Bronner Livre Octares
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, (2009), L’analyse du travail didactique du professeur dans la classe, Ouvrage collectif sous la
direction de Dominique Bucheton, L’agir Enseignant : Des gestes professionnels ajustés, Octarès
Résumé : Cet article tente de montrer en quoi les théories de didactique des mathématiques
permettent d’outiller l’analyse du travail du professeur dans ce qu’il présente de plus
spécifiquement didactique. Des articulations avec le cadre théorique de la recherche ERT
sont aussi proposées.
Mots clés : geste professionnel, praxéologie, événement, ajustement, milieu, temps
didactique
Alain Bronner
LIRDEF
IUFM de Montpellier
1. Introduction
Les missions du professeur, dévolues par l’institution d’enseignement et formatées sous un
référentiel1 en 1997 montrent la grande diversité des compétences à construire et mettre en
œuvre. En n’en citant quelques-unes, on peut déjà apprécier le spectre très large des
registres d’intervention : créer dans la classe les conditions favorables à la réussite de tous,
capacité à décider, communiquer l’envie d’apprendre, favoriser la participation active des
élèves, obtenir leur adhésion aux règles collectives, être garant du bon ordre et d’un climat
propice à un travail efficace, favoriser les situations interactives, mettre en place des formes
collectives de travail et d’apprentissage, faire preuve d’ouverture, savoir s’adapter à des
situations inattendues sur le plan didactique, pédagogique ou éducatif, veiller à la gestion du
temps en fonction des activités prévues, des interventions et difficultés des élèves ainsi que
des incidents éventuels de la classe, savoir utiliser l’espace et le geste et placer sa voix,
savoir choisir le registre de langue approprié. Un nouveau référentiel apparaît en 2007 en
relation avec le socle commun de connaissances2 et le nouveau cadrage3 des instituts de
1
Mission du professeur exerçant en collège, en lycée d'enseignement général et technologique ou en
lycée professionnel, Circulaire n° 97-123 du 23/05/1997 adressée aux recteurs d'Académie, aux
directeurs des IUFM. Publiée au BOEN n° 22 du 29 mai 1997.
2
BO n° 29 du 20 juillet 2006
1
formation des maîtres (IUFM) et élargit encore s’il le fallait l’éventail des compétences à
construire progressivement durant l’année de professionnalisation, à développer et
consolider pendant les deux premières années d’exercice puis tout au long de la vie
professionnelle.
Ces référentiels soulèvent la question de la recherche des conditions d’un travail nécessaire
dans les IUFM sur les gestes du professeur, en classe et hors classe, ainsi que celle de la
construction des outils théoriques et méthodologiques nécessaires à ce travail. Les théories
de didactique des mathématiques constituent des paradigmes qui permettent d’analyser les
divers types de savoirs en jeu dans les systèmes et situations didactiques. Des
préoccupations relativement récentes ont porté sur le professeur, sur ses savoirs et savoir-
faire concernant la négociation didactique effective dans la situation et dans l’espace de la
classe. Ces recherches proposent des outils théoriques et méthodologiques permettant de
décrire, d’analyser et de caractériser ce que peut faire et fait effectivement le professeur
dans la gestion des situations didactiques. Nous souhaitons interroger ces outils pour
l’analyse du rôle du professeur. Il s’agit notamment de regarder en quoi certaines théories
fournissent des outils pragmatiques et opérationnels en formation des enseignants. Nous
exposerons aussi les derniers développements que nous avons été amenés à produire pour
étudier ce que nous qualifions de gestes professionnels relativement au projet didactique et
aux événements qui se produisent dans l’espace-temps d’une situation didactique. Nous
montrerons notamment comment l’approche anthropologique (Chevallard, 1999) amène un
nouveau regard sur le geste professionnel dans une perspective de professionnalisation, en
particulier pour la formation des enseignants. La notion d’événement didactique fera aussi
l’objet d’un travail d’articulation avec celle de geste professionnel.
3
BO n° 9 du 1er mars 2007
2
nous ils ne sont pas réduits à de la gestuelle ou à du langage, mais ils s’inscrivent dans l’agir
et la conceptualisation, englobant tous les différents aspects précédemment cités. Quel
modèle du point de vue de la didactique des mathématiques peut rendre compte de ces
gestes professionnels avec une visée tout autant explicative que formative ?
