Synthese ESCP2019 Verite Democratie
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Texte 1 :
L'autorité de commandement exercée par les chefs parmi et sur leurs amis politiques dans les groupes, l'autorité de
commandement politique parlementaire est précisément un de ces poids additionnels politiques parlementaires que les chefs
politiques parlementaires ont imaginés pour compenser l'effet de la déperdition politique parlementaire. Et le ton de
commandement est en particulier un ton additionnel que les chefs ont imaginé pour compenser le même effet. Puisque les troupes
entendent moins quand on dit plus, puisque les troupes politiques parlementaires font la réduction, la traduction, il faut bien
qu'inversement les chefs disent plus pour qu'on entende moins, qu'ils parlent un langage à réduire et à traduire. Une fois ce
langage fiduciaire, conventionnel, établi par un jeu de surenchère croissante, il faut bien que tout le monde le parle, et ceux
mêmes qui ont le plus contribué à l'établir en sont les premiers prisonniers. Tout le monde en est prisonnier. Qui ne le parlerait
pas, serait mal entendu, ou ne serait pas entendu du tout. Puisque dans ce langage conventionnel par l'effet de cette surenchère et
de cette exagération constante et croissante ces mots : Nous sommes assurés d'emporter la victoire signifient : Nous sommes
rudement menacés ; et puisque ces mots : Nous sommes rudement menacés veulent dire : Nous avons été irrémédiablement
battus, quand un orateur veut dire : Nous sommes rudement menacés, il est bien forcé de dire : Nous sommes assurés de
remporter la victoire, parce que s'il disait : Nous sommes rudement menacés, tout le monde entendrait : Nous avons été
irrémédiablement battus. Ainsi le mensonge parlementaire, contaminant le langage même, victime et prisonnier de sa propre
surenchère et de sa propre exagération, tourne, rôde et bourdonne en un cercle d'outrances. Et l'autorité de commandement de
groupe, l'autorité de commandement politique parlementaire est une outrance particulière parmi tant d'outrances.
Peut-être assistons-nous ici au phénomène le plus important de toute l'histoire parlementaire contemporaine : le peuple
des électeurs entend et parle un certain langage politique presque sincère ; la foule des élus entend et parle un autre langage politique,
un langage convenu, tout à fait différent du premier, mais correspondant au premier, formé des mêmes mots que le premier. Si le
peuple politique des électeurs et la foule politique des élus parlaient deux langages politiques totalement différents, il n'y aurait qu'un
moindre mal ; ces deux parties de la nation vivraient séparément, et par suite assez indépendamment ; si le langage politique des élus
n'était pas formé des mêmes mots que le langage politique des électeurs, les électeurs continueraient à ne rien savoir, mais au moins
ils sauraient qu'ils ne savent rien ; ils se trouveraient en présence d'une langue étrangère, mais qu'ils connaîtraient pour étrangère. Ce
qui fait presque tout le danger de la situation politique parlementaire actuelle, c'est que le langage politique parlementaire des élus et
le langage politique des électeurs sont deux langages parallèles, correspondants, à la fois totalement étrangers pour le sens, et pourtant
formés des mêmes mots, deux langages où les mêmes mots figurent, soutiennent les mêmes rapports, mais en des sens totalement
différents, totalement étrangers. Ainsi le peuple croit savoir, et il ne sait pas, et il ne sait pas qu'il ne sait pas. Le peuple suit des
discours entiers, des sessions entières, des législatures entières, des régimes entiers sans y entendre un mot ; mais il croit qu'il entend
parce qu'il suit tous les mots et toutes les relations formelles des mots entre eux. Il y a ainsi entre le pays et sa représentation non pas
un inentendu, ce qui serait grave, non pas un malentendu, ce qui serait plus grave, mais un faux entendu perpétuel et universel, à qui
on est sûr que rien ne peut échapper.
Le peuple et les parlementaires disent la République, la liberté, la révolution ; mais ce n'est ni la même République, ni la
même liberté, ni la même révolution.
Telle est évidemment la forme la plus grave du mensonge politique. Les mensonges individuels fabriqués, les mensonges
collectifs, les mensonges particuliers, tant qu'il y en ait, si bien faits, et si habile qu'en soit la contexture, sont au moins limités. Mais
qu'imaginer de plus dangereux qu'un mensonge illimité, faussant le langage même, extensible donc autant que le langage, inaperçu et
doublé d'une sécurité fausse.
