La Mort Porte de La Vie - Elisabeth Kubler Ross

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E. KUBLER-ROSS

La mort,
porte de la vie
EE
ELISABETH KÜBLER-ROSS

La Mort porte
de la vie
TRADUIT DE L’ AMÉRICAIN
PAR ÉTIENNE MENANTEAU

ÉDITIONS DU ROCHER

Jean-Paul Bertrand
Éditeur
Titre original :
WORKING IT THROUGH

© Elisabeth Kübler-Ross and Mal Warshaw, 1982.


© Editions du Rocher, 1990.
AVANT-PROPOS

Pour m'être occupée, à titre individuel, de quantité


de malades en phase terminale dans les hôpitaux, j'en
ai conclu au bout de quelques années à la nécessité de
mener au contraire un travail de groupe, une semaine
durant, en dehors de tout cadre institutionnel. De là
sont nés, en 1970, ces ateliers sur « La Vie, la Mort et
le Passage », destinés à tous ceux qui sont confrontés,
d’une manière ou d’une autre, à la mort — malades
condamnés, personnes en deuil, ou bien médecins,
infirmières, prêtres, pasteurs et religieuses qui assistent
les mourants. C’est ainsi que nous nous retrouvons, du
lundi au vendredi, pour parler de nos peurs, de nos
angoisses, et d’abord et avant tout d'amour... Nous
voilà au cœur du sujet. ;
ont
Depuis leur création, aux États-Unis, ces ateliers
, en Europe , en Austra lie, en
essaimé de par le monde
Nouvelle-Zélande. On y retrouve des gens de tous les
sions
milieux, de toutes les origines, de toutes les confes
et aussi de tous les âges (de 11 à 104 ans!), venus par-
ler de la mort et de leur manière de réagir face à elle.
Avec le temps, leur objectif s’est élargi. Certains ate-
liers sont maintenant plus particulièrement réservés aux
es
enfants et aux adolescents victimes de sévices, d’autr
aux femmes...
Le sIDA a bouleversé les cartes. Il y a en ce moment
un énorme travail à faire auprès des malades, de leur
entourage et du personnel soignant. Il en sera ainsi
tant qu’on n’aura pas trouvé remède à cette affreuse
maladie.
Et si l’on n’a pas les moyens de venir nous voir?
Afin d’éviter justement toute discrimination sociale et
de permettre à chacun, quels que soient ses revenus, de
se joindre à nous, j’ai créé une sorte de fonds
d’entraide, alimenté essentiellement par le produit de la
vente aux enchères. des écharpes que je tricote lors de
mes déplacements en avion ! Oui. Chaque écharpe ven-
due permet de couvrir les frais d’inscription d’au moins
un grand malade — lequel va ensuite la porter avec lui
jusqu’au bout ;après quoi elle passe dans les mains de
quelqu’un d’autre, et ainsi de suite, assurant de la sorte
la continuité entre le présent et le futur.
Cela dit, tout le monde ne réagit pas pareil. Si cer-
tains brûlent de se confier, d’autres en revanche sont
paralysés par la timidité. D’où la nécessité de ces
séances dites « privées », où, en tête à tête avec moi ou
avec l’un de mes assistants, ils parviennent à surmonter
leurs inhibitions et à dire tout ce qu’ils ont sur le cœur.
De quoi nous parlent en effet tous ces gens, sinon de
douleur, d’angoisse, de révolte et de désespoir, d’amour
et de désir de pardonner? Lit-on d’ailleurs autre chose
sur leur visage ? Je vous renvoie à ce sujet aux superbes
photographies de mon ami Mal Warshaw. Mais celles-
ci ne témoignent-elles pas aussi de la force, du courage,
de la foi en la vie et de l’aptitude à vaincre le pire qui
existent en tout être humain ?
Pourquoi, me direz-vous, faire reparaître ce livre?
Parce que je crois qu’il peut aider à une salutaire prise
de conscience, notamment chez ceux qui n’en ont plus
pour longtemps à vivre, et qui seront alors, je l’espère,
: amenés à se demander : « Qui dois-je remercier? », « À

8
qui présenter mes excuses? », « Après qui en ai-je? »,
« Envers qui éprouvé-je des remords? », « Qui est-ce
_ que j'aime?(même si je ne le montre pas) ».. C’est à
ce prix seulement que l’on peut retrouver le calme et
l'harmonie, et redécouvrir toute la richesse de l’exis-
tence. Dès lors que l’on s’est réconcilié avec soi-même,
il est facile d’accepter les autres. La paix ne pourra
jamais régner dans le monde que si chacun trouve
d’abord en lui-même la sérénité.

Elisabeth KÜBLER-ROSS
PRÉFACE

li gelait à pierre fendre, ce matin-là... J'ai pourtant


fait toute la route de New York à Chicago, en plein
moisde janvier, pour montrer des photographies à Eli-
sabeth Kübler-Ross. Je venais en effet de perdre plu-
sieurs personnes dans mon entourage, et cela m’avait
incité à consacrer un reportage à un cancéreux en phase
terminale. Au téléphone, Elisabeth s’était dite intéres-
sée. Ce sera le début d’une longue amitié et d’une
étroite collaboration, concrétisées par ce second
ouvrage entrepris en commun.
Dans ce livre particulièrement éclairant, la photogra-
phie, je le crois, aide à faire ressentir ce qui se passe et
ce que l’on vit vraiment là-bas!.
‘L'émotion ne dure qu’un temps — souvent très bref.
Le photographe, lui, fixe sur la pellicule une expression
fugitive, dans toute sa densité et dans toute sa com-
plexité, ce qui justement permet ensuite un travail
d’analyse.
Reste qu’on peut très bien, par exemple, découper la
scène en une série de clichés, pour montrer la progres-
sion dramatique. Je ne m’en suis pas privé.
com-
1. La premère édition de cet ouvrage, paru aux Éditions du Rocher,
portait un cahier de photogra phies de Mal Warshaw .

11
De
Cela étant, je me dois de préciser que toutes ces pho-
tos ont été réalisées sur le vif, et de la manière là plus
discrète possible, c’est-à-dire sans flash n1 éclairage
artificiel. Je faisais partie du groupe ; on m’avait
accepté; je ne voulais pas déranger.
Je dédie ce travail à tous ceux qui m’ont aidé à le
réaliser. D’abordà Elisabeth Kübler-Ross, qui en est
l’inspiratrice ; puis à tous mes amis de Shanti Nilaya
(avec une mention spéciale pour Kathy Sullivan), et
enfin à mon épouse, dont la sagesse et la clairvoyance
m'ont puissamment aidé.
A

= Mal WARSHAW_
REMERCIEMENTS

Moi qui prêche l’indulgence, je tiens tout d’abord à


remercier J. et M. de m’avoir offert, trois ans durant,
leur précieux concours.
J'exprime également toute ma gratitude à Mal, qui
m’a fidèlement épaulée ;à Sheila et à Tom, qui m’ont
apporté un soutien sans faille;à Linda et à Lynn, qui
ont assuré la permanence à Shanti Nilaya lors de mes
déplacements, et à tous ceux en général qui ont fait
l'effort de venir nous voir et de participer à cette aven-
e
ture. Merci enfin à la Divine Providence, sans laquell
rien de tout cela n’aurait été possib le.

Elisabeth KÜBLER-ROSS
I

DAVID

Voilà un livre qui, si l’on veut, commence par la fin.


Il débute en effet sur l’histoire de David, et j’y cède
_ Ja parole à quelqu'un d’autre. Disons qu’au départ,
quand on m’a demandé d’écrire sur les centaines d’ate-
liers que j’ai animés dans le monde depuis dix ans, je
ne savais pas trop par où m’y prendre. Mais j’ai vite
compris qu’il me fallait inverser l’ordre chronologique,
et donc commencer par la fin, en m’appuyant sur des
résultats concrets, au lieu de vouloir tout de suite retra-
cer la genèse et le déroulement de ces stages sur « La
Vie, la Mort et le Passage ».
D'’entrée de jeu, donc, je dresse le bilan de toute cette
aventure, en montrant, par l’exemple de David, com-
ment l’on peut s’éteindre en paix. La fin, dit-on, n’est
qu’un commencement à rebours. Cela ne s’est sans
doute jamais autant vérifié qu'ici.
La lettre qui suit m’a été adressée par la mère de
David. On saisit mieux, en la lisant, pourquoi j’ai inti-
tulé cet ouvrage : La Mort porte de la vie.
Le 197 mai 1979
« Chère Elisabeth,

6 heures du matin — une nouvelle journée com-


mence. Le 1° mai! Quand j'étais gosse, je me levais

15
x : x. D 4

toujours aux aurores, ce matin-là, pour aller cueillir des


violettes et des primevères qui servaient à décorer les.
corbeilles de friandises que je déposais ensuite devant
la porte de mes amies... Mais ne remontons pas si loin.
Je ne suis pas là pour vous parler de ça. Vous vous
demandez ce que cet atelier nous a apporté. Ah ! Elisa-
beth, si vous saviez! Cela nous a fait découvrir un
monde entièrement nouveau, où chacun a sa place et
tout l’amour qu’il mérite — voilà ce que je dirai!... Seu-
lement, ça m’oblige à me remémorer une époque
affreuse de mon existence, et rien que d’y penser j’en
suis malade. J’aimerais tellement mieux parler du
mariage de Val, le mois prochain, et de la fête qui doit
se tenir dans le jardin! David et Brad sont superbes,
avec leurs costumes flambant neufs ! Dave, lui, répète
consciencieusement les chansons qu’il a promis
d'interpréter à cette occasion. De nouveaux souvenirs
qui viendront s’ajouter aux autres... Il y a tant de
choses dont je n’ai pas envie de me souvenir! Mais
puisqu'il le faut... Je me suis réservé la journée entière
pour vous écrire, et peu à peu, ça me revient.

— Tu t’esquintes, Maman, à vouloir absolument


t’occuper de moi.
— Mais non, voyons. Tu sais bien que je t’adore.… —
Hélas! il se rend compte de ma détresse. J’ai beau
essayer de donner le change, il n’y a rien à faire. Pour-
quoi, pourquoi tout le monde me laisse-t-il tomber ?
Personne ne me vient en aide; pourquoi ? De grâce.
Je vous en prie !.…. :
Je devais avoir, ce jour-là, une longue conversation
avec David. Le lendemain matin, je me suis procurée, à
la bibliothèque municipale, l’adresse d’Elisabeth
Kübler-Ross. Je lui ai aussitôt écrit pour lui expliquer
mon drame : l’un de mes fils, David, souffre depuis des
années d’une tumeur au cerveau. Après deux opéra-’

16
tions infructueuses, il a la moitié du visage paralysé, les
yeux rongés par des ulcères, il perd l’équilibre et il ne
peut quasiment plus se déplacer ni remuer la main
droite, et il devient sourd. Il tombe dès qu’il fait un pas,
et il est bourré de médicaments. On vient d’ailleurs de
diagnostiquer une nouvelle tumeur en cours de forma-
tion, et désormais ses jours sont comptés.
Ça a beau être quelqu’un d’adorable, David, doté
d’une immense générosité, on le fuit, à cause de tous
ses handicaps, ou bien alors on ne fait pas l’effort de le
comprendre. Aussi n’a-t-il pas d’amis, et il vit tout seul
dans son univers. Il s’y est résigné, et il se contente de
jouer de la guitare et d’écouter de la musique dans sa
chambre. Désormais, même là il se sent isolé, et de
trop. L’atmosphère est si lourde, à la maison ! Finis les
rires; les larmes maintenant coulent à flots. Oui, et le
pire, c’est que mon David sera bientôt sourd, et qu’il ne
pourra donc plus ni écouter sa chaîne ni jouer de la gui-
tare. Ses derniers amis l’auront abandonné. Il a telle-
ment lutté pour mener une existence décente et garder
la tête haute ! Du coup, il me dit qu’il en a assez et qu’il
a envie de jeter l’éponge…
_ Cela va donc si mal, David? Dis, qu'est-ce que je
peux faire pour toi ?
_ Rien du tout, Maman. Il n’y a rien à faire. C’est
comme ça, il faut l’accepter, répond-il, l’œil humide ; et
il me serre dans ses bras...
David ne pleure jamais. “À quoi bon? Ce n’est pas
dire.
_ ça qui va arranger les choses”, a-t-il coutume de
consi gnes
Moi, par contre, faute d’avoir reçu des
.
expresses de sa part, je pleurniche tout le temps
En allant poster ma lettre, je priais le ciel qu’ell e par-
humai -
vienne à bonne fin. J'avais fait tout ce qui était
les
nement possible ;notre sort reposait désormais dans
t chez
mains du Seigneur. Elisabeth Kübler-Ross n’étai
ir des
elle qu’un jour par semaine, et elle devait recevo

14,
tonnes de courrier. Contre toute attente, elle allait me
répondre sous quinzaine.
En janvier 1978, nous avons participé, Dave et moi, à
notre premier atelier à Shanti Nilaya*. Notre fille avait
la grippe; l’aéroport de Chicago était fermé, à cause de
la neige. Mais nous étions attendus, et nous nous
sommes débrouillés pour arriver à temps. Pendant cinq
jours, 46 personnes ont parlé ouvertement de leurs
drames et de leurs souffrances. Nous avons ri, chanté,
. mangé ensemble; nous avons parlé de ce qui nous
-révoltait, de ce qui nous tourmentait, et de ce qui nous
culpabilisait. Nous avons appris à pardonner aux autres
comme à nous-mêmes. Nous étions tous au coude à
coude, unis, solidaires.
Personnellement, j’ai évoqué mes erreurs passées,
dont David a tant pâti. J’ai dit combien je m’en voulais
d’avoir, à l’époque, placé une confiance aveugle dans
les médecins et les soi-disant “experts”. J’ai avoué ma
détresse d’entendre mon fils déclarer que, pour lui, la
vie n’avait plus de sens, et mon angoisse de me retrou-
ver seule avec lui, privé de musique. J’ai admis que je
me sentais complètement désemparée, et incapable de
lui apporter un réconfort quelconque, lors même qu’il
n’y avait plus d’espoir…
Après avoir eu le privilège de participer à deux ate-
liers, j’ai tenu à en faire profiter directement David. J’ai
donc à nouveau écrit à Elisabeth Kübler-Ross. Cette
fois, elle mettra plusieurs mois à me répondre. Mais en
août, un vendredi exactement, elle m’a proposé, par
téléphone, de venir le lundi suivant à Shanti Nilaya
avec David. J’ai bien entendu sauté sur l’occasion, sans
même songer à la difficulté d’organiser ce voyage en à
peine trois jours, ni au risque que je faisais courir à

* Il s’agit de notre centre à Escondido, en Californie. J "y revien-


drai plus tard.

18
mon fils en l’emmenant, contre l’avis de son médecin,
et apparemment contre toute sagesse, à 3 000 kilo-
mètres de là. Mais nécessité fait force de loi.
Là-bas, David ne passera pas inaperçu. Le premier
jour, au petit déjeuner, il fera même carrément sensa-
tion. Il faut dire qu’il est si impressionnant, avec son
mètre quatre-vingt-dix, sa barbe rousse et ses cheveux à
l’afro! Et puis, il a toute une moitié du visage paraly-
sée, un œil mi-clos, une démarche hésitante, et il
n’entend presque plus. Évidemment, ça crée toujours
un certain malaise. Mais heureusement, les autres vont
très vite l’adopter.
J’ai alors poussé un ouf de soulagement. C’est qu’au
départ je ne savais pas du tout comment il allait réagir
au milieu de tous ces gens, lui qui était pratiquement
sourd et donc incapable de tenir une conversation nor-
male. À défaut, je m’efforcerais de lui résumer par écrit
les propos de chacun. Et voilà que… miracle ! il va tout
de suite se prêter au jeu et s’impliquer immédiatement
dans le groupe. “Je m’appelle David, déclare-t-il en
guise d’introduction, et j’ai besoin d’aide” Le lundi,
pendant les récréations, je le verrai loucher vers la pis-
cine, et ça me serrera le cœur; il aimait tant nager,
autrefois! Or, dès le lendemain, deux messieurs
l’emmèneront se baigner — pour la première fois depuis
deux ans ! Le jeudi suivant, David me confie :
_ Elisabeth doit s’occuper de tellement de monde
qu’elle n’aura sans doute guère de temps à me consa-
du
crer. Mais je voudrais quand même lui dire que j’ai
mal à prier.
lui, il
Il espérait que John, le prêtre, l’aiderait, “car
devait savoir s’y prendre”.
c
_ Je n’arrive pas à prier, déclare donc en publi
David. :
veux-tu prier?
_ Pour quelle raison exactement
demande en retour John, par écrit.
19
à]

— Pour me rapprocher de Dieu. |


— Quand nous nous aimons les uns les autres, nous
sommes en contact avec le Divin. À l’heure actuelle,
par exemple, nous sommes en train de prier... explique
John. ;
Le silence retombe dans la pièce. Puis, d’un seul
coup, tout le monde se précipite vers David pour
l’embrasser. David est avec Dieu! Il est transporté de
joie et d’allégresse. Pour beaucoup, ce sera alors la
révélation que Dieu est amour, et David nous apparaîtra
comme un don du Ciel...
Nous sommes rentrés à la maison. En septembre, la
grand-mère de David, atteinte elle aussi d’un cancer, se
trouvait aux dernières extrémités. David était resté en
contact étroit avec elle, et il lui écrivait régulièrement.
Il gardait à son intention une chaînette avec une croix,
qu’à sa demande nous sommes allés, Dave et moi, lui
remettre, avec un petit mot tout simple qui disait :
“Aime-la comme j’aime la mienne. Ton cœur s’ouvrira
au monde qui t’attend.” La vieille dame s’éteindra en
paix le 25 septembre.
David déborde toujours de tendresse et d’affection.
Il se dévoue sans compter pour son camarade de
chambre, lequel, le malheureux, est totalement para-
lysé, et ne peut ni lire ni écrire. Il règne vraiment entre
eux une complicité merveilleuse.
Au mois de mars de cette année-là, on me demanda
d'expliquer devant des lycéens de terminale ce qui se
_passe quand, dans une famille, quelqu'un est atteint
d’un mal incurable, ce que ressentent les autres, com-
ment ils réagissent, et en quoi ces ateliers peuvent les
aider alors à tenir le coup et à passer le cap sans dom-
mage. Vaste programme. Un an plus tôt, je me serais
lâchement défilée, ou bien alors il aurait fallu que Dave
m'y traîne de force. Mais là, non; je vais sauter dans
ma voiture et effectuer tout le trajet sous une tempête

20
de neige, et au milieu des embouteillages de surcroît,
sans éprouver l’ombre d’une hésitation. Le but de ces :
ateliers n’est-il pas, précisément, de nous libérer de nos
craintes et de nous ouvrir aux autres ? Je tenais absolu-
ment à faire comprendre à ces jeunes que, même à la
veille de mourir, et quel que soit son état physique, on
peut, et on doit, profiter à fond de la vie. Aussi leur ai-
je longuement parlé de nos retraites, de ce qui se
dégage de ces réunions, et j’ai répondu à mille ques-
tions. Pour moi, cela restera une expérience inou-
bliable…
Nous voyons David le mercredi, le vendredi, et le
samedi. Il vient à la maison pour les fêtes, les anniver-
saires, et pour les grandes occasions, comme Noël ou
Pâques. Dans la mesure du possible, il prend des cours
dans une école spécialisée et il participe aux activités
d’un centre protégé. Désormais, il est complètement
sourd, et il ne voit plus que d’un œil. Mais il ne veut
plus subir aucune opération, et nous le comprenons.
Certes, avec lui on est obligé de communiquer par
signes, ou en se passant des petits mots. Mais rien ne
vaut la tendresse, et le mieux est encore de se serrer
dans les bras l’un de l’autre — et Dieu sait que nous ne
nous en privons pas! Oh, bien sûr, ce n’est pas facile
tous les jours, et nous avons souvent le cœur gros. Mais
enfin, cela ne nous empêche pas non plus de rire, de
nous aimer, et de profiter de chaque jour que Dieu nous
donne. L'amour sera éternellement avec nous !
Nous avons énormément appris, Dave et moi, au
contact des personnes qui ont un frère ou une Sœur
atteint d’une maladie incurable. Eux aussi souffrent de
ou
la situation. Ils ont tendance à se sentir négligés,
ignorés, ce qui tout à la fois les aigrit et les culpabilise.
Force a été de nous rendre à l’évidence, et d'admettre
conci-
qu’à notre humble niveau on ne pouvait pas tout
lier, et qu’il fallait aussi penser à nous et à nos trois
21
$
autres enfants. Alors seulement, nous avons pu, malgré
tout ce qu’il nous en coûtait, nous résoudre à placer
David en maison de santé.
Finalement, cet atelier restera, pour Dave et moi,
l’une des expériences les plus enrichissantes et les plus
heureuses qu’il nous ait été donné de vivre en trente-
cinq ans de mariage.
En février, Elisabeth a demandé à voir David une
nouvelle fois. “Elle m’a remonté le moral ; elle
m'a permis de retrouver la paix”, conclura-t-1l par la
suite. »

La mère de David assistera, seule, à un dernier ate-


lier, en 1981. Voilà ce qu’elle en dit :

« 6 heures du matin. Aujourd’hui, 9 mai, c’est


l’anniversaire de ma mère. Elle est morte en 1974, trois
semaines avant que David ne subisse sa première opé-
ration. Le chagrin, trop longtemps refoulé, m’oppresse |
toujours, et c’est l’une des raisons qui*m’ont poussée à
revenir à Shanti Nilaya. Toutes ces épreuves ont fini par
rejaillir sur ma santé et sur mon équilibre psycholo- :
gique. Dehors, la vie poursuivait son cours, comme si
de rien n’était; mais moi, javais l’impression de me
battre toute seule, le dos au mur. Dans pareil cas, on
cherche à se préserver, et on se replie sur soi. Bref, je
sentais que j'étais sur le point de craquer. Voilà pour-
quoi j'ai tant insisté auprès d’Elisabeth Kübler-Ross
pour participer au prochain atelier, pourtant déjà com-
plet. De guerre lasse, elle a fini par céder.…
Là-bas, le couvercle va sauter, et ça va être le grand
défoulement. Tout va sortir. Je vais crier ma révolte
devant cette situation inhumaine, dénoncer la passivité
de mon entourage, fustiger ma propre lâcheté, prendre
le Ciel à témoin et le maudire de me laisser tomber — et
cela devant plus de 70 personnes, dont une dizaine de

22
: pasteurs ou de prêtres !Mais ce faisant, je vais vider
une fois pour toutes l’abcès, et me libérer de mes
angoisses et de mes peurs. :
En décembre 1980, David réchappera de justesse à
une vilaine pneumonie. Comme sa présence nous était
indispensable, nous le garderons plus longtemps que
prévu à la maison. Il mourra au printemps de l’année
suivante, le 7 mai 1981. Nous serons tous à ses côtés,
et, Dieu soit loué, nous l’accompagnerons alors, sans
crainte, désespoir ou remords, dans ses derniers
moments. Il s’éteindra paisiblement, au milieu de ceux
qui l’aimaient.…
Quand il était petit, David grimpait sur notre lit tous
les matins. “Je voudrais te dire un secret, Maman : je
t’aime de tout mon cœur”, déclarait-il. Il a toujours été
si affectueux ! La tendresse et la générosité mêmes.
Nous avons eu le privilège d’être ses parents, oui, et ça
_ a été terrible quand le Seigneur nous l’a repris. »

J'aimerais maintenant ajouter un petit post-scriptum


à l’histoire de David, telle que sa mère vient de nous la
résumer. Je ferai tout d’abord remarquer qu’à l’époque
les médecins s’opposaient formellement à ce qu’il
vienne nous voir à Shanti Nilaya, sous prétexte qu’il ne
supporterait pas le voyage. Fort heureusement, sa mère
passera outre et David l’accompagnera chez nous. Ce
sera la première et la dernière fois qu’il se retrouvera
seul avec elle, et il pourra alors mesurer combien elle
l’aimait, et quelle était sa détresse.
À noter aussi que la mère de David, du fait qu’elle
se reprochait de n’avoir pas su le comprendre autrefois,
avait une fâcheuse tendance à le couver et l’étouffer. Il
ne pouvait pas faire un pas sans elle;elle était toujours
systé-
sur ses talons, dans les réunions, elle s’asseyait
de lui... Nous allons alors voir
matiquement à côté
et
David conquérir petit à petit son indépendance,
23
Sr 2 1.

s’affirmer comme un adulte libre et responsable, pour


leur plus grand profit à tous les deux... |
Je ne serai pas peu fière de lui, le jour
j — en fait, qua-
rante-huit heures à peine après son arrivée — où il
demandera à se baigner dans la piscine, lui qui nageaït
avant comme un poisson ! Porté par deux de ses compa-
gnons, notre David barbotera et s’en donnera à cœur
joie pendant une heure dans l’eau, son élément de pré-
dilection. Et ce qui aurait pu passer pour de la folie
pure, faire prendre un bainà un cancéreux en phase ter-
minale, prendra ici une signification quasiment mys-
tique, et ce sera pour nous tous un moment d’intense
émotion.
Son départ va me bouleverser. Il nous avait tellement
apporté ! Nous nous quitterons sur une longue accolade
silencieuse, à travers laquelle je tenterai de lui exprimer
toute ma gratitude. Il s’était prêté, sans jamais se
plaindre, à une semaine de travail intensif, il nous avait
ouvert son cœur et parlé sans détour de son drame ét de
son désespoir, et enfin, il nous avait appris à resterà
l’écoute de notre prochain, quand bien même il aurait
du mal à s’exprimer et serait parfois presque inau-
dible…
—-

Il

LES PREMIERS ATELIERS

C’est à l’université de Chicago que j’ai animé les


premiers séminaires interdisciplinaires consacrés aux
malades terminaux. Par la suite, j’ai participé à toutes
sortes d'émissions de radio, et j’ai donné une foule de
conférences, initialement destinées aux puéricultrices,
aux gens travaillant dans les maisons de repos, au per-
sonnel des entreprises de pompes funèbres, etc., mais
qui ont très vite conquis une audience beaucoup plus
vaste.
Il n'empêche. J’avais beau parcourir plus de 500 000
kilomètres par an, et prendre la parole chaque semaine
devant plus de 15 000 personnes en moyenne, je ne fai-
sais qu’effleurer le sujet. J’évoquais le lent processus
qui conduit à la mort, le drame que vivent les malades,
les angoisses et les blocages auxquels sont confrontés
leurs proches, tout comme les médecins ou infirmières
— ce qui, soit dit en passant, n’arrange pas les choses.
Mais ce monologue montrait ses limites ; je me conten-
tais de tourner autour du pot...
Aussi, en 1970, ai-je décidé de changer de tactique,
et l’idée m’est venue de réunir des gens pendant une
semaine entière, de manière à entreprendre avec eux un
travail en profondeur et dépasser ainsi le stade des
simples discussions.
25
L'atelier de IIndiana

J'ai choisi au hasard une soixantaine de noms dans


la liste d’attente. Nous nous sommes retirés pendant
cinq jours à la campagne, dans un endroit charmant de
l’Indiana, pour parler sans détour de notre expérience
de la vie et de la mort. J'avais avec moi des infirmières,
des ecclésiastiques de diverses confessions, deux diri-
geants d’entreprise de pompes funèbres, un médecin,
plusieurs malades terminaux, des gens travaillant dans
le milieu hospitalier, et plusieurs personnes qui
venaient de perdre l’un des leurs, emporté par la mala-
die.
Nous ne nous étions fixé ni programme ni horaire
particulier. Pour notre prise de contact, le premier jour,
après le petit déjeuner, nous avons commencé par chan-
ter en chœur, avec un accompagnement de guitare.
. Puis, après un moment de silence et de méditation, j’ai
évoqué, en guise d’introduction, le cas de ces gens qui,
après avoir subi des examens de laboratoire, attendent
avec impatience et angoisse de savoir s’ils sont, oui ou
non, atteints d’une maladie incurable. On ne leur dit
pas toujours la vérité; certains veulent à tout prix la
connaître, quand d’autres préfèrent ignorer la gravité de
leur état. à
Parlant en son nom propre, l’un des malades pré-
sents, une dame, a spontanément déploré qu’à ce stade
on ne se soit pas montré honnête avec elle. D’autres, au
contraire, ont regretté d’avoir été brutalement placés
devant la réalité, alors que manifestement ils n’y étaient
pas prêts. Bref, il s’est tout de suite engagé sur ce
thème une discussion passionnée, bouleversante, et
aussi extrêmement positive...
Sans donc suivre de ligne précise, nous avons opéré,
en l’espace d’une semaine, une démarche analogue à
celle des malades condamnés, qui finissent à la longue

26
* par accepter de regarder la vérité en face, et par se rési-
gner à mourir. Le premier jour, nous avons parlé de nos
dérobades, de notre refus de prendre en compte la réa-
lité et de nous rendre à l’évidence, de notre lâcheté, de
notre malhonnêteté, et de l’hypocrisie, ou du sadisme,
de notre entourage... Nous, c’est-à-dire des malades,
des personnes qui en avaient un dans leur famille ou
dans leur entourage, tous ceux, bref, que j’avais choisis,
au hasard, pour participer à ce premier atelier…
Le lendemain matin, les gens s’en sont, d’une
manière, générale, pris aux médecins, accusés de tous
les maux et qui portaient, selon eux, l’entière responsa-
bilité de ce qui était arrivé. Ils s’apercevront, au fil des-
heures, que ce n’est pas en cherchant un bouc émissaire
que l’on résout ses problèmes, et qu’il leur fallait
d’abord cesser de généraliser et de projeter systémati-
quement sur les autres leur propre révolte ou leur senti-
ment de culpabilité.
Le mercredi, bien des chagrins s’étaient déversés,
bien des larmes avaient coulé... Mais le fait d'entamer
tous les soirs la dernière séance en chantant tous
ensemble cimentait l’unité du groupe, et cela donnait à
chacun le courage de continuer.