Margolinas dans sa note d’habilitation (2004) précise que le professeur est omniprésent
dans les recherches en didactique mais parallèlement elle souligne la difficulté de la prise en
compte du rôle du professeur : « Mais le rôle du professeur en tant qu’objet modélisable a
été long et difficile ». Une des raisons serait due au « rôle assigné au professeur dans
l’ingénierie didactique » qui devait notamment avoir une position d’observateur dans
l’interaction élève-milieu, censée produire les modifications de connaissances. La consigne
donnée au professeur est souvent celle d’ « intervenir le moins possible». L’incertitude du
professeur dans la réalisation des ingénieries et la difficulté de réalisation de la dévolution
d’une situation adidactique ont émergé comme questions problématiques.
Petit à petit, « la réalité » du rôle professeur se dévoile, tout d’abord à propos de
l’institutionnalisation : « C’est ainsi que nous avons découvert ( !) ce que tous les
enseignants font à longueur de journée et que notre effort de systématisation avait rendu
inavouable » (Brousseau 1986). Par ailleurs, en observant les réalisations d’ingénieries,
Margolinas (2004) élargit la remarque précédente, « C’est là que j’ai découvert avec stupeur
l’omniprésence du professeur pendant toutes les phases du déroulement des séances » et
elle critique la description schématique d’une phase adidactique du point de vue du rôle du
professeur :
« 1- Le maître est actif, il parle à la classe, et présente le problème, parfois réduit à la
consigne. Ce serait la phase de dévolution.
2- Le maître ne dit plus rien, il n'intervient en aucun cas, le problème étant devenu
celui des élèves. Ce serait la phase adidactique, quasi-isolée du maître.
3- Le maître intervient à nouveau activement pour institutionnaliser le savoir. Ce
serait la phase d'institutionnalisation. » (ibid)
4
On trouvera un développement important dans Margolinas (2004).
3
En fait les recherches se sont concentrées sur les deux grands jeux principaux du maître
identifiés par Brousseau (1986) à savoir dévolution et institutionnalisation. Divers
développements ont été proposés sur la structuration du milieu (Brousseau 1986, 1990 ;
Margolinas 1998) et montrent la complexité du rôle du professeur
La théorie des situations a permis l’étude du rôle du professeur en pointant les grands
processus à l’œuvre dans la gestion de la situation didactique. Elle a fourni les premiers
outils d’étude, notamment avec les recherches sur la structuration du milieu, en même temps
qu’elle a révélé des questions à approfondir sur l’analyse de la pratique du professeur en
situation. En particulier comment rendre intelligible et caractériser cet agir incessant du
travail du professeur dans la classe, sous des contraintes diverses notamment celle du projet
du professeur ? A propos de l’observation de séances de mathématiques Margolinas (2004)
montre bien l’activité créatrice du professeur tout en restant assujetti à son projet et aux
connaissances supposées des élèves :
- « Pendant le travail en classe, l'investissement du professeur dans ce niveau
continue à se manifester. Une professeure (Marie-Paule) invente un nouveau
problème pendant les interactions de classe pour essayer d'améliorer ce qu'elle
ressent pertinemment comme une faiblesse de la situation proposée aux élèves. Ce
nouveau problème, construit pendant la séance, montre que le niveau de projet
(niveau +1), n'est jamais loin dans les préoccupations. C'est aussi de la modification
locale du projet (niveau +1) dont une autre professeure (Béatrice) parle
immédiatement après la leçon, et ce sur quoi elle cherche des modifications une
semaine après, dans l'entretien. »
4
- « Plus généralement, ce qui semble le plus visible pour le professeur, même en
classe, est le projet didactique local (niveau +1), à l'aune duquel sont interprétées les
réactions des élèves, selon qu'elles permettent de faire avancer ou au contraire
qu'elles contrarient ce projet local. »
- « Les interventions en classe (niveau 0) sont essentiellement vues par le professeur
comme visant à interpréter le projet, et notamment l'avancée du processus
d'institution. Pour faire des choix pendant les interactions avec les élèves, le
professeur fait des hypothèses sur les connaissances supposées naturalisées et
stables, qui sont la source des critères de validité, et sur les connaissances en cours
d'apprentissage. Mais ces hypothèses, souvent implicites, sont difficiles à vérifier : la
professeure de la situation «carré de -1 » n'interprète pas la réponse de Michaël »
Au-delà des grandes fonctions du professeur, toutes ces observations posent le problème du
grain d’analyse de la pratique du professeur et des modèles qui permettent d’en rendre
compte.