La presse politique, si entrée de toutes parts dans la politique parlementaire, a contribué pour beaucoup à l'établissement
de cet universel faux entendu ; elle en a fait la grande extension ; elle en maintient aujourd'hui la domination et le vice. Tous les
journaux politiques, sans aucune exception, tous les journaux de tous les partis politiques, de La Petite République à L'Autorité,
parlent ce langage politique parlementaire, et presque tous les lecteurs entendent ce langage en français. Et les journalistes et les
députés savent parfaitement que les lecteurs et que les électeurs entendront en français tout ce qu'ils écrivent et tout ce qu'ils disent en
parlementaire. Et c'est ce qui les rend aussi totalement coupables. Car ils ne peuvent arguer de leur ignorance. Mais c'est aussi tout le
secret du jeu. La distance qu'il y a du langage parlementaire au langage français mesure à chaque instant le bénéfice de l'opération,
puisque les parlementaires promettent au peuple en langage parlementaire et que le peuple tient aux parlementaires en langage
français.
Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, 16 juin 1903.
Texte 2
La Maison-Blanche, avec en son cœur le Bureau ovale, est considérée comme une scène, le plateau où l'on tourne le
film de la présidence. La story d'un candidat présidentiel est la fiction qui ordonne et rend immédiatement lisible un écheveau
d'idées contradictoires, d'impressions et d'actions diverses. Il ne s'agit pas d'éclairer l'expérience vécue à travers un récit, mais
simplement d'habiller des silhouettes et de les dynamiser, de transformer le nouveau président et son entourage en personnages
d'un « récit cohérent », de rendre populaire la saga de ses faits et gestes. « Tout, dans le personnage politique, raconte une histoire,
écrit Seth Godin, sa tenue vestimentaire, son épouse, ses conseillers... »
Le pouvoir exécutif devient un pouvoir d'« exécution », de réalisation (au sens cinématographique) du scénario
présidentiel considéré comme un enchaînement de décisions et qui fait l'objet d'un montage permanent, ce à quoi se résume
l'activité hautement symbolique du pouvoir : coordination des flux d'informations, contrôle centralisé de la politique d'information,
pouvoir d'influence directe et indirecte sur les médias, mobilisation du soutien public aux initiatives présidentielles... C'est très
exactement le programme mis en œuvre par le président français élu en mai 2007, Nicolas Sarkozy, lors de sa campagne électorale
et des premiers mois de son mandat.
On voit bien le danger d'une telle pratique du pouvoir, écrivait John Antony Maltese dès 1994 : « Une démocratie
moins délibérative, des citoyens inondés par le spectacle symbolique de la politique, mais incapables de juger ses leaders et le bien-
fondé de leurs politiques. » Selon Richard Rose, auteur en 1998 du livre The Postmodern Président, «la clé d'une présidence
postmoderne est la capacité à conduire (ou à fabriquer) l'opinion. Le résultat en est une sorte de campagne électorale permanente ».
Au cours de sa leçon inaugurale au Collège de France, le 2 décembre 1970, Michel Foucault rapportait une anecdote
selon laquelle le shogun au Japon avait entendu dire que la supériorité des Européens en matière de navigation, de commerce, de
politique et d'art militaire était due à leur connaissance des mathématiques : « Comme on lui avait parlé d'un marin anglais qui
possédait le secret de ces discours merveilleux, il le fit venir dans son palais et l'y retint. Seul à seul avec lui, il prit des leçons. Et
c'est au XIXe siècle qu'il y eut des mathématiciens japonais. » Cette anecdote « si belle qu'on tremble qu'elle soit vraie » ramène à
une seule figure toutes les formes et les contraintes du discours, écrit Michel Foucault : « Celles qui en limitent les pouvoirs, celles
qui en maîtrisent les apparitions aléatoires, celles qui font sélection parmi les sujets parlants. »
Une telle illusion est-elle encore possible aujourd'hui, alors que les sources, les formes et les producteurs d'énoncés ont
éclaté, produisant ce pullulement de signes énigmatiques que Jean-François Lyotard a défini comme la « condition postmoderne » ?
