ANARELU3

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© SERGE BRUSSOLO

SOURIRE DE SABLE
Numéro d’éditeur 978-2-9564640
Reproduction interdite
Version complète revue par l’auteur
Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et
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prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété
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atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales.
ISBN 978-2-9564640-7-5

Que cache ce musée désaffecté perdu en plein désert?


Pourquoi des foules entières, cédant à une inexplicable
panique, fuient-elles la ville pour trouver refuge dans cette ruine
abandonnée, même si cela les condamne à mourir d’étrange façon?
On raconte bien des choses à propos de cet édifice au passé
trouble, des légendes effrayantes… Dépêchée par la section de
Reconnaissance militaire, Ana, l’éclaireuse — dont on prétend
qu’elle serait capable de déchiffrer les traces de créatures invisibles
— découvrira-t-elle la vérité, ou sera-t-elle à son tour victime du
même mirage?

LIVRE I

1. Six semaines après l’incident.

La ville...
La ville est intacte, si l'on peut dire. Elle n'a souffert d'aucun
bombardement et l'on chercherait en vain des traces d'incendie ou
d'explosion. Non, c'est autre chose, mais quoi ?

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Ana, qui laisse son regard courir de façade en façade, a la
conviction de contempler un corps mort. Une carcasse.
L'exosquelette évidé d'une bête fabuleuse échouée à la lisière du
désert et du Temps. L'un de ces pachydermes mythiques que les
vers et les insectes rongent de l'intérieur, vidant peu à peu l'animal
de ses organes jusqu'à le réduire à une simple enveloppe de peau
tendue sur un squelette soigneusement récuré.
Et pourtant, il y a encore six semaines, la ville portait un nom
célèbre qui faisait rêver les humains : Vegas. Un nom symbole de
richesse, de jouissance, de luxure, de plaisirs faciles et tarifés. Elle
regorgeait de casinos, de boîtes de nuit, de bordels, d'hôtels de la
taille d'un paquebot. Ses rues, de la largeur d'un fleuve, étaient
surplombées d'enseignes géantes clignotant telles des étoiles
capturées par les hommes et enchaînées aux buildings afin
d'enluminer les bas plaisirs d’une multitude grouillante de touristes
en goguette.
— Ne vous cassez pas la tête, soupire le major. Il n'y a
pratiquement plus personne. Je l’ai spécifié dans mon rapport.
— Vraiment ? insiste la jeune femme vêtue d'un treillis
militaire poussiéreux.
Le major, équipé de semblable manière, arbore la soixantaine
fatiguée des soldats qui auraient dû prendre leur retraite depuis
longtemps. Sa boule à zéro ne sert qu'à dissimuler sa calvitie. Son
corps massif reste toutefois soutenu par une architecture de
muscles en bon état. Il se nomme Erkart, mais Ana soupçonne ce
patronyme d'être un simple alias. Erkart est en charge de la zone
ZH24, qui englobe la ville... et le désert, ce désert qu’emprisonne
une interminable muraille de fer érigée à sa périphérie il y a une
dizaine d’années sur ordre de la Présidence.
Erkart sera son officier responsable; au cours des semaines à
venir elle dépendra de ses décisions, bonnes ou mauvaises.
—C'est arrivé d'un coup, il y a un mois et demi, marmonne le
militaire. La cité s'est vidée en l'espace d'une nuit. Ils ont soudain
quitté les casinos, les bars, pour s'enfoncer dans le désert. Fallait
voir ça. Un véritable exode, trois mille personnes en file indienne,
crapahutant dans le sable en chaussures et costume de ville.
Certaines nanas portaient encore la robe de soirée qu'elles
exhibaient au casino deux heures avant, et leurs talons aiguille, les
mecs leur tuxedo. Ils marchaient, en silence, indifférents au froid

2
glacial de la nuit, au vent de sable qui leur décapait la gueule. Les
vieux, les jeunes, les gosses... Tous à la queue leu leu, avec la même
tronche de somnambule.
—Vous n'avez pas essayé de les retenir ?
—Trop nombreux. Il en sortait de partout, comme les fourmis
d’un nid arrosé d’essence.
—Et où allaient-ils ?
—On n'en sait rien. Le désert est immense. On suppose qu'ils
se dirigeaient vers le musée. Ce truc avait l'air de les attirer comme
un aimant. C'est ma théorie, ça n'engage que moi. Mais il n'y a rien
d'autre dans le coin à part ce foutu musée. Croyez-moi, je suis payé
pour le savoir puisque ça fait dix ans que nous montons la garde de
ce côté de la barrière, l’œil fixé sur la ligne d’horizon. Dix ans, c’est
long.
Devinant qu’il va s’épancher, Ana demande :
—Ces fuyards, comment ont-ils survécu, selon vous ?
—Les drones semblent indiquer qu’ils se sont regroupés à une
soixantaine de kilomètres, autour des petites oasis qu'on a
l'habitude de désigner sous l'appellation Pit 1, Pit 2, Pit 3. Des
points d'eau fluctuants, sur lesquels on ne peut pas compter. Tantôt
pleins, tantôt asséchés. Les vents de sable ont la fâcheuse habitude
de les combler. On n’en sait pas davantage car le dôme de
brouillage radar qui entoure le musée ne nous a pas permis d’en
voir davantage. Les transmissions sont vite devenues illisibles.
Ana tourne les yeux dans la direction indiquée par le major.
Peine perdue. On ne distingue plus rien au-delà de trois cents
mètres. Le sable en suspension dans le brouillard de chaleur crée un
écran fumigène impénétrable. La jeune femme éprouve la
détestable impression d'être au seuil d'une autre dimension.
Pour se donner une contenance elle brosse d'un revers de
main son treillis déjà couvert de poussière jaune.
Elle est grande, mince. Le teint cuivré, les cheveux noirs coiffés
en courte queue de cheval. Les hommes lui ont toujours trouvé un
regard inquiétant. Ni belle ni laide, sa physionomie n'est pas de
celle qu'on remarque au milieu d'une foule; un avantage dans son
travail.
Fixant le major, elle insiste :
— Ces gens... avez-vous essayé de vous interposer, de leur
ordonner de faire demi-tour ?

3
Erkart étouffe un grognement d'exaspération.
—Bien sûr! Merde! Qu'est-ce que vous croyez ? J'ai expédié
plusieurs patrouilles. Comme je vous le disais, ces... fuyards, se sont
rassemblés autour des points d'eau. Ils se comportaient en
somnambules. La plupart avaient oublié jusqu'à leur nom de
famille, mais quand on a essayé de les rapatrier de force, ils sont
devenus violents. Ils refusaient de revenir sur leurs pas. Un truc de
dingue... mais le plus terrible, c'est que six de mes hommes les ont
rejoints! Ils ont jeté leurs armes, arraché leur masque respiratoire
et se sont assis au bord du trou d'eau.
—Vos hommes portaient bien les masques réglementaires NC
2405?
—Oui, évidemment. Vous savez que c'est obligatoire depuis...
l’accident de plomberie. Ici on ne risque rien, on est en deçà de la
zone de diffusion... sauf quand le vent se lève, souffle vers la ville,
et nous rabat cette merde invisible en pleine gueule. Mais on est
équipés d'anémomètres qui réveillent les sirènes d'alarme au
moindre souffle suspect. Cela dit, vous avez intérêt à ne jamais vous
séparer de votre masque individuel et à l'enfiler dès la première
seconde sinon… Dans ces cas-là on déclenche officiellement une
alerte pollution écologique et on oblige les touristes à rester
bouclés dans les hôtels. Mais c’est rare. Et chaque fois le gaz
véhiculé par les bourrasque est très dilué, ne provoquant que des
malaises diffus. Il n’en allait pas de même la dernière fois. Si je
n’avais pas respecté les consignes, je me serais mis, moi aussi, à
galoper au cul des autres crétins dans le désert. Mon masque m’a
sauvé.
Ana hoche la tête.
—Je sais que je n'ai pas le droit de vous poser de questions,
grommelle Erkart. Mais soyez prudente. Vous êtes un... agent de
l’Intelligence Militaire, c'est ça ?
Ana garde le silence.
Le major détourne la tête, gêné.
—Oubliez ce que je viens de dire, lâche-t-il. Ici, on vit sur les
nerfs. Depuis que j'ai vu la cité se vider je me demande ce qu'ils
complotent, là-bas, dans le désert. Au musée. Et combien sont
encore vivants.
—Vous pensez qu'ils sont morts de soif, d'insolation… ou
d’autre chose?

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— Ce serait logique... mais je n’y crois pas. Ils... ils étaient en
proie à une force qui les dominait. Du moins c’était l'impression que
ça donnait. Parfois je me dis qu'ils vont revenir nous attaquer.
Comme ces conneries de zombies des films pour ados, et qu'ils vont
nous contaminer. Vous voyez ?
—Ne vous emballez pas. Je pense qu'ils ont été bêtement
victimes d'une fuite en provenance des réservoirs fissurés cachés
dans les sous-sol de l’ancien musée. Le vent s’est mis de la partie, et
voilà tout… Néanmoins ce n’est pas à prendre à la légère car ça
signifie que l’état des citernes se détériore. Les cuves ne sont plus
totalement étanches. C’est pour ça que je suis là. Il va falloir jouer
au plombier et calfater la tuyauterie.
—Possible, admet Erkart, sans cacher ses réticences. Nos gars
ont l’ordre de ne jamais ôter leurs masques quand ils patrouillent à
la lisière du désert, mais je reconnais qu’avec la chaleur c’est dur.
Alors, si le vent se met de la partie… En réalité, d’habitude, les
émanations accidentelles en provenance des citernes sont rares et
restent circonscrites aux abords immédiats du musée.
—Vous voyez! feint de triompher Ana.
En réalité elle n'y croit pas une seconde. L’État-Major penche,
lui, pour une attaque délibérée. Un acte terroriste. Mais pour les
galonnés du GQG la paranoïa est une seconde nature, non?
—Est-ce qu'il reste des habitants à Vegas ? s'enquiert-elle. Des
autochtones ?
—Non, ils pétaient de trouille. Ils ont tous foutu le camp vers
l'intérieur des terres, spontanément. Il ne reste que les militaires
préposés à la surveillance de la zone, et une poignée de vieux
irréductibles qui s'obstinent à se croire en sécurité. Vous êtes au
beau milieu d'une cité fantôme qui abritait il y encore deux mois
une foule de touristes. Si vous désirez rester quelque temps, ne
vous gênez pas, squattez un appartement au hasard, ils sont tous
luxueux et le courant n'a pas été coupé.
—Bon, j'en ai assez vu, soupire la jeune femme. Rentrons. Je
dois étudier les cartes de la zone désertique.
—Vous allez vraiment crapahuter jusqu’au musée?
—Oui, c'est ma mission. Je dois savoir ce qui s’y passe.
—Merde, je vous souhaite bonne chance, c’est le château de
Dracula ce truc!
Le silence s’installe, lourd de gêne.

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—Je ne sais vraiment pas ce qui leur a pris, radote Erkart. Des
foules paniquées, j'ai vu ça plus d'une fois, mais pas de cette
manière, pas d'un coup, sur un claquement de doigts, et d'une telle
ampleur. Et surtout pourquoi foncer dans le désert?
— Vous savez bien qu’il s’agit d’un gaz de combat dont le
premier effet est un sentiment de désorientation, suivi d’un épisode
d’amnésie, la personne qui en a respiré ne sait plus où elle est, ni
qui elle est. Prise de panique elle réagit à la façon d’un animal : elle
se met à courir par réflexe. Ils ont tourné le dos à la ville et se sont
rués vers un espace vide, le désert, en s’imaginant qu’ils y seraient à
l’abri d’éventuels prédateurs… Un réflexe viscéral.
— Mouais, grogne Erkart, c’est trop compliqué pour moi. De
toute manière je sais qu’on n’a pas le droit d’évoquer l’effet
terminal du gaz, alors je n’en parlerai pas, mais mes petits gars ont
la trouille de cette diablerie. Les balles, les bombes, les missiles, ils
connaissent, mais ça… ce truc! Ça relève de la magie noire, non?
— Non, de la science, mais peut-être qu’à un certain niveau la
science devient de la magie noire, qui sait? Ce n’est pas à nous d’en
discuter, de toute façon. Nous ne sommes, en fait, que des
plombiers chargés d’aller vérifier une cuve qui fuit… et si possible,
d’obturer cette fuite avant qu’elle ne fasse davantage de dégâts.
— Depuis la panique aucun de mes hommes n'a présenté de
symptômes d’intoxication. Comme on vous l’a sûrement déjà dit, il
y a dix ans, sur ordre de la Présidence, nous avons dressé un cordon
sanitaire, autour du désert, une barrière métallique infranchissable
de quatre mètres de haut. Contrairement à ce qu’on redoutait, ça
n’a pas porté préjudice aux maisons de jeu.
— Si cette barrière est tellement infranchissable, s’étonne Ana,
comment les fuyards ont-ils pu s’élancer dans le désert?
— Ils ont forcé les check points qui permettent d’y accéder,
soupire le major. Ils ont piétiné les sentinelles aussi sûrement qu’un
troupeau de bisons, brisé les barricades, sauté par-dessus les
chicanes. Rien ne pouvait les arrêter.
Erkart marque une pause, puis conclut :
— Quand vous pénétrerez en zone interdite, vous devrez vous
déplacer à pied. Je vous déconseille de prendre une voiture, on vous
entendrait venir de loin, ce n’est pas souhaitable si vous tenez à
faire une entrée discrète. J’ignore comment les gens du musée vous
accueilleront. Ils ont fait sécession il y a dix ans, depuis on n’a

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aucune nouvelle d’eux. En réalité on n’est même pas sûrs qu’il y ait
encore des humains là-bas. Si ça se trouve, tout est automatisé,
commandé par une Intelligence Artificielle qui voit en nous des
agresseurs. C’est pourquoi on se garde bien d’y aller voir de trop
près, on ne tient pas à se prendre un missile sur le coin de la
tronche.
— La classique révolte des machines? Je n’y crois pas. Je
pencherais plutôt pour un groupe terroriste.
— Est-ce que c’est mieux? Pas évident.

2.
Ana remonte la rue principale, celle que les casinos encerclent
de tous côtés. Le Caesar’s Palace, le Bellagio, le MGM Grant, le
Venetian, et tant d’autres de moindre importance… Si les panneaux
lumineux continuent à mitrailler leurs éclairs multicolores, le
silence, lui, est angoissant. Beaucoup de voitures abandonnées sur
les parkings, certaines portières ouvertes. On distingue des sacs à
main, des foulards, des lunettes de soleil sur les sièges. Personne
n'a tenté de les dérober depuis la nuit du grand départ (comme on a
décidé de la surnommer).
Ana écoute l'écho de ses pas ricocher sur les façades des hôtels
de cinq mille chambres, jadis pleins à craquer. Contrairement à ce
qu’a prétendu Erkart, on ne relève aucune trace de bousculade, de
fuite précipitée, non... les gens semblent s’être mis en route comme
on part en promenade, d'un pas décidé mais égal. On chercherait en
vain sur le sol le fouillis habituel des débandades, les indices d'une
panique générale : chaussures, sacs vomissant leur contenus,
chapeaux, appareils photographiques, téléphones portables
piétinés...
Cette propreté est d'autant plus angoissante.
Ana s'applique à refouler la boule qui gonfle au creux de son
plexus. Ne pas se laisser contaminer par ce relent de ville fantôme.

A son arrivée, au début de l’après-midi, elle a passé une heure


dans le bureau du major, à consulter les cartes du désert. Elle
espérait obtenir des détails sur le foutu musée, elle a été déçue.
—Je vous répète que personne n'a mis les pieds là-bas depuis
dix ans, a grommelé Erkart. C’est à cette époque que des trucs
bizarres ont commencé à se produire.

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— Bizarres comment?
— Des disparitions, de plus en plus fréquentes. Les touristes
tarés qui partaient traverser le désert avec une seule cannette de
bière en poche, et qu’on retrouve secs comme des momies, c’est
courant. Mais pas à ce point-là. Beaucoup venaient des États
voisins.
— Les flics se sont lancés à leur recherche?
— Plus ou moins. Le cœur du désert est hors de leur juridiction
puisqu’on l’a décrété irradié. Vous savez que, pendant la Seconde
Guerre mondiale c’était un site d’essais nucléaires? Dans certains
coins, sur les anciens cratères d’explosion, le sable est encore
vitrifié. On marche sur une plaque de verre. En fait, cette zone
irradiée, c’est une légende. Un moyen comme un autre pour tenir
les curieux à l’écart du musée. C’est pour ça qu’on est là. Pour
surveiller la zone interdite… et ce qui s’y cache en réalité.
Ana ne l’ignore pas. Les légendes les plus folles courent sur ce
bâtiment gigantesque qui, à l'origine, était effectivement un musée
aux vitrines encombrées de squelettes de dinosaures renfloués des
sables environnants. Quand les squelettes ont cessé d'éveiller la
curiosité des touristes, on est passé à l'étape suivante : des robots
sans le style de ceux prisés dans les parcs d'attractions. Des robots
géants, enveloppés d'une peau en caoutchouc, mimant des batailles
titanesques au creux de fosses bétonnées. Mais cela n'a duré qu'un
temps, ensuite...
Ensuite, au terme d'un dépôt de bilan, le musée est resté dix
longues années fermé aux civils. Le sable a recouvert la route qui y
menait, et les parkings couronnant ses abords. Dix années
d’inoccupation auxquelles le Service Scientifique a mis bon ordre.

Lorsqu'elle a été convoquée, cinq jours auparavant, par le


colonel Carlson, dans son bureau de Los Angeles, Ana a découvert
d'autres facettes du bâtiment.
—Son architecture couvre dix kilomètres carrés, lui a révélé
l’officier supérieur. Cela paraît immense, mais en comparaison du
désert c'est une chiure de mouche sur la carte. L'histoire de ce
bâtiment est assez trouble. Surtout durant la période qui a suivi sa
faillite en tant que parc d'attractions. Il est alors passé entre les
mains de propriétaires louches qui l'ont reconverti tantôt en
paradis du sexe tantôt en cirque pour gladiateurs. Il a servi

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d'entrepôt de drogue, d'arsenal d'armes illégales. Durant la période
qui a précédé sa reprise en main par le Gouvernement, on en avait
fait un musée des perversions humaines. Moyennant un droit
d'entrée prohibitif, on pouvait y violer, torturer, dépecer, la victime
de son choix. L'armée y a mis bon ordre au terme d'une prise
d'assaut sanglante. Ce qu'on y a découvert a fait dresser les cheveux
sur la tête des vétérans les plus aguerris.
Durant ce monologue, Ana n'a pas bronché. Elle savait qu'on la
testait. Agacé, Carlson a alors étalé sur le bureau une série de
clichés effroyables estampillés secret défense. Mais la jeune femme
s'y était préparée, elle n'a pas détourné les yeux. Elle connaît trop
bien la réputation qu'on lui a faite : lointaine descendante d'une
tribu indienne ne reculant pas devant les pires atrocités, elle en a
hérité le sang froid, pour ne pas dire l'indifférence pathologique.
Ana sait que cette légende est bidon, mais elle se garde bien de s'en
défendre car ce C.V. lui est utile. Sa supposé cruauté tient les
importuns à distance, notamment les bidasses pratiquant la drague
lourdingue.
Carlson prend le temps de ranger les photos dans un classeur.
C'est un grand type dégingandé, aux cheveux gris, aux pommettes
saillantes, qui a toujours l'air de sortir d'un camp de prisonniers où
on l'aurait laissé mourir de faim. Malgré cela, ou plutôt à cause de
cela, il reste séduisant en diable.
—Bien, reprend-il. Ce que je vais vous révéler à présent doit
rester secret. Je ne plaisante pas. Si vous en soufflez ne serait-ce
qu'un mot à l'extérieur vous finirez vos jours en forteresse militaire.
Ana ne répond pas. Au vrai, elle paraît aussi peu vivante que la
chaise sur laquelle elle est assise. L'immobilité, c'est sa force. Une
technique de chasse enseignée par Alejandro, son taré de paternel
qui se croyait l'héritier d'un grand sachem indien. Pauvre type.
—Si je vous ai choisie pour cette mission, murmure Carlson,
c'est en partie pour vos talents d'éclaireuse. Vous avez un don
qu'aucun de vos confrères ne peut prétendre égaler. Vous avez
également prouvé que vous êtes capable de survivre en milieu
hostile en vous nourrissant de sauterelles, de serpents, et autres
saloperies. Bref, vous tenez sans doute ça de vos ancêtres, et cela se
révélera utile là où je vais vous expédier.
Ana, qui doute d'avoir une seule goutte de sang indien dans les
veines, ne dément pas.

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Carlson hésite, comme si les mots qu'il va devoir énoncer
allaient lui brûler les cordes vocales. Il finit par lâcher :
—Lorsque le musée a été confisqué par le gouvernement, il y a
une vingtaine d’années, c'est devenu un centre de recherche
scientifique sous l’unique contrôle de l'Armée. Sa situation, au
milieu du désert, semblait idéale en cas... d'accident. Elle
permettrait de minimiser les victimes éventuelles.
Bref, les têtes d'œuf se sont mises au boulot. Je ne vais pas
vous faire un cours de stratégie, mais vous savez comme tout le
monde que la dissuasion nucléaire ne sert à rien. Elle est
doublement inefficace, qu'on l'utilise ou pas. Il est évident qu'il faut
passer à autre chose. C'est là qu’un gars a eu une idée à première
vue géniale : un gaz létal qui momifie l'ennemi en quelques
minutes, le transformant en une espèce de statue par calcification
accélérée des chairs et des organes.
Vous entrevoyez les avantages : pas d'irradiation, des villes
intactes, aucune destruction matérielle... et surtout, des milliers de
morts qui ne pourrissent jamais, n'engendrant aucune épidémie. La
guerre propre, le rêve de tout stratège depuis des millénaires. Je me
rappelle qu'un des savants nous a même expliqué qu'en broyant les
statues on obtiendrait un excellent ciment, construire de nouveaux
immeubles et donc contribuer à l'économie du pays. Mais c’était
peut-être de l’humour de scientifique, allez savoir ? Ces types-là
sont capables de se tordre de rire en déchiffrant une équation.
Le colonel se tait. Son expression trahit une certaine gêne. Un
silence s'installe qu'il semble avoir du mal à rompre. Ana attend la
suite. Dans son esprit défilent des images d'hommes et de femmes
pétrifiés par le gaz calcifiant, de champs de bataille peuplés de
formes humaines figées au milieu d'un geste.
—Les gens du musée ont donc travaillé là-dessus, reprend
Carlson. Alors qu’ils remplissaient les citernes installées dans les
caves du bâtiment. C'est là que l'accident s'est produit. Une fuite. Le
système de sécurité qui devait isoler le musée et le rendre étanche
n'a pas réagit assez vite... ou bien le gaz s'est révélé trop fluide,
capable de suinter par le moindre interstice, je ne sais pas. Quoi
qu'il en soit, le vent l'a véhiculé à l'extérieur et répandu dans le
désert... et, avant de se diluer dans l'atmosphère, il a fait son
œuvre.
—C'est-à-dire? s'enquiert Ana.

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—Il a statufié une communauté de marginaux installée à
quinze kilomètres du périmètre interdit, et les passagers d'un car de
touristes qui exploraient le désert sous la conduite d'un guide. On a,
bien sûr, récupéré les cadavres en urgence. Je les ai vus. J'ai eu
l'impression de contempler des statues qu'on aurait habillées avec
de vrais vêtements. C'était impressionnant. Ça faisait penser à ces
mannequins en stuc qu'on voit dans les vitrines des magasins. Des
mannequins sacrément réalistes.
—Pourquoi la presse n'en a-t-elle jamais parlé?
—Une faille tellurique sillonne le désert. Les péones du coin la
surnomment La sonrisa del coyote, parce que les vieux racontent
qu’en se penchant au-dessus on entend hurler les coyotes occupés à
déchiqueter les morts, dans les enfers, en punition de leurs péchés.
Pour eux, le coyote est un animal maudit, crée par le diable. Mais
ces foutaises n’ont aucune importance. La crevasse est inoffensive
et n'a pas bougé d'un millimètre en deux siècles, néanmoins on s'en
est servi pour prétendre qu'un tremblement de terre avait avalé le
car et le campement hippie. Les dépouilles étant bien sûr
irrécupérables. Ça a marché. D'autant mieux que les journaleux
n'avaient aucune envie de traîner leurs guêtres dans un coin où la
température frise les 65° les jours sans nuages. C’est là qu’on a
perdu tout contact avec le musée.
—Qu'est-il arrivé aux techniciens présents dans le bâtiment?
—On suppose qu'ils ont tous été statufiés. Quoi qu’il en soit, ils
ont cessé d’émettre.
—Vous n'avez pas essayé d'aller voir? De forcer l'entrée?
—Non, c'est impossible, les bâtiments sont super protégés. Les
systèmes d'autodéfense détruisent tous ceux qui essayent de forcer
le barrage. On a perdu une cinquantaine d'hommes en voulant
tenter le coup. Ce truc est verrouillé de partout. C'est un bunker
qu'aucun missile ne parviendrait à pulvériser. En outre, on a peur
qu'en procédant à l'arraché on éventre les cuves, ce qui répandrait
le gaz dans les États voisins, la Californie, le Nevada, l’Idaho,
l’Arizona, voire dans la moitié du pays. La Haute Autorité a choisi le
statu quo, par précaution. On a reçu l’ordre de cesser toute
tentative d’infiltration, et on l’a respecté pendant dix ans, mais ce
qui vient de se passer à Vegas remet tout en question. On ne peut
pas continuer à rester les bras croisés.
C'est là que vous entrez en scène. Votre mission consistera a

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sonder les lieux, l'architecture, le terrain, bref à essayer de dénicher
un moyen d’explorer cette merde bétonnée qui nous menace
chaque jour un peu plus. J'ai lu dans votre dossier que vous étiez la
meilleure pour vous introduire dans les places fortes les mieux
défendues. Je ne vous cacherai pas qu'il y a urgence.
—Il y a eu d'autres fuites, c'est ça?
—Exact. Périodiquement. Des bouffées qui s'échappent et que
le vent répand aux alentours. Regardez ça...
Carlson ouvre un tiroir de son bureau et jette sur son sous-
main une poignée de scorpions sculptés dans une pierre grise.
—Ce ne sont pas des statuettes pour touristes, précise-t-il,
mais de vrais scorpions ramassés aux alentours du musée. Il y avait
également une armée entière de statues humaines… Ces gens qui
ont fui les casinos, vous savez… Ils étaient dans le même état que
ces bestioles. On en a jetés une bonne centaine dans la faille qui
partage le désert en deux, le sourire du coyote. Pas question de
rapatrier les corps, comment aurait-on expliqué leur état aux
familles, à la Presse? Toute cette affaire est classée secret défense,
inutile de le préciser.
—Il n'existe aucun antidote?
Le colonel pousse un soupir de lassitude.
—Si. Hélas ses effets restent limités dans le temps, ce n’est pas
le remède miraculeux qu’on souhaiterait. On vous en injectera une
dose avant votre départ. Vous connaissez les symptômes de
l’intoxication?
—Oui, une désorientation en grande partie provoquée par une
amnésie soudaine. Le patient ne sait plus qui il est ni où il se trouve.
Il se met à courir comme une oie sans tête. Et enfin la calcification
complète des organes et des tissus qui le fige sur place.
—Exact. C'est bien sûr irréversible. La calcification est très
rapide. On ne dispose d’aucun antidote pour la guérir.
— Mais alors à quoi bon un vaccin?
— Ça ne mange pas de pain. Si vous êtes prise dans une
bourrasque de gaz, le vaccin vous protégera momentanément, vous
donnant le temps de chercher un abri. Si vous inhalez cette
saloperie, vous souffrirez de trous de mémoire passagers. Grâce au
vaccin les choses se remettront en place au bout de quelques
heures. De toute manière vous serez équipée d'une trousse
contenant des doses d'une solution hypermnésique.

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—C'est quoi cet hyper machin?
—Un sérum qui ravivera vos souvenirs et empêchera leur
effacement total. Vous devrez l'injecter lorsque vous serez
confrontée à un trou de mémoire. Il est conseillé d'agir dès les
premiers symptômes. Surtout n'attendez pas. Hélas, il y a bien sûr
quelques inconvénients.
—Je m'en doutais.
—Chez certains sujets, ça ravive les souvenirs à tel point qu'ils
se substituent à la réalité. On y est plongé jusqu'au cou, comme si
tout était réel... manque de bol, ce sont la plupart du temps des
souvenirs traumatisants. Cela peut se révéler gênant.
Ana opte pour un silence prudent. Elle sait d'instinct que cet
officier supérieur est loin de lui livrer l’entière vérité. Beaucoup de
choses seront passées sous silence, ou arrangées de manière à ne
pas l’effrayer.
— Et en ce qui concerne la calcification? insiste-t-elle.
Carlson pousse un soupir.
— Je vais être franc. Ça, on n’y peut pas grand-chose, c’est
carrément la roulette russe. D’après ce qu’on sait, certaines
personnes sont naturellement immunisées. Une question d’ADN,
disent les scientifiques.
— Vous voulez dire qu’elles restent amnésiques mais
échappent à la calcification?
— Oui.
— Quelles sont mes chances de tirer le gros lot?
— Elles sont plutôt bonnes, on a examiné votre formule
sanguine et vos prélèvements d’ADN. Il semble que vous fassiez
partie des heureux réfractaires. On estime que ce groupe
représente 25% des sujets gazés. Autrement dit, vous ne vous
changerez pas en statue, mais vous perdrez définitivement la
mémoire si vous vous retrouvez privée de sérum hypermnésique.
—Parlons net, lance Ana. Je ne suis pas la première que vous
envoyez là-bas n'est-ce pas? Et ceux qui m’ont précédée avaient le
même profil que moi…
Carlson soutient son regard.
—Oui, avoue-t-il, j'ai déjà perdu cinq pisteurs. Aucun n'est
revenu. Je suppose que, frappés d'amnésie, ils ont rejoint les
communautés qui campent autour des points d'eau. Je ne vous
cache pas que la mission présente des risques, mais vous n'êtes pas

13
rentrée dans l'armée pour vous vernir les ongles, n'est-ce pas?
Carlson se laisse tomber dans son fauteuil. D'un seul coup il
paraît fatigué, désemparé. Mais peut-être joue-t-il la comédie?
—Autant déballer tout le paquet, soupire-t-il. Vous connaissez
Vegas, la ville s’est développée à la lisière du désert. Il y a six
semaines, sa population a été frappée de folie. En l'espace de deux
secondes les joueurs, les touristes, ont abandonné leurs
occupations, sont massivement sortis de la cité pour forcer les
barrages et s'enfoncer dans le désert… en direction du musée.
Comme s'ils répondaient à un appel. Une sorte de tropisme, comme
celui qui pousse les lemmings à se jeter dans le vide du haut d’une
falaise.
— Ça n’a rien de vraiment étonnant, quand quelqu’un se met à
courir, pris de panique, ça devient contagieux.
—Ce n'est pas à exclure. C’est le mécanisme qui transforme
soudain un assaut qui avait tout pour réussir en débandade. Il suffit
qu’un gars jette son fusil et tourne les talons pour que sa peur
contamine ceux qui l’entourent. Certaines retraites calamiteuses
n’ont pas d’autre explication. Quoi qu’il en soit c'est pour éclaircir
ça que je vous expédie là-bas. Tâchez d'en revenir avec des
réponses crédibles. Le GQG s’impatiente.

?
3.
Émergeant de ses souvenirs, Ana remonte le Strip, ce
boulevard central qui coupe la ville en deux, à la manière de l'un de
ces petits pains ronds dans lesquels on enfourne les hamburgers. La
nuit s'installe, bien qu'en raison de la sur-prolifération des néons
gigantesques on ne s'en rende pas compte. Cette cité, supposée ne
jamais dormir, est cette fois bel et bien en coma profond.
Un bruit soudain fait sursauter la jeune femme, ce n'est qu'une
meute de coyotes occupés à inventorier les poubelles. Plus loin, elle
croise une patrouille. De jeunes recrues, le masque respiratoire
plaqué sur le visage les fait ressembler à des porcelets déguisés en
humains. Sachant qu'elle sort d'une entrevue avec Erkart, ils
n'osent lui adresser les plaisanteries d’usage. En outre, ils ignorent
son grade et craignent de commettre un impair.
Ana décide d'aller se coucher. Mettant à profit le conseil du
major, elle franchit le seuil d'un hôtel de luxe dont le hall est

14
brillamment illuminé mais... vide. Personne à la réception. Des
bagages abandonnés. Un attaché-case posé sur le sol près d'une
table basse encombrée de revues. Au bar, des verres à demi pleins,
des cartes magnétiques portant des numéros de chambre. Un
poudrier. Un portefeuille. Un tabouret renversé. Un shaker gît sur le
sol, laissant suinter son contenu. Une musique sirupeuse passe en
boucle, dispensée par un ordinateur. La jeune femme rafle l'une des
cartes magnétiques. Numéro 475.
Elle hésite devant l'ascenseur. Ce n'est pas le moment de se
retrouver à la merci d'une panne, coincée entre deux étages. Elle
emprunte l'escalier, cherche la chambre 475. Elle entre. Un luxe,
aussi étouffant qu'inutile, lui saute au visage. Au plafond, une
reproduction en réduction des fresques peintes par Michel Ange à
la Chapelle Sixtine. A cette différence près qu’on a remplacé les
visages de Dieu et d’Adam par ceux d’acteurs célèbres! Elle se
demande si on change leurs physionomie selon les variations du
box-office?
Ana n'a jamais fréquenté ce genre d'établissement. Des envies
de saccage, de vandalisme, lui traversent l'esprit. Vestiges de la
zonarde qu'elle a jadis été avant qu'un juge ne lui donne à choisir
entre l'armée et la prison.
Elle se domine. Elle en est capable. Son père lui a enseigné
cette discipline de fer.
Son père. Excellent chasseur, pisteur surdoué, mais pauvre
type dans la vie courante. Le genre qui encaisse les coups de pied au
cul avec le sourire et dit Merci patron.
Son credo : Ne pas faire d'histoire, conserver un profil bas. Il
s'appelait Alejandro, métis d'un Mexicain et d'une Colombienne.
Immigré clandestin qui prétendait descendre d'une ancienne tribu
guerrière, les Hasha-Taa-Ano. Selon lui, son arrière arrière-grand-
père en était le sachem et avait activement participé à la défaite du
général Custer, ainsi qu'au massacre de ses hommes.
Alejandro, oui, affirmait que son vrai nom était Hasha-Ko-
Nawa, ce qui signifie celui qui marche dans les traces de l'invisible,
autrement dit l’éclaireur ou le pisteur. Trop beau pour être vrai.
Ana en a eu la confirmation plus tard, à la bibliothèque municipale,
quand elle a dépouillé les ouvrages du rayon Ethnologie américaine.
La fameuse tribu des Hasha-Taa-Ano n'a jamais existé. Un bobard,
un de plus. Alejandro vivait dans ses rêves, se projetant dans un

15
alter ego fantasmatique.
Mythomane, il n'en restait pas moins un pisteur exceptionnel.
Il lui a tout appris. D'où tenait-il cette science ? Elle ne l'a jamais su.
Renifler une piste, se rendre invisible sous le nez d'un prédateur,
dissimuler son odeur, prendre celle d'un autre animal, dénicher les
cachettes les mieux dissimulées, se faufiler dans un trou où l'on
imaginerait pas qu'un humain puisse s'introduire... Tout cela et bien
d'autres choses elle le tient de lui, de cet homme qui livrait des
bidons de lait et balayait le sol des supermarchés en évitant de
regarder ses patrons dans les yeux.
Sa mère, Juanita ? Assez bizarrement Ana n'en conserve aucun
souvenir marquant puisque ladite Juanita a abandonné son mari, et
sa fille alors que cette dernière venait de fêter ses treize ans.
Pourquoi ? Va savoir! Peut-être en avait-elle ras-le-bol de vivre avec
un mec au dos rond, aux yeux toujours baissés ?

Ana se débarrasse de son treillis poussiéreux et se précipite


sous la douche. Elle se sent crasseuse depuis si longtemps. L'eau
bouillante lui fait du bien. Ensuite, elle enfile un de ces peignoirs
blancs, épais comme une peau d'ours, qu'on trouve dans les hôtels
de luxe. Puis elle sort sur la terrasse et observe le trou noir du
désert. Un autre univers. Elle ignore ce qui l'attend là-bas.
Elle n'a rien d'une cruche. Avant de venir ici elle s'est
documentée sur le musée. Internet n'est pas fait pour les chiens.
Les légendes vont bon train dès qu'on évoque ce bâtiment
inclassable.

A l'origine il a été bâti dans les années 50 par un milliardaire du


pétrole jouant les paléontologues à ses heures perdues : Wilfrid
Egon van Karkersh, un drôle de bonhomme qui a eu la chance de
découvrir des fossiles préhistoriques lors de sondages destinés à
localiser des nappes pétrolifères. Des photographies de l'époque le
montre, posant au pied d'un tyrannosaure roi reconstitué mais
incomplet.
Au fil des décennies, sa collection a pris de l'ampleur, et l'on
venait de tous les coins du monde pour l'étudier. Afin d'éloigner les
simples curieux, Van Karkersh exigeait un droit d'entrée de
plusieurs milliers de dollars. Pour se venger, un universitaire –
éconduit car désargenté – fit courir le bruit que les fossiles étaient

16
des contrefaçons, et que l'opération reposait sur une arnaque.
Van Karkersh avait beaucoup d'ennemis ; ceux-ci
s'employèrent activement à grossir la rumeur. Humiliée, déçue, leur
victime décida de fermer le musée. A sa mort, ses héritiers
vendirent le bâtiment à un entrepreneur de fêtes foraines qui eut
l'idée d'en faire une arène robotisée où s'affronteraient des
dinosaures mécaniques crachant le feu et pissant le sang par de
fausses blessures ménagées dans leur peau de caoutchouc. Là
encore, la malchance frappa. Lors d'un combat, un stégosaure
télécommandé – victime d'une panne – fonça dans la foule,
piétinant une dizaine de spectateurs. Le procès qui s'ensuivit ruina
l'entrepreneur, et le bâtiment fut à nouveau mis en vente.
Vint l'époque des combats de gladiateurs, puis celle de la
maison des plaisirs interdits. Ces fameux plaisirs incluant ce
qu'aujourd'hui on classerait dans la catégorie snuff movie.
Les organisateurs se firent une spécialité des spectacles de
jeunes filles dévorées vives par des chiens affamés. Les
malheureuses étant recrutées parmi les émigrées clandestines
livrées à pleins camions par des passeurs sans scrupules. Ces
horreurs, filmées, étaient ensuite vendues fort cher à des amateurs
recrutés dans le monde entier. Les plus riches avaient également la
possibilité d'assister à ces représentations en direct, à condition
d'acquitter la location d'une place estimée à plusieurs milliers de
dollars.
Une intervention musclée du FBI et de l'ATF mit fin à ce
commerce qui avait déjà fait un grand nombre de victimes dont on
s’était débarrassées en les jetant dans la crevasse géante zigzaguant
non loin du musée.
C'est alors que le bâtiment fut préempté par le
Gouvernement... et proclamé Centre de recherche, terme vague
autorisant bien des interprétations.
Les infos du Net s'arrêtaient là, du moins en ce qui concernait
la partie crédible. Suivait un échantillonnage de théories grotesques
: prison secrète pour extraterrestres capturés sur la fameuse Zone
51. Hangar où l'on s'efforçait de comprendre le fonctionnement
d'une soucoupe volante échouée dans le Nevada. Clinique secrète
où se remettaient lentement de leurs problèmes de santé JFK, Elvis,
Marilyn Monroe et James Dean.
Quant à la véritable fonction des lieux, le mystère restait

17
entier.
Ana elle-même n'est pas certaine qu'on lui ait servi autre chose
qu’une vérité parcellaire, réarrangée à l’usage des troufions dont
elle fait partie. Une simple cuve de gaz de combat affligée d’une
fuite? Vraiment?

Contrairement à ce qu'elle craignait, elle s'endort dès la tête


posée sur l'oreiller, d'un sommeil sans rêve.
Elle s'éveille à l'aube, selon son habitude, enfile son treillis et
gagne, par les rues désertes, la zone de cantonnement. Elle a
rendez-vous avec Scanboy, le type chargé des équipements
spéciaux. C'est un lieutenant de la division scientifique, la trentaine,
le crâne rasé. Une physionomie de pugiliste qui ne correspond
guère à sa fonction. On l'imaginerait plutôt dans les Forces
Spéciales, commandant un groupe d'assaut. Il s'exprime avec
l'accent Ivy League des universitaires, sans pour autant dédaigner la
grossièreté. En cet instant, il se tient raide de l'autre côté d'une
table surchargée de matériel miniaturisé.
—Bon, attaque-t-il, je ne vais pas vous assommer
d’explications techniques, sachez seulement que tout ce que vous
voyez là a pour fonction de vous permettre de survivre en zone
hautement hostile. D'abord le vaccin. Je vais vous administrer une
dose initiale, assez forte.
—Et en ce qui concerne la calcification? demande Ana.
—Là, il n’y a pas grand-chose à faire, c’est la roulette russe.
Tout dépendra de votre ADN. Heureusement, vous semblez faire
partie des 25% de chanceux, cela dit ce n’est pas 100% garanti. Vous
n’êtes pas à l’abri d’une mauvaise surprise. Si votre protection auto-
immune s’effondre brusquement vous sentirez des raideurs dans
vos membres, des courbatures, comme un début de paralysie. C'est
simple, vous aurez brusquement la sensation d'avoir soixante-dix
ans et d'être percluse de rhumatismes. En réalité, ça signifiera que
le gaz a commencé à durcir vos tendons, vos articulations. Peu à
peu, vous perdrez l'usage de vos jambes, de vos bras... bref, vous
serez foutue, le reste suivra rapidement. Dès le cerveau calcifié,
vous ne ressentirez plus rien pour la bonne raison que vous aurez
été changée en statue. Vous pigez ? Je n'exagère pas, ça va très vite.
Soyez réactive et toujours à l'écoute de votre corps. Interprétez la
moindre petite douleur comme un signal d'alarme potentiel. Un

18
élancement à la cheville, ce peut être une simple foulure, mais aussi
le premier stade d'un verrouillage de l'articulation. Dans ce cas
faites votre examen de conscience et recommandez votre âme à
Dieu.
—D'accord, fait Ana gagnée par la nervosité.
—Je vous ai préparé une vingtaine de doses anti-amnésie en
comprimés. Lorsque vous les aurez toutes utilisées, battez en
retraite sans attendre car vous serez alors sans défense face aux
émanations de gaz. Et surtout, surtout, ne jouez pas les infirmières
au grand cœur en refilant vos cachets à ceux qui vous entourent. Ne
déconnez pas. Vous n'êtes pas là pour leur porter secours, voyez en
eux des dommages collatéraux. Soyez sans pitié, ne vous laissez pas
émouvoir. Songez que si une cuve explose, c'est la moitié sud des
États-Unis qui sera touchée... et si le vent se met de la partie, les
effluves remonteront vers le nord. Ça donnera des villes entières
peuplées de statues. Un coup mortel porté au tourisme! C'est
compris ?
—Compris, lâche la jeune femme.
—J'espère, grogne Scanboy. Ce matos est hyper difficile à
obtenir, ne le gaspillez pas. Passons à la suite : les lunettes...
D'une boîte il sort une paire de grosses lunettes enveloppantes
comme en portent certains aveugles.
—Ne vous en séparez jamais! martèle-t-il. Le gaz est inodore,
incolore, vous aurez beau renifler comme un renard sur la piste d'un
lièvre, votre odorat ne parviendra jamais à le repérer. Ces lunettes
sont équipées de filtres spéciaux qui réagissent aux émanations en
changeant de couleur. Les cristaux incorporés dans les verres virent
au rouge dès que le vent souffle le gaz dans votre direction. Si les
verres sont seulement roses, contentez-vous de prendre le large et
de vous éloignez jusqu'à ce qu'ils recouvrent leur transparence
habituelle. Si, par malheur, ils deviennent de plus en plus rouges,
avalez immédiatement une dose de rappel.
Ana pose les lunettes sur l'arête de son nez. Elles sont lourdes,
et les branches lui serrent les tempes.
—Bon, reprend le jeune homme. Le reste de l'équipement est
standard : émetteur récepteur miniaturisé, pointeur de marquage
laser si vous devez indiquer une cible à l'aviation, trousse de
premier secours classique : morphine, kit de chirurgie, antibiotique.
Tout cela en mini-doses pour passer inaperçue. On va vous déguiser

19
en touriste afin que les autres ne vous repèrent pas au premier
coup d'œil. Je ne sais pas du tout ce que vous allez trouver là-bas.
Ceux qui ont survécu à la calcification sont peut-être devenus
cannibales? Non, je déconne, quoique...
—Vous ne disposez d'aucune photo?
—Non, le musée émet une couverture magnétique qui brouille
drones et satellites. Pas moyen de voir ce qui s’y passe, nos écrans
sont aussitôt saturés de parasites. Mais c'est normal, cette
couverture a été mise en place lorsque la section scientifique a
réquisitionné le musée. Il n'était pas question de se laisser
espionner par les Popovs ou les Chinois. Aujourd'hui on est bien
emmerdés d'avoir pris tant de précautions puisqu’elles se
retournent contre nous! Ah! encore un truc : sur la branche droite
de vos lunettes vous sentirez une saillie. C'est une mollette qui
transforme les verres en jumelles, ça vous permettra d'examiner le
bâtiment sans en avoir l'air. Je suis désolé de ne pas être en mesure
de vous procurer une protection de meilleure qualité. Une fois là-
bas, vous serez livrée à vous même, sans appui feu.
Le garçon pousse un soupir pour souligner son impuissance,
puis se dirige vers un paquet de vêtements entassés sur une table.
—Voilà les fringues que vous porterez, annonce-t-il. Je ne sais
pas si elles seront à votre goût mais surtout n'en changez pas. On a
cousu à l'intérieur des doublures des dizaines de comprimés
nutritifs et des cachets de sel qui ralentiront la déshydratation.
Gardez à l'esprit qu'à midi, en ce point du désert, la température
grimpe fréquemment à 65-68 degrés, et qu'il n'y a pas le moindre
centimètre carré d'ombre où se réfugier, si ce n'est autour des
oasis.
Ah! J'allais oublier, un petit cadeau : des comprimés qui vous
empêcheront de pisser et de transpirer en trop grande quantité,
mais n'en abusez pas. A utiliser en dernier recours, si vous n'avez
plus aucun moyen de vous hydrater.
Le plus important : les cachets hypermnésiques qui ravivent
les souvenirs sont bleus. Je vous recommande de noter la couleur
de toutes ces pilules afin de ne pas vous mélanger les pinceaux.
Bon, j'ai fini. L'important c'est que vous ne soyez pas démasquée
par les gens qui se planquent là-bas et refusent de revenir. On n'a
aucune idée de ce qu'ils pensent ou de ce qu'ils ont l'intention de
faire. Tout ça reste très flou. Peut-être, à l'heure qu'il est, sont-ils

20
tous calcifiés, mais on n'en sait rien. Ils ont peut-être subi un lavage
de cerveau ou je ne sais quoi. N'oubliez jamais que vous êtes une
touriste venue jouer aux bandits manchots à Vegas, une secrétaire
désireuse de s'encanailler dans la ville du jeu l'espace d'un week-
end.
—J'ai pigé, lâche Ana. Mais il est évident que je ne pourrai me
mettre en marche qu'à la nuit tombée. Pas question de crapahuter
en plein soleil.
—Je comprends, mais il fera sacrément froid. Ici, en plein jour
c'est la fournaise, mais la nuit c'est la banquise.
—Je sais. Vous ajouterez quelques couvertures thermiques en
Milar à ce bazar. Pliées on peut facilement les dissimuler et elle ne
pèsent rien.
—Comme vous voulez. Vous devrez faire gaffe. Le désert est
truffé de crevasses et d'arroyos asséchés. On peut facilement
tomber dedans. Sans compter les serpents qui sortent à la fraîche
pour faire leurs emplettes.
—Je suis au courant, élude la jeune femme, ne vous bilez pas
pour ça. J'ai l'habitude.
Elle n'avait pas l'intention de crâner, mais le ton paternaliste
du scientifique lui a tapé sur les nerfs.
—On se revoit ce soir, lance-t-elle avec une fausse désinvolture
en tournant les talons.

4.
De retour dans sa chambre d'hôtel, elle occupe la matinée en
exercices d'assouplissement. Elle veut préparer son corps aux
agressions qui l'attendent : l'extrême chaleur diurne, le froid quasi
polaire de la nuit du désert. Ces extrêmes ont de quoi délabrer les
meilleurs athlètes. Nue, elle s'étudie dans le miroir en pied de la
salle de bains. Elle est musclée, endurcie par dix ans de close-
combat. Sa souplesse et sa vivacité lui ont épargné d'être trop
souvent blessée. Elle ne conserve que trois cicatrices, une à l'épaule
gauche (coup de couteau), une ligne fripée sur la hanche droite
(balle en séton), et la plus sérieuse : le cisaillement d'un éclat de
grenade à l'intérieure de la cuisse qui a bien failli lui sectionner
l'artère fémorale. En dépit de ces coups de malchance elle n'a
jamais songé à quitter l'armée. Que ferait-elle une fois revenue à la
vie civile ? Malgré tous ses efforts elle ne parvient pas à s'imaginer

21
caissière dans un supermarché, technicienne de surface ou
employée aux écritures dans une quelconque administration... Non,
sans sa dose quotidienne d'adrénaline elle sombrerait dans la
dépression, l'alcoolisme ou la drogue. Elle connaît trop d'anciens
soldats devenus des épaves après leur démobilisation. La vie
normale ? Non, ce n'est pas pour elle. D'ailleurs, du plus loin qu'elle
se souvienne, elle n'a jamais mené une vie normale.

Quand elle était gamine, elle attendait avec impatience le


moment où son père cesserait d'être un simple livreur pour devenir
le pisteur indien qui l'entraînerait dans la forêt et lui apprendrait à
devenir aussi rusée et furtive qu'un animal sauvage. A cet instant,
Alejandro se métamorphosait en quelqu'un d'autre, il devenait
réellement Hasha-Ko-Nawa, celui qui marche dans les traces de
l'invisible. L'espace d'une demi-journée il se changeait en héros; le
balayeur-garou se défaisait de sa défroque civilisée pour devenir le
guerrier nu qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être.
Ana a vécu ces instants avec une intensité qu'elle n'a jamais
retrouvée par la suite, même dans les combats de rue entre bandes
rivales, même à la guerre sous le feu de l'ennemi. Elle ne sait
pourquoi mais elle espère qu'un jour le miracle se produira. Qu'elle
vibrera à nouveau comme jadis quand elle galopait sur les traces
d'un loup mâle alpha, armée d'un simple tomahawk improvisé à
partir d'un bâton et d'un caillou.
Peut-être cela se produira-t-il ce soir, dans la nuit du désert,
qui sait ?
Une fois, la psy qu'on l'a forcée à consulter au retour d'une
opération dramatique lui a déclaré :
— Vous êtes droguée à l'adrénaline. C'est courant chez les
combattants, mais il faut vous détacher de ça, prendre du recul...
La pauvre n'avait rien compris. Ana n'a aucun désir de prendre
du recul. Elle n'existe qu'au cœur de l'explosion, elle est celle qui
marche dans le feu en crachant et pissant de l'essence pour
décupler la force des flammes et les empêcher de s'éteindre! Elle
est Hasha-Ka-Nawati, comme la surnommait son père : celle qui
déchire le loup avec les dents.
Ce soir, alors qu'elle s'apprête à plonger dans l'inconnu, elle a
besoin de ces mythes de pacotille pour avoir le courage de défier les
démons qui transforment, par leur seul souffle, les humains en

22
statues. Puisqu'il le faut, elle redeviendra Hasha-Ka-Nawati.

Elle s'étend sur la moquette et tente de se rappeler tout ce


qu'un sergent instructeur lui a jadis enseigné sur les dangers du
désert.
Elle sait qu'il convient de se méfier des écarts d'amplitudes
diurne/nocturne : 55° en journée peuvent dégringoler à -3° dès le
soleil couché, voire atteindre des températures encore plus basses
de l'ordre de -6°ou -8°. S'ajoute à cette première agression le
problème de l'hydratation.
—En journée, gueulait le sergent, il vous faudra biberonner 4
litres de flotte tous les 15 kilomètres, par une température
d'environ 55°. La nuit, sur la même distance, la moitié suffira.
Essayer de pisser le moins possible; quel que soit le volume d'eau
que vous boirez, ce ne sera jamais assez car la transpiration vous
asséchera plus vite que vous ne biberonnerez; vous serez donc
toujours à moitié déshydratés. On ne rigole pas avec la
déshydratation, dès que vous aurez atteint le seuil critique, vous
ressentirez des crampes, des maux de tête, et vous ne tarderez pas
à tomber en syncope... ce qui donnera au soleil le loisir de vous rôtir
un peu plus la couenne.
Avait suivie l'énumération des symptômes par ordre croissant
de gravité : rash cutané, éclatement des vaisseaux, coup de chaleur
entraînant la mort.
En résumé il est très difficile de survivre dans le désert si l'on
ne dispose pas d'un point d'eau à proximité, et de la possibilité de
se réfugier à l'ombre. Ana estime qu'à l'heure présente, la plupart
des fuyards sont morts. Quant à ceux qui ont eu la chance
d’échapper aux bourrasques de gaz et d'atteindre une oasis ils ne
doivent pas être fringants.

Quand le soleil baisse à l'horizon, elle quitte l'hôtel pour


rejoindre Scanboy.
—J'ai consulté les données météo, annonce-t-il. Vous avez de
la chance, cette nuit la température ne devrait pas descendre en
dessous de 4°. Ce sera supportable.
—Donnez-moi les coordonnées du point d'eau le plus proche,
répond la jeune femme. J'irai dans cette direction, j'y retrouverai
peut-être une partie des fuyards. De toute manière il me faudra

23
faire plusieurs haltes avant d'atteindre le musée.
—J'ai préparé tout ça, lance le scientifique, mais je ne peux pas
garantir que les boussoles seront capables d'indiquer le nord
magnétique. Le musée est équipé d'un brouilleur ayant pour
fonction de détourner les tirs d’éventuels missiles. Si le générateur
de contre-mesures fonctionne encore, ne comptez pas sur votre
GPS pour vous indiquer la route. Mieux vaut vous guider sur les
étoile. Par chance, ce soir, le ciel est clair. J'ai prévu trois litres
d'eau, ça va vous alourdir, mais c'est le minimum. Marcher dans le
sable est difficile, vous allez pas mal transpirer.
—La première oasis est à combien ?
—Trente-trois kilomètres. C’est Pit 1. Comptez six ou sept
heures de marche minimum. A condition de ne pas vous tromper de
direction. Si la chance est avec vous, vous l'atteindrez aux premières
lueurs de l'aube, juste avant que le soleil ne commence à vous
brûler vive.
—Je m'envelopperai dans les couvertures en Milar, ça me
protégera.
—Par précaution je vais vous faire une injection de vaccin, au
cas où vous seriez prise dans une bourrasque de gaz. La nuit, les
lunettes de détection ne fonctionnent pas. Ce n’est certes pas le
remède miracle dont on aurait besoin, mais ça vous protégera
jusqu’à ce que vous sortiez de la zone infectée.
Ana fait le vide dans sa tête tandis que le jeune homme s'agite
au-dessus de ses instruments. Elle a conscience de se lancer dans
une mission suicide car les probabilités ne penchent pas en sa
faveur. En vérité, toutes les données semblent concourir à sa perte,
mais elle en éprouve une étrange excitation. Ce ne serait pas la
première fois qu'elle ferait mentir les statistiques!
Elle entreprend de s’équiper, de se déguiser en touriste (même
si elle juge cette précaution inutile). Elle boucle autour de ses reins
la ceinture de toile multi-poches contenant la radio et les divers
instruments de survie classiques. Les pilules, les pastilles, sont
réparties dans la doublures des vêtements. Elle grimace, ce
matériel, si léger soit-il, lui paraîtra horriblement lourd après trois
heures de marche dans le sable. La sueur et les frottements répétés
engendreront des douleurs lancinantes, des irritations de plus en
plus insupportables. Elle sait de quoi elle parle, elle est déjà passée
par là.

24
Scanboy lui tend un sac en toile fleurie, bordé de franges
ridicules, très Children of love.
— C’est votre gourde, explique-t-il. Trois litres. J’ai préféré la
déguiser en sac à main pour éviter qu’on ne vous l’arrache. Vous
allez peut-être tomber sur des gens prêts à tuer pour une gorgée
d’eau.
Il n’a pas tort. Un jour, lors d’une opération de commando
dans le désert, Ana a vu ses compagnons de patrouille en venir aux
mains pour une outre aux trois quarts vide. La soif rend fou, elle
provoque des hallucinations, fortifie les idées fixes.
S’estimant prête, elle marche vers la porte.
— Je ne vous souhaite pas bonne chance, grommelle Scanboy.
— Ce serait inutile, rétorque Ana. Je ne crains rien puisque le
Diable marche avec moi.
— Quoi?
— Rien, c’est juste le refrain d’une vieille chanson de marche
de la Légion étrangère. Le Diable marche avec moi …
Elle sort. Le vent glacé la gifle aussitôt. Le contraste après la
chaleur atroce de la journée a de quoi flanquer la chair de poule aux
plus endurcis. Elle se dirige vers la haute barrière métallique
dressée entre le désert et la ville. Les soldats préposés à la
surveillance du check point ont été prévenus. Ils la saluent et
relèvent la barrière. Ana franchit cette frontière dérisoire en leur
rendant leur salut.
Une fois de l’autre côté elle s’oriente, comparant les données
du GPS avec les étoiles. L’influence des brouilleurs ne se fait pas
encore sentir, cela changera dès qu’elle se rapprochera du musée.
Dans une heure, elle ne pourra plus se fier aux indications de la
boussole.
Elle gonfle ses poumons comme si elle allait plonger du haut
d’une falaise, puis se met en marche. Le tout est de trouver le bon
rythme, de tenir la cadence et la distance. C’est pourquoi elle a
enfilé ses chaussures fétiches, celles qui l’ont déjà fidèlement servie
sur des centaines de kilomètres.
“ Crapahuter dans le sable est une vraie chierie! ” avait
coutume de répéter leur sergent instructeur, et il avait raison,
surtout lorsqu’il s’agit d’un sable non tassé, sans cesse brassé par
des vents contraires qui lui conservent sa pulvérulence. Rien à voir
avec la traditionnelle promenade en bord de plage après la marée,

25
lorsqu’on se ballade pieds nus et qu’on trouve ça cool.
Ana sait que, d’ici peu, les muscles de ses mollets et de ses
cuisses deviendront douloureux. Déjà, alors qu’elle vient à peine de
tourner le dos à la cité, elle doit remonter son écharpe sur le bas de
son visage pour échapper à la morsure des grains de silice que la
bourrasque lui écorche les lèvres. Devant l’insistance des rafales qui
semblent la repousser, elle chausse les lunettes de protection.
Courbée, elle avance avec régularité en essayant de faire le
vide dans sa tête. Surtout ne pas se mettre à gamberger, se
contenter d’être une mécanique dont les engrenages s’emboîtent
avec régularité.

Comme elle s’y attendait, au bout d’une heure, en dépit du


froid, elle est couverte de sueur. S’arrêter, c’est courir le risque
d’attraper la crève. Le sergent leur avait expliqué qu’au Pôle Nord, il
arrivait la même chose aux gars qui crapahutaient dans la neige.
Dès qu’ils s’immobilisaient, la sueur gelait sur eux, et leurs
vêtements humides devenaient aussi rigides que du bois. Désormais
incapables de bouger, les pauvres mecs crevaient sur place.
Soudain, la lune sort des nuages, éclairant plusieurs silhouettes
immobiles qui semblent l’attendre… ou la guetter?
Après une seconde d’hésitation, elle agite les bras en
exagérant la gaucherie de ses gestes. Passer pour une gourde est
souvent la meilleure façon de surprendre un adversaire.
— Hé! lance-t-elle. Attendez-moi! Je suis perdue… Hé! Vous, là-
bas…
Mais ses mimiques n’amènent aucune réponse. Se préparant
au pire, elle continue à progresser. Enfin, elle aperçoit le premier
individu. Il se tient courbé, ne la regarde pas. La lumière blafarde lui
fait le teint gris. Devant l’immobilité du groupe, Ana comprend sa
méprise. Elle se trouve au milieu d’une bande de retardataires
pétrifiés par les émanations gazeuses. La calcification les a statufiés
au milieu d’un geste. Seuls leurs vêtements ont échappé à la
métamorphose. Ana tend la main, touche le visage du plus proche.
C’est dur, lisse, mais cela répand une vague odeur de moelle. Un
souvenir la submerge : l’odeur des os qu’elle broyait lorsque, jeune
recrue, elle écopait de la corvée de chenil où grondaient les
molosses de combat chargés d’ouvrir un chemin aux fantassins à
travers les champs de mines. Oui, les os qu’elle jetait dans la

26
moulinette électrique, et leur puanteur organique. C’est la même
odeur que répandent les statues calcifiées.
Au dégoût succède la peur. Le gaz est donc capable d’agir aussi
rapidement?
Elle dénombre six cadavres, quatre femmes et deux hommes,
plantés dans le sable, immobiles pour l’éternité. N’était l’odeur qui
s’en dégage, on les prendrait pour des statues qu’un artiste post-
moderne aurait décidé d’habiller afin d’illustrer une fumeuse
théorie existentielle.
Ana s’ébroue, elle n’a pas le temps de s’attarder. Elle calcule
qu’elle doit se trouver à trois heures du premier point d’eau. Elle ne
ressent pas encore les effets de la fatigue, mais cet arrêt prolongé
lui rappelle que la température n’excède pas 3°, et qu’elle grelotte.
Il lui faut, sans plus tarder, se remettre en marche. A quelque chose
malheur est bon : les statues démontrent qu’elle va dans la bonne
direction. Certitude rassurante, car il est facile de tourner en rond
dans le désert, la nuit. L’uniformité est la pire des tromperies.
La jeune femme reprend sa course opiniâtre en s’efforçant de
faire taire les questions qui virevoltent dans sa tête : est-elle
réellement protégée par le vaccin? Et pour combien de temps
encore? Et si c’est effectivement le cas, se pose alors le problème de
l’amnésie… On lui a injecté une telle dose de sérum qu’elle doute
d’échapper aux effets secondaires. Quand va-t-elle commencer à
perdre la mémoire? Le phénomène sera-t-il progressif ou bien se
réveillera-t-elle un matin ignorant qui elle est? Tout est à craindre,
aucune menace ne peut être écartée.
Peut-être devrait-elle déjà s’organiser en prévision d’un futur
effacement mémoriel? Prendre des notes, s’adresser des messages
à elle-même, noter son nom sur un bout de papier, expliquer en dix
lignes ce qu’elle est venue faire ici?
La violence, le danger, ne lui font pas peur, il en va autrement
de la décrépitude mentale. De la déchéance intellectuelle, telle
qu’elle a pu en voir maints exemples dans les hôpitaux militaires où
s’entassent les vétérans victimes de dommages cérébraux
incurables.
Elle se raidit, luttant pour se reprendre. Allons! ce n’est ni le
lieu ni le moment de s’abandonner aux idées noires. Il lui reste une
longue route à parcourir.

27
5.
Scanboy ne s’est pas trompé dans ses calculs : alors que les
premières lueurs de l’aube diluent la nuit, Ana distingue enfin les
contours d’une palmeraie. Confirmant la présence d’un point d’eau,
des plantes épineuses ont fleuri de façon anarchique. Un coup d’œil
à sa montre lui signale qu’elle marche depuis six heures. Elle souffre
des pieds en dépit des chaussures spéciales. Elle donnerait cher
pour les tremper dans une bassine remplie de glaçons.
L’atmosphère se réchauffe déjà, et vite. Avisant un amas de
rochers, Ana décide de s’y embusquer le temps d’étudier les lieux.
C’est l’occasion pour elle d’utiliser les lunettes magiques mises au
point par le service scientifique. La fonction grossissement donne
une image nette qui lui permet de se faire une idée précise du
campement. Outre les palmiers dattiers, l’oasis a donné naissance à
une végétation épineuses, assez dense, typique du désert. Ana note
la présence d’anciennes casemates en adobe. La plupart à demi
effondrées. Les vestiges d’un ancien pueblo abandonné depuis une
éternité. Des gens vont et viennent avec nonchalance autour du
point d’eau, affublés de vêtements de ville qu’ils ont plus ou moins
customisés pour les adapter à la fournaise. En citadins accomplis, ils
ont bien sûr accumulé les erreurs à ne pas commettre quand on se
promène dans le désert , la plus grave consistant à s’exposer torse
nu en plein soleil et à découper les jambes de son pantalon pour le
transformer en bermuda, ou encore à se dire qu’un slip et un
soutien-gorge font un bikini acceptable!
Il y a là une trentaine d’individus qui paraissent encore en
bonne santé alors qu’Ana s’attendait à trouver des naufragés à
l’agonie. Certains, assis dans l’herbe, se trempent les pieds dans
l’eau comme au bord d’une piscine. Aucun ne présente des signes
de panique ou de désespoir. Ana a l’impression d’espionner les
pensionnaires d’un club de vacances… C’est foutrement
dérangeant, d’autant plus qu’ici et là se dressent les dépouilles
calcifiées des malheureux qui n’ont pas eu la chance, eux,
d’échapper à la calcification.
Un village de vacances installé au milieu d’un cimetière…
songe-t-elle.
Un rire de femme lui parvient, faisant écho à une plaisanterie
qu’elle n’a pu entendre.
Ana hésite. Elle avait prévu de se présenter comme une

28
retardataire égarée dans le désert, mais elle se demande tout à
coup si c’est la bonne solution.
Elle juge prudent d’enterrer une partie de son équipement
derrière les rochers, ne conservant que les lunettes. On s’étonnerait
de la présence d’un émetteur militaire longue portée chez une
secrétaire en vacances. Les chaussures de randonnée pourraient
éveiller la curiosité, bien sûr, mais elle ne peut s’en passer, d’autant
plus que, d’ici une heure, le sable deviendra plus brûlant qu’une
carrosserie de voiture garée au soleil.
Les diverses pilules cousues dans la doublure de son blouson,
elles, ne constituent pas un problème.
A travers les lunettes, elle scrute le ciel, à la recherche d’une
bourrasque néfaste. Elle ne repère aucune menace. Bon! elle ne
peut rester plantée là, il lui faut établir le contact.
Elle se redresse et, feignant de tituber, prend la direction de
l’oasis. Quand elle en est proche, elle réalise que tout le monde la
regarde, le sourire aux lèvres. Une jeune femme, seins nus— et qui
a transformé son chemisier en paréo— vient à sa rencontre. Elle est
rousse, jolie, la trentaine. Son torse est couvert de cloques
érythémateuses dues à une multitude de coups de soleil… dont elle
ne semble pourtant pas souffrir.
— Salut! lance-t-elle. Je m’appelle Nickie. Tu t’étais perdue? Tu
as de la chance de tomber sur nous, c’est l’oasis le plus sympa du
désert. Les autres n’ont pas le sens de la fête.
Elle achève sa tirade par un rire niais qui évoque pour Ana
l’hilarité puérile qui secoue les drogués. Elle a l’air de planer…
D’ailleurs, à mieux y regarder, ils ont tous l’air de planer. Au cou de
la fille pend un collier de métal doré qui forme les lettres RITA.
Alors? Nickie ou Rita?
— Viens te baigner, reprend Nickie, l’eau est super bonne! Pas
besoin de maillot, on est entre nous. Tous le monde est cool.
Ana lui emboîte le pas en prêtant une oreille distraite à son
babillage. Du coin de l’œil, elle prend la mesure des lieux. Les
fuyards semblent avoir constitué une sorte de communauté
évoquant le mouvement hippie de la fin des Roaring sixties. Aucune
inquiétude n’émane de ces survivants avachis dont plusieurs rient
sottement. Le plus dérangeant c’est que ces doux allumés côtoient,
sans en être incommodés, les statues calcifiées de leurs
compagnons de fuite. Ana dénombre une vingtaine de cadavres

29
figés au beau milieu d’un mouvement, et auxquels personne n’a eu
l’idée d’offrir une sépulture.
Nickie, qui a surpris les coups d’œil d’Ana, lance :
— Fais pas attention aux morts, ils n’ont pas eu de chance,
c’est tout. Ils ne faisaient pas partie des élus. Quand le CHOIX a eu
lieu, ils n’ont pas tiré le bon numéro. Moi, je pense que c’est ce qui
pouvait leur arriver de mieux. Il y avait probablement en eux un
ferment de discorde, ils auraient fini par nous monter les uns contre
les autres, et plomber l’ambiance.
— Hum, hum… se contente de marmonner Ana.
— Tu vas t’installer chez moi, décide Nickie. Il y a plein de
maisons vides, c’est un peu comme un village de vacances, tu vois?
— Vous êtes combien?
— Je sais pas et je m’en fous. Une centaine ? Mais il y a
d’autres oasis beaucoup plus peuplées. Ici c’est mieux, on se
connaît tous. De toute manière il y a eu pas mal de déchets.
— Des déchets?
— Oui, quoi… Tu comprends ce que je veux dire? Des mecs et
des nanas changés en statues parce qu’ils ne convenaient pas.
— Ils ne convenaient pas à quoi?
— Tu comprendras peu à peu. Si tu es arrivée vivante jusqu’ici
c’est qu’Arlon considère que tu as le bon profil, alors pas
d’inquiétude! Ça roule! Le gaz est là pour effectuer un tri dans le
panier de pommes. Les pommes pourries sont calcifiées, les bonnes
restent en vie.
— Arlon?
— Oui, celui qui commande au vent. Il vit là-bas, dans cet
énorme bâtiment qu’on appelle le musée. C’est lui qui décide, c’est
lui qui choisit… bon, assez discuté, ça me flanque la migraine, viens
te baigner.
— Heu… fait Ana en effleurant de l’index la breloque qui pend
au cou de son interlocutrice. Tu t’appelles comment? Rita ou
Nickie?
— Je n’en sais rien, en fait, pouffe la fille. J’ai dit Nickie au
hasard, mais demain ce sera peut-être Amanda ou Ingrid. Il y a plein
de trucs dont je ne me souviens plus, et c’est super. Tu verras, on
s’y habitue. Chaque nuit, tu oublies ce que tu as fait la veille, les
gens que tu as côtoyés. Alors , le matin tout te semble neuf. Si tu
t’es engueulé avec quelqu’un, tu n’en gardes aucune souvenir, et lui

30
non plus, alors vous pouvez redevenir copains comme si de rien
n’était. C’est génial, non? Le passé, les souvenirs, ça craint un max!
C’est des trucs de vieux! Arlon t’expliquera tout ça mieux que moi.
— Tu trouves ça vraiment bien? hasarde Ana, décontenancée.
— Oui, par exemple : tu en avais marre de ton mec, tu
envisageais de le plaquer, mais comme tu l’as oublié pendant la
nuit, au matin c’est de nouveau un inconnu sur lequel tu craques à
fond, donc vous repartez tous deux à zéro en ignorant que vous en
étiez arrivés à vous flanquer des baffes. Tout nouveau tout beau!
C’est le grand amour!
— Évidemment, vu comme ça.
— Tu verras, avec un peu de chance demain on fera de
nouveau connaissance, et si on finit pas s’engueuler aujourd’hui, on
ne s’en souviendra plus. On redeviendra de grandes copines.
Ana préfère ne pas insister. Elle sait que la désorientation et
l’amnésie constituent les deux premiers symptômes d’une
intoxication au gaz de combat. Ils précèdent la calcification générale
du corps, ce ne sont que des effets transitoires annonçant la mort.
Or, ici, ces effets secondaires, semblent durer plus que de coutume.
Surtout l’amnésie... Par ailleurs, Ana n’avait jamais envisagé qu’une
victime puisse en tirer satisfaction.
Mais il y a plus étrange : ces survivants — si l’on excepte ceux
protégés par leur ADN — devraient déjà être statufiés. Or, il est
difficilement envisageable que tous ceux qui l’entourent possèdent
cette caractéristique. C’est statistiquement impossible. Pourquoi
alors sont-ils en parfaite santé? Quelque chose a ralenti le
processus mortel. Quoi? Une trop grande dilution dans l’air, peut-
être, qui a affaibli la puissance de l’aérosol?
Nickie semble déjà avoir oublié qu’elle lui avait proposé de se
baigner. Jouant les hôtesses de club de vacances, elle entreprend de
lui faire visiter le pueblo.
Une autre question tarabuste Ana : celle du ravitaillement.
Normalement ces gens devraient présenter des signes de
malnutrition puisqu’il y a déjà un bon moment qu’ils ont quitté
Vegas, or il n’en est rien.
— Comment fait-on pour bouffer? s’enquiert-elle.
Nickie esquisse une moue d’insouciance.
— Je ne sais pas trop, avoue-t-elle. Je crois me rappeler qu’on
nous livre de la nourriture.

31
— Qui ça? La pizzeria du coin?
— Non, je ne crois pas. Le matin on trouve des caisses sous les
arbres, près de la mare. Je suppose que quelqu’un vient les livrer.
Ça doit être ça, non?
— Qui quelqu’un ?
— Je ne sais pas, et je m’en cogne. C’est là quand on en a
besoin, c’est tout ce qui compte, non? Tu serais pas du genre à te
prendre la tête pour n’importe quoi, toi?
Ana sent qu’il serait maladroit d’insister. Elle ne peut toutefois
s’interdire de demander :
— Qu’est-ce qui t’a poussée à quitter la ville pour t’enfoncer
dans le désert?
Nickie hausse les épaules.
— Je ne sais plus, avoue-t-elle. Je crois que j’ai suivi les autres,
c’est tout. Tout le monde a suivi quelqu’un qui suivait lui-même
quelqu’un… et ainsi de suite. Et toi?
— Pareil, ment Ana. Ça m’a semblé la chose à faire. Une
évidence. Et puis le désert, c’est super pour courir, non?
— Ouais, moi aussi j’ai ressenti ça. C’est ça, une évidence,
comme une force qui m’attirait, mais c’est tout brouillé dans ma
mémoire. En fait, je m’en balance. Ici on est super bien, on profite
de l’instant. S’il arrive quelque chose de désagréable, on ne se
prend pas la tête parce qu’on sait que demain on aura oublié. On ne
risque plus de se payer un ulcère ou une dépression. Seul compte le
moment présent. C’est ça la vraie vie, non?

6.
Lorsque Nickie lui fait visiter la casemate qu’elles vont
partager, Ana est surprise de la qualité de l’installation. D’où
sortent ces matelas pneumatiques, ces sacs de couchage, ce
matériel de camping flambant neuf? Dans une glacière s’entassent
des boîtes de bière et de soda, des sandwiches emballés comme en
on trouve dans tous les distributeurs des galeries marchandes.
Manifestement, quelqu’un prend soin des fuyards. QUI?
Ana ne se risquera pas à poser une question qui resterait sans
réponse et pourrait éveiller la méfiance de sa nouvelle copine de
chambrée. Elle choisit de calquer ses déclarations sur celles de
Nickie : Elle ne se rappelle plus vraiment ce qu’elle faisait avant…
Tout est en vrac dans sa tête. Elle a oublié son adresse, son numéro

32
de téléphone et sa date de naissance… Et aussi où elle est née. Des
informations ne cessent d’entrer en collision sans qu’elle soit
capable de faire un tri.
— Te casse pas le cul! s’exclame Nickie, je suis passée par là.
Au début on est déboussolée, inquiète, puis on apprend à s’en
foutre. Je suis très heureuse de m’inventer au jour le jour. Je me dis
qu’avant j’avais peut-être une vie de merde, mais que tout ça n’a
plus la moindre importance. Chaque jour je me réveille toute
neuve, et c’est super agréable : pas de remords, pas de rancune, pas
de tristesse.
— Tu as sûrement raison, lâche Ana, soucieuse de se
conformer au je-m’en-foutisme ambiant.

Durant la journée elle s’échine à s’intégrer à divers groupes,


avant de prendre conscience de l’inutilité de ses efforts puisque ses
nouveaux compagnons ne se rappelleront plus d’elle le lendemain,
et que tout sera à recommencer. Elle aura beau poser des
questions, personne ne sera en mesure de lui révéler qui est à
l’origine du ravitaillement clandestin.
Une vague angoisse la taraude : en s’attardant ici ne risque-t-
elle pas de finir décérébrée ? Contaminée par cette espèce de
maladie d’Alzheimer artificiellement provoquée ?
Et surtout : quel est le but de cette expérience?
Elle y voit bien sûr un avantage militaire : si l’on rend
amnésiques les habitants d’un pays, on évite tout risque de révolte,
toute résistance. Les malheureux ne savent même pas qu’il y a eu
une guerre et qu’on les a envahis! On efface d’un coup tout
ressentiment, toute souffrance. Ils finissent par admettre que les
choses ont toujours été ainsi et qu’il y a de grands avantages à
oublier la peur, la déchéance et l’humiliation. De là à les convaincre
qu’on leur a rendu service, il n’y a qu’un pas. Ainsi, les 25% qui ont
échappé à la calcification n’éprouvent aucun ressentiment envers
leurs envahisseurs, voire les accueillent à bras ouverts!
Mais, aujourd’hui que le contrôle du musée a échappé au
Gouvernement, qui tire les ficelles?
Une Intelligence Artificielle qui aurait pris les commandes?
Nickie a mentionné un certain Arlon. Serait-ce le nom de code d’un
ordinateur? Un stupide acronyme?
Ladite Nickie papillonne d’un groupe à l’autre, danse au son

33
d’un ghetto blaster fourni par le bienfaiteur inconnu dont l’ombre
pèse sur la communauté.
L’ambiance est celle d’une party où s’ébattraient des teen
agers défoncés; à cette différence près que les participants ont
quitté depuis longtemps l’adolescence. Euphorie et amnésie
semblent faire bon ménage. Ana lève les yeux vers le ciel, scrute les
nuages. Elle se crispe à l’idée qu’un drone les espionne peut-être. Si
c’est le cas, elle doit éviter de se singulariser en restant extérieure à
la fête, aussi s’applique-t-elle à imiter les déhanchements de Nickie.
Les autres sentent instinctivement qu’elle n’est pas des leurs car
aucun homme n’essaye de l’entraîner dans les buissons.
Elle se sent déstabilisée; ce faux club de vacances ne
correspond en rien à ce qu’elle s’attendait à trouver. L’affaire se
révèle plus embrouillée qu’on ne l’imaginait au QG.

La fête s’étiole, minée par l’ivrognerie des participants… et


peut-être les calmants additionnés aux boissons généreusement
offertes?
Ana — qui n’a bu qu’à sa gourde — feint de sombrer à son tour
dans la somnolence. Parvenue au seuil de la cabane de Nickie, elle
découvre la jeune femme emmêlée à un nouvel amant sur un
matelas pneumatique jaune vif. Tous deux dorment d’un sommeil
trop profond pour être naturel. Ana, n’excluant pas la possibilité
d’une caméra dissimulée, se laisse tomber sur le second matelas et
ferme les yeux en bredouillant des mots sans suite.
Elle aimerait pouvoir entrer en contact radio avec Erkart pour
lui rapporter ce qu’elle vient de voir, mais elle a enterré son
matériel hors de l’oasis, et craint d’attirer l’attention en déambulant
dans le désert alors que l’ensemble de la communauté a sombré
dans le néant. De toute manière, si le musée utilise un brouilleur,
elle n’a aucune chance d’établir une liaison intelligible.
La chaleur grimpe dans la cabane mal aérée, avivant les relents
de sécrétions corporelles.

Au bout d’une demi-heure, Ana entend le ronronnement


lointain d’un moteur. Elle parie pour un véhicule militaire chenillé.
Des renforts? Erkart aurait-il reçu l’ordre d’intervenir? Elle écarte
cette éventualité, et continue à feindre le sommeil.
Le bruit se rapproche. Un quart d’heure plus tard, le véhicule

34
s’arrête à l’orée de l’oasis. Ana perçoit les échos d’une conversation
étouffée. Des ordres, suivis d’un ramdam de déménageurs.
Plusieurs hommes vont et viennent à l’extérieur; lorsqu’ils passent
devant la cabane, la jeune femme voit qu’ils sont affublés de
scaphandres stériles et de respirateurs. Le type de protection
recommandée en cas de guerre chimique ou de contamination
virale. Ils portent des caisses. Probablement du ravitaillement. On
dirait qu’ils font le ménage. Trois d’entre eux, en scaphandres
rouges, s’agenouillent près des dormeurs pour les ausculter. Ils
semblent effectuer des manipulations dont Ana, mal placée, ne
peut suivre le détail. Injections ou prises de sang?
Soudain, l’un d’eux fait irruption dans la cabane. Après avoir
examiné Nickie et son partenaire, il leur administre une dose d’un
quelconque sérum au moyen d’un pistolet injecteur. Enfin,
découvrant la présence d’Ana, il se tourne vers elle et lui prend le
pouls. Persuadée qu’il va la démasquer, la jeune femme se prépare
à frapper, mais l’inconnu, pressé d’en finir avec cette corvée, lui
plante une aiguille dans la saignée du coude et remplit ses veines
d’une substance inconnue. Cette besogne effectuée, il se relève.
D’ailleurs, quelqu’un l’appelle à l’extérieur, pressé de lever le camp.
Encore deux minutes et le véhicule chenillé fait demi-tour,
repartant comme il est venu.
Ana se relève prudemment en se frottant le bras. La piqûre,
bâclée, lui a laissé un hématome au creux du coude. La tête lui
tourne un peu. Elle a peur de comprendre ce qui vient de se passer.
Les hommes en scaphandre sont venus effectuer un rappel de
vaccination sur leurs cobayes inconscient. En réalité, ils leur ont
injecté une substance qui inhibe les souvenirs… ou détruit la
mémoire. Voilà pourquoi Nickie et ses amis se complaisent dans
cette éternelle remise à zéro qui leur assure une virginité de l’esprit
sans cesse renouvelée.
Ana essaye de ne pas céder à la panique. Si elle ne réagit pas
très vite, elle se réveillera demain aussi décervelée que Nickie. Puis
elle se souvient des comprimés hypermnésiques de Scanboy. C’est
le moment ou jamais d’y avoir recours! Les mains tremblantes, elle
déchire la couture de sa veste pour récupérer la plaquette
correspondante — les cachets bleus — et avale deux comprimés en
s’aidant d’une gorgée de soda. Elle espère de toutes ses forces que
le médicaments combattra les effets du gommeur de mémoire qui

35
se répand déjà dans ses veines. Elle a à peine le temps de remiser
les pilules dans leur cachette que le sommeil la foudroie. Elle
s’effondre sur le matelas pneumatique.

Le rêve s’insinue en elle, sournoisement, tels ces vers


minuscules qui stagnent dans les mares et s’introduisent dans le
corps humain par les orifices naturels à l’insu de leur victime. D’un
seul coup il est là, lui emplissant la tête.
Elle voit…

Elle voit un homme, en contre-jour. Apparemment il ne fait


rien d’effrayant, Ana est pourtant terrorisée. L’homme se tient
devant un placard, il s’habille… Ou plus exactement accroche
quelque chose sur son torse. Ana ne distingue rien d’autre mais cela
suffit à l’épouvanter. Elle ne voit pas son visage car il le dissimule
sous un masque grotesque… Ana sait qu’elle ne devrait pas être là
et qu’elle contemple une cérémonie vouée à demeurer secrète. Elle
a commis une infraction.
Puis tout se brouille et elle se réveille. Les autres dorment
encore. Elle a très mal à la tête, la nausée. Des élancements
insupportables lui vrillent les tempes, elle suppose qu’il s’agit d’un
effet secondaire des hypermnésiques. Elle se lève au ralenti, titube
vers le plan d’eau. Là, elle s’agenouille et s’asperge le visage. Puis
elle consulte sa montre et comprend qu’elle a dormi dix-huit heures
d’affilée!
Elle s’assied, le dos contre le tronc d’un dattier. Le paysage
vibre autour d’elle; la lumière l’aveugle. Afin de se rassurer, elle
s’applique à faire le point en répondant à un questionnaire
personnel :
Sa date de naissance?
Son matricule?
Les prénoms de ses trois derniers petits copains?
La devise de son unité?
Elle découvre avec stupeur que les réponses ne lui viennent
pas spontanément. Elle a l’impression que ses pensées patinent
dans la boue. Son cerveau fonctionne au ralenti! Certes, elle n’a pas
été frappée d’amnésie comme Nickie et les autres, mais elle n’est
plus à son top niveau. Elle tente de se rassurer en se répétant que
ses rouages mentaux vont se dégripper dans les heures à venir.

36
Curieusement, elle n’a oublié aucun détail du rêve terrifiant
qui l’a visitée durant sa période d’inconscience.

Et d’ailleurs, en quoi ce rêve était-il effrayant?

Elle se rappelle la silhouette, l’armoire, l’homme masqué. Un


inconnu occupé à se déguiser, sans doute dans l’intention de
participer à un quelconque carnaval… Ça n’a aucun sens. A bien y
réfléchir, il lui semble que le rêve s’accompagnait d’une musique
populaire noyée dans un brouhaha de cris et de rires. Un carnaval,
oui.
Lorsqu’elle était enfant, sa famille habitait une maison
délabrée dans une rue qu’empruntait rituellement le défilé de la
fête des morts. Miccaihuitontli, el dÍa de todos los Santos… Cette
sarabande l’effrayait parce que nombre des participants y étaient
déguisés en squelette.
On dirait que les comprimés ont fait remonter à la surface une
peur enfouie. Une peur enfantine dont elle ne comprend pas le sens
caché.

Elle décide de ne plus y penser et s’efforce de faire le point.


L’intervention des hommes en scaphandre, s’ajoutant à la nécessité
de la piqûre de rappel, semble prouver que l’amnésie se résorberait
si elle n’était pas entretenue… A moins que l’état d’effacement
définitif ne soit obtenu qu’au terme d’un nombre x d’injections?
Comment savoir?
Elle décide de profiter du sommeil prolongé de la communauté
pour quitter l’oasis et récupérer le matériel radio enseveli derrière
les rochers. Elle estime qu’il est important de rapporter à Erkart ce
qui se passe ici.
Les vertiges lui rendent le trajet difficile mais elle parvient à se
glisser derrière le monticule rocheux sans s’évanouir. Hélas, ses
efforts ne sont pas couronnés de succès. Le bouclier des brouilleurs
du musée interdit toute transmission. Dépitée, elle remise
l’appareil dans sa cachette et réintègre l’oasis au moment où Nickie
émerge de la casemate.
Comme il fallait s’y attendre, elle ne reconnaît pas Ana, mais se
contente cette fois d’un simple geste de la main en guise d’accueil.
— Excuse-moi, lance-t-elle en titubant, mais faut que j’aille

37
pisser, je n'y tiens plus.
Et, à grandes enjambées, elle gagne l’abri d’un buisson.
Ana comprend qu’il serait stupide de lui rappeler qu’elles se
connaissent déjà. Elle doit jouer la comédie de l’amnésie jusqu’au
bout. Autour d’elle, hommes et femmes sortent du sommeil en
bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Le regard vague, ils restent
immobiles, incapables de décider de la conduite à tenir. Ana les
imite.

7.
Les journées se suivent, égrenant les mêmes rituels. Ana
déploie des trésors d’astuces pour avoir l’air de s’intégrer aux
différents groupes car elle est de plus en plus persuadée que des
caméras, dissimulées dans les arbres et les casemates, les
espionnent afin d’étudier leurs réactions. La petite communauté
constitue un groupe de cobayes scruté à la loupe. Il est par ailleurs
évident que les piqûres de rappels contiennent un euphorisant qui
empêchent les sujets de succomber aux crises d’angoisse
indissociables des trous de mémoire.
Cela explique aussi pourquoi personne ne s’inquiète de la
présence des cadavres calcifiés encerclant l’oasis. Certains membres
de la communauté semblent d’ailleurs décidés à croire qu’il s’agit
de statues post-modernes dépourvues d’intérêt, ou d’épouvantails
destinés à éloigner les vautours.
En discutant avec ses compagnons, Ana remarque également
que la drogue agit sur les sujets de manière inégale. Certains se
rappellent des fragments de leur passé et sont conscients d’avoir
subi une transformation, sans en concevoir toutefois la moindre
inquiétude. Ils semblent même accueillir cette métamorphose avec
bonheur. D’autres vivent dans l’instant présent, se souciant
seulement de ce qui va se produire au cours des dix prochaines
minutes.
— Je crois me rappeler que j’étais écrasé de responsabilités, lui
a confié un quinquagénaire chauve et bedonnant. Un enfer de
contraintes, une vie de famille atroce, un mariage lamentable…
mais j’ai tout oublié du comment et du pourquoi, les visages se sont
effacés, et c’est une réelle délivrance. Je n’éprouve aucune
culpabilité. Plus rien n’a réellement d’importance… C’est cela
même. Pour rien au monde je ne voudrais revenir en arrière.

38
L’amnésie m’a sauvé de la dépression... Et sans doute du suicide!
Poursuivant son enquête, Ana a renoué avec Nickie (qui se
prénomme aujourd’hui Carla). La jeune femme s’est d’abord
dérobée avant d’admettre, en grimaçant, qu’elle avait parfois des
rêves dont elle conservait des impressions désagréables au réveil.
— Il me semble que j'y faisais des trucs moches, a-t-elle avoué.
Un peu dégueulasses, mais je ne sais pas quoi. J’ai peut-être été call
girl, actrice de porno, ou un truc dans le genre. Je suis contente de
ne pas m’en rappeler. T’as tort de vouloir comprendre. Laisse-toi
porter par la vague, flotte au gré du courant. Saisis la chance qui
nous est donnée. Toi aussi t’as sûrement fait des saloperies dans ta
vie d’avant, pourquoi veux-tu remettre le nez dedans? T’es maso ou
quoi?
Ana sent qu’elle ne progressera pas dans la compréhension du
phénomène tant qu’elle s’attardera à l’oasis. Il lui faut donc se
débrouiller pour se rapprocher du musée. D’après les plans, elle se
trouve à Pit 1. Il lui faudrait donc gagner Pit 2 ou Pit 3 pour être en
mesure d’étudier le bâtiment de plus près, voire s’y introduire.
Le problème c’est la distance!
Gagner Pit 2 nécessiterait au minimum trois jours de marche
dans le désert. C’est inenvisageable sans véhicule car il lui faudra
transporter une importante provision d’eau pour survivre à
l’épreuve. La règle de base implique qu’on ne doit pas rester plus de
quatre heures sans boire, sinon c’est la mort assurée.
A l’armée, lors des stages de survie, elle a appris qu’un soldat
crapahutant sous le soleil consomme en moyenne 8 litres d’eau
chaque fois qu’il parcourt 30 kilomètres. La nuit, cette quantité se
réduit de moitié. Néanmoins, marcher dans le sable, avec cinquante
kilos de barda sur les épaules, que ce soit de jour ou de nuit, n’a que
peu de rapport avec une gentille randonnée dans la lande
irlandaise.
L’ennui c’est qu’elle serait bien en peine de dénicher un
véhicule en état de marche dans le pueblo, quant à s’introduire
dans le camion chenillé des mystérieux ravitailleurs, inutile d’y
songer.

La solution lui est fournie trois jours plus tard. Par acquit de
conscience, elle a décidé de se livrer à une fouille systématique de
chaque baraque durant les périodes d’inconscience de leurs

39
occupants.
Dans un appentis, elle découvre un vélo, un vieux clou de la
marque Funnyway disparue il y a une quarantaine d’années. La
chaleur l’a préservé de la rouille mais ses pneus desséchés
s’émiettent dès qu’on y touche. Pour rouler dans le sable ça n’a
guère d’importance, même si cette particularité soumettra les
muscles de ses jambes à rude épreuve. Sur les cartes, elle a noté
qu’à vingt-cinq kilomètres de Pit 1 se dressaient les ruines d’une
station-service. Avec un peu de chance, elle pourrait y trouver un
véhicule utilisable, ne serait-ce qu’une moto? Elle a toujours été
douée en mécanique, c’est même cette particularité qui lui a permis
d’être admise dans les bandes de son quartier, quand elle était
adolescente.
C’est risqué, toutefois elle ne peut s’attarder ici. Quant à
renoncer et rebrousser chemin, c’est inenvisageable. Ce serait
fournir à ses supérieurs, Erkart et Carlson, une trop bonne occasion
de se foutre d’elle… et de la gent féminine en général.
Elle ne veut pas s’avouer qu’elle craint le retour des types en
scaphandres car elle n’est pas certaine de surmonter les effets d’un
autre rappel. Elle commence à souffrir de trous de mémoire, pour
l’instant passagers, mais qui pourraient s’aggraver. Et puis…
Et puis il y a ce rêve récurrent. Ce cauchemar devrait-elle dire.
Toujours le même :
Elle observe un homme en train de se déguiser pour se mêler à
la foule en liesse du carnaval. Elle ne comprend pas pourquoi cette
occupation anodine l’effraye à ce point. Est-ce le masque de
squelette dont l’homme s’est affublé? Ce serait idiot car c’est un
déguisement qui plaît à la communauté des Latinos du quartier. En
outre, le masque n’est pas réaliste, il évoque plutôt une caricature
de bande dessinée. Toutefois la nuance est-elle perceptible aux
yeux d’une fillette?
Elle ignore s’il s’agit d’un simple rêve ou d’un souvenir refoulé
que les hypermnésiques ont extrait de sa carapace d’oubli. Doit-elle
y voir un avertissement? Une prémonition? Un refoulement? Elle
s’avoue incapable de choisir car, en vérité, elle n’a jamais adhéré
aux théories fumeuses des psychiatres.

Elle occupe la journée à collecter le plus discrètement possible


des bouteilles vides qu’elle remplira d’eau en prévision de son

40
équipée. Le problème c’est le poids. Elle pourra caser six litres au
maximum dans les sacoches élimées du vélo. Hélas, cette charge lui
compliquera la tâche lorsqu’elle pédalera dans le sable. Si elle ne
veut pas s’épuiser, elle devra se déplacer sur les zones de silice
durcie où les roues ne risqueront pas de s’ensabler. Ce ne sera
possible que si les nuages ne masquent pas la lune. Cela fait
beaucoup de si …
Elle se constitue également une provision de barres
protéinées, sans perdre de vue qu’elles peuvent contenir des
euphorisants et affaiblir sa notion de la réalité. Tant pis! Elle va
consommer énormément d’énergie à pédaler comme une folle, il lui
faudra de quoi se remonter.
Ces préparatifs accomplis, elle s’allonge à l’ombre pour se
reposer. Il est capital de reprendre des forces. La chaleur est telle
que son comportement n’a rien de suspect. La plupart des membres
de la communauté dorment lorsque le soleil est au zénith et qu’il
devient impossible de faire la fête.
Le tumulte musical qui suit les heures chaudes ne la réveille
pas car elle est capable de dormir dans le vacarme d’un hélicoptère
de combat en vol.
Elle se lève une fois la nuit tombée. Personne ne lui prête
attention; la party bat son plein. Ayant empoigné son paquetage,
elle se glisse dans la remise et récupère le vélo qu’elle a au
préalable graissé avec de la purée d’avocat prélevée sur les
provisions des bienfaiteurs anonymes. Le pédalier fonctionne à
merveille, la chaîne également. Une fois la nourriture et la provision
d’eau calées dans les sacoches, elle s’éloigne en catimini de l’oasis
en tenant la machine par le guidon. Faute de GPS, elle va devoir
s’orienter sur les étoiles, ce qui n’a rien de rassurant.
Elle enfourche la bicyclette et commence à pédaler dans la
direction approximative de l’antique station-service. Pour le
moment le sable n’est pas trop mou et l’effort qu’elle doit fournir
acceptable.
Une demi-heure plus tard, elle est trempée de sueur malgré la
fraîcheur de la nuit qu’elle estime entre 4 et 6°C.