5
On pourra se reporter au texte de Yves Chevallard dans ce symposium pour une présentation plus
développée de cette approche.
5
[T/] (savoir-faire), de l’ordre de la praxis, et sa partie technologico-théorique [/]
(savoir), de l’ordre du logos» (Chevallard, 1997)
Des travaux de plusieurs équipes ont montré l’intérêt de cette théorisation pour l’analyse des
séances ordinaires du point de vue de l’élève comme du professeur (voir par exemple,
Noirfalise et Wozniack, Cirade et Matheron, Bronner et Noirfalise, Artaud et Denisot, Actes
de la 11ème l’école d’été de didactique des mathématiques, 2002 ).
La TAD invite donc à regarder un geste professionnel comme une pratique qui peut
s’analyser et se décomposer selon les quatre dimensions proposées par Chevallard : type
de tâches, technique (manière de réaliser les tâches), technologie (justification de la
technique) et théorie (niveau supérieur de justification). Il existe des praxéologies
professorales globales (comme celles qui se constituent autour des types de tâches
« construire une séance » ou « construire une progression ») et des praxéologies plus
ponctuelles (comme celles liées aux types de tâches « donner une consigne » ou « gérer
des réponses d’élèves après un exercice »).
6
La technique peut être plus ou moins élaborée, plus ou moins explicite pour le sujet ou pour
l’observateur et parfois complètement naturalisée sous forme d’habitus. L’intérêt premier du
modèle, pour nous, est de ne pas considérer le geste dans sa seule dimension praxis ou
verbale mais aussi avec son logos, sa théorie. On peut entrevoir ici tout le profit que l’on peut
obtenir d’une telle théorisation pour l’analyse de pratiques, du point de vue de la recherche
comme de la formation. Le logos associé au bloc de la praxis s’inscrit dans une recherche
d’explication, et présente une difficulté, pour le sujet comme pour le chercheur, du fait que
les deux dernières dimensions de la praxéologie sont plus ou moins présentes et
conscientisées. Un autre intérêt du modèle dans le cadre de la formation est de mettre en
avant un questionnement avec les stagiaires relativement aux niveaux technologie/théorie.
Nous pouvons relever que l’événement est un fait, qui certes peut être important, mais qui
n’est pas lié seulement à de l’extraordinaire, et peut être heureux. Nous nous plaçons ici
dans le cadre de la première définition, la plus générale comme fait qui se produit, se réalise.
Bien sûr nous nous intéresserons aux faits marquants et significatifs relativement à des
objets de recherche et d’analyse, mais pas forcément l’exceptionnel, le catastrophique …
Un événement portera sur des objets très divers, il peut être de nature relationnelle,
cognitive, institutionnelle…Mais nous nous centrerons ici sur ceux qui peuvent être qualifiés
7
de didactique, au sens où un fait a une incidence sur le projet, les actions didactiques ou
encore sur les connaissances des différents acteurs de la situation.
Tout d’abord il nous faut questionner, non seulement ce qui fait événement, mais aussi pour
qui fait-il événement : l’élève, le professeur ou l’observateur-chercheur. Une fois cette
dimension précisée, nous pourrons nous interroger sur les caractères possibles d’un
événement.
Si nous prenons la position du professeur, un fait sera un événement plus ou moins
significatif selon l’appréciation et la place que le professeur lui donnera. Pour le chercheur
les indices signalant un événement seront à chercher du côté du traitement par le professeur
et de ses décisions d’agir, de réagir voire d’ignorer complètement cet événement.
Un premier caractère est celui de prévisibilité. Une partie des événements est liée à la
contingence en lien avec les interactions effectives dans la réalité de la situation didactique.
L’événement est parfois prévisible, comme parfois imprévisible, pour l’observateur comme
pour les acteurs, et c’est à travers le couple prévu-imprévu dans le cadre du contrat
didactique, que les événements prennent leur signification. C’est par rapport à un projet ou à
une analyse a priori qu’un sujet peut décider si un événement est prévu ou imprévu.
