Contes Et Recits Des Jeux Olympiques - Contes Et Legendes

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Collection Contes et Légendes dirigée par

Elisabeth Gilles Sebaoun


© Éditions Nathan/HER (Paris-France),
2000
Conforme à la loi n° 49956 du 16 juillet
1949 sur les publications destinées à la
jeunesse
ISBN : 2.09282042-7
GILLES MASSARDIER

CONTES ET RÉCITS
DES JEUX OLYMPIQUES
Illustrations de Nicolas Thers
NATHAN
I
OPÉRATION « PÈRE DES JEUX »

LE 1ER SEPTEMBRE 2026, Sellig Reidrassam se téléporta dans


la salle des Décisions. Il avait hâte de révéler sa trouvaille au
Conseil. Il pouvait faire en sorte que l’Ultime Guerre mondiale
de 2022 n’ait pas lieu. Il tenait le moyen d’éviter le Grand
Enfouissement nucléaire qui les condamnait, depuis quatre
ans, à vivre dans des bunkers souterrains. En effet, là-haut, la
surface de la Terre n’était plus qu’un désert de cendres
radioactives.
Le Conseil l’attendait autour d’une table ronde. Le président
de ce qui restait des Nations Humaines se leva pour l’accueillir
au moment où il se matérialisait, sacoche à la main. Les autres,
un conseiller et un scientifique comme lui, se contentèrent
d’un bref signe de la tête.
— Cher Sellig, qu’avez-vous découvert ? demanda le
président. Parlez vite ! J’en ai assez de vivre sous terre,
comme une taupe.
— Président, la solution tient en deux mots : « Jeux
olympiques ».
Le président, qui s’était rassis, se gratta le sommet du crâne.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Il serait plus exact de dire « qu’est-ce que c’était ? » car
ils n’existent plus. Enfin voilà – je vous passe les détails –,
d’après nos bases de données, les cités grecques des origines
s’affrontaient tous les quatre ans dans des compétitions
sportives – les Jeux – sur le site d’Olympie(1).
— C’est quoi des compétitions sportives ? s’enquit le
conseiller.
La notion de sport leur était complètement inconnue, et à
peine plus familière pour Sellig malgré des heures de
recherche. Sellig tenta de leur expliquer ce que c’était :
— Des épreuves dans lesquelles on rivalisait d’adresse, de
rapidité ou de force, en sautant des obstacles, en courant, en
soulevant ou en lançant des poids…
Après cet éclaircissement indispensable, Sellig reprit :
— Pendant la durée des Jeux, les cités, qui se faisaient
habituellement la guerre, observaient une trêve sacrée. Ce
système fonctionna pendant quatre siècles(2). Seulement voilà,
avec le temps, les épreuves devinrent de simples distractions,
et il n’y était plus question de trêve. Puis, en 394 après Jésus-
Christ, l’empereur romain Théodose Ier, le nouveau maître de
la Grèce, les interdit(3) purement et simplement parce qu’il les
trouvait vulgaires. Quant à la cité d’Olympie, elle fut détruite
puis ensevelie(4). Les hommes oublièrent le sport et les Jeux ne
furent plus jamais réintroduits.
Le conseiller intervint un peu sèchement :
— Où voulez-vous en venir ? Vous ne nous avez quand
même pas réunis pour écouter un cours d’histoire ?
Sellig le foudroya du regard :
— Bien sûr que non ! Imaginez maintenant que nous
parvenions à remettre les Jeux à l’honneur chez nos ancêtres,
que nous détournions leur agressivité grâce au sport. Faisons-
les courir, sauter, nager, au lieu de se battre ! Nous
changerions le COURS de l’Histoire : l’Ultime Guerre mondiale
n’aurait pas lieu et les êtres chers perdus pendant le conflit
seraient sauvés.
Cette perspective séduisit le président qui ne s’était jamais
vraiment remis de la mort tragique de son épouse. Sellig lui-
même avait perdu sa fille, sa petite Ada, qui hantait chacune
de ses nuits.
— Vous suggérez un voyage dans le temps ? questionna le
scientifique. N’avions-nous pas interdit leur usage ? C’est très
dangereux de manipuler le passé : les conséquences peuvent
en être… imprévisibles.
Sellig haussa le ton :
— Je ne vois pas ce que l’on risque ! Aujourd’hui,
l’humanité, du moins ce qu’il en reste, se terre dans les
profondeurs pour échapper aux radiations. Alors votre loi à la
noix, votre frilosité, je m’en fiche comme de l’an 2000.
Le scientifique leva les mains dans un geste d’apaisement.
— OK, OK. Si je comprends bien vos intentions, vous
comptez envoyer quelqu’un… assassiner ce Théodose avant
qu’il n’interdise les Jeux.
Cette suggestion choqua Sellig. Jamais il n’avait envisagé
une telle mesure.
— Les morts de l’Ultime Guerre ne vous suffisent-ils pas ?
Ma méthode serait moins brutale. Il suffit de semer une ou
deux petites graines dans le passé pour que nous en récoltions
les fruits.
— Et comment comptez-vous parvenir à susciter de l’intérêt
pour le sport chez nos ancêtres ? intervint le président.
— Oh, c’est un jeu d’enfant. J’ai écrit une description de la
Grèce. Bien entendu, l’emplacement d’Olympie et une partie
de l’histoire des Jeux y figurent en bonne place. Ainsi que le
détail des lieux réalisé sur place. Et je l’ai signé d’un nom
grec : Pausanias. Il me fallait bien un pseudonyme !
— Qu… quoi, vous êtes allé…, s’étrangla le conseiller.
— … en Grèce ancienne, bien sûr, acheva Sellig. Je suis
plutôt perfectionniste.
— Sans autorisation. C’est, c’est…
Le président lui fit signe de se taire et encouragea Sellig à
poursuivre.
— Je vais m’introduire aux époques clés, depuis l’Antiquité
jusqu’au début du XXIe siècle, pour y diffuser mon œuvre, dit-
il en tirant de sa serviette des rouleaux de parchemin et des
livres de toutes sortes. Je perpétuerai ainsi l’idéal olympique.
Je compte bien que des érudits s’y intéresseront – pas trop
tardivement, j’espère ! – et s’en serviront pour découvrir la
cité sacrée puis restaurer les Jeux. J’installerai dans mon labo
un observatoire du passé humain afin de me tenir au courant
des avancées de notre projet.
Le président consulta du regard le Conseil.
— Des objections ?
Personne n’en émit ; il donna donc carte blanche à Sellig
Reidrassam.
— Au fait, Sellig, comment allez-vous appeler ce projet ?
— « Opération Père des Jeux ».

L’intrusion de Sellig dans le passé avait été un franc succès.


Il était parvenu à déposer un exemplaire de sa Géographie
dans de nombreuses bibliothèques d’Europe.
Devant son écran, Sellig épluchait les données
informatiques qui lui parvenaient :
Jusqu’au XVIIIe siècle : on lit Pausanias mais sans jamais se
préoccuper de restaurer les Jeux.
— Plus vite, plus vite ! trépignait Sellig gagné par
l’impatience.
1723 : GRÂCE À LA GÉOGRAPHIE DE LA GRÈCE DE PAUSANIAS,
UN CERTAIN BERNARD DE MONTFAUCON, BÉNÉDICTIN FRANÇAIS ET
MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES,
RETROUVE LE SITE D’OLYMPIE.

Enfin, l’Histoire réagissait !


1829 : UN AUTRE FRANÇAIS, ABEL BLOUET, ENTREPREND LES
PREMIÈRES FOUILLES D’OLYMPIE. IL Y DÉCOUVRE LE TEMPLE DE
ZEUS ET D’AUTRES VESTIGES DONT UNE GROSSE PIERRE DE CENT
QUARANTE-TROIS KILOS PORTANT L’INSCRIPTION SUIVANTE : « JE
SUIS LA PIERRE QUE L’ATHLÈTE BIBON À SOULEVÉE DE TERRE D’UNE
SEULE MAIN ET À JETÉE PAR-DESSUS SA TÊTE. »
1832, DES ÉLÈVES DU RONDEAU, PRÈS DE GRENOBLE,
ORGANISENT UNE COMPÉTITION CALQUÉE SUR LE MODÈLE DES
JEUX.

— Ça l’air de marcher, se dit Sellig. Tout s’accélère et


s’enchaîne.
Les dates et les données défilaient sur son écran-
hologramme :
1850 : W.P. BROOKES CRÉE AU PAYS DE GALLES DES JEUX
S’INSPIRANT À LA FOIS DES OLYMPIADES GRECQUES ET DES
TOURNOIS DE CHEVALERIE.

EN 1859, 1870, 1875 ET 1889 : DES JEUX ONT LIEU EN GRÈCE.


1875-1891 : DES ARCHÉOLOGUES ALLEMANDS METTENT AU
JOUR LE RESTE D’OLYMPIE.

1892 : PARIS, DANS LE


À GRAND AMPHITHÉÂTRE DE LA
SORBONNE(5), PIERRE DE FRÉDY, BARON DE COUBERTIN, FERVENT
PROMOTEUR DU SPORT À L’ÉCOLE ET ADMIRATEUR
INCONDITIONNEL DE LA GRÈCE ANTIQUE, ANNONCE SON DÉSIR DE
RÉTABLIR, LUI AUSSI, LES JEUX OLYMPIQUES LORS D’UNE
CONFÉRENCE.

Et puis soudain plus rien ! L’écran-hologramme resta


désespérément bloqué à la date du 25 novembre 1892. Sellig
se demanda ce qui clochait. Il devait savoir. Sellig se téléporta
donc à la Sorbonne, à la date de la dernière tentative.
Il se matérialisa dans les toilettes. C’était le seul endroit où
il pouvait apparaître sans attirer l’attention. Car il ne devait en
aucun cas dévoiler sa présence à une époque où il n’était pas
censé exister. Sellig appuya sur son sélecteur de garde-robe et
opta pour un costume noir passe-partout, chemise blanche à
col cassé sous le gilet, cravate large en soie noire. Ensuite, il
sortit des toilettes pour se diriger vers l’amphithéâtre.
Il y avait affluence dans la salle où la conférence venait juste
de débuter. À la tribune, Pierre de Frédy, baron de Coubertin,
parlait :
— … Il y a des gens que vous traitez d’utopistes(6)
lorsqu’ils vous parlent de la disparition de la guerre,
et vous n’avez pas tout à fait tort ; mais il y en a
d’autres qui croient à la diminution progressive des
chances de guerre, et je ne vois pas là d’utopie.
— Bravo, bravo ! ne put s’empêcher de crier Sellig.
— Le jour où le sport triomphera partout,
dans la vieille Europe et dans le monde, alors
ce jour-là, la cause de la paix aura reçu un
nouvel et puissant appui. Mais pour cela, il
est nécessaire de réaliser une œuvre
grandiose et bienfaisante : le rétablissement
des Jeux olympiques.
Cette annonce fut accueillie par des
applaudissements polis et par quelques rires.
« Mais c’est pas vrai ! Ces imbéciles s’en
fichent », pensa Sellig.
Après la conférence, il s’approcha de
l’orateur, visiblement découragé. Et là, tout à
coup, Sellig comprit quels grains de sable
avaient grippé sa belle mécanique :
l’indifférence des uns et la renonciation du
baron. Il devait l’encourager.
— Baron, pardonnez-moi de vous apostropher. Mais ne
baissez pas les bras ! À force d’obstination, vous imposerez
vos merveilleuses idées. Continuez de vous battre pour le sport
et la paix, je vous en supplie ! L’avenir en dépend.
Ses paroles firent chaud au cœur du baron. Enfin quelqu’un
qui semblait le comprendre. Il se jura de tout faire pour
réintroduire les Jeux.

De retour dans son présent, Sellig Reidrassam consulta son


écran-hologramme. De nouvelles données étaient déjà
apparues :
23 JUIN 1894 : LA PROPOSITION DE COUBERTIN DE RÉTABLIR LES
JEUX EST ENFIN ADOPTÉE.
AVRIL 1896 : LES PREMIERS JEUX MODERNES SE DÉROULENT EN
GRÈCE, LEUR BERCEAU.
L’afflux d’informations s’accéléra. Sellig frémit à la lecture
de l’une d’entre elles :
— 1912, 1916, 1940 ET 1944 : PAS DE JEUX POUR CAUSE DE
GUERRE.

