Toute Une Histoire - Mai 2024 Anne Roussel-Pdfux-Number
Toute Une Histoire - Mai 2024 Anne Roussel-Pdfux-Number
Toute Une Histoire - Mai 2024 Anne Roussel-Pdfux-Number
Titre
Copyright
Dédicace
Exergue
CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
LE QUOTIDIEN DE L’EST
Remerciements
Anne Roussel
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rediscuterait plus tard. Pour moi, c’est clair, c’est à mes potes de l’atelier
que j’ai choisi de m’adresser en premier, à personne d’autre.
J’ai bien mordu à l’hameçon de l’écriture, j’y passe de plus en plus de
temps. Pour ça, le prof a su y faire, on dira pas le contraire. Dès que j’ai
terminé mes heures en cuisine, je repars direct dans ma cellule, je prends
mon Bic et je m’évade ! Et si en plus j’ai décidé de tenir un journal, c’est
pour bien garder en mémoire notre quotidien derrière les barreaux. Surtout
ne rien oublier de ce qu’on vit en prison : la promiscuité, les hurlements, la
violence, les brimades, mais aussi les liens qui se sont tissés entre ces
quatre murs. Sans compter que ce journal me fera un bon entraînement
d’écriture. En centrale, j’avais pas eu l’idée d’en tenir un, en tout cas pas
les premières années. Faut comprendre aussi, quand on est au creux de la
vague, on pense à rien d’autre qu’à garder la tête hors de l’eau.
Normalement avec ma remise de peine, je devrais sortir en juillet 2020.
J’aurai passé un peu plus de onze ans en prison. Treize mois en maison
d’arrêt, huit ans en centrale et pour finir ce centre de détention. Ici les
cellules sont ouvertes dans la journée, on peut se déplacer librement,
rejoindre les ateliers ou la bibliothèque sans passer par l’ouverture et la
fermeture de multiples portes qui donnent le sentiment d’être des fauves
enfermés dans une cage. Rien à voir avec l’incarcération en maison d’arrêt
ou en centrale, ils disent travailler sur la réinsertion. On n’est pas pour
autant dans un hôtel cinq étoiles ni dans une prison bisounours parce qu’il
y a des tas de trucs qui collent pas ici et une prison, quelle qu’elle soit,
restera toujours une prison.
Ils m’ont accordé l’autorisation de posséder un ordinateur. C’est Sophie
qui me l’a offert. Il est presque neuf, elle l’a eu au Bon Coin. Ils ont quand
même trouvé le moyen de le trafiquer en posant un scellé de sécurité au cas
où j’aurais l’idée de chercher à me connecter à Internet. Comme s’il y avait
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pas de smartphones qui circulaient derrière les barreaux ! J’ai donc dû
attendre encore trois semaines avant de récupérer mon ordinateur.
Je me débrouille pas trop mal avec Word. J’ai pu mettre en pratique les
quelques cours d’informatique qu’on m’a autorisé à suivre en 2017. Quant
au bouquin Word pour les Nuls que j’ai potassé à la bibliothèque, il m’a
bien dépanné. Si j’avais eu dans ma cellule un ordinateur avec l’accès à
Internet lorsque j’ai repris mes études, j’aurais moins galéré avec les cours
du CNED. Sans l’aide de Sophie qui a assuré la partie logistique avec le
soutien du prof intervenant en centrale (photocopies, envoi des devoirs,
achat de manuels), jamais je ne serais allé au bout de mon BTS de
comptabilité, ça ferait longtemps que j’aurais lâché l’affaire. Merci petite
sœur, je te revaudrai ça au centuple. Mais attention, on ne va pas
s’emballer pour autant parce que maintenant le plus dur reste à faire :
débusquer le chef d’entreprise qui acceptera d’embaucher un ex-taulard et
là, c’est loin d’être gagné.
Hier, après avoir rédigé les premières pages du chapitre 1, j’ai demandé à
René s’il voulait bien les relire. Il a pas hésité une seconde, il a dit « bien
sûr, Paul, volontiers ». C’est pas que j’ai honte de faire des fautes de
français, j’en fais pas tant que ça en fait, c’est juste que je préfèrerais avoir
l’avis de René avant celui du prof. Pour ce qui est de me donner des
conseils, René, je lui fais confiance, il est tout le temps plongé dans un
bouquin. Il a donc lu le début de mon récit, mais après avoir souligné tout
ce qui n’allait pas, il a changé des tas de mots ! J’ai trop rien dit, j’ai laissé
faire, j’allais quand même pas râler alors qu’il avait accepté de m’aider !
Ça fera bientôt dix-huit mois qu’on partage la même cellule, on est
devenus potes tous les deux. Il était notaire, expert en détournements de
fonds, enfin non, pas si expert que ça puisqu’il s’est fait épingler par la
brigade financière. Quand des détenus ont besoin d’être épaulés, c’est
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toujours à lui qu’ils s’adressent. Non seulement il leur remplit les
formulaires nécessaires pour cantiner, mais il les aide aussi avec leurs
dossiers administratifs et leurs demandes de rendez-vous. Il est pas tout
jeune, René, on a fêté ses soixante-dix ans la semaine dernière. Les vieux
qu’on incarcère, la plupart du temps ça pue la pédophilie, mais René c’est
pas son cas. D’ailleurs lorsqu’il est arrivé ici, il a dû rapidement clarifier
les choses pour éviter de se faire démolir par des détenus. Sa vie, il a
commencé à la raconter avec des rimes et tout le tralala et c’est tout un
poème, c’est le cas de le dire ! Avant de sortir, il faudra que je lui demande
de m’en recopier une strophe ou deux en souvenir. On m’aurait dit il y a
vingt ans que je m’entendrais bien avec un notaire, j’y aurais pas cru. Chez
nous, les notaires n’avaient pas trop la cote. Le père ne ratait jamais une
occasion de les enfoncer. « Qu’est-ce qui a une plume et qui vole ? C’est le
notaire ! » qu’il disait.
Pendant la séance d’écriture mercredi, j’ai réussi à mettre la main deux ou
trois fois sur le Larousse pour vérifier certains mots, je voulais être sûr de
leur orthographe. Le dictionnaire est à moitié foutu, à croire qu’il date des
années soixante-dix. Et il y a des tas de mots qu’on trouve pas. Par
exemple, « souris d’ordinateur » ou bien « sida », ils connaissent pas. C’est
Vincent qui nous l’a fait remarquer. Notre français a bougé, mais celui de
leur dico, on dirait bien qu’il est resté bloqué entre Pompidou et Giscard.
Un peu comme le règlement entre ces putains de murs, mais bon, passons…
Le Larousse, on est six à l’utiliser et vu qu’on le laisse souvent à Moussa
qui sait à peine écrire, il va pas marcher longtemps, notre atelier d’écriture.
Voir si le prof pourrait faire remonter notre problème. Tant qu’à faire, René
dit qu’un dictionnaire des synonymes serait le bienvenu aussi. Là, je
saurais pas dire !
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Après ce qui s’est passé, on en restera là.
Lorsque je suis né, le père n’était plus tout jeune puisqu’il allait sur ses
quarante ans. Pour se trouver une femme, il lui avait fallu une dizaine
d’années parce que déjà dans les années soixante-dix les filles
réfléchissaient à deux fois avant d’épouser un paysan. Le travail à la ferme,
elles étaient de plus en plus nombreuses à le fuir. Hors de question de
s’enfiler comme leurs mères des journées de quinze heures pour pas un sou
avec une retraite de misère au bout du compte. L’eau avait coulé sous les
ponts, les filles, on ne les y reprendrait pas de sitôt. C’est donc armées d’un
brevet ou d’un bac qu’elles partaient faire leur vie en ville, ensuite on ne les
revoyait plus qu’aux fêtes de fin d’année et quelques jours en été.
Il devait pourtant avoir quelque chose d’irrésistible, le père, parce qu’un
soir de bal dans le village, au bout de deux valses, deux tangos et un slow, il
a quand même réussi à emballer une jolie petite brune de trente-et-un ans.
Colette Michaut, secrétaire dans un garage à Vesoul, venue le temps d’un
week-end rendre visite à Simone Grandet, sa marraine, vieille fille d’une
soixantaine d’années, laquelle marraine était une couche-tôt. D’où l’idée
d’aller faire un tour au bal avec les voisins, Simone et Gérard Mariotte qui,
eux, n’auraient jamais raté l’occasion d’aller danser. « Quand j’ai vu arriver
là au milieu la Colette avec son chignon et sa jolie robe à fleurs, j’ai tout de
suite su que c’était elle que j’attendais ! » nous a sorti un jour le père, les
yeux perdus je ne sais où. Coup de foudre réciproque puisque la petite
brune n’a pas hésité à tout lâcher du jour au lendemain, y compris le
commercial Citroën avec qui elle vivait depuis deux ans. Tout ça pour
devenir femme de paysan. Respect, je dis.
À y regarder de plus près, Roger Denis était plutôt bel homme. Plus grand
que moi, avec des cheveux blonds et bouclés et des yeux bleu lavande que
des stars, y compris Sean Connery, lui auraient enviés. Dans la famille
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Denis, ils avaient tous les yeux marrons, alors les yeux du père, avec ma
sœur, on s’est souvent demandé d’où il pouvait bien les tenir. Sachant qu'à
plusieurs reprises dans les années trente, un Américain aux mêmes yeux
bleus avait séjourné dans le village, on pouvait à juste titre se poser des
questions.
J’ai passé vingt-deux ans dans ce petit village de Lorraine et puis un jour,
j’ai décidé de prendre le large. Je suis parti dans la région parisienne. Non
pas que je m’étais brouillé avec ma famille, j’ai eu de bons parents même
s’ils n’ont pas toujours été en synchro avec leur époque. Question parents,
je vous expliquerai ça en détail plus tard, on ne va pas tout mélanger.
Ce n’était pas la première fois que je partais puisqu’après mon bac techno
gestion, j’avais déjà tenté un premier envol. Décollage raté ! Mes débuts
dans un IUT à Nancy se sont avérés calamiteux. Manque de maturité sans
doute. J’avais bêtement cru quelques fanfarons de deuxième année
affirmant que les partiels de janvier se passaient comme une lettre à la
poste. Alors au lieu de travailler mes cours, j’avais fait la fête avec tous les
branleurs du campus. Le problème, c’est que j’ai vu dans le fiasco de cet
intermède universitaire le signe que les études n’étaient pas faites pour moi.
J’étais né pour être paysan et rien d’autre, voilà ce que je me suis dit.
Pourquoi chercher à modifier une trajectoire toute tracée, fils de paysan
j’étais, paysan je resterais. Retour à la case départ donc. Les trois années
qui ont suivi, j’ai fait le paysan comme mon père, mon grand-père, mon
arrière-grand-père et toute la clique derrière.
Sauf que ça n’a pas duré longtemps. J’avais beau avoir baigné toute mon
enfance dans une ferme, la fibre agricole, je ne la sentais pas. Ce petit
moteur qui vous fait avancer malgré tous les emmerdements qui vous
tombent dessus, il ne vibrait nulle part, ni dans ma tête ni dans mes tripes.
Sans compter que mes semaines de soixante heures plombaient tout
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dérivatif sportif ou autre. Les virées avec les copains se limitaient au samedi
soir, et encore, il n’y avait rien de régulier. Le moindre contretemps à la
ferme et je pouvais mettre une croix sur mon unique sortie hebdomadaire.
Les mois passant, j’ai eu de moins en moins envie de signer pour une vie de
galère à faire le paysan du matin au soir, endetté jusqu’au cou, sept jours sur
sept, sans vacances et sans même la perspective de me verser un salaire
décent. Sous l’œil vigilant des coopératives, du Crédit Agricole, de la
FNSEA et des services vétérinaires qui, main dans la main, vous dictent la
marche à suivre ? Sous la menace d’un engloutissement certain si vous ne
parvenez pas à honorer vos échéances ? Parce que si on veut obtenir des
subventions, votre ferme, il faut la mettre aux normes et leurs normes, elles
vous coûtent un bras. Mickaël, mon pote paysan, vous le dirait mieux que
moi. Exit donc tous ceux qui n’arrivent pas à tenir le rythme imposé par ces
branquignols. Place aux grosses exploitations, place à l’agriculture
industrielle. Non, les gars, je n’exagère rien. Ces dernières années, deux
paysans du coin se sont pendus. Acculés au pied du mur de l’endettement.
Écrasés, laminés depuis leurs bureaux par ces glandeurs en costume
cravate. Oui, c’est vrai, j’ai déserté, seulement la tangente, je l’ai prise pour
éviter de me retrouver un jour piégé par tous ces technocrates qui nous
pourrissent la vie.
Le problème aussi quand on est jeune paysan, c’est que les forêts, les
champs et les prés à perte de vue, ça va un temps. Les regards humides des
vaches que vous allez traire, on s’en lasse et il n’y a aucune poésie à
surveiller leurs pis et leurs kératites, croyez-moi. Quant aux diarrhées des
veaux, elles vous font vite regretter les bancs de la fac. Sans compter leurs
maladies respiratoires à répétition en hiver. Et ce n’est pas tout. Les lapins
qui mâchouillent dans le vide vingt-quatre sur vingt-quatre dans leur cage
peuvent rapidement vous plomber le moral. J’allais oublier les poules que
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ces putains de renards prennent plaisir à venir massacrer s’il vous prend
l’idée de les laisser déambuler dans un enclos.
Est donc arrivé un moment où le trop-plein de travail, de nature et
d’animaux a fini par me déprimer, l’envie de côtoyer davantage d’humains
a pris le dessus et si j’ajoute que dans les villages alentour les filles de mon
âge se raréfiaient, on commencera à mieux cerner le problème. Je passerai
sur la routine du samedi soir au Red Ballon, infâme boîte en rase campagne.
Inutile de m’appesantir sur les dommages collatéraux de mes sorties
nocturnes avec les copains. Rien de glorieux à détailler la gerbe au retour et
la gueule de bois le lendemain matin.
Des jeunes comme moi qui sont partis en ville, il y en a eu un sacré paquet
et en haut lieu, on n’a rien fait pour les retenir, on aurait même accéléré le
mouvement pour qu’ils dégagent plus vite que ça ne m’étonnerait pas. Pour
finir, est arrivé ce qui devait arriver : les villages ont pris une sale tournure.
Question ambiance, je veux dire. Au fil des années, ils se sont vidés jusqu’à
devenir des villages fantômes. Rien à voir avec la vie au pied des tours de ta
banlieue, Farid ! Pour preuve aujourd’hui, dans mon bled à moi, une bonne
moitié des fermes ne fonctionne plus, occupées qu’elles sont par de vieux
paysans dont la progéniture est partie vivre sa vie en ville. Lorsqu’ils
décèdent, portes et volets sont définitivement fermés et comme les maisons
ne valent plus rien, on les abandonne à l’humidité des hivers, aux araignées,
aux fouines et aux rats ou bien alors on les vend pour pas grand-chose à des
gens de la ville qui les habitent durant les mois d’été.
Pour les quelques jeunes qui se sont cramponnés à leur exploitation, été
comme hiver, c’est dans les champs, à l’intérieur de la ferme ou plus loin
encore dans ces immenses hangars agricoles installés dans les prairies que
vous les trouverez à bosser comme des malades du matin au soir. Je
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n’invente rien. Mickaël me tient régulièrement au courant de ce qui se passe
chez les paysans aujourd’hui.
Quitter le village, tout plaquer, j’y avais déjà pensé sans pour autant y
réfléchir plus que ça. Les semaines et les mois filaient et j’étais toujours là à
me taper des heures et des heures de boulot dont je ne voyais pas le bout.
Six mois de plus et j’étais bon pour une cirrhose ou une dépression. Vous
n’allez pas me croire, mais celui qui a tiré le signal d’alarme, c’est Julien
Lepers, le type de Questions pour un Champion, cette émission sur France
3 que la plupart des vieux ne rateraient pour rien au monde.
Je m’en souviens comme si c’était hier. On était fin septembre et le mois se
terminait avec une de ces belles journées ensoleillées avant le grand
plongeon dans l’inévitable grisaille de l’hiver. Parti en fin d’après-midi
réparer une clôture dans le pré du bas, j’avais croisé sur le chemin qui
menait à la Saône, Dédé Simonnet, notre vieux maire que les habitants
réélisaient tous les six ans avec la régularité d’une horloge comtoise.
Depuis plus de dix-huit ans, Dédé bichonnait le village en tondant et
coupant tout ce qui dépassait trop à son goût. Il était obnubilé par les jardins
à la française. Plus aucune herbe folle en vue, terminés les coquelicots,
fleurs de pissenlit, bourraches ou bleuets au bord des fossés. « Là au moins,
ça fait propre ! » plastronnait notre maire chaque fois qu’on le
complimentait sur son travail. Les dernières années de sa vie, il s’était
également penché sur son arbre généalogique, nouvelle fixette qui pouvait
perturber votre emploi du temps si vous aviez le malheur de le croiser.
Ce jour-là, donc, assis chacun sur notre tracteur, moteurs coupés au bout de
dix minutes pour mieux nous entendre, j’avais eu le plus grand mal à lâcher
Dédé qui me branchait sur ses trouvailles récentes : il venait de dénicher un
marquis parmi ses aïeux.
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La nuit commençait à tomber quand j’étais arrivé dans le pré du bas et
c’est avec fébrilité que j’avais entrepris de rafistoler ma clôture. Tout en
surveillant d’un œil inquiet ma montre. À croire que je devais retrouver une
fille en début de soirée. En fait, tenez-vous bien, ce que je guettais à chaque
instant, c’était l’heure de Questions pour un Champion. Gros suspense. Qui
allait gagner ? Le représentant de commerce de Roanne ou bien ce jeune de
Dijon bien propret sur lui ? Non, les gars, ne vous foutez pas de moi,
essayez seulement de comprendre. C’était ça, ma vie. J’avais à peine vingt-
deux ans et j’étais en train de m’enterrer vivant. Voilà ce que j’ai fini par
réaliser. Et si je ne voulais pas bientôt me retrouver un soir d’hiver, les yeux
rivés sur Drucker à la télé et les pieds au chaud dans des charentaises
achetées au Leclerc du coin, il fallait me tirer vite fait. Et cette fois pour de
bon.
Je n’ai pas traîné. Un mois plus tard, je quittais le village avec l’intention
de n’y revenir que pour de courts séjours. Direction Champigny-sur-Marne.
Jérôme Bau, un pote paysan qui s’était barré bien avant moi, m’y attendait.
Ils embauchaient en CDD chez Carrefour. Pour la manutention. Trois ans
que Jérôme travaillait pour eux et il roulait dans une Fiat Punto neuve,
louait un petit studio à dix minutes de son boulot et commençait même à
épargner pour acheter un F2 à Champigny. Pour les crédits, les banques lui
faisaient confiance. Non seulement il avait la chance d’avoir décroché un
CDI, mais en plus il suivait une formation vente, garantie d’un niveau de
vie bien meilleur encore dans les années à venir. L’angoisse de bêtes
malades, la sècheresse, les orages qui menaçaient de bousiller les moissons,
la paperasserie sans fin, les contrôles, les dettes, tout ça c’était du passé. Sa
sœur et son beau-frère ayant proposé de reprendre la ferme, c’est sans regret
qu’il avait tourné la page. Ses semaines de galère n’étaient plus qu’un
mauvais souvenir, bonjour la liberté. Le samedi soir, il sortait jusqu’à point
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d’heure, traînait chez lui le dimanche matin et retrouvait des potes l’après-
midi.
J’avais souvent envié Jérôme pour son audace sans pour autant trouver le
courage de le suivre dans la même voie. Trop risqué, trop compliqué. Je
n’allais pas laisser les parents en plan alors qu’ils avaient sué sang et eau,
des années durant, pour maintenir la ferme à flot. Et puis si mon exil foirait,
je ne me voyais guère revenir queue basse au village après un nouvel échec.
La ferme, j’ai pourtant fini par la lâcher. Je suis parti sans diplôme et
pratiquement sans un sou en poche. Je connaissais un peu Champigny pour
y avoir séjourné une semaine chez Jérôme. Malgré ses barres d’immeubles,
le coin m’avait bien plu avec ses salles de sport et ses bars. La population y
était jeune, rien à voir avec le village et si j’étais en manque de verdure, je
pouvais toujours aller courir sur les bords de Marne ou décider d’une virée
à vélo sur de petites routes alentour. Et puis Paris m’attirait comme un
aimant. À peine trente-cinq minutes pour rejoindre les Halles en RER.
Durant ces vacances chez Jérôme, j’avais pris plaisir à flâner dans les rues
de la capitale même si dans les quartiers huppés, j’avais eu le sentiment de
faire tache. La veste en cuir que le père avait bien voulu me prêter n’était
manifestement pas raccord avec le coin. Mes baskets non plus. Dans ces
arrondissements friqués, les gens portaient du noir de la tête aux pieds, pires
que des corbeaux sur une ligne électrique un matin d’automne. Et ils
faisaient tous la gueule, à croire qu’ils avaient le destin du monde sur les
épaules. Si vous vous aventuriez à demander votre chemin parce que vous
vous étiez perdu comme pas possible au milieu de leurs pâtés d’immeubles
cossus, ils vous prenaient de haut. Encore « un plouc » qui ne savait pas lire
un plan. Même dans leurs boutiques de luxe, j’y croyais pas, les vendeuses
se la pétaient. Comme si elles avaient honte de là où elles venaient.
Heureusement dès qu’on s’éloignait, ça n’avait plus rien à voir. Les rues
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retrouvaient couleurs et tonus, on parlait fort, on riait, on s’engueulait, ça
sentait bon la vie et ce qui m’avait surpris, c’est que Parisien ou pas, on se
serait démonté pour vous venir en aide. Le jour où j’avais oublié dans le
métro mon sac à dos avec argent liquide et papiers, je n’étais pas resté
longtemps en rade sur le quai. On m’avait vite dépanné pour que je puisse
rejoindre Champigny en RER.
Paris, c’était également le choix des concerts. Je gardais le souvenir ému
d’un concert de Thiefaine au Zénith de la Villette en octobre 1994. Grand
moment pour moi qui n’avais jamais mis les pieds dans une salle aussi
immense. Même s’il m’a fallu trois ans pour me décider à quitter la ferme,
je crois bien que c’est à la sortie de ce concert que l’idée d’un changement
de vie a germé.
Je suis donc parti sans états d’âme pour les parents qui avaient constaté
depuis longtemps que jamais je ne ferais un bon paysan. Ma sœur faisant
des études à Nancy, ne restait plus à la maison que Nathan. À l’âge de dix
ans, le petit frère projetait déjà d’entrer dans un lycée agricole en fin de
troisième. Disons plutôt que le père lui avait fourré ce plan pourri en tête et
que moi, ça m’arrangeait bien de savoir la relève de la ferme assurée
quelques années plus tard. Ça m’enlevait d’un poids, je pouvais partir la
conscience tranquille.
Enfin… presque, parce qu’à voir la mine déconfite des parents le matin de
mon départ, j’ai eu le sentiment de m’envoler pour un aller simple sur une
planète inconnue. « Va pas jouer au Parisien quand tu reviendras ! » m’a
lancé le père avec un sourire forcé.
La veille au soir, il avait encore tenté de me dissuader de partir. Comme
quoi je faisais une connerie monumentale et si je croyais qu’en ville je
mènerais une vie de pacha, je me fourrais le doigt dans l’œil jusqu’au
coude. Il faut dire que les clichés sur la ville, le père n’en a jamais manqué.
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À l’entendre, l’air était tellement pollué dans la région parisienne qu’en un
rien de temps mes poumons vireraient au noir charbon et avec toutes les
saloperies chimiques que j’avalerais là-bas, en moins de deux je me
bousillerais la santé. Et bien sûr en travaillant pour un patron, je me ferais
avoir jusqu’à l’os. Je pouvais dire adieu à la liberté d’organiser mon temps à
ma façon, l’indépendance dont j’avais joui au milieu des vaches et des
champs, ce n’était pas de sitôt que j’allais la retrouver. Bref, j’étais assez
con pour aller me jeter direct dans la gueule du loup. Le père n’était pas un
grand bavard mais quand il avait quelque chose à dire, il y allait carrément,
il ne prenait pas de gants. À l’époque, j’étais jeune et têtu comme une mule,
alors plus il insistait et moins j’allais caler. Fier d’avoir pris cette décision
radicale, je l’avais laissé terminer sa tirade sans rien dire. Je coupais le
cordon avec la ferme et personne n’aurait pu me faire changer d’avis,
encore moins le père.
En revanche, mon refus de m’encroûter sur place, la mère l’avait approuvé
sans réserve. Elle ne s’était pas cachée pour m’encourager à partir, non pas
qu’elle détestait vivre à la campagne, elle s’y était toujours plu, mais
l’indépendance du paysan, sa soi-disant liberté, elle n’y croyait pas et pour
tout dire, elle n’y avait jamais cru. On n’était pas libre quand les factures
s’accumulaient sur un coin du buffet et que des conseillers ne vous
lâchaient plus. Leur monde paysan ne serait bientôt plus qu’une vieille
histoire, elle le savait depuis longtemps, mais ça, le père feignait de
l’ignorer. Lui, il ne ratait aucune occasion pour nous servir son refrain sur
les bienfaits de la ruralité, comme quoi la vraie vie, c’était à la campagne
qu’elle était et nulle part ailleurs, les gens de la ville ne comprenaient rien
au monde paysan et ce n’était certainement pas tous « ces connards
d’ingénieurs agricoles » qui allaient y changer grand-chose. Lorsqu’il
partait dans ses discours à n’en plus finir, la mère se contentait de vaquer en
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silence à ses occupations. Avec parfois un sourire qui en disait long. Sophie
et moi, les monologues du père, on les connaissait par cœur. Le contredire
aurait relancé la machine inutilement, alors on laissait le moulinet se
dérouler jusqu’à ce qu’il se lève de table en déclarant avec un soupir : «
Bon, c’est pas l’tout, faut qu’j’y aille… » Quant à Nathan, on considérait
qu’il était trop jeune pour la ramener, même si à l’âge de douze ou treize
ans, il lui arrivait parfois de sortir des arguments pas si cons que ça sur
l’avenir du monde paysan, mais comme il bégayait, on l’incluait rarement
dans nos conversations.
Jusqu’à ce fameux mercredi d’octobre, jour de mon départ, jamais je
n’avais vu la mère pleurer devant nous, même lorsqu’un soir, alors qu’on
terminait de souper, le maire et son adjoint étaient venus lui annoncer le
décès de son père dans un accident de voiture à l’entrée de Vesoul. Les
effusions larmoyantes, c’était bon pour les films à la télé. Chez nous, on ne
se prenait pas dans les bras en chialant, on ne montrait rien de nos
sentiments, tristes ou heureux. C’était à coups de silences qu’on
communiquait et croyez-moi c’était tout aussi parlant. Pas besoin d’être
passés par une grande école pour comprendre tout ce qu’on se racontait en
ne disant rien.
Seulement voilà, lorsque le car pour Épinal s’est arrêté devant la ferme, la
mère a éclaté en sanglots. Après de longues années à serrer les dents et
encaisser les coups durs, la digue avait lâché. Je tournais définitivement la
page et elle le savait. Le père n’a pas bougé, il n’a rien dit, il a gardé la face.
Il a juste émis un petit claquement de langue comme pour signifier : « Ah
ben merde alors, voilà notre Colette qui pleure. » Et moi, ce n’était guère
mieux, je suis resté comme un couillon à regarder la mère craquer de toutes
parts. Sans trouver les mots pour la rassurer, la serrer dans mes bras ou lui
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murmurer que j’allais revenir les voir le plus souvent possible, d’accord je
partais, mais je ne les abandonnais pas.
Je n’ai rien dit, rien fait de tout cela et aujourd’hui encore, je m’en mords
les doigts surtout que par la suite la mère n’allait pas être épargnée, mais ça
bien sûr je ne pouvais pas le deviner. Je n’ai jamais oublié le sourire gêné
qu’elle m’a adressé en essuyant ses larmes d’un revers de la main. Ni ce sac
en plastique qu’elle m’a tendu avant qu’on se sépare : « C’est pas grand-
chose, juste quelques douceurs de la ferme. »
On n’a pas cherché à traîner tous les deux, on a profité que le car était là
pour s’embrasser vite fait. Quant au père, il s’est contenté de me tapoter
l’épaule en bredouillant : « Monte vite, Paul, fais pas attendre le chauffeur.
»
J’ai évité de le regarder, à vrai dire, je n’en menais pas large. J’ai juste
hoché la tête et je suis monté dans le car.
On était fin octobre et comme un fait exprès, ce jour-là, il faisait un temps
superbe, le genre de temps qui aurait dû me faire comprendre que je
m’apprêtais à faire la connerie de ma vie. L’automne avait paré les arbres
d’or et de feu et l’air était si doux que j’y ai bêtement vu l’annonce d’un
avenir radieux. Assis au fond du car qui allait m’emmener à la gare
d’Épinal, j’ai jeté un dernier coup d’œil à la ferme. Terminés les semaines
de soixante heures, la solitude et l’ennui. Je laissais enfin le village derrière
moi. Du moins c’est ce que j’ai cru.
Le sac en plastique contenait un quatre-quarts, trois ou quatre pommes du
verger et une bouteille de vin de noix. Avec au fond, une note de la mère
écrite au crayon de papier. « Fait avec les noix du coteau, tu pourras
toujours le servir en apéritif quand tu auras du monde. »
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Le 4 octobre 2019
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le panneau à côté de son lit, il a scotché toute une collection de ses dessins.
Ça fait marrer les deux gars qui partagent sa cellule. Eux, c’est pas des
dessins d’enfant qu’ils ont collés sur le mur !