On appellera donc imprévu tout événement non prévu par le professeur ou qui semble non
prévu du point de vue du chercheur compte tenu des données empiriques, relativement au
projet didactique.
Un deuxième caractère est celui de la problématicité. Qui dit imprévu ne veut pas dire
problématique nécessairement ! Il existe des imprévus qui ne sont pas problématiques, et
l’on parle même parfois, on l’a vu, d’événement heureux, comme par exemple un élève qui
donne une solution non prévue a priori à un problème, mais solution juste qui s’intègre aux
autres réponses. On dira qu’un événement est problématique s’il semble provoquer une
perturbation didactique, autrement-dit s’il s’agit d’un événement qui provoque une
perturbation au niveau du projet didactique de l’enseignant.
Lorsque ces deux caractères se croisent nous pouvons avoir de l’imprévu problématique.
Dans ces conditions nous parlerons alors d’incident critique. Le travail autour des incidents
et imprévus semble une voie actuelle de recherche. Chautard et Hubert (2001) ont dégagé
une liste « d’incidents » qu’ils qualifient de cognitifs dans une étude s’appuyant sur des
observations de classes de différentes disciplines : réponse inexacte, réponse inattendue,
réponse imprécise, Initiative de l’élève, réponse absente, perte des repères, conflit socio-
cognitif, réponse saugrenue, réponse inaudible, orthographe, réponse incomprise. Ils notent
que la grande majorité des incidents proviennent de réponses inexactes, inattendues ou
imprécises. Or il nous semble qu’il s’agit là d’évènements quotidiens et que c’est dans la
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relation au projet et à l’analyse a priori éventuelle faite par le professeur qu’on peut les
caractériser éventuellement comme incident.
Les auteurs précédents indiquent quelques éléments sur des gestes professionnels
génériques en réponse à ces évènements : « Le mode de gestion le plus courant est le (re)
questionnement au cas où l'élève n'aurait pas compris la première formulation ou comme
amorce d'une maïeutique faisant surgir la vérité. Autre mode de gestion répandu donner la
réponse, parfois dans une mise au point plus longue, au risque de court-circuiter le
raisonnement des élèves. Plus rare est l'acceptation de la réponse de l'élève au risque d'une
modification de son propre point de vue » Ils ajoutent qu’il faut différencier la nature et les
conséquences de ces incidents et dégager ceux qui sont significatifs du point de vue de la
démarche cognitive : « Ainsi les incidents repérés, ne sont pas tous de même niveau, on
constate que certains suscitent des réactions plus ou moins embarrassées, de la part du
professeur, liées généralement à un effet de surprise. Les manifestations immédiates de ces
perturbations vont du constat résigné devant l'incompréhension déclarée d'un élève, à une
temporisation passagère, à une déstabilisation traduite par un lapsus, à une protestation
véhémente » (ibid). Les attitudes génériques en réponse à ces imprévus seraient : une
réaction de surprise plus ou moins marquée, suivie d’un diagnostic et d’un point de
traitement plus ou moins abouti.
L’intérêt porté sur les imprévus est explicité par les auteurs précédents : « Le mode de
gestion des imprévus semblerait déterminant dans la réussite des apprentissages. Sur quoi
repose-t-il ? Sommes-nous là en présence d'un premier savoir professionnel caché
important ? » Dans un cadre socio-constructiviste, on avance souvent l’hypothèse, plus ou
moins explicitée, qu’une personne apprend dans l’imprévu, qu’elle apprendrait dans les
failles de sa démarche ou de son raisonnement. Ou encore, de manière plus générale, les
apprentissages se réalisent par la confrontation à des situations problématique pour la
personne. Cependant nous postulons aussi la nécessité d’un appui nécessaire par des
ressources stabilisées ou des routines. En effet, pour nous, la rencontre problématique
n’aurait alors de sens pour un sujet que par rapport aux routines installées. De plus, si
l’action professorale relève d’un métier de professeur, des éléments de son action didactique
peuvent et doivent être prévus. Sous cette hypothèse la formation peut s’appuyer sur un tel
capital, le travailler, le questionner et le développer.