Le voyage se résume à une question d’endurance et


d’obstination. Toutes les demi-heures, elle fait une pose, s’hydrate
et mange une barre protéinée, puis se remet en selle en essayant de

41
ne pas penser à l’irritation grandissante qui lui met l’entrejambe à
vif. Elle n’est pas certaine de pédaler dans la bonne direction. Une
erreur d’un degré, et elle passera à trois kilomètres du garage sans
le voir; c’est ce qui l’inquiète. Sans GPS elle progresse à l’aveuglette,
tel un naufragé abandonné à la fantaisie des courants marins.
Par chance, le sable devient soudain dur sous les roues du vélo,
il forme une plaque vitrifiée, vestiges des essais atomiques qui
eurent lieu il y a un siècle. Rien d’étonnant, le désert à longtemps
servi de champ d’expérimentation aux apprentis sorciers de
l’atome. Il en conserve des cicatrices ineffaçables.
Les roues entaillent la piste avec des crissements de patins à
glace. Surtout ne pas tomber! Les éclats de verre lui cisailleraient la
peau.
Elle finit par perdre la notion du temps. Elle ruisselle de
partout et a déjà vidé deux litres d’eau. Elle a si chaud que le vent
glacé de la nuit ne la rafraîchit même plus.
La zone vitrifiée lui a fait gagner du temps; hélas! elle n’est pas
infinie, et Ana retrouve le sable mou en lâchant une bordée
d’obscénités.
Il est capital qu’elle atteigne la station-service avant le lever du
jour. Une simple couverture de survie ne la protégera pas
longtemps des rayons du soleil.
Elle calcule qu’elle a dû perdre quatre kilos, ce qui fait
beaucoup pour une femme de son gabarit. Plus elle maigrit, plus
elle s’affaiblit. L’extrême chaleur augmente, en outre, les risques
d’infarctus. Il y trois ans, lorsqu’elle était en opération dans l’un des
déserts les plus arides de la planète, elle a vu des types baraqués,
construits à chaux et à sable, s’effondrer, fauchés par un coup de
chaleur. Elle sait qu’elle est en train de tenter l’impossible. Déjà, le
ciel s’éclaircit. Elle a mis plus de temps que prévu. Si elle a dévié de
sa route et manqué sa cible, elle est foutue.
Enfin, elle distingue les contours d’une bâtisse au loin, droit
devant. Puis un panneau que les tempêtes de sable ont tellement
poncé qu’il en est presque illisible :
Attention!
Willoughby Motor Inn
Dernier relais avant l’enfer
Elle a gagné son pari. D’ici un quart d’heure elle pourra se
réfugier à l’ombre.

42
8.
Les trois cents derniers mètres, effectués sous les rayons
brûlants, sont une épreuve. Ana, à bout de force, lâche le vélo et
continue à pied. Une fois poussée la porte vitrée de la station-
service, elle se précipite vers le coin d’ombre le plus proche, et
s’étend sur le carrelage. Elle s’applique à respirer lentement pour
ralentir les battements de son cœur. Elle reste dans cette position
de gisant un long moment, attendant que la sueur sèche sur sa
peau. Quand elle se sent mieux, elle se redresse sur un coude pour
examiner ce qui l’entoure.
Comme c’est l’usage dans les coins perdus, la station-service
faisait drugstore et substitut de Kmart. Sur les rayonnages, des
objets hétéroclites voisinent avec des boîtes de conserves et des
paquets de chips ou de tamales momifiés à l’extrême. Le soleil,
traversant les baies vitrées, a décoloré emballages et étiquettes,
condamnant les produits les plus exposés à l’anonymat.
Soudain, Ana se fige. Un homme, derrière le comptoir
supportant la caisse enregistreuse, la fixe d’un air menaçant. Coiffé
d’une casquette des Raiders de Vegas, il a le visage plombé des
vieillards souffrant de maladie cardiaque. Il faut quelques secondes
à la jeune femme pour comprendre qu’elle regarde un cadavre
calcifié. Elle se redresse, s’approche du comptoir. A cette occasion
elle bouscule une autre statue immobilisée entre les rayonnages,
les bras chargés de paquets de Tootsie Roll Pop, de Twinkies et de
canettes de Dr Pepper. C’est un jeune homme, figé au milieu d’un
geste alors qu’il essayait d’attraper un paquet de Moon Pies qui a
fondu sous l’effet de la chaleur. La station-service est une morgue.
Elle n’a pas été abandonnée en hâte, elle a été frappée de plein
fouet par une nappe de gaz déportée par le vent. Caprice des
éléments… ou test in vivo?
Elle n’a pas la force d’y réfléchir. Elle crève de soif. Elle saisit
une bouteille de Dr Pepper sur l’un des rayons et la porte à ses
lèvres. Elle n’a jamais rien bu de meilleur, lui semble-t-il.
Arrachant ses vêtements trempés de sueur, elle s’asperge avec
bidon de cinq litre d’eau minérale puis, nue, explore les rayonnages
à la recherche du secteur vêtements. Elle finit par dénicher un t-
shirt et un bermuda, trop grands. Elle ne peut se permettre de faire
la fine bouche, déchire les emballages et se change. La fatigue est

43
toujours là, néanmoins elle se sent mieux.
Elle passe derrière le comptoir, ouvre le tiroir-caisse. Il déborde
de monnaie et de petites coupures, cela implique que personne n’a
visité la station depuis “ l’accident ”. Sous le comptoir, fixé avec
une pince à ressort, elle déniche un vieux colt.38 special police à
canon court, un grand classique, le barillet plein, sécurité ôtée. Elle
hésite, puis le récupère. On ne sait jamais. Il lui faut à présent
visiter la station pour voir ce qu’elle peut y récupérer.
Mauvaise surprise : dans les toilettes, elle trouve une jeune
femme calcifiée, assise sur la cuvette, condamnée à lire, jusqu’à ce
qu’il tombe en poussière, le magazine MS.
A l’étage, elle découvre un bureau minable, en grand désordre
où s’entassent des piles de factures. Une antique machine à calculer
trône sur la table. Le sable, s’insinuant par la fenêtre entrebâillée,
l’a en partie ensevelie. Une paire de puissantes jumelles marines
traînent sur un guéridon, Ana s’en saisit car elle n’accorde qu’une
confiance limitée aux lunettes gadget confiées par Scanboy.
Le reste de l’étage est à l’avenant : sale, bordélique. Pour Ana,
ça n’a aucune importance. Elle trouve merveilleux que ni l’eau ni
l’électricité n’aient été coupées. Un escalier permet d’accéder au
toit en terrasse. Elle débouche en plein soleil. C’est un formidable
poste d’observation. Grâce aux jumelles marines, son regard porte
très loin, presque aux limites de la ville. Elle constate que le garage
se trouvait à l’origine au bord d’une route, que les vents de sable
ont recouverte. Route aujourd’hui barrée par des panneaux
métalliques en interdisant l’accès en raison de “ Risques
Biologiques ” non précisés.
Encerclé par une muraille de plaques métalliques accrochées
les unes aux autres, le désert a été mis en quarantaine. Moins pour
protéger les populations que pour leur interdire de s’y ruer comme
un troupeau de lemmings en folie.
S’étant assurée qu’elle est en relative sécurité, Ana regagne le
rez-de-chaussée. Un chapeau de paille sur la tête, elle quitte la
boutique pour s’approcher des pompes. Un véhicule est garé sous
l’auvent. Les bourrasques de sable l’ont à demi enseveli, voilà
pourquoi elle ne l’a pas repéré en arrivant. Il s’agit sans doute de la
voiture du jeune couple calcifié qu’elle vient de rencontrer. A l’aide
d’une raclette, elle le débarrasse de sa gangue. C’est une berline
Buick Grand National customisée. Ce qu’on appelait, dans les

44
années 90, une voiture « musclée ». Turbo hélice en céramique,
Carburateur V8 de 5, 7 litres, taillé pour les trajets sportifs. Des
plaques métalliques ajourées et une pelle sur le toit, en cas
d’ensablement. Un treuil à l’avant, bricolé, et qui défigure le beau
profil de ce vieux monstre. Sans doute une voiture d’étudiant un
poil frimeur, passée de main en main.
Se glissant à la place du conducteur Ana essaye de mettre le
contact. La batterie est morte. Pas grave, elle pourra en trouver une
autre au garage, ou au pire la recharger.
Elle sort et referme soigneusement la portière. Le coffre, très
vaste, lui permettra d’emporter une grosse provision d’eau.
Elle s’avance vers la partie atelier de la station-service. Dès
l’entrée, elle repère un mécanicien calcifié allongé sous un break
Chevrolet, ses outils à portée de main. Elle passe en revue
l’équipement du garage et, prudente, met une batterie en charge.
Elle recense les outils qu’elle devra emporter en cas de panne. Elle
ne doit rien laisser au hasard. Eau, essence, provisions de bouche.
Cette fois elle va se lancer dans un périple autrement important que
celui qu’elle vient d’effectuer. Pas question de rejoindre Pit 2 à
pied!
Pour l’heure, il lui faut surtout se refaire une santé et se
reposer. Elle va manger, s’hydrater, bouffer des vitamines à pleine
poignée; ce programme accompli, elle reprendra la route.
Par acquit de conscience elle décroche le téléphone. Pas de
tonalité. Tant mieux, en fait elle n’a aucune envie d’entendre Erkart
lui débiter les habituels mensonges officiels.
Une porte de communication lui permet de retrouver la
boutique. Elle parcourt les rayons, entasse dans son panier les
conserves qui lui conviennent, puis regagne le logement de l’étage
supérieur pour se concocter un repas dans la minuscule cuisine qui
jouxte le bureau.

Elle achève de manger quand elle est soudain en proie à une


terrible inquiétude : que fait-elle ici? Où se trouve-t-elle? et, plus
important : QUI EST-ELLE?
Elle se dresse, prise de panique, renverse sa chaise… Elle
parcourt la pièce du regard sans parvenir à se rappeler comment et
pourquoi elle est arrivée dans cet endroit dont elle ignore tout.
Pour un peu, elle se mettrait à courir droit devant, comme un cheval

45
dont on aurait enflammé la crinière et la queue.
Puis le malaise reflue, et les choses se remettent en place.
Couverte de sueur froide, elle s’adosse au mur. Cette fois il n’y a pas
à tergiverser, elle vient d’être victime d’un gros trou de mémoire.
Sans doute parce que l’antidote hypermnésique ne fait plus effet, et
qu’elle a respiré les miasmes gazeux en suspension dans l’air. Elle
doit y remédier sans attendre. Où sont les comprimés? Ah! oui,
dans la doublure de la veste qu’elle a laissée en bas, dans la
boutique.
Les jambes tremblantes, elle dégringole l’escalier, se précipite
sur le vêtement et avale le cachet qu’elle fait descendre à l’aide de
deux gorgées d’un soda périmé pris au hasard sur le rayon.
Elle s’assied en tailleur, la tête penchée, le dos rond, dans
l’espoir d’accélérer l’arrivée de la drogue dans son cerveau. Pour un
peu, elle ferait le poirier.
Au bout d’un moment, le sang pulse à ses tempes, générant un
début de migraine. Elle s’aperçoit qu’elle pourrait réciter sans se
tromper tous les prix figurant sur les étiquettes des rayonnages qui
l’entourent, prix qu’elle a, au demeurant, à peine entrevus du coin
de l’œil, à la limite de son champ visuel. Elle s’étend sur le
carrelage, cédant à une brutale envie de dormir.

Le rêve ne tarde pas à la visiter.


L’homme au masque de squelette, toujours.
Il a terminé ses préparatifs. Une sorte de baudrier entoure son
torse. Cette bande de cuir supporte des gaines contenant de fins
couteaux, aux lames passées au noir de fumée. L’homme dissimule
cet attirail sous une cape de satin rouge, puis s’en va.
Sans trop savoir pourquoi, la petite fille lui emboîte le pas, le
suivant de loin. Dehors, c’est la pagaille, la musique tonitruante et
les vociférations d’une foule gavée de rhum et de ganja. Une
véritable agression sonore qui oblige la gamine à se boucher les
oreilles. L’homme se mêle au défilé. Beaucoup de déguisements
grotesques, souvent macabres. Des gesticulations outrées, des
danseuses au bord de l’hystérie. Des hommes à demi nus qui
hurlent à s’en casser les cordes vocales. Au coin de la rue, une vieille
femme vend des têtes de mort en sucre. C’est El Día de Todos los
Santos…, la fête des défunts, la nuit où les spectres viennent se
mêler aux vivants.

46
Malgré la foule encombrant les trottoirs, la fillette entreprend
de suivre l’homme qui s’est, à présent incorporé à la cohorte.
Compressé par la multitude, il se laisse porter. Tout à coup, il
esquisse un geste bref de la main droite, comme pour repousser le
danseur qui le précède. Un geste banal, innocent, auquel personne
n’a prêté attention. Seule la petite fille a deviné qu’il récupérait l’un
des couteaux dans sa gaine et s’en servait pour poignarder le fêtard
qui le précédait. Il a fait cela en un éclair, frappant au creux des
reins. Sa cape rouge a dissimulé la manœuvre. La victime,
foudroyée, s’effondre. Ceux qui la suivent l’enjambent sans
s’inquiéter de cet ivrogne qui vient de perdre connaissance.
Pourquoi le feraient-ils? La chaussée et les trottoirs sont déjà
encombrés de soûlards qui ronflent, vautrés, la bouche ouverte, et
ont pissé dans leur pantalon.
La fillette s’immobilise, pétrifiée. L’homme, lui, reste mêlé à la
foule. Il a tant d’autres couteaux dans son baudriers, tant de
couteaux qui ne demandent qu’à servir…
La gamine bat en retraite, arrivée devant le perron de la
bicoque familiale, elle s’assied sur une marche, incapable de monter
l’escalier à la rampe branlante qui la conduirait chez elle.
Plus tard, bien plus tard, elle voit l’homme revenir. Il a un
mouvement de surprise en la découvrant.
— Mais qu’est-ce que tu fais là? demande-t-il. Ta mère ne t’a
pas vue sortir?
Alors il ôte son masque de squelette. Il sourit et lui tend la
main. C’est Alejandro, son père.
Le sang rend ses doigts tout poisseux. Il s’est mal essuyé sur la
cape rouge.
— Ana, dit-il en la grondant gentiment, il ne faut pas sortir
toute seule la nuit, c’est dangereux. On ne sait jamais sur qui on
peut tomber!

Ana se réveille en suffoquant. Ce qu’elle avait voulu oublier, la


drogue le lui a restitué avec la violence d’une gifle.
Elle s’assied, haletante, le cœur battant la chamade. Elle essaye
de se reprendre. Allons! On ne l’a pas expédiée ici pour se pencher
sur d’anciens problèmes personnels, elle doit remettre cela à plus
tard… ou à jamais. Ce qu’elle avait plus ou moins consciemment
choisi de faire. Amnésie volontaire? Amnésie avant l’heure?

47
En vérité, elle ignore qui était réellement son père, balayeur
timide le jour, tueur de sang froid la nuit? Le mystère est loin d’être
éclairci.
Adolescente, Ana avait réussi à se convaincre qu’Alejandro
travaillait en secret pour un quelconque cartel sud-américain. Il en
était probablement l’un des exécuteurs invisibles, noyé dans la
population, jouant le rôle de l’émigré soumis, du pleutre qui
accepte de plier l’échine de peur d’être reconduit à la frontière. Un
bourreau infiltré, insoupçonnable, recevant ses ordres du maître
suprême de l’Organisation.
Ce scénario avait le mérite d’expliciter la dichotomie entre le
personnage du livreur-balayeur insipide et le pisteur qui, le
dimanche, enseignait à sa fille les mille et une ficelles de la traque,
l’invisibilité, et l’interprétation des moindres signes laissés par un
fuyard. A cette époque un simple lapin tenait lieu de proie, plus
tard, peut-être, lui aurait-il révélé que ce qui valait pour un lapin
valait aussi pour un homme? Entendait-il faire de sa fille son
héritière dans le crime?
Oui, l’idée du père tueur mystérieux plaisait beaucoup à Ana.
Jusqu’au jour où, par l’un de ces revirements magistraux dont les
adolescents ont le secret, elle a décidé que ces extrapolations
relevaient de l’absurdité. Pis, d’un romantisme puéril! Qu’avait-elle
fait d’autre qu’envelopper son père d’une aura de mystère
compensant la médiocrité, très réelle, de l’homme… médiocrité
dont elle avait honte? Il fallait que cela cesse. Le temps était venu
de se comporter en adulte.
Cette décision prise, elle s’y est tenue et a enfoui la vérité au
fond de sa mémoire, si profondément qu’elle a fini par l’oublier. La
reléguant au rang des fantasmes enfantins.

La jeune femme saisit une bouteille d’eau et s’en asperge le


visage. Que son père ait été balayeur ou sicario lui importe peu
aujourd’hui puisqu’il est mort. Le seul point important dans ce qui
vient de se passer, c’est l’incroyable puissance des hypermnésiques
capables de faire remonter à la surface les souvenirs les plus
refoulés! Quand on y réfléchit, on réalise qu’ils pourraient faire de
la vie de chacun un enfer de regret et de culpabilité… Ne
constitueraient-ils pas, en fait, une menace plus terrible que

48
l’amnésie généralisée? Se souvenir de tout… de la moindre parole,
du plus petit mensonge, des lâchetés ordinaires, des tromperies,
des souffrances, des deuils... et revivre ces épreuves comme si elles
étaient en train de se produire. Il y aurait de quoi devenir cinglé!
Quant aux bons souvenirs, ils pourraient nourrir une nostalgie
incurable des moments heureux qui finirait par pousser les gens au
suicide.

Ana se redresse en titubant sous l’œil mort du pompiste


calcifié qui n’en a rien à battre. Elle est désormais prévenue : plus
question de recourir aux hypermnésiques au moindre trou de
mémoire si elle ne veut pas que la boîte de Pandore de sa mémoire
libère d’autres cauchemars.
Pour stopper une imagination qui tourne en roue libre, rien ne
vaut l’activité physique. La jeune femme décide donc de remettre
en état le véhicule immobilisé devant les pompes. Il lui faudra
notamment résoudre le problème des roues, car l’extrême chaleur a
mis les pneus à plat. Il y aussi…
Bon, elle a de quoi s’occuper! Elle pousse un soupir de
soulagement.
Quand la chaleur devient trop forte, elle regagne l’abri du
garage et dresse la liste de ce qu’elle doit emporter. Puis elle passe
dans la boutique et procède à un grand tri parmi les conserves.
Enfin, après avoir vérifié que la cuve est encore pleine, elle remplit
plusieurs jerricans aux pompes. D’après ses calculs, elle pourra tenir
une semaine, voire dix jours en se rationnant. Hélas, une grande
inconnue demeure : elle ignore comment elle sera accueillie à Pit 2.

9.
Il lui aura fallu treize jours pour arriver en vue de la deuxième
oasis. Elle a été retardée par des ennuis mécaniques et deux
enlisements dans des croûtes de sable pourri — le fameux fech-fech
— dont elle a eu le plus grand mal à extirper le véhicule. Il était vital
qu’elle atteigne son but, sa provision d’eau tombait en dessous du
seuil critique et, à force de se restreindre, elle n’arrivait plus à
uriner.
La fière et vieille berline Grand National donne elle aussi des
signes d’épuisement. Son moteur chauffe comme une chaudière de
locomotive, et ses pneus, lacérés par les cailloux, sont en piteux

49
état.
Ana choisit d’arrêter la voiture au pied de la dune la plus
haute, puis, les jumelles marines autour du cou, se lance dans une
escalade qui lui arrache une multitude de jurons. Enfin, couchée au
sommet, elle examine la ville qui s’étend à ses pieds.
Ce n’est pas du tout ce qu’elle s’imaginait. Ici, le plan d’eau n’a
rien à voir avec la pauvre mare de Pit 1; c’est un lac qu’encercle une
végétation abondante : dattiers, bananiers, orangers... Et là-bas,
sans doute des cultures céréalières? Des canaux d’irrigation
serpentent entre les habitations, favorisant l’épanouissement
d’îlots de verdure. L’aspect positif s’arrête là car les maisons,
uniformément grises et percées de minuscules fenêtres, ont toutes
le même aspect de geôles cubiques entassées au petit bonheur, à la
manière d’un jeu de construction abandonné aux mains d’un enfant
maladroit. Ici et là, ces casemates rébarbatives constituent de
véritables grappes proliférant en dépit du bon sens. Il est évident
qu’il a fallu plusieurs années pour développer une telle ville… La
croissance de Pit 2 a donc commencé lorsque les occupants du
musée ont fait sécession, il y a dix ans. Ils ont mis à profit le statu
quo imposé par le Gouvernement pour bâtir une cité rebelle
affranchie des lois fédérales. Une république indépendante.
Ana en déduit qu’elle n’est pas peuplée d’ahuris décérébrés
comme à Pit 1. Elle flaire, dans cette architecture en angles droits,
une construction sociale ennemie de la fantaisie. Une rigidité aux
relents d’autoritarisme.
Il va lui falloir jouer serré. Elle se demande quel personnage
adopter en vue de l’infiltration : la touriste égarée? La marginale en
rupture de ban? Non… son instinct lui souffle qu’elle sera davantage
crédible en fugitive. Oui, au terme d’un hold-up raté, coursée par la
police, elle n’a eu d’autre solution que de se ruer dans le désert, là
où personne n’oserait la suivre en raison des “ risques biologiques
” confirmés par l’Agence de Sécurité Civile.
Ouais… C’est mieux. Elle pratique à merveille le langage de la
rue, elle connaît les codes des gangs; il lui suffira de se rappeler ses
années d’adolescence pour jouer ce rôle à la perfection.
Elle déboule la pente de la dune en essayant de ne pas se
tordre les chevilles. Arrivée en bas, en prévision d’une éventuelle
fouille, elle enfouit le matériel fourni par Scanboy. D’une part il “
fait ” trop militaire, d’autre part les brouilleurs l’ont rendu

50
inutilisable. Il risquerait donc d’éveiller les soupçons. Le.38 récupéré
à la station-service et les jumelles peuvent, en revanche, constituer
la panoplie d’une délinquante en cavale. Bien sûr, elle conservera
les pilules cousues dans la doublure de sa veste.
L’estomac noué, elle reprend le volant en espérant que la
voiture ne rendra pas l’âme avant d’avoir atteint la cité.
Elle roule au ralenti. Plus elle se rapproche de Pit 2, plus la ville
lui paraît déplaisante. Ces cubes aux allures de prison ne présagent
rien de bon.
Comme s’il voulait lui signifier de renoncer à son projet
d’infiltration, le moteur cale à cinquante mètres d’une chicane de
contrôle. Une sorte de check point défendant l’accès de
l’agglomération.
Quatre hommes en sortent. Ils portent des vêtements gris,
sans marque distinctive, larges, de fabrication artisanale, ainsi que
des casquettes de base-ball à longue visière, anonymes. En
revanche, ils sont tous armés de gourdins hérissés de clous.
Ils s’approchent à pas lent, se déployant de manière à
encercler le véhicule. Ana choisit d’ouvrir la portière et de sortir, les
main levées à hauteur des épaules.
— Je viens de Pit 1, lance-t-elle. Ce sont les gars de là-bas qui
m’ont parlé de vous.
Aucun des hommes ne répond. L’un d’eux se penche à
l’intérieur du véhicule, se livre à une fouille rapide. Il ne tarde pas à
découvrir le colt.38 et les jumelles.
— Et ça? grogne-t-il.
— C’est l’équipement ordinaire des jeunes filles d’aujourd’hui,
non? rétorque-t-elle.
Le type hausse les épaules et glisse le pistolet dans sa poche.
— Tu étais rudement bien équipée, souligne-t-il en désignant
les bidons vides qui ont contenu l’eau et l’essence. Où t’as trouvé
ça?
— A la station-service, la dernière avant l’enfer… c’était écrit
sur le panneau.
— Ouais, on connaît. T’as pas trop le profil de la touriste en
vadrouille. T’es quoi, une journaliste, une espionne?
Ana lui sert son histoire de hold-up manqué. Ses interlocuteurs
l’écoutent sans broncher.
— Les flics me serraient trop, conclut-elle. J’avais pas le choix,

51
j’ai attendu la nuit pour me faufiler de l’autre côté de la barrière,
puis j’ai remonté la route jusqu’à la station-service, c’est là que j’ai
trouvé la voiture. Ensuite je me suis un peu paumée et je suis
tombée sur l’oasis des partouzards, ce truc qu’ils appellent Pit 1.
— Bon, ça va, l’interrompt celui qui semble commander le
groupe. De toute manière ce n’est pas nous qui décidons. Tu vas
voir ça avec l’autorité supérieure. Tout ce qui nous intéresse c’est
que t’es jeune, en bonne santé, et que tu n’as pas été calcifiée. T’as
réussi le seul examen valable. Donc, t’es apte à survivre. Suis-nous
sans faire d’histoires. Si le chef décide de t’intégrer, tu n’auras plus
rien à craindre des flics. Dans le cas contraire, on t’éjectera et tu
pourras reprendre ta cavale. Tes histoires de hold-up on s’en fout
carrément, on n’a plus rien à voir avec le monde de l’Extérieur.
Considère que tu viens d’une planète dont on ne veut plus entendre
parler.
Ana obtempère avec docilité. Elle a bien compris : c’est la seule
possibilité qui s’offre à elle d’entrer dans la cité, et de s’y déplacer à
sa guise.
Encadrée par les sentinelles en gris, elle franchit le check point.
Les rues sont étroites mais propres. Aucune décoration, aucune
affiche, pas davantage de fleurs aux fenêtres. Elle constate
également que les bâtisses sont dépourvues de portes. On y
pénètre par une ouverture sans battant ni serrure. On dirait que
personne n’a le droit de s’enfermer et que la notion d’intimité a été
bannie…
Il règne un silence pesant. Ana n’a pas le temps d’en voir
davantage, le chef des vigiles la pousse dans un couloir. Tout au
bout: un vestibule meublé d’un banc sans dossier, mal équarri.
— Assied-toi là, ordonne-t-il. Je vais prévenir Arlon.
Arlon? N’est-ce pas le nom prononcé par Nickie?
La jeune femme obéit. L’homme pénètre dans une pièce,
échange des chuchotements avec un interlocuteur invisible, puis
ressort et s’en va, suivi des autres gardes.
Ana reste seule, sur le banc dont les échardes lui piquent les
fesses. Une voix s’élève enfin :
— Venez, ma petite, n’ayez pas peur.
C’est une voix d’homme âgé, aux cordes vocales fatiguées,
usées d’avoir hurlé trop de discours ou d’invectives.
Ana franchit le seuil d’un bureau aux murs blanchis à la chaux.

52
L’ameublement est spartiate : deux chaises, une table, un classeur
en bois. L’homme est chauve, très ridé. De petites lunettes rondes
lui donnent un air d’intellectuel des années 30. Impossible de
deviner son âge : 70, 80, 100 ans?
— Asseyez-vous, ma fille, fait-il en désignant une chaise
bancale. Je suis Arlon, le sélectionneur responsable. Je ne vous
retiendrai pas longtemps, mais je dois néanmoins vous expliquer ce
qui se passe ici. Votre passé de délinquante ne nous intéresse pas. Il
appartient à l’ancien monde. Vous venez, me dit-on, de Pit 1. Vous y
avez peut-être pris de mauvaises habitudes de farniente, aussi vais-
je vous éclairer. Pit 1 est, ce qu’en jargon militaire, on nomme un
centre de débourrage pour les bleus. Une première étape, une zone
de sélection. C’est là qu’on offre aux fuyards une chance de passer à
l’étape suivante.
— Excusez-moi, bredouille Ana jouant la confusion. Je ne pige
pas. J’y ai surtout rencontré des fêtards qui n’avaient pas grand-
chose dans la cervelle à part s’envoyer en l’air.
— Oui, admet le vieil homme. C’est une conséquence des
euphorisants. Un additif aux rappels de vaccins. Un moyen de
diminuer l’angoisse qui saisit certains des transfuges quand ils se
découvrent amnésiques. En vérité, ils sont là-bas en observation.
Nous attendons de voir s’ils supporteront à long terme de respirer
le gaz sans se calcifier. Beaucoup échouent à ce test… et se
transforment assez rapidement en ce que les gens du dehors
appellent des “ statues ”. On n’y peut rien. Une question de
chromosomes. C’est la grande loterie de l’ADN! C’est dommage car
les rescapés constitueront le monde de demain. Ces élus, nous les
formons ici, nous leur donnons une nouvelle conscience politique et
philosophique. En résumé, nous leur offrons une seconde chance…
Vous en ferez peut-être partie, c’est tout le bonheur que je vous
souhaite. Le fait que vous ayez encaissé les premières atteintes du
gaz sans vous calcifier sont de bon augure. C’est donc que votre
ADN est peut-être compatible avec cette… autre chose dont vous
prendrez conscience peu à peu. Reste à savoir si vous supporterez
les doses croissantes de gaz, ou si vous ferez un rejet. Dans ce
dernier cas, vous échouerez à l’épreuve, et serez victime d’une
métamorphose qui fera de vous un cadavre calcifié. Je sais, j’ai
tendance à insister, mais je tiens à ce que la chose soit claire dans
votre esprit. Il n’y a aucune garantie de réussite. Tout cela dépendra

53
uniquement de vos données génétiques. Je le répète, c’est une
loterie. Seuls 25 % des tickets permettent de toucher le gros lot.
Il fait une pause, toussote, se racle la gorge avant de
reprendre:
– Je ne vous force à rien. Vous avez libre choix. Si vous ne
voulez pas courir le risque, vous pouvez repartir comme vous êtes
venue. Nous n’obligeons personne. Si au contraire vous saisissez
l’opportunité de faire partie des élus, nous serons heureux de vous
offrir l’hospitalité jusqu’à votre transfert à Pit 3. Mais n’anticipons
pas. Acceptez-vous le risque?
Ana feint d’hésiter, puis déclare :
— Monsieur, je ne suis pas une intello, et ce que vous me dites
me passe au-dessus de la tête, mais je sais que je ne veux pas
revenir en arrière. J’ai eu une vie de merde, je voudrais l’oublier,
redémarrer à zéro. Je n’ai pas peur de prendre des risques, je peux
vous montrer des cicatrices qui le prouvent. Alors je réponds oui. Je
suis d’accord pour tenter ma chance!
Le vieillard hoche la tête sans se donner la peine de paraître
ému.
— Bien, bien, fait-il. Chez nous, personne ne se tourne les
pouces. Il convient de gagner son pain et sa place. Je vais vous
signer un billet de logement et une affectation temporaire, c’est-à-
dire un travail où l’on attendra de vous la plus grande ponctualité.
Vous serez en période d’observation, si vous donnez satisfaction je
prolongerai votre séjour. Afin de tester vos capacités, vous devrez
vous présenter également aux séances médicales durant lesquelles
on vous demandera d’inspirer quelques bouffées de gaz. Chaque
fois que vous survivrez à l’épreuve, vous aurez fait un pas de plus
vers le succès. Cela vous convient-il?
Ana assure qu’elle est d’accord à 300 %, mais elle repère dans
l’œil du bonhomme une étincelle ironique qui ne lui plaît pas. Le
vieux salopard n’a pas l’air convaincu. Ou bien il a déjà évalué les
chances de réussite de son interlocutrice, et les juge faibles.
Il griffonne quelques lignes sur une feuille au moyen d’un gros
crayon de charpentier. A cette seconde, Ana prend conscience que
la pièce ne comporte aucun appareil électrique : pas d’ordinateur,
de téléphone ou d’ampoule. Sur le bureau trône un chandelier à
trois branches supportant d’énormes bougies. Elle se rappelle alors
n’avoir pas davantage repéré d’éclairage public dans les rues.

54
— Voilà! conclut Arlon en lui tendant le document signé. Ne le
perdez pas, et présentez-vous à l’adresse indiquée, votre employeur
vous expliquera la marche à suivre. N’hésitez pas à le questionner si
vous avez besoin de renseignements.
Ana se lève et quitte la pièce, l’estomac noué. Le vieillard lui a
laissé une mauvaise impression. Un roublard, à coup sûr, qui aime
jouer au chat et à la souris. A quel point a-t-elle su donner le
change?
Tandis qu’elle erre dans les rues en essayant de se repérer
grâce aux numéros peints sur les façades, elle récapitule ce qu’elle a
cru comprendre : Arlon a-t-il vraiment sous-entendu que le grand
projet des sécessionnistes est de vaporiser sur tous les continents
une substance gazeuse qui effacera les souvenirs des humains? Une
humanité amnésique? Vrai, sans déconner?
Elle s’ébroue car plusieurs passants la dévisagent. Elle doit
avoir l’air d’une folle… Elle se décide enfin à demander son chemin,
on lui apprend qu’elle vient de passer devant l’endroit indiqué et
qu’elle doit revenir en arrière. C’est l’affaire de cinquante mètres.
Là encore, aucune porte. Elle entre. Un homme, vêtu d’un
maillot de corps gris, compulse des papiers accoudé à un bureau
rudimentaire. Il affiche une cinquantaine musclée, le crâne rasé.
Coquetterie amusante : il laisse pousser sa barbe poivre et sel dans
l’espoir de dissimuler la vilaine cicatrice qui lui zèbre la mâchoire du
côté droit.
— Ouais, c’est pour quoi? grogne-t-il en avisant Ana.
La jeune femme lui tend la feuille signée par Arlon.
— OK, fait l’homme après l’avoir parcourue. Moi, c’est Jonas.
Je serai ton patron. Là-dessus il y a écrit que tu es affectée aux
fournitures et matières premières, section ramassage.
— Ça veut dire quoi?
— C’est le bas de l’échelle, ricane Jonas. Ça signifie qu’avec
deux ou trois autres gus tu parcourras le désert dans un camion
pour ramasser les calcifiés.
— Les morts changés en statues?
— Ouais, mais chez nous on préfère les appeler calcifiés.
— Et qu’est-ce qu’on est censés en faire? On les enterre?
— Tu rigoles? T’es une marrante, toi. Non, vous les ramenez au
moulin. C’est un broyeur à manivelle. On enfourne les statues d’un
côté et on tourne la manivelle jusqu’à ce qu’ils ressortent en poudre

55
de l’autre côté. Je te préviens, c’est pas un travail pour fillette, faut
avoir du bras, parce que la manivelle elle ne tourne pas toute seule!
— A quoi ça sert?
— Ça sert à faire du ciment, tiens! Le meilleur ciment de la
Création. Avec quoi crois-tu qu’on a bâti la ville? Toutes ces
baraques sont faites avec de la poudre de cadavres, et elles sont si
solides qu’une bombe pourrait tomber dessus sans même les
fissurer. On ne fait rien de plus solide au monde. Le bunker
présidentiel, c’est une boîte en carton en comparaison!
— Du ciment de cadavre?
— Ben ouais, tu sais pas que les Romains, dans l’Antiquité,
fabriquaient déjà du ciment avec la cendre des éruptions
volcaniques? Et comme il y avait des cadavres mélangés aux
cendres, ça faisait une poudre super solide… C’est pour ça que leurs
temples tiennent encore debout aujourd’hui. Arlon nous a expliqué
tout ça. Faut l’écouter, ce vieux, il ne dit pas que des conneries.
Ana se demande si elle est victime d’une blague, puis
comprend qu’il s’agit d’une croyance à usage interne, d’un mythe
comme toutes les sectes se plaisent à en développer. Il serait
dangereux de paraître incrédule.
— OK, fait-elle sans s’émouvoir, ça me va.
— Si tu le dis, grommelle Jonas. De toute façon, si tu n’arrives
pas à tourner la manivelle tu feras la mise en sacs. Mais fais gaffe de
ne pas trop respirer la poussière de ciment , ça te bétonnerait les
poumons et tu crèverais asphyxiée.
— Et pour le logement? s’enquiert la jeune femme.
— Ça, va voir dans la quinzième ruelle, il y a un dortoir pour
femmes. Montre ton bout de papier, s’il y a une couchette de libre,
ils te la fileront, sinon tu dormiras dans la rue, mais attention de ne
pas te faire embarquer par les vigiles, ils pourraient t’en faire voir.
L’important c’est que tu te présentes ici au lever du soleil, pour le
départ du camion.
— Et tout ça, c’est payé combien?
— Tu rigoles? Y’a pas d’argent ici. Tu recevras des bons de
cantine ou de logement. Des bons d’habillement aussi. A Pit 2, on
apprend à se défaire des vieux réflexes du monde extérieur. Seul
l’utilitaire a droit de cité, si tu veux du superflu quitte la ville,
traverse le désert et rentre chez toi. Chez nous, tu ne trouveras que
le nécessaire, rien d’autre, et c’est déjà bien. Ton sort s’améliorera

56
quand tu auras fait des preuves.
— C’est quoi faire ses preuves ?
— Éviter de se transformer en statue, prouver qu’on est viable,
qu’on est prêt à devenir un membre de la Nouvelle Humanité.
Maintenant fous le camp, tu m’emmerdes et j’ai du boulot.
Ana est tenté de lui briser la mâchoire de l’un de ses coups de
pied fouetté dont elle a le secret, mais elle se réfrène, estimant que
ce serait contre-productif.
Elle sort. Elle met une demi-heure pour dénicher le dortoir. La
ville est un labyrinthe dépourvu de boutiques, de magasins, bref, de
repères visuels qui permettraient de s’orienter. Toutes les rues se
ressemblent, seule leur longueur les différencie. De temps à autre,
Ana s’arrête pour caresser le ciment gris d’un mur. Combien de
cadavres a-t-il fallu pour bâtir cette maison? Personne ne semble
s’en inquiéter. Les habitants de l’oasis croient-ils vraiment à cette
légende du béton invulnérable, ou font-ils semblant pour ne pas
froisser la susceptibilité de leur leader? Elle se rappelle qu’au
Moyen Âge, les constructeurs emmuraient des chats vivants pour
protéger les bâtiments.
Les gens qu’elle croise affichent tous le même visage
impassible. L’amnésie collective leur a-t-elle apporté la sérénité?
C’est ce qu’Arlon semble prétendre. La paix intérieure et extérieure
est dans l’oubli. Dans la préservation jalouse d’un désert mental… Si
on l’admet, il faut considérer que le gaz peut être assimilé à une
morphine cérébrale qui annihile les douleurs de l’existence. Bizarre
et plutôt effrayant.
Elle franchit enfin le seuil du dortoir. Un relent de corps mal
lavés l’accueille. Une atmosphère confinée en raison de l’étroitesse
des rares fenêtres. Elle renifle en se demandant si la provenance
humaine du ciment n’y serait pas également pour quelque chose:
les murs laissant suinter l’odeur des corps qui leur ont donné
naissance.
Une matrone enveloppée dans une blouse grise lui barre le
chemin, peu amène. Elle examine le laissez-passer d’Ana, et
grogne :
— C’est toi la remplaçante? Tu as de la chance que celle qui te
précédait nous ait tiré sa révérence. Sa couchette vient de se
libérer. La 32 dans la salle 4; le secteur des ouvrières du
terrassement. Tu devras respecter les restrictions dans les douches.

57
On est dans une oasis, donc le rationnement est de règle, on n’a
droit qu’à deux minutes d’eau pour se laver, c’est très suffisant.
Passé ce délai, le jet s’arrête. C’est une habitude à prendre si tu ne
veux pas te retrouver couverte de mousse au moment de céder ta
place à la suivante. Le savon n’est pas gratuit, tu devras l’acheter à
l’économat avec un bon de fourniture. Mais ce soir tu as de la
chance, celle dont tu occuperas la couchette est morte ce matin.
Elle a laissé toutes ses affaires de toilette, tu peux t’en servir. C’est
par là… débrouille-toi, je n’ai pas le temps de jouer les placeuses.
Ana récupère son laissez-passer. Tandis que la matrone
s’éloigne, elle entre dans le dortoir n°4.
Ici, l’odeur de transpiration est encore plus forte, elle rappelle
à Ana celle des chambrées, dans les casernes.
La salle est vaste, organisée en travées numérotées. Des
couchettes superposées bordent chaque allée. Peu d’occupantes,
sans doute s’agit-il de femmes exerçant un travail de nuit; les autres
ne sont pas encore rentrées. Ana s’avance, le nez levé pour
déchiffrer les numéros. Elle trouve enfin l’emplacement qu’on lui a
attribué : la couchette du bas, la plus mauvaise place. La literie se
résume à un matelas de deux centimètres d’épaisseur enveloppé
dans une alèse douteuse. Un balluchon semble avoir été oublié sur
l’oreiller.
Une voix féminine en provenance de la couchette supérieure
se fait entendre :
— Je te conseille de le prendre avant qu’une autre fille ne le
pique. Ce sont les affaires de celle qui était là avant toi. Elle est
morte ce matin, mais ne panique pas, c’était pas contagieux.
Ana lève la tête et aperçoit le visage d’une fille blonde, bâtie
comme une basketteuse. Yeux bleus, nez épaté, la peau tannée. Les
cheveux très courts. Vingt-cinq ans à tout casser.
— Moi, c’est Susannah, annonce-t-elle, mais la plupart du
temps on m’appelle Suzy. Et toi?
Avant qu’Ana ait le temps d’ouvrir la bouche, Suzy empoigne
l’échelle et se laisse glisser à terre. Elle est souple comme une
chatte de gouttière.
— Dans le balluchon, explique-t-elle, il y a du savon, un peigne,
des tampons. Tout est presque neuf, la fille venait de les acheter à
l’économat. Ses bons de nourriture et d’habillement, la grosse
vache de surveillante les a piqués. Y’a pas de cigarettes, à Pit 2 on

58
n’a pas le droit de fumer. On doit abandonner les mauvaises
habitudes de l’Ancien monde.
— Et c’est quoi ces mauvaises habitudes? s’enquiert Ana.
— Fumer, se maquiller, se vernir les ongles, danser, flirter…
baiser. Faire la fête, aussi, c’est mal vu.
Ana note que Susannah emploie ce chuchotement très
particulier pratiqué dans les prisons, et qui consiste en une certaine
façon de parler sans presque remuer les lèvres, à la limite de la
ventriloquie. Un art qui permet de bavarder sans qu’une personne
se trouvant à plus d’un mètre puisse vous entendre. Ana a appris à
le pratiquer à l’occasion des embuscades, lorsqu’il convient de se
méfier de l’écho capable d’amplifier vos paroles, et d’éveiller
l’attention des sentinelles.
— Et se marier, avoir des enfants, c’est permis?
Suzy pouffe de rire.
— Toi, tu débarques, glousse-t-elle. Ça se voit qu’on ne t’a pas
briefée. On est en stage de perfectionnement, ça signifie qu’on
devra avoir oublié tous nos souvenirs d’origine d’ici trois mois,
grand maximum. Pour cela, on doit se rendre sur convocation au
dispensaire. Là, on te colle un masque respiratoire sur la figure et
on te fait sniffer du gaz pendant deux ou trois minutes.
— Le gaz qui rend amnésique?
— Ouais. La méthode est lente mais moins agressive que les
intraveineuses qui effrayaient les gens. Si tu survis au traitement, tu
es admise parmi les Élus. Si tu échoues, tu te calcifies… et tu finis
dans la broyeuse à ciment. Rien ne se perd, tout se transforme.
— Et une fois qu’on a oublié d’où on venait, qui on était, on
peut refaire sa vie?
Susannah fait la moue.
— D’une certaine façon, oui et non.
— Je pige pas.
— Quand tu seras devenue amnésique, on t’accordera cinq ans
de vie normale, pendant lesquels tu pourras rencontrer des mecs,
avoir des gosses, une vie de famille, bref tout le tralala façon Ancien
monde. Mais, au bout des cinq ans, on t’effacera de nouveau
complètement la mémoire, et tu te réveilleras en ayant oublié que
tu avais un mari, des mômes, des amis… Tu seras revenue à la case
départ.
— Quel intérêt?

59
— L’effacement total des rancœurs, des déceptions, des
disputes, des amitiés trahies, des cocuages, et ainsi de suite. On
peut aussi ajouter : les deuils, la mort d’un gosse ou d’un
compagnon, bref, tout ce qui te tire en arrière et t’empêche
d’avancer. Tout ce qui te rend malade, triste, aigrie, et risque de
priver la Nouvelle société de ton efficacité personnelle.
— Tu me récites le catéchisme d’Arlon, là?
— Exact, ricane Suzy. C’est un extrait de ses discours. Tu devras
apprendre à en citer des morceaux si tu veux être considérée
comme une bonne élève. On est convoqués une fois par semaine,
sur la place principale pour l’entendre hurler dans son porte-voix.
Ça dure parfois trois heures, et on est obligés de rester debout. Un
truc pour nous empêcher de sombrer dans le sommeil!
— OK, mais au bout des cinq ans, que deviennent les gosses
nés des unions qui se sont formées?
— On les met à la nurserie. Les bébés, on les laisse grandir sans
y toucher, les plus grands, ceux qui vont fêter leurs cinq ans, on les
traite au gaz. Comme ça ils oublient leurs parents. On leur donne
une éducation formatée, en respectant les préceptes établis par
Arlon.
Ana décide de rester prudente. Elle ne doit pas avoir l’air de
céder trop facilement à la critique goguenarde que semble
apprécier la nommée Susannah.
— Écoute, tranche-t-elle en fixant son interlocutrice dans les
yeux, moi je débarque, j’attends de me faire une idée. J’ai eu une
vie de merde, alors le programme d’Arlon, a priori ça me
conviendrait assez, tu vois? Qu’on me lessive la cervelle, j’ai rien
contre. Je cesserai de me réveiller la nuit en faisant des cauchemars.
Susannah grimace, douchée.
— C’est toi qui vois, fait-elle, mais tu changeras sans doute
d’avis à l’usage. A propos, on va bosser dans la même équipe… moi
aussi je suis affectée au ramassage des statues, et la fille que tu
remplaces l’était également. C’est même ça qui l’a tuée, à force de
broyer les statues pour en faire du ciment, elle s’est flingué les
poumons. Ah! et change de fringues, le genre touriste cool c’est mal
vu ici. Dans le balluchon tu trouveras l’uniforme de la cité : chemise
et short en toile de tente grise. On n’a pas le droit de porter autre
chose. La coquetterie mène droit à l’enfer. Tu dois apprendre la
sobriété et le refus des fausses valeurs.

60
Ana enlève ses chaussures et s’étend sur la couchette. Le
matelas est dur mais elle a connu pire. Au moins il n’y a ni scorpions
ni serpents en maraude. Elle attend un moment pour être sûre que
Susannah ne revienne pas à l’assaut, puis entreprend de récupérer
les pilules dans la doublure de sa veste. Elle les glisse dans ses
chaussettes en attendant de trouver mieux. Ce transfert effectué,
elle enfile les vêtements froissés roulés en boule dans le balluchon.
Ils empestent l’odeur particulière qui suinte des murs, et qui est
probablement celle de la poudre de calcifiés.
Elle s’étend, ferme les yeux. Le sac de toile, calé sous sa nuque
lui tient lieu d’oreiller. Demain sera un autre jour.

10.
Elle est réveillée en sursaut par un coup de sifflet strident. Sa
montre lui indique qu’elle a dormi douze heures d’affilée. Elle était
vraiment crevée. Son premier mouvement est de vérifier la
présence des comprimés dans ses chaussettes. Les vêtements
qu’elle portait à son arrivée ont disparu, récupérés par la matrone
qui règne sur le dortoir. Tout autour, les femmes s’éveillent,
s’étirent, lâchent des jurons ou des pets sonores. La plupart ont
dormi nues en raison de la chaleur moite de la salle. Susannah se
laisse tomber du haut de l’échelle.
— Grouille-toi, lance-t-elle. Les premières au réfectoire ont
droit à la vraie soupe. Pour les suivantes, les serveuses se
contentent de rajouter de l’eau chaude dans la marmite. A la fin tu
bouffes carrément de l’eau de vaisselle.
Les deux jeunes femmes remontent le couloir au pas de
course. Susannah semble décidée à oublier leur accrochage de la
veille. Attablée coude à coude, elles mangent. La soupe est
délicieuse, comme le pain et les tranches de bacon grillé. Le
déjeuner à peine avalé, Suzy presse sa nouvelle camarade de la
suivre.
— Jason déteste qu’on soit en retard, explique-t-elle, c’est un
sale con. On va se taper tout le boulot pendant qu’il restera derrière
le volant, à fumer et à siffler des bières. De temps en temps il
ouvrira la portière pour pisser du haut du marche- pied. De son
perchoir, il manipule sa queue comme si c’était un stylo pour
essayer d’écrire son nom dans le sable avec son urine, en sifflant
des rengaines comme Roses of Alabama, ou l’hymne du Kansas, ou

61
encore Dixie. C’est un vrai taré mais évite de le contrarier, il te
flanquerait son poing dans la figure. Je crois qu’il était maquereau à
l’Extérieur. Il est venu se réfugier ici parce qu’il avait tué l’une de
ses putes à coups de batte de base-ball et que les flics étaient à
deux doigts de le coffrer. Y’a pas que du beau monde à Pit 2. Arlon
est persuadé qu’une fois leur mémoire effacée, ils redeviendront
doux comme des agneaux car c’est la société qui en a fait des
monstres…
— Moi, je crois qu’il se goure, rétorque Ana. Le mal, c’est pas
une question de mémoire, c’est une histoire de chromosomes. T’as
beau désherber, ça repousse.
— Je ne sais pas, élude Susannah. J’en suis moins sûre. Y’a
dans la vie des trucs qui te durcissent, si tu les oublies, peut-être
que ta personnalité change… Mais j’en sais rien, j’suis pas
spécialiste.
Elles arrivent sur une place où se trouve garé un camion à
ridelles. Le plateau arrière est vaste.
— Voilà, explique Suzy, ce sera à nous de le remplir.
Jonas, installé au volant passe la tête par la vitre latérale, tape
du poing sur la portière déjà cabossée, et leur hurle de se dépêcher.
Déjà, il met le contact, fait rugir le moteur. Les jeunes femmes n’ont
que le temps de se hisser en voltige sur le plateau arrière. Le
véhicule cahote vers le check point et sort de la cité.
— Où va-t-on? s’enquiert Ana.
— Nulle part et partout, soupire Susannah. Il va rouler au
hasard jusqu’à ce qu’on déniche un gisement.
— Un gisement?
— Oui, un groupe de cadavres calcifiés. Plus il y en a, mieux
c’est car il a des quotas à remplir. Quand les gens ont fui Vegas, par
exemple, il y a eu 75% de déchet, ça fait du monde. Il faut y ajouter
les gars qui viennent des autres États, et qui s’enfoncent eux aussi
dans le désert pour tenter de se joindre à nous. Seul un quart
d’entre eux arrivent vivants à Pit 3… Bref, les gisements ne
manquent pas. Quant à Jonas, il joue les terreurs, mais en réalité il
pète de trouille devant Arlon.
— Ce petit vieux?
— Te fie pas à l’apparence. C’est le seigneur et maître, il a la
haute main sur tout. C’est l’Œil de Pit 3. Le superviseur en chef. La
milice lui obéit au doigt et à l’œil. De vrais fanatiques. Eux aussi

62
viennent de Pit 3.
— Tu sais ce qu’il y a là-bas?
— Non, personne ne sait. C’est un autre monde. Les chefs, on
ne leur efface pas la mémoire tous les cinq ans, à eux. On leur
permet de conserver leurs souvenirs une dizaine d’années. Ça
dépend de leur importance dans l’organigramme. Plus on grimpe
sur l’échelle de commandement, moins on subit de réinitialisations.
— Et toi, demande Ana, tu as des trous de mémoire? Moi j’en
ai eu quelques uns.
— Oui, c’est comme ça au début, puis ça devient de plus en
plus fréquent, de plus en plus important. Moi, par moments, j’ai des
images de la grande ruée… Quand tout le monde s’est lancé dans le
désert. Des centaines et des centaines de personnes qui se sont
brusquement levées des tables de jeu, ont abandonné leurs mises,
leurs jetons, et sont sorties en se bousculant comme s’il y avait le
feu au casino…
— Tu étais là?
— Oui, j’étais croupière, je tenais la roulette à la table 23. Un
mec, un Texan, venait de gagner un sacré paquet de plaques que
j’étais en train de pousser vers lui sur tapis vert, avec mon râteau. Il
s’est levé d’un coup sans les prendre, et a couru vers la sortie.
— Et tu les as suivis. Pourquoi?
— Je ne sais pas. C’était plus fort que moi. J’étais incapable de
résister. Je me suis mise à courir avec eux. Dehors, dans les rues,
des milliers de mecs et de nanas galopaient vers la sortie de la ville,
là où commence le désert. Ils ne parlaient pas, ne criaient pas. Ce
n’était pas à proprement parler une panique puisque personne ne
hurlait. Aujourd’hui encore je ne comprends pas pourquoi j’ai fait
ça. Je pense que quelqu’un nous a manipulés au moyen d’une onde
hypnotique. Un truc qui a réveillé un instinct primaire, le besoin de
fuite, ou quelque chose comme ça…
— Une onde?
— Pourquoi pas? Depuis quelques jours il régnait une
atmosphère bizarre en ville, une hystérie latente, tu vois… Tout le
monde avait les nerfs à fleur de peau, beaucoup de gens
sursautaient au moindre bruit ou s’engueulaient grave pour des
peccadilles. Moi-même je me sentais enragée, prête à mordre,
comme si j’allais avoir mes règles. Et puis il y avait beaucoup plus de
fous que d’habitude.

63
— Plus de fous?
— Oui, ces prêcheurs de rue qui annoncent la fin du monde
grimpés sur une caisse à savons. Ou qui invitent les pécheurs à
confesser leurs fautes de toute urgence. Il y en a toujours eu, mais
là… mais là ils arrivaient de partout, on en voyait à chaque coin de
rue. Si les flics en coffraient trois, dix autres se pointaient et
gueulaient encore plus fort. On aurait dit qu’une espèce d’aimant
géant les attirait. Et ils étaient vraiment remontés, bavant,
gesticulant.
— Qu’est-ce qu’ils prophétisaient?
— Les conneries habituelles : la fin du monde, le début d’une
nouvelle ère, la chance qui allait nous être donnée de repartir à
zéro. Sur le coup je n’y ai pas prêté attention, mais après j’ai trouvé
ça bizarre.
— Et ensuite?
— Après je ne sais plus vraiment. Il me semble que j’ai marché
avec les autres pendant des dizaines de kilomètres. Au fur et à
mesure la foule s’éclaircissait. Les gens partaient dans tous les sens,
d’autres s’écroulaient, les jambes paralysées par un début de
calcification. Au lever du soleil, beaucoup étaient changés en
statues… Moi, j’ai continué comme une somnambule, j’ai émergé
de la transe en atteignant Pit 1. J’étais dans un sale état. J’ai cru
crever. J’étais résignée à ce que la calcification s’empare de moi,
mais ça ne s’est pas produit. Je faisais partie des miraculés! Puis j’ai
fait connaissance avec la communauté que tu connais. Des babas
cool avec un petit pois dans la tête. La teuf, la baise… ils ne
connaissaient rien d’autre, c’est vite devenu chiant. Y’a rien de pire
que la fête obligatoire à heure fixe.
— Ça ne te convenait pas.
— Non, au bout d’une semaine j’ai décidé de rejoindre Pit 2 où
il semblait se passer des choses plus intéressantes. Et puis, il se
chuchotait que les miraculés pouvaient y bénéficier d’une
promotion. En fait je me suis retrouvée à bosser pour Jonas. Tu
parles d’une promotion!
— Mais tu ne sais toujours pas pourquoi tu as quitté la ville,
ton boulot, ta vie, pour te mettre à courir dans le désert avec des
inconnus…
— Non. On était comme des chats pris dans la lumière des
phares d’une voiture qui roule à pleine vitesse. La bestiole sait

64
qu’elle va se faire écraser mais elle est incapable de bouger. Voilà,
c’était tout à fait ça. Tu pourras interroger mille personnes, je suis
sûre qu’elles te diront la même chose. Mais pour toi ça s’est passé
comment?
Ana y va de son histoire de hold-up raté : les flics aux trousses,
elle n’a eu d’autre choix que de se faufiler en zone interdite. Elle
explique que le désert est isolé par une barrière sanitaire en métal,
d’une hauteur de trois mètres, et que les flics ne s’y risqueraient
pour rien au monde. Elle ignore si Susannah est convaincue. Elle n’a
pas le temps de s’en inquiéter car le camion s’immobilise sur un
coup de frein brutal.
— Au boulot, les nanas! hurle Jonas depuis l’habitacle. C’est
l’heure de moissonner!
Devant eux, une trentaine de cadavres calcifiés sont figés dans
des poses diverses, certains marchant, d’autres agenouillés,
d’autres encore gisant sur le sol, recroquevillés en chien de fusil. Le
vent de sable, en saupoudrant leurs vêtements, a achevé de leur
donner l’apparence de statues.
Suzy saute du camion, Ana l’imite.
— C’est maintenant qu’on rigole, grogne la blonde, va falloir en
caser le plus possible sur le plateau arrière. Et tu vas découvrir le
plus beau : la calcification ne les a pas allégés!
Elle n’exagère pas. Ana constate aussitôt que les bourrasques
chargées de sable ont enterré les statues à mi-mollets, parfois
jusqu’aux genoux, et qu’il faut les déraciner avant de pouvoir les
porter jusqu’au camion. Ce n’est pas une besogne aisée.
Toutes sont encore habillées; elles ont conservé leurs bijoux :
colliers, montres, bagues, bracelets.
— T’en fais pas, chuchote Suzy, Jonas va s’occuper de les
récupérer, c’est comme ça qu’il se constitue un trésor de guerre. Au
cas où il devrait quitter précipitamment Pit 2.
Elles travaillent deux heures, sous les insultes de l’ancien
proxénète. Lentement, le plateau arrière du camion se remplit
d’une foule figée dont le vent dilue l’odeur.
La chaleur qui ne cesse de grimper rend la tâche épuisante.
Quand il devient impossible d’ajouter un nouveau corps, Jonas —
qui est sorti de la cabine pour vérifier l’état du chargement — se
déclare satisfait.
— C’est dommage, grogne-t-il, il en reste. C’est un bon coin, on

65
reviendra. Allez, les donzelles, embarquez. Maintenant que vous
êtes échauffées, le vrai travail va commencer.
Les deux femmes ont bien du mal à trouver une place dans
l’enchevêtrement des statues. Accablée de chaleur, Ana est au bord
de la suffocation. Suzy, charitable, lui tend la gourde qu’elle a eu la
bonne idée d’emporter. L’eau en est chaude, mais qu’importe! Ana
doit se retenir de la boire jusqu’à la dernière goutte.
Le trajet de retour s’effectue en silence, chacune s’efforçant de
récupérer.
Dans la cabine, Jonas sifflote un air de country.
Sitôt franchies les portes de la cité grise, le camion bifurque
pour se garer devant un entrepôt. La cour est tapissée d’une épaisse
couche de poussière de “ ciment ” dans laquelle les roues du
véhicule impriment des traces profondes.
Commence alors la corvée du déchargement. Les jeunes
femmes doivent transporter les statues dans une vaste salle. Jason
se charge de la préparation qui consiste à les dépouiller de leurs
vêtements… et surtout de leurs bijoux qu’il entasse dans une
besace. Les vêtements, accumulés sur le sol, seront récupérés plus
tard, découpés et teints en gris pour habiller le petit peuple de
l’oasis.
Au centre de la salle trône une machine qui, pour Ana, évoque
ces broyeuses à branchages utilisées pour l’émondage des arbres :
un énorme cube d’acier, une entrée, une sortie, au milieu un jeu
complexe de rouages démultipliant la force d’une manivelle assez
large pour être manipulée à deux. Pas de moteur à essence ou
électrique.
— Bon, t’as pigé l’idée? marmonne Suzy. L’une de nous deux
enfourne les statues d’un côté, la deuxième tourne la manivelle. La
meule fait le reste. La poussière des calcifiés sort de l’autre côté.
Quand elle forme un gros tas, on prend les pelles et on remplit les
sacs. Il ne faut pas oublier de mettre des masques, sinon on respire
cette merde qui t’obstrue les poumons. Au bout d’un ou deux mois,
tu commences à suffoquer, puis tu étouffes carrément. C’est ce qui
est arrivé à Molly, la fille que tu remplaces.
— Assez papoté, les nanas! braille l’ex-maquereau. Au boulot,
faut que tous ces pantins soient transformés en poudre avant la fin
de la journée, sinon ça ira mal pour vos petits culs!
Puis il tourne les talons et sort du hangar sans oublier la besace

66
de bijoux.
Ana prend le masque que lui tend Suzy. Une sorte de groin de
caoutchouc qu’on ajuste au moyen d’une lanière.
— On se relayera toutes les demi-heures, explique Susannah.
Je commence à la manivelle, toi tu enfournes les statues dans le
trou. Puis on échangera. La manivelle, pour que ça marche, faut
prendre le rythme, sinon la meule grippe et devient plus dure à
redémarrer.
Ana hoche la tête. Le masque lui tient chaud et a tendance à
l’étouffer mais elle résiste à la tentation de l’arracher. Elle va
prendre son poste près de la machine et se saisit de la première
statue. Suzy, elle, empoigne la manivelle.

Elles travaillent ainsi jusqu’au coucher du soleil, permutant


leurs places. En dépit des rouages censés démultiplier la puissance
de la meule, la manipulation de la manivelle est épuisante. A
certains moments, Ana a l’horrible impression que ses tendons vont
céder ou ses muscles se déchirer. Le manque d’oxygénation
n’arrange rien.
Quand le tas de poussière devient trop important, elles
s’arrêtent et commencent le remplissage. L’une tient la pelle,
l’autre maintient le sac béant.
Une fois le dernier calcifié devenu ciment, elles arrachent leurs
masques, sortent du hangar et s’asseyent sur le sol, le dos calé
contre un mur. Ni l’une ni l’autre n’a la force de prononcer un mot.
Leurs vêtements sont à tordre. La sueur a collé la poussière de
ciment sur leur peau, les couvrant d’un fard gris. Dans la lumière
déclinante, on dirait deux statues.
— C’est comme ça tous les jours? s’inquiète Ana.
— Non, heureusement, marmonne Suzy. Quand Jonas est
absent, on se repose.
— Où va-t-il?
— Je suppose qu’il troque les bijoux quelque part, et s’éclate
avec les bons d’achats obtenus en échange. Ou alors il négocie
directement sa quincaille contre des services. Je te laisse deviner
lesquels.
— C’est autorisé?
— L’oubli du passé n’interdit ni la corruption ni les magouilles.
Tu crois que, parce qu’on nous lave le cerveau, on atteint la pureté

67
révolutionnaire ?
Ana est trop fatiguée pour argumenter, pour un peu elle
glisserait dans le sommeil.
— Allez, viens! soupire Susannah. On rentre au dortoir. Avec
un peu de chance il y aura encore de l’eau dans les douches, on
pourra se laver.

11.
Dans les jours qui suivent, elles sont affectées à une équipe de
terrassiers qui construisent de nouveaux cubes d’habitation. Ana
apprend à couler le ciment des morts, à le transformer en parois
rigides mais tristes.
— C’est du solide, se rengorge le chef de chantier. Un mur
comme ça peut encaisser sans souffrir l’impact d’un obus à
l’uranium appauvri. Chaque maison est un petit bunker imprenable.
Ils peuvent se ramener, ceux du Dehors, avec leurs chars, leur
artillerie de mes couilles et leurs bombardiers! Ils s’y casseront les
dents!
C’est l’occasion pour Ana de vérifier, une fois de plus, la
solidité du mythe instauré par Arlon : au bout du compte, les morts
luttent aux côtés des vivants. Leur poussière épargnera aux fidèles
de verser leur sang. Malin, certes, la crédulité des pseudo élus
implique un lavage de cerveau préalable qui inquiète toutefois la
jeune femme. Voilà ce qui l’attend? Va-t-elle perdre, elle aussi, tout
sens critique au point de gober sans broncher les assertions les plus
farfelues?
A midi, un vigile passe leur annoncer qu’il y aura, ce soir, fête
obligatoire sur la Place des Rassemblements Populaires.
— C’est quoi une fête obligatoire ? s’inquiète Ana.
Suzy hausse les épaules pour marquer sa lassitude.
— C’est comme ça qu’on appelle les convocations à Pit 2,
murmure-t-elle. Y’a pas intérêt à se défiler car les vigiles pointent
les absents. La plupart du temps, c’est simplement pour entendre
Arlon radoter durant trois ou quatre heures, mais là, je pense qu’il
s’agit d’une exécution.
— Il y a des criminels à Pit 2?
— Qu’est-ce que tu t’imagines? Il y a des déviants, comme
partout. Des mecs qui mijotent des complots, ou qui se livrent à des
occupations interdites.

68
— C’est quoi, les occupations interdites?
— Utiliser des trucs électriques, par exemple. Des ordinateurs,
des téléphones, ou du moins essayer de les réparer dans l’espoir
d’établir un contact avec l’Extérieur. Écouter des disques, de la
musique qui vient du Dehors… La liste est longue. Bref, tout ce qui
est moderne est interdit. La science et le progrès sont le père et la
mère de tous les malheurs du Monde, répète Arlon.
— Mais on utilise bien un camion pour le ramassage des
calcifiés, non?
— Les camions c’est permis, il y a dérogation, parce qu’on ne
peut pas faire autrement. Au début ils ont essayé d’utiliser des
chevaux et des charrettes, mais les bourrins ne résistaient pas à la
chaleur et au manque d’eau, ils crevaient. Alors il a bien fallu faire
une exception pour les véhicules de transport. Et puis un moteur de
camion c’est trop rudimentaire pour que le Démon s’y cache. C’est
pas de la vraie Science! C’est du… bricolage?
L’intérêt d’Ana s’éveille. Ainsi, il existe à Pit 2 des groupes
dissidents œuvrant dans la clandestinité? La belle utopie pourrirait
de l’intérieur?
Elle commence à se demander si Susannah ne travaillerait pas
pour l’un de ces groupuscules, et tenterait de la recruter. Ça n’a rien
d’impossible.

La journée de travail terminée, les deux femmes rentrent au


dortoir pour se décrasser, défi qui relève du prodige étant donné la
faible quantité d’eau allouée à chacune des pensionnaires.
Quand elles se retrouvent au réfectoire, Suzy en profite pour
chuchoter :
— Surtout, pendant la fête, ne manifeste pas ta
désapprobation. Reste impassible. Sinon les vigiles te tomberont
dessus. Pigé? Profil bas, c’est la règle. Regarde ce que je fais, et
imite-moi, ou bien tu auras des emmerdes, et moi aussi parce que
je n’aurais pas su deviner en toi une future dissidente.
— OK, souffle Ana en remarquant que, pour la première fois,
Suzy semble inquiète. Cette dernière, sentant peser sur elle le
regard de sa voisine, insiste :
— Je ne déconne pas, je ne suis pas parano. Il y aura des
physionomistes, des mecs doués pour lire les expressions du visage.
Ils savent repérer d’un simple coup d’œil ceux qui désapprouvent

69
l’exhibition. C’est d’ailleurs surtout à ça que servent les fêtes , à
repérer les déviants. Alors essaye de bien jouer la comédie si tu ne
veux pas figurer au programme de la prochaine fiesta!
Dans le réfectoire on n’entend plus que des bruits de cuillers et
de fourchettes. On chercherait en vain l’écho d’une conversation.
Un silence angoissé pèse depuis l’annonce du héraut.
— Bon, grommelle Suzy. Autant en finir, amène-toi.
Elle se lève. Ana la suit. Elles n’échangent plus un mot tout le
temps qu’elles mettent pour traverser la cité et gagner la place où a
lieu la représentation. Un cordon de vigiles entoure l’agora. Les
spectateurs doivent alors se mettre en file indienne et entrer un par
un. A chacun, on remet un gros livre. Personne n’exprime le
moindre étonnement, chacun se saisit du volume et va se placer
devant l’estrade dressée pour l’occasion.
— Quand on te donnera le bouquin, lui chuchote Susannah, ne
cherche pas à lire le titre. Regarde droit devant toi.
Perplexe, Ana se conforme à la recommandation de sa
compagne. Un tout jeune homme procède à la distribution. Derrière
lui : une charrette pleine à ras bord de volumes empilés n’importe
comment. Le bouquin qu’on lui remet pèse deux bons kilos. Reliure
à cinq nerfs, couverture en maroquin sombre. Quelque chose
d’ancien, à coup sûr. Les doigts de la jeune femme détectent des
dizaines d’éraflures superficielles. Il s’en élève une odeur de moisi.
Peu à peu, la place se remplit. Des scrutateurs vont et
viennent, dévisageant le public, prenant des notes.
Enfin, Arlon paraît. Il s’avance au bord de l’estrade et hurle
avec une puissance vocale stupéfiante chez un homme de cet âge:
— Les déviants qui vont vous être présentés ce soir ont commis
un acte abominable en constituant une bibliothèque clandestine
recensant des centaines de traités scientifiques dont la mise en
pratique a conduit l’Humanité au Chaos! Je vous l’ai souvent
répété : trop de savoir tue! Si la race humaine est aujourd’hui
proche de l’extinction, c’est à cause des savants, des intellectuels,
qui n’ont cessé de vouloir aller plus loin, par curiosité malsaine. Il
faut apprendre à dire stop! Se contenter de ce qu’on a et ne pas
vouloir améliorer les choses à n’importe quel prix. Je vous laisse la
charge de punir ces malfaisants par où ils ont péché. Je sais que
vous saurez exprimer votre saine fureur. Je vous fais confiance.
Arlon se retire en clopinant, plus vieillard que jamais. En

70
rajoute-t-il?
Les vigiles poussent alors à coups de matraques trois hommes
aux visages marbrés de coups. Aussitôt, quelqu’un du premier rang
jette un livre sur le plus âgé. Le volume fait éclater l’arcade
sourcilière du malheureux, avant de lui briser le nez, le sang jaillit.
Puis c’est la curée. Les livres fusent de toutes parts, s’ouvrant tels
de sinistres oiseaux. Leurs pages bruissent jusqu’à imiter le bruit
des plumes. Un vol de corbeaux de papier. C’est une lapidation en
règle, des centaines d’in-quarto fendent l’air. Une averse imprimée
s’abat sur les condamnés, les assommant, leur fendant le crâne. Ils
s’écroulent l’un après l’autre, et l’orage continue. Les livres
s’accumulent sur leurs corps, les recouvrant d’une chape de plus en
plus pesante.
— Vas-y! ordonne Susannah, fais comme moi. De toute
manière ils sont morts.
— Tu n’en sais rien, proteste Ana.
— Bien sûr que si, les premiers bouquins étaient enduits de
poison. Tu n’as pas remarqué? Ceux qui les ont lancés portaient des
gants.
Suzy s’avance vers l’estrade et jette son livre de toutes ses
forces, en hurlant une insulte, le visage convulsé de haine.
Ana estime que le monticule de volumes est désormais
suffisant pour empêcher les condamnés de respirer. Leurs côtes ont
dû se rompre sous le poids. Les livres continuent à fendre l’air,
s’ajoutant à la pyramide. A présent la charrette est vide, toute la
bibliothèque clandestine y est passée.
Ana, s’apercevant qu’elle sera bientôt la seule à n’avoir pas
participé à la lapidation, s’empresse de lancer son traité au hasard.
Malgré elle, elle déchiffre une partie du titre : Prolégomènes à
l’étude des champs interstitiels du quadrant supérieur ouest de la
zone alpha+...
Elle espère que sa réaction tardive ne l’a pas déjà classée
comme suspecte.
La place se vide. Les participants refluent en hâte en évitant
d’échanger des regards. Ont-ils peur de n’avoir pas fait preuve
d’assez de fièvre vengeresse? Ont-ils honte?
Suzy la rattrape. Elle semble en colère.
— Merde! souffle-t-elle. Pourquoi as-tu autant tardé? Tu
hésitais, ça se voyait. Pourquoi? Je t’ai dit qu’ils étaient déjà morts,

71
alors un bouquin de plus un bouquin de moins…
Elles reprennent le chemin du dortoir sans proférer un mot.
Beaucoup les imitent et rasent les murs. Les vigiles les observent en
ricanant. La matraque coincée sous l’aisselle.
— Tu viens de récolter un mauvais point, grogne Susannah en
franchissant le seuil du dortoir. Si tu veux te rattraper, tu aurais
intérêt à te présenter de toi-même au centre médical pour recevoir
une dose de gaz.
— C’est possible? lâche Ana en réfrénant un sursaut.
— Mais oui, tout le monde peut faire valoir son droit à l’oubli.
Tu n’auras qu’à prétendre que de mauvais souvenirs te harcèlent, et
que tu ne veux pas en apprendre davantage sur ton passé. En cas
d’urgence, le volontariat est toléré. Rassure-toi, ce n’est qu’un
rappel, ça n’effacera que les souvenirs lointains. Tu sauras toujours
qui tu es, qui je suis, et ce qu’ont fait ici. Mais l’important c’est que
ça soit noté dans ton dossier, qu’Arlon soit convaincu que tu fais
preuve de bonne volonté. Il est toujours méfiant avec les nouveaux.
Ce serait dommage que, d’emblée, tu sois classée potentiellement
déviante, non? Si tu as la trouille, je viendrai avec toi. De toute
manière, moi aussi je suis persécutée, la nuit, par des souvenirs que
je préférerais oublier. J’ai besoin d’un coup de gomme. Rien de trop
appuyé.
— Et ils sont vraiment capables de doser la rétroaction de leur
produit?
— Oui, c’est assez au point leur truc. Surtout quand ils
travaillent sur les souvenirs d’enfance ou de jeunesse. C’est souvent
dans ces années-là qu’on engrange pas mal de mauvaises
expériences. Ça fait du bien de les oublier. Ça allège pour le reste du
parcours. Sinon, on traîne ça comme un boulet.
Ana n’est pas convaincue mais comme elle est toujours en
possession des hypermnésiques, elle estime qu’elle ne risque pas
grand-chose. Après tout, ce ne serait pas si mal d’oublier l’homme
au masque de squelette et son carnaval sanglant, non?
Et puis il lui faut payer un peu de sa personne si elle veut
rester crédible.
— Est-ce que… Est-ce que ça laisse une sorte de cicatrice
mentale? hasarde-t-elle. Un manque? Comme lorsqu’on dit J’ai ça
sur le bout de la langue mais je n’arrive pas à m’en souvenir… ?
— Non, assure Susannah. Il n’y a pas de sensation de trou , si

72
c’est ça qui t’inquiète. C’est effacé, donc ça n’existe plus, c’est
comme si ça n’était jamais arrivé.
— On peut choisir ce qu’on veut effacer?
— Non, tout de même pas! Mais l’effacement se fait toujours
d’arrière vers l’avant. Il commence par les souvenirs les plus
anciens, ceux du commencement de la vie, puis se rapproche peu à
peu des plus récents. On peut dire, par exemple, Je veux tout
oublier jusqu’à mes quinze ans… , ça ils peuvent le faire
approximativement, en réglant la concentration du gaz. Plus ou
moins dilué. Bien sûr, ça ne tombe pas toujours pile poil. Moi, par
exemple, j’ai choisi de tout effacer jusqu’à mes vingt ans. J’ignore
pourquoi, mais je suppose que j’ai mené une vie de merde qui
m’aurait miné la tête et menée au suicide. Au lieu de ça, j’ai l’esprit
libre.
— Pourtant tu n’as pas trop l’air d’apprécier Pit 2…
— L’effacement du passé, je suis carrément pour, mais ce qui
m’emmerde grave c’est la philosophie d’Arlon. Son délire sur la
Science, le Savoir considérés comme d’essence diabolique,
l’Ignorance vue comme une forme de sagesse. Le refus du progrès.
Ça, réellement, ça me fait chier. Je n’ai pas envie de vivre au Moyen
âge. Tu sais qu’il y a ici des gens qui ont exigé qu’on les efface en
profondeur, pour ne rien conserver de ce qu’ils avaient appris à
l’école? Ils se sont réveillés aussi ignorants que des bébés, il a fallu
tout leur réapprendre : à parler, à se torcher. Arlon les considère
comme des héros du peuple à prendre en exemple. Mais on n’est
pas obligées d’en arriver là. On a tous des ordures à se sortir du
cerveau. Par moments il faut savoir vider la poubelle! Faire le
ménage OK, se transformer en femme du Neandertal, non!
Ana hoche la tête. Elle songe que Suzy n’a pas entièrement
tort.
— J’admets, soupire-t-elle, que ça ne me déplairait pas de tout
oublier jusqu’à mes seize ans. Ma famille n’était vraiment pas top,
et ma vie dans les rues, au milieu des loubards, n’avait rien
d’idyllique.
— Ça peut se faire, je suis assez copine avec l’une des
laborantines. En lui glissant quelques bons alimentaires on peut lui
demander de te régler ça au petit poil. Comme je te le disais : ça
magouille pas mal dans le dos d’Arlon.
C’est sur cette vague promesse qu’elles gagnent le dortoir et

73
réintègrent chacune leur couchette respective.

Deux jours plus tard, alors qu’elles sont seules à l’arrière du


camion, en route pour une nouvelle expédition de ramassage,
Susannah se rapproche d’Ana et lui glisse à l’oreille :
— Ça y est! j’ai arrangé le truc avec ma copine du labo, elle est
d’accord si tu lui refiles la moitié de tes bons d’alimentation de la
semaine. On a rendez-vous ce soir, après le boulot. T’as pas changé
d’avis au moins?
Ana confirme qu’elle est toujours d’accord. Refuser paraîtrait
suspect.
A la fin de la journée, après la corvée de broyage du ciment, les
deux femmes se nettoient sommairement au robinet du hangar qui
ne laisse guère suinter qu’un filet d’eau.
— Ça ira comme ça, grogne Suzy, c’est pas un concours
d’élégance et on ne nous auscultera pas le trou du cul.
Elles quittent l’entrepôt pour emprunter un parcours sinueux à
travers la cité.
Le Laboratoire de la Mémoire du Peuple a l’aspect d’une
bâtisse ordinaire, et rien ne le distingue des autres bâtiments si ce
n’est une petite pancarte vissée dans le mur.
Les lieux paraissent déserts, mais une quinquagénaire
couronnée d’une coiffe d’infirmière défraîchie finit par surgir au
fond du couloir.
— C’est Marlène, ma copine, chuchote Suzy. Tu as préparé les
bons?
Ana sort la liasse de mauvais papier de sa poche et les tend à la
femme qui les glisse dans sa blouse douteuse sans un mot.
— C’est par là, siffle-t-elle, faut pas traîner, le médecin chef
pourrait faire une ronde. Et ses tarifs sont beaucoup plus élevés que
les miens.
Comme Ana hésite, Susannah entreprend de la rassurer :
— T’en fais pas, je l’ai avertie : un gommage des souvenirs
jusqu’à l’âge de seize ans, on est bien d’accord?
— C’est ça, confirme Ana la gorge nouée.
L’infirmière les pousse dans le cabinet de consultation, un
fauteuil inclinable de dentiste en occupe le centre.
— Allez, installe-toi, ordonne Marlène, on n’a pas toute la nuit.
Ana obéit. D’un coup d’œil circulaire elle prend les mesures de

74
la pièce. Il n’y a du reste pas grand-chose à voir : des flacons, des
seringues, une bonbonne de gaz reliée à un respirateur.
Sur le mur, près du plafond, une phrase mal peinte finit de
s’écailler :
Erinnere dich daran, Vergessen…

— Qu’est-ce que ça signifie? s’enquiert Ana.


— C’est de l’allemand, grommelle l’infirmière occupée à
remplir une seringue. Je crois que ça veut quelque chose comme
Souviens-toi d’oublier ou un truc approchant, je ne sais plus trop.
C’est Arlon qui l’a fait peindre. C’est une allusion à la voie que nous
devons suivre. Il a dû lire ça dans un livre.
— J’avais compris, siffle Ana que la nervosité gagne.
— Je vais te faire une injection de décontractant, annonce son
interlocutrice, tu es trop crispée, ça risque de bloquer le processus.
Sans plus attendre, elle plante l’aiguille dans le bras d’Ana et
injecte un liquide incolore.
— Hé! attendez… proteste la jeune femme.
Elle n’a pas le temps d’en dire plus, la vague d’oubli la frappe
de plein fouet, diluant sa conscience tel un baquet d’eau renversé
sur une goutte de peinture.

12.
Ana à peine endormie, Arlon ouvre la porte de la pièce
contiguë où il se tenait caché.
— C’est fait? demande-t-il à l’infirmière qui surveille le
manomètre de la bouteille de gaz.
— C’est en train, Monsieur, répond Marlène en vérifiant le
masque respiratoire adhèrent au visage d’Ana, qui repose
inconsciente entre les bras du fauteuil de dentiste.
Se tournant vers Susannah, Arlon hoche la tête avec
contentement.
— Tu t’es bien acquittée de ta mission, ma fille, fait-il. Je
suppose que ça n’a pas été facile de la convaincre?
— Je pensais que ce serait plus compliqué, lâche Suzy. Mais
elle en avait inconsciemment envie, je l’ai tout de suite senti. La
nuit, elle faisait des cauchemars, quelque chose à propos d’un
homme à tête de squelette. Je n’ai pas tout compris parce qu’elle
marmonnait. En fait, la perspective d’oublier ce traumatisme la

75
séduisait. J’ai joué le rôle de la rebelle, de la déviante qui critique le
système, ça l’a rassurée.
— C’est bien, approuve le vieillard. Tu sais qu’elle était venue
en mission d’infiltration pour nous détruire?
— Oui, Monsieur, Nickie, notre agent en poste à Pit 1 l’avait
repérée en train d’enfouir dans le sable du matériel militaire. C’est
elle qui a donné l’alerte. Elle demandait l’autorisation de la
supprimer.
— Je sais, grommelle Arlon, ç’aurait été une erreur. Il est plus
utile de la retourner à notre avantage. Elle sera notre instrument
dévoué. Le boomerang qu’on retourne à l’envoyeur.
— Dans ses vêtements, j’ai trouvé ces comprimés, précise Suzy
en tendant les plaquettes de cachets au vieil homme.
— Oui, ce sont des hypermnésiques, siffle-t-il avec dédain, ils
les utilisent pour contrecarrer les effets du gaz et empêcher
l’effacement des souvenirs, mais ça ne fonctionne pas très bien. Le
plus souvent ça se contente de raviver les peurs enfouies. Un usage
répété finit par rendre les utilisateurs complètement fous. Détruis-
les. Je ne veux pas que certains déviants aient l’idée de les
synthétiser et les mettent en circulation. En tout cas, félicitation
pour ton succès, je saurai m’en souvenir.
— Merci, Monsieur, répète Susannah en rougissant. Je n’ai fait
que lui répéter ce qu’elle avait envie d’entendre.
— Effacez complètement sa mémoire, ordonne le vieux d’un
ton féroce en se tournant vers l’infirmière. Je veux qu’il n’en reste
rien, pas le moindre souvenir. Ah! elle voulait s’introduire à Pit 3?
Elle va être servie!

13.
Elle se réveille avec l’impression bizarre de lutter pour
s’extraire d’un placenta qui tenterait de la retenir prisonnière. Elle
est étendue sur un lit, dans une chambre très claire qui ouvre sur un
balcon. Elle ne sait pas ce qu’elle fait là, ni ce qui a pu l’y amener. Le
sentiment d’une présence la pousse à se redresser sur un coude.
Elle aperçoit une fille blonde, assise à son chevet, bâtie comme
une basketteuse. Yeux bleus, nez épaté, la peau tannée. Les
cheveux très courts. Jeune, vingt-cinq ans à tout casser.
— Moi, c’est Susannah, annonce l’inconnue, mais la plupart du
temps on m’appelle Suzy. Je suis là pour t’aider à faire tes premiers

76
pas. Nous étions de grandes amies avant qu’on ne t’efface. Tu te
nommes Ana.
— On m’a effacée? bredouille Ana.
— Oui, c’est la loi des cinq ans. On a remis ta mémoire à zéro.
C’est une règle valable pour tout le monde. Moi, ce sera l’année
prochaine. Et ce sera alors à toi de me briefer. Ne panique pas. Tu
vas voir, c’est très simple en vérité. Imagine que tu portes un sac à
dos, et que ce sac à dos se remplisse de pierres au fil des mois,
chaque souvenir étant un nouveau caillou. Au bout d’un moment, le
sac devient très lourd, il te scie les épaules, tu marches avec de plus
en plus de difficulté. Finalement, il t’empêche d’avancer et menace
de t’écraser. La seule solution qui s’offre à toi c’est de vider le sac.
Ce n’est qu’ainsi que tu pourras continuer à aller de l’avant. Tu vois
où je veux en venir?
— Oui, je crois. Mais je ne me rappelle pas de toi…
— Ça n’a aucune espèce d’importance. Je dirai que c’est même
beaucoup mieux. Repartir à zéro c’est une chance qui s’offre à peu
de gens. Tout recommencer sans amertume, sans se répéter “
J’aurais dû faire ceci… Je n’aurais pas dû faire ça. ” Sans ressasser
ses erreurs, ses coups de malchance.
— Nous étions amies?
— Oui, de grandes amies, et on le redeviendra, ne crains rien.
— Cela fait cinq ans que je suis ici?
— Oui, tu es arrivée avant moi, juste à la fin de la Troisième
guerre mondiale.
Ana s’assied au bord du lit.
— Où sommes-nous? s’enquiert-elle.
— Dans un lieu nommé Pit 3, une oasis au milieu du désert.
Une oasis où se sont regroupés tous ceux qui refusaient la logique
de l’ancien monde et rêvaient de construire quelque chose de
nouveau, un lieu où l’on dépasserait les contradictions, les haines.
Un lieu sans affrontement. Une oasis de paix. Viens, lève-toi, je vais
te montrer.
Suzy lui tend la main, Ana la saisit.
— C’est drôle, murmure la jeune femme. Je me rappelle mon
nom, je sais parler, je suis sûre de savoir écrire, compter… mais je
ne me souviens de rien d’autre. Ni où je suis née, ni… rien. Je… n’ai
aucun passé.
— C’est voulu, confirme Suzy. Le procédé est sélectif, il n’efface

77
que les souvenirs affectifs, le secteur émotionnel, si tu préfères. Je
ne suis pas scientifique, je ne peux pas t’expliquer ça plus
clairement mais tout à l’heure je te présenterai notre chef, notre
leader. Il pourra, lui, répondre précisément aux questions que tu te
poses. Il se nomme Arlon, c’est un sage. Il t’apprécie beaucoup.
Maintenant, viens.
Elle prend Ana par le bras et la conduit vers le balcon. Ana est
éblouie par la lumière du désert. D’où elle se tient, elle domine une
ville blanche dont les bâtisses sont disséminées au cœur d’une vaste
palmeraie. Un lac occupe le centre de l’agglomération, mais le plus
fascinant reste cette énorme structure de béton qui surplombe tout
le reste. Une sorte de forteresse blanche, cubique.
— C’est le musée, énonce Suzy. Il est imprenable,
indestructible. Si ceux qui veulent nous détruire passaient à
l’attaque, nous pourrions nous y réfugier.
— Qui veut nous détruire?
Suzy soupire et, d’un geste circulaire, englobe tout l’horizon.
— Ceux-là même qui ont provoqué l’holocauste et qui n’ont
jamais cessé de vivre dans la haine de l’Autre. Ils ont tout détruit,
mais cela ne leur suffit pas, il leur en faut davantage. Ils continuent
à s’affronter entre factions rivales. Ils se battent depuis des
décennies et ne sont jamais parvenus à signer un accord de paix.
Au-delà du désert, le monde n’est qu’un immense champ de ruines.
Aucune nation n’a échappé à la destruction. L’idée même de vivre
ensemble leur est insupportable tant ils se haïssent. Ils ne savent
que ressasser leurs rancœurs, et ne rêvent que de vengeance. C’est
pour cela qu’Arlon a décidé que la seule solution consistait à tout
oublier, à faire table rase de la mémoire. C’était l’unique moyen
d’éviter de nous entre-exterminer jusqu’au dernier. Il ne peut y
avoir de paix que dans l’oubli des fautes, des crimes et des
différences. Attention, je ne dis pas le pardon, je dis l’oubli. Tu
commences à comprendre?
— Oui, il me semble. Oublier est une nécessité pour aller de
l’avant.
— C’est cela même. Pit 3 symbolise ce miracle. Tous ceux qui
vivent ici on décidé de tirer un trait définitif sur leur passé et de
s’accorder la chance de repartir à zéro. J’ai fait ce choix, tu as fait ce
choix… Tous les cinq ans, nous tirons un trait, et nous
recommençons. Il y a ici beaucoup de gens qui étaient jadis des

78
ennemis jurés mais qui ont fait le même choix, aujourd’hui ils vivent
en bonne camaraderie, ayant oublié qu’à une époque ils se seraient
entr’égorgés s’ils s’étaient trouvés face à face. Peut-être aurions-
nous fait de même, toi et moi, qui sait?
Ana s’appuie à la rambarde du balcon. La tête lui tourne. Elle a
l’impression de se tenir au bord d’un précipice, penchée sur un vide
qui l’attire, l’aspire… Elle est à deux doigts de se laisser tomber. Son
instinct lui hurle que quelque chose ne fonctionne pas… Mais quoi?
La main de Suzy se referme sur son biceps.
— Viens, fait la grande fille blonde, il ne faut pas faire attendre
Arlon.
— Qu’est-ce que je faisais ici? balbutie Ana. Je veux dire… quel
était mon métier? Ma place?
— Il ne faut pas parler de ça, tranche Suzy. Ici, on n’évoque
jamais le passé, c’est la loi. Tu dois te tourner vers l’avenir qui
s’offre à toi. Un avenir de cinq années pleines.
— C’est court, non?
— Crois-moi, quand les choses se passent mal, cinq ans c’est
très long. L’effacement nous a permis de survivre mentalement aux
horreurs de la guerre, de ne pas rester prostrés. C’est à cela que tu
dois penser. L’amnésie est une bénédiction. Sans elle nous nous
comporterions comme ceux qui nous assiègent… comme des bêtes.
L’amnésie nous offre la possibilité de nous pardonner à nous-
mêmes les crimes que nous avons pu commettre.
— Mais que fais-tu de l’expérience acquise au fil des années?
— L’expérience est une grosse connerie, ce n’est que l’addition
de tous nos foirages, et dont on ne tire jamais la moindre leçon.
Nous refaisons toujours les mêmes erreurs quoi que nous
prétendions.
— J’ai quel âge?
— La trentaine environ. Tu es arrivée avant moi, c’est tout ce
que je sais… et que je tiens à savoir. Et crois-moi, ça vaut mieux.
Ana réfrène la foule de questions qui se bousculent dans sa
tête. Elle suit Susannah au long d’un couloir gris qu’éclairent les
meurtrières perçant la muraille. Au terme d’une marche qui lui a
paru interminable, elle franchit le seuil d’un bureau presque vide où
l’attend un vieillard vêtu d’une soutane grise. Il est pieds nus. On ne
saurait lui donner un âge. En tout cas, Ana est certaine de ne l’avoir
jamais rencontré.

79
— Ana! lance-t-il en s’avançant à sa rencontre pour lui donner
l’accolade. Comme je suis heureux de vous accueillir au seuil de
votre nouvelle vie quinquennale!
La jeune femme réfrène un sursaut. L’homme est si maigre
qu’elle a une brève seconde l’illusion d’étreindre un squelette, et le
mot squelette résonne bizarrement dans sa tête, tel un écho se
répercutant de montagne en montagne. Elle ignore pourquoi.
Le vieux parle, parle… un vrai robinet à discours. Sa voix
éraillée est pénible. Ana doit accomplir un effort pour revenir sur
terre.
— Vous avez couru bien des risques au service de notre cause,
proclame le vieillard. Mais il était temps de vous récompenser en
vous redonnant cette virginité mémorielle sans laquelle la passion
s’émousse, rongée par les remords, les épreuves et les déceptions.
Vous voilà neuve. De nouveau prête à combattre. Susannah vous
guidera tout au long de votre réinsertion. Pour y contribuer, je vous
offre cette monographie, écrite de ma main. Ce n’est certes pas une
œuvre littéraire mais elle a le mérite d’énoncer les problèmes et
d’exposer clairement le sens de notre combat. Lisez-la, méditez-la…
et surtout n’hésitez pas à questionner Susannah si quelque chose
vous chiffonne.
Il se précipite de nouveau sur la jeune femme, la serre dans ses
bras dépourvus de chair comme de muscles, et lui fourre dans la
main un mince opuscule à la couverture jaune sable.
Ana en déchiffre le titre du coin de l’œil :
Le désert de l’esprit, la solution dernière.
Ça promet…
L’entrevue est terminée. Susannah le fait comprendre à Ana en
la tirant discrètement en arrière. Les deux femmes s’inclinent et
sortent.
Sur le chemin du retour, Ana examine la plaquette.
— C’est quoi, ce truc? demande-t-elle. Un mode d’emploi?
— En gros, oui, soupire Suzy. Ça aura moins le mérite de
m’épargner de la salive. Étudie-le, ça répondra à la plupart de tes
questions.
— Le vieux…
— Arlon!
— Ouais, Arlon, il parlait de moi comme si j’étais une héroïne
de guerre. Qu’est-ce que j’ai fait?

80
— Ne pose plus jamais ce genre de question, on ne te
répondrait pas. C’est interdit. Ce serait trahir notre précepte
fondamental : l’effacement. A ceux qui violent cette loi, on leur
coupe la langue. Je dis ça pour ton bien.
Les voilà devant la chambre d’Ana. Susannah, les traits crispés,
se tourne vers son interlocutrice.
— Par pitié, Ana, murmure-t-elle, ne fais pas de connerie! Ne
pose pas les mauvaises questions, ne cherche pas à savoir. On était
de grandes amies, même si tu ne t’en souviens pas, ça me ferait
vraiment chier d’être forcée de t’arrêter pour non respect des règles
fondamentales.
Puis elle se reprend et soupire :
— Étudie le livre, imprègne-toi de son message. Je reviendrai
demain matin pour te mettre au boulot.
Elle tourne les talons et s’éloigne d’un pas rapide,
abandonnant Ana au seuil de la chambre, le petit livre jaune entre
les mains.

14.

« LE DÉSERT DE L’ESPRIT,
LA SOLUTION DERNIÈRE
par Albrecht L. dit Arlon.