De toute évidence, son beau rêve d’effacer le conflit de


2022, de sauver sa fille et de vivre à nouveau à l’air libre, allait
lamentablement échouer. Sellig enfouit sa tête entre ses mains
et pleura. Il avait tellement cru que le sport suffirait à calmer
les ardeurs guerrières des hommes.
— Maître Sellig, c’est incroyable !
Le conseiller venait de faire irruption dans son laboratoire.
Sellig redressa la tête.
— Les capteurs indiquent que toute radiation a disparu de la
surface de la Terre.
Sellig chassa ses larmes d’un revers de la main. Il regarda
une fois encore son écran. À la date 2022, les mots
« Aujourd’hui, ouverture des J.O. » remplaçaient la sinistre
manchette « Déclaration de la guerre ».
— Nous avons aussi reçu un message de votre fille : elle
vous attend au stade pour assister à la cérémonie d’ouverture
des J.O. de 2026.
II
LE NOUVEAU PHILIPPIDÈS

LA PORTE et les fenêtres du bureau du colonel


Papadiamantopoulos sont fermées et pourtant toute la caserne
entend sa grosse voix tonitruer.
— Nom d’un chien, quel étourdi je fais !
On dirait le ronflement furieux d’une machine à vapeur.
— Zut, oublier ses lunettes, le jour de la revue des troupes.
Comment reconnaître les différents régiments ? Et mon
allocution qui a lieu dans deux heures. Comment je vais le lire,
moi, ce discours ? Je ne le connais pas par cœur.
— Euh, mon colonel, tout va bien ?
Papadiamantopoulos plisse les yeux.
L’image un peu floue d’une tête vient d’apparaître dans
l’entrebâillement de la porte. Pour ce qu’il en distingue, c’est
une figure jeune, arborant de magnifiques moustaches, et
coiffée d’un calot.
— Non, soldat ! grogne le colonel. Soldat… ?
— Soldat Spiridon Louys, à vos ordres mon colonel ! Je n’ai
pas pu m’empêcher d’entendre vos protestations. Je suis
volontaire pour aller chercher vos lunettes, mon colonel !
— Allons, soldat, j’habite à Maroussi(7), à onze kilomètres
de la caserne. Un aller-retour de vingt-deux kilomètres, en
moins de deux heures ? Impossible !
— Dans le civil, j’suis porteur d’eau, mon colonel. J’suis
endurant ; je reviendrai à temps.
— Hum, hum, fait le colonel en se grattant le menton.
L’officier ne met pas longtemps à peser le pour et le contre.
— De toute façon, je n’ai rien à perdre à t’y envoyer,
conclut-il en griffonnant son adresse sur un bout de papier.
Tiens !
— Merci, mon colonel !
Aussitôt, le soldat Spiridon Louys tourne les talons.
Le colonel Papadiamantopoulos n’arrête pas de
demander l’heure à son secrétaire. Le défilé des
troupes débute dans moins de dix minutes, et toujours
pas de Spiridon en vue.
— C’est foutu ! J’improviserai mon discours.
Il est grand temps d’y aller. Le colonel endosse sa
vareuse qu’il boutonne soigneusement. Il va mettre
son képi quand la porte s’ouvre à toute volée. Le
soldat Spiridon se plante devant lui, dans un garde-à-
vous impeccable. Le jeune homme, le visage en feu,
essoufflé, inondé de sueur, maculé de poussière, tient entre ses
mains le précieux étui à lunettes, comme s’il s’agissait d’une
sainte relique.
— Ça alors ! laisse échapper le colonel qui n’en revient pas.
Repos !
Il chausse ses bésicles pour mieux observer son sauveur : un
grand gaillard énergique, la mâchoire carrée, volontaire.
L’espace d’un instant, il se l’imagine en guerrier de
l’Antiquité : un hoplite casqué, cuirassé, la lance et le bouclier
en mains. Pas de doute, il tient là un champion(8). Un nouveau
Philippidès(9) !
Le colonel Papadiamantopoulos s’arrache difficilement à sa
vision. Brusquement, il prend Spiridon par les épaules. Celui-
ci est tout étonné de cette marque de familiarité inhabituelle
chez son supérieur.
— Écoute-moi attentivement, soldat.
L’état du colonel trahit une grande excitation. Il a
les yeux qui pétillent et la parole facile comme s’il
venait de boire trop de vin.
— Notre beau pays va organiser les premiers Jeux
olympiques de l’ère moderne. Tu te rends compte ?
demande-t-il. Les premiers depuis leur interdiction
par l’empereur Théodose Ier, en 394 après Jésus-
Christ. Il y a mille cinq cent deux ans de cela ! Et, en
l’honneur de l’illustre Philippidès, il y aura une
course de quarante kilomètres entre le village de
Marathon et Athènes. Une course d’endurance à
laquelle on a donné le nom de marathon(10).
Spiridon ne comprend pas où son colonel veut en
venir.
— Je veux que tu y participes ; tu as toutes tes chances !
Après la parade, je cours t’inscrire aux épreuves de
qualification.

En bon soldat, Spiridon n’a pas pour habitude de discuter les


ordres d’un chef. Il se présente donc aux épreuves
qualificatives. Il s’agit de sélectionner les meilleurs athlètes du
pays. La concurrence est rude, trop rude.
En fait, rien ne se passe comme le colonel l’a prévu.
L’apprenti marathonien ne tient pas la distance. Qu’importe !
Papadiamantopoulos y croit. Il ne désarme pas malgré
l’élimination de son poulain. Oh ça ! quand il a une idée
derrière la tête, le colonel… Sans compter qu’il a le bras long ;
on dit qu’il connaît des gens haut placés. Le colonel fait tant
de pieds, tant de mains que Spiridon est retenu dans l’équipe
nationale, contre toute logique sportive.
Les Jeux débutent le 6 avril 1896 dans le vieux stade
Panathénaïque(11) refait à neuf pour l’occasion. Les équipes
étrangères s’avèrent excellentes, surtout les Américains. Ils
récoltent les médailles comme d’autres le blé.
Dans les gradins, les spectateurs grecs se demandent si les
dieux du sport ne les ont pas abandonnés : leur équipe peut
compter ses victoires sur les doigts d’une seule main. Quelle
désillusion, ces Jeux ! Le pire s’est produit dans l’épreuve du
lancer du disque. Une invention, une spécialité grecque. C’est
un freluquet, un certain Robert Garrett, étudiant américain de
l’université de Princeton, qui dans un style peu orthodoxe
enlève la première place au nez et à la moustache des
meilleurs Hellènes. Consternant !
Tous les espoirs grecs se reportent sur le premier marathon
de l’histoire, l’apothéose des Jeux.
Le 10 avril, le grand jour. Le village de Marathon est en
émoi. La foule se presse pour voir les vingt-cinq coureurs sur
la ligne de départ. On peut lire dans leurs yeux une vague
inquiétude. Tous s’interrogent sur la tactique à adopter dans
cette grande première ; chacun se demande s’il ne finira pas
comme Philippidès. Ils trépignent, en attendant les ordres du
starter qui n’est autre que ce bon colonel Papadiamantopoulos.
Celui-ci s’approche de son protégé pour échanger quelques
mots rapides :
— La Grèce compte sur toi, Spiridon, dit-il solennellement
en lui donnant une tape amicale dans le dos.
— J’suis fin prêt, mon colonel. J’ai pas fermé l’œil de la
nuit ; j’ai prié les saintes icônes(12) et même jeûné pour faire
bonne mesure.
« Jeûné ?! » ? Le visage du colonel devient livide : Spiridon
a compromis sérieusement ses chances de gagner. Comment,
en effet, courir quarante kilomètres sans rien dans le ventre ?
— Ce n’est pas possible d’être aussi bête ! grommelle le
colonel pour lui-même. Après la course, je le ferai mettre aux
arrêts.
Abattu, Papadiamantopoulos regagne sa place, lève le
pistolet et appuie sur la détente.

Bang ! Le pistolet libère les coureurs pour un départ canon.


On se bouscule un peu.
D’entrée, le train est infernal. Le Français Albin
Lermusiaux, troisième au 1 500 m, s’impose un rythme
soutenu afin de mener la course. Prenant un maximum de
risques, il se détache rapidement du lot.
Kilomètre après kilomètre, le peloton, cerné
d’accompagnateurs à cheval garants de la régularité de
l’épreuve, s’étire puis se désagrège. En tête, Lermusiaux
allonge sa foulée. Au dixième kilomètre, seuls trois coureurs
s’accrochent tant bien que mal dans son sillage : l’Australien
Edwin Flack, l’Américain Arthur Blake et le Hongrois Gyula
Kellner.
Les autres, parmi lesquels Spiridon, sont déjà bien distancés.
Le Grec ne voit plus que les nuages de poussière laissés au
loin par ses concurrents.
— Partis trop vite, murmure-t-il dans un souffle. Pff !
Tiendront pas la distance… Le soleil d’Attique est rude.
En effet, il cogne sur les têtes, comme un battoir sur le linge.
Les maillots de laine(13) sont vite imprégnés de sueur. L’air
chaud dessèche les gorges. L’effort creuse les visages ; la
fatigue commence à se faire sentir. Les jambes se font lourdes
et chaque nouvelle foulée demande plus d’énergie que la
précédente. On s’arrête pour boire.
À mi-course, Lermusiaux caracole toujours en tête tandis
que Spiridon poursuit à son rythme, loin, très loin derrière. Le
Français compte deux bons kilomètres d’avance sur ses
poursuivants directs : l’Australien, l’Américain et le Hongrois.
Sentant la victoire à sa portée, il relâche son effort, prend
même le temps de s’arrêter pour se faire acclamer par des
villageois de Karvati. Ceux-ci le couronnent d’une tresse de
fleurs.
Derrière, l’Américain craque physiquement et abandonne, le
Hongrois est distancé. Seul Flack, l’Australien, semble en
mesure de disputer l’arrivée au Français. C’est alors que
Spiridon entame une invraisemblable remontée dans le
classement.
Lermusiaux, lui, a redémarré de plus belle mais une
méchante pente lui coupe les jambes. Il s’arrête à nouveau.
Cette fois-ci pour se faire masser. Il se frotte vigoureusement
le visage, comme s’il voulait se réveiller. Lorsqu’il reprend la
course, Flack est plus que jamais sur ses talons. Au trente-
deuxième kilomètre, l’Australien le dépasse, prenant du même
coup le commandement de la course. Épuisé, Lermusiaux jette
l’éponge.
Moins de huit kilomètres séparent Flack de l’arrivée ; le
marathon semble joué. Mais Spiridon, qui a poursuivi son
effort, est arrivé à sa hauteur. Côte à côte, coude à coude, ils
avalent les montées et dévalent les descentes jusqu’au trente-
septième kilomètre. Le Grec, qui a su ménager ses forces,
place alors une attaque foudroyante et laisse Flack derrière lui.
Il se retourne juste le temps d’apercevoir l’Australien tituber
puis tourner de l’œil.

Un coup de canon tonne dans le ciel bleu d’Athènes ; le


terme de la course est proche. Spiridon se sent pousser des
ailes aux pieds. Il entre enfin dans un stade en délire. Comme
par enchantement, tout signe de fatigue a disparu de son
visage. Les spectateurs accueillent sous les vivats leur nouveau
Philippidès. À peine a-t-il franchi la ligne d’arrivée que des
bras se saisissent de lui et le hissent sur des épaules. Spiridon
regarde ceux qui l’arrachent ainsi à la piste : ce sont les fils du
roi de Grèce. Tout à leur joie, ils ont négligé le protocole
olympique(14). Ils portent leur héros national en triomphe.
— Nenikikamen ! Nenikikamen(15) !
Spiridon Louys triomphe dans le premier marathon de
l’histoire des Jeux en 2 h 58’ et 50”.
Quand, un peu plus tard, le roi Georges Ier lui demande de
formuler un vœu(16), Spiridon réclame la libération de son
frère, emprisonné à la suite d’une rixe au couteau, ainsi qu’un
cheval et une carriole pour… transporter son eau.
III
UN SOIR, AU MUSÉE…

LES PORTES s’étaient refermées derrière les derniers visiteurs ;