Barbara

La benjamine de cet atelier n’était autre que ma


propre fille, âgée alors de huit ans. Cela non plus n’était
pas prévu. Comme il avait énormément neigé l’hiver
précédent, on avait avancé d’une semaine les vacances
de Noël. Les enfants ont eu le choix de m’accompa-
gner, ou bien de rester seuls à la maison pendant cinq
jours — ce qui ne leur était encore jamais arrivé. Mon
et
fils de onze ans a préféré demeurer avec ses amis,
seule Barbara a décidé de me suivre dans cette aven-
21
\

ture. Elle restait la plupart du temps auprès des deux.


personnes qu’elle connaissait déjà, Sheryl et Vicki. La
première, musico-thérapeute, s’occupe de petits
malades condamnés, et la seconde, une fille formi-
dable, est infirmière dans l’Indiana. Pour l’une comme
pour l’autre, l’agonie et la mort des enfants est une réa-
lité quotidienne
C’était vraiment merveilleux de voir une gamine de
huit ans prendre une part active à un atelier où régnait
une telle tension émotionnelle, sans jamais manifester
le moindre signe d’ennui ou de lassitude, même si les
séances du soir se prolongeaient souvent à une heure
tardive... Elle profitait des pauses pour sortir se
dégourdir les jambes, et aussi pour se confier, à Sheryl
notamment. Autrement, elle participait à toutes nos dis-
cussions, témoignant d’une sagesse et d’une maturité
étonnantes pour son âge.
Pour moi, ça aura été une grande leçon. Mes enfants,
à l'évidence, n’ignoraient rien de mon travail. Quel
bonheur. de constater que je ne me contentais pas de
prêcher dans le vide, mais que mes paroles et mes actes
rejaillissaient directement sur ma vie de famille, sans
qu’il soit besoin d’expliciter !.…

Un jeune pasteur effondré


L’une des interventions les plus marquantes de cette
semaine restera celle d’un jeune pasteur de l’Indiana, un
beau brun au physique insolent, qui aurait pu aisément
figurer dans un magazine de mode. Tout le monde
l’adorait ;les femmes, surtout, étaient folles de lui. Mais
Dieu qu’il était crispé ! Complètement inhibé, le pauvre,
il ne disait pas un mot, et il avait l’air incapable de com-
muniquer. On le sentait tellement malheureux ! Ça me
serrait le cœur. Ce voyant, j’ai pris les devants, et, dès

28 po
le mercredi matin, je l’ai invité sans autre forme de pro-
_cès à mettre les choses au point et à nous dire ouverte-
ment ce qui le faisait tant souffrir. La larme à l’œil,
d’une voix chevrotante, il s’exécuta et consentit à nous
livrer son secret. Une histoire tragique et banale : sa
femme l’avait quitté en emmenant avec elle les enfants.
Le pire, nous disait-il, c’est qu’il n’avait même pas
eu le temps de leur dire au revoir, tant la séparation
avait été rapide. J’ai alors compris la grande sagesse de
l'Eglise catholique, qui interdit à ses prêtres de se
marier. Quelle horreur! Songez : lui, un pasteur censé
donner l’exemple à ses ouailles, il se retrouvait seul,
délaissé, et privé de ses gosses... ;
Qui n’aurait compati à sa douleur? Comme tout le
monde j'étais boulever sée. Pourtant, je trouvais bizarre
que la rupture ait été aussi brutale, et qu’il n’ait pas pu
s’entretenir, ne fût-ce que quelques instants, avec ses
enfants. Quand je lui en ai fait la remarque, il m'est
‘apparu, à mon grand étonnement, qu’il n’avait pas la
moindre idée de ce que des gosses pouvaient penser ou
ressentir en pareil cas. Du même coup, ça le culpabili-
sait, et il regrettait maintenant d’avoir tout sacrifié à son
sacerdoce… :
Et s’il allait les cherch er? Après tout, ils n’habit aient
pas loin, et, de mon côté, je ne demand ais qu’à les
inclure dans notre groupe, au même titre que Barbara .
Il pourrait ainsi leur donner l’occas ion de leur montre r
combien il les aimait. Les gosses, de leur côté,
n’oublieraient pas, même s’ils devaient ensuite revenir
chez leur mère. ou
On m’a appelé, et je l’ai quitté un instant . À mon
ai pas
retour, il avait disparu. Sur le moment, je n’y
le soir, il n’a pas assisté à notre
prêté attention. Mais
pas que je le retrou ve, le len-
réunion. Or, ne voilà-t-il
er, en train de faire sauter
demain matin, au petit déjeun
les gamins sur ses genoux !

29
\

Les gosses assisteront à toutes nos séances. À l'issue


de ces cinq jours, notre jeune pasteur repartira radieux,
et sûr désormais que, quoi qu’il arrive, ses enfants res-
teraient à jamais marqués par ce qu’ils venaient de
vivre.
Quelques mois plus tard, il m’a annoncé au télé-
phone que — miracle ! — on lui confiait, par décision de
justice, la garde de ses enfants, qui avaient officielle-
ment émis le vœu de retourner auprès de lui. Ils avaient
l'air de s’aimer tellement, tous les trois, que le juge
s'était senti obligé de statuer en faveur du père — fait
rarissime à l’époque, en 1970...
Cela peut paraître dérisoire, comparé au drame, par
exemple, de ces gens qui viennent de perdre un parent
ou un enfant, mais cela ne nous en a pas moins permis
d’élargir considérablement la perspective. Ces ateliers,
je l’ai alors compris, devaient s’adresser à tous ceux qui
souffrent, sans distinction, puisqu'il s’avérait désormais
que le pire n’est pas tant de perdre quelqu’un que d’en
vivre séparé…
Autre souvenir marquant de cette semaine, une scène
que je dois à Barbara, ma fille. Le matin du départ, au
moment de prendre congé du groupe, elle a demandé à
me parler. Je lui ai répondu que nous aurions tout le
temps de discuter sur la route, mais elle a insisté pour
avoir sans délai un entretien en privé avec moi. Com-
ment refuser?Pour avoir expliqué en long et en large
les jours précédents qu’il convient d’être toujours à
l'écoute de son prochain, je ne pouvais pas décemment
dire non. Je me suis donc esquivée par une porte déro-
bée et je l’ai suivie sur la colline. À ma grande surprise,
elle m’a conduite à un vieux cimetière abandonné en
pleine nature et envahi par les herbes. Elle s’est dirigée
tout droit vers une tombe. « Voilà, m’a-t-elle dit, l’air
grave, en désignant la dalle, j’aimerais savoir ce que tu
en penses. » Quatre noms étaient gravés dans la pierre.

30
Deux personnes, un adulte et un enfant, y étaient inhu-
mées, à en juger par les dates de naissance et de décès
gravées dans la pierre, et deux autres avaient en
quelque sorte réservé leur place, en faisant figurer leur
nom et leur date de naissance
Imaginez ma perplexité. Après une semaine entière
à discuter de la vie et de la mort avec une soixantaine
de personnes, j'étais exténuée, et je n’aspirais plus qu’à
_ rentrer à la maison et à me changer les idées. Je me suis
donc contentée d’y jeter un rapide coup d’æil, et de rai-
sonner : « Il ne faut tout de même pas exagérer. On peut
très bien attendre que les gens soient morts pour ins-
crire leur nom sur leur tombe. » Soulagée, Barbara s’est
serrée contre moi en riant. « Merci, maman. C’est tout
ce que je voulais savoir », dit-elle, avant de faire demi-
tour.
Sur la route, j’ai repensé à ce merveilleux langage
symbolique des enfants. Voilà en effet une petite fille
de huit ans qui, sans préparation aucune, se joint au
dernier moment à un groupe d’adultes venus parler de
la mort... Il était évident que ça l’avait troublée, et
qu’elle se demandait si, de retour à Flossmoor, je ne
commanderais pas moi aussi quatre pierres tombales,
une pour chacun de nous, avec notre nom et notre date
de naissance, en attendant celle de notre mort... À sa
manière, et sans le dire explicitement, elle se demandait
si l’on pouvait enfin tirer un trait là-dessus et reprendre
une existence normale, ou bien si l’on devait, toute sa
vie durant, se préparer à mourir.
Bien des liens se sont tissés durant ces cinq jours à
Richmond, dans l’Indiana. Les malades terminaux,
notamment, y ont gagné des appuis précieux. Dans
Eux.
l’ensemble, les autres sont restés en contact avec
Ils continuent à les voir, à leur écrire, à marquer le coup
ent
pour les fêtes et pour les anniversaires, et ils n’hésit
rter. De leur
pas, le cas échéant, à venir les réconfo

31
propre aveu, ces grands malades y ont puisé la force del
tenir, quand bien même tout le monde autour d’eux.
céderait à la panique, ou au contraire sombrerait dans
l’indifférence… ;
Quant à Barbara, elle a trouvé en Sheryl la grande
sœur qui lui a toujours manqué. C’est une adolescente,
maintenant, mais Sheryl et elle sont devenues insépa-
rables.… e

L'atelier de l"Ohio

Je revois encore l’atelier de l’Ohio. Nous avions élu


domicile chez des franciscaines. Conscientes que leur
vaste domaine était en grande part inutilisé, les sœurs
avaient décidé d’accueillir en leur sein des groupes de
travail, animés de préoccupations voisines des leurs.
Bordé de pelouses, le couvent de Saint-François est une
propriété superbe qui s’étend sur plusieurs hectares.
Seul le bâtiment central, d’aspect lugubre, jure dans le
cadre. Il abrite des religieuses âgées, toutes en habit.
Les pauvres! Habituées à vivre au calme, à l’écart du
monde, voilà qu’on troublait subitement leur paisible
retraite et qu’il allait leur falloir subir les bruyantes
démonstrations d’une soixantaine d’énergumènes,
venus là tout exprès pour se défouler et pour se libérer
de ce qui les oppressait !
J'essuierai, personnellement, un accueil glacial.
J'étais venue en voiture avec deux sœurs, assises à
l'arrière. Nous avions chanté tout au long de la route,
pour ne pas nous endormir. À notre arrivée, sur le coup
d’une heure du matin, nous avons trouvé porte close;
tout le monde dormait. Nous avons frappé et tambou-
riné un peu partout, y compris à la fenêtre d’un prêtre
chez qui il y avait encore de la lumière; mais il s’est
contenté de jeter un œil à la fenêtre... Nous avons

32
quand même fini par faire un tel tapage qu’une vieille
religieuse, mal réveillée, et visiblement furieuse d’être
dérangée en pleine nuit, est venue nous ouvrir, puis
_nous conduire à nos chambres.
Le lendemain, au petit déjeuner, j’ai allumé machi-
nalement une cigarette — au grand scandale d’une
_ dizaine de vieilles nonnes, qui se sont aussitôt levées
pour marquer leur désapprobation. Il était interdit de
fumer !
Nouvelle douche froide un peu plus tard, quand on
nous a montré la salle de réunion, une espèce de grande
pièce lugubre, où des rangées de chaises pliantes fai-
saient face à une estrade et à un tableau... Passe encore
d’y donner des conférences, mais il était totalement
exclu d’y tenir des réunions comme les nôtres, où
chacun se livre à fond et va jusqu’au bout de ses émo-
tions — d’autant plus que les sœurs habitaient juste au-
dessus !
Je suis allée voir la Mère Supérieure, pour lui
demander de nous trouver un autre local, ce qui ne
devait pas être trop difficile, vu la taille du domaine, et
le nombre de bâtiments qu’il comprenait.
C’est alors que de jeunes novices, tout excitées, sont
venues me proposer un marché : désireuses depuis
longtemps de passer quelques jours en compagnie des
« vraies » sœurs, elles offraient de nous céder pour la
semaine leurs quartiers, et d’aller ainsi rejoindre les
autres. Il nous faudrait seulement accepter l’exiguïté
des lieux, l'atmosphère confinée, et le joyeux désordre
qui y régnait. Vérification faite, elles vivaient en fait
dans un cadre douillet et chaleureux, aménagé avec
goût. :
Restait à convaincre la Mère Supérieure. À ma
grande surprise, elle a tout de suite donné son accord.
er toute
Mieux, elle est venue elle-même nous apport
une pile de cendriers, en nous promettant de faire de
33.
NOIR “ !
son mieux pour nous faciliter la vie et rendre notre,
séjour agréable, étant bien entendu que l’on n’avait pas
l’habitude, dans la congrégation, de recevoir des gens.
Au bout du compte, malgré quelques petits accrocs au
départ, cet atelier s’est déroulé dans une atmosphère
extrêmement chaleureuse et positive ;pleines de bonne:
volonté, les sœurs étaient toujours prêtes à faire des
concessions et à nous rendre service.
La présence parmi nous de deux rabbins, qui man-
geaient exclusivement casher, n’a pas manqué, par
exemple, de soulever une question délicate. Comment
obtenir de la Révérende Mère d’un couvent de francis-
caines qu’on leur fasse livrer de la nourriture spéciale,
consacrée par le Beth-Din ? Là encore, elle s’est mon-
trée très compréhensive, et elle n’a émis aucune objec-
tion — le plus dur étant de trouver des produits adéquats
dans un petit village perdu au fin fond de l’Ohio!.…
Le jeudi soir, la veille de notre départ, nous étions
tellement conquis pas les sœurs de Saint-François que
nous les avons invitées, y compris les novices, à notre
veillée devant le feu de camp. Elles seront nombreuses
à nous interpréter à cette occasion un petit air — souvent
de leur composition. Nous leur avons bien sûr retourné
le compliment, et nous avons chanté pour les remercier
de leur gentillesse, de leur générosité, et de leur
absence d’a priori.
Comme nous avions prévu de concélébrer cette
petite fête d’adieu par le pain et par le vin, c’est la Mère
Supérieure elle-même qui s’est aperçue, au dernier
moment, que nous n’avions pas de vin casher! Elle
s’est précipitée en ville avec une autre religieuse. Par
quel miracle ont-elles réussi à en dénicher à cette
heure-là ? Une demi-heure plus tard, elles revenaient
triomphalement avec deux bouteilles de bourgogne
californien, portant le cachet du Beth-Din. Nous avons
bien ri en songeant à ce qu’en dirait l’aumônier, celui-

34
là même qui nous avait laissées dehors le premier soir,
si jamais il l’apprenait…
De tous les souvenirs merveilleux que je retire de cet
atelier, il en est un que je n’évoque pas sans une émo-
tion particulière. Par un effet de l’œcuménisme
ambiant, transcendant les dogmes et les barrières
confessionnelles, une chaste et pure idylle s’est nouée,
durant ces cinq jours, entre une franciscaine et un rab-
bin, sous l’œil bienveillant de la communauté attendrie.
Quand on partage pendant une semaine ses joies et ses
peines, il se crée des liens durables. Le rabbin et la reli-
gieuse s’écrivent toujours…
Seule ombre au tableau, je n’ai appris qu’au dernier
moment que tout l’étage supérieur du bâtiment central
abritait de vieilles nonnes, grabataires ou impotentes,
qui attendaient la mort. Je suis bien sûr tout de suite
allée les voir, et elles ont découvert avec émotion la rai-
son de ma présence ici. Si seulement je l’avais su plus
tôt! Je les aurais prises avec moi, quitte à les transpor-
ter en chaise roulante, ou sur des brancards. Il est donc
significatif que, même dans un endroit comme celui-ci,
où règnent l’amour et la charité, on a tendance à cacher
les vieux, les malades ou les mourants, et à les reléguer
dans leur coin.
Ces deux retraites de l’Indiana et de l’Ohio sont
parmi les toutes premières que j'ai organisées. En rai-
son de leur succès, je m’attacherai à répéter l’expé-
rience, en l’étoffant. Depuis lors, les ateliers se sont
multipliés par centaines, et ils réunissent des gens de
tous les âges, de tous les milieux, et de toutes les
confessions. Aux personnes simplement désireuses
d'effectuer un travail sur elles-mêmes et de surmonter
leurs problèmes quotidiens, s’ajoutent maintenant une
majorité de cadres hospitaliers, de religieux, de méde-
cins, d’infirmières, de psychologues et d'avocats.
un
Au départ, chacun de ces ateliers se tenait dans

35
\

endroit différent des États-Unis. Cela me permettait de


toucher ainsi un maximum de gens en situation de.
détresse, et qui bien souvent n’avaient pas les moyens
de se déplacer.
Le problème était de trouver à chaque fois un lieu
qui s’y prête, c’est-à-dire suffisamment grand pour
accueillir et héberger une soixantaine d’individus, doté
d’un minimum de confort et à l’écart du monde (cela
afin de ne déranger personne, et aussi pour que l’on ne
soit pas tenté, par exemple, de sortir le soir, d’aller au
cinéma ou au restaurant, etc., ce qui aurait faussé toute
l’expérience).
Nous n’avons pas toujours été bien reçus. Tout
dépendait en fait des gens sur qui nous tombions. Cer-
tains nous accueillaient à bras ouverts, d’autres nous
adressaient à peine la parole. Quoi qu’il en soit, nous
invitions toujours au moins l’un des responsables à se
Joindre à nous, en guise de remerciements.
Nous élisions domicile, de préférence, dans des
congrégations religieuses, pour des raisons de principe
et de commodité à la fois. Nous trouvions là un climat
de recueillement et de sérénité propice au travail que
nous voulions entreprendre, et ces établissements, en
outre, avaient toujours de grands jardins, qui permet-
taient de tenir des réunions en plein air.

La multiplication des ateliers


Le succès aidant, ces ateliers ont fini par toucher
toutes les tranches d’âge, des adolescents aux
vieillards. D’ordinaire, les choses se passent ainsi : des
gens, entre vingt et cinquante ans, viennent nous voir;à
la suite de quoi ils nous envoient leurs parents, lesquels
payent en retour un stage à Shanti Nilaya à leurs petits-
enfants. Tant et si bien qu’en un an ou deux nous

36
voyons défiler la famille entière. De même, les gens
mariés reviennent souvent nous voir l’année suivante
avec leur conjoint. Puis ils passent le relais à leurs amis,
et ainsi de suite. Le bouche à oreille fonctionne donc à
merveille, et je n’ai jamais eu besoin de faire de publi-
cité, au contraire.
Lorsqu'il y a eu décidément trop de monde sur la
liste d’attente, j’ai résolu de passer au stade supérieur et
de monter dorénavant des ateliers un peu partout dans
le monde.
II

SHANTI NILAYA, HAVRE DE PAIX

Il était évident que je ne pouvais plus continuer toute


seule. Mes ateliers remportaient un succès croissant et
la liste d’attente s’allongeait démesurément — on venait
maintenant jusque d’ Australie ! — et, bien souvent, tous
ces gens, surtout lorsqu'ils avaient fait des milliers de
kilomètres, exprimaient le désir de poursuivre la forma-
tion au-delà des cinq jours initialement prévus…
Il m'était malheureusement impossible de leur don-
ner satisfaction. Je faisais déjà le maximum en animant,
deux fois par mois, un atelier de 70 à 80 personnes. Je
tombais de fatigue, j'étais littéralement exténuée…
Je me souviens, par exemple, de notre dernier soir à
Santa Barbara. Comme toujours, la veille du départ, on
avait organisé une petite fête, à laquelle, hélas! je n’ai
pas pu participer, étant retenue au chevet de grands
malades. Les autres sont donc allés s’amuser, chanter
et danser sans moi.
Je n’ai pourtant regagné ma chambre qu’à 5 heures
du matin. J'étais sur les genoux. Il me fallait absolu-
ment dormir une heure ou deux, afin de pouvoir animer
l’ultime réunion du lendemain matin. À peine commen-
çais-je à m’assoupir qu’une infirmière a fait irruption
dans ma chambre, pour, dit-elle, fêter son anniversaire
en regardant avec moi le jour se lever. J’ignorais, lui

38
dis-je, que c'était son anniversaire. Elle m’a répondu
qu’elle s’était mal exprimée, qu’il s’agissait plutôt pour
elle d’une renaissance, d’un nouveau départ dans la
vie.
Libre à elle, lui dis-je, de regarder poindre l’aube
depuis ma chambre si ça lui chantait, mais à condition
de me laisser dormir, car je n’en pouvais plus. Marché
conclu. Elle s’est donc installée devant la fenêtre, et j’ai
refermé les yeux. J’ai alors sombré dans un sommeil
profond, proche de la transe, qui a induit ma première
expérience extra-sensorielle. Tout d’un coup, en effet,
je me suis sentie quitter mon corps. C'était un peu
comme si, brusquement, on me faisait subir une révi-
sion générale et que l’on me démontait de partout, pour
régler ou remplacer les pièces défectueuses. Mais le
plus étrange, c’est que je n’avais pas peur, et que j'étais
sûre au contraire que cela me remettrait d’aplomb et
que ça me redonnerait la force de continuer.
De fait, deux heures plus tard, à peine, je me suis
réveillée en sursaut et j’ai bondi du lit. J’ai regardé avec
stupeur l'infirmière; qui m’a alors annoncé, le plus
naturellement du monde, que je venais sans doute de
vivre une expérience de corps astral. J’ai d’abord fait
semblant de ne pas comprendre, puis je lui ai vite tout
raconté. Elle m’a conseillé d’aller me renseigner en
bibliothèque sur ce phénomène, auquel je n’avais
jamais prêté attention. Cela étant, j'ai tout de suite fait
_le rapprochement avec ce que m’avaient dit les gens
revenus in extremis à la vie, comment ils se sont sentis
quitter leur corps, et flotter en dehors de l’espace et du
temps, prêts à accomplir le grand saut, sans aucune
crainte ni appréhension.
J'étais tellement surexcitée par ce qui venait de
fini
m’arriver qu’il me tardait maintenant d’en avoir
, pour pouvo ir aller consul ter les
avec ce groupe
ouvrages spécialisés. Dès le vendredi, j'ai foncé à la
39
bibliothèque municipale de Santa Barbara. Mais c’est
finalement à San Francisco que je suis tombée sur le
livre de Robert Monroe, Journeys out of the Body
(« Voyages hors du COrps »), ouvrage au demeurant
assez plat, mais qui n’en reste pas moins la meilleure
étude sur le sujet pour une profane comme moi. J’avais
hâte d’en savoir un peu plus, et d’obtenir quelques
éclaircissements.
Comment me serais-je alors doutée que cela me
conduirait à entreprendre de nouvelles recherches, qui
déboucheraient sur une meilleure compréhension de la .
mort et de la vie dans l’au-delà ?
En tout cas, c’est durant l’automne 1976 que je me
suis rendu compte que je ne pouvais plus continuer
seule. Depuis dix ans que je donnais des conférences,
que j’animais des ateliers, que je voyais des malades en
phase terminale un peu partout dans le monde, j'étais
submergée de courrier, et du coup j’accusais un retard
considérable dans ma correspondance. Même avec
l’aide de deux secrétaires, il m'était impossible de
répondre en temps voulu aux dizaines de lettres qui me :
parvenaient quotidiennement. Parallèlement, la néces-
sité de ces ateliers se faisait sentir chaque jour un peu
plus.
Juste avant l’atelier de Santa Barbara, j’en avais
animé un autre, particulièrement harassant, au Canada,
qui réunissait 70 personnes, dont des quadriplégiques,
des cancéreux et des psychopathes. Nous avions tra-
vailléà un rythme épuisant, en rognant sur nos heures
de sommeil, et je ne tenais plus debout. Tout en me
réjouissant de la chaleur et de la sincérité extraordi-
naires qui animaient ce groupe, j’avais à l’évidence un
besoin urgent de souffler et de prendre une semaine de
repos complet.
C’est ce qui m’a décidée à engager des collabora-
teurs, et de m’entourer à l’avenir de deux ou trois assis-

40
- tants. D’autant plus que les gens que leur profession
amenait à être en contact permanent avec des malades
terminaux ressentaient le besoin de suivre une forma-
tion plus complète et plus personnalisée. Mais com-
ment faire ? J'étais toujours par monts et par vaux, et je
ne restais jamais plus de quarante-huit heures au même
endroit. Je courais le monde pour voir des malades,
pour interpréter des dessins d’enfants mourants, pour
prodiguer des conseils aux parents, aux enseignants,
aux membres du clergé, aux psychologues, etc. Tant et
si bien que je n’avais plus un instant de libre et qu’il
était totalement exclu que je forme, en plus, des sta-
giaires ou des étudiants dans un domaine si particulier,
et sujet à une évolution si rapide…
Une idée germait dans ma tête : avoir un endroit à
moi, au calme et à la montagne de préférence (ce qui
me rappellerait ma Suisse natale), mais aussi facile-
ment accessible par la route et pas trop loin non plus
d’un aéroport, pour les grands malades qui ne suppor-
tent pas les longs voyages en voiture.
J’ai donc exploré systématiquement l’arrière-pays de
San Diego, dans le sud de la Californie, autour
. d’Escondido, en poursuivant le rêve de fonder un centre
où je pourrais accueillir des groupes une semaine
“durant, un lieu, donc, où chacun pourrait prendre
conscience de ce qui cloche chez lui, et en vidant sa
peine, sa colère et sa révolte, retrouver la liberté, la
douceur et le plaisir de vivre.
L'une de ces randonnées me conduira un jour dans
un cadre superbe, d’où émanaient une paix et une séré-
nité incroyables, qui va tout de suite me paraître
l'endroit idéal pour m’installer. Imaginez une sorte de
petite esplanade, au sommet d’une colline cernée par la
montagne; sous un ciel d’azur s’épanouissait toute la
végétation de la Californie du Sud, lilas, eucalyptus,
orangers, avocatiers... Le paysage était jauni par le

41
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grand soleil de l’été, mais il se dégageait de l’endroit {
une paix et une pureté merveilleuses.
Pourquoi ne pas aller voir tout de suite le proprié-
taire, et lui demander si, par hasard, il consentirait à me
céder son domaine? De toute façon, comme je n’avais
“pas un traître sou, cela restait une démarche pour la
forme. J’ai donc pris mon courage à deux mains, et je
suis allée sonner à la porte. J’ai été reçue par un couple
charmant, une dame adorable, d’origine britannique, et
son mari, un monsieur très courtois et fort sympa-
thique, qui m’ont présentée à deux de leurs grandes
filles, mariées et mères de famille, venues en visite. Je
n’y suis pas allée par quatre chemins, mais je leur ai
tout de suite expliqué l’objet de ma visite. Par chance,
ils songeaient effectivement à vendre, et à se retirer
auprès de leurs enfants.
J’ai été très honnête avec eux, et je ne leur ai pas
caché que je ne disposais pas, dans l’immédiat, des
fonds nécessaires. Mais cela, leur dis-je, n’allait pas
tarder…
J’ignore ce qu’ils ont pensé de moi, mais j'imagine
qu’ils ont dû me prendre pour une douce rêveuse (ce
que d’ailleurs je suis). Quoi qu’il en soit, ils se sont
montrés chaleureux et très compréhensifs, et ils m’ont
laissé bon espoir.
Quand je suis retournée les voir, une semaine plus
tard, ils avaient la visite de gens prêts à conclure tout
de suite l’affaire, et à payer de surcroît la totalité en
liquide. Je les ai suppliés de m’accorder un délai sup-
plémentaire, et ils se sont laissé fléchir…
Mais le problème restait entier : où trouver l’argent ?
Il me fallait verser au plus vite un premier acompte, et
j'étais toujours aussi démunie financièrement. La solu-
tion aurait été bien sûr de contracter un emprunt auprès
d’une banque de Floosmoor, où l’on me connaissait, et
où l’on savait que j'étais solvable. Cette facilité m’a

42
pourtant, hélas! été refusée, la législation bancaire en
vigueur aux États-Unis interdisant apparemment de
consentir un prêt pour l’achat d’une propriété sise dans
un État autre que celui de l’établissement créditeur…
Les mois passèrent, sans que rien ne se débloque. En
fin de compte, je me suis résignée à en appeler à la
générosité des gens que j'avais aidés par le passé. J'ai
donc écrit à tous ceux qui avaient participé à l’un de
mes ateliers, soit au total un bon millier de personnes,
pour leur expliquer la situation.
Si j’ai bien reçu une foule de réponses, assorties
d’encouragements fervents, je n’ai par contre récolté
que des sommes dérisoires… À chacun de mes voyâges
en Californie, je faisais le tour des banques, mais on
m’envoyait systématiquement promener. Sans doute
faisais-je preuve d’une grande naïveté, ou bien n’inspi-
rais-je pas confiance avec mes histoires d’ateliers…
C’est alors que le destin va basculer. À la date
d’expiration du délai fixé pour le versement du dépôt
de garantie, j’ai en effet reçu une lettre d’un groupe
d’enfants du Rhode Island (État de la côte Est), tous
atteints d’un mal incurable. Ils se disaient heureux
d’apporter leur modeste contribution à Shanti Nilaya,
tout en sachant pertinemment que pour leur part ils
mourraient avant d’avoir pu en profiter…
Ces pauvres gosses avaient donc cassé leur tirelire,
compté leurs petits sous, et chargé un prêtre de
m'envoyer un chèque du montant correspondant, soit
r
très exactement 3, 96 dollars. Il me suffira de montre
la lettre aux propriétaires pour obtenir une promesse
définitive de vente.
Ils ont tenu parole. Mieux, ils nous laisseront, en par-
cuisine,
tant, du mobilier, des draps, des ustensiles de
nous ren-
etc., toutes choses qui dans un premier temps
dront un fier service.
Shanti Nilaya fêtera son inauguration en 1977, pour
43
Thanksgiving, le 27 novembre au matin. Qui aurait dit.
que cela attirerait tant de monde! Un millier de per-.
sonnes, au bas mot, venues de tous les coins des États-
Unis, en voiture, en moto, ou le plus souvent en auto-
bus, parmi lesquelles on comptait bon nombre
d’handicapés.
Juchée sur une grosse pierre, j’ai prononcé une allo-
cution de bienvenue. Deux trompettistes, des anciens
stagiaires, jouèrent The Impossible Dream. Des musi-
ciens et des chanteurs connus interprétèrent des mor-
ceaux de leur composition, et l’un de nous chanta un air
de La Flûte enchantée de Mozart. Une vente aux
enchères nous a permis d’écouler tous les articles
d’artisanat que nous avions réalisés spécialement (cela
faisait pour ma part des mois que je fabriquais des
coussins, des bougies, etc.). Cela a suffi à payer les
frais de nettoyage, le café (offert gracieusement), ainsi
que la location des autobus et des stands. J’étais émer-
veillée. Tous ces gens, qui s’étaient levés en pleine nuit,
pour venir assister, du haut d’une montagne, à la nais-
sance d’un jour nouveau, quand le soleil perce derrière
les cimes, et caresse la roche et les feuilles de sa douce
lumière. C’était formidable, inouï, inespéré !
Il me faudra cependant déchanter, et réviser tous mes
plans. Après avoir effectué toutes sortes de travaux sur
le site, redressé la route, retapé la maison, etc., ne voilà-
t-il pas qu’au dernier moment on va me refuser le per- :
mis de construire des chambres et des dortoirs pour .
accueillir des groupes, sous prétexte que cela accroîtrait
les risques d’incendie de forêt pendant la saison sèche,
et qu’il n’y avait par ailleurs qu’une seule voie
d'accès. La mort dans l’âme, j’ai dû m’incliner.
À défaut de pouvoir y tenir mes ateliers, j’y ai ins-
tallé mes bureaux et le siège social de Shanti Nilaya.
C’est là aussi que je forme les membres de mon équipe.
La tâche est ardue. Bien souvent, on tombe sur des

44
gens peu sérieux, qui voient en Shanti Nilaya une sorte
de refuge ou de communauté comme il en existe un peu
partout en Californie, où l’on peut mener la belle vie
sans avoir besoin de vraiment se dépenser. lis sont vite
déçus, et généralement ils ne restent pas longtemps
parmi nous — l’une des conditions préalables pour
rejoindre l’équipe étant que chacun, jardinier, homme
d’entretien, responsable du secteur médical, professeur
de méditation, etc., fasse d’abord un travail sur lui-
même, en passe par les mêmes épreuves et effectue le
même cheminement que tous ceux qui viennent ici.
Contrairement à ce que l’on croit souvent, il ne suffit
pas de posséder une formation théorique. Psycho-
logues, psychiatres et autres éducateurs découvrent
avec effroi, lors de ces sessions, tout ce qu’il subsiste
de négatif en eux et dans leur comportement. En règle
générale, ils ne sont pas prêts à payer le prix fort pour
ne décrocher, au bout du compte, qu’un emploi faibie-
ment rémunéré...
On constate donc un déchet considérable, et le tri
s’opère continuellement. J'ai la chance, à l’heure
actuelle, de travailler avec un groupe de gens mer-
veilleusement dévoués, qui ont fait preuve de courage
et de persévérance, et qui n’ont pas hésité à se remettre
en question et à subir une « grande lessive » libératrice
et purificatrice.…
À défaut de posséder un endroit fixe, je reste tribu-
taire des locations, et en attendant d’avoir les moyens
d’acheter un terrain et d’y bâtir le Shanti Nilaya de mes
rêves, je continue mes pérégrinations. Mais je prends
mon mal en patience, et j'essaie d’en faire une force !
On me pose toujours la même question : « Shanti
Nilaya, c’est quoi, au juste? » J'y ai répondu en ces
e
termes dans un numéro de notre bulletin (qui compt
plus de 25 000 abonnés fidèles) :

45
1:
« En sanscrit, ‘Shanti Nilaya signifie “Havre de
Paix”. Par “Havre”, on n’entend aucun lieu spécifique,
ni siège ou emplacement d’aucune société ou associa-
tion.
Shanti Nilaya, c’est un concept, pas une réalité maté-
rielle. Un concept cher à tous ceux qui savent ce
qu’aimer gratuitement veut dire, et à quoi cela engage.
Shanti Nilaya part du principe qu’il existe en chacun de
nous un tel havre de paix. Là-bas règne l’amour et le
désintéressement. On nous aime, et on nous accepte,
sans nous juger. Là-bas, dans ce lieu d’amour, il y a
place pour tout le monde alentour, et l’on ne refuse
jamais personne.
Shanti Nilaya, par conséquent, ne désigne aucun
endroit particulier à Escondido, en Californie, ou à Säo
Paulo, au Brésil, ou en Australie, ou au Japon, ou sur la
côte Est. Non, car il ne s’agit pas d’une multinationale,
avec des ramifications dans le monde entier. Shanti
Nilaya, c’est la beauté — pas un bâtiment. C’est la
grâce, sans détermination géographique. C’est le cou-
rage, pas le commerce ; la compassion, et non une com-
pagnie ; l’amour, plutôt que la loi,et le dévouement à
la place des diplômes.
Nous accueillons certes en'priorité des malades en
phase terminale, des enfants à l’agonie, des personnes
en deuil, bref, des gens qui se trouvent dans une situa-
tion de détresse. Mais nous ne nous en tenons pas là.
Car dans notre optique, il s’agit d’aimer tout un chacun,
sans distinction aucune.
On m'écrit souvent, des militants chrétiens, des tra-
vailleurs sociaux, des cadres hospitaliers, des infir-
mières bénévoles, etc., pour me demander comment
participer à l’œuvre de Shanti Nilaya et rejoindre nos
rangs.
tous ces gens, je suis ravie de répondre qu’ils
sont d’ores et déjà en train d’œuvrer pour Shanti

46
_Nilaya, et qu’il leur suffit de continuer sur cette voie.
Il y a virtuellement en nous tous une bonté, une
générosité, une disponibilité proprement inimaginables.
Nous nous efforçons de les concrétiser, de manière à
bâtir en nous-mêmes ce “Havre de Paix”, si tant est que
le Shanti Nilaya de “l'extérieur” ne puisse vraiment
aider que celui qui recherche l’autre, le Shanti Nilaya
de “l’intérieur” >».

