous apparaît essentiel de rappeler que
les observations effectuées dans cet atelier « jeux vidéo »
nous ont permis d’appuyer l’hypothèse selon laquelle Alexis
a débuté un travail de subjectivation, grâce à l’utilisation
de la médiation vidéo-ludique en situation groupale dans
104 L ES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

l’Hôpital de Jour qui l’accueille. Même si cette notion


de subjectivation est généralement décrite comme impos-
sible pour un sujet psychotique, nous considérons cette
dernière comme envisageable si un cadre thérapeutique
contenant et une médiation appropriée sont mis en place.
Nous n’avons qu’uniquement relevé ici le cas d’Alexis, ce
dernier ayant apporté des éléments cliniques suffisamment
riches et pertinents pour appuyer nos différentes hypothèses.
Cependant, nous considérons comme important de préciser
que les autres enfants que nous avons eu l’occasion de suivre
dans les ateliers « jeux vidéo » ont eux aussi montré des
mécanismes de défense similaires, nous conduisant ainsi
à penser que la pratique groupale d’une médiation « jeux
vidéo » a bel et bien un intérêt clinique dans le domaine de
la psychose infantile.
Terminons cet article en reprenant la citation de Charles
Baudelaire. Comme le dit l’auteur, « Il n’est pas d’objet plus
profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus
éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. [...]
Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre
la vie » (Baudelaire, 1869, pp.109-110). Que les images
numériques soient perçues à travers un écran ou projetées
sur un mur, elles offrent au joueur la capacité de création
et d’imagination qu’offre une fenêtre fermée au rêveur qui
observe la vie à travers la vitre. Le joueur peut donner vie
à son avatar, s’identifier à lui, voire même projeter en lui
des parts de lui-même. Le bénéfice thérapeutique est alors
observable si un cadre approprié est mis en place et si le
thérapeute accepte d’occuper une place de tiers permettant
la mise en place d’une relation intersubjective, emmenant
l’enfant vers une situation d’entre-jeu indispensable pour
l’appropriation subjective. Laissons le mot de la fin à
Baudelaire : « Qu’importe ce que peut être la réalité placée
J EUX VIDÉO ET PSYCHOSE INFANTILE 105

hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et


ce que je suis ? ».

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ROUSSILLON, R. (2008). Le tisée par l’action virtuelle. Revue
Jeu et l’entre-je(u). Paris : PUF. québécoise de psychologie, 34 :
T ISSERON, S. (2006). Les 245-263.
objets et leurs enjeux dans la T ORDO, F. (2016). Le numé-
séance de thérapie familiale psy- rique et la robotique en psycha-
chanalytique. Le Divan familial, nalyse. Du sujet virtuel au sujet
16 (1) : 97-106. augmenté. Paris : L’Harmattan.
T ISSERON, S. (2008). Le corps W INNICOTT, D. W. (1971). Jeu
et les écrans. Toute image est por- et réalité. Paris : Gallimard, 1975.
tée par le désir d’une hallucination
qui devienne réelle. Champ psy-
chosomatique, 52 (4) : 47-57.
PARTIE 2

LES MÉDIATIONS
ROBOTIQUES
Chapitre 5

UN ESPACE DE
RECHERCHES PROMETTEUR :
LES MÉDIATIONS
ROBOTIQUES

Serge Tisseron

1990, je jouais avec mon


 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

L ORSQUE DANS LES ANNÉES


fils à Warcraft I et Warcraft II 1 , nous nous amusions
beaucoup d’une facétie que les concepteurs y avaient glissée.
Lorsque le joueur cliquait sur un paysan ou un chevalier
sans lui donner immédiatement un ordre, celui-ci l’inter-
pellait avec une intonation réprobatrice : « Why do you
are touching me, my Lord ? ». Cette phrase nous amusait
beaucoup, mon fils et moi, et nous avons souvent joué à
chatouiller ces créatures pour les entendre nous interpeller

1. Il s’agit de deux jeux hors ligne qui sont les ancêtres du jeu en réseau
World of Warcraft.
110 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

ainsi. Je crois que nous ne pouvions pas nous empêcher de


penser qu’en insistant un peu, elles allaient finir par nous
dire encore autre chose, du genre : « Stop, now ! ». Nous
sortions d’un comportement projectif sur une figurine de
pixels pour entrer dans l’attente d’une relation interactive
avec elle. Nous étions déjà, sans le savoir, dans la zone que
seront appelés à occuper de plus en plus les robots. En effet,
contrairement aux poupées traditionnelles, les robots ne sont
pas des partenaires passifs. Ils se présentent comme déjà
dotés de vie, ayant leurs propres besoins, voire leurs propres
exigences, et de là à penser qu’ils puissent avoir une vie
intérieure, il n’y a qu’un pas que beaucoup d’entre nous sont
tentés de franchir, et que les plus fragiles peuvent accomplir.
Cela appelle évidemment une grande prudence dans leur
utilisation, d’autant plus que les robots sont des formidables
supports de projections et de fantasmes, y compris de la
part des soignants, et cela aussi bien dans les dangers qu’ils
feraient courir que dans les avantages qu’on pourrait en
attendre. Afin de convier chacun à un salutaire retour à la
réalité, nous commencerons donc par rappeler le genre de
machine qu’est un robot.

L A RÉALITÉ DU ROBOT : UNE MACHINE


AUX CAPACITÉS ENCORE LIMITÉES
Lorsqu’Alpha Go écrase le meilleur joueur mondial de
jeu de Go, ce n’est pas la victoire d’un robot, mais celle
d’une intelligence artificielle. Si cette intelligence indique
l’endroit où placer un pion, c’est en effet un être humain
qui doit le déplacer. Un robot a besoin d’une intelligence
artificielle, mais il ne s’y réduit pas.
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 111

Comme l’avait déjà indiqué Norbert Wiener (1950), un


robot est un système associant trois composantes en interac-
tion.
La première est « perceptive » : le robot possède un
certain nombre de capteurs qui lui permettent d’acquérir
des informations sur son environnement. Ces capteurs sont
l’équivalent des organes des sens d’un être humain, sauf
qu’ils peuvent être beaucoup plus nombreux (le robot peut
par exemple mesurer la radioactivité ou la composition
chimique de l’air), et avoir un spectre de recueil de données
beaucoup plus large (par exemple voir dans l’obscurité).
La seconde composante du robot lui permet le stockage et
surtout le traitement de l’information : un robot possède des
outils d’intelligence artificielle qui lui permettent de réaliser
une analyse des données qu’il a recueillies et à partir de là,
de mettre en œuvre une forme de raisonnement. C’est ce
que les Japonais appellent le government du robot.
Enfin le robot possède des « effecteurs » qui lui per-
mettent d’agir sur son environnement, ce qui le distingue
d’une simple intelligence artificielle. Selon les roboticiens,
cette action sur l’environnement peut prendre plusieurs
aspects.
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Trois modalités d’action possibles


sur l’environnement
Pour certains informaticiens1 , la définition du robot néces-
site qu’il accomplisse une action physique dans le monde

1. C’est notamment le cas de ceux qui sont regroupés dans la Cerna


(Commission de Réflexion sur l’Ethique de la Recherche en Sciences et
Technologies du Numérique d’Allistene). Cette commission veut imposer
aux chercheurs d’intégrer des contraintes éthiques, y compris dans les
problèmes envisageables à l’avenir, au stade de définition et d’exécution
des projets de recherche.
112 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

environnant, comme par exemple s’y déplacer ou porter des


charges d’un point à un autre.
Certains y ajoutent la possibilité d’une action informa-
tique via un réseau. C’est le cas de tous les robots qui
agissent sur le Web, notamment des robots traders capables
de donner des ordres d’achats et de ventes à la vitesse de
100 000 opérations par seconde.
Enfin pour certains, cette action sur le monde peut être
affective. C’est le cas du fameux robot Paro qui s’avère
avoir des vertus tranquillisantes sur les personnes âgées,
et notamment celles qui sont atteintes d’Alzheimer. D’une
certaine façon, le robot Paro n’est qu’une variante techno-
logiquement avancée d’un ours en peluche, mais il s’en
distingue par une particularité essentielle : il réagit lors-
qu’on énonce son nom et il est capable de solliciter son
interlocuteur par des cris et des regards. Paro interpelle son
utilisateur et lui donne l’impression de vouloir tisser un
lien, ce que ne fait évidemment pas la simple peluche. En
simulant des émotions, tout se passe comme si le robot nous
encourageait à éprouver nous-mêmes des émotions pour lui
et avec lui... exactement comme un être humain. Mais pour
les roboticiens qui mettent comme condition à la définition
du robot une action sur le monde physique, Paro est une
grosse peluche et pas un robot.
À ces trois composantes de base, peuvent s’en ajou-
ter trois autres : des capacités d’apprentissage plus ou
moins complexes, la capacité de comprendre les émotions
humaines, et celle de répondre à un humain en simulant des
émotions.
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 113

Des capacités d’apprentissage multiples

Les apprentissages les plus simples opèrent par renfor-


cement : les comportements attendus du robot sont renfor-
cés par un système de rétroaction interne ou par l’usager
lui-même, un peu comme lorsqu’un parent récompense un
enfant qui a atteint les objectifs qui lui ont été fixés. De
nombreux robots sont dotés de capteurs sur la tête ou le dos
de telle façon que caresser ces parties de leur corps renforce
les apprentissages qu’ils ont faits juste auparavant.
En second lieu, le robot peut apprendre par imitation
des comportements qu’il est programmé pour observer et
reproduire.
Le robot peut aussi être doté de capacités d’apprentissages
autonomes par machine learning, grâce à un système de
neurone artificiels fonctionnant un peu comme le cerveau
humain : c’est ce système qui a permis au robot Alpha Go
de gagner le meilleur joueur de Go du monde en jouant
plusieurs millions de parties contre lui-même.
Enfin, le robot peut apprendre par connexion avec d’autres
robots : c’est ce qu’on appelle l’apprentissage accéléré,
tous les robots d’une même marque et d’un même modèle
pouvant apprendre de tous les apprentissages des robots de
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

la même marque et du même modèle en étant connecté à


un serveur central qui enregistre et rend disponible à tous
l’ensemble des apprentissages effectués par chacun.

Des capacités de compréhension émotionnelle

Outre le fait d’être doté de capacités d’apprentissages,


le robot peut également être doté de ce qu’il est convenu
d’appeler une « empathie artificielle » (Tisseron, 2015). Il
s’agit de la capacité d’une machine d’identifier les émotions
114 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

d’un humain à partir de ses intonations, de ses gestes et de


ses mimiques.
Cette capacité n’implique pas que le robot ait une appa-
rence anthropomorphe, puisque cette capacité est liée à
ses capteurs. Il est tout à fait imaginable qu’un robot
aspirateur puisse identifier les émotions de son propriétaire
par l’analyse de ses mimiques et de ses intonations, bien
que cela ne soit guère utile à l’usage qu’on en attend.
En revanche, cette capacité est importante pour un robot
de compagnie qui doit pouvoir identifier si un enfant – ou
une personne âgée – est triste, ou souffre.

Des capacités de simulation émotionnelle

Enfin, dans certains cas (et des commissions d’experts


réfléchissent pour savoir lesquels), il peut être utile qu’un
robot soit capable de simuler des émotions, ce qui suppose
qu’il ait un visage d’apparence humaine sur lequel des
émotions comme la tristesse ou la joie sont immédiatement
lisibles par un être humain comme elles le sont sur le visage
d’un semblable.
La capacité pour un robot d’être doté d’émotions artifi-
cielles s’étend aussi à sa capacité de simuler des intonations
et des attitudes liées aux émotions « exprimées » sur son
visage. Le robot possède alors l’ensemble des interfaces
vocales et mimo-gestuelles d’un être humain. Cela suppose
évidemment qu’il ait une apparence anthropomorphe. On
parle alors de robots humanoïdes.
Certains robots peuvent d’ores et déjà simuler des émo-
tions de joie, de tristesse ou de colère par des modulations
de leurs intonations et des changements de couleurs de leurs
yeux.
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 115

À un degré de plus, le visage du robot peut être recouvert


d’une peau synthétique de façon à imiter parfaitement l’ap-
parence d’un humain et être capables de simuler quasiment
à la perfection les divers types d’émotions. On parle alors
de robots androïdes.
Le caractère androïde d’un robot n’est absolument pas
nécessaire pour communiquer avec lui de façon usuelle,
et le choix de le privilégier est culturel plus que pratique.
La culture japonaise y voit le modèle achevé du robot,
tandis qu’en Occident, la tendance est plutôt de réserver les
androïdes aux seuls usages dans lesquels la ressemblance à
l’humain est indispensable, de façon à limiter le risque de
confusion entre l’homme et la machine.

L’ IMAGINAIRE DU ROBOT
Si les robots auront encore pendant longtemps des capa-
cités limitées, et s’il est essentiel de prendre en compte la
réalité de ces capacités dans toutes les applications qui en
sont proposées, il est non moins important de considérer
comme un élément majeur du problème l’importance des
projections anthropomorphes que nous sommes invités à
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

faire sur eux.


Les problèmes posés par les robots ne relèvent pas seule-
ment des risques qu’ils font planer sur les emplois et les
libertés. Ces risques existent bien évidemment, mais ils
ne leur sont pas spécifiques : les menaces sur les emplois
sont communes à toutes les révolutions industrielles, et les
menaces sur la vie privée sont déjà largement présentes dans
l’usage qui est fait de toutes les informations que prélèvent
sur nous nos ordinateurs et nos Smartphones.
Il serait tout aussi dangereux d’ignorer ces risques que de
croire que les problèmes posés par le développement de la
116 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

robotique s’y limitent. Le robot est en effet par certains côtés


une machine comme une autre, mais par d’autres côtés une
machine différente de toutes les autres parce qu’elle aura
une capacité de plus en plus grande de simuler l’humain.
Ces problèmes dépassent largement le cadre de leur utili-
sation en thérapie et comportent de nombreux aspects. Nous
nous en tiendrons ici à deux d’entre eux qui concernent plus
spécifiquement les robots dans un usage thérapeutique.
Nous ne serons pas étonnés de découvrir qu’ils concernent
les deux extrêmes de nos relations à des machines sus-
ceptibles de simuler des capacités humaines : d’un côté
le risque de les rejeter parce que leur ressemblance à
l’humain serait trop troublante, et de l’autre le risque que
cette ressemblance suscite au contraire une adhésion sans
retenue qui menace à terme la distinction entre l’homme et
la machine.

Le risque du rejet : la vallée de l’étrange


Ce risque a été identifié il y a près de 40 ans par le roboti-
cien japonais Masahiro Mori. Il renouait autour des robots
avec ce que Freud avait appelé « l’inquiétante étrangeté »
pour définir l’état psychique particulier qui s’empare de
nous face à une situation ou un objet qui nous paraît à la
fois très familier et très étrange1 .
Le sentiment d’inquiétante étrangeté explique le mélange
d’attraction et de répulsion que nous pouvons éprouver
pour d’autres humains à la fois semblables à nous par

1. Alors qu’il est dans un wagon de chemin de fer, Freud voit soudain
s’avancer en face de lui un homme qui lui paraît en tous points lui
ressembler. Il éprouve alors un mélange de fascination et de répulsion
avant de découvrir que c’est sa propre image reflétée par la vitre d’une
porte de communication entre deux compartiments qu’il a prise pour un
étranger.
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 117

leur apparence, et en même temps différents de nous par


certaines caractéristiques.
Pour mieux comprendre comment la ressemblance d’un
robot à un être humain peut produire un tel sentiment,
Masahiro Mori a étudié la relation que nous pouvons établir
avec diverses formes de poupées et de marionnettes dont
l’apparence se rapproche progressivement de celle d’un
humain. Plus un robot ressemble à un être humain et plus il
crée une impression de familiarité, mais il ne doit pas non
plus trop nous ressembler, sinon la familiarité fait place à
l’inquiétude aussitôt que la différence s’impose.
Masahiro Mori donne l’exemple d’un androïde presque
parfait, mais dont nous sentirions la main froide et rigide
au moment de la lui serrer. Il est probable que nous serions
alors terrifiés par cette sensation d’avoir affaire à un cadavre.
Nous éviterions d’approcher de tels androïdes qui nous
ressembleraient, mais qui présenteraient toujours une imper-
fection par rapport à une ressemblance parfaite.
L’ensemble de ces travaux est figuré sous la forme d’une
courbe qui montre que notre acceptabilité d’un robot s’ac-
croît au fur et à mesure que la ressemblance à un humain
augmente, pour chuter brutalement à partir d’un certain
moment : c’est ce qu’il a appelé la « vallée de l’étrange »
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

ou encore « vallée de l’inquiétude » (Uncanny valley).


Il me paraît aujourd’hui possible de compléter cette
approche en faisant intervenir, non pas un seul domaine dans
lequel nos repères sont déroutés par les robots, mais trois.
Le robot ne déroute pas seulement les repères auxquels nous
sommes habitués dans nos relations avec nos semblables,
mais aussi dans ceux qui guident nos relations aux objets et
aux images.
Tout d’abord, le robot est un objet, mais différent de
tous les autres : c’est un objet qui parle, capable en plus
de prendre des initiatives et de plaisanter ! En second lieu,
118 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

il a une apparence qui le fait ressembler à ceux que nous


avons vus dans les films, mais tout se passe comme s’il
était sorti du cadre de l’image pour marcher dans la même
pièce que nous ! Or c’est justement par le cadre que notre
culture occidentale, qui a valorisé et encouragé les images,
a tenté de maîtriser les risques de confusion dont elles
sont porteuses. Enfin, le robot humanoïde, voire androïde,
c’est-à-dire doté d’une apparence semblable à la nôtre, nous
inspire des sentiments humains, et pourtant son constructeur
nous donne le droit de le débrancher comme une simple
machine !
Rien d’étonnant, donc, si le robot suscite chez nous un
sentiment d’inquiétante étrangeté. C’est d’ailleurs pourquoi
l’existence de cette vallée de l’étrange incite les thérapeutes
utilisant des robots dans l’interaction avec des enfants à
préférer que les robots humanoïdes ne ressemblent pas trop
à de vrais êtres humains. En effet, il s’avère beaucoup moins
inquiétant pour ces enfants d’interagir avec un robot qu’avec
un être humain. Il n’y aurait aucun intérêt à introduire un
agent robotique qui apparaîtrait aux enfants autistes tout
aussi complexes et imprévisibles qu’un humain(Cabibihan,
Javed, Ang, Sharifah Mariam Aljunied, 2013). Les modé-
lisations permises par la robotique sociale ouvrent en tout
cas un large champ pour la recherche, mais des études com-
plémentaires sont essentielles avant d’y entrevoir une réelle
perspective de soin. Le problème principal est de savoir si
les compétences développées avec un robot peuvent être
transférées à la relation avec des humains. Actuellement ce
problème reste en suspens.

