RCC
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RCC
« Christina Lauren est mon auteur de référence lorsque j’ai envie de romances sexy. »
– Jennifer L. Armentrout, #1 New York Times bestselling author
« Une aventure audacieuse, touchante, à mourir de rire et surprenante de réalisme… L’une des
romances érotiques les plus fraîches, drôles et pleines de sentiments authentiques. »
– Romantic Times Book Reviews,
à propos de Sweet Filthy Boy (le livre de l’année 2014 du Romantic Times)
e
« Une véritable romance du XXI siècle. Une romance astucieuse et sexy pour les lecteurs friands
de girl-power. »
– Kirkus Reviews (revue primée), à propos de Dating You/Hating You
« Délicieusement torride. »
– Entertainment Weekly, à propos de Beautiful Bastard
« Intelligent, sexy et féministe, Dating You/Hating You charmera les amateurs de romances
contemporaines. »
– Shelf Awareness
« Personne n’écrit de la romance sexy et contemporaine comme Christina Lauren. »
– Bookalicious
« Des personnages aux caractères bien trempés qui vous bouleverseront, un humour qui vous fera
glousser, une alchimie aussi renversante qu’exceptionnelle, Dark Wild Night est absolument
inoubliable. Une romance contemporaine au meilleur de sa forme ! »
– Sarah J. Maas, auteur de Throne of Glass
« Drôle, féministe : un excellent exemple de romance moderne… Evie est géniale et passera à la
postérité comme l’une de mes héroïnes préférées, parmi toutes mes lectures. »
– Smart Bitches, Trashy Books, à propos de Dating You/ Hating You
« Malin et sexy… Lola n’arrive pas à croire que quelqu’un d’aussi merveilleux qu’Oliver (il est
plutôt merveilleux) puisse l’aimer, et Lauren capture ses doutes d’une manière si puissante que
les lecteurs s’identifient au personnage. »
– The Washington Post, à propos de Dark Wild Night
« Frais, branché et énergique, Wicked Sexy Liar combine de l’érotisme à l’état brut et des
dialogues sincères entre les personnages pour créer un cocktail explosif. »
– BookPage
« Christina Lauren revient en force avec ce roman léger, drôle et émouvant de sincérité, qui
raconte ce que signifie grandir, avoir le courage de défendre ses opinions, et tomber amoureux. »
– RT Book Reviews, à propos de Dating You/Hating You
SÉRIE BEAUTIFUL
Beautiful Bastard
Beautiful Stranger
Beautiful Bitch
Beautiful Sex Bomb
Beautiful Player
Beautiful Beginning
Beautiful Beloved
Beautiful Secret
Beautiful Boss
Beautiful
Cet ouvrage est une fiction. Toute référence à des événements historiques,
des personnes réelles ou des lieux réels cités n’ont d’autre existence que fictive. Tous les autres noms,
personnages, lieux et événements sont le produit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des
personnes,
des événements ou des lieux existants ou ayant existé ne peut être que fortuite.
ISBN : 9782755645675
Titre
Copyright
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Remerciements
CHAPITRE 1
Si l’on en croit la légende familiale, je suis née sur la moquette d’un taxi.
Je suis la petite dernière d’une fratrie de six et, apparemment, il a suffi de
quarante minutes pour que ma mère qui répétait : « C’est une petite crampe de
rien du tout, laissez-moi terminer de préparer le déjeuner », s’exclame :
« Bonjour, Holland Lina Bakker. »
C’est toujours la première chose qui me vient à l’esprit quand je grimpe dans
un taxi, moi la transfuge venant de Des Moines dans l’Iowa et fraîchement
arrivée à New York. Je ne me sens jamais à l’aise sur ces sièges d’une propreté
douteuse. Je remarque tout de suite les traces de doigts sales et les taches
impossibles à identifier qui ternissent les fenêtres et la vitre de séparation en
Plexiglas. Mais, surtout, je me dis que la moquette d’un taxi est vraiment un
endroit horrible pour venir au monde.
Je referme la portière le plus vite possible pour me protéger des bourrasques
du vent de Brooklyn.
– La station de métro de la 50e Rue, à Manhattan.
Je croise le regard du chauffeur dans le rétroviseur et devine sans peine ce
qu’il pense : « Vous montez dans un taxi pour prendre le métro à Manhattan ?
Jeune fille, la ligne C est directe et le ticket coûte trois dollars. »
Je refoule la bouffée de honte qui me submerge devant l’absurdité de mon
comportement et rectifie instinctivement :
– Au croisement de la Huitième Avenue et de la 49e Rue.
Au lieu de me déposer chez moi, le chauffeur qui vient de me récupérer dans
Park Slope me laissera devant une bouche de métro de Hell’s Kitchen, à environ
deux blocs de mon immeuble. Et ce n’est pas parce que je suis une obsédée de la
sécurité et que je ne veux pas que ce chauffeur de taxi sache où je vis.
La vraie raison, c’est que nous sommes lundi, qu’il est 23 heures 30 et que
Jack y sera.
Enfin, en théorie. Depuis la première fois que je l’ai entendu jouer dans la
station de la 50e Rue, il y a environ six mois, nos chemins se croisent tous les
lundis soir, en plus des mercredis et jeudis matin avant le travail et des vendredis
à l’heure du déjeuner. Le mardi, il est aux abonnés absents, idem le week-end.
Je crois que le lundi soir est mon moment préféré, parce qu’il se penche
toujours sur sa guitare avec une intensité presque désespérée, comme s’il la
berçait ou tentait de la séduire. La musique semble se libérer, s’échapper de ses
doigts après avoir été contenue pendant deux jours. Seuls l’occasionnel bruit
d’une pièce de monnaie jetée dans l’étui de guitare ouvert à ses pieds ou le
vrombissement d’un métro brisent la solennité de la performance.
Je n’ai aucune idée de ce qu’il fait quand il n’est pas ici. Et je sais
pertinemment qu’il ne s’appelle pas Jack, mais j’avais besoin de lui trouver un
autre surnom que « le musicien de rue ». Ainsi, mon obsession paraît un peu
moins pathétique.
Quoique.
Le chauffeur reste silencieux, aucune émission de radio type talk-show
enflammé – le fond sonore habituel des taxis new-yorkais – ne vient briser la
quiétude de l’habitacle. Je lève les yeux de mon smartphone, me désintéressant
de mon fil d’actualités Instagram plein de livres et de tutoriels beauté pour
contempler distraitement les amas de neige boueuse qui bordent la route. Je suis
toujours légèrement ivre après les cocktails, l’effet de l’alcool ne se dissipe pas
aussi vite que je m’y attendais. Au moment de régler la course et de sortir de la
voiture, une sorte de vertige euphorique me submerge.
C’est la première fois que je vais voir Jack en étant ivre et je n’arrive pas à
décider s’il s’agit de la pire idée du monde ou d’un coup de génie. Je suppose
que je ne tarderai pas en avoir le cœur net.
Lorsque j’arrive en bas des escaliers, je le surprends en train d’accorder sa
guitare et m’arrête à quelques mètres de distance pour le contempler. Illuminés
par la lumière des lampadaires qui descend jusque dans le métro, ses cheveux
bruns paraissent presque argentés.
Comme tous les jeunes de notre génération, son look est un peu négligé,
mais il semble propre sur lui. J’aime penser qu’il vit dans un appartement
agréable, tout à fait normal, qu’il a un boulot qui paie bien et qu’il joue dans le
métro pour le plaisir. Ses cheveux, coupés court sur les côtés, un peu plus longs
et indomptés sur le sommet du crâne, me font totalement craquer. Soyeux,
brillants, il est difficile de résister à l’envie d’en effleurer une mèche. Je ne sais
pas de quelle couleur sont ses yeux, car il ne quitte pas sa guitare du regard
quand il joue. Je les imagine marron ou vert foncé, une couleur assez profonde
pour s’y perdre.
Je ne le vois jamais arriver ou partir, parce que je ne m’attarde pas. Je
dépose un billet d’un dollar dans son étui, sans cesser d’avancer. Ensuite, à
distance, je lorgne en direction de son tabouret en bas des escaliers, j’admire ses
doigts qui pincent les cordes, montent et descendent avec dextérité sur le manche
de l’instrument. Je ne suis pas la seule à lui jeter des regards fascinés. Les
accords s’enchaînent naturellement, sans fausse note. Il joue comme il respire.
Comme il respire. En tant qu’écrivain en herbe, c’est le cliché que j’aime le
moins, pourtant c’est le seul qui convienne. C’est la première fois que je vois les
doigts de quelqu’un se mouvoir ainsi, instinctivement. D’une certaine manière, il
fait parler sa guitare comme si c’était une personne.
Il me jette un coup d’œil lorsque je glisse un billet dans son étui, et
murmure : « Merci beaucoup. »
Il ne m’a jamais remerciée jusque-là ni levé les yeux lorsque quelqu'un lui
donnait de l’argent. Je suis prise au dépourvu lorsque nos regards se croisent.
Verts, ses yeux sont verts. Et il ne se détourne pas tout de suite. Son regard
est magnétique.
Alors, au lieu de répondre « de rien », « pas de quoi » ou de me taire, comme
tout bon New-Yorkais, je bafouille « jadorevotremusique ». Une phrase
prononcée comme un seul mot, dans un souffle.
Il me récompense par un léger sourire, et une décharge électrique traverse
mon cerveau encore abruti par l’alcool. Il en rajoute en se mordillant la lèvre
inférieure pendant quelques secondes avant d’ajouter :
– Vous trouvez ? C’est très aimable de votre part. J’adore jouer.
Son accent est résolument irlandais. Le son de sa voix me donne des
frissons.
– Comment vous appelez-vous ?
Les trois secondes les plus mortifiantes de mon existence s’écoulent avant
qu’il ne réponde avec un sourire surpris :
– Calvin. Et vous ?
Il s’agit bel et bien d’une conversation. Seigneur, je suis en train de parler
avec l’inconnu sur lequel je fantasme depuis des mois.
– Holland. Comme la province des Pays-Bas mais sans le « e ». Tout le
monde pense qu’il s’agit du pays, mais c’est faux.
Oh là là.
Ce soir, j’ai appris deux choses essentielles sur le gin : cet alcool a un goût
de pomme de pin et c’est la boisson du diable.
Calvin sourit et réplique, joueur :
– Holland. Une province et une érudite.
Puis il ajoute quelque chose dans sa barbe que je ne comprends pas.
Je n’arrive pas à savoir si ses yeux brillent d’amusement parce que je suis
une idiote divertissante ou si quelqu’un fait quelque chose de vraiment drôle
derrière moi.
Et comme je n’ai dragué personne depuis des milliers d’années, je ne sais
pas comment poursuivre la conversation après cette entrée en matière, donc je
déguerpis, me mettant presque à courir alors que le quai se trouve
approximativement à cinq mètres de Calvin. Quand je m’arrête enfin, je fouille
dans mon sac avec l’empressement d’une femme habituée à faire semblant d’être
très très occupée.
Je devine le mot qu’il a chuchoté, trente secondes trop tard. Adorable.
Il parlait de mon prénom, j’en suis sûre. Je ne le dis pas par fausse modestie.
Ma meilleure amie Lulu et moi nous accordons pour dire qu’objectivement, nous
sommes dans la moyenne. Le point de comparaison étant les femmes de
Manhattan, nous gagnons des points quand nous sortons de New York. Mais
Jack – Calvin – se fait reluquer par la masse des gens qui transitent par la station,
des fils à papa de Madison Avenue s’abaissant à prendre le métro aux étudiantes
fauchées de Bay Bridge. Honnêtement, il aurait l’embarras du choix en matière
de partenaires sexuels s’il prenait le temps de lever les yeux vers son public.
Comme pour confirmer ma théorie, un coup d’œil rapide à mon miroir de
poche révèle les coulures clownesques de mon mascara sous mes yeux et ma
mauvaise mine en l’absence de blush sur mes pommettes. Je me redresse, tente
de lisser les mèches de cheveux qui d’ordinaire ne s’emmêlent jamais et qui se
sont actuellement échappées de ma queue-de-cheval, défiant la gravité autour de
mon visage.
Là, tout de suite, je suis loin d’être adorable.
La musique de Calvin reprend, réinvestissant la station de métro silencieuse
de ses accords puissants et ses échos tourmentés. J’ai l’impression d’être encore
plus ivre alors que j’ai arrêté de boire il y a plus d’une heure. Pourquoi être
venue ici ce soir ? Pourquoi lui avoir parlé ? Maintenant, je dois faire le point.
Par exemple, il ne s’appelle pas Jack. Je connais la couleur de ses yeux. Je sais
qu’il est irlandais – cette information en particulier me donne envie de me jeter
sur lui.
Seigneur. Fantasmer sur un inconnu, c’est dur psychologiquement, mais
après coup, je me dis qu’en rester là aurait été plus reposant. J’aurais dû me
contenter de me raconter des histoires et de le dévorer des yeux à distance
comme une groupie. Maintenant, j’ai brisé la glace et s’il est aussi sympathique
qu’il en a l’air, il risque de me remarquer la prochaine fois que je déposerai de
l’argent dans son étui. Et je devrai échanger quelques mots avec lui ou m’enfuir
dans la direction opposée. Je suis peut-être dans la moyenne quand je n’ouvre
pas la bouche, mais chaque fois que je commence à parler à un homme, Lulu me
surnomme Miss Angoisseland, parce que je les mets toujours mal à l’aise.
Évidemment, il y a une part de vérité dans ce jugement. Et me voilà engoncée
dans mon manteau de laine rose, la transpiration perle sur mon front, je suis
soudain submergée par un désir incontrôlable de remonter mes collants jusqu’à
mes aisselles, parce qu’ils n’arrêtent pas de glisser et que j’ai l’impression de
porter un sarouel.
Je pourrais le faire en me dandinant discrètement. En dehors d’un homme
visiblement abruti par l’alcool, qui ronfle sur un banc, et Calvin qui ne me prête
plus attention, il n’y a pas un chat.
Mais soudain l’ivrogne se lève au ralenti, comme un zombie, et avance vers
moi d’un pas chancelant. Vides, les stations de métro deviennent facilement
lugubres. Elles sont le repaire des pervers, des ivrognes, des exhibitionnistes. Il
n’est pas très tard – même pas minuit, un lundi – mais je suis entre deux métros.
Aucun voyageur en vue.
Je m’écarte vers la gauche, prenant discrètement mes distances sur le quai, et
sors mon téléphone pour me donner une contenance. Hélas, je devrais savoir que
les types louches, quand ils deviennent insistants, ne se laissent pas décourager
par la vue d’un iPhone. Le zombie fait un pas de plus vers moi.
Je ne sais pas si c’est l’effet de la peur qui m’aiguise les sens ou le vent qui
s’engouffre dans la station, mais je suis frappée par l’odeur écœurante de
moisissure qui semble émaner de la poubelle débordant de déchets. Ou de
l’homme.
Il me désigne du doigt.
– T’as mon téléphone.
Je me tourne et m’éloigne le plus vite possible de lui en direction des
escaliers et de Calvin. J’ouvre mon répertoire, prête à appeler Robert.
Il ne me lâche pas d’une semelle.
– Toi. Par ici. T’as mon téléphone.
Sans lever les yeux, je réponds aussi calmement que possible :
– Laissez-moi tranquille.
J’appuie sur le prénom de Robert, serrant mon téléphone contre mon oreille.
La tonalité retentit, mon cœur bat la chamade.
La musique de Calvin monte en puissance, se fait presque agressive. Ne
voit-il pas que quelqu’un me traque ? Je réalise soudain à quel point il est
concentré lorsqu’il joue. Il est complètement ailleurs.
L’homme commence à courir maladroitement dans ma direction, en titubant,
et les accords qui s’échappent de la guitare de Calvin deviennent la bande-son de
l’affreuse séquence où un malade me poursuit sur le quai. Mes collants
m’empêchent de détaler, l’ivrogne me rattrape malgré son état, il chancelle de
moins en moins.
J’entends la voix de Robert retentir dans le combiné :
– Salut, Bouton d’Or.
– Putain, Robert, je suis à…
L’homme se jette sur moi, saisit mon bras et tente de m’arracher mon
téléphone.
– Robert !
– Holls ? crie-t-il. Ma chérie, où es-tu ?
Je tente de me débattre en essayant de ne pas perdre l’équilibre. Je me sens
sur le point de m’étaler par terre. Affolée, totalement paniquée, une certitude
glaciale s’empare soudain de moi.
L’homme est en train de me pousser. En direction des rails.
Au loin, j’entends un cri :
« Hé ! »
Mon iPhone s’écrase sur le béton.
– Holland ?
Les événements s’enchaînent à toute vitesse – j’imagine que c’est la
caractéristique des catastrophes ; si je pouvais rembobiner, j’aime penser que je
ferais quelque chose, n’importe quoi – et je me vois glisser sur la ligne jaune
d’avertissement. L’instant d’après, je bascule dans le vide, droit sur les rails du
métro.
CHAPITRE 2
C’est la première fois que je monte dans une ambulance, et gémir de douleur
devant deux professionnels sobres est aussi mortifiant que je l’imaginais. L’un
des ambulanciers est une femme au visage sévère qui me surplombe, les sourcils
froncés. Les moniteurs émettent toutes sortes de bruits. J’ai vraiment
l’impression d’être dans un vaisseau spatial sur le point d’exploser. J’ai mal au
bras – mal, l’expression est faible. Ça me lance. La douleur est intolérable. Un
coup d’œil rapide m’apprend qu’il est déjà en écharpe.
Le vrombissement d’un métro qui approche me rappelle qu’on m’a poussée
sur les rails.
Quelqu’un m’a poussée sur les rails du métro !
Mon cœur se met à battre à un rythme effréné, comme s’il livrait un combat
chaotique de kung-fu dans ma poitrine. Ma crise de panique se répercute sur les
machines qui m’entourent. Je me redresse en tentant de refouler une nausée
monumentale et demande d’une voix rauque :
– Vous l’avez attrapé ?
– Chuuut…
Je déchiffre le nom de la secouriste – ROSSI – qui est épinglé sur sa poitrine.
Elle m’aide à me rallonger avec douceur tout en hochant la tête, l’air grave.
– Ça va aller… Tout va bien.
Et elle me glisse une carte dans la main.
Qui appeler quand un type bourré vous pousse sur les rails du métro
*
* *
Une fois qu’on s’est occupé de moi – pas de commotion cérébrale, bras dans
le plâtre pour cause de fracture du cubitus –, je remplis un dépôt de plainte
depuis mon lit d’hôpital. C’est seulement au moment où je parle aux deux
officiers intimidants que je me rends compte que j’ai évité de regarder mon
agresseur en face. Je n’ai aucun souvenir de son visage, même si je me rappelle
parfaitement son odeur.
Les policiers haussent les épaules, incrédules, et le plus grand demande :
– Ce type s’est suffisamment approché de vous pour vous attraper par la
veste, vous hurler dessus et vous projeter sur les rails, mais vous n’avez pas vu
son visage ?
J’ai envie de leur crier : Vous n’avez apparemment jamais été une fille
harcelée par un type louche !, mais je laisse tomber. Je vois à leurs expressions
que l’absence de description physique ruine la crédibilité de mon explication.
Déjà en proie à une vague d’humiliation, je décide que le fait de connaître le
nom du musicien du métro me donnerait l’air encore moins fiable. Après tout, il
n’est pas resté avec moi. J’opte donc pour ne pas mentionner Calvin. Ils
prennent note de mes coordonnées avec indifférence.
Après leur départ, je me rallonge et fixe le plafond gris. Quelle soirée ! Je
lève mon bras valide, plisse les yeux en direction de ma montre.
Quelle nuit !
Putain, il est presque trois heures du matin. Depuis combien de temps suis-je
ici ?
Le brouillard dans lequel les anti-inflammatoires m’ont plongée ne s’est
toujours pas dissipé. Je revois Calvin sur le trottoir, à quelques mètres de moi. Il
est resté jusqu’à ce que je reprenne conscience. Ça signifie quelque chose, non ?
Mais s’il a appelé les secours – et c’est évident, parce que le zombie n’avait pas
de téléphone –, pourquoi ne pas avoir dit également à la police que je n’ai pas
sauté ? Et pourquoi mentir en niant avoir été témoin de la scène ?
Le bruit familier de chaussures d’homme claquant sur le linoléum me
parvient de plus en plus nettement. Je me redresse, certaine que cette visite me
concerne.
Robert fait irruption dans la pièce, Jeff sur ses talons.
– Bordel. De. Meeeeeeerde.
Robert insiste sur le dernier mot comme s’il comportait douze syllabes. Il
prend mon visage entre ses mains, se penche vers moi et m’examine avec
attention.
– Tu nous as fait une sacrée frayeur.
– Désolée. Mon téléphone est tombé.
Je grimace pour éviter d’éclater en sanglots.
Lire la panique dans les yeux de mes proches fait chuter l’adrénaline dans
mes veines, je me mets à trembler. Je ne contrôle plus rien, l’émotion me
submerge. Robert m’embrasse sur la joue. Jeff s’approche de mon lit et pose une
main réconfortante sur mon genou.
Même si nous n’avons pas de lien de sang, je connais oncle Robert depuis
toujours. Il a rencontré le frère cadet de ma mère, Jeff, plusieurs années avant ma
naissance.
Oncle Jeff est calme, on sent l’homme du Midwest dans son attitude. Il est
organisé, rationnel, stable. Comme vous l’aurez peut-être deviné, il travaille dans
la finance. Robert, au contraire, ne passe jamais inaperçu. Né au Ghana, il est
arrivé aux États-Unis à dix-huit ans pour étudier à l’Institut Curtis de
Philadelphie. D’après le récit de Jeff, avant même la fin de ses études, Robert
avait reçu dix offres de tout le pays. Il est devenu le plus jeune premier violon de
l’orchestre symphonique de Des Moines sur un coup de tête – ou plutôt, un coup
de foudre, le week-end précédant son audition.
Quand j’avais seize ans, mon oncle a quitté Des Moines pour Manhattan,
alors qu’il était chef d’orchestre. Broadway, même en tant que directeur musical,
n’était pas l’option la plus prestigieuse. Certes, les comédies musicales l’avaient
toujours fasciné, mais plus important encore peut-être, il est bien plus facile pour
un mec d’être l’heureux époux d’un mec à New York que dans l’Iowa. Ils ont su
reconstruire leur univers ici et il y a deux ans, Robert a composé ce qui est en
passe de devenir la production la plus populaire de Broadway : Possédé.
Comme je n’avais pas envie de vivre loin d’eux, j’ai intégré le master des
Beaux-Arts de Columbia dans le département de Création Littéraire, mais depuis
je fais du surplace. Ma situation de jeune diplômée à New York pourrait se
comparer à celle d’un médiocre petit poisson perdu au milieu d’un énorme banc
de requins. Sans aucune inspiration pour le prochain best-seller de ma génération
ni la moindre aptitude pour le journalisme, je suis virtuellement inemployable.
Robert, mon sauveur, m’a trouvé un job au théâtre.
Officiellement, je suis archiviste – un poste étonnant pour une fille de vingt-
cinq ans sans aucune expérience de Broadway. Dans la mesure où nous avons
déjà un million de photos de la production pour le programme, j’ai compris que
ce job était une faveur faite à mon oncle. Une à deux fois par semaine, je fais un
tour, je prends des photos des décors, des costumes et des coulisses un peu au
hasard pour alimenter les réseaux sociaux. Quatre soirs par semaine, je vends des
T-shirts « Possédé ».
Malheureusement, je ne vois pas comment je pourrais gérer le remue-
ménage de l’entracte ou tenir mon énorme appareil photo avec un seul bras, ce
qui déclenche en moi une attaque de culpabilité.
Je me sens tellement inutile.
J’attrape l’un des oreillers sur lesquels repose ma tête pour étouffer un cri.
– Qu’y a-t-il, Bouton d’Or ?
Robert ôte le coussin de mon visage.
– As-tu besoin d’une nouvelle dose d’anti-inflammatoires ?
– J’ai besoin d’un but dans la vie.
Il éclate de rire et m’embrasse sur le front. Jeff me prend la main pour
m’assurer de son soutien. Même Jeff – Jeff le doux, le sensible, l’amoureux des
chiffres – s’est découvert une passion pour la poterie l’année dernière. Cet élan
l’aide à tenir le coup pendant sa journée de travail à Wall Street. Moi, je n’ai rien
en dehors de mon amour pour les livres que d’autres ont écrits. Et de l’envie
d’écouter Calvin jouer de la guitare dans la station de métro de la 50e Rue. Or,
après l’incident de ce soir, je ne suis même plus sûre de ressentir la même chose.
La prochaine fois que je le verrai, je serai moins encline à rougir, j’aurai plutôt
envie de lui sauter à la gorge et de lui demander pourquoi il m’a laissée tomber –
sur les rails, en l’occurrence.
Je retournerai peut-être à Des Moines, le temps que mon bras guérisse, et
j’en profiterai pour réfléchir à ce que je veux vraiment et à la meilleure façon
d’utiliser mes diplômes. En effet, dans le domaine artistique, un diplôme qui ne
vaut rien plus un autre diplôme qui ne vaut rien égale zéro job.
Je lève les yeux vers mes oncles.
– Vous avez appelé mes parents ?
Jeff acquiesce.
– Ils ont demandé s’ils devaient venir.
Je ris malgré ma mélancolie. Je suis certaine qu’avant même de savoir
exactement ce qui m’était arrivé, Jeff leur a dit de ne pas s’inquiéter. Mes
parents ont tellement de mal à supporter l’agitation de New York que même si
j’étais coupée en deux, il vaudrait mieux qu’ils restent dans l’Iowa. Pour la santé
mentale de tous, mais en particulier pour la mienne.
Jeff finit par s’asseoir à côté de moi sur le lit. Il jette un regard en coin à
Robert.
Jeff a le tic de s’humecter les lèvres avant de poser une question difficile.
J’ignore s’il en a conscience ou non.
– Alors, qu’est-il arrivé, Hollsy ?
– Tu veux dire, pourquoi j’ai atterri sur les rails de la ligne C ?
Robert me lance un regard complice.
– Oui. Et puisque je suis sûr que les conseils post-tentative de suicide qu’on
nous a donnés dans la salle d’attente n’étaient pas nécessaires, tu pourrais peut-
être nous expliquer comment tu es tombée.
– Un type a commencé à me suivre dans le métro pour me voler mon
téléphone. Quand je me suis retrouvée trop proche de la voie, il m’a poussée.
Robert reste bouche bée.
– C’est ce qui était en train d’arriver quand tu m’as appelé ?
Les joues de Jeff virent à l’écarlate.
– As-tu porté…
– … plainte ? Ouais. Mais il avait un pull à capuche et j’évitais son regard,
donc je n’ai rien vu. Ma description se réduit à « homme de physique caucasien,
probablement la trentaine, barbu et bourré ».
Jeff laisse échapper un petit rire sec.
– Tout Brooklyn un vendredi soir, en somme.
Je me tourne vers Robert.
– Un métro venait de passer, il n’y avait pas de témoins.
– Pas même Jack ?
Mon amour platonique du métro n’est pas un secret pour mes oncles. Je
secoue la tête.
– Il s’appelle Calvin.
La surprise se peint sur leurs visages. Pour couper court, je poursuis :
– Après avoir bu plusieurs cocktails, je lui ai posé la question.
Robert me sourit :
– Tu as bu pour te donner du courage.
– J’ai été stupide.
Il plisse les yeux.
– Mais tu es en train de dire que Calvin n’a rien vu ?
– C’est ce qu’il a dit aux ambulanciers, mais je pense que c’est lui qui les a
appelés.
Robert me prend dans ses bras pour m’aider à me lever.
– Eh bien, tu viens de recevoir l’autorisation officielle de quitter ce lit. (Il
m’embrasse sur le front et prononce six mots parfaits.) Nous ne partons pas sans
toi.
CHAPITRE 3
*
* *
Le lendemain matin, le cœur battant, je descends les escaliers pour entrer
dans la station, en m’agrippant à mon sac à main. Arrivée en bas des marches, je
me fige. Je ne suis jamais prête à encaisser la puissance de la musique de Calvin.
Aujourd’hui, les morceaux semblent plus élaborés, le tempo est plus rapide. La
plupart du temps, il joue strictement de la guitare classique. Mais parfois, le
mercredi, il opte pour du flamenco, du chamamé ou du calypso.
La foule est dense à 8 heures 45. Je distingue une odeur métallique de saleté
mêlée à la senteur du café chaud. Mon voisin enfourne un muffin sans y prêter
attention. Je m’attends à ressentir un trouble en revenant sur la scène de ma
presque-mort, mais en dehors des réponses que j’aimerais obtenir de Calvin, rien
ne peut m’atteindre. Je suis venue ici tellement de fois que la banalité de mes
souvenirs prend le dessus sur le traumatisme. Je pense juste… oooh musicien
sexy et hum, métro.
Je me prépare psychologiquement pendant quelques instants avant de
descendre les dernières marches. Je ne suis généralement pas du genre à
chercher la confrontation, mais j’ai besoin de lui parler pour passer à autre
chose. Il suffit que j’ose. Je commence par repérer ses pieds – bottes noires, jean
retroussé –, puis je vois l’étui de sa guitare, ses jambes – jusqu’aux genoux –
ensuite ses hanches, son torse, sa poitrine, son cou, son visage.
Une myriade d’émotions me submerge toujours lorsque je redécouvre son
expression d’abandon. J’admire sa capacité à se laisser emporter par la musique
même dans le chaos du métro, je le trouve si beau… avant de me remémorer
qu’il m’a abandonnée alors que je criais comme une folle à l’arrière d’une
ambulance.
Il lève les yeux lorsque je passe devant lui. Nos regards se croisent et mon
cœur se serre. Je grimace : mon indignation, si justifiée soit-elle, vient de partir
en fumée. Il jette un coup d’œil à mon plâtre, puis se concentre à nouveau sur les
cordes de sa guitare. Malgré l’ombre de sa barbe naissante, je perçois le rouge
qui lui monte aux joues.
Cette réaction me donne du courage. J’ouvre la bouche pour dire quelque
chose à l’instant où un métro E s’arrête en crissant sur le quai à seulement
quelques mètres et que je suis happée par le mouvement de foule. Le souffle
court, je me hisse sur la pointe des pieds pour le voir au moment où il attrape sa
guitare et monte les marches en courant.
J’avance à regret en direction du quai, entourée par la horde de passagers
pressés. Il m’a vue. Il n’y a pas de doute possible, n’est-ce pas ? En général, il ne
lève jamais les yeux. C’est comme s’il attendait à ce que je fasse mon apparition.
Le métro C entre dans la station et les passagers s’amassent devant les
portes, prêts à jouer des coudes pour prendre d’assaut cette rame.
Ainsi débute mon rituel complètement inutile.
*
* *
Robert m’attend devant le théâtre Levin-Gladstone. Il serait probablement
plus exact de dire qu’il attend le café que je lui apporte, du mercredi au
dimanche matin. Je lui tends le mug et jette un coup d’œil au logo qui m’accuse
– je suis sûre que Robert l’a vu, lui aussi. Madman Espresso se trouve à dix
blocs d’ici. Si Robert réalise que je prends le métro tous les matins pour me
rendre dans un coffee-shop qui n’est pas sur mon chemin juste pour croiser
Calvin, il ne le mentionne pas.
Il devrait peut-être dire quelque chose. J’ai besoin qu’on me remonte les
bretelles.
Le vent fait tourbillonner l’écharpe rouge de Robert qui s’enroule autour de
son manteau de laine noire, comme un drapeau fou ondulant devant les façades
métalliques de la 47e Rue. Je lui souris sans dire un mot pour le laisser savourer
ce moment de calme avant la tempête.
En ce moment, la pression est forte au travail. Possédé connaît un succès
incroyable depuis neuf mois et toutes les représentations sont complètes. Mais
notre acteur principal, Luis Genova, a signé un contrat de seulement dix mois,
qui arrivera à échéance dans trente jours. La star de cinéma Ramón Martín
prendra sa place à ce moment-là. Sa renommée hollywoodienne accroît encore
les enjeux puisque Robert doit s’assurer que l’orchestre propulsera Ramón dans
l’univers de Broadway. Si Robert a besoin de prendre l’air et de boire son café
dehors pour souffler un peu, je le soutiens. Ce n’est pas moi qui risque de
l’inciter à entrer dans le bâtiment avant qu’il ne le décide lui-même.
Il boit une gorgée en me dévisageant.
– Tu as bien dormi ?
– Entre les analgésiques et le contrecoup émotionnel, je me suis endormie
sans même m’en rendre compte.
Robert hoche la tête avant de plisser les yeux.
– Et ton réveil ?
Il a une idée derrière la tête. Je lui jette un regard suspicieux.
– Bien.
– Après ce qui s’est passé lundi soir, tu as quand même pris le métro pour le
voir ce matin, n’est-ce pas ?
Putain. J’aurais dû deviner où il voulait en venir.
Je vais peut-être lui suggérer d’entrer, après tout. J’ouvre la lourde porte de
service et bats des cils dans sa direction.
– Pardon ?
Robert me suit à l’intérieur. Malgré le brouhaha des gens qui travaillent en
coulisse et qui répètent sur scène, l’ambiance est très calme par rapport aux
minutes précédant le début du spectacle.
– Tu achètes mon café chez Madman toute la semaine.
– J’aime leur café.
– Et même si j’apprécie que tu me fournisses mon shot de caféine tous les
matins, nous avons tous les deux des machines à café fonctionnelles à
disposition dans nos cuisines. Tu fais un aller-retour en métro pour acheter un
expresso, sous prétexte qu’il est chic. Tu crois que je n’ai pas compris ton
manège ?
Je grogne en continuant à marcher en direction des escaliers qui mènent aux
bureaux du deuxième étage.
– Je sais. C’est n’importe quoi.
Robert m’ouvre la porte, incrédule.
– Il te plaît toujours, même s’il a laissé tout le monde penser que tu avais
tenté de te suicider ?
– Pour ma défense, je suis allée le voir ce matin pour lui parler.
– Et ?
Je marmonne une réponse avant de boire une gorgée :
– Et je n’ai rien dit.
– Je sais ce que c’est qu’un coup de cœur. Mais tu penses vraiment qu’il
devrait avoir autant de place dans ton quotidien ?
Je profite de notre proximité dans les escaliers pour lui donner un coup de
mon coude non endommagé.
– Dixit le mec qui a quitté Philly pour Des Moines parce qu’il a eu un coup
de foudre pour le serveur qui lui a apporté son faux-filet.
– Un point pour toi.
– Et si tu n’approuves pas, alors aide-moi à trouver une nouvelle cible. (Je
regarde autour de nous.) Manhattan, et en particulier le monde de la comédie
musicale, est une chienne pour les filles célibataires. Calvin était mon petit
plaisir sans conséquence. Je n’ai jamais souhaité frôler la mort devant lui, encore
moins lui parler.
Nous arrivons à l’étage du bureau de Robert. C’est une petite pièce identique
aux quatre qui suivent. Le désordre y règne, avec des partitions partout, des
cadres, des photos, des notes sur des Post-it collés sur les murs. L’ordinateur de
Robert est plus vieux que le portable que j’utilisais à l’université il y a six ans.
Il tapote sur le clavier pour rallumer l’écran.
– Eh bien, j’ai remarqué qu’Evan, tu sais, le violoniste, n’arrêtait pas de te
regarder.
Je parcours mentalement la section des violons. Le seul musicien que
j’arrive à identifier est le premier violon, Seth, mais Seth n’aime pas les filles.
Même si c’était le cas, Robert ne me laisserait sortir avec lui sous aucun
prétexte. Seth est un élément essentiel à la production, accessoirement doté du
don de créer des situations impossibles et des drames aux proportions
rocambolesques. Il est la seule personne que je connaisse à avoir réussi à faire
sortir Robert de ses gonds.
– Qui est Evan ?
Il effleure du doigt son crâne presque rasé en disant :
– Cheveux longs. Alto.
Ça y est, je sais de qui on parle. Evan a un certain sex-appeal dans le genre
Tarzan mais… il est un peu trop sauvage à mon goût.
– Ouais, Bobert. (Je lève les mains). Mais avec des ongles pareils, ce n’est
pas possible…
– De quoi parles-tu ?
Il éclate de rire.
– Tu n’as jamais remarqué ? Sérieusement ? On dirait qu’il pince les cordes
avec des dents. (Je hausse les épaules.) Il a juste l’air beaucoup trop carnivore à
mon goût. Ça me bloque.
– Carnivore ? Tu as dévoré ta côte d’agneau avec beaucoup d’enthousiasme
mercredi dernier. Tu semblais assoiffée de sang.
Il a raison.
– Je cuisine très bien l’agneau, c’est tout.
Le ricanement de mon boss me parvient du couloir.
– Mais de quoi êtes-vous en train de parler, putain ?
Je réponds : « d’agneau » avec un sourire au moment où oncle Robert lance :
« de serres humaines », et le froncement de sourcils de Brian devient radioactif.
Pour ne pas aller trop loin dans le népotisme, je ne rends pas de comptes à
mon oncle. Je passe toujours par le régisseur, le brillant mais désagréable Brian
qui, j’en suis sûre, collectionne des bizarreries chez lui. Il doit conserver dans sa
cave tous les numéros de National Geographic ou des papillons épinglés sur des
panneaux de liège poussiéreux.
– C’est mignon, la famille.
Brian pivote sur ses talons avec nonchalance avant d’aboyer par-dessus son
épaule :
– Holland. Réunion avec les machinistes. Tout de suite.
Après avoir adressé un sourire radieux à Robert, je suis Brian jusqu’à la
scène pour assister à la réunion hebdomadaire qui nous attend.
*
* *
L’équipe des machinistes compte vingt personnes. Brian est en charge du
bon fonctionnement du théâtre – mise en place, répliques, accessoires, décor et
autres détails pour faciliter la vie de Robert – et donc il a tendance à s’approprier
le succès de Possédé. Mais les vrais héros sont ceux qui travaillent en coulisse et
répondent à ses ordres péremptoires : les personnes auxquelles Brian se réfère
avec beaucoup d’humour comme ses Minions.
Ne vous méprenez pas, le job de Brian est impitoyable d’exigences et il
excelle dans son domaine ; nous ne rencontrons pas de problèmes de production,
les décors sont superbes et font l’objet de commentaires dithyrambiques dans
tous les comptes-rendus que nous recevons. Les acteurs connaissent leurs
répliques, la lumière est absolument parfaite. Mais Brian reste un type mesquin
et assoiffé de pouvoir, particulièrement désagréable avec les membres de son
équipe. Pour preuve, le texto que je reçois :
L’incapacité de Brian à distinguer le participe passé de l’infinitif me donne
des démangeaisons. Et il m’écrit un texto alors que nous sommes à quelques
mètres l’un de l’autre, non seulement pour éviter le face-à-face (qui le met mal à
l’aise) mais aussi pour que la machiniste qui est en train de s’exprimer sache
qu’il se fiche royalement de son avis.
C’est peut-être un enfoiré mais, malheureusement, il a raison. J’ai du mal à
tenir mon téléphone avec ma main qui émerge de l’écharpe, et je ne vois pas
comment je pourrais utiliser un appareil photo. Il me faut plus de temps que
d’ordinaire, mais je parviens à taper une réponse de la main gauche.
Il ne me faut pas loin d’une minute pour comprendre ce qu’il veut dire. Tout
devient clair au moment où une cymbale tombe dans l’orchestre. Heureuse
coïncidence.
Les employés rassemblés pour la réunion se lèvent de leurs sièges et jettent
un coup d’œil en direction de l’orchestre où Seth, le premier violon, s’éloigne de
la section des percussions, passe devant Robert sans le regarder et commence à
tempêter dans l’allée centrale.
Je jette un coup d’œil à la chaise de Seth : il y a laissé son violon. Je n’arrive
pas à m’empêcher de le fixer – j’ai entendu Robert raconter que le violon de
Seth coûtait un peu plus de quarante mille dollars et il vient de le poser sans
ménagement sur sa chaise avant de s’éloigner, furibond. De la seconde position,
Lisa Stern se penche et le ramasse avec précaution. Je suis sûre qu’elle le lui
rapportera plus tard. Seth sait aussi qu’elle le fera, sans nul doute. Quel
connard !
Il pique sans cesse des crises, mais pour une raison qui m’échappe, le silence
qui suit cette explosion de colère semble plus profond que d’ordinaire.
Mon ventre se contracte.
Les trois longs « duos » de Seth sont au cœur de la bande-son. Le violon de
Seth est plus qu’une partie de l’ensemble de l’orchestre ; même s’il n’apparaît
pas sur scène, c’est l’un des membres les plus importants de la comédie
musicale. Il a même été mis en avant sur les produits dérivés et dans les médias
grand public. Aucune performance ne pourrait avoir lieu sans ces solos.
Ce qui vient de se passer doit être grave, parce que la voix calme de Robert
résonne dans le théâtre tout entier :
– Je vais être très clair, Seth. Tu sais ce qui se passera si tu t’en vas
aujourd’hui. Ramón Martín commence dans un mois, tu ne joueras pas avec lui.
– Va te faire foutre, Bob !
Seth enfile sa veste et crie sans se retourner :
– Je me casse.
CHAPITRE 4
*
* *
Lulu m’a clairement trompée sur la marchandise. Le Hole in the Hall est
un… bar. C’est la chose la plus aimable que je peux dire à propos de cet endroit.
La station de métro la plus proche débouche sur une rue bordée d’immeubles
en brique sans aucun intérêt. Lulu danse, surexcitée, sur le trottoir. Les alentours
sont occupés par un mélange de bureaux et de résidences privées, dont la moitié
des immeubles au moins semble vide. En face du bar, un restaurant coréen
désert, aux stores baissés, une pancarte miteuse pend de travers près de la porte.
Le bâtiment contigu est une vieille maison dont l’écriteau en néon dit House of
Hookah. Les tubes qui ont dû être fluo sont devenus sombres et poussiéreux. Je
n’ai pas à me torturer l’esprit pour comprendre pourquoi Hole in the Hall
chercherait à séduire une nouvelle clientèle potentielle avec des offres Groupon.
Lulu continue à danser en me faisant signe de me joindre à elle sur le trottoir
mouillé.
– C’est prometteur, non ? s’exclame-t-elle lorsque nous nous joignons au
petit groupe de personnes qui attendent près de la porte.
Les notes du début de la chanson « Don’t Stop Believin’ » de Journey
traversent les murs de briques, la musique nous parvient chaque fois que la porte
s’ouvre, comme si elle cherchait à s’échapper de cet endroit lugubre. Je dois
admettre que m’être habillée et avoir claqué la porte de mon appartement sur
mes soucis me fait beaucoup de bien. Je dispose de quelques heures de paix
devant moi. Enfiler un legging et un top n’a pas été trop difficile ; Lulu m’a
aidée à sécher mes cheveux longs. Pour la première fois depuis deux jours, je ne
me sens pas comme une poupée troll. Cette soirée ne sera peut-être pas si
désagréable, après tout.
Quand c’est finalement à notre tour d’entrer, Lulu brandit son coupon « deux
entrées pour le prix d’une » comme un badge et se dandine dans la queue.
Comme je m’y attendais, la déco est minimaliste. Sur les murs, les
propriétaires ont affiché de vieux jeux vidéo et des tables vétustes sont disposées
autour du bar. Le style de l’endroit est un mélange douteux entre ambiance
Harley Davidson, taxidermie et fausses antiquités de la conquête de l’Ouest. Une
barre de lap dance surmonte fièrement une plate-forme à l’une des extrémités de
la salle, la scène se trouve de l’autre côté. L’éclairage est faible, il y a de la
poussière partout. Une machine à fumée de fortune enveloppe les membres du
groupe d’un halo. Ils ressemblent à des hologrammes qui s’agitent sur scène.
Lulu s’installe à une table et fait signe à une serveuse. Nous commandons
des verres qui se matérialisent devant nous presque trop rapidement, comme s’ils
avaient été préparés il y a des heures et attendaient d’être commandés derrière le
bar.
Lulu étudie son cocktail, au nom charmant de Adios Motherfucker. Elle
hausse les épaules avec l’air de dire « pourquoi pas », boit une gorgée puis
grimace.
– On dirait du Seven Up.
Le glaçon clignotant de son verre me fascine.
– Ton cocktail va provoquer une crise d’épilepsie à quelqu’un.
Elle boit une nouvelle gorgée, sa paille vire au bleu fluorescent.
– En fait, on dirait de l’eau pétillante.
– Tu vois, c’est l’alcool de contrebande qui tue tes papilles, ma poule.
Elle ignore ma remarque et tourne son regard noisette dans ma direction.
– C’est très désagréable d’avoir un plâtre ? Je n’ai jamais eu de fracture.
(Elle sourit). Même si j’en ai déjà causé, situvoiscequejeveuxdire.
J’éclate de rire en jetant un coup d’œil au plâtre violet qui émerge de
l’écharpe noire.
– Ça pourrait être pire. Je ne peux pas utiliser un appareil photo ni plier
correctement des T-shirts, mais enfin… je pourrais être morte.
Elle acquiesce, boit encore une gorgée – elle a déjà englouti la moitié de son
cocktail.
– Enfin, soyons honnêtes, je n’ai besoin que d’une main pour prendre
l’argent des spectateurs pendant l’entracte, ce n’est donc pas si terrible.
– J’ai entendu que tu étais une manchote très efficace.
Elle tape en rythme sur la table et imite le bruit d’un coup de feu.
– La meilleure. Et toi, des auditions ?
Lulu secoue la tête avec une petite moue avant de se mettre à onduler des
épaules en rythme avec la musique. Elle est peut-être serveuse pour joindre les
deux bouts, mais elle rêve d’être actrice depuis qu’elle a l’âge de savoir ce que
ce mot signifie. Nous nous sommes rencontrées à la fac, où elle étudiait dans le
département Théâtre et moi, en Écriture Créative. Elle m’a plusieurs fois
proposé de devenir ma muse pour que j’écrive script sur script pour elle. C’est le
genre de délire caractérisant notre relation qui – en dehors de cette échappée à
Jersey – est généralement plus divertissante qu’ennuyeuse.
Elle a joué dans plusieurs publicités à petits budgets (notamment le rôle d’un
poulet qui enchaîne les accidents dans une pub pour une assurance, grâce auquel
j’ai créé de précieux Gifs que j’adore lui envoyer sans prévenir), a suivi tous les
cours de théâtre envisageables de New York et obtenu grâce à moi un petit rôle
dans l’un des shows de Robert. Ça n’a pas duré longtemps parce que, comme
Robert l’a déclaré sans appel : « Lulu ne sait jouer que Lulu. » Mais tant qu’elle
continuera à respirer, elle attendra d’être enfin repérée.
– Pas d’auditions cette semaine.
Elle observe la scène tout en sirotant son cocktail fluo. De mon côté, je bois
un Coca light coupé à l’eau.
– Le restaurant est toujours aussi fréquenté, donc tous les serveurs font des
heures supplémentaires. (Elle désigne les musiciens du menton.) Je me sens
visuellement agressée par l’entrejambe de ce type mais, en dehors de ça, ce
groupe n’est pas si mal.
Je suis son regard. Le chanteur, sous la vive lumière d’un spot, porte un jean
délavé à la Javel si moulant qu’il dévoile la forme de sa virilité. Encore quelques
heures dans ce jean et il pourra dire adieu à ses spermatozoïdes. Le groupe
termine de jouer « Pour Some Sugar on Me » de Def Leppard et passe à « Rock
Me » de Great White – si je connais tous les titres, c’est seulement parce que
mon frère aîné, Thomas, a été fan de métal. Un groupe de filles courageuses (ou
ivres) danse devant la scène.
Pourquoi pas, après tout ? Je me balance impercep- tiblement sur ma chaise,
en me laissant porter par les accords de la guitare. Le guitariste, l’air très
concentré, la tête penchée, exerce un parfait jeu de séduction qui rend fou. Les
Loose Springteen sont peut-être un groupe ringard qui ne chante que des reprises
– et dont tous les membres ont une boucle d’oreille ou un vêtement à motif
léopard – mais Lulu a raison : ils ne sont pas si mauvais. Avec quelques
arrangements, ils pourraient jouer dans un club moins miteux ou dans une
comédie musicale genre années 80 de Broadway.
Le chanteur s’éloigne et le guitariste avance vers le halo de lumière pour son
solo. Les filles qui dansent laissent échapper des cris très bruyants… il y a
quelque chose de familier dans la manière dont il tient sa guitare, le mouvement
de ses doigts sur le manche, ses cheveux qui lui tombent dans les yeux…
Oh merde…
Il lève le menton et même s’il a le visage tourné sur le côté et que ses yeux
restent dans l’ombre, je sais.
– C’est lui.
Je le désigne du doigt. Je me rassois, sors mon téléphone. Je prends assez de
médicaments pour ne pas me faire totalement confiance. Je prends une photo
floue en zoomant.
– Qui ?
Je fixe l’écran et reconnais la forme de sa mâchoire, ses lèvres pulpeuses.
– Calvin. Le type du métro.
– Sans déconner.
Elle plisse les yeux et se penche en avant :
– C’est lui ?
Elle se tait et le dévisage intensément, comprenant ce que je vois en lui
depuis six mois :
– Putain. D’accord. Il est canon.
– Je te l’avais dit !
Nous nous tournons toutes les deux vers lui. Les notes deviennent plus
aiguës. Contrairement à son attitude méditative dans le métro, ici, il est en
complète communion avec son public.
– Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Et s’il me voit ? Oh Seigneur, il va croire que
je le suis.
– Ne t’inquiète pas. Comment aurais-tu pu savoir qu’il était le guitariste de
Loose Springsteen ? Tu n’es pas membre de leur fan-club.
Lulu laisse échapper un ricanement :
– Comme s’ils avaient un fan-club !
Elle a raison, bien sûr. Je n’arrive pas à le quitter des yeux, j’ai vraiment
l’impression de le harceler. Je connais déjà si bien ses habitudes – je l’ai vu pour
la dernière fois ce matin, après tout –, maintenant, je détiens une information
supplémentaire. Est-ce comme ça qu’il occupe son temps lorsqu’il ne joue pas
dans le métro ? Seigneur. Voilà peut-être la raison pour laquelle il joue de
manière aussi passionnée : il doit faire sortir physiquement la musique de sa tête.
Le morceau se termine, et le chanteur revient sur le devant de la scène pour
annoncer une pause. Il vide sa bouteille de Rolling Rock d’une traite, l’air
triomphant.
Je me lève instinctivement. Les gens se ruent vers le bar pour boire une autre
bière de mauvaise qualité, la lumière augmente juste assez pour que je voie
Calvin disparaître dans les ténèbres puis réapparaître un instant plus tard de
l’autre côté du bar.
Alors que le reste du groupe est un parfait échantillon des fautes de goût des
années 80, Calvin porte un T-shirt noir rentré dans son jean brut. Il appuie un
pied chaussé d’une bottine noire sur le rail de cuivre qui court le long du bar. Le
barman lui tend une bière brune, il en boit une gorgée en regardant droit devant
lui.
Je ne sais pas comment l’aborder. Il ne m’a pas encore repérée. L’interpeller
par son prénom semblerait beaucoup trop bizarre, donc je prends mon courage à
deux mains et m’assois sur le tabouret de bar le plus proche de lui.
Une fois assise, je réalise qu’une dizaine de filles tentaient de rassembler la
force nécessaire pour agir de même. Il est encerclé. Il se tourne lentement dans
ma direction, comme s’il était habitué à ce processus pour déterminer avec qui il
finira la nuit.
Mais quand nos regards se croisent, il sursaute, et un sourire authentique se
peint sur ses lèvres.
– Salut, mais c’est la fille des Pays-Bas !
Et je ne parviens pas à contrôler ma réaction.
– Salut ?
Le sourire de Calvin devient compatissant, comme s’il comprenait soudain.
Il fait signe au barman et lance :
– Un verre pour la demoiselle.
J’hésite. Je ne suis pas venue ici pour boire un verre avec lui. Je suis là pour
assouvir la curiosité qui me torture depuis des jours… et, peut-être, le faire un
peu culpabiliser. Mais son aisance naturelle me désarçonne. Je m’attendais à ce
qu’il soit timide ou farouche. Bien au contraire, il est détendu, tout en sourire et
en charisme.
Le barman pianote sur le bar en attendant que je me décide.
Je marmonne des excuses avant de commander :
– Un Schweppes citron, s’il vous plaît.
– Comme une petite fille, me taquine Calvin.
Je le regarde bien en face en me forçant à sourire.
– Je prends des analgésiques.
Je désigne mon plâtre :
– Bras cassé.
Il grimace, joueur.
– C’est vrai.
La question vient beaucoup plus naturellement que ce à quoi je m’attendais :
– Pourquoi ne leur as-tu pas dit ce que tu avais vu ? Ils ont expliqué à ma
famille que j’avais sauté.
Il hoche la tête, avale sa gorgée de bière avant de répondre.
– Je suis désolé. Vraiment. Mais je n’ai pas pensé que la police me croirait.
La Holland pré-accident de métro perdrait la tête en entendant son accent
ourler les mots et modifier le rythme de la phrase comme le son que feraient des
pièces de monnaie en tombant dans une tasse. Ses « r » presque roulés.
D’accord, la Holland actuelle a le cœur qui s’emballe mais, au moins, elle
s’efforce de garder son calme.
– Eh bien, ils ne m’ont pas crue, moi non plus. Ils m’ont donné des flyers
contre la dépression et ne recherchent probablement pas le coupable.
Calvin se tourne et croise mon regard.
– Écoute, comme je suis souvent dans le métro, je vois… Je vois des gens
faire des choses horribles tout le temps et le signaler eux-mêmes. Fétichisme du
crime ou quelque chose dans le genre. C’est ce à quoi j’ai pensé quand ça s’est
passé. Le type s’est enfui et j’étais plus préoccupé par la nécessité de te mettre à
l’abri que par l’envie de lui courir après.
Tout en parlant, il sort un tube de baume à lèvres de la poche avant de son
jean, enlève le capuchon d’un air absent et en met. Le mouvement est tellement
captivant que je ne me rends compte que je suis en train de fixer sa bouche qu’au
moment où le barman dépose lourdement un verre de soda citronné devant moi.
Calvin range le tube dans sa poche et hoche la tête pour le remercier.
Je parcours mentalement mes souvenirs de lundi soir : je dois admettre que
ce qu’il a dit fait sens, même si ça n’explique pas pourquoi il a menti aux
médecins. Mais est-ce vraiment important ? Je me suis sentie humiliée quand on
m’a donné la carte de prévention du suicide, ouais, mais en réalité, Calvin a
appelé les secours et il est resté pour s’assurer que j’allais bien. Maintenant, ce
qui me semble incroyable, c’est moins sa fuite quand j’ai repris conscience dans
l’ambulance que le fait qu’il soit resté si longtemps avec moi.
Calvin me tend la main :
– Tu acceptes mes excuses ?
Bouche bée, je prends sa main. Il joue de la guitare avec les doigts qui
touchent actuellement les miens. Une vague de chaleur me submerge.
– Ouais, bien sûr.
Il s’écarte et son regard tombe sur mon plâtre.
– Je vois qu’il n’y a pas encore de prénoms ici.
Un peu perdue, je baisse les yeux.
– De prénom ?
– C’est ce qui se fait quand on choisit une couleur de petite fille, ma belle.
On supplie ses copines d’écrire dessus.
Oh. Son sourire joueur me rend toute chose, je me sens soudain vulnérable.
Je réalise maintenant qu’une part de moi espérait qu’il ne serait pas aussi
aimable en me voyant, qu’il resterait sur la défensive et me répondrait
sèchement. Ça m’aurait donné une bonne raison d’arrêter de fantasmer sur lui.
– Je suis encore traumatisée par le plâtre plein de traces de sueur et de
graffitis, qui sentait très fort, de ma meilleure amie du CM1. Je vais essayer de
ne pas ruiner celui-ci.
Le groupe revient sur scène et Calvin jette un coup d’œil par-dessus son
épaule avant de vider sa bière.
Il se lève avec un sourire éclatant qui me bouleverse.
– Eh bien, si tu changes d’avis et décide de le salir un peu, tu sais où me
trouver.
CHAPITRE 5
Luis Genova a des pouvoirs magiques. Je pèse mes mots. Les comptes-
rendus de sa performance – il incarne Theo dans le spectacle de mon oncle –
expliquent qu’il est « né pour la scène », ce qui me remplit de compassion. Quel
manque de créativité de la part des journalistes ! C’est tellement en dessous de la
réalité ! Ça revient à expliquer que les oiseaux sont nés pour voler.
Peu après le lancement de la production, le soir de la première standing-
ovation, nous sommes sortis pour célébrer le succès du spectacle à The Palm. Je
n’étais pas un membre officiel de l’équipe – ce n’est toujours pas le cas
aujourd’hui – et à l’époque, personne ne connaissait mon prénom. Luis n’avait
aucune idée de mon lien familial avec Robert. Il a fait le tour de la salle
privatisée pour nous remercier un à un d’une poignée de main. Quand il s’est
approché de moi, l’atmosphère s’est imperceptiblement alourdie. Nous étions
quatre Minions assis les uns à côté des autres, occupés à grignoter et à passer
inaperçus. Nous avons tourné la tête pour le regarder approcher comme si un sort
nous y obligeait.
Un OVNI venait d’atterrir sur terre et d’installer un aimant magique à
cerveaux. C’est la seule métaphore qui me soit venue à l’esprit pour expliquer la
scène à Lulu. Nous n’arrivions pas à détacher les yeux de lui. Il n’était plus
question de discuter de la saveur des calamars ou de nous demander si nous
allions enchaîner sur un Dark and Stormy ou plutôt sur un Gin Tonic. Luis
Genova marchait dans notre direction. Il m’a tendu la main et m’a remerciée
pour tous mes efforts en me regardant droit dans les yeux. J’ai momentanément
perdu le don de la parole.
Je lui ai serré la main en clignant des yeux, incrédule, laissant échapper un
« OK » abasourdi. Puis il est passé à la personne suivante.
Bien joué, Holland.