Les « Amis de Shanti Nilaya »


Il existe désormais une association des « Amis de
Shanti Nilaya ». Présente un peu partout dans le
monde, elle est l’œuvre de gens qui ont décidé de
s’associer dans leur quotidien à notre démarche; de
gens, donc, qui après avoir fait un travail sur eux-
pro-
mêmes, et cherché honnêtement à résoudre leurs
blèmes, montrent la voie à leurs semblables.
Ils s’attachent ainsi à promouvoir autour d’eux la
philosophie et l’action de Shanti Nilaya. Tous béné-
voles, ils proposent gratuitement activités et services
divers.
Ceux qui ont reçu une formation appropriée organi-
ou
sent par exemple des séances de cris dans les écoles
es ani-
dans les hôpitaux, voire dans les prisons. D’autr
l’on
ment chaque semaine des groupes d’entraide, où
ses peines , et
peut venir confier ses chagrins et
encore ont créé
apprendre à se déculpabiliser. D’autres
quatre
des services d’urgence, où l’on se tient vingt-
de détres se,
heures sur vingt-quatre à l’écoute des cas
d’un
de tous ceux qui n’arrivent pas à se faire à la mort
par
parent ou d’un ami, ou encore des désespérés tentés
te i-
le suicide. Ils s’occupent également des malades
livres, du
naux, et ils s’efforcent de leur procurer des
ismes
matériel éducatif, et de les aiguiller vers les organ
47
compétents. Enfin, ils donnent des conférences et ï |
animent des réunions-débats. |
Partout dans le monde, les Amis de Shanti Nilaya
ont pour mission d’aider, avec amour et en toute discré-
tion, leur prochain à résoudre ses contradictions.
Ils effectuent, au total, un travail formidable. Je ne
citerai qu’un exemple. Une jeune femme, un jour,
accompagne son bulletin de commande d’un message
désespéré, en forme d’appel au secours. En pleine
dépression, elle est hantée par l’idée du suicide.
Que faire? On ne peut pas la joindre au téléphone,
. puisqu’elle n’a pas indiqué son numéro, et en plus elle
. habite loin. Qu’à cela ne tienne; l’un des membres de
notre antenne locale effectuera le déplacement, et à
force de patience et de douceur il parviendra à la rai-
sonner età la faire renoncer définitivement à son
sinistre projet. Jane, puisque tel est son nom, remontera
la pente tant et si bien qu’elle est maintenant un
membre actif de notre groupe d’entraide local.
BETTY

Je n’avance rien ici qui ne s’appuie sur des exemples


concrets. L'histoire de Betty reste à maints égards l’une
des plus significatives, et l’une des plus boulever-
santes… |
La quarantaine, célibataire, Betty habitait avec sa
sœur, infirmière, et son beau-frère. Souffrant depuis
quelques années d’un cancer au poumon, elle était terri-
blement marquée par la maladie. Décharnée, le teint
cireux, elle avait une respiration saccadée, elle haletait
misérablement. Elle a débarqué de toute urgence chez
moi un vendredi après-midi. Il lui fallait absolument se
confier à quelqu’un, raison pour laquelle elle était
venue exprès de Chicago, craignant de ne pas tenir
jusqu’au prochain atelier, prévu une dizaine de jours
plus tard. Elle avait le cœur si lourd! Vu son état, elle
ne désirait plus qu’une chose : mourir en paix, et par
conséquent se mettre en règle avec elle-même.
Je me suis assise en face de cette malheureuse, visi-
blement au bout du rouleau, et je l’ai laissée parler. Elle
se sentait effroyablement seule, abandonnée de tous.
Mais ce qui la faisait le plus souffrir, et qui la révoltait,
c’était de ne pas pouvoir terminer ses jours en COmpa-
gnie de son ami, qui l’aimait sincèrement. Sa sœur, très
à cheval sur les principes, ne voulait pas en entendre

49
fé |
parler, et c’est tout juste si elle acceptait qu’il lui rende.
visite de temps à autre.
Mon cœur s’est serré en l’écoutant. Il me semblait
toujours aussi inconcevable que l’on traite ainsi les
malades terminaux comme des parias, quand tout ce
qu’ils recherchent, au fond, c’est un peu de tendresse et
de chaleur humaine. Je l’ai évidemment
tout de suite
invitée à participer au prochain atelier, quels que soient
son état de santé et ses chances d’en revenir vivante,
l'important étant qu’elle se délivre de sa rancœur et de
son amertume qui la coupait de son entourage.
Elle a sauté sur l’occasion — et ce n’est qu’après
coup que je me suis souvenue que l’atelier en question
devait se tenir à Colorado Springs, dans les Montagnes
Rocheuses. Betty supporterait-elle, vu l’état de ses pou-
mons, un séjour d’une semaine en altitude? J’ai pris
contact avec son médecin traitant qui, par l’effet d’une
coïncidence extraordinaire — mais en était-ce bien une ?
—, était celui-là même qui m’avait soignée quelques
années plus tôt, lorsque j’avais fait une pneumonie.
Sans me cacher les risques inhérents à pareille entre-
prise, il n’en a pas moins trouvé l’idée excellente, et il
m'a seulement conseillé d’obtenir l’accord de ses
proches, pour éviter qu’ils se retournent contre moi si
par malheur 1l lui arrivait quelque chose…
Tiraillée entre sa sœur, hostile à un tel projet, et son
ami, qui l’encourageait chaudement à venir nous voir,
Betty choisit d’écouter ce dernier. C’est d’ailleurs lui
qui la conduira le lendemain matin à l’aéroport, dans sa
chaise roulante. De mon côté, je veillerai à me munir
d’un masque à oxygène, et, de manière à lui offrir une
dernière petite « gâterie », je ferai supplémenter les .
billets, et nous voyagerons en première classe.
Ce que j’ignorais, c’est que Betty avait une peur
bleue de l’avion, et que ça ne la rassurait pas du tout, au
contraire, d’être assise à côté d’un hublot. Mais enfin,

50
avec un cocktail et quelques bouffées d’oxygène, elle a
très bien supporté le décollage, et bientôt elle a pris un
vif -plaisir à regarder défiler en dessous les grandes
plaines du Middle West.
Elle assistera à toutes nos réunions en chaise rou-
lante. La nuit, une infirmière dormait dans sa chambre,
pour surveiller sa respiration et lui administrer ses
médicaments. L’après-midi, quand nous partions en
randonnée, nous l’emmenions avec nous en voiture, le
plus haut possible, puis nous la poussions dans sa
chaise, et nous l’installions sur un promontoire, face au
vide, et notre chère Betty était aux anges.
Elle reprenait du poil de la bête à vue d’œil. Elle se
félicitait bien sûr d’avoir suivi les conseils de son ami
et de nous avoir rejoints à Shanti Nilaya. Mais, parallè-
lement, elle appréhendait chaque jour un peu plus de
devoir retourner chez sa sœur.
Le jeudi soir, elle était très abattue et elle s’est retirée
pour bouder dans sa chambre, comme une gamine
capricieuse. Je me suis bien gardée d’entrer dans son
jeu et je l’ai laissée seule, en lui donnant rendez-vous
au lendemain, pour la dernière séance après le petit
déjeuner. Elle n’est pas venue. Visiblement, elle aurait
bien aimé mourir ce jour-là... Je l’avais incitée à rega-
gner son foyer pour partager avec les siens sa joie
d’avoir « mûri » ; je lui avais rappelé qu’elle était rede-
vable à sa sœur de veiller sur elle, quand bien même
cette dernière ne le ferait pas toujours de gaieté de cœur
et ne se montrerait pas forcément très compréhensive…
Nous avons donc commencé sans elle. En cours de
matinée, la porte s’est ouverte avec fracas, et notre
Betty, dans sa chaise roulante, s’est frayé, l’air cour-
roucé, un chemin au milieu de l’assistance. Outrée que
je ne sois même pas allée voir si elle était toujours en
vie, elle m’a taxée d’égoïsme et d’indifférence. Au
fond, elle était très vexée que je l’ai laissée bouder dans

SI
s
son coin. Je lui ai donc fait observer, en retour, qu’elle
retombait là dans un comportement typiquement névro-
tique, et qu’en se repliant sur elle-même elle ne faisait
que projeter sa révolte et sa rancœur sur les autres — sur
sa sœur, par exemple. Finalement, tout cela s’est ter-
miné sur un grand éclat de rire, et nous sommes tom-
bées dans les bras l’une de l’autre. Betty s’est dite alors
impatiente de rentrer à Chicago.
Nul besoin de préciser qu’elle est repartie avec un
carnet rempli d’adresses et de numéros de téléphone.
Avant qu’elle nous rejoigne, nous avions chanté tous
ensemble, ce matin-là, et c’est de tout cœur que nous
lui avons offert l’enregistrement. J’ai d’ailleurs conti-
nué par la suite à lui envoyer brochures, cassettes (de
chansons, de débats), afin de lui soutenir le moral, et de
l’aider à terminer son existence de manière positive.
Betty vivra encore un an et demi, à la surprise géné-
rale — sauf pour moi, qui avais vu tant de malades en
phase terminale retrouver, grâce à ces ateliers, goût à la
vie, et suffisamment de force pour tenir encore des :
mois, voire des années...
V

NE PAS TRICHER AVEC SES ÉMOTIONS

Ne pas tricher avec ses affects, mais les assumer sans


réserve, voilà qui demande un travail considérable sur
soi-même. En retour, on y gagne le plus souvent une
espérance de vie accrue, comme cela se vérifie d’une
manière frappante dans l’exemple de Betty.
Nous sommes continuellement en proie à des émo-
tions. Certaines sont naturelles, d’autres pas.
Comment les distinguer ? Au départ, Dieu nous a
dotés de cinq émotions, pour nous permettre de réaliser
notre destin ici-bas.…
Mais hélas ! avec le temps, on a pris l’habitude de les
refouler, et de leur en substituer d’autres, malsaines,
agressives, autodestructrices, qui nous empoisonnent la
vie, et qui grèvent nos relations sociales. C’est de là
que naissent les conflits de pouvoir, les guerres, les
affrontements entre peuples, qui ont si souvent failli
conduire l’humanité à sa perte.
Considérons tout d’abord la peur. Il n’existe que
deux peurs originelles chez l’homme : celle de tomber,
et celle du bruit. Les autres ne remplissent aucune fonc-
tion vitale. Malheureusement, en tant que condensé des
craintes, des angoisses, des ambivalences, voire de la
haine et de la rancœur qui habitent les adultes, elles se
transmettent de génération en génération. Un enfant
53
«

que l’on élève dans la peur du noir, ou des étrangers, |


- ou de traverser la rue, etc., c’est-à-dire à qui l’on inter- .
dit de prendre la moindre initiative, n’aura jamais
confiance en lui, et il sera toujours à la traîne des
autres. Au bout du compte, cela donnera un aigri, un
perpétuel insatisfait…
La colère ensuite: elle aussi fait partie de la nature
humaine. Elle naît subitement, en quelques secondes, le
temps de dire « non », d’opposer un refus clair et sans
détour. À ce titre, elle ne vise personne en particulier.
Si par contre on empêche un enfant de jamais se fâcher,
si donc on le condamne à refouler son agressivité, on
en fait un frustré, un rancunier, un violent rentré tou-
jours prêt à exploser de rage. En réprimant toute vel-
léité de colère chez un enfant, on obtient en consé-
. quence des résultats contraires au but recherché, et l’on
fabrique un asocial, mal dans sa peau et fragilisé devant
la maladie. La haine rentrée est un véritable cancer qui
mine l’individu. Il faut donc absolument s’en débarras-
ser avant qu'il ne soit trop tard; et cela, en l’extériori-
sant, en l’exprimant, sans gêne ni fausse honte. On en
voit tout l’intérêt dans nos ateliers, où il se trouve
presque toujours un grand criminel en puissance. Il suf-
fit de le provoquer pour qu’il entre dans une rage folle
et qu’il révèle alors toutes ses pulsions meurtrières.
Tant que le responsable du groupe garde son sang-
froid, il n’y a aucun danger. D’autre part, celui ou celle
qui a le courage de se montrer sous un jour aussi peu
enviable doit, en retour, être assuré de l’absolue discré-
tion de ses compagnons...
Troisième de la liste, le chagrin. C’est lui qui nous
permet d’affronter les mille et une petites morts qui
ponctuent notre séjour ici-bas. Perdre un jouet, ou un
vêtement, cela peut être aussi traumatisant pour un
enfant que pour une mère perdre son bébé. Un jardinier
qui voit mourir un arbre auquel il tient tout particulière-

54
ment, ou qui le retrouve au matin abîmé par des van-
dales, risque d’être aussi malheureux que celui qui
pleure la mort de son chat ou de son chien. Notre exis-
tence est jalonnée de milliers de petits drames, qui nous
chagrinent et nous tirent les larmes. C’est justement ce
qui nous permet de les surmonter, et de passer à autre
chose. Quand on empêche un enfant d’avoir des réac-
tions saines et naturelles en pareil cas, il s’aigrit, il
passe son temps à se plaindre et à récriminer, incapable
de profiter de l’instant présent ou de formuler des pro-
jets d’avenir.
La jalousie fait également partie de la nature
humaine. Avant tout, elle favorise l’émulation. C’est
elle qui pousse les gosses à apprendre l’orthographe, à
jouer de la flûte, à faire du patin à glace, à lire leur pre-
mier livre, etc. C’est ce qui aiguise leur curiosité, ce qui
les pousse à apprendre, à se perfectionner, à se réali-
ser. Quand on la dévalorise aux yeux d’un enfant et
qu’on l’assimile à un défaut punissable, cette jalousie
positive tourne alors à l’envie, avec toutes les consé-
quences néfastes que cela entraîne…
. Dernier sentiment propre à l’homme, mais non le
moindre, l’amour. Il n’y a pas grand monde, à l’heure
actuelle, qui comprenne vraiment ce dont il s’agit, et à
quoi cela engage. L'amour revêt deux visages. Tout
d’abord celui de la tendresse : les câlins, les compli-
ments affectueux que l’on prodigue aux enfants, bref,
tout ce qui les valorise, et leur donne de l'assurance.
Mais d’autre part, l’amour c’est aussi la faculté de
dire « non ». Il y a des mères qui lacent les souliers de
leurs gosses jusqu’à l’âge de dix ans. Rien d'étonnant à
ce qu’ils n’aient jamais ensuite confiance en eux, et
qu’ils ne puissent rien faire par eux-mêmes. Une mère
qui aime vraiment son enfant ne cède pas s’il pleure et
ne veut pas aller à l’école le jour de la rentrée des
classes. Elle s’attachera au contraire à le raisonner, en

55
lui disant par exemple : « Tu sais, moi aussi, la pre- |
mière fois j’avais peur. Mais j'étais si fière, le soir, en
revenant à la maison, de m'être débrouillée comme une
grande, avec les autres! »
Résultat : il apprendra à lacer lui-même ses souliers,
et il n’aura plus besoin de personne pour cela. Cessons
donc de nous substituer aux enfants, et de les dérespon-
sabiliser ; loin d’être une preuve d’amour, c’est au
contraire un signe de défiance et de mépris.
Rares, hélas! sont les gens qui ont été aimés pour
eux-mêmes, et de manière désintéressée, dans leur
enfance. D’ordinaire, les gosses font l’objet d’un
odieux chantage affectif, qui consiste à leur dire : « Je
t’aimerai, si tu travailles bien à l’école; je t’aimerai, si
tu es gentil, si tu ramènes des bonnes notes, si tu passes
ton bac, si tu réussis tes études... » Résultat, prison-
niers d’un jeu de séduction, ces individus n’ont par la
suite aucune autonomie affective ;incapables d’un acte
libre, ils n’existent jamais par eux-mêmes, ni pour eux-
mêmes, mais toujours à travers le jugement d’autrui et
l’image qu’ils projettent à l’extérieur. Dépossédés de
leur propre identité, qu’importe dès lors qu’ils réussis-
sent — et beaucoup y parviennent —, puisqu'ils n’en reti-
rent aucune satisfaction véritable, et qu’ils continuent à
douter d’eux-mêmes et de leur valeur. Ils passent donc
leur temps à courir après des fantômes et à chercher un
amour impossible.
Si la génération à venir pouvait échapper à ce cycle
infernal, si nous pouvions élever nos enfants en les
aimant, pour eux-mêmes, tout simplement, sans rien
demander en échange, gageons que ces ateliers per-
draient progressivement leur raison d’être ! Tel est du
moins mon espoir, que nous puissions servir de ferment
à une véritable révolution humaine.
Les gens vraiment équilibrés, sur le plan physique,
affectif, intellectvel et spirituel, deviennent très intui-

56
tifs, et ils savent d’instinct ce qu’il leur faut faire et ce
qu’on attend d’eux. En paix avec eux-mêmes comme
avec les autres, ils ne connaissent par conséquent ni le
stress ni l’angoisse, qui font tant de ravages.
Ne se laissant jamais aveugler par leurs pulsions
agressives, ils se tiennent constamment à l’écoute de
leur prochain, auquel ils apportent une aide précieuse.
Bref, ils n’ont pas le sentiment d’être floués, ni de vivre
pour rien.

Spécificité de chaque atelier


À l’intérieur de ce cadre général, chaque atelier pos-
sède sa dynamique propre. Il n’existe pas deux ateliers
identiques. Comme je l’ai déjà expliqué, il se trouve à
chaque fois ou presque deux ou trois personnes qui
nous apportent énormément, et deux ou trois autres qui
se tiennent en retrait, sans s’impliquer dans le groupe,
soit par mauvaise volonté, soit par suite de leurs blo-
cages et de leurs inhibitions. Elles n’en tirent donc
aucun profit, et elles repartent amères et déçues.…
Par contraste, ces ateliers sont le théâtre d’événe-
ments merveilleux qui en font toute la richesse. Je
pense notamment à ce médecin juif qui, à l’issue de
cinq jours de retraite à Sonoma, en Californie, est prati-
quement devenu rabbin — une lettre de lui, citée au cha-
pitre XV, apporte à ce sujet tous les éclaircissements
utiles.

Le baptême
Un jour, je me souviens, un monsieur qui avait plus
ou moins perdu la foi demandera à l’un de ses compa-
gnons pasteur de le rebaptiser. Tout le monde — catho-

57
\
Le
liques, protestants, juifs, musulmans, hindouistes, |
bouddhistes — se rendra alors avec lui en procession au |
bord de l’étang qui se forme au milieu de la propriété
après chaque pluie. La cérémonie se déroulera dans
une atmosphère de recueillement et d’émotion intenses.
Juché sur une grosse pierre au bord de l’eau, le ministre
de Dieu, tel saint Jean-Baptiste dans le film Jésus
de Nazareth, conférera à notre ami le sacrement
rituel.

L'Eucharistie
Autre événement mémorable, dont j'ai gardé des
photos, la communion que nous avons célébrée un jour
à Shanti Nilaya. Là encore, au départ, il n’y avait rien
de prévu, et ça s’est fait tout seul ;et chacun, quelle que
fût sa culture, ou sa religion, y a pris part. Depuis, c’est
devenu un rite, tous les jeudis soir.
Citons à ce propos la courte prière d’action de
grâces récitée en commun à la fin de chaque atelier :
« Loué sois-tu, Esprit Divin, de nous avoir donné ce
jour! »
Pour en bien saisir le sens, 1l faut savoir ce que l’on
attend au juste de la prière. La plupart du temps, on prie
pour demander une faveur, pour obtenir quelque chose :
« Donnez-moi... Accordez-moi.. » C’est oublier que
si nos requêtes ne sont pas forcément exaucées, on
bénéficie toujours, par contre, de toute l’aide requise
pour s’assumer et réaliser son destin ici-bas. C’est aussi
faire peu de cas de tous les bienfaits de l’existence,
miracle quotidien dont on ne prend généralement
- conscience qu’en cas de coup dur, lorsqu'il s’avère que
nous ne sommes pas abandonnés ou livrés à nous-
mêmes…
Personne, en principe, ne se sent jamais déplacé, ou

58
de trop, dans ces ateliers;chacun arrive toujours à point
nommé, et il s’intègre sans problème dans le groupe.
Étrangers les uns aux autres au départ, nous nous quit-
tons en amis fidèles et solidaires…
Le jeudi soir, au terme de ces cinq jours de remise
en question, nous dînons une dernière fois ensemble,
puis nous nous retirons chacun dans notre chambre
pour nous préparér à la cérémonie d’adieu. Il y en a
qui s’habillent tout spécialement pour l’occasion,
d’autres qui restent au contraire en jeans et tee-shirt,
d’autres encore que cela inspire, et qui composent,
une fois n’est pas coutume, un poème ou une chan-
son
Chacun, donc, apporte sa contribution à la tradition-
nelle veillée devant le feu de camp. Le scénario est tou-
jours le même : après avoir avoir essayé de dresser le
bilan de cet atelier, nous allons à tour de rôle jeter dans
le feu une pomme de pin, qui symbolise tous les
aspects négatifs de notre personnalité dont nous enten-
dons désormais nous défaire…
Un à un, chacun s’avance donc pour prendre un
engagement public et solennel. Vient ensuite le partage
du pain, cuit dans l’après-midi par des membres du
groupe ;toujours le même, et toujours différent, à l’ins-
tar de ces ateliers, que ce soit aux États-Unis, en
Europe, au Japon ou en Australie... Et comme nous
accueillons des gens de tous les bords, on verra ainsi,
par exemple, dans le même atelier, une jeune fille fabri-
quer pour la cérémonie du jeudi soir une Étoile de
David, une autre une Croix, et une dernière une Croix
Ansée (symbole de l’immortalité dans l’Egypte
ancienne).
Ensemble, nous rompons le pain, et nous buvons le
vin, en chantant notre allégresse…
Quand ce sera au tour de David, que vous avez
découvert au premier chapitre, d’aller lancer sa pomme

59
\

de pin dans les flammes, il faut souligner qu’il sera


soutenu par sa mère et par le prêtre, devenu un ami.
Gageons que le Père John aura été marqué à vie par cet
instant sublime
VI

L’OBJECTIF DE CES ATELIERS

C’est quand il est devenu manifeste qu’il ne suffisait


pas de donner des conférences, fût-ce devant des mil-
liers de gens, que j’ai mis sur pied ces ateliers. Jusqu’à
présent, je m’en tenais essentiellement à un rôle
d’information ; il me fallait maintenant passer au stade
supérieur : aider mon prochain, concrètement, et sans
lui tenir de grands discours. L’aider, oui, mais à quoi, et
comment ?La réponse coulait de source : à se mettre au
. clair avec lui-même, et à régler pour de bon ses pro-
blèmes — précisément ce que je m’évertuais à expliquer
depuis des années. Autrement dit, il était temps de
mettre mes actes en accord avec mes principes.
De quoi s’agit-il, en effet, dans ces ateliers, sinon
d’amener chacun à prendre conscience de ce qui le fait
souffrir, de ce qui lui fait peur, ou honte, et qu’il refoule
depuis si longtemps ? Attitude calquée, au demeurant,
sur celle de ces gens qui, à la veille de mourir, cher-
chent à se libérer et à partir en paix avec eux-mêmes
comme avec les autres.
De ces années de travail auprès de grands malades
comme de gens bien portants, il ressort que nos princi-
paux ennemis sont la peur, la honte, et le sentiment de
culpabilité, toutes choses qui nous minent, qui nous
gâchent le plaisir de vivre, et qui nous laissent sans

61.
défense face à la maladie... Les cancéreux, par
exemple, reconnaissent les premiers qu’ils ne sont pas
tombés malades par hasard, mais que cela résulte en
grande partie de leurs tendances autodestructrices. Seu-
lement, jusqu’alors ils gardaient le silence, de peur
d’être mal vus, ou bien traités avec commisération…
Ainsi donc, les langues se sont déliées, et de plus en
plus les gens en sont venus à nous confier leurs drames
et leurs déchirements, qui pour la plupart remontent à
l’enfance — violences, brimades, inceste... Sujets
tabous, douleurs inavouables, qu’ils traînent avec eux
depuis des années sans oser s’en ouvrir à personne, et
qui leur empoisonnent l’existence. Traumatismes qui
jouent aussi souvent, il faut le noter, un rôle détermi-
nant dans le choix d’un métier. Dans bien des cas,
quand on choisit de s’occuper des mourants, c’est au
fond pour compenser une perte à laquelle on n’a jamais
pu se résoudre, un deuil que l’on n’a pas fait.
VII

S’OUVRIR ET RENAÎTRE

Il ne suffit pas de vouloir changer; encore faut-il y


arriver vraiment. Et l’on retombe toujours sur la même
question : par où commencer ?
Au fond, tout est affaire de communication. C’est ce
qui détermine à la fois l’enjeu et le déroulement de ces
ateliers.
Nous ne sommes pas dans la peau des autres, et la
souffrance de notre prochain nous reste, par définition,
étrangère. Pourtant, elle nous bouleverse, et elle
réveille en nous des angoisses et des peurs incons-
cientes. Rien de plus déchirant que d’entendre un
malade terminal nous confier son drame et sa détresse.
Cela renvoie chacun à ses responsabilités, ça l’incite à
faire preuve d’un même courage, et à tirer lui aussi au
clair publiquement tout ce qui le tourmente. Quel sou-
lagement, ensuite !Finies alors l’aigreur et la rancune;
on oublie les mille et une petites vexations de la vie
quotidienne, on passe l’éponge sur les mesquineries de
notre entourage, et l’on admet simplement que chacun,
ici-bas, a ses faiblesses et ses défauts. L'amour, au total,
en ressort grand vainqueur …
Cela suppose, évidemment, certaines règles. À cet
égard, il importe de s’abstenir de tout contact physique
avec celui ou celle qui est en train de se livrer, ou qui

63
Mu à
s’apprête à le faire. Loin de le soutenir et de l’aider à
traverser une passe difficile, on risque fort, en réalité, -
de ne lui apporter qu’un réconfort illusoire, et de retar-
der une salutaire prise de conscience.
Bref, il s’agit de procéder à une opération vérité, et
d’instaurer d’emblée un échange et une communication
authentiques, permettant à chacun de faire retour sur
lui-même, et de parler ouvertement de tout ce qui le tra-
casse. | |
De quelle manière ?
On n’a que l’embarras du choix. Chacun est libre de
s’exprimer à sa guise, il n’y a rien d’interdit à Shanti
Nilaya, sauf la violence physique, bien entendu. Voilà
pourquoi l’on y crie, l’on y pleure, l’on y gémit, et l’on
y assouvit sa rage sur le matelas.
Toutes ces crises de larmes, ces scènes d’hystérie, où
l’on se laisse aller sans aucune retenue, obéissent au
même souci : extérioriser ses pulsions négatives, éva-
cuer tout ce qui nous empoisonne et nous rend la vie
infernale, de manière à pouvoir ensuite repartir sur des
bases saines.
Dans les premiers temps, nous nous contentions de
discuter et d’analyser en commun les problèmes de
chacun. Mais très vite nous avons ressenti la nécessité
d’aller au fond des choses, et de vider définitivement
l’abcès…
C’est à Appleton, dans le Wisconsin, que j’ai expéri-
menté ce que j'appelle « l’expulsion active », par oppo-
sition à la « discussion passive ». Là encore, nous
étions les hôtes d’une congrégation religieuse, dirigée
par un saint homme de prêtre, dont la bonté et la géné-
rosité ont puissamment contribué au succès de cette
retraite. La présence parmi nous de malades terminaux,
extrêmement motivés, et qui se livraient à de bruyantes
démonstrations, risquait au départ de créer quelques
difficultés avec les moines, habitués au silence et au

64
_recueillement. Mais l’abbé intercédait toujours en notre
faveur auprès de ses compagnons lorsque surgissait un
différend, et tout rentrait bien vite dans l’ordre.
Tant de drames se sont fait jour, lors de ce premier
atelier. Je pense notamment à cette femme de cou-
leur, qui restait repliée sur elle-même, sans desserrer les
dents. On la sentait torturée, et animée d’une rage
froide. Le mercredi, voyant qu’elle ne bougeaïit pas, j’ai
pris les devants, et je l’ai invitée à me suivre dans la
pièce voisine. Loin des autres, elle a fondu en larmes,
elle s’est mise à crier, et elle s’est vengée sur le matelas
en le frappant à grands coups.
Elle avait connu une enfance tragique : sa mère,
poussée par la misère à se prostituer, n’avait pas les
moyens de lui donner à manger autre chose que des
abats et des céréales de rebut, grouillantes de vers et de
charançons — brouet infâme dont la seule évocation lui
donnait la nausée.
Je n’y suis pas allée par quatre chemins. Sans lui
demander son avis, je l’ai forcée à revivre la scène et à
ingurgiter mentalement cette nourriture répugnante,
tout en la grondant et en lui répétant qu’elle « devrait
avoir honte de pas manger, quand on sait ce que moi, sa
maman, je suis obligée de faire. ».
Ce petit psychodrame, bouleversant à plus d’un
égard, va suffire à débloquer la situation, et cette dame
va dès lors s’impliquer activement dans le groupe, pour
en retirer tout le bénéfice possible.
En principe, nous nous tenons {ous ensemble dans la
grande pièce. Toutefois, lorsque l’on a trop de choses à
dire, ou bien que l’on éprouve des scrupules à en parler
devant les autres, on a toujours la ressource d’aller se
confier en privé à moi ou à l’un de mes assistants à
l’abri des témoins. On se sent d’habitude tellement sou-
lagé que l’on a envie ensuite d’embrasser tout le monde
en revenant dans la salle.
65
Il faut bien dire aussi qu’il y a toujours, dans chaque
atelier, une ou deux personnes, assises à l’arrière, qui
restent sur la défensive et qui se contentent de regarder,
ou à la rigueur de prendre des notes, et qui en tout cas
disparaissent quand ça devient trop intense. N’ayant
rien apporté, elles repartent sans avoir rien acquis, si
tant est que plus on donne, plus on reçoit.
Une dame apparemment ne comprenait pas ce
qu’elle était venue faire chez nous, et des semaines
après ça continuait à l’étonner. La raison, lui dis-je, se
dévoilerait sans doute avec le temps. Effectivement,
cinq ans plus tard, elle ouvrait notre premier centre
d’accueil pour enfants malades...
Ou bien encore cette Canadienne, qui avait fait 3 000
kilomètres de route pour venir nous voir, sans bien
savoir pourquoi. Quelques semaines plus tard, son fils
se suicidait. Elle tirera alors parti des leçons apprises à
Shanti Nilaya, et elle sera bien contente de bénéficier
du soutien d’amis sincères et dévoués.
Destinés aux parents qui voient mourir leur enfant,
ou qui viennent de le perdre, les groupes d’entraide se
multiplient à l’initiative des anciens de Shanti Nilaya.
Cela coïncide par ailleurs avec l’éclosion d’une multi-
tude d’hospices à travers les États-Unis — même si dans
bien des cas ils usurpent leur nom; mais ceux-là feront
long feu.
Je souhaiterais, personnellement, que tous les gens
qui travaillent dans les hospices ou dans les centres
d’accueil pour grands malades puissent approfondir
leur formation et suivre chez nous une session complète
de cinq jours.
VII
LE PROCESSUS ET LES RÉSULTATS

Rien ne remplace le contact direct — avec les gens


comme avec ses propres émotions. Tel est le principe
de nos ateliers.
Comment cela se traduit-il dans les faits ? Il n’existe
certes pas en la matière de formule type ou de schéma
préétabli, chaque groupe possédant sa dynamique et sa
logique propres. Il n’en reste pas moins que l’on
observe certaines constantes, de sorte qu’à l’intérieur
d’un cadre général chaque atelier trouve de lui-même
son équilibre et sa vitesse de croisière, pour la plus
grande satisfaction de tous.