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à la pratique ? Comment se développe-t-il ? Le modèle n’envisage-t-il que des aspects
rationnels ? Les rôles de l’affectivité, celui de l’émotion, ou encore de l’inconscient ont-ils leur
place ?
Si l’action du professeur est un agir cela ne veut pas dire qu’il n’y a ni intentionnalité dans
l’agir, ni rationalité, ni improvisation. L’intentionnalité relève de différents niveaux, dont
certains peuvent être prévus. Intentionnalité ne veut pas dire rigidité, d’autant plus qu’elle se
confronte nécessairement à des éléments contingents dans la situation de classe. De là un
malentendu avec certains courants de pensée dans la formation initiale qui dénoncent la
pratique de la préparation ou de « la fiche de préparation de leçon », en donnant comme
argument l’enfermement des stagiaires dans leur projet. Nous pensons que former les
professeurs stagiaires à préparer leurs séances n’a pas pour objectif de mettre les situations
sur des rails dont on ne peut sortir. A contrario, nous considérons qu’un objectif de formation
fondamental est de leur apprendre à adapter l’intentionnalité, explicitée a priori, à la
contingence inévitable de la situation réelle de la classe.
Anne Jorro (2002) nous met en garde contre le point de vue rationnel et stratégique de
l’approche de l’agir professionnel : « Il me semble que l’agir professionnel, malgré la
reconnaissance de la part d’improvisation, est majoritairement rivé à la pensée stratégique,
si bien qu’il résulterait d’une suite d’actions à mener, d’une mobilisation préméditée de
compétences professionnelles ». L’agir humain est en fait un remodelage incessant d’actes
et de pratiques, hérités, combinés, et métissés de collectif et de singularité (Gebauer et
Wulf 2004). D’autre part, la modélisation que nous proposons n’exclut pas que le
développement des gestes professionnels se réalise avec « une dimension symbolique dans
laquelle les praticiens sont reconnus dans leur sensibilité émotive et affective. […] Loin
d'apparaÎtre comme un stratège de séquences de formation, le praticien envisage aussi son
action avec son imaginaire, sa volonté, son désir, ses valeurs, ses incertitudes, ses
croyances » (Jorro 2002). Le geste professionnel, comme toute pratique, est situé dans un
rapport à un contexte et à l’action combinant des aspects opératoires, cognitifs,
psychologiques et sociaux, et à ce titre les différentes dimensions de l’apprentissage vont
modeler sa formation et son développement.
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qui servent à la fois de creuset formatif et d’ensemble de contraintes à l’agir singulier du
professeur : « Par gestes du métier, il importe de comprendre gestes codifiés, répertoriés
dans la mémoire du métier et de saisir leur effet structurant dans l'activité. » (Jorro 2002).
Les gestes professionnels d’un enseignant participeront à façonner son style propre et son
rapport personnel (Chevallard 1992) relativement à l’aide à l’étude qu’il doit réaliser dans sa
fonction : « Le style est donc un « mixte » qui décrit l’effort d’émancipation du sujet par
rapport à la mémoire impersonnelle et par rapport à sa mémoire singulière, effort toujours
tourné vers l’efficacité de son travail » (Clot et al., 2000).
Nous pouvons voir ici le lien avec un autre versant du geste professionnel, celui lié à la
notion d’ajustement. Un geste professionnel n’est pas une entité rigide, figée, mais constitue
une structure dynamique qui doit faire l’objet d’adaptations permanentes, comme le sont ou
devraient l’être les gestes d’étude d’un apprenant. L’ajustement est l’adaptation d’un geste
professionnel par rapport à des contraintes de la situation. Il n’a de sens que par rapport à
une intentionnalité, un projet, ou encore une analyse a priori de la situation, il ne peut se
discerner que dans une confrontation entre le geste professionnel, prévu ou possible, et la
réalisation effective de ce geste dans la dynamique de l’action. L’ajustement est une
capacité à adapter le scénario de la séance à la contingence et aux contraintes de la
situation de classe réelle, c’est une qualité du geste professionnel, qui doit être par essence
ajustable. L’ajustement peut concerner différents niveaux, le projet didactique (le professeur
peut décider de clôturer une situation en fonction d’un état de celle-ci) comme un geste lié à
un épisode plus local (le professeur peut prendre en compte ou non la parole d’un élève).