Erinnere dich daran, Vergessen…


Friedrich Nietzsche

Au commencement… Puisqu’il faut un commencement à tout,


je dirais que j’étais un jeune et brillant scientifique à l’aube d’une
immense découverte. Je faisais partie de cette caste d’assassins que
je voue aujourd’hui aux gémonies. J’en étais, sans en avoir
conscience, l’un des principaux rouages criminels.
Oui, j’étais jeune (vingt-cinq ans!), je venais de terminer mes
trois doctorats, quand j’ai commencé à travailler sur mon projet
d’amnésie provoquée.
Ma fiancée — Flora — venait de se tuer en voiture. Un accident
stupide. Ce soir-là nous nous étions bêtement querellés. Elle me
reprochait de ne pas être assez disponible pour elle; je lui avais fait
valoir que mes recherches étaient importantes pour moi, et qu’elle

81
devait le comprendre. Cela l’a rendue furieuse, elle est partie en
claquant la porte. Peut-être sanglotait-elle en conduisant, ce qui a
provoqué l’accident où elle a perdu la vie?
Il est nécessaire de préciser que je ne conserve aucun souvenir
de ces événements, si je suis capable d’en parler aujourd’hui, c’est
uniquement parce qu’à l’époque je tenais, tel un adolescent, un
ridicule journal intime, et que ces écrits me sont tombés sous la
main plus tard, à l’occasion d’un déménagement. Leur lecture m’a
donc appris que j’avais été fiancé, que je m’étais senti coupable de
cet accident et que j’avais fini par sombrer dans la dépression… à tel
point que je nourrissais des pensées suicidaires. C’est alors que
j’avais inventé cette substance capable de gommer les souvenirs…
et que je l’avais essayée sur moi!
J’avais beau faire des efforts, j’étais incapable de me rappeler
le visage de cette jeune femme. Aucune des photographies qui
traînaient au fond de la boîte n’éveillait en moi la moindre
réminiscence. J’ai compris alors que j’étais sur la bonne voie, et j’en
ai éprouvé une formidable excitation.
Au début, j’ai simplement vu dans ce produit un moyen de
soigner les dépressions graves, celles devant lesquelles les
antidépresseurs restent sans effet.
Un collègue officiant à l’hôpital des vétérans m’avait adressé
plusieurs patients. Des soldats souffrant de stress post traumatique
réellement incapacitant et générant des hallucinations effrayantes.
J’ai eu l’idée de les traiter avec mon produit, et de gommer tout
simplement dans leur mémoire les souvenirs des horreurs qu’ils
avaient vécues, et dont ils étaient bien souvent les auteurs. Ce fut
un succès complet. Hélas, quand je voulus obtenir des fonds pour
développer mes recherches, je fus victime d’une cabale conduite
par des collègues jaloux, qui m’accusèrent de bafouer la
déontologie médicale… On alla jusqu’à me qualifier de savant fou,
et l’on me frappa d’une interdiction d’exercer pendant dix ans.
Pour être tout à fait franc, je dois avouer que mon soluté
occasionnait des effets secondaire gênants, mais qui demeuraient
heureusement transitoires. Ceux-ci consistaient en une impression
de forte désorientation générant un début de panique, une envie de
fuir comme à l’approche d’un danger invisible. Une fois l’amnésie
installée, se produisaient alors des gênes articulaires évoquant
l’arthrose. Cette calcification pouvait s’étendre aux poumons,

82
déclenchant une ossification des tissus rappelant la tuberculose.
Bien heureusement, ces atteintes restaient tolérables. Hélas, le
Corps Médical en prit prétexte pour décréter mes recherches
dangereuses et contraires à la santé des patients. Quelle
pusillanimité! La vraie recherche scientifique se doit d’accepter un
pourcentage élevé de dommages collatéraux.
C’est alors que le département scientifique des Armées me
contacta à des fins de recrutement. Ces messieurs cherchaient en
effet à constituer un club de grosses têtes capables d’imaginer des
méthodes inédites de combat. Je les intéressais au tout premier
chef. D’emblée, ils m’exposèrent leurs souhaits, et me passèrent
commande d’un gaz de combat capable de statufier l’ennemi sans
engendrer la moindre irradiation, contamination ou épidémie, tout
cela en laissant les villes conquises intactes.
C’était pour moi, un défi amusant… et très lucratif. J’acceptai
sans hésiter car les crédits et les moyens techniques mis à ma
disposition me permettraient de travailler secrètement à mon
projet personnel d’effacement sélectif de la mémoire.
Ils installèrent donc dans cet ancien musée un formidable
laboratoire dont je devins le chef incontesté. Pour observer le
cahier des charges auquel j’étais soumis, j’eus l’idée de développer
à outrance l’un des effets secondaires de mon gaz d’amnésie : la
calcification des tissus! C’était un jeu d’enfant. Toutefois en secret,
je concentrai mes efforts sur l’effacement mémoriel, domaine où je
rencontrai des difficultés.
En effet, la perte de mémoire n’était pas définitive. Selon les
sujets, les souvenirs revenaient au bout de quelques mois. Chaque
fois que je tentais d’en augmenter la durée, j’en augmentais
également les effets secondaires que j’échouais à supprimer;
notamment la calcification générale du corps humain. Chez certains
sujets, la calcification survenait avant que l’effacement mémoriel ne
se produise. A l’inverse, ceux chez qui l’effacement mémoriel se
déclenchait sans attendre, échappaient à la calcification. Cela fut à
l’origine d’une sélection naturelle que je ne puis expliquer, mais qui
me convient parfaitement. Je pense qu’elle dépend d’un certain
type d’hormones présentes ou absentes chez les patients.
Quoi qu’il en soit, mon produit était désormais efficace, et
l’effacement presque pérenne. La calcification d’une partie des
sujets traités devait être considérée comme un dommage collatéral,

83
car, de toute manière, il est évident qu’une réduction de population
s’impose sur notre pauvre Terre qui sera bientôt dans l’incapacité
de nourrir une telle masse d’individus!
Je ne m’arrêtai pas à ce détail, les pertes humaines étant peu
de choses en comparaison des perspectives que laissait entrevoir
mon invention. Car je voyais désormais plus grand, beaucoup plus
grand! Pourquoi se cantonner au traitement des malades atteints
de SPT?
Depuis toujours je suis convaincu que l’humanité tout entière
souffre de folie autodestructrice! Tout est bon pour alimenter cette
rage, cette haine du voisin, de celui qui ne pense pas ou ne vit pas
comme vous… Et cela dégénère inévitablement en attentats, en
guerre civile, en conflit mondial… Le seul moyen d’empêcher la
destruction de la planète consiste à effacer tous ces griefs en
provoquant une amnésie collective, une amnésie générale qui
purge les cerveaux de leur poison. Oubliés, les formatages
politiques ou religieux, les croyances de toutes sortes, les
convictions erronées, les théories aberrantes sur la race, le sexe. Il
est évident qu’une remise à zéro générale renverrait l’humanité à la
case départ. Si quelque chose peut sauver le monde d’un nouvel
holocauste nucléaire généralisé c’est bien l’amnésie! »

15.
Revenue chez Arlon, Susannah se sent mal à l’aise sous le
regard scrutateur du vieillard.
— Alors? aboie le scientifique, comment réagit-elle?
— Elle… elle pose beaucoup de questions, avoue la jeune
femme. Elle n’affronte pas paisiblement l’amnésie.
— Cela viendra, élude Arlon en haussant les épaules. Au besoin
nous lui ferons un rappel. Le plus important c’est qu’elle accepte
l’idée qu’une guerre atomique imaginaire a détruit les deux tiers de
l’humanité, et que nous sommes assiégés par ceux qui ont commis
cet holocauste.
— Mais c’est faux, bredouille Suzy. Vous le savez bien…
— Je le sais, tu le sais… mais elle n’a pas besoin de l’apprendre.
Tu dois la considérer comme un soldat ennemi. Le but, c’est de la
retourner à l’envoyeur pour mettre la touche finale à notre grand
projet. Elle était l’épée que l’ennemi s’apprêtait à planter dans
notre flanc, et il est juste que cet ennemi périsse sous les coups de

84
sa propre épée. Dans ce cas, l’ironie du destin prend une dimension
magnifique. Tu n’es pas d’accord?
Susannah balbutie que si, bien sûr, elle est d’accord à 200 %.
En réalité, elle déteste quand Arlon devient grandiloquent et que,
dans son regard, s’allume cette étincelle de folie. D’une part, elle lui
en veut d’user sur elle de ces artifices de bonimenteur de foire ou
d’homme politique… d’autre part elle se demande s’il n’est pas,
pour de bon, totalement toqué et se prend pour le messie. Elle
aurait horreur d’avoir raison.
Elle s’enfonce les ongles dans la paume des mains, jusqu’au
sang. Depuis quelque temps elle se pose trop de questions, elle
prend trop de recul.
Est-ce parce qu’elle vieillit? Que la fougue de la jeunesse est en
train de s’éteindre en elle?
Merde.
Arlon, après lui avoir répété pour la millième fois ses
recommandations, la congédie d’un geste de la main, comme il le
ferait d’une domestique. Cela aussi, elle le digère mal.
Reprends-toi, ma fille! s’ordonne-t-elle tout en sachant que ce
genre d’admonestation ne fonctionne jamais.

Depuis plusieurs semaines elle est mal à l’aise, en porte-à-faux


vis à vis d’Ana. Au début il s’agissait d’une banale mission de
recrutement, comme tant d’autres. Nickie, leur agent à Pit 1, les
avait prévenus que les militaires essayaient d’infiltrer l’un de leurs
espions. Les caméras disposées un peu partout dans le désert
avaient filmé le cheminement d’Ana depuis son départ de Vegas
sous l’œil indifférent des soldats postés au check point.
(Cela aussi, gêne Susannah : ce hiatus entre les attaques
hystériques d’Arlon contre la Technique, et l’utilisation intensive
d’un système d’espionnage ultra sophistiqué dont il est l’inventeur!
Il y a là une contradiction qu’elle digère mal.)
Mais peu importe, il lui faut admettre la réalité : des liens
d’amitié se sont créés entre Ana et elle. Presque à son insu et
contre sa volonté. Aujourd’hui, et pour la première fois, Susannah
éprouve une forme de honte à l’abreuver de mensonges. Il n’y a pas
eu d’holocauste mondial, Pit 3 n’est nullement l’oasis de sagesse et
de paix qu’assiégeraient des fauteurs de guerre régnant sur le
pays… Pit 3 est en réalité le siège d’une secte paranoïaque qui veut

85
convertir le reste du monde à ses croyances. Une secte dont Arlon
est le grand gourou.
Un frisson désagréable parcourt Susannah à la simple idée du
sacrilège qu’elle vient de commettre en formulant de tels mots,
même mentalement…
Quelque chose ne fonctionne plus chez elle. Cela tient
sûrement à ce qu’elle se rapproche inexorablement de l’effacement
quinquennal imposé par Arlon. Au cours des trois dernières années
elle a engrangé malaise, honte et culpabilité diffuse. Trop de
mensonges, sans doute, qui ont contribué à affaiblir la foi qui
l’animait au lendemain de son dernier effacement quinquennal. Il
serait urgent de solliciter une piqûre de rappel, mais elle craint, en
faisant une demande anticipée, de paraître suspecte aux yeux
d’Arlon qui a fait de la paranoïa une méthode de survie.
Par-dessus tout, Susannah a peur de découvrir que tout ce que
professe Arlon est faux… et qu’elle obéit à un menteur depuis…
depuis combien d’années en réalité? Cinq ans, dix ans, davantage?
Comment le saurait-elle puisque l’effacement quinquennal est une
règle à laquelle personne ne peut se soustraire, sauf Arlon, bien sûr,
et — sans doute — les autres scientifiques placés sous ses ordres.
Des collègues qui lui obéissent au doigt et à l’œil, et ne quittent
jamais l’enceinte du musée pour se mêler à la population.
Au moindre doute, les vigiles viennent se saisir du suspect et le
passent à l’effaceur. Parfois, avec une telle application, que le
malheureux régresse au stade de bébé bavochant. Susannah a
participé plusieurs fois à de telles rafles, décidées par Arlon. A
l’époque, il ne lui serait pas venu à l’esprit de contester la justesse
de ces procédés… oui, mais à l’époque, elle venait elle-même d’être
effacée et n’avait aucun recul par rapport à la doctrine en usage à
Pit 3. Il n’en va plus de même aujourd’hui… même si elle en conçoit
une réelle culpabilité. Elle croit moins. Bientôt, il est possible qu’elle
ne croit plus du tout. Allez savoir?
Oui, elle se pose beaucoup de questions. Sur elle-même,
principalement. Qui était-elle avant? Au début, dans la vraie vie
avant qu’elle n’intègre Pit 1, puis Pit 2… et enfin Pit 3, où sont
regroupés les vrais fidèles. Les soldats de l’oubli, les guerriers de
l’effacement…
Le doute s’est installé en elle et la ronge. Des images
l’assaillent la nuit, dans ses rêves. Des images qu’elle ne comprend

86
pas. Elle sait qu’il s’agit de résurgences du passé. Il en va toujours
ainsi lorsque la puissance du vaccin décline. Des choses étranges
émergent du brouillard artificiel auquel on a voulu les condamner.
Au réveil, elle s’efforce de ne plus y penser, mais c’est difficile.
Des visages la hantent. Des visages inconnus, des lieux, des scènes
qu’elle ne comprend pas. Il n’y est jamais question de guerre, de
bombardements, de massacres, contrairement à ce que prétend
Arlon. Non, ce sont des visages de petites filles. Des petites filles en
pleurs. Il y est également question d’un chaton nommé Pumpkin.
C’est à n’y rien comprendre.
Qu’est-ce qui l’a conduite à accepter l’effacement? Quel
drame, quelle souffrance? Un deuil, une trahison amoureuse, la
perte d’un enfant? Elle dit cela au hasard car ce sont le plus souvent
les raisons avancées par les candidats à l’oubli.
En vérité, elle est terrifiée à l’idée de l’apprendre. Arlon a peut-
être raison, mieux vaut l’oubli qu’une souffrance qui détruit le reste
de votre vie? Oui? Non?
Le désert de la mémoire est-il LA solution? Peut-être…
Une chose est sûre, ces dernières années elle a beaucoup
menti. Ainsi, elle n’a jamais travaillé comme croupière dans un
casino. Cela, c’est le scénario qu’elle a servi à Ana. En réalité, elle
s’est introduite dans la ville par le souterrain.
On surnomme ainsi la Sonrisa del coyote, la faille tellurique qui
fracture le désert et s’ouvre à moins d’un kilomètre du musée. Dans
sa partie supérieure, elle présente assez de corniches et de
surplombs rocheux pour qu’on puisse l’utiliser à la manière d’un
tunnel. Le tout consiste à éviter un faux pas, une perte d’équilibre
qui vous expédierait dans les abîmes. Le trajet relève, certes, de
l’expédition spéléologique mais, avec l’habitude, on s’y fait, et l’on
finit par en connaître les dangers.
C’est grâce à ce tunnel qu’elle a pu passer sous la muraille de
tôle qui encercle le désert, et émerger tranquillement de la faille
aux abords de Vegas, notamment à la périphérie de l’un de ces
camps de caravaning où les joueurs malchanceux et compulsifs
attendent obstinément de se “ refaire ”. A partir de là, Susannah
n’a eu aucun mal à s’introduire dans la cité du jeu. Dans son sac à
dos, elle apportait une bonbonne de gaz concentré, additionné d’un
élément chimique qui provoquerait un puissant besoin de fuite chez
ceux qui le respirerait, un tropisme analogue à celui qui régit la

87
galopade suicidaire des lemmings dont Arlon a étudié le
comportement, et qui dérègle leur sens de l’orientation.
— Il y aura un certain gâchis humain, a-t-il expliqué à Suzy
avant qu’elle ne descende dans la faille. Une partie des sujets ne
galoperont pas en direction du désert, et d’autres feront une
mauvaise réaction au produit; le gaz calcifiant prendra le dessus et
les changera en statues. Néanmoins, le pourcentage de réussite
restera correct. Il faut accepter ces pertes puisque les effets
secondaires sont malheureusement inévitables. Disons qu’il s’agira
de dommages collatéraux, et n’y pensons plus. L’important, c’est
que cette opération nous fournisse de nouveaux adhérents.
J’estime que 75 % des sujets seront calcifiés dans les heures qui
suivront l’inhalation. Cela nous laisse 25 % de survivants capables
de supporter l’effacement mémoriel sans problème. Ce sera très
suffisant.
Susannah s’est donc approchée le plus près possible des
casinos pour dissimuler la bonbonne dans un buisson, puis elle a
réglé le minuteur sur deux heures, afin de se laisser le temps de fuir
le lieu de dispersion. Cela fait, elle est revenue sur ses pas et
descendue dans la crevasse. Elle portait bien sûr un masque, afin de
ne pas être victime, elle aussi, de la remise à zéro mémorielle que
l’inhalation du gaz allait produire chez tous ceux et toutes celles qui
le respireraient.
Deux heures plus tard, le détendeur de la bonbonne a fait son
office, et la nappe s’est répandue sur la ville, s’engouffrant dans les
canalisations des climatiseurs ronronnant sur les toits des hôtels et
des casinos. La suite s’est déroulée selon les prévisions d’Arlon,
même si les pertes ont été très supérieures à ses calculs
statistiques.
L’opération a fourni à Pit 3 un afflux de main d’œuvre non
négligeable. Arlon préfère le terme soldats, curieux chez un homme
qui prétend détester la guerre.
Susannah sait qu’il prépare une opération de grande
envergure, une opération qui, selon ses propres mots Pourrait enfin
changer la face du Monde.
Il compte utiliser Ana pour parvenir à ses fins, quoique Suzy a
bien du mal à imaginer en quoi l’ancienne éclaireuse pourrait leur
être de quelque utilité.

88
Pour remédier à la sensation d’étouffement qui l’étreint, elle
quitte le bâtiment et marche au hasard dans la palmeraie. Bien
irriguée, la végétation a poussé d’abondance en l’espace de cinq
ans. Dattiers, orangers, bananiers, installent une atmosphère de
petit paradis. Susannah songe qu’elle aimerait être affectée à ces
travaux de jardinage, et ne plus jouer les espionnes recruteuses, les
manipulatrices qui s’évertuent à tirer les vers du nez aux nouveaux
arrivants. Elle commence à éprouver une certaine lassitude à vanter
les théories d’Arlon… théories auxquelles elle adhère de moins en
moins.
Des pensées bizarres la traversent parfois. Elle se dit… Elle se
dit qu’elle pourrait profiter d’une prochaine mission de l’autre côté
du rideau de fer pour ne plus revenir… Pour se perdre dans la
multitude qui vit dans cet univers qu’Arlon abhorre.
C’est absurde, bien sûr. Un rêve de gamine. Comment
survivrait-elle là-bas, sans métier, sans réelle identité? Elle serait
vite condamnée à la clochardisation! Ici, elle fait partie de l’élite, ou
plutôt de ceux qui se partagent les miettes de pouvoir tombées de
l’écuelle d’Arlon, tels des oisillons picorant autour du bol d’un chat.
Tant que le chat est occupé à manger tout va bien, les choses se
gâtent lorsque son repas avalé, il lève le museau et s’aperçoit de la
présence des oisillons.
Finalement on se tient toujours trop près d’Arlon. Il peut à tout
moment en prendre ombrage et sortir ses griffes.
Susannah s’assied sur un banc, à l’ombre d’un palmier. Autour
d’elle, des gens travaillent en évitant de croiser son regard. On la
craint. A une époque elle en tirait fierté, ce n’est plus le cas.

Elle a commencé sa carrière il y a quatre ans, dans le corps des


scrutateurs. Il s’agissait de repérer, au flair, les pratiques suspectes
de déviance. Elle parcourait les couloirs à grands bruits de bottes,
enchaînant les perquisitions.
— Il existe une menace sournoise, lui avait confié Arlon. Une
menace qui ne fait aucun bruit et laisse peu de traces matérielles,
celle des journaux intimes! Certains sont terrifiés à la perspective de
perdre la mémoire lors de l’effacement quinquennal, alors ils
notent dans le détail tout ce qu’ils ont peur d’oublier. Ils se mettent
à tenir jour après jour des journaux qu’ils espèrent pouvoir
retrouver une fois qu’on aura effacé leurs souvenirs. Ils capitalisent

89
les anecdotes les plus anodines, écrivent le roman de leur pauvre
vie comme si elle pouvait intéresser quelqu’un.
— Mais, avait alors souligné Suzy, comment comptent-ils
retrouver ces cahiers puisqu’ils ne se souviendront de rien? C’est
absurde!
— Pas tant que ça, car ils prennent la précaution de se laisser
des indices, des rébus, des signes qu’ils espèrent être en mesure
d’interpréter malgré l’amnésie. Ton travail consistera à trouver où
sont cachés ces écrits et à les brûler. On ne peut courir le risque
qu’ils soient lus par leurs auteurs… ou par d’autres, cela nourrirait
leur nostalgie. Or rien ne peut nous faire plus de mal que la
nostalgie.
— Quelle importance ces journaux ont-ils s’ils ne recensent
que des banalités?
— Tu ne comprends pas ou tu fais exprès? Ces textes vont à
l’encontre du principe d’effacement, ils violent nos accords, ils
constituent une insulte à notre foi! Ces thésaurisations du passé
sont répugnantes. Obscènes.
Susannah jugea inutile d’insister.
— Ah! autre chose, avait ajouté Arlon. Tu n’oublieras pas de
couper le pouce et l’index des auteurs de journaux intimes, pour les
guérir de leur manie d’écrire. Les deux mains, par prudence, au cas
où il se trouverait des ambidextres parmi les coupables. De cette
manière il leur sera plus difficile de tenir un crayon.
Et c’est ce qu’a fait Susannah pendant deux ans. Tant de
perquisitions, tant de petits cahiers brûlés, tant de doigts coupés. La
chose lui a vite répugné mais elle tenait à grimper dans
l’organigramme de la cité. Il lui fallait faire ses preuves.
Au fil du temps, elle a appris à comprendre la panique qui
s’emparait des candidats à l’effacement. Cinq ans de souvenirs,
c’est tout de même un petit trésor dont on ne veut pas se défaire.
Quelque chose qui compte. Mieux que rien, mieux que le vide,
mieux que le désert de la mémoire.
A plusieurs reprises elle a elle-même éprouvé le besoin de
laisser une trace, elle s’est ressaisie à l’ultime seconde, au moment
où, armée d’un crayon, elle s’apprêtait à écrire sur un carnet.

Aujourd’hui, elle se rapproche de la date limite fatidique de la


cinquième année. Le tournant quinquennal. Encore deux ans et elle

90
se réveillera dans le même état qu’Ana ce matin. La tête vide. Une
inconnue, assise à son chevet, lui expliquera qu’elle est désormais
promue balayeuse en charge des couloirs du troisième étage. Que
c’est là une tâche importante et que ses armes consisteront en un
balai et un seau. Attention à ne pas gaspiller l’eau! Nous sommes
dans une oasis! lui ordonnera-t-on comme à une débutante.
Oui, voilà ce qui l’attend. De son savoir-faire, de ses exploits, il
ne subsistera rien. Aucune trace, aucun récit. Personne pour se
rappeler… à part Arlon, bien sûr. Mais est-ce suffisant?
— Il faut apprendre l’humilité, répète-t-il. La promotion au sein
d’une société ou d’une entreprise est un piège. On en veut toujours
plus. L’appétit n’est jamais satisfait, on devient un obèse du
pouvoir. L’effacement a le mérite de renvoyer périodiquement
chacun à la case départ. A l’état primal, virginal. Personne n’est
irremplaçable, voilà la grande leçon. Je sais ce qui est bon pour mes
enfants, je suis un père autoritaire mais juste.

Sa chasse aux journaux intimes ayant été jugée satisfaisante en


nombre de doigts coupés, Susannah a été récompensée par une
promotion.
Cette fois elle a été nommée liquidatrice des traces interdites.
Figurent dans la rubrique traces interdites tout ce qui fait
allusion à un passé proche ou lointain. Elle a dû procéder à la
destruction des œuvres d’art entreposées dans le musée :
peintures, sculptures, manuscrits antiques, icônes, et même
squelettes d’animaux préhistoriques d’une rareté à peine
concevable.
Pour ce faire, on lui a octroyé une équipe de destructeurs. Ils
décrochaient les tableaux pour les brûler, ils fracassaient statues
antiques et poteries à coups de pioche, ils passaient les ossements
du stégosaure et du diplodocus à la broyeuse. Les manuscrits, les
exemplaires uniques des grandes œuvres de l’Humanité ont fini
dans les flammes.
Susannah n’a guère aimé ce travail qui lui a donné l’impression
d’être ravalée au stade d’éboueuse, mais il lui a octroyé la
permission de franchir le seuil du musée, un droit dont seule une
poignée de personnages importants peuvent se vanter.
Le musée est immense. Une suite d’espaces vides, déserts, où
les pas soulèvent des échos interminables. Il faut prendre garde de

91
ne pas s’y perdre. Les étages supérieurs restent interdits. Susannah
a entendu dire qu’ils abritent une suite de laboratoires où officient
les scientifiques ayant juré fidélité à leur maître, Arlon. En ce qui la
concerne, elle n’a parcouru que le rez-de-chaussée et ses anciennes
salles d’exposition.
Dans les caves, tout aussi gigantesques, se trouvent les
citernes de gaz dont, jusque-là, Arlon a usé avec parcimonie, testant
le pouvoir du produit sur les populations vivant à la périphérie du
désert. Les résultats ont accrédité la légende d’une épidémie de
sénilité précoce dont les symptômes consistent en des pertes de
mémoire du type Alzheimer, et une calcification des tissus
organiques entraînant une paralysie générale. Il est évident qu’en
terme de paralysie on ne peut guère faire pire!
C’est à ce moment précis qu’Arlon a rompu tout contact avec
les militaires, faisant sécession. Lorsque l’État-Major des forces
armées a voulu lui faire entendre raison en lui dépêchant une
division de Marines, Arlon les a aspergés de gaz calcifiant, les
changeant en statues. Après trois essais infructueux, le Président a
ordonné un statu quo, en espérant engager des négociations.
Négociations qu’Arlon a repoussé, bien évidemment.
Depuis, chacun campe sur ses positions. La marge de
manœuvre des militaires se trouve réduite du fait de la volatilité du
gaz. Un bombardement ou un tir de missiles pourrait éventrer les
cuves, et par conséquent, condamner le pays à la calcification
générale, ce qui reste inenvisageable tant qu’on n’a pas trouvé une
parade chimique ou médicale. Ces parades, selon Arlon, n’existent
pas. Il n’y a donc rien à craindre des Forces armées.
— J’ai accumulé ces dernières années, se vante-t-il, assez de
gaz pour pétrifier les deux Amériques, celle du nord et celle du sud.
Susannah n’a aucune raison de mettre ses propos en doute.
Elle sent qu’Arlon passera à l’action à la première provocation.

La jeune femme se secoue. A Pit 3 il est mal vu de bercer des


idées noires, et de se complaire dans le ressassement du passé,
même récent. On se doit d’être tourné vers l’avenir, le futur. Et tant
pis si ce futur se résume à cinq ans.
Elle soupire, à partir de demain elle va devoir prendre en main
la formation accélérée d’Ana, et à cette seule idée, son estomac se
noue.

92
16.
Arlon pénètre dans le musée. Il y a bien longtemps qu’il est
seul à jouir de ce privilège, mais il a réglé les détecteurs
biométriques de la grande porte pour qu’il en soit ainsi. Les battants
de bronze s’entrebâillent juste assez pour qu’il puisse y glisser sa
mince silhouette. Les portes, hautes de trois mètres, décorées de
hiéroglyphes aussi fantaisistes que ringards, datent de la création
du bâtiment. Arlon les a conservées pour le décorum afin
d’impressionner ses fidèles. En réalité, une fois dans le vestibule on
se heurte à une paire de battants blindés capables de résister au tir
tendu d’un obus à l’uranium appauvri. L’Armée y a veillé, à l’époque
où les pontes de Washington s’imaginaient qu’Arlon se
comporterait en marionnette docile. Pauvres crétins!
Arlon a toujours su jouer de sa physionomie de vieillard
lunaire, fragile. Quand on le voit, on croit qu’un coup de vent
suffirait à le renverser, c’est une belle erreur car son corps fluet
dissimule une redoutable réserve d’énergie. Ses ennemis l’ont
appris à leurs dépens.
Il s’avance dans le grand hall à présent vidé de sa quincaillerie
antique. Squelettes de dinosaures, poteries grecques, armures
moyenâgeuses, tableaux de maîtres, des vieilleries qui ont été
concassées, déchirées, réduites en miettes avant d’être jetées dans
la grande faille qui traverse le désert, à un kilomètre du bâtiment, la
sonrisa del coyote, comme disaient les paysans incultes qui vivaient
là, jadis. Bon débarras! Arlon a toujours détesté les musées et leur
religion passéiste, leur culte des prétendues grandes œuvres. Les
véritables œuvres majeures sont encore à inventer, elles
constitueront la chair même du futur.
Il trottine en direction de l’ascenseur. Ses pas résonnent à n’en
plus finir dans l’immense salle. Tout le bâtiment est automatisé et
alimenté par un réacteur nucléaire, tel un sous-marin atomique.
L’énergie ne risque pas de faire défaut avant longtemps. Les
militaires avaient tout prévu, et les parois gainées de plomb le
protègent des radiations. Toute la structure a été renforcée pour
obéir aux normes anti-sismiques. Il faudrait vraiment un séisme ou
une explosion hors norme pour la faire vaciller sur ses bases. De ce
côté-là, rien à craindre. L’ironie du sort, c’est que les gens du
gouvernement n’ont jamais imaginé que ces précautions pourraient

93
un jour se retourner contre eux et les empêcher de tenter quoi que
ce soit pour reprendre possession du musée!
Arlon, aime assez qu’on le sous-estime, cela lui permet d’avoir
toujours un coup d’avance sur l’adversaire. Aussi accentue-t-il à
plaisir sa dégaine de vieillard menacé par le gâtisme. Plus d’un s’y
laisse prendre. Hé! Hé!
Une fois dans la cabine, il presse le bouton du sous-sol. Les
boutons sont en réalité des lecteurs programmés pour ne réagir
qu’à ses seules empreintes digitales.
Il s’enfonce dans le ventre du bâtiment. La crypte s’illumine
dès qu’il en franchit le seuil, allumant des reflets sur l’acier des
cuves gigantesques. Elles sont trois, qui contiennent les réserves de
gaz produites au cours des dernières années, et elles sont intactes
contrairement à ce qu’imagine l’Armée. Jamais Arlon n’a eu à
déplorer la moindre fuite. Chaque fois qu’il a répandu le gaz à
l’extérieur, c’était de manière intentionnelle, d’une part pour
procéder à des essais grandeur nature, d’autre part pour faire sentir
aux militaires — et au gouvernement — l’étendue de sa puissance.
Il aime se promener entre les réservoirs, les flatter de la paume
comme des bêtes dangereuses qu’il aurait su apprivoiser. Les trois
réservoirs sont les garants de son pouvoir, et il ressent une
profonde satisfaction à les contempler.
Il reste là un quart d’heure puis s’ébroue comme au sortir d’un
rêve. Il doit poursuivre son inspection.
Le bâtiment est, bien évidemment, automatisé à tous les
étages, mais l’Intelligence Artificielle qui en a la charge n’est pas à
l’abri d’une erreur d’interprétation, c’est en cela qu’elle ne peut se
dispenser d’un contrôle humain.
Arlon regagne l’ascenseur et se propulse aux étages supérieurs,
les visitant l’un après l’autre.
Quand il a pris la direction du centre de recherches, il y a une
dizaine d’années, personne ne se doutait qu’il en deviendrait le
maître absolu et se débarrasserait peu à peu de tous les collègues
menaçant de lui faire de l’ombre. Les accidents de laboratoire sont
parfois bien commodes, n’est-ce pas?
Combien en a-t-il effacés ? Une dizaine? Davantage? Il ne sait
plus, il n’a jamais compté. Il a toujours procédé en secret, les
enfermant dans une pièce hermétique avant de remplir celle-ci de
gaz d’amnésie. Un effacement complet, la totale! Surtout ne pas

94
lésiner! Ne pas hésiter à leur laver le cerveau jusqu’à les
transformer en nouveau-nés!
Il n’avait pas le choix. Ces assistants en savaient désormais
beaucoup trop sur la fabrication des produits, il n’était pas
envisageable de les rendre à la vie civile en possession d’un tel
savoir! Cela, d’autant plus, que certains d’entre eux, plus futés que
d’autres, commençaient à voir clair dans son jeu, et risquaient de le
dénoncer aux militaires.
Arlon les a renvoyés dans leurs foyers, avec l’âge mental d’un
bébé de trois mois. Quand l’effacement est poussé à ce point, le
cerveau s’atrophie et il lui est impossible de recouvrer ses capacités
originelles. Bref, on devient crétin, et on le reste jusqu’à la fin de ses
jours.
Oui, éliminer la concurrence lui a demandé plusieurs années,
mais il a été aidé en cela par la loi des 75% de sujets incompatibles.
Beaucoup de ses concurrents se sont tout bonnement calcifiés, lui
simplifiant la vie. Ceux-là, il les a disséminés au long des couloirs, de
manière à former une double haie de statues, il s’amuse à leur
adresser un salut ironique chaque fois qu’il les passe en revue,
comme à la parade.
Lui-même appartient au 25% d’élus sur lesquels la calcification
finale ne fonctionne pas. Il le savait depuis longtemps, c’est
d’ailleurs cette particularité qui a fait germer en lui l’idée du Grand
Projet.
La mort de Flora… oui. Tout est parti de là. De cette femme
dont il ne conserve aucun souvenir mais qui — à en croire les
confidences de son propre journal intime — était le grand amour de
sa jeunesse. Il a, aujourd’hui, beaucoup de mal à s’en convaincre.
Il presse le pas, traversant les différentes salles où
bourdonnent des ordinateurs consciencieux. Du coin de l’œil, il
s’assure que tout va bien. Le musée ronronne, gros animal assoupi
au cœur du désert.
Arlon ne craint pas la solitude, trop de projets et de calculs
tournent en permanence dans sa tête pour qu’il éprouve le besoin
d’une compagnie. Même un chat le dérangerait. Pourtant, peut-on
imaginer une bête plus indépendante que le chat?
C’est en grande partie pour cette raison qu’il a bien du mal à
envisager, qu’un jour, il ait pu être amoureux… Quelle perte de
temps que l’amour! On n’a jamais rien fait de pire pour détourner

95
un homme d’un projet important.
Ayant effectué sa tournée d’inspection, il se propulse dans son
bureau, au sommet du bâtiment, là où, grâce aux hublots, il jouit
d’un fabuleux panorama sur l’étendue du désert.
Le polycarbonate des hublots a quarante centimètres
d’épaisseur, il équipe les bathyscaphes et les stations spatiales. Les
balles haute vélocité d’un sniper s’écraseraient à leur surface
comme un moucheron sur un pare-brise.
Arlon fait le tour du bureau, les mains croisées dans le dos. La
pièce est immense et presque nue. La cloison du fond est occupée
par une chambre forte qui s’ouvre après avoir scanné les deux yeux
du vieillard, et certains de ses doigts. En cas de panne de courant,
on peut également libérer les verrous au moyen d’un code
comportant quarante caractères. Arlon a choisi une phrase de la
bible, en écriture copte, bien sûr.
Aujourd’hui, il est en proie à un malaise diffus qui, il le sait, va
l’obliger à faire une chose qu’il déteste par-dessus tout.
Après avoir longtemps hésité, il se dirige vers le battant de la
chambre forte et se livre aux manipulations d’ouverture. Après
quoi, il prend sur l’une des étagères une vieille boîte à chaussures
cabossée et la pose sur son bureau.
Il n’aime pas ce qu’il va faire, non, vraiment pas! Il a horreur de
perdre le contrôle de lui-même.
La boîte en carton contient une demi-douzaine de photos
jaunies et un cahier à spirale décoloré : le journal intime qu’il tenait
cinquante ans auparavant. Avec agacement, il en tourne les pages,
lisant çà et là un paragraphe. La niaiserie de ces confidences
l’atterre. Car ces sottises sont bien de sa main, il identifie sans peine
son écriture, si particulière qu’elle en est indéchiffrable pour tout
autre que lui.
Comment a-t-il pu s’abandonner à de telles jérémiades?
Envisager de se suicider parce que sa… fiancée avait trouvé la mort
dans un stupide accident de voiture? Cela le dépasse. Que pèse la
disparition d’un être humain en comparaison de l’immense projet
qu’il est sur le point de mener à bien?
Il s’en veut de se poser encore la question tant la réponse est
évidente : RIEN.
Lassé de ses pleurnicherie de jeunesse, il examine les
photographies. La fille est jeune, une vingtaine d’années. Elle se

96
prénommait Flora, mais son visage est bien banal et son regard
éteint. Sans doute n’était-elle pas très intelligente? En tout cas,
incapable de comprendre qu’un génie lui faisait l’insigne honneur
de s’intéresser à elle. Elle n’a pas su pressentir en lui l’étoffe d’un
grand homme. Et pourtant…
Et pourtant, bien qu’il s’en défende, ce visage de poupée
boudeuse l’émeut d’une bizarre façon qui lui fait horreur. Comme le
symptôme indéniable d’une maladie fatale. Ce n’est pas la première
fois que cela se produit et, chaque fois, il s’est soigné de la même
manière, en s’injectant une version liquide de la potion
d’effacement. Ce conditionnement, qu’il réserve à son seul usage,
permet en effet un ajustement plus fin des souvenirs qu’on désire
occulter. En prévision des rechutes sentimentales qui l’assaillent de
temps à autre, il a synthétisé un soluté ciblant avec précision la
période qui lui pose problème.
Il est hors de question, en effet, qu’il s’injecte le produit dont il
se sert communément sur ses fidèles car il ne peut courir le risque
qu’un effacement trop aléatoire le prive de ses connaissances
scientifiques! Ce serait une catastrophe.
Ouvrant l’un des tiroirs du bureau il en tire une seringue déjà
remplie. Retroussant la manche gauche de sa soutane, il plante
l’aiguille à la saignée du coude et presse le piston. L’opération
terminée, il range la seringue, ferme le tiroir, et se cale dans son
fauteuil, les yeux clos.
Quand il s’éveille, un quart d’heure plus tard, il ne comprend
pas ce que cette vieille boîte en carton fait sur son bureau. Le cahier
et les photos jaunies le laissent perplexe. Décidant de ne pas s’y
attarder, il remise le tout sur une étagère du coffre dont il claque la
porte. Des tâches autrement plus importantes le réclament.

17.
Il y a deux mois, à présent, qu’Ana a été affectée au travaux
d’irrigation dont dépend la survie de l’oasis. Elle participe au
creusement des canaux alimentant les serres où poussent les
légumes. C’est un travail capital car Pit 3 vit en autarcie, et sa
population pourrait bientôt augmenter.
En réalité il s’agit d’une occupation de façade, car son vrai
travail est d’espionner les ouvriers et de détecter parmi eux les

97
déviants potentiels. Elle n’aime pas ce job, mais on ne lui a pas
laissé le choix. Elle est donc répertoriée comme traqueuse. On lui a
ordonné de tendre l’oreille et de faire ami-ami avec tous ceux qui
auraient l’audace de critiquer Arlon et sa vision du monde de
demain.
Elle partage donc la vie quotidienne de ceux qui œuvrent, tout
en bas de l’échelle sociale en vigueur à l’oasis. Hélas, elle ne fait pas
une bonne espionne car une obscure réticence l’empêche d’adhérer
à la philosophie d’Arlon. Quoi qu’elle fasse, elle ne peut se défaire
de l’impression d’être une pièce rapportée, une simulatrice,
quelqu’un qui observe le jeu sans s’y impliquer. Une voix
mystérieuse lui souffle : Ce n’est pas toi, ça. Réagis, bordel!
Elle est persuadée que ce recul critique découle de ce qu’elle
était, de ce qu’elle a fait avant l’effacement quinquennal. Elle a bien
essayé de questionner Susannah, mais celle-ci l’a réprimandée : à
Pit 3, le passé est mort et enterré. Pas question de le ressusciter!
Les gens avec qui elle travaille, creuse, bêche, plante, ont
instinctivement perçu son malaise, et l’ont identifié comme une
critique du système. Cela a généré deux comportements aux
antipodes l’un de l’autre. Certains ont pris prudemment leurs
distances, les autres se sont rapprochés.
C’est par eux qu’Ana est entrée dans cette résistance passive
constituée de petits groupes se rassemblant en secret autour de
meneurs plus ou moins inspirés, plus ou moins délirants.
Des comploteurs pour la plupart inoffensifs, bien qu’Arlon
verrait sans doute en eux de redoutables ennemis.
C’est Moro, un Mexicain d’une quarantaine d’années qui s’est
porté garant pour elle, et lui a ouvert les portes du petit monde
souterrain où l’on se réunit en secret au hasard de tunnels
désaffectés, de locaux de pompage, de remises à outils, d’ateliers
de réparation.
Ana, qui se préparait à entendre des propos séditieux, est
surprise par l’innocence de ces colloques clandestins.
Dans l’un d’entre eux, une femme autour de laquelle les
auditeurs font cercle, l’oreille tendue, lit page après page, le texte
d’un journal intime qu’elle a trouvé par hasard, caché dans sa
chambre. Elle ignore si elle en a été la rédactrice, mais ces écrits
l’émeuvent à tel point qu’il lui arrive d’arrêter sa lecture pour
sangloter. Beaucoup de gens, dans l’assistance, l’imitent. Ana

98
s’étonne de la banalité des propos restitués. Il n’y a là rien de
dramatique, rien d’exceptionnel, ce n’est que l’énumération
ennuyeuse des tâches et occupations d’une vie ordinaire, ponctuée
çà et là par l’amorce d’un rapport amoureux, d’enthousiasmes
réfrénés pour ne pas attirer l’attention… Mais, dans cette
atmosphère recueillie, cette déclinaison prend une dimension
presque religieuse, magique, car elle parle du passé! Elle devient la
parole interdite que certains vénèrent en secret en se persuadant
qu’ils ont vécu des événements tout aussi passionnants dont on
leur a confisqué le souvenir.
Ana sort de ces réunions troublée. Elle n’en parle jamais à
Susannah. Elle s’étonne d’éprouver un tel plaisir au déchiffrement
de ces carnets secrets qui commencent tous par la même phrase :
J’écris ceci pour me rappeler ce qu’on m’aura volé quand
l’effaceur aura gommé ma vraie vie.
Néanmoins, tous les groupes clandestins ne sont pas aussi
sérieux. Moro fait connaître à Ana le club des Sachants.
Les Sachants constituent une caste souterraine qui prétend ne
pas être affectée par la procédure d’effacement. Leur cerveau
sécréterait une hormone qui annihilerait le pouvoir du gaz, et leur
permettrait de conserver leurs souvenirs en dépit des
réinitialisations quinquennales.
Certains assurent se rappeler de la moindre anecdote survenue
depuis le jour de leur naissance. Ils se présentent comme des
réservoirs vivants de l’Histoire de l’Humanité, et sont capables de
réciter date après date les grands événements du monde depuis la
nuit des temps.
Là où les choses se compliquent, c’est qu’aucun d’entre eux ne
professe la même version que ses collègues. Ils auraient même
plutôt tendance à se contredire et à verser dans le délire
interprétatif.
Moro conduit Ana de groupe en groupe, “ Afin qu’elle se fasse
une idée... ” s’excuse-t-il. Lui-même ne sait qui croire. Il semble
confusément espérer que la jeune femme lui apportera une ombre
de certitude.
Le premier dit :
— Une pluie de météorites a dévasté la Terre, tuant les trois
quarts de la population mondiale. Elle a stérilisé les cultures, si bien
que plus rien n’a poussé. Les animaux sont morts de faim. Pour

99
survivre, les humains ont donc été contraints de devenir cannibales.
Ils ont commencé à s’entredévorer… et n’ont pas cessé depuis.
Nous sommes encerclés par des anthropophages affamés, et notre
situation peut s’aggraver du jour au lendemain, c’est pour cette
raison qu’on efface vos souvenirs, pour vous préserver de la
panique qui s’emparerait de vous si vous découvriez la vérité!
Le second dit :
— Une race inconnue de dragons a jailli des entrailles de la
planète. A force de forer des trous pour chercher du pétrole, on les
a réveillés et ils meurent de faim. Ils ont ravagé les villes, dévorant
les populations. Si nous sommes encore en vie, c’est parce qu’ils
détestent la chaleur, et encore plus le désert. Mais nous ne sommes
pas tirés d’affaire pour autant. Un jour viendra où, ne trouvant plus
rien à manger dans les villes dévastées, ils flaireront notre présence
et ramperont jusqu’ici. C’est pour vous éviter de devenir fous de
terreur à cette perspective qu’on efface vos souvenirs.
Le troisième dit :
— On nous cache la vérité pour des raisons que j’ignore mais
qui sont sûrement terribles. Il existent des sages qui connaissent
cette vérité. Hélas, on les retient prisonniers à l’intérieur du musée
afin de nous maintenir dans l’ignorance. Ces gens savent tout, ils
pourraient nous tirer de l’amnésie artificielle dans laquelle on nous
maintient, mais pour cela il faudrait les délivrer. S’emparer du
musée et les sortir de leurs geôles. Qui en aura enfin le courage, je
vous le demande?
Il existe aussi des charlatans, chimistes de pacotille, qui
prétendent avoir mis au point des potions magiques censées
combattre les effets du gaz et rendre la totalité de leurs souvenirs à
ceux qu’on a effacés.
— Songez! clament-il, que vous aviez peut-être rencontré le
grand amour, que vous aviez des enfants, une vie de famille
heureuse, et qu’on vous a privé de tout cela. Grâce à mon élixir, ce
qui vous a été volé vous sera rendu, et vous pourrez retrouver celui
ou celle que vous aimiez, serrer vos enfants dans vos bras.
Les élixirs en question sont à la portée de tous ceux qui
acceptent de troquer des bons d’alimentation ou d’habillement.
Toutefois, le montant du troc reste élevé. Et les empoisonnements
fréquents.
— Qu’est-ce que tu penses de tout ça? demande un soir Moro

100
à Ana.
Moro est un Mexicain bâti en force, aux cheveux noirs ramenés
en queue de cheval. Sa barbe pousse si vite qu’il ne parvient jamais
à paraître glabre.
— Je ne sais pas, avoue Ana. Une fois écartées les grosses
conneries, il ne reste pas grand-chose. A part peut-être cette
histoire d’historiens retenus prisonniers à l’intérieur du musée.
— Moi, murmure Moro. Je pencherais plutôt pour les
cannibales. Je suis là depuis quatre ans et demi, et les effets du gaz
commencent à s’atténuer, j’ai des choses qui me reviennent. Des
flashes, des trucs qui surgissent dans mes rêves. Je vois des scènes
de famine, des villes en ruines où les mecs font la chasse aux
enfants pour les bouffer. Le coup des météorites c’est peut-être
vrai.
Ana hausse les épaules.
— Possible, soupire-t-elle. J’ai rencontré Arlon lors de mon
arrivée ici, il m’a fait l’effet d’un sacré roublard. Il m’a donné un
livre qu’il avait écrit…
— Oui, sa monographie… On y a tous eu droit. Je ne trouve pas
ça très convaincant. Enfin, je ne sais pas… Je suis un type sans
instruction. Je voudrais me trouver une femme, fonder une famille,
avoir des gosses… une vie normale, quoi. Mais si c’est pour les
oublier au bout de cinq ans, ça ne vaut pas le coup.
— D’accord avec toi. Néanmoins, depuis que je suis ici je n’ai
pas vu un seul enfant… J’ai entendu dire qu’on les retirait à leurs
parents dès la naissance pour les parquer à l’intérieur du musée,
c’est vrai?
— C’est ce qu’on raconte. Je n’y crois pas. Je suis à peu près
certain qu’il n’y a aucune naissance. Tout ce qu’on boit et mange est
additionné de produits contraceptifs. Arlon ne peut pas se
permettre d’élever des gosses, la nourriture est contingentée.
L’oasis ne pourrait pas nourrir une population trop importante. On
est isolés, si l’on veut rester autosuffisants il est nécessaire de faire
des réserves en cas de siège.
— On dit aussi qu’Arlon aurait pour projet de créer une
monnaie-souvenirs qui servirait à nous rétribuer.
— Ça non plus, j’y crois pas trop, grimace Moro, et comment ça
fonctionnerait?
— Au lieu de bons d’échange pour la bouffe ou l’habillement,

101
on aurait le droit de récupérer un souvenir de notre passé. Un
certain nombre de minutes. Cinq, dix, quinze minutes, selon la
somme due.
— Ça ne tient pas debout, l’effacement est global, il ne permet
pas de récupérer telle ou telle séquence de manière précise. Ce qui
a été effacé est perdu à jamais, c’est du moins mon avis.
Ana en est moins sûre. Depuis quelque temps, il lui arrive de
penser que l’effacement n’est en fait qu’un “ caviardage ”, comme
on disait jadis de ces documents dont on noircissait certains
paragraphes par souci du secret. Un écran qu’on interpose entre la
mémoire et la conscience. Les souvenirs, cachés par cet écran, sont
toujours là, disponibles mais momentanément invisibles. Il suffirait
de faire sauter l’écran pour y avoir de nouveau accès. Plus le temps
passe, moins le caviardage est efficace, plus il devient transparent...
voilà pourquoi les amnésiques qui se rapprochent du fameux
effacement quinquennal sont assaillis de rêves étranges. Des rêves
s’alimentant de souvenirs remontant à la surface, et dont les
contours deviennent de plus en plus précis à travers le rideau de
fumée qui les masquait jusque là.

Lorsqu’elle arpente la palmeraie, Ana ne peut s’empêcher de


contempler le musée. Cet énorme bloc rappelant l’architecture
hitlérienne, exerce sur elle une attraction inexplicable. On dirait un
mausolée élevé à la gloire d’un tyran. Ou la pierre tombale
recouvrant la sépulture d’un géant. Il paraît si hermétique qu’elle
en vient à douter qu’un simple humain puisse y pénétrer… et
encore moins y vivre! Sans doute faut-il être d’une autre essence
pour que les portes de bronze daignent s’entrouvrir? Qui a conçu
cette horreur minérale? Aucune baie vitrée n’agrémente le rez-de-
chaussée; quant aux étages supérieurs on y distingue de vagues
reflets qui pourraient signaler la présence de hublots,
probablement aussi épais que ceux des bathyscaphes. Les gens qui
vivent là se sentent-ils protégés ou prisonniers? Ont-ils subi une
mutation qui leur interdit, désormais, de vivre à l’air libre?
Elle a beau se creuser la tête, elle ne voit pas comment on
pourrait s’y faufiler à moins d’être un fantôme fuligineux capable de
se glisser sous les portes. D’ailleurs elle n’en a aucune envie, et
l’ensemble lui paraît, en vérité, aussi attrayant qu’un chaudron de
sorcière dans lequel mijoteraient des restes humains ayant dépassé

102
la date de péremption!

18.
Cela fait plus d’un mois que Susannah observe Ana de loin,
principalement depuis l’entrebâillement des fenêtres ou l’angle
d’un mur. Bref, de là où personne ne peut deviner sa présence.
Force lui est de constater que la jeune femme s’est
remarquablement débrouillée pour établir le contact avec les
travailleurs du terrassement. Elle a su leur inspirer confiance, ce qui
était capital pour la suite de sa mission. Elle a vite été admise dans
ces meetings clandestins où se rencontrent ceux qui doutent du
bien fondé de la politique d’Arlon. Mais ce qui gêne Suzy, c’est que
— dans ses rapports — Ana se borne à qualifier ces factions
souterraines de ramassis de farfelus ou de charlatans. Et cela
implique qu’elle ne prend pas au sérieux la contestation qui grossit
dans l’ombre, et s’organise peu à peu.
Un charlatan peut fort bien prendre la tête d’un mouvement
populaire s’il est doué d’éloquence et a le chic pour pondre des
formules frappantes. Des maximes creuses, d’une sagesse de
pacotille, qui s’impriment dans la cervelle des gens simples, et
finissent par les pousser à l’action. Aujourd’hui, c’est avec des
slogans publicitaires qu’on fomente une révolution, pas avec des
idées! Arlon n’en est-il pas la preuve flagrante?
Susannah serre les mâchoires, effrayée par le tour insidieux de
ses pensées. Elle a conscience de prendre de plus en plus de recul
avec la doxa de son seigneur et maître. Ce n’est pas normal… Que
lui arrive-t-il?
Elle s’éloigne vivement de la fenêtre, de crainte qu’Ana lève les
yeux et l’aperçoive.
Elle n’ose lui parler des rêves qui continuent à la harceler. Il y
est toujours question d’enfants… de fillettes qui pleurent et
gémissent de douleur… et d’un chaton nommée Pumpkin. Suzy ne
comprend pas ce qui se passe, mais elle éprouve une forte
culpabilité, comme si elle était à l’origine du malheur de ces petites
filles, et cela la trouble affreusement. Il ne s’agit pas d’un banal
cauchemar, les détails font trop vrai et ne varient jamais en dépit de
la récurrence du rêve.
C’est un souvenir, elle en est certaine. Un moment de son

103
passé qui a réussi à crever le rideau de brouillard de l’amnésie.
Pourquoi? Parce qu’il est particulièrement significatif sans doute.
Particulièrement… révélateur.
Elle se met à tourner en rond dans sa chambre, luttant pour
refouler le besoin de savoir qui se fait de plus en plus impérieux.
Elle en a les moyens… Il suffit d’en prendre la décision voilà
tout.
Elle s’agenouille, déplace la commode, soulève une latte du
plancher. C’est là qu’elle a caché les pilules hypermnésiques
confisquées à Ana. Arlon lui avait ordonné de les détruire, elle lui a
désobéi. Elle ignore pourquoi.
Non, c’est faux. Elle sait très bien pourquoi : la tentation d’en
apprendre davantage sur son passé œuvrait déjà en elle. Ce n’est
pas tout à fait de sa faute. Le problème vient de la barrière
amnésique qui s’effrite au fil du temps. Elle aurait dû exiger un
rappel, mais s’en est bien gardée.
Une faute grave, impardonnable. Si Arlon découvrait ce
manquement il lui appliquerait aussitôt la sanction réservée aux
traîtres : une overdose de sérum calcificateur qui finirait par avoir
raison de son immunité naturelle et la changerait en statue… C’est
ainsi, mine de rien, qu’Arlon se débarrasse des opposants, des
déviants, des simples suspects. Une statue supplémentaire qui vient
s’ajouter à toutes celles qui encombrent déjà une certaine salle du
musée. Une galerie des horreurs où s’alignent les traîtres à la Cause.
Couverte d’une mauvaise sueur, elle reste à genoux, fixant la
plaquette de comprimés au creux de sa paume. Et pourquoi ne pas
en prendre un? Un seul. Rien qu’une fois, pour savoir, savoir enfin.
Qui l’apprendrait? Elle vit en célibataire. La vie de couple est
mal vue à Pit 3. Le sexe est autorisé, à condition qu’il ne génère pas
de relations suivies. De toute manière, la brièveté du temps
mémoriel réglementaire (5 ans!) n’encourage guère aux projets
d’avenir. On s’habitue à vivre dans l’éphémère.
Ses doigts déchirent le blister de la plaquette, libérant l’un des
cachets. Elle le pose sur la commode et s’empresse de dissimuler le
reste dans la cachette.
La lumière baisse. Le soleil sera bientôt couché. Susannah a
terminé son service; personne ne s’inquiétera de son absence. Elle
hésite encore l’espace d’une demi minute puis porte le comprimé à
sa bouche, l’avale. Il reste bloqué dans son œsophage, comme si

104
son corps rejetait ce blasphème. Elle doit boire le contenu d’un
verre d’eau pour le faire descendre. Et maintenant?
Elle se couche sur son lit et tire sur elle la couette
réglementaire. Les nuits du désert sont si froides.
Elle rit nerveusement en songeant qu’elle est trop excitée pour
dormir, et qu’elle va au devant d’une belle insomnie.
Elle se trompe.
Le sommeil la frappe comme une balle en pleine tête. D’un
seul coup elle est ailleurs.

Il y a cette petite fille qui pleure, avec ses yeux terrifiés, sa


bouche tremblante. Elle est vêtue de beaux habits comme Suzy n’en
a jamais portés.
Suzy a le même âge que la gosse, huit ou neuf ans. Elles se sont
rencontrées au jardin public. Suzy s’est approchée de la gamine
pour lui faire un compliment sur sa robe, puis, enchaînant, s’est
mise à parler de son chaton. Pumpkin. Des bêtises qu’il accumule,
des trucs qui font rire aux éclats. Les chatons, ça marche à tous les
coups avec les petites filles.
Susannah n’a jamais eu de chaton, mais elle a lu des livres sur
le sujet, vus des films sur Internet, elle en connaît un rayon. Elle
parle vite, entrecoupe son bavardage de gloussements
communicatifs, comme sa mère lui a appris à le faire. M’man s’y
entend pour appâter un hameçon.
Tout doit se dérouler selon un scénario minuté. Après les
blagues, Suzy doit prétendre que le chaton a échappé à sa
surveillance pour se faufiler quelque part dans le square. Elle doit le
retrouver avant que la fourrière ne le ramasse. La petite fille bien
habillée peut-elle l’aider? Ce sera plus facile à deux car il risque
d’être difficile à attraper, ce petit coquin.
La fillette — elle s’appelle Mary, ou Amber, ou encore Serenity,
ça n’a guère d’importance — est très excitée par cette proposition
car elle s’ennuyait ferme. La gouvernante qui l’accompagne est
plongée dans un roman d’amour qui semble la passionner. De toute
manière c’est un square sélect, fréquenté par les gens des beaux
quartiers, il ne s’y passe jamais rien.
Suzy s’élance la première en prétendant qu’elle vient
d’entrevoir le petit chat. Là! Là! lance-t-elle en désignant les
buissons. Très vite, les deux fillettes sortent du champ visuel de la

105
nurse.
Là! Là! Viens ici Pumpkin! Viens, tu auras du gâteau!
Susannah récite le monologue écrit par M’man.
Le but de la manœuvre, c’est d’attirer la gosse dans un coin du
parc, près d’une sortie, là où P’pa attend au volant de la voiture; là
où personne ne lui prête attention. Quand la gosse est à bonne
portée, et la rue déserte, il sort du véhicule et fond sur la petite
victime, un chiffon imbibé de chloroforme à la main. La fillette n’a
pas le temps de comprendre ce qui lui arrive. Inconsciente, elle est
jetée sur la banquette arrière. P’pa démarre en trombe et disparaît.
Susannah, elle, a pour consigne de ne jamais s’attarder dans le parc
et de rejoindre rapidement M’man qui l’attend près de la bouche de
métro, sur la place.
M’man la prend par la main. Quand elle est tendue elle serre
toujours trop fort les doigts de sa fille qui n’ose protester. Quand on
monte sur un coup — comme dit Papa — pas question de rigoler.
L’impunité dépend de la vitesse d’exécution et de l’invisibilité.
Susannah sait qu’une fois à la maison, on lui teindra les cheveux et
qu’on lui imposera une autre coiffure, au cas où la nurse aurait
enregistré son image, du coin de l’œil.
Lorsqu’elles arrivent à la maison, la petite fille est déjà
enfermée dans la cave insonorisée… comme toutes celles qui l’ont
précédée. Suzy ne la reverra pas. Seule M’man se chargera de la
nourrir et de la tenir propre le temps que la rançon soit versée.
Car c’est là le travail de ses parents. Ils n’en sont pas à leur
coup d’essai, loin de là. P’pa choisit ses proies en fonction de la
surface financière de sa famille. Son astuce consiste à réclamer une
rançon raisonnable, que les parents peuvent rassembler en 24
heures sans avoir à vendre propriétés, voiture de luxe et chevaux de
course. Le haut de gamme, ce n’est pas son truc. Il fait dans les gens
à l’aise, pas davantage. Les nababs, c’est compliqué, ils connaissent
trop de monde, peuvent tirer des ficelles, botter impunément le cul
du chef de la police s’il ne se remue pas assez à leur goût, engager
des enquêteurs privés que les scrupules n’étouffent pas, et qui
savent se montrer bien plus efficaces que les agents du FBI. Tout de
suite c’est le méga dispositif. Non, Papa ne veut courir aucun risque.
Il bosse en honnête artisan de l’enlèvement d’enfant.
Le jour et la nuit, la petite fille pleure toutes les larmes de son
corps. Suzy ne l’entend pas mais elle sait très bien que c’est ce

106
qu’elle fait. Des fois, pour la consoler, elle descendrait bien à la cave
pour lui passer une poupée ou une peluche par le judas ménagé
dans la porte blindée. Est-ce que ça la consolerait un peu? De toute
façon c’est carrément hors de question car ça mettrait Papa en
fureur. Et les colères de P’pa sont terribles, on ne le reconnaît plus,
il fait peur. Il devient quelqu’un d’autre.
D’ordinaire, la rançon ne se fait pas attendre. M’man passe la
récupérer au lieu choisi, et la gosse est libérée deux heures plus
tard, c’est-à-dire abandonnée sur une place publique, un bandeau
sur les yeux. A chaque fois il y a du sang sur le bandeau parce que
P’pa et M’man lui ont crevé les yeux dès son emprisonnement dans
la cave, alors qu’elle était encore sous l’effet du chloroforme.
Une précaution obligatoire, à ce qu’il paraît.
— Je ne veux pas qu’elle puisse nous identifier, a expliqué
P’pa. Elle a pu nous voir, moi, ta mère ou même toi. Il est hors de
question qu’elle nous montre du doigt lors d’une confrontation et
dise : C’est lui! , ou c’est elle! Tandis que là, rien à craindre. Je fais
ça pour nous protéger, ma cocotte, tu comprends? Tu ne souhaites
tout de même pas que tes parents finissent sur la chaise électrique,
hein? Si les flics nous prenaient, tu irais tout droit à l’orphelinat,
c’est comme ça qu’on appelle les prisons pour enfants. Ou bien on
te donnerait à des médecins, pour qu’ils fassent des expériences sur
toi.
Suzy ne veut pas aller à l’orphelinat, mais elle ne veut pas non
plus qu’on fasse du mal aux petites filles. Elle n’aime pas leur
mentir, leur raconter des histoires de chatons perdus. Elle dit à Papa
qu’elle ne veut plus faire ça. Il la gifle, très fort. Elle saigne du nez et
de la bouche. Elle crache même une dent.
— C’est pas grave, rétorque P’pa, c’est qu’une dent de lait.
Un jour, pourtant, les choses tournent mal. Papa n’a pas choisi
la bonne victime. Il a fait erreur sur les parents. Le père n’est pas,
comme il le croyait, un agent de change qui gagne bien sa vie, non,
c’est un mafioso qui blanchit l’argent sale d’un gang redoutable. Il
dispose de moyens bien supérieurs à ceux de la police et n’apprécie
guère qu’on lui restitue sa fillette les yeux crevés. Très vite, ses
hommes de main remontent la piste des kidnappeurs. Ils défoncent
la porte en pleine nuit pour se saisir de Susannah et de ses parents.
La fillette est terrifiée. Jetée à l’arrière d’un fourgon, elle
entend son père et sa mère supplier, puis hurler de douleur. Le

107
camion roule longtemps avant de s’arrêter au bord d’une falaise.
Susannah entend le bruit des vagues et reconnaît l’odeur de
l’océan. Quand on la tire hors du fourgon, elle voit P’pa et M’man,
les yeux masqués par un bandeau ensanglanté, comme les petites
filles kidnappées. Ils titubent et marchent sans en avoir conscience
vers le bord de la falaise.
Un homme au visage sévère s’approche de Susannah et la
saisit par les cheveux pour la forcer à se relever. Il paraît très en
colère.
— Regarde tes enfoirés de parents! hurle-t-il. Dis-leur
d’avancer ou je t’écrase la tête avec une pierre! Dis-leur!
Comme Suzy fond en larmes, il la secoue de toutes ses forces,
alors elle cède et crie à P’pa, à M’man, d’avancer plus vite. Son père
rechigne mais sa mère obéit, comme si elle tenait à faire preuve de
bonne volonté. Au bout d’une trentaine de pas, ils basculent tous
les deux dans le vide et s’écrasent sur les rochers en contrebas.
Susannah s’évanouit.
Quand elle reprend connaissance, elle découvre une grosse
dame à son chevet. La dame lui explique qu’elle a bien de la chance
d’être en vie, mais qu’elle doit se montrer digne de ce cadeau en
étant très gentille et très obéissante avec les messieurs qui lui
rendront visite à partir de ce soir.
Il lui faudra plusieurs mois pour comprendre qu’elle n’est pas
dans un orphelinat mais dans un bordel d’enfants.

Susannah s’éveille en suffoquant. Son premier réflexe est de


vomir. Elle avait oublié. L’amnésie lui avait accordé ce bienfait.
Voilà ce que lui ont restitué les hypermnésiques! N’est-ce pas ce
qu’elle voulait? Quelle conne elle a été! A présent cette horreur va
la hanter des mois durant. La solution serait d’exiger au plus vite
une nouvelle dose d’effacement, mais elle est trop proche de son
terme quinquennal, on lui dirait d’attendre… et l’on s’inquiéterait
de ce caprice soudain. De là à devenir suspecte… Ce n’est pas le
moment de paraître fragile aux yeux d’Arlon qui déteste se voir
rappeler que son produit n’est pas fiable à 100 %. Elle est la seule
coupable. Pourquoi, aussi, n’avoir pas détruit les comprimés comme
on le lui ordonnait? C’est là une faute impardonnable qu’on lui
ferait expier très cher.
Tout cela, c’est la faute d’Ana. Elle a une mauvaise influence,

108
elle émet des ondes de doute qui finissent par corrompre les plus
convaincus. Susannah se jure de rompre tout lien avec cet élément
perturbateur. C’est Arlon qui a raison. Un seul bon souvenir ne
compense pas dix mauvais. Les statistiques ne penchent pas en
faveur du passé, et la pseudo expérience acquise n’est, au final,
qu’un jeu de dupes, un prix de consolation qu’on s’acharne à
valoriser pour oublier qu’on a tout perdu!

19.
Le lendemain, Ana et Suzy sont convoquées d’urgence par
Arlon.
Susannah a du mal à cacher ses inquiétudes. Aurait-elle parlé à
voix haute durant son cauchemar? Quelqu’un qui passait dans le
couloir a pu l’entendre et s’empresser de rapporter cette anomalie
à Arlon. Ce dernier, soupçonnant qu’il s’agit d’un souvenir
franchissant le mur de l’amnésie, ne mettra pas longtemps à se
rappeler qu’il avait confié les comprimés hypermnésiques à Suzy, de
là à la soupçonner d’avoir désobéi...
Lorsque les jeunes femmes franchissent le seuil du bureau elles
sont frappées par l’expression de contrariété qui creuse — si c’est
encore possible — les rides du vieillard.
— J’ai de mauvaises nouvelles, lâche-t-il d’emblée. La faille a
bougé.
Ana doit faire un effort pour comprendre de quoi il parle, puis
elle se rappelle qu’une crevasse interminable coupe le désert en
deux à proximité de l’oasis… et donc du musée. La Sonrisa Del
Coyote...
— Les sismographes installés tout au long de la fissure
confirment qu’elle subit des mouvements profonds, précise Arlon.
Les plaques tectoniques bougent quelque part dans les abîmes, très
loin sous nos pieds, soit, mais cela n’annonce rien de bon… Je
croyais disposer de plus de temps pour mener à bien notre grand
projet; il semblerait qu’il n’en est rien. Il va falloir précipiter les
choses.
Il se tait. La sueur fait luire son visage raviné, et ses mains
ébauchent des gestes nerveux qui lui donnent l’air d’un prédicateur
sur le point d’entrer en transe.
Susannah ne demande aucune explication, tandis qu’Ana
souligne :

109
— On n’a pourtant rien senti en surface.
— Les sismographes ne se trompent jamais, rétorque Arlon
irrité. Ils sont restés muets des décennies durant, s’ils se réveillent
aujourd’hui c’est que la catastrophe est en marche. La crevasse s’est
ouverte peu de temps après la construction du musée. Il est
probable que les gigantesques travaux de terrassement, entrepris
par le premier propriétaire, sont à l’origine de son réveil. On ne
fracture pas le sous-sol rocheux à la dynamite sans en payer le prix.
Les géologues estimaient que cette ligne de faille resterait inerte un
millier d’années. Ils se sont trompés, voilà tout. Mais l’important
n’est pas là… Puisque nous sommes pris de vitesse, nous devons
réagir sans plus attendre, passer à la réalisation de notre projet,
celui qui changera la face du monde et accordera à l’humanité une
chance de ne pas s’autodétruire.
Il se tait, à bout de souffle. D’où elle se tient, Ana entend les
sifflements asthmatiques qui s’échappent de la poitrine du vieux.
Instinctivement, elle jette un coup d’œil par la fenêtre, comme si
elle était capable, de visu, de mesurer l’écartement de la crevasse.
Elle n’a jamais réellement prêté attention à cette lézarde, aux
allures d’arroyo asséché, qui fend le désert en deux. Elle a eu tort.
— Vous allez partir aujourd’hui, martèle Arlon. Vous
emporterez chacune une bonbonne de gaz hyper concentré. En
vous glissant à l’intérieur de la faille vous prendrez la direction de
Vegas. Cette progression souterraine vous permettra de passer
entre les mailles du filet tendu par l’ennemi qui nous encercle. Une
fois de l’autre côté de la muraille de fer, votre mission consistera à
vous mêler à la population et à passer de ville en ville. Chaque fois,
vous libérerez une certaine quantité de gaz. Attention! il est très
concentré, dix secondes d’aérosol suffisent à traiter une cité de
moyenne importance. A chaque aspersion, vous porterez des
masques, afin que l’amnésie ne vous fasse pas oublier le but de
votre mission. Si vous respectez le mode d’emploi, il vous sera
possible de traiter une douzaine de villes.
— Et quand les bonbonnes seront vides? demande Ana.
— C’est prévu. J’ai fait déposer, en des lieux secrets, des
réserves à travers tout le pays. Les coordonnées de ces endroits
vous seront communiqués tout à l’heure. Ces planques sont très
bien organisées, vous y trouverez des masques de rechange, des
armes, des vivres… Bref, de quoi survivre en territoire ennemi. Ne

110
perdez jamais de vue que vous serez traquées. Du moins dans les
premier temps, car l’amnésie ne tardera pas à désorganiser le pays.
C’est là-dessus que je compte. Les populations cesseront d’obéir
aux ordres. Les effectifs de la police et de l’armée seront eux aussi
touchés. Les hommes politiques n’auront plus aucun pouvoir de
nuisance. Personne ne se conformera aux règles, aux lois. Peu à
peu, si vous faites bien votre travail, une nouvelle société émergera.
Une société sans passé qui pourra repartir à zéro. Comprenez-vous?
Ana comprend surtout que cette utopie a peu de chance de se
réaliser, mais n’en souffle mot. Elle voit là l’occasion de quitter Pit 3
et d’aller vérifier si, comme le répète Arlon, le désert est encerclé
par une armée de fous de guerre ne songeant qu’à détruire les
occupants des oasis.
Durant la demi-heure qui suit, le vieil homme ne cesse de
ressasser, et donne l’impression de tourner en boucle comme un
enregistrement déréglé. Quand il se calme enfin, gagné par
l’épuisement, les deux femmes quittent le bureau.
— Alors? s’enquiert Ana, qu’est-ce qu’on fait?
— On se met en route tout de suite, répond Susannah d’un ton
sec. La faille est une espèce de souterrain. On peut y progresser à
l’abri du soleil et il y fait frais. Je le sais, j’ai déjà fait plusieurs fois le
voyage aller et retour. On y a organisé des relais de place en place.
Mais il faut faire attention où l’on met les pieds. Parfois le sol
s’éboule. Et surtout, la nuit on n’y voit rien! La lumière de la lune ne
s’infiltre pas dans la crevasse.
— On ne peut pas utiliser de lampes?
— Non, ça se verrait à la surface, la lumière filtrerait par la
lézarde et se refléterait au niveau du sol; ça donnerait l’éveil aux
soldats embusqués de l’autre côté du mur de fer. Dans le désert, le
moindre éclat lumineux se repère de loin. Bon, assez bavardé, on
descend au fourniment pour s’équiper.
Ana est surprise par la sécheresse du ton. On dirait que
Susannah a quelque chose à lui reprocher. Mais qui sait, elle joue
sans doute les petits chefs pour masquer la peur de ce qui les
attend?
Au service d’équipement on leur remet des havresacs
contenant, outre le matériel de survie habituel, une bonbonne en
métal gris pas plus grande qu’une bouteille thermos mais équipée
d’un détendeur analogue à celui des bouteilles de plongée sous-

111
marine.
La bonbonne pèse très lourd, on la jurerait remplie de plomb
fondu. Quand Ana s’en étonne auprès de l’employée, celle-ci
grogne :
— Elle est à l’épreuve des balles et des perforations
accidentelles. On pourrait la laisser tomber d’un trentième étage
sans qu’elle encaisse la moindre éraflure. C’est du sacré matos.
Ana entreprend de s’équiper. Les bretelles du sac à dos lui
scient les épaules. La bonbonne la tire en arrière. Cela lui rappelle
que Suzy comparaît la vie à un sac à dos se remplissant de souvenirs
aussi lourds que des briques.
Elle s’inquiète toutefois de la faible ration d’eau qu’on leur
alloue.
— Ne te casse pas la tête, siffle Susannah. On a installé des
réservoirs dans le souterrain, on ne mourra pas de soif. Tu pourras y
remplir ta gourde.
Elles quittent le bâtiment et, tournant le dos à l’oasis,
s’enfoncent dans le désert. La chaleur les frappe de plein fouet. Ana
ne peut s’empêcher de happer l’air comme un poisson tiré de son
aquarium. Heureusement, la faille n’est pas loin. Un quart d’heure
plus tard, elles sont au bord de la crevasse. A cet endroit, la lézarde
ne paraît pas si importante. Ana en fait la remarque à Suzy qui
rétorque :
— Te laisse pas abuser par ce que tu vois. En dessous c’est un
gouffre qui descend à plusieurs centaines de mètres. Si cette gueule
s’ouvrait, elle ne ferait qu’une bouchée de l’oasis et du musée.
— Tu crois vraiment qu’elle peut bouger?
— On a vu pire, tu sais. Si les sismographes ont détecté une
activité en profondeur, tout peut arriver. Amène-toi… Là, regarde,
tu vois l’échelle?
Ana se penche. A cet endroit, les bords de la lézarde sont
distants de trois mètres, guère plus. Une échelle d’acier a été fixée
dans la paroi au moyen de crampons. Ana empoigne les barreaux et
entame la descente. Très vite, une agréable pénombre la recouvre.
Elle échappe à la fournaise du dehors. Ses yeux mettent un certain
temps à s’habituer. Après l’éblouissement du soleil, c’est comme si
elle plongeait dans un lac d’encre.
Quand ses semelles touchent enfin une surface dure, elle lève
la tête et lance :

112
— J’y suis.
— Ok, répond Suzy. Plaque-toi contre la muraille et ne bouge
surtout pas, la corniche est étroite. J’arrive.
Ana essaye de s’adosser à la paroi mais le havresac la gêne.
Une odeur puissante monte de l’abîme. Cela sent la terre… et peut-
être l’eau. Une rivière souterraine? Ça expliquerait la présence de
l’oasis.
Suzy prend pied sur la corniche. Elle allume sa lampe pour
montrer combien le chemin de pierre est resserré. Une soixantaine
de centimètres à peine. Pas question de faire des bonds de cabri
sous peine de basculer dans le gouffre.
— Je vais marcher en tête, annonce-t-elle. Je connais les lieux
et je sais interpréter les marques creusées dans la roche. Elles
signalent la présence d’un danger. Si, à la nuit tombée on n’a pas
réussi à atteindre un refuge, on plantera des crampons dans la paroi
et on s’amarrera comme des alpinistes, tu piges? Faudra essayer de
dormir comme ça, sans gigoter. Tu sais faire de nœuds, au moins?
Ana ignore d’où elle tient cette science, mais oui, elle est
experte en nœuds. C’est probablement un truc appris dans sa vie
antérieure.
— Bon, soupire doucement Suzy, on va démarrer lentement, le
temps que tu t’habitues. Tâte le terrain du bout de ta chaussure. On
ne peut jamais être sûre que la corniche ne s’est pas en partie
éboulée. J’espère que non, mais il faut se tenir prête à tout. Je
garde la lampe allumée. Quand tes yeux se seront habitués, on
essayera de se contenter de la lumière qui filtre du dehors. On ne
parle pas, OK? On se concentre sur ce qu’on fait.
Elles se mettent en marche. La crevasse décuple le moindre
bruit. Dès qu’un caillou dégringole on a l’illusion qu’une avalanche
va vous emporter, ça n’a rien de rassurant.
Peu à peu, Ana retrouve des réflexes hérités de son ancienne
vie. Elle acquiert la certitude d’avoir souvent côtoyé le danger, de
s’être déplacée en terrain miné. Pourquoi? Quoi qu’il en soit, elle
n’est pas novice en la matière. Son corps sait des choses que sa tête
a oubliées. De temps à autre, elle ne peut s’empêcher de tendre
l’oreille pour essayer d’entendre, s’élevant des abîmes, les cris des
défunts déchiquetés par les coyotes du diable. Un froissement
liquide, lointain, monte des ténèbres, tel un chœur de chuchotis.
Elles marchent deux heures, à vitesse lente, attentives aux

113
caprices du terrain. Suzy avait raison, par endroits, la corniche s’est
effondrée, il faut alors enjamber des trous larges d’un bon mètre.
La tension nerveuse est extrême, le moindre faux pas peut les
expédier dans l’abîme.
— Bon, annonce Susannah. A partir d’ici ça s’élargit, ça va
devenir plus facile mais ne relâche pas ton attention. Si on continue
à ce rythme on atteindra le premier relais avant la nuit.
Ana lève les yeux, au-dessus d’elle la lumière du soleil dessine
un zigzag incandescent. Aveuglée, elle se dépêche de baisser la tête.
Il lui faut une bonne minute avant d’y voir de nouveau dans la
pénombre.
Du bout des doigts elle inspecte la paroi, apprend à repérer les
crampons qui s’y trouvent plantés. Elle détecte même des coinceurs
d’alpiniste fichés dans des fissures verticales.
— On va faire une pose, souffle Suzy. Ça fait quatre heures
qu’on marche, le premier relais est tout proche. On s’y reposera.
Quand on est trop fatigué on fait des conneries.
Ana pousse un soupir de soulagement. Au-dessus d’elles, la
luminosité diminue. Le soleil va bientôt se coucher.
Le relais se présente sous la forme d’une cavité naturelle
s’ouvrant dans la roche. Une sorte de petite caverne où l’on a
entassé des conteneurs en plastique. C’est un immense plaisir de s’y
allonger, bien qu’on y soit aussi serrées que dans un cercueil.
— On va manger, décide Susannah. Regarde derrière-toi, dans
les boîtes. Il doit y avoir des rations énergétiques, de la bouffe
déshydratée. L’eau des bidons est désinfectée à l’hydroclorazone.
On peut même faire du café froid. Tu trouveras des sachets de
poudre…
Ana s’exécute, malgré la difficulté qu’elle éprouve à bouger
dans un terrier aussi étroit. Les deux femmes improvisent un repas
froid, dépourvu de saveur mais néanmoins reconstituant. Les
bouteilles de gaz réduisent encore l’espace vital.
— J’espère que tu n’es pas somnambule! ricane Susannah. En
tout cas, cette nuit si tu te lèves pour pisser, essaye de ne pas
basculer dans le gouffre!
Curieusement, cette blague grossière évoque pour Ana les
saillies douteuses qu’échangent les soldats avant de monter à
l’assaut, dans l’espoir d’anesthésier la peur. Elle s’interroge une fois
de plus : d’où tient-elle cette idée? D’une expérience personnelle?

114
A-t-elle été militaire, dans une vie antérieure?
Vaincues par la fatigue, elles finissent par s’endormir tassées
l’une contre l’autre. La position a au moins l’avantage de les
protéger du froid nocturne.
Au cours de la nuit, Ana est réveillée par un grondement sourd.
Quelque chose vibre sous ses reins.
Susannah lui souffle :
— Ce sont les plaques tectoniques qui frottent l’une contre
l’autre. C’est comme ça qu’elles fabriquent les séismes. Si ça
continue on va finir enterrées vives. En tout cas, Arlon avait raison,
les sismographes ne mentaient pas.
Par chance, la trémulation cesse au bout d’une minute.

C’est la lumière du soleil pénétrant dans la faille qui pousse


Ana à ouvrir les yeux. Il fait jour. Elles ont dormi trop longtemps. En
guise de petit déjeuner elles croquent des barres énergétiques à
haute teneur vitaminée. Ana a l’impression de mâcher un étron
desséché qu’on aurait saupoudré de sucre.
Elles reprennent la route. Susannah grommelle, de mauvaise
humeur.
Les courroies du havresac qui pèse une tonne ont mis à vif les
épaules d’Ana. Elle a essayé de se frictionner avec la graisse
mentholée du kit de survie, mais la douleur n’a pas diminué pour
autant.
Elles marchent deux heures sans échanger une parole. La
corniche est plus large, néanmoins il convient de se méfier des
fissures qui la fragmentent de place en place.
Soudain, Susannah pousse un cri et s’immobilise. Une masse
énorme leur barre la route, coincée en travers des parois, à dix
mètres sous terre.
— Merde! souffle la jeune femme, tu vois ce que je vois?
C’est un autocar affichant sur son flanc le logo d’un célèbre
tour operator. Tombé dans la faille, sa chute a été interrompue par
l’étroitesse de la lézarde; dès lors il est resté bloqué entre les deux
murailles qui se font face, pris en sandwich.
— Il y a des gens dedans, fait observer Ana. Des touristes, ils
sont tous calcifiés. Même le conducteur.
— C’est la merde! gronde Suzy. Va falloir passer par-dessus
pour rejoindre la corniche de l’autre côté. Pas moyen de faire

115
autrement.
Elle dit vrai. Le véhicule constitue une véritable barrière. Tel
qu’il est encastré dans la paroi, il est impossible de passer par-
dessous, même en rampant. En outre ses pneus, en heurtant la
corniche, l’ont fait s’effondrer sur plus de trois mètres.
— Ouais, soupire Ana, pas d’autre solution que de l’escalader.
Espérons qu’on ne le fera pas bouger en grimpant dessus.
La carrosserie du véhicule est hélas très lisse et présente peu
de points d’appui. Le poids de la bonbonne, dans le havresac,
n’arrange rien. Ana entreprend néanmoins d’escalader le flanc de
l’autocar pour se hisser sur le toit. Elle déteste les grincements
métalliques dont les échos accompagnent chacun de ses
mouvements. Il lui semble que le bus bouge sous son ventre. La
chose se confirme quand l’une des “ statues ” glisse de son siège
pour rouler dans la travée centrale.
Arrivée presque au sommet, la jeune femme dérape, son pied
droit brise l’une des vitres latérales. Elle se rattrape de justesse,
mais cette fois le choc s’est transmis à l’ensemble de la carrosserie
qui s’incline vers l’avant d’une dizaine de centimètres. C’est
suffisant pour que plusieurs cadavres tombent dans la travée
séparant les sièges, roulent et s’entassent sur le corps calcifié du
chauffeur crispé sur son volant. Cette nouvelle répartition de la
charge provoque un affaissement notable de l’autocar qui pique
dangereusement du nez, écorchant la paroi d’en face dans laquelle
son pare-chocs était jusque là incrusté à la façon d’un piolet.
— Vite! hurle Susannah. Il va plonger!
Ana roule sur le toit et saute de l’autre côté en espérant ne pas
rebondir sur la corniche. Encore une fois des réflexes, acquis elle ne
sait où, lui permettent d’exécuter un sans faute qui lui fait toucher
le sol en évitant le pire.
— A toi! crie-t-elle à l’adresse de Suzy qui se tient toujours de
l’autre côté.
Le bus se dresse entre elles deux tel un mur de métal cabossé.
Il oscille un moment, puis semble recouvrer son assise.
— C’est bon! insiste Ana. Grouille.
Il ne lui déplaît pas de reprendre un peu d’ascendant sur
Susannah dont les manières de petit chef l’agacent depuis le début
de cette invraisemblable course souterraine.
Suzy se décide enfin. Plus lourde que sa compagne, elle fait

116
davantage bouger l’épave à chaque mouvement. Ana serre les
dents en entendant le pare-chocs racler la roche au fur et à mesure
que le véhicule pique davantage du nez.
Quand Susannah prend enfin pied de l’autre côté, elle est
trempée de sueur. Elle tente de reprendre son rôle de leader en
lançant d’un ton sec :
— On s’éloigne le plus vite possible. Ce truc risque de basculer
en arrachant dix mètres de corniche sous nos semelles!
Mais elle a raison, et Ana ne conteste pas sa vision des choses.
Les deux femmes pressent le pas, soucieuses de mettre la plus
grande distance possible entre elles et l’autocar.
Elles marchent depuis un quart d’heure quand un bruit
d’effondrement retentit dans leur dos. Ça y est! le véhicule vient de
plonger dans les abîmes. Figées, elles l’écoutent rebondir contre les
parois de la faille. Ana compte les secondes. Le bruit met une
éternité à s’éteindre.
— Bon sang! souffle-t-elle, cette crevasse n’a pas de fond ou
quoi?
— Tu vois maintenant ce qui nous attend si on fait un faux pas?
ricane Suzy.
— Le pire, c’est qu’il a dû arracher la moitié de la corniche, fait
observer Ana. On ne pourra pas revenir à Pit 3.
— Ne sois pas si conne, soupire Susannah, tu n’as pas encore
compris que c’est une mission sans retour? On ne rentrera jamais à
l’oasis. La faille va l’avaler; c’est pour ça que notre tâche est
importante. Si nous échouons, le grand projet d’Arlon ne verra
jamais le jour. Il a placé tous ses espoirs en nous, nous sommes le
fer de lance qui sauvera l’humanité de ses démons!
C’est tellement ampoulé, tellement grotesque qu’Ana se
retient in extremis de pouffer de rire. Elle comprend que la jeune
femme vient de citer un extrait des discours d’Arlon. Du reste, sa
voix tremblante prouve qu’elle retient ses larmes. Ana s’abstient
donc de tout commentaire et se met en marche, les pouces calés
dans les bretelles du sac à dos, dans le vain espoir de soulager
l’irritation de ses épaules.
Elles reprennent la course sans échanger un mot. La corniche
s’élargit et rétrécit tour à tour. A d’autres moments, elle s’émiette
obligeant les marcheuses à effectuer des bonds de cabri au-dessus
du vide. Puis le soleil se couche, et elles se glissent dans un nouvel

117
abri pour passer la nuit. Cette fois, elles peuvent s’installer plus
commodément car le trou de rocher est assez large pour qu’elles
puissent s’y étendre sans être pressées l’une contre l’autre.
En dépit de l’épuisement, Ana ne parvient pas à trouver le
sommeil.
— Pourquoi dis-tu que nous ne retournerons jamais à Pit 3?
demande-t-elle soudain.
Susannah reste silencieuse un moment puis se décide à lâcher :
— Parce que l’armée va passer à l’assaut, c’est évident. Le
gouvernement ne peut pas laisser s’installer une telle dissidence.
Au début, ils nous croyaient faibles, mais maintenant que nous
disposons des moyens de renverser les pouvoirs en place, ils
comprennent que le temps qui leur est imparti est compté. Sitôt le
gaz d’amnésie répandu, les structures de l’ancienne société
s’effondreront. il n’y aura plus d’armée, de police, de juges, de lois
arbitraires.
— Tu ne crois pas, plutôt, que ce chaos favorisera l’émergence
de tribus, de clans rivaux appliquant la loi du plus fort? Il y aura
toujours des salauds, des profiteurs… Les avoir rendus amnésiques
ne changera rien à leur nature profonde, non? Ce sera la loi de la
jungle.
— Le fait que tu dises ça prouve que tu n’as rien compris à la
philosophie d’Arlon. Il n’y a pas de nature mauvaise. C’est un
mythe. Les gens ne naissent pas salauds ou profiteurs, pour
employer tes propres termes, c’est la société qui les rend ainsi. Les
épreuves, les échecs, l’oppression patronale. Ils en conçoivent une
immense rancœur, une haine qui les rend effectivement mauvais…
L’amnésie y remédiera. En effaçant cette haine de leur mémoire,
elle les rendra bons. Car l’être humain naît bon, c’est une certitude.
L’amnésie leur offrira cette chance inouïe de redevenir tels qu’ils
étaient au premier jour de leur existence.
Ana retient son souffle. Elle est soulagée de savoir que
l’obscurité dissimule l’expression de son visage. Elle comprend qu’il
serait inutile d’inviter sa camarade à plus de mesure. Elle a devant
elle une convertie, quelqu’un qui a décidé une fois pour toutes
d’abandonner la réflexion au profit de la croyance. Toute discussion
serait vaine.
Susannah, un peu calmée, reprend :
— Tu t’accroches encore à toutes ces fausses idées parce que

118
tu n’es pas amnésique depuis assez longtemps. Ces poisons te
pourrissent encore le cerveau, mais le gaz t’en délivrera peu à peu
et tu te sentiras renaître. Quand nous ouvrirons les bonbonnes,
respire un bon coup, cela te décrassera la tête et tu commenceras à
entrevoir la vérité. Arlon a raison, nous devons tout oublier pour
pouvoir enfin recommencer!
Elle s’exprime avec une ferveur qui a quelque chose
d’hallucinant, et qui décide Ana à éviter désormais tout débat.
— Tu as sans doute raison, temporise-t-elle. Mais on ferait
mieux de pioncer. Demain sera encore une journée difficile.

20.
Les jours se succèdent, épuisants, monotones. En raison des
difficultés du terrain, les deux femmes progressent lentement. Le
seul avantage de la crevasse, c’est qu’elle les préserve de la
morsure du soleil et leur permet de bénéficier d’une fraîcheur
relative résultant sans doute de la rivière souterraine qui coule au
fond de l’abîme et alimente les oasis.
Ana a perdu la notion du temps. Elle a renoncé à discuter avec
Suzy qui, n’ouvre la bouche que pour débiter son catéchisme
militant et s’adresser à Ana avec la morgue d’une mère supérieure
morigénant une novice fraîchement débarquée au couvent.
Ana se demande si cela finira un jour quand Susannah
s’immobilise. Pétrifiée.
— Merde! lance-t-elle, c’est quoi ce truc? Ce n’était pas là la
dernière fois…
Ana s’avance et repère une sorte de bidon métallique vert
olive, de la taille d’un fût de pétrole, fixé sur la paroi au moyen
d’énormes boulons. Un déclic se fait dans sa tête, lui permettant
d’identifier l’objet.
— C’est une bombe, murmure-t-elle. Une bombe d’une
puissance énorme.
— Regarde! halète Suzy, il y en a d’autres, tous les dix mètres…
Cinq, six, sept… Je n’y vois pas assez pour les compter toutes!
— Il y a là de quoi ébranler toute la faille, fait Ana. J’ai déjà vu
ces trucs, je ne sais plus où. Mais leur puissance est terrifiante.
— On peut les désamorcer?
— Non, si on essaye de les ouvrir, elles explosent aussitôt. Ne
me demande pas pourquoi, mais je me rappelle qu’elles ont été

119
conçues comme ça. La coque qui les enveloppe résiste à la flamme
d’un chalumeau, et si l’on tape dessus, un détecteur de chocs les
déclenche. Une vraie chierie.
Quand elle se redresse, Ana constate que Susannah l’observe
d’un œil méfiant.
— Ça t’étonne que je sache ça? fait Ana. Je ne sais pas d’où ça
vient… ça m’est revenu tout à coup.
— Ok. Je comprends pourquoi Arlon disait que tu nous serais
utile. Ton effacement a été sélectif. Tu as conservé certaines
compétences.
— Et j’étais quoi, selon toi?
— Je ne sais pas, ment Suzy. Tu bossais peut-être dans une
brigade de déminage, chez les pompiers ou ce genre de trucs. On
s’en fout, c’est pas le problème. Seule l’Armée a pu poser ces
charges, ça signifie que les militaires espèrent provoquer la
dilatation de la faille au moyen d’une énorme explosion. Ils veulent
que la crevasse avale le musée… C’est comme ça qu’ils comptent
nous éliminer. Arlon avait raison, nous sommes bien en guerre!
Désormais tous les coups sont permis. Il faut faire vite! Diffuser le
gaz avant que ces salopards ne passent à l’action.
Et, sans attendre, elle reprend la route d’un pas plus rapide.
Cette fois il n’est plus question de halte. La course contre la montre
est engagée.
Susannah n’accepte de ralentir qu’à la tombée de la nuit.
— On y est, chuchote-t-elle. La crevasse passe sous la muraille
de fer, elle permet donc d’entrer dans la ville sans avoir à escalader
la barrière installée par les soldats. On sortira à proximité d’un
camp de caravaning, mais il faudra faire attention, il y a peut-être
des patrouilles. Ils ont probablement instauré un couvre-feu.
Heureusement, on dispose d’une planque dans le camp. J’y loue un
mobile home à l’année, et j’ai aussi une voiture, le réservoir plein.
On pourra se décrasser, changer de vêtements, et se mêler à ce qui
reste de la population. De toute manière on ne s’attardera pas. Tu
as entendu ce qu’à dit Arlon : il faut s’enfoncer à l’intérieur des
terres, contaminer les villes avoisinantes.
Ana hoche la tête, soucieuse de ne pas s’attirer les foudres de
sa camarade qui semble décidée à en découdre.
Trois heures plus tard, elles s’arrêtent au pied d’un éboulis
rocheux.