Pendant la séance d’atelier d’écriture hier, on était en train d’écouter
Moussa nous lire son poème sur la liberté des papillons, quand on a
entendu l’habituel cliquetis d’un trousseau de clés. C’était Gradubide qui
ouvrait la porte. Sans s’excuser pour l’interruption. En mode « c’est moi le
chef, je vous emmerde tous ».
– « Granget, transfert ! » qu’il a hurlé.
Comme si on était sourds.
Silence dans la salle. Sur le coup on s’est tous regardés avec étonnement.
Le pote en question semblait tout aussi surpris que nous. Blanc comme un
linge, qu’il est devenu. Les mâchoires crispées et les poings serrés. Maton
ou pas, Rémi, fallait pas le chercher.
– Non, mais c’est quoi cette histoire, surveillant ? Transféré ? C’est
n’importe quoi ! Et où ça d’abord ?
Toujours en hurlant, Gradubide a répondu :
– Qu’est-ce que j’en sais, moi ! Dépêchez-vous, Granget, on vous attend !
Après avoir fermé son classeur d’un coup sec et rattroupé ses feuilles de
brouillon, Rémi s’est levé en silence et il s’est avancé vers le prof qu’il a
remercié en lui serrant longuement la main. Je me trompe peut-être, mais
j’ai eu comme l’impression qu’il était ému, notre Gustave Lambert. Sans
même se retourner vers nous, Rémi a quitté la salle en levant le poing. Et
nous, en signe de solidarité, on a fait pareil, on a tous levé le poing. Je crois
bien qu’à ce moment-là le vent de la révolte n’a pas soufflé loin. Rouge
comme une pivoine, qu’il est devenu Gradubide. Comme s’il venait
d’avaler de travers son trousseau de clés.
18
J’ai broyé du noir toute la soirée. Allongé sur mon lit, j’ai passé des
heures à ruminer l’injustice de ce transfert. Avec son idée de communiquer
en douce à un journal local un article sur les conditions de détention en
France, Rémi, grande gueule, leur a fait peur. En retour, ils lui ont fait
payer.
Avant d’aller balancer un cocktail Molotov sur la porte d’un commissariat
de banlieue, Rémi avait accueilli chez lui un Haïtien, journaliste comme lui.
Le jour où le gars était ressorti le visage tuméfié de chez les flics, Rémi
n’avait rien trouvé de mieux à faire que de marquer sa désapprobation avec
un engin artisanal fabriqué dans la cuisine de son studio parisien. Trois ans
ferme qu’il s’était pris. Rien que ça… Pour sûr, un tas de fumier bien puant
devant le commissariat lui aurait couté beaucoup moins cher. Des types
comme lui qui n’hésitent pas à communiquer avec la presse,
l’administration pénitentiaire n’aime pas beaucoup ça. En le transférant du
jour au lendemain à trois-cents kilomètres de sa famille, la direction nous a
tous envoyé un message plus que limpide : jouer au Robin des Bois entre les
murs d’une prison n’est pas la meilleure des idées.
Et sa femme, comment elle va se débrouiller pour les visites ? Elle va
lâcher son boulot de caissière au Monop’ pour se rapprocher de lui ? Avec
deux gosses ? Et après ça, qu’est-ce qui nous dit que d’ici quelques mois ils
ne vont pas décider d’un nouveau transfert ? Même si on est plusieurs à
penser que c’est probablement cette enflure de Rudy ou un connard de sa
bande qui l’a balancé auprès du surveillant-chef, ça n’a échappé à
personne que depuis son arrivée, cet enfoiré de maton l’avait dans le
collimateur. Contrairement à Gradubide qui peut se montrer presque
humain, Trouduc est un type totalement vicieux qui prend son pied à nous
écraser comme des merdes. Une ordure capable d’ordonner d’oublier
sciemment un détenu, par exemple pour la promenade ou bien pour la
19
douche. Surtout en été lorsqu’on crève de chaud dans nos cellules. Je sais
de quoi je parle, j’y suis passé.
J’arrête là. J’ai les boules. Le transfert de Rémi, j’ai vraiment du mal à
l’encaisser.
20
2
Je ne vais pas m’étendre sur mon arrivée à Champigny et les trois années
qui ont suivi. Je vous laisse juste imaginer mon emploi du temps de
célibataire en marge du boulot avec l’apprentissage de la boxe thaï, les
concerts et les soirées avec des potes. Bref, aucun regret pour ma vie
d’avant. Sauf qu’au bout de trois années de manutention à passer d’une
boîte à l’autre dans le Val-de-Marne, j’ai déclaré forfait. J’avais beau être
jeune, mobile, flexible et tout ce qu’on veut, l’intérim commençait vraiment
à me peser. L’envie d’un boulot stable se faisant de plus en plus sentir, je
n’ai pas hésité une seconde lorsque l’ANPE m’a proposé de suivre une
formation de brancardier.
Six mois plus tard, j’étais brancardier à Créteil et je vivais avec Valérie,
jeune infirmière anesthésiste qui travaillait dans le même hôpital. J’avais été
littéralement scotché par cette fille aux yeux verts qui me lançait des
regards appuyés chaque fois qu’elle m’apercevait dans le couloir menant au
bloc. Canon, la fille, on ne dira pas le contraire. Comme toi, Moussa, j’ai
toujours eu un faible pour les blondes sportives. Précisons en passant que le
sport que Valérie pratiquait se limitait à des séances de fitness dans une
salle ultra branchée avec musique et tout le tintouin où elle se rendait dès
qu’elle disposait d’un créneau libre dans son emploi du temps. À part
Camille avec qui j’étais sorti pendant quelques mois au lycée et que j’avais
larguée du jour au lendemain parce qu’elle avait critiqué mes choix
musicaux, on ne peut pas dire que les filles se retournaient beaucoup sur
mon passage. Camille, c’était la petite-fille de Robert, j’en reparlerai plus
tard. Bref, question filles, c’était plutôt moi qui devais ramer comme un
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malade pour espérer être remarqué. Un mètre soixante-quinze, gueule
passe-partout, ni gros, ni maigre, cheveux châtains et yeux marrons. Le type
transparent, quoi. Et pour corser le tout, genre taiseux. Si je n’avais rien
d’important à dire, je ne disais rien. Un peu comme le père, si on veut.
Question communication avec autrui, c’était donc loin d’être gagné, surtout
que je ne captais pas que cette superbe infirmière s’intéressait au
brancardier qu’elle croisait tous les jours.
C’est elle qui a pris les devants en m’invitant à boire un verre dans un bar
un soir après le boulot et là elle m’a vite fait comprendre que le courant
pouvait passer et plus que ça encore. On s’est vus, on s’est revus, on n’a pas
arrêté de se revoir. Je suis devenu dingue de cette fille et elle de moi. Je ne
vais pas vous faire de dessin, mais c’est devenu chaud, très chaud même.
On n’a pas attendu longtemps pour vivre ensemble. On s’est loué un F2 à
Créteil, elle m’a présenté à sa famille et je l’ai présentée à la mienne. Une
nouvelle vie commençait pour moi. J’avais vingt-cinq ans et j’étais heureux
comme jamais. Bref, tout baignait. Enfin presque parce que Valérie et la
campagne, ça faisait deux.
Les trois premières années à Créteil, je suis peu retourné au village. Tout
m’accaparait : Valérie, le boulot, les séances de boxe thaï à laquelle mon
pote Jérôme m’avait initié et les soirées avec une équipe de fêtards de
l’hôpital. Sans compter toutes les heures à déambuler dans des magasins de
bricolage au début de notre installation. Parce que l’appartement avait beau
n’être qu’une location, Valérie avait décrété qu’il fallait le rénover. Séjour,
chambre et salle de bains. Avec elle, « la déco » pouvait s’avérer plutôt
complexe. Par exemple, pour trouver l’exacte nuance de peinture qu’elle
avait en tête pour le séjour, on a dû aller comparer chez Brico et Castorama,
repartir chez Leroy Merlin puis revenir chez Brico. Toute une histoire pour
deux ou trois pots de peinture. Comme si sa vie en dépendait. Comme s’ils
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allaient améliorer son quotidien. Seulement à l’époque elle aurait pu me
demander de la suivre comme un toutou une journée entière dans une
galerie commerciale, je l’aurais fait sans broncher. Avec le sourire en plus.
J’étais méchamment accro à cette fille d’autant plus qu’elle m’avait choisi
moi, le brancardier au physique moyen, doté d’un salaire plus que minable
alors que dans le service des tas de médecins bien plus friqués et séduisants
que moi lui tournaient autour. Question de peau ou d’alchimie, vous me
direz. Je ne crois pas trop à ces conneries. Toujours est-il qu’aujourd’hui
j’ai encore du mal à comprendre comment on a pu atterrir ensemble.
Entre l’hôpital et nos activités diverses, je me suis laissé embarquer dans
un vrai tourbillon. J’étais happé, grisé par ma nouvelle vie. Si je fais un
compte rapide, je peux dire que jusqu’en juin 2003, on n’a pas dû se séparer
plus de deux ou trois jours d’affilée. On passait Noël avec nos familles
respectives, après quoi on rejoignait vite Créteil pour fêter le Nouvel An
avec nos potes. Quant au choix des vacances d’été, il ne s’est jamais posé,
en tout cas pas pour Valérie. C’est simple, on partait retrouver ses parents à
Salou en Espagne où ils possédaient un appartement luxueux dans un
immeuble sur le front de mer.
J’ai oublié de mentionner que Valérie était accro à ses vieux. Pire qu’une
gamine de cinq ans. Alors la plupart des week-ends où elle n’était pas de
garde, on les passait chez eux.
Vous remarquerez que je ne cherche pas à me trouver des excuses, j’essaie
juste d’établir les faits tels qu’ils se sont déroulés.
23
Le 10 octobre 2019
J’ai lu et relu mon deuxième chapitre. Passer des vacances ou des week-
ends avec les parents de sa copine, j’ai bien conscience que ça la fout mal.
La première année, j’avais pourtant bien aimé le séjour en Espagne. La
mer, le soleil, le farniente, ça m’avait plu. Passer des journées entières à
buller au bord de la mer, je ne connaissais pas !
Beaucoup de libertés conditionnelles ici. La formation menuiserie
proposée par la prison n’a donc pas intéressé grand monde. Faute de
détenus qualifiés, l’atelier où Steve travaille depuis quelques semaines
devrait bientôt fermer. Déçu, en colère qu’il était hier, on l’avait jamais vu
dans cet état. En rejoignant sa cellule, il a hurlé « Putain, la lose ! » Il a
beau en imposer avec ses pectoraux et son mètre quatre-vingt-dix, une
chiquenaude de trop pourrait le mettre en miettes.
Je me rends compte que j’ai vraiment eu du bol d’avoir pu suivre les cours
du CNED en centrale. Pas facile de préparer un examen quand on est
incarcéré. Surtout que trois ans après mon incident avec un maton, on m’a
de nouveau accordé des heures en cuisine et bien sûr j’allais pas cracher
dessus. C’est une chance de pouvoir bosser à la plonge vingt heures par
semaine. Quatre euros trente de l’heure ! Je jongle entre le travail en
cuisine, le sport que j’ai réduit au strict nécessaire et mes travaux
d’écriture.
24
Un nouveau détenu est arrivé. Dylan. Maigre comme un clou. « Il
passerait derrière une affiche sans la décoller » aurait dit le père. Et muet
comme une carpe, avec ça. Terrorisé, le jeune. J’ai quand même réussi à lui
arracher quelques mots hier dans la cour de promenade : trois ans dans le
quartier des mineurs, transféré ici parce qu’il vient d’avoir dix-huit ans.
Avec ses cheveux blonds coupés courts et ses taches de rousseur, on lui en
donnerait à peine quinze. Difficile pour un jeune de pousser à l’ombre de
quatre murs.
Le 12 octobre 2019
25
fait. Il m’a également encouragé à lire des romans. J’ai emprunté Germinal
à la bibliothèque. D’Émile Zola. Je me souviens qu’au lycée on en avait
bossé un ou deux passages mais ça ne m’avait pas marqué plus que ça.
Finalement il me plait bien, ce bouquin, je vais pas mettre longtemps pour
le terminer.
Pas de parloir hier avec ma sœur. Cent-soixante kilomètres aller et retour
sans même pouvoir déposer le sac de linge qu’elle avait préparé la veille.
Ils l’ont refoulée parce qu’elle avait fait sonner le portique de détection.
Sur le moment elle n’a pas compris ce qui avait pu le déclencher. C’est en
se déshabillant le soir qu’elle s’est aperçue qu’elle avait oublié de couper
l’étiquette antivol du T-shirt acheté à La Halle aux Vêtements !
Elle essaie de venir une ou deux fois par mois, mais avec ses deux gosses
et son boulot de prof des écoles dans la banlieue de Metz, c’est pas simple.
Déjà petite, elle voulait faire ça : enseigner. Dans sa classe, trente mômes
section Moyens et sept nationalités différentes ! Avec en prime un
équipement insuffisant. Quant à son salaire, inutile d’en parler, c’est du
grand foutage de gueule. Dans son entreprise de peinture Patrick ne gagne
pas gros non plus. Avec deux gamins et un crédit de vingt ans pour leur
appartement dans la banlieue de Metz, on peut pas dire que le couple roule
sur l’or.
Rémi a été transféré dans la région parisienne, c’est tout ce qu’on a pu
tirer de Gradubide. En fait, aucun détenu n’est allé le balancer auprès de
Trouduc et c’est tant mieux pour nous tous parce que les esprits
commençaient à s’échauffer. La nouvelle surveillante a trouvé dans la
bibliothèque le double du fameux article que Rémi avait rédigé. Il l’avait
oublié sur une table. Tout y était, son nom et celui du journal local… Quel
con, Rémi !
26
Chaque fois que cette surveillante traverse une coursive, on croirait
qu’elle défile sur un podium ! Jolie fille, c’est vrai. Et maquillée en plus.
Pas comme un camion volé, juste un peu de mascara, c’est tout. Et puis elle
sent bon. Surtout le matin quand elle arrive du dehors. Un bol d’oxygène
pour nous tous. Farid l’a surnommée miss Monde !
On a revu le jeune Dylan ce matin. Plus loquace que l’autre jour. Son père
est décédé en tombant d’un échafaudage. Il avait dix ans quand ça s’est
passé. Sa mère fait des ménages dans des écoles à Nancy. Il a une sœur
(seize ans). Elles vivent dans un HLM à Laxou. Il s’est pris cinq ans pour
complicité dans le braquage d’un bureau de tabac à Vandœuvre. J’ai du
mal à y croire tant il a l’air timide et craintif. Incarcéré alors qu’il avait à
peine quinze ans ! Qu’est-ce qui est arrivé pour que ce gosse se foute dans
une merde pareille ? Je ne comprends pas. Surtout que c’est un bûcheur,
Dylan, il a décroché son Brevet l’année dernière. Il partage sa cellule avec
un jeune de vingt-cinq ans qui passe ses journées à regarder des conneries
à la télé tout en remplissant des boîtes en plastique avec des vis et des
clous. C’est une entreprise d’outillage de Metz qui l’emploie. Bas de
plafond, le gars, d’après ce que j’ai compris, et pas causant avec ça.
Avec tous ces hurlements et ces télés en marche du matin au soir, préparer
un examen lorsqu’on est en détention relève de l’exploit. Au début, on croit
qu’on n’arrivera jamais à se concentrer et puis miracle, on finit par se
mettre au travail au milieu de tout ce vacarme. Question d’habitude donc.
Pour l’absence d’intimité avec la cuvette des chiottes dans la cellule, le
même temps d’adaptation est nécessaire. La pudeur, on a intérêt à la mettre
en veille… Pas toujours évident quand on est primo-arrivant.
Le 20 octobre 2019
27
J’ai presque terminé le troisième chapitre. Ça chauffe ! René a proposé de
le relire demain et pour les corrections, on va faire comme on a dit l’autre
jour.
Pas le temps de tenir mon journal. Avec mes heures en cuisine et la boxe
thaï que je pratique avec quatre détenus sous la surveillance d’un
intervenant extérieur, j’arrive pas à tout faire !
28
3
Lorsque le petit frère est né, j’avais douze ans. Sophie en avait dix.
Nathan, c’était celui que plus personne n’attendait et certainement pas la
mère qui, à l’âge de quarante-trois ans, s’était crue ménopausée avant de
réaliser qu’elle était enceinte.
Quant au père, il allait sur ses cinquante-deux ans et il était déjà bien
abimé par le travail à la ferme. À force de soulever du lourd à longueur de
journée, son dos avait méchamment morflé. Je vois encore cette affreuse
ceinture dorsale qu’il mettait le matin avant de partir dans les champs et
qu’il enlevait avec un soupir de soulagement avant de s’assoir pour le
souper. Le soir, ça ne ratait pas, il s’endormait sur le canapé devant les
publicités de la télé et passé le cap des neuf heures, la mère le secouait pour
qu’il aille se coucher. Inutile donc d’imaginer qu’avec Nathan grandissant,
il irait taper dans un ballon ou bien qu’un dimanche il ferait trente-deux
kilomètres pour l’emmener au cinéma. Déjà qu’avec Sophie et moi il ne
l’avait pas souvent fait, alors avec le petit frère ce n’était même pas la peine
d’y penser. Quant à espérer que la mère s’y collerait, c’était tout aussi
illusoire, elle avait toujours quelque chose de plus urgent à faire. On ne lui
jettera pas la pierre, l’emploi du temps d’une femme de paysan, c’est
vraiment galère. Nathan, c’est à peine si elle vérifiait qu’il se brossait les
dents le soir avant de se coucher. Pour vous dire, quand il avait eu la tête
pleine de poux, c’est son institutrice de maternelle qui était passée à la
ferme pour la prévenir. Et pour ses difficultés scolaires, la mère ne s’en était
jamais inquiétée. Le père encore moins d’ailleurs. Parce que déjà en
primaire, il ramait, le petit frère. Parce que contrairement à Sophie et moi,
l’école n’avait jamais bien fonctionné pour lui. Sans compter qu’à l’âge de
29
sept ans il s’était mis à bégayer et bien sûr pour l’apprentissage de la lecture
ça n’avait pas aidé, l’institutrice avait cru bien faire en lui faisant redoubler
le CP. Rien de grave selon les parents : « On va pas se monter le bourrichon
pour une année de C.P. Il prend son temps, notre Nathan, c’est tout ».
Lorsque Sophie n’avait pas de copine pour jouer, il faut reconnaître qu’elle
l’a toujours épaulé, le petit frère. Elle faisait la maîtresse d’école et lui, ça
lui plaisait bien cette fausse école à la maison, d’ailleurs si j’ai bonne
mémoire, il en redemandait. Quand il est entré au collège, c’est encore
Sophie qui l’a suivi en maths et en français les week-ends où elle revenait à
la ferme. Nathan, elle s’en est toujours occupée, on ne dira pas le contraire.
Moi, c’est simple, je ne me rappelle pas m’être assis une seule fois à côté
de lui pour l’aider à faire ses devoirs. Quant à des souvenirs de jeux, je n’en
ai aucun. Je le vois encore à l’âge de trois ou quatre ans avec cette caisse en
plastique rouge, équipée de roulettes et d’une clochette, qu’il traînait
partout dans la maison et qui nous cassait tellement les oreilles qu’on lui
disait de dégager ailleurs. Jamais je ne l’ai aidé avec ses constructions de
Legos, même lorsqu’avec un sourire embarrassé il m’y invitait. Sans même
un regard dans sa direction, je repoussais en soupirant tout ce petit bordel
qu’il me tendait. Briquer ma Trial m’importait davantage que perdre mon
temps à ses « jeux débiles ».
Je n’ai répondu à aucune de ses attentes. Il n’y a jamais eu d’histoire lue,
de partie de petits chevaux ou des sept familles. On n’a rien partagé
ensemble. Rien. C’est seulement lorsqu’il a commencé à partir en vrille que
je me suis rapproché de lui. Alors autant vous dire qu’il était trop tard.
Ce qui me reste, c’est la honte d’avoir été le frère que j’ai été, la honte de
l’avoir côtoyé si longtemps avec tant de désintérêt. Les années ont défilé
avec ce petit frère que je croisais tous les jours avec indifférence. Quand j’y
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pense, il aurait tout aussi bien pu être un poteau ou une brouette que je
n’aurais pas fait la différence.
Malgré les douze ans qui nous séparaient, si je n’avais pas été aussi con,
on se serait bien marrés tous les deux. Je lui aurais construit des cabanes
géniales dans les arbres et c’est moi qui lui aurais appris à faire du vélo, pas
ce connard de fils du boulanger. C’est moi qui lui aurais appris à nager, pas
la prof d’EPS du collège ; au lieu d’une piscine qui puait la javel, c’est dans
ce superbe coin au bord de la Saône que je l’aurais emmené l’été pour
démarrer la brasse. Et puis on n’aurait raté aucune fête foraine ; dans les
manèges, je l’aurais hissé à bout de bras pour qu’il détache le fameux
pompon qui fait gagner des tours gratuits et dans les autos tamponneuses, je
suis sûr qu’il aurait pris son pied parce qu’il était attiré par tout ce qui était
bagnoles et deux roues. Plus tard, on aurait fait des virées motos tous les
deux et bien plus tard encore, l’été, on serait partis camper deux ou trois
jours au bord d’un lac du coin. Avec nos femmes et nos mômes. Tous
ensemble. En famille.
Mais à l’époque seuls m’intéressaient ma bécane et les copains. Et puis
j’étais l’aîné. Le fils aîné. Statut de faveur dont j’ai profité jusqu’à plus soif.
En dehors de tout ce qui touchait au travail à la ferme, mon temps libre, j’en
faisais ce que je voulais. On ne me demandait rien, on ne m’imposait rien.
Quand la mère était débordée, c’était Sophie qui se tapait les corvées
ménagères. Sans rechigner en plus, ça ne lui aurait même pas traversé
l’esprit de râler. Et moi, jamais je n’aurais eu l’idée d’aller étendre du linge,
passer un coup de balai ou éplucher des patates, quand bien même on me
les aurait collées sous le nez. À la fin des années quatre-vingt, on ne
remettait encore pas grand-chose en question dans le monde paysan ; à
chacun son rôle et on n’en bougeait pas. En ville, ça ne bougeait pas
beaucoup non plus à ce qu’il paraît.
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Pour en revenir à Nathan, on peut dire qu’il a poussé tout seul dans son
coin. Si on réfléchit bien, il a dû passer beaucoup plus de temps avec les
gamins du village qu’avec ma sœur ou moi. Il pouvait disparaître des après-
midis entiers avec son copain Antoine, personne ne s’inquiétait. Ces deux-
là traînaient ensemble depuis la maternelle et personne n’aurait jamais pu
les séparer, ni à l’école ni les jours de congé. Ana, la mère d’Antoine en
plaisantait. À noter qu’elle était Malgache, ce qui faisait dire aux mauvaises
langues que Jean Magnin l’avait choisie sur catalogue. En tout cas, si on
apercevait Nathan, le petit blond, on était sûr de voir arriver dans la foulée
son double, version métis avec des cheveux noirs bouclés. Même âge,
même taille et mêmes jambes maigrichonnes. Et tous les deux affublés d’un
père paysan plus vraiment jeune. Quand il n’y avait pas école, ils passaient
leur temps à jouer dans un bois que possédaient les parents au-dessus du
village ou bien ils partaient dans leur cabane du pré du bas au bord de la
Saône et c’est tout crasseux qu’ils revenaient avant la tombée de la nuit.
S’ils tardaient trop, ils se prenaient une bonne avoinée à leur retour, mais
c’était juste pour la forme. Le lendemain, ils disparaissaient de nouveau
dans la nature. On laissait faire. On n’était pas en ville. Rien n’aurait pu leur
arriver.
Avant de clore ce chapitre, je voudrais apporter une précision. Prétendre
que l’école avait bien fonctionné pour moi est exagéré. Comparé à Sophie,
première de classe du CP au bac, j’étais plutôt à la traîne. Choisir la voie
agricole en fin de troisième aurait pu être une solution, mais ça ne m’attirait
pas plus que ça. Le père m’aurait bien vu finir commercial dans une
entreprise de machines agricoles ou d’engrais, avec un bon salaire qui
tombait tous les mois, la Citroën qui allait avec et une jolie petite épouse
travaillant à mi-temps dans un bureau et puis le maire nous aurait déniché
32
sans problème un terrain constructible dans le village et on aurait bâti,
pourquoi pas.
Son plan m’avait laissé dubitatif. À l’âge de quinze ans, c’était du business
pur et dur que je voulais faire, comme tous ces jeunes types friqués qu’on
voyait à la télé. Ou bien comme Frédéric, le fils du maire. Il y était bien
arrivé, alors pourquoi pas moi. Il avait intégré une école de commerce. À
Lille. Une grande école, claironnait à tout vent André Simonnet du haut de
son tracteur. Le fiston donnait dans la finance à Singapour. Et il était bourré
de thunes. Pour parfaire son profil, il était allé jusqu’à épouser la fille d’un
banquier de haut vol (sans jeu de mots). On ne l’avait plus jamais revu au
village, pas même pour les fêtes de fin d’année. Invisible, le fiston.
Évaporé. Mais ça, bien sûr, notre maire ne s’en vantait pas.
Plus tard, quand j’avais annoncé en terminale que je voulais faire un IUT
gestion à Nancy, les parents n’avaient pas fait barrage, loin de là. Il faut
reconnaitre qu’ils ont toujours été conciliants, mes vieux. « Si tu veux faire
des études, vas-y, lance-toi ! T’occupe donc pas de l’avenir de la ferme,
m’avait assuré le père, Nathan la reprendra, de toute façon il ira jamais
jusqu’au bac, il aime pas l’école ! » Ce qui fait que je m’étais imaginé, dix
ans plus tard, le cul dans un fauteuil face à un immense bureau avec tout un
bazar d’ordinateurs et téléphones dessus. Si possible au sommet d’un gratte-
ciel. Un vrai kéké, je vous dis, j’ai honte quand j’y pense.
Toujours est-il que la réalité a vite fait de me rattraper parce que me hisser
jusqu’à des études postbac ne s’est pas fait sans accroc. On m’a fait
redoubler la seconde, quant au bac je l’ai eu de justesse au second tour des
épreuves. Pas de quoi se pavaner donc et puis on ne va pas se voiler la face,
un bac techno STT gestion ne vous propulsera jamais bien haut. En tous
cas, pas au sommet d’un gratte-ciel.
33
Paul Denis
(Écrou 258)
34
Le 24 octobre 2019
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Le 26 octobre 2019
Un lourd silence plombe la prison. Décès hier matin d’Adama. Ivoirien.
Vingt-deux ans. Crise d’épilepsie dans sa cellule et personne pour lui porter
secours. Il est mort seul. Comme un chien. Pendant que son codétenu,
auxiliaire depuis quelques mois, distribuait les baguettes de pain dans les
cellules. Même si je ne connaissais pas bien ce jeune, je n’ai pas fermé l’œil
de la nuit. Sa mort m’a replongé direct dans le passé. Elle a tout fait
remonter.
36
4
37
de travail. Soi-disant de gauche, les parents de Valérie. Tendance P.S. Un
peu comme mes parents, si on veut. Avec cette différence notable, qu’en
termes de salaire, les jeunes qui venaient donner un coup de main l’été à la
ferme étaient toujours agréablement surpris. Jamais le père n’aurait eu
l’idée de les exploiter : « C’est pas parce qu’ils ont moins de vingt ans
qu’on va les payer avec un lance-pierre ! »
Mais bon, revenons à notre description de la maison et passons à «
l’espace nuit ». Rien à redire de ce côté-là. Dans « la chambre de jeune fille
» de Valérie, je dois avouer que le moelleux du matelas haut de gamme
m’avait laissé rêveur. Dans les salles de bains, parce que bien sûr il y en
avait deux, la baignoire avait été remplacée par une douche à l’italienne «
tellement plus éthique ». Écolos en plus, les vieux. Lorsqu’en toute
innocence j’avais demandé pourquoi ils avaient fait creuser une piscine
récemment, piquée au vif, la mère de Valérie avait expliqué qu’avec son
arthrose elle devait nager tous les jours tant que la saison s’y prêtait, après
quoi elle avait clos notre petite conversation avec son sourire carnassier.
Sourire qui lui avait couté, paraît-il, la bagatelle de dix mille euros en frais
dentaires. Elle n’avait pas l’air si mal en point, Janine (elle s’appelait
Janine), plutôt bien conservée pour ses soixante-cinq ans, mince et bronzée
douze mois sur douze grâce à ses séances d’UV en institut. On devinait sans
peine qu’elle accordait toute son attention à freiner l’inéluctable décrépitude
de son corps. Seul le blond jaune de ses cheveux trahissait un je ne sais quoi
de négatif. Mais comme dirait Moussa qui a l’art d’arrondir les angles : « Je
dis ça, je dis rien, c’est juste mon point de vue ».
En comparaison, on peut dire qu’à soixante ans, là-bas dans sa ferme, la
mère en faisait déjà dix de plus. Les considérations d’ordre esthétique
n’ayant jamais été sa priorité, le coiffeur ne la voyait dans son salon qu’une
ou deux fois par an, pour un mariage ou toute autre festivité dans les
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parages qu’elle jugeait incontournable. Le reste du temps, elle relevait en
chignon ses beaux cheveux blancs avec une ou deux barrettes en plastique.