La fascination et le risque de l’effacement


de la distinction homme-machine
Après la « vallée de l’étrange », et le risque qu’un enfant
refuse d’interagir avec un robot parce qu’il suscite chez lui
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 119

un sentiment d’inquiétante étrangeté, le second risque se


construit exactement autour de réactions opposées : il s’agit
du risque que le robot suscite tant d’intérêt qu’il devienne
un pôle de relations préféré à l’humain.
Partout où un robot est installé, qu’il s’agisse d’un super-
marché, de la salle commune d’un établissement pour
personnes âgées, d’une école, chacun s’approche de lui,
essaie d’attirer son attention, voire lui pose des questions en
attendant qu’il réponde. Nous ne cessons jamais d’attendre
qu’un robot finisse par répondre à nos sollicitations mêmes
si nous savons que c’est raisonnablement bien au-delà de ce
qu’il est capable de faire. Nous sommes là dans le domaine
des projections anthropomorphes exacerbées par la capacité
d’un robot de nous répondre, voire de simuler le souci qu’il
a de nous en nous interpellant, en nous posant des questions,
et en suscitant notre intérêt pour lui.
Bien que la robotique n’en soit qu’au début, on parle
déjà de mémoire, de capacité d’initiatives, de conscience et
même de droits des robots, exactement comme pour un être
humain. Les robots très élémentaires auxquels nous avons
affaire sont parfois perçus non seulement comme capables
d’établir des relations d’objet à l’égal d’un humain, mais
même dotés d’une forme de narcissisme qui les amène à
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

solliciter l’intérêt de ses interlocuteurs pour assurer son


sentiment d’existence. Est-ce de la naïveté ? Non, c’est
parce que l’incroyable étrangeté du robot ne peut pas être
apprivoisée seulement par les procédés qui ont concerné les
objets mécaniques de l’ère industrielle et très récemment
les objets numériques. Pour apprivoiser les robots, il y faut
autre chose. Et cette autre chose, c’est la croyance dans la
possibilité qu’aurait une machine ressemblant à un homme
de débuter un devenir humain.
Rappelons-nous : aussitôt que le menuisier Gepetto a
terminé la fabrication de la marionnette Pinocchio, il rêve
120 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

qu’elle prenne vie. Exactement de la même façon, l’illusion


que les robots pourraient s’humaniser à notre contact sera
le moyen privilégié pour tenter de créer entre eux et nous
la familiarité nécessaire à leur adoption. Nous utilisons
déjà cette illusion pour porter un regard familier sur nos
animaux domestiques : l’être humain les a toujours crédités
d’émotions humaines, même quand la science s’employait
à dire qu’ils n’en avaient pas. Pourquoi ne ferions-nous
pas de même avec les robots ? C’est pourquoi il ne sert à
rien d’en appeler à un « retour à la réalité » pour mettre
fin aux croyances insensées qui font attribuer aux robots
des capacités fantaisistes. Le choix n’a que deux termes :
soit nous continuerons à trouver les robots « bizarres »,
donc potentiellement dangereux, et nous les refuserons ; soit
nous finirons par les trouver « sympas » à coup de projec-
tions anthropomorphes très exagérées sur leurs possibilités...
quitte à être rassurés en découvrant qu’ils ne sont pas aussi
évolués que nous l’aurions d’abord cru.
Mais s’agira-t-il encore de projections anthropomorphes,
ou d’animisme ?

A NTHOPOMORPHISME OU ANIMISME ?
La littérature psychologique traditionnelle considère l’an-
thropomorphisme comme le résultat d’une confusion entre
le domaine physique et le domaine mental, qui amène à
attribuer des états mentaux à un objet physique ou à un
animal.
Selon Piaget (1926), cette attitude serait fréquente chez
l’enfant jusqu’à la fin de la septième année, et elle serait
liée à son caractère « égocentrique » ou encore « animiste ».
Mais il semble de plus en plus que l’anthropomorphisme
soit une dimension fondamentale de l’esprit humain. La
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 121

propension à attribuer des états mentaux indistinctement à


des objets animés ou inanimés serait liée à la nature même
de nos capacités d’interaction (Airenti, 2012). Le contexte
dans lequel s’élaborent notre action et notre pensée serait
celui du dialogue, c’est pourquoi nous traitons spontané-
ment les animaux et les objets comme des interlocuteurs
possibles. Nous ne cessons jamais d’être anthropomorphes,
c’est-à-dire d’attribuer des croyances, des intentions, des
désirs et des émotions à ce qui nous entoure, qu’il s’agisse
d’humains, d’animaux ou d’objets.
L’animisme, au contraire, s’accompagne de la croyance
que l’objet de nos projections anthropomorphes possède
en réalité les qualités que nous lui attribuons. Il consiste
à penser comme conciliables deux points de vue opposés
sur le même animal ou le même objet : d’un côté, cet
animal ou cet objet n’a pas une apparence humaine, mais
en même temps je le crédite de posséder une intériorité
semblable à celle de l’humain, c’est-à-dire une volonté et
une conscience.
Dans le cas des robots, la tendance innée aux projections
anthropomorphes est considérablement majorée par la capa-
cité de ces machines à adopter à notre égard des compor-
tements proactifs. Si un robot se contentait de répondre à
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

nos sollicitations, nous serions enclins à penser qu’il répond


en fonction de ce que son programmeur a décidé pour lui.
Mais aussitôt qu’un robot se présente comme capable de
faire attention à nous, cela change complètement la relation
que nous avons avec lui. Les robots sont en effet d’autant
plus facilement crédités d’avoir une vie autonome qu’ils
créent l’illusion de se soucier de nous et d’avoir besoin de
nous pour évoluer.
Ce n’est pas le fait qu’un robot soit capable de se déplacer
et d’accomplir des gestes semblables aux nôtres qui nous
le rend plus proche. C’est le fait qu’il tourne la tête dans
122 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

notre direction si nous l’appelons (Turkle, 2012). Et si le


robot me pose une question, cela me donne l’impression
qu’il s’intéresse à moi. Et je m’engage avec lui dans une
relation dans laquelle je ne suis pas enclin à penser qu’il
simule, parce que je n’y simule pas moi-même.
Autrement dit, ce qui rend la simulation du robot si
convaincante, ce n’est pas qu’il s’occupe de nous, c’est
qu’il nous invite à nous occuper de lui. Aussitôt que nous
sommes amenés à nous occuper du robot et à lui apprendre
des choses exactement comme on le fait avec un jeune
enfant, on cesse de le percevoir comme une machine et
à le concevoir comme un sujet.
De façon générale, nous nous attachons plus aux per-
sonnes qui acceptent de recevoir de nous qu’à celles dont
nous recevons. Le fait de recevoir peut toujours créer un
sentiment pénible de dette à rembourser. Mais le fait de
donner à quelqu’un, qu’il s’agisse de biens matériels ou
d’attention, crée un lien de confiance dans lequel nous
pensons que le sentiment de dette que nous aurions, si nous
étions à la place de celui auquel nous donnons quelque
chose, nous assure d’une bienveillance de sa part.
Par ailleurs, nous sommes enclins à penser que la poli-
tesse, la gentillesse ou même la jouissance peuvent être
simulées, mais il nous est difficile de penser que quelqu’un
qui s’engage dans une relation vis-à-vis de nous puisse
simuler un désir de contact et de rapprochement qu’il n’a
pas. De toutes les capacités de simulation dont le robot
peut être doté, la plus troublante est donc qu’il puisse
chercher l’humain. Cela crée l’illusion d’une forme de
désir. Or l’expression d’un désir n’est pas perçue comme
relevant d’un désir de simulation, parce qu’il nous semble
y reconnaître le fond de la nature humaine. Que le robot
semble vouloir interagir avec moi, et je serai enclin à penser
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 123

qu’il est conscient de ma présence, qu’il me reconnaît, et


bientôt qu’il m’aime.
Cette caractéristique du robot de s’imposer comme étant
en attente de l’attention humaine trouve déjà une première
illustration dans les peluches Ty, caractérisées par la pré-
sence d’yeux de grande taille à la pupille exagérément
dilatée. Or c’est justement chez l’être humain la dilatation
de la pupille qui est le signe immédiatement perçu et
interprété d’un désir de rapprochement de la part de notre
interlocuteur1.
Une expérience simple le met en évidence. On montre
à des sujets deux visages féminins. Il s’agit en réalité du
même, la seule différence résidant dans le fait que sur l’une
des deux images, les pupilles sont dilatées alors que sur
l’autre elles ne le sont pas. La première surprise est que ces
deux visages ne sont pas identifiés comme étant le même
tant notre attention, face à un visage, se concentre sur ses
yeux. On demande alors aux sujets testés laquelle de ces
deux femmes ils aimeraient rencontrer. Massivement, les
sujets optent pour celle qui a les pupilles dilatées alors qu’il
s’agit, encore une fois, de la même. Nous voyons que cette
dilatation des pupilles ne rend pas seulement le visage – et la
personne - qui en bénéficie plus désirable, elle lui donne un
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

caractère si original et si particulier que les sujets interrogés


pensent sincèrement qu’il s’agit de deux femmes différentes.
Les petites peluches aux grands yeux existent maintenant
sous la forme de robots appelés « Hatchimals », que leur
jeune propriétaire est invité à faire naître, puis à faire grandir.
Le petit animal en peluche est livré dans un œuf dont il ne

1. Cette dilatation des pupilles a d’ailleurs incité, dans l’Antiquité,


certaines élégantes à utiliser des substances qui se sont révélées plus
tard être de l’atropine pour se dilater la pupille. Ces élégantes avaient
découvert par leur propre observation que cette dilatation exerçait un fort
pouvoir de fascination sur les hommes.
124 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

sort que si son possesseur est capable de lui témoigner une


attention suffisante à travers la coquille, notamment en lui
parlant. Puis il est capable d’évoluer de l’enfance à l’âge
adulte selon l’intérêt qu’on lui porte. Il ne s’agit là que
d’expérimenter chez les enfants une stratégie dont je ne
doute pas qu’elle soit un jour appliquée aux adultes. Nous
sommes désireux de rencontrer un robot à la mesure de
l’intérêt qu’il pourrait nous porter...
Avec les robots, nos projections anthropomorphes sont
donc appelées à flamber. Est-ce de l’animisme ? Non, pour
autant que nous n’accompagnons pas ces projections de la
croyance que le robot aurait « pour de vrai » les capacités
que nous lui prêtons. Hélas, les grandes entreprises qui
veulent nous vendre des robots – comme Softbank – ont déjà
commencé à nous convaincre que les robots domestiques
proposés à notre achat auraient « du cœur », et même une
conscience totalement dévouée à notre service. D’autres
étapes pour que nous ayons dans nos robots une confiance
aveugle sont déjà prévues. Comme pour les enfants appelés
à faire éclore leur « hatchimal », tout sera fait pour que nous
ayons l’illusion qu’ils commencent à vivre avec nous.
De ce point de vue, l’idée du roboticien japonais Hiroshi
Ishiguro que l’acheteur d’un robot l’active en lui prenant
les mains et en le faisant accéder à la position verticale est
particulièrement habile. C’est une forme de mise au monde,
un peu comme si nous aidions un bébé à marcher seul
sur ses deux jambes ! L’homme sera d’autant plus enclin
à attribuer à un robot domestique des qualités humaines
qu’il aura eu l’illusion de le mettre au monde en l’éveillant
à la conscience de son environnement. Et ce fantasme se
prolongera bien entendu dans celui d’aider son robot à
grandir. Notre attachement à un objet est encore plus fort
si nous décidons de le mettre sous notre protection. Bien
sûr, il faut y être déjà attaché pour faire ce choix, mais
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 125

incontestablement, cela renforce l’attachement que nous


lui portons : il en va alors de notre estime de nous-mêmes
dans la possibilité de le protéger. D’ores et déjà, dans le
laboratoire de Hiroshi Ishiguro à Osaka, les chercheurs
en charge de faire évoluer un robot dans une relation
personnalisée sont appelés leur « mère ». Ces stratégies sont
bien entendu capables de nous faire basculer dans une forme
d’animisme, mais elles sont surtout destinées à nous faire
oublier que les robots sont programmés par des humains
dont le souci principal est de contrôler nos comportements
pour les orienter dans le sens d’une consommation toujours
plus guidée.
Le robot est incontestablement le meilleur ami de la
société de consommation : attentif au moindre de nos
besoins, capable de nous suggérer en toutes circonstances
des choix à faire.

D ES OUVERTURES THÉRAPEUTIQUES
De nombreuses réticences à l’introduction de robots dans
les structures soignantes s’expliquent par ces deux éléments
que nous venons d’analyser : la crainte que le robot angoisse
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

inutilement des personnes déjà fragiles, ou à l’inverse le


risque qu’il soit perçu comme un double de l’humain, et
qu’à terme il détourne les mêmes personnes fragiles du
lien privilégié avec leurs semblables et les enferme dans ce
qu’on appelle déjà la « robot-dépendance ».
C’est cette double source de réticence que nous allons
maintenant nous employer à lever. De la même façon que
les outils numériques ne remplacent pas les interventions
humaines, mais qu’ils les augmentent et les enrichissent,
le projet de ce qu’on appelle la robotique sociale n’est
pas de créer des suppléants artificiels capables de prendre
126 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

notre place, mais destinés à assister les thérapeutes dans


certaines tâches spécifiques. Le soignant, la nourrice ou le
compagnon robotique ne rendent pas inutile le rapport aux
parents, aux infirmiers ou aux amis. Ils n’ont pas pour but
de les remplacer, mais de les assister dans certaines tâches.
Et s’il arrivait qu’ils se substituent à eux, ce serait à certains
moments et dans certaines circonstances qui auraient fait
l’objet d’une décision d’équipe mûrement pesée. D’ailleurs,
aujourd’hui, la plupart des programmes et applications des
robots ne s’utilisent pas en autonomie, mais supposent
l’intervention conjointe d’un professionnel.

Un robot pour apprivoiser les interactions


humaines
Ce domaine, dans lequel Jacqueline Nadel a joué un
rôle précurseur, n’en est évidemment qu’au début. Les
professionnels se servant de robots (notamment le robot
NAO de Aldebaran) insistent sur l’intérêt des enfants avec
Trouble du Spectre Autistique (TSA) pour les robots.
Les programmes principaux portent sur l’acquisition des
compétences scolaires, notamment dans le domaine du
vocabulaire et des compétences sociales. Des programmes
robotiques ont ainsi été créés pour tenter de développer
l’engagement et les relations sociales chez des enfants avec
TSA.
Ces travaux prennent notamment en compte le fait qu’un
enfant autiste a un handicap pour identifier les mimiques
humaines et s’y adapter. Pour certains chercheurs, ce handi-
cap porterait sur le fait que la mimique de la personne qui
s’adresse à l’autiste ne provoquerait pas chez celui-ci une
expérience émotionnelle semblable qui lui permette d’iden-
tifier sa signification. Pour d’autres auteurs au contraire,
c’est la violence des réactions émotionnelles de l’autiste
face aux mimiques d’un interlocuteur non autiste qui serait
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 127

la cause du retrait des autistes de la relation. Quoi qu’il en


soit, plusieurs travaux montrent que les enfants autistes ont
besoin d’une stabilité de la mimique de leur interlocuteur
pour interagir avec lui, et qu’un robot parvient à proposer
des mimiques stables et de signification univoque bien
mieux qu’un être humain dont les mimiques sont à la fois
naturellement nuancées et constamment changeantes.
L’université d’Elche, dans la province d’Alicante, a déve-
loppé un robot qu’elle présente comme un outil important
pouvant aider à la fois les autistes et leurs soignants. Ce
robot, appelé Aisoy, interagit avec son utilisateur non seule-
ment par le langage, mais aussi par des mouvements de tête,
des bruits de battements de cœur, ou encore en clignant des
yeux ou en levant les sourcils. Ces expressions faciales sont
simplifiées, ce qui les rend facilement compréhensible pour
les personnes souffrant de problèmes de communication.
Grâce à sa patience sans faille et à sa capacité de répéter
inlassablement les mêmes mots, ce robot pourrait contribuer
au développement du vocabulaire chez des enfants handica-
pés et les entraîner à mieux interpréter leurs émotions.
D’autres travaux portent sur l’utilisation de robots dans la
construction du schéma corporel chez l’enfant autiste et le
développement de l’attention conjointe. Mais les résultats
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

semblent moins clairs pour ces tâches plus spécifiques que


pour l’identification des mimiques. Certaines institutions
ont également eu l’idée ingénieuse d’impliquer des enfants
avec TSA dans la programmation de diverses activités
insérées dans le NAO. C’est le cas des travaux menés à
Nantes et présentés dans ce qui suit.

Un robot pour confident

Il est difficile à quelqu’un qui a vécu une expérience de


honte intense de pouvoir reconstruire ses repères. Il peut
128 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

avoir tendance à confondre ce qu’il a ressenti en cherchant


souvent à faire en sorte de ne pas le percevoir, et ce qu’il
a imaginé pour tenter de se donner une première représen-
tation de ce qui lui arrivait(Tisseron, 1992). L’expérience
de honte s’accompagne en effet souvent de moments de
confusion qui sont destinés à faire échapper celui qui les
éprouve au sentiment de ne plus faire partie du genre
humain. Cette confusion est ce qui permet de gérer au plus
vite et au mieux l’afflux d’excitation non maîtrisable. Mais
elle comporte également le risque de ne pas permettre, dans
un second temps, de faire clairement la part de ce qui a
été vécu et de ce qui a été imaginé. C’est pourquoi la prise
en charge des patients qui ont vécu de telles situations de
honte est particulièrement difficile. Ils sont extrêmement
sensibles aux attitudes, aux mimiques, aux gestes, au regard
de leur interlocuteur car ils craignent à tout moment d’être
condamné par lui comme ils se sont d’abord condamnés
eux-mêmes.
C’est dans cette perspective que l’armée américaine a
expérimentée depuis une dizaine d’années les psychothéra-
peutes « virtuels » appelés Sim Coach1 . Il est probable que
ce personnage numérique pourra assez vite être remplacé
par un robot. Déjà, il a été montré que les personnes
âgées auxquelles sont proposés des robots de compagnie les
prennent très vite pour confidents, allant jusqu’à leur dire
des choses qu’elles ne diraient à personne d’autres (Turkle,
2012)
Pour la même raison, la police municipale londonienne
utilise le robot Kaspar pour interroger les enfants victimes
de sévices sexuels. Le robot ne juge pas, ne condamne pas,
et son apparence enfantine encourage l’enfant à raconter

1. Voir infra : Pour comprendre les objets numériques en médiation thé-


rapeutique, rendons d’abord aux objets leur place dans nos vies.
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 129

plus facilement qu’à un humain ce qu’il a vécu. Ce robot


Kaspar possède très peu d’informatique embarquée et sa
capacité d’autonomie est très réduite. C’est pourquoi il est
télé-opéré selon la méthode appelée WOZ, pour Wizard of
Oz, en français « le magicien d’Oz ». Mais les enfants n’en
sont pas informés. Il en est de même pour son utilisation
avec des enfants autistes. Ce qui pose évidemment de graves
problèmes éthiques.