120
— Voilà, explique Suzy, c’est l’escalier qui va nous permettre
de remonter à la surface. Il est instable, essaye de faire le moins de
bruit possible. Dès qu’on sera dehors, on filera vers le camp de
trailing. Le grillage qui l’entoure est troué, facile d’y entrer. Le
mobile home porte le numéro 43. La clef est collée sous le pare-
chocs avant de la voiture garée à côté. Souviens-t ’en au cas où on
serait séparées.
L’une après l’autre, elles escaladent l’éboulis. Lorsqu’elle
émerge de la crevasse, Ana est giflée par le vent froid de la nuit. A
environ deux kilomètres du camp, la ville est noire, dressée comme
un énorme mausolée. Aucune des multiples tours n’est illuminée. Il
en va de même pour les enseignes géantes et les répliques de
monuments célèbres qui bordent le boulevard. Tour Eiffel, Taj
Mahal, pyramide de Louxor, toutes sont éteintes.
— Il n’y a plus personne, souffle-t-elle à l’intention de Suzy. On
dirait qu’ils sont tous partis.
Curieusement, elle n’est pas surprise. Comme si un souvenir
résiduel l’avait préparée à ce spectacle.
— Ça devrait grouiller de monde, grogne Susannah qui émerge
à son tour de la crevasse. Et les rues devraient clignoter plus fort
qu’un sapin de Noël. Ça ne peut signifier qu’une chose : ils ont
évacué la cité en prévision de l’explosion. Ils ignorent comment se
comportera la faille. Il est possible qu’elle engloutisse aussi Vegas.
Elles se dépêchent de traverser la route pour se faufiler dans le
camp par un trou du grillage. Là encore tout est noir et silencieux. Il
est manifeste que les occupants ont été poussés dehors manu
militari.
Devant le mobile home 43 : un seul véhicule, un Ford
Excursion, énorme mais cabossé de toutes parts. Le plus gros 4x4
jamais fabriqué aux USA. Un problème toutefois, il date de vingt-
cinq ans et a dû bouffer du kilomètre jusqu’à rendre l’âme.
— T’inquiète pas, souffle Suzy. C’est du maquillage pour
décourager les voleurs. Le moteur est OK. Il faudra juste remonter
certaines pièces que j’ai enlevées pour éviter qu’on nous la pique.
Elle passe la main sous le pare-chocs, récupère la clef et
déverrouille la porte de la caravane. La chaleur du jour s’y est
accumulée. On étouffe.
— N’allume pas, lance Susannah. Inutile de signaler notre
présence. Il y a sûrement des patrouilles. On va se reposer jusqu’à

121
l’aube, puis on fichera le camp. Il y a des vêtements de rechange
dans ce placard, de quoi se déguiser en touriste. Le coffre de la
bagnole est à double-fond, on y planquera les bonbonnes.
Maintenant, on bouffe et on dort. Il y a des rations militaires dans
ce buffet. Passe-m’en une boîte. On les mangera froides, c’est
dégueulasse mais pas question de les réchauffer, l’odeur pourrait
éveiller l’attention des chiens, si les patrouilleurs en ont.
Ana s’est assise sur la vieille moquette qui recouvre le sol de la
caravane. Le goût des rations de soldats ne la surprend pas…
comme si elle en avait déjà mangées en d’autres temps, en d’autres
lieux.
Elle reste aux aguets, à l’écoute du silence de la ville. Soudain,
elle se demande ce qu’elle fait là. La situation lui semble absurde,
fausse, comme si elle jouait un rôle dans une pièce de théâtre dont
elle ne comprendrait ni l’intrigue ni les dialogues. Il lui semble
qu’une information capitale va lui être bientôt communiquée, qui
changera radicalement son point de vue. Elle attend, mais rien ne
vient.
— Tu as peur? demande Susannah. Tu sais que c’est un grand
honneur que nous a fait Arlon en nous choisissant comme
messagères du Grand Changement?
— Peut-être, oui, laisse tomber Ana.
En réalité elle pense qu’Arlon a joué le même cinéma à
d’autres amnésiques qu’il a expédiés au nord, à l’est, à l’ouest… Ce
n’est pas le genre de gars à mettre tous ses œufs dans le même
panier.
Le repas terminé, Suzy déclare :
— Bon, maintenant on essaye de dormir. On se lèvera à l’aube,
je réparerai la bagnole et on filera plein sud. Ce sera assez marrant
de tester le gaz sur Los Angeles, non?
Elle ponctue ces mots d’un petit rire méchant et jette la boîte
de conserve au hasard, dans l’obscurité.
Elles s’étendent sur les couchettes rudimentaires qui équipent
le véhicule et ferment les yeux. L’épuisement les foudroie.

Ana se réveille. Quelqu’un la secoue. Le tremblement de terre?


Non, c’est Susannah, les mains noires de cambouis. Le jour est levé
mais il fait encore froid.
— Debout! ordonne Suzy. J’ai réparé la voiture, fait le plein,

122
caché les bonbonnes dans le double fond. Je vais me nettoyer,
profites-en pour te changer. Mets une jupe courte, un t-shirt
décolleté, pour taper éventuellement dans l’œil des flics du contrôle
routier. Les cuisses et les nichons servis sur un plateau, ça marche
toujours avec les mecs, c’est inscrit dans leur ADN.
Ana se lève. Elle souffre de courbatures et les muscles de ses
jambes sont durs comme du bois. Elle écarte le rideau masquant
l’un des hublots pour jeter un coup d’œil à la ville silencieuse et
morte. Un coyote aboie, quelque part dans le lointain. Elle songe
que les animaux sont en train d’investir les rues désertées par les
humains. Ce n’est que justice, le territoire leur appartient, après
tout!
Elle se secoue et ouvre le placard à vêtements. Dix minutes
plus tard elle est déguisée en touriste sexy, un peu trop peut-être,
mais tant pis. Elle a la flemme de recommencer, et puis les fringues,
elle devine que ça n’a jamais été son truc.
Elle sort, Susannah lui jette un regard acide.
— Ça fait un peu pute, grogne-t-elle, mais c’est parfait. Je vais
me changer, installe-toi dans la bagnole, les faux papiers sont dans
la boîte à gants, essaye d’apprendre par cœur ta nouvelle identité.
Ana s’exécute. Elle n’y connaît pas grand-chose mais les faux
papiers lui paraissent excellents. Où et quand Suzy a-t-elle déniché
une photo d’elle? Elle n’en a aucun souvenir. On l’a probablement
photographiée au téléobjectif, à son insu, tandis qu’elle se
promenait dans la palmeraie de Pit 3.
De nouveau, elle se demande comment et pourquoi elle s’est
embringuée dans cette histoire de fou. Plus elle y réfléchit plus les
théories d’Arlon lui paraissent fumeuses, alors quoi?
Susannah réapparaît. Elle a opté pour une tenue plus classique
mais très colorée. Elle se glisse derrière le volant. La voiture, en
dépit de ses allures de tape-cul, démarre à la première sollicitation.
A l’oreille, Ana estime que le moteur a été gonflé.
La conductrice manœuvre habilement pour sortir du camp de
caravaning. Ça y est, elles sont sur la route principale qui mène vers
le sud.
— Quoi qu’il arrive, décrète Suzy, on sourit et on joue les
connasses en vacances. On n’est au courant de rien, on campait.
Quand on s’est aperçu que tout était désert on a eu la trouille. Des
gens nous ont dit qu’il y avait une alerte épidémie, et qu’il fallait

123
évacuer. On ne savait pas si c’était vrai alors on a hésité.
Maintenant on rentre chez nous, à L.A. Pigé?
— Pigé, soupire Ana.
Elles roulent vingt minutes dans un silence tendu, avant d’être
arrêtées par un barrage affichant le traditionnel panneau des “
Risques biologiques ”. Coup de chance, les soldats sont jeunes, tous
affublés d’un masque respiratoire.
— Alors, on s’est pas réveillées, les filles? blague l’un d’eux en
s’approchant du véhicule. Panne d’oreiller? Trop fait la fête?
Susannah y va de son couplet campeuses nunuches , Ana
renchérit en se penchant pour exhiber ses seins. Ça marche! Les
mâles sont tellement idiots!
De toute évidence les militaires ont reçu l’ordre d’empêcher
les entrées mais de faciliter les évacuations. Ils n’ont aucune raison
d’arrêter deux filles sympas qui rentrent chez elles. On les laisse
passer sans plus de vérifications.
— Par prudence, gouaille le gamin, faites-vous tester en
arrivant à L.A. Ce serait bête que vous tombiez malades!
Susannah remet le contact tandis que les soldats replient la
herse cloutées qui barrait la chaussée.
— On est sur la route 66, explique-elle à Ana. L.A. est à un peu
moins de 500 kilomètres. Si on ne s’arrête nulle part, on peut faire
ça en moins de cinq heures. Mais le moteur risque de chauffer.
Faudra probablement prévoir des pauses.
— Il y a d’autres villes sur la route?
— Oui. Cronese valley, Barstow, Baker… J’aimerais autant ne
pas m’y attarder. Ce ne sont pas des cibles assez importantes pour
frapper l’imagination des gens. A Los Angeles on pourra taper fort.
Rendre amnésique une population de quatre millions de personnes,
ça ce serait une vraie victoire.
Elles roulent encore une heure et demie, au milieu de terres
désolées qu’agrémentent par endroits des bouquets de ces cactus
géants nommés arbres de Josué.
Tout à coup, sur le tableau de bord, une lumière se met à
clignoter.
— Merde! crache Susannah. Le moteur chauffe, c’est ce que je
craignais. La bagnole est restée trop longtemps sans rouler, elle n’a
plus l’habitude des longs trajets.
“ Et tu ne l’as pas réparée convenablement... ” songe Ana

124
sans trop savoir ce qui l’autorise à se montrer si critique. Pourtant
— d’instinct — elle reste persuadée qu’elle aurait fait mieux. Une
réminiscence de son ancienne vie?
— On va devoir s’arrêter un moment, annonce Susannah, le
temps que le moteur refroidisse. Je me gare sur la prochaine aire de
repos.
La route est déserte. Depuis une heure, elles n’ont croisé
aucun véhicule, cela ne peut signifier qu’une chose : la circulation
est interdite dans le sens L.A./Vegas.
— Il y a probablement un gros barrage routier plus loin, fait-
elle remarquer à Suzy. Ils refoulent tous les conducteurs qui tentent
de monter vers Vegas. Pas sûr qu’on le franchira aussi facilement
que le premier. Notre numéro de touristes nunuches ne marchera
pas ce coup-ci.
Mais Susannah ne l’écoute pas. Elle vient d’engager la voiture
sur le parking d’une aire de repos déserte. Le soleil tape.. Elle
freine, saute à terre et relève le capot d’où s’échappe une fumée de
mauvais augure.
— Je pourrais aller chercher de l’eau dans les chiottes pour en
arroser le moteur? propose-t-elle.
— Je crois que la différence de température risque de péter la
culasse, lâche Ana.
— Qu’est-ce que t’en sais? crache Suzy. T’es garagiste
maintenant?
— Non, plaide Ana. Je ne sais pas pourquoi j’ai sorti ça. Ça m’a
semblé évident.
Elle n’a pas le loisir d’en dire davantage, une ombre fugitive
glisse sur le sol avant de disparaître. Ana lève les yeux, juste à
temps pour voir une forme s’évanouir à l’horizon. Il fait si chaud
que l’air vibre. A-t-elle réellement aperçu quelque chose?
— Quoi encore? aboie Susannah.
— Je ne sais pas, murmure Ana. J’ai l’impression qu’un truc
nous a survolées.
— Un oiseau? Un vautour sûrement, on est dans le désert.
— Non, ça ne battait pas des ailes. Je crois que c’était un
drone.
Suzy se fige.
— Tu déconnes… siffle-t-elle. T’es trop impressionnable pour
une mission de ce genre. Arlon aurait dû choisir quelqu’un d’autre.

125
On attend un quart d’heure et on reprend la route.
— On n’arrivera jamais à L.A. avec ce tacot. Il aurait fallu rouler
de nuit, à la fraîche.
— Tais-toi! C’est moi le chef de mission, je prends les décisions,
tu obéis.
— OK! OK! Comme tu veux.
Le quart d’heure écoulé, elles grimpent dans la voiture et
regagnent la route. Elles laissent derrière elles Barstow et ses
murals naïfs représentant la Conquête de l’Ouest.
— Tu as remarqué? lance Ana. On avait l’impression que la
ville était déserte. Il n’y avait personne dans les rues. Tu crois qu’ils
l’ont évacuée, elle aussi?
Susannah ne répond pas. Les mains crispées sur le volant, elle
transpire à grosses gouttes.
Penchée à la portière, Ana fixe le ciel. Elle n’a pas à attendre
longtemps pour voir revenir l’objet volant.
— Le revoilà! hurle-t-elle. J’avais raison! C’est bien un drone.
On est repérées.
Susannah lève la tête, blême.
— Ils vont nous bloquer! insiste Ana. Nous couper la route. On
est fichues.
— Pas encore! gronde Susannah.
D’un coup de volant, elle quitte la voie 66 et s’enfonce dans le
désert.
— On peut encore abattre nos cartes, lance-t-elle. On n’est
plus très loin de la prochaine ville, et le vent souffle dans la bonne
direction. Perdues pour perdues, je te propose d’ouvrir les
bonbonnes à fond, et de laisser le vent faire le reste. C’est du gaz
concentré, l’effet survivra à la distance… Avec un peu de chance, le
nuage ira jusqu’à L.A. et arrosera au passage toutes les villes qu’il
survolera. Oui! C’est ce qu’il faut faire!
Elle freine sèchement, la voiture dérape.
Susannah ouvre la portière à la volée et se précipite vers le
coffre. Ana la suit, indécise.
Au-dessus, le drone s’est mis en vol stationnaire.
— Tiens! ordonne Suzy en lançant un masque à sa compagne.
Mets ça. Le concentré ça ne rigole pas, si on en respire trop on aura
la mémoire tellement effacée qu’on ne saura plus ni marcher ni
parler. Une fois véhiculé par le vent il se diluera, et ses effets

126
diminueront. Vite! Réagis, bordel!
Ana se secoue, maladroitement, elle sangle le masque de
caoutchouc sur sa nuque. Susannah, elle, s’acharne sur le double-
fond du coffre pour récupérer les bonbonnes.
— Ne fais pas ça! hurle Ana.
Mais sa voix est couverte par le bruit d’un hélicoptère qui
approche à grande vitesse.
Elle lève les yeux. C’est un appareil de l’Armée. Un tireur
d’élite se tient en équilibre au-dessus du vide, sur le flanc droit de
l’engin, l’arme à l’épaule, l’œil au viseur. Une voix amplifiée par un
haut-parleur résonne :
— Vous êtes en arrestation. Posez lentement les bonbonnes
sur le sol et écartez-vous les mains levées. Au moindre geste
suspect nous ouvrons le feu!
— Au cul les flics! Va chier! vocifère Susannah en posant les
doigts sur la goupille du détendeur contrôlant la dispersion du gaz.
Aussitôt, un trou rouge se creuse entre ses sourcils, elle tombe
sur le dos, foudroyée. La bonbonne roule sur le sable. Au moment
où Ana va lever les mains pour se rendre, elle éprouve un choc à
l’épaule gauche. Une fléchette est plantée dans sa chair. Elle a à
peine le temps de former mentalement le mot soporifique , qu’elle
s’écroule, sans connaissance.

21.
Ana a presque treize ans. Elle voudrait se boucher les oreilles
pour ne plus entendre son père hurler d’interminables injures dans
la cuisine.
P’pa — l’homme au masque de squelette — s’est mis à la
drogue. Ana ignore pourquoi. Quand il est sous l’influence de la
dope il pique des colères démentielles, saccageant tout dans la
maison. Lorsqu’il est dans cet état Ana, et sa mère Juanita,
s’enfuient. Il ne servirait à rien de se barricader dans une pièce car il
défoncerait la porte à coups de hache. Non, la mère et la fille ont
pris l’habitude de courir dans la rue pour se mêler à la foule. Le père
n’ose pas prendre le risque de les poursuivre et de les frapper en
public car l’Organisation, qui prône la défense des valeurs
familiales, le punirait pour sa conduite inqualifiable.
Le Don , patron du cartel, n’est nullement gêné de vendre de la
drogue à des adolescents qui en crèvent, mais il tient à ce que ses

127
employés se conduisent en bons chrétiens, fréquentent l’église du
quartier et se confessent sans rien omettre de leurs turpitudes
sexuelles ou de leurs emportements. A partir du moment où ils ne
révèlent ni noms ni adresses, tout va bien. Le curé est au courant.
On l’a averti qu’il ne devait jamais poser de questions
embarrassantes s’il ne voulait pas finir crucifié sur la porte de sa
sacristie. Mais, surtout, le Don — qui n’a jamais hésité à découper
ses concurrents à la tronçonneuse — déteste les mauvais pères de
famille. Il ne supporte pas qu’on batte un enfant ou qu’on gifle une
épouse.
P’pa le sait. Aussi cantonne-t-il ses manifestations de rage à
l’espace privé, volets fermés, à l’abri d’éventuels témoins.
Il n’a pas toujours été ainsi. Longtemps, même, après chaque
contrat il rentrait à la maison les bras chargés de friandises et de
jouets de pacotille achetés aux marchands ambulants de la rue.
Mais il a changé. Peu à peu, il a cessé d’être P’pa pour devenir
l’homme au masque de squelette. La violence n’est pas restée
dehors, comme une paire de souliers crottés, elle est entrée dans la
maison. Elle y a fait son nid. La plupart du temps elle sommeille, tels
ces chats qui dorment d’un œil et dont les oreilles continuent à
détecte les bruits environnants. Mais on sait qu’elle et là, et ça
gâche tout.
La drogue…
Oui, Juanita — M’man — ignore pourquoi il a commencé à en
prendre. Juanita est gentille mais peu portée à la réflexion. Ana, qui
va sur ses treize ans, devine qu’elle-même ne pourra plus rester
bien longtemps dans cet univers en dislocation. Elle a commencé à
apprendre la mécanique avec Sebastian Gordo, le vieux garagiste du
bout de la rue. Elle est douée. Elle a essayé de lui parler de P’pa,
mais le mécano a détourné le regard. Il ne veut pas être au courant
des affaires personnelles d’un sicario. Il est vieux, certes, mais il
espère le devenir encore plus. Il n’est pas pressé de se faire trancher
la gorge.
Un soir, P’pa se fait un fix. Tout de suite son regard change, sa
bouche devient mauvaise. Il critique tout. Hurle qu’il ne supporte
pas le bruit, alors que la maison est parfaitement silencieuse. Il se
met à grincer des dents. En l’espace d’une dizaine de minutes il est
redevenu l’homme au masque de squelette.
Et puis le drame éclate. Il ordonne à Juanita de lui cuire une

128
tortilla. Tremblante, M’man jette de l’huile d’olive dans la poêle,
bat les œufs… Mais ça ne va pas. P’pa déclare la tortilla carbonisée,
il jette l’assiette contre le mur, puis bondit sur sa femme qui vient
de reposer machinalement la poêle sur le feu.
— Alors! vocifère-t-il, ça te plaît de gâcher la nourriture que je
me casse le cul à payer! Tu aimes brûler les tortillas, alors tu vas
aimer ça!
Il saisit la main droite de M’man et la pose sur la poêle où
l’huile grésille encore. Juanita hurle, l’odeur de chair brûlée est
horrible. Elle voudrait se dégager mais P’pa lui serre le poignet,
l’empêchant de reculer.
Alors quelque chose craque dans la tête d’Ana. Elle entre dans
la cuisine, s’empare d’un couteau qui traîne sur la table et le plante
dans les reins de son père.
L’homme se cabre. Il lâche la main de Juanita et se retourne
lentement pour faire face à sa fille. Son regard est redevenu
normal. En souriant, il murmure :
— Enfin! Je me demandais quand tu allais te décider. C’est
bien, ma fille. C’est bien.
En guise de réponse, Ana lui enfonce le couteau dans le ventre.
Trois fois.
Juanita va pleurer longtemps. Ensuite, Ana et elle descendront
le corps du père à la cave, et l’enterreront au prix de mille difficultés
dans le sol de terre battue. Puis, sans un mot, elles nettoieront les
traces de sang.
Dans les jours qui suivront personne ne leur posera la moindre
question. Même le Don ne cherchera pas à savoir ce qu’est devenu
Alejandro. Sans doute parce qu’il l’a déjà deviné. Son seul souci,
c’est de savoir qui a planté le sicario. La mère ou la fille? Il penche
pour la fille et songe qu’elle ferait peut-être une bonne recrue. Une
jolie tueuse adolescente personne ne s’en méfie, pas vrai? C’est une
excellente couverture.
Il décide de favoriser l’entrée d’Ana dans l’un des gangs de
jeunes du quartier, et de l’y laisser mûrir.
Ana apprend à maquiller les voitures volées. Ça lui plaît.
Elle se spécialise bientôt dans les véhicules de luxe : Lincoln
Town car, Chrysler 300 c, Corvette C7 Chevrolet, Cadillac Eldorado…
Mais sa mère vit dans la terreur d’être accusée d’avoir
supprimé son mari. Elle prend la fuite sans même laisser un mot

129
d’excuse. Ana ne saura jamais ce qu’elle est devenue.
A dix-huit ans, Ana est arrêtée par la police. Le juge lui donne
le choix entre la prison et l’Armée. Ce sera l’Armée.

22.
Ana se réveille en sursaut. Elle avait oublié tout cela. Elle avait
voulu l’oublier de toutes ses forces.
Elle est couchée sur un lit d’hôpital, une perfusion fichée au
creux du coude. Le colonel Carlson est assis à son chevet.
— Ça va mieux? s’inquiète-t-il. Vous savez qui vous êtes? Êtes-
vous capable d’énoncer votre matricule et votre grade?
Ana s’exécute, bien qu’une horrible migraine lui fende la tête
en deux.
— Bien, fait Carlson. On vous a mis sous perfusion
d’hypermnésiques pour vous débarrasser des poisons qui vous
avaient lavé le cerveau. Vous étiez devenue quelqu’un d’autre. Je
crois que ça vous a filé de sacrés cauchemars. Vous vous agitiez, les
infirmiers envisageaient de vous sangler sur le matelas.
— Et la fille qui m’accompagnait? s’enquiert Ana. Ursula… Non,
Susannah!
— Elle est morte. On l’a eue de justesse, elle s’apprêtait à
ouvrir une bonbonne de cette saloperie de gaz. Vous imaginez les
dégâts? Le vent l’aurait poussé sur L.A. On se serait retrouvé avec
quatre millions de débiles profonds errant dans les rues. Vous
imaginez? Comme si on n’en avait déjà pas suffisamment!
— Comment nous avez-vous retrouvées?
— Grâce à la voiture de cette Susannah, on l’avait équipée d’un
traqueur il y a un an, juste comme ça, au cas où… Une enquête de
voisinage nous avait appris que cette fille louait un mobile home à
l’année mais n’y venait que rarement, ça nous a mis la puce à
l’oreille. On s’est dit qu’il s’agissait d’une planque. C’est comme ça
qu’on a découvert que les fidèles d’Arlon utilisaient la crevasse pour
se faufiler en ville. Quand vous avez quitté Vegas, le traqueur s’est
activé. On vous a pris en chasse mine de rien. On se doutait qu’il se
préparait un truc sérieux… et on avait raison. Néanmoins, on voulait
vous récupérer en vie, même si on vous avait lavé le cerveau.
— Vous vouliez surtout voir s’il était possible d’inverser le
processus et de rendre sa mémoire à quelqu’un qu’on avait effacé …
— C’est vrai, je ne le cache pas. Les hypermnésiques ont fait

130
leurs preuves, on a pu le constater avec vous. C’est déjà un point
positif. Mais surtout on a besoin de vous débriefer pour en
apprendre davantage sur Pit 3.
— Pourquoi? Puisque vous avez déjà miné la crevasse? Vous
avez prévu de provoquer un tremblement de terre qui avalerait le
musée, c’est ça, hein?
Carlson s’agite sur sa chaise, embarrassé… ou feignant de
l’être.
— Effectivement, on a miné la crevasse pour être prêts à toute
éventualité, murmure-t-il. Mais on aimerait ne pas en arriver là. Il y
a là-bas pour des milliards de dollars en matériel de pointe, et les
secrets d’une technologie dont nous ignorons tout.. Et puis, on a
besoin d’en apprendre davantage sur cette secte, cette histoire
d’amnésie provoquée. Il n’est pas impossible qu’Arlon ait des
disciples, des admirateurs qui, déjà, s’apprêtent à répandre sa
parole à travers le monde. Tout ce que vous pourrez nous révéler
sera classé secret défense , vous êtes le seul agent que nous ayons
réussi à implanter chez l’ennemi. Êtes-vous prête à collaborer?
— Je suppose que je n’ai pas le choix, soupire la jeune femme,
mais je ne garantis pas que je me souviendrai de tout. Je crois que
les hypermnésiques ont foutu un sacré bordel dans mon cerveau.
— OK, je vais vous laisser reprendre vos esprits jusqu’à ce soir,
mais pas davantage. On est pressés par le temps. Il n’est pas exclu
qu’Arlon ait expédié des commandos aux quatre points cardinaux.
L’armée est sur le pied de guerre, on contrôle systématiquement
toute personne susceptible d’être sortie du désert.
Il se lève et quitte la chambre.
Ana reste un long moment à fixer le plafond, essayant de
remettre ses idées en place.

Le rêve s’obstine à la poursuivre, comme un film passant en


boucle. Le choc a été rude car elle avait consciencieusement refoulé
le drame, refusant d’y penser. L’enfouissant sous des tonnes
d’anecdotes plus récentes. Assez curieusement, quand on
l’interrogeait sur son enfance, elle affirmait de façon péremptoire
ne pas s’intéresser au passé. En fait, à présent qu’elle y réfléchit,
elle est très exactement le type de personne intéressant Arlon.
Finalement, le vieux a raison : se souvenir de tout est une
malédiction quand les choses se sont mal passées… quand elles se

131
sont bien passées, également, car les souvenirs génèrent une
nostalgie qui vous pourrit la vie et vous mène droit à la dépression.
Rien de pire qu’un paradis perdu.
Agacée, elle arrache la perfusion fichée dans son bras, se lève
et s’approche de la fenêtre. Elle est grillagée et comporte des
barreaux. A tous les coups on l’a hospitalisée en unité
psychiatrique. D’où elle se trouve, elle distingue un paysage de
bâtiments rébarbatifs, un mur d’enceinte… des types en uniforme
vont et viennent dans les allées. Un hôpital militaire, bien sûr! Étant
donné ce qu’elle sait, Carlson ne prendrait pas le risque de la confier
au service public.
Une boule au creux de l’estomac, elle retourne s’allonger. Elle
n’est pas convaincue que le colonel lui ait dit la vérité.
Elle finit par sombrer dans une torpeur médicamenteuse
brassant des scènes absurdes, dont elle émerge une heure plus
tard.
Scanboy, le scientifique de service bâti comme un quarterback,
se tient à son chevet, c’est probablement lui qui l’a réveillée en
donnant un coup de pied dans le lit parce qu’il en avait marre
d’attendre.
— Ouais? fait-elle, c’est à quel sujet?
— Il faut vous lever, j’ai des tas d’examens à vous faire subir,
des tas d’éprouvettes à remplir, j’espère que vous aurez assez de
sang pour tout ça.
— Ha-Ha…
Ana se redresse. Elle prend alors conscience qu’elle porte l’une
de ces ridicules chemises d’hôpital qui s’ouvrent sur les fesses.
Scanboy, devinant son embarras, lui tend un peignoir râpé. Le
vêtement enfilé, elle le suit dans le couloir. Pas grand monde dans
ce foutu couloir. A se demander si elle n’en est pas la seule
occupante.
Scanboy la fait entrer dans une salle encombrée de
centrifugeuses et de microscopes. Elle s’assied tandis que le
scientifique prépare son matériel de prise de sang.
— Vous semblez aller mieux, fait-il, mais la prudence s’impose.
Les hypermnésiques sont a manier avec précaution. A haute dose ils
déclenchent des psychoses, des obsessions. Lors des premiers tests
on a vu des sujets basculer dans la folie. Ils menaient des
conversations avec des gens qui n’existaient que dans leur tête.

132
C’est pour cette raison que j’ai demandé au Colonel Carlson de faire
gaffe et de ne pas en injecter des litres aux gens qu’il a ramenés des
oasis.
Ana sursaute.
— L’armée a investi les oasis? lance-t-elle. Elle a fait des
prisonniers?
— Oui. Les commandos ont encerclé Pit 1, et embarqué tous
ceux qui s’y trouvaient. C’était facile, complètement shootés ils ne
se sont pas défendus. A l’heure actuelle, nos gars encerclent Pit 2,
mais ils se heurtent à une grosse résistance. Les fidèles d’Arlon ne
sont pas vraiment non violents.
— Et Pit 3?
— Ils ne s’y risqueront pas. L’État-Major sait que le musée est
imprenable, c’est une forteresse conçue pour résister à une frappe
atomique directe. D’ailleurs ses caves ont été aménagées dans ce
but. La population de l’oasis peut s’y retrancher et tenir la place un
an. Le gouvernement ne veut pas s’embarquer là-dedans, la Presse
s’en mêlerait. Et puis il y a l’affaire du gaz, qui ne doit à aucun prix
être rendue publique.
— Bref, si Arlon ne se rend pas, le Président donnera l’ordre de
faire péter la crevasse, et l’on mettra la catastrophe sur le compte
d’un tremblement de terre…
Scanboy, mal à l’aise, approuve d’un hochement de tête.
— Tout ça ne dépend plus de nous, souffle-t-il. Les décisions se
prennent très au-dessus de nos petites personnes. Cette affaire de
gaz de combat est une merde sans nom qui colle aux semelles de
beaucoup de politiciens. Ça devait rester secret, hélas Arlon a pété
les plombs.
— Je ne pige pas comment on est passés de la calcification à
l’amnésie, grogne Ana. Il me semble que je savais tout ça quand
j’étais à Pit 3, mais ça s’est plus ou moins effacé de ma mémoire.
— C’est pourtant simple : l’amnésie n’était qu’un effet
secondaire et transitoire de l’inhalation. Elle n’avait a priori aucune
importance puisque le mec qui sniffait le gaz se transformait
rapidement en statue.
— Donc, on n’y a pas prêté attention…
— Exact. Le problème vient d’Arlon. Cette histoire d’amnésie
lui plaisait bien. Un fantasme personnel, je suppose. Il a donc
travaillé à développer cette aptitude du produit. Au final, 25 % des

133
victimes gazées sont réfractaires à la calcification mais sensibles à
l’amnésie. Une question d’hormones.
— Ça fait tout de même beaucoup de statues.
— Arlon s’en fout, c’est un partisan de la réduction de
population. Il est persuadé de rendre service à l’humanité.
— J’ai pigé, grommelle Ana. Mais je voudrais savoir pourquoi
j’ai oublié tout ça?
Scanboy s’agite, mal à l’aise.
— C’est la conséquence des intraveineuses d’hypermnésiques.
Carlson voulait vous ramener à la réalité. Il n’y est pas allé de main
morte. Les hypermnésiques ont tendance à faire remonter les
souvenirs enfouis, et à leur donner la préférence. En quelque sorte,
ils les installent sur le devant de la scène, refoulant les autres dans
la coulisse. Ne vous étonnez pas si vous vous rappelez tout à coup
de trucs sans intérêt qui ont eu lieu dans votre petite enfance. C’est
normal, ça passera.
— Vraiment?
— Je l’espère. Je vous l’ai dit, les hypermnésiques à hautes
doses provoquent des psychoses hallucinatoires, des obsessions
maniaques. Lors des essais sur cobayes humains, on a constaté des
cas de schizophrénie. Si vous commencez à souffrir d’hallucinations,
prévenez-moi.
— Merci, mais pour le moment ça va. R.A.S.
Ana a conscience de mentir, mais elle préfère ne pas paraître
suspecte. Sans doute l’est-elle déjà suffisamment au yeux de sa
hiérarchie.
— J’ai l’impression que Carlson se méfie de moi… murmure-t-
elle. C’est de la parano?
Scanboy baisse les yeux.
— Non. Il se contente d’appliquer le principe de sécurité, finit-il
par lâcher. Vous avez tout de même vécu trois mois parmi ces
cinglés, vous avez subi plusieurs lavages de cerveau. Cela dit, vous
avez eu une sacrée chance de ne pas vous transformer en statue. Ça
prouve définitivement que vous faites partie des 25 % de
réfractaires. Tous les fidèles d’Arlon sont réfractaires à la
calcification, ils constituent une sorte d’élite. Ça fait peur au
colonel. Il se dit que vous pourriez avoir été convertie à leurs idées.
Ana sert les mâchoires. Elle vient de comprendre qu’on ne la
laissera jamais quitter cet hôpital. En réalité, on l’a bouclée dans

134
une prison militaire.
— Vous êtes dans une section spéciale, confirme son
interlocuteur, tous ceux qu’on a ramenés des oasis y sont
rassemblés. Mais jusqu’à présent on n’a pas réussi à en tirer grand-
chose.
— Pas la peine de vous acharner sur eux, les mecs et les filles
de Pit 1 ne savaient rien, ils étaient là en observation. C’était juste
un camp de transit où l’on évaluait leurs capacités. Certains
finissaient, du reste, par être rattrapés par la calcification. C’est du
moins le souvenir que j’en garde.
— Et Pit 3?
— Pit 3 c’est le sommet de la chaîne alimentaire, les vrais
croyants, les purs, la garde prétorienne. Des militants convaincus à
200 %. Ils ne céderont pas un pouce de terrain. Arlon y veillera.
— Vous l’avez bien connu?
— Non, personne ne connaît vraiment Arlon. Personne n’entre
dans le musée. Personnellement, je n’y ai jamais mis les pieds.
— Carlson sera déçu, il attendait de vous des révélations, des
plans, le moyen infaillible d’investir les lieux.
— Il se trompe. Je ne faisais pas partie des gens dans le secret.
J’étais à l’essai, surveillée, on se méfiait de moi… Comme ici, à ce
que je vois.
Scanboy ébauche un geste d’excuse.
— Carlson appartient au Renseignement Militaire, souffle-t-il. Il
est payé pour se méfier de tout le monde. A côté de lui, les mecs de
la C.I.A sont des boy-scouts trop crédules. Il ne fait que son boulot.
Soyez patiente, quand l’affaire sera réglée il vous relâchera. Je
pense qu’il n’y en a plus pour longtemps. Soit ils prennent Pit 3
d’assaut et emporte la place, soit ils font péter la crevasse et
expédient le musée au centre de la terre. Je vous tiendrai au
courant.
Il noue un bracelet de caoutchouc autour du biceps d’Ana et
entreprend de lui pomper le sang.

La jeune femme occupe le reste de la journée à explorer les


lieux. Il n’existe qu’une sortie : l’ascenseur auquel on accède au
moyen d’une carte codée. Deux Marines en armes montent la garde
de part et d’autre de la porte. Les fenêtres sont munies de barreaux
et grillagées. Il y en a de toute manière très peu. Le seul moyen de

135
s’enfuir, éventuellement, serait de passer par le faux plafond et les
conduits de climatisation. Mais pour aller où? L’hôpital se situe au
centre d’un casernement militaire entouré de hauts murs. La nuit,
des sentinelles patrouillent, accompagnées de chiens. Ana suppose
que les contrôles à l’entrée et à la sortie sont très pointus. En outre,
il faut envisager que cette caserne est située dans un trou perdu, à
des kilomètres de toute habitation.
Néanmoins, subsiste une possibilité : Ana a entendu à
plusieurs reprises le bruit caractéristique d’un rotor d’hélicoptère. Il
est donc légitime de supposer qu’une piste d’atterrissage a été
installée au sommet de l’immeuble. Serait-il envisageable de se
faufiler au dernier étage par le canal de ventilation, et de s’emparer
de l’hélico? Elle a suivi quelques cours de pilotage lors de sa
formation. Rien qui permette de faire de la haute voltige, mais elle
estime qu’elle serait au moins capable de faire décoller l’appareil.
L’atterrissage serait bien sûr plus hasardeux, mais c’est une autre
histoire.
Elle s’installe dans la bibliothèque et feuillette des revues pour
se donner une contenance. En réalité elle essaye de mettre un plan
au point. Ça l’occupe, c’est toujours ça.
Au bout d’un moment, elle sent un regard peser sur elle. Elle
lève les yeux. L’homme au masque de squelette se tient dans
l’ombre, entre deux rayonnages. Sa chemise est déchirée à la
hauteur du nombril, et noire de sang coagulé. Il lui adresse un geste
complice de la main… et disparaît.
Ana suffoque. La surprise est telle qu’elle a failli se pisser
dessus. Elle bat des paupières. Personne entre les rayons. Il n’y a
que trois autres lecteurs dans la salle : le bibliothécaire, un inconnu
très âgé, et une femme dans la quarantaine. Aucun homme déguisé
en Jack O’Lantern. Elle doit se rendre à l’évidence, elle vient d’avoir
une hallucination. Merde!
L’abus des hypermnésiques va-t-elle la rendre cinglée? Ce
pourrait être une solution commode pour Carlson, un moyen de la
retirer de la circulation. Troubles mentaux, inapte au service armé.
Direction l’asile des vétérans section des Troubles post-
traumatiques, sous-section des agités graves. Bref, la prison à
perpétuité.
Ses mains tremblent, elle les pose sur ses cuisses. Ne
manquerait plus qu’un surveillant la déclare en crise…

136
Peut-être devrait-elle se méfier de Scanboy? Le gars paraît bien
gentil… mais il obéit aux ordres. Les hypermnésiques ne s’injectent
pas forcément, ils existent sous forme de poudre. On peut aisément
les mêler à la nourriture, aux boissons, de manière que le sujet les
absorbe à son insu.
Serait-on en train de la rendre maboule?
Penchée sur une autre revue, elle entreprend de récapituler
chronologiquement ses aventures des deux derniers mois. Elle n’y
parvient pas. Tout se brouille. Scanboy a dit vrai : son passé lointain
occupe désormais le devant de la scène. Son enfance, son
adolescence l’inondent de détails sans intérêt, mais elle est
incapable de se remémorer ce qu’elle a fait la semaine dernière.
Ainsi, son escapade à l’intérieur de la crevasse lui paraît floue,
irréelle. Au point qu’elle se demande s’il ne s’agirait pas d’une
séquence extraite d’un film d’aventures. Sa première communion,
en revanche, lui est restituée avec un luxe de détails extravagant,
pour un peu elle s’y croirait. Elle se souvient du menu, des noms des
voisins invités à la fête, du temps qu’il faisait, des mots en latin
prononcés par le curé alors qu’elle n’a jamais compris le latin de
toute son existence. C’est… C’est dingue!
Elle se met à saigner du nez, les gouttes tachent le magazine
ouvert sur la table. Sa pression intracrânienne doit frôler
l’explosion. Si cela continue, elle va s’effondrer, foudroyée par une
embolie.
Elle repousse sa chaise, court aux toilettes et se passe la tête
sous le robinet. La douleur reflue. Ça va mieux.
Elle s’assied sur le carrelage, le dos au mur. Au bout d’une
dizaine de minutes elle se redresse et titube jusqu’à sa chambre.
Elle se garde bien de prévenir Scanboy. D’ailleurs, en y
réfléchissant, elle trouve de plus en plus douteux qu’on lui ait filé ce
mec dans les pattes. Que fait-il ici, si loin de sa zone d’opération? A-
t-on estimé que, ayant déjà eu affaire à lui, elle lui ferait
aveuglément confiance?
Ce n’est pas à exclure.
Elle se sent très fatiguée mais lutte contre le sommeil pour ne
pas courir le risque d’y rencontrer de nouveau l’homme au masque
de squelette, Alejandro, son père. Son père qu’elle a assassiné.
Quand une infirmière ouvre la porte pour lui annoncer qu’elle
peut se rendre au réfectoire, elle sursaute. Elle n’a pas vu passer les

137
heures. Or, les fous sont incapables d’évaluer l’écoulement du
temps, lui a-t-on dit un jour. Ce n’est pas rassurant.
Elle se lève et, drapée dans la robe de chambre informe, prend
le chemin de la cantine. Les tablées y sont surveillées par des
serveuses aux allures de gardiennes de prison, ce qu’elles sont
probablement. Les infirmières déposent devant chaque patient les
comprimés qu’ils sont censés avaler.
La nourriture est insipide. Ana mâche mécaniquement.
Soudain, elle sursaute. Elle vient de reconnaître Nickie dans le fond
de la salle! Nickie qui jouait les bonnes hôtesses à Pit 1. Son regard
atone proclame qu’on l’a assommée de tranquillisants. Qu’importe!
Ana doit essayer de prendre contact.
Le repas expédié, on les pousse dans la salle de détente où
trône un téléviseur, ainsi que des tables de bridge, un shuffle board,
et des dizaines de chaises alignées comme au cinéma devant l’écran
où défilent les images d’une antique et inoffensive comédie ayant
Doris Day pour vedette.
Ana profite de la bousculade pour se rapprocher de Nickie et
s’asseoir à côté d’elle.
— Hé! souffle-t-elle. Tu me remets? J’étais à Pit 1. C’est toi qui
m’a accueillie. Qu’est-ce qui s’est passé?
— Plus bas, tu vas nous faire repérer, chuchote l’ex-fêtarde
sans tourner la tête. Je t’ai reconnue moi aussi. J’ai le crâne comme
une pastèque, ils m’ont injecté un tas de saloperie. Du sérum de
vérité sans doute, mais je ne savais rien d’intéressant. Ils ont donné
l’assaut en pleine nuit. Ils étaient très remontés contre nous. J’ai
bien senti qu’ils auraient aimé qu’on leur donne un prétexte pour
nous flinguer. Ils portaient des masques respiratoires. Ils ont mis le
campement sens dessus dessous, mais il n’y avait rien à trouver.
Alors ils nous ont ramenés ici, pour nous interroger… Les cons! A Pit
1 on n’est pas dans le secret des dieux.
— Et Pit 2… ça va là-bas?
— J’ai écouté les soldats qui parlaient entre eux. D’après ce
que j’ai compris, les commandos de Marine se sont fait joliment
torcher. Ils ne s’attendaient pas à ça. Bien fait pour leur gueule!
Elle se tait car une surveillante approche. Ana fait semblant de
fixer la télé. Personne ne rit aux gags qui défilent sur l’écran. Les
dialogues des acteurs sont surjoués, irréels. Les couleurs trop vives
font mal aux yeux. La matonne partie, Ana revient à la charge :

138
— Ils vous ont fait des injections hypermnésiques?
— Non, lâche Nickie. Ils s’en foutent de notre passé, ce qu’ils
veulent c’est des détails qui leur faciliteraient l’invasion : des plans,
des localisations. A Pit 1 on ne sait rien de tout ça… Ils ont essayé de
bombarder Pit 2, les cons! Grâce au ciment des morts, les baraques
en sont ressorties intactes! C’est pas joué pour eux. Les médias
commencent à s’y intéresser, alors ils racontent à qui veut
l’entendre que c’est un repaire de terroristes.
Elle se tait car la surveillante amorce son demi-tour. Ana
décide d’abandonner. Nickie n’est pas, de toute manière,
l’interlocutrice idéale.
Le mot “ Fin ” sonne le glas de la période de détente, chacun
doit retourner dans sa chambre et prendre sagement ses
somnifères. Ana imite les autres malades en traînant les pieds et se
tenant voûtée, comme si les tranquillisants l’assommaient. Elle ne
doit surtout pas paraître en forme aux yeux des gardiens.
Une fois allongée sur son lit, elle réfléchit aux possibilités qui
s’offrent à elle. Celles qu’elle entrevoit sont irréalistes. A part une
fuite en hélicoptère, rien n’est envisageable. Encore n’est-elle pas
certaine de savoir piloter l’appareil. Elle a appris sur de vieux
engins; saura-t-elle s’y retrouver sur un tableau de bord moderne?
On lui a toujours répété qu’un hélicoptère était beaucoup difficile à
piloter qu’un avion car on doit sans cesse équilibrer les rotations
horizontales et latérales, faute de quoi l’engin se transforme en
toupie… et s’écrase.
Elle est en train de réviser mentalement la marche à suivre
quand la porte de sa chambre s’entrebâille. C’est Scanboy. Il paraît
agité.
— Venez! vite! chuchote-t-il, il faut voir ça!
Ana bondit du lit et le suit, oubliant la robe de chambre, ce qui
la laisse fesses à l’air, mais elle s’en moque.
Scanboy la fait pénétrer dans son labo. Là, au milieu des
microscopes, un ordinateur diffuse un bulletin d’informations. Elle
doit tendre l’oreille car le son est très bas.
— Ils le repassent en boucle, précise le garçon, c’est le scoop
de la soirée.
Une image du désert emplit l’écran. Le paysage a été filmé
depuis un drone ou un hélicoptère. On y voit la faille zigzaguer à
travers les dunes, telle l’échine d’un serpent géant dont la crête

139
vertébrale affleurerait la surface du sable.
— On le savait déjà, commente le présentateur, depuis
plusieurs années, l’accès au désert était prohibé et sous contrôle de
l’armée. L’espace aérien interdit, et les villes se trouvant à
proximité évacuées l’une après l’autre. C’était, selon l’Agence de
Sécurité Publique, une question de santé, car la faille, agitée de
mouvements tectoniques profonds, refoulait à la surface des gaz
toxiques et des microbes dangereux datant des premiers âges de
l’humanité. Aujourd’hui, ce qu’on redoutait s’est produit! Un
tremblement de terre a ouvert la faille dont les bords opposés se
sont écartés de plus de cent mètres! C’est, chers téléspectateurs, un
spectacle d’apocalypse qui va se dérouler sous vos yeux! Une
catastrophe comme on n’en a jamais vue depuis l’aube des temps!
Filmé en exclusivité par les drones de notre chaîne, vous allez voir la
Terre s’ouvrir sous vos yeux! Attention, les images qui suivent
pourraient fâcheusement impressionner les âmes sensibles.
— Ils ont fait péter les bombes? C’est ça? lance Ana.
— Oui, souffle Scanboy dont le visage luit d’une mauvaise
sueur. Ils ont échoué à prendre Pit 2, quant à Pit 3, n’en parlons pas.
Ana se penche vers l’écran. L’explosion est à peine perceptible
en surface car toute sa puissance a été dirigée vers les profondeurs.
Un travail d’expert. C’est tout juste si elle se signale par des geysers
de sable. De toute façon, le drone va trop vite et vole trop haut
pour qu’on puisse se douter de quelque chose. Ce qui frappe, c’est
l’ouverture soudaine du sol, cet entrebâillement titanesque aux
allures de mâchoires béantes. Le vacarme doit être épouvantable
mais la bande son ne restitue pas son ampleur. La terre se fend,
avalant des tonnes de sable qui ne parviennent nullement à
combler ce gouffre en constant élargissement. La première oasis est
avalée, la seconde bascule dans le gouffre en se désarticulant
comme un jeu de cubes dans lequel on aurait donné un coup de
pied. Encore une fois, l’image retransmise par le drone gomme les
détails. A cette distance, impossible de voir si les lieux étaient
habités. Enfin apparaît le musée et sa palmeraie. L’énorme
bâtiment sombre par la poupe, à la manière d’un paquebot. Sa
masse énorme s’arrache du sol en emportant les fondations. Durant
quelques secondes on se plaît à penser que ce coin de béton armé
va rester coincé dans la gueule du monstre tellurique, mais non! La
faille s’élargit encore, le bâtiment disparaît à son tour, guère plus

140
résistant qu’une boîte de conserve entre les mâchoires d’un
crocodile. La poussière aveugle l’objectif du drone, tout devient
jaune.
— Je vous rassure, chers téléspectateurs, reprend le
présentateur. Les bâtiments que vous venez de voir avalés par la
crevasse étaient inhabités depuis des décennies. Il s’agissait
d’anciens pueblos datant de la Ruée vers l’Or, quant à cette grande
bâtisse, ce fut dans les années 30, un musée qui fit faillite et qui,
depuis, servait surtout de terrier aux coyotes et autres prédateurs
du désert. Il n’y a donc à déplorer aucune perte humaine et…
Scanboy coupe le son.
— C’est fini, dit-il. L’affaire est classée. Arlon a sombré avec
son vaisseau amiral. Les cuves de gaz s’embraseront au contact du
magma. Les travaux de ce cinglé n’existent plus. Vous allez pouvoir
sortir. On vous fera signer un accord de confidentialité, et c’est tout.
— Vous croyez?
— Bien sûr. Et même, si vous parliez, si vous alliez raconter la
vérité aux journalistes, vous passeriez pour une folle. Personne
n’aurait envie d’y croire parce qu’admettre la vérité les
terroriserait. On sait bien que les complots, ça n’existe pas. Le
gouvernement, les télés, les journaux, tout le monde nous le répète
à longueur d’année. Pourquoi ne pas leur faire confiance, c’est
tellement plus rassurant?

23.
La pièce est petite, en béton gris. Elle ne comporte aucune
autre ouverture qu’une porte blindée. Au centre : une table
d’interrogatoire de police. Un vieil homme y est attaché par une
chaîne reliée aux menottes qui lui enserrent les poignets.
Il ne semble nullement angoissé par sa situation et ne présente
aucune trace de mauvais traitements.
La porte s’ouvre, le colonel Carlson entre, un mince dossier à la
main. Il s’assied en face du vieillard.
— Comment vous sentez-vous Albrecht? s’enquiert-il. Vous
avez soif? Vous désirez quelque chose?
— Je m’appelle Arlon, corrige le vieux.
— Cessons ces simagrées, grogne Carlson sans cacher son
agacement. Nous avons passé l’âge des déguisements de bande
dessinée. Nous nous connaissons depuis longtemps, vous et moi.

141
Tout allait bien jusqu’à ce que vous dérapiez et partiez dans ce
délire infantile dans lequel vous jouiez le rôle du nouveau messie. Il
est temps d’arrêter les conneries. J’ai là, dans ce dossier, une lettre
du Président qui vous amnistie de vos crimes de félonie et de
complot contre l’État à condition que vous rentriez dans le rang.
Autrement dit : vous retournez gentiment dans votre labo et nous
passons l’éponge.
Le vieillard ne répond pas. Il semble ailleurs.
— Merde! s’emporte Carlson. Arrêtez de déconner et de jouer
les séniles, sinon on vous boucle dans le plus dégueulasse des
hospices pour fous dangereux qu’on pourra dénicher et vous finirez
vos jours au milieu des pires cinglés de la Terre qui vous infligeront
tous les sévices sexuels qui leur passeront par la tête. Votre âge
avancé ne vous protégera pas d’eux, ne vous faites aucune illusion!
— Vous n’avez pas le droit… proteste Arlon.
— Et vous, vous estimiez avoir le droit, peut-être, de rendre
amnésique 25 % de la population des États-Unis, et de changer en
statues les 75 % restants? Soyez sérieux. On vous a tiré de la
mélasse à temps. En fait JE vous ai sauvé la mise en envoyant un
hélicoptère et une équipe vous sortir du musée juste avant que la
faille ne bouffe le bâtiment! Il me semble que vous n’avez pas dit
non quand vous avez entendu péter les charges, je me trompe?
Arlon baisse le nez.
— J’ai paniqué, avoue-t-il. Je le regrette à présent. L’instinct de
survie, un réflexe primal, on ne peut rien contre, c’est inscrit dans
l’ADN.
— Primal, mon cul, oui! gronde le colonel. Voilà le pacte que
nous allons conclure. Vous allez reprendre vos travaux sur le gaz de
calcification. Sérieusement, cette fois. On vous trouvera un labo
quelque part dans un coin perdu, en Alaska par exemple. Je sais que
votre marotte c’est l’amnésie. Nous acceptons que vous y
consacriez vos loisirs, on ne sait jamais, ça peut servir à neutraliser
des témoins gênants, des sénateurs ou des journalistes trop
curieux, par exemple… Mais je ne veux plus de confusion. Vous
devrez définitivement séparer l’amnésie de la calcification. Les deux
effets devront être indépendants. Je me fais bien comprendre? Je
veux deux gaz bien distincts, un pour chaque produit. La
calcification restant le projet le plus important, cela va de soi. Si
vous avez besoin de cobayes humains, vous pourrez piocher à votre

142
guise dans le cheptel des prisons. Les condamnés à perpétuité nous
coûtent cher en alimentation et frais médicaux. Autant qu’ils
servent à quelque chose. Si vous les tuez, nous les déclarerons
morts d’un infarctus, c’est courant et ça n’étonne plus personne.
L’overdose fait également très bien en conclusion des autopsies.
Bref, comme vous le voyez, on se met en quatre pour vous faire
plaisir. Mais si vous déconnez encore, on vous injecte un litre de
votre produit amnésiant et on vous abandonne sur une route, en
caleçon!
Vous êtes un génie Arlon, mais vous êtes chiant, et la patience
du Président à des limites. En plus vous êtes vieux, généralement, la
règle veut qu’on n’investisse pas des sommes aussi énormes sur un
type âgé qui peut claquer d’un jour à l’autre. Vous êtes un
privilégié, est-ce que vous en avez conscience, oui ou merde?
Carlson pose le dossier noir sur la table, l’ouvre, dévoilant un
document portant les armoiries de la Maison Blanche. Puis il sort un
stylo et le pousse vers la main droite du prisonnier.
— Réfléchissez, martèle-t-il, songez que si vous crevez demain,
c’est un petit con d’universitaire qui reprendra vos travaux, les
merdouillera à sa guise… avant de les baptiser de son nom. Je pense
que vous vous en retournerez dans votre tombe, alors profitez du
temps qui vous reste pour achever ce que vous avez commencé.
Arlon se saisit du stylo et signe au bas de la feuille. Son geste
est ferme, et n’évoque en rien celui d’un vieillard.

24.
Ana a quitté l’hôpital militaire, on l’a renvoyée chez elle. Mise
en disponibilité. Elle doit attendre une nouvelle affectation qu’elle
obtiendra si, au terme d’un examen médical et psychologique, elle
est jugée apte au service armé. Ce qui n’est pas joué d’avance.
Elle est rentrée à L.A.
A Venice, elle a repris possession du petit appartement qu’elle
loue non loin du Sidewalk. Elle éprouve une certaine difficulté à
admettre que tout est fini. Classé secret défense , lui ont-ils répété
en lui faisant signer un accord de confidentialité.
Dans les médias on ne parle déjà plus du tremblement de terre
du siècle qui a fendu le désert en deux et avalé comme un amuse-
gueule un bâtiment pesant plusieurs millions de tonnes. On répète
que la menace des gaz toxiques vomis par les abîmes est désormais

143
écartée. Et si quelques scientifiques s’obstinent à ergoter sur la
composition incertaine de ces fameux gaz, c’est sans importance car
personne ne les écoute. Les populations évacuées sont, elles aussi,
rentrées chez elles. Tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes. Youpi.
Ana a donc quitté le centre hospitalier militaire avec, en poche,
un flacon de comprimés censés lui apporter un sommeil sans rêves.
— Avec ça, a certifié Scanboy, vous dormirez comme un bébé.
C’est clean, il n’y a aucune accoutumance, prenez-en un au coucher,
et un autre si vous vous réveillez au cours de la nuit. Vous avez
besoin de beaucoup dormir pour vous remettre la tête à l’endroit. Si
vous avez un problème, n’hésitez pas à m’appeler. OK?
Mais, lorsqu’elle a ouvert la porte de son appartement, Ana a
éprouvé une curieuse impression, comme si le signal danger se
mettait à clignoter dans sa tête. Elle ne sait pas pourquoi. Ou plutôt
si, elle en devine très exactement la raison :
Certains objets ont été légèrement déplacés. Ana est
méticuleuse, certains diraient maniaque, mais en l’occurrence elle
est certaine d’avoir raison. Même si celui qui a effectué la
perquisition s’est montré compétent, il a commis des erreurs que
seule l’occupante des lieux est en mesure de repérer. La distance
entre deux bibelots, par exemple qui sont, à présent, trop près l’un
de l’autre. Il ne s’agit que de quelques millimètres, soit, mais pour
l’œil exercé d’Ana la différence est flagrante.
Elle en a la confirmation à plusieurs reprises. En tant
qu’éclaireuse experte elle a l’habitude de lire les signes infimes qui
l’entourent. On est venu, on a fouillé. Que cherchait-on? A moins…
A moins qu’on ait apporté quelque chose? Quelque chose de
compromettant.
Dès la porte fermée, elle se livre à une fouille en règle. Elle
s’attendait à trouver de la drogue, en quantité assez importante
pour la faire condamnée à une longue peine de prison… et donc la
mettre hors circuit pendant une ou deux décennies. Mais non, rien
de tel. La farine entreposée dans ses placards est une honnête
farine, sans plus.
Elle commence à se dire qu’elle vire parano quand lui vient
l’idée de vérifier le pistolet automatique qu’elle garde caché sous
son lit. C’est un vieux .45 Military Model des années 50 vendu par
un sergent instructeur qui partait à la retraite. Un souvenir du Viêt-

144
Nam. prétendait-il. L’arme est maintenue sous le sommier au
moyen d’une pince à ressort qui permet de l’empoigner facilement
en cas de besoin. Une femme seule doit prendre ses précautions,
non? La règle d’or c’est toujours avoir des tampons périodiques et
un flingue chargé à portée de main.
Elle éjecte le chargeur, qui est plein, démonte l’automatique
pour vérifier qu’aucune pièce n’a été limée. Pour un professionnel il
est assez facile de rendre inutilisable un pistolet en lui conservant
un air de bonne santé , il suffit d’ôter un ressort, de raccourcir un
percuteur et le tour est joué. Mais là, non, tout est nickel. C’est
alors qu’elle s’apprête à engager le chargeur dans la crosse, que le
doute la saisit. D’un coup de pouce elle éjecte les munitions. Les
balles lui paraissent bizarres. Trop légères. Elle n’a pas besoin de les
peser pour comprendre que les étuis ne contiennent aucune charge
de poudre. Ainsi, si elle essayait de tirer, aucun projectile ne
sortirait du canon faute de propulseur!
Pourquoi a-t-on pris la peine de remplacer les munitions? Pour
la désarmer, tiens! Pour qu’elle soit infoutue de se défendre
lorsqu’on viendra l’éliminer. On sait qu’elle est capable d’entendre
le moindre bruit suspect, de repérer le plus petit grincement. Elle a
la sensibilité auditive d’un chat. Celui qui compte s’introduire dans
l’appartement veut éviter de se prendre une balle entre les yeux, il
a donc déminé le terrain.
Elle s’y attendait. Elle n’est pas aussi naïve qu’ils se l’imaginent.
Elle en sait trop, il n’est pas question de la laisser en vie. Ils
estiment surtout qu’elle n’a plus toute sa tête et qu’elle pourrait se
mettre à bavarder à tort et à travers. Certains journalistes
d’opposition, guère convaincus par la fable du tremblement de
terre, seraient tentés de lui prêter une oreille attentive. Mieux vaut
prendre des précautions.
Qu’ont-ils prévu de faire? Elle se rappelle soudain le flacon de
somnifères que lui a remis Scanboy. Bien sûr! Ils attendront qu’elle
soit tombée dans les vaps pour intervenir. Le scénario classique du
suicide est ce qu’il y a de plus crédible. Victime de stress post-
traumatique, la victime — qui sortait tout juste d’un service
psychiatrique de l’armée — se gave de tranquillisants avant de se
pendre ou de s’ouvrir les veines dans sa baignoire.
La chose faite, on efface les traces, on remet de vraies balles
dans le chargeur, et on s’en va. Ni vu ni connu.

145
Ana s’assied sur la moquette. Toutes ces données, mises bout à
bout, semblent indiquer que l’intervention sera pour ce soir. Elle
n’est pas surprise, elle trouvait bizarre qu’on la remettre aussi
facilement en liberté, mais il est indéniable qu’aujourd’hui elle ne
leur sert plus à rien. Elle constitue un poids mort, un danger
potentiel. Elle n’a jamais su, réellement, à quel service parallèle
appartenait Carlson. Certes, il l’a reçue dans le bureau qu’il occupe
à L.A. au Service Central des Armées, mais cela ne prouve pas
grand-chose. Tout agent a besoin d’une couverture officielle,
respectable. Il est à présent évident que Carlson n’est pas un
militaire en fin de carrière, un planqué qui attend la retraite en
compulsant de vagues dossiers statistiques.
Elle se redresse, va dans la cuisine pour préparer un plein pot
de café cubain, très fort. Il n’est pas question de dormir, et encore
moins d’utiliser les pilules offertes par Scanboy. D’ailleurs elle n’a
pas envie de dormir, l’approche du danger lui a donné un coup de
fouet salvateur. Elle s’installe devant son fauteuil télé pour siroter
sa première tasse de café. Elle attend la nuit.
Malgré tout, elle sombre dans la torpeur. Elle rêve de l’homme
au masque de squelette. Il se tient debout dans un angle du salon,
mais cette fois elle n’éprouve aucune peur. Elle sent qu’il ne lui veut
pas de mal. Il est venu jouer les sentinelles pour la réveiller en cas
de danger. Devenus complices, ils attendent l’ennemi pour
l’éliminer.
Elle reprend conscience alors que le soleil se couche. Elle se
passe de l’eau sur le visage, puis s’applique, à l’aide d’un polochon,
à simuler la présence d’un corps dans le lit. Pour fignoler le tableau,
elle pose le flacon de somnifères sur la table de nuit, à côté d’un
verre d’eau. Voilà, la mise en scène est plausible.
Elle allume toutes les lumières, va et vient devant la fenêtre,
offrant un spectacle d’ombres chinoises. Elle ne doute pas que
l’exécuteur attende déjà en bas, dans la rue, guettant le moment où
elle sera couchée et profondément endormie pour intervenir. Peut-
être se contentera-t-il de lui injecter une solution létale de
barbituriques. Pas de piqûre visible, non, il plantera l’aiguille de la
seringue dans l’anus ou le vagin, là où il sera difficile de repérer une
infime blessure sur la muqueuse. C’est plus sûr que les
suppositoires de poison qui, en fondant, peuvent laisser des traces,
mais qu’on utilisait beaucoup pendant la Guerre froide.

146
Elle s’habille en noir des pieds à la tête, puis, d’un tiroir de la
cuisine, sort un couteau à découper. Alejandro lui a appris où
frapper dans les reins pour paralyser l’adversaire. Cela correspond,
paraît-il, à un plexus nerveux très fragile. La victime, tétanisée, ne
peut même plus crier. Une technique asiatique à ce qu’il paraît.
Ensuite, elle traîne le fauteuil dans un angle de la pièce, de
manière à pouvoir surveiller la chambre. Elle sait que l’homme au
masque de squelette jauge le moindre de ses gestes et l’approuve
d’un hochement de tête. Elle croit presque l’entendre chuchoter :
C’est bien, ma fille, c’est bien.
Puis elle éteint les lumières dans le reste de l’appartement, ne
laissant qu’une veilleuse dans la chambre. Elle attend encore trente
minutes, puis éteint également cette dernière source lumineuse. Le
tueur embusqué dans la rue a évidemment suivi la manœuvre. Il est
d’ores et déjà persuadé que sa future victime dort à poings fermés.
Ana s’embusque derrière le fauteuil. Elle répète les
mouvements qu’elle devra accomplir. Ses articulations et ses
muscles répondent au quart de tour. Elle est en pleine forme.
Elle attend.
Une heure s’écoule avant qu’elle ne repère un bruit ténu en
provenance de la serrure. Quelqu’un est en train d’ouvrir la porte. Il
est doué, très silencieux, mais pas encore assez pour une éclaireuse
dressée à détecter et identifier le moindre son dans la nature.
Les lumières de la rue permettent à la jeune femme de
discerner la silhouette de l’homme qui progresse à pas lent sur la
moquette. Il s’immobilise une seconde, sort une lampe-stylo et
éclaire brièvement la chambre. La forme, roulée en chien de fusil
sous les draps, achève de le convaincre que l’affaire se présente
bien. Il met la main dans poche, en sort quelque chose, et fait un
pas en avant.
A cet instant, Ana bondit de sa cachette et le poignarde dans
les reins. Il se cabre, paralysé par la douleur, puis s’effondre sur le
tapis, incapable de la moindre réaction. Ana le retourne sur le dos,
et plonge la lame dans le défaut de la clavicule, atteignant le cœur
presque en droite ligne. La victime s’immobilise. C’est fini.
Elle allume la lumière, se penche sur le cadavre. C’est Scanboy.
Elle aurait dû s’en douter. Sur la moquette : une seringue équipée
d’une longue aiguille, comme elle l’avait prévu.
Elle ouvre un placard, en sort une bâche en plastique dont elle

147
enveloppe le corps. Inutile que le sang s’infiltre entre les lattes du
parquet et s’en aille tacher le plafond des voisins du dessous.
Elle attend un moment, au cas où Scanboy n’aurait pas agi seul,
mais elle n’y croit pas. On a beaucoup plus de chance de passer
inaperçu si l’on ne s’encombre pas d’acolytes. Et puis, tuer une
femme seule, c’est à la portée d’un débutant, non?
Dans la cuisine, elle lave soigneusement le couteau puis le
sèche avec un torchon. Après quoi, elle ouvre une boîte de conserve
et mange la nourriture froide, à la façon des soldats qui ne peuvent
envisager de faire du feu. Dans les heures qui suivent elle va
dépenser beaucoup d’énergie, elle a donc besoin d’emmagasiner
des calories.
Dans la chambre à coucher, elle récupère le sac de survie que
tout habitant de Los Angeles se doit de tenir prêt en cas de
tremblement de terre. Elle prend le colt, sous le lit, et le glisse dans
le sac en même temps qu’une boîte de balles neuves, car elle ignore
si elle pourra remettre les pieds chez elle. Elle doit donc se préparer
à fuir.
Elle s’installe dans le fauteuil, met son réveil à sonner, et
s’abandonne au sommeil.
La sonnerie la tire du néant trois heures plus tard. Elle se lève,
boit une nouvelle tasse de café, puis quitte l’appartement en
verrouillant sa porte.
Négligeant l’ascenseur, elle prend l’escalier de service. Elle a
décidé de gagner, à pied, la rue où se dresse l’immeuble du Service
Central des Armées. Une administration qui, officiellement, n’a rien
de stratégique et se contente de gérer les besoins en fournitures,
matériel, ainsi que leur acheminement à travers le monde. La
plupart des employés sont d’anciens officier d’Active qui
pantouflent en attendant la retraite. La planque idéale pour
quelqu’un travaillant dans un service parallèle inconnu du grand
public.
Ana marche lentement, d’un pas souple. Elle s’arrête à un
distributeur bancaire et vide son compte. Puis elle laisse
négligemment tomber sa carte et s’éloigne. Un petit malin la
ramassera et tentera de l’utiliser ici et là, générant autant de
fausses indications sur le trajet qu’Ana suivra en réalité.
A cet instant, elle est bousculée par des enfants affublés de
déguisements monstrueux, et elle comprend que c’est aujourd’hui

148
Halloween. Elle l’avait oublié.
Sur son chemin, plusieurs boutiques ont rempli leur vitrines de
chapeaux de sorcière, d’araignées, de fantômes et de citrouilles
ricanant hideusement. L’une d’elles propose des masques de
squelette. Ana y voit un signe du destin. Elle entre, en achète un, et
s’en affuble. Dans la rue, personne ne lui prête attention. C’est le
jour des monstres, les Frankenstein et les Dracula sont légion. El DÍa
de Todos los Santos… comme on disait dans son enfance.
Elle s’embusque dans le jardin public qui fait face au bâtiment
des Services Généraux. Il va bientôt être midi, c’est l’heure à
laquelle le colonel Carlson s’offre rituellement un déjeuner dans le
restaurant italien du coin de la rue.
Elle traverse, afin de se positionner au bas de l’escalier de
marbre. Elle s’assure que le couteau joue librement dans sa poche.
Elle n’a pas à attendre longtemps. Carlson pousse la porte à
tambour et sort. Il est en civil, quelqu’un lui emboîte le pas. Un vieil
homme qui flotte dans un trois pièces J.C. Penney. C’est… C’est
Arlon!
Tous deux semblent absorbés dans une discussion importante
et ne prêtent nulle attention à ce qui les entoure. Côte à côte, ils
prennent la direction du restaurant italien. Ana leur emboîte le pas.
Quand elle est suffisamment proche, elle sort le couteau et
poignarde Carlson au creux des reins. Foudroyé, il tombe à genoux
sans même pousser un cri. Arlon, lui, se retourne. Écarquille les
yeux en se découvrant face au masque de squelette. Ana le frappe à
l’abdomen. Trois fois. La lame, déjà huilée par le sang de Carlson,
entre et sort avec fluidité. Un plaisir.
Le vieillard s’écroule en poussant un couinement de chiot à qui
on vient de marcher sur la queue.
Ana remet le couteau sans sa poche et s’éloigne d’un pas
régulier. Autour d’elle, les enfant déguisés hurlent : “ Des friandises
ou un mauvais tour! ”
Ana se sent bien. Personne n’essaye de l’arrêter.
Elle songe que la rue est remplie de faux monstres masqués
alors que les deux vrais monstres qu’elle vient de supprimer s’y
promenaient à visage découvert. Ironie du sort?
Les enfants crient : “ Des friandises ou un mauvais tour! ”
Au loin, une sirène de police se met à hululer.
Ana s’en fiche, elle a fait ce qu’elle devait faire. Le temps de

149
quatre coups de couteau elle est redevenue Hasha-Ka-Nawati, ou,
comme la surnommait son père : Celle qui déchire les loups avec ses
dents.

LIVRE II

25.
Ana presse le pas sans se retourner. Elle marche tête basse,
soucieuse de ne pas exposer son visage à l’œil fouineur des caméras
du système de surveillance urbaine. Tout va se jouer très vite
désormais. Si personne ne se lance à sa poursuite, elle a une chance
de pouvoir gagner la gare routière la plus proche et de sauter dans
le premier autocar en partance. Peu importe la destination. Une fois
sortie de L.A. elle pourra choisir un autre point de chute. Elle a déjà
planifié chaque étape de sa fuite. De toute manière, les services
secrets auront soin d’éviter une interpellation publique, ce ne serait
pas dans leur intérêt. S’ils persistent dans leur décision de
l’éliminer, ce sera en catimini, loin d’un éventuel témoin. Une
exécution déguisée en crime de rôdeur, ou de maniaque sexuel,
bien sûr. C’est tellement fréquent que plus personne n’y prête
attention.
La jeune femme s’efforce de discipliner sa respiration pour
prévenir un point de côté et juguler la montée du stress. On lui a
appris cela lors des stages commando. Elle s’applique à ne pas trop
réfléchir. Elle a confié le volant à la parfaite mécanique qui régit son
corps. Une machine huilée, fonctionnant à coups de réflexes
programmés.
Ça y est, elle entre dans la gare routière, consulte l’écran des
bus en partance. Elle choisit un véhicule couvrant de longues
distances et va acheter un billet qu’elle paye en liquide. Elle grimpe
dans l’autocar qui sent la sueur, le sandwich au pastrami et la
culotte qui transpire sur les sièges plastifiés.
Elle se cale dans un angle, dans le fond, près de la sortie de
secours au cas où. Puis elle baisse le nez et feint de s’assoupir sans
pour autant cesser de surveiller les passagers entre ses paupière mi-
closes. Un vague relent de chiottes chimiques lui agace les narines.
Étant donné que trois heures de route la séparent du prochain
arrêt, elle prend son mal en patience.
Elle sait déjà quel sera son point de chute. Elle le rejoindra par

150
sauts de puce successifs, en changeant plusieurs fois de moyen de
transport.
Cela fait un moment qu’elle a découvert où Sebastian Gordo —
le garagiste du bout de la rue, avec lequel, gamine, elle a appris la
mécanique — a pris sa retraite. A l’époque, elle le trouvait
horriblement vieux alors qu’il frôlait à peine la cinquantaine.
Aujourd’hui, il tient un garage spécialisé dans la remise en état des
bolides anciens de la grande Amérique des Happy days. Ana a
toujours adoré les grosses voitures bouffeuses d’essence,
surchargées de chromes et d’ailerons, les monstres rugissants
impossibles à garer, aux carrosseries rutilantes, et d’un mauvais
goût parfait.
Elle est certaine que Sebastian Gordo lui fera bon accueil. En
grande partie parce qu’il aura peur d’elle. Elle lui a toujours fait cet
effet, même adolescente car, pour une obscure raison, il avait fini
par se persuader qu’elle avait le pouvoir de jeter des sorts, telle une
bruja officiant sur les rives de l’Amazone. Ana n’a jamais pu
déterminer où il était allé pêcher cette idée farfelue, mais elle s’est
bien gardée de l’en détromper.
Un soir, alors qu’il s’était saoulé au pulque, il lui a dit:
— Ça se voit à ton ombre, elle n’a pas la même couleur que
celles des vrais humains : quand tu bouges, elle ne fait pas les
mêmes gestes que toi, comme si elle vivait d’une vie indépendante.
Un jour, elle s’arrachera de toi pour s’en aller faire le mal. Ce jour-
là, tu commenceras à dépérir, et ton sang deviendra blanc.
Des propos d’ivrogne auxquels Ana n’a pas prêté importance.

L’autocar roule. La climatisation défectueuse installe dans


l’habitacle une chaleur soporifique. La plupart des passagers
somnolent, et certains ronflent sans complexe. Les W.-C. chimiques
exhalent un relent tenace de merde parfumée à l’oeillet.
Ana se laisse bercer par les cahots de la piste.
A l’heure présente, les services secrets ont dû déjà incinérer
secrètement le cadavre de Scanboy abandonné chez elle, car il est
inenvisageable que cette affaire devienne publique. Les comptes se
régleront entre initiés. Tôt ou tard. Dans le sang, mais en silence,
dans une indifférence toute professionnelle.

26.

151
Ana change trois fois d’autocar. Le dernier fait halte dans un
bourg d’une tristesse infinie le temps de passer le relais à un autre
conducteur, car il va rouler toute la nuit, c’est d’ailleurs la raison
pour laquelle Ana a choisi cette compagnie.
Soudain, saisie d’un doute, la jeune femme commence à
s’interroger sur bien-fondé de sa stratégie.
Sebastian Gordo est-il toujours vivant? Bon sang! Ça lui fait
quel âge? Elle tente une estimation approximative sans parvenir à
un chiffre précis. Si elle ne se trompe pas le bonhomme serait
presque centenaire à ce jour! Ça ne tient pas debout. Le garage est
référencé à son nom, soit, mais il est probablement passé dans les
mains d’un autre propriétaire qui ne s’est pas donné la peine d’en
changer la raison sociale, il ne peut en aller autrement. Donc, elle
risque fort de se retrouver en face d’un inconnu avec qui elle ne
pourra se prévaloir d’un quelconque lien de complicité antérieur.
Elle étouffe un juron. A quoi avait-elle la tête quand elle a pris cette
décision? Probable que les injections administrées par Scanboy lui
chamboulaient la cervelle, lui ôtant tout jugement!
Elle aurait pu y penser plus tôt, non? Ce n’est certes pas dans
ses habitudes de se lancer ainsi à l’aveuglette. C’est certain: elle a
déconné grave!
Elle décide de prendre son mal en patience. De toute manière
il est trop tard pour faire volte face et demander au conducteur de
l’abandonner en rase campagne, en pleine nuit.
Les heures s’écoulent sans qu’elle parvienne à trouver le
sommeil. Autour d’elle, ses compagnons de voyage continuent à
ronfler et à péter avec entrain.
Le car sillonne à présent de mornes herbages hérissés, çà et là,
de petites collines. De temps à autre surgit une cahute, une ferme
délabrée plantée à la périphérie d’un enclos où somnolent quelques
bestiaux neurasthéniques. Un morceau du XIXe siècle enkysté dans
la vie moderne, et où l’on ignore encore tout des IA et du
transhumanisme.
Résignée, Ana a pris la décision d’aller jusqu’au bout. Que
pourrait-elle faire d’autre?
Le chauffeur annonce enfin son arrêt. Elle attrape son sac et
descend dans l’indifférence générale. L’autocar redémarre sec, à
peine la porte refermée. A bien y réfléchir, Ana trouve le

152
conducteur excessivement nerveux. Pâle, il se cramponne à son
volant comme s’il avait peur de quelque chose. Et pourquoi conduit-
il aussi vite? A le voir, on le dirait pressé de mettre le plus de
distance possible entre cet endroit et son véhicule? Déjà, le bus a
disparu, avalé par la brume matinale qui le camoufle au regard.
Ana s’ébroue. Qu’est-ce qui lui arrive? D’où lui viennent ces
pensées bizarres? Cette angoisse? Elle doit se ressaisir si elle ne
veut pas passer pour une droguée victime d’un mauvais trip.
Elle s’interroge : Scanboy, lors de son séjour à l’hôpital
militaire, ne lui aurait-il pas injecté l’un de ces élixirs secrets qui
bousillent le cerveau? Ana sait que de telles drogues existent, et
que les services parallèles les utilisent pour rendre incapables d’une
pensée cohérente les témoins qu’ils souhaitent discréditer aux yeux
des enquêteurs et des médias. Quoi de moins crédible qu’un fou qui
égrène des absurdités sur un plateau de télévision ou à la barre
d’un tribunal? Aurait-elle fait l’objet d’un tel traitement?
Le sac en bandoulière, elle se dirige vers le triste hameau
planté au bas d’une colline aux flancs couverts de sapins noirs. Dans
la brume, elle a l’impression de contempler une bête énorme dont
l’échine en pain de sucre disparaîtrait sous un pelage sombre,
hérissé de piquants défensifs. Un porc-épic géant. Monstrueux.
Lassée de ces fantasmagories, elle se passe la main sur le
visage. Où se trouve donc le garage de Sebastian Gordo? Elle n’en
voit nulle trace au bord de la route. Se serait-elle trompée d’arrêt?
Elle avise enfin une cabane surmontée du panneau BAITS,
signifiant qu’on y vend des appâts de toutes sortes : vers, insectes,
et autres charognes censées attirer les poissons, sans oublier les
bidons d’urine de biche en chaleur dont les chasseurs font grand
usage lorsqu’il s’agit d’organiser un holocauste de cervidés.
Elle entre. La baraque pue. Un vieillard chauve, en T-shirt et
bermuda, est occupé à transvaser des chenilles grouillantes dans un
bac. Il ne daigne pas lever les yeux. Sur son maillot de corps sale,
une phrase en diagonale: Né pour dormir!
— Excusez-moi, lance Ana, je cherche le garage de Sebastian
Gordo. Vous pourriez me renseigner?
— C’est deux dollars le sachet de vingt vers de vase, grogne le
bonhomme. Ou un dollar et demi le paquet de mouches à merde. Il
y en a moins, mais elles sont bien grasses et faciles à piquer sur
l’hameçon.

153
— Je ne viens pas pêcher, précise Ana s’appliquant à rester
aimable. Je suis mécanicienne.
— Mécanicienne? s’esclaffe le vieux. Ben dis donc! On aura
tout vu. Vous savez à quoi ressemble une clef à mollette au moins?
De toute façon ça ne change rien à l’affaire, c’est toujours deux
dollars les vingt vers de vase.
Ana lui enfoncerait bien la tête dans son seau de lombrics,
mais ce serait une mauvaise manière de se faire admettre par les
gens du coin. Alors, elle soupire : OK, va pour les vers de vase. Et
elle pose deux dollars sur le comptoir poisseux où se tortille une
chenille qui tente désespérément d’échapper à son bourreau.
Le marchand lui tend un sachet où s’agitent ce qui ressemble à
des spaghettis vivants. Des spaghettis noirs.
— Le garage, grogne le maître des asticots, il est perché tout en
haut de la colline. Hein? Faut être taré pour installer un garage dans
un endroit pareil. Le mec qui est en panne d’essence, qu’est-ce qu’il
est censé faire? Hein? Pousser sa bagnole jusqu’au sommet pour
faire le plein? Le père Gordo, il est raide cinglé. Il vit là-haut comme
un ermite, il ne descend jamais, même pas pour s’acheter du tabac
ou de la gnôle. Paraît qu’il vit en autosuffisance , vous y croyez,
vous, à ces conneries de hippies? Mais comme il n’emmerde
personne, on le laisse faire à sa guise. Si ça se trouve, il est mort
depuis deux ans et on ne le sait même pas. C’est son macchabée qui
va vous accueillir là-haut! Le garage doit servir d’hôtel aux coyotes,
oui.
Il éclate d’un rire qui se change en quinte de toux.
Décontenancée, Ana hésite à quitter la boutique. Est-ce que ce
vieux dégoûtant se paye sa tête?
Violacé, le bonhomme parvient enfin à reprendre respiration.
— Vous feriez mieux de repartir d’où vous venez, conclut-il. La
colline, c’est un ancien de lieu de sépulture indienne, comme les
Black Hills, vous en avez entendu parler, non? Sauf qu’ici il n’y a
jamais eu la moindre parcelle d’or. C’est là-haut que les sauvages
exposaient leurs morts sur des claies en bois, pour que les vautours
les désossent. C’est pas un endroit pour les bons chrétiens.
— Ok, lâche Ana avec lassitude, épargnez-moi le couplet du
sachem fantôme qui vient scalper les méchants Blancs à chaque
pleine lune. J’ai passé l’âge de ces conneries pour ados.
— Non, non, fait le vieillard en se drapant dans sa dignité. Y’a

154
pas de fantômes. C’est juste que c’est dégueulasse tous ces
ossements entassés. Faut être maboule pour vivre dans un tel
dépotoir. Mais bon, si vous voulez tenter le coup, je ne vous retiens
pas. Tous les chemins conduisent au sommet. Je suis persuadé que
le père Gordo est mort depuis longtemps. Vous allez grimper pour
rien. Vous feriez mieux d’attendre le prochain car pour rentrer chez
vous.
— Et il passe quand ce prochain car?
— Je ne suis pas un distributeur de renseignements. Les
horaires j’en ai plein une boîte mais je les vends. C’est deux dollars,
comme les vers de vase.
Furieuse, Ana tourne les talons. Au moment où elle franchit le
seuil de la boutique, elle entend le vieux qui ricane :
— Hé! M’amzelle, vous oubliez vos asticots!
Une fois dehors, elle remarque du coin de l’œil que les
commères du village s’agitent derrière leurs rideaux. Elle serre les
dents. Elle a toujours eu horreur de ces minuscules communautés
qui mijotent dans leur dégoût de tout ce qui est différent.
Embusqué au coin d’une ruelle, un marmot lui adresse un geste
obscène en riant de toutes ses dents gâtées. Ana lui jette le sachet
de vers de vase au visage, ça le calme aussitôt.
D’un pas rapide, elle s’éloigne de la poignée de bâtisses
agglutinées au long de la route et entame l’ascension de la colline.
La côte est raide, sollicitant durement ses muscles. Les pins sont si
serrés qu’ils interceptent la lumière du jour naissant et donnent
l’illusion de se déplacer dans la nuit. C’est oppressant. Ana doit
rapidement admettre que le marchand d’asticots avait raison :
quelle idée saugrenue d’installer un garage au sommet d’un versant
abrupt! Quel conducteur serait assez fou pour s’y risquer?
Cette aberration fortifie ses doutes. La seule explication serait
que ce foutu garage servait de façade à une combine illégale. Un
point du chute pour des livraisons d’armes ou de drogue?
Ana s’immobilise à mi-chemin, en sueur malgré la fraîcheur
matinale.
Quelque chose déconne, se répète-t-elle. Quelque chose
déconne...
Elle ne comprend plus vraiment ce qu’elle fait là. Tout se passe
comme si une volonté mystérieuse — anesthésiant son sens critique
— lui avait imposé de venir en ce lieu précis.

155
— On m’a attirée ici... murmure-t-elle avant de se rendre
compte qu’elle parle toute seule, ce qui aggrave sa confusion.
A travers l’enchevêtrement des buissons, elle finit par
distinguer une route qui se déploie parallèlement, à une vingtaine
de mètres de l’endroit qu’elle s’obstine à escalader. Quelle idiote!
Elle ne l’a pas vue lorsqu’elle s’est lancée à l’assaut de la côte. Le
maître des asticots a menti : il existe bien une voie d’accès qu’un
véhicule normalement constitué peut emprunter sans difficulté.
Aveuglée par la colère, elle a commis l’erreur de se lancer tête
baissée dans l’ascension de la colline. Ah! elles ont dû bien rigoler
les commères embusquées derrière leurs rideaux crasseux!
Remâchant son ressentiment, Ana tente de rejoindre cette
voie, hélas, les ronces forment un rempart acéré qu’elle échoue à
franchir.
Au terme d’une troisième pause, elle distingue entre les troncs,
un édifice qui, jadis, a dû être blanc, mais que les pluies et la sève
ont fini par badigeonner d’un enduit verdâtre. C’est un bâtiment
imposant, rococo, démodé, au fronton duquel on peut lire :
Sebastian Gordo. Garagiste expert.
Spécialité de voitures anciennes (1950-1960).
Remise à neuf garantie.
Devant cette bâtisse à l’ornementation étrange, Ana ne peut
s’empêcher d’évoquer l’opéra de Manaus, englouti par la jungle. En
sueur, couverte d’estafilades, elle s’avance vers les grandes baies
vitrées où trônent plusieurs de ces immenses voitures à ailerons
qu’affectionnaient les stars hollywoodiennes de l’immédiat Après-
Guerre. Soudain, elle s’immobilise : Sebastian est là, vautré dans un
fauteuil transat, un verre de punch à la main. Il porte un costume
blanc, froissé mais propre, et un panama. Mais le plus étrange c’est
qu’en dépit des années, il n’a pas vieilli. Il est toujours tel que dans
le souvenir d’Ana. Non! ce n’est pas exact. En réalité, on dirait
même qu’il a rajeuni.
— Je t’attendais! Niña, lance-t-il en s’extrayant de son siège.
ILS m’ont prévenu que tu allais venir. J’ai mis des habits propres
pour te faire honneur.

27.
— Qui ça ils ? s’inquiète la jeune femme.
Le gros homme élude la question d’un geste nonchalant.

156
— On parlera de ça plus tard, fait-il. Tiens, bois un verre. Tu as
l’air claqué, ça te remontera.
Ana obéit machinalement, fascinée qu’elle est par le visage du
garagiste. Un visage dont presque toutes les rides se sont effacées,
révélant le jeune homme qu’il était voilà soixante ans.
Aurait-il eu recours à la chirurgie esthétique? Non, ce n’est
guère le genre du bonhomme. Alors ? Ana ne sait à quoi se
raccrocher. La réalité, telle qu’elle la concevait, est en train de lui
échapper. Plus elle y réfléchit, plus elle est convaincue d’avoir été
droguée… ou psychologiquement reformatée au moyen d’une
substance dont elle ignore les pouvoirs. S’agissant d’Arlon, tout est
possible. Ce vieux cinglé était tout à fait capable d’inventer une
molécule dont ni le Gouvernement ni les services secrets ne
soupçonnaient l’existence. La tête lui tourne.
— Comment saviez-vous que je venais? insiste-t-elle.
Sebastian grimace.
— Il ne faut pas parler de ça, chuchote-t-il. Ils… Ils te le diront
eux-mêmes, quand ils décideront que c’est le moment. En
attendant conduis-toi normalement. Il y a de quoi faire: réparer les
voitures, remettre le garage en état… C’est de ma faute, je me
sentais vieux, j’ai tout laissé partir à vau-l’eau. Mais maintenant que
tu es là et que l’énergie m’a été rendue, ça va changer.
Ana plisse les paupières. C’est vrai que le vieux bougre semble
survolté, il piaffe comme un cheval de course qu’on vient de doper.
Est-il, lui aussi, sous l’influence d’une drogue?
— Viens, viens! bredouille-t-il, je vais te faire visiter. Tu vas
m’aider à tout reprendre en main. J’avais une vraie clientèle de
collectionneurs, tu sais? Et des rabatteurs qui récupéraient des
épaves dans les casses, ou lors des successions… Les héritiers
bradaient ces merveilles pour une poignée de dollars. Pour eux ce
n’étaient que des tacots rouillés, aux pneus crevés… Je sais que toi,
tu as le don, tu pourras leur rendre la jeunesse.
Il parle vite, prenant à peine le temps de respirer.

Durant l’heure qui suit, il fait découvrir à la jeune femme les


merveilles du garage. Les ateliers, la salle d’exposition, le magasin
des accessoires. Consternée, Ana constate que la rouille a dévoré
tout ce qui était métallique, même les outils n’ont pas été épargnés.
Quant aux véhicules, inutile d’en parler, ce ne sont que carcasses

157
servant de nid aux marmottes et autres rongeurs.
— Sebastian, murmure-t-elle en posant la main sur le bras du
vieil homme. Tout ça est irrécupérable, bon pour la ferraille. Ce sont
des épaves. On ne peut rien en tirer. Les remettre en état de rouler
demanderait un boulot insensé et une énorme mise de fonds. Il
faudrait racheter du matériel, engager des ouvriers qualifiés…
Sebastian se contente de sourire.
— Tu t’inquiètes pour rien, fait-il, ils vont s’en occuper. Ils me
l’ont dit. Ce n’est rien pour eux, un simple tour de magie. Hop! Tu
verras. Il suffit d’attendre. Je leur en ai parlé. C’est eux qui t’ont fait
venir. Je sais que tu crois avoir pris ta décision toute seule mais tu
te trompes. C’est eux qui te l’ont soufflée à l’oreille. Tu me prends
pour un vieux fou, je le lis dans tes yeux, mais tu te trompes. Les
choses sont doucement en train de changer. Moi aussi, ils m’ont
manipulé. J’étais persuadé d’avoir décidé tout seul de bâtir ce
garage, à cet endroit précis; c’était une erreur. Ils avaient besoin
d’une base secrète, loin du monde, et je leur ai servi d’intercesseur
à mon insu. En construisant ce garage j’ai implanté cette base au
beau milieu du trou du cul du monde, et cela même si je n’en avais
pas conscience.
Ana en a assez. Pour un peu elle tournerait les talons et
dévalerait la pente afin de sauter dans le premier car qui daignerait
s’arrêter.
Sebastian lui fait peur… pas parce qu’il est fou, non, mais parce
qu’il dit peut-être la vérité. Elle prend conscience que tout est
probablement lié : le gaz, l’amnésie, Arlon… et maintenant ça.
Quelque chose s’est mis en place, la partie est jouée, les humains
l’ont perdue sans même s’en douter. Le Président, les services
secrets? Des aveugles, incapables de deviner qu’une menace
infiniment plus grave s’installait à leur insu, prenant les choses en
mains.
— Viens, murmure Sebastian. Tu es fatiguée, il faut te reposer.
Nous allons manger un morceau puis tu te coucheras. Je veillerai sur
toi. Je n’ai plus besoin de dormir, tu sais? Ou alors très peu : genre
un quart d’heure tous les trois jours.
— Et qu’est-ce que vous faites de tout ce temps libre?
s’enquiert Ana.
— J’écoute ce qu’ils me disent. Il y a beaucoup à apprendre, tu
sais… Mais tu es plus intelligente que moi, ça te sera facile.

158
La jeune femme se laisse entraîner vers les appartements du
vieil homme. Un taudis qui empeste la moisissure, aux murs
maculés de taches d’humidité dessinant les contours de continents
imaginaires. Les araignées ont tissé des toiles aux quatre coins de la
pièce. La table est encombrée de boîtes de conserves vides. Un
écureuil émerge soudain d’un paquet de céréales, jette un coup
d’œil aux intrus et s’enfuit par la fenêtre, son butin calé au creux de
ses joues.
— Installe-toi, lance Sebastian, je vais te préparer un sandwich,
j’ai gardé des trucs au frigo en prévision de ton arrivée. Moi je ne
mange plus guère. Deux pommes par semaine, c’est tout. Je n’ai
besoin de rien d’autre. L’énergie qu’ils ont stockée en moi suffit à
me nourrir. Tu verras, dans quelque temps ce sera pareil pour toi.
Il disparaît dans le cuisine et se met à farfouiller dans le
réfrigérateur dont la porte béante laisse voir l’intérieur de l’appareil
brillamment illuminé. C’est à cet instant qu’Ana remarque la prise
traînant sur le sol : le frigo n’est pas branché… et pourtant il
fonctionne!
Comme elle n’a pas le choix, elle décide de ne plus s’étonner et
d’accepter l’inacceptable sans froncer les sourcils. On verra bien.
Possible qu’elle devienne aussi cinglée que Sebastian. D’ailleurs ne
voit-elle pas déjà des choses invraisemblables ?
Le vieux lui apporte un sandwich de pastrami copieusement
barbouillé de beurre de cacahuètes. Ana se garde de faire la fine
bouche. Elle a déjà avalé pire.
— Alors, comme ça, lance Sebastian, tu t’es engagée dans
l’Armée?
— Oui, grogne la jeune femme, la bouche pleine. Je n’ai pas eu
le choix. Quand les flics m’ont serrée pour l’histoire des voitures
volées, c’est le marché que m’a présenté le juge. L’Armée ou la
prison.
— Éclaireuse, hein?
— Ouais. Paraît que j’avais un don pour ça.
— Ça ne m’étonne pas. Tu as hérité du flair de tes ancêtres
indiens. Je pense que c’est pour ça qu’ils t’ont choisie.
— Qui?
— Les… les autres. Il ne faut pas les nommer. Ils n’aiment pas
ça. Mais ne t’inquiète pas, ils vont se débrouiller pour que ceux qui
te poursuivent ne te retrouvent jamais. Ils peuvent égarer

159
n’importe qui, l’empêcher de voir ce qu’il a pourtant sous les yeux.
Implanter des idées fixes dans la tête des gens. Tu es à l’abri ici. Ils
vont s’occuper de toi, tu verras. T’éduquer. Tu ne devras pas
résister, ça les fâcherait. Abandonne-toi au courant, laisse-toi
porter. C’est ce que j’ai fait et je m’en félicite. C’est une chance
énorme d’avoir été sélectionné, tu sais?

Sitôt avalée la dernière miette du sandwich, Sebastian guide la


jeune femme vers la chambre préparée à son intention. Ana, qui
s’attendait au pire, découvre avec étonnement une pièce
relativement propre, et un lit que n’a pas encore colonisé aucune
déplaisante vermine.
— Repose-toi, lui ordonne le vieux. Pour l’heure tu as la tête
embrouillée mais demain ça ira mieux, les choses t’apparaîtront
dans leur simplicité aveuglante et tu découvriras qu’ils t’ont réservé
une place de choix dans leur grand projet.
Ana sent son estomac se crisper. Le vrai Sebastian Gordo ne se
serait jamais exprimé de cette façon. Ces mots… ce vocabulaire, ne
portent pas sa marque. Le Sebastian Gordo de son adolescence était
mal embouché et se faisait obéir au moyen d’une douzaine de
grognements que ses employés avaient appris à interpréter.
Qu’importe, elle éprouve une brusque lassitude et se laisse
tomber sur le lit. Gordo a déjà tourné les talons et refermé
discrètement la porte.
Ana se fait la réflexion que cette soudaine lassitude est peut-
être le fait d’un sandwich drogué, mais elle est trop fatiguée pour
s’attarder sur la question, et bascule dans le sommeil.

Le lendemain, lorsqu’elle ouvre les yeux, elle aperçoit


différents oiseaux, perchés sur le rebord de la fenêtre, et qui la
fixent de manière hypnotique. L’espace d’une seconde elle se fait
l’effet d’être la prisonnière d’un zoo que dévisage une cohorte de
visiteurs. Cette sensation disparaît dès qu’elle se redresse,
provoquant l’envol collectif des volatiles.
Malgré cet étrange présage, elle se sent bien. Les angoisses de
la veille se sont envolées… comme les oiseaux. Elle n’a plus
l’impression de dériver dans le brouillard.
Elle ouvre la porte de la chambre, sort dans le couloir et tente
de localiser la salle à manger. Elle trouve la cuisine et constate que,

160
contrairement à ce qu’elle avait vu, le réfrigérateur est bel et
branché comme tout honnête frigo qui se respecte. D’ailleurs, à y
regarder de plus près, l’appartement est en bien meilleur état
qu’elle ne l’avait cru lors de son arrivée. Pourquoi a-t-elle vu un
taudis innommable, alors qu’il s’agit tout bonnement d’une maison
en désordre qui aurait besoin d’un bon coup de balai? Comme bien
des hommes de sa génération, Sebastian n’est guère porté sur le
ménage; voilà tout. Pas de quoi en faire un drame.
Tout en improvisant un petit déjeuner, elle se promet de
remédier à cela.
Avalant sa troisième tasse de café, elle constate qu’elle ne
tient plus en place, à tel point qu’elle ne serait pas étonnée de voir
des étincelles crépiter au bout de ses ongles.
Un coup d’œil par la fenêtre lui apprend que Sebastian a repris
sa place dans la chaise longue trônant devant le garage, étrange
sentinelle qui monte la garde en sirotant du pulque. Ana décide de
le laisser tranquille et se met en quête des ustensiles qui lui
permettront de briquer à fond cette tanière de vieux célibataire.
Elle travaille d’arrache-pied jusqu’au soir sans éprouver la
moindre fatigue. Elle y voit l’effet bonifiant de l’air qui souffle au
sommet de la colline. Elle est si occupée qu’elle ne s’étonne pas de
ce qu’aucun des centaines d’oiseaux accrochés aux branche ne
laissent échapper le moindre pépiement, et qu’ils restent si
immobiles qu’on les croirait factices. Quant à Sebastian, en dépit
des problèmes de prostate qui devraient l’accabler à son âge, il ne
quitte pas une seule fois la chaise longue pour aller se soulager
contre un arbre.