ils s’égaillèrent sur l’esplanade du musée olympique, le nez
enfoui dans leur cache-col, le parapluie ouvert pour se protéger
du crachin. on entendait non loin le clapotis des eaux du
léman(17) agitées par la bise.
D’un pas rapide, Jacques, le veilleur de nuit, commença sa
ronde. Il traversa chaque salle, éteignant les lumières une à une.
Dans cette marée d’ombre qui submergeait inexorablement le
musée, seuls les indicateurs « SORTIE DE SECOURS » brillaient
encore.
Imperturbable, Jacques passait entre les alignements de
vitrines où l’on conservait les précieuses collections, sans leur
prêter la moindre attention. Depuis le temps qu’il travaillait ici,
il connaissait par cœur tous ces objets religieusement exposés et
catalogués.
Avec le sentiment du devoir accompli, Jacques constata qu’il
avait terminé son inspection. À présent, il pouvait brancher
l’alarme. « Une nouvelle nuit calme en perspective », songea-t-
il. Oh, ce n’est pas Jacques qui allait s’en plaindre ! Car son
courage tenait tout entier dans sa bombe lacrymogène.
Jacques gagna son poste de surveillance, un simple petit
bureau pas très confortable. Il s’assit dans le fauteuil, sortit de
son blouson un livre de poche et reprit sa lecture arrêtée la nuit
précédente. L’histoire était vraiment passionnante. Pourtant, ce
soir-là, Jacques dodelina de la tête au bout de seulement dix
pages. Le bouquin lui échappa des mains et tomba sur le sol.
Un étrange bourdonnement tira Jacques de son sommeil. Un
drôle de « psipsipsipsi » qui agaçait les oreilles. Cela
ressemblait au babillage d’une télévision restée allumée ou à
une conversation à voix basse.
— Psipsipsi…
— Ah, mais cessez donc ! s’écria Jacques en se frottant les
yeux.
L’irritant « psipsipsi » s’arrêta net. Jacques bâilla, s’étira, se
redressa lentement dans son fauteuil puis ouvrit les yeux.
— Ça y est, il se réveille.
— Oh, c’est vous ? s’étonna à peine le gardien.
Il y avait là, assemblés à ses pieds, une médaille d’or, le
pistolet du starter, un chronomètre, le drapeau et un flambeau
olympiques.
— Bonsoir, fit platement la médaille d’or.
— Salut ! tonna le pistolet du starter.
Le chronomètre, lui, compta mille hommages du soir.
— Hello ! claqua le drapeau olympique qui se piquait d’être
international.
— Bon, on arrête les politesses, crépita le flambeau. Au but,
venons-en au but de notre visite.
— Qu’avez-vous donc ? demanda Jacques.
— Eh bien, vois-tu, dit la médaille, perchée sur le dos du
livre, nous avons besoin d’un arbitre pour trancher un épineux
problème. On a donc pensé à toi, en tant que gardien du Musée
olympique.
Jacques s’emporta :
— Et vous trouvez normal de venir me demander mon avis à
cette heure-là ?
— C’est que, reprit la médaille, tu travailles seulement la
nuit. Et puis le jour, impossible de bouger. On doit rester
sagement dans nos vitrines.
Tant de logique désarma Jacques.
— Posez-la, votre question !
— Voilà, nous nous demandions lequel d’entre
nous était le plus représentatif des J.O.
— Ça a vraiment de l’importance ?
— Bien sûr que oui ! intervint le drapeau. Celui
que tu désigneras comme symbole des J.O. trônera
dans la vitrine toute neuve que le conservateur a fait
installer ce matin.
— Ah ! s’exclama Jacques. Je vois…
Il se demanda si ces objets n’avaient pas pris la
grosse tête à force d’être exposés et admirés.
— Je t’en prie, départage-nous ! insista la
médaille.
— OK, laissez-moi un moment. Je dois réfléchir.
— Mais c’est tout vu, s’indigna le drapeau aux
cinq anneaux(18), en se drapant dans sa dignité tel un empereur
romain dans sa toge. Dès 1920, je flottais au-dessus des stades.
On me hissait là-haut au moment de l’ouverture et je n’en
redescendais qu’à la fin des Jeux. Sans moi pas de J.O. J’en suis
sans conteste le symbole. À moi la place d’honneur, à moi !
— Non, non, je suis le seul, le vrai, l’unique
emblème des J.O., s’écria le flambeau, planté droit
comme un « i » sur son manche d’argent. Depuis
l’Antiquité, ma famille porte la flamme d’Olympie(19).
Et le brasier que nous allumons dure le temps des
Jeux… Cette place me revient donc de droit.
— Tout à fait impossible ! riposta la médaille.
Ses deux faces lui permettaient d’observer aussi
bien devant que derrière elle. De fait, l’avers de sa
grosse tête regardait le drapeau tandis que son revers
défiait du regard le flambeau. Elle reprit :
— Vous deux, vous me fatiguez avec vos histoires
d’antériorité et de postérité. De toute façon, vous
n’êtes que de la poudre aux yeux, du folklore, le papier
d’emballage qui enveloppe le cadeau ! Croyez-vous vraiment
que des milliers d’athlètes viendraient concourir s’ils
n’obtenaient rien en retour ? L’or, l’argent, ou le bronze à la
rigueur, voilà leur unique but. Vous conviendrez que la place
m’échoit naturellement.
Jacques eut à peine le temps de dire un « je… » ; le pistolet,
qui jouait nerveusement de sa gâchette, explosa. Les mots
claquaient en sortant de sa gueule fumante :
— La médaille, tu oublies une chose capitale : qui donne le
signal de départ, hein ? Si je n’avais pas été là, il n’y aurait
jamais eu de départ et encore moins d’arrivée. Autant dire pas
de course et pas du tout de vainqueur à récompenser.
Jacques avait une idée pour faire cesser cette dispute mais il
n’arrivait toujours pas à en placer une. À son tour, le
chronomètre intervint. Il était remonté comme une horloge :
— Un vainqueur ! Un vainqueur ! Et qui le décide ? Qui le
détermine ? Sans moi pas de décompte des secondes et des
centièmes. Tirez-en vos conclusions !
— Certes, certes, déclara la médaille. Mais je vous signale
que toi et le pistolet vous n’étiez utiles que lors des courses.
Vous oubliez toutes les autres épreuves : le saut en hauteur, en
longueur, le lancer du poids, l’haltérophilie, etc., etc. Comment
osez-vous alors prétendre être le symbole des J.O. ?
— Ça suffit, silence ! hurla Jacques. Vous êtes vraiment
impossibles. Comment voulez-vous que je réfléchisse ? Vous
m’embrouillez l’esprit.
Les objets se turent aussitôt.
— Ah, c’est mieux.
Ils étaient tous pendus à ses lèvres.
— Eh bien…
— Qui est le plus important ?
— Sans la flamme, les J.O. ne seraient pas ce qu’ils sont.
— J’ai gagné, j’ai gagné ! s’embrasa la flamme.
— Mais…
— Mais ? répétèrent les objets à l’unisson.
— … en y réfléchissant bien, on aurait tort de négliger
l’importance du drapeau.
— C’est môa le gagnant !
— Pourtant…
— Pourtant ?
— … dans l’esprit des gens, les courses sont les reines des
disciplines sportives. Et que seraient-elles sans le signal de
départ et le décompte du temps ?
Le pistolet et le chronomètre se regardèrent : ils crurent en
leur victoire ex-æquo. Un court instant seulement.
— Néanmoins…
— Néanmoins ?
— … quel but poursuit donc un sportif lorsqu’il participe aux
J.O. si ce n’est celui de gagner une médaille ? C’est bien elle
qui couronne l’épreuve.
La médaille d’or semblait l’emporter d’une bonne longueur.
— En conséquence…
— Oui !
Jacques regarda les objets autour de lui d’un air satisfait.
— … ma conclusion est formelle : vous êtes tous aussi
indispensables les uns que les autres, acheva-t-il.
Bien entendu, la réponse de Jacques ne convint à aucun.
— Non, non, ce n’est pas du jeu. Il n’y a pas assez de place
pour tout le monde dans la nouvelle vitrine… Ce n’est pas
sérieux !

Le bourdonnement de tout à l’heure était revenu, quoique un


peu différent.
— Psipsipsi… pas sérieux… psipsi… pas sérieux…
Il était plus grave, plus fort ; il enflait. Il le fit penser à… –
zut ! – la voix du conservateur.
— Ce n’est pas sérieux de dormir pendant son service.
Secouez-vous !
Jacques se réveilla en sursaut. C’était le petit matin et le
conservateur du musée se tenait bel et bien devant lui, bras
croisés et sourcils froncés.
— Excusez-moi, monsieur, articula-t-il difficilement. J’ai dû
m’assoupir sur le tard.
— Bon, ça va pour cette fois, mais que je ne vous y reprenne
plus !
— ‘sûr, monsieur. Merci.
Jacques se leva, mit son bouquin dans la poche de son
blouson et s’en alla.
— Au fait, monsieur, dit-il en se retournant, à propos de la
nouvelle vitrine…
— Oui, eh bien ?
— Mieux vaudrait ménager les susceptibilités des uns et des
autres. Ces derniers temps, les objets sont difficiles à vivre…
IV
LES DIEUX DU STADE TOMBENT DE
HAUT

La Volkswagen stoppa devant la vitrine d’un magasin du


centre-ville sur laquelle étaient peints en caractères gothiques
les mots « articles de sport ». Le chauffeur coupa le moteur et
se retourna vers son passager :
— Nous y sommes, monsieur Owens, annonça-t-il dans un
anglais presque parfait. La meilleure boutique de Berlin.
Le dénommé Owens ouvrit la portière, déplia son corps
longiligne et s’engagea sur le trottoir avec la souplesse d’un
félin. Un couple de promeneurs le dévisagea. Jesse Owens en
avait l’habitude ; il était noir, petit-fils d’esclave, originaire de
l’Alabama, un État du sud des États-Unis. Et, dans son propre
pays, il y avait pas mal de racistes à l’appeler « négro ».
Owens serra les poings. Il poussa la porte du magasin, bientôt
suivi de son chauffeur.
Le tintement du carillon fit sortir le vendeur de l’arrière-
boutique. Il regarda l’étranger d’un œil soupçonneux.
Quand le chauffeur eut expliqué qu’Owens était un de ces
athlètes venus des États-Unis pour participer aux Jeux
olympiques et qu’il cherchait des chaussures de sport, le
boutiquier hocha la tête puis esquissa un sourire commercial.
Owens s’approcha des rayonnages qui débordaient
d’articles, se pencha afin d’examiner les paires de chaussures.
Il laissa courir les doigts de sa main droite sur un modèle de la
marque Dassler(20) ; ceux de son autre main jouaient avec un
mince rouleau de billets dans sa poche. Toutes ses
économies(21).
— Excellent choix, monsieur ! Quelle est votre pointure ?

Vingt minutes plus tard, Owens sortait de la boutique avec


son précieux paquet sous le bras. La voiture le ramena au
village olympique, à Dobreviz. À travers la vitre, Jesse Owens
regarda défiler l’avenue Unter den Linden, avec ses maisons
cossues, décorées de fleurs, ses lampadaires neufs où étaient
accrochés la bannière olympique et le drapeau à croix
gammée, symbole de l’Allemagne hitlérienne.
Owens songea à cette Allemagne nouvelle où, quelques
semaines auparavant, les milices nazies avaient brûlé tous les
livres, saccagé les magasins juifs et terrorisé les opposants au
régime. Ces crimes lui en rappelèrent d’autres, tout aussi
terrifiants : ceux du Ku Klux Klan(22). Il en frissonna.

