La Mort Porte de La Vie - Elisabeth Kubler Ross
La Mort Porte de La Vie - Elisabeth Kubler Ross
La Mort Porte de La Vie - Elisabeth Kubler Ross
E. KUBLER-ROSS
La mort,
porte de la vie
EE
ELISABETH KÜBLER-ROSS
La Mort porte
de la vie
TRADUIT DE L’ AMÉRICAIN
PAR ÉTIENNE MENANTEAU
ÉDITIONS DU ROCHER
Jean-Paul Bertrand
Éditeur
Titre original :
WORKING IT THROUGH
8
qui présenter mes excuses? », « Après qui en ai-je? »,
« Envers qui éprouvé-je des remords? », « Qui est-ce
_ que j'aime?(même si je ne le montre pas) ».. C’est à
ce prix seulement que l’on peut retrouver le calme et
l'harmonie, et redécouvrir toute la richesse de l’exis-
tence. Dès lors que l’on s’est réconcilié avec soi-même,
il est facile d’accepter les autres. La paix ne pourra
jamais régner dans le monde que si chacun trouve
d’abord en lui-même la sérénité.
Elisabeth KÜBLER-ROSS
PRÉFACE
11
De
Cela étant, je me dois de préciser que toutes ces pho-
tos ont été réalisées sur le vif, et de la manière là plus
discrète possible, c’est-à-dire sans flash n1 éclairage
artificiel. Je faisais partie du groupe ; on m’avait
accepté; je ne voulais pas déranger.
Je dédie ce travail à tous ceux qui m’ont aidé à le
réaliser. D’abordà Elisabeth Kübler-Ross, qui en est
l’inspiratrice ; puis à tous mes amis de Shanti Nilaya
(avec une mention spéciale pour Kathy Sullivan), et
enfin à mon épouse, dont la sagesse et la clairvoyance
m'ont puissamment aidé.
A
= Mal WARSHAW_
REMERCIEMENTS
Elisabeth KÜBLER-ROSS
I
DAVID
15
x : x. D 4
16
tions infructueuses, il a la moitié du visage paralysé, les
yeux rongés par des ulcères, il perd l’équilibre et il ne
peut quasiment plus se déplacer ni remuer la main
droite, et il devient sourd. Il tombe dès qu’il fait un pas,
et il est bourré de médicaments. On vient d’ailleurs de
diagnostiquer une nouvelle tumeur en cours de forma-
tion, et désormais ses jours sont comptés.
Ça a beau être quelqu’un d’adorable, David, doté
d’une immense générosité, on le fuit, à cause de tous
ses handicaps, ou bien alors on ne fait pas l’effort de le
comprendre. Aussi n’a-t-il pas d’amis, et il vit tout seul
dans son univers. Il s’y est résigné, et il se contente de
jouer de la guitare et d’écouter de la musique dans sa
chambre. Désormais, même là il se sent isolé, et de
trop. L’atmosphère est si lourde, à la maison ! Finis les
rires; les larmes maintenant coulent à flots. Oui, et le
pire, c’est que mon David sera bientôt sourd, et qu’il ne
pourra donc plus ni écouter sa chaîne ni jouer de la gui-
tare. Ses derniers amis l’auront abandonné. Il a telle-
ment lutté pour mener une existence décente et garder
la tête haute ! Du coup, il me dit qu’il en a assez et qu’il
a envie de jeter l’éponge…
_ Cela va donc si mal, David? Dis, qu'est-ce que je
peux faire pour toi ?
_ Rien du tout, Maman. Il n’y a rien à faire. C’est
comme ça, il faut l’accepter, répond-il, l’œil humide ; et
il me serre dans ses bras...
David ne pleure jamais. “À quoi bon? Ce n’est pas
dire.
_ ça qui va arranger les choses”, a-t-il coutume de
consi gnes
Moi, par contre, faute d’avoir reçu des
.
expresses de sa part, je pleurniche tout le temps
En allant poster ma lettre, je priais le ciel qu’ell e par-
humai -
vienne à bonne fin. J'avais fait tout ce qui était
les
nement possible ;notre sort reposait désormais dans
t chez
mains du Seigneur. Elisabeth Kübler-Ross n’étai
ir des
elle qu’un jour par semaine, et elle devait recevo
14,
tonnes de courrier. Contre toute attente, elle allait me
répondre sous quinzaine.
En janvier 1978, nous avons participé, Dave et moi, à
notre premier atelier à Shanti Nilaya*. Notre fille avait
la grippe; l’aéroport de Chicago était fermé, à cause de
la neige. Mais nous étions attendus, et nous nous
sommes débrouillés pour arriver à temps. Pendant cinq
jours, 46 personnes ont parlé ouvertement de leurs
drames et de leurs souffrances. Nous avons ri, chanté,
. mangé ensemble; nous avons parlé de ce qui nous
-révoltait, de ce qui nous tourmentait, et de ce qui nous
culpabilisait. Nous avons appris à pardonner aux autres
comme à nous-mêmes. Nous étions tous au coude à
coude, unis, solidaires.
Personnellement, j’ai évoqué mes erreurs passées,
dont David a tant pâti. J’ai dit combien je m’en voulais
d’avoir, à l’époque, placé une confiance aveugle dans
les médecins et les soi-disant “experts”. J’ai avoué ma
détresse d’entendre mon fils déclarer que, pour lui, la
vie n’avait plus de sens, et mon angoisse de me retrou-
ver seule avec lui, privé de musique. J’ai admis que je
me sentais complètement désemparée, et incapable de
lui apporter un réconfort quelconque, lors même qu’il
n’y avait plus d’espoir…
Après avoir eu le privilège de participer à deux ate-
liers, j’ai tenu à en faire profiter directement David. J’ai
donc à nouveau écrit à Elisabeth Kübler-Ross. Cette
fois, elle mettra plusieurs mois à me répondre. Mais en
août, un vendredi exactement, elle m’a proposé, par
téléphone, de venir le lundi suivant à Shanti Nilaya
avec David. J’ai bien entendu sauté sur l’occasion, sans
même songer à la difficulté d’organiser ce voyage en à
peine trois jours, ni au risque que je faisais courir à
18
mon fils en l’emmenant, contre l’avis de son médecin,
et apparemment contre toute sagesse, à 3 000 kilo-
mètres de là. Mais nécessité fait force de loi.
Là-bas, David ne passera pas inaperçu. Le premier
jour, au petit déjeuner, il fera même carrément sensa-
tion. Il faut dire qu’il est si impressionnant, avec son
mètre quatre-vingt-dix, sa barbe rousse et ses cheveux à
l’afro! Et puis, il a toute une moitié du visage paraly-
sée, un œil mi-clos, une démarche hésitante, et il
n’entend presque plus. Évidemment, ça crée toujours
un certain malaise. Mais heureusement, les autres vont
très vite l’adopter.
J’ai alors poussé un ouf de soulagement. C’est qu’au
départ je ne savais pas du tout comment il allait réagir
au milieu de tous ces gens, lui qui était pratiquement
sourd et donc incapable de tenir une conversation nor-
male. À défaut, je m’efforcerais de lui résumer par écrit
les propos de chacun. Et voilà que… miracle ! il va tout
de suite se prêter au jeu et s’impliquer immédiatement
dans le groupe. “Je m’appelle David, déclare-t-il en
guise d’introduction, et j’ai besoin d’aide” Le lundi,
pendant les récréations, je le verrai loucher vers la pis-
cine, et ça me serrera le cœur; il aimait tant nager,
autrefois! Or, dès le lendemain, deux messieurs
l’emmèneront se baigner — pour la première fois depuis
deux ans ! Le jeudi suivant, David me confie :
_ Elisabeth doit s’occuper de tellement de monde
qu’elle n’aura sans doute guère de temps à me consa-
du
crer. Mais je voudrais quand même lui dire que j’ai
mal à prier.
lui, il
Il espérait que John, le prêtre, l’aiderait, “car
devait savoir s’y prendre”.
c
_ Je n’arrive pas à prier, déclare donc en publi
David. :
veux-tu prier?
_ Pour quelle raison exactement
demande en retour John, par écrit.
19
à]
20
de neige, et au milieu des embouteillages de surcroît,
sans éprouver l’ombre d’une hésitation. Le but de ces :
ateliers n’est-il pas, précisément, de nous libérer de nos
craintes et de nous ouvrir aux autres ? Je tenais absolu-
ment à faire comprendre à ces jeunes que, même à la
veille de mourir, et quel que soit son état physique, on
peut, et on doit, profiter à fond de la vie. Aussi leur ai-
je longuement parlé de nos retraites, de ce qui se
dégage de ces réunions, et j’ai répondu à mille ques-
tions. Pour moi, cela restera une expérience inou-
bliable…
Nous voyons David le mercredi, le vendredi, et le
samedi. Il vient à la maison pour les fêtes, les anniver-
saires, et pour les grandes occasions, comme Noël ou
Pâques. Dans la mesure du possible, il prend des cours
dans une école spécialisée et il participe aux activités
d’un centre protégé. Désormais, il est complètement
sourd, et il ne voit plus que d’un œil. Mais il ne veut
plus subir aucune opération, et nous le comprenons.
Certes, avec lui on est obligé de communiquer par
signes, ou en se passant des petits mots. Mais rien ne
vaut la tendresse, et le mieux est encore de se serrer
dans les bras l’un de l’autre — et Dieu sait que nous ne
nous en privons pas! Oh, bien sûr, ce n’est pas facile
tous les jours, et nous avons souvent le cœur gros. Mais
enfin, cela ne nous empêche pas non plus de rire, de
nous aimer, et de profiter de chaque jour que Dieu nous
donne. L'amour sera éternellement avec nous !
Nous avons énormément appris, Dave et moi, au
contact des personnes qui ont un frère ou une Sœur
atteint d’une maladie incurable. Eux aussi souffrent de
ou
la situation. Ils ont tendance à se sentir négligés,
ignorés, ce qui tout à la fois les aigrit et les culpabilise.
Force a été de nous rendre à l’évidence, et d'admettre
conci-
qu’à notre humble niveau on ne pouvait pas tout
lier, et qu’il fallait aussi penser à nous et à nos trois
21
$
autres enfants. Alors seulement, nous avons pu, malgré
tout ce qu’il nous en coûtait, nous résoudre à placer
David en maison de santé.
Finalement, cet atelier restera, pour Dave et moi,
l’une des expériences les plus enrichissantes et les plus
heureuses qu’il nous ait été donné de vivre en trente-
cinq ans de mariage.
En février, Elisabeth a demandé à voir David une
nouvelle fois. “Elle m’a remonté le moral ; elle
m'a permis de retrouver la paix”, conclura-t-1l par la
suite. »
22
: pasteurs ou de prêtres !Mais ce faisant, je vais vider
une fois pour toutes l’abcès, et me libérer de mes
angoisses et de mes peurs. :
En décembre 1980, David réchappera de justesse à
une vilaine pneumonie. Comme sa présence nous était
indispensable, nous le garderons plus longtemps que
prévu à la maison. Il mourra au printemps de l’année
suivante, le 7 mai 1981. Nous serons tous à ses côtés,
et, Dieu soit loué, nous l’accompagnerons alors, sans
crainte, désespoir ou remords, dans ses derniers
moments. Il s’éteindra paisiblement, au milieu de ceux
qui l’aimaient.…
Quand il était petit, David grimpait sur notre lit tous
les matins. “Je voudrais te dire un secret, Maman : je
t’aime de tout mon cœur”, déclarait-il. Il a toujours été
si affectueux ! La tendresse et la générosité mêmes.
Nous avons eu le privilège d’être ses parents, oui, et ça
_ a été terrible quand le Seigneur nous l’a repris. »
Il
26
* par accepter de regarder la vérité en face, et par se rési-
gner à mourir. Le premier jour, nous avons parlé de nos
dérobades, de notre refus de prendre en compte la réa-
lité et de nous rendre à l’évidence, de notre lâcheté, de
notre malhonnêteté, et de l’hypocrisie, ou du sadisme,
de notre entourage... Nous, c’est-à-dire des malades,
des personnes qui en avaient un dans leur famille ou
dans leur entourage, tous ceux, bref, que j’avais choisis,
au hasard, pour participer à ce premier atelier…
Le lendemain matin, les gens s’en sont, d’une
manière, générale, pris aux médecins, accusés de tous
les maux et qui portaient, selon eux, l’entière responsa-
bilité de ce qui était arrivé. Ils s’apercevront, au fil des-
heures, que ce n’est pas en cherchant un bouc émissaire
que l’on résout ses problèmes, et qu’il leur fallait
d’abord cesser de généraliser et de projeter systémati-
quement sur les autres leur propre révolte ou leur senti-
ment de culpabilité.
Le mercredi, bien des chagrins s’étaient déversés,
bien des larmes avaient coulé... Mais le fait d'entamer
tous les soirs la dernière séance en chantant tous
ensemble cimentait l’unité du groupe, et cela donnait à
chacun le courage de continuer.
Barbara
28 po
le mercredi matin, je l’ai invité sans autre forme de pro-
_cès à mettre les choses au point et à nous dire ouverte-
ment ce qui le faisait tant souffrir. La larme à l’œil,
d’une voix chevrotante, il s’exécuta et consentit à nous
livrer son secret. Une histoire tragique et banale : sa
femme l’avait quitté en emmenant avec elle les enfants.
Le pire, nous disait-il, c’est qu’il n’avait même pas
eu le temps de leur dire au revoir, tant la séparation
avait été rapide. J’ai alors compris la grande sagesse de
l'Eglise catholique, qui interdit à ses prêtres de se
marier. Quelle horreur! Songez : lui, un pasteur censé
donner l’exemple à ses ouailles, il se retrouvait seul,
délaissé, et privé de ses gosses... ;
Qui n’aurait compati à sa douleur? Comme tout le
monde j'étais boulever sée. Pourtant, je trouvais bizarre
que la rupture ait été aussi brutale, et qu’il n’ait pas pu
s’entretenir, ne fût-ce que quelques instants, avec ses
enfants. Quand je lui en ai fait la remarque, il m'est
‘apparu, à mon grand étonnement, qu’il n’avait pas la
moindre idée de ce que des gosses pouvaient penser ou
ressentir en pareil cas. Du même coup, ça le culpabili-
sait, et il regrettait maintenant d’avoir tout sacrifié à son
sacerdoce… :
Et s’il allait les cherch er? Après tout, ils n’habit aient
pas loin, et, de mon côté, je ne demand ais qu’à les
inclure dans notre groupe, au même titre que Barbara .
Il pourrait ainsi leur donner l’occas ion de leur montre r
combien il les aimait. Les gosses, de leur côté,
n’oublieraient pas, même s’ils devaient ensuite revenir
chez leur mère. ou
On m’a appelé, et je l’ai quitté un instant . À mon
ai pas
retour, il avait disparu. Sur le moment, je n’y
le soir, il n’a pas assisté à notre
prêté attention. Mais
pas que je le retrou ve, le len-
réunion. Or, ne voilà-t-il
er, en train de faire sauter
demain matin, au petit déjeun
les gamins sur ses genoux !
29
\
30
Deux personnes, un adulte et un enfant, y étaient inhu-
mées, à en juger par les dates de naissance et de décès
gravées dans la pierre, et deux autres avaient en
quelque sorte réservé leur place, en faisant figurer leur
nom et leur date de naissance
Imaginez ma perplexité. Après une semaine entière
à discuter de la vie et de la mort avec une soixantaine
de personnes, j'étais exténuée, et je n’aspirais plus qu’à
_ rentrer à la maison et à me changer les idées. Je me suis
donc contentée d’y jeter un rapide coup d’æil, et de rai-
sonner : « Il ne faut tout de même pas exagérer. On peut
très bien attendre que les gens soient morts pour ins-
crire leur nom sur leur tombe. » Soulagée, Barbara s’est
serrée contre moi en riant. « Merci, maman. C’est tout
ce que je voulais savoir », dit-elle, avant de faire demi-
tour.
Sur la route, j’ai repensé à ce merveilleux langage
symbolique des enfants. Voilà en effet une petite fille
de huit ans qui, sans préparation aucune, se joint au
dernier moment à un groupe d’adultes venus parler de
la mort... Il était évident que ça l’avait troublée, et
qu’elle se demandait si, de retour à Flossmoor, je ne
commanderais pas moi aussi quatre pierres tombales,
une pour chacun de nous, avec notre nom et notre date
de naissance, en attendant celle de notre mort... À sa
manière, et sans le dire explicitement, elle se demandait
si l’on pouvait enfin tirer un trait là-dessus et reprendre
une existence normale, ou bien si l’on devait, toute sa
vie durant, se préparer à mourir.
Bien des liens se sont tissés durant ces cinq jours à
Richmond, dans l’Indiana. Les malades terminaux,
notamment, y ont gagné des appuis précieux. Dans
Eux.
l’ensemble, les autres sont restés en contact avec
Ils continuent à les voir, à leur écrire, à marquer le coup
ent
pour les fêtes et pour les anniversaires, et ils n’hésit
rter. De leur
pas, le cas échéant, à venir les réconfo
31
propre aveu, ces grands malades y ont puisé la force del
tenir, quand bien même tout le monde autour d’eux.
céderait à la panique, ou au contraire sombrerait dans
l’indifférence… ;
Quant à Barbara, elle a trouvé en Sheryl la grande
sœur qui lui a toujours manqué. C’est une adolescente,
maintenant, mais Sheryl et elle sont devenues insépa-
rables.… e
L'atelier de l"Ohio
32
quand même fini par faire un tel tapage qu’une vieille
religieuse, mal réveillée, et visiblement furieuse d’être
dérangée en pleine nuit, est venue nous ouvrir, puis
_nous conduire à nos chambres.
Le lendemain, au petit déjeuner, j’ai allumé machi-
nalement une cigarette — au grand scandale d’une
_ dizaine de vieilles nonnes, qui se sont aussitôt levées
pour marquer leur désapprobation. Il était interdit de
fumer !