Ce n’est pas qu’il soit grand, particulièrement beau ou musclé. Il a juste…
une présence. La lumière met en valeur ses pommettes. Ses cheveux noirs
effleurent ses joues, il les replace derrière ses oreilles, révélant des yeux qui
sourient autant que sa bouche. Seigneur, ce sourire !
Ce sourire, qui étincelle, à moins de trois mètres de moi.
– Holland, pour l’amour du Ciel, ne reste pas plantée là !
Je sursaute quand retentit la voix de Brian. Malheureusement, Luis et Robert
– qui discutaient tranquillement et que j’aurais aimé continuer à observer
pendant quelques minutes encore – se retournent également pour voir ce qui se
passe. Tout le monde me dévisage en me souriant avec divers degrés de
sympathie ou de perplexité.
Pauvre groupie, prise en flagrant délit.
L’histoire de ma vie, en réalité.
Mes joues virent à l’écarlate et je m’éloigne dans la foule, en direction des
coulisses, en marmonnant des excuses. Certes, je vois souvent Luis, mais
rarement de si près. D’ailleurs, je n’aurai bientôt plus cette chance. Il a conquis
le cœur de milliers de fans et, dans moins d’un mois, il nous quitte.
Je ne suis pas une junkie de Broadway et j’ai le cœur brisé. Je comprends
que les gens hurlent sur Twitter. Je ne m’étonne pas non plus que Robert soit sur
les nerfs et tente de s’assurer par tous les moyens que Ramón sera à la hauteur
sur scène.
Je trouve un coin tranquille pour m’asseoir dans l’obscurité. Luis et Robert
se donnent une brève accolade sur scène. Robert fait signe à Lisa de les
rejoindre. Elle arrive avec son violon, se met en place et commence à jouer selon
ses instructions. Lisa et Luis s’efforcent de trouver la manière d’accorder leurs
deux « voix » ; il ne reste à Luis que quelques performances, mais je sens qu’il
veut partir en beauté. Son spectacle de clôture sera un véritable événement, que
la presse couvrira.
Malheureusement, même mon oreille est capable de distinguer le décalage
entre Lisa et Luis. Le son de l’instrument de l’une et la présence scénique de
l’autre ne s’accordent pas… Que va-t-il advenir ? Seth est parti. Luis est sur le
point de nous quitter. Ramón Martín arrive avec sa voix de ténor et la main de
Lisa est trop légère pour l’accompagner.
Pour la première fois, je suis vraiment inquiète pour mon oncle.
*
* *
Robert me trouve dans mon bureau un peu plus tard, occupée à perforer une
feuille blanche d’un air absent. Il n’a pas l’air dans son assiette : ses yeux
sombres sont injectés de sang, son perpétuel sourire s’est mué en rictus.
– Tu t’amuses bien ?
Il enlève ses lunettes et les pose délicatement sur le bureau.
Penaude, je jette les petites pastilles de papier dans la poubelle de recyclage.
– Je n’arrive pas à croire que plus personne n’utilise de perforeuse à un trou.
– Et pourtant…
Il s’assoit sur la chaise en face de moi et laisse tomber sa tête entre ses
mains.
– Ça va, Bobert ?
Sa réponse est celle à laquelle je m’attendais :
– Je ne sais pas qui faire jouer avec Ramón. Lisa va être submergée.
Je réfléchis à toute allure. Le pianiste de Robert, Luther, est un génie.
– Luther peut-il jouer les solos ?
– Au piano ?
Je hausse les épaules.
– Je me contente de lancer des idées.
Il semble considérer cette option, puis secoue la tête.
– On ne peut pas changer la tonalité d’un morceau comme ça. Les cordes ont
une richesse, une vibration que le piano ne peut pas imiter. C’est un effet qu’on
doit provoquer chez le spectateur. Luther ne manque pas de talent, mais il me
faut un artiste qui capte l’attention. Dont la musique touche les gens en plein
cœur.
Une décharge d’adrénaline me parcourt, je me redresse soudain.
– Attends.
Robert lève les yeux, perplexe.
Je lève une main :
– Je viens d’avoir une idée.
Il comprend instantanément :
– Non, Bouton d’Or.
J’insiste :
– Il correspond exactement à ta description. Tu ne l’as jamais entendu jouer,
mais crois-moi sur parole, il est…
– C’est un guitariste. Ma chérie, je sais que tu es amoureuse, mais…
– Ça n’a rien à voir, je te le jure. Et ce n’est pas un simple musicien de rue. Il
a un don, Robert. Quand je l’écoute jouer, je ressens la même énergie qu’en
voyant Luis sur scène. Les accords me transportent. Je sais que je ne suis pas…
Je cherche mes mots en rougissant. En me risquant à donner des conseils à
Robert, je m’engage sur un terrain glissant. Avant d’être mon oncle, c’est un
brillant musicien. Je continue avec plus de précautions :
– Même si je n’ai aucune formation musicale, j’ai la sensation qu’une
guitare classique pourrait fonctionner. Le son est doux, délicat, mais cet
instrument évoque la passion et fait vibrer. J’en suis sûre. L’arrivée de Ramón
bouleverse totalement l’arrangement, alors qu’est-ce qui nous empêche de le
tenter ? Remplacer le violon par une guitare pour accompagner Ramón ?
Robert me dévisage, bouche bée.
– Viens l’écouter avec moi une fois.
L’idée d’être à deux doigts de le convaincre me donne des vertiges.
– Rien qu’une fois. Tu n’auras pas besoin d’en entendre davantage, j’en suis
persuadée.
*
* *
Le lundi suivant, la présence de l’impeccable Robert Okai dans la station de
métro me semble totalement incongrue. Nous descendons les marches et je
réalise que depuis mon arrivée à New York, je ne l’ai jamais vu prendre un autre
moyen de transport qu’un taxi ou une voiture. Il a grandi dans les rues
poussiéreuses de l’Afrique de l’Ouest, il a joué avec le violon le plus abîmé du
monde, vêtu d’un short et de sandales… Pourtant je n’arrive pas à l’imaginer
autrement que vêtu d’un long manteau de laine, une écharpe de cachemire bleue
autour du cou, en costume, des chaussures bien cirées aux pieds. De mon côté, je
suis bien moins élégante avec mon plâtre violet et mon manteau rose qui
peluche.
Mais Robert n’est pas snob : il n’a pas peur de la foule. Il ne fait aucune
remarque sur la crasse de la rampe ou les flaques d’eau croupie. En réalité, ses
humbles origines n’auraient jamais pu l’empêcher de devenir celui qu’il était
destiné à devenir : un chef d’orchestre au talent incroyable.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, je serre mon sac contre ma poitrine
pour empêcher mes mains de trembler. Non seulement Robert m’accompagne
pour écouter Calvin mais Calvin va tout de suite comprendre que j’ai amené
quelqu’un pour l’écouter jouer, ce qui ne laissera aucun doute sur mon
admiration, une admiration très constante.
Je n’ai vraiment pas envie de me tromper sur ce coup-là. L’estime de Robert
m’est précieuse. S’il n’est pas d’accord avec moi sur le talent de Calvin, mes
sentiments seront forcément affectés par ce jugement.
Mais il faut croire que j’angoisse sans raison : en dehors des bruits du métro
et des annonces des haut-parleurs, la station est silencieuse. Ces derniers mois,
Calvin a répondu présent chaque lundi. A-t-il brutalement changé ses habitudes ?
Pile au mauvais moment ?
Mon ventre se serre. Il y a quelques semaines, je pensais que Calvin
n’arrêterait jamais de jouer dans le métro. C’est l’une des hypothèses les plus
involontairement égoïstes de ma vie : j’imaginais tout bonnement qu’il serait là
pour toujours – ou du moins, jusqu’à ce que le charme se rompe. La perspective
de ne plus jamais le voir me fait totalement paniquer.
Mais alors que nous arrivons au niveau des dernières marches, les accords
emblématiques et captivants de « El Porompompero » retentissent. Robert se
fige sur place.
Comme toujours, le morceau débute lentement, Calvin flirte avec son public.
Le pas de Robert s’accélère. Les pieds de Calvin entrent dans mon champ de
vision, puis ses jambes, ses hanches, sa guitare ; enfin son torse, sa poitrine, son
cou et son visage. La puissance du son ne cesse d’augmenter, la musique nous
enveloppe. Calvin pince les cordes de sa guitare et la frappe parfois comme une
percussion.
J’observe Robert l’écouter. Il est tout aussi capable de prodiguer des
compliments avec effusion que des critiques sévères. Le seul signe de sa
potentielle fascination – parce qu’il regarde en direction du sol, comme s’il
débattait avec lui-même – est le tempo qu’il marque du bout du doigt.
En l’examinant un peu plus en détail, je remarque que sa respiration s’est
accélérée. Moi, j’ai du mal à respirer tout court. Nous sommes là, nous écoutons
Calvin ensemble. L’énormité de ma proposition – il pourrait faire partie de ta
production – et le fait qu’il paraisse le considérer me rendent extatique.
J’ai tellement envie de lui être utile que mon cerveau, guidé par mes
émotions, arrive directement à la conclusion : je pourrais être en train de sauver
Robert !
La partie rationnelle met le holà : calme-toi, Holland.
Calvin a les yeux fermés, le menton incliné sur sa poitrine. Il se meut avec la
musique, totalement emporté par les accords. Sa posture changerait-elle s’il
savait que le compositeur de Possédé se trouve à moins de deux mètres de lui ?
En général, Calvin fait une petite pause entre deux morceaux pour accorder
sa guitare, sans rien perdre de sa concentration. Ses doigts égrainent les derniers
accords, il s’arrête, inspire profondément, l’air parfaitement satisfait, lorsqu’il
lève les yeux.
Mais il n’est jamais vraiment dans une bulle et nous sommes si proches. Il
hoquette en écarquillant les yeux. Et ce n’est pas moi qu’il regarde.
Il semblerait qu’il sache exactement qui est Robert.
CHAPITRE 6
*
* *
À quatre heures du matin, je n’ai toujours pas fermé l’œil. Je suis assise sur
mon canapé, les jambes tremblantes.
Rien n’a pu m’aider à dormir.
Ni l’infusion de camomille que j’ai bue ni le shot de whisky ou mon
vibromasseur rose préféré. PBS non plus.
Je fais rouler le vibro sous un coussin d’un air absent, me lève, éteins la télé,
mets la vaisselle dans l’évier.
Si je suis nerveuse, je n’imagine même pas l’état de Calvin. Il doit perdre la
tête. Sauf s’il pense qu’on va lui proposer un poste dans l’orchestre, ce qui ne
serait pas si extraordinaire pour un ancien élève de Juilliard. Bien sûr, Calvin
n’a aucune idée de ce qui l’attend : à midi, il jouera non seulement pour Robert
Okai – ancien chef d’orchestre de la Symphonie de Des Moines et actuel
producteur musical du Théâtre Levin-Gladstone – mais aussi pour les deux
producteurs stars de Broadway, Don et Richard Law, ainsi que pour le directeur
de production, Michael Asteroff. Il était prévu qu’ils s’entretiennent avec Robert
à ce moment-là. D’une pierre deux coups.
Parce que Calvin jouera dans la fosse, Robert ne pourra pas garder cette
audition secrète. Brian et tous les membres de l’orchestre qui arriveront assez tôt
seront également présents, dans l’ombre, et ils n’en perdront pas une miette.
Hier soir, pendant le dîner, Robert et moi avons élaboré une stratégie. Je
voulais qu’il lui offre directement le rôle s’il joue aussi bien que ce à quoi nous
nous attendons. Robert est le compositeur de Possédé, il est aussi en charge de la
production musicale. Ne peut-il pas tirer quelques ficelles et l’engager ?
Mais Robert m’a expliqué pourquoi il n’en fera rien :
– Il faut faire preuve d’habileté. Il y a plus de politique qu’il n’y paraît dans
les comédies musicales.
Le plan est donc d’organiser l’audition en donnant aux autres le moins
d’informations possible. Un jeune guitariste, dira-t-il. Quelqu’un qu’Holland a
entendu jouer et qui l’a ébloui, lui aussi.
Il expliquera à Michael qu’il a besoin de son avis pour déterminer comment
incorporer au spectacle ce mélange de virtuosité et le côté brut de sa musique. Il
testera la capacité de Calvin à jouer devant une audience aussi intimidante. Et il
attendra que quelqu’un d’autre ait l’idée de lui confier les solos de Seth.
– Ce ne sera pas mon idée, renchérit-il en me lançant un regard complice, ni
la tienne. Crois-moi, Bouton d’or. La proposition doit venir de Michael.
Mais quoi qu’on dise aux autres, Robert, Jeff et moi, nous saurons que
c’était mon idée.
Ce qui me met dans tous mes états. Je veux tellement que ça fonctionne que
je suis fébrile. Si Michael accepte qu’un guitariste prenne en charge les solos de
Seth, j’aurai contribué à la production et ça n’a pas de prix. Je ne me sentirai
plus comme un fardeau inutile, en marge.
J’aurai secrètement gagné ma place.
*
* *
Robert me retrouve devant le théâtre à 11 heures 45. Calvin est attendu à
midi.
Mon oncle croise mon regard et me sourit avant de se diriger vers l’entrée
des artistes. Il y a des gens en coulisse, mais pas encore foule. La majeure partie
du casting arrive aux alentours de 15 heures pour le maquillage, au moment du
réglage des lumières, mais les membres les plus importants de l’orchestre
viennent souvent plus tôt le mardi, le lendemain de la relâche, pour déjeuner
ensemble, accorder leurs instruments dans le calme, voir Robert.
L’humeur est à la légèreté, les plaisanteries fusent, personne ne sait qu’un
événement d’importance se prépare. Il n’est pas rare que Robert propose de faire
auditionner des musiciens pour préparer le départ de membres de l’orchestre.
Cependant, il n’y a pas de guitariste dans l’ensemble. Quand la rumeur se répand
– un guitariste est sur le point d’auditionner ! –, l’intérêt des musiciens est
piqué : Seth est parti. Luis s’en va. Et maintenant, on fait passer une audition à
un guitariste ? Je les vois se pencher sur leurs téléphones, envoyer des textos.
Très vite, le théâtre est comble, les acteurs mais aussi l’équipe et l’orchestre sont
presque au complet.
Brian court dans tous les sens et demande à tous les gens qu’il croise qui a
invité ce nouveau musicien, ce qui se passe, pourquoi personne ne l’a prévenu.
Robert ne semble pas nerveux – il ne se laisse pas déstabiliser par ce qui
échappe à son contrôle, comme cette audition. Il a eu raison de ne pas promettre
la lune à Calvin. Le voilà à l’avant de la fosse, en grande conversation avec
Michael. Les deux hommes font mine de ne pas remarquer l’effervescence qui
les entoure. La double porte s’ouvre à midi pile, Calvin fait son entrée, tenant
son étui de guitare de la main gauche, la main droite dans la poche de son jean.
Le silence se fait, nous le regardons marcher dans l’allée centrale et descendre
dans la fosse, pendant quelques instants qui durent une éternité.
Robert ne prend pas la peine de le présenter aux autres : Calvin est venu
pour lui, Michael, Don et Richard. Le reste du public est constitué d’auditeurs
qui ne sont pas sommés de l’écouter. De là où je me trouve, près du rideau, je
distingue à peine les traits du visage de Calvin. Même de si loin, je sens qu’il a
conscience qu’on l’observe de toutes parts. Il se voûte imperceptiblement, sourit
et n’arrête pas de hocher la tête. Il sort deux fois son stick à lèvres de sa poche.
J’aimerais savoir comment il a atterri ici. Comment un Irlandais a pu
débarquer à New York pour étudier à Juilliard, puis jouer dans le métro et dans
des groupes amateurs ? Les spectateurs campent devant le théâtre pour acheter
des tickets pour Possédé, ils paient des places à un prix insensé. Connaît-il des
gens assez haut placés pour avoir été invité sept fois ?
Il serre la main de Michael et Robert avant de se tourner vers Don et
Richard, moins expansifs mais tout aussi concentrés. Ils l’invitent à s’asseoir sur
la chaise pliante placée devant eux.
Calvin s’installe, sort sa guitare et l’accorde tran-quillement. Son sourire
paisible est contagieux. Mon cœur tambourine dans ma poitrine.
Il lève les yeux vers Robert et demande :
– Qu’aimeriez-vous que je joue ?
Robert fait mine de réfléchir. Je n’ai aucune idée de la réponse qu’il va
donner, mais je le connais assez bien pour être certaine qu’il a déjà une liste
entière en tête.
– « Malagueña ».
Malin. C’est un morceau aussi envoûtant que difficile – qui ressemble
vaguement à l’ouverture énergique de Possédé sans que le rapprochement soit
trop évident. C’est l’occasion rêvée pour que Calvin démontre sa virtuosité, dans
la mesure où cette pièce requiert de la précision, de la vitesse et plusieurs
changements de tempo.
Avec un hochement de tête, Calvin se penche, les yeux fermés, et plaque son
premier accord avec sa justesse habituelle.
L’audience retient son souffle, les gens qui se trouvent derrière moi
s’approchent pour voir, et plus seulement écouter. Les sourcils de Michael
flirtent avec le plafond. Richard, habituellement maussade, décroise les bras et
plonge les mains dans ses poches, avant de se mettre à se balancer d’avant en
arrière sur ses talons.
Putain. Calvin subjugue le théâtre entier, sous mes yeux. Je dois plaquer une
main sur ma bouche pour ne pas me mettre à crier. Est-il étrange que le fait de
voir ici mon musicien de rue, Jack, me donne envie de hurler ? Est-il
inconcevable que je sache exactement ce que ce moment signifie pour lui, même
si je le connais à peine ?
Je meurs d’envie de danser sur la scène. Je suis tellement fière.
*
* *
En tout, Calvin joue trois morceaux et demi pour Robert et les autres
producteurs. Il arrive à la moitié de « Blackbird » lorsque Michael se lève, tape
deux fois dans ses mains en disant : « Je pense que nous en avons assez
entendu. »
Personne ne réagit à la rudesse de la phrase – pas même Calvin. Je suis sûre
que tout le monde a déjà été impressionné par le temps qu’on lui a accordé.
Calvin se lève, range sa guitare dans son étui, serre les mains de ses
auditeurs et s’éloigne sans un regard en arrière.
– Montons au second, si vous le voulez bien, propose Michael.
Il fait référence à l’espèce de salle de réunion miniature qui se trouve au
deuxième étage, avec une grande table ronde et un assortiment aléatoire de
chaises et de fauteuils de différentes tailles, certains ressemblent à de véritables
trônes et d’autres sont si bas que ceux qui s’y installent auraient besoin d’un
rehausseur.
Robert accompagne Don et Richard dans les coulisses du théâtre. Brian les
suit. Michael salue plusieurs membres de l’équipe avant de traverser la foule et
de s’arrêter net en me voyant.
– Tu viens ?
Instinctivement, je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule.
– Toi.
Il se penche vers moi, ses yeux bleus étincellent.
– Holland.
Il connaît mon prénom ?
– Vous avez besoin de photos ?
– Robert m’a dit que c’est toi qui avais repéré Calvin. J’aimerais entendre ce
qui t’a touchée.
Il me fait signe de le suivre, mon sang se met à bouillonner dans mes veines.
*
* *
Je prends place à une extrémité de la table, sur l’un des trônes. J’espérais
m’asseoir sur l’une des chaises pour enfants – pour me sentir plus l’aise –, mais
je m’installe sans réfléchir. Trop tard pour changer. Et Brian, qui avait
clairement très envie de s’asseoir entre Robert et Richard, termine sur l’un des
tabourets les plus petits. On dirait un gamin.
Il me dévisage, incrédule, et chuchote :
– Holland ! Qu’est-ce que tu fous là ?
– Je l’ai invitée à se joindre à nous, clarifie Michael pour couper court.
Alors, Holland, je veux tout savoir. Qui est ce type ?
– Euh, eh bien…
Ma voix se met à trembler, je sens l’irritation de Brian monter.
– Je l’ai entendu jouer dans la station de la 50e Rue…
– C’est un musicien de rue ? me coupe Brian.
– Brian, le reprend Robert d’une voix profonde, laisse-la expliquer.
– Je l’ai entendu un matin alors que je me rendais à un rendez-vous chez le
médecin, au nord de Manhattan. Et même si je ne prends habituellement pas le
métro comme je n’habite qu’à quelques blocs…
Robert s’éclaircit la gorge pour me rappeler à l’ordre. J’ai une petite
tendance à la digression. Je me sens rougir.
– Et donc… je me suis arrêtée pour l’écouter. L’assistance était fascinée. Il
est tellement doué que j’ai parlé de lui à Robert et, euh…
Je m’essuie le front. Je suis une Cocotte-Minute sur le point d’exploser.
Leurs regards sont bien trop intimidants.
– Je voulais que Robert l’entende jouer. Il se trouve qu’il a étudié à Juilliard.
Robert hoche la tête pour m’encourager.
– Il est génial. Je pense que tout le monde est d’accord avec moi.
– Ça me semble évident, commente Don. Et je suis ravi que nous ayons fait
sa connaissance. Il est toujours bon de chercher à débusquer de nouveaux talents,
pour la suite.
Je me sens soudain abattue : ils n’ont pas eu l’idée d’intégrer Calvin à
Possédé. Mais pour masquer mon désarroi, je hoche la tête – comme si mon
assentiment avait une quelconque valeur. Je ne croise pas le regard de Robert. Je
n’ai pas envie d’y lire la même déception.
Mon heure de gloire est terminée, l’attention revient sur Robert et Brian.
Robert explique à Don les circonstances du départ de Seth, et Brian confirme
sa version. Brian donne les derniers détails aux frères Law à propos des
nouveaux éléments de décor qui ont été construits pour remplacer les précédents,
abîmés lors d’une répétition le mois dernier. Pendant toute la réunion, Michael
fixe la table et dessine du bout de l’index sur la surface en bois.
Les questions et les réponses se succèdent, je me fais la plus petite possible
sur mon siège. Je suis une vendeuse de T-shirts, une archiviste inutile, je n’ai
rien à faire ici. Mais parce que j’ai choisi un fauteuil au fond de la salle, je ne
peux pas me lever et partir. Il vaut mieux que je continue d’écouter discrètement.
D’ailleurs, personne ne semble concerné – ou même conscient – de ma présence.
En dehors de Brian, qui pense que c’est le moment opportun pour m’écrire :
*
* *
J’ai eu du mal à dormir.
À minuit, je me suis remise à faire les cent pas.
À 1 heure, j’ai cherché frénétiquement toutes les infor-mations concernant
les visas et les exceptions de la politique d’immigration. Il n’y en a pas
beaucoup.
Aux alentours de 2 heures, je n’avais presque plus de batterie. J’ai décidé
que je me préoccupais de choses qui me dépassaient et je me suis mise à trier
mes vêtements et à jeter tout ce que je ne porte plus depuis des années.
À 3 heures 30, je suis assise par terre, scotchée à mon téléphone, lui-même
relié à la prise. Je parcours les sites de potins qui traitent des comédies
musicales, en cherchant des productions qui auraient perdu deux têtes d’affiche
en même temps, histoire de trouver des spectacles qui auraient transformé ce
moment de faiblesse en force.
Résultat des courses : rien.
À l’aube, après une nuit blanche, je me sens au bord de la crise de nerfs. La
suggestion de Brian ne me semble plus si ridicule, réflexion faite.
Des cintres vides pendant sur la tringle de ma penderie. Épuisée et
apparemment incapable d’une quelconque pensée rationnelle, je décide de faire
une autre liste – cette fois : « épouser Calvin : pour et contre ». Je prendrais cette
activité plus au sérieux si je ne portais pas une vieille robe de demoiselle
d’honneur et une paire de tongs Valentino de contrefaçon achetées à Chinatown
l’été dernier.
Pour : il est superbe.
Je me redresse en fouillant un vieux sac à main pour trouver de quoi écrire.
Commençons par là.
Je trouve une vieille enveloppe et la retourne, j’ajoute le premier argument
dans la colonne des « Pour ».
Contre : Je ne le connais pas.
Contre : C’est une idée qui implique des trucs illégaux.
Pour : Robert aimerait vraiment travailler avec Calvin, même si je sais qu’il
ne l’admettra jamais.
Pour : J’aime plus Robert que la vie elle-même.
Pour : Calvin est né pour ce rôle. Je le sais.
Pour : Robert en a plus fait pour moi que quiconque sur cette terre. Il s’agit
d’une opportunité de lui renvoyer l’ascenseur. Quand pourrai-je le faire, sinon ?
Pour : Je ne vois pas comment éviter un échec cuisant à la comédie musicale
si je ne le fais pas.
Mais ce n’est pas tout. Mon instinct me pousse à l’action. Comment est-il
possible que j’aie tellement envie de me jeter à l’eau ? Je parcours la liste et sais
instantanément ce qui manque. Même dans ma tête, ma voix murmure, honteuse.
Je ne devrais pas faire confiance à mon cerveau embrumé par les émotions ;
j’ai besoin de renforts. Je ne peux pas appeler Robert ni Jeff. Il me dépècerait
vivante à la simple mention de cette possibilité. Je ne risque pas non plus
d’appeler Lulu, parce qu’elle ne sait pas écouter. Elle veut qu’on fasse de la pole
dance ensemble à Private Eyes en se racontant des histoires pour lui apprendre à
avoir de l’empathie et à s’identifier aux autres. Des qualités requises pour ses
auditions. Et sans même lui poser la question, je sais que je peux la placer dans
la colonne « Putain Ouais, Épouse-Le ».
Donc, je succombe à l’habitude : quand je ne peux pas parler à Robert,
j’appelle mon frère.
Plus vieux que moi de dix-neuf mois, Davis est guichetier à Milwaukee de
jour, fan de rugby le reste du temps. Alors que Robert et Jeff sont d’un
raffinement et d’une culture incroyables, Davis n’est que boue, bière et sticks de
fromage. Il ne lui viendrait jamais à l’esprit de se laisser pousser la barbe pour
être à la mode ; il l’a fait à la fac, des années avant les hipsters, par pure paresse.
Comme je ne veux pas le réveiller, j’attends 8 heures, totalement frénétique.
Il décroche tout de suite.
– Tu dormais ?
– Holls, le reste du monde ne commence pas sa journée de travail à
15 heures.
– OK, super. (Je commence à marcher de long en large dans ma petite
cuisine.) J’ai besoin d’un conseil. Robert a fait passer une audition au musicien
du métro hier…
– Jack ? demande Davis.
Je l’entends mâcher quelque chose de croustillant, je suppose qu’il ne s’agit
pas d’un morceau de pomme, mais de Cheetos.
– Il s’appelle Calvin.
– Qui est Calvin ?
– Le musicien du métro.
– Un autre que Jack ?
– Seigneur, Davis !
– Quoi ?
Je ferme les yeux, appuie la tête sur l’accoudoir de mon canapé. Je sens
quelque chose sous mon coude et trouve mon vibromasseur. Génial. Voilà le
moment idéal pour me rappeler le poids du célibat. Je le fourre sous l’autre
coussin du canapé.
– Jack et Calvin sont la même personne. Je ne connaissais pas son prénom,
tu te souviens ? Il se trouve qu’il s’appelle Calvin.
– Oh, j’ai compris, ça y est. (Bruit d’un sac qui se froisse à l’autre bout du
fil.) Donc Robert veut le faire jouer ?
Je grogne.
– Dans sa comédie musicale. Contente-toi de m’écouter, d’accord ? Je vais
en venir au fait.
Davis a l’habitude irritante de discuter en regardant la télévision ou en jouant
sur son téléphone. Ce qui me donne toujours envie de dépenser mon précieux
salaire pour prendre un vol direct pour Milwaukee et le gifler.
– Donc, Calvin joue dans le métro. Nous avons découvert qu’il était
irlandais. Il a étudié à Juilliard…
J’attends. Aucune réaction de Davis, donc je continue :
– Robert l’a fait venir pour auditionner et il a été génial. Tout le monde le
veut dans l’orchestre.
Il marmonne :
– D’accord.
Puis il ricane à cause de ce qu’il voit à la télévision, je suppose. J’ai
vraiment besoin de toute son attention. Même s’il clame n’être qu’une brute
obsédée par le rugby, Davis est fin. Donc je le rappelle à l’ordre, en utilisant le
surnom qu’il ne supporte pas :
– Dave.
– Beurk, sérieux, Holland ?
– Éteins Le Bachelor. Écoute-moi.
– Je regarde le John Oliver d’hier soir.
– Peux-tu m’écouter cinq minutes ? Brian le méchant a suggéré que j’épouse
Calvin pour qu’il puisse intégrer l’orchestre en même temps que Ramón Martín.
À l’arrière-plan, le bruit de la télévision vient de disparaître et la voix de
Davis retentit :
– Il a quoi ?
– Calvin n’est pas aux États-Unis légalement. Et parce qu’il ne va pas
pouvoir obtenir de visa, Brian a suggéré que je l’épouse, le temps des
représentations.
– Tu ne peux pas…
– Davis, lui dis-je calmement. Laisse-moi juste te donner ma version des
faits, OK ?
Suis-je en train de commettre une terrible erreur ? Je considère Davis comme
mon ami, c’est un frère très relax mais, à l’intérieur de sa large poitrine, se
trouve un cœur qui bat pour sa famille avec une constance et une loyauté qui se
font rares de nos jours. Comment admettre que je ne déteste pas l’idée d’épouser
Calvin autant que je le devrais ? J’ai l’impression de défendre la possibilité
d’épouser un inconnu sans en tirer le moindre bénéfice. Au moins, dans Green
Card, Andie MacDowell obtient son jardin en retour, putain.
Je le rassure :
– Robert a refusé, il n’a pas voulu considérer cette possibilité.
– Bien.
Davis me coupe, résolu.
– Mais… Davis, j’ai fait une liste des pour et des contre…
– Eh bien, ouais, absolument, parlons de ta liste…
– Tu veux bien m’écouter ? Je sais que c’est totalement fou, vraiment, mais
tu n’as pas entendu Calvin jouer et… il est unique. Je ne suis même pas
musicienne et sa guitare m’hypnotise. Il correspond tellement à l’esprit de la
production.
– Holland, es-tu vraiment en train de me dire que tu considères cette
possibilité ? Il te plaît tant que ça ?
Euhhhhhhhh.
– Il me plaît beaucoup, mais ce n’est pas comme si je le connaissais. Rien à
voir.
– Alors, de quoi s’agit-il ? Tu ne vis pas non plus pour Possédé. J’ai toujours
eu l’impression que ce n’était qu’un job pour toi.
J’hésite.
– J’ai envie de le faire pour Robert. Ce serait une manière de lui rendre la
monnaie de sa pièce, pour une fois.
– Le rétribuer ? répète Davis. Tu travailles là-bas. Tu ne lui dois pas ta
virginité.
J’éclate de rire.
– Ouais. À moins qu’ils disposent d’un retourneur de temps et qu’on puisse
revenir en 2008 dans le sous-sol d’Eric Mordito, je pense que cet argument n’est
plus valable.
Il lui faut quelques instants pour comprendre, et puis :
– C’est dégueu, Holls. Mordito ? Eric et moi avons fait de la poterie
ensemble en première.
– Je crois qu’on s’éloigne de l’essentiel. L’unique raison pour laquelle j’ai
un job, c’est Robert. Tout pourrait s’effondrer sans une nouvelle star. Robert a
tellement donné de sa personne… Si le spectacle coule, sa réputation pourrait
être ruinée. Je ne peux pas rester les bras croisés.
Après un silence, Davis demande :
– Tu me demandes ma bénédiction ou des conseils ?
Je ferme les yeux en inclinant le visage vers le plafond :
– Les deux.
– Écoute, Hollsy, dit-il plus doucement maintenant. Je comprends. Je sais
que Robert et toi êtes super-proches et que tu te sens parfois coupable de
travailler avec lui et de vivre dans un appartement financé par Jeff. Mais ça me
semble vraiment extrême.
Ce n’est qu’au moment où il prononce ces mots que je réalise ce qui m’attire
vraiment. C’est un acte qui ne me ressemble en rien. Je ne suis pas du genre à
prendre des risques. À seulement 25 ans, je m’ennuie atrocement. Au fond, je
suis peut-être incapable de décrire une vie de fiction, parce que je n’ai pas
encore vraiment vécu.
– Justement. C’est un coup de folie et j’ai besoin de ça.
– Eh bien, alors, tu as ta réponse. (Il éclate de rire.) Mon conseil, bien sûr,
est de ne pas le faire. (Il se tait un instant.) Mais j’ai l’impression que tu as déjà
pris ta décision, pas vrai ?
Je n’arrive pas à prononcer les mots à haute voix.
Ai-je perdu la tête ?
Mon grand frère soupire.
– Fais juste attention à toi, d’accord ? Vérifie qu’il n’est pas louche et achète
un chien ou une bombe lacrymo avant de faire entrer l’éléphant dans le magasin
de porcelaine, OK ?
– Et…
– Et ne t’inquiète pas. Je ne dirai rien à papa et maman.
CHAPITRE 8
Personne, dans toute l’histoire du métro new-yorkais, n’a jamais mis autant
de temps à descendre un escalier. C’est du moins mon impression : je mets un
pied devant l’autre avec une lenteur extrême. Les gens normaux – et donc
pressés – me bousculent sans ménagement.
Comme vous l’aurez certainement deviné, évidemment, je joue la montre.
Le plafond a-t-il toujours été de cette couleur ? Ce gris anthracite si particulier ?
Tiens donc, ils ont commencé à remplacer les ampoules dans cette station ! Et je
n’avais jamais remarqué la texture de cette peinture – oh, mais ce n’est pas de la
peinture.
C’est à cet instant que la musique de Calvin gagne en intensité et exerce son
irrésistible attraction sur moi, comme un sort jeté à ses auditeurs.
J’arrive en bas des marches : il est penché sur sa guitare, concentré sur sa
musique. Chaque fois que je l’entends jouer, je suis comme une bouteille d’eau
pétillante qu’on aurait secouée trop violemment. Je me sens engoncée dans mon
corps, tout devient trop serré, sous pression.
Le métro, à l’heure de pointe, ressemble à une fourmilière géante et
chaotique, les gens slaloment entre nous, l’essaim avance dans toutes les
directions.
Il ne m’a toujours pas repérée. D’ailleurs, il ne lève pas les yeux en passant
au morceau suivant. Je traverse le couloir pour me planter devant lui, et les
premiers mots qui me viennent à l’esprit s’échappent de ma bouche :
– Ça te dirait de déjeuner avec moi ?
Malgré le bourdonnement ambiant, j’ai la sensation d’avoir parlé trop fort.
Pourtant, il fallait bien que ma voix couvre la cacophonie des métros qui
ralentissent.
Calvin lève les yeux, plaque les derniers accords de son morceau avec
détermination avant de s’exclamer :
– Belle Holland. Comment ça va ?
Son sourire éclatant est déjà une récompense en soi.
– Désolé. Tu disais ?
Je déglutis en regrettant de ne pas pouvoir m’essuyer discrètement le front.
Je suis sûre qu’il a remarqué que je transpire.
– Je t’ai proposé de déjeuner avec moi.
Au moment où je répète ces mots, je me demande s’il me taquine ou s’il n’a
pas entendu pour de bon.
Il hésite, l’air désorienté. Et puis il plonge ses yeux dans les miens.
– Déjeuner ?
Par pitié, passez-moi la télécommande. Vite. Laissez-moi appuyer sur
« rembobiner » !
Mais comme je ne peux pas revenir en arrière, je me contente de hocher la
tête.
– Déjeuner. Avec moi. Nourriture. Midi ?
Oh Holland.
J’imagine une Lulu mortifiée à côté de moi. Elle fronce les sourcils. Puis
lève les yeux au ciel. Ma Lulu imaginaire s’exclame d’une voix grinçante :
« Bon sang, Miss Angoisseland… » Et mon moi imaginaire se tourne vers elle
pour répliquer : « On était d’accord sur cette stratégie, poufiasse. »
Calvin éclate de rire, ne sachant clairement pas sur quel pied danser. Il doit
suspecter que je suis au courant pour le visa, mais ne peut pas deviner mes
intentions.
– Avec plaisir. (Il me dévisage.) Maintenant ? J’ai faim, moi.
*
* *
Quand nous arrivons au restaurant, même ma Lulu imaginaire m’a
abandonnée. La serveuse demande : « Combien de couverts ? » et je me
comporte comme si je n’étais jamais allée au restaurant avec un garçon.
– Deux. Oui. Tous les deux. Lui et moi. Peut-on avoir une table un peu à
l’écart ? Histoire d’avoir un peu d’intimité ou… ?
La serveuse se fige au moment où elle allait saisir deux menus sur la pile.
Je sens le poids de la main de Calvin sur mon bras, il s’éclaircit la gorge :
– Est-il possible de s’installer sur la banquette dans le coin, s’il vous plaît ?
Il baisse la voix pour que je sois la seule à entendre :
– La demoiselle souhaite de l’intimité, c’est bien ça ?
Mes joues s’empourprent. Nous la suivons jusqu’à la table, nous asseyons
sans un mot et nous plongeons dans la lecture des menus.
Je jette un coup d’œil à la liste monstrueuse de plats et décide de commander
des gnocchis. Il serait sans doute plus raisonnable de prendre les spanakopitas 1
ou encore une de ces salades qui me tentent… mais l’idée d’enfourner
d’énormes feuilles de laitue dans ma bouche ou d’avoir des épinards coincés
entre les dents me procure par anticipation un fou rire nerveux. Je m’apprête à
demander un inconnu en mariage au détour d’une phrase, autant ne pas me
ridiculiser par-dessus le marché.
Soudain, je me rends compte de ce qui m’attend. Si Calvin accepte, je serai
obligée de donner une explication à mes parents et au reste de ma fratrie…
Ou de cacher mon mariage aussi longtemps que possible. Mon frère, Davis,
n’arrête pas de me répéter que je n’ai pas ma place à New York et que je devrais
revenir dans l’Iowa pour faire quelque chose de mon diplôme. De ma vie. Mes
parents le réprimandent toujours en lui rappelant que je suis le bébé de la famille
et qu’il est normal que je me cherche encore.
Je ne suis pas absolument certaine qu’ils me suggéreraient d’épouser un
inconnu pour enfin parvenir à me « trouver ».
Je réalise aussi que si Calvin dit oui… nous serons mariés. Mari et femme.
Nous serons obligés de vivre ensemble… avec la proximité, la nudité qui vont de
pair. Mes fantasmes le concernant sont en train de prendre une ampleur
difficilement gérable.
L’air pensif, Calvin se gratte la joue, passe un doigt sous son oreille, de bas
en haut puis de haut en bas. J’ai l’impression que c’est mon visage qu’il touche,
comme si nous avions des terminaisons nerveuses en commun. J’ai eu des
relations avec plusieurs mecs, bien sûr, mais les types avec qui je sortais étaient
davantage dans le genre ringard, négligeant leur apparence. Je ne suis jamais
sortie avec quelqu’un qui gravitait dans la stratosphère de Calvin. Il suffit de me
regarder : un pull à col roulé et des chaussures plates. Et lui : un T-shirt et une
chemise superposés avec art, un jean qui lui va comme un gant. Son sex-appeal
nonchalant fait monter ma température.
Si seulement j’avais été plus raisonnable aujourd’hui ! Je me trémousse pour
remettre ma jupe en place. Son tissu, de mauvaise qualité, glisse et n’arrête pas
de me remonter sur les cuisses à cause du vinyle de la banquette. On voit
presque mes fesses. Je l’ai choisie ce matin parce que je trouvais qu’elle me
donnait une allure pimpante et excentrique, portée avec des collants moutarde et
des bottes, mais Calvin s’intéresse davantage au menu qu’à moi. J’ai
l’impression de perdre mon temps.
– Spanakopita ou salade composée ? médite-t-il à voix haute.
J’éclate de rire en réalisant que nous étions en train de penser la même
chose, à cela près que j’étais concentrée sur l’impératif « Mangez proprement ».
Les mecs… s’en fichent royalement.
– Je vais prendre les gnocchis.
Finalement, il lève la tête et sourit.
– J’ai hésité, moi aussi.
Après avoir commandé, nous échangeons des banalités sur la météo, les
touristes, nos passages préférés de Possédé, jusqu’à ce qu’un silence lourd de
sens s’installe… et il ne me reste plus qu’à me lancer à l’eau.
Je tripote ma serviette sur mes genoux.
– Je suis sûre que tu te demandes pourquoi je t’ai invité à déjeuner. Tu
trouves peut-être ça bizarre.
– Bizarre, non. (Il hausse les épaules.) Sympa. Inattendu.
– Tu as joué magnifiquement l’autre jour. Au théâtre.
À ces mots, son visage s’illumine.
– Merci. Ce que je vais dire te semblera sans doute trivial, mais quel honneur
d’auditionner, putain ! Et qu’on m’offre une place dans l’orchestre.
Il s’interrompt, fait tourner sa paille dans son verre d’eau d’un air distrait.
– Je suppose que tu sais pourquoi j’ai dû refuser.
J’acquiesce et, pendant quelques secondes, il semble dévasté. Puis son
expression redevient normale, il se remet à sourire.
– C’est… en partie pour ça que je voulais te voir aujourd’hui.
Le morceau de pain que je viens d’avaler gonfle dans mon estomac, j’ai
soudain mal au ventre.
– Alors. Calvin.
Ses yeux se mettent à étinceler.
– Oui, Holland ?
Nos plats arrivent et rompent la tension. Calvin pique une feuille de laitue et
la mâche. Dents et menton : impeccables. Il me dévisage en levant les sourcils :
– Tu disais ?
Je m’éclaircis la gorge.
– Tu as vraiment impressionné Robert.
Il rougit, mâche puis déglutit.
– Ah ouais ?
– Ouais. Et tous les autres.
Il se mord les lèvres pour retenir un sourire.
– C’est très agréable à entendre.
– Je pense… J’ai peut-être une solution.
Il se fige.
– Une solution ? Tu as des connaissances dans le service de protection des
frontières ?
– Ramón Martín arrive dans deux semaines. (Calvin acquiesce.) Et il a un
contrat de dix mois. Je pensais que… si tu… si on…
Il continue de me scruter, totalement immobile. Il hausse imperceptiblement
les sourcils. Je n’ai toujours pas terminé ma phrase.
Je prends une grande inspiration et balbutie :
– Je pensais quonpourraitsemarier.
Calvin se redresse, surpris.
Troublée, je jette un regard circulaire autour de nous. Va-t-il trouver que
cette proposition est immorale, au-delà d’être inattendue ?
Il repose sa fourchette.
– Ah ah, pourquoi pas ? Après tout, il s’agit seulement des liens sacrés du
mariage !
Il dodeline de la tête et rit avec délicatesse.
– C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?
Oh Seigneur. Faites-moi disparaître. Maintenant.
– Eh bien, non.
– Toi. Tu veux te marier avec moi ? Pour ça ? articule- t-il calmement.
– Pas indéfiniment. Juste pour un an environ. Enfin, jusqu’au terme de ton
contrat. Ensuite, on pourra faire ce qu’on voudra.
Il semble considérer ma proposition.
– Et Robert est d’accord avec ce plan.
– Euh…
Je me mords les lèvres.
Calvin écarquille les yeux.
– Donc il n’est pas au courant.
– Bien sûr que non.
Je bois une gorgée d’eau pour me détendre avant d’ajouter :
– Il essaierait de m’en empêcher.
– Ouais, j’imagine. Et je suppose qu’il me réserverait un sort bien pire.
Il secoue la tête, l’air toujours aussi interloqué mais le sourire aux lèvres.
– Je n’ai jamais rencontré personne qui aime ma musique au point de vouloir
m’épouser.
Je m’efforce de sauver la face.
– Robert ne me demanderait jamais de faire un tel sacrifice, mais je sais qu’il
voudrait que tu intègres l’orchestre. J’ai vu son expression quand il t’écoutait
jouer.
Je ne sais pas comment expliquer ce qui me pousse à l’action sans avoir l’air
pathétique, alors je décide de dire la vérité :
– Robert a plus été un père qu’un oncle pour moi. J’ai grandi en l’observant
diriger un orchestre et composer des pièces. La musique est l’alpha et l’oméga
de son existence. C’est grâce à lui que j’ai une vie aussi confortable. Il prend
soin de moi. J’aimerais saisir l’opportunité de lui rendre la pareille.
Calvin me trouve soit héroïque soit pathétique. Je n’arrive pas à trancher.
– Et… j’aime vraiment ta musique. Je devine aussi ce qu’elle représente
pour toi.
Calvin prend une autre bouchée. Il ne me quitte pas des yeux.
– Et tu ferais ça pour moi ?
Je réplique, mortifiée :
– Euh… À moins que tu sois un criminel en cavale…
Il grimace et vide son eau d’une traite. Mon ventre se serre.
– Un jour, j’ai volé un paquet de chewing-gums. J’avais dix ans. Je crois que
personne n’a été blessé.
Je laisse échapper un petit rire.
– Alors, ça ne compte pas.
Il hoche la tête, s’humecte les lèvres du bout de la langue avant de les
essuyer avec sa serviette.
– Donc, c’est une proposition sérieuse ?
Le calme se fait, l’impression que cette scène est surréaliste ne me quitte
pas.
– Euh, je crois…
Ma réponse le fait sourire et je remarque que son regard s’attarde sur les
traits de mon visage.
– Comment ça fonctionnerait ? En théorie ?
L’oxygène se remet à affluer dans mes poumons.
– D’après ce que je sais, il y a beaucoup de paperasse et un entretien.
L’information la plus importante m’échappe d’une voix aiguë :
– Tu devrais habiter chez moi. Je pense que mon canapé est probablement…
la manière dont nous ferions ça. Non, pas ça… mais. Il faudrait que tu dormes.
Chez moi. Sur mon canapé.
Je me racle encore une fois la gorge. Calvin considère ce que je viens de dire
en souriant :
– Tu as un chat ?
Je cligne des yeux.
– Un chat ?
– Je suis allergique.
– Oh.
Je fronce les sourcils. Est-ce vraiment la première chose à laquelle il pense ?
Moi, j’ai commencé par imaginer sa peau nue contre la mienne et ses
gémissements de plaisir dans mon oreille.
– Non, pas de chat.
– Tant mieux.
Il repousse le reste de sa salade du bout de sa fourchette, puis la repose sur la
table.
– Pendant un an ?
Je hoche la tête.
– À moins qu’on en décide autrement.
Il renifle en jouant avec ses couverts, les aligne avec son assiette.
– Et quand le ferait-on ?
– Bientôt.
Ma voix est plus forte qu’elle devrait. Je continue :
– Nous ne pouvons pas perdre de temps à cause des démarches officielles. Il
faut que ce soit réglé avant l’arrivée de Ramón.
Il acquiesce en se mordillant la lèvre inférieure.
– Oui. Le plus tôt serait le mieux.
J’en ai le souffle coupé. Est-ce un oui ?
– Donc, on serait mariés et je jouerais dans l’orchestre ? demande-t-il. Juste
comme ça ?
– Oui. Tu vivrais ton rêve et Robert aurait son nouveau musicien.
– J’aurais aussi une belle épouse. Et toi, qu’est-ce que tu retires de tout ça ?
En dehors d’un mari musicien, star de Broadway, bien entendu.
Pense-t-il vraiment que je suis belle ? Je le fixe sans ciller, le souffle coupé.
– J’aide mon oncle. Je lui dois tellement.
J’évite de lui confesser que j’aurai aussi l’occasion de le voir tous les jours,
de l’entendre jouer, de passer du temps avec lui – et que ce ne sera pas du tout
une torture. Oui, je rêve de lui depuis des mois, j’ai commencé à fantasmer sur
lui avant même de lui adresser la parole. Maintenant, je sais que c’est une
personne joyeuse, passionnée, pleine d’humour. Je n’en avais pas la moindre
idée. Ce qui m’attire encore plus. Il a de l’esprit. Il est tellement talentueux…
sans la moindre arrogance. Et beaucoup trop sexy.
Calvin fixe sa salade, je sens qu’il réfléchit à mon offre totalement loufoque.
Seigneur, et s’il pense que j’ai une maladie mentale ?
J’ai l’impression qu’on vient de couler du béton dans mon estomac.
– Holland, articule-t-il, soudain plus sérieux. J’apprécie ta proposition,
vraiment, mais je ne peux pas t’imposer un tel fardeau. Ce n’est pas à toi de le
porter. Je n’étais pas en train d’essayer de te passer de la pommade tout à
l’heure, tu es vraiment belle. Et si tu rencontres quelqu’un dans l’année qui vient
et que tu as envie de sortir avec cette personne ?
Il m’est difficile d’imaginer avoir envie de quelqu’un d’autre. Il me pose
peut-être la question en pensant à lui. Il n’a sans doute pas envie d’être coincé
dans une situation qui l’empêche de sortir et de coucher avec d’autres filles.
– Ouais, enfin… si tu veux sortir avec une fille pendant cette période…
pourras-tu juste essayer d’être discret ?
– Merde. Non. Non. Holland, ce n’est pas ce que je veux dire. Tu es
beaucoup trop généreuse. Je suis toujours sous le choc. Robert Okai veut que je
participe à son spectacle… je l’ai impressionné. Lui. Et toi, qui veux m’aider à
réaliser mon rêve ?
Il laisse échapper un long soupir.
Je ne sais pas quoi dire de plus. J’ai mis tous les arguments sur la table et je
continue de retenir mon souffle en attendant que le verdict tombe.
Finalement, il s’essuie la bouche avec sa serviette avant de la reposer, bien
pliée, sur le set de table. Son expression devient soudain rieuse.
– Je suis partant, Holland. À une condition.
J’écarquille tellement les yeux qu’ils sont à deux doigts de sortir de leurs
orbites.
– Une condition ?
– Laisse-moi t’inviter à sortir.
J’acquiesce en attendant des détails. Il n’ajoute rien, je regarde autour de
moi.
– Tu veux dire comme… un rendez-vous ?
– Tu as le droit de penser que je suis vieux jeu, mais j’estime qu’il est
obligatoire de fréquenter une fille avant de l’épouser. D’ailleurs, pour que ton
plan soit crédible, je suppose que nous devons paraître amoureux, non ?
(J’acquiesce, il continue.) Sors avec moi demain soir et advienne que pourra. Tu
ne peux pas savoir si tu me supporteras au quotidien tant que tu ne m’auras pas
vu dans un bar.
Il n’a pas tort, mais sa formulation me fait rire.
– Dans un bar ? Tu essaies de me faire peur ?
Calvin se penche vers moi.
– Pas du tout.
Ses yeux se posent sur ma bouche, comme une caresse. Sa voix vibre,
chaude et profonde.
– D’ailleurs, une décision aussi importante requiert au moins vingt-quatre
heures de réflexion, non ?
Je déglutis et réplique d’une voix mal assurée :
– Absolument.
Nous parlons d’un mariage de convenance, mais j’ai l’impression que nous
venons de commencer des préliminaires.
Il se redresse, désigne mon téléphone du menton, je le lui tends. Il tape un
message et à l’instant d’après, le sien vibre.
– Voilà. (Il me le rend.) Je t’enverrai l’adresse et l’heure d’ici demain.
*
* *
Je suis censée retrouver Calvin à Terminal 5 à 20 heures. J’ai fait des
progrès fulgurants : désormais, j’arrive à m’habiller seule malgré le plâtre. J’ai
décidé de porter un jean troué un peu large pour ne pas avoir de problèmes aux
toilettes, un pull noir et mes bottes préférées.
Même selon les standards new-yorkais, la bouche de métro est loin du point
de rendez-vous, sur la Onzième Avenue. Je prends un taxi qui me dépose aussi
près que possible et envoie un message à Calvin pour lui dire que je suis arrivée.
Je le repère sur le trottoir devant le bâtiment, il me fait signe. Il porte un jean
foncé et une veste grise sur un T-shirt blanc. Ses cheveux scintillent sous la
pancarte en néon, je m’approche, il me prend la main et me guide à l’intérieur.
La senteur de savon et de lessive qu’il dégage m’envoûte. Je me donne
précisément trois secondes pour imaginer ce que je ressentirais en blottissant
mon visage dans son cou pour humer son odeur.
– Ça te plaît ?
Je détache les yeux de son visage et observe les alentours pour la première
fois. Calvin nous a obtenu des entrées pour un concert qui – d’après les écriteaux
à l’extérieur – est complet.
– Tu frimes, n’est-ce pas ?
Il éclate de rire, ravi.
– C’est exactement ce que je fais.
Nous laissons nos manteaux au vestiaire et nous dirigeons vers le balcon qui
donne sur la scène et l’espace des spectateurs non VIP. L’étage du dessus est
identique, avec une balustrade en acier industriel, un bar, des toilettes et des
fauteuils installés en cercle à plusieurs endroits bien choisis.
– On assiste ensemble au concert ?
L’énorme boule à facettes suspendue au milieu du plafond attire mon regard.
– Ou tu vas jouer ce soir ?
– Je vais jouer, mais seulement pour un set. C’est un festival miniature. L’un
des groupes dont je suis membre a été invité.
Calvin règle nos consommations et me tend un verre avant de m’emmener
dans la zone VIP, délimitée par des cordons près de la balustrade.
– Cette fois, il n’y aura ni lycra ni boucles d’oreilles, je te le promets.
Je ris et regarde par-dessus la balustrade. La fosse est en train de se remplir.
Les premiers arrivés s’approchent de la scène.
– Ce n’était pas si mal. Malgré les pantalons moule-bite. Dans combien de
groupes joues-tu ?
– Ça change tout le temps. Quatre en ce moment. Étrangement, les moule-
bite s’en sortent bien. Je les ai rejoints il y a quelques semaines lorsque leur
guitariste s’est bloqué le dos en levant la jambe trop haut pendant un solo.
Il sirote son verre, la rondelle de citron danse avec les glaçons, puis
continue :
– Le cachet est généreux, donc je n’ai pas posé de question.
– Il y a un groupe que tu préfères ?
– J’aime juste jouer.
Il me regarde dans les yeux avec une sincérité qui m’émeut.
– C’est ce que j’ai toujours voulu.
La manière dont il prononce ces mots me fait chavirer, il touche quelque
chose en moi. La part de moi-même qui regarde mon ordinateur s’oxyder sous la
pile des menus de traiteurs locaux et du courrier que je n’ai pas ouvert. Mon
diplôme sommeille dans un carton sous mon lit. Calvin est passionné par la
musique et il trouve le moyen d’en jouer sans se soucier des obstacles. J’ai
toujours été obsédée par les mots – alors pourquoi suis-je incapable d’en écrire
un seul ?
Il me donne un léger coup d’épaule :
– Et toi, que fais-tu exactement au théâtre ? En dehors de vendre des T-shirts
et de chercher de nouveaux talents, bien sûr.
Je pose mon verre juste à côté de l’inscription P.A.U.R. – Pureté, Amour,
Unité, Respect – sur la table de métal.
– Je fais partie des petites mains. Je prends des photos en coulisse et
m’occupe du merchandising.
Il porte son verre à ses lèvres en souriant.
– Très cool.
Se moque-t-il de moi ? Calvin déborde tellement de talent et de passion qu’il
est resté aux États-Unis dans l’illégalité en espérant trouver un travail et il me dit
– à moi, une fille de vingt-cinq ans qui vend des T-shirts – que mon job est très
cool. La honte me submerge.
– Ce n’est pas une fin en soi. C’est juste ce que je fais en ce moment.
Il ouvre la bouche pour ajouter quelque chose, mais les lumières de la salle
s’éteignent et la scène s’illumine.
Un groupe qui joue de l’électro monte sur scène. Trois DJ s’installent
derrière leurs ordinateurs portables et leurs tables de mixage, la tête penchée, un
énorme casque sur les oreilles. La fosse se met à bouger en rythme et même si ce
n’est pas mon genre de prédilection, je comprends. Les concerts font vibrer le
public, les artistes transmettent une énergie qui devient collective, monte en
puissance pour les gens qui se sont réunis pour une seule et même raison. Les
beats rythment les mélodies et s’arrêtent brusquement, la foule danse en
ondulant comme un torrent fougueux.
Je jette un coup d’œil à Calvin. Il bat la cadence, les yeux fermés, emporté
par le flot de la musique, comme le reste de la salle. Alors je l’imite, je me laisse
aller. Les basses sont si fortes qu’on dirait les battements du cœur d’un monstre
qui résonnent dans ma poitrine et me transpercent. À la fin du dernier morceau,
lorsque les lumières se rallument, j’ai les joues roses.
– C’était génial !
Je termine mon verre avant d’ajouter :
– Je ne t’aurais jamais cru amateur de musique électronique.
– Le truc à propos de la musique, c’est qu’il ne suffit pas de l’écouter. Il faut
la ressentir. Sinon, tu ne l’apprécieras jamais. Il faut se laisser transporter – par
les notes et par l’ambiance. Je crois que c’est ce que j’aime.
Il jette un rapide coup d’œil à sa montre :
– C’est bientôt à moi. Ça ne te dérange pas de rester ici ?
– Pas du tout.
– On joue trois morceaux. Si tu descends vers la fin du concert, on pourra se
retrouver en coulisse.
J’acquiesce en souriant.
Est-ce vraiment ce que je m’imagine ? Suis-je en train de sortir avec
Calvin ?
Un léger vertige me prend. Nous venons de négocier notre mariage.
Il pose une main sur mon bras et le serre légèrement.
– Tu es sûre que tout va bien ?
– Ouais.
J’écarte des mèches de mon visage et remarque son coup d’œil furtif en
direction de mes lèvres.
– C’est juste surréaliste.
– Je sais.
Il se tait, semble sur le point de dire autre chose. Et puis il lance :
– Je leur donnerai ton nom. À tout de suite.
– Bonne chance.
Il m’offre un immense sourire, se penche, dépose un baiser sur ma joue
avant de dévaler les escaliers en courant. Je suis à deux doigts de la pâmoison.
*
* *
Le groupe de Calvin arrive sur scène vingt minutes plus tard. Il lève les yeux
en accordant sa guitare et me fait un petit signe. Mes genoux se mettent à
trembler.