A midi, ils se retrouvent dans la salle à manger, mais le vieux


ne touche pas à la nourriture. Ana constate qu’elle-même n’a guère
faim. Elle se sent en pleine forme, à tel point qu’elle se demande si
elle sera capable de dormir.
— Je vais jeter un coup d’œil aux voitures, annonce-t-elle tout
à trac. Tout bien considéré, je crois qu’elles sont récupérables.
Le vieux hoche la tête et sourit.
Sitôt la vaisselle expédiée, Ana descend à l’atelier. Le soleil fait
briller les outils épars qu’elle avait cru, hier, rongés par la rouille.
Elle en remplit une sacoche et se rend dans le grand hall
d’exposition pour dresser un inventaire de première urgence. Il y a

161
là, notamment, une Plymouth Arrow, une Chevrolet Biscayne, une
AMC matador… Des véhicules qu’elle idolâtrait quand elle était
gamine.
Les heures filent sans qu’elle en ait conscience ou éprouve la
moindre fatigue, et cela même alors qu’elle n’épargne pas sa peine.
Elle décide de commencer par une vieille Buick. Chaque fois
qu’elle ouvre une portière, un rongeur s’en échappe, parfois suivi
de toute sa nichée. Les sièges ont été changés en dentelles, les
bestioles s’étant fait les incisives sur le cuir d’origine. Cela ne
décourage en rien la jeune femme qui s’attaque au moteur,
démontant les pièces hors d’usage comme un dentiste arrache des
dents trop cariées pour être sauvées.

Ce programme, elle s’y tiendra les jours suivants, sans varier


d’un iota.
Il arrive qu’Ana travaille dix heures d’affilée sans la moindre
pause. Le maillet à débosseler au poing, elle rectifie les carrosseries
embouties, elle gratte la rouille, colmate les trous, change les pare-
brise fêlés. Puis elle rechape les pneus grignotés par les rongeurs. La
nuit la surprend, toujours penchée sur son ouvrage. Elle est
infatigable mais en a pris l’habitude et n’y trouve rien d’étrange.
Elle pense qu’elle s’est endurcie... En fait, elle ne pense rien du tout.
Elle agit, c’est tout. Il lui arrive de dormir moins de deux heures par
nuit mais de n’en éprouver aucun malaise. Sebastian Gordo, lui, ne
bouge pas d’un pouce. Vautré dans son fauteuil, un verre de pulque
à la main, il observe la jeune femme d’un œil qui n’a plus rien de
bonasse ou de paternel.
De temps en temps, Ana vient voler une gorgée de son
breuvage. Elle s’étonne :
— Comment fais-tu pour que ce soit toujours frais? Tu n’as
même pas de glaçons!
Sebastian répond :
— C’est facile, je refuse que ça se réchauffe, c’est tout.
— Et ça fonctionne?
— Comme tu peux le constater.

Lentement, la Buick reprend forme. Ana serait bien incapable


de dire combien de jours... de semaines (?) de mois (?) elle a passé
dessus. Elle a l’impression de vivre dans un éternel présent. Au

162
début cela l’a désorientée, à présent elle n’y prête plus attention.
Les jours succèdent aux jours, tous semblables. Parfois, elle éprouve
le besoin de se nourrir, une poignée de cacahuètes suffit à combler
sa fringale. Elle ne s’en inquiète pas.
— Tu sais, lui a raconté Sebastian, pendant la guère de
Sécession, les soldats sudistes n’avaient pour toute nourriture
qu’une poignée de cacahuètes par tranche de vingt-quatre heures.
Ça ne les a pas empêchés d’être à deux doigts de gagner cette
foutue guerre. Et sans la charge suicidaire de Custer à Gettysburg
c’est ce qui se serait produit.
Cette sorte de dialogue est exceptionnelle, la plupart du temps
ils se côtoient sans échanger une parole et, souvent, ils ont presque
l’illusion de communiquer par télépathie.

Un matin, alors qu’elle travaille à colmater les trous d’un pot


d’échappement, un coyote sort de la forêt. Il vient droit vers elle,
sans marquer l’ombre d’une hésitation, s’allonge dans l’herbe et la
regarde. Ana pose son marteau et fait de même.
— Tu sais, lui dit le coyote d’une voix de garçonnet enroué. Ils
souhaiteraient te voir…

28.
On l’appelle “ le gnome ” , depuis toujours. Quand il était
petit il aurait préféré “ le lutin ” , mais une fille du cours
préparatoire lui a dit qu’il était trop laid pour ça, et que les lutins
c’est forcément mignons. Il l’a aussitôt poussée dans l’escalier. Elle
a perdu l’équilibre, a dévalé un étage sur le dos… et s’est rompu la
colonne vertébrale. Elle était morte quand on l’a trouvée, à la fin de
la récréation. Le gnome n’a pas été inquiété, l’algarade n’ayant eu
aucun témoin. Loin de se sentir coupable, il en a conçu un étrange
sentiment d’impunité. Cela lui a beaucoup servi par la suite, dans sa
carrière.
Certes petit, il a compensé ce handicap par un important
développement musculaire. On pourrait presque employer le terme
hypertrophie. Le gnome ne mesure guère plus d’un mètre quarante
neuf. A l’armée, certains se sont amusés à le surnommer “ le cube
” parce que, selon eux, il est aussi haut que large, c’est-à-dire
cubique. Ils n’ont pas ri bien longtemps. Avaler toutes ses dents ne
porte guère à l’amusement.

163
Quand on l’a chassé du corps des tankistes (où il avait été
admis en raison de sa petite taille), le gnome a aussitôt été engagé
par un service parallèle ne recevant ses ordres que du Président, et
ne rendant compte de ses agissements à aucune instance nationale.
En fait, ce service existe officiellement sous l’appellation ENDPP,
soit : Entreprise de nettoyage et de désinfection publique et privée,
ce qui peut être pris pour une mauvaise blague, si l’on est adepte de
l’humour caustique.
En réalité, le gnome se nomme Mortimer Lancelot
Roundpaper, mais peu de gens sont au courant. Il y a si longtemps
qu’il n’a pas signé de son vrai nom qu’il a presque oublié comment
il s’y prenait… dans sa vie d’avant.
Morti est roux, son visage cubique surmonté de boucles
serrées couleur carotte. Ce n’est pas réellement qu’il soit laid, mais
il a l’air méchant. Cruel. On l’imagine sans peine en train de rôtir à
la broche des chatons vivants en riant aux éclats.
Insensible à la douleur en raison d’une aberration
physiologique du système nerveux, il ne craint pas la torture. En
outre, peu lui importe d’être défiguré. Chose curieuse, sa voix ne
correspond nullement à son physique, elle est si fluette qu’elle
pourrait sortir de la bouche d’un enfant de chœur ou d’un castrat. Il
met un point d’honneur à être toujours vêtu de noir et à porter un
nœud papillon.
En ce moment, le gnome — devant qui des gardes armés on
déverrouillé trois portes blindées — descend les escaliers menant
au complexe médical secret de l’ENDPP. Le lieu a un caractère
chirurgical et impersonnel. Les tapis caoutchoutés qui recouvrent le
sol étouffent les sons. Le décor immuable, quel que soit l’endroit où
l’on se tient, donne au visiteur l’impression de faire du sur-place.
Mortimer L. Roundpaper ouvre enfin une porte au moyen
d’une carte codée. Il entre dans une pièce qu’encombre un
important matériel médical. Tout a été mis en œuvre pour
maintenir en vie quelqu’un qui devrait être mort depuis longtemps.
Ce quelqu’un gît sur une table, prisonnier d’un cocon translucide le
préservant d’une éventuelle contamination bactérienne ou virale.
Ainsi empaqueté, il évoque une chrysalide attendant de muer. Un
nombre infini de tuyaux colorés s’enfonce dans son corps. Cet
homme qui agonise interminablement c’est Arlon, l’ancien seigneur
et maître de Pit 3, le sorcier de l’amnésie provoquée. Sans

164
l’intervention de l’ENDPP il n’aurait pas survécu à l’attentat dont il a
été victime. C’est d’ailleurs un véritable miracle qu’il soit encore
capable de respirer après avoir eu les reins et le foie transpercés par
la lame d’un couteau.
— Encore vous? grommelle le moribond après avoir jeté un
rapide coup d’œil à son visiteur. Qu’est-ce que vous voulez?
Le gnome prend le temps de s’installer sur une chaise.
L’agressivité du professeur ne l’émeut pas. Si Arlon s’offre le luxe de
l’insolence c’est parce que la morphine diffusée dans son corps le
préserve des souffrances atroces qu’il devrait endurer. Roundpaper
a le pouvoir de supprimer ou de décupler cette douleur en agissant
sur la pompe à morphine grâce à la télécommande qu’il cache dans
la poche droite de sa veste. Il ne s’en privera pas si le futur cadavre
s’obstine à jouer les réticents.
— N’en rajoutez pas, Prof, soupire-t-il de sa curieuse voix
fluette. J’ai besoin de comprendre le fin mot de l’histoire. Et surtout
ce truc à propos des créatures immatérielles auxquelles vous avez
obéi. Sachez que je ne gobe pas les histoires de fantômes.
— Ce ne sont pas des fantômes, murmure Arlon d’un ton
empreint de lassitude. Il n’y a rien de magique là-dedans. Ce sont
des entités énergétiques, immatérielles au sens où nous
l’entendons. On ne les voit pas, on ne peut pas les toucher, mais
elles sont bel et bien là comme… comme le courant électrique! Vous
ne voyez pas l’électricité mais elle est là, tout autour de nous. En
vous! Si elle n’existait pas vous ne seriez pas en vie. Rien
n’existerait.
— D’accord, ne vous emballez pas. Et comment sont apparues
ces créatures électriques?
— Je vous l’ai déjà expliqué! Elles sont nées sur une lointaine
planète au terme d’une métamorphose qui dépasse notre
entendement. Au départ, je suppose qu’elles étaient comme nous,
à peu de chose près, mais leur monde se mourrait. Leurs savants
ont pu déterminer que leur planète cesserait d’exister dans 100.000
ans et, s’ils voulaient que leur race survive, il leur faudrait muter
pour s’adapter aux nouvelles conditions climatiques qui
s’imposeraient à eux.
— Cent mille ans? Rien que ça?
— Cessez de dire des conneries, cent mille ans ce n’est rien du
tout en terme d’évolution. Un simple clignement de paupière! Mais

165
je suppose que leurs connaissances scientifiques dépassaient de
beaucoup les nôtres. Ils ont donc lancé un programme de mutation
progressive dont les changements se produiraient au fil des
générations. C’est comme ça qu’ils ont entrepris de se transformer.
— De se transformer en quoi? Leur peau résistait au feu? Ils
pouvaient respirer des gaz toxiques sans s’étouffer?
— Non, gémit Arlon que cette discussion épuise. Rien d’aussi
naïf, nous ne sommes pas dans une BD! Leur projet était beaucoup
plus radical. Ils ont décidé de se débarrasser de leur corps, car c’est
la chair qui fait de nous des êtres vulnérables. La chair, et tout ce
qu’elle contient, les viscères, le sang, la merde. Une mécanique
lourde, fragile, prompte à s’enrayer, exposée à toutes les maladies,
tous les accidents… Ils ont travaillé à devenir de pures charges
énergétiques flottant dans l’air.
— Des fantômes, quoi! c’est bien ce que je disais!
— Non, ça n’a rien à voir avec la superstition. C’est purement…
scientifique! Comme la foudre qui jaillit soudain d’un nuage. Est-ce
que vous pouvez admettre ça, bordel?
— Bon, admettons. Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ensuite?
— Ensuite, une fois leur planète morte, ils ont commencé à
migrer à travers le cosmos à la recherche d’un monde habitable.
Comme ils n’avaient plus de corps, ils pouvaient survivre sans peine
dans le vide et le froid glacial de l’espace. Ils ont formé des essaims
et sont partis explorer l’infini dans diverses directions.
— OK, je vois où vous voulez en venir. Au final, ils n’ont trouvé
que la Terre.
— Oui… Vous n’imaginez pas l’étendue de leurs capacités. Ils
peuvent se glisser dans nos têtes et lire nos pensées car notre
cerveau produit des impulsions électriques qu’ils n’ont aucun mal à
déchiffrer… où à modifier. C’est d’ailleurs à cause de cela que tout
est arrivé…
— Tout quoi?
— Ils ont décidé qu’ils en avaient assez d’être de purs esprits,
ils voulaient renouer avec la joie d’avoir un corps, des sensations
physiques : le plaisir, le goût des aliments… le toucher, les contacts
épidermiques. Ces choses que nous considérons comme banales
leur manquaient atrocement.
— Et?
— Une idée leur est venue : s’emparer de corps vivants, en

166
bannir les propriétaires légitimes, et les… squatter. A la manière des
coucous qui volent les nids des autres oiseaux. C’était possible
puisqu’ils avaient le pouvoir de s’insinuer dans l’esprit des humains.
— Des squatters de cerveau, hein?
— Oui, mais un problème subsistait : cohabiter avec le
propriétaire légitime dudit cerveau leur répugnait. C’était pour eux
comme d’enfiler le slip sale d’un inconnu. Il n’en était pas question.
— Ah! je vois. Le besoin d’être l’unique occupant des lieux! Il
fallait donc exproprier l’ancien locataire… Le virer de l’appartement
avec armes et bagages.
— Exactement. Ils exigeaient des corps vierges de toute pensée
humaine, de toute croyance, de toute habitude. Une enveloppe,
oui. Un vêtement neuf qu’ils se contenteraient d’enfiler.
— Ah ouais! C’est pour ça que vous avez fabriqué ce gaz qui
rend amnésique! Ils vous avaient chargé de déblayer le terrain en
prévision de leur venue. Des corps, oui, mais aucun souvenir,
aucune personnalité! En fait, vous nous avez bien bernés avec cette
histoire de gaz de combat!
— Je n’en suis pas entièrement responsable. Ils étaient en moi
et, à l’époque, je m’imaginais aux commandes. Ces idées géniales je
les croyais miennes. J’ignorais qu’en réalité ils me les dictaient.
J’étais leur marionnette, et je ne le savais pas. Mais ça n’a pas
marché comme ils l’espéraient. Vous le savez comme moi : il y a eu
beaucoup de déchets, ces gens changés en statues.
— Mais le but ultime, le seul, le vrai, c’était de leur fournir des
corps en bon état de fonctionnement équipés d’un cerveau vierge
de tout souvenir, sans habitudes acquises, un cerveau de bébé qui
vient de sortir du ventre de sa mère.
— Oui. On peut voir les choses de cette façon, même si c’est un
peu réducteur.
— Et vous n’avez jamais eu le plus petit doute? La moindre
méfiance?
— Si, parfois, mais ils se dépêchaient d’intervenir dès que je
prenais du recul. Ils se glissaient dans ma tête et réécrivaient le
scénario à leur convenance. J’ai été leur victime.
— Arrêtez, je vais me mettre à pleurer, Doc! Et quand je pleure
je deviens encore plus laid. Ça ne sera pas beau à voir.
— Vous ne vous rendez pas compte de l’ampleur de la menace.
Ils peuvent traverser les murs, entrer dans les têtes pour y insuffler

167
des idées folles. Ils n’ont aucun scrupule, rien ne les arrêtera car
pour eux nous sommes une race inférieure, un pis-aller dont ils
devront se contenter car leur grande quête à travers les galaxies
s’est soldée par un échec. Nous sommes leur lot de consolation et,
d’une certaine manière, ils haïssent notre médiocrité. Ils avaient
espéré mieux. Beaucoup mieux. Voilà pourquoi ils seront sans pitié.
— Combien sont-ils?
— Je ne sais pas exactement. Je pense qu’ils représentent la
moitié de la population terrestre, c’est d’ailleurs pour cela que le
taux de perte élevé du gaz ne les a pas fait renoncer. Que 75 %
d’entre nous se changent en statues ne les gêne pas.
Mortimer Roundpaper reste silencieux, en dépit du scepticisme
qu’il a affiché durant l’entretien il est persuadé que le Doc
n’exagère nullement. Le danger est réel, mais très peu, dans les
couloirs de la Maison Blanche acceptent encore de l’admettre.
Il jette un rapide coup d’œil au monitor cardiaque afin de
s’assurer qu’Arlon ne lui claque pas dans les mains, ça ferait
désordre. Il est évident que le savant ne tiendra plus très
longtemps, il lui faut presser le citron tant que c’est possible.
— Nous avons visionné tous les enregistrements des caméras
urbaines installées à la périphérie de l’endroit où vous avez été
poignardé, résume-t-il. D’après nos recoupements, il semble que la
fille qui a essayé de vous tuer était en mission d’infiltration dans
votre petit royaume, Pit 3. Nous la tenions à l’œil depuis son retour
à la civilisation mais elle nous a filé entre les doigts. Je vais vous
montrer une photo. Dites-moi si c’est elle.
De sa poche, il sort un cliché d’Ana et le place sous le nez
d’Arlon.
— Oui, soupire celui-ci. Je la connais, elle était là-bas. Elle
travaillait sous la direction d’une autre fille dont j’ai oublié le nom.
On lui avait effacé la mémoire mais ça n’a pas tenu, elle a fini par
récupérer ses souvenirs grâce aux injections hypermnésiques. Une
vraie saloperie, ce truc.
— Avez-vous une idée d’où elle pourrait se cacher?
— Non. Mais méfiez-vous, on l’avait reconditionnée et elle
travaillait désormais pour nous. Les Immatériels vont l’utiliser. Il
subsiste en elle des traces du formatage qu’elle a subi, une…
prédisposition, si vous préférez. Les Immatériels vont la recruter, si
ce n’est déjà fait.

168
— Les Immatériels ?
— C’est comme ça que j’ai surnommé les créatures
élémentales, ça leur correspond : indétectables, silencieuses,
capables de se glisser n’importe où et d’espionner la moindre de
vos pensées. De vivre perchées sur votre épaule sans que vous
soupçonniez leur existence. Les Immatériels, oui…

29.
Depuis plusieurs jours Ana remâche une étrange nostalgie. Des
pensées — surgies on ne sait d’où — la traversent, en éclairs
fulgurants. Ainsi, elle se prend à regretter la vie qu’elle menait à Pit
3! C’est d’autant plus incompréhensible qu’elle croyait avoir tout
oublié de cette époque, mais des détails lui reviennent avec une
acuité douloureuse. Il lui semble que, pour la première fois de sa
vie, elle a été heureuse dans cette forteresse des sables, dans ce
musée où elle n’a jamais mis les pieds… Bizarre.
Là-bas, il lui semble qu’elle servait à quelque chose, qu’elle
était enfin le rouage d’une grande idée. Elle était le soldat d’une
révolution en marche. Aujourd’hui, elle n’est qu’une fugitive
condamnée à rester sur ses gardes jusqu’à la fin de sa vie. Une
police parallèle est à ses trousses et ne renoncera pas avant de
l’avoir physiquement éliminée. C’est ainsi, et elle n’entrevoit
aucune solution pour échapper à cette trajectoire mortifère. Elle
sait que le garage n’est qu’une étape. Elle ne pourra y rester
longtemps. Elle aspire à autre chose : un engagement qui vaille la
peine… Bref, elle ne sait plus où elle en est. Tout le monde l’a
manipulée et elle ignore quel chemin suivre.
Assez curieusement, ces pensées vénéneuses ne durent jamais.
Elles ont quelque chose de furtif et de toxique. Bien qu’éphémères,
elles effectuent un travail de sape opiniâtre qui, à la longue, finira
par porter ses fruits. C’est comme un message dont Ana ne
comprendrait qu’un mot sur quatre, et s’épuiserait à combler les
trous.

Elle a terminé la remise à neuf de la Buick mais rechigne à


concentrer ses efforts sur les autres véhicules. Cela ne la motive
plus. D’ailleurs, elle est déçue par le peu d’intérêt que Sebastian
porte à son travail. On dirait qu’il s’en fout, qu’il attend jour après
jour un événement tardant à se produire. Elle commence à se

169
demander si elle ne ferait pas mieux de reprendre la route pour
aller se perdre quelque part, dans la multitude d’une grande ville.
Venir se cacher ici, dans ce bled perdu, n’était peut-être pas l’idée
du siècle, et elle s’imagine mal passer le reste de son existence sur
la colline à attendre d’hypothétiques clients!

Le coyote est revenu; cette fois il s’est contenté de l’observer


sans rien dire. Cependant, tout le temps qu’il est resté là, Ana a
senti une espèce de démangeaison à l’intérieur de son crâne,
comme si une grosse chenille velue s’y promenait, explorant les
méandres de son cerveau, y creusant des galeries. C’était… très
désagréable. La nuit même, elle a rêvé que la chenille continuait à
explorer sa cervelle en broutant ses souvenirs un à un, comme de
banales feuilles de salade. Trois comprimés d’aspirine sont restés
sans effet. La chenille a continué à grignoter le passé d’Ana.
Curieux, et répugnant.
Ce matin, Sebastian ( comme s’il avait détecté le malaise
d’Ana) s’est enfin extrait de son fauteuil de plage pour s’avancer
vers elle en boitillant.
La jeune femme l’a trouvé moins fringant qu’à l’ordinaire. Il lui
a même semblé que son visage se fripait. Comme si ses rides
réapparaissaient une à une, reprenant leur place d’origine.
— Écoute, a-t-il lancé, le temps nous est compté. Il va falloir
que je précipite ton apprentissage. Je pense que tu es prête à
entendre la vérité à présent. Nos amis t’y ont préparée à leur
manière. Suis-moi, nous allons faire une petite promenade dans la
forêt, je dois te montrer une chose qui t’aidera à comprendre.
Le coyote est là, à l’orée du bois, à les attendre. Dès qu’ils
pénètrent sous le couvert, il se met à trottiner à leurs côtés, tel un
chien fidèle.
“ Ce sera mon démon familier, songe sottement Ana. Un
animal fétiche comme en possédaient les sorcières. ”
La côte est raide, caillouteuse. D’étranges claies apparaissent
entre les arbres. Des plates-formes rudimentaires en mauvais état;
la plupart effondrées. Elle comprend qu’il s’agit de l’ancien
cimetière indien. Des ossements jonchent le sol, nettoyés par le
temps et les prédateurs. Des cadavres en vrac, dégringolés des
claies.
— Restons là, ne bouge pas. Observe en silence, ordonne

170
Sebastian d’une voix qu’elle ne lui connaît pas.
Elle obéit. Le coyote s’est assis à ses pieds. Elle n’ose le gratter
entre les oreilles.
“ Ce n’est pas un chien, chuchote la voix de prudence dans sa
tête. Tu ignores qui a élu domicile à l’intérieur de cette bestiole. ”
Tout d’abord il ne se passe rien, et Ana commence à donner
des signes d’impatience.
— Attends, souffle Sebastian. Il faut qu’ils s’habituent à notre
présence. Le coyote va les rassurer.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, Ana n’est pas
surprise quand les vieux ossements commencent à bouger. Quelque
chose l’y avait préparée, aussi n’a-t-elle aucun mouvement de recul
lorsque les morceaux épars d’un squelette tentent maladroitement
de s’emboîter, échouent, recommencent, comme si des mains
invisibles les manipulaient.
— Ça n’a rien de blasphématoire, intervient Sebastian. Ils
essayent simplement de comprendre comment nous fonctionnons.
Un peu comme des enfants aux prises avec un puzzle.
— Qui ça : ils ?
— Les Immatériels, chuchote Gordo. Ce ne sont ni des esprits
malins ni des spectres, mais des créatures constituées d’énergie
pure. Cette énergie leur permet, en se concentrant, de soulever des
objets, de créer une forme de lévitation en annulant les effets de la
pesanteur sur une surface localement réduite.
Cette fois, Ana acquiert la certitude que ce n’est pas Sebastian
Gordo qui s’exprime par la bouche du vieil homme.
— Ils doivent se réhabituer à subir le confinement d’un corps,
poursuit-il. Ce n’est pas facile quand on en a été privé durant des
millénaires. Être emprisonné dans une enveloppe non extensible,
ne plus pouvoir bouger dans n’importe quel sens, apprendre à
marcher, à se tenir en équilibre. Se découvrir prisonnier d’une
enveloppe de viande et de boyaux. Tu imagines? Certain n’y
parviennent jamais. Un rejet se produit…
Ana se tourne vers Sebastian, rive son regard au sien, et dit :
— C’est ce qui est en train de se produire avec toi, n’est-ce
pas? Tu recommences à vieillir, tu as du mal à te déplacer. Depuis
quelques jours tu te délabres.
— Exact, admet Gordo sans l’ombre d’une réticence. La… chose
qui est en moi a d’abord essayé de rénover son nouvel habitat, c’est

171
pourquoi je paraissais plus jeune, plus vivant. Mais elle n’a pu
supporter d’être enfermée plus longtemps à l’intérieur d’un corps.
Elle se débat, se cogne aux parois. Elle veut sortir, et sa colère
accroît son énergie de façon néfaste pour mon enveloppe charnelle,
elle la consume. Je n’en ai plus pour longtemps, c’est la raison pour
laquelle j’ai décidé de te passer le flambeau. Tu es jeune, en
meilleure santé, combative, tu sauras dompter la créature
immatérielle qui s’installera en toi. Ces entités ont besoin de
stimulations, elles doivent beaucoup bouger, se dépenser. Le
concept de limite leur est étranger. Tu comprends? Elles ont voyagé
des siècles à travers l’espace sans avoir besoin de scaphandre, de
vaisseau spatial, de réserve d’oxygène. Elles n’ont pas de sexe, elles
peuvent se mélanger, s’agglomérer de manière à former de
nouvelles entités. Elles savent d’instinct ce que pensent et
ressentent tous les autres membres du groupe… C’est une forme de
vie radicalement différente de ce que nous connaissons… et de nos
habitudes. Leur arrivée produira d’immenses bouleversements.
Il se tait, le silence s’installe, troublé par le cliquetis des
ossements que les Immatériels s’obstinent à emboîter en dépit du
bon sens.
— Rentrons, décide Ana. J’en ai assez vu.
— Il n’y avait là aucun sacrilège, insiste Gordo. Ce n’était
qu’une leçon d’anatomie. L’apprentissage d’enfants maladroits.
— Ça va, j’ai pigé! grogne la jeune femme. Arrête de prendre
leur défense! Merde! Elles sont en train de te tuer.

Le coyote sur leurs talons, ils regagnent le garage. Ana


comprend à présent d’où proviennent les voix qui parlent dans sa
tête et fouillent dans ses souvenirs comme dans une malle remplie
de vieux chiffons. Les Immatériels tâtent le terrain, l’explorent pour
déterminer si cette habitation sera à leur convenance. Ils voient en
elle une maison sur la pelouse de laquelle un agent immobilier
aurait planté le panneau A LOUER.
Ana ignore comment s’opposer à ces intrusions.
Sitôt arrivé devant le garage, Sebastian se laisse tomber sur la
chaise longue. Son visage a viré au gris. Le temps de l’aller-retour à
la nécropole indienne il a maigri de dix kilos.
— C’est fini pour moi, halète-t-il. Il me dévore de l’intérieur.
Éloigne-toi, quand il sortira de mon corps il y aura une explosion, tu

172
pourrais être blessée. Il n’a pas supporté notre cohabitation. Je
crains qu’il en soit de même pour nombre de ses semblables… Cela
promet beaucoup de conflits internes, beaucoup de morts. Il y aura
énormément de déchets…
Soudain il se cambre, ses mains griffent sa poitrine et son
ventre, comme si une bête lui mangeait les organes. Ana sent que
quelque chose s’accroche à son pantalon. Baissant les yeux, elle
découvre le coyote qui , les crocs plantés dans l’ourlet de son jean,
essaye de la tirer en arrière pour l’éloigner du mourant. Elle décide
de lui obéir et rebrousse chemin pour chercher refuge derrière la
baie vitrée de la salle d’exposition. Le coyote l’y rejoint. Il gémit tel
un chiot abandonné et sautille sur place, manifestement en proie à
une angoisse grandissante.
— Calme, calme… lui chuchote à tout hasard la jeune femme.
Là-bas, Sebastian Gordo continue à se convulser. Soudain, sous
l’effet d’une poussée interne, sa poitrine explose provoquant une
gerbe de sang qui s’élève à deux mètres. Une vague de chaleur
intense dessèche l’herbe, met le feu à la toile du fauteuil avant d’en
faire fondre l’armature. Le coyote pousse un long glapissement et
s’enfuit.
Voilà, c’est fini. Un cercle d’herbe calcinée entoure l’endroit où
s’est produit le phénomène. Ana attend deux minutes puis quitte
son abri. Le corps de Sebastian Gordo repose, écartelé. Il ne fait plus
qu’un, désormais, avec l’armature liquéfiée du fauteuil de plage. Le
trou ouvert dans sa poitrine laisse voir l’intérieur de sa cage
thoracique charbonneuse. Les organes ont disparu, volatilisés par
l’intense chaleur. Sa bouche béante offre le sinistre spectacle de ses
dents en or, fondues elles aussi.
Ana recule. La guerre l’a préparée à ce genre de spectacle,
aussi conserve-t-elle son sang froid. Autour d’elle l’air vibre,
surchargé d’électricité, comme lorsque la foudre s’abat, frappant un
arbre. Le duvet de ses avant-bras en est tout hérissé. Elle décide
qu’il est inutile de tenter le diable et bat en retraite.

Deux heures plus tard, ayant récupéré une pelle à l’atelier, elle
entreprend d’ensevelir celui qui fut jadis Sebastian Gordo. Malgré
ses efforts, elle doit se résoudre à enterrer ensemble l’homme et la
chaise métallique devenus inséparables.

173
30.

De retour au garage elle monte à l’appartement et se fait du


café, puis elle mange pour se donner le temps de surmonter le
stress. A l’Armée elle a appris qu’un soldat doit manger, non pas
quand il a faim mais dès qu’il a l’occasion de mettre la main sur de
la nourriture, car il ignore combien de temps il lui faudra jeûner.
Elle sait qu’en l’absence de Sebastian le premier réflexe des
Immatériels sera de se mettre en quête d’un nouvel hôte, et comme
elle est la seule humaine sur la colline, elle risque fort d’assumer ce
rôle. Elle ne doit pas s’attarder. Il lui faut ficher le camp avant le
coucher du soleil car il y a fort à parier que les entités profitent du
sommeil des humains pour se glisser dans leur cerveau. Elle a déjà
fait les frais de ces visites de courtoisie, et ne tient nullement à
récidiver.
Son repas expédié, elle entasse dans son sac tout ce qui pourra
lui être utile et quitte le garage. Elle n’a aucune idée de la stratégie
à suivre. Gagner une grande ville? Trouver un engagement dans une
compagnie de mercenaires? Cette dernière solution la tente, car les
dirigeants de ces sections d’assaut se montrent rarement curieux
quant au curriculum et aux motivations des recrues, seule compte à
leurs yeux la valeur militaire des postulants. On trouve de tout dans
les armées privées, depuis le soldat incapable de se réadapter à la
vie civile jusqu’à l’assassin en cavale. Tout est bon à prendre et les
recruteurs ne font pas la fine bouche quand on leur présente des
papiers d’identités bricolés à la hâte. Les guerres tropicales sont
très gourmandes en chair à canon. Le nombre prime sur la qualité.
Cette solution n’enthousiasme guère Ana, cependant il est fort
possible qu’elle n’ait pas d’autre choix.
Elle entreprend de descendre la colline en faisant le moins de
bruit possible afin de ne pas éveiller l’attention des Immatériels.
Les nerfs à vif, elle a l’illusion de se déplacer dans un champ
des mines. Il lui semble entendre des chuchotis dans son dos et ne
cesse de se retourner pour surprendre ceux qui l’ont prise en
filature. C’est absurde, des créatures n’ont pas de bouche et
n’utilisent sûrement pas la parole pour communiquer entre elles!
Un bruit de pattes la fait sursauter. C’est le coyote qui lui a
emboîté le pas et trottine maintenant à ses côtés.
— Hé! fait-elle. Fiche le camp. Pas question que t’emmène

174
avec moi. Je sais qui tu es en réalité! Je… je vais acheter de la
nourriture. Tu comprends ? Il n’y a plus rien à manger là-haut, et les
humains ont besoin de s’alimenter. Compris?
Le coyote la fixe, la langue pendante, sans faire mine de
rebrousser chemin.
Ana s’aperçoit qu’elle transpire à grosses gouttes, elle empeste
l’angoisse et les Immatériels doivent déjà avoir compris qu’elle
tente de fuir. Elle espère que leur territoire s’arrête au bas de la
colline et qu’au-delà de cette frontière, elle échappera à leur
emprise.
Enfin, les troncs s’espacent; elle distingue la route
qu’emprunte l’autocar. Elle accélère car elle se sent encerclée par
des présences hostiles. C’est comme un brouillard qui se
solidifierait, rendant sa progression de plus en plus pénible. Elle a la
conviction qu’elle s’y casserait le nez si elle se mettait à courir. Un
mur, oui, un mur d’énergie.
Par bonheur, elle parvient à émerger de la forêt en titubant.
Haletante, elle s’immobilise au bord de la route.
Un homme, les bras croisés, adossé à une berline noire,
semble l’attendre. Il est petit mais puissamment musclé, les
cheveux roux, un visage bestial de catcheur qui a pris trop de
mauvais coups.
Dès qu’il aperçoit l’inconnu, le coyote gronde et montre les
crocs. L’homme se contente d’ouvrir sa veste pour exhiber l’arme
de gros calibre — un Desert Eagle — qu’il porte sous l’aisselle. Le
coyote recule, hésite, puis s’enfuit.
— Je vous attendais, fait nonchalamment le petit homme en
tendant la main à la jeune femme. Je me nomme Mortimer Lancelot
Roundpaper, mais vous pouvez m’appeler “ le gnome ” j’en ai
l’habitude. Montez, nous avons pas mal de choses à nous dire, et je
crois que le coin est mal fréquenté. Pas la peine de s’y attarder.
Ana obéit. Roundpaper met le contact et démarre en trombe.
Quelque part au fond de la forêt, le coyote pousse un hurlement
déchirant.
“ Pauvre bête ” ne peut s’empêcher de penser la jeune
femme.

31.
Morti Roundpaper conduit vite et bien. Ses grosses mains

175
simiesques manipulent le volant avec une souplesse que lui
envieraient bien des pilotes de Formule 1.
— Ne perdons pas notre temps en finasseries inutiles, attaque-
t-il. Je sais qui vous êtes. J’ai eu beaucoup de mal à vous retrouver,
pour cela j’ai dû me payer la visite de tous les lieux que vous avez
fréquentés durant votre adolescence mouvementée. Sebastian
Gordo était le dernier de la liste, je suis parvenu à le loger grâce aux
drones pilotés par l’I.A. du service. Mais tout ça on s’en fout. Allons
au plus pressé. Je sais tout ce qui se trame grâce aux révélations
d’Arlon.
— Il est mort, proteste Ana.
— Non, vous l’avez raté. Les cadors du service scientifique l’ont
rafistolé. Il se pourrait bien qu’il survive encore une semaine ou
deux, mais ça n’ira pas plus loin. Ce n’est pas le plus important. Il
m’a tout expliqué au sujet des Immatériels, et aussi dingue que ça
puisse paraître, il a réussi à me convaincre. Je pense que vous savez
beaucoup de choses, c’est pour ça qu’on a essayé de vous faire
taire. On a la trouille en haut lieu. On essaye de retarder le plus
possible le moment où le scandale éclatera. Les états-majors
cherchent désespérément une parade sans rien trouver de
satisfaisant. Tout ça les dépasse et ils ne veulent pas l’admettre. La
plupart des gens qui nous commandent s’accrochent à leur version :
les Immatériels n’existent pas, ce n’est qu’un fantasme de savant
fou. Une construction psychotique issue d’une secte complotiste.
— Mais vous ne partagez pas cet avis...
— Non. S’ils n’y croient pas pourquoi ont-ils tellement peur? Je
pense qu’ils essayent d’étouffer l’affaire pour gagner du temps… ou
qu’ils envisagent de passer un marché avec les envahisseurs. Ce
serait tout à fait dans leur style. Pactiser avec l’ennemi.
— Quel genre de marché?
— Ils pourraient, par exemple, livrer 50 % de la population
mondiale aux Immatériels à la condition sine qua non que les
envahisseurs ne touchent pas à la moitié restante. Moitié qui serait
sélectionnée sur des critères de QI et de richesse. Une espèce
d’aristocratie dont le privilège serait de demeurer humaine. Intacte.
— Ainsi il y aurait deux clans, les humains et les autres , ceux
dont les invisibles auraient pris possession, résume Ana. Des gens
dont on aurait effacé la mémoire. Une sorte de bétail sacrifié?
— Oui, à mon sens ce serait une manière comme une autre de

176
résoudre la crise de l’espace vital et la famine qui s’annoncent. Une
manière de se débarrasser de tous ces incapables, de tous ces
inutiles qui coûtent si cher à l’État. On partage la planète en deux,
d’un côté les humains, de l’autre les… les quoi au juste? Les
possédés ? Une foule de pauvres types lobotomisés qu’on offre aux
envahisseurs pour qu’ils puissent enfin s’installer dans un vrai corps
et cessent de se comporter en prédateurs en s’attaquant à
n’importe qui. C’est pas con, hein? Jadis, les guerres mondiales
avaient un rôle régulateur. Hop! quelques centaines de millions de
morts et les problèmes de chômage, de famine, étaient résolus. On
cassait tout et on recommençait à zéro. Aujourd’hui ça ne
fonctionne plus, personne n’ose déclencher une conflagration
générale, le prix à payer serait trop lourd. Alors le système
s’engorge : trop de gens, pas assez de travail ni de nourriture. Une
clochardisation qui se développe beaucoup trop vite. Bientôt on
crèvera de faim… C’est sûr, il faudrait effectuer une bonne saignée,
mais comment? Une grande épidémie? Une nouvelle peste? Non, ça
ne fonctionnerait pas non plus car les virus sont incontrôlables.
Impossible de les remettre dans l’éprouvette une fois qu’ils sont
sortis. En outre ils ont la fâcheuse manie de muter et d’échapper
aux vaccins.
— Vous pensez sincèrement que les Immatériels pourraient
être la solution aux problèmes de surpopulation? Vous êtes dingue.
— Pas du tout. D’après ce que j’ai compris, ces extraterrestres
n’ont pas besoin de nourriture puisqu’ils ne sont qu’énergie. Cette
énergie servira de carburant aux corps qu’ils coloniseront. Ils ne
procréeront pas davantage puisque ce n’est pas leur système de
reproduction. Ils ne craignent ni le froid ni le chaud, et ils sont
pratiquement éternels.
— Éternels? Vous rigolez?
— Non, l’énergie qui les compose met très longtemps à
s’affaiblir. Grâce à elle, les corps qu’ils squatteront pourront s’auto-
réparer pendant deux ou trois siècles. Et quand ils deviendront
inhabitables, nous leur en céderons d’autres, neufs, jeunes. Je ne
suis pas dingue, bien au contraire. Je suis persuadé qu’au
Gouvernement on réfléchit déjà là-dessus, et que les plans qu’on
élabore sont très semblables à ce que je viens de vous exposer.
Vous voulez parier?
— Qu’est-ce que vous attendez de moi?

177
— Une association. Je vous protégerai de manière occulte et
nous resterons en contact. Chacun de notre côté, nous recueillerons
des informations et nous tenterons de faire échouer ce qui se
prépare. Nous construirons un dossier solide, irréfutable, qui nous
permettra de faire exploser cette merde à la face du monde… Ça
vous tente? Ne réfléchissez pas trop. Le temps joue contre nous.
Vous avez bien conscience que nous ferons partie des sacrifiés,
non? Vous, moi. Nous ne sommes ni riches ni particulièrement
intelligents. En fait nous ne servons pas à grand-chose. Cela finira
d’une seule façon : on nous effacera la cervelle et on offrira nos
corps aux Immatériels, pour qu’ils puissent enfin se loger à l’aise.
Nous ne serons que de la viande, de la viande en bonne santé et en
parfait état de marche. Une viande sans passé. Une espèce de
vêtement confortable que ces entités pourront enfiler.

Ana le laisse continuer ainsi un bon quart d’heure durant. Il a,


de toute évidence, besoin de parler, mais son étrange voix de
garçonnet a malheureusement tendance à priver ses propos du
crédit qu’ils mériteraient. Dès qu’elle ferme les yeux, elle a l’illusion
d’être assise à côté d’un adolescent speedé en plein délire.
— Où allons-nous? demande-t-elle pour couper court à sa
logorrhée.
— On va s’arrêter dans une ville de moyenne importance pour
mettre au point notre stratégie.
— Une de vos planques?
— Non, surtout pas, les planques sont pourries de micros et
d’enregistreurs automatiques. On va s’installer dans un bon vieux
motel merdique, le temps d’affûter nos armes. Je vous expliquerai
comment je vois les choses.
Le silence s’installe. Ana imagine assez mal comment elle
pourrait s’extraire de ce pétrin. Elle n’a ni argent ni faux papiers, et
cet olibrius l’a désarçonnée. Elle croyait qu’il allait lui passer les
menottes, au lieu de quoi il lui propose de comploter contre le
gouvernement en place.
Dès que la berline traverse une ville, Roundpaper s’arrête pour
acheter des plats tout préparés dans un restaurant chinois, ensuite
de quoi il roule jusqu’au parking d’un motel au standing médiocre.
Tandis qu’ils mangent — lui assis sur le lit, elle installée dans
l’unique fauteuil de la pièce — le gnome continue à détailler son

178
plan de campagne. En l’écoutant, Ana finit par comprendre qu’il
n’est nullement motivé par un désir de justice sociale, son véritable
moteur c’est l’irrépressible besoin de se venger de tous ceux qui
l’ont humilié au cours de son existence. Sa haine englobe les petits
chefs mais aussi les ministres et le président en exercice. Il n’est que
haine à l’état pur, un véritable de diamant de méchanceté.
— J’ai étudié votre dossier, dit-il soudain. Je sais que vous en
avez sous le capot. Vous êtes la partenaire que j’espérais depuis
longtemps. Je vais vous expliquer comment ça va se passer.
Officiellement, j’annoncerai à mon responsable de mission que je
vous ai liquidée et fait disparaître votre corps. De cette façon vous
n’aurez plus à regarder par-dessus votre épaule. Je vous procurerai
une nouvelle identité béton, je possède les contacts adéquats.
Ensuite, je vous ferai bombarder assistante sociale dans un camp de
regroupement.
— Quoi?
— C’est comme ça qu’ils appellent les camps où ils entassent
les déchets de la société. Les clodos, les immigrés illégaux, les
exhibitionnistes. Les prisons sont pleines à craquer, alors il faut bien
dégorger le trop plein quelque part, non? Je vous préviens, ce ne
sera pas plaisant mais personne n’ira vous dénicher là-bas parce
que ces beaux messieurs de l’administration fédérale détestent les
poux, la gale, la chtouille et les morpions. La planque idéale, quoi.
— Mais en quoi vous serai-je utile une fois coupée du monde?
Le gnome ricane, ce qui accentue sa laideur et le fait paraître
encore plus cruel.
— Vous n’avez pas écouté? grogne-t-il. Bien au contraire, vous
serez au cœur de l’action car c’est là que vous pourrez repérer les
premiers signes de la mise en œuvre de leur foutu plan.
— Comment cela?
— Enfin, c’est évident : les hommes, les femmes, les gosses
entassés là serviront de monnaie d’échange avec les Immatériels.
Ce seront les premières victimes de la tractation, les premiers corps
offerts en pâture aux entités. Soyez vigilante. Quand vous verrez
débarquer des médecins bizarres, de pseudo experts en vaccination,
et que les pauvres cloches qui passeront entre leurs mains se
réveilleront amnésiques, vous saurez que le grand troc a
commencé. Vous avez bien pigé que rien de tout ça ne se fera au
grand jour, pas vrai? Les immigrés clandestins vont enfin servir à

179
quelque chose. C’en sera fini de la crasse, de la famine, on les
récurera, on les bichonnera, on les engraissera pour en faire une
belle marchandise, un beau cheptel. Ce que veulent les Immatériels,
ce sont des corps sains, jeunes. Donc, ces corps qui leur font
tellement envie on va les leur offrir sur un plateau. Au final, les
épaves qui croupissaient dans les ruelles sordides serviront de
logement aux extraterrestres. Ils mèneront la belle vie, ne
manqueront de rien, sauf que… sauf qu’ils n’en auront pas
conscience et qu’un d’autre en profitera : notamment l’entité
confortablement installée dans leur cerveau. C’est-y pas beau ça,
M’amzelle? Mais la paix mondiale a un prix et les dommages
collatéraux sont inévitables, c’est du moins ce qu’on radote en Haut
Lieu, on se refait une belle âme comme on peut, n’est-ce pas?
Ana hoche la tête. Elle doit avouer que ce qu’il dit tient la
route. Un troc à l’échelle mondiale? Pourquoi pas. Je vous refile
mes pauvres à condition que vous me laissiez tranquille... Chacun
chez soi, un mauvais jeu de mots certes, mais qui résume bien la
situation.

A l’aube, ils reprennent la route.


Ils roulent longtemps, traversant des villes laides. Au long des
rues se succèdent des boutiques dont les vitrines ont été aveuglées
par des planches clouées. Des bandes de jeunes désœuvrés traînent
sur les parking devant des centres commerciaux qui ne sont plus de
la première fraîcheur. Les banlieues défilent avec leur habitations
individuelles au toit de tôle ondulée. Beaucoup de jardins en
broussaille, encombrés de carcasses automobiles hors d’usage.
Parfois, au lieu de maison : un camping car calé sur des buses en
ciment. Et partout les mêmes ribambelles de mômes sales et
querelleurs, prodigues en gestes obscènes.
— La crise, commente Mortimer. Dès qu’on sort des grands
centres urbains elle vous saute au visage. Des foules entières vivent
de l’aide publique. Des foules dont on ne sait que faire parce que
sans formation, inaptes à un vrai métier, et dont les rancœurs
bouillonnent comme une marmite oubliée sur le feu. Ils ne veulent
obéir à personne. Ça finira par déborder, et le gouvernement le sait.
— Une nouvelle guerre civile? hasarde Ana.
— C’est inévitable, toutes les études sociologiques vont dans
ce sens. La conclusion scientifique se résume ainsi : Ça va péter!

180
Raison de plus pour refourguer ces bons à rien aux Immatériels. Un
troc qui arrangera tout le monde. Ce n’est plus le Nord contre le
Sud, comme jadis, aujourd’hui c’est La Banlieue contre la Grande
Ville. Les Immatériels pourraient désamorcer la crise, c’est pas bête,
sauf que c’est toujours les mêmes qui en profiteront, hein?
— Où m’emmenez-vous? s’enquiert la jeune femme qui veut à
tout prix éviter que le gnome ne s’embarque dans un nouveau
discours contestataire. Elle a compris qu’il aime s’écouter parler,
sortir de grandes phrases soigneusement polies dans le secret de
ses haines.
— Le programme est le suivant, énonce-t-il. Je vais vous
planquer dans un studio que je loue sous un faux nom. Un truc
miteux mais vierge de surveillance électronique. La gardienne de
l’immeuble est à ma botte, elle vous ravitaillera en bouffe pour vous
éviter de sortir. Vous allez devoir changer d’apparence, vous teindre
les cheveux, les couper, porter des lunettes à verres neutres.
Pendant ce temps je travaillerai à vous procurer de faux papiers,
des références bidons, et à vous inscrire sur les listes des personnes
recrutées pour la maintenance des camps de regroupement. Ce ne
sera pas trop difficile, les ordinateurs sont de vraies passoires et j’ai
un hacker sous la main, un jeunot que je peux envoyer en prison sur
un claquement de doigt. Bon, tout ça prendra une bonne semaine,
soyez patiente, le jeu en vaut la chandelle. La vraie partie
commencera quand vous recevrez votre affectation. Je vous
préviens ça sera dans un trou perdu, ravitaillé par hélicoptère et
loin de toute civilisation. Vous devrez faire gaffe car le camp sera
sous haute surveillance et les matons briefés pour faire la chasse
aux journalistes infiltrés.
— Je ne suis pas novice en la matière, coupe Ana agacée. J’ai
déjà pas mal de missions d’infiltration au compteur.
— Je sais, fait Roundpaper. J’ai lu votre dossier, et c’est pour ça
que je vous ai choisie.

Trois heures de route plus tard ils entrent à Gavelsborough, un


ancien centre sidérurgique aujourd’hui agonisant en raison des
importations d’automobiles étrangères. Les usines qui assuraient la
richesse de la région sont désaffectée, quant aux jeunes, ils ont
choisi de s’expatrier à L.A ou à Nashville pour devenir acteur ou roi
du new-rockabilly.

181
Toutes les façades ont été noircies par les fumées rabattues
par le vent des plaines depuis les hautes cheminées des aciéries. La
ville semble porter le deuil.
— Vous remarquerez que c’est très isolé, commente Mortimer
Roundpaper. Qui aurait envie de s’installer ici s’il n’y était forcé! La
plupart des commerces sont tenus par des boutiquiers en faillite qui
ont les huissiers au cul. Le gouvernement n’a pas choisi l’endroit au
hasard. Le camp de regroupement est au nord, dans une plaine
contaminée par les retombées chimiques et décrétée impropre à la
culture. Le problème, c’est que le personnel — dont vous ferez
partie — est logé au camp et n’est autorisé à sortir que quarante-
huit heures par semaine.
— Une façon d’éviter les bavardages, je suppose.
— Oui. Je ne vous cacherai pas que le boulot comporte des
dangers. Si vous êtes démasquée, vous serez liquidée. J’ai consulté
le CV des gardes, ces mecs ne sont pas des enfants de chœur, loin
de là. Beaucoup de gardiens de prison, d’ex-policiers militaires ou
civils virés pour violence ou tortures. Des soldats, également, qui se
seraient illustrés dans le massacre de certaines populations
étrangères lors de ce qu’on nomme pudiquement des “ opérations
de maintien de l’ordre ”. Restez sur vos gardes. On les a mutés là
pour éviter toute fuite, mais aussi toute infiltration journalistique.
— Je me suis déjà trouvée dans ce genre de situation, coupe
Ana. Notamment avec certains fanatiques dont vous avez sans
doute entendu parler. Le nom “ Arlon ”, ça vous dit quelque
chose?
— Ouaip, de sacrés cinglés, et totalement paranoïaques. Bon
on est arrivés. Mettez cette casquette et gardez la tête baissée, il
faut se méfier des drones de surveillance. Vous le savez sûrement,
mais rappelez vous qu’il vous faudra toujours cacher vos oreilles,
elles fonctionnent comme de véritables empreintes digitales et les
caméras des voies publiques sont calibrées pour les scanner.
Beaucoup de malfrats se sont fait coincer pour avoir oublié ce
détail.
— Je sais.
— Je n’en doute pas.
Roundpaper manœuvre pour se garer. La berline, couverte de
poussière ne fait pas trop tache au milieu du parking.
Ana enfonce la casquette au ras de ses sourcils et dispose ses

182
mèches de cheveux sur ses tempes; ces précautions prises, elle
ouvre la portière et pose un pied sur le ciment fendillé du parking.
L’air charrie un épais relent de fumée. Elle ne s’étonne plus que les
façades soient noires.
Le gnome la précède, elle lui emboîte le pas.
L’immeuble est si ancien qu’un escalier de secours rouillé
s’accroche encore à l’un de ses murs. L’intérieur ne vaut pas mieux.
La gardienne, qui s’était avancée pour barrer le chemin aux
visiteurs, recule peureusement en identifiant Roundpaper.
— Ne vous occupez pas d’elle, murmure le gnome en se
lançant dans l’escalier, je la tiens ferme par les poils du con. Elle est
mouillée dans une histoire d’infanticide. Je claque des doigts et elle
se retrouve direct dans la chambre à gaz.
Au troisième étage, le studio se résume à une pièce de vingt
mètres carrés où se côtoient tout à la fois la chambre, la cuisine, les
WC et la “ salle de bains ”, sans qu’aucune séparation n’isole ces
différents lieux. De toute évidence, l’intimité n’était pas le souci
premier de l’architecte.
— Je sais, lance Roundpaper, c’est à peine mieux qu’une cellule
de prison mais vous n’y resterez pas plus d’une semaine. Prenez
votre mal en patience, ne vous montrez pas trop en ville. On ne sait
jamais. La gardienne s’appelle Honora, elle vous montera la bouffe,
je vais lui laisser du fric. Je suis de retour dans huit jours avec les
faux papiers et votre lettre officielle d’engagement. En attendant
n’allez surtout pas rôder du côté du camp, ils n’aiment pas ça et
c’est truffé de drones, de caméras. Allez, je rentre à L.A., ne soyez
pas vexée si je ne vous fais pas la bise.

32.
Le gnome parti, Ana prend possession des lieux. Si la pièce est
triste à pleurer, tout est néanmoins d’une propreté irréprochable.
Le plus dur va être d’attendre le moment de “ monter au feu ”,
comme on dit dans l’Armée.
Pour passer le temps, la jeune femme reprend inlassablement
ses exercices de yoga, puis enchaîne avec des séquences de tai-chi
avant de terminer par des séries de réflexes d’autodéfense… non
pas celle qu’on enseigne dans les clubs, non, plutôt la version close-
combat qu’on apprend pour tuer.
Quand elle ne s’entraîne pas, elle pioche dans le tas de romans

183
découverts sous le lit. La diversité des genres représentés semble
prouver que Roundpaper a hébergé ici une foule de personnages
hétéroclites allant de la petite frappe quasi illettrée au professeur
d’université bardé de diplômes.
Honora, la gardienne, se charge du ravitaillement. Elle ne
franchit jamais le seuil du studio mais se contente de frapper à la
porte selon un code convenu. Quand Ana entrouvre le battant, un
sac en papier rempli de conserves et d’articles d’hygiène l’attend
sur le paillasson.

Les jours s’écoulent lentement. La semaine s’étire, s’étire…


Alors qu’elle commence à perdre patience, miracle : le gnome
réapparaît.
— C’est tout bon, annonce-t-il. J’ai rassemblé la paperasse.
Mon hacker a fait ce qu’il fallait pour vous créer une existence
informatique. Vous commencez dans deux jours.
— Et qu’est-ce que je suis censée faire?
— Les trucs habituels : prêter une oreille compatissante aux
pleurnicheries des gens, leur procurer ce qu’ils réclament. Et surtout
les faire patienter. Les prévenir qu’on va les vacciner pour les
protéger contre un terrible virus qui sévit en ville, que ça va les
rendre un peu malades mais que, grâce à ce nouveau miracle de la
science, ils ne crèveront pas en crachant leurs poumons. Vous voyez
le genre. De toute manière on vous briefera sur place. Jouez les
nourrices avec les pauvres, et les cyniques avec ceux qui les
gardent. Si vous avez l’air trop compatissante les toubibs se
méfieront.
— Il y aura des enfants?
— Il y aura de tout, même des femmes, c’est dire! Dans l’état
de nos connaissances, il nous est impossible de prévoir quelles
seront les préférences des Immatériels. Je pense qu’ils seront tentés
de tout essayer... Voire de procéder à des échanges de corps entre
eux. Tout est possible, donc les responsables du camp ne se posent
aucune limite. Bon, je sais que ça ne sera pas agréable mais vous
devrez serrer les fesses. Ne laissez jamais deviner vos sentiments.
Ana examine les documents qu’on vient de lui remettre. Elle
hausse les sourcils en découvrant la photo qui figure sur chacun
d’entre eux.
— Hé! lance-t-elle, ce n’est pas moi!

184
— Mais si, grogne son interlocuteur. On a arrangé
numériquement la coiffure, rajouté des lunettes. Débrouillez-vous
pour ressembler à cette image. D’ailleurs je vous ai apporté de la
teinture, des ciseaux, des verres neutres. Il y a aussi un dentier que
vous emboîterez sur votre mâchoire supérieure. Ça vous donnera
une dentition chevaline, c’est super pour changer une physionomie.
Vous finirez par vous y habituer. Ah! il y a aussi un gros nævus sur la
joue gauche, vous ferez attention de bien le coller.
— Un nævus?
— Oui, c’est une super astuce, soit les gens sont gênés et
évitent de vous regarder en face, soit ils fixent le grain de beauté.
Dans les deux cas ils ne prêtent pas attention à votre bobine. Si
vous faites tout dans les règles, vous deviendrez pour eux la nana
qui a des dents de lapin, porte des lunettes et a un horrible grain de
beauté sur la joue Toutes choses que vous pourrez faire disparaître
en trois secondes.
— Ouais, maugrée Ana.
— Vous n’allez pas là-bas pour participer à un concours de
beauté, siffle le gnome. Pensez aux drones. Ah! voici votre permis
de conduire et vos clefs, j’ai fait déposer une vieille VW retapée sur
le parking. Elle est grise, sale et a l’aile droite avant enfoncée. Tout
à fait ce qu’il faut dans le coin. Potassez bien votre CV officiel. J’ai
rajouté quelques souvenirs bidons, des trucs qui se racontent entre
filles, vous pourrez broder, bien sûr. Et surtout, SURTOUT, pas de
compassion! Dispensez vous de consoler les marmots en pleurs. Dès
que vous mettez la main sur une preuve exploitable, laissez un
message codé sur mon téléphone. Apprenez tout ça par cœur, puis
brûlez ce qui pourrait s’avérer compromettant et videz les cendres
dans les chiottes.
Ils se séparent sur ces derniers mots. Ana s’approche de la
fenêtre et regarde la voiture du Gnome s’éloigner avec un réel
soulagement.
Elle se demande ce qu’elle fiche ici, et dans quoi elle s’est
laissée embarquer. Pour la première fois depuis le début de son
aventure elle se sent dépassée. Les motivations de Morti
Roundpaper lui paraissent fumeuses. Il n’a pas vraiment le profil
d’un activiste œuvrant à la dénonciation d’un scandale assez grave
pour faire tomber le gouvernement. Ou alors c’est qu’on le paye
pour ça. De toute manière, elle n’a guère le choix : pas d’argent, pas

185
d’amis, aucun point de chute... Bref, elle avisera au fil des
événements.
Dans l’immédiat elle doit se couper les cheveux, se teindre;
bref: s’habituer à devenir le clone de ses papiers d’identité.

Elle vit les deux jours suivants sur des charbons ardents. Afin
de tester sa nouvelle physionomie elle se hasarde en ville. Elle doit
admettre que le gnome avait raison. Les passants et les
commerçants évitent de la regarder en face. Au mieux elle est
invisible, au pire gênante. Aucun des petits zonards qui traînent le
long des rues ne s’avisent de la siffler. Son visage n’intéresse
personne. Elle décide d’en rajouter en utilisant des habits trop
larges qui dissimulent sa silhouette. Quand elle aperçoit son reflet,
dans les vitrines des rares boutiques encore ouvertes, elle ne se
reconnaît pas.
En rentrant, elle avale un somnifère et se couche.
Elle rêve du coyote qu’elle a abandonné sur la colline.
Bizarrement, cela la rassurerait de le savoir couché au pied du lit.

Elle s’éveille au lever du jour et passe beaucoup de temps à


parfaire son déguisement. Le grain de beauté l’inquiète, elle craint
qu’il ne se décolle sous l’effet de la transpiration. Elle se demande
si, finalement, il n’attire pas davantage l’attention qu’il ne la
détourne. Après tout, elle pourrait se l’être fait enlever par un
dermatologue, non? Elle se méfie de ces déguisements compliqués,
imaginés par des gens qui ne sont jamais allés sur le terrain et
ignorent tout des tensions subies par un agent lâché en zone
hostile. Elle décide de s’en passer. Le dentier est déjà assez gênant!
Au volant de sa voiture cabossée elle s’engage sur la route qui
mène au camp. Le centre de regroupement est situé à vingt
kilomètres de la ville, au centre d’une plaine. Les propos du gnome
lui avaient laissé entrevoir le pire, aussi est-elle surprise de
découvrir une sorte de camp de vacances pimpant, aux bungalows
badigeonnés de peinture guillerette, là où elle se préparait à voir
barbelés, miradors et chiens de garde à la gueule écumante.
Roundpaper s’est trompé du tout au tout, voilà qui ne laisse
rien augurer de bon, mais il est trop tard pour reculer. Lorsqu’elle
approche de la barrière défendant l’entrée, un type musculeux, au
crâne rasé, vêtu d’un banal survêtement de prof de gym, lui fait

186
signe d’arrêter et lui réclame son sauf-conduit en souriant. Ana
exhibe les vrais-faux documents fournis par le gnome.
— Ah! fait le gardien, vous êtes de la maison! On vous
attendait. Soyez la bienvenue, moi je m’appelle Hilton. Roulez tout
droit jusqu’au baraquement blanc, vous y trouverez Magda, la
directrice, elle vous mettra au courant. Vous verrez, on forme une
chouette équipe.
Il appuie sur un bouton pour relever la barrière et gratifie Ana
d’un nouveau sourire de requin. Sur son biceps proéminent, Ana a
le temps de remarquer un tatouage pâli des Forces Spéciales. Un
militaire à la retraite.
Roulant au pas, elle pénètre dans le camp. De part et d’autre
de la travée s’alignent des maisonnettes bleues, jaunes, roses. Aux
fenêtres : des pots de fleurs! Plus loin, des tables à pique-nique, des
balançoires, des bacs à sable, des portiques de gymnastique, des
toboggans... Une chapelle, un cinéma! Bon sang! S’agirait-il d’un
décor destiné à tromper les journalistes?
Tout à sa stupeur, elle a failli dépasser la maison blanche
directoriale. Elle freine, descend. Un peu plus loin, un groupe
d’adultes fait le tour de l’enceinte à petite foulée sous la conduite
d’une monitrice fortement charpentée. Hommes et femmes portent
le même survêtement bleu layette. Ils sont de toute évidence
propres et bien nourris.
Une matrone d’une cinquantaine d’années s’avance sur le seuil
de la maison blanche. Elle est rousse, le visage carré, la mâchoire
carnassière. Vingt kilos de surpoids, à vue de nez. Une vague allure
d’ancienne catcheuse ou de lanceuse de marteau.
— Salut! lance-t-elle, c’est moi Magda, Hilton vient de me
prévenir de ton arrivée. Entre, je vais te mettre au courant.
Elle a la voix rauque des grandes fumeuses aux cordes vocales
goudronnées.
L’intérieur du bungalow a été décoré façon intimiste, de
manière à donner l’illusion d’une vraie maison : tableaux naïfs,
dessins d’enfants, napperons au crochet, bonne odeur de cire
d’abeille et de café chaud, bouquets de fleurs séchées, meubles
façon pionniers Early America. Rien n’a été oublié, les designers ont
fait du beau boulot.
D’une main boudinée, Magda invite Ana à s’asseoir puis, sans
lui demander son avis, pose devant elle une chope de café brûlant

187
sur laquelle est imprimé : A la plus géniale des grands-mères! Ana
retient de justesse un rire nerveux.
S’étant assise lourdement, la matrone commence à compulser
le dossier remis par la postulante. Au bout d’un moment elle relève
le nez et lâche :
— Bon, je vois que tu es “ Habilitée Défense niveau 3 ”, tant
mieux! On va pouvoir vraiment parler net sans jouer aux gentilles
organisatrices. J’en ai marre de me déguiser en mamie de
substitution. Tu sais exactement pourquoi on est là, alors je ne vais
pas tourner autour du pot. Qu’est-ce qu’on t’a raconté,
exactement? Je sais que les planqués du gouvernement n’aiment
pas se mouiller et parlent par sous-entendus. Moi, ce n’est pas mon
style. J’étais infirmière militaire en chef sur les théâtres d’opération,
j’ai amputé des guibolles à la scie quand le chirurgien avait morflé
un shrapnell en pleine tronche et qu’il fallait le remplacer coûte que
coûte. J’appelle un chat un chat, et une bite une bite! Alors on va
aller au plus court. Tu sais quoi?
— Pas grand-chose, lâche Ana. On m’a juste dit qu’il s’agissait
de préparer le grand Troc. Le minimum, quoi.
— Ouais, c’est bien dans leur style, toujours le même balai
dans le cul! On est là pour engraisser les cochons. On les prépare
pour la foire aux bestiaux, tu piges? On les sort de la fange, on les
nettoie et on leur apprend à faire le beau. Le vrai programme, c’est
ça notre taf, et pas autre chose.
— Les… patients… ils se laissent faire ou il faut les forcer?
s’enquiert Ana adoptant d’instinct le rôle de celle qui en a vu
d’autres.
Magda prend le temps d’avaler une gorgée de café, inspire à
fond comme si elle s’apprêtait à plonger, et lâche :
— La plupart, mecs et nanas, sont des volontaires sortis de
prison. Ils purgeaient de lourdes peine, certains même attendaient
dans le couloir de la mort de s’asseoir sur la chaise électrique ou de
recevoir l’injection du grand sommeil... On leur a donné le choix,
crever ou bien participer à une expérience scientifique au terme de
laquelle ils seraient libérés.
— Et ils ont tous accepté.
— Bien sûr. Le risque c’est leur pain quotidien. Ce ne sont pas
des enfants de chœur. Alors on leur a fait respirer ce foutu gaz, celui
qui rend amnésique ou transforme les gens en statues. Tu en as

188
forcément entendu parler : 75% de déchet, 25% de gus qui ne se
souviennent même plus de leur nom! Les 25% de survivants, c’est
ce que nous récupérons ici. Des mecs, des femmes, à la mémoire
complètement effacée mais dont les mauvais instincts restent
intacts.
— J’ai vu des aires de jeu en arrivant. Il y a des enfants?
— Non, ça c’est du trompe-l’œil, pour rassurer les curieux. En
revanche on a pas mal d’ados condamnés pour viols, crimes,
sadisme, comportement raciste, actes contre nature...
— Des drogués?
— Non, les drogués ne survivent pas au gaz, ils se transforment
en statues. Bref, tous ces déchets forment une population difficile à
gérer. D’autant plus que, chez certains, l’amnésie se manifeste de
façon radicale.
— C’est à dire?
— Tu vas en rencontrer qui ne savent plus ni marcher ni parler,
ils se chient dessus comme de vrais nouveau-nés. Donc, ton boulot
consistera à les rééduquer pour qu’ils soient présentables lorsque
les... “ acheteurs ” viendront à la foire. C’est ça la grosse difficulté.
On ne peut pas leur proposer des débiles bavochants, maigres à
faire peur, ou ne tenant pas sur leurs guibolles.
Ana hoche la tête.
— Et on dispose de combien de temps?
— Avant le grand essayage, tu veux dire? Personne n’en sait
rien. Pas évident de communiquer avec les Immatériels. Je sais
qu’ils rôdent dans les collines, qu’ils nous observent, mais on n’a
jamais eu de contact direct. D’après les documents que tu m’as
montrés, toi ce serait différent, tu aurais déjà eu des... rapports
avec eux?
— Oui, pas très plaisants. Ils sont plutôt dangereux à côtoyer.
Si le vêtement proposé ne leur convient pas, ils le font exploser.
— Carrément?
— Carrément.
Magda déglutit.
— Merde, murmure-t-elle, ça encore nous coûter bonbon en
serpillières. Il va falloir minimiser les pertes, sinon ça nous
retombera dessus.
Elle se lève.
— Bon, soupire-t-elle, on va s’offrir le tour des lieux, comme ça

189
tu feras connaissances avec nos singes. On n’est qu’une douzaine
d’encadrants pour trois cents pensionnaires, si bien que quand ça
dérape on est vite débordés, surtout avec les psychopathes
criminels. Comme je te disais : leur mémoire a été effacée mais
l’instinct du tueur est toujours là, bien ancré dans leurs
chromosomes. Ce sont des chats sauvages, ils peuvent te sauter à la
gorge sans que tu saches pourquoi. J’aurais mille fois préféré qu’on
nous envoie des chômeurs, des clodos, ils auraient été plus
malléables, mais ceux qui nous dirigent ont la trouille que ça soit
trop voyant. On m’a dit que ce serait pour plus tard, si la première
partie du troc se passait bien et que les immatériels se déclaraient
satisfaits.
— Comment expliquera-t-on la disparition de millions de
chômeurs?
— T’en fais pas, il y a toujours un moyen. Le gouvernement
inventera une histoire d’émigration massive aux colonies pour
bosser dans les mines, ou je ne sais quelle connerie. Et puis il y a
l’histoire de l’épidémie mortelle... ça marche toujours le truc de
l’épidémie : des morts qu’on ne peut pas restituer aux familles
parce qu’ils sont trop contagieux. Te bile pas, chérie, les ministres
ne sont jamais à court de bobards.
Elles quittent le bungalow pour inspecter les baraques une à
une. Hommes et femmes sont séparés. Leur installation évoque les
chambrées militaires : des lits étroits, superposés sur lesquels gisent
des créatures égarées, le regard vide ou anxieux. Physiquement, ils
semblent en bonne santé. Certains sont bâtis comme des athlètes.
Personne ne parle, aucun d’entre eux n’interpelle Magda.
— Ils me paraissent bien sages, souffle Ana.
— Normal, murmure l’infirmière chef, on les a mis sous
calmants. C’est obligatoire si on ne veut pas se réveiller la gorge
tranchée. Il y a de sacrés spécimens parmi eux. Ne leur tourne
jamais le dos, méfie-toi de leurs pleurnicherie. Surtout avec les
femmes. Elles te font le coup de la crise de larmes, et dès que tu
t’approches elles te sautent dessus. C’est plus fort qu’elles, le
besoin de s’évader, alors que dehors elles crèveraient de faim et
recommenceraient à tapiner pour se payer leur dose. Mais bon,
c’est tout le matos dont on dispose pour le moment. Pas sûr que ça
convienne aux Immatériels. Qui aurait envie d’enfiler un vêtement
infesté par la vermine, hein?

190
— J’ai approché des gens dont les Invisibles avaient pris
possession, énonce Ana. Leur personnalité d’origine avait été
détruite. Ils n’étaient plus que des marionnettes obéissantes. Ce
sera sûrement pareil.
— Je l’espère, soupire Magda, parce que je n’aimerais pas que
ces… fantômes se plaignent de la marchandise avariée qu’on essaye
de leur refiler.
Elles visitent les douches, l’infirmerie, le réfectoire… Tout est
d’une propreté irréprochable.
— Pas de problème entre hommes et femmes? s’inquiète Ana.
— Tu veux savoir s’ils baisent ou s’il y a des viols? ricane
Magda. Non, on leur file des inhibiteurs hormonaux. Castration
chimique si tu préfères. On ne peut pas courir le risque de se
retrouver avec des nanas enceintes.
— Mais, les contraceptifs…
— J’ai pas confiance, pas avec ce genre de filles. Soit elles
oublieraient de les prendre, soit elles feraient exprès de tomber en
cloque dans l’espoir de bénéficier d’un régime de faveur. Ne te
laisse pas avoir par leurs jérémiades, elles sont expertes en comédie
larmoyante. Je te le répète, notre boulot c’est de les laver, les
engraisser, leur apprendre à se tenir propre, avant de les mettre en
vitrine. Ce qui se passera ensuite, ce sera l’affaire des acheteurs.
Bon, viens, je vais te montrer où t’installer. Tu partageras les
quartiers d’une autre infirmière, Joanie. Tu apprendras le boulot en
la regardant faire.

33.
Ana fait connaissance avec la dénommée Joanie. C’est une fille
maigre, blondasse, à la bouche amère et aux doigts jaunis par le
tabac. Elle se croit forcée d’égrener les mêmes recommandations
que Magda :
— La grande règle, c’est de ne jamais oublier de les gaver de
tranquillisants. Ils sont comme des bêtes, ils t’attaquent dès que
leur naturel reprend le dessus. La mère Magda ne t’en a peut-être
pas parlé, mais il y a déjà eu trois infirmières tuées depuis
l’ouverture du camp. Des bêtes, je te dis! Je n’ai qu’une hâte, que
les Immatériels les emportent et leur imposent leur volonté. Je suis
certaine que les extraterrestres ne peuvent pas être pires que ces
dégénérés.

191
Un moment, Ana a craint de devoir partager la chambre de
Joanie ce qui, en raison de son déguisement , aurait pu être
fâcheux, mais elle découvre qu’il s’agit en fait d’une pièce partagée
en deux par une cloison, ce qui assure à chaque occupante une
relative intimité. N’empêche, elle maudit secrètement le gnome et
son idée de dentier qu’elle va être obligée d’enlever pour dormir.

Tout le reste de la journée, elle accompagne Joanie dans ses


tâches quotidiennes, la plus pénible consistant à traîner sous la
douche les pensionnaires qui ont oublié à quoi servait les w.-c.
Amortis par les calmants, les anciens détenus se laissent manipuler
comme des pantins de chair, en bredouillant des phrases sans
queue ni tête. Parfois l’un d’eux marmonne : Comment je
m’appelle? J’sais plus mon nom? Mais ces soubresauts de
conscience ne durent jamais longtemps, et ils finissent par
s’abandonner aux mains des infirmières sans se rebeller outre
mesure.
Les femmes, elles, pleurent silencieusement, où restent
prostrées sans un coin.
— Combien de fois il faudra te le répéter, merde? serine Joanie
agacée par les précautions que prend Ana pour manipuler les
malheureuses. C’est de la comédie… Et même si c’en n’est pas, elles
sont toujours moins malheureuses que lorsqu’elles avaient toute
leur tête!
Étant donné le nombre de pensionnaires et le faible effectifs
des soignants, la tâche est énorme, épuisante. Très vite, Ana cesse
de réfléchir et s’abandonne à des gestes mécaniques.
Elles ont à peine terminé la toilette générale qu’il faut
procéder à la distribution des calmants.
— Moi, je double les doses, avoue sans honte Joanie. Comme
ça on est sûres de pouvoir dormir toute la nuit sans être réveillée
par un de ces tarés qui pique sa crise ou tente de faire le mur!
Si certains pensionnaires sont capables de manger tout seuls,
d’autres demeurent immobiles, fixant leur assiette comme s’ils n’en
comprenaient pas l’utilité. Il faut alors leur donner la becquée.
— Il n’y a pas intérêt à ce qu’ils maigrissent, ronchonne Joanie.
Sinon on se fait engueuler par Magda. Elle les pèse chaque fin de
semaine.
Cette tournée s’achève par le baraquement des adolescents.

192
Curieusement, alors qu’elle n’a éprouvé jusqu’ici aucune angoisse,
Ana s’y sent soudain en danger. Les regards que ces gosses posent
sur elle brillent d’une cruauté qu’ils tardent à masquer dès qu’ils se
sentent repérés. Quand elle s’en ouvre à Joanie, celle-ci répond :
— T’as pas tort, ce sont les plus vicieux. Les médocs n’ont pas
l’air de faire effet sur eux. Ils ont trop l’habitude des drogues. Des
chats sauvages. Fais gaffe.

Alors que le soleil se couche, Ana, épuisée, apprend que le


repas des soignants doit être pris en commun, dans le réfectoire
réservé au personnel. C’est généralement le moment que choisit
Magda pour donner ses directives, et leur communiquer les
nouvelles de l’extérieur.
Le réfectoire se présente sous l’aspect d’une longue salle dont
le milieu est occupé par une interminable table monacale autour de
laquelle se répartit le personnel soignant.
Magda trône au bout de la tablée, telle une Mère Supérieure
couvant ses nonnettes d’un œil acéré. Ce soir, elle semble d’humeur
philosophique.
— Tout à l’heure j’ai eu la Direction des Affaires Spéciales au
téléphone, lance-t-elle, vous savez ce qu’on m’a dit? Que les
Immatériels allaient nous apporter le bonheur car les Terriens sont
aujourd’hui totalement dépassés par l’ampleur des problèmes
mondiaux. Oui, vous avez bien entendu : les Terriens ne sont plus
assez intelligents pour résoudre le bordel qu’ils ont engendré. C’est
une race finie qui a besoin d’être réparée. Et ces réparateurs seront
les Immatériels… Les Terriens, au cours des siècles, n’ont fait
qu’inventer des conneries qui les ont conduits au désastre : la
bombe atomique, les ordinateurs, l’Intelligence Artificielle, la
guerre bactériologique, j’en passe et des meilleures!
Personnellement, je peux difficilement dire le contraire. Vous le
voyez comme moi : le monde craque de partout! Si on ne fait rien,
les peuples s’autodétruiront. Les présidents sont tous plus nuls les
uns que les autres, on ne peut rien attendre d’eux. Notre unique
chance de survie c’est la venue d’extraterrestres super intelligents
qui, peut-être, prendront les choses à bras le corps et nous
apporteront de vraies solutions. Il faut que quelqu’un reprenne les
choses en mains, bordel! Quelqu’un qui regarde le monde d’un œil
neuf, quelqu’un de couillu qui ne se laissera pas berner par ces

193
niaiseries humanitaires dont on nous rebat les oreilles… et qui aura
le cran de botter les culs! Un grand nettoyage, oui, voilà par où il
convient de commencer. Et d’abord, se débarrasser de tous les
inutiles, des déchets humains qui se multiplient et menacent de
prendre le pouvoir… Oui, c’est ce que je pense. Et vous avez intérêt
à être du même avis, sinon...
Sur ce dernier mot, elle baisse la tête et s’attaque d’une
fourchette féroce au contenu de son assiette.

Les jours suivants, Ana s’applique à seconder Joanie qui lui


enseigne les ficelles du métier et lui désigne les individus dont elle
devra se méfier. C’est, en gros, un travail de fille de salle, moins
infirmière que balayeuse. Parfois on lui confie tel ou tel patient,
pour qu’elle lui apprenne à tenir sur ses jambes au lieu de se
déplacer à quatre pattes. Ce n’est pas toujours facile car les
tranquillisants dont on abreuve les pensionnaire leur embrume à tel
point le cerveau qu’ils ont le plus grand mal à assimiler les choses
les plus simples.
— Te casse pas la tête, répète Joanie, l’important c’est qu’ils
sachent marcher à peu près normalement sans se cogner aux murs
et ne s’asseyent pas à côté de leur chaise le temps que durera la
présentation aux acheteurs. Ah! oui, et surtout : qu’ils ne pissent
pas dans leur pantalon!
Ana s’acquitte de cette mission du mieux possible, mais les
détenus se révèlent rebelles à tout apprentissage.
Par ailleurs, elle a découvert que son téléphone se déclarait
systématiquement hors réseau quel que soit l’endroit où elle se
trouve.
— C’est normal, lui a expliqué Joanie. Toute la plaine est en
zone blanche, les brouilleurs bloquent les communications. Magda
est la seule a bénéficier d’une ligne fixe. C’est pour éviter les fuites.
D’ailleurs, tu vas bientôt apprendre qu’il nous est interdit de se
rendre en ville pendant nos jours de repos. On a le droit de se
balader sur la plaine, mais c’est tout. Des drones nous surveillent. Si
tu tentes de sortir des limites, l’alarme se déclenche.
Ana serre les dents. Encore une chose que le Gnome ignorait!
Décidément, l’infiltration a été bien mal préparée. Un amateur,
voilà ce qu’il est. Un simple agent d’exécution qui a voulu jouer les
chefs de mission. A quelle mauvaise surprise doit-elle encore

194
s’attendre?
— Si tu veux, lui propose Joanie, lors de notre prochain jour de
sortie on ira pique-niquer dans l’usine désaffectée. Je te montrerai
un truc marrant.
— Quoi?
— Tu verras, c’est rigolo.

Le jour tant attendu arrive enfin. Dès le matin, Ana et Joanie,


déguisées en campeuses, quittent le camp. Ana repère, au ras des
nuages, la tache brillante d’un drone qui les suit du haut du ciel.
— Te bile pas, lâche sa compagne qui a remarqué son regard.
C’est la procédure. Ceux qui t’ont expédiée ici ne t’ont rien
expliqué, hein? Ils avaient sans doute la trouille que tu refuses!
— Toi, tu étais au courant?
— Non, mais je n’avais pas le choix, j’ai été virée de l’hôpital où
je bossais parce que je sortais des anti-douleurs et des
anesthésiques en douce pour les vendre. C’était ça ou la mutation
en territoire de guerre, en première ligne, unité chirurgicale de
campagne. Très peu pour moi. Bon, allez, on ne va pas se raconter
nos vies de merde, on a toutes les deux déjà vu le film, hein? Tiens,
voilà l’usine!
Ana plisse les yeux, à travers la brume de chaleur elle distingue
des bâtiments noircis, d’immenses cheminées mangées de rouille.
— C’est à l’abandon, explique Joanie. Et pourtant c’était l’un
des plus importants centre de fabrication automobile de la région.
Mais leurs bagnoles coûtaient trop cher, les gens préféraient les
petites merdes à bas prix qu’on conduit tous aujourd’hui. Tu vas
voir, c’est marrant.
Ana hausse les sourcils, ne comprenant pas ce que cette ruine
sinistre a d’hilarant. Elle pénètre à l’intérieur d’une salle
gigantesque où s’alignent des dizaines de voitures couvertes de
poussière et tavelées d’oxydation.
— Faut grimper sur la passerelle, précise Joanie. On sera
davantage en sécurité.
Ana la suit. Assises sur le caillebotis, les jambes pendant dans
vide, elles attendent.
— T’impatiente pas, souffle Joanie, ils vont venir, ça ne rate
jamais.
— Qui?

195
— Tu vas voir.
Soudain, en bas, les voitures s’animent. Capots et portes
claquent, manipulés par des mains invisibles. Ana songe
immédiatement aux squelettes du cimetière indien que les entités
invisibles essayaient d’assembler à la façon d’un puzzle.
— Ça y est, t’as pigé? triomphe Joanie. Ce sont les fameux
immatériels dont on nous rebat les oreilles. Ils viennent là pour
essayer de comprendre comment fonctionnent les voitures. On
dirait que tout ce qui ressemble à une carcasse les rend dingues. Il
faut qu’ils l’habitent, qu’ils se sentent à l’abri dans une enveloppe.
J’avais un chat qui faisait ça, il ne pouvait voir une boîte en carton
sans courir s’y cacher.
Ana hoche la tête. Joanie n’est pas loin de la vérité. Une
enveloppe, effectivement! C’est devenu l’obsession des
Immatériels. Ils ne supportent plus d’être sans limites, sans corps.
En bas, les voitures font des bonds, raclent le sol, progressant
par à-coups alors même que leurs moteurs sont inertes faute de
carburant. L’impatience des Immatériels s’accroît, les tôles se
tordent, les véhicules se tamponnent, des pare-chocs sont arrachés,
les pare-brise volent en éclats. Une brusque bouffée de chaleur gifle
les jeunes femmes, leur roussissant les cheveux et les sourcils. Ana
ferme à demi les paupières : sous l’effet des décharges
énergétiques, certaines carrosseries sont en train de virer au rouge
et commencent à fondre. La pestilence du métal liquéfié prend à la
gorge, brûle les yeux. L’air est saturé de particules de métaux lourds
d’une extrême nocivité.
— C’est pour ça que je voulais te montrer ce truc, lâche Joanie.
Tu vois ce qui arrive quand ils s’énervent? Ils se comportent comme
des gosses qui piquent une colère parce qu’ils n’arrivent pas à faire
ce qu’ils veulent. Je te laisse imaginer ce qui se passera si les corps
qu’on leur propose ne leur conviennent pas? Ça sera l’hécatombe.
Elles prennent la fuite tandis que plusieurs véhicules, changés
en flaques rutilantes, ruissellent sur le sol telles des coulées de lave.

34.
Quand elles ont enfin recouvré leur calme, les jeunes femmes
se hissent au sommet d’une modeste colline dans l’espoir d’y
respirer un air épuré de tout miasme.
— Bon sang! grommelle Joanie, tu te représentes la quantité

196
d’énergie qu’il faut dégager pour faire fondre une bagnole? Ces
créatures sont de vraies bombes atomiques invisibles!
— Oui, admet Ana, à ceci près qu’elles n’émettent aucune
radiation dangereuse. C’est ça le prodige : une incroyable puissance
énergétique sans émanations mortelles.
— Comment peux-tu en être sûre?
— On serait déjà mortes si c’était le cas. Vaporisées. Je pense
qu’ils savaient qu’on était là, ils ont fait leur show mais en veillant à
ne pas nous blesser. Ce n’était pas dans leur intérêt, on travaille
pour eux, n’est-ce pas?
— Ouais, on est les petites couturières qui leur préparent de
beaux vêtements de chair humaine.
— Le Troc, s’enquiert Ana, c’est pour quand?
Joanie hausse les épaules.
— Aucune idée, dans pas trop longtemps je suppose. Magda
est chaque jour un peu plus sur les nerfs. Je crois que ses chefs lui
mettent la pression. Ils souhaitent une première présentation pour
être sûrs que les tractations seront couronnées de succès.
— Si l’on fait abstraction de la réduction de population, qu’est-
ce qu’on y gagnera?
— Il est question d’avancées scientifiques et médicales qui
nous dépassent. Des trucs qu’aucun génie, sur la Terre, ne serait en
mesure d’inventer. A côté des Immatériels, les plus savants d’entre
nous sont de vrais débiles. C’est ce qui se chuchote en tout cas. On
est petits, très, très petits face à ces choses.
Désœuvrées et mal à l’aise, elles prennent le chemin du retour.
Leurs vêtements empestent la peinture brûlée, mais elles ne s’en
rendent pas compte.
— Encore un beau dimanche qui s’achève! ricane Joanie.

Dès le lendemain, le travail reprend. Ana vérifie qu’en dépit


des tâches routinières — comme le lui a recommandé Joanie — il
convient de rester vigilant et ne jamais tenir pour acquis l’effet des
tranquillisants. Elle échappe de justesse à deux agressions. Seuls ses
réflexes de combattantes lui évitent d’être blessée.
Les semaines succédant aux semaines, elle commence à
souffrir de cette claustration dont elle ne voit pas la fin. Sans
téléphone, elle n’a aucune nouvelle du gnome.
Un soir, alors qu’elle sort du bâtiment des douches, la serviette

197
sur l’épaule, pour regagner son dortoir, une ombre se faufile au ras
du sol. Et soudain, le coyote est là, à ses pieds, le museau levé,
agitant la queue. Sans même en avoir conscience elle murmure :
— C’est impossible… Ce ne peut pas être le même…
— Si, dit l’animal, c’est toujours moi, il n’y a que le corps qui a
changé. Ces chiens sauvages pullulent dans les colline, je me suis
glissé dans l’un d’eux, voilà tout. J’ai cru comprendre que cet aspect
ne t’effrayait pas. Les humains semblent apprécier ces sortes
d’animaux.
— Mais tu… tu parles!
— Non, je suis dans ta tête, je communique pas télépathie. Je
ne sais pas si tu es au courant mais les coyotes ne peuvent pas
parler, leurs cordes vocales ne le permettent pas. Je pourrais les
modifier, bien sûr, mais ce serait long.
— Qu’est-ce que tu veux?
— Te prévenir que les miens s’impatientent, ils ont hâte
d’essayer les corps humains que vous préparez. A ce sujet je
voudrais te dire qu’il est inutile de perdre votre temps à les rendre
présentables. Nous ne sommes pas sensibles à ce que vous appelez
“ la beauté ”. Nous avons même une préférence pour les humains
très gras, notre énergie s’alimente plus longtemps de leur graisse.
Pour user d’une comparaison, je dirais que les humains sont des
chandelles, et nous la flamme qui fait fondre cette même chandelle.
Plus la bougie est grosse, plus elle dure, et plus nous pouvons nous
y attarder. C’est un point capital. Des êtres n’ayant que la peau sur
les os nous feront peu d’usage. Tu comprends? Ils se dessécheront,
et quand leur corps sera décharné, il s’enflammera comme un
morceau de papier. Nous obligeant à chercher un nouvel habitacle.
Voilà, c’est ce que je voulais te faire comprendre.
— On ne m’écoutera pas, je n’ai aucun pouvoir ici, je ne suis
qu’une employée.
— Ne crois pas ça, quand tu étais au garage, chez le vieux
Mexicain, j’ai glissé en toi quelques miettes de ma propre énergie,
elle te servira à imposer ta volonté à ceux qui t’entourent. Mais
n’en fais usage qu’à bon escient.
— Pourquoi moi?
— Parce que tu es plus réceptive que les autres, peut-être? Il
semblerait que le traitement d’Arlon a réveillé certaines zones de
ton cerveau qui restent à jamais endormies chez tes congénères. Ta

198
mission consistera donc à convaincre celle qui commande ce camp
d’accélérer la procédure. Les miens ne tiennent plus en place… et tu
as pu voir à l’usine désaffectée ce qui arrive quand ils s’énervent.
— Si vous êtes si puissants, pourquoi voulez-vous habiter des
corps aussi fragiles que les nôtres? Ça n’a pas de sens!
— Au contraire. Tu ne peux pas comprendre. Cet animal à
l’intérieur duquel je me suis glissé me donne accès à des sensations
inimaginables : les odeurs, le goût des choses, le vent sur son
pelage, la terre sous ses pattes… Ah! et uriner, déféquer… quelles
expériences prodigieuses! Je n’aurais jamais imaginer qu’une simple
enveloppe de chair soit capable de tels prodiges! Jusqu’à présent
j’étais un pur esprit, un nuage chargé d’énergie, mais qui
n’éprouvait rien, ne touchait rien. Notre race ne connaît aucun
plaisir autre qu’intellectuel… Elle se dessèche dans l’abstraction,
dans l’échange d’idées et d’équations. Nous pouvons traverser le
cosmos sans subir aucune contrainte physique, certes, mais nous ne
sommes pas réellement vivants. C’est cela que nous voulons
connaître : la sensation.
— Nos corps sont fragiles, tu sais…
— Je ne l’ignore pas, mais ce n’est pas grave, nous en
changerons. Vous êtes si nombreux. Si inutilement nombreux.
Sur cette menace à peine voilée, le coyote fait volte-face d’un
coup de reins, et disparaît dans la nuit.
Ana s’ébroue, une migraine affreuse lui scie la tête et, l’espace
d’une seconde, elle est sur le point de vomir. Il lui semble qu’un
vent charriant des braises virevolte dans les méandres de ses
circonvolutions mentales.
Elle doit s’appuyer à l’angle d’un baraquement le temps que le
malaise se dissipe; puis regagne sa chambre en titubant. Par chance,
Joanie dort déjà. Par la porte de communication demeurée
entrouverte, Ana l’entend ronfler. Une odeur de gnôle artisanale
flotte dans l’air. De l’alcool de patate distillé par l’un des cuistots.
Comme à son habitude, l’infirmière s’est enivrée pour trouver le
sommeil.
Ana s’allonge sans prendre la peine de se dévêtir. Elle doute
encore de ce qui vient de se passer. Le coyote lui a-t-il réellement
parlé? Est-elle en train de sombrer dans la folie?
Elle finit par s’endormir et, pour la première fois depuis
longtemps, aucun cauchemar ne vient la persécuter.

199
Le lendemain elle s’éveille en pleine forme, toute gonflée
d’une assurance qui l’étonne elle-même. Sans plus attendre, elle
traverse le camp pour gagner le bungalow blanc de la directrice. Elle
a l’impression d’obéir à une volonté supérieure, de n’être qu’une
marionnette dont quelqu’un tirerait les fils. Surprise par cette
intrusion, Magda fronce les sourcils et s’apprête à la congédier,
mais dès qu’Ana prend la parole, elle se fige, les yeux écarquillés,
pupilles dilatées, bouche ouverte.
Ana lui expose les doléances du coyote, sans toutefois préciser
leur provenance. Magda opine docilement du bonnet tandis que le
pichet de café qu’elle tient à la main refroidit. Son message délivré,
Ana s’enfuit, sachant que la directrice ne se souviendra pas de
l’avoir vue, et qu’elle se persuadera d’être, elle-même, à l’origine
des idées implantées dans sa tête.
Ana a vu juste. Une heure plus tard, la matrone convoque
l’équipe des soignants pour leur ordonner de placer les
pensionnaires en suralimentation afin qu’ils fassent du gras car elle
les trouve maigres à faire peur. Quand on lui demande les raisons
de ce revirement, elle évoque une directive tombée d’en haut , et
qu’il est inutile de chercher à comprendre.

35.
Une nouvelle semaine s’écoule durant laquelle l’équipe met les
bouchées doubles. Le coyote a rendu de nouveau visite à Ana pour
savoir quand aurait lieu la première présentation. Les Immatériels
ne tiennent plus en place, a-t-il insisté. Si cela continue, ils vont
bientôt détruire en totalité l’ancienne usine automobile et s’amuser
à la liquéfier. Ce qui pourrait se révéler gênant pour le camp si les
coulées de métal en fusion le submergeaient. Prise de court, Ana
répond : trois jours.
— Il suffira de quelques sujets, explique l’animal. C’est juste un
essayage. Les miens veulent savoir si l’essai sera concluant, et si le
jeu en valait la chandelle. Ils sont gourmands de découvrir les
sensations que je leur ai tant vantées. Je ne te cache pas qu’une
grosse déception déclencherait leur colère. Un essayage, donc. Une
douzaine de patients. J’insiste sur le fait qu’ils doivent tous être
totalement amnésiques. Ceux de ma race ne supporteraient pas
d’être souillés par une pensée étrangère; un tel côtoiement les

200
rendrait fous de rage. Des corps sans âme, donc, des têtes vides que
nous pourront remplir à notre guise et selon nos critères.
— J’ai compris, soupire Ana. Mais je précise que les … cobayes
seront amortis… sous tranquillisants, ils n’obéiront sans doute pas
au quart de tour à vos exigences.
— Vos tranquillisants sont sans effet sur nos énergies, ce ne
sera pas un problème.
Ils se séparent sur ce dernier échange et Ana, sans plus
attendre, se rend chez Magda pour implanter dans son esprit les
exigences du coyote.
L’équipe est quelque peu désorientée par ce changement de
rythme mais tient le choc. Douze spécimens sont donc choisis parmi
les mieux bâtis. Six hommes, six femmes, à la corpulence
avantageuse. Une estrade est dressée au centre du camp.
— Tu ne trouves pas que ça fait un peu marché aux esclaves ?
murmure Joanie.
— Mais c’est exactement ça, non? siffle Ana, acerbe.