Nouvelle douche froide un peu plus tard, quand on
nous a montré la salle de réunion, une espèce de grande
pièce lugubre, où des rangées de chaises pliantes fai-
saient face à une estrade et à un tableau... Passe encore
d’y donner des conférences, mais il était totalement
exclu d’y tenir des réunions comme les nôtres, où
chacun se livre à fond et va jusqu’au bout de ses émo-
tions — d’autant plus que les sœurs habitaient juste au-
dessus !
Je suis allée voir la Mère Supérieure, pour lui
demander de nous trouver un autre local, ce qui ne
devait pas être trop difficile, vu la taille du domaine, et
le nombre de bâtiments qu’il comprenait.
C’est alors que de jeunes novices, tout excitées, sont
venues me proposer un marché : désireuses depuis
longtemps de passer quelques jours en compagnie des
« vraies » sœurs, elles offraient de nous céder pour la
semaine leurs quartiers, et d’aller ainsi rejoindre les
autres. Il nous faudrait seulement accepter l’exiguïté
des lieux, l'atmosphère confinée, et le joyeux désordre
qui y régnait. Vérification faite, elles vivaient en fait
dans un cadre douillet et chaleureux, aménagé avec
goût. :
Restait à convaincre la Mère Supérieure. À ma
grande surprise, elle a tout de suite donné son accord.
er toute
Mieux, elle est venue elle-même nous apport
une pile de cendriers, en nous promettant de faire de
33.
NOIR “ !
son mieux pour nous faciliter la vie et rendre notre,
séjour agréable, étant bien entendu que l’on n’avait pas
l’habitude, dans la congrégation, de recevoir des gens.
Au bout du compte, malgré quelques petits accrocs au
départ, cet atelier s’est déroulé dans une atmosphère
extrêmement chaleureuse et positive ;pleines de bonne:
volonté, les sœurs étaient toujours prêtes à faire des
concessions et à nous rendre service.
La présence parmi nous de deux rabbins, qui man-
geaient exclusivement casher, n’a pas manqué, par
exemple, de soulever une question délicate. Comment
obtenir de la Révérende Mère d’un couvent de francis-
caines qu’on leur fasse livrer de la nourriture spéciale,
consacrée par le Beth-Din ? Là encore, elle s’est mon-
trée très compréhensive, et elle n’a émis aucune objec-
tion — le plus dur étant de trouver des produits adéquats
dans un petit village perdu au fin fond de l’Ohio!.…
Le jeudi soir, la veille de notre départ, nous étions
tellement conquis pas les sœurs de Saint-François que
nous les avons invitées, y compris les novices, à notre
veillée devant le feu de camp. Elles seront nombreuses
à nous interpréter à cette occasion un petit air — souvent
de leur composition. Nous leur avons bien sûr retourné
le compliment, et nous avons chanté pour les remercier
de leur gentillesse, de leur générosité, et de leur
absence d’a priori.
Comme nous avions prévu de concélébrer cette
petite fête d’adieu par le pain et par le vin, c’est la Mère
Supérieure elle-même qui s’est aperçue, au dernier
moment, que nous n’avions pas de vin casher! Elle
s’est précipitée en ville avec une autre religieuse. Par
quel miracle ont-elles réussi à en dénicher à cette
heure-là ? Une demi-heure plus tard, elles revenaient
triomphalement avec deux bouteilles de bourgogne
californien, portant le cachet du Beth-Din. Nous avons
bien ri en songeant à ce qu’en dirait l’aumônier, celui-
34
là même qui nous avait laissées dehors le premier soir,
si jamais il l’apprenait…
De tous les souvenirs merveilleux que je retire de cet
atelier, il en est un que je n’évoque pas sans une émo-
tion particulière. Par un effet de l’œcuménisme
ambiant, transcendant les dogmes et les barrières
confessionnelles, une chaste et pure idylle s’est nouée,
durant ces cinq jours, entre une franciscaine et un rab-
bin, sous l’œil bienveillant de la communauté attendrie.
Quand on partage pendant une semaine ses joies et ses
peines, il se crée des liens durables. Le rabbin et la reli-
gieuse s’écrivent toujours…
Seule ombre au tableau, je n’ai appris qu’au dernier
moment que tout l’étage supérieur du bâtiment central
abritait de vieilles nonnes, grabataires ou impotentes,
qui attendaient la mort. Je suis bien sûr tout de suite
allée les voir, et elles ont découvert avec émotion la rai-
son de ma présence ici. Si seulement je l’avais su plus
tôt! Je les aurais prises avec moi, quitte à les transpor-
ter en chaise roulante, ou sur des brancards. Il est donc
significatif que, même dans un endroit comme celui-ci,
où règnent l’amour et la charité, on a tendance à cacher
les vieux, les malades ou les mourants, et à les reléguer
dans leur coin.
Ces deux retraites de l’Indiana et de l’Ohio sont
parmi les toutes premières que j'ai organisées. En rai-
son de leur succès, je m’attacherai à répéter l’expé-
rience, en l’étoffant. Depuis lors, les ateliers se sont
multipliés par centaines, et ils réunissent des gens de
tous les âges, de tous les milieux, et de toutes les
confessions. Aux personnes simplement désireuses
d'effectuer un travail sur elles-mêmes et de surmonter
leurs problèmes quotidiens, s’ajoutent maintenant une
majorité de cadres hospitaliers, de religieux, de méde-
cins, d’infirmières, de psychologues et d'avocats.
un
Au départ, chacun de ces ateliers se tenait dans
35
\
36
voyons défiler la famille entière. De même, les gens
mariés reviennent souvent nous voir l’année suivante
avec leur conjoint. Puis ils passent le relais à leurs amis,
et ainsi de suite. Le bouche à oreille fonctionne donc à
merveille, et je n’ai jamais eu besoin de faire de publi-
cité, au contraire.
Lorsqu'il y a eu décidément trop de monde sur la
liste d’attente, j’ai résolu de passer au stade supérieur et
de monter dorénavant des ateliers un peu partout dans
le monde.
II
38
dis-je, que c'était son anniversaire. Elle m’a répondu
qu’elle s’était mal exprimée, qu’il s’agissait plutôt pour
elle d’une renaissance, d’un nouveau départ dans la
vie.
Libre à elle, lui dis-je, de regarder poindre l’aube
depuis ma chambre si ça lui chantait, mais à condition
de me laisser dormir, car je n’en pouvais plus. Marché
conclu. Elle s’est donc installée devant la fenêtre, et j’ai
refermé les yeux. J’ai alors sombré dans un sommeil
profond, proche de la transe, qui a induit ma première
expérience extra-sensorielle. Tout d’un coup, en effet,
je me suis sentie quitter mon corps. C'était un peu
comme si, brusquement, on me faisait subir une révi-
sion générale et que l’on me démontait de partout, pour
régler ou remplacer les pièces défectueuses. Mais le
plus étrange, c’est que je n’avais pas peur, et que j'étais
sûre au contraire que cela me remettrait d’aplomb et
que ça me redonnerait la force de continuer.
De fait, deux heures plus tard, à peine, je me suis
réveillée en sursaut et j’ai bondi du lit. J’ai regardé avec
stupeur l'infirmière; qui m’a alors annoncé, le plus
naturellement du monde, que je venais sans doute de
vivre une expérience de corps astral. J’ai d’abord fait
semblant de ne pas comprendre, puis je lui ai vite tout
raconté. Elle m’a conseillé d’aller me renseigner en
bibliothèque sur ce phénomène, auquel je n’avais
jamais prêté attention. Cela étant, j'ai tout de suite fait
_le rapprochement avec ce que m’avaient dit les gens
revenus in extremis à la vie, comment ils se sont sentis
quitter leur corps, et flotter en dehors de l’espace et du
temps, prêts à accomplir le grand saut, sans aucune
crainte ni appréhension.
J'étais tellement surexcitée par ce qui venait de
fini
m’arriver qu’il me tardait maintenant d’en avoir
, pour pouvo ir aller consul ter les
avec ce groupe
ouvrages spécialisés. Dès le vendredi, j'ai foncé à la
39
bibliothèque municipale de Santa Barbara. Mais c’est
finalement à San Francisco que je suis tombée sur le
livre de Robert Monroe, Journeys out of the Body
(« Voyages hors du COrps »), ouvrage au demeurant
assez plat, mais qui n’en reste pas moins la meilleure
étude sur le sujet pour une profane comme moi. J’avais
hâte d’en savoir un peu plus, et d’obtenir quelques
éclaircissements.
Comment me serais-je alors doutée que cela me
conduirait à entreprendre de nouvelles recherches, qui
déboucheraient sur une meilleure compréhension de la .
mort et de la vie dans l’au-delà ?
En tout cas, c’est durant l’automne 1976 que je me
suis rendu compte que je ne pouvais plus continuer
seule. Depuis dix ans que je donnais des conférences,
que j’animais des ateliers, que je voyais des malades en
phase terminale un peu partout dans le monde, j'étais
submergée de courrier, et du coup j’accusais un retard
considérable dans ma correspondance. Même avec
l’aide de deux secrétaires, il m'était impossible de
répondre en temps voulu aux dizaines de lettres qui me :
parvenaient quotidiennement. Parallèlement, la néces-
sité de ces ateliers se faisait sentir chaque jour un peu
plus.
Juste avant l’atelier de Santa Barbara, j’en avais
animé un autre, particulièrement harassant, au Canada,
qui réunissait 70 personnes, dont des quadriplégiques,
des cancéreux et des psychopathes. Nous avions tra-
vailléà un rythme épuisant, en rognant sur nos heures
de sommeil, et je ne tenais plus debout. Tout en me
réjouissant de la chaleur et de la sincérité extraordi-
naires qui animaient ce groupe, j’avais à l’évidence un
besoin urgent de souffler et de prendre une semaine de
repos complet.
C’est ce qui m’a décidée à engager des collabora-
teurs, et de m’entourer à l’avenir de deux ou trois assis-
40
- tants. D’autant plus que les gens que leur profession
amenait à être en contact permanent avec des malades
terminaux ressentaient le besoin de suivre une forma-
tion plus complète et plus personnalisée. Mais com-
ment faire ? J'étais toujours par monts et par vaux, et je
ne restais jamais plus de quarante-huit heures au même
endroit. Je courais le monde pour voir des malades,
pour interpréter des dessins d’enfants mourants, pour
prodiguer des conseils aux parents, aux enseignants,
aux membres du clergé, aux psychologues, etc. Tant et
si bien que je n’avais plus un instant de libre et qu’il
était totalement exclu que je forme, en plus, des sta-
giaires ou des étudiants dans un domaine si particulier,
et sujet à une évolution si rapide…
Une idée germait dans ma tête : avoir un endroit à
moi, au calme et à la montagne de préférence (ce qui
me rappellerait ma Suisse natale), mais aussi facile-
ment accessible par la route et pas trop loin non plus
d’un aéroport, pour les grands malades qui ne suppor-
tent pas les longs voyages en voiture.
J’ai donc exploré systématiquement l’arrière-pays de
San Diego, dans le sud de la Californie, autour
. d’Escondido, en poursuivant le rêve de fonder un centre
où je pourrais accueillir des groupes une semaine
“durant, un lieu, donc, où chacun pourrait prendre
conscience de ce qui cloche chez lui, et en vidant sa
peine, sa colère et sa révolte, retrouver la liberté, la
douceur et le plaisir de vivre.
L'une de ces randonnées me conduira un jour dans
un cadre superbe, d’où émanaient une paix et une séré-
nité incroyables, qui va tout de suite me paraître
l'endroit idéal pour m’installer. Imaginez une sorte de
petite esplanade, au sommet d’une colline cernée par la
montagne; sous un ciel d’azur s’épanouissait toute la
végétation de la Californie du Sud, lilas, eucalyptus,
orangers, avocatiers... Le paysage était jauni par le
41
\ | 74 21
grand soleil de l’été, mais il se dégageait de l’endroit {
une paix et une pureté merveilleuses.
Pourquoi ne pas aller voir tout de suite le proprié-
taire, et lui demander si, par hasard, il consentirait à me
céder son domaine? De toute façon, comme je n’avais
“pas un traître sou, cela restait une démarche pour la
forme. J’ai donc pris mon courage à deux mains, et je
suis allée sonner à la porte. J’ai été reçue par un couple
charmant, une dame adorable, d’origine britannique, et
son mari, un monsieur très courtois et fort sympa-
thique, qui m’ont présentée à deux de leurs grandes
filles, mariées et mères de famille, venues en visite. Je
n’y suis pas allée par quatre chemins, mais je leur ai
tout de suite expliqué l’objet de ma visite. Par chance,
ils songeaient effectivement à vendre, et à se retirer
auprès de leurs enfants.
J’ai été très honnête avec eux, et je ne leur ai pas
caché que je ne disposais pas, dans l’immédiat, des
fonds nécessaires. Mais cela, leur dis-je, n’allait pas
tarder…
J’ignore ce qu’ils ont pensé de moi, mais j'imagine
qu’ils ont dû me prendre pour une douce rêveuse (ce
que d’ailleurs je suis). Quoi qu’il en soit, ils se sont
montrés chaleureux et très compréhensifs, et ils m’ont
laissé bon espoir.
Quand je suis retournée les voir, une semaine plus
tard, ils avaient la visite de gens prêts à conclure tout
de suite l’affaire, et à payer de surcroît la totalité en
liquide. Je les ai suppliés de m’accorder un délai sup-
plémentaire, et ils se sont laissé fléchir…
Mais le problème restait entier : où trouver l’argent ?
Il me fallait verser au plus vite un premier acompte, et
j'étais toujours aussi démunie financièrement. La solu-
tion aurait été bien sûr de contracter un emprunt auprès
d’une banque de Floosmoor, où l’on me connaissait, et
où l’on savait que j'étais solvable. Cette facilité m’a
42
pourtant, hélas! été refusée, la législation bancaire en
vigueur aux États-Unis interdisant apparemment de
consentir un prêt pour l’achat d’une propriété sise dans
un État autre que celui de l’établissement créditeur…
Les mois passèrent, sans que rien ne se débloque. En
fin de compte, je me suis résignée à en appeler à la
générosité des gens que j'avais aidés par le passé. J'ai
donc écrit à tous ceux qui avaient participé à l’un de
mes ateliers, soit au total un bon millier de personnes,
pour leur expliquer la situation.
Si j’ai bien reçu une foule de réponses, assorties
d’encouragements fervents, je n’ai par contre récolté
que des sommes dérisoires… À chacun de mes voyâges
en Californie, je faisais le tour des banques, mais on
m’envoyait systématiquement promener. Sans doute
faisais-je preuve d’une grande naïveté, ou bien n’inspi-
rais-je pas confiance avec mes histoires d’ateliers…
C’est alors que le destin va basculer. À la date
d’expiration du délai fixé pour le versement du dépôt
de garantie, j’ai en effet reçu une lettre d’un groupe
d’enfants du Rhode Island (État de la côte Est), tous
atteints d’un mal incurable. Ils se disaient heureux
d’apporter leur modeste contribution à Shanti Nilaya,
tout en sachant pertinemment que pour leur part ils
mourraient avant d’avoir pu en profiter…
Ces pauvres gosses avaient donc cassé leur tirelire,
compté leurs petits sous, et chargé un prêtre de
m'envoyer un chèque du montant correspondant, soit
r
très exactement 3, 96 dollars. Il me suffira de montre
la lettre aux propriétaires pour obtenir une promesse
définitive de vente.
Ils ont tenu parole. Mieux, ils nous laisseront, en par-
cuisine,
tant, du mobilier, des draps, des ustensiles de
nous ren-
etc., toutes choses qui dans un premier temps
dront un fier service.
Shanti Nilaya fêtera son inauguration en 1977, pour
43
Thanksgiving, le 27 novembre au matin. Qui aurait dit.
que cela attirerait tant de monde! Un millier de per-.
sonnes, au bas mot, venues de tous les coins des États-
Unis, en voiture, en moto, ou le plus souvent en auto-
bus, parmi lesquelles on comptait bon nombre
d’handicapés.
Juchée sur une grosse pierre, j’ai prononcé une allo-
cution de bienvenue. Deux trompettistes, des anciens
stagiaires, jouèrent The Impossible Dream. Des musi-
ciens et des chanteurs connus interprétèrent des mor-
ceaux de leur composition, et l’un de nous chanta un air
de La Flûte enchantée de Mozart. Une vente aux
enchères nous a permis d’écouler tous les articles
d’artisanat que nous avions réalisés spécialement (cela
faisait pour ma part des mois que je fabriquais des
coussins, des bougies, etc.). Cela a suffi à payer les
frais de nettoyage, le café (offert gracieusement), ainsi
que la location des autobus et des stands. J’étais émer-
veillée. Tous ces gens, qui s’étaient levés en pleine nuit,
pour venir assister, du haut d’une montagne, à la nais-
sance d’un jour nouveau, quand le soleil perce derrière
les cimes, et caresse la roche et les feuilles de sa douce
lumière. C’était formidable, inouï, inespéré !
Il me faudra cependant déchanter, et réviser tous mes
plans. Après avoir effectué toutes sortes de travaux sur
le site, redressé la route, retapé la maison, etc., ne voilà-
t-il pas qu’au dernier moment on va me refuser le per- :
mis de construire des chambres et des dortoirs pour .
accueillir des groupes, sous prétexte que cela accroîtrait
les risques d’incendie de forêt pendant la saison sèche,
et qu’il n’y avait par ailleurs qu’une seule voie
d'accès. La mort dans l’âme, j’ai dû m’incliner.
À défaut de pouvoir y tenir mes ateliers, j’y ai ins-
tallé mes bureaux et le siège social de Shanti Nilaya.
C’est là aussi que je forme les membres de mon équipe.
La tâche est ardue. Bien souvent, on tombe sur des
44
gens peu sérieux, qui voient en Shanti Nilaya une sorte
de refuge ou de communauté comme il en existe un peu
partout en Californie, où l’on peut mener la belle vie
sans avoir besoin de vraiment se dépenser. lis sont vite
déçus, et généralement ils ne restent pas longtemps
parmi nous — l’une des conditions préalables pour
rejoindre l’équipe étant que chacun, jardinier, homme
d’entretien, responsable du secteur médical, professeur
de méditation, etc., fasse d’abord un travail sur lui-
même, en passe par les mêmes épreuves et effectue le
même cheminement que tous ceux qui viennent ici.