Il avait raison : aucun imprimé léopard à l’horizon. Ils sont quatre mecs au
total, tous vêtus de jeans slim plus ou moins troués et de vieux T-shirts à l’effigie
de groupes de rock. Ils sont tous sexy. Calvin joue sur une guitare que je ne
connais pas – on dirait une guitare acoustique mais elle est reliée à un énorme
ampli installé à ses pieds.
Dès que retentissent les premières notes de leur morceau d’ouverture, je suis
déjà convaincue du talent du groupe. Le chanteur a une voix de baryton, un peu
brute de décoffrage, mais il monte dans les aigus avec beaucoup d’aisance. Les
morceaux sont courts et le style oscille entre le rock indé et le métal. Calvin
démontre une fois de plus sa souplesse incroyable, une guitare à la main, sa
capacité à s’adapter à tous les genres.
Contrairement à son attitude dans le métro (et comme pendant le concert de
Jersey), Calvin joue pour son public. Il sourit largement, lève le menton lorsque
les filles du public hurlent, avance sous les projecteurs pendant ses solos. C’est
une version si différente de lui – toujours aussi obscène de sensualité – que je
n’arrive pas à le quitter des yeux.
Et je ne suis pas la seule. Une fille aux cheveux blond platine, un anneau au
nez, ne le quitte pas des yeux. Elle s’est appuyée sur la balustrade à côté de moi.
– C’est le nouveau guitariste ?
L’amie qui l’accompagne semble tout aussi impressionnée.
– Seigneur. Il sera là pendant la fête après ? Parce que s’il reste, moi aussi.
Entendre ça suffit à me convaincre de détaler pour atteindre les coulisses au
plus vite.
Je bégaie devant le vigile :
– Euh… Holland Bakker. Je dois retrouver Calvin McLoughlin.
Il me jette un coup d’œil – sérieusement, il doit mesurer deux mètres de
haut – avant de vérifier sur sa liste. Puis il s’écarte d’un pas et me fait signe de
passer, l’air ennuyé.
Calvin vient de sortir de scène, il me repère immédiatement. Je connais
Robert depuis toujours et comme ça fait des années que je travaille au théâtre, je
comprends la bouffée d’adrénaline que ressentent les artistes à la fin d’une
performance. Comme une drogue. C’est la seule chose qui puisse expliquer les
yeux brillants de Calvin quand il me repère, se rue vers moi et m’enlace, encore
tout transpirant.
– Tu voyais bien ? Ça t’a plu ? demande-t-il, surexcité.
– C’était génial.
Être si près de lui me donne des palpitations. Je sais maintenant à quel point
son torse est dur et ses mains puissantes.
Il me lâche délicatement.
– Ah ouais ?
Je n’ai même pas besoin d’exagérer :
– Tu as été génial.
– McLoughlin.
Calvin se tourne en direction du chanteur qui l’interpelle.
– Salut, Devon.
– Merci pour le coup de main. Sans toi, on aurait été baisés.
– Aucun problème.
Calvin m’attrape par la taille et m’attire contre lui. Mon pull remonte, je sens
sa main chaude sur ma hanche, consciente de la surface de contact entre nos
deux peaux, comme s’il m’effleurait les seins.
– Merci d’avoir pensé à moi.
Devon s’essuie le visage avec une serviette et la passe sur son épaule.
– Tu aimerais t’intégrer au groupe ?
Calvin considère l’offre pendant quelques instants avant de me regarder. Il
cligne des yeux, en silence, et semble me demander : Alors ? On le fait ou pas ?
Il m’effleure la taille, comme pour me rappeler qu’il ne veut pas me mettre la
pression.
Je déglutis avec difficulté et lui souris comme pour répondre : Putain, ouais.
Calvin fait signe à Devon.
– Dev, je te présente ma fiancée, Holland. Holls, Devon.
Holls.
Fiancée.
Je meurs.
Les yeux de Devon disparaissent dans sa masse de cheveux transpirants
avant qu’il ne reprenne contenance et me tende la main. Je la serre du mieux que
je peux avec mon plâtre.
– Fiancée ? demande-t-il. Félicitations.
Calvin rit.
– Merci, mec.
– Alors, qu’en penses-tu ? renchérit Devon.
Encore un coup d’œil dans ma direction. Calvin sourit.
– Merci pour l’opportunité, Dev, j’apprécie vraiment, mais je crois que je
vais être assez occupé pendant les mois qui viennent.
1. Friand aux épinards d’origine grecque. (NdT, ainsi que pour toutes les notes suivantes)
CHAPITRE 9
*
* *
Calvin m’ouvre la porte, je me rue à l’intérieur en direction de Mark et Lulu
qui nous attendent. La bouffée d’air brûlant qui nous entoure est si merveilleuse
que nous laissons échapper un soupir de plaisir.
Lulu s’approche et m’attrape par le bras.
– Ça va ?
– Ouais, j’ai juste refait mes lacets.
– OK, bien.
Rassurée, elle désigne un groupe de serveurs qui nettoient une table.
– Encore cinq minutes.
– Super, merci pour tout. Et merci de m’avoir accompa-gnée. Je ne sais pas
comment j’aurais fait sans toi.
Son sourire s’adoucit, elle me prend par les épaules.
– Tu déconnes ? Jusqu’à maintenant, la chose la plus déjantée que je t’avais
vue faire avait été de changer la date de ton coupon périmé de chez Saks pour
bénéficier quand même de la réduction. Je n’aurais manqué ça pour rien au
monde.
Je ris et l’embrasse sur la joue.
– Tu es plutôt géniale comme amie. Pas toujours, mais…
– Très drôle. Maintenant, excuse-moi, je vais profiter de l’opportunité pour
flirter avec l’ami de ton mari.
Calvin regarde Lulu s’éloigner et revient à côté de moi. Il me prend la main.
Je ne suis pas habituée à ce qu’il me touche, mais c’est tellement génial que j’en
ai des papillons dans le ventre.
– Tu as faim ?
– Alors, ce pari ?
– Justement. C’est en rapport avec ma question.
Il lève le menton en direction de la cuisine.
– Ils font de bons steaks ici.
Mon intérêt est piqué.
– Oui. À quoi penses-tu ?
– Ils proposent des steaks d’aloyau pour deux, trois ou quatre.
Je n’ai pas mangé depuis vingt-quatre heures et l’idée d’un bon steak
saignant me fait saliver.
– Ah ouais ?
– Donc ce que je dis, c’est qu’on pourrait se partager le steak pour trois.
Celui qui mange le plus de viande gagne.
– Je suppose que le steak d’aloyau pour trois personnes pourrait nous nourrir
pendant une semaine.
– Tu supposes bien.
Il ne manque que quelques étoiles à son adorable sourire. Il ajoute :
– Et c’est moi qui t’invite.
Ce n’est pas la première fois que je me demande comment il gagne sa vie,
mais je n’ose pas lui poser la question. Pas ici. Pas tout de suite.
– Tu n’as pas à le faire.
– Je peux offrir à dîner à mon épouse le soir de notre mariage.
Le soir de notre mariage. Mon cœur se met à battre très fort.
– Ça fait beaucoup de viande. Sans mauvais jeu de mots.
Il sourit, enthousiaste.
– Je suis très curieux de voir comment tu tiens le choc.
– Tu penses qu’Holland n’est pas capable de terminer un steak ? intervient
Lulu dans mon dos. Oh, mon pauvre petit.
*
* *
Quand nous nous levons, je grogne en me tenant le ventre :
– Est-ce cela qu’on ressent quand on est enceinte ? Je passe mon tour.
– Je pourrais te porter, propose Calvin, toujours aussi attentionné, en
m’aidant à enfiler mon manteau.
Lulu s’interpose entre nous deux, étourdie par le vin. Elle s’accroche à nos
cous :
– Tu es censé porter la mariée pour lui faire franchir le seuil de votre maison,
parce que c’est romantique et pas parce qu’elle n’arrive plus à mettre un pied
devant l’autre après avoir englouti son poids en bœuf.
J’étouffe un haut-le-cœur.
– Tu sais qu’il n’y a pas trente-six solutions pour impressionner un homme,
Lu. Il faut lui montrer que tu sais manger de la viande.
Calvin éclate de rire.
– Le match était serré.
– Pas tant que ça, réplique Mark à côté de lui.
Devant nos amis médusés, nous sommes allés jusqu’à demander au serveur
de découper le steak en deux portions égales. J’ai mangé environ les trois-quarts
de mon morceau de viande, Calvin une cinquantaine de grammes en moins.
– Calvin Bakker, ça sonne bien, non ?
Il grogne en riant.
– Dans quoi me suis-je embarqué ?
– Un mariage avec une fille de la campagne. Il vaut mieux que tu saches dès
le premier jour que la nourriture est quelque chose que je prends très au sérieux.
– Mais tu es une petite chose ! s’exclame-il en me contemplant.
Son regard m’enflamme.
– Pas si petite.
Je mesure près d’un mètre soixante-dix, je suis donc plutôt grande pour une
fille. Et même si je n’ai jamais été en surpoids, je ne suis pas mince non plus.
Davis a toujours dit que j’étais charpentée, ce qui n’est pas une description très
flatteuse, mais elle n’en est pas moins adéquate. En bref, j’ai un corps fait pour
le sport, mais une coordination yeux/mains faite pour les livres.
Nous sortons du restaurant collés l’un à l’autre. Il fait trop froid pour
prolonger les adieux, Mark demande si nous avons envie de boire un autre verre,
mais lorsque Calvin hésite, je saute sur l’occasion en disant – honnêtement – que
je suis crevée, alors qu’il n’est que 22 heures.
Donc, nos amis nous disent au revoir après nous avoir félicités encore une
fois et prennent des taxis dans des directions opposées.
Il était facile pour Calvin et moi de faire semblant d’être à l’aise pendant le
dîner – nous avions une distraction : le pari. Et une seconde après s’être assise,
Lulu a commandé du vin, Calvin des entrées et la conversation est devenue
fluide, comme toujours lorsque Lulu est dans les parages. Avant, j’utilisais la
formule « lubrifiant social » pour la définir, mais Robert m’a fait promettre
d’arrêter.
Maintenant, nous sommes seuls. Calvin et moi. Nous n’avons pas
d’échappatoire ni de cachette.
Je sens sa main gantée se poser sur la mienne.
– Je peux ? Je ne tente rien, j’ai juste envie d’un peu de tendresse.
– Aucun problème.
C’est un euphémisme. J’ai du mal à respirer, et – putain – je sens déjà que
j’ai commis une énorme erreur. Chaque fois qu’il sera honnête et affectueux
comme il l’est déjà, je m’attacherai davantage à lui. Le moment où nous devrons
nous séparer à la fin de la production me déchirera le cœur.
– Où allons-nous ?
Bien sûr. Nous sommes immobiles dans le froid glacial : je me laisse
déborder par mes émotions et lui se demande où j’habite.
– Ah oui. Je vis sur la 47e Rue. Par là.
Nous avançons à grandes enjambées. J’ai perdu l’habitude de marcher en
tenant la main de quelqu’un. Ça semble encore plus étrange quand il fait froid et
qu’on est pressés, mais il ne me lâche pas, alors moi non plus.
– Comment connais-tu Mark ?
– On jouait ensemble dans un groupe pendant mes années Juilliard.
Son épaule frôle la mienne lorsque nous tournons au coin de la Huitième
Avenue.
– Pour lui, c’était un loisir alors que pour moi, c’était très sérieux. À la fin de
ses études, il a obtenu un MBA. Je vivais chez lui à Chelsea.
Voilà qui répond à une question.
– En payant une partie du loyer, précise-t-il. Quand je lui ai annoncé mon
départ, il m’a dit qu’il était triste de perdre son coloc mais que la vue de mon cul
blanc ne lui manquerait pas. (Il rit.) Il a suggéré que j’investisse dans un pyjama.
J’écarquille les yeux, il clarifie :
– Ce que j’ai fait.
– Non… je veux dire…
Je plaque une main sur mon front. Il est brûlant.
– J’ai envie que tu te sentes chez toi. Juste, préviens-moi si tu… Je frapperai
à la porte avant de sortir le matin.
Il sourit et serre ma main dans la sienne.
– Maintenant, c’est ton loyer qu’on va partager. Je paierai ma part. C’est
bien normal.
Mon ventre se serre. C’est juste vraiment étrange. Je connais beaucoup de
détails insignifiants à propos de Calvin, grâce à la licence de mariage. Sa date de
naissance, son nom complet, son lieu de naissance. Mais j’ignore tant de choses
importantes de la vie de tous les jours : comment gagne-t-il de l’argent en dehors
des moments où il joue dans la rue et dans des groupes amateurs ? Qui sont ses
amis ? À quelle heure se couche-t-il ? Que prend-il au petit déjeuner ? Et avant
cette conversation, où vivait-il ?
Bien sûr, il ne sait pas grand-chose de moi, mais d’après mes recherches, il
va devoir bachoter. L’Immigration s’attendra à ce que nous connaissions des
détails que certains couples ignorent après des années de vie commune. Est-ce
ainsi que nous allons procéder ? Dans ce climat d’honnêteté totale, mais comme
une transaction ?
Je me jette tout de suite à l’eau en laissant échapper :
– Robert et Jeff paient les deux-tiers de mon loyer.
– Vraiment ?
Il laisse échapper un sifflement.
– Ouais. Chose étrange, je ne gagne pas beaucoup d’argent en vendant des
T-shirts et en prenant des photos en coulisse. Pas assez pour vivre à Manhattan,
en tout cas.
– Je n’en avais aucune idée.
Une vague de nausée monte. L’admettre était-il une bonne idée ? Ou non ?
Je viens de lui révéler que Jeff et Robert roulent sur l’or.
J’ajoute, en me sentant étrangement humiliée :
– Je n’ai aucune envie de profiter d’eux.
Après tout, Calvin vient d’admettre qu’il comptait sur un ami, lui aussi, et je
sais qu’il gagne de l’argent, au moins en partie, en jouant dans des concerts.
– Je comptais habiter dans le New Jersey et prendre les transports en
commun pour faire la navette, mais ils m’ont trouvé cet appartement quand l’un
de leurs amis a déménagé… (Est mort, en réalité). Et… ouais.
– Tu aimes vivre seule ?
Je ris.
– Ouais, mais…
Il semble se rendre compte de ce qu’il vient de dire et éclate de rire, lui
aussi.
– Je te promets de ne pas t’encombrer.
– Non, non. J’apprécie de vivre seule. Mais je n’ai pas besoin d’être seule, si
tu vois ce que je veux dire.
Calvin me regarde en souriant.
– Je comprends. (Il hésite.) Je gagne une somme d’argent décente pour ce
que je fais. Environ cinquante dollars chaque fois que je joue dans le métro.
Deux cents pour les concerts dans les bars. Mais ce n’est pas un vrai travail.
Je lui jette un coup d’œil. Il regarde en direction du ciel, comme s’il
cherchait à sentir le froid sur ses joues.
– Que veux-tu dire par « vrai travail » ?
Il glousse.
– Voyons, Holland. Tu sais ce que je veux dire. Et j’apprécie que tu saches
exactement ce que je veux dire. (Il me regarde droit dans les yeux.) Je gagne de
l’argent, mais j’ai l’impression de tricher, comme si j’avais ce don pour lequel
j’ai tellement travaillé et que je n’en faisais rien.
– Eh bien, maintenant, ça va changer !
Un sourire se dessine sur son visage. J’aimerais avoir les mots pour le
décrire. C’est l’équivalent d’une gomme qui effacerait tous les doutes que j’avais
à propos de la situation.
– Ouais. Maintenant, ça va changer.
*
* *
Parce que je n’arrivais pas à fermer l’œil la veille du mariage, j’ai nettoyé
mon appartement comme jamais. Je ne suis pas une souillon, mais je ne suis pas
maniaque non plus et le ménage m’a occupée pendant deux bonnes heures
jusqu’à ce qu’il ne reste plus la moindre tache à éliminer avec ma vieille brosse à
dents. Donc j’ai eu amplement le temps de songer au passé et de lister les
événements importants de ma vie.
À ce jour, je n’ai eu qu’une longue relation, avec un type appelé Bradley. Il
venait de l’Oregon, je l’ai rencontré pendant ma licence à Yale. Nous sommes
sortis ensemble deux ans et demi, laps de temps suffisant pour connaître toutes
les histoires et en avoir entendu certaines plusieurs fois. Bradldey était un type
adorable mais un peu ennuyeux. Son pénis penchait aussi vraiment sur la droite,
et j’avais beau prétendre que ce n’était pas grave, j’ai toujours eu l’impression
qu’il fallait remettre l’os dans le bon sens. J’ai eu le temps d’apprendre à le
connaître, progressivement. Nous nous sommes raconté nos vies sur l’oreiller,
avant de nous endormir, ou dans des bars, de plus en plus ivres et tactiles. Nous
avons rompu pour une raison simple : selon moi, la timide flamme de notre
relation s’était éteinte. Après une semaine de supplications désespérées, il a
laissé tomber, et un mois plus tard, il sortait avec la fille qu’il a épousée. Deux
ans et demi, et la relation tout entière – du début à la fin – n’a jamais eu le
moindre relief.
Je pense à la manière étrange dont nous racontons des anecdotes et les
enregistrons comme si nous téléchargions des données. Quand je repère la liste
sur le comptoir, j’ai envie d’éclater de rire.
– Waouh.
Calvin entre et écarquille les yeux en regardant autour de lui. Mon
appartement est petit, mais il est assez génial. Je dispose d’une baie vitrée géante
dans le salon, qui occupe presque tout le mur. Elle ne donne pas sur une vue de
carte postale mais on distingue les toits et les autres immeubles alentour. Je
possède un canapé convertible, une table basse, une télévision. Sous la table
basse se trouve un tapis aux motifs tourbillonnants orange et bleu que Robert et
Jeff m’ont offert comme cadeau de pendaison de crémaillère (malgré mes
protestations puisque l’appartement lui-même était le cadeau de pendaison de
crémaillère). Il y a deux bibliothèques remplies de livres qui entourent la
télévision et rien d’autre. Propre, simple et cosy.
– C’est tellement chouette, s’exclame-t-il en s’approchant pour examiner
mes livres. L’appartement de Mark est génial, mais ses jumeaux de deux ans
mettent tout sens dessus dessous.
Je classe mentalement cette information dans le dossier « entretien à
l’immigration » et il passe un doigt sur la tranche d’un livre de Michael Chabon.
– J’aime que la décoration soit simple, comme ça.
Il erre jusqu’à la petite cuisine, jette un coup d’œil à la minuscule salle de
bains puis s’arrête et se tourne vers moi.
– C’est vraiment très mignon, Holland. Tu en as de la chance.
Il semble adorablement gêné. Je n’arrive pas à m’empêcher de dire :
– Tu peux jeter un coup d’œil à la chambre.
Malgré son teint mat, je vois qu’il rougit.
– C’est ton espace. Je ne veux pas m’immiscer.
– Calvin, c’est juste une pièce. Il n’y a pas, genre, de posters de moi nue.
Je n’arrive pas à savoir si le son qu’il émet est un rire ou un toussotement,
mais il hoche la tête en plaisantant :
– Quel dommage !
Et il me passe devant pour aller dans ma chambre.
C’est mon endroit préféré. Elle se compose d’un lit double en fer forgé, aux
draps blancs, d’une commode, d’une psyché d’antiquaire, de deux jolies lampes
de chevet, quelques photos de ma famille, et c’est tout.
Une pièce lumineuse et dénudée.
– Je m’attendais à une déco plus girly.
J’éclate de rire.
– Ouais. Je ne suis pas si girly que ça.
Il saisit une paire de ciseaux roses posée sur un album photo rose. Il les
repose près d’une paire de lunettes de soleil roses. Il jette un coup d’œil
suspicieux en direction de ma penderie dépourvue de porte. Il est clair que le
rose est à l’honneur là aussi.
– Je corrige : en dehors de quelques détails.
Il désigne mon bras.
– Plâtre violet.
Et puis, il murmure :
– Tu portais du rose le soir où on t’a jetée sur les rails.
Mes doigts se mettent à fourmiller, il prononce ces mots avec un accent
étrange. Le sang semble avoir évacué mes extrémités pour se ruer dans ma
poitrine. Il me regarde bien en face comme s’il voulait mettre les choses au point
avant toute chose. Notre conversation au bar était superficielle. Maintenant, je
sais qu’il n’est pas intervenu parce qu’il vit aux États-Unis dans l’illégalité.
– Raconte-moi ce qui est arrivé cette nuit-là. Je ne me souviens de rien.
– Euh, eh bien. Tu semblais inconsciente.
Il incline légèrement la tête et pivote sur ses talons pour sortir de ma
chambre. Il tapote la place à côté de lui.
Pendant quelques instants affreusement gênants, je me rends compte qu’il
m’a vue dans un piteux état.
Les collants déformés.
Ma jupe remontée.
Et, plus tard, mon chemisier déboutonné jusqu’au nombril.
– Oh Seigneur !
Il rit.
– Assieds-toi.
– J’étais dans un sale état.
Je m’assois à côté de lui.
– Tu as atterri sur les rails du métro et tu as perdu connaissance.
Il continue en hésitant imperceptiblement :
– Pas étonnant que tu aies été dans un sale état.
– Non, je grogne, le visage caché dans mes mains. Ce que je voulais dire,
c’est que tu as sûrement vu ma culotte et mes seins.
Il laisse échapper un rire un peu étranglé.
– Je n’ai pas pensé à ta culotte et à tes seins sur le moment. J’ai sauté sur
l’homme en lui criant d’attendre, mais il s’est enfui. J’ai essayé de te remonter,
sans succès. J’ai eu peur de tomber, moi aussi. J’ai appelé les urgences, le
service du métro. L’ambulance est arrivée, et tu connais la suite. C’est arrivé
tellement vite. Je ne me suis pas tout de suite rendu compte de ce que le type
voulait avant qu’il se mette à te suivre. Je n’avais pas de papiers. J’ai été parano.
C’est à peu près tout.
– OK.
Il désigne encore mon plâtre.
– Pendant combien de temps encore dois-tu le porter ?
Je l’effleure :
– Trois semaines.
– Ça fait mal ?
– Plus maintenant.
Il acquiesce, le silence se fait.
Nous regardons autour de nous. Une télévision éteinte, la fenêtre, les livres,
la cuisine. Nous cherchons de quoi nous distraire.
Mon mari.
Mari.
Plus je répète le mot dans ma tête et plus il sonne faux, comme si ce n’était
pas réel.
Calvin s’éclaircit la gorge.
– Tu as quelque chose à boire ?
De l’alcool. Bien sûr. Quelle bonne idée ! Je me lève, il rit, gêné :
– J’aurais dû penser à acheter du champagne ou un truc dans le genre.
– Tu m’as invitée à dîner. Le champagne était sur ma liste, j’ai zappé.
Je sors une bouteille de vodka du congélateur, la pose sur le comptoir et
réalise que je n’ai rien pour mélanger. D’ailleurs, j’ai bu la dernière bière l’autre
soir.
– J’ai de la vodka.
Il sourit, vaillant.
– Vodka pure, très bien.
– C’est de la Smirnoff.
– Vodka pure de mauvaise qualité, très bien, corrige- t-il avec un sourire qui
fait ressortir ses fossettes.
Son téléphone se met à vibrer, ce qui fait monter une bulle d’euphorie dans
ma poitrine. C’est étrange. En dehors de cet appartement, nous menons deux
vies bien remplies, chacune étant un mystère total pour l’autre. Jusque-là, Calvin
ne s’intéressait pas à ma vie. Alors que moi, oui, vraiment. Je viens de dégoter la
clé pour déverrouiller le coffre mystérieux qui se trouve dans un coin de mon
esprit depuis un an.
Bzzzz. Bzzzz.
Je lève les yeux vers lui. Il semble surpris, comme s’il ne savait pas s’il
devait répondre. Je le mets à l’aise :
– Tu peux prendre ton appel. C’est bon.
Son visage s’empourpre.
– Je… ne crois pas que je devrais.
– C’est ton téléphone ! Bien sûr que tu peux répondre.
– Ce n’est pas…
Bzzzzz. Bzzzzz.
À moins qu’il soit un baron de la drogue. Prendre cet appel le démasquerait,
je découvrirais sa véritable identité et serais obligée de le mettre à la porte. Ou
alors – mon Dieu –, c’est peut-être sa copine qui l’appelle.
Pourquoi ne pas y avoir pensé avant ?
Bzzzzzz. Bzzzzzz.
– Seigneur. Tu as une copine ?
Son expression semble horrifiée.
– Quoi ? Bien sûr que non.
Bzzzzz. Bzzzzzz.
Putain, quand est-ce que l’appel basculera sur la messagerie ? On commence
à être drôlement mal à l’aise tous les deux.
– … un copain ?
– Je ne…
Il s’interrompt et grimace :
– Ce n’est pas…
– … pas quoi ?
– Mon téléphone n’est pas en train de vibrer.
Je le dévisage, perplexe.
Il rougit encore davantage.
– Ce n’est pas un téléphone.
Quand il prononce ces mots, je comprends immédiatement. Il ne s’agit
effectivement pas d’une vibration de téléphone.
Je porte la bouteille de vodka à mes lèvres et bois directement au goulot. La
vibration, c’est celle de mon vibromasseur… celui que j’ai glissé sous ce coussin
du canapé il y a environ une semaine.
Je vais avoir besoin d’une dose supplémentaire d’alcool pour gérer ça.
CHAPITRE 11
Je roule sur le côté, c’est alors que je perçois la présence d’un corps chaud et
ferme à côté de moi. Il fait nuit noire, le silence est total, seulement perturbé par
le rythme de sa respiration. Lové contre moi, Calvin est complètement nu. Je me
suis couchée en pyjama : je ne sais pas comment j’ai atterri dans le salon, en
tenue d’Ève, sur le minuscule canapé-lit. La chaleur que dégage son corps est
incroyable.
Les ressorts grincent quand il se tourne pour me regarder. Il me mordille
l’épaule, puis remonte jusqu’à ma joue sans cesser de m’embrasser.
– Eh bien, je ne m’attendais pas à ça, dit-il.
J’aimerais lui demander depuis combien de temps je suis là, mais toutes mes
interrogations partent en fumée lorsque je sens ses mains sur mes hanches, mes
seins puis mon cou.
– Tu n’avais pas envie de le faire dans ton lit ? demande-t-il en
m’embrassant au coin des lèvres. Je serais venu te rejoindre.
Il s’écarte juste assez pour me laisser explorer son corps du bout des doigts :
son large torse, les poils de son nombril et plus bas, là où il bande pour moi, se
tend dans ma main.
Il va et vient en retenant son souffle, en me suçant le cou et en agrippant mes
seins de ses mains rugueuses. Je le désire, je l’appelle de chaque centimètre carré
de ma peau – j’ai besoin de le sentir sur moi, en moi.
– Je veux…
Il prend la pointe de mon sein droit dans sa bouche et la lèche.
– Oui ?
Je suis sans doute impatiente parce que nous sommes au milieu de la nuit et
que je suis arrivée un peu par hasard dans le lit de Calvin. Également parce que
ça lui convient parfaitement – je n’ai donc pas envie de perdre une seule
seconde. Hors de question de réfléchir. Je l’attire sur moi, sans cesser de le
dévisager dans l’obscurité.
– Tu as assez mangé au restaurant ? demande-t-il en m’embrassant dans le
cou.
J’ai du mal à comprendre pourquoi il pense à notre énorme steak là tout de
suite, mais ça n’a aucune importance. Son sexe se tend contre moi, il m’attrape
par les hanches et me pénètre avec un grognement qui vibre contre ma gorge.
Le sentir en moi est si nouveau, si inattendu, que je crie. Il s’empresse de me
couvrir la bouche de la main. Et murmure quelque chose que je ne comprends
pas. Je suis bien trop absorbée par ce qui se passe pour que mon cerveau
fonctionne normalement, je n’arrive pas à me détacher de la sensation de son
sexe planté en moi, qui va et vient. Plus rien d’autre n’existe.
Tout me semble irréel. Il est là, il me fait l’amour, il me caresse, passe mes
jambes autour de sa taille. Il n’est pas réservé, il laisse échapper des cris rauques
de plaisir et je ne me rappelle pas avoir déjà été si déchaînée : je le serre contre
moi, plante mes ongles dans son dos, le supplie de me prendre plus fort, plus
vite.
Puis il est derrière moi – comment, c’est tellement rapide –, sa main s’écrase
sur mes fesses. Je crie. Il gémit, satisfait. Ensuite, je suis sur lui, il me caresse les
seins, ses doigts dessinent des cercles autour de mes tétons. Il me donne
tellement de plaisir je pourrais en perdre la raison.
– Tu vas bientôt… ?
Sa voix est étranglée.
– Oui.
– Putain. C’est bon.
Il m’attrape par les hanches et le rythme de nos corps s’accorde, je m’empale
plus profondément. Il répète :
– C’est tellement bon.
C’est vrai. Je suis à fleur de peau, ultrasensible, tout mon corps se tend, prêt
à être emporté par une vague de plaisir.
– Saute sur moi, grogne-t-il.
– … sauter ?
– Lapin. Comme dans un champ. Carottes.
*
* *
Dans mon entourage, personne n’estime que je suis du matin – et je ne fais
pas exception. Je ne suis pas spécialement de mauvaise humeur, je n’ai pas
besoin qu’une bombe explose pour sortir de mon lit, mais les objets ont tendance
à s’échapper de mes mains et je suis toujours dans les vapes pendant quelques
minutes avant que la roue du hamster se mette à tourner dans l’hémisphère Nord.
Mercredi matin, je saute du lit et vais directement dans la salle de bains pour
me nettoyer le visage. Comme tous les matins, je me dirige vers la cuisine pour
faire du café. Évidemment, mes cheveux raides ressemblent aux flammes d’un
feu de camp. Mon pyjama est tout froissé. J’ai une haleine de chacal.
Une voix grave et profonde marmonne :
– Salut.
Je sursaute en plaquant une main sur ma poitrine.
– Ohputainc’estvrai…
Apparemment, j’avais complètement oublié que je m’étais mariée. Avec un
type qui a un penchant pour dévoiler son corps.
Et soudain, en le voyant, je me souviens de mon rêve. La phrase « tu n’avais
pas envie de le faire dans ton lit ? » résonne dans mes oreilles, je me rappelle la
sensation de son sexe énorme glissant en moi, de sa main qui claque sur mes
fesses – et je me mets à rougir.
Calvin replie le canapé-lit, ses cheveux sont dressés sur sa tête comme s’il
avait été électrocuté dans son sommeil. Il porte son pantalon de pyjama très bas
sur les hanches… très très bas. Je distingue un peu de poils autour de son
nombril avant de détourner le regard.
Je suis impressionnée par la précision de mon rêve quant à son corps nu.
Je fixe mon attention sur le bout de son nez.
– Bonjour.
Il se frotte le nez sans réfléchir.
– Bonjour, Holland.
– Tu as bien dormi ?
Il acquiesce.
– Comme une marmotte.
Je dois faire un effort surhumain pour ne pas fixer ses abdominaux lorsqu’il
se gratte le ventre d’un air absent.
– Tu vas aller travailler aujourd’hui ? demande-t-il.
J’ai soudain beaucoup trop chaud.
– Ah non. Il faut qu’on parle à Robert et j’ai pris ma semaine pour, euh…
Je me tourne pour chercher les filtres à café. Son corps est beaucoup trop
attirant. Sa pilosité est parfaite, il a juste assez de poils pour être viril mais pas
suffisamment pour ressembler à un homme des cavernes.
La présence de Calvin à demi nu dans mon appartement va me faire perdre
la tête. Je dois mettre de la distance entre nous et boire un café.
J’esquisse un geste vague :
– Pour étudier.
– Pour m’étudier, moi ?
Je lui tourne le dos, mais j’entends le sourire dans sa voix.
– Ouais. Ta vie, tes habitudes.
– Mes habitudes ? répète-t-il en riant.
Mon cerveau n’arrive pas à se détacher du souvenir de sa ligne de poil et du
sexe imaginaire qui a eu lieu entre nous.
Je m’exclame, décidée à changer de sujet :
– Tu vas aller jouer dans le métro aujourd’hui ?
S’il remarque que je connais son emploi du temps, il n’en dit rien.
– Non, je pense que je vais arrêter.
Mon cœur tressaute dans ma poitrine. Bien sûr, je comprends qu’il arrête de
jouer dans le métro, maintenant qu’il est sur le point de signer un contrat pour un
job à temps complet. Mais ça signifie aussi que ce moment privilégié va
disparaître de mon quotidien.
Adieu, Jack, musicien de rue.
J’entends un grattement bizarre derrière moi, je me retourne. Calvin a sorti
sa guitare de son étui. Il est torse nu. Avec sa guitare.
Sur
mon
canapé.
Il pince les cordes en me souriant d’un air joueur :
– Tu fais bouillir de l’eau, je m’occupe de la bande-son.
Je laisse échapper un soupir :
– Bien sûr. Ouais.
Calvin n’a pas apporté grand-chose côté cuisine, en dehors d’une boîte de
thé BARRY’S. J’imagine que c’est ce qu’il prend le matin, donc je mets la
bouilloire sur le feu et un sachet de thé dans un mug. Des accords harmonieux et
chaleureux commencent à retentir dans l’appartement, j’en ai des frissons. Je me
concentre sur le filet de café qui coule dans le percolateur pour résister à l’envie
de le regarder bêtement, qui joue là, à moitié nu.
– Holland, lance-t-il en ralentissant le rythme. Je peux te poser une
question ?
– Bien sûr.
Je lui jette un coup d’œil par-dessus l’épaule. Grave erreur.
– C’est un peu le thème de la journée, en fait.
– Cette question est différente…
Je lui souris pour l’encourager.
– Vas-y.
– Tous les sex-toys sont-ils rose fluo ?
Ah.
Ahhhhhhhhhhh.
– Ou est-ce un choix personnel ? Comme tes ciseaux, ton manteau et…
– Je… Tu te fous de ma gueule ?
Il lève une main, ne tenant plus sa guitare que par deux doigts.
– Je te jure que je ne suis pas en train d’essayer de te mettre mal à l’aise.
– Me mettre mal à l’aise ?
Je m’intéresse à nouveau à la machine à café et me sers un mug.
– Mec, je suis habituée à ce que des types viennent chez moi et trouvent des
vibromasseurs dans le canapé. C’est pour ça que je les range là.
– Vraiment ?
Je me tourne et lui jette un regard vide.
– D’accord.
Il rit encore en se remettant à jouer.
– La couleur de ces trucs me semble juste étrange.
– Comment tu le prends ?
Il écarquille les yeux.
– Pardon ?
Je lève un deuxième mug en retenant un éclat de rire.
– Ton thé.
– Noir. Oh Seigneur, cette conversation ! Je suis désolé. Je ne suis pas
encore totalement réveillé. Je ne sais pas ce que je dis.
Il laisse échapper un gloussement adorable. Je reviens au salon et lui tends la
tasse.
– Tu y penses depuis hier soir ?
Hier soir : quand j’ai récupéré mon énorme vibromasseur rose en état de
marche dans le canapé, que j’ai sprinté dans la salle de bains pour le nettoyer et
le cacher sous le lavabo, tout au fond du tiroir. Hier soir, quand j’ai été à deux
doigts de jouir en rêvant qu’on baisait.
– Non, juste depuis que je me suis réveillé.
Il me remercie, boit une gorgée de thé avant de se pencher sur sa guitare
pour poser le mug sur la table basse.
– J’aurais pensé que les couleurs seraient plus masculines, pour une fausse
bite…
L’entendre prononcer ce mot crée un raz-de-marée dans mon cerveau. En
plus, il le lâche sur un ton tranquille, comme si ce n’était pas une bombe à
retardement.
– Euh… même si je n’ai pas une énorme expérience dans le domaine, la
majorité me semble être rose.
La conversation est décontractée, dépourvue de juge-ment. Ma gêne
s’estompe lentement, je m’assois à côté de lui.
– Je trouve que les godes de couleur chair sont un peu tristes. On dirait des
pénis séparés de leur propriétaire.
– Vu sous cet angle, je comprends.
– Et puis la couleur ne tient pas. J’en avais un couleur chair que je rangeais
dans mon tiroir de sous-vêtements et il a pris la teinte de mes culottes, ce qui a
donné un tie and dye assez étrange.
Il éclate de rire, hoche la tête tout en laissant ses doigts courir librement sur
le manche de sa guitare.
Comment est-il possible que je me sente aussi à l’aise avec lui ? Calvin est
l’équivalent humain d’un joint. Ça doit venir de sa guitare.
– Au fond, c’est peut-être parce que les femmes veulent se procurer du
plaisir elles-mêmes, sans avoir l’impression qu’elles le doivent à un homme.
Même s’il s’agit d’un sex-toy.
Il s’arrête de jouer et se tourne vers moi.
– Bien vu !
Je fais la moue.
– Ça te surprend que je comprenne ma propre sexualité ?
Le sourire de ce garçon est tout simplement divin. Un large sourire, qui
dévoile ses dents étincelantes et fait scintiller ses yeux.
– Je savais que je m’entendrais bien avec toi.
Moi aussi, je savais que je m’entendrais bien avec toi, Jack le musicien.
Je désigne sa guitare du menton avant de me lever pour préparer le petit
déjeuner.
– Alors, continue à jouer.
*
* *
En milieu de matinée, nous nous dirigeons vers le théâtre. Il fait si froid que
je ne peux pas décemment traîner des pieds et repousser le moment de vérité.
Robert comprendra tout de suite qu’il y a eu du changement en me voyant
arriver sans café de chez Madman, mais je doute qu’il s’attende à l’explication :
Hé ! Je me suis mariée hier !
Je me rappelle que le pire est passé. Le dire à Robert ne sera pas si difficile,
parce qu’il sera ravi…
N’est-ce pas ?
Jeff, en revanche…
– Donc, ils seront là tous les deux ?
Ce sont les premiers mots que Calvin prononce depuis que nous avons quitté
l’appartement. Le son de sa voix me sort de ma torpeur angoissée. Nous sommes
clairement sur la même longueur d’onde.
– Ouais.
J’ai envoyé un message à Jeff pour lui demander quel était le meilleur
moment pour les voir… Il a répondu qu’il serait au théâtre avec Robert toute la
matinée.
– Robert n’a pas quitté le théâtre depuis la démission de Seth. Jeff l’a
menacé de le faire sortir de force s’il ne le laissait pas au moins lui apporter des
vêtements propres et de la nourriture qui ne vienne pas d’un distributeur
automatique.
Calvin grimace.
– Je n’arrive pas à m’empêcher d’être soulagé à l’idée qu’ils soient encore
sur des charbons ardents à cause de Seth. Est-ce que ça fait de moi un monstre ?
Nous arrivons devant le Levin-Gladstone, je me tourne vers Calvin.
– Non. Enfin, je n’espère pas parce que je pense pareil. Cette nuit, je me suis
même dit qu’ils avaient peut-être trouvé un remplaçant. On a un peu tardé avec
toutes les démarches. (Je lève la main gauche.) Ce serait… dommage.
Calvin m’attrape délicatement par le bras au moment où j’ouvre la porte.
– Merci de m’avoir laissé venir avec toi ce matin. J’ai l’impression que
c’était la chose à faire. (Il hésite.) Tu ne crois pas qu’ils vont me tuer ?
– Ne t’inquiète pas. À choisir, c’est moi qu’ils tueraient, pas toi.
Brian me repère à l’instant même où nous franchissons le seuil. Comme s’il
était équipé d’un détecteur de chaleur. Je marmonne tout bas :
– Tiens-toi prêt.
Calvin suit mon regard en direction de Brian. Il descend les marches pour
venir me parler, je suppose.
– Qui est-ce ?
– C’est mon boss, le régisseur. Imagine Sheldon Plankton et Effie Trinket 1
réunis en une seule personne. Il me hait.
– Qu’est-ce que tu fous là ? me demande Brian. Tu as pris quatre jours de
congé. Retourne chez toi.
– Je suis venue voir Robert. Il est là ?
– Oui, avec le reste de ta famille. J’hallucine, est-on en train de diriger un
spectacle ou de préparer une réunion familiale ?
Soudain, je sens son regard attiré par la présence de Calvin, juste derrière
moi. Je discerne l’exact moment où il le reconnaît et assemble les pièces du
puzzle, parce qu’il jette un coup d’œil à ma main gauche. Il jubile.
– Sans déconner.
– Brian…
– Tu l’as vraiment fait.
Il s’approche d’un pas, je recule droit dans le torse de Calvin. Brian continue
sa diatribe :
– Tu as laissé mon boss me passer un savon devant Michael et les frères
Law, et puis tu as décidé de le faire.
Je hoche la tête en déglutissant. Après tout, il n’a pas tort. Mais la différence,
c’est que, in fine, c’était ma décision et non celle de Brian.
Il s’écarte et désigne le bureau de Robert d’un air théâtral.
– Eh bien, je t’en prie, monte à l’étage et informe ton oncle que tu as fait
exactement ce que j’avais suggéré. Je suis impatient de savoir ce qu’il en
pensera.
Je prends le bras de Calvin et le guide vers les escaliers en songeant qu’à la
première occasion, je volerai les talonnettes de ses mocassins Gucci ultrachics.
– Il est charmant, lâche Calvin.
Malgré tout le stress de la situation, j’éclate de rire.
La porte du bureau de Robert est entrouverte, je m’arrête devant.
– Attends ici, d’accord ? Juste quelques instants.
Calvin hésite avant d’acquiescer, résigné. Je frappe.
Robert s’écrie presque immédiatement :
– Entrez.
– Salut.
J’entre en prenant une grande inspiration. Robert est assis derrière son
bureau, il grignote un bagel. Jeff plie un pantalon pour le ranger dans un sac de
voyage en cuir.
Robert lève les yeux en entendant la porte se refermer derrière moi.
– Salut, Bouton d’Or. Je pensais que tu avais pris une semaine de congé.
Je marche vers eux, embrasse Jeff sur la joue avant de contourner le bureau
pour faire la bise à Robert.
– Je suis venue te parler.
Jeff demande :
– Tu as faim ? Il y a des fruits, du café et un sachet plein de ces petites
quiches dont tu raffoles.
– Merci mais… j’ai déjà mangé.
L’idée d’avaler quoi que ce soit me donne la nausée. Je me tourne vers
Robert.
– Où en est-on de la recherche ?
Jeff considère son mari avec une expression qui laisse deviner qu’il doit
supporter sa mauvaise humeur depuis plusieurs jours.
– Je t’en prie, ne le lance pas sur le sujet.
Robert se frotte les yeux.
– Nous avons auditionné une douzaine de musiciens.
– Et ?
Un mélange d’anxiété et d’espoir me submerge, j’ai la gorge soudain très
sèche.
– Et… nous allons probablement être obligés d’en auditionner encore six.
– Ça t’aiderait si je te disais que tu peux arrêter ?
Je remarque que Jeff vient de se figer à ma gauche.
– Nous avons déjà fait le tour du sujet, Holland, dit Robert. C’est impossible.
– Qu’est-ce qui est impossible ? demande Jeff avec des pincettes, même si je
suis sûre qu’il est déjà au courant.
J’ignore sa question et me tourne vers Robert, que je dévisage intensément.
– Et si on imaginait – hypothétiquement – que c’est possible ?
Il me dévisage, l’air épuisé.
– Eh bien, je serais ravi. Hypothétiquement.
C’est tout ce que j’ai besoin d’entendre.
Je me lève, me tourne vers la porte et m’immobilise la main sur la poignée.
– Je veux que tu saches que je l’ai fait parce que je t’aime. Je n’ai pas pu
résister à saisir l’opportunité de t’aider. Je sais que tu vas être en colère, mais
c’est déjà du passé.
La voix de Robert devient un grondement menaçant.
– Holland Lina Bakker. Qu’as-tu fait ?
Si j’en juge par son expression, il vient de deviner.
Je tourne la poignée, Calvin entre, les mains dans les poches de son jean.
– Monsieur Okai.
Il regarde Jeff.
– Monsieur…
– Okai également, complète Jeff, en nous regardant tour à tour, Calvin et
moi, totalement confus. Vous voulez bien m’expliquer ?
Je lève la main à l’annulaire de laquelle brille mon alliance.
Un.
Deux.
Trois.
Et, soudain, la voix incrédule de Jeff retentit :
– Tu t’es mariée ?
Il parle si fort que même si Brian ne s’est pas posté derrière la porte, il y a de
fortes chances pour qu’il l’ait entendu.
Je lève les mains.
– C’est seulement temporaire.
– Tu as épousé un homme que tu as rencontré dans le métro ? Ta mère est au
courant ?
– Absolument pas.
Je m’approche d’un pas et pose une main sur son bras.
– J’ai parlé à Davis et il m’a promis qu’il ne dirait rien. J’espère que tu feras
de même.
Jeff se tourne vers Robert.
– C’est toi qui l’as convaincue ?
J’insiste :
– Bien sûr que non ! Il a même été la première personne à rejeter l’idée
quand Brian l’a suggérée.
– Tu as fait quelque chose que Brian a suggéré ?
Jeff est ordinairement le type serein de la famille, c’est pourquoi je ne suis
pas prête à voir saillir une veine sur son front. Je retire néanmoins un certain
plaisir de savoir que Brian ne perd probablement rien de la conversation. Mon
oncle nous dévisage tous les trois.
– Avez-vous tous complètement perdu la tête ?
– Chéri. Respire.
Robert se lève et s’approche de son mari pour l’attraper par le bras, mais Jeff
se dégage.
– Tu ne comptes quand même pas la laisser faire !
Robert hausse les épaules.
– Que veux-tu que je dise ?
– Qu’elle doit annuler le mariage, immédiatement.
Je me désigne du doigt.
– Hé ! Femme adulte, qui n’est pas sourde.
Calvin danse d’un pied sur l’autre derrière moi :
– Je suis vraiment désolé de ne pas vous avoir inclus dans la décision…
Je l’interromps :
– Mais ce n’était pas à lui de le faire et je ne lui ai pas laissé le choix. J’ai
clairement expliqué à Calvin que s’il n’y avait pas de problème avec sa famille,
il n’y en aurait pas non plus avec la mienne.
Robert écarquille les yeux.
– Vous êtes légalement mariés ?
J’acquiesce.
– Je n’en crois pas mes oreilles.
Jeff ferme les yeux et prend une grande inspiration avant d’attraper son
manteau.
– Je rentre à la maison pour prendre un cachet contre l’hypertension et ne
pas appeler ta mère – ma sœur – qui me tuerait si elle apprenait la nouvelle.
Il se tourne vers Robert et ajoute :
– Nous en discuterons à ton retour. Que l’on peut prévoir – si je considère
que tu as un nouveau guitariste – tôt ce soir.
Robert acquiesce frénétiquement avant de raccompagner Jeff dans le couloir.
Il lui dit au revoir – en parlant trop bas pour que nous l’entendions – et Calvin et
moi grimaçons de concert.
Ç’aurait pu mieux se passer.
Après le départ de Jeff, Robert ferme la porte et s’installe derrière son
bureau en nous faisant signe de nous asseoir. Les mains croisées, fermement
appuyées sur le tas de portfolios et de CV amoncelés sur son bureau, il nous
toise tour à tour.
– D’accord. Vous avez fait ce que vous avez fait. Maintenant, il faut
assumer.
*
* *
Je… crois qu’on a réussi notre coup.
Robert est furieux contre moi – contre nous deux –, mais il ne m’a pas
expulsée de mon appartement ni mise dans un avion en direction de Des Moines.
On peut donc considérer qu’il s’agit d’une victoire. La bonne nouvelle ? Calvin
fait officiellement partie de l’orchestre de Possédé. Même si Robert ne
l’admettra jamais ouvertement, il est extatique. Du moins, il est vraiment
soulagé. Après avoir passé les détails en revue, il a appelé le reste de l’équipe. Il
vibrait pratiquement d’énergie créative. Grâce à moi.
Mission accomplie.
Mais ce n’est pas terminé. Malgré son irritation, Jeff nous a transféré le mail
qu’il a reçu de Sam Dougherty, son ami d’enfance qui travaille maintenant au
Service d’immigration et de citoyenneté américaine (USCIS). C’est un signe
encourageant. Mais je déchante en voyant le nombre de pièces jointes. Nous
allons devoir remplir mille formulaires.
Calvin et moi passons le reste de la matinée à rassembler certificats de
naissance, certificats médicaux pour les photocopier en trois exemplaires. Au
milieu de l’après-midi, la table basse est encombrée de documents officiels.
Nous n’avons même pas encore commencé à les compléter, pourtant mon
cerveau est déjà réduit en purée.
Calvin me trouve face au placard de la cuisine, absorbée dans la
contemplation de la vaisselle. J’étais en train d’écouter un livre audio en
rangeant les verres et les tasses propres lorsque boum, le mug Juilliard de
Calvin, à côté de celui que Davis m’a offert pour Noël l’année dernière (LA
SŒUR LA PLUS OKAY DU MONDE), me confronte à la réalité de mes actes.
– Tout va bien ?
Il me dévisage avec inquiétude.
– Un petit instant de panique, c’est tout. Ça va beaucoup mieux maintenant.
Calvin éclate de rire.
– Je peux comprendre.
Il attrape une pomme, l’essuie sur son T-shirt d’un air absent. Je garde les
yeux fixés sur son visage. Enfin, j’essaie.
– Tu penses que tes oncles vont digérer le choc ? Jeff semblait très énervé.
Je ferme la porte du placard et me tourne vers le réfrigérateur. Nous nous
sommes arrêtés sur le chemin du retour pour faire des courses. Je sors deux
bières en réalisant que je n’ai aucune idée de l’heure. Je m’en fiche – il doit bien
être 17 heures quelque part sur la planète.
– Jeff aura peut-être besoin d’un peu de temps pour se calmer, mais nous
faisons partie de la même famille. C’est tout l’avantage : il sera obligé de me
pardonner.
Je tends une bière à Calvin :
– Je crois que ça ne nous fera pas de mal.
Nous retournons au salon après avoir décapsulé les bières. Calvin s’assoit à
côté de moi sur le canapé et étire ses jambes sur la table basse devant lui.
Il ne porte pas de chaussures. Je tombe instantanément amoureuse de ses
chaussettes violettes à motifs losange. Des chaussettes violettes, des poils au
nombril et des cheveux en bataille. Je vis avec mon fantasme, c’est très
perturbant.
Il me tarde de connaître la teneur de mes rêves érotiques de ce soir.
J’attrape mon ordinateur portable et effleure le pavé tactile pour l’allumer.
Ça fait des lustres que je regarde cet objet en chien de faïence et que je me refuse
à l’utiliser. La petite icône en forme de livre du logiciel d’écriture très coûteux
dont je dispose me rappelle que je devrais avoir honte de moi.
Comme d’habitude, je l’ignore et ouvre mes mails.
– Le message de Jeff disait que nous devions remplir des formulaires tous
les deux. Tu as reçu un lien ?
Calvin boit une gorgée de bière avant d’ouvrir sa messagerie.
– Formulaire I-485. Oui.
– Je suis sur le I-130. Jeff a indiqué qu’on pouvait commencer par remplir
ces deux formulaires, avant le reste des documents. Il les transmettra, une fois
l’accord de principe obtenu. Il y a aussi une autre liste de documents à
photocopier et de choses à faire.
Calvin me jette un coup d’œil. Je m’efforce d’ignorer la manière dont la
lumière qui émane de la baie vitrée fait scintiller ses cils. J’aime le voir installé
sur mon canapé. J’aime savoir de quelle couleur sont ses chaussettes et quelle
tête il a le matin avant de boire son thé.
Il se gratte le menton.
– Il y a quoi dans cette liste ?
– Tu dois te faire examiner par un médecin. Et jusqu’à ce que tu sois
officiellement citoyen américain, je dois fournir des fiches de paye pour prouver
que je peux subvenir à nos besoins à tous les deux. (J’éclate de rire.) Ce qui
signifie que Brian va devoir m’augmenter. Si tu l’as trouvé drôle aujourd’hui,
viens assister à notre prochaine conversation. Ça va être fun.
Je tapote un stylo contre mes lèvres.
– Et nous aurons besoin de documents pour attester que notre mariage est un
mariage de bonne foi. (Il énumère.) Partage d’un loyer – facile –, des doubles
abonnements… (Je lui jette un coup d’œil.) Tu vas à la salle de sport ?
Il se met à sourire, l’air amusé, puis il bombe le torse comme pour insister
sur sa virilité.
– Oui. Je peux t’ajouter à mon adhésion, à moins que tu en aies une et que tu
préfères m’inscrire, toi ?
– Non, je te laisse faire.
J’ajoute rapidement et fais comme si je ne mangeais pas de snickers XXL au
déjeuner et que je ne considérais pas que les tapis de course sont ridicules
puisqu’on ne va nulle part. Je continue :
– Il suggère aussi qu’on ait des preuves type mails et textos. J’imagine qu’on
devrait s’y mettre.
– Des messages comme « tu peux acheter un litre de lait ? » ou… des textos
plus personnels ?
Je ne peux pas le regarder maintenant. Je me concentre sur la vue de la
fenêtre.
– On doit être convaincants… donc, un mélange des deux, non ?
Il sort son baume à lèvres, attirant à nouveau mon attention sur sa bouche. Il
se trouve à moins d’un mètre de moi. Je n’ai jamais eu l’occasion de regarder ses
mains de si près. Ses ongles sont bien coupés – Dieu merci –, il a de longs
doigts, mais ses mains ne semblent pas trop délicates. Il porte son alliance.
– Soyons clairs, articule-t-il lentement en refermant son baume à lèvres.
Histoire d’éviter qu’ils fassent irruption chez toi, on parle de messages
personnels dans le genre je suis impatient d’arracher ta culotte ?
Je retiens mon souffle, submergée par le désir de hisser le drapeau blanc.
– Euh… ouais. Je crois.
Je retourne immédiatement à ma liste pour reprendre contenance tandis qu’il
attrape son téléphone et se met à taper.
– Hum, quoi d’autre… ? Des lettres ou des cartes nous félicitant pour notre
mariage, des factures d’électricité à nos deux noms, des cartes de crédit, ce genre
de choses.
Mon téléphone vibre. Un texto de Calvin.
Je réponds, décontractée :
*
* *
Mettez-moi une balle entre les deux yeux pour abréger mes souffrances, s’il
vous plaît.
Avez-vous déjà rempli votre déclaration de revenus seul(e) ? La paperasse
de l’Immigration ressemble beaucoup à ça, avec moins de maths et beaucoup
plus d’opportunités pour se parjurer.
Remplir mon formulaire s’est avéré assez facile – noms, adresses et
précédents employeurs. Mais les questions de celui de Calvin sont tellement
approfondies que même en nous partageant la tâche, il nous faut plus d’une
heure pour remplir les deux premiers feuillets.
Je lui jette un coup d’œil, de l’autre côté de la table basse. J’en suis à ma
seconde bière de l’après-midi et mon stylo s’est perdu quelque part dans mes
cheveux.
– Pouvez-vous faire une liste de vos adhésions actuelles et passées, de vos
affiliations avec des organisations, des fondations, des clubs, des associations ou
autres groupements dont vous avez fait partie depuis l’âge de seize ans, avec le
lieu, la nature et les dates de ladite affiliation ?
Il me dévisage, le regard vide, épuisé.
– Je ne connais même pas le nom du groupe dans lequel j’ai joué l’année
dernière, alors tu imagines le groupe de mes seize ans.
Je jette un coup d’œil au formulaire avant de tourner les yeux vers lui.
– Il faudrait que tu fouilles dans ta mémoire, parce qu’on va en avoir besoin.
Calvin se laisse aller en arrière et passe une main dans ses cheveux. Il éclate
de rire. Sur la table basse devant lui traînent un trognon de pomme sur une
assiette, des pelures d’orange, les emballages vides de deux barres de Granola et
des miettes provenant d’un sandwich au beurre de cacahuète et à la confiture.
Une révélation à propos de Calvin : il mange beaucoup.
Je passe à la section suivante.
– Parle-moi de tes parents.
– Ils s’appellent Padraig et Marina. Ils sont… Ils sont sympas.
Il hausse les épaules.
– Padraig ?
Je m’efforce d’imiter sa prononciation.
Il se tourne vers moi, fait glisser son pied recouvert d’une chaussette violette
sous sa cuisse. Ses cheveux sont décoiffés, comme si j’avais passé ma main
dedans.
– Pat-rick, répète-t-il en contrefaisant l’accent américain et en détachant
bien chaque syllabe cette fois.
Je me sens rougir.
– Oh. Patrick. Je suis une imbécile.
– Les Américains, vous parlez du fond de la gorge et vous amalgamez les
consonnes. Un Irlandais mangerait aussi les voyelles.
Je réponds d’une voix tremblante et douce :
– Ça me plaît bien.
La ferme, Holland.
Il continue, comme s’il n’avait pas remarqué que je rougis.
– Mon accent est plus ou moins marqué selon les moments. Par exemple, si
j’ai bu quelques pintes, je dois me concentrer pour être compréhensible. Si nous
étions à Galway, tu ne comprendrais rien à ce que je dirais.
– Nous devons vous paraître très ennuyeux en comparaison.
Il secoue légèrement la tête.
– J’aime le son de ta voix.
Oh.
Je m’éclaircis la gorge et me concentre sur les questions.
Nous passons le quart d’heure suivant à fixer son téléphone. Il me montre
des photos de sa famille tandis que j’écris les noms complets et les dates de
naissance de tous ses frères et sœurs. À vingt-sept ans, il est l’aîné. Brigid a
vingt-cinq ans, c’est la plus proche de Calvin. Finnian en a vingt-trois et Molly
dix-neuf.
– Est-ce que la règle de l’aîné se vérifie dans ton cas ? Es-tu le fils fiable ?
L’enfant consciencieux, exceptionnellement doué, structuré…
Il éclate de rire et porte sa bière à ses lèvres pour en boire une gorgée.
– Je vis ici dans l’illégalité et j’ai dû épouser une inconnue pour obtenir le
job de mes rêves. Je pense que « consciencieux » n’est pas l’adjectif qui me
caractérise le mieux.
Il se gratte la joue, pensif.