Quant aux kilos accumulés au fur et à mesure de ses trois grossesses, elle
n’avait jamais cherché à les éliminer. Elle était donc plutôt enrobée, tout en
rondeurs, rien à voir avec toutes ces maigrichonnes des magazines. Le jour
où Sophie, de passage à la ferme, lui avait conseillé d’entamer d’urgence un
régime minceur, elle s’était justifiée à sa façon : « À mon âge, toutes les
femmes prennent de l’embonpoint. Et puis ton père, mes rondeurs, ça n’a
pas l’air de le gêner beaucoup, ça serait même le contraire. » Elle nous avait
sorti ça dans un demi-sourire, presque rêveuse. En fixant un point à
l’horizon. On ne parlait jamais de sexe à la maison, c’était bien la première
fois qu’elle s’autorisait une allusion aussi appuyée.
Les parents s’entendaient bien sur ce plan-là, ce n’était pas une découverte.
J’ai le souvenir de leur chambre fermée à clé durant une heure ou deux le
dimanche après-midi. Il nous était interdit de les déranger, ils faisaient « la
sieste ». Et puis le père, ça lui arrivait encore souvent de déposer, comme ça
en passant, un baiser rapide sur la nuque de sa femme alors qu’elle avait les
mains occupées à éplucher des légumes ou plumer une volaille. Baiser qui
ne manquait pas de déclencher, s’il y avait du monde à la maison, une
exclamation faussement furieuse : « Il a beau vieillir, cet homme-là, on le
changera pas ! » Ils possédaient un antique tourne-disque que le père sortait
chaque Nouvel An avec des vinyles de Gilbert Bécaud, Alain Barrière et
Leny Escudero. Il y avait même Édith Piaf. Jean Ferrat aussi, je crois. Des
vinyles qui dataient de ses années de célibataire lorsqu’il pouvait encore
s’offrir quelques petits luxes. La mère étant plus jeune que lui, elle aurait dû
logiquement pencher du côté Johnny, Sylvie, Mireille Mathieu et toute la
clique des années soixante ; mais non, la mère, c’était Piaf qu’elle aimait.
Dès que le père installait le tourne-disque sur le buffet du séjour, elle lui
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demandait de mettre Hymne à l’amour : « On dira tout ce qu’on veut sur
Edith Piaf, n’empêche, cette chanson me donne des frissons tellement
qu’elle est belle ! »
Ils avaient toute une collection de valses aussi. Je me souviens de ce vieux
trente-trois tours de Richard Clayderman qui grésillait comme pas permis.
Dès les premières notes, le visage du père s’illuminait d’un sourire ravageur
et tout en esquissant deux ou trois pas de danse, il tendait la main en
direction de la mère. Une ou deux valses, et la glace de cet ours taiseux
qu’était le père fondait devant nous comme neige au soleil.
Chez les parents de Valérie, c’était des CD de grande musique qu’on
insérait avec délicatesse dans le lecteur d’une chaîne hifi Bose. Des
symphonies et des opéras à n’en plus finir que le père, vautré au fond de
son canapé, écoutait religieusement pendant que la mère assise en face dans
un fauteuil étudiait ses dossiers en se limant les ongles.
Le brancardier qui couchait avec leur fille unique, j’ai vite réalisé que ça
ne passait pas. Derrière l’attitude policée du père, je sentais la crainte de
voir sa fille chérie s’embarquer dans une relation hors norme dont il devait
secrètement espérer une fin rapide. Un chef de clinique aurait davantage fait
l’affaire. Le faux pas de Valérie devait l’exaspérer au plus haut point, mais
il n’en laissait rien paraître, au contraire. Par peur de la blesser, il se
montrait même plutôt chaleureux en m’interrogeant sur mes parents et le
travail à la ferme. Avec sa barbe de trois jours, son jeans Hugo Boss délavé
juste comme il faut et son pull Ralph Lauren, il me jouait la carte du mec
affable et décontracté, mais avec moi ça ne marchait pas. Il puait à plein nez
la condescendance de certains de ces urbains qui débarquaient dans le gîte
du village en été.
Quant à sa femme, ce n’était guère mieux. Au début, elle m’avait poliment
fait comprendre qu’on n’était pas du même monde. J’étais à ses yeux le
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dernier des ploucs, le pauvre type avec qui elle ne s’abaisserait jamais à
engager une vraie conversation. Nos échanges se limitaient donc à des «
bonjour Paul, bonsoir Paul, pardon, merci ». Là au moins, c’était clair. Je
n’en avais rien dit à Valérie, surtout pas. Elle vouait une telle admiration
pour ses vieux que je n’allais pas courir le risque de me faire sèchement
rembarrer. Elle avait pourtant dû recadrer sa mère entre quatre yeux parce
que, du jour au lendemain, c’était à ne rien y comprendre, j’étais soudain
devenu digne d’intérêt. Mitraillé de questions sur mon boulot de brancardier
et mes séances de boxe thaï. Le tout avec son accent du Midi à couper au
couteau.
Je n’étais pas idiot. Avec mon SMIC et ma 206 diesel affichant cent
quarante mille kilomètres au compteur, je n’avais rien du gendre idéal. Et si
ses vieux avaient pu me planquer au fond d’une cave quand ils avaient de la
visite, ils l’auraient fait sans hésiter. Pour vous dire, ils étaient allés jusqu’à
oublier de mentionner autour d’eux que j’étais fils de paysan. Le passif
brancardier que je traînais étant déjà pas mal indigeste, il avait dû leur
sembler inutile d’en rajouter une couche.
Seulement voilà, ce fameux soir en Espagne où leurs amis réunis autour
d’une sangria avaient commencé à dégommer en chœur tous ces paysans
qui empoisonnaient les consommateurs avec leurs saloperies d’engrais, de
pesticides et d’herbicides, j’avais pété un câble, j’étais sorti du bois. Même
si ces connards n’avaient pas complètement tort, on ne touchait pas au
monde paysan, je me devais de défendre les miens et tous ceux qui se
crevaient la paillasse trois-cent-soixante-cinq jours par an pour que ces
bourges puissent trouver sans problème de quoi bouffer matin, midi et soir
sur leur table Habitat ou Roche Bobois. Pour le taiseux que j’étais, on peut
dire que ma tirade avait eu l’effet d’une tarte à la crème qu’ils s’étaient
prise direct en pleine gueule. La preuve que j’avais tapé juste, un silence
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gêné s’était installé parmi les convives. Il y avait eu surchauffe. Surprise par
ma sortie belliqueuse, Valérie m’avait lancé un regard noir qui m’avait
laissé de marbre. Premier accroc entre nous. Pour couper court à ce
malencontreux début d’incendie, son père avait proposé à l’assemblée une
resucée de sangria, après quoi sa mère avait embrayé sur le dernier
Depardieu. Pratique, Depardieu, quand on veut abréger une conversation
pourrie.
D’accord, je devine que vous froncez les sourcils, surtout toi, Farid, tu dois
te demander ce que je foutais à passer mes week-ends et mes vacances chez
de pareils zombies. Je te rappelle que cette fille, j’en étais dingue. C’est
simple, les premiers mois, je n’ai pour ainsi dire pas touché terre. J’étais
ébloui par ma nouvelle vie, je n’y voyais plus clair. C’est peut-être aussi
pour ça que je n’ai rien vu venir.
Paul Denis (Écrou 25)
Le 5 novembre 2019
En relisant mes chapitres, René n’a pas arrêté de râler. « Trop de mots
familiers, Paul, tu écris comme tu parles ! » C’est une mauvaise habitude
que j’ai, je le reconnais. Je vais essayer d’être plus vigilant…
Dans le chapitre 4, je me rends compte que je n’ai peut-être pas été assez
clair sur la nature de ma relation avec Valérie. Parce que vivre avec cette
belle fille flattait mon ego. Parce que dans la rue ou dans les magasins, on
se retournait sur elle, après quoi on évaluait le type qui l’accompagnait. Ni
Ken ni Don Juan… plutôt ordinaire même ! Il devait assurer ailleurs !
Une fille de bourges à la colle avec un brancardier, ex-manutentionnaire,
ex-paysan, ex-étudiant raté, ça ne courait pas vraiment les rues au début
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des années 2000. On brouillait les cartes ! Coucher avec un smicard en fin
de soirée bien arrosée, personne ne trouvait ça gênant, mais décider de
s’installer avec lui intriguait tout ce petit monde à l’hôpital. En fait, je
détonnais ! D’ailleurs je me souviens que les collègues de Valérie,
infirmiers ou internes avec qui elle bossait, s’étaient mis à me conseiller de
passer des concours. « Sans déconner, en travaillant un minimum, tu
pourrais à l’aise décrocher une catégorie B », m’avait assuré Lucas, jeune
interne avec qui il m’arrivait de discuter devant la machine à café. Refrain
repris en boucle par Valérie. Il faut dire aussi que les unes après les autres,
ses copines s’étaient casées avec des types qui « faisaient carrière ».
Son plan ne m’intéressait pas. J’ai essayé en vain de lui faire comprendre
que la catégorie C m’allait bien. J’étais bien comme j’étais, je n’avais
aucune envie de me remettre aux études le soir après le boulot et puis je ne
voyais pas ce qu’il pouvait y avoir de dégradant à transporter des patients
sur un brancard. D’accord, j’étais au smic et j’aurais pas craché sur une
augmentation de salaire, mais le boulot me plaisait.
Cet après-midi, méchante bagarre pour une histoire de téléphone entre
Farid et Rudy en cour de promenade. Rudy, ce sale connard qui fait régner
la terreur dans la prison. Y compris dans les douches. Avec, à ses ordres, sa
petite armée de tatoués adeptes de la muscu à haute dose et qui menacent
les plus faibles pour tenter de leur extorquer tout ce qui a de la valeur à
leurs yeux. J’ai déjà eu affaire à l’un de ces blaireaux qui s’était cru
autorisé à échanger ses baskets pourries contre mes Nike neuves. Et le jour
où j’ai refusé net de « rendre service » dans les douches, ils ne sont pas
allés plus loin, ils m’ont laissé partir. Faut croire qu’on les avait informés
de mes démonstrations de boxe thaï en salle de sport !
Cafards dans notre cellule… On pensait s’en être débarrassés ! Dans celle
de Vincent, c’est pire ! Un rat a bouffé deux ou trois portions de Vache qui
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Rit qui traînaient sur la table. Restaient des petits bouts d’emballage par
terre !
Dylan est venu faire une partie de scrabble avec René. Pour ses cours ici,
il n’a toujours pas obtenu de réponse. Un prof du collège où il était en
sixième a conseillé à sa mère de vite l’inscrire en seconde aux cours du
CNED et l’administration pénitentiaire a donné son accord. Sa mère l’a
donc inscrit. Il espère recevoir les premiers cours bientôt. René s’est
proposé de l’aider pour ses devoirs. Avec sa voix posée, ses lunettes en
demi-lune et sa calvitie bien avancée, il donne aux jeunes détenus l’image
rassurante d’un papy à l’écoute. C’est peut-être pour ça que Dylan a fini
par se lâcher aujourd’hui. On en sait maintenant plus sur le braquage dans
lequel il était trempé. Le vieux buraliste qu’ils ont cambriolé est mort.
Descendu avec le flingue qu’il a sorti de dessous le comptoir et dont s’est
emparé leur petit chef de bande. Comme dans un mauvais film. On
comprend mieux pourquoi Dylan en a pris pour cinq ans.
René est inquiet. Sa femme doit bientôt subir une batterie d’examens
médicaux et elle n’aura sans doute personne pour l’accompagner. Leur fille
unique vivant à Montréal, elle ne va pas traverser l’Atlantique simplement
pour emmener sa mère à l’hôpital. Avec ses trois jeunes enfants à s’occuper,
c’est sûr qu’elle a autre chose à faire !
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Une fois la mère repartie dans la cuisine, que dire de ce petit sourire de
connivence dans ma direction… Vous l’aurez compris, j’étais littéralement
tétanisé. Je découvrais que vivre le cul entre deux chaises pouvait s’avérer
extrêmement douloureux. Épreuve tout aussi pénible avec les rideaux en
fausse dentelle, les couvre-lits synthétiques à volants et les motifs de
chevreuils ou de sangliers sur les assiettes que la mère ne sortait que pour
les grandes occasions. J’arrêterai là cette liste accablante parce que je ne
voudrais surtout pas vous faire marrer. Devenus adultes, le goût de chiottes
de nos parents, on n’en a plus rien à faire et s’il y a une attitude qui ne passe
pas, c’est le mépris envers nos vieux.
Le papier peint de la salle de séjour, on l’avait acheté en promo chez
Bricomarché et c’est moi qui l’avais posé sous les yeux attentifs de la mère
qui veillait depuis le pied de l’escabeau au raccord des ramages au
millimètre près. J’avais quinze ans et croyez-moi, j’en avais bien bavé. Je
me souviens d’ailleurs avoir dû refaire deux ou trois panneaux ratés.
Expérience finalement concluante, car l’année suivante j’avais moins galéré
avec le papier peint écossais du couloir. Pendant les poses de tapisserie,
c’était Sophie qui relayait la mère à la cuisine. Quant au père, pour tout ce
qui touchait à la maison, il ne fallait rien lui demander, c’est tout juste s’il
aurait pris la peine de changer une ampoule grillée, ni même s’il l’aurait
remarquée. Il n’avait ni le temps ni la patience et quand il pouvait échapper
à ce genre de corvée, le travail à la ferme lui sauvait invariablement la mise.
Son séjour enfin terminé, Valérie avait poussé un soupir de soulagement en
s’installant dans la 206. On avait à peine quitté le village qu’elle s’était
lâchée comme une malade. Comment expliquer mon abattement en
l’entendant s’exclamer que niveau hygiène chez les parents, tout était «
limite » : les placards en formica de la cuisine, l’évier écaillé à deux
endroits, le bas du rideau de douche moisi et Kiki, notre cher vieux Golden,
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qui « puait la mort ». Sans oublier l’air ambiant irrespirable que « cette
putain de porcherie » à l’autre bout du village imposait à tout le monde.
Quant à Sophie, avec ses affreuses lunettes de myope, elle avait tout «
d’une bonne sœur dépressive ».
– Et ton petit frère qui bégaye, est-ce que vous vous rendez compte qu’il a
un sérieux problème ce gosse ? On dirait E.T ! Qu’est ce qui leur a pris à tes
parents d’avoir un gosse si tard ? En tous cas, moi, je te le dis, tu as eu
sacrément raison de te barrer de ce trou à rat !
Qu’est-ce que vous auriez répondu à ça ? Connaissant votre délicatesse
légendaire, je suis sûr que vous l’auriez débarquée sur une aire d’autoroute
avec sa Samsonite à roulettes et son vanity case ! Et ciao, poufiasse, du
balai !
Vous n’allez pas y croire, je m’étais contenté d’esquisser un sourire gêné.
En retour, elle m’avait gratouillé la nuque. J’en grimace encore.
Concernant Nathan, Valérie n’avait pas tort. Il avait un sérieux problème,
le petit frère, mais nous, bien sûr, on n’a rien fait. Ou si peu.
À l’âge de sept ans, il s’était mis à bégayer, pas trop, mais juste assez pour
qu’à l’école on finisse par s’interroger. Madame Robinot, institutrice
fraichement nommée dans le village, avait écrit une lettre aux parents. Le
caractère officiel du message transmis par le petit frère les avait laissés
perplexes. Comme le père était coincé avec la traite, il m’avait demandé
d’accompagner la mère. Il faut dire qu’elle n’était jamais à l’aise quand on
menaçait d’empiéter sur ses plates-bandes, surtout si c’était un enseignant
qui intervenait. Trop heureux de jouer du haut de mes dix-neuf ans mon rôle
d’aîné, je m’étais rendu à l’école avec elle.
En fait, madame Robinot s’inquiétait pour Nathan.
– Il ne va pas bien depuis quelque temps ce petit… et maintenant voilà
qu’il se met à bégayer ! Il s’est passé quelque chose de particulier à la
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maison ?
– Ben oui, avait répondu la mère, Roger a écrasé Félix avec le tracteur !
Et comme madame Robinot écarquillait les yeux, la mère avait jugé utile
de préciser…
– Le chat ! Nathan l’a trouvé aplati comme une crêpe devant la grange.
Inconsolable, qu’il était le gamin !
– Eh bien, voilà pourquoi il bégaye notre Nathan ! avait conclu madame
Robinot avec l’assurance de Françoise Dolto. Il a eu un gros choc, faut pas
chercher plus loin !
(À noter que le mois dernier, pendant que je rédigeais la fin d’un chapitre,
René regardait un documentaire sur cette fameuse Françoise Dolto. On
aurait cru madame Robinot, c’était son portrait craché, même coiffure,
même lunettes et le plus bizarre, c’est qu’elle parlait comme elle !)
Sur ce, satisfaites d’avoir réglé le problème, les deux femmes s’étaient
séparées avec soulagement. La mère était retournée à la ferme, madame
Robinot à ses craies et son tableau et Nathan avait continué de bégayer.
Quant au docteur Gendrelet, il n’avait pas réagi plus que d’habitude, c’est à
peine s’il avait sourcillé lorsque Nathan avait mentionné, comme ça en
passant, que la nuit, il n’arri… vait… plus… à… dor… mir. Il l’avait laissé
terminer sa phrase tranquillement et sans chercher à aller plus loin, il lui
avait prescrit un calmant. Du Phenergan. Rien de tel que le Phenergan pour
vous faire dormir un gosse récalcitrant. Sauf qu’au bout d’une semaine de
traitement, Nathan était si ramolli qu’il bégayait deux fois plus. Furieuse, la
mère avait stoppé net les dégâts : « Faudrait peut-être qu’il pense à arrêter
le boulot, Gendrelet, il fait n’importe quoi ! »
Mais le pire c’est que chez nous, le bégaiement de Nathan, on s’y est tous
habitués. On a tous signé sans hésiter pour l’épisode du chat Félix. Aucun
d’entre nous n’a émis l’ombre d’un doute quant à l’origine du handicap.
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Un dimanche, alors qu’on était tous attablés autour d’une potée, la tante
Micheline en avait même rajouté une couche en rappelant que le grand-père
Alphonse, ça lui arrivait encore souvent de bégayer, comme quoi un gène
devait traîner dans la famille.
– Oui, c’est vrai, avait admis le père, de temps en temps il se mettait à
bégayer, le vieux, mais Miche, si tu te souviens bien, c’était surtout après
s’être envoyé plusieurs rasades de gnôle qu’il bégayait l’Alphonse et la
gnôle, il en prenait plus que de raison. Et souvent en douce de la grand-
mère ! Là, on est pas dans le même cas de figure, tu diras pas le contraire !
Je vois encore le père se pencher vers le petit frère rouge comme une
tomate, assis en bout de table face à ces huit ou dix têtes tournées d’un air
interrogateur dans sa direction.
– De toute façon, avait ajouté le père en souriant, on va arrêter d’en faire
toute une histoire de ton bégaiement, ça va passer avec l’âge, pas vrai,
Nathan, que ça va passer ?
Il était comme ça, le père. Il avait de la tendresse pour ses mômes, on ne
lui enlèvera jamais ça, mais il ne fallait surtout pas faire de vagues.
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Le 16 novembre 2019
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gars du village lui ont beaucoup tourné autour. Mickaël surtout. Il serait
bien sorti avec elle, mais ça s’est jamais fait. Chaque fois qu’il se pointait à
la ferme pour lui proposer une soirée en discothèque à Épinal, elle
prétendait qu’elle n’avait pas le temps : « Désolée, Mickaël, il faut que je
travaille sur mon mémoire ! » C’était avec ses bouquins qu’elle passait ses
week-ends !
Question larmes, on a été servis, René et moi. La maison d’arrêt étant
pleine à craquer, ils ont fourgué hier un troisième détenu dans notre cellule.
Jeremy, dix-neuf ans, qui s’est pris deux ans ferme pour vol chronique de
BMW dans la région. Pas de place ailleurs, alors ils l’ont incarcéré ici. Pas
très malin, Jeremy, puisqu’il s’est fait coincer en excès de vitesse dans le
centre de Metz au volant d’un gros modèle BMW volé à Thionville, son
téléphone à la main et une barre de shit dans la poche de son blouson en
cuir « emprunté » au Printemps de Nancy. On ne peut guère l’accuser
d’avoir fait les choses à moitié. Et vu que la prison est surpeuplée ici aussi,
ils se sont contentés de poser un matelas par terre dans notre cellule. Nous
voici donc à trois sur une surface de neuf mètres carrés. Quand on a émis
un vague grognement désapprobateur, Gradubide nous a gentiment fait
remarquer qu’à vivre à deux « comme des rois » dans notre cellule, on avait
pris de sacrées mauvaises habitudes et qu’« en cas de nécessité absolue »,
on pourrait caser facile un ou deux détenus supplémentaires. J’ose espérer
qu’il plaisantait.
En arrivant, Jeremy n’était pas d’humeur joyeuse. Il n’a pas ouvert la
bouche de tout l’après-midi et le soir il a refusé de toucher à son assiette.
Quand René a tenté de nouer le contact en lui demandant pourquoi il avait
atterri ici, il a fondu en larmes comme un gosse de cinq ans. Des pleurs à
n’en plus finir en nous racontant ses vols de caisses. Hoquets et morve au
nez en prime. Après quoi, durant une bonne partie de la nuit, on a encore
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eu droit à des sanglots à peine étouffés. Normalement dans le paquetage
des nouveaux arrivants, ils fournissent de quoi dormir la première nuit,
mais le médoc, Jérémy n’avait pas dû le prendre. Bref il faisait vraiment
peine… Il m’a rappelé le petit frère lorsque j’étais parti le récupérer dans
ce squat sordide à Strasbourg. Jeremy, c’était la même incompréhension, le
même chagrin, le même désespoir. Comme je dors sur le lit du bas et qu’il
était allongé pas très loin au milieu de la cellule, je n’ai eu qu’à tendre le
bras pour lui tapoter l’épaule, faire comprendre à ce môme perdu qu’on
était là, à ses côtés. Geste protecteur qu’avec mes quarante-quatre ans, je
pensais de nature paternelle. Grave erreur. J’ai eu droit à un « touche-moi
pas, sale pédé » carrément haineux !
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les troisièmes avaient EPS le lundi et le jeudi et non le vendredi, le principal
avait tiqué. Le sac de sport n’était manifestement pas destiné à l’EPS.
Contactés par la Vie Scolaire, les parents ne s’étaient pas inquiétés plus
que ça. Ils s’étaient dit qu’une fois de plus Nathan avait séché les cours de
l’après-midi, c’était souvent arrivé ces derniers temps. Ils avaient donc
attendu le passage du car en fin de journée. Pas plus stressés que ça au
début, les parents. Du moins c’est ce que le père m’avait laissé croire.
Il faut dire aussi que Sophie n’étant plus autant disponible pour aider le
petit frère à faire ses devoirs et lui expliquer les maths et le français, ses
notes au collège avaient carrément dégringolé. À tel point qu’en début de
troisième, la veille des vacances de la Toussaint, la prof principale avait
demandé à rencontrer les parents un vendredi après les cours. Et devinez
quoi, le père n’avait guère apprécié l’urgence de son message.
– Elle plaisante ou quoi ? J’ai pas que ça à faire ! Comme si les vaches
pouvaient attendre pour la traite !
Une fois encore, c’est la mère qui s’y était collée. Elle avait retrouvé
Nathan faisant les cent pas à l’entrée du collège. Le visage sombre, il l’avait
conduite jusqu’à la salle de classe de la prof.
Elle était ressortie sonnée de l’entretien. Au vu des résultats, si Nathan ne
redressait pas la barre dans les semaines à venir, son dossier pour entrer en
seconde au lycée agricole ne serait pas accepté. Nathan n’avait rien trouvé à
dire pour sa défense. Tout le temps que la jeune prof avait déballé son laïus
prémâché, il était resté mutique, tête baissée, à fixer ses vieilles baskets. Et
lorsqu’elle l’avait interrogé sur ses difficultés scolaires, il n’avait même pas
daigné lever la tête. Furax qu’elle était, la mère : « La honte que j’ai eue,
Paul, on aurait cru une bête qu’on emmenait à l’abattoir ! »
Un vrai parcours de combattant, la scolarité du petit frère. À l’école
primaire comme au collège, il avait toujours ramé, mais selon ma sœur qui
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n’avait pas la langue dans sa poche, son bégaiement n’expliquait pas tout.
Elle m’avait dit n’avoir pas mâché ses mots lors d’une discussion houleuse
avec les parents. À savoir que Nathan avait vite compris qu’endosser le rôle
de victime pouvait en temps utile lui servir et bien sûr, ils étaient tombés
dans le panneau. Parce que lorsqu’il s’agissait de leur petit dernier, ils
avaient tendance à baisser les bras. Elle avait ajouté que Nathan n’en était
jamais arrivé au point où toute communication avec autrui était impossible.
Son élocution saccadée pouvait surprendre ceux qui ne le connaissaient pas,
mais en aucun cas elle n’était handicapante.
Le petit frère n’étant pas présent, elle n’avait pas tergiversé.
– À y regarder de plus près, c’est un poil qu’il a dans la main, Nathan, et si
vous ne lui secouez pas les plumes de temps en temps, il continuera à faire
ce qu’il a toujours fait : se réfugier derrière son bégaiement pour se la
couler douce.
Sans pour autant la contredire, les parents avaient trouvé qu’elle y allait un
peu fort. Le père surtout.
– Non mais dis donc, c’est pas parce que tu vas à la fac qu’il faut te croire
mieux armée que nous pour démêler le pourquoi du comment dans toute
cette histoire !
Il lui avait balancé ça d’un œil mauvais. Et la mère avait opiné de la tête.
Sophie n’en revenait pas : « Tu sais quoi, Paul ? Eh bien Nathan, il ne faut
surtout pas y toucher ! » Elle avait raison, si on regardait bien, ils faisaient
bloc, il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre.
En matière d’éducation, on peut dire sans exagérer que les parents ont
toujours navigué à vue. La marche à suivre nous a donc souvent échappé à
Sophie et à moi. À Nathan aussi sans doute. Leurs critères n’ayant jamais
été bien définis, on pouvait être privé de dessert ou de télé pour des
peccadilles alors qu’une bêtise que n’importe quel parent aurait classée au
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sommet de l’échelle de Richter ne rencontrait pas forcément la réponse
adéquate chez nos parents. Par exemple décider à l’âge de neuf ans de sortir
le tracteur de la cour pendant que le père tournait le dos n’avait déclenché
qu’un soupir exaspéré à mon encontre. Et que dire de Sophie qui avait cru
aider en craquant une allumette sous le chaudron de mirabelles en attente de
cuisson sur la cuisinière. La mère étant occupée à soigner les veaux. On
avait retrouvé les mirabelles calcinées et le chaudron en cuivre de la grand-
mère complètement foutu. Quant au plafond de la cuisine, il avait fallu le
repeindre. Juste une précision pour que vous cerniez mieux le problème.
Sophie avait à peine quatre ans.
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours vu les parents débordés.
Attention, je ne les juge pas, je fais juste un constat. Rappelons qu’ils se
tapaient des semaines de soixante ou soixante-dix heures à courir dans tous
les sens du matin au soir, alors Sophie, Nathan ou moi, quand on était
gamins, ils n’avaient guère le temps de nous surveiller. D’autant plus
qu’étant à la campagne, franchement, qu’est-ce qui aurait bien pu nous
arriver ? On passait donc après les vaches, les veaux, les poules, les lapins
et tout le reste. On était encore bien souvent la cinquième roue de la
charrette.
Pour en revenir à la fugue de Nathan, lorsqu’en fin d’après-midi le car
s’était arrêté dans le village, seul le petit Gabriel Faivre en était descendu.
Pensant que Nathan l’avait raté, les parents avaient attendu deux heures de
plus. À plusieurs reprises déjà, il était rentré en stop du collège, prétendant
avoir raté le car parce qu’un prof les avait gardés dix minutes après la fin du
dernier cours. En début de soirée, comme il n’y avait toujours pas de
Nathan à la ferme, le père était parti prévenir les gendarmes du bourg,
lesquels gendarmes avaient conclu qu’il ne pouvait s’agir que d’une fugue.
L’adolescent de seize ans qui s’offrait une première sortie perso au
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printemps, ils connaissaient. Avec le ciel bleu, les petites fleurs dans les
prés et en cette fin du mois d’avril, les filles qui se découvraient, tout était
propice à un premier envol. « Amoureux qu’il est votre Nathan, j’en
mettrais ma tête à couper ! Vous verrez qu’il reviendra ce soir ! L’estomac
vide et penaud de vous avoir causé du souci ! » avait déclaré avec un clin
d’œil éloquent Gérard Droz, l’adjudant-chef.
Pour les rassurer et aussi parce qu’il fréquentait la même société de chasse
que celle du père, il avait envoyé un collègue sillonner la campagne
alentour. De leur côté, les parents avaient téléphoné un peu partout parmi
leurs connaissances. Deux vieux piliers du village, Raoul et Bébert, amis
d’enfance du père, n’avaient pas lésiné pour ratisser le canton et interroger
des jeunes au cas où. La soirée entière, qu’ils y avaient passé. Le père en
avait été tout remué : « Vois-tu Paul, c’est quand on a des emmerdements
comme ceux-là qu’on peut compter ses vrais amis ! »
Mais le soir, toujours pas de Nathan. Les parents n’en avaient pas fermé
l’œil de la nuit. Dans l’espoir de débusquer un indice susceptible de les
conduire à leur petit dernier, ils s’étaient levés peu avant l’aube pour aller
fouiller dans ses affaires. Contrairement à moi, Nathan n’était pas
bordélique ; question rangement, il était plutôt du genre maniaque. Pour
vous dire, il se lavait les mains au moins dix fois par jour, même que ça me
faisait marrer. Bref, l’ordre dans sa chambre frôlant l’obsession, il n’avait
pas fallu longtemps aux parents pour ressortir bredouilles de leur
perquisition nocturne.
