Le Jaune Et Le Noir Tidiane N'Diaye
Le Jaune Et Le Noir Tidiane N'Diaye
Le Jaune Et Le Noir Tidiane N'Diaye
Le jaune et le noir
enquête historique
Les littératures dérivent de noirs continents.
Manfred Müller
CHAPITRE PREMIER
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Cette intrusion des Chinois au XV siècle sur les côtes d’Afrique
orientale était une surprise totale pour les commerçants arabes,
persans et indiens. Si le motif économique était évident, le but
principal n’était pas expansionniste. À l’inverse des expéditions
européennes de l’époque, celles de Zheng He n’étaient pas destinées
à étendre la souveraineté de la Chine au-delà des mers. Ces
explorations maritimes n’ont jamais esquissé un début de colonisation,
contrairement à celles des nations européennes. Avant le départ de
Zheng He, l’empereur Yongle lui avait fait des recommandations bien
précises. Outre l’approfondissement des connaissances
géographiques, il devait nouer des amitiés et créer des opportunités
d’échanges commerciaux avec les pays étrangers, en privilégiant une
coopération mutuelle et la recherche d’avantages réciproques. Mais,
comme le note Rémi Kauffer, « il s’en est fallu d’un cheveu que
l’Afrique soit chinoise ».
En fait, la possibilité que l’Afrique orientale devienne une colonie
de la Chine a été contrecarrée par les tendances isolationnistes qui
e
dominaient à la cour de Pékin durant les années du milieu du XV
siècle. Ils établiront des relations avec la Chine, mais à leur profit
exclusif, amenant avec eux des Africains issus des bases
lusitaniennes.
Aujourd’hui, dans sa stratégie de pénétration du continent noir, la
Chine aime à rappeler les expéditions pacifiques de l’amiral Zheng
e
He sur la côte orientale africaine au XV siècle. La République
populaire instrumentalise l’histoire pour servir ses intérêts présents et
se rapprocher diplomatiquement des régimes africains. Elle rappelle
que ses relations commerciales passées avec l’Afrique étaient
dépourvues de visées expansionnistes. Cet argument est souvent
avancé et mis en exergue.
En effet, du fait de ses expéditions maritimes et de son avance
culturelle et technologique, la Chine aurait pu avoir les mêmes
ambitions que les nations anciennement colonisatrices du continent
noir. Pendant que la plupart des autres régions du monde vivaient à
l’âge des ténèbres, ce pays connaissait un essor incomparable pour
l’époque. Dans son ouvrage Naissance et déclin des grandes
puissances, l’historien Paul Kennedy écrit à propos de la Chine : « Sa
e
population considérable au XV siècle (entre cent et cent trente millions
d’habitants), par comparaison avec celle de l’Europe (cinquante à
cinquante-cinq millions d’habitants), sa remarquable culture, ses terres
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irriguées, reliées par un système de canalisation depuis le XI siècle, et
son administration dirigée par une élite éduquée aux normes
confucéennes avaient donné une cohérence à la société chinoise qui
faisait l’envie des visiteurs étrangers. » Que l’empire du Milieu ait été
une grande civilisation capable de transmettre des valeurs universelles
ne souffre aucun doute. L’enseignement de Confucius, l’histoire
impériale des dynasties successives, la route de la soie, la
calligraphie érigée en art, la culture et les mœurs chinoises sont
devenus avec le temps des éléments de référence en matière de
savoir-vivre. Si cet État-nation, le plus ancien au monde, porté par une
civilisation de plus de cinq mille ans, ne fut pas une puissance
colonisatrice, la raison en est sans doute que sa civilisation a connu
une longue période d’essoufflement ou, plus précisément, de
stagnation due à une absence de vulgarisation de ses sciences vers
ses populations. Seule l’élite sociale, la petite caste stérile des
mandarins, put les cultiver, alors que les nations européennes
profitaient de la quintessence de la civilisation chinoise et des résultats
de son génie créateur notamment pour envahir et dominer le monde,
y compris l’Afrique.