– Mais ouais, plus jeune, j’étais un peu Monsieur-je-sais-tout. Je voulais
toujours tout contrôler, surtout en l’absence de mes parents. Mon frère et mes
sœurs ripostaient parfois. Un jour où une fille qui me plaisait discutait dans la
rue avec un ami, Brigid et Finn m’ont déshabillé de force et m’ont enfermé
dehors.
– Oh Seigneur !
– Je le méritais. (Il me désigne du menton.) Et toi, la benjamine de six ? Es-
tu la petite dernière classique ?
– C’est ce que Davis dirait de moi. Quand on y pense… Robert a créé un job
pour moi et mes oncles paient les trois-quarts de mon loyer…
Je désigne la pièce où nous nous trouvons comme pour dire tu vois ?
– Je dirais donc que oui.
– Je ne sais pas, dit-il en posant les coudes sur ses genoux sans me quitter
des yeux. Ce que tu as fait pour moi me semble assez désintéressé. Partager ton
espace, prendre des risques.
– Tu m’accordes trop de mérite.
Je fais mine d’être très occupée à classer les documents sur la table. La
culpabilité me submerge, comme une bombe à retardement. Dans mon cœur, je
sais que je l’ai fait pour Robert. Mais le fait que Calvin soit si proche de moi…
et sentir que j’ai finalement pu contribuer à la production… je ne peux pas nier
que j’y trouve aussi mon compte.
– Thomas, marmonne Calvin, en récitant la liste de mes frères et sœurs.
Bram, Matthew, Olivia, Davis, Holland.
– Gagné.
Je me lève pour aller nous chercher une autre bière.
– Thomas est ophtalmologue à Des Moines. Bram est professeur de maths
dans un lycée de Fargo. Matthew fait partie de l’équipe des techniciens de
l’université de l’Iowa…
Il me coupe :
– Davis vit dans le Wisconsin et Olivia est…
Il parcourt ses notes, mais je sais qu’il n’y trouvera rien.
– Aucune idée.
Je reviens avec les bouteilles.
– La semaine dernière, elle voulait devenir masseuse. Avant ça, elle avait
décidé de monter une ferme en agriculture biologique sur les terres de mes
parents.
– Il y a quelqu’un comme ça dans toutes les familles.
Il se désigne du doigt.
– Certaines de ces questions sont vraiment faciles.
Je lui fais signe de me tendre son ordinateur portable et il s’exécute, presque
joyeusement.
– Voilà.
Il se rassoit tranquillement, en agitant ses pieds chaussés de laine violette.
– Avez-vous déjà fait l’objet d’une arrestation ?
Je coche la case NON et passe à la suivante :
– Durant votre séjour aux États-Unis, prévoyez-vous de vous engager dans
des activités d’espionnage ?
Il m’adresse un sourire diabolique.
Je lui souris avant de me replonger dans le formulaire.
– Prévoyez-vous de vous engager dans une quelconque activité dont le but
viserait à vous opposer, à contrôler ou à renverser le gouvernement des États-
Unis par la force, la violence ou tout autre moyen dérogeant à la loi ?
Il fait mine de considérer la question, je continue :
– Avez-vous déjà milité pour le Parti communiste ?
Il secoue la tête et je coche la bonne case.
– Avez-vous l’intention de vivre en couple dans la polygamie aux États-
Unis ?
– On va commencer par tester la monogamie, non ?
Ces mots déclenchent une tornade en moi.
– Ces dix dernières années, avez-vous eu des relations avec une prostituée,
vous êtes-vous prostitué ou avez-vous l’intention de vous engager dans des
activités de ce type dans le futur ?
– Je vais essayer d’arrêter.
Il regarde par-dessus mon épaule. Je sens que ce moment pourrait être une
opportunité en or pour soutirer quelques informations à Calvin.
– Avez-vous déjà participé à une conspiration terroriste ou comptez-vous le
faire ?
– Non.
– Contrefaçon ?
– Non.
– Quand s’est terminée ta dernière relation ?
Il se fige, la bière à la main.
– C’est l’administration qui veut savoir ça ?
Je lève les mains en simulant l’innocence.
– Je n’invente rien.
– Hum, il y a un moment.
– Une date précise ?
– Il y a presque dix mois, je crois. Même si ce n’était pas très sérieux.
– Avez-vous ou comptez-vous rejoindre le club du septième ciel ?
Calvin ouvre la bouche pour répondre et comprend soudain.
– Oh, la traîtresse !
J’éclate de rire, en me baissant pour éviter le coussin qu’il lance dans ma
direction.
En général, c’est moi qui frappe à la porte de Robert et Jeff avec des sacs de
provisions. Une fois n’est pas coutume, vendredi soir – trois jours après le
mariage –, oncle Jeff arrive les bras chargés de plats à emporter.
Même s’il a fait la navette entre Sam Dougherty et nous par courrier
électronique, nous n’avons pas discuté depuis le matin où il a quitté le bureau de
Robert, fou de rage. Jeff et moi n’avons jamais passé tant de temps sans nous
parler, surtout après une dispute, et je suis tellement heureuse de le voir que je
me jette dans ses bras. Plus exactement, comme il croule sous les sacs siglés
Pure Thai Cookhouse, je me love contre lui en soulevant son bras libre de la
main qui n’est pas entravée par le plâtre.
– Je suis désolée.
Je m’éloigne d’un pas et m’essuie les yeux. Calvin est là pour nous
débarrasser, il récupère les sacs de nourriture avec un sourire. Jeff hoche la tête
pour le remercier avant de m’enlacer très étroitement.
– Tu es une imbécile, murmure-t-il dans mes cheveux. Mais tu es mon
imbécile, ce qui est déjà beaucoup.
Je frotte mon visage dans sa chemise, en essuyant mes larmes et mon
mascara sur le tissu blanc rayé de bleu pâle.
– Donc, tu penses que je n’ai pas commis la pire erreur de ma vie ?
– Non, même si je suis encore sous le choc.
Il me repousse délicatement et essuie les larmes sur mes joues.
– Je commence à comprendre. Moi aussi, je serais prêt à tout pour lui. Quoi
qu’il en soit, je suis venu avec des renforts.
Il me regarde d’un air un peu suppliant.
Robert, à cette heure, est au théâtre, mais il est vrai que Jeff n’est pas seul.
Derrière lui, Lulu agite deux bouteilles de tequila et, sur ses talons, se trouve
Gene, le… plan cul de Lulu, un sachet de citrons à la main. Il porte la moustache
la plus énorme de l’univers.
J’attrape les citrons.
– Et n’essaie pas de deviner mon poids ce soir, on n’est pas à Coney Island !
Jeff éclate d’un grand rire avant de se diriger vers la cuisine, mais Gene me
dévisage, perplexe.
– Hein ?
– Tu vas me donner un pistolet à eau pour tirer sur des canards ?
Soudain, il comprend l’allusion au parc d’attractions. Sa moustache géante
frémit, il s’empêche d’éclater de rire.
– Je rapporte les citrons chez moi si c’est pour que vous soyez aussi
impertinente, Mademoiselle.
– Tu ressembles à un forain. Ou à Sam le Pirate. Je ressens le désir soudain
d’acheter du bétail.
Derrière moi, Calvin ricane.
– Tu rêverais d’avoir une ’stache pareille.
J’éclate de rire.
– Je suis désolée, je n’entends pas ce que tu dis à cause des poils.
– Je lui ai dit que c’était immonde.
Lulu tire sur les poils de sa moustache, Gene s’écarte. Il la lisse fièrement.
– Je suis hyperparesseux. Entretenir ma moustache me demande beaucoup
moins d’efforts que me raser tous les jours.
Je n’ai pas besoin de l’observer de près pour deviner qu’il l’a peignée et
stylisée avec de la cire. Ce n’est vraiment pas une moustache fruit du hasard ;
c’est plutôt le genre que l’on choisit dans un catalogue de moustaches,
l’accessoire parfait d’une apparence faussement négligée type je me fiche
tellement de tout que je ne prends pas le temps de me jeter un coup d’œil dans le
miroir (alors que Lulu me confie que Gene passe beaucoup de temps devant le
miroir).
Il entre, Lulu s’arrête sur le seuil. Il n’est pas nécessaire que je lui demande
pourquoi elle a accompagné Jeff.
– Il t’a appelée et il t’a crié dessus, n’est-ce pas ?
Elle se penche en déposant un baiser sur ma joue.
– Bien sûr. Mais je l’ai calmé en lui envoyant toutes les photos du mariage.
Il a dit que j’avais fait du bon boulot avec tes cheveux.
J’éclate de rire, elle se dirige vers la cuisine et je ferme la porte au moment
où Jeff avance vers Calvin, la main tendue.
– Je ne crois pas que nous ayons été présentés comme il se doit. Et j’aimerais
m’excuser pour mon impolitesse. Holland est ma plus jeune nièce, c’est comme
une fille pour moi, et je suis donc très protecteur avec elle.
– Pas la peine de vous excuser. Je comprends parfaitement.
Jeff lui sourit, les yeux étincelants :
– Et félicitations. Tu as réussi à passer les trois phases de la vérification des
antécédents criminels.
Il me jette un coup d’œil.
– J’ai envoyé une copie à Holland.
Calvin écarquille les yeux.
– Honnêtement ?
Avec un grand rire, Jeff entre dans la cuisine pour déballer les plats.
Je pousse Gene devant moi.
– Oh ! Je suis désolée, Calvin. Je te présente Gene, c’est le… hum, l’ami de
Lulu.
– Petit ami, corrige Gene.
– Jouet sexuel, lance Lulu avec un sourire.
Elle lui caresse la joue puis s’éloigne pour aider Jeff ou – plus
probablement – nous servir en alcool.
Calvin et moi échangeons un regard, je suis prise de vertige. Nous avons
notre propre langage silencieux.
Calvin lui tend la main :
– Je suis le mari.
– Et pas le jouet sexuel ? réplique Gene.
Cette plaisanterie est vraiment gênante.
– Euh non, réplique Calvin avec une moue qui me donne envie d’éclater de
rire.
– Pas encore ! s’écrie Lulu de la cuisine.
Je m’exclame :
– Lulu. Je vous bannis de cet appartement, Gene et toi, si vous continuez à
nous mettre volontairement mal à l’aise. Te voilà prévenue.
– Nous sommes déjà assez mal à l’aise comme ça, renchérit Jeff.
Calvin se penche pour que je sois la seule à entendre et murmure :
– Après tout, j’ai trouvé un jouet sexuel dans le canapé.
Je lui donne une tape sur le bras.
Lulu revient avec quatre Margaritas et Gene nous demande comment se
passe notre première semaine de mariage. Malgré la moustache et sa fâcheuse
tendance à vouloir démontrer à quiconque qu’il n’est pas attaché aux choses
matérielles, Gene a vingt-neuf ans et il est plutôt sexy. Mais à côté du dieu
qu’est Calvin dans son jean foncé et son T-shirt élimé, il ne peut pas soutenir la
comparaison. Pendant quelques secondes, je surprends Lulu en train de reluquer
Calvin comme mon golden retriever avait tendance à regarder mon dîner, et je
me rapproche imperceptiblement de lui.
Je crie en utilisant ma main comme un mégaphone :
– Jeff, il y a du vin au-dessus du frigo !
– Je l’ai déjà ouvert, répond-il. Je m’occupe des plats.
– Je préfère t’avertir, dis-je à Calvin sur le ton de la confidence. Plus Jeff
sera ivre et plus il dira ce qu’il pense, à savoir : nous avons commis une terrible
erreur, comment avons-nous pu, etc.
Calvin jette un coup d’œil en direction de Jeff.
– Il semble déjà très franc du collier.
– Je t’entends, Holland, lance Jeff qui a choisi cet instant précis pour nous
rejoindre dans le salon. J’ai juste peur que ça se termine mal. Et je déteste mentir
à ma sœur.
– Je pensais peut-être le raconter à papa et maman…
Je fais signe aux autres de se servir. C’est un mensonge éhonté, je viens de
croiser les doigts en espérant que Jeff ne comprendra pas que je bluffe.
– Maman est plutôt cool, elle ne me déshéritera pas… C’est juste… ça ne me
semblait pas encore officiel, peut-être parce que nous n’avons toujours pas
validé l’entretien avec l’Immigration. Pourquoi les inquiéter ?
– Je l’ai dit à mes parents, lâche Calvin.
Je plisse les yeux. Cette nouvelle me surprend, étant donné la rapidité à
laquelle les événements se sont succédé.
– Quand ?
Il goûte le cocktail avant de lever son verre en direction de Lulu pour la
remercier.
– Avant le mariage.
– Et ils l’ont bien pris ?
Il acquiesce.
– Ils étaient ravis.
– Tu leur as dit pourquoi nous nous marrions ?
Il répond, en se servant une assiette :
– Non. Je leur ai dit que j’avais rencontré une fille. Ce n’est pas faux, n’est-
ce pas ?
En effet, c’est le cas. N’ont-ils pas été surpris par la précipitation de la
décision ? Je le scrute encore quelques secondes, il est calme, souriant. Comme
toujours. Peut-être parce que c’est un fils et non une fille, l’aîné et non pas la
petite dernière ; ou seulement parce qu’il n’a aucune raison de perdre confiance
en lui puisque sa famille a cessé depuis longtemps de remettre en question toutes
ses décisions.
La conversation dérive, nous allons chercher nos assiettes et les rapportons
au salon. Je n’ai pas de table, encore moins de chaises, donc nous nous installons
tous par terre autour de la table basse.
Nous sommes un peu serrés, mais il y a de la place pour tout le monde. Je
me lève pour trouver de quoi nous occuper ce soir. Jeff a estimé qu’un dîner
inopiné serait l’occasion parfaite pour parler de moi avec Calvin, mais Lulu l’a
accompagné. Je dois donc imaginer un jeu dont l’unique but sera d’empêcher
Lulu de monopoliser la conversation. Lulu, Jeff et Gene détiendront tous un sac
de jetons de casino. Ils devront miser pour répondre aux questions de Calvin. Ils
seront libres de surenchérir s’ils pensent avoir la meilleure histoire. Ne
connaissant pas Gene depuis très longtemps, je lui donne des jetons pour le geste
plus qu’autre chose. Lulu et Jeff, au contraire, sont des puits d’anecdotes aussi
désopilantes qu’humiliantes et ils vont devoir se départager pour les raconter.
Quand je termine mes explications, nous fixons tous Calvin.
Il déglutit, s’essuie la bouche avec sa serviette et sort un petit cahier de l’une
de ses poches.
– Peut-on commencer par des questions basiques auxquelles il est facile de
répondre ?
Il ouvre le bouchon de son stylo avec les dents.
– Bien sûr.
J’adresse un regard à Lulu :
– Mais tu es limitée à une minute par réponse.
Elle fait mine de s’effondrer dans les coussins.
– Donc, le tour de chauffe, lance Calvin. J’aimerais savoir ce que vous
admirez le plus chez Holland.
– En dehors de son décolleté ? s’écrie Lulu.
Jeff grogne, Calvin sourit et jette un coup d’œil à ma poitrine sans la
moindre velléité de discrétion.
– Eh bien, ouais. En dehors de ça.
Mon cœur se met à battre plus fort.
– Son cran.
Lulu s’appuie sur un coude et me dévisage intensément :
– Elle fait toujours ce qu’elle dit et refuse les concessions.
– Génial. Bonne réponse.
Calvin le note avant de se tourner vers Gene qui hausse les épaules.
– Euh… sa cuisine, peut-être ?
Calvin éclate de rire.
– Tu me poses la question ou tu me donnes une information ?
Jeff s’éclaircit la gorge et tousse dans son poing en me regardant.
– Ça va être difficile, il y a tellement de choses que j’admire chez elle.
– Ohhhh Jeffie…
Je me penche vers lui pour l’embrasser sur la joue.
– J’admire sa capacité d’analyse à propos de ses réussites comme de ses
échecs. Elle sait qui elle est. Contrairement à la plupart des gens que je connais.
Elle tente de se voir clairement – avec un œil aussi bienveillant que critique – et
selon moi, ses jugements sont toujours fiables.
C’est l’un des plus beaux compliments qu’on m’ait jamais faits. Je ne m’y
attendais pas, je suis bouche bée.
– Elle a aussi pas mal d’humour, ajoute Jeff.
Lulu proteste :
– Tu n’as droit qu’à une minute.
Calvin s’interpose en me souriant :
– Ouais, mais comme elle est aussi pleine de compassion, je laisse passer
cette infraction.
Calvin pose encore quelques questions générales – ce qu’ils préfèrent faire
avec moi, le genre de musique que j’écoute, les films que je déteste, ce que je
prends toujours au restaurant – avant de terminer sur :
– Qu’est-ce qui vous ennuie le plus chez Holland ?
Je proteste :
– Hé !
Il me prend la main.
– Allez, je pense que les réponses seront intéressantes.
Qu’il soit maudit ! Avec un accent pareil, je ne peux rien lui refuser.
– Elle déteste prendre des risques, répond immédiatement Lulu.
Je réponds du tac au tac en désignant Calvin :
– Euh… Risque, ici même.
Elle renifle.
– Je ne sais pas. C’est un risque très agréable à regarder.
Calvin se rapproche imperceptiblement de moi.
Gene réfléchit quelques instants avant de hausser les épaules.
– Elle, hum, je ne sais pas, elle refuse toujours de dire que je suis le petit ami
de Lulu.
– Histoire de rétablir la vérité, Lulu ne dit pas que tu es son petit ami.
Gene rit.
– Ah. Pourquoi ne dis-tu pas que je suis ton petit ami, Lulu ?
– Parce qu’on n’a plus seize ans. Ça te ferait vraiment plaisir que je dise que
tu es mon ami ?
– Ouais, je crois.
Tandis qu’ils flirtent, je regarde Jeff en me demandant si j’ai vraiment envie
d’entendre sa réponse à cette question. Il est déjà en train de s’humecter les
lèvres, son tic avant d’aborder un sujet difficile.
– Je ne cherche pas à nier ce que j’ai dit tout à l’heure, explique-t-il
calmement, comme s’il ne parlait qu’avec moi. Holland essaie de se voir
clairement et y parvient assez bien. Mais je pense aussi qu’elle se perçoit comme
un personnage secondaire, même dans sa propre vie.
Son compliment m’a bouleversée et je suis tout aussi – réciproquement –
bouleversée par cette critique. Je l’accueille comme un grand bong qui résonne.
Jeff vient-il de découvrir la vérité sur mon blocage ? Pendant presque un an, j’ai
essayé de trouver une idée pour mon premier roman et je n’ai pas avancé d’un
pouce. Est-ce parce que les romans ne peuvent pas se construire seulement sur
des personnages secondaires ? Et si je n’arrivais jamais à créer un personnage
d’envergure ?
Le silence se fait.
Je lève mon verre, le vide et le tends à Lulu pour qu’elle le remplisse à
nouveau.
– J’ai l’impression d’être un insecte qu’on étudie au microscope.
Mais la présence de Lulu et Gene allège l’atmosphère.
– C’est parti pour les choses marrantes.
Les mises commencent. Au début, Calvin reste modeste : quel est le film
préféré de Holland ?
Même Gene le sait – nous l’avons vu au Beekman ensemble il y a quelques
semaines. Lulu le dévisage de l’autre côté de la table, il lance un jeton.
– Est-ce Blues Brothers ?
– Oui !
– Une fois où Holland a pleuré, s’exclame Calvin.
Jeff mise d’un jeton, mais Lulu relance de deux et il lui accorde cette
réponse. Au lieu de choisir une histoire touchante, elle lui raconte le soir où j’ai
tellement bu que j’ai glissé en traversant Madison et la 59e Rue. Je sanglotais
parce que je ne trouvais plus les lunettes de soleil qui étaient sur ma tête.
– Merci, Lulu. Et pour ce que ça vaut, elles étaient roses et en édition
limitée. Il s’agissait plus de radinerie que de sentimentalité.
Elle me tire un chapeau imaginaire.
Calvin prend une autre bouchée et déglutit avant de demander :
– Quelque chose qui rend Holland sentimentale ?
Sans utiliser de jeton, Jeff et Lulu s’écrient à l’unisson :
– Gladys !
Jeff explique.
– Depuis ses trois ans, elle possède une peluche, Gladys. C’était un cadeau
d’anniversaire de Robert qui, comme tu l’apprendras, est la personne préférée
d’Holland.
– C’est vrai. En dehors de ça, je ne suis pas très sentimentale.
– Ton histoire la plus embarrassante ? demande Calvin.
Lulu avance un jeton et commence à parler avant que Jeff ait la chance de
miser :
– Oh, celle-là est pour moi. Une fois, elle a couché avec un mec et il y avait
beaucoup de poils sur son…
J’écrase le poing sur la table basse.
– OH MON DIEU, LULU !
Soudain, plus personne ne parle, peut-être parce qu’ils sont morts de honte
pour moi. Lulu regarde autour d’elle comme si elle venait à peine de se rendre
compte qu’elle avait un public.
– Même si je vis mille ans, commente Jeff, je ne veux pas connaître la suite
de cette histoire.
– Pourquoi te fais-je confiance ? je lui demande, véritablement embarrassée.
À ma grande surprise, elle semble contrite.
– Parce que mes histoires sont toujours bien pires ?
– Je pensais plus à des histoires de cuites ou de grosses fêtes qu’à des
anecdotes incluant des relations sexuelles.
Je me tourne vers lui en percevant de la tension dans sa voix. Son agacement
est palpable. Je commence à sentir que Calvin n’apprécie guère les excentricités
de Lulu.
Et je ne suis pas sûre de les apprécier ce soir, moi non plus. Elle est allée un
peu loin.
– Eh bien, dis-je en posant une main sur son bras. Il y a eu la fois où ma
grand-mère ne m’a pas reconnue à cause des quelques kilos que j’avais pris en
première année de licence. (Jeff tousse et je corrige.) Nombreux kilos.
Calvin me jette un regard reconnaissant avant de l’écrire dans son carnet.
– Dur.
Nous continuons à boire, à raconter des anecdotes à propos des sports que
j’ai pratiqués (volley-ball, très peu de temps), des livres que j’adore (beaucoup),
de mes vacances (pas grand-chose à dire). Calvin partage un peu de son passé
avec nous : en Irlande, il pêchait avec son père chaque vendredi matin le poisson
que sa mère préparait pour le dîner ; sa plus jeune sœur, Molly, souffre d’une
infirmité motrice cérébrale ; il a vu Possédé sept fois parce qu’il a gagné deux
fois des places. L’un de ses anciens professeurs, particulièrement généreux, l’a
invité les cinq fois suivantes. Il ne comprend pas l’intérêt des séries –
particulièrement, Friends – ; son film préféré, c’est Le Parrain II. J’apprécie de
découvrir un versant un peu plus normal de sa personnalité, du moins sur
certains plans. Il ne mange pas d’agneau et considère que ne pas boire le whisky
pur est une abomination. Il aidait aussi beaucoup sa mère pendant sa jeunesse et,
apparemment, le tricot n’a pas de secret pour lui.
– Tu tricotes ?
Il acquiesce lentement, détendu par le dîner, l’alcool, la bonne compagnie.
– Tu pourrais te tricoter une écharpe et une casquette assortie ?
Par moments, on pourrait penser qu’on brasse trop d’informations – comme
si on buvait à une lance à incendie –, mais les histoires en engendrent d’autres,
des plaisanteries, de nouvelles anecdotes qui me font également réaliser que
nous commençons à nous connaître. Même si le processus est extrêmement
intense, comme lorsque les gens sont coincés ensemble dans un camp de
vacances et qu’ils finissent par connaître l’autre par cœur.
Jeff se lève. Il invite cordialement Lulu et Gene à partir en même temps que
lui, et j’apprécie la capacité de mon oncle à être franc sans être impoli :
– Laissons-les se reposer. Tout ça doit être épuisant.
Il sourit d’un air circonspect à Calvin, avant de me serrer dans ses bras. Lulu
récupère la dernière bouteille de tequila et Gene nous envoie des baisers en
sortant.
Quand la porte se referme derrière eux, Calvin soupire lourdement.
– Waouh, je suis plein à craquer.
Il tapote sa tempe pour me faire comprendre ce qu’il veut dire. Mais si la
manière dont il a regardé Jeff avec reconnaissance est une indication, je pense
qu’il en a aussi assez de discuter.
– J’imagine.
Ensemble, nous récupérons les assiettes dans le salon et nous nettoyons la
cuisine. Il fait la vaisselle, je remballe la nourriture et nettoie les comptoirs.
Tout semble tellement facile. Passer du temps avec mes proches et Calvin,
ranger après leur départ. Est-ce parce qu’il s’agit seulement d’une comédie et
qu’il n’y a aucun enjeu ? Ou est-ce le signe de quelque chose de plus profond,
d’une alchimie incroyable ?
Tu vois, Holland, c’est maintenant que tu tombes dans le panneau.
Il attrape une bière, se dirige vers le canapé où il se laisse tomber
lourdement. Je m’installe à l’autre bout.
– Tu t’es bien amusée ?
Je me frotte le front en comptant les cocktails – quatre – que j’ai bus en trois
heures.
– Ouais. C’était marrant. Je suis un peu ivre, d’ailleurs.
Son rire est clair, comme s’il trouvait ça charmant.
– Ton nez est tout rose.
Et il me prend de court en s’allongeant dans le canapé et en posant
délicatement sa tête sur mes genoux.
– Je peux ?
– Bien sûr.
Je lève une main hésitante et effleure ses cheveux.
Il laisse échapper un soupir de plaisir en fermant les yeux.
– Cette semaine a été épuisante.
– Ouais.
Le moment est tellement surréaliste que je dois me mordre la lèvre pour
m’assurer que je ne suis pas en train de l’inventer de toutes pièces. Aurai-je
l’impression que ce que je vis est réel quand il ira aux répétitions et que je me
remettrai moi aussi à travailler ? Nous rentrerons ensemble tous les soirs.
Un an. Une petite voix dans ma tête me conseille de protéger mon cœur avec
du papier à bulles et de limiter mes attentes au maximum.
– J’ai suffisamment bu pour être groggy. Et ne plus savoir tenir ma langue.
– C’est une bonne chose. Attends, je vais chercher ma liste de questions très
personnelles.
Il éclate de rire en levant les yeux vers moi.
– J’ai beaucoup appris sur toi ce soir. Écouter ce que son cercle intime dit de
quelqu’un est toujours édifiant.
Je grogne en me souvenant des dérapages de mon amie :
– Lulu a été immonde. Ça ne te donne pas une bonne image de moi.
– J’allais te poser la question, justement.
Il ferme les yeux, je lui caresse les cheveux.
– Elle semblait très sympa au mariage, mais ce soir, elle a eu un
comportement minable. Est-elle toujours aussi grossière ?
– Ouais, Lulu n’a pas de filtre, mais ce soir, elle m’a semblé presque
agressive, comme si elle essayait de me surpasser en degré de folie.
– Ce que nous avons fait est assez fou. De l’extérieur, il semblerait que Lulu
a l’habitude d’être la plus déjantée.
– C’est vrai.
J’observe son visage en appréciant de pouvoir le détailler sans qu’il s’en
rende compte. Son nez est long et droit, ses lèvres pleines mais pas féminines
pour autant. J’adore la forme de ses yeux. En amande, avec des paupières un peu
lourdes. Il a des cils épais mais pas assez longs pour me distraire. La barbe qui
ombre ses joues est plus foncée que ses cheveux châtain clair, avec des reflets
roux au soleil. Et au niveau de son cou, je sais qu’il y a une mèche blanche,
comme du cristal émergeant de la pierre noire.
Il attrape son téléphone, tape rapidement un message avant de dire :
– On devrait peut-être aborder les sujets qu’on aborde toujours au début
d’une relation.
– Comme parler de nos ex ? Tu as besoin de ton carnet ?
Calvin me dissuade de me lever d’un sourire.
– Jeff a fait des sous-entendus en parlant d’un Bradley.
Il croise les pieds.
– Je suppose qu’il a compté pour toi.
Je cligne des yeux en essayant de deviner quand – et pourquoi – Jeff et
Calvin auraient discuté de mes relations passées ce soir. Mais mon téléphone
vibre sur la table. Je me penche et ouvre le message que je viens de recevoir…
de Calvin.
Ces mots déclenchent une tempête en moi. Mon cerveau, prompt à tirer des
conclusions hâtives, trouve que ça pourrait correspondre à notre situation
actuelle.
– Juste deux ?
J’essaie de maintenir à flot notre conversation de la vie réelle.
– Eh bien oui, deux vraies copines. Aileen et Rori.
– Ce sont des noms très irlandais.
Il sourit, puis éclate de rire.
– C’étaient des filles très irlandaises.
– Personne aux États-Unis ?
– Rori m’a accompagné ici lorsque j’ai commencé l’école, mais elle est
rentrée quelques mois plus tard. Après elle… j’ai rencontré quelques filles
sympas.
Calvin grimace en redressant la tête pour boire sa bière, avant d’ajouter :
– Une fille de l’école, Amanda. Six mois, environ. Mais elle était un peu
diabolique. Et autoritaire.
– J’aurais tendance à penser qu’une fille autoritaire au lit, c’est un plus.
– Et tu as raison. Ce n’était pas dans ce domaine que ça posait problème.
Il boit encore une gorgée sans croiser mon regard.
– Et toi ?
– Moi ?
Il plisse les yeux.
– Relations.
– Oh. Après Bradley… des centaines.
Il se redresse un peu.
– Vraiment ?
Je le sens très intéressé, comme un type à moitié ivre le serait naturellement,
mais il comprend rapidement que je plaisante et se rallonge.
– Ma foi, ç’aurait été possible. Liberté sexuelle, etc.
– Pas des centaines, quelques-unes.
– Tu sais, les secrets sont monnaie courante.
– Vraiment ?
Il jette un bref coup d’œil à son téléphone, tape un message rapide. Mon
cœur va exploser dans ma poitrine. Calvin hoche la tête lorsqu’il lève les yeux
vers moi :
– Ma mère dit que les secrets ouvrent des portes dans les relations amicales.
Je le regarde, faussement exaspérée :
– Tu mentionnes ma chère belle-mère Marina au milieu d’une conversation
sur ma vie sexuelle ?
– Elle est géniale.
Mon téléphone s’illumine.
L’oxygène ne parvient plus à mes poumons. J’ai l’impression qu’on a rempli
ma gorge de coton.
– En outre, dit-il calmement, tu es trop belle pour être inexpérimentée en
amour.
Avant que mes joues virent vraiment couleur pivoine, il ajoute :
– Je connais seulement l’existence de Bradley et du type dont Lulu parlait ce
soir.
Je grogne en repensant aux confidences mortifiantes de Lulu.
– OK. J’ai perdu ma virginité avec un type qui s’appelle Eric le jour de mes
seize ans. Je suis sortie avec Jake en terminale… seulement huit mois. Depuis…
quelques-uns, mais – comme toi – c’était surtout des relations sans engagement,
comme avec celui dont Lulu parlait.
Je baisse les yeux pour voir sa réaction. Il semble attendre quelque chose.
Un chiffre ?
– J’ai couché avec six personnes.
– Six, ce n’est pas si terrible.
– Pour qui ?
Il lève les yeux vers moi en grimaçant légèrement.
– Pour moi, je suppose.
Je regarde ailleurs. Je ne sais honnêtement pas quoi penser de tout ça.
Nous nous connaissons depuis des jours, pas des années, et je n’arrive
toujours pas à réaliser qu’il est dans mon appartement, la tête sur mes genoux.
Au-delà de ça, il semble s’être véritablement engagé dans ce mariage et
s’intéresser sincèrement à moi. Étant donné mon désir de me protéger, je ne sais
pas sur quel pied danser.
C’est touchant, peut-être. Ça me rend possessive. Et perplexe.
Nous n’avons jamais parlé de fidélité.
– Ces quatre dernières années, j’ai passé tellement de temps à essayer de
trouver un job que ma vie amoureuse est passée au second plan. J’ai auditionné
pour tout et n’importe quoi. Mais la guitare classique, ce n’est pas si simple. Les
gens veulent de la guitare rock.
– Tu joues aussi du rock.
– Ouais, mais ce n’est pas ma passion.
– Non, bien sûr que non. Mais tu pourrais jouer du rock si tu voulais.
– Le problème n’est pas seulement que je n’avais pas envie d’en jouer, c’est
surtout qu’il y a un million de joueurs de guitare rock.
– Eh bien, à l’heure d’aujourd’hui, il n’y a qu’une personne jouant de la
guitare classique au Levin-Gladstone.
Il lève le poing en signe de victoire.
– En parlant de ça… Demain, tu commences les répétitions. Tu devrais
dormir.
Je désigne l’horloge qui indique qu’il est minuit passé.
Il lève les yeux vers moi.
– Cette soirée, c’était n’importe quoi.
Je ris.
– C’est positif ?
– Ah oui, ça veut dire que je me suis amusé.
– Moi aussi.
Son sourire s’étire.
– Je n’aime pas l’idée que tu sois un personnage secondaire dans ta propre
vie.
Je me mords les lèvres en m’efforçant de ne pas détourner le regard. Je ne
sais pas quoi répondre.
– Tu viens de devenir un élément essentiel de la mienne. Et vice versa.
Non ? Pourquoi ne pas faire de nos existences quelque chose d’épique ?
Calvin se redresse et se penche en avant pour déposer un chaste baiser sur
ma joue. Je continue à sentir ses lèvres longtemps après sa disparition dans la
salle de bains.
Je me rends dans ma chambre pour enfiler mon pyjama et m’assois sur mon
lit, les yeux fixés sur mon téléphone. Je décide de répondre impulsivement à son
dernier texto :
Qu’est-ce que je fous ? Je crains moins les problèmes qu’un faux mariage
pourrait engendrer que de tomber amoureuse de quelqu’un qui se jouerait de
moi.
Aucune idée du temps qui s’est écoulé. Je reste immobile, pensive. Lorsque
je sors pour aller aux toilettes, je distingue Calvin allongé sur le canapé-lit, sous
la couette, apparemment en train de dormir.
Mon téléphone vibre.
CHAPITRE 13
Je me souviens de la première fois que j’ai regardé Working Girl. Bien sûr,
c’est chez Robert et Jeff que j’ai trouvé la cassette VHS de ce chef-d’œuvre
regorgeant de répliques cultes « I’m not steak ! You can’t just order me 1 ! ». Ma
scène favorite est celle de la fin – alerte spoiler – quand Mélanie Griffith et
Harrison Ford préparent ensemble du café et des sandwichs dans la cuisine, le
matin du premier jour de Mélanie. Ils n’arrêtent pas de sourire, de se donner des
petits coups de coude, et c’est tellement mignon que ça en devient obscène.
Je vais être honnête et avouer que les heures qui précèdent la première
répétition de Calvin n’ont rien à voir. Déjà, nous nous sommes tous les deux
réveillés en retard. Puis nous nous sommes mis à courir dans tous les sens,
paniqués – pour nous laver les dents, faire le café, vas-y, tu peux utiliser la salle
de bains en premier, oh merde, Holland, je peux prendre ton rasoir ? Seule la
sonnerie de mon téléphone portable a interrompu cette course folle. Robert. Le
portable de Calvin est resté en silencieux, mon oncle l’a appelé pour lui
demander de venir une heure plus tôt que prévu afin de commencer les
répétitions avant l’arrivée de Ramón.
Calvin émerge de la salle de bains entouré d’un nuage de vapeur, une
serviette autour de la taille. Je n’arrive pas à m’empêcher de le comparer avec le
torse en plastique de mon cours d’anatomie : le dessin de ses muscles est
tellement parfait… Mais ce n’est pas le moment.
Il me passe devant en me poussant presque :
– J’ai oublié mes vêtements dans le salon.
Qu’est-ce que je devais lui dire, déjà ? Ah oui.
– Robert a appelé.
Il faudrait peut-être que je le prévienne de s’accrocher à sa serviette parce
qu’elle risque de tomber quand il connaîtra la nouvelle.
– Il veut que tu viennes plus tôt.
Calvin pâlit.
– Plus tôt, quand ?
Je jette un coup d’œil à l’horloge derrière lui.
– Maintenant.
Encore plus survolté, il attrape ses vêtements sur le canapé, court dans la
salle de bains. J’aperçois un morceau de fesse et je me mets à croire en Dieu.
J’enfile les vêtements qui se trouvent au sommet de mon panier de linge propre –
personne ne fait attention à ce que je porte, ça ne risque pas de changer
aujourd’hui – et verse du café dans deux thermos. Je l’attends devant la porte.
Et nous filons.
Il fait si froid dehors que j’ai peur que ses cheveux mouillés gèlent.
Apparemment, lui aussi, parce qu’il enfile une casquette en laine et se penche en
avant pour se protéger du vent glacial, en serrant son étui à guitare contre sa
poitrine. Nous passons devant la station de la 50e Rue sans faire de commentaire
– il ne jette pas même un coup d’œil à la bouche de métro, mais moi oui et mon
cœur se serre.
Il grimace.
– Qu’a dit Robert ?
– Ramón arrive à 10 heures. Il voulait régler quelques détails avec toi avant
de commencer.
Calvin se fige soudain sur le trottoir, abasourdi.
– Oh Seigneur, c’est aussi la première répétition de Ramón.
En disant ces mots à haute voix, je présume qu’il parvient à la même
conclusion que moi quand Robert l’a mentionné. Que Ramón répète avec Lisa si
Calvin s’apprête à rejoindre l’orchestre n’a aucun sens. Aujourd’hui, ils
commenceront à travailler ensemble pour de bon.
Calvin se tourne vers moi, en continuant à avancer d’un pas rapide en
direction du théâtre. Je dois me presser pour ne pas me laisser distancer.
– Tu vas être génial.
Il me sourit, l’air tendu.
– Redis-le-moi une seconde fois.
J’ajoute :
– On boira après, quoi qu’il advienne.
Calvin éclate de rire.
– N’oublie pas non plus de me répéter ça plusieurs fois dans la journée.
*
* *
Calvin semble intimidé par la foule qui s’est rassemblée près de la scène
pour la première répétition. Il paraissait tellement plus détendu lors de l’audition.
Je comprends pourquoi. Il n’avait rien à perdre à ce moment-là.
Je pose une main sur son épaule pour l’assurer de mon soutien et le laisse
avancer seul dans l’allée centrale. Il se dirige vers Robert. Je suis soulagée de
voir que Ramón n’est pas encore apparu.
Un peu plus loin, mon mari et mon oncle se serrent la main et se donnent
une accolade. Robert a beaucoup d’intuition, il a senti que Calvin était nerveux.
Calvin doit lui en être reconnaissant.
La voix de Brian s’élève derrière moi. Il lève le menton vers la scène.
– Comme c’est mignon !
Je lève les yeux au ciel en silence. Il porte une chemise bleu foncé ornée de
soleils, de tigres et de serpents. Gucci ou pas, elle est ridicule. Je ne sais pas si le
fait qu’il soit capable de payer huit cents dollars un polo ringard me ravit
secrètement ou m’attriste, surtout quand je pense à l’état de mes finances
personnelles.
Quoi qu’il en soit, Brian est un connard.
– Il a eu un sacré coup de bol. On ne tombe pas tous les jours sur une jeune
femme à tendance vieille fille, et avec si peu de perspectives d’avenir, disposée à
t’épouser.
– Tu as quelque chose à me demander ?
Je serre les poings dans mes poches pour résister à l’envie de le gifler.
Il lève un sourcil méfiant en percevant la menace dans ma voix.
– Nous allons faire en sorte que le plus de monde possible sache que vous
êtes mariés. Robert m’a dit qu’il fallait étouffer dans l’œuf toute rumeur
insinuant qu’il s’agit d’une mascarade.
Je ne sais pas quoi répondre, donc je me contente de marmonner : « Merci. »
Brian veut s’immiscer dans notre vie privée, faire la part du vrai et du faux et
collecter les cancans comme les pièces d’or d’un coffre à trésor. C’est évident.
Il se tourne pour me regarder.
– Je dois te dire, même pendant cette réunion… je n’ai jamais pensé que tu
le ferais vraiment.
Nous sommes rarement aussi proches géographique-ment sans qu’il y ait de
l’électricité dans l’air. Je perçois un changement dans son attitude et, soudain,
tout devient limpide : il ne peut pas nier que j’ai fait quelque chose de bien. Il
ressent tout de même le besoin de me mettre face à mon extravagance parce que,
certes, j’ai épousé un total inconnu.
– Tu semblais pourtant assez sûr de ton approche non conformiste.
– Je plaisantais, putain. Franchement, qui ferait un truc pareil ?
Il laisse échapper un grand rire et disparaît dans le couloir. Son attitude de
supériorité me donne toujours envie de hurler. Tu sais qu’il n’y a aucun sens à
accentuer des « e » qui n’existent pas à la fin des mots ? Tu sais qu’il n’y a pas
de « r » dans Washington ? Tu réalises que tu n’as pas désactivé les accusés de
réception de ton application iMessages et qu’on sait donc toujours combien de
temps exactement il te faut pour daigner répondre ?
Pourtant, je n’en fais rien. Je sors mon appareil photo de sa sacoche avec
précaution et me dirige dans l’allée pour prendre quelques clichés de Calvin et
Ramón : jour 1.
~
Robert et Calvin discutent pendant un moment, tête baissée. J’ai
l’impression de revoir mon père encourager l’équipe de football américain dont
mon frère Thomas était le quarterback vedette : les têtes penchées les unes vers
les autres, l’ambiance de complot, la pression de centaines d’yeux à chaque
instant. D’une certaine manière, ce qui a lieu ici n’est pas si différent, même si
les enjeux du théâtre sont colossaux en comparaison.
Penser à mon père et à Thomas me serre le cœur, je me sens soudain
nostalgique. Je suis restée paralysée si longtemps… Soudain, ma vie se remet en
mouvement et leur cacher un secret aussi énorme m’éloigne encore davantage
d’eux.
Devant moi, Calvin s’écarte d’un pas, sort sa guitare et l’accorde avec des
gestes qui me semblent déjà étrangement familiers. Me revient la fragrance
imaginaire, mélange de thé et de café, qui avait envahi l’appartement pendant
qu’il accordait sa guitare ce matin-là, à moitié nu. Je connais ses habitudes par
cœur : il se fait craquer le cou, referme les poings avant de s’étirer les doigts.
Mon cœur bat la chamade. Lorsque Calvin lève les yeux vers Robert pour qu’il
le guide, il est sur le point d’exploser.
Robert lève les mains, compte à rebours, et la musique s’échappe de
l’instrument de Calvin, tout autour de lui, comme une rivière qui déborde, nous
emportant tous. Personne ne bouge, personne ne parle. La richesse de la musique
fait remonter en moi une impression de déjà-vu, une sensation très lointaine, à
nouveau si proche. Les accords m’enflamment, je tourne mon visage vers le
plafond, me concentre pour ne plus faire qu’une avec les notes.
Il n’a pas besoin de partition, il s’approprie les morceaux. Chaque fois que
Robert l’arrête pour corriger quelque chose, j’ai l’impression qu’on m’empêche
de respirer. Lorsqu’il l’interrompt plusieurs fois dans une même mesure, le
public informel, mécontent, se met à grogner instinctivement.
Robert se tourne et leur intime le silence avec humour :
– Laissez-moi diriger en paix !
Quelqu’un s’écrie :
– Il me donne des frissons !
– Les frissons seront encore meilleurs lorsqu’il réussira la syncope.
Robert se tourne vers Calvin et compte pour qu’il recommence.
Le chef d’orchestre et le musicien reprennent leur danse harmonieuse. Les
gestes de Robert sont fluides, comme de l’eau qui coule, et la musique jaillit de
la guitare de Calvin. La répétition a commencé depuis une heure quand je me
rends compte que je ne devrais peut-être pas rester plantée là. Je lève
maladroitement mon appareil photo, le pose en équilibre sur mon plâtre pour
regarder par l’objectif. Et à travers ce filtre, je distingue un homme de deux
mètres, l’enfant chéri et oscarisé de Broadway, en train de sourire et d’applaudir.
Ramón Martín entre en scène.
1. (« Je ne suis pas une entrecôte, alors tu arrêtes de me parler comme si tu commandais le menu ! »).
CHAPITRE 14
– Pour l’amour de Dieu, qui dois-je sucer pour qu’un putain d’électricien
vienne régler le problème ?
Nous approchons de la fin des répétitions, l’ambiance est tendue. Pourtant, il
s’agit d’un contretemps mineur, mais Brian a vrillé. Venant de quelqu’un
d’autre, cette question rhétorique aurait pu rencontrer une réponse ironique du
genre « oui moi » avec levée d’une main au ciel, mais personne n’arrive à
prétendre être intéressé par une relation sexuelle avec Brian, même pour rire.
Je capture discrètement son expression de rage pour montrer la photo à
Calvin qui se tient juste derrière moi. Nous attendons que Robert termine de
faire passer une audition à un nouveau percussionniste.
– Waouh, chuchote Calvin. Il n’a pas l’air commode.
– Ne me lance même pas…
– Holland !
Brian se matérialise comme un proviseur devant moi, je baisse mon appareil
photo le plus furtivement possible.
– Tu penses que c’est le moment de prendre des photos ? Tu as dix-sept
boîtes de merchandising à déballer, et le spectacle commence dans deux heures.
Mortifiée, je jette un coup d’œil rapide à Calvin.
– N’y pense même pas, grogne Brian en claquant des doigts devant mon
visage. Hors de question que de telles mains touchent à un seul carton. File et
commence à déballer !
Je me sens tellement humiliée ; je n’arrive même pas à croiser le regard de
Calvin.
Je lâche un « OK » et m’éloigne vers l’avant-scène.
Je déteste Brian.
Je déteste Brian.
Je ne peux pas m’empêcher de penser : C’est pour ça que personne ne te
corrige quand tu dis « expresso » ou « extetera ». C’est pour ça que Robert ne
t’a pas prévenu que tu avais du papier toilette coincé sous ta chaussure ce
matin.
Est-ce le moment de commencer à chercher un nouveau job ? À cette
pensée, j’éclate de rire, parce que j’y ai réfléchi il y a deux ans avant de
repousser cette possibilité dans un lointain recoin de mon esprit. Si je n’ai pas
commencé mon roman avant l’été – un délai ambitieux, si l’on considère que je
n’ai même pas le début d’une idée –, je pourrai peut-être trouver un poste de
stagiaire dans un magazine. J’arriverai bien à faire jouer mes contacts. Il serait
peut-être temps d’envoyer des CV.
Il s’avère que Brian exagérait légèrement à propos du nombre de cartons à
déballer : il y en a quatre et ils sont minuscules. Ils doivent contenir des porte-
clés et des casquettes. Même avec un seul bras valide, j’en ai pour dix minutes
tout au plus.
Un léger sifflement retentit, je lève les yeux pour trouver Calvin tout près de
moi, de l’autre côté du comptoir. Il examine les produits dérivés.
– J’avais oublié tout ce qu’il y avait.
Je me sens soudain humiliée à l’idée qu’il me voie déballer des cochonneries
hors de prix de mes mains si peu qualifiées en comparaison des siennes.
– Salut.
Il saisit un porte-clés et le fait tourner sur son index.
– Tu as déjà pensé à récupérer un peu de ces trucs pour les vendre sur eBay ?
Je regarde rapidement autour de moi pour m’assurer que personne ne l’a
entendu. Je n’oserais jamais ne serait-ce que plaisanter à ce sujet.
– Seigneur, non !
– Je plaisantais. Bien sûr, je ne t’encouragerais à le faire que si tu usurpais le
nom de Brian.
Il appuie un coude sur le comptoir transparent, en se penchant pour arriver à
mon niveau. Il prend toujours son temps pour parler, celui-là. Son regard vert me
scrute et il demande :
– Ça va ?
Je commence à vider la boîte, très concentrée sur mes gestes.
– Bien sûr, pourquoi ?
– Tu sembles un peu tendue.
Je déchire brusquement un emballage en papier de soie et grogne :
– Pourquoi serais-je tendue ?
Calvin pose les mains sur le carton pour m’aider à le stabiliser.
– Parce que ton boss est un connard.
La gêne et la gratitude me submergent et je lève les yeux vers lui.
– Il est assez détestable.
– Mais est-ce que tu aimes ton travail ? demande-t-il en observant la
marchandise.
Le léger sursis qu’il m’offre en regardant ailleurs me permet de répondre
honnêtement :
– J’aime écouter la musique. J’aime prendre des photos, mais là… j’ai
l’impression de gâcher mon cerveau.
– Tu sais, l'autre soir, ce que Jeff a dit…
Les mots de Jeff me reviennent comme une claque douloureuse : Elle se voit
comme un personnage secondaire même dans sa propre vie.
Calvin continue :
– J’ai remarqué, quand on s’est raconté nos vies, que tu ne m’as jamais dit ce
que tu avais étudié ou ce que tu voulais faire de ta vie.
Je me fige, surprise :
– Bien sûr que si !
Mais quand il me regarde dans les yeux, en haussant les sourcils, je me rends
soudain compte qu’il a raison.
– J’ai obtenu un master des Beaux-Arts en écriture créative.
Je me mords les lèvres et écarte une mèche de cheveux de mon visage. Il me
dévisage intensément :
– Je veux être romancière.
– Waouh, lâche-t-il, impressionné. Moi qui étais certain que ton truc, c’était
la musique.
– Pourquoi ?
Il me fixe comme si je me moquais de lui.
– Je te promets que je ne suis pas musicienne.
– Eh bien, une romancière, c’est tout aussi impression-nant. Avec un master
des Beaux-Arts. C’est vraiment génial, Holland.
Il y a un moment que je ne dévoile plus mes vraies ambitions parce que je
provoque toujours la même réaction : un mélange étrange de surprise et de
respect. Et je n’arrive pas à savoir si les gens réagissent ainsi parce que l’idée
que je veuille faire quelque chose de difficile et de créatif leur plaît ou parce
qu’ils ne parviennent pas à imaginer que je puisse avoir des histoires à raconter.
Quand j’ai réussi mon diplôme, je rêvais d’écrire un best-seller, un livre
amusant, agréable à lire. Maintenant, j’ai un poste hybride de vendeuse de
produits dérivés et de photographe qui n’a pas terminé la moindre nouvelle, le
moindre poème ou même, putain, une seule phrase depuis des mois. Si on
m’avait donné 25 centimes chaque fois que quelqu’un m’avait dit : la seule
astuce pour écrire un roman, c’est de s’installer devant son ordinateur et de le
faire, je pourrais m’offrir un penthouse avec vue sur Central Park. Parfois, les
conseils les mieux intentionnés sont d’une inutilité totale.
– Ce sera impressionnant quand j’en aurai fait quelque chose.
– Alors, fais quelque chose.
– Plus facile à dire qu’à faire.
Je laisse échapper un petit grognement.
– J’aimerais écrire, mais c’est comme si mon cerveau se vidait lorsque
j’essaie d’imaginer une histoire. Ces derniers temps, j’ai l’impression de n’être
bonne à rien. Rien à voir avec Robert ou toi.
Au lieu de me faire un sermon, après m’avoir entendue me dévoiler ainsi, il
éclate de rire. Tant mieux.
– Tu sais, si tu me demandais de rédiger une dissertation ou de résoudre une
équation… ce serait embarrassant.
Son fou rire se calme.
– Nous avons tous nos qualités, mo stóirín. J’ai l’impression que tu sous-
estimes tes propres dons.
Il regarde en direction du comptoir, puis me prend la main, entrelaçant nos
doigts.
– Tu fais tout ça pour Robert et moi – pas pour toi. C’est la preuve d’une
immense générosité. Et il me semble que tu comprends mieux la musique que la
plupart des gens que je connais, même ici.
Il désigne les coulisses du menton.
– Donc il est évident que c’est la créativité qui te guide. Aie confiance en ta
muse.
Il vient de mettre le doigt là où ça fait mal.
– Et si je n’ai pas de muse ? Parfois je me dis que je n’aime pas tant écrire
que ça, pas au point de le faire toute la journée, toute ma vie.
Je n’ai jamais avoué ça à personne, et m’entendre formuler cette phrase à
voix haute me perturbe profondément.
– Je suppose que l’une des raisons pour lesquelles je ne me lance pas est la
peur de ne pas y prendre autant de plaisir que je l’imaginais. J’ai peur d’être
coincée avec un diplôme inutile, sans la moindre perspective.
Le problème, c’est qu’il ne peut pas comprendre. Il a touché sa première
guitare à quatre ans et il joue par pur amour de cet instrument depuis. J’aime lire,
mais chaque fois que j’ouvre un roman qui m’épate, je pense, je ne l’ai pas en
moi, c’est impossible. Jeff a-t-il raison ? Suis-je incapable de créer quoi que ce
soit parce que je me vois comme un personnage secondaire ? Condamnée à être
l’amie, la fille, le pivot des histoires des autres ?
Comme s’il réalisait qu’on ne peut rien répondre à ça, Calvin pointe l’édition
collector du programme dont la couverture brillante montre Luis et Seth sur
scène, se souriant à la fin de la performance qui leur a valu leur première salve
d’applaudissements tonitruants.
– C’est toi qui as pris cette photo ?
C’est moi, en effet. Sa question me surprend. J’ai l’impression qu’il n’a pas
conscience qu’il va être la nouvelle sensation de Broadway. Et que, très bientôt,
il y aura une photo de Ramón et de lui se souriant, ravis, sur des programmes
collectors, vendus à 25 dollars.
– Ouais.
Il me sourit fièrement.
– C’est une photo superbe. Tu es tellement douée et tu ne t’en rends même
pas compte.
*
* *
La répétition touche à sa fin, la foule devient de plus en plus dense dehors.
Calvin me tient la porte, nous arrivons directement sur la 47e Rue. Robert a
laissé les rênes à son directeur musical assistant ce soir, parce qu’il se tue à la
tâche depuis des jours pour que Calvin et Ramón soient prêts, tout en continuant
à assurer les performances quotidiennes.
Je suspecte que Jeff a insisté pour qu’il lève un peu le pied et prenne
quelques soirées off, histoire de respirer.
Il fait un froid de loup dehors. J’enroule un peu plus étroitement mon
écharpe autour de mon cou et enfile mes gants. Calvin – qui semble encore en
pleine montée d’adrénaline après les répétitions – n’a pas l’air affecté par le
climat glacial.
– Comment s’est passé le reste de ton après-midi ?
Il me jette un coup d’œil alors que nous attendons au feu pour traverser la
rue.
Je ris, un peu de fumée s’échappe de ma bouche.
– J’ai planifié le meurtre de Brian…
– Une excellente idée pour un livre, m’interrompt-il.
– Déballé des trucs…
– Laisse-moi te dire que ton organisation semble parfaite…
Je le regarde du coin de l’œil.
– Tu es en train de devenir un vil flatteur.
Il pose une main gantée sur sa poitrine.
– Je suis simplement impressionné par tout ce que tu fais au théâtre, rien de
plus. C’est comme si tu étais née pour cet endroit.
Je prends son bras et me love contre lui pour me protéger du vent.
– Robert adore raconter une anecdote à propos de ma naissance.
Je lui jette un coup d’œil, il ne me quitte pas des yeux même si nous sommes
en train de marcher.
– D’après Robert, Jeff, ma mère et toutes les autres personnes présentes ce
jour-là, mon père a emmené mes cinq frères et sœurs pour faire ma connaissance
dans la chambre d’hôpital. On aurait dit des chiots assaillant ma mère, qui était
tellement épuisée qu’elle n’arrivait presque plus à parler. Robert m’a prise dans
ses bras pour qu’elle puisse se reposer. Apparemment, il aurait lancé : « Et si tu
me laissais m’occuper de celle-là ? »
Calvin éclate de rire. Je lui souris.
– Je suis sérieuse.
– Je ris parce que ça me semble tout à fait plausible.
– Chaque fois que j’ai voulu faire un truc qui sortait de l’ordinaire comme
aller en colonie de vacances, faire du volley, partir en week-end avec une copine
et sa famille, je demandais à mes parents qui me disaient de voir avec mes
oncles. Après l’école, j’allais dans leur maison de Des Moines. J’y dormais
souvent le week-end. J’accompagnais Robert au théâtre le soir et je faisais mes
devoirs sur mon siège préféré – rangée H, siège 23 – tandis qu’il dirigeait les
répétitions de l’orchestre symphonique.
– Ça ne dérangeait pas tes parents ? Ma mère est tellement protectrice que ça
l’aurait tuée.
Il n’est pas la première personne à me poser la question. Toute ma vie, mes
amis se sont demandé si j’avais un problème avec mes parents, ce qui n’a jamais
été le cas. Je gravitais juste autour de mes oncles – ma famille –, ce qui n’a
jamais dérangé ma mère.
– Quand je suis née, ma mère disposait de peu de temps pour s’occuper d’un
bébé. Thomas venait d’avoir 14 ans. Quand j’avais trois ans, mon père coachait
l’équipe de football américain de la fac de Thomas et ils ont joué en ligue
fédérale. C’est devenu le cœur de notre vie de famille. Thomas a obtenu une
bourse de l’université de l’Iowa et mon père s’est quasiment installé là-bas. De
sept ans mon aînée, Olivia a toujours été un enfant à problèmes. Davis était le
petit préféré de ma mère, et…
– Tu n’as pas réussi à trouver ta place.
Je secoue la tête.
– Il y avait un peu de ça. Je ne sais pas. C’était un arrangement pratique pour
tout le monde. Ma mère semblait heureuse de me voir m’épanouir avec eux.
– Ça a dû être génial de grandir dans les couloirs de l’orchestre
symphonique.
J’acquiesce.
– Je pense être capable de te donner le titre d’à peu près toutes les pièces
classiques au bout de trois notes. Pour autant, mon absence de don pour la
musique a dû être dur à vivre pour Robert.
– Tu as un don pour la musique, Holland.
– Pour jouer de la musique.
Son regard s’attarde sur moi, je m’agrippe un peu plus étroitement à son
bras.
Un klaxon retentit et nous nous frayons un chemin dans la foule aussi dense
qu’un banc de poissons, jusqu’au restaurant où nous rejoignons Robert, Jeff et
Lulu. Savoir que mes oncles et Calvin vont passer du temps ensemble
m’angoisse toujours un peu, surtout dans la mesure où nous n’avons pas été
réunis depuis l’annonce du mariage. J’espère aussi que Lulu s’est calmée de son
côté. J’adore Lulu, mais je ne compte pas supporter encore longtemps toutes ces
simagrées de sa part.