Le samedi en début de matinée, Nathan n’était toujours pas là. N’y tenant
plus, le père était reparti à la gendarmerie. Son degré d’angoisse était tel
que l’adjudant-chef avait décidé de lancer un avis de recherche dans tout le
département.
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Je me souviens du temps pourri de ce dimanche à Créteil. Ciel gris et pluie
mesquine depuis le lever du jour, la météo glauque qui peut rapidement
vous mettre les batteries à plat si vous vous laissez glisser sur la mauvaise
pente. Et quand ça n’allait pas comme elle le voulait, Valérie vous le faisait
savoir, quitte à bien gâcher votre journée au cas où vous l’auriez mieux
entamée qu’elle.
Arrivée à neuf heures devant sa salle de fitness, prête pour deux heures de
tapis de course et de musculation, elle avait trouvé l’entrée fermée. Avec,
scotchée sur la vitre, une note manuscrite « Cause maladie, fermeture
exceptionnelle ce dimanche matin » qui l’avait fait monter direct dans les
tours. Et comme si ça ne suffisait pas, l’appartement puait le plastique brûlé
lorsque, furax et trempée jusqu’aux os, elle avait franchi le pas de la porte.
L’aspirateur acheté au Carrefour à peine six mois plus tôt venait de me
lâcher. Inutile de prévoir avec elle une séance cinéma parce qu’avec « ce
putain de temps », elle n’avait aucune envie de ressortir. Quand rien ne
roulait pour elle, j’estimais qu’elle en faisait beaucoup. Sans pour autant
réagir, à part afficher un semblant d’empathie. À croire que je trouvais mon
compte à son côté petite bourge capricieuse. Je la laissais râler, j’attendais
que ça passe. L’après-midi, j’avais donc regardé trois épisodes de la série
Sur écoute que Jérôme m’avait prêtée. Et bien sûr, Valérie, ça ne la
branchait pas : « C’est nul, ta série, je ne vois pas l’intérêt de regarder des
types dealer et se faire descendre les uns après les autres. »
Je crois bien que c’est ce fameux soir où le père a téléphoné que tout a
commencé à foirer entre nous. Alors que, vautré au fond de mon canapé,
j’étais en train de ruminer l’appel inquiet du père, elle avait reçu un SMS
l’informant du congé de maladie d’une collègue. Elle m’avait parlé la veille
de cette fille qui avait piqué une crise de nerfs devant deux patients
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déambulant avec leur potence de perfusion dans le couloir. Gros pétage de
câble. On avait dû l’isoler vite fait dans une salle de repos.
Le SMS de cette fin de week-end, Valérie ne le digérait pas. « Soi-disant
qu’elle n’arrive plus à faire face, pauvre petite ! » qu’elle avait lancé en
s’épilant les sourcils à côté de moi. Déjà là, j’avais commencé à grimacer.
Mais sans rien montrer bien sûr. Voyant que je ne réagissais pas, elle était
partie se couler un bain. Elle prenait toujours un bain le dimanche soir et
son bain, croyez-moi, ça pouvait durer des plombes. J’avais donc cru
l’incident clos. Mais non, la baignoire une fois remplie, elle était revenue se
planter devant moi. Les mains sur les hanches et le visage enduit d’un
masque blanchâtre, elle fulminait. Elle en voulait à sa collègue d’avoir «
égoïstement » accepté le congé de maladie qui allait pourrir la semaine de
tout le service. « Et c’est pas parce qu’elle se la joue divorcée avec ses deux
mômes en bas âge qu’on va s’apitoyer sur son sort ! » Elle m’avait balancé
ça avec un méchant petit sourire.
J’avais levé les yeux, espérant qu’elle allait faire marche arrière et rectifier
le tir. Recouvrer ne serait-ce qu’un brin d’humanité pour cette jeune
collègue qui venait de dévisser. Raté. « Putain, j’y crois pas ! Quelle
connasse ! » qu’elle avait lâché en repartant dans la salle de bains.
J’avais regardé sans les voir les sports sur Canal. Tandis que l’autre abruti
avec sa cravate rose fuchsia, là-bas dans son studio à Paris, bavassait à n’en
plus finir sur le dernier match de foot France-Allemagne, je m’étais
demandé où Nathan pouvait bien traîner. J’étais étonné, mais bizarrement
peu inquiet. Le petit frère avait grandi, il avait besoin d’espace. Coincé dans
un village paumé au milieu de nulle part entre la mère et le père vieillissant,
il s’ennuyait comme un rat mort, c’était clair. Surtout depuis qu’Antoine
était parti interne à Épinal.
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Je n’avais pas cherché plus loin. Cette version des évènements m’allait
bien, elle lissait tout ce qui aurait pu froisser ma tranquillité d’esprit. On ne
voit pas toujours ce qui nous crève les yeux. La réalité, on a souvent
tendance à la balayer d’un revers de la main, surtout si elle devient trop
rugueuse et menace de nous blesser. Alors plutôt que de me poser les
questions qui dérangeaient, j’avais rêvassé en regardant le match d’un œil
distrait. Disons que j’avais dérivé. Parce qu’après le petit frère, la ferme
était venue se raccorder à mon ADN rural. Je me souviens avoir pensé que
le père avait eu sacrément raison de changer de machine à traire, elle lui
avait peut-être couté un bras mais il allait gagner en confort. Je me rappelle
aussi m’être inquiété pour le tracteur qui montrait de sérieux signes de
fatigue, pas sûr qu’il leur tiendrait encore bien longtemps et où est-ce qu’ils
allaient dénicher le fric si le moteur déclarait forfait ? Tout ça pour dire que
même si mon cerveau avait trouvé commode de lâcher le petit frère, il en
était autrement pour la ferme. Elle n’était pas prête de me lâcher.
Au moment où ils passaient les spots publicitaires, Valérie était ressortie de
la salle de bains. Calme, mais vaguement boudeuse. Alimenter un semblant
de conversation aurait pu nous remettre sur les rails, nous accorder une
parenthèse avant le choc final. Preuve que la connexion avait dû être pas
mal endommagée, j’étais resté muet. J’ai juste le souvenir de la pizza
Thiriet quatre fromages partagée en silence devant un mauvais film avec
Maria Pacôme dans le rôle principal.
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Le 4 décembre 2019
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ramassé mes feuilles en silence. Je l’ai remercié pour ses précieux conseils
et je suis parti.
J’ai rejoint ma cellule en mode parano. J’avais dû faire une grosse gaffe.
Chez le prof, à tous les coups, il y avait une table style Habitat ou autre, un
canapé design énorme et une table basse avec tout le bazar intello dessus.
Peut-être aussi qu’il avait une femme de ménage antillaise ou mahoraise
qu’il payait au lance-pierres, allez savoir.
Il est sympa, patient, souriant et poli, Gustave Lambert et il nous apporte
beaucoup, on lui enlèvera pas ça. Sans compter qu’il doit être mal payé, les
prisons ne croulent pas sous le fric, c’est pas un scoop… Pourtant j’ai
comme un doute ou plutôt « je suis assailli d’un doute » dirait René. C’est
vraiment pour nous qu’il intervient en prison, le prof ou c’est pour se faire
mousser en famille, avec ses potes ou dans son lycée ? Pour se sentir un
type bien en se rasant le matin devant sa glace ? C’est quoi exactement sa
motivation ?
Un jour qu’on discutait en atelier d’écriture de la vision qu’ont les gens du
monde carcéral, Rémi avait lancé : « Dans le monde du dehors, la prison
génère un attrait plus qu’équivoque ». J’y ai souvent repensé par la suite. Il
avait pas tort, Rémi, parce que, si on réfléchit bien, ça rime à quoi tous ces
films et séries nazes sur le monde carcéral qu’ils nous sortent chaque année
? Y a qu’à voir comment les gens se jettent dessus. Pires que des sangsues !
Et sans jamais questionner le bienfondé de l’enfermement, c’est peut-être
bien ça le pire.
Jeremy a passé la journée du lundi recroquevillé sur son matelas. «
Violence du choc carcéral » qu’on appelle ça. Réaction classique. Rien
d’étonnant pour un primaire. J’étais dans le même état les premiers jours
en maison d’arrêt. C’est pas comme Armand, incarcéré depuis vingt-cinq
ans, en fin de peine et qui redoute de sortir. À soixante-quinze ans, qu’est-ce
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qu’il pourrait bien faire dehors, Armand, à part terminer son existence
dans la rue ? Au parloir, plus personne ne demande à le voir. Sa femme est
décédée il y a plusieurs années ; quant à ses enfants, ils l’ont complètement
rayé de leur vie. Où ils vivent aujourd’hui, Armand n’en sait foutrement
rien.
Vu de l’extérieur, un type en prison n’est jamais fréquentable. Quand j’ai
été incarcéré, il y a ceux qui ont choisi de couper le contact avec moi et
c’est peut-être ça au début qui m’a fait le plus mal. Comme mes cousins de
Vesoul par exemple, quelques-uns de mes potes de Créteil ou encore Cédric
qui ne m’a plus jamais donné signe de vie alors qu’on était copains depuis
la maternelle. Heureusement il y a ceux qui ne m’ont jamais abandonné.
Sophie, Patrick et la tante Micheline ne m’ont jamais lâché, tout comme
Antoine bien sûr. Sans oublier Mickaël qui m’écrit souvent et Jérôme qui
me donne régulièrement des nouvelles de ses combats de boxe thaï. Et puis
il y a Camille…
Robert m’a toujours soutenu. Et pas seulement parce qu’il était son grand-
père et l’ami des parents. Au début de mon incarcération, il m’a envoyé six
œufs accompagnés d’une note « Pondues par mes poules ! » signée Robert
Jacquot. Pour l’interdiction de recevoir des produits frais, il n’était pas au
courant. J’ai eu vent du message, mais j’ai pas eu les œufs, paraît-il,
emballés avec le plus grand soin.
Leurs règlements, faut pas chercher à les comprendre. Par exemple, les
livres, doivent avoir une couverture molle. Règlement intérieur ! Soi-disant
pour éviter l’introduction de dope dans la prison. Comme s’il n’y avait pas
de shit qui circulait ici. Comme si l’administration ignorait les mélanges
pourris que de nombreux détenus concoctent tranquillement dans leur
cellule. Grâce aux calmants qui leur sont distribués à l’infirmerie.
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Lorsqu’on est incarcéré, il n’y a rien de pire que d’apprendre le décès
d’un proche. Robert est mort d’un « coup de sang ». Le jour où j’ai appris
qu’il était mort subitement en arrachant ses pommes de terre, ça m’a bien
mâché. Autant que pour les parents, c’est dire. Il aimait trop la bonne
bouffe et se foutait d’être en surpoids. Ça faisait pas mal de temps qu’il
avait « le cuisant », mais imperméable comme il était aux bienfaits de la
médecine, il n’avait pas jugé utile de consulter. Il avait préféré suivre les
conseils de sa cousine Paulette : « Du jus de choucroute, tu verras, Robert,
rien de tel pour soigner les remontées acides ! »
Il est là dans un coin de ma tête, il ne m’a jamais quitté. Quand je broie du
noir, je nous imagine partir pêcher le brochet. Après avoir fixé à la va-vite
les cannes à pêche sur la galerie de sa vieille 205, on descend le chemin qui
mène jusqu’au bord de la Saône. On va au même endroit, on change rien.
Dans le pré du bas, entre les deux tilleuls. On prépare le matos sans se
presser, après quoi on prend place. Robert s’assoit sur son tabouret, celui
avec les tiroirs dans lesquels il range tout son petit bordel d’hameçons et de
fils. À portée de main, il a pris soin de poser son vieux panier en osier. Avec
un casse-croûte d’enfer dedans : pain, emmental de la coopérative, jambon
cru et saucisson. Le tout accompagné d’une bouteille de rouge qu’il va
déboucher avec un clin d’œil complice. Parce que « y a pas d’mal à s’faire
du bien ».
Quand je pars dans ma tête à la pêche avec Robert, la météo est idyllique.
Des hirondelles arrivées depuis peu tournoient dans le bleu du ciel. Il fait
beau et presque chaud. Histoire de nous rafraichir un peu, une petite brise
nous caresse le visage. Nous voilà donc pour deux bonnes heures à
surveiller en silence le passage du brochet repéré la veille. On a tout notre
temps. On finira bien par le mettre au sec.
Le 10 décembre 2019
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Difficile de tenir mon journal. Avec mes heures en cuisine et mon travail
d’écriture, il me reste à peine le temps d’aller en salle de sport !
Dylan m’a interrogé sur mes séances de boxe thaï. Il serait partant pour
un essai.
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Le lundi en fin d’après-midi, des flics avaient repéré Nathan allongé sur un
banc à l’ombre d’un arbre, à une centaine de mètres de la gare d’Épinal.
Une vieille dame passant par là avec son caddie de courses avait remarqué «
ce jeune homme habillé normalement, pas comme un SDF » qui avait l’air
plutôt mal en point. Il cuvait l’impressionnante quantité d’alcool ingurgitée
la veille. Parce qu’il puait le vomi, elle n’avait pas pris le risque de s’en
approcher, mais aussitôt arrivée chez elle, elle avait appelé la gendarmerie.
C’est le père qui était parti récupérer le petit frère.
On n’a jamais su ce qu’ils se sont dit sur le chemin du retour. Pas grand-
chose, je suppose. Je les imagine assis côte à côte dans la vieille 306,
mutiques et aussi perdus l’un que l’autre. Si on ne filait pas droit, le père
n’était pas du genre à balancer des baffes. Confronté à une situation
complexe, il pouvait même donner l’impression de marcher sur des œufs.
Quand Nathan a fugué, il avait soixante-huit ans et nul doute que les années
passant, sa propension à fuir les obstacles s’est aggravée, sans compter que
l’irruption d’Internet et des téléphones portables a achevé de le déphaser. Il
avait beau avoir toute une ribambelle de potes gravitant autour de lui, je
crois qu’il n’était vraiment à l’aise que lorsqu’il se retrouvait seul au milieu
des champs au volant de son vieux Massey Ferguson, dans l’écurie avec ses
vaches ou au fond d’un bois à couper sa part d’affouage. Le monde
extérieur, il le tenait à une distance respectable et s’était construit une bulle
parfaitement étanche. Les guerres à des milliers de kilomètres du village
n’avaient aucune prise sur lui : « Tant qu’il y aura des hommes sur Terre, il
y aura des guerres, c’est pas plus compliqué que ça ! » Attentats et
accidents le laissaient muet. À part peut-être Mitterrand dont il avait gardé
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le souvenir d’une joyeuse fête le 10 mai 1981, aucun homme politique ne
méritait son attention : « Tous des branquignols ! »
Il s’aventurait rarement à plus d’une cinquantaine de kilomètres de chez
lui. Pour vous dire, son unique expédition à Paris avait été cette journée au
Salon de l’Agriculture avec Robert en 1995. Ses copains, Raoul et Bébert
ayant proposé de prendre le relais pour la traite à la ferme, il était parti
l’esprit presque tranquille. Après avoir laissé la 306 sur un parking devant
la gare d’Épinal, les deux compères étaient montés dans le train. Toute une
aventure quand on goûte peu à l’inconnu.
Arrivés à la gare de l’Est, ils s’étaient engouffrés dans la bouche de métro
la plus proche, mais bien sûr quand il avait fallu changer de ligne, ils
n’avaient pas su faire. À force de tourner en rond dans les couloirs comme
des hamsters dans leurs roues, ils avaient terminé leur périple en taxi. La
choucroute du Salon « dégueulasse » et l’hôtel « miteux » les avaient
achevés. Le père n’était plus jamais retourné au Salon de l’Agriculture. À
ceux qui l’interrogeaient sur un prochain séjour dans la capitale, il lâchait
invariablement : « Plus jamais ! Ça m’a vacciné ! »
Alors autant vous dire que mon choix de m’installer avec Valérie dans la
région parisienne, il ne l’a jamais compris : « Non, mais tu crois pas que tu
serais mieux à Épinal ? Et puis avec son diplôme d’infirmière, ta copine
pourrait trouver sans problème une place dans une clinique ! » Épinal étant,
selon ses critères, à l’extrême limite encore vivable, à condition bien sûr
d’habiter à une quinzaine de kilomètres de l’agglomération, parce qu’avec
ces zones commerciales qui poussaient « comme des verrues au milieu des
champs », on ne s’y retrouverait bientôt plus.
C’était donc à la ferme, loin de tout cet épouvantable tremblement humain
qu’il aimait vivre. Avec sa centaine d’habitants et son air pur, le village
entouré de forêts et de prairies constituait le meilleur rempart de protection
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contre le reste du monde. Dans les grandes villes, ce n’étaient pas les
banlieues dites « sensibles » qui l’inquiétaient, c’était le mode vie urbain
avec ce flot humain incessant et ces milliers de véhicules qui vous
polluaient l’air du matin au soir. C’était l’absence de silence et la forte
densité de population sur un espace qu’il estimait beaucoup trop réduit pour
demeurer inoffensif. Aucune nuance avec le père. Il considérait qu’en ville
les enfants ne pouvaient que pousser de travers. Et si quelques mois avant la
fugue de Nathan, vous l’aviez interrogé sur le profil de l’adolescent
terminant sa fugue alcoolisée à soixante kilomètres de chez lui, il aurait
pointé du doigt sans hésiter le gamin de la ville avec des parents forcément
absents. Bouffés par leur mode de vie urbain. Bref, pour le père, c’était le
monde rural ou rien. Alors quand Nathan a disjoncté, il a perdu pied.
Le 15 décembre 2019
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faire ultra gaffe, je fais des fautes de conjugaisons qu’il corrige en
soupirant. Et j’oublie souvent les négations, c’est ça qui l’énerve le plus,
j’ai l’impression.
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On a appris plus tard que Nathan avait fugué parce qu’un garçon de sa
classe s’était moqué de son bégaiement dans la cour du collège. L’enquête
du conseiller principal d’éducation avait été pointilleuse, les langues
s’étaient vite déliées.
Devant un groupe de camarades, l’adolescent avait imité Nathan, « c’est
quand… quand qu’on… qu’on… a… a… con… con… contrôle de… de…
maths ? » en exagérant son handicap. Les hurlements de rire de cette
assemblée étaient tels qu’une dizaine d’élèves s’étaient rapprochés. Parmi
eux se trouvait Nathan arrivé le dernier, situé en retrait et donc invisible aux
yeux du fanfaron et de ses complices. Fort de son succès, l’élève en
question avait récidivé, déclenchant l’hilarité de tous, y compris d’une
petite blonde dont Nathan était tombé amoureux. Virginie Berton, la fille du
boucher qu’il avait couvée du regard des mois durant. Jusqu’au jour où elle
avait daigné lui donner la main pour entrer dans le collège.
Malheureusement, l’étape suivante, celle du premier baiser, n’avait pas eu
le temps de se concrétiser. Une semaine plus tard, le rire cruel de la belle
démolissait Nathan.
La fugue du petit frère a plongé les parents dans un désarroi qu’on n’a pas
mesuré, ma sœur et moi. Rien d’étonnant. On ne vivait plus avec eux, nos
vies n’avaient plus grand-chose à voir avec leur quotidien. Sophie et moi,
on s’était urbanisés, elle à Nancy avec Patrick et moi à Créteil avec Valérie.
Bien sûr, on avait plaint les parents qui s’étaient fait un sang d’encre. Ils
avaient largement passé l’âge de se taper la crise d’adolescence de Nathan,
mais n’empêche, cette première fugue, je me souviens en avoir plaisanté
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avec Sophie au téléphone. Le côté frondeur du petit frère disparaissant
pendant trois jours nous avait à la fois étonnés et rassurés. On s’était dit
qu’il avait beau bégayer, notre Nathan, il avait le caractère bien trempé.
Déni ou aveuglement de ma part, aujourd’hui encore, j’ai du mal à
comprendre comment j’ai pu prendre cette première alerte à la légère.
Même interrogation concernant Sophie dont l’optimisme renforçait ma
conviction que Nathan s’était juste payé le luxe d’une fugue adolescente.
Ce qu’il a fait durant ces trois journées loin de la ferme et surtout où il a
passé ses nuits, Nathan n’en a jamais rien dit et le pire, c’est qu’aucun
d’entre nous n’a cherché à savoir, pas même les parents qui ont cru bien
faire en demeurant ultra discrets. D’ailleurs la mère avait pris un air presque
offusqué lorsque je l’avais interrogée : « C’est son histoire à lui, on n’allait
quand même pas l’embêter avec ça. »
La fugue de Nathan, ils l’ont pourtant vécue comme le signal d’un séisme
inévitable, à croire que le fil invisible les reliant à leur petit dernier leur
envoyait des messages dont eux seuls étaient les destinataires. Mais ça
aussi, on l’a compris beaucoup trop tard.
Toujours est-il que le jour où Sophie avait critiqué leur façon de faire avec
Nathan, il en était resté quelque chose. Elle n’avait donc pas parlé pour rien.
Au téléphone ce fameux dimanche soir, le père avait pris un ton sec pour
m’annoncer que cette fois, c’en était terminé des largesses avec Nathan, ils
allaient changer leur fusil d’épaule : « Il a mangé son pain blanc,
maintenant on va le recadrer ! » Ils se préparaient à lui passer un savon, lui
interdire la Trial, la télé et sa console, punitions qui le ramèneraient direct
dans le droit chemin. Du moins le croyaient-ils.
Après l’appel du père, jamais je n’ai envisagé de poser une journée pour
aller humer l’air ambiant à la ferme, apaiser les parents, bavarder avec
Nathan afin d’engager avec lui une conversation complice. Bref, endosser
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pour de bon mon rôle d’aîné. Je n’ai rien fait de tout ça parce que le week-
end suivant était programmé un stage de boxe thaï à Créteil. Hors de
question de le rater. Priorité à ma petite vie bien rangée. Je me suis contenté
d’appeler les parents pendant ma pause le lundi midi et sans jamais prendre
la mesure de ce qui se jouait là-bas à la ferme, j’ai repris le scénario de
l’adjudant-chef, celui de l’ado amoureux revenant au bercail parce qu’il
avait l’estomac vide. Le boulet de culpabilité que je traîne depuis des
années, on peut dire que je l’ai bien cherché.
Lorsqu’en fin d’après-midi la mère m’avait prévenu que le père était parti
récupérer Nathan, j’avais été soulagé pour elle. Pour le père aussi.
D’accord, ils avaient vécu dans l’angoisse pendant trois jours, mais pour
finir, il s’agissait d’une banale histoire de fugue. Tout ça pour ça !
Sophie non plus n’était pas allée à la ferme, elle avait préféré laisser
Nathan et les parents régler leur problème entre eux, elle n’avait pas voulu
« s’immiscer ». Elle avait appelé le petit frère un soir, mais comme la
communication au téléphone n’avait jamais été son fort, elle n’avait rien
appris de plus ; les questions qu’elle lui avait posées, il y avait à peine
répondu. Il ne bégayait pas plus que ça quand on l’appelait, c’est juste qu’il
détestait téléphoner. Comme le père.
Deux jours plus tard, il était reparti tête haute au collège. Il leur avait
montré à tous de quoi il était capable, les troisièmes les plus coriaces
surtout. La prof principale ayant jugé utile de réunir « tout ce petit monde
afin de crever l’abcès », la pression était retombée tel un ballon de
baudruche après une fête ratée. Quelques larmes avaient été versées et de
vagues pardons murmurés. L’affaire était close.
Et puis fin mai, miracle, alors qu’on n’y croyait plus, le lycée agricole
avait accepté le dossier de Nathan. Il était revenu tout sourire du collège. Et
avec la réussite du Brevet en juin, une autre page s’était tournée. En à peine
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un mois, il avait gagné en confiance, il n’était plus le même, on ne le
reconnaissait plus. Gros soulagement à la ferme. De courte durée,
malheureusement.
La fugue, on n’y a plus fait allusion devant les parents. Espérant qu’au fil
des mois, son impact diminuerait dans leur esprit, on l’a laissée s’enliser
doucement dans l’historique familial. Sophie prédisait qu’ils finiraient par
la dédramatiser, elle viendrait s’inscrire dans le catalogue de ces incidents
que l’usure du temps transformait en histoires drôles évoquées autour d’une
table en famille. Et des histoires, on en avait une bonne réserve chez nous.
Pour vous donner un exemple, quand on avait du monde à la maison et que
la mère ouvrait un bocal de cerises pour le dessert, il nous arrivait encore
souvent de rappeler le coup où le père était tombé comme une pierre du
haut d’un cerisier. Sur le moment on avait eu très peur parce qu’après avoir
atterri dans l’herbe, il était resté inconscient quelques secondes.
Heureusement les examens à l’hôpital n’avaient rien décelé, il avait juste
été sonné par la chute. Mais ensuite, ça n’avait pas raté, à chaque bocal de
cerises, on chambrait à mort le père, comme quoi à tenter des déplacements
vertigineux dans le cerisier du coteau, il avait dû se prendre pour Johnny
Weissmuller dans Tarzan et la chasseresse, film qu’on avait enregistré sur
notre magnétoscope et regardé en boucle, Sophie et moi lorsqu’on était
adolescents.
Avec l’épisode de la 306 sur le parking du Leclerc, la mère n’était pas en
reste non plus. Son caddie de courses plein à ras bord, elle s’était trouvée en
rade devant le coffre qu’elle n’arrivait pas à ouvrir. Bloqués, le coffre et les
portières. Et ses surgelés qui commençaient à ramollir… En attendant le
dépanneur Peugeot, plusieurs clients s’étaient proposés de l’aider, parmi
lesquels, un bricoleur pur jus qui avait entrepris de démonter la serrure.
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Peine perdue. La mère s’était tout simplement trompée de voiture. La 306
était garée deux rangées plus loin.
Mais l’histoire qui remportait tous les suffrages, c’était celle de cette petite
couleuvre lovée sous le pommier à côté du père faisant sa sieste dominicale
sur une couverture !
Sophie avait sans doute raison : « Tu verras Paul, les années passant, la
fugue de Nathan, les parents finiront par en plaisanter. Il suffit juste de
laisser le temps au temps. »
Au printemps 2003, entre Valérie et moi, ça n’allait plus. Notre couple
s’était mis à bringuebaler dans tous les sens. La passion qui nous avait
dévorés les deux premières années s’était muée en une routine ponctuée
d’engueulades et de rabibochages de moins en moins convaincants. On
s’essoufflait, on avait besoin de prendre un peu d’air chacun de son côté.
Lorsque j’avais émis le souhait de partir deux semaines au village en juillet
plutôt que l’accompagner avec ses parents en Espagne, Valérie m’avait
semblé soulagée. « Tu as raison, il faut savoir se séparer pour mieux se
retrouver. » Elle m’avait sorti ça avec le plus grand sérieux. Elle avait
tendance à recracher toutes les conneries qu’elle lisait dans ses magazines.
Il m’arrivait de feuilleter par curiosité les Elle ou Marie-Claire qui
traînaient sur sa table de nuit. Au risque de passer pour un sinistre macho,
j’avoue que leurs recettes infaillibles pour couples en détresse me laissaient
toujours sceptique.
J’étais donc parti deux semaines à la ferme. Sans douter un seul instant que
malgré tout ce qui nous séparait, Valérie et moi, c’était malgré tout du
solide. On avait résisté au tangage que nos origines sociales avaient suscité
autour de nous, alors ce n’était certainement pas l’usure du quotidien qui
allait nous détruire. Tous les couples passaient par un épisode houleux sans
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pour autant mettre fin à leur histoire. Nous, c’était au creux de la vague
qu’on se trouvait. On en sortirait.
Six années s’étaient écoulées depuis mon départ définitif du village. Six
années sans regretter une seule fois d’avoir quitté la ferme. Ma nouvelle vie
me plaisait bien ; mon boulot de brancardier, mes soirées avec les copains et
mes séances de boxe thaï, tout me plaisait, je ne le répèterai jamais assez.
Pourtant, allez comprendre pourquoi, lorsque je m’étais installé au volant
du tracteur le lendemain de mon arrivée, j’avais eu le sentiment étrange de
revenir là où j’aurais toujours dû être. Et c’est avec un profond soupir de
bien-être que j’avais retrouvé les senteurs des prés au petit matin. J’étais en
manque et je ne m’en étais pas aperçu. Rien que d’y penser maintenant, ça
me fout les boules parce qu’après onze années derrière les barreaux, j’ai
beau tenter d’imaginer le parfum d’une meule de foin ou celui du lait tout
juste tiré, je n’y arrive pas. La puanteur de nos cellules a pris le dessus, elle
a tout gommé, tout effacé. J’aimerais tant aller me rouler dans l’herbe
tendre d’un pré, prendre à pleine main une poignée de terre pour en respirer
l’odeur ou coller mon visage contre la panse tiède d’une vache. Je ne suis
pas le seul à ressentir ce manque. Toi aussi, Farid, un jour où tu avais le
moral au plus bas, tu m’as dit pleurer les parfums perdus de ton pays.
L’été 2003, le père croulait sous le travail, mais avec Nathan et moi pour
l’aider à la traite et aux moissons, il pouvait marquer une pause de temps en
temps. Il avait pris un méchant coup de vieux ces deux dernières années et
j’avais culpabilisé de l’avoir lâché pour partir vivre ma vie de citadin. Il
avait beau avoir subi une batterie d’examens rassurants chez un
cardiologue, son essoufflement m’inquiétait, d’autant plus qu’il comptait
attendre trois ans avant de passer le relais à Nathan. Il avait soixante-huit
ans. Comment il allait tenir, je n’en savais rien. Quand bien même la mère
faisait plus que sa part, on manquait de bras à la ferme. Et Nathan, bientôt
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interne dans son lycée agricole, ne serait pas toujours là pour les aider.
Depuis mon départ, il leur arrivait de plus en plus souvent d’embaucher un
jeune quand il y avait urgence, mais de toute évidence, ça ne suffisait pas.