Néanmoins nombre d’historiens se perdent encore en conjectures
pour expliquer le repli de la Chine, alors même que les nations
occidentales se lançaient à la conquête du monde. Dans son ouvrage
China and Maritime Europe, 1500-1800, John E. Wills nous fournit
sans doute la véritable explication : « Entre 1590 et 1610, Macao
était au sommet de la prospérité, servant de centre névralgique aux
grandes routes commerciales européennes en pleine expansion et à
l’activité économique surchauffée de la Chine des Ming, jouant
notamment un rôle essentiel dans l’exportation de soie brute et de
soieries vers le Japon et l’importation d’argent métal de ce même
Japon. Mais en dépit des profits générés par ce commerce, il y avait
quelque chose à propos de Macao qui dérangeait beaucoup les
habitants de Canton. Les Chinois qui s’y rendaient croisaient dans les
rues des personnages aux allures étranges, issus de toutes les races,
bigarrés : Portugais d’origine, esclaves et métis venus de tout l’océan
Indien. L’architecture, les processions religieuses, le son des cloches
des églises, tout cela disait aux Chinois que ce n’était pas la Chine.
Le fait que des esclaves africains s’échappent de Macao pour se
réfugier à Canton était une autre source de problème. Aux alentours
de 1600, les Cantonais commençaient sérieusement à se dire que
Macao n’appartenait plus à Canton. Les poètes commençaient à
évoquer les dangers des “dragons dans les eaux”, bien différents des
dragons bienfaisants des plaines du Nord, qui apportaient la pluie. »
Cette description révèle aussi une page cachée, ou jamais
abordée, de l’histoire des relations sino-africaines, notamment la
présence d’esclaves africains dans l’empire du Milieu.
Quand la Chine actuelle renoua des relations suivies avec les pays du
continent noir, ses dirigeants n’oublièrent jamais de rappeler qu’ils
avaient laissé en Afrique le souvenir d’un peuple pacifique, ne s’étant
jamais imposé par la force. C’était suggérer que, contrairement aux
« méchants esclavagistes et colons occidentaux », la Chine n’avait
aucune responsabilité dans le martyre des peuples noirs. Et passer
sous silence son implication avérée dans cette tragédie.
À l’époque Song fut écrit le Tchou-Fantcheu (« Description des
peuples barbares »), un ouvrage compilé en 1226, sur la base de
sources antérieures, par un nommé Tchao-Jou-Kou. L’auteur était
inspecteur du commerce extérieur de Ts’iuen-tcheou (port de la
province de Fou-Kien). Il y parle de plusieurs pays africains, y compris
l’Égypte (Wou-sou-Li, c’est-à-dire Misr), la Libye, le Maroc (Mo Kie La :
« Maghreb el agsa ») et les pays de la côte orientale (dont Ts’eng-Pa,
qui est Zanzibar, et Kan-Mei, probablement les Comores). Il y est
question d’Alexandrie et de son phare. Deux régions européennes
sont citées : la Sicile (Sen-Kia-li-ye) et la côte méridionale de l’Espagne
(MouLan-P’i, de l’arabe Mourabit, pays des Almoravides). On y croise
aussi, à l’occasion d’une citation du Ling-wai-Taita, ouvrage écrit
en 1178 par Tcheou Kin-Fei, les îles de K’oun-Loun Ts’eng-K’i, qui
correspondraient à celles de Pemba et de Madagascar, et l’indication
que des milliers de Noirs provenant de K’oun-Loun (donc Pemba ou
Madagascar) étaient vendus comme esclaves en Chine.
On les appelait notamment He-hiao-seu (« serviteurs noirs »), ou Ye-
jen (« sauvages »), ou encore Kouinou (« esclaves ressemblant à des
démons »). Dans le P’ing-tcheou K’o T’an, l’auteur Tchou You déclare
que, « dans la province de Koangtcheaou (Kouang-Tong), la majeure
partie des gens riches possédait de ces “esclaves ressemblant à des
démons” ». Ils étaient ainsi appelés à cause de leur aspect jugé
repoussant par les Chinois ou encore traités de sauvages (Ye-jen).
Une inscription trouvée à Java et datée de 860 de notre ère
identifie sur une liste de domestiques des Zendjs, originaires d’Afrique
orientale vendus en Chine. Une autre inscription javanaise mentionne
d’autres esclaves noirs, offerts par un roi de ce pays à la cour
impériale de Chine. Les Javanais ont ainsi envoyé plus de trente mille
esclaves noirs à la dynastie Ming.