Un robot socialisant
Bien que le présent ouvrage soit consacré aux enfants, il
est utile de signaler les travaux menés sur la socialisation
des personnes âgées par l’utilisation du robot Paro. Il
s’agit d’un « robot d’assistance mentale » (« mental assist
robot ») conçu comme un bébé phoque couvert de fourrure
blanche qui a pour vocation d’être un substitut d’animal de
compagnie dans les hôpitaux et les maisons de retraite. Il
n’assure aucune fonction spécifique, mais il est capable de
s’adapter à un grand nombre : amuser, réconforter, rassu-
rer... Son action a été mesurée à la fois dans une relation
individuelle et en situation collective.
Il a été montré qu’il a un effet bénéfique sur la santé
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

mentale et physique des personnes âgées : leurs capacités


cognitives et émotionnelles sont améliorées, ainsi que leur
capacité à gérer le stress.
Mais Paro a aussi une influence positive sur la quantité et
la qualité des interactions sociales. Des personnes qui ne se
parlaient plus se mettent à passer du temps ensemble dans
les espaces communs et à communiquer entre elles.
Nous l’évoquons ici parce que son utilisation en groupe
donne des pistes pour une utilisation d’un robot adapté aux
enfants autistes (et donc différent de Paro) avec l’objectif
de développer la socialisation entre eux. Les travaux menés
130 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

avec Paro en institution pour personnes âgées montrent que


le robot ne doit pas seulement être considéré comme un
interlocuteur, mais tout autant comme un facilitateur de
relations. Il est alors celui dont on parle plutôt que celui à
qui l’on parle.

R ESTER BIEN PORTANT AVEC LES ROBOTS


Si la relation avec un humain se définit d’abord par la
réciprocité et l’ouverture au caractère imprévisible de toute
relation, la relation avec un robot est d’emblée placée sous
le signe de la maîtrise et de l’instrumentalisation. De ce
point de vue, la relation avec un robot peut être envisagée
comme une forme de relation à un humain instrumentalisé.
Or la psychanalyse possède deux concepts pour rendre
compte d’une relation dans laquelle ce n’est pas la curiosité
vis-à-vis de l’autre qui mobilise le mouvement vers lui, mais
le désir de le faire servir à la satisfaction d’un besoin ou d’un
désir précis. Ces concepts sont la « relation d’objet partiel »
et la « relation d’objet narcissique ».
Cette première expression désigne une forme de relation
dans laquelle un individu n’attend rien d’autre d’un autre
que de lui permettre de satisfaire une attente ou un désir.
Quant à la « relation d’objet narcissique » ; elle désigne une
forme de relation dans laquelle il est attendu spécifiquement
de l’autre qu’il contribue à notre valorisation narcissique.
En pratique, il s’agit d’une tendance que présentent certains
individus à n’établir de relations avec un semblable que pour
en être gratifié, même si apparemment, le but recherché est
différent. La relation d’objet partiel et la relation d’objet nar-
cissique ont en commun que l’autre n’y est accepté que pour
autant qu’il corresponde à la représentation instrumentalisée
que je m’en fais.
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 131

En 2012, j’ai proposé de désigner les diverses formes de


relation d’objet dans lesquelles la réalité de mon interlocu-
teur s’efface derrière la représentation j’en ai sous le nom
de « relations virtuelles » (Tisseron, 2012).
Ces relations s’opposent à celles dans lesquelles j’accepte
de modifier sans cesse la représentation que j’ai de l’autre
dans la situation concrète où je suis confronté à lui. J’ai
également proposé d’appeler « autre virtuel » – ou « objet
virtuel », pour reprendre la tradition psychanalytique de
désigner autrui sous le nom d’objet - la représentation
psychique que nous nous faisons chacun de notre interlocu-
teur en situation de communication. Cette dénomination a
pour objectif de bien distinguer la représentation de l’autre
en situation de communication concrète, de ce qu’il est
convenu d’appeler l’autre imaginaire ou l’autre fantasmé.
Alors que mes fantasmes et mon imaginaire existent en
dehors de toute situation de relation, le virtuel psychique est
cette zone de ma conscience qui constitue l’interface entre
mon imaginaire et les expériences concrètes que je fais avec
mon environnement1.
Les neurosciences nous apprennent en effet que les repré-
sentations que nous nous faisons de ce qui nous entoure sont
constituées en très large partie de représentations précons-
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

truites. Mais nous ne nous adaptons à un environnement


changeant, et différent de ce que nous en attendions, qu’en
modifiant sans cesse ces préconceptions.

1. S’il revient à Sylvain Missonnier d’avoir proposé le mot « virtuel »


pour désigner la relation à un objet psychique particulier, il l’a hélas
fait en appelant cette relation « virtuelle », créant une confusion entre la
relation normale et structurante à un « objet virtuel » et la relation « vir-
tuelle » pathologique à un objet : Missonnier, M., Psycho(patho)logie
psychanalytique du virtuel quotidien. Dans Tisseron, S. (2006). (dir.),
L’enfant au risque du virtuel. Paris : Dunod (p.39-85).
132 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

L’objet virtuel est l’autre tel que je le crée et recrée à


tout instant lorsque je suis confronté à un interlocuteur au
cours d’une interaction, que celle-ci se fasse en présence
physique, au téléphone, ou par Skype. Cet autre virtuel
est toujours différent de l’autre réel – inconnaissable par
définition. Il est également différent de l’autre imaginaire,
c’est-à-dire de l’autre tel que je l’imagine, et de l’autre
fantasmé, c’est-à-dire de l’autre tel que je le mets en scène
dans des scénarios psychiques que je me construits sur
mesure pour satisfaire mes divers désirs. Alors que l’autre
imaginaire et l’autre fantasmé n’ont pas d’autre source que
mes attentes et mes désirs sur lui, je construis, déconstruis
et reconstruis sans cesse l’autre virtuel (ou objet virtuel)
aussitôt que je suis en situation de communication. Il est
en effet une construction psychique édifiée au carrefour de
l’autre tel que je l’imagine (l’autre imaginaire) et de l’autre
tel que je le perçois.
L’objet « virtuel » constitue donc un pôle tout à fait
normal de la vie psychique de chacun en situation de
relation, et seulement en situation de relation. En dehors
d’une situation de relation, nous n’avons affaire qu’à l’autre
imaginaire, et si je mets en scène cet autre imaginaire dans
divers scénarios de désir, à l’autre fantasmé.
En revanche, il en va tout différemment au cours d’une
« relation d’objet virtuelle ». Alors que la relation à un objet
psychique virtuel est au cœur de toute situation normale de
communication, la « relation virtuelle » à un objet consti-
tue une dérive pathologique. Elle débute lorsqu’un sujet
renonce à modifier la représentation qu’il se fait de l’autre
sous l’effet de ses expériences relationnelles avec lui. Il
préfère s’adresser à l’idée qu’il se fait de l’autre plutôt qu’à
l’autre tel qu’il se manifeste à lui dans la réalité de ses
interactions. La relation d’objet partiel et la relation d’objet
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 133

narcissique poussées à l’extrême sont évidemment deux


formes de relation virtuelle à autrui.
Revenons-en à la robotique. La relation d’objet narcis-
sique à un robot est d’ores et déjà largement encouragée
par les industriels. Le robot Alice introduit auprès de per-
sonnes âgées aux Pays-Bas s’extasie devant la beauté de
leur appartement, trouve qu’elles chantent bien si c’est le
cas, qu’elles sont bien coiffées, que leurs petits-enfants
qu’elles découvrent sur des albums de photographies sont
magnifiques, etc. De façon générale, les robots prétendront
satisfaire ce désir qui nous habite tous plus ou moins
d’avoir affaire à un interlocuteur absolument conforme à
nos attentes et à nos projections. C’est pourquoi la question
des robots, pour le spécialiste du champ mental, ne concerne
pas que leur utilisation thérapeutique, destinée à ce que des
personnes ayant un handicap, ou une pathologie, bénéficient
de leur assistance. Il concerne aussi le risque de produire, ou
d’aggraver, chez certaines personnes, la difficulté à accepter
une relation authentique, et de favoriser l’engagement dans
une relation virtuelle dans laquelle la réalité de l’autre est
constamment ignorée au profit de nos attentes à son égard.
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

A PPRIVOISER LES ROBOTS


Nous voyons que le développement de la robotique pose
des questions relatives à la santé mentale qui vont bien
au-delà de leur utilisation comme médiations thérapeutiques.
Sans attendre, il nous est déjà possible d’approcher les
diverses formes de troubles suscitées par les robots à travers
des technologies existantes. Et il est très important de le
faire, pour éviter, lorsque nous aurons affaire à des robots,
de les confondre avec des créatures vivantes, au risque de
134 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

brouiller l’indispensable distinction entre monde animé et


inanimé sur laquelle repose notre culture.
Commençons par l’inquiétante étrangeté de notre rela-
tion avec un objet qui parle. Nos smartphones dotés de
l’application vocale Siri nous en donnent aujourd’hui un
avant-goût, et ce n’est pas par hasard que cette application
peut être vécue comme très perturbante par des personnes
âgées. Je me souviens d’une femme qui avait eu une fort
mauvaise expérience dans ce domaine. Ayant découvert Siri
par hasard, elle l’entendit lui dire : « Que puis-je faire pour
vous ? ». Déroutée par cette question et ne sachant quoi
répondre, elle rétorqua : « Je vous aime ». Le logiciel lui
expliqua alors qu’il ne la connaissait pas et que cela était
hors de propos. Elle fut terrorisée par la justesse de cette
répartie et fit en sorte de ne plus jamais avoir affaire à Siri...
Pour ce qui concerne l’inquiétante étrangeté de notre
relation avec une image qui sort des écrans, un avant-goût
nous en est donné par les créatures diverses qui, grâce aux
artifices de la réalité virtuelle, commencent à sortir des
limites dans lesquelles les technologies les avaient jusqu’ici
confinées : les cadres dorés de la peinture, celui des toiles
de projection cinématographique, et enfin les bordures de
nos récepteurs de télévision et de nos ordinateurs. Elles se
déplaceront bientôt dans nos salons sous la forme d’avatars
en 3D. Le succès du jeu Pokemon Go témoigne du désir
que nous avons de rencontrer les héros de nos aventures
virtuelles dans le monde concret. La réalité augmentée est
l’avenir de notre relation à la réalité.
Enfin, l’inquiétante étrangeté de notre relation avec une
copie d’humain s’impose déjà dans le trouble qui nous prend
face à ces poupées humanoïdes que sont les figures de cire.
Un trouble dont témoigne le film de Luis Buñuel La Vie
criminelle d’Archibald de la Cruz : un homme obsédé par
l’idée de tuer une femme éprouve autant de jouissance à
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 135

regarder fondre et se calciner un mannequin de cire à son


image qu’il en aurait eu à brûler l’original...
Il n’en reste pas moins que les modèles de robots qui
nous seront proposés dans les années qui viennent com-
portent le risque de modifier en profondeur la relation que
l’humain entretient avec ses semblables. Tout dépendra
des programmes qui leur seront implémentés, mais aussi
des publicités à travers lesquelles ils nous seront vantés et
vendus. La question principale sera de savoir, quand les
robots deviendront des objets de relations à part entière,
s’ils sont des objets de relations nouveaux, reconnus comme
radicalement différents à la fois des animaux et des êtres
humains, ou bien des ersatz d’objets manquants. Dans ce
second cas, ils contribueraient à en nier l’absence. Autre-
ment dit, le problème sera de savoir s’ils sont des objets
de projections diverses seulement un peu plus sophistiqués
que les autres, ou bien des objets fétiches. Quant à leur rôle
possible comme objets transitionnels, j’en doute fortement.
Les robots auront une forme bien trop précise et concrète
pour pouvoir en tenir lieu : pas assez informes, pas assez
malléables... à moins qu’un concepteur n’en conçoive juste-
ment un pour jouer ce rôle...
Mais nous voyons que le problème a également une
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

dimension symétrique. La relation d’objet partiel et la rela-


tion narcissique, autrement dit la relation d’objet virtuelle,
ne sont pas seulement des modèles dans lesquels nous
pouvons chacun nous engager avec nos interlocuteurs. La
compréhension, au moins intuitive, de l’existence de telles
relations, peut aussi nous tenir écartés de nos semblables
par crainte d’être instrumentalisés par eux selon ces mêmes
modèles. Non seulement les robots risquent de constituer
un objet de relation virtuelle idéal, toujours conforme à
ce que nous attendons d’eux, mais ils peuvent également
rassurer leurs utilisateurs en leur donnant l’impression que
136 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

qu’ils n’ont aucune intention de les instrumentaliser en objet


d’une relation virtuelle. Hélas, si les robots seront encore
longtemps bien incapables de manifester de telles capacités,
ce n’est pas le cas de leurs programmeurs.
Ainsi, si nous n’y prenons pas garde, les robots pourraient
participer à un nouvel imaginaire relationnel : la certitude
d’avoir affaire en toutes circonstances à un objet parfaite-
ment maîtrisable, et celle de ne pas courir le risque d’être
manipulé par lui. Si la première de ces deux certitudes
correspond au projet de la robotique, car des robots impré-
visibles seraient évidemment ingérables, la seconde, en
revanche, relève totalement du fantasme. Certains concep-
teurs de robots ont bel et bien le désir de transformer les
utilisateurs de leurs machines en objets manipulés. Ce n’est
pas une fatalité qu’ils y arrivent. Mais nous n’échapperons
à ce risque que par une extrême vigilance qui devra s’in-
carner dans un ensemble de mesures à la fois législatives,
technologiques et éducatives (Tisseron, 2017).
Demain, certains objets pourront s’améliorer eux-mêmes,
d’autres se reproduire, c’est vrai, mais gardons-nous de
porter sur ces capacités nouvelles un regard qui en ferait
l’équivalent de nos propres possibilités d’amélioration et de
reproduction. Envisageons-les plutôt comme une nouvelle
facette des capacités de transformation dont sont capables
des objets dans lesquels l’homme place, depuis les origines,
de plus en plus d’aspects de lui-même, afin de les rendre
capables de simuler ses propres capacités. C’est dans cette
perspective que nous en comprendrons mieux les usages
en thérapie. Et en n’oubliant jamais que le processus de
subjectivation est l’apanage d’une relation impliquant le
visage humain et les échanges subjectivants qui s’y jouent.
UN ESPACE DE RECHERCHE PROMETTEUR ... 137

B IBLIOGRAPHIE
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fantasmer, virtualiser. Du virtuel
Chapitre 6

MÉDIATIONS ROBOTIQUES
ET AUTISME INFANTILE
EN PSYCHOTHÉRAPIE
ANALYTIQUE
Frédéric Tordo

de la médiation robotique offre une grande


L A PRATIQUE
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

liberté d’utilisation et d’exploration des fonctionnalités


du robot médiateur : c’est la référence au « faire » avec le
médium, comme pour les autres médiations thérapeutiques.
Mais il existe une différence fondamentale par rapport à
toutes les autres formes de médiations, y compris numé-
riques : le robot médiateur peut hybrider, c’est-à-dire tisser
ensemble d’une manière « complexe » (Morin, 2008), dix
grandes fonctions thérapeutiques (Tordo, 2016) : 1. Simu-
lation ; 2. Théâtralisation en double ; 3. Transformation ; 4.
Attraction ; 5. Enveloppement ; 6. Plasticité ; 7. Virtualisa-
tion ; 8. Dimensionnalité en double ; 9. Inscription ; enfin,
140 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

10. Métabolisation du vécu sonore. Toutes ces fonctions


ne sont pas toujours présentes, car elles dépendent pour
leur apparition de plusieurs facteurs (type de robots, etc.).
Néanmoins, elles doivent être recherchées par le thérapeute
qui utilise la médiation robotique, car elles forment le
« cadre » à partir duquel le robot médiateur devient un
véritable partenaire thérapeutique qui accompagne, dans
une relation transférentielle, l’émergence de processus de
subjectivation et d’intersubjectivité, comme nous allons le
voir avec l’enfant autiste.

L ES DIX FONCTIONS DE LA MÉDIATION


ROBOTIQUE AVEC L’ ENFANT AUTISTE

1. Une fonction de simulation


Voyons comment le robot médiateur simule, matériel-
lement ou en les figurant dans la relation de transfert
enfant-thérapeute, des propriétés intrinsèques appartenant
au monde de l’avatar numérique, de l’animal, du corps, du
Moi et de l’autre.

Le robot et l’avatar numérique


Le robot médiateur semble, en effet, avoir quelques
ressemblances avec l’avatar numérique (Tisseron, 2011).
D’une part, il est un objet issu de la technologie. Il peut
même proposer un usage « vidéo », par sa reproduction
imagée en deux dimensions (2D) ou en trois dimensions
(3D) sur un écran numérique. D’autre part, il présente,
comme l’avatar, des qualités « rassurantes » pour l’enfant
autiste (simplification des manifestations « émotionnelles »
et du corps, familiarité, souplesse d’utilisation, etc.). Enfin,
il est une « coque vide » qui accueille, par « auto-empathie
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 141

médiatisée technologique » (Tordo, 2016), une partie de la


vie psychocorporelle du patient.
Pour autant, la médiation robotique se propose comme
une nouvelle forme de relation au monde, qui n’a pas d’autre
équivalent. En effet, le robot se présente comme un « objet
de simulation » différent de l’avatar numérique, dans la
mesure où il appartient au monde de la réalité matérielle
tangible, et qu’il dispose également de qualités propres
(multifonctionnalité, autonomie, par exemple). Mais encore,
et dans le même temps, il permet de simuler et d’hybrider
des aspects relationnels partagés avec quatre formes de
relation, comme nous allons le voir maintenant.