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matin, ça te dit ? Sept heures devant la fontaine ? Avec Bobby ? Il a besoin
de se défouler ! »
Jusqu’à mon départ dix jours plus tard, on a couru tous les matins. Enfin
pour être plus exact, on a surtout couru après ce beagle qui se barrait chaque
fois au fond des bois. La tendance autonomiste de Bobby n’avait pas l’air
de contrarier Camille, loin de là. Et nul besoin d’ajouter qu’avec ce chien,
j’avais trouvé un allié indéfectible parce qu’évidemment, j’étais tombé
raide dingue de cette fille. Et ça n’avait plus rien à voir avec notre
amourette au lycée.
Stop, les gars, ne vous emballez pas. N’allez pas croire que question sexe
ça a chauffé dans les bois. Désolé Moussa, tu vas être déçu, mais durant
tout ce temps qu’on a couru ensemble, il ne s’est rien passé. On s’est juste
embrassés la veille de mon départ. Au moment de nous séparer, au lieu de
me coller sa bise habituelle sur la joue, elle a posé ses lèvres sur les
miennes et bien sûr, j’y ai mis du mien. Le baiser est devenu plus
langoureux, mais on n’est pas allés plus loin et je n’ai rien fait pour, même
si l’envie de partir nous rouler dans l’herbe tendre d’un pré m’a traversé
l’esprit.
Je vous entends déjà vous foutre de ma gueule. Eh bien non, je n’y suis pas
allé parce que Valérie m’attendait avec impatience dans notre F2 à Créteil.
Prise de remords, elle était rentrée d’Espagne quatre jours plus tôt et me
demandait de revenir « pour mettre enfin les choses à plat ». C’est ce
qu’elle m’avait annoncé, la voix nouée par l’émotion, la veille au soir au
téléphone. Pris de court, j’avais juste répondu : « Tu as raison, il faut
vraiment qu’on parle tous les deux ». Avant de raccrocher, entre deux
reniflements, elle avait murmuré : « Reviens, je t’attends. » Avec
l’assurance du type qui savait exactement ce qu’il faisait, j’avais répliqué :
« D’accord, j’arrive demain. »
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Sauf que je ne savais plus où j’étais. Camille avait tout chamboulé et le
mode d’emploi pour me dépêtrer du piège dans lequel je m’étais jeté à
Créteil, je ne le connaissais pas. Comment annoncer direct au téléphone que
j’avais revu la fille avec laquelle j’étais sorti quelques mois en terminale et
que cette fois elle m’avait mis la tête à l’envers pour de bon ? Que je
n’avais jamais rien ressenti de pareil ?
Je n’ai pas eu le courage d’affronter Valérie avec qui je vivais depuis trois
ans, alors je me suis exécuté. Au sens propre et figuré du terme. Je suis
reparti à Créteil le lendemain, deux jours plus tôt que prévu et j’ai eu la
faiblesse de la laisser rafistoler notre relation déliquescente. Il faut dire
qu’elle avait eu recours à des arguments plus que convaincants, si vous
voyez ce que je veux dire. Le sexe ne suffit pas à rabibocher un couple à la
dérive, mais ça non plus, je ne l’avais pas encore compris.
Mis à part nos ébats qu’elle a qualifiés de réparateurs, on a redéfini les
termes de notre vie à deux et c’est moi plutôt qui ai imposé une ligne
nouvelle. À savoir qu’on ne resterait plus autant scotchés l’un à l’autre. J’ai
insisté sur une liberté de mouvement qu’on s’était jusque-là refusée. Je ne
supportais plus, par exemple, qu’elle comptabilise les heures
d’entraînement dans mon club de boxe. Quant à ses parents, j’avais eu plus
que ma dose, alors terminés les week-ends dans leur baraque aseptisée et les
séjours dans leur immeuble de beauf en Espagne. Elle n’a rien trouvé à
redire quand j’ai évoqué la nécessité de consacrer mes vacances d’été à la
ferme, mon père et Nathan ayant besoin d’un sérieux coup de main durant
cette période de l’année. Sans préciser que les deux semaines que je venais
de passer avaient été plus qu’idylliques. Parce que bien sûr je n’ai fait
aucune mention de Camille et de nos joggings matinaux avec son beagle
fuyard. Le doux baiser, la veille de mon départ, était remisé bien au chaud
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au fin fond de mes rêves éveillés. Hors de question d’en parler. Le type
lâche, quoi.
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Le 20 décembre 2019
Hier le prof nous a demandé de faire lire nos travaux d’écriture à notre
voisin puis d’en discuter. À part René qui m’aide à rédiger mes chapitres,
Vincent a été le premier à lire mes premières pages et moi bien sûr j’ai lu
les siennes. Chez lui, baffes et punitions tombaient pour un rien. Pour une
note médiocre en classe ou une chaussette qui trainait dans sa chambre, le
père passait à l’action : il le tabassait sous les yeux apeurés de la mère. On
peut dire sans exagérer que Vincent a eu une enfance pourrie. Quand je
compare avec la mienne, je me dis qu’il n’y avait peut-être pas beaucoup de
fric chez nous, mais on a eu la chance d’avoir de bons parents.
Vincent, c’est un type d’une trentaine d’années qui ne la ramène pas
comme Rémi, Steve ou Farid par exemple. Transféré chez nous il y a
environ six mois.
Il s’est lâché un jour au cours d’une conversation avec Farid, René et moi
alors qu’on marchait dans la cour de promenade. Farid, qui venait de
perdre son père, répétait en boucle qu’avec ses trafics de came et ses petits
braquages, c’était lui qui avait précipité son vieux dans la tombe et s’il
avait eu un cancer, s’il en était mort, c’était parce que lui, le fils indigne, lui
avait trop foutu la honte. Mort de honte qu’il avait été, son père ! Et comme
le juge d’application des peines lui avait refusé l’autorisation de se rendre
à l’enterrement, il ne pouvait pas aller se recueillir sur sa dépouille.
Vincent lui a mis une tape amicale sur l’épaule. « Arrête avec ces
conneries, Farid, qu’il a fait, tu n’as rien à voir avec la mort de ton père et
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ne vas pas te mettre en tête que c’est toi qui as déclenché sa maladie. C’est
le cancer qui l’a tué, pas toi. Ce qu’il te reste de lui, c’est le souvenir
d’avoir eu un bon père, c’est à ça qu’il faut te raccrocher maintenant. Moi,
je n’ai pas eu ta chance. Mon père, cet universitaire que tout le monde
admirait, était en réalité une véritable ordure et ce n’est pas le cancer qui
l’a tué, c’est moi ! Lorsque ma mère m’a appelé à l’aide parce qu’il l’avait
cognée plus fort que d’habitude. Je paye pour ce que j’ai fait, j’assume ma
condamnation, mais aujourd’hui encore, ma mère, j’ai le sentiment de
l’avoir sauvée. »
C’était la première fois que Vincent nous alignait plusieurs phrases
d’affilée. Ça m’a sonné. Moi quand je suis passé à l’acte, il était trop tard.
Je n’ai sauvé personne. Et ça n’a rien changé non plus au chagrin qui
plombe mes jours et mes nuits depuis toutes ces années.
Le 21 décembre
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– Regardez, qu’il a dit, j’ai trouvé un bébé chat dans le pré derrière la
ferme ! On peut le garder ?
La mère a souri.
– D’accord Nathan, mais à condition que ce soit toi qui t’en occupes parce
que nous, on a déjà assez de boulot comme ça avec les bêtes. C’est toi qui
lui donneras à manger et tu t’arrangeras aussi pour qu’il ne fasse pas ses
besoins dans la maison. J’achèterai de la litière et des croquettes quand
j’irai au Leclerc, on lui mettra une caisse dans la grange.
– Dis-moi, Nathan, tu vas l’appeler comment ce matou ? » qu’il a
demandé, le père, en prenant son air le plus sérieux.
Le petit frère a alors esquissé un large sourire.
– Félix ! Comme le chat de mon livre ! »
Je me suis réveillé en sursaut. Au fond de la coursive, un détenu hurlait en
tambourinant contre la porte de sa cellule. Mon cœur cognait fort. Je
venais de revoir Nathan. J’en ai chialé.
Le 23 décembre 2019
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se passe ? Selon René, faut pas chercher, c’est la déprime de Noël. Période
toujours difficile pour nous autres détenus. Les jeunes surtout.
Le 4 janvier 2020
On était six pour fêter le Nouvel An. René, Armand, Farid, Vincent, Steve
et moi. Notre codétenu était parti rejoindre un autre groupe. René nous a
servi du Joe Dassin pendant une heure. Grâce à la petite chaîne stéréo
cantinée après avoir obtenu une autorisation exceptionnelle de
l’administration !
Le vieil Armand avait l’air complètement à l’ouest. Inquiétant.
On avait invité Dylan, mais il n’est pas venu. Début de grippe, paraît-il. Je
vais aller le voir.
Dernier Nouvel An en prison pour René qui devrait sortir en juin et moi en
juillet.
Le bout du tunnel de l’incarcération est donc pour bientôt. Sortie le 24
juillet. J’ai du mal à réaliser.
Sophie m’a écrit. Le patron de Patrick a laissé entendre qu’il pourrait y
avoir une ouverture pour moi dans son entreprise. Il va y réfléchir. Je n’ose
pas y croire. Affaire à suivre.
Le 5 janvier 2020
Les séances d’atelier reprendront le 15 janvier, pas avant. D’ici là, je vais
essayer d’avancer dans mon récit. Le prof s’est accordé une semaine
supplémentaire. Sa femme a accouché. Gradubide nous a dit sur le ton de
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la confidence que c’était une fille. Bérangère. Il devient bavard, Gradubide
!
J’ai presque terminé le chapitre 10. Je dors mal depuis plusieurs jours.
Sommeil agité. Et avec mon travail d’écriture, tout remonte avec une
intensité décuplée. Grosse prise de tête, ce retour au passé. Ça remue pas
mal de choses.
Le 17 janvier 2020
Le 19 janvier 2020
Farid m’a dit que son codétenu, Christopher, se scarifiait les bras depuis
plusieurs semaines. Ils attendent quoi pour réagir, les surveillants ? Qu’il
se foute en l’air ?
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Le type qui partage la cellule de Dylan étant parti à l’infirmerie, j’en ai
profité pour aller voir Dylan. Je pensais qu’il se sentirait plus libre pour
parler. J’y suis allé doucement pour ne pas le braquer, mais il n’a rien
lâché. René a pris le relais dans l’après-midi. Raté aussi. Il a un sérieux
problème, le gamin. Faudrait peut-être qu’un professionnel le voie. Pour
amener les gens à recracher leurs angoisses, un psy saura mieux y faire. On
va en parler à Gradubide.
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10
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sur deux, et encore, je suis optimiste, un brouillard pourri vous bouche la
vue jusqu’à point d’heure et c’est à peine si vous pouvez distinguer les deux
ânes du voisin dans le pré derrière la ferme. Quant aux oiseaux, ils se sont
presque tous barrés, remplacés par quelques buses peu avenantes perchées
sur des piquets de clôtures. Au creux de l’hiver, terminées les imposantes
chutes de neige d’autrefois, celles qu’évoquent nos vieux avec des trémolos
dans la voix. N’espérez pas non plus ces magnifiques journées ensoleillées
lorsque le mercure descendait à moins quinze ou moins vingt, elles ont cédé
la place à de fortes pluies qui vous transpercent les os en moins de deux et
grande nouveauté ces deux dernières décennies, vous avez droit à un vent
glacial en prime. Tout ça pour te dire, Moussa, que dans mon bled en hiver
tu ne tiendrais pas plus d’une semaine. Déjà qu’en octobre tu te les pèles
dans ta cellule !
Manque de chance, Camille était une Vosgienne frileuse. Début décembre,
elle hibernait. Durant ce séjour de fin d’année, aucun espoir donc de me
retrouver à courir avec elle sur les chemins derrière le village. Elle a
toujours refusé : « Sortir par un temps pareil ? Non merci, ça caille trop
dehors. » J’étais dépité d’autant plus qu’elle passait ses journées avec ses
parents venus de Strasbourg pour les fêtes. Depuis mon arrivée, j’avais le
sentiment qu’elle m’évitait et pourtant, chaque fois qu’on s’apercevait, j’en
aurais mis ma main à couper, les regards qu’elle me lançait racontaient
autre chose.
Le jour de l’An, on s’est tout de même retrouvés chez Robert assis l’un en
face de l’autre à une tablée de quinze personnes. Ambiance festive, je vous
laisse imaginer. L’alcool aidant, ça parlait de plus en plus fort autour de
nous, ça hurlait, on ne s’entendait plus. Mal à l’aise qu’on était, Camille et
moi. Incapables d’échanger une conversation à peu près intelligente tant nos
yeux tenaient un autre discours. Mon calvaire a pris fin lorsqu’au dessert
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elle a commencé à débarrasser les flûtes et s’est dirigée vers la cuisine. Je
n’ai pas attendu. Pour me donner une contenance, j’ai attrapé deux
bouteilles vides et je l’ai suivie.
Les retrouvailles se sont concrétisées devant les piles d’assiettes et de plats
sales, les marmites et les cadavres de Pinot et de Bourgogne. À croire que le
rapprochement tant espéré, c’était dans la cuisine de Robert qu’il était et pas
ailleurs. Autant vous dire que je n’ai pas traîné pour enlacer Camille. À ma
grande surprise, elle a aussitôt mis ses bras autour de mon cou et s’est
serrée contre moi. Comme on ne savait pas vraiment où on en était, on ne
s’était ni revus ni téléphonés depuis le mois d’août, nos lèvres se sont juste
effleurées. Des collégiens timorés auraient certainement été plus inventifs,
mais nous non, on est restés collés l’un contre l’autre à jouer la carte de la
tendresse et de l’attachement. Jusqu’à l’arrivée de la tante Micheline venue
poser tout un tas de couverts sur la table. « Oh zut ! Je dérange ! » qu’elle a
marmonné avant de s’éclipser vite fait. On s’était à peine détachés que
quelques secondes plus tard entrait ma sœur avec le reste de flûtes qu’elle
avait décidé de passer sous l’eau chaude. « Je vais faire les flûtes de la
grand-mère, on va quand même pas les mettre au lave-vaisselle, des flûtes
en cristal ! » Bref, autant dire que pour le reste de la journée mon projet
d’un tête à tête avec Camille était mort parce qu’ensuite, comme le soleil
avait fait une timide apparition, histoire de digérer l’imposante choucroute
que ses parents avaient ramenée de Strasbourg, on est tous partis prendre
l’air sur le chemin qui contournait le village par le haut. Tandis qu’à l’avant,
Nathan tenait le fougueux Bobby en laisse, le père et Robert, accompagnés
de notre vieux Golden, fermaient la procession d’un pas ralenti par
l’arthrose. En voyant le petit Léo installé sur mes épaules, la mère m’a
lancé un coup d’œil surpris. Nul besoin de lui faire un dessin, elle avait déjà
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tout compris. Surtout que je devais avoir la gueule du type raide dingue de
la jolie fille qui s’accrochait à mon bras.
Ce n’est que deux jours plus tard, la veille de mon départ, que j’ai pu
revoir Camille enfin seule chez Robert. Mais sans Robert, invité pour la
galette des Rois en début d’après-midi chez ses cousins, Charles et Paulette.
Pour accompagner la galette, on pouvait compter sur le Crémant d’Alsace,
le café, la brioche et l’inévitable gnôle, mirabelle ou quetsche, pour vous
coincer deux bonnes heures sur place, voire trois si on se mettait à discuter
ruralité, impôts et fonctionnaires. J’ai fait un rapide calcul. C’était réglé
d’avance. Robert ne reviendrait pas avant la fin de l’après-midi.
J’avais à peine franchi le pas de la porte que Camille s’est jetée dans mes
bras et tout en se collant contre moi, elle a murmuré : « Viens, on va dans
ma chambre ! » Avouez qu’on ne pouvait guère être plus direct. On est
montés main dans la main comme des voleurs à l’étage. Sur la pointe des
pieds pour ne pas réveiller le petit Léo qui faisait sa sieste quotidienne. Ce
qu’on avait laborieusement entamé ces derniers mois, on a eu tout le temps
de le conclure et même de le peaufiner parce qu’à cinq heures, Robert
n’était toujours pas rentré et dans sa chambre au fond du couloir, Léo
dormait à poings fermés. Quant à Bobby, on l’entendait ronfler comme un
sonneur dans l’entrée. À croire que Robert, Léo et le beagle s’étaient donné
le mot pour nous laisser jouer toutes les pages de notre partition. En fin
d’après-midi, c’est sur un petit nuage que je suis revenu à la ferme. En
bénissant ce type qui avait eu l’heureuse idée de larguer Camille. Cette fille,
j’en étais amoureux comme jamais et cette fois je n’allais plus la lâcher.
Le lendemain matin, je suis reparti direction Créteil et ce que j’aurais dû
faire depuis plusieurs mois, je l’ai fait sans l’ombre d’un remords. Et sans
stresser. J’ai rompu avec Valérie. J’ai tout balancé sans lui laisser le temps
d’en placer une.
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En me fixant sans vraiment me voir, elle m’a lancé d’une voix glaçante : «
Je me doutais qu’il se passait un truc pas clair dans ton putain de village, tu
m’as vraiment prise pour une conne » ! Comme elle ne réagissait pas plus
que ça, j’ai poussé le vice jusqu’à mentionner avec force détails le bonheur
inattendu de mon retour à la ferme en août : les foins et les moissons, les
apéros à l’ombre du pommier, les parties de tarot avec les copains et…
D’une voix blanche, elle m’a coupé, me demandant de prendre mes affaires
et dégager le plus vite possible, hors de question de rester une minute de
plus dans l’appartement. Tout en rassemblant à la va-vite mes vêtements
dans un sac de sport, j’ai tenté les arguments du tube de Joe Dassin, Salut
les amoureux, comme quoi l’amour avait « fait place au quotidien, on
n’était pas faits pour vivre ensemble, ça n’suffit pas toujours de s’aimer
bien ». Avec le vague espoir de pouvoir passer la dernière nuit sur le
canapé. Rien n’y a fait, elle m’a foutu à la porte sans même me laisser le
temps d’emballer la superbe chaîne stéréo que j’avais achetée chez Darty
avec mon premier salaire de brancardier.
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Le 1 février 2020
Dans le chapitre 10, j’ai mené les potes de l’atelier en bateau. En fait,
j’étais angoissé en arrivant à Créteil. J’avais franchement conscience
d’être le sale bouffon qui larguait la fille qu’il trompait en pensée depuis
plusieurs mois. Et cet extrait de « Salut les amoureux » que je mentionne
dans mon dernier chapitre, c’était juste pour faire marrer les potes de
l’atelier. En vérité, j’ai rien dit de tout ça. Ensuite lorsque j’ai évoqué
Camille, lorsque j’ai lâché le paquet, Valérie a carrément pété un câble.
Larmes, hurlements et insultes. C’est vrai que je n’avais rien fait pour
amortir le choc. Pendant que je rassemblais mes affaires, elle est partie se
réfugier dans la salle de bains qu’elle a fermée à clé et j’en ai profité pour
dégager. En claquant la porte pour bien lui faire savoir que c’était moi qui
avais le dernier mot. Et le coup de la chaîne stéréo que je n’ai pas eu le
temps de prendre, c’est faux. Je l’ai laissée parce qu’au bout de trois ans,
elle était déjà moitié naze.
J’ai dévalé les escaliers avec soulagement. J’étais heureux. Ne me restait
plus qu’à décider ce que j’allais faire de ma vie. Continuer à Créteil ou
repartir dans l’Est et chercher un emploi dans une clinique ? La perspective
de croiser Valérie dans les couloirs de l’hôpital faisait clairement pencher
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la balance du côté d’un départ. Un horizon nouveau s’ouvrait à moi. J’étais
fou amoureux de Camille, mais complètement paumé.
Il s’est passé un truc dément ce matin sur la coursive du bâtiment D. Un
détenu a agressé le jeune surveillant stagiaire qui distribuait le courrier. Il
s’est littéralement jeté sur lui en hurlant « fils de pute, je vais te crever ! »
Le surveillant s’est retrouvé plaqué au sol avec ce type qui l’injuriait tout
en commençant à l’étrangler. Quelques secondes de plus et il y passait, le
jeune. Heureusement l’auxiliaire, qui balayait à quelques mètres de là, est
intervenu pour lui venir en aide. Il paraît que depuis plusieurs semaines
déjà, le détenu en question entendait des voix.
Après avoir tardé pour donner une réponse, le patron de Patrick a fait
savoir qu’il n’avait finalement pas la possibilité de créer un emploi pour
moi à ma sortie de prison ; il est désolé etc… J’avais l’espoir que ça
marcherait. Je vais recontacter Pôle Emploi. Et demander aussi un rendez-
vous auprès du type du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation.
On peut toujours rêver.
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Trois mois plus tard, je quittais Créteil pour aller m’installer dans un petit
appartement à Vesoul. Je vous entends ricaner : « Pourquoi ce bled ?
T’avais fumé ou quoi ? » La réponse est simple. J’avais trouvé du travail
dans une clinique de la ville et devinez quoi… Camille habitait à quelques
kilomètres de là !
Sauf qu’elle a refusé net qu’on vive ensemble. Soi-disant que je brûlais les
étapes et qu’elle avait été échaudée par son dernier mec, la vie à deux lui
faisait peur et surtout, argument de choc, il fallait laisser à Léo le temps de
s’habituer à moi. Bref, des motifs bidons qui m’ont carrément douché.
Parce que moi j’aurais pris sans hésiter la petite famille au complet.
Camille, Léo et le beagle. La perspective d’endosser le rôle de père avec
son fils ne m’effrayait pas, au contraire. Le courant passait bien avec ce
gamin.
J’ai eu beau tenté de la faire changer d’avis, elle n’a rien voulu savoir et
comme notre discussion menaçait de tourner au vinaigre, je n’ai pas insisté.
Elle a proposé qu’on se voie une ou deux fois par semaine, pas plus. En me
caressant la joue, elle a ajouté « Pourquoi accélérer le mouvement, Paul, on
a toute la vie devant nous ». Qu’est-ce que je pouvais dire à ça ?
J’en pleurerais parce que le pire dans notre histoire, c’est qu’au final, on
n’a jamais vécu ensemble. Parce que là-bas, à la ferme, les évènements se
sont chargés de décider pour nous.
On avait tous cru qu’une fois entré dans son lycée agricole en septembre
2003, Nathan n’allait pas sortir des rails et c’est effectivement ce qui s’est
passé les trois premiers mois. Comme il était interne, il ne revenait que le
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vendredi. Il discutait élevage laitier avec le père, prenait le relais de la mère
pour la traite et le samedi soir, il partait avec Antoine voir des copains dans
le village. Tout roulait donc. L’adolescent typique, pourquoi s’inquiéter. La
voie agricole semblait lui convenir et il disait avoir des résultats corrects.
Aucun bulletin n’était parvenu aux parents en décembre, mais puisque le
lycée fonctionnait par semestre, ils n’ont pas cherché plus loin. Pendant les
vacances de Noël, Nathan avait même déclaré s’être trouvé, sans l’aide de
son établissement, un stage pour le printemps dans une grosse ferme au
nord d’Épinal. Décrocher un stage à l’âge de dix-sept ans sans appui
extérieur relevait clairement de l’exploit. Je me souviens avoir vaguement
tiqué sans pour autant réfléchir plus que ça. J’aurais dû me fier à mon
instinct, d’autant plus que les parents semblaient inquiets. La mère surtout,
qui n’a pas su me dire à temps que Nathan leur volait de l’argent, que
chaque dimanche, un ou deux billets de vingt euros s’évaporaient de la
boîte en fer qu’elle planquait entre le sucre et la farine dans un placard de la
cuisine. À noter qu’avec l’argent de poche, les parents n’ont jamais été
radins, Nathan aurait pu largement se contenter de ce qu’ils lui donnaient
chaque semaine. Il y avait également eu la disparition inexpliquée de divers
objets de valeur, par exemple la montre gousset en or de notre arrière-
grand-père maternel que la mère gardait dans le tiroir de son armoire. Dans
l’espoir secret de se tromper sur les soupçons qu’elle nourrissait envers son
petit dernier, elle avait retourné la maison sens dessus dessous. Là aussi,
elle avait évité de nous en parler. Nathan n’étant pas vu, pas pris, les parents
avaient préféré jouer la carte d’une neutralité bienveillante. Ensuite lorsque
Nathan leur avait annoncé en janvier ne plus avoir la possibilité de revenir
chaque fin de semaine, ils n’avaient encore pas voulu comprendre qu’il leur
mentait. Comment pouvaient-ils croire que la préparation d’un mémoire de
fin d’année avec deux camarades de sa classe le retenait dans ce lycée qui,
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prétendait-il, restait ouvert pour quelques internes samedis et dimanches
inclus ?
On n’a jamais rien su de son absentéisme chronique en cours ni de ses
week-ends chez un certain Loïc Jeannerot, sans aucun doute l’élève le plus
déjanté du lycée, adepte de la défonce quotidienne, que le père excédé avait
fini par jeter dehors parce qu’avec deux ans de retard, il n’avait toujours
rien foutu et venait de se faire virer de son établissement. Dépité de ne plus
pouvoir jouer le coq de basse-cour parmi ses camarades, c’est dans un squat
à Strasbourg que le fameux Loïc était parti zoner.
Le problème avec Nathan, c’est qu’il savait vous rouler dans la farine
comme personne. Alors ses week-ends de travail intensif au lycée, les
parents y ont cru. Surtout qu’il était de plus en plus prévenant avec eux, le
petit frère ; comme pour amortir le choc que sa dégringolade allait
provoquer dans leur vie. Avec Sophie et moi, il est allé jusqu’à jouer la
carte du lycéen angoissé quémandant des renseignements sur l’obtention
d’une bourse et d’une chambre au Crous. Au cas où il poursuivrait ses
études après le bac. Trop heureux de le voir à ce point transformé, on y a
cru, nous aussi. On a sauté à pieds joints dans le piège qu’il nous tendait.
Lorsque j’étais venu pour Noël à la ferme, j’avais trouvé Nathan changé.
Plus mûr, mais plus secret encore. Silencieux la plupart du temps. Cultivant
le fameux « look destroy » de Kurt Cobain, chanteur défunt de Nirvana.
Aussi blond que lui. Rideau de cheveux devant les yeux, jeans déchiré au
genou, chemise ouverte sur un vieux T-shirt noir deux fois trop long,
Converse à moitié foutues. Disparaissant dans sa chambre alors qu’on
traînait tous à table.
Sophie en avait plaisanté : « Il en aura pas raté une, notre Nathan, mais
pour finir, il a tout de l’ado en crise ! » à quoi le père avait répondu en
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bougonnant : « Tu parles d’un ado en crise, c’est plutôt un clodo qu’on
abrite ici, on aura tout vu dans cette ferme ! »
La mère n’avait pas renchéri. Elle nous avait juste lancé un sourire crispé.
Alors avec Sophie, on avait tenté de leur faire comprendre que Nathan
n’était plus un gamin. Sans pour autant lâcher toutes les amarres, il fallait
lui octroyer davantage de liberté. En guise de réponse, le père nous avait
envoyé une volée de scuds sur notre ignorance de citadins. Comme quoi, à
force de vivre en ville, on avait perdu le sens des réalités, on n’avait plus les
yeux en face des trous.
Il avait raison, on n’avait pas vu clair, parce qu’en juin 2004, le lycée
agricole a prévenu les parents qu’ils n’acceptaient pas de reprendre Nathan
à la prochaine rentrée scolaire. La raison invoquée étant son absentéisme
chronique. Le jeune Denis s’était manifestement trompé de voie. Le
proviseur conseillait une réorientation et nous, on est allés sans hésiter dans
son sens. Moi, le premier. À bientôt dix-sept ans, qu’est-ce qui pouvait
empêcher le petit frère de modifier sa trajectoire ? J’étais bien parti d’un
bac techno gestion pour terminer brancardier, alors lui aussi pouvait prendre
son temps pour décider de ce qu’il voulait faire de sa vie. Il n’était
nullement perturbé par son éviction. Plutôt soulagé même. C’était à la
ferme qu’il comptait dorénavant vivre et travailler. Il en avait, je cite, marre
des profs qui rabâchaient toujours les mêmes conneries et les bouquins le
saoulaient.
Son échec scolaire, le père en rejetait la faute sur l’enseignement qu’on
dispensait dans les lycées agricoles : « Vois-tu, Paul, on a fait la connerie de
l’envoyer dans un lycée agricole. Résultat, ses repères, il les a tous perdus.
À cause de ces technocrates qui bourrent le crâne de nos jeunes avec leurs
technologies à la mords-moi-le-nœud. » Se tournant vers Robert, son
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déversoir attitré, il avait ajouté : « Il est où leur contact avec la terre ? Tu
vas me le dire, Robert ? Il est où ? »
Le plus surprenant, c’est que durant l’été qui a suivi, Nathan s’est investi
dans la ferme comme jamais. Un paysan comme on n’en fait plus. Et nous,
rebelote, on n’y a vu que du feu. De quoi mettre en veilleuse nos
pressentiments, ceux des parents surtout, en leur laissant croire qu’à la
ferme il allait prendre le relais. Ils y ont cru et tant pis s’il n’était pas
diplômé, qu’ils se sont dit, pour les aides financières ils se débrouilleraient
autrement, ils en avaient vu d’autres.