L’ajustement est aussi ce qui peut faire le lien entre plusieurs gestes professionnels, et
notamment, il peut conduire à déclencher un geste professionnel non prévu a priori mais
nécessaire pour répondre à un événement imprévu dans la dynamique du déroulement du
cours.
Les situations et les évènements vont contraindre les gestes à des adaptations,
modifications, ajustements, plus ou moins importants, qui ouvrent des espaces d’incertitude
et de prise de risque plus ou moins grands selon les décisions prises. Certaines situations
ne perturbent pas grandement les gestes professionnels en raison de leurs caractéristiques.
Anne Jorro (2002) parle alors de gestes de bricolage à propos de ces aménagements
quotidiens : « De petites modifications occasionnent les effets recherchés sans mettre en jeu
un équilibre nouveau, sans vouloir « refaire le monde » disent certains praticiens. … Le
bricolage est un geste quotidien qui rassure du fait qu'il ne remet pas en cause les outils en
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circulation, qu'il ne révoque pas une organisation en place, mais lui donne un autre
habillage. » Il demanderait peu d’ajustement. Par contre, des situations plus ouvertes
demanderont des aménagements plus importants au niveau des gestes professionnels, ils
peuvent même être en rupture avec des genres du métier, au point de les qualifier de
braconnage : « entre imagination seconde et imagination radicale, le geste de braconnage
serait l'expression de l'imagination radicale. Plutôt que de camper sur des positions
acquises, le praticien choisit, par défi, de devenir défricheur. Une attitude émancipée, une
volonté créative prennent le pas sur les routines et les démarches coutumières. Avec les
gestes de braconnage, le praticien entre en dissidence. » (Jorro 2002)
Enfin un tel modèle n’exclut pas l’improvisation et même en suivant Jorro (ibid.) une
intuition de l’instant qui permettent dans certains circonstance un ajustement adapté. Au
contraire, ces capacités seraient liées à des compétences expertes : «L’intuition de l’instant
appelle une conception des gestes professionnels comme instaurant un espace de liberté de
l’activité du praticien … Le sens du moment opportun marque l’implication du praticien, sa
disponibilité dans la situation, en particulier son attention à l’autre ».
Devant des évènements et des perturbations de nature très diverses, et parfois des
incidents critiques, l’enseignant doit ré-agir, pour retrouver un nouvel équilibre au niveau de
la situation et de son projet didactique. Ces réactions sont aussi de différentes natures,
marquées par le style propre de l’enseignant mais assujetties aux diverses contraintes de
co-détermination didactique (Chevallard, 1999).
12
L’évènement se situe à travers un épisode dans les premiers instants de la séance. La
tâche des élèves est donnée oralement par l’enseignante, il s’agit de se rappeler un travail
réalisé la veille :
Extrait 1
ENSEIGNANTE : on a regardé ++ c(e) qu’i(l) y avait sur cette carte…[…] celle que
vous avez +++ alors qui peut me rappeler ce qu’on voit sur cette carte. Camille ::
CAMILLE : ben + on voit des <traits?> + et on voit des lignes <…. ?> +++ et puis aussi
y’a :: + y’a des numéros +++ et puis on voit plusieurs pays
ENSEIGNANTE : alors vous vous souvenez que hier +++
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de pilotage (Bucheton, chapitre 1 de ce livre) est réalisée en privilégiant les réponses
d’élèves qui confortent son projet et en ignorant des erreurs d’interprétation qui le
ralentiraient. Il s’agit ici, à travers les échanges verbaux et les interactions avec le milieu,
d’un geste professionnel peut-être pas encore complètement conscientisé. Nous pouvons
voir l’importance des échanges verbaux dans la dynamique interactionnelle et l’effort de
l’enseignante à constituer une communauté discursive (Bernié et al 2002), ce qui semble
faire partie de sa stratégie, comme nous le notons dans l’extrait suivant :
Extrait 2
ENSEIGNANTE : on voit des numéros et qu’est-ce qu’on voit je t’ai pas entendue
CAMILLE : plusieurs pays
ENSEIGNANTE : plusieurs pays ++ alors
UN ELEVE : non
UN ELEVE : non
UN ELEVE : c’est des villes
ENSEIGNANTE : est-ce que c’est des ,pays
UN ELEVE : des villes
UN ELEVE : non
ENSEIGNANTE : des villes ++ c’est les villes + oui + c’est des villes + et les numéros
c’est quoi
CAMILLE : c’est + les <co ?>
ENSEIGNANTE : les chiffres que tu vois
CAMILLE: ben euh ::
UN ELEVE : c’est
ENSEIGNANTE : CHUT :::
CAMILLE : c’est les kilomètres qu’il faut faire
ENSEIGNANTE : c’est le nombre de kilomètres oui
YVON : la distance de ::
ENSEIGNANTE : c’est la distance + tout à fait Yvon +++ c’est la distance ++++ c’est la
distance qu’il y a
A travers cet échange, on peut noter aussi que l’enseignante profite de la proposition d’un
élève qui affirme que ce sont des villes pour reprendre à son compte cette interprétation, et
amener le terme « juste » dans le milieu, et à travers ce terme, le concept adapté à la
dimension épistémologique de la situation. Nous voyons ici le travail langagier, conscient ou
inconscient, guidé par les intentions didactiques de l’enseignante, l’amenant à « forcer » un
premier changement de cadres : de celui des pays ou d’une géographie floue pour les
élèves à celui d’un pays avec ses villes selon une modélisation sous-jacente à la carte.