Calvin me fait signe d’entrée, nous descendons la volée de marches menant
à Sushi off Garni. À New York, il y a des restaurants de toutes les tailles, ils
s’adaptent à l’espace disponible. Ici, le brouhaha des voix est permanent et nous
traversons un jeu de Tetris de tables, passons devant un bar à sushis avant
d’arriver à la table entourée de deux banquettes où Robert, Jeff et Lulu nous
attendent en sirotant leur saké.
Robert et Jeff se lèvent tous les deux pour m’embrasser sur la joue. Nous
nous installons sur la banquette vide.
– Désolés pour le retard.
Robert esquisse un geste nonchalant.
– Nous venons d’arriver.
Lulu lève son verre de saké.
– Moi non. Je suis arrivée il y a vingt minutes !
Comme pour répondre à ma question silencieuse, Jeff ajoute avec un clin
d’œil :
– Lulu a fait la conversation.
– Sans blague.
Je retire mon manteau et lui lance un regard d’avertissement de l’autre côté
de la table.
Elle me sourit d’un air goguenard et désigne son téléphone :
– Attention, je suis Madame Technologie.
Je l’attrape à contrecœur.
– Seigneur !
Je fixe l’écran. Il s’agit d’une photo d’un couple sur la plage, les orteils dans
le sable, un feu de camp en arrière-plan. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel
couple. C’est une photo de nous, Calvin et moi.
Lulu écrase le poing sur la table.
– Je savais que ce cours de Photoshop me serait utile pour autre chose que
pour faire grossir mes seins sur les photos.
Je jette un coup d’œil en coin à Robert et Jeff qui échangent un regard. Au
mieux, ils tolèrent Lulu. Mais je suis soulagée qu’elle soit là, comme un bouclier
humain contre la gêne. Ça fait moins « famille ».
– Seigneur ! s’exclame Calvin en regardant par-dessus mon épaule.
Sa joue est presque collée à la mienne, le contact avec sa peau glacée me
donne des frissons.
– C’est vraiment convaincant.
– Votre lune de miel, explique Lulu. En Floride, bien sûr, parce que tu ne
peux pas sortir du pays sans te faire pincer.
Jeff lui fait discrètement signe de baisser d’un ton. Je passe à l’image
suivante – une photo de Calvin et moi pendant un concert. Il se tient derrière
moi, les bras passés autour de ma taille, sa joue contre ma tempe. Sur un autre
cliché, nous sommes assis sur un banc dans un parc, l’air totalement absorbés
par la contemplation de l’autre.
– C’est toi qui as fait ça ? Tu es à peine capable d’enregistrer The Daily
Show.
Elle ignore cette insulte.
– C’est le type qui se photoshoppait sur les photos Instagram de Kendall
Kardashian qui m’a inspirée.
Robert et Jeff semblent l’écouter, mais je vois à leurs regards vitreux que les
mentions d’Instagram et des Kardashian les ont perdus.
– J’ai utilisé les photos que j’ai prises de vous le jour de votre mariage et
celles de mon téléphone. Plus la tienne, celle de Calvin au bar.
J’écarquille les yeux pour la faire taire, mais Calvin ne semble pas avoir
entendu. Il est encore en train d’examiner la photo.
– Je vais vous dire, continue Lulu, en désignant le téléphone. Je ne croirais
plus jamais à ce que je vois sur la couverture d’un magazine et j’ai drôlement
hâte de faire un montage de Noël où je serai entourée du prince Harry et d’Ed
Sheeran.
Je glisse une fois de plus sur la droite avant de me figer en découvrant un
cliché de seins nus. Je reviens immédiatement à la photo de nous sur le banc.
– Ne fais pas trop défiler trop loin, me prévient-elle après avoir avalé une
gorgée de saké. Il y a des photos de ma poitrine, puis les réponses de Gene…
Calvin me prend le téléphone des mains – pour éviter que je tombe sur la
photo d’un pénis, j’imagine – et le rend à Lulu.
– Tu peux les envoyer à Holland ? Les photos de nous, pas de ta poitrine.
Il me scrute.
– On ressemble à un vrai couple.
– À un couple de gens sexy ! ajoute Lulu.
Mon cœur se met à battre très fort et je pardonne instantanément tous ses
torts à Lulu. Je sais qu’elle a retravaillé les photos et qu’il ne s’agit que de la
magie d’un ordinateur, mais on dirait vraiment que nous sommes faits l’un pour
l’autre.
De l’autre côté de la table, Robert se ressert en saké – déjà. D’ordinaire, il ne
boit pas beaucoup. Je croise le regard de Jeff. Nous haussons tous les deux les
sourcils.
– Elles seront très utiles, déclare Robert, l’air distrait.
Il enlève ses lunettes et se gratte les ailes du nez.
Je lui demande :
– Ça te fait bizarre de les voir ?
Il me dévisage, l’air sévère.
– Il y a beaucoup de choses que je trouve bizarres dans cette situation.
Il se tait et me prend la main.
– Je ne voulais pas que tu fasses ça, mais je ne peux pas non plus dénigrer
ton geste. Entendre Ramón et Calvin jouer ensemble les morceaux que j’ai
écrits… c’est un peu le rêve.
Calvin laisse échapper un petit hoquet de satisfaction.
Robert me lâche la main et renchérit plus calmement :
– Mais, Seigneur, j’espère que ça va fonctionner.
– Sincèrement, intervient Jeff en déposant un baiser sur sa main, je n’ai peut-
être pas été immédiatement emballé par l’idée, mais je suis certain que tout ira
bien.
Je les regarde tour à tour, inquiète. Jeff n’est pas du genre tactile. Il est
réservé – oui. Calme et stable – oui. Mais il ne se montre jamais tendre en
public. Donc le voir rassurer ainsi Robert attise ma curiosité.
– Quelque chose ne va pas ?
Leurs regards se croisent, Robert serre la main de Jeff et remet ses lunettes.
– J’ai peur que le timing soit trop serré. Calvin devrait commencer
officiellement la semaine prochaine, mais je ne sais pas si le permis de travail
arrivera à temps.
– Nous avons envoyé la demande le lendemain du mariage.
Calvin hoche la tête.
– Je sais, Bouton d’Or, ce n’est pas de ta faute. Les permis de travail peuvent
être délivrés des mois après avoir été sollicités et nous espérons que tout se
finalisera en deux semaines. C’est improbable, et je ne suis pas sûr qu’après le
départ de Luis, Ramón pourra fonctionner en duo avec Lisa jusqu’à l’embauche
officielle de Calvin. Ramón n’acceptera pas.
Il me suffit de voir l’expression humiliée et possessive de Calvin pour être
certaine que Robert a raison.
Jeff se tourne vers Calvin, puis vers moi.
– J’ai parlé à Sam qui bosse à l’Immigration et il m’a assuré que le dossier
était bien ficelé. Il ne peut pas nous garantir que tout se passera comme nous le
voulons, mais il fera ce qu’il peut pour faire pencher la balance du bon côté. Et
accélérer le processus.
Mes épaules se détendent soudain.
– Oh. C’est déjà très bien.
– Je sais que je vous l’ai déjà dit, commence Calvin en regardant Robert,
mais merci pour tout ce que vous faites pour moi. Je ne sais pas comment je
pourrai vous rendre la pareille.
– Ne t’inquiète pas pour ça.
Les mots de Robert dissipent la tension.
– Ce sont les bouffées d’angoisse classiques avant une première. Ça arrive
toujours. Les circonstances sont juste légèrement différentes cette fois.
La serveuse s’arrête devant notre table et nous demande si nous avons
choisi. Après une courte négociation, Jeff et Robert commandent la même chose
que d’habitude. Lulu commence à poser des questions au serveur au moment où
Calvin se penche vers moi en désignant le menu :
– Si je prends les aubergines, tu veux bien partager avec moi ? Ça te dit de
commander plusieurs entrées ?
C’est tellement un truc de couple, il me prend de court.
– Holls ?
Son regard est taquin, il sourit.
– Bien sûr. Qu’est-ce qui te fait envie ?
Il ouvre la bouche pour répondre au moment où son téléphone se met à
vibrer dans sa poche. Il est tellement proche de moi que je le sens contre ma
cuisse.
– Désolé.
Il s’écarte et regarde l’écran.
Je distingue un prénom, Natalie.
Calvin fixe son téléphone, l’air confus, et le laisse sonner un moment.
Soudain, il lance :
– Ah merde !
Ma gorge se serre.
– Tout va bien ?
– Oui. Je…
Il semble avoir changé d’avis.
– Vous m’excusez une minute ? Je dois prendre cet appel. Commande ce qui
te fait plaisir, ajoute-t-il en me regardant.
Il se lève, je me tourne vers lui.
– Tu es sûr que ça va ?
– Oui.
Il me touche l’épaule et s’éloigne dans le restaurant. Je le vois monter les
escaliers à travers les portes de verre – le téléphone collé à l’oreille – avant de le
perdre de vue.
*
* *
Je dépose mes clés sur le comptoir et regarde Calvin se diriger vers la salle
de bains sans un mot. J’ai l’impression qu’une barrière de Plexiglas s’est dressée
entre nous. Pourtant, il m’est impossible de deviner ce qui se passe depuis que
nous avons quitté le restaurant. En dehors de l’évidence, bien sûr : la pression
qui monte avant la première, le stress lié au visa. C’est peut-être seulement ça. Il
a besoin de temps pour digérer. Ne pas perdre complètement la tête en attendant
le visa de travail est une épreuve épuisante psychologiquement pour moi. Alors,
je peine à imaginer ce qu’il ressent, lui.
Mais Calvin puise tellement de joie dans la musique, il est tellement
optimiste qu’il me semble difficile de croire qu’il s’agisse là de la raison de son
malaise. C’était quoi, cet appel urgent ce soir ? A-t-il quelqu’un d’autre sous le
coude ? Suis-je la seule déterminée à respecter mes engagements ?
Cette perspective me donne envie de vomir.
Calvin sort de la salle de bains et me cherche du regard. Il me trouve
exactement où il m’a laissée, juste devant la porte.
– Tu te sens bien ?
Je tente de sourire.
– Ouais. C’était sympa, ce dîner.
Il acquiesce et se dirige vers le canapé. Il s’assoit, déboutonne sa chemise et
laisse tomber sa tête entre ses mains.
Vivre avec quelqu’un qu’on connaît à peine est tellement étrange. Il n’a pas
beaucoup bu, je ne pense pas que ce soit les effets néfastes de l’alcool. Nous
avons mangé il y a moins d’une heure, ce n’est donc pas une intoxication
alimentaire non plus…
– Et toi ?
Il hoche la tête puis lève vers moi des yeux rouges et désorientés par la
fatigue.
– Je sais que ça fait à peine une semaine, mais voir Robert nerveux m’a
rendu nerveux. Et si on avait fait tout ça pour rien ? L’attente va me tuer. J’ai
juste envie de jouer. Tout ce que je veux, c’est monter sur scène.
J’acquiesce car je comprends, mais je ressens une bouffée de culpabilité,
comme si j’y pouvais quelque chose. Et l’expression avoir fait tout ça pour rien
ne me laisse pas tout à fait indemne. Je réalise que nous ne sommes pas vraiment
ensemble mais que j’apprécie sa compagnie, même de manière platonique. Ce
qui n’est pas rien.
Le prénom, Natalie, me revient en mémoire. Il s’est éclipsé en vitesse…
soudain, une nausée me submerge pour une tout autre raison.
– J’espère que ton coup de téléphone n’était pas une mauvaise nouvelle.
Il lui faut quelques secondes pour se souvenir et il lève les yeux, l’air
penaud.
– Oh, grimace-t-il. J’étais censé sortir avec une fille et j’avais complètement
oublié.
Je reste bouche bée. Il lève une main et corrige :
– Attends, je me suis mal exprimé. J’avais accepté de sortir avec une fille
quelques jours avant notre déjeuner. J’ai oublié d’annuler. Je suis désolé.
Eh bien, c’est gênant. Je m’assois à côté de lui sur le canapé.
– Tu sais, si tu voulais… mais ouais, je ne sais pas, on ne devrait pas…
Je trébuche sur les mots. Il se tourne vers moi.
– Sortir avec des gens. On ne devrait pas. Pour les apparences.
– Bordel, Holland, lance-t-il, incrédule. Je ne suis pas en train de te dire que
je regrette de ne pas avoir passé la soirée avec elle. Je m’excuse, parce qu’une
autre fille m’a appelé alors que j’étais en train de dîner avec tes proches et toi.
– Oh.
Il éclate de rire.
– Penses-tu que je sois un empaffé total ?
– Non…
Je ne peux pas m’empêcher de lui sourire parce que je n’ai aucune idée de ce
qu’il veut dire par « empaffé ». Le malaise se dissipe lentement.
– Mais on ne peut pas dire que notre situation soit classique.
– Certes, mais je ne compte pas être infidèle… même si on fait semblant.
Il a beau utiliser l’adjectif infidèle, c’est le mot semblant qui me perce le
cœur. Je ne fais pas semblant. Ou plutôt, si. Je fais semblant de ne pas avoir de
sentiments pour lui.
– Tu l’as rencontrée comment ?
– Par un ami. Il n’y a pas de grande histoire derrière ce coup de fil. Je l’ai
vue une fois. D’ailleurs…
Il attend que je lève les yeux vers lui pour continuer. Finalement, la brûlure
s’apaise et j’y parviens.
– D’ailleurs, quoi ?
– Nous n’avons jamais décidé de ce que nous dirions si quelqu’un nous
demande comment nous nous sommes rencontrés.
J’acquiesce en fixant la table basse. Je me souviens de l’intimité de nos
textos de l’autre soir, de la sensation de son corps si proche du mien sur le
canapé, de la chaleur de sa peau, de sa présence physique rassurante, et je dois
me souvenir que nous faisons semblant.
– On pourrait faire simple, je crois. On s’est rencontrés dans le métro. Ça n’a
pas à être plus compliqué que ça.
CHAPITRE 16
Tous les jours, Calvin répète pendant trois heures avec Ramón avant que
Luis et Lisa n’occupent le devant de la scène pour la représentation du soir. À la
fin de chaque répétition, Calvin me retrouve dans les coulisses en souriant
comme si on venait de le brancher à une prise de courant. L’effet que la musique
opère sur lui me sidère. Calvin est lumineux. Parfois, on dirait qu’une bougie
l’illumine de l’intérieur.
La plupart du temps, c’est Robert qui dirige mais, une à deux fois par
semaine, il laisse les rênes au directeur musical assistant, Élan. Parce que Robert
a composé la musique, il ressent physiquement les notes et coordonne le jeu des
musiciens avec des mouvements instinctifs et fluides. Élan, au contraire, se
concentre sur la précision technique plus que sur le talent artistique. Lorsqu’il
fait travailler les musiciens, la musique perd de son authenticité et ne suscite plus
la profonde émotion que seul Robert sait transmettre à Ramón et à Calvin.
J’ai déjà vu le processus à l’œuvre. Robert communique progressivement sa
passion aux musiciens. Il leur apprend à ressentir les notes, pas seulement à les
lire sur la partition ou à les interpréter. La tonalité, le rythme, la nuance
s’incarnent pour représenter une action : une profonde inspiration, un sanglot, un
poing triomphant levé en direction du ciel. Il ne s’agit plus seulement de séries
de notes mais de constellations produisant un résultat presque surnaturel.
Aujourd’hui, il n’y a pas eu de magie.
– Qu’est-ce qui n’a pas bien fonctionné cette fois ?
Calvin sort à peine de répétition quand il me pose cette question à brûle-
pourpoint. Il me dévisage, intensément curieux, en faisant passer sa guitare
d’une main à l’autre. Il désigne la scène du menton.
– Quelque chose clochait, mais je ne sais pas quoi.
En temps normal, je rechignerais à lui donner des conseils – il est déjà si
doué –, mais son rayonnement communicatif me donne de l’audace. De plus, ses
débuts imminents dans l’univers de la comédie musicale me rendent émotive.
– Insiste un peu sur la cadence de la fin de « Lost to me » qui est trompeuse,
pour créer un tout petit peu plus de tension. Vous la laissez se dénouer trop vite,
Ramón et toi.
Il me dévisage pendant dix longues secondes sans prononcer un mot et mon
ventre se serre. Jusque-là, je n’avais jamais émis la moindre critique. Pas une
fois.
Je crois que je viens de provoquer une catastrophe.
*
* *
Le silence se prolonge pendant le dîner. Il mange rapidement sur la table
basse avant d’attraper sa guitare et de se pencher dessus, s’isolant comme dans
un petit cocon. Je bats en retraite dans ma chambre et l’entends jouer le passage
encore et encore, jusqu’à ce que je m’endorme, bercée par les notes. Je rêve que
je pourchasse Calvin dans une forêt.
Mais le lendemain, sur scène, pendant la répétition, il croise mon regard au
moment de commencer le morceau. L’emphase avec laquelle il joue les notes,
leur incroyable beauté me font immédiatement monter les larmes aux yeux.
J’avais raison, et voilà comment il me le fait savoir.
Aie confiance en ta muse.
Plus tard, ce soir-là, pour la première fois depuis des mois, je me mets à
écrire. Je ne rédige qu’un modeste paragraphe et il ne s’agit pas de l’univers de
fiction que je désespère de créer – loin de là. Je décris ce que je ressens en
entendant le duo de Calvin et Ramón, la sensation que ma poitrine est tellement
pleine d’émotions que je suis en apesanteur. Mais j’ai écrit. J’ai tapé des mots
sur une page.
Chaque soir, depuis les loges, Calvin, Ramón et moi regardons Luis et Lisa
se produire ensemble. Je peux presque entendre Calvin réciter dans sa tête les
répliques et les indications scéniques et – à la première note de chaque
morceau – compter le nombre de soirs qui restent avant ses débuts avec Ramón.
*
* *
Il y a des mois de cela, dans un communiqué de presse, Michael Asteroff a
annoncé que Ramón remplacerait Luis mi-février. Mais les producteurs n’ont
toujours pas commenté officiellement les changements dans l’orchestre, à savoir
Calvin à la guitare. Alors que le départ du premier violon est désormais de
notoriété publique, la presse semble supposer que Lisa continuera à assurer son
rôle. Je sais bien que Robert attend que le visa de travail soit accordé à Calvin
avant toute annonce officielle. Mais étant donné la réaction de l’équipe face à
Calvin et la manière dont tout le monde le traite en coulisse – comme une
nouvelle célébrité –, sans parler des critiques négatives émises à mots couverts à
l’encontre du jeu de Lisa qui fleurissent sur les réseaux sociaux des cercles les
plus fervents de Broadway… je pense qu’un peu de buzz autour de Calvin ne
ferait pas de mal à la production.
Trois semaines après le début des répétitions, et un peu moins d’une semaine
avant sa première performance sur scène, nous trouvons une enveloppe officielle
dans le courrier en rentrant à la maison. Nous nous jetons dessus comme des
chiens affamés.
Notre demande a été acceptée et, d’après Jeff, c’est suffisant pour lancer les
démarches pour que Michael engage officiellement mon mari.
Quelques heures plus tard, l’assistant de Michael appelle Calvin pour
programmer les séances photo et les interviews conjointes de Calvin et Ramón,
qui serviront pendant la semaine de lancement. Même si les médias se
concentreront sur Ramón, Calvin doit aller chez le coiffeur, le barbier, la
manucure – mais il décline poliment la proposition de lui épiler le torse à la cire.
Nous avons ouvert un compte joint, ce qui nous oblige à parler de nos
finances, et leur état est aussi peu réjouissant de son côté que du mien. En dehors
des trois cents dollars sur notre compte en banque, j’ai un compte épargne
auquel je ne touche jamais. Calvin est à peu près dans la même galère… les
économies en moins. Pour ses interviews et ses apparitions publiques, il devra
acheter un costume, des chemises, de nouvelles chaussures. Le solde de notre
compte s’amenuise, mais c’est tellement moins angoissant avec quelqu’un à mes
côtés… et tout le stress que nous ressentons disparaît lorsque nous entrons au
théâtre où toute son énergie frénétique explose autour de lui.
Les derniers jours qui précèdent sa première montée sur scène devraient être
accompagnés d’une bande-son. Idéalement, celle des Chariots de feu. Avec plus
de réalisme, Les dents de la mer.
Le fond sonore est constitué des grondements menaçants du tonnerre, et je
jure que ce n’est pas seulement le fruit de mon imagination.
Les réseaux sociaux s’enflamment et spéculent en cherchant à deviner qui
remplacera Seth – le fait que ce soit un guitariste soulève des controverses. Les
fans s’amassent devant le théâtre, espérant entendre ne serait-ce que des bribes
de musique pour assouvir leur curiosité. Nous vivons pratiquement au Levin-
Gladstone. Même Michael, qui vient rarement au théâtre, fait les cent pas dans
les allées, ne loupe pas une note des répétitions. Les frères Law – qui, jusqu’à
présent, ne nous honoraient jamais de leur présence et faisaient confiance à
Robert pour diriger la production – font leur apparition de temps à autre au
balcon. Brian est devenu fou. En coulisse, il aboie des ordres, insulte les
membres de l’équipe s’il les surprend à se reposer un instant au lieu de courir à
droite à gauche. Robert est si tendu qu’il est capable de se mettre à crier si un
musicien commet une erreur, même minuscule. Ramón, qui est un vrai
perfectionniste, demande sans arrêt à recommencer jusqu’à ne plus avoir de
voix. Les doigts de Calvin saignent presque. Mais quand il me retrouve en
coulisse après chaque répétition éreintante, c’est toujours avec un immense
sourire aux lèvres. Comme s’il attendait ça depuis des années et qu’il résistait à
la pression, aussi bien que le Teflon. L’excitation l’emporte sans doute sur la
peur.
L’équipe, tout comme les autres artistes, m’observent, nous observent à la
dérobée. Nous ressemblons à n’importe quel couple marié. Calvin me touche et
m’embrasse – sur le front. Nous arrivons ensemble, nous repartons ensemble,
alors que, 90% du temps, ma présence n’est pas vraiment nécessaire. Et même si
je suis loin d’être moche, je sens que tout le monde se demande comment j’ai
réussi à être avec un type comme lui. Je suis la fille aux taches de rousseur, aux
collants détendus, qui se renverse souvent du café sur la poitrine et qui bouscule
tout le monde avec son appareil photo. À l’inverse, Calvin évolue gracieusement
en tous lieux, et je sais déjà qu’il est capable de manger une salade sans se
mettre de la sauce sur le menton.
La vie est vraiment injuste.
*
* *
Je trouve Calvin appuyé contre un mur dans les coulisses, occupé à discuter
avec Ethan, un membre de l’orchestre qui, je pense, adorerait attirer mon mari
dans un coin tranquille pour une interaction bien plus intime. L’hétérosexualité
de Calvin cause de profondes blessures à nombre de nos collègues de sexe
masculin.
Il me repère immédiatement, et son expression se détend lorsqu’il s’éloigne
d’Ethan pour s’approcher de moi.
Ethan me sourit, l’air affreusement hypocrite :
– Salut, Holland !
Je lui réponds sur le même ton :
– Salut, Ethan !
Je sursaute lorsque Calvin m’attire contre lui, mon dos contre son torse, pour
m’embrasser sur la joue.
– Ce soir, j’invite ma superbe épouse au restaurant.
Il est si proche de moi que je ne peux pas lever la tête vers son visage : on
s’embrasserait presque.
– Tu m’invites au restaurant ?
J’avance d’un pas pour m’écarter un peu de cet homme qui est mon mari,
dont l’odeur boisée et rafraîchissante m’enivre, qui dort chaque soir à moitié nu
à seulement une cloison de moi.
– Un vrai rendez-vous.
Une Holland imaginaire se lève et agite un drapeau « Ça veut dire qu’on va
baiser ! », mais je lui ordonne de se rasseoir afin d’obtenir plus de détails.
Je répète, interloquée :
– « Vrai », comment ?
Il semble soudain comprendre. Il tousse discrètement et sort son baume de sa
poche pour hydrater ces lèvres qui me plaisent vraiment, vraiment beaucoup.
– Un vrai rendez-vous genre… de la nourriture, de l’alcool. Un moment
cool.
Il referme le tube avec un sourire.
A-t-il réellement insisté sur le mot « cool » ? L’a-t-il prononcé avec un petit
grognement ? Je jette un coup d’œil à Ethan en regrettant de ne pas pouvoir lui
poser la question, mais de toute façon, il s’est éclipsé. Comme nous étions en
train de flirter, ni Calvin ni moi ne nous en sommes rendu compte.
– Je suis toujours partante pour un moment cool avec de la nourriture et de
l’alcool.
– C’est ce que j’aime chez toi.
Calvin me prend le bras et j’intercepte le regard indiscret d’un autre
machiniste. Il m’attire vers la sortie.
– Tu vas devoir mettre une vraie robe, de vrais talons, et relever tes cheveux.
Mon cerveau tente toujours de rassembler des informations, de décider si
j’adore ou si je déteste l’idée qu’il me dise quoi porter, lorsque sa main glisse
dans mon cou. Ses lèvres atterrissent sur ma joue, s’y attardent, douces et
chaudes. Il continue à parler tout contre ma peau :
– Ton cou, c’est ma kryptonite.
Je sens que ses lèvres s’étirent en un sourire.
– Je devrais te l’écrire plus souvent par texto, je crois.
*
* *
Je sors de ma chambre, vêtue de la seule vraie robe que je possède : elle est
noire, m’arrive juste au-dessus du genou et se compose d’un bustier ajusté et
d’une jupe plissée en mousseline de soie.
Elle semble convaincre Calvin : quand il me voit, il reste bouche bée,
comme s’il s’apprêtait à parler mais venait de perdre complètement le fil. Je dois
avouer que je suis moi-même impressionnée. Il porte son nouveau costume avec
une chemise lavande, son col ouvert m’offre une vue plongeante sur ses
clavicules.
Après m’avoir regardée de haut en bas, il dit simplement :
– Eh bien…
– Ça te va ?
Ses yeux se posent sur mon cou. J’ai relevé mes cheveux en chignon flou.
– Seigneur, oui.
Nous marchons quelques blocs pour arriver à Taboon et même si une dizaine
de couples attendent dehors, Calvin entre et serre la main du serveur qui nous
désigne une table au fond de la salle. Je le suis, en remarquant que les têtes se
tournent discrètement lorsque l’Irlandais retire sa veste de costume bleu marine
et la passe sur son bras.
Lorsqu’il tire ma chaise, je lui demande :
– Tu connais ce type ?
– Juilliard.
Le visage de Calvin s’assombrit imperceptiblement.
– Un violoncelliste brillant. Il n’a pas eu beaucoup de chance.
Je ressens une violente pulsion de solidarité et une impérieuse envie de
l’aider. Mais Robert a beau être génial et l’orchestre d’excellente qualité si l’on
pense à la modestie du Levin-Gladstone, il ne peut pas engager tous les
musiciens au chômage que nous croisons.
Pourtant, même si je m’efforce de dissiper cette pensée, Calvin déchiffre
mon expression. Il sourit.
– Il retombera sur ses pattes. Nous pourrons peut-être l’aider, un jour.
Nous.
Un jour.
Je déglutis avec difficulté et m’efforce de hausser les épaules d’un air neutre.
Nous baissons les yeux en même temps pour lire le menu. Ma nervosité redouble
soudain.
Un vrai rendez-vous.
Nous avons passé tellement de soirées à grignoter des plats à emporter sur le
canapé. Tellement d’heures avec Robert et Jeff, ou même avec Lulu, avant de
rentrer à la maison ensemble. Ce soir, est-ce… différent ?
Calvin lève les yeux vers moi.
– Tu veux partager le chou-fleur en entrée et le bar, ensuite ?
Seigneur, qu’est-ce que j’aime avoir un mari qui sait ce qu’il veut !
– OK.
Il glisse son menu sur la table et me prend la main.
– T’ai-je dit merci ?
J’éclate de rire.
– Une ou deux fois.
– Eh bien, je vais le répéter, juste au cas où.
Ses yeux brillent d’un éclat sincère.
– Merci.
– De rien, de rien.
Il desserre son étreinte, me lâche la main et se redresse en souriant au
serveur qui s’est matérialisé à côté de la table. Cette comédie matrimoniale se
révèle facile à jouer et Calvin semble très sincèrement impliqué mais, parfois, je
réalise par flash que je ne le connais pas vraiment. J’ai mémorisé son visage, sa
peau olivâtre, ses yeux verts, ses dents parfaitement imparfaites, mais son esprit
reste un mystère pour moi.
Nous commandons nos plats, puis il se tourne pour récupérer quelque chose
dans la poche de son blazer. Une petite boîte rose.
– Pour toi.
J’ai toujours eu beaucoup de mal à accepter les compliments et les cadeaux,
donc comme on pouvait s’y attendre, Miss Angoisseland refait son apparition. Je
bégaie des phrases incohérentes qui tournent autour de l’idée : oh mon Dieu, tu
n’aurais pas dû, vraiment, comment as-tu osé ?
À l’intérieur de l’écrin se trouve une délicate bague de Claddagh en or, la
bague traditionnelle des fiancées irlandaises. Un orage tempête en moi.
Face à mon silence abasourdi, Calvin se met à expliquer :
– Je sais que ça peut paraître cliché, mais les Irlandais portent ces bagues. Ne
crois pas que ce soit banal pour moi. Cette bague ne représente pas seulement
l’amour – avec le cœur – mais aussi l’amitié, symbolisée par les mains, et la
loyauté incarnée par la couronne.
Il esquisse une petite grimace en la glissant à mon annulaire droit, qui
émerge du plâtre, la pointe du cœur en direction de mon poignet.
– Dans ce sens, ça signifie que tu es en couple.
Il sourit en la plaçant correctement sur mon doigt.
– En théorie, comme nous sommes mariés, tu devrais la porter à l’autre
main, mais ce n’est pas pratique avec l’alliance.
J’ai tellement peur de mettre les pieds dans le plat en ouvrant la bouche que
je ne dis rien. Je me contente de toucher la bague de la main gauche et de lui
sourire.
– Elle te plaît ?
C’est le moment parfait pour lui révéler que je suis complètement folle de lui
et que le fait qu’il m’offre une bague est La Consécration Ultime, mais j’opte
pour hocher la tête et murmurer :
– Elle est superbe, Calvin.
Il semble se détendre, mais son expression de vulnérabilité ne disparaît pas
tout à fait.
– Tu aimes me regarder pendant les répétitions ?
Un reniflement peu délicat m’échappe :
– Est-ce une question sérieuse ?
Sa grimace contrite revient.
– Eh bien, ouais. Ton opinion est la plus importante de toutes. Tes conseils
sont… tellement essentiels.
Je suis abasourdie.
– J’adore te regarder répéter. Tu es impressionnant, tu dois bien le savoir,
non ?
Le serveur apporte le vin et nous le goûtons ensemble. Il nous sert, nous le
remercions. Une fois qu’il est parti, Calvin me dévisage intensément.
– Je pense que nous formons un très bon duo, Ramón et moi. Ouais.
Il se mord les lèvres.
– Mais, enfin, depuis que je suis à New York, je rêve de ça. Très exactement.
T’ai-je déjà dit que depuis la première de Possédé, je jouais les morceaux pour
moi et imaginais faire partie de la production ?
Mon cœur se serre soudain.
– Vraiment ?
Il acquiesce et prend une autre gorgée de vin.
– Quand j’ai obtenu mon diplôme, j’étais sûr qu’une occasion dans le genre
se présenterait. Je pensais que c’était une affaire de mois. Que je rencontrerais
quelqu’un pendant une fête, lui donnerais mon numéro et que cette personne
m’offrirait le rôle de ma vie. Le temps a filé. Un an, puis deux. En un clin d’œil,
ça a fait quatre ans. J’avais tellement envie de jouer à Broadway que je suis
resté. Je sais que j’ai vraiment déconné.
– Je comprends tout à fait.
Et je pense : C’est comme mon livre et moi. J’attends que l’idée me surgisse
demain, dans une semaine, dans un mois. Et voilà deux ans que j’ai terminé la
fac, sans l’ombre d’un manuscrit.
– Donc, ce que j’essaie de te dire, c’est que cet arrangement m’apporte
énormément. Que nous soyons seulement amis ou… tu vois ce que je veux dire.
Je voudrais que toi aussi, tu tires quelque chose de ce mariage. Et je ne sais pas
comment faire, ajoute-t-il doucement.
Que nous soyons seulement amis ou… tu vois ce que je veux dire.
Que nous soyons seulement amis ou… tu vois ce que je veux dire.
La phrase tourne en boucle dans mon esprit. Je suis incapable de passer à
autre chose, de l’aider à surmonter la culpabilité si évidente qu’il ressent. J’ai la
réponse : On pourrait commencer à coucher ensemble, sur le bout de la langue.
Vraiment.
Après avoir avalé une grande rasade de vin, je m’essuie la bouche sans la
moindre élégance.
– Ne t’inquiète pas pour ça.
– Je pourrais peut-être t’aider à trouver l’inspiration pour ton roman ?
Je ressens le même malaise que chaque fois que je m’imagine ouvrant mon
ordinateur pour travailler.
On pourrait coucher ensemble ce soir.
Je termine mon verre d’une traite.
– J’essaierai de penser à quelque chose, ajoute-t-il calmement.
CHAPITRE 17
*
* *
Trois heures avant le début de la représentation, le théâtre est assailli par la
foule des spectateurs. Nous empruntons discrètement l’entrée de service. J’ai
regardé sur StubHub, les places pour voir Ramón, même les plus éloignées de la
scène, coûtaient près de six cents dollars. Calvin s’efforce d’avoir l’air détendu,
mais cette tranquillité de façade n’est pas convaincante : il n’arrête pas de
tripoter sa cravate.
Les coulisses sont en ébullition. Calvin cherche son partenaire, mais Ramón
est en train de se faire maquiller. Il se contente de lui adresser un sourire
d’encouragement avant qu’un machiniste n’écarte Calvin.
Je lui fais un câlin, embrasse sa joue lisse et puis il disparaît de mon champ
de vision. Je ne le reverrai pas avant la fin du spectacle. De mon côté, je
m’occuperai de l’avant-scène et vendrai des T-shirts. Je suis à deux doigts de la
dépression.
Mais je parviens à assister à une partie de la représentation en douce, des
coulisses. Je me glisse entre les rideaux en me demandant si, dans dix ans,
entendre un riff ou les premiers accords d’un morceau me renverra directement à
ce moment de ma vie. Ce qui fait remonter des idées noires : Que ressentirai-je
en y repensant ? Penserai-je : Waouh, c’était vraiment dur de me chercher
comme ça ? Ou au contraire : J’étais tellement libre et tranquille à ce moment-
là, j’avais si peu de responsabilités ?
Cette pensée s’impose sans prévenir. Je réalise soudain que j’ai l’impression
d’être installée dans ma vie mais qu’en réalité, je ne sais pas de quoi mon futur
sera fait. J’ai un job temporaire, un mariage temporaire. Les choses seront-elles
un jour permanentes pour moi ? Que vais-je faire de ma vie ? Il faut que je me
ressaisisse. En ce moment, la seule chose à laquelle je suis bonne, c’est aider les
autres. Comment s’aide-t-on soi-même ?
Calvin m’a dit de faire quelque chose de mon cerveau, mais comment ? Des
idées décousues me viennent avant de s’évaporer aussitôt que je pose les doigts
sur mon clavier. Il n’y a aucune trame qui les fasse tenir ensemble, aucun
squelette pour structurer un récit. J’ai envie de vivre ma vie avec l’intensité de la
scène, j’ai envie d’être passionnée par quelque chose de cette manière. Et si ça
ne m’arrivait jamais, après tout ?
La mise en place d’un décor de gratte-ciel interrompt mon monologue
intérieur. Les lumières s’atténuent, Ramón se place sous un spot, au milieu de la
scène. Dans la vie de tous les jours, il est immense. Sur scène, il paraît géant. Ses
cheveux noirs ont été peignés en arrière. Ses yeux, presque noirs, brillent d’un
éclat qui leur donne le pouvoir d’émouvoir les spectateurs jusqu’au fond de la
salle. Sa poitrine ondule. L’excitation, la vibration impatiente, l’urgence du
mouvement se répercutent dans tous les corps alentour.
Fiévreuse, je prends une grande inspiration.
Je ne peux pas voir Calvin, mais je l’entends plaquer les premiers accords de
« Lost to Me », l’un des morceaux les plus appréciés de la bande-son. Je n’ai pas
besoin de le regarder pour savoir qu’il a suivi mon conseil de fermer les yeux. La
mélodie chaleureuse et douce monte de la fosse comme un rayon de lumière.
C’est sublime.
La foule réagit à l’unisson. Des salves spontanées d’applaudissements
éclatent çà et là et ne faiblissent pas : le public est ébahi, impressionné. Par
Calvin, par Ramón, par la prise de risque et la beauté du son de la guitare couplé
à la richesse de la voix de baryton de Ramón qui, en harmonie avec la musique,
porte jusqu’aux confins du théâtre. Ma vision se trouble, des petits points de
lumière dansent devant mes yeux. Je ne sais pas comment Calvin parvient à
provoquer un tel effet ; l’écouter est tellement différent d’écouter Seth. Et pas
seulement à cause de l’instrument. La musique de Calvin exprime le temps qui
passe, la douleur de trouver deux fois l’amour en une vie pour le perdre ensuite.
C’est exactement ainsi que l’intrigue devrait toujours s’incarner dans la musique.
Avec des accents nostalgiques… Je ne supporte pas l’idée que cela s’arrête.
*
* *
Quand le rideau tombe à la fin de la représentation, toute la salle se lève pour
applaudir, unanime. Les applau-dissements sont si puissants que j’ai
l’impression que les projecteurs tremblent, que les murs s’apprêtent à se fissurer.
Je file à toute vitesse en direction du lobby – nous vendons les nouveaux T-shirts
pour la première fois ce soir –, juste avant, je jurerais que j’ai croisé le regard de
Calvin lorsqu’il s’est levé pour remercier.
En coulisse, le champagne coule à flots. Une centaine de corps s’amassent
pour tenter d’atteindre nos stars. Après la fermeture du stand des produits
dérivés, je me joins à la mêlée mais manque être emportée par la foule. Je me
hausse sur la pointe des pieds pour entrevoir les gens donner l’accolade à mon
mari, un à un. Les mots que Jeff a prononcés pendant notre pseudo-jeu de poker
reviennent me hanter. Voilà la définition même du personnage secondaire. Mais
être si loin ne me dérange pas vraiment, je distingue son sourire, aussi éclatant
qu’un rayon de soleil, je perçois sa joie communicative. Les gens se doutent
probablement de l’importance de ce moment pour lui. Je revois encore le
musicien de métro penché sur sa guitare, assis sur un tabouret, son étui de
guitare ouvert à ses pieds. Et le voilà dans un costume élégant, aux côtés de
Ramón Martín, recevant les éloges et l’admiration de tout ses partenaires, sans
oublier l’équipe. Je suis sur la touche, mais j’ai contribué à ce moment.
Chaque fois que quelqu’un s’approche, Calvin lève le menton et balaie la
pièce du regard. Je suppose qu’il essaie de trouver Robert. Il observe rapidement
les alentours avant de se concentrer sur la personne, de la remercier, lui donner
une accolade, écouter ses compliments. Puis il recommence.
Finalement, Robert arrive et les deux hommes s’enlacent, en se tapotant le
dos. Lorsqu’il s’éloigne, Calvin reprend son manège et c’est seulement à cet
instant
seulement lorsque Robert me montre du doigt
seulement lorsque le sourire de Calvin devient immense
que je réalise que c’est moi qu’il cherchait.
Le soulagement se peint sur son visage, il joue des coudes dans la foule pour
me retrouver. Les gens le laissent passer et j’ai à peine le temps d’admirer son
arrivée genre Officier et gentleman lorsqu’il m’attrape par la taille et me soulève.
– On l’a fait !
J’éclate de rire en me pendant à son cou. Son corps est brûlant, son dos
trempé de sueur, ses cheveux ont légèrement bouclé autour de son visage.
– Tu l’as fait.
Calvin répète « non, non, non » avant d’éclater de rire. Son odeur est un
mélange d’after-shave et de transpiration, je sens qu’il sourit dans mon cou.
– C’était comment ? demande-t-il d’une voix étouffée.
– Bordel, c’était…
Il éloigne son visage du mien pour me regarder dans les yeux.
– Ouais ? Tu m’as vu ? Je crois t’avoir aperçue à la fin. J’ai essayé de te
trouver.
Je suis tellement fière que j’éclate en sanglots. Son hilarité redouble.
– Allez, allez, mo stóirín. Allons fêter ça au champagne.
CHAPITRE 18
Quoi ?
J’ai reçu 73 messages de Lulu. Les dix derniers sont écrits en capitales. Il me
suffit de lire le plus récent pour commencer à comprendre.
Je m’exécute. Seigneur.
Je fais défiler, défiler, défiler.
Dans la salle de bains, j’entends la chasse d’eau, le robinet qui s’ouvre puis
le craquement de la porte. Calvin revient dans la chambre, seulement vêtu d’un
boxer.
– Et si on allait au Morning Star ? Manger des œufs bien gras. De la
saucisse. Engranger des calories contre la gueule de bois.
– Je crois qu’il nous reste des œufs.
– Non, Holls, répond-il en s’asseyant à l’extrémité du lit. J’ai envie de vraie
nourriture.
Je me fiche pas mal que le drap ait glissé sur ma poitrine et qu’il puisse s’en
donner à cœur joie.
– Je ne crois pas que nous devrions sortir aujourd’hui.
Je lève les yeux en tentant de refouler la panique instinctive qui me prend à
la gorge :
– Tout le monde parle de toi sur Twitter.
CHAPITRE 19
Honnêtement, malgré le malaise qui s’est installé entre nous après notre nuit
de sexe en état d’ivresse, nous passons deux heures à surfer sur les réseaux
sociaux en plaisantant, entre deux éclats de rire, jusqu’au moment où nous
tombons sur une pub pour élargisseurs de pénis associée au hashtag #Possédé.
Avec un grognement de surprise, Calvin referme mon ordinateur portable et
nous nous dévisageons, en état de choc.
– Par où commencer ? lance-t-il. J’hésite entre parler des réseaux sociaux, de
notre dérapage d’hier ou te demander si je dois investir ou non dans un
élargisseur de pénis.
Impossible de le regarder dans les yeux. Je crois que mon cerveau s’est mis à
saigner, donc je me tourne vers la bibliothèque en répondant :
– Je ne crois pas…
– … qu’on devrait continuer à parler des réseaux sociaux ?
J’éclate de rire.
– C’est le seul sujet neutre.
Il acquiesce.
– Donc, tu insinues que j’ai besoin d’un élargisseur de pénis.
– Ce n’est pas ce que je suis en train de dire !
Mon visage est douloureux à force de grimacer d’un air gêné. Je n’ai pas
arrêté depuis notre réveil.
– J’essaie de le prendre de manière cool. C’est mon intention.
– Je vois.
Il hoche lentement la tête en se léchant les lèvres.
– Bien. Tu as faim ?
Je meurs de faim. Le problème, c’est que nous avons tous les deux la gueule
de bois et une peur panique de sortir de l’appartement. Pas tellement parce qu’on
pourrait le reconnaître mais plutôt parce que nous distinguons, de la fenêtre du
salon, trois photographes qui font les cent pas devant l’immeuble.
Le compte Twitter de Calvin est passé de vingt-deux piteux followers à
soixante mille ce matin. Leur nombre n’arrête pas d’augmenter. En deux ans, il a
écrit trois tweets : le dernier – publié ce matin – est une photo de lui et Ramón,
après leur première répétition. C’est un cliché que j’ai pris lorsqu’ils se serraient
la main et riaient, incrédules (parce que, vraiment, leur duo est magique). Elle a
été retweetée près de sept mille fois.
Donc voilà le premier point. Par ailleurs, il semblerait que Lin-Manuel
Miranda, le fameux compositeur de Broadway, ait assisté à la représentation hier
soir, tout comme l’actrice Amy Schumer. Je ne suis pas sûre d’être capable de
rassembler mes maigres ressources cérébrales pour saisir pleinement l’ampleur
de ces informations, même si je mesure le contraste bien réel entre son talent et
ma nullité.
En bref, je suis en état de choc. Je n’arrive pas à réagir comme une adulte
raisonnable, même quand Calvin me pose des questions directes. On a couché
ensemble. On est mariés. Il est partout sur Twitter. Honnêtement, je ne sais plus
comment me comporter.
D’un côté, je pourrais me contenter de lui poser la question : « Soyons
honnêtes : à quel point regrettes-tu d’avoir couché avec moi hier soir ? » Le pire
qu’il pourrait répondre serait un peu, ce que, bien sûr, je comprendrais. Ensuite,
il deviendrait inutile de ramasser les morceaux – il ne nous reste que quelques
mois de faux mariage –, il nous suffirait de décider comment tourner la page.
D’un autre côté, nous ferions peut-être mieux de continuer à plaisanter et
d’oublier ce faux pas sans passer par la case discussion sérieuse. Le fait qu’il le
prenne à la légère me conduit à penser que…
– Holllllllllllland.
Je sursaute. Calvin se matérialise dans mon champ de vision.
– Tu es vivante ?
Si j’en crois son regard malicieux, j’ai raté quelque chose.
– Pardon. Quoi ?
Il écarte une mèche de ses yeux. Son regard magnétique me cloue sur place,
il sourit.
– Je t’ai demandé si tu avais envie d’œufs. Comme tu n’as pas répondu, j’ai
pensé que tu avais envie d’œufs, donc je t’ai demandé si ça te tentait de faire
cuire le piètre morceau de bacon américain du frigo ou si tu préférais quelque
chose de plus gras encore, comme des burgers qu’on pourrait se faire livrer.
– Quand as-tu dit tout ça ?
– Quand tu marmonnais dans ta barbe en fixant l’étagère.
Je fronce les sourcils.
– Je marmonnais dans ma barbe ?
Il acquiesce.
– Et… qu’est-ce que je marmonnais ?
Son sourire redresse un coin de sa bouche.
– J’sais pas. À toi de me dire. Je parie que tu parlais de sexe.
Prise de court, je choisis la fuite :
– Commandons des burgers !
Il semble apprécier cette réponse, claque des doigts d’un air décidé et avance
jusqu’au comptoir pour y récupérer son téléphone.
Il faut que je dise quelque chose, d’abord pour arrêter de fouiller
frénétiquement ma mémoire à la recherche du moindre détail savoureux de la
nuit dernière, mais surtout parce que son attitude me trouble. Il a l’air tellement à
l’aise avec l’idée qu’on ait baisé la veille, ivres morts.
Je lâche :
– Tu as une représentation ce soir.
Comme s’il pouvait oublier. C’est l’une des rares semaines sans matinée
musicale : en prévision du départ de Luis, la direction a pris le parti d’alléger un
peu le programme.
Il furète dans la cuisine avant de regarder l’horloge qui surmonte la
gazinière.
– Robert m’a demandé d’arriver à 17 heures.
Il se balade encore en boxer. Je l’entends commander notre déjeuner –
burger et chips, pardon, frites – et j’en profite pour le contempler tout mon soûl.
Seigneur, nous avons couché ensemble. Mon téléphone se met à vibrer sur la
table basse.
Jeff.
Mon cœur bat à tout rompre. Jeff n’appelle pas souvent, il préfère les textos.
S’il appelle… si quelque chose a mal tourné au service de l’Immigration…
– Allô ?
– Salut ma chérie, lance Jeff.
Sa voix est joyeuse. C’est un bon début.
– Salut Jeffie, quoi de neuf ?
– Bonne nouvelle, répond-il avant de glousser. Enfin, je crois.
Ces quelques secondes semblent durer une éternité. Comme si je savais ce
qu’il allait dire mais avais tout de même besoin de l’entendre.
– Ouais ?
– La date de votre entretien est tombée.
Je lève les yeux vers Calvin qui s’est confortablement installé dans le canapé
après avoir raccroché. Le plaisir de le voir en sous-vêtements et le stress
provoqué par la nouvelle que vient de me donner Jeff concoctent un mélange
bizarre dans mon ventre.
– Notre entretien a été programmé.
Il hausse tellement les sourcils que je jure que son boxer glisse un peu plus
bas sur ses hanches.
– Mais il y a aussi une mauvaise nouvelle, renchérit Jeff.
Je retiens mon souffle.
– Sam a eu un désistement et il a réussi à vous glisser entre deux rendez-
vous…
– D’accord. C’est pour quand ?
Calvin examine mon visage pour jauger ma réaction.
Jeff s’éclaircit la gorge.
– Lundi à 10 heures.
*
* *
Il nous reste deux heures avant de partir au théâtre, puis la journée de
demain pour discuter, ce qui n’est pas suffisant. Nous nous attendions à disposer
d’au moins encore deux semaines pour préparer l’entretien.
Internet est une bénédiction pour trouver des exemples de questions et Jeff
m’a assuré, avant de raccrocher, que Sam Dougherty était vraiment sympathique
et que nous n’avions aucune raison de nous inquiéter. Mais… comment ne pas
s’affoler ? Nous devons seulement mentir de manière convaincante pour qu’un
inconnu sympathique croie à la mascarade qu’est notre mariage. Je n’ai pas
envie d’être démasquée ! Je ne suis pas une femme aguerrie, je ne tiendrais pas
deux jours en prison !
Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas bachoté pour un examen, et
celui-là me semble plus important que tous ceux que j’ai passés au lycée ou à la
fac. Au moins, nous avons couché ensemble ! Une chose de moins sur laquelle
mentir. Dommage qu’il nous en reste si peu de souvenirs.
Calvin croque dans son burger, l’air aussi détendu que d’habitude.
– Tu es Holland Lina Bakker, cadette de six.
Il s’essuie les lèvres avec une serviette.
– Tu es extrêmement proche de ton oncle Jeff, qui est le frère cadet de ta
mère et le mari de mon boss, Robert Okai. Tu es née le 15 avril, date limite pour
faire sa déclaration d’impôts aux États-Unis.
– Excellent !
Je lui tope dans la main.
– Tu t’appelles Calvin Aedan McLoughlin, né à Galway en Irlande – ce qui
est intéressant dans la mesure où, pour la plupart des Américains, la seule ville
d’Irlande, c’est Dublin –, aîné de quatre enfants. Ta mère se prénomme Marina,
elle est femme au foyer. Ton père, Patrick, travaille dans la conception
d’équipements médicaux.
Il sourit, impressionné.
– Ta cuisine préférée, c’est la cuisine grecque.
Je suis charmée qu’il s’en souvienne, surtout si l’on considère que je lui ai
confié ce détail en enfournant des spanakopitas dans ma bouche.
– Et toi… les sushis ?
Il rit en secouant la tête.
– Je déteste les sushis. Moi, j’adore la cuisine allemande.
Je m’esclaffe.
– La cuisine allemande, ça n’existe pas, si ?
Il fronce les sourcils.
– Il est temps de clarifier quelques points, Mme McLoughlin.
– M. Bakker joue de la guitare depuis ses quatre ans.
Je mâche bruyamment.
– Nous nous sommes rencontrés dans le métro – il y a dix mois, rappelle-toi,
pas cinq semaines – et tu m’as invitée à dîner.
Calvin croise les pieds sur la table basse.
– Le soir de notre premier rendez-vous, nous sommes allés à Mercato, puis
nous sommes rentrés ensemble et nous avons fait l’amour.
Je m’étouffe avec ma bouchée.
– Ah oui ?
Calvin se penche pour m’embrasser sur la joue.
– Tu ne te souviens pas ? Nous n’arrivions pas à arrêter de nous toucher.
– Oh oui, parfaitement !
J’éclate de rire en rougissant tellement que j’aimerais me gifler.
– OK, ouais. Bien sûr, nous baisons tout le temps. Comme des jeunes mariés,
donc obsédés par le sexe… évidemment.
Le silence se fait. Calvin semble essayer de deviner le sens caché de mes
propos, mais je ne peux pas l’aider parce que je n’arrive pas à contrôler mon flot
de paroles. Mon cerveau s’est fait la malle.
– Tout à fait vrai, répond-il lentement. Beaucoup de sexe.
Son petit sourire devient éclatant.
– Devrais-je lui dire que tu es une cochonne ?
J’avale plusieurs frites sans mâcher. Mes yeux se mettent à larmoyer.
– Quoi ?
– Euh, c’est le cas, non ?
Il s’humecte les lèvres et fixe les miennes. Il ajoute :
– C’était mon impression.
Nous nous aventurons sur un terrain glissant. Je m’essuie avec ma serviette
comme si de la salive coulait de ma bouche.
– J’aime quand tu es sans voix.
– Oui… euh. J’ai perdu mes mots.
Sans cesser de sourire, il se lèche à nouveau les lèvres et se penche
légèrement en avant.
Je m’écarte un peu en toussant. Je froisse l’emballage de mon burger avec
détermination et m’exclame :
– La suite ! Tu fais désormais partie de l’orchestre de Possédé mais, jusqu’à
présent, tu étais musicien free-lance et jouais dans plusieurs groupes, par
exemple, un collectif répondant au nom de Loose Springsteen…
– Ne leur dis pas ça, s’il te plaît. Je n’ai pas envie que cette information
apparaisse quelque part dans un dossier officiel.
Je glousse.
– Et apparemment, tu adores te balader à moitié à poil chez moi.
Il me regarde d’un air narquois.
– Il fait très chaud chez toi, que veux-tu…
Je ne suis pas de taille pour flirter avec lui.
– Tu veux que je baisse le thermostat ?
Calvin hausse les épaules, ses yeux verts s’illuminent avec de petites étoiles.
– Tu as les joues bien rouges.
– Tu me fais rougir.
– Parce que je suis à moitié à poil ?
– Parce que tu fais des allusions sexuelles.
– Des allusions sexuelles imaginaires, corrige-t-il, l’air de plus en plus
amusé. Le soir de ce premier rendez-vous, c’est de la fiction. Hier soir, nous
avons basculé dans la réalité, même si nous n’avons joui ni l’un ni l’autre. Je me
demande si ce n’est pas ce qui nous rend fébriles. Tu trouveras peut-être un
moyen de t’apaiser sous un coussin du canapé…
Pendant une seconde, voire deux, je songe qu’il flirte peut-être vraiment
avec moi. Je commence à penser qu’il suggère que nous remettions le couvert
avant d’aller travailler. Il a passé l’après-midi à me titiller.
Mais son sourire devient soudain un peu forcé et il détourne le regard, jette
un coup d’œil à la pendule, puis à son téléphone. Et ce n’est pas le sourire auquel
je suis habituée. Ou si ?
La bulle éclate.
Calvin est très fort. Il a accepté ma proposition sans tergiverser. Le baiser, le
jour de notre mariage, m’a bouleversée, mais il n’a plus jamais essayé de
m’embrasser depuis. En tout cas, pas avant que nous nous jetions l’un sur l’autre
hier soir. Mais il sait parfaitement manipuler les émotions, l’intuition des
sentiments – c’est l’un de ses traits de caractère qui fait aussi de lui un bon
musicien.
Et moi… ce n’est absolument pas le cas. Je n’ai jamais été douée pour jouer.
L’entretien aura lieu lundi, nous devons absolument le réussir. Au fond de
moi, je sais pertinemment qu’il joue un jeu, qu’il essaie de me mettre
suffisamment à l’aise pour que je sois convaincante. Oui, il est charmant et, bien
sûr, il est superbe. Mais il veut ce job et cette vie plus que tout. Je repense à ses
mots de la dernière fois : « Depuis que je suis à New York, je rêve de ça. Très
exactement… Quand j’ai obtenu mon diplôme, j’étais sûr qu’une occasion dans
le genre se présenterait… J’avais tellement envie de jouer à Broadway que je
suis resté… »
C’est ce qui est le plus important pour lui.
Soudain, tout devient limpide.
Si me manipuler et flirter avec moi – voire coucher avec moi – lui permet
d’obtenir cette vie, je suis certaine qu’il n’hésitera pas.
CHAPITRE 20
*
* *
La gravité de ce que nous nous apprêtons à faire me frappe seulement une
fois que nous sommes à l’intérieur. Il y a une austérité dans l’air, une impression
qui émane de cet endroit qui n’a vocation ni à être charmant ni accueillant. À
l’intérieur, il y a des portiques de sécurité et un garde stoïque qui nous dévisage
froidement lorsque nous signons le registre et sortons nos papiers.
Nous ôtons manteaux, écharpes et gants en silence pour les placer dans les
bacs en plastique gris qui avancent sur le tapis roulant. Calvin me fait signe de le
précéder. Une fois que nous avons passé les contrôles, nous nous dirigeons vers
les ascenseurs en silence – mon cœur tambourine maintenant –, nous entrons – la
main de Calvin devient moite dans la mienne – et il appuie sur le bouton de
l’étage où nous devons aller.
Je maudis mes ballerines neuves qui couinent et claquent sur le carrelage
luisant. J’essaie de corriger ma démarche pour faire moins de bruit. On dirait que
je patine, c’est ridicule.
Calvin lance malicieusement :
– On ne s’ennuie jamais avec toi.
Je grogne en étouffant un petit rire et tente de me remettre à marcher
normalement.
– J’ai beaucoup de mal à supporter la pression.
– Sans blague… fait-il, faussement incrédule.
Je lui donne un coup d’épaule.
– Au moins, je n’ai pas besoin de passer aux toilettes. Quand j’étais petite,
ma mère savait où se trouvaient toutes les toilettes de Des Moines. Une ombre
d’anxiété, et je me faisais pipi dessus.
Il étouffe un éclat de rire.
– Moi, je suçais mon pouce.
– Comme la plupart des enfants.
– Pas après quatre ans. Seigneur, ma mère a tout essayé pour que j’arrête.
Des chaussettes sur les mains, du chantage, même me mettre un vernis à ongles
au goût horrible.
Il se gratte le nez.
– Et puis, un jour, nous sommes allés voir mon oncle. Il m’a dit que je
pouvais gratter sa vieille guitare quand j’avais envie de sucer mon pouce, et ça
s’est arrêté. Je n’ai jamais recommencé.