L’histoire atteste qu’il y avait bel et bien des esclaves noirs sous les
Song, en Chine du Sud. Les Occidentaux ne sont pas les seuls acteurs
ou bénéficiaires de la traite et de l’esclavage des Noirs. Ces
nombreux témoignages nous enseignent que l’odieux trafic humain
des Noirs — inauguré par les Arabo-musulmans — aurait même
commencé en direction de la Chine avant que le premier captif
africain ait été embarqué en direction du Nouveau Monde. Des
siècles avant que Français, Anglais ou Portugais aient déporté un seul
Africain, les Chinois en asservissaient des milliers chez eux, qu’ils
tenaient dans un mépris total. Les dirigeants de l’empire du Milieu ont
évidemment toujours évité d’en faire état dans les discours officiels
entre délégations chinoises et personnalités africaines. Il est bien plus
commode de dénoncer et d’utiliser — comme un cheval de
Troie — les crimes des « horribles esclavagistes et colonialistes
occidentaux » envers d’anciennes victimes, devenues aujourd’hui
solidaires de la Chine-Afrique...
CHAPITRE II
Joseph Ki-Zerbo
C’est après la vague d’indépendances des années 1960 que ces liens
se diversifièrent. La Chine ne se contenta pas de nouer des relations
diplomatiques avec les pays subsahariens, elle leur fournit une aide
financière et militaire, ainsi qu’une assistance, surtout dans les
secteurs de l’agriculture et de la santé. Mais elle commençait déjà à
entreprendre quelques grands travaux d’infrastructures. En fait le
chemin de l’actuelle Chine-Afrique a été balisé entre 1963
et 1964 par le Premier ministre Chou En-lai, lorsqu’il entreprit une
tournée de trois mois pour visiter une dizaine de pays africains. La
Chine cherchait alors à rallier le maximum de pays du continent noir
dans son combat idéologique autour du concept que le président
Mao Tsé-toung avait baptisé « théorie des trois mondes ».
Le Grand Timonier décrivait un monde divisé en trois blocs distincts.
Dans ce schéma, le « premier monde » incluait les États-Unis et
l’URSS, seules superpuissances impérialistes. Les pays développés de
l’Europe occidentale, le Japon, le Canada et l’Australie étaient le
« deuxième monde ». En dessous de ces deux univers politiquement et
économiquement puissants, les pays sous-développés d’Asie,
d’Afrique et d’Amérique latine constituaient le « tiers-monde ». Et le
leader chinois présentait ce dernier comme la principale victime de
l’oppression et de l’exploitation capitaliste néocolonialiste ou « sociale
impérialiste » des deux premiers. Jusque dans les années 1970, les
relations entre la Chine et l’Afrique évolueront dans le cadre de cette
conception idéologique du monde, avec en toile de fond l’ambition
de suprématie internationale du Parti communiste chinois.
Un des premiers résultats de cette stratégie fut de permettre à la
Chine de rompre avec l’isolement diplomatique qui était le sien
depuis la fin de la guerre de Corée : sa présence à toutes les
conférences du groupe du tiers-monde lui valut de revenir sur le
devant de la scène internationale. En 1971, c’est avec l’appui massif
des pays africains qu’elle a pu dépouiller Taïwan de sa qualité de
membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, réussissant ainsi
à siéger à côté des grands de ce monde. En remerciement et pour
renforcer ses liens avec l’Afrique, elle y envoya des techniciens
chargés d’assister ces « pays frères ». Beaucoup de médecins et
d’ingénieurs agronomes partirent en réalité pour transformer ce tiers-
monde en base anti-impérialiste faisant contrepoids à l’Occident.
e
Il faut rappeler que, jusqu’au milieu du XVI siècle, les monarchies
portugaises et espagnoles s’étaient arbitrairement partagé la
domination des mers et l’accès aux territoires hors de l’Ancien
Continent. Pour son malheur, l’Afrique possédait d’immenses richesses
naturelles qui ne pouvaient qu’attiser la convoitise et faire d’elle la
principale source d’approvisionnement de l’Europe. Sur les pays
âprement disputés et conquis, les Européens délimitaient leurs
territoires. Ils leur donnaient des noms de leur cru, inspirés le plus
souvent par le produit caractérisant l’endroit : Côte d’Ivoire, Côte de
l’Or, Saint-Georges de la mine, etc.