Le lendemain, les postulants sont hissés sur le podium et


installés sur des chaises car, bourrés de tranquillisants, ils se
révèlent incapables de tenir debout. Certains s’endorment à peine
assis et restent recroquevillés de guingois, le menton touchant la
poitrine. Les employés du camp, mal à l’aise, ont choisi de se tenir à
distance respectable de l’estrade. Ayant conscience de participer à
une mauvaise action, ils échangent des regards en coin.
— C’est comme si on faisait partie d’un peloton d’exécution,
non? chuchote Joanie. Merde! J’espérais bien être absente lorsque
ça se produirait.
Ana ne répond pas. Ses oreilles sifflent, comme si elles avaient
détecté l’approche d’un prédateur. Le duvet de ses bras se hérisse.
Ses cheveux se dressent sur sa nuque, témoignant d’une forte
élévation d’électricité statique. ILS sont là, ILS tournent autour du
camp avec méfiance, craignant sans doute un piège. Ana scrute les
environs sans rien voir. Ils sont bel et bien invisibles, mais on peut
repérer leur présence à la forte odeur d’ozone qui stagne à présent
dans l’air.
Elle serre les dents et s’enfonce les ongles dans le creux des
paumes, n’osant imaginer ce qui se produira si ce premier troc est
un échec. Il est vrai que la partie est loin d’être gagnée : la charge

201
énergétique pourrait être trop élevée, dès lors les patients offerts
en holocauste s’embraseront comme des torches lorsque les
immatériels s’insinueront dans leur tête. Elle les imagine déjà,
vomissant le feu par la bouche, les orbites, les oreilles, avant de se
ratatiner sur leur chaise, calcinés de l’intérieur et s’émiettant déjà;
la suie de leurs organes carbonisés s’écoulant du nombril et des
orifices naturels.
Elle doit faire un effort pour résister à la panique qui la gagne.
Tout à coup, la foule sursaute; des cris de surprise fusent.
Les patients viennent, en effet, d’ouvrir les yeux et, au terme
d’une secousse évoquant une électrocution, se redressent sur leur
chaise. Les voilà à présent qui se lèvent, ébauchant des gestes
absurdes, des grimaces. Ils ont l’air de danseurs exécutant une
chorégraphie moderne sans queue ni tête. D’une démarche mal
assurée, ils descendent du podium en poussant d’étranges
borborygmes. Tels des ivrognes, ils gagnent en file indienne la sortie
du camp et prennent la direction des collines.
Magda pousse un soupir de soulagement.
— Ça s’est bien passé, non? lance-t-elle d’une voix étranglée.
On s’inquiétait pour rien. Il n’y a plus qu’à se remettre au boulot.
Moi, je vais informer la Haute Autorité du succès de l’opération.
Pendant ce temps, préparez une deuxième fournée. Quand le client
est content il ne faut pas hésiter. Une trentaine d’individus, cette
fois. Au diable l’avarice. Si ça marche, il faudra prévoir de plus
grosses livraisons. Peut-être une centaine de spécimens à chaque
nouveau troc.
Elle s’éloigne d’un pas pesant mais plein d’allégresse.

Le résultat ne se fait pas attendre. Dès le lendemain, les


Immatériels prennent possession de trente décérébrés et
disparaissent dans les collines.
— Super! proclame Magda, c’est une affaire qui roule. S’agit
maintenant de tenir la cadence. Au Ministère ils sont ravis. On va
toucher une prime de rendement. Cette fois-ci, la grande opération
de recrutement et lancée, on va nous amener les spécimens par
camions entiers.
C’est effectivement ce qui se produit, et les bungalows
engrangent de nouveaux pensionnaires qui, cette fois, ne sortent
pas de prison. Citoyens ordinaires, ils appartiennent à la tranche

202
des 25 % ayant survécu au vaccin, mais ayant tout oublié de leur
passé. Déboussolés, anxieux, ils vivent dans l’attente du
médicament miraculeux qui leur rendra la mémoire. Médicament
qui, bien sûr n’existe pas mais constitue une excellente carotte dont
la fonction est de les faire tenir tranquilles.

Chaque nuit, Ana s’en va rôder entre les baraquements, dans


l’espoir de rencontrer le coyote. Son attente est enfin satisfaite
quand, au bout d’une semaine de vaine déambulation, elle le voit
surgir des ténèbres.
— Alors? s’inquiète-t-elle, comment ça se passe?
— Pour le moment tout semble fonctionner, répond l’animal.
Mais la coordination des mouvements laisse à désirer, ils perdent
l’équilibre et ont tendance à se déplacer à quatre pattes, ils jouent
avec leurs excréments, comme des bébés humains. Certains,
ignorant ce dont il s’agit, les mangent… Toutefois je pense que ça
s’arrangera. Aucun d’eux n’a émis de plainte. Ils sont tous trop
occupés à explorer l’univers de sensations qui s’offre à eux. C’est
comme une drogue, ils s’abandonnent à la béatitude. Une simple
démangeaison les propulse au nirvana. Ils n’avaient jamais connu
ça. Avoir un corps est une merveille. Il faut attendre qu’ils se
calment, ensuite on gérera mieux la chose. Un professeur de
maintien leur serait nécessaire. J’ai pensé à toi. Tu pourrais leur
apprendre à se comporter de façon… plus adéquate. Tu as l’air de
très bien supporter les contacts télépathiques — ce qui n’est pas le
cas de la plupart des humains — ce serait parfait.
Ana ne sait que dire mais, à la perspective de quitter le camp,
se sent prête à tenter l’aventure.
— Et comment réagissent les citadins? demande-t-elle.
— Vos hommes politiques ont déclenché la grande mascarade.
Les médias communiquent à outrance sur la nouvelle vague de
fièvre calcifiante qui ravage le pays. Les populations sont conviées à
se faire vacciner et à dénoncer les malades qui refusent de gagner
volontairement les camps d’isolement.
— La fièvre calcifiante? Tu veux dire qu’ils utilisent les stock
récupérés dans les caches qu’Arlon avait disséminées à travers le
pays?
— Oui, ils s’en servent pour gazer secrètement les quartiers
pauvres, les ghettos. Les trois quarts des gens se changent en

203
statues, ceux qui survivent perdent définitivement la mémoire.
Alors on les ramasse pour les parquer dans des camps semblables à
celui-ci. Bref, pour l’instant le contrat est rempli : réduction de
population pour les tiens et fourniture d’enveloppes humaines
habitables pour mon peuple. Les deux parties sont satisfaites. Tant
que le contrat sera observé, les Terriens et les Immatériels
n’entreront pas en guerre. Votre nombre diminuant, vous aurez de
quoi nourrir vos semblables puisque, en ce qui nous concerne, nous
n’avons pas besoin de manger pour rester en vie, l’énergie qui nous
compose pourvoie à tous nos besoins. Nous ne prélèverons pas un
seul grain de blé ou de riz sur vos ressources.
— Mais où habiterez-vous?
— Au début, le temps d’apprendre à singer vos
comportements, nous nous installerons dans des zones non
peuplées : les Pôles, les jungles, les déserts. Nous ne sommes pas
aussi nombreux que vous. Plus tard, quand nous aurons appris à
vous imiter, nous nous mêlerons à vos semblables, par curiosité, par
amusement aussi… Vos coutumes sont tellement
incompréhensibles qu’elles seront pour nous une inépuisable
source de surprise. Mais cela, ce sera pour plus tard, dans mille ans
peut-être. Pour nous le temps ne compte pas.
— Vous ne chercherez pas à coloniser la Terre?
— Non, notre principal souci serait plutôt de vous empêcher de
la détruire. Une gageure, probablement, mais ce sera notre passe-
temps, une longue partie d’échecs. Si votre race disparaît, nous
reprendrons nos tribulations à travers le cosmos, en quête d’une
autre distraction. Revêtir la peau d’une espèce inconnue peut se
révéler amusant. C’est le moyen d’explorer de nouvelles
possibilités. J’ai du mal à comprendre comment vous pouvez vous
satisfaire d’un seule enveloppe… d’un seul corps… Ça doit être
ennuyeux à la longue?
Ana demeure sceptique. Le discours du coyote lui semble trop
rassurant. Trop... pacifique?
— En résumé, siffle-t-elle, vous êtes des touristes en quête de
nouveauté…
A peine a-t-elle prononcé ces mots qu’elle le regrette.
— Oui, admet le coyote. Les joies de l’intellect ne suffisent pas
à meubler une vie, surtout lorsqu’elle est très longue, comme c’est
le cas pour nous.

204
D’un coup de reins, il plonge dans les ténèbres, abandonnant la
jeune femme à ses craintes.

Dans les jours qui suivent, camions et engins de terrassement


envahissent la plaine. Il s’agit d’agrandir le camp. L’épidémie se
propageant à grande vitesse, Magda et ses soignants vont se
trouver dans l’obligation d’accueillir encore de nouveaux
pensionnaires. En grand nombre, a précisé le ministre de la santé.
Afin d’accréditer la fable de la contagion, une circulaire leur
ordonne de s’affubler de combinaisons protectrices et de masques,
ceci afin de berner les drones des chaînes télévisées qui ne
manqueront pas de survoler les lieux de détention. La plaine a été,
certes, décrétée zone blanche, mais il convient de rester méfiants.
— Un système de surveillance automatique sera installé, a
expliqué Magda. Normalement tous les drones violant notre espace
seront neutralisés au moyen d’une impulsion magnétique qui les
fera s’écraser. Pas question que des images du Troc circulent dans
les médias.
Bien sûr, les soignants émettent des récriminations : les
combinaisons font transpirer et collent à la peau. Les masques
empêchent de s’oxygéner convenablement. Lorsqu’on s’agite, on
frôle l’hypoxie, mais Magda ne veut rien entendre :
— C’est en compensation de ces petits désagréments qu’on a
augmenté vos salaires, alors ne la ramenez pas, et songez que si
vous êtes virés, vous finirez au secret pendant toute la durée de
l’opération… c’est à dire plusieurs années.

Les travaux d’extension achevés, les camions remplis de


prétendus contagieux recommencent à encombrer le parking du
camp. Ana et Joanie ont pour tâche de récupérer les nouveaux
patients qui s’y trouvent entassés, et de les canaliser vers les
baraquements.
Hommes et femmes sont vêtus de la même combinaison
bleue; hagards, ils semblent privés de tout ressort et obéissent
comme le feraient des moutons poussés vers l’abattoir. La plupart
ne comprennent pas ce qu’ils font ici. Sans doute leur a-t-on
raconté — comme à leurs prédécesseurs — qu’on les transférait
dans un centre spécialisé dans le traitement des maladies de la
mémoire, car ils font preuve d’une docilité exemplaire.

205
Soudain, Ana se fige. Au milieu de la foule des amnésiques, elle
vient de repérer un petit homme roux, à la carrure
impressionnante. Mortimer Roundpaper. Le gnome.
Il porte lui aussi la combinaison bleue, et son regard vide va et
vient, en quête d’improbables repères.
La première pensée d’Ana est qu’il joue la comédie pour
s’infiltrer dans le camp. Mais la seconde hypothèse lui semble
davantage plausible : on l’a démasqué, il s’est fait coincer!
Sous prétexte d’empêcher la cohue, elle se rapproche de lui.
— C’est vous? lui chuchote-t-elle à l’oreille. Bon sang,
répondez, arrêtez de jouer au con!
— Excusez-moi, balbutie-t-il, de son étrange voix fluette. On se
connaît? Excusez-moi. Je ne me souviens plus de rien, j’ai été
malade. Le virus… Il m’a bouffé le cerveau. Enfin, je ne me plains
pas, j’ai survécu...
Ana s’éloigne, luttant contre la panique. Si Roundpaper a été
arrêté, les autorités l’ont forcément fait parler, la scopolamine et
ses multiples dérivés n’ont pas été inventés pour les chiens. Les
services secrets n’ignorent donc plus rien de l’endroit où se cache sa
complice. Sa fausse identité ne la protège plus, elle est cuite!
Essayant de conserver une attitude naturelle, elle s’extirpe de
la cohue, mais les prisonniers s’agrippent à elle et, d’une voix
suppliante, lui demandent si elle connaît leurs noms. Roundpaper
ne tarde pas à se joindre aux autres :
— Quel est mon nom? hurle-t-il de sa curieuse voix de fausset.
Je suis qui? Quelqu’un me connaît? Merde! Répondez!
Il bouscule ses voisins, les fait tomber. Cette fois, Ana est
convaincue qu’il ne joue pas la comédie.
Tant bien que mal, elle s’extraie du méli-mélo des corps
enchevêtrés. Joanie se porte à son secours.
A ce moment, Ana aperçoit Magda qui sort de son bungalow
blanc escortée par deux gardes armés qui viennent de débarquer du
convoi. La grosse femme sursaute en l’apercevant et, l’index tendu,
rugit :
— C’est elle! C’est elle l’espionne que vous cherchez!
Ana, empêtrée dans la foule des malades, n’a pas le temps
d’ébaucher un mouvement de fuite. Déjà les hommes en uniforme
noir sont sur elle, l’immobilisant.
— Arrête de gigoter, sale garce, grogne l’un d’eux. T’es cuite!

206
Ils connaissent leur métier, leur poigne est d’acier. Ana a beau
faire, elle échoue à dénouer l’étreinte. Une souffrance à la limite de
la luxation lui déchire les articulations des coudes et des épaules.
C’est alors que son attention est attirée par une ombre fauve
qui coule au ras du sol, surgie de nulle part.
Elle entend, dans sa tête, une voix féroce hurler :
— Lâchez immédiatement cette femme, elle est placée sous la
protection de la communauté immatérielle dont les lois ont
préséance sur les vôtres!
C’est le coyote. Il se tient, arqué sur ses pattes, le poil hérissé
sur l’échine, les crocs découverts tel un molosse qui s’apprête à
mordre.
Soudain, Ana sent une force invisible converger vers elle,
comprimer ses tympans, et lui percer le cerveau d’un trait de feu.
Cette force se scinde en deux, chaque moitié prenant pour cible l’un
des gardes. Les hommes se cabrent à s’en briser les reins tandis que
le sang leur jaillit des orbites, de la bouche et des oreilles. Ils
s’écroulent, en proie à d’horribles convulsions qui provoquent une
panique générale chez les patients, rendant toute intervention
impossible.
Alors, se tournant vers Ana, le coyote dit :
— Suis-moi.
Et il se met à galoper. La jeune femme s’élance dans son
sillage, sans plus réfléchir. Elle vient de passer à l’ennemi.

Un quart d’heure plus tard, à bout de souffle, elle s’effondre au


sommet d’une colline. Les battements de son cœur lui emplissent la
tête. Le coyote s’approche et passe sa langue sur le visage en sueur
de la jeune femme.
— Ce n’est plus la peine de courir, dit-il. Ils ne te poursuivront
pas, ils ont trop peur pour oser s’aventurer sur notre territoire. Tu
es sous notre protection désormais.
Ana est si épuisée qu’elle ne s’étonne plus de rien.

36.
Dans les jours qui suivent, Ana découvre que les pseudo
humains (ainsi a-t-elle décidé de les appeler) ne dorment pas, ne
mangent jamais, n’ont ni froid ni chaud et ignorent toute fatigue. En
revanche, ils bougent, sautent, courent énormément. Elle ne peut

207
s’empêcher de les comparer à de jeunes enfants lâchés dans une
cour de récréation. Comme ils ne savent pas parler, ils expriment ce
qu’ils éprouvent en poussant de longs hurlements. Ce concert a
quelque chose d’effrayant car il évoque une bataille, un massacre,
une boucherie ininterrompue. Ana, ne pouvant s’y habituer, échoue
à fermer l’œil. Dès qu’elle s’abandonne au sommeil, une nouvelle
vocifération la fait sursauter et, comme elle éprouve le plus grand
mal à se rendormir, l’épuisement la mine.
Il lui arrive de reconnaître, parmi ces créatures, des
pensionnaires du camp dont elle s’occupait il y a encore une
semaine. Aujourd’hui, à force de se rouler dans la boue, d’escalader
les rochers, ils sont d’une saleté repoussante, et leurs vêtements en
loques dégagent une puanteur qui semble les ravir.
— Toute sensation est pour nous merveilleuse, a répondu le
coyote alors qu’Ana essayait d’attirer son attention sur le problème.
Nos goûts ne sont pas les vôtres. Certains fauves aiment la viande
pourrie, non?
— Peut-être, a-t-elle répliqué, mais si vous avez l’intention de
vous mêler incognito aux humains il va falloir revoir votre cadre de
référence.
— J’en ai bien conscience, a soupiré l’animal. Sois patiente,
pour l’instant les miens sont dans l’exubérance de la découverte. Ils
ignoraient tout cela et cèdent à l’ivresse de la nouveauté, cela
passera.
Ana n’en est pas convaincue. Elle se demande au contraire si
ces emportements ne vont pas ouvrir la porte à une certaine forme
de folie, voire d’autodestruction.

Les congénères du coyote ayant découvert que la souffrance


cause des sensations extrêmes, ne cessent de se frapper les uns les
autres tels des boxeurs atteints de démence. Nez et arcades
sourcilières éclatent, les mâchoires se déboîtent ou se brisent, les
dents volent, tout cela au milieu de grands rugissements de rire.
Parfois, les combattants roulent sur le sol et se mordent,
arrachant de pleines bouchées de chair à leur adversaire.
Au début, Ana a été tentée d’intervenir, le coyote l’en a
dissuadée.
— Laisse, a-t-il soupiré. L’énergie dont ils débordent va les
auto-réparer, quelle que soit la gravité des blessures.

208
Il ne ment pas. La jeune femme a pu, de ses yeux, constater
que les plaies se refermaient, que les os brisés se ressoudaient au
bout d’une ou deux minutes.
— Cela ne nous coûte qu’un peu d’énergie a expliqué l’animal.
Et nous en avons beaucoup en réserve.
— Vous êtes donc immortels? a souligné Ana.
— Non, pas vraiment. Mais la puissance qui nous anime met
longtemps à s’épuiser.
— C’est quoi longtemps ?
— Trois mille de vos années, environ. Nous nous sommes
ennuyés si longtemps… Tu comprends pourquoi les miens
s’abandonnent à de tels débordements.
— Mais toi… Tu as choisi de t’installer dans le corps d’un
animal. Pourquoi?
— J’ai tout de suite compris que les sens des animaux étaient
beaucoup plus aiguisés que les vôtres. J’entends, je sens, je vois
mieux que toi. Je cours plus vite, je peux sauter plus haut. Je résiste
mieux au froid, à la faim, à la maladie. Les animaux — quoique vous
les méprisiez — vous sont très supérieurs, en vérité. Habiter cette
carcasse me permet de l’étudier de l’intérieur et de manière
approfondie. Autre avantage non négligeable : le cerveau des bêtes
n’est pas encombré de pensées complexes et contradictoires,
comme le vôtre : regrets, hontes, remords... Il se réduit à quelques
schémas de comportements instinctifs. Il nous est beaucoup plus
facile de nous y installer. Peu de ménage à faire.
— Pourquoi avoir pris les humains pour cibles, alors?
— Parce que les animaux vivent moins longtemps que vous,
cela nous aurait obligés à déménager trop souvent. Et puis vous
avez des mains, des doigts opposables… Cela permet une bien
meilleure prise sur l’environnement, et aussi la fabrication
d’artefacts spécifiques.

Afin d’améliorer ses conditions de vie sur la colline, Ana a dû se


construire une hutte de branchages. Elle n’est pas capable, en effet,
de rester des heures sous une pluie battante et glacée, comme le
font les pseudo humains en provenance du camp de regroupement,
et dont le nombre augmente chaque jour.
Ce qui n’était au début qu’un clan deviendra un bourg, un
village, bientôt une cité… La jeune femme se demande quand cela

209
s’arrêtera. Cette population ne cesse de l’épier, d’imiter ses gestes.
Certains s’efforcent d’apprivoiser leurs cordes vocales et de répéter
les mots qu’elle prononce sans produire autre chose qu’un
charabia.
Bien qu’ils n’aient nullement besoin de manger, chaque fois
qu’Ana s’apprête à cuire un lapin que le coyote a déposé à ses
pieds, une foule curieuse fait cercle autour de la hutte. L’action qui
consiste à mettre des aliments dans sa bouche, à les mâcher pour
mieux les avaler, les hypnotise. Les plus hardis tentent de l’imiter et
mastiquent de l’herbe... ou des cailloux, quitte à se briser les dents.
Ils ont très vite compris que remplir un corps a pour
conséquence de stimuler les fonctions excrétoires, chose qui les
amuse au plus haut point. Uriner, déféquer, est devenu pour eux un
jeu hilarant qu’ils pratiquent en groupe. Les quantités émises
décident de qui sera le gagnant. Le jeu se concluant inévitablement
par une bataille d’excréments. Quant à la masturbation et aux
orgies, la pratique commence à se développer, aussi Ana s’en tient-
elle éloignée.
— Il va te falloir les prendre en main et les éduquer, a décidé le
coyote. Leur apprendre à parler, à se comporter. Dans l’avenir ils
devront être en mesure de se fondre parmi les vrais humains. On ne
peut pas les laisser se conduire ainsi.
— Pourquoi devraient-ils parler? s’est étonnée Ana. Vous
communiquez par télépathie! Je t’entends très bien dans ma tête.
— Toi, peut-être, mais la plupart des gens de ton peuple ne le
supporteront pas. Leur cerveau éclatera. Les miens doivent
apprendre à vocaliser. Je vais leur ordonner de t’obéir. Tu seras leur
professeur d’humanité. Tu leur enseigneras à donner le change. Tu
formeras des maîtres qui, à leur tour, éduqueront les nouveaux
arrivants.
— Je n’y arriverai jamais, vous êtes déjà trop nombreux!
— Mais si, tu seras étonnée par nos capacités d’assimilation.

Le coyote n’a pas menti. Passé l’exubérance des premiers


jours, les pseudo humains se révèlent des écoliers surdoués. Leurs
dons d’imitation sont prodigieux, ils peuvent contrefaire n’importe
quelle voix et assimiler l’essentiel d’une langue en une semaine.
C’est ainsi qu’Ana leur enseigne l’anglais, l’espagnol, le brésilien,
l’arabe, l’allemand, le japonais… bref tous les idiomes avec lesquels

210
elle s’est plus ou familiarisée au cours de ses affectations militaires.
Viennent ensuite les cours de civilisation. La manière de
s’habiller, les coutumes, les erreurs à éviter. Très vite, la jeune
femme est en mesure de se faire aider par ses meilleurs élèves qui,
à leur tour, entreprennent d’éduquer leurs semblables.
Ce travail lui laisse peu de temps libre, et c’est tant mieux car
elle est parfois prise d’angoisse à l’idée de ce à quoi elle collabore.
Elle connaît un bref moment de panique lorsqu’un jour
débarque le Gnome. Mais elle constate rapidement qu’elle n’a plus
en face d’elle que le corps de Mortimer Roundpaper. L’amnésie l’a
privé de ses souvenirs. Une entité immatérielle l’habite désormais
et s’est appliquée à balayer les scories personnelles laissées par
l’ancien locataire.

Deux mois s’écoulent, étranges, épuisants.


Un soir de lassitude, elle demande au Coyote :
— Combien de temps cela va encore durer?
— Rassure-toi, ce sera bientôt terminé, répond l’animal qui
paraît inhabituellement soucieux. Je suis arrivé au terme de mon
étude.
— Et donc?
— Et donc je pense que l’être humain ne constitue pas le
logement idéal pour les miens. Je vais devoir envisager de les faire
déménager.

37.
— Quoi? s’insurge Ana. Après tout le boulot que j’ai fourni?
Merde! Tu oses me dire que ça n’a servi à rien?
— Calme-toi, fait l’animal, suis-moi, je vais te montrer.
La jeune femme emboîte le pas au coyote qui trottine au flanc
de la colline pour gagner la plaine. Là, autour d’un maigre feu de
camp, une douzaine d’individus font cercle, ramassés sur eux-
mêmes. Leurs cheveux sont gris, leur peau ridée, leurs muscles
flasques.
— Tu ne les reconnais pas, hein? lance le coyote. Et pourtant
c’étaient encore tes élèves il y a un mois.
Ana s’approche des vieillards qui ne réagissent pas. Certains
marmonnent, d’autres ne peuvent maîtriser les tremblements de
leurs mains.

211
— Qu’est-ce que ça veut dire? souffle la jeune femme. Le camp
de regroupement refuse les sujets de plus de quarante ans. On n’a
pas pu nous envoyer des gens de cet âge…
— Si, mais quand ils nous ont rejoints sur la colline, ils étaient
jeunes.
— Alors quoi?
— L’énergie qui s’est installée en eux au moment du troc était
trop puissante, répond l’animal. La flamme si vive qu’elle les a
consumés de l’intérieur. Ils ont vieilli en accéléré. J’ignorais que ça
se produirait aussi vite. Je comptais sur une vingtaine d’années
d’usure progressive. Vingt ans au bout desquels l’entité occupante
devrait envisager de changer de logement… Je me suis trompé. Ça
va beaucoup plus vite que prévu. D’ici trois mois nous serons
entourés de vieillards. Les miens seront furieux! Ils n’ont jamais
envisagé de vivre dans un corps sénile, dégradé par les infirmités. Ils
m’accuseront de les avoir trompés.
Ana se tourne vers le coyote.
— Mais toi, murmure-t-elle, ton poil n’a pas blanchi, tu n’as
pas perdu tes crocs…
— Exact, mais moi je suis resté à l’intérieur d’un animal et j’ai
pris soin de mettre mon énergie en veilleuse. Je ne me suis jamais
livré aux débauches d’activité dont tu as été témoin. Cela vient
confirmer ce dont je te parlais : les animaux sont plus résistants que
les hommes, et cela même si leur vie est plus courte. Les humains
sont fragiles. Notre énergie les consume en accéléré. Pour
combattre les maladies, les fractures, les plaies de toutes sortes,
l’énergie a dû grimper en puissance, et les corps de tes semblables
n’ont pas résisté à cette surchauffe. C’est un peu comme une
bouilloire qui fondrait parce que le feu allumé sous son cul aurait
atteint la puissance du soleil.
— On ne peut vraiment rien tenter pour les… réparer? hasarde
Ana.
— Non. Ces logements sont inhabitables, ceux qui les occupent
doivent déménager de toute urgence.
— Ceux qui les occupent?
— Oui, les miens. Je vais devoir trouver où les reloger. S’ils
sont mécontents nous allons au devant d’une catastrophe. Il n’est
pas dit que votre planète y survive.
Ana refoule sa colère et l’envie qui lui vient de décocher un

212
coup de pied dans le ventre du coyote.
Celui-ci, après un moment de réflexion, déclare :
— Si quelqu’un peut nous aider c’est Arlon. Il nous a toujours
bien servi dans le passé. C’est grâce à nos suggestions qu’il a pu
inventer le gaz d’amnésie et la calcification. Sans nous il serait resté
un scientifique de seconde zone, tout juste bon à fabriquer du
dentifrice ou des produits de beauté.
— Arlon doit déjà être mort à l’heure qu’il est. Tu sais que je
l’ai poignardé. Aux dernières nouvelles il agonisait dans une
clinique secrète.
Le coyote s’ébroue et se mord la cuisse pour se débarrasser
d’une puce importune.
— Arlon est vivant, assure-t-il. Arlon est notre créature, même
s’il n’en sait rien. Il y a bien des années, lorsqu’il était jeune, nous
avons implanté un noyau d’énergie dans son cerveau.
— Pourquoi?
— Parce qu’il nous semblait plutôt créatif… et dénué de
morale. Nous avons en quelque sorte dopé son intelligence,
l’amenant au bord du génie. C’était un pari risqué. La plupart des
savants que nous avions soumis à ce régime étaient morts d’un AVC
peu de temps après, ou avaient sombré dans la folie. Arlon, lui, a
tenu le coup. Il est, certes, un peu dérangé, mais a tenu ses
promesses. Je te le répète: c’est sur nos ordres qu’il a crée le gaz
d’amnésie, même s’il l’a longtemps ignoré. Cela faisait partie du
plan d’invasion.
— Il n’est pas mort? Tu en es sûr?
— Oui, l’énergie infusée en lui s’est chargée de le réparer,
comme tu dis. A l’heure actuelle il doit être sur pied. Tu vas aller le
trouver pour lui soumettre notre problème. Parle-lui des animaux.
Du transfert dans une espèce plus solide…
— Jamais de la vie!
— Mais si, tu le feras parce que tu sais qu’il n’existe pas d’autre
solution. Quand ceux de mon peuple vont s’apercevoir que leur
habitation se dégrade trop vite, ils en changeront spontanément et
iront infester un autre humain, puis un autre, puis encore un autre…
et cela dans tous les pays, jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur la Terre
qu’une population de vieillards à l’agonie. Ils n’hésiteront pas, tu
sais? Ils sont devenus trop dépendants de la Sensation pour
accepter d’y renoncer. C’est ce que tu veux : une partie de saute-

213
mouton d’une cervelle à l’autre?
— Non, admet Ana, vaincue. Mais le FBI et la CIA me
tomberont sur le dos dès que je quitterai la colline.
— Sûrement pas. Je donnerai les ordres qui conviennent.
— A qui? Au président?
— Oui, il n’aurait jamais été élu sans notre appui. Il nous doit
tout. Il fera ce qu’on lui ordonnera.

Le lendemain, Ana descend de la colline une boule au creux de


l’estomac. Ses vêtements sont raides de crasse et déchirés. Elle
s’avance vers le camp, persuadée que les gardes vont se jeter sur
elle pour la plaquer au sol. Il n’en est rien. Quand elle franchit
l’enceinte un grand silence se fait. Le personnel s’enfuit. Les vigiles
détournent les yeux.
Elle en profite pour entrer dans les douches et se récurer à
fond. Quand elle s’estime propre, elle se rend au magasin
d’habillement et enfile l’une des combinaisons qu’on réserve aux
pensionnaires. Enfin présentable, elle remonte la travée entre les
baraquements, et surprend le visage bouffi et livide de Magda
derrière une fenêtre. Se voyant découverte, la directrice cherche
refuge dans la pénombre de la pièce. Ana sourit. Tous sont
manifestement persuadés qu’elle n’est plus vraiment humaine et
qu’un immatériel loge désormais dans son crâne. Un immatériel aux
pouvoirs exorbitants. Si elle avait le temps elle s’offrirait le plaisir
de les terrifier, mais elle s’aperçoit qu’une berline d’allure très
officielle l’attend à l’orée du camp. Un homme en costume noir, les
yeux dissimulés par des lunettes à verres miroirs lui ouvre la
portière sans prononcer un mot.
Anna s’installe sur la banquette arrière. L’homme tourne la clef
de contact. La berline s’élance. Au bruit des pneus sur les cailloux,
Ana devine qu’il s’agit d’un véhicule blindé réservé aux ministres.
Le trajet est si monotone, et elle est si fatiguée, qu’elle finit par
s’assoupir. Un coup de frein la réveille en sursaut.
— Vous êtes arrivée, Madame, décrète l’homme en noir. Je
n’ai pas le droit d’aller plus loin. Suivez ce monsieur, il vous mènera
là où vous devez aller.
Effectivement, un quinquagénaire en blouse blanche, chauve
et hautain, s’avance pour lui ouvrir la portière. Il affiche cette
physionomie caricaturale qu’on prête aux savants dans les BD.

214
S’agit-il d’une sorte de private-joke?
Ana obéit. L’espace d’une seconde elle se demande si elle n’est
pas tombée dans un piège. Le bonhomme aux allures de laborantin
va sans doute la conduire dans une cave pour lui tirer une balle
dans la nuque… Non?
Elle se trompe. Au lieu de cela, l’homme la mène au premier
étage, là où Arlon, en robe de chambre, encore plus maigre qu’à
l’accoutumée, l’attend en sirotant un café.
— Ah! ricane-t-il, voilà donc mon assassin! Cela sert donc à
quelque chose de revenir d’entre les morts!
Le chauve en blouse blanche se retire discrètement.
— Je suis envoyée par… commence Ana, mais Arlon lève une
main péremptoire.
— Pas de nom, lâche-t-il, je sais par qui.
La jeune femme se demande s’il fait allusion au Président des
USA ou au coyote infesté de puces. Indécise, elle préfère entretenir
le doute.
— Sachez, mon enfant, que je ne vous tiens nullement rigueur
de m’avoir poignardé, déclare Arlon. On ne s’en prend qu’aux
grands hommes, pas vrai? Vous n’aviez pas toutes les cartes en
main et vous pensiez bien faire. N’en parlons plus. D’après ce que
j’ai compris, un problème beaucoup plus grave nous occupe. Parlez
sans crainte, ma chère.
Alors, pendant trois quarts d’heure, Ana lui narre ses aventures
des derniers mois. La gorge sèche, elle arrive enfin aux exigences du
coyote : loger les Immatériels non plus dans des corps humains,
mais à l’intérieur d’animaux.
Arlon fait la moue et reste silencieux une vingtaine de minutes.
Des tics nerveux agitent son visage émacié.
— Ça ne fonctionnera pas avec des animaux de petite taille,
finit-il par grogner. Le résultat sera le même. L’énergie des
Immatériels les fera vieillir en accéléré. Un chien, au lieu de vivre
dix ans mourra en sept ou huit mois. Non… Il faudrait avoir recours
à des bêtes énormes, des éléphants par exemple, des baleines.
Évidemment, des dinosaures seraient parfaits, mais on n’en a plus
sous la main, et en recréer serait trop aléatoire. Je suppose que nos
amis Immatériels sont plutôt impatients… Il leur faut donc trouver
une solution rapide.
— Ce serait effectivement mieux, siffle Ana acerbe. Ils

215
menacent déjà de sauter d’un corps à l’autre jusqu’à ce que toute la
planète ne soit plus peuplée que de vieillards à l’agonie.
— Oh! Je ne doute pas qu’ils en soient capables. Leur empathie
à notre égard est très semblable à celle que nous réservons aux
cafards. Mais laissez-moi réfléchir… J’ai peut-être quelque chose qui
pourrait fonctionner… Un vieux projet mis de côté faute de temps.
— Qui consisterait en…?
— Oh! un truc sur les hormones de croissance. Un machin qui
permettrait d’augmenter la masse tissulaire… Mais il faudrait être
certain que ça fonctionne sur la durée.
— Si vous m’expliquiez un peu, je serais à même de faire
patienter nos visiteurs.
— Bon, si vous insistez. Disons, pour simplifier de manière
outrancière, qu’il s’agirait de fabriquer des géants.
— Des géants?
— Oui, le produit déclenche une prolifération cellulaire et
tissulaire qui permet à un simple lapin de devenir aussi gros qu’un
bœuf. Un animal d’un tel volume résisterait beaucoup mieux à
l’usure causée par l’énergie des Immatériels. Imaginez que je
réussisse à doubler, voire à tripler la taille d’un éléphant. Les
Immatériels pourraient loger à l’intérieur de cette habitation
pendant des dizaines d’années. Au fil du temps, l’animal perdrait
néanmoins de sa masse tissulaire, c’est inévitable, mais resterait
néanmoins habitable. A l’époque j’ambitionnais, par ce processus,
de résoudre le problème de la faim dans le Monde. Vous imaginez
cet apport de viande? Et puis, en poussant l’analyse, je me suis
rendu compte que cette foutue viande était dépourvue de pouvoir
nutritif. Bref, elle ne servait pratiquement à rien. Pour survivre il
aurait fallu en consommer d’énormes quantité chaque jour. Cela
équivalait à avaler un bœuf entier à chaque repas, os compris.
— Vous pourriez réellement faire ce genre de truc? souffle la
jeune femme, méfiante.
— Oui, je crois. Je me rappelle que, pour m’amuser, j’avais pris
une souris et l’avais fait grandir jusqu’à la taille d’une vache. Ensuite
elle a explosé, mais bon, j’avais un peu forcé, je l’admets. Si je m’y
remettais, sérieusement… En affinant le sérum...
— Alors pensez-y. Sérieusement, martèle Ana. Parce que vos
amis d’outre espace ne me semblent pas très patients. Ils comptent
sur vous pour les tirer d’embarras, et vous feraient payer cher un

216
éventuel échec.

38.
Dès le lendemain Ana est installée dans un appartement au
premier étage. Elle ne manque de rien mais s’ennuie ferme. Le
service est impeccable, la nourriture de qualité. En outre elle a
accès à un gymnase privé où elle peut entretenir sa forme physique.
Le reste du temps, elle suit les informations télévisées.
Les médias continuent à véhiculer la fable de la fièvre
calcifiante contre laquelle on cherche en vain un vaccin plus
performant que celui actuellement inoculé. Le nombre des décès
grimpe en flèche, touchant principalement les communautés
démunies. La réduction de population prend de l’ampleur, et cela
dans tous les pays. On dépassera bientôt les deux milliard de
morts… ou plutôt de “ statues ”. Grâce à cette impressionnante
quantité de défunts le spectre d’une future famine s’éloigne. Il
semble qu’on va pouvoir nourrir la population mondiale pendant
encore quelques dizaines d’années. C’est toujours ça de pris. Il faut
voir le bon côté des choses, n’est-ce pas?
Parfois, en fin de journée, elle descend chez Arlon pour savoir
où en sont ses travaux. Perdu dans ses pensées, le vieillard semble
ne pas remarquer sa présence.
Un soir, dans l’espoir de meubler un silence qui devient pesant,
elle demande :
— Soyez franc. Avez-vous eu conscience, à un moment
quelconque, que les Immatériels avaient implanté un noyau
d’énergie dans votre cerveau?
Arlon grimace.
— Je mentirais si je disais non, soupire-t-il. J’ai eu, parfois,
l’impression que… je n’étais pas tout seul dans ma tête, si vous
voyez ce que je veux dire. Une sensation fugitive que, pour me
rassurer, j’attribuais au surmenage intellectuel. Je pense que cela se
produisait quand ils boostaient mon esprit pour l’amener à
résoudre des problèmes complexes. Le fameux Eurêka d’Archimède
est probablement dû à un semblable coup d’accélérateur. Je crois
qu’ils ont toujours été là, depuis le début du Monde, essayant, en
secret, de nous façonner… Nous sommes la boîte à outils dans
laquelle ils puisent aujourd’hui pour se réparer. Rien de plus. S’ils
m’ont maintenu en vie si longtemps, c’est parce qu’ils ont besoin de

217
moi. Ils m’ont ressuscité parce que je suis un réparateur compétent.
Le vieil homme fait une pause, le temps de se verser une autre
tasse de café. Il semble amer, désabusé.
Baissant inutilement la voix, il reprend :
— On ne peut pas leur faire confiance, ne prenez jamais ce
qu’ils racontent pour argent comptant. En médecine, on apprend
que lorsqu’un corps est privé de toute sensation, il ne perçoit plus
ses limites : mains, pieds, etc. Aussitôt, le cerveau, qui perd ses
repères, est envahi d’hallucinations. On appelle ça les états de
conscience altérée. Si la chose dure trop longtemps, le sujet sombre
dans la folie. C’est le principe du caisson de privation sensorielle. Le
sujet, enfermé dans l’obscurité, flottant dans l’eau salée, et
n’entendant aucun son, se met peu à peu à délirer. A une époque
c’était devenu une mode alimentant des théories psychédéliques
absurdes : le retour au monde primal, à l’instinct des premiers âges,
aux scènes originelles ayant engendré des psychoses, et autres
conneries…
Arlon s’interrompt. Les tics agitant ses muscles faciaux se font
plus saccadés. Il hésite à continuer.
— Je ne devrais pas en parler, souffle-t-il, mais je crois que les
Immatériels sont restés beaucoup trop longtemps privés de
sensations palpables. En réalité, ils n’ont jamais eu conscience de
leurs limites corporelles puisque en tant qu’énergie pure, ils en sont
privés.
— Et donc?
— Et donc ils ont fini par sombrer dans la folie. Ils sont raides
dingues, condamnés à vivre dans l’abstraction, à élaborer des
théories de plus en plus abstruses. Quelques uns d’entre eux en ont
pris conscience. Ils ont compris qu’il leur fallait trouver un remède,
et ce remède consiste à renouer avec la sensation corporelle.
Enfermés dans un organisme percevant ses limites, ils se
normaliseront, ils guériront et échapperont au tourbillon de folie
dans lequel ils se débattent. Voilà l’unique raison pour laquelle ils
nous envahissent. Nous sommes là pour les soigner, nous sommes
leur médicament… et leur ultime chance de ne pas sombrer à jamais
dans la schizophrénie.

Les jours suivants, Ana surveille depuis sa fenêtre les allées et


venues des livreurs chargés de cages contenant des lapins, des

218
chiens, des singes. Elle comprend qu’il s’agit de cobayes. Et quand
elle voit la cheminée de l’incinérateur se mettre à fumer, elle
constate que les tentatives d’Arlon ont encore échoué. Tout cela
n’est guère rassurant. A plusieurs reprises, alors qu’elle essaye
d’obtenir des renseignements, le vieillard la rabroue.
— Ça ne tient pas! finit-il par cracher. La masse tissulaire
augmente sans problème, l’animal double ou triple de volume mais
finit par se liquéfier. Je dois arriver à rendre cela permanent. La
stabilité, c’est ça le problème.
Trois jours plus tard, il grogne :
— La masse tissulaire se développe inégalement, elle finit par
écraser les organes vitaux : les poumons, le cœur. J’ai beau me
creuser la tête, je n’entrevois aucune solution.
Pendant ce temps, le cortège des livreurs d’animaux
s’intensifie. Plus de lapins ou de singes, à présent Ana voit défiler
des vaches, des chevaux. Puis la cheminée recommence à fumer, à
fumer…
Le temps passe, il y a déjà quinze jours qu’elle est cloîtrée dans
la clinique secrète. Enfin, un matin, Arlon fait irruption dans sa
chambre, les traits tirés, les yeux bouffis.
— Je crois que ça y est! exulte-t-il. Vous pouvez annoncer au
coyote que je viendrai personnellement lui livrer le sérum. Ça va
marcher. La prolifération cellulaire est stable et harmonieuse. J’ai
réussi à multiplier par trois le volume d’une vache. Elle tient à peine
dans la salle d’expérimentation! Il va falloir la découper en
morceaux pour l’en extraire si on attend trop longtemps. Elle est en
parfaite santé, et elle donne même du lait!

Dès le lendemain, un hélicoptère dépose Ana au pied de la


colline. Après s’être frayé avec difficulté un chemin au milieu de la
foule des pseudo humains qui continuent à s’agiter, elle rejoint le
coyote au sommet du monticule. Quand elle lui transmet le
message d’Arlon, l’animal ne manifeste aucun enthousiasme. Les
yeux mi-clos, il semble absorbé dans ses réflexions.
— Avant toute chose, dit-il enfin, il est bon que tu saches toute
la vérité à notre sujet. Je suis au courant de ce qu’Arlon t’a raconté,
il l’ignore mais je reste en liaison permanente avec son cerveau.
Contrairement à ce qu’il prétend, il n’a pas percé notre secret. Ce
secret, je vais te le révéler à présent… C’est vrai, nous n’avons pas

219
de limites corporelles comme vous autres, Terriens. Nous sommes
faits d’une énergie volatile, très puissante, informelle... mais où
Arlon se trompe, c’est que cette absence de limites ne nous a pas
rendus fous. Le danger est ailleurs. Notre constitution est dominée
par un tropisme : le besoin de s’agglomérer pour ne plus former
qu’un unique noyau d’une puissance effrayante.
“ Or cette obsession croît en nous avec le temps. Au fil des
siècles, elle devient irrépressible. Nous éprouvons de plus en plus le
désir de nous fondre les uns dans les autres… De nous additionner
pour ne plus constituer qu’un grand Tout. Et c’est justement là que
réside le danger. En nous agglutinant, nous finirions par atteindre la
masse critique… Se produira alors une explosion semblable à celle
qui a donné naissance à votre soleil. Elle anéantirait toute vie à des
millions de kilomètres à la ronde. Votre planète serait stérilisée par
cet ouragan de feu, et tout ce qui existe à sa surface changé en
cendre.
Ana recule instinctivement. Les yeux du coyote lui paraissent
plus brillants qu’à l’ordinaire, comme si des flammes y dansaient.
— Le seul et unique moyen d’éviter la catastrophe, reprend
l’animal, c’est pour nous de demeurer fragmentés. De pérenniser la
dispersion. De ne pas céder au besoin d’union. De là est née l’idée
de nous enfermer volontairement dans un environnement limité.
Dans l’équivalent organique d’une geôle. Un corps humain, par
exemple, puis de nous éparpiller à travers le Monde pour ne plus
subir l’attraction qui nous attire les uns vers les autres. En devenant
les prisonniers volontaires de vos corps, nous vous sauverons peut-
être la vie. Les sensations qui nous assailliront alors joueront un
rôle distractif. Elle nous occuperont l’esprit, l’éloignant de notre
obsession originelle. Maintenant, tu sais tout. Depuis des siècles,
nous sillonnons l’espace, essayant par tous les moyens de repousser
la fatalité. Si nous échouons à vivre dans les corps que vous nous
offrirez, le pire se produira. Voilà telle que se présente la situation
aujourd’hui : nous serons vos détenus, vous serez notre prison.
— Mais tu dis que les corps humains sont trop fragiles…
souligne Ana.
— C’est exact, je me suis trompé, je vous avais surestimés. La
solution viendra sans doute des animaux, plus résistants, surtout si
Arlon est parvenu à accroître leur masse. Un éléphant constitue une
prison plus solide qu’un simple être humain, comprends-tu? Je sais

220
que vous avez inventé un proverbe : l’union fait la force, mais dans
notre cas, c’est exactement l’inverse : l’union fait la mort. Nous
devons à tout prix nous isoler les uns des autres. Vivre une
existence de reclus à l’intérieur d’un organisme de chair, si
imparfait soit-il.
Ana ne réplique pas; elle devine chez le coyote une humeur
sombre qui ne présage rien de bon.
— Arlon sera là demain, conclut-elle. Il apporte le sérum ainsi
que des animaux échantillons pour vous donner une idée de la
masse tissulaire qu’on peut espérer obtenir sans courir le risque de
voir les chairs éclater.
Le coyote émet un grognement mais, contrairement à son
habitude, n’ébauche aucun mouvement pour la raccompagner. Elle
en conçoit un malaise. Des tensions se seraient-elles déclarées à
l’intérieur de la colonie des Immatériels réincarnés?
Elle entreprend de descendre le versant de la colline qui
évoque de plus en plus un bidonville avec ses masures constituées
de bric et de broc, leurs toits de tôles récupérées dans les
décombres de l’usine sidérurgique. En faisant l’apprentissage des
sensations épidermiques, les Immatériels ont également fait
connaissance avec le froid et les désagréments des averses
diluviennes. Il n’est pas impossible que certains d’entre eux n’aient
guère apprécié, d’où une grogne larvée qui pourrait dégénérer en
contestation.
Au même moment elle croise Morti Roundpaper qui, à demi
nu, poursuit un de ses congénères en riant aux éclats. Le caractère
puéril de cette hilarité met la jeune femme mal à l’aise. La
rencontre n’a duré que trois secondes, mais lui a permis de
remarquer que la barbe, sur les joues du gnome, a déjà viré au gris.
Elle soupire. Inutile de se prendre la tête! La situation est déjà
bien assez compliquée!

Une fois dans la plaine, elle gagne le camp de regroupement.


Elle tombe sur Joanie qui s’efforce de conduire une colonne
d’amnésiques fraîchement débarqués vers l’un des baraquements.
— Alors? lui demande celle-ci, ça y est, tu es devenue
quelqu’un d’important? Les extraterrestres te protègent? Tu
collabores?
— Parce que ce n’est pas ce que vous faites tous, ici? rétorque

221
sèchement Ana. Quand tu auras trouvé le moyen de faire
autrement, préviens-moi, mais pour le moment je me contente de
gagner du temps, c’est tout.
Puis elle tourne le dos à son ex-collègue et franchit le seuil du
bungalow d’habitation. En réalité, elle ne sait pas où elle en est. Elle
se fait l’effet d’une naufragée portée par le courant, et qui essaye
de se maintenir comme elle peut à la surface en espérant qu’un
canot de sauvetage apparaîtra à l’horizon… Tout ça n’est pas bien
glorieux, mais le moyen de faire autrement quand le Gouvernement
lui-même est à la botte des envahisseurs et ment effrontément à
ses électeurs?
Elle s’étend sur le lit et s’absorbe dans la contemplation des
poutres du plafond. Elle n’a confiance ni en Arlon ni en ses tours de
magie. Lors de leur dernière entrevue, le savant lui a paru vieilli,
peu sûr de lui, dissimulant ses angoisses sous une jactance de
façade. D’ailleurs, il ne lui a jamais permis de constater de visu le
résultat de ses manipulations génétiques.
Elle met longtemps à s’endormir. Son instinct lui souffle que la
fin est proche.
Le soleil la réveille. Elle découvre qu’elle a dormi tout habillée,
ses vêtements sont chiffonnés. Tant pis. La faim lui tord l’estomac
mais elle n’a pas le courage de se rendre au réfectoire pour
affronter les regards désapprobateurs de ses anciens collègues. Au
reste, ce n’est pas réellement ses contacts avec les Immatériels que
les employés du camp lui reprochent, mais plutôt sa fulgurante
ascension à un poste qui les réduits, eux, au rang de subalternes. De
la jalousie, quoi! Qu’ils aillent au diable!
Embusquée à la fenêtre, elle attend l’arrivée d’Arlon et de sa
colonne blindée.
Deux heures plus tard, la fameuse berline noire entre le camp
suivie d’un énorme camion et d’une escorte armée. Les gardes
entreprennent de sécuriser les lieux en cantonnant personnel et
patients à l’intérieur des baraquements. Ces précautions prises,
Arlon descend de la berline. Il est vêtu d’un costume gris qui
accentue son extrême maigreur. Son visage est de la même couleur
que l’étoffe du vêtement. Il paraît si frêle qu’une simple bourrasque
aurait beau jeu de le renverser. Ana sort du bungalow pour aller à
sa rencontre.
— Ah! Voilà notre héroïne! caquette le vieillard en avançant

222
d’un pas mal assuré. Comme convenu, je livre la marchandise : trois
hectolitres de sérum et quelques cobayes destinés à convaincre
notre client de l’efficacité de mon hormone de croissance
suractivée. Où sont nos interlocuteurs? Je ne vois aucune
délégation…
Ana lui explique qu’ils vont devoir se rendre au sommet de la
colline et se montrer diplomates car le coyote ne paraît pas de
bonne humeur.
— Quel coyote? s’étrangle Arlon. Rassurez-moi, c’est un
surnom? Il ne s’agit pas d’un véritable animal? Si? Quand vous
parliez de coyote, je croyais que c’était un surnom comme en
portent les révolutionnaires d’Amérique Latine ou les bandits
mexicains dans les westerns. Il ne va pas nous mordre, au moins?
Ana le rassure comme elle peut. Sitôt qu’ils sont installés dans
la berline blindée, la colonne s’élance à l’assaut du dôme dont les
versants disparaissent maintenant sous une profusion de cabanes
aux toits de tôle rouillée. On dirait qu’un animal gigantesque se
tient là, tapi, l’échine recouverte d’un caparaçon d’écailles oxydées.
Les pseudo humains, eux, se sont massés de part et d’autre de
voie d’accès, la plupart en haillons, cheveux et barbes hirsutes.
— Je n’imaginais pas la chose de cette façon… bredouille Arlon
d’une voix éteinte. A quoi rime cette cour des miracles?
Le convoi rencontre beaucoup de difficulté à se garer au
sommet. Comble de malchance, il se met à pleuvoir. L’averse, drue,
ricoche sur les capots des véhicules blindés comme sur un tambour,
rendant toute conversation impossible.
— On ne s’entend plus! pleurniche Arlon.
— Ça n’a aucune importance, fait Ana, rappelez-vous : ils
communiquent par télépathie.
— Certains semblent très… âgés, non? hasarde le scientifique.
— On en a déjà parlé! s’impatiente la jeune femme. L’énergie
qui les habite les use de manière précoce. Elle les consume de
l’intérieur. Ils vieillissent en accéléré. Vous vous rappelez, non?
Arlon bredouille quelque chose d’incompréhensible. Les yeux
écarquillés, il paraît souffrir d’un brusque trou de mémoire.
— Oui, oui, ment-il, c’est juste que…
Mais il ne va pas plus loin.
Il leur faut s’extirper de la berline pour gagner la hutte de
ferraille où le coyote les attend, couché sur un lit de paille.

223
— Alors? lance-il coupant court à la cérémonie des
présentations.
Sa pensée a fusé comme un sabre dégainé du fourreau.
— J’ai tout amené, déclare Arlon retrouvant soudain sa
jactance de bonimenteur. Vous allez être satisfait. J’ai réussi à
tripler la masse tissulaire des animaux, leur couche graisseuse
mettra longtemps à s’amenuiser et…
— Montre-moi, ordonne le coyote en se dressant sur ses
pattes. Tu parles trop, humain. Comme tous tes semblables tu
n’arrives pas à comprendre que la parole est une perte de temps. La
pensée est mille fois plus rapide.
Arlon recule en titubant et sort. L’averse ne met pas longtemps
à tremper son costume. Dehors, les soldats sont nerveux. Ils n’osent
brandir leurs armes mais couvent d’un œil anxieux la foule des
pseudo humains qui les encerclent, chaque minute plus dense.
— Le sérum agit très rapidement, plaide Arlon, et vous en
trouverez plusieurs bidons…
— Tais-toi et ouvre le camion! gronde le coyote. Nous voulons
voir.
Le savant, d’un geste, signifie aux gardes de déverrouiller les
battants du véhicule. Dès que c’est fait, un remugle de litière
souillée et de laine sale frappe Ana de plein fouet, lui arrachant une
grimace.
Alors le museau d’un mouton aussi gros qu’un éléphant adulte
s’en vient flairer l’air du dehors. La bête, bien qu’imposante, paraît
effrayée. Sa laine empeste le suint.
— Vous voyez! triomphe Arlon, il a encore grossi pendant le
voyage! Bientôt le camion sera trop petit pour lui et…
— Nous n’en voulons pas, tranche le coyote. Tu n’as rien
compris, ou plutôt comme à ton habitude tu n’as pas écouté. Ce
n’est pas ce que nous attendions de toi.
— Mais… mais… bégaye le vieux savant. Il… il est énorme, et
d’ici une semaine il le sera encore davantage…
— Tu t’obstines à ne pas comprendre, siffle le coyote. C’est un
animal faible, une victime. Son instinct le porte à obéir. Il n’est pas
armé pour le combat : où sont ses griffes, ses crocs, ses cornes?
Nous voulons un fauve, un prédateur, un animal capable d’assurer
lui-même sa défense en cas d’attaque. Un animal dont le seul
aspect décourage d’éventuels agresseurs. Une bête qui fait peur!

224
Son aspect doit être dissuasif.
— Mais pourquoi?
— Parce que les humains sont stupides et, qu’un jour où
l’autre, ils se diront “ Qu’est-ce qui nous empêchent de chasser ces
lapins et ces moutons géants? ” Que font vos chasseurs, à l’heure
actuelle, sinon massacrer avec des armes terribles des bestioles
sans défense? Et cela pourquoi? Pour rien la plupart du temps sinon
par besoin de jouer au maître en faisant couler le sang. Afin de nous
prémunir contre votre stupidité naturelle nous devons nous
montrer dissuasifs. Bref, vous terrifier pour vous ôter toute envie de
nous porter préjudice. Est-ce clair?
— Mais ces fauves, plaide Arlon, ils dévoreront des milliers
d’humains!
— Deviendrais-tu idiot? riposte l’animal. As-tu déjà oublié que
nous n’avons pas besoin de manger et que seule notre énergie nous
tient lieu de nourriture? Nous ne dévorerons aucun de tes
semblables, cette seule idée suffit d’ailleurs à m’écœurer. Va!
Remballe ton mouton, retourne à ton laboratoire et ne reviens pas
ici avant d’avoir donné naissance à un tigre de la taille de votre
fameuse statue de la Liberté!

39.
S’ensuit un mois de tâtonnements et d’échecs répétés.
Ayant regagné son laboratoire secret, Arlon va de catastrophe
en catastrophe. Les animaux sur lesquels il essaye son fameux
sérum ne sont pas stables. Leur masse tissulaire ne cesse
d’augmenter jusqu’au moment où leur peau se déchire sous la
poussée des muscles et des organes en extension. Parvenu à ce
stade, le cobaye explose, tapissant avec ses viscères en lambeaux
les parois de la salle d’expérimentation. Le plus atroce, c’est que ces
organes déchiquetés continuent à croître alors même que plus rien
ne les rattache à leur corps d’origine.
Le personnel doit batailler ferme pour éviter que les couloirs
ne soient bientôt obstrués par ces masses organiques en constante
dilatation. Deux laborantins, acculés dans un placard, périssent
étouffés. Un intestin se lance à l’assaut des corridors, les
remplissant à une vitesse prodigieuse en dépit des angles formés
par les couloirs. Ana a l’impression de contempler une rame de
métro molle et translucide se ruant dans un tunnel. Arlon tente en

225
vain de diffuser une solution censée arrêter la prolifération
cellulaire. Rien n’y fait, la matière vivante continue à se dilater
pendant une heure, submergeant le bâtiment, puis tout s’arrête.
Les chairs se liquéfient, transformant la clinique en marécage.
— Ça ne tient pas, se lamente le vieillard. Ce n’est pas stable.
Tout le personnel a reflué dans le parc entourant la clinique.
Déjà, la corruption des chairs est à l’œuvre, répandant sa puanteur
abominable. Certains laborantins perdent connaissance tandis que
des millions de mouches emplissent l’air de leur brouillard
vrombissant.
Il faudra une semaine pour tout remettre en ordre. Plusieurs
généticiens refuseront obstinément de reprendre le travail, il faudra
user de la menace pour les y contraindre.
Ana commence à désespérer. Elle se demande quelle sera la
réaction du coyote en cas d’échec définitif. Arlon, lui, passe ses
nuits au laboratoire, ne tenant debout que grâce aux excitants dont
il abuse. Il a des absences et, dès qu’il essaye de prendre du repos,
des crises de somnambulisme. A trois reprises, les gardes le
récupèrent alors qu’il s’apprête à quitter la résidence vêtu d’un
unique caleçon.

A Washington, le Président, qui a été mis au courant,


s’impatiente lui aussi. Il se creuse la tête pour trouver un moyen de
faire accepter à la population cette histoire d’animaux géants. L’un
de ses conseillers lui a suggéré d’annoncer la création prochaine
d’un parc d’attractions où seraient exhibés des fauves en voie
d’extinction : lions, tigres, éléphants, puisqu’il est vrai que ces bêtes
auront bientôt disparu de la surface de la planète.
— D’accord, a grogné l’élu de la Nation. Mais la taille? Hein?
comment justifier la taille de ces monstres?
— On pourrait prétendre que c’est dans un but pédagogique…
pour mieux les montrer? a risqué le conseiller. Pour que tout le
monde puisse les voir? Ça pourrait marcher.
— Vous délirez mon vieux! a explosé le Président. Les gens
sont cons mais pas à ce point-là! Il va falloir trouver mieux que ça!
— Je propose qu’on crée une commission d’étude.
— Oui, une commission d’étude, c’est bien. Ça fait toujours
sérieux et ça donne l’illusion de faire quelque chose.
On en est là. Dans les hautes sphères on tourne en rond.

226
Certes, on a atteint les objectifs de la réduction de population: les
Immatériels ont désormais absorbé l’excédent de bouches à
nourrir. Grâce à eux on a évité une famine généralisée et un
effondrement des nations. Il y a toujours autant de monde sur la
Terre, mais le tiers de ses occupants n’ont besoin ni de blé, de
viande ou de légumes pour se nourrir puisqu’ils s’alimentent
d’électricité pure! C’est du moins ainsi que le Président a décidé de
résumer la chose. Le subterfuge a fonctionné… ou plutôt il aurait
parfaitement fonctionné si ces abrutis d’Immatériels n’avaient pas
fait un caprice! Pensez donc : des animaux géants!
— Mais ces animaux ne dévoreront personne, a fait valoir le
troisième conseiller. Cela devrait rassurer les gens. Et puis vous
savez comment fonctionnent les masses populaires: elles se lassent
vite de tout. Au bout de six mois, ces tigres, ces lions géants,
n’intéresseront plus grand monde. Tout se banalise à une telle
vitesse de nos jours.
— Pas faux, a observé le Président, songeur.
— Et puis, a proposé le deuxième conseiller, on pourrait faire
croire qu’il s’agit de robots géants, du genre Animatronics qu’on
trouve dans les parcs d’attractions pour enfants… Ils ne mangent
pas, ne boivent pas, ne pissent pas, ne chient pas… Exactement
comme les robots.
— Pas con du tout! a apprécié le président. Vous avez raison,
c’est jouable.

Enfin, après six semaines de tâtonnements, Arlon réussit à


trouver la formule miraculeuse permettant d’obtenir une taille
surdimensionnée mais stable. Le squelette ne se décalcifie plus, ce
qui lui évite de s’effondrer sous le poids des muscles et des organes
qu’il doit supporter. C’est un succès. Le gigantisme dépend de la
quantité de sérum injecté. L’organisme ainsi décuplé est solide et
durable. Toutes les modélisations informatiques tendent à prouver
qu’il n’y aura pas de mauvaises surprises.
Le développement cellulaire est harmonieux, et l’on n’a plus —
comme lors des premiers essais — des membres dont aucun ne
mesure la même taille, ou des pattes qui se développent à l’infini,
affublant les lions de membres de girafe.
— Je crois que, cette fois, on est prêts, soupire Arlon qui n’est
plus que l’ombre de lui-même.

227
— Je le pense également, affirme Ana davantage pour le
rassurer que par conviction personnelle.
Tout ce tripatouillage organique lui a mis le cœur au bord des
lèvres, et certaines images s’obstinent à la poursuivre dans son
sommeil.
— Il est temps d’aller trouver le coyote, insiste-t-elle. Nous
n’avons aucun intérêt à ce qu’il soit limogé et remplacé par un
personnage plus radical.
— C’est vrai, c’est vrai… bredouille le vieux. Ces entités n’ont
pas l’air commode.

Cette fois ils embarquent avec une garde doublée, des


véhicules équipés de canons tirant des obus à l’uranium. Les soldats
sont équipés de combinaisons isolantes, censées les protéger de
toute déflagration énergétique. On leur a garanti que la foudre
pourrait les frapper sans qu’ils éprouvent le moindre désagrément.
Ana reste dubitative car elle a trop souvent entendu de semblables
boniments à l’aube d’une mission suicide. Elle essaye de dominer la
nervosité qui la gagne au fil des kilomètres. Arlon, d’abord
silencieux, sombre dans le sommeil. Échoué de guingois sur la
banquette, il bave, offrant l’image d’un vieillard en bout de course.
Ana, qui était près de s’attendrir, se rappelle in extremis que cet
homme a causé la mort de milliers d’innocents.
Le camion, caparaçonné comme un char d’assaut, les suit en
queue de convoi. Il contient un tigre de Malaisie dont la masse a été
multipliée par dix, et qui pèse à présent deux tonnes, autant qu’un
éléphant mâle africain. Assommé de tranquillisants, il dort. Grâce
au sérum injecté par Arlon, il continue à grossir et grandir durant
son sommeil; c’est la raison pour laquelle la durée du trajet a été
calculée avec précision. Si l’on prenait le moindre retard, l’animal
deviendrait si gros qu’on ne pourrait plus l’extraire du camion, et il
est probable qu’il mourrait étouffé… à moins qu’il ne soit devenu
assez fort pour faire éclater le véhicule, ce qui n'a rien d'impossible.
Ana n’ose imaginer ce qui se passerait ensuite.
— Le plus important, grommelle Arlon, c’est de tenir l’horaire.
Après tout le mal que nous nous sommes donné, il serait stupide
que la bête reste coincée dans le camion comme un Père Noël
obèse dans une cheminée!
Ana trouve le trajet affreusement long. Enfin, la colline se

228
dessine à l’horizon. Le moment de vérité approche. Au fur et à
mesure que la confrontation se précise, Arlon reprend du poil de la
bête et endosse sa panoplie de vieux politicard rompu aux effets
oratoires. En l’espace de dix minutes, le voilà rajeuni de trente ans,
fringant comme un cheval de course qu’on vient de doper. L’effet
est surprenant.
Tandis que le convoi escalade le versant de la colline, Ana
remarque que le nombre de pseudo humains à cheveux gris a
considérablement augmenté. En dépit de leur dégradation physique
ils s’obstinent à multiplier les prouesses gymniques et les séances
de pugilat dont ils émergent à bout de souffle et boiteux. De toute
évidence, leurs blessures ne cicatrisent plus aussi vite. Précocement
usés, les corps ne répondent plus aux sollicitations de l’énergie qui
les habite et les ronge de l’intérieur.
Arlon fait la moue et déclare:
— Il est temps qu’on intervienne. Ces vêtements humains ne
tiendront plus très longtemps. C’était une erreur d’imaginer qu’ils
pourraient les squatter une vie durant.
— Est-ce que le problème ne sera pas le même avec les
enveloppes animales? souligne Ana.
— Probablement, mais les dégradations mettront plus
longtemps à se manifester.
— Combien de temps?
— Précisément je l’ignore, mais j’estime que cela prendra dix
ou quinze ans. D’ici là il peut se passer bien des choses. Je pense,
quant à moi, que les Immatériels sont comme des enfants. La
Sensation est leur nouveau jouet, ils finiront par s’y habituer et s’en
lasser. Elle perdra de son importance. Après avoir sillonné le
cosmos durant des siècles, ils se sentiront à l’étroit dans les corps
qu’ils auront colonisés, ils se mettront à rêver du temps où ils
parcouraient en toute liberté les espaces intersidéraux, et n’auront
plus qu’un désir : recouvrer leur mobilité perdue… et ils s’en iront.
Notre mission consiste à canaliser leurs ardeurs le temps que
l’ennui les gagne, et qu’ils fichent le camp.
Ana n’avait pas vu les choses sous cet angle. Elle reconnaît
qu’Arlon a sans doute raison. L’habitude, la lassitude, la monotonie
seront leurs meilleures alliées dans la lutte contre l’envahisseur.
Le convoi a atteint le sommet de la colline. Cette fois, le coyote
est sorti de sa hutte pour les accueillir. La foule les entoure.

229
Beaucoup de sexagénaires à cheveux et barbes grises. Davantage
que lors de leur précédente visite en tout cas.
Au terme d’un bref discours, Arlon fait ouvrir le camion blindé
et actionner le treuil qui tire le tigre endormi sur un pan incliné. Ana
recule. La bête est énorme. Elle pue. Gavée de somnifères, elle
roule sur le sol en émettant un vague grognement. Inconscients du
danger, les pseudo humains s’approche pour caresser sa fourrure.
L’odeur sui generis du prédateur a l’air de les exciter.
— J’attire votre attention sur le fait qu’il s’agit d’un animal
dangereux, lance Arlon. Quand il sortira de son hébétude, son
premier réflexe sera de vous dévorer. Vous devrez donc vous
dépêcher d’en prendre le contrôle si vous voulez éviter un carnage.
Entrez dans son esprit sans tarder, apprenez à le diriger, devenez-en
les maîtres. Il va continuer à grossir, à grandir jusqu’à devenir une
sorte de grand vaisseau que vous pourrez diriger et habiter.
— Combien de temps va-t-il rester inconscient? demande le
coyote.
— Une douzaine d’heures, pas davantage. Vous devrez prendre
vos dispositions durant ce délai. Entrez dans sa tête, explorez son
cerveau, voyez comment fonctionne ses muscles.
— Cette bête n’est pas amnésique, souligne le coyote. N’allons-
nous pas nous engluer dans ses pensées?
— Non, ce fauve ne pense pas vraiment. Il est mené par des
pulsions primaires destinées à assurer sa survie : la faim, la soif, le
sommeil, le rut. S’il a engrangé une quelconque expérience, c’est
celle des techniques de chasse, rien d’autre. A aucun moment vous
ne vous enliserez dans le pathos psychologique de la pensée
humaine. Le tigre mâle n’hésite pas à dévorer ses petits, c’est dire la
minceur de l’empathie dont il peut faire preuve. Voyez-le comme
une machine, un véhicule d’une extrême solidité. Les corps humains
étaient trop fragiles, vous en faites tous les jours l’expérience. Un
tigre, c’est autre chose. Il vous fera de l’usage. Vous vous en
lasserez avant qu’il ne tombe en panne.
Cette argumentation de vendeur de voitures arrache un
grimace à Ana. Un tissu d’à-peu près… estime-t-elle, mais la
conviction du vieux savant finit par l’emporter sur la méfiance du
coyote.
— Il faudra nous fournir une centaine d’exemplaires de cette
bête, grogne l’animal. Cela sera suffira pour commencer. De toute

230
manière, nous devrons probablement nous mettre à plusieurs pour
piloter chacune de ces bêtes, former des équipes spécialisées : les
pattes de devant, celles de derrière, les griffes… C’est tout une
machinerie que nous devrons apprendre à commander. Beaucoup
de travail en perspective.
— C’est vrai, mais ce défi vous amusera, assure Arlon. Et cette
fois votre énergie mettra très longtemps à user une physiologie
conçue pour la vie sauvage, le combat, la survie en milieu hostile.
Cette bête est capable de supporter des contraintes qui défient
l’imagination. En comparaison, le corps humain est à peu près aussi
solide que celui d’une souris!
Ana serre les dents, elle souhaiterait qu’Arlon n’en fasse pas
trop s’il veut rester crédible.
Ses recommandations terminées, Arlon bat lentement en
retraite afin de regagner la berline sans trop avoir l’air de prendre la
fuite. La foule se referme sur le tigre assoupi. Des centaines de
mains pétrissent sa fourrure, des visages s’y noient pour mieux
s’imprégner de son odeur. Au moment où Ana s’apprête à suivre le
savant, la voix du coyote résonne dans sa tête et, d’emblée, elle
devine qu’elle est la seule à l’entendre.
— Merci pour tout ce que tu as fait, dit l’animal. C’est sans
doute la dernière fois que nous nous voyons. Je ne sais pas ce qui va
se passer à présent. Je n’avais pas prévu que la taille des animaux
géants nous contraindrait à une cohabitation. Des clans risquent de
se former, et ce sera contraire à ma politique d’isolement
individuel… Nous verrons bien. De toute manière nous n’avons pas
le choix, les corps humains s’usent trop vite. S’il advenait que les
choses tournent mal… Si une guerre éclatait, retourne dans le
désert, là où se trouvait le musée, et descend dans cette faille, celle
qu’ils appelaient le sourire du coyote … Tu y trouveras une
communauté formée par les rescapés du bombardement. Ils y
mènent une existence troglodyte. Rejoins-les, et ne remontez
jamais à la surface.
— Pourquoi? s’inquiète la jeune femme.
— J’ai un mauvais pressentiment. Il est possible que les
humains nous attaquent, ce qui contraindra les miens à se
rassembler pour leur faire face… et qui dit rassemblement dit masse
critique. Si nous explosons, la surface de la planète sera stérilisée
pour des siècles. Cachés au creux de la faille, vous aurez une chance

231
de survivre, du moins je l’espère. Adieu, donc. Reste vigilante.
Scrute l’horizon, c’est là que s’écrira ton futur.
La voix s’éteint, le coyote a rejoint les siens.
La gorge nouée, Ana grimpe dans la berline.

40.
Le trajet de retour s’effectue dans un silence tendu. Les soldats
ne cessent de regarder en arrière, comme s’ils étaient intimement
convaincus que le tigre géant allait les prendre en chasse. Certains
tripotent nerveusement leur fusil d’assaut. Ana doit faire un effort
pour ne pas les imiter. Dès qu’elle ferme les yeux, il lui semble
détecter l’écho d’une sourde galopade qui va se rapprochant. Alors
elle s’enfonce les ongles dans les paumes pour empêcher le
cauchemar de s’installer.
Arlon, affaissé sur la banquette, lui prend la main et chuchote:
— On n’avait pas d’autre choix, c’est l’opération de la dernière
chance. Ça passe ou ça casse.
— Même le coyote n’y croit pas vraiment…
— Je sais, j’ai entendu ce qu’il vous a dit, au moment des
adieux. Il fera de son mieux, mais son conseil est judicieux, si les
choses tournent mal, allez vous réfugier dans la crevasse : la sonrisa
del coyote, comme disent les peones.
— C’est stupide, ce n’est qu’un ravin qui s’enfonce dans la
terre.
— J’en suis moins sûr. J’avais procédé à une étude, il y a
quelques années, au cas où il nous faudrait chercher un abri. Sachez
qu’au fond du gouffre coule un torrent, et que la lumière du soleil
s’y infiltre suffisamment pour permettre à certains végétaux
comestibles de proliférer. En outre, les cavernes regorgent de
champignons et de lichens. Des poissons, des écrevisses, vivent
dans le cours d’eau. C’est tout un univers qui mériterait d’être
exploré.
— Le bombardement a dû tout détruire, non?
— Non, ce bombardement, c’était de la frime destinée au
public et aux partis d’opposition. Beaucoup de bruit et fumée. Vous
n’avez jamais entendu parler des effets spéciaux? Des images de
synthèse? Le musée a juste été écorné, mais il est toujours là, dans
les profondeurs, sous terre. Ce pourrait être le dernier refuge d’une
communauté de survivants.

232
— Vous croyez ce que prétend le coyote? Que s’ils se
regroupent pour ne plus former qu’une seule entité, la masse
critique sera atteinte, et que tout sautera?
— Sans aucun doute. Il est probable que la moitié de la planète
sera vitrifiée. Le seul bon côté du phénomène c’est qu’il
n’engendrera aucune radioactivité. Ce sera une apocalypse propre.
Voilà qui devrait plaire aux groupements écologistes!
Une quinte de toux interrompt le ricanement cynique par
lequel il comptait ponctuer cette tirade.
Le reste du voyage se déroule dans un silence rythmé par la
respiration sifflante du vieillard.
De retour à la clinique, Arlon se déclare épuisé et disparaît
dans ses appartements. Ana grimpe au dernier étage, sur la terrasse
qui domine la ville et s’absorbe dans la contemplation du paysage.
Elle ne peut se défaire de la sinistre impression d’être en train de
vivre une veille de fin du monde. Même la lumière du jour mourant
lui paraît annonciatrice de catastrophe. Elle regagne son studio avec
la ferme intention de se saouler.

A partir du lendemain, ses journées s’écoulent, bercées par le


même rituel : elle grimpe sur la terrasse, s’accoude au garde-corps
et scrute la ligne d’horizon au moyen de puissantes jumelles
marines. Elle attend… elle attend de voir le premier animal géant se
profiler sur le bleu du ciel.
Arlon lui a dit que les livraisons de fauves ont commencé. Le
Département d’État pioche à outrance dans le cheptel des jardins
zoologiques. Les animaux sont confisqués sous le prétexte qu’ils
sont porteur d’un virus dangereux transmissible à l’Homme. Les
virus, c’est bien commode. On peut les accuser de n’importe quoi.

Pendant ce temps, des agences font fuiter la formidable


nouvelle : pour la plus grande joie des petits et des grands, un parc
à thème, désireux de sauver les derniers animaux sauvages de la
Planète, créera l’événement en faisant circuler des animaux
robotisés géants, sur le dos desquels les familles pourront
embarquer pour une merveilleuse promenade. Les fonds récoltés
serviront à sauver de vrais animaux au cœur de pays lointains où de
cruels chasseurs les massacrent pour leur fourrure, leur ivoire. Bien
sûr, il conviendra de se montrer patients car, pour l’heure, les tigres

233
cybernétiques sont encore en phase d’essai, quoique, peut-être,
certains enfants auront la chance de les entrapercevoir dans le
lointain, allant et venant sur l’aire d’expérimentation où les
ingénieurs procèdent aux ultimes réglages.
Cette fable, les médias la moulinent dix fois par jour. De
pseudo reportages montrent même les squelettes mécaniques sur
lesquels seront tendues les fourrures des marionnettes en question.
Des ouvriers hilares, expliquent à l’envi comme tout cela sera super.
Qui, en effet, n’a jamais eu envie de chevaucher un lion? Les
poneys, c’est très surfait, n’est-ce pas? Des ingénieurs expliquent,
plus sérieusement, que la hauteur des animaux robotisés frôlera
celle d’un immeuble de quinze étages. Bien sûr, il faudra se montrer
patient car la sécurité des passagers prime avant tout, pas vrai?
Mais sans doute qu’à Noël prochain…
— Ils sont malins, grogne Arlon chaque fois que l’un de ces
spots publicitaires envahit l’écran du téléviseur. Ils prennent leurs
précautions pour éviter la panique.
— Ça ne fonctionnera qu’à condition que les bêtes ne sortent
pas du périmètre qui leur a été attribué, rétorque Ana. je ne suis
pas certaine que les Immatériels sachent s’en contenter.
— C’est bien possible, élude le vieillard, mais on aura gagné un
peu de temps. L’histoire de l’épidémie d’amnésie fonctionnait à
merveille, il est dommage que le coyote ait changé de stratégie. La
maladie fait peur, personne n’avait envie de s’attendrir sur les
contaminés. Plus vite et plus loin on les exilait mieux c’était, cela
faisait l’affaire de tout le monde. Cela restait crédible… mais cette
mascarade animalière, non, c’est trop, ça ne marchera jamais. Il y
aura toujours un journaliste plus malin que les autres pour se
faufiler dans la prétendue usine où l’on fabrique ces marionnettes
géantes. Il découvrira le pot aux roses et tout sera dit.
Arlon prend le temps de se verser un cognac, puis marmonne:
— Je ne sais pas si les pseudo humains sauront utiliser
convenablement mon sérum de croissance. Je leur ai laissé un mode
d’emploi très clair, mais le comprendront-ils? Pourront-ils résister
au désir de faire plus grand, plus fort ? A partir d’un certain seuil de
dilatation le risque d’éclatement est inévitable. La peau se déchire
car elle a dépassé ses limites d’élasticité. Il en va de même pour les
organes. C’est le principe du ballon de baudruche trop gonflé.
Ana partage cette crainte. Elle sait que tout dépend du coyote,

234
de sa capacité à imposer sa loi. S’il est contesté, le processus
déraillera.

Un matin, alors qu’elle monte la garde sur la terrasse, elle


distingue, à travers le smog, une ombre gigantesque qui se meut à
l’horizon. C’est immense et ça se déplace à quatre pattes en un
mouvement spasmodique qui n’a rien de félin. Elle comprend qu’il
s’agit du premier animal dont les Immatériels ont pris le contrôle. Il
est suivi de près par une autre silhouette qui agite nerveusement sa
crinière. Un lion. Ses mouvements sont syncopés, comme entravés
par de brusques pannes mécaniques. Les ombres rôdent un instant
à la lisière du brouillard de pollution, puis s’estompent au fur et à
mesure qu’elles reculent.
— Ça y est, fait la voix d’Arlon derrière elle. Ils ont commencé.
Mais on dirait qu’ils ont du mal à synchroniser le rythme des pattes.
Sans doute parce que les équipes chargées du boulot n’arrivent pas
à travailler de concert.
— Vous croyez qu’ils sont plusieurs à l’intérieur de chaque
bête?
— Oui, et c’est bien ça le problème. Il leur faut travailler en
cadence — comme les galériens de jadis — et ils n’en sont pas
capables. Dès qu’ils acquièrent une individualité ils se changent en
électrons libres, chacun suit son rythme personnel, à sa fantaisie, et
tout s’enraye. Les pattes s’embrouillent. C’est comme un orchestre
qui déraillerait. Il faudrait qu’une seule entité tienne les
commandes, batte la mesure… Je n’ai pas besoin de vous expliquer
ce que ça implique.
— Oui, pour ne former plus qu’un ils doivent s’agglomérer, se
fondre les uns dans les autres. Les masses énergétiques jusque là
dispersées montent en puissance et deviennent instables. Au delà
d’une certaine limite on se rapproche de l’explosion.
— Exact. J’estime qu’à l’heure actuelle, la somme d’énergie
nécessaire pour mouvoir l’un de ces animaux géants est égale à
celle d’une bombe atomique classique, style Hiroshima. Tant qu’elle
est fractionnée, le danger est minime, mais si les forces
s’additionnent on atteint très vite le seuil critique, et vous savez ce
qui se produit alors?
— Oui.
— Nous avons contribué à fabriquer des bombes atomiques à

235
quatre pattes, et dont nous ne contrôlons pas la trajectoire. Notre
seule chance de survivre à cette folie, c’est que les Immatériels se
lassent du jeu et décident de reprendre leur périple à travers
l’espace. Oui, c’est là-dessus que je parie. D’après ce que je sais
d’eux ils sont aussi instables que des adolescents. Peut-être que
dans trois mois ils décideront que “ la sensation c’est naze! ” et
qu’ils partiront à la recherche d’autres sources d’amusement. Oui,
c’est ce que j’espère. C’est en tout cas notre seule chance de
survivre.

Désormais, Ana passe ses journée sur la terrasse, à scruter


l’horizon. Lorsque le vent soufflant de la mer chasse le smog vers
l’intérieur des terres, on distingue nettement les animaux occupés à
leur lente déambulation. Un lion, un tigre, une lionne, un jaguar…
Quand on les observe assez longtemps on voit qu’ils présentent
tous des défauts de synchronisation. Ils ne meuvent pas leurs pattes
comme le ferait un véritable animal. En un sens cela conforte et
rend plausible la fable des robots animaliers inventée par le
Gouvernement.
Leur apparition a, bien sûr, provoqué l’hystérie des foules
avides de gadgets. Il a fallu consolider les barrières autour du désert
pour en interdire l’accès au public survolté. Tout le monde s’ingénie
à les photographier, à les filmer. On s’impatiente : quand seront-ils
prêts? Quand pourra-t-on grimper sur leur dos?
En attendant les bêtes vont et viennent, arpentant le désert à
la lisière de Vegas.
— On dirait des vrais… font remarquer certains badauds.
— Si c’étaient des vrais, il y a longtemps qu’ils nous auraient
bouffés! rétorquent les petits malins. Non, on voit bien que leur
fourrure est en nylon et leurs crocs en plastique! De loin ils font
illusion, mais de près on se rend compte que c’est du toc.
Les pessimistes renchérissent :
— Je suis curieux de savoir combien il faudra payer pour leur
grimper dessus! Encore une belle arnaque pour nous plumer!
Et encore :
— Vous avez vu? Ils ne sont même pas foutus de marcher
correctement, ça nous promet de beaux accidents!

Là où l’on attendait une vague de panique, s’installe une

236
curiosité qui va mollissant. Au bout d’une semaine, la circulation
devient plus fluide, les foules moins denses. Le show fait déjà moins
recette. Seuls les jeunes enfants, encore sensibles à l’illusion,
traînent leurs parents dédaigneux au pied de la barrière, et ouvrent
des yeux larges comme des soucoupes.
Ce désintérêt croissant fait le jeu du gouvernement qui
craignait des scènes de panique dignes des meilleurs films “
catastrophe ”.
La presse intellectuelle des grandes villes, elle, ne tarit plus de
moqueries sur le Grand événement avorté des marchands
d’illusions de Vegas, et titre : “ Les marionnettes ne font plus
recette! Elles n’auront même pas eu le temps de faire trois petits
tours avant de regagner le placard aux fausses illusions! ”

Un soir, Ana découvre un coyote dans le jardin de la clinique.


Cela n’a rien d’exceptionnel dans les villes côtières où ces chiens
sauvages ont l’habitude de descendre des collines pour inventorier
les poubelles, ou dévorer à l’occasion les chats errants.
Pourtant, d’emblée, la jeune femme sait qu’il ne s’agit pas
d’une bête ordinaire mais du seul coyote télépathe qu’elle a eu
l’occasion de côtoyer.
Il est sale, une vilaine blessure à l’oreille droite.
— C’est toi? demande-t-elle.
— Oui, je n’ai trouvé que ce spécimen à proximité. Je m’excuse
pour son apparence négligée, je n’ai pas eu le choix.
— Si tu es là, c’est que les choses vont mal, je me trompe?
— Non. La situation n’a pas évolué comme je l’espérais. Des
dissensions ont éclaté.
Ana s’oblige au calme, mais la panique grimpe en elle car elle
devine que le coyote est venu lui annoncer la nouvelle qu’ils
redoutent tous.
— Quelles dissensions? s’enquiert-elle en essayant d’affermir
sa voix.
— D’abord les miens sont mécontents parce qu’ils n’arrivent
pas à maîtriser correctement les animaux géants. Ils ont dû
constituer des équipages d’une dizaine d’unités pour manœuvrer
chaque bête, ce qui est beaucoup trop. Des groupes se sont
formées, qui s’accusent réciproquement d’être responsables des
mauvaises manœuvres. La colère qui les anime augmente d’autant

237
la charge énergétique en présence. C’est comme un nuage d’orage
qui finirait par crever en éclairs de foudre. Ensuite…
— Oui?
— Ensuite une faction hostile s’est constituée. Elle me
reproche d’avoir voulu emprisonner l’énergie sacrée dont nous
somme constitués à l’intérieur de corps périssables et puants. Elle
prétend que c’est contraire à notre nature immatérielle qui doit se
glorifier de ne posséder aucune forme finie, aucune limite. Elle
affirme que j’ai amoindrie notre nation en la morcelant… Elle
revendique le droit à l’Unité totale et grandiose, même si cela doit
engendrer la destruction d’un ou plusieurs univers. Elle exige que
nous nous agglomérions les uns aux autres, le plus vite possible et
que nous rejetions les théories déviationnistes que j’ai imposées.
L’explosion finale sera, selon eux, une sorte d’Extase, d’Apothéose,
qui justifiera notre existence… Voilà où nous en sommes. J’ai
échoué. Je suis venu te prévenir que la catastrophe est imminente.
Les factions rivales envisagent de s’affronter par l’entremise des
animaux géants. Il faut vous mettre à l’abri sans tarder. Je sais
qu’Arlon t’a révélé l’existence du refuge souterrain, au creux de la
faille. Il n’a pas menti, cette caverne est gigantesque. L’ouragan de
feu libéré par la bataille qui s’annonce, ravagera la surface de la
planète sans toucher les profondeurs. Certains des tiens s’y sont
déjà installés. C’est la seule chance qui s’offre à toi.
— Il a raison, fait la voix d’Arlon dans l’ombre. Pars.
Ana pivote sur ses talons. Le vieillard est là, dans l’ombre, vêtu
d’une robe de chambre mordorée, son éternel verre de cognac à la
main.
— Vous m’accompagnerez? s’enquiert la jeune femme.
— Non, j’en ai assez, et je suis trop vieux pour recommencer à
zéro.
Ana n’insiste pas. En réalité, elle n’en a nulle envie car elle
redoute ce que le scientifique pourrait encore inventer.
— J’ai congédié les gardes et le personnel, lâche le vieillard. Tu
peux prendre la berline, emporte des provisions, des armes, des
munitions, tout ce qui pourra t’être utile. Le coyote te servira de
boussole, il sait très exactement où se trouve l’entrée du tunnel
menant aux profondeurs. Allez! Partez! Demain sera peut-être
notre dernier jour. Je vais m’installer sur la terrasse avec une bonne
bouteille et assister au combat des titans que j’ai fabriqués. Ce sera,

238
à n’en pas manquer, époustouflant.
Sur ces mots, il tourne les talons et regagne le bâtiment vide
d’une démarche théâtrale, en vieux cabotin qui tient à réussir sa
sortie.
Ana ne s’attarde pas. Sa formation militaire lui a appris qu’il
est souvent bénéfique d’écouter son instinct. Elle se rue dans les
cuisines du bâtiment et jette dans un carton les conserves alignées
sur les étagères, en privilégiant celles qui ont le plus fort rapport
nutritif. Cette fois il s’agit de survivre, pas de suivre un régime
basses calories. Le coyote la suit, comme un petit chien déboussolé.
Il fait peine à voir.
Les armes et les munitions, elle les récupère au poste de garde.
Trois fusils d’assaut, cinq pistolets automatiques. Assez de
cartouches pour soutenir un siège. Une caisse de grenades. Des
pains de C4 avec leurs détonateurs. Et puis l’eau, bien sûr. Cinq
jerricans de 20 litres chacun. Heureusement, la berline blindée est
assez vaste pour contenir tout ce fourbi. Ana cale les cartons avec
des couvertures, des vêtements de rechange roulés en boule. Elle
achève ces préparatifs en y ajoutant quelques paires de souliers de
marche, de quoi crapahuter dans la caillasse des profondeurs.
Elle songe qu’elle a sûrement oublié quelque chose, car on
oublie toujours quelque chose, n’est-ce pas?
Ah oui! une trousse chirurgicale de combat, avec son
nécessaire opératoire : spray cicatrisants, morphine, aiguilles et fils
à sutures.
Quand elle s’arrête enfin, elle constate qu’elle est en sueur. Le
coyote, lui, s’est installé sur le siège passager de la berline, et
attend sagement.
Ana jette un dernier regard en arrière, croyant voir Arlon
appuyé à la rambarde de la terrasse. Mais il n’y a personne. De
l’appartement occupé par le vieillard s’échappe une musique
tonitruante : L’entrée des dieux au Walhalla, de Wagner. Difficile de
faire plus pompeux, c’est du Arlon pur jus. A son propre
étonnement, elle s’avoue que, d’une certaine manière, ce vieux fou
lui manquera.
Elle s’installe au volant et met le contact après avoir actionné
la télécommande qui ouvre le portail.
— Je n’étais jamais monté en voiture… murmure le coyote.
De la part d’une entité qui a traversé en tous sens les espaces

239
intergalactiques, Ana trouve cela trop chou.

Ils s’élancent dans la nuit, le sort en est jeté. A cette heure, les
routes sont désertes. Ana estime qu’il leur faudra une bonne heure
pour atteindre le désert, même en roulant à tombeau ouvert. Elle
n’a rien à craindre des patrouilles de flics car la berline est équipée
d’un signal prioritaire réservé aux hommes d’État. Aucun motard de
la highway patrol n’oserait enfreindre pareil tabou!
— Alors ça fini comme ça? souffle-t-elle en jetant un bref coup
d’œil au coyote.
— J’en ai l’intuition, soupire l’animal. J’ai fait tout ce que je
pouvais, ça n’a pas fonctionné.
— On ne sauvera pas la planète, ricane lugubrement Ana. T’en
fais pas, il n’y a qu’au cinéma que les héros parviennent in extremis
à empêcher la catastrophe. Si ça doit péter, ça pétera.

Ils roulent en silence, absorbés chacun dans leurs pensées.


La berline traversent plusieurs villes de moindre importance.
Ana est surprise par le nombre de vagabonds assis au bord des
trottoirs. Vêtus de hardes, ils sont tous très âgés. Certains portent
encore le survêtement bleu des camps de regroupement. Cheveux
et barbes ont cette blancheur argentée de l’extrême vieillesse.
— C’est bien ce que je crois? lance-t-elle au coyote.
— Oui, répond celui-ci. Ce sont tous ceux que les Immatériels
ont, un temps, habités. Les miens ont progressivement abandonné
ces corps quand ils se sont rendu compte que les humains
vieillissaient trop vite et n’offrent qu’un éventail réduit de capacités
physiques.
— Ah ouais? Du coup les pauvres bougres qui vous ont servi de
logements , non contents d’avoir pris trente années dans les dents
en l’espace de trois mois, sont redevenus de simples amnésiques?
— Oui, je sais, de votre point de vue c’est regrettable. Ça ne
devait pas se passer ainsi. J’ignorais que vous étiez si fragiles, et
votre vie si brève.
Ana ravale sa hargne. Elle scrute les rangées de vieillards qui
regardent passer la berline sans la voir. L’espace d’une seconde elle
croit distinguer, parmi eux, un octogénaire dont la morphologie
évoque celle de Mortimer Roundpaper, le gnome. Mais sans doute
l’a-t-elle imaginé?

240
La voiture poursuit sa course.
Au fil des kilomètres, les deux côtés de la route disparaissent
sous l’amoncellement des déchets laissés par les visiteurs venus
guetter les allées et venues des fauves robotisés. Tout y est: cartons
de pizzas, gobelets multicolores, emballages graisseux… Des
rongeurs affamés s’y ébattent, grignotant à qui mieux mieux, usant
des crocs et des griffes pour voler la pitance de leur voisin. Ana
songe que cette couronne d’ordures épouse sans doute la totalité
de la barrière métallique dressée à la lisière du désert.
Elle cherche un point d’entrée. Ce serait bien le diable si des
petits curieux n’avaient pas découpé le grillage à un endroit
quelconque. C’est toujours ainsi que ça se passe. On a beau
rafistoler, un nouveau passage est ouvert dès le lendemain.
— La nuit tombe, fait-elle remarquer au coyote. On n’y verra
plus rien d’ici une heure. Tu sauras nous conduire à la faille?
— Oui. Mais il faudra se méfier des animaux géants. On ne les
met pas en cage quand la lune se lève. Ils seront toujours là, au
milieu des sables. Je crois qu’ils ne seront pas très heureux de nous
voir, surtout s’ils repèrent ma présence. Je suis devenu leur cible
principale.
— Quand nous serons de l’autre côté j’éteindrai les phares,
grogne la jeune femme. Mais il faudra rouler au pas à cause des
crevasses. Si on ne fait pas attention, on peut tomber dans le lit
d’un arroyo asséché. Si ça se produit, on sera obligés d’abandonner
la voiture et tout ce qu’elle contient.
A bout de patience, Ana décide d’arrêter le véhicule, le pare-
chocs au ras de la grille. Elle descend en évitant de claquer la
portière, récupère des tenailles dans le coffre et entreprend de
découper le grillage. Elle se dépêche, dans la crainte d’être surprise
par une patrouille, quoique la chose lui paraisse peu probable :
pourquoi les gardes se donneraient-ils le mal d’arpenter le
périmètre? Quel intrus aurait le cran d’aller tirer la moustache des
monstres soi-disant robotisés plantés au milieu des sables?
Dès que l’ouverture lui semble suffisante, elle se glisse derrière
le volant et engage la berline dans la découpe. Les tronçons de fil de
fer crissent sur la carrosserie, scarifiant la peinture. Elle s’en moque.
Le plus difficile reste à faire: zigzaguer dans les ténèbres en
essayant d’éviter les crevasses. Ce jeu de piste, éprouvant pour les
nerfs, dure près d’une heure au bout de laquelle elle doit s’arrêter

241
car elle n’y voit plus. Il n’y a pas de lune ce soir; la nuit est totale.
On a l’illusion d’être enfermée dans une chambre noire. Elle décide
de garer la berline à l’abri d’un monticule rocheux qu’elle d’ailleurs
a failli emboutir.
— On repartira aux premières lueurs de l’aube, souffle-t-elle.
Continuer serait trop casse-gueule.
— Ce sera dangereux, fait observer le coyote. Les animaux
géants détecteront tout de suite ma présence. Nous devrions peut-
être nous séparer, courir chacun en sens inverse.
— Non, sans toi je serai incapable de situer l’entrée du tunnel.
Le bombardement à tout bouleversé. Le relief a complètement
changé, ça n’a plus rien à voir avec ce que je connaissais.
Ana se maudit d’avoir oublié, dans sa précipitation, d’emporter
des lunettes de vision nocturne. Elle décide finalement que ce n’est
pas si grave car cet équipement n’offre pas une image précise du
terrain. Conçues pour détecter la chaleur corporelle des cibles en
mouvement, les lunettes se révèlent d’une médiocre efficacité dès
qu’il s’agit d’examiner le relief.
— Je vais essayer de dormir sur la banquette arrière, annonce-
t-elle au coyote, réveille-moi à la moindre alerte.
L’animal reste assis sur le siège passager, scrutant la nuit.