Contrairement à ce que l’on croit souvent, il ne suffit
pas de posséder une formation théorique. Psycho-
logues, psychiatres et autres éducateurs découvrent
avec effroi, lors de ces sessions, tout ce qu’il subsiste
de négatif en eux et dans leur comportement. En règle
générale, ils ne sont pas prêts à payer le prix fort pour
ne décrocher, au bout du compte, qu’un emploi faibie-
ment rémunéré...
On constate donc un déchet considérable, et le tri
s’opère continuellement. J'ai la chance, à l’heure
actuelle, de travailler avec un groupe de gens mer-
veilleusement dévoués, qui ont fait preuve de courage
et de persévérance, et qui n’ont pas hésité à se remettre
en question et à subir une « grande lessive » libératrice
et purificatrice.…
À défaut de posséder un endroit fixe, je reste tribu-
taire des locations, et en attendant d’avoir les moyens
d’acheter un terrain et d’y bâtir le Shanti Nilaya de mes
rêves, je continue mes pérégrinations. Mais je prends
mon mal en patience, et j'essaie d’en faire une force !
On me pose toujours la même question : « Shanti
Nilaya, c’est quoi, au juste? » J'y ai répondu en ces
e
termes dans un numéro de notre bulletin (qui compt
plus de 25 000 abonnés fidèles) :
45
1:
« En sanscrit, ‘Shanti Nilaya signifie “Havre de
Paix”. Par “Havre”, on n’entend aucun lieu spécifique,
ni siège ou emplacement d’aucune société ou associa-
tion.
Shanti Nilaya, c’est un concept, pas une réalité maté-
rielle. Un concept cher à tous ceux qui savent ce
qu’aimer gratuitement veut dire, et à quoi cela engage.
Shanti Nilaya part du principe qu’il existe en chacun de
nous un tel havre de paix. Là-bas règne l’amour et le
désintéressement. On nous aime, et on nous accepte,
sans nous juger. Là-bas, dans ce lieu d’amour, il y a
place pour tout le monde alentour, et l’on ne refuse
jamais personne.
Shanti Nilaya, par conséquent, ne désigne aucun
endroit particulier à Escondido, en Californie, ou à Säo
Paulo, au Brésil, ou en Australie, ou au Japon, ou sur la
côte Est. Non, car il ne s’agit pas d’une multinationale,
avec des ramifications dans le monde entier. Shanti
Nilaya, c’est la beauté — pas un bâtiment. C’est la
grâce, sans détermination géographique. C’est le cou-
rage, pas le commerce ; la compassion, et non une com-
pagnie ; l’amour, plutôt que la loi,et le dévouement à
la place des diplômes.
Nous accueillons certes en'priorité des malades en
phase terminale, des enfants à l’agonie, des personnes
en deuil, bref, des gens qui se trouvent dans une situa-
tion de détresse. Mais nous ne nous en tenons pas là.
Car dans notre optique, il s’agit d’aimer tout un chacun,
sans distinction aucune.
On m'écrit souvent, des militants chrétiens, des tra-
vailleurs sociaux, des cadres hospitaliers, des infir-
mières bénévoles, etc., pour me demander comment
participer à l’œuvre de Shanti Nilaya et rejoindre nos
rangs.
tous ces gens, je suis ravie de répondre qu’ils
sont d’ores et déjà en train d’œuvrer pour Shanti
46
_Nilaya, et qu’il leur suffit de continuer sur cette voie.
Il y a virtuellement en nous tous une bonté, une
générosité, une disponibilité proprement inimaginables.
Nous nous efforçons de les concrétiser, de manière à
bâtir en nous-mêmes ce “Havre de Paix”, si tant est que
le Shanti Nilaya de “l'extérieur” ne puisse vraiment
aider que celui qui recherche l’autre, le Shanti Nilaya
de “l’intérieur” >».
49
fé |
parler, et c’est tout juste si elle acceptait qu’il lui rende.
visite de temps à autre.
Mon cœur s’est serré en l’écoutant. Il me semblait
toujours aussi inconcevable que l’on traite ainsi les
malades terminaux comme des parias, quand tout ce
qu’ils recherchent, au fond, c’est un peu de tendresse et
de chaleur humaine. Je l’ai évidemment
tout de suite
invitée à participer au prochain atelier, quels que soient
son état de santé et ses chances d’en revenir vivante,
l'important étant qu’elle se délivre de sa rancœur et de
son amertume qui la coupait de son entourage.
Elle a sauté sur l’occasion — et ce n’est qu’après
coup que je me suis souvenue que l’atelier en question
devait se tenir à Colorado Springs, dans les Montagnes
Rocheuses. Betty supporterait-elle, vu l’état de ses pou-
mons, un séjour d’une semaine en altitude? J’ai pris
contact avec son médecin traitant qui, par l’effet d’une
coïncidence extraordinaire — mais en était-ce bien une ?
—, était celui-là même qui m’avait soignée quelques
années plus tôt, lorsque j’avais fait une pneumonie.
Sans me cacher les risques inhérents à pareille entre-
prise, il n’en a pas moins trouvé l’idée excellente, et il
m'a seulement conseillé d’obtenir l’accord de ses
proches, pour éviter qu’ils se retournent contre moi si
par malheur 1l lui arrivait quelque chose…
Tiraillée entre sa sœur, hostile à un tel projet, et son
ami, qui l’encourageait chaudement à venir nous voir,
Betty choisit d’écouter ce dernier. C’est d’ailleurs lui
qui la conduira le lendemain matin à l’aéroport, dans sa
chaise roulante. De mon côté, je veillerai à me munir
d’un masque à oxygène, et, de manière à lui offrir une
dernière petite « gâterie », je ferai supplémenter les .
billets, et nous voyagerons en première classe.
Ce que j’ignorais, c’est que Betty avait une peur
bleue de l’avion, et que ça ne la rassurait pas du tout, au
contraire, d’être assise à côté d’un hublot. Mais enfin,
50
avec un cocktail et quelques bouffées d’oxygène, elle a
très bien supporté le décollage, et bientôt elle a pris un
vif -plaisir à regarder défiler en dessous les grandes
plaines du Middle West.
Elle assistera à toutes nos réunions en chaise rou-
lante. La nuit, une infirmière dormait dans sa chambre,
pour surveiller sa respiration et lui administrer ses
médicaments. L’après-midi, quand nous partions en
randonnée, nous l’emmenions avec nous en voiture, le
plus haut possible, puis nous la poussions dans sa
chaise, et nous l’installions sur un promontoire, face au
vide, et notre chère Betty était aux anges.
Elle reprenait du poil de la bête à vue d’œil. Elle se
félicitait bien sûr d’avoir suivi les conseils de son ami
et de nous avoir rejoints à Shanti Nilaya. Mais, parallè-
lement, elle appréhendait chaque jour un peu plus de
devoir retourner chez sa sœur.
Le jeudi soir, elle était très abattue et elle s’est retirée
pour bouder dans sa chambre, comme une gamine
capricieuse. Je me suis bien gardée d’entrer dans son
jeu et je l’ai laissée seule, en lui donnant rendez-vous
au lendemain, pour la dernière séance après le petit
déjeuner. Elle n’est pas venue. Visiblement, elle aurait
bien aimé mourir ce jour-là... Je l’avais incitée à rega-
gner son foyer pour partager avec les siens sa joie
d’avoir « mûri » ; je lui avais rappelé qu’elle était rede-
vable à sa sœur de veiller sur elle, quand bien même
cette dernière ne le ferait pas toujours de gaieté de cœur
et ne se montrerait pas forcément très compréhensive…
Nous avons donc commencé sans elle. En cours de
matinée, la porte s’est ouverte avec fracas, et notre
Betty, dans sa chaise roulante, s’est frayé, l’air cour-
roucé, un chemin au milieu de l’assistance. Outrée que
je ne sois même pas allée voir si elle était toujours en
vie, elle m’a taxée d’égoïsme et d’indifférence. Au
fond, elle était très vexée que je l’ai laissée bouder dans
SI
s
son coin. Je lui ai donc fait observer, en retour, qu’elle
retombait là dans un comportement typiquement névro-
tique, et qu’en se repliant sur elle-même elle ne faisait
que projeter sa révolte et sa rancœur sur les autres — sur
sa sœur, par exemple. Finalement, tout cela s’est ter-
miné sur un grand éclat de rire, et nous sommes tom-
bées dans les bras l’une de l’autre. Betty s’est dite alors
impatiente de rentrer à Chicago.
Nul besoin de préciser qu’elle est repartie avec un
carnet rempli d’adresses et de numéros de téléphone.
Avant qu’elle nous rejoigne, nous avions chanté tous
ensemble, ce matin-là, et c’est de tout cœur que nous
lui avons offert l’enregistrement. J’ai d’ailleurs conti-
nué par la suite à lui envoyer brochures, cassettes (de
chansons, de débats), afin de lui soutenir le moral, et de
l’aider à terminer son existence de manière positive.
Betty vivra encore un an et demi, à la surprise géné-
rale — sauf pour moi, qui avais vu tant de malades en
phase terminale retrouver, grâce à ces ateliers, goût à la
vie, et suffisamment de force pour tenir encore des :
mois, voire des années...
V
54
ment, ou qui le retrouve au matin abîmé par des van-
dales, risque d’être aussi malheureux que celui qui
pleure la mort de son chat ou de son chien. Notre exis-
tence est jalonnée de milliers de petits drames, qui nous
chagrinent et nous tirent les larmes. C’est justement ce
qui nous permet de les surmonter, et de passer à autre
chose. Quand on empêche un enfant d’avoir des réac-
tions saines et naturelles en pareil cas, il s’aigrit, il
passe son temps à se plaindre et à récriminer, incapable
de profiter de l’instant présent ou de formuler des pro-
jets d’avenir.
La jalousie fait également partie de la nature
humaine. Avant tout, elle favorise l’émulation. C’est
elle qui pousse les gosses à apprendre l’orthographe, à
jouer de la flûte, à faire du patin à glace, à lire leur pre-
mier livre, etc. C’est ce qui aiguise leur curiosité, ce qui
les pousse à apprendre, à se perfectionner, à se réali-
ser. Quand on la dévalorise aux yeux d’un enfant et
qu’on l’assimile à un défaut punissable, cette jalousie
positive tourne alors à l’envie, avec toutes les consé-
quences néfastes que cela entraîne…
. Dernier sentiment propre à l’homme, mais non le
moindre, l’amour. Il n’y a pas grand monde, à l’heure
actuelle, qui comprenne vraiment ce dont il s’agit, et à
quoi cela engage. L'amour revêt deux visages. Tout
d’abord celui de la tendresse : les câlins, les compli-
ments affectueux que l’on prodigue aux enfants, bref,
tout ce qui les valorise, et leur donne de l'assurance.
Mais d’autre part, l’amour c’est aussi la faculté de
dire « non ». Il y a des mères qui lacent les souliers de
leurs gosses jusqu’à l’âge de dix ans. Rien d'étonnant à
ce qu’ils n’aient jamais ensuite confiance en eux, et
qu’ils ne puissent rien faire par eux-mêmes. Une mère
qui aime vraiment son enfant ne cède pas s’il pleure et
ne veut pas aller à l’école le jour de la rentrée des
classes. Elle s’attachera au contraire à le raisonner, en
55
lui disant par exemple : « Tu sais, moi aussi, la pre- |
mière fois j’avais peur. Mais j'étais si fière, le soir, en
revenant à la maison, de m'être débrouillée comme une
grande, avec les autres! »
Résultat : il apprendra à lacer lui-même ses souliers,
et il n’aura plus besoin de personne pour cela. Cessons
donc de nous substituer aux enfants, et de les dérespon-
sabiliser ; loin d’être une preuve d’amour, c’est au
contraire un signe de défiance et de mépris.
Rares, hélas! sont les gens qui ont été aimés pour
eux-mêmes, et de manière désintéressée, dans leur
enfance. D’ordinaire, les gosses font l’objet d’un
odieux chantage affectif, qui consiste à leur dire : « Je
t’aimerai, si tu travailles bien à l’école; je t’aimerai, si
tu es gentil, si tu ramènes des bonnes notes, si tu passes
ton bac, si tu réussis tes études... » Résultat, prison-
niers d’un jeu de séduction, ces individus n’ont par la
suite aucune autonomie affective ;incapables d’un acte
libre, ils n’existent jamais par eux-mêmes, ni pour eux-
mêmes, mais toujours à travers le jugement d’autrui et
l’image qu’ils projettent à l’extérieur. Dépossédés de
leur propre identité, qu’importe dès lors qu’ils réussis-
sent — et beaucoup y parviennent —, puisqu'ils n’en reti-
rent aucune satisfaction véritable, et qu’ils continuent à
douter d’eux-mêmes et de leur valeur. Ils passent donc
leur temps à courir après des fantômes et à chercher un
amour impossible.
Si la génération à venir pouvait échapper à ce cycle
infernal, si nous pouvions élever nos enfants en les
aimant, pour eux-mêmes, tout simplement, sans rien
demander en échange, gageons que ces ateliers per-
draient progressivement leur raison d’être ! Tel est du
moins mon espoir, que nous puissions servir de ferment
à une véritable révolution humaine.
Les gens vraiment équilibrés, sur le plan physique,
affectif, intellectvel et spirituel, deviennent très intui-
56
tifs, et ils savent d’instinct ce qu’il leur faut faire et ce
qu’on attend d’eux. En paix avec eux-mêmes comme
avec les autres, ils ne connaissent par conséquent ni le
stress ni l’angoisse, qui font tant de ravages.
Ne se laissant jamais aveugler par leurs pulsions
agressives, ils se tiennent constamment à l’écoute de
leur prochain, auquel ils apportent une aide précieuse.
Bref, ils n’ont pas le sentiment d’être floués, ni de vivre
pour rien.
Le baptême
Un jour, je me souviens, un monsieur qui avait plus
ou moins perdu la foi demandera à l’un de ses compa-
gnons pasteur de le rebaptiser. Tout le monde — catho-
57
\
Le
liques, protestants, juifs, musulmans, hindouistes, |
bouddhistes — se rendra alors avec lui en procession au |
bord de l’étang qui se forme au milieu de la propriété
après chaque pluie. La cérémonie se déroulera dans
une atmosphère de recueillement et d’émotion intenses.
Juché sur une grosse pierre au bord de l’eau, le ministre
de Dieu, tel saint Jean-Baptiste dans le film Jésus
de Nazareth, conférera à notre ami le sacrement
rituel.
L'Eucharistie
Autre événement mémorable, dont j'ai gardé des
photos, la communion que nous avons célébrée un jour
à Shanti Nilaya. Là encore, au départ, il n’y avait rien
de prévu, et ça s’est fait tout seul ;et chacun, quelle que
fût sa culture, ou sa religion, y a pris part. Depuis, c’est
devenu un rite, tous les jeudis soir.
Citons à ce propos la courte prière d’action de
grâces récitée en commun à la fin de chaque atelier :
« Loué sois-tu, Esprit Divin, de nous avoir donné ce
jour! »
Pour en bien saisir le sens, 1l faut savoir ce que l’on
attend au juste de la prière. La plupart du temps, on prie
pour demander une faveur, pour obtenir quelque chose :
« Donnez-moi... Accordez-moi.. » C’est oublier que
si nos requêtes ne sont pas forcément exaucées, on
bénéficie toujours, par contre, de toute l’aide requise
pour s’assumer et réaliser son destin ici-bas. C’est aussi
faire peu de cas de tous les bienfaits de l’existence,
miracle quotidien dont on ne prend généralement
- conscience qu’en cas de coup dur, lorsqu'il s’avère que
nous ne sommes pas abandonnés ou livrés à nous-
mêmes…
Personne, en principe, ne se sent jamais déplacé, ou
58
de trop, dans ces ateliers;chacun arrive toujours à point
nommé, et il s’intègre sans problème dans le groupe.
Étrangers les uns aux autres au départ, nous nous quit-
tons en amis fidèles et solidaires…
Le jeudi soir, au terme de ces cinq jours de remise
en question, nous dînons une dernière fois ensemble,
puis nous nous retirons chacun dans notre chambre
pour nous préparér à la cérémonie d’adieu. Il y en a
qui s’habillent tout spécialement pour l’occasion,
d’autres qui restent au contraire en jeans et tee-shirt,
d’autres encore que cela inspire, et qui composent,
une fois n’est pas coutume, un poème ou une chan-
son
Chacun, donc, apporte sa contribution à la tradition-
nelle veillée devant le feu de camp. Le scénario est tou-
jours le même : après avoir avoir essayé de dresser le
bilan de cet atelier, nous allons à tour de rôle jeter dans
le feu une pomme de pin, qui symbolise tous les
aspects négatifs de notre personnalité dont nous enten-
dons désormais nous défaire…
Un à un, chacun s’avance donc pour prendre un
engagement public et solennel. Vient ensuite le partage
du pain, cuit dans l’après-midi par des membres du
groupe ;toujours le même, et toujours différent, à l’ins-
tar de ces ateliers, que ce soit aux États-Unis, en
Europe, au Japon ou en Australie... Et comme nous
accueillons des gens de tous les bords, on verra ainsi,
par exemple, dans le même atelier, une jeune fille fabri-
quer pour la cérémonie du jeudi soir une Étoile de
David, une autre une Croix, et une dernière une Croix
Ansée (symbole de l’immortalité dans l’Egypte
ancienne).
Ensemble, nous rompons le pain, et nous buvons le
vin, en chantant notre allégresse…
Quand ce sera au tour de David, que vous avez
découvert au premier chapitre, d’aller lancer sa pomme
59
\
61.
défense face à la maladie... Les cancéreux, par
exemple, reconnaissent les premiers qu’ils ne sont pas
tombés malades par hasard, mais que cela résulte en
grande partie de leurs tendances autodestructrices. Seu-
lement, jusqu’alors ils gardaient le silence, de peur
d’être mal vus, ou bien traités avec commisération…
Ainsi donc, les langues se sont déliées, et de plus en
plus les gens en sont venus à nous confier leurs drames
et leurs déchirements, qui pour la plupart remontent à
l’enfance — violences, brimades, inceste... Sujets
tabous, douleurs inavouables, qu’ils traînent avec eux
depuis des années sans oser s’en ouvrir à personne, et
qui leur empoisonnent l’existence. Traumatismes qui
jouent aussi souvent, il faut le noter, un rôle détermi-
nant dans le choix d’un métier. Dans bien des cas,
quand on choisit de s’occuper des mourants, c’est au
fond pour compenser une perte à laquelle on n’a jamais
pu se résoudre, un deuil que l’on n’a pas fait.