Une fois son passager déposé, le chauffeur repartit


en trombe vers Berlin. Il gara sa voiture près d’un
bâtiment d’allure massive. Celui de la Gestapo. Là, il
fit son rapport à un fonctionnaire. Le compte-rendu,
dactylographié noir sur blanc, atterrit sur la table de
travail d’Himmler, le chef de toutes les polices. Il
l’éplucha rapidement avant de glisser la chemise de
carton dans sa mallette. Puis il se sangla dans son
imper de cuir noir. Il avait un rendez-vous de travail
avec Hitler.
Peu après, Himmler fut introduit par deux SS(23)
dans le bureau du Führer(24), à la chancellerie.
Goebbels, le ministre de la Culture et de la
Propagande, s’y trouvait déjà. Himmler se figea au
garde-à-vous, bras tendu devant lui, et vociféra plusieurs
« Heil Hitler ! ».
Le Führer lui rendit son salut.
— Ach Himmler ! Bien, nous pouvons commencer.
Adolf Hitler s’extirpa de son fauteuil et, mains posées à plat
sur son bureau, il fixa droit dans les yeux ses zélés
collaborateurs. Son regard avait quelque chose de pénétrant
qui mettait mal à l’aise, même ses familiers. Il donnait
l’impression de fusiller ses interlocuteurs.
— J’espère que tout est prêt pour l’ouverture des Jeux (Sa
petite moustache coupée au carré, aussi rêche que les soies
d’un sanglier, tressautait au rythme de ses lèvres.) Ça doit être
« Kolossal ! » Du jamais vu.
Goebbels prit la parole :
— Mein Führer, nous allons frapper les imaginations ! Nous
avons fait savoir aux journalistes du monde entier que des
coureurs se relayent depuis des jours pour transporter la
flamme d’Olympie, le berceau des Jeux, jusqu’à Berlin(25).
Une course de trois mille kilomètres !
Hitler battit des mains comme l’aurait fait un enfant. Il
adorait les mises en scène grandioses, comme à Nuremberg,
quand des milliers de nazis l’acclamaient bras tendus dans sa
direction.
— Sans compter, reprit Goebbels, que nos techniciens ont
rivalisé d’ingéniosité afin de mettre au point des ordinateurs,
des appareils photographiques à déclenchement électronique et
une retransmission par télévision(26)… On a vu grand, très
grand.
— Kolossal ! fit Hitler. Et le cinéma ? Notre Leni
Riefenstahl(27) est-elle prête pour filmer les J.O. ?
Goebbels tiqua. Il détestait Leni autant qu’Hitler l’adorait.
En fait, Goebbels la jalousait. Il n’avait pas apprécié que son
chef lui confie la réalisation du film des Jeux sans l’avoir
consulté, lui, le ministre de la Culture et de la Propagande.
Hitler prit un malin plaisir à remuer le couteau dans la plaie.
— Moi mis à part, elle seule sait exalter aussi bien l’âme
allemande.
— Oui, oui, bougonna le ministre de la Propagande. De gros
moyens ont été mis à sa disposition.
— Et vous, Himmler, qu’avez-vous à me dire ?
— Les mesures que vous aviez ordonnées ont été prises.
Nos hommes ont enlevé les panneaux « Ville interdite aux
Juifs ». Ils ont aussi effacé les étoiles jaunes sur les vitrines
des magasins juifs(28). J’ai demandé que les patrouilles se
fassent plus discrètes, et les rafles ont été suspendues pour un
temps. Tous les Berlinois se sont transformés en guides
hospitaliers et en taxis bienveillants(29).
— Gut !
Un instant, Hitler s’abîma dans ses pensées. En 1931, deux
ans avant son arrivée au pouvoir, Berlin et l’Allemagne
avaient été choisis pour accueillir les Jeux. Il avait
immédiatement saisi le parti qu’il pouvait tirer de cet
événement. N’était-ce pas l’occasion rêvée de montrer la
supériorité de la race aryenne(30) sur les autres ? Même si, pour
cela, il avait dû se plier aux ordres de la communauté
internationale en acceptant la participation des Juifs et des
Noirs. À cette seule idée, son visage afficha une grimace de
dégoût. Une colère rentrée pinça ses lèvres.
Un « hum, hum » le tira de ses réflexions.
— Autre chose, Himmler ?
— Eh bien, un rapport me signale qu’un nègre
répondant au nom d’Owens, l’un des sportifs de la
délégation américaine, est entré dans un magasin de
sport de Berlin.
Le visage du Führer se crispa dans un rictus de
mépris.
— Il a acheté des Dassler, continua Himmler.
Devant le manque de réaction de son chef, il
insista :
— Des Dassler… des chaussures de sport
fabriquées près de Nuremberg. Une marque
allemande, mein Führer ! Les mangeurs de
chewing-gum chaussent germain.
Le Führer émit un petit rire saccadé – on aurait dit le cri
d’une hyène –, aussitôt imité par les deux autres. Puis, d’un
brusque geste de la main, Hitler congédia les deux hommes.
À peine étaient-ils sortis qu’Hitler entama une gigue
grotesque sur le parquet ciré, levant ses jambes bottées au pas
de l’oie.
— Kolossal ! Kolossal ! Kolossal ! répéta-t-il, tout excité.
Une fois calmé, Hitler se plaça devant le miroir, remonta la
petite mèche indisciplinée qui lui tombait toujours sur le front
dans les moments d’excitation, réajusta son uniforme. Il mit
les bras sur ses hanches et s’admira. Il s’imagina sur la plus
haute marche du podium.
— Demain, les Allemands seront les dieux du stade ; après-
demain, je serai le maître du monde.
Quelques jours plus tard, le dimanche 1er août 1936, Hitler
pénètre dans le stade olympique de Berlin, une gigantesque
arène circulaire de 120 000 places, pavoisée de croix gammées
et d’aigles nazis. Les dignitaires du Parti, le roi de Bulgarie, le
maharadjah de Baroda et les membres du CIO(31)
l’accompagnent. L’hymne allemand puis celui du parti nazi
retentissent, repris par la foule. Les dernières notes
disparaissent dans une flambée de « Heil Hitler ! ».
Le Führer boit du petit-lait. « Aujourd’hui est un grand
jour », pense-t-il. « Un jour de triomphe ! » Il voudrait bien se
lancer dans un grand discours, mettre le feu à la foule, mais le
président du CIO, le comte de Baillet-Latour, lui a demandé de
s’en tenir à la formule habituelle. Eh bien soit ! Il se contente
de prononcer la phrase toute faite :
— Je déclare ouverts les Jeux de la Xe olympiade des temps
modernes.
Hitler ne doute pas un instant que les athlètes allemands, ses
« surhommes », grands, blonds, yeux bleus au regard d’aigle,
aux muscles de marbre, vont se surpasser devant leur Führer.
Le lendemain, le 2 août, les Allemands – la « race des
seigneurs » – s’illustrent ; les records tombent. Dans la tribune
officielle, Hitler trépigne de joie sur son siège, applaudit à tout
rompre. Il exulte, ne tient plus en place. Finalement, il s’en va
féliciter chaudement ses champions. Au comte de Baillet-
Latour qui lui fait remarquer cette entorse au protocole, il
répond ingénument :
— Ach, je ne savais pas !
Et il retourne s’asseoir, assister aux autres épreuves. Le
même jour, la victoire du Noir américain Johnson au saut en
hauteur refroidit considérablement l’enthousiasme du Führer.
Livide comme un linge, Hitler se lève, non pour saluer le
vainqueur mais pour quitter le stade. Et que dire des jours
suivants ?

Le 3 août, Jesse Owens prend le départ de la finale du


100 m.
— Regardez, mein Führer, dit Goebbels en le lui montrant
du doigt. C’est le coureur qui a acheté ses chaussures à Berlin.
Il paraît qu’il détient déjà six records du monde.
— Il a été brillant lors des séries de qualifications, ajoute un
officiel.
— Untermensch(32) ! crache Hitler plein de morgue. Nos
athlètes n’en feront qu’une bouchée !
Jesse Owens est concentré sur sa course. Il se met en
position, ses jambes fuselées légèrement repliées derrière lui,
la pointe des pieds plantée dans la piste(33), bras tendus devant,
les doigts écartés, touchant le sol. Un homme-guépard, prêt à
bondir au coup de pistolet.
Le voilà qui s’élance plus rapidement que les autres
concurrents. Tout le stade frémit ; Hitler serre tellement fort
ses genoux avec ses mains que les jointures de ses doigts
blanchissent.
Il émane du corps d’Owens une impression de fluidité, de
grâce et de puissance. Ses foulées aériennes avalent les mètres.
Et son visage ne trahit aucun effort.
Jesse Owens franchit la ligne d’arrivée. En 10 dizièmes
3 secondes. Il est le premier.
Hitler garde la bouche grande ouverte de surprise. Il ne
comprend plus. Que font ses athlètes, les meilleurs, les plus
beaux du monde ?
Le Führer n’est pas au bout de ses déconvenues.
Le 4 août, Jesse Owens remet ça : il enflamme le stade en se
qualifiant pour le 200 m et en emportant le saut en longueur.
Une belle gifle pour le Führer et ses théories racistes ! Hitler a
cessé de sourire. Il fulmine ; il gesticule. Il en mangerait
presque son brassard. Le pire, c’est de voir et d’entendre la
foule ovationner un Noir ! Même son grand rival au saut,
l’Allemand Lutz Long, lui rend hommage. Les traîtres ! C’est
un complot contre l’Allemagne. S’il pouvait, Hitler les ferait
tous arrêter et déporter.
Jesse Owens continue de faire des misères au chancelier de
la « Grande Allemagne » en remportant le 200 m, le 5 août,
puis en gagnant une dernière épreuve, le relais 4 × 100m,
quelques jours plus tard.
Hitler ne décolère pas. Vert de rage, il frappe du pied le
béton armé des gradins. La contrariété manque de l’étouffer. Il
sent les Jeux lui échapper : Jesse Owens est bien l’unique
vedette des J.O. de Berlin. Un héros noir !
V
« L’IMPORTANT C’EST DE
PARTICIPER ! »

Lettre à Madame la Présidente du C.I.O. (Comité


intergalactique olympique)

Planète Terre
An 7258

Madame l’Universelle Présidente,

C’est un athlète de haut niveau, meurtri dans son honneur de


sportif et de Terrien, qui vous écrit. Je veux attirer votre
attention sur un fait gravissime : les participants humains aux
Jeux Olympiques Intergalactiques ne gagnent plus aucune
médaille. Pourquoi une espèce qui jadis inventa le concept
même des jeux n’obtient-elle plus un seul podium ?
J’entends d’ici, à deux cent douze années-lumière de votre
bureau présidentiel, vos multiples bouches me dire que cette
situation est due à nos seuls mauvais résultats. Ce serait, à mon
humble avis, méconnaître le fond du problème.
Il y a plusieurs millénaires de cela, quand les humains
concouraient entre eux, ils raflaient toutes les médailles. Mais
depuis que nous avons initié les populations extraterrestres aux
joies du sport, la victoire nous fuit. Ses deux constatations
m’amènent à conclure logiquement que tout est de la faute des
Extraterrestres. Permettez-moi de m’en expliquer plus
longuement.
L’Homme n’a jamais été ni très rapide ni vraiment
fort ; il nage assez mal et ne sait pas voler. Aussi
étrange que cela puisse paraître, il aime pourtant
relever des défis et dépasser ses handicaps physiques.
« Plus vite, plus haut, plus fort(34) », dit une ancienne
devise humaine qui rend assez bien compte de cet
aspect de notre personnalité. Pour prendre des
exemples de chez vous, le Terrien tentera donc de
courir aussi vite que l’antilièvre, de fendre les eaux tel
le poisson-chien ou encore de planer comme
l’aigléléon.
S’il parvient à accomplir de tels exploits, c’est à
force de discipline et de sacrifices, et après des heures
et des heures d’entraînement. Voilà, pour le Terrien,
tout l’intérêt et la beauté du sport !
Or, chaque Extraterrestre possède une
caractéristique physique (des nageoires, un surplus de
jambes, de bras ou de doigts…) qui fait de lui un
champion né dans une discipline précise (ne
nécessitant donc aucun dépassement de soi). Et, bien
entendu, il ne participe qu’à l’épreuve dans laquelle il
excelle naturellement. Ainsi, le Schuiiitzz aux longs
pieds recourbés et aux bras bâtonesques s’inscrit
uniquement aux compétitions de ski.
Comprenez-moi bien, Madame l’Universelle
Présidente. Avant, quand nous luttions entre nous,
c’était sur un pied d’égalité car chaque homme a deux
jambes et deux bras. Ni plus ni moins. Aujourd’hui, le
meilleur de nos sprinters ne peut rivaliser au 100 m et
au 200 m face à un M’baa’zza sextupède, natif de
Gamma Gemminorus. Comme il est impossible à une
nageuse de battre sur 400 m 4 nages une amphibienne Qadatlo
de Neptune à la puissante nageoire dorsale. Il y a là
concurrence déloyale !
L’inacceptable a été allègrement franchi lors des
derniers J.O.I., quand les êtres vermiformes de
Ghyreio 8 présentèrent l’un des leurs au concours de
lutte gréco-romaine, le fleuron des sports terrestres.
Imaginez, Madame l’Universelle Présidente, la
surprise de notre lutteur lorsqu’il vit son adversaire, un
ver de six mètres de long, sur le tapis de sol. Les vers
n’ont pas d’épaules. Un comble, dans une épreuve qui
consiste justement à faire chuter son adversaire sur
cette partie du corps puis à le maintenir au sol !
Évidemment, notre athlète ne sut jamais par quel bout
le prendre.
Si ça, ce n’est pas un comportement
scandaleusement antisportif ! Dois-je vous rappeler
le serment que prête un athlète au nom de tous les
concurrents ? « (…) Je déclare et j’affirme que nous
nous sommes préparés à ces Jeux dans le respect et
la soumission aux règles qui les gouvernent, dans un
véritable esprit de juste compétition et au moyen de
méthodes éthiques, et je promets que nous prendrons
part à ces Jeux Olympiques Intergalactiques dans un
esprit de fair-play pour la gloire du sport et
l’honneur de nos planètes(35). »
Madame l’Universelle Présidente, je n’ai rien
contre les Extraterrestres, qu’ils soient tripodes,
bicéphales, unicellulaires, etc, etc. J’ai même des
amis parmi eux. Je déplore seulement leur manque de
sportivité. Afin de rééquilibrer les Jeux, il conviendrait de
réglementer leur participation. Peut-être en interdisant
certaines épreuves aux athlètes susceptibles de trop profiter de
leur avantage physique.
Considérez, Madame l’Universelle Présidente, cette lettre
comme une bouteille à l’espace, mon point de vue reflétant
celui d’une majorité de sportifs humains.
Dans l’attente de votre réponse, veuillez recevoir mes plus
cordiales salutations astrales.
signé : Jean Dupont, porte-parole
de la Fédération Sportive des États Terrestres

Réponse de l’Universelle Présidente du C.I.O.

Planète des Cinq Anneaux,


Constellation du Discobole,
Système solaire de Coubertin
An 7258

Cher athlète et ami terrien,

Du fin fond de l’espace, vous m’avez interpellée au nom de


l’esprit sportif qui doit planer telle une aurore solaire sur les
J.O.I. Hélas, je ne vois pas ce qui vous choque dans
l’engagement des champions extraterrestres. Pourquoi ceux-ci
ne devraient-ils pas profiter des attributs que Mère Nature leur
a généreusement donnés ? C’est, me semble-t-il, ce qui se
passe sur Terre. Vos sportifs ne sont-ils pas aussi dotés de
capacités physiques exceptionnelles ?
En fait, à la lecture de votre lettre, j’ai eu la nette impression
que vous cherchiez à justifier vos ratés. Voilà qui n’est pas très
fair-play !
En outre, je tiens absolument à vous dire que cette attitude
purement humaine de donner des leçons à tout bout de champ
est parfaitement horripilante.
Sachez enfin, Monsieur le Terrien, que vous n’avez pas le
monopole de l’olympisme ; celui-ci est universel et par
extension aussi bien extraterrestre que terrestre (je vous
rappelle que les Terriens ne représentent plus que 0,00001 %
de la population totale de la Confédération Intergalactique).
Allons, allons, cessez de geindre et adap-tez-vous ! Vous
verrez qu’en « mouillant le maillot » l’équipe de la Terre ne
manquera pas de redorer son blason. Et puis, comme l’a si
bien dit l’un de vos compatriotes : « L’important n’est-il pas
de participer(36) ? » Avec toute ma considération.

signé : Sa Très Éminente et Illustre T’eesbhat, Universelle


Présidente du C.I.O.
VI
TELLE UNE GAZELLE…

WILMA RUDOLPH monte sur la plus haute marche du


podium ; elle a juste vingt ans. Le stade olympique de Rome,
en cette année 1960, et le monde entier n’ont d’yeux que pour
cette jeune femme longiligne, en survêtement, cheveux coupés
court. Les flashs crépitent, les caméras de télévision
s’attardent sur celle que tout le monde surnomme déjà la
« gazelle noire », sur sa silhouette gracile, son visage juvénile,
son beau sourire qui illumine son teint caramel.
Dans les cabines réservées à la presse, les commentateurs
sportifs reviennent sur son triomphe au 100 m. Wilma a laissé
à 3/10e de seconde derrière elle l’Anglaise Dorothy Hyman, et
plus loin encore la grande favorite, l’Italienne Giuseppina
Leone. Aucun superlatif n’est trop fort pour rendre compte de
l’événement. Ils parlent d’une « course magnifique de pureté
et de légèreté et d’une athlète touchée par la grâce ».
Et tandis que la bannière étoilée monte dans le ciel d’Italie,
alors que retentit l’hymne américain, des larmes brillent dans
les yeux de Wilma. Les souvenirs se bousculent dans sa tête ;
elle revoit les moments forts de sa vie. Une histoire qui, si elle
n’était vraie, semblerait née des paroles d’un conteur tant elle
paraît incroyable.