Dès lors qu’on proclame « Il n’y a de richesse que d’or », tous les
moyens, par la guerre ou par le commerce, sont bons pour s’en
procurer. Bien que ces « conquérants » aient cherché des denrées
rares, qu’ils aient rempli accessoirement une mission civilisatrice,
voire d’apostolat, il n’en demeure pas moins que l’appât du gain
l’emporta sur toute autre considération. Du moins jusqu’à ce que la
découverte du Nouveau Monde ne transforme, par un accident de
l’Histoire, les Européens (Portugais, Espagnols, Français, Anglais) en
trafiquants d’êtres humains. Cela fait dire à l’historien africain Joseph
Ki-Zerbo : « La traite des Noirs n’était pas vraiment préméditée. Les
navigateurs européens savaient ce qu’ils cherchaient, mais ignoraient
ce qu’ils allaient trouver et comment ils allaient le trouver. » Après l’or,
ce fut la main-d’œuvre nécessaire à la mise en valeur du Nouveau
Monde, par une ponction humaine énorme et sans précédent.
En fait, Las Casas remportait une victoire éphémère car cette « bonne
âme charitable » de Roncieri reconnaissait tout simplement que les
Indiens constituaient une piètre main-d’œuvre, souvent réticente... et
qu’il devenait urgent de trouver une « race » de substitution, plus
robuste, accoutumée à la chaleur, facile à gouverner et apte à manier
la houe et le coutelas. Comme l’Afrique regorgeait de bras valides et
sans tutelle, il n’y avait qu’à se servir. L’envoyé de Sa Sainteté,
homme délicat, devait justifier la cause en ces termes : « S’il est clair
que les Indiens ont une âme, en revanche les habitants des contrées
africaines sont plus proches de l’animal. Ils sont noirs et frustes. Ils
ignorent toute forme d’art et d’écriture. Toutes leurs activités sont
physiques et, depuis l’époque de Rome, ils ont toujours été soumis et
domestiqués. Ils n’ont pas d’âme et ne sont point nos semblables... »
C’est ainsi que, pendant plus de trois siècles, l’Afrique allait servir aux
nations occidentales d’immense réservoir de main-d’œuvre servile,
travaillant à mettre en valeur le Nouveau Monde, avant de devenir
une énorme réserve de matières premières et de produits agricoles
quand le temps de la coloniser serait venu.
e
Au XIX siècle, Anglais et Français supplanteront dans l’aventure
coloniale toutes les autres nations. Ils imposeront dans tous les
territoires qu’ils occuperont des valeurs pour eux universelles.
Dans le sillage des compromissions historiques des penseurs des
Lumières avec les idées racistes, des théories comme le racisme
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scientifique imprégnaient, au milieu du XIX siècle, les esprits d’un
grand nombre d’intellectuels de l’Ancien Continent. Si, au début de
leurs conquêtes, les Anglais mettaient en avant la supériorité
scientifique et technique de leur civilisation sur celle de « peuples
attardés », par la suite, ils chercheront une « justification raciale » à la
colonisation de l’Afrique. Ce furent les sociologues et scientifiques
britanniques qui se chargèrent de présenter les Noirs comme « des
êtres vivants, similaires aux animaux ». L’une des références
scientifiques de l’époque, Charles Darwin, n’avait-elle pas conclu ses
travaux sur cette assertion définitive : « L’homme s’est élevé de la
condition de grand singe à celle d’homme civilisé, en passant par les
stades d’homme primitif et d’homme sauvage. Le degré le plus fini de
l’évolution a été atteint par l’homme blanc. » Plus ou moins
explicitement, cet éminent chercheur laissait à penser que l’oppression
perpétrée par les colons blancs sur les peuples indigènes était une
« loi de la nature ». Darwin considérait, par exemple, les Aborigènes
et les Nègres « comme étant autant développés que des gorilles ». Le
darwinisme social offrit ainsi à la puissance victorienne sa prétendue
base scientifique, qui légitimait la colonisation, le racisme et la
discrimination dans l’aventure africaine.
La France, dépositaire des valeurs héritées des Lumières, présentait
sa colonisation de l’Afrique comme une œuvre « civilisatrice ». Au
e
début du XX siècle, le ministre des Colonies, Albert Sarraut, conçut
une politique dite de « mise en valeur ». S’appuyant sur la loi
du 12 avril 1921, son gouvernement se lança dans un programme de
grands travaux pour un coût d’environ trois milliards de francs. Cette
entreprise fut un échec. Les investisseurs se souciaient avant tout de
tirer profit de l’Afrique plutôt que de participer à son développement
économique, fidèles au principe ultramercantile du « tout par et pour
la métropole, en dépouillant au maximum, sans grands
investissements ». Telle était la philosophie fondamentale des
politiques coloniales.