VII
S’OUVRIR ET RENAÎTRE
63
Mu à
s’apprête à le faire. Loin de le soutenir et de l’aider à
traverser une passe difficile, on risque fort, en réalité, -
de ne lui apporter qu’un réconfort illusoire, et de retar-
der une salutaire prise de conscience.
Bref, il s’agit de procéder à une opération vérité, et
d’instaurer d’emblée un échange et une communication
authentiques, permettant à chacun de faire retour sur
lui-même, et de parler ouvertement de tout ce qui le tra-
casse. | |
De quelle manière ?
On n’a que l’embarras du choix. Chacun est libre de
s’exprimer à sa guise, il n’y a rien d’interdit à Shanti
Nilaya, sauf la violence physique, bien entendu. Voilà
pourquoi l’on y crie, l’on y pleure, l’on y gémit, et l’on
y assouvit sa rage sur le matelas.
Toutes ces crises de larmes, ces scènes d’hystérie, où
l’on se laisse aller sans aucune retenue, obéissent au
même souci : extérioriser ses pulsions négatives, éva-
cuer tout ce qui nous empoisonne et nous rend la vie
infernale, de manière à pouvoir ensuite repartir sur des
bases saines.
Dans les premiers temps, nous nous contentions de
discuter et d’analyser en commun les problèmes de
chacun. Mais très vite nous avons ressenti la nécessité
d’aller au fond des choses, et de vider définitivement
l’abcès…
C’est à Appleton, dans le Wisconsin, que j’ai expéri-
menté ce que j'appelle « l’expulsion active », par oppo-
sition à la « discussion passive ». Là encore, nous
étions les hôtes d’une congrégation religieuse, dirigée
par un saint homme de prêtre, dont la bonté et la géné-
rosité ont puissamment contribué au succès de cette
retraite. La présence parmi nous de malades terminaux,
extrêmement motivés, et qui se livraient à de bruyantes
démonstrations, risquait au départ de créer quelques
difficultés avec les moines, habitués au silence et au
64
_recueillement. Mais l’abbé intercédait toujours en notre
faveur auprès de ses compagnons lorsque surgissait un
différend, et tout rentrait bien vite dans l’ordre.
Tant de drames se sont fait jour, lors de ce premier
atelier. Je pense notamment à cette femme de cou-
leur, qui restait repliée sur elle-même, sans desserrer les
dents. On la sentait torturée, et animée d’une rage
froide. Le mercredi, voyant qu’elle ne bougeaïit pas, j’ai
pris les devants, et je l’ai invitée à me suivre dans la
pièce voisine. Loin des autres, elle a fondu en larmes,
elle s’est mise à crier, et elle s’est vengée sur le matelas
en le frappant à grands coups.
Elle avait connu une enfance tragique : sa mère,
poussée par la misère à se prostituer, n’avait pas les
moyens de lui donner à manger autre chose que des
abats et des céréales de rebut, grouillantes de vers et de
charançons — brouet infâme dont la seule évocation lui
donnait la nausée.
Je n’y suis pas allée par quatre chemins. Sans lui
demander son avis, je l’ai forcée à revivre la scène et à
ingurgiter mentalement cette nourriture répugnante,
tout en la grondant et en lui répétant qu’elle « devrait
avoir honte de pas manger, quand on sait ce que moi, sa
maman, je suis obligée de faire. ».
Ce petit psychodrame, bouleversant à plus d’un
égard, va suffire à débloquer la situation, et cette dame
va dès lors s’impliquer activement dans le groupe, pour
en retirer tout le bénéfice possible.
En principe, nous nous tenons {ous ensemble dans la
grande pièce. Toutefois, lorsque l’on a trop de choses à
dire, ou bien que l’on éprouve des scrupules à en parler
devant les autres, on a toujours la ressource d’aller se
confier en privé à moi ou à l’un de mes assistants à
l’abri des témoins. On se sent d’habitude tellement sou-
lagé que l’on a envie ensuite d’embrasser tout le monde
en revenant dans la salle.
65
Il faut bien dire aussi qu’il y a toujours, dans chaque
atelier, une ou deux personnes, assises à l’arrière, qui
restent sur la défensive et qui se contentent de regarder,
ou à la rigueur de prendre des notes, et qui en tout cas
disparaissent quand ça devient trop intense. N’ayant
rien apporté, elles repartent sans avoir rien acquis, si
tant est que plus on donne, plus on reçoit.
Une dame apparemment ne comprenait pas ce
qu’elle était venue faire chez nous, et des semaines
après ça continuait à l’étonner. La raison, lui dis-je, se
dévoilerait sans doute avec le temps. Effectivement,
cinq ans plus tard, elle ouvrait notre premier centre
d’accueil pour enfants malades...
Ou bien encore cette Canadienne, qui avait fait 3 000
kilomètres de route pour venir nous voir, sans bien
savoir pourquoi. Quelques semaines plus tard, son fils
se suicidait. Elle tirera alors parti des leçons apprises à
Shanti Nilaya, et elle sera bien contente de bénéficier
du soutien d’amis sincères et dévoués.
Destinés aux parents qui voient mourir leur enfant,
ou qui viennent de le perdre, les groupes d’entraide se
multiplient à l’initiative des anciens de Shanti Nilaya.
Cela coïncide par ailleurs avec l’éclosion d’une multi-
tude d’hospices à travers les États-Unis — même si dans
bien des cas ils usurpent leur nom; mais ceux-là feront
long feu.
Je souhaiterais, personnellement, que tous les gens
qui travaillent dans les hospices ou dans les centres
d’accueil pour grands malades puissent approfondir
leur formation et suivre chez nous une session complète
de cinq jours.
VII
LE PROCESSUS ET LES RÉSULTATS
Au départ
Le premier jour, on opère essentiellement une mise
en route. Chacun se présente et résume en quelques
mots ce qui l’amène : deuil, divorce, ennuis avec la jus-
tice, maladie incurable dont il souffre ou redoute d’être
atteint, ou bien qui frappe un enfant ou un proche, etc.
-
Bref, on se contente de faire un rapide tour d’hori
détails . Assis par terre, à
zon, sans entrer dans les
les
même le sol ou sur des coussins (sauf, bien entendu,
grands malades et les invalides qui ne quittent pas leur
67
fauteuil ou leur chaise roulante), nous formons un
. cercle. L'ambiance est généralement assez tendue, et le
scepticisme de rigueur.
Mais voilà, il se trouve toujours dès les premières
vingt-quatre heures quelqu’un pour sauter le pas et
pour nous apporter un témoignage tout à fait boulever-
sant. Cela se passe en général le lundi soir très tard, ou,
à l’extrême limite, le mardi matin. Le pli est pris.
Entrent alors en scène tous ceux qui, par métier ou
par vocation, se consacrent à leur prochain et qui
sont là, disent-ils, pour se perfectionner, pour être un
« meilleur médecin », une « meilleure infirmière », ou
un « meilleur prêtre ». Ils y mettent d’ailleurs tellement
de sincérité que cela dissipe toutes les rancœurs que les
malades peuvent nourrir à l’égard du personnel soi-
gnant. ,
Le mardi matin, ou plus souvent encore le lundi soir,
je distribue à la ronde du papier et des crayons de cou-
leur, et je donne dix minutes à tout le monde pour me
dessiner quelque chose. Ne nous méprenons pas : il ne
s’agit pas d’un concours, et peu importe la qualité artis-
tique des « œuvres » ainsi recueillies. Non, ce que je
recherche, c’est un dessin spontané, si naïf et maladroit
soit-il, qui traduise l’état d’esprit et la psychologie du
sujet à ce moment-là, ses peines, ses douleurs, et les
contradictions dans lesquelles il se débat... Habituelle-
ment, j’en analyse une dizaine sur-le-champ, en lais-
sant, bien entendu, à leurs auteurs l’entière liberté de
contester mon interprétation.
Cette méthode de diagnostic a été mise au point par
une psychologue anglaise d’obédience jungienne,
Susan Bach, que j’ai connue jadis à l’hôpital de Zurich
(où j’ai longuement travaillé dans les années 50), en
collaboration avec un artiste peintre du nom de Weber,
jouissant lui-même d’une longue expérience des petits
cancéreux. Dans un ouvrage actuellement épuisé : Les
68
. Dessins spontanés des grands malades, elle montre
comment cela permet de sonder, en quelques minutes,
*
l'inconscient de quelqu’un, sans avoir besoin de lui
faire subir toute une batterie d’examens ou d’avoir avec
lui de longs entretiens.
Ces ateliers n’existaient encore que depuis quelques
années, que j’en suis venue, pour un temps, à m’occu-
. per presque exclusivement des petits mourants. J'étais
alors frappée par leur lucidité, leur sagesse, leur ouver-
ture d’esprit.
Tout comme les rêves, les dessins spontanés des
grands malades (adultes ou enfants, peu importe) mon-
trent à la fois qu’ils sont conscients de bientôt mourir et
qu’ils ont un pressentiment de ce qui les attend dans
l’autre monde.
Du fait que je suis très sollicitée, et toujours en
déplacement, je n’ai guère de temps à consacrer à
chaque malade en particulier. Par ce biais, je peux, en
moins d’un quart d’heure, cerner sa personnalité et son
psychisme, et par conséquent débusquer ses angoisses
et ses tourments les plus secrets, sans avoir à lui
demander de se raconter en détail.
Appliquée aux enfants condamnés à brève échéance
par la maladie, cette méthode d’investigation s’est tou-
jours avérée très fructueuse, et elle m'a permis d’aller
tout de suite au fond des choses. Il n’y avait pas de rai-
son pour que ça ne marche pas non plus avec des gens
«normaux », c’est-à-dire avec les adultes bien portants.
Auquel cas les psychiatres et les psychologues dispose-
raient là d’un moyen idéal pour percer les défenses
inconscientes de leurs patients. J’ai donc répété l’expé-
rience avec des sujets adultes et en bonne santé.
Succès sur toute la ligne. Quelle joie de voir tous ces
gens accepter, au bout d’une journée à peine, de parler
devant tout le monde de leurs problèmes, tels qu’ils
apparaissent dans leurs dessins !
69
Certains sont particulièrement troublés par ce qui se !
révèle. Il n’est pas rare, alors, surtout s’ils ont entre-
temps accompli des progrès considérables, qu’ils
m’offrent d'eux-mêmes un autre dessin à la fin de l’ate- .
lier, où l’on peut voir, d’une manière saisissante, le che-
min parcouru en ces quelques jours.
IX
LES RÈGLES
71
jeu, je n’ai jamais récolté plus de 10 dollars par.
semaine, et ça détend tout de suite l’atmosphère…
En second lieu, nous hébergeons les gens à temps
complet. Ils s'engagent par conséquent à rester avec
nous jour et nuit, et il n’est pas question qu’ils retour-
nent dormir le soir chez eux, même s’ils habitent tout
- près. D’une part, parce que nos séances nocturnes se
prolongent souvent très tard, et ensuite parce que cela
romprait l’unité du groupe.
On ne peut pas non plus, en principe, venir avec son
conjoint, ni avec des amis ou des membres de sa
famille. I1 n’y a pas la place pour tout le monde en
même temps. Qu'importe ! S’ils en font la demande, je
serai ravie de recevoir tous ces gens une autre fois.
Qu'ils sachent bien, en tout cas, que cela revient rigou-
reusement au même. Et puis, surtout, ça permet à cha-
cun de s’exprimer librement, sans être gêné par la pré-
sence de têtes familières. Il est certaines choses que
l’on ne peut pas dire devant ceux que l’on connaît. Font
exception à la règle, bien entendu, les couples qui vien-
nent de. perdre — ou qui s’apprêtent à perdre — un
enfant.
Et puis, combien de gens n’arrivent-ils pas au départ
bourrés de tranquillisants et de psychotropes ? C’est
devenu pour eux une drogue; ils ne peuvent plus s’en
passer. Je m’efforce de briser cette dépendance, et de
les aider à se libérer de cette camisole chimique, qui ne
fait que masquer les vrais problèmes. C’est bien le
diable s’ils ne finissent pas par envoyer promener toute
leur petite pharmacie.
Maintenant, comment se déroulent nos journées?
Pour commencer, nous prenons tous nos repas
ensemble. Après notre travail du matin, nous observons
deux heures de pause — le temps de réfléchir, de faire le
point, de rédiger son journal ou de coucher par écrit ce
que l’on ressent. L’après-midi débute sur une séance de
42
méditation facultative, mais recommandée à tous ceux
qui veulent des leur démarche personnelle, ou
simplement se relaxer...
Ensuite, travail]j
jusqu’ au dîner, suivi d’une dernière
séance qui se poursuit parfois jusqu’à l’aube... Tout
dépend en fait des grands malades, et de la manière
dont ils supportent ces réunions tardives. Quand je sens
qu’ils « décrochent », je n’insiste pas et nous allons
nous coucher, de sorte que personne n’est lésé.…
Si les séances de relaxation/méditation se déroulent
le plus souvent dehors, nos réunions de travail se tien-
nent en revanche toujours à couvert. On comprend
pourquoi. Vu que chacun vient là pour se défouler,
crier, hurler, assener des coups furieux sur le matelas,
bref, aller jusqu’au bout de ses émotions, il vaut mieux
se retirer à l’abri des témoins, et éviter tout ce qui pour-
rait nous distraire, fût-ce le chant des oiseaux ou le vol
des papillons. En revanche, nous observons toutes les
deux heures une « pause physiologique » — histoire de
sortir se dégourdir les jambes, fumer une cigarette, ou
bien respirer un grand bol d’air pur.
X
LE RÔLE DE LA MUSIQUE
74
Résolution — le cérémonial du jeudi soir
C’est tout cela qui ressort dans nos ateliers, où l’on
n’apprend pas seulement à pardonner aux autres, mais
aussi à se pardonner soi-même, pour y gagner au bout
du compte un soulagement, une joie et une fierté pro-
prement indescriptibles, qui rayonne sur les visages le
jeudi soir à la veillée. Chacun de nous prend la parole
une dernière fois pour annoncer ses bonnes résolutions,
avant de jeter dans le feu une pomme de pin, symboli-
sant toutes les erreurs ou faiblesses passées sur les-
quelles il entend maintenant tirer un trait.
XI
76
7
11
NS AR
78
nous un séjour mémorable, et des plus enrichissants. À
l’époque, il était au sommet de sa gloire, et ses adeptes,
des jeunes en majorité, lui vouaient un véritable culte.
Quand il a manifesté le désir de participer à un atelier,
j'ai sauté de joie — passé le premier moment de stupeur.
Mais j’ai aussi tout de suite mis les choses au point, et
bien spécifié qu’il devait arriver incognito, et non
auréolé de son image de grand sage, ce qui aurait
faussé d’emblée les cartes. Il a accepté.
Jusqu’au bout, j’ai cru qu’il n’allait pas venir. Vous
imaginez donc ma joie de le voir débarquer, le lundi
matin, avec les retardataires !... Malgré son accoutre-
ment bizarre de sadhou, il n’éveillera pratiquement pas
les soupçons — il n’y aura guère qu’une personne ou
deux pour le regarder d’un drôle d’air -, et je m’amuse-
rai beaucoup de voir les vieilles dames, qui de toute
façon n’avaient jamais entendu parler de lui, l’appeler
par son petit nom, et lui donner du Ram par-ci et du
Ram par-là (ce qui, soit dit en passant, signifie « Dieu »
en hindi). Lui-même, d’ailleurs, semblera trouver ça
fort drôle.
Le jeudi soir, je le présenterai officiellement aux
autres, et nous aurons alors un échange extrêmement
fructueux. Parfaitement complémentaire du mien, son
travail auprès des grands malades a en effet jeté un
éclairage nouveau sur notre manière de réagir à
l’approche de la mort. Il se confirmera ainsi que,
lorsque l’on se sait perdu et que l’on fait tout naturelle-
ment le bilan de sa vie, on se livre à un examen de
conscience et on procède à une révision déchirante de
ses valeurs et de sa conception du monde. On découvre
alors toute une dimension spirituelle de l’existence,
trop longtemps négligée, et occultée par notre quête
effrénée du bonheur et de la réussite. Il n’est pas sans
intérêt de noter qu’après l’abolition de la peine capitale,
dans les années 70 (on l’a depuis rétablie dans la moitié
79
du pays), les condamnés àà mort ont pour la plupart très
vite oublié cette dimension spirituelle qui les habitait,
lors même qu’ils attendaient l’exécution de la sentence,
et qu’ils sont presque tous retombés dans des attitudes
négatives
Nous recevons par ailleurs quantité de psychologues,
d’éducateurs, d’aumôniers, en contact permanent avec
des détenus, du petit délinquant primaire au multi-réci-
diviste, ainsi que des avocats et des magistrats, qui sont
eux aussi en prise directe avec le système judiciaire et
pénal en vigueur aux États-Unis, et sur lequel il y aurait
tant à redire. à
Au départ, ces ateliers s’adressaient en priorité aux
malades terminaux et à leur entourage. Par la suite, j’ai
voulu que tout le monde dans leur entourage, à com-
mencer par les médecins et les infirmières, puisse en
bénéficier. Maintenant, j’aimerais m’occuper plus parti-
culièrement de ceux qui ont sombré dans la délin- :
quance, et les aider à se réhabiliter vraiment, c’est-à-
_ dire à se débarrasser de toute leur agressivité refoulée et
de leurs pulsions meurtrières.