« Ma jambe gauche était aussi raide qu’une planche de bois.


J’avais peur de ne plus jamais jouer à la corde à sauter ou à la
marelle. Je pleurais. J’étais clouée au lit, souffrant d’une
poliomyélite(37), une méchante maladie qui mange les
muscles. Assise à côté de moi, maman, avec son regard si
doux et son large sourire, s’efforçait de me rassurer. Dans les
moments très difficiles, maman souriait toujours mais je savais
qu’elle pleurait quand elle se retrouvait seule dans la cuisine.
Souvent, pour m’apaiser, elle me racontait le jour de ma
naissance, le 23 juin 1940 à St-Bethlehem, dans le
Tennessee(38).
— Tu étais si pressée d’arriver au monde ! Personne ne
t’attendait si tôt. Même les fées furent prises au dépourvu. À
l’exception d’une seule qui accourut à la maternité. Elle s’est
penchée sur toi. Elle t’a regardée. Et elle a prononcé ces
paroles : « Son envie de vivre la fera triompher des
malheurs. » Dis, tu ne veux pas décevoir la bonne fée ?
D’un signe de la tête je faisais « non ».
— Wilma, il ne faut jamais baisser les bras. Tu dois être
courageuse et te battre. Moi et toute la famille, nous t’aiderons
du mieux que nous pourrons.
Alors, comme promis, mes parents, mes frères et mes sœurs
– je suis la vingtième enfant d’une famille qui en compte
vingt-deux – luttèrent à mes côtés, prièrent, me soutinrent.
Leur amour m’enveloppait comme une grosse et moelleuse
couverture quand j’avais froid.
Chaque semaine, maman m’emmenait passer
des examens à l’hôpital de Nashville, à
45 miles(39) de notre domicile. Petit à petit, à
force d’exercices quotidiens, ma jambe
récupérait un peu de sa motricité. Avec l’aide
d’un soulier orthopédique, je recommençai à
marcher, presque comme les autres. Cependant je
détestais cet appareillage : il était trop laid ! Je
devais ressembler à un automate ; mes gestes
étaient raides et mécaniques.
Un jour, j’en eus assez et je le retirai. Je me
mis à me promener nu-pieds chez moi. Je tombai une fois,
deux fois. Il m’en fallait plus pour me décourager. J’oscillais à
droite, à gauche, tout en avançant – on aurait dit un bébé en
train d’apprendre à marcher.
— Maman, regarde. Regarde !
Maman sortit précipitamment de la cuisine, en s’essuyant les
mains contre son tablier.
— Qu’as-tu, Wilma ? Seigneur Dieu ! s’exclama-t-elle en
portant ses mains à sa bouche.
Elle explosa de joie, elle me prit dans ses bras, me serra très
fort contre son cœur. Elle sanglota devant moi mais, cette fois,
c’étaient des larmes de joie !
— Oh, ma chérie, je rêvais tant de te revoir marcher
normalement !
Bien sûr, ma rééducation fut longue. Je devais refaire les
muscles de mon pied et de ma jambe, regagner en tonicité.
Il fallait que je pratique un sport. Mais lequel ? L’un de mes
frères m’inscrivit dans l’équipe locale de basket. Lorsque,
pour la première fois, j’allai à l’entraînement, la plupart de
mes coéquipières me jetèrent des regards hostiles. Leur
opinion semblait déjà bien arrêtée : « La boiteuse nous fera
perdre à coup sûr si elle joue avec nous. »
— Allez, les filles, laissez-moi une chance !
L’une d’elles m’envoya le ballon que je rattrapai. Je
m’essayai au lancer. Le ballon fila haut et droit, rebondit
contre le panneau et retomba dans le panier. 3 points !
C’était si merveilleux de bouger, de se dépenser.
Par la suite, je me donnai à fond à chaque nouvel
entraînement. J’en voulais plus que les autres. M. Gray,
l’entraîneur de l’équipe du collège, me récompensa en me
sélectionnant pour le championnat scolaire. Je marquai 805
points en vingt-cinq matchs ! Numériquement parlant, un vrai
record ! Mais pour une fillette qui se remettait d’une polio, un
exploit proprement incroyable !
Mon corps changeait : je grandissais. Le petit canard boiteux
se métamorphosait en jeune fille gracile aux interminables
jambes fuselées. Ma rapidité et mes changements
de rythme forcèrent l’admiration de mon
entraîneur.
Un jour, après le match, M. Gray vint me
trouver :
— Wilma, que dirais-tu de t’essayer à la
course ?
La course ! Jamais je n’aurais pu imaginer que
ce monde de pure vitesse me serait accessible. Je
souris.
— Pourquoi pas ?
Je découvris des sensations nouvelles et j’aimais
ça !
Depuis cette époque, chaque fois que je cours,
j’éprouve un sentiment de liberté inimaginable. Je
me sens comme la gazelle dans la savane.
J’imagine le frôlement des herbes ondoyantes qui
me chatouille les chevilles. J’allonge mes foulées, je vole, et
aucun guépard ne peut me rattraper.

M. Gray, qui trouvait que je progressais vite dans cette


discipline, me recommanda à l’un de ses amis : Edward
Temple, le coach de l’université de Nashville. Le jour où je me
présentai à lui, Edward Temple, sifflet à la bouche,
chronomètre en main, les yeux rivés sur l’échauffement,
menait la vie dure aux sprinteuses de l’université. Je
m’approchai de la piste, un peu intimidée.
— Bonjour, monsieur Temple.
L’entraîneur pivota, délaissant ses athlètes quelques
secondes. Il retira son sifflet de sa bouche.
— C’est vous Wilma ? s’enquit-il.
Ce qui le frappa – il me l’avoua plus tard –, ce furent mes
longs bras, de vraies ailes de moulin. Et mes jambes, que dire
de mes jambes ? Des échasses. Je lui faisais penser à un
moustique.
Apparemment peu convaincu par ma musculature, il se
demandait quelles étaient mes capacités.
— Viens donc par ici, moustique, me taquina-t-il. Au
couloir 4. Montre-nous ce que tu vaux !
J’étais un peu vexée par sa réflexion mais j’obéis. Je me mis
en position avec les sprinteuses, beaucoup plus aguerries que
moi.
Il allait voir !
À trois, le tuuiiit strident du sifflet nous catapulta toutes hors
des starting-blocks. Je démarrai en trombe. Courir à perdre
haleine, comme si ma vie en dépendait. Avec, en ligne de
mire, le trait blanc de l’arrivée. Ne pas se désunir, allonger
encore les foulées. Mes jambes sont des machines à avaler les
pistes.
Les autres finirent à plusieurs longueurs derrière moi.
Bluffé, Temple accepta de s’occuper de moi. Il avait un
objectif en tête : « façonner une championne. »
Les souvenirs de Wilma s’emballent, comme pour un finish.
« L’entraînement c’était dur et pas toujours drôle mais, à
seize ans, je participai à mes premiers Jeux, aux côtés de
grandes championnes de l’athlétisme. Je gagnai même une
première médaille avec l’équipe du 4 × 100 m. On était
arrivées troisième. Quatre ans plus tard, à un mois de
l’ouverture des J.O. de Rome, je fus la première femme à
courir le 200 m en moins de 23 secondes. Et aujourd’hui, à
Rome, je viens de monter sur le podium du 100 m(40). »

Tandis que la bannière étoilée monte dans le ciel d’Italie,


alors que retentit l’hymne américain, des larmes font briller les
yeux de Wilma, perchée sur la plus haute marche du podium,
une médaille d’or – celle de l’Amour et du Courage –
accrochée au cou.
VII
LE CRI DE TARZAN

DEPUIS une semaine, Maxime, neuf ans, a une drôle d’idée


en tête ! Ça lui a pris un soir. La petite famille était bien calée
au fond du canapé, un saladier de pop-corn à portée de mains,
pour regarder un vieux film d’aventures en noir et blanc,
Tarzan, l’homme-singe(41). Passionné par l’histoire de cet
orphelin recueilli et élevé par des gorilles en pleine jungle,
Maxime l’avait regardé jusqu’au bout.
D’habitude, à la maison comme à l’école, Maxime se lasse
très vite des choses. Eh bien, cette fois-ci, pas du tout ! Les
acrobaties de l’homme-singe au bout d’une liane ainsi que son
cri – un long « Ohohohohoooo » – l’avaient fasciné. Alors que
le mot « FIN » envahissait l’écran, le garçonnet avait pointé
l’index vers le téléviseur :
— C’est ce que je veux faire !
Marc et Martine, ses parents, l’avaient regardé, stupéfaits :
— Tu veux être acteur ?
— Non.
— Réalisateur ?
— Mais non, je veux faire comme Tarzan.
Faire comme Tarzan, en voilà une idée stupide ! Il était déjà
tard et maman avait coupé court à la discussion en l’envoyant
au lit.
— Allez, Max, c’est l’heure de se coucher. On reparlera de
Tarzan demain.
— Oui, oui, demain, avait répété son père.
Cette nuit-là, des rêves bizarroïdes avaient troublé le
sommeil de Marc. Il imaginait son fils vivre comme un petit
sauvage dans les arbres du jardin public, se promener en pagne
dans la ville, en train de manger des bananes avec les singes
du zoo municipal. À force de gigoter dans le lit conjugal, il
avait fini par réveiller sa femme.
— Marc, que se passe-t-il ?
— Dans mon rêve, Max faisait comme Tarzan.
— Arrête de t’inquiéter inutilement. Ce n’est qu’une lubie !
Demain matin, Max aura tout oublié.
Martine s’était retournée de son côté du lit et rendormie
aussi sec. Marc avait essayé d’en faire autant, mais sans y
parvenir. Il était allé à la cuisine se servir un verre de lait, puis
dans son bureau pour réfléchir. Il avait passé le reste de la nuit
à consulter des encyclopédies et des sites Internet.
Le lendemain matin, Maxime n’avait pas oublié : il voulait
toujours faire comme Tarzan. Son père lui avait demandé :
— Dis-moi, Max, tu aimes le sport ?
— Pouah !
C’était bien la réponse qu’attendait Marc. En cela, son fils
lui ressemble : il n’est pas sportif pour un sou.
— Eh bien, figure-toi que pour faire comme Tarzan, il faut
pratiquer un sport.
Maxime avait ouvert ses yeux grands comme des soucoupes.
— Oui, tous les Tarzan – sans exception – furent des athlètes
confirmés. (Marc en rajoutait un petit peu(42).) Ainsi, l’un des
premiers hommes-singes, Franck Menil, était champion de
gymnastique. Un spécialiste des anneaux, des barres et de la
corde lisse.
À l’école, Maxime ne déteste rien tant que la corde. À
nœuds ou lisse, c’est du pareil au même.
Marc savait qu’il marquait des points, il avait donc continué
sur sa lancée :
— Don Bragg, un autre Tarzan, remporta une médaille d’or
aux Jeux olympiques de Rome, en 1960, au saut à la perche. Il
y eut aussi Mike Henry, un champion de football américain.
Marc avait gardé le meilleur pour la fin :
— Le plus connu de tous, celui qui t’a tant frappé hier –
Johnny Weissmuller(43) –, sais-tu ce qu’il faisait à l’origine ?
— Ben non, avait répondu Maxime, le visage
sombre.
— C’était un nageur hors pair…
— Oh, avait soupiré Max.
Il déteste l’eau, Maxime. Un vrai chat !
— … avec un sérieux palmarès : 5 médailles d’or
et 1 de bronze aux J.O., 52 titres américains et pas
moins de 67 records du monde, avait poursuivi son
père qui récitait sa leçon fraîchement apprise.
« Johnny Weissmuller a vingt-quatre ans lorsqu’il
abandonne la compétition et qu’il commence à se
produire avec sa femme dans un spectacle de music-
hall(44). Un soir, un scénariste d’Hollywood remarque
le jeune homme, à la piscine d’un hôtel. Il est très très
impressionné. C’est exactement l’homme qu’il cherche depuis
des mois et des mois pour incarner le rôle de Tarzan à l’écran.
« Il a déjà contacté en vain des acteurs et un sportif
archiconnus à l’époque : Clark Gable, le héros d’Autant en
emporte le vent – tu sais, le film préféré de maman ; celui qui
la fait pleurer chaque fois –, Douglas Fairbanks, le célèbre
Zorro, ainsi que Georges Carpentier, un champion de boxe.
Mais aucun ne l’a enthousiasmé vraiment. Il a donc confié le
rôle à Weissmuller. S’il n’avait pas été sportif, il ne serait
jamais devenu Tarzan. »
Marc s’était arrêté, réjoui – il n’avait rien oublié de ce qu’il
avait lu durant son insomnie.
— Alors, tu veux toujours être comme Tarzan ?
— Moi, j’veux pas grimper à la corde, ni nager, ni participer
aux Jeux olympiques, avait bougonné Maxime. J’veux juste
faire comme Tarzan. Comme ça !
Maxime avait mis ses mains devant sa bouche, en porte-
voix, et il avait hurlé un formidable « Ohohohoooo(45) ». Puis
un second.
Son père devint blême. Les intentions de son fils
dépassaient tout ce qu’il avait imaginé dans ses pires
cauchemars. Il s’était même retenu de le gifler.
— Tu verras ! Tu changeras d’avis quand tu seras
fatigué de hurler.
— Nan, j’changerai jamais d’idée.
Pour le confirmer, il avait refait un époustouflant
« Ohohohooo ».