Le réveil du dragon
à l’assaut de la proie africaine
Mieux vaut marcher sans savoir où l’on va que rester assis sans rien
faire.
Proverbe africain
La plupart des Chinois véhiculent les pires clichés sur les Noirs, plus
spécialement sur les Africains. L’ignorance y est pour beaucoup. Dans
certains endroits reculés de Chine, les populations n’ont jamais vu
d’autres types humains que le leur. Certains n’arrivent même pas à
imaginer qu’il puisse exister d’autres peuples sur terre. Un étranger
qui n’a pas le type asiatique y sera traité comme une curiosité ; un
homme à la peau noire va susciter autant de curiosité que de peur et
de rejet. Les habitants de ce pays plusieurs fois millénaire, longtemps
muré dans ses terres et son silence, n’avaient que très rarement croisé
des individus d’autres « races », du moins jusqu’aux débuts de la
« coopération Chine-Afrique ». Depuis, chaque année, un grand
nombre de Chinois émigrent vers l’Afrique, tandis que de nombreux
étudiants et une poignée d’Africains, commerçants ou autres,
s’installent en Chine. La situation des habitants des grandes villes est
donc très différente : ils sont en contact permanent avec les étrangers
de toutes origines, la méchanceté et la bêtise dont ils font preuve sont
tout simplement incroyables. Une fois passé l’effet de surprise et de
curiosité, ceux-là se forgent une opinion faite de clichés et de
réactions épidermiques clairement racistes envers les Africains.
Cette attitude est en fait à géométrie variable : s’ils méprisent les
Africains chez eux, ailleurs ils se battent pour « devenir Noirs ». En
Afrique du Sud, le 18 juin 2008 n’aura pas été un jour comme les
autres pour les deux cent mille Sud-Africains d’origine chinoise. Une
décision de la Haute Cour de Pretoria faisait des Chinois d’Afrique du
Sud une catégorie classée « population noire ». Ils peuvent
désormais, en vertu de la loi, bénéficier de la discrimination positive,
par exemple acheter des actions à des prix préférentiels ou accéder
en priorité à des postes de haut niveau dans le monde des affaires.
Pour obtenir ces avantages, la diaspora chinoise s’est battue pendant
huit ans.
Régulièrement, des manifestations réunissent des milliers de
personnes pour protester contre la présence des étudiants africains sur
le sol chinois. En 1988, l’université de Nankin connaissait des
insurrections populaires au cours desquelles les Chinois ont molesté
des étudiants africains et, par milliers, sont descendus dans les rues
en scandant : « Mort aux diables noirs ! » ou « Mort aux chiens
noirs ! » L’insulte canine n’est pas nouvelle. Apprenant qu’il en avait
été la cible, le général de Gaulle avait déjà marqué son étonnement
d’être « traité de chien par un Pékinois ». Mais c’était aux beaux jours
de la Révolution culturelle et pour des raisons politiques. Ici les
manifestants ont pris prétexte de coups mortels portés contre un
étudiant chinois, mais ils reprochaient surtout aux Africains leur succès
auprès des jeunes filles. Dans de nombreux cas, des Noirs fréquentant
des Chinoises sont tout simplement arrêtés et accusés de viol.
Dans la Chine d’aujourd’hui, on s’arrange de leur présence
notamment à Canton (Guangzhou), dans le sud du pays, à deux
heures de train de Hongkong. Près de cent mille Africains
(officiellement) y ont durablement élu domicile ou sont de passage.
Baptisé « Chocolate City », le quartier noir est situé dans une zone de
dix kilomètres carrés. On y parle ibo, wolof ou lingala. Les Africains
s’y rendent généralement pour leurs approvisionnements en gros.
C’est un marché où se négocient des produits d’industrie légère. Pour
les commerçants noirs, vivre en Chine n’est pas vraiment une
sinécure. Il suffit d’écouter Vincent, Nigérian installé dans le pays
depuis cinq ans, pour s’en convaincre : « Même si c’est pire en
Indonésie ou en Malaisie, on entend toujours des insultes fuser,
comme “diable noir”. Dans les transports en commun, les gens se
bouchent le nez et parfois, dans la rue, les enfants fuient à mon
approche. Il faut vivre avec. » D’autres situations ne sont pas moins
humiliantes, comme celle décrite par Jean-Bedel, un étudiant
congolais : « À l’hôpital, pour la moindre fièvre, les médecins te
prélèvent un nombre inhabituel de tubes de sang et pratiquent
systématiquement un test HIV. C’est un comportement qu’ils n’ont pas
vis-à-vis de leurs compatriotes. Ils mettent aussi très
précautionneusement des gants avant de pratiquer tout examen. Et ce
uniquement avec les Noirs. » M. Barry, résident africain de
« Chocolate City », ajoute : « La population africaine a diminué.