L’enseignante enchaîne sur les « numéros » en restant d’ailleurs dans le vocabulaire de
l’élève sans chercher à faire rectifier le terme « numéro » qui est inexact. Elle prend peut-
être conscience de ce manque de rigueur dans son vocabulaire et impose un premier
glissement de sens, permis par le travail langagier et à l’insu des élèves, à travers les
dénominations « chiffre », et enfin « nombre de kilomètres ». Nous repérons là un
phénomène qui se reproduira plusieurs fois dans la séance, c’est le manque d’anticipation
sur le vocabulaire à mettre en place. En effet, le milieu objectif pour l’élève comprend des
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ostensifs (Chevallard, 1999) liées à la carte de géographie, appartenant à un registre de
représentations sémiotiques (Duval, 1993) pas encore familier des élèves, mais aussi ce qui
permet l’accès aux savoirs visés, autrement dit les termes et le langage mathématique
adéquats. Ces éléments (nombre de km, distance d’une ville à une autre, longueur, etc…),
constituants essentiels du milieu, ne semblent pas avoir fait l’objet d’une analyse a priori de
la part de l’enseignante elle-même avant la séance. Ici un travail sur ce vocabulaire et les
savoirs spécifiques aurait pu faciliter la contextualisation du milieu et éviter de provoquer un
événement, qui semble imprévu pour cette enseignante.
Le rôle d’Yvon est déterminant pour déclencher le passage à la deuxième phase dans
laquelle une nouvelle tâche va être donnée aux élèves et règle ainsi l’incertitude
mathématique et langagière de la situation dans ce premier épisode. Yvon a le mot juste « la
distance de » et devient le passeur pour le cadre des distances, cet autre monde dans lequel
doit se mouvoir la situation avec ses acteurs pour atteindre les objets de savoir.
L’enseignante a enfin l’élément de liaison espéré entre la séance de la veille et ce nouveau
cadre. Le sauveur est remercié implicitement pour son rôle décisif dans la chronogénèse de
la séance « c’est la distance + tout à fait Yvon +++ c’est la distance ++++ c’est la distance
qu’il y a ». La séance pourra alors continuer son cours et l’enseignante s’autorise à poser la
question qui initialise une deuxième phase qui concerne le véritable enjeu de la séance à
savoir : « voilà ++ et si je vous demande +++ quelle / est / la / distance + entre Paris + et
Lille ». Si la maîtresse essaie d’activer une certaine forme d’étayage (Bucheton, Chapitre 1
de ce livre), elle ne pourrait aboutir sans la collaboration d’Yvon qui participe grandement à
l’avancée du projet de l’enseignante.