Nathan n’avait pas été le seul à tanguer. Antoine avait lui aussi traversé
une année scolaire chaotique. J’avais été surpris d’apprendre par sa mère
qu’il souffrait de graves troubles dépressifs. Suivi depuis plusieurs mois par
un psychiatre à Épinal. Antoine dépressif ? Je tombais des nues. Personne
ne m’en avait parlé. Lorsque j’avais interrogé les parents, ils étaient restés
évasifs. Bien que s’agissant d’Antoine qui avait vécu quasiment à mi-temps
à la ferme quand il était petit, ils m’avaient fait comprendre avec un simple
froncement de sourcils qu’on ne se mêlait pas de ce qui ne nous regardait
pas. Je touchais à quelque chose de sensible et intime ; on ne pénétrait pas
dans la sphère de l’invisible, surtout si on n’y entendait rien. Avec Nathan,
j’avais eu droit à un haussement d’épaules équivalant au même constat. Le
sujet était manifestement tabou. Ramasse tes billes, Paul. Seul Robert avait
été plus disert : « Paraîtrait qu’il est bipolaire, Antoine. Un jour, ça va, le
lendemain, ça va plus. Du coup le jeune, il sait plus où il en est. Ils vous
trouvent de ces nouvelles maladies maintenant, on y comprend plus rien ! »
98
Le 4 février 2020
Nathan et Antoine, c’était deux gueules cassées d’un attentat dont ils
n’étaient jamais sortis. Et nous, il faut croire que c’était de la merde dans
les yeux qu’on avait tous.
Quand Antoine a basculé, il n’y a eu personne pour s’interroger sur
Nathan, pour se dire qu’en fait, ce n’était peut-être pas qu’une crise
d’adolescence qu’il traversait. Que le mal-être dont souffrait Antoine,
c’était, sous une autre forme, aussi celui de Nathan. Encore une fois, moi, je
n’ai rien vu. J’avais beau avoir quitté Créteil et n’être plus qu’à cinquante
kilomètres du village, je m’étais tenu à distance de la ferme. J’y passais de
temps à autre tout en évitant d’y séjourner. Comme si je courais le risque de
ne plus en repartir… Là aussi, j’ai merdé parce que durant ces premiers
mois à Vesoul, c’est clairement ma nouvelle vie qui m’a bouché la vue et les
problèmes de Nathan, j’ai été assez naïf pour croire qu’ils étaient en passe
d’être résolus. Avec Camille désormais à proximité et le boulot que j’avais
décroché dans une clinique en ville, j’optimisais tout. Le joli petit nuage du
mois de décembre, je n’en étais jamais redescendu.
99
J’ai reçu une lettre de Camille. Elle m’assure qu’aucun autre homme n’a
vraiment compté, en tout cas pas autant que moi. Comme si elle sous-
entendait attendre ma sortie… Je ne vais pas me faire tout un cinéma, mais
si jamais elle fait le premier pas quand je serai dehors, je reviendrai vers
elle sans hésitation.
Lorsqu’ils m’ont condamné à quinze ans de prison, nos liens ont vite été
distendus. Par ma faute ! Faut dire que je lui avais conseillé d’aller voir
ailleurs. Elle était jeune et on avait pas eu de môme ensemble, j’allais
quand même pas lui demander de m’attendre pendant quinze ans. Au nom
de quoi ? J’ai donc été clair et net. Au début elle l’a mal pris et m’a laissé
sans nouvelles durant plus d’un an. Et puis elle s’est remise à m’écrire. En
toute honnêteté d’ailleurs, elle ne m’a rien caché. Elle avait vécu avec un
type divorcé, mais ça n’avait pas tenu. Ensuite elle avait eu des histoires
sans lendemain, rien de plus. Question mecs maintenant, elle prétend être
devenue de plus en plus difficile. Elle vit seule et dit ne pas s’en porter plus
mal.
Hier, mes derniers chapitres ont été relus par le prof qui s’est assis à côté
de moi pour « pointer mes erreurs ». Il m’a conseillé de modifier certaines
phrases tout en laissant passer quelques mots familiers. « Pour ne pas vous
trahir, Paul. »
Je suis inquiet. Dylan est toujours aussi muet.
Le 22 février 2020
100
Journée de merde lundi dernier. Après avoir quitté la cour de promenade,
Jeremy a refusé de réintégrer sa cellule. Aux deux surveillants qui tentaient
de le raisonner depuis leur passerelle, il a lancé : « Ras le cul, votre putain
de prison ! » Comme s’ils allaient tomber d’accord avec lui et le diriger
vers la sortie en lui présentant des excuses. Bref, lorsqu’ils se sont
finalement approchés de lui, il a rien trouvé de mieux que de les boxer
jusqu’à ce que l’un d’eux se retrouve à moitié K.O au sol. Résultat : vingt
jours de mitard.
Et ce n’est pas tout. Ensuite, il y a eu le vieil Armand qui n’avait plus l’air
de bien savoir où il était. Perdu, qu’il était. Incapable de rejoindre la
cellule qu’il occupe depuis plus d’un an. C’est Vincent qui l’a aperçu, le
regard azimuté, passant et repassant non-stop devant l’entrée de sa cellule.
Le vieux souffrait d’un sérieux problème de repérage. Avec l’aide de Miss
Monde qui paradait dans les parages, ils l’ont ramené dans sa cellule. Il
paraît qu’il s’est jeté dans les bras de la surveillante en chialant. Il la
prenait pour sa fille qu’il n’avait pas revue depuis une quinzaine d’années !
Début d’Alzheimer ? Je pencherais pour cette version pessimiste bien qu’il
soit myope comme une taupe. Sa vue ayant beaucoup baissé ces derniers
mois, René a rédigé pour lui une demande de consultation
ophtalmologique. Demande enregistrée il y a deux semaines. Aucune
réponse à ce jour.
Le 23 février 2020
Dylan est sorti de sa cellule hier. Amaigri. Déjà qu’il était maigre comme
un clou ! Visage fermé en promenade. Pâle à faire peur. « Blanc comme une
merde de laitier » aurait dit le père. En réponse à nos questions, on a juste
101
eu droit à quelques bribes de phrases qui se voulaient rassurantes. On
n’était pas nés de la dernière pluie, vu la mine qu’il avait, il nous menait en
bateau, c’est sûr. Alors quand on a vu Gradubide arriver dans la coursive,
René en a profité : « Surveillant, si je peux me permettre… on désirerait
vous faire part de notre inquiétude concernant le jeune Dylan. » Il parle
toujours comme ça, René, il n’était pas notaire pour rien. Sauf que ses
belles tournures de phrases, Gradubide, ça l’énerve. Il a levé les bras au
ciel en hurlant : « Non mais qu’est-ce que vous croyez ? Je peux rien faire,
moi ! Adressez-vous au surveillant-chef ! »
Le 25 février 2020
102
12
103
d’une voix faussement enjouée : « Deux vieux cons comme ta mère et moi,
c’est drôlement commode, pas vrai ? » à quoi Nathan a, paraît-il, baissé la
tête en rougissant.
Par contre la mère n’était pas loin d’excuser Nathan : « C’est simple, ton
père le lâche pas, il lui laisse rien passer ! » Elle en était arrivée au point où
elle aurait tout pardonné à Nathan parce qu’avec son bégaiement et ses
difficultés à l’école, on n’avait pas réalisé combien tout avait été plus
compliqué pour lui « et voilà où on en est rendus maintenant ! » Son
instinct lui dictait désormais de redoubler d’attentions pour lui, elle le
sentait fragile. D’une voix blanche, elle avait ajouté « prêt à casser, pas
comme toi ou ta sœur quand vous aviez son âge ». Je me souviens m’être
demandé où elle était allée pêcher cette histoire de « prêt à casser », ça ne
lui ressemblait pas de parler comme à la télé. J’avais eu beau lui rappeler
mes gueules de bois magistrales qui avaient plus d’une fois retardé le travail
à la ferme, elle n’avait pas voulu en démordre. Même qu’un matin, juste
avant de débuter la traite, et ça, elle ne l’avait pas oublié, excédé de me voir
déambuler au ralenti devant le cul des vaches, le père m’avait balancé un
seau d’eau glacée en pleine figure. « Oui, mais avec toi, c’était pas pareil, tu
étais résistant ! »
Deux semaines plus tard, Nathan remettait ça. Aucun changement dans le
scénario. Et allez comprendre pourquoi, les parents l’ont laissé partir vingt-
quatre heures. Sauf qu’il est revenu avec trois jours de retard. Et d’après la
mère, encore plus déglingué que la première fois. Comme je terminais tôt le
lendemain à la clinique, j’ai prétexté venir emprunter une perceuse pour
passer à la ferme. Si possible faire baisser la pression que je percevais à
chaque appel de la mère. Et surtout discuter avec Nathan.
On a parlé pour de bon tous les deux, ça ne nous était jamais arrivé. Je n’ai
plus en mémoire le détail des récriminations du petit frère, mais ce dont je
104
me souviens, c’est que j’avais en face de moi l’adolescent râlant contre
l’enfermement de sa vie et réclamant davantage de liberté. Oubliant une
fois de plus qu’un paysan n’était pas libre comme l’air. Ce que Nathan
demandait, c’était sortir jusqu’à point d’heure avec des copains le samedi
soir, passer de temps en temps une journée à Épinal ou à Nancy et partir en
vacances… Hors-sol, notre jeune paysan !
Avec un sourire résigné, il m’a raconté que le père ne savait toujours pas
utiliser le portable qu’on lui avait offert pour Noël. Et la mère, ce n’était
guère mieux, elle refusait l’installation d’Internet dans la ferme. À cause
des ondes. Elle avait regardé un documentaire comme quoi « avec tout ce
bastringue d’ordinateurs et de téléphones portables dans les campagnes »
les vaches stressaient. Résultat, voilà qu’elles produisaient moins de lait. Et
sur les humains, l’impact était bien pire : « il n’y a qu’à voir tous ces
cancers qu’ils vous trouvent maintenant ».
Pour la conduite accompagnée, Nathan s’est montré plus amer encore
parce que, malgré sa réussite au code, la mère n’avait jamais fait l’effort de
le laisser conduire alors que c’était elle, après d’âpres discussions avec le
père, qui avait insisté pour cette préparation au permis. Il avait beau
maîtriser la conduite du tracteur, ça ne suffisait pas. Pour finir, c’est Robert
qui s’y était collé avec sa vieille 205 pourrie sur le chemin au-dessus du
village, mais évidemment ça n’avait jamais remplacé la conduite sur une
quatre-voies ou dans un centre-ville. En juillet, il lui avait même appris à
faire des créneaux. Dans un bégaiement laborieux, le petit frère a ajouté «
entre deux… bottes de… de… foin… sur le chemin en face… de chez lui. »
Conduite accompagnée champêtre. Pour finir, le permis, Nathan ne l’a
jamais passé.
Triste, mais cocasse quand on pense que c’est le père qui m’a appris à
conduire avec la 306 bien avant mes dix-huit ans. Sur ces nombreuses
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petites routes que seuls quelques tracteurs empruntaient. Hors du cadre
strict de la conduite accompagnée, bien sûr, on allait « quand même pas
remplir leurs formulaires à la con rien que pour apprendre à conduire sur
nos routes de campagne ».
À noter que ce traitement de faveur, Sophie n’y a jamais eu droit. Le
permis, elle l’a passé alors qu’elle venait de réussir son concours
d’institutrice à Nancy. Et elle se l’est payé avec ses propres deniers.
Le mois suivant, Nathan s’est de nouveau barré, mais sans avertir les
parents. Le message laconique sur la table de la cuisine, « Je m’absente
quarante-huit heures » ne laissant présager rien de bon.
Il est revenu en début d’après-midi quatre jours plus tard mais cette fois, le
père l’a coincé dans la grange afin d’avoir avec lui une discussion «
d’homme à homme ».
Depuis la cuisine où elle pliait le linge à repasser, la mère a tout entendu.
Le père était fou de rage : « Arrête de nous prendre pour des cons, qu’est-ce
que tu cherches ? Tu vas me le dire ? Est-ce que tu te rends compte que ta
mère s’inquiète ? Elle n’en dort plus la nuit et moi, j’ai passé l’âge de me
taper le boulot pour deux. Tu vas finir par avoir notre peau à force, c’est ça
que tu cherches ? »
Et bien sûr, ce qui devait arriver est arrivé, Nathan s’est mis à bégayer
comme jamais. La mère entendait ses efforts désespérés pour sortir ne
serait-ce qu’un mot qui aurait pu servir d’explication, mais à part ces sons
étranges qui nous faisaient toujours penser à un crapaud avalant une limace
de travers, rien n’est sorti. En s’installant sur le tracteur le père a hurlé : «
Tu nous fais tous chier avec tes conneries, tu comprends ça ? Et si jamais tu
t’avises de reprendre tes petites escapades à la con, n’imagine pas une
seconde revenir à la ferme comme si de rien n’était ! Tu en repartiras aussi
sec avec un coup de pied au cul ! »
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Au téléphone la mère était à peine audible : « Voilà ce qu’il lui a dit, il
aurait pas dû. Il était fou furieux, je l’avais jamais vu dans cet état. Il est allé
chercher le bois à couper et je l’ai plus revu avant la fin de la journée. »
Une fois le père parti, elle avait aperçu Nathan monter en larmes dans sa
chambre. Il y avait fait tout un ramdam, mais elle n’avait pas osé aller lui
parler : « Ça l’aurait mis mal à l’aise de montrer qu’il avait pleuré, un
garçon de cet âge-là ! » Après avoir rangé son linge à repasser dans la
corbeille, elle était allée aux lapins nettoyer les cages, après quoi elle avait
tué une poule pour le déjeuner du lendemain. Robert, qui l’avait aperçue
depuis sa fenêtre, était sorti lui parler. Pas par curiosité, il n’était pas
comme ça, Robert, c’est juste qu’il avait dû entendre le père gueuler et
qu’avec toutes ces histoires avec Nathan, il s’inquiétait de voir les parents
de plus en plus à cran. Ils avaient discuté une bonne demi-heure, peut-être
plus, la mère n’avait pas su dire. En tout cas, elle ne s’était aperçue de rien.
Ce n’est que tard dans la soirée que les parents avaient réalisé que Nathan
était parti pour de bon. Dans sa chambre, place nette avait été faite. Ses
draps avaient été enlevés et pliés, son placard et son étagère vidés, ses
posters de Zidane et Nirvana arrachés et le comble, c’est qu’il avait
entrouvert la fenêtre pour aérer la pièce. Ne restait plus aucune trace de sa
présence dans cette chambre où il avait dormi dix-sept ans durant. Comme
s’il n’y avait jamais vécu. Le lendemain, ils avaient trouvé, dans la grosse
poubelle de la grange, son pull camionneur troué, une vieille paire de
chaussures pointure trente-cinq qu’il avait gardée, on ne sait trop pourquoi,
sa PlayStation et sa collection entière de Spirou.
Imaginez un peu. On est restés onze mois sans nouvelles de Nathan. Et
personne pour nous dire où il était parti, pas même Antoine, son ami de
toujours, et c’est ça au début qui nous a le plus inquiétés. Sans compter que
107
le petit frère étant majeur, on était dans l’impossibilité de demander aux
gendarmes d’entamer des recherches.
Inutile de préciser dans quel état étaient les parents. Plus d’une fois, j’avais
surpris la mère en larmes au fond de la grange ou dans la cuisine quand elle
pensait être seule. Quant au père, c’était colère et incompréhension qui le
submergeaient chaque jour davantage. Le monde qu’il s’était construit
venait d’imploser. Un loup qu’il ne parvenait pas à identifier s’était
introduit chez lui. Et ce loup qui ne pouvait venir que de l’extérieur avait
pris Nathan pour cible.
Mes journées libres, je les ai passées à la ferme pour donner un coup de
main, régler les différents problèmes de paperasserie qui s’accumulaient et
comme je savais que j’allais m’y coller de plus en plus souvent, pour
gagner du temps, j’ai installé Internet. Cette fois, la mère n’a fait aucune
objection. Sophie m’épaulait le plus souvent possible et à deux, on a à peu
près réussi à maintenir les parents à flot. « Pas de nouvelles, bonnes
nouvelles, répétait le père sans nous regarder, lorsqu’il aura mûri et trouvé
sa voie, il nous reviendra. » C’est à ça qu’on s’est cramponnés. On avait
envie qu’il ait raison.
Et puis un soir de novembre alors que je dormais chez Camille, mon
portable a sonné. En voyant le numéro inconnu qui s’affichait, j’ai serré les
dents.
C’était Nathan en larmes qui m’appelait à l’aide.
108
Le 3 mars 2020
Le 5 mars 2020
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Hier en atelier d’écriture, Farid, qui venait de terminer la lecture de mon
chapitre 12, m’a chambré : « Paul, t’avais un train à prendre ou quoi ?
Pourquoi t’as arrêté ton chapitre juste au moment où ton frère t’appelait au
secours ? »
Bien qu’ils sachent tous que je me suis pris quinze ans pour assassinat, les
détenus n’en connaissent pas les raisons exactes. Sauf René, bien sûr, je lui
ai tout raconté. Steve m’a dit qu’il s’était pris huit ans pour l’assassinat
d’un type de son quartier, mais il ne s’est jamais étendu plus que ça et je
n’ai pas cherché à en savoir plus. Dehors, ils croient qu’en prison on est
tous à se régaler de détails sordides. Pour la plupart d’entre nous, c’est
faux !
Hier soir, au journal, ils n’ont pas mâché leurs mots avec cette histoire de
coronavirus ! On flippe ! Surtout pour les détenus les plus vieux ou les plus
fragiles qui risquent de ne pas tenir le choc. Comme Vincent, par exemple,
qui ne se déplace jamais sans sa Ventoline dans la poche ou bien le vieil
Armand qui est diabétique.
On était cinq hier pour la dernière séance d’atelier d’écriture. Ambiance
morose. Qu’est-ce qui nous attend dans les prochaines semaines ?
Quand on a eu fini de lire ce qu’on avait écrit, le prof nous a demandé de
discuter du bien fondé d’écrire. Est-ce qu’on en retirait du positif ? Et pour
ceux qui n’évoquaient ni leur vie d’avant ni leur quotidien en prison,
qu’est-ce qui les poussait à continuer malgré tout à écrire ? Quels étaient
leurs sentiments ?
On s’est regardés en silence, rien n’est sorti pendant une bonne minute.
Faut dire que nos sentiments, personne ici n’a vraiment envie de les
connaitre.
Notre rage, par exemple, on la bâillonne. Face aux matons, on évite au
maximum de l’exprimer. Au début de mon incarcération, il y a à peine plus
110
de dix ans, j’avais fait l’erreur de cracher ma haine, ce qui m’avait valu
d’écoper de treize jours de mitard pour insulte et menace dirigées contre un
surveillant. Je ne m’étais pas fait à l’idée qu’on ouvre mes lettres. Le
surveillant en question avait fait une réflexion concernant une lettre de
Camille qu’il avait lue. « Petite chatte, ta copine ? » qu’il m’avait demandé
avec un sourire vicieux. En guise de réponse, j’avais craché dans sa
direction après m’être fait le plaisir de le traiter de fils de pute. Erreur de
débutant ! J’étais bon pour le prétoire, la commission de discipline et
l’artillerie qui va avec. Treize jours de mitard. Et pas de sursis. Dans une
minuscule cellule qui ressemblait à une cage. Table, chaise et lit scellés au
sol, grille devant la porte. Sans télé ni contact avec les autres détenus. Cour
de promenade réduite au strict minimum. Deux mètres sur trois. La prison
dans la prison. Et bien sûr j’avais été déclassé, parce qu’en prison, on ne
vous licencie pas, on fait bien pire, on vous déclasse. En gros, vous
dégringolez à la vitesse grand V sans l’espoir de vous cramponner à la
moindre branche au passage. Et en plus on m’avait supprimé le travail en
cuisine. Les heures de plonge qu’on m’avait octroyées au bout de deux ans,
je ne les reverrais pas de sitôt. Question thunes, j’allais rapidement me
retrouver à sec. En prison, on a beau être payés au lance-pierre et sans la
protection d’un code du travail, les quelques heures de boulot qu’on peut
gratter ici ou là, on va pas cracher dessus. Tout ça pour dire que nos
sentiments, ils en ont tellement rien à foutre qu’on finit par les verrouiller
pour de bon. Tout est bloqué chez nous. Et pour beaucoup d’entre nous,
rouillé. On laisse rien paraître. Quand on est seuls, il nous arrive encore de
pleurer en silence, mais ça devient rare.
Pour ce qui est du travail d’écriture, je vais essayer de reproduire en gros
ce qui s’est dit pendant cette séance de mercredi. Un enregistrement aurait
été plus fidèle, mais bon, on fait avec ce qu’on a…
111
L’embarras qui a suivi la question du prof n’a pas duré bien longtemps.
Vincent a brisé le silence en murmurant : « On ne dit pas tout, on filtre, on
s’autocensure. » Le prof a froncé les sourcils. « Quel type de censure ? »
qu’il a demandé. Question pas facile. Encore une fois, on s’est tous
regardés. À notre grande surprise, Steve, plutôt discret en atelier d’écriture,
a pris la parole. « L’écriture aide à panser nos plaies, c’est bien ce que
vous nous avez dit à la première séance, monsieur Lambert ? Putain les
gars, le coup du pansement qui soigne là où ça fait mal, ça m’a bien plu.
J’ai pas fait d’études comme Vincent, René ou Paul et ce que j’écris, j’ai
bien conscience que c’est pas génial, mais sérieux, j’en ai rien à foutre
parce que les histoires que j’écris, c’est à moi qu’elles appartiennent, à
personne d’autre. À la différence de toi, Paul, je veux pas revenir au passé,
je veux pas gratter là où ça fait mal. C’est courageux ce que tu fais, tu dois
y passer des heures et ça doit te travailler un max, mais moi, j’ai pas envie
d’en rajouter. Je paye pour ce que j’ai fait et c’est déjà bien suffisant. Pour
répondre à votre question, monsieur Lambert, quand j’écris, j’essaie de
créer de belles résonances avec les mots. Je me souviens qu’un jour vous
nous avez dit : « Créez de belles résonances » et ça, c’était quelque chose
de nouveau pour moi, j’y ai souvent repensé après. Parce que les mots, si
on réfléchit bien, c’est un truc de ouf, un vrai terrain de jeu. Vous vous
rendez compte que grâce aux mots on peut faire tomber ces quatre murs ?
Que grâce aux mots on peut s’évader ? Cette porte de sortie, ils pourront
jamais nous l’enlever. Même s’il leur venait l’idée de nous priver de papier
et de crayon ! »
Avec un sourire timide, Steve a ajouté : « J’ai jamais eu de prof qui m’a
encouragé comme vous le faites avec moi. Vous êtes le premier, merci,
monsieur Lambert. » Gêné, le prof a toussoté un petit coup avant de
répondre : « Non, c’est vous, Steve, qu’il faut remercier. »
112
(J’ai inséré quelques expressions familières. C’est sûr que dans l’écriture
de mes chapitres, ça passerait pas toujours. Rapport au « niveau de langue
» à la con.)
Le 10 mars 2020
Antoine est papa ! Tout s’est bien passé pour sa femme. C’est un garçon.
Nathan ! J’en ai pleuré de joie !
On parle de nous confiner. D’ouvrir les portes des cellules quatre heures
par jour, deux le matin et deux l’après-midi ! On sortirait uniquement par
petits groupes. Les surveillants n’ont pas de masque. Et pas de ce fameux
gel non plus. On flippe à mort !
Même si l’atelier d’écriture ne fonctionne plus, je vais continuer à écrire.
Surtout que les potes de l’atelier ont demandé à lire la suite ! J’ai pour
ainsi dire fini le chapitre 13.
113
13
114
l’odeur. Pendant un temps au lycée, je me souviens que Camille et ses
copines se parfumaient avec.
Suite à la descente des flics, un bordel indescriptible régnait dans
l’appartement. À part quelques verres et assiettes posés sur une petite table
dans la cuisine, tout avait été balancé par terre. Dans chaque pièce, les
quelques cartons ou caisses en bois faisant office de rangement avaient été
retournés et vidés, un faux plafond avait même été démonté. Devant mon
air abasourdi, Clara m’a rassuré : « T’inquiète, les keufs ont rien trouvé ! »
Ils étaient huit à occuper le squat. Six garçons, en comptant Loïc et
Nathan, ainsi que deux filles, Clara et Julie. Cette dernière s’étant éclipsée
avant l’arrivée des pompiers. Tous jeunes, très jeunes, guère plus de vingt
ans. Mutiques. Tétanisés par le drame qui s’était joué devant eux quelques
heures plus tôt.
Leur pote Loïc était mort d’une overdose. En direct dans le séjour. Sur un
antique canapé en velours sans doute récupéré dans la rue un soir de
collecte des encombrants. Quelques secondes après s’être shooté avec un
mélange explosif, il s’était affaissé telle une marionnette au baisser du
rideau. Il venait de perdre connaissance. Eau froide et tapes sur son visage
n’avaient rien fait. Lorsqu’un filet d’écume rosâtre s’était échappé de sa
bouche, les jeunes avaient flippé pour de bon. Enfin presque tous. Clara, qui
avait de vagues souvenirs d’un stage de secourisme dispensé par son lycée,
avait tenté un massage cardiaque. En vain. Quand les pompiers étaient
arrivés, il était déjà trop tard.
Ensuite les flics avaient débarqué. Les identités avaient été relevées et
l’appartement retourné de fond en comble. Malgré divers indices
confirmant l’usage de drogues dures, ils n’avaient rien trouvé, ils étaient
furieux : « On va pas lâcher l’affaire de sitôt, la came, vous l’avez sortie
avant notre arrivée, nous prenez pas pour des cons ! »
115
Le groupe était inquiet parce que Nathan avait « méchamment disjoncté ».
Il fallait que je le ramène chez lui, il ne pouvait plus rester dans le squat,
c’était trop dangereux. J’ai hoché la tête sans un mot. Sortir le petit frère de
cet endroit sordide allait de soi. Clara m’a alors conduit au fond d’un
couloir traversant qui devait bien faire dix mètres de long, on a dû passer
devant cinq ou six portes. Arrivée devant la toute dernière, elle l’a pointée
du doigt et m’a tendu sa lampe de poche. Ensuite elle est repartie sur ses
pas. Je me souviens m’être demandé ce qu’une fille comme elle foutait là.
Malgré la pénombre, j’ai tout de suite repéré Nathan recroquevillé sur un
vieux matelas posé à même le sol.
Lorsqu’il a compris que c’était moi qui entrais, il a éclaté en sanglots.
Comme un gosse perdu et effrayé qu’un parent venait enfin récupérer à
l’accueil d’un grand magasin. Parce qu’il était secoué de violents
tremblements et qu’il s’accrochait à mon cou, je l’ai serré fort contre moi,
en lui murmurant que j’allais le sortir de là, j’allais l’aider, je ne le laisserais
pas tomber.
J’ai les boules en écrivant ces lignes parce que jamais je ne l’avais consolé
quand il était gamin. Je me souviens de cette grosse gamelle qu’il s’était
prise en patins à roulettes sur le chemin derrière l’église. Il chialait comme
le petit gosse qu’il était et moi comme un con, je l’avais engueulé : «
Nathan, arrête de chouiner comme une fille ! » J’ai honte quand j’y pense.
J’estimais que pour se faire bichonner, il pouvait toujours compter sur la
mère, ce qui était évidemment idiot de ma part. Nathan, jamais la mère ne
prenait le temps de le consoler lorsqu’il pleurait. Je me souviens de cette
gamelle, parce que sans pour autant marquer une pause pour le prendre dans
ses bras, elle lui avait lancé : « Qu’est-ce que t’es allé faire du patin à
roulettes sur ce chemin ? On n’a pas idée ! Qu’est-ce qui t’est encore passé
par la tête ? On t’avait pourtant dit de ne pas traîner là-bas ! » Et cette fois,
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j’avais trouvé qu’elle y allait un peu fort. Pour consoler Nathan, il y aurait
bien eu Sophie si le père n’avait pas fait barrage à ses élans maternels : «
Arrête avec ce gamin, tu vas en faire une mauviette ! » Du coup, c’était
encore souvent que le petit frère chialait tout seul dans son coin.
Durant tout le trajet du retour, je n’ai rien pu tirer de Nathan. On était à
peine partis qu’il sombrait dans un sommeil comateux. De temps à autre je
jetais un coup d’œil dans sa direction en imaginant la stupéfaction des
parents lorsqu’ils le verraient. Il avait maigri et flottait dans son vieux pull.
Avec son teint cireux et ses cernes sombres, il avait de quoi rendre
insomniaque n’importe quel parent quelque peu attentif à la santé de sa
progéniture.
Il n’a pas ouvert les yeux quand je me suis arrêté à l’entrée d’Épinal pour
faire le plein et boire un café bien serré. Ça caillait dehors, un vrai temps de
novembre. Et pour corser le tout, il tombait des cordes depuis Saint-Dié, on
n’y voyait pas à trois mètres. Devant le distributeur de boissons chaudes,
j’ai bavardé deux ou trois minutes avec un chauffeur routier déjà pas mal
âgé qui descendait sur l’Espagne. Échange banal, mais bizarrement
réconfortant. Je l’en aurais presque remercié en le quittant.
Il faisait encore nuit à sept heures lorsque toujours sous une pluie battante,
je me suis garé devant mon immeuble. Non sans mal, Nathan s’est extirpé
de la voiture. Pire qu’un vieillard qu’on sortait de son EHPAD un dimanche
matin. Je lui ai proposé un petit déjeuner, mais à peine entré dans
l’appartement, il est parti s’écrouler sur mon lit.
Après avoir appelé la clinique en début de matinée pour les informer que je
serais absent pour la journée, j’ai contacté un médecin que Camille m’avait
conseillé dans la nuit : « Un jeune, guère plus de trente ans, on va éviter le
genre vieux croûton moralisateur. »
117
Le médecin est arrivé peu avant midi. Jeune, effectivement. On m’aurait
dit qu’il venait de passer le bac que je n’aurais pas sourcillé. Avec son trois
quarts kaki et son jeans, pas sûr qu’un retraité l’aurait choisi comme
médecin référent.