Sept jours ont passé, et Maxime crie toujours à la


façon de Tarzan. Il hurle dans l’appartement, dans le
jardin, dans la rue, à l’école. Les voisins, les passants,
la maîtresse et les parents des autres élèves se plaignent. Marc
et Martine sont très ennuyés. Un pépé est allé porter plainte à
la gendarmerie ; il devient sourd à force d’entendre les
hurlements de ce sauvage de gamin ! Quelle honte pour la
famille. Marc et Martine ne savent pas comment faire pour
l’empêcher de crier ; ils ne vont quand même pas le
bâillonner ! En désespoir de cause, ils confient leur problème à
un psychologue pour enfants. Le psy est intéressé par cet
étrange cas.
— Alors, Maxime, tu te prends, hum, pour… Tarzan ?
En guise de réponse, le petit garçon lance un tonitruant
« Ohohohohoooooo ».
— Hum, hum, cela m’a tout l’air d’une idée fixe. Et vous
me dites que c’est en regardant la télé qu’il l’a attrapée ?
— Oui, c’est grave ? demande Martine terriblement
inquiète.
— Hum, je n’ai jamais rien vu de pareil. Revenez dans deux
jours. D’ici-là, j’aurai consulté quelques-uns de mes
collègues aux États-Unis.

De retour chez eux, Maxime et ses parents sont


littéralement assaillis par une horde de journalistes.
L’histoire du garçon qui crie comme Tarzan fait tant
de bruit qu’elle intéresse maintenant la presse
régionale, et même la télé nationale. Ils veulent tous
interviewer Maxime. Une forêt de micros s’agitent
sous son nez.
— C’est lui, c’est lui !
— Max, un instant !
— Peux-tu pousser ton fameux cri ?
Maxime ne se fait pas prier, il met aussitôt sa sirène en
marche et lance un formidable « Hohohohohooooooo » ! L’un
des journalistes a enclenché son chronomètre. Marc repousse
tant bien que mal la meute tandis que Martine entraîne
Maxime de force dans leur appartement.
— Ça suffit, il n’y a rien à voir ! Allez-vous-en ! Laissez-
nous tranquilles !

Le lendemain matin, Maxime fait les gros titres des


quotidiens. La radio et la télévision ne parlent que de lui : il est
le petit garçon qui pousse le plus long cri de Tarzan en
42 secondes et 12 dixièmes. Toute la France est au courant.
Des mots flatteurs arrivent jusqu’aux oreilles de Marc et
Martine. « Quelle chance pour ses parents d’avoir un enfant
aussi talentueux. » Marc et Martine, qui éprouvent une réelle
fierté, acceptent que leur fils passe en direct au journal de 20
heures.

Ce soir-là, Marc et Martine ont le trac. Toutes ces caméras et


surtout la présence d’un huissier, chargé d’homologuer la
performance de leur fiston en vue de l’inscrire dans le Livre
Guiness des records(46), les intimident. Ils croisent les doigts ;
ils espèrent que Max va rééditer sa prouesse.
— Allez, Max, à trois tu pousses le cri de Tarzan. 1, 2, 3 !
Un « Ohohohohooooooo ! » de 43 secondes et 23 dizièmes
retentit dans le studio. Nouveau record !
Dans son genre, Max lui aussi est un champion.
VIII
« FOSBURY FLOP »

CE MATIN-LÀ, j’allai à mon premier cours d’EPS de l’année.


Mes souvenirs sont encore tout frais dans ma tête, comme s’ils
dataient d’hier. En fait, ils remontent à la rentrée 1976. Il y a
exactement vingt-quatre ans. 1976, une année capitale pour
moi : celle de mon passage chez les « grands », en sixième.

M. Faure, notre professeur de gym, trapu comme un gorille


en survêtement, était une véritable institution(47) dans notre
village. On le disait aussi vieux que les murs du collège dans
lequel il enseignait. En trente ans de carrière, on ne comptait
plus les têtes blondes, brunes, noires ou rousses qui avaient
transpiré sous ses ordres. D’année scolaire en année scolaire,
les plus anciens parmi les élèves transmettaient aux jeunots le
nom de guerre dont ils avaient affublé M. Faure. Ce surnom
tenait en une simple onomatopée : un « hop » redoublé. En
effet, notre professeur ponctuait son discours par d’incessants
et bondissants « hop ! hop ! ». C’était là manie d’entraîneur,
tic risible pour les gamins que nous étions à l’époque.

Bref, ce matin-là, « Hophop » emmena notre classe au


gymnase situé à quelques dizaines de mètres de l’école.
— Allez, dépêchons-nous ! Hop, hop !
Dociles, nous le suivîmes jusqu’au bâtiment, un préfabriqué
de forme rectangulaire, qui dominait le complexe sportif du
village : deux cours de tennis, un terrain de basket et deux
autres consacrés au foot.
À peine étions-nous à l’intérieur que le prof frappa dans ses
mains.
— Allez, hop, hop, on se met en tenue ! Pendant ce temps,
hop, hop, j’installe le matériel.

Au sortir des vestiaires, deux poteaux en travers desquels il


avait fixé un élastique nous attendaient. Juste derrière, le sol
était recouvert d’un amoncellement de tapis.
— Au programme, saut en hauteur ! Vous verrez, c’est
simple, et hop !
Sceptique, je regardai l’élastique. Il culminait au moins à
1,60 m du sol, et la perspective de m’élever au-dessus me
semblait improbable.
— Mais avant, un petit échauffement, ajouta-t-il. Allez hop,
hop, à p’tites foulées ! Maintenant, on s’arrête, on inspire, on
expire. Bras tendus, bien droits, on fait des moulinets, hop,
hop ! Un peu de nerf, que diable ! On fléchit la jambe droite.
Et un, et deux, et trois ! Au tour de la gauche. C’est bien ! On
s’allonge sur le dos et on tire ses genoux vers la poitrine.
Voilà !

Une fois la séance d’étirements terminée, « Hophop » nous


rassembla à plusieurs enjambées de l’élastique. On en profita
pour bavarder un peu entre nous.
— Chut, chut, écoutez et regardez attentivement ! Il existe
plusieurs façons de sauter par-dessus un obstacle.
« Hophop » prit son élan. Il sauta à trois reprises mais de
manière différente. Chaque nouveau saut nous apparaissait
plus compliqué que le précédent. D’abord, il passa l’élastique
en projetant vers le haut l’une de ses jambes puis l’autre.
— Le ciseau, la plus classique des techniques de saut.
Ensuite, il le franchit sur le ventre ; on aurait dit qu’il voulait
s’enrouler autour à la façon d’un boa.
— Voici le rouleau ventral.
Enfin, et c’était la chose la plus extraordinaire que j’avais
jamais vue, il passa la hauteur sur… le dos. Inimaginable !
« Hophop » se remit debout en déclarant :
— C’est le « Fosbury Flop », du nom de son inventeur.
Je me retournai vers Patrice, un de mes potes :
— Jamais entendu parler de ce « Flop » ; j’connais juste un
certain « Hophop ».
Évidemment, ça le fit pouffer.
— On se calme, les garçons ! aboya « Hophop »
qui avait entendu ma remarque. Pour votre
gouverne, sachez que le prénom de Fosbury c’est
Dick, pas « Flop ». Et Gilles, puisque tu veux
jouer au petit malin, viens donc essayer.
Je tentai de me défiler.
— Euh, très peu pour moi. Je trouve anormal de
sauter sur le dos.
Les autres ricanaient derrière mon dos.
— Oh, tu n’es pas le premier à le dire. Même
l’entraîneur de Dick Fosbury pensait comme toi.
Et pourtant, on va plus haut ainsi.
« Hophop » regarda sa montre.
— Je crois que j’ai le temps de vous raconter son histoire.
Ouf, je venais de gagner un répit.

— Lorsque Dick Fosbury commence l’athlétisme au


Medford High School, un collège de son Oregon natal, il n’est
guère plus âgé que vous. C’est un fan de cette discipline dans
laquelle il franchit 1,63 m en ciseau. Très vite, son professeur
décèle chez lui un fort potentiel.
— C’est quoi un potentiel, monsieur ? demanda une de mes
camarades.
— Ça veut dire qu’il le trouve plutôt doué. Néanmoins, il lui
conseille d’apprendre la technique du rouleau ventral parce
qu’elle permet d’aller plus haut…
— Il y est arrivé ?
— Justement, non. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé
(Joignant le geste à la parole, « Hophop » refit le saut au
ralenti, en décomposant le mouvement.) Dick, lui, ne parvient
pas à se coucher sur la barre sans la faire tomber. Et hop !
C’est sa jambe d’appel qui traîne. Comme ça (« Hophop » ne
retira pas assez vite la sienne ; l’élastique vibra.) Les années
passent et Dick continue donc de sauter en ciseau. Il
s’améliore quand même et passe souvent les 1,80 m.
« Vers seize ans – on est alors en 1963 –, lors d’un
entraînement, Dick a une idée farfelue. Et si au lieu de franchir
l’obstacle en ciseau, il le faisait sur le dos ? (Pour nous
montrer « Hophop » effectua une semi-rotation en décollant du
sol, de manière à se présenter dos à l’élastique. Un premier
coup de reins pour passer le corps, un second pour dégager les
jambes. Et « Hophop » retomba sur les épaules de l’autre côté
de l’élastique.) Vous pouvez vous en douter, cet essai
déclenche rires et moqueries de la part de ses camarades
d’entraînement. Certes, c’est étrange mais ça fonctionne. Avec
sa méthode, Dick améliore son record. Il franchit bientôt
1,91 m.
« Dès lors, Dick perfectionne sa nouvelle technique. Grâce à
elle, il devient champion junior à dix-huit ans, avec un saut de
2,01 m. Cette victoire lui permet de décrocher une bourse
d’étude à l’université. Hélas, le coach de l’équipe
universitaire, un certain Berny Wagner, ne veut pas entendre
parler de saut sur le dos. Il le dit clair et net : soit Dick revient
à des méthodes plus traditionnelles, soit il se débrouille seul.
— Moi, à la place de Dick, j’aurais été dégoûté.
« Hophop » haussa les épaules.
— Au contraire, il s’obstine. Il veut prouver
qu’il a raison. Deux ans plus tard, il se classe
cinquième des championnats universitaires avec
2,10 m. À cette occasion, un journaliste, éberlué
par sa façon de se réceptionner, trouve un nom à
ce saut. Ce sera dorénavant le Fosbury Flop.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Grosso modo « l’atterrissage de Fosbury ».
Bien sûr, il y avait une part d’ironie dans cette
formule(48). Pourtant, Dick n’en a pas fini.
Quelques mois après, il se qualifie pour les J.O.
de Mexico. Et là, en 1968, il fait taire toutes les
mauvaises langues. Devant un public médusé, il
déboulonne le record olympique avec un saut de
2,24 m.
— Bravo ! m’écriai-je, enthousiaste.
« Hophop » acheva son histoire :
— Même si Dick Fosbury n’a jamais réédité sa performance
de Mexico, ce jour-là, il prouva que sa technique avait permis
d’effacer(49) des hauteurs jamais atteintes. D’ailleurs, depuis
1968, pratiquement tous les records du monde ont été obtenus
avec le « Fosbury Flop ».

« Hophop » se dirigea vers l’élastique qu’il baissa d’une


bonne soixantaine de centimètres.
— Allez, Gilles, c’est parti ! Montre-nous ce que tu sais
faire, hop, hop !
IX
UNE ATHLÈTE SI PARFAITE !