J'aurai également la joie d’accueillir le Dr Carl
Simonton, auteur de Getting Well Again (« Retrouver la
forme »), ouvrage qui a connu un retentissement consi-
dérable, et qui a mis au point un traitement révolution-
naire des cancers, basé sur la « visualisation ». Il vien-
dra avec son épouse, qui est aussi sa fidèle
collaboratrice. Une autre fois, c’est un vieil ami, le
Révérend Mwalimu Imara, qui me fera l’honneur de sa
présence. Pasteur, mais égalemént psychologue, spécia-
liste de la Gestalt-Therapie, il aura été, jadis, le seul à
prendre mon parti quand j’insistais auprès de mes col-
lègues de l’université de Chicago pour avoir des entre-
tiens directs avec les grands malades et les mourants…
Et puis, il y a les surprises, ces êtres merveilleux
dont personne n’a entendu parler au départ, et qui se
80
découvrent tout à coup. Je songe notamment à
ce moine bouddhiste, originaire d’Hawaï, versé dans
le Zen et la méditation. Quand il s’est présenté, il a
dit : « Je ne vois pas pourquoi je suis là. » « Vous êtes
pour nous tous une véritable bénédiction! », ai-je
répliqué. « C’est bien possible », observa-t-il calme-
ment.
Il s’exprimait dans un langage poétique et imagé
assez déroutant pour ses compagnons qui ne saisis-
saient pas toujours d'emblée où il voulait en venir, et
qui s’interrogeaient souvent sur le sens de ses para-
boles. Mais, à la réflexion, et après une bonne nuit de
sommeil, tout s’éclairait, et chacun était saisi par la
beauté et la profondeur de son message…
C’est d’ailleurs dans le même atelier que j’ai reçu
cette dame et son enfant de trois ans — un pauvre gosse
souffrant de malformations congénitales, et condamné
à brève échéance. Elle avait voulu se décommander au
dernier moment, n’ayant trouvé personne pour garder
le malheureux gamin (à trois ans, il avait à peine la
taille d’un nourrisson, et il ne savait ni parler, ni mar-
cher, ni même s’asseoir...). Mais j’ai insisté au
contraire pour qu’elle vienne avec lui, certaine, lui dis-
je, que tout le monde aurait à cœur de s’en occuper
pendant ces quelques jours.
À leur arrivée, nous avons donc installé le petit dans
une balancelle pendue au plafond. Immobile, muet,
l’œil mort et le visage inexpressif, il poursuivait son
existence végétative au milieu d’un groupe de 70 per-
sonnes à la recherche d’elles-mêmes, et qui se livraient
à de grands débordements d’émotion…
Quarante-huit heures après, on notait déjà des pro-
grès. D’abord, il a commencé à se redresser et à se
tourner dans notre direction quand nous chantions. Puis
il s’est mis à nous regarder, les uns après les autres.
Tant et si bien qu’à la fin il a esquissé son premier sou-
81
& à ‘4
83
Lee, quant à lui, espérait que son séjour à Shant
Nilaya lui permettrait, en tant qu’infirmier, d’être
ensuite mieux à l'écoute des enfants malades, ainsi que
de leur entourage.
Précisons, toutefois, que Linda n’aspirait pas seule-
ment à retrouver la paix de l’âme et à reprendre une vie
normale, mais qu’elle entendait aussi partager son
drame avec les autres, témoignage qui prend une
dimension nouvelle par le truchement de ce livre. Car
son cas prouve que, si douloureuse soit-elle, la dispari-
tion d’un être cher ne saurait nous culpabiliser, dès lors
que l’on a fait tout ce qui est humainement possible
pour lui et que l’on ne cherche pas non plus à refouler
sa peine. Dès l’instant, donc, que l’on n’a rien à se
reprocher, que l’on est honnête avec soi-même et que
l’on ne cherche pas à réprimer ses émotions, le chagrin
finit par se dissiper peu à peu.
Leur présence à tous les deux aura un impact consi-
dérable sur les autres participants à cet atelier, en les
renvoyant chacun alors à leur propre lâcheté, à leurs
propres angoisses et au sentiment de culpabilité qui les
rongeait. Je pense notamment à ce médecin qui, à leur
contact, a compris quelle attitude adopter envers les
enfants condamnés et leurs parents.
L’un des inconvénients de ces sessions, c’est que nous
restons assis des heures entières sans bouger. Aussi, cha-
cun profite-t-1l des « pauses physiologiques » pour
prendre un peu d’exercice. Il y en a qui font du jogging,
d’autres de la gymnastique, et d’autres encore qui, tels
Linda et Lee, vont se promener dans les environs
L’anniversaire de Jamie
84
| Jamie, par exemple. Disparue quelques mois plus tôt,
elle aurait eu six ans, et sa mère se trouvait parmi nous.
J’ai donc décidé avec les autres de marquer le coup et
d’organiser une petite fête-surprise en sa mémoire.
Tous ensemble, nous avons chanté à cette dame les airs
favoris de sa petite fille, et de mon côté je lui ai offert
un bouquet de lys, cueillis le matin même dans la val-
lée. Lee, pour sa part, lui confectionnera un joli
papillon en verre teinté, symbolisant la continuation de
la vie après la mort, débarrassée de l’enveloppe corpo-
relle, « le cocon », comme j'ai l’habitude de dire.
On a toujours, chez nous, la possibilité de s’isoler de
temps à autre pour réfléchir et faire le point. Ainsi, plu-
tôt que de participer aux séances de relaxation/médita-
tion, certains préfèrent-ils aller se promener dans la
montagne et écouter le chant des oiseaux, et le mur-
mure du vent.
Rob
85
.l
SN
86
Paul et Cheryl
J’ai fait la connaissance de Paul et Cheryl à l’aéro-
port de San Francisco. Je venais de donner trois jours
de conférences en Californie du Nord et j'étais exté-
nuée, et de surcroît presque aphone. J’attendais au gui-
chet ma carte d'embarquement, quand un jeune couple
s’est approché timidement et a demandé à me parler.
Diable! Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils tom-
baïent mal...
J'ai l’ai regardé, lui, ce grand rouquin, barbu comme
un Père Noël, qui avait l’air totalement effondré. C’est
sa femme qui a pris la parole. Pendant que l’on me don-
nait ma carte d'embarquement elle m’a raconté qu'ils
venaient, coup sur coup, de perdre leur fils de quatre
ans, emporté par une anémie fulgurante, et d’apprendre
que leur fille de treize ans était atteinte d’un cancer
généralisé. L’horreur absolue. Ils touchaient le fond de
la détresse et ils ne savaient plus à qui s’en remettre.
L'heure tournait. Les passagers s’apprêtaient à
embarquer. J'ai alors prié; oui, j’ai invoqué la miséri-
corde divine : « Seigneur, accordez-moi une heure,
juste une heure, avec ces malheureux ! » Et le Ciel m’a
exaucée. J’ouvrais la bouche pour répondre à Cheryl,
quand on a annoncé que le vol était retardé de soixante
minutes environ. J’añremercié la Divine Providence,
et nous sommes allés nous asseoir tous les trois sur une
banquette.
Là, je leur ai d’abord parlé de mes recherches sur la
mort et sur la vie dans l’au-delà, et je les ai invités à se
rapprocher le plus possible de leur fille et de profiter au
maximum des derniers mois à passer avec elle. Bien
entendu, je les ai conviés à participer au prochain ate-
lier, à Oceanside, près de San Diego.
Ils viendront donc, et, après avoir déployé des trésors
de sagesse et de compréhension, ils repartiront transfor-
87
De
més par la grâce dè l’amour. Mais je parle trop; écou-
tons-les plutôt. Voici la retranscription de la cassette
qu’ils m’ont adressée peu après leur retour.
Paul
88
ce que je pourrais en retirer de positif. Je suis donc
d’abord resté prudemment en retrait.
Au milieu de la semaine, pourtant, jai commencé à
voir les choses autrement, et à ressentir le désir de
m’impliquer dans le groupe. Quand même, tous ces
gens qui tombaient à genoux, et qui se défoulaient en
hurlant sur le matelas, ça me perturbait... Je sentais
bien que ce n’était pas du chiqué, et que je ne ferais pas
mal d’aller, moi aussi, matraquer la couverture. Seule-
ment, voilà, j'étais trop fier pour l’admettre, et je
n’avais pas du tout envie de me donner en spectacle !.…
Mais, de votre côté, vous aviez déjà compris. Et c’est
pourquoi, jeudi, vous m’avez soufflé que votre assistant
pourrait peut-être m’aider. Pas besoin de mettre les
points sur les “”; j’ai vu tout de suite où vous vouliez
en venir. Et j’ai dit oui. Oui, puisque si je restais, autant
aller jusqu’au bout...
Nous sommes donc passés dans la pièce voisine, lui
et moi. Il n’a pas eu besoin de pousser beaucoup;
j'étais prêt. Du moment qu’il n’y avait personne
autour. J’ai fondu en larmes. Il m’a donné le bout de
tuyau. Je l’ai agrippé sauvagement, et j'ai frappé,
frappé le matelas, en hurlant comme un possédé que
j'en avais assez, et que ça ne pouvait plus durer. Il
fallait que ça sorte, coûte que coûte!... Alors j'ai
explosé, et j’ai donné libre cours à ma douleur. “TI faut
en finir! Je n’en peux plus, je n’en peux plus !”, répé-
tais-je en tapant comme un forcené sur le matelas.
J'ai fini par m’arrêter, à bout de souffle, groggy, mais
aussi complètement soulagé, flottant dans une douce
euphorie.. Votre assistant m’a touché l’épaule. Jai
tressailli. “Es-tu prêt, me demanda-t-il, à répéter devant
les autres ce que tu m’as dit ?” J’opinai. Il me ramena
donc, étrangement calme, totalement pacifié, dans la
salle, et je m’en fus m’asseoir avec lui au pied d’une
chaise.
89
Affalée sur le matelas, une dame était en train de se
raconter. Je l’ai écoutée, comme tout le monde; enfin,
pas vraiment. Comment vous expliquer?Je me sentais
transporté dans une autre dimension, “ravi”, pour
employer le langage des mystiques.
Vous m’avez invité à prendre la parole. J'étais bien .
embarrassé. Par où commencer ? Tout était si clair, et si
compliqué à la fois! Ça me rappelait mes expériences
psychédéliques, dans les années soixante. Sauf que là,
je n’avais rien pris, et que c’était infiniment plus pro-
fond. J'étais ébranlé, jusque dans le tréfonds de mon
être, lucide, muet, libéré, paralysé, hébété, transfi-
guré.…
Quand vous êtes revenue à la charge, j’ai levé les
yeux, et, croisant le regard de Cheryl, j’ai vu qu’elle
m’encourageait à sauter le pas; alors, j'y suis allé
franco. Je me suis tourné vers les autres, et j’ai dit :
“Voilà, moi je suis Paul, et je vous aime tous autant que
vous êtes !”... C’était trop; il fallait que je bouge, que
je crie; alors vous m’avez souri, et vous m’avez serré
très fort dans vos bras, tandis que j’éclatais en sanglots.
J'ai pleuré, oui, j’ai pleuré de joie, et de gratitude,
d’avoir pu, grâce à vous et à votre assistant, exorciser
ma peine et ma douleur, et tirer un trait sur le passé.
Maintenant, je pouvais regarder la réalité en face, et
repartir d’un bon pied dans la vie.
Mon angoisse et ma fureur n’avaient pas disparu
pour autant, elles restaient là, à fleur de peau; et pour-
tant c’était du passé;quelque part, je les avais surmon-
tées, définitivement ; j'étais passé maintenant au stade
supérieur, j'avais atteint un niveau de conscience
inégalé.… La vie, horrible et belle, la vie, avec son cor-
tège de drames et d’injustices, la vie n’a pas de prix...
C’est ce que j'ai essayé d’expliquer, mon soulagement,
mon allégresse de réintégrer le monde des vivants, qui
ont tous tant à recevoir, et tant à donner !Et ce coup-ci,
90 | $
j'ai dit tout ce que je ressentais, et sans aucune honte
ou fausse pudeur; c’est sorti tel quel, et j’ai parlé pen-
dant des heures
J'ai vécu le repas de midi comme un intermède déli-
cieux. Cheryl était avec moi. Nous sommes allés
ensuite tous les deux nous asseoir dans l’herbe, et pour
la première fois, sans doute, je lui ai parlé à cœur
ouvert. Elle s’en est rendu compte, et nous y avons
alors gagné une merveilleuse complicité.
C’est seulement le soir, à la veillée devant le feu de
camp, que j’en ai tiré la leçon; ça m’a alors sauté aux
yeux : arrivé brisé par le chagrin, je repartais l’âme en
paix, et délivré de tout ce qui me torturait. Pour moi, ça
tenait du miracle. J’avais l’impression d’avoir accom-
pli l’impossible !.…
Je planais complètement en rentrant à la maison. Et
en même temps, c’était tout à fait positif, il n’y avait
pas l’ombre d’un doute là-dessus. Ça a duré quelques
semaines, puis je suis redescendu tout doucement de
mon nuage. À la différence que maintenant je n’avais
plus peur d’affronter la réalité; non, car désormais je
me savais responsable de ma propre vie. J’avais beau
être à plat, il me restait suffisamment de ressort pour
repartir d’un bon pied. Il me fallait juste tirer la leçon
de ce que j'avais appris avec le groupe. Aujourd’hui, je
me sens beaucoup plus sûr de moi, je ne sais pas com-
ment dire. Enfin, il faut accepter la vie et la mort
comme elles viennent, et prendre acte de ce qui vous
arrive. Il y a comme ça des gens qui vous donnent tout
ce qu’ils ont; à vous ensuite de vous débrouiller avec.
_ C’est précisément ce que je m’efforce de faire à l’heure
actuelle... :
Ce premier atelier, tout comme le second avec
Kamala, m’a poussé à m’assumer et à vivre à fond,
malgré la mort de mon fils et l’horrible maladie de ma
fille. Au bout du compte, j'ai pris conscience de la
91
- FFE - Er]
Cheryl
« Salut, Elisabeth! Vous voulez savoir ce qui a
changé en moi, depuis que je suis venue à Shanti
Nilaya?
Disons, pour commencer, que je considère que notre
rencontre, à l'aéroport de San Francisco, a été provi-
dentielle. Oui, à l’époque, j'étais au trente-sixième des-
sous... Paul me faisait une vie impossible. Ça le révol-
tait que son fils soit mort, et il en voulait au monde
entier. Quant à moi, j'étais incapable de prendre le
moindre recul et de regarder les choses d’une manière
lucide. Je ne suis guère plus avancée maintenant, et
pourtant ça va tellement mieux
Pour commencer, cet atelier m’a fait prendre
conscience de ma vulnérabilité et de mon insécurité
92
foncières. Avant, je doutais de tout; de la vie, de
l’amour, de moi-même et des autres. Depuis, c’est le
contraire.
Au départ, pourtant, c’était l’enfer. Croyez-le ou non,
mais j’ai vécu des moments horribles. Parce qu’alors je
me suis retrouvée face à moi-même, à mon maso-
chisme et à ma lâcheté. Il m’a bien fallu admettre que
je n’étais pas un cas isolé, mais que tout le monde ici
bas porte sa croix, et qu’avant de trouver le bonheur on
doit souvent vaincre le désespoir…
Lorsque Kamala a commencé à souffrir de son can-
cer, inconsciemment ça m’a révoltée, et j’ai effectué
une sorte de barrage mental. J’ai refusé d’y croire, j’ai
tout fait pour nier l’évidence. Mais quand ce sera au
tour de mon petit Typheen d’être emporté, en à peine
trois semaines, par une maladie de la moelle épinière,
alors là, ce sera le coup de grâce. je toucherai le fond
du désespoir. Je n’aurai plus la force de lutter; il me
faudra de l’aide, à tout prix.
Mon séjour à Shanti Nilaya m’a ouvert les yeux.
Grâce à vous et aux autres, j’ai redécouvert l’amour, et
ce pouvoir merveilleux qu’il a de transformer tous ceux
qu’il touche, et de les conduire à la paix et à la sérénité.
Mais avant de pouvoir se réconcilier avec soi-même et
avec les autres, il faut descendre au fond du puits; ça
aussi, je l’ai compris.
Une femme, en particulier (je tairai son nom), m'a
énormément apporté. C’est grâce à des gens comme
elle que j’ai pu repartir à zéro, et me retrouver tout à
coup dans la peau d’un petit bébé qui apprend à mar-
cher : un beau jour, il se lance, il fait ses premiers pas,
et il découvre que le monde est vaste, et la liberté infi-
nie. Voilà ce que j’ai vécu là-bas, et cela m’a marquée
à jamais.
Et Paul, me demanderez-vous ? Ah, Paul... Si vous
saviez ! Pour nous deux, ça a été un nouveau départ.
93
Après avoir mis les choses au point, nous nous sommes
retrouvés, lui et moi, et notre couple en est sorti plus
uni et plus soudé que jamais.
Et puis il y a eu le second atelier, celui où nous
sommes venus avec Kamala. En arrivant, c’était l’hor-
reur absolue. J’ose à peine en parler. Voir mourir à petit
feu son enfant, dans des douleurs épouvantables… Il y
a de quoi tomber folle !Du fond de ma détresse, j'ai
alors compris ce qu’avait ressenti Paul, après la mort de
Typheen. Comme lui, auparavant, j'avais une attitude
ambivalenteà l” égard de notre fille: je l’aimais, je
l’adorais, et en même temps je la détestais; oui, je la
haïssais de nous faire un coup pareil...
J’ai eu du malà l’accepter. Ça n’a pas été facile,
croyez-moi, de reconnaître que c’était ça qui m’empoi-
sonnait l’existence, et qui me coupait de mon mari et
de ma fille...
Pourtant, la vie n’est pas rose. L’état de Kamala ne
cesse d’empirer. Elle souffre continuellement, et elle ne
peut plus se déplacer. Mais la petite flamme continue à
briller, maintenant je le sais. Et je remercie le Ciel de
tout — y compris de ce qui nous arrive en ce moment.
Oui, car désormais j’ai l’âme en paix, et la conscience
tranquille.
Il ne me reste plus maintenant qu’à vous remercier,
vous et tous ceux qui vous entourent, de nous avoir fait
retrouver tous les trois la sérénité, Paul, Kamala et
moi. »
94
Je me trouvais alors à 500 km de là, dans l’Oregon.