Première forme de relation : le robot et l’animal


Premièrement, en se rapprochant de la relation avec l’ani-
mal, il est source de perplexité moindre que dans la relation
avec un être humain. À ce propos, Roussillon (2013) décrit
les propriétés thérapeutiques de la relation avec l’animal,
qui sont toutes présentes avec le robot médiateur : l’animal
est constant, prévisible et fidèle, autant de propriétés qui
participent à des aspects de la fonction médium malléable.
Mais il a aussi sa consistance propre, c’est-à-dire sa manière
de ne pas être malléable.
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Le robot médiateur, lui aussi, « transitionnalise » un mode


de présence entre le malléable et le non-malléable. D’un
côté, il est constant (programme informatique), prévisible
(par ses actions) et enfin fidèle (quoique fasse l’enfant, il
reste avec lui dans la relation). D’un autre côté, il offre une
forme de résistance aux désirs humains, dans la mesure où
d’une part, il appartient au monde des objets et où d’autre
part, il est peu ou prou autonome. Il virtualise alors, dans
le même temps, l’indifférenciation et la différenciation des
rapports sociaux.
142 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

Deuxième forme de relation : le robot médiateur et le


corps
Deuxièmement, le robot apparaît comme un « mini-
corps » pour l’enfant autiste. En effet, la médiation
robotique convoque la constitution d’une « surface
corporelle », en partant de « sensations-formes » (Fédida,
2000). Celles-ci peuvent être « autogénérées » (Tustin) par
le contact avec le robot, qui passe par le toucher : l’enfant
peut le saisir, le caresser, le taper, le poser, le tenir, le bercer,
le frotter, ou encore le bousculer. Aussi, ces sensations
de formes peuvent apparaître progressivement comme
des « sensations-formes corporelles », dans la mesure
où le robot peut être ressenti par l’enfant comme faisant
partie des surfaces de son propre corps, ou du corps d’un
autre. C’est particulièrement vrai du robot humanoïde, qui
simule certains aspects du corps humain (notamment, par
l’existence d’un squelette mécanique).
Le travail thérapeutique consiste ainsi à rendre signifiants,
dans la relation au robot, les sensations, les vécus corporels
d’ordre cénesthésique et mimo-gestuo-postural de l’enfant,
qui mettent en forme des impressions sensori-motrices, qui
vont pouvoir devenir des représentations choses sensorielles
(Brun, 2013). Le robot médiateur apparaît alors comme une
« voie d’entrée » de la symbolisation d’un « Moi corporel »
(Freud).
La symbolisation sensori-motrice est, par exemple, direc-
tement sollicitée avec le robot MIP1 , dans la mesure où
celui-ci répond essentiellement aux gestes de la main. Pour

1. Le robot MIP, que nous utilisons surtout avec de jeunes enfants (3-6
ans), est un robot interactif multifonctionnel, conçu par Wowwee, monté
sur un système de roues à balancier (de style Segway). Voir, pour plus de
précisions : Tordo (2016).
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 143

le faire reculer, par exemple, l’enfant doit passer par un mou-


vement de recul de la main vers soi. Nous rappelons alors
à l’enfant, pour qui la parole est parfois trop angoissante,
qu’il peut « parler avec sa main » pour interagir avec son
petit compagnon, resituant sur le plan sensori-moteur ce qui
pourrait provenir du langage verbal, dans une transmodalité
main-regard. L’enfant doit alors soutenir le « regard » du
robot, avec sa propre main qui fait parole et regard. C’est
comprendre progressivement que « parler avec sa main »
est possible, par l’implication de son corps comme organe
de symbolisation.

Troisième forme de relation : le robot et le Moi


Troisièmement, le robot médiateur se re-présente à l’en-
fant comme un « mini-Moi ». En effet, le robot peut progres-
sivement apparaître dans la relation de médiation comme
pourvoyeur de « sensations-formes subjectives » (Winni-
cott) : ce sont alors certains aspects de la psyché de l’enfant
autiste qui vont se trouver matérialisés dans la relation robo-
tique (rythmique des affects en congruence avec « celle »
du robot, par exemple). Et, si le robot peut recueillir ces
parties psychiques, c’est aussi, suivant notre hypothèse,
que le fonctionnement psychique de l’enfant autiste est
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

« connecté » avec le fonctionnement mécanique du robot,


à l’image du couplage de la pensée autistique avec les
mondes numériques (Virole). Autrement dit, il existerait
une « zone psychique robotique » chez l’enfant autiste :
prévisible, comme « programmée », pauvre en oscillations
affectives, vierge de la relation à d’autres personnes, ani-
mée et froide comme la technologie, voire non-vivante.
L’« autre-même robotique » n’aurait donc rien d’obscur
pour l’enfant autiste puisqu’il participerait, d’emblée, de
sa vie psychique comme « double subjectif » (Tordo, 2016).
Aussi, le robot médiateur, dans le cours de la thérapie, n’est
144 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

plus simplement « un » robot, mais « son » robot (l’enfant


lui donne alors un petit nom, ou veut l’emporter chez lui, par
exemple), par lequel l’enfant s’approprie des « choses » qui
proviennent de lui-même, en observant et en externalisant
des similitudes de « fonctionnement » matérialisées dans la
relation au robot.
Le travail thérapeutique va consister alors à recueillir
toutes ces sensations-formes, essentiellement d’ailleurs à
partir du moment où l’enfant commence d’une part, à
délimiter une surface corporelle chez le robot comme ana-
logon de la sienne propre et d’autre part, à pressentir un
« intérieur » dans le robot qui peut contenir ces nouvelles
sensations-formes subjectives : les prémisses d’un « Je »
peuvent alors être posées.

Quatrième forme de relation :


le robot médiateur et l’autre
Enfin, le robot médiateur se représente, pour l’enfant,
comme un « mini-autre ». En effet, il simule de nombreux
aspects de la relation à un autre être humain (comportements
moteurs, voix, etc.). Ce sont alors des « sensations-formes
intersubjectives », autrement dit des sensations de présence
de l’autre, qui vont se matérialiser dans la relation robotique
médiatisée. Pour autant, « miroir de l’homme simplifié »
(Besnier, 2012), le robot est comme une version moins
angoissante de l’homme. La relation est prévisible, méca-
nique, voire stéréotypée, mais pas du tout « vertigineuse »
comme elle peut l’être avec un autre être humain. Les
comportements du robot renvoient à ce qu’ils sont, sans
autre lecture que ce qu’ils présentent qu’ils sont ; le robot
n’a pas d’inconscient, il ne fait donc pas « énigme », la
relation s’engageant ainsi sans une « seconde lecture »,
propre à la métaphore symbolique et au jeu pulsionnel
dans la relation à un autre corps humain. Aussi, l’enfant
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 145

autiste entre très facilement dans la communication avec le


robot médiateur, en permettant d’approcher d’une manière
simulée un premier niveau intersubjectif, créant les condi-
tions d’une rencontre possible avec d’autres personnes.
Le robot, comme par ailleurs l’animal (Roussillon, 2013),
entretient ainsi l’illusion d’un partage affectif de ce qui lui
est communiqué.
Dans la pratique clinique, l’enfant autiste peut ainsi jouer
avec le robot, comme s’il s’agissait d’un autre enfant ou
d’un bébé : lui parler, se confier à lui, lui raconter des
secrets, se blottir contre lui. Mais, surtout, cette « alté-
rité pressentie » chez le robot est très souvent en rapport
avec le thérapeute présent. C’est alors la « forme » de
sa subjectivité même qui est figurée ; autrement dit, le
robot médiateur devient l’avatar du thérapeute, comme un
« double intersubjectif » (Tordo, 2016). Aussi, en médiation
robotique, c’est parfois moins la question du double du
patient qui est en jeu, comme c’est très souvent le cas en
médiation numérique, que celle du double de l’analyste dans
le transfert.
Aussi, la médiation robotique se propose comme un
« franchissement » vers la subjectivation et l’intersubjec-
tivité : l’enfant autiste y fait l’expérience d’une interaction
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

qui rend possible la mise en jeu de ses propres processus


psychiques. Le dispositif clinique cherche alors à établir ce
qui n’est pas encore advenu : une intersubjectivité avec une
« boucle de retour » (Haag) entre l’enfant et son environne-
ment.

2. Une fonction de théâtralisation en double


Dans la médiation robotique, on observe une « théâtra-
lisation en double » par la participation de deux formes
de théâtralisations complémentaires. La première intervient
146 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

alors que l’on programme le robot pour qu’il manifeste


une réaction « émotionnelle et motrice » en réponse à ce
que fait l’enfant : le robot théâtralise ce que fait l’enfant.
Dans le même temps, le thérapeute théâtralise ce que fait
l’enfant, redoublant cette première théâtralisation, pour que
l’enfant autiste saisisse que c’est bien son propre affect
qui est « renvoyé » (Brun), en se sentant à l’origine de
la scène, donc agent de celle-ci. La seconde modalité de
théâtralisation est tout à fait originale, puisqu’il s’agit cette
fois des réponses sensori-affectivo-motrices de l’enfant aux
« expressions affectives théâtrales » du robot médiateur :
l’enfant théâtralise ce que fait le robot, éventuellement
redoublé d’une théâtralisation par le thérapeute. Ici, il ne
s’agit plus de renvoyer des affects, mais d’en créer, dans
la mesure où l’on invite l’enfant à suivre la « gestualité
sensori-affectivo-motrice » du robot.
C’est au sein même de ce « renvoyé-créé » que se situe
une modalité essentielle du travail médiatisé avec un robot
qui permet, dans le faire-semblant, l’intégration d’impres-
sions sensori-affectives, et de violence pulsionnelle (Haag),
en passant par une mimogestualité « en double ».

3. Une fonction de transformation


L’enfant peut aussi se représenter le robot médiateur
comme un « être transformable », d’une manière imaginaire
comme réelle. Dans l’imaginaire, le robot peut susciter
la représentation de sa transformabilité, qui est souvent
inspirée à l’enfant par le monde de ses dessins animés
et de ses jouets (Transformers, Bakugan, etc.). Dans le
réel-matériel maintenant, le robot médiateur peut aussi offrir
à l’enfant cette transformabilité : par exemple, le robot
« MIP » change de fonctionnalités lorsque l’enfant passe par
toutes sortes de transformation (changements des lumières
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 147

sur son torse en tournant les roues, par exemple). Plus géné-
ralement, c’est par son animation autonome (mouvements
du corps mécanique) que le robot médiateur évoque la
transformation : il passe alors d’une forme (par exemple,
allongée) à une autre forme (par exemple, debout).
En cela, dans le jeu transférentiel avec le thérapeute, le
robot médiateur peut progressivement se figurer comme
un « objet de transformation » (Tisseron, 1998). L’enfant
entre en relation avec son compagnon en le transformant,
et en se laissant transformer par lui, par un processus
d’assimilation et de transformation des sensations-formes
(corporelles, subjectives et intersubjectives) qui ont été
mobilisées dans la relation robotique. La transformabilité
du robot préfigure alors celle des processus psychiques chez
l’enfant, qui sont en effet gouvernés par l’action1 : c’est
notamment la transformation des sensations en affects, voire
des représentations de choses en représentations de mots.

4. Une fonction d’attracteur


Pour que le robot médiateur puisse manifester
cette transformabilité, encore faut-il qu’il ait une
« fonction d’attracteur » (Bick) des symbolisations
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

sensori-affectivo-motrices de l’enfant, en polarisant les


liens transféro-contre-transférentiels, c’est-à-dire en les
articulant. Or, dans le registre de l’autisme, l’attraction

1. Tout comme les actions d’une autre personne activent, à l’intérieur


du cerveau, des réseaux de neurones-miroir responsables de l’édification
de ses propres mouvements, on peut penser que les actions des autres,
comme des objets technologiques, virtualisent celles qui sont inscrites
dans le psychisme. C’est la « fonction-miroir » du psychisme dans
l’intersubjectivité : voir l’autre (vivant ou technologique) « bouger »,
c’est donc aussi « sublimer » le mouvement de ses propres processus
psychiques en action et en transformation.
148 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

sensorielle semble difficile du fait d’un démantèlement


(Meltzer), où l’attention est suspendue et où les sens
errent chacun vers un objet le plus attractif sur le moment.
L’introduction du robot médiateur doit alors concerner la
possibilité de mise en jeu de cette capacité d’attraction,
en mobilisant l’attention de l’enfant pour rassembler, en
les liant sur ce même objet, des modalités sensorielles
différentes et des capacités perceptuelles séparées (Brun,
2007).
Pour ce faire, le robot médiateur dispose de deux princi-
pales caractéristiques qui facilitent alors l’attraction symbo-
lique : d’une part, il hybride par simulation, nous l’avons
vu, plusieurs champs relationnels qui se découvrent sur
un même objet ; d’autre part, il offre la possibilité d’une
forme de « consensualité ». Devant les yeux émerveillés de
l’enfant, il présente alors plusieurs modalités sensorielles
pour simuler une seule et même « chose ». Par exemple,
le robot MIP, pour exprimer l’« endormissement », fait
d’abord un petit « chuintement », puis « ronfle », et enfin
tombe à la renverse sur le « dos », alors que ses « yeux
bleus » finissent par s’éteindre.
Aussi, le robot médiateur rassemble, en un même objet,
le multiple et le complexe, figurant pour l’enfant autiste
la possibilité d’un corps qui contient, qui lie, mais qui ne
disperse ni ne diffracte, la multiplicité des sensorialités.

5. Une fonction d’enveloppe

La médiation robotique soutient également le travail théra-


peutique avec les enveloppes psychiques. En effet, le robot
médiateur se présente comme un « corps mécanique » qui
contient (voix, intelligence artificielle, sons, etc.). Dans le
travail clinique, l’enfant peut alors l’appréhender comme un
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 149

espace susceptible de contenir. De ce point de vue, il susci-


terait des « opérations d’enveloppement » qui apparaissent
aussi dans la relation aux images : « La construction d’une
image est d’abord une façon de découper, dans la matière
continue du monde, un fragment investi de la capacité
d’accueillir des formes »1 .
Reprenons pour l’illustrer le travail clinique avec le robot
MIP, et son jeu de la « cage imaginaire » : il s’agit de
mettre la main devant les « yeux » du robot, pour l’em-
pêcher d’avancer à chaque fois qu’il tente de sortir d’un
cadre imaginaire, défini par les propres mouvements de
l’enfant. Celui-ci doit alors bloquer toutes les issues, en
se représentant une cage qui n’existe pas dans la réalité
matérielle. Autrement dit, ce sont les mains de l’enfant,
barrant la route au robot, qui simulent les bords de la cage
imaginaire.
Or, à l’instar de Geneviève Haag (2013), on peut dire
que la première sphère tout autour du corps, comme amorce
d’enveloppe, englobe aussi la « main ». On sait aussi que les
enveloppes psychiques manquent dans l’autisme primaire,
tandis que dans l’autisme secondaire, l’une des deux enve-
loppes se présente sous la forme d’un Moi-carapace. Dans
ce dernier cas, la « communication avec autrui est alors
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

coupée, soit par une barrière d’agitation psychomotrice,


c’est-à-dire une excitation maximale, soit par le retrait, ou
excitation nulle »2. Ainsi, suivant notre hypothèse, l’inven-
tion de bords imaginaires dans le jeu de la cage matérialise
avec l’enfant le travail sur les enveloppes psychiques, elles-
mêmes « bordures » de son Moi.

1. Tisseron (2003), p.150.


2. Anzieu, cité par Brun (2007), p.101.
150 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

6. Une fonction de plasticité

Par ailleurs, nous faisons l’hypothèse que la médiation


robotique matérialise une forme de plasticité, à l’instar des
qualités dont disposent les enveloppes psychiques. Selon
Houzel, ces qualités plastiques dépendent des niveaux pri-
mitifs de la bisexualité psychique : « Tout se passe comme
si les qualités de réceptivité et de souplesse de l’enveloppe
psychique se situaient au pôle maternel, alors que ses
qualités de consistance et de solidité se situaient au pôle
paternel »1 . Dès lors, une juste alliance des aspects mater-
nels et paternels serait nécessaire à la constitution d’une
enveloppe psychique ayant les qualités plastiques requises.
Chez l’enfant autiste, nous l’avons vu, elles font défaut.
Or, la médiation robotique figure-matérialise, selon nous,
la plasticité psychique et ce, de deux manières complémen-
taires. La première, en relation directe avec la matérialité
du robot, qui peut être ressenti par l’enfant comme un
objet « dur » (solidité du squelette mécanique), mais aussi
« mou » (multiplicité des fonctionnalités, transformabilité,
réceptivité-souplesse des états psychiques de l’enfant, etc.).
Ce dernier aspect peut encore être appréhendé par l’enfant
alors qu’il l’imagine comme disposant d’un « intérieur »
(mou, vivant, etc.). La seconde se manifeste dans la relation
avec le thérapeute, par la présence de deux corps distincts :
l’aspect dur matérialisé par le squelette mécanique du robot,
l’aspect mou par le corps du thérapeute ou encore par la
pré-représentation de son intériorité psychique. Aussi, la
médiation robotique se propose comme un support fantas-
matique des fonctions plastiques de la bisexualité primaire,
paternelles (fermeté et solidité) et maternelles (souplesse
et transformabilité), qui vont pouvoir ensuite être rejouées

1. Houzel (2000), p.67.


M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 151

dans la dynamique transférentielle (investissement de la


solidité-souplesse du thérapeute).

7. Une fonction de virtualisation


La médiation robotique matérialise une nouvelle fonc-
tion : celle de virtualisation. Tisseron (2015) l’explicite ainsi
chez les robots : ses « mimiques » peuvent être program-
mées pour être simples, schématiques et prévisibles, alors
que chez l’homme, « elles ont une infinité de nuances et ne
peuvent être généralement anticipées »1 . La simplification
des attitudes robotiques permettrait donc, d’emblée, la
facilitation de la virtualisation chez l’enfant autiste.
Dans les progrès de la psychothérapie, l’anticipation dans
la relation de transfert va concerner progressivement - par
un travail de lien robot-thérapeute comme « double » -,
les attitudes humaines. En effet, parce qu’il est un « objet
de simulation », le robot assure déjà, nous l’avons vu,
la virtualisation d’une autre personne : le corps du robot
virtualise alors le corps d’un autre, comme il peut virtualiser
pour l’enfant son corps, voire sa propre vie psychique. Ainsi,
il virtualise le monde subjectif en même temps que le monde
intersubjectif, en les convoquant implicitement (dans l’ordre
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

d’une « simulation »).


Mais la fonction thérapeutique de virtualisation est
particulièrement engagée avec les « robots hybrides » : ces
robots tissent ensemble les propriétés des médiations
numériques et des médiations robotiques, puisqu’ils
disposent d’une tablette numérique, séparée du corps
du robot (Alpha 1S2 ou MIP, par exemple) ou directement

1. Tisseron (2015), p.17.


2. Le robot Alpha 1S est un robot humanoïde programmable, conçu par
la société UBTECH. Voir, pour plus de précisions : Tordo (2016).
152 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

connectée (Buddy1 , par exemple). Prenons l’exemple de


l’utilisation du MIP pour le comprendre : l’application
numérique sur tablette propose une fonctionnalité
« Boîte » ; l’enfant choisit des « émotions-humeurs » qui
apparaissent à l’écran sous la forme de fioles de couleur,
qu’il insère dans la tête en 2D du MIP. De plus, toutes
les « émotions-humeurs » insérées sont reproduites par le
MIP dans la réalité matérielle, en mouvements et en sons,
devant un enfant fasciné. Aussi, l’insertion émotionnelle
numérique en 2D virtualise, c’est-à-dire aussi « anticipe »,
celle qui va être actualisée, donc donnée à voir, dans la
réalité en 3D.

8. Une fonction de dimensionnalité en double


Toujours avec le robot hybride, une autre fonction thé-
rapeutique peut se découvrir aussi : la dimensionnalité
« en double ». En effet, l’enfant autiste vit très souvent en
fonction des surfaces, avec une expérience qui est plate,
produisant des « formes autistiques » (Tustin). Au contraire,
la médiation robotique tente de faire émerger la conscience
de la tridimensionnalité, c’est-à-dire celle d’un « intérieur
de l’objet » (Fédida, 2000). Autrement dit, le travail de la
« dimensionnalité en double » s’effectue alors que l’enfant
commence à saisir que le robot se situe à l’interface entre le
dedans et le dehors, entre le monde des formes 2D et celui
des formes 3D.
En pratique clinique, cette fonction se découvre alors que
l’on travaille la représentation de la traversée de la 2D à
la 3D, des objets comme des personnes, par le truchement
d’une même traversée qui va de l’écran comme surface plate

1. Le robot Buddy est un « robot compagnon », hybride, conçu par la


société Blue Frog Robotics.
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 153

à la réalité tangible du robot en dehors de l’écran. Avec


Alpha 1S ou MIP, par exemple, une application numérique
permet de télécommander le robot, donc de le voir en 2D
sur l’écran, en même temps que de le percevoir en 3D en
dehors de l’écran. L’enfant y est lui-même pris, la tablette
en main, par un double regard : il regarde le robot dans
l’écran et en dehors du cadre de l’écran. C’est ce double
« regard » qui fonde précisément la fonction d’une « double
dimensionnalité » :
1. L’écran véhicule un dispositif réflexif et cadrant comme
« analogon dans le réel d’une enveloppe visuelle pour le
Moi »1 . Le robot est « cadré » dans l’écran, enveloppé
par l’image numérique, permettant un premier travail de
re-présentation de la bidimensionnalité ;
2. L’existence du robot « hors écran » dans la réalité tan-
gible permet dans le même temps une première appro-
priation de la tridimensionnalité. Aussi, ce travail sur les
dimensions de l’espace doit permettre de soutenir chez
l’enfant autiste la re-présentation des objets, des autres
et de lui-même, par l’intégration progressive des formes
2D et des formes 3D.