Avant, les Africains avaient des visas valables pendant un an avec
entrées multiples et durée de séjour illimitée. En 2008, juste avant les
jeux Olympiques de Pékin, les autorités ont voulu faire place nette.
Elles ont complètement cessé de renouveler les visas sur place. Il fallait
rentrer dans son pays pour renouveler un visa d’affaires. » « Les rafles
ont recommencé », raconte un autre résident. Témoignage de M.
Kabba : « Ma femme a ouvert sa porte à la police pour un contrôle
de visas, mais c’est moi qui avais les papiers. Les policiers ont
commencé à crier sur mes enfants qui pleuraient. On leur a dit qu’ils
iraient en prison, alors que ma famille est enregistrée auprès des
services de l’immigration. Ils savent que nous sommes en règle. »
De nos jours, dix mille Africains étudient à Pékin, dans le cadre du
Fonds de développement des ressources humaines pour l’Afrique,
créé par le gouvernement chinois. Mais cette « générosité »
n’impressionne plus les Africains qui savent à quoi s’en tenir. Par
exemple, dans un article de Courrier international, daté
du 18 juillet 2008, Céline Allemand rapporte qu’en totale
contradiction avec le slogan officiel des Jeux — One World, One
Dream — les autorités chinoises avaient planifié secrètement
l’interdiction des bars de la capitale aux Noirs et aux autres
populations classées « socialement indésirables ». Les propriétaires de
bars situés dans le centre de Pékin ont déclaré au quotidien South
China Morning Post qu’ils avaient dû, sous la contrainte du Bureau de
la sécurité publique, signer un document dans lequel ils promettaient
de ne pas laisser entrer les Noirs dans leurs établissements. L’un
d’eux, qui a souhaité conserver l’anonymat, a confié au journaliste :
« Des responsables du Bureau de la sécurité publique sont venus ces
jours-ci, en civil, pour me demander de ne pas servir les Noirs et les
Mongols. »
Quelques mois auparavant, la police pékinoise avait déjà lancé
une opération d’envergure contre les Noirs fréquentant le district de
Sanlitun, le quartier des expatriés de Pékin où se concentrent les bars
occidentaux.
Le document qu’ont dû signer les tenanciers de ces bars ne se
limitait pas à l’interdiction de servir les Noirs. Ils devaient également
promettre de suspendre, le temps des Jeux, certaines activités telles
que la danse ou les concerts. Fait symptomatique, ils ont pu conserver
des copies de ce document, à l’exception des pages concernant
l’interdiction de servir les Noirs. Manifestement, les autorités se sont
méfiées des accusations de racisme qu’aurait pu déclencher la
révélation de telles mesures. Les Africains sont aujourd’hui victimes
« d’acharnement ». Dans un article du 6 octobre 2009, sur
french.news.cn, Mme Mo Lian, directrice adjointe de la division de
l’administration de contrôle d’identité aux frontières du département
provincial de la sécurité publique du Guangdong, reconnaît que
« 70 % des étrangers détenus l’année dernière pour immigration
illégale et expiration de visa étaient des Africains. Au premier
semestre 2009, la proportion s’est élevée à 77 % ».
La prédation économique
par « deal non regardant »
Peu importe que le chat soit gris ou qu’il soit noir, l’essentiel est qu’il
attrape la souris.