Au départ
Le premier jour, on opère essentiellement une mise
en route. Chacun se présente et résume en quelques
mots ce qui l’amène : deuil, divorce, ennuis avec la jus-
tice, maladie incurable dont il souffre ou redoute d’être
atteint, ou bien qui frappe un enfant ou un proche, etc.
-
Bref, on se contente de faire un rapide tour d’hori
détails . Assis par terre, à
zon, sans entrer dans les
les
même le sol ou sur des coussins (sauf, bien entendu,
grands malades et les invalides qui ne quittent pas leur
67
fauteuil ou leur chaise roulante), nous formons un
. cercle. L'ambiance est généralement assez tendue, et le
scepticisme de rigueur.
Mais voilà, il se trouve toujours dès les premières
vingt-quatre heures quelqu’un pour sauter le pas et
pour nous apporter un témoignage tout à fait boulever-
sant. Cela se passe en général le lundi soir très tard, ou,
à l’extrême limite, le mardi matin. Le pli est pris.
Entrent alors en scène tous ceux qui, par métier ou
par vocation, se consacrent à leur prochain et qui
sont là, disent-ils, pour se perfectionner, pour être un
« meilleur médecin », une « meilleure infirmière », ou
un « meilleur prêtre ». Ils y mettent d’ailleurs tellement
de sincérité que cela dissipe toutes les rancœurs que les
malades peuvent nourrir à l’égard du personnel soi-
gnant. ,
Le mardi matin, ou plus souvent encore le lundi soir,
je distribue à la ronde du papier et des crayons de cou-
leur, et je donne dix minutes à tout le monde pour me
dessiner quelque chose. Ne nous méprenons pas : il ne
s’agit pas d’un concours, et peu importe la qualité artis-
tique des « œuvres » ainsi recueillies. Non, ce que je
recherche, c’est un dessin spontané, si naïf et maladroit
soit-il, qui traduise l’état d’esprit et la psychologie du
sujet à ce moment-là, ses peines, ses douleurs, et les
contradictions dans lesquelles il se débat... Habituelle-
ment, j’en analyse une dizaine sur-le-champ, en lais-
sant, bien entendu, à leurs auteurs l’entière liberté de
contester mon interprétation.
Cette méthode de diagnostic a été mise au point par
une psychologue anglaise d’obédience jungienne,
Susan Bach, que j’ai connue jadis à l’hôpital de Zurich
(où j’ai longuement travaillé dans les années 50), en
collaboration avec un artiste peintre du nom de Weber,
jouissant lui-même d’une longue expérience des petits
cancéreux. Dans un ouvrage actuellement épuisé : Les

68
. Dessins spontanés des grands malades, elle montre
comment cela permet de sonder, en quelques minutes,
*
l'inconscient de quelqu’un, sans avoir besoin de lui
faire subir toute une batterie d’examens ou d’avoir avec
lui de longs entretiens.
Ces ateliers n’existaient encore que depuis quelques
années, que j’en suis venue, pour un temps, à m’occu-
. per presque exclusivement des petits mourants. J'étais
alors frappée par leur lucidité, leur sagesse, leur ouver-
ture d’esprit.
Tout comme les rêves, les dessins spontanés des
grands malades (adultes ou enfants, peu importe) mon-
trent à la fois qu’ils sont conscients de bientôt mourir et
qu’ils ont un pressentiment de ce qui les attend dans
l’autre monde.
Du fait que je suis très sollicitée, et toujours en
déplacement, je n’ai guère de temps à consacrer à
chaque malade en particulier. Par ce biais, je peux, en
moins d’un quart d’heure, cerner sa personnalité et son
psychisme, et par conséquent débusquer ses angoisses
et ses tourments les plus secrets, sans avoir à lui
demander de se raconter en détail.
Appliquée aux enfants condamnés à brève échéance
par la maladie, cette méthode d’investigation s’est tou-
jours avérée très fructueuse, et elle m'a permis d’aller
tout de suite au fond des choses. Il n’y avait pas de rai-
son pour que ça ne marche pas non plus avec des gens
«normaux », c’est-à-dire avec les adultes bien portants.
Auquel cas les psychiatres et les psychologues dispose-
raient là d’un moyen idéal pour percer les défenses
inconscientes de leurs patients. J’ai donc répété l’expé-
rience avec des sujets adultes et en bonne santé.
Succès sur toute la ligne. Quelle joie de voir tous ces
gens accepter, au bout d’une journée à peine, de parler
devant tout le monde de leurs problèmes, tels qu’ils
apparaissent dans leurs dessins !
69
Certains sont particulièrement troublés par ce qui se !
révèle. Il n’est pas rare, alors, surtout s’ils ont entre-
temps accompli des progrès considérables, qu’ils
m’offrent d'eux-mêmes un autre dessin à la fin de l’ate- .
lier, où l’on peut voir, d’une manière saisissante, le che-
min parcouru en ces quelques jours.
IX

LES RÈGLES

Il va de soi que l’on ne peut pas ainsi réunir 70 à 80


personnes une semaine durant, sans qu’il existe en
contrepartie des règles très strictes. En premier lieu,
rien ne devant transpirer de ce qui se dit ou se fait pen-
dant ces séances, on n’a pas le droit d’enregistrer quoi
que ce soit (sauf, à la rigueur, les exposés théoriques).
À noter aussi deux autres points essentiels. D’abord,
tout le monde est tenu de m’appeler par mon prénom, :
« Elisabeth ». On n’a que trop tendance à me voir
comme une espèce de gourou, et à me traiter avec défé-
rence et obséquiosité.… Pour éviter ça, je tiens à mettre
les choses bien au clair dès le départ, et j’avertis que
quiconque me donnera du « Docteur », ou du « Profes-
seur », devra s’acquitter sur-le-champ d’une amende de
respectivement 10 et 20 dollars. Comme en général les
gens qui viennent nous voir ne roulent pas sur l'or, ils
prennent vite le pli. Si d’aventure il leur arrive de com-
mettre une étourderie, il y a en principe toujours
quelqu’un pour les pousser discrètement du coude.
Quant à moi, je dis en plaisantant que les sommes
recueillies serviront à acheter le vin pour la communion
du jeudi soir — dois-je préciser, à cette occasion, que
toute consommation d’alcool ou de drogue est rigou- .
reusement interdite chez nous ? En tout cas, à ce petit

71
jeu, je n’ai jamais récolté plus de 10 dollars par.
semaine, et ça détend tout de suite l’atmosphère…
En second lieu, nous hébergeons les gens à temps
complet. Ils s'engagent par conséquent à rester avec
nous jour et nuit, et il n’est pas question qu’ils retour-
nent dormir le soir chez eux, même s’ils habitent tout
- près. D’une part, parce que nos séances nocturnes se
prolongent souvent très tard, et ensuite parce que cela
romprait l’unité du groupe.
On ne peut pas non plus, en principe, venir avec son
conjoint, ni avec des amis ou des membres de sa
famille. I1 n’y a pas la place pour tout le monde en
même temps. Qu'importe ! S’ils en font la demande, je
serai ravie de recevoir tous ces gens une autre fois.
Qu'ils sachent bien, en tout cas, que cela revient rigou-
reusement au même. Et puis, surtout, ça permet à cha-
cun de s’exprimer librement, sans être gêné par la pré-
sence de têtes familières. Il est certaines choses que
l’on ne peut pas dire devant ceux que l’on connaît. Font
exception à la règle, bien entendu, les couples qui vien-
nent de. perdre — ou qui s’apprêtent à perdre — un
enfant.
Et puis, combien de gens n’arrivent-ils pas au départ
bourrés de tranquillisants et de psychotropes ? C’est
devenu pour eux une drogue; ils ne peuvent plus s’en
passer. Je m’efforce de briser cette dépendance, et de
les aider à se libérer de cette camisole chimique, qui ne
fait que masquer les vrais problèmes. C’est bien le
diable s’ils ne finissent pas par envoyer promener toute
leur petite pharmacie.
Maintenant, comment se déroulent nos journées?
Pour commencer, nous prenons tous nos repas
ensemble. Après notre travail du matin, nous observons
deux heures de pause — le temps de réfléchir, de faire le
point, de rédiger son journal ou de coucher par écrit ce
que l’on ressent. L’après-midi débute sur une séance de

42
méditation facultative, mais recommandée à tous ceux
qui veulent des leur démarche personnelle, ou
simplement se relaxer...
Ensuite, travail]j
jusqu’ au dîner, suivi d’une dernière
séance qui se poursuit parfois jusqu’à l’aube... Tout
dépend en fait des grands malades, et de la manière
dont ils supportent ces réunions tardives. Quand je sens
qu’ils « décrochent », je n’insiste pas et nous allons
nous coucher, de sorte que personne n’est lésé.…
Si les séances de relaxation/méditation se déroulent
le plus souvent dehors, nos réunions de travail se tien-
nent en revanche toujours à couvert. On comprend
pourquoi. Vu que chacun vient là pour se défouler,
crier, hurler, assener des coups furieux sur le matelas,
bref, aller jusqu’au bout de ses émotions, il vaut mieux
se retirer à l’abri des témoins, et éviter tout ce qui pour-
rait nous distraire, fût-ce le chant des oiseaux ou le vol
des papillons. En revanche, nous observons toutes les
deux heures une « pause physiologique » — histoire de
sortir se dégourdir les jambes, fumer une cigarette, ou
bien respirer un grand bol d’air pur.
X

LE RÔLE DE LA MUSIQUE

Chacun est censé venir avec un instrument


de musique -— flûte, pipeau, tambour, cymbales, guim-
barde.… À défaut, on amènera un livre, ou des cas-
settes, ou bien n’importe quoi qui puisse nous servir
et contribuer ainsi au succès de cet atelier. La mu-
sique occupe en effet chez nous une place centrale. De
tous temps, et sous toutes les latitudes, les hommes se
sont retrouvés pour chanter et prier ensemble. En
communtant dans une même aspiration, on se sent
plus fort, et plus près du but. Voilà pourquoi nous com-
mençons toujours par chanter en chœur, le lundi
matin…
Car si nous sommes là pour parler de choses graves,
cela ne nous empêche pas, bien au contraire, de vivre
des moments de joie, de bonheur et de fierté intenses, et
faire la fête tous ensemble le jeudi soir devant le feu de
camp. Tout le monde y met du sien; chacun interprète
un petit air, y compris les personnes âgées — nous avons
même reçu une fois un centenaire ! — qui n’avaient plus
chanté depuis longtemps. à
Le matin, réveil en douceur, au son de la flûte (il
se trouve pratiquement toujours un volontaire).

74
Résolution — le cérémonial du jeudi soir
C’est tout cela qui ressort dans nos ateliers, où l’on
n’apprend pas seulement à pardonner aux autres, mais
aussi à se pardonner soi-même, pour y gagner au bout
du compte un soulagement, une joie et une fierté pro-
prement indescriptibles, qui rayonne sur les visages le
jeudi soir à la veillée. Chacun de nous prend la parole
une dernière fois pour annoncer ses bonnes résolutions,
avant de jeter dans le feu une pomme de pin, symboli-
sant toutes les erreurs ou faiblesses passées sur les-
quelles il entend maintenant tirer un trait.
XI

QUI VIENT NOUS VOIR?

. Une question revient avec insistance : ces ateliers, à


qui s’adressent-ils ? À tout le monde, ou bien seulement
aux grands malades ? Bref, quels sont nos critères de
sélection ?
C’est très simple. Il suffit de prendre contact avec
nous pour recevoir une documentation complète,
accompagnée d’un bulletin d’inscription où figure un
petit questionnaire portant sur l’âge et la santé du pos-
tulant — indépendamment de son milieu ou de son
niveau culturel. Car il va de soi que nous accueillons en
premier lieu les malades terminaux et les invalides.
Comme ils doivent faire l’objet de soins constants, nous
veillons à leur procurer à chacun une infirmière. En
deuxième place viennent les personnes en deuil, ou qui
ont un proche condamné à brève échéance. Enfin, nous
prenons les vieillards. Bref, nous donnons la priorité à
tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se retrou-
vent face à la mort.
À cela, nulle hésitation : nous savons d’expérience
que, loin de représenter une charge, ce sont au contraire
les malades terminaux et les paralytiques qui nous
apportent le plus.
Le bouche à oreille fonctionne à merveille, et il se
constitue bientôt de véritables réseaux « d’anciens de

76
7

Shanti Nilaya ». C’est ainsi que pour une personne


atteinte de sclérose en plaques qui vient nous voir, nous
en recevons ensuite en moyenne trois autres. Nous
avons appris à vivre au contact des gens atteints de
troubles moteurs — quand ils ne sont pas carrément
paralysés. Nous savons comment les aider à s’ouvrir, à
parler de leur drame, à crier leur douleur, leur révolte,
et leur angoisse. (Je reviendrai plus en détail sur leur
cas, et sur l’apport essentiel qu’ils représentent pour
nous.)
Nous voyons donc quantité de quadriplégiques, bles-
sés de guerre (au Vietnam), victimes d’accidents de la
route, malades atteints de sclérose en plaques, etc.,
rivés à leur lit de misère et entièrement à la charge des
autres. Qu’il me soit permis ici de leur exprimer tout
mon amour, et toute ma gratitude! Ils reviennent sou-
vent nous voir, au bout d’un an ou deux, et par leur
exemple ils sont d’un précieux secours aux autres.
Cela dit, il y a toujours des gens qui débarquent, le
lundi matin, avec un stylo et un bloc-notes, comme s’il
s’agissait d’un cours ou d’un exposé théorique. Quelle
n’est donc pas leur surprise et leur déception de se
retrouver en plein psychodrame, au milieu des pleurs,
des cris et des lamentations !.…
Pour la plupart médecins, psychiatres, psychologues
ou psychanalystes, ou bien encore prêtres ou reli-
gieuses, ils sont censés être constamment à l’écoute de
leur prochain — mais cela suppose qu’ils aient au préa-
lable « mûri » et effectué un travail sur eux-mêmes,
faute de quoi ça risque de très, très mal se terminer — et
l’on sait, à ce propos, que c’est chez les psychiatres que
l’on observe, aux États-Unis, le plus fort taux de sui-
cidé.::
Au départ, ils ont toujours tendance à comparer et à
vouloir établir un parallèle entre ma méthode et la leur.
Visiblement, ils sont déconcertés par la simplicité et le

11
NS AR

prosaïsme de la démarche suivie dans ces ateliers. Ils


n’en sont ensuite que plus enthousiastes devant les
résultats obtenus. Je n’entends pas faire ici le procès
des autres thérapies, et notamment de la psychanalyse,
irremplaçable dans son domaine, mais simplement sou-
ligner que ces ateliers permettent de gagner énormé-
ment de temps, en faisant remonter à la surface tout un
matériau inconscient qui ne se révèle d’habitude qu’au
bout d’années de cure. Pour en avoir fait sur moi-même
l’expérience, j'entends donc bien poursuivre sur cette
voie.
Quant à la composition de ces ateliers, il faut souli-
gner qu’elle ne doit rien au hasard, mais qu’elle semble
au contraire obéir à une sorte de nécessité intrinsèque.
On retrouve à chaque fois une proportion idéale
d’hommes et de femmes, de jeunes et de moins jeunes,
de gens ordinaires et de représentants du corps médi-
cal... Un atelier type comprend ainsi un directeur
d’hôpital, une aide-soignante, des malades, des aumô-
niers des hôpitaux, un électricien de New York, et un
philosophe californien — à moins qu’il ne s’agisse d’un
célèbre yogi, ou d’un gourou adulé par la jeunesse. Si
maintenant l’ensemble constitue un groupe homogène,
c’est parce que nous nous plaçons tous sur un pied
d’égalité, et que personne ne jouit d’aucun privilège ou
traitement préférentiel.
Quantité de gens célèbres sont venus à Shanti
Nilaya. Mais comme chez nous tout le monde s’appelle
par son prénom, ils passent généralement incognito.
Pour ma part, j'attends qu’il ne subsiste plus aucun blo-
cage ou complexe d’aucune sorte entre nous pour
dévoiler leur véritable identité, autrement dit, que tout
le monde puisse les voir pour ce qu’ils sont, des êtres
humains comme vous et moi.
À cet égard, Ram Dass, l’un des plus célèbres gou-
rous californiens des années 60-70, effectuera chez

78
nous un séjour mémorable, et des plus enrichissants. À
l’époque, il était au sommet de sa gloire, et ses adeptes,
des jeunes en majorité, lui vouaient un véritable culte.
Quand il a manifesté le désir de participer à un atelier,
j'ai sauté de joie — passé le premier moment de stupeur.
Mais j’ai aussi tout de suite mis les choses au point, et
bien spécifié qu’il devait arriver incognito, et non
auréolé de son image de grand sage, ce qui aurait
faussé d’emblée les cartes. Il a accepté.
Jusqu’au bout, j’ai cru qu’il n’allait pas venir. Vous
imaginez donc ma joie de le voir débarquer, le lundi
matin, avec les retardataires !... Malgré son accoutre-
ment bizarre de sadhou, il n’éveillera pratiquement pas
les soupçons — il n’y aura guère qu’une personne ou
deux pour le regarder d’un drôle d’air -, et je m’amuse-
rai beaucoup de voir les vieilles dames, qui de toute
façon n’avaient jamais entendu parler de lui, l’appeler
par son petit nom, et lui donner du Ram par-ci et du
Ram par-là (ce qui, soit dit en passant, signifie « Dieu »
en hindi). Lui-même, d’ailleurs, semblera trouver ça
fort drôle.
Le jeudi soir, je le présenterai officiellement aux
autres, et nous aurons alors un échange extrêmement
fructueux. Parfaitement complémentaire du mien, son
travail auprès des grands malades a en effet jeté un
éclairage nouveau sur notre manière de réagir à
l’approche de la mort. Il se confirmera ainsi que,
lorsque l’on se sait perdu et que l’on fait tout naturelle-
ment le bilan de sa vie, on se livre à un examen de
conscience et on procède à une révision déchirante de
ses valeurs et de sa conception du monde. On découvre
alors toute une dimension spirituelle de l’existence,
trop longtemps négligée, et occultée par notre quête
effrénée du bonheur et de la réussite. Il n’est pas sans
intérêt de noter qu’après l’abolition de la peine capitale,
dans les années 70 (on l’a depuis rétablie dans la moitié

79
du pays), les condamnés àà mort ont pour la plupart très
vite oublié cette dimension spirituelle qui les habitait,
lors même qu’ils attendaient l’exécution de la sentence,
et qu’ils sont presque tous retombés dans des attitudes
négatives
Nous recevons par ailleurs quantité de psychologues,
d’éducateurs, d’aumôniers, en contact permanent avec
des détenus, du petit délinquant primaire au multi-réci-
diviste, ainsi que des avocats et des magistrats, qui sont
eux aussi en prise directe avec le système judiciaire et
pénal en vigueur aux États-Unis, et sur lequel il y aurait
tant à redire. à
Au départ, ces ateliers s’adressaient en priorité aux
malades terminaux et à leur entourage. Par la suite, j’ai
voulu que tout le monde dans leur entourage, à com-
mencer par les médecins et les infirmières, puisse en
bénéficier. Maintenant, j’aimerais m’occuper plus parti-
culièrement de ceux qui ont sombré dans la délin- :
quance, et les aider à se réhabiliter vraiment, c’est-à-
_ dire à se débarrasser de toute leur agressivité refoulée et
de leurs pulsions meurtrières.
J'aurai également la joie d’accueillir le Dr Carl
Simonton, auteur de Getting Well Again (« Retrouver la
forme »), ouvrage qui a connu un retentissement consi-
dérable, et qui a mis au point un traitement révolution-
naire des cancers, basé sur la « visualisation ». Il vien-
dra avec son épouse, qui est aussi sa fidèle
collaboratrice. Une autre fois, c’est un vieil ami, le
Révérend Mwalimu Imara, qui me fera l’honneur de sa
présence. Pasteur, mais égalemént psychologue, spécia-
liste de la Gestalt-Therapie, il aura été, jadis, le seul à
prendre mon parti quand j’insistais auprès de mes col-
lègues de l’université de Chicago pour avoir des entre-
tiens directs avec les grands malades et les mourants…
Et puis, il y a les surprises, ces êtres merveilleux
dont personne n’a entendu parler au départ, et qui se

80
découvrent tout à coup. Je songe notamment à
ce moine bouddhiste, originaire d’Hawaï, versé dans
le Zen et la méditation. Quand il s’est présenté, il a
dit : « Je ne vois pas pourquoi je suis là. » « Vous êtes
pour nous tous une véritable bénédiction! », ai-je
répliqué. « C’est bien possible », observa-t-il calme-
ment.
Il s’exprimait dans un langage poétique et imagé
assez déroutant pour ses compagnons qui ne saisis-
saient pas toujours d'emblée où il voulait en venir, et
qui s’interrogeaient souvent sur le sens de ses para-
boles. Mais, à la réflexion, et après une bonne nuit de
sommeil, tout s’éclairait, et chacun était saisi par la
beauté et la profondeur de son message…
C’est d’ailleurs dans le même atelier que j’ai reçu
cette dame et son enfant de trois ans — un pauvre gosse
souffrant de malformations congénitales, et condamné
à brève échéance. Elle avait voulu se décommander au
dernier moment, n’ayant trouvé personne pour garder
le malheureux gamin (à trois ans, il avait à peine la
taille d’un nourrisson, et il ne savait ni parler, ni mar-
cher, ni même s’asseoir...). Mais j’ai insisté au
contraire pour qu’elle vienne avec lui, certaine, lui dis-
je, que tout le monde aurait à cœur de s’en occuper
pendant ces quelques jours.
À leur arrivée, nous avons donc installé le petit dans
une balancelle pendue au plafond. Immobile, muet,
l’œil mort et le visage inexpressif, il poursuivait son
existence végétative au milieu d’un groupe de 70 per-
sonnes à la recherche d’elles-mêmes, et qui se livraient
à de grands débordements d’émotion…
Quarante-huit heures après, on notait déjà des pro-
grès. D’abord, il a commencé à se redresser et à se
tourner dans notre direction quand nous chantions. Puis
il s’est mis à nous regarder, les uns après les autres.
Tant et si bien qu’à la fin il a esquissé son premier sou-

81
& à ‘4

rire — pour la plus grande joie de sa maman, émue aux


larmes.
Kimo, à qui on ne donnait pas un mois de plus à
vivre, tiendra encore deux ans et demi.
D’une manière générale, ce sont les cas extrêmes, les
individus comme Betty et Kimo, qui nous apportent le
plus.
XI

LA PERTE D’UN ENFANT

Il est courant de voir défiler à tour de rôle à Shanti


Nilaya tous les membres d’une même famille frappée
par le sort. De fait, lorsque disparaît un grand malade
dont je m'étais occupé, ses parents et amis, écrasés de
chagrin, me demandent souvent de les aider à accom-
plir le nécessaire travail de deuil.
J'évoquerai d’abord l’exemple de Linda, dont j’ai
abondamment parlé dans un précédent ouvrage, Vivre
avec la mort et les mourants, qui venait de perdre sa
petite fille, emportée par une tumeur au cerveau. À ma
demande, elle viendra avec Lee, l’infirmier qui avait
veillé avec tant d’amour sur la gamine, à l’hôpital des
Enfants Malades de New York.
Ils arriveront le lundi matin, et quoique encore sous
le choc, ils s’intégreront tout de suite au groupe. Il faut
dire que Mal et moi nous étions depuis des mois en
contact avec eux, et qu’ils ne se sentaient donc pas
complètement dépaysés.
Pour Linda, il s’agissait principalement d’essayer de
surmonter sa douleur, et, ce faisant, de venir en aide à
son fils, Rusty, qui avait très mal supporté la maladie
puis la disparition de sa sœur, et qui n’appréciait pas
non plus que sa mère le laisse seul pendant une
semaine pour participer à cet atelier…

83
Lee, quant à lui, espérait que son séjour à Shant
Nilaya lui permettrait, en tant qu’infirmier, d’être
ensuite mieux à l'écoute des enfants malades, ainsi que
de leur entourage.
Précisons, toutefois, que Linda n’aspirait pas seule-
ment à retrouver la paix de l’âme et à reprendre une vie
normale, mais qu’elle entendait aussi partager son
drame avec les autres, témoignage qui prend une
dimension nouvelle par le truchement de ce livre. Car
son cas prouve que, si douloureuse soit-elle, la dispari-
tion d’un être cher ne saurait nous culpabiliser, dès lors
que l’on a fait tout ce qui est humainement possible
pour lui et que l’on ne cherche pas non plus à refouler
sa peine. Dès l’instant, donc, que l’on n’a rien à se
reprocher, que l’on est honnête avec soi-même et que
l’on ne cherche pas à réprimer ses émotions, le chagrin
finit par se dissiper peu à peu.
Leur présence à tous les deux aura un impact consi-
dérable sur les autres participants à cet atelier, en les
renvoyant chacun alors à leur propre lâcheté, à leurs
propres angoisses et au sentiment de culpabilité qui les
rongeait. Je pense notamment à ce médecin qui, à leur
contact, a compris quelle attitude adopter envers les
enfants condamnés et leurs parents.
L’un des inconvénients de ces sessions, c’est que nous
restons assis des heures entières sans bouger. Aussi, cha-
cun profite-t-1l des « pauses physiologiques » pour
prendre un peu d’exercice. Il y en a qui font du jogging,
d’autres de la gymnastique, et d’autres encore qui, tels
Linda et Lee, vont se promener dans les environs

L’anniversaire de Jamie

Chaque atelier donne lieu à une scène unique et bou-


leversante, comme la célébration de l’anniversaire de

84
| Jamie, par exemple. Disparue quelques mois plus tôt,
elle aurait eu six ans, et sa mère se trouvait parmi nous.
J’ai donc décidé avec les autres de marquer le coup et
d’organiser une petite fête-surprise en sa mémoire.
Tous ensemble, nous avons chanté à cette dame les airs
favoris de sa petite fille, et de mon côté je lui ai offert
un bouquet de lys, cueillis le matin même dans la val-
lée. Lee, pour sa part, lui confectionnera un joli
papillon en verre teinté, symbolisant la continuation de
la vie après la mort, débarrassée de l’enveloppe corpo-
relle, « le cocon », comme j'ai l’habitude de dire.
On a toujours, chez nous, la possibilité de s’isoler de
temps à autre pour réfléchir et faire le point. Ainsi, plu-
tôt que de participer aux séances de relaxation/médita-
tion, certains préfèrent-ils aller se promener dans la
montagne et écouter le chant des oiseaux, et le mur-
mure du vent.

