Colette Sido Textes 2-23 2-24
Colette Sido Textes 2-23 2-24
Colette Sido Textes 2-23 2-24
1 Au vrai, cette Française vécut son enfance dans l’Yonne, son adolescence parmi des peintres, des
journalistes, des virtuoses de la musique, en Belgique, où s’étaient fixés ses deux frères aînés, puis
elle revint dans l’Yonne et s’y maria, deux fois. D’où, de qui lui furent remis sa rurale sensibilité, son
goût fin de la province ? Je ne saurais le dire. Je la chante, de mon mieux. Je célèbre la clarté originelle
5 qui, en elle, refoulait, éteignait souvent les petites lumières péniblement allumées au contact de ce
qu’elle nommait « le commun des mortels ». Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à
effrayer les merles, car l’Ouest, notre voisin, enrhumé et doux, ne manquait pas de déguiser ses
cerisiers en vieux chemineaux et coiffait ses groseillers de gibus poilus. Peu de jours après, je trouvais
ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où elle bannissait les
10 religions humaines…
- Chut !... Regarde…
Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair
rosée…
- Qu’il est beau !... chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les
15 mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien
qu’il n’attrape que les plus mûres…
- Mais, maman, l’épouvantail…
- Chut !... L’épouvantail ne le gêne pas…
- Mais, maman, les cerises !…
20 Ma mère ramena sur terre ses yeux couleur de pluie :
- Les cerises ?... Ah ! oui, les cerises…
Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant qui me
foulait avec tout le reste, allègrement… Ce ne fut qu’un moment, - non pas un moment unique.
Maintenant que je la connais mieux, j’interprète ces éclairs de son visage. Il me semble qu’un besoin
25 d’échapper à tout et à tous, un bond vers le haut, vers une loi écrite par elle seule, les allumait. Si je
me trompe, laissez-moi errer.
1 TOBY-CHIEN : Voilà. Nous étions bien tranquilles, Elle et moi, dans le cabinet de travail. Elle
lisait des lettres, des journaux, et ces rognures collées qu’Elle nomme pompeusement l’Argus de la
Presse, quand tout à coup : « Zut ! s’écria-t-Elle. Et même crotte de bique ! » Et sous son poing assené
la table vibra, les papiers volèrent… Elle se leva, marcha de la fenêtre à la porte, se mordit un doigt, se
5 gratta la tête, se frotta rudement le bout du nez.
J’avais soulevé du front le tapis de la table et mon regard cherchait le sien… « Ah ! te voilà,
ricana-t-Elle. Naturellement, te voilà. Tu as le sens des situations. C’est bien le moment de te coiffer à
l’orientale avec une draperie turque sur le crâne et des franges-boule qui retombent, des franges-
boule, - des franges-bull, parbleu ! Ce chien fait des calembours, à présent ! il ne me manquait que
10 ça ! » D’une chiquenaude, Elle rejeta le bord du tapis qui me coiffait, puis leva vers le plafond des bras
pathétiques : « J’en ai assez ! s’écria-t-Elle. Je veux… je veux… je veux faire ce que je veux ! »
Un silence effrayant suivit son cri, mais je lui répondais du fond de mon âme : « Qui T’en
empêche, ô Toi qui règnes sur ma vie, Toi qui peux presque tout, Toi qui, d’un plissement volontaire
de tes sourcils, rapproches dans le ciel les nuages ? »
15 Elle sembla m’entendre et repartit un peu plus calme : « Je veux faire ce que je veux. Je veux
jouer la pantomime, même la comédie. Je veux danser nue, si le maillot me gêne et humilie ma
plastique. Je veux me retirer dans une île, s’il me plaît, ou fréquenter des dames qui vivent de leurs
charmes, pourvu qu’elles soient gaies, fantasques, voire mélancoliques et sages, comme sont
beaucoup de femmes de joie. Je veux écrire des livres tristes et chastes, où il n’y aura que des paysages,
20 des fleurs, du chagrin, de la fierté, et la candeur des animaux charmants, qui s’effraient de l’homme…
Je veux sourire à tous les visages aimables, et m’écarter des gens laids, sales et qui sentent mauvais. Je
veux chérir qui m’aime et lui donner tout ce qui est à moi dans le monde : mon cœur rebelle au partage,
mon cœur si doux et ma liberté ! Je veux… je veux !... Je crois bien que si quelqu’un, ce soir, se risquait
à me dire : « Mais, enfin, ma chère… », eh bien, je le tue… Ou je lui ôte un œil. Ou je le mets dans la
25 cave. »
Texte 3 : Colette, Sido – Les Vrilles de la vigne, extrait de « En marge d’une plage blanche II »
Colette, Les Vrilles de la vigne, « En marge d’une plage blanche II », pp. 252-253
1 Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et le vêtement de la terre. Rien n’est si
triste que l’aspect d’une campagne nue et pelée qui n’étale aux yeux que des pierres, du limon et des
sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du
chant des oiseaux, la terre offre à l’homme dans l’harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie,
5 d’intérêt et de charme, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais.
Plus un contemplateur a l’âme sensible plus il se livre aux extases qu’excite en lui cet accord.
Une rêverie douce et profonde s’empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse
dans l’immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors tous les objets particuliers
lui échappent ; il ne voit et ne sent rien que dans le tout. Il faut que quelque circonstance particulière
10 resserre ses idées et circonscrive son imagination pour qu’il puisse observer par parties cet univers
qu’il s’efforçait d’embrasser.
C’est ce qui m’arriva naturellement quand mon cœur resserré par la détresse rapprochait et
concentrait tous ses mouvements autour de lui pour conserver ce reste de chaleur prêt à s’évaporer
et s’éteindre dans l’abattement où je tombais par degrés. J’errais nonchalamment dans les bois et dans
15 les montagnes, n’osant penser de peur d’attiser mes douleurs. Mon imagination qui se refuse aux
objets de peine laissait mes sens se livrer aux impressions légères mais douces des objets environnants.
Mes yeux se promenaient sans cesse de l’un à l’autre, et il n’était pas possible que dans une variété si
grande il ne s’en trouvât qui les fixaient davantage et les arrêtaient plus longtemps.
Je pris goût à cette récréation des yeux, qui dans l’infortune repose, amuse, distrait l’esprit et
20 suspend le sentiment des peines. La nature des objets aide beaucoup à cette diversion et la rend plus
séduisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes semblent se disputer à
l’envi le droit de fixer notre attention. Il ne faut qu’aimer le plaisir pour se livrer à des sensations si
douces, et si cet effet n’a pas lieu sur tous ceux qui en sont frappés, c’est dans les uns faute de
COLETTE, SIDO – LES VRILLES DE LA VIGNE / PARCOURS 1 : LA CELEBRATION DU MONDE
25 sensibilité naturelle, et dans la plupart que leur esprit, trop occupé d’autres idées, ne se livre qu’à la
dérobée aux objets qui frappent leurs sens.