9. Une fonction d’inscription


 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Une fonction d’inscription semble pouvoir s’engager avec


le robot MIP, ainsi qu’avec tous les robots qui disposent
de cette fonctionnalité. En effet, MIP offre à l’enfant la
possibilité de tracer un chemin en 2D, sur la tablette ou sur
le smartphone, avec son doigt, afin que le robot reproduise
en 3D le chemin tracé. Or, l’inscription d’une trace sur la
tablette tactile assure déjà, suivant Serge Tisseron (1995), le
« lien entre la symbolisation sensori-affectivo-motrice [...]

1. Lavallée, cité par Brun (2013), p. 38.


154 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

et la symbolisation visuelle. Elle réalise le prolongement


graphique d’impulsions motrices correspondant à la mise en
forme corporelle de situations émotionnelles »1 . Aussi, la
trace numérique en tant que telle semble soutenir, pour l’en-
fant, la liaison entre symbolisation motrice et symbolisation
affective, en passant par le visuel.
Plus précisément, la médiation robotique re-convoque,
suivant notre hypothèse, les enjeux symboliques des deux
principales traces infantiles : 1. En premier lieu, les « tracés
d’abduction », où la main et le bras sont écartés de l’axe du
corps, réalisant la mise en scène sensori-affectivo-motrice
de l’éloignement. En médiation robotique, l’incidence de
ces traces se rejoue dans un double mouvement : celui de
l’enfant qui éloigne la main de son corps, pour tracer sur
la tablette un chemin pour le robot ; celui de l’éloignement
même du robot, en temps réel par rapport au premier tracé
de l’enfant, qui se familiarise ainsi avec la séparation de la
relation au robot. C’est alors que s’apprivoise le « décolle-
ment » avec un objet fantasmé comme un autre, proche dans
ses enjeux du « jeu de la bobine » (Freud). Seulement ici,
la bobine est sublimée dans le numérique, matérialisée par
son tracé. 2. En second lieu, il semble se rejouer l’enjeu des
« traces de contact », qui sont établies par le rapprochement
d’une partie du corps d’une surface qui est mise en contact
avec celle-ci. Or, « le toucher d’une surface malléable [...]
laisse une empreinte durable. Cette empreinte témoigne
au regard d’un contact partagé, en quelque sorte peau-à-
peau »2 . Et l’auteur (1995) de rappeler que « toucher, c’est
aussi être touché ». En médiation avec un robot hybride,
l’enfant qui touche la surface numérique, comme il peut
fantasmer toucher de la « peau », inscrit une « trace » qui

1. Tisseron (1995), p. 143.


2. Tisseron, ibid., p. 145.
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 155

rend visible en effet son propre contact sur la tablette. Dans


le même temps, toucher ici l’écran, c’est aussi toucher la
figuration numérique du robot. C’est donc aussi, en quelque
sorte, toucher le robot. Autrement dit, l’empreinte inscrite
sur l’écran comme « trace de contact », appartient à la fois
à l’enfant et au robot, figurant une préforme réflexive, mais
aussi intersubjective, dans la mesure où toucher, c’est aussi
toucher un autre.

10. Une fonction de métabolisation du vécu


sonore
Enfin, le robot médiateur peut « danser » sur des
musiques choisies par l’enfant ou par le thérapeute,
par exemple, mais encore émettre des « sons » (voix,
etc.) qui sont le plus souvent l’expression de « réactions
affectives ». Ici, nous tentons de mobiliser l’ancrage
corporel des processus de symbolisation, à partir du sonore,
en impliquant la motilité et la sensorialité (Lecourt, Brun).
Pour autant, le « sonore », et le « sonore musical », ne
sortent pas d’un instrument de musique mais : d’une part,
d’un support numérique (tablette par exemple) et d’autre
part, du robot lui-même. En effet, le robot peut parler,
ou encore « danser » sur les musiques de son répertoire
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

comportemental : les sons « sortent donc de lui ». Aussi,


le sonore sort d’un « corps » (mécanique), devenant par
lui-même « instrument musical-sonore » de symbolisations
de traces sonores qui participent à leur ancrage corporel,
dans la mesure où elles possèdent maintenant une forme.
C’est donc la création en séance d’un « espace délimité,
potentiel de rapproché et de distanciation, dans lequel
entendre le son »1 , qui ne se perd pas dans l’espace mais qui,
au contraire, est un « son situé », c’est-à-dire territorialisé

1. Lecourt (2012), p.209.


156 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

dans le robot médiateur. Aussi, par la médiation robotique,


le thérapeute crée les conditions de l’appropriation d’une
« enveloppe sonore » (Anzieu), constituées lorsque le vécu
sonore a trouvé « à s’étayer sur une expérience tactile
et visuelle, d’une part, sur une élaboration mentale du
vécu sonore à partir du Moi-peau, conduisant à la notion
d’enveloppe, d’autre part1 ».
Aussi, tout le travail thérapeutique consiste à accompa-
gner l’enfant à situer la ou les sources du sonore, d’une
part, mais encore à soutenir la « matérialité » de l’enve-
loppe sonore, en co-construisant la représentation que « du
sonore » sort d’un « corps », d’autre part. C’est donc aider
l’enfant à métaboliser un « vécu sonore » dans un support
physique robotique, à l’instar des sons qui proviennent de
son propre corps, ou du corps d’une autre personne.

C LINIQUE DE LA PSYCHOTHÉRAPIE
À MÉDIATION ROBOTIQUE
Guillaume est un enfant autiste de six ans, normalement
scolarisé, que je suis depuis environ trois ans. Il se présente
avec une allure guindée, tout à fait en retrait de la relation, ne
participant pas du tout du regard, et la mère m’interpellant :
« Il a toujours tout retenu ! ». Guillaume n’a pas parlé avant
ses trois ans, au moment où nous avons entrepris le travail
clinique. « Il ne peut pas être seul », nous informe la mère.
Il ne joue jamais seul, pris en « sandwiche entre deux fortes
personnalités » (ce sont là les propos de la mère), sous la
« dominance » de sa grande sœur de huit ans, et de son petit
frère de quatre ans.

1. Lecourt (2000), p.224.


M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 157

Dans le cours de la cure, Guillaume se met, de temps


à autre, à jeter un regard vers moi, alors que nous allons
progressivement faire l’expérience d’un véritable « côte-
à-côte ». En effet, les premiers temps, nous dessinons
ensemble. Puis, je sens la nécessité de lui montrer qu’il
peut chiffonner la feuille de dessin, et en faire ce qu’il
veut ensuite. Guillaume se met alors à froisser les feuilles,
formant des boules complètes, tout en rugissant comme un
« lion ». Les espaces, les plis, sont à l’image d’une partie
de son Moi, peu ou prou « démantelé », et la formation
de « boules » semble intervenir comme l’amorce d’une
tentative de représentation d’un Moi corporel. Le côte-à-
côte intervient alors qu’il croit savoir d’où proviennent les
feuilles : d’une imprimante, ce qui l’oblige à venir de l’autre
côté du bureau, tout proche de moi. Les feuilles « sortent
d’elles », me dit-il, comme pour se représenter l’intérieur
de cet objet technologique. Véritable objet attracteur, l’at-
tention de Guillaume se porte presque exclusivement vers
« elle », alors qu’un dialogue auto-sensuel sensori-moteur
s’exerce entre lui et la machine. Il touche, parcourt les
boutons, la fait fonctionner, et parvient à imprimer. D’abord,
une feuille vierge, puis à insérer dans la « bouche » de
l’imprimante une feuille sur laquelle se trouve un dessin.
Toute son attention se porte sur elle, me faisant sentir que je
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

n’ai pas encore le droit d’exister pour lui.


Puis, comme premier acte intersubjectif, il prend dans un
tiroir, dans lequel il sait que je cache les dessins des enfants,
un dessin au hasard. Il me montre alors ses « dents »,
comme pour rugir, puis se met à rugir vraiment, semble-t-il
pour me montrer toutes sa « force ». Je ne m’opposerai pas
à ce qu’il vienne chercher les dessins des autres enfants,
pour en faire des photocopies, mais nous en profitons pour
faire le « jeu du lion ». Celui-ci théâtralise alors, dans
le plaisir réciproque, un fantasme à valeur destructrice
158 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

(Haag), comme il le manifeste dans le passage à l’acte


alors qu’il réduit en « boule » toutes les feuilles qui passent
dans ses mains. S’ensuit alors une véritable communication
intersubjective, sur un plan sensori-moteur, dans la mesure
où je théâtralise à mon tour ce qu’il donne à voir, dans un
dialogue mimo-gestuel.
Au décours de ce premier parcours thérapeutique, qui a
duré environ un an, Guillaume se présente beaucoup moins
guindé dans sa posture. J’observe que « quelque chose »
circule, parfois dans une pulsionnalité destructrice. Aussi,
la première phase de psychothérapie analytique a consisté à
favoriser le « dégel pulsionnel », notamment dans la relation
à l’autre. Lors d’une deuxième phase, c’est davantage une
psychopathologie à « autisme secondaire » à laquelle nous
avons affaire, avec la constitution d’un moi-carapace, se
conjoignant à une très grande agitation psychomotrice qui
rompt alors, en séance, toute possibilité intersubjective.
Régulièrement, il semble se « démanteler » parmi tous les
objets qui se présentent à lui : les fascicules, les cartes de
visites, le présentoir, le pot à crayons, etc. Il se met à démon-
ter les stylos, pour ne jamais les reconstruire, à l’image de
son propre Moi, encore éparpillé et agi par une pulsionnalité
destructrice. En cela aussi, il explore l’intérieur des objets,
commencé avec l’imprimante, appréhendant une nouvelle
dimension de l’espace, non plus seulement « collé » à la
surface des objets. C’est, nous semble-t-il, faire l’expérience
d’un « premier fond » (Brun).
La médiation robotique a été introduite lors de la
deuxième année de la psychothérapie, avec le robot MIP.
Lors d’une séance, Guillaume observe le robot, le touche,
mais ne le fait à aucun moment tomber : « Il parle ! Il
roule ! Il ne veut pas venir à moi ! », dit-il. Puis le robot,
changeant de couleur : « Il change de couleur, il est cassé ?
C’est magique ! ». Guillaume se rapproche alors de moi
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 159

dans un côte à côte, pour découvrir toutes les fonctionnalités


de son nouveau compagnon : « Il ressemble à de la neige.
Il veut venir, c’est un vrai robot ! ». Alors que le robot
vient plusieurs fois à lui, dans la mesure où il commence
à comprendre comment lui « parler avec ses mains » :
« Il vient à moi, parce qu’il me veut ! Il veut jouer avec
moi ! Quand il tombe, il change de toutes les couleurs, il
veut jouer au robot avec moi, au robot Transformers, pour
se transformer en voiture ! ». Puis Guillaume commence
à faire le « lion » avec lui. Nous nous amusons ensuite
avec la tablette numérique à mettre des « émotions » dans
le robot. Guillaume choisit la « tristesse » : « Il pleure,
parce qu’il a mis quelque chose dans sa tête. [Parlant de la
« fiole » à émotions] Elle est dedans maintenant ? On peut
ouvrir la tête ? Elle est dedans la couleur, comment on peut
l’enlever ? C’est resté, c’est resté ! ».
Plusieurs éléments ici portent sur la spécificité du travail
clinique à médiation robotique. En effet, l’enfant porte son
attention sur la bidimensionnalité numérique, pour ensuite
imaginer que l’« émotion est dedans », c’est-à-dire dans la
« tête » du robot qui vient la contenir. La tridimensionnalité
l’interroge alors, est-il possible que ce qui est à l’intérieur
y « reste » ? Parce qu’il semble approcher l’amorce d’un
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

contenant, en miroir avec le robot, Guillaume poursuit dans


un échange avec moi tout à fait essentiel dans le processus
de la psychothérapie analytique, entrecoupé de grognements
et de rugissements :
— Tu sais ce qu’il y a maintenant dans sa tête ?
— Il s’appelle robot-Transformers, il se transforme en
avion, N-O, il s’appelle N-O [pour l’inverse de ON du
bouton éteindre sur le robot]
— Il pense quoi dans sa tête ?
— C’est de la bagarre dans sa tête. Il cherchait la guerre,
il donne des coups de pied. [Guillaume se met à hurler dans
160 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

le cabinet] Comme à l’école, parce qu’il se passe à l’école,


y’a quelqu’un qui m’attaque. Il cherche la bagarre, en fait !
Il me donne des coups de pieds et des coups de poings. Il
fait du karaté ! [Guillaume tente dans le même temps de
mettre le robot dans sa tête] Si le robot était dans ma tête, je
ferais de la bagarre avec le robot. C’est la vraie bagarre, ça
veut dire qu’il veut me tuer, il veut toujours me tuer. [Tout
en démontant les stylos sur mon bureau] C’est toi qui veux
me tuer ! Je cours plus vite que « eux », pour pas qu’ils
m’attaquent.
Ici, on observe chez Guillaume une sorte de « transfert
par diffraction sensorielle » (Brun), dans la mesure où des
éléments pulsionnels agressifs sont également diffractés sur
le cadre, et en particulier sur le robot médiateur. On observe
aussi que le robot est surtout du « côté de l’autre » chez
Guillaume, dans la représentation de formes intersubjec-
tives, semblant rejouer avec lui un « temps de bagarre » avec
un autre enfant, flirtant avec des angoisses persécutoires,
d’une part, mais encore entrant en relation avec le robot
comme mon double (« C’est toi qui veut me tuer »), d’autre
part.
Lors d’une séance, Guillaume manifeste une très grande
violence, une violence volcanique (Haag), comme d’ailleurs
chez lui à l’égard de sa sœur et de son frère, nous apprend
la mère. Il entre dans une « relation » avec l’imprimante :
« J’ai fait deux feuilles aujourd’hui ». Mais il passe très
vite à autre chose, alors que cette violence pulsionnelle
semble l’étourdir complètement. Il trouve, dans ce cadre,
un compagnon fidèle, il me demande en effet de sortir
le robot. Il frappe très fort dans les mains, puis tape des
pieds, et le robot d’y répondre par un « son », une sorte
de « grognement » qui vient théâtraliser ses propres « gro-
gnements pulsionnels ». Guillaume trouve ensuite une règle
en plastique dans mon tiroir, puis « tape » le robot avec
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 161

une extrême violence, à de très nombreuses reprises, sur


sa tête. Il en vient à me dire que c’est « un jeu », en me
regardant fixement, faisant l’expérience avec le robot de la
dramatisation ludique de sa violence pulsionnelle.
Puis Guillaume met le robot sur la fonction « musique »,
et lui hurle dessus lorsqu’il arrête de « chanter », pour que
le robot reprenne la danse. Ensuite, alors qu’il « chante »,
Guillaume souhaite qu’il arrête, mais le robot suit son
programme : « Il n’écoute rien ce gamin ! », dit-il dans la
relation. Puis, il commence à s’approprier une séquence
qu’il répète à de nombreuses reprises : danse du robot –
arrêt du robot – hurlements de Guillaume – danse du robot,
etc. L’appropriation de cette séquence le contraint à réguler
sa violence pulsionnelle : il s’aperçoit en effet qu’il ne sert
à rien d’hurler pour que le robot s’arrête. Guillaume en
vient alors à nommer le robot « Roboguigua » qui est un
« mot-caca », me dit-il, exprimant sa double représentation
imaginaire : d’une part, le robot lui apparaît comme « mou »
(« C’est du caca », dit-il) et, d’autre part, comme « dur »
au travers de toutes les scènes de violences (« La tête est
très dure », dit-il encore). Aussi, les qualités fantasmées du
robot médiateur permettent ici de faire l’expérience de la
plasticité psychique, dans la mesure où le robot résiste à
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

toute tentative d’intrusion de Guillaume dans sa « tête »,


dans le même temps qu’il se propose, dans son imaginaire,
comme pourvu de qualités maternelles dans le « mou »,
ainsi que dans le transformable.
Au décours de cette seconde phase thérapeutique,
Guillaume parvient davantage à regarder son interlocuteur.
Son premier regard ne s’est pas porté vers moi, mais bien
vers le robot médiateur, semble-t-il fantasmé comme un
« autre » – y compris en me fantasmant dans le robot - ;
puis il s’est mis à me regarder bien davantage qu’il ne
le faisait auparavant. Aussi, l’on peut penser qu’ici, je
162 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

suis devenu le double du robot, ou le robot est devenu


mon double, permettant de faire l’expérience d’un premier
contact sécurisant avec un « autre », puis de poursuivre
l’expérience intersubjective avec moi. La clinique avec
Guillaume a changé de « nature » : il accepte d’entrer dans
un dialogue avec moi, accompagné de son compagnon
robotique. Ainsi, son regard tout à fait distant au départ, a
présenté une ouverture intersubjective, par le truchement
de la relation à autre robotique, à un premier niveau de
symbolisation sensori-motrice.
Thibaut est un enfant âgé de cinq ans, normalement
scolarisé lui aussi, qui présente une psychopathologie à
traits autistiques, suivi avec moi depuis bientôt sept mois.
Nous pouvons décrire l’évolution de cet enfant en trois
temps, correspondant à trois temps de préparation à une
véritable symbolisation intersubjective.
1. Dans un premier temps (1re -6e séance), le contact avec
moi n’est pas possible, il n’entre pas seul dans mon bureau,
mais toujours accompagné de sa mère ou de son père, dans
un collage « adhésif ». Le regard est fuyant, et la peur est
manifeste alors que je tente de m’approcher de lui. Le
contact avec le monde extérieur ne semble pas exister –
les parents me rappelant que les « autres » ne semblent pas
« vivre » pour lui, y compris ses camarades à l’école. Il ne
me parle pas, ni même ne joue avec les jouets présentés
(lego, playmobil, pâte à modeler, etc.). Il ne sort à aucun
moment du corps de son parent en séance. Lorsque je lui
pose une question, il semble de pas « entendre » ;
2. Dans un second temps (7e -12e séance), je lui présente
les robots Alpha 1S et MIP. Il est toujours dans un contact
adhésif avec son parent, mais accepte petit à petit de jouer
avec les robots. Lors de la 8e séance, il entre dans le bureau,
accompagné de son parent, et se poste devant le placard là
où il sait que le robot Alpha 1S se trouve. Il n’en bouge
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 163