Rob

C’est au cours de l’une de ces promenades cham-


pêtres que Rob se liera d’amitié avec Linda. Lui aussi,
il venait de perdre un enfant. Complètement désem-
paré, ne sachant plus vers qui se tourner, il était sur le
point de tout lâcher et de quitter sa femme. Il était
d’ailleurs venu avec elle en consultation quelques
semaines auparavant, à la suite de quoi, fidèle à mon
habitude, je l’avais invité à participer — seul, car son
épouse, qui allait bientôt accoucher, était sans doute
mieux chez elle — au prochain atelier, qui devait se tenir
à Oceanside, non loin de San Diego. Mon souci princi-
pal était d'éviter qu’il ne fasse supporter à son épouse
le poids de son chagrin, et qu’il ne la transforme en
bouc émissaire.
Il pourra alors se rendre compte, en comparant sa

85
.l
SN

situation avec celle‘de Linda, que, dans son malheur, il


avait eu de la chance, et que le pire — voir mourir à petit
feu son enfant — lui avait été épargné. Nul doute que,
dans son état, il ne l’aurait pas supporté, et Dieu sait à
quelle extrémité cela l’aurait conduit.
Son enfant s’était noyé. Brutalement confronté au
fait accompli, il n’avait pas eu le temps de s’y préparer,
et donc d’en passer par les stades que j’ai décrits dans
mes précédents ouvrages. En arrivant, il était écrasé de
douleur, totalement désespéré et révolté contre l’injus-
tice du sort. Ce n’est que progressivement, en appre-
nant à se confier, sur l’exemple des autres, qu’il sera en:
mesure de faire la part des choses et de comprendre
qu’il n’était pas le seul à souffrir.
Je me souviens; l’atelier tirait à sa fin, nous étions
tous réunis dans la grande pièce. D’un seul coup, il
s’est levé, et il s’est précipité au-dehors. Intriguée, je
l'ai suivi discrètement. Il s’est dirigé tout droit vers la
piscine, creusée au milieu du jardin. Il venait de nous
expliquer que, depuis la mort de son fils, il éprouvait
une véritable phobie de l’eau et un profond dégoût pour
la musique, lui qui auparavant aimait tant nager et jouer
du violoncelle...
Et il a sauté, oui, il a piqué une tête tout habillé dans
le bassin, juste après nous avoir confié son drame ! Je
me suis assise sur la dalle et je l’ai regardé évoluer,
plonger, remonter à la surface, traverser le bassin de
part en part. Au bout d’un moment, il est venu vers
moi. Il s’est appuyé sur le rebord; il m’a touché le
pied; il hésitait.. Mais bientôt, il s’est laissé aller à de
nouvelles confidences.
J'aurai ensuite la joie de le voir revenir auprès de sa
femme, pressé d’accueillir et de combler d’amour leur
prochain enfant. Et, bien entendu, il se remettra à nager
et à jouer du violoncelle.
{

86
Paul et Cheryl
J’ai fait la connaissance de Paul et Cheryl à l’aéro-
port de San Francisco. Je venais de donner trois jours
de conférences en Californie du Nord et j'étais exté-
nuée, et de surcroît presque aphone. J’attendais au gui-
chet ma carte d'embarquement, quand un jeune couple
s’est approché timidement et a demandé à me parler.
Diable! Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils tom-
baïent mal...
J'ai l’ai regardé, lui, ce grand rouquin, barbu comme
un Père Noël, qui avait l’air totalement effondré. C’est
sa femme qui a pris la parole. Pendant que l’on me don-
nait ma carte d'embarquement elle m’a raconté qu'ils
venaient, coup sur coup, de perdre leur fils de quatre
ans, emporté par une anémie fulgurante, et d’apprendre
que leur fille de treize ans était atteinte d’un cancer
généralisé. L’horreur absolue. Ils touchaient le fond de
la détresse et ils ne savaient plus à qui s’en remettre.
L'heure tournait. Les passagers s’apprêtaient à
embarquer. J'ai alors prié; oui, j’ai invoqué la miséri-
corde divine : « Seigneur, accordez-moi une heure,
juste une heure, avec ces malheureux ! » Et le Ciel m’a
exaucée. J’ouvrais la bouche pour répondre à Cheryl,
quand on a annoncé que le vol était retardé de soixante
minutes environ. J’añremercié la Divine Providence,
et nous sommes allés nous asseoir tous les trois sur une
banquette.
Là, je leur ai d’abord parlé de mes recherches sur la
mort et sur la vie dans l’au-delà, et je les ai invités à se
rapprocher le plus possible de leur fille et de profiter au
maximum des derniers mois à passer avec elle. Bien
entendu, je les ai conviés à participer au prochain ate-
lier, à Oceanside, près de San Diego.
Ils viendront donc, et, après avoir déployé des trésors
de sagesse et de compréhension, ils repartiront transfor-
87
De
més par la grâce dè l’amour. Mais je parle trop; écou-
tons-les plutôt. Voici la retranscription de la cassette
qu’ils m’ont adressée peu après leur retour.

Paul

« Salut, Elisabeth! Ici, Paul. D’abord, j'espère que


tout va bien, et je vous embrasse très fort. Cheryl m’a
dit que vous vouliez savoir comment nous avons vécu
cet atelier, et ce que nous en avons retiré. Bon, alors
voilà.
Avant de venir à Shanti Nilaya, ma vie ressemblait à
un calvaire; tout était affreux; plus rien n’avait de
‘ sens. J'étais accablé, anéanti…
Songez : apprendre, quelques mois seulement après
la mort de votre fils, un gosse de quatre ans à peine, que
sa sœur de treize ans est atteinte d’un cancer généralisé,
et qu’elle en a pour moins d’un an à vivre! Il y a de
quoi perdre la tête !
Heureusement, on m’avait déjà parlé de votre travail,
et javais eu l’occasion de lire plusieurs livres de vous.
C’est sans doute ce qui m’a poussé, au départ, à
prendre contact avec vous. Ainsi que votre voix; oui, il
y a quelque chose qui m’a tout de suite frappé, dans
votre timbre, dans votre intonation, quand j’ai écouté
l’enregistrement de l’une de vos conférences; je ne sais
pas, mais ça m’a fait tout drôle.
Bon, alors, je suis venu. Tout d’abord, il faut bien le
dire, j'ai cru que c’était un coup pour rien, et que je
m'étais trompé d’adresse. Oui, toute cette bande de
pleurnichards, qui passaient leur temps à s’apitoyer sur
leur sort, ça me paraissait d’un ridicule fini ! Du cirque,
voilà ce que c’était à mes yeux, et ça m’exaspérait !.…
Mettez-vous à ma place : je ne voyais pas ce que
J'étais venu faire dans pareille galère, et encore moins

88
ce que je pourrais en retirer de positif. Je suis donc
d’abord resté prudemment en retrait.
Au milieu de la semaine, pourtant, jai commencé à
voir les choses autrement, et à ressentir le désir de
m’impliquer dans le groupe. Quand même, tous ces
gens qui tombaient à genoux, et qui se défoulaient en
hurlant sur le matelas, ça me perturbait... Je sentais
bien que ce n’était pas du chiqué, et que je ne ferais pas
mal d’aller, moi aussi, matraquer la couverture. Seule-
ment, voilà, j'étais trop fier pour l’admettre, et je
n’avais pas du tout envie de me donner en spectacle !.…
Mais, de votre côté, vous aviez déjà compris. Et c’est
pourquoi, jeudi, vous m’avez soufflé que votre assistant
pourrait peut-être m’aider. Pas besoin de mettre les
points sur les “”; j’ai vu tout de suite où vous vouliez
en venir. Et j’ai dit oui. Oui, puisque si je restais, autant
aller jusqu’au bout...
Nous sommes donc passés dans la pièce voisine, lui
et moi. Il n’a pas eu besoin de pousser beaucoup;
j'étais prêt. Du moment qu’il n’y avait personne
autour. J’ai fondu en larmes. Il m’a donné le bout de
tuyau. Je l’ai agrippé sauvagement, et j'ai frappé,
frappé le matelas, en hurlant comme un possédé que
j'en avais assez, et que ça ne pouvait plus durer. Il
fallait que ça sorte, coûte que coûte!... Alors j'ai
explosé, et j’ai donné libre cours à ma douleur. “TI faut
en finir! Je n’en peux plus, je n’en peux plus !”, répé-
tais-je en tapant comme un forcené sur le matelas.
J'ai fini par m’arrêter, à bout de souffle, groggy, mais
aussi complètement soulagé, flottant dans une douce
euphorie.. Votre assistant m’a touché l’épaule. Jai
tressailli. “Es-tu prêt, me demanda-t-il, à répéter devant
les autres ce que tu m’as dit ?” J’opinai. Il me ramena
donc, étrangement calme, totalement pacifié, dans la
salle, et je m’en fus m’asseoir avec lui au pied d’une
chaise.

89
Affalée sur le matelas, une dame était en train de se
raconter. Je l’ai écoutée, comme tout le monde; enfin,
pas vraiment. Comment vous expliquer?Je me sentais
transporté dans une autre dimension, “ravi”, pour
employer le langage des mystiques.
Vous m’avez invité à prendre la parole. J'étais bien .
embarrassé. Par où commencer ? Tout était si clair, et si
compliqué à la fois! Ça me rappelait mes expériences
psychédéliques, dans les années soixante. Sauf que là,
je n’avais rien pris, et que c’était infiniment plus pro-
fond. J'étais ébranlé, jusque dans le tréfonds de mon
être, lucide, muet, libéré, paralysé, hébété, transfi-
guré.…
Quand vous êtes revenue à la charge, j’ai levé les
yeux, et, croisant le regard de Cheryl, j’ai vu qu’elle
m’encourageait à sauter le pas; alors, j'y suis allé
franco. Je me suis tourné vers les autres, et j’ai dit :
“Voilà, moi je suis Paul, et je vous aime tous autant que
vous êtes !”... C’était trop; il fallait que je bouge, que
je crie; alors vous m’avez souri, et vous m’avez serré
très fort dans vos bras, tandis que j’éclatais en sanglots.
J'ai pleuré, oui, j’ai pleuré de joie, et de gratitude,
d’avoir pu, grâce à vous et à votre assistant, exorciser
ma peine et ma douleur, et tirer un trait sur le passé.
Maintenant, je pouvais regarder la réalité en face, et
repartir d’un bon pied dans la vie.
Mon angoisse et ma fureur n’avaient pas disparu
pour autant, elles restaient là, à fleur de peau; et pour-
tant c’était du passé;quelque part, je les avais surmon-
tées, définitivement ; j'étais passé maintenant au stade
supérieur, j'avais atteint un niveau de conscience
inégalé.… La vie, horrible et belle, la vie, avec son cor-
tège de drames et d’injustices, la vie n’a pas de prix...
C’est ce que j'ai essayé d’expliquer, mon soulagement,
mon allégresse de réintégrer le monde des vivants, qui
ont tous tant à recevoir, et tant à donner !Et ce coup-ci,

90 | $
j'ai dit tout ce que je ressentais, et sans aucune honte
ou fausse pudeur; c’est sorti tel quel, et j’ai parlé pen-
dant des heures
J'ai vécu le repas de midi comme un intermède déli-
cieux. Cheryl était avec moi. Nous sommes allés
ensuite tous les deux nous asseoir dans l’herbe, et pour
la première fois, sans doute, je lui ai parlé à cœur
ouvert. Elle s’en est rendu compte, et nous y avons
alors gagné une merveilleuse complicité.
C’est seulement le soir, à la veillée devant le feu de
camp, que j’en ai tiré la leçon; ça m’a alors sauté aux
yeux : arrivé brisé par le chagrin, je repartais l’âme en
paix, et délivré de tout ce qui me torturait. Pour moi, ça
tenait du miracle. J’avais l’impression d’avoir accom-
pli l’impossible !.…
Je planais complètement en rentrant à la maison. Et
en même temps, c’était tout à fait positif, il n’y avait
pas l’ombre d’un doute là-dessus. Ça a duré quelques
semaines, puis je suis redescendu tout doucement de
mon nuage. À la différence que maintenant je n’avais
plus peur d’affronter la réalité; non, car désormais je
me savais responsable de ma propre vie. J’avais beau
être à plat, il me restait suffisamment de ressort pour
repartir d’un bon pied. Il me fallait juste tirer la leçon
de ce que j'avais appris avec le groupe. Aujourd’hui, je
me sens beaucoup plus sûr de moi, je ne sais pas com-
ment dire. Enfin, il faut accepter la vie et la mort
comme elles viennent, et prendre acte de ce qui vous
arrive. Il y a comme ça des gens qui vous donnent tout
ce qu’ils ont; à vous ensuite de vous débrouiller avec.
_ C’est précisément ce que je m’efforce de faire à l’heure
actuelle... :
Ce premier atelier, tout comme le second avec
Kamala, m’a poussé à m’assumer et à vivre à fond,
malgré la mort de mon fils et l’horrible maladie de ma
fille. Au bout du compte, j'ai pris conscience de la

91
- FFE - Er]

dimension spirituelle de l’existence. Il faut bien avouer


que jusqu'alors ça ne me tracassait pas beaucoup.
Certes, il m’arrivait d’y penser de temps en temps, mais
enfin sans plus, et ça ne portait pas à conséquence. À
vrai dire, je m’en fichais un peu. Mais depuis que j'ai
effectué ces deux séjours à Shanti Nilaya, la religion et
les questions d’ordre métaphysique — tout ce qu’aupa-
ravant je rejetais, ou plus exactement que je traitais à la
légère — tiennent une place de plus en plus importante
dans ma vie. Sur ce plan-là, il y a eu un changement
radical. J’ai l'impression d’être en communication avec
l’invisible, avec toute cette réalité transcendante.
Désormais j’ai rétabli la liaison, et le courant passe.
De plus en plus aussi avec Kamala, maintenant que
je l’aime, tout simplement, sans rien demander en
échange, et que je sais, grâce à vous, que c’est ce qu’il
faut faire. Merci infiniment, Elisabeth.
Paul »

Cheryl
« Salut, Elisabeth! Vous voulez savoir ce qui a
changé en moi, depuis que je suis venue à Shanti
Nilaya?
Disons, pour commencer, que je considère que notre
rencontre, à l'aéroport de San Francisco, a été provi-
dentielle. Oui, à l’époque, j'étais au trente-sixième des-
sous... Paul me faisait une vie impossible. Ça le révol-
tait que son fils soit mort, et il en voulait au monde
entier. Quant à moi, j'étais incapable de prendre le
moindre recul et de regarder les choses d’une manière
lucide. Je ne suis guère plus avancée maintenant, et
pourtant ça va tellement mieux
Pour commencer, cet atelier m’a fait prendre
conscience de ma vulnérabilité et de mon insécurité

92
foncières. Avant, je doutais de tout; de la vie, de
l’amour, de moi-même et des autres. Depuis, c’est le
contraire.
Au départ, pourtant, c’était l’enfer. Croyez-le ou non,
mais j’ai vécu des moments horribles. Parce qu’alors je
me suis retrouvée face à moi-même, à mon maso-
chisme et à ma lâcheté. Il m’a bien fallu admettre que
je n’étais pas un cas isolé, mais que tout le monde ici
bas porte sa croix, et qu’avant de trouver le bonheur on
doit souvent vaincre le désespoir…
Lorsque Kamala a commencé à souffrir de son can-
cer, inconsciemment ça m’a révoltée, et j’ai effectué
une sorte de barrage mental. J’ai refusé d’y croire, j’ai
tout fait pour nier l’évidence. Mais quand ce sera au
tour de mon petit Typheen d’être emporté, en à peine
trois semaines, par une maladie de la moelle épinière,
alors là, ce sera le coup de grâce. je toucherai le fond
du désespoir. Je n’aurai plus la force de lutter; il me
faudra de l’aide, à tout prix.
Mon séjour à Shanti Nilaya m’a ouvert les yeux.
Grâce à vous et aux autres, j’ai redécouvert l’amour, et
ce pouvoir merveilleux qu’il a de transformer tous ceux
qu’il touche, et de les conduire à la paix et à la sérénité.
Mais avant de pouvoir se réconcilier avec soi-même et
avec les autres, il faut descendre au fond du puits; ça
aussi, je l’ai compris.
Une femme, en particulier (je tairai son nom), m'a
énormément apporté. C’est grâce à des gens comme
elle que j’ai pu repartir à zéro, et me retrouver tout à
coup dans la peau d’un petit bébé qui apprend à mar-
cher : un beau jour, il se lance, il fait ses premiers pas,
et il découvre que le monde est vaste, et la liberté infi-
nie. Voilà ce que j’ai vécu là-bas, et cela m’a marquée
à jamais.
Et Paul, me demanderez-vous ? Ah, Paul... Si vous
saviez ! Pour nous deux, ça a été un nouveau départ.

93
Après avoir mis les choses au point, nous nous sommes
retrouvés, lui et moi, et notre couple en est sorti plus
uni et plus soudé que jamais.
Et puis il y a eu le second atelier, celui où nous
sommes venus avec Kamala. En arrivant, c’était l’hor-
reur absolue. J’ose à peine en parler. Voir mourir à petit
feu son enfant, dans des douleurs épouvantables… Il y
a de quoi tomber folle !Du fond de ma détresse, j'ai
alors compris ce qu’avait ressenti Paul, après la mort de
Typheen. Comme lui, auparavant, j'avais une attitude
ambivalenteà l” égard de notre fille: je l’aimais, je
l’adorais, et en même temps je la détestais; oui, je la
haïssais de nous faire un coup pareil...
J’ai eu du malà l’accepter. Ça n’a pas été facile,
croyez-moi, de reconnaître que c’était ça qui m’empoi-
sonnait l’existence, et qui me coupait de mon mari et
de ma fille...
Pourtant, la vie n’est pas rose. L’état de Kamala ne
cesse d’empirer. Elle souffre continuellement, et elle ne
peut plus se déplacer. Mais la petite flamme continue à
briller, maintenant je le sais. Et je remercie le Ciel de
tout — y compris de ce qui nous arrive en ce moment.
Oui, car désormais j’ai l’âme en paix, et la conscience
tranquille.
Il ne me reste plus maintenant qu’à vous remercier,
vous et tous ceux qui vous entourent, de nous avoir fait
retrouver tous les trois la sérénité, Paul, Kamala et
moi. »

Kamala mourra quelques semaines plus tard. Elle


laissera un souvenir inoubliable à tous ceux qui l’auront
approchée.
Elle était pourtant bien rétive, en arrivant. Mais heu-
reusement ça n’a pas duré longtemps, et, en nous
ouvrant son cœur, elle ouvrira aussi le nôtre.

94
Je me trouvais alors à 500 km de là, dans l’Oregon.
Les avions étaient cloués au sol par le brouillard, et je
regardais avec angoisse tourner l’heure. Mais, par
chance, ou plutôt par miracle, j’ai réussi à trouver un
vol pour San Francisco. Paul est venu me chercher à
l'aéroport, et j’ai donc pu accompagner Kamala dans
ses derniers moments. Elle s’est éteinte en milieu
d’après-midi.…
J'aurai par conséquent le triste et merveilleux privi-
lège d’assister Paul et Cheryl en cette tragique soi-
rée. Restée pour la nuit, je dormirai dans le lit de
Kamala (qui reposait au salon mortuaire municipal).
Là, je ferai une découverte émouvante : caché sous les
draps, son petit ours en peluche qui jouait Green
Sleeves — celui-là même que nous lui avions offert le
dernier jour, à Shanti Nilaya. Visiblement, elle avait
effectué lé grand passage en le serrant entre ses bras…
Je suis restée en contact avec Paul et Cheryl. Ils
s’efforcent maintenant de faire profiter de leur expé-
rience les gens qui se trouvent dans le même cas, et,
pour ma part, j’admire le courage de ce jeune couple
qui a su se remettre en question quand le drame a
éclaté.
XII

LES QUADRIPLÉGIQUES

Comment rendre compte de ce qui, par nature,


échappe au langage et à une compréhension purement
intellectuelle? Il est pratiquement impossible d’expli-
quer ce qui s’est vraiment passé dans un atelier.
D'abord, parce que c’est une question d’amour, de ten-
dresse, de sincérité, et ensuite parce que ce n’est que
l’amorce d’une longue évolution. Des années après, je
reçois toujours des lettres d’anciens stagiaires, soucieux
de me tenir au courant de leurs progrès; lesquels sont
réalisés, faut-il le préciser? sans l’aide d’aucun psycho-
logue ou psychiatre.
J'ai depuis toujours accordé une attention particu-
lière aux infirmes et aux invalides. À force de voir des
enfants handicapés, j’ai pu ainsi constater qu’un
aveugle, un sourd, un muet ou un paralytique est rare-
ment considéré comme un être humain à part entière,
libre et responsable, mais qu’on a presque toujours ten-
dance à l’infantiliser, voire à l’ignorer ou à le rejeter.
Par réaction, il se replie sur lui-même et il devient inac-
cessible. :
Confrontés chez nous aux souffrances des autres, ces
gens s’aperçoivent qu’il n’est pas besoin d’être malade
pour souffrir le martyre et trouver la vie atroce... Dès
lors qu’ils cherchent à communiquer, nous devenons

96
leurs bras, leurs jambes, leurs yeux... À preuve le
témoignage de cette quadriplégique, qui a pourtant eu
bien du mal au départ à s’intégrer au groupe.

Eileen

« Cet atelier m’a fait un bien fou. Le vendredi matin,


je me suis réveillée sereine et confiante, pleine d’une
grande paix intérieure qui ne va plus me quitter. Je serai
alors bien plus disponible... bien plus sûre de moi
aussi, et bien plus équilibrée !
Je ne saurais vous dire tout ce que je vous dois. À
mes yeux, vous êtes une véritable bénédiction.
Quand je pense à vous, c’est toujours votre naturel,
votre simplicité, et aussi, parfois, disons-le, votre timi-
dité, qui me frappent. Et j’éprouve toujours un petit
pincement au cœur en songeant à ce à quoi Vous COnsa-
crez votre vie...
Je me sens maintenant si proche de vous... Cet ate-
lier, pour moi, aura tenu du miracle. Quelle surprise, au
début, de tomber sur quelqu'un comme vous, qui
accepte sans façon ce qu’on lui donne. Mon ami était
carrément ravi de pouvoir vous offrir un café! Le plus
drôle, là-dedans, c’est que recevoir, c’est déjà donner.
Et vice versa.
Quand je songe à ma vie, et que je me demande
pourquoi je me retrouve paralysée, la réponse vient
d’elle-même : “Pour apprendre à recevoir.” Ça paraît
peut-être simple, mais vous savez bien, personnelle-
ment, que ce n’est pas facile.
Bonne nouvelle! L’an dernier, à Flossmoor, vous
vous en souvenez, je vous ai longuement expliqué, au
salon, pourquoi je ne pouvais pas aller en Californie.
Vous vous êtes penchée vers moi : “Laisseriez-vous
donc un fond de tristesse gâcher votre vie?” m’avez-

97
ii

vous demandé. Bon, alors je suis venue, j’ai fait un tra-


vail sur moi-même, et ça s’est débloqué. Je n’aurais
jamais cru dépendre à ce point de mon petit environne-
ment protecteur. Jamais non plus je n’aurais imaginé
que cela me tenterait d’aller passer l°hiver sur la côte
Ouest. À première vue, il ne faut pas trop y compter. Je
sais pourtant que ce voyage se fera, si Dieu le
veut.

Avec toute mon affection,


Eileen »

Il est prodigieux de voir à quel point les gens comme


Eileen, atteints de sclérose en plaques et qui se retrou-
vent complètement paralysés, peuvent changer en
l’espace de quelques jours. Vu leur état, ils font l’objet
de soins constants, et ils vivent à un rythme entièrement
différent du nôtre — ce qui les rend souvent bien capri-
cieux. Ils sont fréquemment très exigeants, en venant
s'inscrire : il leur faut leur chambre particulière, leurs
amis, leurs gardes-malades.… Afin d’éviter tout malen-
tendu, je précise d’emblée qu’ils n’ont le droit d’ame-
ner qu’une personne avec eux, VU que nous avons tou-
jours sur place suffisamment de médecins, de
psychologues ou d’infirmières pour parer à toute éven-
tualité.… |
Dès lors qu’ils se plient à cette condition, tous les
espoirs sont permis — même si au départ je sens bien
qu’ils m’en veulent et qu’ils boudent dans leur coin.
Pour s’ouvrir aux autres et s’impliquer dans le groupe,
il leur faudra au préalable prendre conscience de ce qui
ne va pas chez eux. Je disais tout à l’heure qu’il était
presque impossible de rendre compte de tous les chan-
gements intervenus chez des gens comme Eïileen, à
l'issue de ces ateliers. C’est vrai, je n’exagère pas. Mais
laissons-lui plutôt la parole. J’ai reçu, au bout de six

98
mois, une lettre que je ne devais ouvrir qu’après sa
mort. La voici :

« À ma famille et à mes amis,

€e que j'ai à dire est très simple, mais vous me


connaissez... J’ai demandé à Maribeth de lire cette.
Tu ris, Elisabeth, mais je sais que tu as le cœur gros.
Je t'aime!
Pour l’heure, j’ai conscience de n’être pas grand-
chose, avec mon petit moi... Kathy Sullivan m’a dit un
jour : “Tu es bien contente, n’est-ce pas, d’être toi-
même ? Eh bien, dis-toi maintenant que tu es plus que
ça, car en toi, il y a Dieu !” C’est à peu près là que j’en
suis en ce moment, et je n’oublie pas que jamais je
n’aurais pu, sans vous, apprendre à me connaître. et à
découvrir Dieu en moi!
J'ai désormais atteint une plénitude, une richesse
incomparables, en moi-même et en Lui. Vous êtes cha-
cun un peu de moi. C’est vous, d’une certaine manière,
qui m’avez faite.
Comment vous remercier?
Je suis libre comme l’air... Je vais au bal (je danse à
merveille !).. Je cours sous la pluie, je me promène
toute nue au bord de la mer, caressée par la douce et
merveilleuse lumière divine. Et je reste toujours auprès
de vous; je goûte vos larmes, je partage votre détresse.
Tenez, je vous ai apporté un cadeau ! Un amour, pur,
limpide et salutaire.
Imaginez un peu ce que serait le monde, si chacun
ici-bas s’ouvrait, et se laissait guider par l’amour…
C’est ça, mon cadeau. Pendant que vous êtes là, pour
célébrer ma nouvelle vie, je voudrais en profiter pour
vous insuffler à tous cet amour; servir en quelque sorte
d’intermédiaire entre vous et le Bon Dieu. Ne vous
inquiétez pas; je lui ai demandé, et il est d’accord!..

99
Alors, de grâce, chassez tout ce qui ne va pas, ouvrez
votre cœur, votre esprit et votre âme, et goûtez l’amour
d’un Père tout puissant et bienveillant.
Oui, vous en êtes tous capables ! Bon, alors, d’ accord
pour communier tous ensemble une dernière fois ?