Après s’être isolé une grosse demi-heure dans la chambre avec Nathan, il
est ressorti avec un hochement de tête rassurant. Pour parer au plus pressé,
il a prescrit des anxiolytiques. Ça m’a semblé bizarre sur le moment, mais
bon, il devait connaitre son métier.
Pas inquiet plus que ça, le médecin. Selon lui, même s’il était arrivé à
Nathan de toucher aux drogues dures, il n’était pas a priori en danger. Par
contre, il consommait suffisamment de shit et d’alcool pour qu’on envisage
une cure dans un centre d’addictologie. Le petit frère n’a émis aucune
réserve. Il a murmuré : « D’accord, je suis partant. » Je n’en revenais pas.
Avec le recul, je crois qu’il aurait accepté n’importe quoi, le séjour d’un
mois dans un camp de rééducation en Corée du Nord ou l’ascension de
l’Everest à la fin de la semaine. En fait, il n’était tout simplement pas en
état d’argumenter un refus. Ou bien cherchait-il à nous rassurer ? À nous
promener ? Aujourd’hui encore, c’est dur à dire, mais je ne parviens
toujours pas à discerner le vrai du faux de ce que nous racontait Nathan.
En raccompagnant le médecin à la porte, j’ai été surpris de l’entendre
répéter que franchement, question drogue, il n’y avait pas de quoi
s’angoisser. En revanche, et là il s’est montré inquiet, Nathan présentait
tous les signes d’une grave dépression et la dépression, ça se soignait, il ne
fallait surtout pas la prendre à la légère.
Après avoir discuté avec Sophie de la marche à suivre pour la semaine à
venir, j’ai prévenu les parents. On avait finalement convenu qu’on ne
pouvait guère leur demander d’attendre pour venir voir Nathan. Entrer dans
les détails sordides du squat à Strasbourg étant hors de question, je me suis
118
contenté de surfer à la surface des évènements : Nathan était en dépression
et j’étais parti le récupérer à Strasbourg. Passée la surprise d’apprendre qu’il
avait été retrouvé, la mère a éclaté en sanglots. Incapable d’articuler le
moindre mot si bien que le père lui a pris le combiné des mains et là, c’était
presque pire, impossible de comprendre le zombie qui s’exprimait à coups
de monosyllabes. J’ai eu le plus grand mal à retarder leur arrivée, ils
voulaient venir le jour même.
Alors que je leur avais demandé de nous laisser une parenthèse de
quarante-huit heures, ils se sont pointés chez moi le lendemain en début
d’après-midi. Nathan dormait. Raides comme des piquets, armés chacun
d’un panier de victuailles qu’ils estimaient urgent de lui faire ingurgiter, ils
ont attendu sans un mot que Nathan émerge de la chambre.
Il n’a guère été surpris de les voir. En apercevant la montagne de
nourriture que la mère déposait sur la table, il a émis un timide
remerciement. À la question hors des clous du père : « Alors Nathan, c’est
quand que tu nous reviens ? » il s’est contenté de détourner la tête avec un
sourire gêné. Aucune forme de mépris ou de moquerie de la part du petit
frère, il était tout simplement incapable d’envisager un avenir proche. Le
père a vite réalisé sa gaffe en voyant le regard courroucé que la mère lui
lançait. Après ça, il n’a plus cherché à pousser le bouchon plus loin.
On avait un sérieux retard à rattraper, Nathan et moi. Et grande nouveauté,
on s’est parlé d’égal à égal. Tout y est passé. Le village au complet, la tante
Micheline, nos cousins et une ou deux fois on s’est carrément marrés sur le
dos des parents. Sur leur décalage et leur refus de s’adapter à l’évolution de
la société. On a longuement épilogué sur l’avenir des paysans et là, j’ai
retrouvé le Nathan d’avant, celui qui, à l’âge de treize ans, voulait déjà
reprendre la ferme et s’inventait des plans grandioses pour la moderniser.
Aucune mention de ses amours ou si peu. J’ai juste cru comprendre au
119
détour d’une conversation qu’à Strasbourg, il avait eu une histoire qui avait
foiré. Avec une fille, Manon. Tout aussi toxico que Loïc. Après avoir vécu
plusieurs mois dans le squat, un beau matin, alors que tout le monde
dormait encore, elle était partie en embarquant le fric de leur pot commun.
Durant toutes ces heures passées ensemble, j’ai tenté comme j’ai pu de
rafistoler le petit frère. En discutant musique avec lui, en l’emmenant au
cinéma et au restaurant à Besançon. Ce qui était important, c’était de lui
donner le sentiment qu’on l’aimait et surtout de lui faire comprendre
qu’aucun d’entre nous ne le jugeait. Trois semaines plus tard, le cauchemar
semblait derrière nous. Nathan allait mieux, il bavardait de choses et
d’autres sans trop bégayer, parfois presque pas et surtout il s’était rendu aux
rendez-vous dans ce centre d’addictologie où il s’entretenait avec une
équipe de psys. L’écoute qu’il y avait trouvée lui convenait, du moins c’est
ce qu’il avait laissé entendre. Il se montrait peu disert sur le contenu de ses
séances. Je ne posais aucune question, j’attendais que ce soit lui qui en
parle. Il ne me serait jamais venu à l’idée de l’interroger.
Camille passait régulièrement nous voir avec Léo. Serrés autour de la
petite table ronde de la cuisine, on dégustait des pâtes à toutes les sauces
que Nathan, casque audio vissé sur les oreilles, nous avait préparées. Pour
sa première sortie non médicale en solo, il était parti promener Bobby en
pleine nature. N’écoutant pas les conseils de Camille, une fois arrivé à
l’orée d’un bois, il avait détaché le beagle de sa laisse. Allez savoir
pourquoi, Bobby ne s’était pas barré, au contraire. Nathan m’avait signalé
avec un sourire moqueur qu’avec lui au moins, le chien obéissait, il lui avait
même collé aux baskets. Je n’en croyais pas mes oreilles. À tous les coups
le beagle avait compris que ce jeune-là, il ne devait surtout pas le lâcher
d’une semelle.
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Sophie était bloquée à Nancy. Enceinte de six mois, elle avait interdiction
de quitter son lit sous peine de faire une fausse couche. Elle m’appelait tous
les jours pendant ma pause. Je la sentais angoissée, inquiète pour Nathan.
L’optimisme qu’elle avait toujours affiché s’était évaporé. Pensant que ce
changement était dû à la difficulté de sa grossesse, j’avais dû à plusieurs
reprises la rassurer : Nathan allait mieux, il reprenait du poids, voyait une
équipe de psys au centre d’addictologie, partait marcher dans la nature,
écoutait de la musique, cuisinait, lisait des BD… On était sur la bonne voie.
Pour finir, les anxiolytiques avaient bien travaillé, vive la chimie. Et vive
moi qui étais allé récupérer le petit frère au bord du gouffre, mais ça, bien
sûr, je m’étais abstenu de le claironner.
Ses antennes de femme enceinte avaient dû fonctionner à plein régime, car
trois semaines plus tard, en rentrant de la clinique, j’ai eu la surprise de
trouver l’appartement vide. Nathan était parti. Et il n’avait laissé aucun
message. Le clic-clac était replié, les draps enlevés, la vaisselle de la veille
et du petit déjeuner faite. Comme s’il avait voulu s’excuser du
dérangement.
Au début, je n’ai rien tenté pour le retrouver. J’ai passé les quatre
premières semaines sans bouger, j’espérais qu’il avait simplement voulu
prendre l’air loin de la famille. Tout en rassurant Sophie et les parents que
je devais à tout prix maintenir à peu près d’aplomb : Nathan n’était plus en
danger, il avait besoin de « se reconstruire, de se réinventer loin de nous ».
J’ai honte d’avoir eu recours à ce jargon, mais il fallait bien trouver un
palliatif pour contrer l’angoisse que je sentais monter jour après jour à la
ferme et chez ma sœur.
J’avais gardé les coordonnées de Clara, la fille du squat de Strasbourg. Elle
seule pouvait peut-être m’aider. Je l’ai appelée pour lui demander si elle
voulait bien me parler de Nathan. Le Nathan que je ne connaissais pas, celui
121
du squat. Elle a hésité. Bien que n’étant pas certaine de beaucoup
m’éclairer, elle a accepté de me rencontrer.
Je n’ai pas attendu. Le dimanche suivant je suis monté à Strasbourg. On
s’est retrouvés en fin d’après-midi dans un bar du centre-ville. Elle venait
de terminer ses heures dans un McDo où elle travaillait. J’étais heureux
pour elle. Elle était en colocation depuis trois mois avec une copine et
comptait reprendre des études de lettres. Le squat n’existait plus. Après la
mort de Loïc, les uns après les autres, les membres du groupe avaient
décampé. Je me suis demandé comment ils allaient s’en sortir après ce
qu’ils venaient de vivre. Sans doute tenteraient-ils toute leur vie d’étouffer
cette tragédie sous une épaisse couche de normalité. Pour la plupart d’entre
eux, ils y parviendraient ; avec un peu de chance, il en serait de même pour
Nathan.
Ce que Clara m’a annoncé durant cette petite heure où nous avons discuté
ensemble n’était guère encourageant. Alors qu’elle était sur le point de
quitter le squat pour s’installer dans sa nouvelle vie, Nathan était passé les
voir un soir avant de partir rejoindre une fille à Ulm en Allemagne. La
fameuse Manon qui s’était barrée avec l’argent du groupe. Le regard
éloquent de Clara ne m’a pas échappé. Manon n’était pas une bonne
nouvelle. Mais selon Clara, Nathan était de retour à Strasbourg parce qu’on
l’avait aperçu un matin, il n’y avait pas si longtemps que ça, à la sortie de
gare. C’est un copain qui fréquentait le squat de temps à autre qui l’avait vu
allongé par terre dans un vieux duvet crasseux. Nathan avait visiblement
passé la nuit dehors. Sa barbe et ses cheveux ayant poussé, le copain ne
l’avait pas tout de suite reconnu, mais c’était lui, il en était certain. Il n’avait
pas cherché à lui parler, il était pressé et ne voulait pas rater son train.
Clara ne m’a guère éclairé sur les zones d’ombre de Nathan. J’aurais dû
me douter que discuter le comportement d’un copain en son absence n’était
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pas dans ses habitudes. D’autant plus que j’étais le frère ainé et qu’elle
ignorait la nature de nos liens. « Ton frère est quelqu’un de réservé, il ne se
confie pas facilement, la muraille est épaisse. » C’est tout ce qu’elle a
consenti à lâcher. Au moment de nous séparer, j’ai eu droit à une bise ainsi
qu’à la promesse de me contacter au cas où Nathan referait surface. Elle
m’a conseillé de ne pas abandonner mes recherches pour autant, mon frère
devait encore traîner dans les parages. En discutant avec des zonards
incrustés dans certains quartiers, je pourrais peut-être obtenir le début d’une
piste.
C’est ce que j’ai fait durant tout un week-end. J’ai écumé la zone
strasbourgeoise en long en large et en travers. Nombreux étaient les jeunes
vivant dans la rue avec leurs chiens pour seuls compagnons. Tous cabossés.
Disloqués. En manque de soins médicaux pour la plupart d’entre eux. Clara
avait raison. Trois d’entre eux connaissaient Nathan. Au moins de vue :
non, il n’était plus en ville, il avait « bougé ». Des rumeurs avaient couru
sur un « trip » au Maroc, on avait entendu parler de l’Espagne, ensuite du
Portugal où il se serait « installé » avec une Belge… et puis finalement non,
c’était à Rome qu’il était parti. Avec un copain. Un vrai globe-trotter, le
petit frère !
Dans un souci de ne négliger aucun indice, Patrick, beau-frère solidaire, en
a fait autant à Metz et à Nancy. Il a arpenté les rues à la recherche du
moindre zonard susceptible de nous éclairer. Tandis que Sophie, en fin de
grossesse, pleurait au fond de son lit. La détresse des parents, je n’en parle
même pas, je vous laisse l’imaginer.
Et puis des flics s’y sont mis eux aussi. Nathan étant majeur, le copain du
père, l’adjudant-chef Gérard Droz, a contacté en toute discrétion des
collègues dans la région. Le type a toujours été un soutien pour les parents,
on ne lui enlèvera pas ça.
123
Les recherches sont toutes restées vaines. Aucune trace de Nathan. De
guerre lasse, on a baissé les bras. On s’est dit qu’il finirait un jour ou l’autre
par nous faire signe. Lorsqu’il serait allé au bout de ce qu’il devait vivre, il
nous reviendrait. Dans un mois ou dans un an. Il suffisait d’être patients, il
suffisait d’attendre.
Alors famille et amis, on a tous serré les dents et on a attendu.
Jusqu’à ce sombre jour de décembre où un cantonnier a aperçu le corps du
petit frère dans un fossé de la banlieue de Reims. En état de décomposition
avancée. À peine reconnaissable. Selon les résultats de l’autopsie, il y avait
échoué trois semaines plus tôt.
Il venait d’avoir vingt ans.
Comment vous expliquez à des parents paysans plus très jeunes que leur
fils se shootait avec tout ce qui lui tombait sous la main et que la veille de
sa mort il avait braqué une pharmacie ? Les mots, vous pourrez toujours les
chercher, ils n’existent pas et tout ce qu’on a tenté pour maintenir les
parents à flot a échoué.
Je vais donc faire court. Ils sont morts l’année suivante l’un après l’autre.
À dix mois d’écart. C’est le père qui est parti le premier. Le maire l’a trouvé
avachi sur le volant de son Ferguson neuf, moteur éteint, à l’ombre du
noyer dans le pré du bas. Ses vaches en cercle autour de lui. Le cœur avait
lâché.
Il devait effectivement avoir un pouvoir d’attraction irrésistible parce que
pour le suivre dans son sillage, la mère n’a pas traîné. En mai 2009, trois
mois après avoir été diagnostiquée d’un cancer du pancréas, elle est partie
rejoindre son Roger.
Ne craignez rien. Je ne vais pas vous saouler avec le récit des obsèques de
Nathan, encore moins avec celui des parents. Et je ne raconterai pas non
plus le chagrin qui ne m’a plus jamais quitté. Je refuse de m’y vautrer avec
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des mots. Désolé de te contredire, Steve, mais les mots n’ont pas toujours
une belle résonance. J’arrête là. Chapitre 13 clos.
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14
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Sur le pas de la porte, Antoine, hésitant, presque intimidé, s’excusait de
venir me déranger après cette lourde journée : « Avant de reprendre le train
demain matin, j’ai un truc hyper important à te dire. »
On s’était peu croisés ces derniers mois. Il s’était exilé à Paris où il
poursuivait des études d’histoire et revenait rarement au village. Ana, sa
mère, montait le voir de temps en temps. Elle m’avait appris que la
dépression s’était aggravée après la mort de Nathan. Le semblant
d’équilibre qu’il était parvenu à maintenir à Nancy où il était étudiant s’était
effondré comme un château de cartes. Il avait touché le fond. Il était à peine
arrivé à Paris qu’on avait dû l’hospitaliser trois semaines à Sainte-Anne.
Selon Ana, le psy qu’il voyait là-bas s’avérait particulièrement efficace.
Antoine commençait à émerger. On pouvait espérer une sortie du gouffre
dans lequel il s’enfonçait depuis l’âge de seize ans.
C’est de son travail avec ce psy qu’Antoine est venu me parler ce fameux
soir après l’enterrement de la mère. De ces séances durant lesquelles étaient
remontés des épisodes que lui et Nathan avaient vécus à répétition à l’âge
de sept ans.
Au début de mon récit, vous vous en souvenez peut-être, j’ai mentionné
qu’ils allaient souvent jouer dans le pré du bas. Dans une petite remise à
l’abandon qui devait dater de l’époque des grands-parents et dont le père
n’avait plus l’utilité. C’était leur coin à eux, c’était là qu’ils disparaissaient
les mercredis ou samedis après-midi. Ils y avaient trimballé tout un bric-à-
brac pour en faire une salle de jeu. Un morceau de moquette qui traînait
dans le grenier des parents, deux chaises bringuebalantes qu’Ana destinait à
la déchetterie, deux ou trois planches et des briques vite converties en table
basse. « Comme dans un vrai salon » nous avait dit Nathan avec fierté. Plus
d’une fois, j’étais parti les récupérer là-bas quand la mère ou Ana râlaient
qu’ils s’étaient encore carapatés pour échapper aux corvées des devoirs.
127
À cent mètres de la cabane, à l’autre bout du pré, les fameux potes du père,
Raoul et Bébert venaient pêcher le brochet, et si la pêche n’était pas
ouverte, il leur arrivait de ramasser des pieds de mouton ou cueillir des
pissenlits au printemps. Raoul et Bébert. La cinquantaine bien tapée. En
retraite anticipée depuis que l’usine de pièces mécanique auto du bourg
voisin avait fermé. Redevenus par la force des choses pseudo-paysans à
quart temps. Raoul élevait poules, canards et lapins qu’il vendait au boucher
du coin tandis que Bébert donnait dans le cochon et la gnôle. Raoul et
Bébert, proches des parents, du père surtout qui les considérait comme ses
plus fidèles amis : « Déjà quand on était gosses, on ne se quittait jamais,
alors qu’est ce qui pourrait bien nous séparer aujourd’hui ? »
Toujours fourrés chez les uns, chez les autres, ces deux-là. À rendre
service, dépanner, bricoler, se rendre utiles. La cabane des deux gamins, par
exemple, ils l’avaient remise sur pied en un rien de temps. Bébert avait
remplacé deux ou trois tuiles cassées et quand la porte avait menacé de
sortir de ses gonds, c’est Raoul, roi du bricolage, qui l’avait consolidée.
Ébahis, subjugués qu’ils étaient, Antoine et Nathan. D’autant plus que
Raoul leur racontait des tas d’histoires drôles. Des histoires un peu pour les
grands, ils ne comprenaient pas tout, mais drôles malgré tout et puis d’un
œil complice, le vieux chuchotait que c’était des histoires que les parents
n’avaient pas besoin de savoir qu’ils les écoutaient : « Parce qu’on est de
vrais potes tous les quatre, pas vrai ? » Quand il s’agissait de jouer, Bébert
n’était pas en reste non plus. Un samedi après-midi, il était arrivé, une
grosse boîte de Meccano datant des années quarante dans les bras. Sympa,
Bébert. Les pièces étaient intactes, comme neuves, rien ne manquait. Il
avait délaissé sa canne à pêche pour leur construire un superbe camion,
même qu’il avait un volant. Je me souviens que Nathan l’avait ramené à la
ferme pour nous le montrer.
128
Raoul et Bébert, on peut dire qu’ils étaient les piliers incontournables du
village. Quand les conversations tournaient autour d’eux, la mère ne
tarissait pas d’éloges : « De joyeux drilles, ces deux-là ! Ah, ça pour vous
chauffer la salle des fêtes, on peut toujours compter sur eux, en un rien de
temps ils vous mettent une ambiance du feu de Dieu ! Et volontaires sept
jours sur sept pour s’investir dans la vie du village, avec les vieux comme
avec les plus jeunes, c’est simple, des comme eux, on n’en trouve plus ! »
C’est vrai, je me souviens qu’ils faisaient marrer tout le monde avec leurs
imitations de Giscard et Mitterrand, leurs blagues de cul et leurs chansons
pourries des années trente où il n’était question que de nichons, de fesses,
de zézettes et de prout-prouts. Soit dit en passant, j’avais du mal à
comprendre ce que le père, avec son penchant vaguement autiste, pouvait
bien leur trouver à ses deux vieux copains. La femme de Raoul, elle avait
pourtant l’air de moins se marrer. Sans doute qu’à côtoyer ce grand
comique durant trente et quelques années, elle avait perdu le sens de
l’humour. D’ailleurs, les années passant, elle tirait de plus en plus la gueule.
« Aimable comme une porte de prison » murmurait-on dans le village et
même le père, d’habitude peu enclin à juger les gens, ne lui trouvait aucune
circonstance atténuante : « Une vraie tigresse, Ginette, il doit pas se marrer
tous les jours, notre Raoul ! » Un soir glacial de janvier, en revenant du
Crédit Agricole où elle faisait le ménage, elle avait dérapé sur une plaque
de verglas dans le dernier virage avant l’entrée du village. La Renault 11
était partie direct dans un sapin, celui que Robert avait planté à l’écart de la
route dans les années soixante. Tuée sur le coup, Ginette. Elle n’avait rien
eu le temps de faire. Aucune trace de frein n’avait été relevée.
Restait Raoul inconsolable, subitement seul puisqu’il n’y avait jamais eu
de progéniture. La faute à Ginette, d’ailleurs. Bref, une vraie loque, ce
pauvre Raoul tant et si bien qu’il s’était mis à picoler. À plusieurs reprises,
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on l’avait ramassé avachi au bord d’un chemin, puant la vinasse, imbibé de
cet infect picrate du village, fruit d’antiques arpents de vigne que quelques
nostalgiques continuaient à cultiver. Raoul donc, quasi cirrhosé que le
village avait pris sous son aile protectrice parce que pour cultiver l’esprit du
vivre ensemble, on n’avait pas attendu les gens de la ville pour donner
l’exemple. Ça faisait belle lurette qu’on s’épaulait dans les campagnes. Et
pas qu’un peu. Des mois durant le pauvre veuf avait été soutenu à bout de
bras, nourri, soigné, occupé, diverti jusqu’à ce qu’à ce dimanche de janvier,
alors qu’ils étaient tous réunis dans la salle des fêtes pour la galette des
Rois, l’œil redevenu vif, Raoul leur avait égrené un mix de ses refrains
préférés. Une année entière qu’il lui avait fallu pour retomber à peu près sur
ses deux jambes. À noter tout de même que Ginette n’avait jamais été
remplacée. Bel exemple de fidélité.
Quant à Rose, la femme de Bébert, ça faisait des années qu’elle s’était
barrée. Avec Max Cunin, le garagiste du bourg. Coup de foudre instantané,
à ce qu’on dit. Un scandale dont tout le canton s’est gargarisé jusqu’à plus
soif. Heureusement, là encore, il n’y avait pas eu de gosse à se disputer. Les
deux tourtereaux avaient eu l’intelligence de partir dans le sud de la France,
le garage avait été vendu et Max et Rose, on n’en avait plus jamais entendu
parler.
Mais bon, revenons à la tanière du pré du bas. Après ses histoires de cul,
Raoul était passé à des travaux pratiques avec les deux gamins. Mais
attention, avec délicatesse. Secondé par Bébert, il avait commencé par du
léger. Du touche zézette, guili-guili sur le petit cul de Nathan et Antoine.
Pour ne pas les brusquer et surtout vérifier qu’ils consentaient aux
nouveaux jeux des « joyeux drilles ». Leur donner l’impression qu’avec ces
chatouilles, ma foi pas si désagréables au début, ils ne faisaient rien de mal
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et sans doute qu’avec le temps ils finiraient même par penser qu’ils en
avaient été les instigateurs. Le tout à l’abri des regards.
Un pacte pourri s’est scellé entre eux. Dans le secret le plus total.
Je vous passe les détails de ce que ces ordures leur ont fait subir, c’est à
vomir. Sous leur façade franchouillarde capable de berner tout un village,
ces types étaient les pires tarés du coin. Sauf que trois ou quatre semaines
plus tard, les deux vicelards ont dû mettre un terme à leurs divertissements.
Ils avaient pris peur. Nathan bégayait et l’école demandait à voir les
parents. Les mains d’Antoine étaient couvertes d’un eczéma purulent
qu’aucun traitement ne parvenait à guérir et Ana s’inquiétait.
Toujours est-il que Raoul et Bébert ont vite retrouvé le sommeil. Les deux
gamins avaient un sens aigu de la loyauté. Ils n’avaient pas parlé. Le pacte
avait tenu.
Disons plutôt que ce qu’ils ont vécu dans cette vieille cabane du pré du
bas, sas de sécurité oblige, leur cerveau l’a verrouillé à double tour. Il s’est
dépêché d’enfouir dans un gros brouillard opaque tous ces trucs immondes
qu’ils ont vécus des semaines durant. Oubliés, mais jamais gommés. La
preuve, il a suffi de quelques années pour que le fameux verrou saute.
Au fur et à mesure qu’Antoine déballait le passé, Raoul et Bébert
émergeaient peu à peu. Je les voyais enfin sous leur vrai jour. Ils étaient là,
à traîner dans les parages, toujours à l’affût. Nathan et Antoine n’avaient eu
aucune chance de s’en sortir. Ils ont été pris en étau entre ces deux sales
types adulés de tous. Condamnés par l’amitié indéfectible que le père
témoignait à ses deux copains d’enfance. Piégés par les messages brouillés
que leur renvoyaient les adultes.
Le bégaiement de Nathan, son mal-être adolescent et celui d’Antoine,
personne n’a rien vu, rien compris. Et moi encore moins. Tandis le petit
frère nous envoyait ses signaux d’alerte, je profitais de mon statut d’aîné
131
pour papillonner comme un con. Avec les parents, avec ma bande de
copains, avec Valérie et pour finir avec Camille.
Le récit d’Antoine terminé, j’ai secoué la tête de dépit. J’étais sonné.
Honteux d’avoir lâché Nathan les trois quarts du temps. Honteux de n’avoir
pas su le protéger. À part cracher ma haine pour les deux vicelards, je crois
n’avoir rien exprimé d’autre ce soir-là.
Antoine n’est pas resté plus d’une heure. Sa mère l’attendait pour trier de
vieilles photos et il avait son sac à préparer. On s’est dit au revoir, l’air de
rien, presque embarrassés. Alors qu’il ouvrait la porte pour sortir, je lui ai
mis une tape amicale sur l’épaule en lui souhaitant « bon courage pour la
suite ». Comme pour amortir le choc du lourd secret qui venait d’être
confié. Neutraliser l’implosion redoutée. On n’était pas dupes. On savait
tous les deux qu’il en était autrement.
J’ai passé la nuit à ruminer le passé. À me rappeler les nombreuses fois où
j’aurais dû comprendre. Quand j’avais aidé Nathan et Antoine à porter tout
ce petit bordel que les parents leur avaient donné pour l’aménagement de la
cabane, les deux vieux étaient déjà là à leur tourner autour. Leur
empressement à proposer de faire des réparations dans cette cabane m’avait
surpris. Raoul et Bébert étant en retraite anticipée, on avait recours à leurs
services dans les fermes du coin, on les occupait quasiment à plein temps.
J’avais trouvé bizarre de les voir consacrer autant d’heures à Nathan et
Antoine, mais une fois de plus, j’ai raté le coche. Jamais l’idée que ces
types pouvaient être tordus ne m’a effleuré. J’avais pourtant remarqué par la
suite que le petit frère ne mentionnait plus ses vieux copains à tout moment
et là encore je ne suis pas allé plus loin. Le déclic ne s’est pas fait tout
simplement parce que Raoul et Bébert surfaient tranquillement sur leur
réputation de bons vieux types sympas. D’ailleurs à l’enterrement de
132
Nathan, ils étaient aux premières loges dans l’église. Larmoyant et reniflant
tout ce qu’ils pouvaient à nos côtés, ces ordures.
133
Le 15 mars 2020
134
La compagne de Steve sort avec un kiné qui va l’emmener vivre, elle et son
fils, sur la côte basque où il a décidé d’ouvrir son deuxième cabinet.
Comme elle n’avait pas le courage de lui annoncer la rupture en direct au
parloir, elle lui a balancé ça dans une lettre qu’il a reçue hier. Avec Steve, le
pétage de câble intégral était garanti. Il s’est jeté la tête la première contre
un mur de la salle de sport. Cinq points de suture avec une dose de
calmants en prime. Ensuite ils l’ont ramené dans sa cellule.
Le 16 mars 2020
135
15
C’est en juillet que je suis passé à l’action. Deux mois après la visite
d’Antoine. Camille était sur le point de partir trois semaines à Édimbourg.
Ce séjour chez une amie qui vivait là-bas était prévu depuis longtemps et le
petit Léo faisant partie du voyage, tout avait été organisé au millimètre près.
Le champ serait libre. Camille dans les parages aurait tout compliqué.
Quelques jours avant son départ, j’ai bien cru que mon plan allait foirer.
Elle voulait tout annuler. Depuis le décès des parents, elle avait opéré un
rapprochement et éprouvait des scrupules à me laisser seul. Pour la pousser
à partir, j’ai dû inventer une invitation de Jérôme Bau, mon pote de
Champigny. Non, je ne serais pas seul, je prévoyais de passer deux ou trois
jours à Champigny, après quoi on ferait une virée en Bretagne. Et ce n’était
pas tout, les anciens de l’école organisant un repas fin juillet, je reviendrais
au village. Ma proposition de la déposer à Orly a achevé de la convaincre.
Avec Léo et ses bagages, mon offre s’avérait nettement plus pratique que le
train. Camille en Écosse, je sécurisais mon plan. Et du côté de Sophie, pas
d’inquiétude non plus, la voie était également libre. Elle partait en Italie
avec Patrick et Émile, leur superbe gamin. On prévoyait de tous se
retrouver au village en août.
La ferme n’était plus la ferme qu’on avait connue. Vaches, veaux, poules et
lapins avaient été vendus ou donnés au printemps. Pareil pour le tracteur et
les machines. Après le décès du père, de jeunes paysans s’étaient pressés au
portillon pour récupérer des terres. On en a loué une partie, on a vendu le
reste. Quant au bois de l’arrière-grand-père Alphonse situé derrière le
village, on n’a pas voulu s’en séparer.