Elle dort très peu, et par à-coups. Quand l’obscurité se délave


peu à peu, elle sort du véhicule, jumelles au poing et se hisse sur le
rocher afin d’examiner les alentours. Elle serre les dents à l’idée de
ce qu’elle va découvrir. A plat ventre au sommet du caillou, elle
entame un lent tour d’horizon. Elle n’a pas à chercher, les animaux
géants sont là, énormes. Certains allongés, d’autres debout, la
queue frappant rythmiquement le sable. Deux tigres, trois lions de
taille inférieure, un ours énorme. Mais il y en a peut-être d’autres,
cachés derrière les collines?
Si l’on voulait établir un rapport de taille, on pourrait comparer
la berline à une souris égarée entre les pattes de plusieurs gros
chats.
— Notre seule atout, explique-t-elle une fois revenue dans la
voiture, c’est qu’ils ne sont pas doués pour travailler en équipe,
leurs mouvements ne sont pas synchronisés, ils s’embrouillent les
pattes et, parfois, ne sont pas loin de se casser la figure. Ça nous
laisse une chance de les prendre de vitesse, surtout si l’on se

242
déplace en zigzags; une fois lancés ils auront du mal à corriger leur
trajectoire. Si on tombe dans leurs griffes on est foutus. Leurs
mâchoires broieront la voiture aussi facilement qu’un os.
Maintenant, tu vas devoir m’indiquer une direction. Je vais slalomer
entre les crevasses en essayant de suivre ce vecteur.
— D’accord, souffle l’animal. Pour commencer, rapproche-toi
de cette aiguille rocheuse qui ressemble à un doigt, au nord-est.
Arrivée là, tu bifurques à l’ouest, vers ces monticules jumeaux.
L’entrée du tunnel est là, entre les deux collines, mais l’orifice est
étroit, on devra sans doute abandonner la voiture. Je crains que
tout le chargement ne soit perdu.
— Tant pis, soupire la jeune femme. On improvisera.
Elle songe brièvement qu’il serait peut-être plus malin de vider
le coffre sans attendre pour alléger le véhicule, mais elle enrage à
l’idée de gaspiller un matériel dont sa survie dépendra. Sans eau,
elle est fichue.
— Bon, on y va, lâche-t-elle. Ils vont tout de suite repérer le
bruit du moteur, un vrai tigre nous tomberait dessus en deux
secondes, notre chance c’est qu’ils en sont encore à apprendre à
marcher correctement.
Elle parle trop, une façon de juguler sa peur. Les fauves géants
réveillent dans son inconscient les terreurs enfouies des premiers
âges. Le soleil et la chaleur avivent leurs relents de suint et d’urine
qui lui agressent les narines malgré la distance.
Ana met le contact, la berline fait un bond et jaillit de sa
cachette. Aussitôt, les prédateurs tournent la tête, certains d’entre
eux avec un temps de retard dû au défaut de synchronisation. Cela
devient encore plus évident quand ils tentent de s’élancer à la
poursuite du véhicule. Leurs pattes antérieures et postérieures ne
sont pas synchrones. Ce qui, chez les vrais fauves est instinctif
relève chez eux d’une manœuvre de concertation laborieuse.
Par ailleurs, ils se gênent les uns les autres au cours de la
poursuite. Ils se heurtent, dévient de leur trajectoire... L’ours
s’emmêlent les pattes, perd l’équilibre, entraînant ses voisins dans
sa chute. Grâce à ce cafouillage, Ana prend une sérieuse avance sur
ses poursuivants. Hélas, elle perd cet avantage en contournant des
crevasses infranchissables. Les fauves se rapprochent, boitillant
mais infatigables. Deux d’entre eux, plus habiles que les autres, ont
su trouver le rythme et assouplir leurs bonds.

243
Arc-Boutée au volant, la jeune femme continue à zigzaguer car
ces brusques changements de direction déconcertent les animaux
qui perdent alors de précieuses secondes à corriger leur trajectoire.
La poussière soulevée par cette course folle ne rend pas les
choses faciles. Enveloppés par le brouillard de sable, les fauves
prennent l’allure de bêtes fabuleuses surgies d’une déchirure
spatio-temporelle. Leurs mouvements ralentis accentuent cette
illusion. Le sol tremble chaque fois que leurs griffes pulvérisent un
rocher. A deux reprises, Ana frôle la catastrophe et la berline
manque de plonger dans le lit asséché d’un arroyo.
A l’intérieur de l’habitacle, le coyote malmené se retrouve
propulsé sur la banquette arrière.
Enfin, Ana voit se profiler les pics jumeaux. La chute d’un lion
provoque une mêlée que la berline met à profit pour s’assurer une
profitable avance.
— Là! Là! hurle le coyote dans la tête de la jeune femme.
L’entrée!
Ana avise un pan incliné qui s’enfonce dans le sol à la façon de
la rampe d’accès d’un garage souterrain. La pente lui paraît très
raide, mais elle doit tenter le tout pour le tout car l’un des tigres est
sur le point de les rattraper. Écrasant l’accélérateur, elle lance la
berline dans cette blessure du sol. Le frottement contre les parois
latérales arrache les portières mais, contrairement à ce que
craignait Ana, la lourde voiture ne reste pas coincée à mi-course et
poursuit sa plongée dans les ténèbres, s’éloignant de la surface à
chaque seconde. Le tigre essaye de glisser la patte dans l’ouverture
sans parvenir toutefois à planter ses griffes dans cette proie qui ne
cesse de lui échapper.
Ana a le réflexe d’allumer les phares. Bien lui en prend, car la
berline, parvenue au terme de sa course, allait s’encastrer dans un
pan de roche. Debout sur la pédale de frein, elle évite la
catastrophe d’une dizaine de centimètres.
Les mains tremblantes en raison de l’excès d’adrénaline, elle
met pied à terre. Quand elle se retourne, elle constate que l’entrée
du tunnel est très loin derrière elle. Le tigre ne risque pas de venir
les déloger de sitôt. C’est rassurant, il n’est jamais agréable de se
retrouver dans la peau d’une souris coursée par un chat.
— C’était de justesse! lance-t-elle au coyote. Et maintenant,
qu’est-ce qu’on fait?

244
— On descend, répond l’animal comme si de rien n’était. Il y a
encore un long chemin à parcourir. Tu devrais t’équiper.

41
Ana se livre à un examen de la berline. Le diagnostic est
pessimiste. Les roues ne sont plus parallèles, les pneus crevés,
quant au moteur il a beaucoup souffert. La jeune femme décide de
se contenter d’un équipement léger : un fusil, quelques chargeurs,
des rations de survie, de l’eau et une lampe à dynamo.
Le coyote part en tête. Il semble savoir où il va.
Ils commencent par descendre un long tunnel incliné à 30
degrés qui va en s’élargissant. Au-dessus d’eux, les fissures de la
voûte laissent passer la lumière du soleil qui éclaire le chemin tels
des projecteurs de théâtre. Ana comprend que le sous-sol du
désert, en ce point précis, est un vaste gruyère. Le tunnel ne cesse
de se ramifier en sections secondaires où il serait facile de s’égarer.
Soucieuse de retrouver le chemin de la sortie, elle utilise un
marqueur phosphorescent pour tracer des signes de piste sur les
parois.
La fraîcheur des profondeurs lui arrache un frisson. Elle flaire
une odeur d’eau. Tendant l’oreille, elle repère un glouglou ténu,
lointain mais amplifié par les cavernes. Sans doute la rivière
souterraine évoquée par Arlon, celle qui, du temps de Pit 3,
permettait la floraison des vergers et de la palmeraie?
Bientôt, une odeur de champignons vient agacer ses narines.
Les parois sont tapissées de lichens bioluminescents dont la
prolifération installe une curieuse lueur verdâtre, irréelle, pas assez
forte pour lire les œuvres complètes de Shakespeare mais suffisante
pour qu’on y retrouve son chemin sans recourir à une lampe. C’est
rassurant. Ana appréhendait de se perdre dans les ténèbres, elle
découvre qu’il n’en sera rien.
Au fur et à mesure qu’ils progressent, le bruit d’eau se fait plus
distinct.
Une heure plus tard, ils débouchent dans une caverne aussi
vaste qu’une cathédrale. Le torrent y a donné naissance à un lac sur
les rives duquel se dressent des habitations perchées sur des pilotis,
et constituées à partir de matériaux de récupération. Ana suppose
que ces casemates ont été érigées au moyen des décombres
récupérées dans les ruines de Pit 3, après le bombardement.

245
Des réfugiés parcourent le lac sur des pirogues ou des radeaux.
Ils tendent des lignes ou jettent des filets pour piéger les poissons
albinos et aveugles qui pullulent dans les profondeurs.
Dans les îlots éclairés par les fissures de la voûte on cultive des
potagers. Au terme d’un rapide coup d’œil circulaire, Ana estime
que deux cents individus survivent ici. Deux cents individus qui se
sont figés dès qu’elle est apparue, et la dévisagent avec suspicion.
Enfin, un homme se détache du groupe et vient à sa rencontre.
Ana identifie Moro, un Mexicain d’une quarantaine d’années
qui, lorsqu’elle était amnésique, lui avait ouvert les portes du petit
monde où se réunissaient en secret les rares déviants contestant le
pouvoir d’Arlon : locaux de pompage, remises à outils, ateliers de
réparation. Oui, c’est bien lui. Elle se rappelle qu’ils avaient d’abord
sympathisé, puis que Moro l’avait gentiment draguée sans que la
chose aboutisse, Ana ayant à l’époque des préoccupations plus
importantes.
— J’y crois pas! lance l’homme. C’est toi? D’où tu sors? Viens!
Je vais te présenter aux autres… C’est quoi ce coyote qui te suis?
— Un chien démineur, ment la jeune femme. Il m’est très
attaché, il m’a sauvé la vie à trois reprises, je ne pouvais pas
l’abandonner à l’extérieur.
— C’est sûr! approuve Moro. Tu as une sacrée dette envers lui,
ça se respecte. On ne lui fera aucun mal. Je vais dire aux autres de
ne pas le faire cuire.
La visite du camp se déroule selon le protocole habituel. Moro
s’applique à donner d’elle l’image d’une héroïne, d’une survivante
de la guerre qu’Arlon menait contre le Système. Il en fait des
tonnes, mais Ana comprend que s’il essaye de la faire admettre par
le clan, il n’y réussit pas vraiment; beaucoup de regards trahissent
la méfiance, et les phrases de bienvenue sont égrenées du bout des
lèvres.
— Faut pas leur en vouloir, murmure Moro en aparté, ils ont
été traumatisés par le bombardement. Et puis… faute de gaz,
certains commencent à récupérer des bribes de souvenirs de leur
vie d’avant. Ça les travaille. Ils ont peur de sortir, de se confronter
au passé. Mais toi, tu viens du dehors, tu vas me raconter ce qui
t’est arrivé
Moro l’invite dans la cabane qu’il partage avec une femme
prénommée Lydia. Une rescapée dont le corps garde les stigmates

246
du bombardement. Craintive, fuyante, elle improvise un repas à
base de poisson fumé et de galettes pétries avec de la farine de
lichen.
Ana livre à Moro une version expurgée de ce qui se passe au
dehors car — si elle évoquait les Immatériels — elle craint que son
interlocuteur la taxe de démence.
Elle choisit de présenter l’épisode des animaux géants comme
une initiative aberrante des marchands de distractions, initiative qui
tourne à la catastrophe en raison de défauts mécaniques.
— Mais ils ne peuvent pas les détruire? s’étonne Moro. Trois
avions, quelques missiles, et l’affaire est réglée, non?
Ana doit expliquer que les robots géants sont mus par une
énergie nouvelle qui provoquerait une catastrophe majeure en
explosant.
Elle a conscience de s’embrouiller, et de ne pas se montrer
convaincante. D’ailleurs, elle repère une étincelle de méfiance dans
les yeux de Moro.
— Je n’en sais pas plus, plaide-t-elle. Je te répète ce que j’ai
entendu dire. J’ai passé mon temps à me planquer, tu sais… Les
services secrets me traquaient. Je suis revenue ici parce qu’on m’a
dit que des survivants de Pit 3 s’y cachaient. Je ne savais plus où
aller.
Moro hoche la tête.
— Ouais, laisse-t-il tomber, j’imagine que ça à dû être dur.
Mais un malaise s’installe, et Ana devine qu’elle aura du mal à
s’intégrer au clan. Au vrai, en a-t-elle envie?
Le repas traîne en longueur. Moro l’abrège sous prétexte qu’il
doit montrer à la nouvelle venue l’endroit où elle pourra s’installer.
Ils sortent. La voix mentale du coyote résonne alors dans l’esprit de
la jeune femme, elle dit :
— Il n’a pas confiance en toi. Il pense que les services secrets
t’ont retournée et expédiée ici avec pour mission de localiser les
dernières poches de déviants. Sois prudente.
S’éloignant du village lacustre, ils s’enfoncent dans un dédale
rocheux. Soudain surgit la masse énorme du musée, plantée de
guingois au milieu d’une caverne.
— Ils n’ont pas réussi à le détruire, ricane Moro. Il s’est
simplement enfoncé sous terre lors de l’explosion, puis les roches et
le sable ont comblé le cratère, mais la voûte est plutôt instable. On

247
a essayé d’entrer dans le bâtiment pour voir si Arlon s’y trouvait
encore, on n’a pas réussi à forcer les portes. Je crois qu’il est
toujours là-dedans. Mort ou vivant. Je ne sais pas.
D’un geste vague il désigne les débris encombrant le sol.
— Tu peux récupérer là de quoi te construire une cabane, c’est
un peu loin du village, mais pour le moment c’est mieux comme ça.
Ensuite, tu viendras participer aux travaux en commun, la pêche, la
fabrication des pirogues, des filets, le ramassage du lichen… il y a de
quoi faire, c’est en te mêlant aux autres que tu te feras admettre. Et
cesse de te promener avec ce fusil, ça les angoisse.
Il détourne le regards, gêné, et conclut :
— Si ce que tu dis est vrai, s’il faut se préparer à une explosion
atomique, alors on n’est pas près de retourner à la surface. Va
falloir t’habituer aux règles du clan. On est très stricts là-dessus.
Allez, je te laisse, tu as du boulot… C’est ici qu’on a tous récupéré de
quoi bâtir nos cabanes. Plus tard, si les choses se passent bien, tu
pourras t’installer avec nous, sur les rives du lac.
Il s’éloigne, pressé d’abréger la conversation, abandonnant
Ana et le coyote au milieu des décombres.
— On ne peut pas rester là, fait remarquer l’animal. Ils vont
tenter de te tuer cette nuit même.
— Je sais, soupire Ana. Je n’ai pas réussi à les convaincre.
— L’isolement les a rendu paranoïaques, souligne l’animal. Tu
n’y peux rien. Finalement ce n’était pas une bonne idée de venir ici.
Ana examine les lieux. Elle n’a pas la moindre intention de
bâtir une cabane. Au lieu de cela, elle scrute les parois de la caverne
dans l’espoir d’y dénicher un surplomb d’où elle pourra surveiller le
tunnel menant au village lacustre, car c’est de là que surgiront ses
exécuteurs.
Ayant fixé son choix, elle assujettit le fusil sur son dos et
s’attaque à la paroi.
— Je vais rester en bas, caché dans les rochers, explique le
coyote. Je n’ai pas besoin de dormir. Si je repère quelque chose
d’anormal, je te préviendrai.
Ana l’en remercie et poursuit son escalade. Elle commence à
ressentir les effets de la fatigue et de la tension nerveuse. Arrivée
sur le surplomb, elle se colle contre la paroi et s’abandonne au
sommeil.
Elle dort depuis trois heures quand un cri d’alerte suraigu lui

248
vrille le cerveau. Elle s’éveille en sursaut.
— Ils arrivent… énonce mentalement le coyote. Ils sont trois.
La luminescence du lichen tapissant les parois éclaire la
caverne d’un éclat verdâtre irréel évoquant les sniperscopes utilisés
par les tireurs d’élite lors des missions nocturnes.
Ana repère aussitôt les trois hommes, ils avancent courbés
entre les rochers en s’appliquant à faire le moins de bruit possible.
L’un d’eux est armé d’une hache, les autres d’une machette.
L’absence de bivouac, même rudimentaire, semble les désarçonner.
Ils explorent les abords du musée, puis font demi-tour, dépités.
Ana pousse un soupir de lassitude. Ainsi, le village lacustre se
révèle un piège. Elle n’a pas intérêt à s’y attarder.
Elle attend encore une heure puis descend de son perchoir.
— Viens, souffle-t-elle à l’animal, on s’en va.
— Où?
— On revient sur nos pas et on se rapproche de la surface. On
se planquera dans l’une des galeries perpendiculaires au passage
principal. Comme ça, on sera plus près de la voiture et de nos
provisions.
L’animal n’émet aucune réserve. Tous deux traversent le
village endormi. Ana brandit ostensiblement le fusil d’assaut en
position de tir afin de décourager d’éventuels assassins. Personne
ne tente de leur couper la route.
Silencieux, ils repartent par où ils sont venus, abandonnant
sans regret cet Éden du sous-sol.

42.
Dès lors Ana et le coyote s’installent dans l’une des galeries
adjacentes qui coupent la travée principale à trente mètres de
profondeur. Elle a choisi cet endroit à dessein pour être protégée de
la vague de chaleur qui vitrifiera le désert en cas d’explosion des
Immatériels.
Pour tromper l’attente, elle se livre à des débauches
d’assouplissements et d’exercice de musculation. Après quoi elle
répète inlassablement les katas d’autodéfense appris à l’Armée. Ces
exercices lui évitent de s’abandonner aux idées noires.
Le coyote, lui, fait de brèves incursions en surface pour suivre
l’évolution du conflit. Il en revient maussade.
— Ça y est, soupire-t-il, maintenant qu’ils ont appris à se

249
mouvoir correctement, les animaux commencent à se battre.
— Entre eux? s’étonne Ana.
— Oui. La faction pure et dure qui prône le rassemblement
unitaire s’attaque aux autres. On ne s’en rend pas compte ici, mais il
y a beaucoup de dégâts. Ils ont quitté le désert et se battent
maintenant au milieu de la ville.
Ana se raidit. Elle avait toujours cru que le combat final se
déroulerait en champ clos.
— Tu devrais monter voir, soupire l’animal, c’est terrifiant.
La jeune femme empoigne ses jumelles et se lance à l’assaut de
la rampe qui mène au dehors. Dès qu’elle a contourné la carcasse
de la berline, elle est frappée par la chaleur qui règne à l’extérieur,
et dont elle s’est déshabituée.
Une fois l’éblouissement surmonté, elle prend conscience,
pour la première fois, que le coyote a vieilli. Son museau est devenu
blanc, il se déplace en claudiquant.
Ayant remarqué son regard, l’animal murmure :
— C’était inévitable, tu sais. Je suis depuis trop longtemps dans
ce corps, et il était déjà vieux quand je m’y suis installé. Ma
présence a hâté son délabrement. Il va bientôt mourir.
Une boule se forme dans la gorge d’Ana.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors? souffle-t-elle.
— Je vais quitter cet organisme et essayer d’en trouver un
autre, lâche l’animal. Enfin, je ne sais pas. Cela dépendra de ce que
font les miens. Ce n’est pas important, regarde plutôt ce qui se
passe en ville! Ne t’éloigne pas trop de l’entrée du tunnel.
Les jumelles autour du cou, Ana contourne l’épave de la
berline et marche vers la lumière. Au fur et à mesure qu’elle se
rapproche de la sortie, un vacarme insensé la submerge, fait de
rugissements et d’écroulements titanesques, comme si des falaises
entières s’éboulaient, déclenchant d’interminables avalanches. Le
vent charrie des odeurs de plâtre, d’incendie et de chair carbonisée.
Quand elle émerge du passage, elle constate que le ciel est noir de
fumée. Sur la ligne d’horizon, la ville brûle, saccagée par les fauves
géants qui s’y affrontent, toutes griffes dehors. Chacun de leurs
bonds provoque l’effondrement d’un building. Les tours, qui
basculent telles des quilles de bowling, entraînent la chute des
constructions voisines. Le tumulte est insupportable, aggravé par
les hurlements des bêtes sanglantes qui s’entre-déchirent, semant

250
des lambeaux de chair et de fourrure aux quatre vents.
Dans l’entrebâillement des blessures béantes crépitent les
éclairs d’une énergie bleuâtre qui tentent de suturer les plaies et
d’aveugler les hémorragies. La surcharge électrique se répand à des
kilomètres à la ronde, et Ana sent ses cheveux se hérisser. Ses
implants dentaires lui font mal. Elle a l’impression que, si elle
ouvrait la bouche, des étincelles en jailliraient. Malgré la terreur qui
s’empare d’elle, elle ne peut se détourner du spectacle
d’apocalypse qui se déroule sous ses yeux.
La cité a été entièrement piétinée, concassée. Des hôtels, des
casinos majestueux, ne subsiste qu’un immense champ de gravats.
Vegas n’est plus qu’une arène où s’affrontent des fauves
surdimensionnés habités par une force cosmique qui les maintient
en vie en dépit des blessures mortelles dont ils sont affligés. Un
lion, qui n’a plus que trois pattes et dont la crinière arrachée laisse
voir les os du crâne, vient de sauter à la gorge d’un ours qui, lui,
piétine dans ses propres entrailles sans rien perdre de sa fureur
guerrière.
L’odeur de l’ozone supplante toutes les autres. Les éclairs se
font de plus en plus nombreux, enveloppant les ruines d’un dôme
crépitant. Autour d’Ana, le sable se met à crisser comme si des
milliards de cigales se déchaînaient. Elle comprend que le désert
commence à se vitrifier, bientôt il se changera en une immense
plaque de verre…
Elle sent que quelque chose se cramponne à la jambe droite de
son pantalon. C’est le coyote qui tente de l’arracher à son hypnose
pour la contraindre à regagner l’abri du tunnel.
— Vite! hurle-t-il mentalement, ça y est! Ça va se produire. La
charge augmente… La masse critique! La masse critique!
La jeune femme s’ébroue et se met à courir tandis que dans
son dos grandit une menace qu’elle ne veut pas voir mais dont elle
devine la puissance effroyable.
A la suite du coyote elle s’engouffre dans le tunnel et court de
toutes ses forces, descendant le plus bas possible. Et puis…
Et puis quelque chose se produit. Une sorte de collapsus géant.
Elle se sent soulevée de terre, balayée, arrachée à son propre corps.
L’obscurité se fait sous son crâne tandis qu’elle plane dans les
ténèbres infinies d’un ciel de tempête.
Avant de perdre connaissance elle songe que la planète Terre a

251
cessé d’exister.

Lorsqu’elle revient à la vie, la première chose qu’elle aperçoit


c’est le corps du coyote, couché sur le flanc. Il est mort, elle le sait
mais ne peut s’empêcher de vérifier. Il est froid et déjà raide. La
gorge serrée, elle tente de se relever. Elle est très faible, comme si
elle n’avait pas mangé depuis une semaine. D’ailleurs elle est peut-
être restée évanouie sept jours durant, qui sait? Son estomac crie
famine. Après s’être orientée, elle se traîne vers le tunnel où elle a
établi son campement. Là, elle ouvre maladroitement une boîte de
conserve et avale son contenu sans l’identifier. Deux minutes plus
tard, elle vomit. Alors elle ouvre une autre boîte et, cette fois,
mange plus lentement.
Quand elle se sent mieux, elle tire de son paquetage un
compteur Geiger et consulte le niveau de radiation. Il est normal.
Arlon avait raison. L’explosion des Immatériels n’a engendré aucune
contamination atomique. Un mystère qui défie les lois ordinaires de
la Physique. La puissance d’une bombe H sans les inconvénients, ce
pourrait être un sacré slogan publicitaire.
En dépit de son état de faiblesse, elle décide d’aller voir ce qui
se passe à l’extérieur. Pour s’en donner le courage, elle avale deux
comprimés d’amphétamines. Quand la drogue fait effet, elle assure
son sac de survie sur son épaule, prend son fusil, et se met en
marche. Elle contourne la dépouille du coyote qu’elle se promet
d’ensevelir, et grimpe vers la tache de lumière grise vacillant au
sommet de la rampe d’accès.
A peine a-t-elle mis le pied dehors qu’elle sent ses semelles
déraper sur une surface lisse. Le désert n’est plus qu’une immense
plaque de verre, et certains rochers ont fondu. La chaleur effroyable
dégagée par la fusion des Immatériels a fait exploser les pierres les
plus dures. A l’horizon, aucune bête, aucun monstre. Les combats
ont cessé. Les immatériels, décidant de ne faire plus qu’un, de s’unir
dans le Grand Tout, se sont suicidés afin de trouver leur place parmi
les dieux. Après des millénaires de vaine errance, ils ont enfin connu
leur Apothéose au sens où l’entendaient les Grecs de l’Antiquité.
L’énergie qui faisait se mouvoir le coyote a-t-elle été aspirée par ce
collapsus? Probablement.
Ana hésite. Elle n’a nulle envie de retourner se cacher dans le
ventre de la terre, de se résoudre à vivoter selon les règles du

252
village lacustre. D’ailleurs, elle doute fort d’être acceptée par ses
habitants!
Elle avance à pas prudent avec l’impression de se déplacer sur
une patinoire. La glace craque sous ses semelles, se fendille en une
myriade de fêlures. Qu’importe, elle marche.
Au fil des heures, au fur et à mesure qu’elle se rapproche de la
ville, elle constate qu’il ne reste pratiquement rien des immeubles.
A peine quelques tronçons décolorés, blanchis. Tout ce qui était
métallique a fondu. Poutrelles, voitures, constructions
ostentatoires, tout a été liquéfié. Même la pierre, le ciment, les
quelques pans de murailles encore debout, s’effritent dans le vent.
Quand la fatigue lui plombe les muscles, elle a de nouveau
recours aux amphétamines. Elle veut à toute force avoir atteint la
cité avant la nuit. Elle essaye de ne pas penser à ce que sont
devenus les habitants. Une autre interrogation la torture : jusqu’où
le feu de l’Apothéose s’est-il étendu? Plusieurs États? Le pays tout
entier? D’autres continents?
Elle atteint enfin les faubourgs de ce qui était l’Empire du Jeu.
Elle traverse les inévitables camps de caravaning où s’enkystaient
les accros du Texas Hold’em, les addicts des bandits manchots, les
génies de la martingale imparable… Tout une population de songe-
creux dont la vie s’usait en une interminable course aux chimères.
Les caravanes ont fondu. Elles gisent sur le sol tels d’énormes
crachats de métal, emprisonnant parfois une forme humaine
recroquevillée. A présent la tôle refroidie tient lieu de suaire à ces
cadavres, en épousant les contours avec une précision anatomique.
Ana poursuit sa route. Elle ne reconnaît rien. Ce qui n’a pas
fondu s’émiette dans le vent à la manière d’un château de sable
trop sec. Au long des rues, des parkings, les voitures ne sont plus
que des boules de pâte solidifiées, la chaleur dégagée par
l’Apothéose les a elles aussi liquéfiées. Dès qu’elle touche un mur, il
devient cendre entre ses doigts.
Elle marche longtemps dans le silence de la ville morte.
Jusqu’à ce que tout à coup, elle entende un bruit de caillasse
malmenée. Elle prend cette direction. Au ras du sol, elle aperçoit
deux mains qui tentent de repousser des pierres accumulées.
Quelqu’un essaye de s’extraire d’une cave ou d’un réserve
souterraine. Elle se précipite, s’agenouille, et l’aide à agrandir
l’ouverture. Une tête apparaît, des cheveux gris, un vieillard. Le

253
saisissant sous les aisselles, elle lutte pour l’extirper de sa cachette.
Soudain, elle fronce les sourcils. Le visage du vieux lui semble
familier. Sa morphologie également : petit, puissamment bâti,
carré… cubique. Elle comprend qu’elle se trouve en face de
Mortimer Roundpaper. Le gnome.
— Merci… balbutie-t-il de son étrange voix de fausset. J’y
serais pas arrivé sans vous.
Quel âge a-t-il aujourd’hui? Soixante-dix ans, quatre-vingts?
Peu importe. Ana juge préférable de conserver l’anonymat.
— Qu’est-ce que vous foutiez là? grogne-t-elle.
— Ce sont les services sociaux, marmonne-t-il. Comme nous
étions de plus en plus nombreux à traîner au long des routes nous
faisions peur aux touristes, alors ils nous ont ramassés et parqués
dans un parking désaffecté. Puis ça a dégénéré en panique, et tout
le monde a pris la fuite quand les animaux géants ont commencé à
se battre. Moi je suis resté.
— Pourquoi?
— Je n’avais nulle part où aller. J’ai perdu la mémoire, je ne
sais même plus qui je suis. Un jour je me suis réveillé, j’étais vieux.
Je ne sais pas ce qui s’est passé. On m’a volé ma vie; j’ignore qui et
pourquoi, ça m’énerve. J’ai beaucoup de colère en moi. Je veux être
remboursé… dédommagé.
Ana lui tend sa gourde, l’aide à boire. Ses haillons sont blancs
de poussière, ils empestent la sueur et l’urine.
— Et vous? reprend le gnome d’un ton hésitant. Qu’est-ce que
vous faites?
— Rien de particulier, je vais droit devant moi.
— Je peux vous suivre? Ça me donnera un but.
— D’accord, soupire Ana, à condition que vous ne me posiez
pas de questions.
— Promis! assure Roundpaper. Mais vous savez, il n’y a qu’une
seule autre race de survivants dans les ruines…
— Laquelle?
— Les rats. Ils étaient cachés dans le sous-sol des bâtiments,
des réserves, l’explosion ne les a pas tous cuits, loin de là. Les rats…
ils s’en tirent toujours.
“ Et tu en es la preuve! ” songe Ana.
Elle maudit ce coup du sort qui lui jette, de nouveau,
Roundpaper dans les pattes. Elle ne conserve pas un bon souvenir

254
du bonhomme, néanmoins elle ne peut se résoudre à l’abandonner.
Elle se promet de le surveiller du coin de l’œil, il serait bien capable
de l’assommer pour la dépouiller de son paquetage. Ce n’est pas
parce qu’il est vieux et amnésique qu’il a été touché par la Grâce!
Elle se remet en marche, pressant volontairement la cadence
pour garder une distance de sécurité entre le gnome et elle.
— Vous marchez trop vite! geint celui-ci. Je suis vieux, je ne
peux plus tenir la cadence. Vous êtes égoïste, comme tous les
jeunots! J’aurais mieux fait de rester dans ma cave...
Le ciel rougeoie, il serait temps de dresser un bivouac. Ana
n’aime pas l’idée de s’attarder dans les décombres. Hélas, dans
l’obscurité, elle aura le plus grand mal à s’orienter. Le coyote lui
manque.
— La nuit va tomber, chevrote Roundpaper. Les rats vont
sortir. Ils crèvent de faim. Ils ont commencé à se bouffer entre eux.
Vous avez lambiné, il aurait fallu aller plus vite et quitter la ville!
C’est bien ce que se reproche Ana, mais les jérémiades de
Roundpaper commencent à lui taper sur les nerfs. Ayant repéré une
éminence au milieu des ruines, elle teste la solidité du cairn, puis
décide d’y établir son camp. Hisser le gnome au sommet du
monceau de caillasse n’est pas une mince affaire. Il ne sait que
répéter : “ Attention! Merde! Vous me faites mal! ”
Ana s’installe. L’effet des amphétamines s’estompant, une
fatigue écrasante l’accable. Ses jambes et ses pieds la font souffrir.
Puisant dans son paquetage, elle lance une boîte de corned beef au
gnome.
— C’est pas une bonne idée. Ça va faire venir les rats…
grommelle Roundpaper. Et puis j’aime pas trop ce genre de bouffe.
Vous n’avez pas l’intention de cuisiner, si je comprends bien, ça va
être gai!
— Désolée, siffle Ana. Je n’ai rien d’autre en magasin, mais
vous n’êtes pas forcé de manger, vous savez?
— En plus, froid, c’est pas bon… insiste lourdement
Roundpaper.
— Je ne veux pas gaspiller mes tablette pyrophores pour
cuisiner, s’emporte la jeune femme. Je préfère les garder pour
fabriquer des torches si on doit éloigner les rongeurs.
— Moi, je disais ça comme ça… marmonne le gnome. Vous
n’êtes pas très aimable…

255
Le silence s’installe. Ana surveille les environs. Elle constate
bientôt que son compagnon n’exagérait pas : les ruines grouillent
de rats qui sortent en grappes de la moindre crevasse. Dressés sur
leurs pattes postérieures, ils flairent le vent, cherchant à localiser
d’où provient ce parfum de nourriture. Il ne leur faut pas longtemps
pour se diriger vers le monticule au sommet duquel Ana et le
gnome sont installés.
Aucun obstacle ne semble en mesure de les détourner de leur
objectif. Nappe velue, ils se coulent entre les pierres que leurs
griffes réduisent en poudre. Ana, instinctivement, a saisi son fusil.
C’est absurde, bien sûr. Il lui faudrait des centaines de cartouches
pour disperser l’armée des rongeurs. Elle se dit néanmoins qu’en en
tuant quelques un elle gagnerait du temps, car leurs congénères
s’affronteraient pour la possession de ces proies sanglantes.
— Je vous l’avais dit, se lamente Roundpaper, on n’aurait pas
dû s’arrêter. Fallait sortir de la ville… mais vous n’écoutez rien! Vous
êtes bornée!
Ana, folle de rage, doit résister à l’envie de l’assommer d’un
coup de crosse et de le jeter en pâture aux rats. Cela résoudrait
pourtant le problème!
Il fait encore assez jour pour qu’elle puisse constater les
progrès de l’encerclement amorcé par leurs ennemis à quatre
pattes.
Tout à coup, alors qu’elle se prépare au pire, la marée velue
bat en retraite et se disperse au milieu des ruines. Interdite, Ana
scrute la caillasse qui l’entoure. Un seul rat se tient immobile au
pied du monticule, les moustaches frémissantes, dressés sur ses
pattes postérieures. La jeune femme sourit, elle vient de
comprendre :
— C’est toi, n’est-ce pas? formule-t-elle en pensée.
— Oui, répond la voix de celui qui était encore, il y a peu, le
coyote. Je suis désolé, je n’ai trouvé que ce corps dérisoire pour
m’incarner. L’avantage de cette bête c’est qu’elle est facile à
investir car elle n’a pas de souvenirs encombrants contrairement
aux humains.
— Ils étaient des centaines et tu les a mis en fuite.
— Oui, c’était facile. J’ai instillé la peur en eux. Mais ce corps
est petit, il ne me fera pas beaucoup d’usage. Il faudra que j’en
change dans très peu de temps car il s’use déjà.

256
— Je viens te chercher, ne te fatigue pas à grimper.
Ana se laisse glisser jusqu’au sol, ramasse doucement le rat et
le glisse dans sa poche.
— Tu sais que le vieux qui t’accompagne projette de te tuer
pendant ton sommeil et de voler tes provisions? énonce l’animal. Je
viens de le lire dans ses pensées.
— Je m’en doutais, soupire la jeune femme, mais je n’arrive
pas à me décider à le supprimer.
— Pas besoin de l’assassiner, fait observer le rat. Il est vieux
mais il peut encore me servir de véhicule durant quelques
semaines. De plus, il est amnésique, ce qui facilitera mon
installation dans les lieux.
Lorsque Ana prend pied au sommet, le gnome se met à
vociférer :
— Pourquoi êtes-vous aller chercher cette saloperie de
bestiole? Vous ne comptez pas me la faire bouffer, j’espère?
Il gesticule, menaçant, et la jeune femme s’aperçoit soudain
que la main droite du gnome se crispe sur un caillou pointu. Alors
qu’il lève le bras pour la frapper, ses doigts s’ouvrent, la pierre
tombe à ses pieds. Son visage perd toute expression.
Ana comprend que l’esprit du rat vient de s’emparer de son
cerveau.
— C’est fait, dit l’ancien coyote. Je vais nettoyer les lieux, ce
sera facile, il ne conservait aucun souvenir de son ancienne
existence.
— Comment as-tu échappé à l’Apothéose? demande Ana.
— Je n’ai jamais adhéré à cette croyance. Et j’apprécie la vie
sur la Terre. Les espaces infinis du cosmos sont si… froids.
— Est-ce… Est-ce que toute la planète ressemble à ce qui nous
entoure? Est-ce que tout le monde est mort?
— Non, mais il faudra prendre la direction du sud. Ce que vous
appelez l’Amérique Latine n’a pas souffert de la catastrophe. Les
États-Unis, en revanche, n’existent pratiquement plus. Inutile de s’y
attarder. Maintenant tu dois dormir, tu es épuisée, et un long
voyage nous attend.
Ana s’allonge sur le sol. Pour la première fois depuis longtemps
elle se sent en sécurité.

Le lendemain, ils tournent le dos aux décombres de Vegas et

257
marchent vers le sud.

43.
Les deux semaines qui suivent sont exténuantes,
particulièrement pour la jeune femme dont les provisions
s’épuisent trop vite.
La plaque vitrifiée recouvre le sol jusqu’à la ligne d’horizon. La
chaleur de l’Apothéose a stérilisé la terre, annihilant toute
végétation, toute vie humaine et animale. Les lacs, les étangs, se
sont en grande partie évaporés. S’il reste de l’eau, c’est sous forme
de flaques stagnantes dans le lit des rivières. Les oiseaux et tous les
animaux domestiques ont disparu. Ne subsistent que les sabots et
les cornes des bovidés, ainsi que des squelettes incomplets de
chevaux.
Endurcie par les principes de survie inculqués à l’Armée, Ana
tient le coup vaille que vaille. Roundpaper, lui, n’éprouve nul besoin
de boire, de manger ou de dormir. Toutefois, l’énergie qui le porte
consume son corps comme la flamme fait fondre la bougie. Au fil
des jours, il devient évident que la machine de chair et d’os qui lui
tient lieu de véhicule ne durera plus très longtemps. Ce n’est pas
grave dans la mesure où il pourra redevenir immatériel le temps de
trouver un nouveau logement. Il n’en va pas de même pour la jeune
femme.
Par chance, plus ils s’éloignent de l’épicentre du cataclysme
plus les choses s’améliorent. Ils suivent le trajet du San Diego
freeway qui les mènera directement à la frontière mexicaine.
L’immense raffinerie de Long Beach n’est plus qu’un amas de lave
solidifiée. Culver city, Jefferson City ont été rayées de la carte.
Au fil des kilomètres, la vitrification devient inégale,
permettant à l’herbe de repousser par endroits. Les bâtiments
cessent de tomber en poussière dès qu’on les touche. Si les villes
restent désertes, certaines boutiques permettent à Ana de se
ravitailler en conserves. Elle reprend des forces.
Elle commence à se demander si elle ne serait pas la dernière
représentante de la race humaine. L’immatériel — qu’elle s’obstine
à appeler le coyote — lui assure que non. De temps à autre, il
abandonne le corps de Roundpaper et effectue des vols de
reconnaissance au-delà de la frontière du Mexique. Au retour de

258
ces incartades, il explique que le cataclysme semble s’être arrêté là.
— Personne ne nous empêchera d’entrer sur ce territoire,
assure-t-il. Il n’y a plus ni gardes ni police. La vie est complètement
désorganisée. La population terrifiée cherche refuge à l’intérieur du
pays.

Trois jours plus tard, ils entrent dans Tijuana qui, pour les
étudiants des USA, fut longtemps la ville des plaisirs interdits et des
débauches en tout genre. Elle est à présent occupée par la foule des
réfugiés californiens qui ont eu la chance d’échapper au cataclysme.
Un désordre effroyable y règne, alternant cris de désespoir et
hurlements de rage. Les rixes et les viols se multiplient dès la nuit
tombée.
— Roundpaper est arrivé au terme de son voyage terrestre,
annonce un soir l’Immatériel. Je vais devoir me chercher un
nouveau véhicule. Je suis désolé de t’abandonner mais il m’est
impossible de faire autrement.
— Tu vas t’installer dans un autre coyote? demande Ana.
— Non, ce ne serait pas possible au milieu de tous ces gens. Ils
me tueraient, me feraient cuire et me mangeraient. Je vais devoir
me fondre dans la masse. Je te souhaite bonne chance. On se
retrouvera peut-être un jour, qui sait ?
— Qui sait?… fait la jeune femme, la gorge serrée.
Le lendemain, quand elle s’éveille, elle découvre que
Roundpaper est mort dans son sommeil. Elle se contente de le
signaler au responsable de la tente collective qui fera le nécessaire,
c’est-à-dire le jeter dans la fosse commune qui empuantit les abords
de la ville.
La disparition de l’Immatériel la trouble profondément. Elle se
traite d’idiote, il était pourtant évident qu’ils ne pourraient
continuer ensemble!
Une fois ressaisie, elle va se porter volontaire auprès du
groupe qui essaie tant bien que mal de faire régner un minimum de
discipline dans le camp de réfugiés. Son passé militaire semblant la
qualifier pour un tel emploi, elle est engagée d’autant plus
facilement que les candidats sont rares.
C’est un travail ingrat et épuisant, dont les seuls avantages
consistent en trois repas par jour et une chambre dans le bâtiment
réquisitionné par l’administration. Elle s’y consacre néanmoins en

259
essayant de ne penser à rien. Après toutes ses aventures, elle
éprouve une grande difficulté à retrouver une place dans la Réalité.
Elle se fait l’effet de ces soldats qui, revenus du front, sont
incapables de se réhabituer à la vie civile.

Quelques semaines plus tard, elle entend parler des exactions


d’un groupe de bandits dont le chef se fait appeler “ le Coyote
”. Elle juge la coïncidence trop étrange. Doit-elle y voir un appel à la
complicité... ou un avertissement?

La Direction du camp décide de constituer un groupe de


miliciens dont la mission consistera à mettre ce brigand hors d’état
de nuire. Ana est bien sûr sollicitée en tant qu’ancienne militaire.
Ne pouvant se résoudre à combattre celui qui l’a tant aidée, elle
donne sa démission et intègre un convoi de réfugiés regagnant la
Californie pour débarrasser le pays de la plaque vitrifiée qui
recouvre le sol.
Ce sera une besogne de longue haleine et terriblement ingrate,
mais elle y voit l’occasion de tourner la page de l’invraisemblable
aventure à laquelle elle a été mêlée contre son gré.

Deux jours plus tard, elle prend place dans les camions qui
véhiculent le premier contingent de travailleurs.
Ils sont débarqués à l’orée d’une plaine vitrifiée que les rayons
du soleil font scintiller comme un miroir. On leur distribue des
pioches… et le calvaire commence.
C’est un travail de titan qui consiste à fragmenter la croûte de
verre recouvrant le sol sur des millions de kilomètres carrés, et cela
sous un soleil sans répit. Les accidents sont fréquents : il arrive que
le verre éclate, projetant en tous sens des éclats tranchants. Alors
un travailleur s’écroule, la carotide sectionnée, la chair des mollets
entamée jusqu’à l’os. Le manque de médecins, de médicaments,
aggravent la dangerosité de la moindre blessure.
Un travail de fourmi dont on ne verra pas la fin avant un
siècle… ou deux, car à certains endroits la croûte de verre est très
épaisse et nécessite l’emploi d’explosifs artisanaux aux
conséquences imprévisibles.

Durant deux ans, Ana va vivre cette vie qui n’est pas sans

260
rappeler celle des bagnards. Elle est blessée cinq fois, dont deux
gravement. Les tendons du biceps droit à demi cisaillés par un éclat,
elle devient incapable de manier la pioche et se trouve rétrogradée
à l’intendance.
Elle n’aime pas le nouveau visage de cette Amérique post-
cataclysmique, où chaque État affirme son intention de faire
Sécession et refuse férocement le concept de fédéralisme. Elle flaire
l’imminence d’un conflit généralisé.
C’est alors qu’un recruteur de passage lui propose un poste de
garde forestier en Alaska. Le pays, protégé par les chaînes
montagneuses, a échappé à l’onde de chaleur qui s’est heurtée à la
muraille des pics gigantesques.
— Il s’agirait, a-t-il expliqué, de veiller à l’épanouissement de la
faune et de faire la chasse aux braconniers. Le pays a cruellement
besoin de bétail, un bétail qui ne peut pas encore s’épanouir sur les
terres mortes de l’ancienne fédération. Là-bas, en Alaska, c’est
différent, l’onde de chaleur n’a pas pu stériliser le sol, brûler les
arbres, calciner les bêtes… Tout est encore comme avant. Mais je
serai franc, vous serez confrontée à la solitude, au froid, au danger…
Les ours, les loups…
— Ça me convient, a répondu Ana, je signe où?
Le soir même elle embarque à bord d’un antique DC4 sorti d’on
ne sait quel musée aéronautique, et s’envole vers le Nord. On la
débarque à Juno. Là, un scout indigène prend le relais et l’emmène,
à bord d’un half-track cabossé, au cœur de la forêt, sur la Zone 48
qu’elle aura pour mission de surveiller.
Sans plus attendre, il la met en garde contre les braconniers
qui n’hésitent pas à ouvrir le feu sur les agents des Eaux et Forêts.
— On a déjà eu deux morts, insiste-t-il en soupesant la jeune
femme du regard. Mais vous étiez militaire, à ce qu’on m’a dit, ça
fera peut-être la différence. Restez sur vos gardes.

La forêt est immense, les troncs serrés. Le véhicule a parfois du


mal à s’y frayer un chemin. Au bout de la route se dresse un petit
fortin : murs de béton, fenêtres en meurtrières, volets et portes
blindés. Ana, qui s’attendait à une cabane en rondins dans le plus
pur style trappeur, ne cache pas sa surprise.
— C’est le minimum si vous voulez tenir le coup, explique le
conducteur. Vous serez complètement isolée, et quand l’hiver

261
viendra vous ne pourrez compter que sur vos réserves de nourriture
et le groupe électrogène qui alimente le chauffage. Ce ne sera pas
de la rigolade. Il y a la radio, bien sûr, mais à cause des montagnes
qui forment une zone blanche, les ondes passent mal. Bon, j’insiste
pas. Je suppose que dans l’Armée vous en avez vu d’autres. Pendant
vos moments de repos, pratiquez une occupation qui vous
empêchera de devenir dingue.
Ana passe le reste de la journée à se familiariser avec son
nouvel habitat. La solitude ne l’effraie pas. En cas d’urgence, elle
dispose d’une jeep et d’une motoneige, et d’assez de munitions
pour soutenir un siège.
Le scout lui souhaite bonne chance et s’en retourne à la
civilisation.
Après le chaos et la fureur de l’année écoulée la jeune femme
apprécie cette solitude. Elle grimpe sur la terrasse et observe les
environs à la jumelle des heures durant. Elle suit tout
particulièrement les évolutions d’une ourse suivie de ses quatre
petits, et d’une harde de loups menée par un mâle au pelage noir.
Les animaux l’observent, eux aussi. Parfois, dans l’espoir de
dénicher de la nourriture, ils viennent rôder aux abords du fortin.
Les oursons multiplient les cabrioles, grimpent aux arbres jusqu’à ce
que leur mère, excédée, vienne les en déloger et les corrige à coup
de patte. Tous se sont habitués à la présence de la jeune femme
qui, ils l’ont senti, n’émet à leur égard aucune onde prédatrice. Les
petits s’enhardissent parfois à venir la regarder sous le nez, avant
de s’enfuir en multipliant les cabrioles.

Une semaine plus tard elle entend des coups de feu. Saisissant
son fusil, elle se met en marche et s’enfonce dans la forêt. Au bout
d’une heure elle trouve le cadavre de la mère ourse, le crâne éclaté
par une balle de gros calibre. Les oursons ont disparu, enlevés par
les braconniers.
La rage au cœur, elle explore les environs au risque de se
perdre dans cette végétation qu’elle connaît mal. En pure perte, les
assassins sont introuvables. Épuisée et furieuse, mécontente de sa
piètre performance, elle regagne le bunker.
La nuit même, elle est réveillée en sursaut par les hurlements
des loups.
Quand elle déverrouille sa porte, un peu plus tard, c’est pour

262
découvrir les cadavres de trois hommes étendus au bas des
marches. Les braconniers, à n’en pas douter. Leurs nuques brisées
évoquent la technique d’attaque bien connue des loups. Chose
étrange, on ne les a pas dévorés.
Ana prend soudain conscience qu’elle n’est plus seule.
Lorsqu’elle lève les yeux elle aperçoit le grand loup noir qui la fixe,
immobile, au seuil de la clairière.
— Je t’avais bien dit qu’on se reverrait, fait la voix du coyote
dans sa tête.

LIVRE III

44.

Au cours des semaines qui suivent, Ana et le «loup» se font un


devoir de traquer les tueurs d’animaux qui hantent la forêt,
abattant les bêtes pour leur fourrure, ou les décapitant pour en
faire des trophées vendus à prix d’or aux collectionneurs qui
tiennent à passer pour de redoutables chasseurs.
Les deux compagnons éliminent ainsi une demi-douzaine de
braconniers dont la jeune femme dissimule les cadavres au fond
d’une crevasse. La plupart des dépouilles, une fois passées entre les
crocs de la meute, sont inidentifiables.
Cette besogne salutaire accomplie, Ana prend conscience
qu’elle commence à s’ennuyer; la solitude lui pèse. Certes, elle n’a
jamais eu l’instinct grégaire, mais point trop n’en faut. En réalité
elle n’a jamais connu le calme, la paix, sa vie s’est déroulée au
rythme des décharges d’adrénaline. Son corps et son esprit se sont
accoutumés à ces pics d’excitation, positifs ou négatifs, peu
importe. L’angoisse, la peur, lui ont permis de se sentir vivante.
Quand elle en est privée, elle a l’impression de sombrer dans un
gouffre sans fond… ou de n’être plus qu’un ectoplasme.
Elle en est là de ses ruminations quand, un matin, le loup noir
se dresse, en alerte, le museau levé vers le ciel.
« Il arrive… » lance-t-il à la jeune femme sous forme d’un
message télépathique si strident qu’il en est douloureux.
— Qui ? demande Ana, la main déjà posée sur la crosse du
fusil.

263
— Arlon, répond l’animal. Il vient te chercher.
— C’est impossible, il est mort lors de l’explosion.
— Non, il se rapproche, il viendra du ciel. Il a besoin de toi.
Ana sort du bunker, une paire de jumelles au poing. Son oreille
exercée détecte le bruit caractéristique d’un hélicoptère. Il ne tarde
pas à apparaître, volant bas. Un vieux modèle militaire exhumé
d’on ne sait quel hangar ou musée aéronautique ayant échappé à la
catastrophe. Après avoir décrit deux cercles complets il choisit de se
poser dans une étroite clairière, non loin du bunker.
En proie à des sentiments contraires, Ana décide de se porter à
la rencontre des visiteurs.
La porte latérale de l’appareil coulisse, et Arlon descend
maladroitement, aidé par un militaire à l’uniforme dépareillé. Ana
le trouve encore plus décharné que dans son souvenir. La parka
molletonnée qui l’enveloppe dissimule certes sa maigreur mais son
visage évoque celui d’une momie exhumée du sarcophage où elle
reposait depuis cinq mille ans.
— Vous êtes vraiment vivant ? lance-t-elle sans faire mine de
lui tendre la main.
— Oui, grogne le vieillard, un commando militaire est venu me
récupérer juste avant l’explosion. On avait décidé, en Haut Lieu, que
je faisais partie des personnes indispensables priées de rejoindre au
plus vite le bunker présidentiel. Depuis deux ans je me tiens au
courant de vos pérégrinations à travers le pays. On ne vous a jamais
perdue de vue. Et aujourd’hui je viens vous chercher. Vous avez
assez tué de braconniers, vous allez bientôt manquer de munitions,
il est temps de passer aux choses sérieuses. Le marché est simple :
ou vous restez ici à périr d’ennui… ou vous grimpez dans cet hélico
et reprenez le collier.
— Je croyais que tout était fini, classé… fait observer la jeune
femme.
— Non, la catastrophe a pris une autre tournure, plus
compliquée et plus sournoise. Avec les Immatériels on n’est jamais
déçu. Je vous expliquerai cela en chemin. Alors, vous venez ?
— Oui, mais j’emmène le loup avec moi.
— Cela va de soi… mais ne me prenez pas pour un idiot, je sais
très bien qui se cache à l’intérieur de cet animal.
— Ça vous pose un problème ?
— Non, c’est même un atout, vous aurez sans doute besoin de

264
lui pour établir le contact.
Cédant à une impulsion, Ana se hisse dans le vieil hélicoptère,
le loup, lui, s’y propulse d’un bond, provoquant le recul prudent des
militaires.
Comme l’un d’eux porte la main à son arme, Arlon, d’un ton
qui n’admet pas la réplique, ordonne :
— Défense de toucher à cette bête, le moindre préjudice que
vous pourriez lui causer vous vaudrait le peloton d’exécution.
— Alors elle a le droit de nous bouffer ? proteste l’un des
soldats.
— Oui, c’est exactement ça, gronde le vieillard. Elle est sous la
protection directe du Président des États-Unis d’Amérique. Ne
commettez pas l’erreur de l’oublier.
Sitôt la porte coulissante claquée, les passagers gagnent les
banquettes métalliques disposées le long du fuselage. L’appareil
s’arrache du sol en dodelinant du cockpit, comme s’il avait du mal à
assurer son équilibre.
Dans la forêt, la meute, désemparée par la disparition brutale
de son mâle alpha, pousse de longs hurlements qui se répercutent
d’une montagne à l’autre. Ana en éprouve une profonde tristesse.
Le vacarme des rotors interdisant toute conversation, elle en
profite pour établir un contact mental avec le loup.
« Que me veut Arlon ? demande-t-elle à l’animal. Tu peux lire
dans son esprit ?
— C’est confus. Il semble croire que les miens ne sont pas tous
morts lors de la déflagration… Ou qu’ils ont pris une autre forme… Il
a peur. Il est dépassé par les événements. Il croit qu’un grand
danger nous menace. »
Ana décide de ne pas poursuivre cette conversation car les
transmissions télépathiques lui causent toujours d’affreuses
migraines.

L’hélicoptère vole une heure, perdant parfois de l’altitude


quand ses moteurs ont des ratés. Une puanteur d’huile brûlée
envahit l’habitacle.
Soudain, Arlon tire de la poche de sa parka un amplificateur
portable relié à deux paires d’écouteurs et tend l’une d’elles à la
jeune femme en lui signifiant, par gestes, de s’en coiffer. Elle
comprend qu’ainsi ils pourront dialoguer sans que les militaires

265
comprennent un traître mot de la conversation.
— Si vous vous penchez vers le hublot, nasille le vieil homme,
vous allez voir ce qui subsiste de l’Amérique du Nord. La
déflagration a fait fondre la plupart des bâtiments, transformant les
villes en flaques gigantesques. Ces « flaques » sont remplies de
cadavres carbonisés amalgamés en noyau. Mais la majorité des
morts ont été instantanément changés en cendres que le vent a
éparpillées. Lors du refroidissement des matières liquéfiées, une
vitrification générale s’est opérée, s’étendant sur des millions de
kilomètres carrés.
— Je sais tout cela, s’impatiente Ana. J’ai travaillé deux ans à
fracturer cette foutue plaque, j’en porte encore les cicatrices. J’ai
même failli perdre l’usage d’une jambe. Tout cela nous mène où ?
— Vous le saurez en temps utile, soupire le vieux. C’est grave,
très grave… et ça dépasse notre entendement. Le vôtre comme le
mien.
Ana hausse les épaules et colle son nez au hublot. Au bout d’un
moment elle devine les silhouettes de bâtiments émiettés sous la
couche de glace. C’est comme si toute la ville avait été engloutie par
une avalanche que le froid aurait solidifiée, lui donnant la
compacité vitreuse d’une banquise. Une ville fantôme, congelée,
avalée par la coulée d’un gigantesque glacier. Toutes ces ruines sont
désormais inaccessibles, prisonnières d’une vitrine inviolable et
floue.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’enquiert Ana. Comment la
température a-t-elle pu baisser au point de créer une telle masse de
glace ?
— Ce n’est pas de la glace, corrige Arlon d’une voix lasse, c’est
du verre… plus exactement du cristal.
— Du cristal ? Vraiment ?
— Non, en réalité on ignore de quoi il s’agit. On ne dispose plus
des moyens techniques pour l’analyser. La science a fait un bond en
arrière de plusieurs siècles. Bref, ça ressemble à du cristal, mais je
doute que ça en soit.
— Ça paraît d’une incroyable limpidité, fait remarquer la jeune
femme.
— Oui, c’est un pur produit né de la grande explosion qui a
tout vitrifié, ça recouvre toute la partie nord des EtatsUnis. A de
rares endroits c’est fragile, et on peut la briser à coups de pioche,

266
mais en d’autres lieux rien n’y fait. Elle est d’une solidité à toute
épreuve. On n’arrive même pas à l’érafler. Elle forme une carapace
hétérogène… Je pense… Je pense que ce n’est pas un hasard, et que
cela répond à une stratégie.
— D’accord, mais qu’attendez-vous de moi ? Je ne suis pas
géologue, je n’y connais rien. Je serais incapable de faire la
différence entre un diamant et une bille de verre.
— Je sais, mais vous êtes la seule humaine à avoir côtoyé des
extraterrestres immatériels. Et ce … « loup » qui vous suit est l’un
d’eux. Ne protestez pas, j’en ai la certitude. Il est aujourd’hui
l’unique survivant de sa race à gambader librement parmi nous. A
vous deux, il vous sera sans doute possible d’établir un contact avec
ceux du dessous.
— Ceux du dessous ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je préfère que vous découvriez ça toute seule, soupire
Arlon. Vous aurez peut-être une idée, qui sait ?
Afin de signifier la fin de l’entretien, il ôte les écouteurs. Ana
l’imite, dès lors toute discussion devient impossible.
Dix minutes plus tard l’hélico manœuvre pour se poser sur un
quadrilatère d’atterrissage sommaire dont les limites sont
marquées par des fûts cabossés au sein desquels on a mis à brûler
un quelconque matériau fumigène orange. Quand les skis touchent
le sol, les passagers débarquent en hâte, soulagés de ne plus avoir à
lutter contre le mal de mer généré par des rotors mal synchronisés
qui compromettent l’assiette de l’appareil.
Avant de descendre, Arlon a remis à la jeune femme une paire
de « chaussettes » cloutées à enfiler par-dessus ses bottes.
— Mettez ça, a-t-il grogné, et ne vous déplacez jamais sans.
Dehors le sol est cent fois plus glissant qu’une patinoire, on ignore à
quoi ça tient. On ne compte plus les rotules démises et les jambes
cassées. Et comme c’est du « verre », aucun espoir que ça fonde et
se ramollisse.
— Où sommes-nous ? a demandé Ana.
— Dans un camp expérimental secret où l’on essaye de trouver
la parade à ce phénomène.
— Qu’est-ce que vous craignez ?
— Que ça s’amplifie, que le cristal contamine le reste de la
plaque vitrifiée qui recouvre le sol du pays. Si ça se produit, étant
donné qu’il est incassable, on n’aura plus accès à l’humus

267
fertilisable. On crèvera de faim.
— C’est réellement incassable, ce truc ?
— Hélas oui. Rien n’y fait. Ni les engins de fouissage, ni les
têtes des foreuses. On a essayé les explosifs, les acides, rien n’a
fonctionné. Ce matériau qui ne figure pas dans le tableau
périodique des éléments. Un truc qui vient d’ailleurs, et qui défie
nos connaissances.
— C’est apparu comme ça ? Tout à coup ?
— Oui, comme une tache qui s’agrandirait par capillarité. Dix
centimètres de diamètre au début, puis vingt, quarante, cinquante…
et au bout d’un mois dix kilomètres. Et ça continue.
— Mais ce n’est pas vivant…
— C’est justement là le problème. On n’en sait foutre rien. Est-
ce une matière ? Est-ce une créature?
A présent qu’ils s’éloignent de la piste d’atterrissage Ana
distingue les abords du camp retranché. Des tentes militaires
rafistolées, des baraquements préfabriqués conçus pour le Grand
Nord, des engins chenillés à mi-chemin entre le char d’assaut et le
bulldozer. Çà et là des derricks dont les foreuses s’escriment à
entamer le cristal en produisant des crissements aussi
insupportables qu’inutiles. Un foutoir qui sent la brocante, le vieil
entrepôt, le hangar de l’Histoire où d’antiques machines de guerre
achèvent de se couvrir de rouille. Les soldats, emmitouflés dans des
guenilles disparates ont l’air de sortir de vieux clichés pris à
l’époque de la Ruée vers l’or ou de la Guerre de Sécession. Tout cela
empeste le combat d’arrière garde, le baroud d’honneur.
« Ils n’y croient plus, lui souffle télépathiquement le loup. Ils
sont là parce qu’ils n’ont nulle part où aller et qu’ici, au moins, on
leur donne à manger. »
Ana partage cette impression.

Durant la demi-heure qui suit, Arlon la présente à différents


officiers. Aucun d’eux ne lui témoigne une quelconque attention.
Tous affichent la même lassitude. Les mêmes flétrissures dues à
trop de combats perdus. Pour finir, Arlon la conduit à ses quartiers :
un cube métallique percée d’une minuscule lucarne grillagée et
meublé de façon monacale. D’une voix qui trahit l’épuisement, il lui
indique où se trouve la tente réfectoire et l’heure des repas.
— N’y amenez pas le loup, insiste-t-il, ce serait mal vu car les

268
portions sont pauvres. Le ravitaillement se fait mal et nous
manquons des choses les plus élémentaires. Surtout, ne vous
blessez pas, nous ne pourrions vous soigner. J’ai entassé le plus
possible de conserves dans cette armoire, faites-en un usage
modéré. Promenez-vous dans la ville, ou du moins dans ce qui en
subsiste. Prenez les dimensions du lieu. Demain, je répondrai à vos
questions… du moins j’essayerai.
Sur cet aveu d’impuissance, il prend congé, silhouette voûtée,
grotesque, que les bourrasque font vaciller tous les dix pas.

Ana referme la porte en frissonnant.


« Que ressens-tu ? demande-t-elle au loup. Que te dit ton
instinct ?
— Je ne sais pas, avoue l’animal. Je flaire un danger enfoui,
une grande colère, une chose d’informe qui cherche à s’organiser.
C’est quelque part sous nos pieds… ça s’étend. Le vieil homme a dit
vrai. Le cristal est vivant. Je crois…
— Oui ?
— Je crois que le cristal est né de l’Apothéose, de la
déflagration. Je pense que les Immatériels ne sont pas morts… Ils
ont simplement changé de forme. La vitrification leur a permis de
reformer un substitut du Grand Tout auquel ils aspiraient. Mais ça
ne leur suffit pas car ils s’y sentent prisonniers.»
Ana hoche la tête. Elle n’est pas surprise; elle a toujours pensé
que les Immatériels reviendraient. C’est dans l’ordre des choses, de
telles « créatures » ne peuvent renoncer ou se satisfaire d’un demi
victoire.
Sans doute ont-elles été déçues par les résultats de
l’Apothéose. Les choses n’ont pas fonctionné comme elles
l’espéraient. Elles veulent une revanche.
— Au lieu de se retrouver libres de voyager à travers le
cosmos, murmure-elle, les Immatériels se sont retrouvés piégés
dans le cristal, plus prisonniers que jamais. C’est ça, hein ?
— Oui, je pense. D’où leur colère grandissante. Ils refusaient
d’être enfermés dans un corps humain trop limité à leur goût, et
voilà qu’ils se retrouvent cloués au sol, pris dans l’ambre fossile
comme des insectes préhistoriques. Ils n’auront de cesse de
recouvrer leur liberté de mouvement. Ils ne reculeront devant rien
pour se libérer de la prison du cristal. »

269
Ana découvre tout à coup qu’elle meurt de faim. Elle ouvre
l’armoire aux provisions, s’empare d’une grosse boîte de ragoût de
bœuf qu’elle jette dans une casserole bosselée et pose sur le
réchaud à alcool qui trône sur la table. Elle partage la nourriture
dans deux écuelles : une pour elle, l’autre pour le loup, puis se met
à manger en essayant de faire le vide dans sa tête. Elle n’a pas la
moindre idée de ce qu’elle va faire. Elle ne possède aucun bagage
scientifique, son seul talent c’est d’être une survivante
professionnelle, quelqu’un qui glisse entre les doigts de la Camarde.
— Bon, on part en « reco », décide-t-elle une fois le repas
englouti. Ne fais rien qui puisse leur donner à penser que tu es
autre chose qu’un animal domestique.
Le loup acquiesce d’un hochement de tête. Cette dernière
recommandation l’embête un peu car la maigre pitance qu’il vient
d’ingurgiter lui a ouvert l’appétit. Après tout il y a beaucoup de
soldats, un de plus un de moins… est-ce que quelqu’un s’en
apercevrait ?
En tant qu’énergie pure squattant un corps étranger, il n’a pas
réellement besoin de se nourrir. Toutefois, il a constaté que les
corps qu’il occupe s’usent plus vite s’il oublie de leur donner à
manger, ce qui l’oblige à en changer plus tôt qu’il ne le souhaiterait.
Par ailleurs le changement d’habitat corporel implique de
réapprendre le fonctionnement d’une anatomie complexe, et cela
l’ennuie au plus haut point. Afin d’éviter ces désagréments il prend
soin d’alimenter quotidiennement la créature de chair qui lui tient
lieu de vêtement. Toutefois, cela n’est pas sans inconvénient car en
nourrissant son déguisement il a peu à peu pris goût à la
nourriture… or le loup a de gros besoins en viande saignante.
Néanmoins, il préfère « occuper » un animal plutôt qu’un
humain. Les humains ont le cerveau farci d’idées contradictoires et
de sentiments gluants. C’est pour cette raison que les Immatériels
avaient exigé qu’on rende hommes et femmes amnésiques avant
l’usage. A présent que cette formalité n’est plus de mise, les
animaux constituent un meilleur support car leur esprit ne véhicule
que des pulsions rudimentaires dictées par l’instinct. Il est plus aisé
de s’y installer.

— Attention! Ne déconne pas ! le prévient Ana. Évite de te


faire remarquer. Essaye de jouer les chiens de traîneau.

270
Ils sortent. Un vent glacé les gifle, chargé d’anciens grains de
sable que la vitrification a changés en éclats de verre. La caresse n’a
rien d’agréable, elle irrite la peau. Courbée, la jeune femme se met
en marche.
Les groupes d’ouvriers et de soldats qu’ils croisent leur jettent
des regards peu amènes. La présence du loup les dérange.
Pourquoi est-on allé chercher cette bonne femme qui s’imagine
pouvoir faire mieux qu’eux ? C’est qui d’abord ? Tarzan version
femelle ? Décidément, le vieux prof perd de plus en plus la boule !
Ana rabat son capuchon jusque sur ses sourcils. Elle passe un
doigt sur sa joue droite et le ramène, rougi de sang. Si la bourrasque
s’éternise, elle va finir écorchée vive. A l’avenir il lui faudra penser à
s’équiper d’un masque de protection en cuir, comme elle a vu
certains ouvriers en porter.
Par chance, le vent tombe.
La jeune femme tourne le dos au camp et s’avance sur la plaine
rocailleuse. Elle s’aperçoit bientôt que ces « rocailles » sont en
réalité des immeubles aux trois quarts fondus par l’intense chaleur
de la déflagration, ou pulvérisés par l’effet de souffle. Ils sont à
présent inclus dans le cristal. A certains endroits l’épaisseur de la
couche vitreuse est telle qu’on perçoit de ces ruines une image
floue, fantomatique, comme au travers d’un brouillard. Un
brouillard étrangement solide.
C’est tout ce qui reste d’une cité autrefois habitée et prospère.
Tout à coup, Ana s’immobilise, frappée de stupeur. Une ombre
vient de filer sous ses pieds… sous la glace.
Comme si elle se promenait sur un lac gelé et qu’un poisson,
monté des profondeurs, venait de frôler la couche solide flottant à
la surface des eaux.
— Tu as vu ça ? lance-t-elle au loup.
— Oui, fait celui-ci. Il y a quelque chose au-dessous, c’était
grand et ça nageait vite.
— Mais ça ne peut pas nager puisqu’il n’y a pas d’eau !
proteste Ana. Merde ! On est sur la terre ferme, pas sur un lac !
— Je ne sais pas, souffle l’animal. En tout cas ça se déplaçait
comme une anguille dans une mare. C’était là, à dix centimètres
sous tes semelles.
Ana s’agenouille au ralenti, les yeux plissés. De sa main gantée
elle nettoie la surface cristalline étonnamment limpide, et qui crée

271
une illusion désagréable de profondeur. Un effet d’optique
donnant le vertige. L’espace d’une seconde, la jeune femme a
l’impression qu’elle va couler à pic au sein d’une fosse marine. C’est
absurde, bien sûr…
Elle se redresse d’un bond quand elle voit monter à sa
rencontre l’ombre de tout à l’heure. Cela se déplace à la vitesse
d’un requin ayant flairé une proie. Ana recule, s’attendant à ce que
le museau du squale brise le verre et tente de lui broyer les jambes.
Le loup, lui-même, fait un bond en arrière. Mais l’ombre change de
trajectoire et se contente de frôler la surface juste sous leur nez
avant de replonger au sein des « profondeurs » du cristal.
— Tu… Tu as vu ? halète la jeune femme.
— Oui, fait sombrement le loup, ça avait forme humaine. On
aurait dit une femme… Elle nageait comme une sirène… Elle était
nue… et j’ai eu l’impression qu’elle te ressemblait.

45.

Le lendemain, au point du jour, Ana et le loup retrouvent Arlon


dans son « bureau », un simple emboîtement de préfabriqués
disposés en U, envahi par un amoncellement de paperasse et de
matériel de laboratoire rudimentaire. L’endroit empeste le
renfermé et les produits chimiques. Un poêle rudimentaire peine à
maintenir une température acceptable.
— Je sais, grogne le vieillard en surprenant le regard de la
jeune femme. Ce n’est guère reluisant, mais la catastrophe nous a
ramenés deux cent ans en arrière. Je me fais l’effet d’un savant du
passé ébahi par la découverte du microscope. C’est ainsi. Tout a été
détruit, et l’on crie au miracle quand on découvre l’un de ces
antiques rossignols dans les décombres.
— Je ne suis pas venue pour parler de ça… coupe Ana.
— Je sais de quoi vous êtes venue parler, maugrée Arlon. Des
ombres qui nagent sous la banquise de cristal. Si j’avais évoqué ce
problème avant que vous ne constatiez de vos propres yeux vous
m’auriez taxé de folie. Ce préalable étant réglé, que voulez vous
savoir ?
— De quoi s’agit-il ? D’un mirage ?
— Non, pratiquement tout le monde dans ce camp a fait la
même expérience. Le cristal est habité.

272
— Quelle est son épaisseur ? Et pour y « nager » comme vous
dites il faudrait qu’il soit rempli d’un quelconque fluide…
— Nous ne disposons plus des sonars qui permettraient
d’explorer cette masse dans le détail, voire de déterminer sa
composition et d’en obtenir une image rémanente. On ne peut
guère se permettre qu’une évaluation empirique à partir de la
hauteur des ruines encore identifiables. D’après ce que j’ai pu
constater, ce que nous appellerons par commodité « la banquise »
s’élève jusqu’au troisième étage des bâtiments, ce qui représente
une quinzaine, voire une vingtaine de mètres. Dans ces vingt mètres
d’épaisseur un monde s’est développé… peut-être faut-il y voir une
porte s’ouvrant sur une autre dimension, je ne sais pas. Si c’est le
cas, les mesures arithmétiques n’ont plus aucun sens. Quinze mètre
ou l’infini du cosmos, qui sait ?
— Ce serait donc une porte ? Un lieu de passage vers l’ailleurs?
— Pourquoi pas ?
Ana tente de digérer l’information qui a bien du mal à passer.
— Mais… mais pourquoi s’y attardent-ils ? demande-t-elle.
Cette… nageuse qui est passée sous mes pieds, tout à l’heure, le
loup dit qu’elle me ressemblait.
Arlon hausse les épaules, incapable de formuler une réponse.
A cet instant précis, la voix du loup résonne dans leurs deux
cerveaux :
— J’entrevois deux hypothèses, énonce-t-elle. La première : ils
essayent d’attirer les humains à l’intérieur du cristal, autrement dit
ils recrutent parce qu’ils ont perdu beaucoup de monde dans
l’explosion qui n’a pas eu les effets bénéfiques escomptés. Alors ils
tentent de se constituer une population acceptable dans le but de
se transporter sur une autre planète grâce à ce couloir de l’espace-
temps. Hélas pour envahir cet autre monde il leur faut une armée,
ce qui nécessite un recrutement. Mais il existe une autre possibilité,
beaucoup plus plausible à mon avis…
— Oui ? murmure Ana.
— Peut-être que leurs essais d’évasion dans l’espace-temps
ont échoué, il leur est donc impossible d’envahir un autre univers.
Dès lors il ne leur reste qu’une solution, essayer de passer dans ce
monde-ci en prenant l’aspect d’humains capturés. Rappelez-vous,
c’était du reste leur première intention lors de la campagne
d’amnésie généralisée. Aujourd’hui ils sont dans un entre-deux

273
intolérable, une sorte de purgatoire. Comme ils ont échoué à se
fondre dans le Grand Tout, ils n’ont plus qu’une échappatoire :
s’acclimater à la Terre vaille que vaille. Elle est devenue leur canot
de sauvetage. Ils la détestent, certes, mais c’est mieux que rien…
mieux en tout cas que les limbes auxquels ils sont en ce moment
condamnés. Le cristal n’est manifestement pas un lieu de plaisance.
Peut-être y sont-ils englués et menacés de dissolution s’ils s’y
attardent trop longtemps. Ils doivent donc trouver le moyen de s’en
extraire avant qu’il ne soit trop tard.
Un silence s’installe.
— Avez-vous constaté des disparitions ? s’enquiert Ana en se
tournant vers Arlon.
Le vieillard ébauche un geste d’impuissance.
— Oui, lâche-t-il, mais c’est fréquent dans ce genre de camp. La
discipline se distend, l’autorité se dilue, la grogne augmente. Les
désertions sont inévitables. Personne n’est capable de vivre
longtemps en subissant ce type de contraintes : le froid, les
accidents de chantier, les privations de toutes sortes. Les cadres de
la Société se diluent au fil des mois, les lois, les règles, tout fout le
camp…
— Si les Immatériels prennent progressivement possession des
humains, intervient le loup, cela implique qu’ils émergent de la
banquise sous les traits d’ouvriers ou de soldats, et donc qu’il n’y a
pas de disparition effectives.
— Cela signifierait qu’un certain nombre d’entre eux sont déjà
parmi nous, mêlés aux ouvriers, aux soldats… souffle Arlon.
— Oui, confirme le loup. Certes, il y a deux ans, ils exigeaient
des corps amnésiques pour être chez eux, à leur aise, mais la
catastrophe les a forcés à revoir leurs exigences à la baisse.
Aujourd’hui, les souvenirs, le savoir des humains dont ils
empruntent les corps leur sont utiles puisqu’ils leur permettent de
passer inaperçus, de se fondre dans la masse. Ces souvenirs, cet
acquis mémoriel et sentimental leur sert de camouflage. Si certains
d’entre eux sont déjà parmi vous, il est probable que personne ne
s’en est rendu compte. J’ai écouté ces hommes, les techniciens, les
soldats, la plupart s’expriment par borborygmes ou expressions
toutes faites. Tout le monde est fatigué, amer, découragé. Dans un
tel contexte, difficile de s’étonner d’un changement de
comportement.

274
— Vous… vous m’inquiétez, avoue Arlon.
— Ce ne sont que des hypothèses, concède le loup, mais elles
reposent sur ce que je sais de mes semblables… et la tactique que
j’adopterais si j’étais dans leur situation. Ils ont raté leur grand
départ, s’il leur est impossible de migrer dans une autre dimension
du multivers ils vont s’incruster ici… mais à leurs conditions. Et il
n’est pas dans leur mentalité de transiger. Ils vont sortir, les uns
après les autres, et prendront les commandes de votre société. Cela
leur sera facile, surtout dans l’état de dénuement qui est le vôtre
actuellement. Ils n’auront aucun mal à devenir des leaders
d’opinion, des chefs de partis, des seigneurs de guerre… et les
humains leur obéiront parce qu’ils ont plus que jamais besoin de
chefs implacables sur une planète qui part à vau-l’eau.
Un silence succède à cette prophétie, puis Arlon — après s’être
éclairci la gorge — déclare:
— Je vous propose d’explorer les environs et de voir comment
les choses évoluent là-bas, en zone inhabitée. Cela pourrait nous
fournir de précieuses informations, qu’en pensez-vous?
Ana accepte. De toute manière elle voit mal ce qu'elle pourrait
faire en s'attardant au camp. Elle sent bien que soldats et ouvriers
désapprouvent sa venue car ils n'aiment pas les étrangers... et
encore plus les étrangères. On voit en elle une espionne. La
présence du loup n'arrange rien.

Ils se séparent sur cet accord, Ana se demandant si Arlon n'a


pas vu là l'occasion de se débarrasser d'elle. Mais pourquoi, alors,
s'être donné la peine d'aller la récupérer au fin fond de l'Alaska?
Est-elle en train de virer paranoïaque?
Elle décide de s'équiper en réquisitionnant un traîneau au
service du fourniment. Elle y attellera la loup. Les patins, une fois
graissés, glisseront à merveille sur le cristal.
– C'est quoi ce bestiau? grogne le préposé. On dirait une
saloperie de loup...
– C'est un malamute noir d'Alaska, un mâle alpha, ment la
jeune femme. Ils sont bien plus gros que ceux que vous utilisez ici.
Faut pas le traiter de loup, ça le vexe, il n'aime pas ça.
L'homme lui jette un regard torve, cherchant à savoir si elle se
paye sa tête. Le loup, qui le fixe de ses yeux jaunes, lui ôte toute
envie de chercher querelle.

275
Quand le traîneau est chargé, Ana réclame deux cents
cartouches pour son fusil. Cette arme sera sans effet sur les
Immatériels, mais ce n'est pas à eux qu'elle destine ces munitions.
Elle sait que depuis le Grand effondrement le pays est la proie des
bandes de pillards. A leurs yeux, une femme seule constitue un
gibier de choix. Elle se doit donc de les accueillir comme ils le
méritent.
Une fois les préparatifs achevés, elle boucle le harnais sur le
poitrail du loup et traverse le campement dans cet appareil. Les
patins crissent à peine sur le cristal et n'y laissent aucune marque.
Elle éprouve un étrange soulagement à l’idée de s’éloigner d’Arlon.
Pourquoi ? Parce qu’il n’aurait aucun scrupule à la manipuler ?

46.
Il ne subsiste plus grand-chose de cette ville dont elle ignore le
nom et qui, aujourd’hui, se trouve réduite à des alignements
rectilignes de monticules ou de flaques grumeleuse. De temps à
autre, un objet identifiable émerge de cette bouillie recouverte
d’une pellicule de cristal : un réfrigérateur planté de guingois, une
carcasse d’automobile à demi liquéfiée. Le cristal, parcouru de
reflets irisés, confère à ces débris une étrange allure de décorations
de Noël, et l’on ne peut s’empêcher de pense aux boules accrochées
aux branches des sapins. Curieux rapprochement, certes, mais dont
Ana n’arrive pas à se défaire.
Le loup, lui, tire le traîneau sans donner le moindre signe de
fatigue. Aurait-il les pattes en sang qu’il continuerait avec la même
indifférence.
Soudain la jeune femme frissonne. Elle vient de surprendre, du
coin de l’œil, une ombre furtive sous la « glace ». Elle n’a pas besoin
d’y regarder à deux fois pour savoir qu’elle a été prise en filature au
départ du campement.
« Elle est là... » lance-t-elle au loup par télépathie.
« Je sais, répond-il. Je perçois les ondes qu’elle émet. Je crois
qu’elle essaye d’établir un contact mais le cristal brouille les
messages.
– Est-ce… est-ce qu’elle me ressemble encore ?
– Oui, de plus en plus. Je pense qu’elle t’observe comme un
sculpteur scrute son modèle. Elle essaye de faire le plus

276
ressemblant possible.
– Elle copie mon apparence ?
– Oui, elle veut devenir ton reflet exact.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas… C’est peut-être le protocole qu’elle doit
observer pour s’échapper de la banquise et se fondre en toi. La
symbiose ne peut s’opérer que si les deux parties sont le reflet
l’une de l’autre, qui sait ? Vous devez être réglées sur la même
longueur d’onde, si tu préfères. Tant que le couplage ne sera pas
optimum elle restera prisonnière de la glace. Tu devrais masquer
ton visage, enfiler une cagoule, tout tenter pour qu’elle ne puisse
achever son travail de copie. Peut-être faire des grimaces?
– Où en est-elle en ce moment ?
– Elle te ressemble mais ses traits ne sont pas stables, ils ont
tendance à « couler », si tu vois ce que je veux dire. Ils se déforment
dès qu’elle essaye de sourire ou de hausser les sourcils. On dirait un
modelage de cire qui fond sous la chaleur. Et elle doit tout
reprendre à zéro.
Ana prend le temps de digérer l’information. Elle ne peut
s’interdire de scruter la glace, sous ses pieds, pour guetter
l’apparition de la « nageuse », mais celle-ci est trop rapide pour
qu’elle ait le temps de la détailler. Elle file comme un squale dans ce
qui semble être une eau trouble, à croire qu’un lac se cache sous la
couche de cristal.
« Ce n’est pas de l’eau, corrige le loup, c’est du non-espace, du
vide inter-dimensionnel où les notions de distance et d’épaisseur
sont abolies. Tu ne peux pas comprendre, c’est ce qui donne cette
illusion de fluidité. J’ai connu cela lorsque j’étais encore un
Immatériel. Même le temps cesse d’exister. »
Ana ne répond pas. Elle s’oblige à ne pas tourner la tête quand
l’ombre de la « nageuse » pénètre dans son champ de vision. Cette
tension permanente lui met les nerfs à vif. Pour plus de précaution,
elle se cache le bas du visage avec un foulard et multiplie les
grimaces sous l’étoffe, même si cela lui paraît grotesque.
« Je deviens débile ! » songe-t-elle sans pour autant cesser ses
pitreries.
Au bout d’un moment, l’ombre cesse ses virevoltes.
« Elle a renoncé ! triomphe Ana.
– Pour le moment, corrige le loup, elle reviendra. Elle t’a

277
choisie pour cible. Tu es sa porte de sortie. Veille à ne jamais te
montrer à elle le visage découvert.
– Tu crois vraiment qu’elle pourrait sortir de la glace ?
– Oui, si elle devient ton clone parfait, la connexion s’établira
automatiquement et la symbiose s’opérera. Elle s’installera dans
son corps, dans ton esprit, tu deviendras sa marionnette. Au début
tu lutteras pour repousser ses ordres mais, au fur et à mesure, elle
deviendra plus forte et prendra les commandes. »
Ana frissonne. Elle n’est plus certaine d’être aussi forte qu’au
début de cette guerre sournoise, quand il était simplement question
de sauver la population de l’amnésie générale. Le combat ne cesse
de prendre des formes nouvelles et elle commence à se sentir
fatiguée.

Ils progressent encore une heure, dans un paysage inchangé


puis, soudain, une fumée s’élève à l’horizon annonçant la présence
d’un campement.
Ana décroche son fusil, fait monter une cartouche dans la
chambre de tir, et le cale au creux de son coude. Dans ce nouveau
monde, mieux vaut être prête à tout.
— Reste là, ordonne-t-elle au loup après avoir débouclé le
harnais qui l'attache au traîneau. N'interviens que si tu entends un
coup de feu.
L'animal grogne un assentiment. Il aime bien faire des bruits
avec ses cordes vocales et sa gorge. C'est amusant. Il ne comprend
pas que les humains ne poussent pas plus souvent des hurlements,
c'est tellement « jouissif » d'avoir un corps et de s'en servir.
Ana s'éloigne à petits pas en évitant d'abaisser son regard sur
la surface de cristal. Ce n'est pas le moment de se laisser
déconcentrer par la « nageuse » voleuse de visage.
Après avoir contourné un affleurement rocheux, elle découvre
un étrange spectacle. Des hommes, des femmes, en guenilles sont
assis en tailleur sur la banquise. Ils se tiennent éloignés les uns des
autres, comme s'ils voulaient préserver leur intimité. Le menton
touchant la poitrine, ils fixent le cristal d'une manière hypnotique,
comme si... comme s'ils regardaient quelque chose sous la glace. Ils
sont à ce point concentrés qu'aucun d'eux n'a conscience qu'une
étrangère s'approche d'eux, l’arme à la main. Ils n'ont posté aucun
guetteur, quant au feu de camp, personne n'a été chargé de

278
l'entretenir et il est déjà en train de s'éteindre. En fait, ils semblent
ailleurs, inconscient de ce qui les entoure, drogués.
Ana s'avance doucement d'une femme enveloppée dans une
vieille couverture de l’Armée, et qui sourit béatement, les yeux
écarquillés. Regardant par-dessus son épaule, Ana comprend enfin
ce qui capte à ce point l’attention de l’inconnue. Sous la glace, une
scène champêtre se déroule. Une scène du monde d'Avant. On y
voit, sur fond de prairie, la spectatrice jouer au ballon avec un
enfant. Le ciel est trop bleu, l'herbe trop verte, comme dans les
publicités de jadis. L'enfant lui-même est trop beau. Il rit, il s'ébat
tel un jeune faon débordant d'énergie. La femme qui l'accompagne
est la réplique imparfaite de la spectatrice assise sur la glace. Mais
quelque chose ne colle pas au niveau du visage: le nez est trop long,
la bouche trop épaisse. Ces erreurs gâchent la ressemblance qui
s’ébauchait.
Bien sûr, la spectatrice ne le remarque pas car elle ne regarde
que l'enfant, probablement le fils qu'elle a perdu dans la
catastrophe.
A cet instant, Ana capte une voix télépathique qui ne s'adresse
pas à elle... Une voix insinuante, mielleuse, réconfortante, qui dit:
« Viens nous rejoindre... Il te suffit pour cela de poser ta main
droite sur la glace. Je ferai pareil de mon côté et lorsque le contact
sera établi et que nous serons synchrones tu te retrouveras ici, dans
ce champ, avec ton fils. Viens, ce n'est pas compliqué... Ta main, sur
le cristal, paume bien à plat, doigts écartés. Viens... et ton existence
reprendra là où elle s’est arrêtée. »
Alors, le double imparfait de la pauvre mère semble décoller
de la prairie pour s'élever dans les airs jusqu'à toucher le plafond de
verre que représente la banquise, ce plafond qui la sépare de sa
proie.
La mère n'hésite pas une seconde, elle se penche et plaque sa
main sur le cristal. Ana ébauche un geste pour l'en dissuader, puis
réalise que c'est inutile, le contact ne s'établira pas car le double est
trop approximatif, bricolé à la hâte, la femme réelle et son clone
fantasmé ne correspondent pas.
Elle a vu juste. Lorsque les deux paumes se juxtaposent de part
et d'autre de la « vitre » de cristal, un éclair fuse, semblable à un
court-circuit, et le double est rejeté en arrière. Sa main, carbonisée,
a perdu deux doigts, le pouce et l'index. Son visage déformé par la

279
fureur est si horrible à voir que la femme accroupie se redresse d'un
bond, heurtant Ana. Sous la glace, la scène champêtre se brouille,
l'enfant s'évapore en fumée, ne subsiste que la silhouette fluide de
l'Immatériel qui plonge dans les profondeurs.
La femme se retourne vers Ana, la bouche tordue de rage.
— C'est de votre faute! hurle-t-elle. Cette fois j'y étais presque,
ça a failli marcher. J'aurais pu rejoindre mon petit Nathanaël dans la
prairie...
— Non, tranche Ana. Ce n'était qu'un mirage. Un piège pour
vous capturer.
— Pas du tout! Vous racontez n'importe quoi! objecte
l'inconnue, les traits convulsés. Il était là, dans le monde d’en bas.
On a été séparés lors de la catastrophe, mais il a trouvé refuge dans
l'univers du dessous, la femme me l'a expliqué.
— Cette femme, c'était une mauvaise copie de vous même,
vous l'avez remarqué, non?
— Bien sûr, je ne suis pas aveugle, mais c'est un subterfuge
pour rassurer mon garçon, une astuce pour qu'il cesse de pleurer. La
femme m'a expliqué qu'elle ne pourrait pas continuer plus
longtemps, c'est pour ça que je dois descendre... avant que Nathan
ne se rende compte que ce n’est pas moi, qu’il est victime d’un
simulacre. Une fois que je serai en bas, je m'occuperai moi-même
de mon petit, et la femme ira prendre soin de quelqu'un d'autre.
Mais votre présence à tout fait rater! Les gens d'en dessous sont
très craintifs. Elle a vu votre fusil... C'est horrible, je ne sais pas si
elle acceptera de revenir! Salope! Je devrais vous arracher les yeux!
Ana recule. Les vitupérations de la malheureuse ont tiré les
autres membres du groupe de leur hypnose personnelle. Certains
s'échauffent, agitant le poing en direction d’Ana. Alors qu'elle se
prépare à être lynché, un homme s'interpose. C'est un colosse d'un
âge avancé, à la barbe blanche mais dont les muscles distendent
encore la chemise rapiécée. Il se présente comme le chef du clan, et
se nomme Orios. D'une main ferme, il entraîne Ana à l'écart, la
soustrayant à la vindicte de ses compagnons.
— Faut pas leur en vouloir, grogne-t-il d'une voix rauque
d'ancien fumeur. Ils y croient, ça les aide à surmonter leur peine, à
faire leur deuil. Moi je ne donne pas dans ces conneries, ça pue le
coup fourré. J'ai essayé de les mettre en garde mais ils ne
m'écoutent pas. Rien à faire pour qu'ils prennent du recul. Tout ça

280
c’est du baratin.
— Et selon vous, de quoi s'agit-il? s'enquiert Ana.
Orios recule, en proie à une gêne évidente.
— Je ne sais pas, je ne suis pas assez intelligent pour
échafauder des théories, lâche-t-il. Mais ça fonctionne comme un
tour de passe-passe d'hypnotiseur. Parfois je jette un coup d'œil à
ce qu'ils regardent... La banquise, c'est devenu un écran de télé
géant où chacun visionne un film différent. Chacun a droit à son film
perso. L'animateur ou l'animatrice copie chaque fois la tête de celui
qui regarde... Enfin, plus ou moins. Au début pas du tout, puis peu à
peu sa physionomie se modifie, il se met à ressembler de plus en
plus au spectateur. A la fin, quand ces deux-là sont comme des
jumeaux, l'animateur propose au spectateur de lui toucher la
main... comme ça s'est passé tout à l'heure.
— Et ça fonctionne?
— Dès fois oui, dès fois non. Pour que ça marche il faut qu'ils
soient vraiment devenus des doubles parfaits. Sinon ça produit un
méga court-circuit, et l'animateur est rejeté dans les ténèbres du
dessous. A moitié carbonisé.
— Et ce « dessous », c'est quoi?
Orios hausse ses épaules massives.
— Beaucoup pensent que la catastrophe a créé une sorte de
sous-monde, de parenthèse dimensionnelle où ceux qui ont
échappé à la mort ont trouvé refuge. Je ne sais pas comment
l'expliquer. Dans cette parenthèse subsiste un morceau du monde
d'avant avec des prés, des champs, des forêts. Une copie de
sauvegarde, quoi. Un monde où on peut encore vivre à l'ancienne.
C'est comme un canot de sauvetage que la Terre saccagée aurait
créé in extremis pour nous, les rescapés. Ceux qui méritaient de
survivre. Tout le monde ne peut pas y descendre car il n'y aurait pas
assez de place. Mais bon, je me méfie, je n’ai pas trop envie d’y aller
voir.
Ana se décide enfin à poser la question qui lui brûle les lèvres:
— En avez-vous vus qui réussissaient?
— Je ne sais pas. J'ai seulement remarqué que, de temps en
temps, des membres du clan nous quittent, sans explication,
comme ça, les mains dans les poches. Ils cessent du jour au
lendemain de regarder cette foutue télé-banquise, et prennent le
large en souriant, comme s'ils avaient reçu l'illumination. C’est ça

281
qui me paraît bizarre. Pourquoi ne sont-ils pas dans le monde du
dessous s’ils ont réussi le test, hein ?
— Vous n’avez jamais été tenté d’essayer ?
— Si, bien sûr, mais j’ai eu peur d’être pris dans l’engrenage, ce
truc c’est comme une drogue, on en devient vite dépendant. J’ai vu
ça avec les autres. A peine deux séances, et hop ! ils ne peuvent
plus décrocher. Comme je vous l’ai dit, de temps à autre je jette un
coup d’œil par-dessus leur épaule… Comment peut-il y avoir autant
de mondes différents en bas, hein ? Pour l’un c’est une prairie, pour
l’autre c’est la mer. L’un est sur un bateau, l’autre au sommet d’une
montagne… Ou alors, ce truc, ça donne accès à d’autres
dimensions ? En fait c’est comme une gare d’où des trains
partiraient dans toutes les directions ?
— Oui, admet Ana, ça serait une assez bonne définition du
multivers. Le problème c’est : qui sont les passagers ? Nous… ou des
créatures qui ne font que nous ressembler ?
— Ouais, soupire Orios, vous en avez dans la tête, vous. Vous
voulez un conseil ? Partez sans vous retourner. La femme que vous
avez contrariée pourrait bien vous faire la peau car elle est
persuadée que par votre faute elle ne reverra jamais son gamin qui,
d’après ce que je sais, est mort dans l’effondrement de son
immeuble le jour de la catastrophe.
Ana décide de suivre son conseil. Après un bref salut, elle
s’éloigne. Derrière elle, le groupe a déjà oublié l’altercation, fasciné
qu’il est par le spectacle se déroulant sous la banquise de cristal.
« Qu’en penses-tu? demande-t-elle au loup. Ça fait froid dans
le dos, non?
— Je ne sais pas, grogne l’animal, ce qui me paraît bizarre c’est
que ceux d’en bas déploient tant d’efforts pour se faufiler dans ton
monde. On dirait vraiment des prisonniers prêts à n’importe quoi
pour s’évader. Il se passe quelque chose de pas net sous la glace,
quelque chose qui nous échappe… et qui, peut-être, les terrifie. »

Ils passent une mauvaise nuit, blottis l’un contre l’autre. Le


vent, que rien ne vient freiner sur cette plaine immense, les
bombarde de particules irritant la peau d’Ana. Impossible de
monter une tente puisqu’on ne pourrait en planter les piquets dans
la banquise. Un abri pneumatique aurait bien sûr résolu le
problème mais le fourniment du camp en était dépourvu.

282
L’Immatériel qui habite le corps du loup, lui, trouve cette
expérience intéressante. Il n’établit aucune différence entre douleur
et bien-être; à partir du moment où l’on ressent quelque chose le
but est atteint, cela signifie qu’on est vivant et qu’on possède une
enveloppe charnelle en état de fonctionner… c’est tout ce qui
l’intéresse. Il n’arrive pas réellement à comprendre pourquoi les
humains se plaignent quand ils sont blessés. Des siècles durant, il
n’a jamais rien éprouvé au niveau charnel donc, désormais, il
accueille toute sensation avec joie, peu importe qu’elle soit
« bonne » ou « mauvaise » selon les critères des Terriens. Parfois,
quand il n’a rien ressenti depuis trop longtemps, il se mord la patte
jusqu’au sang. Une sorte d’élancement le traverse alors, le
confirmant dans l’idée qu’il a un corps. C’est formidable. Il réalise à
quel point il a fait fausse route lorsqu’il se félicitait d’être un pur
esprit. En fait, en ces temps lointains, il n’était rien, qu’une
décharge énergétique errant au hasard des galaxies. Comment a-t-il
pu s’en satisfaire? Tout cela, il n’en parle jamais avec Ana car il sait
qu’elle ne comprendrait pas.
Les humains ont le privilège d’avoir un corps, c’est
incontestable… Hélas, leur esprit reste très limité. Il ne faut pas en
attendre des prodiges de compréhension.