Eileen Marie Kral »


(7 mai 1940 - 15 novembre 1980)

: Geri

Une autre quadriplégique de nos amis s’appelait


Geri. Originaire de l’Illinois et cadette d’une famille
de deux enfants, cette jeune personne habitait la région
de San Francisco depuis l’âge de dix ans. L’année de
son entrée à l’université, on diagnostiquera chez elle
les premières atteintes de ce mal terrible qu’est la sclé-
rose en plaques. Elle quittera alors définitivement sa
famille, et elle s’en ira vivre dans un centre spécialisé
tout en poursuivant ses études. Finalement, son
diplôme en poche, elle s’installera comme psycho-
logue-conseil.
Je lui ai demandé de nous livrer, elle aussi, ses
impressions sur Shanti Nilaya. Voici son témoignage :

« Bonjour, Elisabeth! Ça fait un bail que nous


n’avons pas discuté toutes les deux. Bon, d’abord, il
faut que je vous explique où j’en étais, avant mon pre-
mier séjour à Shanti Nilaya, en octobre 1977. À
l’époque, j'étais totalement désespérée, et je n’avais
plus goût à rien. Les médecins ne m’avaient pas caché
que je devrais tôt ou tard subir une trachéotomie, voire
être branchée sur poumon artificiel, et je n’avais pas du
tout envie d’en arriver là. Bien décidée au contraire à
en finir le plus vite possible, javais quasiment cessé de

100
m’alimenter depuis un an et demi — ce qui, soit dit en
passant, m’obligeait à employer des ruses de Sioux
avec mon entourage, qui me donnait la becquée -— et
j'étais devenue squelettique…
Depuis quelques semaines, pourtant, j'avais
retrouvé un semblant d’appétit. Mais je respirais de
plus en plus mal, et l’on parlait avec insistance de me
relier à un poumon artificiel. On ne m'avait pas dit
ouvertement que j’allais bientôt mourir, mais je sentais
bien, moi, que je n’en avais plus pour longtemps. C’est
alors que je vous ai entendue parler à Los Angeles, au
congrès de l’Association américaine des Handicapés,
_et il s’est produit un déclic chez moi. J’ai compris, en
mon for intérieur, que, puisque précisément J'étais
condamnée à plus ou moins brève échéance, il me fal-
lait profiter au maximum du temps qu’il me restait à
vivre ici-bas…
Seulement, je n’arrivais pas à sauter le pas, et à me
résoudre pour de bon à venir vous voir. D’abord, ça me
_ terrifiait de me retrouver dans un groupe; et ensuite,
j'étais quasiment certaine de ne pas en revenir
vivante.
Cet atelier va me rassurer complètement. La vie, je le
découvrirai alors, est un trésor d’une valeur inesti-
mable, dont il faut profiter à fond. Je ne sais pas trop à
quoi c’est dû, mais j'imagine que les autres y sont pour
beaucoup...
Au début, je me rappelle, je n’arrivais pas à pleu-
rer, et j'avais l’impression d’être anormale. Vous
m'avez rassurée, en m’expliquant que j'avais sans
doute appris très tôt à taire mes sentiments et à dissi-
muler mes émotions, et que l’on ne pouvait pas chan-
ger du jour au lendemain. Ça m'a complètement
remonté le moral, et je suis ensuite rentrée chez moi
gonflée à bloc.
Là, il faut bien voir que mon attitude va changer du

101
1
tout au tout. D’abord, je vais me préparer à mourir et
prendre à cet égard toutes mes dispositions, en enga-
geant une garde-malade et en interdisant formellement
aux médecins de jamais me brancher, quoi qu'il
‘advienne, sur poumon artificiel. Peu m’importait,
désormais, de quitter ce monde bientôt, ou de tenir
encore des années : la question n’était pas là. Non, ce
que je voulais, c’était aller jusqu’au bout, achever le
processus engagé à Shanti Nilaya et tuer en moi la
vieille Geri, celle qui étouffait l’autre.
” Je suis retournée à l’une de vos conférences, en mars
ou avril 1979, je ne sais plus exactement. C’est alors
que vous m’avez invitée à revenir passer une semaine à
Shanti Nilaya. Sur le coup, j’ai bien failli refuser, hein;
mais enfin, je me suis reprise aussitôt et j’ai dit oui.
Il est vrai que je n’en pouvais plus de vivre dans le
mensonge. Depuis le début, oui, je jouais la comédie ;
et ça ne pouvait plus durer. Seulement, il n’est pas si
facile de renoncer à ses vieilles habitudes, surtout
quand on y trouve son compte. J’avais parfaitement
rodé mon numéro de grande malade, voyez-vous : tout
le monde était à mes petits soins, on me cédait tous mes
caprices. Bien sûr, ce n’était pas vraiment le bonheur…
Non, mais, au moins, ça me rendait la vie suppor-
table. D’ailleurs, j'étais très prise — enfin, façon de par-
ler;disons que je m’occupais de tas de choses, pour
oublier le reste. J’évitais ainsi de me retrouver face à
moi-même ; une attitude de fuite, en somme, qui me
procurait un calme et une sagesse complètement 1llu-
soires. Il fallait absolument que j’arrête mon cinéma —
dussé-je en pleurer des larmes de sang;et Dieu sait que
pour moi ça signifiait une cruelle remise en question…
Voilà ce qui m’a déterminée à revenir à Shanti Nilaya.
Là-bas, c’est vrai, j’ai d’abord eu un comportement
bizarre. Au début, j’écoutais, impassible, les autres
faire le récit de leurs malheurs. Apparemment, ça me

102
laissait indifférente. Mais, au fond, j'étais bouleversée,
et je brûlais d’envie d’intervenir moi aussi... Alors,
d’un seul coup, j'ai craqué. Personne ne s’en est
aperçu, sur le moment, sauf Jaima. Je lui avais
demandé de me conduire aux toilettes; là, devant le
lavabo, je me suis effondrée en larmes. Je pleurais
comme une fontaine. C’était horrible. Le pire, c’est que
je ne savais même pas pourquoi
Même scénario le lendemain soir, mercredi, à l’heure
du repas. Là encore, je me suis mise à sangloter devant
la glace. Jaima a tenté de me réconforter. Nous sommes
sorties toutes les deux dans la cour, mais j’ai piqué une
nouvelle crise de larmes en entendant sonner le
carillon. Jaima m’a alors ramenée à l’intérieur, dans la
petite pièce, et elle m’a installée sur le matelas. Je pleu-
rais tout mon soûl,; j'étais inconsolable... Voyant cela,
elle est allée vous chercher.
Vous vous êtes assise à côté de moi, et cela a suffi à
me calmer. Je me suis alors mise à parler; de tout et de
rien; de la mort de ma mère, par exemple, qui m’avait
tellement culpabilisée, à l’époque, et aussi du fait que
je n’avais jamais su communiquer avec les autres ni
exprimer ce que je ressentais…
Brusquement, tout ce que j'avais soigneusement
refoulé, ma tristesse, mon désespoir, est remonté à la
surface. Et ce n’était que le début : de retour à la mai-
son, je vais continuer à pleurnicher chaque fois que l’on
me conduira aux toilettes, ou qu’on me lavera la tête,
ou qu’on me brossera les dents — toutes choses qu’un
individu normal accomplit machinalement, mais que,
moi, je suis incapable de faire par moi-même.
Ah oui, vraiment, quelle terrible humiliation, que de
ne même pas pouvoir aller au petit coin toute seule ! Je
manquais dramatiquement d’autonomie. Depuis quinze
ans, je vivais en pleine tragédie. Mais je n’en laissais
rien voir; toujours souriante et de bonne humeur,

103
& 4

jamais je ne me plaignais ni ne faisais de manières. En ï


réalité, cette apparente sérénité cachait un profond
désespoir. Ce n’était au vrai qu’un mécanisme de
défense, -une manière de fuir une situation insuppor-
table, qui m’échappait complètement…
Bref, je continuais à tricher, avec mon état physique,
avec ce que je ressentais, et dans mes rapports avec les
autres. Mais voilà, à Shanti Nilaya, il m’a bien fallu
regarder les choses en face, et admettre que c'était à
moi de m’assumer, que personne ne pourrait le faire à
ma place. Je ne pouvais plus me bercer d'illusions et
m’imaginer que la mort viendrait bientôt me délivrer de
mes tourments. Non, il me fallait être réaliste, j’en avais
encore pour des années à vivre, et il était grand temps
de me prendre en charge.
Je me souviens de cette dame, dans le premier ate-
lier, qui venait de perdre son enfant. Ça l’avait complè-
tement chamboulée, et elle hurlait de rage en frappant
le matelas... Pauvre femme ! Je ne sais pas pourquoi,
mais, à la voir comme ça, j'ai éclaté en sanglots.
J’aurais-tellement aimé que l’on pense un peu à moi,
dans ma famille. |
Lors de mon second séjour à Shanti Nilaya, j’ai fait
la connaissance d’une autre personne, dont le mari était
atteint, lui aussi, de sclérose en plaques. Ça m’a fait un
coup au cœur, d’apprendre qu’elle avait été obligée de
le placer dans un centre spécialisé. Depuis toujours,
c’est ma hantise, terminer à l’hospice…
La vie, c’est drôle, quand même. Il a suffi que sou-
dain j’ai envie de faire pipi pour prendre conscience de
ma misère. Sans doute parce que, ce jour-là, nous
avions fait sauter tous les blocages, et que ma détresse
m'est apparue au grand jour, inévitable, incontour-
nable. Tout mon système de défense s’est effondré…
Quand on a le courage d’exposer ainsi devant les
autres ses chagrins et ses peines, on les incite à faire

104
pareil et à entreprendre à leur tour un examen de
conscience. Je veux dire dans la vie en général, pas seu-
lement à Shanti Nilaya. Du coup, on se retrouve plongé
dans un océan de douleur. Mais on n’a plus peur; non,
car tout le monde est dans le même bain, et personne
ne songe à se défiler. Chacun se sent au contraire invité
à verbaliser tout le non-dit qui faisait jusqu’alors obs-
tacle à son bonheur.
À Shanti Nilaya, on jette le masque. Chacun se pré-
sente comme il est, avec ses forces et ses faiblesses, et
il s'engage à jouer le jeu honnêtement et à aller
jusqu’au bout, sans se soucier du reste. Tous, nous
sommes guidés par une exigence de franchise et de
transparence intégrales.
Cela dit, il faut bien reconnaître que, dans le premier
atelier, nous avons eu un mal fou, au début, à établir la
communication. Nous restions tous sur nos gardes. La
déception était générale, et ça faisait jaser. Jusqu’à ce
que quelqu'un se décide à se lancer. Une femme qui
s’en est prise aux fumeurs, en leur reprochant
d’asphyxier tout le monde avec leurs cigarettes. Le
pire, disait-elle, c’est qu’on ne pouvait pas échapper à
la fumée, et qu’ils ne nous laissaient pas le choix. Bon,
en général, quand je me trouve dans un groupe, j'essaie
de ne pas me faire remarquer et je reste dans mon coin. -
Alors donc, là, il y avait cette dame, qui expliquait
qu’elle étouffait dans cette tabagie; et on l’écoutait
dans un silence religieux.
Et voilà que, brusquement, je mets les pieds dans le
plat, et que je lâche que nous avons toujours le choix, et
que nous sommes libres. Je ne sais pas, ça m'est venu
comme ça, sans réfléchir. En tout cas, ça suffira à chan-
ger radicalement l’atmosphère du groupe. _
D'’ordinaire, on n’ose pas parler de ses problèmes —
chagrins, peurs, regrets, amertumes, colère, sentiment
de culpabilité, etc. —, mais on garde tout ça pour soi.

105
A, 7 3

L'ennui, c’est qu’à ce petit jeu on ne vit qu’à moitié. À


Shanti Nilaya, par contre, nous étions là pour tout dire,
pour tout avouer. Et quand on est capable d’assumer ses
émotions, on atteint une plénitude, une richesse incom-
parables.
Ce qu’il y avait de différent dans le second atelier par
rapport au premier, c’est que là, on pouvait crier; et
cela, à mon sens, a joué un rôle déterminant. Nous
avions tous des raisons de pleurer et de hurler. Fonda-
mental. Par ce biais, nous avons pu nous libérer de tout
ce qui nous torturait. Personnellement, j’ai toujours été
très impressionnée par ce tableau intitulé Le Cri. Pas
facile de représenter un cri, mais, en l’occurrence, le
peintre y est parvenu avec bonheur.
J'y vois, je l’avoue, comme une espèce de phéno-
mène de contagion. Mais il n'empêche qu’au départ
chacun avait fait un choix. En tout cas, ou bien nous
étions tous très courageux et parfaitement disponibles,
ou bien il se passait quelque chose
Nous disposions de quatre jours, nous avez-vous dit,
pour atteindre notre objectif. Quatre jours pour
« nous reprendre » ; plus qu’une invitation, cela sonnait
comme un défi.
Reste que nous nous trouvions dans un environne-
ment protégé, et sous surveillance constante. Il y avait
toujours quelqu'un dans l’équipe pour prendre en
charge celui ou celle qui, sans être expressément en
train d’assouvir sa rage sur le matelas, risquait néan-
moins d’exploser d’un moment à l’autre. Vous faisiez
très attention, par ailleurs, à ce qu’il n’arrive aucun
incident, et à ce que personne, par exemple, ne se cogne
ou ne se blesse en prenant du recul, quand soudain l’un
d’entre nous entrait en crise. C’était à la fois très rassu-
rant et très motivant pour tout le monde...
Au bout du compte, ce second atelier m’aura mar-
quée d’une façon beaucoup plus profonde que le précé-

106
L

dent. La première fois, à mon retour, je ne tarissais pas


d’éloges sur Shanti Nilaya, j’en parlais à tout le monde.
Sans doute cherchais-je inconsciemment à exorciser ce
que je venais de vivre. Ce coup-ci, par contre, je me
montre très discrète. Je n’ai pas envie de l’étaler sur la
place publique, ou bien alors c’est tellement personnel
que je ne trouve pas les mots pour l’expliquer. Je ne me
vois pas dire : “Il faut que je te raconte : je viens de
passer une semaine en Californie, au bord de la mer,
et"
D’ailleurs, comme cette prise de conscience s’est
opérée à plusieurs niveaux, je n’ai pas encore eu le
temps de tout intégrer. Dans un premier temps, je me
suis laissée porter, et je ne faisais pas grand-chose.
Désormais, ça ne me suffit plus, et j’ai à nouveau
besoin de m’occuper. Je trouve ça éminemment sus-
pect, mais enfin je ne suis pas dupe. |
On ne peut pas dire que j’ai trouvé le bonheur
à Shanti Nilaya. Mais au moins ça m’a libérée de
mes peurs. Cela a réveillé chez moi des tas de
choses enfouies, que j’ai pu alors revivre et exor-
ciser…
L'une des choses les plus marquantes, dont nous
n’avons pas parlé, vous et moi, c’est le tournant qui est
intervenu au milieu, ou disons aux trois quarts, de cet
atelier; lorsque j’ai vraiment eu le sentiment d’effec-
tuer une rupture avec tout ce qui m’avait empoisonné
jusque-là l’existence, et de m'engager dans une voie
positive. Dans le premier atelier, le changement s’est
opéré de manière saisissante. J’ai eu alors l'impression
physique de me libérer d’un poids. Mon second dessin,
d’ailleurs, représentait des ballons, flottant au vent — à
l’image de ce que je ressentais…
Rien de tout ça dans le second atelier. Oh, bien sûr,
ça m'avait fait du bien de dire tout ce que j'avais sur le
cœur. Mais en même temps j'étais effrayée par tout ce

107
D

qui ressortait. C’était plutôt comme si je devais réap-


prendre à me connaître ;et, comme vous me l’aviez dit,
il y faut le temps, et souvent ça fait mal. À défaut donc
de liberté, jy ai retrouvé mon authenticité. Enfin je ne
trichais plus ! Enfin j’étais moi-même !.…
Il faut sans doute aussi tenir compte du fait que je
suis sceptique de nature. Je ne crois pas, comment dire,
aux guérisseurs. Non, en règle générale, je ne crois pas
que quelqu'un puisse avoir des dons surnaturels, et je
ne crois pas non plus que mon état physique puisse
s'améliorer. D’une certaine manière, cet atelier m’a fait
comprendre que la question n’était pas là. Ce qui
compte, c’est que je suis atteinte de sclérose en
plaques, et qu’il me faut faire avec — le tout étant de
savoir comment...
Partant de là, il ne me reste plus qu’à vivre au jour le
jour, point à la ligne. Je n’ai pas envie de passer mon
temps à me demander si ma santé va ou non s’amélio-
rer. J’ai autre chose à faire. On me reproche constam-
ment de ne pas me soigner comme il faut, de ne pas
aller consulter les meilleurs spécialistes, de ne pas
essayer les derniers traitements. Mais justement, je ne
veux pas me laisser envahir par la maladie ;je veux
vivre, et faire ce qui me plaît. |
Juste avant de venir à Shanti Nilaya, j’ai commencé
à m'occuper, dans le cadre d’un programme de l’uni-
versité de Los Angeles, de gens atteints comme moi de
sclérose en plaques. Je poursuis bien entendu mon
action, mais dans une optique complètement différente.
Je ne m’en tiens plus désormais à mon seul rôle de psy-
chologue, qui se contente d’écouter et de donner des
conseils, mais au contraire je m’investis complètement
dans le groupe, et je fais profiter chacun en particulier
de ma propre expérience. Après tout, moi aussi, je
souffre du même mal... Auparavant, je faisais surtout
de la théorie; maintenant, je m’implique vraiment. Et

108
cela, je le crois, grâce à ce second atelier; parce que, là-
bas, j’ai appris à jouer cartes sur table. »

Otty
L’une des contributions les plus émouvantes viendra
d’une certaine Otty, une personne remarquable à maints
égards. Elle m’a transmis ce petit texte, griffonné sur
du papier brouillon. Je l’ai conservé précieusement, et
je suis maintenant en mesure de vous le livrer :
« Ça finissait par m’exaspérer, d’entendre tous ces
gens parler d'eux-mêmes et s’apitoyer sur leur sort.:
Moi, je ne me sentais pas dans le coup, j'avais
l'impression d’être sur la touche, et j’en arrivais à me
détester et à me trouver odieuse. En vérité, je n’osais
tout simplement pas avouer ce qui, depuis des années,
transformait ma vie en cauchemar — à savoir que, suite
à une iléostomie pratiquée dans ma jeunesse, je vivais
depuis plus de trente ans avec un anus artificiel... Je
vous en ai quand même touché un mot, vers le milieu
de la semaine, et vous m’avez alors invitée tout de go à
montrer mon “appareillage” à mes 70 compagnons!
Effarant ! J’ai absolument refusé de me prêter à cette
forme d’exhibitionnisme d’un goût douteux. Ça m'a
d’ailleurs tellement choquée que j’ai sauté la séance
suivante.
Mais enfin je me suis ressaisie, et le lendemain matin
j'étais là avec les autres. Vous m'avez fait signe. Je suis
venue vous voir, en priant le Ciel que vous ayez changé
d’idée. Pas du tout. Vous m’avez au contraire demandé
comme la veille de dévoiler aux autres mon terrible
secret. Je n’en menais pas large. Cramponnée à votre
main, d’une voix tremblante, j’ai donc confessé mon
drame. Cela a suffi à déclencher une véritable crise de
nerfs chez un jeune paraplégique. Brusquement, il s’est

109
PL

Kar
24

avancé, il a glissé de son fauteuil sur le matelas, et il


s’est mis à le frapper en hurlant.….
Après quoi il est retourné s ’asseoir. Toutes mes
craintes et mes réticences se sont alors évanouies
comme par enchantement, et j’ai accédé de bonne grâce
à votre requête. Comme nous nous trouvions sous la
tente, en pleine campagne, vous vous êtes arrangée
pour que l’on me reconduise après au centre, afin que
je puisse remettre en place mon “équipement” …
Je l’ai donc enlevé devant tout le monde, révélant cet
affreux stigmate, l’abouchement iléal par où s’expri-
ment les selles. De votre côté, vous avez tout de suite
prévenu les délicats qu’il n’était pas question de détour-
ner les yeux ou de se pincer le nez, sous peine d’exclu-
sion immédiate. Alors ils sont venus, tour à tour,
constater de près la nature de mon affliction. Fidèle à
vos directives, je soutenais à chaque fois leur regard,
dans lequel se lisait amour et charité…
Quand ensuite je suis allée replacer mon appareil
dans la salle de bains, devant la glace, j’ai pu enfin me
contemplèr sans honte ni dégoût, pour la première fois
en trente ans!
À mon retour, mes compagnons qui,à les entendre,
venaient de prendre une grande leçon, loueront mon
courage et mon humilité. »
XIV

SUICIDE, ACCEPTATION ET LÂCHER PRISE

Tout le monde ne profite pas autant, loin s’en faut,


de ces ateliers. Les personnes qui en retirent le moins —
les plus touchées, en fait — sont en général celles dont
un enfant s’est suicidé.
On a d’autant plus de mal à accepter la mort d’un
enfant que l’on place en lui tous ses espoirs.
Mais dès lors que l’on accepte de se remettre en
question et de faire le point sur ce qui ñne va pas, on
découvre progressivement que la vie vaut toujours
d’être vécue, que l’on est parfaitement libre de ses
émotions et qu’il ne faut pas avoir peur de relever le
défi.
Ainsi, sur les sept suicidaires qui ont participé à
notre atelier de Ramona, six sont repartis guéris.
Voici maintenant la lettre que m’a adressée Tanya,
une dame dont le fils, psychiatre, avait quelque temps
plus tôt mis fin à ses jours :
Il

« Tout d’abord, je ne sais comment vous remercier,


ni vous exprimer ma gratitude. Mais pas de grands
mots. Venons-en au fait. Vous voulez savoir ce qu’au
départ Shanti Nilaya représentait pour moi, et ce que
j'en attendais. C’est une amie, C. G., qui m’en a parlé
pour la première fois. Nous nous sommes rencontrées

111
dans un groupe d’entraide pour femmes. Elle était
venue vous voir avec son mari, après la mort de leur
fils. Ils m’ont donné votre numéro de téléphone et je
vous ai aussitôt appelée, pour vous résumer en deux
mots ma situation. “Venez tout de suite. Nous allons
vous aider à franchir le cap”, m’avez-vous dit — enfin,
quelque chose comme ça. En tout cas, le seul fait de
vous entendre, le son de votre voix, les mots que vous
avez employés, votre ton, tout cela a suffi à me remon-
ter le moral. Vous sembliez tellement persuadée que ça
m'aiderait à m’en sortir.
Je suis venue en voiture, je me souviens, crampon-
née à mon volant en pleurnichant et en faisant à peine
du soixante à l’heure. J'étais folle de rage. J'avais
envie de tout casser, de tuer tout le monde sur mon
passage, tellement ça me révoltait que mon fils ne soit
pas là pour admirer avec moi le paysage. Il adorait
conduire, Creed, et il aimait énormément San Diego.
Nous avions fait si souvent la route, lui et moi, quand
il était gosse... Par la suite, c’était lui qui prenait le
volant.
J'avais maintenant dépassé le stade de l’effroi. Oui,
j'étais carrément sonnée, abîmée dans ma douleur et
dans mon désespoir, et complètement indifférente à ce
qui se passait autour de moi. Plus rien n’avait d’impor-
tance. Non. Sauf qu’il y avait quelque part, en Califor-
nie, des gens qui avaient décidé de mettre leurs pro-
blèmes en commun pour mieux les résoudre.
En arrivant, je suis d’abord tombée sur Mal. II était
en train de décharger votre voiture. Je ne le connaissais
pas, mais il avait l’air gentil, et il m’a souri. Sur le
coup, ça m’a étonnée. “Pourquoi est-ce qu’il me sourit
comme ça?” me suis-je demandée. J’ai pris mes
affaires, et je suis entrée. Là, j’ai découvert Boots. Elle
est venue à ma rencontre, comme toujours aimable et
le cœur sur la main, et elle m’a expliqué où se trouvait

112
ma chambre. Tout cela me mettait déjà du baume au
cœur.
Que dire d’autre, sinon que chacun, à l’évidence,
avait ses raisons pour être là, et que, pour ma part,
j'étais sûre que votre voix, votre force intérieure et
votre absolue intégrité cimenteraient l’unité du
groupe…
Quant à vous expliquer comment j’ai vécu cet ate-
lier... Pour nous mettre à l’aise, vous avez commencé
par parler de vous et par nous raconter comment, en
tant que triplée, vous aviez jadis souffert de graves pro-
blèmes d’identité... Déjà, ça m’a rassurée. De votre
côté, le fait de vous placer à notre niveau vous a permis
de vous couler, pour ainsi dire, dans notre peau, et de
nous guider tout doucement dans la bonne direction.
Grâce à quoi nous sommes tous devenus une grande
famille, soudée par une commune aspiration…
Si nous étions tous solidaires, c’est parce qu’au sein
du groupe nous avions surmonté nos différences, et
qu’à la base chacun se sentait concerné par ce qui se
disait ou se passait autour de lui, et qu’il s’efforçait
d’en retirer le maximum. Pour ma part, je m’associais
pleinement à la douleur et au drame de mes compa-
gnons. Sans du reste cesser de penser un instant à
Creed, ét de me demander pourquoi, oui, pourquoi, il
n’avait pas pu venir, lui aussi, à Shanti Nilaya, et à tout
le bien que ça aurait pu lui faire.
Quoi qu’il en soit, je ne craignais plus, cette fois, de
m’impliquer dans le groupe et de participer au grand
déballage. Je m’en remettais désormais à votre amour,
et à la sollicitude de mon entourage. Seul comptait ce
que j'étais en train de vivre ici. Pour le reste, je n’avais
pas à m’inquiéter, les enfants étaient en sécurité à la
maison, et je pouvais donc m’abandonner librement à
mes émotions.
Je ne m'étais pas encore, loin de là, résignée à la

113
\ É y
à
mort de Creed. Il y avait trop de choses qui, à mon
sens, auraient pu l’aider à vivre. De votre côté, vous
m'avez expliqué, je m’en souviens, “que les plus
belles fleurs poussent sur le fumier”, et qu’il fallait
savoir tirer la leçon de ses malheurs ou de ses échecs
pour les transformer en victoires. Pour moi, ce sera le
déclic. |
Vous disiez, à juste titre, que le plus dur, c’est de se
réinsérer dans le monde. Difficile, en effet, de revenir à
la soi-disant réalité, quand on a affaire à des zombies
qui trichent avec eux-mêmes et qui sont incapables de
ressentir une émotion sincère. Personnellement, je ne
sais pas vraiment ce que je veux, ni où je vais. J'espère
seulement pouvoir faire un jour quelque chose pour
Shanti Nilaya.
Je n’ai pas non plus de mots assez forts pour expri-
mer ma gratitude envers Mal. D’abord, il m’a accueillie
en souriant lors de mon arrivée. Ensuite, il n’a cessé de
m’encourager tout au long de ces cinq jours. Toujours
prévenant, délicat, attentif à ce que je disais, il m’a
remontéle moral.
D'une manière générale, je sais gré à tout le monde
: de m’avoir aidée à pleurer, à crier, à “sortir” tout ce que
je gardais par devers moi. Au départ, la timidité me
retenait, j'avais peur de me donner en spectacle et de
me tourner en ridicule. Mais on m’y a gentiment pous-
sée : “Vas-y. Tu ne déranges personne, au contraire.”
Maintenant, je ne crains plus de dire et de manifester
ce que je ressens.
L'essentiel, pour moi, c’est d’avoir pu soulager mon
: cœur et exprimer ma peine, l’affreux chagrin qui me
rongeait jour et nuit. Tout se ramenaïit à la mort de mon
fils. Je n’en sortais pas; ça ne me laissait pas un seul
moment de répit. Cet atelier m’a permis, en revanche,
de me concentrer sur ma douleur et de la laisser sortir
pour de bon. Moyennant quoi je me suis sentie revivre,

114
et j'ai senti aussi que Creed, d’une certaine manière,
était toujours vivant lui aussi.
- J'ai vite déchanté, à mon ou à la maison. J’ai
alors compris que pour tout le monde Creed était bel et
bien mort et enterré. On ne parlait plus de lui. Personne
ne voulait en discuter. Je me suis donc repliée sur ma
famille, avec mes filles, lesquelles ne se montraient au
demeurant guère plus loquaces. Apparemment, per-
sonne ne comprenait ce qui m’arrivait. À croire que
tout le monde se bouchait les yeux ou regardait pudi-
quement ailleurs, et que j'étais la seule à souffrir de
l’absence de mon fils. |
ST jamais je pleurais, je me faisais gronder par mes
filles — l’une d’entre elles, notamment, trouvait ça abso-
Jument insupportable. L’aînée, quant à elle, ne desser-
rait pas les dents. Une fois ou deux, pourtant, elle a
bougonné que Creed avait commis une folie, que ça ne
la concernait pas, et qu’elle refusait d’en parler tant que
je réagirais ainsi. Bref, non seulement elle m’envoyait
promener, mais elle faisait comme si Creed n’avait
jamais existé…
Il n’y avait guère que la plus jeune pour se montrer
indulgente. Quand par exemple je me mettais à sanglo-
ter au volant, elle essayait de me consoler, et elle me
disait : “Voyons, maman, arrête de pleurer ! Tu es en
train de conduire. Creed est mort, on n’y peut rien. Il
faut vivre dans le présent” À sa façon, elle me mater-
nait, du fait que j'étais incapable de me prendre en
charge. Je me rendais bien compte que j’agaçais tout le
monde, et qu’on avait envie de me dire: “Ressaisis-toi,
enfin !Ça va s’arranger, tu verras. Il est temps d’oublier
et de reprendre une vie normale” J’ai pourtant mis bien
longtemps avant d’en arriver là. “e
Si doncà l’atelierj’ai pu diretout ce qui me faisait
souffrir et parler à cœur ouvert de ma douleur et de
mon chagrin, à mon retour à la maison, par contre, je

115
STE

me suis heurtée à l’incompréhension générale. Du


coup, ça m’a bloquée, je me suis sentie coincée et tota-
lement désarmée. Ces quelque cinq jours à Shanti
Nilaya m’avaient donné un avant-goût du travail qu’il
me restait à faire. Il me fallait maintenant aller jusqu’au
bout et vider l’abcès une fois pour toutes. Mais je
savais aussi, hélas! que je ne pourrais pas y arriver
toute seule. : :
Je brûlais d’envie de retourner à Shanti Nilaya. Il n’y
avait que ça qui pouvait me faire du bien. Autrement, je
n’avais aucun secours à attendre de personne, et j'avais
l'impression d’être entourée de marionnettes avec qui
ce n’était pas la peine d’essayer de discuter. Du coup, je
ne m’intéressais plus à rien, je ne faisais plus rien, je
restais seule, prostrée, à ruminer mon malheur. Bref, il
me fallait absolument revenir vous voir.
Il faut dire qu’au départ, quand j’ai appris l’existence
de ces ateliers, un fol espoir est né en moi et j’ai alors
entrevu la fin de mon calvaire. Jusqu’alors, personne ne
semblait en mesure de m’apporter le moindre réconfort.
On m’a donc parlé de vous et de votre travail sur la
mort. Certes, à première vue, j'étais sceptique, et je ne
me sentais pas vraiment concernée. Mais 1l m’a paru
aussi qu'avec votre expérience, on devait pouvoir
compter sur vous, les pasteurs à qui je m'étais confiée
ne m’ayant, quant à eux, été d’aucun secours.
Je me disais qu’il devait y avoir chez vous une
espèce de pouvoir magique ou transcendant, suscep-
tible de me révéler sur mon fils des choses que j’igno-
rais. C’était surtout ça qui me motivait, car personnelle-
ment j'avais l’impression de tomber en loques et de ne
pas pouvoir recoller les morceaux. Mes derniers doutes
se sont évanouis en vous voyant. J’ai tout de suite senti
que vous pourriez m'aider. Nul n’est infaillible, bien
sûr, et je savais que, comme tout le monde, vous pour-
viez vous tromper.

116
Mais, que voulez-vous ?je vous imaginais investie de
pouvoirs quasi surnaturels, et je ne doutais pas un ins-
tant du résultat. Vous alliez tout régler, tout arranger,
répondre à toutes mes interrogations, dissiper toutes
mes inquiétudes, apaiser toutes mes angoisses.
Et pourtant. J’ignore toujours ce qui a poussé mon
fils à mettre fin à ses jours. Cela reste pour moi un mys-
tère complet. Je n’ai pas réussi à entrer en contact avec
lui. À la frustration ressentie, j’ai mesuré tout le che-
min qu’il me restait à parcourir, et compris que ce serait
un travail de longue haleine. Car, oui, disons-le, j’avais
nourri l’espoir naïf de le retrouver, d’une façon ou
d’une autre.
L’une des choses qui m’auront fait le plus de bien,
dans ce premier atelier, ce sera, par exemple, d’avoir
un jour l’impression, en marchant, qu’à travers moi
c'était Creed lui-même qui marchait. J’avais pour
ainsi dire adopté son pas et sa démarche... Pendant
les sessions de travail, j'étais toujours assise au pre-
mier rang. Et je l’imaginais, là, parmi nous.
D’ailleurs, la présence de médecins dans le groupe me
le rendait encore plus proche. Seulement, je n’arrivais
pas à me faire à l’idée qu’il soit justement absent, et
qu’il ne puisse pas participer lui aussi à cette expé-
rience, qui aurait pu tout bonnement lui sauver la vie.
Je ne comprenais pas non plus pourquoi votre action
n’avait pas plus d’écho à l’extérieur. Pour moi, c'était
vital. Je le sentais là, présent. Peut-être s’agissait-il
d’une illusion, mais en tout cas j’essayais de me
mettreà sa place, de réagir comme il l’aurait fait en
pareille circonstance.
Je m’en voulais de ne pas être allée jadis avec luià
des réunions de ce genre. Mais, à l’époque, il est vrai,
je ne savais pas que ces groupes étaient ouverts à tout le
monde ;je pensais au contraire qu’ils étaient réservés
aux médecins et au personnel soignant, et l’idée ne me

117
serait pas venue de m'inscrire à un atelier, quand bien
même j'en aurais appris l'existence. |
Jusqu’alors, je n’avais jamais songé à ma propre
mort. Désormais, il est de plus en plus évident que la
mort de Creed est aussi la mienne, et que toute une par-
tie de moi s’est éteinte avec lui. En réalité, je me sens
plus morte que vive.
Seulement, avant de venir à Shanti Nilaya, je me gar-
dais bien de le montrer. Je m’évertuais à donner le
change, à faire bonne figure, alors qu’au fond je
bouillais de rage. Mais cela, je n’en avais pas encore
pris conscience, et, dans ma détresse, je me sentais à la
fois trahie et coupable.
Et si jamais il arrivait que l’on s’inquiète de mon
silence, je m’efforçais tout de suite d’apaiser les
craintes de mon entourage.
Creed représentait tellement pour moi ! Je plaçais tant
d’espoirs en lui! Je ne vivais que pour lui, je n’existais
qu’à travers lui... Voilà sans doute pourquoi sa mort a
été un tel drame. Il va désormais me falloir apprendre à
vivre pour moi-même. Autrefois, la question ne se posait
pas, puisque toute ma vie tournait autour de Creed.
Apparemment, j'étais comme n’importe quelle mère.
Mais, au fond, je savais bien que sans lui je n’aurais été
bonne à rien. C’était quelqu’ un de très brillant, Creed. Je
suis sûre que si j’arrivaisà m'’intéresser à moi-même
autant qu’à lui jadis, ça irait déjà beaucoup mieux.
La mort de Creed n’annule rien de ce qu’il a réalisé
ici-bas. Vous m’avez dit vous-même hier qu’il fait
actuellement tout son possible pour m’aider, et que je
peux compter par ailleurs sur mes anges gardiens. Je
voudrais bien en avoir la confirmation. Vous m’avez
aussi invitéeà revenir à Shanti Nilaya. Je vous ai
répondu qu’il me faut conduire et aller chercher tous
lesjours la petite dernière à l’école. “Faites confiance à
vos anges gardiens. Tout va s’arranger, et vous pourrez

118
_ venir”, avez-vous répliqué. J’ai senti aussitôt que vous
disiez vrai. D’ailleurs, ce n’est pas compliqué, je vous
crois toujours sur parole.
Un jour, à l’atelier, une jeune femme a déclaré com-
prendre ce que je disais, quand je me mettais à parler en
russe. Comme elle avait l’air à cran, vous l’avez invitée à
se défouler sur le matelas, puis à tout nous raconter. Elle
a commencé à parler, mais elle s’est vite interrompue. À
votre demande,j’ai alors chanté quelque chose en russe.
Ça a aussitôt provoqué un déclic chez elle. Elle a repris
la parole, et du coup elle nous a expliqué en long et en
large tout ce qui n’allait pas. Là, cette fois, j’ai eu le sen-
timent d’être vraiment utile à quelque chose. Et, en
même temps, ça me paraissait tout naturel !
Quelque temps auparavant, je vous avais tous fait chan-
ter en chœur un chant russe. Sur le moment, cela m’a
semblé tout drôle, mais ça m’a aussi énormément apporté.
J'ai eu l’impression de me retrouver, d’une autre façon —
un peu comme s’il y avait en moi une force, quelque
chose qui puisse servir aux autres. Cela n’avait d’ailleurs
rien à Voir avec ce que je faisais vraiment; non, mais je
sentais une force en moi, et ça m’a remonté le moral.
Quand je repense à cet atelier, deux images me vien-
nent spontanément à l’esprit : d’abord, la métaphore
_ des plus belles fleurs qui poussent sur le fumier, signi-
fiant qu’il ne faut pas s’arrêter sur les malheurs et les
échecs, mais au contraire s’en servir comme de trem-
plins pour aller de l’avant; puis la parabole de ces trois
personnes qui ne veulent pas s’approcher du bord de la
falaise, mais qu’on pousse brutalement dans le vide, et
qui alors s’envolent...* Vous nous avez dit là des

*« Approchez-vous du bord ! dit l’Apollinaire.