Les avions étaient cloués au sol par le brouillard, et je
regardais avec angoisse tourner l’heure. Mais, par
chance, ou plutôt par miracle, j’ai réussi à trouver un
vol pour San Francisco. Paul est venu me chercher à
l'aéroport, et j’ai donc pu accompagner Kamala dans
ses derniers moments. Elle s’est éteinte en milieu
d’après-midi.…
J'aurai par conséquent le triste et merveilleux privi-
lège d’assister Paul et Cheryl en cette tragique soi-
rée. Restée pour la nuit, je dormirai dans le lit de
Kamala (qui reposait au salon mortuaire municipal).
Là, je ferai une découverte émouvante : caché sous les
draps, son petit ours en peluche qui jouait Green
Sleeves — celui-là même que nous lui avions offert le
dernier jour, à Shanti Nilaya. Visiblement, elle avait
effectué lé grand passage en le serrant entre ses bras…
Je suis restée en contact avec Paul et Cheryl. Ils
s’efforcent maintenant de faire profiter de leur expé-
rience les gens qui se trouvent dans le même cas, et,
pour ma part, j’admire le courage de ce jeune couple
qui a su se remettre en question quand le drame a
éclaté.
XII
LES QUADRIPLÉGIQUES
96
leurs bras, leurs jambes, leurs yeux... À preuve le
témoignage de cette quadriplégique, qui a pourtant eu
bien du mal au départ à s’intégrer au groupe.
Eileen
97
ii
98
mois, une lettre que je ne devais ouvrir qu’après sa
mort. La voici :
99
Alors, de grâce, chassez tout ce qui ne va pas, ouvrez
votre cœur, votre esprit et votre âme, et goûtez l’amour
d’un Père tout puissant et bienveillant.
Oui, vous en êtes tous capables ! Bon, alors, d’ accord
pour communier tous ensemble une dernière fois ?
: Geri
100
m’alimenter depuis un an et demi — ce qui, soit dit en
passant, m’obligeait à employer des ruses de Sioux
avec mon entourage, qui me donnait la becquée -— et
j'étais devenue squelettique…
Depuis quelques semaines, pourtant, j'avais
retrouvé un semblant d’appétit. Mais je respirais de
plus en plus mal, et l’on parlait avec insistance de me
relier à un poumon artificiel. On ne m'avait pas dit
ouvertement que j’allais bientôt mourir, mais je sentais
bien, moi, que je n’en avais plus pour longtemps. C’est
alors que je vous ai entendue parler à Los Angeles, au
congrès de l’Association américaine des Handicapés,
_et il s’est produit un déclic chez moi. J’ai compris, en
mon for intérieur, que, puisque précisément J'étais
condamnée à plus ou moins brève échéance, il me fal-
lait profiter au maximum du temps qu’il me restait à
vivre ici-bas…
Seulement, je n’arrivais pas à sauter le pas, et à me
résoudre pour de bon à venir vous voir. D’abord, ça me
_ terrifiait de me retrouver dans un groupe; et ensuite,
j'étais quasiment certaine de ne pas en revenir
vivante.
Cet atelier va me rassurer complètement. La vie, je le
découvrirai alors, est un trésor d’une valeur inesti-
mable, dont il faut profiter à fond. Je ne sais pas trop à
quoi c’est dû, mais j'imagine que les autres y sont pour
beaucoup...
Au début, je me rappelle, je n’arrivais pas à pleu-
rer, et j'avais l’impression d’être anormale. Vous
m'avez rassurée, en m’expliquant que j'avais sans
doute appris très tôt à taire mes sentiments et à dissi-
muler mes émotions, et que l’on ne pouvait pas chan-
ger du jour au lendemain. Ça m'a complètement
remonté le moral, et je suis ensuite rentrée chez moi
gonflée à bloc.
Là, il faut bien voir que mon attitude va changer du
101
1
tout au tout. D’abord, je vais me préparer à mourir et
prendre à cet égard toutes mes dispositions, en enga-
geant une garde-malade et en interdisant formellement
aux médecins de jamais me brancher, quoi qu'il
‘advienne, sur poumon artificiel. Peu m’importait,
désormais, de quitter ce monde bientôt, ou de tenir
encore des années : la question n’était pas là. Non, ce
que je voulais, c’était aller jusqu’au bout, achever le
processus engagé à Shanti Nilaya et tuer en moi la
vieille Geri, celle qui étouffait l’autre.
” Je suis retournée à l’une de vos conférences, en mars
ou avril 1979, je ne sais plus exactement. C’est alors
que vous m’avez invitée à revenir passer une semaine à
Shanti Nilaya. Sur le coup, j’ai bien failli refuser, hein;
mais enfin, je me suis reprise aussitôt et j’ai dit oui.
Il est vrai que je n’en pouvais plus de vivre dans le
mensonge. Depuis le début, oui, je jouais la comédie ;
et ça ne pouvait plus durer. Seulement, il n’est pas si
facile de renoncer à ses vieilles habitudes, surtout
quand on y trouve son compte. J’avais parfaitement
rodé mon numéro de grande malade, voyez-vous : tout
le monde était à mes petits soins, on me cédait tous mes
caprices. Bien sûr, ce n’était pas vraiment le bonheur…
Non, mais, au moins, ça me rendait la vie suppor-
table. D’ailleurs, j'étais très prise — enfin, façon de par-
ler;disons que je m’occupais de tas de choses, pour
oublier le reste. J’évitais ainsi de me retrouver face à
moi-même ; une attitude de fuite, en somme, qui me
procurait un calme et une sagesse complètement 1llu-
soires. Il fallait absolument que j’arrête mon cinéma —
dussé-je en pleurer des larmes de sang;et Dieu sait que
pour moi ça signifiait une cruelle remise en question…
Voilà ce qui m’a déterminée à revenir à Shanti Nilaya.
Là-bas, c’est vrai, j’ai d’abord eu un comportement
bizarre. Au début, j’écoutais, impassible, les autres
faire le récit de leurs malheurs. Apparemment, ça me
102
laissait indifférente. Mais, au fond, j'étais bouleversée,
et je brûlais d’envie d’intervenir moi aussi... Alors,
d’un seul coup, j'ai craqué. Personne ne s’en est
aperçu, sur le moment, sauf Jaima. Je lui avais
demandé de me conduire aux toilettes; là, devant le
lavabo, je me suis effondrée en larmes. Je pleurais
comme une fontaine. C’était horrible. Le pire, c’est que
je ne savais même pas pourquoi
Même scénario le lendemain soir, mercredi, à l’heure
du repas. Là encore, je me suis mise à sangloter devant
la glace. Jaima a tenté de me réconforter. Nous sommes
sorties toutes les deux dans la cour, mais j’ai piqué une
nouvelle crise de larmes en entendant sonner le
carillon. Jaima m’a alors ramenée à l’intérieur, dans la
petite pièce, et elle m’a installée sur le matelas. Je pleu-
rais tout mon soûl,; j'étais inconsolable... Voyant cela,
elle est allée vous chercher.
Vous vous êtes assise à côté de moi, et cela a suffi à
me calmer. Je me suis alors mise à parler; de tout et de
rien; de la mort de ma mère, par exemple, qui m’avait
tellement culpabilisée, à l’époque, et aussi du fait que
je n’avais jamais su communiquer avec les autres ni
exprimer ce que je ressentais…
Brusquement, tout ce que j'avais soigneusement
refoulé, ma tristesse, mon désespoir, est remonté à la
surface. Et ce n’était que le début : de retour à la mai-
son, je vais continuer à pleurnicher chaque fois que l’on
me conduira aux toilettes, ou qu’on me lavera la tête,
ou qu’on me brossera les dents — toutes choses qu’un
individu normal accomplit machinalement, mais que,
moi, je suis incapable de faire par moi-même.
Ah oui, vraiment, quelle terrible humiliation, que de
ne même pas pouvoir aller au petit coin toute seule ! Je
manquais dramatiquement d’autonomie. Depuis quinze
ans, je vivais en pleine tragédie. Mais je n’en laissais
rien voir; toujours souriante et de bonne humeur,
103
& 4
104
pareil et à entreprendre à leur tour un examen de
conscience. Je veux dire dans la vie en général, pas seu-
lement à Shanti Nilaya. Du coup, on se retrouve plongé
dans un océan de douleur. Mais on n’a plus peur; non,
car tout le monde est dans le même bain, et personne
ne songe à se défiler. Chacun se sent au contraire invité
à verbaliser tout le non-dit qui faisait jusqu’alors obs-
tacle à son bonheur.
À Shanti Nilaya, on jette le masque. Chacun se pré-
sente comme il est, avec ses forces et ses faiblesses, et
il s'engage à jouer le jeu honnêtement et à aller
jusqu’au bout, sans se soucier du reste. Tous, nous
sommes guidés par une exigence de franchise et de
transparence intégrales.
Cela dit, il faut bien reconnaître que, dans le premier
atelier, nous avons eu un mal fou, au début, à établir la
communication. Nous restions tous sur nos gardes. La
déception était générale, et ça faisait jaser. Jusqu’à ce
que quelqu'un se décide à se lancer. Une femme qui
s’en est prise aux fumeurs, en leur reprochant
d’asphyxier tout le monde avec leurs cigarettes. Le
pire, disait-elle, c’est qu’on ne pouvait pas échapper à
la fumée, et qu’ils ne nous laissaient pas le choix. Bon,
en général, quand je me trouve dans un groupe, j'essaie
de ne pas me faire remarquer et je reste dans mon coin. -
Alors donc, là, il y avait cette dame, qui expliquait
qu’elle étouffait dans cette tabagie; et on l’écoutait
dans un silence religieux.
Et voilà que, brusquement, je mets les pieds dans le
plat, et que je lâche que nous avons toujours le choix, et
que nous sommes libres. Je ne sais pas, ça m'est venu
comme ça, sans réfléchir. En tout cas, ça suffira à chan-
ger radicalement l’atmosphère du groupe. _
D'’ordinaire, on n’ose pas parler de ses problèmes —
chagrins, peurs, regrets, amertumes, colère, sentiment
de culpabilité, etc. —, mais on garde tout ça pour soi.
105
A, 7 3
106
L
107
D
108
cela, je le crois, grâce à ce second atelier; parce que, là-
bas, j’ai appris à jouer cartes sur table. »
Otty
L’une des contributions les plus émouvantes viendra
d’une certaine Otty, une personne remarquable à maints
égards. Elle m’a transmis ce petit texte, griffonné sur
du papier brouillon. Je l’ai conservé précieusement, et
je suis maintenant en mesure de vous le livrer :
« Ça finissait par m’exaspérer, d’entendre tous ces
gens parler d'eux-mêmes et s’apitoyer sur leur sort.:
Moi, je ne me sentais pas dans le coup, j'avais
l'impression d’être sur la touche, et j’en arrivais à me
détester et à me trouver odieuse. En vérité, je n’osais
tout simplement pas avouer ce qui, depuis des années,
transformait ma vie en cauchemar — à savoir que, suite
à une iléostomie pratiquée dans ma jeunesse, je vivais
depuis plus de trente ans avec un anus artificiel... Je
vous en ai quand même touché un mot, vers le milieu
de la semaine, et vous m’avez alors invitée tout de go à
montrer mon “appareillage” à mes 70 compagnons!
Effarant ! J’ai absolument refusé de me prêter à cette
forme d’exhibitionnisme d’un goût douteux. Ça m'a
d’ailleurs tellement choquée que j’ai sauté la séance
suivante.
Mais enfin je me suis ressaisie, et le lendemain matin
j'étais là avec les autres. Vous m'avez fait signe. Je suis
venue vous voir, en priant le Ciel que vous ayez changé
d’idée. Pas du tout. Vous m’avez au contraire demandé
comme la veille de dévoiler aux autres mon terrible
secret. Je n’en menais pas large. Cramponnée à votre
main, d’une voix tremblante, j’ai donc confessé mon
drame. Cela a suffi à déclencher une véritable crise de
nerfs chez un jeune paraplégique. Brusquement, il s’est
109
PL
Kar
24
111
dans un groupe d’entraide pour femmes. Elle était
venue vous voir avec son mari, après la mort de leur
fils. Ils m’ont donné votre numéro de téléphone et je
vous ai aussitôt appelée, pour vous résumer en deux
mots ma situation. “Venez tout de suite. Nous allons
vous aider à franchir le cap”, m’avez-vous dit — enfin,
quelque chose comme ça. En tout cas, le seul fait de
vous entendre, le son de votre voix, les mots que vous
avez employés, votre ton, tout cela a suffi à me remon-
ter le moral. Vous sembliez tellement persuadée que ça
m'aiderait à m’en sortir.
Je suis venue en voiture, je me souviens, crampon-
née à mon volant en pleurnichant et en faisant à peine
du soixante à l’heure. J'étais folle de rage. J'avais
envie de tout casser, de tuer tout le monde sur mon
passage, tellement ça me révoltait que mon fils ne soit
pas là pour admirer avec moi le paysage. Il adorait
conduire, Creed, et il aimait énormément San Diego.
Nous avions fait si souvent la route, lui et moi, quand
il était gosse... Par la suite, c’était lui qui prenait le
volant.
J'avais maintenant dépassé le stade de l’effroi. Oui,
j'étais carrément sonnée, abîmée dans ma douleur et
dans mon désespoir, et complètement indifférente à ce
qui se passait autour de moi. Plus rien n’avait d’impor-
tance. Non. Sauf qu’il y avait quelque part, en Califor-
nie, des gens qui avaient décidé de mettre leurs pro-
blèmes en commun pour mieux les résoudre.
En arrivant, je suis d’abord tombée sur Mal. II était
en train de décharger votre voiture. Je ne le connaissais
pas, mais il avait l’air gentil, et il m’a souri. Sur le
coup, ça m’a étonnée. “Pourquoi est-ce qu’il me sourit
comme ça?” me suis-je demandée. J’ai pris mes
affaires, et je suis entrée. Là, j’ai découvert Boots. Elle
est venue à ma rencontre, comme toujours aimable et
le cœur sur la main, et elle m’a expliqué où se trouvait
112
ma chambre. Tout cela me mettait déjà du baume au
cœur.
Que dire d’autre, sinon que chacun, à l’évidence,
avait ses raisons pour être là, et que, pour ma part,
j'étais sûre que votre voix, votre force intérieure et
votre absolue intégrité cimenteraient l’unité du
groupe…
Quant à vous expliquer comment j’ai vécu cet ate-
lier... Pour nous mettre à l’aise, vous avez commencé
par parler de vous et par nous raconter comment, en
tant que triplée, vous aviez jadis souffert de graves pro-
blèmes d’identité... Déjà, ça m’a rassurée. De votre
côté, le fait de vous placer à notre niveau vous a permis
de vous couler, pour ainsi dire, dans notre peau, et de
nous guider tout doucement dans la bonne direction.
Grâce à quoi nous sommes tous devenus une grande
famille, soudée par une commune aspiration…
Si nous étions tous solidaires, c’est parce qu’au sein
du groupe nous avions surmonté nos différences, et
qu’à la base chacun se sentait concerné par ce qui se
disait ou se passait autour de lui, et qu’il s’efforçait
d’en retirer le maximum. Pour ma part, je m’associais
pleinement à la douleur et au drame de mes compa-
gnons. Sans du reste cesser de penser un instant à
Creed, ét de me demander pourquoi, oui, pourquoi, il
n’avait pas pu venir, lui aussi, à Shanti Nilaya, et à tout
le bien que ça aurait pu lui faire.
Quoi qu’il en soit, je ne craignais plus, cette fois, de
m’impliquer dans le groupe et de participer au grand
déballage. Je m’en remettais désormais à votre amour,
et à la sollicitude de mon entourage. Seul comptait ce
que j'étais en train de vivre ici. Pour le reste, je n’avais
pas à m’inquiéter, les enfants étaient en sécurité à la
maison, et je pouvais donc m’abandonner librement à
mes émotions.
Je ne m'étais pas encore, loin de là, résignée à la
113
\ É y
à
mort de Creed. Il y avait trop de choses qui, à mon
sens, auraient pu l’aider à vivre. De votre côté, vous
m'avez expliqué, je m’en souviens, “que les plus
belles fleurs poussent sur le fumier”, et qu’il fallait
savoir tirer la leçon de ses malheurs ou de ses échecs
pour les transformer en victoires. Pour moi, ce sera le
déclic. |
Vous disiez, à juste titre, que le plus dur, c’est de se
réinsérer dans le monde. Difficile, en effet, de revenir à
la soi-disant réalité, quand on a affaire à des zombies
qui trichent avec eux-mêmes et qui sont incapables de
ressentir une émotion sincère. Personnellement, je ne
sais pas vraiment ce que je veux, ni où je vais. J'espère
seulement pouvoir faire un jour quelque chose pour
Shanti Nilaya.
Je n’ai pas non plus de mots assez forts pour expri-
mer ma gratitude envers Mal. D’abord, il m’a accueillie
en souriant lors de mon arrivée. Ensuite, il n’a cessé de
m’encourager tout au long de ces cinq jours. Toujours
prévenant, délicat, attentif à ce que je disais, il m’a
remontéle moral.
D'une manière générale, je sais gré à tout le monde
: de m’avoir aidée à pleurer, à crier, à “sortir” tout ce que
je gardais par devers moi. Au départ, la timidité me
retenait, j'avais peur de me donner en spectacle et de
me tourner en ridicule. Mais on m’y a gentiment pous-
sée : “Vas-y. Tu ne déranges personne, au contraire.”
Maintenant, je ne crains plus de dire et de manifester
ce que je ressens.
L'essentiel, pour moi, c’est d’avoir pu soulager mon
: cœur et exprimer ma peine, l’affreux chagrin qui me
rongeait jour et nuit. Tout se ramenaïit à la mort de mon
fils. Je n’en sortais pas; ça ne me laissait pas un seul
moment de répit. Cet atelier m’a permis, en revanche,
de me concentrer sur ma douleur et de la laisser sortir
pour de bon. Moyennant quoi je me suis sentie revivre,
114
et j'ai senti aussi que Creed, d’une certaine manière,
était toujours vivant lui aussi.