Nous arrivons devant la porte du bureau et je range cette information dans le
coffre-fort dédié à Calvin dans mon esprit.
Naturellement, la pièce n’a rien à voir avec le bureau des mariages au
charme joyeux. La moquette est grise et terne. Quelques couples attendent,
installés sur des chaises en métal. Un couple est accompagné d’un avocat. Jeff
nous a conseillé d’y renoncer. Il nous a expliqué que la plupart du temps, cela
avait tendance à rendre le fonctionnaire d’immigration suspicieux, et que nous
n’en avions pas besoin. J’espère qu’il a raison.
Vingt minutes s’écoulent, au bas mot. Calvin et moi commençons à nous
poser des questions, ce qui ressemble plus à du flirt qu’à des révisions de
dernière minute pour un test. Le quiz nous absorbe tellement que nous
sursautons lorsqu’on nous appelle. L’image mentale de personnages de bande
dessinée avec de la sueur qui perle sur leur front et le mot MENTEURS
clignotant au-dessus de leurs têtes s’impose à moi. Calvin me prend la main
lorsque nous nous levons et nous sommes accueillis par un homme souriant,
avec plus de front que de cheveux, qui se présente comme Sam Dougherty.
À l’intérieur de son bureau, Monsieur l’officier de l’immigration Dougherty
s’assoit sur un fauteuil qui craque à chaque mouvement.
– Bien, bien. Répétez après moi, s’il vous plaît : « Je déclare solennellement,
en tout honneur et en toute conscience, que je dirai la vérité, toute la vérité et
rien que la vérité, que Dieu me vienne en aide. »
Nous répétons tous les deux à l’unisson et j’essuie ma main moite sur ma
cuisse lorsque nous avons terminé.
Les yeux fixés sur le dossier, le fonctionnaire Dougherty commence :
– Calvin, puis-je vous demander votre passeport et votre permis de conduire,
si vous le détenez. Holland, j’ai besoin de la preuve de nationalité que vous avez
apportée.
Nous nous blottissons l’un contre l’autre et même si nous connaissons le
dossier par cœur, il nous faut un laps de temps ridicule pour trouver ce qu’il nous
demande parmi tous les documents que nous avons rassemblés. Le tremblement
de mes mains redouble lorsque je tends ma carte d’identité. Calvin semble aussi
fébrile que moi.
– Merci, dit Dougherty en les prenant. Et merci d’avoir pensé à les
photocopier. C’est toujours apprécié.
Même si je sens qu’il s’efforce d’être sympathique, mon cœur bat la
chamade. Mais quand je jette un coup d’œil à Calvin, je me rends compte que sa
nervosité a apparemment disparu. Il est commodément installé sur sa chaise, les
mains posées sur ses genoux, il a croisé les jambes avec nonchalance. Je prends
une grande inspiration en regrettant qu’il ne puisse pas me transmettre son
calme, comme par magie.
– Quand êtes-vous entré sur le territoire américain ?
Calvin répond honnêtement – il y a huit ans – et je note le léger froncement
de sourcils de Dougherty lorsqu’il note l’information. Mes mains se crispent sur
mes genoux, je dois m’empêcher de me pencher vers lui pour expliquer : Vous
comprenez, c’est un musicien brillant qui pensait qu’une opportunité allait se
présenter, en vain, et de fil en aiguille, il s’est retrouvé à résider illégalement
aux États-Unis. Depuis quatre ans, il est terrifié à l’idée de partir et de ne plus
jamais pouvoir revenir jouer de la musique ici.
Calvin me jette un coup d’œil, il lève un sourcil en comprenant que je suis
sur le point de perdre contenance. Son petit clin d’œil fait baisser la pression. La
vague de panique glaciale se dissipe.
Je reviens à moi et suis leur conversation. Où êtes-vous allé à l’école ?
Qu’avez-vous étudié ? Date et lieu de naissance ? Comment joignez-vous les
deux bouts ?
Calvin hoche la tête. Il a préparé la dernière question. Même si la
performance de rue est protégée par le Premier Amendement comme expression
artistique, nous avons décidé avec Jeff qu’admettre que Calvin jouait dans la rue
décrédibilisait son plan visant à décrocher un rôle en tant que musicien formé
parmi les meilleurs.
– J’ai joué dans des groupes çà et là.
– Où exactement ? demande Dougherty sans lever les yeux.
– Hole in the Hall, lance Calvin en me faisant un clin d’œil. Bowery, Café
Wha?, Arlene’s Grocery. Beaucoup d’endroits.
L’officier Dougherty se tourne vers moi et sourit. Jusqu’à présent, il semble
satisfait par ses réponses.
– Est-ce votre premier mariage ?
– Oui, Monsieur.
– Avez-vous le certificat avec vous ?
Je fouille parmi les papiers et Calvin tend la main pour désigner le bon
document :
– Celui-là, mo croi 1.
Je parviens à marmonner de vagues remerciements et le lui tends.
– Vos parents étaient-ils à la cérémonie, Holland ?
– Mes parents… non. Ils n’aiment pas prendre l’avion et tout s’est passé très
vite.
J’essaie de me reprendre.
– Nous nous sommes mariés en présence de nos meilleurs amis.
– Aucun membre de votre famille n’a assisté à la cérémonie ?
Je ressens un petit pincement au cœur en répondant :
– Non.
Il écrit quelque chose sur une feuille de papier en hochant la tête. Je suspecte
qu’il le savait déjà.
– Et vos parents, M. McLoughlin ?
Calvin gigote sur son siège.
– Non, Monsieur.
Dougherty s’arrête, semble réfléchir, avant de noter quelque chose.
Je suis soudain sur la défensive :
– La plus jeune sœur de Calvin souffre d’infirmité motrice cérébrale. Ses
dépenses de santé sont énormes et la famille n’a pas pu se permettre de traverser
l’Atlantique. Nous espérons pouvoir aller les voir cet été pour célébrer le
mariage avec eux.
Dougherty me fixe, puis jette un regard de compassion à Calvin.
– Je suis désolé de l’apprendre, M. McLoughlin. Mais il paraît que l’Irlande
est magnifique l’été.
Calvin me prend la main et la serre dans la sienne.
Dougherty lance une autre salve de questions, cette fois pour vérifier que
Calvin est « une personne de bonne moralité », et il répond avec brio. Je
commence seulement à me détendre et à penser bon Bieu, qu’est-ce qui
m’inquiétait autant ? lorsque l’officier Dougherty s’éclaircit la gorge, pose son
cahier et nous regarde tour à tour dans les yeux.
– Donc, Calvin et Holland. Nous arrivons maintenant à la dernière partie de
l’entretien, la partie dont vous avez dû le plus entendre parler et qui vise à
déterminer l’authenticité de votre mariage.
Ce bruit ? C’était mon cœur qui tombait du ciel comme une brique et
explosait sous l’impact.
– Vous le croirez ou non, certaines personnes ne sont pas vraiment
amoureuses.
Il s’appuie contre le dossier de sa chaise – elle grince.
– Ces gens fraudent pour obtenir une green card.
Il énonce cette réalité comme si c’était la chose la plus absurde qu’il ait
jamais entendue. Calvin et moi nous dévisageons, l’air faussement choqués, en
imitant son expression.
– Mon travail est d’éliminer cette éventualité en identifiant les fausses
déclarations. Je suis tenu de vous rappeler que vous êtes sous serment et que le
parjure est puni par cinq ans de prison fédérale et/ou une amende pouvant aller
jusqu’à 250 000 dollars.
Je déglutis. Deux fois. Je m’imagine soudain dans une combinaison orange
et dois résister au réflexe d’éclater d’un rire hystérique.
– Je vais vous poser plusieurs questions pour évaluer si vous remplissez ou
non les critères établissant que votre mariage est bien authentique. Tout d’abord,
avez-vous apporté les documents qui en attestent ?
– Voilà notre certificat de mariage.
Je sors des documents de mon dossier.
– Et voilà le bail de notre appartement.
Je le glisse devant lui, en ajoutant d’autres documents.
– Une copie de nos factures et de notre compte courant commun.
– Donc, vous avez la preuve que vous habitez ensemble ?
– Oui, nous couchons ensemble ! Euh, HABITONS ensemble !
Mon visage s’empourpre.
À côté de moi, Calvin place une main devant son visage pour masquer son
sourire.
– Bien.
Dougherty sourit lui aussi, tout en parcourant une liste d’informations.
– Calvin, où Holland a-t-elle étudié ?
– Elle est allée à Yale puis à Columbia. Elle a une licence d’anglais et un
master des Beaux-Arts en écriture créative.
Dougherty lève les yeux, surpris :
– Master des Beaux-Arts. Waouh.
– Oui, Monsieur.
– Et donc, Holland, où avez-vous rencontré Calvin ?
– Nous nous sommes rencontrés…
Mon cerveau est en plein dérapage au ralenti, il prend un virage trop serré
avant de sortir complètement des rails.
– Dans le métro.
Notre plan consiste à expliquer qu’on s’est rencontrés dans une rame de
métro. Notre plan consiste à éviter de mentionner qu’il y jouait de la musique et
de nous concentrer sur ses performances plus institutionnelles.
Notre plan consiste à y aller en douceur, bordel.
Donc, je n’ai aucune idée de ce qui m’arrive quand les mots s’échappent de
ma bouche :
– Je l’écoutais jouer.
Je hurle mentalement en sentant que je viens d’anéantir notre version simple
et bien ficelée.
– Dans l’un des clubs ? demande Dougherty, les sourcils levés.
Arrange ça, Holland. Dis oui.
– Non.
Putaaaaaaaain.
– Dans la station de la 50e Rue.
– Je jouais là-bas une à deux fois par semaine, renchérit Calvin. C’était plus
pour m’amuser qu’autre chose.
Dougherty acquiesce et prend note.
– J’entendais la musique chaque fois que je passais et, un jour, j’ai décidé
d’aller voir qui jouait.
Je déglutis en me demandant si je vais finir par perdre complètement la
raison. Ce serait presque un soulagement.
– Je n’arrivais pas à détacher les yeux de lui et donc… parfois, je prenais le
métro même si je n’en avais pas besoin, juste pour l’écouter jouer.
J’ai peur de regarder Calvin, je préfère garder les yeux fixés droits devant
moi, où les néons se reflètent sur la tête chauve de Dougherty.
– J’ai entendu beaucoup d’histoires, mais celle-ci défraie la chronique. Très
romantique. Et combien de temps avez-vous mis à lui parler ?
Seigneur, ferme-la, Holland.
– Six mois.
Calvin se tourne lentement vers moi.
Euuuuuuuuuuuh.
– Bon sang, c’était un sacré coup de cœur !
Dougherty écrit sur son formulaire. Je pourrais jurer que je transpire
tellement que ma sueur a traversé ma chaise.
– Et vous, Calvin, qu’avez-vous remarqué en premier chez Holland ?
– Ses yeux, répond-il sans hésiter, même si notre version a changé du tout au
tout. La première fois qu’elle m’a parlé, nous avons seulement échangé quelques
mots, mais son regard est resté gravé dans ma mémoire. Elle a des yeux
fascinants.
Il a remarqué mes yeux ? Ils sont fascinants ? Se souvient-il que je lui ai
parlé juste avant l’attaque du zombie ou est-il en train d’inventer ? Je n’ai même
pas le temps de savourer le moment, parce que le fonctionnaire se tourne vers
moi comme pour vérifier.
– Et, Holland, vous souvenez-vous de ce que vous avez dit ?
Je sens la honte me submerger à nouveau.
– Je crois que j’ai marmonné quelque chose à propos de sa musique.
Calvin hoche la tête.
– Elle a dit « j’adore votre musique », et puis elle… a filé.
Je le regarde et éclate de rire. Je jubile : il se souvient.
– J’avais bu des verres à Brooklyn avec Lulu.
– Je l’ai deviné ensuite, mo stóirín.
M. Dougherty sourit en fixant ses documents.
– Une histoire d’amour vieille comme le monde.
*
* *
Nous marchons en direction de l’ascenseur en silence, nos pas résonnent
dans le couloir.
Je crois que nous avons réussi.
Je crois que nous avons réussi.
Je suis mortifiée d’avoir admis que je l’avais harcelé visuellement, mais il ne
semble pas décontenancé.
Et quelle importance ? Parce que nous avons réussi.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et nous entrons : Dieu merci, il est vide.
Je m’appuie contre le mur, épuisée.
– Seigneur.
Il passe une main dans ses cheveux.
– Putain. On a été géniaux.
J’ouvre la bouche. Mon corps n’a toujours pas renoué la connexion avec
mon cerveau, je suis toujours en alerte rouge.
– Oh mon Dieu.
– J’ai failli perdre pied quand j’ai senti que tu ne respectais pas le récit de
notre rencontre. Mais tu as eu un coup de génie en racontant que tu m’écoutais
jouer depuis des mois.
Oh merde !
– Je…
– L’idée que tu viennes à la station tous les jours juste pour m’écouter
jouer…
Il secoue la tête.
– C’était insensé. Il a mordu à l’hameçon.
– Tout à fait.
M’apprécierait-il moins s’il savait que c’est la vérité ? Que je l’ai observé
pendant six mois ? Que j’ai fantasmé sur lui, dans un silence douloureux,
pendant plus de passages dans le métro que je ne suis capable de me souvenir ?
Il avance d’un pas et me plaque presque contre la paroi de l’ascenseur.
– Tu sais ce qu’on va faire maintenant ?
Il est si proche de moi que j’aimerais lui raconter à quel point j’ai fantasmé
sur la couleur de ses yeux, imaginé le son de sa voix, imaginé son expression
lorsqu’il sourit. Il est si proche de moi que mon esprit est envahi d’images de
Calvin nu dans mon lit. Son odeur, son visage à cette distance sollicitent ma
mémoire, je me souviens de sa peau glissant contre la mienne, de lui sur moi, en
mouvement.
– Quoi ?
Mon regard devient vitreux.
Il se mordille la lèvre inférieure avant de me sourire, extatique.
– Maintenant, nous allons fêter ça.
Nous avons décidé d’aller au restaurant pour célébrer notre victoire, mais
Calvin veut d’abord repasser par l’appartement. Au réveil, j’étais trop nerveuse
pour songer à manger. Maintenant, je suis trop excitée. Nous nous comportons
tous les deux comme des crétins – nous sortons du métro en courant, nous nous
chamaillons devant l’immeuble, nous dévalons l’escalier en riant comme des
fous. Et soudain je réalise à quel point je m’éclate avec lui.
Depuis que nous nous sommes mariés, j’ai découvert que non seulement
j’appréciais ce superbe visage et ce corps sexy mais aussi que j’adorais passer du
temps avec lui. Nous nous amusons parce qu’il est drôle. Une petite pointe de
douleur dissipe mon allégresse lorsque je me demande jusqu’où cette histoire
peut aller.
Oui, il apprécie ma compagnie, mais ce n’est pas comme s’il avait eu le
choix, et Calvin est le genre de personne à savoir tirer le meilleur profit de toute
circonstance.
Je fouille dans mon sac pour trouver mes clés et il se penche vers moi, le
souffle court, parce que nous avons fait la course. Il appuie son menton tout près
de ma tempe.
– Tu as faim ?
Je secoue la tête en introduisant la clé dans la serrure.
– Je suis encore trop surexcitée pour avoir besoin de manger.
La sensation de son corps – son torse contre mon bras, sa respiration dans
mon cou –annihilerait complètement mon appétit, de toute façon.
– Tu as été géniale.
Il m’embrasse dans les cheveux. Le léger grognement qu’il laisse échapper
après le mot géniale me donne l’impression que ses doigts pianotent sur ma
colonne vertébrale, et j’entends l’écho des mots prononcés deux nuits plus tôt :
Je sens ta chaleur. C’est à cause de l’alcool ou à cause de moi ?
Je ne voudrais pas me méprendre sur ce qui est en train de se produire.
Penser que je lui plais pourrait me dévaster alors qu’il est juste adorable et
reconnaissant, encore sous l’emprise de l’adrénaline. Mais mon rythme
cardiaque atteint des sommets, la douleur sourde dans mon ventre s’intensifie à
chaque seconde.
– Tu voulais récupérer un truc ?
Il me suit et ferme la porte derrière moi.
– Non.
Je ne comprends plus rien.
– Mais je croyais…
Je pose les clés, il m’attrape le bras, me fait pivoter vers lui et me plaque
délicatement contre la porte.
– Il n’y a rien de spécial qui m’intéresse dans l’appartement.
Quoi ?
Calvin se penche, sa bouche juste sous mon oreille.
– J’avais juste envie de repasser par la maison avant le déjeuner.
Oh.
La boule de désir explose.
Mon corps semble comprendre très clairement ce qu’il veut dire, je me mets
à caresser mécaniquement son torse et passe les bras autour de son cou. Mais
mon cerveau, mon cerveau pose toujours problème.
– Pourquoi ?
Il éclate de rire, me mordille la joue puis m’embrasse dans le creux de
l’oreille.
– Tu te rends compte que tu as évité tout contact physique avec moi depuis
que nous nous sommes réveillés ensemble ?
– Ah bon ?
Je m’écarte. Le regarder dans les yeux quand il est si proche de moi est
surréaliste.
Il éclate encore de rire.
– Maintenant, tu dois savoir que si tu me veux, tu peux m’avoir. Je refuse
pratiquement de mettre des vêtements quand nous serons ici, dans l’appartement.
– Oh. C’est vrai.
Il sourit et m’embrasse sur le nez.
– Mais si ça ne t’intéresse pas, je n’insisterai pas.
Je m’exclame, comme si j’étais en pleine vente aux enchères :
– Je suis intéressée !
– J’en ai envie depuis notre déjeuner.
Quoi ?
Il m’embrasse dans le cou en souriant.
– Je me souviens de ta nervosité. Tu étais tellement mignonne.
Il m’embrasse encore :
– Je me suis demandé si je te plaisais. Mais tu avais l’air tellement détachée
alors que je vivais chez toi… moi qui n’arrêtais pas de penser à toi, du canapé.
Je ne vois pas quoi répondre. J’ai envie de répéter chaque mot pour les
enregistrer dans ma mémoire avec son intonation et son accent. Alors, il
ressentait la même chose que moi ? Ma petite comédie a apparemment été trop
convaincante. J’aurais pu coucher avec Calvin depuis un mois. Ça me donne
envie de hurler de joie et de frustration.
– Et puis nous nous sommes retrouvés au lit, dit-il.
Il m’embrasse du cou jusqu’à l’oreille. Il la suce, la lèche. Je sens soudain
quelque chose de dur contre ma hanche. Je halète.
Il siffle.
– J’aime t’entendre gémir. Comme hier soir.
Sa bouche s’approche de la mienne.
– Tu te souviens ?
– Un peu plus tôt…
Il m’embrasse sur les lèvres.
– Dans l’ascenseur, quand tu étais près de moi, je pensais à…
Il s’écarte légèrement :
– Tu pensais à quoi ?
– Quand on était au lit.
– Et qu’est-ce qu’on faisait ?
Je refoule mes doutes.
– Tu étais sur moi. On était déjà en train de…
Baiser. Mais je ne prononce pas le mot.
Calvin grogne en glissant les mains sous mon chemisier pour m’attraper par
la taille.
– Tu avais envie de moi dans l’ascenseur ?
Il suffit de ces mots pour que je sois soudain brûlante. Il me facilite
tellement les choses.
– Je me souvenais de la sensation de ma peau contre ta peau. J’en voulais
toujours plus.
Sa bouche se pose sur la mienne et je me souviens de ça, aussi. Ce n’est pas
un baiser inconnu, c’est un baiser familier – qui commence par rester en surface
avant de sucer, de lécher, de devenir avide.
Ses mains remontent sous mon T-shirt, il dégrafe mon soutien-gorge d’un
geste sûr avant de m’enlever mon chemisier. Il explore mon buste du bout des
lèvres, me hérissant de frissons. Je fixe ses épaules, attrape son T-shirt pour le
lui enlever et voir ses muscles se contracter lorsqu’il me prend dans ses bras, me
serre contre lui, m’embrasse sur le ventre jusqu’à la lisière de la jupe.
Je me retrouve nue devant la porte d’entrée, encore une fois, mais cette fois,
je prête attention à tous les détails. Je remarque l’effet de la lumière douce qui
entre par la fenêtre du salon sur sa peau, je remarque qu’il sourit même quand il
m’embrasse.
Je sens la texture de sa peau sous mes doigts, son infinie douceur sous mes
lèvres.
Je m’aperçois qu’il aime que je lui lèche le torse, que je le morde près de la
hanche. Il plonge les doigts dans mes cheveux, ses mains tremblent et
accompagnent mes mouvements lorsque je le prends dans ma bouche.
Mais les choses que j’apprends sur Calvin maintenant ne feront jamais
l’objet d’un entretien. Nous faisons finalement quelque chose pour nous, et rien
que pour nous. Je n’ai pas besoin de savoir qu’il m’observe calmement avant que
sa respiration se coupe et qu’il se mette à haleter. Je n’ai pas besoin de savoir
qu’il gémit d’une voix douce lorsqu’il approche de l’orgasme ou qu’il m’avertit,
en tentant de ralentir le rythme juste avant, mais je le découvre quand même. Et
je n’ai besoin de savoir pour personne en dehors de moi-même qu’il adore me
tourmenter lorsqu’il me lèche, ou qu’il me caresse avec les mêmes doigts qu’il
utilise pour jouer de la guitare, ce qui me rend complètement dingue de lui.
Nous buvons un verre d’eau avant de retourner dans mon lit. Il m’embrasse à
nouveau partout, les cuisses, le ventre, il suce, lèche ma poitrine. Je suis sûre que
nous discuterons plus tard ; pour l’instant, nous ne sommes plus que soupirs et
gémissements. Comme si nous n’avions fait que parler – avec ce sérieux
d’étudiants stressés, obligés de tout mémoriser en vue d’une échéance – mais
maintenant, la seule chose que je veux, c’est revivre le souvenir flou de son
poids sur moi, de sa peau épousant la mienne.
Le plus étrange, c’est que ces préliminaires nous semblent faciles et
familiers, jusqu’au moment où il est sur le point de me pénétrer. Il est sur moi et
donne un mouvement de hanche, c’est là que le sentiment de familiarité
disparaît. Je sais maintenant que nous étions beaucoup trop ivres, cette fameuse
nuit, et qu’il n’a certainement pas pris son temps, qu’il n’a pas regardé son sexe
s’enfoncer en moi, lentement. Et je peux affirmer que j’avais les yeux fermés,
que tout allait beaucoup plus vite, tout était sauvage, parce que nous étions
incapables de penser.
Et je suis sûre de ne pas avoir ressenti la même chose. Je suis tellement
sensible que j’enfonce mes ongles dans son dos, en le serrant contre moi, très
fort, alors qu’il commence à peine à me prendre. Nous trouvons le rythme
parfait, si parfait que nous n’arrivons pas à cesser de nous en émerveiller. Je me
laisse aller, sans même m’en rendre compte…
Je jouis et il regarde, il me prend plus vite et plus fort, il est tellement
concentré…
Un dernier coup de hanche et il me rejoint, quelques secondes plus tard. Son
profond grognement de soulagement vibre contre ma gorge. J’ai plongé les
doigts dans ses cheveux, je m’agrippe à son cou, le serre entre mes cuisses, en
croisant les jambes dans son dos. Et nous nous immobilisons ainsi.
Il pleut dehors, je ne m’en étais même pas rendu compte. L’eau ruisselle sur
la vitre.
– C’était bien ? murmure-t-il, soudain solennel.
– Ouais.
Je déglutis en reprenant mon souffle :
– Et toi, ça t’a plu ?
Il s’écarte un peu et me dévisage.
– Ouais.
Calvin se penche pour m’embrasser :
– Je suis à deux doigts de m’évanouir.
Sa respiration est brûlante dans mon cou, son dos est toujours glissant sous
mes mains. L’autre soir, nous avons baisé maladroitement, un classique quand
on est ivre. Impossible de comparer avec ce qui vient de se passer. Je ne trouve
pas les mots.
Il s’appuie sur un coude pour se redresser et, de l’autre main, il maintient le
préservatif en place tout en se retirant lentement. Il s’écarte pour le jeter dans la
corbeille et mon corps devient soudain glacé, je tends la main pour qu’il
revienne et tire les draps pour nous couvrir.
– Je ne pense pas que tu puisses un jour simuler un orgasme avec moi, fait-il
contre mon épaule.
J’éclate de rire.
– Quoi ? Enfin… je ne simulerais pas… mais pourquoi tu dis ça ?
– Ton visage et ton cou rougissent. Je pensais pouvoir continuer un peu plus,
mais tu as commencé à jouir et ça m’a achevé.
Je me love contre lui. La sensation de ses bras autour de moi me rend folle.
Je n’arrive pas à détacher les yeux de son corps, comme si je voulais m’assurer
que je ne suis pas en train de rêver.
– Quelle heure est-il ?
Il tend le cou pour regarder mon réveil sur la table de chevet.
– 14 heures.
Nous disposons de 27 heures sans la moindre obligation. Je me blottis un
peu plus dans sa chaleur.
– Holland ?
– Ouais ?
– Comment savais-tu que mes parents n’avaient pas les moyens de venir au
mariage ?
Je m’écarte pour le regarder dans les yeux.
– J’ai inventé ça sur le moment. Je suppose que les frais médicaux de Molly
sont élevés.
– Oui.
Il m’embrasse sur le nez.
– C’est un poids qui nous pèse depuis toujours.
Mon cœur se serre en entendant ces mots.
– Je me suis efforcé de faire en sorte qu’ils ne s’inquiètent pas pour moi.
Je le dévisage. Sa mâchoire se contracte, il déglutit difficilement :
– Je ne voulais pas qu’ils dépensent leur argent pour venir me voir et
découvrent que je vivais chez Mark, en payant un loyer monstrueux. Les petits
mensonges sont devenus de gros mensonges…
Il se tait et me regarde intensément, comme s’il cherchait à déchiffrer mon
expression.
– Je te raconterai tout un jour, mais pas maintenant. Tu as bien fait de
répondre ça. J’ai l’impression que je n’ai pas besoin de tout t’expliquer de ma
vie pour que tu comprennes.
Il m’effleure les seins avant de poser une main sur mon sternum.
Cette phrase me rend euphorique. J’ai l’impression qu’un cerf-volant
s’envole dans ma poitrine.
– Eh bien, pour ce que ça vaut, je comprends parfaitement que tu aies pu
rester bloqué dans cette situation si longtemps et pourquoi tu ne voulais pas les
inquiéter.
– Ma mère est vraiment contente qu’on se soit mariés. Je n’ai jamais été du
genre à donner des nouvelles, mais j’essaie de m’améliorer. Je lui ai dit que tu
étais géniale. Mon père est plus difficile à convaincre. Ce doit être pour ça que
Brigid t’a écrit.
Je grimace.
– J’ai oublié de répondre.
– Tu as été plutôt occupée aujourd’hui.
J’avoue :
– Je ne l’ai toujours pas dit à mes parents.
Il n’a pas l’air vraiment surpris :
– Ah non ?
De si près, la couleur de ses iris semble bien plus complexe – vert, jaune,
marron, bronze. Cette contemplation ne m’aide pas à être désinvolte.
– Ils ont du mal à accepter que je fasse mes propres choix, ils penseraient
tout de suite…
– Que je me sers de toi ? ajoute-t-il.
– Ça ferait certainement partie de leurs réflexions, même s’ils trouveraient
énormément de choses à redire par ailleurs. Mais je ne le pense pas.
– Je profitais de toi au début, je suppose.
Il s’humecte les lèvres, l’air soudain pensif.
– Mais tu me plaisais et je sentais qu’on allait bien s’entendre. Je pensais
qu’il pouvait y avoir un truc en plus. J’ai juste pensé mariage avant sentiments,
ajoute-t-il en m’embrassant, rieur.
– C’est un classique des mariages arrangés.
– N’est-ce pas.
Il me scrute.
– Et tu m’as dit que c’était juste pour un an. Tu avais l’air d’en avoir envie,
même si c’était énorme, pour moi, pour Robert. Je me suis demandé si tu avais
d’autres intentions.
Je ne sais pas comment interpréter cette phrase ; je déteste mon cerveau
parfois. Veut-il dire que le sexe est sa manière de me rétribuer ? Faisait-il
semblant de ne pas croire à mon amour platonique de six mois afin de me
renvoyer l’ascenseur sans que ce soit trop évident ? Ou dois-je croire que c’est
ce qu’il voulait depuis le début, lui aussi ?
La part logique de mon cerveau m’ordonne d’attendre de voir comment je
me sentirai seule demain, de ne pas surinterpréter les propos de Calvin. Mon
cœur battant et mon sang qui bouillonne me crient de clarifier la situation.
Il ouvre la bouche, après quelques instants de silence :
– Mon père pense que j’aurais dû rester en Irlande. Pour trouver un vrai
travail.
Je lui jette un coup d’œil.
– Dans une usine ?
Il acquiesce.
– Il me rappelle toujours que je suis l’aîné et que prendre soin de Molly sera
ma responsabilité après la mort de mes parents. Je suppose que j’y retournerai un
jour. Je me suis toujours dit ça.
– Ton pays te manque parfois ?
Des Moines me manque de manière inattendue, à certains moments. Par
exemple, quand il y a des sirènes dans la rue et que j’ai juste envie de
tranquillité. Ou le jour du ramassage des poubelles lorsque je n’arrive pas à me
détacher du fracas des déchets qui s’entrechoquent. Ou lorsque je quitte mon
appartement et que je sens que tous les passants ont envie de rester dans leur
bulle sans aucune intention de communiquer avec un autre être humain.
– Ouais.
Calvin roule sur le dos et m’attire contre lui.
– Parfois, je me dis que là-bas tout est plus facile, d’autres fois, c’est le
contraire. Le monde semble plus petit – ce qui est bien et mal. On choisit ses
batailles. J’ai pensé qu’il serait plus facile de trouver du travail à New York,
mais j’avais tort.
– Le temps passe tellement vite.
– Ouais.
Il inspire lentement, ma tête posée sur son torse se soulève.
– Je ne me sens plus seul depuis que je suis avec toi. Avant, j’étais un
électron libre. Ici tout est tellement codifié, si tu vois ce que je veux dire. Les
gens font attention à ce qu’ils disent et à ce qu’ils portent.
– Eh bien, on est dans un quartier huppé. Celui du théâtre, quoi.
Il éclate de rire comme je m’y attendais.
– Au-delà de ça. On dirait que nous sommes toujours en représentation, de
prendre la pose pour un selfie même lorsque nous discutons simplement.
– Je ne suis pas comme ça.
Il s’écarte et me regarde :
– Ah non ?
– Non. Tu as une présence incroyable, qui prend toute la place, et tu ne t’en
rends même pas compte.
Je passe une main sur son torse.
– Une guitare à la main, tu es un génie mais tu es aussi…
– Stupide ?
– Non, innocent. Et ce n’est pas un défaut. J’aime penser qu’il n’y a pas de
piège, que tu es transparent.
– J’espère bien.
– Les gens prétendent qu’ils sont comme ça, mais c’est très rare en fait.
En filigrane, il y a la question : Puis-je vraiment te faire confiance ? mais je
réalise que nous sommes nus. Que nous venons de faire l’amour et que je crois
qu’il a envie de recommencer.
– Tu dis ça juste parce que je te plais.
Il sourit et m’embrasse.
Je pense qu’il comptait juste effleurer mes lèvres, comme pour mettre un
point final à sa phrase, mais je lui rends son baiser et grimpe sur lui. Il a raison,
il me plaît beaucoup. Ce qui m’inquiète énormément : je suis déjà folle de lui.
– Eh bien, ouais.
Je prends son sexe dans ma main, qui durcit instantanément.
– Ne t’ai-je pas entendu dire que je te plaisais aussi ?
Il me regarde soulever les hanches puis me glisser lentement sur lui. Il ferme
les yeux un bref instant :
– Mo stóirín, la seule chose qui me fait peur, c’est que tu me plaises trop.
– Au fait, qu’est-ce que ce surnom veut dire ?
La question m’échappe soudain.
Il m’effleure la taille et saisit mes seins à pleines mains.
– C’est étrange. Je ne l’ai jamais employé avec quelqu’un d’autre que toi.
Ma peau s’enflamme sous ses mains.
– C’était le surnom que mon grand-père donnait à ma grand-mère. Ça
signifie « ma petite chérie ».
CHAPITRE 22
*
* *
Un soir, au moment culminant du deuxième acte, Ramón chante presque au
bord de la scène ; son personnage regarde sa fille s’enfoncer dans la forêt. Calvin
l’accompagne depuis la fosse de l’orchestre à quelques mètres. Voilà le moment
que tout le public attend, qui captive l’attention des spectateurs : les projecteurs
se braquent sur Ramón. Le passage est si intense qu’il me coupe le souffle à
chaque fois et je mets un point d’honneur à aller l’écouter tous les soirs, pour
voir les deux artistes se coordonner, attendre cette note unique qui…
– Maman, c’est bientôt fini ? Ça fait des heures qu’ils chantent.
Des rires éclatent dans l’auditorium en entendant la voix bruyante de
l’enfant, mais Ramón ne se laisse pas démonter et hoche la tête en signe de
compréhension lorsque la mère gênée fait au revoir de la main avant de sortir
avec la petite fille.
Les représentations sont toujours imprévisibles, et la plupart des artistes
vous diront que c’est ce qui leur plaît. Qu’il s’agisse d’un enfant désobéissant ou
d’un problème de lumière, d’un défaut dans les costumes, de l’énergie du public
ou d’un impondérable quelconque, c’est ce qui fait le sel du théâtre.
Pour Calvin, jouer dans l’orchestre s’est transformé en un puissant
aphrodisiaque. Il me retrouve chaque soir après le salut final et se contient
difficilement lorsqu’il m’embrasse contre les structures métalliques de la scène.
Il passe les bras autour de ma taille et me soulève juste assez haut pour que mes
pieds ne touchent plus le sol.
À cette heure-ci, le théâtre est presque vide, mais nous nous enfonçons dans
les coulisses. Il m’embrasse dans le cou, me couvre de baisers.
– Tu as été fantastique ce soir.
Il pose ses lèvres sur les miennes et me répond tout en m’embrassant :
– J’ai raté plusieurs notes sur « I Didn’t Expect You ».
– Ouais, mais seulement deux. (Je m’écarte un peu). Et Ramón a
particulièrement forcé sa voix, donc personne ne l’aura remarqué en dehors de
Ramón et toi.
– Et toi, murmure-t-il.
Je désigne du menton la sortie latérale.
– Tu veux sortir un moment sur le côté ?
Les fans du spectacle attendent dehors, derrière le théâtre, en espérant voir
ou prendre une photo des membres de la troupe au moment où ils quittent le
Levin-Gladstone. Ramón passe presque toujours par là, et depuis peu, le fan-club
de Calvin se rassemble également là pour le voir.
Il me repose sur mes pieds en faisant glisser mon corps contre le sien. Il a un
début d’érection que je sens sous son pantalon de costume. Il m’est presque
impossible de résister à passer mes jambes dans son dos et à me coller contre lui.
Juste derrière lui, je remarque Brian qui détourne le regard. Il nous
espionnait. Je distingue l’ombre de son sourire de mépris, son expression est si
agressive que j’ai l’impression, pendant une seconde, d’avoir été frappée au
visage.
Sa voix résonne dans mes oreilles : Tu es une idiote, putain, Holland.
Je ferme les yeux, blottis mon visage dans le cou de Calvin.
C’est réel. Aucun doute.
– Je vais aller saluer mes fans un instant.
Mon téléphone se met à vibrer. Je lui dis :
– C’est Lulu qui demande ce qu’on fout.
– Elle est tellement réservée ! lance-t-il, pince-sans-rire. Je suis impatient
qu’elle sorte de sa coquille et s’affirme.
J’éclate de rire.
– Va signer quelques autographes, je te retrouve dehors dans dix minutes.
– Je n’ai pas envie de rester loin de toi trop longtemps.
Il effleure mes lèvres des siennes puis prolonge le baiser. Il s’est rasé ce
matin, mais son menton commence déjà à piquer. Je suis tendue comme l’une
des cordes de sa guitare – mon corps vibre sous ses mains – parce que je connais
la sensation de sa barbe naissante entre mes jambes.
*
* *
Nous avons rendez-vous avec Lulu à seulement un bloc du théâtre, chez
Dutch Fred’s, pour boire des verres et manger des burgers, mais quand j’ouvre la
porte de côté pour récupérer Calvin vingt minutes plus tard, il semble débordé
par ses fans. Il m’adresse un regard affolé et impuissant.
Je ne l’ai jamais vu aussi dépassé par les événements.
– Pardon tout le monde ! Cinq de plus, et c’est fini !
Je crie, m’investissant d’une autorité que je n’ai pas. Mais parfois, faire
semblant suffit. Calvin signe le dernier autographe, s’excuse auprès de la
vingtaine de personnes qui tendent leurs programmes. Nous descendons l’allée
la tête baissée et nous échappons par l’itinéraire secret que j’utilise lorsque je
n’ai aucune envie de tomber sur Brian au moment de sortir du théâtre.
– Par là.
Je le tire par la manche, il me suit. Nous évitons quelques flaques d’eau
croupie dont l’odeur n’est pas exactement fraîche, mais nous ne sommes
vraiment pas loin du bar et ce chemin nous permettra d’éviter la foule.
À peine quelques secondes plus tard, nous entendons des pas et je me rends
compte… que des gens nous ont suivis.
Je me retourne pour regarder derrière moi, Calvin m’imite : erreur ! Les
torches des téléphones nous éblouissent à l’instant où il montre son visage. Une
dizaine d’iPhone au moins nous traquent.
Je l’entends marmonner, perplexe :
– Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
– Et Ramón ?
– Il est parti dans une voiture quelques minutes avant nous.
Nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer ou de nous laisser happer par
la foule. La rue devient de plus en plus étroite et bifurque à angle droit derrière
un restaurant chinois. En passant à droite du bâtiment, on peut rejoindre la
Neuvième Avenue. Vont-ils continuer à nous suivre ?
Nous commençons à courir.
Quelqu’un crie :
– Calvin !
Un groupe d’adolescentes se mettent à crier et, en une fraction de seconde,
c’est la pagaille. Les fans nous poursuivent, ils sont sur nos talons.
Calvin passe devant, je le suis, et nous avançons aussi vite que nous
pouvons, en nous faufilant le long du mur crasseux entre le théâtre et le
restaurant, avant de nous engouffrer dans l’espace étroit qui sépare le fast food
chinois Ying’s Dumplings d’une laverie. Une fille tend la main vers Calvin pour
l’attraper par la manche et me bouscule pour prendre un selfie avec lui. D’après
ce que je peux en voir, elle ressemble à une folle furieuse et il a une expression
terrifiée. Mais elle la postera tout de même sur tous ses comptes des réseaux
sociaux, j’en suis persuadée.
– On se calme.
Il essaie de sourire.
– Je signe toujours des autographes après la représentation. Tous les soirs.
Venez une autre fois.
Les groupies nous poussent en avant, en tentant de le toucher par tous les
moyens. Il s’efforce de rester poli mais, Seigneur, la fureur me prend soudain.
J’écarte la première main qui l’agrippe.
– Arrêtez de le toucher ! Arrêtez de nous suivre ! Revenez un autre soir, mon
mari signera votre programme si vous vous comportez comme des gens civilisés.
La fille s’excuse, dévisage Calvin les yeux écarquillés. J’ai l’impression
d’être face à une fan des Beatles à leur heure de gloire. Je sais qu’elle n’est pas
elle-même. Ses yeux ont atteint la taille de soucoupes, elle semble au bord des
larmes. Mais Calvin paraît authentiquement perturbé : et, bien sûr, c’est le cas.
Environ quinze filles se tiennent à moins d’un mètre de nous, elles n’arrêtent pas
de le prendre en photo. Certaines d’entre elles pleurent déjà.
Je lui prends la main, il me regarde, comme si je pouvais le sauver.
– Prêt ?
Il acquiesce.
– Ne nous suivez pas !
Je ne reconnais pas ma voix. Je n’ai jamais été aussi ferme de toute ma vie.
Nous marchons tranquillement un demi-bloc, ses admirateurs ont
apparemment fait demi-tour ou ont décidé d’arrêter de se comporter en
dangereux psychopathes. Ils ont cessé de le suivre. Calvin ne me lâche pas la
main et je pourrais jurer que je sens son rythme cardiaque s’emballer.
– C’était n’importe quoi.
Je m’arrête net et l’attire dans le petit renfoncement formé par l’entrée d’un
magasin de vêtements, fermé à cette heure. Il me fixe, le souffle court.
Je demande :
– Ça va ?
Il se penche, hésite avant de m’embrasser. Ce n’est pas un baiser du matin
quand nous sommes à moitié endormis, entre deux éclats de rire, ni un baiser
enivré quand l’alcool nous transforme en bêtes sauvages. Je pense que c’est ainsi
qu’il m’embrasserait s’il m’aimait : en tenant mon visage entre ses mains, en
déposant des baisers suaves sur ma bouche sans mettre la langue. Il s’écarte et,
dans cette lumière, ses yeux semblent être exactement de la même couleur que
ses cheveux, châtain clair, ambre.
– Tu es incroyable.
– Je me suis comportée comme une garce.
– Non.
Il m’embrasse encore.
– J’étais littéralement terrifié mais… toi non.
*
* *
Quand nous atteignons Dutch Fred’s, le bar est bondé. Calvin et moi nous
frayons un chemin dans la foule, entre les tables, les chaises en osier et les
personnes rassemblées autour du bar style polynésien, pour finir par trouver la
table où Lulu est déjà installée.
– Il était temps, putain !
Elle se lève pour nous faire un câlin bref et intense à tous les deux. Quand
elle se rassied brutalement sur sa chaise, elle manque tomber en arrière mais elle
ne semble pas y faire attention.
– Désolés. Il y avait beaucoup de monde ce soir.
Je désigne Calvin qui m’aide à retirer ma veste, les mains encore
tremblantes.
– Il a été pris d’assaut par des fans dehors.
– Oooooooh, pauvre chou !
Lulu se tourne vers la serveuse qui est apparue pour remplacer son verre
vide par un verre plein, elle marmonne des remerciements. Je suis tentée de lui
raconter ce qui s’est passé, mais il est clair que ce soir, elle n’est intéressée par
personne d’autre qu’elle-même.
La serveuse se tourne vers nous :
– Que prendrez-vous ?
Je hoche la tête en direction du verre de Lulu en m’asseyant.
– La même chose qu’elle et…
Je lève les sourcils d’un air interrogateur. Calvin complète :
– Je prendrai une Left Hand Milk Stout, s’il vous plaît.
Il retire son écharpe gris anthracite et lui sourit, encore tremblant.
– À la tienne.
Lulu répète :
– À la tienne ! Seigneur. Vous êtes tellement adorables.
Elle a l’air vaguement dégoûtée en prononçant ces mots.
– Tu es arrivée il y a longtemps ?
Je jette un coup d’œil discret à ma montre. Nous n’avons que vingt minutes
de retard, mais j’ai l’impression que Lulu n’en est pas à sa première tournée.
Elle saisit son verre et le porte à ses lèvres.
– Il y a un moment. J’ai passé une audition un peu plus tôt dans l’après-midi,
ils m’ont interrompue au milieu de ma première réplique pour me dire qu’ils en
avaient assez entendu.
Je lui prends la main :
– Oh, Lu, je suis désolée.
Elle lève les yeux au ciel et éloigne sa main pour attraper son verre.
– Donc j’ai pensé que dans la mesure où il n’y avait rien d’autre dans ma
vie, je ferais mieux d’arriver à l’avance pour me bourrer la gueule.
Le ton de sa voix me prend de court. Lulu est clairement sur les nerfs.
Encore une fois. Et après ce qui vient de se passer à la sortie du théâtre avec
Calvin, je vais devoir faire des efforts pour me montrer compatissante.
– Je suis désolée, ma chérie, je ne me souvenais pas que tu avais une
audition. Je t’aurais aidée à…
– Bien sûr que non.
Je me redresse sur mon siège comme si elle venait de me pousser et jette un
coup d’œil à Calvin pour confirmation. Suis-je en train d’exagérer la situation ?
Son haussement d’épaules me montre qu’il est aussi décontenancé que moi.
La serveuse revient à l’instant où je m’apprête à lui demander quel est son
problème. Lulu commande un verre de vin supplémentaire.
Je suggère :
– Tu devrais peut-être manger, non ? As-tu avalé un truc ce soir ?
Elle me lance un regard vide.
– Est-ce une manière peu subtile de me suggérer que j’ai trop bu ?
– C’est ma manière de te dire qu’il est presque 23 heures et que tu serais
sans doute de meilleure humeur si tu mangeais quelque chose.
Lulu cligne des yeux en parcourant le menu avant de commander une
assiette de poivrons shishito et des frites à l’ail et au persil à partager, en
spécifiant à la serveuse de ne pas oublier de diviser le prix sur la note.
Calvin se rapproche de moi.
– Et donc, tu as d’autres auditions en vue ? demande-t-il doucement.
– Rien de nouveau. Celle-là, c’était pour la campagne publicitaire d’un
magasin de gadgets électroniques mais, apparemment, ils cherchent un fœtus
pour le rôle. Bla-bla-bla. Comme tout le monde.
Elle lève son verre de vin et le vide.
Je vois bien qu’elle a passé une mauvaise journée : j’ai déjà connu Lulu dans
cet état-là. En temps normal, je ferais le tour de la table, la prendrais dans mes
bras en lui disant à quel point elle est merveilleuse. Ce soir, j’ai l’impression de
la regarder à travers un miroir déformé ; je n’ai pas la moindre envie de la
rassurer. Elle se comporte comme une connasse – elle est donc loin d’être
merveilleuse.
Je bois une gorgée de vin.
– Où est Gene ?
– Au travail. Je crois. Qui sait ?
J’échange un regard avec Calvin.
– Et donc, où en êtes-vous tous les deux ? demande- t-elle en levant le
menton dans notre direction. Le spectacle se passe toujours bien ?
– En dehors de ce qui vient d’arriver, tout est parfait.
Calvin sourit.
– Je pourrais jurer que lorsque je m’assois, que les lumières s’atténuent, j’ai
encore l’impression de vivre un rêve.
Je renchéris :
– Je perds pied chaque fois que je le vois au théâtre.
J’ai répondu dans un souffle, Calvin éclate de rire et se penche pour
m’embrasser sur la joue.
Comme si elle voulait me donner raison, une fille approche, une affiche à la
main. Même si Calvin a l’air méfiant, elle finit par lui demander – très poliment,
la voix tremblante – un autographe. Calvin lui sourit, ses yeux se mettent à
pétiller et le charme opère. Elle passe en mode groupie, lui demande un selfie,
un câlin et lui propose pratiquement de lui faire un enfant. Il pose une main sur
ma cuisse et je sens la fraîcheur du métal de son alliance à travers mes collants.
Une vague de chaleur me submerge. Je resserre les cuisses, j’ai encore mal
depuis hier soir, je suis à deux doigts de laisser échapper un gémissement.
Il est évident, d’un point de vue extérieur, que toute cette attention lui
semble toujours surréaliste et j’adore le voir prendre la mesure de ce qu’il a
accompli. Combien d’entre nous, en une vie, font l’expérience de telles
manifestations d’adulation ? Mais de l’autre côté de la table, Lulu pianote sur
son téléphone, l’air affreusement ennuyée.
L’affiche signée, son selfie en poche, la fille s’éloigne. Calvin me regarde
d’un air interrogateur avant de se tourner vers Lulu pour lui proposer :
– Je peux te trouver des places si ça te tente.
– Non merci.
Elle repose son téléphone sur la table.
– J’en ai ma dose, où que j’aille. Ryan Gosling a assisté à une représentation,
non ? Les gens se faisaient pipi dessus sur mon fil Twitter.
Calvin sourit – cette nouvelle a fait mouche, honnêtement, et nous nous
sommes bien amusés en coulisse.
– Oui. C’est un ami de Ramón.
– Tu l’as rencontré ?
– J’ai pu lui parler quelques minutes.
Lulu nous regarde tour à tour, en s’attendant clairement à plus de vantardise
de la part de Calvin.
– Holland a-t-elle mouillé sa culotte ?
Elle est à deux doigts de renverser son verre.
– Je crois qu’elle a vu Blue Valentine au moins cinq cents fois. Mais enfin,
ce n’est rien en comparaison de son amour platonique pour toi avant que votre
rencontre…
Mon cœur se met à battre la chamade, je la coupe :
– Gene a-t-il dit qu’il cherchait un autre job, la dernière fois ? Un ami de Jeff
lui a parlé d’un poste…
– Je sais ce que tu fais.
Complètement ivre, Lulu me montre du doigt.
– Je le sais parfaitement. Tu n’as pas le droit d’essayer de faire diversion.
Pas si vite. Regardez-vous tous les deux maintenant. Tu n’as pas envie de tout
lui raconter ? Tu étais folle de lui.
– Pardon, mais de quoi parles-tu ? demande Calvin.
Mon cœur bat aussi vite que si je venais de terminer un marathon.
– On parle de toi.
Lulu se penche sur la table pour lui toucher le nez avant qu’il ait le temps de
réagir.
– Je me souviens de la première fois qu’elle t’a vu. Elle a perdu la tête,
putain. Elle m’a même envoyé une vidéo de toi qui jouais dans la station de
métro.
Calvin me jette un coup d’œil, confus :
– Le soir de l’attaque ?
Elle le dévisage comme s’il était demeuré.
– Non, bieeeeeeeen avant. Elle m’a envoyé une vidéo de toi en train de jouer
l’été dernier et n’a pas arrêté de m’en parler depuis. Bon sang, elle t’avait même
surnommé Jack !
Elle écrase le poing sur la table en éclatant de rire toute seule.
– Tu te souviens de Jack le Musicien de Rue, Holland ?
Elle se tourne vers lui en appuyant son menton dans sa main.
– Nous nous moquions tellement d’elle à cause de toi.
J’essaie d’attirer son attention et de la supplier du regard de se taire, mais
soit elle ne me voit pas, soit – plus probablement – elle s’en fiche. Je me
demande honnêtement s’il serait plus gênant pour moi de déclencher l’alarme
incendie ou de me contenter de renverser la table pour lui imposer le silence.
– OK, Lu. Et si tu me donnais ça ?
J’attrape son verre, mais elle tente de m’en empêcher et se renverse du vin
sur le bras.
– Tu te fous de ma gueule ? s’écrie-t-elle.
Des têtes se tournent. C’est l’heure d’affluence massive après la fin du
spectacle et il n’y a pas un siège vide dans le restaurant, mais la voix odieuse de
Lulu ivre a atteint un niveau qui lui permet de porter malgré le bruit.
– Ne fais pas semblant de ne pas savoir de quoi je parle. Tu connaissais son
planning. Tu lui as donné un faux nom. Tu n’avais même pas besoin de prendre
le métro et, pourtant, tu descendais dans la station pour l’écouter jouer !
Je réponds :
– Parce qu’il a du talent.
Je cherche à toute allure un moyen de me tirer de cette situation gênante.
– Tu me dis que tu l’as épousé parce qu’il a du talent ?
Elle éclate de rire avant de se mettre à hoqueter.
– Tu me dis que tu le baises parce qu’il a du talent ? C’était ton obsession.
Pourquoi penses-tu que Brian a parlé de mariage ? C’était une blague. Tu
pensais vraiment qu’il était sérieux ? Enfin, c’était de la folie pure.
Elle se laisse aller sur sa chaise en me dévisageant, l’air à côté de ses
pompes.
– Mais, finalement, tout s’est bien passé. Maintenant, tu l’as mis dans ton lit
et…
– Ça suffit, Lulu, dit Calvin en m’attrapant par l’épaule.
Il a à peine touché sa bière.
– Ça suffit.
– Quoi ?
Elle lève les mains, comme si elle était innocente.
– Je n’invente rien.
Je ne comprends pas ce qui est en train de se produire ou même pourquoi
elle me fait ça. J’ai l’impression d’être face à une inconnue.
Je me lève, attrape mon sac et sors mon portefeuille. Il y a trois billets de
vingt dollars à l’intérieur, je les laisse tomber sur la table.
– Je crois qu’on ferait mieux d’y aller.
CHAPITRE 23
Sur le chemin du retour, Calvin reste silencieux, les mains enfoncées dans
les poches, les épaules contractées. Nous sommes passées de la frayeur de la
poursuite au soulagement de s’en tirer ensemble, puis avons couru au désastre à
cause de la grande bouche de Lulu. Je ne sais même pas comment retrouver le fil
des événements.
Il n’y a pas grand-chose à dire. Elle n’a rien inventé : j’ai pris le métro alors
que je n’en avais pas besoin, je l’ai observé, j’ai envoyé une vidéo de lui en train
de jouer et je l’ai même pris en photo au Hole in the Hall. Je lui ai tout avoué
pendant l’entretien, mais je lui ai fait croire qu’il s’agissait d’une histoire que je
venais d’inventer pour rattraper ma bourde devant Dougherty.
J’ai la nausée. Je me sentais tellement puissante et utile lorsque nous
marchions en direction du bar et puis Lulu m’a montrée sous un jour qui fout les
jetons. Si j’étais Calvin, je ne dirais pas un mot, moi non plus. C’est juste… ce
qu’elle a dit et la manière dont elle l’a dit… Du pur mauvais esprit. Je me sens
calomniée.
Lorsque nous arrivons chez nous, je sens qu’une tempête se prépare : le
tonnerre gronde. Calvin n’est pas un mec compliqué, mais il a besoin que les
choses soient claires.
Il pose ses clés et son portefeuille avec précaution sur le comptoir, comme
s’il prenait garde de ne pas faire de bruit, de ne pas déranger. Il enlève ses
chaussures près de la porte et murmure doucement « pardon » avant de me
passer devant pour aller dans la salle de bains.
J’ai envie de vomir.
Je prends le temps de mettre un pyjama, de trouver mon débardeur préféré –
à motifs grenouilles – et mon short blanc à petits pois roses pour me donner du
courage. Et je m’assois sur le lit pour l’attendre.
Nous avons passé plus d’une trentaine de nuits ensemble dans cette chambre
– et si, après ce qui vient de se passer, il retournait sur le canapé ? Suis-je allée
trop loin ? Comment me sentirais-je si je venais d’apprendre qu’il m’avait
observée pendant six mois ? Comment me sentirais-je si je savais qu’il possédait
une vidéo de moi sur son téléphone avant de me proposer de m’épouser pour me
« rendre service » ?
Il s’éclaircit la gorge, je lève les yeux et le repère dans l’embrasure de la
porte, torse nu. Il ouvre son pantalon et le fait glisser sur ses hanches avant de
l’envoyer dans le panier à linge sale.
– Dois-je te poser la question ou vas-tu parler de toi-même ?
– Me poser quelle question ?
Il croise mon regard. Je sens que ma stratégie d’évitement le déçoit.
– Ouais.
Je me mords les lèvres.
– Je crois que je vois de quoi tu parles.
– Bien sûr que tu vois.
– Avant de commencer, puis-je préciser que Lulu a été odieuse ce soir ? Elle
a présenté l’histoire de manière tordue.
Il s’appuie contre la porte en enlevant une chaussette.
– Qu’est-ce qui n’était pas vrai ?
– Elle en a exagéré le côté Liaison fatale. Je n’étais pas obsédée par toi.
J’avais juste… eu un coup de cœur pour toi.
Ces excuses sont pathétiques.
– Un coup de cœur pour un inconnu que tu appelais Jack ? Que tu filmais en
public ? Que tu as suivi dans un bar où il…
– Je n’avais pas la moindre idée que tu jouais dans ce groupe.
Mon visage vire à l’écarlate.
– C’était une coïncidence.
– Holland, imagine si les rôles étaient inversés.
Il est à moitié nu, comme d’habitude, et pour une fois, j’ai envie de lui
demander d’enfiler des vêtements pour que je puisse me concentrer.
– Imagine que tu viens d’apprendre que je suis allé sur ton lieu de travail,
que j’ai pris des photos de toi, une vidéo de toi, et que je l’ai envoyée à un ami.
Et tout ça débouche sur un mariage de convenance, comme par hasard ?
Je secoue la tête et regarde mes mains, posées sur mes genoux.
– Écoute, je comprends ton point de vue, mais je me connais et je sais
quelles étaient mes intentions. Je n’ai jamais essayé de te parler ou même de te
faire des avances.
Quand je lève les yeux vers lui, je le trouve occupé à me dévisager,
suspicieux. Il écarte ses cheveux de ses yeux en secouant nerveusement la tête.
– Ouais, mais je ne te connaissais pas, je n’avais aucune idée de tes
intentions. Après coup, on voit les choses différemment.
La petite flamme qui s’est allumée dans ma poitrine commence à prendre de
l’ampleur.
– Je t’admirais, je réplique, maintenant sur la défensive. C’était un truc
privé, juste pour moi. Je n’étais pas en train de te harceler, je ne parlais pas de toi
sur Twitter ou sur Facebook. Je ne postais pas de vidéos de toi sur Snapchat. Tu
jouais dans la station – certains de mes morceaux préférés – et c’était génial.
Parfois, tu semblais trop merveilleux pour être vrai. Un jour, j’ai été tellement
impressionnée que j’ai pris une vidéo de quinze secondes que j’ai envoyée à une
seule personne. Es-tu en train de dire que j’ai eu tort de m’intéresser à toi ?
Il avance vers moi, s’assoit à une extrémité du lit, en me tournant le dos.
– Ce n’est pas ce que je dis. Ça s’est bien terminé. C’est juste étrange.
Il laisse échapper un soupir.
Bien ? Ça s’est bien terminé ?
Je regarde ses épaules se mouvoir au rythme de sa respiration. J’ai du mal à
supporter de ne pas voir l’expression de son visage.
– Je pensais que nous étions sur un pied d’égalité, toi et moi – des inconnus.
Je pensais que tu aidais Robert autant que tu m’aidais.
Ses chaussettes atterrissent dans le panier.