— Non, non, ça nous fait peur.
— Approchez-vous!
— Non, non, nous allons tomber. »
Quand ils s’approchèrent, il les poussa, ils tombèrent, et ils
s’envolèrent!

119
ne à

choses essentielles.En tout cas, si j’y attache une telle


importance, c’est que ça m’a redonné un but dans la
vie. J’ai certes pris un vif plaisir à chanter ce vieil air
du folklore russe — ça sortait de la routine. Mais jy ai
également puisé la force et le courage d’ accomplir à
mon tour le grand saut, et, qui sait, de m’envoler moi
aussi. Mon sort, à l’évidence, reposait entre mes mains;
il ne dépendait que de moi de transformer un malheur
en bienfait.. À partir de là, j’ai repris espoir. J’ai
recommencé à croire que j'avais ma place sur terre, et
un rôle à jouer.
Oh bien sûr, les progrès sont lents, et j’avance à pas
de tortue. Moi aussi, il faut me pousser, et si jamais je
m’envole, jusque-là je reviens toujours à mon point de
départ. Et tout est à recommencer. Je suis d’ailleurs
toujours prête à renouveler l’expérience. À condition
qu’on m’accompagne, toutefois ;sinon je sais que toute
seule je vais me casser la figure. D’où l’importance
précisément de votre coup de fil...
Oui, en raccrochant, je me suis soudain senti pous-
ser des ailes. Tout comme la dernière fois, il allait me
falloir du courage; c'était ma vie entière qui était en
jeu! Mais je ne pouvais pas me dérober. Non.
D’ailleurs, au fond de moi-même, la décision était déjà
prise…
Je me souviens : le jeudi soir, à la veillée, quantité de
gens, qui étaient jusqu'alors plutôt demeurés sur leur
réserve, se sont laissés aller à des longues confidences
devant le feu. Comme nous étions dans les quatre-
vingts à défiler à tour de rôle avec notre pomme de pin,
ça pouvait durer des heures. Vous nous avez demandé
d’abréger, et de nous en tenir à l’essentiel. Mais com-
ment faire? Il y avait tant à dire; tant de choses, pour
ma part, dont je n’avais pas osé parler plus tôt, et dont
j'aurais voulu maintenant me débarrasser une fois pour .
toutes... Je me suis rendu compte, en allant jeter la

120
_ pomme de pin dans le feu, qu’il ne s’agissait pas tant
d’effacer le passé que de me libérer d’un douloureux
fardeau. Oh, ce n’était bien sûr qu’un tout petit pas en
avant; une pomme de pin... Et pourtant, au fond de
moi, Ça m’a redonné espoir…
Avant de venir, je vivais la rage au cœur. Moi, qui
étais autrefois si gaie, j'avais l’air complètement abat-
tue ; je broyais du noir du matin au soir, je n’avais plus
goût à rien, je ne m'intéressais plus à rien, ni à per-
sonne. Tout m'était égal. Seuls m’animaient une sourde
révolte et un chagrin indicible…
J'aurais aussi bien pu écraser n’importe qui sur la
route, juste pour me venger. Mais ça n’aurait pas fait
revenir Creed. J’étais complètement déboussolée. Tout
était absurde. Je n’arrivais pas à admettre que mon fils
ne puisse pas être présent parmi nous. Non, plus rien
n’avait de sens.
Cet atelier m’a permis de comprendre, entre autres
choses, qu’il faut toujours être lucide sur soi-même et
savoir dire ce que l’on a sur le cœur, si l’on ne veut pas
se noyer dans ses problèmes et sombrer dans la dépres-
sion... Autour de moi, on ne savait plus sur quel pied
danser : murée dans mon silence, j'étais incapable de
communiquer et de fournir la moindre explication.
Étais-je même seulement consciente de mon état ?.…
En apprenant à me confier, j’ai appris du même coup
à me connaître. Le voile s’est déchiré; tout un aspect
de ma personnalité, précédemment caché, est apparu au
grand jour. Désormais, je sais exactement ce que je res-
sens. Voilà pourquoi je suis pleinement convaincue de
la nécessité de votre action, qui à mon sens devrait
trouver un prolongement dans les facultés de médecine
et être suivie dans une foule de cas. Aider les gens à
aller au fond d’eux-mêmes. Pour moi, on ne se rend
vraiment utile aux autres qu’en les aidant à prendre
conscience de leurs conflits personnels, et à exprimer
=,

121
LEUR 2 È

leur violence intérieure. Sinon, toute cette agressivité se


retourne contre eux, et cela rejaillit sur leur vie sociale.
Je pense personnellement que, dans mon cas, c’est ce
qui a le plus compté.
Et je pense aussi que l’on a besoin pour ça de se
trouver dans un environnement chaleureux, et d’être
soutenu (je saisis maintenant l’importance du psycho-
drame, dans le premier atelier; mais à l’époque j'étais
incapable de communiquer, sinon avec vous). En tout
cas, avec vous, je me suis livrée cœur et âme, sans
l’ombre d’une hésitation.
De même, je crois que Y. L. nous a apporté une
contribution extrêmement précieuse. Depuis la mort de
son mari et de son enfant, elle faisait sans arrêt des
crises d’épilepsie. Les progrès, dans son cas, seront
spectaculaires. C’est merveilleux de voir quelqu'un lut-
ter et se battre avec acharnement pour survivre. »

Barbara

« Nous avons passé la veille de Thanksgiving


ensemble, ma mère et moi, à regretter de vivre loin
l’une de l’autre.
Jusqu’alors, elle ne parlait jamais de la vieillesse.
C’était un sujet tabou, qu’elle éludait toujours en plai-
santant. Ce soir-là, pourtant, elle avait envie manifeste-
ment de rompre le silence et de me confier ses craintes
et ses angoisses. Malheureusement, je n’étais pas alors
sur la même longueur d’onde…
Pourtant, j'attendais énormément de cette visite, et
de l’occasion qui nous était ainsi offerte de rire, de
bavarder, de nous amuser, bref, de passer une bonne
soirée ensemble.
Nous n’avons pas toujours été aussi proches l’une de
l’autre. J’ai pour ma part essuyé bien des déceptions,

122
dans mon enfance, et ravalé bien des larmes. Ma mère,
quant à elle, avait jadis perdu ses parents dans des cir-
constances tragiques, et elle n’était guère heureuse avec
mon père.
Aussi reportait-elle tous ses espoirs sur moi, et sa
déception n’en fut par la suite que plus vive, quand je
suis allée m’installer dans un autre État. Depuis tou-
Jours, en effet, j’ai lutté pour conquérir mon indépen-
dance, sans renier pour autant l’affection que je lui por-
tais.
Au début du mois du juin, on m’a avertie par
téléphone qu’elle venait d’avoir un vilain malaise
cardiaque, et qu’il me fallait attendre un peu avant
de venir la voir. Quelque temps après, nouveau coup
de fil : cette fois, elle avait carrément fait un infarctus,
et les pronostics des médecins étaient des plus réser-
vÉs.
J'ai accouru. Ça m’a fait un choc de la voir clouée
au lit, reliée à tout un tas d’appareils compliqués censés
la maintenir en vie. J’ai prié le Ciel qu’elle se rétablisse
au plus vite.
Dans la famille, tout le monde jouait la comédie et
lui faisait des risettes, et on m’a bien recommandé de
ne pas l’inquiéter en lui parlant, par exemple, de mes
problèmes de couple. Il fallait attendre, disait-on,
qu’elle soit plus solide.
Le dernier soir, quand je lui ai souhaité bonne nuit,
elle m’a regardé longuement et elle m’a dit : “Au
revoir, ma chérie, et merci pour tout.” Deux heures plus
tard, elle était morte.
J’ai foncé à l’hôpital. Là-bas, je suis tombée sur des
infirmières en train de dîner. Elles ont piqué du nez
dans leur assiette en me voyant débarquer. Je me suis
précipitée dans sa chambre. On avait déposé au pied de
son lit un grand carton contenant ses effets personnels —
comme si, désormais, on était pressé de se débarrasser

123
nl
En
d’elle…. Il paraît que c’est la règle, en pareille circons-
tance. Soit.
Elle reposait en paix. Mon réflexe a été de m’asseoir
sur le lit, de me blottir contre elle, de lui parler.
C’est alors que j’ai remarqué qu’elle était couverte
de bleus. On ne me donnera sur l’heure aucune explica-
tion. Le lendemain seulement, j’apprendrai qu “elle
s’était tuée en basculant de son seau hygiénique
Il m’a fallu plusieurs heures pour réaliser, pour com-
prendre que ce n’était plus la peine de téléphoner à la
maison, qu’il n’y avait plus personne, qu’elle était
morte, et qu’on l’avait emmenée Dieu sait où... Per-
sonne ne m'avait parlé de la morgue. J’ai appelé l’hôpi-
tal pour demander où se trouvait ma mère : “Au frigo”,
m’a-t-on répondu. Alors, seulement, le drame a éclaté
dans toute son horreur.
J'étais effondrée, complètement anéantie. Vaille que
vaille, je m’occuperai d’organiser les obsèques, et de
rassembler ses affaires. En me voyant dans cet état, mes
amis médecins me prescriront généreusement des tran-
quillisants…
La tendresse impossible confinait désormais au
désespoir, la complicité débouchait sur le néant. Pen-
dant des semaines, je tenterai en vain de conjurer le
sort, de croire au miracle.
Je vais rester prostrée, coupée du monde, incapable
_ de travailler, de m’occuper de mes enfants, de regarder
mes amis en face et de comprendre que la vie puisse
continuer quand ma mère n’était plus là.…
Un beau matin, un ami m’a appris au téléphone
l’existence d’une psychiatre nommée Elisabeth Kübler-
Ross, qui venait en aide aux gens comme moi. J’ai aus-
sitôt appelé le numéro en question. Malheureusement,
Shanti Nilaya affichait complet, et l’on a juste promis
de me recontacter à la première occasion. Quelques
jours plus tard, “Boots” m’informait que l’on parvien-

124
drait sans doute à me “caser” dans le prochain atelier.
Je suis arrivée complètement abattue, repliée sur
moi-même et incapable de communiquer. Mais bien
vite tous mes chagrins vont remonter à la surface, et je
vais fondre en larmes et pleurer comme une madeleine
— parce que ma meilleure amie s’était jadis noyée,
parce que j'avais eu une enfance malheureuse, coincée
entre un père hargneux, un frère qui était demeuré un
étranger, et une mère dont je n’avais découvert que sur
le tard combien elle m’aimait…
À force de patience, de tendresse et de douceur, vous
m’amènerez, vous, Elisabeth, votre équipe ainsi que les
soixante-quinze autres personnes présentes, à dire tout
ce qui me pesait sur le cœur, et par voie de conséquence
à me débarrasser de mes calmants.
À partir de là, je vais recommencer à croire en moi,
en l’amour et en la vie. De sorte que je comprends de
mieux en mieux, depuis lors, ce qu’il en est de vivre ou
de mourir seul.
Désormais, en dehors de mes activités personnelles
et de ma vie familiale et conjugale, j’anime des groupes
de soutien destinés aux personnes en deuil.
Voilà. II ne me reste plus qu’à remercier chacun
d’avoir fait preuve de compréhension, de disponibilité
et de générosité, et vous tout particulièrement, Elisa-
beth, de nous avoir appris à vivre et à mourir digne-
ment,

Barbara »

Barbara, devenue esclave des tranquillisants après la


mort de sa mère, sera elle-même étonnée de les jeter
aussi facilement au feu, le jeudi soir. Une tragédie était
évitée, une nouvelle vie commençait, avec des amis
merveilleux.

125
Carolyn
Je ne suis pas prête non plus d’oublier la lettre que
m’a un jour envoyée Carolyn, une jeune femme paraly-
sée par la sclérose en plaques, des années après avoir
assisté en Californie à l’une de mes conférences. En
pleine dépression, elle songeait à se suicider. J’ai heu-
reusement réussi à l’en dissuader. Voici ce qu’elle m’a
écrit : -

« Je viens juste d’arriver au bureau, après une séance


épuisante à l’atelier, mais qui psychologiquement m’a
fait un bien fou. J’ai trouvé, c’est le cas de le dire, un
endroit à moi où je peux pleurer et crier tout mon
soûl.…
Maintenant que je me suis, comme vous dites, “rési-
gnée”, je saisis mieux ce que cela représente de mourir.
Mais je n'étais encore jamais allée aussi loin
qu’aujourd’hui….
J'ai bien fini par me rendre compte, à force de tra-
vailler avec des handicapés, que j’étais moi-même
complètement désarmée face à la mort, et que je ne
savais pas à quoi m'en tenir. Seulement, j’évitais d’y
penser, et je repoussais indéfiniment les échéances.
Plus maintenant…
Oh! certes, j'avais déjà éprouvé de gros chagrins et
pleuré abondamment, en perdant mon chat, par
exemple, ou bien un client, comme ce jeune homme de
vingt-huit ans, décédé lors d’une opération à cœur
ouvert. Mais ce n’est que depuis quelques mois que j’ai
réellement pris conscience des étapes qui jalonnent
notre marche vers la mort, telles que vous les avez énu-
mérées aujourd’hui. <
Au printemps de cette année-là, j’ai commencé à me
sentir ankylosée et à ne plus pouvoir bouger les jambes,
ni voir de l’œil gauche. En juillet, j’ai passé toutes

126
sortes d’examens médicaux, sans obtenir toutefois de
réponse satisfaisante. Il était évident que l’on me
cachait la vérité et que l’on me racontait des histoires,
mais je me heurtais à une véritable conspiration du
silence — sur les conseils du neurologue, mon mari
minimisait les choses et prétendait qu’il s’agissait
d’une simple névrite... Autant dire qu’il me faudra
faire des pieds et des mains pour découvrir la nature
exacte de mon mal.
Cela dit, je ne me faisais aucune illusion. Pour avoir
donné récemment un cours à l’université sur les patho-
logies invalidantes, je savais pertinemment que ça
devait être grave, si on avait jugé utile de me faire subir
tour à tour une échographie cérébrale, un électroencé-
phalogramme, une radio du front, un électrocardio-
gramme et une ponction lombaire. Lucide, je n’entre-
voyais pour ma part que trois possibilités : une tumeur
au cerveau, un cancer de la moelle épinière, ou bien
une sclérose en plaques. J’ai donc pressé mon mari de
questions, et je l’ai interrogé inlassablement jusqu’à ce
qu’il finisse par m’avouer que j'étais atteinte de sclé-
rose en plaques. |
Tout d’abord, j’ai éprouvé un sentiment de révolte;
j'ai pleuré, crié, hurlé : pourquoi cela m’arrivait-il à
moi, pourquoi, pourquoi? En même temps, j'ai
continué à m’occuper comme avant de personnes elles-
mêmes atteintes de sclérose en plaques, et que j'avais
jusqu’alors tendance à considérer comme des morts en
Sursis…
J'avais trente-trois ans, un mari charmant, un fils de
huit ans adorable, et une belle maison. Je venais de
décrocher mon diplôme d’éducatrice, et je travaillais
avec des gens formidables. Et voilà soudain que l’on
m’apprend que je suis condamnée à terme à la paralysie !
Imaginez mon choc. Ce qui m’a le plus désolée, sur le
coup, c'était de devoir sans doute arrêter de travailler.

LT
Quinze jours plus tard, mon mari m’ä4 plaquée. Je me
suis retrouvée toute seule avec mon fils. Faute de pou-
voir m’en occuper convenablement, j’ai été obligée de
le mettre en pension chez des gens. Puis il m’a fallu
vendre la maison, dont je ne pouvais pas payer les traites
avec juste mon petit salaire de psychologue à mi-temps.
Seule, incapable, ou presque, de conduire, bloquée chez
moi, je nageais en plein cauchemar
Désormais, je ne pourrais plus jamais lire, ni courir, ni
jouer au tennis, ni faire l’amour. Ça ne valait plus le coup
de vivre. Plus tôt serait la fin... En désespoir de cause, je
me suis alors rabattue sur les somnifères pour essayer
d’oublier ma détresse. Évidemment, ça n’a rien résolu.
À moitié abrutie par les médicaments, dans une mai-
son au bord de la mer, j’ai pris conscience (tout en
essayant d’écrire une lettre à mon patron) qu’il appar-
tient à chacun de donner un sens à sa vie, que c’est une
question de qualité, et non de quantité — “Hier est mort,
et demain n’est pas encore né...” comme dit le poète —,
et que personne ne peut se substituer à nous.
Si bien qu’en définitive j'ai recommencé à m'’inté-
resser à moi, oui! Avec l’aide, il faut le dire, de mes
amis, qui étaient là pour me tenir la main quand je pleu-
rais, ou bien pour me remonter le moral au téléphone —
bref qui ne se contentaient pas de m’envoyer des fleurs
ou un petit mot de temps en temps.
J’aborde sans doute la mort d’une façon assez spé-
ciale, mais je ne m’en sens pas moins très proche de
tous vos patients. Aujourd’hui, je suis heureuse d’être
en vie et j'en profite au maximum. Maintenant que je
suis en paix avec moi-même, je suis prête à mourir .
n’importe quand; ça ne me fait plus peur!
Avec toute mon affection et toute mon admiration,

Carolyn Strite »

128
Notre destinée ici-bas

J'ai fait part à Carolyn de mes découvertes sur la


destinée individuelle. De mes recherches sur la vie dans
l’au-delà, il ressort en effet que les gens qui ont mis fin
à leurs jours, s’ils ne sont nullement damnés, comme
. on le prétend souvent, perdent par contre tout le béné-
fice de leur expérience acquise ici-bas, et qu’il leur faut
par conséquent tout recommencer à zéro et se réincar-
ner en quelqu’un d’autre pour en repasser, avec généra-
lement plus de difficultés que la première fois, par les
mêmes épreuves. Loin de les châtier, Dieu leur octroie
au contraire par là une seconde chance, si tant est que
nul ne peut revenir à Lui, à la Source dont nous prove-
nons tous, sans avoir cherché à tirer le meilleur profit
de son séjour sur terre.
Nous sommes au monde pour nous réaliser harmo-
nieusement sur tous les plans, physique, intellectuel,
affectif et spirituel. Dieu nous a créés perfectibles, et il
nous a donné les moyens de profiter des multiples
richesses de l’existence. Seulement, quand on n’a pas
su — ou voulu — saisir sa chance, et que l’on reste pri-
sonnier de tout un ensemble de peurs, de chagrins et de
hontes, bref, quand on a été incapable d’achever sa
mission et d’accomplir son destin ici-bas, on est
alors amené à se réincarner et à parcourir un nouveau
cycle.
On se fait généralement toutes sortes d’idées fausses
à ce sujet. La réincarnation n’est pas assimilable à un
châtiment, mais au contraire à une véritable bénédic-
tion. Par un effet de la grâce divine, c’est là une
seconde chance d’apprendre, de se réaliser, et d’avan-
cer sur la voie de la perfection, afin de pouvoir ensuite
revenir auprès du Créateur.
| C’est précisément en relevant pareil défi que Caro-
lyn a pu se mobiliser, et, comptant sur sa force inté-

129
\

rieure, mettre son honnêteté, sa lucidité, son courage et


son amour au service de son prochain.
Elle m’a appelée un soir, quelques années plus tard,
pour me dire adieu. Oui, elle avait décidé d’en finir.
Seule, divorcée et séparée de son fils, ne pouvant tra-
vailler que quelques heures par jour, elle était quasi-
ment dans la misère, et elle craignait par-dessus tout
d’en être réduite à l’immobilité complète. C’est pour-
quoi elle avait décidé de mettre fin à ses jours. Mais
auparavant, elle tenait à me remercier de tout ce que je
lui avais apporté, et elle me demandait de lui faire la
grâce de continuer à l’aimer jusqu’au bout sans rien
demandér en échange — autrement dit, de ne pas préve-
nir la police ou les pompiers.
Libre à elle, rétorquai-je, de disposer de son exis-
tence comme bon lui semblait, mais il restait toujours
un autre choix que le suicide. J’ai finalement réussi à
la raisonner, et je lui ai donné rendez-vous le lende-
main matin à sept heures dans la chapelle de Santa
Barbara. Je suis arrivée pour ma part la veille au soir,
et, je me rappelle, je n’ai pratiquement pas fermé
l’œil de la nuit. Cela se passait trois jours avant le
début de l’atelier évoqué plus haut. À l’aube, je me
suis rendue dans cette petite église, flanquée d’un
grand cèdre.
Vers les six heures du matin, une silhouette s’est
détachée dans la pénombre : mon amie Carolyn, qui
avait finalement décidé de se ressaisir et d’effectuer une
ultime tentative. Son courage sera récompensé au-delà
de toute espérance. Non seulement elle nous apportera
une contribution irremplaçable lors du prochain atelier,
mais encore sa santé s’améliorera suffisamment pour
lui permettre de reprendre des activités presque nor-
males, et de récupérer son fils. Au total, elle aura tou-
ché infiniment plus de gens, malades ou bien portants, :
que je n'aurais jamais pu l’imaginer.

130
Une autre scène qui se répète d’atelier en atelier a
trait aux cancéreux, à qui la chimiothérapie a fait perdre
tous leurs cheveux, voire leurs cils et leurs sourcils.
Pour les femmes, c’est tragique. En général, elles se
maquillent à outrance et elles dissimulent leur calvitie
sous un châle ou bien sous une perruque. De leur
propre aveu, elles vivent dans l’angoisse permanente de
perdre leur couvre-chef, en embrassant quelqu’un, par
exemple. Pourtant, le jeudi soir, à la fin de l’atelier,
c’est bien le diable si elles ne jettent pas foulards et-
postiches au feu, pour se montrer comme elles sont.
De même, je songe à cette malheureuse, affligée
d’un anus artificiel, et qui avait tellement honte de son
corps qu’elle avait, depuis quinze ans, voilé toutes les
glaces dans son appartement. Après bien des larmes et
des hésitations, elle se résoudra, enfin, à nous montrer
la cause de ses tourments. Résultat, maintenant elle a
appris à s’accepter, et elle peut à nouveau se regarder
dans la glace.

Le lâcher prise
Ces ateliers sont émaillés d’une foule de petits inci-
dents, en eux-mêmes anodins, mais qui, replacés dans
le contexte, revêtent une importance capitale. Ainsi
étions-nous un jour en train de discuter du lâcher prise
et de la signification de la souffrance, de la détresse et
de la mort, et conséquemment de la possibilité de profi-
ter d’une expérience douloureuse pour prendre un nou-
veau départ dans la vie, quand un moïineau est venu
s’écraser sur les carreaux.
Pauvre petite bête! Elle était tout estourbie. Je l’ai
ramassée et j’ai tenté en vain de la ranimer. Elle est
morte quelques instants plus tard dans ma main. Ce
n’était pas grand-chose, bien sûr, un épiphénomène,

131
ù Ë

une interruption de quelques minutes dans notre travail.


Pourtant, cela nous a tous bouleversés, et l’un d’entre
nous récitera à cette occasion un petit poème :
« Si je peux empêcher un cœur de se briser, je ne
vivrai pas pour rien. Si je peux alléger les souffrances
d’un être vivant, ou atténuer sa peine, ou remettre au
chaud un petit merle tombé du nid, alors je ne vivrai
pas pour rien. »
Nous l’avons enterré au pied d’un arbre, et cette
cérémonie toute simple a réveillé chez les personnes
présentes bien des souvenirs émus — joyeux chez cer-
tains, qui ont accompli ce geste en pensant à leur enfant
mort, plus tristes chez d’autres, qui se souvenaient
avoir jadis perdu un animal, que leurs parents, croyant
bien faire, avaient maladroitement essayé de remplacer .
en leur absence; ils avaient bien entendu tout de suite
relevé la supercherie, et cessé de croire ce qu’on leur
disait.
De sorte qu’en renvoyant chacun à lui-même et à ses
douleurs secrètes, l’enterrement du petit moineau s’est
tout naturellement inséré dans le cadre de notre atelier.
Ce sont par conséquent de menus incidents de ce
genre qui font comprendre aux parents la nécessité
d’associer leurs enfants à tous les deuils ou à tous les
petits drames qui peuvent survenir, surtout quand on
sait combien un gosse peut souffrir de la mort de son
chat ou de son poisson rouge…
XV

UNE PRISE DE CONSCIENCE SPIRITUELLE

Le lundi, nous nous contentons essentiellement


d’une prise de contact. Mais au bout de trois jours de
témoignages, tous plus bouleversants les uns que les
autres, chacun dans le groupe est saisi d’amour, de
miséricorde et d’indulgence.
C’est ainsi qu’un ancien détenu, tout juste sorti de
prison et condamné jadis pour avoir assassiné son père,
sera pris en charge et hébergé par tout un groupe de
gens rencontrés à Shanti Nilaya. Imaginez sa stupeur :
lui, un parricide, invité à partager le gîte et le couvert de
familles honorables ! Oui. Car il avait eu le temps de
raconter son histoire d’enfant martyr, d’expliquer com-
ment son père était une brute et un odieux personnage
qui abusait de ses filles, quand sa mère assistait,
impuissante et désespérée, à toutes ces exactions.
Oui, on savait qu’il avait été condamné à une lourde
peine, et qu’il avait gâché toute sa jeunesse en prison,
sans bénéficier de la moindre indulgence ou charité
chrétienne, et on l’a reçu à bras ouverts !.….
Une vieille religieuse, élevée dans le remords et la
culpabilité, trouvera quant à elle chez nous le courage
d’avouer la rancœur que lui inspirait l’attitude à son
égard de la Mère Supérieure. Elle commencera par une
prière d’action de grâces si fervente, si poignante,

133
qu’imitant son exemple deux prêtres et six autres sœurs
confesseront ensuite leurs drames et leurs faiblesses —
inceste, homosexualité, ou désirs sexuels incompatibles
avec leur vocation.
Au terme de ce grand déballage, le groupe tout entier
baigne dans une atmosphère de gratitude et de reconnais-
sance, chacun remerciant l’autre de l’avoir aidé, en par-
lant ouvertement de ce qui le tracasse, à faire de même. -
Le jeudi matin, après avoir comme d’habitude chanté
tous en chœur puis observé une minute de silence (à
l’image des Quakers), j’interviens à mon tour, pour
expliquer que si j’ai jadis souffert, en tant que triplée,
de graves problèmes d’identité, cela m’a aussi rendue
solidaire de tous ceux qui se trouvaient dans la même
situation. Nous parlons du destin, tant sur le plan phy-
sique que spirituel, et du choix qui est toujours laissé à
chacun. Je cite généralement l’histoire de ce petit gar-
çon de neuf ans, Dougy, qui me demandait dans sa
lettre : « C’est quoi la vie, et c’est quoi la mort? Et
pourquoi faut-il que les petits enfants meurent? » Je
répète ce que je lui ai alors répondu, et que l’on peut
trouver à Shanti Nilaya sous le nom de « La lettre à
Dougy ».
J ”explique tout ce que m'ont apporté les mourants, je
parle avec émotion de cette lueur de lucidité qui tra-
verse leur regard et sous-tend leurs derniers propos, et
je ne manque pas d’évoquer non plus mes expériences
mystiques dans ce domaine, aussi ineffables que déter-
minantes.…
Pour finir, je recense les grands principes du christia-
nisme, tels qu’on les retrouve dans les autres religions,
islam, judaïsme, bouddhisme, hindouisme, etc., cela
afin d’aider chacun à prendre conscience de l’interven-
tion de la Divine Providence dans sa propre vie, et, par-
tant, des responsabilités qui lui incombent dans tous les
domaines

134
Au bout du compte, une vie ne vaut que ce que l’on a
choisi d’en faire. Le secours ne vient jamais que
lorsque l’on n’y suffit plus soi-même.
Tous enfants de Dieu, nous sommes ici-bas pour
nous réaliser et accomplir notre destin; ce qui réclame
de notre part tolérance, disponibilité, savoir donner
aussi bien que recevoir, et aimer de façon purement
désintéressée, comme en a si bien parlé Khalil Gibran
dans ses œuvres. =

Ira

« Chère Elisabeth,

Il faut que je vous explique ce que j’ai vécu pendant


et après cet atelier sur “La Vie, la Mort et le Passage”
auquel j’ai participé en avril 1978.
Environ deux ans auparavant, j’ai commencé à croire
en D. *, moi qui étais depuis toujours agnostique (c’est
lié à une expérience “mystique” survenue lors de
l’enterrement d’une vieille tante que j’aimais beau-
coup). Seulement, si j’avais trouvé la foi, j’attendais
quand même inconsciemment des “preuves”. Si bien
que, dans un premier temps, ça n’a pratiquement rien
changé dans ma vie, sauf que je me suis mis à lire
beaucoup de philosophie et d'ouvrages consacrés à la
mort et aux mourants, dont les vôtres.
Cet atelier m’aura marqué à jamais. En tant que
médecin, j'aurai en effet eu l’occasion de voir comment
les douleurs muettes et les chagrins rentrés peuvent
transformer une vie en enfer, mais aussi que l’on peut
toujours se tirer des plus mauvaises passes, surmonter
les pires épreuves et reprendre goût à la vie. J ’aurai eu

* Les juifs orthodoxes ne prononcent jamais le nom de Dieu.