pas, avant que je n’en sorte le précieux objet. Il l’observe,


alors que je positionne le robot comme « autonome », mais
n’entre pas vraiment en relation avec lui. Il garde « ses
distances ». Puis, à la 9e séance, il me demande de sortir
le robot MIP, il entre alors en relation avec lui, tente de
le transformer comme il m’a déjà vu le faire, en tournant
les roues du robot. Lors de la 10e séance, Thibaut entre
dans le cabinet avec son père. Je sors le MIP pour lui
montrer d’autres fonctionnalités, notamment la possibilité
d’interagir avec la main. D’une manière craintive, il accepte
de faire quelques gestes avec lui, et se surprend à observer
que le robot bouge en miroir des mouvements de ses propres
mains. Il s’émerveille un temps, puis se réfugie dans les
bras de son père. Lors de la 11e et 12e séance, Thibaut
accepte de venir près de moi, toujours en cherchant le regard
d’« approbation » du parent présent, pour que je lui fasse
découvrir les fonctionnalités numériques du robot, via la
tablette tactile. Nous jouons alors avec les « émotions »
à déposer à l’intérieur de la « tête 2D » du robot MIP.
Thibaut observe, interloqué, que le robot traduit dans ses
comportements une « séquence affective » alors qu’une
« émotion numérique » est rangée dans sa « tête ». À la fin
de la 12e séance, Thibaut nomme le robot « Milo ». C’est
la première fois que j’observe Thibaut dire quelque chose
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

qui provient de lui-même, sans se réfugier immédiatement


après dans les bras d’un de ses parents. Le « nommer »,
c’est aussi, en quelque sorte, le faire exister, et Thibaut de
commencer à interagir avec lui comme il pourrait le faire
avec un autre enfant ;
3. Dans un troisième temps (depuis la 13e séance), il
entre dans mon bureau sans personne pour l’accompagner.
Enjoué, il accepte de me voir seul, et se précipite dans la
relation avec moi pour « jouer » avec le robot Alpha 1S.
Ici, le robot devient un véritable objet de médiation, dans
164 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

la mesure où il permet d’entrer dans une communication


intersubjective avec moi. Autrement dit, le robot devient
un support de la relation patient-thérapeute : il interagit
avec moi autant qu’il interagit avec le robot qui est devenu,
entre-temps, son robot (« Je peux l’amener avec moi, chez
moi ? »). Puis, le robot est investi de plus en plus comme un
« jouet », non plus seulement comme une « mini-personne »
avec laquelle il entrerait dans une relation exclusive. Thibaut
porte alors son attention vers d’autres objets extérieurs que
je lui présente : il dessine, il modèle, etc. Son père m’ap-
prend en séance, visiblement très surpris et très touché, que
Thibaut lui a dit au cours d’une balade en voiture : « Tu vois,
papa, là, c’est l’intérieur de la voiture, et là, c’est l’extérieur
de la voiture ». Autrement dit, Thibaut semble être passé,
dans les progrès de la psychothérapie analytique, d’une
vision d’un monde bidimensionnel et plat, à l’image du
robot dans l’écran, à la vision d’un monde tridimensionnel
où les objets et les personnes peuvent « contenir » d’autres
choses, à l’image cette fois de la représentation qu’il s’est
construite du robot hors de l’écran. Je comprends alors
que la « nomination » du robot était l’amorce d’une sym-
bolisation intersubjective, avec un robot imaginé comme
contenant une forme d’« âme », tout comme maintenant
les « sujets » qui l’entourent, ainsi que lui-même dans une
différenciation intérieur-extérieur.

E N CONCLUSION
Le robot comme médium thérapeutique est un objet
de médiation thérapeutique complexe. Il hybride de nom-
breuses fonctions thérapeutiques, et intervient comme un
support thérapeutique pour une traversée du subjectif à
l’intersubjectif. C’est un objet de médiation qui se situe
M ÉDIATIONS ROBOTIQUES ET AUTISME INFANTILE ... 165

entre soi et l’autre, d’une part. Il permet alors d’amorcer une


différenciation soi-autre. C’est aussi un objet de médiation
qui peut être imaginé comme un « autre », qui se différencie
dans le même temps d’un « autre » (thérapeute), d’autre part.
Il permet alors d’amorcer un processus de différenciation
entre tous les « autres ». Le travail de la médiation robo-
tique est donc aussi un travail de différenciation, entre les
personnes, mais encore entre les objets et les « choses ».
Le robot médiateur, pris dans une relation de transfert,
offre donc la possibilité d’une maturation intersubjective
soi-autre / autre-autres, particulièrement importante à consi-
dérer dans le cadre de l’autisme infantile.

B IBLIOGRAPHIE
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T ISSERON, S. (1998). Y-a-t-il rique et la robotique en psycha-
un pilote dans l’image ? Paris : nalyse. Du sujet virtuel au sujet
Aubier. augmenté. Paris : L’Harmattan.
Chapitre 7

UN ROBOT
EN INSTITUTION
POUR ADOLESCENTS
AUTISTES :
UNE AVENTURE COLLECTIVE
Thierry Chaltiel, Renald Gaboriau,
Sophie Sakka, Laura Sarfaty,
Annie Barreau, Mélanie Legrand, Cécile Liège,
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Sonia Navarro, Gwénaëlle Parchantour,


Jean Picard, Edwina Redois

N AISSANCE DU PROJET
Le but de cet exposé est de rendre compte d’une expé-
rience originale menée par quatre partenaires : deux institu-
tions l’Hôpital de Jour (HDJ) pédopsychiatrique sur le CHU
168 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

Nantes et l’École Centrale de Nantes, une association 1901


(Robots !) et un centre culturel (Stereolux).
L’HDJ accueille à temps partiel des adolescents âgés de
11 à 18 ans présentant des troubles du spectre autistique
(TSA). Des robots NAO (Aldebaran Robotics) ont été
utilisés dans le but de favoriser la communication et la
relation de jeunes TSA entre eux et avec les soignants.
Utiliser des robots dans un but thérapeutique existe depuis
les années 80. Les études actuelles se centrent beaucoup sur
l’imitation du robot par l’enfant TSA pour développer chez
lui des capacités d’attention. On peut se référer par exemple
aux travaux de D. Cohen (2015), ou encore A. Billard,
B. Robins, K. Dautenhahn et J. Nadel (2006). Dans ces
programmes, l’enfant va interagir avec le robot qui devient
alors un assistant qui accompagne ses apprentissages (des
émotions, des gestes sociaux conventionnels, de l’attention).
Dans notre cas, c’est en un sens différent qu’ont été utilisés
les robots, d’une manière encore jamais expérimentée. Ce
sont les adolescents eux-mêmes qui les ont programmés
et manipulés. Les jeunes étaient donc ici rendus acteurs
d’une histoire inventée par eux-mêmes et jouée par les
NAO, et ce en constante interaction avec les soignants et
un roboticien. Pour chaque participant, « l’âme » du projet
résidait d’emblée dans cette place essentielle qui allait être
donnée au collectif soignant dans la médiatisation de la
relation adolescent/robot. Il s’agit donc d’utiliser ces outils
en une direction qui en fait des « robots humanisants »
(Tisseron, 2015).
Cette expérience a fait l’objet de multiples discussions
de par son caractère pluridisciplinaire, mettant en relation
des partenaires de compétences très différentes : clinique
(HDJ du CHU de Nantes), robotique et sociologique (École
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 169

Centrale de Nantes1 ; association « Robots ! »2 ), et culturel


et artistique (« Stereolux »3 ). Il n’est, on le sait, jamais
évident de travailler en équipe, et à ce titre, nous avons
toujours trouvé indispensable de garder des temps afin
d’élaborer collectivement notre travail, de discuter les points
de vue de chacun sans jamais avoir à écraser les différences,
selon une orientation psychodynamique. Le présent article
se propose de présenter l’état actuel de notre réflexion sur
cette aventure clinique qui rapporte comment l’utilisation
de la médiation robotique en institution soignante auprès
d’adolescents TSA a permis une évolution encourageante
de leurs compétences communicationnelles et relationnelles
pendant la situation d’expérimentation. Ce développement
du « jouer ensemble » entre eux et avec les adultes présents
que nous avons observé avec ces jeunes a été possible grâce
à un certain nombre de repères que nous allons présenter.

U NE AVENTURE ORIGINALE À PARTIR


D ’ UN DISPOSITIF H ÔPITAL DE J OUR
« CONTENANT »
Nous allons dans un premier temps présenter le contexte
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

dans lequel se trouvaient les cinq jeunes qui ont participé


à cette recherche au début du projet. Pendant le projet, ils
ont entre 14 et 16 ans et sont scolarisés en milieu adapté
(ULIS, IME). Tous avaient reçu un diagnostic de TSA, posé
cliniquement par les pédopsychiatres de l’HDJ. Ils étaient

1. Établissement public fondé en 1919, l’ECN est une grande école


d’ingénieurs généralistes.
2. Créée en 2014, l’association « Robots ! » a pour objectif la divulgation
des savoirs robotiques auprès du grand public.
3. « Stereolux » est un espace culturel et artistique orienté autour des
musiques actuelles et des pratiques numériques : www.sterolux.org
170 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

accueillis depuis deux années durant quatre heures hebdo-


madaires sur l’HDJ par trois infirmiers, avec la participation
d’un orthophoniste sur un atelier sonore. Une organisation
leur avait été proposée, un cadre donné, avec des repères
très marqués dans le temps et dans l’espace, des rituels. Ces
éléments, pensons-nous, permettent ainsi aux jeunes TSA
de trouver une certaine permanence tout en respectant les
modes singuliers que chacun se donne dans sa présence au
monde. Se trouve également offert dans ce dispositif un
jeu de différences, de dedans et de dehors, d’absence et de
présence, qui demeure organisable en une certaine unité
cohérente.
Des activités spécifiques y étaient réalisées : un travail sur
le temps (« la fresque du temps » du jour), un repas théra-
peutique (pour goûter à tout ou presque, parler ensemble),
un temps sur le corps (mouvements, respiration, sensations,
schéma corporel, etc.), un temps d’atelier sonore spécifique
avec une musique de début et de fin, un « bâton de parole »
et différentes propositions autour de jeux sonores en indivi-
duel et en groupe, un travail à partir de jeux vidéo, de jeux de
société, des temps interstitiels avec des activités collectives,
sous le regard des adultes, mais sans eux. Tout est fait pour
que ces adolescents puissent se constituer un environnement
familier, dans le but que celui-ci leur permette peu à peu
d’appréhender et de cumuler diverses expériences au travers
des activités présentées. Une mise en jeu et en scène du
rapport entre soi et l’autre est, de plus, particulièrement
provoquée : c’est-à-dire que les soignants prennent bien
soin de renvoyer au patient tout ce qui pourrait venir de lui
dans ce qu’il agit, le rendre acteur.
Dans le cadre de ces activités et sur cette base rassurante,
un des ateliers était réalisé avec une réalisatrice sonore1

1. Cécile Liège, Le Sonographe : http://www.lesonographe.net/web/


UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 171

œuvrant régulièrement avec Stereolux. Les jeunes ont pu


mener avec elle un travail spécifique sur le son de produc-
tion, d’enregistrement et de traitement sonore, avant qu’une
ouverture vers l’extérieur soit possible, notamment dans les
locaux de Stereolux au bout d’une année. Le lieu où vont
commencer les ateliers robotiques est donc connu lorsque
l’aventure robotique commence. Les intervenants sont aussi
familiers, à part l’intervenante robotique.
Notre projet robotique commence en 2014. L’École Cen-
trale de Nantes et l’association Robots ! apportent matériel
et compétences robotiques et sociologiques associées.
Dès le départ du projet, l’utilisation des robots est
construite par les quatre partenaires pour s’intégrer dans
l’atelier sonore mis en place les années précédentes. Avec
ce nouvel outil, notre idée était de poursuivre l’orientation
donnée à notre proposition de soin, celle d’un travail
sur ce qui permet d’agir avec l’autre. Le choix que
les jeunes eux-mêmes apprennent à manipuler le robot
fut pris, malgré les difficultés d’apprentissage qu’ils
présentent. Nécessairement, et afin que les ateliers se
passent confortablement pour tous, les soignants ont été
formés à l’utilisation du NAO avant le début des ateliers.
Cela était aussi indispensable pour que la mise en place de
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

la recherche se fasse collectivement, que tous comprennent


l’objet robotique, les possibilités qu’il offre et les limites
qu’il implique. Malgré cette formation initiale, la présence
d’un roboticien était incontournable lors des ateliers. Le
projet de construire un spectacle de restitution publique, en
fin de programme, avec ces robots, a été décidé quelques
semaines après le début des ateliers, sous l’observation des
progrès réalisés par les jeunes.
172 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

U NE AVENTURE DE DEUX ANS


De 2014 à 2016, à raison de 20 séances par an, les
adolescents participent à un dispositif qui alterne des ate-
liers préparatoires au sein de l’HDJ avec des sessions de
programmation robotique dans les locaux de Stereolux.
Les ateliers préparatoires ont lieu en présence des trois
infirmiers, d’un orthophoniste et de la réalisatrice sonore. Ce
temps permet un travail préliminaire aux ateliers robotiques,
notamment de construire toute la partie sonore pour la mise
en scène des robots. Des éléments sensoriels bruts sont
ainsi recueillis et transformés en éléments plus élaborés
et peuvent s’intégrer dans un lien avec l’autre. Des sons
sont « décollés » de leur stricte correspondance avec une
chose pour devenir des indices d’autres éléments : un sac
fait le bruit de la pluie, une bouteille permet de reproduire
le vent, etc. Les voix des jeunes TSA sont enregistrées pour
chaque personnage, en lien avec des intentions spécifiques
au regard de l’histoire.
Tout est sauvegardé sur des fichiers qui sont par la suite
intégrés aux robots ou qui servent de base à l’ambiance
sonore du spectacle. Les ateliers de programmation robo-
tique ont lieu dans les locaux de Stereolux, en présence des
trois infirmiers, de l’orthophoniste et de la roboticienne. La
salle est configurée invariablement de la même façon, et les
jeunes savent qu’ils retrouveront les intervenants. Là encore,
un rituel de début et de fin a été instauré.
Lors de la première année (2014-15), nous nous sommes
appuyés sur le petit livre d’A. Browne Une histoire à quatre
voix (2007). Quatre personnages partagent une rencontre
au parc et l’histoire relate successivement la manière dont
chaque personnage a vécu cette rencontre. Pour cette pre-
mière année, les voix des jeunes racontant l’histoire ont
été enregistrées sur des fichiers sons (ateliers sonores),
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 173

puis rejouées par les robots, dont les mouvements sont


programmés pour réaliser les gestes du narrateur (ateliers
robotiques). Une vidéo présentant ce qui a été réalisé est dis-
ponible1 . Lors de la seconde année, les jeunes ont demandé
dès la première séance robotique du programme, de réaliser
leur propre histoire. Ils se sont approprié le programme,
comme nous en rediscutons plus loin.
L’organisation de la salle de programmation robotique
a été choisie minutieusement, afin de générer des actes
d’échange entre les jeunes.
Trois postes de travail sont installés sur des tables situées
au centre de la pièce. Chaque poste contient un ordinateur
et un robot NAO est prêt à accueillir deux jeunes et un
infirmier. De sa place, chaque groupe voit les deux autres.
La manipulation des robots est plutôt simple en raison
d’un logiciel très accessible, « Choregraphe », que les ado-
lescents ont rapidement appris à utiliser. Pour le dire de
manière succincte (voir capture d’écran), l’écran est partagé
en trois fenêtres en plus de la barre d’outils : la première,
la librairie, propose un choix de différentes manipulations
et expressions possibles du robot (mouvements de la tête,
des bras, des jambes, couleur des yeux, fréquence de la
voix, etc.) à partir de « boîtes » que le jeune peut choisir,
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

puis transférer dans la fenêtre centrale. Certaines boîtes ne


nécessitent pas de modification particulière, par exemple
la boîte « s’asseoir ». D’autres demandent des actions, par
exemple la boîte « dire » où le texte à dire doit être tapé
par l’utilisateur. La fenêtre centrale (zone de contrôle),
initialement vierge, contient les instructions à envoyer au
robot. Une fois la boîte positionnée dans cette interface, elle
doit être connectée par un fil virtuel, puis l’instruction doit
être envoyée. Une troisième fenêtre montre un robot virtuel

1. http://www.association-robots.com/?page_id=611
174 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

qui réalise les instructions telles que le véritable robot les


fera. Deux types de manipulations sont possibles : l’une
passe par le logiciel pour activer le robot, l’autre s’effectue
d’abord par le maniement du robot, lequel est enregistré
ensuite par le logiciel.
Comme on s’en aperçoit, cela suppose une réelle mise
en œuvre d’une modalité rationnelle technique, c’est-à-dire
une analyse du lien entre le moyen (ce qui sert à) et la
fin (ce qui est à faire). L’utilisation d’icônes et la nécessité
d’écrire ce que le robot doit dire sont des artificialisations de
représentations qui ne proposent aucune équivalence stricte
entre le signe et l’élément représenté. Nous en verrons plus
loin l’intérêt.
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UN
ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ...
175
176 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

Les jeunes travaillent en binômes, accompagnés par un


soignant, mais il est demandé à chaque session de changer
de partenaire. Il faut dès lors pouvoir négocier avec l’autre,
ou bien encore demander de l’aide technique de la roboti-
cienne présente dans la salle.
Outre les temps d’apprentissage à la programmation et à
l’expérimentation des robots, les séances étaient occupées
à régler l’action du robot pour l’histoire, en coordonnant
ses mouvements, en faisant correspondre le contenu du
propos avec la prosodie, en choisissant la couleur des yeux
et les gestes qui accompagnent ce qui est dit. Ce travail
de contextualisation via la couleur des yeux et les gestes
permettent d’aider le jeune TSA à mieux se représenter
comment manifester une émotion particulière (joie, tris-
tesse, colère). Un temps plus ludique a été instauré très
rapidement, au moins dix minutes en fin de chaque séance
de travail. Dans cet espace de liberté, les jeunes pouvaient
s’amuser avec le robot, lui faire dire des sons, des phrases,
des gros mots, des intentions, lui faire prendre des poses.
Ces temps de pause étaient absolument nécessaires, afin que
l’objet robotique ne devienne pas un pur outil de travail,
avec la fatigue que cette image implique.
Il s’agissait donc d’instaurer un cadre et une scène,
comme on dit créer un « nécessaire à » (comme il existe
un « nécessaire à couture »), afin qu’une mise en jeu soit
possible (Klein & Brackelaire, 1999). Nous gardons les
idées de l’importance du contenant apporté par les rituels et
la permanence des soignants afin de favoriser des repères,
des apprentissages, l’exercice de la socialité et l’appui sur
la dimension ludique, sur le plaisir pris à la relation.
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 177