Relativement à la première phase, nous avançons l’hypothèse que l’enseignante veut une
collaboration avec des élèves pour assurer la dévolution de la situation, même s’il se
construit un leurre puisque enseignante et élèves n’interprètent pas de la même manière la
tâche. L’élève a la responsabilité de deviner les attentes du professeur, et à ce jeu le
gagnant du moment est Yvon qui a su « voir » exactement ce qui devait être vu selon le
professeur. Si une bonne dévolution (Brousseau, 1986) doit permettre de limiter au
maximum les interprétations de l’élève au sujet des attentes du professeur, nous pouvons
voir dans cette première phase, que le processus d’ajustement du geste professionnel et
l’adaptation relativement à la dévolution ne sont pas faciles à réaliser pour un professeur
débutant. Cette difficulté est renforcée par le manque supposé à propos de l’analyse a priori.
15
5.3. Formalisation du geste : la technique du passeur
La description de ce geste professionnel de l’enseignante en début de séance peut être faite
dans le cadre de la modélisation choisie en termes de praxéologie et permet de montrer sa
spécificité dans cette catégorie de gestes de tissage.
Le type de tâches T’1:
Démarrer une séance et mettre en place un milieu dans une situation particulière
pour laquelle le support ou la tâche des élèves ont été déjà rencontrés la veille.
Technique :
Faire appel à la mémoire didactique et remettre les élèves dans les conditions d’un
travail antérieur par un jeu d’articulation ou de liaison avec l’activité précédente basée
sur le même matériel.
Constituer une communauté discursive et espérer une coopération des élèves.
Attendre une réponse favorable à son projet.
L’exploiter pour expliciter complètement la tâche des élèves
Éléments technologiques :
Bien qu’une autoconfrontation ait été réalisée avec l’enseignante, nous proposons
des éléments qui restent hypothétiques car l’interview n’a pas été conduit avec les
objectifs de notre présente étude.
La technique semble justifiée par le fait qu’il faut rendre les élèves actifs. Il faut les
faire participer, leur donner un maximum de place ; et de cette participation naîtra
bien un élu qui permettra de poursuivre la situation. Ce sont des hypothèses sur des
éléments, conscients ou non conscientisés par l’enseignante.
16
et recontextualiser dans la discipline du français, ce n’est pas recontextualiser dans la
discipline des mathématiques. Même si faire remémorer une séance aux élèves est un geste
à caractère générique, il existe aussi des éléments spécifiques à la discipline. Spécificité et
généricité sont souvent à l’œuvre en même temps.
17
la formulation précise des consignes et le moyen de les communiquer aux
élèves ;
les erreurs de compréhension des tâches à cause d’un milieu de la situation dont
les frontières restent floues ;
le vocabulaire spécifique objet d’apprentissage pour les élèves.
Un autre geste professionnel peut aussi être mis à jour pour être interrogé dans les débuts
de cours à l’école primaire : construire et conduire l’articulation de deux séances de
disciplines différentes et donc supportant des apprentissages relevant d’épistémologies
différentes.
Faire repérer les gestes professionnels ; faire prendre conscience du geste et développer
des praxéologies ; faire prendre conscience de l’importance d’une analyse a priori, non pas
comme un enfermement mais comme guide didactique pensé et réfléchi pour l’action du
professeur et des élèves, autrement dit pour la mise en œuvre de l’organisation didactique ;
montrer les inévitables ajustements à conduire relativement au projet et à l’analyse a priori
de la séance ; faire prendre conscience que la mise en oeuvre des gestes professionnels et
des ajustements se joue pour une grande part dans le langage ; tels sont des objectifs qui
peuvent être poursuivis en formation en lien avec l’approche théorique développée.
- Du côté de la tâche : de quel type relève cette tâche ? Est-ce que la tâche est
pertinente ? Est-ce qu’elle est motivée ?
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Ce modèle théorique, considéré aussi comme outil de formation, devrait permettre de
débusquer des réponses à des tâches d’enseignement liées à des injonctions d’origines
diverses (corporatistes, médiatiques, hiérarchiques, …). L’intention n’est pas de les rejeter
systématiquement, mais de les interroger, de les dénaturaliser. Notre projet est également
de faire reconnaître un geste de l’ordre de la doxa, d’un geste qui peut être fondé sur des
technologies qui l’étayent. Ces technologies pouvant être selon le cas d’origine pragmatique,
liées à des genres du métier ou encore, si elles existent, des raisons fondées sur des
théories de certains champs universitaires (didactique de la discipline, sciences de
l’éducation, psychologie, …).
7. Bibliographie :
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6
Voir la circulaire indiquée en note 1 au début de ce texte .
19
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20