JE M’APPELLE Museau, Hercule Museau. J’en ai connu des


affaires pourries et des coups tordus dans ma fichue carrière de
privé, mais ce qui m’est arrivé hier dépasse l’entendement.
Il était exactement 10 heures lorsque je débarquai à mon
agence du 92e arrondissement. Après m’être préparé un café,
j’allumai la télé accrochée au mur. Je me calai contre le
dossier de mon fauteuil, les pieds sur le rebord du bureau.
C’était l’heure des Jeux. Canal Sports retransmettait les
Olympiques de Paris-Lyon en Mondovision. La voix off du
commentateur annonçait le début des épreuves de gymnastique
et la défection de la jeune Sophie Mirelande qu’une mauvaise
grippe clouait au lit. À dix ans, la petite, déjà championne du
monde, sortait vraiment du lot. J’aimais beaucoup la regarder
évoluer au sol, à la poutre ou aux barres asymétriques ; sa
grâce, sa légèreté me fascinaient. Bref, j’étais en train de me
dire qu’elle aurait pu rafler toutes les médailles quand on
frappa à la porte.
Un client ?
Génial, du boulot ! J’en avais pas vu depuis deux bons mois.
Les factures et les traites impayées s’accumulaient
calamigrave.
— Entrez ! criai-je, en enlevant les pieds de sur le bureau.
Je regardai la fillette s’avancer dans la pièce. Sa manière de
se mouvoir avait un je-ne-sais-quoi de félin. Elle était de petite
taille. Un chapeau informe vissé sur le crâne, des lunettes
noires et d’amples vêtements d’épouvantail la dissimulaient de
la tête aux pieds.
— J’ai besoin de vos services.
Je m’esclaffai :
— Sachez, p’tite demoiselle, qu’on vient seulement me voir
quand on a des problèmes.
Je lui désignai le siège en face de moi.
— Racontez-moi vos ennuis, lui dis-je. Parce que vous en
avez, n’est-ce pas ?
— Oui.
Elle enleva son chapeau et ses lunettes. Là,
j’hallucinai sérieux. Devant moi se tenait… Sophie
Mirelande, en chair et en os !
— J…je vous croyais au lit, avec de la fièvre.
— Des bobards. En fait, je me suis échappée
cette nuit du village olympique. ILS sont à mes
baskets pour me ramener de force.
— Qui ça ILS ? lui demandai-je.
— Les gens qui dirigent l’Équipe. ILS m’en
veulent !
Vous parlez d’une nouvelle ! J’imaginais mal les
entraîneurs et les dirigeants de l’Équipe en
bourreaux d’enfants.
— Et pourquoi t’es-tu enfuie ?
Son visage se ferma et un pli profond barra son
front.
— Je veux des parents ! Ils m’ont dit que ma seule famille
c’était l’Équipe, mais je sais que ce n’est pas vrai. À la télé,
j’ai bien vu que tout le monde avait un père et une mère.
Aidez-moi à me chercher des parents.
Je trouvai ses propos incohérents. Le stress, la pression
avaient dû perturber la pauvre enfant. Je décidai d’appeler
l’Équipe.
— Ne t’inquiète pas. On va régler ça.
— Mer…ci.
Je me retournai vers la fenêtre, téléphone en main.
— Allô, pourriez-vous me passer… ?
En parlant, j’aperçus deux types entrer précipitamment dans
l’immeuble. Pris d’une subite intuition, je m’écriai :
— Zut ! Planque-toi vite dans l’autre pièce !
Ni une ni deux, Sophie bondit dans la pièce d’à côté. Moi, je
repris ma place derrière mon bureau, la main dans le tiroir
central à demi ouvert. Je sentis le contact glacé mais rassurant
de mon revolver. Il était temps ! Les deux hommes
débarquèrent à l’agence comme en terrain conquis.
— Eh, les mecs ! De quel droit… ?
— Joue pas au malin avec nous, minable ! vociféra le plus
baraqué. On sait que Sophie Mirelande est ici.
— Tu nous la livres et tu t’évites des problèmes, ajouta
l’autre.
— Quoi, une championne chez moi ? Vous plaisantez, les
mecs ! Vous l’avez dit : j’suis qu’un pauvre type.
Le costaud jeta un coup d’œil à son détecteur, une sorte de
télécommande qui bipait.
— Elle est cachée là, juste à côté. Attention, ce minus en sait
peut-être déjà trop long à son sujet !
— Pas de problème, va la chercher, lui répondit son
comparse en sortant un flingue. Je m’occupe de lui.
Je ne réfléchis pas, mes doigts agrippèrent l’arme. Illico, je
la sortis et fis feu par deux fois. L’homme tressauta sous les
impacts des balles, les yeux écarquillés de surprise. Puis il
s’écroula dans un immonde gargouillis. Vingt secondes plus
tard, l’autre gus ramenait la p’tite. Il lui tordait le bras gauche
derrière le dos pour l’obliger à avancer.
— J’ai la gosse !
— Je retournerai pas au Centre d’entraînement. Ce sont des
parents que je veux !
Clic ! fit mon pistolet sur la tempe de la brute en l’armant.
— Tu vas gentiment la libérer sinon je te brûle la cervelle.
Il lâcha sa prise. Je l’assommai d’un coup sur la nuque.
— Ces vêtements, ils sont à toi ? demandai-je à Sophie, en
approchant d’elle le détecteur.
Celui-ci s’emballa.
— Non, je les ai empruntés à une amie.
Je hochai la tête : ILS avaient dû lui implanter un émetteur
dans le corps.
— Allez, on détale avant que d’autres ne rappliquent ! lui
criai-je en l’entraînant dans les escaliers.
— Où ?
— Dans une clinique privée. Je pense qu’ILS t’ont posé un
implant. Il faut te retirer cette cochonnerie ! Après, on avisera.
Au fait, pourquoi moi ? On est nombreux en ville.
— Je suis tombée par hasard sur un tract publicitaire, dans la
rue. Il disait que vous pouviez retrouver n’importe qui, et très
vite.
Vous parlez d’une veine !

Le Doc était une crapule mais aussi un excellent chirurgien.


Il me devait surtout un service. Il ne posa donc pas de
question, même lorsqu’il reconnut sa patiente. L’implant se
trouvait à la base de son cou. L’opération, bénigne, nécessitait
cependant une anesthésie générale.

Le Doc siffla entre ses dents.


— Bon sang !
Il tenait au bout de ses pinces chirurgicales un émetteur
miniaturisé. Pourtant, ce n’était pas le petit appareil qu’il fixait
avec autant d’attention.
— C’est une… biotech ! balbutia-t-il.
— Quoi ?
Hébété, je regardai la nuque de Sophie. Des
dizaines de fibres optiques, pas plus grosses que
des vaisseaux sanguins, couraient sous le
derme(50) pour se mêler à la chair. Le premier
choc passé, je parvins à articuler quelques mots :
— Nom d’une pipe ! Elle a pourtant l’air si,
si…
— … si humaine ? naturelle ? C’est en effet une
androïde très sophistiquée. Rien de comparable
avec les vulgaires robots en ferraille qui exploitent le sous-sol
martien pour le compte des compagnies minières, poursuivit le
Doc en faisant les points de suture.
Je continuais à fixer son cou, avec horreur. Je venais de
flinguer pour protéger cette… chose.
À présent, les pièces du puzzle s’assemblaient parfaitement ;
j’avais tout compris. D’abord, la fuite de cette androïde qui à
force de se comporter comme une humaine avait fini par croire
qu’elle l’était vraiment et réclamait des parents. Ensuite,
l’implant et l’empressement de l’Équipe pour la récupérer. Il y
avait probablement des millions investis dans ce projet. Quel
scandale ce serait si sa véritable identité venait à être révélée !

Sophie, je veux dire la biotech, dormait profondément sur le


billard, encore sous l’effet de l’anesthésiant. Tout se bousculait
dans ma tête. Risquer ma vie, jouer les Zorro pour sauver une
gosse, OK ! Mais pour un robot, pas question ! Une petite voix
me disait : « Hercule, fous le camp ! Fais-toi oublier, laisse
tomber cette biotech. Ce n’est pas comme si tu abandonnais
une vraie petite fille. »
Sûr, j’allais pas m’encombrer d’elle.
— Hercule ? demanda la biotech d’une voix pâteuse, en se
réveillant.
— Oui.
— Reste près de moi.
La petite main de la biotech s’empara de la mienne. Elle
était aussi tiède qu’une vraie. Cela me fit frissonner. Je me
tournai vers la table d’opération. Les yeux de l’androïde me
scrutaient intensément. Son regard, douloureux, me semblait si
humain. Je ressentis une réelle compassion pour la fillette. Je
tentai de lutter contre mes sentiments, tout en cherchant le
Doc. Celui-ci n’était plus là ! Quelque chose me disait que le
Doc me préparait un sale coup.
Je lançai à la petite :
— Je reviens de suite.
Je sortis de la salle d’opération en courant. Le couloir était
vide ; on entendait une voix derrière une porte, le bureau du
Doc :
— 500 000 contre l’androïde, somme non négociable…
J’vous fais cadeau du privé.
Le salaud ! Maintenant, ILS savaient qu’on savait. Je
rebroussai chemin aussi vite que je le pus, la peur au ventre. Je
pris Sophie dans mes bras. Au bout du couloir, j’atteignis la
porte ouverte sur la rue où m’attendait ma vieille voiture à
coussins d’air.
Je roulai en direction de la Zone, une banlieue sinistre d’où
émergeaient les flancs de hangars gris, d’immeubles délabrés,
lacérés de graffiti. J’y avais une planque sûre. Plusieurs fois,
en conduisant, je jetai un coup d’œil rapide sur Sophie ; elle
s’était assoupie sur son siège. « Seigneur, comme elle
ressemble à une enfant, songeai-je. Peut-être est-elle aussi
humaine que moi ? » Je décidai de lui dire toute la vérité. Et si
elle réagissait en humaine, je me jurai de la garder auprès de
moi tant que je ne lui aurais pas trouvé une famille d’adoption.
Une fois en sécurité dans l’appart’ que je louais sous un faux
nom, je lui parlai :
— Tu sais, Sophie, tu es une enfant un peu spéciale.
Sophie Mirelande m’adressa un large sourire.
— Une enfant d’un genre nouveau… En fait, tu as été
assemblée par des ingénieurs et tu n’as pas de parents.
Sa réaction fut immédiate.
— Tu mens !
Une moue de souffrance tordait les lèvres de Sophie.
Pourtant, fallait que j’aille jusqu’au bout.
— Pourquoi je ferais ça ? Je t’ai aidée jusqu’à présent. Tu
es… une espèce de machine, lâchai-je enfin.
Elle baissa la tête, comme anéantie.
— Je sais que c’est dur à avaler, mais c’est la stricte vérité.
Lorsqu’elle releva le visage, une larme glissait sur sa joue.
Elle éprouvait vraiment des émotions humaines.
— Ne t’inquiète pas, Sophie, je m’occuperai de toi. Je te
trouverai des parents.
Je lui effleurai la joue. Elle me sourit à travers ses larmes.
Après que Sophie se fut rendormie, je passai plusieurs coups
de fil à un couple d’amis qui désespérait de n’avoir jamais eu
d’enfant, puis à un copain journaliste. Je lui racontai notre
aventure.
Le lendemain matin, ma voix, enregistrée par ses soins, était
diffusée sur les ondes tandis
que les rotatives(51) tournaient à plein régime : « Je
m’appelle Museau, Hercule Museau. J’en ai connu des affaires
pourries et des coups tordus dans ma fichue carrière de privé,
mais ce qui m’est arrivé hier dépasse l’entendement… »
POSTFACE

CE RECUEIL s’ouvre sur le personnage fondateur des Jeux


modernes : le baron de Coubertin. Celui-ci pensait que le sport
pouvait participer à la paix entre les hommes. « Opération
Père des Jeux » s’inspire de cette généreuse idée, mêlant
réalité et virtualité. Ainsi, tous les faits, les paroles comme les
personnes sont authentiques. Notamment Pausanias, un Grec
du IIe siècle après J.-C. qui est bien l’auteur d’une Géographie
de la Grèce (c’est d’ailleurs grâce à elle que de nombreux sites
ont été découverts dont celui d’Olympie). Seul Sellig
Reidrassam et ses aventures temporelles n’ont jamais existé.
Hélas, le beau projet de paix du baron n’a pu empêcher ni la
Première ni la Seconde guerre mondiale. Quant aux J.O., ils
ont parfois été prétexte à la folie des hommes – je pense, entre
autres, à la prise d’otages pendant les Jeux de Munich, en
1972. Mais au lieu de revenir sur ces faits tragiques, j’ai choisi
d’évoquer les Jeux de Berlin (Les dieux du stade tombent de
haut) où un jeune athlète noir américain, Jesse Owens, fit
mentir les théories racistes des nazis. Prouvant qu’un Noir
« vaut un Blanc » – ce que certains s’obstinent encore à ne pas
admettre. L’anecdote des chaussures Dassler est vraie. En
revanche, le rapport du Berlinois à la Gestapo et la
conversation entre les dignitaires nazis ont été inventés pour
les besoins du récit tout en restant vraisemblables.

Le Nouveau Philippidès raconte l’histoire d’une course


homérique : le premier marathon de l’histoire du sport, gagné
en Grèce par un Grec. Je me suis borné à reprendre cette
épopée telle qu’une certaine tradition l’a conservée. Le
marathon reste l’épreuve olympique la plus extraordinaire tant
elle réclame un investissement physique surhumain. Il faut
souligner le courage de ceux qui comme Spiridon Louys se
sont lancés dans l’inconnu en 1896, sans préparation
spécifique – n’oublions pas que, depuis, l’histoire du marathon
compte quelques morts d’épuisement.