- J'ai vite déchanté, à mon ou à la maison. J’ai
alors compris que pour tout le monde Creed était bel et
bien mort et enterré. On ne parlait plus de lui. Personne
ne voulait en discuter. Je me suis donc repliée sur ma
famille, avec mes filles, lesquelles ne se montraient au
demeurant guère plus loquaces. Apparemment, per-
sonne ne comprenait ce qui m’arrivait. À croire que
tout le monde se bouchait les yeux ou regardait pudi-
quement ailleurs, et que j'étais la seule à souffrir de
l’absence de mon fils. |
ST jamais je pleurais, je me faisais gronder par mes
filles — l’une d’entre elles, notamment, trouvait ça abso-
Jument insupportable. L’aînée, quant à elle, ne desser-
rait pas les dents. Une fois ou deux, pourtant, elle a
bougonné que Creed avait commis une folie, que ça ne
la concernait pas, et qu’elle refusait d’en parler tant que
je réagirais ainsi. Bref, non seulement elle m’envoyait
promener, mais elle faisait comme si Creed n’avait
jamais existé…
Il n’y avait guère que la plus jeune pour se montrer
indulgente. Quand par exemple je me mettais à sanglo-
ter au volant, elle essayait de me consoler, et elle me
disait : “Voyons, maman, arrête de pleurer ! Tu es en
train de conduire. Creed est mort, on n’y peut rien. Il
faut vivre dans le présent” À sa façon, elle me mater-
nait, du fait que j'étais incapable de me prendre en
charge. Je me rendais bien compte que j’agaçais tout le
monde, et qu’on avait envie de me dire: “Ressaisis-toi,
enfin !Ça va s’arranger, tu verras. Il est temps d’oublier
et de reprendre une vie normale” J’ai pourtant mis bien
longtemps avant d’en arriver là. “e
Si doncà l’atelierj’ai pu diretout ce qui me faisait
souffrir et parler à cœur ouvert de ma douleur et de
mon chagrin, à mon retour à la maison, par contre, je
115
STE
116
Mais, que voulez-vous ?je vous imaginais investie de
pouvoirs quasi surnaturels, et je ne doutais pas un ins-
tant du résultat. Vous alliez tout régler, tout arranger,
répondre à toutes mes interrogations, dissiper toutes
mes inquiétudes, apaiser toutes mes angoisses.
Et pourtant. J’ignore toujours ce qui a poussé mon
fils à mettre fin à ses jours. Cela reste pour moi un mys-
tère complet. Je n’ai pas réussi à entrer en contact avec
lui. À la frustration ressentie, j’ai mesuré tout le che-
min qu’il me restait à parcourir, et compris que ce serait
un travail de longue haleine. Car, oui, disons-le, j’avais
nourri l’espoir naïf de le retrouver, d’une façon ou
d’une autre.
L’une des choses qui m’auront fait le plus de bien,
dans ce premier atelier, ce sera, par exemple, d’avoir
un jour l’impression, en marchant, qu’à travers moi
c'était Creed lui-même qui marchait. J’avais pour
ainsi dire adopté son pas et sa démarche... Pendant
les sessions de travail, j'étais toujours assise au pre-
mier rang. Et je l’imaginais, là, parmi nous.
D’ailleurs, la présence de médecins dans le groupe me
le rendait encore plus proche. Seulement, je n’arrivais
pas à me faire à l’idée qu’il soit justement absent, et
qu’il ne puisse pas participer lui aussi à cette expé-
rience, qui aurait pu tout bonnement lui sauver la vie.
Je ne comprenais pas non plus pourquoi votre action
n’avait pas plus d’écho à l’extérieur. Pour moi, c'était
vital. Je le sentais là, présent. Peut-être s’agissait-il
d’une illusion, mais en tout cas j’essayais de me
mettreà sa place, de réagir comme il l’aurait fait en
pareille circonstance.
Je m’en voulais de ne pas être allée jadis avec luià
des réunions de ce genre. Mais, à l’époque, il est vrai,
je ne savais pas que ces groupes étaient ouverts à tout le
monde ;je pensais au contraire qu’ils étaient réservés
aux médecins et au personnel soignant, et l’idée ne me
117
serait pas venue de m'inscrire à un atelier, quand bien
même j'en aurais appris l'existence. |
Jusqu’alors, je n’avais jamais songé à ma propre
mort. Désormais, il est de plus en plus évident que la
mort de Creed est aussi la mienne, et que toute une par-
tie de moi s’est éteinte avec lui. En réalité, je me sens
plus morte que vive.
Seulement, avant de venir à Shanti Nilaya, je me gar-
dais bien de le montrer. Je m’évertuais à donner le
change, à faire bonne figure, alors qu’au fond je
bouillais de rage. Mais cela, je n’en avais pas encore
pris conscience, et, dans ma détresse, je me sentais à la
fois trahie et coupable.
Et si jamais il arrivait que l’on s’inquiète de mon
silence, je m’efforçais tout de suite d’apaiser les
craintes de mon entourage.
Creed représentait tellement pour moi ! Je plaçais tant
d’espoirs en lui! Je ne vivais que pour lui, je n’existais
qu’à travers lui... Voilà sans doute pourquoi sa mort a
été un tel drame. Il va désormais me falloir apprendre à
vivre pour moi-même. Autrefois, la question ne se posait
pas, puisque toute ma vie tournait autour de Creed.
Apparemment, j'étais comme n’importe quelle mère.
Mais, au fond, je savais bien que sans lui je n’aurais été
bonne à rien. C’était quelqu’ un de très brillant, Creed. Je
suis sûre que si j’arrivaisà m'’intéresser à moi-même
autant qu’à lui jadis, ça irait déjà beaucoup mieux.
La mort de Creed n’annule rien de ce qu’il a réalisé
ici-bas. Vous m’avez dit vous-même hier qu’il fait
actuellement tout son possible pour m’aider, et que je
peux compter par ailleurs sur mes anges gardiens. Je
voudrais bien en avoir la confirmation. Vous m’avez
aussi invitéeà revenir à Shanti Nilaya. Je vous ai
répondu qu’il me faut conduire et aller chercher tous
lesjours la petite dernière à l’école. “Faites confiance à
vos anges gardiens. Tout va s’arranger, et vous pourrez
118
_ venir”, avez-vous répliqué. J’ai senti aussitôt que vous
disiez vrai. D’ailleurs, ce n’est pas compliqué, je vous
crois toujours sur parole.
Un jour, à l’atelier, une jeune femme a déclaré com-
prendre ce que je disais, quand je me mettais à parler en
russe. Comme elle avait l’air à cran, vous l’avez invitée à
se défouler sur le matelas, puis à tout nous raconter. Elle
a commencé à parler, mais elle s’est vite interrompue. À
votre demande,j’ai alors chanté quelque chose en russe.
Ça a aussitôt provoqué un déclic chez elle. Elle a repris
la parole, et du coup elle nous a expliqué en long et en
large tout ce qui n’allait pas. Là, cette fois, j’ai eu le sen-
timent d’être vraiment utile à quelque chose. Et, en
même temps, ça me paraissait tout naturel !
Quelque temps auparavant, je vous avais tous fait chan-
ter en chœur un chant russe. Sur le moment, cela m’a
semblé tout drôle, mais ça m’a aussi énormément apporté.
J'ai eu l’impression de me retrouver, d’une autre façon —
un peu comme s’il y avait en moi une force, quelque
chose qui puisse servir aux autres. Cela n’avait d’ailleurs
rien à Voir avec ce que je faisais vraiment; non, mais je
sentais une force en moi, et ça m’a remonté le moral.
Quand je repense à cet atelier, deux images me vien-
nent spontanément à l’esprit : d’abord, la métaphore
_ des plus belles fleurs qui poussent sur le fumier, signi-
fiant qu’il ne faut pas s’arrêter sur les malheurs et les
échecs, mais au contraire s’en servir comme de trem-
plins pour aller de l’avant; puis la parabole de ces trois
personnes qui ne veulent pas s’approcher du bord de la
falaise, mais qu’on pousse brutalement dans le vide, et
qui alors s’envolent...* Vous nous avez dit là des
119
ne à
120
_ pomme de pin dans le feu, qu’il ne s’agissait pas tant
d’effacer le passé que de me libérer d’un douloureux
fardeau. Oh, ce n’était bien sûr qu’un tout petit pas en
avant; une pomme de pin... Et pourtant, au fond de
moi, Ça m’a redonné espoir…
Avant de venir, je vivais la rage au cœur. Moi, qui
étais autrefois si gaie, j'avais l’air complètement abat-
tue ; je broyais du noir du matin au soir, je n’avais plus
goût à rien, je ne m'intéressais plus à rien, ni à per-
sonne. Tout m'était égal. Seuls m’animaient une sourde
révolte et un chagrin indicible…
J'aurais aussi bien pu écraser n’importe qui sur la
route, juste pour me venger. Mais ça n’aurait pas fait
revenir Creed. J’étais complètement déboussolée. Tout
était absurde. Je n’arrivais pas à admettre que mon fils
ne puisse pas être présent parmi nous. Non, plus rien
n’avait de sens.
Cet atelier m’a permis de comprendre, entre autres
choses, qu’il faut toujours être lucide sur soi-même et
savoir dire ce que l’on a sur le cœur, si l’on ne veut pas
se noyer dans ses problèmes et sombrer dans la dépres-
sion... Autour de moi, on ne savait plus sur quel pied
danser : murée dans mon silence, j'étais incapable de
communiquer et de fournir la moindre explication.
Étais-je même seulement consciente de mon état ?.…
En apprenant à me confier, j’ai appris du même coup
à me connaître. Le voile s’est déchiré; tout un aspect
de ma personnalité, précédemment caché, est apparu au
grand jour. Désormais, je sais exactement ce que je res-
sens. Voilà pourquoi je suis pleinement convaincue de
la nécessité de votre action, qui à mon sens devrait
trouver un prolongement dans les facultés de médecine
et être suivie dans une foule de cas. Aider les gens à
aller au fond d’eux-mêmes. Pour moi, on ne se rend
vraiment utile aux autres qu’en les aidant à prendre
conscience de leurs conflits personnels, et à exprimer
=,
121
LEUR 2 È
Barbara
122
dans mon enfance, et ravalé bien des larmes. Ma mère,
quant à elle, avait jadis perdu ses parents dans des cir-
constances tragiques, et elle n’était guère heureuse avec
mon père.
Aussi reportait-elle tous ses espoirs sur moi, et sa
déception n’en fut par la suite que plus vive, quand je
suis allée m’installer dans un autre État. Depuis tou-
Jours, en effet, j’ai lutté pour conquérir mon indépen-
dance, sans renier pour autant l’affection que je lui por-
tais.
Au début du mois du juin, on m’a avertie par
téléphone qu’elle venait d’avoir un vilain malaise
cardiaque, et qu’il me fallait attendre un peu avant
de venir la voir. Quelque temps après, nouveau coup
de fil : cette fois, elle avait carrément fait un infarctus,
et les pronostics des médecins étaient des plus réser-
vÉs.
J'ai accouru. Ça m’a fait un choc de la voir clouée
au lit, reliée à tout un tas d’appareils compliqués censés
la maintenir en vie. J’ai prié le Ciel qu’elle se rétablisse
au plus vite.
Dans la famille, tout le monde jouait la comédie et
lui faisait des risettes, et on m’a bien recommandé de
ne pas l’inquiéter en lui parlant, par exemple, de mes
problèmes de couple. Il fallait attendre, disait-on,
qu’elle soit plus solide.
Le dernier soir, quand je lui ai souhaité bonne nuit,
elle m’a regardé longuement et elle m’a dit : “Au
revoir, ma chérie, et merci pour tout.” Deux heures plus
tard, elle était morte.
J’ai foncé à l’hôpital. Là-bas, je suis tombée sur des
infirmières en train de dîner. Elles ont piqué du nez
dans leur assiette en me voyant débarquer. Je me suis
précipitée dans sa chambre. On avait déposé au pied de
son lit un grand carton contenant ses effets personnels —
comme si, désormais, on était pressé de se débarrasser
123
nl
En
d’elle…. Il paraît que c’est la règle, en pareille circons-
tance. Soit.
Elle reposait en paix. Mon réflexe a été de m’asseoir
sur le lit, de me blottir contre elle, de lui parler.
C’est alors que j’ai remarqué qu’elle était couverte
de bleus. On ne me donnera sur l’heure aucune explica-
tion. Le lendemain seulement, j’apprendrai qu “elle
s’était tuée en basculant de son seau hygiénique
Il m’a fallu plusieurs heures pour réaliser, pour com-
prendre que ce n’était plus la peine de téléphoner à la
maison, qu’il n’y avait plus personne, qu’elle était
morte, et qu’on l’avait emmenée Dieu sait où... Per-
sonne ne m'avait parlé de la morgue. J’ai appelé l’hôpi-
tal pour demander où se trouvait ma mère : “Au frigo”,
m’a-t-on répondu. Alors, seulement, le drame a éclaté
dans toute son horreur.
J'étais effondrée, complètement anéantie. Vaille que
vaille, je m’occuperai d’organiser les obsèques, et de
rassembler ses affaires. En me voyant dans cet état, mes
amis médecins me prescriront généreusement des tran-
quillisants…
La tendresse impossible confinait désormais au
désespoir, la complicité débouchait sur le néant. Pen-
dant des semaines, je tenterai en vain de conjurer le
sort, de croire au miracle.
Je vais rester prostrée, coupée du monde, incapable
_ de travailler, de m’occuper de mes enfants, de regarder
mes amis en face et de comprendre que la vie puisse
continuer quand ma mère n’était plus là.…
Un beau matin, un ami m’a appris au téléphone
l’existence d’une psychiatre nommée Elisabeth Kübler-
Ross, qui venait en aide aux gens comme moi. J’ai aus-
sitôt appelé le numéro en question. Malheureusement,
Shanti Nilaya affichait complet, et l’on a juste promis
de me recontacter à la première occasion. Quelques
jours plus tard, “Boots” m’informait que l’on parvien-
124
drait sans doute à me “caser” dans le prochain atelier.
Je suis arrivée complètement abattue, repliée sur
moi-même et incapable de communiquer. Mais bien
vite tous mes chagrins vont remonter à la surface, et je
vais fondre en larmes et pleurer comme une madeleine
— parce que ma meilleure amie s’était jadis noyée,
parce que j'avais eu une enfance malheureuse, coincée
entre un père hargneux, un frère qui était demeuré un
étranger, et une mère dont je n’avais découvert que sur
le tard combien elle m’aimait…
À force de patience, de tendresse et de douceur, vous
m’amènerez, vous, Elisabeth, votre équipe ainsi que les
soixante-quinze autres personnes présentes, à dire tout
ce qui me pesait sur le cœur, et par voie de conséquence
à me débarrasser de mes calmants.
À partir de là, je vais recommencer à croire en moi,
en l’amour et en la vie. De sorte que je comprends de
mieux en mieux, depuis lors, ce qu’il en est de vivre ou
de mourir seul.
Désormais, en dehors de mes activités personnelles
et de ma vie familiale et conjugale, j’anime des groupes
de soutien destinés aux personnes en deuil.
Voilà. II ne me reste plus qu’à remercier chacun
d’avoir fait preuve de compréhension, de disponibilité
et de générosité, et vous tout particulièrement, Elisa-
beth, de nous avoir appris à vivre et à mourir digne-
ment,
Barbara »
125
Carolyn
Je ne suis pas prête non plus d’oublier la lettre que
m’a un jour envoyée Carolyn, une jeune femme paraly-
sée par la sclérose en plaques, des années après avoir
assisté en Californie à l’une de mes conférences. En
pleine dépression, elle songeait à se suicider. J’ai heu-
reusement réussi à l’en dissuader. Voici ce qu’elle m’a
écrit : -
126
sortes d’examens médicaux, sans obtenir toutefois de
réponse satisfaisante. Il était évident que l’on me
cachait la vérité et que l’on me racontait des histoires,
mais je me heurtais à une véritable conspiration du
silence — sur les conseils du neurologue, mon mari
minimisait les choses et prétendait qu’il s’agissait
d’une simple névrite... Autant dire qu’il me faudra
faire des pieds et des mains pour découvrir la nature
exacte de mon mal.
Cela dit, je ne me faisais aucune illusion. Pour avoir
donné récemment un cours à l’université sur les patho-
logies invalidantes, je savais pertinemment que ça
devait être grave, si on avait jugé utile de me faire subir
tour à tour une échographie cérébrale, un électroencé-
phalogramme, une radio du front, un électrocardio-
gramme et une ponction lombaire. Lucide, je n’entre-
voyais pour ma part que trois possibilités : une tumeur
au cerveau, un cancer de la moelle épinière, ou bien
une sclérose en plaques. J’ai donc pressé mon mari de
questions, et je l’ai interrogé inlassablement jusqu’à ce
qu’il finisse par m’avouer que j'étais atteinte de sclé-
rose en plaques. |
Tout d’abord, j’ai éprouvé un sentiment de révolte;
j'ai pleuré, crié, hurlé : pourquoi cela m’arrivait-il à
moi, pourquoi, pourquoi? En même temps, j'ai
continué à m’occuper comme avant de personnes elles-
mêmes atteintes de sclérose en plaques, et que j'avais
jusqu’alors tendance à considérer comme des morts en
Sursis…
J'avais trente-trois ans, un mari charmant, un fils de
huit ans adorable, et une belle maison. Je venais de
décrocher mon diplôme d’éducatrice, et je travaillais
avec des gens formidables. Et voilà soudain que l’on
m’apprend que je suis condamnée à terme à la paralysie !
Imaginez mon choc. Ce qui m’a le plus désolée, sur le
coup, c'était de devoir sans doute arrêter de travailler.
LT
Quinze jours plus tard, mon mari m’ä4 plaquée. Je me
suis retrouvée toute seule avec mon fils. Faute de pou-
voir m’en occuper convenablement, j’ai été obligée de
le mettre en pension chez des gens. Puis il m’a fallu
vendre la maison, dont je ne pouvais pas payer les traites
avec juste mon petit salaire de psychologue à mi-temps.