Comment fédérer l'explosion des pratiques discursives sur Internet ? Comment communiquer dans le chaos des savoirs fragmentés
sans le secours d'une figure commune de légitimation ? Comment donner un sens à des expériences sociales et professionnelles
caractérisées par l'effondrement du temps long et la précarité ? Comment constituer des ensembles, une suite logique ou
chronologique ? Comment traiter les conflits d'intérêts, les collisions idéologiques et religieuses, les guerres culturelles ? Ce sont
quelques-unes des questions auxquelles sont confrontés la parole politique et tous ceux qui sont en charge de son expression, qu'ils
soient journalistes ou hommes politiques, conseillers du Prince, spécialistes du marketing politique ou rédacteurs de discours. C'est
ainsi que le storytelling s'est imposé comme la formule « magique » capable d'inspirer la confiance et même la croyance des
électeurs-sujets.
Aujourd'hui, le shogun, ou ce qui en tient lieu - le président de la République, le chef d'état-major, les spin doctors - ne
s'encombrerait pas d'un marin mathématicien. Il jetterait son dévolu sur un conteur créole, un griot africain ou à défaut un
storyteller... Le paradigme postmoderne est en effet le plus souvent invoqué pour expliquer une telle dérive des discours politiques.
On pourrait même le qualifier d'idéologie spontanée dans cette galaxie nouvelle qu'a formée Internet, appelée à remplacer la
galaxie Gutenberg, un nouvel univers discursif en extension, avec ses constellations inconnues, peuplées de milliards d'étoiles sans
nom, de satellites-auteurs et de trous noirs.
Le chaos des savoirs fragmentés a favorisé le « tournant narratif » de la communication politique et la venue d'une ère
nouvelle, l'âge performatif des démocraties, qui n'aura plus pour figures de proue les conseillers du Prince, les Talleyrand ou les
Mazarin, mais des prophètes et des gourous, les spin doctors des partis, enivrés par leur pouvoir de narration et de mystification. Et
pour modus operandi le storytelling, seul capable d'enserrer dans une prise unique la dispersion des intérêts et des discours. Jamais
sans doute n'a été aussi prégnante la tendance à considérer la vie politique comme une narration trompeuse ayant pour fonction de
substituer à l'assemblée délibérative des citoyens une audience captive, tout en mimant une socialité qui n'aurait plus rien en commun
que des séries télévisées, des auteurs et des acteurs, et à construire ainsi une communauté virtuelle et fictionnelle. Cette dérive est si
étonnamment fluide, diffuse dans l'esprit du temps, mêlée à notre atmosphère la plus intime comme au climat général de l'époque,
qu'elle passe inaperçue. C'est même la clé de son irrésistible succès.
André Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007.
Texte 3
Le Brexit a été le premier grand vote de l'ère de la post-truth politics, de la politique post-vérité. La campagne quelque
peu apathique, menée sans grande énergie en faveur du maintien dans l'Union européenne sous le mot d'ordre « Remain » avait bien
tenté de combattre par les faits les arguments fallacieux, mais il s'avéra très rapidement que si les « faits » étaient une « devise », cette
dernière venait de subir une très sévère « dévaluation ». Autrement dit, on avait considéré jusqu'à présent qu'il existait une série de
faits démontrables par A + B (des vérités de fait) et qu'ils étaient non seulement l'objet mais la condition d'un débat contradictoire. Cet
accord tacite était désormais ébranlé et la discussion était donc devenue impossible.
C'est bien ce à quoi faisait référence le dictionnaire d'Oxford en indiquant que la post vérité avait rendu la vérité
inessentielle ou hors de propos.
Quand un fait commence à ressembler à ce que vous pensez être vrai, poursuit la journaliste, il est très difficile pour
quiconque de faire la différence entre les « faits » qui sont vrais et les « faits » qui ne le sont pas. Le brouillage des frontières rend
problématique à la fois le partage du vrai et du faux et la notion même de « fait ».