– Je me sens comme si… je ne sais pas… comme si tu m’avais menti.
Il secoue la tête.
– Menti ?
– Ouais. Ou manipulé.
Il vient de toucher un point sensible : la flamme devient un feu de joie et
j’approche de mon point de fusion.
– Tu te fous de ma gueule.
Il se tourne vers moi, croise mon regard, mais ne dit pas un mot.
– Qu’est-ce que ça change, que j’aie eu un coup de cœur pour toi ? Ouais,
maintenant, j’ai gagné du sexe et quelqu’un qui m’aide à payer mon loyer, mais
je n’avais pas prévu cette éventualité. En réalité, si je me souviens bien, j’ai dû
supporter la colère de Jeff et de Robert. Mon frère Davis n’ose même plus
m’appeler parce qu’il s’inquiète pour moi et mes parents ne savent rien. Robert
dirige le musicien virtuose qu’il voulait et tu as obtenu le job dont tu rêvais dans
la production la plus populaire de Broadway, en plus du sexe à la maison, avec
ta fausse femme. Tu es en train de te plaindre ? Sérieusement ?
Je m’éloigne en direction de la salle de bains pour me brosser les dents.
Il me suit.
– J’aurais juste aimé que tu me dises que tu avais des sentiments pour moi.
– C’est ce qui te dérange ?
– En partie, ouais.
Je me tourne vers lui, en mettant beaucoup trop de dentifrice sur ma brosse à
dents, mais je suis trop en colère et trop orgueilleuse pour l’admettre. Je fourre la
brosse dans ma bouche et la ressors immédiatement.
– Écoute, tu venais vivre chez moi et je ne voulais pas que tu penses que
j’avais des arrière-pensées.
Je le désigne du bout de ma brosse à dents.
– Je faisais ça pour Robert, bien sûr, mais aussi parce que j’admirais ta
musique depuis si longtemps que je voulais que tu obtiennes cette chance, même
si je ne te connaissais pas.
Il se tait et me scrute intensément, comme pour chercher dans mon regard
une réponse que je ne connais pas moi-même.
– J’ai tout raconté pendant l’entretien avec Dougherty.
– Ouais, mais tu m’as laissé penser que ce n’était qu’une histoire.
– C’est vrai.
Je hoche la tête.
– Parce que tu as dit que c’était un scénario totalement dingue.
Je ris sèchement.
– J’aime penser que c’est mon côté bienveillant. Mais me voilà, à me
démener pour les autres et à me faire traiter comme si j’étais un monstre.
Sa mâchoire se met à trembler et je ne sais pas où nous en sommes. Ce dont
je suis sûre, c’est que j’ai tout dit et qu’il n’est plus question que je continue à
essayer de me justifier.
Tu m’as laissé penser que ce n’était qu’une histoire.
Mais s’il m’avait demandé s’il s’agissait de la vérité, je ne lui aurais pas
menti.
Je me penche au-dessus du lavabo et me brosse les dents avec l’énergie
d’une femme décidée à soulever l’immeuble entier pour le jeter dans l’océan.
Calvin s’éloigne sans un mot. J’entends, à ses pas, qu’il marche en direction du
salon et non de la chambre. Réaliser que je suis soulagée me brise le cœur.
*
* *
Je me réveille à 6 heures, après une nuit horrible, mais j’ai dû réussir à
dormir. Au moment où j’ouvre les yeux, je me souviens de ce qui s’est passé
hier soir, et la panique m’envahit avec la rapidité d’une ombre qui passe dans
une pièce. La dernière chose dont j’ai envie ce matin, c’est d’y repenser ou de
subir les conséquences de ma dispute avec la personne que je préfère,
actuellement enfouie sous des couvertures et profondément endormie sur le
canapé.
Je m’habille calmement et sors sans réveiller Calvin.
Cela fait une éternité que je n’ai pas accompli ma petite routine de marcher
jusqu’à la station de la 50e Rue, prendre le métro pour acheter du café chez
Madman, mais j’ai envie de le faire aujourd’hui. J’ai besoin de me remettre dans
la peau de cet ancien moi. Je dois essayer de retrouver la certitude que cette
mission était cruciale, que moi seule pouvais provoquer la rencontre entre Robert
et Calvin, voulue par l’univers.
La station de métro est aussi animée qu’à l’ordinaire et aucun guitariste ne
m’attend en bas des escaliers. En revanche, un saxophoniste raisonnablement
doué est en train de jouer. Je jette un billet de cinq dollars dans son étui, il
s’arrête pour me remercier.
Donc il est là pour l’argent, il ne cherche pas à se perdre dans la musique.
Que ce soit si évident est rafraîchissant, putain. Calvin aurait pu jouer de la
guitare seul, pour toujours, dans l’appartement de Mark si la musique était tout
ce qui l’intéressait, mais ce n’est pas le cas. Il voulait aussi jouer pour un public,
pour être admiré, pour gagner de l’argent – alors pourquoi est-il aussi furieux de
recevoir tout cela, bordel ? Bien sûr, j’aurais dû lui avouer que je l’avais regardé
jouer dans la station depuis un moment et que j’admirais son talent. Mais sa
réaction a été si exagérée que quelque chose s’aigrit en moi. Je suis déchirée
entre l’envie d’errer dans New York et le désir de revenir à l’appartement pour le
tailler en pièces.
Et… je finis par m’accrocher à ce sentiment, parce que je ne suis jamais en
colère… et j’avais oublié à quel point être en colère pouvait s’avérer agréable.
Ça me donne des forces. Depuis que je connais Calvin, j’ai l’impression de ne
pas mériter sa présence dans mon appartement, dans ma vie, dans mon lit. Ma
colère est ma nouvelle meilleure amie, elle me dit que je méritais chaque
seconde du bonheur que je ressentais jusqu’à cette putain de dispute stupide.
Je me faufile dans la foule, monte dans le métro en m’arrêtant à chaque
station pour écouter tous les musiciens que je trouve sur mon chemin. Je suis
passée en mode pilotage automatique et ce n’est qu’au bout de la quatrième ou
cinquième station que je réalise que je cherche quelqu’un d’aussi talentueux que
Calvin.
Mais personne ne lui arrive à la cheville, dans aucune des stations de métro
new-yorkaises. Je suis née avec de la musique dans les oreilles, je sais que
personne ne peut rivaliser. Je le savais. Je l’ai toujours su.
Calvin avait raison sur le fait que se lancer dans cette aventure sans nous
connaître l’un l’autre, nous mettait sur un pied d’égalité. Mais… avons-nous
cessé d’être sur un pied d’égalité parce que j’ai eu des sentiments pour lui avant
que ce ne soit son cas ?
Ou le problème est-il que j’ai des sentiments alors qu’il n’en a pas ? Cela
répond-il à la question que je me posais, à savoir profite-t-il de moi depuis le
début ? Me baise-t-il tous les jours pour assurer son avenir, son confort et son
visa ?
De retour dans la rue, j’achète mon café et marche pendant des heures. Je
parcours des kilomètres. Au moment où mon estomac commence à se
manifester, je réalise que j’ai oublié ma montre et mon téléphone chez moi. Je
n’ai aucune idée de l’heure. Je suis ravie d’être complètement injoignable. Je
suis sûre que Calvin n’a eu aucun problème pour se lever du canapé, grognon, et
manger. Il peut aller au théâtre par ses propres moyens. Je ne vais pas prendre la
peine de l’accompagner. Et contrairement à ce qu’on a toujours voulu me faire
croire, les T-shirts se vendent effectivement tout seuls.
*
* *
Je débarque sans prévenir chez Jeff et Robert à 17 heures, au moment où je
suis certaine de ne pas y trouver Robert. Pour la première fois dans ma relation
avec mon cher Bobert, je me sens un peu déloyale parce que je l’évite. Et ça n’a
rien à voir avec le fait que je me suis mariée avec Calvin dans son dos ou avec
ma profonde conviction que c’était pour son bien. Évidemment, Robert est
tombé d’accord avec moi sur ce point. Il pense que Calvin marche sur l’eau,
donc je ne suis pas sûre d’avoir envie de l’entendre le défendre.
Heureusement, je n’ai pas à m’inquiéter de ça avec Jeff.
Jeff m’ouvre la porte, encore en costume, une pile de courrier à la main. Il
écarquille les yeux.
– Salut, toi.
– Tu arrives du travail ?
Il recule d’un pas en me faisant signe d’entrer.
– Ouais. Mais toi, tu ne travailles pas ce soir ?
L’odeur familière de bois de santal m’apaise presque instantanément.
– Je vais appeler Brian et lui dire que je prends un jour. Je peux utiliser ton
téléphone ?
– Bien sûr.
Jeff s’appuie contre le mur et me regarde utiliser leur ligne fixe.
– J’imagine que ça explique pourquoi tu n’as pas répondu à mon message
aujourd’hui.
Un sentiment de panique me submerge. L’entretien.
– Oh merde ! Est-ce que quelque chose…
– Aucune urgence.
Il semble reconsidérer la situation.
– Je voulais dire, apparemment. Je t’ai écrit plusieurs textos parce que
Calvin m’a appelé. Il te cherchait.
– Il t’a appelé ?
Eh bien. C’est déjà quelque chose. Ma colère diminue brutalement. Je jette
un regard ennuyé à Jeff en lui faisant un signe qui signifie je t’explique dans
trente secondes avant de composer le numéro de Brian. Dieu merci, je tombe sur
sa boîte vocale.
– Brian, c’est Holland. Je ne pourrai pas venir ce soir. Si tu as besoin de quoi
que ce soit, appelle-moi chez Robert et Jeff.
Je raccroche et me jette dans les bras de Jeff.
– Je suppose que tout ne va pas bien au Pays du Mariage ?
Mon « non » est étouffé dans son épaule.
– Ce n’est pas toujours facile, le mariage.
– Je crois que les faux mariages sont encore plus difficiles.
Il se fige, puis fredonne avec compassion.
– Laisse-moi le temps de me changer et raconte-moi tout.
Je prépare du thé pendant qu’il enfile son survêtement de l’université d’Iowa
Hawkeye et un T-shirt des Yankees. Nous nous retrouvons sur leur énorme
canapé moelleux. Jeff s’assoit en se tournant vers moi. Il n’a allumé qu’une
seule lampe dans le salon, ce qui donne l’impression que ses joues sont
émaciées. Jeff a toujours été maigre, mais pour la première fois de ma vie, j’ai
l’impression qu’il commence à vieillir. Ce qui me fend le cœur.
– Bon. Crache le morceau.
Je prends une grande inspiration : je ne vais pas y aller par quatre chemins.
– Avec Calvin, tout se passait très bien. En réalité, nous sommes…
ensemble.
Mon oncle éclate d’un rire moqueur.
– Sans blague… Que diraient les gens d’une liaison entre mari et femme !
Il se penche vers moi et murmure :
– On avait deviné.
Je lève les yeux au ciel et ignore ses taquineries.
– Donc, hier soir, nous avons été pris d’assaut par des fans devant le théâtre,
ça a été surréaliste. Ensuite, nous avons vécu un moment hyperintense, qui nous
a rapprochés tous les deux – j’ai senti que nous étions vraiment ensemble. Je me
sentais tellement protectrice et il était si reconnaissant, et c’était juste…
– L’amour, termine Jeff.
Il semble attendre la chute.
– Ouais… et puis nous sommes allés retrouver Lulu à Dutch Fred’s.
Jeff grogne comme s’il avait deviné le dénouement.
– Et elle s’est vraiment bourré la gueule – comme d’habi-tude, je suppose –
et a raconté à Calvin que je l’espionnais.
Jeff s’immobilise en plissant les yeux. Sa voix gronde, l’oncle a cédé la
place à l’animal protecteur en lui.
– Tu as eu le coup de foudre, il t’intéressait – en partie à cause de son talent.
– Eh bien, elle en a fait des tonnes et m’a décrite comme une psychopathe.
Elle lui a dit que j’avais l’habitude d’aller le voir jouer, que je connaissais son
emploi du temps. Elle n’a pas juste été odieuse, elle a détruit le moment
vraiment spécial que nous venions de vivre et, depuis, nous nous comportons
comme si nous ne nous connaissions plus.
Il se frotte le visage.
– Donc nous sommes rentrés à la maison et Calvin a voulu en discuter…
– Ce qui est une bonne chose, m’interrompt-il doucement en posant une
main sur mon bras.
– Ouais, c’était une bonne idée. En théorie. Mais je me suis énervée.
Je le dévisage et lui explique comment la conversation a dérivé, comment –
selon Calvin –, on aurait dit que je profitais de la situation, qu’il avait
l’impression que je lui avais menti.
– Je suis dans une impasse. Je l’ai fait pour Robert et pour lui – peut-être
aussi pour moi – mais pourquoi est-ce que ce serait si terrible ?
Je me lève pour faire les cent pas.
– Ce n’est pas comme si j’espérais que ce mariage deviendrait réel. Ce n’est
pas comme si j’avais installé une caméra dans la bibliothèque et l’avais filmé en
train de dormir ou comme si j’avais volé ses sous-vêtements.
– Bien sûr que non, ma chérie. Tu as une oreille incroyable pour la musique
et, parmi les dizaines de milliers de personnes qui l’ont entendu jouer, toi seule
pouvais faire le lien entre Robert et lui. Pour que ça fonctionne.
– Mais hier soir, quand il me parlait, je me suis sentie tellement salie, alors
que je venais d’accomplir quelque chose, que je me sentais bien à l’idée d’avoir
pu jouer un rôle et de le protéger comme je l’ai fait.
Je ferme les yeux.
– En dehors de vous, de votre soutien et de vos espoirs en mon avenir, je
n’avais jamais ressenti ça. Je ne suis pas Calvin. Je ne suis pas Robert. Je ne suis
pas toi.
– Tu as raison, dit Jeff en riant. Tu n’es pas un analyste financier collet
monté.
– Tu n’adores peut-être pas ton job, mais tu es bon dans ce que tu fais et tu
as trouvé un hobby qui te passionne.
Mes épaules se contractent.
– Je n’ai aucune idée de ce que je veux faire. Je veux écrire, lire et parler de
livres avec les gens. Je veux écouter de la musique, sortir dîner et vivre, tout
simplement.
– C’est une vie, insiste-t-il. C’est une belle vie.
– Mais je dois aussi me réaliser. Il y a toutes ces choses que j’ai envie de
faire et que je n’ai même pas entreprises.
– Je n’ai découvert la poterie qu’à cinquante ans, me rappelle Jeff. Ma
chérie, tu n’en as que vingt-cinq. Il est normal de te chercher.
Je retombe sur le canapé en cachant mon visage entre mes mains.
– Mais ne devrais-je pas au moins savoir où je vais ?
Il pose sa grande main sur mon genou.
– Il n’y a que toi qui penses ça.
– Hier soir, c’était Lulu qui le disait, puis Calvin.
J’écarte mes mains.
– Je vous adore, mais je ne peux pas prendre tout ce que vous me dites à la
lettre. Vous êtes biologiquement ou légalement obligés de m’adorer.
Jeff dépose un baiser dans mes cheveux.
– Hollsy, tu ne peux pas continuer à penser comme ça : si je m’étais comparé
à Robert quand nous nous sommes rencontrés, je me serais senti largué. C’était
un prodige de la musique. J’étais serveur, j’essayais de calculer pour savoir si
mes notes pouvaient me permettre d’intégrer un médiocre MBA dans l’Iowa.
Il me sourit.
– Mais je savais que j’avais envie d’être avec lui et je savais aussi ce qu’il
voulait faire de sa vie. Donc, nous avons fait des compromis. Il a accepté un
poste à Des Moines, j’avais de mon côté la responsabilité de trouver un job qui
me permettrait de gagner assez d’argent pour nous faire vivre. Un travail que
j’appréciais suffisamment. Je n’avais pas besoin d’être passionné par ce que je
faisais, ça n’avait aucune importance, parce qu’il était dans ma vie. Je n’ai pas
arrêté de tester de nouvelles choses et j’ai fini par découvrir la poterie. C’est
amusant, bien sûr, mais le plus important, c’est que je n’ai plus l’impression que
mon job est la chose la plus importante dans ma vie.
C’est ce que je dois me rappeler. Parfois, un job n’est qu’un job. Nous ne
gagnons pas tous à la loterie.
– Je sais.
– Tu sais que je n’approuvais pas votre mariage, murmure-t-il rapidement, et
une bouffée de culpabilité me submerge. Vous ne vous connaissiez pas, et étant
donné tes sentiments, j’avais peur que tu n’en sortes pas indemne.
Je grogne dans un coussin, mais Jeff l’écarte.
– Je ne suis pas en train de te gronder. Écoute. Tout cela était vrai, mais je ne
m’attendais pas non plus à ce qu’une histoire d’amour naisse entre vous. Vous
voir ensemble, dernièrement, nous a émerveillés.
– Je ne suis pas sûre que ce soit réel.
Je me mords la lèvre en m’efforçant de ne pas éclater en sanglots. Après ma
marche effrénée et ma colère justifiée, non seulement je suis physiquement
épuisée mais les émotions plus tendres refont surface. L’idée que Calvin joue
avec mes sentiments depuis le début est douloureuse. J’avais moins de mal à
l’écarter quand il m’embrassait ou quand il me souriait.
– C’était peut-être juste un jeu.
– Je vous ai vus ensemble et je connais les hommes. Je serais très surpris
qu’il soit capable de simuler un tel attachement. Il m’a appelé deux fois, Hollsy.
Il a aussi appelé Robert. On n’aurait pas dit qu’il jouait un quelconque jeu.
J’enfouis mon visage dans mes mains.
– Mais il a tout intérêt à ce que ça se passe bien entre nous parce qu’il veut
rester. Je n’arrive plus à lui faire confiance.
– Eh bien, c’est l’une des raisons.
– Je sais. Je sais.
– Mais au nom de l’optimisme, imaginons qu’il est sincère, continue Jeff. Si
les choses fonctionnent entre vous, Calvin a la chance d’avoir le job qu’il adore
et d’être à tes côtés. Ça te laisse l’espace nécessaire pour te trouver et découvrir
ce à quoi tu veux que ta vie ressemble. Il n’est pas nécessaire qu’elle ait un
rapport avec la mienne, la sienne ou celle de Robert.
– Je sais.
– Et rien n’est définitif. Tu as toute la vie devant toi. Dans dix ans, tes
préoccupations n’auront peut-être plus rien à voir.
– Mais c’est ce qui me fait le plus peur. Je suis terrifiée à l’idée d’en être au
même point dans dix ans. Mais Calvin ? Il sera passé à autre chose, il aura
grimpé les échelons ou il sera parti.
– Tu n’as aucun moyen de le savoir. C’est impossible. Tout ce que tu peux
faire, c’est créer ton propre sillon.
Jeff se lève pour emporter sa tasse vide dans la cuisine.
– Allez. Commandons un truc à manger.
*
* *
Je m’endors comme un roc dans la chambre d’amis. Je dors si profondément
que lorsque Robert me secoue doucement, je sursaute dans le lit, les bras écartés,
manquant envoyer balader le téléphone qu’il tient à la main.
– Un appel pour toi.
Il pose le téléphone dans ma main en grognant :
– Ton mec a très mal joué hier soir.
Il se lève et quitte la pièce en refermant délicatement la porte derrière lui.
Je fixe le téléphone, puis cligne des yeux en réalisant ce qui se passe. Je sais
instantanément qu’il s’agit de Calvin. Et il a mal joué hier soir ?
Je porte le téléphone à mon oreille et lâche un « salut » d’une voix rauque.
Sa voix est grave, comme tous les matins.
– Salut.
J’entends sa voix en écho, comme s’il venait de rouler sur le côté et qu’il
murmurait dans mon cou.
– J’espère que tu ne m’en veux pas de t’appeler sur ce numéro.
Mes bras se hérissent de chair de poule.
– Non, bien sûr. J’ai oublié mon téléphone à l’appartement.
Il rit sans la moindre joie.
– Ouais, je sais.
Je fixe le plafond en attendant de trouver une réponse. Ma colère ressemble à
un feu de camp éteint, il n’y a plus la moindre braise, seulement de la cendre.
– J’espérais que tu viendrais hier soir, dit-il calmement. Au théâtre.
– J’étais en colère.
Il inspire profondément et laisse échapper un grognement.
– Ensuite, j’espérais que tu rentrerais dans la nuit.
– J’ai dormi chez Jeff et Robert.
– J’ai supposé que tu étais là-bas quand je suis entré dans la chambre pour te
rejoindre dans le lit et m’excuser ce matin. Mais tu n’étais pas là.
Sa voix est douce.
Il veut s’excuser ? Je ferme les yeux pour refouler le soudain désir de sentir
son corps chaud contre le mien.
– Tu penses rentrer à la maison aujourd’hui ?
Il inspire et quand il se remet à parler, je sais qu’il s’étire.
– Ça ne peut pas continuer comme ça, mo stóirín. Je ne supporte pas cette
situation.
– Moi non plus.
Je me demande si Jeff et Robert m’entendent du salon.
– Mais à cause de toi, je me suis sentie coupable comme si j’avais fait
quelque chose de mal. Je ne crois pas que ce soit le cas.
– Je sais. Merde. (Il expire par le nez). J’ai déconné. Hier soir, j’étais très
malheureux. J’ai hypermal joué.
– Ouais, j’imagine que l’idée de devoir potentiellement quitter le pays si
nous n’arrivons plus à nous entendre a dû te stresser.
Je grimace en prononçant ces mots.
Plusieurs secondes interminables s’égrainent avant qu’il se remette à parler,
et son accent s’intensifie à l’autre bout du fil.
– Ça n’a rien à voir. Crois-tu vraiment que je sois aussi hypocrite ?
Je ferme les yeux, ses paroles résonnent dans mon esprit.
Ça n’a rien à voirrrr. Crrrrois-tu vrrrraiment que je sois aussi hypocrrrite ?
– Aucune idée.
– Préfères-tu que je te rejoigne chez Jeff et Robert ? Que veux-tu que je
fasse ?
Honnêtement, j’ai envie de rentrer chez moi, de me mettre au lit avec lui et
de sentir la chaleur de son corps contre le mien. J’ai envie de sentir la vibration
de sa voix dans mon cou, contre mes épaules, mes seins et qu’il occupe tout mon
champ de vision en grimpant sur moi. Mais je veux aussi m’accrocher au
sentiment de puissance qui m’habite. Je me suis réveillée d’un long sommeil,
hier, et même si je suis incapable de définir exactement ce que je ressens, je n’ai
pas envie de laisser la sensation s’échapper avant d’avoir mis le doigt dessus.
– J’aimerais te dire que je suis désolé, murmure-t-il. Rentre à la maison et
roue-moi de coups si c’est ce que tu veux, mais n’oublie pas de m’embrasser
ensuite.
*
* *
Le salon est vide quand j’entre en déposant mes clés sur le comptoir et mon
manteau sur une chaise. La porte de la salle de bains est ouverte, il n’y est pas
non plus. L’appartement est étrangement silencieux ; le radiateur ne fait pas le
moindre bruit, le lave-vaisselle ne fonctionne pas. J’ai l’impression d’être partie
une semaine, pas vingt-quatre heures.
Je trouve Calvin dans mon lit, appuyé contre le mur, le regard fixé en
direction de la porte.
Son visage se détend instantanément lorsqu’il me voit.
– Salut.
Je retire mes chaussures, lui souris et m’assois sur le bord du lit, mais il tire
la couverture et tapote le matelas.
– Viens par ici. Nous pouvons parler là.
C’est une offre difficile à décliner. J’enlève mon jogging et mon pull avant
de me glisser dans les draps. Je me blottis instantanément dans la chaleur de ses
bras, pose la tête contre son torse ; il est complètement nu et semble encore plus
chaud que le soleil. Calvin me caresse le dos, détache mon soutien-gorge,
l’envoie balader par-dessus son épaule. Il laisse échapper un petit grognement et
je me sens soudain ravie qu’il ait autant besoin que moi de sentir ma peau contre
la sienne.
– Je suis désolé.
Il se mordille la lèvre inférieure en me regardant dans les yeux.
– Ce que j’ai dit était injuste. Je crois que j’avais honte de ne pas avoir
réalisé que tu avais raconté la vérité le jour de l’entretien à l’immigration. Ou
j'étais peut-être frustré à cause de tout le temps où j’ai eu envie de toi et où tu
faisais semblant de ne pas me désirer. Ça semblait tellement facile. J’étais un
peu perdu.
Je me mets à sourire et lui aussi : il semble soulagé.
– Je ne suis toujours pas tout à fait sûre de pouvoir te faire confiance.
J’effleure son torse. Il baisse les yeux et secoue la tête, sans comprendre.
– Tu pourrais rester ici et continuer à jouer dans l’orchestre sans coucher
avec moi, tu sais.
Il ferme les yeux.
– Ahhhh…
On dirait qu’il vient de comprendre.
– On pourrait être convaincants sans sexe. Mais maintenant que tu sais que
j’avais des sentiments pour toi avant même de te connaître, je n’ai pas envie de
continuer sans savoir ce que tu penses. J’ai l’impression que la balance est
truquée.
Il me scrute intensément.
– Mon désir pour toi en tant qu’amant n’a rien à voir avec mon désir de
continuer à exercer le job que tu m’as permis de trouver.
J’ai du mal à parler. L’émotion me prend à la gorge.
– Vraiment ? Parce que comme tu l’as dit, me manipuler comme ça serait
vraiment horrible.
Il se penche, s’approche suffisamment de moi pour m’embrasser, mais n’ose
apparemment pas.
– Vraiment. Bien sûr, mes sentiments sont influencés par la manière dont tu
comprends ma musique. Pour moi, ton opinion est plus importante que celle de
Robert ou celle de Ramón. Mais ça n’a rien à voir avec le job, c’est parce que la
musique fait aussi partie de toi.
Je m’approche et pose mes lèvres sur les siennes. Il gémit, monte sur moi,
prenant mon visage entre ses mains. La tension augmente d’un cran, je me frotte
contre lui tandis qu’il s’installe entre mes cuisses.
Cette réconciliation est… plutôt sympathique.
Calvin s’écarte légèrement en me souriant :
– Six mois avant qu’on se rencontre, hein ?
– Au moins.
J’éclate de rire en rougissant.
– C’était un coup de foudre assez violent.
Je glisse les mains sur ses épaules et plonge les doigts dans ses cheveux. Il
m’embrasse la poitrine, le ventre, puis sous la couette, il m’embrasse une cuisse,
l’autre, avant de passer sa langue entre mes jambes.
Je repousse les couvertures pour le regarder et il lève les yeux en souriant. Il
me titille, pointe la langue, me mordille, comme s’il jouait de mon corps comme
d’un instrument.
Je murmure :
– Je sais à quoi tu penses.
Il me suce longuement avant de demander :
– À quoi est-ce que je pense ?
– La réponse est oui, je t’ai imaginé faisant ça avant de te connaître.
Il s’écarte un peu, le rouge lui monte aux joues.
– Tu imaginais que je t’embrassais là ?
J’acquiesce et l’intensité de son regard m’excite encore davantage.
– Tu te touchais ?
– Parfois.
Il glisse un doigt entre mes cuisses, il va et vient, puis me pénètre.
– Ça te fait mouiller de me raconter ça.
Mes mains se crispent dans ses cheveux.
– Je ne compte pas m’excuser d’avoir fantasmé sur toi.
– Hors de question, putain.
Il regarde ce qu’il est en train de faire.
– Je n’ai pas envie que tu arrêtes de fantasmer, d’ailleurs.
– Et toi, qu’est-ce qui te fait fantasmer ?
Il ferme les yeux, se penche pour me lécher en réfléchissant. Il écarte la
bouche de mon sexe.
– Beaucoup de trucs.
Je sens la chaleur de son souffle sur ma peau à vif.
Beaucoup de trrrrrucs.
Je l’attrape par le bras et il vient sur moi, m’embrasse avec avidité.
J’écarte sa main de ma poitrine.
– Raconte-moi.
Il me caresse les seins et prend un téton dans sa bouche.
– Je pense à te dire des choses cochonnes quand nous sommes sur le canapé.
J’aime quand tu es face à moi, parce que je peux te lécher comme tu aimes.
Oh. Mon sang se met à bouillonner, je me cambre contre sa bouche.
– Je pense à te prendre devant la fenêtre pendant que les paparazzis nous
regardent. Ça m’excite d’imaginer ces photos sur Twitter.
Je tends la main pour le caresser, son sexe durcit. Il halète avant de
m’embrasser sur la bouche.
– Je pense à ton expression lorsque tu me suces. Et à la rapidité avec laquelle
je jouis quand tu le fais.
Il glisse une main entre nous, enfonce deux doigts en moi et nous
commençons à nous mouvoir en rythme. Il parle plus vite :
– J’imagine que je suis dans un lieu public avec toi et que tu le fais – tu me
suces – alors que personne ne s’en doute.
– Au théâtre ?
– N’importe où.
Son souffle est brûlant sur mon visage. Il grogne, baise ma main, si près de
là où j’ai envie qu’il soit, et je le guide entre mes jambes. Il me pénètre d’un
coup, sans préservatif, si profondément que je crie avant qu’il étouffe mes
gémissements par un baiser.
Nous n’avons jamais fait ça avant… il faut qu’il mette un préservatif.
– Je pense à ça. Juste comme ça, murmure-t-il. Oh Seigneur, c’est bon.
C’est le cas, et nous ne nous arrêtons ni l’un ni l’autre. Il est si facile de
continuer à bouger, de retrouver ce rythme familier. Ces dernières semaines, il a
appris tous mes secrets. Il sait ce que j’aime : tout au fond, tout de suite. Je
m’agrippe à son dos, ses fesses, ses cuisses, aussi bas que je puisse l’atteindre.
Il doit savoir que je lui pardonne parce qu’il arrête de parler, il ne me
demande pas si je suis d’accord et c’est ce que j’adore chez lui. Il sait que si ce
n’était pas le cas, je le lui dirais immédiatement. Il n’a pas peur de mettre des
mots sur les choses.
Mais même ainsi, alors qu’il me prend en dessinant des cercles parfaits, une
ombre passe sur moi. Que sommes-nous en train de réparer au juste ? Pourquoi ?
Je lui ai déjà dit qu’il n’était pas nécessaire que nous ayons des relations
sexuelles pour qu’il reste ici. Et il n’est certainement pas nécessaire que nous
soyons amoureux. Mais il m’embrasse comme s’il m’aimait et alors qu’il me
prend plus vite, il ressemble à un garçon bouleversé par ses sentiments. Lorsqu’il
s’allonge sur le dos pour que je me mette dessus, il me regarde avec une
expression qui ressemble beaucoup à de l’amour.
Mais comment savoir ?
– Pourquoi t’es-tu arrêtée ?
Il m’attrape par les hanches.
– Ça va ?
Son torse est recouvert d’une fine couche de sueur – à cause de l’effort, de la
chaleur de nos corps qui se meuvent ensemble. Je l’effleure. Son cœur bat la
chamade. Je scrute son visage. Ses yeux sont limpides, peut-être légèrement
inquiets.
– Oui.
J’ai tellement de mal à demander ce que je veux.
– Je t’ai fait mal ?
Je secoue la tête :
– Non.
Il se redresse sous moi et entoure ma taille de ses bras en me dévisageant.
– À quoi penses-tu ? Qu’est-ce que je peux faire ?
– Je me demande ce que nous sommes en train de faire.
Il m’adresse un sourire malicieux qui fait ressortir ses fossettes.
– Je croyais qu’on était occupés à faire l’amour.
– Est-ce cela dont il s’agit ?
Honnêtement, je n’ai jamais ressenti une telle attraction, je ne sais même pas
comment la nommer. Mais je ne suis pas sûre de pouvoir continuer ainsi et éviter
de tomber amoureuse de lui.
Il m’embrasse sur le menton.
– Ce n’est pas assez clair pour toi ?
– Je crois que ça commence à y ressembler, mais je ne suis pas certaine.
Je l’embrasse, le laisse faire durer le baiser avant de m’écarter légèrement.
– Je crois que nous devrions nous assurer que nous sommes sur la même
longueur d’onde après… (Il m’embrasse) ce qui s’est passé avec Lulu, et…
Il m’interrompt par un autre baiser.
– Et parce que nous sommes mariés ?
Il me caresse le dos avant d’arriver à mes cheveux.
– Ouais, exactement. Nous avons parlé logistique, passé et fantasmes, mais
nous n’avons jamais parlé de sentiments.
– Tu n’étais pas là de toute la journée hier. Je me suis réveillé ce matin sans
toi.
Il penche la tête pour me sucer le cou.
– J’ai cru que je t’avais perdue et, honnêtement, je ne me suis jamais senti
aussi paniqué de toute ma vie.
Je souffle :
– Le plan initial, c’était un an.
– Que le plan initial aille au diable !
– C’est un peu plus compliqué que d’avoir une nouvelle copine. Nous avons
fait des vœux.
Calvin me sourit.
– Je suis au courant.
– Est-ce que ça ne complique pas paradoxalement le nouveau plan ?
– Comment savoir ?
Il rit contre mon épaule et me mord délicatement.
– Je n’ai jamais vécu ça. Tout ce que je sais, c’est que je suis en train de
tomber amoureux de la fille que j’ai épousée.
CHAPITRE 24
*
* *
Je me tiens devant une table au Blue Hill, à côté de Lulu. Après m’avoir
serrée étroitement dans ses bras pendant cinq bonnes minutes et m’avoir promis
qu’elle ne se comporterait plus jamais comme ça à l’avenir, elle m’emmène au
fond du restaurant et me montre l’endroit auquel elle pense pour mon plan, mon
plan très très fou.
La table se trouve tout au fond de la salle, elle est assez grande pour au
moins quatre personnes, mais elle m’a promis de faire en sorte que personne
d’autre ne s’y installe. Je penche la tête pour vérifier si on voit le sol. La nappe
supérieure est longue de trente centimètres environ, mais celle de dessous
effleure presque le carrelage.
– Tu es sûre que ça peut le faire ?
J’appuie mon poing sur mon plexus solaire en m’efforçant de me calmer. Le
dîner en question n’aura lieu que dans deux semaines, mais j’ai l’impression que
Calvin va entrer d’une seconde à l’autre.
Tout autour de nous, les serveurs qui travaillent avec Lulu portent des
plateaux de couverts et de serviettes, montent les tables, sans se douter que nous
sommes en train de comploter.
Elle sautille à côté de moi.
– Certaine !
Mon cœur bat la chamade. Je n’ai jamais fait quelque chose d’aussi fou.
Enfin… en dehors d’épouser un inconnu. Et de mentir à propos de ce
mariage à un fonctionnaire du gouvernement.
– Tu vas vraiment le faire ? demande-t-elle, ravie. C’est la meilleure idée du
monde.
Je refoule mes appréhensions. Si Lulu pense que c’est une bonne idée, ça
signifie que j’ai vraiment perdu la tête.
– Je vais le faire.
*
* *
Deux semaines et un jour plus tard, je suis de retour au Blue Hill à
exactement 16 heures 50. Le service débute à 17 heures, Calvin arrivera à
18 heures, ce qui me laisse du temps avant l’arrivée de la foule.
J’ai apporté un livre, mon téléphone, et je porte une robe qui, selon le
vendeur, ne se froissera pas. Il ne me reste plus qu’à attendre.
Jusqu’à maintenant, l’idée me semblait fantastique. Audacieuse,
aventureuse, quelque chose dont nous nous souviendrions pour toujours. Lulu
installera Calvin, qui pensera que je ne suis pas encore arrivée et, boum, la
surprise de toute une vie. Son anniversaire est dans trois jours : quelle meilleure
manière de célébrer ses vingt-huit ans qu’une fellation surprise dans un
restaurant huppé ?
Je suis sûre de moi jusqu’au moment où Lulu m’emmène où je dois me
cacher. Maintenant que je me trouve sous la table, que j’entends les gens
s’installer tout autour de moi, je commence à avoir des doutes sur la propreté du
sol. J’espère que personne ne peut voir mes pieds et que c’est ce que Calvin
imaginait lorsqu’il parlait de sexe dans un lieu public… Je commence à penser
que cette idée est dingue. Et par dingue, je veux dire épouvantable. C’était une
chose d’imaginer ce plan, c’en est une autre de le mener à bien.
Le problème c’est… que je suis coincée.
Je sors mon livre et réalise qu’il n’y a pas assez de lumière pour lire. Je ne
peux pas non plus utiliser la torche de mon téléphone qui pourrait se voir sous la
nappe.
Le temps s’écoule à une lenteur diabolique. Les odeurs de nourriture filtrent
sous la table et y restent. Dans des circonstances plus normales, je trouverais
probablement ces effluves très agréables, mais je ne suis vraiment pas cette
personne – une hors-la-loi sexuellement aventureuse – donc mon appétit
disparaît pour de bon et l’appréhension me prend à la gorge.
Le signal de Lulu pour m’annoncer l’arrivée de Calvin est un petit coup sur
la table avant qu’elle ne se dirige vers lui pour l’accueillir. Quand il sera installé
– et j’ai déjà l’impression d’avoir passé sept ans sous cette table – un coup un
peu plus fort. Je sursaute – enfin, façon de parler parce que je suis coincée dans
un espace minuscule –, le souffle presque coupé à cause du mélange de
soulagement et de nervosité. Mais des pas résonnent autour de moi et je
distingue un toc plus hésitant sur la table, juste au-dessus de ma tête.
– Elle va être tellement surprise de vous voir tous les trois ! s’écrie Lulu.
Quoi ?
– C’est son anniversaire aussi, dit Calvin. Enfin, presque.
Et, soudain, j’entends le rire profond de Robert.
Je me liquéfie sur le sol. Oh, putain !
Oh putain, putain !
Je ne vois rien du tout – seulement les ombres de plusieurs paires de
chaussures.
– Calvin, pourquoi tu ne t’assois pas de ce côté pour qu’elle te voie en
arrivant ? dit Lulu en tapotant du côté droit de la table.
Je me précipite du côté indiqué. Mes jambes sont totalement engourdies et je
suis sur le point de vomir.
Calvin se glisse sur la banquette et sa jambe heurte mon épaule. J’étouffe un
cri et il laisse échapper un « oh Seigneur ! » surpris avant que Lulu
n’intervienne.
– Bien ! s’exclame-t-elle d’une voix aiguë.
Elle doit tenter de faire diversion pour lui adresser un regard éloquent et lui
indiquer l’endroit où je me trouve de la manière la plus discrète possible – donc
en passant pour une folle furieuse.
– Maintenant, vous la verrez tous lorsqu’elle arrivera.
– Oh, souffle-t-il. Ohhhhhh.
Sa main tâtonne sous la table, touche mon épaule puis mon visage. Puis
j’entends son petit rire incrédule. Il murmure :
– Pourquoi diable… ?
– Robert et Jeff, lance Lulu, assez fort pour que je l’entende, laissez-moi
prendre vos manteaux.
Il y a du mouvement, Calvin se penche et me chuchote :
– Qu’est-ce que tu fous là ?
– J’allais te faire une pipe surprise !
– Oh merde. J’allais te surprendre… saluuuut.
Il se redresse et décale un peu les jambes pour me laisser la place nécessaire
lorsque Robert et Jeff s’installent sur la banquette.
Le genou de Robert se trouve à quelques centimètres de mon bras. Seigneur,
c’est un désastre. Pourquoi Lulu ne les emmène pas… faire un tour du
restaurant, ou quelque chose dans le genre ? Pourquoi ne les a-t-elle pas installés
ailleurs ?
La seule chose qui me sauve la mise, c’est l’espace entre les banquettes. Je
ramène mes genoux contre ma poitrine, me love contre la main de Calvin
lorsqu’il la laisse pendre sous la table pour me rassurer. Je sors avec précaution
mon téléphone de ma poche, réduis la luminosité et ouvre mes messages.
Lulu m’a déjà écrit.
Je ferme les yeux en donnant des petits coups de tête silencieux contre le
genou de Calvin.
– Où est-elle ? demande Robert.
Un instant plus tard, je reçois un message de lui.
– Elle dit qu’elle est en retard, leur explique Robert. On commande pour
elle ?
– Je pense que la saucisse de chevreuil la tentera.
Je lui pince la jambe, il tousse avant de se pencher pour m’attraper le sein.
– Elle n’aime pas le chevreuil, marmonne Jeff.
– Non, renchérit Robert, c’est l’élan qu’elle n’aime pas.
– Je vais lui poser la question, tranche Calvin.
Un autre message apparaît sur mon écran.
– Quoi ?
Jeff se penche en soulevant la nappe. Il écarquille les yeux en me voyant et
Calvin éclate de rire.
Je sors de ma cachette avec un grognement avant de m’installer sur la
banquette arrondie entre Robert et Calvin.
– J’allais lui faire une surprise ! Je ne savais pas que vous viendriez.
– Une surprise… ? Oh Seigneur.
Jeff se penche en prenant son visage entre ses mains.
– Holland !
Je lève une main et fixe le menu avec un intérêt passionné.
– Nous n’en parlerons plus jamais.
*
* *
– Je n’aurais honnêtement jamais dû essayer de faire quelque chose de sexy
et d’impulsif.
Calvin m’attire dans le lit en me chatouillant les côtes.
– Je n’oublierai jamais ça.
– La pipe ratée.
– Cette pipe a été ratée pour une très bonne raison. J’aurais eu beaucoup de
mal à me contenir, j’en ai peur.
Je grogne.
– Je n’y avais même pas pensé.
Il rit contre mon ventre et m’embrasse en retirant mon T-shirt.
– C’était une très bonne idée de cadeau d’anniversaire.
– J’ai d’autres surprises en réserve.
Et il a beau essayer de me tirer les vers du nez, il a beau me promettre qu’il
me rétribuera par du sexe intense, je tiens bon.
CHAPITRE 25
*
* *
Je remplis la bouilloire pour faire du thé et m’occupe dans la cuisine tandis
qu’ils bavardent pour rattraper le temps perdu. Mes mouvements sont
mécaniques, mon rythme cardiaque étrangement lent.
Pourquoi a-t-il donné mon numéro à Brigid ?
À quoi pensait-il ?
Et, bon sang, comment a-t-on pu réussir à se parler sans jamais utiliser nos
prénoms ? Comment se fait-il qu’elle ne m’ait jamais demandé pourquoi nous
commencions seulement à nous parler maintenant, et pas des années en arrière,
quand nous nous sommes mariés, selon la version de Calvin ?
Elle ne te posera pas de questions trop personnelles.
C’est le style McLoughlin.
Calvin lui a-t-il dit de ne pas me poser de questions ?
Cette potentielle tromperie me blesse au plus profond.
– Quand êtes-vous arrivées ?
– À l’instant, lui répond sa mère. Amanda est venue nous chercher à
l’aéroport, nous avons pris un taxi.
Je sens son regard se diriger vers la cuisine.
– Elle m’a dit qu’elle avait un rendez-vous médical.
– Oh, elle t’a bien eu ! rit Brigid.
Et les effusions de joie reprennent.
– Vous êtes fatiguées ?
Je remarque que son accent est encore plus fort quand il leur parle.
– Épuisée, dit sa mère. Nous n’avons pas réussi à dormir dans l’avion.
Calvin reste silencieux puis répond hâtivement.
– Nous pourrions déplier le canapé pour que vous puissiez vous reposer un
peu.
– Pas besoin, Callie, fait Marina à son fils. Nous avons réservé une chambre
au Sheraton.
– Alors, allons déposer vos affaires à l’hôtel. Vous pourrez vous reposer.
– L’oncle d’Amanda nous a offert des billets pour venir te voir ce soir.
– Oh, vraiment ?
Sa voix est tendue.
– Merveilleux. Merci, ma chérie, me crie-t-il.
J’essaie de répondre avec le plus d’enthousiasme dont je suis capable :
– De rien, Callie !
– Alors allons-y, murmure-t-il. Allons déposer vos affaires.
Il leur fait signe de se diriger vers la porte avant d’entrer dans la cuisine et de
me prendre dans ses bras en signe de gratitude.
– Merci pour tout.
– Tu rigoles ?
Je lui offre mon meilleur sourire, sachant pertinemment qu’elles nous
écoutent. J’espère qu’elles entendront le bonheur dans ma voix :
– Je suis tellement heureuse pour toi. C’était tellement mignon que je n’ai
pas pu m’empêcher de pleurer, moi aussi.
Il s’écarte, m’embrasse sur la tempe et me scrute ; son expression est fermée.
Nos regards en disent bien plus long que nos mots.
– Je vais les accompagner à l’hôtel.
J’acquiesce avec raideur.
– OK.
Calvin se penche et m’embrasse sur la joue.
– Je t’expliquerai tout plus tard. Je t’en supplie, ne t’en va pas.
Je ne réponds pas.
Il m’embrasse l’oreille.
– Je suis tellement désolé, mo stóirín.
Il m’a embrassée à cet endroit tellement de fois. Avec le recul, tous ces
baisers me semblent maintenant suspects.
– Ne t’en va pas, répète-t-il.
Je n’arrive pas à retenir une larme qui roule sur ma joue.
– D’accord.
*
* *
Calvin revient une heure plus tard, seul. Il entre, ferme la porte et s’appuie
contre le mur en fermant les yeux.
Je l’observe du canapé, encore nauséeuse, attendant de voir comment les
choses vont tourner entre nous. Étrangement, j’ai l’impression qu’il m’a trompée
et je sais que ce sentiment est injuste, mais la trahison se nourrit de perplexité et
de honte.
– J’allais te raconter toute l’histoire, commence-t-il en se redressant et en
avançant vers moi, le regard éteint. Je ne pensais pas que cela se passerait ainsi.
– J’étais justement en train de repenser à l’ironie du destin. Il y a quelques
semaines, tu étais furieux que je ne t’aie pas avoué que j’avais des sentiments
pour toi avant de te connaître. Et toi, tu es marié depuis des années à une fille qui
s’appelle Amanda ?
– C’est un mensonge.
Il s’assoit à côté de moi et s’apprête à poser une main sur ma cuisse avant de
se raviser.
– Mais tu connais quelqu’un qui s’appelle Amanda ?
– Mon ex-copine.
Mon cœur fait un looping dans ma poitrine. Soudain, ça me revient.
– Oh.
– Je l’ai mentionnée quand nous… nous sommes mariés.
– La fille autoritaire.
Il rit sans la moindre allégresse.
– Ouais.
Je ne sais même pas si j’ai besoin d’en entendre davantage, parce que
l’histoire se déroule devant moi, aussi claire que de l’eau de roche. Les pièces du
puzzle s’assemblent, et soudain je comprends tout.
– Je ne lui parle plus depuis notre rupture. Nous sommes restés ensemble six
mois, c’est tout. Ça se passait bien au début… j’étais jeune et stupide. Après une
semaine seulement, j’ai dit à ma famille que j’allais l’épouser et rester aux États-
Unis. Notre histoire s’est terminée, mais je ne leur ai pas dit. Je ne voulais pas
qu’ils s’inquiètent et j’en suis arrivé à un point où il était plus facile de continuer
à mentir.
J’acquiesce en fixant mes mains croisées sur mes genoux.
– Je leur ai envoyé une photo de nous – Amanda et moi – et leur ai raconté
que nous nous étions mariés à l’Hôtel de Ville.
Il se tait en grimaçant.
– Mais… c’était après notre rupture. Ma mère me menaçait de me faire
rentrer de force. Mon père était certain que je n’arriverais à rien ici. Depuis, ils
ont cessé de s’inquiéter. Je leur envoyais de l’argent, j’écrivais des lettres. Je
pense qu’ils étaient vraiment fiers de moi.
– Tu étais fier, tu veux dire. Tu étais trop fier et tu as menti.
– Je suppose.
Il me prend la main, je me laisse faire. Je suis déchirée entre la sollicitude et
la rage. Bien sûr, je comprends les raisons qui l’ont poussé à mentir, mais il a
trahi ses proches, il m’a trahie, moi. Après notre première dispute, nous avons
mis les choses au clair et tout semblait tellement limpide que l’idée que ce ne
soit pas réel me déchire intérieurement.
– Elles m’ont dit que j’avais changé sur les photos.
Il acquiesce.
– C’est le côté positif. Je suppose que le fait que vous vous ressembliez
facilitera les choses.
Je retire ma main et me lève.
Le côté positif, comme s’il était tellement pratique que la fille qui l’a
découvert dans le métro ressemble à la fille qu’il a fait semblant d’épouser. Je
corresponds au récit parfait qu’il a créé. J’ai envie de hurler.
La confiance que nous avons construite ces dernières semaines vient
d’éclater en morceaux.
– Facilitera les choses ? Tu penses que je vais jouer le jeu… ?
J’y songe un instant et, si tant est que ce soit encore possible, je souffre
davantage. Je peux presque comprendre le besoin de mentir à sa famille pendant
toutes ces années par désir de les protéger, après tout, je n’ai pas dit à mes
parents que je m’étais mariée. Mais je m’imagine répondre à un autre prénom
pendant une semaine avec le sourire. Bien sûr, c’est une solution temporaire,
mais le problème, c’est que je n’avais plus l’impression d’être temporaire. Si
notre mariage doit durer plus d’un an et dépasser le plan initial, alors il vaudrait
mieux dire la vérité maintenant, non ?
Je suis à nouveau dans la même position, je joue un rôle secondaire dans la
vie de Calvin. Le rôle d’Amanda.
Il me suit des yeux, je fais les cent pas autour du canapé.
– C’est seulement pour quelques jours.
Mon cœur est sur le point d’arrêter de battre. Ça ne le dérange pas que sa
famille continue à croire que je suis quelqu’un d’autre ? N’est-il pas fier d’être
avec moi ? De ce que nous avons construit ensemble ? Est-ce que ça ne surpasse
pas le fait d’avoir à admettre qu’il a menti ?
Son téléphone sonne, ce qui me permet de ne pas répondre tout de suite.
J’utilise cette excuse pour aller dans ma chambre pour changer d’air, respirer un
peu.
L’appel ne dure que quelques secondes. Je lève les yeux, il se fige sur le pas
de la porte puis il avance vers moi. Il pose un doigt sur mon menton et lève mon
visage vers le sien.
– Salut, dit-il, et son expression s’adoucit lorsque je le regarde dans les yeux.
Je crois que je fais tout de travers.
Je hoche la tête en fixant sa mâchoire, ses lèvres, sa pomme d’Adam qui se
dessine lorsqu’il déglutit.
– Une chose a entraîné l’autre, c’est tout.
Il se penche en avant et m’embrasse.
– Ça ne change rien entre nous.
Je n’ai aucune idée de la réponse à lui donner, j’ai l’impression, au contraire,
que ça change tout. Ce n’est même pas mon prénom.
– J’aimerais continuer à discuter avec toi, mais je dois descendre. Un
coursier m’attend, je dois aller signer. Je reviens dans une minute.
– OK.
– Je t’aime, Holland.
Il l’a dit. Il l’a dit pour la première fois, et je suis atterrée.
– OK.
– OK, répète-t-il.
Il effleure mes lèvres et s’éloigne.
Il s’absente moins de cinq minutes et, lorsque la porte s’ouvre, je devine tout
de suite que quelque chose cloche. Il fixe la lettre qu’il tient à la main, l’air
bouleversé.
– Qu’y a-t-il ?
Ses yeux restent fixés sur l’enveloppe.
– C’est une lettre de l’Immigration.
La terre vient de s’ouvrir sous mes pieds, c’est comme si elle
m’engloutissait. Nous avons attendu une lettre – la notification officielle des
dernières formalités pour obtenir sa carte verte – mais si j’en juge par son
expression, il ne s’agit pas de cela.
Il passe une main sur sa bouche et ajoute d’une voix rauque :
– Ils veulent nous faire passer un nouvel entretien.
– Expliquent-ils pourquoi ?
Je m’approche pour lire par-dessus son épaule.
Calvin secoue la tête et me tend la missive. Je parcours le texte en tentant
d’en comprendre le sens, de chercher une information cachée parmi les phrases
vagues.
Au regard de votre entretien datant de…
Pour clarifier certains points…
Mon esprit s’échappe vers le bureau gris et déprimant, je m’efforce de
fouiller ma mémoire pour comprendre ce qui a mal tourné. Calvin marche de
long en large.
Je dépose le document sur le comptoir et me dirige vers mon portable qui
charge sur ma table de chevet, pour appuyer sur la petite photo à côté du nom de
Jeff. La tonalité retentit seulement une fois.
– Salut beauté, dit Robert qui vient de décrocher le téléphone de son mari.
Nous attendions ton appel.
– Calvin a reçu une lettre de…
Je me fige en réalisant ce qu’il vient de dire.
– Quoi ?
– Ce matin, Jeff a reçu un message de Sam Dougherty.
Je l’imagine debout dans son élégante cuisine, en train de boire
tranquillement sa seconde tasse de café.
– Il est au téléphone avec lui.
Je ne sais plus que penser. Il a pris la peine de contacter Jeff pour lui parler
de ce qui se passait.
– Tu entends ce qu’il dit ?
Il y a une pause, je perçois la voix étouffée de Jeff au loin. Je me ronge un
ongle en attendant une réponse.
– On dirait qu’il raccroche, attends une seconde, tu pourras lui poser la
question directement.
– OK.
Calvin apparaît dans la chambre. Les rideaux du salon sont ouverts, il est à
contre-jour. J’ai du mal à distinguer les traits de son visage, mais je perçois la
raideur de sa position, ses épaules contractées et ses poings serrés.
– Salut Hollsy, s’exclame Jeff.
– Salut. Dougherty t’a écrit ?
– Ouais, tôt ce matin. Il m’a dit qu’il avait besoin de vous revoir. Tous les
deux. Certaines questions sont restées en suspens.
– A-t-il précisé ce qu’il voulait ?
– Il n’a pas voulu aller dans le détail, mais il ne semblait pas inquiet du tout.
Je suis envahie par un mélange paralysant d’anxiété et de soulagement.
– Holland, écoute-moi. Je suis sûr que tout ira bien. Ils font juste leur job et
ont besoin de clarifier quelques détails pour s’assurer qu’ils ont tous les éléments
en main. Vu ta relation avec Calvin, vous n’aurez même pas besoin de mentir.
C’est un vrai mariage.
Je lève les yeux vers mon mari qui écoute calmement la fin de la
conversation avant de détourner le regard.
– Ouais.
– Je sais que la lettre dit d’appeler pour prendre rendez-vous, dit Jeff, et je
perçois un bruit de papier. Mais Sam a joué des coudes pour vous glisser entre
deux rendez-vous, à midi aujourd’hui. Ça vous va ?
– Ça ira, oui. Midi.
Je raccroche. Le silence est oppressant. Nous jetons tous les deux un coup
d’œil au réveil de la table de nuit. Il est 11 heures.
Calvin se tourne en marmonnant :
– Bien.
Je le regarde avancer en direction de la porte, sortir son téléphone de la
poche de son manteau et composer un numéro. Les muscles de ses épaules se
contractent sous sa chemise, il lève lentement le bras pour téléphoner. Le
souvenir très précis de ces muscles qui se contractent sous mes mains remonte
seulement à ce matin, lorsque la lumière de l’aube filtrait à travers la fenêtre de
notre chambre.
Je devrais vraiment détourner le regard, mais je ne sais pas pendant combien
de temps encore je profiterai de cette vue.
– M’man.
Sa voix est calme.
– Ouais, bien, bien.
Une pause.
– Finalement, Amanda et moi avons un rendez-vous de dernière minute à
midi.
Une autre pause, mon cœur se met à saigner.
– Tout va bien, mais nous ne pourrons pas déjeuner avec vous.
– Bien sûr, bien sûr. Ça ira. Nous vous retrouverons devant le théâtre à
16 heures 30.
Il raccroche, je ne le quitte pas des yeux. Le prénom Amanda est comme un
galet. Après les ricochets, les vaguelettes qu’il a créées continuent à rider la
surface.
Calvin tourne la tête pour me regarder par-dessus son épaule. Il semble
résigné, comme s’il ne savait absolument pas comment arranger les choses.
Étant donné que le rendez-vous a lieu dans moins d’une heure, je me demande
s’il en aura l’occasion.
– Tu veux prendre des affaires avec toi ?
Ma voix est tendue. Il sursaute.
– Tu penses que c’est ce genre de rendez-vous ?
Je hausse les épaules, impuissante.
– Calvin, je n’en ai pas la moindre idée.
La panique l’envahit et il se dirige vers sa guitare, fourre quelques
documents, des lettres et des vêtements dans un sac de voyage. Et s’il ne revenait
pas avec moi ici ? Et si on le mettait dans un avion ? Cette perspective semble
presque ridicule avec sa mère et sa sœur à quelques kilomètres de nous.
J’ai du mal à respirer. Nous sommes passés du stade d’inconnus à époux,
d’amis à amants, et maintenant, nous sommes horriblement mal à l’aise. Amanda
est la dernière ombre au tableau et voilà que nous allons devoir défendre notre
mariage face aux autorités – encore –, mais cette fois, la menace semble réelle.
Il saisit son sac, ramasse sa guitare et me retrouve devant la porte, l’air
sombre.
– Je déteste la tournure qu’ont prise les événements.
Je ne peux pas m’empêcher de rire. C’est mignon, mais il vient d’enfoncer
une porte ouverte.
– Ça te fait rire ? demande-t-il calmement.
– Ça fait juste…
Je lève les yeux vers lui et, pendant un instant, les souvenirs défilent devant
mes yeux : son premier sourire dans la station de métro, notre premier déjeuner
tellement agréable, le vibromasseur dans le canapé, le premier entretien, son
corps contre le mien dans les vapeurs de l’alcool et le bonheur de faire l’amour
avec lui encore et encore, tous les jours pendant des semaines. Je pourrais jurer
que je le connais, mais il y a Amanda et un autre entretien et je réalise, en
sursautant d’horreur, que je suis une épave.
– Ça fait juste beaucoup d’un coup.
*
* *
Je ne crois plus à ses gestes tendres maintenant. Je ne crois plus à sa sincérité
lorsque sa main cherche la mienne dans le métro ou lorsqu’il bavarde pour me
rassurer tandis que nous marchons jusqu’au bâtiment fédéral. Je ne crois plus à
la tendresse de son regard lorsqu’il se penche pour prendre mon visage entre ses
mains et quand il me murmure à l’oreille :
– Je veux arranger tout ça. Laisse-moi essayer.