Le lendemain matin, le vent s’est calmé. Quand Ana se


redresse, des milliers de minuscules perles de cristal tombent de sa
parka. Malgré la protection du masque polaire en cuir qu’elle avait
pris soin de poser sur son visage, elle saigne des oreilles. La mitraille
lui a labouré les lobes en s’engouffrant sous son capuchon. Mais
bon, cela reste supportable. Le loup s’ébroue, heureux de reprendre
la route.
Durant les trois jours qui suivent, ils traversent six camps de
« téléspectateurs » aux regards rivés sur la banquise, indifférents à
tout ce qui n’est pas le film de leur vie tel qu’il est projeté sous la
couche de cristal. Forte de sa première expérience, Ana ne cherche
pas à entrer en contact avec ces malheureuses victimes d’une
transe hypnotique qui les isole du reste du monde. Elle se contente
de jeter un coup d’œil rapide par-dessus leur épaule. Le spectacle
est toujours le même : un souvenir heureux décrit dans un style à la
limite de la mièvrerie et conçu pour susciter l’adhésion immédiate

283
du spectateur : mariage, goûter d’anniversaire, repas en famille,
promenades amoureuses… Chez les hommes, ces « souvenirs » sont
souvent pimentés de scènes sexuelles où ils brillent par leurs
performances. Le rituel ne change jamais : chaque fois, le principal
protagoniste essaye de convaincre le spectateur de le rejoindre au
sein du cristal en superposant sa main à la sienne, paume contre
paume, de part et d’autre de la surface transparente. La plupart
hésitent mais, parfois, l’humain cède à la tentation, il se produit
alors une espèce de déflagration qui les secoue tous les deux. Le
clone qui officie sous la glace disparaît et, après un bref instant de
désorientation, l’être humain qui se tenait jusque-là agenouillé sur
la banquise se redresse en titubant, comme s’il éprouvait certaines
difficultés à prendre le contrôle d’un corps qui, désormais, servira
d’habitat à un intrus. Puis, très vite, il s’éloigne, fuyant le groupe, et
se perd au milieu des ruines.
« Cette fois l’échange a fonctionné, commente le loup. Le
double prisonnier de la banquise s’est échappé. Il habite désormais
le corps de ce pauvre gars dont il va rapidement effacer la mémoire
affective pour ne conserver que l’acquis utilitaire qui lui permettra
de se faire passer pour un Terrien.
— J’avais compris, siffle Ana. Ce que je ne pige pas, c’est le
pourquoi de tout ça. Il n’y a pas si longtemps ils détestaient les
humains et n’aspiraient qu’à redevenir de purs esprits amalgamés
dans ce foutu Grand Tout! Alors?
— Effectivement, admet le loup. C’est ce qu’il va falloir
élucider. Je suis comme toi, cette contradiction ne présage rien de
bon. Pourquoi un tel revirement? »
Quand elle y réfléchit, la jeune femme ne peut s’empêcher de
comparer le comportement des « transfuges » à celui d’un évadé se
dépêchant de fuir sa cellule.
— Il faut qu’on en capture un! décide-t-elle. Et le faire parler,
c’est capital.
— Ça pourrait se faire assez facilement, répond l’animal. Je
pourrais le menacer de lui manger les jambes, par exemple. A quoi
lui servirait un corps humain déficient, incapable de se déplacer…
oui, lui manger les jambes. Ou les bras. Quoiqu’il y a davantage de
viande sur les cuisses. »
Surprenant le regard inquiet que lui lance la jeune femme, il se
tait, néanmoins persuadé que ce serait là une expérience

284
enrichissante pour lui. Le goût du sang, hein? Cuivré, à la fois acide
et salé… Son odeur entêtante… La chair, d’abord dure, élastique,
qui se déchire sous les crocs, juteuse…
Pourquoi ne pas joindre l’utile à l’agréable? En Alaska, dans la
forêt, quand il était chef de meute, il a pris goût à la dévoration.
Une expérience quasi mystique.
Dans la forêt, pas un jour ne s’achevait sans qu’on ait traqué
un animal pour le mettre en pièces. Ici, il ne se passe rien, il
commence à s’ennuyer. Une idée, perverse, grésille soudain dans
son esprit : et si c'était pour cette raison que les Immatériels
renégats fuient l'entre-monde du cristal? Parce qu'ils s'y ennuient...

Ana hésite à poursuivre son exploration, les vivres s’épuisent


or il ne faut pas compter dénicher le moindre gibier sur la banquise.
Rien n’y pousse, hormis les mirages et les illusions, toutes choses
qui ne remplissent guère l’estomac. Elle a pu se rendre compte que
les clans de « téléspectateurs » veillent farouchement sur leurs
provisions, ainsi que sur les cultures hydroponiques qu’ils cultivent
dans des bacs placés sous bonne garde. Il est donc inutile d’espérer
la moindre aide de leur part. D’ailleurs ils sont tous dans un état de
santé affligeant. Beaucoup souffrent de dénutrition et de carences
vitaminiques qui leur font perdre leurs dents. Ana n’a aucune envie
de les imiter.
— On se donne jusqu’à demain, annonce-t-elle au loup, puis on
fait demi-tour. On ne peut pas continuer à foncer à l’aveuglette. On
n’en apprendra pas plus qu’on ne sait déjà.
Ce en quoi elle se trompe.
Il est vrai qu’elle commence à sentir les effets de la fatigue et
du froid qui règne à la surface du désert de cristal. Quand elle
encaisse les bourrasques de face, elle a l’impression que ses dents
se fissurent. Le masque de cuir ne la protège qu’imparfaitement de
ce souffle permanent chargé de minuscules esquilles qui labourent
ses vêtements. Elle se demande s’il ne s’agirait pas d’un système de
défense généré par la banquise afin de décourager les intrusions.
Une banquise vivante ? Allons ! voilà qu’elle commence à délirer
comme un explorateur polaire perdu dans le blizzard.
Le loup, lui, reste imperturbable, indifférent aux agressions.
C’est à croire qu’il n’éprouve aucune fatigue.
Pour dire la vérité, elle a également peur de l’ombre qui l’a

285
prise en filature et nage sous la glace, à une dizaine de mètre
derrière elle. Elle devine que la créature attend que sa proie soit
trop fatiguée pour repousser ses manigances. Ana sent venir le
moment où, trop épuisée, elle n’aura pas la force de détourner les
yeux du spectacle qu’on lui offrira sur l’écran géant de la banquise.
Elle n’est pas certaine d’être en mesure de résister à cette hypnose
insidieuse dont on se moque, au début, mais qu’on finit par suivre
comme si votre vie en dépendait. Ce qui est effectivement le cas
quand on prend la peine d’y réfléchir. Quelle illusion lui réserve-t-
on ? Quel conte à dormir debout, quel sirop où elle acceptera de
s’engluer ?
Non, elle ne veut pas courir ce risque.

Alors qu’elle se prépare à ordonner au loup d’amorcer un


demi-tour, l’animal se fige, les muscles bandés.
« Là ! » dit-il simplement.
Ana se penche et voit les traces de sang sur la banquise. Elles
dessinent des empreintes de pas. Le pied est petit, probablement
celui d’un adolescent ou d’une femme. Les marques tracent un
chemin facile à suivre en direction d’un éboulis rocheux dont
l’entassement forme une sorte d’igloo. Ana fait glisser la bretelle du
fusil dont elle ôte la sécurité.
— Je passe devant, décide le loup. C’est plus sûr.
— Ne saute pas sur le moindre prétexte pour l’égorger, siffle
Ana, nullement dupe des « bonnes » intentions de son acolyte.
Ils entrent dans la caverne avec prudence. Tout de suite, Ana
distingue le corps d’une jeune fille recroquevillée. Son pantalon est
imbibé de sang à la hauteur des mollets. Elle paraît avoir une
vingtaine d’années, blonde, les cheveux gras tirés en queue de
cheval. Très pâle. Vêtue d’un vieux blouson d’aviateur ravaudé. Le
nez cassé, les traits grossiers.
— C’est une Immatérielle, décrète le loup sans la moindre
hésitation. Une voleuse de corps. Je la dévore tout de suite ?
Ana ne parvient pas à démêler si la phrase a été lancée pour
impressionner l’inconnue… ou si elle trahit une réelle intention.
Cela fait un moment déjà qu’elle se pose des questions sur son
compagnon de voyage.
— On doit l’interroger, tranche-t-elle. Elle nous livrera peut-
être le pourquoi du comment de cette foutue histoire.

286
— Ou elle mentira de A à Z, grommelle le loup. Les Immatériels
ont réponse à tout. On ne peut pas leur faire confiance.
— Je te rappelle que tu en es un ! ricane Ana.
— C’est pour ça que je sais de quoi je parle, grogne l’animal.
Ana s’agenouille près de l’inconnue et pose la main sur son
front qui se révèle brûlant de fièvre.
— Elle va mal, constate-t-elle.
— Tu t’en fais pour rien, glousse le loup. C’est une comédie
destinée à nous émouvoir. Je le répète, c’est une Immatérielle, elle
va utiliser une infime fraction de son énergie pour réparer ce corps.
Si tu y regardes de plus près, tu verras les blessures se refermer
comme par magie. Elle va accélérer tous ses échanges organiques
pour s’auto-réparer.
Ana a déjà tiré son couteau, elle cisailles les jambes du
pantalon pour dégager les plaies. Elles sont horizontales et
rectilignes, comme faites au rasoir. Les mollets sont vernissés de
sang coagulé.
— Qui t’a fait ça ? demande-t-elle sèchement. On dirait un
coup de sabre.
La jeune fille ouvre enfin les yeux.
— C’est le cristal, murmure-t-elle. L’orifice s’est refermé sur
moi quand j’ai émergé, je ne suis pas sortie assez vite. Mais le loup
a raison, j’aurai réparé ça dans une heure.
— Qu’est-ce que tu es ? siffle Ana. Une espionne, une
infiltrée ? Tu comptais te mêler aux Terriens ?
— Non… une évadée. Vous n’avez pas idée de ce qui se passe
en bas. Nous sommes quelques uns à tenter le tout pour le tout
pour éviter que le pire ne se produise.
— Et pour ça vous voler des corps… Vous attirez les humains au
moyen de mirages et, quand ils sont sous hypnose, vous les
persuadez de se connecter au cristal.
— Oui, admet la jeune fille. De votre point de vue c’est moche,
je sais, mais il n’y a pas d’autre moyen. Le clone doit être parfait. A
la moindre différence physique le transfert échoue, nous sommes
rejetés en arrière, nous restons prisonniers du cristal.
— Mais vous n’avez pas de corps puisque vous êtes faits
d’énergie pure ! Comment pouvez-vous imiter les humains ?
— C’est vrai, mais à partir de cette énergie on peut donner
naissance à des formes, créer de la matière. On peut modeler une

287
forme, la rendre visible… Ce n’est qu’un image, bien sûr, un leurre,
un ectoplasme, mais c’est suffisant pour que le transfert
s’accomplisse. Quand l’image est parfaite, l’humain croit se voir
dans un miroir et accepte de nous accueillir. Son acceptation est
obligatoire.
— Et vous en profitez pour squatter son cerveau, effacer ses
souvenirs et l’utiliser comme un simple véhicule.
— Oui, je ne le nie pas. D’une certaine manière c’est une
saloperie, mais c’est ça où être complice d'une atrocité qui défie
l'imagination. (elle marque une pause, et murmure : ) Ce corps
crève de soif… pouvez-vous me donner à boire ?
Luttant contre des sentiments contraires, Ana tend sa gourde à
la blessée qui boit maladroitement. D’ailleurs tous ses gestes sont
approximatifs. S’agit-il d’une comédie ?
— Regarde les blessures, grogne le loup. Qu’est-ce que je te
disais ? Elles sont déjà presque cicatrisées.
Il n’exagère pas. Les lèvres des plaies se sont rapprochées. Le
sang ne coule plus. Dans un instant la fièvre va tomber.
— Comment s’appelait la fille dont tu as volé le corps ?
demande sèchement Ana.
— Irina Wladosck, répond l’Immatérielle. Mais c’est tout ce
que je sais d’elle, j’ai effacé le reste. J’avais besoin de place pour
m’installer, et son cerveau était encombré de souvenirs affectifs
sans importance. Ce n’était pas un cerveau de grande capacité. Il
fallait faire de la place, sinon ses neurones auraient grillé, elle serait
devenue folle, inutilisable.
— C’est cela, ricane Ana. Tu emménages et tu jettes les vieux
meubles de l’ancienne locataire…
— Oui, admet « Irina », c’est la procédure. On ne peut pas faire
autrement, mais la faute vous en incombe, vos esprits sont
désespérément étroits. On ne conserve que l’acquis professionnel
du corps receveur, afin de donner le change et de nous insérer dans
ce que vous appelez votre « société ». Cela dit, ça ne marche pas
toujours. Il arrive que l’humain, sous la charge neurale, succombe à
une méningite foudroyante. Sa cervelle se liquéfie, littéralement, et
lui coule par les narines.
Ana serre les mâchoires. Elle est médusée par l’absence
d’empathie dont fait preuve la jeune fille. Elle prend conscience que
le « loup » fonctionne probablement de la même façon: les humains

288
n’ont sans doute pas davantage d’importance à ses yeux qu’une
souris blanche pour un laborantin. Ces temps derniers, à cause de la
solitude, elle a commis l’erreur de trop humaniser l’animal. C’est
une faute impardonnable. Il aura beau faire, il ne sera jamais
comme elle.
Irina s’assied, elle va déjà beaucoup mieux.
— Avez-vous quelque chose à manger ? s’enquiert-elle. Je dois
nourrir ce corps sinon il dépérira.
Machinalement, Ana récupère quelques lanières de pemmican
au fond de son paquetage et les tend à la jeune fille qui commence
à les mâchonner. Entre deux déglutitions, elle éclate d’un rire qui
sonne faux, et déclare :
— Vous êtes bizarrement faits, vous les humains. Vous
remplissez vos corps par un trou avant de les vider par un autre
orifice. Ça paraît un peu stupide, non ? Pourquoi ne pas utiliser un
seul et même trou pour les deux fonctions, ce serait économique
non ?
Ana choisit de ne pas répondre. Elle devine qu’Irina tente
d’établir un lien de fraternisation qui n’est en réalité qu’un moyen
de protection personnelle.
— Arrête de déconner, tranche-t-elle, dis-moi plutôt pourquoi
tu tenais tellement à t’échapper du cristal…
Irina cesse de sourire. Cela lui prend une minute car qu’elle
maîtrise mal les expressions humaines, et les utilise souvent à
contresens.
— Je veux bien essayer, lâche la jeune fille. Le loup
comprendra ce que je veux dire, vous c’est moins sûr.
— Essaye toujours, on verra bien.
Irina s’adosse au rocher. Sur ses mollets, les cicatrices pâlissent
déjà.
— Vous devez comprendre une chose, d’emblée : vous faites
erreur en vous obstinant à voir en moi une ennemie, une espionne
venue noyauter ce qui reste de votre civilisation. C’est tout le
contraire, mes semblables et moi-même sommes venus vous
prévenir qu’une catastrophe sans commune mesure menace la
Terre. L’Apothéose a été un échec, elle devait nous amener à un
degré supérieur de béatitude… Il n’en a rien été. La réunion de
toutes nos énergies a provoqué un cataclysme effroyable qui a, non
seulement ravagé la surface de votre planète, mais nous a enfermés

289
dans une espèce de… cocon protoplasmique. Ce cocon s’est écrasé à
la surface de votre monde, en épousant les contours, le recouvrant
de ce que vous désignez sous le terme de « banquise ». Ce cocon ne
résulte pas d’une vitrification, comme le croient vos pseudo
savants. C’est… autre chose, qui n’appartient pas à votre univers. Ce
que vous appelez « cristal » est en réalité une solidification
plasmatique résultant de l’explosion. Rien d’atomique là-dedans,
rien d’aussi… ridiculement rétrograde. L’Apothéose était au-delà de
tout cela. Elle rassemblait des courants énergétiques que vous ne
pouvez pas même concevoir…
— Mais elle a échoué.
— Oui, ceux qui nous dirigeaient croyaient nous ouvrir les
portes d’une nouvelle dimension, une dimension où nous n’aurions
pas besoin de corps pour nous épanouir. Ils se sont trompés, et
nous avons été victimes de ce mirage. Le Grand Tout n’existe pas. Et
ceux qui n’ont pas péri dans l’explosion ont repris conscience à
l’intérieur de cet œuf de cristal. Voilà où je veux en venir, le cristal
est un monde qui, depuis quelque temps est entré en expansion.
— Quoi ?
— Je n’invente rien, le cristal se développe en secret, sous vos
pieds, et ceux qui y sont enfermés se développent à l’unisson.
— C’est absurde, vous n’avez pas de corps, vous ne pouvez
donc pas grandir ou grossir !
— Ce n’est pas aussi simple. En nous développant nous
risquons d’atteindre une nouvelle masse critique car nos énergies
s’amplifient, vivifiées par le cocon, obéissant à l’expansion
générale. Il en résultera bientôt un potentiel déflagrant qui défie
l’imagination. Il pourrait…
— Il pourrait se produire une nouvelle apothéose, c’est ça que
tu veux dire ?
— Oui, la première a eu lieu à l’air libre, la vague de feu n’a
donc calciné la Terre que superficiellement, la rendant à 70%
stérile… un moindre mal. Aujourd’hui, le danger est encore plus
grand car cette poche de cristal s’est enracinée dans le sous-sol, très
profondément. Stockant nos énergies au sein des abîmes. Elle est
là, elle attend, véritable bombe enterrée sous vos pieds, là où
jamais les humains ne sont allés. Or nous habitons cet… « œuf ». Il
nous retient prisonniers, et il est extrêmement difficile de s’en
évader, comme je viens de le faire. Quand la masse critique sera

290
atteinte, il explosera de nouveau… mais cette fois cette explosion
interne pulvérisera la planète. Vous comprenez ? L’écorce terrestre
n’y résistera pas. Imaginez un fœtus faisant exploser le ventre de sa
mère, et la réduisant en morceaux épars condamnés à flotter au
hasard des espaces cosmiques. C’est ce qui nous attend, c’est ce qui
VOUS attend si nous n’intervenons pas.
Ana demeure interloquée. Elle ne s’attendait pas à cela.
— Donc, résume-t-elle en fronçant les sourcils, tu as trouvé le
moyen de t’échapper du cristal pour nous avertir ?
— Oui, mais ce n’est possible qu’en certains points, là où la
coquille n’est pas trop épaisse. Beaucoup d’entre nous sont morts
en essayant. Établir le contact avec les humains reste difficile,
comme je vous l’ai déjà expliqué. Le cristal possède des propriétés
qu’il nous faut contourner. Beaucoup d’essais se sont soldés par des
échecs… De plus, nous ne sommes qu’une minorité à prévoir la
catastrophe. Les autres s’obstinent à croire que de cet œuf
monstrueux sortira un nouvel univers dont nous serons les maîtres.
Ils se contentent donc d’attendre l’éclosion dans la confiance et la
joie.
— Et quelle aide sommes-nous censés vous apportez ?
— Je n’en ai aucune idée. Je ne suis là que pour vous
transmettre un message. En d’autres points du Globe, en ce
moment même, d’autres « évadés » transmettent le même
avertissement. Comment seront-ils accueillis ? Seront-ils crus ? Je
n’en sais rien. Il est très possible que vos dirigeants refusent tout
bonnement d’y accorder crédit, mais au moins nous aurons tenté le
coup.
Ana se tourne vers le loup, quêtant son avis.
— C’est possible ? souffle-t-elle.
— En tout cas elle y croit, répond-il sombrement. Elle ne ment
pas.
— Je veux dire : est-ce scientifiquement possible ? insiste Ana.
— Oui, admet l’animal. Pas selon vos lois physiques, mais dans
notre univers, oui, c’est tout à fait envisageable. Nos éléments ne
réagissent ni ne se combinent comme les vôtres. Alors
effectivement, pourquoi pas ? Cela dit, j’aime bien l’image de la
femme enceinte que son fœtus fait exploser, c’est très évocateur et
tout à fait possible. Les Terriens ne considèrent-ils pas la planète
comme leur mère nourricière ?

291
Ana est abasourdie, elle aussi ne peut s’ôter de l’esprit l’image
fantasmagorique d’une Terre enceinte accouchant d’une autre
planète…
— Un œuf ? répète-t-elle. Tu es certaine de ne pas exagérer ?
— Non, nos dirigeants se sont d’ailleurs affublés du titre de
« Maîtres Accoucheurs ». Ils exploitent à fond ce mythe qui,
d’emblée, a frappé l’imagination de nos semblables. Je ne vous
cacherai pas que je fais partie d’une minorité de contestataires.
Nous sommes peu nombreux à lutter contre ce conte à dormir
debout… Et notre nombre décroît chaque fois que la police de la
pensée s’empare de l’un de nous.
— Faire exploser la Terre ne gêne donc pas ton… peuple ?
— Non, car les Maîtres Accoucheurs leur racontent qu’il sortira
de ses entrailles un monde nouveau, merveilleux, conçu pour
répondre à tous nos besoins. Un univers taillé sur mesure. Ils
dépensent beaucoup d’énergie pour entretenir une atmosphère
d’euphorie et de confiance en l’avenir. Ils expliquent à l’envi que la
première Apothéose était en réalité un ensemencement, une
fécondation de cette vieille planète que vous nommez Terre. La
semence des dieux a pénétré ses entrailles grâce aux cheminées des
volcans. Là, est né l’œuf qui nous contient en tant qu’embryons. La
chaleur du noyau couve cet œuf, qui, bientôt atteindra sa maturité.
Quand sa coquille se fendra, le nouveau monde en jaillira,
pulvérisant le ventre qui l’a abrité…
— C’est de la pure foutaise ! s’emporte Ana.
— Je ne dis pas le contraire, souligne Irina. Mais cette légende
est très bien accueillie par mes semblables. La seule chose
importante c’est que le temps nous est compté. La date de
l’accouchement approche. On pense que la « naissance » aura lieu
dans cinq ou six mois, pas davantage. Comment pouvez-vous
m’aider ?
Ana hausse les épaules.
— La seule chose à faire c’est que tu exposes tes… idées au
professeur Arlon, le scientifique dirigeant notre camp, soupire-t-
elle. A notre niveau nous sommes impuissants. Essaye de le
convaincre, il a déjà été en contact avec les Immatériels qui, en
passant, l’ont pas mal manipulé. Il dispose d’un certain entregent, il
pourra peut-être quelque chose pour toi.

292
47.
D’un commun accord ils décident de passer la nuit dans la
caverne, car le vent — chargé d’esquilles de cristal — laboure la
banquise. Le loup, qui n’a pas besoin de dormir s’installe au seuil de
l’abri pour monter la garde.
Ana, malgré la fatigue, ne parvient pas à trouver le sommeil.
Les révélations d’Irina ont installé un carnaval d’images atroces
dans son cerveau. En se retournant sur le flanc elle constate qu’Irina
ne dort pas davantage. Voyant que Ana l’observe, la jeune fille
sourit.
— C’est sûrement parce que je ne suis pas depuis longtemps
dans ce corps, dit-elle, mais je n’arrive pas à comprendre le concept
de « sommeil ». Pourquoi éprouvez-vous le besoin de vous imposer
ces moments de non-être si semblables à la mort ?
— Et moi je ne comprends pas davantage comment on peut
vivre sans corps...
— Cela, c’est parce que vous êtes trop attachés au monde
matériel. Quand on est une pure énergie, on peut modeler ce dont
on a besoin en utilisant le plasma en suspension dans l’univers.
Mais en réalité, on finit par se détacher de ces besoins enfantins, et
l’on se contente bientôt d’être un simple flux de pensée qui peut
visiter et explorer tout ce qui l’entoure : les roches, les arbres, la
pierre, le métal, tout cela à l’infini. Il y a une véritable ivresse
intellectuelle à connaître ces choses de l’intérieur, à s'y perdre.
L'infiniment petit abrite des milliers d'autres univers tous
différents… Des univers que vous ne pourrez jamais découvrir.
— Ne me fais pas l'article, grogne Ana. Je ne suis pas
acheteuse. Dis-moi plutôt comment vous en êtes arrivés à la
conclusion qu'il fallait nous envahir.
— En réalité, répond Irina, le schisme qui s’est produit dans
notre peuple, et qui a provoqué une fracture sociétale définitive,
date de l’apparition d’une mode prônée par une minorité qui
exigeait d’avoir un corps pour connaître des sensations jusque là
inconnues. Une absurde fascination de la chair. A les entendre,
cette « Connaissance » fondamentale nous faisait défaut et nous
condamnait à rester infirmes. D’où notre arrivée sur la Terre. Je ne
m’étendrai pas, vous savez déjà tout cela… La scission a provoqué
des affrontements entre partis adverses : ceux qui s’obstinaient à
vivre dans une enveloppe de chair, et les autres qui prônaient le

293
retour à la stricte tradition immatérielle. Le corps humain étant
pour eux un objet de dégoût, une régression vers la pourriture. Il
m’est impossible de vous décrire la jouissance intellectuelle qu’on
éprouve en étant une pure pensée, un pur flux d’énergie dégagé des
contingences du corps, de ses limites, de ses contraintes
répugnantes.
— C’est ce que tu éprouves en ce moment ?
— Oui, mais c’est le seul moyen dont je dispose pour
communiquer avec vous. Pour résumer, je dirai que notre nature
nous assure un avantage non négligeable sur vous, Terriens : vous
êtes mortels, nous sommes presque éternels. Notre énergie met
des siècles à s’épuiser, vos corps ne durent qu’un bref moment
avant de commencer à pourrir. N’importe quelle maladie peut vous
tuer, nous sommes insensibles au virus comme aux blessures. Tout
est dit.
Ana pousse un soupir et tourne le dos à son interlocutrice pour
mettre fin à une conversation qui n’a aucune chance d’aboutir.
Elle parvient enfin à trouver le sommeil.

Quand elle ouvre les yeux, c’est le matin. Le vent est tombé.
Elle grignote rapidement une barre énergétique de l’Armée, et
s’équipe sans un mot. Après quoi elle s’assure qu’Irina peut
marcher normalement. La jeune fille la rassure : ses mollets sont
cicatrisés, elle n’éprouve plus la moindre gêne.
Ana prend la tête, le loup suit, attelé au traîneau, Irina ferme la
marche. Ils progressent en silence. Depuis son réveil Ana est le
proie d’un mauvais pressentiment. Cela lui a souvent sauvé la vie
lorsqu’elle était en opération, à l’époque des guerres coloniales.
Au bout d’une heure ils atteignent l’une des communauté de
« téléspectateurs » que Ana a traversé sans s’attarder quelque
temps auparavant. Chose étrange, au lieu d’être assis en tailleur
pour scruter la banquise-écran, hommes et femmes sont couchés
sur le cristal, le visage tourné vers le ciel. Quand elle s’en approche,
Ana constate qu’ils ont tous été égorgés. Ils reposent dans une
flaque de sang coagulé et aucun « film » n’est projeté sur l’écran de
cristal.
Irina pousse un cri étouffé.
— C’est… c’est l’œuvre des sages-femmes, balbutie-t-elle.
— Quoi ? aboie Ana, qu’est-ce que tu racontes ?

294
— C’est une police politique, souffle Irina. Des fanatiques. Les
Maîtres Accoucheurs les ont baptisées ainsi en référence à la
naissance de la nouvelle planète que la Terre est censée porter en
son sein. Les sages-femmes… Elles sont passées de ce côté-ci du
cristal pour me traquer.
— Je vois, grogne le loup. Elles ont fait comme toi, elles ont
emprunté les corps des Terriens rivés à leurs écrans.
— Oui… Nous sommes en danger. Elles sont impitoyables.
— En tout cas, fait observer Ana, elles sont assez nombreuses
pour liquider tout un clan en l’espace d’une minute sans laisser aux
malheureux le temps de réagir.
— Elles sont probablement sur nos traces, souffle le loup. Mais
elles n’ont pas encore l’habitude des corps qu’elles ont squattés.
Cette nuit, elles ont dû passer devant notre grotte sans la repérer. A
présent elles amorcent leur demi-tour et suivent les traces du
traîneau. Plus le temps passe, plus elles deviennent habiles à se
servir de leurs corps. Elles ne tarderont pas à nous rattraper. Il faut
presser l’allure.
Instinctivement, Ana regarde en arrière. Dans sa tête danse
l’image d’une horde de matrones aux cheveux gris, tirés en chignon.
Vêtues d’un tablier de cuire semblable à celui des bouchers, elles
avancent en brandissant de longs couteaux aux lames noircies de
sang séché… C’est absurde ! Où est-elle allée pêcher ce délire ? Les
accoucheuses ont volé des corps de Terriens, elles ont donc
forcément une apparence humaine !
— Allez ! On bouge ! ordonne-t-elle. On ne sera en sécurité
qu’à l’intérieur de la station de recherches, chez Arlon !
Irina est devenue blême; durant l’heure qui suit, elle ne cesse
de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que
personne ne les suit.

Plus tard, ils traversent deux autres campements de


« téléspectateurs », eux aussi jonchés de cadavres ; en moins grand
nombre cette fois.
— C’est d’ici que sont parties les sages-femmes, en déduit Ana.
Il leur fallait s’approprier certains corps pour se transférer dans
notre monde, elles étaient donc forcées de les garder en vie.
— Combien ? demande Irina.
— Je dirai qu’en additionnant l’effectif des camps que nous

295
venons de traverser elles doivent être une bonne trentaine. A
l’aller, je suis passée par là, j’avais compté les gens assis devant la
banquise-écran ; les cadavres ne représentent que la moitié de
l’effectif.
— Trente ! s’exclame Irina. C’est énorme ! Vous ne les
connaissez pas ! Elles sont pleines d’une énergie formidable… et
très fortes. Vous aurez beaucoup de mal à les tuer. L’énergie rendra
les corps qu’elles occupent insensibles aux blessures.
— On verra ça, élude Ana qui n’a aucune envie d’en débattre.
Allez ! on accélère. Profitons de ce qu’elles maîtrisent encore mal
les corps qu’elles ont volés. Avec un peu de chance, elles en sont
encore à apprendre comment se servir de leurs pieds.
La plaisanterie tombe à plat. Ses compagnons de route ne sont
pas habitués à l’humour désespéré dont les soldats font preuve
quand ils se retrouvent confrontés à une situation désespérée.
Ils abandonnent le traîneau qui les ralentit, et le loup prend la
tête du groupe, courant à petites foulées. Ana opte pour un
raccourci. Elle se demande si elle aura le temps d’escalader l’un des
immeubles en ruine pour installer un poste de tir. Elle dispose
d’assez de cartouches pour tenir un siège, mais comment
« stopper » un corps mû par une énergie surpuissante ? Lui faire
exploser la tête servira-t-il à quelque chose ? Elle l’ignore. Les
Immatériels sont apparemment dépourvus de points faibles ou
d’organes fondamentaux. Leur seule énergie suffit à mouvoir des
corps criblés de balles et cliniquement morts. Tout ça n’est pas très
encourageant.

Au bout d’une heure, elle se hisse au sommet d’une éminence


rocheuse et, à l’aide des jumelles, scrute la ligne d’horizon. Il lui
semble distinguer des formes vagues en mouvement, qui
progressent en ligne par saccades. Pas de doute, ce sont les sages-
femmes. Elles ont amorcé leur demi-tour après avoir compris
qu’elles avaient dépassé leurs proies sans s'en rendre compte.
Ana saute au bas de son perchoir.
— Elles sont dans notre sillage, annonce-t-elle, à deux heures,
ça nous laisse le temps de rejoindre la station et de prévenir Arlon.
S’il se grouille, il pourra boucler le périmètre ; j’ai vu qu’ils
disposaient de grilles défensives automatiques.
Ils reprennent la course, haletants mais aiguillonnés par la

296
menace. Ana est la seule a véritablement souffrir de l’effort
physique, les deux Immatériels, eux, ne présentent nul signe de
fatigue.
— Quand tu seras trop épuisée, lui lance le loup, tu n’auras
qu’à grimper sur mon dos. Je pourrai te porter sans problème.
Ana le remercie. Il dit vrai, son énorme taille lui permettant cet
exploit.
Les premières défenses du camp de base se dessinent enfin
devant eux. Quand ils en franchissent l’entrée, Ana hurle à
l’intention des sentinelles : « Bouclez tout ! Vite ! on est poursuivis
par des hostiles… »
Les Hostiles de l’argot militaire. Il y avait bien longtemps
qu’elle ne l’avait employé.
Les soldats obéissent par réflexe, faisant coulisser les hautes
barrières blindées. La jeune femme estime que ce ne sera pas
suffisant, mais c'est toujours un peu de temps de gagné, pas vrai ?
Haletante, elle exige d’être conduite chez Arlon, et s’engouffre
dans le bâtiment suivie de ses compagnons de voyage.
Le vieil homme est installé derrière son bureau, un cigare à la
main.
— Vous n’avez pas respecté la chaîne de commandement,
grogne-t-il. Cela va faire grincer bien des dents. J’espère que ça
valait le coup de me mettre à dos les militaires qui assurent notre
sécurité. Qu’avez-vous découvert ? Et qui est cette jeune personne ?
Ana lui présente Irina puis, se laissant tomber dans un fauteuil,
entreprend de résumer leurs aventures en insistant sur le fait qu’ils
sont poursuivis.
— Bien, bien, soupire Arlon sans se départir de son flegme. Je
vais donner des ordres.
Irina, mal à l’aise, examine les lieux. On la sent hésitante.
L’espace d’une seconde, Ana est la proie d’un doute affreux : et si
cette inconnue mentait depuis le début ? Si elle était un agent
infiltré chargé d’assassiner Arlon ? Bon sang ! elle aurait dû
l’envisager plus tôt au lieu de se laisser berner par cette légende
grotesque d’œuf, d’accouchement titanesque et de sages-femmes
meurtrières…
Arlon repose le téléphone qui lui a servi à transmettre une
série d’ordres codés.
— Bon, lance-t-il, la base est verrouillée, j’espère ne pas avoir

297
lancé ce branle-bas pour rien car j’y perdrais de ma crédibilité qui
n’est déjà pas fameuse. (puis, se tournant vers Irina, il lâche : )
Allez-y, déballez votre histoire.
Le récit de la jeune fille ne diffère en rien de celui qu’elle a
servi à Ana. Arlon l’écoute sans l’interrompre. Quand Irina se tait, il
pousse un profond soupir et annonce :
— En fait vous ne m’apprenez pas grand-chose, nous sommes
plus ou moins au courant de ce qui se trame dans les profondeurs
de la planète.
— Quoi ? explose Ana, et vous n’avez pas jugé bon de m’en
avertir ?
— Je voulais pas vous influencer et biaiser le regard que vous
porteriez sur les choses, grogne le vieillard. Certes, nos moyens
d’investigation ne sont plus ce qu’ils étaient avant la catastrophe
mais nous disposons encore de sondeurs magnétiques qui nous
permettent d’explorer la croûte terrestre. C’est ainsi que nous
avons détecté la présence de ce que vous appelez « l’œuf »… Une
sorte de poche plasmatique qui semble receler une énergie
inquiétante… d’autant plus que cet œuf est en expansion, et que sa
charge énergétique croît en proportion. Nous suspections qu’il
s’agissait là d’un résidu de l’Apothéose. Une concrétion matérialisée
par la déflagration qui a consumé la surface du globe… mais nous
ignorions qu’elle abritait une population revancharde.
— Il ne s’agit nullement d’une revanche, proteste Irina, mais
d’un nouvel avènement… du moins dans l’esprit des Maîtres
Accoucheurs. Comprenez-moi bien : ils se moquent totalement des
Terriens qui, pour eux, représentent une race négligeable. Ils ne
cherchent pas à se venger de vous car vous existez à peine à leur
yeux. Ce qu’ils désirent c’est transformer la Terre en mère porteuse.
Une mère porteuse que l’accouchement réduira en miettes, et dont
sortira une nouvelle planète conçue sur mesure par une
hypothétique divinité qu’ils adorent. C’est cela leur plan, et il est en
passe de réussir si vous ne leur mettez pas les bâtons dans les
roues. Nous avons essayé, de l’intérieur, nous avons échoué car
notre nature immatérielle fait qu’il n’existe pas de cloison de
séparation entre les esprits, chacun sait à tout instant ce que pense
son voisin. Dans ce cas, il est impossible de mener à bien une action
clandestine. Nous ne pouvons pas mentir car nous sommes
transparents aux autres. C’est tout à la fois notre force et notre

298
point faible. Le mensonge, la dissimulation ont beaucoup de mal à
survivre chez nous.
— Hum, hum, se contente de grogner Arlon en se grattant le
menton. C’est bien gênant, je le conçois, mais je ne suis pas là pour
philosopher, j’ai surtout besoin de renseignements pratiques. Par
exemple : est-ce qu’un humain, utilisant votre stratagème pour
entrer dans notre monde, pourrait se glisser dans le vôtre
incognito ?
— Non, c’est impossible, il serait aussitôt foudroyé, réduit en
cendre, par l’environnement saturé de très haute énergie. Ce serait
pour lui comme de plonger au cœur d’un réacteur nucléaire. Seuls
des immatériels peuvent aller et venir entre nos deux mondes, et
même cela, ce n’est pas facile. Pour venir ici j’ai failli me faire
sectionner les jambes parce que je ne m’éloignais pas assez vite du
faisceau d’énergie assurant le transfert. La porte qui s’ouvre et se
referme fonctionne comme un couperet, vous comprenez ?
— Oui, je crois. Je ne suis pas réellement surpris, je m’attendais
un peu à tout cela. Bref : combien de temps avant que cet « œuf »
éclose ? Un siècle ? Des décennies ?
— Nul ne le sait vraiment, les Maîtres Accoucheurs gardent
cette information secrète, mais d’après nos informateurs il serait
plus prudent de compter en mois. Dans les derniers temps,
l’expansion s’accélérera et l’écorce terrestre commencera à en
souffrir. Il y aura de nombreux séismes, des éruptions volcaniques,
des raz-de-marée. Des crevasses s’ouvriront, de plus en plus
nombreuses. Le Globe craquera de partout sous la poussé interne
du cocon qui deviendra de plus en plus gros. Et puis…
— Ce sera « l’accouchement », c’est cela ?
— Oui, selon nos prêtres, une nouvelle planète surgira des
débris de l’ancienne. Nous sommes un certain nombre à réfuter ce
dogme absurde, mais le danger d’explosion, lui, demeure réel. Vous
me croyez ?
— Oui. J’étais parvenu à la même conclusion sans avoir recours
à ce charabia religieux, simplement en calculant la vitesse
d’expansion du noyau énergétique. Des calculs, complexes mais
nets, nettoyés de toute superstition. Vous comprenez ?
— Je ne suis pas certaine que nos Maîtres Accoucheurs soient
eux-mêmes convaincus de ce qu’ils proclament. Ce sont surtout
d’excellents manipulateurs. Ils sont d'une race à part. Ils pourraient

299
proférer les pires mensonges sans que vos détecteurs ne les
repèrent.
— Nous avons les mêmes de ce côté-ci du cristal, c’est tout le
problème, s'esclaffe Arlon avec amertume. Pendant que nous
risquons notre peau sur la banquise, notre Président vit retranché
dans un bunker haut de gamme, et si les choses prenaient mauvaise
tournure, il n’aurait qu’à sauter dans la fusée qui l’attend dans son
silo personnel pour émigrer, sans plus attendre, sur l’une de nos
bases spatiales en orbite autour de la planète Mars. Pas mal, non ?
Le Pouvoir, c'est comme le poisson, il pourrit toujours par la tête.
Irina, qui n’a jamais mangé un poisson de toute sa vie,
demeure perplexe.
Arlon se lève.
— Vous êtes épuisés, décrète-t-il, vous allez dormir ici, dans ce
bunker où vous serez à l’abri. Je ne veux pas que vous alliez traîner
dans le camp. Si la situation se dégrade dans les heures qui
viennent, nous pourrons nous échapper grâce au tunnel qui mène
directement au hangar des hélicoptères dont le toit est conçu pour
s’ouvrir. J’espère que nous n’en arriverons pas là mais il faut
toujours prévoir le pire, et ce que vous me dîtes à propos de ces
« sages-femmes » n’a rien de rassurant. Le planton va vous
conduire à la salle de repos et vous servira des rations vitaminées,
vous en avez besoin. Excusez mon langage, mais à part le loup, vous
avez toutes les deux une sale gueule.

48.
Un soldat, dont l’uniforme n’arbore aucun signe distinctif,
guide le petit groupe vers une pièce dépourvue de fenêtre. Ce
réduit évoque davantage une cellule qu’un lieu de repos. Le planton
les y abandonne après leur avoir indiqué qu’ils trouveront des
rations dans les placards. Des blocs de mousse, jetés à même le sol,
font office de couchettes. Sans un mot, le militaire les plante là.
Ana, pour un peu, s’attendrait à entendre tourner une clef dans la
serrure.
A présent que la tension nerveuse est quelque peu retombée,
elle prend conscience de l’épuisement qui la mine. Elle n’a plus
vingt ans, et le temps où elle pouvait cumuler marches forcées et
nuits blanches appartient au passé.
Irina, elle, a vieilli de dix ans au cours de leur fuite éperdue.

300
L’énergie dont elle est remplie s’est alimentée de son corps
d’emprunt, digérant sa chair, flétrissant ses traits. En l’espace de
trois heures elle est passée de la jeunesse à la trentaine fatiguée.

Tandis que le loup et l’Immatérielle se couchent sur les matelas


de mousse, Ana puise dans les placards des rations de soldats et les
distribue. Quand elle commence à manger, elle s’aperçoit que
l’appétit lui fait défaut et qu’elle doit se forcer à ingérer la
nourriture. L’angoisse lui noue l’estomac.
Ils n’éprouvent nul besoin de parler ; ils savent ce qui ne va pas
manquer d’arriver, et attendent avec angoisse le moment où les
« sages-femmes » passeront à l’attaque, surgissant de la nuit en
commando furieux. Il y a fort à parier que rien ne les arrêtera, ni les
balles ni les barricades métalliques qu’elles escaladeront comme si
leurs mains étaient munies de ventouses.
En arrivant, Ana a évalué, d’un coup d’œil, les défenses du
camp ; elle les a jugées insuffisantes. Quant aux hommes, il est
manifeste qu’ils ne sont pas au top de la vigilance. Le marasme des
derniers mois n’a guère affûté leur instinct guerrier. Elle en a même
surpris qui fumaient durant leur faction, voire écoutaient de la
musique, les oreilles bouchées par des écouteurs ! On fait mieux en
matière d’attention.
Par ailleurs, elle n’est pas certaine qu’Arlon ait prit les
révélations d’Irina au sérieux. Il se croit fort depuis qu’un
mystérieux service présidentiel lui a confié la direction de ce camp.
L’imbécile.

La jeune femme s’allonge et ferme les yeux dans l’espoir que le


sommeil lui permettra de restaurer ses forces.
Elle est réveillée en sursaut, une heure plus tard par l’écho de
coups de feu qu’étouffent à peine les parois du bunker.
— Ça y est… souffle Irina, elles sont là.
Ana se dresse, ouvre à la volée la porte de la chambre et se rue
dans le couloir. Elle court vers le bureau d’Arlon où trône une
batterie d’écrans de surveillance. Le vieillard est là, une expression
soucieuse déforme ses traits. Il triture un cigare entre ses doigts
déformés par l’arthrite sans penser à l’allumer.
Ana se tourne vers les écrans. Elle est surprise d’y découvrir
que les assaillants ont une apparence humaine très banale.

301
Impressionnée par les révélations d’Irina, elle s’attendait presque à
voir surgir de sinistres matrones vêtues de tabliers de cuir,
brandissant des couteaux de boucher ! Quelle connerie ! Les
Immatériels s’étant emparés de corps humains, ils ne pouvaient
qu’apparaître sous l’aspect de Terriens.
La vague d’assaut fait néanmoins preuve d’une énergie
démoniaque. Les assaillants bougent à une vitesse déconcertante,
prenant en défaut les tireurs d’élite de l’escouade de défense. Et
surtout, ils sont insensibles aux blessures les plus mortelles. Ébahie,
Ana voit des hommes, des femmes, des enfants, criblés de balles,
continuer à courir comme si de rien n’était. Ils sont armés de
couteaux, de machettes, de fourches, qu’ils manient avec cette
adresse déconcertante qu’on n’acquiert qu’au terme d’un long
entraînement. Dans le faisceau des projecteurs qui balaient le
camp, ils ont l’allure de démons surgis de l’enfer. Invincibles,
gagnant sans cesse du terrain ils contraignent les défenseurs à
reculer. Tout à coup, l’écran est envahi par l’image d’un attaquant,
dont la tête a été arrachée par un tir de mitrailleuse et qui, décapité
au ras des épaules, continue à avancer en agitant une machette
dont il fait, au demeurant, un usage meurtrier.
Devinant la stupeur d’Ana, Irina murmure :
— Les Immatériels cachés en eux n’ont pas besoin d’yeux.
Notre énergie peut se passer de ces organes qui vous sont si
précieux. C’est pour ça que vous ne les arrêterez pas à moins de les
réduire en miettes. Pourquoi n’utilisez-vous pas des grenades ?
— Nos hommes n’étaient pas prêts, avoue piteusement Arlon.
Ils ne s’attendaient pas à ça… Ils pensaient avoir affaire à une bande
d’agitateurs dépenaillés que trois rafales suffiraient à mettre en
fuite.
— Il fallait les prévenir…
— Impossible, ce serait divulguer des informations classées
« secret défense ». Le gouvernement ne tient pas à ce que
l’existence des Immatériels soit connue de la population. Les
hommes de troupe, vous savez… à partir du deuxième whisky ils
deviennent plus bavards que des concierges.
Dehors, l’effectif des défenseurs ne cesse de s’amoindrir.
Néanmoins, certains attaquants, rongés par l’énergie qui s’alimente
de leur corps, ont désormais l’aspect de vieillards titubants, leurs
cheveux prématurément blanchis par le grand âge s’envolent au gré

302
des bourrasques. Quelques uns, titubant, s’écroulent, mais les
survivants sont encore assez nombreux pour continuer le carnage.
Sur l’écran, l’homme décapité a cédé la place à un manchot dont le
bras droit n’est plus qu’un moignon crachant le sang à longues
saccades, tandis que le gauche, armé d’un couteau, continue à
tailler à grands coups dans la chair des rares soldats qui osent
encore lui barrer le passage.
— C’est foutu, grogne Arlon. Ils vont s’attaquer au bunker, le
système de fermeture est électrique, ils n’auront qu’à provoquer un
court-circuit pour le faire sauter… et ce n’est pas l’énergie qui leur
fait défaut. Il faut évacuer avant qu’ils ne s’en prennent aux
hélicoptères.
— Mais vos hommes, dehors… proteste Ana.
— Ils sont cuits, qu’est-ce que vous espérez faire ? Vous
attaquer à ces morts-vivants avec vos petits poings ? Ne dîtes pas
de connerie. Suivez-moi, on a encore une chance de sauver votre
peau. Et puis il faut bien que quelqu’un survive pour raconter cela
au Président.
Sur ces mots, il quitte le bureau et entreprend de remonter le
corridor en boitillant. Ana, Irina et le loup lui emboîtent le pas.
Ils s’engagent dans un long couloir aux parois blindées. Tout au
bout, une porte blindée donne accès à un hangar où trône un
hélicoptère presque neuf qui appartient à la dernière dotation des
armées, juste avant la Catastrophe. Le pilote, obéissant à la
procédure, est déjà installé dans le poste de pilotage. C’est un gros
appareil conçu pour transporter une dizaine de passagers. Ana doit
aider Arlon à y grimper. Les mains du vieillard tremblent.
— Allez-y, merde ! glapit-il à l’intention du pilote. Qu’est-ce
que vous attendez !
L’homme actionne la télécommande dont dépend l’ouverture
du toit. Le hangar s’ouvre comme une fleur au lever du soleil et le
ciel étoilé apparaît. Ana retient sa respiration jusqu’à ce que le
rotor les arrache du sol. Se penchant vers le hublot, elle essaye de
voir ce qui se passe à l’intérieur du camp mais elle ne distingue que
les flammes des armes automatiques crachant leurs projectiles. Puis
ces éclairs se font moins nombreux avant de s’éteindre tout à fait.
— Quel sera le cap ? s’enquiert le pilote.
— Vecteur Potus 1, répond Arlon d’une voix à peine audible.
Ana, qui n’ignore rien de ce jargon, comprend qu’ils filent à

303
toute allure vers le sacro-saint bunker présidentiel.

49.
Ana trouve le trajet interminable. Sa nervosité ne fait que
croître. Elle n’attend rien de bon de cette confrontation avec
l’autorité suprême qui règne aujourd’hui sur une population d’à
peine deux millions d’âmes… selon un recensement probablement
gonflé à outrance. Elle sait que l’ancien président est mort d’une
crise cardiaque lors de la catastrophe ; Il a été remplacé au pied levé
par Anderson Callbreecht-Neesbee, au terme d’un tour de table
rassemblant douze « sommités » du Nouveau Gouvernement de
crise, autrement dit une élection bidon à laquelle le peuple n’a pas
été convié, circonstances exceptionnelles obligent.
D’après les rumeurs, Callbreecht-Neesbee, gentleman du Sud
plus maigre qu’un pasteur fondamentaliste, verrait dans la
catastrophe une punition divine destinée à remettre les survivants
dans le droit chemin par le biais du travail forcé, de l’abstinence et
de la famine, programme qui achèvera de purifier les esprits jusque
là trop portés à la jouissance. Cela, c’est le discours officiel… reste à
savoir ce qui se trame vraiment dans ce qui subsiste de
l’establishment politique de la défunte Maison Blanche aujourd’hui
réduite en cendre. En attendant, Arlon a l’air dans ses petits
souliers, ce qui n’annonce rien de bon. Les dents serrées, Ana
attend la confrontation.

L’hélicoptère finit par se poser sur un tarmac placé sur la


surveillance d’un large quadrilatère de chars et d’automitrailleuses.
A peine descendus, les passagers sont fouillés puis conduits sous
surveillance armée vers une casemate qui dissimule un puits
d’ascenseur plongeant à cent mètres sous terre.
Une fois en bas, ils doivent se dépouiller de leurs vêtements et
subir une fouille anatomique humiliante. Le loup se voit imposé le
port d’une muselière et d’un collier étrangleur dont la laisse est
enroulée à l’avant-bras d’un colossal marine. Tout cela avant d’être
conduit dans un chenil comportant des cages électrifiées qui, au
moindre aboiement, bombardent leurs occupants à quatre pattes
de puissantes décharges électriques. C’est que le Président a
horreur du bruit, et tout particulièrement des aboiements qui
terrifient Puppy, son chat.

304
Arlon, Ana et Irina, eux, reçoivent des combinaisons bleues
munies de dispositifs de localisation qui permettront au service de
sécurité de savoir où ils se trouvent à tout moment. Ana soupçonne
cette balise d’espionner leurs conversations et — pourquoi pas ? —
d’être munie d’une pastille explosive capable de les neutraliser à
distance en appuyant sur un bouton.
Il serait donc outrageusement optimiste de dire que la
confiance règne !
Ces précautions prises, on les entasse dans une cellule de neuf
mètres carrés. Après leur avoir servi un plateau-repas, on les
somme d’attendre le bon vouloir du Président qui, comme il se doit,
est en conférence.
Arlon fait grise mine, il ne s’attendait pas à un si piètre accueil.
La nourriture devait sans aucun doute contenir un puissant
soporifique car les voilà soudain la proie d’une irrésistible envie de
dormir. Même Irina s’effondre, trahie par ce corps humain qu’elle
devrait normalement être capable de soumettre à sa volonté.

Quand ils reprennent conscience, Ana est la première à


constater qu’on a profité de leur sommeil pour procéder sur eux à
divers prélèvement comme en témoignent les traces de piqûres
constellant leurs bras.
Convaincus d’être écoutés, Arlon et Ana parlent le moins
possible, mais Irina le sert de relais télépathique et n’a aucune
difficulté à « transmettre le courrier » entre les deux humains.

L’attente n’en finit pas. Désœuvrés, ils commencent à se


demander si on va pas les oublier dans l’un de ces culs de basse-
fosse où les services spéciaux parquent les témoins gênants.
Puis, après cinq jours de ce régime, on vient les chercher l’un
après l’autre. Commence alors d’interminables interrogatoires
qu’ils doivent subir sous la surveillance d’un détecteur de
mensonges. Les questions pleuvent, toujours les mêmes, afin de
voir si leurs réponses tiennent la route.
Les questionneurs ne cherchent nullement à cacher leur
scepticisme. Ils laissent entendre qu’ils ne croient guère en ces
histoires d’Immatériels et de corps squattés par des créatures d’un
autre monde. Certains vont même jusqu’à suggérer que les deux
jeunes femmes, hystériques, ont été conditionnées par une secte…

305
Quant à Arlon, vu son âge, ne souffre-t-il pas de démence sénile ?
Mais leur incrédulité marque le pas lorsque Irina commence à
les bombarder de discours et d’images télépathiques. L’un des
interrogateurs s’écroule, le sang lui pissant des narines, incapable
de supporter cet assaut neural. Dès lors, le ton change.
Les interrogatoires cessent du jour au lendemain et l’attention
se focalise sur Irina, c’est elle, désormais, qu’on vient chercher pour
des « discussions d’information » en vue du dossier qu’on va
soumettre au président.
Ana, simple témoin jugé de peu d’intérêt, est mise sur la
touche. On la laisse aller et venir librement dans la zone d’accueil
du bunker qui comprend une cafétéria et une bibliothèque. Les
rayonnages de cette dernière sont principalement occupés par des
ouvrages religieux, des gloses, des études universitaires sur le sexe
des anges. On y trouve, en trente-cinq volumes une recension des
bulles papales depuis que Rome s’est dotée d’un empereur
chrétien.
La jeune femme se rabat sur les numéros d’une revue au ton
excessivement optimiste et qui décrit la formidable manière dont
les États-Unis se relèvent de la Catastrophe, dont il convient de
souligner les effets bénéfiques sur une civilisation des loisirs qui
sombrait dans l’idolâtrie des gadgets électroniques. Un grand coup
de balai s’imposait ! conclut l’un des rédacteurs.

Ana souffre de l’absence du loup. Elle avait fini par s’habituer à


lui, et cela même s’il l’inquiétait par moments.
Elle voit peu Arlon, qui passe le plus clair de son temps dans
cette partie de l’abri baptisée « laboratoire ». Il jouit à présent d’un
appartement personnel et ne perd pas son temps à fréquenter la
zone de libre circulation réservée au tout venant. Quant à Irina, elle
est devenue l’interlocutrice principale du Président qui, à ce qui se
chuchote, tient à en apprendre le plus possible sur la culture
religieuse de sa… race.
Ana devine qu’il se trame quelque chose, et elle enrage d’en
être réduite au rôle de figurante.
C’est alors que la voix du loup résonne dans sa tête, lui
arrachant un cri de surprise qui fait sursauter la bibliothécaire.
Cette dernière, la bouche pincée par la réprobation, lui désigne d’un
doigt vengeur le panneau où s’affiche l’injonction « Chut !

306
Silence ! ».
« C’est toi ? formule-t-elle par la pensée.
— Oui, aucune enveloppe matérielle ne peut m’emprisonner,
tu sais bien.
— Oui, mais le loup ?
— Le loup est mort, ils l’ont disséqué des jours durant dans
l’espoir de localiser je ne sais quelle glande immatérielle. De la pure
sottise. La pauvre bête a beaucoup souffert. Je l’ai aidé autant que
j’ai pu en anesthésiant son centre de la douleur. Tu sais qu’ils
voulaient vous faire subir la même chose à toi et à Irina ? Mais elle a
su charmer le président, du coup le charcutage est remis à plus
tard… Je ne dis pas abandonné, je dis remis… Tu saisis la
différence ?
— Oui.
— Leur grande obsession c’est de trouver comment tuer les
Immatériels. Ce sont des crétins. Ils électrocutaient le loup, alors
que ces décharges agissaient sur moi comme des vitamines. Ils te
soupçonnent de ne plus être tout à fait humaine. Seul Arlon trouve
encore grâce à leurs yeux car, au contraire d’eux, il connaît le
fonctionnement des Immatériels ; ils attendent de lui qu’il trouve le
moyen de pourfendre l’ennemi satanique. Cela ne signifie pas qu’il
est à l’abri pour autant, car à trop combattre le démon on devient
démon soi-même, et ce Président considère la réalité à travers le
prisme de la religion. Il est persuadé d’être le champion du Bien. Tôt
ou tard, Arlon deviendra suspect à ses yeux. Vous êtes tous en
danger, parce qu’il est hors de question qu’on vous remette en
liberté, vous en savez beaucoup trop. Le peuple doit absolument
ignorer ce qui s’est réellement passé. La collusion du Pouvoir avec
les extraterrestres pourrait générer une guerre civile. Pour toutes
ces raisons il nous faut trouver le moyen de sortir d’ici.
— D’accord, mais pour aller où si tes copains font sauter la
planète ?
— Je n’ai pas dit mon dernier mot, personne à part toi ne se
doute que je me promène en toute liberté à travers le bunker,
sautant d’un cerveau à l’autre pour y puiser des informations. Le
moment venu je te préviendrai.
La voix s’éteint, laissant place aux pulsations douloureuses de
l’inévitable migraine qui suit ce type d’échange.
Ana lutte contre le chagrin que la mort du loup a fait naître en

307
elle. Elle s’était habituée à sa présence. Elle tente de se consoler en
se répétant que l’Immatériel trouvera tôt ou tard le moyen de
ressurgir sous la forme d’un nouvel avatar.

Une semaine s’écoule sans que rien ne se passe puis, soudain,


elle apprend qu’elle est convoquée par le Président.
Elle est bientôt conduite sous bonne garde dans le somptueux
bureau d’Anderson Callbreecht-Neesbee. Le chef du Nouvel État
Uniformisé est installé sur un sofa, vêtu d’un costume noir qui lui
donne l’allure d’un ordonnateur de pompes funèbres. Maigre et
nerveux, il sourit en permanence, comme si ses muscles
zygomatiques souffraient de tétanie. Un chat se tient roulé en boule
sur ses genoux, un simple chat tigré qu’il caresse d’une main
distraite, et qui ronronne en sourdine. Encadrant le chef suprême,
deux hommes se tiennent au garde-à-vous: Holbrook son secrétaire
particulier, quinquagénaire osseux et livide, ainsi qu’un marine
colossal bardé d’armes. Tout est conçu pour donner du Chef de
l’État l’image d’un bon vieux grand-père attentif aux doléances des
petites gens, mais qu’il convient de protéger coûte que coûte.
Le Président invite Ana à s’installer sur le divan qui fait face au
sien. La pièce est une réplique parfaite du fameux Bureau ovale de
la Maison Blanche. Derrière les fausses fenêtres est projeté un film
censé créer une illusion d’ouverture sur l’extérieur : pelouse, parc,
bâtiments et ciel bleu dans le lointain. Des pigeons le traversent
régulièrement. Si l’on regarde assez longtemps on s’aperçoit que la
projection passe en boucle au bout de deux minutes.
D’un ton de confesseur, le « Maître des Etats-Unis » invite la
jeune femme à lui narrer ses aventures depuis le début.
Ana parle une heure. L’insonorisation du bureau lui donne
l’impression que les mots meurent au seuil de ses lèvres sans
parvenir jusqu’à son interlocuteur qui, d’ailleurs, doit penser à
autre chose en lui jouant la comédie de l’auditeur attentif.
Anderson Callbreecht-Neesbee ne l’interrompt pas. Il se
contente de caresser le chat tigré qui a fini par s’endormir, la tête
posée sur la braguette de son maître, constellant de poils le
pantalon noir du Président.
Quand elle a fini, Callbreecht-Neesbee a un geste de la main,
comme pour la bénir, ou lui donner l’absolution, puis il dit :
— Ne vous inquiétez pas, mon enfant. Nous travaillons tous ici

308
à résoudre le problème de l’expansion maudite. Notre bon
professeur Arlon touche au but. Bientôt le danger sera écarté et
nous pourrons tous reprendre une vie normale sous l’œil de Notre
Seigneur. Je n’oublierai pas ce que vous avez fait pour le Pays,
soyez-en certaine. Tel L’archange Michel, vous avez contribué à
terrasser le dragon.
Comprenant qu’on la congédie, Ana se lève et sort à reculons.

50.
Un mois s’écoule; afin de ne pas devenir folle d’ennui, Ana
sollicite un emploi auprès de la bibliothécaire. Ms Amelia Cornbluth
est une charmante vieille dame qui souffre de n’avoir personne à
qui parler car, il faut bien l’avouer, nul ne franchit le seuil de la
bibliothèque si ce n’est le Président qui, de temps en temps, vient
vérifier l’exactitude d’une citation dans un ouvrage de référence.
Ana soupçonne Amelia Cornbluth d’être secrètement amoureuse du
chef de l’État qu’elle semble considérer comme un saint homme, et
cela malgré la méfiance pathologique qu’il cultive envers la gent
féminine «bien connue pour sa fourberie».
Quoi qu’il en soit, Ana est engagée. Son travail consiste à
épousseter les étagère, à vérifier le degré d’hygrométrie de la salle,
ainsi qu’à débusquer les ouvrages attaqués par le taret des livres,
immonde bestiole qui grignote les pages des volumes qu’on ouvre
rarement. Étant donné le nombre incalculable de grimoires,
incunables et ouvrages plus récents, Ana n’est pas près d’en voir le
bout. Cela lui convient, elle ne se presse pas. Elle attend qu’il se
passe quelque chose.
Elle a bien sûr échafaudé plusieurs stratégies d’évasion, mais
sans y croire, car le bunker présidentiel est formidablement bien
gardé, et elle ne voit pas comment elle pourrait déjouer les
systèmes de surveillance.
Parfois, elle croise le Président, Puppy, son chat sur les talons,
qui s’en vient rapporter un grimoire sur lequel il a longuement
médité.

A la fin du mois, Irina réapparaît. Où était-elle passée?


La jeune transfuge explique qu’elle a secondé Arlon dans la
mise au point de l’arme anti-cocon, et que ce prodige n’aurait pu
être réalisé sans elle.

309
Installées de part et d’autre d’une table, dans un recoin de la
bibliothèque, les deux femmes s’obligent à chuchoter pour ne pas
s’attirer les foudres de la maîtresse des lieux.
— Et c’est quoi, ce truc anti-cocon ? s’enquiert Ana.
— Il n’était pas question de détruire l’œuf et son contenu,
explique Irina. Je ne l’aurais pas permis. Je ne voulais pas me faire
complice d’un génocide... j’ai donc posé comme condition non
négociable qu’on ne provoquerait pas la mort de ceux de ma race.
— Oui, et alors?
— Alors Arlon a travaillé à partir de particules microscopiques
prélevées sur la banquise pour déterminer la composition du cristal.
Il est parvenu à la conclusion que l’expansion pouvait être, sinon
arrêtée du moins considérablement ralentie.
— Ralentie? Tu veux parler d’un inhibiteur de croissance? Un
truc qui empêchera l’éclosion de l’œuf et différera la catastrophe
finale?
— Oui, l’œuf continuera à grossir mais très, très lentement.
Cela vous permettra de prendre vos précautions et d’envisager,
peut-être, d’abandonner la Terre pour vous installer sur une autre
planète, Mars par exemple, où vous avez déjà implanté une petite
colonie.
— Lentement, ça représente quoi en langage clair?
— Je ne sais pas. Quarante ans ? Dans le meilleur cas de figure.
Ça équivaut à la longévité moyenne d’un Terrien à l’heure actuelle.
Longévité qui va encore raccourcir en raison de la famine qui
s’installe. De toute façon pourquoi vous accrocher-vous à la Terre?
Cette planète est foutue, vous l’aviez déjà saccagée, épuisée, avant
que l’Apothéose ne l’achève! Autant essayer de recommencer
ailleurs, en évitant les erreurs du passé, non?
— Mais au final la Terre explosera pour donner naissance à
votre nouveau «monde» ?
— Oui, c’est inévitable. On ne pourra pas retarder
l’accouchement éternellement.
— Merde! Arrête avec cette terminologie débile! explose Ana.
Les Maîtres accoucheurs, les sages-femmes... j’en ai ras-le-bol!
— Tous les corps célestes finissent par mourir, corrige Irina
d’un ton pincé. J’ai assez voyagé à travers l’espace pour le savoir.
Au moins, dans le cas présent, la mort de votre planète servira à
quelque chose. Un nouveau monde naîtra de ses entrailles...

310
Ana repousse sa chaise et s’éloigne, bouillonnante de rage.
Ainsi c’est tout ce qu’ils ont trouvé : dilater l’agonie de la
planète? Utiliser la Terre comme mère porteuse en la condamnant à
mourir lors de l’accouchement ? (Merde! Voilà qu’elle se met à
parler comme Irina, maintenant!)
Un autre problème se pose: que deviendra ce nouveau monde
uniquement peuplé d’Immatériels hostiles? Un voisin indifférent...
ou au contraire assoiffé de conquêtes et qui, vite lassé de vivre sur
une boule de billard, se persuadera qu’il a besoin de plus d’espace
vital?
Il faut qu’elle parvienne à coincer Arlon pour lui tirer les vers
du nez tant le discours, outrageusement optimiste d’Irina, lui paraît
irréaliste.

Elle doit patienter encore une semaine avant de tomber nez à


nez avec le scientifique, au détour d’un couloir. Il lui paraît à bout
de force, plus ridé et plus gris que jamais. Elle doit pratiquement le
traîner jusqu’à la cafétéria.
— Alors ? attaque-t-elle. J’ai vu Irina, elle m’a tenu un discours
délirant d’optimisme. Où en est-on ? Avez-vous réellement trouvé
le médicament miracle qui va guérir notre planète jusqu’à la fin des
temps ?
Arlon ébauche un geste embarrassé.
— Elle exagère, chuchote-t-il, mais le Président lui a bourré le
crâne. Normal, tout dépend d’elle à présent.
— Pourquoi ?
— Parce que seul un Immatériel peut aller et venir entre nos
deux mondes. Seul un immatériel sorti de l’œuf peut y retourner
sans problème… et Irina est toute disposée à le faire. Elle se rêve en
héroïne.
— Elle est prête à se sacrifier pour nous ?
— Non, pas pour nous : pour ses semblables. Elle espère que si
l’œuf arrête de grossir, les Immatériels comprendront que les
Maîtres Accoucheurs sont des arnaqueurs, alors tout leur délire
éclatera comme une bulle de savon, et les siens recouvreront la
raison.
— D’accord, mais comment va-t-elle s’y prendre pour arrêter
l’expansion du cristal ?
— J’ai mis au point un inhibiteur de croissance qu’elle

311
emportera avec elle, en elle, comme un virus, et qui contaminera la
poche de protoplasme une fois qu’elle y sera redescendue.
— Et ça marchera, ce truc ?
Arlon grimace, son regard devient fuyant.
— D’après les simulations au niveau microscopique, oui ça
fonctionne. Mais il est difficile d’en tirer des prévisions à long
terme… et à échelle réelle.
— Au pif ?
— Je dirais qu’on pourra peut-être gagner quatre ou cinq ans,
mais je ne miserais pas ma tête là-dessus. Cinq ans c’est toujours
mieux que les quelques mois qu’on nous annonçait il n’y a pas si
longtemps.
— Cinq ans c’est la durée du trajet Terre-Mars, fait observer
Ana. Il faudrait donc commencer l’évacuation de la population sans
trop tarder.
— Vous délirez, ricane le vieillard. On n’a plus les moyens
d’aller sur Mars. Nos vaisseaux ont été détruits. De toute manière
on n’en avait pas assez pour transporter les survivants de
l’Apothéose, même s’ils ne sont pas aussi nombreux qu’on le
prétend. Il aurait fallu faire une sélection, ça serait su, ça aurait
déclenché une guerre civile.
— J’avais entendu dire que le Président possédait son vaisseau
personnel…
— Le Président, oui… mais il ne doit guère contenir que quatre
ou cinq personnes, son état-major, pas davantage. Et, de toute
manière, à son âge il serait bien incapable de survivre à
l’accélération du décollage sans faire un AVC. Ne rêvez pas, c’est
foutu.
— Il nous reste donc cinq ans à vivre ?
— Et même cela ce n’est pas certain. Nous en savons trop, j’ai
bien peur qu’on nous supprime une fois qu’Irina aura injecté
l’inhibiteur de croissance dans le tissu protoplasmique de l’œuf. Le
boulot fait, je ne leur serai plus d’aucune utilité, ils ont enregistré
mon protocole de recherches, ils n’ont d’ores et déjà plus besoin de
moi, d’autres scientifiques peuvent prendre la relève. Quant à
vous… à quoi leur servez-vous, hein ? A propos, vous savez qu’ils
ont déjà tué le loup ?
— Oui, élude Ana.
— Je comprends que cinq ans, à votre âge, ça paraît peu, pour

312
moi c’est différent, je n’étais même pas certain de vivre aussi
longtemps.
— Surtout s’ils nous flinguent avant ! ricane la jeune femme,
acerbe.
— Évitons de nous voir, à l’avenir, chuinte le vieillard, il serait
dommage qu’on nous accuse de comploter, ça ne ferait qu’abréger
le temps qui nous est imparti, si vous voyez à quoi je fais allusion…
Ils se séparent sur cet adieu sinistre, et Arlon, pour donner le
change, feint d’emprunter un livre qu’il présente sagement à la
bibliothécaire.
Ana ne sait que penser. Elle n’est certaine que d’une seule
chose : si elle reste plus longtemps dans ce bunker elle deviendra
folle.

Deux jours plus tard, l’impensable se produit : on l’informe


qu’elle doit se préparer à accompagner Arlon et Irina sur la
banquise, là où l’Immatérielle doit effectuer sa rentrée dans le
cocon. On a besoin d’Ana pour situer le lieu exact où la chose s’est
déroulée car Arlon était absent lorsque cela s’est produit, quant à
Irina, elle affirme n’en conserver qu’un vague souvenir.
Ana espère que cela lui fournira l’occasion de fausser
compagnie à ses geôliers. Ce sera difficile, mais ils ignorent tout de
la banquise et de son relief accidenté, cela pourrait jouer en sa
faveur.

Le soir même Arlon vient la voir, tel un conspirateur de


pacotille.
— J’ai insisté pour que vous nous serviez de guide, chuchote-t-
il. Vous pourrez peut-être en profiter pour tenter votre chance. Si
vous parvenez à semer vos poursuivants, vous trouverez des vivres
et de quoi vous équiper dans l’ancien camp de recherches… du
moins si les sages-femmes ne l’ont pas incendié.
— Vous ne m’accompagnerez pas ?
— Non, je suis trop vieux pour les courses-poursuites, je vous
ralentirais. J’essaierai de convaincre nos gardiens de regagner
l’hélicoptère au plus vite car le coin est dangereux. Avec un peu de
chance, ils n’auront pas le cœur de se lancer à vos trousses.
— Et Irina, comment acheminera-t-elle votre bombe anti-
croissance dans l’œuf puisque rien de ce qui appartient à notre

313
monde ne peut y pénétrer ?
— C’est là que réside l’astuce. En fait il ne s’agit pas d’une
bombe au sens classique du terme, mais plutôt d’un flux de
particules ionisées que j’ai mêlé à l’énergie d’Irina. Ces particules
sont désormais indissociables de ce qui la compose. Elles la suivront
lorsqu’elle passera de l’autre côté du miroir… et elles
empoisonneront ledit miroir. Dès qu’elles seront à l’intérieur elles
commenceront à paralyser le processus d’expansion. C’est un peu
comme si on jetait du sable dans un engrenage, cela encrasse les
roues dentées qui se mettent à patiner, voire se bloquent
carrément. « C’est ainsi que nous paralyseront l’horloge de la
Destruction », pour citer notre cher Président adepte des
anathèmes ronflants.
— Ça va, j’ai pigé, lâche la jeune femme. On fera comme vous
dîtes. Je profiterai de ce que tous les regards seront braqués sur
Irina pour m’éclipser. Je me cacherai ensuite jusqu’à ce que
l’hélicoptère soit parti, puis je rejoindrai la station de recherches
aussi vite que possible.
— C’est bien, soupira Arlon. J’espère que la chance vous
sourira, en ce qui me concerne je n’ai plus grand-chose à perdre. Je
suis désolé de n’avoir qu’un modeste répit à vous offrir. Profitez
bien de ces années de sursit.

51.
Le lendemain, deux gardes armés viennent la chercher. On la
prie de revêtir une combinaison d’extérieur matelassée. Irina et
Arlon l’attendent, au seuil du monte-charge qui va les propulser à
l’extérieur. En cette grande occasion, le Président — suivi de son
chat, de son secrétaire Holbrook et de son garde du corps attitré —
est venu les bénir et leur servir l’un des discours pompeux dont il a
le secret. Il ose même les présenter comme « les sauveurs de la
Planète Mère ».
Ana, elle, demeure sur le qui-vive et se demande si, une fois
Irina retournée à l’intérieur du cocon, les gardes n’ont pas pour
consigne de les abattre, Arlon et elle, au milieu de la banquise, là où
leurs assassins ne risquent guère d’être surpris par un témoin. Cette
pensée clignote en rouge dans un coin de son esprit. Elle devra
demeurer vigilante.
C’est en silence qu’on les mène sur le tarmac où les attend

314
l’hélicoptère. Irina marche, le cou raide, comme une reine montant
à l’échafaud mais qui entend rester digne jusqu’au bout.
Une fois l’équipage sanglé sur les banquettes métalliques,
l’appareil, décolle. Durant tout le voyage seul Arlon prend la parole
pour communiquer au pilote des vecteurs directionnels. Les soldats
semblent crispés. Sans doute les a-t-on mis en garde contre la
menace des « sages-femmes » ? Les premières montagnes se
dessinent à l’horizon.
— On arrive sur zone, annonce le pilote, à partir de maintenant
on va voler en rase-mottes. Il va falloir me guider, OK ?
Arlon fait signe à Ana de se faufiler dans le cockpit. La jeune
femme obéit, l’estomac serré. Le moment fatidique approche.
Cramponnée au dossier du pilote, elle observe la banquise qui
défile sous le ventre de l’appareil. Ils survolent bientôt les ruines de
la station de recherche qui ont été incendiées. Les abords sont
jonchés de cadavres de soldats, d’ouvriers et de scientifiques que le
froid a parfaitement conservés. Ana serre les mâchoires, l’état
déplorable des lieux lui ôte tout espoir d’y récupérer vivres et
équipements de survie. Même les véhicules ont été saccagés.
Aucune trace des sages-femmes. Le massacre terminé ont-elles
regagné le cocon ? Sont-elles embusquées dans les ruines, guettant
un éventuel intrus ?
En quelques indications rapides, elle corrige la trajectoire de
l’appareil. Cela n’a rien d’évident. La banquise n’offre guère de
points de repère. Il lui semble enfin reconnaître l’endroit où elle a
rencontré Irina.
— Ici, c’est parfait, lâche cette dernière qui vient de
s’introduire furtivement dans le cockpit.
— Ok, on se pose, grogne le pilote. Je ne coupe pas les
moteurs, je ne veux pas qu’ils refroidissent, en cas de danger on
mettrait trop de temps à repartir. Grouillez-vous.
Le choc de l’atterrissage passé, les gardes font coulisser la
porte et saute à terre pour effectuer un rapide examen des lieux.
Ana descend, suivie d’Irina et d’Arlon. Le vent les gifle.
— Tu es sûre que c’est ici ? demande Ana en se tournant vers
Irina.
— Oui, je le sens, confirme celle-ci. C’est le moment de se dire
adieu. Je ferai tout mon possible pour que ça fonctionne.
— Mais comment ça va se passer ? insiste Ana.

315
— Le plus simplement du monde, répond Irina avec un irritant
petit sourire. Je vais quitter ce corps et m’infiltrer dans le cristal,
sous vos pieds. A vous de voir ce que vous ferez de cette fille. Soit
vous la prenez en charge soit vous l’abandonner ici, ce n’est pas de
mon ressort. Quand je serai sortie de son cerveau elle sera
probablement amnésique et très désorientée. Ce sera une charge
pour vous, à votre place je l’abandonnerai à son sort. Ce n’est pas
quelqu’un d’intéressant. Pas très intelligente, le monde peut
aisément se passer d’elle.
Cette déclaration achevée, Irina se tourne vers Arlon pour lui
serrer la main et l’assurer qu’elle ira jusqu’au bout de sa mission.
Après quoi, elle s’éloigne du groupe et, après une minute
d’hésitation, localise enfin le meilleur point d’entrée du cristal.
A la grande surprise d’Ana, il ne se passe rien d’extraordinaire :
aucun flux lumineux ne jaillit du sol, aucun mugissement d’outre-
tombe ne résonne, non… Irina s’effondre tout simplement dès que
l’Immatérielle est sortie de son corps.
— Merde ! C’est tout ? s’exclame Ana.
— Vous vous attendiez à quoi ? grogne Arlon. A ce que la terre
s’entrouvre sous ses pieds ? Un Immatériel est… immatériel ! Il
n’enfonce pas les portes à coups d’épaule, il les traverse comme un
fantôme, c’est ce qu’elle a fait. Ça y est, elle est maintenant dans
l’œuf, et l’inhibiteur de croissance commence déjà à infiltrer la
texture du protoplasme.
Ana ne répond pas, d’instinct elle s’est portée au secours de la
jeune fille étendue sur la glace.
« Idiote ! se morigène-t-elle. Il fallait profiter que tout le
monde regardait Irina pour ficher le camp, tu as gâché ta chance. »
Elle pose deux doigts sur la carotide de la véritable Irina
toujours inconsciente. Le cœur bat.
— On ne va pas la laisser là ! décide-t-elle. On l’embarque…
— Oui, surenchérit Arlon en se tournant vers les gardes
décontenancés. Et surtout on se remue… Les sages-femmes ne vont
pas tarder à nous encercler, et toutes vos armes ne pourront rien
contre elles.
Les soldats s’ébrouent et jettent de regards inquiets sur les
ruines alentour, hélas le brouillard réduit leur champ de vision à
une dizaine de mètres. Le sergent qui les commande décide
finalement d’un repli rapide. Ana et Arlon se chargent d’Irina

316
toujours inconsciente. Tous se hissent en catastrophe dans
l’hélicoptère qui décolle aussitôt dans un nuage de particules
cristallines.
Ana a étendu la jeune fille sur le sol métallique et lui prend le
pouls. Son cœur bat trop vite et ses paupières trahissent des
mouvements oculaires extrêmement rapides. Ses lèvres bougent,
balbutiant des mots sans suite, qu’en raison du vacarme des rotors
Ana ne peut comprendre. Confirmant ses craintes, Arlon lui hurle à
l’oreille : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on va faire d’elle, hein ? »
C’est bien la question.

Le retour s’effectue dans une atmosphère tendue. On se garde


manifestement de tout triomphalisme, et cela en dépit de
l’étincelant discours du Président. Quand l’hélicoptère se pose enfin
il faut transporter la « nouvelle » Irina à l’infirmerie. Le médecin la
déclare en état de choc. Selon lui, il n’est pas certain qu’elle
recouvre ses facultés mentales, surtout si la « chose » qui l’habitait
lui a « effacé la totalité du cerveau ».
— Au mieux, conclut le toubib, elle sera amnésique, au pire
complètement idiote. Ce n’était peut-être pas lui rendre service que
de la ramener. Mieux aurait valu, sans doute, l’offrir en pâture aux
loups. Elle ne se serait même pas rendu compte qu’on la dévorait.
Je vais la garder en observation, le Président décidera de son sort.
Je sais que, dans les cas ultimes, il n’écarte pas le recours à
l’euthanasie.
Ana se garde de tout commentaire, elle n’est pas loin
d’admettre qu’elle a réagi sans réfléchir.
— Et maintenant? demande-t-elle à Arlon, c’est quoi le
programme?
— On attend, soupire le vieillard. Cela dit, je ne suis pas plus
que vous emballé à l’idée de finir ma vie prisonnier de ce bunker.

Les jours suivants, Ana constate que la manière dont on les


traite a subtilement changée. Le fait que le Président les a
présentés comme des « héros de la Nation » y est sûrement pour
quelque chose. L’aura de méfiance qui les enveloppait s’est
dissipée.
De temps à autre, Ana descend à l’infirmerie rendre visite à
Irina.

317
— Ça n’évolue pas, grommelle le médecin. Elle est frappée de
stupeur pathologique. Elle bredouille des onomatopées, comme un
bébé. Son cerveau a pris un sérieux coup de gomme, je n’ai pas
l’impression qu’elle s’en sortira.
Se produit alors une chose curieuse: deux jours plus tard, Arlon
et Ana sont convoqués par le Président. Quand ils pénètrent dans le
bureau d’Anderson Callbreecht-Neesbee, ils découvrent le
Président, souriant, assis à son bureau. De part et d’autre de son
fauteuil, l’encadrant tels deux archanges veillant à sa sécurité, se
tiennent figés au garde-à-vous, Holbrook son secrétaire particulier
et l’éternel marine armé jusqu’aux dents.
Mais l’attention d’Ana est aussitôt détournée par un feulement
de rage en provenance d’un coin de la pièce. Le chat du Président
s’y tient, le dos rond, la queue dressée, tout hérissé de colère et de
peur. Ses yeux fous sont braqués vers son maître que, d’ordinaire, il
ne quitte pas d’un pouce.
— N’y prêtez pas garde, déclare négligemment Callbreecht-
Neesbee, il est d’un naturel jaloux et déteste que je rencontre des
étrangers, surtout lorsque je leur veux du bien. Ça lui passera.
Prenez place. J’ai rédigé deux documents officiels que je vais vous
remettre en main propre et qui vous ouvriront bien des portes
lorsque vous aurez quitté cet abri. Les voici…
Il tend alors au scientifique et à la jeune femme, deux missives
ornées du sceau de la Présidence, et qui les élèvent officiellement
au rang de héros de la Nation.
— Cela vaut tous les passeports, souligne-t-il avec un petit rire
niais. Conservez-les précieusement… Il vous suffira de les présenter
pour voir toutes les difficultés s’aplanir.
Ébahie, Ana bredouille un remerciement. Arlon l’imite avec un
temps de retard.
— J’ai prévenu les gardes, insiste le président, vous pouvez
prendre congé dès aujourd’hui. Un véhicule vous a été réservé au
garage. Voyez-y un cadeau. Bonne chance!
Comprenant qu’on leur signifie la fin de l’entretien, Ana recule.
Dans son coin, le chat continue à feuler.
Alors qu’elle s’apprête à poser la main sur la poignée de la
porte, la jeune femme se retourne une dernière fois. Elle est
frappée de stupeur lorsqu’elle voit Anderson Callbreecht-Neesbee
lui adresser un clin d’œil appuyé. Et plus encore lorsqu’une voix

318
télépathique résonne dans sa tête, disant :
« Je t’avais bien dit qu’on se reverrait! »
Alors elle se dépêche de sortir, et presse Arlon de l’imiter.
— Hé! grogne celui-ci, qu’est-ce qui vous prend? Ce n’est guère
poli de…
— Vous n’avez pas pigé? souffle-t-elle. Le chat en colère contre
son maître… Bon sang j’aurais dû comprendre immédiatement.
— Comprendre quoi?
— Ce n’est plus son maître, il l’a senti! C’est… c’est le loup!
— Vous êtes dingue… qu’est-ce que… Oh! Merde! Vous avez
raison. C’est l’Immatériel qui habitait le loup bien sûr! Il a changé de
logement!
— Oui, après avoir erré dans les couloirs, invisible, il a fini par
s’installer dans la tête du Président! Il faut ficher le camp avant que
l’arnaque soit découverte. A son âge, Callbreecht-Neesbee ne
supportera pas cette invasion bien longtemps. Sa cervelle va
exploser. Il faut qu’on soit loin d’ici quand ça se produira.
— OK, tirons-nous avant qu’on nous accuse de l’avoir
assassiné.

52.
Ils ne perdent pas une minute à rassembler leur maigre
paquetage et doivent se retenir de courir en direction du garage.
Là, un mécano leur ouvre la portière du humvee qui leur est
destiné. C’est un vieux modèle cabossé qui, en son temps, a dû
encaisser pas mal d’impacts mais l’heure n’est pas à faire la fine
bouche. Ana, qui a maintes fois conduit ce type de véhicule, se
glisse au volant et démarre dès qu’Arlon a posé ses maigres fesses
sur le siège du passager. Le humvee obéit à ses sollicitations. Une
minute plus tard ils roulent sur une piste caillouteuse, laissant le
bunker présidentiel loin derrière eux.
— Tout de même, admet Arlon, c’est un sacré cadeau que nous
a fait le « loup ».
— J’avais confiance, renchérit Ana, au fond de moi je savais
qu’il ne nous laisserait pas tomber.
— Qu’est-ce qu’il va devenir? s’inquiète le vieillard. Est-ce qu’il
envisage de prendre la direction du pays?
— Ce serait intéressant… mais il n’en aura pas le temps, quand
on est possédé par un Immatériel le corps humain se dégrade très

319
vite. C’est ce qui va se produire. Dans deux ou trois jours le
Président mourra d’une embolie ou d’un truc analogue.
— Et l’immatériel… que fera-t-il?
— Il changera de « logement » tout simplement. Peut-être
s’installera-t-il dans la tête du chat, qui sait?

Ils roulent toute la nuit avant de s’arrêter aux abords d’une


ville en ruine colonisée par une légion de mineurs travaillant à
casser la croûte vitrifiée qui recouvre la terre arable. Ana connaît
bien ce type d’endroit où elle a travaillé deux années durant. Elle
sait qu’ils ne doivent pas s’y attarder car les malfrats y pullulent,
toujours prompts à détrousser les voyageurs.
A l’arrière du véhicule, elle déniche un coffre de fer rempli
d’armes et de munitions. Elle en exhume un vieux M16 qu’elle
charge sans attendre, avant de disposer, bien en évidence, deux
grenades sur le tableau de bord. Après quoi, ils dînent de rations
auto chauffantes, comme n’importe quel « grunt » en campagne.
Un peu plus tard, alors qu’Arlon sombre dans le sommeil, une
angoisse la saisit à la pensée de ce que, désormais, sera sa vie.
L’inhibiteur d’expansion va-t-il fonctionner?
De combien de temps retardera-t-il l’explosion finale? Au
moins cinq ans, prétend Arlon, mais lorsqu’il prononce ces mots son
regard devient fuyant, ce qui n’a rien de rassurant. Sans doute veut-
il y croire de toutes ses forces?
Cinq ans, c’est trop long si l’on se contente d’attendre la
catastrophe, et trop court si l’on veut profiter malgré tout du délai
imparti…
Quoi qu’il en soit, il va leur falloir survivre au jour le jour dans
un monde en désagrégation, et que menace le spectre de la famine.
Les vivres et le carburant du humvee ne seront pas éternels, que
faire ensuite? Ana n’a aucune envie de retourner trimer sur les
chantiers où l’on tente d’émietter la couche de verre empêchant
d’accéder à la terre, et par là même interdisant toute culture.

Arlon se réveille soudain, en sueur, arrachant la jeune femme à


ses pensées moroses.
— Bordel, halète-t-il, j’ai rêvé de l’accouchement… La Terre
s’ouvrait en deux comme un abricot trop mûr et il en sortait un truc
monstrueux, une espèce de bête dont l’inhibiteur de croissance

320
avait contrarié et développement, et qui naissait difforme. Un
monstre qui, aussitôt, se mettait à dévorer toutes les planètes du
système solaire. A la fin, il se perchait sur le soleil, comme un
vautour et poussait des hurlements de loup…
— Pas très gai, marmonne Ana. Mais peut-être prémonitoire.
— Ne déconnez pas, souffle le vieillard en essuyant son visage
où les gouttes de transpiration évoquent la cire fondue d’un cierge.
Vous allez nous porter la poisse.
— Qu’est-ce qu’on fait? s’enquiert Arlon.
— Une chose est sûre, soupire Ana, il faut éviter de zoner à
proximité des camps de mineurs. Trop de gangs, de pirates de la
route, de dealers. Tôt ou tard ils nous repéreront. Le mieux c’est de
s’installer sur une colline d’où l’on peut surveiller les alentours… en
attendant mieux. Il reste très peu de vraies villes où il est
envisageable de vivre à peu près normalement, vous savez ça, je
pense?
— Non, pas vraiment, ces deux dernières années je les ai
passées au fond d’un laboratoire, à rédiger des rapports, et à
expérimenter des trucs et des machins. On ne me laissait pas sortir.
Quand vous m’avez retrouvé sur la banquise, c’était la première fois
qu’on me confiait un poste à l’extérieur. (il marque une pause,
paraît réfléchir et se décide enfin à demander: ) Sur la colline dont
vous parlez, on pourra chasser?
Ana fait la moue.
— Peut-être, lâche-t-elle sans enthousiasme. Il reste très peu
d’animaux en vie, vous savez… 90% des espèces ont disparu de la
surface de la Terre.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas envisager d’émigrer dans un
autre pays?
— C’est partout pareil. L’Apothéose a cuit la planète aussi
sûrement qu’une patate oubliée dans un four. Cela dit, on pourrait
tenter de retourner en Alaska. La forêt a été en partie protégée du
souffle et de la chaleur de l’explosion par les chaînes de montagnes
qui ont tenu lieu de bouclier. C’est vivable. Sauvage et inhabité,
mais c’est loin, et je ne suis pas sûre que notre guimbarde tienne le
coup.
— Essayons toujours, conclut Arlon saisi d’un regain d’espoir.

Durant l’après-midi, Ana parvient à dissimuler le humvee

321
derrière un éboulis rocheux. Puis, ouvrant le capot, elle s’évertue à
remettre en état le moteur fatigué du véhicule. Ce travail a au
moins le mérite de l’empêcher de penser. Allongé à l’ombre, Arlon
somnole.
Au bout de quarante-huit heures, la jeune femme estime que
le humvee est à peu près en état d’avaler les kilomètres. Le
problème, c’est le carburant. S’il vient à manquer il faudra
continuer à pied.
C’est alors qu’une voix s’élève derrière l’écran rocheux:
— Vous êtes-là?
La voix d’Irina!
Ana sursaute, sort de sa cachette. Irina se tient devant elle
tandis que la « voix », qui a été tour à tour celle du coyote et du
loup, résonne dans sa tête.
« Je savais bien que je vous retrouverai, dit-elle. Tu laisses
derrière toi une trace mentale très identifiable. »
— C’est toi? lance Ana, c’est vraiment toi? Tu n’habites plus le
cerveau du Président?
— Non, répond l’Immatériel. Le président est mort. il a
succombé à une rupture d’anévrisme deux heures après votre
départ. Son corps était trop usé pour supporter ma présence. Je
savais qu’il ne tiendrait pas longtemps, c’est pour cette raison que
je l’ai squatté le temps de rédiger ces laissez-passer grâce auxquels
vous avez pu vous échapper. Le temps pressait. Il avait décidé de
vous faire exécuter. Il n’avait plus besoin de vous. Il s’en est fallu
d’un cheveu.
— Donc tu as émigré dans le corps d’Irina…
— Oui, il était disponible, vacant. Son cerveau était grillé, elle
n’avait aucune chance de reprendre une vie normale. Et elle est
assez jeune pour me servir un bon moment. J’ai dû improviser.
Callbreecht-Neesbee mort, les événements se sont accélérés. Un
autre président a prêté serment au débotté. Un certain « Captain
Morrison », connu pour ses convictions extrémistes. Son premier
acte en tant que chef suprême de la Nation a été d’étrangler le chat
de son prédécesseur qui l’avait griffé. Puis il a licencié tout le
personnel pour le remplacer par des gens acquis à ses idées. C’est
comme ça qu’Irina a été fichue dehors, et que je me suis lancé sur
vos traces… C’est la première fois que j’occupe un corps féminin,
c’est un peu déroutant, mais je m’y ferai. D’ordinaire je préfère

322
vivre à l’intérieur d’un animal, leurs réflexes sont plus rapides, leur
flair et leur vision plus aiguisés, mais le chat n’étant plus utilisable je
me suis rabattu sur cette jeune fille. Je m’y ferai. Comme elle est
totalement amnésique ses souvenirs ne m’encombreront pas.
— Je suis contente que tu sois là, avoue Ana. Arlon ne m’aide
pas beaucoup. J’avais prévu de retourner en Alaska.
— Non, tranche Irina. Ne fais pas ça, ce serait une erreur.
— Pourquoi?
— L’inhibiteur d’expansion ne fonctionnera pas. Arlon le sait,
même s’il prétend le contraire. Callbreecht-Neesbee le savait
également, mais il s’en moquait car les médecins l’avaient averti
qu’il lui restait peu de temps à vivre.
Ana encaisse stoïquement.
— Donc, il nous reste combien de temps?
— Trois ou quatre mois au maximum, la grossesse du cocon va
bientôt engendrer des troubles cataclysmiques : séismes, éruption
volcanique… Les plaques tectoniques vont peu à peu s’écarter
provoquant des raz-de-marée titanesques. Il est probable que la
Californie sera avalée par la faille de San Andreas. Il en ira de même
pour la plupart des villes côtières. Puis ce sera « l’accouchement »
proprement dit, la planète se fendra en deux avant de s’éparpiller
comme un puzzle.
— On est foutus, donc… conclut Ana d’une voix morne.
— Pas forcément. Pendant que j’étais dans la tête de
Callbreecht-Neesbee j’ai eu accès aux documents « secret défense »
stockés dans son cerveau. J’ai appris beaucoup de choses. Je sais
par exemple qu’à quelques centaines de kilomètres d’ici se trouve
un silo de lancement enterré et entièrement automatisé qui devait
servir à l’évacuation du staff présidentiel en cas de conflit majeur.
Ce vaisseau est programmé pour rejoindre la station spatiale en
orbite autour de la planète Mars. Cinq ans de voyage en
hibernation. Mais, au bout, la possibilité de démarrer une nouvelle
vie. Qu’en penses-tu?
— C’est tentant.
— Je le pense aussi, mais il faut faire vite. Les laissez-passer
que je vous ai fournis devraient nous ouvrir les portes du bunker,
d’autant plus que, faute de communication, personne n’est encore
au courant de la mort de Callbreecht-Neesbee. J’estime donc qu’il
est grand temps de réveiller Arlon et de se mettre en route.

323
EPILOGUE

Deux mois plus tard, la Terre devint le théâtre de grands


bouleversements. De multiples séismes en fissurèrent l’écorce,
avalant les rares villes qui subsistaient encore. Des milliers d’êtres
humains disparurent dans ces abîmes. Les océans submergèrent les
côtes, s’avançant même à l’intérieur des pays, noyant tous ceux qui
avaient survécu aux tremblements de terre. Pour finir, les volcans
se mirent à cracher feu et cendre, achevant de dépeupler les
dernières terres émergées.
Un mois plus tard, la planète s’ouvrit tel un fruit trop mûr. De
cette béance, dont la fente s’étendait du Pôle Nord au Pôle Sud,
jaillit un globe opalescent, d’une parfaite nudité, au sein duquel
palpitait une présence étrange aux contours indiscernables.
Cet objet une fois libéré, ce qui restait de la Terre s’émietta en
milliards d’aérolithes qui se dispersèrent au hasard de la galaxie ou
furent désagrégés par l’astre solaire.

Toutefois, lorsque cela se produisit, Ana, Irina et Arlon, en état


d’hibernation profonde, volaient déjà depuis soixante jours en
direction de la station spatiale internationale en orbite autour de la
planète Mars.

FIN (provisoire ?)

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