On pense évidemment aux « faits alternatifs » {alternative facts) dont avait parlé la porte-parole de la Maison-Blanche au
moment de la polémique sur le nombre de spectateurs présents lors de la journée d'investiture de Donald Trump : faits alternatifs qui
ne concernaient pas seulement le comptage de la foule, mais les conditions météorologiques. Comme approuvé par le ciel, Donald
Trump avait déclaré que la pluie s'était « immédiatement arrêtée et que le ciel s'était ensoleillé » lorsqu'il avait commencé son
discours. Une fois le discours terminé, les averses avaient repris de plus belle. Or, comme l'a rappelé le New York Times, il a plu
durant toute la cérémonie... À quoi Sean Spicer, autre responsable de l'équipe présidentielle, répondit : « Je pense que parfois nous
pouvons être en désaccord avec les faits. »
Il est inutile de s'appesantir sur le rôle joué par les divers réseaux socio-numériques qui facilitent la prolifération
d'informations contradictoires et souvent ouvertement mensongères. C'est là que s'informe la majorité des 18-24 ans, et l'on sait que le
caractère « viral » de ce mode de diffusion est décisif. La technologie est un vecteur et on aboutit à la conséquence suivante : « De
plus en plus, ce qui passe pour des faits n'est qu'un point de vue de quelqu'un qui pense que c'est vrai - et la technologie a permis à ces
"faits" de circuler facilement. » Il faudrait ajouter que le point de vue en question est surtout celui de quelqu'un qui désire que ce soit
vrai et pour qui les « faits » en question renforcent les croyances déjà existantes : car les algorithmes qui sélectionnent les
informations que nous consultons proposent une vision du monde conforme à nos attentes, ce qui ne favorise pas l'exercice critique.
Dans ces conditions, nous avons d'autant moins de chances d'« être exposés à une information qui stimulerait ou élargirait notre
vision du monde » et de tomber sur des faits susceptibles de réfuter les informations fausses partagées par d'autres.
Cet article du Guardian - et c'est la raison pour laquelle il y a été fait référence assez longuement - ne se contente pas
d'analyser les effets de la révolution numérique sur la nature et la diffusion de l'information. Il conduit à dissiper certaines ambiguïtés
sur la teneur de la post-vérité et de la démocratie dite « post-factuelle ». À considérer d'abord la question de l'information, il y aurait
beaucoup de naïveté à penser que les réseaux socio-numériques ont porté atteinte à une valeur autrefois unanimement respectée par la
presse traditionnelle : à savoir l'autonomie présente à la fois dans la pensée et dans l'action, l'objectivité, le respect total d'une éthique
journalistique interdisant la distorsion dans la relation des faits. On sait que - indépendamment des nouveaux canaux que sont les
réseaux sociaux et même si la recherche de la vérité est définie comme une exigence essentielle -, la presse n'est pas soustraite à des
contraintes fortes (économiques, commerciales) et qu'elle est aujourd'hui soumise à des logiques communicationnelles qui
affaiblissent aussi bien le journalisme d'opinion que le journalisme d'information.
Il n'est donc pas question de considérer la post-vérité comme une désinformation fallacieuse et falsificatrice qui aurait
succédé à une information orientée vers la recherche de la vérité. Encore moins peut-on imaginer que la politique post-vérité (post-
truth politics) vient en lieu et place d'une politique démocratique investie par le respect de la vérité et exempte de toute tentative de
désinformation. On se souvient qu'en 1986, les autorités nucléaires françaises avaient publié un communiqué affirmant qu'après
l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl la hausse de la radioactivité en France était « non significative pour la santé
publique » : le nuage venu d'Ukraine s'était par miracle arrêté aux frontières françaises. Sans parler des fausses preuves produites en
2003 par l'administration américaine sur les « armes de destruction massive » dont aurait disposé Saddam Hussein et qui avaient
déclenché l'intervention en Irak.
Ces exemples, parmi tant d'autres, suffisent à mettre en évidence que la nouveauté du phénomène - si nouveauté il y a -
ne réside pas dans l'avènement d'une ère de mensonge généralisé qui aurait succédé à une époque où triomphait la vérité. Si nous
sommes attentifs aussi bien aux indications du dictionnaire d'Oxford qu'aux questions que pose l'article du Guardian, il s'agit de tout
autre chose : d'une indifférence à la vérité, d'un brouillage des frontières, d'un partage devenu inessentiel entre le vrai et le faux. Le
fait que cette indifférence soit liée aux conditions de la politique - les facteurs déclenchants ayant été le Brexit et l'élection de Trump -
est évidemment fondamental.
Myriam Revault d'Allonnes, La Faiblesse du vrai, Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Seuil, 2018