Si je me suis intéressé aux destins de Wilma Rudolph et de


Dick Fosbury (respectivement dans Telle une gazelle… et
« Fosbury Flop »), c’est parce qu’ils m’ont particulièrement
touché. À mon sens, ils illustrent parfaitement deux vertus
sportives majeures : la ténacité et le courage. J’ai voulu dans
Telle une gazelle… traduire les émotions d’une athlète lorsque
celle-ci monte sur la plus haute marche du podium. Ses
souvenirs s’agrègent alors pour composer sa propre histoire.
Dans « Fosbury Flop », je n’ai pu résister à la tentation de
mêler au récit des exploits de Dick Fosbury – il révolutionna le
saut en hauteur – des éléments autobiographiques.

Certains athlètes ont su se reconvertir et monnayer leurs


exploits olympiques. C’est le cas de Johnny Weissmuller qui
entama une carrière cinématographique. Depuis longtemps,
j’avais envie d’écrire une histoire qui tournerait autour de ce
célèbre nageur devenu acteur. Je me souviens qu’enfant les
vieux films de Tarzan m’avaient enchantés à la télé, alors que
je ne connaissais pas du tout ses hauts faits sportifs. Le Cri de
Tarzan est un texte décalé qui prend le contre-pied de ce
recueil, avec un anti-héros. Max n’aime pas le sport et désire
seulement imiter le cri poussé par Johnny Weissmuller. L’idée
de ce récit est née d’une info entendue à la radio : quelqu’un
venait de battre le record du « plus long cri de Tarzan », une
catégorie inscrite au Livre Guiness des records. Elle doit aussi
beaucoup à mon exaspération d’un soir. Quand mon petit
voisin s’était mis à hurler comme un beau diable alors que je
n’aspirais qu’à dormir.
Un soir, au musée… et L’important, c’est de participer ne
traitent pas à proprement parler d’exploits sportifs. Ces deux
textes, totalement imaginaires, ont pour thème les symboles
qui matérialisent la légende de l’olympisme.
L’idée de Un soir, au musée… m’est venue alors que je
consultais le site Internet du Musée olympique de Lausanne.
Impressionné par la multitude d’objets liés aux compétitions
comme aux cérémonies (innovations techniques, récompenses
et emblèmes), je les ai imaginés se disputant pour la place
d’honneur du musée : une nouvelle vitrine.
La relation épistolaire établie entre un sportif terrien et la
présidente du C.I.O. du huitième millénaire repose sur deux
devises fondatrices de l’olympisme : « Plus loin, plus haut,
plus fort » illustre le dépassement de soi – une sorte de rêve
d’Icare – et « L’important, c’est de participer » rappelle que le
sport devrait être un jeu.

Enfin, il m’était impossible de ne pas évoquer le scandale du


dopage. Depuis que le sport existe, certains ont été tentés de
tricher. Dans Une athlète si parfaite, j’ai poussé la logique du
dopage jusqu’au bout en imaginant qu’un jour une équipe
introduirait peut-être parmi ses athlètes un androïde, un être
parfait. Enfin, presque…
BIBLIOGRAPHIE

Arnaud Pierre, Une histoire du sport, Documentation


photographique n°7029, La Documentation française, juin
1995.
ARVIN-BÉROD Alain, Les Enfants d’Olympie, 1796-1896,
Cerf, 1996. « Et Didon créa la devise des Jeux olympiques ».
De l’histoire oubliée des Jeux olympiques du Rondeau
(Grenoble 1832-1952), Éditions Sciriolus, 1994.
Bibliothèque de travail, 2, « Les Jeux olympiques modernes.
Une spirale sans fin », n°242.
CALLEBAT Louis, Pierre de Coubertin, Fayard, 1988.
CHARPENTIER Henri et BOISSONNADE Euloge, La Grande
Histoire des Jeux olympiques. Athènes 1896-Sydney 2000,
France-Empire, 1999.
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Découvertes Gallimard, 1992.
LANDRY Fabrice, Les Jeux olympiques, Milan, 1996.
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face noire des Jeux olympiques », L’Histoire, n°199, mai
1996, p. 76-84.
OXALDE Chris et BALHEIMER David, Les Jeux olympiques,
Gallimard, 1996.
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PIRO Patrick, « Atlanta : le dopage sera (presque)
parfait… », Science & Vie, n°946, juillet 1996.
POLYCHRONOPOULOU Olga, Archéologues sur les pas
d’Homère, Noêsis, 1999.
RIOUX Jean-Pierre, MOSSÉ Claude, BRAUN Didier, MILZA
Pierre, « L’histoire des Jeux olympiques », L’Histoire, n°24,
juin 1980, p. 16-30.

Adresse Internet du Musée olympique de Lausanne :


www.olympic.org/flat/museum/index.html
1 La ville sacrée d’Olympie (seuls les prêtres et le personnel des temples y
résidaient) est située en Élide, dans l’ouest du Péloponnèse. Son site, une vaste
plaine, se trouve à la confluence de la rivière Kladéos et du fleuve Alphée.
2 De 884 av. J.-C. jusqu’aux alentours de 431 av. J.-C.
3 Théodose, qui était chrétien, considérait les Jeux comme une survivance
païenne.
4 Des Barbares pillèrent Olympie en 395 ap. J.-C. Puis Théodose II fit incendier
le temple de Zeus en 426. Enfin, vers 550, la cité fut ravagée par des tremblements
de terre et des inondations.
5 La plus ancienne université parisienne.
6 Utopistes : ceux qui croient en des choses irréalisables. Les paroles figurant
en italique ont été prononcées mot pour mot par le baron de Coubertin.
7 Banlieue d’Athènes.
8 Les athlètes des premiers Jeux n’étaient pas des « sportifs » tel que nous
l’entendons aujourd’hui (c’est-à-dire des gens qui faisaient métier de leur pratique).
Amateurs, ils venaient de professions et horizons divers (militaires, étudiants…).
9 Philippidès est ce soldat qui, en 490 av. J.-C., courut de Marathon à Athènes
afin d’annoncer aux habitants de cette cité la victoire des Grecs contre les Perses. Il
mourut d’épuisement juste après avoir rempli sa mission. Il avait parcouru une
quarantaine de kilomètres d’une seule traite.
10 L’idée de cette course revient à l’helléniste (personne qui étudie le grec
ancien) français, Michel Bréal. Le marathon fut couru en ligne droite sur 40
kilomètres. Ce n’est qu’à partir des J.O. de Stockholm, en 1912, qu’il prendra sa
forme actuelle : 42,195 kilomètres, correspondant à la distance qui sépare le
château de Windsor de l’entrée du stade de Sheperd’s Bush, l’actuelle White City.
11 Il fut érigé au IVe siècle av.. J.-C., au pied de l’Acropole.
12 Icônes : images sacrées dans la religion chrétienne orthodoxe. Peintes sur
bois, elles représentaient la Vierge, le Christ ou les Saints.
13 L’équipement des sportifs de cette époque n’était pas confortable (chemise
de laine, short en flanelle). Depuis 1896, la mode sportive a bien changé : les
vêtements moins lourds, plus agréables à porter, sont désormais adaptés aux
performances recherchées.
14 Protocole : ensemble de règles très strictes. Le règlement des Jeux en prévoit
le déroulement dans le moindre détail. Les chefs d’État n’ont ainsi pas le droit de
féliciter personnellement leurs athlètes dans le stade.
15 « On a vaincu » en grec.
16 Les vainqueurs des premiers Jeux modernes reçurent chacun une médaille
d’argent (la médaille d’or n’existait pas encore), une branche d’olivier et un
certificat.
17 Lac suisse, à proximité duquel le Musée olympique de Lausanne a été fondé.
18 Le drapeau olympique comporte cinq anneaux de couleurs entrelacés sur un
fond blanc. Chacun d’eux représente une partie du monde. Le bleu symbolise
l’Europe, le jaune l’Asie, le noir l’Afrique, le vert l’Océanie, le Rouge les
Amériques. Ces six couleurs combinées reprennent les drapeaux de tous les pays. Si
l’idée d’une bannière olympique remonte à 1920, le symbole des anneaux, lui, est
beaucoup plus ancien puisqu’on l’a retrouvé gravé sur une des pierres de l’enceinte
sacrée d’Olympie.
19 Toutefois, l’idée du relais, où le flambeau est transmis de coureur en coureur
d’Olympie à la ville où se déroulent les Jeux, date de 1936 (cf. plus loin, « Les
dieux du stade tombent de haut »). N’oublions pas que, dans l’Antiquité, les Jeux
avaient lieu à Olympie même.
20 Adi Dassler, fabricant de chaussures de sport près de Nuremberg, fonda la
fameuse marque Adidas en 1948.
21 La délégation américaine n’était pas parvenue à rassembler assez de fonds
pour boucler son budget. Owens, bien que pauvre, fut donc obligé de s’équiper à
ses frais.
22 Ku Klux Klan : société secrète nord-américaine à caractère raciste.
Particulièrement actifs dans les années 20-30, ses membres, vêtus d’une longue
robe et d’une cagoule blanche, avaient des habitudes effrayantes et mystérieuses
comme de brûler des croix le soir venu. Ils se sont rendus coupables de nombreux
crimes de sang contre les Noirs, notamment.
23 La SS était la milice personnelle d’Hitler.
24 Führer : « chef » en allemand. Hitler prit ce titre dès 1934.
25 C’était la première fois qu’avait lieu ce cérémonial.
26 Plus de 160 000 personnes, triées sur le volet, purent assister dans des salons
de réception à Berlin, Potsdam et Leipzig à la première retransmission télévisée des
J.O.
27 Ancienne actrice, Leni Riefenstahl avait déjà mis son talent au service des
nazis en filmant leur congrès à Nuremberg. Son film des J.O., intitulé Olympia en
allemand et Les Dieux du stade en français, connut un grand succès à travers la
planète.
28 Les Juifs étaient « marqués » d’une étoile jaune pour les distinguer du reste
de la population.
29 En effet, près de 5 000 Berlinois ont fait le taxi avec leur voiture personnelle
pendant toute la durée des Jeux.
30 Hitler croyait en l’existence d’une race de seigneurs – la race aryenne – dont
les Allemands seraient les plus purs représentants. Selon cette théorie, les
Allemands devaient dominer tous les autres peuples.
31 CIO : Comité international olympique.
32 Untermensch : « sous-homme » en allemand.
33 Les starting-blocks : appareillages qui facilitent l’impulsion de départ des
athlètes. Ils n’ont été utilisés qu’à partir de 1948. Avant, les coureurs creusaient des
trous dans la piste, des cendrées (revêtement composé de mâchefer aggloméré,
résidu de la combustion de la houille) jusqu’en 1968.
34 Cette célèbre formule a été inventée en 1891 par le père Henri Didon lors
d’une compétition scolaire. Son ami le baron de Coubertin la reprendra pour les
J.O.
35 À chaque début d’olympiade, un athlète, qui représente tous les participants,
vient prêter serment. Depuis le renouveau des Jeux, ce serment a été modifié par
quatre fois. Je donne ici le texte qui sera prononcé lors des Jeux de Sydney. Le
contexte de ce récit m’a obligé à remplacer le mot « équipe » du texte original par
« planète » et à rajouter le terme « intergalactique ».
36 La formule a été prononcée pour la première fois par l’évêque de
Pennsylvanie lors d’un sermon en 1928 alors qu’il évoquait les Jeux d’Amsterdam :
« L’important dans ces olympiades, c’est moins de gagner que d’y prendre part. »
Depuis, elle est devenue l’une des phrases clés de l’olympisme.
37 Poliomyélite : maladie infectieuse qui s’attaque à la moelle épinière et qui
provoque des paralysies. Elle peut être mortelle.
38 Un État du centre-est des États-Unis.
39 Mile : unité de mesure anglo-saxonne valant 1 609 m.
40 Wilma Rudolph remporta lors des mêmes Jeux deux autres médailles d’or
(pour le 200 m et le 4 × 100 m).
41 Un film de Woody Van Dicke de 1932, d’après le héros inventé par le
romancier Edgar Rice Burroughs.
42 En effet, le rôle de Tarzan fut aussi interprété par de « simples » acteurs
doublés par des cascadeurs.
43 Après avoir enthousiasmé les amateurs de natation, Johnny Weissmuller
deviendra l’idole des cinéphiles en incarnant Tarzan dans une douzaine de films
entre 1932 et 1948. Dans ses films, il découvrait l’amour avec Jane, trouvait un fils,
quittait la jungle pour New York, et luttait contre des amazones, des dinosaures et
même des nazis.
44 Music-hall : spectacle de variétés mêlant chansons et danses.
45 Johnny Weissmuller a créé ce cri, désormais célèbre, en s’inspirant du
« yodel » tyrolien (sorte d’air traditionnel).
46 Il existe bel et bien une rubrique « bruitage » dans laquelle figure la
catégorie du « plus long cri de Tarzan ».
47 Quelqu’un d’important, d’incontournable. Une gloire locale.
48 Le terme « flop » est aussi employé dans l’expression « faire un flop »,
c’est-à-dire rater quelque chose.
49 Dans le vocabulaire des sportifs, « effacer une hauteur » signifie la franchir.
50 Derme : partie supérieure de la peau.
51 Rotative : sorte de presse à imprimer.

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