Seule, incapable, ou presque, de conduire, bloquée chez
moi, je nageais en plein cauchemar
Désormais, je ne pourrais plus jamais lire, ni courir, ni
jouer au tennis, ni faire l’amour. Ça ne valait plus le coup
de vivre. Plus tôt serait la fin... En désespoir de cause, je
me suis alors rabattue sur les somnifères pour essayer
d’oublier ma détresse. Évidemment, ça n’a rien résolu.
À moitié abrutie par les médicaments, dans une mai-
son au bord de la mer, j’ai pris conscience (tout en
essayant d’écrire une lettre à mon patron) qu’il appar-
tient à chacun de donner un sens à sa vie, que c’est une
question de qualité, et non de quantité — “Hier est mort,
et demain n’est pas encore né...” comme dit le poète —,
et que personne ne peut se substituer à nous.
Si bien qu’en définitive j'ai recommencé à m'’inté-
resser à moi, oui! Avec l’aide, il faut le dire, de mes
amis, qui étaient là pour me tenir la main quand je pleu-
rais, ou bien pour me remonter le moral au téléphone —
bref qui ne se contentaient pas de m’envoyer des fleurs
ou un petit mot de temps en temps.
J’aborde sans doute la mort d’une façon assez spé-
ciale, mais je ne m’en sens pas moins très proche de
tous vos patients. Aujourd’hui, je suis heureuse d’être
en vie et j'en profite au maximum. Maintenant que je
suis en paix avec moi-même, je suis prête à mourir .
n’importe quand; ça ne me fait plus peur!
Avec toute mon affection et toute mon admiration,
Carolyn Strite »
128
Notre destinée ici-bas
129
\
130
Une autre scène qui se répète d’atelier en atelier a
trait aux cancéreux, à qui la chimiothérapie a fait perdre
tous leurs cheveux, voire leurs cils et leurs sourcils.
Pour les femmes, c’est tragique. En général, elles se
maquillent à outrance et elles dissimulent leur calvitie
sous un châle ou bien sous une perruque. De leur
propre aveu, elles vivent dans l’angoisse permanente de
perdre leur couvre-chef, en embrassant quelqu’un, par
exemple. Pourtant, le jeudi soir, à la fin de l’atelier,
c’est bien le diable si elles ne jettent pas foulards et-
postiches au feu, pour se montrer comme elles sont.
De même, je songe à cette malheureuse, affligée
d’un anus artificiel, et qui avait tellement honte de son
corps qu’elle avait, depuis quinze ans, voilé toutes les
glaces dans son appartement. Après bien des larmes et
des hésitations, elle se résoudra, enfin, à nous montrer
la cause de ses tourments. Résultat, maintenant elle a
appris à s’accepter, et elle peut à nouveau se regarder
dans la glace.
Le lâcher prise
Ces ateliers sont émaillés d’une foule de petits inci-
dents, en eux-mêmes anodins, mais qui, replacés dans
le contexte, revêtent une importance capitale. Ainsi
étions-nous un jour en train de discuter du lâcher prise
et de la signification de la souffrance, de la détresse et
de la mort, et conséquemment de la possibilité de profi-
ter d’une expérience douloureuse pour prendre un nou-
veau départ dans la vie, quand un moïineau est venu
s’écraser sur les carreaux.
Pauvre petite bête! Elle était tout estourbie. Je l’ai
ramassée et j’ai tenté en vain de la ranimer. Elle est
morte quelques instants plus tard dans ma main. Ce
n’était pas grand-chose, bien sûr, un épiphénomène,
131
ù Ë
133
qu’imitant son exemple deux prêtres et six autres sœurs
confesseront ensuite leurs drames et leurs faiblesses —
inceste, homosexualité, ou désirs sexuels incompatibles
avec leur vocation.
Au terme de ce grand déballage, le groupe tout entier
baigne dans une atmosphère de gratitude et de reconnais-
sance, chacun remerciant l’autre de l’avoir aidé, en par-
lant ouvertement de ce qui le tracasse, à faire de même. -
Le jeudi matin, après avoir comme d’habitude chanté
tous en chœur puis observé une minute de silence (à
l’image des Quakers), j’interviens à mon tour, pour
expliquer que si j’ai jadis souffert, en tant que triplée,
de graves problèmes d’identité, cela m’a aussi rendue
solidaire de tous ceux qui se trouvaient dans la même
situation. Nous parlons du destin, tant sur le plan phy-
sique que spirituel, et du choix qui est toujours laissé à
chacun. Je cite généralement l’histoire de ce petit gar-
çon de neuf ans, Dougy, qui me demandait dans sa
lettre : « C’est quoi la vie, et c’est quoi la mort? Et
pourquoi faut-il que les petits enfants meurent? » Je
répète ce que je lui ai alors répondu, et que l’on peut
trouver à Shanti Nilaya sous le nom de « La lettre à
Dougy ».
J ”explique tout ce que m'ont apporté les mourants, je
parle avec émotion de cette lueur de lucidité qui tra-
verse leur regard et sous-tend leurs derniers propos, et
je ne manque pas d’évoquer non plus mes expériences
mystiques dans ce domaine, aussi ineffables que déter-
minantes.…
Pour finir, je recense les grands principes du christia-
nisme, tels qu’on les retrouve dans les autres religions,
islam, judaïsme, bouddhisme, hindouisme, etc., cela
afin d’aider chacun à prendre conscience de l’interven-
tion de la Divine Providence dans sa propre vie, et, par-
tant, des responsabilités qui lui incombent dans tous les
domaines
134
Au bout du compte, une vie ne vaut que ce que l’on a
choisi d’en faire. Le secours ne vient jamais que
lorsque l’on n’y suffit plus soi-même.
Tous enfants de Dieu, nous sommes ici-bas pour
nous réaliser et accomplir notre destin; ce qui réclame
de notre part tolérance, disponibilité, savoir donner
aussi bien que recevoir, et aimer de façon purement
désintéressée, comme en a si bien parlé Khalil Gibran
dans ses œuvres. =
Ira
« Chère Elisabeth,
135
ainsi la preuve qu’une fois libéré de la peur, de la colère
wi
ste
136
Avec toute mon affection et tous mes meilleurs vœux
de réussite dans votre travail, à
Ira »
Tom
« Chère Elisabeth,
137
SAR
accompli de grands progrès — sur moi-même comme
dans mes rapports avec les autres. Il m’est désormais
beaucoup plus facile d’exprimer ce que je ressens, en
bien ou en mal, et je sais maintenant qu’il faut toujours
‘ profiter à fond de la vie, même si elle est parfois
ingrate.
Je suis médecin, et non juriste ou tiototas Je
n’en reste pas moins persuadé que ces ateliers peuvent
être extrêmement bénéfiques à quantité de gens. Je
pense notamment à tous ceux qui, faute d’avoir jamais
pu exprimer leurs angoisses et leurs révoltes, ont été:
acculés au désespoir ou poussés au crime — focalisant
subitement, pour une raison ou pour une autre, toute
leur haine et toute leur agressivité sur quelqu’un. Vos
ateliers peuvent jouer, à titre préventif, un rôle essen-
tiel.
Affectueusement,
Tom »
138
_ autour de moi, une évolution extrêmement positive
dans mon comportement. Même si je n’ai pas encore
vraiment atteint la sérénité, je suis sur la bonne voie et
j'enregistre des progrès réguliers qui me remplissent
d’optimisme.
Cela a bien sûr directement rejailli sur ma vie privée
et professionnelle. Franny, mon épouse, est venue elle
aussi à un atelier, et elle en tire les mêmes conclusions
que moi. Ça lui a permis d’évacuer une grande partie
de son agressivité sous-jacente.
J’ai eu l’occasion de travailler auprès de détenus du
pénitencier de l’État de Washington. Sans m’être à pro-
prement parler occupé d’eux sur le plan strictement
émotionnel, je suis convaincu que ce genre de
démarche pourrait leur faire le plus grand bien, vu leur
état d’angoisse et de révolte. Les gardiens eux-mêmes
pourraient d’ailleurs en profiter. Cela permettrait en
quelque sorte de rompre le cercle vicieux. Vous nous
avez enseigné une technique toute simple et très facile à
mettre en pratique, à partir du moment où l’on
s’adresse à quelqu’un de coopératif. J’en ai parlé autour
de moi, et environ trente pour cent de gens y ont main-
tenant recours avec succès.
N'hésitez pas à citer nos noms, ni à reproduire au
besoin cette lettre. Nos meilleurs vœux à tous,
Affectueusement,
Chuck et Fran »
Bernie
139
méthode permet effectivement de se libérer de tous les
vieux problèmes que l’on traîne avec soi depuis des
années, et de les résoudre sans violence et d’une
manière constructive. Quant à la dimension spirituelle,
si prégnante dans ses ateliers, elle est d’un précieux
secours à tous ceux qui sont frappés par le sort, et qui
doivent affronter les vicissitudes de l’existence.
Si l’objectif ultime est de parvenir à se transformer et
à se prendre totalement en charge, l’essentiel n’en est
pas moins, dans un premier temps, d’amorcer un pro-
cessus de reconstruction et de réappropriation de soi,
bref, de cesser de se poser en victime.
Il s’agit là, à mon sens, d’une démarche absolument
capitale, qui doit bénéficier d’un soutien sans réserve.
La santé mentale et la santé physique sont indisso-
ciables, et toutes deux déterminent notre place dans la
société. Un tel programme, que l’on veillera, j’espère, à
rendre accessible au plus grand nombre, laisse augurer
des avancées considérables.
Avec son expérience et ses compétences uniques,
Elisabeth Kübler-Ross est mieux qualifiée que qui-
conque pour diriger pareille entreprise, qui peut, à n’en
point douter, contribuer à résorber tant de maux dont
souffrent nos sociétés.
Tant pis si j’emploie un ton grandiloquent pour évo-
quer tout cela. Il se trouve que j’ai pu en mesurer l’inté-
rêt tant sur moi-même que dans mon entourage ou
auprès de mes compagnons à Shanti Nilaya.
La voie est maintenant toute tracée.
Bernie »
XVI
LE BILAN
141
\
142
après, que chez les personnes du groupe À, interrogées
sur place.
Contre-épreuve oblige, on contactera par téléphone
une partie des individus du premier comme du second
groupe. Les données recueillies corroboreront les pre-
miers résultats acquis. Il s’avérera ainsi que, sur un plan
strictement personnel, les personnes du second groupe
auront continué à progresser depuis la dernière fois.
Ces résultats doivent toutefois être maniés avec pré-
caution. N’indiquant qu’une tendance générale, ils
n’autorisent pas à présumer du comportement de
chaque individu en particulier. »
Les sujets témoins ne se sont pas contentés au
demeurant de cocher des cases. John Alexander leur a
aussi demandé de résumer en quelques mots leur chan-
gement d’attitude:
1) vis-à-vis de la mort
143
à
— à l’égard de soi
144
phone (auprès des gens du groupe B). Personnellement,
ça ne m’a rien appris de nouveau. J’avais déjà entendu
bien souvent des réflexions de ce genre de la part de
stagiaires. Je vous en livre pourtant quelques extraits :
ÉPILOGUE
148
encore faut-il au préalable se réconcilier avec soi-même
et être bien dans sa peau.
Est-il jamais trop tôt, ou bien trop tard, pour venir
nous voir? En principe, non; bien qu’il existe là encore
des exceptions. Je pense par exemple, à ce couple qui
venait de perdre un enfant et qui n’arrivait pas à sur-
monter le choc. Le père, surtout, était révolté par
l'injustice du sort, et on sentait qu’il en voulait à la terre
entière. Visiblement choqué de se retrouver en pareil
cadre, et excédé d’entendre les autres évoquer des pro-
blèmes analogues aux siens, il a d’emblée adopté une
attitude hostile et refusé de se mêler au groupe.
Bien que sa femme se soit montrée pour sa part
beaucoup plus coopérative, ils sont partis tous les deux
sans prévenir au bout de vingt-quatre heures. Quelques
semaines plus tard, j’ai reçu une lettre d’un avocat,
m’informant qu’ils portaient plainte contre moi pour
« publicité mensongère »! Heureusement, plusieurs
personnes dans le même cas témoigneront en ma
faveur, et l’affaire n’ira pas plus loin.
Il y a eu aussi cette très vieille dame, qui a débarqué
un beau matin chez nous sans se douter apparemment
de ce qui l’attendait. C’était son fils, médecin, et sa
belle-fille qui lui avaient payé un stage à Shanti Nilaya,
après y avoir eux-mêmes effectué un séjour quelque
temps plus tôt. Héberluée de se retrouver en pareille
compagnie, elle ne s’est pas départie, le premier jour,
d’une réserve hautaine, tassée dans son coin, les yeux
rivés sur la personne qui intervenait, se contentant
d’observer au passage que c’était bien la première fois
qu’elle voyait un tel mélange de genres.
Elle a pourtant assisté stoïquement à toutes les
réunions de la semaine, fumant cigarette sur cigarette.
En raison de son âge, je l’avais fait asseoir sur une
chaise à côté de moi, et non par terre comme tout le
monde ;tant et si bien que j’en suis venue à lui allumer
149
de quatre à cinq paquets de blondes par jour. Pour la
récompenser de sa ténacité, je lui offrirai à la fin mon
briquet dans son étui en cuir. De son côté, elle sera si
touchée par ce qu’elle venait de vivre qu’elle embras-
sera chaleureusement tout le monde en partant.
Personnellement, je n’aime guère les mondanités et
les réunions d’admirateurs. Il me sera toutefois impos-
sible de me dérober à une petite cérémonie organisée
en mon honneur quelque deux semaines plus tard, à
Hawaï. J'étais venue donner une conférence à Hono-
lulu, et je devais reprendre l’avion le soir même pour
Chicago. Mais, en sortant de la salle, je suis tombée sur
des anciens de Shanti Nilaya qui m’ont invitée à parta-
ger leur repas, un dîner à la fortune du pot, où chacun
amène un plat... Comment me serais-je doutée, alors,
que l’instigatrice de cette petite soirée n’était autre que
la vieille dame en question, que la soirée se déroulerait
chez elle, dans une grande maison, que nous serions
accueillis, suivant la tradition, par un collier de fleurs,
et qu’on avait organisé en fait un véritable pèlerinage
réunissant tous les habitants de l’archipel qui étaient un
jour venus à Shanti Nilaya, dont les grands malades, les
quadriplégiques et les handicapés ?.…
Devant tout ce petit monde, notre amie fera son
entrée, radieuse, vêtue d’un kimono de soie blanche
imprimé de coquelicots, et paraissant vingt ans de
moins que la dernière fois. Les retrouvailles donneront
lieu à de grandes effusions. Arrivée à ma hauteur, elle
allumera une cigarette et elle me la tendra avec un petit
sourire espiègle.. Prononçant ensuite quelques mots
de bienvenue, elle nous expliquera qu’il s’agissait dans
son esprit de voir si demeurait intact l’esprit d’amour et
de charité né à Shanti Nilaya — autrement dit, si après.
tout ce temps nous allions tomber dans les bras les uns
des autres.
Elle aura juste le temps de savourer une dernière
150
cigarette, puis de nous inviter à prendre place à table.
« Voilà une dernière leçon apprise... Asseyons-nous et
mangeons. Je me sens si lasse... » balbutiera-t-elle en
s’effondrant. Nous la transporterons aussitôt dans sa
chambre et nous la veillerons en chantant. L'équipe des
urgences sera d’ailleurs si impressionnée par la ferveur
et le recueillement qui régnaient dans la pièce qu’elle
se joindra à nous, et qu’on emmènera en chantant notre
amie dans l’ambulance…
_ Elle mourra peu après, sans avoir repris connais-
sance. Une sortie d’éclat, pour une vieille dame venue à
l’origine à Shanti Nilaya « parce qu’elle ne pouvait
décemment pas gaspiller un cadeau de Noël aussi coû-
teux.…. »!
Elle s’éteindra bercée d’amour et de musique.
J'ai surtout parlé dans ce livre, il faut bien le recon-
naître, du travail que chacun effectue sur lui-même tout
au long de ces cinq jours, mais je n’ai pratiquement
rien dit de ce qui se passe le vendredi quand, au-delà de
la peur et de l’angoisse, règne entre nous une mer-
veilleuse complicité.
Le moment est alors venu pour tout le monde de
s’interroger, sereinement et en toute franchise, sur ce
malin plaisir qu’on éprouve en général à se compliquer
l'existence et à transformer en calvaire ce qui devrait
être un miracle permanent. Me fondant sur certaines de
mes expériences mystiques, j’explique que nous pou-
vons à la fois suivre concrètement nos progrès tant sur
le plan physique que spirituel (et non pas seulement
former des vœux pieux), avoir la preuve que la vie se
poursuit après la mort, et d’abord et avant tout prendre
conscience du chemin à parcourir et des obligations qui
nous incombent ici-bas — dont celle d’aimer notre pro-
chain comme nous-mêmes, d’un amour pur et désinté-
ressé.
Il ne me reste plus qu’à remercier tous ceux qui
151
4
À Ÿ
152
votre lassitude, vous vous faites l’écho de ce qui a été
dit par les lassés.
Et je dis que la vie est vraiment faite d’obscurité sauf
lorsqu'il y a envie de faire,
et toute envie de faire est aveugle sans savoir-faire,
et tout savoir-faire est vain sans travail,
et tout travail est vide sans amour.
Et travailler avec amour revient à se relier à soi-
même et à Dieu.
Et qu'est-ce que travailleravec amour ?
?
C’est tisser un vêtement avec des fils tirés de votre
cœur comme si votre bien-aimé devait porter cet habit.
C’est construire une maison avec affection, comme
si votre bien-aimé devait habiter cette demeure.
C’est semer des semences avec tendresse et moisson-
ner la récolte avec joie, comme si votre bien-aimé
devait en manger.
C’est déposer en toutes choses que vous façonnez un
souffle de votre propre esprit, et savoir que tous les
morts bénis se tiennent auprès de vous et regardent. »
Khalil Gibran
Elisabeth Kübler-Ross
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