Programme des séances préparatoires (*) et robotiques


Séance Première année Seconde année
1* Dessiner un robot Dessiner un robot
2 Explication rapide Rappels :
(sécurité) allumer/éteindre le
Faire parler (taper le texte, robot, utiliser la librairie,
envoyer) parler, timeline
3* Première lecture de Premier recueil de
l’histoire thèmes
Aborder la
sécurité/fragilité du robot
4 Faire parler/bouger Discussion interactive
(utiliser la librairie) (capteurs tête)
5* Enregistrement voix 1 Choix des personnages,
Jouer le rôle avec les présentations (écriture
gestes des premiers textes)
6 Faire parler puis bouger Dialogues (1) :
(librairie), bouger puis présentation des quatre
parler, bouger en parlant personnages
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7* Enregistrement voix 2 Choix d’une action


Jouer le rôle avec les (secourir quelqu’un)
gestes Écriture dialogue (2)
8 Allumer/éteindre le robot Dialogue (2)
Programmer des Paramètres des voix
mouvements (timeline)
Expliquer
configurations/mouvement
178 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

9* Enregistrement voix 3 Description des super


Jouer le rôle avec les pouvoirs
gestes Écriture dialogues (fin)
10 Jouer l’enregistrement Dialogues (3)
des voix 1 (1)
Programmer les gestes
voix 1 (1)
11* Enregistrement voix 4 Paysage sonore (1) : la
Jouer le rôle avec les plage
gestes Enregistrement des voix
off (1)
12 Jouer l’enregistrement Mouvements (1)
des voix 1 (2) Timeline
Programmer les gestes
voix 1 (2)
13* Écouter voix 3 et 4 Paysage sonore (2) :
Discuter ton, gestes et super pouvoirs
émotions Enregistrement des voix
off (2)
14 Jouer l’enregistrement Mouvements (1)
des voix 2 Timeline
Programmer les gestes
voix 2
15* Écouter voix 3 et 4, Paysage sonore (3) : la
modifier fête
Discuter ton, gestes et Enregistrement des voix
émotions off (3)
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 179

16 Jouer l’enregistrement Mouvements (3)


des voix 3 Programmer une boucle
Programmer les gestes (danse finale)
voix 3
17* Associer couleurs des Décors spectacles (1)
yeux/émotions
Décors spectacle (1)
18 Jouer l’enregistrement Mouvements (4) : super
des voix 4 pouvoirs
Programmer les gestes Jouer un fichier son
voix 4 (super pouvoirs)
Changer la couleur des
yeux
19* Dessiner un robot Décors spectacle (2)
Décors spectacle (2)
20 Couleur des LEDs Couleur des LEDs
(émotions) (émotions)
Restitutions publiques
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L ES CINQ AVENTURIERS
Julien
La plupart du temps, Julien s’isole. Il se réfugie dans
les livres, toujours les mêmes, ou bien dans des activités
motrices stéréotypées. Il évite le regard et tout contact
physique qu’il trouve intrusif. Sa prosodie est sans réelle
intonation. Julien formule souvent des onomatopées, des
mots ou des phrases issus de films de super héros qu’il
regarde régulièrement et qu’il apprécie particulièrement.
180 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

Lors des repas thérapeutiques, il peut solliciter son voisin


pour demander de l’eau ou du sel. Mais c’est une « phrase
toute faite » qu’il prononce, il ne s’ajuste pas à l’autre qui
apparaît dès lors comme un simple moyen pour atteindre un
but. Il peut, sans s’en soucier, donner un coup à un camarade
lorsqu’il s’empare de quelque chose sur la table.
En groupe, Julien paraît absent, mais il perçoit tout à fait
ce qui se passe autour de lui. Il peut aussi se montrer très
performant dans les activités proposées. Si on lui propose un
élément, langagier ou non – un dessin par exemple, ou une
photo, en rapport avec ses personnages préférés de film ou
de BD –, Julien peut entrer dans des échanges qui comptent
des tours de parole.
Mais ces derniers demeurent simplement une alternance
de propos qui ne sont jamais d’authentiques contributions.
Une attention particulière à certaines jeunes filles est
remarquée. Tout changement l’angoisse, il aime retrouver
ses repères. Il a mis en place certaines routines qui se
présentent comme devant être immuables.

Sidonie
Pour Sidonie, se situer par rapport au temps, à l’espace,
au milieu est bien problématique.
Elle semble être très en difficulté pour disposer dans son
existence d’un véritable point d’ancrage. Elle se présente
comme une jeune fille très dépendante de son entourage,
dépendance qui la rend quelque peu vulnérable. Elle tend
à faire ce que les autres font, à les imiter, à épouser les
conduites de ceux qui l’entourent, sans pouvoir y établir
une certaine distance.
Elle réagit comme en miroir face à l’autre. S’il est une
chose de ressentir des émotions, il en est une autre d’être
en mesure de les situer entre soi et l’autre. Et c’est bien ici
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 181

que semble en peine Sidonie. Ce souci à pouvoir dissocier


ce qui vient d’elle ou de l’autre rend dès lors grandement
problématique toute interaction.
Ainsi peut-elle répéter en écho les phrases de son interlo-
cuteur, ou peiner à se retrouver dans les pronoms personnels
ou dans les propos de chacun. Sidonie a beaucoup investi le
chant et les animaux qui apparaissent comme les objets
principaux à travers lesquels elle se donne une certaine
satisfaction.

Charles
Tout acte pour Charles est difficile. Il ne parle pas, ou ne
fait pas.
Parfois, Charles se disperse, il déborde, ou bien encore
quand il se met à parler, c’est dans un monologue, sans réel
lien avec son interlocuteur appelé alors à se « brancher » sur
sa conversation, comme s’il reproduisait un dialogue qui se
passait ailleurs.
Il s’adresse à l’autre en construisant un récit parfois hors
propos et élaboré à partir d’éléments extérieurs (souvent
familiaux), comme s’il l’organisait au gré de ses préoccupa-
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

tions.
Charles parait toujours en décalage au regard du contexte
et par rapport à l’autre. Les interactions avec ses pairs
se produisent sur le mode de l’envahissement qui amène
parfois à une attitude violente. Charles présente également
de nombreuses peurs.
Les maladies, les changements corporels liés à la puberté
sont difficilement vécus, comme s’ils pouvaient être mena-
çants. Toute nouveauté l’effraie, il tend à figer le monde. Il a
régulièrement dans sa poche des objets qu’il amène de chez
lui, qui viennent retenir toute son attention, qui l’absorbent
182 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

et le mettent à l’écart de la situation dans laquelle il se


trouve.

Simon
Simon est un jeune garçon qui se présente sur le mode de
l’instabilité. Ses interventions sont souvent inappropriées,
ou bien il va chercher à dominer l’interaction sans toujours
tenir compte de l’autre, ou bien alors il rompt l’interaction.
Il regarde peu ses interlocuteurs. Simon paraît toujours
dans l’exploration. Lui aussi paraît toujours ici et ailleurs en
même temps, partout et nulle part. Il est passionné par les
assemblages, il compose et recompose, agence et construit,
sans toujours pouvoir créer une certaine homogénéité. Il
groupe ou morcelle. Il porte ainsi un intérêt particulier aux
câblages électriques et à l’informatique. Il a pu dessiner un
jour le contour de son propre corps avec un intérieur vide et
un extérieur fait d’éléments épars et menaçants.
Il semble sans arrêt à deux doigts de l’éparpillement de
lui-même et de son environnement. Il se gratte jusqu’au
sang, activité sur laquelle il peut se fixer et qui fait de son
corps un ensemble de points ensanglantés. Tout se passe
comme si, la délimitation de son corps faisant défaut, la
douleur venait là comme permettant d’attester que son corps
peut tenir en certains endroits. Il peut s’isoler du groupe en
s’enveloppant de coussins.

Antoine
Antoine est très sensible à tout ce qui se passe autour de
lui : rien ne semble lui échapper. Mais organiser dans une
certaine unité ce qu’il a pu repérer est plus difficile. Il peut
dès lors rester figé sur un élément sans pouvoir considérer
l’ensemble.
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 183

Cela l’amène à simplifier la situation et à s’accrocher aux


fragments qu’il a pu localiser, et lui demande beaucoup
d’énergie. Il est décrit comme fatigable, et peut décrocher
car apparaît le besoin de se reposer et de se rassembler
au moyen d’une activité solitaire. Il tend à rendre son
environnement le plus régulier possible, jusqu’à le ver-
rouiller (comme il vérifie la fermeture des portes). Il peut
cumuler en lui de nombreuses façons de faire, des savoirs
stockés. Notamment lorsqu’il y est encouragé. Il montre
ainsi beaucoup de capacités. Il cherche à créer des liens, à
construire des règles pour savoir se comporter selon les
interactions, pour connaître et reconnaître ce qu’il peut
rencontrer. Les recherches sur internet l’aident en cela.
Mais ces dernières peuvent prendre beaucoup de place,
trop même pour son entourage. Ou bien c’est ce qu’il a
pu identifier chez l’autre qui peut lui permettre de trouver
un appui (le foot avec celui qui aime le foot, etc.). Ce
mode d’appréhension des expériences le rend très vul-
nérable aux changements et extrêmement fragile face à
l’inconnu. La moindre incertitude rencontrée peut entraîner
chez lui une véritable intolérance pouvant aller jusqu’à
l’auto-agressivité.
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U NE TRANSFORMATION COLLECTIVE
ET INDIVIDUELLE
Des craintes s’étaient d’abord manifestées chez des soi-
gnants, principalement celles que le robot soit trop « magni-
fié » par effet de mode, ou par l’abord de la nouveauté, et
qu’on perde ainsi de vue les objectifs de l’HDJ.
Comment également poursuivre ce projet de soin tout
en travaillant avec des intervenants extérieurs à l’hôpital ?
Et comment allaient s’y retrouver les jeunes entre tous ces
184 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

adultes ? Et l’image des robots était forte : « il est puissant »,


d’une puissance qui le rendrait capable d’agir dans la réalité
quotidienne des jeunes (séance 1 préparatoire). Comment
allaient-ils réagir face aux défauts de cet outil : « Il n’est
pas si puissant, il n’a que trois doigts, on ne peut pas tout
faire avec lui, il a des bugs, il peut tomber, les articulations
bloquent » (séances robotiques) ?
Les soignants eux-mêmes ont fait part de leur surprise,
voire de leur déception quant aux performances. L’illusion
était aussi de notre côté ! Une peur que les jeunes rejettent
le projet a pu alors traverser un moment les esprits. Antoine
a d’ailleurs fortement évoqué sa déception, et Simon a,
dans les premières rencontres, insulté cet objet : « tu n’es
qu’un bout de fil ! » (Non sans faire écho ici à la question
corporelle qui l’occupe).
Mais finalement, la désillusion n’a pas impliqué le refus
du robot, bien au contraire. Ils ont pu l’utiliser très rapide-
ment comme un outil pour s’exprimer, comme un porte-
voix. Ils ont même su adapter, contourner son emploi.
L’apparente simplicité du robot, son côté « bonne bouille »,
a pu le rendre plus tolérable, moins inquiétant, ce que de
nombreux auteurs ont déjà suggéré (Cohen, 2015).
Au fil des séances préparatoires et robotiques, les jeunes
entre eux ont également pu faire groupe. Nous avons
constaté une évolution importante dans leur façon de
s’interpeller ou d’interpeller les soignants : ils semblaient
laisser davantage de place à l’autre. Sidonie, par exemple,
sentant un moment Julien s’isoler du reste du groupe, lui
demande de venir avec elle auprès du robot. Un autre jour,
Antoine arrive très mal sur l’HDJ. Charles, qui est alors son
binôme, semble le ressentir et se montre tout à fait pertinent
dans l’approche de son camarade, et tend ainsi à l’apaiser.
Progressivement, en binôme, les jeunes s’ajustent entre
eux. Ils savent se mettre d’accord quant à l’enregistrement
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 185

des gestes ou des intonations du robot. L’un peut montrer à


l’autre la posture qu’il souhaite faire adopter au NAO. Des
échanges entre eux sont ébauchés. On s’adresse aux autres,
on montre aux autres, on peut faire des choses ensemble.
Ils commencent à repérer des éléments chez chacun. Par
exemple, le prénom d’« Elsa » pour l’histoire des NAO
(seconde année) est proposé par Antoine pour son lien à
la Reine des neiges, film d’animation qu’apprécie Sidonie.
« Iron Man » est nommé par Simon en référence à Julien,
« parce qu’il aime bien ».
De son côté, Simon a bien saisi qu’il pouvait écrire ce
qu’il voulait et ainsi faire parler le robot. Alors, tout à coup,
tout le monde dans la salle est surpris d’entendre un robot
énoncer des « P** de M**, Ch**... ». Et dans la surprise,
les rires retentissent. C’est un jeu que reprend à son tour
Antoine. Charles en profite pour partager, au travers du
robot, ses goûts musicaux.
Nous retiendrons, au-delà de l’aspect transgressif du
juron, qu’il y a là un acte de langage qui signe la présence
de l’autre. L’insulte est le premier et le dernier mot du
dialogue a écrit J. Lacan (2001). Ajoutons que ces gros
mots ne dureront pas et laisseront la place à l’expression de
pensées plus élaborées.
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

Dans la relation aux robots, Simon étudie particulière-


ment l’intérieur de cette machine humanoïde, il branche et
débranche, manipule parfaitement l’objet, jusqu’à découvrir
l’accès aux images d’une caméra dont il va se servir pour
appeler ses camarades et les observer. Il prend grand soin
du robot, le couche s’il le trouve fatigué, le met en veille
pour lui éviter de trop chauffer, cherche à le réparer lorsqu’il
tombe en panne. L’aspect « corporel » du NAO a été par-
ticulièrement investi par Simon, comme si NAO l’avait
aidé à la délimitation de son corps qui paraît aujourd’hui
avoir plus d’« ossature ». Il se montre moins attaquant
186 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

envers l’autre et envers lui-même (moins de cicatrices).


Dans ses dessins de robot, on voit que celui-ci a désormais
également un intérieur bien différencié de l’extérieur. Il
peine néanmoins longtemps à pouvoir partager cet objet.
C’est lui qui manipule, c’est lui qui enregistre, c’est lui qui
décide de la voix, des gestes, etc. Mais peu à peu, il accepte
de négocier avec ses différents partenaires : « tu prends la
souris, moi le clavier ». Il a également fait des liens avec
sa famille sur ce projet et a pu s’investir quelque peu à
l’extérieur. Simon est beaucoup moins parasité par les bruits,
les couleurs et l’aspect tactile que renvoie le rapport au NAO.
Ce n’était pas le cas dans les premiers temps, il pouvait se
fixer sur un seul canal sensoriel. On s’est donc demandé
si le robot n’avait pas permis d’« assembler » les uns aux
autres les aspects multi sensoriels (son, couleur, toucher),
rendant le vécu de l’environnement plus supportable pour
lui.
Antoine utilise principalement le logiciel pour faire exé-
cuter des mouvements au robot, peinant à pouvoir le toucher.
Il compare toutefois son corps à ce dernier. Pour lui, tout
doit bouger, le robot est un ensemble. Son monde devient
plus rassurant. Lors des moments difficiles, les séances avec
le robot paraissent l’apaiser. Il fait du robot son porte-voix
pour évoquer ce qui le traverse alors. Il sait aujourd’hui
montrer ses angoisses un peu différemment (moins d’auto-
agressivité). Son entourage familial le trouve changé. Tout
au long de cette expérience, il a été très sensible aux
encouragements des soignants. Comme s’il lui paraissait
davantage possible de s’essayer dans la communication et
la relation grâce à ces plaisirs partagés.
De son côté, Julien est dans une recherche de précision
avec son robot. Il fait tout pour retrouver les intonations
exactes, les accentuations idoines des phrases tirées de
ses films. Et il y arrive parfaitement, malgré les limites
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 187

techniques qu’il rencontre ! On l’a vu ainsi chercher à


retrouver les accentuations fidèles des phrases qu’il sou-
haitait enregistrer : « Batmaaan », et non « Batmannn »,
« aaah » et non « ahhh ». Ces énoncés deviennent, grâce
au robot, partageables. Un autre jour est proposé un jeu,
avec l’utilisation de différents clics sur le robot auxquels
sont associées des phrases : comme les autres, Julien va
faire répondre le robot aux questions qui lui sont posées
par les soignants. Ce ne sera pas d’ailleurs sans entraîner
des rires (« T’es viré ! », s’exclame le robot, si la question
ne lui convient pas ou si le soignant se trompe). Il semble
beaucoup plus à l’aise dans la manipulation du robot que
dans le fait d’avoir à passer par le logiciel. Il est extrême-
ment attentif à mettre, quand il le faut, le robot en veille. Il
faut dire qu’il en prend grand soin, et qu’il sait rappeler aux
autres cette nécessité.
Un jour, un robot se cabre brusquement du fait d’une
défaillance moteur, perd son équilibre, et tombe. Julien
s’empresse alors de le remettre à sa place, et avec empathie,
rassure la roboticienne sur le fait que rien n’est cassé. Lors
des séances, Julien accepte les échanges et une attention
aux autres est remarquée. Il peut aujourd’hui dénommer ses
camarades, et l’entourage cerne davantage ses émotions.
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Sidonie l’avait dit, elle voulait faire chanter son robot. Il


devait, avait-elle ajouté, « lui guérir la voix ». Le voir danser
a été pour elle comme un enchantement. Cependant, au
départ, dans la manipulation du logiciel, se situer par rapport
à cet objet paraît très compliqué pour elle. Comment lui faire
dire « Je » ? En écrivant « tu » ? Manœuvrer directement
le robot lui semble alors plus aisé qu’utiliser le logiciel.
Il lui faudra passer par un jeu de miroir entre elle et son
robot pour enregistrer les mouvements. Aujourd’hui elle se
montre davantage comme une jeune fille pouvant se situer,
et par là même se nourrir de ce qui lui est apporté. Elle passe
188 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

par la validation de l’adulte pour pouvoir faire désormais


d’elle-même. Sa posture a nettement évolué. Elle peut à
présent affirmer ses propos. Ses premiers dessins montraient
un robot fait principalement de deux blocs rectangulaires
(tête-tronc) et des membres lacets. Après une année, sur
ses dessins, une petite fille chante pour le grand NAO une
chanson de Tal, « le sens de la vie ». Et ce robot, désigné
comme étant une fille, a des cheveux. Une image du corps
se constitue, comme se constitue une voix qui est adressée,
une conscience de soi.
Pendant ces séances, Charles paraît avoir découvert sa
voix. Il lui aura fallu beaucoup de temps pour s’exercer
à sa propre voix. C’est d’abord le robot qui lui a permis
d’exprimer ses pensées, dire ce qu’il aimait (les musiques,
les aliments, les soignants) et interpeller les autres.
L’enregistrement de sa voix et son écoute via le robot
semblent l’avoir impressionné. En s’entendant, tel l’enfant
qui voit son image au miroir, Charles se tourne vers un
soignant et dit « c’est moi ! ». Il s’est ensuite beaucoup
appliqué à créer une personnalité à son personnage, avec
sa façon de se tenir et de parler, notamment dans ses
intonations. Aujourd’hui, il n’a plus besoin de passer par
le robot. Désormais, il peut s’adresser « de vive voix »
aux autres sur l’HDJ et en consultation médicale, ce
qui était irréalisable auparavant. Sa parole, ses gestes sont
possibles. Il paraît également identifier beaucoup mieux non
seulement ses émotions, mais plus généralement le monde.
Sur ses derniers dessins, il représente un robot « heureux »,
avec des antennes qui lui servent à capter l’HDJ. Le robot
manifeste des émotions, voire des angoisses.
Les familles n’étaient pas présentes lors de la restitution
de la première année, qui s’est faite dans les locaux de
Stereolux devant une douzaine d’inconnus, en plus des
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 189

intervenants connus (soignants, intervenants sonore et robo-


tique). En plus du scénario de l’histoire, les jeunes ont créé
le contexte du spectacle : décors, sons d’ambiance, scène.
Leurs dessins de robots ornaient les murs. Ils étaient assis
devant, face à la scène, tournant le dos au public. Ils sont
restés attentifs pendant toute la restitution ainsi que pendant
les discussions qui ont suivi. Ils sont parfois intervenus dans
les questions, sans toutefois faire face au public, à aucun
moment. La restitution s’est conclue par un goûter partagé
entre les robots, les jeunes, les soignants et les intervenants
du programme, où les jeunes ont pu exprimer leur fierté
quant au spectacle qui venait de se dérouler.