135
ainsi la preuve qu’une fois libéré de la peur, de la colère
wi
ste

ou du sentiment de culpabilité, on avance à pas de


géant.
Comment résumer ce qui a représenté pour moi un
tel bouleversement, sur le plan intellectuel et spiri-
tuel?
Ce que vous avez dit, à la fin, à propos de vos
contacts avec vos Guides Spirituels, m’a considérable-
ment influencé. Jusqu’alors, j'avais du mal à admettre
que D. puisse connaître chacune de nos pensées et de
nos actions ;mais plus maintenant que vous nous avez
parlé de l’intercession des Guides (les Anges Gar-
diens), et c’est cela qui m’a alors PES d’approfondir
ma foi.
Je ressortirai en effet complètement revigoré de cet
atelier, et bien résolu à ne plus me défiler mais à
prendre à bras-le-corps les difficultés quand'elles sur-
gissent. La religion occupe désormais une place pré-
pondérante dans ma vie, et je suis devenu très prati-
quant. La tradition hassidique, de laquelle je me
réclame maintenant avec ferveur, me paraît corres-
pondre tout à fait avec ce que vous nous avez appris sur
la vie dans l’au-delà, sur l’intervention des Anges Gar-
diens et sur l’existence d’un Être Suprême, omniscient
et plein d’amour (et non pas juge), qui ne nous donne
. jamais plus que nous ne pouvons assumer (et cela, pour
le salut de notre âme). Grâce à vous, je sais aussi qu’il
n’y a rien de fortuit ici-bas, que nous devons tous tirer
la leçon de ce qui nous arrive, et que la meilleure
manière de servir Dieu, c’est encore d’alléger les souf-
frances de son prochain — très précisément ce que vous
faites!
J'espère que cette lettre pourra vous servir. N’hési-
tez pas au besoinà la reproduire in extenso, ou à en
citer des passages.

136
Avec toute mon affection et tous mes meilleurs vœux
de réussite dans votre travail, à
Ira »

Tom

« Chère Elisabeth,

Cela doit faire environ un an que je suis allé vous


voir à Oceanside, en Californie, pour participer à cet
atelier sur “La Vie, la Mort et le Passage”. Je dois dire
que ça a marqué un véritable tournant dans ma vie, tant
sur le plan intellectuel que spirituel. Voilà donc en gros
les réflexions que m’inspire ce travail de libération.
J'ai été élevé de manière très stricte, dans l’idée
qu’un homme doit toujours être “fort” et garder son
sang-froid en toute circonstance, et donc ne jamais
céder à la colère ni à la tristesse. Mais ça ne m’empê-
chait pas pour autant, hélas ! d’avoir de terribles sautes
: d'humeur, et malgré mes airs placides d’entrer soudain
dans des rages folles — au point de représenter un dan-
ger pour moi-même comme pour mon entourage.
Depuis déjà deux ans, mon ménage battait de l’aile à
cause de ces crises de fureur, et j’étais complètement
déprimé. Cet atelier va tout d’abord m’aider à com-
prendre qu’il est parfaitement normal de se fâcher ou
de se sentir morose de temps à autre, qu’il n’y a pas
lieu de se culpabiliser, et qu’il y a par contre toujours
moyen de se débarrasser sans dommages de ses pul-
sions agressives. Mais ensuite, et c’est l’essentiel, je
vais découvrir là-bas, au sein du groupe, que l’on peut
aimer, tout simplement, sans rien demander en échange
ni porter de jugement, et par-delà toute idée de jalousie,
de remords ou de regret.
Depuis un an que je m’en tiens à cette ligne, j'ai

137
SAR
accompli de grands progrès — sur moi-même comme
dans mes rapports avec les autres. Il m’est désormais
beaucoup plus facile d’exprimer ce que je ressens, en
bien ou en mal, et je sais maintenant qu’il faut toujours
‘ profiter à fond de la vie, même si elle est parfois
ingrate.
Je suis médecin, et non juriste ou tiototas Je
n’en reste pas moins persuadé que ces ateliers peuvent
être extrêmement bénéfiques à quantité de gens. Je
pense notamment à tous ceux qui, faute d’avoir jamais
pu exprimer leurs angoisses et leurs révoltes, ont été:
acculés au désespoir ou poussés au crime — focalisant
subitement, pour une raison ou pour une autre, toute
leur haine et toute leur agressivité sur quelqu’un. Vos
ateliers peuvent jouer, à titre préventif, un rôle essen-
tiel.
Affectueusement,

Tom »

Chuck et Fran (lettre de Chuck)


« Chère Elisabeth,

L'atelier auquel j’ai participé voilà maintenant un an


et demi a réellement marqué une rupture dans ma vie.
Auparavant, toute l’agressivité et, dans une moindre
mesure, le chagrin qu’il y avait en moi m’empêchaient
d’avoir des rapports normaux avec les autres.
L’angoisse aussi comptait pour beaucoup, et j’ai pu
mesurer concrètement sur moi-même l’efficacité de
votre méthode thérapeutique.
Depuis un an que je m’efforce, chaque fois que
l’occasion s’en présente, de laisser sortir ma colère et
ma tristesse, j’ai pu noter, ainsi que tout le monde

138
_ autour de moi, une évolution extrêmement positive
dans mon comportement. Même si je n’ai pas encore
vraiment atteint la sérénité, je suis sur la bonne voie et
j'enregistre des progrès réguliers qui me remplissent
d’optimisme.
Cela a bien sûr directement rejailli sur ma vie privée
et professionnelle. Franny, mon épouse, est venue elle
aussi à un atelier, et elle en tire les mêmes conclusions
que moi. Ça lui a permis d’évacuer une grande partie
de son agressivité sous-jacente.
J’ai eu l’occasion de travailler auprès de détenus du
pénitencier de l’État de Washington. Sans m’être à pro-
prement parler occupé d’eux sur le plan strictement
émotionnel, je suis convaincu que ce genre de
démarche pourrait leur faire le plus grand bien, vu leur
état d’angoisse et de révolte. Les gardiens eux-mêmes
pourraient d’ailleurs en profiter. Cela permettrait en
quelque sorte de rompre le cercle vicieux. Vous nous
avez enseigné une technique toute simple et très facile à
mettre en pratique, à partir du moment où l’on
s’adresse à quelqu’un de coopératif. J’en ai parlé autour
de moi, et environ trente pour cent de gens y ont main-
tenant recours avec succès.
N'hésitez pas à citer nos noms, ni à reproduire au
besoin cette lettre. Nos meilleurs vœux à tous,
Affectueusement,

Chuck et Fran »

Bernie

« J'ai participé, en décembre 1979, à un atelier orga-


nisé par Elisabeth Kübler-Ross. Au vu de tout ce que
cela a déclenché en moi, comme chez mes compagnons
ou dans mon entourage, je peux témoigner que sa

139
méthode permet effectivement de se libérer de tous les
vieux problèmes que l’on traîne avec soi depuis des
années, et de les résoudre sans violence et d’une
manière constructive. Quant à la dimension spirituelle,
si prégnante dans ses ateliers, elle est d’un précieux
secours à tous ceux qui sont frappés par le sort, et qui
doivent affronter les vicissitudes de l’existence.
Si l’objectif ultime est de parvenir à se transformer et
à se prendre totalement en charge, l’essentiel n’en est
pas moins, dans un premier temps, d’amorcer un pro-
cessus de reconstruction et de réappropriation de soi,
bref, de cesser de se poser en victime.
Il s’agit là, à mon sens, d’une démarche absolument
capitale, qui doit bénéficier d’un soutien sans réserve.
La santé mentale et la santé physique sont indisso-
ciables, et toutes deux déterminent notre place dans la
société. Un tel programme, que l’on veillera, j’espère, à
rendre accessible au plus grand nombre, laisse augurer
des avancées considérables.
Avec son expérience et ses compétences uniques,
Elisabeth Kübler-Ross est mieux qualifiée que qui-
conque pour diriger pareille entreprise, qui peut, à n’en
point douter, contribuer à résorber tant de maux dont
souffrent nos sociétés.
Tant pis si j’emploie un ton grandiloquent pour évo-
quer tout cela. Il se trouve que j’ai pu en mesurer l’inté-
rêt tant sur moi-même que dans mon entourage ou
auprès de mes compagnons à Shanti Nilaya.
La voie est maintenant toute tracée.

Bernie »
XVI

LE BILAN

Finalement, qu'est-ce qui ressort de tous ces ate-


liers? La question revient avec insistance. Dans la
mesure où je me suis engagée à respecter l’anonymat
de chacun, il m’est très difficile de montrer les béné-
fices que l’on peut en retirer concrètement. Afin toute-
fois d’apporter un minimum d’éclaircissements, j’ai
choisi d’en dresser une sorte de bilan statistique, ce qui
m'évite d’avoir à citer des noms.
Je ne suis certes pas la seule à organiser des sémi-
naires de ce type. Malheureusement, ils ne sont en
général suivis d’aucun effet durable. C’est précisément
ce que j’ai toujours voulu éviter, n’apporter qu’une
amélioration passagère. Dans mon optique, il ne s’agit
pas tant de donner aux gens un « coup de fouet » que
de les remettre sur les rails pour leur permettre d’aller
de l’avant. Y suis-je ou non parvenue ?
Pour répondre, je m’appuierai sur l’étude réalisée par
un ancien stagiaire, John Alexander. Préparant un doc-
torat en sciences de l’éducation à Walden University, ce
militaire de carrière (il est colonel, en poste à Washing-
ton) se proposera en effet d’analyser sous forme statis-
tique les résultats de mon travail, afin d’en déterminer à
grands traits les répercussions pratiques.
L’anonymat de chacun sera bien entendu rigoureuse-

141
\

ment respecté, et les données seront collectées à partir


d’un questionnaire rempli au début et en fin d’atelier. Il
va de soi que je superviserai personnellement toute
l'opération et que je n’y apporterai mon aval qu’après
mûre réflexion. John Alexander me choisira d’ailleurs
comme directrice de thèse.
Mes conclusions personnelles seraient forcément
subjectives. Aussi ai-je demandé à John Alexander \

l’autorisation de citer tout simplement quelques pas-


sages significatifs de son étude ;permission généreuse-
ment accordée. Voici donc :

« Cette évaluation s’effectuera en deux temps. Tout


d’abord, on distribuera, en décembre 1979 et en janvier
1980, des questionnaires en début et en fin d’atelier.
Les personnes ayant reçu ce questionnaire constitueront
le groupe A. Le groupe B, lui, comprendra des sujets,
choisis au hasard, qui ont participé à un atelier entre
juin 1977 et octobre 1978. Les membres du groupe A
rempliront donc leur formulaire sur place, tandis que
les autres le recevront chez eux, plusieurs années après,
cela afin de pouvoir comparer les effets immédiats et
les résultats à long terme.
Il ressort, à l’analyse des données, que, dans les deux
cas, sont intervenus des changements d’ordre spirituel.
Sur 564 réponses enregistrées dans le groupe A, 465 —
soit 82 % — témoignent d’une évolution positive dans ce
sens. On observe une tendance analogue dans le groupe
B, avec un pourcentage égal de réponses positives,
82%, soit 857 sur 1049. (Au total, 87 personnes ont
rempli en entier le questionnaire dans le groupe A, et
244 dans le groupe B.)
Reste que si l’on enregistre bien dans les deux cas
une évolution positive, celle-ci est beaucoup plus
manifeste chez les sujets du groupe B, c’est-à-dire
ceux qui ont été contactés par lettre plusieurs années

142
après, que chez les personnes du groupe À, interrogées
sur place.
Contre-épreuve oblige, on contactera par téléphone
une partie des individus du premier comme du second
groupe. Les données recueillies corroboreront les pre-
miers résultats acquis. Il s’avérera ainsi que, sur un plan
strictement personnel, les personnes du second groupe
auront continué à progresser depuis la dernière fois.
Ces résultats doivent toutefois être maniés avec pré-
caution. N’indiquant qu’une tendance générale, ils
n’autorisent pas à présumer du comportement de
chaque individu en particulier. »
Les sujets témoins ne se sont pas contentés au
demeurant de cocher des cases. John Alexander leur a
aussi demandé de résumer en quelques mots leur chan-
gement d’attitude:

1) vis-à-vis de la mort

avant : « la fin, le chagrin, le vide. »


après : « la paix, plus aucune crainte. »
avant : « la peur, la fin, l’effroi, la douleur. »
après : « une nouvelle étape. »
avant : « une évasion hors de la vie. »
après : « un moment du processus, un passage. »

2) par rapport à la vie

avant : « exister dans un corps. »


après: « une plénitude de chaque instant, donner à
son prochain et partager avec lui. »
avant : « une expérience douloureuse et traumati-
sante. »
après : « se fondre dans l’univers. »
avant : « une existence d’ordre essentiellement phy-
sique. »

143
à

après : « plutôt une existence spirituelle, un conti-.


nuum. »
L'enquête de John Alexander révèle également des
changements d’attitude significatifs :

— à l’égard de soi

« J’ai cessé de douter de moi-même, de me détester


et de me faire du mal. »
« Je m’aime beaucoup plus. »
« J'accepte mieux mes défauts. »

— à l’égard des autres

« Je suis plus conciliant, moins prompt à juger. »


« Je pardonne plus facilement. »

— sur le plan des valeurs

« Je me sens nettement plus proche de Dieu et de


mes amis. »
« Je connais une évolution fondamentale, non plus
axée sur la recherche de la réussite, mais sur la prise de
conscience des progrès intervenus. »
« Je suis à la fois plus ouvert aux autres et plus atta-
ché à mon système de valeurs. »

— sur le plan spirituel

« C’est la chose la plus importante pour moi. »


« Je ressens vraiment la présence de Dieu. »
« Je suis beaucoup plus proche de Dieu. »

Par acquit de conscience, John Alexander a égale-


ment inclus dans son étude sur les répercussions
d’ordre spirituel des commentaires recueillis au télé-

144
phone (auprès des gens du groupe B). Personnellement,
ça ne m’a rien appris de nouveau. J’avais déjà entendu
bien souvent des réflexions de ce genre de la part de
stagiaires. Je vous en livre pourtant quelques extraits :

« Je suis maintenant en mesure de faire le lien entre


l’esprit et le corps. »
« Malgré une éducation lue j'avais perdu la
foi. Grâce à cet atelier,j’ai redécouvert Dieu. »
« La révélation de ma vie... une véritable métamor-
phose. »
« Je suis capable d’accepter les autres comme ils sont. »

Certes, on n’enregistre pas que des réponses posi-


tives. Mais John Alexander note que personne n’a
répondu de manière purement négative, et que même
mes détracteurs les plus farouches affirment avoir retiré
quelque chose de leur venue à Shanti Nilaya.
Je savais déjà, bien avant cette étude, qu’en aidant les
gens à « mûrir », ces ateliers jouent un rôle éminem-
ment bénéfique. Mais je ne me doutais pas que lé taux
de réussite s’élevait à 82%!
Pour plus de détails, je vous renvoie à la thèse de
John Alexander. Je tiens toutefoisà à préciser que je
n’entends pas prouver quoi que ce soit, ni convaincre
personne de la valeur de ma démarche ou l’amener à
partager mes vues.
En quête de la vérité, je m’efforce, dans la mesure du
possible, de faire profiter les autres de ce que j’ai appris
à leur contact. Dès lors que l’on cherche sincèrement à
aider son prochain, on est toujours, en fin de compte,
payé de retour. Il n’est pas jusqu'aux erreurs qui, à partir
du moment où on les commet de bonne foi, ne nous per-
mettent d’aller de l’avant et de faire des progrès. Il ne
s “agit donc pas tant, pour moi, de me prévaloir du suc-
cès de ces ateliers que d’en accroître le rayonnement.
XVII

ÉPILOGUE

Si je me suis permis de citer au hasard ces quelques


lettres, parmi toutes celles que j’ai reçues (et que je
continue à recevoir), c’est parce qu’elles expliquent
bien mieux que je ne pourrais le faire moi-même tout
ce que l’on retire de ces ateliers.
La plupart du temps, les gens qui s’inscrivent chez
nous — notamment les médecins, les infirmières, les
prêtres ou les pasteurs — s’attendent à assister à un
: séminaire traditionnel sur la mort, bâti autour de longs
exposés théoriques entrecoupés de débats, et le cas
échéant de témoignages personnels. C’est pourquoi il
arrive tant de monde, le lundi matin, avec papier, stylos
et magnétophones… é
Et les mêmes, en repartant, au vu des résultats
acquis, parlent de divine surprise, et ils ne tarissent pas .
d’éloges à mon égard.
Pour ma part, j’insiste continuellement auprès de
tous ceux qui, par métier ou par vocation, s'occupent
des malades terminaux pour qu’ils se mettent à leur
portée et s’adressent à eux non pas en tant que prêtre,
pasteur ou médecin, mais en tant qu'être humain. Ce
qui suppose qu’ils soient eux-mêmes « sains », OU
« équilibrés », comme on voudra. On ne saurait être en
mesure d’aider qui que ce soit, si l’on n’a pas soi-même
147
| “4
surmonté au préalable tous les deuils—petits ou grands
— qui marquent ou non une rupture dans notre vie.
Faute de quoi, on risque de « craquer », voire d’en être
réduit aux pires extrémités. Comment s’étonner que ce
soit précisément chez les psychiatres que l’on se sui-
cide le plus? Ils sont là pour soigner les autres, mais
eux-mêmes, bien souvent, ne sont pas encore guéris…
Oui, certaines personnes, il faut bien le dire, sont
sidérées de découvrir, au début, avec quoi nous tra-
vaillons : matelas, bouts de tuyau, vieux annuaires prêts
à être déchirés.. La stupeur de ces gens est portée à
son comble, quand ils voient tour à tour leurs compa-
gnons se lever d’eux-mêmes pour aller assouvir leur
rage et leur révolte sur le matelas, ou sur les bottins..
En définitive, ces ateliers sont pour chacun l’occasion
d’exorciser sa douleur, de laisser sortir sa fureur, de se
maudire lui-même et de prendre le Ciel ou les hommes
‘à témoin — bref, de se libérer de ce qui lui empoisonne
l'existence.
Passé le premier moment de stupeur, ces personnes
qui comptaient participer à un séminaire de type tradi-
tionnel, où l’on débattrait doctement de la mort et de la
manière de s’y préparer, sont vite gagnées elles aussi
par l’ambiance et bouleversées par le chagrin, la dou-
leur et la détresse de leur prochain, un peu comme si
elles visitaient une unité de soins intensifs.
Chez nous, la règle est de jouer cartes sur table et
d’exprimer ouvertement ses peurs, ses hontes, ses
peines et ses colères. ;
Mais la mission de Shanti Nilaya ne consiste pas
seulement à aider les gens à exorciser leurs maux et
leurs pulsions agressives. Il s’agit au moins autant de
leur apprendre à vivre que de leur apprendre à mourir,
s’il est vrai que l’on ne cesse d’avoir peur de la mort
qu’à partir du moment où l’on aborde la vie sans
crainte. Pour aider quelqu’un à s’éteindre en paix,
ES

148
encore faut-il au préalable se réconcilier avec soi-même
et être bien dans sa peau.
Est-il jamais trop tôt, ou bien trop tard, pour venir
nous voir? En principe, non; bien qu’il existe là encore
des exceptions. Je pense par exemple, à ce couple qui
venait de perdre un enfant et qui n’arrivait pas à sur-
monter le choc. Le père, surtout, était révolté par
l'injustice du sort, et on sentait qu’il en voulait à la terre
entière. Visiblement choqué de se retrouver en pareil
cadre, et excédé d’entendre les autres évoquer des pro-
blèmes analogues aux siens, il a d’emblée adopté une
attitude hostile et refusé de se mêler au groupe.
Bien que sa femme se soit montrée pour sa part
beaucoup plus coopérative, ils sont partis tous les deux
sans prévenir au bout de vingt-quatre heures. Quelques
semaines plus tard, j’ai reçu une lettre d’un avocat,
m’informant qu’ils portaient plainte contre moi pour
« publicité mensongère »! Heureusement, plusieurs
personnes dans le même cas témoigneront en ma
faveur, et l’affaire n’ira pas plus loin.
Il y a eu aussi cette très vieille dame, qui a débarqué
un beau matin chez nous sans se douter apparemment
de ce qui l’attendait. C’était son fils, médecin, et sa
belle-fille qui lui avaient payé un stage à Shanti Nilaya,
après y avoir eux-mêmes effectué un séjour quelque
temps plus tôt. Héberluée de se retrouver en pareille
compagnie, elle ne s’est pas départie, le premier jour,
d’une réserve hautaine, tassée dans son coin, les yeux
rivés sur la personne qui intervenait, se contentant
d’observer au passage que c’était bien la première fois
qu’elle voyait un tel mélange de genres.
Elle a pourtant assisté stoïquement à toutes les
réunions de la semaine, fumant cigarette sur cigarette.
En raison de son âge, je l’avais fait asseoir sur une
chaise à côté de moi, et non par terre comme tout le
monde ;tant et si bien que j’en suis venue à lui allumer

149
de quatre à cinq paquets de blondes par jour. Pour la
récompenser de sa ténacité, je lui offrirai à la fin mon
briquet dans son étui en cuir. De son côté, elle sera si
touchée par ce qu’elle venait de vivre qu’elle embras-
sera chaleureusement tout le monde en partant.
Personnellement, je n’aime guère les mondanités et
les réunions d’admirateurs. Il me sera toutefois impos-
sible de me dérober à une petite cérémonie organisée
en mon honneur quelque deux semaines plus tard, à
Hawaï. J'étais venue donner une conférence à Hono-
lulu, et je devais reprendre l’avion le soir même pour
Chicago. Mais, en sortant de la salle, je suis tombée sur
des anciens de Shanti Nilaya qui m’ont invitée à parta-
ger leur repas, un dîner à la fortune du pot, où chacun
amène un plat... Comment me serais-je doutée, alors,
que l’instigatrice de cette petite soirée n’était autre que
la vieille dame en question, que la soirée se déroulerait
chez elle, dans une grande maison, que nous serions
accueillis, suivant la tradition, par un collier de fleurs,
et qu’on avait organisé en fait un véritable pèlerinage
réunissant tous les habitants de l’archipel qui étaient un
jour venus à Shanti Nilaya, dont les grands malades, les
quadriplégiques et les handicapés ?.…
Devant tout ce petit monde, notre amie fera son
entrée, radieuse, vêtue d’un kimono de soie blanche
imprimé de coquelicots, et paraissant vingt ans de
moins que la dernière fois. Les retrouvailles donneront
lieu à de grandes effusions. Arrivée à ma hauteur, elle
allumera une cigarette et elle me la tendra avec un petit
sourire espiègle.. Prononçant ensuite quelques mots
de bienvenue, elle nous expliquera qu’il s’agissait dans
son esprit de voir si demeurait intact l’esprit d’amour et
de charité né à Shanti Nilaya — autrement dit, si après.
tout ce temps nous allions tomber dans les bras les uns
des autres.
Elle aura juste le temps de savourer une dernière

150
cigarette, puis de nous inviter à prendre place à table.
« Voilà une dernière leçon apprise... Asseyons-nous et
mangeons. Je me sens si lasse... » balbutiera-t-elle en
s’effondrant. Nous la transporterons aussitôt dans sa
chambre et nous la veillerons en chantant. L'équipe des
urgences sera d’ailleurs si impressionnée par la ferveur
et le recueillement qui régnaient dans la pièce qu’elle
se joindra à nous, et qu’on emmènera en chantant notre
amie dans l’ambulance…
_ Elle mourra peu après, sans avoir repris connais-
sance. Une sortie d’éclat, pour une vieille dame venue à
l’origine à Shanti Nilaya « parce qu’elle ne pouvait
décemment pas gaspiller un cadeau de Noël aussi coû-
teux.…. »!
Elle s’éteindra bercée d’amour et de musique.
J'ai surtout parlé dans ce livre, il faut bien le recon-
naître, du travail que chacun effectue sur lui-même tout
au long de ces cinq jours, mais je n’ai pratiquement
rien dit de ce qui se passe le vendredi quand, au-delà de
la peur et de l’angoisse, règne entre nous une mer-
veilleuse complicité.
Le moment est alors venu pour tout le monde de
s’interroger, sereinement et en toute franchise, sur ce
malin plaisir qu’on éprouve en général à se compliquer
l'existence et à transformer en calvaire ce qui devrait
être un miracle permanent. Me fondant sur certaines de
mes expériences mystiques, j’explique que nous pou-
vons à la fois suivre concrètement nos progrès tant sur
le plan physique que spirituel (et non pas seulement
former des vœux pieux), avoir la preuve que la vie se
poursuit après la mort, et d’abord et avant tout prendre
conscience du chemin à parcourir et des obligations qui
nous incombent ici-bas — dont celle d’aimer notre pro-
chain comme nous-mêmes, d’un amour pur et désinté-
ressé.
Il ne me reste plus qu’à remercier tous ceux qui

151
4
À Ÿ

m’ont autorisée à reproduire ici leurs lettres, à travers |


lesquelles on peut réellement juger des progrès accom-
plis.
J'exprime aussi ma gratitude aux milliers de gens
qui, de par le monde, ont participé à l’un de ces ateliers,
car ils ont tous été, à leur niveau, mon maître et mon
guide; ils m’ont tous énormément apporté et ils ont
tous beaucoup reçu, confirmant, si besoin était, la règle
_selon laquelle il ne saurait y avoir de bien véritable qui
ne soit partagé. ;
L'un de mes confrères et amis, Jerry Jampolsky, a
consacré un ouvrage à ces ateliers, Love is letting go of
fear ( « L’ Amour plus fort que la peur »). Je ne saurais
trop en recommander la lecture à tous ceux qui œuvrent
dans cette direction. Comme je ne cesse de le répéter,
nos deux grands ennemis ici-bas sont la peur et le senti-
ment de culpabilité. Il dépend donc de nous seuls que la
vie soit un paradis, ou bien une vallée de larmes. La vie
est grande, et simple, et belle. À quoi bon s’évertuer à
la gagner, si on ne sait pas qu’en faire? Pourquoi
attendre d’être atteint d’un mal incurable pour se
remettre en question? Pourquoi ne pas régler tout
de suite ce qui ne va pas ? Pourquoi se sacrifier systé-
matiquement aux autres, sans jamais oser profiter soi-
même de l’existence? Pourquoi bouder ce trésor mer-
veilleux ?
Ces ateliers apportent un premier élément de
réponse. Il appartient ensuite à chacun de poursuivre
sur la voie tracée, comme l’a si bien dit Khalil Gibran
dans Le Prophète :
«... mais je vous dis que, lorsque vous travaillez,
vous accomplissez la partie du rêve le plus lointain de
la terre, qui vous fut attribué quand naquit ce rêve,
Et en vous gardant à l’œuvre, vous êtes dans la vérité
de l’amour de la vie.
On vous a dit que l’existence est obscure, et, dans

152
votre lassitude, vous vous faites l’écho de ce qui a été
dit par les lassés.
Et je dis que la vie est vraiment faite d’obscurité sauf
lorsqu'il y a envie de faire,
et toute envie de faire est aveugle sans savoir-faire,
et tout savoir-faire est vain sans travail,
et tout travail est vide sans amour.
Et travailler avec amour revient à se relier à soi-
même et à Dieu.
Et qu'est-ce que travailleravec amour ?
?
C’est tisser un vêtement avec des fils tirés de votre
cœur comme si votre bien-aimé devait porter cet habit.
C’est construire une maison avec affection, comme
si votre bien-aimé devait habiter cette demeure.
C’est semer des semences avec tendresse et moisson-
ner la récolte avec joie, comme si votre bien-aimé
devait en manger.
C’est déposer en toutes choses que vous façonnez un
souffle de votre propre esprit, et savoir que tous les
morts bénis se tiennent auprès de vous et regardent. »

Khalil Gibran

(Le Prophète. Traduction de Marc de Smedt)

Merci de m’avoir accompagnée tout au long de ces


pages. Vous êtes pour moi une bénédiction.

Elisabeth Kübler-Ross
MORE D ODOS Sac nie doi daremesisrbes
capes ehos 7
| 1eDS RER EEE RSR CC
CEA AU DORE S NE 13

L2 PNG RANCE OR PR RER ER rt 15


LES DIONMÉTS ACITS 2.0 renonce etrereesnse 25
Shanti Nilaya, havre de paix... 38
a er pee 49
Ne pas tricher avec ses émotions... 53
L'objectif de ces ateliers 61
sonsssrnasenssmeeereorser
D 'OUVIIT Et [ENAÎTE 5... 63
Le processus et les résultats... 07
LOS [ODIeS... 7... niareterenspursrennennesesnererse: 71
Le rôle de la musique... 74,
Qui vient nous VOIr ?..…........................................ 76
La perte d’un enfant... 83
Les quadriplégiques.….….............. 96
Suicide, acceptation et lâcher prise... 111
Une prise de conscience spirituelle 133
CH s11Fe NM EME S US Re teen 141
ÉPIlOgue...........................…. 147
DU MÊME AUTEUR
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LA MORT DERNIÈRE ÉTAPE DE LA CROISSANCE


LA Mort EST UN NOUVEAU SOLEIL
VIVRE AVEC LA MORT ET LES MOURANTS
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ISBN : 2- 253 - 13822 -3
Psychiatre, Elisabeth Kübler-
Spessen Ross a été une des premières à
briser le mur du silence
——— qui entourait les malades en
phase terminale. En 1970,
décidée à aller plus loin, elle
crée les ateliers «La Vie, la
Mort et le Passage», où tous
ceux — malades, personnes en
deuil, infirmières, médecins,
prêtres — qui sont en contact direct avec la
mort peuvent se confier et partager leurs
expériences.
Ce livre, qui réunit de nombreux témot- .
gnages vécus, propose des réponses à la fois
concrètes et spirituelles à une situation croi
souvent affrontée dans la solitude et le si
Acte de foi en l’homme et en son fan
pouvoir de rédemption, 1l est aussi
d’abord — un hymne à l’amour et à la vi

5 Champigny
MORT PORTE DE LA VIE
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