Deng Xiaoping
« Chine-toc »
ou Contrefaçon au parfum fleur de lotus
Autre écho du côté des grands négociants : ils pensent que c’est une
erreur de laisser des étrangers occuper le secteur de la vente au
détail. Le secrétaire général de la Confédération nationale des
employeurs du Sénégal (CNES), la fédération patronale à laquelle
l’Unacois est affiliée, est clair : selon lui, si l’État veut que les
entrepreneurs privés nationaux soient capables de mobiliser une forte
épargne, qu’ils injecteraient ensuite dans l’économie, il doit leur
réserver des secteurs comme celui du petit commerce, base de la
formation du capital primitif. M. Dame Ndiaye, qui a été longtemps à
la tête de l’Unacois, trouve suspecte l’attitude des pouvoirs publics
consistant à accorder à des étrangers des privilèges dont ne jouissent
pas les nationaux. « Vous ne verrez nulle part en Chine d’étrangers
s’activer dans le petit commerce. Ici la plupart des commerçants
chinois exercent leur activité sans autorisation administrative et les
Sénégalais ne bénéficient pas de la réciprocité. »
Mais quand Dame Ndiaye et ses amis expliquent que beaucoup de
commerçants, qui avaient pignon sur rue, ont été obligés de mettre la
clé sous la porte faute de pouvoir lutter contre les Chinois à armes
égales, une secrétaire de direction d’une agence de voyages
déclare : « Ceux qui veulent les chasser sont ceux qui vendaient leurs
produits si cher, alors qu’ils se sont toujours approvisionnés aux
mêmes sources que les Chinois. Cela les choque de voir que les
consommateurs peuvent maintenant avoir les mêmes produits à des
prix nettement intéressants. »
Le ministère du Commerce ne tient pas un langage aussi direct,
mais n’est pas loin de partager cet avis. Deux ministres qui se sont
succédé à ce département ont carrément déclaré que les Chinois
offraient au Sénégal l’opportunité de réformer le secteur de ses
services. L’un d’eux allant jusqu’à dire : « Nos commerçants sont trop
rigides dans leurs méthodes et ne voient pas plus loin que leurs petits
profits. Le fait qu’ils ont pu casser le monopole des Libano-Syriens
semble les avoir engourdis et ils ne comprennent pas que l’heure est
aux grands regroupements, non à des rivalités stériles. » L’autre
indiquant pour sa part que les commerçants qui auraient fait faillite à
cause de la vague chinoise n’avaient qu’à retourner travailler la terre
dans leurs régions d’origine. Ce que ces derniers n’ont pas apprécié.
Les commerçants pensent que la politique de l’État désavantage le
secteur privé national à tous les échelons.
Tout cela est plus ou moins toléré selon les pays. En Angola, trente-
sept ressortissants chinois accusés d’être impliqués dans la formation
de réseaux de prostitution ont été arrêtés et extradés en Chine. Ils
avaient attiré de nombreuses femmes dans le pays en leur promettant
des jobs bien rémunérés, puis les avaient contraintes à la prostitution,
rapporte la police chinoise. Le ministère chinois de la Sécurité
publique a indiqué qu’une équipe spéciale de la police a été envoyée
en Angola, au mois de juillet, pour aider leurs collègues africains à
enquêter sur ces criminels. L’opération s’est soldée par l’arrestation de
douze malfaiteurs et la libération de quatorze victimes, qui étaient
pour la plupart forcées à se prostituer.
La raison peut nous avertir de ce qu’il faut éviter, le cœur seul nous dit
ce qu’il faut faire.
Joseph Joubert
Le Président de la Commission
Shanda Tonme Médiateur universel
22 juillet 2012
Mesdames et Messieurs,
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie.
Chine-Afrique :
partenariat ou jeu du trait d’union ?
« Les Chinois ont un jeu : le trait d’union. Ils capturent deux oiseaux
qu’ils attachent ensemble. Pas de trop près. Grâce à un lien mince,
mais solide et long. Si long que les oiseaux, rejetés en l’air,
s’envolent, montent en flèche et, se croyant libres, se grisent de
battements d’ailes, de grand air, mais soudain : crac ! Tiraillés.
« Ils volettent follement dans toutes les directions, tournoient et
tourbillonnent, éparpillant le sang qui dégoutte de leurs ailes meurtries
d’où s’arrachent plumes et duvet qui atterrissent sur les spectateurs.
Les Chinois trouvent ça drôle, hautement comique et raffiné. De quoi
avoir la chair de poule ! Il arrive que la ficelle s’emmêle dans
quelques branches d’arbre ou autour de ces mêmes oiseaux. Pris au
piège, ils se débattent, se picorent les yeux, le bec et les pattes. Et
quand la Providence refuse de les empaler aux branches avant la fin
du jeu, la mort survient, atroce, pour l’un ou pour les deux. [...]
L’humanité est une volaille de ce genre. Nous sommes tous victimes de
ce jeu ; séparés, mais liés de force. Tous, sans exception. »
Yambo Ouologuem
dans Le Devoir de violence, 1968
Bibliographie succincte des ouvrages consultés