L’ HISTOIRE « L ES SUPER AVENTURES DES NAO


À LA PLAGE »
Six mois après la restitution de première année, le pro-
gramme reprend. À la fin de la première séance robotique
de rappel sur l’utilisation du robot NAO, Antoine prend
la parole au nom du groupe des jeunes, qui font silence
pour le laisser parler. Antoine exprime le désir, pour cette
seconde année, de refaire un spectacle de restitution. Par
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

contre, les jeunes désirent écrire leur propre histoire. Mais,


on l’a dit, l’ensemble de ces jeunes TSA présentent une
difficulté particulière dans l’organisation du temps et de
l’espace. Le travail de cette seconde année a donc été de les
accompagner dans l’élaboration d’un récit, lequel nécessite
de pouvoir s’absenter de l’ici et du maintenant, analyser le
vécu, y établir des coupures, des repères, créer de nouveaux
rapports entre les espaces, les moments, les personnages,
y opérer une permanence malgré la diversité des éléments.
J. Hochmann (2002) a montré l’importance de la narration
dans la thérapie auprès de jeunes autistes.
190 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

Nous avons donc dû opérer en plusieurs temps.


Au cours des ateliers préparatoires, il leur a été demandé
ce qu’ils souhaiteraient faire faire au robot pour le spectacle
de fin d’année. Un premier recueil de grands thèmes a ainsi
pu être établi.
En un second temps, un petit bricolage avec un grand
carton leur a été proposé. Au milieu de celui-ci était dessiné
un robot NAO. Et tout autour, sur de petits cartons, avaient
été dessinés les différents thèmes proposés. Ces petites
cartes, à partir d’un jeu de languette et de fente dans le
grand carton pouvaient se déplacer facilement vers le dessin
du robot. Les jeunes étaient alors invités chacun leur tour à
faire glisser les cartons portant le thème de leur choix vers
le robot. Tous les thèmes ne pouvaient être retenus, et des
thèmes pouvaient être ajoutés sur des cartes vides. Notons
qu’aucun ajout n’a été proposé par les jeunes.
En un troisième temps, puisque le thème des « vacances
à la plage » était saillant, nous l’avons écrit au centre d’une
grande feuille. Chaque jeune a reçu trois bâtonnets (Kapla)
et, chacun son tour, était invité à donner une idée et poser
ainsi sur une table un bâtonnet. Autrement dit, chaque
adolescent devait donner trois idées (manger des glaces,
jouer au ballon, draguer).
Puis, en un quatrième temps, en présence de la réalisatrice
sonore, nous avons repris ces idées avec eux pour créer un
paysage sonore autour de la plage et l’enregistrer. Il faut
dire ici que nous avons été impressionnés par l’instauration
de bonnes capacités d’attention conjointe des jeunes durant
cet enregistrement sonore. L’articulation très distincte des
différents sons qu’ils avaient proposés était loin de ce qui
ressemblait davantage à un « chaos sonore » dans le travail
de l’année précédente !
Ensuite, une planche de BD, avec une première case
représentant la scène enregistrée et des cases vides, leur
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 191

a été présentée. Il leur a alors été demandé de nommer les


personnages principaux, de réfléchir à leur manière de se
rencontrer. Ainsi, les premières cases ont été remplies peu
à peu en direct avec les jeunes. Pour la suite de l’histoire,
ils ne formulaient plus que des scènes très identiques ou
bien des choses fort diverses n’ayant que peu de lien avec
le début de l’histoire.
Par conséquent, toujours dans l’idée d’une attention
conjointe possible, il est présenté au groupe une grande
feuille de couleur sur laquelle des grands thèmes d’histoire
(se faire voler quelque chose, un accident, secourir
quelqu’un, un orage éclate, etc.) étaient écrits mais
cachés par des cartons scotchés. Chacun leur tour, les
jeunes venaient dévoiler un thème et devaient dire s’ils
souhaitaient le garder ou non. Très vite, deux thèmes ont
été retenus par l’ensemble du groupe : « sauver quelqu’un »
et « se découvrir des super-pouvoirs ». L’histoire a pu dès
lors redémarrer et être terminée avec leurs propres idées
(mariage et danse).
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
192 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES
 Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
UN
ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ...
193
194 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

Nous nous sommes rapidement aperçus que beaucoup de


choses significatives se retrouvaient dans leur récit ainsi
dessiné. Il nous semble y repérer la question du corps, de la
différence des sexes, de l’identité et de la responsabilité, de
la sexualité et des obligations, de la mise à échéance de la
satisfaction. On peut lire dans cette histoire comment la vie
sociale nécessite un corps et comment ce corps est inséré
dans une histoire et acculturé par les autres. Il est également
fait référence aux manières d’aménager une distance de
sécurité (car c’est par leurs super-pouvoirs qu’ils accèdent
à l’autre sans contact physique direct), de tisser des liens,
de se distinguer des autres, d’exercer ses compétences, ses
pouvoirs sur les autres. Sous une certaine forme, « Amour
et activité » (Freud) sont donc très présents au cœur de
la narration. Chaque robot, chaque personnage est nommé,
possède sa manière de parler ou d’être, ses modes de pensée.
Et nous remarquerons que ce sont ces personnages qui
mettent en jeu ces processus sociaux qui viennent chercher
et inscrire celui dont les frontières corporelles sont floues
(la noyée). Nous faisons l’hypothèse que le travail proposé
permet, à l’instar d’un espace potentiel, d’inscrire les jeunes
dans des relations où ce sont d’abord les soignants qui leur
attribuent un jeu d’appartenance et de responsabilité afin
qu’à leur tour ils puissent exercer ce même jeu dans cet
environnement devenu familier.
À chaque séance, préparatoire ou robotique, la concentra-
tion des jeunes était très forte, ainsi que leur présence pour
tout ce qui était réalisé, attisées par leur grande motivation
de réaliser « leur » spectacle de fin d’année. Une autre
évolution est remarquée suite à ces deux années : lors de
la restitution finale, le nombre de personnes, extérieures
à l’environnement connu, et acceptées pour le spectacle,
a considérablement augmenté. Des journalistes ont même
pu participer et les interroger sur l’organisation de cet
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 195

événement. Toutes les familles ont soutenu le projet et


étaient présentes. Les familles ont pu observer leurs enfants
dans une tout autre situation, et, pour certaines d’entre elles,
découvrir chez eux des potentialités, des capacités, des
modes d’être qu’elles ne soupçonnaient pas. Le lien vers la
page qui accueille la vidéo de la restitution de l’atelier 2016
est http://www.stereolux.org/rob-autisme.

U N ROBOT : QUELLE PLUS -VALUE


EN INSTITUTION SOIGNANTE ?
L’enjeu a été ici d’être attentif au fait que cet objet
n’entraîne pas les jeunes vers un repli sur eux-mêmes.
Car tout objet, on le sait, est « pharmakon ». En outre,
il pourrait arriver que des rapports marchands traversent
l’expérience. C’est pourquoi la façon de penser le dispositif
est primordiale à nos yeux.
Tout ceci assurément tient donc d’un processus de socia-
lisation qui cherche à fonder ce qu’on pourrait nommer
un « holding institutionnel » qui, selon nous, provient de
l’expérience première d’un HDJ « contenant ». C’est cet
environnement facilitant qui participe de l’offre d’un espace
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de possibilité et d’impossibilité suffisamment sécurisé pour


permettre aux jeunes, dans un mouvement d’illusion et de
désillusion, de s’aventurer à la rencontre du monde. Dans
cet espace potentiel peuvent se réaliser des mises en forme
corporelles des perceptions et s’expérimenter des manières
de s’inscrire dans le social. Une vie relationnelle s’essaie,
dans laquelle l’objet est aussi impliqué comme personnage.
On le salue, on en prend soin, on lui parle, on le couche,
on lui invente des histoires, des amis, voire des petites
amies (une NA pour un NAO). Mais pour rire, pour de
faux. L’objet robot facilite l’accès au « faire semblant »,
196 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

un jeu en quelque sorte, et même plus précisément un jeu


de simulation, comme la poupée qui dote artificiellement
l’enfant d’un descendant, ou la marionnette sur laquelle se
projette une personnalité souhaitée.
Reste encore la nécessité que les jeunes acceptent de
s’engager à ce jeu. C’est là interroger le rapport à l’objet
autistique, lequel suscite de nombreux débats (Maleval,
2009). F. Tustin considérait par exemple que ces objets
agissent comme une protection contre le monde extérieur
non-soi et permettent ainsi de le fuir. Pour cette raison,
elle le différenciait de l’objet transitionnel. De son côté,
au contraire, J.-C. Maleval évoque un mode d’appareillage
possible de la jouissance pulsionnelle en excès. L’objet
autistique s’inscrirait dans l’effort du sujet pour cadrer ce
trop de présence en le localisant dans le bord protecteur qu’il
représente. Serait dès lors rendu permis un lien social. Notre
expérience a montré que le robot a pu être investi par les
jeunes, et donc se présenter comme quelque chose de bon
au-delà de la perte de quelque chose d’autre. Le robot a pris
une certaine valeur à leurs yeux, grâce à laquelle le plaisir
de la rencontre, le « plaisir partagé », a été possible. Il agit
alors effectivement comme une « passerelle vers les êtres
vivants », pour reprendre un terme à D. Williams (1992), et
rend réalisable une énonciation.
Dans ce qui contribue à cette confrontation au monde,
la technique apporte certainement un appui. En effet, le
logiciel utilisé pour mouvoir ou faire parler les robots
propose un tableau quelque peu clos (nombre de fonctions
et d’icônes, agencement des fenêtres, etc.). Et selon nous,
ce n’est pas sans intérêt. Le dispositif technique reste en
effet toujours utilisé en vue des mêmes fonctions (parler,
se mouvoir). Tout est organisé selon des règles précises,
immuables, loin de ce que l’on trouve dans la relation
humaine, tellement plus complexe et moins maitrisable. Le
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 197

robot et son logiciel autorisent alors une certaine répétitivité,


ou plutôt une assurance de ce qu’on y trouve. À telle icône
correspond ainsi telle fonction. Ce qui n’est pas sans créer
une certaine sécurité, laquelle permet quand même de faire
jouer dans le dispositif la différence du même et de l’autre.
On peut explorer le robot à sa manière, en le manipulant
physiquement, ou en passant par les diverses possibilités
du logiciel. Malgré la réduction du matériel proposé, cela
n’empêche en rien les jeunes à pouvoir tout faire ou tout
dire, ou presque (le robot a ses limites). Ils peuvent ainsi
créer, constituer, orchestrer leur monde à partir de ce qui
est mis à leur disposition. Le robot se présente comme
une marionnette qu’on peut faire évoluer à sa guise, mais
différent en ce que le NAO technicise magiquement l’altérité
du partenaire, et par contrecoup, concourt à l’identité de
celui qui le manipule.
Cette sécurité n’empêche pas les écarts, voire les (mau-
vaises) surprises (les pannes) ! Les mouvements et les mots
du NAO sont contraints par un déterminisme technique
dont les lois sont très différentes de ce qu’elles cherchent
à appareiller. Aucune équivalence n’existe de fait entre la
technique et ce qui se trouve ainsi artificialisé. Mais para-
doxalement, c’est aussi cela qui laisse la place à de petits
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étonnements, à des décalages qui permettent une certaine


prise à l’interaction en vue de les combler. Ils obligent à
demander une aide, une aide technique par exemple, ou
bien encore le maintien du robot pendant l’enregistrement
des mouvements.
Le robot NAO se présente donc comme un objet rassurant
qui ne met pas en cause les contours du corps. Au contraire,
il paraît les conforter, aider à une délimitation du corps
dans la continuité qu’il propose (on a vu l’importance du
toucher du robot pour Simon par exemple). Et avec lui, pas
de véritable antagonisme, ni de réel malentendu.
198 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

En ce sens, le robot renvoie au rapport à l’animal (relation


établie d’ailleurs depuis longtemps par les roboticiens) :
l’attachement qu’on peut lui porter n’est dispensé ni de
sexualité ni d’agressivité. Mais il aménage une relation
sécurisante, assurée, d’affection et d’obligations. Les jeunes
n’ont pas manqué d’en faire part ! Mais contrairement à
l’animal, en tout cas en suivant notre dispositif, ces relations
étaient empreintes nécessairement des réactions des autres.
Les jeunes utilisent le robot pour faire ou dire des choses, et
l’entourage réagit à ce que dit ou fait le robot (rit, applaudit,
répond, etc.) et aux émotions des adolescents. Ils affrontent
ainsi peu à peu les effets de leurs actes de parole. Grâce
aux soignants qui médiatisent la relation au robot, et qui
encouragent le jeune, celui-ci peut davantage s’essayer
dans la communication et la relation, et vivre des plaisirs
partagés.
Le travail mené sur la voix, la prosodie, les intonations,
nous apparaît également comme un ressort important dans
l’aide apportée à ces jeunes. En effet, la voix met en jeu et
relie tout à la fois la vie personnelle et sociale. Elle est, pour
reprendre les termes de C. Trevarthen et M. Gratier (2005),
un « instrument de sociabilité ». De nombreuses études
ont montré son importance dans les interactions précoces
(cf. Cahiers du PREAUT). Tout le travail vocal effectué
lors des ateliers consiste dès lors à proposer aux jeunes
d’investir les interactions, de mobiliser une valorisation
des liens avec l’autre, sans trop éveiller l’angoisse. En
permettant une sécurité, nous cherchons à mettre l’accent
sur l’importance de l’effet produit chez soi et chez l’autre de
tout acte sonore. Cette dimension « perlocutoire » (Cavell,
2001), qui intéresse le fait d’affecter, et dont la voix peut être
autant l’agent que le véhicule, accompagne l’inscription du
jeune dans le social. Nous pouvons dire combien le travail
des enregistrements sonores, avec ou sans le NAO, aide
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 199

à faire découvrir ou accepter à l’adolescent TSA qu’il a


« une voix à lui », et qu’elle lui permet ensuite de l’utiliser
dans l’interaction. Jusqu’à y prendre du plaisir, comme nous
le montre Charles. Et un de ses atouts de taille du robot
est de permettre d’héberger de façon stable, rassurante et
permanente, la voix du jeune autiste, ce qui semble aider à la
conscience de soi. On peut lui faire dire toute son agressivité,
le robot survit aux attaques, reste intact, ainsi que la voix
du jeune qui y est hébergée. Cela participe de la découverte
pour le jeune TSA d’un intérieur et d’un extérieur.
Au final, le robot ainsi utilisé permettrait d’instaurer une
frontière entre soi et l’environnement. Mieux, il se poserait
à l’endroit même de cette frontière. Ce serait un mi-lieu.
S. Tisseron évoque d’ailleurs le côté « à la fois, à la fois »
du robot : rêve et réalité, animé et inanimé, entre soi et
l’autre, entre extension de soi et écrasement de soi, entre
poésie et utilitarisme, entre jouet et arme de guerre, entre
remède et poison, entre ce qui délimite et ce qui unit, etc.
Entre objet autistique et objet transitionnel ? Instaurant un
bord, il protégerait de l’angoisse tout en permettant une
prise à l’interaction.
Nous montrons ici que l’alternance d’un accueil en HDJ
« contenant » et de séances avec un robot lui-même ras-
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surant, permet d’accroître chez le jeune TSA ses capaci-


tés de « faire semblant », aide à la délimitation du corps
ainsi qu’à la conscience de soi. La reconnaissance des
émotions et leur partage avec autrui semblent favorisés par
l’attention conjointe sur le robot. Ce dernier pourrait aussi
« assembler » plusieurs canaux sensoriels rendant le vécu
de l’environnement plus supportable pour le jeune autiste.
Les jeunes ont fait de ce robot un moyen pour faire des
choses nouvelles, toujours en lien avec les autres jeunes et
avec l’ensemble du collectif pluri-professionnel, et chacun
selon sa singularité. Comme le dit le philosophe B. Stiegler
200 L ES MÉDIATIONS ROBOTIQUES

(2010), nous ne sommes pas ici dans une simple adaptation,


mais une vraie adoption.
Nous avons été stupéfaits de voir combien ces jeunes ont
évolué sur les plans de la communication verbale et non
verbale, l’expression de leurs émotions, et de leurs compé-
tences relationnelles, et stupéfaits par la vitesse à laquelle
ces transformations se sont opérées. Enfin, mentionnons
que trois familles sur les cinq nous ont rapporté que ces
évolutions étaient également sensibles chez elles.
Nous avons donc décidé de poursuivre notre recherche
pour les 3 années à venir, en recrutant 6 nouveaux jeunes
souffrant de TSA, et en prévoyant d’y inclure notamment
une grille d’évaluation tirée du « socio-guide » (CECOM,
Quebec) afin de confirmer si la médiation robotique avec
NAO en institution soignante est pertinente pour apprendre
de cette expérience. Et pour vérifier si les jeunes TSA
peuvent en transférer les effets, en dehors de la présence
des robots dans la famille, et en institutions scolaires.
Sans doute également, au travers de cette pratique,
héritons-nous d’une question. En effet, au même moment
un peu partout, un certain nombre d’expériences sont
réalisées avec des robots auprès des patients autistes pour
leur apprendre à communiquer. Le robot va-t-il devenir
le nouveau thérapeute du jeune autiste ? Selon nous, si
le robot nous est apparu agir comme un accélérateur
d’un processus de transformation du jeune autiste avec
les plus-values décrites dans cet article, en aucun cas
il ne doit devenir un compagnon pseudo-humain. Nous
montrons au long de ces lignes que cet outil, véritable
prouesse technique en conformité avec notre modernité,
n’est peut-être pas grand-chose sans l’appui du travail
collectif pluridisciplinaire présenté ici.
UN ROBOT EN INSTITUTION POUR ADOLESCENTS AUTISTES ... 201

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