136
Rien n’était encore réglé pour autant, car la mort de la ferme s’est faite
dans les larmes et la douleur. C’était une mort lente, sans soins palliatifs. Sa
respiration s’est amenuisée au fur et à mesure que s’évanouissaient les
bruits et les odeurs qui faisaient d’elle une entité vivante. Jusqu’au jour où
n’est resté que son squelette : les murs, le jardin et le verger attenants.
Même si ça engageait des dépenses supplémentaires, hors de question pour
Sophie et moi de nous en débarrasser. On n’a pas hésité. La ferme, on la
garderait. Elle était notre colonne vertébrale, la vendre nous aurait à coup
sûr démolis pour de bon. Et puis là-bas, dans le cimetière étaient enterrés
les parents avec le petit frère. Alors, vendre et tout quitter, c’était comme si
on fuyait et qu’on les abandonnait.
Par un beau matin ensoleillé de début juillet 2009, après avoir lâché
Camille et Léo à Orly, j’ai fait demi-tour pour reprendre dans la foulée
l’autoroute Nancy-Metz. Il faisait une chaleur à crever, j’ai dû m’arrêter
deux fois pour me passer la tête sous l’eau d’un robinet. Les aires de repos
grouillaient de touristes en shorts treillis et casquettes à visière. Je n’avais
qu’une envie, c’était de me tirer vite fait de cette meute béate et
moutonnière.
Je ne tenais pas à arriver en début de soirée au village, alors j’ai fait une
halte à Langres où j’ai joué au touriste. Après avoir traîné plusieurs heures
dans cette impressionnante petite ville, j’ai terminé dans un restaurant du
centre. Je n’avais rien avalé de la journée. Leur formule médiévale
accompagnée d’un verre de vin blanc m’a vite remis d’aplomb. Ensuite, je
suis parti faire une promenade digestive sur les remparts de la ville. On y
avait une superbe vue panoramique du plateau. Le soleil n’étant pas prêt de
se coucher, je suis resté un bon bout de temps à déambuler parmi les
quelques touristes qui flânaient comme moi en attendant la tombée du jour.
Des couples surtout, jeunes ou moins jeunes, qui venaient prendre le
137
coucher du soleil en photo. Avant de rejoindre ma voiture sur le parking en
bas de la ville, je me suis installé à l’une des terrasses de la rue principale
encore ouvertes pour y boire une bière pression. Il était presque minuit
lorsque j’ai quitté Langres.
Arrivé sur le coup d’une heure du matin, j’ai pris soin de me garer à une
centaine de mètres de l’entrée du village. Non pas que je craignais d’être
reconnu, mais ma diesel étant plutôt bruyante, je ne tenais pas à être
dérangé dans ce que j’avais à faire.
La nuit était silencieuse. Tout en étoiles. Agrémentée de ces senteurs d’été
que j’aimais tant. Inspirer à pleins poumons me rendait bizarrement
euphorique.
Pour ne pas me faire repérer par Robert, voisin insomniaque dont la fenêtre
de chambre donnait sur notre cour, j’ai escaladé le mur du potager de façon
à entrer par la porte arrière. La Kronenbourg des derniers mois ayant
remplacé la boxe thaï de Créteil, je n’étais plus aussi svelte, c’est le moins
qu’on puisse dire avec mes quatre-vingt-cinq kilos.
La clé de secours n’avait pas bougé. Elle m’attendait sous le paillasson.
Après avoir donné un léger coup d’épaule tout en actionnant la clé dans la
serrure, la porte s’est ouverte avec son grincement habituel. Trop risqué
d’allumer dans la salle de séjour, j’ai avancé à tâtons jusqu’au buffet en
chêne. Hissé sur la pointe des pieds, il ne m’a pas fallu longtemps pour le
trouver. C’était là, au-dessus du meuble, que le père planquait son fusil de
chasse avec la boîte de cartouches.
Raoul créchait dans une vieille baraque délabrée à l’autre bout du village.
J’ai remonté la rue dans l’obscurité. Les deux fermes voisines étant
inoccupées, je ne courais aucun risque d’être vu.
Je suis passé par la porte de la grange pour entrer direct dans la cuisine. Il
ne fermait jamais rien, à croire qu’il attendait son châtiment. Je l’entendais
138
ronfler comme un sonneur dans sa chambre, cette ordure.
Ça n’a pas traîné. Je n’ai pas mis plus de cinq minutes pour le liquider vite
fait, bien fait, ce vieux vicelard. Il devait quand même avoir le sommeil
léger parce qu’il a sursauté lorsque j’ai ouvert la porte. J’ai commencé par
allumer pour lui montrer qui j’étais, ce qui n’a pas eu l’air de le réjouir
beaucoup. Ensuite, à grands coups de crosse, j’ai dégagé ce gros porc de
son lit dégueulasse, je l’ai fait mettre à genoux et tout en lui balançant mon
poing dans la gueule, je lui ai remémoré ses petits jeux ludiques dans la
cabane du pré du bas. Quand il s’est mis à brailler comme un veau, je n’ai
pas attendu, j’ai enfoncé le canon du fusil dans sa sale gueule et j’ai tiré.
Des scènes de meurtre, j’en avais vu des dizaines au ciné ou à la télé, mais
là franchement, ça n’avait plus rien à voir. Inutile d’entrer dans les détails.
J’ajouterai seulement qu’avant de partir, j’ai pris soin de récupérer la
douille.
Ensuite, j’ai couru jusqu’à ma caisse pour prendre un bidon d’essence que
j’avais rempli à ras bord dans une station à Langres.
Manque de logique dans mon plan d’attaque, vous l’aurez sans doute
remarqué. J’aurais dû commencer par Bébert et terminer par Raoul. Rapport
à la détonation au beau milieu de la nuit. Gros coup de bol, aucune lumière
ne s’est allumée. Les trois quarts des vieux étaient sourds comme des pots
ou bien alors ils m’ont laissé faire le boulot tranquillement. Et allez
comprendre pourquoi, aucun chien n’a aboyé.
Pour arriver à la baraque de Bébert au milieu du village, mieux valait ne
pas risquer de reprendre la rue principale, j’ai donc choisi de couper par les
prés derrière.
Silence absolu. Seules quelques chauves-souris passaient et repassaient au-
dessus des arbres. Difficile de se faufiler dans l’obscurité sous des fils de fer
barbelés. Le dos de ma chemise n’a pas résisté. Éviter de se faire repérer
139
par un troupeau de vaches était tout aussi illusoire. Parce que j’avais oublié
les vaches. Parce qu’en juillet, la plupart de ces sympathiques
montbéliardes bivouaquent dans les prés. Ce qui devait arriver est donc
arrivé. À grand renfort de meuglements, le premier troupeau a signalé mon
intrusion et bien sûr, leurs voisines n’ont pas tardé à relayer le message.
J’étais tétanisé. À tous les coups, leur concert polyphonique allait réveiller
le village. Je me suis arrêté net. Revenir sur mes pas aurait peut-être été
plus judicieux, mais j’étais bien trop avancé pour faire marche arrière.
Comme je ne bougeais plus, les uns après les autres, les meuglements se
sont tus. Si je voulais éviter le déclenchement d’une deuxième symphonie,
j’étais condamné à prendre racine au milieu de ce pré. L’air frais de cette
soirée de juillet m’ayant insufflé un supplément d’énergie, j’ai opté pour
une fuite au pas de course. J’ai couru comme un dératé jusqu’à la dernière
clôture que j’ai escaladée tant bien que mal pour déboucher derrière chez
Bébert.
Un râteau barrait le passage à l’entrée de sa grange et j’ai bien failli me
prendre un vol plané dans l’obscurité. Le vieux avait entreposé quelques
bottes de foin, c’était ma chance. Cette fois-ci, je ne suis pas allé me
présenter. J’ai préféré lui faire la surprise. Comme l’autre salopard là-bas, il
vivait seul. Pas de bavure à craindre.
Je n’ai entendu aucun cri en quittant la ferme. Bébert a dû griller dans son
sommeil. Mais comme le feu avait pris beaucoup plus rapidement que
prévu, j’ai dû me taper un vrai sprint pour récupérer vite fait ma caisse et
me barrer.
Après avoir parcouru une trentaine de kilomètres en direction de Vesoul, je
me suis arrêté sur un chemin qui s’enfonçait dans les bois. Inutile de
chercher à regagner mon appartement. J’étais épuisé, au bout du rouleau,
incapable de pousser plus loin. La nuit, je l’ai terminée dans ma 206, vitres
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ouvertes pour profiter à fond du silence et de l’air frais. J’ai dormi d’un trait
jusqu’au lever du soleil.
Ça va peut-être vous surprendre, mais au petit matin, je suis reparti à
Langres. Deux jours que j’y suis resté. Le temps pour les flics d’arriver au
village et de commencer à s’activer. Le premier jour, j’ai donné dans le
culturel. Après le musée d’art et d’histoire qui m’a finalement bien plu, j’ai
fait une incursion dans la cathédrale. Je ne crois pas trop à toutes leurs
bondieuseries, mais le calme et l’air frais ambiant m’ont détendu. En
passant devant la statue de Jeanne d’Arc, j’ai grimacé en imaginant ce
salaud de Bébert se recroqueviller au milieu des flammes.
Le lendemain matin, dans la salle de restaurant du petit hôtel où j’avais
passé la nuit, la serveuse a posé le journal local à côté de mon café. « Serial
killer dans les Vosges », voilà ce qu’il titrait sur la première page. Pour une
fois qu’il avait du lourd à se mettre sous la dent, le journaliste s’en était
donné à cœur joie. Sauf qu’il n’avait strictement rien à dire, il blablatait
dans le vide. Comme quoi l’enquête allait être compliquée, très compliquée
même : « Aucun indice n’a été relevé et personne n’a entendu le moindre
bruit suspect au milieu de la nuit. Qui aurait pu en vouloir à ces deux
paisibles retraités appréciés de tous dans la commune ? La violence des
quartiers serait-elle déjà parvenue aux portes de nos campagnes ? On ne
peut manquer de s’interroger. De quoi supputer le pire. »
Aux régionales le soir, ils ont enfoncé le clou en donnant la parole à deux
vieilles du village qui se pressaient devant la caméra avec visiblement
l’envie d’en découdre à la télé. J’ai tout de suite reconnu Micheline Loirin
et Raymonde Bertot, totalisant à elles deux pas moins de cent-soixante-dix
ans au compteur. Et bien connues pour leurs idées fixes. Chaque fois qu’on
les laissait déblatérer devant la moindre assemblée, ces deux mégères n’en
rataient pas une pour vous décoiffer avec leur mix des pires catastrophes de
141
la semaine. Cette fois, elles affirmaient avoir aperçu, le jour de l’assassinat,
une voiture bleue étrangère traverser le village. À treize heures trente, juste
après le journal, même que le conducteur était Magrébin ou Manouche,
elles n’auraient pas su dire tellement il allait vite. « Comme un dératé, m’est
avis qu’il voulait pas être vu », avait claironné avec un rictus inquiétant
Raymonde Bertot. Version contredite par Gabriel Faivre, souvenez-vous, ce
gamin qu’on avait interrogé au collège lorsque Nathan avait fugué. Il avait
bien grandi, Gabriel et il n’avait pas la langue dans sa poche. Sous l’épaisse
couche de gel recouvrant sa coupe en brosse se cachait un justicier
intraitable. « Mais non ! N’importe quoi ! C’était ni un Manouche ni un
Magrébin ». Il avait effectivement vu une voiture bleue traverser le village à
la même heure, mais c’était celle d’un couple de Hollandais, Tobias, le
sculpteur et sa femme, Helena. Tous les ans, en juillet, ils rejoignaient un
groupe d’artistes dans une vieille ferme à quelques kilomètres de là.
Histoire de charrier un peu plus les deux mamies qui ne devaient plus voir
bien clair, il avait insisté sur « le blond de blond » des deux touristes.
Avant de passer au sujet suivant, la fête de la fraise qui allait se tenir dans
le bourg voisin, le journaliste avait souligné que c’était à deux vieux vivant
seuls que le serial killer s’était attaqué. Par conséquent et par précaution, les
gendarmes conseillaient à tous les vieux sans femme de bien fermer le soir,
porte d’entrée et grange.
« On dirait bien que l’assassin a des goûts précis ! » a fait la serveuse en
m’apportant une part de tarte maison (aux cerises aigres, ma préférée). Je
n’ai pas cherché à poursuivre la conversation sur les penchants
obsessionnels de l’assassin, j’aurais eu du mal à trouver des arguments
convaincants. J’ai juste hoché la tête d’un air entendu.
Le lendemain en milieu de matinée, je suis retourné à la ferme. Choisir de
me terrer à Vesoul aurait déclenché une vague d’interrogations. À éviter
142
donc, surtout que j’avais parlé à Robert de mon projet de terminer mes
congés dans le village. L’info avait dû être relayée alentour, sans compter
qu’après ce qui venait de se passer, on devait surveiller mon arrivée comme
le lait sur le feu.
À peine sorti de la voiture, j’ai eu envie d’aller jeter un coup d’œil aux
mirabelliers dans le verger derrière la ferme. On n’avait pas eu de gelées en
avril, les arbres croulaient sous les prunes. Avec un peu de chance, on
pourrait commencer à les ramasser à la mi-août. Sophie avait décidé qu’on
ne stockerait pas les mirabelles dans un congélateur. On ferait comme la
mère. Des bocaux.
Le jardin était nettement moins flamboyant. Elle aurait été peinée de voir
ses allées et parterres de fleurs parsemées de chiendent et de fleurs de
pissenlit, je n’avais jamais pris le temps de désherber. Quant aux quelques
salades que Sophie avait repiquées dans le potager, elles avaient été
bouffées par les limaces. On faisait de piètres jardiniers tous les deux.
Après avoir ouvert les volets et les fenêtres en grand, j’ai sorti l’antique
tourne-disque du père que j’ai posé sur la petite table dans le couloir de
l’entrée. Ils aimaient bien la musique, mes vieux, même s’ils n’avaient pas
toujours eu le temps d’en écouter. En souvenir de la mère, j’ai mis Hymne à
l’amour d’Édith Piaf. « Le ciel bleu sur nous peut s’effondrer, et la Terre
peut bien s’écrouler, peu m’importe si tu m’aimes, je me fous du monde
entier… »
Assis sur le banc devant la porte d’entrée, j’ai fermé les yeux en pensant à
eux trois là-bas dans le cimetière. Je revoyais ces jours heureux de fêtes
quand les parents dansaient. Et puis aussi ce soir de Noël où la mère avait
dansé une valse avec Nathan. Il ne devait pas avoir plus de cinq ou six ans.
Il était si fier de danser avec elle, il en était rouge d’émotion et riait aux
éclats. Les deux raclures ne l’avaient pas encore bousillé.
143
Paulette m’a apporté une salade et quelques tomates de son jardin. Prétexte
pour me raconter l’assassinat des deux vieux avec un paquet de détails qui
m’ont interloqué. On aurait presque pu croire que c’était elle qui avait fait
le coup. Ensuite est passé Robert avec six œufs qu’il m’a tendus en me
lançant un clin d’œil appuyé qui m’a mis mal à l’aise. Est-ce qu’il m’avait
entendu cette fameuse nuit où j’étais arrivé à deux heures du matin ? Je n’ai
pas eu le temps de l’inviter à s’assoir qu’il s’était déjà éclipsé. Peu avant
midi, Mickaël a arrêté son tracteur devant la ferme. On a commencé avec
une bière, c’était l’heure. Il est reparti une heure plus tard après avoir
partagé une omelette, une salade de tomates et bu une petite mirabelle en
souvenir du père. J’ai eu un peu honte de le mener en bateau quand on a
abordé l’assassinat des deux vieux, en même temps je n’allais pas le mettre
dans la confidence, il saurait bien assez tôt le fin mot de l’histoire. Comme
ils manquaient de bras pour les moissons, il n’a pas dit non lorsque j’ai
proposé de l’aider, lui et sa femme. Les quelques jours que j’allais passer au
village seraient finalement bien remplis. Et puis il y avait effectivement un
repas prévu le quatorze juillet au soir dans la cour de la mairie. Je n’avais
pas tout à fait menti à Camille.
En fin d’après-midi, je me suis rendu au cimetière. La mère avait toujours
détesté les monuments funéraires « m’as-tu-vu ». Seule une simple stèle
indiquait leurs noms. Roger Denis 1935-2008, Colette Denis, née Michaut
1944-2009, Nathan Denis 1987-2007. Au milieu du parterre de fleurs qui
les abritait, je leur ai repiqué un rosier rouge du jardin. Ensuite j’ai fouillé
dans ma poche. J’avais gardé la douille. Je l’ai enterrée au-dessus du petit
frère.
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Le 30 mars 2020
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Les potes de l’atelier réclament la suite de mes chapitres. Je ne donne rien
à lire encore. J’attends d’avoir tout terminé.
146
16
Les flics pataugeaient. Ou du moins c’est ce que j’avais cru à les voir
entrer et sortir des fermes, passer au peigne fin les alentours, téléphoner,
interroger les habitants, prendre des notes, discuter entre eux, partir,
revenir… Ça chauffait, mais rien ne transpirait. Leur chef, Michel Bourdet,
type d’une cinquantaine d’années dépêché par Épinal, n’était guère
communicatif. Silencieux, réfléchi, tout en demeurant à l’écoute des
rumeurs qui circulaient en boucle. Parce que bien sûr pour une partie du
village, l’incendie chez Bébert, c’était signé. Inutile de chercher midi à
quatorze heures, c’était les Manouches. Le jeune Manolo et sa bande.
Les temps avaient bien changé, on ne voyait plus les types qui
rempaillaient vos chaises, fabriquaient des paniers en osier et
accessoirement volaient vos poules. Leurs jeunes, eux, ne s’encombraient
plus de scrupules, ils cambriolaient les maisons et pour ne pas laisser de
traces, ils y foutaient le feu, et voilà qu’ils s’en prenaient maintenant à de
pauvres vieux sans défense. Pour quelques billets de banque, ils avaient fait
sauter le caisson de Raoul et cramé Bébert. Sans état d’âme. Et peut-être
même qu’un Mohammed qui traînait par-là était dans le coup, lui aussi,
allez savoir. Ils étaient partout ceux-là.
Je connaissais bien Manolo. On avait souvent discuté ensemble. Quand
Nathan s’était définitivement barré, il était venu dépanner le père à la ferme
et n’avait pas compté ses heures. Le problème, c’est qu’un samedi matin de
la fin juin, on l’avait vu apostropher Raoul devant la boucherie du bourg.
Pour une histoire d’argent que le vieux lui devait depuis des mois. Comme
quoi il avait scié et rentré plusieurs stères de bois dans sa grange au début
de l’hiver et n’avait jamais été payé. La discussion avait vite dégénéré parce
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que Raoul était passé direct aux insultes. « Tous des menteurs et des voleurs
chez les Manouches », pour sûr, ils avaient « ça dans le sang », parce que
lui, Raoul, il avait bel et bien payé Manolo, et le jour même en plus, qu’il
aille donc se faire voir ailleurs avec sa « gueule de bougnoule d’Europe de
l’Est » ! Hors de lui, Manolo l’avait traité de « vieux bouc raciste ». Et dans
la foulée, il avait ajouté que son copain Bébert n’était pas mieux, il n’y en
avait pas un pour relever l’autre. Deux vieux dégueulasses à éliminer de la
surface de la Terre, voilà ce qu’ils étaient. Sans l’intervention du boucher et
d’un client sortis du magasin pour les séparer, ils en seraient venus aux
mains. Manolo s’était éloigné en menaçant le vieux d’aller lui rendre visite
avec des potes. À noter que dès le début de l’altercation, la coiffeuse en face
était sortie de son salon. Suivie de son apprentie et de Micheline Claudel, la
femme du maire venue faire ses racines. Bref, toute une tripotée de témoins
qui n’ont pas manqué de dégainer leurs témoignages au début de l’enquête.
Manque de chance, cette fameuse nuit de juillet 2009, Manolo ne trainait
pas dans le coin. Il rentrait des palettes de conserves dans un entrepôt de la
banlieue de Nancy. À cent-vingt kilomètres du village. Le patron de
l’entreprise était formel. La nuit du massacre des deux vieux, le jeune avait
travaillé dans son hangar. Chaque fois qu’un chargement important arrivait,
c’était à lui qu’il faisait appel pour compléter son équipe de nuit. Un petit
gars sérieux, Manolo, on pouvait toujours compter sur lui.
Le jeune Manouche, les flics l’avaient donc rayé de la liste des suspects.
À plusieurs reprises, j’avais aperçu le pote du père, l’adjudant-chef Gérard
Droz qui suivait Michel Bourdet, le grand chef, tel un mouton égaré
derrière une vache rentrant le soir à l’écurie. Conscient de vivre enfin les
heures les plus glorieuses de sa carrière. Gérard Droz que j’avais eu le tort
de prendre pour un imbécile idiot. Avec son imposante bedaine et sa
démarche empotée. Mais qui connaissait le terrain comme personne parce
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qu’avec son air de ne pas y toucher, il soutirait des infos en buvant des
coups avec les gens du village et ça, il a su le faire bien mieux que son
collègue taiseux d’Épinal.
J’imagine sans peine par quels chemins de traverse il est arrivé jusqu’à
moi. Après deux ou trois verres à se lamenter sur l’insécurité qui gagnait les
villages, les langues se sont déliées et la rumeur s’est mise à enfler. Comme
quoi Raoul et Bébert n’étaient pas des enfants de chœur. « C’est simple, ils
courent après tout ce qui bouge… si vous voyez ce que je veux dire. Il
paraîtrait même qu’ils aiment bien les petits garçons, mais je dis ça, je dis
rien, vous n’avez rien entendu… » Les uns après les autres, les garde-fous
sont tombés, laissant les deux vicelards à découvert sur le terrain miné
qu’ils avaient foulé des années durant sans jamais être inquiétés.
Les facultés de déduction de Gérard Droz, je les avais largement sous-
estimées. Les bribes d’infos récoltées ici ou là, il n’a pas mis longtemps
pour les réorganiser selon une logique imparable. Celle de la vengeance
pure. Parce que si on réfléchissait bien et là, Gérard Droz a dû actionner le
turbo pleins gaz, les deux retraités n’avaient pas un sou, ce n’était donc pas
l’appât du gain qui avait motivé l’assassin, sans compter que la façon dont
ils avaient été liquidés sortait plutôt de l’ordinaire. En général, les vieux à
qui on venait piquer du fric, il suffisait de les menacer tout en les ligotant
avec un ou deux bouts de ficelle pour qu’ils craquent et indiquent où ils
planquaient leur petit magot. Avec Raoul et Bébert, on n’était pas dans ce
cas de figure.
N’oublions pas que c’était Gérard Droz qui avait recherché Nathan par
monts et par vaux quand il avait fugué et lorsqu’il avait disparu des radars,
c’était encore lui qui avait contacté des collègues à Metz et Nancy. Le type
avait eu à cœur de soutenir les parents, je l’ai mentionné dans un précédent
chapitre. Pourtant au pot organisé dans la salle communale après les
149
obsèques de Nathan, j’avais remarqué sa tendance fouineuse à passer d’un
groupe à l’autre, discuter avec les gens, les questionner l’air de rien sur le
petit frère. Son ardeur au flicage m’avait énervé. Ce n’était ni l’heure ni le
jour pour soutirer des infos sur Nathan Denis, le toxico du village.
Alors que le type d’Épinal ramait de ferme en ferme à la recherche
d’indices, notre adjudant-chef avait subitement fait bande à part. La loi des
séries ou le hasard, il n’y croyait pas. C’est ce qu’il a affirmé quand ils ont
commencé à me cuisiner. Ces derniers mois, plusieurs jeunes avaient posé
problème dans le canton. Nathan n’avait pas été le seul à avoir pété un
câble. On avait appris qu’Antoine Magnin faisait de la dépression. Et puis
dans le village voisin, il y avait Alban Jourdan, seize ans, qui s’était pendu
l’année précédente, personne n’avait vu le coup venir. Quant au fils du
fromager, on commençait à s’interroger sur ses accidents de scooter à
répétition, il passait sa vie à l’hôpital celui-là. « Il faudrait songer à
examiner son cas sous un autre angle » avait, paraît-il, conclu le chef de
service dans son courrier. Le nombre de gueules cassées parmi les jeunes
dépassant largement la moyenne nationale, l’illumination n’avait pas tardé à
éclairer notre adjudant-chef. Raoul et Bébert… Bingo ! Le lien entre les
deux vicelards et ces jeunes en dérive, Gérard Droz n’a pas traîné pour
l’établir. À croire que tous les soirs avant de s’endormir, il potassait des
bouquins sur la dépression chez l’adolescent.
Mes heures de liberté étaient comptées. Après avoir vérifié qu’Antoine
était à Paris la nuit où les deux vieux avaient été assassinés, les flics n’ont
pas perdu de temps pour venir me cueillir chez moi à sept heures du matin.
J’avais payé essence et hôtel-restaurant à Langres avec ma carte bancaire.
Pourquoi Langres ? Ils ne comprenaient pas. Difficile d’expliquer pourquoi
j’y avais séjourné seul début juillet. Trois jours au total. À trois quarts
d’heure de mon appartement. J’ai eu beau vanter les charmes de la ville, son
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musée et sa cathédrale, ils n’ont pas voulu croire à une villégiature estivale.
Je vous épargnerai les détails d’empreintes laissées sur le fusil que j’avais
remis à sa place au-dessus du buffet sans prendre la peine de les effacer.
Quant à l’impossible alibi que Robert a inventé pour me couvrir, ils ont
souri. Angoissé à l’idée de dormir dans la ferme des parents, j’avais passé
cette fameuse nuit chez lui. Toujours est-il que son témoignage m’a fait
chaud au cœur. Il a été le premier à me soutenir.
Ils n’ont pas eu à me cuisiner pendant des heures. J’ai vite avoué que
l’assassin, c’était moi. Je leur ai facilité la tâche. J’ai tout raconté jusqu’au
moindre détail. Enfin presque. Pour la douille que j’avais enterrée au-dessus
de Nathan, je n’ai rien dit. Ça ne les regardait pas, ils n’avaient pas besoin
de savoir. La douille, c’était un message que j’adressais au petit frère si par
hasard il me voyait depuis là-haut. À part ça, ils ont tout noté dans leur
calepin, y compris mon choix du menu médiéval dans le restaurant de
Langres, je n’ai pas trop compris pourquoi.
À quoi bon feindre le type injustement accusé, à quoi bon berner les flics ?
À moins d’être complètement idiots, ce qui n’était pas le cas, ils auraient de
toute façon fini par me tomber dessus. Et puis là-bas dans le cimetière, il y
avait Nathan avec les parents à ses côtés. Essayez de comprendre. Clamer
mon innocence m’aurait donné le sentiment de les trahir et ça, je ne le
voulais pas.
Ce qui allait m’arriver par la suite, le tribunal, la prison, le jugement du
village, je m’en foutais complètement. Seul m’avait importé de faire ce que
j’avais à faire. Ma dette envers le petit frère, j’avais eu à cœur de la régler à
ma façon. Et sachez que j’ai accepté ma peine de prison sans sourciller. Que
les choses soient claires.
Vous me direz qu’au lieu d’assassiner ces deux salopards, j’aurais tout
aussi bien pu alerter les flics. J’y serais allé avec Antoine. Rien n’aurait été
151
plus simple. Comme il n’y avait pas prescription, on les aurait arrêtés, jugés
et condamnés. Les quelques années leur restant à vivre, ils les auraient
passées derrière des barreaux, ce qui n’aurait pas été de tout repos. Le
traitement que la plupart des détenus réservent aux pointeurs, vous le
connaissez.
Seulement voilà, Antoine n’était pas allé voir les flics, il n’avait rien dit à
ses parents et à part son psy, là-bas dans son cabinet parisien, personne ne
savait ce qui s’était passé dans la cabane du pré du bas.
La grenade qu’Antoine tenait dans les mains le soir de l’enterrement de la
mère, c’était à la ferme qu’il était venu la déposer, c’était à moi et moi seul
qu’il l’avait tendue.
Le 10 avril 2020
Je suis retourné voir Dylan hier. Il a fini par craquer. Violé par Rudy dans
les douches parce qu’il refusait de tremper dans ses trafics à l’intérieur de
la prison. Dylan n’obéissant toujours pas, sa bande de blaireaux a pris le
relais les semaines suivantes. Dans les douches ou dans sa cellule quand
son codétenu partait en salle de sports. Et s’il continue de se défiler, ils
menacent de s’en prendre à sa petite sœur. Ils lui ont fait comprendre qu’à
l’extérieur, ils avaient des potes impatients de la rencontrer. Surtout depuis
qu’ils avaient vu sa photo sur Facebook. « Elle est vraiment canon, ta sœur
» qu’il a dit cette ordure de Rudy en lui tendant son téléphone. Il lui
montrait une photo de Jennifer, celle où elle tenait dans ses bras Sunny, le
chat qu’elle était allée chercher à la SPA avec sa mère un mois plus tôt. Et
il a ajouté que s’il lui prenait la mauvaise idée de parler à qui que ce soit
152
dans la prison, surveillants, éducateurs ou détenus, ses copains se feraient
un plaisir d’aller faire connaissance avec la jolie petite Jennifer.
Dylan est terrorisé. Il m’a fait promettre de ne rien dire. J’ai promis.
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LE QUOTIDIEN DE L’EST
VIOLENCE EN PRISON
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Selon le directeur de la prison, Michel Girardot, le confinement imposé
aux détenus durant ces dernières semaines pourrait avoir été le déclencheur
de cette surprenante violence.
Le détenu a été transféré hier dans la maison d’arrêt du département. Une
enquête a été confiée à la police judiciaire de Nancy.
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