Évidemment, c’est lui qui a le plus à perdre ici, du moins à première vue, car
il m’est impossible de mesurer les dommages que le perdre me causera
émotionnellement. Il a un permis de travail, le job de ses rêves et une femme qui
ressemble à celle avec qui il prétend être marié depuis quatre ans, ce qui tombe
bien. Bien sûr qu’il veut arranger les choses. De mon côté, je possède seulement
l’intense joie que je ressens dans mon cœur de me réveiller chaque jour à côté de
Calvin McLoughlin, depuis plusieurs mois déjà.
Sans vouloir être mélodramatique, qui a besoin d’amour ?
Donc je ne prends pas la peine de lui répondre. Je me tourne vers le
bâtiment. Nous passons les contrôles de sécurité, montons dans l’ascenseur,
traversons le couloir de marbre pour arriver dans le département de
l’Immigration. Calvin me fait signe de m’asseoir et s’installe à côté de moi dans
la salle d’attente. Il sort son téléphone, je jette un coup d’œil à l’écran… Il vient
de recevoir un message d’une certaine Natalie.
Je ne peux pas m’en empêcher. J’ai déjà la chair à vif.
– Natalie ?
Il n’essaie même pas de cacher le message. Il tourne le téléphone vers moi
pour que je puisse le lire.
*
* *
Le soleil ne semble pas parvenir à se décider ; il se bat avec les nuages et
même lorsqu’il est visible dans le ciel, ses rayons sont très faibles. Une fois
sortis du bâtiment, Calvin et moi enfilons nos manteaux. J’ai envie d’éclater de
rire en observant le ciel pâle de printemps glacial. Tout ça pour rien, le mariage,
les échanges d’informations, le compte bancaire, les factures. Même
l’attachement émotionnel. Nous étions tellement naïfs.
Je marmonne :
– Voilà ce qui se passe lorsque tu laisses une bande d’artistes prendre une
décision officielle.
– Je remplirai les papiers plus tard et les enverrai demain à la première
heure.
Il désigne les documents qu’il tient contre sa poitrine.
– Dieu merci, ça ne nous affecte pas.
C’est comme si nous sortions du cinéma en pensant que nous avons vu un
film ensemble alors que nous étions dans deux salles différentes.
– Tout ça, fais-je en nous désignant, tout ça n’a servi à rien. Tu as compris,
n’est-ce pas ?
Il réagit comme si je venais de le pousser violemment et se fige sur place.
– C’est ce que tu retiens de cet entretien ?
– Que nous n’avons plus besoin de rester mariés ? je réponds en riant
sèchement. Ouais. C’est ce que j’en retiens.
Quel bordel ! J’aimerais remonter dans le temps – deux semaines en arrière,
ce serait parfait. Et j’aimerais trouver une manière de l’obliger à me parler
d’Amanda pour qu’il me donne des explications que je ne trouverai ni
opportunes ni louches. J’aimerais qu’on éclaircisse cette affaire avant de
retrouver sa famille, avant de réaliser que je pourrais tout aussi bien être
Holland, Amanda, Natalie ou n’importe qui – parce que Calvin avait juste besoin
d’une chaleureuse citoyenne américaine dans son lit.
Mais cette possibilité existe-t-elle ? Y a-t-il un moyen pour qu’il me parle
d’Amanda sans que ses arguments ne ressemblent à un ramassis de conneries s’il
murmure à l’instant d’après mais je t’aime ?
Il observe la rue en plissant les yeux.
– Mon point de vue est un peu différent.
– C’est-à-dire ?
– Nous sommes libres d’être simplement ensemble maintenant.
Il se tourne vers moi :
– Ce mariage peut exister sans la pression étrange de l’obligation.
Je sens le poids de la défaite peser sur mon cœur.
– J’aime cette idée, mais il y a deux heures, j’ai découvert que j’étais
simplement une doublure pour toi. Même si l’on met de côté cette histoire de
carte verte, nous devons encore gérer ça.
Il grogne en plongeant les mains dans ses cheveux.
– L’histoire Amanda n’a aucune importance. Ça n’a rien à voir avec notre
relation. C’était juste ma manière d’éviter que ma famille ne s’inquiète !
Son agressivité m’embrase.
– Pourquoi ne pas me l’avoir dit ?
– Parce que ça t’aurait paru pathétique.
Il rit, incrédule.
– C’est pathétique.
Calvin tourne son visage vers le ciel, la mâchoire contractée.
– Tu sais, je pense que tu devrais arrêter de monter sur tes grands chevaux.
Tes parents ne savent toujours pas que j’existe.
– Tu as raison. Mais je n’ai jamais prétendu le contraire. Je compte tout leur
raconter. Je ne m’attendais pas à ce qu’on tombe amoureux. J’ai pensé qu’il n’y
avait aucune raison de se presser.
– Comme moi.
– Ouais, mais il me suffit de leur dire que je suis tombée amoureuse de
quelqu’un. Ta famille a conservé la photo de la fille qu’ils pensaient être ta
femme – une photo que tu leur as envoyée, d’ailleurs – et ils ont expliqué les
différences entre nous parce qu’ils pensent que j’ai perdu un peu de poids et que
je suis allée chez le coiffeur. C’est pour ça que tu aimes que je me fasse des
chignons ?
Il semble furieux.
– Non ! J’aime quand tu relèves tes cheveux parce que ça te va bien.
– Tu me mens depuis le début. J’aurais été ravie de t’aider.
– Tout n’était pas un mensonge, Holland.
Le vent fait remonter le col de son manteau.
– Je pense que nous pourrions admettre tous les deux que ce qui se passe
quand on est au lit ensemble n’est pas un mensonge.
Il a raison. Je suis submergée par les émotions. Je suis certaine d’être
amoureuse de lui et je n’ai aucun mal à me souvenir du bonheur intense de lui
faire l’amour au milieu de la nuit, je dois même serrer les dents pour ne pas me
laisser envahir par le désir. Mais je m’en veux de penser que je mérite cette
situation de merde. Ce qui se passe au lit est réel, mais en dehors de ça ? Je ne
peux même plus faire confiance à ma boussole à émotions. Est-ce de l’amour ?
– Je sais que le sexe n’est pas un mensonge.
Je croise son regard, il grimace.
– Mais je ne sais pas comment croire que ce n’est pas tout ce qui t’intéresse
lorsque tu te tiens devant moi et que tu me demandes de laisser ta famille
m’appeler Amanda. Ça ne ressemble en rien à de l’engagement.
– Holland, je…
– J’ai besoin de temps pour réfléchir. J’appellerai peut-être ma famille ce
soir pour en discuter.
– La représentation est ce soir, chérie. Ma mère et Bridge…
– Tu ne t’attends honnêtement pas à ce que je leur tienne compagnie, si ?
Il pâlit et avance d’un pas en m’attrapant par le bras.
– Holland, c’est une situation merdique, j’en ai conscience. Mais je vais leur
parler, je vais tout leur expliquer. Nous allons arranger ça.
Je sais que je vais m’en mordre les doigts avant même de prononcer ces
mots, mais je ne peux pas les retenir :
– Il n’est plus nécessaire d’arranger ça. Tu es libre.
Le vent choisit cet instant pour nous éloigner l’un de l’autre. Le parfait
moment pour la parfaite métaphore.
Calvin scrute mon regard pendant quelques secondes, puis détourne les
yeux.
– Bien. Je repasserai plus tard pour récupérer mes affaires.
CHAPITRE 26
J’ai agi très impulsivement ces derniers quatre mois. Mais appeler Brian
pour démissionner avant la représentation de ce soir est probablement la décision
la plus irréfléchie de toutes. Je n’ai pas réussi à déterminer s’il est resté muet de
saisissement ou de joie. C’est son silence à l’autre bout du fil qui m’a permis de
prononcer ces phrases au moment où j’ai compris que je l’appelais pour
l’informer de mon départ définitif et pas simplement pour lui dire que j’étais
malade.
Je ne viendrai pas ce soir.
En réalité, il faut vraiment que je trouve autre chose à faire.
Je ne m’épanouis plus dans mon travail.
Je pense que… je démissionne.
Je dois annoncer la nouvelle à Jeff et à Robert en personne, c’est la moindre
des choses après tout ce qu’ils ont fait pour m’aider à obtenir ce job. Lulu – Dieu
merci – me répond par une série d’emojis cœur, aubergine, de smileys et signe
des cornes avant d’écrire : . Dix minutes plus
tard, elle m’envoie une liste de restaurants qui cherchent des serveuses.
Et tandis qu’un brasier alimenté par la passion, la peine de cœur, le regret et
la peur continue de me dévorer, je mets mon CV à jour et décide de le déposer
cette semaine dans une douzaine de restaurants.
Pendant mes études à Yale, j’ai travaillé dans un diner, c’est à peu près ma
seule incursion dans le monde de la restauration. Mais j’espère que mon
expérience au Levin-Gladstone me sera utile. Il est vraiment difficile d’y
décrocher un poste, de plus archiviste et relations clients, c’est assez
impressionnant sur le papier. Je réalise maintenant que Robert ne m’a pas
seulement offert un job génial mais aussi un formidable investissement sur le
long terme.
Puis je rentre chez moi, ouvre le brouillon de l’article sur Calvin et Possédé,
ainsi que le récit de ma chasse au talent dans tout New York, en essayant de
transmuter ma colère noire en prose dorée. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir
pour éviter de penser à ce que je ressentirai quand Calvin repassera chez moi et
que je serai certaine que notre relation est vraiment terminée.
*
* *
Je tape lourdement sur mon clavier, les mots défilent, j’en suis à mon
deuxième verre de vin, mais ma fermeté vacille lorsque Calvin franchit la porte
de l’appartement et pend son manteau dans l’entrée.
Il se tient près de la porte, l’air sombre. Il prend une grande inspiration avant
de me rejoindre.
Il attrape un cintre sur la table basse et déclare calmement :
– Je ne t’ai même pas vue dans le lobby.
Il semble épuisé : des cercles bleus entourent ses yeux injectés de sang, son
éternel sourire a laissé la place à un rictus triste.
Je glisse l’ordinateur portable sur la table à côté de lui.
– J’ai appelé Brian pour démissionner.
Il ne semble absolument pas surpris. Il se contente d’acquiescer en fixant ses
mains. Voir son alliance chatoyer dans la lumière suffit à me couper le souffle.
– Où sont ta mère et ta sœur ?
Coup d’œil à l’horloge : il est plus de minuit. Le spectacle a pris fin il y a
deux heures environ.
– Dans leur chambre d’hôtel.
– Ça leur a plu ?
Il hoche la tête sans répondre.
– Je suis sûre qu’elles sont très fières de toi.
– Oui, je crois.
Oui, je crrrrois.
Ça n’a rien à voir avec ma rupture avec Bradley, qui me donnait
l’impression qu’il me suffisait de refermer le couvercle d’une boîte. Revoir
Calvin me brise le cœur. Il se serre, serre, serre, en tentant néanmoins de se
débattre pour me donner la force nécessaire pour survivre à ce moment
destructeur. Je vais le perdre.
– Je leur ai raconté pour Amanda.
Il gratte une tache blanche sur son pantalon de costume noir.
– Elles étaient en colère. Elles s’en remettront.
Je ne sais pas quoi dire. Je laisse échapper un soupir de compassion.
Calvin lève les yeux vers moi.
– Et toi ?
– Est-ce que je m’en remettrai ?
Il acquiesce.
– Peut-être, mais pas tout de suite. Je crois comprendre pourquoi tu leur as
menti – je ne voulais pas non plus qu’elles s’inquiètent pour toi. Mais tu me l’as
caché et ça semble juste tellement… commode. Je n’arrive pas à faire la
différence entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Le fait que tu m’aies
demandé de mentir sur mon prénom devant ta famille n’aide pas.
– Je te donnerai toutes les explications que tu voudras. J’ai vraiment
déconné, j’ai paniqué. J’ai réalisé combien ça pouvait paraître monstrueux de ton
point de vue.
– Ouais.
Je lève les yeux vers lui.
– Et même si nous pouvons solder l’histoire Amanda, je ne suis pas sûre que
tu puisses te tirer aussi facilement du Natalie Gate.
Il se penche et me prend les mains.
– Il n’y a rien entre Natalie et moi. Quand je l’ai appelée au restaurant, je lui
ai dit que je venais de rencontrer quelqu’un. C’est ce que je lui ai dit. Je ne lui ai
pas donné de date d’expiration.
Il m’embrasse les phalanges.
– J’ai été lâche de ne pas raconter à mes parents ce qui s’était passé avec
Amanda. Je l’admets. Eh ouais, je t’ai épousée pour rester aux États-Unis, mais
mon amour pour toi n’est pas un mensonge. Je me suis comporté comme un
imbécile en te demandant de mentir pour moi. J’ai juste…
Il secoue la tête et regarde en direction de la fenêtre.
– Sur le moment, je n’ai pas su comment réagir. Je suis tellement désolé,
mais je suis ici maintenant et je ferai tout ce que tu veux pour arranger les choses
entre nous.
J’examine son visage. Sa peau douce, ses yeux verts qui scintillent, sa
bouche aux lèvres pleines que j’ai embrassées mille fois. Il semble vraiment
malheureux et je ne sais pas quoi dire.
– J’ai tout foutu en l’air, murmure-t-il en fermant les yeux. J’ai tout foutu en
l’air, putain.
Seigneur.
Ça fait mal.
Je déteste ça,
je déteste ça.
Je déteste ça.
Lorsqu’il ouvre les yeux pour me dévisager, je n’ai aucune envie de lui
demander de partir, mais je sais qu’il le faut. Tout est trop compliqué
maintenant.
– Quoi qu’il en soit, je t’ai dit que je reviendrais pour récupérer mes
affaires…
Je tente de déglutir, mais j’ai la gorge tellement serrée que je suffoque.
– Ouais.
– Tu veux que je parte ?
– Je ne veux pas que tu partes, non. Mais j’ai besoin que tu le fasses quand
même.
Il pose une dernière question en regardant le sol, penaud :
– Tu veux qu’on reste mariés ?
Mon cœur crie oui. Mon corps tout entier, en réalité, crie oui, oui, oui. Mais
un petit fragment, dans mon for intérieur, une étincelle qui s’est transformée en
charbons ardents, murmure non. Je sais que nous pouvons nous remettre
d’Amanda, de Natalie et de tous les secrets que nous avons cachés à nos
familles, comme nous avons surmonté la crise Lulu m’Accuse d’Être une
Psychopathe. Mais dans le grand dessein de la vie, ce ne sont que des points de
détail et les événements importants doivent survenir une fois la lumière faite.
Avant Calvin, ma vie était morne. Ce garçon est devenu une option, et j’étais
prête à l’épouser juste pour avoir quelque chose à faire, une victoire à
m’attribuer.
Ma capacité à accepter un faux mariage me semble pathétique, avec le recul.
Ses mensonges font mal. Le fait que – encore une fois – je ne sois pas sûre de
croire à ses sentiments me déchire.
Mais le pire, c’est la profonde confusion qui m’envahit. Pourquoi
m’aimerait-il ? Je me sens ennuyeuse et sans saveur. Quoi qu’en disent mes
oncles, Calvin et moi ne sommes pas Robert et Jeff, notre histoire n’a pas
démarré avec des intentions limpides et des déclarations d’amour sans
équivoque. Je ne peux pas être Jeff qui se contente de travailler pour gagner sa
vie tandis que Calvin provoque des feux d’artifice dans les cieux. J’ai besoin de
remplir ma vie de succès que je crée et dont je ne suis pas le simple témoin.
– Je t’aime.
Je suis sincère. Je déglutis plusieurs fois pour refouler les larmes qui me
montent aux yeux. C’est la première fois que je le lui dis. Dans tous les livres
que j’ai lus dont le héros fait ce que je m’apprête à faire, je hurle, je lui en veux à
mort… mais je comprends maintenant.
– D’un côté, j’ai vraiment envie que nous restions mariés et que nous
arrangions les choses pour que tout soit bien qui finit bien. Mais j’ai pris la
mauvaise habitude de laisser les autres prendre soin de moi et de tout décider en
fonction de leurs besoins. J’avais peur de faire face à mes propres
problématiques ou de tenter quelque chose et d’échouer. Et voilà que je pense :
« Je ne serais pas amoureuse de moi. Comment puis-je croire à ses
sentiments ? »
Calvin fait mine de m’interrompre, mais s’arrête net lorsque je lève une
main. Je sais qu’il veut me rassurer, me dire qu’il m’aime vraiment, mais
l’argument selon lequel nous devrions être sûrs que nous nous aimons parce que
nous nous entendons merveilleusement bien au lit ne suffira pas à me
convaincre.
– Nous pouvons sauver notre relation, mais je ne me sens pas bien dans ma
peau en ce moment. Je veux faire quelque chose et pas seulement te regarder
agir.
Il me fixe et murmure :
– Je comprends.
Bien sûr qu’il comprend ; il vit pour la musique et a toujours fait passer son
don en premier. Ses débuts dans cet univers ont été un peu chaotiques, mais
maintenant, il suffit de le regarder, il a tout compris.
Calvin me contemple – mon front, mes joues, mon nez, ma bouche, mon
menton et, finalement, mes yeux – avant de se pencher lentement pour
m’embrasser.
– OK.
Je souris, énigmatique, lorsqu’il s’éloigne.
– OK ?
– Je peux attendre.
CHAPITRE 27
*
* *
Comme si je lançais une fusée bricolée dans mon garage en espérant qu’elle
atteigne Jupiter, j’envoie mon article au New Yorker. En réalité, je glousse en
collant le timbre sur l’enveloppe, parce que l’idée qu’il puisse paraître dans cette
revue me semble tout simplement hilarante. Mais qu’ai-je à perdre ? Je n’ai
jamais été publiée dans un magazine aussi prestigieux. Il m’est facile d’imaginer
un éditeur – un homme si cérébral qu’il se fiche des apparences, fait des taches
de thé sur les documents qui encombrent son bureau et utilise des mots comme
spleen, sonore et dénouement dans des conversations banales – découvrir mon
texte et le jeter avec un grognement de mépris sur la pile des autres reportages
ou articles follement ambitieux qu’il reçoit tous les jours. Je pense, sarcastique,
allez, montre-leur qui tu es, en le postant.
Mais, trois semaines plus tard, ma respiration se coupe lorsque je reçois une
lettre m’apprenant qu’il a été accepté.
Je fais les cent pas dans mon appartement en relisant à voix haute la lettre à
en-tête du magazine. J’ai envie d’appeler Jeff et Robert, bien sûr, mais je dois
d’abord écarter les toiles d’araignée de Calvin de mon esprit avant d’y arriver.
Cet essai parle de nous. Non seulement j’ai besoin de son autorisation pour le
publier mais j’ai envie qu’il le lise, simplement parce que j’ai envie qu’il voie.
Qu’il me voie.
Mais en réalité, je pense qu’il n’a jamais eu de doute à mon sujet. Et
l’appeler après cinq semaines de silence est plus facile à dire qu’à faire.
Je pars courir pour calmer ma nervosité.
J’appelle Davis, qui hurle d’enthousiasme et manque me faire perdre
l’audition de l’oreille gauche.
Je prends une douche, me prépare un sandwich et lance une lessive.
Courage, Hollsy, murmure Jeff dans ma tête.
Je jette un coup d’œil à l’horloge, il est seulement 15 heures. Je n’ai pas
perdu ma journée et je ne peux plus continuer à repousser l’échéance : Calvin
devrait être disponible.
La tonalité retentit une fois, deux fois. Il répond à la troisième sonnerie.
– Holland ?
Le son de sa voix me donne des frissons partout. Je suis envahie par la
nostalgie et le désir.
– Salut.
Je me mords la lèvre inférieure pour ne pas sourire comme une idiote. Je suis
tellement heureuse d’entendre sa voix.
– Salut.
J’entends son sourire à l’autre bout du fil, je peux presque l’imaginer écarter
une mèche de ses yeux et voir son visage s’illuminer de joie.
– En voilà une bonne surprise !
– J’ai de bonnes nouvelles à t’annoncer.
– Ah ouais ?
J’acquiesce en refoulant ma nervosité. Je jette à nouveau un coup d’œil à la
lettre que je tiens à la main.
– J’ai écrit un essai qui parle de…
Je ne sais même pas comment le décrire, en fait.
– Qui parle de toi ? Et de moi. De la musique et de New York. Je ne sais
même pas…
– Celui sur lequel tu travaillais avant… ?
Avant notre rupture.
– Ouais. Celui-là.
Il attend que je continue avant de dire :
– Et ?
– Et… je l’ai envoyé au New Yorker.
Je retiens un sourire.
– Ils l’ont accepté.
Il se tait, le souffle coupé.
– Non !
– Si !
– Bon sang !
Il éclate de rire, et cette effusion de joie me frappe en plein cœur. Il me
manque tellement.
– C’est merveilleux, mo stórín !
Le surnom qu’il me donnait. Voilà, mon rythme cardiaque s’emballe.
– Tu veux le lire ?
Il rit.
– Est-ce une question sérieuse ?
– Je peux m’arranger avec un autre serveur lundi si tu veux qu’on dîne
ensemble.
Dîner, avec Calvin. La joie qui monte en moi me semble juste, pour la
première fois depuis une éternité.
– Dis-moi à quel endroit, j’y serai.
*
* *
– Vas-tu finalement nous laisser le lire ?
C’est la première chose que me dit Jeff lorsqu’il m’ouvre lundi après-midi. Il
repère immédiatement la grande enveloppe kraft contenant la lettre de l’éditeur
et un exemplaire imprimé de mon essai.
– Encore mieux que ça, je lui dis en agitant l’enveloppe sous ses yeux.
Je suis presque ivre de bonheur.
– Où est Bobert ?
– Dans la cuisine, répond Jeff en grimaçant. Va l’aider.
Une fois entrée dans l’appartement, je distingue l’odeur douteuse de la
cuisine de Robert, un mélange indistinct de féculents et de sauce tomate brûlés.
– Chérie, viens par ici, je crois que j’ai raté les pâtes.
Même s’il appelle aussi Jeff « chéri », je sais immédia-tement à qui il
s’adresse. Je glisse l’enveloppe sur la table dans l’entrée en avertissant Jeff :
– Bas les pattes. J’ai des nouvelles à vous annoncer.
Il lève les mains en me promettant de ne pas y jeter de coup d’œil indiscret.
Je retrouve Robert dans la cuisine.
– Tu savais que j’allais venir.
Il s’assoit à la table de la cuisine, un verre de vin rouge à la main. Il a
l’intelligence de déclarer forfait.
– Pourquoi n’as-tu pas attendu que j’arrive ?
– Je voulais te faire la surprise de préparer le déjeuner.
Il est adorable. J’étudie la préparation : il s’agit seulement de pâtes et de
sauce.
– Tu peux tout jeter. Ça sent le brûlé.
Je lui souris d’un air compatissant et verse le contenu de la poêle dans la
poubelle. Robert commande vietnamien, Jeff apporte l’enveloppe dans la cuisine
et s’assoit à la table, surexcité.
Nous commençons par bavarder de tout et de rien, même si je remarque que
leurs regards sont constamment attirés par l’enveloppe.
– Comment ça va ?
– Brian a vraiment mis les pieds dans le plat la semaine dernière, me raconte
Robert.
Je me sens déjà fébrile à l’idée de dîner avec Calvin. Apprendre que Brian a
déconné me ravit encore davantage.
– Il s’est mis à crier sur une femme qui se promenait dans le lobby avant le
début du spectacle. Elle s’est avérée être l’épouse d’un diplomate étranger, à qui
on faisait visiter le théâtre et qui s’était perdue en revenant des toilettes.
Je grimace, ma joie est un peu entachée par le fait que cette confrontation a
dû être difficile à gérer pour Robert et Michael.
– Ohhhh. Désolée.
Robert hausse les épaules.
– Calvin semble un poil plus vivant ces derniers jours.
Il prononce ces mots avec précaution, en sachant qu’il vient de lâcher une
bombe à retardement dans la pièce.
– Ramón s’est fiancé, donc toute la troupe lui a organisé une énorme fête la
semaine dernière.
Que Calvin ait l’air plus vivant devrait me réjouir, mais égoïstement,
j’aimais l’idée qu’il ne soit pas aussi joyeux qu’avant, comme il l’était avec moi
le mois dernier. Et par-dessus le marché, savoir que j’ai raté une fête
probablement très amusante… cette nouvelle me dégoûte. Je suis vraiment une
garce.
Jeff lit mes pensées sur mon visage et éclate de rire avec aménité.
– Tu sais, Hollsy, tu peux le reprendre quand tu veux.
– Je n’en suis pas si sûre.
Aussi excitée que je sois à l’idée de le voir ce soir, je n’arrive toujours pas à
déterminer si nous en sommes au même stade émotionnellement. J’ai passé
tellement de temps à réfléchir sur moi – en faisant du sport, en travaillant au
restaurant – pour comprendre comment les choses avaient pu devenir aussi
intenses entre nous si rapidement et comment notre relation pourrait reprendre
s’il ne m’aime pas autant que je le pensais. Rejoindre l’orchestre de Possédé a
été un grand moment d’émotion pour lui, tout comme le soulagement de vivre
aux États-Unis dans la légalité. La gratitude est parfois trompeuse. Le temps que
nous avons passé séparés a été difficile à vivre, mais c’est un bon baromètre
pour mesurer la réalité de nos sentiments.
Je sais que les miens sont réels. J’espère que c’est également le cas pour lui.
Mon ventre se serre.
– Il me semble que c’est toi qui as demandé une pause, me rappelle Jeff.
– Ouais, mais je pense que prendre de la distance n’a pu que lui faire du
bien.
Je prends une grande inspiration.
– Nous dînons ensemble ce soir, donc… on verra bien.
Un large sourire éclaire le visage de Robert qui m’attrape par la main.
– Nous sommes tellement fiers de toi, Bouton d’Or.
– Merci !
Je les observe en me demandant si je devrais exprimer ma reconnaissance de
manière plus approfondie, les remercier de m’avoir élevée, de m’avoir permis
d’être ici, de m’avoir soutenue, de m’avoir épaulée dans toutes mes décisions
même les plus folles, cette année. Mais un simple regard me fait comprendre
qu’ils savent déjà à quel point je leur suis reconnaissante. Donc j’opte pour
murmurer calmement :
– Merci pour tout. Je ne pourrais pas imaginer vivre sans vous.
– Tu es l’enfant que nous n’avons jamais eu, dit simplement Robert. Tu es
notre fierté et notre joie.
Il faut absolument que nous parlions de l’article ou je vais me transformer en
flaque d’émotion dans leur cuisine.
Je leur explique, en pianotant sur la table :
– Donc, j’ai eu une révélation il y a un peu plus d’un mois. Ça me semble
tellement évident maintenant, mais c’est Calvin qui m’a ouvert les yeux.
Ils attendent que je termine ma phrase sans ciller.
Je glisse l’enveloppe sur la table.
Robert l’ouvre et plaque une main sur sa bouche en voyant la lettre du New
Yorker au sommet de la pile. Jeff se met à crier avant de sauter de sa chaise pour
me prendre dans ses bras et me soulever à trente centimètres du sol.
Après les cris, les hourras et sept lectures de la lettre, nous sommes assez
calmes pour nous rasseoir et pour qu’ils commencent à lire l’article de leurs
yeux embués de larmes.
L’expression de Robert s’apaise et devient si tendre que j’en suis tout émue
lorsqu’il réalise que ce récit traite, en partie, de son influence sur ma vie et mon
avenir. Même si j’ai intégré les remarques que l’éditeur a suggérées dans la lettre
– et je sais qu’elles ont contribué à renforcer mon propos – lui donner ma prose à
lire reste très impressionnant. J’écris comme si je savais parler de musique et
maintenant qu’il a le texte en main, je suis soudain terrifiée à l’idée qu’il me dise
que je raconte n’importe quoi lorsque je parle de composition musicale, de
mélodie et de talent brut.
Ses yeux parcourent la même phrase plusieurs fois, j’essaie de deviner le
passage qu’il lit. Je suis si nerveuse que j’en ai mal au ventre, j’ai la gorge
nouée. Je ne peux pas me contenter de les observer, penchés sur mon manuscrit,
tandis que nous attendons le déjeuner.
Je m’allonge sur le canapé du salon et sors mon téléphone, pour parcourir
paresseusement mon fil Twitter. Nouvelles, nouvelles, la fin du monde est
proche, nouvelles… et puis je tombe sur une photo de Calvin à côté d’une belle
brunette sur un tapis rouge. Je ne suis même pas sur son compte Twitter ou le fil
des réseaux sociaux du Levin-Gladstone.
La photo a été tweetée par Entertainment Weekly.
J’ai l’impression qu’on vient de me renverser un seau d’eau glacée sur la
tête, ma gorge se serre. Sur la photo, il la tient par la taille. Avec le sourire que je
préfère aux lèvres.
Je ne devrais pas. Je ne devrais vraiment pas, mais comment m’en
empêcher ? Je clique sur le lien de l’article.
Je laisse abruptement tomber mon téléphone sur la table basse. Une tempête
se déchaîne en moi, elle s’appelle Ouragan Natalie.
Salut toi ! Juste pour savoir si tu étais libre pour boire un verre ?
Calvin semble un peu plus vivant ces dernières semaines.
J’attrape un coussin et hurle dedans.
– Holland, c’est merveilleux ! crie Robert de la table, qui ne connaît pas la
raison de mon cri de frustration.
Je lance le coussin dans la pièce.
– Calvin a-t-il une putain de copine ?
J’entends des pas résonner sur le sol, ils s’arrêtent au niveau du canapé.
– Calvin a-t-il une copine ? répète Robert. Pas que je sache… mais je ne le
vois pas en dehors des représentations.
Jeff prend mon téléphone sur la table avec précaution et lit l’article qui est
resté ouvert.
– Oh ! C’est l’actrice de…
Il claque des doigts.
– C’était quoi déjà, ce film avec Josh Magellan, à propos du groupe qui est
allé…
– Oui, oui, l’interrompt Robert. En Nouvelle-Écosse.
Il se tapote la bouche en essayant de se souvenir.
– Comment s’appelle-t-elle ? Elle était fabuleuse dans ce rôle.
– Elle s’appelle Natalie Nguyen.
Je frappe un autre coussin.
– Pouvons-nous zapper le moment où vous m’expliquez à quel point elle est
talentueuse et en venir au fait que mon mari passe le bras autour de sa taille
étroite sur le tapis rouge ?
CHAPITRE 28
*
* *
– Tu es prête pour samedi ? demande Jeff en m’entourant d’un bras tandis
que nous avançons dans le supermarché le plus cher du monde.
J’avoue :
– Je suis nerveuse.
– Tu as choisi une robe ?
– Non.
Je déteste faire du shopping.
– J’en ai une noire, très jolie, qui fera l’affaire.
Ma vraie robe.
– Tu devrais en acheter une autre. C’est une occasion spéciale.
Jeff s’arrête pour inspecter un produit et ne remarque pas ma grimace
choquée lorsqu’il semble sérieusement considérer l’achat d’un petit sachet de
cerises à douze dollars.
– Je suis ravi que Davis vienne. Je ne l’ai pas vu depuis presque un an.
Même si j’ai le cœur brisé, je dois admettre qu’il y a beaucoup de points
positifs. L’article publié, le prix que vient de gagner Robert, la visite de Davis.
Je sais que Jeff a raison, et qu’avec le temps, je me remettrai de mon histoire
avec Calvin. Je n’en suis juste pas encore là.
Donc, lorsque Jeff repose les cerises et se tourne vers moi, l’air sombre, je
sais qu’il se prépare à me dire quelque chose qui achèvera de me détruire.
– Quoi ?
Ma voix est sourde, carnassière.
Il éclate de rire, mais son expression reste sérieuse.
– Je pense que tu sais que le contrat de Ramón est à durée limitée.
– Robert l’a mentionné il y a quelques mois, mais je ne savais pas si ça allait
changer du fait de sa popularité et de celle de Calvin.
– Ça a changé et ça n’a pas changé.
Jeff baisse les yeux et attrape une poire. Je suis à peu près sûre qu’il s’agit
d’une manière de faire diversion, pour éviter de scruter mon expression
anxieuse.
– Ramón quittera la production à la fin de l’année. Il vit à Los Angeles avec
sa fiancée. Il y a deux jours, on a proposé à Robert de produire Possédé à L.A.
Il se tourne pour me regarder, mon cœur se serre – de joie et de panique.
Robert va déménager à Los Angeles ?
– Il n’a pas encore accepté, mais il penche sérieusement dans cette direction.
J’ai beau m’efforcer d’être convaincante, c’est un échec :
– C’est génial !
– Oui, répond Jeff en reposant le fruit. Ils donneraient une performance
spéciale au Staples Center avant de s’installer au Pantages Theather.
Mes yeux s’écarquillent. Le Staples Center est énorme. Le Pantages est
magnifique – c’est là que Jeff et Robert m’ont emmenée voir Wicked pour mes
vingt et un ans. Le fait qu’un spectacle voyage est un signe incontestable de son
succès.
– Robert est-il en train d’en perdre la tête ?
Jeff m’offre le sourire qu’il réserve d’ordinaire à son mari, celui qui me
montre qu’ils sont si heureux que j’en souffre paradoxalement. Il semble plus
jeune et plus insouciant.
– C’est le cas. Il voulait te parler de cette proposition, mais je lui ai demandé
d’être le premier à aborder le sujet.
– Y a-t-il une raison particulière ou…
Je m’arrête en comprenant toute seule, soudain. Une brique tombe dans mon
estomac.
– Oh.
Jeff se lèche nerveusement les lèvres.
– Oui. Si Robert et Ramón assurent le spectacle là-bas, Calvin a accepté de
les suivre.
Eh bien, je suppose que je connais maintenant la raison des appels de Calvin
cette semaine. Nous ferions mieux de hâter la procédure d’annulation, nous
sommes déjà en juin. Le temps file à toute allure.
– Tu vas partir à L.A. ?
– J’irai autant que je pourrai…
Il sourit, l’air impuissant, et je sens qu’il est aussi déchiré que moi.
– Je ne peux pas travailler sur la côte Ouest. Mais ça ne durera qu’une
dizaine de mois.
L’idée de ne pas perdre Jeff me console un peu.
– Es-tu en train… de me demander la permission ?
– Je ne l’exprimerais pas comme ça, mais nous avons tous les deux pensé
qu’il fallait te consulter. C’est toi qui as rendu tout ça possible.
Je lève les mains.
– Je n’ai pas voix au chapitre. Et même si c’était le cas, je leur dirais qu’ils
seraient fous de laisser filer une telle opportunité.
Je parviens à rester de marbre alors que j’ai l’impression qu’on vient de
m’ouvrir la poitrine en deux.
– Dis à Bobert que je serai là pour la première et que c’est moi qui
applaudirai le plus fort.
*
* *
– Je n’arrive pas à croire que tu portes ça.
Davis me contemple un instant avant de se remettre à fouiller dans le
minibar de la voiture. Mon frère porte une barbe de bûcheron même s’il est
particulièrement élégant dans son smoking.
Je lisse la dentelle noire de ma robe.
– C’est Jeff qui l’a choisie. Il m’a dit que je devais être plus belle que jamais.
Nos regards se croisent encore et Davis hausse les épaules, sceptique.
– Tu en demandes beaucoup à une robe.
– Ah ah.
J’écarte mon verre de vin lorsqu’il s’apprête à le remplir. Jeff nous a envoyé
une voiture pour venir nous chercher et je suis tellement nerveuse que si je ne
ralentis pas ma consommation d’alcool, la probabilité pour que Miss
Angoisseland fasse son apparition ce soir sera de 100%.
Davis se réinstalle confortablement sur son siège et ouvre le Red Bull qu’il
vient de sortir du minibar, en m’adressant un regard confus.
– Est-ce que Jeff n’essayait pas de te faire passer un message ? Tu n’as pas
passé deux heures à te faire un brushing et à te boucler les cheveux parce que tu
le détestes.
– Bien sûr que je ne le déteste pas, mais je n’ai pas envie d’être moche
quand il se pointera avec sa nouvelle copine. Je dois même essayer de rivaliser.
Rafler des médailles, tu vois le genre.
Davis boit une gorgée puis rote.
– N’utilise plus jamais une métaphore sportive, s’il te plaît.
– Ce que je voulais dire, c’est que je me sens bien et que je n’ai aucune envie
d’oublier toutes les choses merveilleuses qui m’arrivent juste parce que je suis
triste à cause de l’échec de mon faux mariage.
Il lève les yeux du plateau de cookies qu’il est en train de humer et brandit le
poing en signe de solidarité.
– Holland, sur le pied de guerre.
– Pardon, j’essaie juste d’être positive.
Nous nous interrompons lorsque la voiture s’arrête. Je regarde par la
fenêtre : nous sommes devant le restaurant.
– Est-il trop tard pour faire demi-tour ? Je ne veux plus y aller.
– Sois positive, tu te souviens ?
Davis glisse sur la banquette en cuir et sort en me tendant la main.
– Tu es superbe. Ferme-la.
Je lui souris et des flashs se déclenchent. Il y a beaucoup de photographes
des deux côtés des cordons de velours, proches de l’entrée. Un tapis bleu habille
le chemin menant jusqu’à la porte et nous entendons la musique avant même
d’être à l’intérieur. Les notes familières de la guitare de Calvin, immortalisées
dans le dernier enregistrement, qui filtrent de la salle.
Jeff a organisé un cocktail avant la grande annonce à propos de Los Angeles,
et le restaurant ressemble à une ruche à cause des bavardages et de
l’enthousiasme régnant. Un lustre suspendu au centre de la pièce illumine
comme une constellation ; les serveurs se fraient un chemin parmi une mer
d’invités vêtus de smokings.
Le fait que mes yeux ne cherchent pas immédiatement les deux personnes
les plus importantes ici – Robert et Jeff – en dit long. Je repère immédiatement
Calvin.
Nos regards se croisent et un poids indicible tombe sur ma poitrine. Il
s’efforce de sourire, l’air hésitant, avant de retrouver une expression sérieuse.
– C’est lui ? me demande Davis à l’oreille.
– C’est lui.
– Je pensais qu’il était roux.
– Ta gueule, Davis.
– Avec un chapeau vert.
Je lui donne un coup de coude.
– Si tu continues à me faire honte, je te coupe les couilles et je les enterre.
Mon frère ricane. Presque tout le monde connaît mon histoire avec Calvin –
les membres de la troupe et de l’équipe technique se mêlent à la foule.
J’aperçois Brian. Je suis sûre qu’il en salive d’avance. La plupart des invités
doivent attendre ces retrouvailles publiques avec curiosité et impatience. J’ai
l’impression de sentir la force d’une centaine de mains invisibles me poussant
vers mon futur ex-mari.
Davis, aussi charmant qu’à l’accoutumée, me tend un verre avant de me
donner une tape sur les fesses qui me fait sursauter.
– Allez. Je suis juste derrière toi.
Je lisse ma robe noire sur mes fesses en jetant un regard furibond à mon
frère. Je suis consciente que Calvin m’observe de l’autre côté de la pièce. Après
avoir tiré sur l’ourlet, je traverse la pièce dans sa direction. Il sourit de plus en
plus.
Bon Dieu de cupcake, il est sublime. Il devrait se couper les cheveux, mais
sa lourde mèche qui lui tombe sur le front me plaît. Sa peau est bronzée à cause
du soleil du début d’été et son sourire apaise un peu mon agitation.
J’imagine aisément les courbes de ses épaules sous son costume, la sensation
de son ventre contre mes mains, la manière dont il se contracte lorsqu’elles
glissent plus bas, pour saisir sa chaleur parfaite.
Waouh. Mon cerveau a vite fait de l’imaginer tout nu.
Il m’appartient, crie-t-il. Ma propriété.
– Holland.
Calvin avance d’un pas et m’embrasse sur la joue.
– Salut.
– Coucou.
Mon cœur bat frénétiquement, je sens que ma gorge se serre.
Il me regarde de haut en bas.
– Tu es… magnifique.
– Merci. Toi aussi.
Son large sourire se transforme en rire franc.
– Pourquoi merci ?
Après deux mois d’absence, je pourrais commencer par lui dire :
« Félicitations pour Los Angeles » ou lui demander simplement : « Comment
vas-tu ? »
Je pourrais peut-être même lui présenter mon frère qui est à côté de moi.
Mais quelle est l’option que je choisis ? Je regarde autour de nous et
demande, sans le moindre tact :
– Où est Natalie ?
Le sourire de Calvin disparaît et son bonheur apparent de me voir laisse
place à de la confusion. Il fronce les sourcils.
– Quoi ?
– Je pensais qu’elle t’accompagnerait ce soir.
Je danse d’un pied sur l’autre en jetant un autre regard circulaire à la salle.
Davis grogne, renonçant à se présenter pour l’instant, et s’éloigne sur ma
gauche.
Calvin me dévisage quelques instants.
– Pardon ?
Il cligne des yeux en voyant Davis disparaître.
– Je ne comprends pas. Tu pensais que j’allais venir avec Natalie ?
– Eh bien… ouais.
Est-il déconcerté parce qu’il ne sait pas que j’ai vu leur photo ? Ou est-il
conscient que sa présence aurait été gênante ? Est-il perplexe à l’idée que je
pense qu’il l’aurait emmenée ce soir ?
Il plisse les yeux comme s’il essayait de comprendre.
– Je pensais que nous avions mis les choses au clair, fait-il calmement. Je ne
savais pas que Natalie te posait toujours un problème. Je pensais que…
– J’ai vu une photo de vous.
Je n’ai pas envie de l’entendre me donner des explications. Je ne veux
connaître aucun détail. Mais je me dois d’être honnête avec lui.
– J’ai été un peu ennuyée de la découvrir juste avant notre dîner. J’aurais
préféré que tu m’en parles directement.
– Que je t’en parle ? Je ne…
Calvin fronce les sourcils et secoue la tête.
– Quelle photo ?
– Calvin.
Je ferme les yeux en me sentant soudainement envahie par une vague de
nausée. Je regrette d’avoir abordé le sujet ce soir.
– Arrête.
Il avance d’un pas et me prend par le bras.
– Holland, je ne sais pas de quelle photo tu parles.
Quand je lève les yeux, je vois à son expression qu’il est sincère. Bien sûr
qu’il ne l’a pas vue. Il n’ouvre jamais Twitter, il ne lit pas les tabloïds. Je sors
mon téléphone et la trouve en quelques secondes. Elle est toujours ouverte sur
mon navigateur.
J’excelle dans l’art de me torturer moi-même.
Calvin attrape mon téléphone au moment où le micro se met à couiner et où
Jeff se penche pour parler.
– Ça fonctionne ?
Tout le monde éclate de rire à cause du volume et de la réaction comique de
Jeff. La tension entre Calvin et moi retombe. Je m’éloigne discrètement et sors
de son champ de vision. Je cherche Davis des yeux. Il discute, de l’autre côté de
la salle, avec un ami de longue date de Robert, originaire de Des Moines, que
Jeff a invité.
– Je suis certain que tout le monde connaît Robert, mais la plupart d’entre
vous ne doivent pas savoir qui je suis, commence Jeff.
Quelques cris de protestation adorable s’élèvent, Jeff sourit et continue.
– Je me présente : Jeff, le mari de Robert Okai.
Les acclamations reprennent et j’applaudis, abasourdie. J’ai envie de
participer aux démonstrations d’amour pour Robert, mais je me sens
étrangement lointaine, comme si je n’étais pas vraiment présente.
– Je vous remercie tous d’être ici ce soir pour célébrer l’anniversaire de
Robert et le prix qu’il vient de recevoir, mais également pour fêter la nouvelle
que nous sommes sur le point de vous annoncer.
Jeff regarde son mari, qui se trouve de l’autre côté de la pièce.
– Je suis l’homme le plus chanceux du monde. Je ne pourrais pas faire tout
ce que je fais sans toi, chéri.
Robert avance sous un tonnerre d’applaudissements, embrasse Jeff avant de
prendre le micro.
– Lorsque j’ai écrit Possédé, j’étais moi-même un peu possédé, commence-t-
il, et le public rit.
L’histoire de Robert qui a virtuellement passé un mois sans dormir pour
composer la comédie musicale est légendaire.
– Mais l’histoire des artistes qui font vivre Possédé n’est pas moins
exceptionnelle. Tout le monde le sait à présent, mais il y a quelques mois, nous
étions dans le brouillard. Nous venions de perdre un musicien de premier plan,
nous étions sur le point d’accueillir le brillant Ramón Martín et je n’avais aucune
idée de la direction que prendrait la production. Je m’inquiétais à l’idée d’être
trop impliqué, j’avais peur de ne pas réussir à évoluer.
Il lève les yeux et me trouve presque instantanément.
– C’est alors que ma nièce Holland m’a emmené dans une station de métro
où jouait un jeune guitariste formé à Juilliard
L’assistance pousse des cris de joie, Calvin se tourne pour m’observer. Il
semble préoccupé. Son regard me quitte lorsque Robert lance :
– Viens, Calvin.
Il sourit d’un air réticent lorsque les gens se décalent pour le laisser passer.
Je me sens engloutie par la foule qui resserre les rangs, fermant le chemin
parcouru par Calvin devant moi.
Robert continue le récit de l’arrivée de Calvin, parle de ses premières
impressions. Il passe sous silence les problèmes administratifs pour décrire la
rencontre de Calvin et Ramón, lorsqu’ils se sont mis à jouer ensemble, en totale
harmonie. Robert revient sur la première performance, les attroupements de fans
aux portes du théâtre après chaque représentation.
Il s’apprête à annoncer le transfert de la production à Los Angeles pour les
deux artistes lorsque quelqu’un s’approche de moi.
– Je suis sûr que c’est dur à vivre pour toi.
Je jette un coup d’œil à Brian qui désigne Calvin du menton. La chaleur me
monte aux joues. Il regarde droit devant lui, la mâchoire serrée. Nous nous
sommes confrontés tant de fois que je ne vois pas l’intérêt de recommencer.
– Es-tu sérieusement en train de choisir précisément cet instant pour
retourner le couteau dans la plaie ?
Il croise mon regard, une étrange sensation de malaise m’envahit. Je ne l’ai
jamais regardé dans les yeux si longtemps. Je réalise à quel point je le connais
mal puisque, jusque-là, je n’aurais pas été capable de dire quelle était la couleur
de ses iris.
– Je ne suis pas en train d’essayer de t’enfoncer, répond-il calmement. Je
suis sûr que tu vis mal le fait que Robert déménage à Los Angeles et que Calvin
sorte avec quelqu’un d’autre.
Je le dévisage, décontenancée.
– Tu as fait quelque chose pour la production, c’était complètement stupide,
bien sûr, mais tu l’as fait pour les bonnes raisons.
Il cesse de froncer les sourcils.
– Je sais que tu as souffert. Je voulais juste te dire, d’être humain à être
humain, que j’étais désolé pour toi.
– Pardon, je marmonne, en m’éloignant parce que je suis à deux doigts
d’éclater en sanglots.
Je m’éloigne discrètement dans la foule et sors par une porte latérale menant
à un couloir vide. Mes talons cliquettent sur le sol de marbre, je finis par
m’appuyer contre la porte de la cage d’escalier pour reprendre mon souffle.
J’ai envie de rentrer chez moi, mais Davis a gardé le ticket dont j’ai besoin
pour récupérer mon manteau et Calvin a toujours mon téléphone.
Une autre porte s’ouvre. Le bruit de voix surprises et d’applaudissements
incontrôlables s’en échappe : je suppose que Robert vient de parler de Los
Angeles.
Mais la cacophonie diminue progressivement, puis la porte se referme.
Quelqu’un s’approche d’une démarche mesurée et calme. Un accent
irlandais retentit derrière moi.
– Holland.
– Retournes-y.
Je m’efforce de rester calme. Je n’ai pas envie de laver mon linge sale en
public, surtout pendant une fête consacrée à Robert.
– Ils n’ont pas terminé leur discours.
– Si.
Il se tait et je l’entends soupirer lourdement.
– Je t’ai vue partir et c’est juste… je ne comprends pas ce qui s’est passé.
Je suis incapable de le regarder en face. Je déglutis en espérant que je vais
finir par pouvoir respirer normalement.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
– Cette histoire de photo avec Natalie.
Sa voix est douce.
– Tu l’as bien regardée ?
Quoi ?
– Bien sûr. Sous toutes les coutures.
– En es-tu certaine ?
Je finis par me retourner, totalement perdue. Son expression s’adoucit
lorsqu’il se rend compte que je suis à deux doigts d’éclater en sanglots et il tend
la main pour me caresser la joue.
– Regarde encore.
Je renifle et m’exécute. Je compose mon code et regarde la photo que j’ai
déjà vue une bonne centaine de fois.
Il se mord les lèvres en attendant que je comprenne. Il rit brièvement.
– Natalie Nguyen.
Calvin tapote l’écran, ses yeux pétillent.
– Tu penses que je sors avec Natalie Nguyen ?
– Tout le monde le pense. Vous… vous avez été vus ensemble et, sur cette
photo, tu la tiens par la taille.
Je m’humecte les lèvres, perturbée à l’idée qu’il y ait quelque chose que je
ne comprenne pas.
– C’est ce qu’Entertainement Weekly explique.
– Je l’ai croisée à plusieurs événements liés au théâtre. Cette photo date de la
première de Ramón, non ?
J’acquiesce. Il pointe le bord de la photo et je distingue l’ombre d’une
manche.
– Je pense qu’on a découpé Ramón sur cette photo pour qu’on croie que
j’étais seul avec Natalie. Tu sais combien de photos ont été prises de moi ce soir-
là ?
Je m’essuie le nez.
– Non.
– Près de cinq cents.
Il zoome sur la photo, le plus possible, avant de me tendre le téléphone.
C’est la partie que j’aime le moins, la main de Calvin autour de sa taille. Il me
faut quelques secondes pour réaliser ce qu’il me montre : l’éclat métallique
d’une bague à son doigt.
Je jette un coup d’œil à sa main. Il porte toujours son alliance.
– Natalie Edgerton est une amie de Mark, explique-t-il, et soudain je
comprends. Il nous a présentés il y a plusieurs mois mais je me suis marié et je
suis tombé amoureux – dans cet ordre, je l’admets. Je n’ai jamais répondu à son
message, d’ailleurs.
Je grogne entre mes mains.
– Oh mon Dieu.
– Natalie Nguyen est une actrice qui a un petit rôle dans le film de Ramón.
Calvin me prend les mains.
– Même si j’avais la moindre envie de voir d’autres filles – ce qui n’est pas
le cas –, crois-tu vraiment que cette actrice aurait proposé à un musicien de rue
au chômage de sortir avec elle il y a des mois ?
Je suis pétrifiée. J’ai envie de me jeter contre le mur, plusieurs fois, jusqu’à
perdre conscience et oublier que tout ça a eu lieu.
– Peut-être pas.
Il m’essuie les yeux.
– Je n’ai pas de copine, Holland. J’ai une femme, au cas où tu l’aurais oublié.
– Je sais, mais…
– Même si elle ne m’a pas écrit, ne m’a pas rappelé et n’a plus envie de me
voir.
En entendant ces mots, je lève la tête et comprends ce qu’il me dit pour la
première fois, à travers le brouillard de ma propre anxiété et de ma douleur.
Dans la lumière éclatante du couloir, il semble dévasté.
– Tu m’as dit que tu m’aimais, me rappelle-t-il. Et je t’ai dit que je
t’attendrais. Mais j’ai beaucoup souffert en me demandant si tu me proposerais
un jour de revenir à la maison.
Il penche la tête pour me regarder en face.
– Nous devions dîner ensemble et tu as annulé à la dernière minute.
– J’ai beaucoup réfléchi, j’avais besoin de dépasser l’histoire d’Amanda et
toutes les incertitudes qui sont apparues entre nous. Et quand je pensais être
prête à te voir… je suis tombée sur cette photo.
– Alors, pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? Pour m’en parler directement ? Ou
me crier dessus ? N’importe quoi. Si j’avais vraiment une petite copine, c’est
quelque chose dont nous aurions eu besoin de discuter, logistiquement, étant
donné que nous sommes mariés, n’est-ce pas ?
Je cache mon visage entre mes mains en marmonnant :
– Je ne sais pas.
Calvin les écarte délicatement.
– Si je sortais avec quelqu’un d’autre, ne serais-tu pas en colère ?
– Si. Je serais furieuse.
– Moi aussi. J’aurais des envies de meurtre si je te voyais avec un autre mec.
Donc, pourquoi ne pas m’avoir posé la question directement ? Je t’aurais évité
de te torturer.
Je lève les yeux vers lui.
– J’avais peur que te parler me fasse souffrir encore plus.
– Tu veux dire que tu n’étais pas sûre que je t’aimais toujours après
seulement deux mois de séparation ? Quel genre de cœur vit là-dedans, à ton
avis ?
Il appuie nos mains jointes sur son torse.
– Tu me manques.
Mes entrailles se tordent lorsqu’il prononce ces mots au présent.
– Je pensais que tu me manipulais. C’était logique.
– Que je… (Il cligne des yeux, renfrogné.) Tu n’as pas lu ton propre article ?
Tu te comportes comme si tu étais sur la touche depuis le début. Tu as fait
quelque chose d’extraordinaire pour moi. Et tu es une personne exceptionnelle,
calme, sûre d’elle, sexy, créative… Je suis absolument fou d’amour pour toi.
Je me mords sauvagement la lèvre inférieure en scrutant son regard pour
chercher ce qui cloche. Mais il n’a plus aucune raison de mentir. Il prend mon
visage entre ses mains. Mon cœur palpite douloureusement dans ma cage
thoracique, pour venir à sa rencontre.
À quelques centimètres de moi, les yeux encore ouverts, il murmure :
– Alors ? Ai-je le droit d’embrasser ma femme ?
*
* *
Ce petit baiser, dans le couloir, se transforme en baiser langoureux, toujours
dans le couloir. Je considère qu’il a fallu un petit miracle pour que personne ne
nous trouve ici, alors que j’étais plaquée contre le mur, une jambe autour des
hanches de Calvin. À sa manière de me toucher, je sais qu’il disait la vérité sur
sa souffrance : contre moi, il tremble et devient presque frénétique.
Nous retournons à la fête, main dans la main. Il va me chercher un verre de
vin, se prend une bière et nous dansons l’un contre l’autre. Je suis témoin, aux
premières loges, de l’effet que je provoque en lui. Quand il s’excuse avec un
petit rire, je lève les yeux et nous nous sourions, ravis à l’idée du sexe incroyable
qui nous attend ce soir.
J’espère bien que nous ne marcherons plus droit demain, ni l’un ni l’autre.
Je me calme un peu lorsque je présente Calvin à Davis. Jeff et moi les
regardons, émerveillés, vivre un coup de foudre amical autour des thèmes de la
bière brassée maison et du rugby.
Ils entament une discussion animée et passionnée à propos des
microbrasseries du Milwaukee. Jeff me prend la main, puis me fait danser
fièrement sur du Sinatra.
Calvin me retrouve quelques minutes plus tard. Il sourit avec reconnaissance
à Jeff avant de me prendre dans ses bras.
– Tu as disparu.
– Davis et toi étiez perdus dans la bière. J’avais l’impression de tenir la
chandelle.
Il éclate de rire et m’embrasse sur la joue. Je glisse la main sur sa nuque et
plonge mes doigts dans ses cheveux. Il marmonne :
– C’est tellement bon d’être avec toi. Je suis tellement soulagé que je
pourrais tomber à la renverse.
– Encore une heure, et nous pourrons partir sans être impolis.
Il me sourit.
– J’ai pris la liberté de dire à Davis qu’il dormirait chez ses oncles ce soir.
Je ferme les yeux et m’imagine seule avec lui, plus tard, je me vois le
déshabiller et embrasser chaque centimètre carré de sa peau lisse et nue.
J’anticipe la sensation du matelas dans mon dos, la vue de son corps sur moi,
peau contre peau, sa bouche ouverte tout contre la mienne.
Je ressens presque l’électricité du premier baiser qu’il a déposé entre mes
cuisses, de ses mains qui s’agrippent à mes jambes et de son poids lorsqu’il est
revenu sur moi.
– À quoi penses-tu ?
Il m’embrasse l’oreille.
– Je nous imagine ensemble chez moi.
– Tu imagines qu’on est en train de baiser là, tout de suite ?
Je le contemple, prête à lancer une plaisanterie, mais je l’oublie
instantanément à cause de la fièvre de son regard.
– Ouais.
Je monte sur la pointe des pieds et l’embrasse tendrement.
– Pour être exacte, je pense à ta bouche et à la sensation de ton poids sur
moi.
– Tu ne vas pas dormir de la nuit, me prévient-il.
J’éclate de rire. Une vague de soulagement me frappe, c’est tellement
intense que je me pends à son cou et colle ma joue contre la sienne.
Quand la chanson se termine, nous retournons voir mon frère qui, heureuse
coïncidence, est installé au bar. Je sais que les gens nous regardent, mais je n’ai
plus l’impression qu’ils se demandent ce que Calvin fait avec moi. Ses mains de
pieuvre sont partout sur mon corps, nous nous plions en deux de rire en écoutant
les plaisanteries de Davis et je sais, pour la première fois, que notre amour
semble aussi naturel et authentique de l’extérieur qu’il l’est à l’intérieur.
Pendant de brefs moments, mon mari m’attire dans un coin sombre pour
m’embrasser ou m’enlacer sur un canapé. Entre deux cocktails et quelques
paroles échangées avec les convives qui nous entourent, nous échangeons une
centaine de questions.
Devrions-nous organiser un nouveau mariage ? Un vrai ?
Quand irons-nous rendre visite à sa famille ?
Allons-nous tous les deux nous installer temporairement à Los Angeles ?
Et le plus important : j’ai gagné le pari donc… quand va-t-il officiellement
changer de nom ?
Nous risquons de débattre de ce dernier point pendant un moment.
Heureusement, nous ne sommes plus obligés de convaincre quiconque. Et nous
avons le temps.
Remerciements
xoxo
Christina & Lo